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access to Ethnologie française
« Les Européens nous ont empêché d'être »grade, signe indubitable de leur infériorité. Beran-
Jean-Marie Tjibaou ger-Feraud (1800) assurait, selon Cohen (1981,
p. 334) « que le gros orteil des Africains -fort
large - pouvait se mouvoir indépendamment des
autres beaucoup plus que ne le pouvait celui de
Le racisme fait corps avec la colonisation; avecl'homme blanc ».
elle, par elle, il s'impose, se fortifie, s'exacerbe. En Les Indochinois posséderaient une particularité
ce sens, l'entreprise coloniale se distingue d'unephysique analogue puisque, selon Boulanger
simple guerre de position. Il ne suffit pas de se(1887 : 106-107) « [...] la Providence s'est montrée
donner du courage en insultant l'ennemi. L'atta- prévoyante en donnant à l'Annamite [...] un pied
que, la spoliation puis l'asservissement ou la unique qui ne se trouve nulle part et se caractérise
négation des autochtones ont besoin pour se jus- par un gros orteil isolé des autres doigts. Un peu plus,
tifier d'un attirail intellectuel et juridique plus et ce pied devenait la patte palmée des animaux
radical. Tout comme certaines institutions (l'école,aquatiques [...] ».
la famille, les partis politiques, etc.) « fonctionnent Quant aux Kanak, non seulement ils n'échap-
à l'idéologie » (Althusser, 1976), la société colo- pent pas au « jugement par l'orteil » mais ils se
niale fonctionne au racisme, scheme générateur trouvent en outre, comme nous le développerons
des pratiques de ségrégation par lesquelles, jus- plus loin, séparés du reste de l'humanité. Ainsi,
qu'au dernier souffle, elle se perpétue. Leenhardt (1947 : 1 1), se référant fort sérieusement
D'un bout à l'autre des possessions françaises à Sarasin (1922), n'hésite pas à écrire à leur sujet :
d'outre-mer (aujourd'hui réduites à quelques « L'anthropologie a montré comment le Néo-Calé-
« départements » et « territoires »), pour ne s'en donien a, dans sa structure physique, son squelette
tenir qu'à ce cas, une même langue de bois, des et ses muscles, des détails qui rappellent ceux de
origines de la colonisation à nos jours, n'a cessé del'homme de Neanderthal et sont parfois plus primitif s
vilipender les colonisés. Indissociable des intérêts que ceux de cet homme de la préhistoire. Leur
du colonisateur et, si j'ose dire, taillé sur le même mâchoire carrée, leurs orbites, leurs pieds avec les
patron, le portrait-robot imaginaire du colonisé orteils courbés, - ce qui explique pourquoi aujour-
(Memmi, 1966) est exportable sous toutes les lati-d'hui ils frappent le ballon defoot-ball avec les doigts
tudes. Caractéristiques physiques, attitudes, sans se les fouler - maintes autres particularités ont
mœurs, etc, sont vues à travers un seul prisme, amené Sarasin à voir en eux un groupe divergent de
cadre préconçu de toute observation, de toutecelui qui aboutit à l'Homo sapiens ».
expérience, à tel point que sous le regard du Moins curieux, mais beaucoup plus répandus,
colonisateur rien ne distingue fondamentalement les thèmes souvent associés de la gourmandise, de
Africains, Maghrébins, Antillais, Indochinois, Po- la paresse et de l'indigence intellectuelle servent
lynésiens, Malgaches ou Kanak. d'argumentation centrale au bréviaire du mépris
que brandissent jusqu'à nos jours les contempteurs
de tout colonisé. Les esclaves noirs des Antilles
sont ainsi stigmatisés par Mazeres (1814) : «Le
siège de leur âme est proprement dans leur physi-
que. » (cité par Cohen, 1981). La même idée est
I Les stéréotypes coloniaux développée par l'Abbé Henry (1910 : 9, in J. Bazin,
1987 : 88) à propos « du » Bambara : « s'accroupir
Les chapitres du sottisier colonialiste sont peu sous un arbre feuillu et y passer la journée dans un
nombreux mais parfois inattendus. Par exemple, long bavardage ou un demi-sommeil est son rêve et
tous les colonisés présenteraient un orteil rétro- fait son bonheur ».
ment tout système colonial. Comment concilier Astreints au régime de travail forcé temporaire,
spoliation foncière, relégation d'une population les Mélanésiens ne constitueront jamais une force
jugée en déclin et exploitation rentable de detravail
la force
aussi importante et régulière que celle
de travail ? Cette contradiction a conduit le colo- fournie par la main-d'œuvre étrangère au pays.
nialisme calédonien à associer l'enfermement dans Cette situation résulte moins, contrairement à ce
les Réserves à un régime de corvées permettant qui a été souvent avancé, d'une résistance cultu-
d'extorquer à la population kanak, aussi mourante relle au salariat que de la mise en place des Ré-
qu'on puisse alors la penser, une certaine plus-serves dans le cadre d'une colonisation de peuple-
value en travail, au profit des colons et du secteur ment encline, par définition, à nier jusqu'à la
public. Les réquisitions, dès 1863, de « personnel présence même d'une société autochtone.
indigène » sur les chantiers de Port-de-FranceHier comme aujourd'hui, le véritable volant de
(Nouméa) seront systématisées, en 1871, par main-d'œuvre de la colonisation néo-calédonienne
« l'instauration de la corvée qui officialise et régu- demeurera constitué par des travailleurs asiati-
larise les pratiques antérieures » (Dauphiné, 1975 : ques, néo-hébridais, indiens, wallisiens, auxquels
42), puis par l'application du Code de l'Indigénat s'ajouteront de 1864 à la fin du siècle, les libérés
(1887). Cette réglementation obligeait les Kanak à du bagne de Nouméa. Ces immigrés, souvent
travailler pour le compte de l'Etat et des colons recrutés de force, ont été soumis à une législation
(fermiers ou propriétaires de mines). Avec un distincte du régime des corvées appliqué à la seule
salaire équivalent à la moitié ou au quart des population kanak. Employés sous contrat par leurs
traitements versés pour le même travail aux maîtres ou patrons, ils connaissent des conditions
non-Kanak, les Mélanésiens devaient verser un d'embauché et de labeur qui relèvent de la surex-
impôt dit « impôt de capitation ». En outre, le ploitation, typique du capitalisme européen nais-
Code de l'Indigénat, appliqué jusqu'en 1946, in- sant. Comme les ouvriers français du début du xixe
terdisait de sortir des Réserves sans autorisation siècle (Noiriel, 1986) les travailleurs immigrés en
préalable de la gendarmerie et sanctionnait dure- Nouvelle-Calédonie ne bénéficiaient d'aucune
ment (prison, amendes, ateliers disciplinaires)protection les juridique ou sociale face à des em-
comportements jugés illicites, tels la nudité, ployeurs quant à eux très organisés et défendus
l'ébriété, le port d'armes traditionnelles hors des (Winslow 1988 : 7). Cette population déracinée a
tribus, la « sorcellerie »... {cf. Saussol, 1979; Dau- connu un taux de mortalité élevé. Par exemple, L.
phine, 1987). Gasher (1975 : 14) note qu'entre 1874 et 1882,
La mort annoncée du peuple kanak n'incite pas 1.221 Néo-Hébridais, sur un total de 5.148 - soit
les législateurs du xixe à prévoir, dans l'économie 24 % - meurent au travail. Mais la politique
générale de cette réglementation sévère, les mesu- d'immigration compense rapidement ces pertes et
res d'assitance médicale, fiscale, sociale, pouvant accroît la colonie, tandis que les Kanak s'étei-
assurer la reproduction de la force de travail. Il gnent, pense-t-on, aux marges du système.
convient de laisser les morts enterrer les morts. En somme, l'économie de la Nouvelle-Calédo-
Cette charge restera longtemps confiée à l'écono- nie s'est pendant près d'un siècle (1853-1946)
mie vivrière des « tribus ». Si une prime à la appuyée sur une double structure. La force de
natalité est versée aux Kanak en 1909, il faudra travail kanak a été ponctionnée par un système de
attendre 1925, moment où une reprise de la démo- corvée qui s'apparente à un féodalisme d'Etat. Au
graphie des Réserves est enregistrée, pour que même moment, des populations recrutées à l'ex-
s'amorce une politique de protection de la térieur de l'archipel ont fourni l'essentiel de la
main-d'œuvre mélanésienne. Aux yeux de l'Admi- main-d'œuvre dans le cadre d'un capitalisme
nistration, cette question reste d'autant plus péri- « classique ». Les idéologies véhiculées par l'un et
phérique que l'essentiel de la puissance de travail l'autre système ne se superposent pas. L'idéologie
utilisée par la colonie est fournie par une popula- d'exclusion et d'anéantissement, au principe du
tion immigrée non kanak. Ainsi, analyse D. Win- racisme anti-kanak, demeure le corollaire imagi-
slow (1987 : 1) : « After New Caledonia was an- naire d'une pratique de conquête quasi-totale et
nexed by France in 1853, the native Kanaks did not d'un mode d'exploitation colonial d'allure féo-
participate in the socio-economic development of the dale. En revanche, le « racisme de classe » dont les
Territory; rather they served as a cheap labour travailleurs immigrés en Nouvelle-Calédonie ont
reserve, working mainly on public works and été in et sont encore victimes renvoie à l'exploitation
agriculture. The Kanaks remained marginal as the toute capitaliste d'une population intégrée de
colony became dependant on imported contract la-force aux plus bas échelons de la hiérarchie so-
bourers ». ciale3.
semble avoir été atteint récemment quand l'inter- a réellement ni futur ni passé... tout le passé et
vention de l'armée, se substituant à la frange la
l'histoire se traduisent par cette idée de recommen-
plus extrémiste de la population européennecement, de de répétition, de renouvellement, [...]»
Nouvelle-Calédonie, a eu pour effet, dans un (Leenhardt, 1947 : 111 et 115).
contexte électoral interne à l'hexagone, la mort Enfermés dans les Réserves avec interdiction
tragique de dix-neuf Kanak à Ouvéa. L'idéologie d'en sortir sans autorisation, les Kanak sont juri-
raciste calédonienne a ainsi pesé pendant deux ans diquement contraints à l'immobilisme, à l'a-tem-
sur l'appareil gouvernemental français. Jacques poralité. Maintenus en marge de l'évolution du
Chirac, Premier Ministre, n'allait-il pas, en mai 88, pays colonisé, ils ne peuvent construire leur avenir.
jusqu'à laisser échapper cette formule, à propos Les définir comme a-historiques par nature revient
des Kanak impliqués dans les événements d'Ou- à tirer argument « scientifique » d'une situation
véa : « ...la barbarie de ces hommes, si l'on peut les politique particulière. Une même démarche pré-
appeler ainsi » (Le Monde, 1 mai 1988). side à la construction des conceptions mélanésien-
nes de l'espace. Les Kanak n'ont jamais accepté
d'être regroupés dans des périmètres restreints et
atomisés, encore moins d'être identifiés à ces
espaces de fortune dessinés par les intérêts colo-
niaux. L'ethnologie de Maurice Leenhardt fait
I L'ethnologie et le fait colonial pourtant de cette conjoncture une essence. « L'es-
pace [pour les kanak], se révèle ainsi sans dimensions
propres; il est essentiellement qualitatif. Il est discon-
Tout travail scientifique attaché à la compré- tinu aussi » (Leenhardt, 1947 : 62). Les apprécia-
hension de la société kanak s'est trouvé confronté tions de l'ethnologue ne peuvent, sur ce point, que
au colonialisme et au racisme dont les Mélanésiens conforter les préjugés des colonisateurs.
sont victimes. Les conditions de vie des autochto- La colonisation se pense comme un déborde-
nes, telles que l'administration coloniale les a ment, un déferlement nécessaire, un excès. Les
successivement circonscrites et pensées, ont in- Européens, trop riches, trop puissants pour se
fluencé, en Nouvelle-Calédonie comme en Afri- contenter de leurs territoires d'origine, doivent se
que, les théories avancées par les anthropologues 5. répandre sur la terre, imposer partout leur gran-
L'ethnologie néo-calédonienne d'avant 1950, deur. Ils décrètent en retour, la faiblesse, les
l'œuvre de Maurice Leenhardt6, apparaît travaillée manques, des civilisations qu'ils colonisent. Mau-
par des forces contradictoires. Certes, le mission- rice Leenhardt intériorise cette idéologie quand il
naire-ethnologue a publié des documents ethno- définit, de bonne foi, les Kanak en termes de
graphiques indispensables à toute recherche sur la carences : « [...] dans un monde en dehors du temps,
société kanak d'aujourd'hui (cf. Leenhardt, 1930, puisque sans profondeur, il n'y a ni passé ni futur.
1932, 1937) et développé une protestation Tant qu'il ignore la profondeur, le Mélanésien ne
constante contre les injustices frappant les Méla- peut donc avoir de notion claire de l'espace, [...]. On
nésiens. Mais son souci de réhabiliter les Kanakoublie trop souvent cette carence des notions élémen-
tout en cautionnant l'œuvre civilisatrice de l'Eu-
taires d'espace et de temps chez les primitifs, et l'on
rope (cf. Clifford, 1982) l'a conduit, notammentcherche à leur mentalité des explications plus psycho-
dans Do Kamo (1947), à des interprétations logiques
qui ou philosophiques. Mais l'impotence concep-
portent la marque de la situation coloniale où elles
tuelle des Mélanésiens observés actuellement, dimi-
s'inscrivent. Ainsi quand l'idée d'un dépérisse-nue au fur et à mesure que diminuent ces carences »
ment de leur civilisation exclut les autochtones de (Leenhardt, 1947 : 229).
l'histoire de la colonie, Maurice Leenhardt pro- L'anthropologie philosophique de Maurice
jette à son insu cette opinion sur sa théorie de laLeenhardt, nettement distincte de son ethnogra-
conception kanak du temps. phie, croit dégager les assises psychosociologiques
L'auteur de Do Kamo étaye ses arguments avec« du Canaque fondamental », sorte d'archétype de
des considérations linguistiques qu'aucune appro-« l'homme primitif ». Mais les conditions objecti-
che scientifique ne pourra par la suite retenir (cf. ves de l'observation font subrepticement retour au
Rivierre, 1980) : « Les langues mélanésiennes n'ex- cœur même du sujet étudié : la place assignée aux
priment pas le temps. Le temps reste indifférencié. Et Kanak par la colonisation définit les cadres de la
par un jeu de morphèmes, comme celui qui exprimeméditation que Leenhardt pense mener librement.
la durée, elles situent l'action, le sujet vers lavant : Les catégories mélanésiennes de temps, d'espace,
de corps, de personne, de mythe, etc., ainsi éla-
l'avenir; vers l'arrière : l'aspect accompli. Mais il n 'y
borées épousent, sur le mode savant, les que qui arrache les Kanak aux stéréotypes de la
contours
d'une image toute spontanément coloniale primitivité
« du » pour les reconnaître dans leurs poten-
Kanak : une conception « ténue » de l'espace, tialités créatrices de toujours.
une
« absence de temps », une ignorance de son La situation
pro- coloniale et raciste infligée aux
pre corps, une conscience « mythique » du Kanak,
monde, depuis cent-trente-cinq ans, par la domina-
une personnalité faiblarde7,... bref une tion française n'a cessé de travailler l'ethnologie
identité
négative implicitement opposée, sinon par néo-calédonienne
Leen- dans sa théorie et sa pratique.
hardt lui-même du moins par ses lecteurs, Au sein d'un univers politique qui nie l'existence
à celle
des colonisateurs. Ces derniers, a contrario, se des autochtones comme peuple et comme culture,
doteront de tous les avantages : un sens de l'espace la moindre attention à leur civilisation et à leurs
(les terres des Kanak) et du temps (celui de la problèmes est jugée subversive et éventuellement
conquête outre-mer), une individualité forte, celle réprimée 8. Le contexte colonial confère au travail
du citoyen pionnier français, imbu d'un insolent de l'ethnologue une portée doublement militante :
sentiment de supériorité sur les Mélanésiens. par ses publications, le chercheur porte témoi-
Ceux-ci sont d'autant moins crédités d'un « moi » gnage, linguistiquement et culturellement, des
qu'ils n'accéderont que tardivement (en 1946) à la gens que la colonie et une grande partie de l'opi-
citoyenneté (état civil, droit de vote, etc.). nion de son pays méprisent et marginalisent; par
Après la seconde guerre mondiale, l'abolition sa pratique de terrain, le même chercheur, cô-
du Code de l'Indigénat (1887-1946) autorise les toyant une population spoliée et humiliée, se voit
Kanak à circuler de nouveau librement. Il n'est pas dans l'obligation morale de protester contre tant
fortuit que l'ethnologie mette alors l'accent sur le d'injustices et, plus globalement, contre le colonia-
dynamisme de la société autochtone (Guiart, lisme et le racisme qui frappent ses amis.
1953). Au piétinement circulaire du « temps my- Malgré ces difficiles conditions d'exercice, il est
thique » succède l'histoire complexe des clans puis remarquable que l'ethnologie néo-calédonienne,
celle du mouvement indépendantiste. L'hypothèse de Maurice Leenhardt à nos jours, à peu d'ex-
d'un espace indéfini et purement qualitatif est ceptions près, ait constamment développé une
remplacée par l'évidence d'une spatialité itiné- critique plus ou moins radicale du système colo-
rante ou rayonnante (Bensa, et Rivierre, 1982) et nial. L'efficacité de cet engagement est en revan-
bientôt par la prise en compte des incessantes che moins probante.
revendications foncières (A. Saussol, 1979). S'il demeure exact, comme le note Marc Auge
L'ethnologie découvrira peu à peu l'historicité (1979) qu'il suffit qu'une anthropologie soit vraie
structurelle de la société kanak. Les récits de pour qu'elle soit « subversive », l'expérience
tradition orale, par exemple, loin de caractériser prouve que la portée de l'argument ethnologique
une pensée mythique a-temporelle, se révèlent contre l'idéologie colonialiste s'avère extrêmement
- au terme d'une étude fouillée de leurs contextes faible. Pourquoi ? Le discours anthropologique est
d'énonciation - être les vecteurs essentiels d'une aussi discrédité que les sociétés auxquelles il
réflexion politique prenant en charge le passés'applique.
et Une alternative en forme d'ultimatum,
l'avenir des groupes (Bensa et Rivierre, 1982,à gauche comme à droite, le rejette d'emblée : soit
la société étudiée a préservé l'essentiel de ses
1988). A l'instar de ces habiles constructions,
structures originelles, et, proclame-t-on alors, son
véritables « mythistoires », porteuses des straté-
gies d'un clan, d'un lignage ou d'un individu, asservissement
les à la modernité impérialiste est
épopées nationales esquissées par les leaders in-inévitable, voire justifié; soit cette même société
dépendantistes kanak inscrivent les narrations s'est radicalement transformée depuis belle lurette
modernes dans une logique polémique et compéti- et les ethnologues qui, accuse-t-on, la font malgré
tive {cf. Bensa, 1987). tout survivre par leurs écrits jugés passéistes ou
Attentive à ce souci mélanésien « d'habiter le même mythomanes, s'opposent à l'émancipation
temps » (Tjibaou, 1981), l'ethnologie contempo- complète de ces « primitifs » révolus. Kanak ou
raine décèle dans la « tradition » kanak une forte prolétaire, il faut choisir.
propension à penser le mouvement, le change- Les méthodes et concepts de l'anthropologie,
aussi spécifiques et éprouvés que mal connus du
ment, l'histoire, comme l'attestent la grande varia-
bilité des institutions d'une région à l'autre, l'at-
grand public, récusent sans peine cette dichotomie
trait pour l'étranger et le nouveau (Haudricourt, simpliste et irréelle, véritable Diktat de l'ethnocen-
1964) ou la recherche de modèles sociaux prenant trisme européen9. L'ethnologie empêche-t-elle
en compte le fait colonial {cf. Charte du FLNKS, pour autant les idéologues de tout bord de tourner
1987). Ainsi se renouvelle une perspective théori-en rond ? Certainement pas. Les travaux des cher-
cheurs en sciences humaines n'influencentpeut guère à tout le moins s'attacher à dénoncer l'op-
pression.
les opinions et décisions politiques concernant les Cette attitude morale, qui devrait,
sociétés colonisées. Mettre scientifiquement commeen nous y engage Michel Leiris (1951), pro-
longer toute pratique de l'ethnologie en situation
lumière leur irremplaçable apport au patrimoine
culturel mondial et affirmer politiquement coloniale,
leur ouvre un autre débat.
Quelle éthique pour l'anthropologie ? Faire
droit ou respect et à l'autodétermination n'induit
pas ipso facto la réforme ou l'abolition desœuvre
insti-d'anthropologue, n'est-ce pas autant éluci-
tutions qui génèrent le racisme. D'autant queder l'in-
les causes du racisme que combattre ses effets,
analyser des sociétés étouffées par le colonialisme
térêt privilégié accordé d'ordinaire par l'ethnolo-
gue aux groupes et populations dominésque ne lutter
lui contre un tel système, etcì Mais à
donne pas nécessairement les moyens théoriques quelles conditions le discours anthropologique
d'une analyse globale de la société coloniale. A peut-il avoir une portée politique ? Confrontée à
défaut, pour combler cette lacune, de se consacrer la triste actualité du colonialisme français, l'ethno-
éventuellement à l'histoire et à la sociologie du logie des sociétés kanak de Nouvelle-Calédonie
système d'ensemble où « son terrain » prend invite à penser ensemble science, morale et politi-
place, l'ethnologue, fort de ses connaissances que et, par là même, pose, de façon aiguë, la
approfondies du peuple colonisé et débiteur en- question de la place et du rôle de l'ethnologue
vers lui d'une dette amicale et professionnelle, dans la cité.
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