Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
par Olympe Bhely-Quenum
↑
LA littérature béninoise ?... Connais pas. Mais, si l’on se jetait à l’eau, en allant au plus profond des
courants troubles qui arrosent le Bénin, peut-être remonterait-on en surface avec quelques provisions
valables.
Serrant de près aussi bien les données historiques que les faits récents, le sociologue, ici, souligne ses
constats : le Bénin doit, en partie, sa réputation au sérieux de ses anciens souverains, à leur sens de
l’organisation, à leur art de la politique et de gouvernement comme à celui de l’administration et de la
gestion des affaires : contes, légendes, récits historiques sont lourds des enseignements légués par le
passé ancestral dont on abreuvait l’enfance des citoyens.
De là vient que, quel que soit l’endroit du territoire qu’ils considèrent comme leur « région natale », les
aborigènes du Bénin sont, souvent, des causeurs diserts, loquaces ou finement mesurés ; on découvre
dans leurs conversations toutes les figures de rhétorique que d’autres, aujourd’hui, grappillent dans les
scories de l’enseignement scolaire autrefois institutionnalisé par le colonisateur.
La raison en est que l’enfant béninois aimait à écouter les anciens, les récits des gestes historiques qui
ont marqué la vie du pays dans son ensemble, telle ou telle région nationale ou sa propre famille. Les
« anciens », comme les simples aînés, apprenaient aux jeunes à observer les faits sociaux, les
événements locaux et à y participer.
L’éducation, la formation à l’entrée dans la vie et la culture de tout enfant prenaient source au sein de la
famille, du clan social tribal ou de la communauté villageoise.
Tels sont quelques-uns des dénominateurs spécifiques de ces « camarades », qu’ils soient paysans,
ruraux, citadins, ouvriers, ronds-de-cuir, politiciens ou intellectuels. Nous sommes ainsi dans un champ
d’investigations propice à l’ethnologie, à la sociologie, comme à la psychologie sociale. L’écrivain y
glanerait aisément des matériaux, pour peu qu’il ait reçu cette indispensable éducation traditionnelle :
le milieu familial et la communauté villageoise en sont les meilleures écoles. Il faudrait y ajouter la
culture. Bien sûr, établir une dichotomie et des paramètres rigoureux entre le champ culturel et celui de
l’éducation autochtone relèverait de la casuistique ; mais, au Bénin, la culture, au sens africain et
initiatique du terme, entraîne souvent l’individu dans des cercles restreints où il doit s’engager, en toute
conscience, sous serment, pour le restant de sa vie (1).
Œuvres de patriotes
EU égard à cette grille rapidement esquissée, la littérature béninoise semble ne pouvoir être qu’une
production endogène dans l’acception botanique du terme. Aussi, quelles que soient les options
politiques ou idéologiques des créateurs, c’est dans le creuset de l’être et du fait béninois que d’abord
prennent naissance les idées que véhiculent leurs œuvres auxquelles ils s’efforcent de conférer une
stature panafricaine.
La contestation virulente d’un Albert Tévoédjré (2) ainsi que la colère torrentielle d’un Stanislas Spéro
Adotévi (3) en sont des illustrations.
Il faut remonter jusqu’au prince Codjo-Marc Tovalou Houénou (Quénum) (4), et à Louis Hounkanrin pour
trouver des précurseurs nationaux de ces jeunes loups à la dent d’acier. Il n’est donc guère surprenant
que des chercheurs — béninois ou non, — depuis une décennie, ne cessent d’exhumer les écrits du
fondateur du journal les Continents qui réactualisent les luttes et les idées soutenues voici plus d’un
demi-siècle par ce neveu du roi Béhanzin (5), et qui avaient, comme plus tard celles de Louis
Hounkanrin, des ambitions panafricaines.
L’écrivain béninois ne dispose, dans son pays, d’aucun moyen favorable à la vulgarisation de ses œuvres,
ni à leur appréciation par les masses populaires encore, hélas ! analphabètes à plus de 85 %. Le cercle
dans lequel, loin de chez lui, cet enfant d’Afrique va poser un pied parce qu’il se mêle de littérature le
rejette brutalement vers son agglomération, si ce n’est vers sa case tribale où personne ne se soucie des
palabres sur du papier.
Cet « excellent intellectuel » se rend compte, d’autre part, qu’à l’extérieur du Bénin — que ce soit en
Afrique même ou dans le monde superbement développé d’où des coteries de Blancs règnent toujours
sur le continent noir — les critiques littéraires, acagnardés sur les territoires des moyens d’information
qu’ils régentent, ne lui offrent (et encore !) que la portion chichement congrue, sinon nulle.
Qu’est-ce, après tout, que la République populaire du Bénin ? Un petit pays internationalement classé
parmi les plus démunis de la planète ; pis encore : des origines jusqu’à... il n’y a guère longtemps, cette
bande de terre — qui ressemble étrangement à un homme debout — se trouve être ouvertement ou
sourdement minée par des contestations, des rivalités et des antagonismes sans concession.
Qu’importe !... puisque les écrivains béninois s’attachent à leur pays, comme des rhizomes dans une
terre où il semble qu’il n’y ait plus rien de favorable à leur développement. Assez curieusement, c’est
dans cette forme de masochisme que réside l’originalité de leur littérature.
Créateurs passablement régionalistes, ils soulèvent plutôt des problèmes inhérents à l’ensemble du
continent noir, tout en s’efforçant d’appréhender, de scruter, de déchiffrer et de traduire l’inconscient
de leurs peuples.
Ils côtoient la misère nationale ou y vivent, constatent les injustices ou les subissent et savent, à leur
corps défendant, que la justice n’est pas une volupté et que l’écrivain peut et doit même en contester
les applications, la mettre à nu sans choquer pour autant aucune âme pure.
Des parvenus de la politique, comme de la technocratie, montrent du doigt nos « gens de lettres » en les
qualifiant de « marginaux », d’"intellectuels", ou, pis, de « citoyens inutiles et nuisibles » ou
« dangereux ».
Ces « originaux » bricolent des contes, fables et légendes, peaufinent des poèmes, arrangent des
nouvelles ; ils trament aussi des pièces de théâtre, faufilent quelques romans, mais principalement des
essais et des livres d’ethnologie. Leurs productions reflètent néanmoins les sentiments et la vie des
autochtones de leurs villages ou du groupement ethnique auquel ils appartiennent ; à moins que,
élargissant considérablement les problèmes, ils ne rendent compte de situations ou de préoccupations
d’ordre national.
Une lecture « plurielle » d’ Au pays des Fons (6), du Pacte de sang au Dahomey (7) le montre
clairement : pendant le « temps chauve » dont parle Paulin Joachim (8), les deux grands de l’ethnologie
dahoméenne — des années 1930 et 1938, — tout en agissant conformément à l’idéologie colonialiste
de « la mission civilisatrice de la France » et à celle de l’Église catholique tendant à la christianisation des
masses populaires, édifiaient aussi des œuvres de patriotes attachés à exhumer, en vue de leur
vulgarisation, et de leur appréciation par d’autres peuples, les authentiques valeurs socio-culturelles et
spirituelles de leur pays.
Voilà qui est clair : par-delà leurs adhésions à certains aspects de la politique colonialiste que leurs
jeunes frères, voire leurs fils, leur reprochent aujourd’hui, ce qui ressort — lumineusement transparent
— des œuvres de nos ethnologues aux côtés desquels on peut ranger les travaux d’Akindélé, d’Aguessy
et de Sourou-Migan Apithy, c’est leur parfaite connaissance de la psychologie des couches sociales de
leur pays, des us et coutumes, des traditions et des mœurs et de tout un ensemble de choses qui
entrent comme nécessairement dans la constitution — disons biologique — du Béninois.
La difficulté de présenter une œuvre exhaustive sur le Bénin est illustrée par le prochain ouvrage de
Maximilien Possy-Berry-Quénum (15) ; l’auteur apporte à l’ Histoire du Dahomey de Robert Cornevin et
au Daxome de Maurice Glélé des précisions fondées sur des faits assez troublants. Quarante ans de
recherches dans les archives familiales d’Ouidah lui ont permis de cerner bien des vérités.
On a donc affaire à des archivistes de la culture populaire nationale dont les produits, de même que les
mythes qu’il leur arrive de développer, sont des concentrations de vies nationales, c’est-à-dire
des « réservoirs profonds où dorment le sang et les larmes des peuples » (16).
On retient les noms de trois archivistes dont la science est entée sur l’audition des anciens, la collecte de
la tradition orale, la parfaite connaissance d’au moins deux langues de leur pays, le volume considérable
des faits historiques, ethnologiques, anthropologiques qu’ils comparent, le tout soutenu par la rigueur
méthodologique et une bonne interprétation des données dans un contexte plutôt régional que
national.
Il est vrai que Paul Hazoumé avait des partis pris privilégiant, çà et là, Porto-Novo aux dépens d’Abomey,
les Gouns au détriment des Fons, mais c’est bien plus dans l’interprétation des faits que dans leur
collecte, où l’archiviste reste sans concession.
Les jeunes, complexés par les grands mots et le vocabulaire idéologique, obscur et ésotérique de leurs
maîtres européens, ont du mal à accomplir des tâches aussi valables que celles du vieux maître béninois.
Les commentaires et prises de position du catholique convaincu et pratiquant qu’était Paul Hazoumé
gâtent aussi, en partie, son Pacte de sang au Dahomey (18). Mais personne d’autre que Paul Hazoumé
— sauf les RR.PP. Mouléro, Kiti et Daï — n’aurait pu, comme il l’a fait, démonter le mécanisme de la
démarche opératoire qui conduit à l’efficacité redoutable du Pacte de sang : les effets constitutifs de
l’acte sont tous présents dans le livre : il n’y manque que ce que j’appelle le nom premier des
choses, mais on ne les traduit pas ; ces noms ne peuvent passer d’une langue dans une autre sans
perdre totalement leur vertu opératoire.
Doguicimi (19) et le Pacte de sang au Dahomey (20) constituent ainsi deux travaux d’un archiviste de la
culture populaire béninoise : d’un côté, l’histoire au service de la littérature ; de l’autre, l’ethnologie et
l’anthropologie culturelle dans leurs rapports avec la parapsychologie dans l’ancien Dahomey.
Casimir Agbo, que nous avons connu intimement, était quasi ignoré en Europe ; disons même qu’il l’était
aussi au-delà des limites de son pays. Mais son Histoire d’Ouidah (21), écrite avec une simplicité
désarmante, constitue une mine d’informations sociales, ethnologiques et religieuses sur la ville
d’Ouidah : anecdoctes, indiscrétions et faits essentiels concernant les grandes familles d’Ouidah, leurs
rôles — bons ou mauvais — dans l’histoire du Dahomey, leurs relations avec l’étranger font de ce livre
un ouvrage singulier sur la ville natale de l’auteur. Presque tout y a trait à la tradition orale, la
connaissance des coutumes et des religions traditionnelles grâce auxquelles Casimir Agbo, le lettré,
expliquait à l’administration coloniale certains de ses errements quand les Gléhouévijiji (22),
foncièrement contestataires, maîtres dans les luttes souterraines où interviennent les démarches
ésotériques exposées dans le Pacte de sang au Dahomey (23), protestaient ou se préparaient en vue
d’un soulèvement contre « l’arbitraire et l’injustice de l’homme blanc ».
N’empêche, cet ouvrage est aussi une œuvre d’archiviste parfaitement, disons même subtilement, au
fait des problèmes ethnologiques du pays de l’auteur.
Mais Au pays des Fons (25), systématiquement pillé, aussi bien par des Africains que par des Européens,
reste le grand livre de Maximilien Possy-Berry-Quénum : il n’existe guère de problèmes sur les Fons,
leurs coutumes, mœurs, religions, leur vie quotidienne dans le passé, etc., dont on ne puisse trouver la
ou les solutions dans ce livre, épuisé depuis bientôt trente ans. Ancien étudiant du séminaire Saint-Gall
d’Ouidah, catholique pratiquant comme le furent P. Hazoumé et C. Agbo, Maximilien Possy-Berry-
Quénum a été influencé par l’Eglise de son époque ; son œuvre reste néanmoins profondément
enracinée dans la glèbe natale dont le peuple constitue le matériau.
Le rôle fondamental de la tradition orale, de sa collecte et son traitement dans une opération de
comparatiste est frappant dans les Ancêtres de la famille Quénum, des origines à nos jours (26) {} ; il y
aura comme une subversion dans tout ce qui a été écrit jusqu’à maintenant sur l’histoire du Bénin :
informé par son père, ses oncles, les anciens de sa famille, les collaborateurs comme les rivaux qui ont
été des acteurs ou des témoins de cette histoire, Maximilien Possy-Berry-Quénum montre, entre autres,
comment les ancêtres, amis et collaborateurs traditionnels des rois Guézo et Glélé, ont soutenu le
prince Ahanhanzo contre son frère Kondo, le futur Béhanzin, dans la rivalité des deux princes pour
accéder au trône d’Abomey.
La répression de Béhanzin devenu roi contre le clan des Quénum, notamment contre son propre beau-
frère, Tovalou Houénou (le père du prince Codjo-Marc Tovalou Houénou), qu’il fit emprisonner, incita le
clan à réagir avec une fermeté exemplaire, à déjouer les plans du roi dans sa lutte nationaliste contre
l’administration française.
Tels sont nos archivistes, une race qui disparaît et qui n’a eu besoin d’aucun mot faussement savant,
d’aucune référence à des « maîtres » étrangers, ni de la dialectique de tel ou tel ponte de la Sorbonne,
de l’E.N.S. ou du Collège de France, pour nous ouvrir les portes du pays profond qu’ils avaient senti,
connu, pratiqué, pensé enfin, avant de l’expliquer au grand public.
Ici intervient le romancier ; ici apparaît le poète. L’un et l’autre manquent singulièrement au Bénin,
tandis qu’essayistes, ethnologues, sociologues, politologues, philosophes et historiens sont
légion. Doguicimi (27) demeure une œuvre inégalable ; mais l’auteur paie tribut bien plus à l’histoire
qu’à l’imagination.
Si les écrivains sont plutôt ces créateurs chez qui l’imaginaire transcende constamment la réalité, sans
jamais la reléguer au rebut, on dira — sans exagération — que la République populaire du Bénin, dans
ce domaine aussi, est un pays tragiquement pauvre.
A preuve, toutes les études, thèses jusqu’ici consacrées à la « littérature dahoméenne », après avoir
étudié l’Esclave de Félix Couchoro (28), et d’autres livres, hélas ! moins réussis de cet homme
magnifique, véritablement le premier romancier béninois digne de ce nom, se ruent sans désemparer
sur Un piège sans fin, le Chant du lac, etc. (29).
Comment donc se fait-il qu’un Jean Pliya, qui a su faire valoir ses dons et talents dans le domaine du
théâtre, un Maurice Mêlé, qui a fait ses preuves, lui aussi, perdent soudain leur souffle, voire leur
courage, lorsqu’il s’agit de plonger corps et âme dans la glèbe, dans la densité des couches populaires et
dans les couloirs obscurs des catégories sociales de chez nous où le romancier trouve tant de
matériaux ?
Olympe Bhely-Quenum
(5) La mère de Codjo-Marc Tovalou Houénou (Quénum) était une petite-fille du roi Guézo et une sœur
du roi Béhanzin.
(21) Casimir Alidji Agbo, Histoire de Ouidah, du XVIe au XXe siècle, Presses universelles, Avignon, 1959.
(22) Authentiques enfants de Gléhoué : les originaires de cette ville préfèrent le nom de Gléhoué à celui
d’Ouidah.