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Ahmed RIZA

La crise de
l’Orient
Ses causes et ses remèdes

Les idées qu’il ne m’a pas été possible


d’exposer dans mon pays, la France m’a
permis de les publier chez elle. Je lui en
exprime ma gratitude.
La crise de l’Orient
Ses causes et ses remèdes
Préface

Au bout de 17 ans de séjour à Paris, Ahmed Riza


(1858-1930) a publié « la Crise de l’Orient » qui résume
sa pensée sur la situation de son pays, sur l’Islam et sur
ceux qui monopolisaient l’information sur la « Question
d’Orient ». Ce livre est tombé comme un fruit mûr, après
une intense activité intellectuelle et une inlassable action
politique en faveur du retour à la monarchie constitu-
tionnelle dans l’empire ottoman.
Ce fils d’un conseiller du Sultan Abdulaziz, qui eut
à poursuivre la politique de réforme dite des Tanzimat, a
fait ses études secondaires au lycée Galatasaray, ouvert en
1868 pour favoriser le biculturalisme. Puis il est devenu
ingénieur agronome après des études à l’INA de Paris où
il est revenu en 1889.
Il a adhéré au mouvement positiviste et est devenu
un ami de Pierre Laffitte, le « Directeur du Comtisme »
après la mort de Comte.
A partir de 1895, il publie le Mecheveret, l’organe de
la « Jeune Turquie » qui appelait au retour à la monarchie
constitutionnelle. La même année, il est sollicité pour
donner des cours au Collège Libre des Sciences Sociales.

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Cet établissement ouvert dans la mouvance comtiste
­préférait confier l’enseignement de l’Islam à des musul-
mans. C’est ainsi qu’il fit appel à Ali Mumtaz, un musul-
man de l’Inde, disciple d’Ahmed Khan, et à Ismaïl Hamet,
un interprète militaire algérien devenu sociologue et
historien.
La vaste culture islamique d’Ahmed Riza et sa noto-
riété lui valurent des échanges épistolaires avec Isabelle
Eberhardt qui de Genève lui écrivait pour progresser
dans sa connaissance de l’Islam, avant de se convertir
et de s’installer en Algérie. La future auteure de « Pages
d’Islam » et « Dans l’ombre chaude de l’Islam » apprit
aussi l’arabe grâce à ses correspondances avec Abou
Naddara, un juif égyptien qui s’était converti à l’Islam
après son arrivée à Paris en 1878, la même année que
Farès Chidiac, un romancier maronite qui embrassa
aussi l’Islam à Paris. Il y avait une ambiance favorable à
l’Islam qui devait beaucoup à la fidélité des Comtistes
aux recommandations d’Auguste Comte : « respect total
et sympathie pour l’Islam ».
En 1877, les Comtistes avaient accueilli chaleureu-
sement à Paris Midhat Pacha, le dernier Grand-Vizir des
Tanzimat, dont les fonctions prirent fin quand le Sultan
Abdulhamid a suspendu la Constitution et renvoyé dans
leurs provinces les députés élus démocratiquement.
L’arrivée au Palais-Bourbon, en janvier 1897, du
docteur Philippe Grenier, le député musulman de
Pontarlier, fut suivie d’un regain de ferveur au sein de
l’assez importante communauté musulmane de Paris.

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Dans ses interventions au Parlement et ses entretiens avec
les journalistes, le docteur Grenier attirait l’attention sur
les problèmes, presque totalement oubliés, des musul-
mans d’Algérie dont le « triste sort » préoccupait Ahmed
Riza. Il le rappelait aux polémistes qui participaient aux
campagnes anti-ottomanes et anti-islamiques qui ajou-
taient à leurs réquisitoires des accusations plus ou moins
fondées sur la situation des non-musulmans de l’empire
ottoman.
Son livre est d’abord une vigoureuse réaction aux
campagnes de désinformation sur l’islam et les musul-
mans, parmi lesquels les Turcs étaient régulièrement
visés.
Il s’en prend aux « pamphlétaires de pacotille et
sans scrupules » dont certains « écrivent pour l’argent ».
A cause de l’hégémonie de ces pseudo-spécialistes, « la
Question d’orient, déjà si complexe, est devenue encore
plus embrouillée depuis que l’esprit public a été égaré
par des récits exagérés ou totalement mensongers... »
Il déplore la rareté des Européens qui se donnent
la peine d’aller « sur les lieux de leurs (les musulmans)
souffrances ».
Comme « il est rare celui qui a pu voir les choses,
dans leur ensemble, comme elles sont et examiner, ana-
lyser les institutions fondamentales dans leurs rapports
avec les croyances, les mœurs et la condition sociale du
peuple… la famille, la société qui constituent la véritable
unité du monde islamique… »

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Pour remédier à ces insuffisances, Riza se propose de
« connaître les ressorts qui font mouvoir cette ­organisation
immense… » et rompre avec la « rhétorique sonore et
creuse à l’image de leurs conceptions nébuleuses, jamais
celle de la réalité… »
Bien que mieux renseignés que ces journalistes et
essayistes, « les diplomates surnagent comme des bou-
teilles vides, sur les flots vaseux de la Question d’Orient ».
Parmi ceux qui publiaient sur l’Islam, il y avait certes des
écrivains sincères. Mais Riza leur reproche leurs erreurs,
dues au fait qu’« ils sont habitués à ne voir dans les événe-
ments que la fin ».
Moins critiquables étaient certes « les Mémorandums
présentés par les Puissances à la Sublime Porte ». Mais il
leur « manque hélas ! deux éléments essentiels de vita-
lité : l’âme turque et la sympathie ! C’est le sentiment de
cette lacune qui m’a décidé à offrir au public ce modeste
travail ».
Son impressionnante érudition sur l’Islam et sa
discipline intellectuelle comtiste lui permettent de se
démarquer et des essayistes et des « experts » spécialisés
dans la sempiternelle « Question d’orient ».
Pour lui, « c’est au fond de la société qu’il faut
plonger et y étudier les besoins, les aspirations, les illu-
sions mêmes du peuple… »
Sa recherche avait pour but le relèvement de la
société musulmane et la réforme des institutions. Car il
était à la fois réformateur et réformiste. Il était pour une
« réforme dans l’intérêt de la Turquie, et non pour l’agré-

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ment de l’Europe ». Il part de la définition par Comte du
progrès qui « n’est que le développement de l’ordre ». Pour
lui, « réformer n’est pas bouleverser, c’est faire mieux ».
En bon disciple de Comte, il fait siennes les réserves
du maître sur la Révolution française. Il recommande
aux musulmans de méditer sur « l’incubation » qui avait
précédé les désordres révolutionnaires, plutôt que de
faire du mimétisme qui conduit à reproduire ailleurs la
Terreur jacobine.
Durant toute son étude, Riza se conforme aux
principes de Comte : « Savoir pour prévoir » ; « connaître
pour agir ». Mais, pour lui, « connaître ne suffit pas ; il faut
sentir et aimer… »
Il passe en revue les principaux lieux communs de
l’islamologie médiatique de l’époque qui tournait autour
des accusations de « fatalisme » et de « fanatisme ». Il y
répond en citant l’article remarqué de Si M’hamed Ben
Rahal sur « l’avenir de l’Islam », paru dans « Questions
Diplomatiques et Coloniales  » en 1899 :  quand le
musulman ne fait rien, on lui reproche son « fatalisme » ;
s’il entreprend de faire quelque chose, on s’empresse de
l’accuser de « fanatisme ».
Ses répliques aux clichés sur le Harem et la polyga-
mie sont un chef d’œuvre de comparatisme où il donne
toute la mesure de son érudition.
Il justifie ses références à l’histoire, aussi bien de
l’Islam que celle de l’Europe, il fait sienne la phrase de
Renan : « L’intuition profonde du passé est la meilleure

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condition pour bien comprendre le présent, et le vrai
savant est le vrai politique ».
Connaissant son monde, il prévoit que lui sera
reprochée la part de l’Islam dans une étude classable
dans les « sciences politiques » qui étaient voisines des
« sciences morales »  :
« On me reproche, en une étude politique, d’avoir
accordé trop d’importance à l’islamisme 1 qui fait horreur
à tous ceux qui se piquent d’être des “libres penseurs”. Le
reproche que je me fais, c’est, au contraire, de n’avoir pas
donné un aperçu plus général de la doctrine musulmane.
Car, vraie ou erronée, elle forme la base de la société ;
bonne ou mauvaise, elle est l’unique facteur de moralisa-
tion ; progressive ou rétrograde, elle forme le substratum
de la législation ottomane. L’Islam englobe tout ensemble
les besoins matériels, le cœur, l’intelligence et l’énergie
de l’homme. Une force de cette importance mérite d’être
connue en tous ses éléments et utilisée en l’adaptant aux
nécessités modernes, au profit et au bien de tous ».
Il se reconnaît un « seul défaut principal : la fran-
chise ». Elle est rendue nécessaire, car il faut cesser de « se
tromper les uns les autres ». « Ceux qui vivent de men-
songes me détesteront ».

1 L’islamisme désignait depuis des siècles tout l’Islam. En choi-


sissant ce mot pour designer les seuls courants jugés radicaux, les
islamo-politistes contribuèrent à un glissement de sens, source de
confusion, voire d’amalgame dont font parfois les frais ces auteurs
eux-mêmes. Puisqu’il arrive à des gens assez instruits d’appeler « isla-
mistes » des islamologues non musulmans.
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Il se propose de « chercher le vrai, le juste, l’utile ».
Cela rappelle les objectifs que se fixaient les auteurs de
l’adab al-akhlâqî, comme Ibn Qutayba : « husn taqdîr,
sawab tadbîr, rifq siyâsa » (bonne appréciation pour des
initiatives à bon escient et une politique souple).
Riza cite abondamment le Coran et le hadith, mais
sans se référer à aucun traducteur : il traduit lui-même
ces textes fondateurs qui lui étaient familiers.
Il justifie tout son travail en citant le hadith célèbre
sur la « commanderie du bien et le Pouchas de ce qui est
répréhensible par la main, la parole ou le cœur ».
Aujourd’hui, l’hystérisation des débats sur l’Islam
suscite plus de vocation que l’islamologie universitaire.
La réédition d’un intellectuel musulman attaché à de
grandes exigences morales et intellectuelles et privilé-
giant la recherche du vrai et du juste peut aider à mettre
un peu de raison dans les passions ambiantes. La lecture
de ce réformateur réformiste est utile pour les intellec-
tuels musulmans qui auront son courage et sa franchise
pour contribuer à calmer les esprits à un moment où
l’islamophobie s’est muée en turcophobie, à la faveur
de crises politiques passagères, et avec la complaisance
de faux représentants de l’Islam à la recherche de baraka
administrative.
Enfin, Ahmed Riza est sans doute le premier
musulman à avoir maîtrisé suffisamment le français pour
écrire directement dans cette langue. À ce titre, il appar-
tient à l’histoire de la francophonie, et sa réédition sert

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à ­compléter la liste des auteurs francophones qui font
partie aussi de l’histoire de l’Islam en France.
Sadek SELLAM

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NÉCROLOGIE

Ahmed Riza bey

Notre éminent coreligionnaire et vieil ami, Ahmed


Riza bey, ancien président du Sénat ottoman, vice —
­président de la Société positiviste internationale et du Comité
positif occidental depuis 1906, est mort à Constantinople,
le 26 Février dernier.
C’était un grand citoyen, un «  grand honnête
homme », selon la qualification de ses compatriotes,
un grand idéaliste dont le positivisme peut à juste titre
s’enorgueillir.

Ahmed Riza naquit à Constantinople le 28 sep-


tembre 1858. Il appartenait à une très noble famille dans
laquelle l’esprit libéral était traditionnel et courageux.
Son arrière grand-père fut le secrétaire de Selim III
(1789-1808) qui, subissant la répercussion de la révolu-
tion française, tenta de faire progresser son empire dans
une direction parallèle. Mais c’était encore le temps où,
d’après la définition de Montesquieu, le gouvernement
turc était un despotisme tempéré par l’assassinat. Les
assassins ne discernaient pas toujours, avec sagacité, le
bon despote du mauvais. Selim III et son secrétaire furent
victimes de leur aveuglement.

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Le père d’Ahmed Riza était préfet de Constantinople ;
il fut membre du Sénat institué par la Constitution éphé-
mère de 1876.
Quant à Ahmed Riza, il ne subit pas seulement l’in-
fluence des traditions de sa famille ; il bénéficia en outre
au lycée impérial de Galata-Sérail, où il fit ses études, des
réformes et de l’européanisation de l’enseignement inau-
gurées par Réchid pacha, continuées par Midhat pacha. Il
fut élevé et grandit au milieu de cette effervescence pro-
longée de la jeunesse qui devait aboutir à l’octroi d’une
Constitution, le 11-23 Décembre 1876, et à sa proclama-
tion solennelle le 13 Janvier suivant, à midi, devant une
foule immense qui, jusque dans la nuit, durant laquelle
Péra, Galata, Slamboul resplendirent de lumières, ne cessa
de manifester un enthousiasme délirant.
Témoin et participant de ce grand mouvement
d’opinion, Ahmed Riza n’en perdit jamais le souvenir.
Il n’oublia surtout pas que, peu de temps après, Midhat
pacha, auteur de cette constitution tant acclamée, fut
proscrit ; qu’il fut en Italie, en Espagne, en France, l’objet
d’ovations respectueuses ; qu’à Paris notamment, où il se
fixa, il reçut en Août 1877 un témoignage motivé d’ad-
miration de la Société positiviste 1 ; qu’enfin, traîtreuse-
ment rappelé, abusé par sa confiance d’honnête homme,
il rentra dans son pays pour y subir clandestinement le
martyre.

1 PIERRE LAFFITTE : 30e circulaire ; p.7, et Revue occidentale ;


1881, IV ; p.131 et seq. Midhat pacha par le Dr ROBINET
16
Foulant aux pieds la Constitution qu’il avait pom-
peusement juré de respecter, Abdul Hamid, le Sultan
rouge inaugura, par cet odieux assassinat politique, son
règne despotique et sanguinaire qui devait malheureuse-
ment durer trente ans.
Ses études classiques achevées, Ahmed Riza se voua
d’abord au progrès économique de son pays, par le déve-
loppement de l’agriculture et des voies de communica-
tion. Il se fit admettre à l’Institut agronomique de Paris, à
titre étranger ; il en suivit fructueusement les cours, et de
retour en Turquie, fut successivement directeur de l’ins-
truction publique à Brousse, président du conseil pour le
progrès de l’industrie séricicole, professeur de chimie à
l’école Nadié.
Par ses idées libérales et ses projets de réforme,
notamment par ses mesures en faveur de l’instruction
féminine, il ne tarda pas à se rendre suspect au farouche
espionnage du règne et fut forcé de s’exiler. Il revint à
Paris où il fut contraint de séjourner dix-neuf ans, en
proie à de cuisants soucis de toute nature.
Mais il y devint le porte-drapeau civil et la cheville
ouvrière du parti sous l’impulsion duquel le gouverne-
ment despotique en Turquie fut obligé de capituler en
1908.
En effet, avec le concours du Comité ottoman
d’Union et de Progrès, Ahmed Riza fonda à Paris en 1895
le journal Mecheveret (la consultation) « organe de la jeune
Turquie », dont il fut à la fois le directeur, le rédacteur
principal, l’administrateur et le seul r­eprésentant per-

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sonnifié, car il n’eut jamais d’autre siège que son propre
domicile. Le programme de ce journal était ainsi formulé
dans le premier numéro :
« Nous voulons travailler, non pas à renverser la
dynastie régnante que nous considérons comme néces-
saire au maintien du bon ordre, mais à propager la notion
du progrès dont nous désirons le triomphe pacifique.
Notre devise étant “Ordre et Progrès”, nous avons horreur
des concessions obtenues par la violence.
Nous demandons des réformes, non pas spéciale-
ment pour telle ou telle province, mais pour l’Empire
tout entier ; non pas en faveur d’une seule nationalité,
mais en faveur de tous les Ottomans, qu’ils soient juifs,
chrétiens ou musulmans.
Nous voulons avancer dans la voie de la civilisation ;
mais nous le déclarons hautement, nous ne voulons
avancer qu’en fortifiant l’élément ottoman et en respec-
tant ses conditions propres d’existence.
Nous tenons à garder l’originalité de notre civili-
sation orientale, et, pour cela, n’emprunter à l’Occident
que les résultats généraux de son évolution scientifique,
seuls vraiment assimilables et nécessaires pour éclairer
un peuple dans sa marche vers la liberté.
Il est en Europe des hommes de cœur qui, dégagés
de tout fanatisme, n’ont en vue que le bien commun à
l’Occident et à l’Orient ; c’est d’eux que nous espérons un
appui moral.

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Nous nous opposons à la substitution de l’inter-
vention directe des puissances étrangères à l’autorité
ottomane.
C’est non par fanatisme — car pour nous la ques-
tion religieuse est chose d’ordre privé —, mais par un
sentiment légitime de dignité civile et nationale. »
En réalité, malgré les résistances irritantes, les vicis-
situdes, le succès, les accusations de dictature dont il fut
ultérieurement l’objet, les transformations politiques
enfin, Ahmed Riza n’a jamais répudié ce programme.
Son idéal fut toujours l’institution dans son pays de l’in-
dépendance nationale et du régime constitutionnel.
En tout cas, il ne s’écarta pas de cette ligne de
conduite dans Mecheveret dont il poursuivit, sans trêve,
la publication du 1er Décembre 1895 au 1er Août 1908, et
dans le dernier numéro paru à Paris, son article intitulé
« Soyons calmes et prudents » la retraçait en disant :
« La révolution était pour nous, comme nous l’avons
déclaré à plusieurs reprises, un moyen provisoire, non un
principe. Nous l’avons dirigée contre l’absolutisme et l’op-
pression, non contre les institutions religieuses et sociales
de notre pays. Nous l’avons employée pour obliger le
gouvernement à mettre en vigueur les lois existantes de
l’Empire, surtout pour rétablir la Constitution, et non
pour favoriser les intérêts et les ambitions politiques de
tel ou tel groupement.
Notre révolution pacifique a été couronnée de
succès. Le peuple ottoman a reconquis ses droits consti-
tutionnels. Notre tâche consistera dorénavant à surveiller,

19
à garantir l’exécution sincère de la Constitution qui nous
accorde la liberté de la presse, la liberté de conscience,
l’indépendance de la justice et qui réserve à la représen-
tation nationale le droit d’entendre les ministres et de
discuter le budget.
Pour maintenir cette Constitution, nous n’avons
plus besoin de révolution ; il nous faut, au contraire,
le calme, la tranquillité, et, par dessus tout, une grande
modération dans nos exigences. »
Quoi qu’il soit advenu de ces beaux rêves d’un sage,
Ahmed Riza n’en devint pas moins, en les poursuivant
avec opiniâtreté en compagnie de ses amis pendant treize
ans, une force sociale avec laquelle le despotisme fut
obligé de compter. Finalement, le Mecheveret, qui parais-
sait deux fois par mois en turc et en français, fut pour lui
un adversaire redoutable qu’il tenta de désarmer.
En premier lieu, il s’efforça de corrompre son direc-
teur ; il lui offrit des richesses et des honneurs. Mais,
instruit par le sort de Midhat pacha, Ahmed Riza flaira
le piège dissimulé sous ces fleurs capiteuses ; il s’en écarta
prudemment.
C’est pourquoi, désespérant de le séduire ou de l’at-
tirer dans un guet-apens, on le persécuta. On intercepta sa
correspondance et les subsides qu’il recevait de son pays.
On le réduisit à la pauvreté. On le dénonça comme un
homme dangereux pour la sécurité de la Turquie, et dans
l’espoir de s’attirer les bonnes grâces d’Abdul Hamid, les
puissances européennes le molestèrent. En France, il fut
placé sous la surveillance de la sûreté générale et traqué

20
comme un malfaiteur. De Belgique, où pensant trouver
un asile plus paisible, il songea un moment à transporter
sa vaillante petite famille, il fut expulsé sans délai comme
indésirable. L’Angleterre ne lui fut pas plus hospitalière.
Il ne put imprimer Mecheveret en turc qu’en Égypte.
Aucune de ces hostilités ne découragea Riza. Il
continua imperturbablement ses travaux d’approche
contre le despotisme et, comme il avait été à la peine, il
fut à l’honneur.
Après la révolution de 1908, pacifique selon ses
désirs, il rentra dans Constantinople au milieu des
acclamations populaires. Et il eut alors quelques jours
de gloire et de satisfaction civique. Il fut nommé député
de la capitale par la presque unanimité des électeurs et
président de l’Assemblée nationale, chargée d’élaborer la
Constitution, par l’unanimité de ses membres.
Il exerça cette fonction pendant trois ans et demi,
avec une rare distinction, une grande autorité, un parfait
loyalisme. Jamais, en effet, assemblée parlementaire ne
fut plus rétive à la subordination. Tous ses membres
étaient inexpérimentés  ; ils appartenaient aux partis,
aux croyances, aux nationalités les plus disparates. Ils
étaient animés d’une même passion de réforme et tous
convaincus que le projet dont ils préconisaient l’adop-
tion, l’emportait en valeur théorique et pratique sur les
autres. Aucun vice-président ne parvint à se faire respec-
ter par cette cohue de législateurs turbulents. Plus d’une
douzaine l’essayèrent en vain et, seul, par sa maîtrise,
Ahmed Riza parvint alors à maintenir les institutions

21
­arlementaires en Turquie. Pour obtenir ce résultat,
p
il dut parfois déployer une fermeté hautaine, un peu
rude, et naturellement il s’attira des adversaires, même
des ennemis. Un moment, ses services furent méconnus
au point que son propre comité dut délibérer sur une
proposition de l’exclure, formulée par quelques libérâtres
outranciers.
La difficulté de son rôle politique fut d’ailleurs
bientôt aggravée par le fait qu’aux heures de joie régéné-
ratrice, des heures tragiques succédèrent sans répit.
Ce furent : la contre-révolution suivie de la déposi-
tion d’Abdul Hamid, simplement déporté dans une île,
où, nouveau Sylla, cet homme « cruel, barbare, est mort...
tranquille », « comme un bon citoyen dans le sein de sa
ville. »
L’impudente annexion de la Bosnie Herzégovine
par l’Autriche ;
La guerre Balkanique et la IXe croisade des nations
chrétiennes s’excitant mutuellement à la curée de
l’homme malade ;
La grande guerre dans laquelle Riza vit, avec tris-
tesse, son pays s’engager malencontreusement, car il
avait beaucoup plus de sympathie pour l’esprit français
que pour l’esprit germanique. Doué d’une grande clair-
voyance patriotique, il fut presque seul à protester contre
cette participation ; il eut l’énergie de rompre avec ses
amis politiques et, quoique nommé président du Sénat,
il ne cessa de leur faire opposition.

22
L’armistice survenu, il déploya une inlassable acti-
vité pour sauvegarder l’indépendance de la Turquie.
Il écrivit alors des mémoires, des rapports et des lettres
sans nombre au président Wilson, à Clemenceau, à Lloyd
George, au pape, à plusieurs hommes d’État notoires ; il
les réunit dans une émouvante brochure 2, où un chapitre,
intitulé « Ma voix s’élève vers la France », est l’éloquente
expression des sentiments profonds d’admiration qu’il
nourrissait pour elle.
Enfin ce fut la guerre avec la Grèce, la substitution
de la nationalité turque à l’Empire ottoman, le change-
ment de régime politique, la suppression du Sénat et, par
suite, la réduction à l’inactivité de cet homme, à peine
sexagénaire, qui, depuis quarante ans, vivait avec ardeur
au milieu des affaires publiques les plus angoissantes.

Pendant quelque temps, Ahmed Riza se consola,


dans l’étude, de sa retraite anticipée, car il était autant phi-
losophe et moraliste qu’homme politique, et, par nature,
plus théoricien que praticien, plus propre au pouvoir
législatif qu’au pouvoir exécutif, plus évolutionniste que
révolutionnaire.
Il revint en France où il comptait beaucoup d’amis.
Il y fit de nouveaux séjours plus ou moins prolongés. Le
dernier dura de la fin de 1925 au milieu de 1927. Il n’y
mit un terme qu’à regret et, dans une réunion fraternelle,

2  Echos de Turquie, Paris 1920 ; p.110.


23
la Société positiviste put, une dernière fois, lui témoigner
sa sympathie et son admiration.
Ahmed Riza, en effet, était positiviste depuis sa
jeunesse. Il se fortifia dans cette conviction en suivant,
pendant son exil, les magistrales leçons de Pierre Laffitte,
pour qui il professait le plus profond respect, et toute sa
conduite publique et privée fut dirigée par notre doctrine
à la propagation de laquelle il prodigua le zèle le plus
chaleureux et le plus éclairé.
II fut, avec les positivistes français, le protagoniste
de l’idée de la création d’une mosquée à Paris ; il fut
maintes fois leur interprète. La Revue occidentale, la Revue
positiviste internationale conservent de multiples discours
et allocutions qu’il a occasionnellement prononcées. Il
fit à la Société positiviste d’instructives conférences sur
Muhammad, l’Islam, les questions islamiques. De même
dans les bibliothèques populaires, où l’on se plaisait à
l’appeler et à l’applaudir, il faisait, à la manière de l’auteur
des Lettres persanes, une comparaison sagace des mœurs
orientales et occidentales et une spirituelle satire de ces
dernières.
En outre, comme il écrivait notre langue avec
autant de correction qu’il la parlait, tout en pourvoyant
deux fois par mois, à la copieuse alimentation de son
Mecheveret, publié en français et en turc, il composait des
appréciations philosophiques et sociales imprégnées d’es-
prit positiviste telles que La Tolérance musulmane (Paris,
1897, 38 p.) ; La Crise de l’Orient, ses causes et ses remèdes,
(Paris, 164 p.) ; et plus récemment La faillite morale de la

24
Politique occidentale en Orient (Paris, 1922, 207 p.), ouvrage
remarquable dans lequel beaucoup de vues originales et
profondes sur la philosophie de l’histoire sont exposées.
En quittant la France en 1927, Ahmed Riza, qui
ne se faisait pas d’illusions sur la brièveté des jours qu’il
devait vivre encore, fournit un dernier gage de sa fidélité
au positivisme et à l’illustre maître qui lui avait appris à
l’interpréter, en réclamant comme une faveur le soin de
rendre l’hommage annuel à Pierre Laffitte, au cimetière
du Père Lachaise. Ce fut son testament positiviste ! 3

Les dernières années de notre ami regretté furent


sombres et douloureuses. Il fut accablé de tristesses. Il
était réduit à l’inaction. Son parti était divisé, décapité.
Ses plus jeunes et plus brillants défenseurs, qui l’avaient
assisté dans son œuvre libératrice, avaient été condamnés
à mort et exécutés, comme suspects de conspirer pour
le rétablissement de la monarchie constitutionnelle.
L’Empire ottoman était anéanti. Il avait vu tous ses rêves
de jeunesse s’évanouir ; il était plein d’inquiétudes pour
l’avenir.
D’autre part, il avait sacrifié sa fortune personnelle
à ses desseins politiques ; il était dans la détresse et ne
subsistait plus qu’à l’aide d’une faible pension mensuelle
de 800 francs qui lui était servie en sa qualité d’ancien
président du Sénat.

3  V. R. P. I. 1927, n° 6 ; 302 et seq.


25
Trop fier et stoïque pour se plaindre de l’injustice
et de l’ingratitude des hommes, Ahmed Riza s’était retiré
dans une très modeste maison à laquelle une ferme était
annexée sur la côte d’Asie.
C’était l’épave de sa fortune. Le besoin l’obligea
même à vendre sa bibliothèque, ses meubles, ses bijoux,
tout ce qu’il possédait de précieux, pour ne pas mourir
de faim et infliger le même supplice à la jeune pupille
qu’il avait adoptée et au majordome qui ne cessèrent de
le soigner avec un égal et constant dévouement, d’autant
plus méritoire que son état de santé devint déplorable.
Asthmatique depuis plusieurs années, il fut consécu-
tivement atteint d’emphysème, et d’une dyspnée telle que
le fait de parler lui causait de la souffrance. Ne pouvant ni
lire ni écrire avec tranquillité, il restait taciturne, mélan-
colique et suffocant, à la fenêtre de sa chambre d’où il
découvrait un immense panorama, n’ayant plus d’autre
charme que le spectacle du soleil couchant derrière les
minarets de Constantinople.
Par surcroît, Ahmed Riza, sujet au vertige, fit au
début de cette année une chute dans son escalier. Il se
fractura la jambe droite.
Informé de la situation lamentable de ce grand
champion de la liberté et de l’indépendance turques,
le gouvernement d’Angora le fit transporter dans une
chambre réservée du meilleur hôpital de Constantinople
où il fut, aux frais de l’État, soigné avec vigilance et
entouré de grands égards.

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L’ouvrage est disponible en livre papier ici : https://albayyinah.fr/biographies-histoires/3651-la-crise-
de-l-orient-ahmed-riza.html

Et également en ebook ici : https://play.google.com/store/books/details?id=DxpmEAAAQBAJ

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