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COMPTES RENDUS

encore, S. Pearsall est bien consciente de cet Arianne Baggerman


écueil possible et soutient qu’en dépit « des et Rudolf Dekker
distinctions entre colonies, régions, religions, Child of the Enlightenment: Revolutionary
villes et campagne, et des divisions par rang, Europe reflected in a boyhood diary
âge, ethnicité, race et genre » (p. 19), les res- Leyde/Boston, Brill, 2009, XII-553 p.
semblances primaient sur les différences. Le
caractère problématique de cette affirmation Le livre repose sur la présentation et l’analyse
apparaît toutefois clairement lorsqu’elle évoque d’un document qui, pour n’être pas exception-
la Jamaïque. Elle réussit à démontrer que les nel – les auteurs ont repéré une douzaine
planteurs jamaïcains furent également tou- d’autres journaux de ce type aux Pays-Bas à la
chés, même si plus tardivement, par la culture fin du XVIIIe siècle –, n’en est pas moins assez
de la sensibilité et ne peuvent être réduits à rare : le journal tenu quasi quotidiennement
des patriarches tyranniques. Des pratiques par un enfant, Otto van Eck, né en 1780, du
épistolaires communes suffisent-elles pour 17 février 1791 au 17 novembre 1797, soit de
autant à réduire radicalement la « dichotomie l’âge de 10 à celui de 17 ans, et brutalement
entre métropole et colonie » (p. 239) et à interrompu un peu plus de quatre mois avant
démontrer « l’unité du monde atlantique » la mort de son auteur survenue le 29 mars
(p. 141) ? Les planteurs jamaïcains, souvent 1798. Au cours de ces presque sept années
impliqués dans des unions interraciales illégi- d’écriture (qui représentent 1 560 pages cou-
times, partageaient-ils les mêmes conceptions vertes), le jeune Otto nous livre un témoignage
de la famille que les métropolitains ? Doit-on particulièrement passionnant, écrit à la pre-
réduire la culture jamaïcaine à celle de ses mière personne sur son enfance et son éduca-
élites blanches ? tion. À la différence des Mémoires qui sont
Enfin, l’auteur souligne, de manière très pré- les remémorations tardives d’un vieillard qui
cautionneuse, que le monde atlantique – en fait reconstruit son passé et sculpte souvent sa
l’empire – ne fut que l’un des facteurs expli- statue pour la postérité, le journal intime offre
quant les transformations de la famille – en fait l’opportunité de voir grandir le sujet-auteur en
la famille blanche élitaire – au XVIIIe siècle, même temps que progresse sa plume sur le
mais elle ne s’avance pas à proposer une hiérar- papier.
chie de ces facteurs, peut-être parce qu’elle Otto van Eck est issu d’une lignée qui, au
n’en a pas les moyens. Il aurait fallu pour cela cours du XVIIe siècle, est passée de la marchan-
mobiliser des correspondances de familles dise à la régence urbaine en Hollande et en
demeurées en Grande-Bretagne et ne partici- Gueldre et a conclu régulièrement de fruc-
pant pas à l’aventure impériale ou encore éta- tueuses alliances avec des familles nobles.
blir des comparaisons avec d’autres élites Son père, Lambert, juge à la Haute Cour à
européennes de pays sans empires atlantiques, La Haye, est l’un des plus riches résidents de
ce qui était évidemment impossible dans le la ville : outre une somptueuse demeure
cadre forcément restreint d’une thèse de doc- urbaine, il possède un domaine de campagne
torat. Voilà encore une nouvelle preuve de la près de Delft, d’où sa femme, fille d’un secré-
difficulté à adopter une véritable approche taire du conseil de la ville, est originaire, des
impériale et atlantique lorsqu’on est un cher- fermes et un confortable portefeuille de titres.
cheur isolé. Que ce livre puisse susciter de Otto gravite donc dans un milieu familial qui
telles discussions en montre cependant tout appartient à l’élite politique et culturelle du
l’intérêt et la richesse. pays : lors de la Révolution batave de 1795, son
père est le représentant de la ville de La Haye
CÉCILE VIDAL au gouvernement de la province de Hollande,
puis est élu député à l’Assemblée nationale,
1 - Clare A. LYONS, « Mapping an Atlantic sexual tandis que son oncle Pieter Paulus, qui suit
culture: Homoeroticism in eighteenth century avec attention les progrès de l’éducation de
Philadelphia », The William and Mary Quarterly, 60-1, son neveu (il lui offre même, en juin 1794, une
1556 2003, p. 119-154. petite presse à bras au moment où la question
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de la liberté de la presse devient centrale...), Les textes lus par Otto sont relativement
est le tout premier président de celle-ci. variés, mais appartiennent, dans l’ensemble,
Cette élite est fortement marquée par les au même corpus clos de la littérature pour
idéaux des Lumières et par les écrits pédago- enfants recommandée par les traités pédago-
giques visant à fonder à partir de la famille une giques, du Manuel élémentaire de Basedow au
citoyenneté morale : les parents d’Otto sont Catéchisme de la nature du pasteur Jean-Florent
imprégnés de la lecture des textes des phi- Martinet, en passant par des auteurs français :
lanthropinistes allemands, Johann-Bernhard Charles Rollin, l’abbé Claude-François-Xavier
Basedow, Joachim-Heinrich Campe, Christian- Millot, Arnaud Berquin, la comtesse Stéphanie-
Gotthilf Salzmann (der Kinderfreund), qui ont Félicité de Genlis (Adèle et Théodore, Les veillées
été traduits en néerlandais. Les illustrations de du château), Louise d’Épinay (Les conversations
l’ouvrage, prises pour la plupart dans la littéra- d’Émilie). Des enfants de papier qui mani-
ture pour enfants contemporaine du journal, festent un vigoureux appétit de lecture ou se
appuient pleinement la démonstration des font lire par leurs parents de fiction des his-
auteurs en nous introduisant largement dans toires peuplent donc l’univers romanesque
l’univers des lectures de l’enfant. Car le d’Otto : une intertextualité s’établit entre eux
journal d’Otto n’est pas né spontanément. Il dans son esprit ; surtout, ils présentent une
répond à une demande des parents faite étonnante similarité avec son monde réel, et
lorsque celui-ci a atteint l’âge de 10 ans. Bien ses parents n’hésitent pas à commenter les his-
des écrits répandus aux Pays-Bas à l’époque toires racontées ou les conseils donnés dans les
(Peter Villaume ou Johann-Caspar de Lavater livres pour servir d’exemples à son éducation
par exemple) ont pu leur inspirer cette idée présente ; la mise en abyme des récits aide
de lui faire tenir un journal pour permettre un directement à l’intériorisation des valeurs
double contrôle : tout d’abord, les parents, qui morales à inculquer. La lecture est ici une acti-
le lisent régulièrement, peuvent suivre ainsi le vité partagée où les parents réels viennent les-
développement de l’intelligence et des émo- ter de leur poids propre ceux de la fiction. Mais
tions chez leur fils, surveiller ses pulsions la pratique du journal est aussi appropriée par
(colères, désobéissances, etc.) et intervenir, le Otto qui s’en sert pour communiquer à ses
cas échéant, si le journal leur révèle des ten- parents ses souhaits (comme celui de devenir
dances fâcheuses ; ensuite, l’autocontrôle de fermier), ou qui tente d’échapper à la contrainte
l’enfant qui apprend ainsi à écrire une histoire de sa quotidienneté dans l’espoir (fou) que ses
de sa journée, des événements qui s’y sont parents iront jusqu’à l’oublier.
déroulés, des fautes qu’il a commises (mauvaise L’instruction est donnée à domicile par des
humeur, querelles avec ses sœurs, taquineries, précepteurs dont certains sont de grande
etc.) et des bonnes résolutions, dans une sorte renommée : mathématiques et physique,
d’examen vespéral quotidien. C’est moins la langue anglaise, arts d’agrément (danse, piano,
punition de Dieu qui effraie l’enfant que la voix dessin) manifestent qu’il s’agit de préparer le
intérieure de sa conscience, et le journal consti- jeune homme au monde autant qu’à l’univer-
tue ainsi un instrument d’auto-connaissance et sité. Otto préfère de beaucoup la vie dans le
d’auto-évaluation de ses comportements, où domaine de campagne, où il peut non seule-
progressivement se substitue à la mention des ment regarder les paysans ou les jardiniers tra-
réprimandes parentales une intériorisation du vailler, mais est aussi autorisé à participer de
jugement porté sur soi. La relecture régulière temps en temps à leurs tâches. Il a, comme
du journal par son auteur (qui récapitule par- les philanthropinistes le recommandent, son
fois les comportements de la semaine écoulée) propre petit jardin et note dans son journal les
est d’autant plus un moyen de se corriger que naissances des veaux de la ferme. Lorsque les
des commentaires écrits par les parents sur le événements politiques, après la Révolution
journal l’invitent à poursuivre sur la bonne batave, retiennent la famille à La Haye, il
voie. Le journal se révèle ainsi être comme un éprouve le besoin de quitter la ville et de
Panopticon de papier, et Otto, à court d’inspira- retrouver cet espace rural ordonné : la pro-
tion, se voit de temps en temps suggérer par son priété de campagne de ses parents est bien
père des sujets à traiter ou des passages à lire. pour lui un « paradis terrestre ». Les auteurs 1557
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s’attardent à la fois sur l’espace vécu par Otto celui-ci. Otto lit sûrement quotidiennement
tant dans les livres de géographie, les cartes, les journaux, entend parler des affaires du
les récits de voyages que dans ses propres moment par sa famille ou les visiteurs, mais le
déplacements, et sur sa progressive perception journal intime n’est décidément pas le lieu où
du temps que la tenue régulière du journal noter l’actualité. Il ne mentionne d’ailleurs
entretient, tout comme la possession d’une aucun catéchisme révolutionnaire.
montre de poche dont la perte momentanée Au total, le livre d’Arianne Baggerman et
provoque son inquiétude : la régularité des Rudolf Dekker nous donne à comprendre de
activités aide l’intériorisation des différents l’intérieur comment un enfant grandit et
rythmes, celui des jours, ceux des semaines et devient peu à peu lui-même sous le regard très
des saisons. attentif de parents soucieux d’en faire le
S’agissant des marques religieuses laissées citoyen moral de cette petite République
par cette éducation, le journal est moins expli- qu’est la famille et à partir de laquelle pourra
cite. Certes, Otto se rend avec ses parents à être transformée la société. Mais le destin pré-
l’Église réformée tous les dimanches, écoute maturément interrompu d’Otto van Eck laisse
les sermons (qu’il ne comprend pas toujours ce développement inachevé. En tout cas, nous
car ses parents fréquentent l’Église réformée disposons là d’une étude riche sur la réception
wallonne où les sermons sont en français), est des modèles pédagogiques au temps des
curieux d’assister aux offices plus solennels, Lumières.
ainsi la Cène. Mais il n’est pas rare qu’il pré-
texte un coup de froid pour ne pas se rendre DOMINIQUE JULIA
au sermon. Les références à la Bible sont peu
nombreuses (onze au total) et sa vision semble
reposer sur le fait que Dieu veut toujours le Ivan Jablonka
meilleur pour l’homme en dépit des appa- Les enfants de la République. L’intégration
rences : déceptions, accidents, maladies sont des jeunes de 1789 à nos jours
des bénédictions. Au cœur de sa religiosité se Paris, Éditions du Seuil, 2010, 348 p.
trouve une physico-théologie qui emprunte
beaucoup au Spectacle de la nature de l’abbé Le titre du livre d’Ivan Jablonka indique un
Pluche. Les merveilles de la nature que la sujet plus général que celui qu’il traite effecti-
connaissance permet de comprendre sont la vement. En fait, l’ouvrage ne porte pas sur
preuve de l’existence de Dieu. L’essentiel l’ensemble de la jeunesse, mais sur les enfants
réside dans les valeurs morales intériorisées et abandonnés, délaissés, ceux que la rupture des
déployées : droiture, application, générosité. liens familiaux peut conduire à des formes
La Révolution française est d’autant plus diverses de déviances. Dans la dernière partie,
sensible à Lambert van Eck, père d’Otto, il ouvre un peu plus le champ étudié aux
qu’après l’échec de la Révolution patriote, il jeunes issus de l’immigration. Le sujet central
s’était rendu en 1788, accompagné de Pieter du livre est l’analyse des politiques d’État à
Paulus, à Versailles et Paris pour y chercher des l’égard de ces populations. À travers ce prisme,
soutiens, en particulier auprès du ministre des l’auteur veut étudier un phénomène plus
Affaires étrangères Armand-Marc de Montmorin général d’« étatisation » de l’intervention de la
Saint-Herem, soutiens qu’il n’avait pas obtenus. société sur ces populations d’enfants et de
Les auteurs s’attardent sur le rôle politique du jeunes délaissés et interroger le modèle fran-
père. Mais de cette Révolution elle-même, çais d’intégration.
quasiment rien ne transparaît dans le journal Il mène cette étude de la Révolution fran-
d’Otto. La mort de son oncle le 17 mars 1796 çaise à nos jours, en se penchant sur plusieurs
le touche beaucoup : c’est une grande perte catégories d’enfants : les « bâtards » ou enfants
« pour le pays » parce qu’il a « sacrifié sa vie naturels dont les droits sont partiellement réta-
pour la patrie » et Dieu le récompensera. C’est blis en 1793, mais au prix d’un compromis
surtout l’absence prolongée du père, pris par entre les idéaux égalitaires et la reconnais-
ses activités, qui lui pèse et l’inquiétude sance des droits des pères ; les mineurs aban-
1558 qu’elle engendre chez l’enfant sur la santé de donnés que les révolutionnaires veulent placer

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