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Collection signes
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SIGNES
Littératures francophones
Parodies, pastiches, réécritures
SE Sous la direction de
ENS ÉDITIONS
2013
Éléments de catalogage avant publication
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Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures / sous la direction de
Lise Gauvin, Céciel Van den Avenne, Véronique Corinus et Ching Selao ; avec
les contributions de Mélikah Abdelmoumen, Paul Aron, Isaac Bazié,… [et al.].
– Lyon : ENS Éditions, 2013. – 1 vol. (290 p.) : couv. ill. ; 22 cm. (Signes, issn
1255-1015)
Bibbliogr. : p. 277-283
isbn 978-2-84788-361-9 (br.) : 23 eur
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Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou
reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.
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isbn 978-2-84788-361-9
Les auteurs
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Lyon 2
Raoul Boudreau, professeur de littératures, université de Moncton
Dominique Chancé, maître de conférences en littérature, université Michel
de Montaigne Bordeaux 3
Véronique Corinus, maître de conférences en littératures francophones
et comparée, université Lumière Lyon 2
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Daniel Delas, professeur émérite en sciences du langage, université de Cergy-
Pontoise
Gilles Dupuis, professeur agrégé en littératures de langue française,
université de Montréal
Dominique D. Fisher, professeure en études françaises et francophones,
université de Caroline du Nord à Chapel Hill
Carla Fratta, professeure de littératures francophones, université de Bologne
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Introduction
Le palimpseste francophone
et la question des modèles
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Les littératures francophones ont en commun d’être de jeunes littératures
et leurs écrivains de se situer « à la croisée des langues » 1, dans des situa-
tions de « contacts de culture » 2. La question du palimpseste y prend une
importance particulière, renvoyant à la place de ces littératures sur l’échi-
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quier de « la république mondiale des lettres » 3 et aux modèles dont dispose
l’écrivain pour rendre compte de sa situation. Venant du latin palimpses-
tus, le mot « palimpseste » signifie qu’« on gratte pour écrire de nouveau ».
Gérard Genette, qui y consacre l’un de ses ouvrages, rappelle que la notion
désigne à l’origine « un parchemin dont on a gratté la première inscription
pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu’on
peut y lire, par transparence, l’ancien sous le nouveau » 4. Ainsi, le palimp-
seste reprend la trace, l’écho, l’empreinte, le projet d’un autre texte pour le
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1. L. Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Karthala, 2006 [1997].
2. M. Beniamino, La francophonie littéraire. Essai pour une théorie.
3. P. Casanova, La république mondiale des lettres.
4. G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, quatrième de couverture. Désor-
mais indiqué par P, suivi du numéro de la page.
5. J. Kristeva, « Le mot, le dialogue et le roman », Σημειωτική. Recherches pour une séma-
nalyse, p. 85.
6. A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 32.
7
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
c’est-à-dire pas de réécriture qui ne transforme d’une manière ou d’une
autre le texte de base.
La question du palimpseste prend une dimension particulière dans le
contexte des littératures francophones, à cause de la nécessité pour leurs
auteurs de constituer leur propre tradition littéraire et, d’autre part, de
mettre en scène une dynamique que Françoise Lionnet nomme « transco-
loniale », évoquant par là « le transfert et le passage, le mouvement dans
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l’espace réel ou métaphorique et la traduction ou translation d’une lan-
gue dans une ou plusieurs autres ». « Ce mouvement, poursuit-elle, dénote
moins la temporalité et la succession – ou l’opposition – de moments dis-
tincts […] que la possibilité de passer d’un domaine à un autre pour enri-
chir la nouvelle destination de l’apport de la précédente et nous donner
par la même occasion la possibilité de réinterpréter les sources elles-mêmes
[…]. » 7 Dans ce vaste ensemble créé par les écritures francophones hors
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8
Le palimpseste francophone
SE
épistémologiques, sociales et historiques de composition et de production
des textes » 9. Car le choix de telle ou telle forme de réécriture tient au sta-
tut qu’une époque ou un individu confèrent à leurs modèles et à l’idée
qu’ils se font de leur possibilité de les reconduire 10. Cette mise en réseau
de la littérature comme « poétique de la relation » (Glissant) devrait mener
à une réflexion plus large sur la nature et le fonctionnement du littéraire.
Au moment où on s’interroge sur le sort des langues dans une pers-
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pective de mondialisation, il est important de réfléchir aux conditions
d’existence des littératures de langue française, à leurs interrelations, mais
aussi à leur manière de coexister avec des littératures mieux établies. Un
récent manifeste publié dans le journal Le Monde (16 mars 2007), puis
repris dans Le Devoir (24 mars), sonne le glas de la francophonie enten-
due comme le « dernier avatar du colonialisme français » et annonce l’avè-
nement d’une littérature-monde en français « dont le centre est désor-
PR
9
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
des aires francophones. Il est donc plus que jamais opportun de s’arrêter
au corpus d’œuvres choisies par les écrivains à titre d’héritage commun,
ne serait-ce que pour mieux le contre-dire ou le critiquer, et de propo-
ser ainsi une perception du littéraire comme mémoire vivante et interac-
tive de l’humanité.
Jean Giraudoux avait fait dire par l’un de ses personnages : « Le pla-
giat est la base de toutes les littératures, sauf de la première, qui d’ailleurs
est inconnue. » 11 Simple boutade ou facétie, comme aimait en faire Girau-
doux ? Le plagiat, quoi qu’en dise l’auteur de Siegfried, n’est qu’une des
formes de relation entre deux textes, la moins glorieuse et la moins subtile,
puisque l’emprunt y est masqué et procède davantage de la superposition
que du détournement ou de l’invention. Et Jean-Marie G. Le Clézio de
SE
reprendre la formule giralducienne en la modifiant à peine, suffisamment
toutefois pour lui donner ses lettres de noblesse, puisqu’il y est question
du pastiche, genre réputé littéraire, et non plus du plagiat : « Toute litté-
rature n’est que pastiche d’une autre littérature. » 12 Plus sérieusement, la
question très générale de l’intertextualité n’a cessé, notamment depuis les
travaux de Bakhtine et de Kristeva, de retenir l’attention. Antoine Com-
pagnon, après Michel Leiris, déclare qu’écrire, « c’est confronter, grou-
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per, unir entre eux des éléments distincts, comme par un obscur appétit
de juxtaposition ou de combinaison » 13. Mais les relations d’un texte à un
autre texte peuvent être de différents types. Dans son ouvrage Palimp-
sestes. La littérature au second degré, Genette s’intéresse tout particu-
lièrement à ce qu’il appelle l’hypertextualité. « J’entends par là, précise-
t-il, toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un
texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se
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10
Le palimpseste francophone
un style, une manière. Dans le premier cas, la dérivation peut être faite
de telle façon que « B ne parle nullement de A, mais ne pourrait cepen-
dant exister tel quel sans A, dont il résulte […] et qu’en conséquence il
évoque plus ou moins manifestement, sans nécessairement parler de lui
et le citer » (P, p. 12). Un texte qui en évoque un autre plus ou moins
manifestement, sans nécessairement parler de lui et le citer, telle est la
situation du roman de Jacques Poulin, Les Grandes Marées, qui ne sau-
rait exister sans le Robinson Crusoé de Defoe (comme Ulysse de Joyce ne
saurait exister sans l’Odyssée) et qui pourtant ne le cite pas directement.
C’est donc cette notion de transformation que nous retenons particuliè-
rement et qui permet d’examiner diverses modalités de réécriture, celles
que Genette identifie sous le régime du ludique (la parodie), du satirique
SE
(le travestissement) et du sérieux (la transposition).
Le terme même de parodie a subi au cours des décennies plusieurs
modifications. Pour Genette, la parodie proprement dite consiste en une
« transformation textuelle à fonction ludique ». Avant lui, la théorie anglo-
saxonne avait distingué différentes conceptions de la parodie. Pour Mar-
garet Rose, la parodie correspond, au sens strict, au « refonctionnement
critique d’un matériau littéraire préformé avec effet comique » 14 ou, dans
ES
un sens plus large, à une pratique ambivalente fondée sur un désir d’imita-
tion et une volonté de changement. Elle implique une relation de dépen-
dance et d’interdépendance à l’égard de son objet. Ainsi conçue, la parodie
est nécessairement révélatrice d’une époque et d’un contexte particuliers.
Linda Hutcheon parle de son côté d’une « répétition avec une distance
critique, qui marque plutôt la différence que la similitude » 15. Ce faisant,
elle retrouve le sens étymologique du mot qui est de « chanter à côté, […]
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11
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
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roman. De tels passages d’une forme à une autre, parfois même d’une
culture à une autre, supposent un délicat travail de scénarisation. Mais
l’adaptation peut aussi s’effectuer à l’intérieur d’un même genre, en l’oc-
currence le roman, et supposer l’intervention d’un nouvel auteur dont
le rôle consiste à relire le texte de base et à le réinvestir de significations
inédites. Telle est, dans la grande majorité des cas, l’entreprise de réécri-
ture pratiquée au cours des siècles aussi bien par les écrivains masculins
ES
que féminins : l’œuvre du passé se trouve ainsi réactualisée et recontex-
tualisée dans un monde familier à l’auteur et à ses lecteurs. L’exemple-
limite de cette recontextualisation est donné par Borges dans sa nouvelle
« Pierre Ménard, auteur de Don Quichotte ».
Dans la mesure où cette réécriture rejoint les stratégies postcoloniales,
elle s’apparente au contre-discours défini par Helen Tiffin 17 comme une
façon d’interroger les discours et moyens par lesquels l’Europe a imposé
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ses codes au cours de l’ère coloniale. Dès lors, la nécessité de réécrire cer-
taines fictions devient prioritaire. Il est donc possible de considérer sous
cet angle les réécritures par Maryse Condé des classiques de la littérature
anglaise. Mais le rapport dialectique ainsi établi s’accompagne chaque
fois d’une nouvelle proposition textuelle prenant appui sur le texte de
base sans toutefois s’y restreindre, sans surtout – et c’est là à notre avis
l’essentiel – chercher à en fournir la contre-diction. Chacun des récits
ainsi déployés constitue une transposition libre du modèle dans laquelle
la part d’invention est aussi importante que celle faite à la discussion du
texte antérieur. On peut alors parler d’une co-scénarisation de la diégèse.
12
Le palimpseste francophone
Toute réécriture est la reprise d’un texte antérieur selon des configu-
rations qui s’appuient sur le rapport dialogique écrivain-lecteur et sur les
effets produits par cette relation. Le phénomène de la réécriture est un
effet de lecture lié à la reconnaissance du modèle d’une part, et, d’autre
part, à la complicité créée par la double conscience, celle de l’auteur et
du lecteur, de son détournement. Lecteur et écrivain se trouvent par là
même engagés dans une même perspective critique et créatrice. Mais
si elle est toujours, d’une certaine façon, teintée de ludisme puisqu’elle
constitue dès le départ un acquiescement au passage et au relatif, la réé-
criture s’opère selon des modalités fort différentes selon les types d’effets
à produire. C’est ce repérage qui a guidé les auteurs des textes qui suivent,
inspirés par les catégories formelles déjà répertoriées (parodie, pastiche,
SE
travestissement…), mais également par la manière dont les œuvres choi-
sies font interagir trois instances, celle, implicite, du texte ayant servi de
modèle, et celles, plus explicites, du narrateur et de son narrataire. Ainsi
envisagée sous l’angle de sa fonctionnalité et de sa visée pragmatique, la
réécriture permet de déployer autrement la cartographie de l’écriture
francophone et d’en explorer les enjeux. Pour décrire ces phénomènes, il
est opportun de faire intervenir également les notions de « créolisation »
ES
et d’« archipélisation des discours » mises en avant par Édouard Glissant,
de recyclage ou de triage, développées par les théoriciens postmodernes
pour montrer les conséquences, sur le plan de la poétique narrative, des
transformations ainsi opérées par greffes successives. Mais ne peut-on pas
également associer ces pratiques à l’anthropophagie culturelle 18 prônée
par les auteurs brésiliens comme démarche indispensable de la constitu-
tion de nouveaux ensembles littéraires ?
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18. Voir à ce sujet notamment l’ouvrage dirigé par M. Peterson et Z. Bernd, Confluences lit-
téraires. Brésil-Québec, les bases d’une comparaison.
13
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
La réécriture, c’est-à-dire la reprise et la modulation d’œuvres anté-
rieures, peut s’effectuer soit à la manière d’un Poulin réinventant la robin-
sonnade (Les Grandes Marées 22) ou réactualisant le roman de la route
(Volkswagen Blues 23), soit à la manière d’un Victor-Lévy Beaulieu (Don
Quichotte de la démanche 24) ou d’un Louis Hamelin (La Rage 25) reprenant
la figure de Don Quichotte, ou encore celle de Ying Chen réécrivant les
Lettres persanes dans ses Lettres chinoises 26, les uns et les autres établissant
ES
ainsi avec le lecteur un pacte narratif fait de complicités et de clins d’œil.
Dans la littérature sub-saharienne, un Alain Mabanckou, après Kourouma,
réécrit dans Verre cassé 27 le Voyage au bout de la nuit célinien. Aux Antilles,
Chamoiseau mélange savamment procédés épiques et verve rabelaisienne
dans Biblique des derniers gestes : comme Rabelais, il fait référence à dif-
férents textes, produisant un effet de dérision et de décalage ; son roman
oscille entre l’exaltation du modèle chevaleresque et la critique de ce
PR
19. A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1956, p. 47-48.
20. A. Chemain-Degrange, « Cannibalisme symbolique et écritures francophones : Chris-
tophe Colomb, Shakespeare, Tchicaya u Tam’si », De Gérald Félix Tchicaya à Techcaya
U Tam’si, A. Chemain-Degrange et R. Chemin éd., p. 153.
21. M. Condé, Histoire de la femme cannibale, Paris, Mercure de France, 2003.
22. Montréal, Leméac, 1978.
23. Montréal, Québec/Amérique, 2003.
24. Montréal, Stanké éditeur, 1988.
25. Montréal, Québec/Amérique, 1989.
26. Montréal, Leméac, 1993.
27. Paris, Seuil, 2006.
28. P. Chamoiseau, Écrire en pays dominé, p. 327.
14
Le palimpseste francophone
SE
tout particulièrement sur l’écriture palimpseste dans l’œuvre de Girau-
doux et les réactualisations de Robinson dans la littérature contempo-
raine. Par ailleurs, j’ai pu également examiner diverses stratégies de réé-
criture dans l’œuvre de Jacques Poulin 31. Dans un numéro spécial de la
revue Études françaises, consacré à la réécriture au féminin 32, j’ai pu retra-
cer diverses modalités de reprise et de déplacement des modèles et voir
de quelles façons ces écritures offrent aux discours dominants représen-
tés par certaines œuvres canoniques une répartie transgressive et inversée.
ES
Nous nous proposons dans le cadre de cet ouvrage de contribuer à une
nouvelle lecture des littératures francophones et, par l’analyse de ces textes
à la fois fictionnels et métafictionnels, à une réflexion sur le genre roma-
nesque et sur son ancrage référentiel, sans négliger pour autant l’aspect lin-
guistique du palimpseste. Le dialogue transtextuel ainsi constitué renvoie à
la littérature perçue comme un passage, un transfert d’un texte à un autre. Si
écrire est toujours, de quelque façon, réécrire le monde et sa littérature, on
PR
peut renverser la proposition et dire que réécrire est aussi écrire, au premier
degré, réinventer la littérature et ses modèles, voire se constituer en modèle
dans la chaîne infinie des textes qui constituent la bibliothèque mondiale.
Les textes ici rassemblés ont été regroupés par aires géographiques,
plutôt que par modalités ou types de réécriture, de façon à mieux mettre
15
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
niques », s’opérant dans le cadre déjà délimité du pastiche et de la paro-
die, ou d’un mixte de ces deux pratiques : il s’agit des reprises imitatives
de l’œuvre de Maeterlinck en Belgique et en France. Ici la réécriture n’est
pas sujette à interprétation, car le texte est le plus souvent marqué comme
hypertexte par une mention générique explicite. Et l’auteur de conclure
que ces pasticheurs, même les plus satiriques, ont rendu une forme d’hom-
mage au poète belge. Après ce premier aperçu qui définit les contours
ES
d’un genre et prouve que les imitateurs peuvent être aussi bien endogènes
qu’exogènes, les exemples portent sur les différentes littératures d’Amé-
rique. Pour les romanciers québécois qui ont repris le modèle natura-
liste à la Zola, il s’agit moins, selon Réjean Beaudoin, de reproduire et
de célébrer le texte-souche que « de le déplacer et de le reconfigurer sur
le mode du recyclage plutôt que de l’imitation », et d’échapper ainsi à ce
qui avait été jusque-là la convention étouffante de la « monographie de
PR
paroisse ». Dans Les Fous de Bassan d’Anne Hébert, Gilles Dupuis retrouve,
parallèlement au cycle biblique, une matrice faulknérienne ainsi que cer-
taines formes d’auto-pastiche. L’autofiction québécoise est interrogée
par Mélikah Abdelmoumen qui, dans les textes de Catherine Mavrikakis
et de Nelly Arcan, perçoit une filiation plus anglo-saxonne que française,
dans la mesure où ces œuvres procèdent d’une mise en scène de leurs
propres mécanismes et d’une métaréflexion tentant d’« éradiquer toute
possibilité de malentendu ». Dominique Fisher voit dans Seuls, de Wajdi
Mouawad, une pratique scripturale hétérogène héritée d’Artaud et de
Lepage et portant la marque de l’appartenance transculturelle de l’écri-
vain (franco-libano-arabo-québécois) ainsi que du rapport problématique
que celui-ci entretient avec l’autobiographie. Deux autres textes portent
sur les littératures francophones du Canada : celui de Raoul Boudreau
16
Le palimpseste francophone
SE
ciens contemporains et renvoyant à une vision de la nature faussement
perçue en France comme exotique. Analysant l’œuvre d’Ananda Devi, elle
montre comment celle-ci échappe aux catégories habituelles de la diglos-
sie et prend le relais ironique de certains textes de Baudelaire.
De son côté, Michel Beniamino interroge la portée idéologique de
la réécriture de la fable – genre littéraire pourtant jugé par certains, dont
Umberto Eco, comme réactionnaire – par les écrivains créolistes dès le
ES
milieu du xixe siècle. Il en conclut que ce genre, le plus soumis à des
modèles antérieurs, a été une étape essentielle de « l’accès du créole à
la souveraineté scripturale ». Après La Fontaine, un autre classique du
xviie siècle est convoqué par Carla Fratta, qui met en relation le conte de
Léon-Gontran Damas Yanni-les eaux avec Riquet à la houppe de Charles
Perrault, l’écrivain guyanais réécrivant le texte connu « pour contester
les valeurs propres de la civilisation qu’il représente ». Ainsi l’hypertexte
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Moi, Tituba sorcière, Ching Selao retrace une forme de marronnage ima-
ginaire qui permet à Maryse Condé de réinventer le personnage de Hester
Prynne du classique américain de Nathaniel Hawthorne, tout en créant
celui de Tituba, et d’écrire ainsi à la fois au premier et au second degré
un personnage romanesque qui n’est plus érigé en modèle. Selon Yolaine
Parisot, le corpus caribéen offre la particularité de négocier entre modèle
« archipélique » (Glissant) et poétique du « hors-lieu » (Régine Robin) et
de développer une dimension spéculaire. Les manifestations de cette pos-
ture sont visibles dans des textes de Condé, Laferrière et Victor qui asso-
cient intertextualité et hybridité générique pour mettre en scène le sta-
tut de l’écrivain francophone postcolonial, la mémoire de la littérature
SE
prenant ainsi l’aspect d’une histoire littéraire écrite par les écrivains eux-
mêmes. Fortement marquées par l’oralité, les littératures antillaises ont
ainsi produit des textes qui se sont détachés des modèles classiques fran-
çais pour proposer leur propre filiation littéraire à travers les œuvres de
Glissant et de Chamoiseau, mais aussi de Condé et des écrivains haïtiens
dont les réalisations témoignent d’une articulation du local et du global.
Les textes africains convoqués dans la troisième partie de cet ouvrage
renvoient à la notion d’originalité, telle qu’elle se pose de Kateb Yacine
ES
à Camara Laye, de Yambo Ouologuem à Tierno Monénembo. Rappe-
lant les divers éléments de rupture à l’œuvre dans Nedjma par rapport
au roman réaliste du xixe siècle, Charles Bonn analyse la subversion for-
melle apportée dans le récit par la parodie de la description, le pastiche de
l’épique et la réécriture des Mille et Une Nuits. Daniel Delas se demande
comment aborder les textes rédigés par un auteur et signés par un autre :
le cas du Regard du roi, de Camara Laye, lui permet de conclure à une
PR
La réécriture telle que définie dans cet ouvrage – une métafiction qui
reprend un texte dans son ensemble – peut donc être considérée sous le
régime de la parodie dans la mesure où celle-ci procède de para qui veut
dire « à côté » et « contre », « proximité » et « distance ». À ce titre, elle est
particulièrement moderne, voire postmoderne, car elle « met en question
SE
la capacité de l’œuvre littéraire à représenter la [réalité] et à imiter des
[modèles] » 33, mais aussi spécifiquement littéraire, car « toute parodie affir-
mée dénonce celle qui est larvée dans la littérature courante ignorante de
ses propres modèles » 34. La réécriture, cette « poétique de la Relation »,
participe de l’histoire des formes de la littérature contemporaine, dont
elle est à la fois le témoin et l’acteur privilégié.
La question de l’altérité à laquelle renvoie toute discussion sur les
ES
modèles est au cœur même des débats contemporains. Dans quelle mesure
l’hybridité à laquelle doivent faire face les écrivains francophones donne-
t-elle lieu à des poétiques forcées, selon l’expression de Glissant, ou à l’in-
vention de nouvelles formes du dire littéraire ? Quelles esthétiques sont
ainsi mises en jeu ? Dans quelle mesure le questionnement impliqué dans
ces expériences métafictionnelles s’accompagne-t-il d’une revendication
ou d’un refus de l’antériorité ? Dans quel(s) sens s’oriente alors le palimp-
PR
19
PR
ES
SE
Europe et Amériques du Nord
SE
ES
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PR
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Paul Aron
Le pastiche et la parodie
Instruments de mesure
des échanges littéraires internationaux
SE
Le statut des pratiques imitatives
ES
J’appelle ici pratiques imitatives les différentes formes ou genres qui per-
mettent à un auteur de produire un texte (T2) attribué, sérieusement ou
non, et de manière plus ou moins explicite, au modèle dont il s’est ins-
piré (T1). Dans cette définition volontairement très vaste s’intègrent des
productions diverses, du plagiat à la charge, de la supposition d’auteur à
la satire. Les plus connues sont le pastiche et la parodie.
Les meilleurs analystes des pratiques imitatives, de Marmontel ou
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23
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
du xxe siècle (celui de Reboux et Müller 2) mêle les deux opérations et ira
même jusqu’à reprendre des phrases littérales aux auteurs dont il se moque.
L’expression « à la manière de » se situe entre pastiche et parodie. Elle
empêche précisément de les distinguer de manière stable. Il ne me paraît
donc plus très intéressant de repérer les différences entre transforma-
tion et imitation, car ce qui est en jeu tient moins à des principes formels
qu’aux réalités complexes de la production et de la réception des textes.
Depuis mon Histoire du pastiche, je plaide pour qu’on analyse l’écri-
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ture imitative sous un angle de vue différent. Il me semble fécond de sor-
tir du modèle mimétique et de chercher ailleurs les voies de l’interpré-
tation de cette pratique littéraire. On devrait ainsi renoncer à décrire de
manière privilégiée la relation entre T1 et T2, pour porter l’analyse sur
les raisons d’être et les modes de circulation de T2.
Cette proposition présente l’intérêt, à mes yeux, d’être pleinement
compatible avec une approche en termes de registres. Récemment intro-
PR
duite parmi les catégories littéraires, cette catégorie insiste sur la dimen-
sion anthropologique du littéraire. Avec Alain Viala, j’ai insisté sur le fait
que les registres constituent un cadre de référence pertinent pour appro-
cher les questions de sens et d’esthétique des textes, donc des enjeux idéo-
logiques fondamentaux au-delà des données techniques (les « tonalités »)
et formelles (les genres). Ils mettent l’accent sur les émotions que produit
un texte artistique 3. Ils donnent à lire des combinaisons de sujet, de mode
2. P. Reboux et C. Müller, À la manière de… Paul Adam, Maurice Barrès, Henry Bataille,
Tristan Bernard, Conan Doyle, José-Maria de Heredia, Joris-Karl Huysmans, Francis Jammes,
La Rochefoucauld, Maurice Maeterlinck, Mme Delarue-Mardrus, Mme de Noailles, Charles-
Louis Philippe, Jules Renard, Shakespeare, Paris, Éditions de la revue Les Lettres, 1908.
3. Je me permets de renvoyer ici à 100 mots du littéraire, Paris, PUF (Que-sais-je ?), 2008.
24
Le pastiche et la parodie
SE
pastiche dans toute une série de pratiques littéraires (dans des parodies, des
supercheries ou des plagiats), ou que le pastiche reste associé à des registres
qui peuvent paraître contradictoires (comme le ludique ou le critique).
Sur le plan méthodologique, ce constat nous conduit à décrire les
usages et circulations du pastiche dans la vie littéraire. Nous pouvons
le faire en établissant la liste de ses emplois variés : liste des fonctions
du pastiche, liste des auteurs qui ont pratiqué le genre, liste des auteurs
ES
qui ont été pastichés ou parodiés, et sans doute inversement, liste des
auteurs qui ne l’ont pas été, liste des œuvres qui se sont imposées ou qui
ont eu du succès, liste des supports matériels qui contiennent des pas-
tiches (romans, journaux, correspondances, textes séparés, recueils spé-
cifiques), liste des termes concurrents ou analogues, liste des pastiches à
succès,… La liste est une manière d’objectiver l’existence sociale d’une
réalité culturelle. Elle s’écarte des jugements de valeur a priori, ou des
PR
SE
rencier les modèles (T1) français ou internationaux des modèles perçus
comme relevant d’un sous-champ national (local). Les résultats de cette
enquête sont lisibles sous la forme d’un tableau synthétique à six entrées.
Les chiffres désignent le nombre d’occurrences de pastiches ou de paro-
dies identifiées, indépendamment de toute considération sur la nature du
support (article de journal ou recueil spécialisé).
ES
T1 locaux T1 français ou internationaux
Canada français et Québec 4 7
Suisse 3 14
Belgique 20 56
4. P. Aron et J. Espagnon, Répertoire des pastiches et des parodies littéraires aux xix et
xxe siècles, Paris, PUPS, 2009.
26
Le pastiche et la parodie
SE
francophone dans son ensemble.
ses amis symbolistes et par ceux qui ont accompagné son entrée en lit-
térature dès avant ses premiers essais théâtraux. Ainsi, avant même sa
publication, Maurice Maeterlinck a soumis le cahier complet des Serres
chaudes à son ami le plus proche : Charles Van Lerberghe. La réaction
de ce premier lecteur fut enthousiaste : « C’est admirable de maladie, de
phosphorescence, d’atmosphère lourde et suffocante », écrit-il à Mockel
en janvier 1889 5. Et il s’empresse de répondre à Maeterlinck par un petit
pastiche évoquant les lieux familiers de la ville de Gand où ils firent leurs
études ensemble au collège Sainte-Barbe :
5. C. Van Lerberghe, Lettres à Albert Mockel, édition établie, présentée et annotée par
R. Debever et J. Detemmerman, Bruxelles, Labor (Archives du futur), 1986, p. 71.
27
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Ville de province
Ce pot de géraniums à la fenêtre de l’usine,
Ce canon sur le marché aux tripes
Cette église en forme de locomotive (St. Pierre)
Cette sirène qui descend l’escalier,
Ce dragon sans pattes sur le clocher
Ce géant dans la maison flamande (Verspeyen)
Cette foire sur la montagne. 6
SE
dans son hebdomadaire La Casserole. Parmi ces textes figuraient les
« Végétations du Coccyx », qui, sous la signature d’Alma-mater-stabat-
link, était une parodie efficace des Serres chaudes de Maeterlinck :
Les chiens jaunes de mes péchés
Au milieu des ombres mentales,
Avec leurs flammes végétales
Ont l’air de très sérieux michés.
ES
[…]
Les palmes lentes des désirs,
La verge de ma lassitude
Qui féconde ma solitude,
Et les nénuphars des plaisirs ;
Tous ces élans plus lents encore
Et ces désirs que je voulais
Sont des pauvres dans un palais
PR
6. Cité dans J. Warmoes, Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. VI, 1960, p. 29‑31.
7. Bazoef [pseudonyme de Léopold Pels], cité dans La Jeune Belgique, t. VII, mars-avril 1888,
p. 124.
28
Le pastiche et la parodie
SE
Le poitrinaire. – Oh ! non… pas encore !… Mais je ne suis pas malade !…
Je suis faible, un peu, voilà tout !… je suis… je suis enrhumé… Mais je
ne suis pas malade.
La Mère. – Sans doute, sans doute, mon enfant !
Le poitrinaire. – Ah ! je ne voudrais pas être malade !… C’est si triste
d’être malade !… Comment va cette pauvre jeune fille, d’à côté ? Je ne l’ai
pas vue aujourd’hui.
La Mère. – Je pense qu’elle va mieux, aussi… 9
ES
Même s’il présente des traits devenus comiques à nos yeux en raison
des jérémiades continuelles du poitrinaire et du caractère stéréotypé des
répliques, ce texte a été écrit dans une période où Mirbeau se plaint de
n’avoir pas d’inspiration propre : c’est la forme seule qui lui permet d’ache-
ver les lignes qu’il doit au journal qui le paie. Le pastiche, ici, n’est donc
sans doute pas guidé par une intention satirique, mais par la fascination
pour une marque de style. Nous touchons ici à un des traits caractéris-
PR
8. Cité par J.-F. Nivet et P. Michel, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle. Biogra-
phie, Paris, Séguier, 1990, p. 430.
9. O. Mirbeau, « Le Poitrinaire », L’Écho de Paris, 22 septembre 1890.
29
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
(1893), qui enfilent leur scaphandre pour retrouver la bague que la reine
a laissée, par jeu, tomber dans la mer. Agloval, Clairion et Morgain des-
cendent au plus profond des eaux, dont la volupté froide les attire, et à
leur retour, ils perdent toute énergie et jusqu’aux mots eux-mêmes qui
leur permettraient de rapporter leur aventure 10.
C’est par contre une charge ironique que les confrères du jeune avo-
cat Maeterlinck présentent lors de la revue annuelle du Jeune Barreau de
Bruxelles le 14 février 1891. Conformément aux lois du genre, les calem-
bours et les à-peu-près se multiplient dans un savoureux amalgame des
titres, des éditeurs et des images du jeune auteur.
(On baisse le gaz. il fait sinistre. Sur un trémolo continu, du troublant et
SE
sympathique orchestre, des voix d’en haut, séraphiquement, chantent.)
Voix d’en haut (air : Noël d’Adam)
Tous les esthêt’ de toute la nature
Étaient plongés dans une anxiété,
Et l’on voyait sur la littérature
Depuis des jours une sombre clarté…
On entendit enfin des crapauds rire
Et lui parut ! Et par son rédacteur,
ES
Le Figaro s’écria :
Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur ! (bis)
Le Prince Malin (entrant).– Il fait noir sur ces planches !
Le Président. – Il fait noir sur ces planches ?
Le Prince Malin. – Il se passe des choses inusitées dans ce tribunal ! Il
pleut des étoiles sur le Palais de Justice !
Cor-de-veneur. – Ça n’arrive pas tous les jours.
Le Prince Malin. – Les robes ont bougé au vestiaire… Qu’y a-t-il. Qu’y
PR
30
Le pastiche et la parodie
SE
Le Prince Malin. – C’est l’Intruse !
Le Président. – L’intruse ?
Le Prince Malin. – Mais oui ! Vous êtes aveugle ! Vous êtes aveugle !
Les poissons du Parc ont sauté du bassin, et les chiens de la Place Poe-
lart aboyaient à la lune !
Le Président. – Je ne sais… Mais le jour ne se passera pas sans malheur !
Témoin ! Allez ! Allez !! Allez !!! Vous avez une âme bizarre au fond de
vos yeux d’avocat ! Retournez à Ysselmonde !!! 11
ES
On imagine sans peine le succès de cette parodie jouée par et pour
le milieu des esthètes amateurs de Wagner, lecteurs de l’Art moderne et
premiers spectateurs des pièces de Maeterlinck.
L’année suivante, la notoriété de Maeterlinck étant désormais éta-
blie aux yeux des critiques symbolistes, c’est à Paris, dans le Mercure de
France, que paraît un pastiche de la Princesse. La rubrique « Mimes » de
la grande revue dirigée par Alfred Valette était le plus souvent tenue par
PR
31
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Damascenus, les cloches sonnent dans l’air du soir et dans l’eau verte, les
cloches sonnent dans l’eau verte et dans ma tête, les cloches sonnent dans
ma tête et dans mon cœur, les clochent sonnent dans mon cœur et dans
ma chair, les cloches sonnent dans ma chair et dans mon âme… Les cloches
sonnent dans l’eau verte !… Oh ! je veux aller dans l’eau verte entendre
sonner les cloches !… Les cloches sonnent dans l’eau verte ! Oh ! comme
elles sonnent, les cloches dans l’eau verte, Damascenus, comme elles son-
nent, comme elles sonnent, les cloches, dans l’eau verte ! Oh ! les impé-
rieuses cloches, qui sonnent dans l’eau verte pleine de marjolaine ! Damas-
ES
cenus, n’entendez-vous pas sonner les cloches ? 12
32
Le pastiche et la parodie
de mon âme », elle cite bien une idée d’obédience maeterlinckienne, mais
elle ne parvient pas à l’exprimer réellement.
À la fin du siècle, pour un large public, la décadence a perdu tout
charme. Ce sont donc les procédés d’un comique de l’outrance et de
la charge que le texte de Maeterlinck inspire encore. Mais, dans la ver-
sion qu’en donne Paul Debussy, Pelléas et Mélisande continue de susci-
ter par contre des interprétations nombreuses et ferventes qui en assu-
rent la pérennité. Comme nombre d’opéras célèbres, cette œuvre a donc
bénéficié de toute l’attention des parodistes. On connaît le délicieux petit
pastiche de Marcel Proust rédigé vers 1911. La gravité du dialogue entre
Markel et Pelléas à propos d’un chapeau perdu à la sortie d’un spectacle
contraste ironiquement avec la légèreté de la situation :
SE
Arkel. – Vous avez, Pelléas, le visage grave et plein de larmes [de] ceux
qui se sont enrhumés pour long temps. Allons-nous-en. Nous ne le retrou-
verons pas. Quelqu’un qui n’est pas d’ici l’aura emporté. Il est trop tard.
Tous les autres chapeaux sont partis. Nous ne pourrons plus en prendre
un autre. C’est une chose terrible, Pelléas. 14
33
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
La parodie bruxelloise de Pelle Jas et Melie Cendre est brossée à larges
traits, mais elle témoigne d’une lecture attentive du livret de Maeterlinck.
Elle paraît dans La Gazette de Bruxelles, le 12 janvier 1907, à l’occasion
de la création bruxelloise de l’opéra. La satire porte ici sur les harmonies
imitatives de la partition (L’orchestre imite les pleurs… L’orchestre fait res-
sortir le charme de la conversation… L’orchestre imite l’enchevêtrement
des cheveux…) et procède, selon la tradition de la parodie burlesque, à la
réécriture en style bas des suggestions maeterlinckiennes. C’est ainsi que
ES
Mélie Cendre, que Groslot rencontre dans la forêt, lui dit « tenez vos
mains chez vous » ou que le « Petit Idiot » surgit pour clamer :
Je suis venu vous dire qu’il y a des moutons qui passent là-bas. (Bêlements à
l’orchestre.) Ça vous est égal, hein ? Alors je m’en vais… Je vais dire quelque
chose d’aussi intéressant – à quelqu’un – qui s’en fiche pas mal aussi. 16
15. T. Bernard et P. Veber, Vous m’en direz tant ! Paris, Fasquelle, 1894, p. 261-262.
16. J’ai publié le texte intégral de ce pastiche dans La Belgique artistique et littéraire, 1848-
1914. Une anthologie de langue française, Bruxelles, Complexe, 1997.
17. S. Monod, Pastiches…, Paris, H. Lefebvre, 1963, p. 200.
34
Le pastiche et la parodie
SE
d’abord sur le nouveau collier qu’on a acheté pour le chat, qui est trop
grand parce qu’on a oublié de prendre la mesure de son cou. Puis Fémy-
nette évoque l’arrivée d’Adlavaine, qui l’a initiée au mystère des choses :
Fémynette. – […] moi non plus, je n’aurais pas compris avant l’arrivée
d’Adlavaine. Elle m’a enseigné tant de choses que je ne connaissais pas.
Adlavaine. – Fémynette !… (elles s’embrassent)
ES
Méléantre. – Oh ! pourquoi vous embrassez-vous si longuement ? Il
me semble que vous devenez de plus en plus belles à mesure que l’ombre
s’épaissit (il bande copieusement).
Adlavaine. – Viens aussi, Méléantre (ils s’embrassent).
Méléantre. – M’aimes-tu, Adlavaine ?
Adlavaine. – Je t’aime, Méléantre.
Méléantre. – Comment m’aimes-tu ?
PR
18. Le texte figure dans une lettre de 1896 envoyée à Alfred Hegenscheidt. Il a été publié
par Raymond Vervliet dans Leven met een schrijver. Biografie van Alfred Hegenscheidt
volgens de memoires van Madeleine Hegenscheidt en met editie van onuitgegeven docu-
menten, Antwerpen, Ontwikkeling, 1977, p. 346-350. Je remercie Fabrice van de Kerck-
hove de m’avoir communiqué cette référence.
35
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
on me poinçonne.
Pystyl. – Ah ! Et puis il y a une voix de dame aussi.
La toupie. – Que dit-elle ?
Pystyl. – Dis donc, une idée me vient. Elle a l’air rudement contente, la
dame… Est-ce que ce n’est pas, par hasard, qu’elle tiendrait l’Oiseau Bleu ?
La toupie. – Non, non, l’oiseau qu’elle tient n’est pas bleu… 19
19. [G.-A. Masson], Georges-Armand Masson ou le parfait plagiaire, Paris, Éditions du siècle,
1924, p. 132-140.
36
Le pastiche et la parodie
SE
tance des personnages secondaires comme les servantes et les mendiants,
ce qui tranche avec l’attention prêtée le plus souvent au seul trio principal.
Le mendiant. – Je ne vois pas mon chien
Les servantes. – Nous n’avons pas vu votre chien.
Idrofile. – Vous avez un chien ?
Le mendiant. – Vous n’avez pas vu mon chien ?
ES
Les servantes. – Quelqu’un a-t-il vu son chien ?
Le mendiant. – C’est mon ami. Il m’éclaire comme une petite lampe. Je
ne peux pas vivre sans lui car je suis sourd. Alors il m’avertit des dangers
par ses grognements. 20
en « nous » qui est bien celui que doit tenir le groupe ou le chœur qu’elles
incarnent. Par ailleurs le jeu sur le handicap symbolique – l’aveugle est ici
un sourd – fait un contraste grotesque avec l’intervention du chien. Enfin,
la comparaison entre le chien et la lampe relève également du burlesque.
Reboux et Müller ne se bornent pas à réécrire les dialogues. Ils détour-
nent également une chanson enchâssée dans le texte théâtral. C’est là
également un aspect constant, et peut-être le plus facile, du pastiche
maeterlinckien. Plusieurs recueils de pastiches au xxe siècle en proposent
leur version, de manière plus ou moins convaincante, comme l’avait fait
Alphonse Allais en confondant les Serres chaudes avec l’esthétique de la
décadence dans son « Poème morne traduit du belge » :
37
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Deux exemples méritent sans doute d’être retenus ici, l’un parce qu’il
offre un modèle achevé du principe répétitif poussé jusqu’à son terme,
et l’autre en raison de la personnalité de son auteur. La revue Le Masque,
qui paraît à Bruxelles de 1910 à 1914, sous la direction d’André Fontai-
nas et Édouard Fonteyne, offrait à ses lecteurs une chronique régulière
intitulée « Petite anthologie » qui reprenait le principe des « Mimes » du
Mercure de France. On peut y lire des pastiches des principaux poètes de
la période symboliste, et donc, très naturellement, un de Maeterlinck.
SE
Les lampes
Ils sont venus avec treize lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec onze lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec neuf lampes
Et n’ont rien vu…
ES
Ils sont venus avec sept lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec cinq lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec trois lampes
Et n’ont rien vu…
Ils sont venus avec deux lampes
Et n’ont rien vu…
PR
21. Œuvres anthumes, éditées par F. Caradec, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1989, p. 292.
22. Le Masque, no 5, 1912, p. 200. Le texte est signé du pseudonyme de Max. La même revue
propose une « Chanson-du-terme », 1910, p. 224. J’ai consacré un article aux pastiches
de cette revue : « Les pastiches de la revue Le Masque (1910-1914) », Lettres ou ne pas
Lettres, Mélanges de littérature française de Belgique offerts à Roland Beyen, édités par
J. Herman, L. Tack, K. Geldof, Presses universitaires de Louvain, 2001, p. 573-584.
38
Le pastiche et la parodie
Picard, et donc aux esthètes qui s’étaient donné pour mission de défendre
la spécificité des productions littéraires belges. Il se déroule dans le
cadre de la taverne où se réunissaient Le Rouge et le Noir et la Renais-
sance d’Occident, ces groupes de jeunes intellectuels auxquels partici-
pait Ghelderode.
Petit drame
(À la Taverne Britannic. L’auteur belge et le metteur en scène se regardent
comme chiens de faïence. L’Âme belge est entre eux, qui les contemple d’un
œil atone. C’est l’heure du pale-ale.)
L’auteur belge (montrant le manuscrit d’une pièce à l’Âme belge)
J’attendis sept ans, ma sœur,
avant de l’écrire…
SE
faut-il maintenant, ma sœur,
en pleurer, en rire ?
Le metteur en scène (arrachant le manuscrit aux mains de l’auteur)
J’attendis sept ans, ma sœur,
sans pouvoir la lire…
est-il encor temps, ma sœur ?
L’espoir fait mourir…
L’Âme belge (prend la pièce et la flanque derrière le comptoir)
ES
Et s’il arrivait pourtant
qu’elle soit jouable,
attendez encor sept ans
et allez au diable !…
Rideau 23
39
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
et les ondes vivent d’une vie réelle, brève, souple et un peu fiévreuse,
d’une vie sans langueur et sans phrases. Il lui semble bien qu’il y a une
autre souffrance que sa souffrance, une autre douleur que sa douleur et
de la réalité et de l’ardeur et de l’ennui et des tourbillonnements de ver-
tus, de vices, d’inquiétudes et de joie. Mais qu’importe ? […] Il est celui
qui rajeunit les hommes, il est celui qui dans ce monde compliqué crée
un monde simple et qui du monde qu’il a créé, cache un instant le monde
qui est. Il est l’être du faux irréel, l’être qui, bienfaisant, fait oublier la vie
et les songes par de faux petits songes et de faux petits drames, et il va, et
il chante sa chanson […]. 24
C’est par contre à une franche parodie des ouvrages du naturaliste phi-
losophe que se livrent André Blandin et Jules M. Caneel, un Français et
un Belge, qui sont les disciples de Reboux et Müller en Belgique. Leur À
SE
l’i nstar de… offre vingt-quatre pastiches des auteurs en vogue. Celui de
Maeterlinck est intitulé « Sur la mort d’une grenouille ». Celle-ci, nom-
mée Hadlavaine, se laisse dépérir du jour où elle voit une cuisinière pré-
parer les savoureuses cuisses de ses congénères :
Et la revoyant ainsi, comme au temps de sa jeune ardeur, puisant au fond
même de la vie juvénile des aperçus nouveaux sur les lois naturelles, mal-
gré la brisure de son optimisme fragile, je me plaisais à évoquer sa candeur
ES
et je pensais que la grenouille qui rencontre une inéluctable cuisinière est
encore plus heureuse que celle dont la destinée stagne éternellement dans
la mare ténébreuse et ancestrale. 25
24. E. La Jeunesse, Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains, Paris,
Perrin, 1896, p. 225-226.
25. A. Blandin et J. M. Caneel, À l’instar de…, Bruxelles, Lamertin, 1914, p. 60.
40
Le pastiche et la parodie
SE
T2 apparaît comme un facteur non pertinent de la réception critique de
l’œuvre de Maeterlinck. Celle-ci ne permet pas de dégager des traits idio-
lectaux typiquement « belges » auxquels les pasticheurs feraient référence.
C’est, tout au contraire, aux choix d’écriture perçus comme typiquement
symbolistes (donc esthétiques) que les auteurs de T2 ont été sensibles.
La logique des positions du champ littéraire l’emporte à cet égard sur les
logiques d’appartenance nationale.
ES
PR
PR
ES
SE
Réjean Beaudoin
SE
Est-il hasardeux de présumer qu’Albert Laberge et Philippe Panneton,
mieux connu sous le pseudonyme de Ringuet, avaient certainement lu La
Terre d’Émile Zola, l’œuvre de Flaubert et probablement certains textes
des Goncourt, de Huysmans et de Maupassant ? Si on relit La Scouine
(1918) et Trente arpents (1938) en faisant l’hypothèse que ces deux récits
ont été rédigés par des auteurs qui connaissaient les naturalistes d’outre-
ES
mer, on cherchera dans ces deux livres les traces de transformation et de
réécriture d’éléments puisés chez ces prosateurs français. Sans postuler
l’exclusivité de La Terre comme texte-souche des œuvres de Laberge et
Ringuet, on se demandera ce que leur travail d’appropriation scripturale
nous apprend de la distance repérable entre l’esthétique zolienne en par-
ticulier et son insertion dans le nouveau contexte de lecture du Canada
français, où le naturalisme constitue un univers de références peu fami-
PR
lier aux lecteurs des premières décennies du siècle dernier. Étant donné
cet horizon d’attente décalé, par rapport à celui du milieu littéraire pari-
sien, la question du sens de l’introduction du modèle naturaliste dans la
littérature québécoise est soulevée. Aux effets textuels de déplacement du
modèle s’ajoutent les distorsions plausibles de sa réception dans le circuit
de lecture des lettres canadiennes-françaises de l’époque.
Pour organiser cette étude, j’ai résolu de la circonscrire à quelques
thèmes répandus de la fiction naturaliste qui sont présents chez Laberge et
Ringuet. Quatre lieux communs retiendront mon attention dans l’analyse
des stratégies de réécriture des deux romanciers : 1) l’usage du surnom dans
la désignation des personnages ; 2) le topos de la mort contrariante ou de
l’agonisant qui ne veut pas rendre le dernier souffle ; 3) la cruauté gratuite
des hommes envers les animaux ; et, enfin, 4) le lien fort qui unit le paysan
43
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Surnoms
SE
La résonance connotative des surnoms des personnages est importante
chez Laberge. Le titre de son roman, La Scouine, expose le procédé dans
le paratexte. On trouve plusieurs protagonistes ou figurants affublés de sur-
noms, tels Charlot qui devient le Cassé après l’accident qui le rend boiteux
d’une jambe, les débiles mentaux Piguin et le Schno, le Taon, jeune mar-
chand de ferraille ambulant, Bagon le Coupeur qui fait le métier de châtrer
les jeunes taureaux… Il est facile de justifier cette récurrence en constatant
ES
l’usage généralisé des sobriquets dans les campagnes du Canada français,
réalité sociologique qui suffirait à expliquer leur écho dans le roman de
Laberge, sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’esthétique naturaliste où
le vérisme joue un rôle analogue en accentuant la force du mot cru dont la
portée embrasse le destin du personnage (comme la Nana de Zola). L’ha-
bitude de déformer les noms de personne s’observe d’ailleurs dans beau-
coup d’autres sociétés. Dans La Terre, on trouve des personnages désignés
PR
par un surnom coloré et usité dans le milieu fictif. Le cadet des enfants du
père Fouan est connu de tous sous le nom de Buteau, à cause de « sa mau-
vaise tête, continuellement en révolte, s’obstinant dans des idées à lui, qui
n’étaient celles de personne » 1. Maupassant ne procède pas autrement dans
« Le Gueux » lorsqu’il écrit ceci à propos du mendiant infirme qui donne
son titre à ce conte : « On l’avait surnommé “Cloche”, parce qu’il se balan-
çait, entre ses deux piquets de bois, ainsi qu’une cloche entre ses portants. » 2
Le narrateur de La Scouine ne manque pas de motiver le surnom d’un
personnage par une explication du même genre, mais son commentaire n’est
1. É. Zola, La Terre, Paris, Fasquelle (Le Livre de poche, no 178), 1992, p. 22.
2. G. de Maupassant, « Le Gueux », Contes du jour et de la nuit, Paris, Gallimard (Folio),
1984, p. 161.
44
Le naturalisme de deux romanciers canadiens-français
pas aussi limpide dans le cas de l’héroïne éponyme dont le surnom, attri-
bué par ses camarades d’école, donne lieu à une petite analyse qui remplit
le chapitre iv du roman. Bien qu’il n’occupe qu’un quart de page de ses
quatre-vingt-huit mots, ce bref chapitre suggère l’association de l’odeur de
la jeune fille qui mouille son lit au choix du surnom qui lui colle à la peau.
Le narrateur note que c’est un « mot sans signification aucune, interjection
vague qui nous ramène aux origines premières du langage » 3. Cette pro-
fonde obscurité du langage, sondé au mystère de ses origines, voile cepen-
dant un sens beaucoup moins ténébreux, que l’auteur aurait transmis à Paul
Wyczynski en se référant au mot anglais skunk, doublure lexicale transpa-
rente du néologisme « scouine ». Personne n’a pourtant relevé que le mot
repose sur la combinaison évidente de skunk et de fouine. Chez cet animal,
SE
la morphologie suggère la ruse et la curiosité. Il convient donc de remar-
quer que le personnage de la Scouine se distingue par le trait psycholo-
gique qui consiste à épier les potins du village et à les ébruiter. Si l’on retient
le contenu sémantique de putois, traduction de skunk en français, l’odeur
dégagée par la Scouine rejoint les émanations nauséabondes de maints épi-
sodes naturalistes, mais en lui injectant ce parfum canadien venu du bilin-
guisme, trait local qui demeure étranger au contexte hexagonal. La trans-
ES
formation est originale, mais le plus étonnant reste l’absence de l’explication
translinguistique dans le roman de Laberge qui réserve la clef de l’appella-
tion de son personnage à une confidence hors-texte faite à Paul Wyczynski,
celui-ci l’inscrit en note de son édition critique de La Scouine (p. 95).
Je n’insiste pas sur le déplacement de l’explication donnée par l’ap-
pareil d’érudition, qui signale ainsi une tournure régionale et, du même
coup, une trouvaille stylistique à saveur inattendue. Parfois le narrateur
PR
La mort contraignante
45
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
retardant le plus possible l’enterrement, sachant le défunt obsédé par la
crainte d’être enterré vivant. Le narrateur note les signes sensibles de la
putréfaction, ce qui rejoint un cliché tenace du naturalisme tout en opé-
rant le renversement du contenu narratif du conte-souche « Le Vieux ».
Contrairement à celui-ci, dont le comique est classique, la mort du père
de la Scouine est moins drôle que sordide. Laberge accentue plutôt la
note sombre que privilégient tant d’autres textes de Maupassant. « Suivant
ES
son désir, l’on attendit les premiers signes de putréfaction pour l’enfer-
mer dans son cercueil. […] On l’enfouit dans un grand trou. » (p. 214-215)
Dans Trente arpents, le décès prématuré de la femme du héros, Alphon-
sine, survient si abruptement que le malheur est raconté en une page seu-
lement. C’est le contraire de l’agonie interminable de la mort contrariante.
Le fils aîné, Oguinase, meurt d’une pneumonie pendant qu’un accident
à la ferme paternelle se produit : « […] – un malheur n’arriv[ant] jamais
PR
La cruauté infligée aux bêtes utiles de la ferme par la brutalité d’un maître
qu’aveugle la colère ou la croyance superstitieuse transforme en victimes
un chien, un âne ou un cheval. Les bovins ne figurent pas dans ce bes-
tiaire violenté chez les naturalistes français (du moins je n’en ai pas trouvé
46
Le naturalisme de deux romanciers canadiens-français
d’exemples). Dans La Terre de Zola, les vaches sont plutôt l’objet de soins
attentionnés et protecteurs de la part des protagonistes. Chez Maupassant,
les ruminants contribuent à l’image idyllique d’une exploitation prospère
(quoique sujette au brusque renversement de situation).
Il y a plusieurs occurrences d’animaux horriblement maltraités dans
La Scouine : le vieux cheval rachitique du colporteur de ferrailles, le Taon,
qui l’accable de coups et s’acharne même sur le cadavre inerte ; le « chien
noir aux yeux d’or » du même personnage, au sort non moins affreux,
noyé dans le puits par la Scouine ; les poussins et le porcelet dépecés par
Piguin qui les dévore crus ; mais c’est surtout le jeune taureau élevé par
l’héroïne, mâle destiné à la castration, qui fait l’objet d’un épisode som-
SE
brement illustre au chapitre xxv. Tandis que les cas précédents permet-
tent de repérer des échos du lieu commun naturaliste, celui du taureau
émasculé se distingue en ce qu’il appartient entièrement à l’imaginaire
labergien, qui renverse un thème zolien voisin, celui du veau bichonné,
dans La Terre. Je néglige le chien noyé et le cheval crevé (j’y reviendrai)
pour mieux faire ressortir l’originalité de l’histoire du veau préféré de la
Scouine, animal qu’elle a entouré de tendres soins depuis sa naissance. On
devine le sort qui attend le favori, mais elle l’ignore, comme elle semble
ES
ne rien savoir non plus des réalités de la reproduction animale. Laberge
fournit ainsi une scène d’initiation sexuelle à l’aspect sanglant, n’épargnant
aucun détail dans la description de l’opération castratrice que la Scouine
surveille avec une curiosité outrée.
Dans La Terre, la tendresse pour la descendance bovine est telle que
le roman raconte un vêlage et un accouchement minutieusement syn-
chronisés, si bien que la paysanne en travail d’enfant insiste pour qu’on
PR
SE
lequel on le nourrit, et il est résolu de l’éliminer. Comment ? Une mine
désaffectée aux confins du bourg sert justement de nécropole à toutes les
bêtes abandonnées de leurs maîtres. L’endroit sinistre résonne du hurle-
ment des victimes jetées au fond du puits où elles errent dans les couloirs
souterrains en s’entredéchirant dans un carnage horrible.
Dans La Scouine, le chien du Taon, un jeune homme de seize ans qui
ramasse la ferraille et les bêtes mortes, échoit à la famille Deschamps en
échange d’un vieux poêle en ruine. Le marchand itinérant n’a pas bonne
ES
réputation parce qu’il blasphème. La Scouine conclut que le chien porte
malheur, à l’image de son maître. Elle impute donc à l’animal échangé la
responsabilité d’incidents malheureux et le jette au fond du puits où il se
noie après une brève agonie dont les cris sont déchirants. Contrairement
à la fin atroce de Pierrot dont Maupassant focalise l’horreur à travers les
yeux exorbités de sa maîtresse à moitié repentie d’avoir provoqué sa tor-
ture, la narration de la noyade du chien aux yeux d’or est impersonnelle
PR
dans La Scouine. Il n’est jamais clairement dit que la jeune fille observe les
vains efforts de l’animal qui tâche désespérément de sortir du puits où elle
l’a précipité. Loin d’être laid comme Pierrot, le chien noir aux yeux d’or est
plutôt doué d’un charme attachant, ce qui rend son destin plus inadmissible.
Les deux textes partagent plus d’un trait commun dans le dénoue-
ment par l’immolation de bêtes dont la petite taille et l’innocence sont
semblables. L’agonie de la victime est toutefois plus élaborée et plus san-
glante chez Maupassant qui tire des accents fantastiques du décor terri-
fiant de la mine déserte en contraste avec l’attendrissement de la protago-
niste apeurée. Chez Laberge, la souffrance de l’animal aux yeux d’or est
brève, quoique déchirante, la description comptant à peine une centaine
de mots, mais si le regard impassible de la Scouine suit le déroulement
de la mort de sa victime, son point de vue reste implicite et la réserve du
48
Le naturalisme de deux romanciers canadiens-français
La terre épousée
SE
Le quatrième thème, et le dernier, est celui des liens quasi matrimoniaux
qui unissent le paysan à sa terre. Ringuet y insiste dans Trente arpents, où
s’élabore une vaste symbolique de la possession charnelle entre l’agriculteur
et son lopin cultivé, tout en précisant que, dans cette relation, l’homme est
possédé par son bien, et non le contraire. La thématique se lit aussi dans La
Scouine où elle est toutefois développée d’une tout autre façon. La Terre
ES
de Zola marque le caractère atavique et indélébile de cette appartenance
indénouable. Un même geste emblématique illustre cette possession chez
Zola et Ringuet : c’est le réflexe paysan de palper une poignée de terre au
creux de la main. Les romanciers décrivent maintes occurrences de ce geste
rempli d’un sens aussitôt reconnaissable. Ces traits sont communs aux deux
œuvres, comme l’est également l’antagonisme des fils de la glèbe devenus
hostiles à cette intimité concrète du sol et de l’homme, fusion qu’ils rejet-
PR
possession qui unit le chef de famille à son champ, puis dans le détache-
ment subi de ce lien, lorsque la terre, indifférente, passe d’un propriétaire
à un autre sans s’émouvoir du sentiment de dévastation éprouvé par le
possesseur déchu, errant et désœuvré, dépouillé de sa condition de pro-
priétaire terrien. Le changement de situation survient avec la vieillesse
du protagoniste dépossédé. L’histoire des Fouan et celle des Moisan pré-
sentent un parallélisme indéniable autour de la propriété du bien foncier.
Le vieux père Fouan, comme Euchariste Moisan, a commencé par
louer ses bras à d’autres propriétaires avant d’acquérir progressivement
de la terre et de contracter un engagement de nature séminale avec le
sol. La situation initiale de l’orphelin Euchariste, recueilli par son oncle
Éphrem pour qui il exerce sa force de travail, est analogue, avant que le
SE
jeune homme n’hérite de la ferme. Un arrière-plan historique se dessine
dans les deux cas, soit le servage féodal rompu par la Révolution, chez
Zola, et le souvenir moins éloigné des pénibles entreprises de colonisation
des terres neuves dans les Laurentides, chez Ringuet. L’effet de ce passé
est le même pour les deux héros : il renforce leur sentiment de puissance
personnelle attaché à la possession du sol acquis ou légué. L’autre versant
de l’intrigue, sa pente déclinante vers la chute, resserre le parallélisme des
ES
deux œuvres, lorsque devenus pères de famille à la tête d’une fortune assu-
rée, les patriarches sont lentement dépouillés par leurs propres enfants et
par des accidents de fortune qui précipitent leur déchéance finale. Chez
Zola le facteur héréditaire d’un instinct meurtrier joue le rôle principal,
tandis que chez Ringuet le même résultat est atteint par des enchaîne-
ments plus circonstanciels. Mais le sort des deux vieillards est similaire à
la fin. Il n’est pas possible que ces ressemblances soient fortuites et leur
PR
SE
milieu rural, une thématique qu’explorent plusieurs chapitres du roman.
La fortune littéraire du naturalisme dans la littérature québécoise est
moindre que celle du réalisme, elle-même limitée tant dans la durée que par
le nombre d’ouvrages canadiens qui en témoignent. En plus de leur rareté,
les œuvres qu’on peut qualifier de naturalistes au Québec précèdent celles
qui s’imposeront un peu plus tard comme réalistes, à rebours de la chrono-
logie de l’histoire littéraire française. Les deux mondes ne s’échangent ces
ES
codes esthétiques que pour mieux accuser des écarts qu’on ne saurait négli-
ger. À part la vingtaine d’années qui va de 1938 à 1959, dates de parution
respectives de Trente arpents et Les Vivants, les morts et les autres (1959) de
Pierre Gélinas, le réalisme inspire peu nos romanciers, comme l’a bien mon-
tré Gilles Marcotte dans un article recueilli dans Littérature et circonstances
(« Raconter, qu’est-ce à dire ? ») 5. La notable exception de Bonheur d’occa-
sion (1945) de Gabrielle Roy confirme le fait et ne le contredit nullement.
PR
51
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
presque être qualifié d’unique par la proximité qu’il affiche de son modèle,
qu’il enrichit néanmoins d’adaptations ingénieuses à l’espace local, comme
on a pu le voir dans les thèmes que j’ai analysés. Cette modulation de
l’imitation contribue à l’explication de l’importance de ce livre de Laberge
pour le roman québécois qui s’écrit dans la seconde moitié du siècle der-
nier. Les romanciers de Parti pris s’en souviendront avant que Marie-
Claire Blais ne laisse jouer librement un lyrisme sauvage sur la toile de
fond naturaliste d’Une saison dans la vie d’Emmanuel.
Le plus important reste la visée critique de l’idée naturaliste qui cristal-
lisa en France le passage du socialisme anarchique à la démocratie libérale
vers la fin du xixe siècle. La même vocation critique n’est pas moins évi-
dente au Québec, mais dans une configuration différente du débat idéo-
SE
logique. Bien que la voix de Laberge ait été bâillonnée jusqu’à sa mort en
1960, l’élan libérateur de son souffle s’est fait sentir après cette date. Au-
delà de sa valeur proprement esthétique, c’est la protestation radicale qui
a porté le coup contre l’école du terroir dans l’œuvre de l’écrivain natif
de Beauharnois, lecteur de Zola et Maupassant. Il a su rompre le rapport
fusionnel que le régionalisme avait cimenté avec l’idéalisation des mœurs
rurales traditionnelles, à la manière de Lionel Groulx ou de tant d’autres
ES
chantres du vieux patrimoine. Le naturalisme de Laberge réussit finale-
ment à marquer sa dissidence profonde, bien que son œuvre ne soit lue
qu’avec quarante ans et plus de retard.
Je m’en suis tenu dans cette étude à la périodisation reçue des his-
toires littéraires, mais les écoles romantique, réaliste, naturaliste ou sym-
boliste ne se limitent pas complètement à la chronologie de leurs produc-
tions respectives, balisées par une ou deux générations d’écrivains. Une
PR
SE
Été 1936. Une aura malsaine entoure de son mystère un fait divers sur-
venu à Griffin Creek, lieu imaginaire mais bien ancré dans le réel, quelque
part situé « entre cap Sec et cap Sauvagine » au Québec. À l’instar de son
deuxième roman, Anne Hébert a choisi de nouveau un fait divers fictif,
sur fond historique librement réinventé, comme point de départ pour son
cinquième roman : Kamouraska racontait le meurtre du seigneur tyran-
ES
nique de la localité par l’amant de sa femme pendant la période coïnci-
dant avec la Rébellion des Patriotes (1837-1838) ; Les Fous de Bassan évo-
quera le viol et le double meurtre de deux cousines germaines aux mains
de leur cousin par mésalliance dans une communauté de loyalistes éta-
blie sur les rives du Saint-Laurent depuis 1782.
Les circonstances menant au dénouement de la tragédie qui s’accom-
plit dans la nuit du 31 août 1936 sont racontées successivement par divers
PR
Le modèle biblique
Les critiques de l’œuvre d’Anne Hébert ont déjà mis au jour les deux
grands modèles, mythique et littéraire, qui président à la composition des
Fous de Bassan : la Bible – ce « livre extraordinaire » 1 de l’aveu même de
SE
l’auteure – et l’œuvre dynastique de l’écrivain américain William Faulkner.
Il convient de revenir sur les deux piliers de ce roman construit sur pilo-
tis, à l’image du village précaire qu’il met en scène, mais en leur ajoutant
quelques poutres de soutènement que n’a pas suffisamment révélées l’ex-
cavation des sources effectuée par la critique hébertienne.
Antoine Sirois a bien démontré en quoi l’intertexte biblique, qui tra-
verse l’œuvre entière d’Anne Hébert, irrigue en particulier son cinquième
ES
roman. Rien de surprenant dans ce constat puisqu’il met en scène une
petite communauté de protestants réunie autour de son pasteur dans une
province canadienne majoritairement catholique. Sirois remarque que
les références à la Bible « abondent dans la partie du roman réservée à la
voix du pasteur », le plus souvent d’ailleurs sur le mode de la citation ou
de l’allusion, mais qu’elles reviennent, quoique moins nombreuses, « et
sous un mode parodique, dans les sections réservées à Stevens, le per-
PR
54
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert
SE
voué à une fin apocalyptique : « Il a suffi d’un seul été pour que se dis-
perse le peuple élu de Griffin Creek » (p. 13), tandis que l’idiot du village,
Perceval, lui apparaît en songe transfiguré en « ange d’apocalypse » (p. 51).
Pour le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, le renversement carnava-
lesque est l’une des caractéristiques de la parodie 5. Ce mode particulier
du fonctionnement parodique est plus accusé chez les personnages « pro-
fanes » du roman (Stevens, Nora, Perceval), lesquels font dévier le sens
des Écritures, qu’ils ont entendues si souvent de la bouche de leur oncle
ES
pasteur, pour servir leurs fins « dévoyées ». On peut alors parler de per-
version du sens voire de subversion de l’ordre qui l’a mis en place. Ste-
vens se compare au Christ, bien qu’il se révèle en définitive l’Antéchrist de
la communauté : « […] si quelqu’un ressemble au Christ dans ce village,
c’est bien moi, Stevens Brown » (p. 89). En état d’ébriété, il pousse plus
loin l’identification blasphématoire : « Je marche sur les eaux et je tangue
dans le vent » (p. 103). Quant à Nora, elle se décrit telle une « Ève nou-
PR
4. A. Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Seuil (Points/roman), 1982, p. 22. Les citations
empruntées à cette édition du roman seront signalées dans le texte par un renvoi à la
page entre parenthèses.
5. Voir M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et
sous la Renaissance, p. 30-31.
55
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
décrit par son frère comme « reluquant ses cousines au bain et bavant de
désespoir » (p. 71) fait allusion tant au récit biblique du roi David désirant
Bethsabée après l’avoir aperçue au bain qu’à celui apocryphe des vieillards
lubriques convoitant la chaste Suzanne.
En ce qui concerne la forme, Antoine Sirois proposait un « pattern »
de lecture pour ce roman particulier d’Anne Hébert, qui emprunte à l’un
des livres fondamentaux de la Bible : « La romancière ne fait pas que citer,
intégrer savamment des textes sacrés dans sa narration, elle ira même
jusqu’à structurer un de ses romans, Les Fous de Bassan, à partir d’un des
livres, celui de la Genèse. » 6 Pour étayer son hypothèse, il s’appuie sur le
passage légèrement modifié qui apparaît au début et à la fin du récit du
pasteur daté de l’automne 1982, soit au moment où la tragédie, consom-
SE
mée quarante-six ans plus tôt, commence à porter les fruits de sa malé-
diction dans la communauté qui fête, la mort dans l’âme, son bicente-
naire : « Au commencement il n’y eut que cette terre de taïga, au bord de
la mer, entre cap Sec et cap Sauvagine » (p. 14) ; « Au commencement il
n’y eut que cette terre de taïga, entre cap Sec et cap Sauvagine » (p. 54).
Telle la boucle du cercle herméneutique, cette reprise parodique de la
formule biblique par le pasteur, qui transforme comme nous l’avons vu
ES
l’affirmation divine de la Création en sa négation satanique, scelle le sort
des habitants de Griffon Creek qui se voient envahis par les « papistes »
(p. 13). C’est le monde à l’envers, le « peuple élu » des protestants anglo-
phones étant déchus aux mains des catholiques francophones, dans un
renversement parodique du discours messianique qui avait prévalu aupa-
ravant chez les Canadiens français.
Adela Gligor est allée plus loin dans son interprétation clairvoyante
PR
56
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert
teure mais également évoqué dans Les Fous de Bassan –, c’est tout le cycle
biblique qui se trouve comprimé dans ce roman, de la Genèse hébraïque
à l’Apocalypse chrétienne, en passant par les Livres vétérotestamentaires,
les Évangiles et les Épîtres néotestamentaires.
La matrice faulknérienne
SE
san à l’univers faulknérien, avec lequel il partage l’atmosphère et un style
d’écriture 9. Dans son analyse du roman, il insiste sur deux romans parti-
culiers de Faulkner qui auraient inspiré l’auteure : The Sound and the Fury
(Le Bruit et la Fureur) et Light in August (Lumière d’août). Avant d’abor-
der ces deux modèles littéraires, il trace un parallèle tout à fait convaincant
entre la communauté anglophone « décadente » qu’invente Anne Hébert
au bord du Saint-Laurent et l’agglomération fictive imaginée par Faulkner
ES
comme trame de fond à plusieurs de ses romans 10. Il y a en effet bien des
points communs entre Griffin Creek situé dans le bas du fleuve au Qué-
bec et Jefferson localisé dans le comté de Yoknapatawpha au Mississippi,
dont le fait que leurs habitants respectifs tentent de survivre dans un
milieu où ils sont minoritaires ou du moins minorisés. Cela dit, la plupart
des rapprochements qu’effectue le critique entre ces deux microcosmes
sont d’ordre thématique plutôt que formel. Il remarque la parenté entre
PR
8. Voir J. M. Paterson, « Les Fous de Bassan, roman d’Anne Hébert », Dictionnaire des œuvres
littéraires du Québec, t. 7 : 1981-1985, Montréal, Fides, 2003, p. 392-393.
9. « […] a mood and […] a writing style which are both strongly identified with William
Faulkner » (R. Ewing, « Griffin Creek. The English world of Anne Hébert », Canadian
Literature, no 105, été 1985, p. 100).
10. « This image of decay and faded glory, though representative of an English-speaking, rural
community in Quebec, is but one of many traits that makes Griffin Creek akin to that
famous fictional town of Jefferson in Yoknapatawpha County » (ibid., p. 101).
57
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
que le cinquième roman de Faulkner lui a servi de matrice. Non seule-
ment les chapitres ou sections des deux romans sont identifiés par le nom
du personnage qui en ordonne le récit – qu’il s’agisse effectivement du
narrateur, d’une voix narrative indistincte ou d’une focalisation interne
à la narration –, mais tous deux incluent un segment narré par un per-
sonnage absent, littéralement déjà mort. Il s’agit en l’occurrence de deux
femmes qui parlent d’outre-tombe : la mère défunte Addie dans le roman
de Faulkner et la cousine Olivia dans celui d’Hébert. Cette étonnante
ES
convergence ne peut être le fruit d’une simple coïncidence. Faulkner fai-
sait certainement partie des romanciers de langue anglaise qu’avait lus
Anne Hébert en traduction avant d’entreprendre l’écriture de ce roman 12.
Il s’agirait d’un cas de pastiche technique s’apparentant au phénomène
du « recyclage culturel » 13, dans lequel une forme déjà éprouvée est réu-
tilisée afin de créer l’illusion de nouveauté.
PR
11. Ibid., p. 102. Dans une note du même article, l’auteur propose un autre rapprochement
entre Stevens Brown et un personnage secondaire du roman de Faulkner, Gavin Ste-
vens. Il n’est pas exclu que l’influence de James Joyce (Stephen dans Stephen le héros et
Ulysse) se soit immiscée dans ce transfert hébertien du nom usuel au prénom inusité.
12. Ibid., p. 110, note 9.
13. Voir C. Dionne, S. Mariniello et W. Moser, Recyclages : économies de l’appropriation
culturelle.
58
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert
SE
au destin d’Ophélie dans Hamlet, sans oublier toutefois la référence voi-
lée aux sirènes de l’Odyssée (p. 217-218) et au conte d’Andersen, La Petite
Sirène, évoqué en exergue de son récit (p. 197) ?
On le voit, bien d’autres références littéraires émaillent le texte héber-
tien, comme l’avait déjà souligné Antoine Sirois : « Le roman d’Anne
Hébert, [sic] Les Fous de Bassan abonde en références de toutes sortes :
Bible, mythes classiques, contes pour enfants, symboles traditionnels, dic-
tons populaires, autres œuvres de l’auteure. » 14 Entre autres, le nom même
ES
de Perceval fait songer au héros de la quête du Graal, tandis que celui du
village, Griffin Creek, rappelle le griffon de l’Antiquité et des romans de
chevalerie 15. Trois autres références méritent une attention particulière du
point de vue du pastiche et de la parodie. Le suicide de la femme du pas-
teur, Irène, qui se pend dans la grange après avoir surpris le désir inces-
tueux de son mari à l’égard de sa nièce Nora, est comparé par Sirois à
celui de Judas, en conformité avec sa lecture biblique du texte hébertien 16.
PR
59
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
transforme en polar. Il faudrait plutôt parler de pastiche de genre, selon
la terminologie de Genette 18.
De tous ces emprunts et renvois, les plus singuliers sont ceux qu’Anne
Hébert fait à sa propre œuvre. Le titre du premier roman de l’auteure,
Les Chambres de bois, résonne à travers Les Fous de Bassan : « Chevreuils
et orignaux ont l’air de passer leur tête stupéfaite à travers les murs, dans
les chambres de bois » (p. 40) ; « Ou bien est-ce le pas lourd de mon père
ES
qui résonne trop bruyamment dans les chambres de bois ? » (p. 208) Pour
qui est familier avec la poésie d’Anne Hébert, les vers « Le monde est en
ordre / Les morts dessous / Les vivants dessus » 19, tirés du poème « En
guise de fête » du recueil Le Tombeau des rois, constituent le leitmotiv
qui traverse son œuvre romanesque. Comme l’a souligné Carla Fratta 20,
ils se retrouvaient disséminés dans le roman Kamouraska puis placés en
exergue au récit Héloïse. Or ils reviennent de nouveau, sur le mode allu-
PR
sif cette fois, dans Les Fous de Bassan : « les morts non ramassés, tenus
serrés par les vivants, debout » (p. 59). Mais c’est à d’autres poèmes du
même recueil que l’auteure puise davantage ses autoréférences. Le pas-
sage suivant : « Les maisons vues de loin, du haut de la côte, j’aurais pu
18. Pour Genette, on ne peut que pasticher un genre, jamais le parodier (Palimpsestes, p. 111).
Si c’est bien le cas ici, Anne Hébert traitant au premier degré les conventions du genre poli-
cier qu’elle reprend à son compte, cela ne se vérifie pas toujours chez les écrivains qui réu-
tilisent les conventions génériques du polar en les traitant au second degré. Le cas d’Hu-
bert Aquin serait un bon exemple, au Québec, de parodie générique du roman policier.
19. A. Hébert, Poèmes, Paris, Seuil, 1960, p. 35.
20. Voir C. Fratta, « “Le mal des cloîtres”. Espace souterrain et univers clos dans l’œuvre
romanesque d’Anne Hébert », Autour de l’univers souterrain dans la littérature québé-
coise, Franca Marcato Falzoni éd., Bologne, CLUEB (La deriva delle francofonie), 1990,
p. 129.
60
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert
les prendre dans mes mains, les tourner et les retourner, en faire sortir les
petits personnages, les tenir entre le pouce et l’index » (p. 61) rappelle les
onze premiers vers du poème intitulé « Les Petites Villes » 21. Quant au
leitmotiv du récit posthume d’Olivia de la Haute Mer – « Il y a certaine-
ment quelqu’un qui m’a tuée. Puis s’en est allé. Sur la pointe des pieds »
(p. 199) – que l’on retrouve plus loin dans une forme abrégée (p. 207), il
constitue une reprise textuelle des quatre premiers vers du poème intitulé
« Il y a certainement quelqu’un » 22, également tronqués dans le poème
intitulé « La Chambre fermée » 23, sauf pour le passage du vers à la prose.
C’est comme si Anne Hébert, la romancière, à travers différentes voix
narratives, s’était amusée à pasticher Anne Hébert, la poétesse. Or c’est
dans le récit poétique d’Olivia de la Haute Mer que se fait entendre la
SE
voix la plus incarnée du roman, bien que son truchement narratif soit à
la lettre désincarné. C’est dans cette voix posthume ressuscitant d’outre-
tombe qu’Anne Hébert a déposé le plus intime d’elle-même : sa vocation
précoce de poète éclose avant son passage plus tardif au roman.
Un imaginaire cinématographique
ES
Anne Hébert n’emprunte pas tous ses modèles à la littérature, elle s’inspire
aussi d’autres arts, notamment la peinture et la musique, pour la compo-
sition de certains de ses romans ou récits. Deux scènes du court roman
Est-ce que je te dérange ? (1998) rappellent des extraits des opéras Madame
Butterfly et La Bohème du compositeur italien Giacomo Puccini, tandis que
le nom d’artiste du personnage Jean-Ephrem de la Tour, dans son dernier
PR
61
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
de l’héroïne est le même que celui de l’actrice Delphine Seyrig. Le trio
Édouard, Stéphane et Delphine fait songer à la relation à trois dans Jules et
Jim de Serge Truffaut, tandis que l’évocation de l’héroïne, réduite à l’état
de loque humaine relançant son amant étranger de l’autre côté de l’At-
lantique, suggère fortement un rapprochement avec son Adèle H. Enfin,
la composition circulaire du roman, qui s’ouvre et se referme sur le récit
de la mort énigmatique de l’héroïne, éclairé dans sa partie médiane par le
procédé du flash-back, s’apparente à la structure du film d’Ingmar Berg-
ES
man De la vie des marionnettes. Quant au dernier roman d’Anne Hébert,
Un habit de lumière, mettant en scène (ou plutôt en crise) une famille
espagnole à Paris dont le fils se révèle homosexuel, comment ne pas tra-
cer un parallèle avec le cinéma mélodramatique et délibérément kitsch
de Pedro Almadovar ? L’écho en résonne jusque dans le nom du « Pater
Familias » du roman hébertien : Pedro Almevida.
À la lumière de ces observations, on peut aussi déceler un clin d’œil
PR
24. Pour ce qui suit, je reprends des éléments d’analyse que j’avais esquissés dans le compte
rendu critique des deux derniers récits publiés d’Anne Hébert. Voir G. Dupuis, « Anne
Hébert : les deux derniers romans », Il Tolomeo, no 5, 1999-2000, p. 75-77.
25. A. Hébert, Est-ce que je te dérange ? Paris, Seuil, 1998, p. 18.
26. Ibid., p. 13.
62
Généalogie des Fous de Bassan d’Anne Hébert
SE
à conviction du double crime demeuré impuni mais qui revient hanter le
criminel pris de remords de ne l’avoir pas expié.
Il ne faudrait pas oublier que derrière le film d’Hitchcock, comme il
arrive souvent au cinéma, se cache une œuvre littéraire, en l’occurrence la
nouvelle éponyme de Daphné Du Maurier, l’auteure de Rebecca (égale-
ment tourné au cinéma par Alfred Hitchcock). Il n’est pas exclu par ailleurs
qu’Anne Hébert ait été davantage influencée – si influence il y a bien eu –
ES
par la nouvelle de Du Maurier que par le film de Hitchcock. La thèse
selon laquelle l’écriture particulière des Fous de Bassan, en ce qui concerne
du moins le style « gauche » utilisé pour donner voix à certains person-
nages (Stevens, Nora, Perceval), serait due au fait qu’elle avait lu plusieurs
romans anglo-saxons dans leur traduction française, gagne en crédibilité.
En suivant ce filon, on pourrait débusquer d’autres modèles littéraires à
l’œuvre dans Les Fous de Bassan, dont Wuthering Heights d’Emily Brontë.
PR
des styles préexistants. Mis à part le fait que cette remarque serait valable
pour bien des œuvres du patrimoine mondial que l’on tient, à tort ou
avec raison, pour des chefs-d’œuvre – selon la conception romantique du
terme, à savoir des œuvres absolument originales témoignant du génie
non moins original de l’écrivain –, elle n’atténue en rien la valeur que l’on
peut toujours accorder au roman. Anne Hébert n’a peut-être pas innové
avec Les Fous de Bassan, mais elle a « inventé » (au double sens de créer de
l’inédit et de redécouvrir du déjà-là 27) une forme qui servait son propos, en
combinant des matériaux puisés à diverses sources, dont sa propre œuvre.
L’ultime ironie ne réside-t-elle pas dans ce pied de nez magistral fait aux
romantiques (et aux critiques) avec les clichés mêmes du romantisme ?
SE
ES
PR
27. C’est le sens du mot « invention » dans l’expression « L’Invention de la sainte Croix ». Voir
J. de Voragine, La Légende dorée, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2004,
p. 363-372.
64
Mélikah Abdelmoumen
L’autofiction québécoise
Pastiche et mise en abyme chez
Catherine Mavrikakis et Nelly Arcan
SE
Narcissisme, nombrilisme, moi-moiisme 1, solipsisme, exhibitionnisme vide
et inutile, éloignés de toute « vraie » littérature… Voilà les termes un
peu simplistes – parce que tributaires d’une lecture strictement référen-
tielle – que l’on emploie souvent pour qualifier l’autofiction taillée sur le
ES
modèle français le plus en vogue depuis la fin des années 1980, d’abord
incarné par Hervé Guibert ou Philippe Sollers, puis rendu populaire par
Christine Angot, Camille Laurens ou Philippe Vilain. Cette tendance
littéraire qui s’est souvent trouvé au centre de polémiques sur la vali-
dité du « récit solipsiste » et de la « littérature-témoignage » pourrait, en
bref, être défini comme suit : récit rédigé à la première personne où le
nom du narrateur est identique à celui de l’auteur et où l’on entretient,
PR
65
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
comme beaucoup d’aspects de la société québécoise.
Ici, le basculement du subjectif dans l’universel prend donc les teintes
de la critique sociale, virulente et parfois même agressive. La narratrice, en
tout cas, est construite de cette manière, ce qui ne veut pas dire pour autant
que l’auteure le soit également. « Catherine » est en effet une construction
romanesque, à la fois alter ego et personnage, et comme auront tendance
à le confirmer les héroïnes des opus suivants de l’écrivain, elle appartient à
une lignée de figures féminines typiquement mavrikakiennes. Les indices
ES
de ces deux niveaux de lecture (le basculement du particulier dans l’uni-
versel et l’emploi du narrateur non seulement comme alter ego mais égale-
ment comme truchement romanesque) sont nombreux au sein du roman.
On en trouvera une manifestation, par exemple, dans la référence à Gui-
bert. En effet, tous les personnages masculins qui sont proches de la nar-
ratrice et qui mourront dans le roman se prénomment Hervé. Le livre est
d’ailleurs dédié à l’auteur. Le fait que la narratrice ait pour amis ou proches
PR
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L’autofiction québécoise
SE
Putain
67
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
son regard et de son désir qu’il suffit que ce désir se détourne d’elle et se
reporte sur des objets plus neufs pour qu’elle cesse de vouloir vivre. Ce
« roman fondateur » trouvera des échos dans la société où évoluera la nar-
ratrice adulte, n’offrant qu’une litanie de variantes obstinément fidèles à
leur origine : le rapport phallocentrique de domination homme-femme,
où les mâles possèdent tous les pouvoirs (financier, symbolique, sexuel) et
où les femmes, du moment qu’elles cessent d’être les « schtroumphettes »
(pour employer l’expression de la narratrice) moulées à des désirs qui en
réalité leur nient toute essence propre, ne méritent plus même d’exister.
[…] je cours les boutiques et les chirurgiens car il ne sert à rien d’avoir du
courage lorsqu’on est vieille, et puis la jeunesse demande tellement de temps,
SE
toute une vie à s’hydrater la peau et à se maquiller, à se faire grossir les seins
et les lèvres et encore les seins parce qu’ils n’étaient pas encore assez gros,
à surveiller son tour de taille et à teindre ses cheveux blancs en blond, à se
faire brûler le visage pour effacer les rides, se brûler les jambes pour que dis-
paraissent les varices, enfin se brûler tout entière pour que ne se voient plus
les marques de la vie, pour vivre hors du temps et du monde, vivre morte
comme une vraie poupée de magazine en maillot de bain. (Putain, p. 102)
68
L’autofiction québécoise
SE
mécanismes.
Ça va aller
les besoins du roman : Robert Laflamme. Toutefois, par le biais des titres
de ce romancier imaginaire, et de l’ensemble des caractéristiques que nous
fait découvrir la détestation acharnée de Sappho, le lecteur québécois peut
aisément identifier, derrière la caricature, la seconde grande figure de la
mythologie romanesque québécoise des années 1960 et 1970 : Réjean
Ducharme. Ducharme/Laflamme et Aquin, en quelque sorte, sont les
deux faces d’une même médaille, celle sur laquelle sont gravés les deux ver-
sants d’une allégorie du Québec culturel : l’un grandiose et fataliste mais
entièrement tourné vers le passé, la révolte, et l’autre plus « positif », mais
déplorable dans son désir maladif de plaire et son art se complaire – sans
parler de son rapport gênant de colonisé incurable avec le modèle fran-
çais, comme en témoigne une scène où la narratrice assiste à une soirée
SE
hommage à Laflamme dans les locaux de la délégation du Québec à Paris.
Quoi qu’il en soit, dans ce second roman de Catherine Mavrikakis,
qui est à proprement parler une fiction, l’autofiction n’est jamais loin. Elle
devient ici, en effet, le centre d’un pastiche virulent, et le lieu d’une cri-
tique acerbe sur le rapport du public à la figure de l’écrivain, et à la lec-
ture. Sappho-Didon Apostasias, qui voue sans l’avoir lu une haine incon-
trôlable à Robert Laflamme (ou davantage à son succès ?), va en effet se
ES
retrouver, littéralement, prise dans l’un de ses romans. Cela commen-
cera dès l’ouverture, lorsque tous les universitaires et intellectuels de son
entourage n’ont de cesse de lui dire combien, avec sa virulence un peu
adolescente, sa révolte, sa haine de la vie, elle rappelle l’une des grandes
héroïnes de l’écrivain honni, Antigone Totenwald (clin d’œil à la narra-
trice du roman le plus connu du « véritable » Réjean Ducharme, L’Avalée
des avalés 6). À bout de colère, Sappho finit par lire les romans de l’idole,
PR
par les dévorer, même, et plus elle avance, plus elle assimile ce qu’elle lit,
se rapprochant toujours davantage de l’héroïne à laquelle elle est censée
ressembler, devenant peu à peu, en tant que lectrice, le double du per-
sonnage sur lequel elle se projette. Cela finira par la mener à vouloir ren-
contrer le grand écrivain, qui la reconnaît également comme l’incarna-
tion de chair de son personnage de papier. Ils entretiendront une relation
intime faite de fascination et de détestation (représentative d’un certain
lien auteur-lecteur ?) et iront jusqu’à commettre, chacun de son côté, un
geste hautement symbolique : Laflamme s’appropriera Sappho-Didon
pour en faire le personnage central de son nouveau livre, une autofic-
70
L’autofiction québécoise
SE
c’est my ass... très littéralement. Et je pense que je vais le poursuivre, cette
espèce de gros plein de soupe. Je vais faire des incantations pour qu’il
crève d’une crise cardiaque en pelletant sa neige. (ça va aller, p. 88-89)
pas le suicide du véritable Hubert Aquin, qui eut lieu dans des circons-
tances différentes, que Sappho veut imiter, mais bien celui de son tout
premier narrateur, le héros d’un livre intitulé L’Invention de la mort 7, sou-
vent perçu comme autobiographique par les lecteurs, et repris (comme
ses autres livres d’ailleurs) pour expliquer de manière un peu simpliste la
mort de l’auteur réel. Cela souligne encore une fois la confusion et les
innombrables malentendus de lecture que dénonce le roman de Mavrika-
kis : entre réalité et littérature, impossible, désormais, de repérer la fron-
tière. C’est désormais la lecture anecdotique, référentielle, qui règne…
71
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Folle
Si, chez Mavrikakis, les enjeux liés à l’autofiction (sa lecture, sa réception,
etc.) sont développés dans une fiction pastichisante, chez Nelly Arcan,
dans Folle 8, ces enjeux sont représentés par le biais de la mise en abyme,
c’est-à-dire d’une autofiction portant sur l’autofiction et ses enjeux. L’in-
trigue est constituée par la longue missive adressée par la narratrice, « Nelly
Arcan », à l’homme qui vient de la quitter. Ils ont eu une aventure brève
mais intense, et surtout destructrice pour elle, qui nous annonce qu’à la
fin de cette démarche scripturale, elle mettra fin à ses jours.
Sous les apparences du roman intimiste, témoignage autobiogra-
SE
phique d’une femme blessée, Arcan développe, en travaillant plusieurs
réseaux, une critique extrêmement fine et virulente de l’autofiction et de
sa réception, tant au Québec qu’en France. Les deux protagonistes, la
narratrice et celui auquel elle s’adresse en disant « tu » tout au long du
récit, sont en effet porteurs de plusieurs identités, représentants d’une
multitude de catégories, à partir desquelles Arcan développe une réflexion
sur et une récupération de la réception de son propre roman, Putain…
ES
Ainsi, la narratrice est auteure à succès et son destinataire est journa-
liste qui rêve non pas d’écrire, mais de publier. Elle est une ex-prostituée
et il est consommateur de pornographie sur internet. Elle est québécoise
et il est français. Elle est « émotive » et il est « rationnel », elle est exhibi-
tionniste et il est voyeur, etc. C’est donc l’occasion pour Nelly Arcan d’une
critique à la fois des rapports homme-femme, des rapports auteur-lecteur,
des rapports journaliste-auteur, public-auteur, client-prostituée, France-
PR
Québec, par le biais d’un récit où l’emploi du « tu » finit par provoquer
chez le lecteur une confusion entre lui-même et le destinataire du texte.
Il suffit de donner en exemples quelques extraits du roman pour que
s’éclaire ce second niveau de lecture, permis par la mise en abyme : « Selon
toi le monde des médias ressemblait beaucoup au milieu de la prostitu-
tion, les journalistes étaient des clients qui aimaient beaucoup découvrir
la chair fraîche », écrit la narratrice, « quand ils tombaient sur un nouveau
jouet, ils le mettaient en circulation, ils se le passaient entre eux » (Folle,
p. 54). Ou encore : « […] cette première fois où tu m’as vue à la télé, tu
n’as pas pensé que la lentille des caméras agrandissait les gens en leur don-
nant la même capacité de saturer l’espace, tu n’as pas pensé que les gens
72
L’autofiction québécoise
SE
ports France-Québec) les deux pôles de l’acte de lecture, Arcan émet une
critique virulente de ce qu’est devenue la lecture dans notre société où les
écrivains sont désormais tenus d’être à la fois top-modèles, et communi-
cateurs médiatiques et médiatisables. Pour reprendre les mots de l’auteure
lors d’un entretien accordé au magazine Spirale en 2007, « le message
qui se déploie dans l’écriture […] ne peut pas être délivré dans l’instan-
tanéité, dans ces flashes, ces “mouches à feu” par lesquels les auteurs sont
ES
appelés à se promouvoir. » 9
L’intrigue de Folle se clôt à la veille du trentième anniversaire de la
narratrice, date programmée de son suicide – écho avec la fin de ça va
aller, où l’on a néanmoins le temps d’assister au sauvetage de Sappho-
Didon et donc à l’échec de sa tentative de s’enlever la vie. Dans le cas de
la narratrice de Folle, on sait seulement que la romancière qui l’a créée
a décidé de mettre à mort son propre personnage… L’expression « son
PR
73
Parodies, pastiches, réécritures
tout à la fois, tant il est vrai que dans une société du spectacle qui dépasse
aujourd’hui toutes les plus sombres analyses de Guy Debord, ce sont les
auteurs qui disparaissent et réapparaissent au gré d’un public de plus en
plus fantasque, et sans cesse renouvelé. Folle, ou tentative tragiquement
vouée à l’échec de récupérer une récupération sauvage et outrancière, de
la part d’une auteure dont, on le sait, on n’aura plus guère l’occasion de
lire les œuvres…
SE
La récupération de l’autofiction dans le second roman de Nelly Arcan
rappelle donc un modèle méconnu qui, en France, est resté dans l’ombre.
Modèle pourtant fondateur, celui de Serge Doubrovsky, inventeur en 1977
du vocable autofiction et qui, comme Arcan, récupérait la réception de ses
propres romans par le biais de la mise en abyme dans le roman suivant. Le
pastiche mavrikakien, lui, peut rappeler un autre modèle, plus près de la
tradition anglo-saxonne, que l’on retrouvera à la même époque autant au
cinéma avec Adaptation 10 de Charlie Kaufman et Spike Jonze, ou encore
ES
dans Lunar Park 11, le mémorable roman de Bret Easton Ellis. Dans les
deux cas, le pastiche et la mise en abyme sont le lieu d’une réflexion à la
fois douloureuse, acerbe et sans complaisance sur la lecture et la récep-
tion contemporaines de l’œuvre littéraire, dans une société du spectacle
où lecteur lambda comme professionnels du livre sont de plus en plus
incapables de résister à la tentation référentielle, à la recherche effrénée
du témoignage. Pour preuve, les conséquences médiatiques et publiques,
PR
74
L’autofiction québécoise
SE
ES
PR
PR
ES
SE
Dominique D. Fisher
SE
Seuls 1 porte pour sous-titre « Chemin, texte et peintures ». Ce texte n’ap-
partient à aucun genre et à tous les genres, il « chemine » entre théâtre, lit-
térature, peinture et photographie. Il convoque des genres, des discours
et des références culturelles d’origines multiples tout en se différenciant
des modèles qu’il interpelle, et ce faisant, il procède d’une transtextua-
lité extra-littéraire et diversifiée. Se donnant comme le produit et la trace
ES
d’une pratique théâtrale polymorphe, Seuls présente un cas particulier de
transposition d’écriture scénique 2. Il permet non plus la rencontre mais
un échange ou une mise en dialogue entre plusieurs arts et médias sur
l’espace de la page. Wajdi Mouawad prétend toutefois n’avoir rien pro-
duit d’original avec Seuls et travailler dans le sillage de Robert Lepage ou
de François Tanguy. Comme Lepage avec Ex Machina et Tanguy avec le
Théâtre du Radeau, Mouawad cesse de faire du théâtre l’objet unique de
PR
77
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
ralité suppose une mise en dialogue, un échange et une transformation
continue des cultures, mais ne s’y limite pas. Clément Moisan et Renate
Hildebrand l’appliquent aux écritures dites « migrantes » et aux écritures
qui se déplient dans le contexte culturel globalisant contemporain, que
les auteurs soient issus de l’immigration ou non. La transculturalité met
l’accent sur l’espace du trans : un espace de traversée des cultures, de
transformation, et de transposition qui agit aux niveaux de la forme et
ES
du contenu 7. La transculturalité englobe de ce fait la transtextualité et
la transforme. En d’autres termes, la transtextualité dans ce cas déborde
le cadre littéraire et engage une énonciation qui transporte et traverse
diverses cultures. En éliminant le dualisme scène/texte et en visant à faire
de l’écriture un « spectacle de théâtre », à partir d’une pratique scriptu-
rale hétérogène, en l’occurrence la « polyphonie d’écriture », Seuls pro-
cède bien de la transculturalité. Cependant le traitement de la transcul-
PR
turalité revêt une particularité supplémentaire dans ce cas, car elle est
indissociable d’une transdisciplinarité qui met en dialogue différents sys-
4. Voir R. Charest, Robert Lepage. Quelques zones de liberté, Québec, L’Instant même, 1995,
p. 207. Les références ultérieures à cet ouvrage apparaîtront sous l’abréviation RL.
5. J’emprunte ce terme à Chantal Hébert : « une pratique scénique collective qui témoigne
de la réinvention des cadres poïétiques actuels où dramaticité et théâtralité s’écrivent de
pair dans une relation dialogique pour constituer une dramaturgie globale ou un théâtre
de la complexité qui émerge organiquement des interactions qui se tissent entre jeu, écri-
ture et mise en scène, à la croisée de la technique et de l’artistique » (« Le lieu de l’ac-
tivité poïétique de l’auteur scénique. À propos du Projet Andersen de Robert Lepage »,
Voix et images, vol. 34, no 3, 2009, p. 36).
6. Voir P. Pavis, The Intercultural Performance Reader, New York, Routledge, 1996, p. 6.
7. Voir C. Moisan et R. Hildebrand, Ces étrangers du dedans, Québec, Nota bene, 2001,
p. 208.
78
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad
SE
Polyphonie d’écriture et mise en crise
des modèles lepagien et artaudien
(Seuls, p. 11). La question qui se pose alors est d’ordre poétique : com-
ment écrire « court » et « dense » (Seuls, p. 11).
Mouawad s’inscrit dans la filiation artistique d’Artaud et de Lepage
mais s’en écarte, car il se situe dans un contexte post-orientaliste et trans-
culturel. Là où Artaud cherche dans le théâtre balinais, du moins tel qu’il
l’avait vu à l’Exposition universelle, l’expression parfaite de la poésie dans
l’espace, Mouawad part de ses propres spectacles pour trouver un moyen
de transposer sur la page la poésie du spectacle. Avec Seuls, il s’agit dans
un premier temps de dépasser le « bavardage narratif » ou le « lyrisme »
qui étaient encore à l’œuvre dans la trilogie : « Je cherchais un moyen de
tuer le bavardage qui jusque-là était le mien » (p. 12), et du même coup
de dépasser un langage théâtral centré sur le rapport « mot/acteur ». Il
s’agit aussi de transposer sur le support de la page « la poésie du spectacle »
79
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
(p. 44), telle qu’elle lui apparaît dans les solos de Lepage, dans l’espace
du cadre 8, c’est-à-dire dans « l’espace situé derrière le personnage » (ibid.).
Or, c’est dans l’espace du cadre que Lepage met en signe l’identitaire dans
un contexte mondialisé et comme donnée plurielle et fluctuante. Chez
Mouawad, non seulement la transculturalité recycle les modèles artaudien
et lepagien pour mettre en page une nouvelle « polyphonie d’écriture »,
mais la référence identitaire dans un cadre transculturel s’avère pour le
moins problématique et elle enferme une certaine violence.
L’écriture de Seuls se déplie très vite dans un geste ludique et paro-
dique 9 teinté de violence vis-à-vis de la cruauté d’Artaud et de l’écriture
scénique de Lepage :
SE
Cela [la polyphonie d’écriture] ne peut pas être que musculaire. On ne
change pas la position d’un corps simplement en le redressant comme ça.
Pour cela, il faut une aventure. Il faut partir sur la lune. Il faut tomber de
haut. Il faut mourir, casser l’outil qui nous a permis de survivre jusque-là,
il faut le haïr, le tuer même, le manger, le mâcher, le digérer, le chier et
le regarder pourrir. (p. 11)
8. Le cadre peut être un écran, des photos, un castelet, ou des soji comme dans Les Sept
Branches de la rivière Ota.
9. J’entends par parodie : « une forme de répétition avec une distance ironique et critique
marquant plus la différence que la similarité » (« a form of repetition with ironic critical
distance, marking difference rather than similarity », L. Hutcheon, A Theory of Parody,
p. xii ; je traduis). La parodie pour Hutcheon ne se limite pas à la littérature mais s’étend
à tous les arts, qu’il s’agisse d’arts visuels, de cinéma, d’architecture, de musique, et
englobe le domaine culturel. Dans les productions artistiques postcoloniales, la diffé-
rence est particulièrement marquée, car la parodie constitue une réponse, une réécriture
et un recodage des discours dominants et crée de « nouvelles formes hybrides » (« new
hybrids forms », ibid. ; je traduis).
80
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad
SE
Lepage. Il s’en détourne cependant d’un point de vue formel et théma-
tique ; d’une part, par son traitement exacerbé de l’autofiction et d’autre
part par son usage parodique des quiproquos et des rendez-vous man-
qués à la Lepage. Dans Seuls, l’autofiction est inséparable de la problé-
matique identitaire, de l’exil et du retour impossible à la langue d’origine,
en somme de la mise en crise du sujet. La série de rendez-vous manqués
de Harwan avec Lepage, à Montréal et au musée de l’Ermitage à Saint-
ES
Pétersbourg, souligne les différences entre Mouawad et Lepage et tient lieu
de pré-texte à la trouvaille d’une « polyphonie d’écriture » transculturelle.
Dans les notes de Seuls, Mouawad, aux prises avec la dérive identi-
taire et l’impossible retour, affirme travailler en contrepied de Lepage :
J’ai souvent été frappé par le fait que les histoires racontées par Robert
Lepage mettaient toujours en scène un personnage qui, quittant sa mai-
PR
SE
Les notes de Seuls indiquent que la violence textuelle est contingente
des circonstances dans lesquelles le solo prend corps : « Au moment où je
suis en train de prendre ces notes et de vivre avec tout cela, nous sommes
en août 2006 et l’armée israélienne bombarde le Sud-Liban » (p. 78).
Pourtant, ajoute Mouawad : « Aucune de mes pièces ne comprend le
mot Liban » (ibid., p. 78). Or, Seuls, dans les notes et le texte, comprend
des références explicites au Liban, à la guerre et à l’exil. Dans la trilogie,
ES
ces références sont signifiées par la violence textuelle (mélange d’arabe
libanais, de joual, d’argot parisien) et le recours à la structure répétitive
ou circulaire des pièces et au conte (oriental). Dans Seuls, non seulement
le Liban, la guerre, l’exil sont nommés, mais ils imprègnent la forme et
les thèmes, comme le montrent le recours au plurilinguisme et aux fan-
tasmes ou la simulation de mise à mort du personnage de Harwan et de la
figure paternelle. La violence textuelle signe le retour d’évènements trau-
PR
10. « Mais mes parents, qui ne se doutaient de rien, ont déménagé en France pour attendre
la fin de cette guerre qui ne s’est jamais terminée. Alors, à force d’impatience, j’ai tendu
82
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad
Comme l’a montré Simon Harel, chez les auteurs dits « migrants » pour
qui le rapport au territoire (d’origine et d’accueil) s’avère traumatique, la
transculturalité relève de la cruauté d’Artaud 11. Rappelons que chez Artaud,
la cruauté s’entend dans un sens métaphorique mais aussi littéral. Il s’agit
par le langage de la scène de choquer le spectateur, de le ramener aux ori-
gines du théâtre (en l’occurrence oriental) en exploitant la dissonance, le
hiéroglyphe et l’état spectral des personnages : « Je propose donc un théâtre
où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du
spectateur comme dans un tourbillon de forces supérieures. » 12
Si le théâtre de la cruauté prend des tons prophétiques et en appelle
à la fonction magique du langage et à la « métaphysique », il ne s’en situe
pas moins dans une certaine politique de la représentation. Il s’agit d’al-
SE
lier théâtre et vie, de dégager le théâtre du mimétisme et de l’emprise de
l’institution occidentale (française) du moment (axée sur le théâtre litté-
raire ou récitatif) et de choisir des thèmes qui correspondent à « l’agita-
tion de [son] époque » (TD, p. 190) tels que la colonisation et « la période
angoissante et catastrophique qui s’annonce » (p. 132). Artaud va même
jusqu’à dire : « Tout ce qui est dans l’amour, dans le crime, dans la guerre,
ou dans la folie, il faut que le théâtre nous le rende » (p. 133). C’est bien
ES
dans ce sillage que se situe le Théâtre du Radeau de Tanguy. Comme l’a
avancé Bruno Tackels, on assiste à une mise en crise des modèles euro-
péens de théâtre, qu’ils s’inscrivent dans un cadre narratif ou minima-
liste : « Tous les artistes se trouvent finalement confrontés à la même dif-
ficulté : Comment dire la situation actuelle – le drame politique moderne,
celui qui ensanglante le siècle des guerres mondialisés – avec des outils qui
ne sont plus adéquats ? (FT, p. 11). La politique du Théâtre du Radeau ne
PR
ressort pas « par ce qui s’y raconte, mais par cette manière de sortir des
hiérarchies de la représentation, par sa manière d’être et d’exposer les
conflits, par sa manière de mettre en crise le sujet » (ibid., p. 53). Seuls de
Mouawad s’inscrit également dans cette visée d’un point vue formel et thé-
matique : dans sa mise en crise du sujet aussi bien que dans son traitement
la main et j’ai attrapé le premier objet qui pouvait, un tant soit peu, ressembler à une
kalachnikov, et ce fut un crayon Pilote taille fine V5. Les mots allaient devenir des car-
touches ; les phrases, les chargeurs ; les acteurs, les mitrailleuses ; et le théâtre, le jardin.
Troc pour troc, donnant, donnant » (W. Mouawad, « Je t’embrasse pour finir », Pour
une littérature-monde, M. Le Bris et J. Rouaud éd., Paris, Gallimard, 2007, p. 187).
11. Voir S. Harel, Braconnages identitaires, Montréal, VLB, 2006, p. 57-63.
12. A. Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1936, p. 128. Les références ulté-
rieures à ce texte apparaîtront sous l’abréviation TD.
83
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Si chez Artaud la référence à l’Orient confère à la parole le statut d’ob-
jet et vise à rethéâtraliser le théâtre et à en faire un spectacle total, chez
Mouawad, on se situe dans un contexte autre : postdramatique, post-
orientaliste, postcolonial et transculturel. L’Orient cesse d’être le modèle
théâtral ou bien encore la référence principale comme chez Mnouchkine,
et le théâtre, comme spectacle total, cesse d’être le modèle générique à
suivre. Il s’agit bien, comme chez Lepage, de dépasser le genre théâtral en
ES
ayant recours aux multimédias et en alliant « techno et ethno », mais dans
une démarche opposée à celle de Lepage. Le modèle théâtral recyclé est
cette fois occidental, quand bien même il serait situé dans une perspective
transculturelle. La référence à l’Orient chez Lepage dans La Trilogie des
dragons sert de métaphore à la question identitaire dans un cadre (trans)
culturel au Québec comme l’avance Jennifer Harvie, mais, selon elle, elle
est teintée d’orientalisme dans son usage du cliché et du « je ne suis jamais
PR
13. Voir J. Harvie, « Transnationalism, orientalism, and cultural tourism : La Trilogie des
dragons and Seven Streams of the River Ota », Theater sans frontières. Essays on the Dra-
matic Universe de Robert Lepage, J. Donohoe et J. Koustas éd., East Lansing, Michigan
State University Press, 2000, p. 109-125.
14. Voir « Robert Lepage and the languages of spectacle », ibid., p. 223-224.
15. L. Fouquet, L’horizon en images, Québec, L’Instant même, 2005, p. 296. Les références
ultérieures à cet ouvrage apparaîtront sous l’abréviation HI.
84
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad
SE
J’apprends le français à onze ans (Seuls, p. 111)
SE
exemple, peindre une première image entièrement dans des tons de rouges,
puis retravailler avec d’autres séries de couleurs. Le spectateur ne voit pas
le rouge, mais il peut sentir son effet sur les couches supérieures. Le même
sujet est donc peint en cinq, six, sept couches avant qu’on arrive au résul-
tat final : le sujet n’est pas du tout plaqué sur la toile. (Ibid.)
Sous cette note transcrite en blanc sur fond gris clair transparaissent
des tracés en noir, coups de pinceau ou esquisses d’alphabet arabe. Cette
86
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad
SE
me ramène au tableau de Rembrandt, comme si dans ce tableau il y avait
une réponse, ou une indication, du moins une clé que je n’arrive pas à
voir alors qu’elle me crève les yeux » (p. 49).
Ce qui se tient dans le hors-cadre du tableau, la zone d’ombre, touche
moins au rapport père-fils, au geste difficilement compréhensible du père
qui pardonne qu’à une absence, une perte. Le retour au tableau de Rem-
brandt révèle que c’est moins le rapport père-fils qui entre en jeu, bien
que présenté sous un angle conflictuel dans Seuls, que celui de l’absence
ES
ou de la mort de la mère, laquelle renvoie une fois de plus à la perte de
la langue maternelle (p. 69).
Dans la scène finale de Seuls, Harwan entre dans l’image vidéo du
Retour du fils prodigue. Cette déchirure de l’espace pictural (au sens litté-
ral et figuré) met en signe le fantasme de Harwan de retrouver la langue
d’origine en prenant la place du fils prodigue et en se tournant vers la pein-
ture. Il s’agit de retrouver cette langue comme le fils prodigue retrouve le
PR
16. Mouawad parle ainsi du poids du silence dans sa famille et dans son éducation : « J’ai été
très traumatisé par le fait qu’on n’a pas été capable de me raconter les événements qui
ont marqué ma vie de façon majeure et qui l’ont transformée durablement. La guerre
du Liban ne m’a jamais été racontée. On était incapable de me dire qui tirait sur qui,
pour quelles raisons et pourquoi tout cela avait commencé. Il y a donc chez moi une
réelle obsession, un besoin viscéral de comprendre pourquoi je suis ce que je suis, pour-
quoi je suis québéco-franco-libanais. Si je suis cela, c’est bien parce qu’il s’est produit
dans le passé quelque chose qu’on n’a pas été capable de m’expliquer » (propos recueillis
par Georgia Makhlouf, entretien « Wajdi Mouawad, l’écrivain qui chemine vers le pays
perdu de son enfance. » En ligne, [URL : http://www.comediedebethune.org/admin/
les_docs/docs/Fichier/Spectacles/090522033915.pdf]).
87
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
et le pays d’origine, par les couleurs et les mots, signe le retour impos-
sible à l’origine. C’est aussi ce que montre dans Seuls le recours à la série
de Photomaton et à la peinture corporelle.
L’usage du Photomaton établit à nouveau des points de convergence
et de divergence entre Lepage et Mouawad dans leur usage de la photo
et de l’image-vidéo, dans leur conception de l’écriture scénique, et dans
leur traitement de la transculturalité.
ES
Si d’ordinaire le Photomaton « illustre la tentation de contrôler le ça
a été, la photo au miroir » (HI, p. 117), la manière dont Lepage l’exploite
signe « le temps révolu d’une preuve d’une présence » (ibid., p. 116) et
vise à spectraliser le personnage. Dans Seuls, Mouawad a aussi recours au
miroir pour se détourner du mimétisme, du déictique « ça a été » dont
parle Roland Barthes, et pour atteindre un certain de degré de déperson-
nalisation, en somme pour perdre l’aura de la photo. La série de Photo-
PR
maton prise dans des gares ou des aéroports répond bien au désir de se
spectraliser : « Ne pas me regarder dans le miroir […]. Ôter mes lunettes
pour profiter de ma myopie qui m’empêche de juger mon visage […]. Gar-
der un visage neutre. Ne rien affecter ni au regard ni au reste du visage »
(Seuls, p. 50). Or, malgré la tentative d’échapper au miroir et à la pose,
de spectraliser le sujet et d’effacer la subjectivité, l’aura n’en disparaît pas
pour autant. Elle finit au contraire par découvrir une présence. Comme
l’a montré Susan Sontag, les photos avec le temps acquièrent une aura
et leur exposition dans des musées et des galeries leur confèrent un cer-
tain caractère d’authenticité 17. La photo s’avère ainsi problématique dans
88
Le cas de Seuls de Wajdi Mouawad
SE
avec les images d’archives » (p. 167). Chez Mouawad, la vidéo simule aussi
le réel. L’image vidéo, que l’on retrouve transposée dans les notes de Seuls,
simule la défenestration de Harwan et l’échange avec le fils prodigue de
Rembrandt. Elle signe par ailleurs le caractère spectral de ce personnage
aussi bien que son entrée dans le cadre.
Chez Lepage, le cadre sert aussi à faire de l’espace scénique un espace
« architexturé » et hybride et à mettre en scène l’acteur polysémique ou l’ac-
teur effigie. Cependant, au lieu de mettre l’accent sur la déshumanisation
ES
de l’acteur comme chez Gordon Craig, Jarry ou Artaud, l’acteur-effigie
montre, par la « cohabitation de l’ombre et de l’acteur, de la projection et
de l’homme », que « l’identité et l’existence du personnage ne sont jamais
stables » (p. 75) et que, par ailleurs, l’imaginaire en fait partie. Dans le solo
Le Projet Andersen, l’acteur-effigie « est tour à tour auteur québécois, direc-
teur d’un programme de l’Opéra de Paris, un voisin américain, Andersen,
une de ses fréquentations féminines, un jeune Marocain, etc. » (p. 69).
PR
SE
tiques d’origines diverses dans un contexte postcolonial d’après-guerre.
Elle exploite ainsi de nouveaux modes d’inscriptions du visuel dans l’écri-
ture en ayant recours à une pluralité dialogique entre poésie, théâtre,
peinture (toiles de musée et peinture corporelle), photo, image vidéo, et
écriture corporelle. Du même coup chaque art et média se trouve trans-
formé et sort de son cadre habituel, et de nouveaux dialogues s’établis-
sent entre écriture scénique, peinture et écriture corporelle. Ce faisant, la
ES
polyphonie d’écriture s’articule autour des questions de la délocalisation,
de la perte de la langue d’origine et de la mémoire. Seuls met bien en crise
les modèles qu’il recycle aussi bien que le positionnement du sujet vis-
à-vis de la question identitaire et de la mémoire historique. C’est ainsi que
Harwan, après s’être symboliquement mis à mort et avoir tenté de s’ef-
facer à plusieurs reprises, par le biais de cadres multiples (photo, image
vidéo, peinture) et par le biais de la peinture corporelle, peut traverser la
PR
SE
La question des modèles dans les littératures francophones me semble
être une des plus fécondes et des plus éclairantes que l’on puisse envisa-
ger pour établir le statut particulier de ces littératures caractérisées par
une quête de légitimité souvent exacerbée et par des rapports complexes
ES
avec la littérature française de France. La mise au jour des modèles, de
leur provenance, de leur fonction peut constituer une pierre de touche des
tensions sous-jacentes et des rapports de force, des alliances stratégiques
et des paradoxes des littératures francophones partagées entre la néces-
sité de se distinguer et l’obligation de s’associer, ce qu’on a aussi appelé
la différenciation et l’assimilation 1 ou l’orientation centripète et l’orienta-
tion centrifuge 2. L’adoption et l’abandon de certains modèles extérieurs
PR
91
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
même de l’Acadie, mais elle prend vraiment son envol à la fin des années 1960,
avec l’arrivée de la romancière et dramaturge Antonine Maillet, qui réus-
sira l’exploit, toujours unique chez un écrivain francophone d’Amérique
du Nord, de remporter le prix Goncourt. C’était en 1979 avec le roman
Pélagie-la-charrette 4. Comme dans beaucoup de littératures émergentes, la
poésie est le genre privilégié par les écrivains acadiens et Antonine Maillet
garde d’autant plus facilement la première place chez les romanciers que
ES
les émules qu’elle suscite tenteront d’exploiter la même veine des récits du
terroir où ils ont peu de chance d’égaler le modèle original.
C’est dans ce contexte qu’émerge la romancière dont il sera question
ici. France Daigle, qui a publié dix romans entre 1983 et 2002, reste encore
aujourd’hui, après Antonine Maillet, la romancière acadienne la plus com-
mentée à l’intérieur et à l’extérieur de l’Acadie. Je chercherai la présence
d’un modèle ou d’une forme de réécriture dans ses premiers romans, soit
PR
92
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne
SE
écriture plutôt que l’écriture d’une aventure » 6. Plusieurs commentateurs
ont été tellement désorientés qu’ils ont considéré ces textes comme de la
prose poétique et non comme appartenant au roman 7. Les premières fic-
tions de France Daigle prennent ainsi une distance maximale par rapport
à celles de la romancière la plus en vue de l’Acadie, Antonine Maillet, qui
vient d’être consacrée par le Goncourt pour un roman qui puise dans la
langue et la tradition populaires, qui met en scène des personnages pay-
ES
sans tirés d’un empremier plus ou moins lointain et dont la caractéristique
dominante est la truculence rabelaisienne. France Daigle ne fait donc pas
partie des imitateurs d’Antonine Maillet, assez nombreux à l’époque en
Acadie, mais dont la plupart sont disparus de la scène littéraire.
Quels ont donc été les modèles de France Daigle et pour quelles rai-
sons ? L’examen de cette question permettra aussi d’expliquer pourquoi
Antonine Maillet n’a pu lui servir de modèle.
PR
Le fait que la figure de Marguerite Duras plane sur les premiers romans
de France Daigle est attesté aussi bien par les déclarations de l’auteur
elle-même que par les rapprochements effectués par la critique. Certes,
dans une petite littérature émergente comme la littérature acadienne des
années 1980 et pour un écrivain aussi déroutant que France Daigle, la
réception critique est mince. Mais si presque tous les critiques s’entendent
pour souligner la modernité 8 de l’écriture de Daigle, quelques-uns font
93
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
ici évidente. » 11 Plus loin, elle ajoute : « Comme chez Marguerite Duras,
la parole va donc se mouvoir ici dans une “zone intérieure de silence où
se fait le dire du pouvoir d’entendre et que les voix peuvent envahir des
échos de paroles en fragments” » (p. 125) 12. Le fait que sur un nombre
d’articles assez restreint trois critiques fassent le même rapprochement
doit être retenu comme un phénomène significatif.
En plus de ces traces écrites, il ne faut pas négliger, dans le contexte
ES
d’une petite littérature, les réactions de vive voix que les lecteurs et lec-
trices peuvent transmettre à l’écrivain et qui sont parfois plus importantes
que les critiques publiées. Dans une conversation avec France Daigle,
celle-ci a confirmé que ces réactions ont assez souvent fait état de res-
semblances perçues avec l’œuvre de Duras, qui connaît à cette époque
un essor considérable grâce au prix Goncourt pour L’Amant 13 en 1984. Il
est normal que France Daigle soit un peu agacée par ces rapprochements,
PR
94
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne
car tout écrivain préfère sans doute se voir attribuer une originalité fon-
damentale plutôt que l’imitation de prédécesseurs aussi illustres soient-
ils. La problématique de la réécriture apparaît liée au dilemme de l’écri-
vain moderne partagé entre, d’une part, la nécessité de s’insérer dans un
cadre déjà bien établi par une longue tradition et, d’autre part, l’obliga-
tion d’innover. Même en choisissant comme modèle un écrivain d’avant-
garde comme Marguerite Duras, France Daigle n’est pas dispensée du
devoir de faire preuve d’une certaine originalité.
La Beauté de l’affaire sera l’occasion pour la romancière acadienne
d’effectuer ces réajustements face au risque d’une perception réduite de
son originalité. Comme on le verra, la réécriture de Duras est donc à la
fois voulue et mise à distance et c’est la raison pour laquelle je la qualifie
SE
de réécriture ambiguë. Répondant en quelque sorte aux perceptions de
la critique, France Daigle sent donc le besoin d’aborder la question de
front dans ce roman publié en 1991. Trois passages de l’œuvre se réfèrent
directement à la romancière française :
Sa dette à Duras. Comme tout le monde elle a joué, une fois, à India
Song, répétant nombre de demi-phrases avec cette ardeur monotone, en
posant son regard translucide ici et là sur les fissures des murs, les bras
ES
des fauteuils, les ferrures vieillottes de la chambre de pension surchauffée
mais mal éclairée. (BA, p. 10) 14
14. Désormais les références au roman La Beauté de l’affaire seront indiquées par le sigle BA,
suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
95
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Encore une fois, l’allusion à Duras est suivie d’un passage qui pour-
rait rappeler un motif de plusieurs romans de Duras : des enfants laissés à
eux-mêmes qui passent des journées entières dans les arbres. La roman-
cière se défend avec ironie de références cachées à Duras en les mettant
bien en évidence.
L’ironie du troisième passage est encore plus évidente : « Duras, elle,
au moins, remplit ses pages. Les livres coûtent cher. Personne n’aime à
se faire avoir » (BA, p. 21). J’ai signalé plus haut que les premiers romans
de France Daigle n’utilisent qu’une petite partie de la page.
Il y a donc une forme de déni ou du moins une volonté de réduction
de l’influence de Duras sur ses livres de la part de la romancière France
Daigle. Dans le langage médiatique américain actuel, on pourrait dire
SE
que l’auteur est en mode de damage control, qui consiste à reconnaître
une faute pour mieux en limiter les dégâts.
Cependant, dans des entretiens plus tardifs, alors qu’il n’y a plus de
doute que la romancière a trouvé un style personnel très original, elle
revient avec candeur sur l’influence de Duras et montre la place impor-
tante qu’elle a occupée dans le dynamisme initial de son œuvre. Dans un
article de L’Actualité au sujet de France Daigle, Mélanie Saint-Hilaire
ES
écrit : « C’est […] un film qui lui donne l’envie d’écrire : India Song de
Marguerite Duras. » 15 Citant France Daigle, elle poursuit :
Certains auteurs écrivent avec profondeur ; moi, j’aspire à une légèreté
signifiante, explique-t-elle. Comme Milan Kundera, Leonard Cohen, Bob
Dylan. Duras m’a montré qu’on peut écrire comme on veut. Le goût
d’écrire m’est venu comme ça, avec les œuvres modernes. (Ibid, p. 68)
guerite Duras fait partie de ses auteurs préférés : « […] c’est vrai que tous
les écrivains que je préfère (Jack Kerouac, Marguerite Duras, Lawrence
Durrell et [Milan Kundera]) sont des “déracinés”[…]. » 16 Si Duras devient
un de ses auteurs préférés, on peut supposer qu’aux quelques livres lus
avant 1983 17 viennent s’en ajouter de nombreux autres. C’est ce qu’elle
confirme dans une entrevue accordée à Monika Boehringer : « De Mar-
guerite Duras, j’ai fini par lire pas mal de livres, mais pas tout. » 18
15. M. Saint-Hilaire, « Je suis manière de proud de toi », L’Actualité, vol. 27, no 3, 1er mars
2002, p. 67-68.
16. G. Bourgault-Côté, « Littérature de l’exil », Le Soleil, 29 septembre 2001, p. D10.
17. Voir ici-même infra.
18. M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », Voix et
images, no 87, printemps 2004, p. 21.
96
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne
SE
rielle 20 et La Beauté de l’affaire (« texte sans début ni fin », « méfiance
envers le langage »), ou encore avec Détruire dit-elle 21 (« révolte du per-
sonnage féminin »). Avec L’Amant de la Chine du Nord 22, elle trouve en
commun le discours répétitif et une certaine qualité du regard, à la fois
sobre et envoûtant.
Suivant la même piste laissée par l’auteur dans La Beauté de l’affaire,
Véronique Roy pour sa part établit, comme caractéristique commune aux
ES
deux œuvres, le désir de transparence de l’écriture qui se traduit par une
« prose elliptique » et un « style dépouillé » : « Cet effet de miroir, où se
côtoient les textes de Marguerite Duras et de France Daigle, révèle un lien
de réciprocité entre le silence et la transparence du langage qui convergent
vers une expérience de la littérature libre de toute contrainte. » 23 Mention-
nons enfin que Cécilia W. Francis compte Marguerite Duras au nombre
des écrivains qui ont influencé les premières œuvres de Daigle : « Dans
PR
97
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
dans L’Homme atlantique 26, récit aéré de 31 pages, ou encore dans La
Maladie de la mort 27, qui compte 61 pages. Les romans de Daigle dont
il est question ici ont entre 54 et 141 pages, qui ne sont remplies qu’au
tiers ou à la moitié et parfois ne comportent qu’une seule ligne de texte.
En cherchant dans les textes brefs de Duras publiés avant 1983, date de
la publication du premier roman de Daigle, il est facile de dresser la liste
des textes qui ont pu servir de modèles, même de manière très générale,
ES
à l’auteure. La question posée directement à celle-ci et l’inventaire de sa
bibliothèque ont permis de confirmer qu’elle avait lu avant 1983 L’Homme
atlantique, La Maladie de la mort et L’Été 1980 28 et qu’elle avait été une
spectatrice très intéressée du film India Song. La confrontation de ces
ouvrages de Duras et des premiers romans de France Daigle permet en
effet de dégager certains traits communs 29.
Le premier tient à la grande indétermination du texte avec des per-
PR
sonnages désignés par les pronoms « il » ou « elle » repris souvent dans la
même phrase : « Elle, ce qu’elle en dirait elle. Ce qu’elle en dit parfois » (SJ,
p. 12 30). Parmi les éléments les plus reconnaissables et les plus pastichés du
style de Duras, on note la reprise inversée de certains éléments de la phrase
98
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne
dans une espèce de ratiocination rythmée, livrée dans une syntaxe orale
et elliptique : « Les bateaux ne passent pas ici, jamais les bateaux » (ibid.).
En plus de la syntaxe particulière, le motif très durassien des bateaux qui
passent ajoute encore à la similitude des deux écritures. Daigle reprend
aussi l’usage durassien, relevé par Dominique Noguez 31, d’une forme de
conditionnel comme si une histoire était en train de s’inventer au fil de
l’écriture : « Ce qui se passerait ici. […] Quelqu’un qui arriverait quand
nous ne sommes pas là » (SJ, p. 28). Daigle a aussi recours aux phrases
composées d’un seul infinitif, d’un seul adjectif : « Cracher », « Fumer »,
« Jeunes », « Absorbés » (SJ, p. 10). La syntaxe particulière de Marguerite
Duras est reconnaissable entre toutes et celle de France Daigle prend les
mêmes raccourcis. Comparons cette phrase de Daigle : « Les petits alors,
SE
quand ils se mettent à être dans nos bras comme jadis les fauteuils quand
nous nous mettions à être dedans » (SJ, p. 108), à celle-ci de Duras : « Vous
êtes resté dans l’état d’être parti. » 32
Dans la référence à Duras relevée plus haut dans un roman de Daigle,
cette dernière résume le style de Duras en parlant de la répétition de demi-
phrases avec une ardeur monotone. La répétition de phrases elliptiques
est bien le trait commun le plus présent entre les deux textes. Les ressem-
ES
blances de la tonalité, à la fois langoureuse ou lasse et ardente, passionnée
par moments, complètent le rapprochement. La rencontre des thèmes et
des situations apporte la touche finale au croisement des textes. La mer est
omniprésente chez l’une comme chez l’autre puisque les trois romans de
Duras que nous avons cités se passent devant la mer comme les deux pre-
miers romans de Daigle. Le thème de l’amour est tout aussi présent chez
l’une que chez l’autre et il entraîne souvent une certaine grandiloquence,
PR
99
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
des thèmes communs aux deux écrivains et ils sont traités d’une même
manière générale et indéterminée. Il ne s’agit pas chez l’une ou l’autre
d’une maladie en particulier ou d’une mort qu’un personnage en particu-
lier doit confronter. La maladie, la mort ou les enfants sont présents dans
une relative indétermination. Sans aller jusqu’à l’hypertexte, les mêmes
thèmes peuvent être réunis dans un récit aussi bien chez Duras que chez
Daigle. Ainsi L’Homme atlantique de la première et Film d’amour et de
dépendance de la seconde peuvent être décrits tous deux comme une his-
toire d’amour filmée au bord de la mer. Enfin, la primauté du regard est
un trait frappant des textes de Daigle que l’on trouve aussi chez Duras. On
pourrait ajouter à cette liste les motifs du vent et de l’immobilité, mais il
faut surtout mentionner l’autoréflexivité du texte qui fait que l’écriture, les
SE
mots, les phrases y ont une présence insistante. Par rapport à cette proxi-
mité entre les deux écrivains, Alain Masson cité plus haut a retenu pour sa
part « la métamorphose du banal en lyrique » et cet aspect n’est pas négli-
geable. Il y a une esthétique particulière que l’on trouve aussi bien chez
l’une que chez l’autre et qui découle de l’utilisation des notations les plus
ordinaires et ténues comme support de sentiments exaltés.
Bref, les lecteurs qui ont senti une parenté entre les textes de Daigle
ES
et ceux de Duras étaient fondés à le faire. Malgré la tentative de France
Daigle de minimiser cette influence, comme on l’a vu dans La Beauté de
l’affaire, il est difficile de croire à une réécriture qui se dissimule quand
on rencontre dans Sans jamais parler du vent une phrase comme celle-ci :
« Signaler comme cela en passant les journées entières que les enfants pas-
sent dans l’arbre » (p. 56), qui reprend à la différence près d’un singulier pour
un pluriel, le titre du roman de Duras, Des journées entières dans les arbres 35.
PR
35. M. Duras, Des journées entières dans les arbres, Paris, Gallimard, 1954.
100
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne
en vedette la langue populaire, des récits d’un univers passé situés dans un
cadre rural et paysan. Alors que de 1950 aux années 1980, le genre roma-
nesque a traversé en France, et par effet d’entraînement dans les pays fran-
cophones, une phase d’expérimentation et de changement intense avec le
nouveau roman, Antonine Maillet mise sur les vertus classiques du per-
sonnage romanesque : couleur, truculence, attributs mythiques, et sur une
narration linéaire et chronologique. Une partie des auteurs acadiens en
devenir refusent ce modèle qui correspond pour eux à l’exotisme régio-
naliste, alors qu’ils aspirent à participer à la modernité. France Daigle fait
partie de ces écrivains qui sont attirés par l’écriture moderne : « Le goût
d’écrire m’est venu comme ça, avec les œuvres modernes. » 36 Elle repousse
donc le modèle local et adopte comme modèle un écrivain français qui,
SE
sans être enrégimenté dans les rangs du nouveau roman et ses contraintes
parfois rigides, représente une avant-garde estimée. Le patronage discret
de Duras l’autorise à écrire des romans non conventionnels, aérés et dis-
joints, elliptiques et indéterminés, mais qui ne sont pas imperméables à
une certaine sentimentalité, à l’expression de l’amour et du désir. Comme
on l’a vu, il n’était pas si évident de faire accepter comme appartenant
au genre romanesque des textes d’une brièveté inhabituelle et tout aussi
ES
discontinus dans leur présentation matérielle que dans leur contenu. La
référence à Duras, cachée, mais évidente pour la plupart, sert de caution
à cette audace. La couverture de Duras lui permet en fait de légitimer la
radicalisation de son style. – « Duras, elle, au moins, remplit ses pages »,
écrit-elle –, et de pousser plus loin le style elliptique, les répétitions, les
ruptures narratives et même les audaces syntaxiques. Elle trouve chez cet
écrivain l’autorisation d’écrire de manière non conventionnelle : « Duras
PR
36. M. Saint-Hilaire, « Je suis manière de proud de toi », art. cité, p. 68.
101
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
déceler une allusion assez évidente à Antonine Maillet : « Se jeter corps
et âme dans un récit de terroir » (SJ, p. 96). De ce point de vue, les pre-
miers livres de France Daigle sont clairement à ranger du côté de ce que
Pascale Casanova a désigné comme l’assimilation, c’est-à-dire l’intégration
à un espace littéraire dominant, par opposition à la différenciation, c’est-
à-dire l’affirmation d’une différence à partir d’une revendication nationale.
Pour un écrivain périphérique, le choix d’un modèle extérieur, dont
ES
l’écriture est assez étrangère au goût du lectorat local qui est en train de
découvrir la littérature, a souvent pour résultat de produire une œuvre
incomprise et peu lue dans son propre milieu. C’est vrai pour les premiers
romans de France Daigle qui ont eu un succès d’estime et ont alimenté
les recherches d’un nombre relativement élevé de professeurs d’univer-
sité au Canada français, mais dont les ventes sont restées minimes. Le
patronage de Duras a permis à Daigle de trouver la légitimité pour écrire
PR
37. G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit,
1975.
38. Dans le cadre de la problématique de la réécriture, la notion d’anti-modèle me paraît tout
aussi importante que celle de modèle, car l’écrivain se positionne aussi bien par ce qu’il
rejette que par ce qu’il choisit d’imiter. Pour le rôle d’anti-modèle d’Antonine Maillet en
littérature acadienne, voir mon article « Antonine Maillet : de figure tutélaire à figure d’op-
position en littérature acadienne », Figures tutélaires, textes fondateurs : francophonie et héri-
tage critique, B. Chikhi éd., Presses universitaires Paris Sorbonne, 2009, p. 327-337.
39. A. Maillet, La Sagouine, pièce pour une femme seule, Montréal, Léméac, 1971.
102
Une réécriture ambiguë en littérature acadienne
SE
a adhéré à ce mythe qui constitue le sujet central de son dernier roman,
Petites difficultés d’existence 42, publié en 2002. La littérature acadienne a
donc gagné en crédibilité à tel point qu’un écrivain comme France Daigle
peut y trouver l’inspiration pour une écriture moderne, mais aussi enra-
cinée dans le milieu. Tout en ayant évolué vers des fictions qui compor-
tent désormais une histoire et des personnages plus consistants, dont plu-
sieurs parlent même la langue locale, France Daigle est fidèle aux origines
ES
de son œuvre puisque ces concessions au réalisme ne l’empêchent pas de
maintenir à l’avant-plan de ses romans de fortes contraintes formelles,
empruntées par exemple à la numérologie, à l’astrologie ou aux prescrip-
tions du Yi jing. Une lecture attentive des premiers romans montre aussi
que malgré l’inconsistance de l’univers référentiel, l’Acadie s’y manifestait
déjà par la mention d’Émile Lauvrière, historien de l’Acadie dans Histoire
de la maison qui brûle, de Saint-Édouard de Kent au Nouveau-Brunswick
PR
40. Voir le numéro de la revue québécoise Voix et images, J. Morency éd., no 87, printemps 2004.
41. Voir mon article « La création de Moncton comme capitale culturelle dans l’œuvre de
Gérald Leblanc », La Revue de l’Université de Moncton, no 38, 2007, p. 33-56.
42. F. Daigle, Petites difficultés d’existence, Montréal, Boréal, 2002.
103
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
d’un style qui mise beaucoup sur le jeu des formes dans des œuvres qui
affirment fortement le droit de l’écrivain périphérique à briser les règles,
comme son illustre devancière Marguerite Duras, pour participer à la
création de la littérature de demain au lieu de simplement reproduire
celle d’hier.
SE
ES
PR
Lucie Hotte
Transtextualité anglo-américaine
Volkswagen Blues de Jacques Poulin
et L’Écureuil noir de Daniel Poliquin
SE
La coexistence des communautés francophones et anglophones en terre
d’Amérique a depuis déjà longtemps amené les chercheurs à réfléchir sur
les liens qui unissent la littérature québécoise à ce qu’on appelle l’« amé-
ricanité ». Dès 1975, Paul-André Bourque publiait un article intitulé
ES
« L’américanité du roman québécois », dans lequel il identifiait, outre
des ressemblances thématiques, une « zone grise de l’inconscient col-
lectif dans laquelle on retrouve une “mythologie”, des valeurs “archéty-
pales” et une symbolique communes aux deux cultures, une imagerie, en
somme » 1. En 1990, Benoît Melançon élabore quelques prolégomènes
pour l’étude des rapports entre le Québec et les États-Unis et établit
une bibliographie des articles et livres qui traitent de la question dans un
PR
105
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
corpus québécois contemporain » 4. Il précisait avec justesse au sujet de
la critique qui s’intéresse aux jeux d’influence :
[Elle] se contente souvent de considérer les déplacements transcontinen-
taux […] dans le roman québécois comme un signe de l’influence améri-
caine, ceci au détriment de l’analyse discursive. […] Comme l’écrit Benoît
Melançon, « l’Amérique n’est que rarement un texte [dans la littérature
québécoise] ; plus souvent elle est un territoire ». (Ibid.)
ES
Deux constats s’imposent donc. Le premier est que les liens entre lit-
tératures francophones d’Amérique et littératures anglophones d’Amé-
rique se créent principalement autour de la question territoriale et de l’ap-
partenance à ce continent à l’origine de nombreux mythes, en particulier
celui que Morency nomme le « mythe américain ». Le second touche au
fait que ce sont principalement les liens avec l’Amérique états-unienne qui
préoccupent les écrivains et les chercheurs québécois, et non pas ceux qui
PR
106
Transtextualité anglo-américaine
SE
(p. 37-38). Il ne se propose cependant pas d’en faire l’analyse.
J’aimerais donc revisiter la question des rapports entre littératures
anglo-américaines, tant états-unienne que canadienne-anglaise, et littéra-
tures franco-canadiennes, tant québécoise que canadiennes-françaises non
pas en fonction du mythe américain, mais bien plutôt sous l’angle de la
transtextualité, concept proposé par Gérard Genette, qui le définit comme
« tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres
ES
textes » 8. Selon Genette, il existe cinq types de relations transtextuelles, soit
l’intertextualité, la paratextualité, la métatextualité, l’architextualié et l’hy-
pertextualité qui désigne « toute relation unissant un texte B [hypertexte]
à un texte antérieur A [hypotexte] sur lequel il se greffe d’une manière qui
n’est pas celle du commentaire » (ibid., p. 13) et qui devrait logiquement
inclure l’intertextualité 9. Je me propose plus particulièrement d’examiner
cette question en fonction de quatre types de rapports transtextuels : l’allu-
PR
107
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
préciser d’entrée de jeu qu’il ne s’agit pas ici d’étudier les réminiscences, les
sources, les influences ou les ressemblances thématiques, mais bien les rap-
ports qui s’instituent formellement entre deux ou plusieurs textes.
Puisqu’ils sont tous les deux traducteurs, Poulin et Poliquin sont en contact
fréquent avec le monde anglophone à travers les textes qu’ils traduisent.
Poliquin est un traducteur de métier (il travaillait comme interprète au
gouvernement canadien jusqu’à sa retraite anticipée en janvier 2009) et un
SE
traducteur littéraire : il a traduit de nombreux romanciers et nouvellistes
surtout canadiens-anglais, dont Douglas Glover, Mordecai Richler, Matt
Cohen, mais aussi Jack Kerouac. Poulin, pour sa part, a travaillé comme
traducteur pour le gouvernement québécois. À ma connaissance, il n’est
cependant pas un traducteur littéraire 10. Il n’en demeure pas moins qu’en
tant que traducteurs, ils sont des « passeurs culturels ». L’expression « pas-
seur culturel » a été utilisée pour désigner les enseignants, mais aussi les tra-
ES
ducteurs qui permettent à une œuvre de migrer vers une autre culture, vers
un autre lectorat. Elle désigne également les auteurs « qui vivent entre deux
ou plusieurs langues et cultures et qui écrivent le parcours du contact cultu-
rel et de la (re)construction identitaire dans la passerelle entre deux socié-
tés » 11. Le plus souvent, ces auteurs sont des migrants qui écrivent dans un
pays qui n’est pas leur pays d’origine, souvent même dans une langue qui
n’est pas leur langue maternelle. Ce n’est évidemment pas le cas de Jacques
PR
10. Les recherches que j’ai faites pour mieux cerner ses activités de traducteur ont été
infructueuses.
11. B. A. Guillén, « La “littérature-monde” dans la classe de FLE : passage culturel et réflexion
sur la langue », Synergies Espagne, no 2, 2009, p. 239. En ligne, [URL : http://ressources-
cla.univ-fcomte.fr/gerflint/Espagne2/belen.pdf], consulté le 1er février 2010.
108
Transtextualité anglo-américaine
Or, dans son essai Le roman colonial, qui date de l’année précédant
SE
la conférence, la bourgade désigne plutôt le Canada anglais, alors que le
Québec est représenté par la palissade. Poliquin y soutient ceci :
Tout le roman canadien[-anglais] est la chronique d’une bourgade immo-
bile où le narrateur entretient un rapport dialectique avec un monde
contraignant : le pasteur y convoite en vain la femme du docteur, le bou-
langer rêve d’aller faire fortune ailleurs sans jamais s’y résoudre pour de
bon, et tous les grands combats qu’on y livre sont muets ou souterrains.
ES
C’est la nouvelle comique de Stephen Leacock à Mariposa, le roman de
Margaret Laurence dans Manawaka, le Salem de Matt Cohen, le Dept-
ford de Davies et le Toronto yuppie d’Atwood. La bourgade où chacun
surveille l’autre et où l’étouffement menace l’esprit et l’altérité. 14
109
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
deux dans son imaginaire : « À l’automne [...] on se rendait très loin dans
les rangs et là, on voyait la frontière, un espace sans nom d’où les arbres
avaient été rasés. » 16 Or, Volkswagen Blues est sans contredit le roman de
la traversée des frontières de Jacques Poulin :
Car, traitant du rapport à l’Amérique, à la fois perte et possession, oubli et
mémoire, passé et présent, imaginaire et réel, il s’inscrit dans l’exploration
d’une culture et d’une identité qui ne peuvent plus être vues comme pures,
mais nécessairement métisses, non contraintes en des frontières étanches,
ES
mais en quelque sorte transfrontalières, lieux de croisement, de confluence. 17
Jonathan M. Weiss, dans son article « Une lecture américaine de Volks-
wagen Blues », soutient que dans ce roman Jacques Poulin ne se contente
pas de traverser la frontière de son enfance, mais franchit « aussi la fron-
tière qui sépare la vie de la mort, la voix du silence » 18. Quoi qu’il en soit,
il reste une autre frontière que Poulin, tout comme Poliquin dans L’Écu-
reuil noir, traverse : celle qui sépare les textes littéraires, voire les corpus.
PR
15. J.-P. Lapointe et Y. Thomas, « Entretien avec Jacques Poulin », Voix et images, vol. 15, no 1
(43), 1989, p. 12.
16. Cité par H. de Billy, « Une Amérique panoramique sur la pointe des pieds », Le Devoir,
19 mai 1984, p. 25.
17. P. L’Hérault, « Volkswagen Blues : traverser les identités », Voix et images, vol. 15, no 1 (43),
1989, p. 28.
18. J. M. Weiss, « Une lecture américaine de Volkswagen Blues », Études françaises, vol. 21,
no 3, 1985, p. 89.
110
Transtextualité anglo-américaine
SE
que la pratique citationnelle veut que l’on précise le texte d’où émane
la citation, quoique ce ne soit pas toujours le cas dans les textes litté-
raires, l’allusion, pour sa part, demande nécessairement à être reconnue
par le lecteur. Cependant, le plus souvent, dans Volkswagen Blues, l’allu-
sion est explicite et tient plus de la référence que de la véritable allusion.
Ainsi dans les passages suivants, les noms des écrivains américains (par-
fois énumérés dans des listes qui comprennent aussi des noms d’écrivains
ES
du Canada ou d’ailleurs) apparaissent explicitement et désignent ainsi la
culture livresque des personnages : « Il avait ses auteurs favoris dont il
avait lu tous les livres mais ces auteurs n’étaient pas nombreux : Heming-
way, Réjean Ducharme, Gabrielle Roy, Salinger, Boris Vian, Brautigan et
quelques autres. » 19 Ou encore :
Ils comprirent tous les deux et sans avoir besoin de se dire un mot que
c’était le Mississippi, […] le fleuve sacré des Indiens, le fleuve des esclaves
PR
19. J. Poulin, Volkswagen Blues, Montréal, Québec/Amérique, 1984, p. 32. Les références
seront dorénavant données dans le texte, précédées du sigle VB.
20. Ailleurs, ils sont cités, comme Saul Bellow : « When you’re looking for your brother, you’re
looking for everybody » (VB, p. 110).
111
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
On the Road de Jack Kerouac les inscrivent dans une parenté générique
fondée sur des ressemblances anecdotiques (le voyage qui s’avère en fait
être la quête d’un « frère » de sang ou non) et des analogies ponctuelles :
On fait également allusion dans le roman aux chariots des premiers immi-
grants [VB, p. 33], aux chansons entendues, aux cartes postales écrites, aux
livres lus et, notamment, aux œuvres d’Hemingway, ainsi qu’à des lieux
comme St-Louis, Missouri. L’une des personnes rencontrées par Sal Para-
dise, le narrateur de Kerouac, est un cheminot du nom d’Ernest Burke :
ES
lorsqu’ils sont à la recherche de renseignements sur les méfaits du frère
Théo, accusé d’avoir volé une carte, Jack et Pitsémine rencontrent un jour-
naliste du nom d’Ernest Burke, dont on précise que le nom est une défor-
mation de Bourque [VB, p. 151]. Le vagabond qui se prend pour Heming-
way, dans Volkswagen Blues, dit avoir déjà croisé Jack Kerouac. 21
récits de voyage. Il s’agit bien sûr de On the Road de Jack Kerouac, mais
aussi de The Adventures of Augie March de Saul Bellow et de Hotel New
Hampshire de John Irving. Ces deux derniers livres n’appartiennent pas
au genre du road novel comme tel mais le voyage y est malgré tout pré-
sent 22. De même, un guide touristique, The Oregon Trail Revisited s’ins-
crit dans cette thématique, mais puisqu’il ne s’agit pas d’un roman, cet
ouvrage ne peut pas servir de fondement à un rapport intertextuel au sens
21. L. Gauvin, « Il était une fois dans l’Ouest : les road novels québécois », (Se) Raconter
des histoires, Lucie Hotte éd., Sudbury, Prise de parole, 2010, p. 603. Cette citation pro-
vient de pages que Lise Gauvin a reprises de son article « Le palimpseste poulinien : réé-
critures, emprunts, autotextualités », p. 196.
22. A.-M. Miraglia, « Lecture, écriture et intertextualité dans Volkswagen Blues », Voix et
Images, vol. 15, no 1 (43), 1989, p. 55.
112
Transtextualité anglo-américaine
SE
La transfictionnalité dans L’Écureuil noir
23. D. Poliquin, L’Écureuil noir, Montréal, Boréal, 1996. Les références seront dorénavant
données dans le texte, précédées du sigle EN.
24. Voir R. Saint-Gelais, « Adaptation et transfictionnalité », L’adaptation dans tous ses états.
Passage d’un mode d’expression à un autre, A. Mercier et E. Pelletier éd., et « Contours
de la transfictionnalité », La fiction, suites et variations, R. Audet et R. Saint-Gelais éd.
25. Laurie King est l’auteure d’une série de romans policiers dont le personnage principal,
Mary Russell, fait son apprentissage du métier de détective sous la férule du célèbre
Sherlock Holmes.
113
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
gie de Robertson Davies 27, alors que la famille maternelle est plutôt ori-
ginaire d’une petite ville située « non loin de Tuppertown, en Huronie »
(EN, p. 33), ville imaginée par la nouvelliste Alice Munro 28, les parents de
Calvin déménagent à Salem après leur retraite, ville où se déroulent plu-
sieurs romans de Matt Cohen 29, auteur que Poliquin a traduit. Il en est
de même des personnages secondaires vivant dans le sud de l’Ontario tels
que l’ami d’enfance de Calvin, Pierre Marquis, qui s’installe à Mariposa,
ville issue des nouvelles de Stephen Leacock dans Sunshine Sketches of a
ES
Little Town. Les références spatiales se multiplient dans le roman : Cal-
vin rencontre sa femme près de Manawaka, ville que l’on trouve dans de
nombreux romans de Margaret Laurence 30, le couple loge par la suite dans
un quartier torontois qui rappelle ceux mis en scène dans les romans de
Margaret Atwood. Kathleen Kellett-Betsos signale en outre que le lecteur
qui fréquente assidûment la littérature canadienne-anglaise n’est dès lors
pas étonné de « voir Calvin et Zorah s’installer sur l’avenue Brunswick à
PR
26. K. Kellett-Betsos, « Le protestant métissé chez Daniel Poliquin », La littérature franco-
ontarienne. Voies nouvelles, nouvelles voix, L. Hotte éd., Ottawa, Le Nordir, p. 187-211.
27. The Deptford Trilogy regroupe les romans Fifth Business (Toronto, Macmillan of Can-
ada, 1970), The Manticore (New York, Viking Press, 1972), World of Wonders (Toronto,
Macmillan of Canada, 1975).
28. Voir A. Munro, The Dance of the Happy Shades, Toronto, The Ryerson Press, 1968, et
The Lives of Girls and Women, Toronto, The New American Library of Canada, 1974.
29. Salem sert de cadre pour quatre romans : The Disinherited, Toronto, McClelland & Stew-
art, 1974 ; The Colours of War, Toronto, McClelland & Stewart, 1977 ; The Sweet Second
Summer of Kitty Malone, Toronto, McClelland & Stewart, 1979 ; Flowers of Darkness,
Toronto, McClelland & Stewart, 1981.
30. M. Laurence, The Stone Angel, Toronto, McClelland & Stewart, 1968 [1964] ; A Jest
of God, Toronto, McClelland & Stewart, 1966 ; The Fire Dwellers, Toronto, McClel-
land & Stewart, 1969 ; A Bird in the House, Toronto, McClelland & Stewart, 1970 ; The
Diviners, Toronto, McClelland & Stewart, 1974. Voir aussi C. Thomas, The Manawaka
World of Margaret Laurence, Toronto, McClelland & Stewart, 1975.
114
Transtextualité anglo-américaine
Toronto » (EN, p. 197) qui est le cadre des nouvelles de Katherine Govier,
dans Fables of Brunswick Avenue, auteure moins connue mais que Poli-
quin mentionne dans son essai Le roman colonial.
Il semble cependant que la référence à la littérature canadienne-
anglaise se limite à cette migration des lieux. Certes, les scènes du roman
de Poliquin qui se déroulent dans les villes canadiennes-anglaises fictives
ressemblent à celles décrites par les auteurs canadiens-anglais à cause des
habitudes et des mœurs de la population locale, mais cette ressemblance
ne signifie en fait qu’une chose : voyez, cela se passe effectivement au
Canada anglais. La littérature devient ici la source de connaissances sur le
Canada anglais, la référence sert dès lors à représenter cet espace afin que
SE
les lecteurs le reconnaissent comme tel. Cependant, au lieu de s’inspirer
d’un mythe préconstruit, la représentation de l’espace canadien-anglais
dans les textes de Daniel Poliqun provient des romans eux-mêmes qui en
fondent étonnamment la référentialité.
Conclusion
ES
Chez Poulin, la littérature états-unienne est convoquée explicitement le
plus souvent par la mention de noms d’auteurs, par des analogies ponc-
tuelles anecdotiques qui fondent une appartenance à un genre associé à la
littérature américaine : le road novel. Le fait que ces références soient expli-
cites est en soi révélateur. En effet, la littérature états-unienne connaît une
faible diffusion au Québec où les lecteurs ont plus de chances de recon-
naître les noms des auteurs, les titres de certains livres que les textes eux-
PR
mêmes. Aussi, ce qui est convoqué par les références à la littérature des
États-Unis ne peut donc pas être la structure narrative des œuvres elles-
mêmes, mais bien plutôt ce que les œuvres peuvent représenter dans l’ima-
ginaire du lecteur québécois. Aussi, dans Volkswagen Blues – et c’est sans
doute le cas dans plusieurs autres romans québécois – se référer à la litté-
rature états-unienne, c’est nécessairement faire appel au mythe du Nou-
veau Monde, au mythe américain dont parle Jean Morency. Il n’est dès
lors pas étonnant que ces références aient partie liée avec la question ter-
ritoriale comme le remarquait Benoît Melançon.
Chez Daniel Poliquin, la transfictionnalisation a d’abord une fonction
ludique, adressant un clin d’œil de connivence aux lecteurs assez pers-
picaces pour identifier les éléments empruntés aux œuvres canadiennes-
anglaises. En effet, ces toponymes, comme tout nom propre, « renvoient
115
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, […] et leur lisibi-
lité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette
culture (ils doivent être appris et reconnus). Intégrés à un énoncé, ils ser-
viront essentiellement “d’ancrage” référentiel » 31. Ainsi, tout lecteur qui ne
connaît pas les romans d’où sont tirés ces lieux, ou qui ne reconnaît pas
l’allusion, n’est pas conscient de cette migration de lieux tirés de romans
canadiens-anglais. Le nombre de références peut écarter ce risque. En
effet, la multiplication des emprunts peut être vue comme une façon de
s’assurer qu’au moins une référence sera perçue par le lecteur, qui, s’il est
assez curieux, ne manquera pas de trouver les autres. En outre, la trans-
fictionnalisation sert à construire l’œuvre elle-même en lui fournissant un
point d’ancrage. En effet, dans le cas du roman de Poliquin, l’hypertex-
SE
tualité sert de référent pour représenter le Canada anglais ou pour pré-
senter une autre version de l’histoire et de la réalité canadiennes.
Ainsi, dans les deux cas, quel que soit le rapport transtextuel auquel
le romancier a recours, la littérature supplée à la réalité : la connaissance
de l’autre et de l’ailleurs transite d’abord par sa littérature. Même quand
les personnages s’aventurent sur le territoire étranger comme dans Volks-
wagen Blues, même quand ils partagent un même espace comme dans
ES
L’Écureuil noir, les deux communautés ne se rencontrent véritablement
dans les romans qu’à travers les textes.
PR
116
Caraïbes et océan Indien
SE
ES
PR
PR
ES
SE
Françoise Lionnet
Littérature-monde, francophonie
et ironie : modèles de violence
et violence des modèles
1. Voir l’entrevue de Camille de Toledo avec John Jefferson Selve, et ses reproches aux
créateurs français embourbés dans la déprime : « Contre une littérature déprimée et/ou
nombriliste », Nouvelobs.com, 2 octobre 2007, [en ligne], [URL : http://bibliobs.nou-
velobs.com/romans/20071002.BIB0142/contre-une-litterature-deprimee-et-ou-nom-
briliste.html], consulté le 2 avril 2012. Je remercie Nathalie Ségeral pour son aide pré-
cieuse et ses traductions de certains passages de mon article qui ont d’abord été écrits et
publiés en anglais dans les articles suivants : « Universalisms and francophonies », Inter-
national Journal of Francophone Studies, vol. 12, nos 2-3, 2009, p. 203-221, et « Critical
119
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Lise Gauvin parle de « surconscience linguistique » 2 chez ceux dont la
sensibilité plurilingue transforme la langue dominante en la minorant au
contact des autres idiomes, et Abdelkébir Khatibi précise que « la langue
française n’est pas la langue française : elle est plus ou moins toutes les
langues internes ou externes qui la font et la défont » 3, et qui lui insuf-
flent une multiplicité d’échos.
Le concept de littérature mineure, avancé par Deleuze et Guattari 4,
ES
nous a incitées, Shu-mei Shih et moi, à formuler une théorie du « trans-
nationalisme mineur » et du « transcolonialisme » pour désigner le rap-
port dynamique entre les langues et cultures mobiles qui s’interpellent
dans les marges des anciens empires et de leurs postcolonies 5. C’est grâce
à ce rapport latéral, plus ou moins direct et explicite entre multiples péri-
phéries (c’est-à-dire sans passage toujours obligé par une métropole), que
des formes de transversalités planétaires émergent. Celles-ci facilitent de
PR
120
Littérature-monde, francophonie et ironie
nante. Les recours à l’ironie dans cette écriture dissidente passent le plus
souvent inaperçus ou restent inaudibles pour les critiques qui ne font pas
l’effort d’y être attentifs ou qui font appel à des codes interprétatifs sus-
ceptibles de défigurer les enjeux du texte francophone.
Le manifeste des 44 est sensible au fait que « le centre […] est désor-
mais partout, aux quatre coins du monde », mais il ne sait pas être attentif
à la présence philologique de ce monde dans le discours littéraire, même
s’il note avec force qu’en tant que thème « le monde revient » et qu’il faut
s’attacher à promouvoir ce retour. Il n’aborde pas la nature même de la
langue hybride qui fait naître pour l’imaginaire européen ce monde en
transformation. Il s’intéresse à des problèmes thématiques et génériques,
mais garde le silence sur la qualité des innovations lexicales ou syntaxiques
SE
qui ont permis d’ancrer la littérature dans des paysages et des géographies
transculturés 6. Il soulève des questions d’actualité, mais plus d’un demi-
siècle après qu’Erich Auerbach eut le premier proclamé que « notre mai-
son philologique est la Terre : elle ne peut plus être la nation » 7, décla-
ration à laquelle Édouard Glissant et Edward Said font écho chacun à sa
manière, le manifeste semble étonnamment indifférent à l’imbrication des
codes et des pratiques rhétoriques qui ont toujours été le sceau philolo-
ES
gique, parfois ironique, de nombreux textes francophones 8.
Ou plutôt, le manifeste évoque ironiquement le fardeau de l’attrait
exotique de ces littératures : « quelques piments nouveaux, mots anciens
ou créoles, si pittoresques, n’est-ce pas ». Mais il le fait sans reconnaître
que ce qui peut paraître comme un handicap ne le serait que par rapport
au regard colonial et paternaliste que certains lecteurs ont pu jeter sur
cette littérature pour la qualifier de « quelque chose qui restera à jamais
PR
6. C’est dans sa fameuse étude ethnographique de 1940 que Fernando Ortiz avance le pre-
mier le concept de transculturacíon et de géographies transculturées que j’évoque ici :
F. Ortiz, Contrapunteo Cubano del tabaco y el azúcar (1940), traduction H. de Onís,
Cuban Counterpoint. Tobacco and Sugar, Durham (Caroline du Nord), Duke Univer-
sity Press, 1995 [1947].
7. E. Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », Gesammelte Aufsätze zur romanischen Phi-
lologie, Berne-Munich, Francke, 1967, traduction M. et E. W. Said, « Philology and Welt-
literatur », The Centennial Review, vol. 13, no 1, 1969, p. 1-17 [1952] ; je traduis.
8. Glissant, signataire du manifeste, précise qu’il écrit en présence de « l’imaginaire des
langues […], toutes les langues du monde […]. On ne peut plus écrire son paysage ni
décrire sa propre langue de manière monolingue » (« L’imaginaire des langues », interview
avec L. Gauvin, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 112-113).
Voir aussi E. W. Said, « The return to philology », Humanism and Democratic Criticism.
9. A. Devi, Le Sari vert, Paris, Gallimard, 2009, p. 19.
121
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
bois, Moreau de Saint-Méry, Bernardin de Saint-Pierre, qui ont les pre-
miers donné à la langue et à la littérature de nouvelles zones de contact.
Il en est de même au xixe siècle avec Baudelaire et George Sand 10. Je vou-
drais donc commencer par examiner le jugement que porte l’histoire lit-
téraire sur un texte fondateur de l’imaginaire insulaire, Paul et Virginie,
ce petit roman de Bernardin qui sert d’inspiration si ce n’est de source
et de modèle aux écrivains de ces mêmes régions excentrées. Dans un
ES
deuxième temps, je montrerai comment Devi, écrivaine mauricienne de
renom, s’attache plutôt à déconstruire la notion même de modèle pour
libérer la langue – et tous ceux qui l’utilisent – des prescriptions critiques
véhiculées implicitement par le manifeste de 2007.
Modèles de violence
PR
10. Doris Garraway mène une excellente lecture de Blessebois et de Saint-Méry dans The
Libertine Colony. Elle suggère que Blessebois est le premier à utiliser le mot zombi dans
une langue européenne (The Libertine Colony. Creolization in the Early French Carib-
bean, Durham, Duke University Press, 2005, p. 178). Sur Baudelaire, voir F. Lionnet,
« “The Indies” : Baudelaire’s colonial world », PMLA. Pour Sand, qui ne voyage qu’en
imagination vers les tropiques, voir P. Prasad, Colonialism, Race, and the French Roman-
tic Imagination, New York - Londres, Routledge, 2009.
122
Littérature-monde, francophonie et ironie
Ces mots qu’il cite en italiques et qu’il trouve « bizarres » servent tou-
SE
tefois à fragmenter l’homogénéité de la langue en l’ouvrant à des formes
précoces de créolisation et de mondialisation qui préfigurent la pratique
bien connue de nombreux écrivains francophones d’aujourd’hui. L’ori-
ginalité de cette pratique peut rester illisible pour le critique qui s’avise
d’examiner le texte selon des critères soit trop étrangers à la sensibilité
qui s’y est inscrite, soit trop éloignés de son lieu de production et de
son ancrage géographique – que cet ancrage soit motivé par des voyages
ES
comme c’est le cas pour Paul et Virginie ou par des choix identitaires liés
au lieu de naissance d’un auteur. Par ailleurs, les formes d’ironie et de sub-
version qu’un tel auteur peut mettre en jeu exigent une attention soute-
nue à ses « tactiques » et à ses « arts de faire » 12 qui lui donnent une marge
de manœuvre à l’intérieur d’un système littéraire hiérarchique dont l’au-
teur ne contrôle pas les règles mais dont il peut exploiter les failles, ce
qu’Ananda Devi arrive à faire avec succès, comme nous le verrons plus loin.
PR
11. G. Lanson, Histoire de la littérature française, p. 832 ; je souligne dans la première phrase.
12. Ces expressions sont de Michel de Certeau : « J’appelle […] “tactique” un calcul qui ne
peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme
une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, frag-
mentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dis-
pose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indé-
pendance par rapport aux circonstances » (L’invention du quotidien, t. 1 : Arts de faire,
Paris, Gallimard, Folio, 1990, p. xlvi).
123
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
des paysages dont les couleurs sembleraient exiger plutôt une représen-
tation picturale (p. 831). Il est particulièrement frappé par les impression-
nantes tempêtes de Bernardin qui défont et refont l’habitat humain et
qui vont d’ailleurs laisser beaucoup de traces dans la littérature insulaire
contemporaine. Mais étant donné son point de vue littéraire francocen-
trique, Lanson ne remarque pas le détail le plus parlant de la description
du botaniste. Dans le passage qui suit, il faut noter que Bernardin nous
montre ce qui survit au carnage : ce sont les cocotiers, ces emblèmes de
la langueur des tropiques, ces symboles de l’indolence. Ils sont toujours
« debout et bien verdoyants », plus solides que les prosaïques arbres frui-
tiers du jardin dévasté :
SE
Sur le soir la pluie cessa ; le vent alizé du sud-est reprit son cours ordi-
naire ; les nuages orageux furent jetés vers le nord-ouest, et le soleil cou-
chant parut à l’horizon.
Le premier désir de Virginie fut de revoir le lieu de son repos. […] Pour
le jardin, il était tout bouleversé par d’affreux ravins ; la plupart des arbres
fruitiers avaient leurs racines en haut ; de grands amas de sable couvraient
les lisières des prairies, et avaient comblé le bain de Virginie. Cependant
les deux cocotiers étaient debout et bien verdoyants ; mais il n’y avait plus
aux environs ni gazons, ni berceaux, ni oiseaux, excepté quelques benga-
ES
lis qui, sur la pointe des rochers voisins, déploraient par des chants plain-
tifs la perte de leurs petits. 13
13. J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, Garnier-Flammarion, 1966 [1788],
p. 131 ; je souligne.
124
Littérature-monde, francophonie et ironie
Édouard Glissant l’a bien compris, lui qui fait écho à la perspicacité
de Bernardin qu’il semble vouloir suivre dans ce contre-pied à l’idéolo-
gie dominante. Dans son premier roman, La Lézarde, les cocotiers sont
le symbole du sujet créole ou hybride, posé entre « le fil et la frange », et
qui fait face à l’adversité pour triompher du chaos de l’histoire :
Le long des sables, les cocotiers brûlés par le soleil – quand on connaît la
force terrible de leurs racines, quand on a su leur fraternité sèche – nul ne
peut plus les confondre avec l’image exotique qu’on en donne : leur office est
plus sauvage, et leur présence plus pesante. Ils sont la floraison extrême,
la ligne inflexible et sans cesse menacée, le fil et la frange, ce moment
d’éternel équilibre entre ce qui demeure et ce qui déjà s’en va. Avec eux
la terre s’ouvre vers le large ; par eux la mer décide du visage de la terre.
SE
Lieu de reniement et d’acceptation, cette couronne d’arbres est déposi-
taire de l’essentiel, enseigne la mesure pesante en même temps qu’elle sus-
cite l’audace irréfléchie. 14
125
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
pu subir. Si c’est ce partage d’un lieu qui motive le dialogue des franco-
phones avec l’auteur du xviiie siècle, alors leur choix d’une thématique
tropicale et insulaire n’est pas tributaire d’un désir politique et esthétique
de « répondre » au discours de l’empire (comme l’affirment par exemple les
théoriciens du postcolonialisme) 17. Ce choix résulte plutôt du fait d’avoir
en commun avec un écrivain du « centre » une expérience particulière de
ce lieu créolisé qui leur est propre. C’est cet ancrage dans la même géo-
ES
graphie et son écologie (végétale et linguistique) qui relie l’écrivain de
l’Hexagone et ceux des postcolonies, et non pas ces formes de mimétisme
culturel ou colonial qui sous-tendraient, selon Homi Bhabha, les rapports
entre l’Inde et l’Angleterre, par exemple. À la différence de Bhabha donc,
pour qui le sujet indien colonisé ne peut se comprendre qu’à travers le
rapport ambivalent mais hiérarchisé aux codes dominants du colonisa-
teur qu’il copie ou parodie 18, ce que mon analyse vise ici, c’est plutôt la
PR
16. Voir F. Lionnet, « “Dire exactement” : remembering the interwoven lives of Jewish
deportees and coolie descendants in 1940s Mauritius », Yale French Studies, nos 118-119,
2010, p. 111-135.
17. Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin ont les premiers analysé ce phénomène
dans The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-Colonial Literatures.
18. H. K. Bhabha, « Of mimicry and man. The ambivalence of colonial discourse », The Loca-
tion of Culture, Londres - New York, Routledge, 1994, p. 85-92.
126
Littérature-monde, francophonie et ironie
SE
exemples précédents pourrait servir à réorienter le discours critique trop
sûr de ses catégories afférentes à l’exotisme comme à la littérature-monde.
Dans Le Sari vert, Ananda Devi semble vouloir prendre une position radi-
cale quant aux notions même de mimétisme ou de parodie, et de la vio-
lence sourde que présupposent ces termes. Pour Devi, parler de modèle
relèverait d’une certaine condescendance critique envers le corpus fran-
cophone et toutes les « jeunes » littératures insulaires que l’on continue de
ES
qualifier d’« émergentes », comme le fait allègrement le manifeste des 44 :
« […] l’émergence d’une littérature-monde en langue française […] signe
l’acte de décès de la francophonie. » Car en voulant assimiler la franco-
phonie à la littérature-monde, le manifeste infantilise celle-ci et la déclare
mort-née pour l’enterrer définitivement.
La violence physique et verbale du narrateur misogyne du Sari vert
est justement si surprenante qu’elle en appelle à une autre lecture que
PR
celle qui n’est que thématique et axée sur les excès de ce narrateur. Le
ton laisse le lecteur (et surtout la lectrice) de Devi interloqué(e) devant
le choix que fait l’auteure de nous faire pénétrer avec autant de précision
dans une subjectivité masculine révoltante et abusive. Connue depuis plus
de trente ans pour ses interventions créatrices et poétiques qui creusent
inlassablement les thèmes de l’exclusion et de ses contrecoups, Devi ne
cesse de dénoncer la pauvreté écrasante et ses séquelles, la marginalité
économique, culturelle, raciale et sexuelle dont les conséquences sont
toujours les mêmes : l’exploitation féroce du corps des femmes et des
19. Mot auquel le Cahier d’Aimé Césaire fera écho : « Haïti où la négritude se mit debout
pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité » (Cahier d’un retour au pays
natal, Paris, Présence africaine, 1971 [1947], p. 67).
127
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
enfants. Mais c’est la première fois qu’elle donne ainsi la parole à un per-
sonnage qui dérange avec ses actes et son ton patriarcal à l’extrême. Pour
parler des femmes, ce père intransigeant à la voix profondément mépri-
sante affirme dès le début du roman :
En ce lieu, je suis finalement l’unique maître puisque j’en connais toutes
les règles, Je suis prêt à jouer au prestidigitateur avec leurs souvenirs, à les
faire apparaître et disparaître selon mes humeurs et mes caprices. Elles ne
sont, elles, que de pauvres parodies ; des ébauches de quelque chose qui
restera à jamais inachevé. (p. 19)
Cette dernière phrase que j’ai aussi choisie comme épigraphe joue avec
l’excès parodique de la parole masculine qui agresse et traite les autres – en
l’occurrence ses propres filles – d’ébauches et de parodies. Elle me semble
SE
inviter à une lecture allégorique du roman dont cette phrase nous don-
nerait la clé. En transposant à un niveau structurel ce détail d’apparence
purement thématique, on peut y voir une mise en abyme de l’écriture et
de la lecture. C’est alors que la question même des modèles se soulève. Le
rapport difficile des créateurs de la périphérie avec la critique est à peine
déguisé : le narrateur est comme ce critique qui « connaî[t] toutes les
règles » du jeu et peut donc s’arroger le rôle d’« unique maître » sur le lieu
ES
de la littérature. La critique universitaire et journalistique franco-française
a longtemps fait preuve d’indifférence si ce n’est de profond mépris pour
les littératures « filles » de la grande tradition canonique que celles-ci ne
peuvent apparemment que « parodier » dans leur émergence interminable,
si l’on en croit aussi les rédacteurs du manifeste avec leur vision bien limi-
tée du champ francophone dans son ensemble.
Livre de l’extrême cruauté paternelle, Le Sari vert marque un tournant
PR
important dans l’œuvre de Devi et sert à faire dire autre chose qu’elle ne
peut pas ou ne veut pas formuler explicitement, d’où son recours à cette
mise en abyme astucieuse. Passé le choc d’une première lecture, le roman
se révèle être un récit à double voix/e qui n’a de sens que dans la mesure
où on en comprend l’articulation voulue, et réussie, entre la violence
ouvertement représentée et les formes d’ironie qui sous-tendent le pro-
jet esthétique de l’auteur, ou encore entre contenu manifeste et contenu
latent du récit. Devi met en œuvre des tactiques de déplacement et de
condensation qui refoulent, derrière le scénario agressif mais banal des
tensions « familiales », une puissante condamnation des hiérarchies qui
structurent le champ littéraire lui-même. Toute l’histoire de la littérature
est une histoire de famille écrite par des critiques à la plume violemment
« paternaliste » comme Lanson et qui méconnaissent les innovations des
128
Littérature-monde, francophonie et ironie
écrivains ancrés dans un lieu autre, même quand il s’agit de Français issus
du « centre » comme Bernardin dont l’écriture, enrichie grâce à son pas-
sage par les « marges », sert encore aujourd’hui de « source » pour Appa-
nah ou Glissant, mais aussi pour Le Clézio et d’autres 20.
George Sand, qui elle ne voyage qu’en imagination vers les tropiques,
avait lu, comme tous les intellectuels de son époque, Bernardin ainsi
que l’Histoire naturelle de Buffon. Mais c’est surtout le Cahier de Jules
Néraud qui lui avait servi de documentation précise sur la région india-
nocéane qui est celle de son héroïne créole dans Indiana. Selon Pierre
Salomon, Sand utilise à bon escient « des termes proprement réunion-
nais » 21 pour développer un style que Lanson, lui, qualifie tout à la fois de
SE
« pittoresque et poétique » et qu’il n’apprécie donc pas à sa juste valeur 22.
On voit Indiana se promener « dans la savane », alors que les personnages
masculins du roman s’installent sur « la varangue » pour savourer lente-
ment « l’aromatique infusion du faham » 23. Mais si les mots savane, varan-
gue et faham semblent « exotiques » au lecteur métropolitain, ils décri-
vent tout simplement la réalité des tropiques et font donc partie d’un
discours réaliste qui représente un univers que le lecteur issu de la péri-
phérie (re)connaît très bien.
ES
La différence (linguistique ou autre) d’un texte ne signifie pas néces-
sairement « exotisme ». Mais pour être perçue selon des critères qui ne
« colonisent » pas l’œuvre et son esthétique, il faut un regard dessillé sur
cette différence. Or la solution proposée de façon unilatérale par le mani-
feste est de se débarrasser du terme « francophone » comme si le remède
était de modifier l’objet et non pas le regard critique qui, en réifiant et
diminuant ces textes, se fait lui le parti qui offense l’autre. Tout comme
PR
dans les rapports abusifs du Sari vert, où les « victimes » de violences fami-
liales sont sommées d’endosser la responsabilité totale du statut marginal
20. Vijayen Valaydon a montré la « permanence » du roman pour les écrivains mauriciens :
« La permanence de Paul et Virginie dans la littérature mauricienne d’expression fran-
çaise », L’océan Indien dans les littératures francophones, K. R. Issur et V. Hookoomsing
éd., Paris, Karthala - Presses de l’Université de Maurice, 2001, p. 315-333.
21. Dans son « Introduction » à l’édition Classiques Garnier d’Indiana, Pierre Salomon sou-
ligne les emprunts de Sand aux particularismes linguistiques réunionnais (P. Salomon,
« Introduction », G. Sand, Indiana, Paris, Garnier, 1962 [1832], p. xlii).
22. G. Lanson, Histoire de la littérature française, p. 1000. Il utilise exactement les mêmes
adjectifs dans son évaluation sans enthousiasme de l’auteur de Paul et Virginie : « L’insigni-
fiance de l’idée fait ressortir plus fortement l’impression poétique ou pittoresque » (p. 833).
23. G. Sand, Indiana, ouvr. cité, p. 248 (le faham est une tisane que l’on prépare à partir
d’une orchidée sauvage originaire de l’Inde).
129
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Le manifeste reconnaît et interroge simultanément le rôle de Paris
en tant que modèle universel et principe inévitable de médiation dans la
course à la distinction. Mais en faisant le choix du Monde des livres pour
être son véhicule, plutôt que des médias populaires (électroniques ou
autres), il proclame son statut intellectuel et le sérieux de son entreprise.
En déclarant, à Paris, que le centre est maintenant partout, il souligne la
dette de la capitale envers la périphérie. Mais il renforce par la même occa-
ES
sion le prestige culturel de celle-ci en tant que lieu qui peut seul accor-
der distinction et visibilité aux écrivains selon les principes régulateurs
de la modernité littéraire et leurs systèmes de récompenses convoitées. Il
commence en effet par établir que les prix littéraires de l’automne 2006
ont constitué l’élan originel pour sa publication, la « révolution coperni-
cienne » à laquelle il a pour but de répondre.
En mettant en avant le concept de littérature-monde en français, les
PR
SE
désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire ».
Le document résout ainsi allègrement toutes les contradictions en une
déclaration utopienne de foi en l’univers de la fiction qui « n’aura plus de
frontières que celles de l’esprit ».
Ce sont là des réflexions qui sont au cœur de la compréhension française
de la modernité littéraire, laquelle construit la littérature comme champ de
forces aux lois intrinsèques et uniques où écrire, lire et traduire doivent se
ES
conformer à leurs propres principes régulateurs de façon à participer plei-
nement à la sphère publique démocratique au sein de laquelle des acteurs
se disputent reconnaissance et statut. Comme le suggère Pascale Casanova
dans La république mondiale des lettres, Paris joue un rôle central dans cette
idéologie de la modernité littéraire. Le manifeste tente de s’en distancier,
mais il ne cesse de retomber dans une posture défensive et revient au pou-
voir de la poésie pure et de l’imagination libérée qu’il universalise selon les
PR
131
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
dans chaque contexte, cette langue se fragmente en une multiplicité de
significations possibles et d’idiomes reliés à d’autres langues vernaculaires
qui l’irriguent, la déstabilisent ou la compliquent. C’est en ce sens que le
concept de francophonies offre un riche potentiel pour une compréhen-
sion ouverte de l’universalité. Ce sont les formes nouvelles de cette uni-
versalité – réellement inclusive – que nous devrions inventer et débattre
afin qu’une notion vraiment « mondiale » des littératures francophones
ES
puisse voir le jour. Car les francophonies ouvrent mieux la voie au respect
et à la « compréhension mutuelle » prônés par Bauman et qui permettent
d’accepter que tous les utilisateurs d’une langue littéraire ont bien « le
droit de continuer – différemment », c’est-à-dire sans être taxés de piètres
« ébauches », pour reprendre la vision allégorique de Devi. Adopter une
vision ouverte et inclusive de la francophonie et de ses multiples idiomes
signifie donc faire preuve de considération pour la diversité épistémolo-
PR
24. Z. Bauman, In Search of Politics, Cambridge, Polity Press, 1999, p. 201-202 ; je traduis.
25. C’est dans son important essai sur la sociologie, « Double critique », que Khatibi examine
ce phénomène de prétendu silence de l’autre (A. Khatibi, Maghreb pluriel, p. 45-111).
Voir aussi G. C. Spivak, « Can the subaltern speak ? », Marxism and the Interpretation of
Culture, C. Nelson et L. Goldberg éd., p. 271-313.
132
Littérature-monde, francophonie et ironie
Mais, pourrait-on me rétorquer, Ananda Devi est elle-même une des signa-
taires du manifeste. Qu’est-ce qui justifie l’analyse que je viens de faire du
manifeste en m’appuyant sur Le Sari vert ? Et qu’est-ce qui dans ce roman
de 2009 m’autorise à situer le manifeste, qui le précède de deux ans, dans
la longue histoire francocentrique de cécité critique dont a longtemps
pâti l’enseignement des littératures francophones ?
Il me semble que la rhétorique de l’ironie dans Le Sari vert confirme la
position beaucoup plus nuancée sur le concept de littérature-monde que
Devi elle-même adopte dans sa contribution au volume collectif dirigé par
SE
Michel le Bris et Jean Rouaud. Ce volume éclaire un peu mieux le débat,
et là encore Devi nous communique un point de vue allégorique sur la
question. Son court texte, « Afin qu’elle ne meure seule », reste énigma-
tique et fidèle au dire poétique qui lui est habituel. Il s’agit une fois de
plus d’un récit d’exclusion, sur un mode fantastique, en dialogue avec un
extrait de poème du Breton Yves Le Men. Mais au-delà de ce contenu
manifeste, c’est bien la langue française elle-même qui est mise en scène :
ES
langue-source ou langue-mère associée à une voix irrésistible mais empri-
sonnée dans une tour-forteresse farouchement gardée par des usagers qui
repoussent violemment tous ceux qui pourraient en contaminer la pureté.
S’étant arrogé le rôle de gardiens de cette langue « menacée », les habi-
tants de la tour se sentent dangereusement « assiégés » 26.
Vu sous cet angle, le texte dit toute la symbolique des débats poli-
tiques et culturels sur la langue ancrés dans l’idéologie conservatrice de
PR
26. A. Devi, « Afin qu’elle ne meure seule », Pour une littérature-monde, M. Le Bris et
J. Rouaud éd., p. 147.
133
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
méfiance hypocrite et souligne que c’est à travers « les échos d’autres lan-
gues et leurs cadences […] [que] s’accomplira le renouvellement dont nous
avons besoin pour survivre » et pour éviter de devenir « aussi arides que la
pierre », avec « le visage tourné vers les ombres » d’un passé glorieux dans
lequel la présence poétique de l’« autre » continue d’être occultée (p. 147).
On voit que pour Devi la poésie se nourrit de la diversité et une lan-
gue vivante ne peut pas être la propriété d’usagers hostiles retranchés
contre le reste du monde dont ils craignent le contact avec son sillage de
transformations qui risqueraient de « vol[er] » ou de « pollu[er] » (p. 144)
leurs traditions. Cette allégorie des gardiens de la tradition me semble
viser indirectement les efforts maladroits d’ouverture du manifeste lui-
même qui ne comprend pas bien l’enjeu et l’envergure des francophonies
SE
qu’il tente de réduire au concept de littérature-monde en français, sans
égard pour l’histoire de la représentation littéraire hétéroglotte qui date
au moins de Bernardin.
Il s’agit donc de se demander comment Devi, dont l’œuvre tout entière
creuse la thématique de l’exclusion et de l’altérité, se situe par rapport à
cette tradition linguistique et littéraire qui lui sert d’outil et de modèle mais
dont elle semble dénoncer ici les porte-parole frileux. Valérie Magdelaine-
ES
Andrianjafitrimo a démontré que « la littérature mauricienne s’avère fon-
damentalement différente des autres littératures francophones des aires
créolophones » réunionnaise ou antillaise parce qu’elle remet en question
de manière « plus subversive » le canon occidental ainsi que « ces nouvelles
formes de littératures canonisées que sont les romans de la “créolité” » 27
qui font une utilisation jubilatoire et carnavalesque de la langue créole.
Pour Véronique Bragard, les néologismes de Devi exploitent le poten-
PR
134
Littérature-monde, francophonie et ironie
SE
de 2006, Ève de ses décombres. Mais même si elle ne mentionne jamais
Baudelaire, il me semble indiscutable que la nouvelle de ce recueil intitu-
lée « La Cathédrale » est une transposition du poème en prose « La Belle
Dorothée » 31. En privilégiant le personnage de la jeune fille créole noire
et pauvre, Devi associe ce personnage à l’indifférence de la société de
consommation et à la violence sournoise dont semblent toujours com-
plices ses figures maternelles – à la différence de la figure paternelle qui
ES
prend enfin une place prépondérante dans Le Sari vert.
Peut-être devrait-on voir dans ces mères cruelles des romans précé-
dents de Devi des figures à peine déguisées de ce qu’Assia Djebar appelle
la « langue marâtre » : le français, sa seule langue d’écriture, sa « langue
mère disparue, qui [l]’a abandonnée sur le trottoir et s’est enfuie » 32. Car
pour l’écrivain francophone, comme nous l’avons vu, le rapport à la langue
reste une affaire de famille compliquée avec ses nombreux « incidents d’une
PR
30. A. Devi, « La Cathédrale », Solstices, Vacoas, Le Printemps, 1997 [1976], p. v.
31. C. Baudelaire, Œuvres complètes, édition M. Jamet, Paris, Robert Laffont, 1980.
32. Voir le superbe chapitre intitulé « La tunique de Nessus » dans L’Amour, la fantasia d’As-
sia Djebar (Paris, Albin Michel, 1995 [1985]). La citation est à la page 240.
135
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
sans broncher. Le regard esthétique de Devi sur les exclus et ses nom-
breuses « femmes damnées » baudelairiennes situe ainsi son écriture dans
une logique de la représentation comparable à celle des écrivains de la
Décadence, un sujet que Debarati Sanyal a cerné avec justesse dans The
Violence of Modernity 33, et qui pourra ouvrir de nouvelles voies pour la
critique devinienne.
Prenons, par exemple, la nouvelle de 1976, « La Cathédrale ». Elle met
en scène Lina, fille créole proche du règne animal dont le corps en mou-
vement doit beaucoup à celui de « La Belle Dorothée » et du « Serpent qui
danse » (également cité ici en exergue), mais aussi aux mythologies de la
« belle créole » qui ont circulé dans la littérature coloniale, comme l’a mon-
tré Carpanin Marimoutou 34. Publié pour la première fois en 1863, « La
SE
Belle Dorothée » est un texte qui s’inspire du passage du poète à l’île Bour-
bon en 1841, mais il « copie » aussi le récit qu’a fait le docteur Melchior-
Honoré Yvan de son propre passage dans la région des Mascareignes en
1844. Dans ce poème en prose, Baudelaire nous présente une femme
noire affranchie « forte et fière », « heureuse de vivre », mais décrite iro-
niquement comme une « simple créature ». Elle rêve de l’Opéra de Paris
et se prépare à séduire un « jeune officier » de passage dans la colonie ; et
ES
si elle se prostitue, c’est pour racheter sa petite sœur de douze ans tou-
jours esclave, un détail qui relève des préoccupations abolitionnistes du
poète 35. Pour Baudelaire :
Dorothée, forte et fière comme le soleil, s’avance dans la rue déserte, seule
vivante à cette heure sous l’immense azur, et faisant sur la lumière une
tache éclatante et noire. […]
Car Dorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d’être admi-
PR
rée l’emporte chez elle sur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’elle soit
libre, elle marche sans souliers.
Elle s’avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d’un
blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l’espace un miroir
reflétant sa démarche et sa beauté. […].
Peut-être a-t-elle un rendez-vous avec quelque jeune officier qui, sur des
plages lointaines, a entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée.
33. D. Sanyal, The Violence of Modernity. Baudelaire, Irony, and the Politics of Form, Balti-
more, The Johns Hopkins University Press, 2006.
34. C. Marimoutou, « La belle Créole. Notes sur une figure problématique de la littérature réu-
nionnaise », L’océan Indien dans les littératures francophones, K. R. Issur et V. Hookoomsing
éd., ouvr. cité, p. 407-443.
35. Voir F. Lionnet, « The Indies… », art. cité, pour une analyse qui relie Baudelaire à Yvan,
à l’île Bourbon, aujourd’hui La Réunion, et aux idéologies abolitionnistes de l’époque.
136
Littérature-monde, francophonie et ironie
SE
Elle agissait surtout d’instinct et vivait plus en animal qu’en humain.
[…] Lina était en fait l’île dans son essence, et cela, elle-même l’ignorait.
(p. 29-30)
Le soleil éclaboussait ses cheveux, ses membres, et sa propre lumière irra-
diait d’elle. M. Ram frappait le rythme sur sa caisse à sorbets, et Lina tour-
noyait sur ses jambes, jouait du corps, des cheveux et des yeux, les reins
mobiles comme ceux d’un serpent […]. On l’applaudissait, on l’encoura-
geait, et ivre, elle continuait. (p. 33)
ES
Sollicitée par un marin, Lina, à la différence de Dorothée, résiste à la
tentation offerte par l’étranger. Elle va se réfugier dans la cathédrale de
Port-Louis comme dans un espace matriciel protecteur. Ce lieu de culte
qui l’intimide devient « la garde, la mère » (p. 37) des enfants défavorisés
de la capitale. La femme et l’île sont associées depuis toujours dans l’ima-
ginaire poétique masculin mauricien et la nouvelle reproduit ce schéma 37.
Lina est « l’île dans son essence » (p. 30), « la fille de l’île » (p. 36), sa beauté
PR
137
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
une solidité spirituelle et une authenticité retrouvée à l’opposé de la fuga-
cité du désir et des mirages urbains. Ce contraste entre l’inaltérable (la
pierre) et l’éphémère (le désir) rappelle ce que la modernité représentait
pour Baudelaire : passages urbains, passants pressés, mais permanence
d’un lieu dans lequel des fragments de vie se font et se défont au gré
de rencontres fortuites, car « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif,
le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’im-
ES
muable » 38. La vie cadencée de la flâneuse et la foule urbaine sont autant
de moments fugitifs qui mettent brillamment en scène cette modernité
créole et ses paradoxes.
Baudelaire se profile nettement derrière ces premières nouvelles de
Devi, et il est sans aucun doute valable de dire qu’il est bien le « modèle »
et le « père » auquel elle ne veut pas rendre un hommage explicite dans
ses entrevues ou préfaces, mais qu’elle n’a pas complètement tu(é) : rela-
PR
138
Michel Beniamino
SE
Dans quelle mesure pourrait-on dire que
l’écriture des fables créoles se fonde sur un
désir de mettre en scène les manières de faire
et les manières de dire des univers créoles ?
Sujet de la dissertation de CAPES de créole,
mai 2002
ES
La problématique de cet ouvrage invite à réfléchir aux conditions d’exis-
tence des littératures de langue française. Comment coexistent-elles avec
la littérature française qui constitue un des modèles privilégiés dont dis-
pose l’écrivain pour sa création ? Et de quels modèles esthétiques peut-il
s’agir du fait que l’inscription dans les textes d’un questionnement socio-
linguistique implique souvent une revendication ou un refus de l’anté-
riorité ? On voudrait ici introduire dans la réflexion la problématique des
PR
139
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
sans portes mais avec une multitude de fenêtres sans cadre, un territoire
sans frontières, libre, accueillant… ». Ainsi, « (l)’héritage conscient ou
non de Cervantès circule dans toute la littérature qui a fait rêver et qui
a fait vivre et vibrer des millions de passionnés de littérature », ce pour-
quoi nous serions tous « enfants de Don Quichotte ».
Derrière ce jugement littéraire se jouent sans doute d’autres enjeux,
car la fable constitue :
[…] une des machines textuelles les plus robustes qui aient été mises au
point pour transmettre des messages. Et ses qualités en feront un médium
intensément populaire. Mais cette efficacité a un prix : le schématisme,
contre lequel la sensibilité moderne cultivée à tendance à se rebiffer. 2
SE
Or ce n’est pas une mince affaire, car Umberto Eco a souligné le lien
du schématisme avec la pensée réactionnaire :
C’est l’esprit conservateur ancestral, dogmatique et fasciste, des fables et
des mythes, qui transmet une sagesse élémentaire, construite et transmise
par un simple jeu de lumières et d’ombres, et la transmet par des images
indiscutables ne permettant pas la critique. 3
2. C. Vandendorpe, Apprendre à lire les fables. Une approche sémio-cognitive, cité dans
V. Campion-Vincent, « Quelques légendes contemporaines antiracistes », Réseaux, vol. 13,
no 74, 1995, p. 137, note 64.
3. U. Eco, « James Bond : une combinatoire narrative », cité ibid., p. 137, note 65.
140
L’exemple des fables créoles
SE
« sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint », passe pour « un
psychologue et un moraliste satirique qui excelle à peindre les passions
et les vices humains sous le couvert des animaux qu’il met en scène ». La
fable est donc fiction, invention, voire mensonge même, mais un « men-
songe » qui dit la vérité 6. La Fontaine deviendra un modèle de perfection,
et c’est avec lui qu’on rivalisera désormais. Et les commentateurs de glo-
ser sur les genres littéraires comme des espèces biologiques, dont ils par-
ES
tageraient les métamorphoses, les apparitions et les éventuelles dispari-
tions dans un processus quasi darwinien. Dans cette perspective, la mort
d’un genre serait son parfait accomplissement et ne laisserait plus que la
possibilité de le parodier.
Pourtant, bien peu conscient d’avoir « assassiné la fable » en la portant
à la perfection, La Fontaine avait invité les poètes à continuer l’œuvre
commencée et, dit-il, « si mon œuvre n’est pas un assez bon modèle, j’ai
PR
141
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Il sera entendu par les écrivains puisque (entre beaucoup d’autres) Jean
Anouilh publia un recueil de 43 Fables en 1961 et, en 2007 encore, Pierre
Coutant dans L’Homme affable fera paraître des fables d’une brûlante
actualité 8. On verra par la suite que la question de la fable, surtout si l’on
s’extrait d’une vision occidentale, est davantage nuancée sinon différente.
Il faut néanmoins le souligner que La Fontaine soit le modèle même
de l’écrivain français est par certains côtés un paradoxe dans la mesure
où il propose en fait une synthèse de courants liés à la fois à l’Occident
et à l’Orient. Il est probable que l’hybridité est la seule manière de tenter
SE
d’aborder la définition de la littérature et que l’assimilation de la matière
d’Orient est un aspect déterminant de l’histoire de la littérature française
depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours 9. Toute étude de la littérature
doit donc être connectée, comme le disent les historiens. La diffusion des
récits orientaux d’origine indo-persane est aujourd’hui bien documentée,
qu’il s’agisse des fabliaux, de Boccace ou de Chaucer, de l’Arioste ou de
La Fontaine. Les croisades sont passées par là… Les Fables de La Fontaine
ES
se présentent donc comme une sorte de creuset. On y retrouve Pilpay,
auteur des Panchatantra, ces fables « sues de tous », qui lui fournirent
une réserve importante d’histoires. Elles ne sont pas la seule source de
l’auteur, mais ce dernier s’en réclame 10 et précise dans sa préface de 1668 :
Après tout, je n’ai entrepris la chose que sur l’exemple, je ne veux pas dire
des Anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des
Modernes. C’est de tout temps, et chez tous les peuples qui font profes-
sion de poésie que le Parnasse a jugé ceci de son apanage. 11
PR
7. Cité par P. Lane, « Hors d’œuvre et chefs d’œuvre en littérature française. Textes et para-
textes des xviie et xviiie siècles », Journal of Language and Culture. Language and Infor-
mation, p. 13.
8. « On voit nos différences, / Jamais nos ressemblances » (P. Coutant, « Le Chien et le
Renard », L’Homme affable, Pollestres, TDO, 2007, livre VIII, fable 7).
9. Voir J.-F. Perrin, « L’invention d’un genre littéraire au xviiie siècle. Le conte oriental »,
Féeries, p. 9-27.
10. « Seulement je dirai, par reconnaissance, que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage
Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues […]. Quelques autres m’ont fourni
des sujets assez heureux » (La Fontaine, Fables, édition de 1678, livre VII, Avertissement).
11. En effet sur 87 fables, l’auteur en a emprunté 16 à l’Orient, 43 venant d’Ésope, de Phèdre
et de leurs descendants, 5 des conteurs du Moyen Âge et du xvie siècle comme Bonaven-
ture des Périers, 4 du père Poussines (P. Bornecque, La Fontaine fabuliste, Paris, CDU/
SEDES, 1975, p. 68).
142
L’exemple des fables créoles
SE
paradoxalement, en même temps à l’universalité et à la plasticité du genre :
Les hommes sont de grands enfants : ils ont toujours aimé et ils aiment
toujours qu’on leur raconte de belles histoires. […] Eh oui ! le pittoresque,
le merveilleux, signes d’évasion, ont toujours séduit. 14
Cependant, chaque époque apporte avec elle ses qualités et ses vices. De
là naissent des nuances. 15
143
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
concours demande la plus courte fable en cette langue et que « le jeu à
“l’tcheue leu leu” réunit une dizaine d’auteurs qui ont composé leur fable
en incluant huit mots sélectionnés ». Et loin de s’enfermer sur la « petite
patrie », le picard offre une centaine de fables dont certaines ont pour
prétexte un conte africain ou une sagesse de Confucius 18.
Malgré tout, dans les études littéraires françaises on continuera à dis-
serter sur « ce genre à l’origine mythique de l’humanité, selon les modes
de l’épopée (les dons de Calliope, muse de la poésie épique) et de la fable
(les mensonges d’Ésope) » dans le droit fil de la prétention à définir nos
racines et notre littérature depuis la seule origine gréco-latine :
[La] fable est moins un genre littéraire que l’origine même de toute expres-
SE
sion littéraire, l’origine même de la littérature. Elle ne partage ce privi-
lège qu’avec l’épopée. Et il importe que cet archaïsme soit immémorial.
[…] À cet archaïsme immémorial, originaire, est lié le caractère sacré,
divin de la fable. 19
de La Fontaine en verlan par Yak Rivais, Les Contes du miroir, 1988, [en ligne], [URL :
http://expositions.bnf.fr/contes/pedago/chaperon/intertexte.htm], ou encore le site
d’un slameur de fables, [URL : http://nedelec-fables.over-blog.com/], consultés le
6 décembre 2009.
18. Présentation de Ch’Lanchron, nos 105-106, déjà citée.
19. P. Brunet cité par P. Lane, « Hors d’œuvre et chefs d’œuvre… », art. cité, p. 8-9.
20. Cité par J.-F. Perrin, « L’invention d’un genre… », art. cité, p. 15.
21. Sur ce point, voir B. Mouralis, « Littératures africaines, oral, savoir », Semen.
144
L’exemple des fables créoles
SE
caine. Le Sénégalais Birago Diop écrira les célèbres Contes d’Amadou
Koumba, fortement influencés par La Fontaine. Au Gabon, le pionnier de
la fable sera Mgr Jean-Jérôme Adam, auteur de deux recueils : Proverbes,
devinettes et fables Mbédé (1971) et Fables et proverbes du Haut-Ogooué
(1979). La passion pour la fable gagnera ensuite les écrivains gabonais.
Avec ce dernier exemple on passe au second point, le rôle de l’ethnogra-
phie qui va jouer un rôle essentiel. Fables sénégalaises recueillies de l’ouolof
ES
et mises en vers français avec des notes destinées à faire connaître la Séné-
gambie, son climat, ses principales productions, la civilisation et les mœurs
des habitants du baron Jacques-François Roger (1828) est encore considéré
comme « un objet littéraire authentiquement africain récolté directement
dans sa langue d’origine auprès des concepteurs indigènes » 23, visant à les
rendre accessibles au public français, et, par là, l’ouvrage s’oppose à l’idéo-
logie dominante au fondement de la mission coloniale, selon laquelle l’Oc-
PR
22. Cité par B. Mouralis, ibid. ; je souligne. Les langues régionales étaient loin d’être aussi
bien traitées en métropole à cette date…
23. K. Aggarwal, « Présentation », baron Roger, Fables sénégalaises, Paris, L’Harmattan, 2008,
p. viii.
145
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
et morale, il n’est rien de tel que d’étudier son folklore, c’est-à-dire la littéra-
ture naïve et sans apprêts issue de l’âme populaire et nous la livrant dans sa
nudité primitive. […] aujourd’hui comme au temps de La Fontaine, nous
aimons tous et toujours à nous faire conter l’histoire de Peau d’Âne ; notre
plaisir se double même d’une piquante sensation de curiosité lorsque c’est
un nègre qui nous la conte, pourvu que ce nègre ait trouvé un interprète
aussi averti que l’est M. Equilbecq.
SE
en vue du but que l’on se propose. Ce n’est qu’ainsi qu’on parvient à s’assu-
rer sur lui ce prestige moral qui fait les suprématies effectives et durables. 24
24. F. V. Equilbecq, Essai sur la littérature merveilleuse des Noirs, Paris, Ernest Leroux, 1913,
[en ligne], [URL : http://www.gutenberg.org/files/15458/15458-8.txt], consulté le
3 avril 2012.
25. La tradition est cependant antérieure : au xviiie siècle des chansons et des poèmes sont
écrits en créole par des Blancs créoles, des Békés de Saint-Domingue, dont le fameux
« Lisette quitté la plaine » (1754) de Duvivier de La Mahautière écrit sous forme de son-
net à la manière de Ronsard et de Du Bellay.
26. L. Goury, « L’écrit en Guyane : enjeux linguistiques et pratique sociale », Pratiques et
146
L’exemple des fables créoles
SE
des Haïtiens par exemple) ne répondent pas à ce sombre pronostic : les
Fables créoles de Sylvain sont en Haïti, autant que Compère général soleil,
considérées comme des classiques.
L’histoire de la fable créole commence en 1822 quand François Chres-
tien fait paraître en créole mauricien les Essais d’un bobre africain, qui
semble être la première « traduction créole » des fables 29. On notera que
celle-ci n’est pas mal placée dans l’histoire des traductions-adaptations de
ES
La Fontaine en langues de France…
À La Réunion, le premier ouvrage imprimé en 1828 est Fables créoles
dédiées aux dames de l’île Bourbon qui fera l’objet de nombreuses réédi-
tions 30. Si Louis Héry n’est pas né à La Réunion, mais en Bretagne en
1801, il est aujourd’hui revendiqué par les créolistes :
On a trop tendance à dénigrer ce siècle et demi de textes qui va de Héry
à Cheynet, sous prétexte qu’il s’agit là trop souvent de futilités où la
PR
langue créole serait mise en scène et moquée par les maîtres. Ce point de
vue sociolinguistique et glottopolitique, pour lequel un texte n’est créole
que dans la mesure où il assure la promotion de l’écrit créole et récuse la
diglossie en s’éloignant le plus possible des modèles français, est un point
147
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Quoi qu’il en soit, ces deux auteurs exposent pour la première fois
dans les langues créoles les représentations qu’ils ont de leur espace : ces
premières publications s’attachent à mettre en scène une vision de leur
monde insulaire. Certes, « le traitement de la matière narrative et théma-
SE
tique diffère assez largement », les enjeux de ces publications ne sont pas
identiques ; si les fables de Héry sont systématiquement situées dans l’es-
pace réunionnais, les fables mauriciennes existent dans un univers flot-
tant et imprécis :
On aurait chez l’un une écriture de la fable à partir des pratiques du conte
créole, chez l’autre une adaptation de la fable française pour un public
franco-créole ; d’un côté un travail de créolisation, de l’autre des procé-
ES
dés de tropicalisation. […]. 32
31. J.-C. Carpanin Marimoutou, « Le lieu et le lien : à propos de la littérature réunionnaise »,
Hermès, nos 32-33, 2002, p. 136.
32. J.-C. Carpanin Marimoutou, cité par F. Hélias, « La poésie réunionnaise et mauricienne
en langues créoles : entre proximité et éloignement », Revue de littérature comparée,
no 318, 2006, p. 237.
148
L’exemple des fables créoles
SE
et 1976 puis en 1996, il met face à face des poèmes créoles et français
avec un avertissement au lecteur, révélateur d’une tentative de « retrous-
ser la diglossie » 37 :
Le lecteur antillais n’aura guère besoin de la traduction, toujours affadis-
sante, même si elle est parfois éclairante. Le métropolitain, lui, pourra
commencer par la version française, mais il ne sera au cœur de l’affaire
que grâce au créole. 38
ES
Le texte de 1996 est en outre préfacé par Aimé Césaire qui dépeint
Gratiant comme le « réinventeur » de la langue créole 39.
Il faudrait en outre pouvoir citer toutes les anthologies publiées dans
le monde créole, comme Zayann, tome 1, Fables de La Fontaine adaptées
33. Voir J.-P. Jardel, « De quelques emprunts et analogies dans les fables créoles inspirées
PR
149
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Quintilien (entre 30-35 et 95 ap. J.-C. ?) conseillait d’entraîner les élèves
« à rompre les vers, ensuite à remplacer les mots par des équivalents, puis
à procéder à une paraphrase plus libre, où il leur est permis d’abréger ou
d’embellir ici ou là, tout en respectant la pensée du poète » 41. Et la fable
se retrouve donc dans les programmes, avec une belle constance, depuis
l’agrégation interne de lettres modernes jusqu’au primaire. Cela la des-
sert sans doute : la fable sert de prétexte à des exercices scolaires. D’autant
ES
que les fables de La Fontaine sont devenues sous la Troisième République
une sorte de « catéchisme laïc », de morale humaniste devant accompa-
gner chaque petit Français sa vie durant 42. Et en effet, pour certains :
La fable est l’une des plus commodes et des plus charmantes trouvailles
littéraires à finalité éducative. À travers la narration d’une historiette alerte
et cocasse qui se termine généralement par une leçon morale, elle a pour
visée d’inciter à la réflexion en vue de corriger et d’améliorer les compor-
PR
tements humains. 43
40. Il est prévu par les éditeurs que les créoles de la Dominique et de Sainte-Lucie partici-
pent aux prochaines publications.
41. Cité par J.-L. Vallin, « Réécritures latines des fables ésopiques », Journées d’octobre de
la CNARELA, Valenciennes, 29 octobre 2007, [en ligne], [URL : http://www.cna-
rela.fr/Portals/0/Pdf/ZValenciennesXP.pdf], consulté le 6 décembre 2009.
42. Voir E. Affidi, « L’action culturelle d’Émile Vayrac au Tonkin : vulgariser la pensée fran-
çaise par la littérature », J. Weber (dir.), Littérature et histoire coloniale, Paris, Les Indes
savantes, 2005, p. 327-363.
43. P. Renault, « Fable et tradition ésopique », Folia electronica classica.
150
L’exemple des fables créoles
SE
Mais ces considérations sont insuffisantes, car la tradition de l’animal-
satire est très vivace, que ce soit dans la littérature avec Ionesco et Rhino-
céros, Orwell et La Ferme des animaux ou dans la chanson avec Les loups
sont entrés dans Paris de Serge Reggiani, mais aussi dans la peinture. On
pourrait multiplier à l’infini les exemples.
De plus le genre de la fable apparaît en zone créole dans le premier
quart du xixe siècle dans le sillage des conceptions romantiques qui pou-
ES
vaient fournir à une langue minorée l’occasion d’accéder à l’écrit, fût-
ce de façon expérimentale. Le dominé, pour les besoins de la littérature,
peut être une figure du « bon sauvage », l’un des fondements de la culture
populaire profonde, celle du « folklore ». Néanmoins, la fable marque
l’émergence d’une problématique opposant la tradition à la modernité.
Elle permet par exemple d’opposer les procédures d’imitation positive
et, d’autre part, les dérives du mimétisme condamné aux Antilles sous la
PR
44. Voir A. Ouhadi-Richardson et J. Deunff (dir.), Les fables de La Fontaine. Tho Ngu Ngôn
– La Fontaine, Paris, Adaly/L’Harmattan, 2009, 162 p.
151
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
En outre, la fable n’est pas un genre comme les autres du fait qu’elle
possède une moralité qui fait sens dans une situation donnée. Chez Mar-
bot comme chez Young, le message sera celui du pouvoir esclavagiste.
Dans la fameuse fable intitulée « Le Loup et le Chien » on sait que le loup
refuse de continuer à suivre le chien, car pour lui, la liberté n’a pas de
prix. Chez Marbot, la fable suit le même parcours narratif, mais lorsqu’on
ES
arrive à la fin du texte, le fabuliste créole indique :
Loup–la té ni yon mauvais sentiment :
Sèvi Béké pli bon
Passé allé marron
Pou vive dans bois évec serpent.
Et obligé allé volé
Pou mangé,
Sa pa lavie pou yon chritien. 46
PR
45. J.-C. Carpanin Marimoutou, « Le lieu et le lien… », art. cité, p. 138.
46. F. Marbot, Les bambous, Matoury (Guyane), Ibis rouge (Guide CAPES créole), 2002
[1846], p. 60. La traduction de Young est proche : « Loulou la ti kalkil mal ; sèvi ou
bouzwa pli bon ki mawon ek zanimo dan bwa, / Bizwen al koken pou manzé. Sa pa
en la vi pou en krétien fer sa » , [en ligne], [URL : http://www.moutraykreyol.org/
OMG/pdf/fables_creoles_seychelloises.pdf], consulté le 15 juin 2012.
152
L’exemple des fables créoles
SE
le contenu le plus dense pour la forme la plus mince. Et ce sont peut-
être cette brièveté et sa capacité à produire du sens qui expliquent que le
genre le plus prégnant et le plus exploité dans le monde créole est aussi
le genre le plus soumis à la réécriture, donc à l’intertextualité. Il semble
qu’il y ait congruence entre créolisation et intertextualisation.
ES
PR
47. D. Hermont, « La fable comme topique de la sphère culturelle créole », La fable créole,
J. Bernabé éd., Martinique, Ibis rouge (Guides du CAPES de créole), 2001, [en ligne],
[URL : http://www.potomitan.info/atelier/fable.php], consulté le 6 décembre 2009.
153
PR
ES
SE
Carla Fratta
SE
Nous proposons ici l’étude d’un texte francophone, le conte de Léon-
Gontran Damas Yani-des-Eaux, lu en tant que parodie. Il est d’abord
important de souligner que deux objets hypotextuels, l’un français, l’autre
créole, sont en jeu dans cette écriture palimpseste de l’auteur guyanais.
Par une démarche de « compromis » 1, Damas met en situation de conta-
mination créative deux traditions ; le résultat est particulièrement com-
ES
plexe, aussi bien du point de vue culturel que technique. En effet, dans
un double mouvement, pendant qu’il écrit la parodie d’un conte du patri-
moine français, l’auteur réalise un pastiche du conte traditionnel créole ;
l’opération sera riche d’implications ultérieures.
Par manque de véritables compétences dans un domaine comme celui
du conte oral, qui se place entre l’ethnologie, l’ethnographie, le folklore
et la littérature, le deuxième volet de la question hypertextuelle, le pas-
PR
1. Nous utilisons pour l’opération littéraire de Damas le terme utilisé pour la langue créole,
définie comme une langue de « compromis » entre le français et les langues africaines. Par
ailleurs le conte traditionnel créole lui-même est le fruit d’un compromis, né de l’adap-
tation de la tradition africaine aux conditions du Nouveau Monde.
2. Mot proposé par Jacques Espagnon : voir P. Aron, « Formes et fonctions du parostiche
dans la presse française du xixe siècle », Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos
jours, C. Dousteyssier Khoze et F. Place-Verghnes éd., Berne, Peter Lang, 2006, p. 255.
155
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
dont la trame narrative est prise dans son ensemble, nous n’avons retenu
pour nos fins que la deuxième partie de Yani-des-Eaux 3. Celle-ci repré-
sente en effet le véritable noyau parodiant du conte de Perrault, l’espace
signifiant du discours de Damas, alors que la première partie se rapporte
le plus souvent à l’opération de réécriture du conte créole en tant que tel
avec un ancrage référentiel bien connoté.
Pour commencer, il nous semble opportun de dire quelques mots
ES
afin d’établir un premier rapprochement entre les deux contes et les deux
auteurs et ainsi mettre en perspective notre propos. Damas, suivant l’es-
prit de la négritude vouée comme on le sait à la revalorisation et à l’illus-
tration de la race et du patrimoine culturel noirs, publia en 1943 Veillées
noires 4, transcription d’un certain nombre de contes traditionnels d’ori-
gine africaine, qu’il avait récoltés en 1935 dans sa Guyane natale, où il s’était
rendu comme chargé de mission pour le compte du musée de l’Homme
PR
de Paris. Lors de l’édition de 1972, Damas ajouta à son recueil une créa-
tion de son cru (qui remonte en fait à 1967), élaborée à partir du modèle
créole, à savoir le conte Yani-des-Eaux 5.
3. Il s’agit des pages 168-170 de l’édition de 1972 d’où sont tirées nos citations : L.-G. Damas,
Yani-des-Eaux, dans Veillées noires, Montréal, Leméac, 1972. Le conte avait été précé-
demment publié dans Présence africaine, no 62, 2e trimestre 1967. Nous avons cependant
retenu quelques éléments de la première partie du conte, concernant la description du
personnage féminin.
4. L.-G. Damas, Veillées noires, Paris, Stock, 1943 ; Paris, Delamain et Bouteillau, 1946.
5. Serait-ce « jouer » de manière exagérée que d’attirer l’attention sur l’inversion des dates
de publication du recueil de Damas (1967) et de celui de Perrault (1697) ? Et encore
d’observer combien le concept d’inversion est proche de celui de renversement, propre
à la parodie (qui est elle-même un « jeu ») ?
156
Charles Perrault et Léon-Gontran Damas
SE
l’Antiquité, Damas aborde lui aussi la question du ou des « modèles », en
fonction de sa propre position culturelle et de ses propres préoccupations.
Ce ne sont là que de simples analogies 7 visant à préparer le terrain
pour un type de lecture qui pourra effectivement paraître osé 8, et pour
lequel nous allons multiplier les précautions. Nous convenons en effet
que certaines questions de différente nature pourront faire écran et don-
ner lieu à des réserves sur notre interprétation du conte de Damas.
Il s’agit d’abord de quelques éléments de nature rhétorique telles la
ES
concision et la condensation très marquées, mais surtout de la forte trans-
contextualisation (ou transdiégétisation) qui caractérisent Yani par rap-
port à Riquet. Il y a ensuite, pour ceux qui le considèrent encore comme
un élément nécessaire, l’absence d’un pacte déclaré, en plus de l’incer-
titude quant à une véritable intention parodique de la part de l’auteur.
Mais on reconnaîtra que l’axe conceptuel ne doit pas nécessairement
suivre la ligne droite des démonstrations mathématiques, surtout vis-à-vis
PR
6. C. Perrault, Riquet à la houppe, dans Contes de Charles Perrault, textes établis, avec
introduction, sommaire biographique, bibliographie, notices, relève de variantes, notes
et glossaire par G. Rouger, Paris, Garnier, 1967.
7. On pourrait ajouter une curieuse analogie concernant la biographie des deux auteurs,
qui étaient tous les deux des jumeaux.
8. Si, au cours du colloque pour lequel ce texte a été écrit, Paul Aron rappelait qu’un
des caractères fondamentaux de la parodie consiste dans le fait que le modèle doit être
clairement identifiable, dans le cas qui nous concerne il faut cependant remarquer com-
bien l’écart entre les ancrages référentiels franco-français et franco-périphérique peut
contribuer à rendre le modèle « opaque ».
157
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
de l’hypotexte, le geste parodique damasien relance ainsi dans un circuit
de sens nouveau et insoupçonnable son conte-modèle, auquel il confie
une vision du monde renouvelée et fourvoyante. Grâce à ce jeu de l’in-
tertextualité, le discours parodique – par une démarche qui n’est pas rare
dans les littératures postcoloniales – déjoue de façon détournée le dis-
cours dominant et, en tant que métarécit, le met en question, déployant
tout son potentiel de subversion idéologique.
ES
On se demandera encore comment on peut qualifier de parodie ce
conte dénué de tout esprit comique. La question du comique en tant que
facteur déterminant pour la définition de la parodie a donné lieu, on le sait,
à tout un débat entre spécialistes, sans pour autant aboutir à une véritable
solution. Nous dirons avec Genette que la parodie est la transformation
ludique d’un texte, dans un système qui peut mettre en même temps en
jeu d’autres régimes (y compris le polémique, en forme de critique non
PR
SE
en fait évoluer le sens selon une logique double, en vue de l’adapter à de
nouveaux contextes : conservatrice d’un côté puisqu’il reconnaît un modèle
d’autorité dont il assume à sa manière l’héritage, révolutionnaire de l’autre
puisqu’il dépasse ce modèle en en faisant un outil critique vis-à-vis du code
historico-social de la civilisation dominante.
Une fois réglées ces quelques observations préliminaires, il peut être
utile, en vue d’explorer la métamorphose subie par le thème de Riquet
ES
dans son glissement vers Yani, de réduire l’intrigue des deux contes à
leur plus simple expression.
Aussi bien Perrault que Damas mettent en scène la rencontre d’une
belle femme et d’un homme laid. Dans les deux cas la rencontre semble
au début n’avoir aucun avenir, mais dans les deux cas, l’amour produit
une fin heureuse avec l’acceptation des différences réciproques, deve-
nues désormais complémentaires. L’affinité est évidente entre les deux
PR
histoires, qui ont une même teneur morale (l’amour peut tout, jusqu’à
l’acceptation de la diversité reconnue, consentie et valorisée grâce au res-
pect réciproque). Apparemment, donc, la transformation imprimée par
Damas à l’hypotexte n’est pas pragmatique (demeurent le schéma de l’ac-
tion et la relation entre les personnages), mais bien diégétique (chan-
gent la géographie, l’époque et le contexte humain de l’action). Il semble
en effet s’agir de la même histoire, si ce n’est qu’elle est racontée autre-
ment, comme il advient dans la « transposition ». Cependant c’est juste-
ment par le pouvoir de la transdiégétisation que le sens de l’histoire est
non seulement transposé, mais profondément réformé, jusqu’à véhiculer
des valeurs opposées à celles qui sont transmises par Riquet. Autrement
dit, la transformation diégétique est si importante qu’elle provoque une
transformation pragmatique essentielle. C’est là un trait capital, comme
159
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
et bossu) mais intelligent, alors que les deux jumelles sont l’une très belle
mais stupide, l’autre extrêmement laide mais intelligente (celle qui dispa-
raît de l’histoire). L’homme chez Damas est lui aussi laid (il louche, il est
boiteux et sourd et, détail important, noir) mais apparemment dénué d’in-
telligence, alors que la femme, blanche, est dépeinte comme parfaite, belle
et sage au plus haut point, concentrant ainsi en elle les qualités complé-
mentaires des jumelles de Perrault. Grâce à cette double opération quanti-
ES
tative et qualitative, les deux personnages de Perrault reproduisent dans la
lecture de Damas ni plus ni moins les stéréotypes de la mythologie raciste
la plus classique : l’héroïne, par le seul fait d’appartenir à la race blanche,
apparaît totalement positive, tandis que le personnage masculin, par le fait
d’appartenir à la race noire, est nécessairement négatif. L’intervention de
Damas se produit donc à partir du maquillage des traits des personnages de
Perrault, traits qui chez Perrault étaient reliés aux catégories esthétique et
PR
non pas en leur apparence physique (changée de toute façon à leurs yeux),
mais bien en leur essence spirituelle et morale, se retrouvant par là elles-
mêmes – chacune selon les besoins des deux contes – transformées dans
leurs propres qualités. Chez Perrault la femme stupide devient intelli-
gente, chez Damas au contraire la femme relativise sa propre intelligence
du moment où elle reconnaît que l’homme (noir) aussi a une intelligence,
une intelligence « différente » des choses (« Il est noir […], noir comme
la nuit ; mais, comme sont parfois les nuits, il est beau. Il est bon. Il est
fort. Et, il sait les secrets qui sont cachés au jour », p. 169).
L’écart qui s’est produit entre un texte et l’autre est de taille. La thé-
matique du regard amoureux, qui n’est qu’une pédagogie du respect de
l’autre, concerne chez Perrault le domaine des pratiques sociales au sein
SE
d’une société homogène, caractérisée par des rapports intra-raciaux, où
l’autre n’est que son propre semblable et où tout type de relation repose
sur des règles et sur une morale stables et assurées depuis des siècles. Or
chez Damas le sens du regard sur l’autre change dans son essence, là où
le regard amoureux de la Blanche (à lire : du Blanc) se mue en regard
sur la « différence », porté qu’il est sur l’autre par excellence, le subalterne
(le Noir), celui qui est (à l’époque) difficile à accepter et à reconnaître
ES
comme son semblable, dans son identité pleine et distincte. C’est ainsi que
l’allégorie du discours, une reconnaissance réciproque fondée sur le res-
pect brise les barrières de l’univers clos, autoréférentiel, de Perrault pour
s’ouvrir chez Damas à des temps, des espaces, des personnalités autres,
à des dimensions mentales et humaines inscrites dans l’avenir inconnu
d’une société où les identités culturelles et les rapports interraciaux doi-
vent être renégociés. La reprise et la distorsion qualitative du modèle
PR
SE
toutefois sous forme interrogative qu’elle s’énonce, dans sa toute fin, au
sujet des chances de survie que pourrait avoir la rencontre entre l’homme
et la femme (à lire : entre les deux races) : « […] connaissez-vous l’Île
et peut-être connaissez-vous les descendants de Yani et de son époux ? »
(p. 170) Il est vrai par ailleurs que la fin en forme d’interrogation peut se
trouver aussi dans certains contes créoles, l’autre modèle présent chez
Damas. Là toutefois il s’agit de fausses interrogations, à savoir d’une stra-
tégie pour entraîner le public dans l’apprentissage de quelques pratiques,
ES
faits et valeurs acquis et transmis au sein d’une société traditionnelle.
En revanche, l’interrogation sur laquelle se termine Yani n’a rien d’une
figure de rhétorique, ayant plutôt une valeur référentielle. Ainsi Damas
s’écarte de ses deux modèles : sa conclusion, qui en réalité n’en est pas
une (elle ne clôt pas un discours), est une sorte de « moralité sans garan-
tie », un « arrêt sur image » rapporté à un futur non encore expérimenté,
à peine ouvert sur le possible. Tout l’écart entre les textes de Perrault et
PR
9. « Moralité. Ce que l’on voit dans cet écrit, / Est moins un conte en l’air que la vérité
même ; / Tout est beau dans ce que l’on aime, / Tout ce qu’on aime a de l’esprit. – Autre
Moralité. Dans un objet où la Nature, / Aura mis de beaux traits, et la vive pein-
ture / D’un teint où jamais l’Art ne saurait arriver, / Tous ces dons pourront moins pour
rendre un cœur sensible, / Qu’un seul agrément invisible / Que l’Amour y fera trouver »
(C. Perrault, Riquet à la houppe, ouvr. cité, p. 181).
162
Charles Perrault et Léon-Gontran Damas
également possible. Dans cette île, qui sous certains aspects ressemble à
Utopie, une rencontre « non canonique » se produit entre deux individus /
deux races, ainsi, d’autre part, qu’une confrontation entre Damas et ses
deux « canons » littéraires.
Telle est finalement la parodie : ni plus ni moins qu’un dialogue et un
débat entre deux textes, deux paroles, deux collectivités, deux mondes,
un acte de décomposition et de recomposition culturelles. Son effet
dépend de l’oscillation entre la conformité et l’écart ; si le commentaire
de l’hypotexte donne lieu à un maximum de discordance, voilà que l’hy-
pertexte engendre un monde réorienté, la dérive d’un système culturel
que l’on veut mettre en crise et la dérivation d’un autre système. Dans
ce sens la parodie, qui naît « à côté et contre » l’œuvre canonique (occi-
SE
dentale), collabore pertinemment à la construction de ce « contre-dis-
cours » élaboré par une « contre-littérature », que théorise la critique
postcoloniale.
ES
PR
PR
ES
SE
Véronique Corinus
SE
Sa dévotion aux modèles esthétiques occidentaux a valu à la poésie antillaise
régionaliste le qualificatif de « mimétique ». Conspuée par une nouvelle
génération de littérateurs et d’écrivains qui, de Légitime défense à Tropiques,
en passant par la Revue du monde noir, appelèrent à l’avènement d’une lit-
térature nouvelle libérée des canons esthétiques européens, elle est devenue
le symbole de l’assimilation culturelle et de l’aliénation littéraire.
ES
Les textes narratifs régionalistes, écrits à la même époque, ont eu à
souffrir du mépris professé à l’encontre de la poésie exotique au point
d’être aujourd’hui totalement tombés en désuétude. Ainsi qui se souvient
encore des œuvres d’André Thomarel 1, poète et nouvelliste guadeloupéen
dont les qualités littéraires furent pourtant saluées en son temps ? Asso-
cié par Eugène Revert à Damas, Tardon, Zobel et Richer, ce « groupe
de jeunes écrivains antillais et guyanais qui se taillent une place hono-
PR
rable dans les lettres françaises » 2, préfacé par Daniel Thaly qui vante les
qualités de sa plume 3, célébré par René Maran qui le présente comme
un « écrivain de talent » dont les « œuvres et œuvrettes sont justement
appréciées » 4, il est aujourd’hui totalement oublié, au point qu’aucun de
ses écrits n’a jamais été réédité.
1. A. Thomarel, Parfums et saveurs des Antilles, Paris, Ebener, 1935 ; Sous le ciel des Antilles.
Regrets et tendresses, Châlons, Imprimerie de l’Union républicaine, 1936 ; Naïma, fleur
du Maghreb, Casablanca, Antar éditions, 1949 ; Les Mille et Un Contes antillais, Casa-
blanca, l’auteur ©, 356, rue de l’Aviation française, 1951 ; Nuits tropicales, Paris, Éditions
du Scorpion, 1960.
2. E. Revert, La France d’Amérique. Martinique, Guadeloupe, Guyane, Saint-Pierre-et-
Miquelon - Paris, Les Éditions maritimes et coloniales, 1955, p. 253.
3. D. Thaly, « Préface », A. Thomarel, Parfums et saveurs des Antilles, ouvr. cité, p. 8.
4. R. Maran, « Présentation de Thomarel André », retranscription de l’émission radiopho-
nique « Au-delà des mers », Nuits tropicales, ouvr. cité, p. 10.
165
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
tures populaires locale et française, renvoyant à une polarité double,
native et étrangère. Cette oscillation des modèles, si elle révèle un désir
de réhabiliter la culture antillaise, trahit également la volonté assimila-
tionniste de rattacher le patrimoine oral antillais au fonds culturel fran-
çais. La revendication forte d’une hypertextualité assumée s’avère être
un désir de fusion des Antilles à la France. Cependant, cette nouvelle
manifestation d’une « littérature de sucre et de vanille » au folklorisme
ES
désuet ne révèle-t‑elle pas aussi une recherche maladroite de renouvel-
lement esthétique ?
site pas à employer des moyens répréhensibles pour parvenir à ses fins si
bien que la débrouillardise dont il fait preuve est le signe le plus flagrant
de son individualisme forcené. S’il parvient généralement à l’emporter
sur ses dupes, ses ruses peuvent se retourner contre lui, comme c’est le
5. Héraut de la francité, André Thomarel le fut sans conteste et sa biographie est un modèle
de dévotion à la France : né à Saint-Claude en Guadeloupe en 1893, il voua un amour
absolu à la mère patrie, diffusant, en tant qu’instituteur puis directeur d’école, sa culture,
se battant pour ses valeurs dans les tranchées de 14-18, luttant encore pour elle durant
la Seconde Guerre mondiale avec tant de foi qu’il fut obligé de se réfugier à Casablanca
pour échapper à la traque allemande. Après la guerre, ce sont encore les idées françaises
qu’il défend en tant que journaliste dans la revue Nouvelles des Antilles et de la Guyane.
6. Voir R. Chauvelot, « Préface », A. Thomarel, Sous le ciel des Antilles, ouvr. cité, p. 6.
7. A. Thomarel, « Un match », Les Mille et Un Contes antillais, ouvr. cité, p. 29-32, désor-
mais abrégé M ; « Le roi des ciriques », ibid., p. 33-36, désormais abrégé RdC.
166
La nouvelle régionaliste créole
cas dans les deux contes présentés par Thomarel, qui adoptent la même
morphologie cyclique 8 : les premiers succès du malin compère sont sui-
vis d’échecs retentissants.
Dans la première nouvelle, Lapin, vantard, fait le pari qu’il saura résis-
ter aux coups de boutou que lui assénera au petit matin Compère Éléphant.
Et de fait, il survit deux fois à la violente bastonnade, ayant persuadé par
ruse Bouc et Mouton, successivement invités à souper et dormir chez lui,
d’ouvrir la porte à sa place, la tête dissimulée sous un bonnet de nuit, afin
de recevoir le café des mains d’une belle jeune femme. Mais Macaque, son
troisième hôte, échappe à un sort funeste en refusant de se lever, si bien que
Lapin ne doit la vie sauve qu’à une fuite éperdue. C’est la chance qui lui
permet en revanche d’éviter la mort dans la seconde nouvelle. Lors d’une
SE
pêche au crabe, Lapin est happé par le roi des ciriques 9 qui le projette à des
kilomètres à la ronde. Cette mésaventure inspire au rusé animal un mauvais
tour : il plante trois piquets de fer au point de chute et attire dans le piège
Bouc puis Mouton qui, projetés à leur tour par le crabe, vont s’y empa-
ler. Macaque échappe derechef à la mort, en refusant d’introduire sa main
dans le trou, si bien que Lapin, forcé de le faire, est projeté en direction
des pieux. Fort heureusement « il tombe entre les trois piquets sans perdre
ES
un seul poil » et peut « regagn[er] sa case clopin-clopant » (RdC, p. 36).
En transposant à l’écrit la matière orale, Thomarel semble bien vouloir
prendre le relais du conteur antillais. Anticipant les préceptes de la créolité,
il puise dans le répertoire traditionnel du maître de la parole créole deux
contes-types dont il respecte fidèlement la trame narrative. Il fait ainsi du
patrimoine oral un nouvel hypotexte, offrant à sa créativité des éléments
natifs. Ce faisant, il se détourne pour un temps des modèles occidentaux
PR
167
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Bobonne fois !
Trois fois bel conte, réplique Odile. (M, p. 29)
bérément les écrits dans la sphère caraïbe afin de réhabiliter une culture
méconnue ou méprisée. L’ensemble du recueil dont sont extraits les deux
textes œuvre d’ailleurs à cette réhabilitation du monde antillais dont les
aspects singuliers sont exposés tour à tour : la beauté des paysages est van-
tée, la richesse des traditions culturelles révélée, la spécificité des mœurs
et les jalons de l’histoire présentés.
Cependant dès le titre, Les Mille et Un Contes antillais, l’intertextua-
lité avec une littérature exogène s’affiche alors même que l’ouvrage reven-
dique un ancrage local fort. Les quarante textes qu’il réunit sont présentés
comme autant de souvenirs revigorants que « les compagnons de la 16e »,
poilus antillais exilés loin de leur terre natale, prenaient plaisir à évoquer
durant la campagne de la Somme :
168
La nouvelle régionaliste créole
SE
mulé fait surgir la fable du « Laboureur et ses enfants » : « A-t-elle connu
La Fontaine, la vieille Mam’ Athos ? C’est très improbable. Et pourtant
ses enfants, à l’instar de ceux du laboureur décédé, courbés sur le champ
laissé par leur mère, fouillent, bûchent, et ne laissent nulle place où la
main ne passe et repasse. » 13
C’est ce même La Fontaine que Thomarel pastiche dans « Un match »
et « Le roi des ciriques », les deux seuls véritables contes du recueil. L’in-
ES
tertextualité s’affiche derechef, bien qu’avec moins d’ostentation. En effet,
si la facture de la fable n’est pas reproduite, délaissant vers, rimes et morale,
son personnel – si emblématique – est convoqué, sur le mode du tra-
vestissement. Thomarel débaptise en effet deux personnages tradition-
nels du conte créole pour les affubler de nouveaux noms, empruntés aux
Fables. C’est ainsi que Compère Kabrit, personnage stupide et naïf, est
appelé Robin Mouton, tandis que Compère Lapin se voit attribuer le
PR
169
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
peu de pain / Et qui [l’] aurait suivi jusques au bout du monde ». Quant
à Jean Lapin, il apparaît 15 dans « Le Chat, la Belette et le petit Lapin »,
en litige avec Dame Belette pour un terrier qu’elle prétend lui ravir ; il
mène l’affaire devant Raminagrobis qui règle leur désaccord d’un coup de
dent. Comment le lecteur postulé ne reconnaîtrait-il pas sous les traits du
protagoniste antillais, qui « parmi le thym et le serpolet, gambade et fait
des culbutes » (M, p. 32), l’alter ego tropical du Janot Lapin français, qui
« trott[e], fait tous ses tours » allégrement « [p]armi le thym et la rosée » 16.
Sans doute cette francisation des noms, relevant d’un syndrome de
« lactification littéraire », renvoie-t-elle chez Thomarel à une aliénation
culturelle profonde. La référence littéraire est en effet ici, plus qu’un
signe de déférence, une marque d’allégeance. Elle traduit la volonté d’ins-
SE
crire à toute force la tradition antillaise dans la prestigieuse lignée litté-
raire française. Leur travestissement fait en effet entrer les deux compères
antillais en résonance avec Le Quart Livre de Rabelais auquel La Fon-
taine a lui-même emprunté le nom de Robin Mouton, ainsi qu’avec les
fabliaux du Moyen Âge auxquels le personnage de Jean Lapin, cousin de
Lièvre Couard, fait immanquablement songer ; d’ailleurs les noms attri-
bués aux autres compères du conte, Alfred Éléphant, Charles Macaque
ES
et Claude Bouc, pastichent ceux du bestiaire des fabliaux : Noble le lion,
Ysengrin le loup, Tibert le chat, ou encore le coq Chanteclair… tant et
si bien que la geste de Lapin ici esquissée semble être une branche exo-
tique du Roman de Renart.
La nomination apparaît comme le procédé singulier d’un pastiche
discret, susceptible de souligner les liens culturels que les Antilles entre-
tiennent avec la France. L’adaptation du conte créole répond ainsi à la
PR
15. Il fait auparavant l’objet d’une controverse dans « L’Aigle et l’Escarbot » (ibid., livre II,
fable 8, p. 66-67) entre les deux personnages éponymes : le coléoptère se venge de
l’affront de « la Princesse des Oiseaux » qui a enlevé dans ses serres « Maître Jean Lapin »
à qui il avait pourtant donné asile.
16. J. de La Fontaine, « Le Chat, la Belette et le petit Lapin », ibid., livre VII, fable 15, p. 198-199.
170
La nouvelle régionaliste créole
Bleue et Peau d’Âne » et que l’on peut entendre « Cendrillon raconté par
un coupeur de cannes » 17.
Le fonds occidental est présenté, par celui-là même qu’on honore – et
c’est symptomatique – du titre de « prince des poètes » à l’instar de Ronsard,
comme la seule origine, le modèle unique dont puisse se prévaloir la culture
orale antillaise. C’est là une filiation que les intellectuels des premières décen-
nies du xxe siècle aiment à rappeler, car elle sert le projet assimilationniste.
Charles Moynac 18, préfacier du recueil de contes de Magdeleine Schont,
tient à prévenir le lecteur, dès ses premières lignes, que les contes créoles
« ont été, en effet, empruntés à des sources étrangères : soit au fond inépui-
sable des légendes orientales, soit aux œuvres médiévales dont le Roman de
Renart est le prototype » 19. Quant à Marie Berté 20, elle souligne cette filia-
SE
tion en traquant la moindre ressemblance entre les contes qu’elle a collec-
tés et les fables de La Fontaine, les fabliaux du Moyen Âge ou les récits de
Perrault. Les contes créoles ne semblent pouvoir être revendiqués que si
l’on peut faire la preuve de leur filiation occidentale, quitte à forcer quelque
peu les rapprochements et à soutenir des démonstrations fallacieuses.
Les nouvelles de Thomarel participent à ce remodelage scabreux qui
doit souligner la forte proximité qu’il existe entre la culture antillaise et
ES
la culture française. Par leurs références à La Fontaine, « Un match » et
« Le roi des ciriques » participent au projet politique tacitement poursuivi
par l’ensemble du recueil : œuvrer en faveur de cette départementalisa-
tion si longtemps désirée et si récemment acquise, cette départementa-
lisation encore si fragile en 1951, alors qu’on met sous presse. Et Gas-
ton Monnerville d’applaudir à cet opuscule qui sert si bien les ambitions
PR
17. D. Thaly, Poèmes choisis, Tournai (Belgique), Casterman, 1976, p. 127 [Chants de l’At-
lantique, Paris, Garnier, 1928].
18. Selon C. Moynac, la culture des Antillais ne doit rien à l’Afrique dans la mesure où l’es-
clavage a détruit toute trace des civilisations originelles : « […] dans cette suite de récits,
il n’y a rien qui se rapporte aux traditions ancestrales, rien qui révèle l’origine africaine.
Tout a été importé, tout est venu du dehors, si bien que l’on se trouve en présence de
groupements humains amenés à la Guadeloupe par la force et par la violence. Ces êtres
malheureux n’ont pas été seulement arrachés au sol natal, dépouillés de leurs biens, mais
aussi de leurs idées, de leurs traditions, de leur passé. Il ne peut y avoir de spoliation
plus complète, et cette absence de tradition explique, mieux que toute autre, comment
les populations Antillaises ont pu s’assimiler, sans réserve et d’une manière totale, notre
langue, nos mœurs, notre civilisation » (C. Moynac, « Préface », M. Schont, Quelques
contes créoles, publié à l’occasion du tricentenaire des Antilles par le gouvernement de la
Guadeloupe et Dépendances, Basse-Terre, Guadeloupe, p. vii).
19. Ibid.
20. M. Berté, Sous les filaos, Fort-de-France (Martinique), Imprimerie officielle, 1941 ; Nou-
veaux ombrages, Fort-de-France, Imprimerie officielle, 1944.
171
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
de reconnaissance métropolitaine, ils manièrent une écriture toute d’exté-
riorité, jetant sur eux-mêmes et leur culture le regard de l’autre : l’étran-
ger, le métropolitain, l’Européen qui est le destinataire premier, le réfé-
rent absolu, le juge implacable dont on espère l’aval pour que la culture
antillaise ait droit de cité. La stratégie narratologique de Thomarel est à
cet égard une mise en abyme extrêmement signifiante : c’est Youma, la
nourrice au nom africain, qui est chargée de raconter les deux contes de
ES
Lapin à « Odile, la fille du maître [qui] ne sait plus quoi faire » (M, p. 29)
et qui se délecte de ses aventures en « bat[tant] des mains » (p. 31).
Cependant, Thomarel est moins radical que beaucoup de ses contem-
porains assimilationnistes. Si ses nouvelles mettent uniquement en avant
leur prétendu substrat français, sa préface est plus ouverte. Bien qu’elle
rende un hommage appuyé à la composante occidentale du peuplement
antillais, elle ne nie pas les autres apports culturels qui l’ont fécondée :
PR
172
La nouvelle régionaliste créole
SE
amorcent – bien maladroitement, il est vrai – une réflexion sur le divers et
la nécessaire prise en compte de l’oralité créole dans la littérature antillaise,
que développera le mouvement de la créolité.
Malgré leur sévérité à l’égard de Thomarel qu’ils classent, goguenards,
parmi les « doudous mulâtres et poètes fignoleurs » 23, les créolistes lui
reconnaissent – comme à bien d’autres régionalistes – le mérite d’avoir
« préserv[é] charge de mèches susceptibles de porter étincelles à nos obs-
ES
curités » 24. Cet hommage discret est la reconnaissance d’une filiation que
la créolité évoque, à demi-mot.
Or, une telle reconnaissance fait passer les régionalistes du statut de
contre-modèle à celui, plus enviable, de modèle minoré. Une telle évo-
lution dans sa réception permet d’espérer que cette littérature finira par
sortir de l’ostracisme dans lequel l’a plongée son exaltation des modèles
occidentaux. Il est effectivement important qu’elle réintègre le champ lit-
PR
téraire antillais, quelles que soient l’idéologie qu’elle porte et les réactions
critiques qu’elle provoque.
Loin de moi l’idée de vouloir réhabiliter l’œuvre de Thomarel aux
innovations si timides. Il paraît pourtant dommageable, au nom de la cri-
tique, que ses textes ne soient plus lus, faute d’être réédités. Voire simple-
ment édités. Si ses Mille et Un Contes antillais furent publiés à compte
d’auteur – signe sans doute d’un désaveu de plus en plus exclusif – nom-
breux sont ses écrits à avoir disparu : Contes et paysages de la Martinique,
Contes des Antilles, Cœurs meurtris, La Jolie Zaza, Amours et esquisses.
La dureté des jugements qui accablent depuis les années 1930 les
173
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
ES
PR
Dominique Chancé
SE
Parodies et pastiches ne sont guère de mise dans une littérature qui tente
de s’autonomiser et ne daigne guère regarder vers la littérature française
dont elle souhaite s’éloigner jusqu’au déni de toute filiation. S’il s’agis-
sait de débusquer parodies et réécritures, ce serait donc celles de contes
créoles et autres modèles de l’oralité qu’il faudrait solliciter. Mais il fau-
drait alors refaire toute l’histoire de la littérature antillaise contemporaine
ES
et du « marqueur de paroles ». Sans doute pourrait-on également situer
l’écriture de Chamoiseau et Confiant, mais également de Pineau, Pépin
et autres auteurs ayant gravité autour des auteurs de la créolité, dans une
relation d’intertextualité vis-à-vis des auteurs haïtiens et cubains du réa-
lisme merveilleux et du real maravilloso. Par ces choix, en effet, ces affi-
nités revendiquées, avec le conte et avec une poétique caribéenne, les
auteurs ont dessiné le contexte dans lequel ils estimaient devoir être lus,
PR
ils ont institué des médiations entre le lecteur et leurs textes, des filtres
ou des systèmes de référence, que Milan Kundera dans le fameux article
qu’il consacrait à Patrick Chamoiseau, dans L’Infini, à l’été 1991, appe-
lait « contexte médian » 1.
1. Milan Kundera, dans son article de L’Infini, envisageait la question des « contextes
médians » des œuvres. Selon lui, la Martinique est à l’intersection de trois contextes :
« contexte français et francophone ; contexte de la négritude africaine et mondiale ;
contexte antillais, latino-américain, américain. […] la force, la richesse de la culture mar-
tiniquaise me semble justement due à la multiplicité des contextes médians qu’elle habite
simultanément » (« Beau comme une rencontre multiple », L’Infini, no 34, été 1991, p. 57).
Depuis, dans Le rideau, Kundera a développé une opposition entre « petit » et « grand
contexte », que Patrick Chamoiseau a régulièrement reprise dans ses récents entretiens :
« Il y a deux contextes élémentaires dans lesquels on peut situer une œuvre d’art : ou bien
l’histoire de sa nation [appelons-le petit contexte], ou bien l’histoire supranationale de
175
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
un jeu à deux voix. Le rétrécissement, paradoxalement, devient ouverture
dans la mesure où l’œuvre de Glissant, devenue le prisme à travers lequel
on peut lire l’œuvre de Chamoiseau (la réciproque étant en partie pos-
sible), lui confère une dimension supplémentaire, l’entraîne, en quelque
sorte, vers le tout-monde et permet au lecteur de s’y engouffrer à son tour.
Ces deux auteurs ont ainsi choisi les modèles qui permettent de les lire
et se sont eux-mêmes constitués comme modèles pour la littérature antillaise.
ES
Construction de la créolité
176
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau
SE
Ainsi, les auteurs de la créolité ont tenté de reconstruire une histoire
de la littérature créole, en français et en créole, dans une perspective
militante et identitaire, qui nie la branche française de leur héritage et la
manière bien plus complexe, inextricable, selon laquelle les lectures se
sont imbriquées, la littérature antillaise ne pouvant guère se penser sans
la littérature française sur laquelle elle se greffe. La conception créole s’est
cristallisée autour des années 1990. Le livre Écrire « la parole de nuit ».
ES
La nouvelle littérature antillaise 4, en est, en quelque sorte, le manifeste
et la consécration, la créolité formant alors une esthétique et un groupe
assez nombreux. Le récit Chemin d’école 5 illustre assez bien ce moment,
Chamoiseau ayant conçu une véritable autobiographie créole, au cours
de laquelle le maître d’école, tente d’imposer ses Gaulois et son français
à des gamins créolophones qui ne connaissent que « bawouf » (p. 130) et
« mabs » (p. 134-138) 6. Et le maître d’école exaspéré de s’écrier : « Ô cette
PR
177
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
attendue. Plusieurs auteurs ont rapidement émis des critiques, pris une atti-
tude distante (Maryse Condé, en particulier) ou réservée (Gisèle Pineau) ;
les auteurs de la « nouvelle littérature antillaise » se sont dispersés et le tan-
dem Raphaël Confiant - Patrick Chamoiseau s’est lui-même dessoudé.
Finalement, le groupe de la créolité cesse de fonctionner et Patrick Cha-
moiseau s’en tient désormais à une relation intime avec l’œuvre d’Édouard
Glissant, bien que ce dernier ait marqué sa réticence au moment où la
« créolité » dominait comme idéologie. Patrick Chamoiseau, en effet, a
tissé au fil des années, une relation avec l’œuvre de Glissant, qui invite le
lecteur à un parcours privilégié. Si, avec le temps, l’auteur s’est entouré de
références tellement nombreuses qu’on ne pourrait les répertorier, elles
le cèdent toutes devant cette influence prédominante et c’est par celle-ci
SE
que l’œuvre organise son « contexte médian », dans une grande ouverture
à la relation et au tout-monde, propice à la multiplication des références.
Fils de Glissant
7. P. Chamoiseau, « Glissant, ho ! civilisateur » et « Lonné épi respé », Antilla, no 271, jan-
vier 1988, p. 13-15.
8. P. Chamoiseau, « En témoignage d’une volupté », Cheminements et destins dans l’œuvre
d’Édouard Glissant, séminaire du 18-19 décembre 1989, coordonné par S. Domi, no 10
de Carbet, décembre 1990.
178
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau
SE
Là nous sommes bâtis, reconstruits pièce par pièce dans un jeu de lan-
gage, la trame des fulgurances. (p. 151)
Édouard Glissant : – C’est sûr que les arguments qu’on trouve dans
Éloge de la créolité sont inspirés du Discours antillais ou de L’Intention
poétique, ou même de Soleil de la conscience, c’est-à-dire de mes essais, et
que les signataires du manifeste leur ont ainsi avoué leur dette. Mais je
crois qu’il y a eu un malentendu parce que dans le Discours antillais j’ai
beaucoup parlé de créolisation. Pour moi la créolité est une autre inter-
prétation de la créolisation. 10
9. « Mes amis Raphaël Confiant et Chamoiseau, déclarait Édouard Glissant, se sont un peu
hâtés. “Éloge de la créolité” : la créolité, ça ne marche pas ailleurs qu’aux Antilles. La créo-
lisation, elle, n’est pas une essence mais un processus universel » (« Sur la trace d’Édouard
Glissant », propos recueillis par G. Anquetil, Le Nouvel Observateur, 2-8 décembre 1993,
p. 123).
10. Entretien avec L. Gauvin, « L’imaginaire des langues », Introduction à une poétique du
divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 124-125. Repris dans É. Glissant, L’imaginaire des lan-
gues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010.
179
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
sur ses « fils spirituels », Édouard Glissant répond : « Aujourd’hui, je me sens
toujours les moyens d’un jeune poète, pas d’un sage dans un rôle pater-
nel. J’ai encore des pages vives à tracer qui ne sont pas des testaments. » 14
Pourtant, dans les années 1990, des apparitions communes à l’Uni-
versité de Bâton Rouge, en Louisiane, où Glissant dirigeait avec Priska
Degras un centre de littératures francophones, et dont la revue Antilla 15 se
fit l’écho, des émissions partagées, à la télévision, tel Le cercle de minuit 16,
ES
fondent une sorte de « cercle de famille » ou du moins en donnent l’image
sociale et affective.
Bien plus, en 1988, Glissant, en préfaçant la réédition de Chronique
des sept misères 17, avait baptisé Chamoiseau, lui donnant solennellement
le nom de « marqueur de paroles », apparu dans Solibo Magnifique et
rétrospectivement attribué à l’auteur du premier roman. Cet acte scel-
lait la relation entre les deux auteurs, dans une esthétique commune qui
PR
11. « Le chaos-monde : pour une esthétique de la relation », discussion avec J. Des Rosiers,
G. Miron et R. Melançon, Introduction à une poétique du divers, ouvr. cité, p. 104.
12. « C’est son petit conflit théorique qui l’anime, mais ça n’a pas de fondement. La créoli-
sation donne naissance à des créolités, qui elles-mêmes ne sont pas des essences identi-
taires, puisqu’elles sont des diversités » (D. Chancé, entretien avec P. Chamoiseau, L’au-
teur en souffrance, p. 209).
13. J’ai analysé ces questions autour de la figure du père, de l’héritage et de la famille lit-
téraire antillaise, dans L’auteur en souffrance. Aimé Césaire, pas plus que Glissant, n’a
assumé cette position, car s’il fut critiqué par les auteurs de la créolité, il s’est également
bien gardé de les saluer, d’accueillir leurs œuvres et leur jeune gloire. Ses silences ont
été significatifs bien avant sa réprobation.
14. É. Glissant, « Tous les peuples sont en train de se créoliser ! », propos recueillis par P. Del-
bourg, L’Événement du jeudi, 2-8 décembre 1993.
15. Antilla, no 13, juin 1989, p. 11.
16. Le cercle de minuit, émission de Michel Field, Antenne 2, 23 décembre 1993.
17. P. Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 1988 [1986].
180
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau
introduit Chronique des sept misères dans un contexte plus vaste que celui
de la Martinique : une littérature de la Caraïbe, des Antilles américaines
et baroques, sous le signe du réalisme merveilleux de Jacques-Stephen
Alexis et d’une relation multilingue au créole et au français. Le bénéfice
que Chamoiseau tire de Glissant est d’emblée celui d’un élargissement du
contexte, de son « contexte médian ». Alors que le récit de Chronique des
sept misères pouvait paraître très martinicocentré, la préface de Glissant le
rappelle à une dimension américaine. Plus récemment, la relation entre
pierre-monde et tout-monde a systématisé ce mouvement d’ouverture.
Entre-dire
SE
En 1997, Patrick Chamoiseau réédite un geste glissantien : publier deux
ouvrages en diptyque. Écrire en pays dominé paraît en même temps que
L’Esclave vieil homme et le molosse chez Gallimard (les deux ouvrages
sont imprimés en mars 1997), de même que La Case du commandeur
avait paru au Seuil en 1981 comme une réplique du Discours antillais. Ce
parallélisme est redoublé du fait que le roman de Patrick Chamoiseau est
ES
composé autour d’un « entre-dire d’Édouard Glissant », tandis que l’es-
sai s’organise autour d’une deuxième partie intitulée « Anabase en dige-
nèses selon Glissant », et que la pierre-monde sur laquelle se clôt le texte
n’est pas sans rappeler le « tout-monde » glissantien 18. L’« entre-dire » glis-
santien dont est tissé L’Esclave vieil homme et le molosse consiste, du reste,
en deux textes dont l’un était alors inédit, La Folie Celat, que Glissant
publiera en 1997. L’autre texte est l’essai bien connu L’intention poétique,
PR
18. Par un autre effet d’image, Édouard Glissant a quitté les éditions du Seuil en 1993,
pour publier et rééditer une partie de son œuvre chez Gallimard qui les héberge donc
tous les deux désormais.
19. É. Glissant, Tout-monde, Paris, Gallimard, 1993.
181
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
États-Unis 20. Enfin, accompagnant le mouvement guadeloupéen du prin-
temps 2009, contre la « profitasyon », les deux auteurs rassemblent autour
d’eux quelques artistes et intellectuels qui signent un manifeste 21.
La créolisation, la relation, le tout-monde sont plus que jamais à l’ordre
du jour, le mouvement conduit par Élie Domota étant lui-même appelé
à dépasser ses revendications « légitimes » pour inclure dans les « produits
de haute nécessité » l’utopie, « un art politique qui installe l’individu, sa
ES
relation à l’Autre, au centre d’un projet commun où règne ce que la vie a
de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sen-
sible à la beauté » (ibid.).
La créolité, comme spécificité, réalisation particulière de la créolisa-
tion, n’est pas abandonnée, certes, mais elle n’occupe plus le devant de la
scène et sa poétique est quelque peu dépassée. En effet, du point de vue
de l’écriture elle-même, les grandes lignes de la poétique chamoisienne se
PR
20. P. Chamoiseau et É. Glissant, Quand les murs tombent. L’identité nationale hors la loi ?
Paris, Éditions Galaade - Institut du Tout-monde, 2007 ; L’intraitable beauté du monde,
adresse à Barack Obama, Paris, Éditions Galaade, 2009.
21. E. Brêleur, P. Chamoiseau, S. Domi, G. Delver, É. Glissant, G. Pigeard de Gurbert,
O. Portecop, O. Pulvar, J.-C. William, Manifeste pour les « produits » de haute nécessité,
Paris, Éditions Galaade - Institut du Tout-monde, 2009 ; en ligne sur le site du Monde.
fr., [URL : http://www.lemonde.fr/politique/article/2009/02/16/neuf-intellectuels-
antillais-contre-les-archaismes-coloniaux_1156114_823448.html], consulté le 4 avril 2012.
182
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau
sa transmission, est une dimension en quelque sorte réglée, tandis que l’écri-
ture est assumée, de même que la littérature, comme horizon de l’écrivain 22.
C’est dans ce contexte que la construction d’une référence à une
œuvre amie et fondatrice prend tout son sens, au-delà de la construction
d’une vision sociale ou d’un champ littéraire autonome. Ces fonctions
ne sont pas exclues, certes, mais dans le « tout-monde », les solidarités et
les transmissions sont tout à fait imprévisibles et indépendantes du lieu,
comme le rappelle Patrick Chamoiseau dans un entretien avec Liesbeth
de Bleeker : « Mon frère en littérature, ou la relève, ou celui qui va nous
faire progresser de dix ans, il peut surgir de n’importe où. Le monde nous
traverse, le monde a tout explosé, et il faut regarder dans tous les coins
pour voir où se situe l’étoile. » 23
SE
Paradoxalement, en effet, la fraternité entre Patrick Chamoiseau et
Édouard Glissant ne les enracine pas dans un militantisme local, bien
qu’ils n’aient pas abandonné les revendications et les luttes martiniquaises,
mais dans une exploration du « tout-monde » qu’ils vivent en amitié, à la
manière de Montaigne et La Boétie. Il va de soi que ces entrelacs ne pro-
duisent pas seulement des effets d’image et de lien social, créant une com-
munauté à part, dans la « république des lettres », mais génèrent égale-
ES
ment des effets de sens. L’intertextualité devient un véritable palimpseste,
le texte de référence venant nourrir le texte qui le cite. Plus particulière-
ment, le texte de Glissant a un effet démultiplicateur et amplificateur sur
le texte de Chamoiseau tandis que le texte de Glissant devient peut-être
plus accessible du fait de ce dialogue avec Chamoiseau 24.
Ainsi, lorsqu’on lit L’Esclave vieil homme et le molosse, la pierre-monde
découverte par le vieil homme au moment de sa mort et transfiguration, fait
PR
écho au « tout-monde » et tire son sens de celui-ci. La « pierre qui rêve » est
à la fois ultime point de rencontre avec la terre amérindienne, on y entend
22. « Ce n’est pas parce que je n’ai plus de problématique directe concernant l’oralité, que l’ora-
lité n’est pas une problématique qui me paraît intéressante, même si elle est désormais inté-
grée » (P. Chamoiseau, entretien avec L. de Bleeker, Francofonia, no 51, 2006, p. 91-106).
23. Ibid. Dans cet entretien, Patrick Chamoiseau différencie « le petit contexte » et « le grand
contexte », aborde les nouvelles préoccupations de l’écrivain qu’il est devenu, après les
hésitations initiales quant à la posture.
24. Il n’est pas exclu que la renommée de Chamoiseau, depuis 1992, ait eu des retombées
sur celle de Glissant. Cet auteur assez isolé est beaucoup plus présent dans les médias.
La formule du « tout-monde » était sans doute bien venue à l’heure de la mondialisa-
tion et le Parlement des écrivains a été une chambre d’écho non négligeable. Cepen-
dant, l’œuvre et le discours de Chamoiseau, la reconnaissance des Antilles par le biais
de la créolité ont pu constituer un filtre bien utile pour la pensée et l’œuvre de Glissant,
auteur réputé difficile.
183
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
la matrice du roman de Chamoiseau. Ce texte est une sorte de récit inau-
gural qui raconte la fuite d’un nègre marron, « Le fugitif – L’Africain voué
aux îles délétères » 26. Chamoiseau l’a découpé et réparti, dans le désordre,
en épigraphe à chaque partie de son roman. La fin du texte est ainsi au
début, qui pourtant donne la perspective : « […] j’ai vu ses yeux égarés
chercher l’espace du monde » (p. 10).
La poétique de Glissant est tout entière dans ce court apologue qui
ES
résume la complexité d’histoires, toujours au moins doubles, et de ce
marron ; entre les deux « il porte la mêlée de terres, dans les deux his-
toires, pays d’avant et pays-ci, le pur et rétif pouvoir d’une racine » (p. 16).
L’entre-dire construit par Chamoiseau a peut-être le mérite de susciter
une relecture d’un texte ancien de Glissant dans lequel le monde était
déjà présent, sans que le lecteur y ait pris garde.
Le texte de La Folie Celat est, quant à lui, métonymique de la part
PR
25. « Je crois me trouver devant une racine, mais la masse est régulière, mousseuse, sans la
rugosité des séculaires écorces. […] Je m’adosse à la chose […] Ces volutes roulent dans
mon esprit » (L’Esclave vieil homme et le molosse, p. 115-117).
26. Incipit de L’intention poétique, Paris, Gallimard, 1997 [1969], p. 9.
27. La Folie Celat, Paris, Gallimard, 1997 ; voir É. Glissant, Le discours antillais et La Case
du commandeur.
184
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau
SE
Vieux Guerrier, les épigraphes, qui fissurent le texte et en font une tresse
de textes, à la manière de Texaco 28.
La pierre-monde continue son parcours cependant, dans Biblique des
derniers gestes 29 dont on peut déceler clairement la nouvelle orientation,
beaucoup plus hybride et pluraliste dans son imaginaire qu’un roman
comme Texaco, par exemple. Le héros, certes, et la scène se situent à
Saint-Joseph, dans une case et un contexte totalement martiniquais et
ES
fondalnatal. Toutefois, le récit ne cesse de faire des allers-retours, des
digressions, qui lui permettent de parcourir le monde, l’Asie, l’Amérique,
l’Algérie, l’Indochine. Les innombrables variations, à partir d’un thème
(rire, nourriture, eau, armes, vêtements, plantes, phytothérapie), ouvrent
le texte, par métonymies et analogies, à d’autres imaginaires. Ainsi, le
roman, depuis Tout-monde qui, de même, rapporte le divers à partir du
creuset de l’ici, divague librement, ancré dans son lieu, dense, historique,
PR
185
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
tion vs créolité). Son œuvre n’est-elle pas tout entière inscrite dans l’es-
pace martiniquais ? Il évoque très rarement l’Amérique ou la France où il
a pourtant longuement séjourné. Ce n’est qu’avec Tout-monde, en 1993,
qu’une partie du récit se déroule en France, en Amérique, en Asie et en
Algérie, grâce aux récits de Massoul qui n’est pas sans annoncer le per-
sonnage du vieux guerrier à l’agonie de Biblique 31.
En réalité, la contradiction entre le lieu Martinique et le monde est
présente depuis l’origine de l’œuvre de Glissant, même si elle s’est for-
ES
mulée différemment au fil du temps. Il n’y a jamais eu de cosmopolitisme
dans les romans de Glissant, mais une complexité telle que le monde est
présent dans le lieu même de l’ici, d’une part, du fait que l’histoire est
toujours au moins double et que la trace du pays d’avant est partout ici,
mais également parce que le marron, le rebelle, le fou et le sage, à l’ins-
tar de Mycéa, « cherche[nt] l’espace du monde ». Il est intéressant, de ce
point de vue, que Chamoiseau ait conçu son « entre-dire » à partir d’un
PR
des textes les plus anciens de Glissant, qui nous rappelle que si le « tout-
monde » ne s’y trouvait pas alors (il sera formulé comme tel à partir de
Mahagony 32, en 1987), la relation et le relatif, la tension entre l’ici et le
monde étaient quant à eux, déjà proclamés.
31. La partie française de la vie de Raphaël Targin qui s’est « frotté au monde » et de Mathieu,
tant dans Mahagony que dans La Case du commandeur ou dans Tout-monde, est demeu-
rée hors-champ.
32. É. Glissant, Mahagony, Paris, Seuil, 1987.
186
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau
Conclusion
SE
cificité, antillanité selon Glissant, créolité selon Chamoiseau comme résul-
tat provisoire et local de la créolisation imprévisible, féconde en rencontres
improbables et en ouverture potentielle. L’aller-retour entre le lieu spé-
cifique, la ravine, la case, et les autres espaces, est un imaginaire, non un
voyage particulier, c’est une poétique de la relation qui suppose moins de
se déplacer ou de décrire que de rêver, de douter, de se savoir relatif et relié.
Ce que nous enseigne le rapprochement entre les deux œuvres, par
ES
le jeu de références, réécritures ou écritures mêlées, entrelacées, c’est
qu’au-delà d’un conflit de termes, créolité et créolisation sont des pôles
en tension, comme la terre et le monde, dans la relation. La terre elle-
même, comme symbole et réalité dernière du lieu, peut être déterrito-
rialisée dans le tout-monde, non parce qu’elle pourrait être abandon-
née dans le nomadisme et l’errance, mais parce qu’elle est habitée par le
tout-monde. Mathieu, Raphaël Targin, tout comme Balthazar Bodule-
PR
a-t-il une intention ? », par la formule : oui, une intention poétique. C’est
dire qu’entre le désordre et l’ordre, tout aussi impossibles l’un que l’autre,
entre le non-sens des étants et la quête de valeurs, se glisse la vérité de la
relation, de la créolisation. C’est cette « intention poétique » qui donne
sens et mouvement aux récentes œuvres de Patrick Chamoiseau et réen-
chante l’univers qu’il relate.
SE
ES
PR
Ching Selao
SE
Les canons de la littérature européenne ont eu une influence marquante
chez quelques écrivains caribéens, et ce, de langue française et anglaise.
La fameuse « adaptation pour un théâtre nègre » de La Tempête (1623) de
Shakespeare par Aimé Césaire dans Une tempête est sans doute l’exemple
le plus connu 1. Un peu dans la même tradition d’un Caliban se rebellant
contre le texte offert par Prospero, Derek Walcott, Prix Nobel de littéra-
ES
ture en 1992, a pour sa part « créolisé » l’épopée homérique l’Iliade dans
Omeros, en plus de proposer une version théâtrale, également créolisée,
de l’Odyssée dans The Odyssey 2. Ces deux exemples provenant de deux
géants des lettres caribéennes montrent bien entendu l’héritage cultu-
rel de la colonisation, héritage d’un imaginaire suscitant autant d’admi-
ration que de contestation, et le désir de situer les Caraïbes sur la car-
tographie littéraire. Maryse Condé compte aussi parmi les auteurs ayant
PR
189
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Sans être une réécriture dans sa totalité d’un roman canonique, comme
c’est le cas avec La Migration des cœurs, Moi, Tituba sorcière… Noire de
Salem n’en est pas moins une version parodique d’une œuvre considérée
comme le « premier grand roman de la tradition américaine » 4. Au-delà
SE
d’une simple référence intertextuelle, Condé entreprend avec son roman
une réécriture d’un épisode important, voire crucial de La Lettre écarlate
de Hawthorme, à savoir l’emprisonnement de Hester Prynne avant sa sortie
au tribunal public. Se prêtant au jeu hypertextuel par lequel elle détourne
le sens initial de l’hypotexte que représente le roman hawthornien, elle
offre un pastiche de la figure héroïque romanesque, que nous examine-
rons dans ce chapitre, en lien avec la réécriture du personnage de Tituba,
ES
l’esclave laissée-pour-compte dans l’historiographie du procès de Salem.
Dans Palimpsestes. La littérature au second degré, Gérard Genette sou-
ligne l’importance de l’opération transformative dans l’adaptation d’un
texte antérieur. Le détournement indispensable à l’écriture au second
degré est lié, dans Moi, Tituba sorcière, à deux personnages féminins, l’un
littéraire, Hester Prynne, et l’autre historique, Tituba. En parodiant l’hé-
roïne de La Lettre écarlate, Condé met son roman en relation avec celui
PR
190
Le double palimpseste de Maryse Condé
SE
Si l’héritage puritain de Hawthorne, dont les ancêtres ont suscité en lui
des sentiments de fierté autant que de culpabilité – son grand-père, John
Hawthorne, rappelons-le, est l’un des juges qui avait vivement participé
à la chasse aux sorcières de Salem et que Condé mentionne brièvement
dans son roman (MT, p. 161) –, fait que La Lettre écarlate oscille souvent
entre la faute de Hester Prynne et l’intolérance de la société puritaine,
l’héritage féministe contemporain de Condé la conduit à libérer ce per-
ES
sonnage de sa culpabilité. Condé fait dès lors subir à Hester Prynne une
métamorphose, tout en s’inspirant de son modèle : de la victime dévouée
et soumise à son destin, bien que rêvant d’une meilleure condition pour
les femmes, Hester Prynne perd son patronyme et devient Hester, tout
simplement, incarnation de la vengeance, du féminisme pur et dur et de
la révolte. Refusant le nom du père et outrée que Tituba porte un nom
donné par un homme, en l’occurrence par son père adoptif Yao, la Hes-
PR
6. J. R. Thomas, « Taking the cross-talk of histories in Maryse Condé’s I, Tituba, Black Witch
of Salem », Emerging Perspectives on Maryse Condé. A Writer of Her Own, S. Barbour et
G. Herndon éd., Trenton, Africa World Press, 2006, p. 98.
191
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
avant d’être vendue en 1693, puisque la protagoniste hawthornienne vécut
après elle, au xviiie siècle » (ibid.), le roman de Hawthorne nous annonce,
dès le prologue, que Hester Prynne « avait eu son temps entre les débuts
du Massachusetts et la fin du xviie siècle » (LE, p. 52) 8. Bien qu’elles aient
vécu au même siècle, ce n’est en effet que par le biais de la fiction qu’elles
se retrouvent en tête à tête dans la prison d’Ipswich.
Il est significatif que le chapitre de Condé relatant cette rencontre, qui
survient vers le milieu de la narration, donc au centre du récit, s’ouvre sur
ES
la chevelure de Hester, « luxuriante chevelure, noire comme l’aile d’un
corbeau, qui aux yeux de certains devait à elle seule symboliser le péché
et appeler le châtiment » (MT, p. 150). Cette toison des ténèbres, étalée et
frappante, renvoie justement à la scène de « folie » temporaire, de révolte
« sauvage » qui s’empare de Hester Prynne dans le roman de Hawthorne.
Dans un double geste d’éclat, Hester Prynne arrache la lettre écarlate de
sa poitrine et libère ses cheveux noirs et abondants de la coiffe austère
PR
qui les enfermait. C’est dans les profondeurs de la forêt où la femme écar-
late ose jeter, rejeter, le stigmate de son « crime » que Hawthorne révèle
l’éclat, accentué par les rayons inattendus d’un soleil subitement apparu,
de la sexualité réprimée pendant sept ans de son héroïne : « Son sexe, sa
jeunesse, la splendeur de sa beauté lui revenaient du passé qu’on dit irré-
vocable, accouraient se presser, avec ses espoirs de vierge et un bonheur
7. K. Gyssels, Sages sorcières ? Révision de la mauvaise mère dans Beloved (Toni Morrison),
Praisesong for the Widow (Paule Marshall), et Moi, Tituba, sorcière noire de Salem
(Maryse Condé), Lanham, University Press of America, 2001, p. 204.
8. Au troisième chapitre, le narrateur précise également que « le Gouverneur de l’État en
personne, Messire Bellingham » (LE, p. 83) était venu assister à l’« exposition » de Hester
Prynne. Une note nous rappelle que Richard Bellingham a été le gouverneur du Mas-
sachusetts en 1641, en 1654, et de 1665 à 1672.
192
Le double palimpseste de Maryse Condé
SE
sa propre audace. » 9
C’est précisément de cette audace fugace que s’inspire Condé pour
son Hester dont le « sexe, la jeunesse et la beauté » sont mis en relief. À
l’instar de Tituba qui contrôle à peine son désir des hommes – de John
Indien au jeune révolutionnaire Iphigene en passant par le traître Chris-
topher et le Juif Benjamin Cohen d’Azevedo –, Hester maîtrise à peine
son désir de Tituba. La sensualité et la sexualité de ces femmes contras-
tent avec l’atmosphère puritaine de restrictions et d’interdictions qui sert
ES
de toile de fond au roman. Le désir sexuel de Tituba, vers le début de la
narration, c’est-à-dire lorsqu’elle était toujours à la Barbade et pas encore
en Nouvelle-Angleterre, la poussait déjà à se demander, après la jouis-
sance du plaisir solitaire, si sa mère n’avait pas connu une sensation simi-
laire au moment de son viol par un Anglais :
Comme j’approchais de mon sexe, brusquement il me sembla que ce
n’était plus moi, mais John Indien qui me caressait ainsi. Jaillie des pro-
PR
fondeurs de mon corps, une marée odorante inonda mes cuisses. Je m’en-
tendis râler dans la nuit.
Était-ce ainsi que malgré elle, ma mère avait râlé quand le marin l’avait
violée ? Alors, je comprenais qu’elle ait voulu épargner à son corps la
seconde humiliation d’une possession sans amour et ait tenté de tuer Dar-
nell. (MT, p. 30-31)
Cette réflexion déplacée, qui laisse entendre que ce ne serait pas tant
la violence du viol qui aurait humilié Abena que la jouissance probable
ressentie lors de ce viol, ne peut que jeter le lecteur dans un profond
malaise, d’autant plus que Tituba, fruit de cet « acte de haine et de mépris »
9. P.-Y. Pétillon, « La Lettre écarlate ou la double exposition », Études anglaises, vol. 58, no 4,
2005, p. 420.
193
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
(MT, p. 13), sera elle-même violée par Samuel Parris et ses acolytes. Ce
propos inconvenant, qui nous est donné à lire dès le deuxième chapitre
comme pour nous préparer à un roman dans lequel l’innommable est
nommé, serait, selon Kathleen Gyssels, une réaction de Condé « contre
le complexe de victime qui, il est vrai, n’en finit pas de colorier les récits
de témoignage antillais, surtout féminins » 10. Cette réflexion nous appa-
raît en outre insister sur la « candeur » de Tituba – qui avoue à quelques
reprises être naïve –, que l’on retrouve également chez Hester, sorte d’in-
génuité la poussant parfois à dire ce qu’elle pense, sans que cela ait été
réfléchi ou soupesé.
Cette stratégie de détour, pour reprendre une expression glissantienne,
SE
par la naïveté n’a rien de naïf en ce qu’elle permet à Condé de faire dire
à Tituba ce qui ne se dit pas, d’aborder des sujets tabous. « Le camou-
flage, écrit Édouard Glissant dans Le discours antillais, c’est là une mise
en scène du Détour. » 11 En plus de dé-victimiser Abena dans l’évocation
de son plaisir possible dans la terrible « scène primitive », si nous suivons
l’interprétation de Gyssels, Tituba révèle, à travers le récit de ses rêves
dans lesquels Hester vient s’étendre à ses côtés, un autre indicible de la
société puritaine, celui du « chemin d’une autre jouissance » (MT, p. 190).
ES
La jouissance entre femmes n’est que suggérée dans la mesure où le désir
n’aboutit pas à l’acte, à la différence du désir « incestueux », autre forme
de sexualité interdite évoquée dans le roman. La relation de Tituba avec
Iphigene, le vrai meneur des marrons au nom mythologique et féminin,
rappelle en effet un célèbre mythe : celui d’Œdipe et de Jocaste. Iphigene
ne se crèvera pas les yeux, il sera plutôt le premier sacrifié et pendu, des-
tin que connaîtra également son amante. Leur liaison suscite en Tituba
PR
10. K. Gyssels, « L’intraduisibilité de Tituba Indien, sujet interculturel », Mots pluriels, no 23,
mars 2003, [en ligne], [URL : http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP2303kg.
html], consulté le 4 avril 2012. Gyssels mentionne à ce sujet les romans de Gisèle Pineau.
11. É. Glissant, Le discours antillais, p. 50.
194
Le double palimpseste de Maryse Condé
SE
verse tout le roman et qui associe la couleur de la peau de Tituba à des
attributs négatifs, tels le mal et la laideur. Betsey, la fille des Parris dont
Tituba s’est occupée avec dévouement, répète cette conviction partagée
par tous : « Vous, faire du bien ? Vous êtes une négresse, Tituba ! Vous
ne pouvez que faire du mal. Vous êtes le Mal ! » (MT, p. 123) Le choix de
Condé de faire de Tituba une esclave d’origine barbadienne noire – et
non indienne comme John Indien 13 – est ici révélateur en ce qu’il met
ES
l’accent sur la perspective manichéenne associant le noir à la laideur, à la
souillure et au mal, par opposition au blanc qui représente, dans l’ima-
ginaire colonial, la beauté, la propreté et le bien. « Le péché est nègre
comme la vertu est blanche » 14, a écrit Frantz Fanon dont l’ombre appa-
raît justement dans le roman. S’appropriant l’argument raciste de la com-
munauté, Hester effectue un renversement discursif qui trahit l’absurdité
de l’argument initial : Tituba est d’emblée coupable à cause de la couleur
PR
de sa peau, si bien que dans une logique inversée tout aussi absurde, elle
ne peut qu’être innocente pour la même raison.
12. L. Gauvin, « Écrire/Réécrire le/au féminin : notes sur une pratique », Études françaises,
p. 13.
13. Notons que John Indien a véritablement existé, contrairement à Benjamin Cohen d’Aze-
vedo, amant juif de Tituba inventé de toutes pièces par Condé. Tituba serait vraisembla-
blement indienne ou plus exactement amérindienne et non noire : voir à ce sujet K. Gys-
sels, Sages sorcières ? ouvr. cité, p. 109.
14. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil (Point/Essais), 1952, p. 112. C’est
dans l’extrait où John Indien reproche à Tituba de ne pas faire la fête avec ses amis que
Condé fait clairement référence à l’ouvrage de Fanon : « Ne fais pas cette tête-là, sinon
mes amis diront que tu fais la fière. Ils diront que ta peau est noire mais que par-dessus
tu portes masque blanc… » (MT, p. 56).
195
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
d’une idée déjà présente dans le roman de Hawthorne : Hester Prynne
avait elle aussi songé à tuer sa fille Pearl, après la naissance de celle-ci, et
ensuite s’enlever la vie (LE, p. 188). Au lieu de commettre l’irréparable et
de devenir une meurtrière et une suicidaire, Hester Prynne évolue plu-
tôt vers la sainteté. Lorsque la peste frappe la ville, elle porte secours aux
malades et aux démunis au point que « [l]a lettre écarlate produisait l’ef-
fet d’une croix sur la poitrine d’une religieuse » (LE, p. 184). Quant à
ES
Moi, Tituba sorcière, s’il est possible de lire le suicide de Hester comme
un choix, comme l’aboutissement du désir d’infanticide de son alter ego
littéraire et comme la manifestation achevée de sa révolte, au sens éty-
mologique du terme, de celle qui fait volte-face et dit « non » 15 au sys-
tème patriarcal, il est tout aussi possible de l’interpréter comme le seul
moyen d’échapper à la lettre écarlate, atténuant dès lors l’héroïsme, s’il
en est, de ce geste. Alors que Hester Prynne devient, au terme de La
PR
15. Sur l’étymologie du mot « révolte », voir A. Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard,
1951, p. 27-38.
196
Le double palimpseste de Maryse Condé
SE
féministe ? Une femme révoltée refusant le nom et la loi du père, rêvant
d’un monde excluant les hommes, avortant ses enfants et contenant à
peine son désir d’une autre femme ? Par-delà le débat opposant le fémi-
nisme occidental et le féminisme « noir » que représenteraient respecti-
vement Hester et Tituba, la mise en scène parodique de la rencontre de
ces deux femmes semble être une façon de se moquer du discours fémi-
niste occidental et autre, même si Condé a déjà dit s’identifier davantage
au « womanism » de l’écrivaine afro-américaine Alice Walker, c’est-à-dire
ES
privilégier une posture féministe préoccupée par les différences cultu-
relles et ethniques, qu’au féminisme tout court. Annoncés par l’ombre de
Simone de Beauvoir qui traverse le roman au moment où John Indien,
celui qui a « pactisé avec les bourreaux », appelle Tituba « [s]a femme
rompue » (MT, p. 118) 16, les discours féministes dans Moi, Tituba sorcière
ne doivent sans doute pas être pris au pied de la lettre, d’autant plus qu’il
s’agit de faire porter un discours du xxe siècle – le spectre de la mère du
PR
16. Un peu plus loin, c’est l’esprit de sa mère Abena qui l’appelle « [s]a femme rompue »
(MT, p. 219).
17. F. Pfaff, Conversations with Maryse Condé, Lincoln, University of Nebraska Press, 1996,
p. 60.
197
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
tefois pas la portée féministe du roman qui doit tout de même être lue,
à notre avis, avec un certain recul. Esclave bien sûr des hommes blancs,
Tituba l’est aussi de son désir insatiable des hommes en général. Lors de
son retour à la Barbade, c’est ce désir des hommes, davantage que leur
noble cause, qui la pousse à aider et à rejoindre les marrons (MT, p. 226),
allusion parodiée à la mulâtresse Solitude, symbole historique de la résis-
tance féminine de la Guadeloupe 20. Condé n’offre par conséquent pas
ES
qu’une parodie de la figure héroïque du roman traditionnel américain,
elle transforme également la figure de la femme caribéenne souvent repré-
sentée en tant que victime et combattante dans la littérature antillaise.
Les actions et les gestes prétendument héroïques de Tituba sont souvent
le fruit du hasard ou de son désir sexuel, comme l’est son engagement
auprès des esclaves marrons.
En privilégiant un marronnage de l’imaginaire qui ne se conforme ni
PR
18. D. O’Regan, Postcolonial Echoes and Evocations. The Intertextual Appeal of Maryse Condé,
Berne, Peter Lang, 2006, p. 71-76 ; voir également p. 84.
19. F. Pfaff, Conversations with Maryse Condé, ouvr. cité, p. 60.
20. Sur les liens intertextuels entre Moi, Tituba sorcière et La Mulâtresse Solitude d’André
Schwarz-Bart, voir D. O’Regan, Postcolonial Echoes and Evocations, ouvr. cité, p. 77-84.
21. F. Pfaff, Conversations with Maryse Condé, ouvr. cité, p. 60.
198
Le double palimpseste de Maryse Condé
SE
d’un seul centre ? Plusieurs centres semblent être convoqués dans ce jeu
hypertextuel et interculturel, où l’autre est mis en relation avec le même,
selon la poétique de Glissant 24, mais où l’autre et le même ne sont plus
aussi facilement identifiables.
récit que le narrateur nous propose, puisé dans un manuscrit trouvé dans
les archives des bureaux de la douane. Quant à Condé, elle n’offre aucun
prologue à Moi, Tituba sorcière, mais une note en exergue au roman,
signée par l’écrivaine, Maryse Condé, qui se veut pareillement une sorte
d’attestation véridique du récit proposé : « Tituba et moi, avons vécu
en étroite intimité pendant un an. C’est au cours de nos interminables
22. B. Ashcroft, G. Griffiths et H. Tiffin, The Empire Writes Back ; rappelons que le titre de
cet essai participe également d’une chaîne intertextuelle, puisqu’il emprunte à un des
épisodes de la célèbre série américaine Star Wars. The Empire Strikes Back, et à une cita-
tion de Salman Rushdie : « The Empire writes back to the Centre » (cité en exergue).
23. F. Lionnet, « Narrating the Americas : transcolonial métissage and Maryse Condé’s La
Migration des cœurs », Mixing Race, Mixing Cultures. Inter-American Literary Dialo-
gues, M. Kaup et D. Rosenthal éd., Austin, University of Texas Press, 2002, p. 71-72.
24. Voir É. Glissant, Poétique de la relation.
199
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
conversations qu’elle m’a dit ces choses qu’elle n’avait confiées à personne »
(MT, p. 7). Autant chez Hawthorne que chez Condé, « l’authenticité »
rapportée n’est qu’un leurre, les deux auteurs mettant l’accent, tout au
long de la narration, sur l’aspect légendaire de chacun des romans. La
prolifération des « peut-être », des « on dit », des « semble-t‑il », etc., dans
La Lettre écarlate est à cet égard révélatrice. Dans Moi, Tituba sorcière, la
confusion entre faits historiques et scènes invraisemblables invite les lec-
teurs et les critiques à le lire comme une fiction romanesque, avec tout
ce que cette expression contient d’imagination et de vérité. Qu’y a-t-il
de plus fictif que cette mise en récit d’un personnage du xviie siècle à la
première personne ? À la question de savoir pourquoi elle a écrit Tituba
en recourant au « je », ce « Saint-Esprit de la première personne » 25 pour
SE
reprendre les mots de Philippe Lejeune, Condé a répondu avec aplomb
et humour dans un entretien : « Je dois être Tituba. Je suis la sorcière ! » 26
Si l’on apprécie son humour, il est évident que ce « je » traduit un désir de
restituer la subjectivité de Tituba, la plus négligée des sorcières du procès
de Salem, et ce, autant par les historiens que par les écrivains.
Sans être la première à avoir mis Tituba au centre d’une fiction, puisque
l’écrivaine afro-américaine Ann Petry l’avait fait en 1964 dans un roman
ES
pour la jeunesse, Tituba of Salem Village 27, Condé est néanmoins la seule
depuis Petry à avoir produit une œuvre d’importance sur ce personnage.
De façon tout à fait intéressante, Tituba elle-même, dans le roman, anti-
cipe sa disparition dans l’historiographie du procès :
Je sentais que dans ces procès des sorcières de Salem qui feraient couler
tant d’encre, qui exciteraient la curiosité et la pitié des générations futures
et apparaîtraient à tous comme le témoignage le plus authentique d’une
PR
époque crédule et barbare, mon nom ne figurerait que comme celui d’une
comparse sans intérêt. On mentionnerait çà et là « une esclave originaire des
Antilles et pratiquant vraisemblablement le “hodoo” ». On ne se soucierait
ni de mon âge ni de ma personnalité. On m’ignorerait. […] Aucune, aucune
biographie attentionnée et inspirée recréant ma vie et mes tourments ! Et
cette future injustice me révoltait ! Plus cruelle que la mort ! (MT, p. 173)
200
Le double palimpseste de Maryse Condé
native, créatrice du récit peut sembler aller de soi, car après tout Maryse
Condé est une romancière, mais ce recours à la fiction en ce qui concerne
Tituba met en lumière le manque de documents au sujet de cette figure
esclave de l’Amérique du xviie siècle, dont l’existence n’est attestée que par
ses témoignages au procès de 1692. Qui était Tituba avant et après le pro-
cès ? Qui était-elle avant d’être l’esclave sorcière pratiquant le « hodoo » ?
Condé répond à cette question, à la toute fin du livre, dans une note
paratextuelle auctoriale : « Vers 1693, notre héroïne, fut vendue pour le
prix de sa “pension” en prison, de ses chaînes et de ses fers. À qui ? Le
racisme, conscient ou inconscient, des historiens est tel qu’aucun ne s’en
soucie » (MT, p. 278) 28. En ce sens, la réécriture n’offre parfois pas tant
une autre version d’un récit qu’elle n’invente une partie pour en combler
SE
ses lacunes, mais à partir des quelques traces historiques. Créer, recréer,
inventer, réinventer, autant de verbes soulignant l’opération transforma-
tive inhérente à l’écriture parodique de Condé, qui nous paraît être bien
plus qu’une « prosaïsation des archives et des données historiques, exploi-
tation quelque peu facile, artistiquement peu engageante » ou une « réé-
criture minimaliste » avec des passages « d’allure trop encyclopédique » et
des liens « surfaits » 29.
ES
Suivant l’étymologie du mot parôdia 30, Condé déforme l’identité de
l’héroïne hawthornienne et de Tituba, tout en s’inspirant de ses modèles.
Bien qu’elles demeurent près, à côté, des représentations initiales, les fonc-
tions et les sens qui leur sont rattachés n’en sont pas moins considérable-
ment détournés. Comme le mentionne à juste titre Lise Gauvin :
Si écrire est toujours, de quelque façon, réécrire le monde et sa littéra-
ture, on peut renverser la proposition et dire que réécrire est aussi écrire,
PR
28. Condé parle ici d’« héroïne », tout comme en entretien elle a déjà qualifié Tituba
d’« héroïne folklorique antillaise », mais le terme doit certainement être pris au sens de
« personnage principal » d’une œuvre et non de héros mythologique ou épique.
29. K. Gyssels, Sages sorcières ? ouvr. cité, respectivement p. 107, p. 109 et p. 110. Il est à noter
que Gyssels semble avoir changé d’avis dans un article ultérieur : « De tous les romans
de Condé, Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem est de loin le plus réussi et l’auteure
semble l’avouer dans un entretien avec Françoise Pfaff, reconnaissant la très courte genèse
et son désir de se “défouler de Los Angeles, ville tentaculaire” et violente » (K. Gyssels,
« L’intraduisibilité de Tituba Indien », art. cité, non paginé).
30. G. Genette, Palimpsestes, p. 20.
31. L. Gauvin, « Écrire/Réécrire le/au féminin… », Études françaises, p. 27.
201
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
tères, où des héroïnes n’en sont pas vraiment, où la sexualité est source
de plaisir autant que de violence, et où, en somme, le comique côtoie le
tragique, pour le plaisir des lecteurs.
ES
PR
202
Yolaine Parisot
SE
À Haïti,
À ses écrivains qui ne cessent de réinventer
le monde
203
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Present, s’engouffrait dans les brèches du Jane Eyre de Charlotte Brontë.
Quant à l’histoire littéraire antillaise, haïtienne ou caribéenne, les écri-
vains l’écrivent dans les récits d’enfance, qui placent Aimé Césaire, Joseph
Zobel, Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis à la place d’honneur
des bibliothèques de Maryse Condé, de Daniel Maximin ou de Dany
Laferrière. Ils la construisent encore dans les mises en fiction de l’histoire
culturelle, qu’il s’agisse de la rencontre entre Aimé Césaire et André Bre-
ES
ton autour de la revue Tropiques dans Le Nègre et l’amiral de Raphaël
Confiant 6, ou de la révolution de 1946 à Port-au-Prince, qui sert de toile
de fond au premier roman de Yanick Lahens, Dans la maison du père 7,
récit d’une vocation artistique et d’une filiation problématique 8.
Plus récemment, s’est imposée la nécessité de rendre compte de la
difficulté à constituer le champ littéraire caribéen francophone comme
autonome et cohérent : en premier lieu, la différence des statuts admi-
PR
204
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens
SE
remment n’en laissa pas. Établir le lien qui unit sa créativité à la mienne.
Passer des saveurs, des couleurs, des odeurs des chairs ou des légumes à
celles des mots. 11
no 1, 1990. Dans le cas des littératures postcoloniales, elle permet de repenser la relation
centre/périphérie et de prendre en compte les relations des anciennes périphéries entre
elles, au sein d’une même zone et au-delà des barrières linguistiques.
10. Nous nous référons aux travaux du GRHI, Groupe de recherche sur l’histoire immédiate
(université de Toulouse - Le Mirail), qui considère que la période perçue comme néces-
saire à l’ouverture des archives ne doit pas constituer un frein au travail de l’historien.
11. M. Condé, Victoire, les saveurs et les mots, Paris, Mercure de France, 2006, p. 85.
12. Respectivement L. Hearn, Aux vents caraïbes, Paris, Hoebëke, 2004 [Two Years in the
French West Indies, 1890] ; A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence
africaine, 1956 [1939] ; Saint-John Perse, Éloges, Paris, Gallimard, 1948.
13. P. Chamoiseau, Un dimanche au cachot, Paris, Gallimard, 2007.
205
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
fondatrices de l’antillanité, de la créolité ou de la diversalité, ou de « l’écri-
ture du désastre » 17 et de sa littérarité.
À la fin de L’écrivain antillais au miroir de sa littérature, dont le cor-
pus se limitait aux années 1980-1992 et aux Antilles françaises, Lydie Mou-
dileno soulignait que l’obsession pour la figure d’écrivain exprimait un rap-
port problématique d’auteurs relevant du canon littéraire antillais « à leur
position dans la modernité » (p. 200) et imaginait que « la disparition de
l’écrivain comme personnage, ou l’éclatement de ses figures, devrait lais-
ES
ser l’espace de communication ouvert à d’autres bruits » (p. 207). Mais
force est de constater que, loin de disparaître, cette propension à l’autoré-
férentialité s’est amplifiée aux cours des dernières années jusqu’à atteindre
Haïti et jusqu’à se développer en fiction d’auteur. Semblant s’ériger en
paradigmes de la « littérature-monde en français », nombre de récits s’of-
frent comme des mises en fiction/question de la « scénographie » post-
coloniale francophone, de la relation entre « la situation d’énonciation
PR
206
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens
via La république mondiale des lettres de Pascale Casanova, via les théories
postcoloniales, notamment celles d’Edward Said, traducteur de « Philolo-
gie der Weltliteratur » 19 d’Erich Auerbach. Et, à l’instar de ses avant-textes,
« Les enfants de la postcolonie » 20 d’Abdourahman Waberi et « La fran-
cophonie, oui ; le ghetto, non » 21 d’Alain Mabanckou, il dialogue avec la
World Literature in English. Mais la fiction le dépasse qui met en abyme la
construction d’un champ littéraire autonome et transnational, lorsqu’une
intertextualité référentielle met par exemple en regard le blog d’Alain
Mabanckou, « Le crédit a voyagé », Black Bazar 22, où l’écrivain Louis-
Philippe Dalembert devient un personnage parlant de Dany Laferrière
à ses lectrices, et L’Énigme du retour 23 qui consacre un chapitre au « fils
SE
de Pauline Kengué ».
207
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
« La littérature, dans sa folie, peut-elle remplir le vide que laissent par-
fois les sciences humaines ? » se demande l’Écrivain, dans L’Amour avant
que j’oublie de Lyonel Trouillot 27, alors que, pour échapper à l’ennui d’un
colloque sur « l’engagement, la responsabilité, le rôle de l’écrivain dans la
société » (p. 97), sur « ce que peut ou ne peut pas la littérature » (p. 32) ou
sur « l’exil et la littérature, la littérature de l’exil, l’exil dans la littérature »
(p. 36), il invente un dialogue amoureux sur le modèle des récits de voyage
que lui racontait l’Étranger dont la folie était de n’avoir jamais quitté son
ES
pays. Le palimpseste haïtien met en évidence une triade littérature, histoire
et folie que décline l’exil tant réel qu’intérieur, celui du poète « albatros ».
Et la poétique du bateau dans la littérature caribéenne pourrait bien, au-
delà du souvenir de la traite et de la traversée de l’Atlantique, porter l’hé-
ritage de la fameuse Nef des fous qui fait son apparition dans le paysage
imaginaire de la Renaissance. Dans son Histoire de la folie à l’âge classique,
Michel Foucault, faisant l’inventaire de la « multiple présence » de la folie
PR
26. G. Victor, À l’angle des rues parallèles, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2003.
27. L. Trouillot, L’Amour avant que j’oublie, Arles, Actes Sud, 2007, p. 136.
28. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard (Bibliothèque des his-
toires), 1972, p. 57.
208
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens
SE
On retrouve semblable entremêlement de la toponymie, de la topogra-
phie psychique et de la transtextualité dans La Brûlerie d’Émile Ollivier 30.
Pour Cynthia, venue demander des comptes sur Virgile, père inconnu et
désormais disparu, Jonas Lazard, le narrateur principal de ce roman pos-
thume, recrée les discussions d’un groupe d’Haïtiens fantasques. Der-
nier avatar du café littéraire, La Brûlerie est ce lieu où l’on se réunit, en
se réclamant tant de Verlaine, de Pessoa et de Kafka que de Tel quel, de
ES
Barthes et de Derrida, pour transformer le présent en mémoire et le
monde, en bibliothèque. Citations, références à Walter Benjamin, à Freud,
à Nietzsche ou à Thomas Mann, épigraphes empruntées à William B.
Yeats, promesse d’un « livre-univers », « livre-monde » qui prendrait « la
forme de réseaux plutôt que celle d’un récit linéaire » (p. 58), tels sont les
instruments auxquels Ollivier aura eu recours pour figurer « le passé qui
ne passe pas », comme a pu l’écrire l’historien Henry Rousso à propos
PR
de Vichy : « Virgile sans doute était victime d’un passé qui ne passait pas.
L’horrible s’était déjà produit dans sa vie. Ceux qui ont connu les camps
de concentration disent que, pour évoquer Auschwitz, il faudrait non pas
parler mais crier. Virgile n’a pas su crier » (p. 123). Yves, le héros de Gérard
Étienne, est hanté par le souvenir cauchemardesque de Fort-Dimanche,
haut lieu de torture à l’époque duvaliériste, de l’incarcération aux côtés
de l’écrivain Jacques Stephen Alexis. Par ce court-circuitage de l’univers
fictionnel par l’univers référentiel, le récit se construit sur les hypotextes
de la légende réaliste merveilleuse, celle des différentes morts d’Alexis.
29. G. Étienne, Vous n’êtes pas seul, Montréal, Éditions du Marais, 2007 (2e édition, texte
revu et corrigé).
30. É. Ollivier, La Brûlerie, Montréal, Boréal, 2004.
209
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
ici et pas encore là-bas : « Je suis assis sur un petit banc dans un joli parc
dont je doute de l’existence » 33, entre le récit d’enfance et le récit où l’au-
tofiction semble céder le pas à l’autobiographie. Mais quelle valeur donner
à ce pacte autobiographique conclu par un fou qui se souvient comment
le père du narrateur s’est échappé de Fort-Dimanche dans un bateau des-
siné sur la paroi ? Quelle valeur donner à un pacte autobiographique qui
s’appuie sur une filiation impossible entre le père et le fils exilés par le père
ES
et le fils dictateurs, entre un père qui dit ses enfants morts et un fils qui
ne peut dire son nom ? Surnoms – « Vieux Os », « Vieux » –, portrait d’un
écrivain beat savamment mis en scène pour la promotion du livre, scénari-
sation de road movies depuis la baignoire d’une chambre d’hôtel, écrivain
consacré par les médias jouant son propre rôle dans Comment conquérir
l’Amérique en une nuit, ou réfugié à l’abri d’« un manguier, au fond de la
cour » 34, « l’autobiographie américaine » multiplie les incarnations d’un
personnage d’écrivain, à mi-chemin entre hétéronymie et autofiction :
PR
210
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens
SE
même réflexivité puisqu’il prend la forme du polar. Enfin, un micro-récit
rappelle que si Dany Laferrière creuse l’hypotexte proustien du « livre à
venir », celui-ci était déjà présent dans L’Espace d’un cillement 37 de Jacques
Stephen Alexis qui recourait à la mémoire sensorielle pour préfigurer le
réalisme merveilleux. Le narrateur de Je suis un écrivain japonais crée
en effet une intersection entre la scène de la mondialisation et l’histoire
culturelle haïtienne, entre pays réel et pays rêvé, en imaginant non pas
que la célèbre chanteuse Björk visite une exposition de peinture naïve,
ES
mais qu’elle rencontre les peintres en chair et en os.
211
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
utile ou légale », le recours au vocabulaire juridique pose la question du
droit d’auteur et de l’auctorialité comme imposture. Comment interpré-
ter la rature d’un double prénom, « Pierre Jean », par un autre double
prénom, « Gary Victor » ? Faut-il y voir un pied de nez à la quatrième
de couverture où biographie et photographie affirment l’existence réfé-
rentielle de Gary Victor ? Ou une allusion à la facile instrumentalisation
de l’œuvre en contexte postcolonial ? Faut-il comprendre que la fiction
ES
d’auteur revendique une filiation avec Vie et mort d’Émile Ajar 39, publié
à titre posthume sous le nom de Romain Gary ? Ou replacer Banal oubli
dans le contexte haïtien de l’héritage dictatorial et du chaos post-dictature,
comme le laisse entendre l’argument : Pierre Jean s’oublie dans un bar,
revient se chercher, mais apprend qu’il a été kidnappé ?
À la page 35, l’écrivain fictif décide d’écrire son histoire :
PR
212
Figures d’écrivains caribéens, autofictions d’auteurs haïtiens
SE
ce que je suis ou de ce que je crois être » (à la page 180 d’un récit qui en
compte 188). La police de caractères se modifie alors pour laisser place à
un texte où Gary Victor devient personnage et assume le rôle d’un écri-
vain dépossédant Pierre Jean de son histoire.
Parce qu’elle procède de la résolution d’un code improbable tiré du
précédent livre de Pierre Jean, Nuit muette sur la croix de l’arc-en-ciel – et
les références christiques sont bien aussi celles du serial killer –, la fin de
l’enquête tourne en dérision les codes du polar, y compris du polar haï-
ES
tien en territoire vaudou, dont Françoise Naudillon a montré qu’il sou-
lignait les liens entre « l’enquête historique » et « l’enquête sorcière ou
ésotérique » 41. Or, ce Banal oubli ne saurait se réduire à une réflexivité
littéraire tautologique. Le personnage qui prétend écrire son histoire
ne fait qu’obéir à un précepte paternel : « Vainqueur ou vaincu, surtout
vaincu, ne laisse à quiconque, pas même à Dieu, le soin d’écrire ton his-
toire. » Pour Gary Victor, comme pour Dieuswalwe Azémar, l’imposture
PR
213
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
son est ainsi présentée comme une résistance contre la « mémoire trafi-
quée » tant par l’historiographie que par le discours littéraire. La fiction
d’auteur réactualise la fracture de la modernité. Le « banal oubli » fait du
moi oublieux « un écho » (p. 13), un « membre fictif que l’amputé ressent
des années après » (p. 48), « un refus surgi d’une absence » (p. 53) et ren-
voie tant à l’arbitraire du signe qu’à l’anthropologie vaudoue du gros bon
ange et du petit bon ange.
ES
Une figure anthropologique pourrait en effet symboliser l’articula-
tion du local et du global : Legba, lwa des barrières et des carrefours,
qui, chez Gary Victor comme chez Dany Laferrière, facilite le passage
du pays natal au pays de l’exil, du pays réel au « pays sans chapeau »,
incarne le couple exotisme/altérité, sert d’opérateur de transtextualité
et d’hybridité générique. Par la fiction d’auteur, l’originalité du palimp-
seste haïtien s’impose au sein du champ caribéen, qui unit mémoire lit-
PR
42. A. von Chamisso, L’Étrange histoire de Peter Schlemihl, traduction de Peter Schlemihl’s
wundersame Geschichte (1814), Paris, Librairie générale française (Les classiques d’au-
jourd’hui), 1995 [1re traduction 1822].
43. G. Victor, « Littérature-monde ou liberté d’être », Pour une littérature-monde, M. Le Bris
et J. Rouaud éd., p. 320.
214
Afriques
SE
ES
PR
PR
ES
SE
Charles Bonn
Subversion et réécriture
du modèle romanesque
dans Nedjma de Kateb Yacine
SE
Nedjma de Kateb Yacine (1956) est en général considéré comme le roman
véritablement fondateur de la littérature maghrébine de langue française,
alors même que bien d’autres romans importants avaient déjà paru aupara-
vant. Mais fondateur, Nedjma l’est essentiellement par la distance et la rup-
ES
ture qu’il instaure avec le modèle romanesque, de type réaliste, encore domi-
nant malgré les expériences du nouveau roman, dont il est contemporain.
Le roman est, en Algérie, un genre importé, lié à la société industrielle,
qui est celle du colonisateur. Cette situation politique du genre roma-
nesque dans les débuts de cette littérature ne vient que renforcer, que
mettre en signification un rapport de force inhérent à cette écriture, que
dénonçait déjà Alain Robbe-Grillet, et dont la description fut dévelop-
PR
dont ils partagent des critères de lisibilité qui ne sont pas ceux des colo-
nisés décrits, lesquels ne sont pas les lecteurs de ces romans.
Les premiers écrivains maghrébins de langue française sont obligés de
passer par le genre romanesque pour être lus et diffusés, par une édition
essentiellement métropolitaine, et cette prise d’écriture est suscitée comme
l’a montré Abdelkébir Khatibi dans sa thèse déjà ancienne sur Le roman
maghrébin 1, par une minorité d’intellectuels français « chrétiens de gauche »
qui, rassemblés autour de la revue Esprit et des Éditions du Seuil, atten-
dent leurs textes pour à travers eux opposer au discours colonial dominant
l’évidence que les colonisés ont eux aussi une civilisation, même si elle est
différente de celle des colonisateurs. Leur entreprise s’inscrit dès lors dans
une ambiguïté politique. Si par leur seule présence tout comme par la réa-
SE
lité qu’ils donnent à leur univers culturel ils participent indirectement à ce
discours anticolonialiste, le modèle littéraire dont ils sont tributaires, encore
plus que la langue française dont ils se servent, les installe dans une dépen-
dance par rapport aux codes de lisibilité de la « métropole », dépendance
qui a pu alors choquer certains critiques nationalistes qui n’ont pas été
tendres avec Mouloud Feraoun, et encore moins avec Mouloud Mammeri.
C’est, sans doute inconsciemment, pour rompre cette dépendance,
ES
qu’il n’analysait pas forcément alors, que Kateb développera avec Ned-
jma une écriture romanesque en rupture, dont la rupture même avec le
modèle hérité sera fondatrice, car elle exhibe, dans la construction même
du roman, la nécessité pour la maîtrise culturelle de son espace, de pro-
duire soi-même le discours qui fait vivre ce dernier, et particulièrement le
récit. Car tous les grands textes fondateurs d’identités dans l’histoire de
l’humanité ne sont-ils pas d’abord des récits ? C’est à travers notre capa-
PR
218
Nedjma de Kateb Yacine
SE
apparaître comme un pied de nez !) sache, non seulement qui est Lakhdar,
mais pourquoi il fut emprisonné. On ne le saura que dans la partie sui-
vante du roman, dont l’action se situe donc en partie avant celle de ses pre-
mières pages. Le roman est, de plus, composé de plusieurs récits enchevê-
trés les uns dans les autres, et dont l’ordonnancement l’un par rapport à
l’autre n’est presque jamais chronologique. Enfin, le même événement est
parfois raconté par deux personnages différents, sans que ces deux récits
ES
soient consécutifs. Les récits ne s’articulant pas l’un par rapport à l’autre
sur un mode chronologique fonctionnent cependant très souvent en écho
l’un par rapport à l’autre, écho qui produit souvent le sens, comme lorsque
Lakhdar emprisonné pour sa rixe avec le contremaître se souvient de son
premier emprisonnement, à la suite de la manifestation politique du 8 mai
1945 et de son écrasement sanglant. On y reviendra en troisième partie.
Par ailleurs si les quatre personnages principaux, Rachid, Mourad,
PR
Lakhdar et Mustapha, narrent chacun à son tour les divers récits au même
titre que l’auteur lui-même, Nedjma, personnage central qui donne son
titre au roman, n’est cependant jamais narratrice. De plus les récits du
roman sont souvent enchâssés les uns dans les autres, particulièrement
dans les troisième et quatrième parties, dans une mise en abyme qui sou-
ligne l’importance du fait même de raconter, quel que soit l’objet raconté.
Et cette surcharge narrative permet de plus, en multipliant les jeux d’échos
entre les récits sur fond de chronologie perturbée, d’introduire une tem-
poralité autre que celle du calendrier : la temporalité mythique, qui ne
s’embarrasse pas de la légère invraisemblance de la durée de vie même de
l’ancêtre Keblout qui, fondateur de la tribu des Keblouti au viiie siècle,
n’eut la tête tranchée par sa femme Keltoum que lors de la colonisation
française, au xixe siècle !
219
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
térité est inversée dans Nedjma, par rapport à celle de L’Étranger, dont
le titre même souligne cette relation à l’autre qui est en question dans
la description. Dans Nedjma les narrateurs, Rachid, Mourad, Lakhdar
et Mustapha, tout comme Si Mokhtar et l’auteur, sont tous algériens, et
ce sont les colons français qui deviennent objets exotiques, comme dans
l’épisode tragico-comique du mariage de M. Ricard.
Le roman enfin propose peu d’analyse psychologique de ses person-
ES
nages, qui sont de ce fait plutôt des types, des rôles, des actants, que des
personnages analysés comme ils le seraient par exemple chez François Mau-
riac. Dans l’univers de Nedjma comme dans celui du théâtre du Cercle des
représailles quasi contemporain du roman, une Thérèse Desqueyroux est
inconcevable, même si un personnage comme Rachid ne manque pas de
profondeur. Mais la profondeur de Rachid lui vient essentiellement de la
charge d’histoire collective qu’il porte en lui, du fait de la trahison plurielle
PR
SE
La productivité de la parodie
suivant peut être lue comme une véritable provocation. On sait en effet que
l’un des procédés courants de la description, censé participer à l’« effet de
réel » de celle-ci selon l’analyse entre autres de Roland Barthes, est la méta-
phore, procédé littéraire par excellence. Pour être efficace, la métaphore
2. J’ai la chance d’être entré en possession d’une grande partie des manuscrits de jeu-
nesse de Kateb, parmi lesquels les textes écrits en prison, qui sont des imitations de
Verlaine, de Victor Hugo, ou même de Lamartine, fort éloignées de cette « poésie du
peuple opprimé », cependant que le premier texte d’écriture vraiment personnelle de
cet ensemble est un bien curieux poème d’amour, écrit après la rencontre avec celle qui
deviendra Nedjma dans le roman. J’ai décrit cet ensemble de textes, que j’ai mis à la
disposition du public à l’IMEC, dans un article : « Sur des manuscrits de jeunesse de
Kateb Yacine », Hommage à Kateb Yacine, no 9 d’Awal. Cahiers d’études berbères, 1992,
p. 107-125. Et j’ai publié ces poèmes dans Actualité de Kateb Yacine, no 17 d’Itinéraires
et contacts de cultures, 1er semestre, 1993, p. 169-190.
221
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
doit servir cette production de l’effet de réel, et non s’y substituer, et elle
doit donc être relativement discrète pour ne pas occulter par son impor-
tance son objet même. Or lorsqu’il narre l’arrivée de Lakhdar à Bône, et
nous décrit cette ville à travers les yeux éblouis du personnage, Kateb va
ostensiblement abuser de la métaphore, et produire de ce fait le contraire
de l’« effet de réel » recherché par une description réaliste. Ainsi la ville
est-elle « décomposée en îles architecturales, en oubliettes de cristal, en
minarets d’acier repliés au cœur des navires », et devient-elle « la ville exi-
geante et nue qui laisse tout mouvement se briser en elle comme à ses
pieds s’amadoue la mer », particulièrement l’assaut sexualisé du train :
[Il a] le sursaut du centaure, le sanglot de la sirène, la grâce poussive de
SE
la machine à bout d’énergie, rampant et se tordant au genou de la cité
toujours fuyante en sa lasciveté, tardant à se pâmer, prise aux cheveux et
confondue dans l’ascension solaire, pour accueillir de haut ces effusions
de locomotive. (p. 69-70 ; p. 64-65) 3
trer quoi que ce soit, le principe même du réalisme, dont on sait l’origine
européenne, est ici mis en cause : libre à nous d’en tirer ou non la leçon
politique dont nous ne saurons jamais si l’auteur voulait nous la donner.
S’il peut être signifiant, le burlesque est certainement aussi un des modes
d’expression les moins dépendants de la nécessité de produire une significa-
tion, de cette tyrannie du sens que décrit Foucault dans L’ordre du discours.
Le deuxième exemple d’utilisation de la parodie est à mettre en rapport
avec le recours ambigu au mode épique par Nedjma : on a vu que l’épique
3. Y. Kateb, Nedjma, 1re édition, Paris, Seuil, 1956 ; réédition poche : Paris, Seuil (Points),
1996. Les références à cet ouvrage donnent les pages de la première édition, suivies de
celles de l’édition de poche.
4. Paris, Seuil, 1970 et 1973.
222
Nedjma de Kateb Yacine
y est, tout comme l’imitation des Mille et Une Nuits, une manière de dyna-
miter le romanesque, mais qu’en même temps l’auteur évite en permanence
à l’époque de Nedjma les facilités du réalisme socialiste ou du récit à thèse.
Il l’a montré en particulier dans ses débats avec Brecht alors qu’il écrivait
dans le journal communiste Alger-Républicain. On a vu aussi que l’intru-
sion de l’épique dans l’écriture romanesque qui nous occupe ici a été pré-
sentée parfois comme une des modalités de l’écriture du collectif qui serait
une des caractéristiques des littératures postcoloniales. Et de plus, comme
l’a montré Jacqueline Arnaud, le poème dont il s’agit ici, seul passage en
vers du roman, qu’il coupe ainsi, est une des pages les plus anciennes de
celui-ci, puisqu’il a été écrit probablement en prison, après la manifesta-
SE
tion du 8 mai 1945, à un moment où il n’était pas encore question de l’in-
tégrer à un roman. Cette ancienneté et le contexte de la manifestation et
de sa répression invitent donc à le lire sur le mode du collectif, comme le
fait d’ailleurs Jacqueline Arnaud. Or le collectif y est bien associé à un mode
épique parodié, ce qui va permettre de casser l’épique. On trouve ainsi une
belle montée épique dans la succession de vers suivants :
J’ai ressenti la force des idées.
J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration…
ES
La respiration de l’Algérie suffisait.
Mais le vers suivant casse cette trop belle montée épique et, encore,
métaphorique :
Suffisait à chasser les mouches.
SE
tion qui est celle-là même que Bakhtine relève avec l’épique dans le roman.
relativiser même si elle n’est pas totalement inexacte, Nedjma, on l’a vu,
n’est jamais narratrice. Elle ne prendra la parole que dans le cycle théâtral
du Cercle des représailles 5, contemporain de Nedjma, et surtout dans la
première tragédie de ce cycle, Le Cadavre encerclé. Cycle théâtral qu’on
peut ainsi lire comme complémentaire du roman : « patrouille sacrifiée »
rampant à l’approche des lignes, selon le mot de Mustapha, dans le roman,
les personnages y sont devenus des militants, même si c’est pour y mourir.
Quoi qu’il en soit, l’absence d’un récit par Nedjma rejoint ce que je disais
plus haut de l’inachèvement des récits enchâssés sur le modèle des Mille
et Une Nuits dans les troisième et quatrième parties du roman : l’impor-
tant n’est pas le sens, mais la représentation d’une absence de parole pro-
prement algérienne, et l’appel de cette dernière. Plutôt que par le plein
SE
monologique d’une signification idéologique explicite, Nedjma signifie
par le vide : l’absence d’une parole-Nedjma pourtant suggérée par le fait
que le personnage est éponyme et qu’elle est le centre de ce qu’on pourrait
appeler par avance le « polygone étoilé » des quatre personnages principaux,
auxquels on pourrait même joindre Si Mokhtar, le narrateur burlesque. Ce
mode de production d’un sens autre par l’absence exhibée d’une parole
attendue, production du sens par le vide de parole, est à proprement par-
ES
ler une réécriture d’un mode nouveau, générée en quelque sorte par l’ab-
sence d’un récit spécifiquement algérien. Et cette réécriture inattendue
par le vide a le mérite, contrairement à l’énonciation monologique pleine
de l’idéologie, de respecter la complexité et l’ambiguïté du dire littéraire.
Mais il y a d’autres mécanismes de réécriture, de production du sens à
travers l’absence d’un dire explicite de cette signification. Nedjma est ce
roman dont la structure en dit plus que n’en disent les mots qu’il contient.
PR
225
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
Rachid avait déjà confié quelques pages plus haut au journaliste éberlué :
Et c’est à moi, Rachid, nomade en résidence forcée, d’entrevoir l’irrésistible
forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays […]. (p. 175 ; p. 165)
SE
l’irruption du modèle des Mille et Une Nuits au centre même du roman,
dans ces troisième et quatrième parties qui en sont aussi les plus com-
plexes à déchiffrer. J’ai un peu moins parlé de la politisation de l’événe-
ment anodin dans sa rencontre avec un autre, par exemple lorsque l’em-
prisonnement de Lakhdar après sa rixe avec M. Ernest sur le chantier lui
rappelle son premier emprisonnement, un an plus tôt, après la manifes-
tation du 8 mai 1945 (p. 51-52 ; p. 47). La contamination par le sens impli-
ES
cite, de plus, va ici dans les deux directions : d’une part le souvenir du
8 mai 1945 donne à la rixe une signification politique ; d’autre part ce lien
entre les deux emprisonnements permet le surgissement même du récit
du 8 mai 1945, dans lequel réside probablement la signification politique
la plus forte du roman, mais encore une fois sans que cette signification
soit jamais explicitée par l’auteur.
Plus subtile enfin est la rencontre entre le chapitre 9 de la deuxième
PR
partie et le chapitre 10 qui le suit (p. 69 ; p. 64). Ces deux chapitres n’ont
apparemment rien à voir l’un avec l’autre, puisque Nedjma, dont le pre-
mier nous dit l’ennui dans la villa Beauséjour, et Lakhdar, dont le second
nous raconte l’arrivée à Bône, ne se sont encore jamais vus. Mais le pre-
mier se termine par la phrase non achevée et énigmatique « Invivable
consomption du zénith ! prémices de fraîcheur… », cependant que le sui-
vant commence par la répétition énigmatique de cette dernière formule,
à laquelle s’enchaîne le récit de l’arrivée du train de Lakhdar : « Prémices
de fraîcheur, cécité parcourue d’ocre et de bleu outremer clapotant […] ;
la voie fait coude vers la mer […]. » L’énigme de cette formule ouverte
au lien problématique et répétée d’un chapitre à l’autre invite donc le lec-
teur à établir un rapport entre ces deux chapitres n’ayant apparemment
rien de commun, puisqu’en plus de ne s’être encore jamais vus, Lakhdar
226
Nedjma de Kateb Yacine
SE
tion politique explicite du roman, à laquelle répond en écho la politisa-
tion explicite des mêmes personnages devenus militants dans le théâtre,
mais pour y mourir, comme je l’ai déjà dit. Ainsi cette complémentarité
se double elle-même d’une double signification contradictoire : l’ambi-
guïté même de la littérarité !
227
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
est un des éléments essentiels de sa modernité fondatrice.
ES
PR
Daniel Delas
SE
Publier sous son nom un texte qu’on n’a pas écrit n’est pas un plagiat,
puisque le véritable auteur est consentant voire demandeur, c’est une
forme de supercherie. Non la supercherie qui invente un auteur fictif, en
dissimulant la véritable identité de celui qui l’a écrit – Mérimée inven-
tant une exotique Clara Gazul, comédienne espagnole, pour publier cinq
pièces de son cru –, non plus celle qui renvoie à un être bien réel mais qui
ES
n’a rien écrit – l’exemple parangonesque est celui de Romain Gary faisant
signer du nom de son cousin Émile Ajar son roman Gros-Câlin – mais
son inverse, puisqu’il s’agit d’un écrivain connu qui accepte de signer de
son nom un texte qu’il n’a pas écrit.
L’écrivain connu est en l’occurrence Camara Laye qui fait paraître en
1954, chez Plon, l’éditeur de son précédent roman, L’Enfant noir (sorti
juste un an auparavant), un récit intitulé Le Regard du roi qui, comme
PR
229
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
La situation d’écriture de Camara Laye
Que peut-on entendre par une telle expression ? Commençons par un bref
rappel biographique, en insistant sur la situation linguistique de Camara
Laye. L’écrivain est né en 1928, à Kouroussa, gros village de Haute-Guinée,
ES
sur les bords du Djoliba, en pays malinké. Son père – chacun des lecteurs
de L’Enfant noir l’a appris – exerçait le métier de forgeron, métier réservé
à une caste et respecté dans l’Afrique traditionnelle. Il parlait malinké en
famille et n’a appris le français que par l’école française. Il dira dans L’En-
fant noir son désarroi lors de son arrivée à Conakry : « Autour de moi,
on ne parlait que le soussou ; et je suis malinké, hormis le français, je ne
parle que le malinké. » 4 Il suit les cours de l’école française et obtient le
PR
230
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye
n’avait pas prévu son oncle Mamadou, c’est que, classé premier au CAP
de mécanicien, il se verrait offrir une bourse pour poursuivre en France,
au Centre-école automobile d’Argenteuil, des études techniques supé-
rieures qui auraient pu le mener, comme il l’envisagea, vers un diplôme
d’ingénieur du Conservatoire national des arts et métiers, la voie royale
des élèves de l’enseignement technique.
Sa formation en français est donc celle de l’école française, école pri-
maire ordinaire d’abord, école primaire supérieure ensuite, technique
supérieure ensuite. Or, confrontée à la nécessité d’une scolarisation géné-
ralisée, la Troisième République avait défini de manière rigoureuse quel
français il fallait enseigner nationalement dans le primaire et, dans la
lignée d’une politique assimilatrice, dans les colonies. Dans les filières lit-
SE
téraires des collèges d’enseignement général et des classes du secondaire,
les élèves, en majorité issus de la bourgeoisie, étaient initiés aux huma-
nités fondées sur le latin et la littérature (latine et française) tandis que
le primaire supérieur poursuivait dans la voie du français dit élémentaire.
Citons Renée Balibar :
En constituant une pratique linguistique spéciale, celle du français élémen-
ES
taire, codifié dans et pour l’apprentissage scolaire, le développement de
l’appareil scolaire peut seul donner une forme concrète, et une réalisation
effective, à la constitution du français national, langue « commune » qui
est censée résoudre tous les antagonismes linguistiques, et qui leur four-
nit en réalité une nouvelle base. Mais l’existence du français élémentaire
(avec son vocabulaire épuré, et surtout sa grammaire, adaptée à l’expres-
sion directe de « la réalité » et à la « simple communication ») est insépa-
rable de celle de l’école primaire, école de « tous » les Français, école de la
masse du peuple, c’est-à-dire en fait, jusqu’à une date récente, seule école
PR
Réflexion qu’elle complète un peu plus tard dans une perspective élar-
gie au corpus des œuvres littéraires, en ces termes :
Les exemples forgés et textes modèles des grammaires, « morceaux choi-
sis » et « auteurs de dictées », progressivement substitués en deux siècles
aux textes latins formateurs des anciens lettrés, ont produit le corpus de
la langue nationale égalitaire, et fait évoluer la communication en langues
anciennes et modernes. […] Les récits de Sand, Maupassant, Zola, parus
et achetés en librairies, simultanément extraits et proposés universelle-
ment dans les écoles publiques, représentaient les paysans dans la même
231
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
sort pas de la même filière et ni la langue ni les modèles littéraires qu’on
lui a appris ne sont les mêmes. Il y a là une donnée qui ne peut manquer
d’avoir de fortes conséquences et qu’on illustrera par un parallèle.
La description qu’André Gide donne en 1926 et 1928 (l’année même
de la naissance de Camara Laye) du fleuve Congo s’ouvre en ces termes :
Au réveil, le spectacle le plus magnifique. Le soleil se lève tandis que nous
entrons dans le pool de Bolobo. Sur l’immense élargissement de la nappe
ES
d’eau, pas une ride, pas même un froissement léger qui puisse en ternir un
peu la surface ; c’est une écaille intacte, où rit le très pur reflet du ciel pur.
À l’orient quelques nuages longs que le soleil empourpre. Vers l’ouest, ciel
et lac sont d’une même couleur de perle, un gris d’une délicatesse atten-
drie, nacre exquise où tous les tons mêlés dorment encore, mais où déjà
frémit la promesse de la riche diaprure du jour. Au loin, quelques îlots
très bas flottent impondérablement sur une matière fluide… L’enchante-
ment de ce paysage mystique ne dure que quelques instants ; bientôt les
contours s’affirment, les lignes se précisent ; on est sur terre de nouveau. 7
PR
232
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye
repas, puis s’en fut avec les gens. Je la suivis. Parvenus à la pâture, nous
vîmes le cheval : il était couché dans l’herbe et nous regarda avec indiffé-
rence. Son maître essaya encore de le faire se lever, le flatta, mais le che-
val demeurait sourd ; son maître s’apprêta alors à le frapper. (L’Enfant
noir, p. 74-75)
SE
mais saturée de vapeur d’eau à un point inimaginable. Les maisons s’en-
touraient toutes de fleurs et de feuillage ; beaucoup étaient comme per-
dues dans la verdure, noyées dans un jaillissement effréné de verdure. Et
puis je vis la mer ! (p. 170)
selon les idées dominantes de l’époque, une musicalité de bon aloi poé-
tique à cette prose descriptive.
Se pourrait-il que le lecteur n’entende pas ces vers dissimulés ? Ce serait
bien dommage ! C’est pourquoi d’autres signaux vont guider son atten-
tion vers une écoute musicale. Un vocabulaire d’abord qui renvoie à une
« langue » poétique, comme dans la tradition classique : « empourpre »,
« couleur de perle », « nacre exquise », « la riche diaprure du jour », ces
termes disent la qualité de la description, comme si un paysage décrit
avec des mots rares et précieux en acquérait nécessairement à son tour
8. On se souvient que Mallarmé évoquait dans « Crise de vers » le poète « laissant son doigté
défaillir contre la onzième syllabe ou se propager jusqu’à une treizième maintes fois ».
233
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
liste » concernant la température exacte ; les seules images sont des seg-
ments de discours répété (maisons perdues dans la verdure, jaillissement
effréné de verdure) peu originales.
La comparaison de ces deux textes peut d’abord suggérer que la dif-
férence d’écriture n’est pas pure affaire de style individuel, ou de « génie
de la langue française », mais de l’intertextualité culturelle différente dans
laquelle elle s’inscrit. Que s’y investisse une esthétique d’époque, voire une
ES
politique culturelle, comme le signale Renée Balibar, n’est pas niable, mais
celle-ci n’est pas à sens unique. Après tout, l’écriture poétique de Gide et
plus généralement celle brocardée par Louis-Ferdinand Céline comme
une écriture NRF a été rejetée par beaucoup dans les années mêmes où se
formait Camara Laye ; après tout, l’écriture lapidaire, en phrases courtes
et avares d’adjectifs de Camus et d’Hemingway, a été appréciée de beau-
coup dans les années d’après-guerre.
PR
9. Critique et romancier belge attiré par le fascisme, Robert Poulet défendit une politique
de collaboration avec l’occupant nazi. Condamné à mort en 1945, il vit sa peine com-
muée en exil et partit s’installer en France où il exerça une activité d’éditeur (de Céline
en particulier dont il était l’ami) et de critique littéraire (Rivarol).
234
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye
SE
Critique interne
ploie Clarence : « Tout me fuit, dit-il. Tout m’est obstacle… Je n’avais pas
pris pied sur ce rivage que déjà tout m’était obstacle », ou les discussions
métalexicales entre Clarence et le mendiant :« Quel sens donnez-vous au
mot regret, dit le mendiant ? Voudriez-vous que je regrette par anticipa-
tion ? Mais quel sens alors donneriez-vous au mot “impudence” » (p. 44),
d’une grande sophistication lettrée.
On notera aussi un raffinement syntaxique burlesque, qu’on ne trouve
pas dans L’Enfant noir : « quelque talonné qu’il demeurât par l’angoisse de
perdre son caleçon dans l’aventure » (p. 74), où ce n’est pas tant l’emploi
de l’imparfait du subjonctif qui compte que son emploi humoristique, car,
235
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
chologie de Camara Laye, avec une sorte d’horreur de la féminité qui
culmine dans l’épisode des femmes-poissons aux « poitrines blanchâtres »
(p.198) qu’elles « tendaient ignoblement » et de claires allusions dégoûtées
à « cette gluante mollesse et cette envahissante tiédeur » (p. 199). Com-
ment concilier ce fort rejet de l’intimité féminine, cet attrait irrésistible
pour les « mince[s] torse[s] d’adolescent » dans lesquels le héros s’abîme
à la fin du roman avec la pudeur des évocations de jeune fille de L’En-
ES
fant noir ? L’homosexualité est très étrangère à la culture rurale africaine
et n’apparaît jamais dans les œuvres littéraires de cette époque.
Enfin la tonalité mystique de l’œuvre semble bien éloignée du réa-
lisme affiché dans le premier roman que le second suit de près, de sorte
que la coexistence des deux univers est, si Camara Laye était le véritable
auteur du second, aussi nécessaire qu’impossible à penser.
Adele King apporte beaucoup d’éléments qui permettent d’attribuer
PR
236
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye
SE
contre les idéologues engagés à gauche qui ont conduit la France à perdre
d’abord la guerre puis ses colonies.
Nous pensons que la prudence est pire que le mal et que de surcroît
l’époque en est révolue, les écrivains africains de langue française ayant
acquis leurs lettres de noblesse, désormais incontestables.
Les écrivains du monde non occidental, issus de cultures orales, héri-
tent au xxe siècle d’une double relation au langage. D’une part la rela-
tion que leur culture accorde aux proverbes et aux jeux de langage codés
propres à leur société de discours : ce sont par exemple les hayn-tenys qui
permettent aux lettrés malgaches de faire état de l’ingéniosité de leurs
champions en remaniant à l’infini des formes figées, ce sont les haïkus de
la tradition japonaise lettrée qui ressuscitent les énoncés les plus banals
237
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
pour dire que le temps passe au fil des saisons et que la moindre gre-
nouille qui saute dans une mare emporte avec elle tout le cours de notre
vie éphémère. Ils sont gens de la reprise infinie du discours par lui-même.
D’autre part la relation qu’a instaurée l’Occident avec le monde à partir
du moment où il a rompu avec la tradition repose sur une exaltation de
l’individualisme et du désir d’être original, nouveau, en rupture totale.
Mythe sans doute puisque le langage est socialisé de part en part, comme
l’ont montré aussi bien Bakhtine que Benveniste, et que le sens ne peut
advenir totalement hors des lieux communs, les topoi, où s’inscrivent les
représentations d’une communauté.
La mémoire discursive de l’écrivain occidental lui fournit de quoi reje-
ter le monde ancien, en jouant, voire en ridiculisant, l’écriture qu’il lui a
SE
léguée. Mais, comme le note justement Christian Vandendorpe, « l’écri-
vain autodidacte qui ne dispose que d’un faible capital culturel risque de
charrier dans ses écrits nombre de stéréotypes facilement identifiables,
parce qu’ils peuvent être rapportés à la lecture commune des manuels
scolaires » 15. Camara Laye représente bien l’un de ces écrivains autodi-
dactes. Arrivant en France, ce jeune homme vif mais crédule, est pris en
main par de nombreux protecteurs qu’identifie Adele King 16. Les uns 17
ES
ont une visée politique claire : faire du jeune écrivain une figure exem-
plaire de l’Africain modéré, dans cette Union française qui se met en
place alors ; Laye est un protégé du ministère de la France d’outre-mer
qui lui procure diverses activités lucratives. Les autres – ils sont essen-
tiellement deux : Francis Soulié et Robert Poulet – ont des visées moins
avouables : ce sont des intellectuels et écrivains belges parvenus à une cer-
taine notoriété mais qui, condamnés à la fin de la guerre pour collabora-
PR
tion avec les nazis, ont fui en France et noué de nombreuses amitiés dans
les milieux d’extrême droite. Ils cherchent une revanche à la défaite de
leurs idées. L’auteur principal probable du Regard du roi, Francis Soulié,
riche homosexuel, qui hébergea Camara Laye pendant deux ans, est un
esprit brillant et cultivé, intéressé par la culture africaine, congolaise en
particulier. Admirateur de Hermann Hesse, de Louis-Ferdinand Céline
et de Franz Kafka, il aurait écrit avec Le Regard du roi son chef-d’œuvre,
15. Sur ce point, voir J. Bourquin, « À propos d’un écrivain paysan ou de l’importance des
stéréotypes scolaires », Pratiques, no 42, juin 1984, p. 113-119.
16. Voir son chapitre 2, « The life of Laye Camara », A. King, Rereading Camara Laye, ouvr.
cité, p. 20-47.
17. Ils étaient certes des néocolonialistes mais, provenant des milieux catholiques progres-
sistes regroupés dans le MRP, étaient animés par un idéal de fraternité sincère.
238
La supercherie du Regard du roi de Camara Laye
prenant pour héros un banni, un exclu, condamné par les siens et cher-
chant la voie de son salut dans un monde de rêve qui semble n’être afri-
cain que par commodité.
Laye ne semble pas avoir eu de raisons intellectuelles pour s’opposer
à ce qui est une dénonciation de l’aveuglement des colonisateurs blancs
et pour refuser de prendre le manuscrit à son compte afin de remercier
Soulié de son hospitalité et de son aide.
Au-delà toutefois des spéculations sur les déterminations intimes de
Camara Laye à accepter la paternité du manuscrit de Soulié, le plus inté-
ressant à noter est la lecture différente que son attribution à un écrivain
africain ne pouvait manquer de déclencher. Il n’est pas sûr en effet que
des critiques occidentaux comme Janheinz Jahn eussent décelé l’influence
SE
de la culture mandingue, du soufisme et de l’animisme pour expliquer la
tonalité mystique du livre s’il n’avait pas paru sous la signature d’un Afri-
cain noir. Certains allèrent jusqu’à écarter la référence littéraire à Kafka,
souvent avancée, comme purement de façade au profit d’une approche
de nature ethnographique, insistant par exemple sur la présence active de
rites d’initiation guinéens comme le korè.
Citons quelques réactions de la critique que nous fournit Cornelie
ES
Kunze 18. Albert-Marie Schmitt s’exclame : « Un Kafka nous est né » tan-
dis que Janheinz Jahn lit le livre comme un récit d’initiation : « […] la fin
du roman veut dire que l’Européen peut être délivré et accepté, s’il fait
preuve de bonne volonté » ; pour Kenneth Harrow, Clarence traverse les
sept phases soufistes de la purification avant de parvenir à la transcendance ;
pour Robert Pageard, il s’agit d’un roman philosophique dont le thème est
la quête de la grâce. Alain Ricard balaie quant à lui les accusations de faux
PR
239
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
intellectuels et des lettrés occidentaux.
ES
PR
21. Pour les citations de Mongo Beti, on se reportera à « Afrique noire, littérature rose », Le
Rebelle I, textes réunis et présentés par A. Djiffack, Paris, Gallimard (Continents noirs),
2007 [1953-1955], p. 41-45.
240
Isaac Bazié
SE
Mort de l’auteur, texte composite et enjeux de la lecture
Cet avis de décès de l’auteur, nous le savons, vise celui-ci dans son évo-
lution et son statut de figure explicative du texte, fonctionnant comme
PR
1. R. Barthes, « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 69.
2. Ibid., p. 63.
241
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
pour lui donner la charge à visages multiples de textes qui donnent une
autre pesanteur au propos de l’auteur, le traversent, le parasitent ou sim-
plement s’invitent et orientent et l’écriture et la lecture subséquente de
manière déterminante. La nécrologie de l’auteur défait par conséquent
un monopole, celui de l’origine et de l’originalité, pour en instituer un
autre, celui de la réception et des points de chute du texte.
En effet, l’origine singulière du texte, en se trouvant niée du fait de
sa nature composite, hétérogène, ne projette pas seulement la prétendue
mort de l’auteur, mais aussi la complexité du fait littéraire : en dépas-
sant la question de la composition monolithique du texte, elle soulève
des questions importantes sur son originalité. Cela a des conséquences
majeures en ce qui a trait à la production du texte et aux enjeux liés à
SE
sa vie et à sa circulation dans l’institution littéraire et le discours social
en général.
Si le texte est un composite de plusieurs écritures, il faut se poser la
question de savoir quels sont les mécanismes qui président à sa licitation
en tant qu’entité singulière, donc logiquement originale, résultant certes
du croisement de plusieurs pratiques d’écritures, mais gardant sa spécifi-
cité dans un contexte où l’originalité est recherchée et son absence, néga-
ES
tivement sanctionnée. La théorie projette, sur la pratique, une définition
de l’écriture qui ne trouve pas toujours son application intégrale dans le
spectre des lectures et appropriations plurielles dont le texte est l’objet.
Et en théorie, Barthes n’est pas seul dans cette compréhension extensive
de l’écriture comme pratique foncièrement intertextuelle.
« Réécritures » donc, « fait composite », « hétérogène », « dialogique », etc.
sont dans cette perspective les nombreuses tentatives d’appréhension d’une
PR
entre les différents textes est le plus souvent de remise en question : la déci-
sion d’écrire « à côté », sur le mode de la parodie donc, vient annoncer une
intentionnalité qui prend pour cible des textes, dans leurs formes et leurs
idéologies, pour en devenir l’écho, en réplique négative. Le malentendu
dans ce cas n’est pas accidentel, mais programmatique. Il fonde une pra-
tique qui ne pourrait exister sans lui.
À partir de ce cadre, deux éléments sous-tendront ma réflexion sur Le
Devoir de violence de Yambo Ouologuem. D’une part, il s’agit de l’aspect
composite de l’œuvre qui, ipso facto, déplace les enjeux du fait littéraire,
de l’auteur vers le lecteur ; d’autre part, il s’agit de la nature parodique
des rapports entre les différentes écritures qui viennent s’entrechoquer
dans l’espace du texte singulier. Mon propos consiste par conséquent à
SE
démontrer que les réécritures ne sont pas toujours jouissives, tout dépen-
dant du point de vue que l’on adopte. L’histoire de la réception du Devoir
de violence met en évidence le fait qu’une certaine pratique de réécriture,
quelle que soit la mesure du dialogue qu’elle permet, expose l’auteur his-
torique à des représailles qui peuvent le conduire à une mort symbolique,
celle qu’inflige l’institution. Si la mort de l’auteur donne toute sa légiti-
mité au lecteur, il s’agira par contre de parler plus de lectures au pluriel
ES
et de mettre celles-ci en lien avec les appropriations et usages divers que
l’on fait du texte littéraire, à la suite de Claude Lafarge 3 entre autres. La
disparité des écritures constitutives du texte singulier invite à des appro-
priations diverses qui, à leur tour, refléteront des intérêts particuliers dont
la radicalité et les variations extrêmes sont directement issues du fait fon-
dateur du texte qui choisit d’écrire à côté et de se nourrir, à sa genèse, du
malentendu, pour pouvoir exister.
PR
3. « La valeur n’est pas une abstraction qui se place au hasard sur n’importe quel objet : elle
dépend au contraire pour son expression de certaines autorités instituées, qui constituent
un circuit de diffusion (comme l’école ou les critiques autorisées par leur position), et
de l’existence incontestable d’un corpus d’œuvres antérieurement produites qui servent
de références » (C. Lafarge, La valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux
des fictions, p. 39).
243
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Au début de son livre, Ouologuem écrit :
Nos yeux boivent l’éclat du soleil, et, vaincus, s’étonnent de pleu-
rer, Maschallah ! oua bismillah !… Un récit de l’aventure sanglante de la
négraille – honte aux hommes de rien ! – tiendrait aisément dans la pre-
mière moitié de ce siècle ; mais la véritable histoire des Nègres commence
beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère, dans
l’Empire africain de Nakem, au sud du Fezzan, bien après les conquêtes
d’Okba ben Nafi el Fitri. 5
ES
Ce ne sont cependant pas seulement les débuts des deux romans qui
attestent une réécriture du Dernier des justes par Ouologuem, les deux
textes finissent aussi avec des ressemblances frappantes. Schwarz-Bart écrit :
Parfois, il est vrai, le cœur veut crever de chagrin. Mais souvent aussi, le
soir de préférence, je ne puis m’empêcher de penser qu’Ernie Lévy, mort
six millions de fois, est encore vivant, quelque part, je ne sais où… Hier,
comme je tremblais de désespoir au milieu de la rue, cloué au sol, une
PR
goutte de pitié tomba d’en haut sur mon visage ; mais il n’y avait nul
souffle dans l’air, aucun nuage dans le ciel… il n’y avait qu’une présence.
(LDJ, p. 378)
4. A. Schwarz-Bart, Le Dernier des justes, Paris, Seuil, 1959, p. 11 ; désormais identifié par le
sigle LDJ, suivi du numéro de la page.
5. Y. Ouologuem, Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 2003 [1968], p. 25 ; désormais identi-
fié par le sigle LDV, suivi du numéro de la page.
244
Le Devoir de violence
SE
de cette histoire de la réception du texte est celle qui commence avec sa
réédition en 2003 par Le Serpent à plumes.
Comme nous pouvons le constater, depuis sa première publication
et la réception enthousiaste du public, sa dégringolade par la suite du
haut de l’échelle des valeurs littéraires aux tréfonds des évaluations néga-
tives, pour en arriver à une revalorisation insistante, le texte de Ouolo-
guem n’a pas changé. Nous faisons face au même récit. Ce sont donc les
ES
lectures qui, face au phénomène de la réécriture dans ses formes les plus
évidentes, encensent ou sacrifient littéralement l’œuvre et l’auteur histo-
rique, montrant par là ceci : si l’œuvre singulière est le fait, selon le pro-
pos de Barthes, d’écritures multiples, cette sorte de réceptacle complexe
de citations diverses, son activation suit des parcours sinueux, hasardeux,
au gré de lectures aux enjeux parfois contradictoires. C’est la raison pour
laquelle il est nécessaire non seulement de regarder les réécritures du
PR
point de vue des mécanismes internes aux textes pris isolément et scrutés
dans le rapprochement révélateur avec les textes-modèles, mais aussi de
suivre les stratégies de lecture qui se déploient autour d’eux, pour rendre
compte de dynamiques et de préoccupations parfois directement liées à
celles que suggère le texte, mais souvent insouciantes aussi bien des pré-
occupations de l’auteur comme déterminisme interprétatif du texte que
des orientations que celui-ci, dans sa passivité composite, projette et offre
à l’actualisation des lecteurs potentiels.
Nous allons donc considérer les premières lectures du roman de Ouo-
loguem avant de regarder le texte lui-même, sous l’aspect de l’intertexte
biblique.
245
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
anglophone, la production romanesque en provenance de l’Afrique fran-
cophone a été en effet très faible. » 6 Ainsi, le roman de Ouologuem n’a pas
seulement été couronné par le Renaudot en France, il est perçu en Amé-
rique comme « le premier roman véritablement africain » 7. À côté de ce
constat et de celui portant sur l’état de la production littéraire, c’est beau-
coup plus la déception face à l’inauthenticité du roman, et la nomination
subséquente, par défaut, d’autres novateurs du roman africain, qui nous
permet de mieux apprécier la conjoncture dans laquelle Ouologuem fait
ES
son apparition et qui justifie certaines lectures de son texte.
Éric Sellin, qui a été l’un des premiers critiques à encenser Ouolo-
guem, écrit après la découverte du pot aux roses, pour revenir sur ses
premiers éloges et instruire ses lecteurs sur les modèles de Ouologuem
et de la générosité avec laquelle celui-ci s’en est servi. Eric Sellin conclut,
déçu et amer :
PR
6. « Compared with the flow of novels from English-speaking Africa, the number from French-
speaking Africa has indeed been slim » (C.-R. Larson, « Mali. Yambo Ouologuem. Le
Devoir de violence », Books Abroad, vol. 43, no 3, été 1969, p. 468 ; je traduis).
7. « The first truly African novel », ibid.; je traduis.
8. « Le devoir de violence is not a African novel ! It is as deeply set in European literary tra-
dition as, say Ferdinand Oyono’s Une vie de boy or Camara Laye’s L’Enfant noir. I would
suggest that Ahmadou Kourouma’s Les Soleils des indépendances, also published in 1968
(Presse de l’Université de Montréal ; reprinted by Edition du Seuil, 1970), is a much more
246
Le Devoir de violence
SE
combler le retard observé par la critique dans la production littéraire vis-
à-vis du roman africain anglophone.
L’originalité dans ce contexte ne pouvait s’obtenir sous forme de
palimpseste, encore moins d’une convocation plus explicite encore de
textes et structures occidentaux en partie, telle que Ouologuem l’a pra-
tiquée. Nous sommes loin, dans le quotidien des lectures légitimantes,
de l’apologie allègre de l’écriture entendue comme réécritures, du texte
ES
qui acquiert sa valeur justement du fait de son hétérogénéité et de son
ouverture à toutes sortes de sources.
Yambo Ouologuem, en sa qualité d’écrivain francophone, s’est inscrit
dans cet espace que je qualifie d’intermédiaire, et qui désigne dans mon
entendement ce point de suture entre les différentes sphères sémiotiques
auxquelles il avait accès. Cet espace des discours pluriels est celui de tout
écrivain et, je pense, surtout des écrivains marqués du double sceau des
PR
247
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
teur et amputé son œuvre de sa portée véritable. Dans ce contexte de réé-
criture, on retrouve un autre facteur essentiel à la réception positive et
qui, ici, est inhérent au fonctionnement de l’institution et à ce qui a tou-
jours constitué une spécificité des littératures nées dans des langues héri-
tées de la colonisation : il s’agit plus précisément du lieu de légitimation
de l’œuvre. Pour rendre cet aspect de la question plus clairement, je ren-
voie à la réception de Ouologuem en Afrique, suivant ce que le préfacier
ES
de la récente édition du roman, Christopher Wise, en dit :
Lors d’une conférence […] où je lisais un papier sur la réception critique
du Devoir de violence aux États-Unis, de tels arguments ont provoqué des
sourires indulgents de la part de mes collègues africains, et beaucoup m’ont
montré du doigt, soulignant « l’absurdité » des critiques américaines. […]
le fait que Ouologuem ait délibérément « volé » des auteurs comme Gra-
ham Greene, André Schwarz-Bart et Guy de Maupassant semblait avoir
PR
248
Le Devoir de violence
SE
S’il est important de réfléchir sur les stratégies et questionnements qui
ont présidé à la lecture du texte au début de sa publication, il importe
également de tirer les conclusions qui s’imposent quant à l’historicité de
toute lecture. Cela nous permet de revenir au texte pour le solliciter autre-
ment et, en le sondant à partir des angles morts des lectures antérieures,
mettre en évidence les sens tus. D’un point de vue sociocritique, Pierre
Barbéris invite à une lecture de cet implicite du texte qui permet de voir
ES
des parcours que ne dévoile pas toujours le dépistage de la trace évidente.
Il s’agit de son point de vue de « recharger le texte de ce qui y est déjà,
mais qui a été marginalisé ou évacué […] traquer ce qui, dans le texte, se
trouve dit et dénoté, ce qui travaille dans deux directions : relecture du
texte et critique des non-lectures et de leurs raisons » 13.
Nous avons compris les raisons des non-lectures entendues comme
lectures superficielles et partielles du texte de Ouologuem. Il s’agit
PR
249
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Comme pour s’assurer que le lecteur jouit de toute la légitimité néces-
saire pour mener son activité interprétative, on a en théorie décrété d’une
part la mort de l’auteur, et de l’autre, identifié le texte sous deux aspects :
une paresse notoire ou une réticence avare de sens qui engage tout lec-
teur dans une conquête dont l’aboutissement se décide au prix de com-
pétences dont il faut se doter. Umberto Eco écrit à ce propos : « Si […]
le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coo-
ES
pératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés
en blanc, alors le texte n’est pas autre chose qu’une machine préposition-
nelle. » 15 On n’est pas obligé de suivre Eco dans l’utopie du lecteur modèle,
mais on peut s’entendre avec lui sur le fait que le texte ne se donne pas
toujours à lire, comme on se plaît à le dire. Dans ce contexte, il s’agit de
revenir aux évidences premières pour rendre justice à ce dispositif prépo-
sitionnel selon lequel le texte, qui, justement parce qu’il est préposition-
PR
250
Le Devoir de violence
SE
Géants » commence ainsi :
Et la tradition dit : « Après les fiançailles du désert, Saïf avait utilisé, jour
après jour, sept siècles d’Histoire pour former au sein de son peuple un
noyau de fidèles. Et le peuple appela Saïf “Sa Seigneurie royale” et le gou-
verneur “Altesse”. » Il y eut une pluie et il y eut une sécheresse : premier an.
(LDV, p. 111 ; je souligne)
ES
Plus loin, on peut lire :
La dynastie avait ainsi le devoir de se faire connaître à travers les âges et
par toutes les régions, afin que toutes les âmes de bonne volonté eussent
le pouvoir de devenir enfants de Saïf. Allez, allez vers lui, bon peuple. Alif
minpitjé ! Il y eut une pluie et il y eut une sécheresse : deuxième an. (Ibid.)
Une dernière occurrence dans ces pages qui s’inspirent tant du pre-
mier livre de la Bible que des Évangiles : « Saïf dit : “Que les missionnaires
PR
soulagent la misère des humbles, que mes biens aident ceux d’entre vous
que je pourrai aider…” – et il en fut ainsi » (p. 112).
Ce passage, qui explique la mise en place d’un nouveau système par
le dirigeant sanguinaire, trouve sa force dans la reconduction d’un autre
discours génésiaque dont l’avènement visait aussi la création d’un nouvel
univers : ce discours est celui de la Genèse à partir de laquelle nous pou-
vons analyser le travail de réécriture entrepris par Ouologuem. L’auteur
reprend, plus que la lettre du passage biblique, les structures discursives
qui supportent cette parole originelle.
Deux éléments de base sont récurrents dans le texte biblique : le sujet
de l’énonciation qui est Dieu, suivant la formule « Dieu dit ». Le deuxième
élément est de l’ordre des séquences temporelles rythmant l’avènement de
cette parole génésiaque. Dans le texte biblique, nous les voyons dans des
251
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
place du « Dieu dit » de la Bible, nous lisons « Et Saïf dit », avec un résul-
tat tout aussi satisfaisant du créateur africain que de celui de la Bible. Le
texte de Ouologuem ne constate-t-il pas qu’après l’ordre donné par Saïf
« il en fut ainsi » ?
J’ai essayé dans cette brève réflexion de démontrer que la mort de l’au-
teur est relative à l’identité qui lui est attribuée. D’autre part, l’auteur
ES
historique reste une figure sans laquelle le plagiat ne serait pas possible.
Les réécritures invitent à des lectures de textes qui se sont écrits avec
une conscience aiguë du fait que tout texte se positionne par rapport à
d’autres. Ces lectures sont le fait d’un conditionnement lié à des attentes
et à des préoccupations qui sont de divers ordres, mais dont la portée ne
peut être négligée. Après les actualisations partielles du texte de Ouolo-
guem, il reste un cheminement à faire : celui d’appropriations nouvelles
PR
SE
ES
PR
PR
ES
SE
Auguste Léopold Mbondé Mouangué
SE
Dans son long roman Peuls 1, suite ininterrompue de récits d’exploits de
personnages hauts en couleur, l’auteur guinéen Thierno Monénembo
déploie à la fois histoire et imagerie peules. L’énonciation se fonde sur
un modèle de communication culturel repérable : l’art du griot, dont il
reprend les pratiques en s’appuyant sur les présupposés participant de
l’identité peule. En effet, la composition des masses narratives, d’une part,
et d’autre part la périgraphie et le péritexte installent l’ouvrage dans un
ES
lieu où s’engagent et s’investissent à part égale diverses pratiques litté-
raires et non littéraires. À l’instar de l’art du griot, renvoyant au temps des
origines, le travail d’écriture s’affiche très nettement ici à la fois comme
projet d’un romancier et désir d’une communauté d’assouvir une avidité
onirique par la somptuosité de la parole mise à l’écrit. Nous nous propo-
sons de voir comment le souffle et la virtuosité du griot « se fabriquent »
dans le texte. Nous verrons notamment comment l’auteur installe son lec-
PR
255
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
efforcé de rester fidèle à la charpente standard de ces récits connus par-
tout en Afrique de l’Ouest.
Le lecteur perçoit la volonté de Thierno Monénembo d’épuiser à
grand renfort de détails descriptifs et analytiques le sujet aussi bien dans
la tessiture de l’œuvre que dans sa périphérie 2, ce dont témoignent dans
leur succession les contenus narratifs et métalinguistiques des trois par-
ties de l’œuvre. L’auteur s’assure de la cohérence de sa très longue chaîne
ES
de cycles par des récurrences à la fois thématiques et narratives telles les
conséquences du respect ou non-respect du Poulâkou (p. 27), de por-
traits à partir de documents iconographiques, de quêtes d’objets symbo-
liques 3, de victoires ou de défaites face à des êtres à la morphologie plus
ou moins humaine (exemple des Béafada), de transhumances intermi-
nables marquées par des rencontres inattendues, sur la place d’un mar-
ché, à la lisière d’une source providentielle, dans un lieu béni par le dieu
PR
256
Le griot comme modèle énonciatif dans Peuls de Monénembo
Le romancier, à l’instar du griot 4, s’est réservé une marge poétique qui lui
permet une stylisation personnelle des masses narratives. La qualité et la
quantité des emprunts du texte se révèlent tributaires non pas seulement
d’institutions à vocation de transmission que sont les écoles de griots mais
SE
aussi et surtout de l’aptitude à organiser l’énonciation.
Ce qui est frappant pour le lecteur de Peuls, c’est la surabondance
d’énoncés relativement isolables et vérifiables à l’intérieur d’une ou plu-
sieurs disciplines académiques : l’histoire, la sociologie et l’anthropologie.
Le choix de l’auteur de rendre transparent en partie son outil de travail
est manifeste. Ses sources humaines, non humaines et textuelles s’affi-
chent disséminées dans le texte et le paratexte. Les assertions se veulent
ES
vérifiables. Les notes de bas de page apportent avec clarté éléments et
sources de l’intertextualité. La diégèse de l’œuvre que l’auteur qualifie de
« roman » (fiction) se veut donc évaluable à partir de référents historiques
et de grilles axiologiques et épistémologiques disponibles.
Ce roman est, par sa matière première, son énonciation et sa com-
position, produit d’un imaginaire collectif, art verbal et langagier qui ne
saurait être étudié isolément, hors de son contexte d’émergence. Dans
PR
4. Il existe dans les langues sahéliennes plusieurs termes pour désigner le statut à la
fois artistique et social des griots au sein de leur société. Le mot français « griot » pour-
rait être rendu par une pléiade d’expressions en ces langues. Cette pluralité lexicale tient
au fait qu’il existe plusieurs sortes de griots.
257
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Le travail sur le terrain, les différents espaces de prospection et de
récolte du matériau oral inscrivent la genèse de l’ouvrage dans l’intertexte.
Par moments, l’objet du livre devient le livre lui-même, tant l’auteur s’in-
terroge et interroge son propre énoncé, établit des passerelles avec un
corpus important de littérature anthropologique et historique, met en
doute ses assertions et dirige pour finir son lecteur vers d’autres compé-
tences, d’autres disciplines, d’autres ouvrages mieux outillés :
ES
Eh bien, puisque tu insistes, petit chenapan, puisque tu t’es adressé à moi,
homme importun et têtu comme tous ceux de ta race, il convient que je
t’en dise ce que je sais. Et si quelqu’un se montrait plus avisé que moi en
la matière, je me rangerais derrière lui. (p. 16)
258
Le griot comme modèle énonciatif dans Peuls de Monénembo
SE
s’inscrivent avec netteté dans l’énoncé :
Les ancêtres nous ont donné tous les droits, sauf le droit à la guerre. Nous
pouvons chahuter à loisir et vomir les injures qui nous plaisent. Entre nous,
toutes les grossièretés sont permises. Au village, ils ont un mot pour ça :
la parenté à plaisanterie. (p. 13)
259
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
sion procure opportunément à l’écrivain suffisamment de hauteur et de
détachement indispensables à l’observateur des faits culturels. Le regard
de Monénembo, à travers celui du personnage-narrateur du Sérère, sera
celui de l’intérieur qui prend cependant de la distance avec l’objet d’étude,
grâce à la feinte et la provocation. À l’image de cette citation, l’auteur
insère dans tout son texte des présupposés de l’analyse du sens. Discours
et métadiscours s’immiscent ici et proposent à l’intelligence réceptive une
lecture adjacente, supplémentaire.
ES
Comme le griot, Monénembo a recours à la provocation, à l’ironie,
parfois à la dérision. Nomades disséminés dans l’aire géographique allant
de l’Afrique de l’Ouest jusqu’en Afrique centrale, les Peuls ont suscité dans
la littérature anthropologique et historique des débats à la hauteur des dif-
ficultés des africanistes à situer dans l’espace et dans le temps habitats origi-
nels et itinéraires migratoires des peuples du continent noir. En ce sens on
est en droit de voir en cette œuvre un prolongement littéraire profondé-
PR
ment stylisé de l’un des piliers du projet « Écrire par devoir de mémoire » 6.
Le récit qui se déploie dans les trois parties du texte conserve la moda-
lité ironique et la récurrence bien rythmée des tournures typiques de ce
système particulier de communication. La parenté à plaisanterie, conçue
ici comme figure macrostructurale participant de la puissance et la qua-
lité littéraire de l’œuvre, permet à Thierno Monénembo de faire d’une
pierre deux coups : d’une part, elle lui permet d’inscrire des marques de
sa subjectivation dans la tessiture de Peuls, et d’autre part, de reconsti-
tuer un arrière-fond identitaire à son œuvre. Par ses constructions faites
260
Le griot comme modèle énonciatif dans Peuls de Monénembo
SE
Nous avons en tout cas là des indices parlants qui éclairent sur la motiva-
tion de ce roman panoramique et déroutant.
ES
PR
PR
ES
SE
Cécile Van den Avenne
SE
nègre » dans la littérature africaine
1. J’utilise le terme « africain » ici dans le sens que lui donne Roland Lebel qui, en 1927,
publie une anthologie intitulée Le livre du pays noir. Anthologie de littérature africaine
(rééditée en 2005 chez L’Harmattan dans la collection Autrement mêmes). N’y figure
qu’un seul « indigène africain », Bakary Diallo, auteur de Force-Bonté, retraçant son par-
cours de tirailleur sénégalais engagé dans la Première Guerre mondiale. Par « littérature
africaine », il faut entendre, pour Lebel, littérature coloniale, soit une littérature « pro-
duite par un Français né aux colonies ou y ayant passé sa jeunesse, soit par un colonial
ayant vécu assez de temps là-bas pour s’assimiler l’âme du pays, soit enfin par un de nos
sujets indigènes, s’exprimant en français, bien entendu » (R. Lebel, L’Afrique occiden-
tale dans la littérature française (depuis 1870), Paris, Larose, 1925, p. 228).
263
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
mière génération, toute représentation d’un parler populaire africain fai-
sait forcément écho au petit nègre utilisé et mis en scène dans les romans
coloniaux. Comme l’écrit Alessandro Costantini, dans son très bon article
de synthèse : « Un spectre linguistique hante la Francophonie : le spectre
du “petit-nègre ”. » 3
Je partirai d’une citation de Maurice Delafosse, administrateur colo-
nial et africaniste célèbre, spécialiste du domaine mandé, qui dans un récit
autofictionnel intitulé Broussard ou les états d’âme d’un colonial, publié
ES
en 1909, écrivait :
En avisant un Noir de forte encolure qui, assis sur une de ses cantines ren-
versées, fume nonchalamment un brûle-gueule noirci, il lui dit en style télé-
graphique – car ses lectures lui ont enseigné que les Noirs ne parlent qu’au
mode infinitif – « Toi porter mes bagages à la douane, moi payer toi. » 4
Cette citation nous rappelle que, parmi les stéréotypes colportés par
la « bibliothèque coloniale », le plus saillant est sans doute une façon de
PR
264
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine
parole des Africains, sujet sur lequel j’ai déjà travaillé et publié par ailleurs 5.
J’envisagerai ensuite le cas de Batouala de René Maran, roman colonial
sous-titré « véritable roman nègre », roman postcolonial au sens que lui
donne les postcolonial studies, que l’on peut considérer comme un pastiche
de roman colonial. Cet exemple me conduira à définir, dans un troisième
temps, l’utilisation critique par des écrivains postcoloniaux (dans tous les
sens du terme) de cette forme « français petit nègre ».
Ainsi, j’envisagerai deux niveaux de relation parodique : d’une part,
dans la littérature coloniale, la fabrication de ce que l’on peut appeler un
« petit nègre littéraire » comme phénomène de parodie linguistique. Imi-
tation burlesque d’un parler réel, cette parodie procède d’une stéréoty-
pisation. D’autre part, dans la littérature postcoloniale, une forme de
SE
rapport parodique et critique à la littérature coloniale, à travers la repré-
sentation de ce type de parler.
5. Voir C. Van den Avenne, « Petit-nègre et bambara. La langue de l’indigène dans quelques
œuvres d’écrivains coloniaux en Afrique occidentale française », Mots étrangers dans le
roman : de Proust à W. G. Sebald, C. Queffélec, D. Perrot éd., Presses universitaires de
Lyon, 2007, p. 77-95.
6. « Petit nègre, loc. nom. m., première attestation : 1877 - “M. de Fourtou ne pouvait cepen-
dant pas parler petit nègre, pour être plus bref […]” Le Charivari, 6 juill., la - M.H. »
(Base historique du vocabulaire français, [en ligne], [URL : http://atilf.atilf.fr/jyker-
vei/ddl.htm], consulté le 5 avril 2012).
265
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
et infinitifs) se retrouvent dans le foreigner talk, ou xénolecte, un langage
simplifié utilisé ad hoc pour s’adresser à des étrangers alloglottes, dont il
existe de multiples représentations fictionnelles, et qui fait que le petit nègre
n’est pas à proprement parler l’apanage des seuls « Nègres » 7, le troisième
trait en revanche (l’utilisation de la locution « y en a ») est plus particuliè-
rement emblématique d’une variété qui tend à se confondre parfois avec
le petit nègre, à savoir le « français tirailleur », terme qui a désigné la forme
de français parlée par les tirailleurs dits sénégalais au sein de l’armée colo-
ES
niale française, décrit dans plusieurs ouvrages d’époque coloniale. Maurice
Delafosse est considéré comme étant le premier à avoir donné une descrip-
tion linguistique du petit nègre, « simplification naturelle et rationnelle de
notre langue si compliquée » 8, et à avoir constitué ce parler en « langue » 9.
Partant d’une représentation des populations noires comme primitives, et
des langues d’Afrique subsaharienne comme « langues simples », il écrit :
PR
266
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine
Et il finit son introduction sur ces mots : « Et si nous voulons nous
faire comprendre vite et bien, il nous faut parler aux Noirs en nous met-
tant à leur portée, c’est-à-dire leur parler petit-nègre. »
La description syntaxique que fait Delafosse du petit nègre ou fran-
çais tirailleur tient en vingt lignes :
– emploi des verbes à leur forme la plus simple (infinitif de la première
conjugaison, participe passé, impératif) ;
– négation exprimée uniquement par le forclusif « pas » ;
– suppression des distinctions de genre et de nombre ;
– suppression de l’article ou agglutination de l’article au substantif ;
– usage considérable du verbe « gagner » et des locutions « y a », « y en a »
comme semi-auxiliaires ;
SE
– emploi de l’adverbe « là » comme démonstratif ;
– suppression des prépositions « à » et « de » et remplacement fréquent
par la préposition « pour ».
S’y ajoutent des remarques phonétiques : e muet final remplacé par
une voyelle prononcée (caissou pour caisse), phénomènes d’harmonisa-
tion vocalique (piti pour petit), remplacement des constrictives dorso-
vélaires par des constrictives dentales.
ES
Un troisième ouvrage est d’importance pour la fixation de ce parler.
Publié en 1916 et intitulé Le français tel que le parlent nos tirailleurs séné-
galais, il est en fait un manuel permettant aux gradés européens d’ap-
prendre ce parler afin de « se faire comprendre en peu de temps, de leurs
hommes » 11.
On sait que l’armée coloniale française a eu un rôle prépondérant dans
la fixation sous une forme stéréotypée du petit nègre ou français tirailleur.
PR
11. Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, Paris, Imprimerie Librairie mili-
taire universelle L. Fournier, 1916, p. 5.
12. L’ouvrage décrit des traits repérables à l’époque contemporaine dans des variétés de fran-
çais parlées par des non-scolarisés, notamment à Abidjan, ou des traits similaires à des
traits repérables dans des créoles français et qui peuvent attester des phénomènes iden-
tiques de transformation du substrat français (voir G. Manessy « Français tirailleur et
français d’Afrique », Le français en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 111-119).
267
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
simplifiée et simplificatrice, du français tirailleur deviendrait du petit nègre.
J’aimerais revenir sur cette distinction et cette définition. On trouve
à l’époque coloniale une utilisation du petit nègre dans deux types de
romans : d’une part des romans exotiques et romans de voyage, d’autre part,
dans une catégorie particulière de la littérature coloniale que j’ai appelée
ailleurs « romans y a bon » ou romans de tirailleurs 15. Populaires dans l’entre-
deux-guerres, ils mettent en scène des personnages de tirailleurs sénégalais.
ES
Le succès éditorial de ce genre de romans s’appuie sur la popularisation de
ces tirailleurs sénégalais, dont les exploits guerriers sont magnifiés par la
presse durant la Première Guerre mondiale, et qui nouent des liens avec la
population civile lors de leurs hivernages méditerranéens.
Parmi ces « romans y a bon », on peut mentionner deux types d’ou-
vrages : ceux que l’on pourrait appeler de « seconde main », à savoir des
romans écrits par des écrivains donnant dans la veine exotique et utilisant
PR
268
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine
Ces ouvrages sont émaillés de discours directs dans une variété fiction-
nelle de français tirailleur, qui ont essentiellement une fonction comique mais
qui construisent également un effet de réel. Cette représentation fictionnelle
du français tirailleur est une simplification du parler réel, qui repose sur la
sélection de quelques traits emblématiques, déjà mentionnés : infinitif, pro-
nom tonique, mauvaise sélection du genre des articles, locution y a / y en a.
Cette dernière reste la marque la plus forte de stéréotypisation. C’est
d’ailleurs elle qui a été choisie pour le slogan de la fameuse réclame de la
boisson chocolatée Banania, lancée en 1914. En voici quelques exemples :
– Samba, comment s’appelle ton village ?
– Mon lieutenant, lui s’appelle Doundia, cercle de Kindia.
SE
– Ça y a bon village ?
– Ah ! mon lieutenant, ça y a bon trop !
– Toi y en a gagner papa, maman, là-bas ?
– Pardon, mon lieutenant, mon papa et mon maman sont morts. Moi y
en a gagné seulement mon grand frère.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Lui s’appelle Bokari Kamara. Lui y en a bon trop. Lui y en a gagné trois
moussos ! 17
ES
Comparons avec un exemple tiré de Samba héros de l’Empire, du capi-
taine Bonnet :
Tous là attention. Y a fout le camp là-bas quand cheffou y a sifflé. Cheffou
y a dire : « courir vite, si tu casses la gueule ou ton jambe, tu couris quand
même : ce soir y a mettre la gueule ou la jambe en réparation » […] et
crie pour que tout le monde l’entende bien : « Fé di dé cratus ». Les noirs
manœuvrent la culasse. Ils ont bien compris cette locution à consonance
latine qui signifie : « Feu de deux cartouches ». 18
PR
Le français tirailleur mis en scène ici est plus complexe, moins immé-
diatement lisible. Les transformations phonétiques et les fautes morpholo-
giques contribuent à un effet d’opacité 19. On ne peut lire cet extrait sans
penser au manuel de français tirailleur mentionné ci-dessus et à ses
tableaux de traduction français standard / français tirailleur, dont voici
un exemple :
269
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
français standard : La sentinelle doit se placer pour bien voir et se laisser voir.
français tirailleur : Sentinelle y a besoin chercher bonne place. Ennemi y a pas
moyen mirer lui ; Lui y a moyen mirer tout secteur pour lui. 20
SE
Le français tirailleur en effet, en tant que jargon professionnel pour-
rait-on dire, a pu prendre une valeur identitaire non pour les tirailleurs
eux-mêmes 21 mais pour les officiers français, pour lesquels cette variété de
langue fonctionne comme déclencheur de souvenirs, est dotée d’un fort
pouvoir d’évocation. L’emploi du petit nègre dans les récits autobiogra-
phiques ou fictionnels fonctionne alors sur un mode mi-nostalgique, mi-
comique, construisant des écrits à la tonalité ambiguë, reposant sur une
ES
forte connivence. On pourrait ainsi avancer que le français tirailleur, et
sa mise en représentation fictionnelle dans les romans « y a bon », devient
pour les militaires français de l’armée coloniale un français identitaire sur
le même mode que le français patatouète qui a pris une forte valeur iden-
titaire pour les pieds-noirs d’Algérie, et peut-être particulièrement après
1962, marquant l’exil en France et le repli nostalgique sur le groupe et les
souvenirs d’un temps et d’un pays révolu 22.
PR
20. Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, ouvr. cité, p. 19.
21. Les tirailleurs cherchent plutôt à s’échapper, lorsqu’ils en prennent conscience, de ce que
Lucie Cousturier nomme une « prison verbale ». Elle note ainsi, à propos des tirailleurs
qu’elle a rencontrés sur la Côte d’Azur, qu’ils « ont appris, par les rires, que leur langage
les ridiculise : “c’est français seulement pour les tirailleurs” reconnaissent-ils tristement.
Un de mes élèves, plus malveillant, assure que “c’est des mots trouvés par les Européens
pour se foutre des Sénégalais” » (L. Cousturier, Des étrangers chez moi, Paris, L’Harmat-
tan, 2001, p. 84).
22. J. Duclos, « Le pataouète ? à force à force on oublie ! », Le français au Maghreb, A. Quef-
félec, F. Benzakour, Y. Cherrad-Benchefra éd., Aix-en-Provence, Publications de l’Uni-
versité de Provence, 1995, p. 121-130.
23. L. S. Senghor, Hosties noires, Paris, Seuil, 1948.
270
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine
SE
de l’entre-deux-guerres françaises. Au centre de ces polémiques, la façon
dont un Noir, instance principale de la narration, donne la représenta-
tion qu’il se fait des Blancs 24. Batouala est un roman au statut ambigu,
écrit par un Guyanais noir, administrateur colonial en Afrique centrale,
qui emprunte les canons stylistiques du roman colonial, qu’il pastiche et
subvertit de l’intérieur. Jamais les personnages principaux, africains, ne s’y
expriment dans une variété dépréciée de français, cependant, le traitement
ES
d’une scène particulière, devenue véritable topos de la littérature coloniale,
permet à l’auteur une utilisation distante et critique du français tirailleur.
Cette scène est une interaction entre un tirailleur sénégalais et son supé-
rieur blanc, traitée en discours direct 25. Y sont mis en représentation deux
lectes extrêmement stéréotypés, celui du sergent Silatigui Konaté d’une
part, s’exprimant en français tirailleur, celui du commandant d’autre part
s’exprimant dans une variété familière voire fortement vulgaire de français,
PR
24. Voir V. Porra, « L’invention de l’authenticité. Paroles d’Africains dans la fiction coloniale
des années 1920 », Le Blanc du Noir. Représentations de l’Europe et des Européens dans
les littératures africaines, S. Gehrmann et J. Riesz éd., Münster, LIT, 2004.
25. R. Maran, Batouala, Paris, Albin Michel, 1938, p. 113-115.
271
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
Le français tirailleur dans le roman postcolonial africain
et d’« habitus de colonisé ».
Je ne citerai qu’un très bref exemple, emprunté au roman du Tcha-
dien Koulsy Lamko La Phalène des collines 27. Une séquence met en scène
un spectacle de marionnettes désigné comme « satire sur le pouvoir et
l’oppression ». Le spectacle a pour cadre une « garden-party » d’ambas-
sade, et est une interaction entre le nouvel ambassadeur Dupond et un
chef d’État africain, dit « Président de la République bananière X ou la
marionnette géante ». Aux vociférations de l’ambassadeur, le « Président de
la République bananière » ne fait que répondre : « Oui ma commanda »,
déformation du « Oui mon commandant » emblématique du rapport du
26. A. H. Hampaté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul, Arles, Actes Sud, 1991.
27. K. Lamko, La Phalène des collines, Paris, Le Serpent à plumes, 2002, p. 84-87.
272
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine
SE
tirailleurs sénégalais à leur retour de France en 1944 au camp de Thiaroye,
dans la région de Dakar. Dans ce film, tous les dialogues entre tirailleurs
se font dans ce que j’ai décrit comme un « français tirailleur de cinéma » 28,
et ce parler fait l’objet d’une première représentation remarquable, à tra-
vers le médium cinématographique. Son pouvoir humoristique (qu’il ne
perd pas complètement) est mis en sourdine du fait du contexte dans
lequel il est utilisé et de la tonalité globalement tragique du film. Non
ES
conventionnel, non normé, ce français tirailleur se voit doté d’un pouvoir
de subversion. En effet, si ce français est perçu, en début de film, comme
une forme malhabile, inapte à la prise de parole face à l’autorité colo-
niale, inapte à faire reconnaître ses droits, un code qui enferme dans des
relations de subalternes, le français tirailleur devient progressivement la
langue qui met à mal la hiérarchie, la langue de la contestation, de l’af-
firmation du collectif, et de ce que l’on peut décrire comme une prise de
PR
28. Pour une analyse détaillée de ce film, voir C. Van den Avenne, « “Les petits noirs du type
y a bon Banania, messieurs, c’est terminé”. L’usage subversif du français-tirailleur dans
Camp de Thiaroye de Sembène Ousmane », Glottopol, no 12, 2008, [en ligne], [URL :
http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol/numero_12.htm], consulté le 6 avril
2012.
273
Littératures francophones. Parodies, pastiches, réécritures
SE
priation de la langue française, vernacularisation, endogénéisation, en
Afrique. Il n’est pas là non plus pour satisfaire le goût du pittoresque du
spectateur, pas plus qu’il n’est là pour témoigner de la vitalité de la « fran-
cophonie » 29, ou alors de façon plutôt ironique. La langue a une fonction
dramaturgique importante. Elle sert également un projet politique cri-
tique puisque son utilisation est partie prenante de la construction de ce
que l’on peut lire comme un contre-discours historique, pris en charge par
ES
la fiction, raconté dans une langue « pourrie » (pour reprendre le terme
du Nigérian Ken Saro Wiwa), qui symbolise les relations de violence entre
colons et colonisés. La langue française malhabile est en fait un français
malmené, et qui se retourne contre ceux qui l’ont utilisée pour conquérir.
En adoptant un point de vue plus sociolinguistique, on peut dire que
Sembène, par cette utilisation cinématographique remarquable, fait bou-
ger le statut symbolique de cette variété de français, tel qu’il avait pu être
PR
fixé dans les usages littéraires et paralittéraires. Dans les romans, colo-
niaux et postcoloniaux, le français tirailleur n’apparaît que dans les dia-
logues et est dans un rapport de diglossie avec le français standard dans
lequel s’écrit le récit. Dans le film, cette dichotomie énonciative n’a plus
de pertinence. Dans Camp de Thiaroye, le français tirailleur fictionnel
envahit le film, il devient la norme à l’aune de laquelle les autres variétés
vont être mesurées en termes d’écart. Dès lors il perd tout pouvoir de
stigmatisation de ses locuteurs.
29. « Je ne connais pas la francophonie. C’est quoi au juste ? » dit Sembène dans un entre-
tien avec S. Niang (Ousmane Sembène. Dialogues with Critics and Writers, S. Gadjigo
éd, Amherst, University of Massachussetts Press, 1993).
274
L’usage du « petit nègre » dans la littérature africaine
Conclusion
SE
gue française, certains écrivains francophones perpétuent une sorte de
revendication du « mal-écrire », apparu autour des années 1930, avec des
auteurs français ou de langue française aussi différents que Céline, Que-
neau ou Ramuz. Ceux-ci pensaient renouveler la langue de la littérature
à travers un travail sur la langue parlée, et se sont nourris d’une pensée
de la langue, appuyée notamment sur la linguistique historique de Ven-
dryes, posant la prééminence de l’oral sur l’écrit, et assimilant langue orale
ES
et langue populaire, voire naturelle 30. Se surajoutant à cette distinction
oral/écrit, la question de la variation géographique vient complexifier
ce rapport à la norme, et certains écrivains peuvent chercher à tirer un
parti littéraire d’écarts linguistiques propres à leur inscription territoriale.
Comme j’ai tâché de le montrer dans cette étude, en Afrique subsaha-
rienne dite francophone, cette inscription d’une spécificité géographique
travaillant la langue littéraire ne s’est pas faite sans tension ni méfiance,
et au-delà de l’aspect souvent mis en avant d’invention linguistique, la
PR
30. Je renvoie ici à l’étude de P. Roussin, « Oralité, parlé, voix », Partages de la littérature,
partages de la fiction, J. Bessière, P. Roussin éd., Paris, Honoré Champion, 2001, p. 29-62.
275
PR
ES
SE
Bibliographie générale
SE
Cette bibliographie a été d’abord établie par Lise Gauvin dans le cadre du projet
« Le palimpseste francophone : modalités et enjeux de la réécriture », subventionné
par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), puis com-
plétée par les principales références théoriques qui figurent dans les textes com-
posant cet ouvrage. Pour les références plus spécifiques aux corpus analysés, on
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Réécritures, stratégies de lecture et seuil de tolérance
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Le risque de la lettre. Lectures de Rêver d’Orient, connaître l’Orient
la poésie moderniste américaine Sous la direction d’Isabelle Gadoin
Isabelle Alfandary et Marie-Élise Palmier-Chatelain
2012 2008
IMPRIMÉ EN FRANCE
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