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Collection signes

dirigée par Éric Dayre

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SIGNES

Littératures francophones
Parodies, pastiches, réécritures

SE Sous la direction de

Lise Gauvin, Cécile Van den Avenne,


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Véronique Corinus et Ching Selao
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ENS ÉDITIONS
2013
Éléments de catalogage avant publication

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Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures / sous la direction de
Lise Gauvin, Céciel Van den Avenne, Véronique Corinus et Ching Selao ; avec
les contributions de Mélikah Abdelmoumen, Paul Aron, Isaac Bazié,… [et al.].
– Lyon : ENS Éditions, 2013. – 1 vol. (290 p.) : couv. ill. ; 22 cm. (Signes, issn
1255-1015)
Bibbliogr. : p. 277-283
isbn 978-2-84788-361-9 (br.) : 23 eur
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Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou
reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.
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Illustration de couverture : Romare Bearden, Conjur Woman (1964, photomontage, 37 × 28,5 cm)


© ADAGP, Paris 2013

© ENS ÉDITIONS, 2013


école normale supérieure de Lyon
15 Parvis René Descartes
BP 7000
69342 Lyon cedex 07

isbn  978-2-84788-361-9
Les auteurs

Mélikah Abdelmoumen, docteure en littérature française, université de Montréal


Paul Aron, professeur de littérature et de théorie littéraire, université libre
de Bruxelles
Isaac Bazié, professeur en études littéraires, université du Québec à Montréal
Réjean Beaudoin, professeur émérite de littérature, université de Colombie-
Britannique
Michel Beniamino, professeur de littératures francophones, université
de Limoges
Charles Bonn, professeur émérite de littérature comparée, université Lumière

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Lyon 2
Raoul Boudreau, professeur de littératures, université de Moncton
Dominique Chancé, maître de conférences en littérature, université Michel
de Montaigne Bordeaux 3
Véronique Corinus, maître de conférences en littératures francophones
et comparée, université Lumière Lyon 2
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Daniel Delas, professeur émérite en sciences du langage, université de Cergy-
Pontoise
Gilles Dupuis, professeur agrégé en littératures de langue française,
université de Montréal
Dominique D. Fisher, professeure en études françaises et francophones,
université de Caroline du Nord à Chapel Hill
Carla Fratta, professeure de littératures francophones, université de Bologne
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Lise Gauvin, professeure émérite en littératures de langue française,


université de Montréal
Lucie Hotte, professeure de littérature, université d’Ottawa
Françoise Lionnet, professeure de littératures françaises, francophones
et comparées, université de Californie, Los Angeles (UCLA)
Auguste Léopold Mbondé Mouangué, docteur en littérature comparée,
université Paris-Sorbonne
Yolaine Parisot, maître de conférences en littératures francophones
et comparées, université Rennes 2
Ching Selao, professeure adjointe de littératures francophones et québécoise,
université du Vermont
Cécile Van den Avenne, maître de conférences en sciences du langage,
École normale supérieure de Lyon
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Lise Gauvin

Introduction

Le palimpseste francophone
et la question des modèles

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Les littératures francophones ont en commun d’être de jeunes littératures
et leurs écrivains de se situer « à la croisée des langues » 1, dans des situa-
tions de « contacts de culture » 2. La question du palimpseste y prend une
importance particulière, renvoyant à la place de ces littératures sur l’échi-
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quier de « la république mondiale des lettres » 3 et aux modèles dont dispose
l’écrivain pour rendre compte de sa situation. Venant du latin palimpses-
tus, le mot « palimpseste » signifie qu’« on gratte pour écrire de nouveau ».
Gérard Genette, qui y consacre l’un de ses ouvrages, rappelle que la notion
désigne à l’origine « un parchemin dont on a gratté la première inscription
pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu’on
peut y lire, par transparence, l’ancien sous le nouveau » 4. Ainsi, le palimp-
seste reprend la trace, l’écho, l’empreinte, le projet d’un autre texte pour le
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déconstruire, le reconstruire, le critiquer. Cette notion est au cœur même


de l’acte d’écrire dans la mesure où, comme le signale Julia Kristeva, « tout
texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption
et transformation d’un autre texte » 5. Antoine Compagnon précise pour sa
part que « toute l’écriture est collage et glose, citation et commentaire » 6.

1. L. Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Karthala, 2006 [1997].
2. M. Beniamino, La francophonie littéraire. Essai pour une théorie.
3. P. Casanova, La république mondiale des lettres.
4. G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, quatrième de couverture. Désor-
mais indiqué par P, suivi du numéro de la page.
5. J. Kristeva, « Le mot, le dialogue et le roman », Σημειωτική. Recherches pour une séma-
nalyse, p. 85.
6. A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 32.

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Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Quant à Gérard Genette, il désigne sous le nom de transtextualité « tout ce


qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes ».
Ainsi toute littérature serait, jusqu’à un certain point, une « littérature au
second degré ».
Dans le cadre de cet ouvrage, nous nous intéressons au palimpseste
entendu comme un processus de dérivation de texte à texte, c’est-à-dire
aux modalités de la réécriture définie comme reprise d’un texte anté-
rieur selon des configurations inédites. Nous choisissons donc de pri-
vilégier, dans l’ensemble des pratiques intertextuelles ou transtextuelles,
celles que Genette nomme hypertextuelles, entendant par là la relation qui
unit une œuvre à son modèle générateur. Nous faisons nôtre cette affir-
mation de Genette selon laquelle il n’y a pas de transposition innocente,

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c’est-à-dire pas de réécriture qui ne transforme d’une manière ou d’une
autre le texte de base.
La question du palimpseste prend une dimension particulière dans le
contexte des littératures francophones, à cause de la nécessité pour leurs
auteurs de constituer leur propre tradition littéraire et, d’autre part, de
mettre en scène une dynamique que Françoise Lionnet nomme « transco-
loniale », évoquant par là « le transfert et le passage, le mouvement dans
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l’espace réel ou métaphorique et la traduction ou translation d’une lan-
gue dans une ou plusieurs autres ». « Ce mouvement, poursuit-elle, dénote
moins la temporalité et la succession – ou l’opposition – de moments dis-
tincts […] que la possibilité de passer d’un domaine à un autre pour enri-
chir la nouvelle destination de l’apport de la précédente et nous donner
par la même occasion la possibilité de réinterpréter les sources elles-mêmes
[…]. » 7 Dans ce vaste ensemble créé par les écritures francophones hors
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de France, peut-on voir se dessiner des figures particulières du palimp-


seste littéraire ? De quelles manières les écrivains ont-ils choisi de discuter
les modèles fournis par le corpus littéraire institutionnalisé ? Comment se
sont-ils inscrits dans une tradition reconnue afin de l’attaquer, de la faire
dévier ou simplement de la prolonger ?
Cet ouvrage s’oriente ainsi selon un triple objectif :
1. Il s’agit dans un premier temps de discuter les concepts – modèles
théoriques – actuellement disponibles pour décrire les pratiques de réé-
criture. Nous croyons avec Paul Aron qu’il faut retravailler les concepts

7. F. Lionnet, « Transcolonialismes : échos et dissonances de Jane Austen à Marie-Thérèse


Humbert et d’Emily Brontë à Maryse Condé », Écrire en langue étrangère, R. Dion et
H. J. Lüsebrink éd., p. 230.

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Le palimpseste francophone

théoriques et les repenser afin d’« ajuster le langage théorique à la mou-


vance des pratiques » 8.
2. Le deuxième objectif est de répertorier les cas de figure élaborés
par la fiction littéraire francophone, celle qui s’appuie sur des modèles
connus, afin d’identifier un certain nombre d’œuvres canoniques et, par
l’analyse des nouveaux textes produits, de voir de quelle manière se modi-
fient les poétiques narratives ; de quelle manière s’opèrent la recontex-
tualisation de la langue ainsi que les transferts culturels impliqués dans
ces expériences de langage ; de quelle manière s’y déploie – et s’y trans-
forme – la dialectique du centre et de la périphérie.
3. Le troisième objectif est de déboucher, par l’analyse de la dimension
réflexive (métafictive) de ces textes, sur « une mise au jour des conditions

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épistémologiques, sociales et historiques de composition et de production
des textes » 9. Car le choix de telle ou telle forme de réécriture tient au sta-
tut qu’une époque ou un individu confèrent à leurs modèles et à l’idée
qu’ils se font de leur possibilité de les reconduire 10. Cette mise en réseau
de la littérature comme « poétique de la relation » (Glissant) devrait mener
à une réflexion plus large sur la nature et le fonctionnement du littéraire.
Au moment où on s’interroge sur le sort des langues dans une pers-
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pective de mondialisation, il est important de réfléchir aux conditions
d’existence des littératures de langue française, à leurs interrelations, mais
aussi à leur manière de coexister avec des littératures mieux établies. Un
récent manifeste publié dans le journal Le Monde (16 mars 2007), puis
repris dans Le Devoir (24 mars), sonne le glas de la francophonie enten-
due comme le « dernier avatar du colonialisme français » et annonce l’avè-
nement d’une littérature-monde en français « dont le centre est désor-
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mais partout, aux quatre coins du monde ». On ne peut qu’acquiescer à


ce concept de littérature-monde, qui fait écho au « tout-monde » cher à
Édouard Glissant et permet de reconsidérer le vaste ensemble de l’écri-
ture en français, signalant par le fait même l’autonomisation de la langue
et du littéraire. Mais cette perspective généreuse ne saurait faire l’écono-
mie des conditions particulières de production des textes dans chacune

8. P. Aron, « Présentation », Du pastiche, de la parodie et de quelques notions connexes, p. 6.


Le même Paul Aron a fait paraître un Répertoire des pastiches et parodies littéraires des
xix e et xx e siècles (Presses universitaires Paris Sorbonne, 2009) qui montre l’ampleur qu’a
prise le phénomène au cours des siècles.
9. M. A. Rose, Parody/Metafiction. An Analysis of Parody as a Critical Mirror of the Wri-
ting and the Reception of Diction, p. 13.
10. D. Sangsue, La parodie, p. 94.

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Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

des aires francophones. Il est donc plus que jamais opportun de s’arrêter
au corpus d’œuvres choisies par les écrivains à titre d’héritage commun,
ne serait-ce que pour mieux le contre-dire ou le critiquer, et de propo-
ser ainsi une perception du littéraire comme mémoire vivante et interac-
tive de l’humanité.
Jean Giraudoux avait fait dire par l’un de ses personnages : « Le pla-
giat est la base de toutes les littératures, sauf de la première, qui d’ailleurs
est inconnue. » 11 Simple boutade ou facétie, comme aimait en faire Girau-
doux ? Le plagiat, quoi qu’en dise l’auteur de Siegfried, n’est qu’une des
formes de relation entre deux textes, la moins glorieuse et la moins subtile,
puisque l’emprunt y est masqué et procède davantage de la superposition
que du détournement ou de l’invention. Et Jean-Marie G. Le Clézio de

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reprendre la formule giralducienne en la modifiant à peine, suffisamment
toutefois pour lui donner ses lettres de noblesse, puisqu’il y est question
du pastiche, genre réputé littéraire, et non plus du plagiat : « Toute litté-
rature n’est que pastiche d’une autre littérature. » 12 Plus sérieusement, la
question très générale de l’intertextualité n’a cessé, notamment depuis les
travaux de Bakhtine et de Kristeva, de retenir l’attention. Antoine Com-
pagnon, après Michel Leiris, déclare qu’écrire, « c’est confronter, grou-
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per, unir entre eux des éléments distincts, comme par un obscur appétit
de juxtaposition ou de combinaison » 13. Mais les relations d’un texte à un
autre texte peuvent être de différents types. Dans son ouvrage Palimp-
sestes. La littérature au second degré, Genette s’intéresse tout particu-
lièrement à ce qu’il appelle l’hypertextualité. « J’entends par là, précise-
t-il, toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un
texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se
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greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. » Et de préciser


que son investigation se limitera à un corpus « où la dérivation de l’hypo-
texte à l’hypertexte est à la fois massive (toute une œuvre B dérivant de
toute une œuvre A) et déclarée, d’une manière plus ou moins officielle »
(P, p. 16). Deux modes fondamentaux de dérivation sont ensuite distin-
gués : la « transformation » et « l’imitation ». Pour Genette, la transforma-
tion concerne un texte dans son ensemble alors que l’imitation reproduit

11. J. Giraudoux, Siegfried, acte I, scène 6.


12. J. M. G. Le Clézio, L’extase matérielle, cité par P. Imbert, « Romans du voyage et la légi-
timation des déplacements », Romans de la route et voyages identitaires, J. Morency et
J. den Toonder éd., Québec, Nota bene, 2006, p. 333.
13. A. Compagnon, La seconde main, p. 12.

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Le palimpseste francophone

un style, une manière. Dans le premier cas, la dérivation peut être faite
de telle façon que « B ne parle nullement de A, mais ne pourrait cepen-
dant exister tel quel sans A, dont il résulte […] et qu’en conséquence il
évoque plus ou moins manifestement, sans nécessairement parler de lui
et le citer » (P, p. 12). Un texte qui en évoque un autre plus ou moins
manifestement, sans nécessairement parler de lui et le citer, telle est la
situation du roman de Jacques Poulin, Les Grandes Marées, qui ne sau-
rait exister sans le Robinson Crusoé de Defoe (comme Ulysse de Joyce ne
saurait exister sans l’Odyssée) et qui pourtant ne le cite pas directement.
C’est donc cette notion de transformation que nous retenons particuliè-
rement et qui permet d’examiner diverses modalités de réécriture, celles
que Genette identifie sous le régime du ludique (la parodie), du satirique

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(le travestissement) et du sérieux (la transposition).
Le terme même de parodie a subi au cours des décennies plusieurs
modifications. Pour Genette, la parodie proprement dite consiste en une
« transformation textuelle à fonction ludique ». Avant lui, la théorie anglo-
saxonne avait distingué différentes conceptions de la parodie. Pour Mar-
garet Rose, la parodie correspond, au sens strict, au « refonctionnement
critique d’un matériau littéraire préformé avec effet comique » 14 ou, dans
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un sens plus large, à une pratique ambivalente fondée sur un désir d’imita-
tion et une volonté de changement. Elle implique une relation de dépen-
dance et d’interdépendance à l’égard de son objet. Ainsi conçue, la parodie
est nécessairement révélatrice d’une époque et d’un contexte particuliers.
Linda Hutcheon parle de son côté d’une « répétition avec une distance
critique, qui marque plutôt la différence que la similitude » 15. Ce faisant,
elle retrouve le sens étymologique du mot qui est de « chanter à côté, […]
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ou dans une autre voix, en contre-chant – en contrepoint – ou encore de


chanter dans un autre ton » (P, p. 17). Elle propose ainsi une définition
beaucoup plus vaste du phénomène, qui en évacue l’effet comique. C’est
cette définition très large que, pour notre part, nous privilégions, tout en
préférant substituer au terme de parodie, susceptible de créer des malen-
tendus, celui plus englobant de « réécriture », qui inclut à la fois les caté-
gories genettiennes de parodie et de transposition.
Il nous paraît nécessaire toutefois de trouver d’autres dénominations
pour décrire les processus de dérivation d’une œuvre à une autre, d’un
contexte à un autre. Nous proposons donc de travailler également avec les

14. M. A. Rose, Parody/Metafiction, p. 59.


15. L. Hutcheon, A Theory of Parody. The Teachings of Twentieth Century Art Forms, p. 6.

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Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

termes d’adaptation, de co-scénarisation, voire de contre-discours ou de


contre-diction. Emprunté au vocabulaire cinématographique, le concept
de co-scénarisation rejoint celui d’adaptation entendu au sens de dériva-
tion d’un texte à un autre, d’un média à un autre. La notion même d’adap-
tation, qui repose trop souvent sur des notions de hiérarchie et de fidélité,
est désormais remplacée par des concepts plus dynamiques d’équivalence,
de transfert, de transformation. Dans son ouvrage devenu classique, La
transformation filmique, Linda Coremans insiste pour dire qu’il s’agit bien
de « rapports intertextuels entre deux systèmes sémiotiques différents :
l’un utilisant un signe abstrait, un symbole (au sens peircien), “le mot”,
l’autre un signe iconique, “l’image” » 16. Dans la plupart des cas, l’adapta-
teur est un nouvel auteur qui, à sa façon, revoit et interprète le texte du

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roman. De tels passages d’une forme à une autre, parfois même d’une
culture à une autre, supposent un délicat travail de scénarisation. Mais
l’adaptation peut aussi s’effectuer à l’intérieur d’un même genre, en l’oc-
currence le roman, et supposer l’intervention d’un nouvel auteur dont
le rôle consiste à relire le texte de base et à le réinvestir de significations
inédites. Telle est, dans la grande majorité des cas, l’entreprise de réécri-
ture pratiquée au cours des siècles aussi bien par les écrivains masculins
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que féminins : l’œuvre du passé se trouve ainsi réactualisée et recontex-
tualisée dans un monde familier à l’auteur et à ses lecteurs. L’exemple-
limite de cette recontextualisation est donné par Borges dans sa nouvelle
« Pierre Ménard, auteur de Don Quichotte ».
Dans la mesure où cette réécriture rejoint les stratégies postcoloniales,
elle s’apparente au contre-discours défini par Helen Tiffin 17 comme une
façon d’interroger les discours et moyens par lesquels l’Europe a imposé
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ses codes au cours de l’ère coloniale. Dès lors, la nécessité de réécrire cer-
taines fictions devient prioritaire. Il est donc possible de considérer sous
cet angle les réécritures par Maryse Condé des classiques de la littérature
anglaise. Mais le rapport dialectique ainsi établi s’accompagne chaque
fois d’une nouvelle proposition textuelle prenant appui sur le texte de
base sans toutefois s’y restreindre, sans surtout – et c’est là à notre avis
l’essentiel – chercher à en fournir la contre-diction. Chacun des récits
ainsi déployés constitue une transposition libre du modèle dans laquelle
la part d’invention est aussi importante que celle faite à la discussion du
texte antérieur. On peut alors parler d’une co-scénarisation de la diégèse.

16. L. Coremans, La transformation filmique, p. 14.


17. H. Tiffin, « Post-colonial literatures and counter-discourse », Kunapipi, p. 17-34.

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Le palimpseste francophone

Toute réécriture est la reprise d’un texte antérieur selon des configu-
rations qui s’appuient sur le rapport dialogique écrivain-lecteur et sur les
effets produits par cette relation. Le phénomène de la réécriture est un
effet de lecture lié à la reconnaissance du modèle d’une part, et, d’autre
part, à la complicité créée par la double conscience, celle de l’auteur et
du lecteur, de son détournement. Lecteur et écrivain se trouvent par là
même engagés dans une même perspective critique et créatrice. Mais
si elle est toujours, d’une certaine façon, teintée de ludisme puisqu’elle
constitue dès le départ un acquiescement au passage et au relatif, la réé-
criture s’opère selon des modalités fort différentes selon les types d’effets
à produire. C’est ce repérage qui a guidé les auteurs des textes qui suivent,
inspirés par les catégories formelles déjà répertoriées (parodie, pastiche,

SE
travestissement…), mais également par la manière dont les œuvres choi-
sies font interagir trois instances, celle, implicite, du texte ayant servi de
modèle, et celles, plus explicites, du narrateur et de son narrataire. Ainsi
envisagée sous l’angle de sa fonctionnalité et de sa visée pragmatique, la
réécriture permet de déployer autrement la cartographie de l’écriture
francophone et d’en explorer les enjeux. Pour décrire ces phénomènes, il
est opportun de faire intervenir également les notions de « créolisation »
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et d’« archipélisation des discours » mises en avant par Édouard Glissant,
de recyclage ou de triage, développées par les théoriciens postmodernes
pour montrer les conséquences, sur le plan de la poétique narrative, des
transformations ainsi opérées par greffes successives. Mais ne peut-on pas
également associer ces pratiques à l’anthropophagie culturelle 18 prônée
par les auteurs brésiliens comme démarche indispensable de la constitu-
tion de nouveaux ensembles littéraires ?
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Oswald de Andrade écrivait dans son Manifeste anthropophage (1928) :


« Seul m’intéresse ce qui n’est pas mien », ouvrant ainsi la voie à un mou-
vement important d’appropriation culturelle au Brésil. À l’image néga-
tive du cannibale, les modernistes brésiliens opposent celle de l’anthropo-
phage qui dévore les idées, les techniques et les qualités de l’autre dans une
assimilation joyeuse et selon un processus de transformation toujours en
devenir. Il s’agit de dévorer plutôt que d’être dévoré, tout en opérant un
choix préalable. À l’imitation servile des modèles européens, on oppose
une culture de l’assimilation et de la transformation.
Ce mouvement pourrait être associé au détournement des modèles

18. Voir à ce sujet notamment l’ouvrage dirigé par M. Peterson et Z. Bernd, Confluences lit-
téraires. Brésil-Québec, les bases d’une comparaison.

13
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

pratiqué par les auteurs francophones et à la constitution de nouveaux


textes de référence. « Nous nous réclamons de la démence précoce et de
la folie flambante du cannibalisme tenace » 19, déclarait Césaire. Et Arlette
Chemain de commenter : « La littérature francophone entre deux tra-
ditions, l’une écrite et occidentale, l’autre orale et locale, n’est-elle pas
condamnée à être cannibale de l’une ou de l’autre au sens où elle résulte
d’une au moins double innutrition culturelle ? En tant que procédé d’écri-
ture, elle absorbe et restitue. » 20 Maryse Condé n’a-t-elle pas écrit un
roman au titre évocateur : Histoire de la femme cannibale 21 ?
Plusieurs textes sont ainsi identifiables sous le régime de la réécriture.
Je n’en donnerai ici que quelques exemples, que les études de cet ouvrage
viendront compléter.

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La réécriture, c’est-à-dire la reprise et la modulation d’œuvres anté-
rieures, peut s’effectuer soit à la manière d’un Poulin réinventant la robin-
sonnade (Les Grandes Marées 22) ou réactualisant le roman de la route
(Volkswagen Blues  23), soit à la manière d’un Victor-Lévy Beaulieu (Don
Quichotte de la démanche 24) ou d’un Louis Hamelin (La Rage 25) reprenant
la figure de Don Quichotte, ou encore celle de Ying Chen réécrivant les
Lettres persanes dans ses Lettres chinoises 26, les uns et les autres établissant
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ainsi avec le lecteur un pacte narratif fait de complicités et de clins d’œil.
Dans la littérature sub-saharienne, un Alain Mabanckou, après Kourouma,
réécrit dans Verre cassé 27 le Voyage au bout de la nuit célinien. Aux Antilles,
Chamoiseau mélange savamment procédés épiques et verve rabelaisienne
dans Biblique des derniers gestes : comme Rabelais, il fait référence à dif-
férents textes, produisant un effet de dérision et de décalage ; son roman
oscille entre l’exaltation du modèle chevaleresque et la critique de ce
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modèle comme entre les multiples formes du discours biblique, cherchant


à construire par là « l’épopée tellurique du livre total » 28. Antonine Maillet

19. A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1956, p. 47-48.
20. A. Chemain-Degrange, « Cannibalisme symbolique et écritures francophones : Chris-
tophe Colomb, Shakespeare, Tchicaya u Tam’si », De Gérald Félix Tchicaya à Techcaya
U Tam’si, A. Chemain-Degrange et R. Chemin éd., p. 153.
21. M. Condé, Histoire de la femme cannibale, Paris, Mercure de France, 2003.
22. Montréal, Leméac, 1978.
23. Montréal, Québec/Amérique, 2003.
24. Montréal, Stanké éditeur, 1988.
25. Montréal, Québec/Amérique, 1989.
26. Montréal, Leméac, 1993.
27. Paris, Seuil, 2006.
28. P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, p. 327.

14
Le palimpseste francophone

donne à lire, dans Pélagie-la-Charrette 29, une épopée à rebours inspirée


également de Rabelais et qui s’appuie sur des effets de surcodage paro-
dique. De son côté, Assia Djebar réinterprète les motifs des Mille et Une
Nuits dans plusieurs de ses nouvelles et romans. Chacun de ces textes est
une nouvelle proposition narrative, et, paradoxalement, repose sur une
invention formelle d’autant plus étonnante que l’emprunt est manifeste.
Certains auteurs, comme J. Roger Léveillé, vont même jusqu’à créer la
notion de « roman-palimpseste » : ainsi désigne-t-il son récit Une si simple
passion 30, dérivé d’Une passion simple d’Annie Ernaux.
Cette question de la réécriture, dois-je avouer, me préoccupe person-
nellement depuis déjà plusieurs années, car j’ai eu l’occasion de travailler

SE
tout particulièrement sur l’écriture palimpseste dans l’œuvre de Girau-
doux et les réactualisations de Robinson dans la littérature contempo-
raine. Par ailleurs, j’ai pu également examiner diverses stratégies de réé-
criture dans l’œuvre de Jacques Poulin 31. Dans un numéro spécial de la
revue Études françaises, consacré à la réécriture au féminin 32, j’ai pu retra-
cer diverses modalités de reprise et de déplacement des modèles et voir
de quelles façons ces écritures offrent aux discours dominants représen-
tés par certaines œuvres canoniques une répartie transgressive et inversée.
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Nous nous proposons dans le cadre de cet ouvrage de contribuer à une
nouvelle lecture des littératures francophones et, par l’analyse de ces textes
à la fois fictionnels et métafictionnels, à une réflexion sur le genre roma-
nesque et sur son ancrage référentiel, sans négliger pour autant l’aspect lin-
guistique du palimpseste. Le dialogue transtextuel ainsi constitué renvoie à
la littérature perçue comme un passage, un transfert d’un texte à un autre. Si
écrire est toujours, de quelque façon, réécrire le monde et sa littérature, on
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peut renverser la proposition et dire que réécrire est aussi écrire, au premier
degré, réinventer la littérature et ses modèles, voire se constituer en modèle
dans la chaîne infinie des textes qui constituent la bibliothèque mondiale.

Les textes ici rassemblés ont été regroupés par aires géographiques,
­plutôt que par modalités ou types de réécriture, de façon à mieux mettre

29. Montréal-Paris, Leméac-Grasset, 1979.


30. Sudbury, Éditions du Blé, 1997.
31. L. Gauvin éd., Jean Giraudoux et l’écriture palimpseste, Montréal, Paragraphes,
1997 ; L. Gauvin, « La bibliothèque des Robinsons », Études françaises, vol. 35, no 1, prin-
temps 1999, p. 79-93 ; « Le palimpseste poulinien : réécritures, emprunts, autotextuali-
tés », Romanica silesiana, no 2, 2007, p. 190-207.
32. L. Gauvin, « Écrire/Réécrire le/au féminin : notes sur une pratique ».

15
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

en ­évidence les différences institutionnelles entre l’un ou l’autre de ces


ensembles que l’on désigne sous le nom de littératures francophones. On
peut supposer en effet que les mêmes œuvres ne constituent pas le corpus
commun des écrivains s’ils sont originaires du Québec ou du Maghreb.
Ou si elles le constituent, leur réécriture procède de paramètres variables
liés à leur contexte d’élaboration. Bien que notre perspective soit d’abord
théorique, nous croyons qu’il est risqué, et idéologiquement peu défen-
dable, de ne pas marquer les spécificités appartenant à l’une ou l’autre des
littératures examinées. Le concept de littérature-monde, à notre avis, s’il
a quelque avenir, doit s’appuyer sur le pluriel des expériences singulières.
Une première partie, intitulée « Europe et Amériques du Nord »,
s’ouvre sur une présentation, par Paul Aron, de palimpsestes « cano-

SE
niques », s’opérant dans le cadre déjà délimité du pastiche et de la paro-
die, ou d’un mixte de ces deux pratiques : il s’agit des reprises imitatives
de l’œuvre de Maeterlinck en Belgique et en France. Ici la réécriture n’est
pas sujette à interprétation, car le texte est le plus souvent marqué comme
hypertexte par une mention générique explicite. Et l’auteur de conclure
que ces pasticheurs, même les plus satiriques, ont rendu une forme d’hom-
mage au poète belge. Après ce premier aperçu qui définit les contours
ES
d’un genre et prouve que les imitateurs peuvent être aussi bien endogènes
qu’exogènes, les exemples portent sur les différentes littératures d’Amé-
rique. Pour les romanciers québécois qui ont repris le modèle natura-
liste à la Zola, il s’agit moins, selon Réjean Beaudoin, de reproduire et
de célébrer le texte-souche que « de le déplacer et de le reconfigurer sur
le mode du recyclage plutôt que de l’imitation », et d’échapper ainsi à ce
qui avait été jusque-là la convention étouffante de la « monographie de
PR

paroisse ». Dans Les Fous de Bassan d’Anne Hébert, Gilles Dupuis retrouve,
parallèlement au cycle biblique, une matrice faulknérienne ainsi que cer-
taines formes d’auto-pastiche. L’autofiction québécoise est interrogée
par Mélikah Abdelmoumen qui, dans les textes de Catherine Mavrikakis
et de Nelly Arcan, perçoit une filiation plus anglo-saxonne que française,
dans la mesure où ces œuvres procèdent d’une mise en scène de leurs
propres mécanismes et d’une métaréflexion tentant d’« éradiquer toute
possibilité de malentendu ». Dominique Fisher voit dans Seuls, de Wajdi
Mouawad, une pratique scripturale hétérogène héritée d’Artaud et de
Lepage et portant la marque de l’appartenance transculturelle de l’écri-
vain (franco-libano-arabo-québécois) ainsi que du rapport problématique
que celui-ci entretient avec l’autobiographie. Deux autres textes portent
sur les littératures francophones du Canada : celui de Raoul Boudreau
16
Le palimpseste francophone

retrace les préoccupations formalistes et les réécritures de Duras dans les


premiers romans de France Daigle, d’Acadie, alors que Lucie Hotte ana-
lyse les liens entre littératures francophones et anglophones d’Amérique
tels qu’ils se manifestent dans les romans de Jacques Poulin et de Daniel
Poliquin. Dans l’un ou l’autre des corpus examinés, on remarque une pro-
blématisation de la forme qui souvent va de pair avec une dimension iro-
nique et un rapport aux textes-sources inscrit à titre de références obliques.
La partie consacrée aux écrivains des Caraïbes et de l’océan Indien
débute par une mise au point de Françoise Lionnet à propos de la notion
de littérature-monde promue par le manifeste des 44 écrivains. Celle-ci
examine ensuite le texte fondateur de l’imaginaire insulaire, Paul et Vir-
ginie de Bernardin de Saint-Pierre, réactualisé par des écrivains mauri-

SE
ciens contemporains et renvoyant à une vision de la nature faussement
perçue en France comme exotique. Analysant l’œuvre d’Ananda Devi, elle
montre comment celle-ci échappe aux catégories habituelles de la diglos-
sie et prend le relais ironique de certains textes de Baudelaire.
De son côté, Michel Beniamino interroge la portée idéologique de
la réécriture de la fable – genre littéraire pourtant jugé par certains, dont
Umberto Eco, comme réactionnaire – par les écrivains créolistes dès le
ES
milieu du xixe siècle. Il en conclut que ce genre, le plus soumis à des
modèles antérieurs, a été une étape essentielle de « l’accès du créole à
la souveraineté scripturale ». Après La Fontaine, un autre classique du
xviie siècle est convoqué par Carla Fratta, qui met en relation le conte de
Léon-Gontran Damas Yanni-les eaux avec Riquet à la houppe de Charles
Perrault, l’écrivain guyanais réécrivant le texte connu « pour contester
les valeurs propres de la civilisation qu’il représente ». Ainsi l’hypertexte
PR

devient un contre-modèle, rejoignant par là la définition fondamentale de


la parodie comme « pratique de déviation ». Véronique Corinus montre,
a contrario, un exemple d’extrême valorisation de l’hypotexte métropo-
litain : dans Les Mille et Un Contes antillais du régionaliste martiniquais
André Thomarel, la reprise des classiques (Rabelais, La Fontaine) est
« plus qu’un signe de déférence, une marque d’allégeance. Elle traduit la
volonté d’inscrire à toute force la tradition antillaise dans la prestigieuse
lignée littéraire française ». Les rapports privilégiés qu’entretient l’œuvre
de Patrick Chamoiseau avec celle d’Édouard Glissant dépassent largement,
selon Dominique Chancé, le débat théorique apparu autour des notions
de créolité et de créolisation : il s’agit là d’une véritable connivence entre
deux univers participant de la même ouverture à la relation et au tout-
monde tels qu’ils sont conçus par l’auteur de L’intention poétique. Dans
17
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Moi, Tituba sorcière, Ching Selao retrace une forme de marronnage ima-
ginaire qui permet à Maryse Condé de réinventer le personnage de Hester
Prynne du classique américain de Nathaniel Hawthorne, tout en créant
celui de Tituba, et d’écrire ainsi à la fois au premier et au second degré
un personnage romanesque qui n’est plus érigé en modèle. Selon Yolaine
Parisot, le corpus caribéen offre la particularité de négocier entre modèle
« archipélique » (Glissant) et poétique du « hors-lieu » (Régine Robin) et
de développer une dimension spéculaire. Les manifestations de cette pos-
ture sont visibles dans des textes de Condé, Laferrière et Victor qui asso-
cient intertextualité et hybridité générique pour mettre en scène le sta-
tut de l’écrivain francophone postcolonial, la mémoire de la littérature

SE
prenant ainsi l’aspect d’une histoire littéraire écrite par les écrivains eux-
mêmes. Fortement marquées par l’oralité, les littératures antillaises ont
ainsi produit des textes qui se sont détachés des modèles classiques fran-
çais pour proposer leur propre filiation littéraire à travers les œuvres de
Glissant et de Chamoiseau, mais aussi de Condé et des écrivains haïtiens
dont les réalisations témoignent d’une articulation du local et du global.
Les textes africains convoqués dans la troisième partie de cet ouvrage
renvoient à la notion d’originalité, telle qu’elle se pose de Kateb Yacine
ES
à Camara Laye, de Yambo Ouologuem à Tierno Monénembo. Rappe-
lant les divers éléments de rupture à l’œuvre dans Nedjma par rapport
au roman réaliste du xixe siècle, Charles Bonn analyse la subversion for-
melle apportée dans le récit par la parodie de la description, le pastiche de
l’épique et la réécriture des Mille et Une Nuits. Daniel Delas se demande
comment aborder les textes rédigés par un auteur et signés par un autre :
le cas du Regard du roi, de Camara Laye, lui permet de conclure à une
PR

mystification de la critique occidentale. À partir de l’exemple de Ouolo-


guem, accusé d’avoir plagié Le Dernier des justes d’André Schwarz-Bart
dans Le Devoir de violence, Isaac Bazié interroge les stratégies de lecture
ou postures lectorales déterminantes dans l’évaluation des textes et en
conclut à une originalité qui transcende les particularismes inhérents aux
textes singuliers repris par le romancier. Dans Peuls de Tierno Moné-
nembo, Auguste Léopold Mbondé Mouangué retrouve des stratégies nar-
ratives rappelant la performance du griot, l’auteur accomplissant ainsi un
« devoir de mémoire » envers la culture représentée. En fin de parcours,
Cécile Van den Avenne analyse les modes de représentation du français
populaire africain par les romanciers : d’abord parodique dans le cas de
la littérature coloniale, le « français tirailleur » est utilisé de manière iro-
nique et critique par les écrivains postcoloniaux jusqu’à devenir, avec le
18
Le palimpseste francophone

cinéaste Ousmane Sembène, une langue « qui met à mal la hiérarchie »


et ainsi constituer « la norme à l’aune de laquelle les autres variétés vont
être mesurées en termes d’écart ». Dans ces études, on constate l’impor-
tance accordée au phénomène de la lecture comme révélatrice de pra-
tiques acceptées ou reniées et le rôle de la critique comme baromètre de
la légitimité littéraire.

La réécriture telle que définie dans cet ouvrage – une métafiction qui
reprend un texte dans son ensemble – peut donc être considérée sous le
régime de la parodie dans la mesure où celle-ci procède de para qui veut
dire « à côté » et « contre », « proximité » et « distance ». À ce titre, elle est
particulièrement moderne, voire postmoderne, car elle « met en question

SE
la capacité de l’œuvre littéraire à représenter la [réalité] et à imiter des
[modèles] » 33, mais aussi spécifiquement littéraire, car « toute parodie affir-
mée dénonce celle qui est larvée dans la littérature courante ignorante de
ses propres modèles » 34. La réécriture, cette « poétique de la Relation »,
participe de l’histoire des formes de la littérature contemporaine, dont
elle est à la fois le témoin et l’acteur privilégié.
La question de l’altérité à laquelle renvoie toute discussion sur les
ES
modèles est au cœur même des débats contemporains. Dans quelle mesure
l’hybridité à laquelle doivent faire face les écrivains francophones donne-
t-elle lieu à des poétiques forcées, selon l’expression de Glissant, ou à l’in-
vention de nouvelles formes du dire littéraire ? Quelles esthétiques sont
ainsi mises en jeu ? Dans quelle mesure le questionnement impliqué dans
ces expériences métafictionnelles s’accompagne-t-il d’une revendication
ou d’un refus de l’antériorité ? Dans quel(s) sens s’oriente alors le palimp-
PR

seste ? Autant de questions abordées dans cet ouvrage montrent bien à


quel point les enjeux des écritures francophones sont emblématiques de
la scène littéraire mondiale, qu’ils contribuent à éclairer.

33. M. A. Rose, Parody/Metafiction, p. 51.


34. M. Butor, « La critique et l’invention », Répertoire III, p. 18.

19
PR
ES
SE
Europe et Amériques du Nord

SE
ES
PR
PR
ES
SE
Paul Aron

Le pastiche et la parodie
Instruments de mesure
des échanges littéraires internationaux

SE
Le statut des pratiques imitatives
ES
J’appelle ici pratiques imitatives les différentes formes ou genres qui per-
mettent à un auteur de produire un texte (T2) attribué, sérieusement ou
non, et de manière plus ou moins explicite, au modèle dont il s’est ins-
piré (T1). Dans cette définition volontairement très vaste s’intègrent des
productions diverses, du plagiat à la charge, de la supposition d’auteur à
la satire. Les plus connues sont le pastiche et la parodie.
Les meilleurs analystes des pratiques imitatives, de Marmontel ou
PR

Nodier à Gérard Genette ou Daniel Bilous, se sont attachés à distinguer


le pastiche de la parodie, genre considéré comme moins noble, et bien
plus accessible à chacun 1. Chez Genette, l’opposition entre transformation
et imitation devient même essentielle. Le pastiche désigne, de manière
exclusive, l’emprunt d’un style pour l’appliquer à un autre objet, tandis
que la parodie transforme un texte singulier. Ainsi, James Joyce parodie
l’Odyssée dans Ulysse, et Proust pastiche Balzac, Flaubert et Sainte-Beuve

1. J. F. Marmontel, « Parodie », « Pastiche », Éléments de littérature, Œuvres complètes, Paris,


Verdière, 1818, t. XIV. Voir l’édition présentée, établie et annotée par S. Le Ménahèze, Paris,
Desjonquères, 2005. C. Nodier, Questions de littérature légale, Paris, Imprimerie Crapelet,
1828 ; réédition Genève, Droz, 2003, édition établie, présentée et annotée par J.-F. Jean-
dillou. G. Genette, Palimpsestes. D. Bilous, Mallarméides. Les réécritures de l’œuvre de Mal-
larmé, poétique et critique, thèse de doctorat d’État, Université de Nice, 1991.

23
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

dans L’Affaire Lemoine, de manière non parodique. Le pastiche inter-


roge donc toujours la ressemblance entre un texte et son modèle, quand
la parodie peut se contenter d’une allusion.
Sur le plan théorique, ces considérations ont le mérite de souligner la
différence d’esprit entre deux opérations. La prise en considération d’un
« troisième terme » (le style) entre le modèle et le texte produit déplace
le lieu de l’appréciation du travail du pasticheur. Le versant analytique
de son travail compte ainsi autant que la production d’un texte nouveau,
et le pastiche vaut donc autant pour ce qu’il nous apprend sur le style
que pour le texte qu’il donne à lire. Dans l’analyse des pratiques, toute-
fois, la distinction est moins utile. Le recueil de pastiches le plus célèbre

SE
du xxe siècle (celui de Reboux et Müller 2) mêle les deux opérations et ira
même jusqu’à reprendre des phrases littérales aux auteurs dont il se moque.
L’expression « à la manière de » se situe entre pastiche et parodie. Elle
empêche précisément de les distinguer de manière stable. Il ne me paraît
donc plus très intéressant de repérer les différences entre transforma-
tion et imitation, car ce qui est en jeu tient moins à des principes formels
qu’aux réalités complexes de la production et de la réception des textes.
Depuis mon Histoire du pastiche, je plaide pour qu’on analyse l’écri-
ES
ture imitative sous un angle de vue différent. Il me semble fécond de sor-
tir du modèle mimétique et de chercher ailleurs les voies de l’interpré-
tation de cette pratique littéraire. On devrait ainsi renoncer à décrire de
manière privilégiée la relation entre T1 et T2, pour porter l’analyse sur
les raisons d’être et les modes de circulation de T2.
Cette proposition présente l’intérêt, à mes yeux, d’être pleinement
compatible avec une approche en termes de registres. Récemment intro-
PR

duite parmi les catégories littéraires, cette catégorie insiste sur la dimen-
sion anthropologique du littéraire. Avec Alain Viala, j’ai insisté sur le fait
que les registres constituent un cadre de référence pertinent pour appro-
cher les questions de sens et d’esthétique des textes, donc des enjeux idéo-
logiques fondamentaux au-delà des données techniques (les « tonalités »)
et formelles (les genres). Ils mettent l’accent sur les émotions que produit
un texte artistique  3. Ils donnent à lire des combinaisons de sujet, de mode

2. P. Reboux et C. Müller, À la manière de… Paul Adam, Maurice Barrès, Henry Bataille,
Tristan Bernard, Conan Doyle, José-Maria de Heredia, Joris-Karl Huysmans, Francis Jammes,
La Rochefoucauld, Maurice Maeterlinck, Mme Delarue-Mardrus, Mme de Noailles, Charles-
Louis Philippe, Jules Renard, Shakespeare, Paris, Éditions de la revue Les Lettres, 1908.
3. Je me permets de renvoyer ici à 100 mots du littéraire, Paris, PUF (Que-sais-je ?), 2008.

24
Le pastiche et la parodie

d’expression et d’émotion et constituent dès lors les grands domaines de


signification et de plaisir, le cadre des effets esthétiques.
La parodie, la satire, la caricature sont des notions qui bénéficient d’un
lien privilégié avec un registre analogue (le parodique, le satirique, le cari-
catural), comme c’est le cas pour les couples tragédie-tragique ou comédie-
comique. Cela signifie que toutes les comédies sont liées au comique, ou
que toutes les parodies relèvent du parodique. Inversement, le pastiche
n’entre pas dans cette dualité. C’est pourquoi je crois qu’il faut le consi-
dérer davantage comme une technique neutre (le fait d’imiter un style).
Dans ses usages, il se combine donc parfaitement avec les registres paro-
dique, satirique ou ludique, comme il peut aussi s’en différencier lorsqu’il
vise au plagiat ou à la falsification. D’où le fait qu’on relève la présence du

SE
pastiche dans toute une série de pratiques littéraires (dans des parodies, des
supercheries ou des plagiats), ou que le pastiche reste associé à des registres
qui peuvent paraître contradictoires (comme le ludique ou le critique).
Sur le plan méthodologique, ce constat nous conduit à décrire les
usages et circulations du pastiche dans la vie littéraire. Nous pouvons
le faire en établissant la liste de ses emplois variés : liste des fonctions
du pastiche, liste des auteurs qui ont pratiqué le genre, liste des auteurs
ES
qui ont été pastichés ou parodiés, et sans doute inversement, liste des
auteurs qui ne l’ont pas été, liste des œuvres qui se sont imposées ou qui
ont eu du succès, liste des supports matériels qui contiennent des pas-
tiches (romans, journaux, correspondances, textes séparés, recueils spé-
cifiques), liste des termes concurrents ou analogues, liste des pastiches à
succès,… La liste est une manière d’objectiver l’existence sociale d’une
réalité culturelle. Elle s’écarte des jugements de valeur a priori, ou des
PR

catégories préconstruites par le domaine que l’on étudie, qu’il s’agisse de


catégories historiques ou proposées par la critique ultérieure. Elle per-
met donc d’éviter de débattre d’abord de l’intérêt ou du manque d’inté-
rêt des pastiches, de leur caractère plus ou moins pur, ou possiblement
mal interprété, pour dessiner leur diffusion effective dans l’espace social.
Ce que je voudrais esquisser ici est la présence du pastiche comme indi-
cateur des échanges littéraires internationaux. On constate en effet que
le pastiche met toujours en présence un réseau de compétences particu-
lières : compétence analytique et scripturale pour l’auteur du texte pasti-
chant, et compétence interprétative pour le lecteur censé à la fois déchif-
frer le palimpseste et apprécier l’exploit du producteur du texte second.
Par là même, les différents intervenants de la pratique mimétique font
état de leur degré d’adhésion aux valeurs de la vie littéraire. Mais cette
25
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

c­ irculation est-elle également partagée entre les acteurs ? Fait-elle inter-


venir des séquences différenciées ? Révèle-t-elle des tendances de fond ?
Ce sont ces questions qui guident les deux petites études qui suivent.

Quelques transferts mimétiques et leurs enjeux

Sur la base du corpus identifié dans le Répertoire des pastiches et parodies


littéraires 4, j’ai constitué trois ensembles de pratiques imitatives publiées
dans trois zones de la « francophonie nord » : le Canada français et le
Québec, la Suisse et la Belgique et/ou par des auteurs qui relèvent de ces
trois zones. Ces ensembles ont ensuite été organisés de manière à diffé-

SE
rencier les modèles (T1) français ou internationaux des modèles perçus
comme relevant d’un sous-champ national (local). Les résultats de cette
enquête sont lisibles sous la forme d’un tableau synthétique à six entrées.
Les chiffres désignent le nombre d’occurrences de pastiches ou de paro-
dies identifiées, indépendamment de toute considération sur la nature du
support (article de journal ou recueil spécialisé).
ES
T1 locaux T1 français ou internationaux
Canada français et Québec 4 7
Suisse 3 14
Belgique 20 56

Si l’on compare ces résultats à la présence des auteurs ici caractéri-


sés comme « locaux » dans la production française centrale, on constate
PR

que le transfert international est déséquilibré. Les pastiches et parodies


publiés en France ont tendance à « nationaliser » les écrivains mis en posi-
tion de T1 : ceux-ci ne sont jamais signalés comme exotiques ou diffé-
rents ; dès lors qu’ils sont proposés comme des modèles, c’est qu’ils sont
des auteurs légitimes. Tel est le sort réservé à Simenon, à Rousseau ou,
dans une moindre mesure, à Ramuz. En sens inverse, les mêmes auteurs
peuvent être versés dans des ensembles « locaux » où l’effet de série les
ramène à leur ancrage national d’origine.
Si l’on admet le fait que leur présence dans T1 confère aux auteurs un
statut de modèle légitime, on peut prendre les pratiques mimétiques pour

4. P. Aron et J. Espagnon, Répertoire des pastiches et des parodies littéraires aux xix et
xxe siècles, Paris, PUPS, 2009.

26
Le pastiche et la parodie

un indicateur du processus même de légitimation des littératures péri-


phériques. On constate ainsi que la proportion des « locaux » croît selon
le degré d’autonomie (d’indépendance à l’égard de la France) que s’ac-
cordent les différentes zones concernées. Le Canada français et le Qué-
bec sont ainsi plus nettement « localistes » que les Suisses ; les Belges se
situent entre ces deux extrêmes.
Pour autant, à ce degré de généralité, notre indicateur ne permet de
formuler qu’un cadre très général. C’est pourquoi une étude de cas offre
l’occasion de construire plus en finesse la perception d’un écrivain en tant
que T1 légitime, et les raisons et moyens mobilisés par les auteurs de T2.
On prendra à cet égard l’exemple de Maurice Maeterlinck, auteur sou-
vent pastiché et parodié tant dans le champ français que dans le champ

SE
francophone dans son ensemble.

Les pastiches français et belges de Maurice Maeterlinck

L’œuvre de Maurice Maeterlinck occupe une place stratégique qui la des-


tinait à être abondamment travestie. Parce qu’elle est liée au monde du
ES
théâtre, elle s’expose aux détournements parodiques qui sont de tradition.
Le caractère typé des personnages et des répliques répétitives, la simplicité
voulue du phrasé, le balbutiement d’un langage élémentaire, le caractère
archétypal des situations et des thèmes sont autant de traits reconnais-
sables de la « manière » propre à l’auteur de La Princesse Maleine. Il est
donc un des écrivains de la fin du siècle le plus souvent pastiché.
Les premiers pastiches de l’œuvre de Maeterlinck ont été rédigés par
PR

ses amis symbolistes et par ceux qui ont accompagné son entrée en lit-
térature dès avant ses premiers essais théâtraux. Ainsi, avant même sa
publication, Maurice Maeterlinck a soumis le cahier complet des Serres
chaudes à son ami le plus proche : Charles Van Lerberghe. La réaction
de ce premier lecteur fut enthousiaste : « C’est admirable de maladie, de
phosphorescence, d’atmosphère lourde et suffocante », écrit-il à Mockel
en janvier 1889 5. Et il s’empresse de répondre à Maeterlinck par un petit
pastiche évoquant les lieux familiers de la ville de Gand où ils firent leurs
études ensemble au collège Sainte-Barbe :

5. C. Van Lerberghe, Lettres à Albert Mockel, édition établie, présentée et annotée par
R. Debever et J. Detemmerman, Bruxelles, Labor (Archives du futur), 1986, p. 71.

27
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Ville de province
Ce pot de géraniums à la fenêtre de l’usine,
Ce canon sur le marché aux tripes
Cette église en forme de locomotive (St. Pierre)
Cette sirène qui descend l’escalier,
Ce dragon sans pattes sur le clocher
Ce géant dans la maison flamande (Verspeyen)
Cette foire sur la montagne. 6

C’est dans le même esprit que La Jeune Belgique, la revue du jeune


mouvement littéraire qui avait accueilli les premiers poèmes de celui qui
signait alors modestement « M. Mater », n’hésite pas à transcrire pour le
plus grand plaisir de ses lecteurs les pastiches que Léopold Pels publiait

SE
dans son hebdomadaire La Casserole. Parmi ces textes figuraient les
« Végétations du Coccyx », qui, sous la signature d’Alma-mater-stabat-
link, était une parodie efficace des Serres chaudes de Maeterlinck :
Les chiens jaunes de mes péchés
Au milieu des ombres mentales,
Avec leurs flammes végétales
Ont l’air de très sérieux michés.
ES
[…]
Les palmes lentes des désirs,
La verge de ma lassitude
Qui féconde ma solitude,
Et les nénuphars des plaisirs ;
Tous ces élans plus lents encore
Et ces désirs que je voulais
Sont des pauvres dans un palais
PR

Et des cierges las dans l’aurore ! 7

Deux ans après, on le sait, Maeterlinck entre véritablement en littérature


en publiant La Princesse Maleine. Il envoie un des précieux exemplaires de
son édition à compte d’auteur à Octave Mirbeau qui en fait un éloge dithy-
rambique dans Le Figaro du 24 août 1890. Presque dans la foulée, Mirbeau
publie le 22 septembre dans L’Écho de Paris un « Dialogue triste » intitulé
« Le Poitrinaire » et Mallarmé note qu’il est « un peu sur le clavier de Mae-
terlinck ». Il trouve « cela charmant qu’on s’exerce pendant quelques jours
dans la manière de quelqu’un qui vous a séduit, en dehors de son œuvre à

6. Cité dans J. Warmoes, Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. VI, 1960, p. 29‑31.
7. Bazoef [pseudonyme de Léopold Pels], cité dans La Jeune Belgique, t. VII, mars-avril 1888,
p. 124.

28
Le pastiche et la parodie

soi, pour mettre de côté ou envoyer au journal » 8. De fait, ce dialogue au


bord de la mer entre un jeune agonisant et sa mère reprend le rythme des
répétitions hallucinantes du texte maeterlinckien :
La Mère. – Comment es-tu mon enfant ?
Le poitrinaire (d’une voix faible, haletante). – Mais je me trouve bien… !
Je me trouve vraiment bien… Oui, je crois que je suis vraiment bien. (Il
tousse.)
La Mère. – Est-ce que cette brise ne te gêne pas ?
Le poitrinaire. – Oh non ! cette brise est bonne… Il fait beau… Et puis,
cette mer… Je me trouve bien… (Il tousse encore.)
La Mère. – Si nous rentrions, veux-tu ?… Je vais appeler.

SE
Le poitrinaire. – Oh ! non… pas encore !… Mais je ne suis pas malade !…
Je suis faible, un peu, voilà tout !… je suis… je suis enrhumé… Mais je
ne suis pas malade.
La Mère. – Sans doute, sans doute, mon enfant !
Le poitrinaire. – Ah ! je ne voudrais pas être malade !… C’est si triste
d’être malade !… Comment va cette pauvre jeune fille, d’à côté ? Je ne l’ai
pas vue aujourd’hui.
La Mère. – Je pense qu’elle va mieux, aussi… 9
ES
Même s’il présente des traits devenus comiques à nos yeux en raison
des jérémiades continuelles du poitrinaire et du caractère stéréotypé des
répliques, ce texte a été écrit dans une période où Mirbeau se plaint de
n’avoir pas d’inspiration propre : c’est la forme seule qui lui permet d’ache-
ver les lignes qu’il doit au journal qui le paie. Le pastiche, ici, n’est donc
sans doute pas guidé par une intention satirique, mais par la fascination
pour une marque de style. Nous touchons ici à un des traits caractéris-
PR

tiques du pastiche fin de siècle : son ambiguïté énonciative. Il est en effet


souvent difficile d’évaluer a posteriori les intentions de l’auteur, et donc
le registre, sérieux, ludique ou satirique, dans lequel il se place.
Si Mirbeau semble trouver dans l’imitation le remède à une panne
provisoire de l’inspiration, d’autres auteurs y cherchent le ressort princi-
pal, la matière même de leur propos. Les premières œuvres d’André Gide
font ainsi référence à l’univers symboliste en voie de formation, sans qu’il
soit possible de distinguer ce qui relève de la parodie, de l’ironie réfé-
rentielle ou de la conviction sincère. Ainsi des héros du Voyage d’Urien

8. Cité par J.-F. Nivet et P. Michel, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle. Biogra-
phie, Paris, Séguier, 1990, p. 430.
9. O. Mirbeau, « Le Poitrinaire », L’Écho de Paris, 22 septembre 1890.

29
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

(1893), qui enfilent leur scaphandre pour retrouver la bague que la reine
a laissée, par jeu, tomber dans la mer. Agloval, Clairion et Morgain des-
cendent au plus profond des eaux, dont la volupté froide les attire, et à
leur retour, ils perdent toute énergie et jusqu’aux mots eux-mêmes qui
leur permettraient de rapporter leur aventure 10.
C’est par contre une charge ironique que les confrères du jeune avo-
cat Maeterlinck présentent lors de la revue annuelle du Jeune Barreau de
Bruxelles le 14 février 1891. Conformément aux lois du genre, les calem-
bours et les à-peu-près se multiplient dans un savoureux amalgame des
titres, des éditeurs et des images du jeune auteur.
(On baisse le gaz. il fait sinistre. Sur un trémolo continu, du troublant et

SE
sympathique orchestre, des voix d’en haut, séraphiquement, chantent.)
Voix d’en haut (air : Noël d’Adam)
Tous les esthêt’ de toute la nature
Étaient plongés dans une anxiété,
Et l’on voyait sur la littérature
Depuis des jours une sombre clarté…
On entendit enfin des crapauds rire
Et lui parut ! Et par son rédacteur,
ES
Le Figaro s’écria :
Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur ! (bis)
Le Prince Malin (entrant).– Il fait noir sur ces planches !
Le Président. – Il fait noir sur ces planches ?
Le Prince Malin. – Il se passe des choses inusitées dans ce tribunal ! Il
pleut des étoiles sur le Palais de Justice !
Cor-de-veneur. – Ça n’arrive pas tous les jours.
Le Prince Malin. – Les robes ont bougé au vestiaire… Qu’y a-t-il. Qu’y
PR

a-t-il ? De Cock avait l’air étrangement pensif, et j’ai vu la queue d’une


comète au-dessus des Petits-Carmes !
Le Président (impressionné ). – Asseyez-vous… Votre nom ?
Le Prince Malin. – Je suis Hjalmar, le prince Malin.
Cresson. – Vous êtes Hjalmar, le prince Malin ?
Le Prince Malin. – Je suis Hjalmar, le prince Malin.
Cresson. – Oh ! Oh ! Oh ! Et que faites-vous ?
Le Prince Malin. – Poète d’exception.
D’Ormaix de Bonsommeil. – Poète…
Cresson. – … d’exception ?

10. A. Gide, Le Voyage d’Urien, Paris, Gallimard, 1929, p. 73.

30
Le pastiche et la parodie

Le Prince Malin. – Poète d’exception !


Cresson. – Dans quel genre ?
Le Prince Malin. – Théâtre shakspicarien pour fantoches.
Cor-de-Veneur. – C’est le Toone des gens chics ! Ah ! Ah ! Ah ! Je vous
admire beaucoup. Et vous logez ?
Le Prince Malin. – À Ysselmonde, dans la tour où les nonnes sont
malades, près de l’hôpital où les phtysiques sont sur l’herbe au soleil. J’y
cultive en serre chaude les végétations violettes et mornes de ma poésie. […]
Le Prince Malin. – On frappe à la porte !!!
Le Président. ‑ On frappe à la porte ????
Cresson. – Je sens un courant d’air !

SE
Le Prince Malin. – C’est l’Intruse !
Le Président. – L’intruse ?
Le Prince Malin. – Mais oui ! Vous êtes aveugle ! Vous êtes aveugle !
Les poissons du Parc ont sauté du bassin, et les chiens de la Place Poe-
lart aboyaient à la lune !
Le Président. – Je ne sais… Mais le jour ne se passera pas sans malheur !
Témoin ! Allez ! Allez !! Allez !!! Vous avez une âme bizarre au fond de
vos yeux d’avocat ! Retournez à Ysselmonde !!! 11
ES
On imagine sans peine le succès de cette parodie jouée par et pour
le milieu des esthètes amateurs de Wagner, lecteurs de l’Art moderne et
premiers spectateurs des pièces de Maeterlinck.
L’année suivante, la notoriété de Maeterlinck étant désormais éta-
blie aux yeux des critiques symbolistes, c’est à Paris, dans le Mercure de
France, que paraît un pastiche de la Princesse. La rubrique « Mimes » de
la grande revue dirigée par Alfred Valette était le plus souvent tenue par
PR

Remy de Gourmont. Sous la signature de Quasi, « La Princesse Éliacine »


comporte deux pages d’un dialogue absurde entre le Prince Damasce-
nus, la Princesse, la Nourrice de la Princesse et un chien nommé, on ne
sait pourquoi, Sardanapale. Voici le début du texte et son morceau de
bravoure :
La Princesse Éliacine. – Entendez-vous sonner les cloches ? Entendez-
vous sonner les cloches ? Entendez-vous sonner les cloches ?
Le Prince Damascenus. – Vous entendez sonner les cloches ?
La Princesse Éliacine. – J’entends sonner les cloches.
Le Prince Damascenus. – Vous entendez sonner les cloches ?

11. Omnia fraterne, Bruxelles, Larcier, 1891, p. 26.

31
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

La Princesse Éliacine. – J’entends sonner les cloches dans l’air du soir


et dans ma tête.
Le Prince Damascenus. – Les cloches sonnent dans l’air du soir et dans
sa tête !… Vous entendez sonner les cloches ?
La Princesse Éliacine. – J’entends sonner les cloches dans l’air du soir
et dans mon cœur… N’entendez-vous pas sonner les cloches dans votre
cœur, Damascenus ?
[…]
La Princesse Éliacine. – Sardanapale entend sonner les cloches. La
Nourrice entend sonner les cloches. Les bêtes entendent sonner les cloches.
Les gens entendent sonner les cloches. Il n’y a que vous, Damascenus, qui
n’entendez pas sonner les cloches !… Entendez-vous sonner les cloches ?…

SE
Damascenus, les cloches sonnent dans l’air du soir et dans l’eau verte, les
cloches sonnent dans l’eau verte et dans ma tête, les cloches sonnent dans
ma tête et dans mon cœur, les clochent sonnent dans mon cœur et dans
ma chair, les cloches sonnent dans ma chair et dans mon âme… Les cloches
sonnent dans l’eau verte !… Oh ! je veux aller dans l’eau verte entendre
sonner les cloches !… Les cloches sonnent dans l’eau verte ! Oh ! comme
elles sonnent, les cloches dans l’eau verte, Damascenus, comme elles son-
nent, comme elles sonnent, les cloches, dans l’eau verte ! Oh ! les impé-
rieuses cloches, qui sonnent dans l’eau verte pleine de marjolaine ! Damas-
ES
cenus, n’entendez-vous pas sonner les cloches ? 12

Il va sans dire qu’après pareille tirade, la pauvre Princesse meurt tris-


tement tandis que sonne enfin l’Angelus. Le texte de Remy de Gourmont
ne manque pas de souffle. Le propos, en soi plutôt ridicule, est aspiré par
un verbe qui évolue en une spirale parfaitement maîtrisée. Car le pas-
tiche n’est pas si aisé que certains le croient. Lorsque La Plume, autre
organe de la mouvance symboliste, se vante d’offrir à ses lecteurs le nou-
PR

veau drame que « M. Maurice Mittellinck » a bien voulu lui envoyer, le


pasticheur, ici, est loin d’atteindre à la verve de Quasi 13. « Ursule & Tomi-
nette, petit drame pour marionnettes » renvoie aux Flaireurs de Charles
Van Lerberghe autant qu’à Intérieur. La vieille tante Ursule pressent l’ar-
rivée de la mort, qu’annoncent successivement les voix du vieux buffet
qui se lamente, de la vieille table dont le bois gémit et de la chaise qui se
plaint. Un charpentier enfin fait irruption pour proposer un cercueil. Mais
le texte est trop explicite, et ne trouve pas son verbe propre. Lorsque la
tante explique, par exemple : « Seulement si j’avais une lumière, avec ce
vieux livre, je pourrais éclairer des choses lointaines qui dorment au fond

12. Mercure de France, juillet 1892, p. 246-248.


13. La Plume, 1er mai 1895, p. 181-183.

32
Le pastiche et la parodie

de mon âme », elle cite bien une idée d’obédience maeterlinckienne, mais
elle ne parvient pas à l’exprimer réellement.
À la fin du siècle, pour un large public, la décadence a perdu tout
charme. Ce sont donc les procédés d’un comique de l’outrance et de
la charge que le texte de Maeterlinck inspire encore. Mais, dans la ver-
sion qu’en donne Paul Debussy, Pelléas et Mélisande continue de susci-
ter par contre des interprétations nombreuses et ferventes qui en assu-
rent la pérennité. Comme nombre d’opéras célèbres, cette œuvre a donc
bénéficié de toute l’attention des parodistes. On connaît le délicieux petit
pastiche de Marcel Proust rédigé vers 1911. La gravité du dialogue entre
Markel et Pelléas à propos d’un chapeau perdu à la sortie d’un spectacle
contraste ironiquement avec la légèreté de la situation :

SE
Arkel. – Vous avez, Pelléas, le visage grave et plein de larmes [de] ceux
qui se sont enrhumés pour long temps. Allons-nous-en. Nous ne le retrou-
verons pas. Quelqu’un qui n’est pas d’ici l’aura emporté. Il est trop tard.
Tous les autres chapeaux sont partis. Nous ne pourrons plus en prendre
un autre. C’est une chose terrible, Pelléas. 14

Soulignons les qualités de ce bref pastiche. Proust y a parfaitement


saisi les expressions caractéristiques de l’univers de Maeterlinck (« C’est
ES
une chose terrible »), l’essence d’une situation archétypale de son théâtre
(« Quelqu’un qui n’est pas d’ici ») et l’esprit des personnages âgés qui ont
l’intuition des événements à venir (« Vous avez… »).
Avec Vous m’en direz tant ! « livre gai » de Tristan Bernard et Pierre
Veber, c’est moins la manière maeterlinckienne qui est visée que le milieu
des critiques parisiens. Le chapitre « Une primeur » présente en effet une
scène cocasse prétendument extraite des Enfants arriérés, une pièce à
PR

paraître prochainement de Maeterlinck. Dans un souterrain sombre et


humide, Hector Pessard, Léon Kerst, Francisque Sarcey et quelques col-
lègues dialoguent en tremblant de froid :
M. F. Sarcey. – La pièce ne fera pas d’argent.
M. Capus. – Qui a dit qu’elle ne ferait pas d’argent ? Il ne faut pas dire
qu’elle ne fera pas d’argent. Il y a de gros messieurs qui parlent sous eux !
M. Veber. – De gros messieurs sont comme des péniches abandonnées
sur la mer.
M. Vandérem. – Ils ont les paupières ankylosées depuis leur naissance.

14. M. Proust, Contre Sainte-Beuve, p. 207. Proust a également attribué à Maeterlinck un


chapitre inédit de L’Affaire Lemoine, voir ibid., p. 197-200.

33
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

M. Sarcey (pousse un grand cri ). – Hâââh !!!


Tous (sursautent). – Ah !
M. Sarcey. – Je pense soudainement que ça n’est pas du théâtre, que ça
n’a jamais été du théâtre. […]
M. Vandérem. – Est-ce que la sonnette de l’entr’acte a résonné ?
M. du Tillet. – Non, elle n’a pas résonné. Personne de nous ne résonne.
Et puis nous sommes trop loin pour l’entendre distinctement ; il faudrait
s’approcher, et nous ne pouvons pas, parce que nous sommes perdus
dans les corridors. 15

À la fin, les Sept Ouvreuses, vêtues de noir, la figure voilée, viennent


se ranger silencieusement le long du vestiaire et le rideau tombe…

SE
La parodie bruxelloise de Pelle Jas et Melie Cendre est brossée à larges
traits, mais elle témoigne d’une lecture attentive du livret de Maeterlinck.
Elle paraît dans La Gazette de Bruxelles, le 12 janvier 1907, à l’occasion
de la création bruxelloise de l’opéra. La satire porte ici sur les harmonies
imitatives de la partition (L’orchestre imite les pleurs… L’orchestre fait res-
sortir le charme de la conversation… L’orchestre imite l’enchevêtrement
des cheveux…) et procède, selon la tradition de la parodie burlesque, à la
réécriture en style bas des suggestions maeterlinckiennes. C’est ainsi que
ES
Mélie Cendre, que Groslot rencontre dans la forêt, lui dit « tenez vos
mains chez vous » ou que le « Petit Idiot » surgit pour clamer :
Je suis venu vous dire qu’il y a des moutons qui passent là-bas. (Bêlements à
l’orchestre.) Ça vous est égal, hein ? Alors je m’en vais… Je vais dire quelque
chose d’aussi intéressant – à quelqu’un – qui s’en fiche pas mal aussi. 16

Plus récent, le pastiche de Sylvain Monod est également assez heureux.


PR

Il insiste sur les métaphores animales du poète (« Tes cheveux m’envelop-


pent comme un lasso. C’est une sorte d’immense baiser roux. Ils s’enrou-
lent autour de mes reins, […] ils s’élancent comme des écureuils » 17) ou
sur l’absurdité de certains dialogues :
Ysgraines. – Je crois qu’il y aura de l’orage…
Maglamore (il semble réfléchir profondément). – C’est bien possible…
(Ibid., p. 201)

Les techniques du travestissement burlesque atteignent toutefois à plus

15. T. Bernard et P. Veber, Vous m’en direz tant ! Paris, Fasquelle, 1894, p. 261-262.
16. J’ai publié le texte intégral de ce pastiche dans La Belgique artistique et littéraire, 1848-
1914. Une anthologie de langue française, Bruxelles, Complexe, 1997.
17. S. Monod, Pastiches…, Paris, H. Lefebvre, 1963, p. 200.

34
Le pastiche et la parodie

d’efficacité en recourant aux procédés anciens de la transposition générique.


À l’univers délicat des suggestions maeterlinckiennes, qui étaient censées
guider le spectateur vers les réalités incomprises et inexprimables de l’uni-
vers, les allusions du pasticheur donnent volontiers un contenu érotique. Et,
assez curieusement, parce qu’elles sont sans doute inspirées par la « fémi-
nité » de cet indicible, les créatures diaphanes du poète se réincarnent sou-
vent en servantes de Lesbos. Une des premières parodies de Maeterlinck
est due à l’écrivain flamand – mais parfait ­bilingue – August Vermeylen,
qui était également un grand admirateur de son concitoyen gantois. Mais,
comme Charles Van Lerberghe, il ne résiste pas au plaisir de rédiger un « à
la manière » d’Aglavaine et Sélysette. Les héroïnes connaissent un moment
de grâce et de bonheur dans le silence qui les rapproche. Le dialogue porte

SE
d’abord sur le nouveau collier qu’on a acheté pour le chat, qui est trop
grand parce qu’on a oublié de prendre la mesure de son cou. Puis Fémy-
nette évoque l’arrivée d’Adlavaine, qui l’a initiée au mystère des choses :
Fémynette. – […] moi non plus, je n’aurais pas compris avant l’arrivée
d’Adlavaine. Elle m’a enseigné tant de choses que je ne connaissais pas.
Adlavaine. – Fémynette !… (elles s’embrassent)
ES
Méléantre. – Oh ! pourquoi vous embrassez-vous si longuement ? Il
me semble que vous devenez de plus en plus belles à mesure que l’ombre
s’épaissit (il bande copieusement).
Adlavaine. – Viens aussi, Méléantre (ils s’embrassent).
Méléantre. – M’aimes-tu, Adlavaine ?
Adlavaine. – Je t’aime, Méléantre.
Méléantre. – Comment m’aimes-tu ?
PR

Adlavaine. – Autant que j’aime Fémynette et qu’elle t’aime.


Méléantre. – Moi je t’aime comme je m’aime et comme Fémynette
t’aime.
Adlavaine. – Tu ne dis rien, Fémynette ?
Fémynette. – Je vous aime tous deux comme vous vous aimez l’un
l’autre. 18
Dans le même registre, mais dans une forme plus gauloise, le grand pas-
ticheur Georges-Armand Masson, qui réservait à ce passe-temps les loisirs

18. Le texte figure dans une lettre de 1896 envoyée à Alfred Hegenscheidt. Il a été publié
par Raymond Vervliet dans Leven met een schrijver. Biografie van Alfred Hegenscheidt
volgens de memoires van Madeleine Hegenscheidt en met editie van onuitgegeven docu-
menten, Antwerpen, Ontwikkeling, 1977, p. 346-350. Je remercie Fabrice van de Kerck-
hove de m’avoir communiqué cette référence.

35
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

de sa charge de directeur des Beaux-Arts de la Ville de Paris, a rédigé Une


scène inédite de L’Oiseau bleu. Un résumé des épisodes précédents ouvre
la scène. Les deux petits enfants Pystyl et Bavetelle que la fée Acétylaine a
envoyés chercher le merle blanc errent dans Paris. Avec leurs amis le Petit
Pain, le Fouet, la Tablette de chocolat, le Ticket de métro et les Billes, ils
s’engagent dans les rues étroites d’un quartier mal famé. Ils aperçoivent
les chambres des Voluptés d’où sortent des sons étranges.
Pystyl. – Et on entend des mots maintenant… Qu’est-ce que cela veut
dire ? O ! c’est la voix du monsieur… Pourquoi qu’il se plaint comme cela ?
Est-ce que la dame lui fait mal ?
Le ticket de métro. – Ce n’est rien. Moi aussi ça me fait mal quand

SE
on me poinçonne.
Pystyl. – Ah ! Et puis il y a une voix de dame aussi.
La toupie. – Que dit-elle ?
Pystyl. – Dis donc, une idée me vient. Elle a l’air rudement contente, la
dame… Est-ce que ce n’est pas, par hasard, qu’elle tiendrait l’Oiseau Bleu ?
La toupie. – Non, non, l’oiseau qu’elle tient n’est pas bleu… 19

Dans la troisième chambre, deux Voluptés féminines sont étroitement


ES
enlacées et elles chantent :
Les cinq doigts de la main droite
Les cinq doigts de la main droite
(Mon Dieu, qu’il fait noir !)
Les cinq doigts de la main droite
Ont voulu savoir.
Traversent la forêt vierge
PR

(Qu’il fait noir, mon Dieu !)


Traversent la forêt vierge
Par le chemin creux.
Arrivent devant la porte
(Mon Dieu, qu’il fait chaud !)
Arrivent devant la porte
Préparent l’assaut.
La porte était grande ouverte,
(Qu’il fait chaud, mon Dieu !)
La porte était grande ouverte,
Après vous Messieurs.

19. [G.-A. Masson], Georges-Armand Masson ou le parfait plagiaire, Paris, Éditions du siècle,
1924, p. 132-140.

36
Le pastiche et la parodie

Y sont entrés tous les cinque,


(Qu’il fait noir, mon Dieu !)
Y sont entrés tous les cinque,
À la queue leu leu. […] (Ibid.)

Les procédés de Georges-Armand Masson sont ceux que les célèbres À


la manière de… de Paul Reboux et Charles Müller avaient mis au goût du
jour dès 1907. Leur pastiche de Maeterlinck, qui figure dans la première
série, tire l’essentiel de son inspiration de Pelléas et Mélisande. Mais, fait
notoire, les auteurs ont travaillé à partir d’une édition du texte original et
non à partir du livret de Debussy, comme le prouvent les détails emprun-
tés à la première scène, celle de l’ouverture de la porte. Par ailleurs, la lec-
ture du texte est singulièrement attentive. Leur pastiche consacre l’impor-

SE
tance des personnages secondaires comme les servantes et les mendiants,
ce qui tranche avec l’attention prêtée le plus souvent au seul trio principal.
Le mendiant. – Je ne vois pas mon chien
Les servantes. – Nous n’avons pas vu votre chien.
Idrofile. – Vous avez un chien ?
Le mendiant. – Vous n’avez pas vu mon chien ?
ES
Les servantes. – Quelqu’un a-t-il vu son chien ?
Le mendiant. – C’est mon ami. Il m’éclaire comme une petite lampe. Je
ne peux pas vivre sans lui car je suis sourd. Alors il m’avertit des dangers
par ses grognements. 20

La transposition, comme on le voit, est savoureuse à plus d’un titre.


Le dialogue répétitif est celui que La Princesse Maleine a mis en vogue,
mais il fait également intervenir les servantes sous la forme d’un propos
PR

en « nous » qui est bien celui que doit tenir le groupe ou le chœur qu’elles
incarnent. Par ailleurs le jeu sur le handicap symbolique – l’aveugle est ici
un sourd – fait un contraste grotesque avec l’intervention du chien. Enfin,
la comparaison entre le chien et la lampe relève également du burlesque.
Reboux et Müller ne se bornent pas à réécrire les dialogues. Ils détour-
nent également une chanson enchâssée dans le texte théâtral. C’est là
également un aspect constant, et peut-être le plus facile, du pastiche
maeterlinckien. Plusieurs recueils de pastiches au xxe siècle en proposent
leur version, de manière plus ou moins convaincante, comme l’avait fait
Alphonse Allais en confondant les Serres chaudes avec l’esthétique de la
décadence dans son « Poème morne traduit du belge » :

20. P. Reboux et C. Müller, À la manière de…, ouvr. cité, p. 196.

37
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

On ne l’aurait jamais vue rire.


Sa bouche apâlie arborerait fréquemment le sourire navrant de ses désa-
bus. 21

Deux exemples méritent sans doute d’être retenus ici, l’un parce qu’il
offre un modèle achevé du principe répétitif poussé jusqu’à son terme,
et l’autre en raison de la personnalité de son auteur. La revue Le Masque,
qui paraît à Bruxelles de 1910 à 1914, sous la direction d’André Fontai-
nas et Édouard Fonteyne, offrait à ses lecteurs une chronique régulière
intitulée « Petite anthologie » qui reprenait le principe des « Mimes » du
Mercure de France. On peut y lire des pastiches des principaux poètes de
la période symboliste, et donc, très naturellement, un de Maeterlinck.

SE
Les lampes
Ils sont venus avec treize lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec onze lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec neuf lampes
Et n’ont rien vu…
ES
Ils sont venus avec sept lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec cinq lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec trois lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec deux lampes
Et n’ont rien vu…
PR

Ils sont venus avec une lampe


Et n’ont rien vu…
Ils sont venus sans lampe
Et ils ont vu. 22

Michel de Ghelderode, pour sa part, se sert de la syntaxe des Quinze


chansons pour rendre compte des débats locaux sur la difficulté de jouer
le théâtre national. Son texte fait allusion à l’Âme belge chère à Edmond

21. Œuvres anthumes, éditées par F. Caradec, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1989, p. 292.
22. Le Masque, no 5, 1912, p. 200. Le texte est signé du pseudonyme de Max. La même revue
propose une « Chanson-du-terme », 1910, p. 224. J’ai consacré un article aux pastiches
de cette revue : « Les pastiches de la revue Le Masque (1910-1914) », Lettres ou ne pas
Lettres, Mélanges de littérature française de Belgique offerts à Roland Beyen, édités par
J. Herman, L. Tack, K. Geldof, Presses universitaires de Louvain, 2001, p. 573-584.

38
Le pastiche et la parodie

Picard, et donc aux esthètes qui s’étaient donné pour mission de défendre
la spécificité des productions littéraires belges. Il se déroule dans le
cadre de la taverne où se réunissaient Le Rouge et le Noir et la Renais-
sance d’Occident, ces groupes de jeunes intellectuels auxquels partici-
pait Ghelderode.
Petit drame
(À la Taverne Britannic. L’auteur belge et le metteur en scène se regardent
comme chiens de faïence. L’Âme belge est entre eux, qui les contemple d’un
œil atone. C’est l’heure du pale-ale.)
L’auteur belge (montrant le manuscrit d’une pièce à l’Âme belge)
J’attendis sept ans, ma sœur,
avant de l’écrire…

SE
faut-il maintenant, ma sœur,
en pleurer, en rire ?
Le metteur en scène (arrachant le manuscrit aux mains de l’auteur)
J’attendis sept ans, ma sœur,
sans pouvoir la lire…
est-il encor temps, ma sœur ?
L’espoir fait mourir…
L’Âme belge (prend la pièce et la flanque derrière le comptoir)
ES
Et s’il arrivait pourtant
qu’elle soit jouable,
attendez encor sept ans
et allez au diable !…
Rideau 23

Un dernier aspect de l’œuvre de Maeterlinck a également suscité la


verve des pasticheurs : les essais. Dans la tradition du pastiche critique,
PR

Ernest La Jeunesse, qui fréquentait les cercles littéraires de la rive droite


à la fin du siècle, et qui y côtoyait notamment le jeune Paul Reboux, est
l’auteur d’un curieux ouvrage où il mêle de prétendues conversations avec
les écrivains de son temps, des parodies et des commentaires critiques qui
prennent en quelque sorte le ton des œuvres analysées. « La promenade
de Maurice Maeterlinck » est ainsi un hommage rendu à l’auteur avec les
mots dont il se sert souvent :
Et M. Maeterlinck va, le long du fleuve. Il lui semble bien maintenant
que le fleuve est puissant et torrentueux, que la lune est large et claire,
lune de labeur et de combat, que les fleurs, d’un jet fécond, montent et
s’ébrouent, et il lui semble bien que les fleurs, la lune, le fleuve, le paysage

23. Le texte est paru dans la revue Tréteaux en 1934.

39
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

et les ondes vivent d’une vie réelle, brève, souple et un peu fiévreuse,
d’une vie sans langueur et sans phrases. Il lui semble bien qu’il y a une
autre souffrance que sa souffrance, une autre douleur que sa douleur et
de la réalité et de l’ardeur et de l’ennui et des tourbillonnements de ver-
tus, de vices, d’inquiétudes et de joie. Mais qu’importe ? […] Il est celui
qui rajeunit les hommes, il est celui qui dans ce monde compliqué crée
un monde simple et qui du monde qu’il a créé, cache un instant le monde
qui est. Il est l’être du faux irréel, l’être qui, bienfaisant, fait oublier la vie
et les songes par de faux petits songes et de faux petits drames, et il va, et
il chante sa chanson […]. 24

C’est par contre à une franche parodie des ouvrages du naturaliste phi-
losophe que se livrent André Blandin et Jules M. Caneel, un Français et
un Belge, qui sont les disciples de Reboux et Müller en Belgique. Leur À

SE
l’i nstar de… offre vingt-quatre pastiches des auteurs en vogue. Celui de
Maeterlinck est intitulé « Sur la mort d’une grenouille ». Celle-ci, nom-
mée Hadlavaine, se laisse dépérir du jour où elle voit une cuisinière pré-
parer les savoureuses cuisses de ses congénères :
Et la revoyant ainsi, comme au temps de sa jeune ardeur, puisant au fond
même de la vie juvénile des aperçus nouveaux sur les lois naturelles, mal-
gré la brisure de son optimisme fragile, je me plaisais à évoquer sa candeur
ES
et je pensais que la grenouille qui rencontre une inéluctable cuisinière est
encore plus heureuse que celle dont la destinée stagne éternellement dans
la mare ténébreuse et ancestrale. 25

Ce dossier permet de proposer quelques conclusions. La première


est que les parodies et les pastiches confirment la réception internatio-
nale de Maurice Maeterlinck, Prix Nobel de littérature. Contrairement
à ce que l’on croit parfois, c’est bien indépendamment des adaptations
PR

musicales que son œuvre théâtrale et philosophique a été lue et commen-


tée dans le monde entier. Elle a transmis les ressources du symbolisme
poétique au théâtre de langue française, et celles-ci ont contribué à ins-
crire au cœur du texte dramaturgique les innovations de la mise en scène
moderne. C’est cette importance historique que les pasticheurs ont par-
faitement perçue. L’attention portée à la manière du poète belge est une
forme d’hommage, même dans les textes les plus satiriques. La vertu, en
littérature, a souvent besoin du vice.
Une deuxième conclusion a trait au statut du symbolisme théâtral.

24. E. La Jeunesse, Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains, Paris,
Perrin, 1896, p. 225-226.
25. A. Blandin et J. M. Caneel, À l’instar de…, Bruxelles, Lamertin, 1914, p. 60.

40
Le pastiche et la parodie

Une erreur de perspective, provenant sans doute de la ferveur qui entoure


aujourd’hui les productions picturales et musicales symbolistes, tendrait
à faire croire que les contemporains soit ont reçu ces œuvres avec admi-
ration, soit les ont violemment rejetées. L’étude des parodies prouve que
cette dichotomie n’a jamais existé. Ceux qui défendaient le jeune drama-
turge sont aussi les auteurs des premiers pastiches. Ils ont bien senti que
l’ironie n’allait pas à l’encontre des effets recherchés par le jeune drama-
turge. Il est remarquable que les premiers pastiches et parodies de Mae-
terlinck ont été produits par ses « complices » littéraires les plus proches,
bien avant que les parodistes généralistes français (tels Reboux et Müller)
ne prennent le relais.
Enfin, troisième et dernière conclusion : la nationalité des auteurs de

SE
T2 apparaît comme un facteur non pertinent de la réception critique de
l’œuvre de Maeterlinck. Celle-ci ne permet pas de dégager des traits idio-
lectaux typiquement « belges » auxquels les pasticheurs feraient référence.
C’est, tout au contraire, aux choix d’écriture perçus comme typiquement
symbolistes (donc esthétiques) que les auteurs de T2 ont été sensibles.
La logique des positions du champ littéraire l’emporte à cet égard sur les
logiques d’appartenance nationale.
ES
PR
PR
ES
SE
Réjean Beaudoin

Le naturalisme de deux romanciers


canadiens-français : Laberge et Ringuet

SE
Est-il hasardeux de présumer qu’Albert Laberge et Philippe Panneton,
mieux connu sous le pseudonyme de Ringuet, avaient certainement lu La
Terre d’Émile Zola, l’œuvre de Flaubert et probablement certains textes
des Goncourt, de Huysmans et de Maupassant ? Si on relit La Scouine
(1918) et Trente arpents (1938) en faisant l’hypothèse que ces deux récits
ont été rédigés par des auteurs qui connaissaient les naturalistes d’outre-
ES
mer, on cherchera dans ces deux livres les traces de transformation et de
réécriture d’éléments puisés chez ces prosateurs français. Sans postuler
l’exclusivité de La Terre comme texte-souche des œuvres de Laberge et
Ringuet, on se demandera ce que leur travail d’appropriation scripturale
nous apprend de la distance repérable entre l’esthétique zolienne en par-
ticulier et son insertion dans le nouveau contexte de lecture du Canada
français, où le naturalisme constitue un univers de références peu fami-
PR

lier aux lecteurs des premières décennies du siècle dernier. Étant donné
cet horizon d’attente décalé, par rapport à celui du milieu littéraire pari-
sien, la question du sens de l’introduction du modèle naturaliste dans la
littérature québécoise est soulevée. Aux effets textuels de déplacement du
modèle s’ajoutent les distorsions plausibles de sa réception dans le circuit
de lecture des lettres canadiennes-françaises de l’époque.
Pour organiser cette étude, j’ai résolu de la circonscrire à quelques
thèmes répandus de la fiction naturaliste qui sont présents chez Laberge et
Ringuet. Quatre lieux communs retiendront mon attention dans l’analyse
des stratégies de réécriture des deux romanciers : 1) l’usage du surnom dans
la désignation des personnages ; 2) le topos de la mort contrariante ou de
l’agonisant qui ne veut pas rendre le dernier souffle ; 3) la cruauté gratuite
des hommes envers les animaux ; et, enfin, 4) le lien fort qui unit le paysan
43
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

à la terre cultivée, rapport exprimé par la métaphore sexuelle dans La Terre


de Zola. L’étude porte sur les textes naturalistes suivants : en plus du roman
de Zola, La Terre, j’ai examiné trois contes de Maupassant : « Pierrot », « Le
Vieux » et « Le Gueux », tirés des recueils Contes de la bécasse pour le pre-
mier et Contes du jour et de la nuit pour les deux autres.
On admettra l’occurrence relativement fréquente de ces thèmes sous
la plume des naturalistes français, d’où l’intérêt d’en repérer les transfor-
mations lorsqu’ils sont repris par les deux romanciers québécois.

Surnoms

SE
La résonance connotative des surnoms des personnages est importante
chez Laberge. Le titre de son roman, La Scouine, expose le procédé dans
le paratexte. On trouve plusieurs protagonistes ou figurants affublés de sur-
noms, tels Charlot qui devient le Cassé après l’accident qui le rend boiteux
d’une jambe, les débiles mentaux Piguin et le Schno, le Taon, jeune mar-
chand de ferraille ambulant, Bagon le Coupeur qui fait le métier de châtrer
les jeunes taureaux… Il est facile de justifier cette récurrence en constatant
ES
l’usage généralisé des sobriquets dans les campagnes du Canada français,
réalité sociologique qui suffirait à expliquer leur écho dans le roman de
Laberge, sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’esthétique naturaliste où
le vérisme joue un rôle analogue en accentuant la force du mot cru dont la
portée embrasse le destin du personnage (comme la Nana de Zola). L’ha-
bitude de déformer les noms de personne s’observe d’ailleurs dans beau-
coup d’autres sociétés. Dans La Terre, on trouve des personnages désignés
PR

par un surnom coloré et usité dans le milieu fictif. Le cadet des enfants du
père Fouan est connu de tous sous le nom de Buteau, à cause de « sa mau-
vaise tête, continuellement en révolte, s’obstinant dans des idées à lui, qui
n’étaient celles de personne » 1. Maupassant ne procède pas autrement dans
« Le Gueux » lorsqu’il écrit ceci à propos du mendiant infirme qui donne
son titre à ce conte : « On l’avait surnommé “Cloche”, parce qu’il se balan-
çait, entre ses deux piquets de bois, ainsi qu’une cloche entre ses portants. » 2
Le narrateur de La Scouine ne manque pas de motiver le surnom d’un
personnage par une explication du même genre, mais son commentaire n’est

1. É. Zola, La Terre, Paris, Fasquelle (Le Livre de poche, no 178), 1992, p. 22.
2. G. de Maupassant, « Le Gueux », Contes du jour et de la nuit, Paris, Gallimard (Folio),
1984, p. 161.

44
Le naturalisme de deux romanciers canadiens-français

pas aussi limpide dans le cas de l’héroïne éponyme dont le surnom, attri-
bué par ses camarades d’école, donne lieu à une petite analyse qui remplit
le chapitre iv du roman. Bien qu’il n’occupe qu’un quart de page de ses
quatre-vingt-huit mots, ce bref chapitre suggère l’association de l’odeur de
la jeune fille qui mouille son lit au choix du surnom qui lui colle à la peau.
Le narrateur note que c’est un « mot sans signification aucune, interjection
vague qui nous ramène aux origines premières du langage » 3. Cette pro-
fonde obscurité du langage, sondé au mystère de ses origines, voile cepen-
dant un sens beaucoup moins ténébreux, que l’auteur aurait transmis à Paul
Wyczynski en se référant au mot anglais skunk, doublure lexicale transpa-
rente du néologisme « scouine ». Personne n’a pourtant relevé que le mot
repose sur la combinaison évidente de skunk et de fouine. Chez cet animal,

SE
la morphologie suggère la ruse et la curiosité. Il convient donc de remar-
quer que le personnage de la Scouine se distingue par le trait psycholo-
gique qui consiste à épier les potins du village et à les ébruiter. Si l’on retient
le contenu sémantique de putois, traduction de skunk en français, l’odeur
dégagée par la Scouine rejoint les émanations nauséabondes de maints épi-
sodes naturalistes, mais en lui injectant ce parfum canadien venu du bilin-
guisme, trait local qui demeure étranger au contexte hexagonal. La trans-
ES
formation est originale, mais le plus étonnant reste l’absence de l’explication
translinguistique dans le roman de Laberge qui réserve la clef de l’appella-
tion de son personnage à une confidence hors-texte faite à Paul Wyczynski,
celui-ci l’inscrit en note de son édition critique de La Scouine (p. 95).
Je n’insiste pas sur le déplacement de l’explication donnée par l’ap-
pareil d’érudition, qui signale ainsi une tournure régionale et, du même
coup, une trouvaille stylistique à saveur inattendue. Parfois le narrateur
PR

de La Scouine s’abstient de toute explication d’un surnom, comme le


Taon au chapitre xii. Le fait que ce surnom est largement répandu pour
désigner un jeune garçon turbulent a peut-être amené l’auteur à s’abste-
nir de tout commentaire.

La mort contraignante

J’entends par là un décès qui s’annonce à contretemps et qui perturbe


l’ordre de la maisonnée et les travaux de la ferme. Le mourant tarde à

3. A. Laberge, La Scouine, édition critique par Paul Wyczynski, Presses universitaires de


Montréal (Bibliothèque du Nouveau Monde), 1986, p. 95.

45
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

expirer et exaspère ses proches, qui déplorent l’entêtement du moribond.


On trouve des épisodes semblables dans beaucoup de nos romans du ter-
roir. La Terre de Zola en offre des exemples ainsi que « Le Vieux », un des
Contes du jour et de la nuit de Maupassant. Outre l’impatience brutale
des survivants, pressés de bâcler les rites funéraires afin de reprendre le
fil de leurs occupations, ce lieu commun naturaliste inclut la description
crue des manifestations physiologiques de l’agonie et de la mort, détails
aggravés par des effets de montage où l’ironie est perceptible. Voyons
comment Laberge traite le sujet dans la mort du père Deschamps, au
chapitre xxxii de son roman.
Loin de vouloir hâter l’inhumation, comme dans le conte de Mau-
passant, la famille Deschamps respecte la dernière volonté du père en

SE
retardant le plus possible l’enterrement, sachant le défunt obsédé par la
crainte d’être enterré vivant. Le narrateur note les signes sensibles de la
putréfaction, ce qui rejoint un cliché tenace du naturalisme tout en opé-
rant le renversement du contenu narratif du conte-souche « Le Vieux ».
Contrairement à celui-ci, dont le comique est classique, la mort du père
de la Scouine est moins drôle que sordide. Laberge accentue plutôt la
note sombre que privilégient tant d’autres textes de Maupassant. « Suivant
ES
son désir, l’on attendit les premiers signes de putréfaction pour l’enfer-
mer dans son cercueil. […] On l’enfouit dans un grand trou. » (p. 214-215)
Dans Trente arpents, le décès prématuré de la femme du héros, Alphon-
sine, survient si abruptement que le malheur est raconté en une page seu-
lement. C’est le contraire de l’agonie interminable de la mort contrariante.
Le fils aîné, Oguinase, meurt d’une pneumonie pendant qu’un accident
à la ferme paternelle se produit : « […] – un malheur n’arriv[ant] jamais
PR

seul – la jument s’était gravement blessée en trébuchant dans un cani-


veau » 4. La coïncidence des deux faits banalise la disparition précoce du
jeune prêtre.

Les animaux victimisés

La cruauté infligée aux bêtes utiles de la ferme par la brutalité d’un maître
qu’aveugle la colère ou la croyance superstitieuse transforme en victimes
un chien, un âne ou un cheval. Les bovins ne figurent pas dans ce bes-
tiaire violenté chez les naturalistes français (du moins je n’en ai pas trouvé

4. Ringuet, Trente arpents, Paris, Flammarion (Bis), 2001 [1938], p. 183.

46
Le naturalisme de deux romanciers canadiens-français

d’exemples). Dans La Terre de Zola, les vaches sont plutôt l’objet de soins
attentionnés et protecteurs de la part des protagonistes. Chez Maupassant,
les ruminants contribuent à l’image idyllique d’une exploitation prospère
(quoique sujette au brusque renversement de situation).
Il y a plusieurs occurrences d’animaux horriblement maltraités dans
La Scouine : le vieux cheval rachitique du colporteur de ferrailles, le Taon,
qui l’accable de coups et s’acharne même sur le cadavre inerte ; le « chien
noir aux yeux d’or » du même personnage, au sort non moins affreux,
noyé dans le puits par la Scouine ; les poussins et le porcelet dépecés par
Piguin qui les dévore crus ; mais c’est surtout le jeune taureau élevé par
l’héroïne, mâle destiné à la castration, qui fait l’objet d’un épisode som-

SE
brement illustre au chapitre xxv. Tandis que les cas précédents permet-
tent de repérer des échos du lieu commun naturaliste, celui du taureau
émasculé se distingue en ce qu’il appartient entièrement à l’imaginaire
labergien, qui renverse un thème zolien voisin, celui du veau bichonné,
dans La Terre. Je néglige le chien noyé et le cheval crevé (j’y reviendrai)
pour mieux faire ressortir l’originalité de l’histoire du veau préféré de la
Scouine, animal qu’elle a entouré de tendres soins depuis sa naissance. On
devine le sort qui attend le favori, mais elle l’ignore, comme elle semble
ES
ne rien savoir non plus des réalités de la reproduction animale. Laberge
fournit ainsi une scène d’initiation sexuelle à l’aspect sanglant, n’épargnant
aucun détail dans la description de l’opération castratrice que la Scouine
surveille avec une curiosité outrée.
Dans La Terre, la tendresse pour la descendance bovine est telle que
le roman raconte un vêlage et un accouchement minutieusement syn-
chronisés, si bien que la paysanne en travail d’enfant insiste pour qu’on
PR

apporte dans sa chambre le veau mort-né de la vaillante laitière qui a mis


bas ce rejeton inanimé. La fermière accouchée se répand en exclamations
admiratives sur la beauté sans pareille de ce veau superbe. Quel rapport
retenir entre « le beau veau » mort-né de Lise Fouan, dans La Terre, et
le jeune taureau castré sous les yeux de l’héroïne de Laberge ? L’émas-
culation peut logiquement rejoindre la fertilité inaccomplie, mais elle
­radicalise le r­ésultat privatif pour l’avenir complet du géniteur potentiel.
Cela paraît clair. Pour le reste, les passages comparés ne se ressemblent
guère, sauf pour la surabondance de notations triviales et de figures plé-
thoriques, mais globalement la juxtaposition laisse une impression de ren-
versement qui pourrait laisser croire à une intention parodique de l’écri-
vain québécois. L’euphorie loufoque de la scène zolienne se traduit en
froideur chirurgicale sous la plume de Laberge.
47
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Quant au « chien aux yeux d’or » du xiie chapitre de La Scouine, il n’est


pas sans rappeler le conte de Maupassant intitulé « Pierrot » et narrant
l’histoire d’un malheureux chien ainsi nommé. Une fermière normande,
veuve de son état et avare de caractère, vit seule avec une servante nom-
mée Rose, qui lui est entièrement dévouée et soumise. Des maraudeurs
inconnus volent une demi-douzaine d’oignons dans le potager pendant
la nuit ; les deux femmes alarmées décident alors de se munir d’un chien.
Elles l’obtiennent gratuitement du boulanger qui leur cède le dénommé
Pierrot. C’est un petit roquet hideux, bas sur pattes, qui n’est d’aucune
utilité comme gardien de nuit, mais les deux femmes finissent par s’y atta-
cher. Il devient vite évident que l’animal mange plus que le service pour

SE
lequel on le nourrit, et il est résolu de l’éliminer. Comment ? Une mine
désaffectée aux confins du bourg sert justement de nécropole à toutes les
bêtes abandonnées de leurs maîtres. L’endroit sinistre résonne du hurle-
ment des victimes jetées au fond du puits où elles errent dans les couloirs
souterrains en s’entredéchirant dans un carnage horrible.
Dans La Scouine, le chien du Taon, un jeune homme de seize ans qui
ramasse la ferraille et les bêtes mortes, échoit à la famille Deschamps en
échange d’un vieux poêle en ruine. Le marchand itinérant n’a pas bonne
ES
réputation parce qu’il blasphème. La Scouine conclut que le chien porte
malheur, à l’image de son maître. Elle impute donc à l’animal échangé la
responsabilité d’incidents malheureux et le jette au fond du puits où il se
noie après une brève agonie dont les cris sont déchirants. Contrairement
à la fin atroce de Pierrot dont Maupassant focalise l’horreur à travers les
yeux exorbités de sa maîtresse à moitié repentie d’avoir provoqué sa tor-
ture, la narration de la noyade du chien aux yeux d’or est impersonnelle
PR

dans La Scouine. Il n’est jamais clairement dit que la jeune fille observe les
vains efforts de l’animal qui tâche désespérément de sortir du puits où elle
l’a précipité. Loin d’être laid comme Pierrot, le chien noir aux yeux d’or est
plutôt doué d’un charme attachant, ce qui rend son destin plus inadmissible.
Les deux textes partagent plus d’un trait commun dans le dénoue-
ment par l’immolation de bêtes dont la petite taille et l’innocence sont
semblables. L’agonie de la victime est toutefois plus élaborée et plus san-
glante chez Maupassant qui tire des accents fantastiques du décor terri-
fiant de la mine déserte en contraste avec l’attendrissement de la protago-
niste apeurée. Chez Laberge, la souffrance de l’animal aux yeux d’or est
brève, quoique déchirante, la description comptant à peine une centaine
de mots, mais si le regard impassible de la Scouine suit le déroulement
de la mort de sa victime, son point de vue reste implicite et la réserve du
48
Le naturalisme de deux romanciers canadiens-français

narrateur à cet égard a pour effet de souligner la solitude de la bête sacri-


fiée. La fin du chapitre s’achève sur la chute poignante de deux phrases :
« Et les étoiles d’or s’éteignirent, glissèrent à l’abîme. Le corps s’enfonça
dans l’eau. » (p. 125) Enfin la métaphore frôle parfois l’allusion mystique
dans l’écriture de Laberge, accent mélodramatique étranger au ton du
conte de Maupassant. Le narrateur de La Scouine compare, par exemple,
les yeux du chien au fond du puits à « deux cierges à la lumière vacillante ».
La connotation liturgique a pour effet d’aggraver l’indifférence de la jeune
fille insensible à ce spectacle déchirant qui revêt alors l’allure du sacrilège.

La terre épousée

SE
Le quatrième thème, et le dernier, est celui des liens quasi matrimoniaux
qui unissent le paysan à sa terre. Ringuet y insiste dans Trente arpents, où
s’élabore une vaste symbolique de la possession charnelle entre l’agriculteur
et son lopin cultivé, tout en précisant que, dans cette relation, l’homme est
possédé par son bien, et non le contraire. La thématique se lit aussi dans La
Scouine où elle est toutefois développée d’une tout autre façon. La Terre
ES
de Zola marque le caractère atavique et indélébile de cette appartenance
indénouable. Un même geste emblématique illustre cette possession chez
Zola et Ringuet : c’est le réflexe paysan de palper une poignée de terre au
creux de la main. Les romanciers décrivent maintes occurrences de ce geste
rempli d’un sens aussitôt reconnaissable. Ces traits sont communs aux deux
œuvres, comme l’est également l’antagonisme des fils de la glèbe devenus
hostiles à cette intimité concrète du sol et de l’homme, fusion qu’ils rejet-
PR

tent violemment comme le fils Fouan surnommé Jésus-Christ et le fils du


héros de Trente arpents, Éphrem, qui choisit l’exil aux États-Unis et l’em-
ploi de journalier dans une filature. La société fictive reçoit ce rejet comme
un geste blasphématoire que les romanciers n’assument pas nécessairement,
le donnant à entendre au lecteur sans l’endosser.
La convergence des textes est forte autour de cette thématique qui
unit l’homme à la terre possédée. Qui dit possession implique bientôt
dépossession, et le revirement parcourt également les romans de Zola
et de Ringuet. Les déplacements d’accents n’en sont pas moins notables
entre le romancier français et son homologue québécois. Ils n’en sont
que plus significatifs pour se détacher d’un pareil fond de convergences.
De La Terre à Trente arpents les éléments communs de l’intrigue sont
nombreux, particulièrement dans le nœud et le dénouement du lien de
49
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

­possession qui unit le chef de famille à son champ, puis dans le détache-
ment subi de ce lien, lorsque la terre, indifférente, passe d’un propriétaire
à un autre sans s’émouvoir du sentiment de dévastation éprouvé par le
possesseur déchu, errant et désœuvré, dépouillé de sa condition de pro-
priétaire terrien. Le changement de situation survient avec la vieillesse
du protagoniste dépossédé. L’histoire des Fouan et celle des Moisan pré-
sentent un parallélisme indéniable autour de la propriété du bien foncier.
Le vieux père Fouan, comme Euchariste Moisan, a commencé par
louer ses bras à d’autres propriétaires avant d’acquérir progressivement
de la terre et de contracter un engagement de nature séminale avec le
sol. La situation initiale de l’orphelin Euchariste, recueilli par son oncle
Éphrem pour qui il exerce sa force de travail, est analogue, avant que le

SE
jeune homme n’hérite de la ferme. Un arrière-plan historique se dessine
dans les deux cas, soit le servage féodal rompu par la Révolution, chez
Zola, et le souvenir moins éloigné des pénibles entreprises de colonisation
des terres neuves dans les Laurentides, chez Ringuet. L’effet de ce passé
est le même pour les deux héros : il renforce leur sentiment de puissance
personnelle attaché à la possession du sol acquis ou légué. L’autre versant
de l’intrigue, sa pente déclinante vers la chute, resserre le parallélisme des
ES
deux œuvres, lorsque devenus pères de famille à la tête d’une fortune assu-
rée, les patriarches sont lentement dépouillés par leurs propres enfants et
par des accidents de fortune qui précipitent leur déchéance finale. Chez
Zola le facteur héréditaire d’un instinct meurtrier joue le rôle principal,
tandis que chez Ringuet le même résultat est atteint par des enchaîne-
ments plus circonstanciels. Mais le sort des deux vieillards est similaire à
la fin. Il n’est pas possible que ces ressemblances soient fortuites et leur
PR

importance diégétique suggère qu’il faut les tenir pour structurelles.

Conclusion : portée critique du naturalisme


De Laberge et Ringuet, il s’avère que le premier demeure plus près du
modèle naturaliste que le second, chez qui les libertés prises à son égard
seraient mieux dégagées de l’imitation et plus adroitement intégrées au
propos de l’auteur, si bien que qualifier Ringuet de naturaliste paraît
excessif. Laberge, par contre, a assumé le poids moral et stylistique du
naturalisme avec les conséquences qui devaient s’ensuivre dans la pro-
vince catholique de Québec. Je ne dis pas que cette différence des stra-
tégies d’appropriation du modèle sont les seuls ni les principaux facteurs
de réussite en termes de circulation ou de perfection esthétique. La dis-
50
Le naturalisme de deux romanciers canadiens-français

tance établie à l’égard du courant français n’est toutefois pas la même.


Laberge y adhère davantage, Ringuet s’en démarque passablement. Je
n’en tire pas de conclusion défavorable à l’art de Laberge. Dans son adhé-
sion au modèle naturaliste, il n’est pas moins inventif que le sera Ringuet
vingt ans plus tard dans sa circonspection. L’auteur de La Scouine s’ap-
proprie la méthode naturaliste en l’appliquant à des sujets neufs issus de
la matière qu’il traite et en abordant des questions comme la discrimi-
nation misogyne dont son héroïne fait les frais à plus d’une occasion. Je
pense à l’épisode du concours d’à qui pisse le plus loin que les jeunes gar-
çons de la classe tournent contre la délatrice de leurs méfaits au chapitre v.
La narration de l’incident montre une assimilation certaine de procédés
naturalistes transposés à la représentation de la microsociété scolaire en

SE
milieu rural, une thématique qu’explorent plusieurs chapitres du roman.
La fortune littéraire du naturalisme dans la littérature québécoise est
moindre que celle du réalisme, elle-même limitée tant dans la durée que par
le nombre d’ouvrages canadiens qui en témoignent. En plus de leur rareté,
les œuvres qu’on peut qualifier de naturalistes au Québec précèdent celles
qui s’imposeront un peu plus tard comme réalistes, à rebours de la chrono-
logie de l’histoire littéraire française. Les deux mondes ne s’échangent ces
ES
codes esthétiques que pour mieux accuser des écarts qu’on ne saurait négli-
ger. À part la vingtaine d’années qui va de 1938 à 1959, dates de parution
respectives de Trente arpents et Les Vivants, les morts et les autres (1959) de
Pierre Gélinas, le réalisme inspire peu nos romanciers, comme l’a bien mon-
tré Gilles Marcotte dans un article recueilli dans Littérature et circonstances
(« Raconter, qu’est-ce à dire ? »)  5. La notable exception de Bonheur d’occa-
sion (1945) de Gabrielle Roy confirme le fait et ne le contredit nullement.
PR

Le train de changements de toutes sortes qui va de l’essor du libéra-


lisme à l’émergence de l’État libéral couvre à peu près tout le xixe siècle
en France. C’est le contexte large d’où émerge l’esthétique naturaliste vers
1870, laquelle n’effleurera pas le petit monde littéraire canadien avant 1918,
date de parution de La Scouine dont l’impact, amorti par la censure cléri-
cale, sera presque nul jusqu’à la Révolution tranquille, alors que l’œuvre
de Laberge sera enfin redécouverte et deviendra accessible grâce aux tra-
vaux de Gérard Bessette, entre autres.
C’est dire combien le modèle naturaliste demeure restreint à quelques
rares titres dans la littérature québécoise. Le cas d’Albert Laberge peut

5. Montréal, L’Hexagone (Essais littéraires), 1989, p. 170-191.

51
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

presque être qualifié d’unique par la proximité qu’il affiche de son modèle,
qu’il enrichit néanmoins d’adaptations ingénieuses à l’espace local, comme
on a pu le voir dans les thèmes que j’ai analysés. Cette modulation de
l’imitation contribue à l’explication de l’importance de ce livre de Laberge
pour le roman québécois qui s’écrit dans la seconde moitié du siècle der-
nier. Les romanciers de Parti pris s’en souviendront avant que Marie-
Claire Blais ne laisse jouer librement un lyrisme sauvage sur la toile de
fond naturaliste d’Une saison dans la vie d’Emmanuel.
Le plus important reste la visée critique de l’idée naturaliste qui cristal-
lisa en France le passage du socialisme anarchique à la démocratie libérale
vers la fin du xixe siècle. La même vocation critique n’est pas moins évi-
dente au Québec, mais dans une configuration différente du débat idéo-

SE
logique. Bien que la voix de Laberge ait été bâillonnée jusqu’à sa mort en
1960, l’élan libérateur de son souffle s’est fait sentir après cette date. Au-
delà de sa valeur proprement esthétique, c’est la protestation radicale qui
a porté le coup contre l’école du terroir dans l’œuvre de l’écrivain natif
de Beauharnois, lecteur de Zola et Maupassant. Il a su rompre le rapport
fusionnel que le régionalisme avait cimenté avec l’idéalisation des mœurs
rurales traditionnelles, à la manière de Lionel Groulx ou de tant d’autres
ES
chantres du vieux patrimoine. Le naturalisme de Laberge réussit finale-
ment à marquer sa dissidence profonde, bien que son œuvre ne soit lue
qu’avec quarante ans et plus de retard.
Je m’en suis tenu dans cette étude à la périodisation reçue des his-
toires littéraires, mais les écoles romantique, réaliste, naturaliste ou sym-
boliste ne se limitent pas complètement à la chronologie de leurs produc-
tions respectives, balisées par une ou deux générations d’écrivains. Une
PR

fois reçue ou consacrée, la formule reconnue d’un courant littéraire se


dissout peu à peu dans l’air ambiant de sa postérité, quoique cet efface-
ment soit plus apparent que réel, car la forme absorbée se fond dans une
conjoncture qui engendre un nouvel alliage formel et référentiel. Si cela
se passe ainsi, l’assimilation québécoise du modèle naturaliste fournit un
exemple instructif de la façon dont un texte-souche fait retour dans un
texte qui le convoque ensuite, moins pour le reproduire et le célébrer
que pour le déplacer et le reconfigurer sur le mode du recyclage plutôt
que de l’imitation.
Gilles Dupuis

Généalogie des Fous de Bassan


d’Anne Hébert

SE
Été 1936. Une aura malsaine entoure de son mystère un fait divers sur-
venu à Griffin Creek, lieu imaginaire mais bien ancré dans le réel, quelque
part situé « entre cap Sec et cap Sauvagine » au Québec. À l’instar de son
deuxième roman, Anne Hébert a choisi de nouveau un fait divers fictif,
sur fond historique librement réinventé, comme point de départ pour son
cinquième roman : Kamouraska racontait le meurtre du seigneur tyran-
ES
nique de la localité par l’amant de sa femme pendant la période coïnci-
dant avec la Rébellion des Patriotes (1837-1838) ; Les Fous de Bassan évo-
quera le viol et le double meurtre de deux cousines germaines aux mains
de leur cousin par mésalliance dans une communauté de loyalistes éta-
blie sur les rives du Saint-Laurent depuis 1782.
Les circonstances menant au dénouement de la tragédie qui s’accom-
plit dans la nuit du 31 août 1936 sont racontées successivement par divers
PR

personnages du roman – le révérend Nicolas Jones, en sa qualité de pas-


teur de la communauté ; son neveu Stevens Brown, qui joue le double
rôle du fils prodigue et de l’assassin ; son frère Perceval, l’idiot du village ;
les victimes du drame, Nora et Olivia Atkins ; sans oublier la voix collec-
tive des habitants de Griffin Creek, laquelle rappelle le chœur antique – à
travers une trame narrative complexe où les récits du déroulement chro-
nologique des événements (du 20 juin au 31 août 1936) sont encadrés par
deux autres récits rétrospectifs (automne 1982).
L’arbre généalogique de cette saga familiale, bipolarisée par ses lignées
patri- et matrilinéaire, se double d’une autre généalogie qui, de l’intertexte
biblique aux emprunts autoréférentiels, se polarise autour d’un réseau très
dense, parfois même souterrain, de renvois à d’autres œuvres, genres et
styles littéraires. Car si la forme des Fous de Bassan a pu sembler ­originale
53
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

voire novatrice aux yeux de la critique au moment de sa parution, une


analyse plus attentive du roman recourant aux notions de pastiche et de
parodie nous amène à relativiser cette première réception de l’œuvre. Or
ce qu’elle perd en originalité absolue à l’aune d’une lecture au second
degré, elle le regagne plus profondément au niveau de son originarité.

Le modèle biblique

Les critiques de l’œuvre d’Anne Hébert ont déjà mis au jour les deux
grands modèles, mythique et littéraire, qui président à la composition des
Fous de Bassan : la Bible – ce « livre extraordinaire » 1 de l’aveu même de

SE
l’auteure – et l’œuvre dynastique de l’écrivain américain William Faulkner.
Il convient de revenir sur les deux piliers de ce roman construit sur pilo-
tis, à l’image du village précaire qu’il met en scène, mais en leur ajoutant
quelques poutres de soutènement que n’a pas suffisamment révélées l’ex-
cavation des sources effectuée par la critique hébertienne.
Antoine Sirois a bien démontré en quoi l’intertexte biblique, qui tra-
verse l’œuvre entière d’Anne Hébert, irrigue en particulier son cinquième
ES
roman. Rien de surprenant dans ce constat puisqu’il met en scène une
petite communauté de protestants réunie autour de son pasteur dans une
province canadienne majoritairement catholique. Sirois remarque que
les références à la Bible « abondent dans la partie du roman réservée à la
voix du pasteur », le plus souvent d’ailleurs sur le mode de la citation ou
de l’allusion, mais qu’elles reviennent, quoique moins nombreuses, « et
sous un mode parodique, dans les sections réservées à Stevens, le per-
PR

sonnage “au cœur mauvais” » 2. En réalité, on retrouve des éléments de


parodie biblique chez d’autres personnages du roman, incluant le révé-
rend Nicolas Jones.
Si le récit du pasteur est émaillé de citations bibliques rapportées fidè-
lement en italiques, lesquelles relèvent davantage de l’intertextualité que
de l’hypertextualité selon la stricte nomenclature de Gérard Genette 3,
il arrive qu’elles prennent un sens détourné. C’est le cas, par exemple,

1. A. Vanasse, « L’écriture et l’ambivalence », entrevue avec Anne Hébert, Voix et images,


vol. 7, no 3, printemps 1982, p. 444.
2. A. Sirois, « Bible, mythes et Fous de Bassan », Canadian Literature, no 104, prin-
temps 1985, p. 178.
3. Voir G. Genette, Palimpsestes, p. 7-16.

54
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert

lorsque citant le Psaume 23, « Le Seigneur est mon berger » 4, le révérend


Jones ne peut s’empêcher d’ajouter : « Jusqu’à quand ? » (p. 22) Ce doute
émis à l’endroit de sa vocation est renforcé par l’emprunt qui suit immé-
diatement au Hamlet de Shakespeare : « That is the question » (p. 22). Or
le détournement parodique est plus sensible quand, au lieu de citer direc-
tement le texte biblique, le pasteur incorpore à son propre discours des
éléments librement calqués sur le texte sacré. C’est ce qui se produit dans
la ritournelle : « Au commencement il n’y eut que cette terre de taïga,
au bord de la mer, entre cap Sec et cap Sauvagine » (p. 14). Ce qui est
dit sur le mode affirmatif au début de la Genèse prend dans la bouche
du révérend une tournure négative qui prélude à l’effacement du village,

SE
voué à une fin apocalyptique : « Il a suffi d’un seul été pour que se dis-
perse le peuple élu de Griffin Creek » (p. 13), tandis que l’idiot du village,
Perceval, lui apparaît en songe transfiguré en « ange d’apocalypse » (p. 51).
Pour le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, le renversement carnava-
lesque est l’une des caractéristiques de la parodie 5. Ce mode particulier
du fonctionnement parodique est plus accusé chez les personnages « pro-
fanes » du roman (Stevens, Nora, Perceval), lesquels font dévier le sens
des Écritures, qu’ils ont entendues si souvent de la bouche de leur oncle
ES
pasteur, pour servir leurs fins « dévoyées ». On peut alors parler de per-
version du sens voire de subversion de l’ordre qui l’a mis en place. Ste-
vens se compare au Christ, bien qu’il se révèle en définitive l’Antéchrist de
la communauté : « […] si quelqu’un ressemble au Christ dans ce village,
c’est bien moi, Stevens Brown » (p. 89). En état d’ébriété, il pousse plus
loin l’identification blasphématoire : « Je marche sur les eaux et je tangue
dans le vent » (p. 103). Quant à Nora, elle se décrit telle une « Ève nou-
PR

velle », après avoir affirmé, en paraphrasant le début de l’Évangile selon


saint Jean, « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » : « Et moi
aussi, Nora Atkins, je me suis faite chair et j’habite parmi eux, mes frères
et mes cousins de Griffin Creek » (p. 118). Comparant ses seins à « deux
colombes » (p. 118), elle reprend un motif du Cantique des cantiques, le
livre érotique de la Bible, qui reviendra hanter le récit posthume de sa
cousine Olivia sur le mode métaphorique. Enfin, l’épisode où Perceval est

4. A. Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Seuil (Points/roman), 1982, p. 22. Les citations
empruntées à cette édition du roman seront signalées dans le texte par un renvoi à la
page entre parenthèses.
5. Voir M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et
sous la Renaissance, p. 30-31.

55
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

décrit par son frère comme « reluquant ses cousines au bain et bavant de
désespoir » (p. 71) fait allusion tant au récit biblique du roi David désirant
Bethsabée après l’avoir aperçue au bain qu’à celui apocryphe des vieillards
lubriques convoitant la chaste Suzanne.
En ce qui concerne la forme, Antoine Sirois proposait un « pattern »
de lecture pour ce roman particulier d’Anne Hébert, qui emprunte à l’un
des livres fondamentaux de la Bible : « La romancière ne fait pas que citer,
intégrer savamment des textes sacrés dans sa narration, elle ira même
jusqu’à structurer un de ses romans, Les Fous de Bassan, à partir d’un des
livres, celui de la Genèse. » 6 Pour étayer son hypothèse, il s’appuie sur le
passage légèrement modifié qui apparaît au début et à la fin du récit du
pasteur daté de l’automne 1982, soit au moment où la tragédie, consom-

SE
mée quarante-six ans plus tôt, commence à porter les fruits de sa malé-
diction dans la communauté qui fête, la mort dans l’âme, son bicente-
naire : « Au commencement il n’y eut que cette terre de taïga, au bord de
la mer, entre cap Sec et cap Sauvagine » (p. 14) ; « Au commencement il
n’y eut que cette terre de taïga, entre cap Sec et cap Sauvagine » (p. 54).
Telle la boucle du cercle herméneutique, cette reprise parodique de la
formule biblique par le pasteur, qui transforme comme nous l’avons vu
ES
l’affirmation divine de la Création en sa négation satanique, scelle le sort
des habitants de Griffon Creek qui se voient envahis par les « papistes »
(p. 13). C’est le monde à l’envers, le « peuple élu » des protestants anglo-
phones étant déchus aux mains des catholiques francophones, dans un
renversement parodique du discours messianique qui avait prévalu aupa-
ravant chez les Canadiens français.
Adela Gligor est allée plus loin dans son interprétation clairvoyante
PR

de la structure formelle des Fous de Bassan, en remarquant que « l’orga-


nisation en “livres” et en “lettres” des récits de ces narrateurs évoque le
modèle scripturaire des livres de l’Ancien Testament et celui des Évan-
giles ou des épîtres dans le Nouveau » 7. Il n’y a pas jusqu’au chapitre coiffé
d’un titre poétique, « Olivia de la Haute Mer », qui ne soit un rappel dis-
cret des textes bibliques désignés par le nom de leur héroïne : Judith et
Esther. Si l’on tient compte de toutes les références puisées dans d’autres
passages de la Bible – à celles relevées par Sirois et Gligor, il faudrait
ajouter le Cantique des cantiques, plus présent dans les poèmes de l’au-

6. A. Sirois, « Anne Hébert et la Bible », Voix et images, no 39, printemps 1988, p. 463.


7. A. Gligor, « Mythes et intertextes bibliques dans l’œuvre d’Anne Hébert », thèse de doc-
torat en cotutelle, Université d’Angers et Université de Montréal, décembre 2008, p. 400.

56
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert

teure mais également évoqué dans Les Fous de Bassan –, c’est tout le cycle
biblique qui se trouve comprimé dans ce roman, de la Genèse hébraïque
à l’Apocalypse chrétienne, en passant par les Livres vétérotestamentaires,
les Évangiles et les Épîtres néotestamentaires.

La matrice faulknérienne

C’est à la critique anglo-saxonne qu’est revenu le mérite d’identifier la


dette plus profonde qu’Anne Hébert a contractée à l’endroit de William
Faulkner en écrivant ce roman atypique de sa production littéraire 8.
Ronald Ewing a souligné la parenté troublante qui relie Les Fous de Bas-

SE
san à l’univers faulknérien, avec lequel il partage l’atmosphère et un style
d’écriture 9. Dans son analyse du roman, il insiste sur deux romans parti-
culiers de Faulkner qui auraient inspiré l’auteure : The Sound and the Fury
(Le Bruit et la Fureur) et Light in August (Lumière d’août). Avant d’abor-
der ces deux modèles littéraires, il trace un parallèle tout à fait convaincant
entre la communauté anglophone « décadente » qu’invente Anne Hébert
au bord du Saint-Laurent et l’agglomération fictive imaginée par Faulkner
ES
comme trame de fond à plusieurs de ses romans 10. Il y a en effet bien des
points communs entre Griffin Creek situé dans le bas du fleuve au Qué-
bec et Jefferson localisé dans le comté de Yoknapatawpha au Mississippi,
dont le fait que leurs habitants respectifs tentent de survivre dans un
milieu où ils sont minoritaires ou du moins minorisés. Cela dit, la plupart
des rapprochements qu’effectue le critique entre ces deux microcosmes
sont d’ordre thématique plutôt que formel. Il remarque la parenté entre
PR

Perceval, l’idiot du village des Fous de Bassan, et Benjamin, le frère aliéné


dans Le Bruit et la Fureur, tout en soulignant que c’est en exergue au
« Livre de Perceval Brown et de quelques autres » que se retrouve la cita-
tion tirée du Macbeth de Shakespeare qui avait inspiré le titre du roman
de Faulkner. Il note aussi des traits similaires entre le révérend Nicolas

8. Voir J. M. Paterson, « Les Fous de Bassan, roman d’Anne Hébert », Dictionnaire des œuvres
littéraires du Québec, t. 7 : 1981-1985, Montréal, Fides, 2003, p. 392-393.
9. « […] a mood and […] a writing style which are both strongly identified with William
Faulkner » (R. Ewing, « Griffin Creek. The English world of Anne Hébert », Canadian
Literature, no 105, été 1985, p. 100).
10. « This image of decay and faded glory, though representative of an English-speaking, rural
community in Quebec, is but one of many traits that makes Griffin Creek akin to that
famous fictional town of Jefferson in Yoknapatawpha County » (ibid., p. 101).

57
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Jones et le révérend Gail Hightower dans Lumière d’août, ainsi qu’entre


Stevens Brown et Joe Christmas 11.
De toutes ces références, la seule qui ait échappé au regard perspicace
de Ronald Ewing est paradoxalement la plus évidente. Le critique avait
pourtant relevé, sur le plan de la technique narrative, ce qui rapprochait ce
roman d’Anne Hébert des romans faulknériens, soit la multiplication des
points de vue, mais il s’était limité au seul exemple du Bruit et la Fureur.
Or la structure des Fous de Bassan présente de plus grandes similitudes
avec un autre roman de Faulkner, As I Lay Dying (Tandis que j’agonise).
Si la Bible a pu fournir un modèle de composition, et sans doute davan-
tage d’inspiration, à Anne Hébert, il ne serait pas exagéré de prétendre

SE
que le cinquième roman de Faulkner lui a servi de matrice. Non seule-
ment les chapitres ou sections des deux romans sont identifiés par le nom
du personnage qui en ordonne le récit – qu’il s’agisse effectivement du
narrateur, d’une voix narrative indistincte ou d’une focalisation interne
à la narration –, mais tous deux incluent un segment narré par un per-
sonnage absent, littéralement déjà mort. Il s’agit en l’occurrence de deux
femmes qui parlent d’outre-tombe : la mère défunte Addie dans le roman
de Faulkner et la cousine Olivia dans celui d’Hébert. Cette étonnante
ES
convergence ne peut être le fruit d’une simple coïncidence. Faulkner fai-
sait certainement partie des romanciers de langue anglaise qu’avait lus
Anne Hébert en traduction avant d’entreprendre l’écriture de ce roman 12.
Il s’agirait d’un cas de pastiche technique s’apparentant au phénomène
du « recyclage culturel » 13, dans lequel une forme déjà éprouvée est réu-
tilisée afin de créer l’illusion de nouveauté.
PR

Autres palimpsestes et autopastiche

Nous avons constaté brièvement que l’œuvre de Shakespeare constituait


une autre source d’inspiration pour l’écriture des Fous de Bassan, ce qui
ne saurait trop nous étonner dans le cadre d’un récit mettant en scène

11. Ibid., p. 102. Dans une note du même article, l’auteur propose un autre rapprochement
entre Stevens Brown et un personnage secondaire du roman de Faulkner, Gavin Ste-
vens. Il n’est pas exclu que l’influence de James Joyce (Stephen dans Stephen le héros et
Ulysse) se soit immiscée dans ce transfert hébertien du nom usuel au prénom inusité.
12. Ibid., p. 110, note 9.
13. Voir C. Dionne, S. Mariniello et W. Moser, Recyclages : économies de l’appropriation
culturelle.

58
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert

une communauté anglophone protestante. Des passages de Hamlet et de


Macbeth du dramaturge élisabéthain y sont cités textuellement par le pas-
teur cultivé, dont celui-ci qui télescope des extraits tirés des deux pièces :
« words, words, signifyng nothing… » (p. 46). En ce qui concerne la cita-
tion de Macbeth mise en exergue au livre de Perceval – « It is a tale told
by an idiot, full of sound and fury » (p. 178) –, on peut parler de palimp-
seste au second degré puisqu’elle transite par le roman de Faulkner avant
d’aboutir à celui d’Anne Hébert. Certaines références shakespeariennes
sont plus obliques, par exemple le motif de la tempête déchaînée qui rap-
pelle un passage célèbre de King Lear combiné avec l’épisode du déluge
dans la Bible. Quant à Olivia de la Haute Mer, comment ne pas penser

SE
au destin d’Ophélie dans Hamlet, sans oublier toutefois la référence voi-
lée aux sirènes de l’Odyssée (p. 217-218) et au conte d’Andersen, La Petite
Sirène, évoqué en exergue de son récit (p. 197) ?
On le voit, bien d’autres références littéraires émaillent le texte héber-
tien, comme l’avait déjà souligné Antoine Sirois : « Le roman d’Anne
Hébert, [sic] Les Fous de Bassan abonde en références de toutes sortes :
Bible, mythes classiques, contes pour enfants, symboles traditionnels, dic-
tons populaires, autres œuvres de l’auteure. » 14 Entre autres, le nom même
ES
de Perceval fait songer au héros de la quête du Graal, tandis que celui du
village, Griffin Creek, rappelle le griffon de l’Antiquité et des romans de
chevalerie 15. Trois autres références méritent une attention particulière du
point de vue du pastiche et de la parodie. Le suicide de la femme du pas-
teur, Irène, qui se pend dans la grange après avoir surpris le désir inces-
tueux de son mari à l’égard de sa nièce Nora, est comparé par Sirois à
celui de Judas, en conformité avec sa lecture biblique du texte hébertien 16.
PR

Or il s’apparente plutôt à celui de Jocaste dans Œdipe roi de Sophocle,


mais raconté à la manière de Jean Anouilh 17, dans la mesure où l’épouse
semble avoir deviné une relation incestueuse plus grave entre son mari
et la sœur de ce dernier : « Tout le monde sait bien que les deux plus
roux de Griffin Creek se ressemblent, comme père et fille ; bien qu’ils

14. A. Sirois, « Bible, mythes et Fous de Bassan », art. cité, p. 178.


15. Ibid., p. 181-182, et R. Ewing, « Griffin Creek… », art. cité, p. 101.
16. A. Sirois, « Bible, mythes et Fous de Bassan », art. cité, p. 181.
17. Voir le récit de la mort d’Irène dans Les Fous de Bassan, p. 48-49, et celui de la mort
d’Eurydice dans J. Anouilh, Antigone, Paris, La Table ronde, 1947, p. 129. Bien qu’il
ne s’agisse pas de la même personne mythologique (Eurydice, le femme de Créon, au
lieu de Jocaste, l’épouse mère d’Œdipe), le suicide d’Irène, calqué sur la pendaison de
Jocaste, est rapporté dans le style dépouillé d’Anouilh. L’équivoque sur le nom d’Irène
(la « reine ») joue sans doute de la concaténation des sources.

59
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

ne soient que l’oncle et la nièce » (p. 45). Curieux cas d’inceste dans le


palimpseste, où le pastiche d’Anouilh sert à parodier la pièce de Sophocle…
Deux vers fameux de Baudelaire reviennent tour à tour sur le mode paro-
dique et pastiché dans Les Fous de Bassan. Empruntés à « L’Invitation au
voyage » des Fleurs du mal – « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe,
calme et volupté » –, ils sont d’abord parodiés, au moment où l’inspec-
teur McKenna enquête sur la disparition suspecte des deux cousines, en
« là où tout n’est que danger, rumeurs et confusion » (p. 176), avant d’être
rétablis par Stevens à la fin du récit : « Je sais que tout ça, calme et beauté
vont continuer d’être à Griffin Creek, comme si de rien n’était » (p. 249).
Enfin, avec l’entrée en scène de l’inspecteur, le récit prend des allures de
roman policier sans que l’on puisse affirmer pour autant que le roman se

SE
transforme en polar. Il faudrait plutôt parler de pastiche de genre, selon
la terminologie de Genette 18.
De tous ces emprunts et renvois, les plus singuliers sont ceux qu’Anne
Hébert fait à sa propre œuvre. Le titre du premier roman de l’auteure,
Les Chambres de bois, résonne à travers Les Fous de Bassan : « Chevreuils
et orignaux ont l’air de passer leur tête stupéfaite à travers les murs, dans
les chambres de bois » (p. 40) ; « Ou bien est-ce le pas lourd de mon père
ES
qui résonne trop bruyamment dans les chambres de bois ? » (p. 208) Pour
qui est familier avec la poésie d’Anne Hébert, les vers « Le monde est en
ordre / Les morts dessous / Les vivants dessus » 19, tirés du poème « En
guise de fête » du recueil Le Tombeau des rois, constituent le leitmotiv
qui traverse son œuvre romanesque. Comme l’a souligné Carla Fratta 20,
ils se retrouvaient disséminés dans le roman Kamouraska puis placés en
exergue au récit Héloïse. Or ils reviennent de nouveau, sur le mode allu-
PR

sif cette fois, dans Les Fous de Bassan : « les morts non ramassés, tenus
serrés par les vivants, debout » (p. 59). Mais c’est à d’autres poèmes du
même recueil que l’auteure puise davantage ses autoréférences. Le pas-
sage suivant : « Les maisons vues de loin, du haut de la côte, j’aurais pu

18. Pour Genette, on ne peut que pasticher un genre, jamais le parodier (Palimpsestes, p. 111).
Si c’est bien le cas ici, Anne Hébert traitant au premier degré les conventions du genre poli-
cier qu’elle reprend à son compte, cela ne se vérifie pas toujours chez les écrivains qui réu-
tilisent les conventions génériques du polar en les traitant au second degré. Le cas d’Hu-
bert Aquin serait un bon exemple, au Québec, de parodie générique du roman policier.
19. A. Hébert, Poèmes, Paris, Seuil, 1960, p. 35.
20. Voir C. Fratta, « “Le mal des cloîtres”. Espace souterrain et univers clos dans l’œuvre
romanesque d’Anne Hébert », Autour de l’univers souterrain dans la littérature québé-
coise, Franca Marcato Falzoni éd., Bologne, CLUEB (La deriva delle francofonie), 1990,
p. 129.

60
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert

les prendre dans mes mains, les tourner et les retourner, en faire sortir les
petits personnages, les tenir entre le pouce et l’index » (p. 61) rappelle les
onze premiers vers du poème intitulé « Les Petites Villes » 21. Quant au
leitmotiv du récit posthume d’Olivia de la Haute Mer – « Il y a certaine-
ment quelqu’un qui m’a tuée. Puis s’en est allé. Sur la pointe des pieds »
(p. 199) – que l’on retrouve plus loin dans une forme abrégée (p. 207), il
constitue une reprise textuelle des quatre premiers vers du poème intitulé
« Il y a certainement quelqu’un » 22, également tronqués dans le poème
intitulé « La Chambre fermée » 23, sauf pour le passage du vers à la prose.
C’est comme si Anne Hébert, la romancière, à travers différentes voix
narratives, s’était amusée à pasticher Anne Hébert, la poétesse. Or c’est
dans le récit poétique d’Olivia de la Haute Mer que se fait entendre la

SE
voix la plus incarnée du roman, bien que son truchement narratif soit à
la lettre désincarné. C’est dans cette voix posthume ressuscitant d’outre-
tombe qu’Anne Hébert a déposé le plus intime d’elle-même : sa vocation
précoce de poète éclose avant son passage plus tardif au roman.

Un imaginaire cinématographique
ES
Anne Hébert n’emprunte pas tous ses modèles à la littérature, elle s’inspire
aussi d’autres arts, notamment la peinture et la musique, pour la compo-
sition de certains de ses romans ou récits. Deux scènes du court roman
Est-ce que je te dérange ? (1998) rappellent des extraits des opéras Madame
Butterfly et La Bohème du compositeur italien Giacomo Puccini, tandis que
le nom d’artiste du personnage Jean-Ephrem de la Tour, dans son dernier
PR

roman publié Un habit de lumière (1999), évoque celui du peintre fran-


çais Georges de La Tour. C’est au septième art cependant qu’elle puise le
plus souvent son inspiration quand elle se détourne (en apparence) de la
littérature. Il est possible en effet de déceler dans certaines de ses œuvres
un palimpseste filmique, qu’il s’agisse de renvois explicites à un film par-
ticulier ou de clins d’œil implicites faits à des œuvres célèbres du réper-
toire cinématographique.
Coïncidence ou pas, Anne Hébert publie son roman « satanique », Les
Enfants du sabbat (1975), deux ans après la sortie en salle du célèbre The

21. A. Hébert, Poèmes, ouvr. cité, p. 27.


22. Ibid., p. 51.
23. Ibid., p. 39.

61
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Exorcist (réalisé en 1973 par William Friedkin d’après le roman éponyme de


William Peter Blatty publié en 1971). Le traitement du thème de la jeune
fille possédée par le démon est certes bien différent (ne serait-ce que par
le recours à la parodie chez Anne Hébert), mais la source reste la même.
À l’autre bout du spectre, le récit Est-ce que je te dérange ? abonde en réfé-
rences cinématographiques 24. Au sujet de l’héroïne, Delphine, le narrateur
a cette réflexion : « deux ou trois choses que je sais d’elle » 25, qui rappelle
bien sûr le titre d’un film de Jean-Luc Godard. La scène où Delphine se
voit « reflétée dans un miroir, lui-même reflété dans un autre miroir et
ainsi de suite, de miroir en miroir, jusqu’au vertige » 26 se réfère au film
d’Alain Resnais L’Année dernière à Marienbad, d’autant que le prénom

SE
de l’héroïne est le même que celui de l’actrice Delphine Seyrig. Le trio
Édouard, Stéphane et Delphine fait songer à la relation à trois dans Jules et
Jim de Serge Truffaut, tandis que l’évocation de l’héroïne, réduite à l’état
de loque humaine relançant son amant étranger de l’autre côté de l’At-
lantique, suggère fortement un rapprochement avec son Adèle H. Enfin,
la composition circulaire du roman, qui s’ouvre et se referme sur le récit
de la mort énigmatique de l’héroïne, éclairé dans sa partie médiane par le
procédé du flash-back, s’apparente à la structure du film d’Ingmar Berg-
ES
man De la vie des marionnettes. Quant au dernier roman d’Anne Hébert,
Un habit de lumière, mettant en scène (ou plutôt en crise) une famille
espagnole à Paris dont le fils se révèle homosexuel, comment ne pas tra-
cer un parallèle avec le cinéma mélodramatique et délibérément kitsch
de Pedro Almadovar ? L’écho en résonne jusque dans le nom du « Pater
Familias » du roman hébertien : Pedro Almevida.
À la lumière de ces observations, on peut aussi déceler un clin d’œil
PR

cinématographique dans Les Fous de Bassan d’Anne Hébert. Il est suggéré


dès le titre et se confirme dans l’évocation hallucinée que font plusieurs
personnages du roman de ces oiseaux de mer criards, lesquels font iné-
vitablement penser aux oiseaux éponymes du film (The Birds) du maître
de l’horreur et du suspense, Alfred Hitchcock. On se souviendra que
dans ce film, qui situe son intrigue dans une petite localité sur la côte
Pacifique des États-Unis, des oiseaux s’attaquent à une femme qui doit

24. Pour ce qui suit, je reprends des éléments d’analyse que j’avais esquissés dans le compte
rendu critique des deux derniers récits publiés d’Anne Hébert. Voir G. Dupuis, « Anne
Hébert : les deux derniers romans », Il Tolomeo, no 5, 1999-2000, p. 75-77.
25. A. Hébert, Est-ce que je te dérange ? Paris, Seuil, 1998, p. 18.
26. Ibid., p. 13.

62
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert

quitter le village où elle s’est installée en compagnie de son amant et de


la famille de ce dernier pour que cesse la persécution aviaire. La malé-
diction est comparée par un des habitants du village, qui cite la Bible, à
l’Apocalypse. Dans Les Fous de Bassan, cette malédiction apocalyptique
est invoquée par Stevens comme motif qui l’aurait poussé à violenter ses
deux cousines. Il jure que la nuit du 31 août 1936 « les oiseaux de mer se
sont déployés en bandes tournoyantes, au-dessus de trois corps couchés
sur le sable de Griffin Creek », et que, depuis, leurs « cris perçants, gravés
dans [s]a mémoire, [l]e réveillent chaque nuit, [l]e changeant en poisson-
naille, étripée vivante, sur les tables de vidage » (p. 247). Avec le mobile du
vent – « Dans toute cette histoire, je l’ai déjà dit, il faut tenir compte du
vent » (p. 246) –, les fous de Bassan constituent à la fois l’alibi et la pièce

SE
à conviction du double crime demeuré impuni mais qui revient hanter le
criminel pris de remords de ne l’avoir pas expié.
Il ne faudrait pas oublier que derrière le film d’Hitchcock, comme il
arrive souvent au cinéma, se cache une œuvre littéraire, en l’occurrence la
nouvelle éponyme de Daphné Du Maurier, l’auteure de Rebecca (égale-
ment tourné au cinéma par Alfred Hitchcock). Il n’est pas exclu par ailleurs
qu’Anne Hébert ait été davantage influencée – si influence il y a bien eu –
ES
par la nouvelle de Du Maurier que par le film de Hitchcock. La thèse
selon laquelle l’écriture particulière des Fous de Bassan, en ce qui concerne
du moins le style « gauche » utilisé pour donner voix à certains person-
nages (Stevens, Nora, Perceval), serait due au fait qu’elle avait lu plusieurs
romans anglo-saxons dans leur traduction française, gagne en crédibilité.
En suivant ce filon, on pourrait débusquer d’autres modèles littéraires à
l’œuvre dans Les Fous de Bassan, dont Wuthering Heights d’Emily Brontë.
PR

Traduit en français sous le titre Les Hauts de Hurlevent ou plus simple-


ment Hurlevent, ce roman met en scène le motif tourmenté du vent « qui
entête et rend fou » (p. 26) dans Les Fous de Bassan. Ce parallèle nous ren-
seigne incidemment sur une autre source d’inspiration de l’œuvre héber-
tienne, à savoir le romantisme gothique ou néogothique à l’anglaise, que
l’on retrouve dans le seul récit fantastique de l’auteur, Héloïse, mettant en
scène des vampires surannés qui hantent le métro de Paris…

Au terme de cette relecture généalogique des Fous de Bassan d’Anne


Hébert, qui s’est attachée à retracer les origines mythiques, littéraires et
cinématographiques de l’œuvre par le biais du pastiche et de la parodie,
l’on serait tenté de croire qu’Anne Hébert n’a rien fait d’original en écri-
vant ce roman, qu’elle s’est contentée d’y recycler des formes, des genres et
63
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

des styles préexistants. Mis à part le fait que cette remarque serait valable
pour bien des œuvres du patrimoine mondial que l’on tient, à tort ou
avec raison, pour des chefs-d’œuvre – selon la conception romantique du
terme, à savoir des œuvres absolument originales témoignant du génie
non moins original de l’écrivain –, elle n’atténue en rien la valeur que l’on
peut toujours accorder au roman. Anne Hébert n’a peut-être pas innové
avec Les Fous de Bassan, mais elle a « inventé » (au double sens de créer de
l’inédit et de redécouvrir du déjà-là 27) une forme qui servait son propos, en
combinant des matériaux puisés à diverses sources, dont sa propre œuvre.
L’ultime ironie ne réside-t-elle pas dans ce pied de nez magistral fait aux
romantiques (et aux critiques) avec les clichés mêmes du romantisme ?

SE
ES
PR

27. C’est le sens du mot « invention » dans l’expression « L’Invention de la sainte Croix ». Voir
J. de Voragine, La Légende dorée, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2004,
p. 363-372.

64
Mélikah Abdelmoumen

L’autofiction québécoise
Pastiche et mise en abyme chez
Catherine Mavrikakis et Nelly Arcan

SE
Narcissisme, nombrilisme, moi-moiisme 1, solipsisme, exhibitionnisme vide
et inutile, éloignés de toute « vraie » littérature… Voilà les termes un
peu simplistes – parce que tributaires d’une lecture strictement référen-
tielle – que l’on emploie souvent pour qualifier l’autofiction taillée sur le
ES
modèle français le plus en vogue depuis la fin des années 1980, d’abord
incarné par Hervé Guibert ou Philippe Sollers, puis rendu populaire par
Christine Angot, Camille Laurens ou Philippe Vilain. Cette tendance
littéraire qui s’est souvent trouvé au centre de polémiques sur la vali-
dité du « récit solipsiste » et de la « littérature-témoignage » pourrait, en
bref, être défini comme suit : récit rédigé à la première personne où le
nom du narrateur est identique à celui de l’auteur et où l’on entretient,
PR

en jouant sur les limites du roman et de l’autobiographie, la tentation


d’une lecture référentielle, tant au sein du récit que dans le paratexte et
le discours promotionnel/médiatique qui l’accompagnent. Cette tenta-
tion d’une lecture référentielle est évidemment entretenue par l’auteur,
ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille s’y limiter. Elle a d’ailleurs,
dans le cas de beaucoup de livres classés sous la bannière autofiction, eu
pour effet d’occulter un aspect important de la pratique : son désir de
faire basculer le particulier dans l’universel. Ainsi, il est possible de voir
les premiers récits des auteures québécoises Catherine Mavrikakis et Nelly

1. Néologisme emprunté à Serge Doubrovsky dans Un homme de passage, Paris, Grasset,


2011, p. 338.

65
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Arcan, Deuils c­annibales et mélancoliques et Putain 2, comme deux longs


monologues narcissiques, deux soliloques nombrilistes. Ce serait passer
à côté de la richesse et de la polysémie de ces récits qui s’inscrivent dans
une démarche d’auteur dont la complexité se confirme au fil des œuvres
successives des deux romancières.
Si l’on voulait résumer l’intrigue du premier roman de Catherine
Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, on obtiendrait à peu
près ceci : Catherine vit avec sa compagne, Olga, et adore les animaux,
mais aime peu les humains. Autour d’elle, les amis tombent comme des
mouches – accidents, suicides, mais surtout, sida. La narratrice fait partie
des milieux culturel et universitaire montréalais, qu’elle exècre et méprise,

SE
comme beaucoup d’aspects de la société québécoise.
Ici, le basculement du subjectif dans l’universel prend donc les teintes
de la critique sociale, virulente et parfois même agressive. La narratrice, en
tout cas, est construite de cette manière, ce qui ne veut pas dire pour autant
que l’auteure le soit également. « Catherine » est en effet une construction
romanesque, à la fois alter ego et personnage, et comme auront tendance
à le confirmer les héroïnes des opus suivants de l’écrivain, elle appartient à
une lignée de figures féminines typiquement mavrikakiennes. Les indices
ES
de ces deux niveaux de lecture (le basculement du particulier dans l’uni-
versel et l’emploi du narrateur non seulement comme alter ego mais égale-
ment comme truchement romanesque) sont nombreux au sein du roman.
On en trouvera une manifestation, par exemple, dans la référence à Gui-
bert. En effet, tous les personnages masculins qui sont proches de la nar-
ratrice et qui mourront dans le roman se prénomment Hervé. Le livre est
d’ailleurs dédié à l’auteur. Le fait que la narratrice ait pour amis ou proches
PR

une série de Hervé court-circuite toute lecture « documentaire » de l’œuvre,


toute tentation de la classer au sein d’une littérature-témoignage. Son dis-
cours, parfois proche de l’émulation, autour des questions de la maladie et
de l’homosexualité, de leur place dans la société contemporaine, suggère
une autre manière de lire le roman – et d’y voir la défense et illustration de
la littérature « intime » à la Guibert comme pratique engagée.
Autre exemple de la présence d’un second niveau de lecture, le
moment où la narratrice parle des questions du double et de la fausseté
de tout portrait :

2. C. Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009 [Trois,


2000] ; N. Arcan, Putain, Paris, Seuil, 2001.

66
L’autofiction québécoise

J’ai vu un […] des tableaux de [Catherine Van Hemessen] à la National


Gallery à Londres. Quand je la regarde, c’est comme si je me voyais dans
un miroir. C’est moi à la mode du seizième siècle. […] Je me demande
parfois si Catherine en se peignant a créé une image qui lui ressemblait.
Peut-être qu’en fait je ne ressemble qu’à ce portrait et pas du tout à Cathe-
rine, qui était, elle, beaucoup plus belle. 3

Cette métaréflexion sur la représentation de soi et la projection de soi


en l’autre renvoie au rapport auteur/lecteur de toute œuvre se rappro-
chant de l’autoportrait, littéraire ou autre (ici pictural), dans un passage qui
peut aussi être vu comme le lieu où l’auteure se sert du métadiscours de
« Catherine » pour nous dire quelque chose d’elle en tant que personnage.

SE
Putain

Putain de Nelly Arcan prend la forme de la longue plainte d’une jeune


femme qui, apprend-on, a quitté un terreau familial rural, dévot, réac-
tionnaire, pour venir à Montréal faire des études de lettres 4. Dans un
centre-ville où les universités sont construites derrière les façades des
ES
églises abandonnées et où les fenêtres des salles de cours donnent sur les
peep-shows, bars glauques et clubs de danseuses, la jeune femme finira,
comme on dit, par « tomber dans la prostitution », et exercera le métier
d’escorte de luxe pendant quelques années. Le texte s’écrit au moment
où elle s’est extraite du « milieu » et tente de comprendre les raisons
qui l’y ont poussée et maintenue. Elle zigzague entre le cabinet de son
analyste et une sorte de journal personnel qui est à la fois le lieu d’une
implacable critique du rôle que notre société assigne aux femmes, et la
PR

description impitoyable de la manière dont le microcosme familial peut


préfigurer la vie adulte dans cette société où elles n’ont pas de véritable
place sinon celle d’objet sexuel. Père dévot et moralisateur mais infidèle
à son épouse, qu’il abandonne pour des prostituées de l’âge de sa propre
fille… Prostituées auxquelles la narratrice, devenue adulte, s’identifie au
point de devenir elle-même une des leurs. Mère effondrée, atterrée par
l’abandon de l’homme qui ne veut plus d’elle, à ce point dépendante de

3. C. Mavrikakis, ça va aller, Montréal, Leméac, 2002, p. 188.


4. Notons-le au passage, le statut autofictionnel de Putain n’est attribuable qu’au para-
texte et aux propos de l’auteure dans le discours médiatique qui a accompagné la paru-
tion : ici, la narratrice n’a pas de prénom, sinon le pseudonyme qu’elle s’est donné pour
les clients, « Cynthia ».

67
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

son regard et de son désir qu’il suffit que ce désir se détourne d’elle et se
reporte sur des objets plus neufs pour qu’elle cesse de vouloir vivre. Ce
« roman fondateur » trouvera des échos dans la société où évoluera la nar-
ratrice adulte, n’offrant qu’une litanie de variantes obstinément fidèles à
leur origine : le rapport phallocentrique de domination homme-femme,
où les mâles possèdent tous les pouvoirs (financier, symbolique, sexuel) et
où les femmes, du moment qu’elles cessent d’être les « schtroumphettes »
(pour employer l’expression de la narratrice) moulées à des désirs qui en
réalité leur nient toute essence propre, ne méritent plus même d’exister.
[…] je cours les boutiques et les chirurgiens car il ne sert à rien d’avoir du
courage lorsqu’on est vieille, et puis la jeunesse demande tellement de temps,

SE
toute une vie à s’hydrater la peau et à se maquiller, à se faire grossir les seins
et les lèvres et encore les seins parce qu’ils n’étaient pas encore assez gros,
à surveiller son tour de taille et à teindre ses cheveux blancs en blond, à se
faire brûler le visage pour effacer les rides, se brûler les jambes pour que dis-
paraissent les varices, enfin se brûler tout entière pour que ne se voient plus
les marques de la vie, pour vivre hors du temps et du monde, vivre morte
comme une vraie poupée de magazine en maillot de bain. (Putain, p. 102)

On le constate, dans ce récit paru presque au même moment que


ES
La Vie sexuelle de Catherine M. 5 chez le même éditeur, la mélopée exhi-
bitionniste et narcissique de la narratrice, qui a le plus souvent été lue
au premier degré, comporte, bien plus que la pensée et les confidences
d’un écrivain, un versant plus essayistique, et résolument engagé. Sous
les apparences de la litanie nombriliste, le particulier tend, ici également,
à basculer dans l’universel.
Cette prostituée bavarde et son exhibitionnisme, son narcissisme qui
PR

tourne en rond et ne cesse de revenir sur lui-même, en un mouvement


giratoire qui se prend maladivement pour son propre centre, en disent
certainement autant et peut-être davantage sur nous que sur elle-même…
Ici aussi, notre voyeurisme, et notre envie de référentialité quant à ce
récit « croustillant » d’une narratrice qui serait simplement le double de
son auteur, est un écran ou une évidence fort commode qui en cache une
autre : ce qu’on épie le plus n’est-il pas, plutôt que simplement ce qui est
exhibé, l’exhibitionnisme lui-même ? Plutôt que ce qui est dévoilé, le geste,
sans cesse réitéré, du dévoilement, assumé, répété, ressassé ?
Tout ce qui vient d’être dit peut s’appliquer à une certaine variante
de l’autofiction française, la plus connue et celle qui a la plus grande lon-

5. C. Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001.

68
L’autofiction québécoise

gévité, quoique cette longévité me semble tributaire d’un malentendu,


d’une lecture obstinément « premier degré » – on pense encore aux polé-
miques entourant les romans d’Angot ou de Laurens : en vérité, la posi-
tion du lecteur d’autofiction peut toujours se situer au croisement des
deux focales identifiées jusqu’ici, soit une lecture référentielle dont la ten-
tation est précisément entretenue par l’auteur et, à la fois, une lecture plus
détachée, permettant de voir à l’œuvre les mécanismes du texte.
Dans les deux prochains romans de nos auteures, se dégage un modèle
qui est en quelque sorte beaucoup moins franco-français, mais qui existe
depuis fort longtemps dans le monde anglo-saxon ou au Québec – pour
ne donner que ces deux exemples –, modèle qui cette fois, tentant d’éradi-
quer toute possibilité de malentendu, met carrément en scène ses propres

SE
mécanismes.

Ça va aller

Dans Ça va aller, le second roman de Mavrikakis, on trouve une narra-


trice qui, cette fois, ne porte pas le même nom que l’auteure. Elle s’appelle
ES
Sappho-Didon Apostasias – dénomination où l’on peut néanmoins voir
un clin d’œil aux consonances grecques de celui de la romancière. Cette
Sappho-Didon Apostasias est montréalaise, fille d’immigrants, appartenant
encore une fois plus ou moins au milieu culturel/intellectuel, et une grou-
pie invétérée du grand romancier québécois méconnu en France, mais
qui au Québec a été élevé au rang de mythe : Hubert Aquin. Auteur de
romans très noirs, très engagés, combattant littéraire et politique pour
PR

l’indépendance du Québec, Aquin était dénué de toute complaisance face


à sa propre société de « descendants de colons » – tant dans sa percep-
tion de sa propre identité que dans son rapport à la « métropole » qu’est
la France. Lui qui avait été copieusement boudé jusque-là a été élevé au
rang de mythe par les médias et le public québécois au moment de son
suicide en 1977. C’est en grande partie sous ce signe que s’inscrira ça va
aller, tout comme le personnage de sa narratrice.
Sappho-Didon est par ailleurs révoltée contre l’immense succès public
et international d’un autre écrivain contemporain, publié en France
(contrairement à Aquin) et « gros vendeur », étudié par les universitaires
depuis fort longtemps (contrairement à Aquin, réservé à une élite parmi
l’élite, et dont l’œuvre n’a acquis ce statut que plus récemment), adulé par
les masses lectrices (contrairement à Aquin), celui-là fictif, inventé pour
69
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

les besoins du roman : Robert Laflamme. Toutefois, par le biais des titres
de ce romancier imaginaire, et de l’ensemble des caractéristiques que nous
fait découvrir la détestation acharnée de Sappho, le lecteur québécois peut
aisément identifier, derrière la caricature, la seconde grande figure de la
mythologie romanesque québécoise des années 1960 et 1970 : Réjean
Ducharme. Ducharme/Laflamme et Aquin, en quelque sorte, sont les
deux faces d’une même médaille, celle sur laquelle sont gravés les deux ver-
sants d’une allégorie du Québec culturel : l’un grandiose et fataliste mais
entièrement tourné vers le passé, la révolte, et l’autre plus « positif », mais
déplorable dans son désir maladif de plaire et son art se complaire  – sans
parler de son rapport gênant de colonisé incurable avec le modèle fran-
çais, comme en témoigne une scène où la narratrice assiste à une soirée

SE
hommage à Laflamme dans les locaux de la délégation du Québec à Paris.
Quoi qu’il en soit, dans ce second roman de Catherine Mavrikakis,
qui est à proprement parler une fiction, l’autofiction n’est jamais loin. Elle
devient ici, en effet, le centre d’un pastiche virulent, et le lieu d’une cri-
tique acerbe sur le rapport du public à la figure de l’écrivain, et à la lec-
ture. Sappho-Didon Apostasias, qui voue sans l’avoir lu une haine incon-
trôlable à Robert Laflamme (ou davantage à son succès ?), va en effet se
ES
retrouver, littéralement, prise dans l’un de ses romans. Cela commen-
cera dès l’ouverture, lorsque tous les universitaires et intellectuels de son
entourage n’ont de cesse de lui dire combien, avec sa virulence un peu
adolescente, sa révolte, sa haine de la vie, elle rappelle l’une des grandes
héroïnes de l’écrivain honni, Antigone Totenwald (clin d’œil à la narra-
trice du roman le plus connu du « véritable » Réjean Ducharme, L’Avalée
des avalés  6). À bout de colère, Sappho finit par lire les romans de l’idole,
PR

par les dévorer, même, et plus elle avance, plus elle assimile ce qu’elle lit,
se rapprochant toujours davantage de l’héroïne à laquelle elle est censée
ressembler, devenant peu à peu, en tant que lectrice, le double du per-
sonnage sur lequel elle se projette. Cela finira par la mener à vouloir ren-
contrer le grand écrivain, qui la reconnaît également comme l’incarna-
tion de chair de son personnage de papier. Ils entretiendront une relation
intime faite de fascination et de détestation (représentative d’un certain
lien auteur-lecteur ?) et iront jusqu’à commettre, chacun de son côté, un
geste hautement symbolique : Laflamme s’appropriera Sappho-Didon
pour en faire le personnage central de son nouveau livre, une autofic-

6. R. Ducharme, L’Avalée des avalés, Paris, Gallimard, 1966.

70
L’autofiction québécoise

tion intitulée ça va aller – dans laquelle un narrateur portant le nom de


l’auteur rencontre une femme qui est tout à fait son personnage le plus
célèbre, et où il vit une aventure torride avec elle…
Je lis à toute vitesse les premières pages de Ça va aller. […] Laflamme-
tel-qu’il-me-gâche-la-vie vient d’écrire ma rencontre avec lui, ou plutôt
sa rencontre avec moi, puisque ce salaud, ce bâtard, c’t’hostie de chien
sale a décidé de me voler mon histoire, de me voler jusqu’à mon identité,
pour faire de Didon Apostasias son personnage, pour faire de Didon sa
muse, son fantasme, son vidéo à masturbation.
Laflamme-votre-mirage, cet obsédé sexuel, a passé la dernière année à se
branler sur nos deux rencontres et le Québec entier va se pâmer encore sur
le génie de l’écrivain, sur son talent sans cesse renouvelé, sur sa grandiose
inspiration digne de notre souffle collectif national. Le génie de Laflamme,

SE
c’est my ass... très littéralement. Et je pense que je vais le poursuivre, cette
espèce de gros plein de soupe. Je vais faire des incantations pour qu’il
crève d’une crise cardiaque en pelletant sa neige. (ça va aller, p. 88-89)

Et Sappho, finissant par exécuter dans la vie ce que Laflamme a prévu


dans son autofiction, se comportera comme l’auteur l’avait « prévu » dans
son roman, devenant sa maîtresse et tombant enceinte de lui, dans une
représentation littérale de la lecture comme identification aveugle, comme
ES
geste naïf qui veut que l’on fasse fi de toute frontière entre l’écrit et la
réalité. En la petite fille qui naîtra de cette union, Sappho voit l’avenir
littéraire d’un Québec en faillite, assujetti au passé. Elle sera le prochain
grand auteur québécois, ni Aquin ni Laflamme. Quant à la narratrice,
elle compte se suicider à la fin du roman, en copiant celle du tout pre-
mier livre d’Hubert Aquin, dans lequel le narrateur met fin à ses jours en
se jetant d’un pont dans une rivière avec sa voiture. Notons-le : ce n’est
PR

pas le suicide du véritable Hubert Aquin, qui eut lieu dans des circons-
tances différentes, que Sappho veut imiter, mais bien celui de son tout
premier narrateur, le héros d’un livre intitulé L’Invention de la mort  7, sou-
vent perçu comme autobiographique par les lecteurs, et repris (comme
ses autres livres d’ailleurs) pour expliquer de manière un peu simpliste la
mort de l’auteur réel. Cela souligne encore une fois la confusion et les
innombrables malentendus de lecture que dénonce le roman de Mavrika-
kis : entre réalité et littérature, impossible, désormais, de repérer la fron-
tière. C’est désormais la lecture anecdotique, référentielle, qui règne…

7. H. Aquin, L’Invention de la mort, Montréal, Leméac, 2001.

71
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Folle

Si, chez Mavrikakis, les enjeux liés à l’autofiction (sa lecture, sa réception,
etc.) sont développés dans une fiction pastichisante, chez Nelly Arcan,
dans Folle 8, ces enjeux sont représentés par le biais de la mise en abyme,
c’est-à-dire d’une autofiction portant sur l’autofiction et ses enjeux. L’in-
trigue est constituée par la longue missive adressée par la narratrice, « Nelly
Arcan », à l’homme qui vient de la quitter. Ils ont eu une aventure brève
mais intense, et surtout destructrice pour elle, qui nous annonce qu’à la
fin de cette démarche scripturale, elle mettra fin à ses jours.
Sous les apparences du roman intimiste, témoignage autobiogra-

SE
phique d’une femme blessée, Arcan développe, en travaillant plusieurs
réseaux, une critique extrêmement fine et virulente de l’autofiction et de
sa réception, tant au Québec qu’en France. Les deux protagonistes, la
narratrice et celui auquel elle s’adresse en disant « tu » tout au long du
récit, sont en effet porteurs de plusieurs identités, représentants d’une
multitude de catégories, à partir desquelles Arcan développe une réflexion
sur et une récupération de la réception de son propre roman, Putain…
ES
Ainsi, la narratrice est auteure à succès et son destinataire est journa-
liste qui rêve non pas d’écrire, mais de publier. Elle est une ex-prostituée
et il est consommateur de pornographie sur internet. Elle est québécoise
et il est français. Elle est « émotive » et il est « rationnel », elle est exhibi-
tionniste et il est voyeur, etc. C’est donc l’occasion pour Nelly Arcan d’une
critique à la fois des rapports homme-femme, des rapports auteur-lecteur,
des rapports journaliste-auteur, public-auteur, client-prostituée, France-
PR

Québec, par le biais d’un récit où l’emploi du « tu » finit par provoquer
chez le lecteur une confusion entre lui-même et le destinataire du texte.
Il suffit de donner en exemples quelques extraits du roman pour que
s’éclaire ce second niveau de lecture, permis par la mise en abyme : « Selon
toi le monde des médias ressemblait beaucoup au milieu de la prostitu-
tion, les journalistes étaient des clients qui aimaient beaucoup découvrir
la chair fraîche », écrit la narratrice, « quand ils tombaient sur un nouveau
jouet, ils le mettaient en circulation, ils se le passaient entre eux » (Folle,
p. 54). Ou encore : « […] cette première fois où tu m’as vue à la télé, tu
n’as pas pensé que la lentille des caméras agrandissait les gens en leur don-
nant la même capacité de saturer l’espace, tu n’as pas pensé que les gens

8. N. Arcan, Folle, Paris, Seuil, 2004.

72
L’autofiction québécoise

devenaient alors le centre du monde et de tous les regards comme les


étoiles » (p. 18-19). Et enfin :
Tu détestais mon défaitisme qui s’opposait à ton colonialisme, par contre
tu aimais que mon livre se soit bien vendu en France, c’était le signe que
j’étais sortie du troupeau. […] Pour toi écrire voulait seulement dire écrire
et non mourir au quotidien, écrire voulait dire l’histoire bien ficelée de
l’information et non la torture, à cet égard tu disais que ton journalisme
était efficace et mon écriture, nocive. […] Tu n’aimais pas mon livre mais
tu aimais mon succès, pour toi il n’y avait pas de liens entre les deux. En
moi tu voyais une porte ouverte, tu te voyais à ma place. (p. 143)

À travers ces deux personnages qui, chacun, représentent (en plus


d’une certaine vision de l’homme et de la femme occidentaux et des rap-

SE
ports France-Québec) les deux pôles de l’acte de lecture, Arcan émet une
critique virulente de ce qu’est devenue la lecture dans notre société où les
écrivains sont désormais tenus d’être à la fois top-modèles, et communi-
cateurs médiatiques et médiatisables. Pour reprendre les mots de l’auteure
lors d’un entretien accordé au magazine Spirale en 2007, « le message
qui se déploie dans l’écriture […] ne peut pas être délivré dans l’instan-
tanéité, dans ces flashes, ces “mouches à feu” par lesquels les auteurs sont
ES
appelés à se promouvoir. » 9
L’intrigue de Folle se clôt à la veille du trentième anniversaire de la
narratrice, date programmée de son suicide – écho avec la fin de ça va
aller, où l’on a néanmoins le temps d’assister au sauvetage de Sappho-
Didon et donc à l’échec de sa tentative de s’enlever la vie. Dans le cas de
la narratrice de Folle, on sait seulement que la romancière qui l’a créée
a décidé de mettre à mort son propre personnage… L’expression « son
PR

propre personnage » étant d’ailleurs ici susceptible d’être questionnée :


cette « Nelly Arcan » qui veut mourir dans le roman n’est-elle pas autant
le fait de son auteure que la créature d’un public aussi avide, aussi can-
dide et aussi cynique que l’amant journaliste-lecteur ? En s’en prenant à
son personnage de lecteur/interlocuteur/journaliste, Arcan fait en réa-
lité, grâce à la mise en abyme, le procès de son lectorat, tant français que
québécois : celui qui, arrogant et naïf, croit posséder l’auteure en pos-
sédant le livre. La romancière aurait très bien pu faire mourir ce détes-
table lecteur, mais une lucidité souvent méconnue lui a plutôt fait choisir
d’éliminer cette narratrice, personnage romanesque et personnage public

9. M. Abdelmoumen, « Liberté, féminité, fatalité : cyberentretien avec Nelly Arcan », Spi-


rale, no 215, juillet-août 2007, p. 36.

73
Parodies, pastiches, réécritures

tout à la fois, tant il est vrai que dans une société du spectacle qui dépasse
aujourd’hui toutes les plus sombres analyses de Guy Debord, ce sont les
auteurs qui disparaissent et réapparaissent au gré d’un public de plus en
plus fantasque, et sans cesse renouvelé. Folle, ou tentative tragiquement
vouée à l’échec de récupérer une récupération sauvage et outrancière, de
la part d’une auteure dont, on le sait, on n’aura plus guère l’occasion de
lire les œuvres…

Lectures cannibales et auteurs mélancoliques

SE
La récupération de l’autofiction dans le second roman de Nelly Arcan
rappelle donc un modèle méconnu qui, en France, est resté dans l’ombre.
Modèle pourtant fondateur, celui de Serge Doubrovsky, inventeur en 1977
du vocable autofiction et qui, comme Arcan, récupérait la réception de ses
propres romans par le biais de la mise en abyme dans le roman suivant. Le
pastiche mavrikakien, lui, peut rappeler un autre modèle, plus près de la
tradition anglo-saxonne, que l’on retrouvera à la même époque autant au
cinéma avec Adaptation 10 de Charlie Kaufman et Spike Jonze, ou encore
ES
dans Lunar Park 11, le mémorable roman de Bret Easton Ellis. Dans les
deux cas, le pastiche et la mise en abyme sont le lieu d’une réflexion à la
fois douloureuse, acerbe et sans complaisance sur la lecture et la récep-
tion contemporaines de l’œuvre littéraire, dans une société du spectacle
où lecteur lambda comme professionnels du livre sont de plus en plus
incapables de résister à la tentation référentielle, à la recherche effrénée
du témoignage. Pour preuve, les conséquences médiatiques et publiques,
PR

tragiques, du suicide de Nelly Arcan le 24 septembre 2009, où l’on a vu,


dès le lendemain du décès de l’écrivain, les ventes (qui avaient chuté depuis
quelque temps) décupler, les témoignages admiratifs de la part d’anciens
détracteurs pulluler et, surtout, les explications psychologisantes et dan-
gereuses se multiplier – « il n’y avait qu’à voir l’omniprésence du thème
du suicide dans ses livres pour le savoir, elle s’inscrit maintenant dans la
lignée des grands suicidés des lettres québécoises, comme Aquin », et ainsi
de suite. Tragiquement, dans la vraie vie, ou plutôt dans la vraie mort,
de Nelly Arcan, on entend résonner la macabre leçon de la conclusion

10. S. Jonze, Adaptation, scénario de Charlie Kaufman, États-Unis, 2003.


11. B. E. Ellis, Lunar Park, New York, Alfred A. Knopf, 2005.

74
L’autofiction québécoise

de ça va aller, à cette différence près que si la narratrice mavrikakienne,


elle, échappait au désir confus d’émulation aquinienne qui avait d’abord
motivé son geste, dans le cas de Nelly Arcan, c’est le lectorat qui, même
devant l’évidence, a continué de se boucher les yeux et de refuser de voir
qu’une personne n’est pas un personnage, qu’il soit public ou romanesque.

SE
ES
PR
PR
ES
SE
Dominique D. Fisher

Détours, nouvelles « polyphonies »


Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad

SE
Seuls 1 porte pour sous-titre « Chemin, texte et peintures ». Ce texte n’ap-
partient à aucun genre et à tous les genres, il « chemine » entre théâtre, lit-
térature, peinture et photographie. Il convoque des genres, des discours
et des références culturelles d’origines multiples tout en se différenciant
des modèles qu’il interpelle, et ce faisant, il procède d’une transtextua-
lité extra-littéraire et diversifiée. Se donnant comme le produit et la trace
ES
d’une pratique théâtrale polymorphe, Seuls présente un cas particulier de
transposition d’écriture scénique 2. Il permet non plus la rencontre mais
un échange ou une mise en dialogue entre plusieurs arts et médias sur
l’espace de la page. Wajdi Mouawad prétend toutefois n’avoir rien pro-
duit d’original avec Seuls et travailler dans le sillage de Robert Lepage ou
de François Tanguy. Comme Lepage avec Ex Machina et Tanguy avec le
Théâtre du Radeau, Mouawad cesse de faire du théâtre l’objet unique de
PR

la représentation et se situe dans un cadre postdramatique 3. ­Cependant, à

1. W. Mouawad, Seuls, Montréal, Leméac - Actes Sud, 2008.


2. L’écriture scénique « consiste en un assemblage, un brassage ou un bricolage d’objets, de
paroles, de musiques, de sons, d’éclairages, de textes, de gestes, de mouvements, d’appa-
reils technologiques, d’écrans, etc., bref, d’éléments disparates et hétérogènes potentielle-
ment exploitables tout au long de la création théâtrale » (C. Hébert et I. Perelli-Contos,
La face cachée du théâtre de l’image, Québec, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 9).
3. Un théâtre postdramatique tel que l’a défini Hans-Thies Lehmann se situe entre le drame
et le théâtre et rompt avec la « fable ordonnée selon les principes de la narration » :
« D’Artaud à Pina Bausch, de Kantor à Bob Wilson en passant par le Living Theater,
Grotowski, Carmelo Bene et tous ceux qui s’engouffrent dans leurs brèches, les formes
européennes les plus marquantes sortent de leur définition d’origine, celles de l’art dra-
matique stricto sensus » (B. Tackels, François Tanguy et le Théâtre du Radeau. Écrivains
de Plateau II, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2005, p. 10-11). Les références ulté-
rieures à cet ouvrage apparaîtront sous l’abréviation FT.

77
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

la différence de Lepage, pour qui le passage à l’écrit du spectacle signifie


la fin de la performance 4, Mouawad exploite une nouvelle forme d’écri-
ture de la performance. Cette nouvelle forme qu’il nomme « polypho-
nie d’écriture » (Seuls, p. 12) fait basculer les modèles et les cadres narra-
tifs qu’elle réinvestit.
J’examinerai le fonctionnement de cette « polyphonie d’écriture » dans
son rapport à la transculturalité et plus particulièrement, en quoi elle
se démarque de la cruauté d’Artaud et de la dramaturgie globale 5 lepa-
gienne. Je préfère utiliser le terme de transculturalité au lieu d’intercul-
turalité. Patrice Pavis définit l’interculturalité comme le dépassement des
particularismes culturels au profit d’une culture universelle, tel qu’il l’ob-
serve chez Peter Brooks ou Robert Lepage 6. La notion de transcultu-

SE
ralité suppose une mise en dialogue, un échange et une transformation
continue des cultures, mais ne s’y limite pas. Clément Moisan et Renate
Hildebrand l’appliquent aux écritures dites « migrantes » et aux écritures
qui se déplient dans le contexte culturel globalisant contemporain, que
les auteurs soient issus de l’immigration ou non. La transculturalité met
l’accent sur l’espace du trans : un espace de traversée des cultures, de
transformation, et de transposition qui agit aux niveaux de la forme et
ES
du contenu 7. La transculturalité englobe de ce fait la transtextualité et
la transforme. En d’autres termes, la transtextualité dans ce cas déborde
le cadre littéraire et engage une énonciation qui transporte et traverse
diverses cultures. En éliminant le dualisme scène/texte et en visant à faire
de l’écriture un « spectacle de théâtre », à partir d’une pratique scriptu-
rale hétérogène, en l’occurrence la « polyphonie d’écriture », Seuls pro-
cède bien de la transculturalité. Cependant le traitement de la transcul-
PR

turalité revêt une particularité supplémentaire dans ce cas, car elle est
indissociable d’une transdisciplinarité qui met en dialogue différents sys-

4. Voir R. Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, Québec, L’Instant même, 1995,
p. 207. Les références ultérieures à cet ouvrage apparaîtront sous l’abréviation RL.
5. J’emprunte ce terme à Chantal Hébert : « une pratique scénique collective qui témoigne
de la réinvention des cadres poïétiques actuels où dramaticité et théâtralité s’écrivent de
pair dans une relation dialogique pour constituer une dramaturgie globale ou un théâtre
de la complexité qui émerge organiquement des interactions qui se tissent entre jeu, écri-
ture et mise en scène, à la croisée de la technique et de l’artistique » (« Le lieu de l’ac-
tivité poïétique de l’auteur scénique. À propos du Projet Andersen de Robert Lepage »,
Voix et images, vol. 34, no 3, 2009, p. 36).
6. Voir P. Pavis, The Intercultural Performance Reader, New York, Routledge, 1996, p. 6.
7. Voir C. Moisan et R. Hildebrand, Ces étrangers du dedans, Québec, Nota bene, 2001,
p. 208.

78
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad

tèmes de signes et de médias. La « polyphonie d’écriture » passe ainsi par


le renvoi à des œuvres comme celles d’Artaud, de Lepage, et de Rem-
brandt, mais aussi par leur transfert et leur transposition dans un contexte
postcolonial et transculturel. Ce faisant, la « polyphonie d’écriture » met
en signe l’appartenance (trans)culturelle du sujet écrivant (franco-arabo-
libano-québécois) et le rapport que celui-ci entretient avec l’écriture scé-
nique, avec l’écriture autobiographique et avec le genre solo. Nous ver-
rons que Seuls évolue ainsi autour d’une problématique identitaire qui
s’accompagne d’une mise en crise du sujet aussi bien que d’une mise en
crise des discours et des modèles qu’il recycle.

SE
Polyphonie d’écriture et mise en crise
des modèles lepagien et artaudien

Seuls se présente en deux parties, intitulées respectivement « Chemin » (le


paratexte, notes ou tentatives répétitives d’écriture du solo) et « Texte »
(les répliques) sans qu’une rupture nette apparaisse entre elles. Dans les
deux cas, le texte visuel traverse l’écrit, qu’il s’agisse de dessins, de pein-
ES
tures ou de photos. Par son hybridité générique, son interdisciplinarité,
sa mise en dialogue continue entre différents médias et sa reprise du solo
lepagien, Seuls rompt avec la trilogie qui le précède : Littoral, Incendies,
Forêts. Mouawad explique que ce qui différencie Seuls de ses autres textes
est la difficulté du passage à l’écrit et l’urgence de trouver une nouvelle
forme d’écriture. Si l’écriture en tant que « spectacle de théâtre » a un sens
évident sur le plateau, elle est loin de l’avoir dans le passage à « l’écrit »
PR

(Seuls, p. 11). La question qui se pose alors est d’ordre poétique : com-
ment écrire « court » et « dense » (Seuls, p. 11).
Mouawad s’inscrit dans la filiation artistique d’Artaud et de Lepage
mais s’en écarte, car il se situe dans un contexte post-orientaliste et trans-
culturel. Là où Artaud cherche dans le théâtre balinais, du moins tel qu’il
l’avait vu à l’Exposition universelle, l’expression parfaite de la poésie dans
l’espace, Mouawad part de ses propres spectacles pour trouver un moyen
de transposer sur la page la poésie du spectacle. Avec Seuls, il s’agit dans
un premier temps de dépasser le « bavardage narratif » ou le « lyrisme »
qui étaient encore à l’œuvre dans la trilogie : « Je cherchais un moyen de
tuer le bavardage qui jusque-là était le mien » (p. 12), et du même coup
de dépasser un langage théâtral centré sur le rapport « mot/acteur ». Il
s’agit aussi de transposer sur le support de la page « la poésie du spectacle »
79
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

(p. 44), telle qu’elle lui apparaît dans les solos de Lepage, dans l’espace
du cadre 8, c’est-à-dire dans « l’espace situé derrière le personnage » (ibid.).
Or, c’est dans l’espace du cadre que Lepage met en signe l’identitaire dans
un contexte mondialisé et comme donnée plurielle et fluctuante. Chez
Mouawad, non seulement la transculturalité recycle les modèles artaudien
et lepagien pour mettre en page une nouvelle « polyphonie d’écriture »,
mais la référence identitaire dans un cadre transculturel s’avère pour le
moins problématique et elle enferme une certaine violence.
L’écriture de Seuls se déplie très vite dans un geste ludique et paro-
dique 9 teinté de violence vis-à-vis de la cruauté d’Artaud et de l’écriture
scénique de Lepage :

SE
Cela [la polyphonie d’écriture] ne peut pas être que musculaire. On ne
change pas la position d’un corps simplement en le redressant comme ça.
Pour cela, il faut une aventure. Il faut partir sur la lune. Il faut tomber de
haut. Il faut mourir, casser l’outil qui nous a permis de survivre jusque-là,
il faut le haïr, le tuer même, le manger, le mâcher, le digérer, le chier et
le regarder pourrir. (p. 11)

Dans la mise en écrit de Seuls, avertit Mouawad, « quelque chose s’est


enrayé » (p. 11). Dans Seuls, la violence textuelle est contingente d’une mise
ES
en crise de l’écriture scénique et des repères identitaires dans un cadre trans-
culturel. Mouawad convoque et prend ses distances vis-à-vis des solos de
Lepage et du rapport que le personnage lepagien entretient avec l’identitaire.
Là où Lepage se met en scène en investissant plusieurs rôles et identités,
comme dans La Face cachée de la lune ou Le Projet Andersen, Mouawad se
met en scène dans Seuls en tant que personnage à l’identité divisée : Harwan.
Celui-ci entretient des rapports conflictuels avec sa sœur, son père, le ter-
PR

ritoire d’origine, le territoire d’accueil, la langue et l’écriture. Le pluriel du


titre (Seuls) annonce cette mise en crise du sujet et le nom de Harwan la
relance dans le contexte d’une identité transculturelle confrontée aux stig-

8. Le cadre peut être un écran, des photos, un castelet, ou des soji comme dans Les Sept
Branches de la rivière Ota.
9. J’entends par parodie : « une forme de répétition avec une distance ironique et critique
marquant plus la différence que la similarité » (« a form of repetition with ironic critical
distance, marking difference rather than similarity », L. Hutcheon, A Theory of Parody,
p. xii ; je traduis). La parodie pour Hutcheon ne se limite pas à la littérature mais s’étend
à tous les arts, qu’il s’agisse d’arts visuels, de cinéma, d’architecture, de musique, et
englobe le domaine culturel. Dans les productions artistiques postcoloniales, la diffé-
rence est particulièrement marquée, car la parodie constitue une réponse, une réécriture
et un recodage des discours dominants et crée de « nouvelles formes hybrides » (« new
hybrids forms », ibid. ; je traduis).

80
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad

mates de l’exil et de la délocalisation. Harwan est un nom à consonance


arabe mais déterritorialisé. Ce nom, nous dit Mouawad, est construit à partir
d’une recherche sur Google portant sur « les prénoms masculins arabes » et
sur les noms en W d’origines multiples. Il est aussi le produit du télescopage
de deux « prénoms de personnages [pris] dans des pièces précédentes » :
Hiwan et Harwoun (p. 95). Cependant, Harwan peut tout aussi bien reten-
tir comme une déformation phonique du nom de deux personnages d’In-
cendies : Marwan, la mère violée à répétition lors d’une guerre civile par
son fils Abou Tarek, ou bien encore Sarwan/Simon, le fils de Marwan.
En exploitant les adresses directes au spectateur, les monologues inté-
rieurs ou les conversations téléphoniques où la voix de l’interlocuteur reste
hors-scène, Mouawad recycle bien les techniques d’écriture du solo de

SE
Lepage. Il s’en détourne cependant d’un point de vue formel et théma-
tique ; d’une part, par son traitement exacerbé de l’autofiction et d’autre
part par son usage parodique des quiproquos et des rendez-vous man-
qués à la Lepage. Dans Seuls, l’autofiction est inséparable de la problé-
matique identitaire, de l’exil et du retour impossible à la langue d’origine,
en somme de la mise en crise du sujet. La série de rendez-vous manqués
de Harwan avec Lepage, à Montréal et au musée de l’Ermitage à Saint-
ES
Pétersbourg, souligne les différences entre Mouawad et Lepage et tient lieu
de pré-texte à la trouvaille d’une « polyphonie d’écriture » transculturelle.
Dans les notes de Seuls, Mouawad, aux prises avec la dérive identi-
taire et l’impossible retour, affirme travailler en contrepied de Lepage :

J’ai souvent été frappé par le fait que les histoires racontées par Robert
Lepage mettaient toujours en scène un personnage qui, quittant sa mai-
PR

son, tentait de découvrir le monde ; cela m’apparaissait comme l’exact


opposé de mes propres histoires qui mettaient en scène un personnage
égaré, tentant de rentrer chez lui. Cela me rappela ces mots de George
Banu lors d’une émission à Radio-Canada : « La quête, c’est la tentative
de découvrir le monde ; l’odyssée, c’est la tentative de rentrer chez soi. »
Depuis, une image toujours :
Robert Lepage et moi arpentant la même route, chacun dans un sens
opposé. (p. 45)

Le texte des répliques de Seuls s’ouvre ainsi sur un hommage ironique à


Lepage. Le personnage de Harwan, en position d’étudiant, se trouve dans
une impasse quant à la conclusion de sa thèse sur le rapport entre la fonc-
tion du cadre et la question identitaire dans les solos de Lepage. La filiation
artistique et la référence transculturelle se trouvent remises en cause dans
une violence textuelle symptomatique d’une mise en crise de l’identitaire :
81
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Je mentirais en me prétendant passionné de théâtre. Étudiant en socio-


logie de l’imaginaire. Je m’interroge depuis mon mémoire de maîtrise
sur la question de l’identité. […] Ma rencontre avec le théâtre coïncide
avec celle de Robert Lepage. Je me permettrais tout d’abord de présenter
Robert Lepage, figure théâtrale sur la scène canadienne et internationale
[…] québécoise et internationale. Né en 1957, Robert Lepage a été formé
au conservatoire du Québec. Et c’est à partir de là que ça commence à
chier, car malgré la richesse de mon sujet, je me sens dans l’obligation de
m’arrêter ici n’ayant pas trouvé ma conclusion, ce qui, en d’autres termes,
mesdames et messieurs signifie que je suis pogné dans une grosse marde
puisque je commence à comprendre qu’il n’existe pas de conclusion à ma
thèse, cette hostie de thèse reposant finalement sur une théorie qui est en
train de crisser le camp, tabernac ! (p. 126-127)

SE
Les notes de Seuls indiquent que la violence textuelle est contingente
des circonstances dans lesquelles le solo prend corps : « Au moment où je
suis en train de prendre ces notes et de vivre avec tout cela, nous sommes
en août 2006 et l’armée israélienne bombarde le Sud-Liban » (p. 78).
Pourtant, ajoute Mouawad : « Aucune de mes pièces ne comprend le
mot Liban » (ibid., p. 78). Or, Seuls, dans les notes et le texte, comprend
des références explicites au Liban, à la guerre et à l’exil. Dans la trilogie,
ES
ces références sont signifiées par la violence textuelle (mélange d’arabe
libanais, de joual, d’argot parisien) et le recours à la structure répétitive
ou circulaire des pièces et au conte (oriental). Dans Seuls, non seulement
le Liban, la guerre, l’exil sont nommés, mais ils imprègnent la forme et
les thèmes, comme le montrent le recours au plurilinguisme et aux fan-
tasmes ou la simulation de mise à mort du personnage de Harwan et de la
figure paternelle. La violence textuelle signe le retour d’évènements trau-
PR

matiques, vécus ou transmis par la mémoire du père : « À chaque occa-


sion tu me rappelles que je n’ai pas vécu la guerre » (p. 136).
Dans Seuls, à la différence de Lepage, la dimension autobiographique
propre au solo est marquée par l’expérience traumatique de la guerre civile
et ses conséquences : la délocalisation et la perte de la langue d’origine,
l’arabe. Les métaphores balistiques (et militaires) apparaissent souvent
chez Mouawad pour traduire le contexte dans lequel se déplient chez lui
le passage à l’écriture et la quête d’une nouvelle forme d’écriture. Dans
Seuls, il parle des mots en termes de flèches et de « cibles » (p. 53), et ailleurs
en termes de « cartouches » ou de phrases en termes de « chargeurs » 10.

10. « Mais mes parents, qui ne se doutaient de rien, ont déménagé en France pour attendre
la fin de cette guerre qui ne s’est jamais terminée. Alors, à force d’impatience, j’ai tendu

82
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad

Comme l’a montré Simon Harel, chez les auteurs dits « migrants » pour
qui le rapport au territoire (d’origine et d’accueil) s’avère traumatique, la
transculturalité relève de la cruauté d’Artaud 11. Rappelons que chez Artaud,
la cruauté s’entend dans un sens métaphorique mais aussi littéral. Il s’agit
par le langage de la scène de choquer le spectateur, de le ramener aux ori-
gines du théâtre (en l’occurrence oriental) en exploitant la dissonance, le
hiéroglyphe et l’état spectral des personnages : « Je propose donc un théâtre
où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du
spectateur comme dans un tourbillon de forces supérieures. » 12
Si le théâtre de la cruauté prend des tons prophétiques et en appelle
à la fonction magique du langage et à la « métaphysique », il ne s’en situe
pas moins dans une certaine politique de la représentation. Il s’agit d’al-

SE
lier théâtre et vie, de dégager le théâtre du mimétisme et de l’emprise de
l’institution occidentale (française) du moment (axée sur le théâtre litté-
raire ou récitatif) et de choisir des thèmes qui correspondent à « l’agita-
tion de [son] époque » (TD, p. 190) tels que la colonisation et « la période
angoissante et catastrophique qui s’annonce » (p. 132). Artaud va même
jusqu’à dire : « Tout ce qui est dans l’amour, dans le crime, dans la guerre,
ou dans la folie, il faut que le théâtre nous le rende » (p. 133). C’est bien
ES
dans ce sillage que se situe le Théâtre du Radeau de Tanguy. Comme l’a
avancé Bruno Tackels, on assiste à une mise en crise des modèles euro-
péens de théâtre, qu’ils s’inscrivent dans un cadre narratif ou minima-
liste : « Tous les artistes se trouvent finalement confrontés à la même dif-
ficulté : Comment dire la situation actuelle – le drame politique moderne,
celui qui ensanglante le siècle des guerres mondialisés – avec des outils qui
ne sont plus adéquats ? (FT, p. 11). La politique du Théâtre du Radeau ne
PR

ressort pas « par ce qui s’y raconte, mais par cette manière de sortir des
hiérarchies de la représentation, par sa manière d’être et d’exposer les
conflits, par sa manière de mettre en crise le sujet » (ibid., p. 53). Seuls de
Mouawad s’inscrit également dans cette visée d’un point vue formel et thé-
matique : dans sa mise en crise du sujet aussi bien que dans son traitement

la main et j’ai attrapé le premier objet qui pouvait, un tant soit peu, ressembler à une
kalachnikov, et ce fut un crayon Pilote taille fine V5. Les mots allaient devenir des car-
touches ; les phrases, les chargeurs ; les acteurs, les mitrailleuses ; et le théâtre, le jardin.
Troc pour troc, donnant, donnant » (W. Mouawad, « Je t’embrasse pour finir », Pour
une littérature-monde, M. Le Bris et J. Rouaud éd., Paris, Gallimard, 2007, p. 187).
11. Voir S. Harel, Braconnages identitaires, Montréal, VLB, 2006, p. 57-63.
12. A. Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1936, p. 128. Les références ulté-
rieures à ce texte apparaîtront sous l’abréviation TD.

83
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

de la ­transculturalité, en particulier dans la manière dont il met en dialo-


gue divers systèmes de signes et de médias. La « polyphonie d’écriture »
transforme et recode les modèles qu’elle recycle d’un point de vue lingual,
scriptural, générique, transdisciplinaire, et (trans)culturel. C’est ainsi que
la « polyphonie d’écriture », loin de renvoyer à un Orient mythique, est
liée à l’expérience de la délocalisation et à celle d’un Orient fracturé par
les stigmates des guerres civiles et l’oubli de l’histoire.

Une polyphonie d’écriture transculturelle


à l’épreuve de l’anamnèse

SE
Si chez Artaud la référence à l’Orient confère à la parole le statut d’ob-
jet et vise à rethéâtraliser le théâtre et à en faire un spectacle total, chez
Mouawad, on se situe dans un contexte autre : postdramatique, post-
orientaliste, postcolonial et transculturel. L’Orient cesse d’être le modèle
théâtral ou bien encore la référence principale comme chez Mnouchkine,
et le théâtre, comme spectacle total, cesse d’être le modèle générique à
suivre. Il s’agit bien, comme chez Lepage, de dépasser le genre théâtral en
ES
ayant recours aux multimédias et en alliant « techno et ethno », mais dans
une démarche opposée à celle de Lepage. Le modèle théâtral recyclé est
cette fois occidental, quand bien même il serait situé dans une perspective
transculturelle. La référence à l’Orient chez Lepage dans La Trilogie des
dragons sert de métaphore à la question identitaire dans un cadre (trans)
culturel au Québec comme l’avance Jennifer Harvie, mais, selon elle, elle
est teintée d’orientalisme dans son usage du cliché et du « je ne suis jamais
PR

allé en Chine » 13. Dans Les Sept Branches de la rivière Ota, la référence


à l’Orient et à la transculturalité sont aussi problématiques pour Sherry
Simon, car elles suggèrent l’équivalence et la traductibilité des cultures et
des événements historiques (l’holocauste, la bombe atomique, le sida) 14.
Pour Ludovic Fouquet, Lepage procède dans La Trilogie à « une lecture
de l’Orient à dominance baroque » et la référence à l’Orient sert de pré-
texte à « une esthétique de l’hétérogène et de la saturation » 15.

13. Voir J. Harvie, « Transnationalism, orientalism, and cultural tourism : La Trilogie des
dragons and Seven Streams of the River Ota », Theater sans frontières. Essays on the Dra-
matic Universe de Robert Lepage, J. Donohoe et J. Koustas éd., East Lansing, Michigan
State University Press, 2000, p. 109-125.
14. Voir « Robert Lepage and the languages of spectacle », ibid., p. 223-224.
15. L. Fouquet, L’horizon en images, Québec, L’Instant même, 2005, p. 296. Les références
ultérieures à cet ouvrage apparaîtront sous l’abréviation HI.

84
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad

Dans Seuls, la double articulation théâtre et vie et théâtre et his-


toire entre en dialogue avec Artaud et Lepage mais s’en démarque par sa
dimension transculturelle post-orientaliste. La « polyphonie d’écriture »
de Mouawad porte la marque de l’expérience du choc que produisent
les années de guerre civile, la diglossie et la délocalisation. Le passage à
l’écriture se fait ainsi dans une tension violente entre le silence et le cri
(les injures, le mélange d’argot parisien et de joual) et autour des pré-
misses suivantes :
Lorsque je vivais au Liban je ne parlais pas.
Je passais mon temps à peindre et à colorier
Je quitte le Liban à onze ans
Je cesse de parler l’arabe à onze ans

SE
J’apprends le français à onze ans (Seuls, p. 111)

Cette tension entre le silence et l’écriture, le cri et la peinture, amène


à repenser les convergences et les divergences existant entre Lepage et
Mouawad dans leur recours à la poésie, au théâtre, et à la peinture ainsi
que dans la manière dont ils mettent en dialogue divers arts et médias.
La transculturalité chez Lepage et Mouawad œuvre bien à partir d’une
pratique artistique extrêmement hybride, mais les paramètres en varient.
ES
Chez Mouawad, l’expérience de la délocalisation travaille un mode de
représentation qui circule d’une manière continue entre différents genres,
arts et médias. Dans Seuls, il se situe ainsi dans une sorte de cheminement
aveugle entre « texte et peintures » : il y a un va-et-vient constant entre
écriture et lecture des toiles de Rembrandt (la sienne et celle de Lepage),
entre écriture et image vidéo du Retour du fils prodigue, entre écriture
et peinture corporelle.
PR

La lecture des toiles de Rembrandt se fait en plusieurs étapes et


annonce un dialogue entre peinture et écriture à partir d’un certain repli
du voir sur l’écoute. L’écoute a une fonction d’éveil, elle consiste à cueillir
des « éléments disparates » (ibid., p. 38), à se recueillir dans ce cas parti-
culier, sur la question de la filiation et sur l’histoire. Mouawad note que
les deux toiles de Rembrandt Le Retour du fils prodigue et le Sacrifice
d’Abraham se font face au musée de l’Ermitage, lieu du dernier rendez-
vous manqué avec Lepage : « la loi / l’amour, l’ancien / le nouveau testa-
ment » (p. 108), mais leur sens lui demeure à ce stade obscur aussi bien
qu’à Harwan, son personnage. Le Retour du fils prodigue enferme un
message enfoui dans la zone sombre du tableau qui n’est pas immédia-
tement déchiffrable. Le sens du Sacrifice d’Abraham de Rembrandt ne
sera délivré qu’après coup, après une relecture du Retour du fils prodigue.
85
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

L’intertexte pictural, le renvoi à Rembrandt, nous éclaire sur la manière


dont Mouawad travaille dans le sillage de Lepage, mais s’en écarte dans
son traitement de la transculturalité et dans sa « polyphonie d’écriture ».
Lepage conçoit l’écriture scénique à partir de la peinture flamande, en l’oc-
currence Rembrandt. Selon lui, la couleur chez Rembrandt fonctionne à
la manière d’« une plaque photographique où les pigments des trois cou-
leurs primaires sont placées en couches successives et donnent le résultat
final par superposition » (p. 135). La couleur précède la forme et la lecture
de l’image procède en cela du grattage palimpsestique :
Ça devient un peu comme une plaque photographique couleur. La chimie
des couleurs de ces tableaux tient du même procédé. On pouvait, par

SE
exemple, peindre une première image entièrement dans des tons de rouges,
puis retravailler avec d’autres séries de couleurs. Le spectateur ne voit pas
le rouge, mais il peut sentir son effet sur les couches supérieures. Le même
sujet est donc peint en cinq, six, sept couches avant qu’on arrive au résul-
tat final : le sujet n’est pas du tout plaqué sur la toile. (Ibid.)

Lepage en réfère à Rembrandt dans son expérience de la dramatur-


gie globale en évoquant la jeunesse du théâtre québécois, la difficulté de
survivre et, pour ce faire, la nécessité de « revenir au même texte le plus
ES
souvent possible » (p. 137). Dans sa lecture de Rembrandt qui figure dans
les notes de Seuls, Mouawad établit également un lien entre peinture et
écriture scénique à partir du palimpseste, mais dans un contexte bien dif-
férent : celui de la langue perdue. Le rapport existant entre la puissance
des couleurs et l’émotion, qu’il lit chez Rembrandt, nécessite la média-
tion de l’écriture et de l’écoute. La peinture amène à l’écriture, l’écriture
à l’écoute, l’écoute ramène au voir, la toile de Rembrandt au texte de
PR

Seuls. La lecture de la toile de Rembrandt prend son sens dans la traversée


continue d’une pratique artistique à l’autre. Dans Le Retour du fils prodi-
gue, la zone sombre du tableau enferme un texte qui n’est lisible que par
la médiation du rire du personnage de la sœur de Harwan face à l’inca-
pacité de ce dernier à prononcer correctement le mot fenêtre en arabe :
Je note alors dans le cahier « la voûte sombre entourant le père et le fils
peut être vue comme l’abîme d’incompréhension des autres protagonistes
devant la réaction du père ». Je me rends compte alors qu’il serait impos-
sible de traduire en arabe ces observations que j’ai inscrites en français.
Conviction profonde que cette sensation, avec laquelle je vis depuis plus
de deux ans, est liée intimement à la langue maternelle. (p. 48)

Sous cette note transcrite en blanc sur fond gris clair transparaissent
des tracés en noir, coups de pinceau ou esquisses d’alphabet arabe. Cette
86
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad

note réitère, dans son agencement sur la page, sa typographie (variation


dans la taille des caractères du nom de Mohamed Abd el-Wahab) et son
contenu, le cri de l’impossible retour et de la perte de la langue d’origine :
En écoutant la chanson de Mohamed Abd el-Wahab je constate alors,
que je suis incapable d’en comprendre les paroles, c’est précisément parce
que nous avons quitté le Liban et que si nous avons quitté le Liban, c’est
à cause de la guerre civile. Je peux donc dire en bon logicien que si je
ne comprends pas l’arabe c’est un peu à cause de la guerre civile. (p. 49)

La relation qui s’établit entre la perte de la langue d’origine et la guerre


civile renvoie à nouveau à Rembrandt et à la tension entre le silence et le
cri aussi bien qu’à la tension entre le voir et le non-voir : « Cette pensée

SE
me ramène au tableau de Rembrandt, comme si dans ce tableau il y avait
une réponse, ou une indication, du moins une clé que je n’arrive pas à
voir alors qu’elle me crève les yeux » (p. 49).
Ce qui se tient dans le hors-cadre du tableau, la zone d’ombre, touche
moins au rapport père-fils, au geste difficilement compréhensible du père
qui pardonne qu’à une absence, une perte. Le retour au tableau de Rem-
brandt révèle que c’est moins le rapport père-fils qui entre en jeu, bien
que présenté sous un angle conflictuel dans Seuls, que celui de l’absence
ES
ou de la mort de la mère, laquelle renvoie une fois de plus à la perte de
la langue maternelle (p. 69).
Dans la scène finale de Seuls, Harwan entre dans l’image vidéo du
Retour du fils prodigue. Cette déchirure de l’espace pictural (au sens litté-
ral et figuré) met en signe le fantasme de Harwan de retrouver la ­langue
d’origine en prenant la place du fils prodigue et en se tournant vers la pein-
ture. Il s’agit de retrouver cette langue comme le fils prodigue retrouve le
PR

père. Il s’agit aussi pour Mouawad de simuler le parcours du fils ­prodigue


de façon à retracer et à comprendre toute l’histoire du Moyen-Orient de
33 à 2008 et que sa famille ne lui a jamais expliquée 16.

16. Mouawad parle ainsi du poids du silence dans sa famille et dans son éducation : « J’ai été
très traumatisé par le fait qu’on n’a pas été capable de me raconter les événements qui
ont marqué ma vie de façon majeure et qui l’ont transformée durablement. La guerre
du Liban ne m’a jamais été racontée. On était incapable de me dire qui tirait sur qui,
pour quelles raisons et pourquoi tout cela avait commencé. Il y a donc chez moi une
réelle obsession, un besoin viscéral de comprendre pourquoi je suis ce que je suis, pour-
quoi je suis québéco-franco-libanais. Si je suis cela, c’est bien parce qu’il s’est produit
dans le passé quelque chose qu’on n’a pas été capable de m’expliquer » (propos recueillis
par Georgia Makhlouf, entretien « Wajdi Mouawad, l’écrivain qui chemine vers le pays
perdu de son enfance. » En ligne, [URL : http://www.comediedebethune.org/admin/
les_docs/docs/Fichier/Spectacles/090522033915.pdf]).

87
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Chez Mouawad, la transculturalité, outre une mise en dialogue conti-


nue entre plusieurs arts et médias, engage une relation problématique à la
relation identitaire du fait de la perte de la langue d’origine et de l’oubli
de l’histoire. Or, ce sont une mise en dialogue et un échange entre arts
et médias d’origines diverses qui permettent de pallier la perte de la lan-
gue, l’amnésie historique, et de mettre à distance le roman familial, ainsi
que la relation conflictuelle avec le père. C’est ainsi que la lecture que
fait Mouawad de Rembrandt permet d’amorcer un travail d’anamnèse :
« Je relis mes notes […] pendant tout ce temps, comme tous ceux qui ne
savent pas regarder, j’ai été trompé par le récit du tableau de Rembrandt
et je n’ai pas vu que Harwan ne revenait pas vers le père mais vers lui-
même, vers la peinture » ( p. 119). Cette tentative de retour vers la langue

SE
et le pays d’origine, par les couleurs et les mots, signe le retour impos-
sible à l’origine. C’est aussi ce que montre dans Seuls le recours à la série
de Photomaton et à la peinture corporelle.
L’usage du Photomaton établit à nouveau des points de convergence
et de divergence entre Lepage et Mouawad dans leur usage de la photo
et de l’image-vidéo, dans leur conception de l’écriture scénique, et dans
leur traitement de la transculturalité.
ES
Si d’ordinaire le Photomaton « illustre la tentation de contrôler le ça
a été, la photo au miroir » (HI, p. 117), la manière dont Lepage l’exploite
signe « le temps révolu d’une preuve d’une présence » (ibid., p. 116) et
vise à spectraliser le personnage. Dans Seuls, Mouawad a aussi recours au
miroir pour se détourner du mimétisme, du déictique « ça a été » dont
parle Roland Barthes, et pour atteindre un certain de degré de déperson-
nalisation, en somme pour perdre l’aura de la photo. La série de Photo-
PR

maton prise dans des gares ou des aéroports répond bien au désir de se
spectraliser : « Ne pas me regarder dans le miroir […]. Ôter mes lunettes
pour profiter de ma myopie qui m’empêche de juger mon visage […]. Gar-
der un visage neutre. Ne rien affecter ni au regard ni au reste du visage »
(Seuls, p. 50). Or, malgré la tentative d’échapper au miroir et à la pose,
de spectraliser le sujet et d’effacer la subjectivité, l’aura n’en disparaît pas
pour autant. Elle finit au contraire par découvrir une présence. Comme
l’a montré Susan Sontag, les photos avec le temps acquièrent une aura
et leur exposition dans des musées et des galeries leur confèrent un cer-
tain caractère d’authenticité 17. La photo s’avère ainsi problématique dans

17. S. Sontag, On Photography, New York, Picador, 2001 [1977], p. 140.

88
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad

son aptitude à servir de trace mémorielle. Dans Seuls, la série de Photo-


maton ne parvient pas à spectraliser le sujet ni à s’établir comme neutre,
c’est bien le visage de Mouawad (auteur, acteur, ou personnage) qui s’im-
pose au lecteur-spectateur. Il faudra alors se tourner vers l’image vidéo
et la peinture corporelle.
Dans Les Sept Branches, l’image vidéo et la photo acquièrent une valeur
similaire. Lepage exploite en effet l’« ambiguïté de la photo élaborée en
lieu et place de la mémoire » (HI, p. 121). La photo parle de la bombe ato-
mique à la place des personnages, mais elle signe selon Fouquet le défaut
d’inscription de la trace (p. 119) dans son rapport au témoignage. De la
même manière, l’image vidéo « fait surgir les disparus, crée des fantômes

SE
avec les images d’archives » (p. 167). Chez Mouawad, la vidéo simule aussi
le réel. L’image vidéo, que l’on retrouve transposée dans les notes de Seuls,
simule la défenestration de Harwan et l’échange avec le fils prodigue de
Rembrandt. Elle signe par ailleurs le caractère spectral de ce personnage
aussi bien que son entrée dans le cadre.
Chez Lepage, le cadre sert aussi à faire de l’espace scénique un espace
« architexturé » et hybride et à mettre en scène l’acteur polysémique ou l’ac-
teur effigie. Cependant, au lieu de mettre l’accent sur la déshumanisation
ES
de l’acteur comme chez Gordon Craig, Jarry ou Artaud, l’acteur-effigie
montre, par la « cohabitation de l’ombre et de l’acteur, de la projection et
de l’homme », que « l’identité et l’existence du personnage ne sont jamais
stables » (p. 75) et que, par ailleurs, l’imaginaire en fait partie. Dans le solo
Le Projet Andersen, l’acteur-effigie « est tour à tour auteur québécois, direc-
teur d’un programme de l’Opéra de Paris, un voisin américain, Andersen,
une de ses fréquentations féminines, un jeune Marocain, etc. » (p. 69).
PR

À l’inverse, dans Seuls Mouawad assume un seul personnage, Harwan,


en l’occurrence spectral. Harwan est mis à mort une première fois, dès
l’ouverture, au moment où il entre dans l’espace du cadre de l’image vidéo
représentant une fenêtre, et une deuxième fois quand il se trouve dans
la cabine Photomaton où il est victime d’un accident. La mise à mort de
Harwan dans la cabine Photomaton est une mise à mort symbolique du
père. Jusqu’à la fin, Seuls laisse le lecteur-spectateur dans l’illusion que
Harwan est vivant et que c’est son père qui a été victime d’un accident
cardiovasculaire et qui est dans le coma. La scène finale,met fin à cette
illusion. On apprend que Harwan était dans le coma. Il s’est enduit le
corps de peinture rouge et, dans une sorte d’Œdipe décalé, simule l’ac-
tion de s’éventrer et de se crever les yeux en faisant gicler de son corps
de la peinture rouge. La simulation de l’aveuglement dans Seuls est plus
89
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

un discours sur la question de la langue perdue et sur le retour impos-


sible au territoire d’origine que sur la relation avec le père.
La peinture corporelle a généralement une fonction identitaire et fait
du corps un discours. Dans Seuls, en s’enroulant la tête dans un masque
de papier, puis en se recouvrant tout le corps de peinture rouge, Harwan
passe à l’effigie. Il énonce par ce geste son rapport problématique à l’ori-
gine, à l’identitaire et à la transculturalité. C’est encore ce que souligne
l’empreinte rouge de son corps qui se trouve juxtaposée à l’écran-cadre
où apparaît Le Retour du fils prodigue sur le mur de la chambre d’hôtel
à Saint-Pétersbourg.
La polyphonie d’écriture, telle que la pratique Mouawad dans Seuls,
explore les cheminements de la transculturalité à partir de pratiques artis-

SE
tiques d’origines diverses dans un contexte postcolonial d’après-guerre.
Elle exploite ainsi de nouveaux modes d’inscriptions du visuel dans l’écri-
ture en ayant recours à une pluralité dialogique entre poésie, théâtre,
peinture (toiles de musée et peinture corporelle), photo, image vidéo, et
écriture corporelle. Du même coup chaque art et média se trouve trans-
formé et sort de son cadre habituel, et de nouveaux dialogues s’établis-
sent entre écriture scénique, peinture et écriture corporelle. Ce faisant, la
ES
polyphonie d’écriture s’articule autour des questions de la délocalisation,
de la perte de la langue d’origine et de la mémoire. Seuls met bien en crise
les modèles qu’il recycle aussi bien que le positionnement du sujet vis-
à-vis de la question identitaire et de la mémoire historique. C’est ainsi que
Harwan, après s’être symboliquement mis à mort et avoir tenté de s’ef-
facer à plusieurs reprises, par le biais de cadres multiples (photo, image
vidéo, peinture) et par le biais de la peinture corporelle, peut traverser la
PR

toile de Rembrandt dans la scène finale. Il devient alors interchangeable


avec le personnage du fils prodigue et peut remonter le cours de l’his-
toire, et finalement réapprendre à écrire et à peindre. Corps écran, corps
écrit, personnage-effigie, Harwan est ainsi « à jamais dans son cadre »
(Seuls, p. 184 et 185).
Raoul Boudreau

Une réécriture ambiguë


en littérature acadienne
Marguerite Duras et France Daigle

SE
La question des modèles dans les littératures francophones me semble
être une des plus fécondes et des plus éclairantes que l’on puisse envisa-
ger pour établir le statut particulier de ces littératures caractérisées par
une quête de légitimité souvent exacerbée et par des rapports complexes
ES
avec la littérature française de France. La mise au jour des modèles, de
leur provenance, de leur fonction peut constituer une pierre de touche des
tensions sous-jacentes et des rapports de force, des alliances stratégiques
et des paradoxes des littératures francophones partagées entre la néces-
sité de se distinguer et l’obligation de s’associer, ce qu’on a aussi appelé
la différenciation et l’assimilation 1 ou l’orientation centripète et l’orienta-
tion centrifuge 2. L’adoption et l’abandon de certains modèles extérieurs
PR

peuvent être très révélateurs de l’évolution et du développement de cer-


taines littératures francophones périphériques.
Je me propose d’examiner cette question chez une romancière d’une
des plus marginales des littératures francophones, la littérature acadienne
qui s’exporte le plus souvent par les moyens institutionnels de la littérature
québécoise, qui ainsi la révèle, mais aussi la masque. À l’échelle de son aire
de production, le Canada français ou l’Amérique du Nord francophone,
la littérature acadienne vit donc avec la littérature québécoise des rap-
ports qu’on a souvent comparés à ceux qui existent entre les ­littératures

1. P. Casanova, La république mondiale des lettres.


2. J.-M. Klinkenberg, « La production littéraire en Belgique francophone. Esquisse d’une
sociologie historique », Littérature, no 44, 1981, p. 33-50.

91
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

f­rancophones et la littérature française de France, selon le modèle des rap-


ports centre/périphérie qui sont certes en voie de transformation.
L’Acadie constitue, sur le site de l’actuelle province de la Nouvelle-
Écosse, le premier établissement des colons français en Amérique du Nord
au début du xviie siècle. Le centre de la colonie s’est très vite déplacé
vers Québec et l’Acadie a connu au milieu du xviiie siècle le sort tragique
raconté dans le poème Evangeline de Longfellow 3. Aujourd’hui, la majo-
rité des Acadiens vivent dans la province du Nouveau-Brunswick, entre
le Québec et la Nouvelle-Écosse où ils constituent le tiers de la popula-
tion et forment de loin la communauté francophone la plus importante
du Canada après le Québec.
La littérature acadienne a des origines aussi lointaines que l’existence

SE
même de l’Acadie, mais elle prend vraiment son envol à la fin des années 1960,
avec l’arrivée de la romancière et dramaturge Antonine Maillet, qui réus-
sira l’exploit, toujours unique chez un écrivain francophone d’Amérique
du Nord, de remporter le prix Goncourt. C’était en 1979 avec le roman
Pélagie-la-charrette 4. Comme dans beaucoup de littératures émergentes, la
poésie est le genre privilégié par les écrivains acadiens et Antonine Maillet
garde d’autant plus facilement la première place chez les romanciers que
ES
les émules qu’elle suscite tenteront d’exploiter la même veine des récits du
terroir où ils ont peu de chance d’égaler le modèle original.
C’est dans ce contexte qu’émerge la romancière dont il sera question
ici. France Daigle, qui a publié dix romans entre 1983 et 2002, reste encore
aujourd’hui, après Antonine Maillet, la romancière acadienne la plus com-
mentée à l’intérieur et à l’extérieur de l’Acadie. Je chercherai la présence
d’un modèle ou d’une forme de réécriture dans ses premiers romans, soit
PR

Sans jamais parler du vent (1983), Film d’amour et de dépendance (1984),


Histoire de la maison qui brûle (1985) et La Beauté de l’affaire (1991) 5.
La publication des premiers romans de France Daigle détonne, c’est

3. H. W. Longfellow, Evangeline. A Tale of Acadie, Halifax, Nimbus publishing, 1995 [1847].


4. A. Maillet, Pélagie-la-charrette, Montréal, Léméac, 1979.
5. F. Daigle, Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à
temps, Moncton, Éditions d’Acadie, 1983 ; Film d’amour et de dépendance. Chef-d’œuvre obs-
cur, Moncton, Éditions d’Acadie, 1984 ; Histoire de la maison qui brûle. Vaguement suivi
d’un dernier regard sur la maison qui brûle, Moncton, Éditions d’Acadie, 1985 ; La Beauté
de l’affaire. Fiction autobiographique à plusieurs voix sur son rapport tortueux au langage,
Outremont-Moncton, Éditions NBJ - Éditions d’Acadie, 1991. Je laisse de côté le roman
Variations en B et K. Plan, devis et contrat pour l’infrastructure d’un pont, Outremont, Édi-
tions NBJ, 1985, qui constitue à mon avis un cas à part par sa facture encore plus inhabi-
tuelle et non conventionnelle que les autres romans de France Daigle de la même époque.

92
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne

le moins qu’on puisse dire, dans l’Acadie du début des années 1980 où la


thématique identitaire est encore très présente comme c’est habituellement
le cas dans les littératures émergentes et entraîne comme corollaire une
place privilégiée accordée au référent. La prose de Daigle n’occupe qu’une
petite partie de la page. L’indétermination en est la caractéristique prin-
cipale : les personnages désignés le plus souvent par les pronoms « il » et
« elle » ne s’épaississent jamais d’attributs descriptifs. Les lieux restent dans
la plus grande généralité : la mer, une gare. La syntaxe même est souvent
elliptique : des bribes de phrases, des verbes à l’infinitif. La régression du
référent s’accompagne d’une présence insistante de la thématique de l’écri-
ture et d’une autoréflexivité généralisée. Ces textes correspondent bien au
roman que Jean Ricardou a défini à l’époque comme « l’aventure d’une

SE
écriture plutôt que l’écriture d’une aventure » 6. Plusieurs commentateurs
ont été tellement désorientés qu’ils ont considéré ces textes comme de la
prose poétique et non comme appartenant au roman 7. Les premières fic-
tions de France Daigle prennent ainsi une distance maximale par rapport
à celles de la romancière la plus en vue de l’Acadie, Antonine Maillet, qui
vient d’être consacrée par le Goncourt pour un roman qui puise dans la
langue et la tradition populaires, qui met en scène des personnages pay-
ES
sans tirés d’un empremier plus ou moins lointain et dont la caractéristique
dominante est la truculence rabelaisienne. France Daigle ne fait donc pas
partie des imitateurs d’Antonine Maillet, assez nombreux à l’époque en
Acadie, mais dont la plupart sont disparus de la scène littéraire.
Quels ont donc été les modèles de France Daigle et pour quelles rai-
sons ? L’examen de cette question permettra aussi d’expliquer pourquoi
Antonine Maillet n’a pu lui servir de modèle.
PR

Le fait que la figure de Marguerite Duras plane sur les premiers romans
de France Daigle est attesté aussi bien par les déclarations de l’auteur
elle-même que par les rapprochements effectués par la critique. Certes,
dans une petite littérature émergente comme la littérature acadienne des
années 1980 et pour un écrivain aussi déroutant que France Daigle, la
réception critique est mince. Mais si presque tous les critiques s’­entendent
pour souligner la modernité 8 de l’écriture de Daigle, quelques-uns font

6. J. Ricardou, Problèmes du nouveau roman, Paris, Seuil, 1967, p. 111.


7. Quand en 1984, j’ai moi-même présenté les deux premiers romans de France Daigle à
Alain Robbe-Grillet, alors directeur littéraire des Éditions de Minuit, qui publiait la plu-
part des nouveaux romanciers, il a suggéré que l’auteur s’adresse à un éditeur de poésie.
8. La modernité est véritablement le Saint-Graal des littératures émergentes, le talisman
qui leur permettra d’accéder à la reconnaissance des littératures du centre et d’échapper

93
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

directement référence à Marguerite Duras. Dans un très court texte paru


en novembre 1984 sur Film d’amour et de dépendance, Michel Beaulieu
écrit : « La dette à Marguerite Duras saute cependant aux yeux : on y
retrouve ce côté profondément inquiétant, ce questionnement en sour-
dine, cette mise en cause de l’amour selon des paramètres qui ne peu-
vent que bouleverser. » 9 Au sujet du même roman, Alain Masson écrit
en 1985 : « La proximité d’un modèle littéraire comme Marguerite Duras
rend même cette métamorphose du banal en lyrique, à la longue, un peu
gênante. » 10 Enfin, Josette Déléas-Mathews, commentant Histoire de la
maison qui brûle, écrit : « Ce qui est à la veille de se faire comprendre,
c’est la nécessité pour la femme de détruire. Histoire de la maison qui
brûle pourrait aisément s’intituler Détruire dit-elle et la dette à Duras est

SE
ici évidente. » 11 Plus loin, elle ajoute : « Comme chez Marguerite Duras,
la parole va donc se mouvoir ici dans une “zone intérieure de silence où
se fait le dire du pouvoir d’entendre et que les voix peuvent envahir des
échos de paroles en fragments” » (p. 125) 12. Le fait que sur un nombre
d’articles assez restreint trois critiques fassent le même rapprochement
doit être retenu comme un phénomène significatif.
En plus de ces traces écrites, il ne faut pas négliger, dans le contexte
ES
d’une petite littérature, les réactions de vive voix que les lecteurs et lec-
trices peuvent transmettre à l’écrivain et qui sont parfois plus importantes
que les critiques publiées. Dans une conversation avec France Daigle,
celle-ci a confirmé que ces réactions ont assez souvent fait état de res-
semblances perçues avec l’œuvre de Duras, qui connaît à cette époque
un essor considérable grâce au prix Goncourt pour L’Amant 13 en 1984. Il
est normal que France Daigle soit un peu agacée par ces rapprochements,
PR

à l’enfermement régionaliste de la périphérie, d’où le recours obsessif à ce concept plu-


tôt flou. Pour les références à la modernité de l’écriture de France Daigle dans ses pre-
miers romans, voir A. M. Alonzo, « D’Acadie : Sans jamais parler du vent », La Vie en
rose, no 19, 1984, p. 56 ; C. Beausoleil, « Sans jamais parler du vent », Nuit blanche, no 12,
février-mars 1984, p. 17 ; R. Boudreau, « Sans jamais parler du vent ou la parole rete-
nue », Le Papier, vol. 1, no 1, mars 1984, p. 17 ; B. Landry, « Sans jamais parler du vent :
résumé », Dimensions, janvier 1984, p. 34.
9. M. Beaulieu, « Film d’amour et de dépendance par France Daigle », Livre d’ici, vol. 10,
no 3, novembre 1984, p. 22.
10. A. Masson, « France Daigle, Film d’amour et de dépendance », Revue de l’Université de
Moncton, vol. 18, no 1, 1985, p. 163.
11. J. Déléas-Mathews, « France Daigle : une écriture de l’exil, une écriture en exil », Atlan-
tis, vol. 14, no 1, 1988, p. 123.
12. Déléas-Mathews cite P. Fédida, « Entre les voix et l’image », Marguerite Duras, Paris,
Éditions Albatros (Ça/Cinéma), 1979, p. 157.
13. M. Duras, L’Amant, Paris, Éditions de Minuit, 1984.

94
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne

car tout écrivain préfère sans doute se voir attribuer une originalité fon-
damentale plutôt que l’imitation de prédécesseurs aussi illustres soient-
ils. La problématique de la réécriture apparaît liée au dilemme de l’écri-
vain moderne partagé entre, d’une part, la nécessité de s’insérer dans un
cadre déjà bien établi par une longue tradition et, d’autre part, l’obliga-
tion d’innover. Même en choisissant comme modèle un écrivain d’avant-
garde comme Marguerite Duras, France Daigle n’est pas dispensée du
devoir de faire preuve d’une certaine originalité.
La Beauté de l’affaire sera l’occasion pour la romancière acadienne
d’effectuer ces réajustements face au risque d’une perception réduite de
son originalité. Comme on le verra, la réécriture de Duras est donc à la
fois voulue et mise à distance et c’est la raison pour laquelle je la qualifie

SE
de réécriture ambiguë. Répondant en quelque sorte aux perceptions de
la critique, France Daigle sent donc le besoin d’aborder la question de
front dans ce roman publié en 1991. Trois passages de l’œuvre se réfèrent
directement à la romancière française :
Sa dette à Duras. Comme tout le monde elle a joué, une fois, à India
Song, répétant nombre de demi-phrases avec cette ardeur monotone, en
posant son regard translucide ici et là sur les fissures des murs, les bras
ES
des fauteuils, les ferrures vieillottes de la chambre de pension surchauffée
mais mal éclairée. (BA, p. 10) 14

On reconnaîtra l’expression même d’« une dette à Duras » employée


par les critiques cités plus haut. Si elle fait semblant de reconnaître d’em-
blée cette « dette » – quoique encore à la troisième personne – c’est pour
mieux la minimiser ; cela n’a rien de singulier ni de fréquent : « Comme
tout le monde, elle a joué, une fois, à India Song… » Elle procède ensuite à
PR

une imitation annoncée de Duras en reproduisant une tonalité, un regard


et des motifs familiers de ses romans, pastiche déclaré qui déjoue par le
fait même les influences cachées qu’on voudrait déceler dans ses textes.
Le deuxième passage se réfère à un roman précis de Duras :
Sa sœur lui écrit de Paris qu’elle est en train de lire La Vie matérielle. Elle
l’a commencée en vacances de montagne, en juillet, alors que ses enfants
couraient les rues de Valmorel. Elles ne les revoyaient que lorsqu’ils avaient
faim, et encore seulement s’ils n’avaient pas réussi à grappiller quelque
chose ailleurs. (BA, p. 20)

14. Désormais les références au roman La Beauté de l’affaire seront indiquées par le sigle BA,
suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

95
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Encore une fois, l’allusion à Duras est suivie d’un passage qui pour-
rait rappeler un motif de plusieurs romans de Duras : des enfants laissés à
eux-mêmes qui passent des journées entières dans les arbres. La roman-
cière se défend avec ironie de références cachées à Duras en les mettant
bien en évidence.
L’ironie du troisième passage est encore plus évidente : « Duras, elle,
au moins, remplit ses pages. Les livres coûtent cher. Personne n’aime à
se faire avoir » (BA, p. 21). J’ai signalé plus haut que les premiers romans
de France Daigle n’utilisent qu’une petite partie de la page.
Il y a donc une forme de déni ou du moins une volonté de réduction
de l’influence de Duras sur ses livres de la part de la romancière France
Daigle. Dans le langage médiatique américain actuel, on pourrait dire

SE
que l’auteur est en mode de damage control, qui consiste à reconnaître
une faute pour mieux en limiter les dégâts.
Cependant, dans des entretiens plus tardifs, alors qu’il n’y a plus de
doute que la romancière a trouvé un style personnel très original, elle
revient avec candeur sur l’influence de Duras et montre la place impor-
tante qu’elle a occupée dans le dynamisme initial de son œuvre. Dans un
article de L’Actualité au sujet de France Daigle, Mélanie Saint-Hilaire
ES
écrit : « C’est […] un film qui lui donne l’envie d’écrire : India Song de
Marguerite Duras. » 15 Citant France Daigle, elle poursuit :
Certains auteurs écrivent avec profondeur ; moi, j’aspire à une légèreté
signifiante, explique-t-elle. Comme Milan Kundera, Leonard Cohen, Bob
Dylan. Duras m’a montré qu’on peut écrire comme on veut. Le goût
d’écrire m’est venu comme ça, avec les œuvres modernes. (Ibid, p. 68)

La romancière concède aussi à Guillaume Bourgault-Côté que Mar-


PR

guerite Duras fait partie de ses auteurs préférés : « […] c’est vrai que tous
les écrivains que je préfère (Jack Kerouac, Marguerite Duras, Lawrence
Durrell et [Milan Kundera]) sont des “déracinés”[…]. » 16 Si Duras devient
un de ses auteurs préférés, on peut supposer qu’aux quelques livres lus
avant 1983 17 viennent s’en ajouter de nombreux autres. C’est ce qu’elle
confirme dans une entrevue accordée à Monika Boehringer : « De Mar-
guerite Duras, j’ai fini par lire pas mal de livres, mais pas tout. » 18

15. M. Saint-Hilaire, « Je suis manière de proud de toi », L’Actualité, vol. 27, no 3, 1er mars
2002, p. 67-68.
16. G. Bourgault-Côté, « Littérature de l’exil », Le Soleil, 29 septembre 2001, p. D10.
17. Voir ici-même infra.
18. M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », Voix et
images, no 87, printemps 2004, p. 21.

96
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne

Des critiques subséquentes à la publication de La Beauté de l’affaire


commentent la reconnaissance de dette à l’égard de Duras et établissent
certaines correspondances entre le texte de Daigle et ceux de Duras. Ainsi,
Lise Ouellet écrit :
[…] l’écriture dépouillée de F. Daigle, à l’écoute de l’appel de l’absolu,
du vide, du silence et de la liberté, correspond aux textes de certains écri-
vains modernes, entre autres à ceux de M. Duras. […] le système des voix
« off », les allusions littéraires, l’expression du désir ne sont pas sans rappe-
ler au lecteur une écriture produite « sous influence » qui représente des
réminiscences de l’interrogation durassienne sur l’identité du sujet et du
narrateur, sur le non-dit, sur la violence et sur le regard. 19

Lise Ouellet note aussi certaines ressemblances entre La Vie maté-

SE
rielle 20 et La Beauté de l’affaire (« texte sans début ni fin », « méfiance
envers le langage »), ou encore avec Détruire dit-elle 21 (« révolte du per-
sonnage féminin »). Avec L’Amant de la Chine du Nord 22, elle trouve en
commun le discours répétitif et une certaine qualité du regard, à la fois
sobre et envoûtant.
Suivant la même piste laissée par l’auteur dans La Beauté de l’affaire,
Véronique Roy pour sa part établit, comme caractéristique commune aux
ES
deux œuvres, le désir de transparence de l’écriture qui se traduit par une
« prose elliptique » et un « style dépouillé » : « Cet effet de miroir, où se
côtoient les textes de Marguerite Duras et de France Daigle, révèle un lien
de réciprocité entre le silence et la transparence du langage qui convergent
vers une expérience de la littérature libre de toute contrainte. » 23 Mention-
nons enfin que Cécilia W. Francis compte Marguerite Duras au nombre
des écrivains qui ont influencé les premières œuvres de Daigle : « Dans
PR

ses premières œuvres, fortement imprégnées d’autoréflexivité, France


Daigle explore, à l’instar de Francis Ponge, Nathalie Sarraute et de Mar-
guerite Duras, des moyens de résister au pouvoir d’un langage réaliste, à
la stéréotypie et aux convenances stylistiques. » 24

19. L. Ouellet, « De l’autobiographie à la fiction autobiographique dans la littérature fémi-


nine », La Licorne, no 27, 1993, p. 376.
20. M. Duras, La Vie matérielle, Paris, P.O.L., 1987.
21. M. Duras, Détruire dit-elle, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
22. M. Duras, L’Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991.
23. V. Roy, « La figure d’écrivain dans l’œuvre de France Daigle : aux confins du mythe et
de l’écriture », La création littéraire dans le contexte de l’exiguïté, R. Viau éd., Beauport,
Publications MNH, 2000, p. 41.
24. C. W. Francis, « L’autofiction de France Daigle. Identité, perception visuelle et réinven-
tion de soi », Voix et images, no 84, printemps 2003, p. 115-116.

97
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Si le lien entre Duras et France Daigle est désormais établi, il reste à


préciser davantage comment cela se traduit dans les textes. Il faut recon-
naître d’emblée que l’on ne trouvera pas de liens hypertextuels entre ces
deux œuvres. Il n’y a pas une œuvre de Duras qui serait reprise systéma-
tiquement et de manière identifiable par Daigle. Dans le vocabulaire de
Genette 25, il faudrait plutôt parler d’intertextualité, où les rapports entre
deux textes sont de l’ordre de l’allusion ponctuelle. On ne retrouvera
dans les premiers romans de la romancière acadienne que certains traits
de quelques textes de Duras, des traits cependant suffisamment typiques
pour être reconnaissables. Toujours dans le vocabulaire de Genette, on
parlera donc ici d’un rapport d’imitation plutôt que de transformation.
Une première similitude est la brièveté des textes comme chez Duras

SE
dans L’Homme atlantique 26, récit aéré de 31 pages, ou encore dans La
Maladie de la mort 27, qui compte 61 pages. Les romans de Daigle dont
il est question ici ont entre 54 et 141 pages, qui ne sont remplies qu’au
tiers ou à la moitié et parfois ne comportent qu’une seule ligne de texte.
En cherchant dans les textes brefs de Duras publiés avant 1983, date de
la publication du premier roman de Daigle, il est facile de dresser la liste
des textes qui ont pu servir de modèles, même de manière très générale,
ES
à l’auteure. La question posée directement à celle-ci et l’inventaire de sa
bibliothèque ont permis de confirmer qu’elle avait lu avant 1983 L’Homme
atlantique, La Maladie de la mort et L’Été 1980 28 et qu’elle avait été une
spectatrice très intéressée du film India Song. La confrontation de ces
ouvrages de Duras et des premiers romans de France Daigle permet en
effet de dégager certains traits communs 29.
Le premier tient à la grande indétermination du texte avec des per-
PR

sonnages désignés par les pronoms « il » ou « elle » repris souvent dans la
même phrase : « Elle, ce qu’elle en dirait elle. Ce qu’elle en dit parfois » (SJ,
p. 12 30). Parmi les éléments les plus reconnaissables et les plus pastichés du
style de Duras, on note la reprise inversée de certains éléments de la phrase

25. G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré.


26. M. Duras, L’Homme atlantique, Paris, Éditions de Minuit, 1982.
27. M. Duras, La Maladie de la mort, Paris, Éditions de Minuit, 1982.
28. M. Duras, L’Été 1980, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
29. S’il apparaît certaines similitudes de situation entre Histoire de la maison qui brûle et
L’Homme assis dans le couloir de Duras (Paris, Éditions de Minuit, 1980), France Daigle
déclare n’avoir jamais lu ce livre. Voir M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses »,
art. cité, p. 20.
30. Désormais les références au roman Sans jamais parler du vent seront indiquées par le
sigle SJ, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

98
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne

dans une espèce de ratiocination rythmée, livrée dans une syntaxe orale
et elliptique : « Les bateaux ne passent pas ici, jamais les bateaux » (ibid.).
En plus de la syntaxe particulière, le motif très durassien des bateaux qui
passent ajoute encore à la similitude des deux écritures. Daigle reprend
aussi l’usage durassien, relevé par Dominique Noguez 31, d’une forme de
conditionnel comme si une histoire était en train de s’inventer au fil de
l’écriture : « Ce qui se passerait ici. […] Quelqu’un qui arriverait quand
nous ne sommes pas là » (SJ, p. 28). Daigle a aussi recours aux phrases
composées d’un seul infinitif, d’un seul adjectif : « Cracher », « Fumer »,
« Jeunes », « Absorbés » (SJ, p. 10). La syntaxe particulière de Marguerite
Duras est reconnaissable entre toutes et celle de France Daigle prend les
mêmes raccourcis. Comparons cette phrase de Daigle : « Les petits alors,

SE
quand ils se mettent à être dans nos bras comme jadis les fauteuils quand
nous nous mettions à être dedans » (SJ, p. 108), à celle-ci de Duras : « Vous
êtes resté dans l’état d’être parti. » 32
Dans la référence à Duras relevée plus haut dans un roman de Daigle,
cette dernière résume le style de Duras en parlant de la répétition de demi-
phrases avec une ardeur monotone. La répétition de phrases elliptiques
est bien le trait commun le plus présent entre les deux textes. Les ressem-
ES
blances de la tonalité, à la fois langoureuse ou lasse et ardente, passionnée
par moments, complètent le rapprochement. La rencontre des thèmes et
des situations apporte la touche finale au croisement des textes. La mer est
omniprésente chez l’une comme chez l’autre puisque les trois romans de
Duras que nous avons cités se passent devant la mer comme les deux pre-
miers romans de Daigle. Le thème de l’amour est tout aussi présent chez
l’une que chez l’autre et il entraîne souvent une certaine grandiloquence,
PR

l’expression d’un absolu, ce que Dominique Noguez appelle l’hyperbole


ou le superlatif 33 : « notre grand amour » (FA, p. 8 34), « mon immense
amour » (FA, p. 30), « dans un état extatique » (FA, p. 100). Comme chez
Duras, le thème de l’amour est associé à la destruction : « Et quand se taire
alors se taire aussi d’elle, celle, la femme que j’aimerai et qui me détruira »
(SJ, p. 30). Dans L’Homme atlantique, Duras écrit : « Je suis dans un amour
entre vivre et mourir » (p. 31). La ­maladie, la mort, les enfants sont aussi

31. D. Noguez, Duras, Marguerite, Paris, Flammarion, 2001, p. 27-30.


32. M. Duras, L’Homme atlantique, ouvr. cité, p. 22.
33. D. Noguez, Duras, Marguerite, ouvr. cité, p. 42-43.
34. Désormais les références au roman Film d’amour et de dépendance seront indiquées par
le sigle FA, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

99
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

des thèmes communs aux deux écrivains et ils sont traités d’une même
manière générale et indéterminée. Il ne s’agit pas chez l’une ou l’autre
d’une maladie en particulier ou d’une mort qu’un personnage en particu-
lier doit confronter. La maladie, la mort ou les enfants sont présents dans
une relative indétermination. Sans aller jusqu’à l’hypertexte, les mêmes
thèmes peuvent être réunis dans un récit aussi bien chez Duras que chez
Daigle. Ainsi L’Homme atlantique de la première et Film d’amour et de
dépendance de la seconde peuvent être décrits tous deux comme une his-
toire d’amour filmée au bord de la mer. Enfin, la primauté du regard est
un trait frappant des textes de Daigle que l’on trouve aussi chez Duras. On
pourrait ajouter à cette liste les motifs du vent et de l’immobilité, mais il
faut surtout mentionner l’autoréflexivité du texte qui fait que l’écriture, les

SE
mots, les phrases y ont une présence insistante. Par rapport à cette proxi-
mité entre les deux écrivains, Alain Masson cité plus haut a retenu pour sa
part « la métamorphose du banal en lyrique » et cet aspect n’est pas négli-
geable. Il y a une esthétique particulière que l’on trouve aussi bien chez
l’une que chez l’autre et qui découle de l’utilisation des notations les plus
ordinaires et ténues comme support de sentiments exaltés.
Bref, les lecteurs qui ont senti une parenté entre les textes de Daigle
ES
et ceux de Duras étaient fondés à le faire. Malgré la tentative de France
Daigle de minimiser cette influence, comme on l’a vu dans La Beauté de
l’affaire, il est difficile de croire à une réécriture qui se dissimule quand
on rencontre dans Sans jamais parler du vent une phrase comme celle-ci :
« Signaler comme cela en passant les journées entières que les enfants pas-
sent dans l’arbre » (p. 56), qui reprend à la différence près d’un singulier pour
un pluriel, le titre du roman de Duras, Des journées entières dans les arbres  35.
PR

Après avoir montré comment se manifeste dans les textes de Daigle la


présence de Duras, il reste à déterminer pour quelles raisons, dans quelles
fonctions et pour quels effets celle-là a choisi celle-ci comme modèle.
Les littératures émergentes sont, plus que les littératures établies, han-
tées par le souci d’établir leur légitimité. Au moment où elle accède à la lit-
térature, France Daigle dispose dans le cercle restreint de sa petite littéra-
ture d’un écrivain reconnu par un prestigieux prix parisien. Mais la figure
d’Antonine Maillet divise les écrivains acadiens en devenir entre ses imita-
teurs et ceux qui s’en servent comme repoussoir. Les romans de Maillet
s’inspirent des légendes et traditions du folklore et racontent, en mettant

35. M. Duras, Des journées entières dans les arbres, Paris, Gallimard, 1954.

100
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne

en vedette la langue populaire, des récits d’un univers passé situés dans un
cadre rural et paysan. Alors que de 1950 aux années 1980, le genre roma-
nesque a traversé en France, et par effet d’entraînement dans les pays fran-
cophones, une phase d’expérimentation et de changement intense avec le
nouveau roman, Antonine Maillet mise sur les vertus classiques du per-
sonnage romanesque : couleur, truculence, attributs mythiques, et sur une
narration linéaire et chronologique. Une partie des auteurs acadiens en
devenir refusent ce modèle qui correspond pour eux à l’exotisme régio-
naliste, alors qu’ils aspirent à participer à la modernité. France Daigle fait
partie de ces écrivains qui sont attirés par l’écriture moderne : « Le goût
d’écrire m’est venu comme ça, avec les œuvres modernes. » 36 Elle repousse
donc le modèle local et adopte comme modèle un écrivain français qui,

SE
sans être enrégimenté dans les rangs du nouveau roman et ses contraintes
parfois rigides, représente une avant-garde estimée. Le patronage discret
de Duras l’autorise à écrire des romans non conventionnels, aérés et dis-
joints, elliptiques et indéterminés, mais qui ne sont pas imperméables à
une certaine sentimentalité, à l’expression de l’amour et du désir. Comme
on l’a vu, il n’était pas si évident de faire accepter comme appartenant
au genre romanesque des textes d’une brièveté inhabituelle et tout aussi
ES
discontinus dans leur présentation matérielle que dans leur contenu. La
référence à Duras, cachée, mais évidente pour la plupart, sert de caution
à cette audace. La couverture de Duras lui permet en fait de légitimer la
radicalisation de son style. – « Duras, elle, au moins, remplit ses pages »,
écrit-elle –, et de pousser plus loin le style elliptique, les répétitions, les
ruptures narratives et même les audaces syntaxiques. Elle trouve chez cet
écrivain l’autorisation d’écrire de manière non conventionnelle : « Duras
PR

m’a montré qu’on peut écrire comme on veut » (ibid.).


L’exemple de France Daigle en est un parmi plusieurs qui illustrent
le fait que le recours comme modèle à un écrivain français d’avant-garde
est un moyen pour l’écrivain émergent d’une littérature périphérique
d’échapper au régionalisme dans lequel tendent à le confiner à la fois les
institutions littéraires dominantes et le goût du public le plus large. C’est
bien Antonine Maillet, et ses récits de terroir, que l’institution littéraire
parisienne a distinguée en lui décernant le Goncourt, alors que les écri-
vains acadiens qui tentaient de s’inspirer d’écrivains français ou américains
contemporains – en plus de France Daigle, on peut penser aux poètes

36. M. Saint-Hilaire, « Je suis manière de proud de toi », art. cité, p. 68.

101
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Ronald Després, Herménégilde Chiasson ou Gérald Leblanc – sont res-


tés totalement étrangers à l’institution littéraire française.
Les littératures émergentes n’offrent en général aucun modèle interne
à leurs écrivains débutants, comme le soulignent Deleuze et Guattari 37
en parlant à propos des littératures mineures d’une instance collective
d’énonciation, mais la littérature acadienne dès ses débuts a ce luxe d’avoir
un écrivain de renommée internationale, qui servira en fait d’anti-modèle
pour une catégorie d’écrivains 38. Dans Sans jamais parler du vent, France
Daigle montre qu’elle est bien consciente de ce dont elle s’écarte par
diverses allusions à un « héros », à des « personnages » à l’« histoire comme
un seul grand courant, une bande horizontale et sonore. Qui ne change
pas » (SJ, p. 106). Il est même question d’un récit de terroir où l’on peut

SE
déceler une allusion assez évidente à Antonine Maillet : « Se jeter corps
et âme dans un récit de terroir » (SJ, p. 96). De ce point de vue, les pre-
miers livres de France Daigle sont clairement à ranger du côté de ce que
Pascale Casanova a désigné comme l’assimilation, c’est-à-dire l’intégration
à un espace littéraire dominant, par opposition à la différenciation, c’est-
à-dire l’affirmation d’une différence à partir d’une revendication nationale.
Pour un écrivain périphérique, le choix d’un modèle extérieur, dont
ES
l’écriture est assez étrangère au goût du lectorat local qui est en train de
découvrir la littérature, a souvent pour résultat de produire une œuvre
incomprise et peu lue dans son propre milieu. C’est vrai pour les premiers
romans de France Daigle qui ont eu un succès d’estime et ont alimenté
les recherches d’un nombre relativement élevé de professeurs d’univer-
sité au Canada français, mais dont les ventes sont restées minimes. Le
patronage de Duras a permis à Daigle de trouver la légitimité pour écrire
PR

ses romans. Mais la référence à Duras ne pouvait lui ouvrir la porte du


public qui adule Antonine Maillet, public d’ailleurs largement conquis
par le théâtre et la pièce La Sagouine 39, plus que par le roman. Cepen-
dant la référence à Duras a orienté la lecture de ses romans en guidant la
critique universitaire vers un modèle de construction romanesque hérité

37. G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit,
1975.
38. Dans le cadre de la problématique de la réécriture, la notion d’anti-modèle me paraît tout
aussi importante que celle de modèle, car l’écrivain se positionne aussi bien par ce qu’il
rejette que par ce qu’il choisit d’imiter. Pour le rôle d’anti-modèle d’Antonine Maillet en
littérature acadienne, voir mon article « Antonine Maillet : de figure tutélaire à figure d’op-
position en littérature acadienne », Figures tutélaires, textes fondateurs : francophonie et héri-
tage critique, B. Chikhi éd., Presses universitaires Paris Sorbonne, 2009, p. 327-337.
39. A. Maillet, La Sagouine, pièce pour une femme seule, Montréal, Léméac, 1971.

102
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne

plus ou moins du nouveau roman et mettant à l’honneur l’autoréflexivité


et les contraintes formelles. Ce que l’œuvre de France Daigle a perdu en
succès populaire, elle l’a gagné en succès auprès de la critique, qui lui a
toujours accordé beaucoup d’importance. Elle est en fait le premier écri-
vain acadien, avant même Antonine Maillet, auquel une revue universi-
taire extérieure à l’Acadie ait consacré un numéro entier 40.
Le modèle d’une certaine avant-garde formaliste à la française a été le
seul jugé convenable par France Daigle pour son entrée en littérature. Le
modèle local a été jugé trop attaché au passé, aussi bien de l’Acadie que de
la littérature. Mais ce modèle local a évolué, sous la poussée notamment
d’un écrivain comme Gérald Leblanc qui a contribué à créer le mythe de
Moncton comme espace de création littéraire et artistique 41. France Daigle

SE
a adhéré à ce mythe qui constitue le sujet central de son dernier roman,
Petites difficultés d’existence 42, publié en 2002. La littérature acadienne a
donc gagné en crédibilité à tel point qu’un écrivain comme France Daigle
peut y trouver l’inspiration pour une écriture moderne, mais aussi enra-
cinée dans le milieu. Tout en ayant évolué vers des fictions qui compor-
tent désormais une histoire et des personnages plus consistants, dont plu-
sieurs parlent même la langue locale, France Daigle est fidèle aux origines
ES
de son œuvre puisque ces concessions au réalisme ne l’empêchent pas de
maintenir à l’avant-plan de ses romans de fortes contraintes formelles,
empruntées par exemple à la numérologie, à l’astrologie ou aux prescrip-
tions du Yi jing. Une lecture attentive des premiers romans montre aussi
que malgré l’inconsistance de l’univers référentiel, l’Acadie s’y manifestait
déjà par la mention d’Émile Lauvrière, historien de l’Acadie dans Histoire
de la maison qui brûle, de Saint-Édouard de Kent au Nouveau-Brunswick
PR

dans Film d’amour ou de dépendance, ou par la reproduction d’une fac-


ture d’un commerce de Moncton dans La Beauté de l’affaire.
L’évolution de l’œuvre de France Daigle montre que la pratique de la
littérature s’exerce dans la durée. À partir du recours à des modèles exté-
rieurs et plutôt éloignés des préoccupations locales dont sont issus des
textes dominés par le formalisme, elle a lentement évolué vers un enra-
cinement référentiel permettant de mettre en lumière la situation parti-
culière de l’écrivain acadien, sans renoncer le moindrement à l’originalité

40. Voir le numéro de la revue québécoise Voix et images, J. Morency éd., no 87, printemps 2004.
41. Voir mon article « La création de Moncton comme capitale culturelle dans l’œuvre de
Gérald Leblanc », La Revue de l’Université de Moncton, no 38, 2007, p. 33-56.
42. F. Daigle, Petites difficultés d’existence, Montréal, Boréal, 2002.

103
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

d’un style qui mise beaucoup sur le jeu des formes dans des œuvres qui
affirment fortement le droit de l’écrivain périphérique à briser les règles,
comme son illustre devancière Marguerite Duras, pour participer à la
création de la littérature de demain au lieu de simplement reproduire
celle d’hier.

SE
ES
PR
Lucie Hotte

Transtextualité anglo-américaine
Volkswagen Blues de Jacques Poulin
et L’Écureuil noir de Daniel Poliquin

SE
La coexistence des communautés francophones et anglophones en terre
d’Amérique a depuis déjà longtemps amené les chercheurs à réfléchir sur
les liens qui unissent la littérature québécoise à ce qu’on appelle l’« amé-
ricanité ». Dès 1975, Paul-André Bourque publiait un article intitulé
ES
« L’américanité du roman québécois », dans lequel il identifiait, outre
des ressemblances thématiques, une « zone grise de l’inconscient col-
lectif dans laquelle on retrouve une “mythologie”, des valeurs “archéty-
pales” et une symbolique communes aux deux cultures, une imagerie, en
somme » 1. En 1990, Benoît Melançon élabore quelques prolégomènes
pour l’étude des rapports entre le Québec et les États-Unis et établit
une bibliographie des articles et livres qui traitent de la question dans un
PR

article de plus de 40 pages paru sous le titre « La littérature québécoise


et l’Amérique. Prolégomènes et bibliographie » 2. Il y signale que la litté-
rature convoque essentiellement de l’Amérique une conception du terri-
toire, des grands espaces, d’un nouveau monde. En fait, comme le signale
Jean Morency, dans son étude Le mythe américain dans les fictions d’Amé-
rique. De Washington Irving à Jacques Poulin :
[…] on se demande depuis longtemps en quoi la littérature québécoise
[…] s’avère ou non une littérature « américaine » : est-ce par le jeu des
influences culturelles, littéraires et sociales qu’exerce sur elle la société états-
unienne, ou par celui des déterminations historiques et ­géographiques qui

1. P.-A. Bourque, « L’américanité du roman québécois », Études littéraires, p. 15.


2. Études françaises, vol. 26, no 2, automne 1990, p. 65-108.

105
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

la conditionnent dans une mesure qui reste encore à déterminer exacte-


ment, que cette littérature peut prétendre à ce titre tant convoité ? 3

Pour lui, il ne fait aucun doute que « la littérature québécoise ne


semble tirer son “américanité” que de son simple positionnement sur un
continent donné : elle est américaine parce que, tout naturellement, elle
provient d’Amérique » (ibid.). Il n’en demeure pas moins, dit-il, que « la
littérature québécoise présente des analogies souvent étonnantes avec les
autres littératures du Nouveau Monde, particulièrement avec la littérature
américaine (entendue ici au sens d’états-unienne […]) » (ibid.). Pourtant,
l’année suivante, Jean-François Chassay soutenait que « l’influence expli-
cite de la littérature américaine a relativement peu d’impact direct sur le

SE
corpus québécois contemporain » 4. Il précisait avec justesse au sujet de
la critique qui s’intéresse aux jeux d’influence :
[Elle] se contente souvent de considérer les déplacements transcontinen-
taux […] dans le roman québécois comme un signe de l’influence améri-
caine, ceci au détriment de l’analyse discursive. […] Comme l’écrit Benoît
Melançon, « l’Amérique n’est que rarement un texte [dans la littérature
québécoise] ; plus souvent elle est un territoire ». (Ibid.)
ES
Deux constats s’imposent donc. Le premier est que les liens entre lit-
tératures francophones d’Amérique et littératures anglophones d’Amé-
rique se créent principalement autour de la question territoriale et de l’ap-
partenance à ce continent à l’origine de nombreux mythes, en particulier
celui que Morency nomme le « mythe américain ». Le second touche au
fait que ce sont principalement les liens avec l’Amérique états-unienne qui
préoccupent les écrivains et les chercheurs québécois, et non pas ceux qui
PR

pourraient s’instaurer avec la littérature canadienne-anglaise. Les quelques


études en littérature comparée, toutes anglo-canadiennes, qui s’y inté-
ressent souscrivent le plus souvent à des considérations politiques plutôt
que littéraires et cherchent à retracer des similitudes thématiques entre les
deux corpus ou encore à en signaler les différences 5 afin d’illustrer la situa-
tion politique et biculturelle du Canada. De même, il n’est pas question,
et on ne s’en étonne pas, des littératures francophones hors Québec, sauf
dans un article récent de Jean Morency, dans lequel il examine ce qu’il

3. J. Morency, Le mythe américain dans les fictions d’Amérique, p. 9.


4. J.-F. Chassay, L’ambiguïté américaine. Le roman québécois face aux États-Unis, p. 20.
5. Voir R. Beaudoin, « Axes de comparaison entre deux littératures », Voix et Images, et
P. Smart, « L’espace de nos fictions : quelques réflexions sur nos deux cultures », Voix et
Images.

106
Transtextualité anglo-américaine

« appelle le retour de l’identité refoulée canadienne-française » 6 dans des


romans récents de Michel Tremblay, Jacques Poulin et Nicolas Dickner.
Les « deux solitudes » 7 semblent néanmoins non seulement perdurer, mais
avoir proliféré au point que le Canada est devenu le pays de nombreuses
solitudes vivant les unes à côté des autres. Pourtant, il est faux de croire
que les littératures francophones du Canada n’entretiennent aucun lien avec
la littérature canadienne-anglaise, même si leur américanité est d’abord
états-unienne. Dans la conclusion à son article, Morency mentionne qu’il
existe parallèlement à la fascination pour l’Amérique canadienne-française
et, pourrait-on ajouter, pour les États-Unis, « d’autres visions du conti-
nent […] qui résultent des contacts beaucoup plus directs qui sont entrete-
nus, dans certains contextes minoritaires, avec la réalité anglo-américaine »

SE
(p. 37-38). Il ne se propose cependant pas d’en faire l’analyse.
J’aimerais donc revisiter la question des rapports entre littératures
anglo-américaines, tant états-unienne que canadienne-anglaise, et littéra-
tures franco-canadiennes, tant québécoise que canadiennes-françaises non
pas en fonction du mythe américain, mais bien plutôt sous l’angle de la
transtextualité, concept proposé par Gérard Genette, qui le définit comme
« tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres
ES
textes » 8. Selon Genette, il existe cinq types de relations transtextuelles, soit
l’intertextualité, la paratextualité, la métatextualité, l’architextualié et l’hy-
pertextualité qui désigne « toute relation unissant un texte B [hypertexte]
à un texte antérieur A [hypotexte] sur lequel il se greffe d’une manière qui
n’est pas celle du commentaire » (ibid., p. 13) et qui devrait logiquement
inclure l’intertextualité 9. Je me propose plus particulièrement d’examiner
cette question en fonction de quatre types de rapports transtextuels : l’allu-
PR

sion, l’appartenance à un sous-genre, l’intertextualité et la transfictionnalité.


J’aborderai la question à partir de deux romans d’écrivains-­traducteurs :
un Québécois, Jacques Poulin, chez qui la référence américaine a souvent
été notée, ainsi qu’un Franco-Ontarien, Daniel Poliquin. Dans le cas de Pou-
lin, j’ai retenu son roman emblématique Volkswagen Blues alors que je me
référerai au roman L’Écureuil noir de Daniel Poliquin. J’­aimerais ­également

6. J. Morency, « Dérives spatiales et mouvances langagières : les romanciers contemporains


et l’Amérique canadienne-française », Francophonies d’Amérique, no 26, 2008, p. 28-29.
7. Deux solitudes est le titre français du roman de Hugh MacLennan, Two Solitudes, paru
en 1945, qui est devenu emblématique des relations entre Canadiens français et Cana-
diens anglais.
8. G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, p. 7.
9. Voir L. Hotte, Romans de la lecture, lecture du roman. L’inscription de la lecture.

107
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

préciser d’entrée de jeu qu’il ne s’agit pas ici d’étudier les réminiscences, les
sources, les influences ou les ressemblances thématiques, mais bien les rap-
ports qui s’instituent formellement entre deux ou plusieurs textes.

À la confluence de deux cultures :


Jacques Poulin et Daniel Poliquin

Puisqu’ils sont tous les deux traducteurs, Poulin et Poliquin sont en contact
fréquent avec le monde anglophone à travers les textes qu’ils traduisent.
Poliquin est un traducteur de métier (il travaillait comme interprète au
gouvernement canadien jusqu’à sa retraite anticipée en janvier 2009) et un

SE
traducteur littéraire : il a traduit de nombreux romanciers et nouvellistes
surtout canadiens-anglais, dont Douglas Glover, Mordecai Richler, Matt
Cohen, mais aussi Jack Kerouac. Poulin, pour sa part, a travaillé comme
traducteur pour le gouvernement québécois. À ma connaissance, il n’est
cependant pas un traducteur littéraire 10. Il n’en demeure pas moins qu’en
tant que traducteurs, ils sont des « passeurs culturels ». L’expression « pas-
seur culturel » a été utilisée pour désigner les enseignants, mais aussi les tra-
ES
ducteurs qui permettent à une œuvre de migrer vers une autre culture, vers
un autre lectorat. Elle désigne également les auteurs « qui vivent entre deux
ou plusieurs langues et cultures et qui écrivent le parcours du contact cultu-
rel et de la (re)construction identitaire dans la passerelle entre deux socié-
tés » 11. Le plus souvent, ces auteurs sont des migrants qui écrivent dans un
pays qui n’est pas leur pays d’origine, souvent même dans une langue qui
n’est pas leur langue maternelle. Ce n’est évidemment pas le cas de Jacques
PR

Poulin et de Daniel Poliquin. Cependant, tout comme les écrivains migrants,


ils écrivent entre deux, voire plusieurs langues et cultures. Cette situation
bien particulière, Daniel Poliquin la nomme « écriture sur la frontière ».
Dans une conférence donnée à Québec en 2001 et intitulée « La bour-
gade et la frontière », Daniel Poliquin compare l’écriture des écrivains de
la ville où il prend la parole et du Québec en général à celle de ceux de
l’Ontario français :

10. Les recherches que j’ai faites pour mieux cerner ses activités de traducteur ont été
infructueuses.
11. B. A. Guillén, « La “littérature-monde” dans la classe de FLE : passage culturel et réflexion
sur la langue », Synergies Espagne, no 2, 2009, p. 239. En ligne, [URL : http://ressources-
cla.univ-fcomte.fr/gerflint/Espagne2/belen.pdf], consulté le 1er février 2010.

108
Transtextualité anglo-américaine

Si Québec est une bourgade où il fait bon écrire, l’épopée de l’Ontario


français est beaucoup plus un roman de la frontière à la manière de Radis-
son. Nos écrivains vivent sur les marches du Canada français [et du Canada
anglais, aurait-il pu ajouter]. Ils en connaissent les angoisses et les joies et
leur littérature en témoigne de diverses manières. 12

Comme le dit Jean Morency :


Sont ainsi renvoyés dos à dos non seulement deux modes d’occupation
physique du territoire mais aussi deux types d’écriture radicalement oppo-
sés, qui traduisent en fait deux types de rapport avec le continent nord-
américain : un rapport de captation, pour les écrivains de la bourgade, et
un rapport de symbiose pour les écrivains de la Frontière. 13

Or, dans son essai Le roman colonial, qui date de l’année précédant

SE
la conférence, la bourgade désigne plutôt le Canada anglais, alors que le
Québec est représenté par la palissade. Poliquin y soutient ceci :
Tout le roman canadien[-anglais] est la chronique d’une bourgade immo-
bile où le narrateur entretient un rapport dialectique avec un monde
contraignant : le pasteur y convoite en vain la femme du docteur, le bou-
langer rêve d’aller faire fortune ailleurs sans jamais s’y résoudre pour de
bon, et tous les grands combats qu’on y livre sont muets ou souterrains.
ES
C’est la nouvelle comique de Stephen Leacock à Mariposa, le roman de
Margaret Laurence dans Manawaka, le Salem de Matt Cohen, le Dept-
ford de Davies et le Toronto yuppie d’Atwood. La bourgade où chacun
surveille l’autre et où l’étouffement menace l’esprit et l’altérité. 14

De l’autre côté, se trouve « la bourgade nationaliste [qui] diffère de


la bourgade canadienne en ceci qu’elle rêve d’une palissade ». La palis-
sade est une image que Poliquin tire des Relations des jésuites, où elle
PR

représente le rempart protégeant les Français de la barbarie amérindienne.


Cette expérience fondatrice aurait, selon lui, déterminé la façon dont le
Québécois vit son rapport à l’espace. On le voit, pour Poliquin, la pos-
ture scripturaire de l’écrivain francophone minoritaire est déterminée par
la place qu’il occupe sur l’échiquier socioculturel du Canada. Cette place
est pour lui « la frontière ».
Poulin n’est pas indifférent à la question de la frontière. Dans une

12. D. Poliquin, « La bourgade et la frontière », Aspects de la nouvelle francophonie canadienne,


J. Létourneau éd., Québec, Presses de l’Université Laval (Culture française d’Amérique),
2004, p. 196.
13. J. Morency, « Écrire sur la frontière : les romans de Daniel Poliquin », Lire Poliquin,
F. Ouellet éd., Sudbury, Prise de parole, 2009, p. 224.
14. D. Poliquin, Le roman colonial, Montréal, Boréal, 2000, p. 224.

109
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

entrevue qu’il accordait à la revue Voix et images en 1989, il expliquait


l’importance de ses origines beauceronnes et du fait d’avoir grandi à la
frontière des États-Unis :
C’est possible. Chez nous, il y avait une servante qui s’appelait Marie-
Ange. Quand nous étions petits, elle nous racontait des histoires que j’ai
retrouvées plus tard dans Rabelais. Et puis, au magasin général de mes
parents, je me souviens de longues soirées où les gens étaient rassemblés
autour d’un grand sac de pinottes en écales et racontaient des histoires de
contrebande, parce qu’on était tout près de la frontière américaine. Des
histoires, j’en ai entendu beaucoup dans mon enfance, et j’en ai lu aussi
un grand nombre dans l’Encyclopédie de la jeunesse. 15
Cinq ans plus tôt, il signalait l’importance de cet espace de l’entre-

SE
deux dans son imaginaire : « À l’automne [...] on se rendait très loin dans
les rangs et là, on voyait la frontière, un espace sans nom d’où les arbres
avaient été rasés. » 16 Or, Volkswagen Blues est sans contredit le roman de
la traversée des frontières de Jacques Poulin :
Car, traitant du rapport à l’Amérique, à la fois perte et possession, oubli et
mémoire, passé et présent, imaginaire et réel, il s’inscrit dans l’exploration
d’une culture et d’une identité qui ne peuvent plus être vues comme pures,
mais nécessairement métisses, non contraintes en des frontières étanches,
ES
mais en quelque sorte transfrontalières, lieux de croisement, de confluence. 17
Jonathan M. Weiss, dans son article « Une lecture américaine de Volks-
wagen Blues », soutient que dans ce roman Jacques Poulin ne se contente
pas de traverser la frontière de son enfance, mais franchit « aussi la fron-
tière qui sépare la vie de la mort, la voix du silence » 18. Quoi qu’il en soit,
il reste une autre frontière que Poulin, tout comme Poliquin dans L’Écu-
reuil noir, traverse : celle qui sépare les textes littéraires, voire les corpus.
PR

Allusion, citation et genre littéraire dans Volkswagen Blues

Trois pratiques transtextuelles sont utilisées dans Volkswagen Blues : l’al-


lusion, la référence et le recours à un genre littéraire codé. L’allusion est

15. J.-P. Lapointe et Y. Thomas, « Entretien avec Jacques Poulin », Voix et images, vol. 15, no 1
(43), 1989, p. 12.
16. Cité par H. de Billy, « Une Amérique panoramique sur la pointe des pieds », Le Devoir,
19 mai 1984, p. 25.
17. P. L’Hérault, « Volkswagen Blues : traverser les identités », Voix et images, vol. 15, no 1 (43),
1989, p. 28.
18. J. M. Weiss, « Une lecture américaine de Volkswagen Blues », Études françaises, vol. 21,
no 3, 1985, p. 89.

110
Transtextualité anglo-américaine

incontestablement la forme la plus fréquente d’évocation d’un texte dans


un autre texte, toute mention d’un titre de livre, d’un personnage, d’une
scène emblématique constitue en soi une allusion. Pensons par exemple
aux nombreuses allusions à la scène proustienne de la petite madeleine
dans de nombreux textes littéraires ou non. Comme la citation, l’allusion
convoque un autre texte. Dans les deux cas, le rapport instauré reste super-
ficiel : l’allusion ne postule qu’un seul sème qui, inféré du premier texte,
est transposé dans la lecture du second (dans le cas de la petite made-
leine, le souvenir ou la mémoire) alors que la citation, pour sa part, fonc-
tionne de façon autonome : elle n’appelle pas l’ensemble du texte d’où
elle provient pour signifier. En réalité, elle signifie dans le texte même où
elle est inscrite, en fonction de ce nouveau contexte textuel précis. Alors

SE
que la pratique citationnelle veut que l’on précise le texte d’où émane
la citation, quoique ce ne soit pas toujours le cas dans les textes litté-
raires, l’allusion, pour sa part, demande nécessairement à être reconnue
par le lecteur. Cependant, le plus souvent, dans Volkswagen Blues, l’allu-
sion est explicite et tient plus de la référence que de la véritable allusion.
Ainsi dans les passages suivants, les noms des écrivains américains (par-
fois énumérés dans des listes qui comprennent aussi des noms d’écrivains
ES
du Canada ou d’ailleurs) apparaissent explicitement et désignent ainsi la
culture livresque des personnages : « Il avait ses auteurs favoris dont il
avait lu tous les livres mais ces auteurs n’étaient pas nombreux : Heming-
way, Réjean Ducharme, Gabrielle Roy, Salinger, Boris Vian, Brautigan et
quelques autres. » 19 Ou encore :
Ils comprirent tous les deux et sans avoir besoin de se dire un mot que
c’était le Mississippi, […] le fleuve sacré des Indiens, le fleuve des esclaves
PR

noirs et du coton, le fleuve de Mark Twain et de Faulkner, du jazz et des


bayous […]. (VB, p. 117-118)

Parfois, les auteurs américains – et, il est important de le souligner,


non pas leurs personnages – deviennent même des personnages 20 dans
l’œuvre de Poulin comme le vagabond mythomane qui « se prend pour
Hemingway » (VB, p. 23), alors que Saul Bellow et Lawrence Ferlinghetti
accèdent eux au statut de véritables personnages puisqu’ils apparaissent
sous leur propre nom dans le roman.

19. J. Poulin, Volkswagen Blues, Montréal, Québec/Amérique, 1984, p. 32. Les références
seront dorénavant données dans le texte, précédées du sigle VB.
20. Ailleurs, ils sont cités, comme Saul Bellow : « When you’re looking for your brother, you’re
looking for everybody » (VB, p. 110).

111
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Dans Volkswagen Blues, la littérature américaine est donc convoquée


par l’allusion et la référence mais elle demeure en grande partie extérieure,
si l’on peut dire, à l’histoire racontée dans le roman. En effet, en dépit des
articles publiés sur l’intertextualité dans Volkswagen Blues, aucun roman ne
sert véritablement d’hypotexte. Certes, certaines ressemblances peuvent
être remarquées entre le roman de Poulin et On the Road, de Jack Kerouac,
notamment la quête du frère de sang ou d’esprit. La ressemblance est
cependant plus générique qu’intertextuelle : les deux romans appartenant
au genre du road novel. Dans un article intitulé « Il était une fois dans
l’Ouest : les road novels québécois », Lise Gauvin signale d’ailleurs, dès
son titre, que les nombreuses ressemblances entre le roman de Poulin et

SE
On the Road de Jack Kerouac les inscrivent dans une parenté générique
fondée sur des ressemblances anecdotiques (le voyage qui s’avère en fait
être la quête d’un « frère » de sang ou non) et des analogies ponctuelles :
On fait également allusion dans le roman aux chariots des premiers immi-
grants [VB, p. 33], aux chansons entendues, aux cartes postales écrites, aux
livres lus et, notamment, aux œuvres d’Hemingway, ainsi qu’à des lieux
comme St-Louis, Missouri. L’une des personnes rencontrées par Sal Para-
dise, le narrateur de Kerouac, est un cheminot du nom d’Ernest Burke :
ES
lorsqu’ils sont à la recherche de renseignements sur les méfaits du frère
Théo, accusé d’avoir volé une carte, Jack et Pitsémine rencontrent un jour-
naliste du nom d’Ernest Burke, dont on précise que le nom est une défor-
mation de Bourque [VB, p. 151]. Le vagabond qui se prend pour Heming-
way, dans Volkswagen Blues, dit avoir déjà croisé Jack Kerouac. 21

Comme le signale par ailleurs Anne-Marie Miraglia, trois des romans


américains mentionnés dans l’œuvre de Poulin peuvent être qualifiés de
PR

récits de voyage. Il s’agit bien sûr de On the Road de Jack Kerouac, mais
aussi de The Adventures of Augie March de Saul Bellow et de Hotel New
Hampshire de John Irving. Ces deux derniers livres n’appartiennent pas
au genre du road novel comme tel mais le voyage y est malgré tout pré-
sent 22. De même, un guide touristique, The Oregon Trail Revisited s’ins-
crit dans cette thématique, mais puisqu’il ne s’agit pas d’un roman, cet
ouvrage ne peut pas servir de fondement à un rapport intertextuel au sens

21. L. Gauvin, « Il était une fois dans l’Ouest : les road novels québécois », (Se) Raconter
des histoires, Lucie Hotte éd., Sudbury, Prise de parole, 2010, p. 603. Cette citation pro-
vient de pages que Lise Gauvin a reprises de son article « Le palimpseste poulinien : réé-
critures, emprunts, autotextualités », p. 196.
22. A.-M. Miraglia, « Lecture, écriture et intertextualité dans Volkswagen Blues », Voix et
Images, vol. 15, no 1 (43), 1989, p. 55.

112
Transtextualité anglo-américaine

strict du terme étant donné qu’il ne possède pas de trame narrative. En


effet, comme je l’ai montré dans mon essai Romans de la lecture, lecture
du roman. L’inscription de la lecture, il n’y a intertextualité que lorsque
les rapports entre deux textes se situent au niveau de leurs structures
narratives globales, dans des textes dont l’hypertexte s’écrit dans un rap-
port constant avec l’hypotexte qui est convoqué tout au long du roman
et qui permet au lecteur d’anticiper la suite et d’interpréter l’hypertexte.
Il s’avère donc une référence constante quoique non incontournable. Ce
n’est pas le cas des livres mentionnés dans Volkswagen Blues qui servent
plus à inscrire le roman québécois dans un cadre référentiel américain.

SE
La transfictionnalité dans L’Écureuil noir

L’inscription de romans canadiens-anglais dans le roman L’Écureuil noir


de Daniel Poliquin 23 adopte une tout autre forme. Nous ne retrouvons
dans ce roman aucune mention de titres de romans ou de noms d’au-
teurs américains ou canadiens-anglais. Le livre n’appartient pas non plus
à un genre considéré américain comme le road novel ou le roman wes-
ES
tern. L’infiltration est plus subtile et n’est perçue que par le lecteur érudit
qui connaît les romans convoqués. En effet, le procédé auquel a recours
Daniel Poliquin dans ce roman est celui que Richard Saint-Gelais désigne
sous le nom « transfictionnalisation » 24. Il s’agit de la migration d’élé-
ments textuels – un personnage, un lieu, un univers de référence (dans
le cas de la science-fiction) – d’un texte à un autre. Ces éléments demeu-
rent « ontologiquement », si l’on peut utiliser ce terme pour des éléments
PR

fictifs, les mêmes. Ainsi, le personnage de Sherlock Holmes, qui appa-


raît dans les romans de Laurie King 25, est le même Sherlock Holmes que
celui des romans d’Arthur Conan Doyle. Il me semble particulièrement
intéressant que les éléments qui migrent du roman canadien-anglais au
roman de Daniel Poliquin soient des lieux fictifs, venant ainsi appuyer
l’hypothèse de Benoît Melançon.

23. D. Poliquin, L’Écureuil noir, Montréal, Boréal, 1996. Les références seront dorénavant
données dans le texte, précédées du sigle EN.
24. Voir R. Saint-Gelais, « Adaptation et transfictionnalité », L’adaptation dans tous ses états.
Passage d’un mode d’expression à un autre, A. Mercier et E. Pelletier éd., et « Contours
de la transfictionnalité », La fiction, suites et variations, R. Audet et R. Saint-Gelais éd.
25. Laurie King est l’auteure d’une série de romans policiers dont le personnage principal,
Mary Russell, fait son apprentissage du métier de détective sous la férule du célèbre
Sherlock Holmes.

113
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

L’Écureuil noir a comme personnage principal Calvin Winter, un


Canadien anglo-protestant, qui, comme la plupart des personnages de
Poliquin, souhaite échapper à son identité et s’en forger une nouvelle.
Comme le signale Kathleen Kellett-Betsos, dans son article « Le protes-
tant métissé chez Daniel Poliquin » 26, l’héritage anglo-protestant de Cal-
vin Winter est surdéterminé dans le roman. Un des éléments qui contri-
buent à cette surdétermination est la référence spatiale qui caricature le
milieu canadien-anglais. Or, les lieux associés à la famille anglo-protestante
de Calvin sont, comme le signale également Kellett-Betsos, tous tirés
de romans canadiens-anglais. Ainsi, la grand-mère paternelle de Calvin
passe les dernières années de sa vie à Deptford, ville éponyme de la trilo-

SE
gie de Robertson Davies 27, alors que la famille maternelle est plutôt ori-
ginaire d’une petite ville située « non loin de Tuppertown, en Huronie »
(EN, p. 33), ville imaginée par la nouvelliste Alice Munro 28, les parents de
Calvin déménagent à Salem après leur retraite, ville où se déroulent plu-
sieurs romans de Matt Cohen 29, auteur que Poliquin a traduit. Il en est
de même des personnages secondaires vivant dans le sud de l’Ontario tels
que l’ami d’enfance de Calvin, Pierre Marquis, qui s’installe à Mariposa,
ville issue des nouvelles de Stephen Leacock dans Sunshine Sketches of a
ES
Little Town. Les références spatiales se multiplient dans le roman : Cal-
vin rencontre sa femme près de Manawaka, ville que l’on trouve dans de
nombreux romans de Margaret Laurence 30, le couple loge par la suite dans
un quartier torontois qui rappelle ceux mis en scène dans les romans de
Margaret Atwood. Kathleen Kellett-Betsos signale en outre que le lecteur
qui fréquente assidûment la littérature canadienne-anglaise n’est dès lors
pas étonné de « voir Calvin et Zorah s’installer sur l’avenue Brunswick à
PR

26. K. Kellett-Betsos, « Le protestant métissé chez Daniel Poliquin », La littérature franco-
ontarienne. Voies nouvelles, nouvelles voix, L. Hotte éd., Ottawa, Le Nordir, p. 187-211.
27. The Deptford Trilogy regroupe les romans Fifth Business (Toronto, Macmillan of Can-
ada, 1970), The Manticore (New York, Viking Press, 1972), World of Wonders (Toronto,
Macmillan of Canada, 1975).
28. Voir A. Munro, The Dance of the Happy Shades, Toronto, The Ryerson Press, 1968, et
The Lives of Girls and Women, Toronto, The New American Library of Canada, 1974.
29. Salem sert de cadre pour quatre romans : The Disinherited, Toronto, McClelland & Stew-
art, 1974 ; The Colours of War, Toronto, McClelland & Stewart, 1977 ; The Sweet Second
Summer of Kitty Malone, Toronto, McClelland & Stewart, 1979 ; Flowers of Darkness,
Toronto, McClelland & Stewart, 1981.
30. M. Laurence, The Stone Angel, Toronto, McClelland & Stewart, 1968 [1964] ; A Jest
of God, Toronto, McClelland & Stewart, 1966 ; The Fire Dwellers, Toronto, McClel-
land & Stewart, 1969 ; A Bird in the House, Toronto, McClelland & Stewart, 1970 ; The
Diviners, Toronto, McClelland & Stewart, 1974. Voir aussi C. Thomas, The Manawaka
World of Margaret Laurence, Toronto, McClelland & Stewart, 1975.

114
Transtextualité anglo-américaine

Toronto » (EN, p. 197) qui est le cadre des nouvelles de Katherine Govier,
dans Fables of Brunswick Avenue, auteure moins connue mais que Poli-
quin mentionne dans son essai Le roman colonial.
Il semble cependant que la référence à la littérature canadienne-
anglaise se limite à cette migration des lieux. Certes, les scènes du roman
de Poliquin qui se déroulent dans les villes canadiennes-anglaises fictives
ressemblent à celles décrites par les auteurs canadiens-anglais à cause des
habitudes et des mœurs de la population locale, mais cette ressemblance
ne signifie en fait qu’une chose : voyez, cela se passe effectivement au
Canada anglais. La littérature devient ici la source de connaissances sur le
Canada anglais, la référence sert dès lors à représenter cet espace afin que

SE
les lecteurs le reconnaissent comme tel. Cependant, au lieu de s’inspirer
d’un mythe préconstruit, la représentation de l’espace canadien-anglais
dans les textes de Daniel Poliqun provient des romans eux-mêmes qui en
fondent étonnamment la référentialité.

Conclusion
ES
Chez Poulin, la littérature états-unienne est convoquée explicitement le
plus souvent par la mention de noms d’auteurs, par des analogies ponc-
tuelles anecdotiques qui fondent une appartenance à un genre associé à la
littérature américaine : le road novel. Le fait que ces références soient expli-
cites est en soi révélateur. En effet, la littérature états-unienne connaît une
faible diffusion au Québec où les lecteurs ont plus de chances de recon-
naître les noms des auteurs, les titres de certains livres que les textes eux-
PR

mêmes. Aussi, ce qui est convoqué par les références à la littérature des
États-Unis ne peut donc pas être la structure narrative des œuvres elles-
mêmes, mais bien plutôt ce que les œuvres peuvent représenter dans l’ima-
ginaire du lecteur québécois. Aussi, dans Volkswagen Blues – et c’est sans
doute le cas dans plusieurs autres romans québécois – se référer à la litté-
rature états-unienne, c’est nécessairement faire appel au mythe du Nou-
veau Monde, au mythe américain dont parle Jean Morency. Il n’est dès
lors pas étonnant que ces références aient partie liée avec la question ter-
ritoriale comme le remarquait Benoît Melançon.
Chez Daniel Poliquin, la transfictionnalisation a d’abord une fonction
ludique, adressant un clin d’œil de connivence aux lecteurs assez pers-
picaces pour identifier les éléments empruntés aux œuvres canadiennes-
anglaises. En effet, ces toponymes, comme tout nom propre, « renvoient
115
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, […] et leur lisibi-
lité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette
culture (ils doivent être appris et reconnus). Intégrés à un énoncé, ils ser-
viront essentiellement “d’ancrage” référentiel » 31. Ainsi, tout lecteur qui ne
connaît pas les romans d’où sont tirés ces lieux, ou qui ne reconnaît pas
l’allusion, n’est pas conscient de cette migration de lieux tirés de romans
canadiens-anglais. Le nombre de références peut écarter ce risque. En
effet, la multiplication des emprunts peut être vue comme une façon de
s’assurer qu’au moins une référence sera perçue par le lecteur, qui, s’il est
assez curieux, ne manquera pas de trouver les autres. En outre, la trans-
fictionnalisation sert à construire l’œuvre elle-même en lui fournissant un
point d’ancrage. En effet, dans le cas du roman de Poliquin, l’hypertex-

SE
tualité sert de référent pour représenter le Canada anglais ou pour pré-
senter une autre version de l’histoire et de la réalité canadiennes.
Ainsi, dans les deux cas, quel que soit le rapport transtextuel auquel
le romancier a recours, la littérature supplée à la réalité : la connaissance
de l’autre et de l’ailleurs transite d’abord par sa littérature. Même quand
les personnages s’aventurent sur le territoire étranger comme dans Volks-
wagen Blues, même quand ils partagent un même espace comme dans
ES
L’Écureuil noir, les deux communautés ne se rencontrent véritablement
dans les romans qu’à travers les textes.
PR

31. P. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », Poétique du récit, p. 122.

116
Caraïbes et océan Indien

SE
ES
PR
PR
ES
SE
Françoise Lionnet

Littérature-monde, francophonie
et ironie : modèles de violence
et violence des modèles

SE À te voir marcher en cadence,


Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.
ES
Baudelaire, « Le Serpent qui danse »

Elles ne sont, elles, que de pauvres parodies ;


des ébauches de quelque chose qui restera à
jamais inachevé.
Ananda Devi, Le Sari vert

La littérature française a cessé d’être française, tout en n’étant pas encore


PR

mondiale. Le manifeste « Pour une littérature-monde en français », paru


dans Le Monde du 16 mars 2007, n’est qu’une reconnaissance tardive de
la décentralisation de la création qui va en s’intensifiant aujourd’hui et
qui réclame une réorientation urgente des discours critiques. Connu aussi
sous le nom de « manifeste des 44 », ce document pose un diagnostic plein
d’assurance mais néanmoins peu judicieux sur l’état actuel de « déprime » 1

1. Voir l’entrevue de Camille de Toledo avec John Jefferson Selve, et ses reproches aux
créateurs français embourbés dans la déprime : « Contre une littérature déprimée et/ou
nombriliste », Nouvelobs.com, 2 octobre 2007, [en ligne], [URL : http://bibliobs.nou-
velobs.com/romans/20071002.BIB0142/contre-une-litterature-deprimee-et-ou-nom-
briliste.html], consulté le 2 avril 2012. Je remercie Nathalie Ségeral pour son aide pré-
cieuse et ses traductions de certains passages de mon article qui ont d’abord été écrits et
publiés en anglais dans les articles suivants : « Universalisms and francophonies », Inter-
national Journal of Francophone Studies, vol. 12, nos 2-3, 2009, p. 203-221, et « Critical

119
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

des créateurs de l’Hexagone. Car si la littérature française est en train de


se chercher, et semble bien en mal de se définir, la langue française, par
contre, avec ses nombreuses inflexions régionales et mondiales, demeure
une vaste terre fertile irriguée par les idiomes étrangers qui l’habitent
et qui traduisent de vivantes cultures vernaculaires. Présent sur tous les
continents, le français est parlé par plus de deux cent vingt millions de
personnes, dont seule une fraction (principalement celle qui a toujours
résidé en France métropolitaine) est monolingue. Palimpseste sous la
plume d’auteurs bilingues qui le transforment et le travaillent, le français
porte les traces de ses innombrables rencontres avec d’autres traditions
orales et écrites. Ses dimensions polyphoniques et transculturelles corres-
pondent à sa diversité philologique, que l’écrivain francophone exploite.

SE
Lise Gauvin parle de « surconscience linguistique » 2 chez ceux dont la
sensibilité plurilingue transforme la langue dominante en la minorant au
contact des autres idiomes, et Abdelkébir Khatibi précise que « la langue
française n’est pas la langue française : elle est plus ou moins toutes les
langues internes ou externes qui la font et la défont » 3, et qui lui insuf-
flent une multiplicité d’échos.
Le concept de littérature mineure, avancé par Deleuze et Guattari 4,
ES
nous a incitées, Shu-mei Shih et moi, à formuler une théorie du « trans-
nationalisme mineur » et du « transcolonialisme » pour désigner le rap-
port dynamique entre les langues et cultures mobiles qui s’interpellent
dans les marges des anciens empires et de leurs postcolonies 5. C’est grâce
à ce rapport latéral, plus ou moins direct et explicite entre multiples péri-
phéries (c’est-à-dire sans passage toujours obligé par une métropole), que
des formes de transversalités planétaires émergent. Celles-ci facilitent de
PR

nouveaux dialogues et encouragent la résistance à l’hégémonie préda-


trice de la mondialisation sauvage, ainsi que nous l’analysons dans Minor
Transnationalism. Artistes et écrivains qui s’insurgent contre le modèle
hiérarchique de centre et de périphérie inventent de nouvelles façons de
faire entendre non seulement les dissonances langagières et l’hétérogé-
néité de leur parole, mais aussi leur rapport ironique à la tradition domi-

conventions, literary landscapes ans postcolonial ecocriticism », French Global. A New


Approach to Literary History, C. MacDonald et S. Suleiman éd., Columbia University
Press, p. 127-144.
2. L. Gauvin, Langagement. L’écrivain et la langue au Québec, p. 8.
3. A. Khatibi, Maghreb pluriel, p. 188.
4. G. Deleuze et F. Guattari, Kafka : pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.
5. F. Lionnet et S. Shih éd., Minor Transnationalism, p. 1-23.

120
Littérature-monde, francophonie et ironie

nante. Les recours à l’ironie dans cette écriture dissidente passent le plus
souvent inaperçus ou restent inaudibles pour les critiques qui ne font pas
l’effort d’y être attentifs ou qui font appel à des codes interprétatifs sus-
ceptibles de défigurer les enjeux du texte francophone.
Le manifeste des 44 est sensible au fait que « le centre […] est désor-
mais partout, aux quatre coins du monde », mais il ne sait pas être attentif
à la présence philologique de ce monde dans le discours littéraire, même
s’il note avec force qu’en tant que thème « le monde revient » et qu’il faut
s’attacher à promouvoir ce retour. Il n’aborde pas la nature même de la
langue hybride qui fait naître pour l’imaginaire européen ce monde en
transformation. Il s’intéresse à des problèmes thématiques et génériques,
mais garde le silence sur la qualité des innovations lexicales ou syntaxiques

SE
qui ont permis d’ancrer la littérature dans des paysages et des géographies
transculturés  6. Il soulève des questions d’actualité, mais plus d’un demi-
siècle après qu’Erich Auerbach eut le premier proclamé que « notre mai-
son philologique est la Terre : elle ne peut plus être la nation » 7, décla-
ration à laquelle Édouard Glissant et Edward Said font écho chacun à sa
manière, le manifeste semble étonnamment indifférent à l’imbrication des
codes et des pratiques rhétoriques qui ont toujours été le sceau philolo-
ES
gique, parfois ironique, de nombreux textes francophones 8.
Ou plutôt, le manifeste évoque ironiquement le fardeau de l’attrait
exotique de ces littératures : « quelques piments nouveaux, mots anciens
ou créoles, si pittoresques, n’est-ce pas ». Mais il le fait sans reconnaître
que ce qui peut paraître comme un handicap ne le serait que par rapport
au regard colonial et paternaliste que certains lecteurs ont pu jeter sur
cette littérature pour la qualifier de « quelque chose qui restera à jamais
PR

inachevé » 9, selon la formule du narrateur d’Ananda Devi dans Le Sari vert

6. C’est dans sa fameuse étude ethnographique de 1940 que Fernando Ortiz avance le pre-
mier le concept de transculturacíon et de géographies transculturées que j’évoque ici :
F. Ortiz, Contrapunteo Cubano del tabaco y el azúcar (1940), traduction H. de Onís,
Cuban Counterpoint. Tobacco and Sugar, Durham (Caroline du Nord), Duke Univer-
sity Press, 1995 [1947].
7. E. Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », Gesammelte Aufsätze zur romanischen Phi-
lologie, Berne-Munich, Francke, 1967, traduction M. et E. W. Said, « Philology and Welt-
literatur », The Centennial Review, vol. 13, no 1, 1969, p. 1-17 [1952] ; je traduis.
8. Glissant, signataire du manifeste, précise qu’il écrit en présence de « l’imaginaire des
­langues […], toutes les langues du monde […]. On ne peut plus écrire son paysage ni
décrire sa propre langue de manière monolingue » (« L’imaginaire des langues », interview
avec L. Gauvin, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 112-113).
Voir aussi E. W. Said, « The return to philology », Humanism and Democratic Criticism.
9. A. Devi, Le Sari vert, Paris, Gallimard, 2009, p. 19.

121
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

que je m’approprie ici en exergue. Cet état d’inachèvement correspondrait,


selon l’argument critique réducteur souvent dispensé par les spécialistes
du « centre », au fait que la francophonie est soit trop jeune pour être prise
au sérieux, soit simplement une dérivée de la grande tradition qu’elle réé-
crit et déstabilise, mais dont elle reste tributaire. Pour les rédacteurs du
manifeste, donc, inclure ce corpus dans le concept général de littérature-
monde serait une façon généreuse de lui faire sa place dans l’évolution du
canon et contrecarrer ainsi les préjugés envers la francophonie.
Toutefois, il me semble plus utile de souligner que l’hétéroglossie
constitutive des textes francophones (du Maghreb, des Caraïbes ou des
Mascareignes, pour ne citer que ces régions) était déjà présente chez les
écrivains voyageurs des xviie et xviiie siècles, tels Pierre-Corneille Blesse-

SE
bois, Moreau de Saint-Méry, Bernardin de Saint-Pierre, qui ont les pre-
miers donné à la langue et à la littérature de nouvelles zones de contact.
Il en est de même au xixe siècle avec Baudelaire et George Sand 10. Je vou-
drais donc commencer par examiner le jugement que porte l’histoire lit-
téraire sur un texte fondateur de l’imaginaire insulaire, Paul et Virginie,
ce petit roman de Bernardin qui sert d’inspiration si ce n’est de source
et de modèle aux écrivains de ces mêmes régions excentrées. Dans un
ES
deuxième temps, je montrerai comment Devi, écrivaine mauricienne de
renom, s’attache plutôt à déconstruire la notion même de modèle pour
libérer la langue – et tous ceux qui l’utilisent – des prescriptions critiques
véhiculées implicitement par le manifeste de 2007.

Modèles de violence
PR

Paul et Virginie (1788) et Indiana (1832) ont connu un succès immédiat


lors de leur publication. Bien que Bernardin et Sand aient voulu privilé-
gier un mode d’écriture du réel qui documente des aspects concrets du
monde tropical, l’histoire littéraire les associe plutôt à une représentation
idéalisée de la nature sauvage comme paysage suprême de l’authenticité,

10. Doris Garraway mène une excellente lecture de Blessebois et de Saint-Méry dans The
Libertine Colony. Elle suggère que Blessebois est le premier à utiliser le mot zombi dans
une langue européenne (The Libertine Colony. Creolization in the Early French Carib-
bean, Durham, Duke University Press, 2005, p. 178). Sur Baudelaire, voir F. Lionnet,
« “The Indies” : Baudelaire’s colonial world », PMLA. Pour Sand, qui ne voyage qu’en
imagination vers les tropiques, voir P. Prasad, Colonialism, Race, and the French Roman-
tic Imagination, New York - Londres, Routledge, 2009.

122
Littérature-monde, francophonie et ironie

de la pureté et de l’altérité absolue, non contaminées par la civilisation.


Ainsi, le vocabulaire qu’utilise Bernardin pour décrire cette « nature sau-
vage » n’est pour l’éminent Gustave Lanson qu’une série de « mots propres,
inouïs, bizarres » qui désorientent complètement le critique. Dans son
Histoire de la littérature, le spécialiste affirme :
Le cadre est séduisant : c’est la nature des tropiques avec sa richesse écla-
tante et ses étranges violences […]. Des mots propres, inouïs, bizarres, pal-
mistes, tatamaques, papayers, dressent devant les imaginations françaises,
toute une nature insoupçonnée et saisissante […]. Ici, nous sommes dépay-
sés ; et l’étrangeté de ce monde exotique a une force particulière pour exci-
ter en nous le sentiment des beautés naturelles. 11

Ces mots qu’il cite en italiques et qu’il trouve « bizarres » servent tou-

SE
tefois à fragmenter l’homogénéité de la langue en l’ouvrant à des formes
précoces de créolisation et de mondialisation qui préfigurent la pratique
bien connue de nombreux écrivains francophones d’aujourd’hui. L’ori-
ginalité de cette pratique peut rester illisible pour le critique qui s’avise
d’examiner le texte selon des critères soit trop étrangers à la sensibilité
qui s’y est inscrite, soit trop éloignés de son lieu de production et de
son ancrage géographique – que cet ancrage soit motivé par des voyages
ES
comme c’est le cas pour Paul et Virginie ou par des choix identitaires liés
au lieu de naissance d’un auteur. Par ailleurs, les formes d’ironie et de sub-
version qu’un tel auteur peut mettre en jeu exigent une attention soute-
nue à ses « tactiques » et à ses « arts de faire » 12 qui lui donnent une marge
de manœuvre à l’intérieur d’un système littéraire hiérarchique dont l’au-
teur ne contrôle pas les règles mais dont il peut exploiter les failles, ce
qu’Ananda Devi arrive à faire avec succès, comme nous le verrons plus loin.
PR

Si pour Lanson Paul et Virginie n’est qu’une « églogue [qui] paraît


mince et fade » (p. 832), l’historien est toutefois bien obligé de recon-
naître que « sans y penser [Bernardin] nous achemine vers une révolu-
tion du langage » (p. 830). Il admire ce talent descriptif qui réussit à com-
muniquer « la sensation de la nature » et à transposer en mots poétiques

11. G. Lanson, Histoire de la littérature française, p. 832 ; je souligne dans la première phrase.
12. Ces expressions sont de Michel de Certeau : « J’appelle […] “tactique” un calcul qui ne
peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme
une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, frag-
mentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dis-
pose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indé-
pendance par rapport aux circonstances » (L’invention du quotidien, t. 1 : Arts de faire,
Paris, Gallimard, Folio, 1990, p. xlvi).

123
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

des paysages dont les couleurs sembleraient exiger plutôt une représen-
tation picturale (p. 831). Il est particulièrement frappé par les impression-
nantes tempêtes de Bernardin qui défont et refont l’habitat humain et
qui vont d’ailleurs laisser beaucoup de traces dans la littérature insulaire
contemporaine. Mais étant donné son point de vue littéraire francocen-
trique, Lanson ne remarque pas le détail le plus parlant de la description
du botaniste. Dans le passage qui suit, il faut noter que Bernardin nous
montre ce qui survit au carnage : ce sont les cocotiers, ces emblèmes de
la langueur des tropiques, ces symboles de l’indolence. Ils sont toujours
« debout et bien verdoyants », plus solides que les prosaïques arbres frui-
tiers du jardin dévasté :

SE
Sur le soir la pluie cessa ; le vent alizé du sud-est reprit son cours ordi-
naire ; les nuages orageux furent jetés vers le nord-ouest, et le soleil cou-
chant parut à l’horizon.
Le premier désir de Virginie fut de revoir le lieu de son repos. […] Pour
le jardin, il était tout bouleversé par d’affreux ravins ; la plupart des arbres
fruitiers avaient leurs racines en haut ; de grands amas de sable couvraient
les lisières des prairies, et avaient comblé le bain de Virginie. Cependant
les deux cocotiers étaient debout et bien verdoyants ; mais il n’y avait plus
aux environs ni gazons, ni berceaux, ni oiseaux, excepté quelques benga-
ES
lis qui, sur la pointe des rochers voisins, déploraient par des chants plain-
tifs la perte de leurs petits. 13

Dans le cliché exotique de l’imagination européenne, les cocotiers


représentent pourtant la fragilité et l’éphémère. Mais ici, Bernardin
comme « sans y penser » « nous achemine » vers une autre vision de la
violente dévastation provoquée par le célèbre cyclone du récit. Pris dans
les rets de ces clichés, Lanson ne voit pas que l’écrivain suggère peut-être
PR

qu’on associe à tort ces arbres à la vulnérabilité. Il ne faudrait pas non


plus oublier que c’est à travers le regard de Virginie que Bernardin nous
fait découvrir ce paysage. Le lecteur doit donc adopter le point de vue
de l’héroïne née à l’île Maurice pour comprendre que loin d’être exo-
tique ou « bizarre », le vocabulaire est bien une affirmation de la force et
de la capacité de survie et de régénération du monde tropical. Lanson
ne peut pas reconnaître cette évidence puisqu’il ne fait que reprendre à
son compte sans aucune distance critique la vision exotique qui émane
du centre et qui cache celle de l’auteur voyageur.

13. J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1788],
p. 131 ; je souligne.

124
Littérature-monde, francophonie et ironie

Édouard Glissant l’a bien compris, lui qui fait écho à la perspicacité
de Bernardin qu’il semble vouloir suivre dans ce contre-pied à l’idéolo-
gie dominante. Dans son premier roman, La Lézarde, les cocotiers sont
le symbole du sujet créole ou hybride, posé entre « le fil et la frange », et
qui fait face à l’adversité pour triompher du chaos de l’histoire :
Le long des sables, les cocotiers brûlés par le soleil – quand on connaît la
force terrible de leurs racines, quand on a su leur fraternité sèche – nul ne
peut plus les confondre avec l’image exotique qu’on en donne : leur office est
plus sauvage, et leur présence plus pesante. Ils sont la floraison extrême,
la ligne inflexible et sans cesse menacée, le fil et la frange, ce moment
d’éternel équilibre entre ce qui demeure et ce qui déjà s’en va. Avec eux
la terre s’ouvre vers le large ; par eux la mer décide du visage de la terre.

SE
Lieu de reniement et d’acceptation, cette couronne d’arbres est déposi-
taire de l’essentiel, enseigne la mesure pesante en même temps qu’elle sus-
cite l’audace irréfléchie. 14

Chez la Mauricienne Nathacha Appanah aussi l’influence de Bernar-


din est indiscutable. Le Dernier Frère 15 narre une rencontre et une amitié
enfantines, celle d’un Indo-Mauricien et d’un Juif tchèque victime des
déportations de la Deuxième Guerre mondiale. Cet épisode mal connu
ES
de l’histoire conjuguée de l’île Maurice et de l’Holocauste sert de toile
de fond au récit. Mais en deçà de ces histoires croisées, ce qui frappe le
plus, ce sont les nombreux rappels thématiques et sémantiques, tout au
long du récit, de ce premier roman « mauricien » qu’est Paul et Virginie :
C’est le cyclone qui s’abattit sur le pays dès le soir même qui m’aura le
plus aidé dans toute cette histoire. (p. 102)
Au cinquième jour, un ciel pur et une lumière qui éclatait par-ci par-là
PR

en bouillons autour de la forêt nous dévoilèrent le paysage dévasté […].


Tous mes repères, mes endroits favoris, mes cachettes, mes secrets avaient
disparu. (p. 107)
Le manguier avait été arraché et gisait maintenant sur la maison aux bou-
gainvillées. Ses racines faisaient penser à une énorme fleur et je n’en reve-
nais pas de voir abattu ce géant à l’ombre épaisse, au feuillage serré, aux
fruits juteux. Le manguier avait éventré le bureau du directeur. La cour
de la prison ressemblait à la clairière autour de notre maison, jonchée de
débris, il ne restait rien de la pelouse grasse et verte, rien des fleurs douces
et colorées. Finalement, cette prison de Beau-Bassin où étaient enfermés
des Juifs refoulés de Palestine ressemblait à ce qu’elle était vraiment : une
chose monstrueuse. (p. 108 ; je souligne)

14. E. Glissant, La Lézarde, Paris, Seuil (Points), 1958, p. 43 ; je souligne.


15. N. Appanah, Le Dernier Frère, Paris, L’Olivier, 2007.

125
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

La violence qui s’acharne ici n’est plus seulement celle de la nature,


mais aussi celle de la culture et de l’histoire qu’Appanah exploite dans plu-
sieurs directions à la fois. Elle met son lecteur en face des rapports inquiets
entre l’histoire et la fiction, entre le réel et l’imaginaire, pour mieux en
dissoudre les frontières habituelles, mais peut-être aussi pour en créer de
nouvelles, comme je le suggère ailleurs 16.
On voit que si les trois exemples ci-dessus viennent étayer la notion
de modèle, c’est aussi pour remettre en question leur pertinence même.
Car on pourrait se demander si Bernardin sert de « modèle » aux écrivains
insulaires qui le lisent ou si ceux-ci le lisent parce qu’ils partagent tous
trois un lieu, une histoire et une sensibilité marquée par ce lieu comme
par les formes de violence naturelles ou historiques que ses habitants ont

SE
pu subir. Si c’est ce partage d’un lieu qui motive le dialogue des franco-
phones avec l’auteur du xviiie siècle, alors leur choix d’une thématique
tropicale et insulaire n’est pas tributaire d’un désir politique et esthétique
de « répondre » au discours de l’empire (comme l’affirment par exemple les
théoriciens du postcolonialisme) 17. Ce choix résulte plutôt du fait d’avoir
en commun avec un écrivain du « centre » une expérience particulière de
ce lieu créolisé qui leur est propre. C’est cet ancrage dans la même géo-
ES
graphie et son écologie (végétale et linguistique) qui relie l’écrivain de
l’Hexagone et ceux des postcolonies, et non pas ces formes de mimétisme
culturel ou colonial qui sous-tendraient, selon Homi Bhabha, les rapports
entre l’Inde et l’Angleterre, par exemple. À la différence de Bhabha donc,
pour qui le sujet indien colonisé ne peut se comprendre qu’à travers le
rapport ambivalent mais hiérarchisé aux codes dominants du colonisa-
teur qu’il copie ou parodie 18, ce que mon analyse vise ici, c’est plutôt la
PR

relation que j’ai appelée « transcoloniale » ou transversale entre des sujets


qui enracinent leurs discours dans des sites « mineurs » et entrent en dia-
logue sans avoir besoin de recourir aux représentations impériales. Ber-
nardin, Glissant et Appanah traduisent des formes de subjectivité insu-
laire par le truchement d’une allégorie botanique – cocotiers et arbres
fruitiers – qui raconte une tout autre histoire que celle de la dépendance

16. Voir F. Lionnet, « “Dire exactement” : remembering the interwoven lives of Jewish
deportees and coolie descendants in 1940s Mauritius », Yale French Studies, nos 118-119,
2010, p. 111-135.
17. Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin ont les premiers analysé ce phénomène
dans The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-Colonial Literatures.
18. H. K. Bhabha, « Of mimicry and man. The ambivalence of colonial discourse », The Loca-
tion of Culture, Londres - New York, Routledge, 1994, p. 85-92.

126
Littérature-monde, francophonie et ironie

mimétique par rapport à la métropole. La langue de ces écrivains, bien


que française et donc coloniale, véhicule une vision du monde qui dépasse
les normes de ce code et des discours critiques qui l’invoquent et le bana-
lisent. Le lieu de leur rencontre est une géographie autre qui n’est pas
assujettie aux mêmes normes, et qui communique une autre hiérarchie
de valeurs ainsi qu’un pouvoir d’affirmation de soi, ainsi que le dit élo-
quemment le mot « debout » 19.

Violence des modèles

Le dialogue transhistorique entre périphéries insulaires qu’illustrent mes

SE
exemples précédents pourrait servir à réorienter le discours critique trop
sûr de ses catégories afférentes à l’exotisme comme à la littérature-monde.
Dans Le Sari vert, Ananda Devi semble vouloir prendre une position radi-
cale quant aux notions même de mimétisme ou de parodie, et de la vio-
lence sourde que présupposent ces termes. Pour Devi, parler de modèle
relèverait d’une certaine condescendance critique envers le corpus fran-
cophone et toutes les « jeunes » littératures insulaires que l’on continue de
ES
qualifier d’« émergentes », comme le fait allègrement le manifeste des 44 :
« […] l’émergence d’une littérature-monde en langue française […] signe
l’acte de décès de la francophonie. » Car en voulant assimiler la franco-
phonie à la littérature-monde, le manifeste infantilise celle-ci et la déclare
mort-née pour l’enterrer définitivement.
La violence physique et verbale du narrateur misogyne du Sari vert
est justement si surprenante qu’elle en appelle à une autre lecture que
PR

celle qui n’est que thématique et axée sur les excès de ce narrateur. Le
ton laisse le lecteur (et surtout la lectrice) de Devi interloqué(e) devant
le choix que fait l’auteure de nous faire pénétrer avec autant de précision
dans une subjectivité masculine révoltante et abusive. Connue depuis plus
de trente ans pour ses interventions créatrices et poétiques qui creusent
inlassablement les thèmes de l’exclusion et de ses contrecoups, Devi ne
cesse de dénoncer la pauvreté écrasante et ses séquelles, la marginalité
économique, culturelle, raciale et sexuelle dont les conséquences sont
toujours les mêmes : l’exploitation féroce du corps des femmes et des

19. Mot auquel le Cahier d’Aimé Césaire fera écho : « Haïti où la négritude se mit debout
pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité » (Cahier d’un retour au pays
natal, Paris, Présence africaine, 1971 [1947], p. 67).

127
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

enfants. Mais c’est la première fois qu’elle donne ainsi la parole à un per-
sonnage qui dérange avec ses actes et son ton patriarcal à l’extrême. Pour
parler des femmes, ce père intransigeant à la voix profondément mépri-
sante affirme dès le début du roman :
En ce lieu, je suis finalement l’unique maître puisque j’en connais toutes
les règles, Je suis prêt à jouer au prestidigitateur avec leurs souvenirs, à les
faire apparaître et disparaître selon mes humeurs et mes caprices. Elles ne
sont, elles, que de pauvres parodies ; des ébauches de quelque chose qui
restera à jamais inachevé. (p. 19)

Cette dernière phrase que j’ai aussi choisie comme épigraphe joue avec
l’excès parodique de la parole masculine qui agresse et traite les autres  – en
l’occurrence ses propres filles – d’ébauches et de parodies. Elle me semble

SE
inviter à une lecture allégorique du roman dont cette phrase nous don-
nerait la clé. En transposant à un niveau structurel ce détail d’apparence
purement thématique, on peut y voir une mise en abyme de l’écriture et
de la lecture. C’est alors que la question même des modèles se soulève. Le
rapport difficile des créateurs de la périphérie avec la critique est à peine
déguisé : le narrateur est comme ce critique qui « connaî[t] toutes les
règles » du jeu et peut donc s’arroger le rôle d’« unique maître » sur le lieu
ES
de la littérature. La critique universitaire et journalistique franco-française
a longtemps fait preuve d’indifférence si ce n’est de profond mépris pour
les littératures « filles » de la grande tradition canonique que celles-ci ne
peuvent apparemment que « parodier » dans leur émergence interminable,
si l’on en croit aussi les rédacteurs du manifeste avec leur vision bien limi-
tée du champ francophone dans son ensemble.
Livre de l’extrême cruauté paternelle, Le Sari vert marque un tournant
PR

important dans l’œuvre de Devi et sert à faire dire autre chose qu’elle ne
peut pas ou ne veut pas formuler explicitement, d’où son recours à cette
mise en abyme astucieuse. Passé le choc d’une première lecture, le roman
se révèle être un récit à double voix/e qui n’a de sens que dans la mesure
où on en comprend l’articulation voulue, et réussie, entre la violence
ouvertement représentée et les formes d’ironie qui sous-tendent le pro-
jet esthétique de l’auteur, ou encore entre contenu manifeste et contenu
latent du récit. Devi met en œuvre des tactiques de déplacement et de
condensation qui refoulent, derrière le scénario agressif mais banal des
tensions « familiales », une puissante condamnation des hiérarchies qui
structurent le champ littéraire lui-même. Toute l’histoire de la littérature
est une histoire de famille écrite par des critiques à la plume violemment
« paternaliste » comme Lanson et qui méconnaissent les innovations des
128
Littérature-monde, francophonie et ironie

écrivains ancrés dans un lieu autre, même quand il s’agit de Français issus
du « centre » comme Bernardin dont l’écriture, enrichie grâce à son pas-
sage par les « marges », sert encore aujourd’hui de « source » pour Appa-
nah ou Glissant, mais aussi pour Le Clézio et d’autres 20.
George Sand, qui elle ne voyage qu’en imagination vers les tropiques,
avait lu, comme tous les intellectuels de son époque, Bernardin ainsi
que l’Histoire naturelle de Buffon. Mais c’est surtout le Cahier de Jules
Néraud qui lui avait servi de documentation précise sur la région india-
nocéane qui est celle de son héroïne créole dans Indiana. Selon Pierre
Salomon, Sand utilise à bon escient « des termes proprement réunion-
nais » 21 pour développer un style que Lanson, lui, qualifie tout à la fois de

SE
« pittoresque et poétique » et qu’il n’apprécie donc pas à sa juste valeur 22.
On voit Indiana se promener « dans la savane », alors que les personnages
masculins du roman s’installent sur « la varangue » pour savourer lente-
ment « l’aromatique infusion du faham » 23. Mais si les mots savane, varan-
gue et faham semblent « exotiques » au lecteur métropolitain, ils décri-
vent tout simplement la réalité des tropiques et font donc partie d’un
discours réaliste qui représente un univers que le lecteur issu de la péri-
phérie (re)connaît très bien.
ES
La différence (linguistique ou autre) d’un texte ne signifie pas néces-
sairement « exotisme ». Mais pour être perçue selon des critères qui ne
« colonisent » pas l’œuvre et son esthétique, il faut un regard dessillé sur
cette différence. Or la solution proposée de façon unilatérale par le mani-
feste est de se débarrasser du terme « francophone » comme si le remède
était de modifier l’objet et non pas le regard critique qui, en réifiant et
diminuant ces textes, se fait lui le parti qui offense l’autre. Tout comme
PR

dans les rapports abusifs du Sari vert, où les « victimes » de violences fami-
liales sont sommées d’endosser la responsabilité totale du statut ­marginal

20. Vijayen Valaydon a montré la « permanence » du roman pour les écrivains mauriciens :
« La permanence de Paul et Virginie dans la littérature mauricienne d’expression fran-
çaise », L’océan Indien dans les littératures francophones, K. R. Issur et V. Hookoomsing
éd., Paris, Karthala - Presses de l’Université de Maurice, 2001, p. 315-333.
21. Dans son « Introduction » à l’édition Classiques Garnier d’Indiana, Pierre Salomon sou-
ligne les emprunts de Sand aux particularismes linguistiques réunionnais (P. Salomon,
« Introduction », G. Sand, Indiana, Paris, Garnier, 1962 [1832], p. xlii).
22. G. Lanson, Histoire de la littérature française, p. 1000. Il utilise exactement les mêmes
adjectifs dans son évaluation sans enthousiasme de l’auteur de Paul et Virginie : « L’insigni-
fiance de l’idée fait ressortir plus fortement l’impression poétique ou pittoresque » (p. 833).
23. G. Sand, Indiana, ouvr. cité, p. 248 (le faham est une tisane que l’on prépare à partir
d’une orchidée sauvage originaire de l’Inde).

129
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

et humiliant qu’on leur impose d’office, la littérature francophone est


mise en demeure par ce manifeste de vivre au diapason de la métropole.
N’en est-on pas là au vieux programme violemment assimilationniste
qui vise l’intégration de l’autre dans le même ? Le fardeau est placé sur
« l’autre » pour qu’il change son apparence et son nom de façon à ne pas être
perçu comme « exotique » ni classé parmi les pratiques « mineures », appa-
remment « parodiques » et bien moins prestigieuses des lettres contempo-
raines. L’ultime but serait alors l’intégration au sein d’un concept-monde
qui permettrait au texte « mineur » de « passer » dans le canon, afin de
paraître plus moderne et « universel ». Ce sont sans doute là les consé-
quences involontaires des choix rhétoriques malheureux de ce manifeste
qui se veut généreux mais dont les présuppositions sont en mal d’examen.

SE
Le manifeste reconnaît et interroge simultanément le rôle de Paris
en tant que modèle universel et principe inévitable de médiation dans la
course à la distinction. Mais en faisant le choix du Monde des livres pour
être son véhicule, plutôt que des médias populaires (électroniques ou
autres), il proclame son statut intellectuel et le sérieux de son entreprise.
En déclarant, à Paris, que le centre est maintenant partout, il souligne la
dette de la capitale envers la périphérie. Mais il renforce par la même occa-
ES
sion le prestige culturel de celle-ci en tant que lieu qui peut seul accor-
der distinction et visibilité aux écrivains selon les principes régulateurs
de la modernité littéraire et leurs systèmes de récompenses convoitées. Il
commence en effet par établir que les prix littéraires de l’automne 2006
ont constitué l’élan originel pour sa publication, la « révolution coperni-
cienne » à laquelle il a pour but de répondre.
En mettant en avant le concept de littérature-monde en français, les
PR

signataires veulent condamner deux moments et mouvements distincts.


Tout d’abord, ils dénoncent l’approche autoréférentielle, hautement intel-
lectualisée et, selon eux, aliénée des écrivains modernes et postmodernes ;
et, deuxièmement, ils annoncent la « mort » de la francophonie parce
qu’elle porte le stigmatisme du « pittoresque » et de « l’exotique » et est
une catégorie linguistique qui n’est rien d’autre que « la langue d’un pays
virtuel ». L’intention générale est positive : les auteurs souhaitent faire
avancer une approche progressive et compréhensive de l’identité à l’ère
de la mondialisation. Leur but est de relier les transformations propres
au domaine littéraire aux grands changements culturels et politiques qui
sont la conséquence et de la créolisation accrue des cultures et de la chute
du mur de Berlin. De ces changements résultent, selon eux, l’effondre-
ment des grandes idéologies et « l’autonomisation concomitante de la
130
Littérature-monde, francophonie et ironie

langue ». Mais le manifeste est loin d’atteindre le but qu’il se donne, et


il eût été beaucoup plus visionnaire de proposer que le terme francopho-
nies (au pluriel) soit maintenu. Car ce terme souligne des multiplicités
géographiques et historiques et permet ainsi un dialogue plus intéressant
avec les concepts goethéen de Weltliteratur et anglais de world literature,
qui eux impliquent une compréhension du monde de la littérature comme
étant fondamentalement transnational et polyphone.
Le charme étrange du manifeste réside précisément dans sa capacité à
fusionner des formules opposées : l’extrinsèque et l’intrinsèque, le national
et le mondial, le référentiel et le non-référentiel, c’est-à-dire, d’une part,
le monde du réel – « le grand absent », « le monde revient » – et, d’autre
part, des mots libérés de toute contrainte – « la langue libérée […], libre

SE
désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire ».
Le document résout ainsi allègrement toutes les contradictions en une
déclaration utopienne de foi en l’univers de la fiction qui « n’aura plus de
frontières que celles de l’esprit ».
Ce sont là des réflexions qui sont au cœur de la compréhension française
de la modernité littéraire, laquelle construit la littérature comme champ de
forces aux lois intrinsèques et uniques où écrire, lire et traduire doivent se
ES
conformer à leurs propres principes régulateurs de façon à participer plei-
nement à la sphère publique démocratique au sein de laquelle des acteurs
se disputent reconnaissance et statut. Comme le suggère Pascale Casanova
dans La république mondiale des lettres, Paris joue un rôle central dans cette
idéologie de la modernité littéraire. Le manifeste tente de s’en distancier,
mais il ne cesse de retomber dans une posture défensive et revient au pou-
voir de la poésie pure et de l’imagination libérée qu’il universalise selon les
PR

critères d’un système de valeurs qui sous-tend la modernité en français.


Mais je proposerais plutôt, à la suite de Zygmunt Bauman, que le véri-
table critère d’universalité d’une théorie serait sa capacité à traduire les
différences bien réelles des langues et des cultures en une reconnaissance
de leur diversité de fait. Écoutons-le :
Loin de constituer le passe-temps étrange d’une poignée de spécialistes,
la « traduction » est tissée à l’extrême dans la vie quotidienne et pratiquée
de façon journalière et à toute heure par nous tous […].
Dans cette capacité commune à atteindre une communication efficace
sans avoir recours à des signifiés déjà partagés ni à des interprétations
consensuelles, la possibilité de l’universalisme est investie. L’universalité
n’est pas l’ennemie de la différence ; elle ne requiert pas une « homogénéité
­culturelle », ni n’a besoin de « pureté culturelle », et surtout pas du type de
pratiques auxquelles ce terme idéologique fait référence. La recherche de

131
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

l’universalité n’implique pas l’étouffement de la polyvalence culturelle ou


la pression pour atteindre un consensus culturel. L’universalité ne signifie
rien de plus, et rien de moins non plus, que la capacité à communiquer à
travers les espèces et d’atteindre une compréhension mutuelle – au sens,
je le répète, de « savoir comment continuer », mais aussi savoir comment
continuer face aux autres qui peuvent aussi continuer – ont le droit de
continuer – différemment. 24

C’est pourquoi je soutiens ici que le terme francophonies – au pluriel –


désigne bien mieux le terrain sur lequel une communication efficace se
produit entre des agents qui ne possèdent pas d’avance des significations
et interprétations communes, même lorsqu’ils sont tous francophones.
Ceux-ci partagent certes une langue, un cadre de référence de base, mais,

SE
dans chaque contexte, cette langue se fragmente en une multiplicité de
significations possibles et d’idiomes reliés à d’autres langues vernaculaires
qui l’irriguent, la déstabilisent ou la compliquent. C’est en ce sens que le
concept de francophonies offre un riche potentiel pour une compréhen-
sion ouverte de l’universalité. Ce sont les formes nouvelles de cette uni-
versalité – réellement inclusive – que nous devrions inventer et débattre
afin qu’une notion vraiment « mondiale » des littératures francophones
ES
puisse voir le jour. Car les francophonies ouvrent mieux la voie au respect
et à la « compréhension mutuelle » prônés par Bauman et qui permettent
d’accepter que tous les utilisateurs d’une langue littéraire ont bien « le
droit de continuer – différemment », c’est-à-dire sans être taxés de piètres
« ébauches », pour reprendre la vision allégorique de Devi. Adopter une
vision ouverte et inclusive de la francophonie et de ses multiples idiomes
signifie donc faire preuve de considération pour la diversité épistémolo-
PR

gique et ontologique de la langue et des cultures qui l’irriguent et ouvrir


la voie au respect mutuel qui est, au total, le seul fondement viable d’une
quête de sens à l’échelle planétaire. Ou encore faudrait-il faire place aux
voix (subalternes) et aux voies qui leur donnent sens dans les récits fran-
cophones, c’est-à-dire les écouter là où elles ont du sens. Car comme l’a
dit Khatibi de ces voix subalternes, et ce bien longtemps avant Gaya-
tri Spivak, « même quand elles parlent, elles ne sont pas entendues dans
leur difference » 25.

24. Z. Bauman, In Search of Politics, Cambridge, Polity Press, 1999, p. 201-202 ; je traduis.
25. C’est dans son important essai sur la sociologie, « Double critique », que Khatibi examine
ce phénomène de prétendu silence de l’autre (A. Khatibi, Maghreb pluriel, p. 45-111).
Voir aussi G. C. Spivak, « Can the subaltern speak ? », Marxism and the Interpretation of
Culture, C. Nelson et L. Goldberg éd., p. 271-313.

132
Littérature-monde, francophonie et ironie

Langue et modernité mauricienne

Mais, pourrait-on me rétorquer, Ananda Devi est elle-même une des signa-
taires du manifeste. Qu’est-ce qui justifie l’analyse que je viens de faire du
manifeste en m’appuyant sur Le Sari vert ? Et qu’est-ce qui dans ce roman
de 2009 m’autorise à situer le manifeste, qui le précède de deux ans, dans
la longue histoire francocentrique de cécité critique dont a longtemps
pâti l’enseignement des littératures francophones ?
Il me semble que la rhétorique de l’ironie dans Le Sari vert confirme la
position beaucoup plus nuancée sur le concept de littérature-monde que
Devi elle-même adopte dans sa contribution au volume collectif dirigé par

SE
Michel le Bris et Jean Rouaud. Ce volume éclaire un peu mieux le débat,
et là encore Devi nous communique un point de vue allégorique sur la
question. Son court texte, « Afin qu’elle ne meure seule », reste énigma-
tique et fidèle au dire poétique qui lui est habituel. Il s’agit une fois de
plus d’un récit d’exclusion, sur un mode fantastique, en dialogue avec un
extrait de poème du Breton Yves Le Men. Mais au-delà de ce contenu
manifeste, c’est bien la langue française elle-même qui est mise en scène :
ES
langue-source ou langue-mère associée à une voix irrésistible mais empri-
sonnée dans une tour-forteresse farouchement gardée par des usagers qui
repoussent violemment tous ceux qui pourraient en contaminer la pureté.
S’étant arrogé le rôle de gardiens de cette langue « menacée », les habi-
tants de la tour se sentent dangereusement « assiégés » 26.
Vu sous cet angle, le texte dit toute la symbolique des débats poli-
tiques et culturels sur la langue ancrés dans l’idéologie conservatrice de
PR

l’Hexagone, débats sur lesquels l’écrivaine mauricienne prend ici position


ne serait-ce qu’allégoriquement. La figure ambiguë de (pro)créatrice sans
voix, cette « créature à moitié endormie » (ibid., p. 143) qui vit à l’exté-
rieur de la tour, semble traduire l’impossibilité d’un certain dire, comme
l’avait déjà compris Khatibi au sujet du lieu propre au subalterne. Exclue
du parler que gardent jalousement ceux qui restent « enfermés » (p. 145)
dans leur forteresse, « la créature » est interpellée par la poésie de leur lan-
gue alors qu’eux interprètent sa présence comme une menace. Mais en
servant de matrice identitaire, cette langue-source ou mère veut se pla-
cer au-dessus des rivalités de sa progéniture ; elle se met à ­dénoncer leur

26. A. Devi, « Afin qu’elle ne meure seule », Pour une littérature-monde, M. Le Bris et
J. Rouaud éd., p. 147.

133
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

méfiance hypocrite et souligne que c’est à travers « les échos d’autres lan-
gues et leurs cadences […] [que] s’accomplira le renouvellement dont nous
avons besoin pour survivre » et pour éviter de devenir « aussi arides que la
pierre », avec « le visage tourné vers les ombres » d’un passé glorieux dans
lequel la présence poétique de l’« autre » continue d’être occultée (p. 147).
On voit que pour Devi la poésie se nourrit de la diversité et une lan-
gue vivante ne peut pas être la propriété d’usagers hostiles retranchés
contre le reste du monde dont ils craignent le contact avec son sillage de
transformations qui risqueraient de « vol[er] » ou de « pollu[er] » (p. 144)
leurs traditions. Cette allégorie des gardiens de la tradition me semble
viser indirectement les efforts maladroits d’ouverture du manifeste lui-
même qui ne comprend pas bien l’enjeu et l’envergure des francophonies

SE
qu’il tente de réduire au concept de littérature-monde en français, sans
égard pour l’histoire de la représentation littéraire hétéroglotte qui date
au moins de Bernardin.
Il s’agit donc de se demander comment Devi, dont l’œuvre tout entière
creuse la thématique de l’exclusion et de l’altérité, se situe par rapport à
cette tradition linguistique et littéraire qui lui sert d’outil et de modèle mais
dont elle semble dénoncer ici les porte-parole frileux. Valérie Magdelaine-
ES
Andrianjafitrimo a démontré que « la littérature mauricienne s’avère fon-
damentalement différente des autres littératures francophones des aires
créolophones » réunionnaise ou antillaise parce qu’elle remet en question
de manière « plus subversive » le canon occidental ainsi que « ces nouvelles
formes de littératures canonisées que sont les romans de la “créolité” » 27
qui font une utilisation jubilatoire et carnavalesque de la langue créole.
Pour Véronique Bragard, les néologismes de Devi exploitent le poten-
PR

tiel poétique de la langue française sans nécessairement avoir recours à la


diglossie, se contentant de transgresser les codes de la grammaire pour aller
à l’essentiel et communiquer des formes de liminalité qui déconstruisent
la langue de l’intérieur. Pour Bragard, Devi « altère et reforme les mots
afin de leur donner plus de pouvoir poétique » 28 en utilisant, par exemple,
dans le roman Pagli des expressions comme « je t’amerris » et « l’amour
nous insoumise » 29. Il est vrai que cette inventivité ne se conforme pas

27. V. Magdelaine-Andrianjafitrimo, « Une mise en scène de la diversité linguistique : com-


ment la littérature francophone mauricienne se dissocie-t-elle des nouvelles normes
antillaises ? », Glottopol, p. 161 et 162.
28. V. Bragard, Transoceanic Dialogues. Coolitude in Caribbean and Indian Ocean Litera-
tures, Bruxelles, Peter Lang, 2008, p. 243 ; je traduis.
29. A. Devi, Pagli, Paris, Gallimard, 2001, respectivement p. 38 et p. 113.

134
Littérature-monde, francophonie et ironie

aux modèles poétique ou linguistique des romans typiquement « créoles »,


mais suggérerait plutôt une créativité à la Césaire en faisant écho aux néo-
logismes bien connus du Cahier d’un retour au pays natal. Pour elle, donc,
le « modèle » poétique est un travail plus subtil sur la langue que l’appa-
rente diglossie qui surprenait et désorientait Gustave Lanson.
Dès ses premiers textes datant de 1975, Devi s’est engagée dans un
corps-à-corps avec le français qui donne à voir ce que cette langue-source
doit aux écrivains influencés par les périphéries indianocéanes. Mais plutôt
que de simplement réécrire des textes dominants, Devi se fait le relais sub-
versif de leurs ironies. Dans sa préface de 1997 à la deuxième édition du
recueil de nouvelles Solstices, elle mentionne « les fibres rimbaldiennes » 30
de certains de ses textes, un écho qui revient explicitement dans le roman

SE
de 2006, Ève de ses décombres. Mais même si elle ne mentionne jamais
Baudelaire, il me semble indiscutable que la nouvelle de ce recueil intitu-
lée « La Cathédrale » est une transposition du poème en prose « La Belle
Dorothée » 31. En privilégiant le personnage de la jeune fille créole noire
et pauvre, Devi associe ce personnage à l’indifférence de la société de
consommation et à la violence sournoise dont semblent toujours com-
plices ses figures maternelles – à la différence de la figure paternelle qui
ES
prend enfin une place prépondérante dans Le Sari vert.
Peut-être devrait-on voir dans ces mères cruelles des romans précé-
dents de Devi des figures à peine déguisées de ce qu’Assia Djebar appelle
la « langue marâtre » : le français, sa seule langue d’écriture, sa « langue
mère disparue, qui [l]’a abandonnée sur le trottoir et s’est enfuie » 32. Car
pour l’écrivain francophone, comme nous l’avons vu, le rapport à la langue
reste une affaire de famille compliquée avec ses nombreux « incidents d’une
PR

ordinaire vie de ménage », pour reprendre les mots de Djebar (p. 239). Il


semblerait que Devi, ayant enfin réglé ses comptes avec la langue-mère/
marâtre, peut maintenant passer à une confrontation plus ou moins indi-
recte avec le discours critique paternaliste qu’elle masculinise.
L’œuvre de Devi, tout comme celle de Djebar pour le Maghreb, donne
à voir une approche ironique de la modernité mauricienne qui s’inscrit
dans la dénonciation des complicités entre formes esthétiques et scénarios
de la violence institutionnalisée que la société civile tolère ­journellement

30. A. Devi, « La Cathédrale », Solstices, Vacoas, Le Printemps, 1997 [1976], p. v.
31. C. Baudelaire, Œuvres complètes, édition M. Jamet, Paris, Robert Laffont, 1980.
32. Voir le superbe chapitre intitulé « La tunique de Nessus » dans L’Amour, la fantasia d’As-
sia Djebar (Paris, Albin Michel, 1995 [1985]). La citation est à la page 240.

135
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

sans broncher. Le regard esthétique de Devi sur les exclus et ses nom-
breuses « femmes damnées » baudelairiennes situe ainsi son écriture dans
une logique de la représentation comparable à celle des écrivains de la
Décadence, un sujet que Debarati Sanyal a cerné avec justesse dans The
Violence of Modernity 33, et qui pourra ouvrir de nouvelles voies pour la
critique devinienne.
Prenons, par exemple, la nouvelle de 1976, « La Cathédrale ». Elle met
en scène Lina, fille créole proche du règne animal dont le corps en mou-
vement doit beaucoup à celui de « La Belle Dorothée » et du « Serpent qui
danse » (également cité ici en exergue), mais aussi aux mythologies de la
« belle créole » qui ont circulé dans la littérature coloniale, comme l’a mon-
tré Carpanin Marimoutou 34. Publié pour la première fois en 1863, « La

SE
Belle Dorothée » est un texte qui s’inspire du passage du poète à l’île Bour-
bon en 1841, mais il « copie » aussi le récit qu’a fait le docteur Melchior-
Honoré Yvan de son propre passage dans la région des Mascareignes en
1844. Dans ce poème en prose, Baudelaire nous présente une femme
noire affranchie « forte et fière », « heureuse de vivre », mais décrite iro-
niquement comme une « simple créature ». Elle rêve de l’Opéra de Paris
et se prépare à séduire un « jeune officier » de passage dans la colonie ; et
ES
si elle se prostitue, c’est pour racheter sa petite sœur de douze ans tou-
jours esclave, un détail qui relève des préoccupations abolitionnistes du
poète 35. Pour Baudelaire :
Dorothée, forte et fière comme le soleil, s’avance dans la rue déserte, seule
vivante à cette heure sous l’immense azur, et faisant sur la lumière une
tache éclatante et noire. […]
Car Dorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d’être admi-
PR

rée l’emporte chez elle sur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’elle soit
libre, elle marche sans souliers.
Elle s’avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d’un
blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l’espace un miroir
reflétant sa démarche et sa beauté. […].
Peut-être a-t-elle un rendez-vous avec quelque jeune officier qui, sur des
plages lointaines, a entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée.

33. D. Sanyal, The Violence of Modernity. Baudelaire, Irony, and the Politics of Form, Balti-
more, The Johns Hopkins University Press, 2006.
34. C. Marimoutou, « La belle Créole. Notes sur une figure problématique de la littérature réu-
nionnaise », L’océan Indien dans les littératures francophones, K. R. Issur et V. Hookoomsing
éd., ouvr. cité, p. 407-443.
35. Voir F. Lionnet, « The Indies… », art. cité, pour une analyse qui relie Baudelaire à Yvan,
à l’île Bourbon, aujourd’hui La Réunion, et aux idéologies abolitionnistes de l’époque.

136
Littérature-monde, francophonie et ironie

Infailliblement elle le priera, la simple créature, de lui décrire le bal de


l’Opéra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus, comme aux danses
du dimanche, où les vieilles Cafrines elles-mêmes deviennent ivres et
furieuses de joie. 36

C’est ce même portrait de femme noire érotisé et primitif que nous


retrouvons dans « La Cathédrale » de Devi :
Dix-sept ans, grande, saine, au regard un peu provocateur, elle respirait la
santé typique des filles créoles de son âge, une santé qui allumait ses joues
rebondies et ses membres bien formés d’une beauté farouche. Elle avait
les cheveux tellement brûlés par le soleil qu’ils en étaient presque blonds
et frisaient autour de son visage et ses épaules comme une crinière […],
elle se savait jolie et se servait de sa beauté. (p. 28)

SE
Elle agissait surtout d’instinct et vivait plus en animal qu’en humain.
[…] Lina était en fait l’île dans son essence, et cela, elle-même l’ignorait.
(p. 29-30)
Le soleil éclaboussait ses cheveux, ses membres, et sa propre lumière irra-
diait d’elle. M. Ram frappait le rythme sur sa caisse à sorbets, et Lina tour-
noyait sur ses jambes, jouait du corps, des cheveux et des yeux, les reins
mobiles comme ceux d’un serpent […]. On l’applaudissait, on l’encoura-
geait, et ivre, elle continuait. (p. 33)
ES
Sollicitée par un marin, Lina, à la différence de Dorothée, résiste à la
tentation offerte par l’étranger. Elle va se réfugier dans la cathédrale de
Port-Louis comme dans un espace matriciel protecteur. Ce lieu de culte
qui l’intimide devient « la garde, la mère » (p. 37) des enfants défavorisés
de la capitale. La femme et l’île sont associées depuis toujours dans l’ima-
ginaire poétique masculin mauricien et la nouvelle reproduit ce schéma 37.
Lina est « l’île dans son essence » (p. 30), « la fille de l’île » (p. 36), sa beauté
PR

physique est soulignée mais sa subjectivité annulée par les significations


sociales, raciales et coloniales de son corps.
La nouvelle est déjà une ébauche de ce qui deviendra central dans les
romans, l’attraction et la fascination de l’abject. Lina y est soumise à un
contexte dans lequel la matérialité de son corps, de sa peau, de ses che-
veux semble bloquer tout accès à une subjectivité assumée et agissante.
Le poids du quotidien reprend tous ses droits après son retour chez elle,
« où sa vie était à la fois morte et née » (p. 38). Son regard, qui au début
« défiait » (p. 28) le monde des nantis, a perdu son éclat. Elle n’est plus

36. C. Baudelaire, Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 185.


37. Pour une analyse de ce phénomène, voir F. Lionnet, Écritures féminines et dialogues cri-
tiques, Ile Maurice, l’Atelier d’écriture, 2012.

137
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

qu’une silhouette « toute petite, comme un point » qui disparaît du champ


de vision du lecteur. Elle reprend sa place dans la vie abjecte des « misé-
reux » (p. 29). La flânerie urbaine qu’elle s’était permise devient une voie
sans issue, car elle ne peut se libérer des déterminations sociales qui l’en-
serrent. La voix narrative veut exprimer, ironiquement, une foi naïve en
la rédemption de la jeune fille, malgré l’impasse, l’abattement et son « âme
vide » (p. 39). C’est grâce à la cathédrale, qui « la surplombait, comme
une falaise de roche, la protégeait avidement de son ombre, l’engloutis-
sait de sa clarté de pierre » (p. 38), que Lina résiste au désir de nouveau ou
d’aventure qu’elle s’imaginait voir miroiter autour de la figure du marin.
Le spirituel et le matériel finissent ainsi par se confondre, comme dans la
foi catholique : la pierre est synecdoque de la foi, sa permanence évoque

SE
une solidité spirituelle et une authenticité retrouvée à l’opposé de la fuga-
cité du désir et des mirages urbains. Ce contraste entre l’inaltérable (la
pierre) et l’éphémère (le désir) rappelle ce que la modernité représentait
pour Baudelaire : passages urbains, passants pressés, mais permanence
d’un lieu dans lequel des fragments de vie se font et se défont au gré
de rencontres fortuites, car « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif,
le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’im-
ES
muable » 38. La vie cadencée de la flâneuse et la foule urbaine sont autant
de moments fugitifs qui mettent brillamment en scène cette modernité
créole et ses paradoxes.
Baudelaire se profile nettement derrière ces premières nouvelles de
Devi, et il est sans aucun doute valable de dire qu’il est bien le « modèle »
et le « père » auquel elle ne veut pas rendre un hommage explicite dans
ses entrevues ou préfaces, mais qu’elle n’a pas complètement tu(é) : rela-
PR

tion paradoxale et ambiguë à la manière de celle qui existe entre le père


et les filles dans Le Sari vert. Lire ce roman de concert avec le texte sur la
langue, « Afin qu’elle ne meure seule », fait mieux comprendre une écri-
vaine mauricienne qui maîtrise bien son esthétique et sait ironiser sur les
discours critiques qui se disent champions de la langue et du canon lit-
téraire. Car sous couvert de faire une place d’honneur aux littératures
autres, ces sinueuses « belles d’abandon », de tels discours et leur manifeste
ne font que suggérer que celles-ci resteront des « parodies » inachevées
si elles ne s’efforcent pas de rentrer dans le grand ensemble d’une vision
universalisante mais finalement bien provinciale de la littérature-monde.

38. C. Baudelaire, Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 797.

138
Michel Beniamino

Réflexions sur l’imitation


L’exemple des fables créoles

SE
Dans quelle mesure pourrait-on dire que
l’écriture des fables créoles se fonde sur un
désir de mettre en scène les manières de faire
et les manières de dire des univers créoles ?
Sujet de la dissertation de CAPES de créole,
mai 2002
ES
La problématique de cet ouvrage invite à réfléchir aux conditions d’exis-
tence des littératures de langue française. Comment coexistent-elles avec
la littérature française qui constitue un des modèles privilégiés dont dis-
pose l’écrivain pour sa création ? Et de quels modèles esthétiques peut-il
s’agir du fait que l’inscription dans les textes d’un questionnement socio-
linguistique implique souvent une revendication ou un refus de l’anté-
riorité ? On voudrait ici introduire dans la réflexion la problématique des
PR

genres, car l’écrasante domination du roman dans nos considérations


pourrait fausser la perspective.
Tahar Ben Jelloun apporte un éclairage à ce type de questionnement.
En 2009, dans un texte intitulé « Les enfants de Don Quichotte », il conclut :
Voilà pourquoi j’adore ce livre et pourquoi je le mets au-dessus de tout ce
que j’ai lu, y compris Les Mille et Une Nuits, dont j’admire la technique
de narration et la complexité des inventions mais dont je déplore parfois
le contenu, notamment concernant les femmes et les minorités. 1

Pour l’auteur, le Don Quichotte est un livre « qui fonde le roman


moderne de la littérature universelle », ce livre est une « maison ouverte,

1. T. Ben Jelloun, « Les enfants de Don Quichotte », Supplément du Monde, no 20149,


5 novembre 2009, p. 12.

139
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

sans portes mais avec une multitude de fenêtres sans cadre, un territoire
sans frontières, libre, accueillant… ». Ainsi, « (l)’héritage conscient ou
non de Cervantès circule dans toute la littérature qui a fait rêver et qui
a fait vivre et vibrer des millions de passionnés de littérature », ce pour-
quoi nous serions tous « enfants de Don Quichotte ».
Derrière ce jugement littéraire se jouent sans doute d’autres enjeux,
car la fable constitue :
[…] une des machines textuelles les plus robustes qui aient été mises au
point pour transmettre des messages. Et ses qualités en feront un médium
intensément populaire. Mais cette efficacité a un prix : le schématisme,
contre lequel la sensibilité moderne cultivée à tendance à se rebiffer. 2

SE
Or ce n’est pas une mince affaire, car Umberto Eco a souligné le lien
du schématisme avec la pensée réactionnaire :
C’est l’esprit conservateur ancestral, dogmatique et fasciste, des fables et
des mythes, qui transmet une sagesse élémentaire, construite et transmise
par un simple jeu de lumières et d’ombres, et la transmet par des images
indiscutables ne permettant pas la critique. 3

On l’aura compris, le « déclin » de la fable dans l’espace littéraire


ES
contemporain serait scellé par une condamnation politique allant des
accusations radicales d’Eco au « politiquement correct » de Ben Jelloun :
la fable, par essence, serait réactionnaire.
Pourtant, il y a de quoi s’interroger tant l’universalité de celle-ci est
en même temps d’une belle constance et tant elle continue à vivre une
existence féconde : il y a eu 463 traductions de La Fontaine entre 1979
et 2005 selon l’Unesco, et ceci sans compter les créations…
PR

Je prendrais pour illustrer l’orientation de mon propos le simple


exemple d’une fable que tout le monde connaît : « Le Loup et le Chien ».
Est-il possible d’imaginer, pour nos modernes contempteurs de « l’esprit
conservateur ancestral, dogmatique et fasciste, des fables et des mythes,
qui transmet une sagesse élémentaire », ce que la traduction en créole
d’une telle fable peut comporter de potentiellement dangereux pour
l’ordre établi avant l’abolition de l’esclavage… Une petite histoire de la
fable permettra donc peut-être de comprendre ce qui se joue derrière le
sort du genre.

2. C. Vandendorpe, Apprendre à lire les fables. Une approche sémio-cognitive, cité dans
V. Campion-Vincent, « Quelques légendes contemporaines antiracistes », Réseaux, vol. 13,
no 74, 1995, p. 137, note 64.
3. U. Eco, « James Bond : une combinatoire narrative », cité ibid., p. 137, note 65.

140
L’exemple des fables créoles

Un auteur hybride et ses continuateurs

Parodies, pastiches et réécritures se confondent sans doute avec la littéra-


ture puisqu’on trouve une parodie de l’anglo-normand dès le Roman de
Renart 4. Pour qu’il y ait littérature, il faut que l’écrivain ait une conscience
linguistique au sens que Weinrich a donné à ce terme 5 et c’est elle seule
qui rend possible parodie et pastiche.
Cela est plus complexe s’agissant de La Fontaine, présenté comme
un maître incontesté de la fable, qu’il a élevée au rang d’« un genre litté-
raire poétique qui aura un succès retentissant ». La Fontaine, qui a fait de
ses fables « une ample comédie aux cent actes divers » et qui dira qu’elles

SE
« sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint », passe pour « un
psychologue et un moraliste satirique qui excelle à peindre les passions
et les vices humains sous le couvert des animaux qu’il met en scène ». La
fable est donc fiction, invention, voire mensonge même, mais un « men-
songe » qui dit la vérité 6. La Fontaine deviendra un modèle de perfection,
et c’est avec lui qu’on rivalisera désormais. Et les commentateurs de glo-
ser sur les genres littéraires comme des espèces biologiques, dont ils par-
ES
tageraient les métamorphoses, les apparitions et les éventuelles dispari-
tions dans un processus quasi darwinien. Dans cette perspective, la mort
d’un genre serait son parfait accomplissement et ne laisserait plus que la
possibilité de le parodier.
Pourtant, bien peu conscient d’avoir « assassiné la fable » en la portant
à la perfection, La Fontaine avait invité les poètes à continuer l’œuvre
commencée et, dit-il, « si mon œuvre n’est pas un assez bon modèle, j’ai
PR

du moins ouvert le chemin. D’autres pourront y mettre une dernière


main ». Et, insiste-t-il :
Il arrivera possible que mon travail fera naître à d’autres personnes l’envie
de porter la chose plus loin. Tant s’en faut que cette matière soit épuisée,
qu’il reste encore plus de fables à mettre en vers que je n’en ai mis. J’ai
choisi véritablement les meilleures, c’est-à-dire celles qui m’ont semblé
telles. Mais outre que je puis m’être trompé dans mon choix, il ne sera pas

4. Voir C. Aslanov, « Quand les langues romanes se confondent… La Romania vue


d’ailleurs », Langage & société, no 99, 2002, p. 9-52.
5. Voir H. Weinrich, Conscience linguistique et lectures littéraires, Paris, Maison des sciences
de l’homme, 1989.
6. M. Hadjadj-Aoul, « Les Fables de La Fontaine et leurs sources orientales », Synergies
Algérie, no 5, 2009, p. 243-250.

141
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

difficile de donner un autre tour à celles-là mêmes que j’ai choisies, et si ce


tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé. (Préface de 1668) 7

Il sera entendu par les écrivains puisque (entre beaucoup d’autres) Jean
Anouilh publia un recueil de 43 Fables en 1961 et, en 2007 encore, Pierre
Coutant dans L’Homme affable fera paraître des fables d’une brûlante
actualité 8. On verra par la suite que la question de la fable, surtout si l’on
s’extrait d’une vision occidentale, est davantage nuancée sinon différente.
Il faut néanmoins le souligner que La Fontaine soit le modèle même
de l’écrivain français est par certains côtés un paradoxe dans la mesure
où il propose en fait une synthèse de courants liés à la fois à l’Occident
et à l’Orient. Il est probable que l’hybridité est la seule manière de tenter

SE
d’aborder la définition de la littérature et que l’assimilation de la matière
d’Orient est un aspect déterminant de l’histoire de la littérature française
depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours 9. Toute étude de la littérature
doit donc être connectée, comme le disent les historiens. La diffusion des
récits orientaux d’origine indo-persane est aujourd’hui bien documentée,
qu’il s’agisse des fabliaux, de Boccace ou de Chaucer, de l’Arioste ou de
La Fontaine. Les croisades sont passées par là… Les Fables de La Fontaine
ES
se présentent donc comme une sorte de creuset. On y retrouve Pilpay,
auteur des Panchatantra, ces fables « sues de tous », qui lui fournirent
une réserve importante d’histoires. Elles ne sont pas la seule source de
l’auteur, mais ce dernier s’en réclame 10 et précise dans sa préface de 1668 :
Après tout, je n’ai entrepris la chose que sur l’exemple, je ne veux pas dire
des Anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des
Modernes. C’est de tout temps, et chez tous les peuples qui font profes-
sion de poésie que le Parnasse a jugé ceci de son apanage. 11
PR

7. Cité par P. Lane, « Hors d’œuvre et chefs d’œuvre en littérature française. Textes et para-
textes des xviie et xviiie siècles », Journal of Language and Culture. Language and Infor-
mation, p. 13.
8. « On voit nos différences, / Jamais nos ressemblances » (P. Coutant, « Le Chien et le
Renard », L’Homme affable, Pollestres, TDO, 2007, livre VIII, fable 7).
9. Voir J.-F. Perrin, « L’invention d’un genre littéraire au xviiie siècle. Le conte oriental »,
Féeries, p. 9-27.
10. « Seulement je dirai, par reconnaissance, que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage
Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues […]. Quelques autres m’ont fourni
des sujets assez heureux » (La Fontaine, Fables, édition de 1678, livre VII, Avertissement).
11. En effet sur 87 fables, l’auteur en a emprunté 16 à l’Orient, 43 venant d’Ésope, de Phèdre
et de leurs descendants, 5 des conteurs du Moyen Âge et du xvie siècle comme Bonaven-
ture des Périers, 4 du père Poussines (P. Bornecque, La Fontaine fabuliste, Paris, CDU/
SEDES, 1975, p. 68).

142
L’exemple des fables créoles

Les Fables de La Fontaine sont donc une sorte de synthèse de tout un


faisceau de récits en circulation qui trouvent une forme adaptée au public
visé et elles sont une alternative aux « antiquités gauloises » que Perrault
revendiquait 12. Mais à partir de cette étape commence une phase de dis-
persion qui est encore en cours…
La Fontaine qui souhaitait avoir des émules sera (d’abord ?) pris au
mot dans les langues dites régionales : les fables vont faire florès dans les
différents « patois » de France. La Fontaine va par exemple être traduit en
gascon en 1776, en breton en 1836, en basque en 1852, en alsacien en 1879,
en wallon à partir de 1928 13… Au vu des dates, ce mouvement semble
majoritairement lié au provincialisme érudit qui domine au xixe siècle et,

SE
paradoxalement, en même temps à l’universalité et à la plasticité du genre :
Les hommes sont de grands enfants : ils ont toujours aimé et ils aiment
toujours qu’on leur raconte de belles histoires. […] Eh oui ! le pittoresque,
le merveilleux, signes d’évasion, ont toujours séduit. 14
Cependant, chaque époque apporte avec elle ses qualités et ses vices. De
là naissent des nuances. 15

Mais on aurait tort de se limiter à ces aspects : la traduction en picard


ES
est très vivace dans toutes les variantes de cette langue puisque dans une
revue régionaliste de 2007 :
[…] pas moins de dix versions du « Corbeau et le renard » nous sont pro-
posées en regard les unes des autres ! […] L’esprit picard, facétieux ne
manque pas de retourner la morale aux dépens du renard. Ainsi chez
Michel Fouquet (Querrieu), le renard meurt empoisonné par « éch maro-
éle matchi à z-artaises » […]. 16
PR

On sait que Raymond Queneau, dans Oulipo. La littérature potentielle


a appliqué à « La Cigale et la Fourmi » (devenue « La Cimaise et la Frac-
tion ») la méthode S + 7 17. Mais l’oulipo picard se porte bien puisqu’un

12. J.-F. Perrin, « L’invention d’un genre… », art. cité, p. 11.


13. M. Piron, Anthologie de la littérature dialectale de Wallonie (poètes et prosateurs), Wavre,
Mardaga, 1979.
14. G. Fay, Préface à Fôves du Baron d’Fleuru d’Henri Pétrez, 3e recueil, 1950, [en ligne],
[URL  : http://bogros.blogspot.com/2008/03/henri-ptrez-1886-1967_21.html],
consulté le 3 avril 2012.
15. J. Sottiaux, Préface à Fôves du Baron d’Fleuru d’Henri Pétrez, 2e recueil, 1938, [en ligne],
[URL : http://bogros.blogspot.com/2008/03/henri-ptrez-1886-1967.html], consulté
le 3 avril 2012.
16. Présentation de Ch’Lanchron, nos 105-106, mars 2007, [en ligne], [URL : http://lan-
chron.fr/ChL105.htm ], consulté le 3 avril 2012.
17. R. Queneau, Oulipo. La littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973. Voir la traduction

143
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

concours demande la plus courte fable en cette langue et que « le jeu à
“l’tcheue leu leu” réunit une dizaine d’auteurs qui ont composé leur fable
en incluant huit mots sélectionnés ». Et loin de s’enfermer sur la « petite
patrie », le picard offre une centaine de fables dont certaines ont pour
prétexte un conte africain ou une sagesse de Confucius 18.
Malgré tout, dans les études littéraires françaises on continuera à dis-
serter sur « ce genre à l’origine mythique de l’humanité, selon les modes
de l’épopée (les dons de Calliope, muse de la poésie épique) et de la fable
(les mensonges d’Ésope) » dans le droit fil de la prétention à définir nos
racines et notre littérature depuis la seule origine gréco-latine :
[La] fable est moins un genre littéraire que l’origine même de toute expres-

SE
sion littéraire, l’origine même de la littérature. Elle ne partage ce privi-
lège qu’avec l’épopée. Et il importe que cet archaïsme soit immémorial.
[…] À cet archaïsme immémorial, originaire, est lié le caractère sacré,
divin de la fable. 19

Et ainsi, « (n)aissance de l’humanité, enfance de chaque génération, la


fable assure le nécessaire renouveau d’une permanence universelle » (ibid.).
ES
Fables africaines : colonialisme et universalité

L’histoire va heureusement se charger de mettre les choses au point. En


effet, probablement au moment où commence la lutte contre l’escla-
vage des Africains noirs, va s’imposer une question pourtant évidente : si
la fable est un genre universel, les peuples « primitifs » le possèdent-ils ?
Certes, comme le dit Galland, « tous [les] peuples ont l’esprit poétique,
PR

fertile en inventions et en fictions » 20, mais il parle des peuples orientaux.


Qu’en est-il des Africains noirs ?
Pour l’Afrique, tout semble se jouer au moment du second empire
colonial, à travers deux démarches quelque peu différentes. D’un premier
point de vue, la fable permettra l’africanisation des contenus de l’enseigne-
ment 21. Davesne et Gouin, auteurs d’une célèbre série de manuels à desti-

de La Fontaine en verlan par Yak Rivais, Les Contes du miroir, 1988, [en ligne], [URL :
http://expositions.bnf.fr/contes/pedago/chaperon/intertexte.htm], ou encore le site
d’un slameur de fables, [URL : http://nedelec-fables.over-blog.com/], consultés le
6 décembre 2009.
18. Présentation de Ch’Lanchron, nos 105-106, déjà citée.
19. P. Brunet cité par P. Lane, « Hors d’œuvre et chefs d’œuvre… », art. cité, p. 8-9.
20. Cité par J.-F. Perrin, « L’invention d’un genre… », art. cité, p. 15.
21. Sur ce point, voir B. Mouralis, « Littératures africaines, oral, savoir », Semen.

144
L’exemple des fables créoles

nation des élèves africains, Mamadou et Binéta, toujours édités d’ailleurs,


donnent ainsi l’exemple d’une pratique que l’école de France tardera à
adopter. Les auteurs, s’insurgeant contre les pratiques de récitation de
l’école, expliquent ainsi leur méthode :
Nous faisions venir en classe un conteur africain qui, dans le dialecte local,
racontait aux enfants avec sa mimique habituelle – si merveilleusement
expressive – une fable du pays aussi vivante que possible. Les élèves redi-
saient la même fable avec les mêmes gestes, les mêmes intonations ; puis
ils la lisaient ou la récitaient dans sa traduction française. Ils introduisaient
alors aisément dans cette lecture ou cette récitation l’entrain, la malice, le
« sens du théâtre » qui leur sont naturels. 22

Les fables feront de ce fait partie de la naissance de la littérature afri-

SE
caine. Le Sénégalais Birago Diop écrira les célèbres Contes d’Amadou
Koumba, fortement influencés par La Fontaine. Au Gabon, le pionnier de
la fable sera Mgr Jean-Jérôme Adam, auteur de deux recueils : Proverbes,
devinettes et fables Mbédé (1971) et Fables et proverbes du Haut-Ogooué
(1979). La passion pour la fable gagnera ensuite les écrivains gabonais.
Avec ce dernier exemple on passe au second point, le rôle de l’ethnogra-
phie qui va jouer un rôle essentiel. Fables sénégalaises recueillies de l’ouolof
ES
et mises en vers français avec des notes destinées à faire connaître la Séné-
gambie, son climat, ses principales productions, la civilisation et les mœurs
des habitants du baron Jacques-François Roger (1828) est encore considéré
comme « un objet littéraire authentiquement africain récolté directement
dans sa langue d’origine auprès des concepteurs indigènes » 23, visant à les
rendre accessibles au public français, et, par là, l’ouvrage s’oppose à l’idéo-
logie dominante au fondement de la mission coloniale, selon laquelle l’Oc-
PR

cident seul détient le monopole sur l’universalité des cultures humaines.


L’ambiguïté réside bien sûr dans le fait que ces recherches sont liées à
une entreprise de domination. Lorsque François Victor Equilbecq, admi-
nistrateur-adjoint des colonies, publie en 1913 un Essai sur la littérature
merveilleuse des Noirs suivi de contes indigènes de l’Ouest africain français,
il est ainsi préfacé par Maurice Delafosse :
Pour bien connaître une race humaine, pour apprécier sa mentalité, pour
dégager ses procédés de raisonnement, pour comprendre sa vie intellectuelle

22. Cité par B. Mouralis, ibid. ; je souligne. Les langues régionales étaient loin d’être aussi
bien traitées en métropole à cette date…
23. K. Aggarwal, « Présentation », baron Roger, Fables sénégalaises, Paris, L’Harmattan, 2008,
p. viii.

145
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

et morale, il n’est rien de tel que d’étudier son folklore, c’est-à-dire la littéra-
ture naïve et sans apprêts issue de l’âme populaire et nous la livrant dans sa
nudité primitive. […] aujourd’hui comme au temps de La Fontaine, nous
aimons tous et toujours à nous faire conter l’histoire de Peau d’Âne ; notre
plaisir se double même d’une piquante sensation de curiosité lorsque c’est
un nègre qui nous la conte, pourvu que ce nègre ait trouvé un interprète
aussi averti que l’est M. Equilbecq.

Mais Equilbecq, quant à lui, est clair sur ses objectifs :


Au point de vue pratique, l’utilité de ces récits n’est pas moindre pour le
fonctionnaire qui entend diriger les populations assujetties au mieux des
intérêts du pays qui l’a commis à cette tâche. Il faut connaître celui que l’on
veut dominer, de façon à tirer parti tant de ses défauts que de ses qualités

SE
en vue du but que l’on se propose. Ce n’est qu’ainsi qu’on parvient à s’assu-
rer sur lui ce prestige moral qui fait les suprématies effectives et durables. 24

La fable créole : palimpseste et oralité

Pour en revenir au premier empire colonial français, la preuve de la dignité


des langues créoles sera partout apportée en démontrant que, dans ces
ES
langues minorées, les écrivains peuvent faire aussi bien que La Fontaine 25…
Cependant, l’histoire littéraire locale a mis longtemps à accepter, et encore
seulement du bout des lèvres, qu’il puisse s’agir d’autre chose que d’une
sorte de pré-littérature. Pourtant le genre, s’il est sous-estimé en France,
on a vu pourquoi, « est resté bien vivant en terre créole », car, comme
« la chanson et la poésie, la fable est un genre littéraire proche de l’ora-
lité. C’est cette tradition d’écriture qui a donné un premier élan à l’écrit
PR

en langue créole en général » :


Cette pratique est celle de locuteurs natifs, dans un contexte où le contact
avec le français semble servir de catalyseur (les auteurs écrivent en créole
pour se différencier du français, pour afficher une identité créole, mais aussi
pour concurrencer la langue des maîtres sur son propre terrain, tout en
utilisant activement le code mis à disposition par la langue dominante). 26

24. F. V. Equilbecq, Essai sur la littérature merveilleuse des Noirs, Paris, Ernest Leroux, 1913,
[en ligne], [URL : http://www.gutenberg.org/files/15458/15458-8.txt], consulté le
3 avril 2012.
25. La tradition est cependant antérieure : au xviiie siècle des chansons et des poèmes sont
écrits en créole par des Blancs créoles, des Békés de Saint-Domingue, dont le fameux
« Lisette quitté la plaine » (1754) de Duvivier de La Mahautière écrit sous forme de son-
net à la manière de Ronsard et de Du Bellay.
26. L. Goury, « L’écrit en Guyane : enjeux linguistiques et pratique sociale », Pratiques et

146
L’exemple des fables créoles

Ces fables, au début, vont s’écrire dans un contexte où les caricatures


du créole visent à le ramener à une sorte de « génie patoisant ». Dans
les années 1950 encore, Viatte affirmait que le créole « se prête, comme
beaucoup de patois, mais avec une douceur particulière, à l’expression de
la tendresse naïve ou de l’humour, au conte ou à la chanson » 27. Certes,
« Les enthousiastes du créole voudraient aussi démontrer par des œuvres
sa valeur littéraire », mais si « le créole a produit aussi, comme tous les
dialectes ruraux, sa moisson de proverbes et de contes », les « usages plus
savants » sont « compromis par l’extrême simplicité de la grammaire » 28.
Le créole reste donc « au niveau d’un dialecte régional, et les écrivains qui
l’utilisent […] s’en servent à des fins pittoresques et folkloriques » (ibid.,
p. 80). Malgré ces affirmations, les classiques de la « périphérie » (ceux

SE
des Haïtiens par exemple) ne répondent pas à ce sombre pronostic : les
Fables créoles de Sylvain sont en Haïti, autant que Compère général soleil,
considérées comme des classiques.
L’histoire de la fable créole commence en 1822 quand François Chres-
tien fait paraître en créole mauricien les Essais d’un bobre africain, qui
semble être la première « traduction créole » des fables 29. On notera que
celle-ci n’est pas mal placée dans l’histoire des traductions-adaptations de
ES
La Fontaine en langues de France…
À La Réunion, le premier ouvrage imprimé en 1828 est Fables créoles
dédiées aux dames de l’île Bourbon qui fera l’objet de nombreuses réédi-
tions 30. Si Louis Héry n’est pas né à La Réunion, mais en Bretagne en
1801, il est aujourd’hui revendiqué par les créolistes :
On a trop tendance à dénigrer ce siècle et demi de textes qui va de Héry
à Cheynet, sous prétexte qu’il s’agit là trop souvent de futilités où la
PR

­langue créole serait mise en scène et moquée par les maîtres. Ce point de
vue sociolinguistique et glottopolitique, pour lequel un texte n’est créole
que dans la mesure où il assure la promotion de l’écrit créole et récuse la
diglossie en s’éloignant le plus possible des modèles français, est un point

représentations linguistiques en Guyane. Regards croisés, I. Léglise et B. Migge éd., 2007,


p. 73-86, [en ligne], [URL : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/28/14/78/PDF/
Ecriture-juillet2005.pdf], consulté le 6 décembre 2009.
27. A. Viatte, « Littérature d’expression française dans la France d’Outre-mer et à l’étran-
ger », Histoire des littératures, t. 3, R. Queneau éd., p. 1392.
28. A. Viatte, La francophonie, Paris, Larousse, 1969, p. 74-75.
29. Les Essais d’un bobre africain sont réédités en 1831 et en 1869 sous le titre Le Bobre
africain.
30. Les Fables créoles sont rééditées en 1848 sous le titre Esquisses africaines. Fables créoles et
exploration dans l’intérieur de l’île Bourbon, puis en 1856 sous le titre Nouvelles esquisses
africaines et en 1883 : Esquisses africaines.

147
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

de vue a posteriori qui ne tient guère compte du travail réel de l’écriture,


de la relation de connivence instaurée entre lecteurs créolophones et du
regard que l’écrivain porte sur sa langue. Les textes de Héry sont – par le
fait même du passage à l’écriture d’une langue orale – une contestation
active de la diglossie ; le créole est là – en acte – utilisé comme langue
pour la littérature, elle n’est pas considérée comme une variante mineure
ou dialectale du français, et s’instaure déjà là une littérarité créole qui va
se rejouer sans cesse jusqu’aux poètes contemporains. 31

Quoi qu’il en soit, ces deux auteurs exposent pour la première fois
dans les langues créoles les représentations qu’ils ont de leur espace : ces
premières publications s’attachent à mettre en scène une vision de leur
monde insulaire. Certes, « le traitement de la matière narrative et théma-

SE
tique diffère assez largement », les enjeux de ces publications ne sont pas
identiques ; si les fables de Héry sont systématiquement situées dans l’es-
pace réunionnais, les fables mauriciennes existent dans un univers flot-
tant et imprécis :
On aurait chez l’un une écriture de la fable à partir des pratiques du conte
créole, chez l’autre une adaptation de la fable française pour un public
franco-créole ; d’un côté un travail de créolisation, de l’autre des procé-
ES
dés de tropicalisation. […]. 32

Chrestien et Héry inaugurent en tout cas une tradition indianocéa-


nique qu’on retrouvera à La Réunion chez Étienne Azéma, Auguste Vin-
son, Ernest Cotteret, François Saint-Amand, Georges Fourcade… ; à Mau-
rice chez Thomi Pitot ou Pierre Lolliot… Pour être complet, ajoutons
qu’en 1929, Rodolphine Young publiera un recueil de fables. Ses Fables
seychelloises sont le tout premier ouvrage littéraire en créole seychellois,
PR

aujourd’hui langue co-officielle de la République des Seychelles aux côtés


de l’anglais et du français.
Dans la zone antillo-guyanaise, le mouvement est initié par la paru-
tion en 1846 du recueil du Martiniquais François-Achille Marbot inti-
tulé Fables de La Fontaine, travesties en patois créole par un vieux com-
mandeur. C’est le texte littéraire qui a connu le plus grand succès de
toute l’histoire littéraire antillaise puisqu’il a bénéficié de sept rééditions,

31. J.-C. Carpanin Marimoutou, « Le lieu et le lien : à propos de la littérature réunionnaise »,
Hermès, nos 32-33, 2002, p. 136.
32. J.-C. Carpanin Marimoutou, cité par F. Hélias, « La poésie réunionnaise et mauricienne
en langues créoles : entre proximité et éloignement », Revue de littérature comparée,
no 318, 2006, p. 237.

148
L’exemple des fables créoles

la dernière en 2002 33. Alfred et Auguste de Saint-Quentin publient en


1872 une Introduction à l’histoire de Cayenne suivie d’un recueil de contes,
de chants et de fables.
Il faut signaler enfin les fables créoles de Jules Choppin, le « La Fon-
taine des bayous », parues dans la presse louisianaise de l’époque 34.
Mais c’est en 1901 que la revendication linguistique va émerger  :
Georges Sylvain (Haïti) fait paraître Cric ? Crac ! Fables de La Fontaine
racontées par un montagnard haïtien et transcrites en vers créoles, recueil
où, dès l’introduction, il entreprend un plaidoyer pour l’avènement d’une
littérature créole 35. Cette perspective sera reprise par l’Antillais Gilbert
Gratiant dans Fab’ Compè Zicaque 36, un livre considéré en 1949 comme
précurseur des efforts modernes vers l’écriture créole. Republié en 1958

SE
et 1976 puis en 1996, il met face à face des poèmes créoles et français
avec un avertissement au lecteur, révélateur d’une tentative de « retrous-
ser la diglossie » 37 :
Le lecteur antillais n’aura guère besoin de la traduction, toujours affadis-
sante, même si elle est parfois éclairante. Le métropolitain, lui, pourra
commencer par la version française, mais il ne sera au cœur de l’affaire
que grâce au créole. 38
ES
Le texte de 1996 est en outre préfacé par Aimé Césaire qui dépeint
Gratiant comme le « réinventeur » de la langue créole 39.
Il faudrait en outre pouvoir citer toutes les anthologies publiées dans
le monde créole, comme Zayann, tome 1, Fables de La Fontaine adaptées

33. Voir J.-P. Jardel, « De quelques emprunts et analogies dans les fables créoles inspirées
PR

de La Fontaine. Contribution à l’étude des parlers créoles du xixe siècle », Études créoles,


vol. VIII, nos 1-2, 1985, p. 213-225.
34. Il était enseignant de grec et de latin, ce n’est sûrement pas un hasard ! Roxanne E. Smith
a recueilli pour la première fois tous les poèmes en français et les fables en créole de Jules
Choppin dans Fables et rêveries, Shreveport, Éditions Tintamarre, 2004.
35. Voir R. Saint-Éloi, Émergence de la poétique créole en Haïti, mémoire de maîtrise, Uni-
versité Laval, 1999, [en ligne], [URL : http://.collections.canada.gc.ca/obj/s4/f2/
dsk1/tape9/PQDD 0009/MQ42008.pdf], consulté le 6 décembre 2009.
36. Credo des Sang-Mêlé, ou Je veux chanter la France suivi de Fab’ compè Zicaque, Fort-de-
France, Imprimerie du Courrier des Antilles, 1949.
37. R. Lafont, « Pour retrousser la diglossie », Lengas, no 15, 1984, p. 8.
38. Cité par N. Schon, « Stratégies créoles. Étude comparée des littératures martiniquaise
et guadeloupéenne », Glottopol. Revue de sociolinguistique en ligne, no 3, janvier 2004,
p. 134, [en ligne], [URL : http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol], consulté le
3 avril 2012.
39. Cité par Tontongi, « Déconstruire Édouard Glissant et René Depestre. Questions sur
la “créolisation” », Tanbou/Tambour, printemps 2003, [en ligne], [URL : http://www.
tanbou.com/2003/summer/GlissantEtDepestre.htm], consulté le 6 décembre 2009.

149
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

en créole guadeloupéen par Sylviane Telchid et Hector Poullet en 2000 et,


de ces mêmes auteurs, Zayann, tome 2, Fables de La Fontaine et d’Ésope.
Français/Créoles en 2002, fables adaptées en quatre créoles de la Caraïbe :
le guyanais, le guadeloupéen, le haïtien, et le martiniquais 40, une publi-
cation « en multicréole » selon les promoteurs de l’entreprise.

La fable, un genre glocal ?

Pour sacrifier à la postmodernité, on pourrait qualifier la fable de genre


glocal. Certes, la fortune de la fable renvoie à une pratique scolaire à
la fois multiséculaire et peut-être universelle. Dès L’Institution oratoire,

SE
Quintilien (entre 30-35 et 95 ap. J.-C. ?) conseillait d’entraîner les élèves
« à rompre les vers, ensuite à remplacer les mots par des équivalents, puis
à procéder à une paraphrase plus libre, où il leur est permis d’abréger ou
d’embellir ici ou là, tout en respectant la pensée du poète » 41. Et la fable
se retrouve donc dans les programmes, avec une belle constance, depuis
l’agrégation interne de lettres modernes jusqu’au primaire. Cela la des-
sert sans doute : la fable sert de prétexte à des exercices scolaires. D’autant
ES
que les fables de La Fontaine sont devenues sous la Troisième République
une sorte de « catéchisme laïc », de morale humaniste devant accompa-
gner chaque petit Français sa vie durant 42. Et en effet, pour certains :
La fable est l’une des plus commodes et des plus charmantes trouvailles
littéraires à finalité éducative. À travers la narration d’une historiette alerte
et cocasse qui se termine généralement par une leçon morale, elle a pour
visée d’inciter à la réflexion en vue de corriger et d’améliorer les compor-
PR

tements humains. 43

Mais c’est là un point sur lequel se révèle l’incurable européocentrisme


de certaines analyses, car comme chacun le sait les animaux ne parlent
pas dans la réalité, le langage étant le propre de l’homme. Le bestiaire de
la fable serait ainsi limité :

40. Il est prévu par les éditeurs que les créoles de la Dominique et de Sainte-Lucie partici-
pent aux prochaines publications.
41. Cité par J.-L. Vallin, « Réécritures latines des fables ésopiques », Journées d’octobre de
la CNARELA, Valenciennes, 29 octobre 2007, [en ligne], [URL : http://www.cna-
rela.fr/Portals/0/Pdf/ZValenciennesXP.pdf], consulté le 6 décembre 2009.
42. Voir E. Affidi, « L’action culturelle d’Émile Vayrac au Tonkin : vulgariser la pensée fran-
çaise par la littérature », J. Weber (dir.), Littérature et histoire coloniale, Paris, Les Indes
savantes, 2005, p. 327-363.
43. P. Renault, « Fable et tradition ésopique », Folia electronica classica.

150
L’exemple des fables créoles

[…] à quelques espèces typiques, celles que l’on rencontrait habituelle-


ment en Grèce et en particulier en Asie mineure, lieu de naissance sup-
posée de la fable grecque. […] Bien entendu, les personnages animaliers
de la fable sont des archétypes des qualités, des défauts ou des fonctions
propres à l’humanité. (Ibid. ; je souligne)

En ce sens, l’adaptation de la fable pourrait être comprise comme une


simple traduction culturelle, comme dans le cas du vietnamien. N. Văn
Vĩnh fut contraint dans ses traductions de remplacer le lion par le tigre,
animal vénéré des Vietnamiens. De même, il ne parvint pas à traduire la
fable « Le dragon a plusieurs têtes et le dragon a plusieurs queues », fable
difficilement traduisible dans la mesure où loin d’être un mal, le dragon
est dans l’imaginaire vietnamien un symbole de puissance positif. 44

SE
Mais ces considérations sont insuffisantes, car la tradition de l’animal-
satire est très vivace, que ce soit dans la littérature avec Ionesco et Rhino-
céros, Orwell et La Ferme des animaux ou dans la chanson avec Les loups
sont entrés dans Paris de Serge Reggiani, mais aussi dans la peinture. On
pourrait multiplier à l’infini les exemples.
De plus le genre de la fable apparaît en zone créole dans le premier
quart du xixe siècle dans le sillage des conceptions romantiques qui pou-
ES
vaient fournir à une langue minorée l’occasion d’accéder à l’écrit, fût-
ce de façon expérimentale. Le dominé, pour les besoins de la littérature,
peut être une figure du « bon sauvage », l’un des fondements de la culture
populaire profonde, celle du « folklore ». Néanmoins, la fable marque
l’émergence d’une problématique opposant la tradition à la modernité.
Elle permet par exemple d’opposer les procédures d’imitation positive
et, d’autre part, les dérives du mimétisme condamné aux Antilles sous la
PR

forme du doudouisme comme une marque d’aliénation, préjudiciable à


la construction de l’identité des sociétés créoles, et de tenter de détermi-
ner une perspective originale.
Cela se remarque en particulier dans le rapport que l’écrivain entretient
dans son projet littéraire avec l’oralité et qui est constitutive d’une grande
partie des littératures francophones. L’écrivain peut publier un recueil de
contes ou un texte emprunté au monde de la littérature orale, mais si l’au-
teur semble s’effacer derrière un contenu qu’il se limiterait à transmettre,
il s’agit bien sûr d’un artifice. Dans le cas de la fable, la perspective est dif-
férente, car le désir d’autochtonie implique la prise en charge de « tout ce

44. Voir A. Ouhadi-Richardson et J. Deunff (dir.), Les fables de La Fontaine. Tho Ngu Ngôn
– La Fontaine, Paris, Adaly/L’Harmattan, 2009, 162 p.

151
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

qui peut permettre la constitution du lieu et la création du lien ». Le tra-


vail de Héry en 1828 est plus qu’une traduction culturelle, car elle prend
en compte des formes déjà présentes dans l’île de la narrativité créole :
[…] la communication littéraire est, ici, toujours surcodée et fonctionne
au moins à deux niveaux, celui du texte d’Héry, celui de la narration mise
en scène où se met en place la figure, à partir des fables, du conteur créole ;
où l’écrit venant de la longue tradition écrite des fables se construit dans
un dialogue avec l’oralité du narratif créole. Mais en même temps, c’est
bien le rapport au lieu qui détermine la dialectique intégration / exclu-
sion / transformation : ce sont les restes qui fondent le lieu à partir duquel
peut se penser le lien, autant le lien social que le lien à tout ce qui vient
d’ailleurs, fantasmé ou non, et à partir de quoi le texte retravaille pour
penser à nouveau, dialectiquement, le lieu. 45

SE
En outre, la fable n’est pas un genre comme les autres du fait qu’elle
possède une moralité qui fait sens dans une situation donnée. Chez Mar-
bot comme chez Young, le message sera celui du pouvoir esclavagiste.
Dans la fameuse fable intitulée « Le Loup et le Chien » on sait que le loup
refuse de continuer à suivre le chien, car pour lui, la liberté n’a pas de
prix. Chez Marbot, la fable suit le même parcours narratif, mais lorsqu’on
ES
arrive à la fin du texte, le fabuliste créole indique :
Loup–la té ni yon mauvais sentiment :
Sèvi Béké pli bon
Passé allé marron
Pou vive dans bois évec serpent.
Et obligé allé volé
Pou mangé,
Sa pa lavie pou yon chritien. 46
PR

Marbot transpose la fable « Le Loup et le Chien » à la réalité antillaise :


le loup représente le Nègre marron, le chien, au contraire, symbolise le
Nègre d’habitation, le bon Nègre chrétien…
Cependant au-delà de l’imitation, fondatrice d’une tradition littéraire,
les fabulistes créoles, au-delà de leur idéologie politique, participent de
l’émergence d’une poésie en langue créole :

45. J.-C. Carpanin Marimoutou, « Le lieu et le lien… », art. cité, p. 138.
46. F. Marbot, Les bambous, Matoury (Guyane), Ibis rouge (Guide CAPES créole), 2002
[1846], p. 60. La traduction de Young est proche : « Loulou la ti kalkil mal ; sèvi ou
bouzwa pli bon ki mawon ek zanimo dan bwa, / Bizwen al koken pou manzé. Sa pa
en la vi pou en krétien fer sa » , [en ligne], [URL : http://www.moutraykreyol.org/
OMG/pdf/fables_creoles_seychelloises.pdf], consulté le 15 juin 2012.

152
L’exemple des fables créoles

[…] l’imitation n’est pas nécessairement le tombeau de la pensée et de


l’imaginaire. […] La fable s’avère alors être le soubassement architecto-
nique et archéologique des textes contemporains émis tant en langue
créole qu’en langue française. 47

Car, restant proche de l’oralité, porteur d’une moralité accessible au


plus grand nombre, jouant sur tous les registres de l’humour, ce genre a
été une étape essentielle de l’accès du créole à la souveraineté scripturale.
On peut bien sûr s’interroger sur les raisons qui expliquent la préva-
lence dans la fable de cette dimension intertextuelle qui semble caracté-
ristique de ses origines et de son destin depuis La Fontaine. On peut sou-
tenir que son succès relève de la brièveté qui la caractérise et qui implique
l’idée d’une économie de moyens, c’est-à-dire d’une capacité à produire

SE
le contenu le plus dense pour la forme la plus mince. Et ce sont peut-
être cette brièveté et sa capacité à produire du sens qui expliquent que le
genre le plus prégnant et le plus exploité dans le monde créole est aussi
le genre le plus soumis à la réécriture, donc à l’intertextualité. Il semble
qu’il y ait congruence entre créolisation et intertextualisation.
ES
PR

47. D. Hermont, « La fable comme topique de la sphère culturelle créole », La fable créole,
J. Bernabé éd., Martinique, Ibis rouge (Guides du CAPES de créole), 2001, [en ligne],
[URL : http://www.potomitan.info/atelier/fable.php], consulté le 6 décembre 2009.

153
PR
ES
SE
Carla Fratta

Charles Perrault et Léon-Gontran Damas


Une relation parodique

SE
Nous proposons ici l’étude d’un texte francophone, le conte de Léon-
Gontran Damas Yani-des-Eaux, lu en tant que parodie. Il est d’abord
important de souligner que deux objets hypotextuels, l’un français, l’autre
créole, sont en jeu dans cette écriture palimpseste de l’auteur guyanais.
Par une démarche de « compromis » 1, Damas met en situation de conta-
mination créative deux traditions ; le résultat est particulièrement com-
ES
plexe, aussi bien du point de vue culturel que technique. En effet, dans
un double mouvement, pendant qu’il écrit la parodie d’un conte du patri-
moine français, l’auteur réalise un pastiche du conte traditionnel créole ;
l’opération sera riche d’implications ultérieures.
Par manque de véritables compétences dans un domaine comme celui
du conte oral, qui se place entre l’ethnologie, l’ethnographie, le folklore
et la littérature, le deuxième volet de la question hypertextuelle, le pas-
PR

tiche, ne retiendra pas notre attention. Nous nous intéresserons plutôt à


la parodie de Charles Perrault et à son Riquet à la houppe, un conte qui,
quant à lui, ne semble pas impliquer un tel type de connaissances. Pris
dans l’intégralité de sa propre nature et extension, Yani-des-Eaux méri-
tera sans doute d’être étudié comme « parostiche » 2.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un avertissement est de mise. On

1. Nous utilisons pour l’opération littéraire de Damas le terme utilisé pour la langue créole,
définie comme une langue de « compromis » entre le français et les langues africaines. Par
ailleurs le conte traditionnel créole lui-même est le fruit d’un compromis, né de l’adap-
tation de la tradition africaine aux conditions du Nouveau Monde.
2. Mot proposé par Jacques Espagnon : voir P. Aron, « Formes et fonctions du parostiche
dans la presse française du xixe siècle », Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos
jours, C. Dousteyssier Khoze et F. Place-Verghnes éd., Berne, Peter Lang, 2006, p. 255.

155
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

sait bien que, dans l’histoire de sa théorisation, le genre de la parodie


peut compter sur une seule véritable certitude, à savoir celle d’un statut
particulièrement complexe, diversifié, instable et toujours en évolution.
Parmi tant de notions changeantes, nous nous sommes résolue à opérer
des choix personnels et à utiliser de manière libre certains éléments opé-
rationnels provenant de sources différentes, n’omettant cependant pas ce
point de repère de la « littérature au second degré » que demeure malgré
tout Palimpsestes de Gérard Genette.
Dans le propos qui suit, nous tiendrons pour acquis que l’hypotexte
perraldien et l’hypertexte damasien sont connus (ce qui en réalité n’est
pas toujours évident pour ce dernier). Dans ce cadre de connivence, nous
nous devons alors de préciser que, contrairement à Riquet à la houppe,

SE
dont la trame narrative est prise dans son ensemble, nous n’avons retenu
pour nos fins que la deuxième partie de Yani-des-Eaux 3. Celle-ci repré-
sente en effet le véritable noyau parodiant du conte de Perrault, l’espace
signifiant du discours de Damas, alors que la première partie se rapporte
le plus souvent à l’opération de réécriture du conte créole en tant que tel
avec un ancrage référentiel bien connoté.
Pour commencer, il nous semble opportun de dire quelques mots
ES
afin d’établir un premier rapprochement entre les deux contes et les deux
auteurs et ainsi mettre en perspective notre propos. Damas, suivant l’es-
prit de la négritude vouée comme on le sait à la revalorisation et à l’illus-
tration de la race et du patrimoine culturel noirs, publia en 1943 Veillées
noires  4, transcription d’un certain nombre de contes traditionnels d’ori-
gine africaine, qu’il avait récoltés en 1935 dans sa Guyane natale, où il s’était
rendu comme chargé de mission pour le compte du musée de l’Homme
PR

de Paris. Lors de l’édition de 1972, Damas ajouta à son recueil une créa-
tion de son cru (qui remonte en fait à 1967), élaborée à partir du modèle
créole, à savoir le conte Yani-des-Eaux 5.

3. Il s’agit des pages 168-170 de l’édition de 1972 d’où sont tirées nos citations : L.-G. Damas,
Yani-des-Eaux, dans Veillées noires, Montréal, Leméac, 1972. Le conte avait été précé-
demment publié dans Présence africaine, no 62, 2e trimestre 1967. Nous avons cependant
retenu quelques éléments de la première partie du conte, concernant la description du
personnage féminin.
4. L.-G. Damas, Veillées noires, Paris, Stock, 1943 ; Paris, Delamain et Bouteillau, 1946.
5. Serait-ce « jouer » de manière exagérée que d’attirer l’attention sur l’inversion des dates
de publication du recueil de Damas (1967) et de celui de Perrault (1697) ? Et encore
d’observer combien le concept d’inversion est proche de celui de renversement, propre
à la parodie (qui est elle-même un « jeu ») ?

156
Charles Perrault et Léon-Gontran Damas

De manière analogue, Riquet à la houppe 6 serait, selon certains spécia-


listes, le seul récit des Histoires ou contes du temps passé pour lequel Charles
Perrault aurait puisé dans sa propre inspiration, hors de la tradition popu-
laire. Ainsi que le fait Damas de son côté, Perrault s’adresse dans son conte
à un public spécifiquement adulte, alors que tous les autres contes pré-
voient chez les deux auteurs un public aussi bien d’enfants que d’adultes.
Chez les deux auteurs, le but de l’écriture est généralement ludique et
pédagogique ; dans les deux textes qui nous intéressent, le divertissement
littéraire devient – si l’on peut dire – un « divertissement moral ». Si, pour
terminer, Perrault, en tant que protagoniste dans la querelle des Anciens
et des Modernes, se déclare partisan de l’émancipation des « modèles » de

SE
l’Antiquité, Damas aborde lui aussi la question du ou des « modèles », en
fonction de sa propre position culturelle et de ses propres préoccupations.
Ce ne sont là que de simples analogies 7 visant à préparer le terrain
pour un type de lecture qui pourra effectivement paraître osé 8, et pour
lequel nous allons multiplier les précautions. Nous convenons en effet
que certaines questions de différente nature pourront faire écran et don-
ner lieu à des réserves sur notre interprétation du conte de Damas.
Il s’agit d’abord de quelques éléments de nature rhétorique telles la
ES
concision et la condensation très marquées, mais surtout de la forte trans-
contextualisation (ou transdiégétisation) qui caractérisent Yani par rap-
port à Riquet. Il y a ensuite, pour ceux qui le considèrent encore comme
un élément nécessaire, l’absence d’un pacte déclaré, en plus de l’incer-
titude quant à une véritable intention parodique de la part de l’auteur.
Mais on reconnaîtra que l’axe conceptuel ne doit pas nécessairement
suivre la ligne droite des démonstrations mathématiques, surtout vis-à-vis
PR

de l’importance qu’il faut désormais attribuer au pôle de la réception, à


la part faite à l’interprétation du lecteur. Il nous semble ainsi qu’il fau-
drait chercher l’origine et par là lire l’intention du geste de Damas dans le
fameux acte d’« anthropophagie culturelle » propre au sujet colonial ayant

6. C. Perrault, Riquet à la houppe, dans Contes de Charles Perrault, textes établis, avec
introduction, sommaire biographique, bibliographie, notices, relève de variantes, notes
et glossaire par G. Rouger, Paris, Garnier, 1967.
7. On pourrait ajouter une curieuse analogie concernant la biographie des deux auteurs,
qui étaient tous les deux des jumeaux.
8. Si, au cours du colloque pour lequel ce texte a été écrit, Paul Aron rappelait qu’un
des caractères fondamentaux de la parodie consiste dans le fait que le modèle doit être
clairement identifiable, dans le cas qui nous concerne il faut cependant remarquer com-
bien l’écart entre les ancrages référentiels franco-français et franco-périphérique peut
contribuer à rendre le modèle « opaque ».

157
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

­intériorisé, de manière consciente ou inconsciente, une éducation colo-


niale imposée. C’est par cette voie qu’un classique du patrimoine national
français comme Charles Perrault –  auteur aussi connu des Franco-
périphériques que des Franco-Français – aurait pu faire surface chez l’écri-
vain colonisé et rebelle qu’est Damas et déclencher chez lui un mécanisme
de contre-lecture et de contre-production. Objet symbolique complexe,
Perrault est ainsi appelé à devenir la cible d’une pensée postcoloniale qui
réécrit en forme parodique le grand modèle pour contester les valeurs
propres de la civilisation qu’il représente. Damas emprunte à son « maître »
un certain thème et une structure narrative de surface pour écrire « à côté »
de lui, mais en même temps « contre » lui, exerçant de cette manière sa
« critique en action ». Par le truchement d’une transformation extrême

SE
de l’hypotexte, le geste parodique damasien relance ainsi dans un circuit
de sens nouveau et insoupçonnable son conte-modèle, auquel il confie
une vision du monde renouvelée et fourvoyante. Grâce à ce jeu de l’in-
tertextualité, le discours parodique – par une démarche qui n’est pas rare
dans les littératures postcoloniales – déjoue de façon détournée le dis-
cours dominant et, en tant que métarécit, le met en question, déployant
tout son potentiel de subversion idéologique.
ES
On se demandera encore comment on peut qualifier de parodie ce
conte dénué de tout esprit comique. La question du comique en tant que
facteur déterminant pour la définition de la parodie a donné lieu, on le sait,
à tout un débat entre spécialistes, sans pour autant aboutir à une véritable
solution. Nous dirons avec Genette que la parodie est la transformation
ludique d’un texte, dans un système qui peut mettre en même temps en
jeu d’autres régimes (y compris le polémique, en forme de critique non
PR

agressive), séparés par des frontières poreuses. Genette va jusqu’à utiliser


le terme (apparemment oxymorique) de « parodie sérieuse », niant une
frontière étanche entre parodie (transformation d’un texte en régime
ludique) et transposition (transformation d’un texte en régime sérieux).
C’est justement dans le régime sérieux (polémique de manière implicite)
que Damas formule son discours où, en forme d’allégorie, il parle du dia-
logue problématique entre deux mondes (noir et blanc) et de l’urgence
de revoir leurs prérogatives. De son côté, le registre ludique est lui aussi
présent, puisque l’opération de bricolage menée par Damas sur le conte
de Perrault (aussi bien que sur le conte créole) est en elle-même un jeu
intellectuel (pratiqué de plus sur des objets littéraires qui à l’origine ont à
leur tour un but ludique). Le concept de jeu comme moyen de « distrac-
tion » rejoint ensuite la définition fondamentale de la parodie vue comme
158
Charles Perrault et Léon-Gontran Damas

pratique de « déviation » (sérieuse à l’occasion), c’est-à-dire de distorsion


du sens premier de l’hypotexte.
Une autre question peut se poser, souvent repérée parmi les conditions
classiques aptes à définir la parodie, qui est celle de l’application de la thé-
matique d’un texte d’origine noble à un univers vulgaire. Dans Yani, ce
type de déplacement se produit de manière évidente par le passage de l’uni-
vers clos de l’aristocratie blanche courtoise à un univers de gens simples (un
homme et une femme naufragés sur une île). On pourra cependant souli-
gner une deuxième forme de déplacement située, elle, au niveau de l’insti-
tution littéraire, dans la mesure où l’on passe d’un hypotexte du « centre »
à un hypertexte de la « périphérie ». Grâce à ce double glissement dans le
niveau de « dignité », Damas réactive le modèle noble figé dans le temps et

SE
en fait évoluer le sens selon une logique double, en vue de l’adapter à de
nouveaux contextes : conservatrice d’un côté puisqu’il reconnaît un modèle
d’autorité dont il assume à sa manière l’héritage, révolutionnaire de l’autre
puisqu’il dépasse ce modèle en en faisant un outil critique vis-à-vis du code
historico-social de la civilisation dominante.
Une fois réglées ces quelques observations préliminaires, il peut être
utile, en vue d’explorer la métamorphose subie par le thème de Riquet
ES
dans son glissement vers Yani, de réduire l’intrigue des deux contes à
leur plus simple expression.
Aussi bien Perrault que Damas mettent en scène la rencontre d’une
belle femme et d’un homme laid. Dans les deux cas la rencontre semble
au début n’avoir aucun avenir, mais dans les deux cas, l’amour produit
une fin heureuse avec l’acceptation des différences réciproques, deve-
nues désormais complémentaires. L’affinité est évidente entre les deux
PR

histoires, qui ont une même teneur morale (l’amour peut tout, jusqu’à
l’acceptation de la diversité reconnue, consentie et valorisée grâce au res-
pect réciproque). Apparemment, donc, la transformation imprimée par
Damas à l’hypotexte n’est pas pragmatique (demeurent le schéma de l’ac-
tion et la relation entre les personnages), mais bien diégétique (chan-
gent la géographie, l’époque et le contexte humain de l’action). Il semble
en effet s’agir de la même histoire, si ce n’est qu’elle est racontée autre-
ment, comme il advient dans la « transposition ». Cependant c’est juste-
ment par le pouvoir de la transdiégétisation que le sens de l’histoire est
non seulement transposé, mais profondément réformé, jusqu’à véhiculer
des valeurs opposées à celles qui sont transmises par Riquet. Autrement
dit, la transformation diégétique est si importante qu’elle provoque une
transformation pragmatique essentielle. C’est là un trait capital, comme
159
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

on le verra, pour faire franchir au conte de Damas le seuil de la transpo-


sition (ou, si l’on veut, de la variation sur le même thème) et le faire bas-
culer du côté de la parodie.
Or, quels sont les éléments et les mouvements « charnières » du texte
par lesquels Damas imprime au conte de Perrault un écart de sens radi-
cal ? Chez Perrault, les scènes initiales présentent trois personnages : un
prince (Riquet) et deux princesses jumelles, dont l’une disparaît rapide-
ment. Damas soumet d’abord les personnages de l’hypotexte à une trans-
formation quantitative en les réduisant à deux : un homme et une jeune
fille. En fonction de la spécificité sociohistorique du propos qu’il tient,
Damas redéfinit ensuite le couple d’origine du point de vue qualitatif. Per-
rault représente l’homme comme étant fort laid (il louche, il est boiteux

SE
et bossu) mais intelligent, alors que les deux jumelles sont l’une très belle
mais stupide, l’autre extrêmement laide mais intelligente (celle qui dispa-
raît de l’histoire). L’homme chez Damas est lui aussi laid (il louche, il est
boiteux et sourd et, détail important, noir) mais apparemment dénué d’in-
telligence, alors que la femme, blanche, est dépeinte comme parfaite, belle
et sage au plus haut point, concentrant ainsi en elle les qualités complé-
mentaires des jumelles de Perrault. Grâce à cette double opération quanti-
ES
tative et qualitative, les deux personnages de Perrault reproduisent dans la
lecture de Damas ni plus ni moins les stéréotypes de la mythologie raciste
la plus classique : l’héroïne, par le seul fait d’appartenir à la race blanche,
apparaît totalement positive, tandis que le personnage masculin, par le fait
d’appartenir à la race noire, est nécessairement négatif. L’intervention de
Damas se produit donc à partir du maquillage des traits des personnages de
Perrault, traits qui chez Perrault étaient reliés aux catégories esthétique et
PR

morale. Chez Damas la catégorie esthétique va coïncider avec la catégorie


raciale, chargée de désagréger et renverser la dialectique hypotextuelle et
d’en faire proliférer le sens. Damas aura ainsi enlevé et ajouté à son modèle
ce qu’il fallait pour amener sa parole au disfonctionnement et l’acheminer
vers un « refonctionnement » capable d’entraîner dans le nouveau texte des
instances, des actions et des faits bien nouveaux.
Apparemment la dynamique des deux contes de Perrault et de Damas
mène au même résultat : une nouvelle qualité (amoureuse) du regard
porté sur les deux hommes pousse les deux femmes à la pleine accepta-
tion de ceux-ci, dans un mouvement qui fait participer l’identité de l’al-
térité, jusqu’à les faire fusionner dans la complémentarité. En effet, du
moment où les deux femmes acceptent de s’unir en mariage avec les deux
hommes, elles les reconnaissent selon leur véritable nature, qui consiste
160
Charles Perrault et Léon-Gontran Damas

non pas en leur apparence physique (changée de toute façon à leurs yeux),
mais bien en leur essence spirituelle et morale, se retrouvant par là elles-
mêmes – chacune selon les besoins des deux contes – transformées dans
leurs propres qualités. Chez Perrault la femme stupide devient intelli-
gente, chez Damas au contraire la femme relativise sa propre intelligence
du moment où elle reconnaît que l’homme (noir) aussi a une intelligence,
une intelligence « différente » des choses (« Il est noir […], noir comme
la nuit ; mais, comme sont parfois les nuits, il est beau. Il est bon. Il est
fort. Et, il sait les secrets qui sont cachés au jour », p. 169).
L’écart qui s’est produit entre un texte et l’autre est de taille. La thé-
matique du regard amoureux, qui n’est qu’une pédagogie du respect de
l’autre, concerne chez Perrault le domaine des pratiques sociales au sein

SE
d’une société homogène, caractérisée par des rapports intra-raciaux, où
l’autre n’est que son propre semblable et où tout type de relation repose
sur des règles et sur une morale stables et assurées depuis des siècles. Or
chez Damas le sens du regard sur l’autre change dans son essence, là où
le regard amoureux de la Blanche (à lire : du Blanc) se mue en regard
sur la « différence », porté qu’il est sur l’autre par excellence, le subalterne
(le Noir), celui qui est (à l’époque) difficile à accepter et à reconnaître
ES
comme son semblable, dans son identité pleine et distincte. C’est ainsi que
l’allégorie du discours, une reconnaissance réciproque fondée sur le res-
pect brise les barrières de l’univers clos, autoréférentiel, de Perrault pour
s’ouvrir chez Damas à des temps, des espaces, des personnalités autres,
à des dimensions mentales et humaines inscrites dans l’avenir inconnu
d’une société où les identités culturelles et les rapports interraciaux doi-
vent être renégociés. La reprise et la distorsion qualitative du modèle
PR

permettent à Damas de polémiquer contre le monde blanc conservateur


présenté dans et représenté par le modèle ; un monde qui est amené à un
tournant de dimensions historiques, culturelles, sociales et politiques. La
transdiégétisation subie par le modèle canonique a eu pour résultat de
le « refonctionnaliser », contribuant à libérer une problématique fermée,
où chaque élément altéré occupe une fonction nouvelle, capable de réo-
rienter le sens d’une thématique, par ailleurs maintenue presque intacte
dans sa surface par Damas. La transvalorisation progressive des person-
nages, élevés au rang de symboles d’entités collectives liées par un rap-
port de pouvoir, aura traduit la volonté de perturber une hiérarchie sécu-
laire, d’en subvertir l’ordre par la subversion du texte. La redéfinition du
système signifiant aura créé, entre le vieux et le nouveau texte, une dis-
sonance, une ­déclaration de distance, une rupture sur le plan du contenu.
161
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

La dernière phrase de Yani-des-Eaux exprime de manière tout à fait


incisive cette rupture, rien que par le truchement d’un signe de ponctua-
tion. Chez Perrault la double « moralité » 9 ferme la boucle de la narra-
tion au mode verbal de l’indicatif (présent et futur), par lequel le discours
évaluatif énonce une règle de vie, définit une vérité permanente et indu-
bitable. Chez Damas au contraire la thématique du texte, qui prévoit le
passage d’une rencontre moralement acceptée à une rencontre transgres-
sive, d’une représentation des faits en forme de bilan à une vision pros-
pective, implique une narrativité qui ne peut plus s’exprimer en forme
d’énonciation positive et stable, de constat normatif. Ainsi, si la conclu-
sion formulée par Damas respecte le présent de l’indicatif de Perrault, c’est

SE
toutefois sous forme interrogative qu’elle s’énonce, dans sa toute fin, au
sujet des chances de survie que pourrait avoir la rencontre entre l’homme
et la femme (à lire : entre les deux races) : « […] connaissez-vous l’Île
et peut-être connaissez-vous les descendants de Yani et de son époux ? »
(p. 170) Il est vrai par ailleurs que la fin en forme d’interrogation peut se
trouver aussi dans certains contes créoles, l’autre modèle présent chez
Damas. Là toutefois il s’agit de fausses interrogations, à savoir d’une stra-
tégie pour entraîner le public dans l’apprentissage de quelques pratiques,
ES
faits et valeurs acquis et transmis au sein d’une société traditionnelle.
En revanche, l’interrogation sur laquelle se termine Yani n’a rien d’une
figure de rhétorique, ayant plutôt une valeur référentielle. Ainsi Damas
s’écarte de ses deux modèles : sa conclusion, qui en réalité n’en est pas
une (elle ne clôt pas un discours), est une sorte de « moralité sans garan-
tie », un « arrêt sur image » rapporté à un futur non encore expérimenté,
à peine ouvert sur le possible. Tout l’écart entre les textes de Perrault et
PR

de Damas se trouve concentré ici, lié également au statut de l’espace scé-


nique. L’île où l’histoire de Yani a lieu est bien un espace physiquement
clos par définition, ainsi que l’est l’univers de Perrault (et, pourquoi pas,
celui des contes créoles) ; il rejoint cependant chez Damas le statut d’es-
pace symbolique (en effet Damas écrit « île » avec une majuscule), d’es-
pace paradoxalement ouvert. Il s’agit d’un microcosme où, à l’encontre
du monde de Perrault, rien n’est prévisible, rien n’est sûr, mais où tout est

9. « Moralité. Ce que l’on voit dans cet écrit, / Est moins un conte en l’air que la vérité
même ; / Tout est beau dans ce que l’on aime, / Tout ce qu’on aime a de l’esprit. – Autre
Moralité. Dans un objet où la Nature,   / Aura mis de beaux traits, et la vive pein-
ture / D’un teint où jamais l’Art ne saurait arriver, / Tous ces dons pourront moins pour
rendre un cœur sensible, / Qu’un seul agrément invisible / Que l’Amour y fera trouver »
(C. Perrault, Riquet à la houppe, ouvr. cité, p. 181).

162
Charles Perrault et Léon-Gontran Damas

également possible. Dans cette île, qui sous certains aspects ressemble à
Utopie, une rencontre « non canonique » se produit entre deux individus / 
deux races, ainsi, d’autre part, qu’une confrontation entre Damas et ses
deux « canons » littéraires.
Telle est finalement la parodie : ni plus ni moins qu’un dialogue et un
débat entre deux textes, deux paroles, deux collectivités, deux mondes,
un acte de décomposition et de recomposition culturelles. Son effet
dépend de l’oscillation entre la conformité et l’écart ; si le commentaire
de l’hypotexte donne lieu à un maximum de discordance, voilà que l’hy-
pertexte engendre un monde réorienté, la dérive d’un système culturel
que l’on veut mettre en crise et la dérivation d’un autre système. Dans
ce sens la parodie, qui naît « à côté et contre » l’œuvre canonique (occi-

SE
dentale), collabore pertinemment à la construction de ce « contre-dis-
cours » élaboré par une « contre-littérature », que théorise la critique
postcoloniale.
ES
PR
PR
ES
SE
Véronique Corinus

La nouvelle régionaliste créole


et l’oscillation des modèles

SE
Sa dévotion aux modèles esthétiques occidentaux a valu à la poésie antillaise
régionaliste le qualificatif de « mimétique ». Conspuée par une nouvelle
génération de littérateurs et d’écrivains qui, de Légitime défense à Tropiques,
en passant par la Revue du monde noir, appelèrent à l’avènement d’une lit-
térature nouvelle libérée des canons esthétiques européens, elle est devenue
le symbole de l’assimilation culturelle et de l’aliénation littéraire.
ES
Les textes narratifs régionalistes, écrits à la même époque, ont eu à
souffrir du mépris professé à l’encontre de la poésie exotique au point
d’être aujourd’hui totalement tombés en désuétude. Ainsi qui se souvient
encore des œuvres d’André Thomarel 1, poète et nouvelliste guadeloupéen
dont les qualités littéraires furent pourtant saluées en son temps ? Asso-
cié par Eugène Revert à Damas, Tardon, Zobel et Richer, ce « groupe
de jeunes écrivains antillais et guyanais qui se taillent une place hono-
PR

rable dans les lettres françaises » 2, préfacé par Daniel Thaly qui vante les
qualités de sa plume 3, célébré par René Maran qui le présente comme
un « écrivain de talent » dont les « œuvres et œuvrettes sont justement
appréciées » 4, il est aujourd’hui totalement oublié, au point qu’aucun de
ses écrits n’a jamais été réédité.

1. A. Thomarel, Parfums et saveurs des Antilles, Paris, Ebener, 1935 ; Sous le ciel des Antilles.
Regrets et tendresses, Châlons, Imprimerie de l’Union républicaine, 1936 ; Naïma, fleur
du Maghreb, Casablanca, Antar éditions, 1949 ; Les Mille et Un Contes antillais, Casa-
blanca, l’auteur ©, 356, rue de l’Aviation française, 1951 ; Nuits tropicales, Paris, Éditions
du Scorpion, 1960.
2. E. Revert, La France d’Amérique. Martinique, Guadeloupe, Guyane, Saint-Pierre-et-
Miquelon - Paris, Les Éditions maritimes et coloniales, 1955, p. 253.
3. D. Thaly, « Préface », A. Thomarel, Parfums et saveurs des Antilles, ouvr. cité, p. 8.
4. R. Maran, « Présentation de Thomarel André », retranscription de l’émission radiopho-
nique « Au-delà des mers », Nuits tropicales, ouvr. cité, p. 10.

165
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Son éviction du champ littéraire antillais est étroitement liée à l’ac-


cusation de bovarysme littéraire qui pèse, à raison, sur l’ensemble de son
œuvre. Héraut 5 de la francité, il se réclame de l’école de la comtesse de
Noailles ou de Chateaubriand 6, revendiquant haut et fort ses influences
littéraires venues d’outre-Atlantique. Il convient cependant de s’interro-
ger sur son degré d’assujettissement aux modèles narratologiques euro-
péens et de mesurer l’évolution qu’il a pu connaître dans ses dernières
œuvres.
Ses deux nouvelles parues dans Les Mille et Un Contes antillais,
« Un match » et « Le roi des ciriques » 7 offrent une intéressante varia-
tion de son écriture mimétique. Adaptations littéraires de deux contes
traditionnels créoles, elles se réfèrent à un double modèle, les littéra-

SE
tures populaires locale et française, renvoyant à une polarité double,
native et étrangère. Cette oscillation des modèles, si elle révèle un désir
de réhabiliter la culture antillaise, trahit également la volonté assimila-
tionniste de rattacher le patrimoine oral antillais au fonds culturel fran-
çais. La revendication forte d’une hypertextualité assumée s’avère être
un désir de fusion des Antilles à la France. Cependant, cette nouvelle
manifestation d’une « littérature de sucre et de vanille » au folklorisme
ES
désuet ne révèle-t‑elle pas aussi une recherche maladroite de renouvel-
lement esthétique ?

Les nouvelles de Thomarel sont une transposition littéraire de deux contes


oraux créoles, mettant en scène les fourberies de Compère Lapin, tricks-
ter dont le cycle est si répandu aux Antilles. Double thériomorphe de Ti
Jean, c’est un personnage malin mais cynique et sans scrupule qui n’hé-
PR

site pas à employer des moyens répréhensibles pour parvenir à ses fins si
bien que la débrouillardise dont il fait preuve est le signe le plus flagrant
de son individualisme forcené. S’il parvient généralement à l’emporter
sur ses dupes, ses ruses peuvent se retourner contre lui, comme c’est le

5. Héraut de la francité, André Thomarel le fut sans conteste et sa biographie est un modèle
de dévotion à la France : né à Saint-Claude en Guadeloupe en 1893, il voua un amour
absolu à la mère patrie, diffusant, en tant qu’instituteur puis directeur d’école, sa culture,
se battant pour ses valeurs dans les tranchées de 14-18, luttant encore pour elle durant
la Seconde Guerre mondiale avec tant de foi qu’il fut obligé de se réfugier à Casablanca
pour échapper à la traque allemande. Après la guerre, ce sont encore les idées françaises
qu’il défend en tant que journaliste dans la revue Nouvelles des Antilles et de la Guyane.
6. Voir R. Chauvelot, « Préface », A. Thomarel, Sous le ciel des Antilles, ouvr. cité, p. 6.
7. A. Thomarel, « Un match », Les Mille et Un Contes antillais, ouvr. cité, p. 29-32, désor-
mais abrégé M ; « Le roi des ciriques », ibid., p. 33-36, désormais abrégé RdC.

166
La nouvelle régionaliste créole

cas dans les deux contes présentés par Thomarel, qui adoptent la même
morphologie cyclique 8 : les premiers succès du malin compère sont sui-
vis d’échecs retentissants.
Dans la première nouvelle, Lapin, vantard, fait le pari qu’il saura résis-
ter aux coups de boutou que lui assénera au petit matin Compère Éléphant.
Et de fait, il survit deux fois à la violente bastonnade, ayant persuadé par
ruse Bouc et Mouton, successivement invités à souper et dormir chez lui,
d’ouvrir la porte à sa place, la tête dissimulée sous un bonnet de nuit, afin
de recevoir le café des mains d’une belle jeune femme. Mais Macaque, son
troisième hôte, échappe à un sort funeste en refusant de se lever, si bien que
Lapin ne doit la vie sauve qu’à une fuite éperdue. C’est la chance qui lui
permet en revanche d’éviter la mort dans la seconde nouvelle. Lors d’une

SE
pêche au crabe, Lapin est happé par le roi des ciriques  9 qui le projette à des
kilomètres à la ronde. Cette mésaventure inspire au rusé animal un mauvais
tour : il plante trois piquets de fer au point de chute et attire dans le piège
Bouc puis Mouton qui, projetés à leur tour par le crabe, vont s’y empa-
ler. Macaque échappe derechef à la mort, en refusant d’introduire sa main
dans le trou, si bien que Lapin, forcé de le faire, est projeté en direction
des pieux. Fort heureusement « il tombe entre les trois piquets sans perdre
ES
un seul poil » et peut « regagn[er] sa case clopin-clopant » (RdC, p. 36).
En transposant à l’écrit la matière orale, Thomarel semble bien vouloir
prendre le relais du conteur antillais. Anticipant les préceptes de la créolité,
il puise dans le répertoire traditionnel du maître de la parole créole deux
contes-types dont il respecte fidèlement la trame narrative. Il fait ainsi du
patrimoine oral un nouvel hypotexte, offrant à sa créativité des éléments
natifs. Ce faisant, il se détourne pour un temps des modèles occidentaux
PR

dont il aime généralement à se prévaloir et adopte résolument un modèle


narratologique local. Thomarel se distingue en cela du Martiniquais Fran-
çois Marbot qui a peu fait cas, dans ses Bambous 10, de la matière orale
antillaise, préférant travestir en créole les fables de La Fontaine.
L’auteur guadeloupéen adopte une démarche inverse : il rédige en fran-
çais des contes créoles, faisant ainsi irrémédiablement glisser le conte popu-
laire vers le conte littéraire. À la rhétorique propre de l’oralité – sobriété
lexicale, parataxe, répétition syntaxique et sémantique, échos phoniques –,

8. Voir D. Paulme, La Mère dévorante, Paris, Gallimard (Tel), 1976.


9. Sorte de crabe.
10. F. Marbot, Les Bambous. Fables de La Fontaine, travesties en patois créole par un vieux
commandeur, Martinique, Ibis rouge, 2002 [1846].

167
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

il substitue celle de l’écrit. Il accentue davantage encore leur littérarisation


en insérant les deux contes dans un récit cadre. Tout comme Uncle Remus
racontait les aventures de Br’er Rabbit à son jeune maître, Youma, la bien-
veillante da, narre celles de Compère Lapin à la petite Odile :
Da, doudou, dis-moi un conte.
Je ne peux pas, mon trésor, il fait jour, je serais changée en panier…
Ça n’arrivera pas. Da. J’ai été bien sage, le bon Dieu est content, il te pro-
tégera, dis un conte.
Mon tit Zobolo, tu n’aimes pas Da !
Si Da, gros com case !
Et la fillette se jette au cou de Youma qu’elle embrasse furieusement.
Vaincue, Youma prononce la formule rituelle.

SE
Bobonne fois !
Trois fois bel conte, réplique Odile. (M, p. 29)

La transgression des rituels de profération annonce une transgression


d’un autre ordre : le conte, changeant de média, connaît une mutation
générique. Néanmoins, la transposition du conte oral en nouvelle apparaît
comme un hommage rendu par Thomarel au patrimoine culturel antillais,
qui acquiert ainsi la dignité alors dévolue aux textes écrits en français.
ES
Elle se veut également une revalorisation de l’imaginaire créole, source
d’inspiration qui, à défaut d’être prestigieuse, est aussi fructueuse que
les modèles occidentaux et mérite à ce titre d’être prise en considération.
En choisissant d’adapter ces deux contes traditionnels créoles, Tho-
marel poursuit en effet l’objectif militant commun à tous les écrivains
régionalistes, qu’ils soient poètes, prosateurs ou essayistes : présenter au
Français, à l’Occidental, la richesse de la culture créole en ancrant déli-
PR

bérément les écrits dans la sphère caraïbe afin de réhabiliter une culture
méconnue ou méprisée. L’ensemble du recueil dont sont extraits les deux
textes œuvre d’ailleurs à cette réhabilitation du monde antillais dont les
aspects singuliers sont exposés tour à tour : la beauté des paysages est van-
tée, la richesse des traditions culturelles révélée, la spécificité des mœurs
et les jalons de l’histoire présentés.
Cependant dès le titre, Les Mille et Un Contes antillais, l’intertextua-
lité avec une littérature exogène s’affiche alors même que l’ouvrage reven-
dique un ancrage local fort. Les quarante textes qu’il réunit sont présentés
comme autant de souvenirs revigorants que « les compagnons de la 16e »,
poilus antillais exilés loin de leur terre natale, prenaient plaisir à évoquer
durant la campagne de la Somme :

168
La nouvelle régionaliste créole

Vous rappelez-vous ces contes qui dissipaient notre nostalgie, projetaient


entre nous et la brume et le froid des hivers de France, les chaudes cou-
leurs de nos Isles lointaines et leurs brises et leurs parfums ? Je les ai réu-
nis pour vous, ces contes qui berçaient nos espoirs. 11

Contes et légendes traditionnels mais surtout anecdotes réalistes et


drolatiques sur la vie quotidienne des Antilles s’enchaînent alors : tous
les textes prennent la forme de nouvelles dont on se plaît, çà et là, à sou-
ligner la proximité avec la littérature française. Ainsi le récit d’un viager
peu rentable fait-il immanquablement penser à « une histoire de Maupas-
sant, tirée du volume “ Les sœurs Rondoli”, figurant dans les bouquins
de morale et que les instituteurs racontent à leurs élèves pour les détacher
de l’image des boissons alcooliques » 12, tandis que celui d’un magot dissi-

SE
mulé fait surgir la fable du « Laboureur et ses enfants » : « A-t-elle connu
La Fontaine, la vieille Mam’ Athos ? C’est très improbable. Et pourtant
ses enfants, à l’instar de ceux du laboureur décédé, courbés sur le champ
laissé par leur mère, fouillent, bûchent, et ne laissent nulle place où la
main ne passe et repasse. » 13
C’est ce même La Fontaine que Thomarel pastiche dans « Un match »
et « Le roi des ciriques », les deux seuls véritables contes du recueil. L’in-
ES
tertextualité s’affiche derechef, bien qu’avec moins d’ostentation. En effet,
si la facture de la fable n’est pas reproduite, délaissant vers, rimes et morale,
son personnel – si emblématique – est convoqué, sur le mode du tra-
vestissement. Thomarel débaptise en effet deux personnages tradition-
nels du conte créole pour les affubler de nouveaux noms, empruntés aux
Fables. C’est ainsi que Compère Kabrit, personnage stupide et naïf, est
appelé Robin Mouton, tandis que Compère Lapin se voit attribuer le
PR

nom de Jean Lapin.


Par ces nouvelles dénominations, le conte instaure un subtil jeu de
connivence entre l’auteur et son lecteur, du moins celui qui est postulé
par le texte : un lecteur érudit, pétri de culture classique. Ce dernier se
souviendra que le premier personnage est évoqué dans « Le Berger et son
troupeau » 14, fable dans laquelle le berger Guillot fait l’oraison funèbre de
son « pauvre Robin mouton », dévoré par le loup, à cause de congénères
couards, son cher « Robin mouton qui par la ville / [le] suivait pour un

11. A. Thomarel, Les Mille et Un Contes antillais, ouvr. cité, p. 8.


12. A. Thomarel, « Calva et rhum », ibid., p. 67.
13. A. Thomarel, « Trésors cachés », ibid., p. 72.
14. J. de La Fontaine, « Le Berger et son troupeau », Les Fables, Paris, Garnier, 1962, livre IX,
fable 19, p. 265.

169
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

peu de pain / Et qui [l’] aurait suivi jusques au bout du monde ». Quant
à Jean Lapin, il apparaît 15 dans « Le Chat, la Belette et le petit Lapin »,
en litige avec Dame Belette pour un terrier qu’elle prétend lui ravir ; il
mène l’affaire devant Raminagrobis qui règle leur désaccord d’un coup de
dent. Comment le lecteur postulé ne reconnaîtrait-il pas sous les traits du
protagoniste antillais, qui « parmi le thym et le serpolet, gambade et fait
des culbutes » (M, p. 32), l’alter ego tropical du Janot Lapin français, qui
« trott[e], fait tous ses tours » allégrement « [p]armi le thym et la rosée » 16.
Sans doute cette francisation des noms, relevant d’un syndrome de
« lactification littéraire », renvoie-t-elle chez Thomarel à une aliénation
culturelle profonde. La référence littéraire est en effet ici, plus qu’un
signe de déférence, une marque d’allégeance. Elle traduit la volonté d’ins-

SE
crire à toute force la tradition antillaise dans la prestigieuse lignée litté-
raire française. Leur travestissement fait en effet entrer les deux compères
antillais en résonance avec Le Quart Livre de Rabelais auquel La Fon-
taine a lui-même emprunté le nom de Robin Mouton, ainsi qu’avec les
fabliaux du Moyen Âge auxquels le personnage de Jean Lapin, cousin de
Lièvre Couard, fait immanquablement songer ; d’ailleurs les noms attri-
bués aux autres compères du conte, Alfred Éléphant, Charles Macaque
ES
et Claude Bouc, pastichent ceux du bestiaire des fabliaux : Noble le lion,
Ysengrin le loup, Tibert le chat, ou encore le coq Chanteclair… tant et
si bien que la geste de Lapin ici esquissée semble être une branche exo-
tique du Roman de Renart.
La nomination apparaît comme le procédé singulier d’un pastiche
discret, susceptible de souligner les liens culturels que les Antilles entre-
tiennent avec la France. L’adaptation du conte créole répond ainsi à la
PR

volonté de Thomarel de mettre en valeur la filiation de la littérature orale


antillaise avec le fonds culturel français et notamment sa littérature popu-
laire. La première apparaît comme un avatar de la seconde qui l’aurait
fortement influencée. C’est du moins ce qu’affirme Daniel Thaly, men-
tor de Thomarel, dans son poème « Conteurs martiniquais » : aux Antilles,
assure-t-il, subsiste « l’esprit du fabliau » et le conteur « [d]ans son char-
mant récit évoquera Perrault » puisque « [a]ux “Isles”, on connaît Barbe-

15. Il fait auparavant l’objet d’une controverse dans « L’Aigle et l’Escarbot » (ibid., livre II,
fable 8, p. 66-67) entre les deux personnages éponymes : le coléoptère se venge de
l’­affront de « la Princesse des Oiseaux » qui a enlevé dans ses serres « Maître Jean Lapin »
à qui il avait pourtant donné asile.
16. J. de La Fontaine, « Le Chat, la Belette et le petit Lapin », ibid., livre VII, fable 15, p. 198-199.

170
La nouvelle régionaliste créole

Bleue et Peau d’Âne » et que l’on peut entendre « Cendrillon raconté par
un coupeur de cannes » 17.
Le fonds occidental est présenté, par celui-là même qu’on honore – et
c’est symptomatique – du titre de « prince des poètes » à l’instar de Ronsard,
comme la seule origine, le modèle unique dont puisse se prévaloir la culture
orale antillaise. C’est là une filiation que les intellectuels des premières décen-
nies du xxe siècle aiment à rappeler, car elle sert le projet assimilationniste.
Charles Moynac 18, préfacier du recueil de contes de Magdeleine Schont,
tient à prévenir le lecteur, dès ses premières lignes, que les contes créoles
« ont été, en effet, empruntés à des sources étrangères : soit au fond inépui-
sable des légendes orientales, soit aux œuvres médiévales dont le Roman de
Renart est le prototype » 19. Quant à Marie Berté 20, elle souligne cette filia-

SE
tion en traquant la moindre ressemblance entre les contes qu’elle a collec-
tés et les fables de La Fontaine, les fabliaux du Moyen Âge ou les récits de
Perrault. Les contes créoles ne semblent pouvoir être revendiqués que si
l’on peut faire la preuve de leur filiation occidentale, quitte à forcer quelque
peu les rapprochements et à soutenir des démonstrations fallacieuses.
Les nouvelles de Thomarel participent à ce remodelage scabreux qui
doit souligner la forte proximité qu’il existe entre la culture antillaise et
ES
la culture française. Par leurs références à La Fontaine, « Un match » et
« Le roi des ciriques » participent au projet politique tacitement poursuivi
par l’ensemble du recueil : œuvrer en faveur de cette départementalisa-
tion si longtemps désirée et si récemment acquise, cette départementa-
lisation encore si fragile en 1951, alors qu’on met sous presse. Et Gas-
ton Monnerville d’applaudir à cet opuscule qui sert si bien les ambitions
PR

17. D. Thaly, Poèmes choisis, Tournai (Belgique), Casterman, 1976, p. 127 [Chants de l’At-
lantique, Paris, Garnier, 1928].
18. Selon C. Moynac, la culture des Antillais ne doit rien à l’Afrique dans la mesure où l’es-
clavage a détruit toute trace des civilisations originelles : « […] dans cette suite de récits,
il n’y a rien qui se rapporte aux traditions ancestrales, rien qui révèle l’origine africaine.
Tout a été importé, tout est venu du dehors, si bien que l’on se trouve en présence de
groupements humains amenés à la Guadeloupe par la force et par la violence. Ces êtres
malheureux n’ont pas été seulement arrachés au sol natal, dépouillés de leurs biens, mais
aussi de leurs idées, de leurs traditions, de leur passé. Il ne peut y avoir de spoliation
plus complète, et cette absence de tradition explique, mieux que toute autre, comment
les populations Antillaises ont pu s’assimiler, sans réserve et d’une manière totale, notre
langue, nos mœurs, notre civilisation » (C. Moynac, « Préface », M. Schont, Quelques
contes créoles, publié à l’occasion du tricentenaire des Antilles par le gouvernement de la
Guadeloupe et Dépendances, Basse-Terre, Guadeloupe, p. vii).
19. Ibid.
20. M. Berté, Sous les filaos, Fort-de-France (Martinique), Imprimerie officielle, 1941 ; Nou-
veaux ombrages, Fort-de-France, Imprimerie officielle, 1944.

171
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

assimilationnistes : « Vous aurez bien mérité de notre petite Patrie que


vous aurez contribué à mieux faire connaître donc à faire mieux aimer. » 21
Le président du Conseil de la République ne saurait être en désaccord avec
le principe qui a présidé à l’élaboration du recueil : la connaissance mène
nécessairement à la reconnaissance et in fine à l’intégration dans la nation.
C’est cette écriture paradoxale de dévoilement et d’aliénation de la
culture créole qui, dès les années 1930, a exposé Thomarel à la vindicte des
jeunes intellectuels antillais. On sait en effet combien les écrivains régiona-
listes furent vilipendés, confondus dans une même mulâtraille haïssable et
pitoyable, miroir odieux d’une bourgeoisie locale décadente, compassée
et complexée, dévouée corps et âme à la France assimilationniste, aliénée
jusque dans ses productions littéraires. En effet, taraudés par leur désir

SE
de reconnaissance métropolitaine, ils manièrent une écriture toute d’exté-
riorité, jetant sur eux-mêmes et leur culture le regard de l’autre : l’étran-
ger, le métropolitain, l’Européen qui est le destinataire premier, le réfé-
rent absolu, le juge implacable dont on espère l’aval pour que la culture
antillaise ait droit de cité. La stratégie narratologique de Thomarel est à
cet égard une mise en abyme extrêmement signifiante : c’est Youma, la
nourrice au nom africain, qui est chargée de raconter les deux contes de
ES
Lapin à « Odile, la fille du maître [qui] ne sait plus quoi faire » (M, p. 29)
et qui se délecte de ses aventures en « bat[tant] des mains » (p. 31).
Cependant, Thomarel est moins radical que beaucoup de ses contem-
porains assimilationnistes. Si ses nouvelles mettent uniquement en avant
leur prétendu substrat français, sa préface est plus ouverte. Bien qu’elle
rende un hommage appuyé à la composante occidentale du peuplement
antillais, elle ne nie pas les autres apports culturels qui l’ont fécondée :
PR

Normands, Bretons Gascons, Phocéens, Africains cultivèrent le tabac, le


cotonnier, la canne à sucre, puis le cacaoyer, le caféier, tout en luttant
ensemble contre les ennemis de la France.
Puis, vers le milieu du dix-neuvième siècle, des travailleurs chinois et hin-
dous furent introduits aux îles et appelés à ajouter le safran de leur peau
au cocktail des races en brassage sous le ciel des Antilles. 22
Ce « brassage » ethnique – dont la violence, sous la plume de Tho-
marel, est à peine évoquée – aboutit à un brassage culturel, à l’origine du
patrimoine oral antillais :

21. G. Monnerville, « Lettre-préface du 30 juillet 1951 », A. Thomarel, Les Mille et Un Contes


antillais, ouvr. cité, p. 9.
22. A. Thomarel, Les Mille et Un Contes antillais, ouvr. cité, p. 14.

172
La nouvelle régionaliste créole

Et les rêves, les nostalgies, l’imagination de ces déracinés réunis en ces


terres d’où émane une poésie intense, y ont renouvelé, repétri avec piment
et sel attique, les vieux contes français, les légendes armoricaines et les
légendes africaines. (Ibid.)

Est ici timidement esquissée l’idée de la créolisation à l’œuvre dans les


contes antillais, issus du maelström historique et de la mosaïque ethnico-
culturelle qui en est résultée. Les nouvelles de Thomarel, tout entières
occupées à la promotion de l’idéologie assimilationniste, n’intègrent pas
cette réflexion liminaire et ne se font pas le miroir de cette culture kaléi-
doscopique vantée par le paratexte. En cela on peut sans doute considérer
qu’elles sont la manifestation d’un véritable acte manqué.
Cependant, en mêlant trame créole et personnel européanisé, elles

SE
amorcent – bien maladroitement, il est vrai – une réflexion sur le divers et
la nécessaire prise en compte de l’oralité créole dans la littérature antillaise,
que développera le mouvement de la créolité.
Malgré leur sévérité à l’égard de Thomarel qu’ils classent, goguenards,
parmi les « doudous mulâtres et poètes fignoleurs » 23, les créolistes lui
reconnaissent – comme à bien d’autres régionalistes – le mérite d’avoir
« préserv[é] charge de mèches susceptibles de porter étincelles à nos obs-
ES
curités » 24. Cet hommage discret est la reconnaissance d’une filiation que
la créolité évoque, à demi-mot.
Or, une telle reconnaissance fait passer les régionalistes du statut de
contre-modèle à celui, plus enviable, de modèle minoré. Une telle évo-
lution dans sa réception permet d’espérer que cette littérature finira par
sortir de l’ostracisme dans lequel l’a plongée son exaltation des modèles
occidentaux. Il est effectivement important qu’elle réintègre le champ lit-
PR

téraire antillais, quelles que soient l’idéologie qu’elle porte et les réactions
critiques qu’elle provoque.
Loin de moi l’idée de vouloir réhabiliter l’œuvre de Thomarel aux
innovations si timides. Il paraît pourtant dommageable, au nom de la cri-
tique, que ses textes ne soient plus lus, faute d’être réédités. Voire simple-
ment édités. Si ses Mille et Un Contes antillais furent publiés à compte
d’auteur – signe sans doute d’un désaveu de plus en plus exclusif – nom-
breux sont ses écrits à avoir disparu : Contes et paysages de la Martinique,
Contes des Antilles, Cœurs meurtris, La Jolie Zaza, Amours et esquisses.
La dureté des jugements qui accablent depuis les années 1930 les

23. P. Chamoiseau et R. Confiant, Lettres créoles, Paris, Gallimard, 1999, p. 118.


24. J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Éloge de la créolité, p. 16.

173
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

régionalistes a effectivement eu pour conséquence de rendre leurs œuvres,


absentes des rayonnages des librairies et des bibliothèques, difficilement
accessibles. Sans doute est-il temps de songer à une réédition des œuvres
complètes des écrivains majeurs de ce mouvement littéraire si ­controversé,
car l’accusation de mimétisme littéraire ne saurait priver la littérature
antillaise d’une part d’elle-même.

SE
ES
PR
Dominique Chancé

Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau


Construire un paradigme antillais

SE
Parodies et pastiches ne sont guère de mise dans une littérature qui tente
de s’autonomiser et ne daigne guère regarder vers la littérature française
dont elle souhaite s’éloigner jusqu’au déni de toute filiation. S’il s’agis-
sait de débusquer parodies et réécritures, ce serait donc celles de contes
créoles et autres modèles de l’oralité qu’il faudrait solliciter. Mais il fau-
drait alors refaire toute l’histoire de la littérature antillaise contemporaine
ES
et du « marqueur de paroles ». Sans doute pourrait-on également situer
l’écriture de Chamoiseau et Confiant, mais également de Pineau, Pépin
et autres auteurs ayant gravité autour des auteurs de la créolité, dans une
relation d’intertextualité vis-à-vis des auteurs haïtiens et cubains du réa-
lisme merveilleux et du real maravilloso. Par ces choix, en effet, ces affi-
nités revendiquées, avec le conte et avec une poétique caribéenne, les
auteurs ont dessiné le contexte dans lequel ils estimaient devoir être lus,
PR

ils ont institué des médiations entre le lecteur et leurs textes, des filtres
ou des systèmes de référence, que Milan Kundera dans le fameux article
qu’il consacrait à Patrick Chamoiseau, dans L’Infini, à l’été 1991, appe-
lait « contexte médian » 1.

1. Milan Kundera, dans son article de L’Infini, envisageait la question des « contextes
médians » des œuvres. Selon lui, la Martinique est à l’intersection de trois contextes :
« contexte français et francophone ; contexte de la négritude africaine et mondiale ;
contexte antillais, latino-américain, américain. […] la force, la richesse de la culture mar-
tiniquaise me semble justement due à la multiplicité des contextes médians qu’elle habite
simultanément » (« Beau comme une rencontre multiple », L’Infini, no 34, été 1991, p. 57).
Depuis, dans Le rideau, Kundera a développé une opposition entre « petit » et « grand
contexte », que Patrick Chamoiseau a régulièrement reprise dans ses récents entretiens :
« Il y a deux contextes élémentaires dans lesquels on peut situer une œuvre d’art : ou bien
l’histoire de sa nation [appelons-le petit contexte], ou bien l’histoire ­supranationale de

175
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Avec le temps, le contexte caribéen, plutôt que la francophonie ou la


littérature française, a imposé sa pertinence, mais les auteurs de la créolité
ont cessé de constituer le groupe cohérent qui animait cette aire. Parallèle-
ment, deux auteurs, Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, se détachaient
comme binôme créateur d’œuvres et de concepts, véritables modèles et
producteurs de modèles, articulant leurs œuvres en diptyques et en archi-
pel. Ils n’ont cessé de multiplier les références, de plus en plus hétérogènes,
selon un tropisme à la mesure du « tout-monde » et de la « relation ». Si ce
contexte, hybride, pluriel, en vient à englober des auteurs français, parmi
les auteurs de toutes les littératures et de toutes les époques cités dans la
« sentimenthèque » de l’essai de Chamoiseau, Écrire en pays dominé, nous
faisons l’hypothèse qu’il fonctionne d’abord, à partir de Chamoiseau, dans

SE
un jeu à deux voix. Le rétrécissement, paradoxalement, devient ouverture
dans la mesure où l’œuvre de Glissant, devenue le prisme à travers lequel
on peut lire l’œuvre de Chamoiseau (la réciproque étant en partie pos-
sible), lui confère une dimension supplémentaire, l’entraîne, en quelque
sorte, vers le tout-monde et permet au lecteur de s’y engouffrer à son tour.
Ces deux auteurs ont ainsi choisi les modèles qui permettent de les lire
et se sont eux-mêmes constitués comme modèles pour la littérature antillaise.
ES
Construction de la créolité

Dans un premier temps, Patrick Chamoiseau, en accord avec Raphaël


Confiant, avait élaboré un « contexte médian » cohérent autour de la créo-
lité. L’essai écrit par les deux auteurs, Lettres créoles. Tracées antillaises et
PR

continentales de la littérature, 1635-1975, avait pour but d’exhumer une histoire,


de tracer une perspective dans laquelle on peut désormais lire les œuvres
des auteurs antillais. Dans la droite ligne d’Éloge de la créolité, il accomplis-
sait les « fouilles archéologiques » imaginées par les auteurs et redécouvrait
(enfoui sous la couche de culture française qui le recouvrait) le texte quand
il existe, l’archive et le témoignage d’une créolité littéraire et oralitaire 2.
Il m’a toujours paru étrange que des auteurs aussi lettrés, grands lec-
teurs, à n’en pas douter de littérature française, ayant fait leurs études

son art [appelons-le le grand contexte] » (M. Kundera, « Die Weltliteratur », Le Rideau,


Paris, Gallimard, 2005, p. 49-50).
2. « Un peu comme en fouilles archéologiques : l’espace étant quadrillé, avancer à petites
touches de pinceau-brosse afin de ne rien altérer ou perdre de ce nous-mêmes enfoui
sous la francisation » (J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Éloge de la créolité, p. 22).

176
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau

en Martinique, quand on sait comment les programmes des collèges et


lycées y sont demeurés attachés aux programmes français et à la littérature
française, aient reconstruit une perspective aussi puriste de la littérature
antillaise, comme un arbre généalogique à une seule branche. Sans doute
les « lettres créoles » ne sont-elles pas toute la « littérature antillaise », car
le métissage le plus évident pour qui a vécu un tant soit peu aux Antilles,
celui de la littérature créole avec la littérature française, en est absent. La
littérature des Antilles créoles, d’après ce récit qu’est Lettres créoles, des-
cend en droite ligne des pierres amérindiennes, du cri de la cale, de la
négritude d’Aimé Césaire et de « l’errance enracinée » du blanc Saint-John
Perse, pour aboutir à l’antillanité et à Édouard Glissant, l’essai prenant
pour date butoir, 1975, avec la parution de Malemort  3.

SE
Ainsi, les auteurs de la créolité ont tenté de reconstruire une histoire
de la littérature créole, en français et en créole, dans une perspective
militante et identitaire, qui nie la branche française de leur héritage et la
manière bien plus complexe, inextricable, selon laquelle les lectures se
sont imbriquées, la littérature antillaise ne pouvant guère se penser sans
la littérature française sur laquelle elle se greffe. La conception créole s’est
cristallisée autour des années 1990. Le livre Écrire « la parole de nuit ».
ES
La nouvelle littérature antillaise 4, en est, en quelque sorte, le manifeste
et la consécration, la créolité formant alors une esthétique et un groupe
assez nombreux. Le récit Chemin d’école 5 illustre assez bien ce moment,
Chamoiseau ayant conçu une véritable autobiographie créole, au cours
de laquelle le maître d’école, tente d’imposer ses Gaulois et son français
à des gamins créolophones qui ne connaissent que « bawouf » (p. 130) et
« mabs » (p. 134-138) 6. Et le maître d’école exaspéré de s’écrier : « Ô cette
PR

engeance créole n’a rien à dire !… » (p. 86)


Cette reconstruction, rationalisant une enfance « en pays dominé », et
une histoire littéraire, dans une perspective militante et pédagogique, n’a
pourtant pas eu la suite qu’on pouvait imaginer. En effet, le mouvement de
la créolité a sans doute porté des fruits (en littérature, en termes de créa-
tivité, et dans la société antillaise à laquelle il a redonné confiance en elle-
même et en ses valeurs), mais il n’a pas véritablement engendré cette école

3. É. Glissant, Malemort, Paris, Gallimard, 1975.


4. Écrire « la parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, nouvelles, poèmes et
réflexions poétiques rassemblés et introduits par R. Ludwig, Paris, Gallimard, 1994.
5. P. Chamoiseau, Chemin d’école, Paris, Gallimard, 1994.
6. Les mabs sont des billes et le bawouf est un jeu guerrier qui permet de s’emparer de la
mise au jeu de billes.

177
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

attendue. Plusieurs auteurs ont rapidement émis des critiques, pris une atti-
tude distante (Maryse Condé, en particulier) ou réservée (Gisèle Pineau) ;
les auteurs de la « nouvelle littérature antillaise » se sont dispersés et le tan-
dem Raphaël Confiant - Patrick Chamoiseau s’est lui-même dessoudé.
Finalement, le groupe de la créolité cesse de fonctionner et Patrick Cha-
moiseau s’en tient désormais à une relation intime avec l’œuvre d’Édouard
Glissant, bien que ce dernier ait marqué sa réticence au moment où la
« créolité » dominait comme idéologie. Patrick Chamoiseau, en effet, a
tissé au fil des années, une relation avec l’œuvre de Glissant, qui invite le
lecteur à un parcours privilégié. Si, avec le temps, l’auteur s’est entouré de
références tellement nombreuses qu’on ne pourrait les répertorier, elles
le cèdent toutes devant cette influence prédominante et c’est par celle-ci

SE
que l’œuvre organise son « contexte médian », dans une grande ouverture
à la relation et au tout-monde, propice à la multiplication des références.

Fils de Glissant

Très tôt dans l’œuvre de Chamoiseau, se déclare un lien filial à Glissant.


ES
Depuis les premiers articles, parus dans Antilla, en 1988, « Glissant, ho !
Civilisateur », « Lonné épi respé » 7, le ton lyrique, solennel, annonce l’ad-
miration de Patrick Chamoiseau. Dans la revue Carbet  8, son enthousiasme
s’exprime sur un ton dithyrambique mais également familial, l’éloge étant
mis en scène dans un jardin, où l’auteur déclame une « Conférence un peu
soûle prononcée en jardin Favorite, devant Ghislaine, devant Yann, au bord
d’un pied-caïmite qui refuse de pousser comme pour mettre en-la-fête l’im-
PR

bécile jardinier » (p. 143). Il revendique alors l’influence de Glissant :


À la parution de mon premier livre, des journalistes archéologues voulu-
rent situer mes assises littéraires. Avec une franchise à leurs yeux surpre-
nante, je répondis flap : Glissant pour l’essentiel. Depuis, en conférences,
en interviews, en émissions de radio ou de télévision, la moindre inter-
vention, je l’affirmai sans cesse. Je misais cette relative notoriété sur l’es-
poir d’une réconciliation de la Martinique avec le père de sa littérature
prochaine, celle qui naîtra de son réel profond. (Ibid.)

7. P. Chamoiseau, « Glissant, ho ! civilisateur » et « Lonné épi respé », Antilla, no 271, jan-
vier 1988, p. 13-15.
8. P. Chamoiseau, « En témoignage d’une volupté », Cheminements et destins dans l’œuvre
d’Édouard Glissant, séminaire du 18-19 décembre 1989, coordonné par S. Domi, no 10
de Carbet, décembre 1990.

178
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau

Chamoiseau s’efforce ainsi de renouer la filiation entre créolité et antil-


lanité, de réexpliquer les choix de Glissant, auteur demeuré obscur et soli-
taire en Martinique même, et de revendiquer ce qui était déjà présent chez
Glissant, le choix d’un langage plutôt que d’une langue, l’imaginaire de
la créolité plutôt que le créole comme langue identitaire.
Cette acceptation souveraine de ce que nous sommes, majeure, qui ne
cherche rien à prouver à quiconque et qui avec nos propres matériaux,
même les moins nobles, surtout les plus insus, bâtit une esthétique, ou
plus exactement une filée de plaisirs que j’appelle volupté.
Avec Glissant, nous nous retrouvons dans la joie de nous-mêmes, reliés
à toutes les parts rompues en nous, réconciliés aux pans effondrés, avan-
çant dans les nuits, écoutant les silences.

SE
Là nous sommes bâtis, reconstruits pièce par pièce dans un jeu de lan-
gage, la trame des fulgurances. (p. 151)

Si Chamoiseau exprime son admiration filiale, son affection pour l’au-


teur à qui il doit tout, il reconnaît que « les rapports avec l’homme sont
bien plus difficiles » (p. 144). De fait, on sait qu’Édouard Glissant ne s’est
pas pressé de répondre à la demande de reconnaissance exprimée par ses
fils, mettant en opposition antillanité et créolité, puis créolisation et créo-
ES
lité 9. Ainsi, tandis qu’Éloge de la créolité citait Glissant comme référence,
que Lettres créoles prenait l’auteur de Malemort comme point d’achève-
ment et d’accomplissement de la tracée créole de la littérature aux Antilles,
Édouard Glissant esquivait la relation dans un entretien avec Lise Gauvin :
Lise Gauvin : – Éloge de la créolité, c’est un manifeste qui vous cite beau-
coup, qui se réclame de vos œuvres, mais ne dites-vous pas, par ailleurs
que, sur certains points, vous n’êtes pas d’accord avec les signataires ?
PR

Édouard Glissant : – C’est sûr que les arguments qu’on trouve dans
Éloge de la créolité sont inspirés du Discours antillais ou de L’Intention
poétique, ou même de Soleil de la conscience, c’est-à-dire de mes essais, et
que les signataires du manifeste leur ont ainsi avoué leur dette. Mais je
crois qu’il y a eu un malentendu parce que dans le Discours antillais j’ai
beaucoup parlé de créolisation. Pour moi la créolité est une autre inter-
prétation de la créolisation. 10

9. « Mes amis Raphaël Confiant et Chamoiseau, déclarait Édouard Glissant, se sont un peu
hâtés. “Éloge de la créolité” : la créolité, ça ne marche pas ailleurs qu’aux Antilles. La créo-
lisation, elle, n’est pas une essence mais un processus universel » (« Sur la trace d’Édouard
Glissant », propos recueillis par G. Anquetil, Le Nouvel Observateur, 2-8 décembre 1993,
p. 123).
10. Entretien avec L. Gauvin, « L’imaginaire des langues », Introduction à une poétique du
divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 124-125. Repris dans É. Glissant, L’imaginaire des lan-
gues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010.

179
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Pourtant, dans le même ouvrage, en réponse à une question de Gas-


ton Miron, Édouard Glissant défendait les mêmes auteurs soupçonnés
de définir une identité unique dans leur « production littéraire », tandis
qu’Éloge de la créolité affirmait, selon lui, « une certaine quête de la totalité-
monde » 11. Ici, il les accusait d’essentialiser l’identité en voulant « définir
un être créole », là, il répondait nettement : « […] je ne repère pas quant
à moi la contradiction que vous signalez. Je ne pense pas que ces écri-
vains soient en quête de “racine unique”. »
Véritable discussion ou querelle philistine, autour de ce que Chamoi-
seau appelle « son petit conflit théorique » 12, difficulté à faire consensus : la
famille imaginée par Patrick Chamoiseau a bien du mal à se réunir, le père
n’étant pas tellement prêt à jouer son rôle 13. Interrogé par Patrice Delbourg

SE
sur ses « fils spirituels », Édouard Glissant répond : « Aujourd’hui, je me sens
toujours les moyens d’un jeune poète, pas d’un sage dans un rôle pater-
nel. J’ai encore des pages vives à tracer qui ne sont pas des testaments. » 14
Pourtant, dans les années 1990, des apparitions communes à l’Uni-
versité de Bâton Rouge, en Louisiane, où Glissant dirigeait avec Priska
Degras un centre de littératures francophones, et dont la revue Antilla 15 se
fit l’écho, des émissions partagées, à la télévision, tel Le cercle de minuit 16,
ES
fondent une sorte de « cercle de famille » ou du moins en donnent l’image
sociale et affective.
Bien plus, en 1988, Glissant, en préfaçant la réédition de Chronique
des sept misères 17, avait baptisé Chamoiseau, lui donnant solennellement
le nom de « marqueur de paroles », apparu dans Solibo Magnifique et
rétrospectivement attribué à l’auteur du premier roman. Cet acte scel-
lait la relation entre les deux auteurs, dans une esthétique commune qui
PR

11. « Le chaos-monde : pour une esthétique de la relation », discussion avec J. Des Rosiers,
G. Miron et R. Melançon, Introduction à une poétique du divers, ouvr. cité, p. 104.
12. « C’est son petit conflit théorique qui l’anime, mais ça n’a pas de fondement. La créoli-
sation donne naissance à des créolités, qui elles-mêmes ne sont pas des essences identi-
taires, puisqu’elles sont des diversités » (D. Chancé, entretien avec P. Chamoiseau, L’au-
teur en souffrance, p. 209).
13. J’ai analysé ces questions autour de la figure du père, de l’héritage et de la famille lit-
téraire antillaise, dans L’auteur en souffrance. Aimé Césaire, pas plus que Glissant, n’a
assumé cette position, car s’il fut critiqué par les auteurs de la créolité, il s’est également
bien gardé de les saluer, d’accueillir leurs œuvres et leur jeune gloire. Ses silences ont
été significatifs bien avant sa réprobation.
14. É. Glissant, « Tous les peuples sont en train de se créoliser ! », propos recueillis par P. Del-
bourg, L’Événement du jeudi, 2-8 décembre 1993.
15. Antilla, no 13, juin 1989, p. 11. 
16. Le cercle de minuit, émission de Michel Field, Antenne 2, 23 décembre 1993.
17. P. Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 1988 [1986].

180
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau

introduit Chronique des sept misères dans un contexte plus vaste que celui
de la Martinique : une littérature de la Caraïbe, des Antilles américaines
et baroques, sous le signe du réalisme merveilleux de Jacques-Stephen
Alexis et d’une relation multilingue au créole et au français. Le bénéfice
que Chamoiseau tire de Glissant est d’emblée celui d’un élargissement du
contexte, de son « contexte médian ». Alors que le récit de Chronique des
sept misères pouvait paraître très martinicocentré, la préface de Glissant le
rappelle à une dimension américaine. Plus récemment, la relation entre
pierre-monde et tout-monde a systématisé ce mouvement d’ouverture.

Entre-dire

SE
En 1997, Patrick Chamoiseau réédite un geste glissantien : publier deux
ouvrages en diptyque. Écrire en pays dominé paraît en même temps que
L’Esclave vieil homme et le molosse chez Gallimard (les deux ouvrages
sont imprimés en mars 1997), de même que La Case du commandeur
avait paru au Seuil en 1981 comme une réplique du Discours antillais. Ce
parallélisme est redoublé du fait que le roman de Patrick Chamoiseau est
ES
composé autour d’un « entre-dire d’Édouard Glissant », tandis que l’es-
sai s’organise autour d’une deuxième partie intitulée « Anabase en dige-
nèses selon Glissant », et que la pierre-monde sur laquelle se clôt le texte
n’est pas sans rappeler le « tout-monde » glissantien 18. L’« entre-dire » glis-
santien dont est tissé L’Esclave vieil homme et le molosse consiste, du reste,
en deux textes dont l’un était alors inédit, La Folie Celat, que Glissant
publiera en 1997. L’autre texte est l’essai bien connu L’intention poétique,
PR

publié en 1969, au Seuil, réédité chez Gallimard en 1997, au moment où


paraissait l’essai Traité du tout-monde qui devenait le deuxième panneau
d’un autre diptyque formé avec le roman Tout-monde 19. Ainsi se consti-
tue un réseau serré de textes que l’on peut de plus en plus difficilement
lire séparément. Si l’œuvre de Glissant s’est constituée en autoréférences
tellement denses qu’on ne peut considérer l’une de ses facettes sans que
toutes les autres s’y reflètent, ce phénomène a gagné l’œuvre de Cha-
moiseau depuis L’Esclave vieil homme et le molosse et les œuvres des deux
auteurs ne font plus qu’un archipel.

18. Par un autre effet d’image, Édouard Glissant a quitté les éditions du Seuil en 1993,
pour publier et rééditer une partie de son œuvre chez Gallimard qui les héberge donc
tous les deux désormais.
19. É. Glissant, Tout-monde, Paris, Gallimard, 1993.

181
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Ainsi, le jeu de références prend le relais du groupe de la créolité, plus


ou moins tombé en désuétude (publications communes, manifestations de
groupe, thèmes et esthétique proches), pour affirmer quelque chose qui
n’est pas vraiment de l’ordre d’une école – il ne semble pas qu’on puisse
fonder une école littéraire à deux –, mais d’un couple littéraire original, qui
se fait entendre sur la scène publique comme représentant la littérature
et les intellectuels des Antilles. Les derniers textes publiés, cosignés cette
fois, sont Quand les murs tombent, réponse pamphlétaire à la création en
France d’un « ministère qui rassemble en son intitulé, les termes : “immi-
gration, intégration, identité nationale, codéveloppement” » et réflexion sur
la relation au principe d’une mondialité ouverte ; et L’intraitable beauté
du monde, adresse à Barack Obama après son élection à la présidence des

SE
États-Unis 20. Enfin, accompagnant le mouvement guadeloupéen du prin-
temps 2009, contre la « profitasyon », les deux auteurs rassemblent autour
d’eux quelques artistes et intellectuels qui signent un manifeste 21.
La créolisation, la relation, le tout-monde sont plus que jamais à l’ordre
du jour, le mouvement conduit par Élie Domota étant lui-même appelé
à dépasser ses revendications « légitimes » pour inclure dans les « produits
de haute nécessité » l’utopie, « un art politique qui installe l’individu, sa
ES
relation à l’Autre, au centre d’un projet commun où règne ce que la vie a
de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sen-
sible à la beauté » (ibid.).
La créolité, comme spécificité, réalisation particulière de la créolisa-
tion, n’est pas abandonnée, certes, mais elle n’occupe plus le devant de la
scène et sa poétique est quelque peu dépassée. En effet, du point de vue
de l’écriture elle-même, les grandes lignes de la poétique chamoisienne se
PR

sont modifiées depuis 1997, la créolisation offensive des textes du point de


vue linguistique n’est plus de mise ; si la « densification du lieu » demeure
essentielle, la langue et les images se sont amplifiées, diversifiées, le réalisme
magique est devenu un réel merveilleux, un baroque ouvert à d’autres ima-
ginaires, au fantastique et à une fantaisie hybride. L’oralité, et sa parodie ou

20. P. Chamoiseau et É. Glissant, Quand les murs tombent. L’identité nationale hors la loi ?
Paris, Éditions Galaade - Institut du Tout-monde, 2007 ; L’intraitable beauté du monde,
adresse à Barack Obama, Paris, Éditions Galaade, 2009.
21. E. Brêleur, P. Chamoiseau, S. Domi, G. Delver, É. Glissant, G. Pigeard de Gurbert,
O. Portecop, O. Pulvar, J.-C. William, Manifeste pour les « produits » de haute nécessité,
Paris, Éditions Galaade - Institut du Tout-monde, 2009 ; en ligne sur le site du Monde.
fr., [URL : http://www.lemonde.fr/politique/article/2009/02/16/neuf-intellectuels-
antillais-contre-les-archaismes-coloniaux_1156114_823448.html], consulté le 4 avril 2012.

182
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau

sa transmission, est une dimension en quelque sorte réglée, tandis que l’écri-
ture est assumée, de même que la littérature, comme horizon de l’écrivain 22.
C’est dans ce contexte que la construction d’une référence à une
œuvre amie et fondatrice prend tout son sens, au-delà de la construction
d’une vision sociale ou d’un champ littéraire autonome. Ces fonctions
ne sont pas exclues, certes, mais dans le « tout-monde », les solidarités et
les transmissions sont tout à fait imprévisibles et indépendantes du lieu,
comme le rappelle Patrick Chamoiseau dans un entretien avec Liesbeth
de Bleeker : « Mon frère en littérature, ou la relève, ou celui qui va nous
faire progresser de dix ans, il peut surgir de n’importe où. Le monde nous
traverse, le monde a tout explosé, et il faut regarder dans tous les coins
pour voir où se situe l’étoile. » 23

SE
Paradoxalement, en effet, la fraternité entre Patrick Chamoiseau et
Édouard Glissant ne les enracine pas dans un militantisme local, bien
qu’ils n’aient pas abandonné les revendications et les luttes martiniquaises,
mais dans une exploration du « tout-monde » qu’ils vivent en amitié, à la
manière de Montaigne et La Boétie. Il va de soi que ces entrelacs ne pro-
duisent pas seulement des effets d’image et de lien social, créant une com-
munauté à part, dans la « république des lettres », mais génèrent égale-
ES
ment des effets de sens. L’intertextualité devient un véritable palimpseste,
le texte de référence venant nourrir le texte qui le cite. Plus particulière-
ment, le texte de Glissant a un effet démultiplicateur et amplificateur sur
le texte de Chamoiseau tandis que le texte de Glissant devient peut-être
plus accessible du fait de ce dialogue avec Chamoiseau 24.
Ainsi, lorsqu’on lit L’Esclave vieil homme et le molosse, la pierre-monde
découverte par le vieil homme au moment de sa mort et transfiguration, fait
PR

écho au « tout-monde » et tire son sens de celui-ci. La « pierre qui rêve » est
à la fois ultime point de rencontre avec la terre amérindienne, on y entend

22. « Ce n’est pas parce que je n’ai plus de problématique directe concernant l’oralité, que l’ora-
lité n’est pas une problématique qui me paraît intéressante, même si elle est désormais inté-
grée » (P. Chamoiseau, entretien avec L. de Bleeker, Francofonia, no 51, 2006, p. 91-106).
23. Ibid. Dans cet entretien, Patrick Chamoiseau différencie « le petit contexte » et « le grand
contexte », aborde les nouvelles préoccupations de l’écrivain qu’il est devenu, après les
hésitations initiales quant à la posture.
24. Il n’est pas exclu que la renommée de Chamoiseau, depuis 1992, ait eu des retombées
sur celle de Glissant. Cet auteur assez isolé est beaucoup plus présent dans les médias.
La formule du « tout-monde » était sans doute bien venue à l’heure de la mondialisa-
tion et le Parlement des écrivains a été une chambre d’écho non négligeable. Cepen-
dant, l’œuvre et le discours de Chamoiseau, la reconnaissance des Antilles par le biais
de la créolité ont pu constituer un filtre bien utile pour la pensée et l’œuvre de Glissant,
auteur réputé difficile.

183
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

encore la rumeur de peuples originaires de la Caraïbe – « Ils gobent des


coquillages et les traitent comme des bijoux, ils flèchent les poissons-waliwa
ou piègent des chatrous à mâchoires d’osier » (p. 116) – et point de ren-
contre avec toutes les mémoires et tous les peuples. Le texte dit au pluriel
cette mêlée de peuples avant de conclure : « La Terre. Nous sommes toute
la Terre », dans une belle ambiguïté entre terre et monde, lieu originel et
ouverture. Ainsi, la pierre est « relation » au sens glissantien, elle relate des
histoires multiples et relie des peuples, des mémoires. La pierre n’est pas
une racine, mais un texte, elle rêve et se désubstantialise au fil des traces 25.
Le fonctionnement en diptyque oriente donc la lecture en surdétermi-
nant les connotations. Nous sommes renvoyés à Édouard Glissant, dont
le texte « Histoires », incipit de L’intention poétique, se propose comme

SE
la matrice du roman de Chamoiseau. Ce texte est une sorte de récit inau-
gural qui raconte la fuite d’un nègre marron, « Le fugitif – L’Africain voué
aux îles délétères » 26. Chamoiseau l’a découpé et réparti, dans le désordre,
en épigraphe à chaque partie de son roman. La fin du texte est ainsi au
début, qui pourtant donne la perspective : « […] j’ai vu ses yeux égarés
chercher l’espace du monde » (p. 10).
La poétique de Glissant est tout entière dans ce court apologue qui
ES
résume la complexité d’histoires, toujours au moins doubles, et de ce
marron ; entre les deux « il porte la mêlée de terres, dans les deux his-
toires, pays d’avant et pays-ci, le pur et rétif pouvoir d’une racine » (p. 16).
L’entre-dire construit par Chamoiseau a peut-être le mérite de susciter
une relecture d’un texte ancien de Glissant dans lequel le monde était
déjà présent, sans que le lecteur y ait pris garde.
Le texte de La Folie Celat est, quant à lui, métonymique de la part
PR

plus immédiatement contemporaine de l’œuvre de Glissant, analyse de la


folie ordinaire des Antilles, de leur « délire verbal », révélation du « tour-
ment d’histoire » dont tous souffrent, les « déparleurs » et fous spectacu-
laires le théâtralisant, à la croisée des chemins, en criant comme Pythagore,
dans La Case du commandeur : « Odono », ce mot que tous entendent si
mal et qui les renvoie pourtant, ou plutôt parce qu’il les renvoie, à l’ori-
gine, au premier débarqué 27.

25. « Je crois me trouver devant une racine, mais la masse est régulière, mousseuse, sans la
rugosité des séculaires écorces. […] Je m’adosse à la chose […] Ces volutes roulent dans
mon esprit » (L’Esclave vieil homme et le molosse, p. 115-117).
26. Incipit de L’intention poétique, Paris, Gallimard, 1997 [1969], p. 9.
27. La Folie Celat, Paris, Gallimard, 1997 ; voir É. Glissant, Le discours antillais et La Case
du commandeur.

184
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau

Plus précisément encore, le diptyque interne à l’œuvre de Chamoiseau


nous renvoie à Écrire en pays dominé dont le parcours intellectuel s’achève
également sur la « pierre-monde » et en donne une définition (p. 281-317).
La « pierre-monde », dans cet essai, est très proche du « tout-monde »
glissantien, elle en est une sorte de symbole. Le texte de Chamoiseau
qui reconnaît bien sûr Glissant pour son maître, l’inspirateur de sa poé-
tique, affirme la puissance de la « créolisation », même s’il ne renonce pas
aux créolités : « La Créolisation et ses créolités sont l’énergie de la Pierre-
Monde » (p. 296). La relation, les réseaux, la diversalité sont au principe
de l’esthétique de Chamoiseau, agissant non seulement dans la déclara-
tion, les définitions, mais également dans la forme, à travers une « senti-
menthèque » ouverte à toutes les littératures et dans le dialogue avec le

SE
Vieux Guerrier, les épigraphes, qui fissurent le texte et en font une tresse
de textes, à la manière de Texaco 28.
La pierre-monde continue son parcours cependant, dans Biblique des
derniers gestes 29 dont on peut déceler clairement la nouvelle orientation,
beaucoup plus hybride et pluraliste dans son imaginaire qu’un roman
comme Texaco, par exemple. Le héros, certes, et la scène se situent à
Saint-Joseph, dans une case et un contexte totalement martiniquais et
ES
fondalnatal. Toutefois, le récit ne cesse de faire des allers-retours, des
digressions, qui lui permettent de parcourir le monde, l’Asie, l’Amérique,
l’Algérie, l’Indochine. Les innombrables variations, à partir d’un thème
(rire, nourriture, eau, armes, vêtements, plantes, phytothérapie), ouvrent
le texte, par métonymies et analogies, à d’autres imaginaires. Ainsi, le
roman, depuis Tout-monde qui, de même, rapporte le divers à partir du
creuset de l’ici, divague librement, ancré dans son lieu, dense, historique,
PR

et habité cependant par tous les lieux du monde.


Ce qui manquait aux romans de la créolité, de Confiant ou du premier
Chamoiseau, c’était cette ouverture à la diversité proclamée dans Éloge de
la créolité, mais non réalisée dans des romans qui se situaient très unifor-
mément en Martinique (ou en Guadeloupe), racontant des histoires très
locales de personnages typés (dans la diversité créole certes, mais exclusive),
dans une langue elle-même locale, le français antillais fortement créolisé 30.

28. P. Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992.


29. P. Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2001.
30. C’est cette « contradiction » entre le discours d’Éloge de la créolité et les « productions lit-
téraires » que Gaston Miron repérait dans la discussion avec Glissant dans ­Introduction
à une poétique du divers, cité supra.

185
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Depuis Écrire en pays dominé, Chamoiseau intègre une complexité


réelle qui n’est pas abandon du lieu initial et de ce qu’il appelle, après
Milan Kundera, le « petit contexte », mais expansion, par relation, inter-
relation, analogie, association d’idées, détours narratifs, à la diversité du
monde imprévisible (« grand contexte »).
En fait, au-delà de la polémique aux allures narcissiques, concernant
l’opposition entre créolité(s) et créolisation, l’écriture en diptyque entre
Glissant et Chamoiseau permet de mieux comprendre ce qu’est l’ouverture
au monde, dans une poétique qui n’est pas celle du cosmopolitisme mais
celle de la relation. En effet, Glissant ne saurait revendiquer une ouver-
ture et une hybridité beaucoup plus grandes que Chamoiseau (créolisa-

SE
tion vs créolité). Son œuvre n’est-elle pas tout entière inscrite dans l’es-
pace martiniquais ? Il évoque très rarement l’Amérique ou la France où il
a pourtant longuement séjourné. Ce n’est qu’avec Tout-monde, en 1993,
qu’une partie du récit se déroule en France, en Amérique, en Asie et en
Algérie, grâce aux récits de Massoul qui n’est pas sans annoncer le per-
sonnage du vieux guerrier à l’agonie de Biblique 31.
En réalité, la contradiction entre le lieu Martinique et le monde est
présente depuis l’origine de l’œuvre de Glissant, même si elle s’est for-
ES
mulée différemment au fil du temps. Il n’y a jamais eu de cosmopolitisme
dans les romans de Glissant, mais une complexité telle que le monde est
présent dans le lieu même de l’ici, d’une part, du fait que l’histoire est
toujours au moins double et que la trace du pays d’avant est partout ici,
mais également parce que le marron, le rebelle, le fou et le sage, à l’ins-
tar de Mycéa, « cherche[nt] l’espace du monde ». Il est intéressant, de ce
point de vue, que Chamoiseau ait conçu son « entre-dire » à partir d’un
PR

des textes les plus anciens de Glissant, qui nous rappelle que si le « tout-
monde » ne s’y trouvait pas alors (il sera formulé comme tel à partir de
Mahagony 32, en 1987), la relation et le relatif, la tension entre l’ici et le
monde étaient quant à eux, déjà proclamés.

31. La partie française de la vie de Raphaël Targin qui s’est « frotté au monde » et de Mathieu,
tant dans Mahagony que dans La Case du commandeur ou dans Tout-monde, est demeu-
rée hors-champ.
32. É. Glissant, Mahagony, Paris, Seuil, 1987.

186
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau

Conclusion

Ni Chamoiseau ni Glissant n’ont conçu des œuvres de voyage, non plus


qu’ils n’ont écrit de romans historiques, c’est d’une autre manière que
le monde et l’histoire se trouvent au cœur de leurs œuvres et l’on aurait
mauvaise grâce de reprocher à l’un ou à l’autre de faire toujours errer ses
protagonistes autour de trois ébéniers de Martinique, de les faire revenir
vers la case maternelle dans Tout-monde, à Saint-Joseph dans Biblique des
derniers gestes. En réalité, la créolité n’est pas absente de l’œuvre de Glis-
sant, pas plus que la créolisation ne l’est de celle de Chamoiseau. L’une et
l’autre œuvre travaillent dans la contradiction entre la mondialité et la spé-

SE
cificité, antillanité selon Glissant, créolité selon Chamoiseau comme résul-
tat provisoire et local de la créolisation imprévisible, féconde en rencontres
improbables et en ouverture potentielle. L’aller-retour entre le lieu spé-
cifique, la ravine, la case, et les autres espaces, est un imaginaire, non un
voyage particulier, c’est une poétique de la relation qui suppose moins de
se déplacer ou de décrire que de rêver, de douter, de se savoir relatif et relié.
Ce que nous enseigne le rapprochement entre les deux œuvres, par
ES
le jeu de références, réécritures ou écritures mêlées, entrelacées, c’est
qu’au-delà d’un conflit de termes, créolité et créolisation sont des pôles
en tension, comme la terre et le monde, dans la relation. La terre elle-
même, comme symbole et réalité dernière du lieu, peut être déterrito-
rialisée dans le tout-monde, non parce qu’elle pourrait être abandon-
née dans le nomadisme et l’errance, mais parce qu’elle est habitée par le
tout-monde. Mathieu, Raphaël Targin, tout comme Balthazar Bodule-
PR

Jules et l’esclave vieil homme, sont des personnages du tout-monde non


parce qu’ils voyagent, mais parce qu’ils se sont frottés au monde et à ses
mémoires. La pierre-monde est sans doute le symbole d’une possibilité
ultime de rencontrer le monde et de s’adosser à ses histoires, au plus pro-
fond même du pays réel.
La question « Le monde a-t-il une intention ? » à la fois à l’incipit et
à la fin du roman L’Esclave vieil homme et le molosse devient en fait une
injonction dans Biblique des derniers gestes, au moment même où semble
devoir triompher un vitalisme sans jugement : « Il faut soumettre le prin-
cipe vital à autre chose, le doter d’une intention nouvelle », s’exclame en
effet Balthazar (p. 744). Il faudrait relire L’intention poétique pour y déce-
ler ce que Glissant entend par « intention », mais on pourrait faire l’hy-
pothèse que pour sa part, Chamoiseau répond à la question « le monde
187
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

a-t-il une intention ? », par la formule : oui, une intention poétique. C’est
dire qu’entre le désordre et l’ordre, tout aussi impossibles l’un que l’autre,
entre le non-sens des étants et la quête de valeurs, se glisse la vérité de la
relation, de la créolisation. C’est cette « intention poétique » qui donne
sens et mouvement aux récentes œuvres de Patrick Chamoiseau et réen-
chante l’univers qu’il relate.

SE
ES
PR
Ching Selao

Le double palimpseste de Maryse Condé


Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem

SE
Les canons de la littérature européenne ont eu une influence marquante
chez quelques écrivains caribéens, et ce, de langue française et anglaise.
La fameuse « adaptation pour un théâtre nègre » de La Tempête (1623) de
Shakespeare par Aimé Césaire dans Une tempête est sans doute l’exemple
le plus connu 1. Un peu dans la même tradition d’un Caliban se rebellant
contre le texte offert par Prospero, Derek Walcott, Prix Nobel de littéra-
ES
ture en 1992, a pour sa part « créolisé » l’épopée homérique l’Iliade dans
Omeros, en plus de proposer une version théâtrale, également créolisée,
de l’Odyssée dans The Odyssey 2. Ces deux exemples provenant de deux
géants des lettres caribéennes montrent bien entendu l’héritage cultu-
rel de la colonisation, héritage d’un imaginaire suscitant autant d’admi-
ration que de contestation, et le désir de situer les Caraïbes sur la car-
tographie littéraire. Maryse Condé compte aussi parmi les auteurs ayant
PR

contribué à la réécriture d’œuvres canoniques, comme en témoigne La


Migration des cœurs, interprétation, selon le terme qu’elle emploie dans sa
dédicace à Emily Brontë 3, des Hauts de Hurlevent (1847). Condé a de ce
fait exploré trois types d’appropriation : la réécriture complète d’un clas-
sique dans La Migration des cœurs, la réécriture fragmentaire dans Moi,
Tituba sorcière… Noire de Salem (1986) et l’emprunt de la structure nar-
rative dans La Traversée de la Mangrove (1989). Si La Migration des cœurs
s’attaque à un canon anglais, c’est toutefois vers des modèles américains
que l’écrivaine originaire de la Guadeloupe s’est tournée pour l’écriture

1. A. Césaire, Une tempête, Paris, Seuil (Points), 1969.


2. D. Walcott, Omeros, New York, Farrar Strauss Giroux, 1990 ; The Odyssey, New York,
Farrar Strauss Giroux, 1993.
3. M. Condé, La Migration des cœurs, Paris, Laffont, 1995.

189
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

de Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem et de La Traversée de la Man-


grove, le premier roman s’appropriant La Lettre écarlate (1850) de Natha-
niel Hawthorne et le second reprenant la structure narrative circulaire de
Tandis que j’agonise (1930) de William Faulkner.

Entre dialogue et contestation

Sans être une réécriture dans sa totalité d’un roman canonique, comme
c’est le cas avec La Migration des cœurs, Moi, Tituba sorcière… Noire de
Salem n’en est pas moins une version parodique d’une œuvre considérée
comme le « premier grand roman de la tradition américaine » 4. Au-delà

SE
d’une simple référence intertextuelle, Condé entreprend avec son roman
une réécriture d’un épisode important, voire crucial de La Lettre écarlate
de Hawthorme, à savoir l’emprisonnement de Hester Prynne avant sa sortie
au tribunal public. Se prêtant au jeu hypertextuel par lequel elle détourne
le sens initial de l’hypotexte que représente le roman hawthornien, elle
offre un pastiche de la figure héroïque romanesque, que nous examine-
rons dans ce chapitre, en lien avec la réécriture du personnage de Tituba,
ES
l’esclave laissée-pour-compte dans l’historiographie du procès de Salem.
Dans Palimpsestes. La littérature au second degré, Gérard Genette sou-
ligne l’importance de l’opération transformative dans l’adaptation d’un
texte antérieur. Le détournement indispensable à l’écriture au second
degré est lié, dans Moi, Tituba sorcière, à deux personnages féminins, l’un
littéraire, Hester Prynne, et l’autre historique, Tituba. En parodiant l’hé-
roïne de La Lettre écarlate, Condé met son roman en relation avec celui
PR

de Hawthorne, instaurant ainsi la « condition de lecture » 5 dont parle


Genette au sujet de l’hypertextualité. La connaissance de La Lettre écar-
late, sans être nécessaire à la lecture de Moi, Tituba sorcière, est néan-
moins essentielle à l’appréciation de ses significations et de sa fonction.
Le choix de Condé de parodier l’héroïne hawthornienne n’est pas for-
tuit, car Hester Prynne est l’incarnation non seulement du péché, mais

4. S. Soupel, « Préface », N. Hawthorne, La Lettre écarlate, traduction M. Canavaggia, Paris,


Flammarion (GF), 1982 [1850], p. 7 ; désormais, les références à cet ouvrage seront indi-
quées par le sigle LE, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. M. Condé,
Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem, Paris, Gallimard (Folio), 1988 [1986] ; désormais,
les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MT, suivi du folio, et placées
entre parenthèses dans le texte.
5. G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, p. 31.

190
Le double palimpseste de Maryse Condé

encore de la rédemption, de la pécheresse ayant consacré sa vie, à son


corps défendant, à racheter sa « faute » commise avec le révérend Arthur
Dimmesdale. C’est d’ailleurs sa soumission aux attentes de la société puri-
taine qui semble l’avoir élevée au statut de personnage féminin héroïque,
pour ne pas dire mythique, comme le note Serge Soupel dans sa préface
à la traduction française du roman : « [La tragédie de ce roman] est dans
la hauteur résignée de Hester, que l’infamie exalte et grandit plus qu’elle
ne l’abaisse » (LE, p. 12). Le ton tragique de La Lettre écarlate est rem-
placé par un ton ironique dans Moi, Tituba sorcière, où la honte et l’in-
famie de Hester ne servent plus à mettre en valeur le courage et la gran-
deur du personnage, mais plutôt à mettre en lumière son ressentiment
envers le système patriarcal et les hommes en général.

SE
Si l’héritage puritain de Hawthorne, dont les ancêtres ont suscité en lui
des sentiments de fierté autant que de culpabilité – son grand-père, John
Hawthorne, rappelons-le, est l’un des juges qui avait vivement participé
à la chasse aux sorcières de Salem et que Condé mentionne brièvement
dans son roman (MT, p. 161) –, fait que La Lettre écarlate oscille souvent
entre la faute de Hester Prynne et l’intolérance de la société puritaine,
l’héritage féministe contemporain de Condé la conduit à libérer ce per-
ES
sonnage de sa culpabilité. Condé fait dès lors subir à Hester Prynne une
métamorphose, tout en s’inspirant de son modèle : de la victime dévouée
et soumise à son destin, bien que rêvant d’une meilleure condition pour
les femmes, Hester Prynne perd son patronyme et devient Hester, tout
simplement, incarnation de la vengeance, du féminisme pur et dur et de
la révolte. Refusant le nom du père et outrée que Tituba porte un nom
donné par un homme, en l’occurrence par son père adoptif Yao, la Hes-
PR

ter de Condé choisit la mort comme exutoire à un monde dominé par


les hommes. Mais si, à première vue, ce personnage a peu à voir avec la
Hester Prynne de Hawthorne, une sourde révolte grondait déjà sous la
résignation de l’héroïne de La Lettre écarlate, sourde révolte qui a éclaté
dans un moment de « folie ». Dans sa transposition, Condé radicalise en
quelque sorte ce que Hawthorne n’avait qu’effleuré. Jennifer Thomas pré-
cise en ce sens qu’il ne s’agit pas pour Condé de remplacer Hester Prynne
par un personnage complètement différent de celui de Hawthorne, mais
d’engager un dialogue avec le canon américain 6.

6. J. R. Thomas, « Taking the cross-talk of histories in Maryse Condé’s I, Tituba, Black Witch
of Salem », Emerging Perspectives on Maryse Condé. A Writer of Her Own, S. ­Barbour et
G. Herndon éd., Trenton, Africa World Press, 2006, p. 98.

191
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

La répétition de l’adjectif « écarlate » tout au long de Moi, Tituba


sorcière, et ce bien avant l’intrusion de Hester dans le roman, préfigure
la rencontre des deux femmes. Cette rencontre, qui représente un épi-
sode fort de la narration, souligne les nombreuses libertés que s’est don-
nées Condé dans son projet de réécriture, comme le note Kathleen Gys-
sels : « La rencontre factice entre les deux personnages confirme combien
Condé s’assigne le droit d’improviser. » 7 S’il est vrai qu’une amitié entre
ces deux femmes ne pouvait qu’être inouïe et peu probable à l’époque,
l’argument chronologique qu’avance la critique contredit cependant le
classique américain. Alors que Gyssels affirme que « Hester Prynne ne
peut avoir rencontré Tituba, née un jour de 16**, emprisonnée en 1692

SE
avant d’être vendue en 1693, puisque la protagoniste hawthornienne vécut
après elle, au xviiie siècle » (ibid.), le roman de Hawthorne nous annonce,
dès le prologue, que Hester Prynne « avait eu son temps entre les débuts
du Massachusetts et la fin du xviie siècle » (LE, p. 52) 8. Bien qu’elles aient
vécu au même siècle, ce n’est en effet que par le biais de la fiction qu’elles
se retrouvent en tête à tête dans la prison d’Ipswich.
Il est significatif que le chapitre de Condé relatant cette rencontre, qui
survient vers le milieu de la narration, donc au centre du récit, s’ouvre sur
ES
la chevelure de Hester, « luxuriante chevelure, noire comme l’aile d’un
corbeau, qui aux yeux de certains devait à elle seule symboliser le péché
et appeler le châtiment » (MT, p. 150). Cette toison des ténèbres, étalée et
frappante, renvoie justement à la scène de « folie » temporaire, de révolte
« sauvage » qui s’empare de Hester Prynne dans le roman de Hawthorne.
Dans un double geste d’éclat, Hester Prynne arrache la lettre écarlate de
sa poitrine et libère ses cheveux noirs et abondants de la coiffe austère
PR

qui les enfermait. C’est dans les profondeurs de la forêt où la femme écar-
late ose jeter, rejeter, le stigmate de son « crime » que Hawthorne révèle
l’éclat, accentué par les rayons inattendus d’un soleil subitement apparu,
de la sexualité réprimée pendant sept ans de son héroïne : « Son sexe, sa
jeunesse, la splendeur de sa beauté lui revenaient du passé qu’on dit irré-
vocable, accouraient se presser, avec ses espoirs de vierge et un bonheur

7. K. Gyssels, Sages sorcières ? Révision de la mauvaise mère dans Beloved (Toni Morrison),
Praisesong for the Widow (Paule Marshall), et Moi, Tituba, sorcière noire de Salem
(Maryse Condé), Lanham, University Press of America, 2001, p. 204.
8. Au troisième chapitre, le narrateur précise également que « le Gouverneur de l’État en
personne, Messire Bellingham » (LE, p. 83) était venu assister à l’« exposition » de Hester
Prynne. Une note nous rappelle que Richard Bellingham a été le gouverneur du Mas-
sachusetts en 1641, en 1654, et de 1665 à 1672.

192
Le double palimpseste de Maryse Condé

jusqu’alors inconnu, dans le cercle magique de cette heure » (LE, p. 228).


Ce moment de libération ne durera effectivement qu’une heure – tout au
plus dix pages pour le lecteur –, mais suffira pour dévoiler la dynamique
sexuelle de Hester Prynne. De manière assez intéressante, ce n’est pas Hes-
ter Prynne qui retrouve sa « raison » : c’est Pearl, fruit de son péché avec
le pasteur Dimmesdale, appelée la « petite enfant-sorcière » (LE, p. 272),
qui la force à remettre la lettre écarlate sur sa poitrine. Obéissant à l’in-
jonction de sa fille, elle renferme du même coup sa chevelure dans son
bonnet. À propos de cet égarement, Pierre-Yves Pétillon fait remarquer :
« Un moment, le narrateur s’est risqué, s’est aventuré, s’est identifié à la
rebelle, a franchi la ligne et maintenant, il se rétracte, comme apeuré de

SE
sa propre audace. » 9
C’est précisément de cette audace fugace que s’inspire Condé pour
son Hester dont le « sexe, la jeunesse et la beauté » sont mis en relief. À
l’instar de Tituba qui contrôle à peine son désir des hommes – de John
Indien au jeune révolutionnaire Iphigene en passant par le traître Chris-
topher et le Juif Benjamin Cohen d’Azevedo –, Hester maîtrise à peine
son désir de Tituba. La sensualité et la sexualité de ces femmes contras-
tent avec l’atmosphère puritaine de restrictions et d’interdictions qui sert
ES
de toile de fond au roman. Le désir sexuel de Tituba, vers le début de la
narration, c’est-à-dire lorsqu’elle était toujours à la Barbade et pas encore
en Nouvelle-Angleterre, la poussait déjà à se demander, après la jouis-
sance du plaisir solitaire, si sa mère n’avait pas connu une sensation simi-
laire au moment de son viol par un Anglais :
Comme j’approchais de mon sexe, brusquement il me sembla que ce
n’était plus moi, mais John Indien qui me caressait ainsi. Jaillie des pro-
PR

fondeurs de mon corps, une marée odorante inonda mes cuisses. Je m’en-
tendis râler dans la nuit.
Était-ce ainsi que malgré elle, ma mère avait râlé quand le marin l’avait
violée ? Alors, je comprenais qu’elle ait voulu épargner à son corps la
seconde humiliation d’une possession sans amour et ait tenté de tuer Dar-
nell. (MT, p. 30-31)

Cette réflexion déplacée, qui laisse entendre que ce ne serait pas tant
la violence du viol qui aurait humilié Abena que la jouissance probable
ressentie lors de ce viol, ne peut que jeter le lecteur dans un profond
malaise, d’autant plus que Tituba, fruit de cet « acte de haine et de mépris »

9. P.-Y. Pétillon, « La Lettre écarlate ou la double exposition », Études anglaises, vol. 58, no 4,
2005, p. 420.

193
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

(MT, p. 13), sera elle-même violée par Samuel Parris et ses acolytes. Ce
propos inconvenant, qui nous est donné à lire dès le deuxième chapitre
comme pour nous préparer à un roman dans lequel l’innommable est
nommé, serait, selon Kathleen Gyssels, une réaction de Condé « contre
le complexe de victime qui, il est vrai, n’en finit pas de colorier les récits
de témoignage antillais, surtout féminins » 10. Cette réflexion nous appa-
raît en outre insister sur la « candeur » de Tituba – qui avoue à quelques
reprises être naïve –, que l’on retrouve également chez Hester, sorte d’in-
génuité la poussant parfois à dire ce qu’elle pense, sans que cela ait été
réfléchi ou soupesé.
Cette stratégie de détour, pour reprendre une expression glissantienne,

SE
par la naïveté n’a rien de naïf en ce qu’elle permet à Condé de faire dire
à Tituba ce qui ne se dit pas, d’aborder des sujets tabous. « Le camou-
flage, écrit Édouard Glissant dans Le discours antillais, c’est là une mise
en scène du Détour. » 11 En plus de dé-victimiser Abena dans l’évocation
de son plaisir possible dans la terrible « scène primitive », si nous suivons
l’interprétation de Gyssels, Tituba révèle, à travers le récit de ses rêves
dans lesquels Hester vient s’étendre à ses côtés, un autre indicible de la
société puritaine, celui du « chemin d’une autre jouissance » (MT, p. 190).
ES
La jouissance entre femmes n’est que suggérée dans la mesure où le désir
n’aboutit pas à l’acte, à la différence du désir « incestueux », autre forme
de sexualité interdite évoquée dans le roman. La relation de Tituba avec
Iphigene, le vrai meneur des marrons au nom mythologique et féminin,
rappelle en effet un célèbre mythe : celui d’Œdipe et de Jocaste. Iphigene
ne se crèvera pas les yeux, il sera plutôt le premier sacrifié et pendu, des-
tin que connaîtra également son amante. Leur liaison suscite en Tituba
PR

de la « honte », car « une absurde conviction de commettre un inceste


[l’]envahissait » (MT, p. 259) dans son désir ardent pour ce « fils-amant »
(MT, p. 260). Ce sursaut de honte entre les caresses n’empêchera tou-
tefois pas Tituba d’aller au bout de l’acte, ajoutant un nom de plus au
« défilé d’hommes dans [s]on lit » (MT, p. 260).
Les propos naïfs ou fantasmagoriques de Tituba et de Hester peuvent,
à cet égard, constituer des contre-discours à la doxa de la communauté
puritaine de Salem et du contexte colonial de la Barbade. Suivant la défi-

10. K. Gyssels, « L’intraduisibilité de Tituba Indien, sujet interculturel », Mots pluriels, no 23,
mars 2003, [en ligne], [URL : http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP2303kg.
html], consulté le 4 avril 2012. Gyssels mentionne à ce sujet les romans de Gisèle Pineau.
11. É. Glissant, Le discours antillais, p. 50.

194
Le double palimpseste de Maryse Condé

nition de Richard Terdiman, Lise Gauvin rappelle que le contre-discours


est « un discours qui s’alimente aux discours dominants et en propose
une “contre-partie” de façon à les déstabiliser » 12. Un exemple subtil de
ce genre de déstabilisation est donné par Hester. Aux accusations portées
contre Tituba, elle déclare, dans un élan d’affection pour sa nouvelle amie :
« Tu ne peux pas avoir fait de mal Tituba ! De cela, je suis sûre, tu es trop
belle ! Même s’ils t’accusaient tous, moi, je soutiendrais ton innocence ! »
(MT, p. 152) La beauté de Tituba est explicitement liée à la couleur de sa
peau : « Quelle couleur magnifique a sa peau et comme elle peut sous ce
couvert, dissimuler ses sentiments ! » pensait Hester (MT, p. 151) L’argu-
ment de la beauté paraît d’abord tout à fait ridicule pour plaider l’inno-
cence d’une personne ; pourtant, il déconstruit un préjugé tenace qui tra-

SE
verse tout le roman et qui associe la couleur de la peau de Tituba à des
attributs négatifs, tels le mal et la laideur. Betsey, la fille des Parris dont
Tituba s’est occupée avec dévouement, répète cette conviction partagée
par tous : « Vous, faire du bien ? Vous êtes une négresse, Tituba ! Vous
ne pouvez que faire du mal. Vous êtes le Mal ! » (MT, p. 123) Le choix de
Condé de faire de Tituba une esclave d’origine barbadienne noire – et
non indienne comme John Indien 13 – est ici révélateur en ce qu’il met
ES
l’accent sur la perspective manichéenne associant le noir à la laideur, à la
souillure et au mal, par opposition au blanc qui représente, dans l’ima-
ginaire colonial, la beauté, la propreté et le bien. « Le péché est nègre
comme la vertu est blanche » 14, a écrit Frantz Fanon dont l’ombre appa-
raît justement dans le roman. S’appropriant l’argument raciste de la com-
munauté, Hester effectue un renversement discursif qui trahit l’absurdité
de l’argument initial : Tituba est d’emblée coupable à cause de la couleur
PR

de sa peau, si bien que dans une logique inversée tout aussi absurde, elle
ne peut qu’être innocente pour la même raison.

12. L. Gauvin, « Écrire/Réécrire le/au féminin : notes sur une pratique », Études françaises,
p. 13.
13. Notons que John Indien a véritablement existé, contrairement à Benjamin Cohen d’Aze-
vedo, amant juif de Tituba inventé de toutes pièces par Condé. Tituba serait vraisembla-
blement indienne ou plus exactement amérindienne et non noire : voir à ce sujet K. Gys-
sels, Sages sorcières ? ouvr. cité, p. 109.
14. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil (Point/Essais), 1952, p. 112. C’est
dans l’extrait où John Indien reproche à Tituba de ne pas faire la fête avec ses amis que
Condé fait clairement référence à l’ouvrage de Fanon : « Ne fais pas cette tête-là, sinon
mes amis diront que tu fais la fière. Ils diront que ta peau est noire mais que par-dessus
tu portes masque blanc… » (MT, p. 56).

195
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Réécriture et marronnage de l’imaginaire

L’appropriation par Condé du personnage canonique et d’un certain


discours féministe sous-jacent au roman de Hawthorne s’effectue égale-
ment par ce genre de détours, qui transforme Hester Prynne en un per-
sonnage différent sans qu’elle devienne pour autant un modèle féministe.
De fait, Hester ne trouve la libération que dans la mort, emportant dans
son suicide l’enfant qu’elle portait. Condé déplace de nouveau le sens
de l’hypotexte : dans La Lettre écarlate, la maternité avait contribué à
racheter la faute de Hester Prynne, tandis que dans Moi, Tituba sorcière
la maternité de Hester est avortée. Encore ici, Condé va jusqu’au bout

SE
d’une idée déjà présente dans le roman de Hawthorne : Hester Prynne
avait elle aussi songé à tuer sa fille Pearl, après la naissance de celle-ci, et
ensuite s’enlever la vie (LE, p. 188). Au lieu de commettre l’irréparable et
de devenir une meurtrière et une suicidaire, Hester Prynne évolue plu-
tôt vers la sainteté. Lorsque la peste frappe la ville, elle porte secours aux
malades et aux démunis au point que « [l]a lettre écarlate produisait l’ef-
fet d’une croix sur la poitrine d’une religieuse » (LE, p. 184). Quant à
ES
Moi, Tituba sorcière, s’il est possible de lire le suicide de Hester comme
un choix, comme l’aboutissement du désir d’infanticide de son alter ego
littéraire et comme la manifestation achevée de sa révolte, au sens éty-
mologique du terme, de celle qui fait volte-face et dit « non » 15 au sys-
tème patriarcal, il est tout aussi possible de l’interpréter comme le seul
moyen d’échapper à la lettre écarlate, atténuant dès lors l’héroïsme, s’il
en est, de ce geste. Alors que Hester Prynne devient, au terme de La
PR

Lettre écarlate, une figure féminine légendaire, voire sacralisée, auprès de


qui d’autres femmes viennent chercher réconfort et conseils, Hester, à
la fin du roman de Condé, n’existe que dans la mémoire de Tituba, de
qui elle est séparée, quoiqu’elles soient toutes deux mortes. Certes, Hes-
ter « poursuit son rêve : créer un monde de femmes qui sera plus juste et
plus humain » (MT, p. 271), mais son projet ne semble trouver écho ni
sur terre ni dans l’au-delà, pas même chez Tituba qui avoue « avoir trop
aimé les hommes et continue de le faire » (MT, p. 271). Dans la prison
d’Ipswich, la femme adultère lui avait affirmé que l’amour serait un obs-
tacle à son adhésion au féminisme – « Tu aimes trop l’amour, Tituba ! Je

15. Sur l’étymologie du mot « révolte », voir A. Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard,
1951, p. 27-38.

196
Le double palimpseste de Maryse Condé

ne ferai jamais de toi une féministe ! » (MT, p. 160) –, ce que confirme


plus que ne contredit la narratrice avec cet aveu faisant directement réfé-
rence aux paroles de Hester.
Si Hester rêve d’une communauté gouvernée par les femmes et dans
laquelle celles-ci légueraient leur nom aux enfants, ce qu’elle entend par
féminisme est réducteur et n’est pas très clair. À la question de Tituba :
« Une féministe ! Qu’est-ce que c’est cela ? » (MT, p. 160), Hester ne
répond pas, préférant prendre sa nouvelle amie dans ses bras et la couvrir
de baisers. Bien qu’elle promette de lui expliquer « plus tard », l’explica-
tion ne viendra jamais, ce que pressent d’ailleurs Tituba qui lui répond :
« Plus tard ? Y aurait-il un plus tard ? » (MT, p. 160) Qu’est-ce donc qu’une

SE
féministe ? Une femme révoltée refusant le nom et la loi du père, rêvant
d’un monde excluant les hommes, avortant ses enfants et contenant à
peine son désir d’une autre femme ? Par-delà le débat opposant le fémi-
nisme occidental et le féminisme « noir » que représenteraient respecti-
vement Hester et Tituba, la mise en scène parodique de la rencontre de
ces deux femmes semble être une façon de se moquer du discours fémi-
niste occidental et autre, même si Condé a déjà dit s’identifier davantage
au « womanism » de l’écrivaine afro-américaine Alice Walker, c’est-à-dire
ES
privilégier une posture féministe préoccupée par les différences cultu-
relles et ethniques, qu’au féminisme tout court. Annoncés par l’ombre de
Simone de Beauvoir qui traverse le roman au moment où John Indien,
celui qui a « pactisé avec les bourreaux », appelle Tituba « [s]a femme
rompue » (MT, p. 118) 16, les discours féministes dans Moi, Tituba sorcière
ne doivent sans doute pas être pris au pied de la lettre, d’autant plus qu’il
s’agit de faire porter un discours du xxe siècle – le spectre de la mère du
PR

féminisme français nous le rappelle – à des personnages du xviie siècle.


Affirmant s’être tordue de rire en écrivant Moi, Tituba sorcière et s’être
bien amusée en créant une rencontre entre Hester et Tituba, l’auteure a
déclaré ne pas comprendre comment la critique a pu lire avec sérieux ce
roman et faire de Tituba ce qu’elle n’est pas, en l’occurrence un person-
nage héroïque féministe 17.
Dans une étude substantielle sur les échos intertextuels postcoloniaux
dans l’œuvre de Condé, Derek O’Regan a réitéré cette idée en ­insistant

16. Un peu plus loin, c’est l’esprit de sa mère Abena qui l’appelle « [s]a femme rompue »
(MT, p. 219).
17. F. Pfaff, Conversations with Maryse Condé, Lincoln, University of Nebraska Press, 1996,
p. 60.

197
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

sur la caricature du féminisme militant occidental incarné par Hester que


l’écrivaine, dans son programme féministe (« feminist agenda »), oppo-
serait à la véritable résistance de Tituba, érigée en une héroïne féministe
méconnue du combat contre l’esclavage 18. Or, dans son projet d’un double
palimpseste – réécriture à la fois d’un épisode d’un classique américain
et (ré)écriture de la « sorcière » barbadienne –, Condé rétablit certes la
subjectivité de Tituba, sans pour autant succomber à la tentation de faire
de l’esclave un personnage héroïque. Pleine de vie, attachante, à la fois
lucide et naïve comme Hester, Tituba n’échappe pas non plus à la cari-
cature puisqu’elle est parfois « ridicule », pour employer l’épithète utili-
sée par Condé elle-même 19. Elle ne s’oppose ainsi pas tant à Hester, car
ni l’une ni l’autre n’échappent à l’ironie de l’auteure, ce qui n’exclut tou-

SE
tefois pas la portée féministe du roman qui doit tout de même être lue,
à notre avis, avec un certain recul. Esclave bien sûr des hommes blancs,
Tituba l’est aussi de son désir insatiable des hommes en général. Lors de
son retour à la Barbade, c’est ce désir des hommes, davantage que leur
noble cause, qui la pousse à aider et à rejoindre les marrons (MT, p. 226),
allusion parodiée à la mulâtresse Solitude, symbole historique de la résis-
tance féminine de la Guadeloupe 20. Condé n’offre par conséquent pas
ES
qu’une parodie de la figure héroïque du roman traditionnel américain,
elle transforme également la figure de la femme caribéenne souvent repré-
sentée en tant que victime et combattante dans la littérature antillaise.
Les actions et les gestes prétendument héroïques de Tituba sont souvent
le fruit du hasard ou de son désir sexuel, comme l’est son engagement
auprès des esclaves marrons.
En privilégiant un marronnage de l’imaginaire qui ne se conforme ni
PR

aux attentes du lectorat occidental ni à celles du lectorat antillais  – hommes


ou femmes –, Condé écorche au passage la figure « sacro-sainte » 21 de la
grand-mère et la figure non moins sacrée de l’esclave marron ou mar-
ronne telle qu’on peut la retrouver dans l’œuvre d’Édouard Glissant ou
de Patrick Chamoiseau. De plus, les représentations détournées, voire
altérées qu’elle propose à partir de deux figures féminines appartenant
au monde anglo-saxon – l’une historique, l’autre littéraire – ajoutent à

18. D. O’Regan, Postcolonial Echoes and Evocations. The Intertextual Appeal of Maryse Condé,
Berne, Peter Lang, 2006, p. 71-76 ; voir également p. 84.
19. F. Pfaff, Conversations with Maryse Condé, ouvr. cité, p. 60.
20. Sur les liens intertextuels entre Moi, Tituba sorcière et La Mulâtresse Solitude d’André
Schwarz-Bart, voir D. O’Regan, Postcolonial Echoes and Evocations, ouvr. cité, p. 77-84.
21. F. Pfaff, Conversations with Maryse Condé, ouvr. cité, p. 60.

198
Le double palimpseste de Maryse Condé

la complexité de son projet de réécriture. Comme le souligne Françoise


Lionnet dans son analyse très fine de La Migration des cœurs, la réécriture
de Condé opère non seulement un déplacement discursif – le « contre-
discours postcolonial » élaboré dans l’ouvrage devenu la référence incon-
tournable des études postcoloniales, The Empire Writes Back. Theory and
Practice in Post-Colonial Literatures 22 –, mais aussi un déplacement lin-
guistique dans la mesure où son écriture en langue française « contre-
attaque » un canon de langue anglaise 23. Empruntant au modèle américain
dans le cas de Moi, Tituba sorcière, mais offrant un roman francophone
inscrivant l’imaginaire caribéen au cœur du puritanisme de la Nouvelle-
Angleterre, il est de fait difficile d’affirmer que Condé écrive bel et bien
vers, pour ou contre le centre dont elle s’inspire. Peut-on d’ailleurs parler

SE
d’un seul centre ? Plusieurs centres semblent être convoqués dans ce jeu
hypertextuel et interculturel, où l’autre est mis en relation avec le même,
selon la poétique de Glissant 24, mais où l’autre et le même ne sont plus
aussi facilement identifiables.

Poétique hypertextuelle et romanesque


ES
Cette poétique de la relation hypertextuelle et interlinguistique, qui n’ex-
clut pas des références intertextuelles à des écrivains du monde franco-
phone (notamment à André Schwarz-Bart, à Césaire, à Jean Genet et à
Fanon), ne se lit pas seulement dans l’épisode de la prison, elle se révèle
également dans quelques techniques paratextuelles. Hawthorne, dans La
Lettre écarlate, donne à lire un prologue soulignant « l’authenticité » du
PR

récit que le narrateur nous propose, puisé dans un manuscrit trouvé dans
les archives des bureaux de la douane. Quant à Condé, elle n’offre aucun
prologue à Moi, Tituba sorcière, mais une note en exergue au roman,
signée par l’écrivaine, Maryse Condé, qui se veut pareillement une sorte
d’attestation véridique du récit proposé : « Tituba et moi, avons vécu
en étroite intimité pendant un an. C’est au cours de nos i­nterminables

22. B. Ashcroft, G. Griffiths et H. Tiffin, The Empire Writes Back ; rappelons que le titre de
cet essai participe également d’une chaîne intertextuelle, puisqu’il emprunte à un des
épisodes de la célèbre série américaine Star Wars. The Empire Strikes Back, et à une cita-
tion de Salman Rushdie : « The Empire writes back to the Centre » (cité en exergue).
23. F. Lionnet, « Narrating the Americas : transcolonial métissage and Maryse Condé’s La
Migration des cœurs », Mixing Race, Mixing Cultures. Inter-American Literary Dialo-
gues, M. Kaup et D. Rosenthal éd., Austin, University of Texas Press, 2002, p. 71-72.
24. Voir É. Glissant, Poétique de la relation.

199
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

conversations qu’elle m’a dit ces choses qu’elle n’avait confiées à personne »
(MT, p. 7). Autant chez Hawthorne que chez Condé, « l’authenticité »
rapportée n’est qu’un leurre, les deux auteurs mettant l’accent, tout au
long de la narration, sur l’aspect légendaire de chacun des romans. La
prolifération des « peut-être », des « on dit », des « semble-t‑il », etc., dans
La Lettre écarlate est à cet égard révélatrice. Dans Moi, Tituba sorcière, la
confusion entre faits historiques et scènes invraisemblables invite les lec-
teurs et les critiques à le lire comme une fiction romanesque, avec tout
ce que cette expression contient d’imagination et de vérité. Qu’y a-t-il
de plus fictif que cette mise en récit d’un personnage du xviie siècle à la
première personne ? À la question de savoir pourquoi elle a écrit Tituba
en recourant au « je », ce « Saint-Esprit de la première personne » 25 pour

SE
reprendre les mots de Philippe Lejeune, Condé a répondu avec aplomb
et humour dans un entretien : « Je dois être Tituba. Je suis la sorcière ! » 26
Si l’on apprécie son humour, il est évident que ce « je » traduit un désir de
restituer la subjectivité de Tituba, la plus négligée des sorcières du procès
de Salem, et ce, autant par les historiens que par les écrivains.
Sans être la première à avoir mis Tituba au centre d’une fiction, puisque
l’écrivaine afro-américaine Ann Petry l’avait fait en 1964 dans un roman
ES
pour la jeunesse, Tituba of Salem Village 27, Condé est néanmoins la seule
depuis Petry à avoir produit une œuvre d’importance sur ce personnage.
De façon tout à fait intéressante, Tituba elle-même, dans le roman, anti-
cipe sa disparition dans l’historiographie du procès :
Je sentais que dans ces procès des sorcières de Salem qui feraient couler
tant d’encre, qui exciteraient la curiosité et la pitié des générations futures
et apparaîtraient à tous comme le témoignage le plus authentique d’une
PR

époque crédule et barbare, mon nom ne figurerait que comme celui d’une
comparse sans intérêt. On mentionnerait çà et là « une esclave originaire des
Antilles et pratiquant vraisemblablement le “hodoo” ». On ne se soucierait
ni de mon âge ni de ma personnalité. On m’ignorerait. […] Aucune, aucune
biographie attentionnée et inspirée recréant ma vie et mes tourments ! Et
cette future injustice me révoltait ! Plus cruelle que la mort ! (MT, p. 173)

Cet extrait confirme l’importance de l’imaginaire dans le projet de réé-


crire ou, plus exactement, d’écrire l’existence de Tituba. La part imagi-

25. P. Lejeune, Moi aussi, Paris, Seuil, 1986, p. 30.


26. F. Pfaff, Conversations with Maryse Condé, ouvr. cité, p. 66.
27. Dans les années 1950, le dramaturge Arthur Miller avait pour sa part écrit une pièce sur
le procès de Salem dans laquelle Tituba occupe un rôle important sans cependant être
le personnage central : The Crucible, New York, Penguin Books, 1995 [1952].

200
Le double palimpseste de Maryse Condé

native, créatrice du récit peut sembler aller de soi, car après tout Maryse
Condé est une romancière, mais ce recours à la fiction en ce qui concerne
Tituba met en lumière le manque de documents au sujet de cette figure
esclave de l’Amérique du xviie siècle, dont l’existence n’est attestée que par
ses témoignages au procès de 1692. Qui était Tituba avant et après le pro-
cès ? Qui était-elle avant d’être l’esclave sorcière pratiquant le « hodoo » ?
Condé répond à cette question, à la toute fin du livre, dans une note
paratextuelle auctoriale : « Vers 1693, notre héroïne, fut vendue pour le
prix de sa “pension” en prison, de ses chaînes et de ses fers. À qui ? Le
racisme, conscient ou inconscient, des historiens est tel qu’aucun ne s’en
soucie » (MT, p. 278) 28. En ce sens, la réécriture n’offre parfois pas tant
une autre version d’un récit qu’elle n’invente une partie pour en combler

SE
ses lacunes, mais à partir des quelques traces historiques. Créer, recréer,
inventer, réinventer, autant de verbes soulignant l’opération transforma-
tive inhérente à l’écriture parodique de Condé, qui nous paraît être bien
plus qu’une « prosaïsation des archives et des données historiques, exploi-
tation quelque peu facile, artistiquement peu engageante » ou une « réé-
criture minimaliste » avec des passages « d’allure trop encyclopédique » et
des liens « surfaits » 29.
ES
Suivant l’étymologie du mot parôdia 30, Condé déforme l’identité de
l’héroïne hawthornienne et de Tituba, tout en s’inspirant de ses modèles.
Bien qu’elles demeurent près, à côté, des représentations initiales, les fonc-
tions et les sens qui leur sont rattachés n’en sont pas moins considérable-
ment détournés. Comme le mentionne à juste titre Lise Gauvin :
Si écrire est toujours, de quelque façon, réécrire le monde et sa littéra-
ture, on peut renverser la proposition et dire que réécrire est aussi écrire,
PR

au premier degré, réinventer la littérature et ses modèles, voire se consti-


tuer en modèle dans la chaîne infinie des textes qui constituent la biblio-
thèque mondiale. 31

28. Condé parle ici d’« héroïne », tout comme en entretien elle a déjà qualifié Tituba
d’« héroïne folklorique antillaise », mais le terme doit certainement être pris au sens de
« personnage principal » d’une œuvre et non de héros mythologique ou épique.
29. K. Gyssels, Sages sorcières ? ouvr. cité, respectivement p. 107, p. 109 et p. 110. Il est à noter
que Gyssels semble avoir changé d’avis dans un article ultérieur : « De tous les romans
de Condé, Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem est de loin le plus réussi et l’auteure
semble l’avouer dans un entretien avec Françoise Pfaff, reconnaissant la très courte genèse
et son désir de se “défouler de Los Angeles, ville tentaculaire” et violente » (K. Gyssels,
« L’intraduisibilité de Tituba Indien », art. cité, non paginé).
30. G. Genette, Palimpsestes, p. 20.
31. L. Gauvin, « Écrire/Réécrire le/au féminin… », Études françaises, p. 27.

201
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

L’écriture de Moi, Tituba sorcière en est effectivement une au second et


au premier degré, réinventant le personnage de Hawthorne et créant celui
de Tituba. Ayant choisi d’offrir un portrait satirique de l’héroïne roma-
nesque, l’auteure se garde bien d’idéaliser ses personnages ou de les ériger
en modèles. Non seulement l’écrivaine se moque de la figure féminine du
roman américain, mais elle refuse de faire de Tituba une figure héroïque,
malgré son désir de rétablir la subjectivité de cette esclave oubliée. Ce
refus du modèle héroïque participe peut-être d’un mythe moderne, celui
de l’antihéros, devenu en quelque sorte le modèle contemporain 32. Par un
double détournement, un double palimpseste, Condé nous plonge dans
un imaginaire romanesque où les sorcières rencontrent des femmes adul-

SE
tères, où des héroïnes n’en sont pas vraiment, où la sexualité est source
de plaisir autant que de violence, et où, en somme, le comique côtoie le
tragique, pour le plaisir des lecteurs.
ES
PR

32. Y. Chevrel et C. Dumoulié éd., « Introduction », Le mythe en littérature. Essais en hom-


mage à Pierre Brunel, Paris, PUF, 2000, p. 9.

202
Yolaine Parisot

Figures d’écrivains caribéens


Autofictions d’auteurs haïtiens

SE
À Haïti,
À ses écrivains qui ne cessent de réinventer
le monde

Il est d’usage d’envisager la transtextualité 1 dans les littératures postco-


loniales selon une représentation chronologique qui distinguerait trois
étapes : le rapport exclusif aux littératures européennes canoniques que
ES
des stratégies de légitimation peuvent ériger en modèles, tandis que
d’autres en extraient les hypotextes de contre-discours ; l’élaboration
d’une histoire littéraire endogène ; enfin, l’inscription dans une littéra-
ture en régime mondial que clame, par exemple, le manifeste dit des 44,
« Pour une littérature-monde en français ». Renvoyant à un champ litté-
raire travaillé par les traversées historiques, migratoires et esthétiques, le
corpus caribéen offre la particularité de négocier entre le modèle « archipé-
lique » (Édouard Glissant) et une poétique du « hors-lieu » 2, et de déve-
PR

lopper une dimension éminemment spéculaire. Nous nous proposons


d’en étudier les derniers avatars dans des textes qui, associant transtextua-
lité et hybridité générique, fictionnalisent, à partir d’Haïti, une réflexion
­originale sur le statut de l’écrivain francophone postcolonial.

1. Nous nous référons à la terminologie de Gérard Genette. Dans Palimpseste. La litté-


rature au second degré, le terme général de « transtextualité » recouvre cinq catégories,
parmi lesquelles l’« intertextualité » définit une relation de co-présence, qu’elle soit cita-
tion, plagiat ou allusion, tandis que la dérivation et la réécriture, notamment sous la
forme de la parodie ou du pastiche, relèvent de l’« hypertextualité ».
2. Nous renvoyons à l’ouvrage de R. Robin, Le roman mémoriel. De l’histoire à l’écriture
du hors-lieu, et aux propos d’Émile Ollivier : « Le lieu finalement n’est plus un lieu géo-
graphique, […] c’est un lieu imaginaire, un lieu de la modernité », dans un entretien
accordé à F. Lambert, « Émile Ollivier, écrivain d’Haïti et du Québec », Notre librairie.
Littérature haïtienne de 1960 à nos jours, no 133, janvier-avril 1998, p. 154-159.

203
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Quelques considérations sur le palimpseste caribéen

Les écrivains antillais et haïtiens ont depuis longtemps et amplement


fourni matière à l’étude des deux premières formes de transtextualité
susmentionnées. Pour la première, nous nous contenterons de citer Une
tempête d’Aimé Césaire, « d’après La Tempête de Shakespeare, adaptation
pour un théâtre nègre » 3, ou La Migration des cœurs de Maryse Condé 4,
qui propose une transposition de Wuthering Heights d’Emily Brontë, de
même que le roman de Jean Rhys, Wide Sargasso Sea 5, érigé en paradigme
de la transtextualité postcoloniale par Gayatri Chakravorty Spivak dans
A Critique of a Postcolonial Reason. Toward a History of the Vanishing

SE
Present, s’engouffrait dans les brèches du Jane Eyre de Charlotte Brontë.
Quant à l’histoire littéraire antillaise, haïtienne ou caribéenne, les écri-
vains l’écrivent dans les récits d’enfance, qui placent Aimé Césaire, Joseph
Zobel, Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis à la place d’honneur
des bibliothèques de Maryse Condé, de Daniel Maximin ou de Dany
Laferrière. Ils la construisent encore dans les mises en fiction de l’histoire
culturelle, qu’il s’agisse de la rencontre entre Aimé Césaire et André Bre-
ES
ton autour de la revue Tropiques dans Le Nègre et l’amiral de Raphaël
Confiant 6, ou de la révolution de 1946 à Port-au-Prince, qui sert de toile
de fond au premier roman de Yanick Lahens, Dans la maison du père 7,
récit d’une vocation artistique et d’une filiation problématique 8.
Plus récemment, s’est imposée la nécessité de rendre compte de la
difficulté à constituer le champ littéraire caribéen francophone comme
autonome et cohérent : en premier lieu, la différence des statuts admi-
PR

nistratifs incite à s’interroger sur l’inclusion dans un même ensemble des


départements français d’Amérique et d’Haïti ; puis la représentation d’une
Caraïbe plurilingue, ancrée dans le continent américain, oblige à substi-
tuer la notion de « polysystème » 9, sous la version locale d’« américanité »,

3. A. Césaire, Une tempête, Paris, Seuil, 1969.


4. M. Condé, La Migration des cœurs, Paris, Robert Laffont, 1995.
5. J. Rhys, Wide Sargasso Sea, New York - Londres, W. W. Norton & Company, 1966.
6. R. Confiant, Le Nègre et l’amiral, Paris, Grasset, 1988.
7. Y. Lahens, Dans la maison du père, Paris, Le Serpent à plumes, 2000.
8. Nous nous permettons de renvoyer à un article précédent  : Y.  Parisot, « Mémoire
“archipélique” de la littérature et représentation de l’être-au-monde caribéen », Paroles
d’outre-mer. Identités linguistiques, expressions littéraires et espaces médiatiques, B. Idel-
son et V. Magdelaine-Andrianjafitrimo éd., p. 91-100.
9. La notion est empruntée à I. Even-Zohar, « Polysystem studies », Poetics Today, vol. 11,

204
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens

au système binaire centre/périphérie désormais caduc ; en dernier lieu


et surtout, confronté à l’urgence de l’« histoire immédiate » 10, l’écrivain
caribéen, qui porte l’héritage de l’oralité en même temps qu’il confisque
la parole, réactualise la réflexion sur son rôle politique, sa place dans la
cité, sur les pouvoirs de la littérature. Le recours à l’hybridité générique
dit alors ce sentiment d’imposture, en même temps qu’il en propose une
résolution dans une reconfiguration du littéraire.
À l’heure du bilan, en 2006, c’est la vie de Victoire, cuisinière de talent,
mais analphabète, qui n’a laissé d’autres traces écrites que les menus publiés
par L’Écho pointois, qui sert de miroir au travail de l’écrivain Maryse Condé :
Ce que je veux, c’est revendiquer l’héritage de cette femme qui appa-

SE
remment n’en laissa pas. Établir le lien qui unit sa créativité à la mienne.
Passer des saveurs, des couleurs, des odeurs des chairs ou des légumes à
celles des mots. 11

L’autobiographie détournée, Victoire, les saveurs et les mots, associe dié-


gèse et métadiscours pour établir un continuum entre l’écriture factuelle
et l’écriture fictionnelle – car il faut bien réinventer le monde auquel ren-
voie, en creux, l’unique photographie que l’auteur possède de sa grand-
ES
mère –, mais également pour déconstruire la distinction entre genres
canoniques et genres populaires : Victoire partage avec celle qu’elle sert,
Anne-Marie, une passion pour la musique, qui met sur le même plan
sonates, symphonies, gwo ka, bèlè, meringué ou biguines, car « il n’y a pas
de “musique savante”, conçue pour les gens cultivés, ni de “musique popu-
laire”» (p. 172). Enfin, une triple intertextualité avec Aux vents caraïbes de
Lafcadio Hearn, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire et Éloges
de Saint-John Perse 12 situe le récit à l’intersection non seulement du genre
PR

poétique et du récit de voyage, mais aussi de plusieurs champs littéraires.


Les deux derniers poètes appartiennent également au panthéon dressé
par Patrick Chamoiseau dans Un dimanche au cachot 13, où viennent les

no 1, 1990. Dans le cas des littératures postcoloniales, elle permet de repenser la relation
centre/périphérie et de prendre en compte les relations des anciennes périphéries entre
elles, au sein d’une même zone et au-delà des barrières linguistiques.
10. Nous nous référons aux travaux du GRHI, Groupe de recherche sur l’histoire immédiate
(université de Toulouse - Le Mirail), qui considère que la période perçue comme néces-
saire à l’ouverture des archives ne doit pas constituer un frein au travail de l’historien.
11. M. Condé, Victoire, les saveurs et les mots, Paris, Mercure de France, 2006, p. 85.
12. Respectivement L. Hearn, Aux vents caraïbes, Paris, Hoebëke, 2004 [Two Years in the
French West Indies, 1890] ; A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence
africaine, 1956 [1939] ; Saint-John Perse, Éloges, Paris, Gallimard, 1948.
13. P. Chamoiseau, Un dimanche au cachot, Paris, Gallimard, 2007.

205
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

rejoindre William Faulkner et Édouard Glissant, auteur d’un Faulk-


ner, Mississippi 14. Dans ce cachot de l’Habitation Gaschette, « lieu de
mémoire » 15 de l’esclavage, métonymie du travail d’excavation du passé, le
« Marqueur de paroles » essaie en vain de faire sortir une adolescente de
son mutisme et imagine l’histoire d’une esclave rebelle, l’Oubliée. S’ins-
taure ainsi un rapport d’intra-textualité avec L’Esclave vieil homme et le
molosse 16, tandis que ce qui ne peut être que fiction de l’esclavage – puisque
le genre des slave narratives n’existe pas dans le domaine francophone –
se voit légitimé en devenant témoignage du temps présent. Patrick Cha-
moiseau cite encore Primo Levi et Alexandre Soljenitsyne. Et le Dimanche
au cachot se fait palimpseste de palimpsestes, qu’il s’agisse des poétiques

SE
fondatrices de l’antillanité, de la créolité ou de la diversalité, ou de « l’écri-
ture du désastre » 17 et de sa littérarité.
À la fin de L’écrivain antillais au miroir de sa littérature, dont le cor-
pus se limitait aux années 1980-1992 et aux Antilles françaises, Lydie Mou-
dileno soulignait que l’obsession pour la figure d’écrivain exprimait un rap-
port problématique d’auteurs relevant du canon littéraire antillais « à leur
position dans la modernité » (p. 200) et imaginait que « la disparition de
l’écrivain comme personnage, ou l’éclatement de ses figures, devrait lais-
ES
ser l’espace de communication ouvert à d’autres bruits » (p. 207). Mais
force est de constater que, loin de disparaître, cette propension à l’autoré-
férentialité s’est amplifiée aux cours des dernières années jusqu’à atteindre
Haïti et jusqu’à se développer en fiction d’auteur. Semblant s’ériger en
paradigmes de la « littérature-monde en français », nombre de récits s’of-
frent comme des mises en fiction/question de la « scénographie » post-
coloniale francophone, de la relation entre « la situation d’énonciation
PR

que s’assigne l’œuvre elle-même » 18 et l’inscription du corpus sur la scène


internationale. Refusant l’assignation à résidence et à référentialité, ils
jouent tant des catégories génériques (autobiographie, autofiction) que
d’un statut auctorial qui hésite entre la référence à la modernité euro-
péenne, notamment en reprenant le topos de l’œuvre à venir qui est déjà
celle que l’on a lue, et la visibilité médiatique d’une certaine francophonie.
Certes, le manifeste des 44 réactualise l’idée goethéenne de Weltliteratur,

14. É. Glissant, Faulkner, Mississippi, Paris, Stock, 1996.


15. L’expression renvoie aux ouvrages dirigés par l’historien P. Nora, Les lieux de mémoire,
Paris, Gallimard, 1984, 1986, 1992.
16. P. Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997.
17. Voir M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.
18. J.-M. Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, p. 109.

206
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens

via La république mondiale des lettres de Pascale Casanova, via les théories
postcoloniales, notamment celles d’Edward Said, traducteur de « Philolo-
gie der Weltliteratur » 19 d’Erich Auerbach. Et, à l’instar de ses avant-textes,
« Les enfants de la postcolonie » 20 d’Abdourahman Waberi et « La fran-
cophonie, oui ; le ghetto, non » 21 d’Alain Mabanckou, il dialogue avec la
World Literature in English. Mais la fiction le dépasse qui met en abyme la
construction d’un champ littéraire autonome et transnational, lorsqu’une
intertextualité référentielle met par exemple en regard le blog d’Alain
Mabanckou, « Le crédit a voyagé », Black Bazar 22, où l’écrivain Louis-
Philippe Dalembert devient un personnage parlant de Dany Laferrière
à ses lectrices, et L’Énigme du retour 23 qui consacre un chapitre au « fils

SE
de Pauline Kengué ».

L’auteur haïtien en fiction

Dans Fiction d’auteur ? Le discours biographique sur l’auteur de l’Antiquité à


nos jours, Sophie Rabau précise qu’« un récit fictif sur tel auteur n’est consi-
déré comme fiction d’auteur que s’il décrit ou explique le travail de l’écri-
ES
vain » 24. De la fiction d’auteur, on retiendra surtout l’idée de filiation, d’au-
teur fils de son œuvre, « personnage d’un texte critique né d’un autre texte »
(p. 98). Refusant les étiquettes, le texte prétexte, s’interrogeant sur l’auto-
rité, l’authenticité, la légitimité de la littérature, les écrivains de la « littéra-
ture-monde en français » mettent en scène l’auteur inventé selon le principe
suivant : « Si pour inventer l’auteur on prend l’œuvre pour modèle, l’auteur
inventé peut-il à son tour servir à inventer une œuvre d’où naîtrait un autre
PR

auteur en un mouvement perpétuel ? » (p. 99) On pourrait presque parler de


« métafictions d’auteur ». De la « nuit américaine » qui ouvre Compère Géné-
ral Soleil 25 de Jacques Stephen Alexis aux jeux ­scripturaux de Gary ­Victor

19. E. Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », Gesammelte Aufsätze zur romanischen


Philologie, Berne-Munich, Francke, 1967 [1952], p. 301-310. La traduction d’Edward et
Marie Said, « Philology and Weltliteratur », parut en 1969 (Centennial Review, vol. 13,
no 1, p. 1-17).
20. A. Waberi, « Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération d’écri-
vains d’Afrique noire », Notre librairie, no 135, septembre-décembre 1998, p. 8-15.
21. A. Mabanckou, « La francophonie, oui ; le ghetto, non », Le Monde, 19 mars 2006.
22. A. Mabanckou, Black Bazar, Paris, Seuil, 2009.
23. D. Laferrière, L’Énigme du retour, Montréal-Paris, Boréal-Grasset, 2009.
24. S. Dubel et S. Rabau éd., Fiction d’auteur ? Le discours biographique sur l’auteur de l’An-
tiquité à nos jours, p. 19.
25. J. S. Alexis, Compère Général Soleil, Paris, Gallimard, 1955.

207
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

dans À l’angle des rues parallèles 26, la littérature haïtienne du xxe siècle ne


cesse d’interroger la spécularité de l’écriture. Depuis longtemps, le senti-
ment de déréliction, que suscitent, à l’intérieur, le chaos politique et une
situation économique et sociale catastrophique, et l’expérience de l’exil, fon-
datrice d’une littérature en diaspora, se rejoignent dans une même « poé-
tique de la schizophrénie » (Jean-Claude Fignolé), qu’elle soit allégorie
dans les récits de zombification ou expression d’une mémoire pathologique.
Aujourd’hui, la sortie du paradigme national, la visibilité médiatique et la
question de l’inscription dans une « littérature-monde » ajoutent une nou-
velle donne qu’il s’agit d’articuler à la prise en compte de l’histoire et du
référentiel socioculturel haïtiens.

SE
« La littérature, dans sa folie, peut-elle remplir le vide que laissent par-
fois les sciences humaines ? » se demande l’Écrivain, dans L’Amour avant
que j’oublie de Lyonel Trouillot 27, alors que, pour échapper à l’ennui d’un
colloque sur « l’engagement, la responsabilité, le rôle de l’écrivain dans la
société » (p. 97), sur « ce que peut ou ne peut pas la littérature » (p. 32) ou
sur « l’exil et la littérature, la littérature de l’exil, l’exil dans la littérature »
(p. 36), il invente un dialogue amoureux sur le modèle des récits de voyage
que lui racontait l’Étranger dont la folie était de n’avoir jamais quitté son
ES
pays. Le palimpseste haïtien met en évidence une triade littérature, histoire
et folie que décline l’exil tant réel qu’intérieur, celui du poète « albatros ».
Et la poétique du bateau dans la littérature caribéenne pourrait bien, au-
delà du souvenir de la traite et de la traversée de l’Atlantique, porter l’hé-
ritage de la fameuse Nef des fous qui fait son apparition dans le paysage
imaginaire de la Renaissance. Dans son Histoire de la folie à l’âge classique,
Michel Foucault, faisant l’inventaire de la « multiple présence » de la folie
PR

dans la littérature à la fin du xvie siècle et au début du xviie, écrit :


Commençons par la plus importante, la plus durable aussi – puisque le
xviiie siècle en reconnaîtra encore les formes à peine effacées : la folie par
identification romanesque. Une fois pour toutes ses traits ont été fixés par
Cervantès. […] De l’auteur au lecteur, les chimères se transmettent, mais
ce qui était fantaisie d’un côté, de l’autre devient fantasme ; la ruse de l’écri-
vain est reçue en toute naïveté comme figure du réel. 28

La référence au travail de Foucault apparaît dans les premières pages

26. G. Victor, À l’angle des rues parallèles, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2003.
27. L. Trouillot, L’Amour avant que j’oublie, Arles, Actes Sud, 2007, p. 136.
28. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard (Bibliothèque des his-
toires), 1972, p. 57.

208
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens

de Vous n’êtes pas seul de Gérard Étienne 29, fiction de l’interculturalité


et de l’identité haïtiano-québécoise, où la figure de l’écrivain se projette
dans celle du fou marginal :
Au fond, cela fait quarante-huit heures qu’Yves a pris le large, évadé d’un
établissement hospitalier où l’on tente, depuis un an, de le soigner, d’une
maladie mentale. Ramassé un soir sur la rue Foucault, coin Badelaine,
presque sans connaissance, l’homme a été transporté à Sainte-Anne. Per-
sonne n’a été capable de lui soutirer un seul mot sur son identité. Bien
sûr que ses longues tirades de Phèdre débitées dans son délire ont permis
aux médecins qui s’en occupaient d’avoir une idée approximative sur le
type de clochard, pas du tout imbécile qu’il est. Sauf qu’on n’arrivait pas
à le situer dans les couches sociales de la ville. (p. 30)

SE
On retrouve semblable entremêlement de la toponymie, de la topogra-
phie psychique et de la transtextualité dans La Brûlerie d’Émile Ollivier 30.
Pour Cynthia, venue demander des comptes sur Virgile, père inconnu et
désormais disparu, Jonas Lazard, le narrateur principal de ce roman pos-
thume, recrée les discussions d’un groupe d’Haïtiens fantasques. Der-
nier avatar du café littéraire, La Brûlerie est ce lieu où l’on se réunit, en
se réclamant tant de Verlaine, de Pessoa et de Kafka que de Tel quel, de
ES
Barthes et de Derrida, pour transformer le présent en mémoire et le
monde, en bibliothèque. Citations, références à Walter Benjamin, à Freud,
à Nietzsche ou à Thomas Mann, épigraphes empruntées à William B.
Yeats, promesse d’un « livre-univers », « livre-monde » qui prendrait « la
forme de réseaux plutôt que celle d’un récit linéaire » (p. 58), tels sont les
instruments auxquels Ollivier aura eu recours pour figurer « le passé qui
ne passe pas », comme a pu l’écrire l’historien Henry Rousso à propos
PR

de Vichy : « Virgile sans doute était victime d’un passé qui ne passait pas.
L’horrible s’était déjà produit dans sa vie. Ceux qui ont connu les camps
de concentration disent que, pour évoquer Auschwitz, il faudrait non pas
parler mais crier. Virgile n’a pas su crier » (p. 123). Yves, le héros de Gérard
Étienne, est hanté par le souvenir cauchemardesque de Fort-Dimanche,
haut lieu de torture à l’époque duvaliériste, de l’incarcération aux côtés
de l’écrivain Jacques Stephen Alexis. Par ce court-circuitage de l’univers
fictionnel par l’univers référentiel, le récit se construit sur les hypotextes
de la légende réaliste merveilleuse, celle des différentes morts d’Alexis.

29. G. Étienne, Vous n’êtes pas seul, Montréal, Éditions du Marais, 2007 (2e édition, texte
revu et corrigé).
30. É. Ollivier, La Brûlerie, Montréal, Boréal, 2004.

209
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Dans « l’autobiographie américaine » de Dany Laferrière, la réflexi-


vité se traduit par cette mise en suspens radicale que la phénoménologie
nomme épochè de l’existence du monde :
Une écriture « sous épochè » serait donc une écriture attentive à ménager
la qualité intuitive constante de chacun de ses énoncés, une écriture qui ne
se déploierait qu’à mesure que l’expérience elle-même prend sens, une écri-
ture toujours prudente à l’égard de la moindre construction non-contrôlée. 31

Toute l’œuvre romanesque et cinématographique de Dany Laferrière


est contenue entre l’image de la galerie de Da, dans L’Odeur du café 32, et
la scène du parc où le personnage-narrateur du Cri des oiseaux fous, en
partance pour l’exil, éprouve l’étrangeté au monde de celui qui n’est plus

SE
ici et pas encore là-bas : « Je suis assis sur un petit banc dans un joli parc
dont je doute de l’existence » 33, entre le récit d’enfance et le récit où l’au-
tofiction semble céder le pas à l’autobiographie. Mais quelle valeur donner
à ce pacte autobiographique conclu par un fou qui se souvient comment
le père du narrateur s’est échappé de Fort-Dimanche dans un bateau des-
siné sur la paroi ? Quelle valeur donner à un pacte autobiographique qui
s’appuie sur une filiation impossible entre le père et le fils exilés par le père
ES
et le fils dictateurs, entre un père qui dit ses enfants morts et un fils qui
ne peut dire son nom ? Surnoms – « Vieux Os », « Vieux » –, portrait d’un
écrivain beat savamment mis en scène pour la promotion du livre, scénari-
sation de road movies depuis la baignoire d’une chambre d’hôtel, écrivain
consacré par les médias jouant son propre rôle dans Comment conquérir
l’Amérique en une nuit, ou réfugié à l’abri d’« un manguier, au fond de la
cour » 34, « l’autobiographie américaine » multiplie les incarnations d’un
personnage d’écrivain, à mi-chemin entre hétéronymie et autofiction :
PR

Ce personnage d’écrivain qui me permet de m’infiltrer partout, dans les


vies les plus secrètes, dans les clubs les plus fermés, il me permet de traver-
ser les classes sociales, les races et les territoires. Ce personnage n’est pas
marié et n’a pas d’enfants, alors que je suis marié et que j’ai trois enfants.
Quand je suis assis devant ma machine à écrire, je suis un célibataire. Je
n’ai qu’un lit de camp, une vieille Remington, une bouteille de rhum Bar-
bancourt et une ville imaginaire. 35

31. N. Depraz, Écrire en phénoménologue. « Une autre époque de l’écriture », p. 31.


32. D. Laferrière, L’Odeur du café, Montréal, VLB éditeur, 1991.
33. D. Laferrière, Le Cri des oiseaux fous, Paris, Le Serpent à plumes (Motifs), 2000, p. 85.
34. D. Laferrière, Pays sans chapeau, Paris, Le Serpent à plumes (Motifs), 1999 [1997], p. 11.
35. D. Laferrière, J’écris comme je vis. Entretiens avec Bernard Magnier, Genouilleux, La
Passe du Vent, 2000, p. 46.

210
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens

La fictionnalisation de la « scénographie énonciative », dans Je suis


un écrivain japonais 36, n’est qu’amplification de cette pose de l’écrivain
qui, dans les romans précédents, sert d’embrayeur à des narrations déli-
rantes et à la dérive, simples affabulations ou délires de persécution. Le
dernier roman de Dany Laferrière emboîte au moins trois fictions, cha-
cune empreinte de spécularité. Commençons par le récit cadre : un écri-
vain en butte à la diplomatie japonaise, un éditeur qui téléphone depuis
Stockholm et se soucie des traductions d’un livre non écrit, tous les ingré-
dients sont réunis qui renvoient à la question de la légitimité du champ lit-
téraire et de la légitimation de l’auteur dans le champ. Mais le récit enca-
dré dont les personnages sont des Japonaises à Montréal participe de la

SE
même réflexivité puisqu’il prend la forme du polar. Enfin, un micro-récit
rappelle que si Dany Laferrière creuse l’hypotexte proustien du « livre à
venir », celui-ci était déjà présent dans L’Espace d’un cillement 37 de Jacques
Stephen Alexis qui recourait à la mémoire sensorielle pour préfigurer le
réalisme merveilleux. Le narrateur de Je suis un écrivain japonais crée
en effet une intersection entre la scène de la mondialisation et l’histoire
culturelle haïtienne, entre pays réel et pays rêvé, en imaginant non pas
que la célèbre chanteuse Björk visite une exposition de peinture naïve,
ES
mais qu’elle rencontre les peintres en chair et en os.

Banal oubli de Gary Victor

Mais c’est avec l’œuvre de Gary Victor, également signataire du manifeste


« Pour une littérature-monde en français », que nous souhaitons interro-
PR

ger cette articulation du local et du global. La couverture de Banal oubli,


publié en 2008, montre un exemplaire des Cloches de La Brésilienne, pré-
cédent roman de Gary Victor 38, ouvert à la page 164, plié, taché de sang
et cloué au mur par un marteau. Un nom d’auteur, « Pierre Jean », et
un titre, « Nuit muette sur la croix de l’arc-en-ciel », qui associe occulta-
tion et silence à la thématique christique, sont raturés, tandis que le nom
« Gary Victor » et le titre « Banal oubli » se lisent en surimpression comme
des inscriptions manuscrites faites par un marqueur sacrilège. Manuscrit
également le texte de la fausse jaquette : « Moi, Gary victor, réaffirme

36. D. Laferrière, Je suis un écrivain japonais, Montréal-Paris, Boréal-Grasset, 2008.


37. J. S. Alexis, L’Espace d’un cillement, Paris, Gallimard, 1959.
38. G. Victor, Banal oubli, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2008 ; Les Cloches de La
Brésilienne, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2006.

211
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

être le seul auteur de l’ouvrage banal oubli, ce à toute fin utile ou


légale. » Selon une narratologie traditionnelle, genettienne, Pierre Jean
est le personnage narrateur de Banal oubli, personnage d’écrivain nobé-
lisable qui a la particularité de porter des stigmates. Le récit s’ouvre par
un extrait de son dernier roman, Nuit muette sur la croix de l’arc-en-ciel,
autre nom possible, semble donc indiquer la première de couverture, pour
Les Cloches de La Brésilienne. Le livre se termine sur trois lettres adres-
sées à Jutta Hepke, éditrice de Vents d’ailleurs, toutes les trois datées du
10 juin 2007 et respectivement signées par « Gary Victor », par « Pierre
Jean auteur et non narrateur ou personnage du roman en litige », et par
« Peter Choisson personnage du roman en litige », le roman en litige étant
Banal oubli. « Litige », « plagiat », « sous peine de poursuite légale », « fin

SE
utile ou légale », le recours au vocabulaire juridique pose la question du
droit d’auteur et de l’auctorialité comme imposture. Comment interpré-
ter la rature d’un double prénom, « Pierre Jean », par un autre double
prénom, « Gary Victor » ? Faut-il y voir un pied de nez à la quatrième
de couverture où biographie et photographie affirment l’existence réfé-
rentielle de Gary Victor ? Ou une allusion à la facile instrumentalisation
de l’œuvre en contexte postcolonial ? Faut-il comprendre que la fiction
ES
d’auteur revendique une filiation avec Vie et mort d’Émile Ajar 39, publié
à titre posthume sous le nom de Romain Gary ? Ou replacer Banal oubli
dans le contexte haïtien de l’héritage dictatorial et du chaos post-dictature,
comme le laisse entendre l’argument : Pierre Jean s’oublie dans un bar,
revient se chercher, mais apprend qu’il a été kidnappé ?
À la page 35, l’écrivain fictif décide d’écrire son histoire :
PR

Qui disait que la réalité dépassait la fiction ? Le titre de mon prochain


roman s’impose à moi. Banal Oubli. Le titre est toujours pour moi une
matrice, le germe que je féconde de mon imaginaire pour faire naître
l’œuvre. La situation de départ sera celle que je vis actuellement. Un écri-
vain sans inspiration. Appelons-le Peter. Clin d’œil à Peter Schlemihl du
livre de Chamisso. Peter Choisson.

Ombre ou palimpseste, le texte amorce alors sa réécriture qui cèle les


noms diégétiquement référentiels sous des identités diégétiquement fic-
tives. Pourtant le Banal oubli de Gary Victor semble reprendre ses droits.
S’entremêlent deux récits à la première personne : celui du moi oublié
qui, libéré, se transforme en serial killer avant de pousser Peter Chois-

39. R. Gary, Vie et mort d’Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1981.

212
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens

son, personnage du Banal oubli de Pierre Jean, à prendre son autono-


mie ; celui du moi oublieux à la recherche du moi oublié. Il est enfin une
troisième trame qui ne peut guère être attribuée qu’au narrateur omnis-
cient de Gary Victor : un récit à la troisième personne qui relate l’enquête
de l’inspecteur Dieuswalwe Azémar, un personnage rencontré dans Les
Cloches de La Brésilienne. Dans ce roman, on apprenait le goût de ce per-
sonnage d’enquêteur pour la poésie de Davertige, pseudonyme littéraire
de Villard Denis, représentant du mouvement « Haïti Littéraire » et auteur
d’un recueil intitulé Idem 40 où la nuit, l’arc-en-ciel et la crucifixion consti-
tuent des motifs récurrents. Gary Victor conserverait donc l’auctorialité
jusqu’à cette phrase : « Laisser dans ce quadrant d’existence la preuve de

SE
ce que je suis ou de ce que je crois être » (à la page 180 d’un récit qui en
compte 188). La police de caractères se modifie alors pour laisser place à
un texte où Gary Victor devient personnage et assume le rôle d’un écri-
vain dépossédant Pierre Jean de son histoire.
Parce qu’elle procède de la résolution d’un code improbable tiré du
précédent livre de Pierre Jean, Nuit muette sur la croix de l’arc-en-ciel  – et
les références christiques sont bien aussi celles du serial killer –, la fin de
l’enquête tourne en dérision les codes du polar, y compris du polar haï-
ES
tien en territoire vaudou, dont Françoise Naudillon a montré qu’il sou-
lignait les liens entre « l’enquête historique » et « l’enquête sorcière ou
ésotérique » 41. Or, ce Banal oubli ne saurait se réduire à une réflexivité
littéraire tautologique. Le personnage qui prétend écrire son histoire
ne fait qu’obéir à un précepte paternel : « Vainqueur ou vaincu, surtout
vaincu, ne laisse à quiconque, pas même à Dieu, le soin d’écrire ton his-
toire. » Pour Gary Victor, comme pour Dieuswalwe Azémar, l’imposture
PR

auctoriale procède d’une « mémoire trafiquée », comparable à l’occulta-


tion, dans l’historiographie de la révolution haïtienne, des suisses, esclaves
armés par les colons blancs, qui, contre la promesse de la liberté, combat-
tirent ensuite du côté des affranchis avant d’être abandonnés et trahis par
ces derniers après la victoire, « un épisode qui préfigurait ce que serait le
futur État après la victoire définitive contre les colons blancs » (p. 104).
Banal oubli participe d’une scénographie postcoloniale de la fiction
d’auteur qui prônerait l’écriture d’une mémoire dissidente contre l’œuvre
consensuelle, banale, banalisée, réécrite. « Vous comprendrez l’urgente

40. Davertige, Idem, Port-au-Prince, Imprimerie Théodore (Haïti littéraire), 1962.


41. F. Naudillon, « En-quête d’histoire : le roman policier populaire de la Caraïbe », Itiné-
raires. Littératures, textes, cultures, p. 106.

213
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

nécessité de publier rapidement ce texte tel quel pour le préserver de


toute réécriture contre ma volonté » (p. 186), écrit Gary Victor à son édi-
trice. Le roman familial de Pierre Jean associe réminiscences proustiennes
et référence à l’Albatros baudelairien, tandis que l’hypotexte du récit qu’il
écrit, Peter Schlemihl’s wundersame Geschichte d’Adalbert von Chamisso 42,
renvoie au motif de Faust et du pacte avec le diable. C’est la question du
pouvoir qui préoccupe ici Gary Victor : le pouvoir contre la littérature – un
personnage confesse « qu’il n’arriv[e] pas à se pardonner le meurtre d’un
écrivain qui aurait pu se voir attribuer le Nobel, meurtre qu’il avait dû assu-
mer pour la cohésion de son pouvoir assassin » (p. 80) –, le pouvoir que
l’institution donne à une certaine littérature, le pouvoir que se donne l’au-
teur de parler pour. L’autonomie que prend le personnage Peter Chois-

SE
son est ainsi présentée comme une résistance contre la « mémoire trafi-
quée » tant par l’historiographie que par le discours littéraire. La fiction
d’auteur réactualise la fracture de la modernité. Le « banal oubli » fait du
moi oublieux « un écho » (p. 13), un « membre fictif que l’amputé ressent
des années après » (p. 48), « un refus surgi d’une absence » (p. 53) et ren-
voie tant à l’arbitraire du signe qu’à l’anthropologie vaudoue du gros bon
ange et du petit bon ange.
ES
Une figure anthropologique pourrait en effet symboliser l’articula-
tion du local et du global : Legba, lwa des barrières et des carrefours,
qui, chez Gary Victor comme chez Dany Laferrière, facilite le passage
du pays natal au pays de l’exil, du pays réel au « pays sans chapeau »,
incarne le couple exotisme/altérité, sert d’opérateur de transtextualité
et d’hybridité générique. Par la fiction d’auteur, l’originalité du palimp-
seste haïtien s’impose au sein du champ caribéen, qui unit mémoire lit-
PR

téraire et mémoire collective dans la représentation d’un être-au-monde


réinterprétant le cosmopolitisme. Terminons sur ces propos de Gary
Victor, résumant parfaitement le défi qui s’offre à l’écrivain aujourd’hui :
Le travail du créateur est donc double. Il reste dépositaire de la mémoire
de son lieu, témoin de son regard, témoin dans sa chair, témoin dans son
âme. D’autre part il est forcément obligé de dépasser son lieu dans sa
quête obligée de l’humain, de l’universalité. 43

42. A. von Chamisso, L’Étrange histoire de Peter Schlemihl, traduction de Peter Schlemihl’s
wundersame Geschichte (1814), Paris, Librairie générale française (Les classiques d’au-
jourd’hui), 1995 [1re traduction 1822].
43. G. Victor, « Littérature-monde ou liberté d’être », Pour une littérature-monde, M. Le Bris
et J. Rouaud éd., p. 320.

214
Afriques

SE
ES
PR
PR
ES
SE
Charles Bonn

Subversion et réécriture
du modèle romanesque
dans Nedjma de Kateb Yacine

SE
Nedjma de Kateb Yacine (1956) est en général considéré comme le roman
véritablement fondateur de la littérature maghrébine de langue française,
alors même que bien d’autres romans importants avaient déjà paru aupara-
vant. Mais fondateur, Nedjma l’est essentiellement par la distance et la rup-
ES
ture qu’il instaure avec le modèle romanesque, de type réaliste, encore domi-
nant malgré les expériences du nouveau roman, dont il est contemporain.
Le roman est, en Algérie, un genre importé, lié à la société industrielle,
qui est celle du colonisateur. Cette situation politique du genre roma-
nesque dans les débuts de cette littérature ne vient que renforcer, que
mettre en signification un rapport de force inhérent à cette écriture, que
dénonçait déjà Alain Robbe-Grillet, et dont la description fut dévelop-
PR

pée ensuite par Henri Mitterand dans son analyse de la description de la


manifestation des mineurs dans Germinal. Quel que fût le dessein de Zola
citoyen en écrivant Germinal, l’esthétisme de cette description crée un rap-
port de pouvoir entre l’objet décrit et le plaisir esthétique que cette des-
cription donne à qui le contemple comme le scripteur depuis la fenêtre des
directeurs de la mine. Les mineurs au contraire sont l’objet de cette des-
cription, dont ils ne maîtrisent pas le sens esthétique, ni la jouissance. Et
cette relation sujet-objet, où se joue le pouvoir par l’esthétique, prend dans
un contexte colonial un relief encore plus grand, quand on sait que non
seulement le genre romanesque appartient à la tradition littéraire du colo-
nisateur, mais que, de plus même si les lecteurs de ces premiers textes sont
essentiellement la minorité anticolonialiste française de l’époque, ils n’en
sont pas moins géographiquement situés dans l’espace du colonisateur,
217
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

dont ils partagent des critères de lisibilité qui ne sont pas ceux des colo-
nisés décrits, lesquels ne sont pas les lecteurs de ces romans.
Les premiers écrivains maghrébins de langue française sont obligés de
passer par le genre romanesque pour être lus et diffusés, par une édition
essentiellement métropolitaine, et cette prise d’écriture est suscitée comme
l’a montré Abdelkébir Khatibi dans sa thèse déjà ancienne sur Le roman
maghrébin 1, par une minorité d’intellectuels français « chrétiens de gauche »
qui, rassemblés autour de la revue Esprit et des Éditions du Seuil, atten-
dent leurs textes pour à travers eux opposer au discours colonial dominant
l’évidence que les colonisés ont eux aussi une civilisation, même si elle est
différente de celle des colonisateurs. Leur entreprise s’inscrit dès lors dans
une ambiguïté politique. Si par leur seule présence tout comme par la réa-

SE
lité qu’ils donnent à leur univers culturel ils participent indirectement à ce
discours anticolonialiste, le modèle littéraire dont ils sont tributaires, encore
plus que la langue française dont ils se servent, les installe dans une dépen-
dance par rapport aux codes de lisibilité de la « métropole », dépendance
qui a pu alors choquer certains critiques nationalistes qui n’ont pas été
tendres avec Mouloud Feraoun, et encore moins avec Mouloud Mammeri.
C’est, sans doute inconsciemment, pour rompre cette dépendance,
ES
qu’il n’analysait pas forcément alors, que Kateb développera avec Ned-
jma une écriture romanesque en rupture, dont la rupture même avec le
modèle hérité sera fondatrice, car elle exhibe, dans la construction même
du roman, la nécessité pour la maîtrise culturelle de son espace, de pro-
duire soi-même le discours qui fait vivre ce dernier, et particulièrement le
récit. Car tous les grands textes fondateurs d’identités dans l’histoire de
l’humanité ne sont-ils pas d’abord des récits ? C’est à travers notre capa-
PR

cité à nous raconter que nous sommes véritablement maîtres de ce que


nous sommes, que nous nous désaliénons. Plusieurs des modalités de cette
rupture d’écriture qu’on va analyser ici convergent vers la nécessaire maî-
trise du récit, dont dépend l’être. Et cependant une des ruptures les plus
grandes réside peut-être dans le fait que, comme l’a montré Jacqueline
Arnaud, la subversion du modèle romanesque qu’opère Kateb ne part pas
d’un projet théorique préalable. Il s’est simplement senti autorisé, après
avoir lu Joyce et Faulkner, entre autres, à écrire « comme il le sentait »,
sans désir démonstratif. La théorisation de la rupture, qui repose néces-
sairement sur un groupe d’écrivains, se fera bien plus tard, dans la littéra-

1. A. Khatibi, Le roman maghrébin, Paris, Maspero, 1968.

218
Nedjma de Kateb Yacine

ture maghrébine, autour de la revue Souffles, dirigée au Maroc de 1966 à


1971 par Abdellatif Laâbi. Kateb, quant à lui, est seul, et ne théorise pas.

Aspects les plus connus de la rupture de Nedjma

Vécue comme politique par les lecteurs nationalistes ou anticolonialistes, la


rupture de Nedjma avec le modèle romanesque réaliste du xixe siècle français
fut relativement vite repérée dans les principaux éléments visibles suivants.
Les deux premiers sont le bouleversement de la chronologie et la mul-
tiplication des récits. Le roman commence par la phrase « Lakhdar s’est
échappé de sa cellule », sans que le lecteur (à qui cette phrase peut aussi

SE
apparaître comme un pied de nez !) sache, non seulement qui est Lakhdar,
mais pourquoi il fut emprisonné. On ne le saura que dans la partie sui-
vante du roman, dont l’action se situe donc en partie avant celle de ses pre-
mières pages. Le roman est, de plus, composé de plusieurs récits enchevê-
trés les uns dans les autres, et dont l’ordonnancement l’un par rapport à
l’autre n’est presque jamais chronologique. Enfin, le même événement est
parfois raconté par deux personnages différents, sans que ces deux récits
ES
soient consécutifs. Les récits ne s’articulant pas l’un par rapport à l’autre
sur un mode chronologique fonctionnent cependant très souvent en écho
l’un par rapport à l’autre, écho qui produit souvent le sens, comme lorsque
Lakhdar emprisonné pour sa rixe avec le contremaître se souvient de son
premier emprisonnement, à la suite de la manifestation politique du 8 mai
1945 et de son écrasement sanglant. On y reviendra en troisième partie.
Par ailleurs si les quatre personnages principaux, Rachid, Mourad,
PR

Lakhdar et Mustapha, narrent chacun à son tour les divers récits au même
titre que l’auteur lui-même, Nedjma, personnage central qui donne son
titre au roman, n’est cependant jamais narratrice. De plus les récits du
roman sont souvent enchâssés les uns dans les autres, particulièrement
dans les troisième et quatrième parties, dans une mise en abyme qui sou-
ligne l’importance du fait même de raconter, quel que soit l’objet raconté.
Et cette surcharge narrative permet de plus, en multipliant les jeux d’échos
entre les récits sur fond de chronologie perturbée, d’introduire une tem-
poralité autre que celle du calendrier : la temporalité mythique, qui ne
s’embarrasse pas de la légère invraisemblance de la durée de vie même de
l’ancêtre Keblout qui, fondateur de la tribu des Keblouti au viiie siècle,
n’eut la tête tranchée par sa femme Keltoum que lors de la colonisation
française, au xixe siècle !
219
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

La quasi-absence de description dans ce roman est sans doute une des


raisons de la difficulté de sa lecture, et elle est bien sûr à mettre en ­rapport
avec la surcharge narrative dont on vient de parler : si la description ins-
taure une relation de pouvoir au détriment du colonisé décrit, comme on
l’a vu plus haut, la surcharge narrative met en lumière, en soulignant le
fait même de raconter, et non le contenu des récits, la nécessité de racon-
ter pour exister, la nécessaire maîtrise du récit par lequel nous sommes.
Cette quasi-absence de description perturbe la relation sujet-objet qu’on
avait analysée à propos des jeux de pouvoir dans la description. Elle va
de pair de ce fait avec le renversement de la relation moi/autre habituelle
dans le roman exotique, ou même chez Camus, où l’Arabe dans L’Étran-
ger peut être lu comme l’autre absolu pour Meursault. La relation à l’al-

SE
térité est inversée dans Nedjma, par rapport à celle de L’Étranger, dont
le titre même souligne cette relation à l’autre qui est en question dans
la description. Dans Nedjma les narrateurs, Rachid, Mourad, Lakhdar
et Mustapha, tout comme Si Mokhtar et l’auteur, sont tous algériens, et
ce sont les colons français qui deviennent objets exotiques, comme dans
l’épisode tragico-comique du mariage de M. Ricard.
Le roman enfin propose peu d’analyse psychologique de ses person-
ES
nages, qui sont de ce fait plutôt des types, des rôles, des actants, que des
personnages analysés comme ils le seraient par exemple chez François Mau-
riac. Dans l’univers de Nedjma comme dans celui du théâtre du Cercle des
représailles quasi contemporain du roman, une Thérèse Desqueyroux est
inconcevable, même si un personnage comme Rachid ne manque pas de
profondeur. Mais la profondeur de Rachid lui vient essentiellement de la
charge d’histoire collective qu’il porte en lui, du fait de la trahison plurielle
PR

des pères qui empêche précisément la génération des personnages du roman


d’avoir leur vie propre, leur existence de personne. Cette charge d’histoire
collective dont ils sont constitués permet d’introduire dans le roman une
dimension épique, une écriture du collectif qui renverse quelque peu la
relation entre l’épopée et le roman telle que la décrit par exemple un théo-
ricien comme Bakhtine, pour qui le roman européen s’est construit sur la
ruine et la parodie de l’épopée. Dans Nedjma, l’épopée s’introduit dans le
roman et le mine, comme on l’a vu faire par la mise en abyme des récits sur
le modèle des Mille et Une Nuits. Mais en même temps on verra dans le
point suivant que cet épique y est à son tour assez férocement parodié, ce
qui nous réintroduit dans un plurivocalisme romanesque bakhtinien. Sur-
tout, cette relation très complexe entre l’épopée et le roman, entre le collec-
tif et l’individuel, entre l’histoire et le mythe nous amène forcément à rela-
220
Nedjma de Kateb Yacine

tiviser cette observation de la théorie postcoloniale selon laquelle l’écriture


postcoloniale serait le plus souvent une écriture du collectif. Écriture du
collectif, Nedjma l’est, certes, ne serait-ce que par cette dimension d’« auto-
biographie plurielle » à travers ses quatre personnages principaux, qui a été
souvent soulignée. Mais cette autobiographie plurielle n’en introduit pas
moins, justement aussi, une dimension fort personnelle du vécu d’écrivain
de son auteur, irréductible à cette seule « écriture du peuple colonisé » à
travers laquelle Kateb Yacine serait entré en littérature lors de son empri-
sonnement après la manifestation du 8 mai 1945, et que voudrait privilé-
gier Jacqueline Arnaud dans sa lecture 2.

SE
La productivité de la parodie

Si cependant on approfondit quelque peu ces observations, on s’aperçoit


encore plus que tout ne peut pas être réduit à une rupture, politisée ou non,
avec le modèle romanesque, mais qu’il faut tenir compte là aussi d’une com-
plexité, qui est celle-là même de la littérarité. Les moyens de cette rupture
signifiante sont donc à trouver ici, et je vais donc montrer, sur quelques
ES
brefs exemples, d’abord la productivité de la parodie, puis la réécriture, qui
a parfois recours au pastiche, et qui est à tout prendre une autre modalité
de production du sens.
Examinons d’abord deux exemples significatifs d’utilisation de la paro-
die. Le premier sera en rapport avec ce que j’ai dit plus haut sur la quasi-
absence de la description. Cette dernière en effet n’est pas complètement
absente dans ce roman, mais sa présence simulée et parodiée dans l’extrait
PR

suivant peut être lue comme une véritable provocation. On sait en effet que
l’un des procédés courants de la description, censé participer à l’« effet de
réel » de celle-ci selon l’analyse entre autres de Roland Barthes, est la méta-
phore, procédé littéraire par excellence. Pour être efficace, la métaphore

2. J’ai la chance d’être entré en possession d’une grande partie des manuscrits de jeu-
nesse de Kateb, parmi lesquels les textes écrits en prison, qui sont des imitations de
Verlaine, de Victor Hugo, ou même de Lamartine, fort éloignées de cette « poésie du
peuple opprimé », cependant que le premier texte d’écriture vraiment personnelle de
cet ensemble est un bien curieux poème d’amour, écrit après la rencontre avec celle qui
deviendra Nedjma dans le roman. J’ai décrit cet ensemble de textes, que j’ai mis à la
disposition du public à l’IMEC, dans un article : « Sur des manuscrits de jeunesse de
Kateb Yacine », Hommage à Kateb Yacine, no 9 d’Awal. Cahiers d’études berbères, 1992,
p. 107-125. Et j’ai publié ces poèmes dans Actualité de Kateb Yacine, no 17 d’Itinéraires
et contacts de cultures, 1er semestre, 1993, p. 169-190.

221
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

doit servir cette production de l’effet de réel, et non s’y ­substituer, et elle
doit donc être relativement discrète pour ne pas occulter par son impor-
tance son objet même. Or lorsqu’il narre l’arrivée de Lakhdar à Bône, et
nous décrit cette ville à travers les yeux éblouis du personnage, Kateb va
ostensiblement abuser de la métaphore, et produire de ce fait le contraire
de l’« effet de réel » recherché par une description réaliste. Ainsi la ville
est-elle « décomposée en îles architecturales, en oubliettes de cristal, en
minarets d’acier repliés au cœur des navires », et devient-elle « la ville exi-
geante et nue qui laisse tout mouvement se briser en elle comme à ses
pieds s’amadoue la mer », particulièrement l’assaut sexualisé du train :
[Il a] le sursaut du centaure, le sanglot de la sirène, la grâce poussive de

SE
la machine à bout d’énergie, rampant et se tordant au genou de la cité
toujours fuyante en sa lasciveté, tardant à se pâmer, prise aux cheveux et
confondue dans l’ascension solaire, pour accueillir de haut ces effusions
de locomotive. (p. 69-70 ; p. 64-65)  3

Certes, dans l’imaginaire du colonisé tel que nous le montrent les


romans maghrébins, la ville européenne est très souvent perçue comme
irréelle en sa transparence meurtrière et implacable. Il n’est que de lire de
ce point de vue les très belles pages que Mohammed Dib lui consacre dans
ES
Dieu en Barbarie ou dans Le Maître de chasse 4. Mais ici l’excès de méta-
phores, en poussant cette irréalisation à l’extrême, en dépasse la visée des-
criptive pour attirer l’attention du lecteur, de manière carnavalesque, sur
le procédé lui-même, l’objet de la description s’estompant dès lors dans la
non-signifiance. C’est bien d’une parodie à la limite du burlesque qu’il s’agit,
qui souligne l’inefficacité de la description en tant que mode d’écriture. Et
même si rien ne prouve que Kateb nous ait fait ce pied de nez pour démon-
PR

trer quoi que ce soit, le principe même du réalisme, dont on sait l’origine
européenne, est ici mis en cause : libre à nous d’en tirer ou non la leçon
politique dont nous ne saurons jamais si l’auteur voulait nous la donner.
S’il peut être signifiant, le burlesque est certainement aussi un des modes
d’expression les moins dépendants de la nécessité de produire une significa-
tion, de cette tyrannie du sens que décrit Foucault dans L’ordre du discours.
Le deuxième exemple d’utilisation de la parodie est à mettre en rapport
avec le recours ambigu au mode épique par Nedjma : on a vu que l’épique

3. Y. Kateb, Nedjma, 1re édition, Paris, Seuil, 1956 ; réédition poche : Paris, Seuil (Points),
1996. Les références à cet ouvrage donnent les pages de la première édition, suivies de
celles de l’édition de poche.
4. Paris, Seuil, 1970 et 1973.

222
Nedjma de Kateb Yacine

y est, tout comme l’imitation des Mille et Une Nuits, une manière de dyna-
miter le romanesque, mais qu’en même temps l’auteur évite en permanence
à l’époque de Nedjma les facilités du réalisme socialiste ou du récit à thèse.
Il l’a montré en particulier dans ses débats avec Brecht alors qu’il écrivait
dans le journal communiste Alger-Républicain. On a vu aussi que l’intru-
sion de l’épique dans l’écriture romanesque qui nous occupe ici a été pré-
sentée parfois comme une des modalités de l’écriture du collectif qui serait
une des caractéristiques des littératures postcoloniales. Et de plus, comme
l’a montré Jacqueline Arnaud, le poème dont il s’agit ici, seul passage en
vers du roman, qu’il coupe ainsi, est une des pages les plus anciennes de
celui-ci, puisqu’il a été écrit probablement en prison, après la manifesta-

SE
tion du 8 mai 1945, à un moment où il n’était pas encore question de l’in-
tégrer à un roman. Cette ancienneté et le contexte de la manifestation et
de sa répression invitent donc à le lire sur le mode du collectif, comme le
fait d’ailleurs Jacqueline Arnaud. Or le collectif y est bien associé à un mode
épique parodié, ce qui va permettre de casser l’épique. On trouve ainsi une
belle montée épique dans la succession de vers suivants :
J’ai ressenti la force des idées.
J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration…
ES
La respiration de l’Algérie suffisait.

Mais le vers suivant casse cette trop belle montée épique et, encore,
métaphorique :
Suffisait à chasser les mouches.

Et comme si cet écroulement n’était pas assez clair, le poème continue :


PR

Puis l’Algérie elle-même est devenue…


Est devenue une mouche.

Et un peu plus loin :


Je suis parti avec les tracts
Je les ai enterrés dans la rivière.
J’ai tracé sur le sable un plan…
Un plan de manifestation future.
Qu’on me donne cette rivière, et je me battrai.
Je me battrai avec du sable et de l’eau.
De l’eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai.
J’étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin.
Je voyais un paysan arc-bouté comme une catapulte.
Je l’appelai, mais il ne vint pas. Il me fit signe.
Il me fit signe qu’il était en guerre.
En guerre avec son estomac. (p. 53-54 ; p. 49-50)
223
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

On pourrait multiplier les exemples. Nous nous contenterons de citer


dans le même ordre de dérision parodique, du mythe tribal cette fois,
l’échec du voyage au Nadhor des origines de la tribu, pendant lequel Si
Mokhtar, chantre burlesque de cette épopée tribale pourtant si importante
par ailleurs, meurt d’une décharge de chevrotines dans le gros orteil, alors
qu’il est en train de jouer du luth. L’essentiel était de montrer que la paro-
die, si elle participe à la rupture avec le modèle romanesque sur laquelle se
construit Nedjma, et à la signifiance politique de cette dernière, relativise
en même temps et contradictoirement cette rupture même, et en tout cas
la tentation idéologique qui la sous-tend. Et dès lors, par sa dimension car-
navalesque, au sens bakhtinien du terme, la parodie, tout en subvertissant
le modèle romanesque, n’en procède pas moins avec l’épique d’une rela-

SE
tion qui est celle-là même que Bakhtine relève avec l’épique dans le roman.

La réécriture : un autre mode de production du sens

Le pastiche quant à lui suppose moins la rupture avec le modèle que ne le


fait la parodie. Mais il n’empêche pas l’utilisation indirecte de ce modèle,
ES
convoqué ainsi, pour instaurer la rupture avec cet autre modèle, le roman,
dans lequel il est inséré. C’est le cas déjà évoqué du modèle des Mille et
Une Nuits, sur lequel sont construites les troisième et quatrième parties
du roman. Il n’en résulte pas que rupture parodique, que prise de dis-
tance : si elle subvertit le modèle romanesque, cette introduction dans
le roman d’un autre modèle est appel à la réinvention d’un langage nou-
veau, d’un récit nouveau. Ou au moins à l’appropriation du pouvoir de
PR

narrer, à travers un modèle plus familier à la culture algérienne que ne


l’est le roman. On se trouve donc là, dans la subversion même, en pré-
sence d’un véritable processus de réécriture, ou au moins d’appel silen-
cieux d’un autre récit, d’une autre narration.
C’est la raison pour laquelle il n’y a jamais de véritable aboutissement
à la fin des différents récits qui s’enchâssent dans ces troisième et qua-
trième parties. Car la vraie question n’est pas ce que le récit raconte, mais
le pouvoir de raconter. À tout prendre, ces récits dans leur enchâssement,
tout comme ceux des Mille et Une Nuits, racontent d’abord le pouvoir de
dire, de se narrer, et d’être par cette narration. Ils ne produisent pas d’autre
sens politique que l’appel à une maîtrise de la narration, afin de ne pas res-
ter simple objet du récit comme Nedjma à travers son silence de narratrice.
Symbole de la nation pour une lecture idéologique qu’il convient de
224
Nedjma de Kateb Yacine

relativiser même si elle n’est pas totalement inexacte, Nedjma, on l’a vu,
n’est jamais narratrice. Elle ne prendra la parole que dans le cycle théâtral
du Cercle des représailles  5, contemporain de Nedjma, et surtout dans la
première tragédie de ce cycle, Le Cadavre encerclé. Cycle théâtral qu’on
peut ainsi lire comme complémentaire du roman : « patrouille sacrifiée »
rampant à l’approche des lignes, selon le mot de Mustapha, dans le roman,
les personnages y sont devenus des militants, même si c’est pour y mourir.
Quoi qu’il en soit, l’absence d’un récit par Nedjma rejoint ce que je disais
plus haut de l’inachèvement des récits enchâssés sur le modèle des Mille
et Une Nuits dans les troisième et quatrième parties du roman : l’impor-
tant n’est pas le sens, mais la représentation d’une absence de parole pro-
prement algérienne, et l’appel de cette dernière. Plutôt que par le plein

SE
monologique d’une signification idéologique explicite, Nedjma signifie
par le vide : l’absence d’une parole-Nedjma pourtant suggérée par le fait
que le personnage est éponyme et qu’elle est le centre de ce qu’on pourrait
appeler par avance le « polygone étoilé » des quatre personnages principaux,
auxquels on pourrait même joindre Si Mokhtar, le narrateur burlesque. Ce
mode de production d’un sens autre par l’absence exhibée d’une parole
attendue, production du sens par le vide de parole, est à proprement par-
ES
ler une réécriture d’un mode nouveau, générée en quelque sorte par l’ab-
sence d’un récit spécifiquement algérien. Et cette réécriture inattendue
par le vide a le mérite, contrairement à l’énonciation monologique pleine
de l’idéologie, de respecter la complexité et l’ambiguïté du dire littéraire.
Mais il y a d’autres mécanismes de réécriture, de production du sens à
travers l’absence d’un dire explicite de cette signification. Nedjma est ce
roman dont la structure en dit plus que n’en disent les mots qu’il contient.
PR

Car non seulement ce roman ne contient guère de descriptions, mais plus


généralement, si la description fait partie de ce que Genette appelle le
discours, par opposition au récit, Nedjma ne propose presque jamais cet
autre discours qu’est la mise en signification du récit par l’auteur, mise
en signification que, comme la description, on trouve par exemple abon-
damment chez Balzac. Tout au plus en fin de quatrième partie Mustapha
observe-t-il, comme j’y ai déjà fait allusion :
 – et tous nous appartenions à la patrouille sacrifiée qui rampe à la décou-
verte des lignes, assumant l’erreur et le risque comme des pions raflés
dans les tâtonnements, afin qu’un autre engage la partie… (p. 187 ; p. 176)

5. K. Yacine, Le Cercle des représailles, Paris, Seuil, 1959.

225
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Rachid avait déjà confié quelques pages plus haut au journaliste éberlué :
Et c’est à moi, Rachid, nomade en résidence forcée, d’entrevoir l’irrésistible
forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays […]. (p. 175 ; p. 165)

Ces deux indications ténues ne suffisent pas à constituer le discours


explicatif dont parle Genette, discours de peu de poids dans ce roman
face à l’abondance foisonnante des récits. Le sens de cette pléthore de
récits à quoi se limite le roman est donc à trouver par le lecteur, devenu
actif, et cette sollicitation du lecteur assume dès lors le risque de la signi-
fication multiple.
On a déjà vu deux mécanismes de cette production du sens par la
structure. J’ai surtout parlé de la subversion du modèle romanesque par

SE
l’irruption du modèle des Mille et Une Nuits au centre même du roman,
dans ces troisième et quatrième parties qui en sont aussi les plus com-
plexes à déchiffrer. J’ai un peu moins parlé de la politisation de l’événe-
ment anodin dans sa rencontre avec un autre, par exemple lorsque l’em-
prisonnement de Lakhdar après sa rixe avec M. Ernest sur le chantier lui
rappelle son premier emprisonnement, un an plus tôt, après la manifes-
tation du 8 mai 1945 (p. 51-52 ; p. 47). La contamination par le sens impli-
ES
cite, de plus, va ici dans les deux directions : d’une part le souvenir du
8 mai 1945 donne à la rixe une signification politique ; d’autre part ce lien
entre les deux emprisonnements permet le surgissement même du récit
du 8 mai 1945, dans lequel réside probablement la signification politique
la plus forte du roman, mais encore une fois sans que cette signification
soit jamais explicitée par l’auteur.
Plus subtile enfin est la rencontre entre le chapitre 9 de la deuxième
PR

partie et le chapitre 10 qui le suit (p. 69 ; p. 64). Ces deux chapitres n’ont
apparemment rien à voir l’un avec l’autre, puisque Nedjma, dont le pre-
mier nous dit l’ennui dans la villa Beauséjour, et Lakhdar, dont le second
nous raconte l’arrivée à Bône, ne se sont encore jamais vus. Mais le pre-
mier se termine par la phrase non achevée et énigmatique « Invivable
consomption du zénith ! prémices de fraîcheur… », cependant que le sui-
vant commence par la répétition énigmatique de cette dernière formule,
à laquelle s’enchaîne le récit de l’arrivée du train de Lakhdar : « Prémices
de fraîcheur, cécité parcourue d’ocre et de bleu outremer clapotant […] ;
la voie fait coude vers la mer […]. » L’énigme de cette formule ouverte
au lien problématique et répétée d’un chapitre à l’autre invite donc le lec-
teur à établir un rapport entre ces deux chapitres n’ayant apparemment
rien de commun, puisqu’en plus de ne s’être encore jamais vus, Lakhdar
226
Nedjma de Kateb Yacine

et Nedjma apparaissent bien comme l’exact contraire l’un de l’autre. Et


si on peut certes voir dans ce rapport l’annonce de la liaison non aboutie
dans le roman 6 entre les deux personnages, on peut aussi penser que la
différence majeure entre Lakhdar et Nedjma est la politisation nomade
du premier, s’opposant à l’immobilité apolitique de la seconde 7. Dès lors
le lien entre les deux chapitres, et l’annonce mystérieuse du terme même
de prémices, pourrait être une lecture politique de l’ennui de Nedjma,
une fécondation politique de son espace, avant que leur liaison donne
naissance dans une des versions du Cercle des représailles à leur fils, Ali 8,
le militant qui y apparaîtra en treillis de combattant. Le lien entre ces
deux chapitres serait donc une complémentarité comparable à celle entre
le roman et le théâtre qui lui est contemporain : absence de significa-

SE
tion politique explicite du roman, à laquelle répond en écho la politisa-
tion explicite des mêmes personnages devenus militants dans le théâtre,
mais pour y mourir, comme je l’ai déjà dit. Ainsi cette complémentarité
se double elle-même d’une double signification contradictoire : l’ambi-
guïté même de la littérarité !

Si Nedjma est devenu le grand texte fondateur de la littérature algé-


ES
rienne, c’est donc bien parce qu’il ne recourt pas à un dire idéologique
explicite, mais le suggère par sa mise en scène de la parole, et surtout du
manque de cette dernière. L’influence très grande qu’eut ce texte auprès
des auteurs algériens de la génération suivante, les références qu’y font en
particulier Rachid Boudjedra 9 ou Rachid Mimouni 10, par la parodie pour
le premier, par le pastiche pour le second, ou même Leïla Sebbar 11, peut
donc être interprété comme une réponse à cet appel. La force de Ned-
PR

jma rend en particulier possible le jeu intertextuel à l’intérieur même du


champ littéraire algérien, là où Feraoun faisait référence à Molière ou à

6. On sait qu’elle le sera dans le théâtre, et particulièrement dans Le Cadavre encerclé, où


Nedjma pleure sur le cadavre de Lakhdar tué par l’armée française.
7. Selon J. Arnaud, la politisation de Lakhdar et le refus de toute politisation par le modèle
de Nedjma aurait été la raison de la fin de leur liaison. Je pense quant à moi que les
choses furent probablement un peu plus complexes…
8. Ce personnage d’Ali a été ajouté par Kateb dans La Poudre d’intelligence, l’intermède
comique du cycle, lors de la représentation de cette dernière pièce par Louis Beyler au
théâtre de l’Ouest lyonnais en 1981.
9. En particulier dans L’Insolation, Paris, Denoël, 1972.
10. Entre autres dans Le Fleuve détourné, Paris, Laffont, 1982, mais déjà, de façon plus mala-
droite, dans Le printemps n’en sera que plus beau, Alger, SNED, 1978.
11. Dans J. H. cherche âme-sœur, Paris, Stock, 1987.

227
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Alphonse Daudet, et Kateb lui-même, on l’a vu, à Joyce, Faulkner, Dos


Passos et surtout Camus. Certes, cette efficacité, la modernité même de
Nedjma, repose sur sa rupture avec le modèle romanesque imposé, rup-
ture d’autant plus forte peut-être que Kateb est à cette époque le seul à
la pratiquer, et qu’il ne la théorise pas. La modernité, on le sait, est défi-
nie par Baudrillard comme reposant essentiellement sur la rupture avec
les modèles antérieurs, et en même temps sur une mise en spectacle du
signifiant, corollaire de cette rupture. On a vu que Nedjma répond à ces
deux critères, et utilise en particulier pour y parvenir, la parodie et le pas-
tiche. Et si la parodie est un élément essentiel de la subversion du modèle
romanesque, le pastiche quant à lui est une des modalités de cette réécri-
ture sous forme d’appel, que propose Nedjma. Cette complémentarité

SE
est un des éléments essentiels de sa modernité fondatrice.
ES
PR
Daniel Delas

La supercherie du Regard du roi


de Camara Laye. À quoi sert la critique ?

SE
Publier sous son nom un texte qu’on n’a pas écrit n’est pas un plagiat,
puisque le véritable auteur est consentant voire demandeur, c’est une
forme de supercherie. Non la supercherie qui invente un auteur fictif, en
dissimulant la véritable identité de celui qui l’a écrit –  Mérimée inven-
tant une exotique Clara Gazul, comédienne espagnole, pour publier cinq
pièces de son cru –, non plus celle qui renvoie à un être bien réel mais qui
ES
n’a rien écrit – l’exemple parangonesque est celui de Romain Gary faisant
signer du nom de son cousin Émile Ajar son roman Gros-Câlin – mais
son inverse, puisqu’il s’agit d’un écrivain connu qui accepte de signer de
son nom un texte qu’il n’a pas écrit.
L’écrivain connu est en l’occurrence Camara Laye qui fait paraître en
1954, chez Plon, l’éditeur de son précédent roman, L’Enfant noir (sorti
juste un an auparavant), un récit intitulé Le Regard du roi qui, comme
PR

on dit dans un langage codé, déconcerte la critique et dont il semble


aujourd’hui quasi prouvé qu’il n’a pas été écrit de sa main. Le scandale
de cette révélation couve depuis un demi-siècle sans avoir éclaté publi-
quement pour des raisons idéologiques d’une part : révéler l’imposture
aurait jeté le discrédit sur toute la jeune littérature africaine d’expression
française, encore fragile, et pour des raisons de convenance d’autre part :
la situation de l’écrivain guinéen à la fin de sa vie était mauvaise et c’eût
été cruel d’ajouter à ses malheurs. La mort de l’écrivain en 1980 autorisa
Lylian Kesteloot à ajouter une note de bas de page à une réédition de son
Anthologie ainsi rédigée : « Il m’avait dit (et je dois maintenant le dire) que
Le Regard du roi avait été écrit par un homme blanc. » 1

1. L. Kesteloot, Anthologie négro-africaine. La littérature de 1918 à 1981, Paris, Marabout, 1983.

229
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

La professeure Adele King, qui avait consacré une étude à Camara


Laye antérieurement à cette révélation 2, en fut incitée à reprendre son
travail. Dans Rereading Camara Laye 3, elle expose toutes les données
recueillies au cours d’une longue enquête et conclut, de manière pru-
dente, qu’il n’est pas le « principal auteur » de ses deux premiers romans.
Je ne reprendrai pas dans le détail son argumentation qui est convain-
cante. Je tenterai d’en analyser la portée dans le cadre d’une histoire de
l’écriture française en Afrique, puis dans celle de la relation entre critique
interne et critique externe, avant d’en venir à une réflexion plus générale
sur l’invention de l’écrivain. Le tout dans l’idée d’analyser la relation de
l’écrivain, et singulièrement d’un écrivain francophone comme Camara
Laye, à l’époque où il écrivit, avec l’écriture littéraire dominante.

SE
La situation d’écriture de Camara Laye

Que peut-on entendre par une telle expression ? Commençons par un bref
rappel biographique, en insistant sur la situation linguistique de Camara
Laye. L’écrivain est né en 1928, à Kouroussa, gros village de Haute-Guinée,
ES
sur les bords du Djoliba, en pays malinké. Son père – chacun des lecteurs
de L’Enfant noir l’a appris – exerçait le métier de forgeron, métier réservé
à une caste et respecté dans l’Afrique traditionnelle. Il parlait malinké en
famille et n’a appris le français que par l’école française. Il dira dans L’En-
fant noir son désarroi lors de son arrivée à Conakry : « Autour de moi,
on ne parlait que le soussou ; et je suis malinké, hormis le français, je ne
parle que le malinké. » 4 Il suit les cours de l’école française et obtient le
PR

certificat d’études ; malgré le chagrin de sa mère, son père décide de l’en-


voyer poursuivre au collège Poiret à Conakry des études à caractère tech-
nique ; ce n’était pas son vœu personnel, car il aurait voulu aller au col-
lège Camille Guy, établissement d’enseignement général, comme on dit
aujourd’hui, qui ouvrait la voie royale des lycées de Dakar tandis que le
collège Poiret était consacré à l’enseignement technique en principe court,
destiné à former des ouvriers, éventuellement des contremaîtres. Mais
son oncle le persuade que c’est le bon choix et qu’il vaut mieux avoir un
bon métier de technicien que de rester gratte-papier (p. 177-178). Ce que

2. A. King, The Writings of Camara Laye, Londres, Heinemann, 1980, p. 172.


3. A.  King, Rereading Camara Laye, Lincoln, University of Nebraska Press, 2002,
210 pages.
4. C. Laye, L’Enfant noir, Paris, Presses Pocket, 1976 [ Plon, 1953], p. 179.

230
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye

n’avait pas prévu son oncle Mamadou, c’est que, classé premier au CAP
de mécanicien, il se verrait offrir une bourse pour poursuivre en France,
au Centre-école automobile d’Argenteuil, des études techniques supé-
rieures qui auraient pu le mener, comme il l’envisagea, vers un diplôme
d’ingénieur du Conservatoire national des arts et métiers, la voie royale
des élèves de l’enseignement technique.
Sa formation en français est donc celle de l’école française, école pri-
maire ordinaire d’abord, école primaire supérieure ensuite, technique
supérieure ensuite. Or, confrontée à la nécessité d’une scolarisation géné-
ralisée, la Troisième République avait défini de manière rigoureuse quel
français il fallait enseigner nationalement dans le primaire et, dans la
lignée d’une politique assimilatrice, dans les colonies. Dans les filières lit-

SE
téraires des collèges d’enseignement général et des classes du secondaire,
les élèves, en majorité issus de la bourgeoisie, étaient initiés aux huma-
nités fondées sur le latin et la littérature (latine et française) tandis que
le primaire supérieur poursuivait dans la voie du français dit élémentaire.
Citons Renée Balibar :
En constituant une pratique linguistique spéciale, celle du français élémen-
ES
taire, codifié dans et pour l’apprentissage scolaire, le développement de
l’appareil scolaire peut seul donner une forme concrète, et une réalisation
effective, à la constitution du français national, langue « commune » qui
est censée résoudre tous les antagonismes linguistiques, et qui leur four-
nit en réalité une nouvelle base. Mais l’existence du français élémentaire
(avec son vocabulaire épuré, et surtout sa grammaire, adaptée à l’expres-
sion directe de « la réalité » et à la « simple communication ») est insépa-
rable de celle de l’école primaire, école de « tous » les Français, école de la
masse du peuple, c’est-à-dire en fait, jusqu’à une date récente, seule école
PR

que connaisse et fréquente la masse du peuple. 5

Réflexion qu’elle complète un peu plus tard dans une perspective élar-
gie au corpus des œuvres littéraires, en ces termes :
Les exemples forgés et textes modèles des grammaires, « morceaux choi-
sis » et « auteurs de dictées », progressivement substitués en deux siècles
aux textes latins formateurs des anciens lettrés, ont produit le corpus de
la langue nationale égalitaire, et fait évoluer la communication en langues
anciennes et modernes. […] Les récits de Sand, Maupassant, Zola, parus
et achetés en librairies, simultanément extraits et proposés universelle-
ment dans les écoles publiques, représentaient les paysans dans la même

5. R. Balibar, Le français national. Politique et pratique de la langue française sous la Révo-


lution, Paris, Hachette (Littérature), 1974, p. 21.

231
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

langue française nationale que les employés de bureau et les bourgeois.


L’exercice de langue et littérature (vocabulaire, syntaxe, connotations, imi-
tation) effectué en classe primaire réalisait la fiction. Le style, qualifié de
réaliste, de ces textes chargés de faire et de sublimer la communauté de
langue a pris une valeur esthétique absolue. La simplicité est l’idéal litté-
raire d’une société démocratique et l’exception fournie par des ouvrages
hermétiques confirme la règle. 6

Le bagage linguistique et littéraire dont Camara Laye a été doté par


sa formation n’est donc pas celui du jeune Senghor, élève de l’enseigne-
ment primaire des Pères spiritains puis de l’enseignement secondaire. Pas
plus qu’il n’est celui d’Aimé Césaire, pur produit de l’école républicaine,
ou de Birago Diop ou Bernard Dadié, formés à William Ponty. Laye ne

SE
sort pas de la même filière et ni la langue ni les modèles littéraires qu’on
lui a appris ne sont les mêmes. Il y a là une donnée qui ne peut manquer
d’avoir de fortes conséquences et qu’on illustrera par un parallèle.
La description qu’André Gide donne en 1926 et 1928 (l’année même
de la naissance de Camara Laye) du fleuve Congo s’ouvre en ces termes :
Au réveil, le spectacle le plus magnifique. Le soleil se lève tandis que nous
entrons dans le pool de Bolobo. Sur l’immense élargissement de la nappe
ES
d’eau, pas une ride, pas même un froissement léger qui puisse en ternir un
peu la surface ; c’est une écaille intacte, où rit le très pur reflet du ciel pur.
À l’orient quelques nuages longs que le soleil empourpre. Vers l’ouest, ciel
et lac sont d’une même couleur de perle, un gris d’une délicatesse atten-
drie, nacre exquise où tous les tons mêlés dorment encore, mais où déjà
frémit la promesse de la riche diaprure du jour. Au loin, quelques îlots
très bas flottent impondérablement sur une matière fluide… L’enchante-
ment de ce paysage mystique ne dure que quelques instants ; bientôt les
contours s’affirment, les lignes se précisent ; on est sur terre de nouveau. 7
PR

En revanche, Camara écrit ainsi une anecdote concernant un cheval :


Un jour – c’était la fin du jour – j’ai vu des gens requérir l’autorité de ma
mère pour faire se lever un cheval qui demeurait insensible à toutes les
injonctions. Le cheval était en pâture, couché, et son maître voulait le
ramener dans l’enclos avant la nuit ; mais le cheval refusait obstinément
de se lever, bien qu’il n’eût apparemment aucune raison de ne pas obéir,
mais telle était sa fantaisie du moment, à moins qu’un sort ne l’immo-
bilisât. J’entendis les gens s’en plaindre à ma mère et lui demander aide.
 – Eh bien ! allons voir ce cheval, dit ma mère.
Elle appela l’aînée de mes sœurs et lui dit de s’occuper de la cuisson du

6. R. Balibar, Le colinguisme, Paris, PUF (Que sais-je ? no 2790), 1993, p. 120-124.


7. A. Gide, Voyage au Congo, Paris, Gallimard (Folio), 1995 [1927], p. 39. 

232
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye

repas, puis s’en fut avec les gens. Je la suivis. Parvenus à la pâture, nous
vîmes le cheval : il était couché dans l’herbe et nous regarda avec indiffé-
rence. Son maître essaya encore de le faire se lever, le flatta, mais le che-
val demeurait sourd ; son maître s’apprêta alors à le frapper. (L’Enfant
noir, p. 74-75) 

Et si l’on voulait comparer des types de textes identiques, on pourrait


choisir la description que Laye donne de Conakry :
Je visitais la ville. Elle différait fort de Kouroussa. Les avenues y étaient
tirées au cordeau et se coupaient à angle droit. Des manguiers les bor-
daient et par endroits formaient charmille ; leur ombre épaisse était par-
tout la bienvenue, car la chaleur était accablante non qu’elle fût beau-
coup plus forte qu’à Kouroussa – peut-être même était-elle moins forte –,

SE
mais saturée de vapeur d’eau à un point inimaginable. Les maisons s’en-
touraient toutes de fleurs et de feuillage ; beaucoup étaient comme per-
dues dans la verdure, noyées dans un jaillissement effréné de verdure. Et
puis je vis la mer ! (p. 170)

L’écriture n’est pas la même, d’évidence. D’abord le texte de Gide


semble « dissimuler » çà et là des harmonies métriques, de manière assez
visible toutefois pour que le lecteur s’en aperçoive et sourie de plaisir
ES
devant sa perspicacité : « quelques nuages longs que le soleil empourpre »,
alexandrin ; « ciel et lac sont d’une même couleur de perle », douze syl-
labes à nouveau ; « un gris d’une délicatesse attendrie », onze syllabes ;
« nacre exquise où tous les tons mêlés dorment encore », treize syllabes ;
« la promesse de la riche diaprure du jour », treize syllabes à nouveau 8 ;
« les contours s’affirment, les lignes se précisent », retour de douze syl-
labes. La prose gidienne se veut « poétique » et, pour ce faire, sature le
discours de séquences métriques ou pseudo-métriques qui garantissent,
PR

selon les idées dominantes de l’époque, une musicalité de bon aloi poé-
tique à cette prose descriptive.
Se pourrait-il que le lecteur n’entende pas ces vers dissimulés ? Ce serait
bien dommage ! C’est pourquoi d’autres signaux vont guider son atten-
tion vers une écoute musicale. Un vocabulaire d’abord qui renvoie à une
« langue » poétique, comme dans la tradition classique : « empourpre »,
« couleur de perle », « nacre exquise », « la riche diaprure du jour », ces
termes disent la qualité de la description, comme si un paysage décrit
avec des mots rares et précieux en acquérait nécessairement à son tour

8. On se souvient que Mallarmé évoquait dans « Crise de vers » le poète « laissant son doigté
défaillir contre la onzième syllabe ou se propager jusqu’à une treizième maintes fois ».

233
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

une ­préciosité unique. Des métaphores ensuite : la surface du fleuve


est « une écaille intacte, où rit le très pur reflet, où frémit la promesse » ;
métaphores pas très loin du cliché certes mais qui fonctionnent d’abord
comme des marqueurs de poéticité. Enfin des échos sonores très sen-
sibles lorsqu’ils s’accompagnent d’une répétition comme dans « où rit le
très pur reflet du ciel pur », séquence en quasi-monosyllabes raciniens
comme dans le fameux vers de Phèdre : « Le jour n’est pas plus pur que
le fond de mon cœur. »
La prose descriptive de Camara Laye (nous nous cantonnons à la
description de Conakry) de L’Enfant noir progresse par phrases courtes,
structurées de manière basique (sujet-verbe-complément), avec un jeu
minimaliste entre imparfait et passé simple, un souci de la précision « réa-

SE
liste » concernant la température exacte ; les seules images sont des seg-
ments de discours répété (maisons perdues dans la verdure, jaillissement
effréné de verdure) peu originales.
La comparaison de ces deux textes peut d’abord suggérer que la dif-
férence d’écriture n’est pas pure affaire de style individuel, ou de « génie
de la langue française », mais de l’intertextualité culturelle différente dans
laquelle elle s’inscrit. Que s’y investisse une esthétique d’époque, voire une
ES
politique culturelle, comme le signale Renée Balibar, n’est pas niable, mais
celle-ci n’est pas à sens unique. Après tout, l’écriture poétique de Gide et
plus généralement celle brocardée par Louis-Ferdinand Céline comme
une écriture NRF a été rejetée par beaucoup dans les années mêmes où se
formait Camara Laye ; après tout, l’écriture lapidaire, en phrases courtes
et avares d’adjectifs de Camus et d’Hemingway, a été appréciée de beau-
coup dans les années d’après-guerre.
PR

Adele King le confirme en un sens lorsqu’elle rapporte les étapes de


l’écriture du texte de L’Enfant noir. Il est probable que Laye a été encou-
ragé et aidé dans la rédaction de son autobiographie d’enfance par Aude
Joncourt, mais on ne sait rien de cette jeune femme dont le rôle reste
incertain. Peut-être aussi le manuscrit a-t-il été corrigé par les lecteurs de
l’éditeur Plon. On note toutefois que Robert Poulet 9 dans son rapport de
lecture du 28 juillet 1953 juge qu’il s’agit de l’œuvre « d’un Noir Authen-
tique » dont l’âme demeure certes « primitive » mais qui fait passer « une

9. Critique et romancier belge attiré par le fascisme, Robert Poulet défendit une politique
de collaboration avec l’occupant nazi. Condamné à mort en 1945, il vit sa peine com-
muée en exil et partit s’installer en France où il exerça une activité d’éditeur (de Céline
en particulier dont il était l’ami) et de critique littéraire (Rivarol).

234
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye

émotion naïve mais sincère et profonde » en utilisant « un français qui


est presque trop élégant, un peu scolaire ». On peut penser en lisant ces
lignes, comme Adele King le fait remarquer 10, que Poulet semble attri-
buer le charme de l’écriture de Laye à cette simplicité naïve, qu’il se serait
donc gardé de corriger. L’aurait-il accentuée pour assurer la réussite du
livre de ce jeune écrivain chaudement recommandé par les autorités poli-
tiques françaises ? Quitte à le considérer avec quelque condescendance.
À la différence de ma collègue américaine, je pense qu’on peut tenir
Camara Laye pour « le principal auteur » de L’Enfant noir, même s’il a
été aidé et corrigé par une amie et son éditeur Robert Poulet, comme
cela arrive souvent pour de jeunes écrivains débutants.

SE
Critique interne

En est-il de même du Regard du roi 11 ? L’écriture en est-elle si différente


de celle de L’Enfant noir qu’on puisse en déduire une impossibilité de
l’attribuer à Laye, sauf à lui supposer une personnalité schizoïde reflé-
tant celle de son héros Clarence ? Bien des « évidences stylistiques » vont
ES
en ce sens. Le vocabulaire utilisé d’abord : hourvari (p. 63), enquinau-
der (« Ai-je jamais cherché à vous enquinauder ? » demande avec une élé-
gance « grand siècle » l’aubergiste noir à Clarence, p. 57), mais aussi seins
piriformes (p. 144), carême-prenant (p. 152), calembredaines (p. 211), cla-
quemuré (p. 233) et bien d’autres. Plus encore, car il s’agit alors d’inter-
textualité discursive et non d’une simple recherche lexicale relativement
facile à pratiquer, le parfum racinien de formules comme celles qu’em-
PR

ploie Clarence : « Tout me fuit, dit-il. Tout m’est obstacle… Je n’avais pas
pris pied sur ce rivage que déjà tout m’était obstacle », ou les discussions
métalexicales entre Clarence et le mendiant :« Quel sens donnez-vous au
mot regret, dit le mendiant ? Voudriez-vous que je regrette par anticipa-
tion ? Mais quel sens alors donneriez-vous au mot “impudence” » (p. 44),
d’une grande sophistication lettrée.
On notera aussi un raffinement syntaxique burlesque, qu’on ne trouve
pas dans L’Enfant noir : « quelque talonné qu’il demeurât par l’angoisse de
perdre son caleçon dans l’aventure » (p. 74), où ce n’est pas tant l’emploi
de l’imparfait du subjonctif qui compte que son emploi humoristique, car,

10. A. King, Rereading Camara Laye, ouvr. cité, p. 152.


11. C. Laye, Le Regard du roi, Paris, Presses Pocket, 1975 [ Plon, 1954].

235
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

justement, la faculté de jouer de façon humoristique avec la « langue du


réel » n’était guère donnée aux jeunes Africains formés par l’école française.
Le registre générique de la fin du roman est celui d’un lyrisme épique,
très éloigné du réalisme familier de son autre récit quasi contemporain :
« […] il revoyait la barre, le redoutable rouleau d’eau qui défend la terre
d’Afrique ; et, perçant par intervalles ce bruit d’eau déferlante, l’écho du
maître des cérémonies lui parvenait, comme un mugissement de sur-
croît » (p. 241).
Pour creuser plus en profondeur, on notera que le roman dans sa deu-
xième partie baigne dans une atmosphère d’érotisme trouble bien étran-
ger à la culture africaine 12, avec une connotation homosexuelle marquée
qui ne correspond en rien à ce que l’on sait de la vie privée et de la psy-

SE
chologie de Camara Laye, avec une sorte d’horreur de la féminité qui
culmine dans l’épisode des femmes-poissons aux « poitrines blanchâtres »
(p.198) qu’elles « tendaient ignoblement » et de claires allusions dégoûtées
à « cette gluante mollesse et cette envahissante tiédeur » (p. 199). Com-
ment concilier ce fort rejet de l’intimité féminine, cet attrait irrésistible
pour les « mince[s] torse[s] d’adolescent » dans lesquels le héros s’abîme
à la fin du roman avec la pudeur des évocations de jeune fille de L’En-
ES
fant noir ? L’homosexualité est très étrangère à la culture rurale africaine
et n’apparaît jamais dans les œuvres littéraires de cette époque.
Enfin la tonalité mystique de l’œuvre semble bien éloignée du réa-
lisme affiché dans le premier roman que le second suit de près, de sorte
que la coexistence des deux univers est, si Camara Laye était le véritable
auteur du second, aussi nécessaire qu’impossible à penser.
Adele King apporte beaucoup d’éléments qui permettent d’attribuer
PR

la paternité du Regard du roi à un écrivain belge, Francis Soulié. Je ren-


voie à son travail pour le détail de l’argumentation et me contente de tra-
duire sa conclusion : 
En Belgique, Soulié fut un collaborateur actif du régime nazi et était consi-
déré comme un « dilettante prétentieux » 13. Après son évasion en France
et sa rencontre avec Camara Laye et d’autres jeunes Africains, il s’est for-

12. Voir Sexualité et écriture, no 151 de Notre librairie, juillet-septembre 2003 ; en particulier


ma contribution « Décrire la relation : de l’implicite au cru », p. 10-15.
13. Quelques précisions complémentaires fournies par Paul Aron : François (plutôt que Fran-
cis) Soulié, qui s’est fait connaître en Belgique avant la guerre sous le nom de plume de
Gilles Anthelme comme « un animateur de second rang de plusieurs périodiques réac-
tionnaires », devint pendant la guerre un « collaborateur sympathisant de Léopold III,
avec Robert Poulet ». Nul doute donc que Poulet et Soulié fussent des amis proches.

236
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye

tement intéressé à la culture africaine. Il voulait justifier son action durant


la guerre en critiquant la justice qui l’avait condamné et en imaginant un
monde dans lequel il trouverait le salut. Cette demande intérieure, com-
binée à son intérêt pour le surréalisme et la comédie sociale ainsi qu’à son
désir d’aider Laye, l’ont conduit au Regard du roi, œuvre d’une bien plus
grande valeur que tout ce qu’il avait produit auparavant. 14

De manière plus générale, chaque époque donne au pastiche ou au


faux une portée différente. Dans son Histoire du pastiche, Paul Aron note
que, pour la période d’après-guerre, ce sont essentiellement des auteurs ou
des amateurs de littérature issus de milieux conservateurs (voire d’extrême
droite) qui pratiquent le pastiche pour défendre le « grand style » qui est
un enjeu important des années 1950 (p. 274) ; en une sorte de revanche

SE
contre les idéologues engagés à gauche qui ont conduit la France à perdre
d’abord la guerre puis ses colonies.

Réception critique et invention de l’écrivain

Pourquoi Laye a-t-il accepté de jouer ce jeu dangereux dont il allait payer


ES
le prix tout au long de sa vie ? Supposons validée par notre analyse interne
la supercherie qu’appuient les données factuelles apportées par Adele
King : Le Regard du Roi n’est pas de la plume de l’écrivain guinéen (noir)
mais a été écrit par un écrivain belge (blanc).
Faut-il aujourd’hui encore, comme on l’a fait depuis près d’un demi-
siècle, retenir les documents compromettants et jeter un voile pudique
sur un comportement répréhensible qui risquerait de ternir la réputa-
tion d’une littérature naissante vouée à la réhabilitation de l’homme noir ?
PR

Nous pensons que la prudence est pire que le mal et que de surcroît
l’époque en est révolue, les écrivains africains de langue française ayant
acquis leurs lettres de noblesse, désormais incontestables.
Les écrivains du monde non occidental, issus de cultures orales, héri-
tent au xxe siècle d’une double relation au langage. D’une part la rela-
tion que leur culture accorde aux proverbes et aux jeux de langage codés
propres à leur société de discours : ce sont par exemple les hayn-tenys qui
permettent aux lettrés malgaches de faire état de l’ingéniosité de leurs
champions en remaniant à l’infini des formes figées, ce sont les haïkus de
la tradition japonaise lettrée qui ressuscitent les énoncés les plus banals

14. A. King, Rereading Camara Laye, ouvr. cité, p. 131.

237
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

pour dire que le temps passe au fil des saisons et que la moindre gre-
nouille qui saute dans une mare emporte avec elle tout le cours de notre
vie éphémère. Ils sont gens de la reprise infinie du discours par lui-même.
D’autre part la relation qu’a instaurée l’Occident avec le monde à partir
du moment où il a rompu avec la tradition repose sur une exaltation de
l’individualisme et du désir d’être original, nouveau, en rupture totale.
Mythe sans doute puisque le langage est socialisé de part en part, comme
l’ont montré aussi bien Bakhtine que Benveniste, et que le sens ne peut
advenir totalement hors des lieux communs, les topoi, où s’inscrivent les
représentations d’une communauté.
La mémoire discursive de l’écrivain occidental lui fournit de quoi reje-
ter le monde ancien, en jouant, voire en ridiculisant, l’écriture qu’il lui a

SE
léguée. Mais, comme le note justement Christian Vandendorpe, « l’écri-
vain autodidacte qui ne dispose que d’un faible capital culturel risque de
charrier dans ses écrits nombre de stéréotypes facilement identifiables,
parce qu’ils peuvent être rapportés à la lecture commune des manuels
scolaires » 15. Camara Laye représente bien l’un de ces écrivains autodi-
dactes. Arrivant en France, ce jeune homme vif mais crédule, est pris en
main par de nombreux protecteurs qu’identifie Adele King 16. Les uns 17
ES
ont une visée politique claire : faire du jeune écrivain une figure exem-
plaire de l’Africain modéré, dans cette Union française qui se met en
place alors ; Laye est un protégé du ministère de la France d’outre-mer
qui lui procure diverses activités lucratives. Les autres – ils sont essen-
tiellement deux : Francis Soulié et Robert Poulet – ont des visées moins
avouables : ce sont des intellectuels et écrivains belges parvenus à une cer-
taine notoriété mais qui, condamnés à la fin de la guerre pour collabora-
PR

tion avec les nazis, ont fui en France et noué de nombreuses amitiés dans
les milieux d’extrême droite. Ils cherchent une revanche à la défaite de
leurs idées. L’auteur principal probable du Regard du roi, Francis Soulié,
riche homosexuel, qui hébergea Camara Laye pendant deux ans, est un
esprit brillant et cultivé, intéressé par la culture africaine, congolaise en
particulier. Admirateur de Hermann Hesse, de Louis-Ferdinand Céline
et de Franz Kafka, il aurait écrit avec Le Regard du roi son chef-d’œuvre,

15. Sur ce point, voir J. Bourquin, « À propos d’un écrivain paysan ou de l’importance des
stéréotypes scolaires », Pratiques, no 42, juin 1984, p. 113-119.
16. Voir son chapitre 2, « The life of Laye Camara », A. King, Rereading Camara Laye, ouvr.
cité, p. 20-47.
17. Ils étaient certes des néocolonialistes mais, provenant des milieux catholiques progres-
sistes regroupés dans le MRP, étaient animés par un idéal de fraternité sincère.

238
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye

prenant pour héros un banni, un exclu, condamné par les siens et cher-
chant la voie de son salut dans un monde de rêve qui semble n’être afri-
cain que par commodité.
Laye ne semble pas avoir eu de raisons intellectuelles pour s’opposer
à ce qui est une dénonciation de l’aveuglement des colonisateurs blancs
et pour refuser de prendre le manuscrit à son compte afin de remercier
Soulié de son hospitalité et de son aide.
Au-delà toutefois des spéculations sur les déterminations intimes de
Camara Laye à accepter la paternité du manuscrit de Soulié, le plus inté-
ressant à noter est la lecture différente que son attribution à un écrivain
africain ne pouvait manquer de déclencher. Il n’est pas sûr en effet que
des critiques occidentaux comme Janheinz Jahn eussent décelé l’influence

SE
de la culture mandingue, du soufisme et de l’animisme pour expliquer la
tonalité mystique du livre s’il n’avait pas paru sous la signature d’un Afri-
cain noir. Certains allèrent jusqu’à écarter la référence littéraire à Kafka,
souvent avancée, comme purement de façade au profit d’une approche
de nature ethnographique, insistant par exemple sur la présence active de
rites d’initiation guinéens comme le korè.
Citons quelques réactions de la critique que nous fournit Cornelie
ES
Kunze 18. Albert-Marie Schmitt s’exclame : « Un Kafka nous est né » tan-
dis que Janheinz Jahn lit le livre comme un récit d’initiation : « […] la fin
du roman veut dire que l’Européen peut être délivré et accepté, s’il fait
preuve de bonne volonté » ; pour Kenneth Harrow, Clarence traverse les
sept phases soufistes de la purification avant de parvenir à la transcendance ;
pour Robert Pageard, il s’agit d’un roman philosophique dont le thème est
la quête de la grâce. Alain Ricard balaie quant à lui les accusations de faux
PR

en les imputant à une idéologie de la supériorité a priori des écrits occiden-


taux menant à mettre en doute la « capacité à écrire de longs textes en bon
français » d’un écrivain africain qui ne présente pas « des critères de légiti-
mité académique qu’un simple ouvrier noir ne peut produire » 19.
Les voix africaines sont, elles, beaucoup plus critiques. Senghor avoue :
« Je ne sentais pas l’Afrique. Pour tout dire, ce récit ne me donnait pas le
sentiment d’être incarné » 20 ; Mongo Beti, qui avait déjà été très sévère

18. C. Kunze, « L’Européen déraciné et l’Afrique guérisseuse : une relecture du roman Le


Regard du roi de Camara Laye », Littérature et maladie, J. Bardolph éd., Paris, L’Har-
mattan, 1994, p. 75-94.
19. A. Ricard, Littératures d’Afrique noire, p. 236.
20. L. S. Senghor, « Laye Camara et Lamine Niang ou l’art doit être incarné », Liberté, t. I :
Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964 [1955], p. 173-174.

239
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

avec L’Enfant noir (« littérature rose »), devient très violent (« histoire à


dormir debout » « tout est gratuit », « impossible d’y croire ») et va même
loin dans l’attaque ad hominem en évoquant « les critiques chevronnés qui
lui [Camara Laye] font la cour comme à un jeune éphèbe » 21.
Certes d’autres cas existent dans l’histoire de la littérature mondiale,
mais s’agissant de la littérature francophone des années 1950, il est unique
et singulièrement révélateur de la faillibilité de la critique. Soulié a pu le
savourer comme une revanche sur un destin injuste. Camara Laye semble
avoir été sur le plan personnel un mystificateur dépassé par les événements
mais, objectivement, il a montré comment un villageois guinéen pouvait
mystifier la critique occidentale et se venger d’avoir été manipulé par des

SE
intellectuels et des lettrés occidentaux.
ES
PR

21. Pour les citations de Mongo Beti, on se reportera à « Afrique noire, littérature rose », Le
Rebelle I, textes réunis et présentés par A. Djiffack, Paris, Gallimard (Continents noirs),
2007 [1953-1955], p. 41-45.

240
Isaac Bazié

Réécritures, stratégies de lecture et seuil


de tolérance dans Le Devoir de violence

SE
Mort de l’auteur, texte composite et enjeux de la lecture

Dans les tentatives d’appréhension du fait littéraire, on a à plusieurs


reprises décrété la mort de l’auteur. Roland Barthes signe aussi cette
mort en affirmant :
[…] un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et
ES
qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contesta-
tion ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce
n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lec-
teur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes
les citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans
son origine, mais dans sa destination […]. 1

Cet avis de décès de l’auteur, nous le savons, vise celui-ci dans son évo-
lution et son statut de figure explicative du texte, fonctionnant comme
PR

l’autorité interprétative censée déterminer les actualisations singulières


et collectives des œuvres. Barthes, comme Foucault d’ailleurs, remet en
question cette notion de l’auteur comme foyer d’intelligibilité du texte
dont il est historiquement le signataire, mais esthétiquement inapte à
orienter définitivement l’interprétation qui en épuiserait le sens. À un
certain niveau, cet avis nécrologique maintes fois repris situe la pratique
singulière de l’auteur comme foyer de discours littéraires dans un pro-
jet scripturaire qui dès le départ est soumis au primat de l’hétérogénéité :
« L’écriture, précise Barthes, c’est ce neutre composite. » 2 Il vient élar-
gir la notion de l’écriture comme pratique à la genèse du texte singulier,

1. R. Barthes, « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 69.
2. Ibid., p. 63.

241
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

pour lui donner la charge à visages multiples de textes qui donnent une
autre pesanteur au propos de l’auteur, le traversent, le parasitent ou sim-
plement s’invitent et orientent et l’écriture et la lecture subséquente de
manière déterminante. La nécrologie de l’auteur défait par conséquent
un monopole, celui de l’origine et de l’originalité, pour en instituer un
autre, celui de la réception et des points de chute du texte.
En effet, l’origine singulière du texte, en se trouvant niée du fait de
sa nature composite, hétérogène, ne projette pas seulement la prétendue
mort de l’auteur, mais aussi la complexité du fait littéraire : en dépas-
sant la question de la composition monolithique du texte, elle soulève
des questions importantes sur son originalité. Cela a des conséquences
majeures en ce qui a trait à la production du texte et aux enjeux liés à

SE
sa vie et à sa circulation dans l’institution littéraire et le discours social
en général.
Si le texte est un composite de plusieurs écritures, il faut se poser la
question de savoir quels sont les mécanismes qui président à sa licitation
en tant qu’entité singulière, donc logiquement originale, résultant certes
du croisement de plusieurs pratiques d’écritures, mais gardant sa spécifi-
cité dans un contexte où l’originalité est recherchée et son absence, néga-
ES
tivement sanctionnée. La théorie projette, sur la pratique, une définition
de l’écriture qui ne trouve pas toujours son application intégrale dans le
spectre des lectures et appropriations plurielles dont le texte est l’objet.
Et en théorie, Barthes n’est pas seul dans cette compréhension extensive
de l’écriture comme pratique foncièrement intertextuelle.
« Réécritures » donc, « fait composite », « hétérogène », « dialogique », etc.
sont dans cette perspective les nombreuses tentatives d’appréhension d’une
PR

définition du texte, faite pour le plaisir du lecteur, et bien moins de l’au-


teur comme figure du texte et fonction sociale. À cette orientation de l’at-
tention accordée au fait littéraire s’ajoute un autre enjeu non moins impor-
tant dans ces prises de position nécrologiques sur l’auteur, dont le propos
de Barthes n’est qu’une illustration : il s’agit de la nature ambivalente du
rapport qui se crée entre le texte comme écriture finale – entendons par là
celle qui advient à partir de la pratique singulière de l’auteur, avec une his-
toricité qui permet de la dater et de l’attribuer à quelqu’un – et les textes
antérieurs qui participent à sa genèse. Le dialogue dans ce rapport hyper-
textuel est loin d’être d’innocence, il porte la marque du « regard oblique »
et projette parfois, dans l’espace ambivalent de l’ironie, des textes connus
dont la convocation dans un nouveau contexte est déjà participante d’une
réception critique. Il est par conséquent largement établi que ce rapport
242
Le Devoir de violence

entre les différents textes est le plus souvent de remise en question : la déci-
sion d’écrire « à côté », sur le mode de la parodie donc, vient annoncer une
intentionnalité qui prend pour cible des textes, dans leurs formes et leurs
idéologies, pour en devenir l’écho, en réplique négative. Le malentendu
dans ce cas n’est pas accidentel, mais programmatique. Il fonde une pra-
tique qui ne pourrait exister sans lui.
À partir de ce cadre, deux éléments sous-tendront ma réflexion sur Le
Devoir de violence de Yambo Ouologuem. D’une part, il s’agit de l’aspect
composite de l’œuvre qui, ipso facto, déplace les enjeux du fait littéraire,
de l’auteur vers le lecteur ; d’autre part, il s’agit de la nature parodique
des rapports entre les différentes écritures qui viennent s’entrechoquer
dans l’espace du texte singulier. Mon propos consiste par conséquent à

SE
démontrer que les réécritures ne sont pas toujours jouissives, tout dépen-
dant du point de vue que l’on adopte. L’histoire de la réception du Devoir
de violence met en évidence le fait qu’une certaine pratique de réécriture,
quelle que soit la mesure du dialogue qu’elle permet, expose l’auteur his-
torique à des représailles qui peuvent le conduire à une mort symbolique,
celle qu’inflige l’institution. Si la mort de l’auteur donne toute sa légiti-
mité au lecteur, il s’agira par contre de parler plus de lectures au pluriel
ES
et de mettre celles-ci en lien avec les appropriations et usages divers que
l’on fait du texte littéraire, à la suite de Claude Lafarge 3 entre autres. La
disparité des écritures constitutives du texte singulier invite à des appro-
priations diverses qui, à leur tour, refléteront des intérêts particuliers dont
la radicalité et les variations extrêmes sont directement issues du fait fon-
dateur du texte qui choisit d’écrire à côté et de se nourrir, à sa genèse, du
malentendu, pour pouvoir exister.
PR

Lectures du Devoir de violence

En effet, Le Devoir de violence a retenu l’attention en quatre phases : la


première se situe dans le contexte immédiat de la publication du texte
et de l’accueil enthousiaste qui lui a été réservé. La deuxième phase

3. « La valeur n’est pas une abstraction qui se place au hasard sur n’importe quel objet : elle
dépend au contraire pour son expression de certaines autorités instituées, qui constituent
un circuit de diffusion (comme l’école ou les critiques autorisées par leur position), et
de l’existence incontestable d’un corpus d’œuvres antérieurement produites qui servent
de références » (C. Lafarge, La valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux
des fictions, p. 39).

243
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

­correspond à un désenchantement, marquée par les accusations de pla-


giat. Les exemples qui soutiennent cette thèse sont nombreux et ont
situé la discussion non plus au niveau de la preuve accablante, mais bien
plus à l’échelle de l’établissement des responsabilités et de la reddition de
comptes. Au nombre des multiples rapprochements qui ont été faits entre
Le Devoir de violence et d’autres textes, retenons simplement les débuts et
les fins du livre d’André Schwarz-Bart, Le Dernier des justes :
Nos yeux reçoivent la lumière d’étoiles mortes. Une biographie de mon
ami Ernie tiendrait aisément dans le deuxième quart du xxe siècle ; mais la
véritable histoire d’Ernie Lévy commence très tôt, vers l’an mille de notre
ère, dans la vieille cité anglicane de York. Plus précisément : le 11 mars 1185. 4

SE
Au début de son livre, Ouologuem écrit :
Nos yeux boivent l’éclat du soleil, et, vaincus, s’étonnent de pleu-
rer, Maschallah ! oua bismillah !… Un récit de l’aventure sanglante de la
négraille  – honte aux hommes de rien ! – tiendrait aisément dans la pre-
mière moitié de ce siècle ; mais la véritable histoire des Nègres commence
beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère, dans
l’Empire africain de Nakem, au sud du Fezzan, bien après les conquêtes
d’Okba ben Nafi el Fitri. 5
ES
Ce ne sont cependant pas seulement les débuts des deux romans qui
attestent une réécriture du Dernier des justes par Ouologuem, les deux
textes finissent aussi avec des ressemblances frappantes. Schwarz-Bart écrit :
Parfois, il est vrai, le cœur veut crever de chagrin. Mais souvent aussi, le
soir de préférence, je ne puis m’empêcher de penser qu’Ernie Lévy, mort
six millions de fois, est encore vivant, quelque part, je ne sais où… Hier,
comme je tremblais de désespoir au milieu de la rue, cloué au sol, une
PR

goutte de pitié tomba d’en haut sur mon visage ; mais il n’y avait nul
souffle dans l’air, aucun nuage dans le ciel… il n’y avait qu’une présence.
(LDJ, p. 378)

L’apparition de ce passage à la fin du roman de Ouologuem est d’une


nette évidence, quand il écrit :
Souvent, il est vrai, l’âme veut rêver l’écho sans passé du bonheur. Mais,
jeté dans le monde, l’on ne peut s’empêcher de penser que Saïf, pleuré
trois millions de fois, renaît sans cesse à l’Histoire, sous les cendres chaudes

4. A. Schwarz-Bart, Le Dernier des justes, Paris, Seuil, 1959, p. 11 ; désormais identifié par le
sigle LDJ, suivi du numéro de la page.
5. Y. Ouologuem, Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 2003 [1968], p. 25 ; désormais identi-
fié par le sigle LDV, suivi du numéro de la page.

244
Le Devoir de violence

de plus de trente Républiques africaines… Ce soir, tandis qu’ils se cher-


chaient l’un l’autre jusqu’à ce que la terrasse fût salie des hauteurs noi-
râtres de l’aurore, une poussière chute d’en haut sur l’échiquier ; mais à
cette heure où le regard au Nakem vole autour des souvenirs, la brousse
comme la côte était fertile et brûlante de pitié. Dans l’air, l’eau et le feu,
aussi, la terre des hommes fit n’y avoir qu’un jeu… (LDV, p. 269)

Réécriture originale, parodie ou plagiat, les lectures de cette convo-


cation explicite d’autres textes par Ouologuem divergent et induisent ce
que j’identifie comme la troisième phase de la réception de son roman.
Celle-ci se distingue par une réception aveugle d’un texte qui ne circule
plus dans les voies autorisées (l’édition française), avec une tendance
quasi unanime à réhabiliter l’œuvre de Ouologuem. La quatrième phase

SE
de cette histoire de la réception du texte est celle qui commence avec sa
réédition en 2003 par Le Serpent à plumes.
Comme nous pouvons le constater, depuis sa première publication
et la réception enthousiaste du public, sa dégringolade par la suite du
haut de l’échelle des valeurs littéraires aux tréfonds des évaluations néga-
tives, pour en arriver à une revalorisation insistante, le texte de Ouolo-
guem n’a pas changé. Nous faisons face au même récit. Ce sont donc les
ES
lectures qui, face au phénomène de la réécriture dans ses formes les plus
évidentes, encensent ou sacrifient littéralement l’œuvre et l’auteur histo-
rique, montrant par là ceci : si l’œuvre singulière est le fait, selon le pro-
pos de Barthes, d’écritures multiples, cette sorte de réceptacle complexe
de citations diverses, son activation suit des parcours sinueux, hasardeux,
au gré de lectures aux enjeux parfois contradictoires. C’est la raison pour
laquelle il est nécessaire non seulement de regarder les réécritures du
PR

point de vue des mécanismes internes aux textes pris isolément et scrutés
dans le rapprochement révélateur avec les textes-modèles, mais aussi de
suivre les stratégies de lecture qui se déploient autour d’eux, pour rendre
compte de dynamiques et de préoccupations parfois directement liées à
celles que suggère le texte, mais souvent insouciantes aussi bien des pré-
occupations de l’auteur comme déterminisme interprétatif du texte que
des orientations que celui-ci, dans sa passivité composite, projette et offre
à l’actualisation des lecteurs potentiels.
Nous allons donc considérer les premières lectures du roman de Ouo-
loguem avant de regarder le texte lui-même, sous l’aspect de l’intertexte
biblique.

245
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

À la recherche du véritablement africain

La sortie du livre de Ouologuem met en évidence dans l’horizon d’attente


du lectorat de la fin des années 1960 une quête particulière et une brèche
qui justifient l’engouement initial et le désaveu farouche qui ont accom-
pagné le roman controversé. Cette attente se traduit bien dans une brève
recension de Charles R. Larson qui, en présentant le roman de Ouolo-
guem, donne d’abord un aperçu de l’écart qui s’est creusé entre les écri-
vains africains francophones, moins productifs – selon ses propos –, et les
anglophones, plus présents et plus nombreux : « Par rapport à l’Afrique

SE
anglophone, la production romanesque en provenance de l’Afrique fran-
cophone a été en effet très faible. » 6 Ainsi, le roman de Ouologuem n’a pas
seulement été couronné par le Renaudot en France, il est perçu en Amé-
rique comme « le premier roman véritablement africain » 7. À côté de ce
constat et de celui portant sur l’état de la production littéraire, c’est beau-
coup plus la déception face à l’inauthenticité du roman, et la nomination
subséquente, par défaut, d’autres novateurs du roman africain, qui nous
permet de mieux apprécier la conjoncture dans laquelle Ouologuem fait
ES
son apparition et qui justifie certaines lectures de son texte.
Éric Sellin, qui a été l’un des premiers critiques à encenser Ouolo-
guem, écrit après la découverte du pot aux roses, pour revenir sur ses
premiers éloges et instruire ses lecteurs sur les modèles de Ouologuem
et de la générosité avec laquelle celui-ci s’en est servi. Eric Sellin conclut,
déçu et amer :
PR

Le Devoir de violence n’est pas un véritable roman africain ! Il est tout


aussi profondément ancré dans la tradition littéraire européenne que par
exemple Une vie de boy de Ferdinand Oyono ou L’Enfant noir de Camara
Laye. Je dirais que Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma,
publié comme Le Devoir de violence également en 1968 (Presses de l’Uni-
versité de Montréal ; réimprimé par les Éditions du Seuil en 1970), est un
roman beaucoup plus africain dans son essence que celui de Ouologuem. 8

6. « Compared with the flow of novels from English-speaking Africa, the number from French-
speaking Africa has indeed been slim » (C.-R. Larson, « Mali. Yambo Ouologuem. Le
Devoir de violence », Books Abroad, vol. 43, no 3, été 1969, p. 468 ; je traduis).
7. « The first truly African novel », ibid.; je traduis.
8. « Le devoir de violence is not a African novel ! It is as deeply set in European literary tra-
dition as, say Ferdinand Oyono’s Une vie de boy or Camara Laye’s L’Enfant noir. I would
suggest that Ahmadou Kourouma’s Les Soleils des indépendances, also published in 1968
(Presse de l’Université de Montréal ; reprinted by Edition du Seuil, 1970), is a much more

246
Le Devoir de violence

Ce qui ressort de ces lectures participant de la réception immédiate du


Devoir de violence se rapporte à ce que Jauss a identifié en parlant d’écart
esthétique. Il entend par là « la distance entre l’horizon d’attente pré-
existant et l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un change-
ment d’horizon » 9. Dans le cas de Ouologuem, l’horizon d’attente était
marqué par la recherche d’une authenticité dont les tenants nous appa-
raissent plus clairement a posteriori ; il s’agissait de produire des œuvres
francophones complètement en rupture, tant au plan esthétique qu’idéo-
logique, avec tout ce qui avait cours à l’époque : le discours de la négri-
tude, les figures marquantes du héros africain dans la tragique traver-
sée des cultures sur l’axe Afrique-Europe, l’engagement programmatique
contre l’imposture coloniale. À un niveau plus institutionnel, il s’agit de

SE
combler le retard observé par la critique dans la production littéraire vis-
à-vis du roman africain anglophone.
L’originalité dans ce contexte ne pouvait s’obtenir sous forme de
palimpseste, encore moins d’une convocation plus explicite encore de
textes et structures occidentaux en partie, telle que Ouologuem l’a pra-
tiquée. Nous sommes loin, dans le quotidien des lectures légitimantes,
de l’apologie allègre de l’écriture entendue comme réécritures, du texte
ES
qui acquiert sa valeur justement du fait de son hétérogénéité et de son
ouverture à toutes sortes de sources.
Yambo Ouologuem, en sa qualité d’écrivain francophone, s’est inscrit
dans cet espace que je qualifie d’intermédiaire, et qui désigne dans mon
entendement ce point de suture entre les différentes sphères sémiotiques
auxquelles il avait accès. Cet espace des discours pluriels est celui de tout
écrivain et, je pense, surtout des écrivains marqués du double sceau des
PR

appartenances culturelles et linguistiques diverses. Ouologuem a décidé


de conjuguer, pour reprendre les termes de Barthes, ces « écritures mul-
tiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres
en dialogue, en parodie ».
Les mécanismes de légitimation qui à l’époque ont négativement reçu
le roman de l’auteur malien dévoilent par défaut deux conditions mini-
males et indispensables à une bonne perception de l’œuvre. La première
est de l’ordre de ce qu’il faut appeler une double intelligence nécessaire
à l’épanouissement de la réécriture parodique. En tant que telle, elle

profundly African novel » (E. Sellin, « Ouologuem’s blueprint for Le Devoir de violence »,


Research in African Literatures, vol. 2, no 2, automne 1971, p. 120 ; je traduis).
9. H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, p. 58.

247
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

­préside à la genèse du texte parodique, convoque des modèles à des fins


de déconstruction, déplace des propos et des lieux de référence pour dire
autrement. Cette condition de licitation de l’œuvre est celle du lecteur,
connivent désireux de partager le regard oblique de l’ironisant, conscient
de la double dynamique du propos parodique qui exige qu’on montre
en même temps qu’on démonte, qu’on s’éprenne du propos d’autrui en
le convoquant, en même temps qu’on s’y méprend volontairement dans
une culture du malentendu programmé. Cette deuxième condition n’a
pas été remplie.
En lieu et place d’une connivence dans la perception du propos de
Ouologuem, c’est, dans l’horizon d’attente, la quête d’une authenticité
sans partage et sans commune mesure avec ce qui précède qui a trahi l’au-

SE
teur et amputé son œuvre de sa portée véritable. Dans ce contexte de réé-
criture, on retrouve un autre facteur essentiel à la réception positive et
qui, ici, est inhérent au fonctionnement de l’institution et à ce qui a tou-
jours constitué une spécificité des littératures nées dans des langues héri-
tées de la colonisation : il s’agit plus précisément du lieu de légitimation
de l’œuvre. Pour rendre cet aspect de la question plus clairement, je ren-
voie à la réception de Ouologuem en Afrique, suivant ce que le préfacier
ES
de la récente édition du roman, Christopher Wise, en dit :
Lors d’une conférence […] où je lisais un papier sur la réception critique
du Devoir de violence aux États-Unis, de tels arguments ont provoqué des
sourires indulgents de la part de mes collègues africains, et beaucoup m’ont
montré du doigt, soulignant « l’absurdité » des critiques américaines. […]
le fait que Ouologuem ait délibérément « volé » des auteurs comme Gra-
ham Greene, André Schwarz-Bart et Guy de Maupassant semblait avoir
PR

peu de poids comparé à la découverte de ce qu’il représentait, aujourd’hui,


en tant qu’écrivain africain. 10

Il est permis de penser que la réécriture à laquelle s’est livré Ouologuem


aurait bénéficié d’une autre réception dans un contexte de réception insti-
tutionnelle africain, même s’il faut garder à l’esprit que la remise en ques-
tion sur le plan idéologique aurait pu être tout aussi virulente que l’ont
été les réactions face à l’accusation de plagiat en Europe et aux États-Unis.
Tout cela montre que la réécriture parodique se fait dans des condi-
tions que j’ai limitées au nombre de deux : double intelligence que par-
tagent le texte / l’auteur parodique et son lectorat et horizon d’attente
idéologiquement et esthétiquement favorable. Ce premier regard sur les

10. C. Wise, « Préface », Y. Ouologuem, Le Devoir de violence, ouvr. cité, p. 14.

248
Le Devoir de violence

lectures de Ouologuem montre, par ailleurs, cette face normative et coer-


citive de l’institution qui, selon Jacques Dubois, procède « par l’imposition
de système de normes et de valeurs ». Dubois explique que « le caractère
d’imposition des institutions est déjà inscrit dans leur mode de décou-
page de la réalité des pratiques sociales, dans la manière dont elles fixent
sur le terrain d’une légitimité, les conditions de possibilité et d’exercice
de ces pratiques » 11.
Les conditions de possibilité et d’exercice des pratiques de réécriture
à la Ouologuem étaient telles que la légitimité rimait avec un type d’au-
thenticité qui exclut certains rapprochements – on l’aura compris, même
si l’imitation ici est nantie d’une valeur et d’enjeux plus complexes que le
simple fait de reproduire des textes connus 12.

SE
S’il est important de réfléchir sur les stratégies et questionnements qui
ont présidé à la lecture du texte au début de sa publication, il importe
également de tirer les conclusions qui s’imposent quant à l’historicité de
toute lecture. Cela nous permet de revenir au texte pour le solliciter autre-
ment et, en le sondant à partir des angles morts des lectures antérieures,
mettre en évidence les sens tus. D’un point de vue sociocritique, Pierre
Barbéris invite à une lecture de cet implicite du texte qui permet de voir
ES
des parcours que ne dévoile pas toujours le dépistage de la trace évidente.
Il s’agit de son point de vue de « recharger le texte de ce qui y est déjà,
mais qui a été marginalisé ou évacué […] traquer ce qui, dans le texte, se
trouve dit et dénoté, ce qui travaille dans deux directions : relecture du
texte et critique des non-lectures et de leurs raisons » 13.
Nous avons compris les raisons des non-lectures entendues comme
lectures superficielles et partielles du texte de Ouologuem. Il s’agit
PR

11. J. Dubois, L’institution de la littérature. Introduction à une sociologie, p. 33. Le propos


de Dubois permet de distinguer quelques critères de licitation de l’œuvre tels que : tout
processus de canonisation suppose un exercice de sélection et la constitution d’un corpus
minimal d’œuvres représentatives de certaines valeurs. Les phénomènes de canonisation
sont souvent implicites mais effectifs en ce qu’ils conditionnent les modes de production
et de perception de ce que l’on appelle la littérature : littérature québécoise, littérature
allemande, roman africain anglophone, francophone, etc. Les processus de canonisation
sont sous-tendus par des critères explicites et implicites dont il faut interroger moins la
pertinence que leurs modes d’articulation : éthiques-esthétiques. Il faut voir comment l’un
ou l’autre des éléments est accentué dans le but de légitimer ou de disqualifier un texte.
12. Voir à ce propos la nuance que Christoph Wulf apporte quant à l’acte mimétique qu’il
élève au-dessus de la « simple reproduction » : « L’autre », Parcours, passages et paradoxes
de l’interculturel, R. Hess et C. Wulf éd., p. 20-24.
13. P. Barbéris, « La sociocritique », Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse litté-
raire, D. Bergez et al. éd., Paris, Dunod, 1996, p. 139-140.

249
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

­maintenant de poser un autre regard sur l’œuvre pour mettre en évi-


dence un seul aspect qui montre que Le Devoir de violence n’est pas ce
qu’il est en raison de la seule réécriture de textes d’auteurs connus, mais
bien plus à cause d’un rapport particulier qu’il entretient avec les sources
et les discours de son époque. Je me pencherai dans ce cas sur le traite-
ment réservé à la Bible, qui m’apparaît particulièrement éloquent à ce
propos et que Bernard Mouralis 14 avait déjà relevé dans sa typologie des
discours présents dans Le Devoir de violence.

Intertexte biblique et rapport aux sources

SE
Comme pour s’assurer que le lecteur jouit de toute la légitimité néces-
saire pour mener son activité interprétative, on a en théorie décrété d’une
part la mort de l’auteur, et de l’autre, identifié le texte sous deux aspects :
une paresse notoire ou une réticence avare de sens qui engage tout lec-
teur dans une conquête dont l’aboutissement se décide au prix de com-
pétences dont il faut se doter. Umberto Eco écrit à ce propos : « Si […]
le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coo-
ES
pératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés
en blanc, alors le texte n’est pas autre chose qu’une machine préposition-
nelle. » 15 On n’est pas obligé de suivre Eco dans l’utopie du lecteur modèle,
mais on peut s’entendre avec lui sur le fait que le texte ne se donne pas
toujours à lire, comme on se plaît à le dire. Dans ce contexte, il s’agit de
revenir aux évidences premières pour rendre justice à ce dispositif prépo-
sitionnel selon lequel le texte, qui, justement parce qu’il est préposition-
PR

nel, en appelle à une suite, un achèvement et une transitivité qu’assure


le lecteur. La pratique de réécriture telle que nous la montre Le Devoir
de violence sollicite à l’extrême la capacité inférentielle du lecteur au cha-
pitre des scénarios intertextuels tels qu’ils sont posés par Eco. Tout en
affirmant qu’aucun texte n’est lu indépendamment de l’expérience que
le lecteur a d’autres textes, Eco précise que la compétence intertextuelle
comprend tous les systèmes sémiotiques familiers au lecteur.
Dans les lectures premières du Devoir de violence, il semblerait que la
recherche de l’authenticité ait réussi à invalider une partie de cette com-

14. B. Mouralis, « Un carrefour d’Écritures : Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem »,


Nouvelles du Sud, no 5, 1987, p. 63-74.
15. U. Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, p. 27.

250
Le Devoir de violence

pétence de manière que le texte passe d’abord inaperçu en ce qui a trait


aux passages dont s’inspire Ouologuem. Par la suite, c’est plus un travail
sur le trop-plein que sur les espaces vides du texte qui a été fait. Dans
le dispositif textuel que nous donne à lire Ouologuem, nous retrouvons
cependant une forte réécriture de passages bibliques qui en disent long
sur la complexité du phénomène de récupération de l’auteur malien. Je
relèverai simplement deux occurrences notoires qui touchent l’une la
Genèse, l’autre les Béatitudes. Ces deux extraits montrent dans un cas
la portée fondatrice d’une parole qui se veut nouvelle, et dans le second,
plus orienté vers l’avenir, les modalités tactiques qui ont permis à Saïf de
vivre longtemps et de vaincre ses adversaires.
Le deuxième chapitre de la partie du texte intitulé « La nuit des

SE
Géants » commence ainsi :

Et la tradition dit : « Après les fiançailles du désert, Saïf avait utilisé, jour
après jour, sept siècles d’Histoire pour former au sein de son peuple un
noyau de fidèles. Et le peuple appela Saïf “Sa Seigneurie royale” et le gou-
verneur “Altesse”. » Il y eut une pluie et il y eut une sécheresse : premier an.
(LDV, p. 111 ; je souligne)
ES
Plus loin, on peut lire :
La dynastie avait ainsi le devoir de se faire connaître à travers les âges et
par toutes les régions, afin que toutes les âmes de bonne volonté eussent
le pouvoir de devenir enfants de Saïf. Allez, allez vers lui, bon peuple. Alif
minpitjé ! Il y eut une pluie et il y eut une sécheresse : deuxième an. (Ibid.)

Une dernière occurrence dans ces pages qui s’inspirent tant du pre-
mier livre de la Bible que des Évangiles : « Saïf dit : “Que les missionnaires
PR

soulagent la misère des humbles, que mes biens aident ceux d’entre vous
que je pourrai aider…” – et il en fut ainsi » (p. 112).
Ce passage, qui explique la mise en place d’un nouveau système par
le dirigeant sanguinaire, trouve sa force dans la reconduction d’un autre
discours génésiaque dont l’avènement visait aussi la création d’un nouvel
univers : ce discours est celui de la Genèse à partir de laquelle nous pou-
vons analyser le travail de réécriture entrepris par Ouologuem. L’auteur
reprend, plus que la lettre du passage biblique, les structures discursives
qui supportent cette parole originelle.
Deux éléments de base sont récurrents dans le texte biblique : le sujet
de l’énonciation qui est Dieu, suivant la formule « Dieu dit ». Le deuxième
élément est de l’ordre des séquences temporelles rythmant l’avènement de
cette parole génésiaque. Dans le texte biblique, nous les voyons dans des
251
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

unités identifiées selon la succession du jour et de la nuit suivant la for-


mule : « Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour. »
Dans le texte de Ouologuem, les structures sont reconnues, mais les
unités temporelles ne sont pas des jours, mais des années – « Il y eut une
pluie et il y eut une sécheresse : deuxième an –, à cause desquelles le soir
cède sa place à la pluie – synecdoque désignant la saison des pluies – et
le matin, à la saison sèche. L’usage qui est fait de la structure des pre-
miers énoncés bibliques est tout à fait reproduit et adapté chez Ouolo-
guem. Cet usage permet d’imposer Saïf comme Dieu de deux manières :
l’une évidente (la population l’appelle « Sa Seigneurie royale ») et l’autre
relevant de l’autorité qui lui est reconnue de parler pour que les choses
s’accomplissent. C’est la raison pour laquelle plus loin dans le texte, à la

SE
place du « Dieu dit » de la Bible, nous lisons « Et Saïf dit », avec un résul-
tat tout aussi satisfaisant du créateur africain que de celui de la Bible. Le
texte de Ouologuem ne constate-t-il pas qu’après l’ordre donné par Saïf
« il en fut ainsi » ?

J’ai essayé dans cette brève réflexion de démontrer que la mort de l’au-
teur est relative à l’identité qui lui est attribuée. D’autre part, l’auteur
ES
historique reste une figure sans laquelle le plagiat ne serait pas possible.
Les réécritures invitent à des lectures de textes qui se sont écrits avec
une conscience aiguë du fait que tout texte se positionne par rapport à
d’autres. Ces lectures sont le fait d’un conditionnement lié à des attentes
et à des préoccupations qui sont de divers ordres, mais dont la portée ne
peut être négligée. Après les actualisations partielles du texte de Ouolo-
guem, il reste un cheminement à faire : celui d’appropriations nouvelles
PR

qui rendent compte de la complexité du travail de réécriture entrepris.


Faire sens dans ce cas et pour le texte, c’est devenir l’objet de lec-
tures peu convenues qui ne s’ouvrent pas seulement aux scénarios inter-
textuels partiellement mis en évidence à des fins de dénonciation. C’est
aussi accepter d’aller au bout de son encyclopédie, dans cet acharne-
ment contre la réticence du texte, pour quêter un sens toujours à trou-
ver. C’est là que réside le défi du Devoir de violence. Son originalité par
rapport à tous ces textes convoqués et cités n’est pas seulement due aux
nombreuses sources réécrites, mais également à un horizon qu’il définit
sur le plan culturel en sa qualité de texte vecteur d’un imaginaire. L’ho-
rizon culturel du texte se reconstruit à partir de ces raccourcis d’écriture
et de lecture qu’a identifiés Eco en termes de scénarios communs. C’est
aussi en cela que l’originalité se gagne, dans l’établissement d’une zone
252
Le Devoir de violence

de référence que partagent non seulement une communauté interpréta-


tive travaillant avec les scénarios littéraires, mais des communautés de lec-
teurs possédant le même imaginaire et les mêmes représentations cultu-
relles. Une telle originalité transcende, dans la réécriture parodique de
Ouologuem, tous les particularismes inhérents aux textes singuliers qu’il
convoque pour dire autrement, au lieu de redire de manière servile. Des
textes de ce genre sollicitent au plus haut point le public qui se les appro-
prie au fil du temps. L’histoire de la réception des formes de réécritures
est dans ce cas aussi un dévoilement des formes de relectures auxquelles
les textes sont soumis.

SE
ES
PR
PR
ES
SE
Auguste Léopold Mbondé Mouangué

Le griot comme modèle énonciatif


dans Peuls de Monénembo

SE
Dans son long roman Peuls  1, suite ininterrompue de récits d’exploits de
personnages hauts en couleur, l’auteur guinéen Thierno Monénembo
déploie à la fois histoire et imagerie peules. L’énonciation se fonde sur
un modèle de communication culturel repérable : l’art du griot, dont il
reprend les pratiques en s’appuyant sur les présupposés participant de
l’identité peule. En effet, la composition des masses narratives, d’une part,
et d’autre part la périgraphie et le péritexte installent l’ouvrage dans un
ES
lieu où s’engagent et s’investissent à part égale diverses pratiques litté-
raires et non littéraires. À l’instar de l’art du griot, renvoyant au temps des
origines, le travail d’écriture s’affiche très nettement ici à la fois comme
projet d’un romancier et désir d’une communauté d’assouvir une avidité
onirique par la somptuosité de la parole mise à l’écrit. Nous nous propo-
sons de voir comment le souffle et la virtuosité du griot « se fabriquent »
dans le texte. Nous verrons notamment comment l’auteur installe son lec-
PR

teur dans l’horizon d’attente de l’oralité littéraire, en analysant les indices


d’un appareil illocutoire, rhétorique et poétique identique à celui de la
performance du griot.

Une histoire foisonnante : l’engendrement narratif

Peuls est constitué de trois parties inégalement composées – « Pour le


lait et pour la gloire », « Les seigneurs de la lance et de l’encrier » et « Les
furies de l’Océan » – correspondant à trois périodes de l’histoire du peuple
peul. Le récit déroule à l’intérieur de ces blocs de temps une chaîne de

1. T. Monénembo, Peuls, Paris, Seuil, 2004.

255
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

­micro-récits qui s’organisent, chacun à fréquence presque régulière, autour


d’une figure de l’histoire militaire et/ou religieuse peule, grand guerrier
ou patriarche. L’ensemble se caractérise par une continuité chronologique
et logique de récits de périodes et d’allures bien diverses. La conception de
l’écriture comme artisanat poétique l’emporte sur toute autre ici. L’artiste
rassemble le matériau protéiforme, oral et écrit, puis organise son entre-
prise autour de la création d’un objet dense équivalant symboliquement
à l’objet réel : l’histoire foisonnante du Peul et son identité.
Le roman Peuls présente ainsi un nœud de solidarité avec bien des
textes de la ceinture épique de l’Afrique de l’Ouest. Des similitudes théma-
tiques et structurelles énoncent un bassin sémantique à isoler et à consi-
dérer comme source de l’ouvrage. Dans sa composition, l’écrivain s’est

SE
efforcé de rester fidèle à la charpente standard de ces récits connus par-
tout en Afrique de l’Ouest.
Le lecteur perçoit la volonté de Thierno Monénembo d’épuiser à
grand renfort de détails descriptifs et analytiques le sujet aussi bien dans
la tessiture de l’œuvre que dans sa périphérie 2, ce dont témoignent dans
leur succession les contenus narratifs et métalinguistiques des trois par-
ties de l’œuvre. L’auteur s’assure de la cohérence de sa très longue chaîne
ES
de cycles par des récurrences à la fois thématiques et narratives telles les
conséquences du respect ou non-respect du Poulâkou (p. 27), de por-
traits à partir de documents iconographiques, de quêtes d’objets symbo-
liques 3, de victoires ou de défaites face à des êtres à la morphologie plus
ou moins humaine (exemple des Béafada), de transhumances intermi-
nables marquées par des rencontres inattendues, sur la place d’un mar-
ché, à la lisière d’une source providentielle, dans un lieu béni par le dieu
PR

Guéno, ou un autre où il a plutôt fait verser le sang d’un ancêtre, etc. Des


trouvailles et des variations dans la mimésis garantissent une soudure de
l’ensemble, et de génération en génération, d’une époque à l’autre, des
traits narratifs et autres mythèmes propres aux Peuls apportent une unité
à cette œuvre foisonnante. L’engendrement narratif ici procède globale-
ment de l’engendrement humain, du principe ethnique de la patrilinéa-
rité et du droit d’aînesse. C’est donc au rythme des morts naturelles ou
meurtres des pères ou parents proches, de la transmission du pouvoir aux
aînés, des transgressions permissives et autres rébellions que se déroule
le long récit de Peuls. Ainsi, à côté des conquêtes de vastes ensembles ou

2. Nous avons compté 130 notes de bas de page.


3. Voir l’hexagramme de coraline, p. 30.

256
Le griot comme modèle énonciatif dans Peuls de Monénembo

empires, de résistances face aux avancées islamistes ou de l’expansionnisme


européen, voit-on des querelles mortelles diviser la fratrie, des frères se
disputer un fétiche du père, une vache sacrée ou une femme laissée en
héritage par un aîné.

Les ressources énonciatives du griot

Le romancier, à l’instar du griot 4, s’est réservé une marge poétique qui lui
permet une stylisation personnelle des masses narratives. La qualité et la
quantité des emprunts du texte se révèlent tributaires non pas seulement
d’institutions à vocation de transmission que sont les écoles de griots mais

SE
aussi et surtout de l’aptitude à organiser l’énonciation.
Ce qui est frappant pour le lecteur de Peuls, c’est la surabondance
d’énoncés relativement isolables et vérifiables à l’intérieur d’une ou plu-
sieurs disciplines académiques : l’histoire, la sociologie et l’anthropologie.
Le choix de l’auteur de rendre transparent en partie son outil de travail
est manifeste. Ses sources humaines, non humaines et textuelles s’affi-
chent disséminées dans le texte et le paratexte. Les assertions se veulent
ES
vérifiables. Les notes de bas de page apportent avec clarté éléments et
sources de l’intertextualité. La diégèse de l’œuvre que l’auteur qualifie de
« roman » (fiction) se veut donc évaluable à partir de référents historiques
et de grilles axiologiques et épistémologiques disponibles.
Ce roman est, par sa matière première, son énonciation et sa com-
position, produit d’un imaginaire collectif, art verbal et langagier qui ne
saurait être étudié isolément, hors de son contexte d’émergence. Dans
PR

l’appareil de prolégomènes qu’il donne, l’écrivain qui se double d’un eth-


nologue précise les sources et parfois les circonstances de la récolte de
matériaux qui ont servi à la trame narrative. Il révèle au lecteur les liens
qui ont facilité son travail. « Les remerciements » du paratexte sont à ce
propos évocateurs :
Aux professeurs Djibril Tamsir Niane, Diouldé Laya, Thierno Ba ; […]
à l’alkali de Garoua et à celui de Ngaoundéré [Cameroun], qui tous à
un degré ou à un autre, m’ont ouvert leurs archives matérielles ou orales
[…]. À Afrique en Créations, au Centre national des Lettres, au Celtho

4. Il existe dans les langues sahéliennes plusieurs termes pour désigner le statut à la
fois artistique et social des griots au sein de leur société. Le mot français « griot » pour-
rait être rendu par une pléiade d’expressions en ces langues. Cette pluralité lexicale tient
au fait qu’il existe plusieurs sortes de griots.

257
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

de ­Niamey et à la fondation suisse Pro-Helvétia dont les précieux soutiens


m’ont permis d’effectuer mes recherches. (p. 391)

Outre qu’elle met en évidence l’authenticité du roman, cette cita-


tion révèle les réseaux institutionnels, d’amitié et de parenté qui sont à
l’œuvre dans l’entreprise de récolte de la matière du texte. La composi-
tion du roman épique s’est nourrie de la parole humaine d’horizons géo-
graphiques divers unis par l’origine ethnique. Monénembo apparaît à son
lecteur comme un homme bien introduit dans les milieux culturels, fami-
liaux et traditionnels des sociétés peules d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique
centrale, du fait de son intérêt en tant qu’écrivain et de son investissement
dans ce qu’il convient de nommer « devoir de mémoire ».

SE
Le travail sur le terrain, les différents espaces de prospection et de
récolte du matériau oral inscrivent la genèse de l’ouvrage dans l’intertexte.
Par moments, l’objet du livre devient le livre lui-même, tant l’auteur s’in-
terroge et interroge son propre énoncé, établit des passerelles avec un
corpus important de littérature anthropologique et historique, met en
doute ses assertions et dirige pour finir son lecteur vers d’autres compé-
tences, d’autres disciplines, d’autres ouvrages mieux outillés :
ES
Eh bien, puisque tu insistes, petit chenapan, puisque tu t’es adressé à moi,
homme importun et têtu comme tous ceux de ta race, il convient que je
t’en dise ce que je sais. Et si quelqu’un se montrait plus avisé que moi en
la matière, je me rangerais derrière lui. (p. 16)

Cela est symptomatique du travail de composition et par ricochet de


la réception que l’auteur semble imposer à son lecteur. L’horizon d’at-
tente n’est pas celui du roman classique, si tant est qu’on puisse parler d’un
PR

roman classique. Monénembo affranchit les marges et les impose au centre.


Il n’y a plus de frontières, ni de hiérarchie entre le corps du texte et les
notes de bas de page. Au contraire, le récit se prolonge dans les marges.
Celles-ci relaient sans rupture l’énoncé et ne se limitent plus à un rôle
subsidiaire de compréhension de l’œuvre : la personne « plus avisée » de la
diégèse est désignée nommément dans la note infrapaginale et non dans
l’énoncé du récit. Ailleurs, ce sont des digressions, des retours en arrière
ou des portraits qui introduisent, subtilement, dans le corps du texte, le
supplément d’information alors attendu dans ses marges. Les prolégo-
mènes, denses, se veulent ainsi incontournables, inextricables. Le roman
Peuls, aussi bien dans l’intégralité de l’œuvre que dans ses séquences mini-
males, traduit cet aspect foisonnant, polysémique en intégrant dans son
corps différents genres et formes (chants, proverbes, sourates, lettres et

258
Le griot comme modèle énonciatif dans Peuls de Monénembo

télégrammes). Monénembo propose en outre en annexe des cartes 5 assez


explicites sur ses recherches et la genèse de l’ouvrage. Le résultat est une
immixtion visible et isolable de formes hétéroclites dans le corps du texte.

À la recherche d’une Afrique enfouie :


« Écrire par devoir de mémoire »

La volonté manifeste d’enraciner la réalité romanesque dans un univers


particulier, celui multiple et insaisissable de l’identité peule, rejoint ainsi les
préoccupations d’homme engagé dans les combats d’une Afrique contem-
poraine en proie à des guerres intestines et crises interminables. Celles-ci

SE
s’inscrivent avec netteté dans l’énoncé :
Les ancêtres nous ont donné tous les droits, sauf le droit à la guerre. Nous
pouvons chahuter à loisir et vomir les injures qui nous plaisent. Entre nous,
toutes les grossièretés sont permises. Au village, ils ont un mot pour ça :
la parenté à plaisanterie. (p. 13)

La composition discursive de Peuls s’inspire en effet de ce procédé de


communication bien connu qu’est la parenté à plaisanterie. La parenté
ES
à plaisanterie procède dans Peuls d’une stratégie narrative audacieuse et
d’une esthétique du contraste. Deux discours de deux protagonistes par-
tenaires, engagés différemment dans la diégèse et parties prenantes à part
inégale dans l’énonciation, se réalisent ici. Le premier est celui qualifié de
« délire » et que tiendrait, à en croire le Sérère pourfendeur et en réalité
seul locuteur, le Peul sur lui-même (ses origines) et que dit répéter fidè-
lement le non-Peul (le Sérère). Emblématiques de ce discours, le mythe
PR

des origines et le préambule. L’auteur, peul d’origine, par la réalisation en


citation, à l’instar de ces textes d’ouverture, explicitement donc, ne prend
pas tous les énoncés du livre à son compte. Hypocrite posture d’autant
plus qu’il astreint le personnage du Peul au silence et l’accable d’insultes
les unes aussi agressives et humiliantes que les autres. Et s’il opère cette
distanciation feinte pour certains énoncés, il ne récuse pas une stylisation
fortement personnalisée pour d’autres. Le deuxième discours d’orien-
tation macrostructurale et de tonalité ironique est donc celui-là fait de
dérision, d’insultes et de faits héroïques que le non-Peul assume comme
le sien propre. C’est un énoncé qui installe le récit tout entier dans un

5. « La Sénégambie avant la colonisation », p. 387 ; « Zone d’expansion du peuple


peul », p. 389.

259
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

­ rocédé rhétorique du détournement de sens et qui se fonde sur la cohé-


p
rence interne d’un modèle, d’un univers de croyance, et donc dans une
situation d’énonciation bien particulière, relativement codifiée, et, sur-
tout, qui informe sur des pratiques langagières socialement constituées
dans une aire bien délimitée du continent noir.
C’est toi, Peul, qui le dis, moi, je ne fais que répéter. Tu as le droit de déli-
rer, personne n’est tenu à te croire, infâme vagabond, voleur de royaumes
et de poules ! Soit ! Nous sommes cousins puisque les légendes le disent.
Du même sang peut-être, de la même étoffe, non ! Toi, l’ignoble berger,
moi, le noble Sérère ! (Ibid.)

La parenté à plaisanterie conçue comme procédé rhétorique de déri-

SE
sion procure opportunément à l’écrivain suffisamment de hauteur et de
détachement indispensables à l’observateur des faits culturels. Le regard
de Monénembo, à travers celui du personnage-narrateur du Sérère, sera
celui de l’intérieur qui prend cependant de la distance avec l’objet d’étude,
grâce à la feinte et la provocation. À l’image de cette citation, l’auteur
insère dans tout son texte des présupposés de l’analyse du sens. Discours
et métadiscours s’immiscent ici et proposent à l’intelligence réceptive une
lecture adjacente, supplémentaire.
ES
Comme le griot, Monénembo a recours à la provocation, à l’ironie,
parfois à la dérision. Nomades disséminés dans l’aire géographique allant
de l’Afrique de l’Ouest jusqu’en Afrique centrale, les Peuls ont suscité dans
la littérature anthropologique et historique des débats à la hauteur des dif-
ficultés des africanistes à situer dans l’espace et dans le temps habitats origi-
nels et itinéraires migratoires des peuples du continent noir. En ce sens on
est en droit de voir en cette œuvre un prolongement littéraire profondé-
PR

ment stylisé de l’un des piliers du projet « Écrire par devoir de mémoire » 6.
Le récit qui se déploie dans les trois parties du texte conserve la moda-
lité ironique et la récurrence bien rythmée des tournures typiques de ce
système particulier de communication. La parenté à plaisanterie, conçue
ici comme figure macrostructurale participant de la puissance et la qua-
lité littéraire de l’œuvre, permet à Thierno Monénembo de faire d’une
pierre deux coups : d’une part, elle lui permet d’inscrire des marques de
sa subjectivation dans la tessiture de Peuls, et d’autre part, de reconsti-
tuer un arrière-fond identitaire à son œuvre. Par ses constructions faites

6. En 1998, à l’initiative du Tchadien Nocky Djedanoum, une résidence d’écrivains à laquelle


participe Monénem’bo est installée au Rwanda afin de produire des textes-mémoires.

260
Le griot comme modèle énonciatif dans Peuls de Monénembo

d’antithèses et d’oxymores, elle prolonge la polémique, et, expression


poétique, elle modifie la relation avec la réalité par ce traitement particu-
lier du langage. De ce fait, la pertinence des récits est à évaluer non seu-
lement en conformité à une réalité historique polémique, mais aussi en
fonction de la cohérence avec un univers intérieur, fécond, même si, ici
plus qu’ailleurs, les trouvailles du romancier s’accomplissent dans une
vision collective du monde. Monénembo se donne ici pour objectif, par
une stratégie narrative et un procédé rhétorique particuliers, de rendre
les ressources infinies de l’épaisseur de la culture et de l’histoire peules par
les ressources infinies de l’imagination et des sciences humaines. L’intru-
sion massive et intempestive du patrimoine linguistique, culturel et his-
torique n’a sans doute pas manqué de désarçonner la lecture du critique.

SE
Nous avons en tout cas là des indices parlants qui éclairent sur la motiva-
tion de ce roman panoramique et déroutant.
ES
PR
PR
ES
SE
Cécile Van den Avenne

Reprise et détournement d’un stéréotype


linguistique : les enjeux coloniaux
et postcoloniaux de l’usage du « petit

SE
nègre » dans la littérature africaine

Au sein de cet ouvrage interrogeant la question de l’imitation et de la


ES
réécriture (qu’elle soit pastiche ou parodie) au sein de la production lit-
téraire francophone, c’est-à-dire la question du statut de l’imitation sty-
listique, j’ai choisi de m’intéresser à un objet qui pourrait être considéré
comme quelque peu hors cadre, à savoir la production, la reprise et le
déplacement d’un stéréotype linguistique, connu sous le terme de français
tirailleur, dit aussi petit nègre. Cet objet permet notamment de rendre
compte du lien compliqué que les littératures postcoloniales écrites en
PR

français en Afrique subsaharienne entretiennent avec le corpus littéraire


colonial « africain » 1.
Dans l’introduction de son ouvrage, De la littérature coloniale à la lit-
térature africaine, János Riesz écrit : « La littérature africaine en langues

1. J’utilise le terme « africain » ici dans le sens que lui donne Roland Lebel qui, en 1927,
publie une anthologie intitulée Le livre du pays noir. Anthologie de littérature africaine
(rééditée en 2005 chez L’Harmattan dans la collection Autrement mêmes). N’y figure
qu’un seul « indigène africain », Bakary Diallo, auteur de Force-Bonté, retraçant son par-
cours de tirailleur sénégalais engagé dans la Première Guerre mondiale. Par « littérature
africaine », il faut entendre, pour Lebel, littérature coloniale, soit une littérature « pro-
duite par un Français né aux colonies ou y ayant passé sa jeunesse, soit par un colonial
ayant vécu assez de temps là-bas pour s’assimiler l’âme du pays, soit enfin par un de nos
sujets indigènes, s’exprimant en français, bien entendu » (R. Lebel, L’Afrique occiden-
tale dans la littérature française (depuis 1870), Paris, Larose, 1925, p. 228).

263
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

européennes se trouve, depuis ses origines, confrontée à une masse de


textes issus de la littérature coloniale […]. L’évolution de la littérature afri-
caine peut être décrite comme processus de positionnement et d’émanci-
pation face à cette vaste “bibliothèque coloniale”. » 2 Je ferai mienne cette
perspective, et le propos de cette contribution est de rendre compte de
la relation d’hypertextualité qui existe entre des œuvres écrites en fran-
çais par des écrivains originaires d’Afrique subsaharienne et un corpus
d’œuvres coloniales, à travers le prisme particulier que constitue l’inscrip-
tion d’une certaine forme d’« oralité africaine » à l’intérieur de l’œuvre lit-
téraire. Cette inscription ne s’est pas faite sans tension ni méfiance, dans
la mesure où, pour nombre d’écrivains africains francophones de la pre-

SE
mière génération, toute représentation d’un parler populaire africain fai-
sait forcément écho au petit nègre utilisé et mis en scène dans les romans
coloniaux. Comme l’écrit Alessandro Costantini, dans son très bon article
de synthèse : « Un spectre linguistique hante la Francophonie : le spectre
du “petit-nègre ”. » 3
Je partirai d’une citation de Maurice Delafosse, administrateur colo-
nial et africaniste célèbre, spécialiste du domaine mandé, qui dans un récit
autofictionnel intitulé Broussard ou les états d’âme d’un colonial, publié
ES
en 1909, écrivait :
En avisant un Noir de forte encolure qui, assis sur une de ses cantines ren-
versées, fume nonchalamment un brûle-gueule noirci, il lui dit en style télé-
graphique – car ses lectures lui ont enseigné que les Noirs ne parlent qu’au
mode infinitif – « Toi porter mes bagages à la douane, moi payer toi. » 4

Cette citation nous rappelle que, parmi les stéréotypes colportés par
la « bibliothèque coloniale », le plus saillant est sans doute une façon de
PR

mettre en scène la parole des indigènes, en style télégraphique, nous dit


ici Maurice Delafosse, qui n’utilise pas le terme « petit nègre » pour qua-
lifier un langage qu’il décrira pourtant par ailleurs dans plusieurs de ses
ouvrages de linguistique (voir infra).
Partant de là, je vais dans un premier temps revenir rapidement sur la
stabilisation, dans le roman colonial, d’un mode de représentation de la

2. J. Riesz, De la littérature coloniale à la littérature africaine, Paris, Karthala, 2007, p. 5.


3. A. Costantini, « Écrivez-vous petit-nègre ? La parole française écrite en situation d’énon-
ciation coloniale et sa représentation », Ponts, no 8, 2008, p. 109-136.
4. M. Delafosse, Broussard ou les états d’âme d’un colonial, Paris, Publication du comité de
l’Afrique française, 1909, p. 18.

264
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine

parole des Africains, sujet sur lequel j’ai déjà travaillé et publié par ailleurs 5.
J’envisagerai ensuite le cas de Batouala de René Maran, roman colonial
sous-titré « véritable roman nègre », roman postcolonial au sens que lui
donne les postcolonial studies, que l’on peut considérer comme un pastiche
de roman colonial. Cet exemple me conduira à définir, dans un troisième
temps, l’utilisation critique par des écrivains postcoloniaux (dans tous les
sens du terme) de cette forme « français petit nègre ».
Ainsi, j’envisagerai deux niveaux de relation parodique : d’une part,
dans la littérature coloniale, la fabrication de ce que l’on peut appeler un
« petit nègre littéraire » comme phénomène de parodie linguistique. Imi-
tation burlesque d’un parler réel, cette parodie procède d’une stéréoty-
pisation. D’autre part, dans la littérature postcoloniale, une forme de

SE
rapport parodique et critique à la littérature coloniale, à travers la repré-
sentation de ce type de parler.

La fabrication d’un petit nègre littéraire,


parodie linguistique
ES
Le terme « petit nègre » apparaît en français dans la seconde moitié
du xixe siècle 6 et entre dans les dictionnaires français au tournant des
années 1930. Il apparaît par exemple à l’entrée « Nègre » du Larousse du
xxe siècle, publié en 1928, avec cette définition : « français élémentaire qui
est usité par les Nègres des colonies ». L’énoncé emblématique de ce parler
serait celui proposé comme exemple dans le Petit Robert (édition 1993) :
« Moi pas vouloir quitter pays », c’est-à-dire une forme qui privilégie l’usage
PR

des pronoms toniques et des verbes à l’infinitif ; le Robert propose d’ailleurs


une définition du « petit nègre » qui gomme tout lien avec un passé colo-
nial : « français à la syntaxe simplifiée (où les verbes sont à l’infinitif) ».
L’énoncé qu’il propose en exemple (sans citer ses sources) est extrait
d’une chanson d’Édith Piaf, « Le Voyage du pauvre nègre » (1939) :

5. Voir C. Van den Avenne, « Petit-nègre et bambara. La langue de l’indigène dans quelques
œuvres d’écrivains coloniaux en Afrique occidentale française », Mots étrangers dans le
roman : de Proust à W. G. Sebald, C. Queffélec, D. Perrot éd., Presses universitaires de
Lyon, 2007, p. 77-95.
6. « Petit nègre, loc. nom. m., première attestation : 1877 - “M. de Fourtou ne pouvait cepen-
dant pas parler petit nègre, pour être plus bref […]” Le Charivari, 6 juill., la - M.H. »
(Base historique du vocabulaire français, [en ligne], [URL : http://atilf.atilf.fr/jyker-
vei/ddl.htm], consulté le 5 avril 2012).

265
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

Moi pas vouloir quitter pays


Moi vouloir voir le grand bateau
Qui crache du feu et marche sur l’eau
Et sur le pont, moi j’ai dormi.
Alors bateau il est parti
Et capitaine a dit comme ça
Nègre au charbon il travaillera
Monsieur Bon Dieu, vous n’êtes pas gentil
Y en a maintenant perdu pays. (Extraits)

Dans la chanson d’Édith Piaf, quelques traits suffisent à la construc-


tion du stéréotype linguistique : l’usage des pronoms toniques, des infini-
tifs, et la locution « y en a ». Si les deux premiers traits (pronoms toniques

SE
et infinitifs) se retrouvent dans le foreigner talk, ou xénolecte, un langage
simplifié utilisé ad hoc pour s’adresser à des étrangers alloglottes, dont il
existe de multiples représentations fictionnelles, et qui fait que le petit nègre
n’est pas à proprement parler l’apanage des seuls « Nègres » 7, le troisième
trait en revanche (l’utilisation de la locution « y en a ») est plus particuliè-
rement emblématique d’une variété qui tend à se confondre parfois avec
le petit nègre, à savoir le « français tirailleur », terme qui a désigné la forme
de français parlée par les tirailleurs dits sénégalais au sein de l’armée colo-
ES
niale française, décrit dans plusieurs ouvrages d’époque coloniale. Maurice
Delafosse est considéré comme étant le premier à avoir donné une descrip-
tion linguistique du petit nègre, « simplification naturelle et rationnelle de
notre langue si compliquée » 8, et à avoir constitué ce parler en « langue » 9.
Partant d’une représentation des populations noires comme primitives, et
des langues d’Afrique subsaharienne comme « langues simples », il écrit :
PR

Comment voudrait-on qu’un Noir, dont la langue est d’une simplicité


rudimentaire et d’une logique presque toujours absolue, s’assimile rapi-
dement un idiome aussi raffiné et illogique que le nôtre ? C’est bel et bien
le Noir – ou, d’une manière plus générale, le primitif – qui a forgé le petit-
nègre, en adaptant le français à son état d’esprit. 10

7. Voir A. Valdman, « Sociolinguistic aspects of foreigner talk », International Journal of


Sociology of Language, no 28, 1981, p. 41-52.
8. M. Delafosse, Vocabulaire comparatif de plus de soixante langues ou dialectes parlés à la
Côte d’Ivoire, Paris, Leroux, 1904, p. 263.
9. Dans un autre de ses ouvrages, Delafosse classe le « petit nègre » dans les « langues afro-
européennes » au même titre que le broken-english, le sabir, le créole portugais, le créole
français (voir M. Delafosse, Enquête générale des langues d’Afrique, Paris, Masson et Cie,
1914).
10. M. Delafosse, Vocabulaire comparatif…, ouvr. cité, p. 264.

266
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine

Et il finit son introduction sur ces mots : « Et si nous voulons nous
faire comprendre vite et bien, il nous faut parler aux Noirs en nous met-
tant à leur portée, c’est-à-dire leur parler petit-nègre. »
La description syntaxique que fait Delafosse du petit nègre ou fran-
çais tirailleur tient en vingt lignes :
 – emploi des verbes à leur forme la plus simple (infinitif de la première
conjugaison, participe passé, impératif) ;
 – négation exprimée uniquement par le forclusif « pas » ;
 – suppression des distinctions de genre et de nombre ;
 – suppression de l’article ou agglutination de l’article au substantif ;
 – usage considérable du verbe « gagner » et des locutions « y a », « y en a »
comme semi-auxiliaires ;

SE
 – emploi de l’adverbe « là » comme démonstratif ;
 – suppression des prépositions « à » et « de » et remplacement fréquent
par la préposition « pour ».
S’y ajoutent des remarques phonétiques : e muet final remplacé par
une voyelle prononcée (caissou pour caisse), phénomènes d’harmonisa-
tion vocalique (piti pour petit), remplacement des constrictives dorso-
vélaires par des constrictives dentales.
ES
Un troisième ouvrage est d’importance pour la fixation de ce parler.
Publié en 1916 et intitulé Le français tel que le parlent nos tirailleurs séné-
galais, il est en fait un manuel permettant aux gradés européens d’ap-
prendre ce parler afin de « se faire comprendre en peu de temps, de leurs
hommes » 11.
On sait que l’armée coloniale française a eu un rôle prépondérant dans
la fixation sous une forme stéréotypée du petit nègre ou français tirailleur.
PR

En effet, si l’on ne peut nier la réalité de l’existence d’une forme linguis-


tique « français tirailleur », qui a émergé de façon endogène 12, la réalité
de sa fixation sous la forme d’un parler stabilisé reste pour le moins hypo-
thétique. Je reprendrai la définition de Robert Chaudenson : le français
tirailleur est « un pidgin quelque peu artificiel, qui procède à la fois de
variétés approximatives produites par des locuteurs en situation e­xolingue

11. Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, Paris, Imprimerie Librairie mili-
taire universelle L. Fournier, 1916, p. 5.
12. L’ouvrage décrit des traits repérables à l’époque contemporaine dans des variétés de fran-
çais parlées par des non-scolarisés, notamment à Abidjan, ou des traits similaires à des
traits repérables dans des créoles français et qui peuvent attester des phénomènes iden-
tiques de transformation du substrat français (voir G. Manessy « Français tirailleur et
français d’Afrique », Le français en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 111-119).

267
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

et de généralisations didactiques réputées faciliter et accélérer l’apprentis-


sage de ce français minimal » 13.
Alessandro Costantini, dans son article déjà cité, propose de distin-
guer, alors même que ces deux termes sont confondus à l’époque coloniale,
notamment par Delafosse et par le manuel militaire, « petit nègre » et « fran-
çais tirailleur », en réservant le premier terme au « parler caricatural, produit
par une énonciation blanche/européenne pour un destinataire européen » 14,
au mieux pour le faire sourire ou donner une touche de couleur locale, au
pire dans une intention caricaturale raciste, dans le cadre d’une mise en
représentation littéraire ou paralittéraire. Il serait à distinguer du français
tirailleur, parler colonial produit par une énonciation mixte, dans le cadre
particulier de l’armée coloniale française. Toute représentation littéraire,

SE
simplifiée et simplificatrice, du français tirailleur deviendrait du petit nègre.
J’aimerais revenir sur cette distinction et cette définition. On trouve
à l’époque coloniale une utilisation du petit nègre dans deux types de
romans : d’une part des romans exotiques et romans de voyage, d’autre part,
dans une catégorie particulière de la littérature coloniale que j’ai appelée
ailleurs « romans y a bon » ou romans de tirailleurs 15. Populaires dans l’entre-
deux-guerres, ils mettent en scène des personnages de tirailleurs sénégalais.
ES
Le succès éditorial de ce genre de romans s’appuie sur la popularisation de
ces tirailleurs sénégalais, dont les exploits guerriers sont magnifiés par la
presse durant la Première Guerre mondiale, et qui nouent des liens avec la
population civile lors de leurs hivernages méditerranéens.
Parmi ces « romans y a bon », on peut mentionner deux types d’ou-
vrages : ceux que l’on pourrait appeler de « seconde main », à savoir des
romans écrits par des écrivains donnant dans la veine exotique et utilisant
PR

des matériaux récoltés par d’autres, le plus célèbre étant La Randonnée


de Samba Diouf des frères Tharaud, publié en 1922, mais aussi Mahma-
dou Fofana de Raymond Escholier, publié en 1928 ; et d’autre part l’im-
portante production de récits et romans publiés par d’anciens officiers des
régiments coloniaux, par exemple Samba héros de l’empire (1941) écrit par
un capitaine des marsouins, Gabriel Bonnet 16.

13. R. Chaudenson, La créolisation. Théorie, applications, implications, Paris, Institut de la


francophonie - L’Harmattan (Langues et développement), 2003, p. 54.
14. A. Costantini, « Écrivez-vous petit-nègre ? » art. cité, p. 121.
15. Voir note 5.
16. Respectivement : J. et J. Tharaud, La Randonnée de Samba Diouf, Paris, Plon, 1922 ;
R. Escholier, Mahmadou Fofana, Paris, G. Crès et Cie, 1928 ; G. Bonnet, Samba héros de
l’Empire, Paris, Sequana, 1941.

268
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine

Ces ouvrages sont émaillés de discours directs dans une variété fiction-
nelle de français tirailleur, qui ont essentiellement une fonction comique mais
qui construisent également un effet de réel. Cette représentation fictionnelle
du français tirailleur est une simplification du parler réel, qui repose sur la
sélection de quelques traits emblématiques, déjà mentionnés : infinitif, pro-
nom tonique, mauvaise sélection du genre des articles, locution y a / y en a.
Cette dernière reste la marque la plus forte de stéréotypisation. C’est
d’ailleurs elle qui a été choisie pour le slogan de la fameuse réclame de la
boisson chocolatée Banania, lancée en 1914. En voici quelques exemples :
– Samba, comment s’appelle ton village ?
– Mon lieutenant, lui s’appelle Doundia, cercle de Kindia.

SE
– Ça y a bon village ?
– Ah ! mon lieutenant, ça y a bon trop !
– Toi y en a gagner papa, maman, là-bas ?
– Pardon, mon lieutenant, mon papa et mon maman sont morts. Moi y
en a gagné seulement mon grand frère.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Lui s’appelle Bokari Kamara. Lui y en a bon trop. Lui y en a gagné trois
moussos ! 17
ES
Comparons avec un exemple tiré de Samba héros de l’Empire, du capi-
taine Bonnet :
Tous là attention. Y a fout le camp là-bas quand cheffou y a sifflé. Cheffou
y a dire : « courir vite, si tu casses la gueule ou ton jambe, tu couris quand
même : ce soir y a mettre la gueule ou la jambe en réparation » […] et
crie pour que tout le monde l’entende bien : « Fé di dé cratus ». Les noirs
manœuvrent la culasse. Ils ont bien compris cette locution à consonance
latine qui signifie : « Feu de deux cartouches ». 18
PR

Le français tirailleur mis en scène ici est plus complexe, moins immé-
diatement lisible. Les transformations phonétiques et les fautes morpholo-
giques contribuent à un effet d’opacité 19. On ne peut lire cet extrait sans
penser au manuel de français tirailleur mentionné ci-dessus et à ses
tableaux de traduction français standard / français tirailleur, dont voici
un exemple :

17. R. Escholier, Mahmadou Fofana, ouvr. cité, p. 75.


18. G. Bonnet, Samba héros de l’Empire, ouvr. cité, p. 40-41.
19. Ces transformations font écho à la description de Delafosse : « En général les Noirs ont
au début une grande difficulté à terminer un mot par une consonne et ajoutent une
voyelle (é, i, ou, le plus souvent) ou changent l’e muet final en l’une de ces voyelles :
tablé (table), assietti (assiette), caissou (caisse) » (M. Delafosse, Vocabulaire comparatif…,
ouvr. cité, p. 265).

269
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

français standard : La sentinelle doit se placer pour bien voir et se laisser voir.
français tirailleur : Sentinelle y a besoin chercher bonne place. Ennemi y a pas
moyen mirer lui ; Lui y a moyen mirer tout secteur pour lui. 20

On peut ainsi distinguer deux mises en représentation stéréotypées


de ce parler dont l’un serait un stéréotype au second degré pourrait-on
dire, stéréotype de stéréotype, ne gardant du parler que ses traits les plus
emblématiques.
Par ailleurs, si cette mise en représentation fictionnelle du français
tirailleur dans le roman colonial a pu avoir, pour le grand public, une
fonction comique et/ou pittoresque, elle avait certainement une autre
fonction sémiotique, qu’il ne faudrait pas laisser de côté.

SE
Le français tirailleur en effet, en tant que jargon professionnel pour-
rait-on dire, a pu prendre une valeur identitaire non pour les tirailleurs
eux-mêmes 21 mais pour les officiers français, pour lesquels cette variété de
langue fonctionne comme déclencheur de souvenirs, est dotée d’un fort
pouvoir d’évocation. L’emploi du petit nègre dans les récits autobiogra-
phiques ou fictionnels fonctionne alors sur un mode mi-nostalgique, mi-
comique, construisant des écrits à la tonalité ambiguë, reposant sur une
ES
forte connivence. On pourrait ainsi avancer que le français tirailleur, et
sa mise en représentation fictionnelle dans les romans « y a bon », devient
pour les militaires français de l’armée coloniale un français identitaire sur
le même mode que le français patatouète qui a pris une forte valeur iden-
titaire pour les pieds-noirs d’Algérie, et peut-être particulièrement après
1962, marquant l’exil en France et le repli nostalgique sur le groupe et les
souvenirs d’un temps et d’un pays révolu 22.
PR

En avril 1940, dans Hosties noires, Senghor écrit, en hommage aux


tirailleurs : « […] je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de
France. » 23 En pleine Seconde Guerre mondiale, pour les intellectuels afri-

20. Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, ouvr. cité, p. 19.
21. Les tirailleurs cherchent plutôt à s’échapper, lorsqu’ils en prennent conscience, de ce que
Lucie Cousturier nomme une « prison verbale ». Elle note ainsi, à propos des tirailleurs
qu’elle a rencontrés sur la Côte d’Azur, qu’ils « ont appris, par les rires, que leur langage
les ridiculise : “c’est français seulement pour les tirailleurs” reconnaissent-ils tristement.
Un de mes élèves, plus malveillant, assure que “c’est des mots trouvés par les Européens
pour se foutre des Sénégalais” » (L. Cousturier, Des étrangers chez moi, Paris, L’Harmat-
tan, 2001, p. 84).
22. J. Duclos, « Le pataouète ? à force à force on oublie ! », Le français au Maghreb, A. Quef-
félec, F. Benzakour, Y. Cherrad-Benchefra éd., Aix-en-Provence, Publications de l’Uni-
versité de Provence, 1995, p. 121-130.
23. L. S. Senghor, Hosties noires, Paris, Seuil, 1948.

270
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine

cains, les représentations comiques et bon enfant du tirailleur sont claire-


ment envisagées comme des représentations racistes. Dès lors toute utili-
sation d’un français simplifié pittoresque devient suspecte.
Avant de rendre compte du sens qu’a pris, dans la littérature postcolo-
niale, l’insertion de formes français tirailleur / petit nègre, je ferai un détour
par un roman colonial au statut particulier, Batouala, de René Maran.

Le cas Batouala : pastiche ou parodie de roman colonial

La parution du roman Batouala, de René Maran, en 1921, sous-titré Véri-


table roman nègre a été l’un des événements littéraires les plus discutés

SE
de l’entre-deux-guerres françaises. Au centre de ces polémiques, la façon
dont un Noir, instance principale de la narration, donne la représenta-
tion qu’il se fait des Blancs 24. Batouala est un roman au statut ambigu,
écrit par un Guyanais noir, administrateur colonial en Afrique centrale,
qui emprunte les canons stylistiques du roman colonial, qu’il pastiche et
subvertit de l’intérieur. Jamais les personnages principaux, africains, ne s’y
expriment dans une variété dépréciée de français, cependant, le traitement
ES
d’une scène particulière, devenue véritable topos de la littérature coloniale,
permet à l’auteur une utilisation distante et critique du français tirailleur.
Cette scène est une interaction entre un tirailleur sénégalais et son supé-
rieur blanc, traitée en discours direct 25. Y sont mis en représentation deux
lectes extrêmement stéréotypés, celui du sergent Silatigui Konaté d’une
part, s’exprimant en français tirailleur, celui du commandant d’autre part
s’exprimant dans une variété familière voire fortement vulgaire de français,
PR

imprégnée d’argot de la coloniale. Ce dialogue opère un déplacement par


rapport au traitement de scènes de ce type dans la littérature coloniale,
qui fait du français tirailleur un code commun, que, par un procédé que
l’on pourrait nommer d’accommodation, qui n’est pas sans condescen-
dance, le supérieur blanc utilise avec son subordonné noir. Dans Batouala,
la mise en scène linguistique permet, à travers la variété langagière qu’il
utilise, de construire une représentation vulgaire et dégradé de l’officier
colonial. D’autre part, dans un procédé de contre-stéréotypisation (qui
consiste en une reprise, déplacée, du ­stéréotype l­inguistique, ­permettant

24. Voir V. Porra, « L’invention de l’authenticité. Paroles d’Africains dans la fiction coloniale
des années 1920 », Le Blanc du Noir. Représentations de l’Europe et des Européens dans
les littératures africaines, S. Gehrmann et J. Riesz éd., Münster, LIT, 2004.
25. R. Maran, Batouala, Paris, Albin Michel, 1938, p. 113-115.

271
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

de le circonscrire à une catégorie particulière de locuteur), l’emploi du


français tirailleur / petit nègre permet de ridiculiser les Africains collabo-
rant au pouvoir blanc : ils sont tournés en dérision à la fois par leur façon
de parler et par la mise en scène humiliante de leur rapport au pouvoir (le
sergent se fait traiter de « sale nègre » sans pouvoir rien objecter).
Cet usage critique que fait René Maran du français tirailleur / petit
nègre procède d’une parodie de son utilisation dans le roman colonial
blanc. On peut considérer qu’il préfigure le rapport ambigu et difficile
qu’auront les écrivains africains postcoloniaux vis-à-vis de ces mises en
scène linguistiques.

SE
Le français tirailleur dans le roman postcolonial africain

Hampaté Bâ réussit à insérer dans ses mémoires des énoncés en fran-


çais tirailleur qui ne sont pas dévalorisants pour les locuteurs qui les pro-
noncent 26. On ne peut cependant pas négliger le fait que faire entendre
cette parole permet sans doute une réflexion critique sur la colonisation,
même si c’est de façon plus discrète que dans le roman de René Maran.
ES
Par ailleurs, on peut noter la méfiance qui perdure envers ce lecte très
particulier qu’est le français tirailleur. Il est notamment difficile, pour des
écrivains postcoloniaux, de désamorcer la charge comique que porte cette
variété de langue, telle qu’elle s’est construite socio-littérairement. Et on
remarque que, chez des auteurs postcoloniaux, l’apparition de traits lin-
guistiques faisant signe vers ce lecte permet de marquer une forme de
résurgence dans les rapports Nord-Sud contemporains de liens coloniaux
PR

et d’« habitus de colonisé ».
Je ne citerai qu’un très bref exemple, emprunté au roman du Tcha-
dien Koulsy Lamko La Phalène des collines 27. Une séquence met en scène
un spectacle de marionnettes désigné comme « satire sur le pouvoir et
l’oppression ». Le spectacle a pour cadre une « garden-party » d’ambas-
sade, et est une interaction entre le nouvel ambassadeur Dupond et un
chef d’État africain, dit « Président de la République bananière X ou la
marionnette géante ». Aux vociférations de l’ambassadeur, le « Président de
la République bananière » ne fait que répondre : « Oui ma commanda »,
déformation du « Oui mon commandant » emblématique du rapport du

26. A. H. Hampaté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul, Arles, Actes Sud, 1991.
27. K. Lamko, La Phalène des collines, Paris, Le Serpent à plumes, 2002, p. 84-87.

272
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine

subordonné indigène au pouvoir colonial blanc (et qui a servi de titre au


deuxième tome des mémoires d’Hampaté Bâ).
Ce simple écart : genre erroné et légère déformation phonétique fait
signe vers le parler tirailleur et permet de connecter, de manière critique,
la situation présente postcoloniale et la situation coloniale passée.

Ouverture : un français tirailleur de cinéma

Pour finir, j’évoquerai un autre usage critique du français tirailleur, à


propos du film de Sembène Ousmane, Camp de Thiaroye, sorti en 1988,
construit à partir d’un fait historique : la répression d’une révolte de

SE
tirailleurs sénégalais à leur retour de France en 1944 au camp de Thiaroye,
dans la région de Dakar. Dans ce film, tous les dialogues entre tirailleurs
se font dans ce que j’ai décrit comme un « français tirailleur de cinéma » 28,
et ce parler fait l’objet d’une première représentation remarquable, à tra-
vers le médium cinématographique. Son pouvoir humoristique (qu’il ne
perd pas complètement) est mis en sourdine du fait du contexte dans
lequel il est utilisé et de la tonalité globalement tragique du film. Non
ES
conventionnel, non normé, ce français tirailleur se voit doté d’un pouvoir
de subversion. En effet, si ce français est perçu, en début de film, comme
une forme malhabile, inapte à la prise de parole face à l’autorité colo-
niale, inapte à faire reconnaître ses droits, un code qui enferme dans des
relations de subalternes, le français tirailleur devient progressivement la
l­angue qui met à mal la hiérarchie, la langue de la contestation, de l’af-
firmation du collectif, et de ce que l’on peut décrire comme une prise de
PR

conscience politique. Dès lors, on peut affirmer que ce choix linguistique


est au cœur du projet critique de Sembène.
Une scène servira d’exemple. Elle est tirée de la séquence de la séques-
tration du général, qui donne lieu à une confrontation entre ce géné-
ral et un tirailleur, dans laquelle ce dernier plaide pour lui-même et l’en-
semble du collectif, dans la seule langue qu’il ait à sa disposition, à savoir
le français tirailleur. Il s’accroupit pour s’adresser au général, mettant
son visage au même niveau que le sien, son regard au niveau du sien, le

28. Pour une analyse détaillée de ce film, voir C. Van den Avenne, « “Les petits noirs du type
y a bon Banania, messieurs, c’est terminé”. L’usage subversif du français-tirailleur dans
Camp de Thiaroye de Sembène Ousmane », Glottopol, no 12, 2008, [en ligne], [URL :
http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol/numero_12.htm], consulté le 6 avril
2012.

273
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures

forçant à une proximité totalement inusuelle et qu’il ne peut subir que


comme choquante :
Nous pas fasciste, nous souffrir beaucoup beaucoup la guerre, camp de
concentration, nous manger kartoffeln, hein ? est-ce que tu comprends
mon français ? tu compris pas. Nous vu beaucoup beaucoup cadavres juifs.
Tu comprends mon français ? Moi pas école, moi tirailleur, tirailleur pas
école. Tirailleur connaisse fusil, tirailleur connaisse consigne. La guerre,
la guerre. Nous vu beaucoup cadavres. Ici tous hommes, toi homme, moi
homme, lui homme. Alors ? Tu comprends rien oh. Cadavre noir cadavre
blanc kif kif bourricot. Alors pourquoi toi veux pas payer nous ?

L’enjeu, dans Camp de Thiaroye, de cette fabrication de ce « français-


tirailleur de cinéma », n’est donc pas celui de rendre compte d’une appro-

SE
priation de la langue française, vernacularisation, endogénéisation, en
Afrique. Il n’est pas là non plus pour satisfaire le goût du pittoresque du
spectateur, pas plus qu’il n’est là pour témoigner de la vitalité de la « fran-
cophonie » 29, ou alors de façon plutôt ironique. La langue a une fonction
dramaturgique importante. Elle sert également un projet politique cri-
tique puisque son utilisation est partie prenante de la construction de ce
que l’on peut lire comme un contre-discours historique, pris en charge par
ES
la fiction, raconté dans une langue « pourrie » (pour reprendre le terme
du Nigérian Ken Saro Wiwa), qui symbolise les relations de violence entre
colons et colonisés. La langue française malhabile est en fait un français
malmené, et qui se retourne contre ceux qui l’ont utilisée pour conquérir.
En adoptant un point de vue plus sociolinguistique, on peut dire que
Sembène, par cette utilisation cinématographique remarquable, fait bou-
ger le statut symbolique de cette variété de français, tel qu’il avait pu être
PR

fixé dans les usages littéraires et paralittéraires. Dans les romans, colo-
niaux et postcoloniaux, le français tirailleur n’apparaît que dans les dia-
logues et est dans un rapport de diglossie avec le français standard dans
lequel s’écrit le récit. Dans le film, cette dichotomie énonciative n’a plus
de pertinence. Dans Camp de Thiaroye, le français tirailleur fictionnel
envahit le film, il devient la norme à l’aune de laquelle les autres variétés
vont être mesurées en termes d’écart. Dès lors il perd tout pouvoir de
stigmatisation de ses locuteurs.

29. « Je ne connais pas la francophonie. C’est quoi au juste ? » dit Sembène dans un entre-
tien avec S. Niang (Ousmane Sembène. Dialogues with Critics and Writers, S. Gadjigo
éd, Amherst, University of Massachussetts Press, 1993).

274
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine

Conclusion

« Une langue truculente » : cette collocation sert bien souvent à qualifier,


sur la quatrième de couverture, ou dans les comptes-rendus critiques, les
usages linguistiques d’écrivains africains contemporains « francographes ».
La référence à Rabelais n’est jamais très loin et cette littérature de la péri-
phérie est souvent évoquée comme le lieu contemporain, avec d’autres
littératures périphériques (ainsi la littérature antillaise de langue fran-
çaise), de l’invention et du renouvellement de la langue littéraire française.
On peut considérer qu’à travers des usages non standards de la lan-

SE
gue française, certains écrivains francophones perpétuent une sorte de
revendication du « mal-écrire », apparu autour des années 1930, avec des
auteurs français ou de langue française aussi différents que Céline, Que-
neau ou Ramuz. Ceux-ci pensaient renouveler la langue de la littérature
à travers un travail sur la langue parlée, et se sont nourris d’une pensée
de la langue, appuyée notamment sur la linguistique historique de Ven-
dryes, posant la prééminence de l’oral sur l’écrit, et assimilant langue orale
ES
et langue populaire, voire naturelle 30. Se surajoutant à cette distinction
oral/écrit, la question de la variation géographique vient complexifier
ce rapport à la norme, et certains écrivains peuvent chercher à tirer un
parti littéraire d’écarts linguistiques propres à leur inscription territoriale.
Comme j’ai tâché de le montrer dans cette étude, en Afrique subsaha-
rienne dite francophone, cette inscription d’une spécificité géographique
travaillant la langue littéraire ne s’est pas faite sans tension ni méfiance,
et au-delà de l’aspect souvent mis en avant d’invention linguistique, la
PR

dimension parodique, voire ironique et critique, que peuvent prendre cer-


taines de ces utilisations semble à retenir tout particulièrement.

30. Je renvoie ici à l’étude de P. Roussin, « Oralité, parlé, voix », Partages de la littérature,
partages de la fiction, J. Bessière, P. Roussin éd., Paris, Honoré Champion, 2001, p. 29-62.

275
PR
ES
SE
Bibliographie générale

SE
Cette bibliographie a été d’abord établie par Lise Gauvin dans le cadre du projet
« Le palimpseste francophone : modalités et enjeux de la réécriture », subventionné
par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), puis com-
plétée par les principales références théoriques qui figurent dans les textes com-
posant cet ouvrage. Pour les références plus spécifiques aux corpus analysés, on
se reportera aux contributions elles-mêmes.

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Introduction

Le palimpseste francophone et la question des modèles


Lise Gauvin 7

SE
Europe et Amériques du Nord

Le pastiche et la parodie. Instruments de mesure


des échanges littéraires internationaux
Paul Aron 23

Le naturalisme de deux romanciers canadiens-français :


ES
Laberge et Ringuet
Réjean Beaudoin 43

Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert


Gilles Dupuis 53

L’autofiction québécoise. Pastiche et mise en abyme


PR

chez Catherine Mavrikakis et Nelly Arcan


Mélikah Abdelmoumen 65

Détours, nouvelles « polyphonies ». Le cas de Seuls


de Wajdi Mouawad
Dominique D. Fisher 77

Une réécriture ambiguë en littérature acadienne.


Marguerite Duras et France Daigle
Raoul Boudreau 91

Transtextualité anglo-américaine. Volskwagen Blues


de Jacques Poulin et L’Écureuil noir de Daniel Poliquin
Lucie Hotte 105
285
Caraïbes et océan Indien

Littérature-monde, francophonie et ironie :


modèles de violence et violence des modèles
Françoise Lionnet 119

Réflexions sur l’imitation. L’exemple des fables créoles


Michel Beniamino 139

Charles Perrault et Léon-Gontran Damas.


Une relation parodique

SE
Carla Fratta 155

La nouvelle régionaliste créole et l’oscillation


des modèles
Véronique Corinus 165

Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau.


ES
Construire un paradigme antillais
Dominique Chancé 175

Le double palimpseste de Maryse Condé.


Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem
Ching Selao 189

Figures d’écrivains caribéens. Autofictions d’auteurs haïtiens


PR

Yolaine Parisot 203


Afriques

Subversion et réécriture du modèle romanesque


dans Nedjma de Kateb Yacine
Charles Bonn 217

La supercherie du Regard du roi de Camara Laye.


À quoi sert la critique ?
Daniel Delas 229

SE
Réécritures, stratégies de lecture et seuil de tolérance
dans Le Devoir de violence
Isaac Bazié 241

Le griot comme modèle énonciatif dans Peuls


de Monénembo
Auguste Léopold Mbondé Mouangué 255
ES
Reprise et détournement d’un stéréotype linguistique.
Les enjeux coloniaux et postcoloniaux de l’usage
du « petit nègre » dans la littérature africaine
Cécile Van den Avenne 263

Bibliographie générale 277


PR
Titres récents
dans la même collection

Vertige de l’écriture Apprendre à porter sa vue au loin.


Michel Foucault et la littérature Hommage à Michèle Duchet
(1954-1970) Textes réunis par
Jean-François Favreau Sylviane Albertan-Coppola
2012 2009

SE
Le risque de la lettre. Lectures de Rêver d’Orient, connaître l’Orient
la poésie moderniste américaine Sous la direction d’Isabelle Gadoin
Isabelle Alfandary et Marie-Élise Palmier-Chatelain
2012 2008

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Sous la direction de Paul Dirkx le corps du verbe
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ES
2011 2008

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Le poème du retour Nerval, Mallarmé, Laforgue
Valérie Nigdélian-Fabre Sous la direction de Henri Scepi
2011 2008

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objets-chansons L’écriture de David Markson
PR

Jean Nicolas De Surmont Sous la direction de Françoise Palleau-Papin


2010 2007

Images des corps/ De Drake à Chatwin :


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2010 2007

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2010 2007

Langston Hughes. La lumière noire


Poète jazz, poète blues d’Elsa Triolet
Frédéric Sylvanise Alain Trouvé
2009 2006
SE
ES

Cet ouvrage, composé en Galliard,


PR

a été mis en page par les soins du service des éditions


de l’École normale supérieure de Lyon
Il a été reproduit sur papier
Munken Print cream.

Impression : Présence Graphique


Numéro d’imprimeur : 041344583
Dépôt légal : mars 2013

IMPRIMÉ EN FRANCE
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