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L'IMAGINAIRE DES LANGUES

© Éditions Gallimard, 2010, pour la présente édition.


Avant-dire

Édouard Glissant :
une pensée archipélique

Cet ouvrage se propose comme une suite de haltes dans


le parcours d'une œuvre:J celle d'Édouard Glissant:J qui
se déploie aussi bien dans le domaine du roman:J de
l'essai que de la poésie.
Romancier:J Édouard Glissant a fait éclater les fron-
tières du genre par des textes aux formes constamment
renouvelées:J de La lézarde jusqu'à Tout-monde et à
Ormerod:J textes appliqués à déchiffrer les impossibles:J
les contradictions:J les obscurités mên1es de l'Histoire:J de
les « faire revenir à la surface »., sans pour autant pro-
poser de solutions immédiates:J mais en ayant recours à
l'imaginaire pour inventer de nouveaux modes du dire.
Essayiste., il a mis au point les concepts qui:J depuis
Soleil de la conscience jusqu)à Philosophie de la
Relation, en passant par le très célèbre Discours antil-
lais:J n'ont cessé d'alimenter la réflexion des contempo-
rains de toutes disciplines. Comment en effet concevoir le
monde sans les notions indispensables de créolisation:J

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d'opacité et d'errance qui sont à l'origine de ce que Glis-
sant désigne comme la Relation, une Relation qui se
dévoile aussi bien dans le registre du poétique que du
philosophique? Car il n y a de pensée véritable, selon
lui, que celle qui rejoint le poème, celui-ci étant « la seule
dimension de vérité ou de permanence ou de déviance
qui relie les présences du monde ».
C'est donc en poète que Glissant développe cette pen-
sée archipélique qui est au cœur de ses essais et qu'il
définit comme une pensée qui s'oppose aux pensées occi-
dentales, associées aux pensées de système.
C'est en poète qu'il s'adresse à Barack Obama, quel-
ques semaines avant son élection, en décrivant ce qu'il
appelle « l'intraitable beauté du monde » et lui souhai-
tant: « Bonne chance, monsieur. » C'est en poète encore
qu'il s'attaque aux transparences d'un universel généra-
lisant qui ferait fi de l'infini détail des paysages et des
traces de l'humanité. C'est en poète qu'il aborde le deve-
nir du Tout-monde, qui ne serait pas lié à celui d'une
langue unique, que celle-ci soit une langue dominante ou
une langue construite artificiellement, mais à la multipli-
cité des idiomes.
C'est en poète enfin qu'il décrit le champ et le chant de
ses îles familières ou qu'il interroge la présence énigma-
tique des statues de l'île de Pâques. Ce poète est un vision-
naire, qui écrit « en mémoire du futur ».
Il m'a fait l'honneur de m'accorder ces entretiens à
travers lesquels, au fil des années, il a repris et synthétisé,
d'un point de vue chaquefois nouveau" certains éléments

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de sa pensée. Plusieurs ont eu lieu à l'occasion des réu-
nions du jury du prix Carbet de la Caraibe, dans ces
Antilles si chères à son cœur, à quelques encablures du
rocher Diamant dont il ne cesse de célébrer la beauté
énigmatique. Les deux premiers ont été publiés dans
Introduction à une poétique du divers., à la suite de
conférences prononcées à l'Université de Montréal en
1995. Rappelons que cet ouvrage a permis la relance du
prix de la revue Études françaises accordé pour la pre-
mière fois en 1968 à Ahmadou Kourouma et en 1970 à
Gaston Miron. Ces deux entretiens., accompagnés d'autres
plus récents, forment ainsi un ensemble qui met en pers-
pective les enjeux de la pensée de Glissant à différents
moments de son élaboration.
Interroger Édouard Glissant fut pour moi un privilège
et une aventure qui m'a permis de constater à quel point
les avancées de l'auteur forment une trajectoire centrée
sur quelques axes majeurs mais dont le développement
rhizomatique est toujours susceptible d'imprévus. J'ajoute
que ce fut un réel plaisir d'interroger cet écrivain qui a
toujours eu la générosité de répondre à mes questions
avec une rigueur exemplaire. Qu'il en soit très sincère-
ment remercié.

Lise Gauvin
L'imaginaire des langues

La pensée de la langue informe chacun des essais


d'Édouard Glissant. Ne déclarait-il pas déjà dans Soleil
de la conscience : «Je devine peut-être qu'il n y aura
plus de culture sans toutes les cultures, plus de civilisa-
tion qui puisse être métropole des autres., plus de poète
pour ignorer le mouvement de l'Histoire » (Seuil, 1956.,
p. 11). Cet appel à la diversité des cultures se double
d'une conscience aiguë de la nécessaire diversité des
langues et de leur devenir problématique. Car on ne peut
défendre une seule langue., selon Glissant., qui en appelle
à un multilinguisme fondé sur l'hypothèse d'une égalité
réelle entre les idiomes. Un multilinguisme qui n'est pas
lié aux connaissances spécifiques d'un locuteur et ne sup-
pose pas une compétence particulière de celui-ci., mais
s'appuie sur un «imaginaire des langues ». Les poé-
tiques inspirées par cet imaginaire reposent sur « l'infinie
variance» de la Relation. D'où l'admiration maintes
fois exprimée pour des œuvres qui., tels les derniers textes

Il
de Joyce., sont des « maquis de langues ». Dans Poétique
de la Relation (Gallimard., 1990)., Glissant reprend et
développe., après L'intention poétique et Le discours
antillais., la dimension àrchipélique d'un imaginaire mul-
tilingue qui oppose la totalité à l'universel, comme le
Divers à l'esprit de système.
Au cours de cet entretien., enregistré à Pointe-à-Pitre
en décembre 1991 à l'occasion de la réunion du jury du
prix Carbet de la Caraïbe., Glissant précise et explicite
une pensée qu'on pourrait décrire comme une pensée du
Tout-langue. Il précise également la différence entre la
notion de créolisation et celle de créolùé mise en avant
par les signataires du manifeste Éloge de la créolité
(1989).

Lise Gauvin - Dans Poétique de la Relation., vous


vous dùes étonné de constater qu'il y a des gens installés
dans la «masse tranquille de la langue» et qui ne
connaissent pas ce « tourment de langage » que vous iden-
tifiez de multiples façons. Vous citez à cet effet l'exemple
des États-Uniens. Ne croyez-vous pas que ce tourment
appartient davantage à ceux qu'on appelle les «périphé-
riques » ? Est-ce qu'il ne serait pas particulier aux écri-
vains francophones., par exemple?
Édouard Glissant - Je crois que c'est d'abord
particulier aux écrivains qui appartiennent à des
zones culturelles où la langue est ce que j'appelle

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une langue composite. Toutes les langues qui sont
nées de la colonisation, comme les langues créoles,
sont des langues fragiles; ce sont des langues qui
sont confrontées à plusieurs problèmes. D'abord,
elles sont contaminables par la langue officielle, la
langue qui régit la vie officielle de la communauté.
Ensuite, elles sont confrontées à des problèmes
apparemment très difficiles à résoudre, des pro-
blèmes de fixation et de transcription. Par consé-
quent, il y a une sorte de tourment de langage lors
du passage de l'oralité à l'écriture qui fragilise, qui
met dans une situation menaçante, pas du tout
sécurisante, et qui fait que les gens qui appartien-
nent à ces cultures sont des gens très sensibilisés aux
problèmes de langage. Dans les régions où nous
trouvons d'anciennes langues, par contre, ce que
j'appelle des langues ataviques - c'est-à-dire des
langues qui sont venues progressivement, qui ont eu
le temps, à travers conflits et accords, de s'établir,
de se régir, de se trouver une forme de classicisme
(< écrit » - , et dans les cultures où ces langues-là ne

partagent pas l'existence avec des langues compo-


sites, comme aux États-Unis, il est très difficile de
s'imaginer le tourment des langues. Bien sûr, il y a
le cas de pays comme le Canada où deux de ces
langues s'opposent et où l'une domine l'autre, par
exemple la langue anglaise par rapport à la langue
française au Québec. Dans ce cas-là, le ressortissant
de la langue dominée est davantage sensible à la

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problématique des langues. Chaque fois qu'on lie
expressément le problème de la langue au problème
de l'identité, à mon avis, on commet une erreur
parce que, préciséinent, ce qui caractérise notre
temps, c'est ce que j'appelle l'imaginaire des langues,
c'est-à-dire la présence à toutes les langues du
monde. Je pense que dans l'Europe du XVIIIe et du
XIXe siècle, même quand un écrivain français connais-
sait la langue anglaise ou la langue italienne ou la
langue allemande, il n'en tenait pas compte dans
son écriture. Les écritures étaient monolingues.
Aujourd'hui, même quand un écrivain ne connaît
aucune autre langue, il tient compte, qu'il le sache
ou non, de l'existence de ces langues autour de lui
dans son processus d'écriture. On ne peut plus
écrire une langue de manière monolingue. On est
obligé de tenir compte des imaginaires des langues.
Ces imaginaires nous frappent par toutes sortes de
moyens inédits, nouveaux: l'audiovisuel, la radio, la
télévision. Quand on voit un paysage africain, même
si on ne connaît pas la langue bantoue par exemple,
il y a une part de cette langue qui, à travers le pay-
sage que l'on voit, nous frappe et nous interpelle,
même si on n'a jamais entendu un mot de bantou.
Et quand on voit les paysages du plateau australien,
même si on ne connaît pas un mot de la langue des
Aborigènes d'Australie, on est imprégné par quelque
chose qui vient de là. On ne peut plus écrire son
paysage ou décrire sa propre langue de manière

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monolingue. Les gens qui, comme les Américains,
les États-Uniens, n'imaginent pas la problématique
des langues n'imaginent même pas le monde. Cer-
tains défenseurs du créole sont complètement fer-
més à cette problématique. Ils entendent défendre
le créole de manière monolingue, à la manière de
ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héri-
tent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent
leur langue à mon avis d'une mauvaise manière. Ma
position sur la question est qu'on ne sauvera pas
une langue dans un pays en laissant périr les autres.
Ma position est qu'il y a une solidarité de toutes les
langues menacées, y compris la langue anglaise, qui
est atteinte autant que la langue française par l'hé-
gémonie de la convention internationale de l'anglo-
américain, qui n'est pas la langue anglaise. Je crois
qu'il y a une solidarité de toutes les langues du
monde et que ce qui fait la beauté du chaos-monde,
de ce que j'appelle le chaos-monde aujourd'hui, c'est
cette rencontre, ces éclats, ces éclatements dont nous
n'avons pas encore réussi à saisir l'économie ni les
principes. Il y a des gens qui sont sensibles à la pro-
blématique des langues parce qu'ils sont sensibles à
la problématique du chaos-monde. Il y a des gens
qui n'y sont pas sensibles, soit parce qu'ils sont can-
tonnés dans la puissance véhiculaire de leur propre
langue: c'est le cas des États-Uniens.; soit parce
qu'ils revendiquent leur langue d'une manière
monolingue et irritée : c'est le cas de certains défen-

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seurs du créole, c'est aussi le cas de certains défen-
seurs de la langue française au Québec, acculés à
cela par la situation. Ils sont aveuglés par rapport à
la situation réelle du monde, à ce que j'appelle le
chaos-monde, cette rencontre conflictuelle et mer-
veilleuse des langues, à tous ces éclats qui en jaillis-
sent et dont je répète que nous n'avons pas encore
commencé à saisir réellement l'imaginaire ni même
à comprendre les principes.

L. G. - Est-ce que l'écrivain français ou certains


écrivains français de France sont aussi sensibles à cette
problématique ?
É. G. - Je ne crois pas. Enfin, j'en connais peu
d'exemples. Il y a bien sûr une tradition en Occi-
dent de cette problématique de l'imaginaire des
langues. Ce n'est pas d'aujourd'hui. Je crois que
Beckett en serait un exemple. Artaud en est un
autre : il a beaucoup déconstruit la langue. Aussi
Ezra Pound, aux États-Unis. Les derniers textes de
Joyce, comme Anna Livia Plurabelle, sont purement
et simplement des maquis de langues dans lesquels
il faut errer et se frayer une trace. Donc, c'est per-
ceptible dans l'évolution de la sensibilité occiden-
tale, mais je crois qu'à l'heure actuelle en Europe
cela s'est perdu, parce que le réel a rencontré le
projet imaginaire tel qu'il a été établi par Joyce, par
Beckett. Les autres langues sont là. Mais ce qui
prévaut aujourd'hui dans le panorama européen et

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français, ce n'est pas cet imaginaire, c'est une espèce
de réalité folklorique assez plate: le public français
est tout à fait impressionné et fasciné par des réali-
sations para-exotiques qui sont très communes et
même un peu vulgaires. Plus un écrivain accumule
dans un texte de références extrêmement faciles et
quasi exotiques à l'existence de sa langue qui en
général est une langue, disons, maternelle opprimée,
plus le public est content. Ce qui souvent provoque
une certaine irritation: c'est la proie pour l'ombre,
c'est très superficiel, ça expulse le problème sans
avoir à le résoudre. Mais parfois, comment faire
autrement? C'est peut-être de ces accumulations
démesurées que jailliront les préceptes futurs.

L. G. - Où commence la folklorisation ? Où com-


mence l'exotisme ? Est-ce à dire qu'il y aurait un bon et
un mauvais usage de l'exotisme ?
É. G. - Certainement. Si on abandonne un peu
le domaine linguistique, nous savons depuis Segalen
et d'autres auteurs que l'exotisme peut être tout à
fait négatif ou tout à fait exaltant. Souvent je lis des
livres qui ne m'irritent pas, mais qui me laissent
insensibles parce qu'on sent très bien que ce sont
des fabrications à propos de ces conflits de langage
et que n'y intervient que très rarement cette espèce
de drame de la situation des langues les unes par
rapport aux autres. Comme toujours, la folklorisa-

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tion est la couverture en surface de ce qui baratte
dans les profonds. Un faux-semblant.

L. G. - Vous avez utilisé tout à l'heure l'expression


« maquis »-, « maquis de langues». Est-ce que vous
pouvez dire quelles langues vous avez dû traverser pour
arriver à écrire ?
É. G. - J'ai d'abord dû traverser l'écho, le sou-
venir de la langue créole telle que dans mon enfance
je l'ai entendue des conteurs créoles. Je dis le sou-
venir parce que, quoique j'aie continué à pratiquer
cette langue dans mon enfance et mon adolescence,
la mise en scène du langage créole dans le conte n'a
pas été la même que dans la vie ordinaire. Et quand
j'étudie, par exemple, les phénomènes de colonisa-
tion dans le discours antillais, je me réfère (comme
lieu de résistance) plutôt au langage du conteur
qu'au langage ordinaire. Il y a cette espèce d'impré-
gnation de la parole mise en scène par le conteur
créole, dans mon écriture. En plus, dans les contes
créoles que j'ai entendus dans mon enfance, il y
avait des formules cabalistiques qui étaient héritées
sans doute des langues africaines, dont personne ne
connaissait le sens, et qui agissaient fortement sur
l'auditoire sans qu'on sache pourquoi. Il est tout à
fait évident pour moi, maintenant, que j'ai subi l'in-
fluence de cette présence non élucidée des langues
et des formules dont on n'a pas le sens mais qui
agissent quand même sur vous, et il est peut-être

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possible que toute une part de mes théories sur les
nécessaires opacités de langage provienne de là. J'ai
dû traverser aussi la « scolaire » influence des poé-
tiques rimbaldienne et mallarméenne et il a fallu
que j'opère un travail de réflexion sur moi-même
par rapport à ces poétiques. Et puis, j'ai dû traverser
la présence de l'œuvre de Faulkner, une œuvre de
langue anglaise dont je suis très imprégné, comme
beaucoup d'écrivains contemporains modernes, et
c'est intéressant parce que j'accède immédiatement
à la structure de l'œuvre de Faulkner avant d'ac-
céder à la lettre de cette œuvre. Mon idée, c'est que
les traductions de Faulkner, les admirables tra-
ductions en français, laissent sans doute se perdre
quelque chose du langage, le langage du Mississippi
et ses particularismes, mais qu'elles n'en ont pas
moins un mérite, celui de mettre en relief la struc-
ture de l'œuvre. On peut accéder à la structure
d'une œuvre sans connaître réellement son langage,
et c'est là qu'on peut dire qu'on ne peut plus écrire
de manière monolingue. On écrit en présence d'un
certain nombre de structures d'œuvres, comme celle
de Faulkner, même si on ne connaît pas très bien la
langue dans laquelle cette œuvre s'est incarnée,
même si on n'est pas capable de saisir les particula-
rismes de langage mis en place par cette œuvre. J'ai
dû frayer à travers toutes ces épaisseurs avant de
bâtir mon propre langage.

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L. G. - On lit dans votre roman Malemort: « Nous
ne pouvons rien nommer., nous avons été sans nous en
apercevoir usés en nous-mêmes., notre parler est impos-
sible et quêté. » N'y- a-t-il pas au départ une sorte de
conscience d'un manque., malgré la parole des conteurs?
É. G. - Oui, mais à ce moment-là je parle du
langage conventionnel des lettrés et des porte-parole
de la communauté. C'est vrai que traditionnelle-
ment nous étions, nous autres Antillais, dans une
langue bloquée, une langue figée dans une attitude
respectueuse par rapport à la norme française, et
que cette langue dans notre bouche était parfaite,
syntaxiquement parfaite. La correction était totale
et pourtant l'usage de la langue était complètement
faussé et défiguré. Ce n'était pas une langue vivante,
c'était comme une langue morte. Ajoutez à cela
l'absence de prise en compte de toutes nos réalités
par les élites, les anciennes élites qui parlaient ces
langues. Nous n'avions jamais réfléchi à la présence
réelle de nos paysages, du point de vue de notre
imaginaire, de notre sensibilité. Nous n'avions
jamais réfléchi à la densité de nos propres his-
toires. Nous suivions un peu le fil de l'Histoire
avec un grand H telle que l'a définie l'Occident. Il y
avait touS ces manques contre lesquels il fallait lut-
ter et je crois pouvoir dire que j'ai essayé avec
d'autres de pallier ces manques, de reconstruire
autre chose.

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L. G. - Est-ce qu'il n y a pas quand même une tra-
dition d'écriture antillaise antérieure dont vous vous
réclamez?
É. G. - Il n'y a pas une tradition dont je me
réclame, mais ce que je pense, c'est qu'il y a un
continuum du discontinu, si on peut employer une
formule byzantine, qui fait que nous n'avons pas eu
de littérature accumulée. Nous n'avons que des
soubresauts, des sursauts et des sortes de pointes,
des chutes verticales dans des abîmes. Par exemple,
il y a eu d'abord rupture entre la parole du conteur
créole et les premières expressions écrites. Nous
avons dû sauter le bond de cet hiatus, pour revenir
à la matière du conte. Nous n'avons pas un conti-
nuum littéraire. C'est cela qui fait que je dis que
nous entrons de plain-pied dans la modernité, que
nous ne sommes pas des ataviques. Dans la littéra-
ture française, on dit qu'il y a une fluidité atavique
de la langue, la langue de Madame de Sévigné ou la
langue de Colette, une même manière d'écrire le
français, tellement aisée, lumineuse. Nous n'avons
pas cela et ce fait détermine des conditions nou-
velles de la pratique littéraire, où tout ce qui est
chaotique, tout ce qu'on appelle le baroque est
naturel chez nous. On ne choisit pas par une espèce
de volonté d'aller contre la fluidité atavique. Il y a
un certain baroque, chez Artaud par exemple, qui
est une réaction contre cette fluidité; chez nous, ce
n'est pas une réaction, c'est une manière naturelle

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d'être et de s'exprimer. Ce n'est pas dans les œuvres
construites que nous puisons notre continuité, mais
paradoxalement dans l'impossibilité historique de la
continuité.

L. G. - Et ces soubresauts n'ont pas pris forme;,


n'ont pas de nom particulier?
É. G. - Je ne crois pas. Il y a les contes créoles,
il y a certains chroniqueurs qui sont importants
même a contrario, mais je ne crois pas ... Au fond, la
littérature antillaise contemporaine commence avec
l'immédiat après-guerre, avec des écrivains comme
Damas, Césaire. Mais il y a eu aussi des œuvres de
romanciers socio-paysagistes, comme Tardon, comme
Zobel. Ils me paraissent importants de ce seul point
de vue qu'ils ont épuisé l'inventaire du réel et qu'on
n'avait plus à faire cet inventaire du réel à la manière
réaliste française. Leurs œuvres sont très importantes
dans la mesure où elles nous ont débarrassés du
souci de recommencer la peinture du réel. Si des
écrivains comme Césaire ou Damas n'ont jamais fait
cela, c'est que ça avait été fait avant eux. Aujourd'hui,
du conteur réel à Tudor, à Césaire, aux écrivains qui
débutent, nous reconstituons la continuité, nous la
concevons ouverte sur l'ailleurs.

L. G. - On retrouve dans Éloge de la créolité l'ex-


pression « écrire au difficile ». Est-ce que cette difficulté
concerne votre propre activité d'écrivain ?

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É. G. - Oui, parce que nous ne sommes pas des
praticiens de l'écriture, nous sommes des praticiens
de l'oralité. On établit toujours cette chose banale,
connue, qui est tellement évidente. Le conteur
antillais s'appelle un maître de la parole, littérale-
ment. Mais nous l'avions oublié, et quand on a été
obligés de passer à l'écriture, comme on dit passer à
l'acte en psychanalyse, on a été confrontés à cette
absence de balises, de traditions, de continuum de
l'écriture. Si un écrivain français contemporain réa-
git contre Malherbe, Voltaire, Chateaubriand, Vic-
tor Hugo et qu'il veut revenir par référence ou
contre-référence à Rabelais ou aux rhétoriqueurs du
Moyen Âge, il peut le faire de manière non difficul-
tueuse parce qu'il a derrière lui ce continuum, cette
tradition et cette contre-tradition qui sont inscrites
dans son histoire et dans l'histoire de sa sensibilité.
Mais nous, nous n'avions que le problème brut,
absolument « anormal » à surmonter, d'une oralité
qui n'avait pas encore trouvé ses lois de scriptura-
lité. C'était ça et c'est toujours ça notre problème.
Les littératures occidentales en ont fini avec ce pas-
sage depuis longtemps. Le drame, au sens noble du
terme, du passage de l'oral à l'écrit, la littérature
française l'a vécu au temps de Rutebeuf, de Villon
et des poètes de la Pléiade ensuite. C'est là qu'il a
fallu créer de manière exacerbée; toutes les bizarre-
ries de la Pléiade viennent de là, ces espèces de
monstruosités, de fabrications de mots ... Il nous a

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fallu recommencer cela. Nous sommes obligés de
constituer rapidement ce qui a mis sept siècles à se
former en ce qui concerne la langue et la littérature
françaises.

L. G. - D'où chez vous une sorte de méfiance envers


l'excès de style et aussi ce que vous appelez l'ampleur de
la parole. Il y a comme un désir de rester au plus près.
É. G. - Parce que la rhétorique de la langue
française nous a été imposée et parce qu'on nous a
appris la langue française de manière parfaite, exces-
sive et figée. Et cette rhétorique de la langue fran-
çaise qu'on nous a enseignée est un élément négatif
supplémentaire; il a fallu réagir contre. La pratique
de cette rhétorique nous a enseigné que la langue
française était la seule qui pouvait exprimer quelque
chose de nos réalités. Il a fallu combattre cela pour
découvrir que les poétiques du créole, des créoles,
pouvaient tout aussi bien exprimer quelque chose et
qu'une nouvelle poétique pourrait naître qui serait
une combinaison, une synthèse des poétiques créoles
et des poétiques du français, c'est-à-dire des poé-
tiques, rhétoriques et contre-rhétoriques, qui sont à
l'intérieur de la langue française. C'est pourquoi nous
sommes sensibles à la problématique des langues,
nous, écrivains antillais francophones. Ce n'est pas
le même cas pour les écrivains antillais anglophones.
D'abord parce que, chez les écrivains anglophones,
la présence du créole est assez lointaine, sauf pour

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des écrivains comme Derek Walcott à Sainte-Lucie,
pays anglophone, où l'on parle le même créole qu'à
la Martinique, ou à peu près. Mais le créole sainte-
lucien n'est pas tangent à la langue anglaise, d'où
une plus grande « aisance» pour le poète. Et les
écrivains jamaïcains, trinidadiens, etc., sont moins
sensibles à cette problématique des langues parce
que dans ces régions la langue créole a disparu assez
tôt et parce qu'il y a très longtemps qu'elles sont
uniquement anglophones. Nous avons vu que leur
« créole» pervertit de l'intérieur les normes de la
langue anglaise, reformant celle-ci. Ce qu'ils vivent
de la créolisation, c'est ce qui dépasse les langues :
la créolisation culturelle, sociale, de mœurs, de
comportement, mais ce n'est pas la créolisation lin-
guistique. Nous nous rejoignons pourtant au bout
de nos traces : dans l'élévation d'un langage nou-
veau, à partager.

L. G. - Que signifie pour vous « subvertir la


langue » ?
É. G. - La subversion vient de la créolisation
(ici, linguistique) et non des créolismes. Ce que les
gens retiennent de la créolisation, c'est le créolisme,
c'est-à-dire: introduire dans la langue française des
mots créoles, fabriquer des mots français nouveaux
à partir de mots créoles. Je trouve que c'est le côté
exotique de la question. C'est le reproche que je fais
aussi à certains écrivains québécois. La créolisation

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pour moi n'est pas le créolisme : c'est par exemple
engendrer un langage qui tisse les poétiques, peut-
être opposées, des langues créoles et des langues
françaises. Qu'est-ce que j'appelle une poétique?
Le conteur créole se sert de procédés qui ne sont
pas dans le génie de la langue française, qui vont·
même à l'opposé : les procédés de répétition, de
redoublement, de ressassement, de mise en haleine.
Les pratiques de listage que Saint-John Perse a uti-
lisées dans sa poétique et que j'esquisse dans beau-
coup de mes textes, ces listes interminables qui
essaient d'épuiser le réel non pas dans une formule
mais dans une accumulation, l'accumulation préci-
sément comme procédé rhétorique, tout cela me
paraît être beaucoup plus important du point de vue
de la définition d'un langage nouveau, mais beau-
coup moins visible. Si bien que le lecteur français
peut se dire devant de tels textes: « Je n'y com-
prends rien », et effectivement il n'y comprend rien
parce que ces poétiques-là ne lui sont pas percep-
tibles tandis qu'un créolisme lui est immédiatement
perceptible. Il peut s'amuser, il peut dire : « Ah !
Oui, ça c'est intéressant. » Il a pris un mot, il l'a
défait, et cela peut même lui paraître exotique. Mais
la poétique, la structure du langage, la refonte de la
structure des langages lui paraîtront purement et
simplement obscures. L'accumulation de paren-
thèses, par exemple, ou d'incises, qui est une tech-
nIque, n'intervient pas de manière aussi décisive

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dans le discours français. Quand on me dit: « Pour
qui écrivez-vous ? », cela me fait rire parce que je
n'écris pas pour un lecteur-ci ou un lecteur-ça, j'es-
saie d'écrire en vue de ce moment où le lecteur ou
l'auditeur - on enregistrera sans doute de plus en
plus de textes - sera ouvert à toutes sortes de poé-
tiques et pas seulement aux poétiques de sa langue
à lui. Et ce jour-là viendra où il y aura une sorte de
variance infinie des sensibilités linguistiques. Non
pas une connaissance des langues, ça c'est autre
chose. De plus en plus les traductions deviendront
un art essentiel. Jusqu'ici on a trop laissé les traduc-
tions aux seuls traducteurs. Les traductions devien-
dront une part importante des poétiques, ce qui
n'est pas le cas jusqu'ici. Et je pense à toute cette
variance infinie de nuances des poétiques possibles
des langues, et chacun sera de plus en plus pénétré
par cela, non pas par la seule poétique et la seule
économie, structure et économie de sa langue, mais
par toute cette fragrance, cet éclatement des poé-
tiques du monde. Ce sera une nouvelle sensibilité.
Je crois que l'écrivain à l'heure actuelle essaie de
présager cela, de le préparer et de s'y accoutumer.

L. G. - Ce qui est important de faire ressortir en


somme> c'est que> lorsque vous dites que «le dit de la
Relation est multilingue », ce multilinguisme n'est pas une
juxtaposition des langues.
É. G. - Quand je parle de multilinguisme, quel-

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qu'un aussitôt me dit : (< Ah! Oui, combien de
langues tu parles? » Ce n'est pas une question de
parler les langues, ce n'est pas le problème. On peut
ne pas parler d'aùtres langues que la sienne. C'est
plutôt la manière même de parler sa propre langue,
de la parler fermée ou ouverte; de la parler dans
l'ignorance de la présence des autres langues ou
dans la prescience que les autres langues existent et
qu'elles nous influencent même sans qu'on le sache.
Ce n'est pas une question de science, de connais-
sance des langues, c'est une question d'imaginaire
des langues. Et, par conséquent, ce n'est pas une
question de juxtaposition des langues, mais de leur
mise en réseau.

L. G. - N;'est-ce pas un malentendu du même ordre


qui fait que l'usage des créolismes et du vernaculaire est
très facilement récupéré et qu;'on l'associe très souvent à
r
des régionalismes, à argot ?
É. G. - C'est gênant parce que cela évacue le
problème central, le problème fondamental, qui est
le problème des poétiques. Les créolismes, les par-
ticularismes, les régionalismes, ce sont des manières
de satisfaire, à l'échelle de la hiérarchie des langues,
les grandes langues de culture. Et les gens sont très
satisfaits. Parce que ainsi on ne pose pas le problème
essentiel qui est le problème des poétiques, c'est-à-
dire de l'usage non hiérarchisé des poétiques diffé-
rentes dans des langues différentes. Personne ne

28
veut en parler parce que cela rend caduque la
croyance prétentieuse en la supériorité de certaines
langues sur d'autres. Le créolisme, le régionalisme,
n'ouvre pas ce débat: au contraire, c'est une consé-
cration de la prééminence de certaines langues sur
d'autres. Il y aurait des langues d'usage noble et des
langues qui ne produisent que des régionalismes,
des particularismes. Or, ce n'est pas vrai. Dans le
contexte moderne, toutes les langues sont régionales
et toutes les langues ont leur poétique, en même
temps.

L. G. - Est-ce que vous voyez une différence dans le


traitement de la langue entre la prose et la poésie ?
É. G. - Dans l'exercice de la prose, pour ce qui
est de nos littératures, les écrivains croient trop faci-
lement que la description du réel rend compte du
réel. C'est un peu comme les peintres qui font des
tableaux de mœurs ou de genre: un marché tropical
ou des pêcheurs antillais. Ils croient qu'ils rendent
compte par là de la réalité. Ce n'est pas vrai du tout.
Ils ne rendent absolument pas compte de la réalité;
la réalité est autre chose que cette apparence. Or, la
poésie est jusqu'ici le seul art qui peut aller réelle-
ment derrière les apparences. Je crois que c'est là
une de ses vocations. C'est la volonté de défaire les
genres, cette partition qui a été si profitable, si fruc-
tueuse dans le cas des littératures occidentales. Je
crois que nous pouvons écrire des poèmes qui sont

29
des essais, des essais qui sont des romans, des
romans qui sont des poèmes. Je veux dire que nous
essayons de défaire les genres précisément parce
que nous sentons que les rôles qui ont été impar-
tis à ces genres dans la littérature occidentale ne
conviennent plus pour notre investigation qui n'est
pas seulement une investigation du réel, mais qui
est aussi une investigation de l'imaginaire, des pro-
fondeurs, du non-dit, des interdits.Nous devons
« cahoter » dans le sens d'un cahot sur une route,
mais aussi d'un chaos, de ce qui est chaotique. Nous
devons cahoter tous les genres pour pouvoir exprimer
ce que nous voulons exprimer. Et dans ce sens-là, il
y a forcément chez nous un dépassement de la
convention de la prose, mais aussi un dépassement
de la convention de la poésie. La poésie peut être
cahoteuse; la prose peut être rêveuse et verser dans
une espèce de tourment, de tournoi, d'ivresse, sans
cesser d'être signifiante. Je crois que nous invente-
rons des genres nouveaux dont nous n'avons pas
idée maintenant.

G. - Éloge de la créolité) c'est un manifeste qui


vous cite beaucoup) qui se réclame de vos œuvres) mais
ne dites-vous pas par ailleurs que) sur certains points)
vous n'êtes pas d'accord avec les signataires ?
É. G. - C'est sûr que les arguments qu'on trouve
dans l'Éloge de la créolité sont inspirés du Discours
antillais ou de L'intention poétique ou même de Soleil

30
de la conscience, c'est-à-dire de mes essais, et que les
signataires du manifeste leur ont ainsi rendu un
hommage direct. Mais je crois qu'il y a eu un malen-
tendu parce que dans Le discours antillais j'ai beau-
coup parlé de créolisation. Pour moi, la créolité est
une autre interprétation de la créolisation. La créo-
lisation est un mouvement perpétuel d'interpénétra-
bilité culturelle et linguistique qui fait qu'on ne
débouche pas sur une définition de l'être. Ce que je
reprochais à la négritude, c'était de définir l'être :
l'être nègre ... Je crois qu'il n'y a plus d'« être ».
L'être, c'est une grande, noble et incommensurable
invention de l'Occident, et en particulier de la phi-
losophie grecque. La définition de l'être va très vite,
dans l'histoire occidentale, déboucher sur toutes
sortes de sectarismes, d'absolus métaphysiques, de
fondamentalismes, dont on voit aujourd'hui les
effets catastrophiques. Je crois qu'il faut dire qu'il
n'y a plus que de l'étant, c'est-à-dire des existences
particulières qui correspondent, qui entrent en
conflit, et qu'il faut abandonner la prétention à la
définition de l'être. Or, c'est ce que fait la créolité :
définir un être créole. C'est une manière de régres-
sion, du point de vue du processus, mais qui est
peut-être nécessaire pour défendre le présent créole.
Tout comme la négritude a été d'une importance
vitale pour la défense des valeurs africaines et de la
diaspora noire. De façon analogue, je n'ai pas voulu
consentir à la définition d'un être nègre alors qu'il y

31
a des étants nègres qui ne sont pas forcément assi-
milables : un Antillais n'est pas un Sénégalais, un
Noir brésilien n'est pas un Noir américain. Je dis
des choses banales, mais c'est pour illustrer ma
proposition qu'il nous faut renoncer à la prétention
absolue, très souvent sectaire, de la définition dè
l'être. Le monde se créolise, toutes les cultures se
créolisent à l'heure actuelle dans leurs contacts entre
elles. Les ingrédients varient, mais le principe même
est qu'aujourd'hui il n'y a plus une seule culture qui
puisse prétendre à la pureté.

L. G'. - La notion de transculture~ qu'est-ce que vous


en pensez?
É. G'. - La notion de transculture n'est pas suf-
fisante. Au fond, le terme de créolisation recouvre
cette notion de transculture. Mais la notion de
transculture suggère que l'on pourrait calculer et
prévoir les résultantes d'une telle transculturation ;
or, la créolisation selon moi est imprévisible. Elle
produit du plus à chaque fois, c'est-à-dire que ce
qui est produit est imprévisible par rapport aux
composantes. Je distingue la créolisation dans deux
domaines : d'une part, la transculture proprement
dite, d'autre part, le métissage dans le domaine phy-
siologique ou racial. On peut prévoir, ou essayer de
prévoir, les résultats d'un métissage. On le fait en
science quand on tente une synthèse : quand on
marie un petit pois rouge à un petit pois vert, on

32
peut calculer les résultats. La créolisation est impré-
visible: on ne peut pas calculer les résultats. C'est
la différence, selon moi, entre la créolisation et,
d'une part, le métissage, d'autre part, la transculture.
On peut aborder la transculturation par le concept,
mais on ne peut aborder la créolisation que par
l'imaginaire. Or, je crois que le concept, à l'heure
actuelle, doit être fécondé par l'imaginaire.

L. G. - D'où le rôle de l'écrivain ...


É. G. - Et d'où le rôle du poète qui va chercher
non pas des résultantes prévisibles mais des imagi-
naires ouverts pour toutes sortes d'avenirs de la
créolisation. Le poète n'a pas peur de l'imprédic-
tible.

G. - Pour en terminer~ comment voyez-vous le


destin des langues dans le futur?
É. G. - On ne peut pas être prophète. Je crois
que le destin des langues est lié au rapport entre
oralité et écriture. Peut-être que le livre va mourir,
en tant que forme concrète de la connaissance dans
nos sociétés. Il est fort possible que le livre meure et
que dans trente ans les lecteurs de livres se consti-
tuent en sectes des catacombes, réprouvés par la
morale publique. Il est possible que, dans cette
perspective, les livres soient des réceptacles à peu
près clandestins de l' organicité des langues et que la
publicité des langues soit une publicité de codes, un

33
peu comme le code de la route, le code gastrono-
mique, etc. Les langues s'appauvrissent. Mon espoir,
c'est que cette espèce de fragrance, de variance,
d'infinie multiplicité des contacts, des conflits de
langues, donnera naissance à un nouvel imaginaire
de la parole humaine qui va peut-être transcender
les langues. Je ne veux pas être prophète, mais je
pense qu'un jour la sensibilité humaine ira vers des
langages qui dépasseront les langues, qui intégreront
toutes sortes de dimensions, de formes, de silences,
de représentations, qui seront autant de nouveaux
éléments de la langue.
L'écrivain et le souffle du lieu

La « poétique du Divers » dont se réclame Édouard


Glissant ne saurait faire l'économie du lieu qui selon lui
est « incontournable ». Ce lieu, constitué d'un croisement
entre des espaces et des temps spécifiques, il le décrit dans
Le discours antillais dans ces termes : « Le lieu en ce
qui nous concerne n'est pas seulement la terre où notre
peuple fut déporté, c'est aussi l'histoire qu'il a partagée
(la vivant comme une non-histo'ire) avec d'autres com-
munautés, dont la convergence apparaît aujourd'hui.
Notre lieu., c'est les Antilles. » Mais d'ajouter aussitôt
que les Antilles., c'est une « multi-relation ». (Seuil,
1981, p. 269.) Ainsi le lieu tel que le conçoit Glissant
n'a rien d'un enfermement identitaire mais se veut un
espace ouvert sur la « totalité-monde »., un point d'an-
crage donnant accès à un questionnement sans cesse
recommencé. Dans le roman Tout-monde (Gallimard,
1993), l'écrivain met en présence des êtres qui ont tra-
versé diverses époques et divers paysages et dont il dit

35
qu'ils « sont la terre elle-même qui ne sera jamais terri-
toire, [qu'J ils vont au-devant de nous [et qu'J ils sont
les prophètes de la Relation ».
Dans cet entretien) enregistré au Diamant (Marti-
nique) en décembre 1993) Glissant poursuit sa réflexion
sur le lieu ainsi que sur l'identité-rhizome qu'il oppose à
l'identité-racine.

Lise Gauvin - Pourriez-vous qualifier ce livre)


Tout-monde? Est-ce qu'il s'agit d'un roman) d'une
fresque ? Comment le décririez-vous ?
Édouard Glissant - Les éditeurs appellent ça
un roman; donc je pense que le public peut le
considérer comme tel. Il y a des séries d'histoires
entrecoupées, qui sont racontées dans ce livre, des
séries de parcours, des séries de trajets, une forme
d'errance des personnages mais qui ont tous un
point de départ qui serait la Martinique et un point
d'arrivée qui serait aussi la Martinique. Il s'agit bien
d'un roman à mon avis, mais d'un roman éclaté.
Vous savez, on en a fini avec les vieilles traces des
romans qui commencent à un endroit, qui suivent
des mouvements inéluctables et qui s'achèvent en
une sorte de fatalité rhétorique. Ce qui est passion-
nant dans le roman d'aujourd'hui, c'est qu'il peut
partir dans toutes les directions : il parcourt le
monde. Je ne vois pas comment un livre qui a

36
comme titre Tout-monde pourrait être linéaire et
conventionnel comme les romans du début de ce
siècle. Non, c'est un roman qui est appliqué à la
matière du monde, qui est dilaté comme la matière
du monde, et il n'y a pas de problème pour moi sur
ce plan. C'est aussi une œuvre qui risque un dépas-
sement des genres littéraires établis. Allez savoir ...

L. G. - Vous parlez d'errance. Est-ce que vous


paumez nous préciser des mots qui reviennent assez sou-
vent dans vos livres et qui sont: dérive, drive, errance?
É. G. - L'errance et la dérive, disons que c'est
l'appétit du monde. Ce qui nous fait tracer des che-
mins un peu partout dans le monde. La dérive, c'est
aussi une disponibilité de l'étant pour toutes sortes
de migrations possibles. La drive c'est, telle qu'on
peut la vivre et la concevoir en Martinique même,
un mot qui est provenu de « dérive » et qui est
devenu un mot créole. La drive, c'est la disponibi-
lité, la fragilité, l'acharnement au mouvement et la
paresse à déclarer, à décider impérialement. Et l'er-
rance, c'est ce qui incline l'étant à abandonner les
pensées de système pour les pensées, non pas d'ex-
ploration, parce que ce terme a une connotation
colonialiste, mais d'investigation du réel, les pen-
sées de déplacement, qui sont aussi des pensées
d'ambiguïté et de non-certitude qui nous préservent
des pensées de système, de leur intolérance et de

37
leur sectarisme. Par conséquent, l'errance a des
vertus que je dirais de totalité : c'est la volonté, le
désir, la passion de connaître la totalité, de connaître
le 'Tout-monde, 'mais aussi des vertus de préserva-
tion dans le sens où on ne veut pas connaître le
T'out-monde pour le dominer, pour lui donner un
sens unique. La pensée de l'errance nous préserve
des pensées de système.

L. G. - Le Tout-monde~ ce serait ce désir de


connaître) de s'approcher de la totalité du monde?
É. G. - C'est la totalité du monde telle qu'elle
existe dans son réel et telle qu'elle existe dans notre
désir.

L. G. - Et qui désire dans ce livre ? Il Y a tout un


éventail de figures de l'écrivain. Vous parlez du poète)
du déparleur) de l'inventeur) du chroniqueur. On a aussi
des textes signés Mathieu Béluse. Qui parle dans ce
roman ? Est-ce qu'il n y a pas une sorte de chaîne des
parleurs ou des paroleurs ?
É. G. -- Le livre est fait de telle manière qu'on
ne peut pas dire qui parle. D'abord on a dit : « L'au-
teur parle. » Ensuite on a dit : « Quelqu'un parle. »
Ensuite on a même dit « ça parle » au sens psycha-
nalytique du mot « ça ». Et il y avait toujours eu
cette individuation ou cette neutralisation de celui
ou de celle qui parle. Moi, je crois que le problème
c'est que celui qui parle est multiple. Il n'y a pas

38
quelqu'un qui parle, il n'y a pas l'auteur qui parle,
il n'y a pas « ça » qui parle. Cela ou celui qui parle
est multiple; on ne peut pas savoir d'où il vient; il
ne le sait peut-être pas lui-même et il ne contrôle
pas, il ne dirige pas l'émission de la parole. Ce qui
est projeté comme parole rencontre aussi un autre
multiple qui est le multiple du monde. Autrement
dit, quand on dessine une poétique de la diversité
comme je prétends le faire, on ne peut pas parler du
point de vue de l'unicité. C'est pour cela qu'il y a
cette multiplicité de parleurs. Le paradoxe est que
tout cela part d'un lieu et y revient, en circularité.

L. G·. - Est-ce que ce concept de diversité, ce concept


de «Tout-monde» et de totalité du monde pourrait
conduire à l'annulation de l'idée de nation ? Que devient
l'idée de nation dans cet ensemble?
É. G. - Cela ne pourrait pas conduire à l'annu-
lation des identités parce que le Tout-monde, la
diversité, ce n'est ni le magma ni la confusion dans
laquelle tout se perd. Si on entre dans la diversité du
monde en ayant renoncé à sa propre identité, on est
perdu dans une sorte de confusion. Les identités
sont une des conquêtes du temps moderne, conquête
douloureuse parce que ce n'est pas fini et que sur
toute la surface de la planète il y a des nœuds, des
foyers de désolation qui contredisent ce mouve-
ment. Mais il y a aussi un mouvement que je carac-
térise comme ceci : les identités à racine unique font

39
peu à peu place aux identités-relations, c'est-à-dire
aux identités-rhizomes. Il ne s'agit pas de se déra-
ciner, il s'agit de concevoir la racine moins intolé-
rante, moins sectaire : une identité-racine qui ne tue
pas autour d'elle mais qui au contraire étend ses
branches vers les autres. Ce que d'après Deleuze et
Guattari j'appelle une identité-rhizome. Dans ce
contexte, il est sûr que la notion de nation prend un
contenu beaucoup plus culturel qu'étatique, mili-
taire, économique ou politique, beaucoup moins
patriotique au sens traditionnel du terme. C'est d'ail-
leurs pourquoi on parle aujourd'hui d'une nation
basque alors qu'il n'y a pas jusqu'à ce jour d'État
basque. Ça veut dire qu'on peut exister comme
identité sans exister comme force. L'idée du pou-
voir et de la puissance liée à l'identité commence à
s'éroder, à disparaître. Bon, on me dira que c'est de
l'utopie et que, de toute manière, si on n'a pas la
puissance, c'est inutile d'avoir l'identité; moi je crois
que ce n'est pas vrai. Et je crois qu'on s'aperçoit de
plus en plus que de grandes puissances peuvent dis-
paraître en tant que telles et que les nations, au sens
culturel du terme, persistent. Mais cette identité-
racine unique, qui nous a fait tant de mal, continue
encore à sévir et à dévaster la terre, comme en You-
goslavie.

L. G. - L'identité ne conduit pas nécessairement à


la notion de pays mais il y a aussi des identités qui dis-

40
paraissent. A quel momenty à quelles conditions l'identité
persiste-t-elle sans disparaître ?
É. G. - Je crois que nous sommes dans un temps,
que j'appelle le temps-monde, où nous ne pouvons
plus imposer de conditions au monde. Ça ne veut
pas dire que nous n'avons plus de cadre pour une
action, ni de limites pour une action, mais on ne
peut plus projeter sur le monde des grands schémas
idéologiques à partir desquels on travaillerait. Je
crois que c'est impossible. C'est un des lieux com-
muns de la pensée-monde. Il me semble que tant
que la totalité-monde ne sera pas réalisée, c'est-à-
dire tant que toutes les cultures du monde n'auront
pas conçu que ce n'est pas nécessaire d'annihiler,
de démolir une culture pour s'affirmer soi-même,
des cultures seront menacées. Tant qu'on n'aura
pas accepté l'idée, pas seulement conceptuellement
mais par l'imaginaire des humanités, que la totalité-
monde est un ensemble dans lequel tous ont besoin
de tous, il est évident qu'il y aura des cultures qui
seront menacées. Ce que je dis, c'est que ce n'est ni
par la force ni par le concept qu'on arrivera à pro-
téger ces cultures, mais par l'imaginaire de la tota-
lité-monde, c'est-à-dire par la nécessité vécue de ce
fait : que toutes les cultures ont besoin de toutes les
cultures.

L. G. - Il Y a donc un rôle particulier qui est donné


à l'écrivain de penser l'imaginaire du monde?

41
É. G. - Pas de le penser mais de l'exprimer.
Pour l'exprimer, il a besoin de le penser, mais ce
n'est pas une pensée informative, c'est une pensée
qui peut être' intuitive, qui peut emprunter des
formes tout à fait particulières, des formes qui par-
tent d'un lieu. On ne vit pas dans l'air, on ne vit pas
autour de la terre dans les nuages, on vit dans des
lieux. Il faut partir d'un lieu et imaginer la totalité-
monde. Ce lieu, qui est incontournable, ne doit pas
être un territoire à partir duquel on regarde le voisin
par-dessus une frontière absolument fermée et avec
le sourd désir d'aller chez l'autre pour l'amener à
ses propres idées ou à ses propres pulsions. Je crois
que c'est un changement dans l'imaginaire des
humanités que nous devons tous accomplir. Mainte-
nant on me dira : « C'est de l'utopie, il y a des pou-
voirs politiques, économiques, militaires et toute
cette machine continue à écraser, à broyer la tota-
lité-monde pour en faire une sorte de farine uni-
forme. » Bon, c'est vrai, c'est vrai, mais je dis que ce
n'est pas avec les mêmes moyens (de l'unicité sec-
taire) qu'on s'opposera à cette machine, mais en
changeant l'imaginaire, la mentalité et les pulsions
des humanités d'aujourd'hui.

G. - Est-ce que ce n'est pas par l'imaginaire


qu'on am've à cette poétique du chaos dont vous parlez ?
Le chaos, en soi, n'est ni beau ni laid, mais quand vous
dites : « Le chaos est beau », est-ce que vous ne renvoyez

42
pas à une sorte d)organisation par l'imaginaire de cette
totalité?
É. G. - Le chaos est beau à condition qu'on
essaie par l'imaginaire d'en pister, d'en tracer non
pas les lois mais les invariants. Un peu comme les
physiciens et les savants de la science du chaos
essaient de concevoir l'univers physique. Il y a des
invariants et ces invariants sont beaux. On peut
essayer de les pister à partir de son propre lieu, à
partir de sa propre terre qui n'est pas un territoire,
à partir de son propre imaginaire qui est particulier
et qui touche aux autres imaginaires. C'est pour ça
qu'il est beau. Il est beau parce qu'il y a des inva-
riants qu'on peut essayer de trouver. C'est un grand
défi.

L. G. - Un exemple d'invariant?
É. G. - Le fait qu'un peu partout sur la surface
de la terre, dans tous les pays, on abandonne la terre
au profit des mégalopoles. Ça, c'est un invariant. À
la fois beau et terrifiant. Il n'y a absolument pas
d'exceptions et peut-être qu'un jour il y aura un
retour, un mouvement inverse, une réappropriation
de la terre, non pas comme territoire mais comme
terre (ce qu'on appelle la campagne), pour un peu
reformuler, restructurer l'imaginaire de l'homme.
C'est un invariant, un invariant négatif, mais c'est
un invariant. Cela se produit dans toutes les cultures
du monde, qu'elles soient développées, sous-déve-

43
loppées, isolées, en contact. Il y a des invariants
positifs aussi. Dans toutes les cultures du monde
aujourd'hui, on est préoccupé, soit de manière obses-
sionnelle, soit de manière névrotique, soit de manière
très conceptuelle, soit de manière naturelle, sans
vraiment y penser, par une espèce de nécessité de net-
toyage dont les écologistes se font l'écho de manière
organisée : une nécessité de retour à des choses plus
évidentes, plus simples. Qui peut emprunter des
aspects réactionnaires et identitaires fermés sur eux-
mêmes, cela est vrai. Il y a des invariants que nous
ne soupçonnons pas encore. C'est peut-être le rôle
de la poétique de les pointer, de les rechercher.
C'est la fonction des lieux communs de la pensée-
monde d'éclairer cette recherche. En faisant ce tra-
vail, qu'abandonne-t-on? On abandonne la préten-
tion à trouver la vérité seulement dans le cercle
étroit de sa propre subjectivité, et ça, je crois que
c'est aussi un invariant, cette nécessité d'outrepasser
sa propre subjectivité non pas pour aller vers un sys-
tème totalitaire mais pour aller vers une intersubjec-
tivité du Tout-monde. Je crois qu'aujourd'hui le
rôle de toute littérature, c'est d'aller à cette recherche.

L. G. - Par le biais de la poétique ?


É. G. - Par la poétique. On s'apercevra que la
poétique n'est pas un art du rêve et de l'illusion, mais
que c'est une manière de se concevoir, de concevoir
son rapport à soi-même et à l'autre et de l'exprimer.

44
L. G. _. Je vous ai entendu dire récemment: « Il n y
aura plus de classicisme. » Qu'est-ce que ça veut dire
exactement? Comment voyez-vous l'évolution des litté-
ratures?
É. G. - Cela veut dire que toutes les littératures,
en particulier dans le monde occidental et européen,
ont sourdement été portées par l'idée que les valeurs
exprimées par une littérature particulière à une
culture donnée ou par une littérature nationale, là
où il y a des nations, que les valeurs de toute littéra-
ture sont sous-tendues par le secret espoir que ces
valeurs deviendront des valeurs universelles, valables
pour tout le monde. Il me semble que c'est une
mauvaise utilisation du lieu. Le lieu est incontour-
nable mais il n'est pas exportable, du point de vue
des valeurs. On ne peut pas généraliser des valeurs
particulières mais on peut quantifier toutes les sortes
de valeurs particulières, non pas pour en (< extraire »
des valeurs universelles mais pour en faire un
rhizome, un champ, un tissu, une trame de valeurs
différentes mais qui tout le temps s'entretouchent et
s'entrecroisent. C'est une autre chose que de penser
que sa propre valeur deviendra une valeur univer-
selle. Penser que sa propre valeur entre dans un
entrecroisement de valeurs de la totalité du monde,
à mon avis, c'est un beaucoup plus grand, noble et
généreux projet que celui de tenter que sa propre
valeur devienne valable pour le monde entier. Le

45
classicisme, pour moi, c'est ce qui se passe quand
une valeur particulière veut et tend à être une valeur
valable universellement. Je crois qu'il nous faut
abandonner l'idée de l'universel. L'universel est un
leurre, un rêve trompeur. Il nous faut concevoir la
totalité-monde comme totalité, c'est-à-dire comme
quantité réalisée et non pas comme valeur sublimée
à partir de valeurs particulières. C'est fondamental
et cela change sans qu'on s'en aperçoive la plupart
des données de la littérature mondiale à l'heure
actuelle.

L. G. - En même temps que vous résistez à la notion


d'universel, est-ce que vous ne résistez pas tout autant à
la notion de régionalisme dans laquelle on veut enfermer
les auteurs francophones, notamment? On les associe
très souvent à des auteurs régionaux, régionalistes, péri-
phériques, etc.
É. G. - C'est un discours complètement caduc.
Je crois que les continents s'archipélisent par-delà
les frontières nationales. Il y a des régions qui se
détachent et qui culturellement prennent plus d'im-
portance que les nations enfermées dans leurs fron-
tières. Par exemple, en Europe, il est tout à fait
évident que les frontières des nations tendent à
s'élimer mais que les régions tendent à apparaître.
Ces régions souffrent encore de l'existence des
nations, qui tendent justement à les périphériser, à
les considérer comme dépendantes d'un centre. Je

46
pense que, par exemple, quelques-unes des pensées
les plus frappantes, ces derniers temps, ont été for-
mulées à partir de ce que j'ai appelé des périphéries
par rapport à des centres. Ces centres sont de moins
en moins seuls performants, de moins en moins
seuls importants et présents dans la pensée. Les
pensées régionales deviennent des pensées centrales,
c'est-à-dire qu'en fait il n'y a plus de centre et il n'y
a plus de périphérie. On ne peut plus écrire Itinéraire
de Paris à Jérusalem. On peut même concevoir le
contraire. Mais concevoir le contraire, ce serait aussi
retomber dans l'ancien schéma. Dans le rhizome de
la totalité-monde, les centres et les périphéries sont
des notions caduques. De vieux réflexes jouent
encore mais ces vieux réflexes apparaissent de plus
en plus ridicules et inopérants. C'est la première
observation. Cette existence de régions qui archipé-
lisent les continents fait que la pensée des conti-
nents est de moins en moins dense, épaisse et
pesante et la pensée des archipels de plus en plus
écumante et proliférante. Il y a donc ce système qui
se défait et se refait en réalité non systématique
d'une part, mais d'autre part il y a aussi le fait que
cette régionalisation, au beau sens du terme, est
encore liée à la vieille idée de l'identité-racine unique
et que certaines régions nouvellement apparues ont
tendance à se constituer en nations aussi sectaires et
intolérantes que les anciennes nations. Il y a des
avancées foudroyantes et des retours non moins

47
foudroyants mais je crois qu'on se dirige - ne
disons pas qu'on se dirige, ce serait encore une pen-
sée de système, une pensée idéologique - , disons
qu'on s'oriente, dans le sens « orient )} du terme, on
s'oriente vers des situations où des réalités cultu-
relles régionales ne seront plus considérées comme
des périphéries ni comme des centres, mais seront
considérées comme des multiplicités écumantes -
il n'y a ras d'autre mot - de la réalité de la totalité-
monde.

L. G. - Est-ce qu'il n-y a pas, chez les écrivains


disons de la périphérie, malgré tout, la menace d'une
folklorisation., qu'elle soit de l'intérieur ou qu'elle soit
plus ou moins imposée de l'extérieur par l'attente des
lecteurs ou d'un public? Comment percevez-vous ce pro-
blème de la folklorisation ?
É. G. - La folk1orisation vient de ce que le pas-
sage de la dépossession à la maîtrise de soi-même
s'effectue de deux manières: d'une part, comme
mû par la nécessité de la transformation en nation,
en force, en puissance, ce qui confine « l'être )} à des
formulations lapidaires, élémentaires, dont il croit
qu'elles ont le secret d'une transformation réelle
alors qu'on ne fait là que suivre les anciens modèles,
et, d'autre part, par la croyance qu'on ne peut arriver
à quelque chose que si on a l'assentiment, l'atten-
tion des anciens centres. C'est pour cela que l'on
fait tout, soit dans le domaine du langage, soit dans

48
le domaine de la proposition d'idées, pour que l'an-
cien centre soit un peu éberlué et convaincu par ce
qu'on dit, même si ce qu'on dit, ce qu'on exprime
ne va pas forcément dans le sens de la poétique de
la totalité-monde. On constitue par là, souvent,
d'autres formes de régionalismes qui sont à bannir.
La véritable régionalisation ne doit pas dépendre
d'un centre ni se constituer en centre. Elle doit être
une poétique de partage dans le Tout-monde. C'est
assez difficile à percevoir pour des communautés et
assez difficile à réaliser étant donné les impératifs
économiques, politiques de l'existence collective.

L. G. - Est-ce qu'il n y a pas justement un para-


doxe : la périphérie voulant être ce qu'elle est sans
dépendre d'aucune reconnaissance extérieure, l'écrivain,
surtout par exemple l'écrivain antillais, dépend encore de
l'Europe pour se faire connaître, pour se faire diffuser.
Le Carrefour des littératures européennes est à Stras-
bourg, et tout passe encore en ce moment par le créneau
de la diffusion française.
É. G. - Le Carrefour des littératures euro-
péennes est à Strasbourg mais le Parlement interna-
tional des écrivains qui a pris naissance là ne restera
pas à Strasbourg seulement. Ce sera un parlement
international itinérant. Cela veut dire que même si
c'est né à Strasbourg, avec une très petite partie des
écrivains du monde, il faut que dans ce parcours
itinérant le parlement rallie une grande partie des

49
écrivains du monde, sinon il mourra, c'est évident.
C'est une création qui correspond à une donnée du
monde actuel mais il n'est pas sûr que ce parlement
subsiste. S'il n'y a pas ce ralliement d'une grande
part de la totalité-monde, le parlement s'éteindra de
lui-même. Du point de vue des logistiques et des
productions d'idées, il ne faut pas non plus faire
comme si les anciens centres n'existaient pas. Stras-
bourg, foyer européen, importe à tous. Les anciens
centres ont leur force traditionnelle et ce serait du
folklore que de s'enfermer dans des isolements qui
méconnaîtraient leur participation nécessaire. Seu-
lement, il ne faut plus les considérer comme des
centres : il faut les considérer comme des éléments
participants. Il est vrai aussi que les écrivains sont
encore dépendants de ces centres, puisque là sont
les maisons d'édition, les circuits de distribution, les
pôles de résonance et d'illustration des œuvres.
Mais on ne leur confère plus une légitimité en tant
que pôles et c'est la chose importante. On peut avoir
des centres de pouvoir de résonance mais si ces
centres de pouvoir n'ont plus la légitimité de la
résonance, comme je crois qu'ils ne l'ont plus, on
peut travailler avec et voir ce qu'on peut faire. De
toute manière, ces centres, ces pôles de résonance,
ont besoin des voix venues d'ailleurs et passent de
plus en plus par ces voix-là. Les littératures latino-
américaine, japonaise, antillaise, nord-américaine,
etc., sont de plus en plus parties prenantes de la

50
résonance de la totalité-monde et aussi fortement
participantes que les voix venues d'Europe ou de
n'importe où.

L. G. - Est-ce que ça ne peut pas influencer les poé-


tiques? On remarque dans votre dernier livre, comme
dans vos livres précédents, qu'il n'y a pas de notes en bas
de page, pas d'italique, pas de lexique explicatzj, choses
qu'on voit apparaître chez d'autres écrivains. Il n'y a
pas vraiment de créolismes dans votre écriture. Com-
ment réagissez-vous par rapport à ce type d'écriture?
É. G. - Je crois que probablement on va tous au
Tout-monde mais qu'il y a des vitesses différentes,
des moments différents. Si on allait tous au Tout-
monde du même pas, ce serait l'enrégimentement
et le Tout-monde serait d'une uniformité lassante et
ennuyeuse. À mon avis, cela va dans le même sens,
pour la chose littéraire. Des littératures qui com-
mencent, avec une spécificité surprenante et des
lexiques en fin de volume, vont évoluer vers le
moment où le langage se trouvera moins tapageur,
où on n'éprouvera pas le besoin de mettre la note en
bas de page, ou en fin de volume, et où le donné du
monde sera là comme les autres, sans explications.
Mais cela ne se réalise pas d'un seul mouvement,
d'un seul coup. Sinon, ce serait d'une monotonie
absolument harassante. Il faut qu'il y ait ces boule-
versements, ces avancées, ces reculs, ces chocs, ces

51
harmonies qui sont intéressants à tracer dans l'effort
des littératures du monde.

L. G. - Est-ce que vous diriez que votre propre écri-


ture est alimentée par le souffle du créole et du français>
que ce souffle-là est un souffle> pourrait-on dire> presque
confondu?
É. G. - Il arrive un moment où le souffle du lieu
- appelons-le comme cela, puisque je vous ai dit
que pour moi le lieu est quand même incontour-
nable -, le souffle du lieu rencontre d'autres souffles
et se transforme en cette rencontre. Pour ce qui me
concerne, par exemple, j'ai beaucoup tenu compte
de deux voix, celles d'écrivains à l'antipode de ce
que j'essaie de faire. Il s'agit de Saint-John Perse et
de Faulkner. Ce sont deux écrivains de Plantation,
on dirait à la Martinique deux « békés », deux écri-
vains planteurs ou colons qui à première vue se pla-
cent dans un lieu totalement imperméable pour
moi. Et pourtant, ce sont deux écrivains qui me
paraissent déterminants dans tout ce travail que
j'essaie de rassembler. Je m'en suis expliqué bien
des fois. À un moment ou à un autre, le souffle que
vous respirez, qui sert à vous exprimer, se trans-
forme lui-même. S'il ne se transforme pas, ce n'est
pas un souffle, c'est un relent stagnant et les relents
stagnants ne provoquent pas de poétique ni de litté-
rature. Quant à ma manière d'envisager les poé-
tiques du créole et du français, elle ne se veut pas

52
stagnante; j'ai toujours la préoccupation du dépas-
sement vers le Tout-monde. Je crois que c'est ce qui
fait la différence entre les défenses de régionalisa-
tions vers le Tout-monde, qui sont très belles, et les
défenses des régionalismes vers soi qui aboutissent
à de nouvelles formes d'intolérance, à de nouvelles
formes de stagnation.

L. G. - Pourriez-vous rappeler la différence que


vous faites entre multilinguisme et polyglossie ?
É. G·. - Ce que je veux exprimer quand je dis
que nous écrivons en présence de toutes les langues
du monde, c'est qu'il y a une nouvelle condition de
l'existence et de la fonction de l'écrivain: ce n'est
pas que nous connaissons toutes les langues ou un
grand nombre de langues, c'est que nous prenons
conscience dans la totalité-monde que des langues
disparaissent et qu'avec elles c'est une part de l'ima-
ginaire de l'humanité qui disparaît. Notre manière
de défendre les langues doit être une manière mul-
tilingue. C'est au nom des multilinguismes que nous
devons défendre nos langues et non pas au nom
d'un monolinguisme intolérant. C'est pour moi la
dimension décisive : parce qu'on ne sauvera aucune
langue du monde en laissant périr les autres. Ce
qu'il faut changer, c'est l'imaginaire des humanités,
de telle sorte qu'elles se persuadent que nous avons
besoin de toutes les langues. Si nous ne faisons pas
ce travail, nous serons tous engloutis par la vague

53
aval ante d'un sabir international qui sera peut-être
l'anglo-américain, ou qui sera autre chose, mais qui
de toute manière absorbera toutes les langues. Je dis
toujours que la première victime du sabir anglo-
américain c'est la langue anglaise; que nous devons
considérer le multilinguisme comme une donnée
poétique de notre existence et non pas comme cette
réalité qui fait que nous sommes polyglottes, que
nous parlons plusieurs langues. D'ailleurs, la poé-
tique des langues, peut-être qu'elle n'est pas telle-
ment perçue par un interprète qui connaît sept ou
huit langues; dans la nostalgie de ne pas connaître
une langue, il y a davantage de poétique s'il se trouve
que dans la pratique même de la langue. C'est la
différence entre multilinguisme et polyglossie. À
Strasbourg, il y avait des gens qui parlaient quatre,
cinq, six langues, mais il y avait chez tout le monde
cette conscience ou cette prescience que nous avons
besoin de toutes les langues et que chaque fois
qu'une langue disparaît, même si nous n'en avons
jamais entendu parler, même si nous ne la parlons
pas, nous sommes appauvris par cette disparition.

G. - Dans un autre ordre d'idées, qu'est-ce que


ça vous fait d'avoir une très vaste postérité, de voir que
des écrivains se réclament de vous ?
É. G. - Ce sont des éclats de l'actualité, mais je
ne suis pas sûr que cela corresponde à une réalité.

54
L. G. - Mais si., vous avez d'une certaine façon fait
école ...
É. G. - Qu'est-ce que cela veut dire, faire école?
Cela veut dire qu'il y a des gens qui vous « suivent »,
qui écoutent ce que vous dites. À mon avis, cela ne
va pas au-delà. Dans le Tout-monde, les écrivains
essaient leurs plumes et leurs ailes de manière indi-
viduelle ; il n'y a donc pas de pensée de système, pas
d'idéologie. S'il y a des pensées de système et des
idéologies, on en revient aux vieux errements et
dans ce cas il ne faut pas tellement accorder d'im-
portance à ce phénomène d'école. Que des écrivains
se rencontrent, que leurs poétiques se touchent, que
leurs poétiques s'entraident est une chose qui est
précieuse, mais je ne crois pas qu'il faille accorder
de l'importance à des écoles ...

L. G. - C'est une manifestation de solidarité?


É. G. - Oui. Solidaire et solitaire.

L. G. - Comme le Parlement des écrivains est une


manifestation de cette solidarité. Est-ce qu'il y a une
nouvelle mobilisation nécessaire de l'écrivain? Est-ce
que l'écrivain doit aujourd'hui recommencer à se faire
entendre sur la place publique ? Parce qu'il me semble
qu'il y a eu une sorte d'effacement de la voix de l'écri-
vazn.
É. G,. - Oui. Ce qui se passe, c'est qu'aujourd'hui

55
on se rend compte qu'on a de plus en plus recours,
à côté du politique et de l'économique, aux imagi-
naires, aux poétiques, et même un peu aux utopies,
à condition qu'elles ne soient pas des idéologies sys-
tématiques. Toutes les cultures du monde ont de
plus en plus recours à deux dimensions. La pre-
mière est la littéralité à plat véhiculée par les télévi-
sions, les radios et les journaux, c'est-à-dire l'illusion
qu'on connaît le monde parce qu'il se fait un nivel-
lement, parce qu'on sait ce qui s'est passé sur l'autre
face de la terre, par les médias. Et il y a une autre
forme d'approche du monde qui est, disons, l'ima-
ginaire réel de la totalité-monde. C'est cet imagi-
naire réel de la totalité-monde qui fait contrepoids à
l'illusion médiatique de la connaissance réelle du
monde. C'est pour cela que les écrivains recom-
mencent à avoir une certaine force de présence dans
la totalité-monde, qu'ils partagent tous entre eux,
sous des formes extrêmement différentes. C'est pour
cela que l'idée d'un parlement qui n'a rien d'idéolo-
gique et rien de systématique peut être intéressante.
D'autre part, beaucoup d'écrivains dans le monde
disent : « Si des artistes connus sur la scène inter-
nationale se placent à côté de moi, par le moyen
par exemple d'un parlement, je serai un peu plus
défendu personnellement dans mon face-à-face avec
mes autorités, avec mon opinion publique, etc. »
Par conséquent, cette idée d'un parlement, qui est
une grande idée du point de vue de l'imaginaire, est

56
aussi une bonne idée de ce point de vue : casser
l'isolement des écrivains dans leur lieu incontour-
nable et essayer de leur proposer une sorte de
rhizome de solidarité dans le Tout-monde.

L. G. - Mais est-ce qu'il y a une place dans les


sociétés actuelles pour entendre l'écrivain ?
É. G. - Je crois. C'est vrai qu'il y a eu déperdi-
tion de la chose littéraire avec l'apparition des éclats
médiatiques, mais je crois qu'on y retournera. De
même qu'on retourne à cette idée qu'il faut nettoyer
quelque chose de la planète, on retourne à cette idée
qu'il faut écouter la voix des écrivains. Cela ne leur
procure aucun statut particulier, aucun avantage de
fonction, mais leur crée, comme on dit, des devoirs
nouveaux, qui sont, et sont uniquement, de littéra-
ture.
Faire le guet du monde

Après le roman Tout-monde (1993)., suivi du Traité


du Tout-monde (1997)., après Sartorius (1999).,
mêlant allègrement les lieux et les époques., Le monde
incréé (Gallimard., 2000) réunit en quelques tableaux
des personnages en prise directe sur des événements
majeurs de l'Histoire de l'humanité. On entend d'abord
le « singulier langage» de la « vieille barque qu'on
nomme Afrique »., un « pays d'avant» les grandes
migrations., au commencement de la traite négrière., pays
encore soumis aux lois de l'empereur Askia et observé
par un vagabond lettré multilingue qui se dit « veilleur
de guet». Puis vient le rappel des grandes étapes de la
colonisation en Martinique et plus particulièrement du
passage de l'industrialisation à la commercialisation et à
la consommation., ce qui amène l'un des personnages à
conclure: « A l'abri du siècle et de ses misères/Nous célé-
brons nous votons. G'est tutti fructi. » Enfin, dans la
dernière pièce., revient le personnage de Marie Gelat.,

59
personnage récurrent dans l'œuvre de Glissant~ qui se
nomme ici « la femme à la figure ouverte, qui a parcouru
sans faiblir ».
Cet entretien a été enregistré à Saint-Claude~ en Gua-
deloupe~ le 12 décembre 2000.

Lise Gauvin _. Le monde incréé a comme sous-


titre « poétrie ». Ce sont des genres mélangés mais c'est
d'abord du théâtre. Trois pièces écrites à des époques dif-
férentes~ que l'auteur déclare « non représentables ». À
quoi renvoie ce mot de « poétrie » ?
Édouard Glissant -- C'est un mot ambigu parce
que c'est un mot français, poétrie, qui se réfère à un
mot anglais, poetry. Il y a donc une volonté délibérée
de confusion, ou plutôt de mélange d'origine, une
volonté délibérée de manifester que ce n'est pas un
genre littéraire distinct, mais un mélange de récit,
de dialogue théâtral, de poésie, de réflexion, etc.
C'est une première approximation de ce qui pour-
rait être une {< déstructure » des genres. Des genres
traditionnels comme le roman, le théâtre, l'essai. Je
suppose que je vais écrire de plus en plus de {< poé-
tries » de ce genre.

L. G. - Est-ce que chaque œuvre n'appone pas sa


propre forme ?
É. G. - Oui, chaque œuvre apporte sa propre

60
« poétrie ». Mais il arrive un moment où il faut ras-
sembler tout cela et lui donner des perspectives
nouvelles, des perspectives de formes. C'est une
première tentative d'établir ces perspectives-là.

L. G·. - Cela reste plus proche du théâtre, même si la


première pièce s'appelle « conte », la deuxième « para-
bole », et si la troisième est presque du récit. Est-ce qu'il
n y a pas au départ une connivence entre théâtre et his-
toire, puisque ces pièces se réfèrent à des moments précis
de l'Histoire ? Le théâtre n'est-il pas destiné, davantage
que les autres genres, à représenter l'Histoire?
É. G. - Pas à représenter l'Histoire mais à en
donner une image différée. Pas une image claire, pas
une image évidente. Le théâtre, comme la poésie,
est capable de manifester différemment. Les trois
pièces suivent un mouvement historique, c'est vrai.
La première pièce se passe dans un pays d' Mrique
qu'on ne saisit pas très bien et au moment où la
colonisation et la traite vont commencer. La deuxiè-
me se passe au moment où le défrichage du pays se
fait: c'est une sorte de parabole de l'histoire écono-
mique du pays. La troisième concerne plus particu-
lièrement un personnage qui m'est très cher, Marie
Celat, ou Mycéa, au moment où elle entre dans la
folie. Mais elle entre dans la folie pourquoi? Parce
qu'elle a connaissance intuitive et obscure de ce qui
s'est passé dans le pays d'avant, l'Afrique, de ce qui
s'est passé dans la première pièce, et qu'elle en subit

61
le contrecoup assez foudroyant. Au milieu de l'in-
différence générale, elle seule a la possibilité de
revenir en arrière. Autrement dit, les trois pièces
font un suivi historique -la troisième étant contem-
poraine, vers 1985 - mais un suivi qui n'est pas
linéaire. Ce qui nous permet de récapituler un peu
les impossibles de l'histoire antillaise.

L. G. - A un endroit du texte~ on parle du « monde


incréé» comme d'un « serment qui roulait dans rien ».
Est-ce que le titre même, Le monde incréé~ ne renvoie
pas à un regard rétrospectif sur l'Histoire associé à un
jugement négatif? Comme si on disait : « Le monde est
vieux mais encore incréé. »
É. G. - Non, pas du tout. Le titre, qui n'est pas
explicite dans le livre, sinon de manière détournée
comme dans la citation que vous venez de donner,
signifie que c'est un monde qui ne procède pas
d'une genèse, qui ne procède pas d'une création du
monde. C'est un monde qui procède d'événements
historiques, à savoir la colonisation et la traite, et
qui par conséquent ne donne pas lieu à des théolo-
gies du territoire, à des théologies de l'appartenance,
à des théologies de la souche, mais qui ouvre sur une
infinité de possibles. Le monde incréé, c'est le monde
non théologique, non ethnique. C'est le monde
composite. À mon avis, c'est une des caractéris-
tiques des sociétés des Amériques. L'ensemble des
trois pièces essaie de montrer qu'il y a un sacré de

62
ce monde, qu'il n'est pas le sacré de la Genèse, mais
le sacré de ce que j'appelle la digenèse, c'est-à-dire
une conjonction d'histoires qui à un moment se
rencontrent.

L. G. - Le monde incréé~ ce serait aussi un monde


« à créer » •••
É. G. - C'est un monde à créer mais qui est déjà
là, et dont nous n'avons pas encore une connais-
sance disons évidente. Par conséquent, c'est un
monde qu'on ne peut aborder qu'avec les puissances
de l'imaginaire et de l'intuition poétique.

L. G. _0 Dans ce monde incréé~ un mot revient assez


souvent~ c'est le mot «pays ». On lit: « Nous sommes
dans l'autre du pays~ qu'il faut nommer. » On parle
aussi de pays « en défrichage »~ de pays « délabouré »~ de
pays « plus qu'absent~ obscur ». A quoi correspond cette
notion de pays~ qui apparaît dans les pièces?
É. Go. - Le pays, c'est le lieu. Le lieu d'où la
parole s'élève. J'ai dit dans plusieurs de mes livres,
y compris dans le Traité du Tout-monde, que le lieu
est incontournable, que la parole ne prend pas nais-
sance dans une abstraction, dans une élévation abs-
traite. La parole est liée à un paysage, à un temps,
mais elle essaie de rencontrer tous les paysages et
tous les temps du monde. C'est cela qui en fait le
caractère inenfermé, le caractère perpétuellement
ouvert. Le pays dont je parle n'est pas un pays qui

63
s'impose comme une réalité close, sectaire et fermée
sur elle-même.

L. G. - La notion de pays ne correspond donc pas à


une entité politique.
É. G. - Non, pas du tout. C'est une entité poé-
tique. La politique ne passe pas par ces considéra-
tions-là, mais la politique peut sanctionner un
enfermement ou la politique peut essayer d'ouvrir
sur quelque chose. L'enfermement ou l'ouverture, à
mon avis, ne sont pas liés à un mouvement politique
mais sont liés à un mouvement de l'imaginaire d'une
communauté.

L. G. - À propos d'histoire, la pièce qui porte sur la


colonisation est très 'ironique, mais en même temps très
cynique, puisque l'on passe d'un pays en friche, qu'on
appelle l'É'den, à un pays de grandes suifaces et de
consommation, après la période des usines et de l'indus-
trialisation. On lit ceci: « A l'abri du siècle et de ses
misères/Nous célébrons nous votons. » Comment vous
situez-vous par rapport à la notion très à la mode
aujourd'hui de post-colonialisme?
É. G. - Je ne me sens pas un post-colonialiste,
parce que je suis dans une histoire qui ne s'arrête
pas. L'histoire de la Caraïbe, ce n'est pas une his-
toire figée. Il n'y a pas une période post-colonialiste
de l'histoire de la Caraïbe, et même des Amériques.
Il y a un dis continuum qui pèse encore sur nous. Si

64
on appelle post-colonialisme le fait que l'on est dans
une période où l'on peut réfléchir sur un phéno-
mène passé qui s'appellerait le colonialisme, je dis que
ce n'est pas vrai. Nous sommes encore en période
colonialiste, mais c'est un colonialisme qui a pris
une autre forme. C'est un colonialisme de domina-
tion des grandes multinationales. Un pays colonisa-
teur n'a plus besoin d'en occuper un autre pour le
coloniser. Il y a quelque chose de récapitulatif, de
synthétique et de conclusif dans le terme «post-
colonialisme » que je récuse. Je me considère comme
appartenant à un pays qui se débat encore dans les
incertitudes de la mainmise sur ses propres valeurs
et sur ses propres richesses. Ce qui se passe dans Le
monde incréé, cette trajectoire et ce voyage depuis le
pays d'avant jusqu'aux formes de défrichage et d'oc-
cupation du pays, puis jusqu'à l'apparition des
formes élémentaires de la folie et de la souffrance,
tout cela me paraît participer d'une même perspec-
tive, ce qui fait que je ne suis pas du tout un post-
colonialiste.

L. G'. - Dans l'une des pièces;, on se moque de mots


« étêtés » comme « similation »;, « centralisation »;, « gio-
nalisation ». On pourrait ajouter « mondialisation ».
Est-ce qu'il y a une issue pour les communautés plus
restreintes dans ce monde de globalisation ?
É. G. - Oui, mais ce n'est pas dans la nature
d'un tel livre de suggérer ou de proposer des issues.

65
Le livre a comme visée de souligner ou de suggérer
les contradictions, les impossibles, les confusions,
les obscurités qui proviennent de ce circuit histo-
rique et non 'pas de proposer des solutions. Le rôle
de la poésie, de la « poétrie », c'est de défricher les
questions, les obscurités, et de les faire revenir à la
surface. La question de savoir s'il y a une solution
pour les petits pays relève d'une réflexion plus orga-
nisée conceptuellement.
Moi, je réponds oui. Il y a des solutions. J'ai écrit
il y a cinquante ans je crois qu'il y a dans les phéno-
mènes de mondialisation des points fixes de résis-
tance qui ne sont pas des points d'enfermement mais
qui sont des points de participation au monde. C'est
ce que j'appelle la pensée archipélique. Cette pensée
archipélique est capable, pour une communauté
donnée, de rassembler ce qui lui permet d'exister
dans la mondialisation. Le reste relève de l'écono-
mie, de la science politique, etc. Le monde incréé ne
veut pas donner de solutions mais veut poser un
problème.

L. G. - Je m'adresse encore une fois davantage à


l'essayiste. Vous avez beaucoup utilisé, dans vos essais,
la notion de rhizome, empruntée à Deleuze, mais vous
n'avez jamais utilisé le concept de littérature mineure,
qui a été mis à l'honneur par Deleuze et Guattari dans
leur ouvrage sur Kafka, et qui a été beaucoup repris
depuis.

66
É. G. - C'est un concept qui me paraît intéres-
sant dans le cadre où il a été défini. Quand on est à
l'intérieur, dans le ventre de la bête, comme était
Kafka, ou comme étaient Deleuze et Guattari, on
peut en effet animer une notion de littérature
mineure qui, par antithèse, s'oppose victorieuse-
ment aux notions de littératures, disons, « majeures ».
Mais nous qui sommes dans le monde, nous consi-
dérons que nos littératures ne sont pas mineures, ni
minorées, parce qu'elles sont en contact direct avec
la pulsion du monde et que nous n'avons pas à éta-
blir ce genre de rapport qui est un rapport interne
aux cultures occidentales. Par conséquent, je ne
prends pas pour moi les notions de littératures
mineures et de littératures minorées telles que
Deleuze et Guattari ont pu les définir.

L. G. - Dans les pièces, on remarque un jeu sur les


langues, un mélange des idiomes. On lit même un com-
mentaire indiquant que l'auteur aime cette opacité. Il
va même jusqu'à se moquer de Shakespeare en écrivant
son nom de manière fantaisiste. Est-ce que cette manière
de jouer avec les langues de façon manifeste serait réservée
au théâtre, selon vous ?
É. G. - Le théâtre est le lieu par excellence du
dévoilement. Ce que j'appelle le dévoilement tra-
gique. Dans une forme théâtrale, ce dévoilement est
plus explicite, plus total. Dans la poésie et dans le
roman, mais surtout dans la poésie, dans mes

67
poèmes, le jeu des mots, l'interlangue est totale mais
ne se dit pas comme telle. Je peux donner des
exemples de poèmes où la conflagration des langues
est totale, où il y a des inventions de mots, des
inventions de termes, mais l'opération même ne se
dit pas comme telle. Tandis que sous la forme théâ-
trale, elle se dit comme telle, donc elle paraît plus
évidente.

L. G. - Il Y a aussi dans ces pièces une variation sur


la figure du poète. Dans la première pièce, il s'agit d'un
vagabond lettré multilingue et, dans la dernière, il s'agit
du déparleur, qui d'une certaine façon s'oppose aux chan-
teurs et aux grands nommeurs. Que représente exacte-
ment le déparleur ?
É. G. -- Le trajet colonial qu'on a suivi ou qu'on
a fait suivre à ces communautés fait que la poésie,
qui est une émanation directe du substrat d'une
communauté, n'apparaît pas en tant que telle. Elle
emprunte bien des détours, les détours du conteur,
etc. Le déparleur est celui qui manifeste cette pré-
sence de la poésie liée à une impossibilité de poésie,
ce qui nous manque le plus dans nos pays. Il y a
beaucoup de romanciers, mais il n'y a pas de poé-
tique. Cette poétique, elle est là. Il faut aller la cher-
cher. Le déparleur la cherche, mais comme il n'a pas
un système de références fixes qui lui permettrait
d'être poète et d'exprimer la communauté comme
un Homère ou une chanson de geste pourraient le

68
faire, il déparle. De même que Marie Celat, comme
elle ne peut pas expliquer pourquoi elle sent les
impossibles du pays, devient folle. Déparler, c'est
dire la poésie sans avoir les moyens de l'établir. Cela
me paraît une des conditions de nos pays. Les gens
qui ne sentent pas cela, ils écrivent des romans.

L. G. - Dans quelle mesure le déparleur s'oppose-t-il


à ceux que vous appelez « les grands nommeurs » ?
É. G. - J'appelle « grands nommeurs » les gens
qui désespérément tentent de retrouver la même
souche que les déparleurs, mais qui sont moins lucides
que le déparleur. Le déparleur accepte d'entrer dans
le langage concassé, apparemment vide de sens, appa-
remment contradictoire, apparemment farfelu, alors
que le grand nommeur essaie de revenir à la souche,
patiemment, de montrer qu'il y a une souche, qu'il y
a un ceci, un cela, qu'il y a un être, etc.
Le grand nommeur, c'est le déparleur avec une
espèce de naïveté qui le garantit, qui le protège. Il
chante de manière plus complète mais il ne perçoit
pas le drame du déracinement de la parole que le
déparleur perçoit.

G. - Et les chanteurs?
É. G'. - Les chanteurs, c'est la vie quotidienne.
C'est la vie telle qu'elle essaie de se développer en
marge de toute conscience de ce qui s'est passé.

69
L. G. - Le déparleur serait une autre figure du
vagabond qui apparaît dans le premier texte ?
É. G. - Absolument. Le déparleur, c'est le dri-
veur traditionnel. C'est le délirant verbal à la croisée
des routes, c'est celui qui prend sur lui spectaculai-
rement les déséquilibres de la société. C'est une
nouvelle figure du griot. Le griot prenait sur lui les
figures de la société mais dans un rythme, dans un
ordre, dans une cérémonie qui étaient liés aux socié-
tés africaines. Le déparleur prend sur lui les désordres
de la société, mais il est devenu plus seul, plus soli-
taire, à la croisée des routes. Pour déchiffrer la
parole, il faut une conscience obscure de ce trajet
qu'un livre comme Le monde incréé essaie de suivre.

L. G. - Le déparleur est même capable de se moquer


de sa propre parole. A un certain moment, il prend un
ton de poète pompeux. Il fait de la « grande poésie ».
É. G. - Bien sûr.

L. G. - La dernière pièce est consacrée à Marie


Gelat, que l'on présente comme « la femme à la figure
ouverte ». S'agirait-il d'une pythie, d'une Cassandre?
É. - C'est tout cela à la fois. C'est aussi la
femme esclave qui tue son enfant pour qu'il ne soit
pas esclave. C'est aussi celle qui essaie de ranimer la
mémoire collective défaillante. C'est également la
femme qui est victime de l'homme dans la société

70
antillaise et qui quand même prend sur elle les mou-
vements de cette société.

L. G'. - Est-ce que le monde du xxr siècle peut être


aussi menaçant que celui du xxe siècle? Quel est aujour-
d'hui le devenir de la littérature?
É. G. - De toute manière, la littérature est
menacée de disparition, par le fait même qu'elle
se multiplie et se quantifie prodigieusement. Elle
devient littéralement une image de la confusion, de
l'inexplicable et de l'imprédictible du monde. De ce
fait, elle se banalise à tour de bras. Toute littérature
consommable aujourd'hui est une littérature bana-
lisée. Ça, c'est évident. C'est pour cela que cette
littérature passe essentiellement par le roman. Parce
qu'on croit que le roman est plus facile, donne plus
facilement les clés de cette espèce de déréliction
généralisée. Il se peut que la littérature disparaisse
en tant que genre. Il se peut aussi qu'elle se ren-
ferme dans des obscurités, des secrets, des profon-
deurs d'où elle ressortira plus tard dans tout le
concert des techniques modernes. Il se peut qu'une
forme nouvelle apparaisse. On ne peut pas savoir. Il
faut prendre conscience que la littérature est devenue
un objet de production et de consommation généra-
lisé et que, de ce fait, elle rate le plus souvent son
objet qui est de faire remonter à la surface des coor-
données, des vérités, des structures que personne ne
voit d'ordinaire. Elle devient un objet de surface

71
alors que la littérature, traditionnellement, est un
objet de profondeur.

L. G. - Dernière question à propos de ces pièces :


pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d'écrire qu'elles
sont « irreprésentables » ?
É. G. - C'est lié à ce que je viens de dire. UOne
pièce - mais ce ne sont pas vraiment des pièces --,
un objet littéraire qui essaie d'aller dans les profon-
deurs n'est pas véritablement un objet de scène.
Parce que la scène est le lieu où la profondeur
devient apparente. Mais quand la profondeur est
inextricable, peut-être que cette fonction de la
rendre apparente devient plus difficile et peut-être
que la pièce de théâtre est plus irreprésentable ...
Repenser l'utopie

« Imaginez »., tel est le mot qui ouvre La Cohée du


Lamentin (Gallimard., 2005). Ce premier mot est le
point de ralliement des textes qui composent l'essai., dont
certains portent sur des notions plus théoriques., d'autres
sur des trajectoires d'écrivains et d'artistes. Ce cinquième
tome des « Poétiques » résume en quelque sorte les précé-
dents essais., les prolonge., en précise les enjeux : il se
donne à lire comme une œuvre de résistance devant tout
phénomène de prêt-à-penser et comme l'affirmation des
pouvoirs « innumérables » de l'imaginaire.
Cet entretien a été enregistré à Paris en mars 2005,
quelques jours seulement après la parution du livre.

Lise Gauvin - Édouard Glissant., vous venez de


publier un essai., La Cohée du Lamentin., sous-titré
« Poétique V ». L'impression que j'ai eue en vous lisant

73
est qu'il est difficile de distinguer la prose de l'essayiste de
celle du poète. Est-ce que vous diriez que tout essai par-
ticipe de la poésie, qu'il y a une interpénétrabilité des
deux genres ?
Édouard Glissant - L'essai a quelque chose de
l'écriture poétique quand l'essai est un outil de
découverte, quand l'essai sert à fouiller dans une
matière. Il y a des essais qui se contentent d'être des
récapitulations. À ce moment-là, l'essai peut avoir
son langage rationnel ou complètement organisé,
structuré, clair. Mais quand l'essai se donne pour
objet de fouiller une matière poétique, comme c'est
le cas pour La Cohée du Lamentin, il est certain que
le style ne peut pas être un « style » d'essai et que ce
doit être un style de poésie.

L. G. - Ne pourrait-on pas sous-titrer cet ouvrage


« poétique du lieu » ou encore « l'imaginaire du lieu » ?
É. G. - L'idée fondamentale est que, partant
d'un point précis qui est la Cohée du Lamentin,
c'est-à-dire un coin de la baie du Lamentin, dans un
petit pays, la Martinique, dans un petit archipel, la
Caraibe, on entre en contact avec les problèmes, les
difficultés et les espérances d'une réalité que j'ap-
pelle le Tout-monde, et que par conséquent il y a
un accord entre un lieu si particulier et futile et les
horizons du Tout-monde. Ça, c'est l'idée centrale
du livre, qui passe bien entendu par d'autres zones

74
également, comme le domaine de la peinture, le
domaine de la poésie, le domaine de la poétique.

L. G. - La Cohée du Lamentin est le nom d'un lieu


qui existe réellement mais vous dites aussi dans le livre
que c'est un mot dont l'origine reste mystérieuse.
É. G. - Cela m'a paru la désignation appropriée
pour ce livre. Le mot « cohée » n'existe pas dans les
lexiques français. Il n'existe pas dans les lexiques
créoles. Et pourtant il existe. On dit « un » ou « une »
cohée, indifféremment, selon le cas. Il y a la Cohée
du Lamentin, un fonds Cohée à Saint-Pierre de
Martinique. Il y a une cohée de Basse-Terre. Par
conséquent, c'est un mot qui varie et qui résiste, ce
qui me paraît la caractéristique même de toute poé-
tique dans le monde actuel.

L. G. - Il y a une opacité du mot ...


É. G. - Oui, c'est un mot qui résiste.

L. G. - Un autre mot qui revient assez souvent dans


cet ouvrage est le mot « utopie ») que vous définissez
comme « ce qui nous manque dans le monde ». Mais
vous laissez entendre qu'il y a utopie et utopie, c'est-à-
dire l'utopie comme système de pensée et l'utopie qui se
situe du côté de l'imaginaire. Pouvez-vous préciser cette
opposition ?
É. G. - L'utopie considérée traditionnellement,
si l'on pense à La République de Platon ou à La Cité

75
de Dieu de saint Augustin, ou encore à l'Utopia de
More, c'est un système normatif qui tend à donner
une excellence à un objet, soit à la nature humaine,
soit à la Cité, soit à la société. Par conséquent, il y
a dans toute utopie classique une notion de mesure,
de normalité, d'excellence et de ce qui fonctionne le
mieux. C'est une sorte de désir d'éternité, la pensée
utopique. Ce que je dis, c'est que dans notre monde
actuel, qui est un monde du divers, un monde des
contraires, des opposables, l'utopie ne peut pas
consister à choisir l'un des éléments de cette diver-
sité ou de ces oppositions et puis à le perfectionner,
à en faire un objet qui ne change plus, qui vit dans
l'excellence. L'utopie pour nous aujourd'hui, c'est
d'accumuler, sans aucune exception, toutes les beau-
tés, tous les malheurs et toutes les valeurs du monde.
Par conséquent, dans cette accumulation, ce qui va
prédominer, c'est le sentiment et la réalité d'une
Relation entre ce qui est accumulé. L'utopie sera un
sens aigu d'une poétique de la Relation tandis que,
dans le sens traditionnel, l'utopie est une poétique
de l'excellence et de la normalité. Je ne sais si c'est
clair?

G. -- Je crois que oui. L'utopie traditionnelle sup-


pose un système parfait~ donc clos~ qui n'est pas en
devenir.
É. G. - C'est cela. l.'andis que l'utopie, pour
nous, c'est ce qui manque, c'est-à-dire ce qui permet

76
d'aller dans l'accumulation jusqu'au bout de la
quantité d'éléments qui constituent le Tout-monde.
De sorte qu'on essaie qu'il n'en manque aucun.
Moi, je dis par exemple qu'en matière de langage, si
une langue du monde meurt, c'est une part de
l'imaginaire de l'homme qui meurt. Il faut lutter
contre la disparition des langues, même les plus
infimes, même quand elles sont parlées par dix per-
sonnes, car c'est une représentation de l'imaginaire
des hommes et des humanités.

L. G. - Vous récusez tout ce qui vous paraît pensée


de système mais il me semble que votre réflexion repose
j

sur des oppositions telles que: mondialité/mondialisa-


tion pensée continentale/pensée archipélique, structurel
j

processus. Est-ce que, dans ces oppositions il n y aurait


j

pas déjà un début de système ?


É. G. - Ce n'est pas le système qui est récusable.
Ce qui est récusable, c'est que le système soit systé-
matique. C'est ça qui est récusable. On peut avoir
des systèmes non systématiques. On peut avoir des
systèmes chaotiques. On peut avoir des systèmes
erratiques. On peut avoir des systèmes à dimensions
variables. Là, ce ne sont plus des systèmes systéma-
tiques. Une pensée de système ou un système de
pensée, c'est ce qui obéit à des lois systématiques.
Ce n'est donc pas la notion de système qui est criti-
quable, c'est la notion que le système vous oblige à
des unicités de cheminement, à des unicités de pro-

77
gression, à des linéarités qui ne correspondent plus
à la situation actuelle du monde et de son organisa-
tion chaotique.

L. G. - Certains pourraient voir une contradiction


entre ce que vous dites de la nécessité d'agir dans « l'inex-
tricable du monde, sans le réduire à [ses] propres pul-
sions ni intérêts individuels ou collectifs» (p. 24) et ce
que vous dites aussi de la nécessité de sauver les « iden-
tités blessées ». Vous écrivez : « Je crois à l'avenir des
petits pays » (p. 27). Comment articulez-vous ces deux
projets?
É. G. - J'ai répondu à cela dans beaucoup de
mes livres précédents. J'ai essayé d'expliquer que la
rencontre, le métissage, la créolisation n'ont pas
pour but d'aboutir à une soupe, à une sorte de mel-
ting-pot sans sens, qui serait une purée ou une
bouillie de toutes les identités et de tous les lieux,
mais qu'il y a une nécessité de définir le lieu et
l'identité et tout de suite après une nécessité de
l'ouvrir, c'est-à-dire de ne pas s'en tenir à des défi-
nitions. Par conséquent, c'est ce qu'on dit quand on
dit qu'il y a une interdépendance. Cela ne veut pas
dire que tout est mélangé. Cela veut dire qu'il faut
qu'il y ait des indépendances et que ces indépen-
dances consentent à des interrelations. Il y a au
départ quelque chose qui n'est pas indifférencié et il
y a à l'arrivée quelque chose qui n'est pas indiffé-
rencié parce que la totalité de ces rapports est régie

78
par ce que j'appelle une « poétique de la Relation » ;
ce n'est pas un système mais une ouverture perma-
nente sur le plus d'extensions, de relations possibles.

L. G. - Vous venez de parler de la créolisation, qui


est un des concepts clés de votre poétique. Comme exemple
de créolisation, vous donnez souvent le jazz, le jazz
américain. Est-ce que la créolisation ne serait pas d'abord
et avant tout un processus culturel ? Est-ce que le phéno-
mène n'échappe pas jusqu'à un certain point au poli-
tique et à l'économique, ces domaines étant tributaires de
lois plus rectilignes, plus coercitives? Vous n'hésitez pas
à affirmer que « l'imaginaire culturel devient un enjeu »
(p. 159). Mais est-ce que l'imaginaire culturel peut
vraiment abolir certaines notions, comme celle d'empire
par exemple ? Comment articulez-vous cette notion de
créolisation au politique et à l'économique?
E. G. - Dans les faits, en politique comme en
économie, la créolisation joue. Mais la créolisation
n'a pas de morale. Ce sont des phénomènes qui
existent réellement, des phénomènes de mélange,
de métissage avec production de résultats inat-
tendus, qui existent dans l'histoire des humanités.
Ils se sont effectués sur des plages temporelles infi-
nies dans le passé, ce qui fait qu'on n'avait pas le
temps de les percevoir. Ils s'effectuent maintenant à
une vitesse prodigieuse, ce qui fait qu'on a le temps
de les apercevoir. Les phénomènes de civilisation se

79
produisent à une vitesse tellement prodigieuse qu'on
en a le vertige, qu'on est comme étourdis.
Les créolisations ont toujours existé mais n'ont
pas de moràle. Il ne s'agit pas pour les créolisations
d'amener vers une humanité plus compatissante,
plus policée, moins barbare. Ce qui se passe, c'est
que la créolisation, qui a toujours existé, a toujours
été refusée par les tenants de l'identitaire à racine
unique. Ce qui se passe aujourd'hui, c'est que les
phénomènes de créolisation commencent à déman-
teler ces raidissements de l'identité racine unique.
Partout dans le monde contemporain où il y a eu
des créolisations - je pense à des villes comme Bey-
routh ou Sarajevo - , partout dans le monde où il y
a eu des phénomènes concrets de créolisation, les
partisans de l'identitaire racine unique se sont
acharnés pour essayer de les détruire. Il y a un enjeu
de la créolisation dans l'économique et dans le poli-
tique. Seulement, la créolisation n'est pas une pana-
cée. Ce n'est pas le moyen de résoudre les problèmes
de politique et d'économie. Ce que je pense, c'est
que si les phénomènes de créolisation jouent dans
l'histoire des humanités, ce serait pour changer les
orientations des imaginaires de l'homme, des huma-
nités. Si on arrive à orienter de manière différente
les imaginaires des humanités, on trouve des solu-
tions beaucoup plus fondamentales, permanentes et
durables à des problèmes politiques et économiques
que les occupations militaires ou les décisions glo-

80
baIes de l'économie. Si vous prenez deux commu-
nautés qui se battent au nom d'une racine unique et
que vous mettez une armée entre elles, bien sûr elles
cesseront de se battre. Mais le jour où cette armée
partira, elles recommenceront de se battre au nom
des mêmes principes. Mais si vous arrivez à rendre
de plus en plus effective la maxime selon laquelle je
peux changer en échangeant avec l'autre sans me
perdre ni me dénaturer, peut-être qu'à ce moment-
là vous arriverez à travailler sur la matière des oppo-
sitions entre des racines uniques et que vous arriverez
à faire tomber les armes d'un côté et de l'autre.
C'est ce que j'appelle l'utopie et ce que j'appelle
l'action de la pensée poétique sur le monde. Je pense
que la pensée poétique aujourd'hui a autant de
chances que les pensées politiques.

L. G·. - Dans ce nouvel essaz~ il y a une recherche de


forme qui donne~ notamment~ des passages où on voit
apparaître des « excipits », des résumés de pensées anté-
rieures~ des conclusions ou des citations de vos propres
œuvres. On les reconnaît tels des leitmotive de votre
pensée. Il me semble que vous auriez pu ajouter celui-ci :
« Il est donné~ dans toutes les langues, de bâtir la tour. »
Cette phrase a été souvent citée bien que, d'une certaine
façon, elle reste énigmatique. Pourriez-vous la com-
menter?
É. G. - L'idée du mythe de la tour de Babel,
c'est que, une fois que chacun des travailleurs de la

81
tour a une langue différente, on ne peut plus coor-
donner le travail et la tour s'effondre parce qu'elle
n'a plus de principe unitaire. Autrement dit, l'idée
du mythe de la tour de Babel, c'est que pour tra-
vailler ensemble, il faut une sewe langue. C'est l'idée
qui a cours dans la situation actuelle du monde alors
qu'on dit: « L'anglo-américain devrait être la langue
universelle. » D'autres disent qu'il faut faire une
langue universelle qui serait l'espéranto. Moi, je dis
non. Le devenir du Tout-monde n'est pas lié à celui
d'une langue unique, que ce soit une langue domi-
nante ou une langue construite artificiellement. Le
devenir du Tout-monde est lié à la multiplicité des
langues. Cette multiplicité n'est pas un obstacle à la
compréhension entre les locuteurs.
Je dis que par exemple, de plus en plus, les gens
peuvent écouter des poèmes en langues étrangères
en étant émus par cette écoute sans avoir la connais-
sance de la langue dans laquelle le poème a été écrit.
Je dis qu'il y a une nouvelle sensibilité des huma-
nités qui se développe et que les rapports de langue
à langue seront faits plus d'intuition et de sens
commun, c'est-à-dire de sens partagé, que de tra-
ductions intellectuelles et de sens clair. Autrement
dit, il y a une certaine opacité - je suis toujours
dans le domaine de l'opacité - dans la fréquenta-
tion des langues qui n'est pas un défaut mais l'ac-
quisition de nouvelles facultés chez les hommes et
les femmes d'aujourd'hui.

82
L. G. - On remarque aussi dans cet essai plusieurs
témoignages d'admiration réservés à des peintres, à des
poètes ou à des philosophes. Vous parlez, notamment, de
Deleuze, de Tabucchi, de Miron. Comment décririez-
vous ce Miron que vous avez bien connu?
É. G. - Je le décrirais comme un phénomène
naturel, comme une espèce d'éruption, mais aussi
comme une espèce de surgissement tranquille, abon-
dant et rythmé, et qui a vécu son expansion dans
l'espace avec passion. C'est pour cela que je dis que
c'est un phénomène naturel.

L. G. - Vous parlez aussi de Césaire, le poète. Est-ce


que vous ne croyez pas qu'on a exagéré les tensions entre
certaines générations d'écrivains antillais et Césaire?
Est-ce que, chez Césaire, la trajectoire du militant ou de
l'homme politique n'a pas jeté une ombre sur le poète?
Il me semble qu'il y a chez vous un désir de retrouver le
verbe du poète.
É. G. - Je n'ai pas besoin de le retrouver . Je ne
l'ai jamais perdu. Depuis que j'enseigne, régulière-
ment je consacre une partie de mon enseignement à
la poésie de Césaire. Donc je n'ai jamais perdu la
poésie de Césaire. Il est certain que les positions
politiques de Césaire ont fait écran à la perception
des qualités réelles de sa poésie. Moi, j'ai toujours
regretté qu'on ait ramené sa poésie à des espèces de
déclarations de principe tournant autour de la négri-

83
tude. Mais il y a autre chose. Il y a la qualité fonda-
mentale d'un grand poète, qu'il soit partisan de la
négritude ou non. Il est possible que, maintenant
que la vie politique de Césaire a cessé d'une certaine
manière, on soit plus disponible pour aller à sa
poésie elle-même. En ce qui me concerne, je ne l'ai
jamais perdue de vue !

L. G·. - Vous avez une définition assez remarquable


de la poésie. Vous écrivez: « La poésie ne produit pas de
l'universel., non., elle enfante des bouleversements qui nous
changent. »
É. G. - C'est ce que je crois.

L. G. - Dans tout l'essai., il yale désir de faire l'in-


ventaire des malheurs de l'humanité. Vous citez par
exemple des bulletins de nouvelles tous plus alarmistes les
uns que les autres. Vous nommez les cataclysmes qui se
produisent partout sur la planète., mais il y a en même
temps le désir de résister à une pensée de l'Apocalypse.
Diriez-vous que ce que vous proposez est un nouvel
humanisme?
É. G. - Je ne dirais pas que c'est un nouvel
humanisme parce que la notion même d'huma-
nisme a quelque chose d'un système de pensée qui
ne me plaît pas: je dirais que c'est peut-être une
nouvelle approche des humanités, telles qu'elles se
vivent aujourd'hui dans le monde contemporain,
mais pas un nouvel humanisme. Je ne prétends pas

84
arriver à l'humanisme parce que, quoi qu'on en
dise, il y a dans la notion d'humanisme une fois de
plus une dimension de morale qui ne me paraît pas
nécessaire.

L. G. - Votre pensée reste plutôt optimiste ...


É. G. -Je suis résolument optimiste mais cela ne
veut pas dire que je fonde un nouveau système d'hu-
manisme. L'optimisme, c'est la confiance en l'effi-
cacité des interrelations entre beaucoup de systèmes:
systèmes de cultures, de langues, de paysages, de
pays. Ce n'est pas un humanisme, c'est une poé-
tique.

L. G. - Quel serait le rôle de l'écrivain aujourd'hui,


de l'intellectuel?
É. G. - Je ne peux pas dire s'il y a un rôle de
l'écrivain, de l'intellectuel, mais je peux dire qu'il y
a un rôle de la poésie et de l'art. Ce rôle, que j'essaie
de pister dans mes livres, est lié à ce que je dis tou-
jours: il faut changer les imaginaires des humanités.
Je crois que c'est seulement la poésie et l'art qui en
sont les moteurs décisifs.
De la beauté comme connivence

Après les « Poétiques »~ Édouard Glissant entreprend


dans Une nouvelle région du monde~ sous-titrée
« Esthétique 1» (Gallimard~ 2006) ~ une vaste médita-
tion traversée de questions et de points de suspension sur
la beauté du monde. Méditation animée par une sorte de
vertige et de tremblement devant les œuvres de langage
produites par l'homme, mais aussi devant l'inattendu
des humanités qui fondent le réel et forment ce que Glis-
sant appelle « la quantité réalisée de toutes les différences
du monde ». Car la beauté~ pour l'écrivain~ est « le récep-
tacle secret de toutes les différences » qu'elle «annonce à
qui veut savoir ». On retrouve dans cet ouvrage quelques-
uns des concepts clés de Glissant articulés à une réflexion
sur cette « nouvelle région du monde » dans laquelle nous
sommes invités à entrer.
Cet entretien a été réalisé à Paris le 17 octobre 2006.

87
Lise Gauvin - Serait-il juste de dire de ce livre:J si
l'on tente de le résumer:J que c'est le résultat d'un vertige
et d'un tremblement devant la beauté du monde?
Édouard Glissant - Je ne sais pas si c'est un
résultat, mais cela participe d'une vision assez verti-
gineuse du monde et de la beauté du monde. Ça,
c'est exact. Est-ce que c'est un vertige? Peut-être
que c'est aussi quelque chose d'autre.

L. G. - Est-ce que la notion de beauté:J qui revient


comme un leitmotiv dans le livre:J n'est pas une certaine
forme de transcendance ? Est-ce que ce n'est pas une sorte
de tension vers l'être? Est-ce que ce n'est pas quelque
chose qui participe de l'Être avec un grand E ?
É. G. - Pas du tout. Du moins dans ce que je
conçois de la beauté. C'est même le contraire. Je
pars de l'idée que la beauté, qui peut être perçue ou
ne pas l'être, peut être le signal d'une rencontre
dans le différent dans les choses créées et dans les
objets naturels. C'est le signal qu'une différence sol-
licite et approche des différences qui s'apposent à la
première différence et réalisent une densité qui peut
être tremblante, non achevée, mais qui n'a rien à
voir avec une transcendance.

L. G. - Quel rapport avec le Traité du Tout-


monde, que vous désignez comme une « Poétique » ?
É. G. - Le rapport est évident parce que c'est

88
une vision du monde, de ce que j'appelle le Tout-
monde, qui est non pas une partie du monde mais
une région du monde dans laquelle nous entrons
tous en même temps. C'est ce qui caractérise sa
nouveauté. La différence, c'est que dans ce livre-ci
il est question de l' œuvre de la beauté alors que dans
le Traité du Tout-monde il était question de l'ap-
proche de la diversité du monde. Il n'était pas ques-
tion spécifiquement dans l'ouvrage de la beauté du
monde.

L. G. - De quelle nouvelle région s'agit-il plus exac-


tement et quel est son rapport avec le tout ?
É. G. - La région est nouvelle parce que c'est la
région dans laquelle certains de nous sont entrés
déjà, Rimbaud et beaucoup d'autres individus, mais
c'est une région dans laquelle nous sommes amenés
à entrer tous ensemble. C'est en quoi elle est nou-
velle. C'est une nouvelle région du monde parce
que nous vivons dans le monde, le monde est devant
nous, en nous ou à côté de nous, mais nous n'avons
pas encore conçu qu'il y a une partie du monde que
nous voyons ou que nous ne voyons pas et dans
laquelle nous devons tous entrer ensemble, c'est-à-
dire dans laquelle nous devons mettre en rapport
nos différences sans que ces différences entraînent
des catastrophes. Ces différences en nous et pour
nous signalent la beauté du monde. C'est pour cela
qu'il y a un Tout-monde, une nouvelle région du

89
monde, à côté du monde lui-même, dans le monde
lui-même, par-delà le monde lui-même, en deçà du
monde lui-même, et confondue au monde lui-
même.

L. G. - Vous dites que nous allons entrer dans une


nouvelle région du monde, mais vous refusez l'idée de la
fin d'une ère. Vous écrivez: (< Nous sommes tous jeunes
dans le Tout-monde. » y a-t-il une évolution dans le
monde? Si oui, quelle est-elle ? Y a-t-il un passage du
temps?
É. G. - Je ne crois pas qu'il y a une évolution,
parce que je crois que le monde est imprévisible et
imprédictible. L'évolution caractérise une réalité,
une entité logique, harmonieuse, consécutive. Notre
rapport au monde et le monde lui-même sont impré-
visibles, imprédictibles. Je ne crois pas aux consécu-
tivités dans ce domaine. Il est possible que la fin du
monde soit là, d'une manière peut-être climatolo-
gique, ou géologique, ou thermique ... C'est pos-
sible, mais ce n'est pas ce qui doit constituer une
obsession pour l'imaginaire humain. Ce qui doit
constituer une obsession pour l'imaginaire humain
et que l'imaginaire humain doit apprendre à appri-
voiser, c'est l'idée que la beauté du monde naît des
différences de ces réalités. C'est cette idée que nous
n'avons pas encore explorée ni mise à nu. C'est
pour cela que les différences du monde entraînent
tant de catastrophes, tant de positions insuppor-

90
tables. Quand nous considérons nos différences
entre nous et le monde, nous devenons intolérants,
intégristes par rapport à nous-mêmes et par rapport
à nos croyances. Dans ce sens, ce livre est aussi un
éloge de la différence. La différence, ce n'est pas ce
qui nous sépare. C'est la particule élémentaire de
toute relation. C'est par la différence que fonctionne
ce que j'appelle la Relation avec un grand R.

L. G. - Vous écrivez que la quantité réalisée de


toutes les différences du monde vous amène à consentir à
l'idée d'universel. C'est un mot qui revient à quelques
reprises dans le texte. Or on connaît votre méfiance pour
ce mot et l'implicite sur lequel il repose.
É. G. - Si on dit cela, il faut ajouter immédiate-
ment que ce que je considère comme un universel
envisageable est la quantité réalisée de toutes les
différences et elle seule. Cette quantité réalisée, je
ne postule pas qu'elle aboutit à une sorte d'unité
qui abolirait la particularité de chacune des diffé-
rences. Et par conséquent, cette quantité réalisée,
c'est le contraire d'un certain universel. L'universel,
c'est l'idéal réalisable à partir de plusieurs données
réelles.
Ce que je défends, c'est que l'idée de la beauté
naît d'une quantité réalisée au fur et à mesure.
L'idéal qu'il y a dans la notion d'universel s'abolit
dans la notion de quantité réalisée.

91
L. G. - Vous utilisez le « nous », vous dites « nous
tous ». Ce « nous », que recouvre-t-il exactement?
É. G. - Il est constitué de tellement de nous dif-
férents, opposés, contradictoires, hostiles les uns
aux autres, que, paradoxalement, c'est un nous qui
est une quantité non réalisée. Il y a des nous com-
munautaires, des nous identitaires, des nous asso-
ciatifs. Il y a aussi des nous qui seraient des nous de
consentement à l'ouvrage des différences. Ces nous
sont des nous non encore réalisés. Il faut qu'ils le
soient pour que nous entrions tous dans cette nou-
velle région du monde.

L. G. - Est-ce que vous pensez que cette nouvelle


région du monde sera un jour réalisée? Cela supposerait
la fin des intégrismes, la fin des sectarismes ...
É. G. - Je le pense. Ce qui ne veut pas dire que
cela signifierait la fin des particularismes. Le nous,
ce n'est pas la fin des différences, ce n'est pas la fin
des différents. Mais ce serait la fin de l'imposition
des différents sur un plan essentiel, qui serait le plan
de l'acceptation de l'autre.

G. - Revenons aux œuvres d'art. Vous parlez de


la beauté des œuvres préhistoriques, dont vous dites
qu'elle est inexplicable, alors que « le même et l'autre
n'étaient pas connus comme données à part ». Vous
parlez d'un art de « liaison magnétique» auquel aurait

92
succédé un « art utilitaire ». Est-ce que c'est un point de
non-retour ?
É. Go - Pas du tout. Je pense que dans l'histoire
de tous les arts et de toutes les cultures, il Y' a la
nostalgie de ce moment primordial - et non pas
primitif- où le même était en rapport avec l'autre.
Le même qui était l'habitant des cavernes, par
exemple, son autre ce n'était pas un autrui, son
autre, c'était l'animal et l'entour. Dans ce sens,
quand il rencontre l'autrui et que commencent les
guerres, et que commence la vie de société, il aban-
donne la tentative de fusion et de communion avec
l'autre qui était l'animal et l'entour pour entrer dans
les vicissitudes de la vie en société et peut-être de
l'histoire. C'est-à-dire la relation avec un autrui,
avec un autre qui serait semblable à lui-même. Il me
semble que toute l'histoire des arts de toutes les
humanités est une espèce de tension vers ce point
de fusion, de connivence avec l'autre de l'animal,
l'autre de l'arbre, l'autre des choses, et que cette
sourde tension a été toujours - et peut-être heu-
reusement parce que c'est une tension insuppor-
table - masquée, barrée, par une conception du
beau comme consentement à des règles, consente-
ment à des lois, consentement à un ordonnance-
ment.
Il y a cette dualité dans ce que nous concevons de
la beauté. 'Une fois de plus, je reviens à Rimbaud.
Quand il dit: « Il faut se faire voyant )>, il dit qu'il

93
faut être capable de voir ce moment de fusion pri-
mordiale. Et je pense qu'on a essayé à force de
réglementation du beau d'oublier ce moment. Peut-
être qu'on y revient maintenant parce que cela me
paraît de plus en plus évident, parce que la rela-
tion purement sociale et historique, c'est-à-dire la
relation entre communautés, est parvenue à un
paroxysme incroyable.
Et aussi parce que la relation à l'autre de la nature,
l'autre de l'arbre, l'autre de la terre, l'autre de la
forêt est parvenue à un point d' oscillement et de
déséquilibre intolérables.
Nous sommes la proie en même temps des guerres,
des intolérances sociales, des déferlements et des
iniquités disons naturels - tremblements de terre,
incendies, raz de marée, tsunamis, etc.
Pour la première fois peut-être, il y a deux masses
qui s'opposent et cela nous rend attentifs à leurs
rapports réels. C'est pour cela qu'en ce moment il
y a quelque chose qui se passe. La sensibilité des
humanités est exacerbée par cela et peut-être que
cela nous sert aussi à mieux percevoir la nature de
la beauté du monde.

L. G. - Vous faites la différence entre la beauté~


toujours variable, et le beau, qui suppose un certain
nombre de règles. Est-ce que le beau existe en dehors de
la subjectivité ? Est-ce que la notion de beau ne suppose
pas un regard, un juge1nent ?

94
É. G. - La notion de beau suppose l'existence en
nous de traces de cette relation primordiale dont j'ai
parlé et cette tentative de fusion et de connivence
avec un autre qui ne serait pas l'autrui, mais l'envi-
ronnement, soit la nature, les animaux. Il y a la nos-
talgie de cela, mais qui est encadrée par des règles
de fabrication que l'homme se donne socialement.
Le beau est un produit social. La beauté est une
aspiration de chacun. C'est la grande différence. On
n'aspire pas au beau, mais on le conçoit et on le
fabrique. L'esthétique au sens traditionnel, c'est la
science de cette fabrication. Mais l'esthétique, pour
moi, c'est la divination de cette relation de conni-
vence dont j'ai parlé.

L. G. - Qu'entendez-vous par « art utilitaire » ?


É. G. - L'art qui sert à affirmer la singularité,
l'exceptionnalité d'une communauté donnée. Un
art qui exclut toute participation d'une autre com-
munauté. Cela peut être l'art religieux. Ce n'est pas
un art métis, de fusion, de mélange. C'est un art de
singularité pour une communauté donnée. C'est un
art social. C'est un art qui permet des relations de
société à l'intérieur d'une seule et même commu-
nauté. Cela peut être très bon. Mais ce n'est pas un
art de divination, ce n'est pas un art tremblant.
C'est un art qui obéit à des règles, à des lois assez
fixes, qui a des vues assez nettes, chacun étant per-
suadé que la communauté dans laquelle il vit est la

95
meilleure et qu'il n'est pas tolérable d'en avoir
d'autres.

L. G. - A part l'art religieux) y en a-t-il d'autres


exemples?
É. G. - L'art de représentation des totems peut
être un art religieux mais cela peut aussi être un art
tout simplement de représentation d'une commu-
nauté. Le totem est un art utilitaire parce que c'est
un art qui réunit les emblèmes d'un oiseau, ou d'un
autre animal. Si on a un animal qui représente
emblématiquement la force d'une communauté, on
le représente sous des traits idéaux.

L. G. - C'est un art à fonction détenninée.


É. G. - Bien sûr.

L. G. - Comment situez-vous les arts dits primitifs


ou premiers dans cette histoire très générale de l'art ?
É. G. - Les arts premiers, primitifs, indigènes,
ou lointains, comme on voudra, sont des arts qui
n'ont pas eu de fonction dans le monde parce que
ce sont des arts qui se sont maintenus au ras de la
connivence avec l'autre, mais pas l'autre autrui,
plutôt l'autre entour ou l'autre animal. Ce sont des
arts qui ont participé de la recherche de cette conni-
vence. Deuxièmement, ce sont des arts qui n'ont eu
aucune influence dans le monde, sauf quand on les
a «( découverts », alors que certains artistes des civi-

96
lisations conquérantes s'en sont inspirés, comme si
c'étaient des tentatives qui se sont gardées intégra-
lement pour le moment où ce genre de rencontres
que nous vivons aujourd'hui s'effectue. Malheu-
reusement, quand ces rencontres se sont effectuées,
cela s'est fait sous le signe d'une telle injustice, d'un
tel déséquilibre des conditions d'existence qu'effec-
tivement cela diffère encore le moment où, malgré
les imitations de Picasso, de Braque ou des autres à
propos de l'art africain, on pourrait avoir une nou-
velle vision synthétique de ces démarches différentes
de l'art: l'art social représentatif des civilisations de
l'Occident, et l'art mémoire obscure et tentative de
connivence des civilisations pa'r exemple africaines.
Cette synthèse ne peut pas encore se faire dans
l'imaginaire parce qu'il y a une telle différence de
conditions réelles entre ces divers groupes que per-
sonne ne voit encore la possibilité d'une telle syn-
thèse. Mais il faut la voir si on veut entrer dans la
nouvelle région du monde.

L. G. - Toutes ces créations ont été déplacées, dépor-


tées vers les centres. On les découvre grâce aux musées)
mais on les prive en même temps de leur cadre naturel.
É. G. - C'est pour cela qu'il est difficile de
concevoir les résultantes qui vont procéder de ces
rencontres à l'heure actuelle. Une esthétique nou-
velle est une esthétique qui essaie de prévoir, pré-
sager ou voir dans l'avenir ces rencontres.

97
L. G. - Vous abordez de nouveau la différence entre
langue et langage. Vous dites: « La langue s'efface par-
fois mais le langage qui porte une œuvre persiste et
dure. » Ou encore: « Les langues établissent, les lan-
gages situent. » Vous semblez croire que les langages, les
œuvres ont une durée plus longue que les langues.
É. G. - C'est un lieu commun. Le latin a disparu
mais on lit encore l'Énéide. On le lit en traduction
mais on peut aussi le lire dans le texte. Or toute
œuvre littéraire est un langage par rapport à la
langue dans laquelle elle s'exprime.
Le langage, c'est la langue, mais, comme dirait
Deleuze, minorée, c'est-à-dire la langue utilisée dans
une perspective d'art.
Un conte dit dans une langue est un langage par
rapport à cette langue, même si cette langue est seu-
lement une langue orale. C'est la différence que je
fais entre les notions de langue et langage.

L. G. - Vous dites que les langages des peintres, des


sculpteurs, des architectes, des musiciens et des philo-
sophes sont de la même sorte. Mais vous semblez avoir
une préférence pour les sculpteurs ...
É. G. - Pas vraiment. l'ai fait un passage sur les
sculpteurs et la sculpture peut-être parce que c'est
le seul lieu commun réel entre les diverses zones
d'expression artistique. Il n'y a pas de tableau au
sens occidental en Afrique. Il n'y a pas d'estampes

98
au sens oriental dans des pays africains. Mais il y a
partout le geste du sculpteur. Ce n'est pas une pré-
férence, c'est une manière de dire que c'est un des
lieux communs de la représentation ou de la tenta-
tive de connivence dans les arts du monde.

L. G. - A propos des langues~ vous dites que les


langues se modifient~ se transforment. Vous parlez des
codes de complicité qui existent dans les banlieues et font
partie d'une forme de créolisation. Màis où s'arrête la
créolisation ? Jusqu'à quel point une trop forte créolisa-
tion peut-elle fa'ire disparaître une langue ?
É. G. - Le monde est imprédictible. Qui peut
dire qu'une langue est éternelle ou qu'elle ne l'est
pas? On sait aujourd'hui qu'il y a des langues
mortes qui continuent à vivre et que d'autres dispa-
raissent totalement. D'ailleurs, ce n'est pas une ques-
tion intéressante. L'amas de relations des langues
comporte beaucoup d'injustices, de miracles, de
jeunesse, de vieillesse. C'est toujours triste quand
une langue meurt. S'il y a une seule manière de dire
l'eau, c'est une terrible limitation de l'imaginaire
humain. Si tout le monde dit water, ce n'est plus un
élément de relation entre l'homme et le monde,
mais un élément de codification. Par conséquent, il
faut défendre à toute force la diversité des langues
et se battre à toute force contre la disparition des
langues. Mais on ne peut rien dire d'une prévision
dans ce sens.

99
L. G. - Un passage du livre mentionne la franco-
phonie comme un dérivé du rapport colonisateur-colo-
nisé. Est-ce qu'on peut penser la francophonie en dehors
de ce rapport? D'autre part, vous dites qu'il n y a plus
de centre ou de périphérie légitime mais, à propos de la
France, vous dites qu'elle peut devenir un foyer culturel
universalisant. Comment voyez-vous cette question de la
francophonie aujourd'hui?
É. G. - Il est clair que toute tentative de com-
munauté de ce genre ne peut être qu'une suite de
l'entreprise coloniale. Quand il y a un colonisateur
et des colonisés qui se réunissent, il y a forcément
l'ancienne relation colonisateur-colonisé sous-jacente.
Ce qu'il faut, c'est non pas oublier cet ancien rap-
port, mais que les diverses mémoires de cet ancien
rapport se rejoignent et se conjuguent. Car l'oubli
ce n'est pas une forme de réunion. Ce n'est pas une
forme de solidarité. Mais la mémoire revancharde
n'en est pas une non plus. La forme de solidarité, ce
sont les mémoires qui s'accordent pour ouvrir une
nouvelle dimension. C'est difficile à faire. Cela ne
vient pas du jour au lendemain. L'ancien colonisé
peut toujours avoir une réaction de rancœur ou bien
de repli par rapport à l'ancien colonisateur. Incons-
ciemment, celui-ci peut avoir une petite réaction de
supériorité. C'est toujours difficile d'établir ces rap-
ports. L'oubli n'est pas une manière. Parce que
l'oubli laisse les rancœurs possibles, les susceptibilités

100
possibles, les sentiments d'infériorité possibles, les
sentiments de supériorité possibles, même s'ils sont
légers et inconscients. La seule manière de régler ce
genre de choses, c'est la conjonction des mémoires
qui s'accordent. Ça, c'est difficile à faire. L'autre dif-
ficulté, si on esquisse ce genre de rapprochement et
de solidarité, c'est de savoir ce que la francophonie
fait dans le monde. De savoir comment elle s'exerce
par rapport à d'autres collectivités possibles. Cela
aussi est difficile. Une collectivité comme le Com-
monwealth est très difficile à définir. Est-ce que
c'est une collectivité, est-ce que ce n'en est pas une?
Comme la francophonie, c'est très difficile à définir.
Quels seront les rapports entre Commonwealth et
francophonie, c'est très difficile à définir aussi. Par
conséquent, ce sont des questions sur lesquelles il
faut avoir une pensée tremblante, une pensée qui ne
décide pas une fois pour toutes, qui ne tranche pas,
et qui ne s'établit pas sur des principes qui devien-
draient des lois. Si c'est nécessaire à la vie du monde
que ce genre de communautés existe, elles existe-
ront. Si ce n'est pas nécessaire, elles disparaîtront.

L. G. - Il Y a des aires de la francophonie qui ne sont


pas dans le rapport colonisateur-colonisé., qui ne l'ont
pas été. Je pense à la Belgique., à la Suisse., et jusqu'à un
certain point au Québec. Nous ne sommes pas dans le
rapport colonisateur-colonisé.
É. G. - Il Ya des dominations culturelles. Quand

101
Baudelaire dit qu'il n'aime pas les Belges, il n'a pas
besoin de colonisation pour établir un rapport qui
est un rapport de colonisation. Quand on dit au
XIXe siècle qu'un pays qui parle plusieurs langues est
un pays inférieur, comme la Suisse, la Belgique, le
Québec ou le Canada, on établit un rapport de colo-
nisation. Il n'y a pas besoin de la colonisation comme
présence pour que la colonisation existe. Peut-être
que ce rapport n'en est alors que plus insidieux et
plus difficile.
Passages de langues
et territoires du roman

En 2009., à l'occasion du prix Carbet de la Caraïbe.,


l'association Tout-monde a présenté au public deux films
de Nurith Aviv., cinéaste israélienne qui venait tout juste
de remporter à Paris le prix Édouard-Glissant. L'un de
ces films., I}alphabet de Bruly Bouabré., retrace le
projet de l'artiste ivoirien qui., dans les années 1950.,
invente une écriture à partir de sa langue., le bété. Le
deuxième., intitulé D'une langue à l'autre., interroge des
hommes et des femmes de lettres qui ont choisi l'hébreu
comme langue d'écriture., mais ont tous grandi en par-
lant d'autres langues. Originaires de Hongrie., de Russie.,
d'lrak et du Maroc., ils témoignent des rapports com-
plexes qui les lient à leur langue d'adoption. L'un d'eux.,
le poète Meir Wieseltier., déclare même avoir « assassiné
la langue russe» pour pouvoir s'approprier l'hébreu.
C'est à la suite de cette projection que l'idée d'interroger
de nouveau Édouard Glissant sur des questions de langue
m'a été suggérée par l'atrick Chamoùeau.

103
-

GltSsant venait alors de publier un nouvel essaz~ inti-


tulé Philosophie de la Relation (Gallimard, 2009)-,
dont le sous-titre) «poésie en étendue ») révélait le désir
de rauteur d)inscrire sa réflexion dans raxe d)une
parole) celle du poème) qui est pour lui «( la seule dimen-
sion de vén'té ou de permanence ou de déviance qui relzè
les présences du monde ». Il avait aussi partiâpé à un
colloque à la Sorbonne en juin 2009 avec une interven_
tion choc annonçant la mort du roman. Il y af/innait en
effit que « le roman) en tant que seule fiction ou que réez:'
tement de seulement ce qui se voit du réel a cessé d)exister
comme représentation littéraire continûment significa_
tive », Et d'ajouter qu'«( 17 n'est généralement plus que
mode) excellente ou accomplie ou complaisante » 1,
L )entretien a ainsi porté sur quelques concepts clés de
la pensée de GltSsant) notamment en ce qui concerne les
langues et la fiction. Il a été enregistré au Diamant par
Guzïlaume Robtllard.

Lise Gauvin - Vous avez écrit un jour: «(J'écris


en présence de toutes l~s lan~ues du monde) même sije
ne les connatS pas. » A la sUUe de la projection du film

1. « La nation nommée roman: enjeux éthiques du roman COntem_


porain », conférence inau~ale, colloque organisé par Danielle Per-
rault et Lise Gauvin, 4-6 JUln 2009.

104
de Nurith Aviv~ D'une langue à l'autre 1~ dans lequel
on entend plusieurs témoignages de poètes et de roman-
ciers ayant traversé plusieurs langues et qui écrivent en
hébreu~ j'aimerais savoir si~ à votre avis~ le fait de
connaître ou d'avoir traversé plusieurs langues ne donne
pas une prédisposition particulière à l'écriture.
Édouard Glissant - Je ne crois pas que le fait de
connaître plusieurs langues donne une prédisposi-
tion particulière à l'écriture. Ce qui donne une pré-
disposition particulière à l'écriture, c'est le fait
d'avoir une prédisposition particulière à un langage,
que ce langage soit dans une langue ou dans plu-
sieurs langues. Il n'y a pas à mon avis de mesure
quantitative d'une prédisposition à l'écriture dans la
connaissance de plusieurs langues. Dans le film que
nous avons vu, ce qui était intéressant, c'est qu'il y
avait une langue généralisante, qui était l'hébreu, qui
entrait en contradiction plus ou moins nuancée, pour
une population juive ou hébraïque, avec des langues
dites originaires ou maternelles, qui étaient par exemple
l'allemand, l'arabe, le hongrois. Le film montre
qu'une langue peut être à la fois maternelle et domi-
nante et exclure d'autres langues. L'hébreu est
devenu chez ces gens une langue maternelle par
conviction israélienne. Cela n'en continue pas moins
d'être une langue dominante pour des langues mater-

1. Nurith Aviv, D'une langue à l'autre, film documentaire de


53 minutes, 2006.

105
nelles dont certaines sont terriblement marquées,
comme la langue allemande. Il y a là un magma de
données qui s'entremêlent et qui débouchent par-
fois sur des situations de résignation. Certains de
ces écrivains ont l'air accablé. Ils n'ont manifeste-
ment pas l'air exultants ni heureux de leur sort. Je
crois que c'est parce que ce sont des personnes qui
appartiennent à nos civilisations occidentales pour
lesquelles la langue est un absolu. Dans ces condi-
tions, l'hébreu d'une part et l'allemand d'autre part,
ou l'hébreu et le hongrois, ou l'hébreu et l'arabe, l'hé-
breu apparaît comme un occupant, l'occupant d'un
territoire d'absolu que d'autres occupaient avant.
En Martinique, la situation est différente. L'oc-
cupant est un absolu, c'est le français. L'occupé, le
créole, n'est pas un absolu. C'est une langue
plurielle, multiple, qui n'a pas UNE source, UNE
croyance, UN développement. Il me semble que le
côté tragique, pathétique et peut-être irrésolu de la
situation des écrivains, des artistes, des poètes, des
musiciens du film d'Aviv est une situation bien par-
ticulière. Ce n'est pas la situation d'un jeune enfant
africain qui parle naturellement quatre langues : la
langue de son clan, la langue de sa tribu, la langue
de sa nation et la langue dominante de sa région,
soit l'anglais, soit le français, soit le swahili, parce
que le swahili est devenu langue dominante. Cette
situation ne débouche pas sur les mêmes accepta-
tions tragiques d'un multilinguisme qui n'est pas

106
encore résolu. D'autant plus que ces gens qui par-
laient allemand ou hongrois ou polonais au départ
veulent tous parler hébreu. Ils disent qu'ils veulent
parler hébreu mais ils disent aussi qu'il y a une dif-
ficulté à le faire.

L. G. - Puisque les langues d'origine étaient des


absolus" il y a donc une confrontation de divers absolus"
l'hébreu ayant le statut d'une langue dominante. L'un
des écrivains dit avoir dû assassiner sa première langue
pour pouvoir maîtriser l'hébreu. Il ne s'agit donc plus"
comme cela se voit en Afrique ou ailleurs" d'un rapport
diglossique entre les langues" mais plutôt d'un rapport de
domination" voire d'extinction d'une langue d'origine.
É. G. _. Le problème, c'est que l'hébreu comme
langue absolue remplace d'autres langues absolues:
l'allemand, le hongrois, le russe, etc. Dans les situa-
tions d'Afrique noire, les langues dominantes ne
remplacent pas des langues absolues qui ont déjà
leur histoire millénaire. Dans le film que nous avons
vu, les gens souffrent d'autant plus qu'ils parlent, ils
vivent, ils rêvent en hébreu, mais ils parlent, ils
vivent, ils rêvent aussi en hongrois, en russe, en alle-
mand ... Cela crée une contradiction, un pathos, un
pathétique qui est fantastique. On ne peut dépasser
ce pathétique qu'en acceptant l'idée qu'il n'y a pas
de langue absolue. C'est difficile aujourd'hui pour
des gens qui ont l'habitude des langues absolues de
dire qu'il n'yen a plus. Les acteurs du film parlaient

107
tous hébreu mais on croirait qu'ils parlaient tous des
langues difierentes.

L. G. - Quelle différence feriez-vous entre l'hébreu,


qui est une langue dominante dans un lieu donné, et une
autre langue dominante ou les autres langues dominantes
qui se développent en étendue?
É. G. - Il n'y a pas de différence. La seule diffé-
rence, c'est que la volonté politique de la langue
russe, de la langue allemande, de la langue hon-
groise s'est manifestée il y a longtemps dans l'his-
toire de l'Europe tandis que la volonté politique de
la langue hébraïque s'est manifestée il y a très peu
de temps, à la création de l'État d'Israël. C'est l'État
d'Israël qui a élevé à la dimension politique l'absolu
de la langue hébraïque qui existait déjà. C'était un
absolu religieux, incantatoire, mystique, tandis que
maintenant c'est aussi un absolu politique. C'est ce
qui s'est passé pour les autres langues. Mais cela
s'est passé avant. L'absolu politique de la langue
française, c'est à partir de la réunion du royaume
français sous Louis et Louis XIV, avec Colbert
et autres. L'absolu politique de la langue allemande
a eu lieu bien après, avec Bismarck. L'absolu poli-
tique de la langue italienne a eu lieu avec Victor-
Emmanuel II, roi d'Italie. Tandis que l'absolu poli-
tique de la langue hébraïque a eu lieu beaucoup
plus récemment, avec la création de l'État d'Israël.
C'est pour cela qu'il y a un décalage, mais ce déca-

108
lage est résorbé par l'action de la religion juive
comme unificatrice.

L. G. - D'un point de vue politique;, comment voyez-


vous l'évolution des langues dans l'avenir? Est-ce que
quelques langues vont dominer?
É. G. - Contrairement à ce que l'on croit, je ne
crois pas à la simplification des langues. On a voulu
faire l'espéranto, mais cela ne marche pas. On ne
peut pas parler espéranto dans une petite bourgade
avec l'église, la mosquée ou la synagogue ... On ne
va pas parler anglo-américain partout dans le monde.
Il y a un moment où l'anglo-américain se répand
parce qu'il a l'appui des forces techniques, du
cinéma, de la télévision, du système informatique
dont le langage est un langage anglo-américain.
Mais cela ne va pas durer parce que l'archipélisation
du monde fait qu'il y aura forcément une archipéli-
sation des langages. Et les langues cesseront d'avoir
des hiérarchies. Pour moi, la langue française est pré-
cieuse, même fondamentale, mais pas plus impor-
tante que la langue hongroise, polonaise ou suédoise.
Il n'y aura donc plus de hiérarchie entre les langues.
Par conséquent, plusieurs phénomènes vont se pro-
duire. Premièrement, une désacralisation des langues.
On ne va plus lier les langues à des religions. Il
viendra un jour où des gens qui ne sont pas juifs
vont parler hébreu. Ils vont l'apprendre parce qu'ils
aimeront la langue hébraïque, ses sonorités. Je suis

109
persuadé de cela parce qu'il y a beaucoup de gens
qui apprennent le chinois ou l'arabe ou le japonais
sans raison sacrée. Tout simplement à cause de la
nécessité de la Relation dans le monde. Je ne parle
pas des nécessités commerciales, je parle de la
nécessité psychique, psychologique. Nous avons
besoin de la Relation. Il y a des gens qui élisent par
exemple la langue chinoise et qui l'apprennent très
vite. Tandis que moi, si j'essaie de l'apprendre, je
vais mettre cinq ans, dix ans. Je vais souffrir. Il y a
des gens qui l'apprennent en un an. Parce que, dans
la Relation, ils sont portés vers cela. Ils n'ont aucune
nécessité de croire ni dans le bouddhisme, ni dans
Mao Tsé-toung, etc. Donc les langues vont se diver-
sifier, se multiplier et s'archipéliser, et je crois que les
langues qui auront la chance de ne pas disparaître
quand cette situation va arriver, elles vont embellir.

L. G. - Quand il y a une archipélisation) est-ce qu'il


y a forcément une créolisation des langues?
É. G. - Il Y a une créolisation. Mais attention, la
pénétration des langues était considérée auparavant
comme un malheur. On ne voulait pas qu'il y ait des
mots français dans la langue anglaise, des mots
anglais dans la langue française. Ce qui est une
absurdité. Parce que la moitié des mots de la langue
anglaise viennent du français après le débarquement
des Normands au Moyen Âge. Qu'il y ait des mots
anglais qui viennent dans la langue française, c'est

110
normal, puisqu'il y a une influence des techniques
et des technologies américaines. Ce n'est pas cela,
la créolisation. On a tort de se défendre contre
cela. Ce sont les conditions d'existence du monde
moderne. La créolisation, c'est autre chose. C'est
l'entrée de systèmes d'images poétiques d'une langue
dans une autre. C'est ça, la vraie créolisation. Ce
n'est pas une question de mots. Par exemple, quand
les élèves martiniquais disaient : « Stop seeking. »
Seeking voulait dire pour eux « faire du sucre ». Or
ça n'a de sens dans aucune langue. Ni en français ni
en anglais. To be seeking signifie « être en train de
faire du sucre ». C'est-à-dire de casser du sucre sur
le dos de quelqu'un ou de faire croire à quelqu'un
quelque chose qui n'existe pas. Or c'est une poé-
tique. Car ce n'est pas un emploi de mots. C'est un
emploi de forme grammaticale. Cette forme gram-
maticale s'applique à un mot qu'ils inventent, eux.
Il y a là une créolisation totale. On emploie une
forme anglaise, to be seeking, avec un mot qui vient
de nulle part - seeking vient de « sucre », « sik » en
créole - , et on crée quelque chose qui est nouveau
dans n'importe quelle langue du monde. Ça, c'est la
créolisation réelle. Je ne suis pas admirateur de ce
que Chamoiseau dit des explorations de formes
créoles par Monchoachi. C'est au moment où il
abandonne la forme créole pour revenir à quelque
chose d'approchant que la création poétique se fait.
Ce qui est important dans la créolisation, c'est que

111
les langues se contaminent. C'est ça le phénomène.
Ce n'est pas qu'elles empruntent des mots les unes
aux autres.

L. G·. - Il Y a tout de même des langues qui dispa-


raissent. Il y a des créolisations non réussies?
É. G·. - Si une langue disparaît, ce n'est jamais à
cause de la créolisation. Une langue disparaît parce
qu'on a tué tous les gens qui l'emploient. Ça se fait
tous les jours en Afrique. Il y a des tribus de deux
cents, trois cents ou quatre cents personnes qui
emploient une langue et on les tue toutes. La langue
disparaît parce que la culture de cette langue dispa-
raît dans la culture d'un plus grand ensemble. Des
langues comme le swahili absorbent les petites
cultures qui sont à l'intérieur. Par exemple, le bété
va disparaître parce qu'il n'est parlé que par six cent
mille personnes au milieu d'un groupe où six mil-
lions de personnes parlent le swahili. Ce n'est pas à
cause de la créolisation mais à cause des conditions
mêmes d'existence de la langue. Pourquoi le créole
n'a pas encore disparu? Parce qu'il s'applique
essentiellement dans des îles. Si le créole était parlé
dans un coin de la Bretagne, il aurait déjà disparu,
parce qu'il aurait déjà été absorbé régulièrement. Je
ne sais pas si le breton va disparaître. Mais le breton
a beaucoup de difficultés à subsister, parce qu'il est
dans un ensemble qui peu à peu le grignote. Ici, le
grignotage est intellectuel mais la langue créole est

112
protégée par les conditions archipéliques. C'est
pour cela que les langues créoles existent presque
exclusivement dans les archipels. Elles n'existent à
peu près pas dans les continents. Il n'y a pas de
langue créole entre le quechua et l'espagnol. Il n'y a
pas de langue créole entre les Indiens Navajos et
l'anglais. Il n'y a pas de créole parce que c'est conti-
nental. Dans l'espace continental, la langue domi-
nante enveloppe. Et éteint. Tandis que dans les
espaces archipéliques la langue dominée peut durer.
Elle peut durer sous des formes caricaturales. Elle
peut durer sous des formes diminuées. Mais elle
dure. C'est pourquoi je pense que c'est dans les
archipels que les phénomènes de créolisation sont
les plus intéressants à observer.

L. G. - Quittons maintenant la question des langues


pour aborder celle du roman. Récemment~ lors d'un col-
loque à la Sorbonne portant sur «la nation nommée
roman »~ vous avez cité Faulkner qui disait «je suis un
poète raté » et vous nous avez annoncé la mort du roman
dans l'ère contemporaine. Vous avez affirmé que le roman
était une forme datée et dépassée. J'aimerais que vous
parliez de cette conception du roman qui ne serait pas
adaptée à la civilisation d'aujourd'hui ou qui ne serait
plus pertinente pour rendre compte du réel.
É. G. - Je vais répondre de façon très schéma-
tique car, pour vraiment traiter la question, il me
faudrait cent pages, que je vais probablement écrire.

113
Ce que je veux dire, c'est que dans les histoires des
peuples du monde, au moment où se créent les
communautés, les nations, et qu'apparaît la littéra-
ture écrite - je laisse de côté le cas de la littérature
orale - , la nécessité se fait de communiquer à l'in-
térieur de la communauté l'histoire de la commu-
nauté mais dégagée précisément du mythe, de la
légende et de la religion. Le mythe, la légende, la
religion, les contes, on peut en faire de l'écriture.
Mais il vient un moment où la nécessité se fait que
cela devienne politique. La politique, c'est l'his-
toire de la cité. Polis en grec veut dire « cité ». À ce
moment, le récit apparaît et se transforme peu à peu
dans les sociétés occidentales en art du roman. Cela
varie selon les ensembles et selon les nations. Cela
peut prendre un ou deux siècles. Les premiers
romans apparaissent réellement en Angleterre et en
France. Après, cela va en Allemagne puis en Italie,
etc. Cela veut dire que le roman est le récit par une
communauté de sa constitution en communauté
civile. Le roman, ce n'est pas une histoire religieuse,
ce n'est pas une histoire légendaire, ce n'est pas une
histoire mythique, c'est une histoire politique, au
sens d'organisation de la cité. Quand les mêmes
communautés occidentales ont colonisé le monde,
le roman est devenu peu à peu et inconsciemment
l'art de ceux qui, ayant conquis le monde, ont le
droit de le dire. L'art de ceux qui, ayant fait la

114
conquête du monde, ont le droit de faire la conquête
du récit du monde.
Le récit occidental est devenu cette espèce de
champignon incroyable. Le roman occidental n'est
pas tellement une technique - on peut multiplier
les techniques - , c'est une prétention, c'est une
croyance. C'est la croyance qu'on peut dire l'his-
toire, le monde, qu'on est les seuls à pouvoir le dire
parce qu'on est les seuls à le contrôler. C'est la
croyance fondamentale. C'est une croyance que par-
tagent les écrivains les plus généreux, comme Balzac,
ou les plus maladifs, comme Proust. C'est pour cela
que le roman était devenu inconsciemment et auto-
matiquement l'élément fondamental de la littéra-
ture. Ce qu'il n'est absolument pas. Tout roman
important en littérature est une poétique, avant tout
une poétique. C'est pour cela que je trouve génial
que Faulkner ait dit {< je suis un poète raté ». Il vou-
lait dire par là {< je ne peux pas dire ce que j'ai à dire
par les voies de la poésie mais je vais le dire par les
voies d'une poétique qui dépasse toutes les formes
données de littérature ». C'est pour cela qu'il a le
courage de dire {< je suis un poète raté ».Un roman-
cier médiocre n'aurait jamais ce courage-là.

L. G. -EtJoyce?
É. G. - Joyce ne m'intéresse que dans la mesure
où il est intéressé à des déstructures du roman occi-
dental. Mais ce que Faulkner fait, ce n'est pas une

115
déstructure des vieux romans occidentaux, ce qu'il
fait, c'est l'apparition d'un nouveau genre de littéra-
ture qui dépasse le roman.

L. G. - Nous ne sommes donc plus dans cette ère du


roman) puisque les sociétés occidentales ne dominent plus
le monde ...
É. G. - Et surtout qu'elles se défont. ..

L. G. - Qu'est-ce qui remplace le roman ou va le


remplacer?
É. G. - Si je le savais, je pourrais le dire.

L. G. - La poésie?
É. G. - La poésie a toujours remplacé tout. La
poésie a toujours été le nœud de la littérature. Parce
que la poésie est le seul art littéraire qui dit sans dire
tout en disant. C'est ce que Faulkner a fait avec ses
livres. Il dit sans dire tout en disant. C'est pour cela
qu'il a rejoint la poésie, c'est pour cela qu'il a rejoint
une poétique que d'autres romanciers ne peuvent
même pas envisager.

G. -- Il n'y a donc pas d'avenir du récit, selon


vous?
É. G. - Non, aucun. C'est terminé. Le récit va
devenir un mode folklorique de l'existence des litté-
ratures. J'en suis sûr. Parce que l'avenir des littéra-
tures, c'est l'inextricable, l'incompréhensible, l'obscur

116
et le trop vaste, le trop lumineux, le trop éclairé ...
Il Y a de l'excès dans l'avenir des littératures, et le
roman, c'est un art vicieux de faire des bénéfices
littéraires et commerciaux.

L. G. - Vous remettez également en cause, dans plu-


sieurs de vos ouvrages, la notion d'universel. Y a-t-il un
universel qui ne soit pas un universel dominant? Vous
dites aussi que toutes les cultures n'ont pas besoin de
l'universel. Est-ce que l'universel est une catégorie péri-
mée?
É. G. - Toutes les cultures ont besoin de la Rela-
tion. Elles n'ont pas besoin de l'universel. L'uni-
versel est au-dessus. L'universel essaie de mettre de
l'ordre et de la clarté et les cultures doivent essayer
de mettre de la Relation entre elles. On n'a pas
besoin de l'universel. Le problème, c'est qu'une fois
que l'Occident ne dominera plus le monde, on
n'aura plus besoin non plus du récit. Je n'aurai plus
besoin d'un roman pour comprendre la culture
chinoise. Cela pourra passer par une prière, un
poème, un chant, une évocation, un silence ...
Mais cela passera toujours par un poème.
Références

« L'imaginaire des langues » : cet entretien a été d'abord publié


dans un numéro de la revue Étudesfrançaises intitulé « L'Amé-
rique entre les langues » (vol. 28, n° 3, 1993, p. 11-22). Il a
été reproduit in Édouard Glissant, Introduction à une poétique
du divers, Montréal, PUM, 1995, et Paris, Gallimard, 1996.
« L'écrivain et le souffle du lieu » : cet entretien a été diffusé en
partie sur les ondes de Radio-Canada le 22 mars 1995. Il a
été reproduit in Édouard Glissant, Introduction à une poétique
du divers, Montréal, PUM, 1995, et Paris, Gallimard, 1996.
« Faire le guet du monde » : cet entretien est demeuré en grande
partie inédit; seuls quelques extraits en ont été publiés dans
le journal Le Devoir de Montréal, le 20 janvier 2001.
« Repenser l'utopie » : cet entretien a été publié dans Franco-
fonia, nO 50, printemps 2006, p. 111-117.
« De la beauté comme connivence » : cet entretien a été publié
dans Francofonia, nO 52, printemps 2007, p. 115-123.
« Passages de langues et territoires du roman » : cet entretien
est entièrement inédit.
Avant-dire: « Édouard Glissant: une pensée archi-
pélique », par Lise Gauvin 7

L'imaginaire des langues Il

L'écrivain et le souffle du lieu 35

Faire le guet du monde 59

Repenser l'utopie 73

De la beauté comme connivence 87

Passages de langues et territoires du roman 103

Références 119
ŒUVRES D'ÉDOUARD GLISSANT

Aux Éditions Gallimard


Romans

LA LÉZARDE. Prix Théophraste Renaudot 1958.


LE QUATRIÈME SIÈCLE. Prix Charles Veillon 1965. Nouvelle édition en
1997 «< L'Imaginaire ), n° 233).
MALEMORT.
LA CASE DU COMMANDEUR.
MAHAGONY. Prix Putterbaugh 1989.
TOUT-MONDE, repris dans« Folio ), n° 2744.
SA R T 0 RI US. Le roman des Batoutos.
ORMEROD.

Poésie

POÈMES COMPLETS: Le Sang rivé Un Champ d'îles - La Terre inquiète-


Les Indes - Le Sel noir - Boises Pays rêvé, pays réel - Fastes - Les Grands Chaos.
LE SEL NOIR - LE SANG RIVÉ - BOISES, préface de Jacques
Berque «< Poésie/Gallimard »).
PAYS RÊVÉ, PAYS RÉEL - FASTES - LES GRANDS CHAOS.
Grand Prix de poésie du Mont-Saint-Michel, 2000 (Poésie/Gallimard).

Essais
SOLEIL DE LA CONSCIENCE (Poétique I).
L'INTENTION POÉTIQUE (Poétique II).
LE DISCOURS ANTILLAIS «< Folio essais ), n° 313).
POÉTIQUE DE LA RELATION (Poétique III). Prix Roger Caillois 1999.
TRAITÉ DU TOUT-MONDE (Poétique IV).
INTRODUCTION À UNE POÉTIQUE DU DIVERS. Prix des
Études Littéraires de Montréal, 1995.
FAULKNER, MISSISSIPPI (<< Folio essais ), n° 326).
LA COHÉE DU LAMENTIN (Poétique V).
MÉMOIRES DES ESCLAVAGES (Gallimard/Documentation française).
UNE NOUVELLE RÉGION DU MONDE (Esthétique I).
LES ENTRETIENS DE BATON ROUGE, avec Alexandre Leupin.
PHILOSOPHIE DE LA RELATION. POÉSIE EN ÉTENDUE.

Théâtre
MONSIEUR TOUSSAINT, version scénique.
LE MONDE INCRÉÉ, poétrie. Gante de ce qui fut la tragédie d'Askia Para-
bole d'un moulin de Martinique - La Folie Gelat.

Aux Éditions du Dragon


UN CHAMP D'ÎLES, illustrations de Wolfgang Paalen.
LA TERRE INQUIÈTE, illustrations de Wifredo Lam.
BOL SES, illustrations d'Augustin Cardenas.

Aux Éditions Falaize


LES INDES, illustrations d'Enrique Zanartu.
SOLEIL DE LA CONSCIENCE, édition originale.

Aux Éditions Présence africaine


LE SANG RIVÉ, édition originale.

Aux Éditions du Gre!


DISCOURS DE GLENDON.
FASTES, édition originale.
LES INDES/THE INDIES, édition bilingue, texte anglais (Canada) de
Dominique O'Neill.

Aux Éditions du Seuil


LE SEL NOIR, illustrations de Matta.
MONSIEUR TOUSSAINT, première version.
UN CHAMP D'ÎLES LA TERRE INQUIÈTE - LES INDES,
Points Seuil.
LA LÉZARDE, Points Seuil.
LE DISCOURS ANTILLAIS (repris dans « Folio essais/Gallimard», n° 313).
LA TERRE MAGNÉTIQUE, les errances de Rapa Nui, l'île de Pâques (en
collaboration avec Sylvie Séma).

Aux Éditions Stock


FAULKNER MISSISSIPPI, illustration de Sylvie Sémavoine (repris dans
« Folio/essais/Gallimard », n° 326).

Aux Éditions Le Serpent à Plumes


LES INDES/LEZENN, édition bilingue, texte créole (Martinique) de Rodolf
Étienne.

Aux Éditions Galaad / Institut du Tout-monde


En collaboration avec Patrick Chamoiseau :
QUAND LES MURS TOMBENT. L'identité nationale hors-la-loi ?
L'INTRAITABLE BEAUTÉ DU MONDE. Adresse à Barack Obama.
LA TERRE, LE FEU, L'EAU ET LES VENTS, UNE ANTHO-
LOGIE POÉTIQUE DU TOUT-MONDE.
lO MAI: MÉMOIRES DE LA TRAITE NÉGRIÈRE, DE L'ES-
CLAVAGE ET DE LEURS ABOLITIONS.
ŒUVRES DE LISE GAUVIN

LETTRES D'UNE AUTRE, MontréallParis, L'HexagonelLe Castor Astral,


1984, et Typo, 1987 ; nouvelle édition 2007.
ÉCRIVAINS CONTEMPORAINS DU QUÉBEC (en collaboration
avec Gaston Miron), Seghers, 1989, et nouvelle édition, L'Hexagonerrypo,
1998.
FUGITIVES, MontréallBédarieux, BoréaVCercIe noir éditeur, 1991.
L'ÉCRIVAIN FRANCOPHONE À LA CROISÉE DES LAN-
GUE S, Paris, Karthala, 1997 et 2006.
À UNE ENFANT D'UN AUTRE SIÈCLE, Montréal, Leméac, 1997.
LANGAGEMENT. L'ÉCRIVAIN ET LA LANGUE AU QUÉ-
BEC, Montréal, Boréal, 2000.
CHEZ RIOPELLE. VISITES D'ATELIER, Montréal, L'Hexagone,
2002.
ARRÊTS SUR IMAGE, Québec, L'Instant même, 2003.
LA FABRIQUE DE LA LANGUE. DE FRANÇOIS RABELAIS À
RÉJEAN DUCHARME, Paris, Seuil, coll. « Points/essais 1), 2004.
UN AUTOMNE À PARIS, Montréal, Leméac, 2005.
ÉCRIRE, POUR QUI ? L'ÉCRIVAIN FRANCOPHONE ET SES
PUB L 1CS, Paris, Karthala, 2007.
QUELQUES JOURS CET ÉTÉ-LÀ, Paris, Punctum, 2007.

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