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ISBN : 978-2-493295-17-0

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de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon
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Amir NOUR

L’Islam
et
l’ordre du monde
Le testament de Malek
Bennabi
« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens,
les histoires de chasse ne peuvent que chanter la gloire du
chasseur ».
(Proverbe africain)
Dédicace

Cet essai est dédié à la mémoire du grand éveilleur de


consciences que fut Malek BENNABI.
Mes remerciements vont en particulier à ma famille pour
sa patience ainsi qu’à A.T.I et N.L pour leur aide précieuse
sans laquelle cet ouvrage n’aurait jamais vu le jour.
Amir NOUR

5
INTRODUCTION
Quête de sens dans un monde de plus
en plus incertain

Lorsqu’il s’agit de décrire l’état actuel du monde,


un mot clé vient à l’esprit de manière presque automa-
tique. Il s’agit du mot « incertain » ou « incertitude ». Tel
qu’il est communément compris, ce concept est souvent
associé à notre incapacité de comprendre ce qui se passe
et, par conséquent, d’exercer, le cas échéant, un contrôle
suffisant sur les événements qui se déroulent ou qui se
profilent, ou même sur des événements familiers qui se
présentent à nous sous des aspects nouveaux et inconnus.
Face à de telles situations inattendues, l’on se retrouve
confronté à un sentiment profondément déstabilisant, de
faiblesse et d’impuissance, qui conduit généralement à
un état de confusion et de désarroi.
Ces traits caractéristiques du monde d’aujourd’hui
sont tout sauf nouveaux, mais ils ont été exacerbés par
le choc soudain et substantiel infligé à l’ordre mondial
par la pandémie de la Covid-19 apparue à la fin de
l’année 2019. À ce jour, cette terrible pandémie a affecté
plus de deux cents millions de personnes dans le monde,

7
a coûté la vie à plusieurs millions d’autres et provoqué
des ravages socio-économiques dans le monde entier,
engendrant ainsi une inquiétude croissante quant à la
durabilité d’un ordre international conçu, façonné et
érigé dans une large mesure par les vainqueurs de la
Seconde Guerre mondiale.
Cet ordre a connu une érosion constante et est
aujourd’hui brutalement remis en question. C’est le
moins que l’on puisse dire. Le théoricien politique de
l’université de Stanford et auteur du best-seller La fin
de l’histoire et le dernier homme, Francis Fukuyama, avoue
n’avoir « jamais vu une période où le degré d’incerti-
tude quant à l’aspect politique que prendra le monde
de demain est plus grand qu’aujourd’hui ». La gestion
chaotique des efforts de lutte contre cette pandémie,
tant dans les pays développés que dans ceux en dévelop-
pement, a mis en lumière des questions fondamentales
sur la compétence des gouvernements, la montée du
nationalisme populiste, la mise à l’écart de l’expertise,
le déclin du multilatéralisme et jusqu’à l’idée même de
« démocratie libérale ».
Pourtant, cette crise majeure n’est pas intervenue
sans signes avant-coureurs ni avertissements. De fait, une
année entière avant l’apparition de la pandémie, plus
précisément le 9 novembre 2018, le Secrétaire général
des Nations Unies, M. Antonio Guterres, a prononcé un
discours pour le moins prémonitoire lors d’un débat
ouvert du Conseil de sécurité intitulé « Renforcement du
multilatéralisme et rôle des Nations Unies ». Il est intéressant
de noter que cet événement a eu lieu quelques jours seule-

8
ment avant la commémoration du 100ème anniversaire de
la fin de la Première Guerre mondiale, un conflit qui fut
une tragédie planétaire colossale et un effrayant présage
des décennies sanglantes qui allaient suivre. Dans ce dis-
cours qui sonnait comme un appel urgent à la vigilance,
M. Guterres a déclaré que les efforts multilatéraux étaient
mis à rude épreuve, dans un contexte caractérisé, entre
autres, par la multiplication des conflits, la progression
du changement climatique, l’aggravation des inégalités
et l’augmentation des tensions commerciales, sans parler
de la permanence du risque de prolifération des armes
de destruction massive et des dangers potentiels liés aux
nouvelles technologies. En conséquence, l’anxiété, l’in-
certitude et l’imprévisibilité augmentent dans le monde
entier, la confiance est en déclin au sein des nations et
entre elles, et les gens perdent confiance dans les insti-
tutions politiques, tant au niveau national que mondial.
Soulignant que du fait de ces évolutions négatives, des
idéaux et des efforts importants ont été sapés et des ins-
titutions clés ont été malmenées, le Secrétaire général
a observé qu’il semble souvent que plus la menace est
globale, moins nous sommes capables de coopérer. Il a
donc tiré la sonnette d’alarme de cette situation péril-
leuse face à la montée de défis globaux pour lesquels des
approches globales sont essentielles et urgentes.
Face à un contexte aussi difficile, M. Guterres ne voit
pas de meilleure solution que le retour à la coopération
internationale au sein d’un système multilatéral réformé,
revigoré et renforcé ; un système qui doit être davantage
mis en réseau aux niveaux régional et international et plus
inclusif, grâce à des liens plus étroits avec la société civile
9
et les autres parties prenantes afin d’être mieux adapté et
outillé pour garantir la paix et la prospérité pour tous sur
une planète saine.
Hélas, plus de deux ans après ce discours sage et
visionnaire, le monde est encore loin d’avoir atteint les
objectifs escomptés visant à renforcer le multilatéralisme
et mieux défendre ainsi la sécurité collective et le bien-
être des citoyens du monde. De même, aucun change-
ment significatif n’est intervenu au sein du Conseil de
sécurité, devant lequel M. Guterres a exposé son plan.
En tant qu’organe diplomatique le plus puissant du
monde, il continue de se trouver au cœur de la politique
mondiale. Toutefois, et bien qu’il n’y ait pratiquement
aucune limite à son autorité, sa performance globale,
hormis concernant la raison même de son existence, à
savoir la préservation des intérêts et de la paix entre ses
cinq membres permanents dotés du droit de veto, il a
maintes fois anéanti l’espoir de la communauté inter-
nationale de construire un monde plus pacifique, plus
juste et plus prospère.
Compte tenu de la gravité des défis mondiaux,
rendus encore plus pressants par les implications géopo-
litiques, économiques et sociales de la pandémie de la
Covid-19, les décideurs devraient réfléchir à la manière
de faire de cette crise mondiale aiguë une opportunité de
changement positif. Pour reprendre les mots de Noam
Chomsky, l’un des intellectuels publics les plus éminents
de notre époque, « nous devons nous demander quel
monde sortira de cette crise » et « quel est le monde dans
lequel nous voulons vivre ».

10
Cette question ô combien lancinante a été exami-
née avec brio, selon une perspective islamique, par l’un
des plus grands penseurs des temps modernes, l’Algérien
Malek Bennabi1. De tous les écrits, de plus en plus nom-
breux, que nous avons pu consulter, nous n’avons pas
trouvé meilleurs présentation et hommage à la pensée
de cet érudit exceptionnellement visionnaire que celle de
Muhammad Adnan Salim.2 Comme lui, nous sommes
convaincus que le moment est venu de traduire dans les
faits la pensée éclairée de Malek Bennabi en matière de
renaissance civilisationnelle, tout comme est arrivé l’ins-
tant historique propice pour sa relance. En cet âge de
mondialisation et d’explosion du savoir, la conscience de
l’Homme est prête à s’en saisir et l’histoire humaine est
de plus en plus disposée à l’accueillir.
Nous sommes conscients aujourd’hui de la grande
responsabilité qui est la nôtre vis-à-vis de cet instant histo-
rique favorable et de la nécessité de faire sortir la pensée
de Malek Bennabi des tours d’ivoire où les élites intel-
lectuelles l’ont confinée, en la fredonnant vainement. Il
faut impérativement la placer entre les mains des gens
ordinaires dans la société. Car la parole est dépourvue
de toute force si elle reste enfermée dans une tour et ne

1  Malek Bennabi (1905-1973) est un penseur et écrivain qui avait


consacré la majeure partie de sa vie à observer et à analyser l’Histoire
pour comprendre les lois générales qui sous-tendent la naissance,
l’essor et la chute des civilisations. Il est surtout connu pour avoir
inventé le concept de « colonisabilité » (l’aptitude intérieure à être
colonisé) et même la notion de « mondialisme ».
2  Penseur musulman syrien, fondateur de la maison d’édition
« Dar el Fikr », Beyrouth, Liban.
11
circule pas parmi les gens, dans les lieux publics et dans
les marchés. Elle ne peut passer de la théorie à la pratique
que si ses valeurs pénètrent la conscience des Hommes
et s’installent dans leur être pour se réaliser ensuite dans
leur comportement et dans leur travail. Sauf à être ainsi, la
parole demeure un simple phénomène vocal, susceptible
même d’être abhorrée par Dieu, comme énoncé dans le
verset coranique « C’est une grande abomination auprès
de Dieu que de dire ce que vous ne faites pas »3.
Comme l’affirmait Malek Bennabi, ce qui est requis
aujourd’hui ce n’est pas de défendre l’authenticité de
l’Islam, mais tout simplement de lui restituer son effica-
cité en faisant actionner ses forces productives. La phase
de transition que vit l’humanité à l’heure actuelle au
moment où elle semble se détourner des nationalismes
antagonistes pour s’orienter vers l’idée d’universalisme,
ne peut être menée à bien sans le Musulman. Car c’est
dans la conscience du Musulman que s’est ancrée l’uni-
cité du genre humain en ne laissant guère de place pour
la discrimination raciale, ainsi qu’affirmé dans le Saint
Coran : « Ô Hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle
et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations
et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le
plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux.
Allah est certes Omniscient et Grand Connaisseur »4, et
confirmé par le Prophète Mohamed : « Vous êtes tous
issus d’Adam et Adam est fait d’argile ». Dans la conscience
du Musulman se sont également solidement établies des

3  Sourate as-Saff (Les rangs), verset 3.


4  Sourate al-Hujurat (Les appartements), verset 3.
12
valeurs absolues de droit, de bien, de justice et d’égalité,
en ne laissant nulle place pour l’égoïsme et la duplicité.
Dans cette situation critique où l’Homme passe de
l’ère de l’économie industrielle à celle de l’économie du
savoir, nous n’avons d’autre choix que d’entrer de plain-
pied dans cette phase transitoire et y assumer un rôle
actif. Sans les Musulmans, l’Homme ne pourra prendre
ce tournant et déboucher sur le droit chemin en toute
sécurité et poursuivre son effort en vue d’arriver à la
Vérité suprême qu’est Dieu. En effet, ne voyons-nous pas
clairement le monde trébucher, regardant les choses d’un
seul œil tel un borgne, marchant sur un seul pied tel un
boiteux, aux prises avec ses errements tel un égaré dans
un désert s’orientant sans boussole ni guide ?
Au milieu du siècle passé, Malek Bennabi a constaté
la crise de la civilisation occidentale, son aboutissement
à une impasse et la perte des motivations de son exis-
tence ; tout comme il a compris que cette civilisation
avait besoin de l’Islam pour corriger son orientation. Il
a constaté aussi que le Musulman contemporain n’était
en rien capable de porter assistance à la civilisation occi-
dentale car, dit-il, « l’eau qui coule à un niveau inférieur
ne peut irriguer une terre desséchée si elle n’est pas en
mesure de remonter à un niveau qui lui soit supérieur ».
Concluant que la crise du Musulman se résume
à une crise de sa propre civilisation, Bennabi traça à
celui-ci les grandes lignes du rôle attendu de lui dans le
dernier tiers du XXe siècle, en avertissant que les vents de
la civilisation se détourneront de lui s’il ne remédie pas
à ses lacunes suivant la loi coranique « Et si vous vous

13
­ étournez, Il vous remplacera par un peuple autre que
d
vous, et ils ne seront pas comme vous »5.
Assurément, le monde musulman n’a pas été
capable, à ce jour, de répondre aux aspirations de Malek
Bennabi. Il n’a pas avancé d’un iota à cet égard et se
trouve aujourd’hui confronté à des défis majeurs qui
le menacent dans son existence même ; qui le sous-esti-
ment au point de l’ignorer ; qui se moquent de lui au
point de le ridiculiser ; qui exigent tellement de lui qu’il
en devient un subordonné ; qui le traitent comme un
mineur ne sachant pas gérer ses affaires ; qui exercent sur
lui la tutelle d’un maître tyrannique aspirant à mettre la
main sur ses ressources et ses richesses, à oblitérer son
identité, à le séparer de son environnement, à couper ses
liens avec son histoire, à marginaliser sa langue, à abâ-
tardir ses valeurs, à dilapider son héritage, à hébéter ses
émotions, à lui faire ignorer son appartenance, à effacer
sa mémoire, à le faire fondre dans un moule qui n’est
pas le sien, à occuper ses terres, à exiler ses enfants et à
implanter des éléments étrangers dans son corps en vue
de remplacer le nom « monde musulman », son appella-
tion historique dont il continue d’être fier, par les noms
de « Grand Moyen-Orient » selon le projet américain,
ou de « Partenariat euro-méditerranéen » selon le projet
européen.

5  Sourate Mohamed, verset 38.


14
Des défis de cette ampleur vont-ils réveiller le
monde musulman de son sommeil, suivant la loi de l’ins-
tant du désespoir citée dans le Saint Coran « Quand les
messagers faillirent perdre espoir (et que leurs adeptes)
eurent pensé qu’ils étaient dupés, voilà que vint à eux
Notre secours. Et furent sauvés ceux que Nous voulûmes.
Mais Notre rigueur ne saurait être détournée des gens
criminels »6, ou suivant la théorie du « défi-riposte » chez
Arnold Toynbee ?  7
Depuis sa tombe, Malek Bennabi parie sur cet instant
historique et espère que le Musulman ne le laissera pas
lui filer entre les doigts, profondément convaincu qu’il
est que c’est l’Islam qui constitue pour l’humanité le
sanctuaire le plus sûr et qui la délivrera de ses souillures
qui lui causent aujourd’hui les pires souffrances.
Pour Malek Bennabi, peu importe que les vents de
la délivrance soufflent de l’Orient ou de l’Occident, car
cette délivrance est un don de Dieu pour l’humanité tout
entière.
C’est essentiellement sur cette toile de fond que
nous tenterons, dans les chapitres qui suivent, d’esquisser
une mise en perspective des idées-forces contenues dans
les deux conférences et dans l’ultime interview données

6  Sourate Yousouf, verset 110.


7  Dans son œuvre maîtresse, la monumentale « Étude de l’histoire »
en 12 tomes, écrite entre 1934 et 1961 et portant sur la naissance,
l’essor et le déclin des civilisations, Toynbee avance une explica-
tion basée sur la conception dialectique « défi/riposte ». Dans cette
optique, seuls les minorités et les individus créatifs peuvent apporter
l’innovation sociale nécessaire à l’adaptation d’une civilisation aux
nouveaux défis posés par l’environnement physique et humain.
15
par Malek Bennabi à Damas et Tripoli respectivement,
après avoir accompli son pèlerinage à la Mecque et peu
de temps avant sa mort le 31 octobre 1973, et démontrer
qu’elles conservent leur entière validité dans le monde
d’aujourd’hui, un monde troublé et de plus en plus
incertain.

16
CHAPITRE PREMIER
Ordre international, ordre mondial et
ordre du monde

« L’Islam a commencé comme un étranger


et il redeviendra étranger comme il l’a été au
début. Bienheureux seront alors les étrangers »
(Hadith)

Au commencement était Westphalie


Afin de planter comme il se doit le décor du sujet
qui est le nôtre ici, celui de l’ordre du monde tel qu’il
était perçu par le regretté Malek Bennabi, il convient de
procéder à une nécessaire clarification des concepts clés
en la matière.
De fait, dans la foisonnante littérature sur les rela-
tions internationales, notamment en langue française, le
qualificatif « international », « mondial » ou « planétaire »
est rarement expliqué de manière satisfaisante. Comme
le souligne Gilles Bertrand8, l’usage indifférencié de l’un

8  Gilles Bertrand, « Ordre international, ordre mondial, ordre


global », Revue internationale et stratégique 2004/2 (N° 54).
17
ou de l’autre de ces adjectifs laisse penser qu’ils seraient
interchangeables, sans réelle signification donc pour
la science politique. Il n’en est rien puisque pour de
nombreux auteurs comme lui, cet usage traduit l’appar-
tenance à telle ou telle école de pensée des relations inter-
nationales, une perception du monde particulière et une
analyse différente de l’ordre dans la politique mondiale.
Le dictionnaire de l’Académie française définit
l’ordre comme étant « un arrangement, une disposition
régulière des choses les unes par rapport aux autres ; une
relation nécessaire qui règle l’organisation d’un tout en
ses parties ». En réalité, les notions d’ordre et de désordre
relèvent du discours pratique, éthique, politique, voire
mythique et religieux. Du point de vue philosophique,
selon le Professeur Bertrand Piettre9, ces notions
semblent être plus normatives que descriptives et avoir
plus de valeur que de réalité. Ainsi, le terme « ordre » est
entendu au moins en deux sens contradictoires : ou bien
l’ordre est pensé comme finalisé, comme réalisant un
dessein, poursuivant une direction et faisant ainsi sens ;
le désordre se définit alors par l’absence d’un dessein
intelligent. Ou bien l’ordre est pensé comme structure
stable ou récurrente et, par-là, reconnaissable et repérable,
comme disposition constante et nécessaire ; mais comme
tel, il peut apparaître totalement dépourvu de finalité
et de dessein. Le désordre alors n’est pas pensé comme
ce qui est dépourvu d’une finalité, mais comme ce qui
apparaît dépourvu de nécessité.

9  Bertrand Piettre, « Ordre et désordre : Le point de vue philoso-


phique », 1995.
18
Ces deux sens, explique-t-il, renvoient à deux visions
philosophiquement différentes du monde : finaliste
ou mécaniste. Aussi, les développements récents de la
science contemporaine font-ils apparaître un troisième
sens possible du mot ordre, un ordre dit « contingent »
et qui se constitue, non pas à l’encontre ou en dépit du
désordre, mais par et avec lui ; non pas en triomphant
d’un désordre, mais en se servant de lui. L’auteur conclut
que l’ordre et le désordre sont donc des notions intime-
ment mêlées et complémentaires l’une de l’autre. Leur
combinaison, dans un jeu de contingence et de nécessité,
produit la diversité du monde matériel et vivant que nous
connaissons.
Dans le contexte des relations internationales on
entend communément par ordre l’ensemble des règles
et institutions qui régissent les relations entre les acteurs
clés de l’environnement international. Un tel ordre se dis-
tingue du chaos, ou des relations aléatoires, par un certain
degré de stabilité en termes de structure et d’organisation.
L’une des meilleures études réalisées à ce sujet
est probablement celle menée sous l’égide du Centre
pour la politique de sécurité et de défense de la RAND
Corporation en 2016 sous le titre « Comprendre l’ordre
international actuel »10. Sponsorisée par le Bureau du
Secrétaire américain à la Défense, cette étude avait pour
objectif essentiel de comprendre les rouages de l’ordre
international existant, d’évaluer les défis et les menaces
qui le concernent et, en conséquence, de recommander

10  Rand Corporation, « Understanding the Current International


Order », 2016.
19
aux décideurs américains les politiques futures jugées
judicieuses.
Le rapport estime que dans l’ère moderne, la fon-
dation de l’ordre international a été construite sur les
principes fondamentaux du système Westphalien, les-
quels reflétaient des conceptions assez conservatrices de
l’ordre tout en s’appuyant sur la politique de l’équilibre
des puissances afin de défendre l’égalité souveraine et
l’inviolabilité territoriale des États.
Ce système westphalien a conduit au développe-
ment de la norme de l’intégrité territoriale, une norme
considérée comme cardinale contre l’agression carac-
térisée à l’égard des voisins dans le but de s’emparer de
leurs terres, ressources ou citoyens, ce qui était autrefois
une pratique courante dans la politique mondiale. Ainsi
défini dans ses principaux éléments, ce système a conti-
nué à prévaloir, notamment depuis le Concert européen,
également connu sous le nom de système du Congrès de
Vienne, lequel de 1815 à 1914 établit tout un ensemble
de principes, de règles et de pratiques ayant grandement
contribué, après les guerres napoléoniennes, à mainte-
nir un équilibre entre les puissances européennes et à
épargner ainsi au Vieux continent un nouveau conflit
généralisé, et ce jusqu’au déclenchement de la Première
Guerre mondiale. Il a repris son cours avec la création de
la Société des Nations, puis, de nouveau, au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale.
En somme, même s’il a pris des formes différentes
dans la pratique, l’ordre westphalien a continué à réguler
les relations entre les grandes puissances mondiales

20
durant toutes les périodes précitées, permettant ainsi,
autant que faire se pouvait, la prévalence de rapports
structurés bannissant le désordre générateur de guerres
et de violence.
Le rapport de la RAND Corporation indique que
depuis 1945, les États-Unis, grands bénéficiaires de la paix
retrouvée, ont poursuivi leurs intérêts mondiaux à travers
la création et le maintien des institutions économiques
internationales, des organisations bilatérales et régio-
nales de sécurité et des normes politiques libérales. Ces
mécanismes d’ordonnancement sont souvent appelés
collectivement « l’ordre international ». Toutefois, ces der-
nières années, des puissances montantes ont commencé à
contester la pérennité et la légitimité de certains aspects
de cet ordre, ce qui, à l’évidence, est perçu comme un défi
majeur par rapport au leadership mondial des États-Unis
et à leurs intérêts stratégiques vitaux. Trois risques essen-
tiels sont ainsi identifiés par les rédacteurs du rapport :
– certains États leaders considèrent que de nom-
breux composants de l’ordre existant sont conçus
pour restreindre leur pouvoir et perpétuer l’hégé-
monie américaine ;
– 
la volatilité due aux États faillis ou aux crises
économiques ;
– 
des politiques intérieures changeantes à une
époque marquée par une croissance lente et une
inégalité rampante.

21
Kissinger et la Realpolitik
Deux ans avant la publication de cette étude, Henry
Kissinger, le vieux routier de la diplomatie américaine
crédité d’avoir officiellement introduit la « Realpolitik »
(la politique étrangère réaliste fondée sur le calcul des
forces et l’intérêt national) à la Maison Blanche pendant
qu’il était Secrétaire d’État sous l’administration de
Richard Nixon, avait examiné de manière plus approfon-
die le thème de l’ordre mondial dans un livre-phare11.
D’emblée, M. Kissinger y affirme qu’aucun « ordre
mondial » véritablement planétaire n’a jamais existé.
L’ordre tel que le définit notre époque a été inventé en
Europe Occidentale il y a quatre siècles, à l’occasion d’une
conférence de la paix qui s’est tenue en Westphalie, une
région d’Allemagne, « sans que la plupart des autres conti-
nents ou civilisations en prennent conscience ni ne soient
appelés à y participer ». Cette conférence, rappelons-le,
avait fait suite à un siècle de conflits confessionnels et de
bouleversements politiques à travers toute l’Europe cen-
trale qui avaient fini par provoquer la « Guerre de Trente
Ans » (1618-1648), une guerre totale aussi effroyable que
vaine ayant fait périr près du quart de la population d’Eu-
rope centrale en raison des combats, des maladies et de
la famine.
Cela étant, les négociateurs de cette paix de
Westphalie ne pensaient pas poser les fondements d’un
système applicable au monde entier. Comment auraient-

11  Henry Kissinger « World Order » (l’ordre du monde, dans la


traduction française), Penguin Press, New York, 2014.
ils pu le penser dès lors qu’à l’époque, comme toujours
auparavant, chaque autre civilisation ou région géogra-
phique, se considérant comme le centre du monde et
regardant ses principes et valeurs comme universellement
pertinents, définissait sa propre conception de l’ordre ?
Faute de possibilités d’interaction prolongée et de struc-
tures pour mesurer la puissance respective des différentes
régions, estime Henry Kissinger, chacune de ces régions
considérait son ordre personnel comme unique et qua-
lifiait les autres de « barbares » et « gouvernées d’une
manière échappant à l’entendement du système établi et
n’occupant aucune place dans ses desseins, sinon sous les
traits d’une menace ».
Par la suite, à la faveur de l’expansion coloniale occi-
dentale, le système westphalien s’est répandu à travers le
monde et a imposé la structure d’un ordre international
reposant sur des États, en refusant, bien évidemment,
d’appliquer le principe de souveraineté aux colonies
et aux peuples colonisés. C’est ce même principe et les
autres idées westphaliennes qui ont été mis en avant
lorsque les peuples colonisés ont commencé à réclamer
leur indépendance. État souverain, indépendance natio-
nale, intérêt national, non-ingérence et respect du droit
international et des droits humains se sont ainsi affirmés
comme des arguments efficaces contre les colonisateurs
eux-mêmes au cours des luttes armées ou politiques, à
la fois pour regagner l’indépendance et, ensuite, pour
la protection des États nouvellement constitués dans les
années 1950-1960 en particulier.

23
Au terme de sa réflexion mêlant analyse historique
et prospective géopolitique, M. Kissinger tire des conclu-
sions importantes concernant l’ordre international actuel
et pose des questions essentielles quant à son devenir.
La pertinence universelle du système westphalien, dit-il,
tenait à sa nature procédurale, c’est-à-dire neutre sur le
plan des valeurs, ce qui rendait ses règles accessibles à
n’importe quel pays. Sa faiblesse avait été le revers de sa
force : conçu par des États épuisés par les saignées qu’ils
s’infligeaient mutuellement, il n’offrait pas de sentiment
de direction ; il proposait des méthodes d’attribution
et de préservation du pouvoir, sans indiquer comment
engendrer la légitimité.
Plus fondamentalement, M. Kissinger affirme que
dans l’édification d’un ordre mondial, une question clé
porte inévitablement sur la teneur de ses principes uni-
ficateurs, laquelle représente une distinction cardinale
entre les approches occidentales et non occidentales de
l’ordre. Fort pertinemment, il fait observer que depuis
la Renaissance, l’Ouest a largement adopté l’idée que le
monde réel est extérieur à l’observateur, que la connais-
sance consiste à enregistrer et à classer des données avec
la plus grande précision possible, et que la réussite d’une
politique étrangère dépend de l’évolution des réalités
et des tendances existantes. Par conséquent, la paix de
Westphalie « incarnait un jugement de la réalité — et plus
particulièrement des réalités de pouvoir et de territoire
sous forme d’un concept d’ordre séculier supplantant les
préceptes de la religion ».

24
À l’opposé, les autres grandes civilisations contem-
poraines concevaient la réalité comme immanente à
l’observateur et définie par des convictions psycholo-
giques, philosophiques et religieuses. De ce fait, tôt ou
tard, estime-t-il, tout ordre international doit affronter la
conséquence de deux tendances qui compromettent sa
cohésion : une redéfinition de la légitimité ou une modi-
fication significative de l’équilibre des forces. L’essence
de ces bouleversements est que « s’ils sont généralement
étayés par la force, leur principal moteur est psycholo-
gique. Les agressés se voient mis au défi de défendre non
seulement leur territoire, mais les hypothèses fondamen-
tales de leur mode de vie et leur droit moral à exister et à
agir d’une manière qui, avant d’être contestée, avait paru
inattaquable ».
À l’instar de nombreux autres penseurs, politolo-
gues et stratèges, notamment occidentaux, M. Kissinger
considère que les évolutions multiformes en cours dans
le monde sont porteuses de menaces et de risques sus-
ceptibles d’engendrer une forte montée des tensions. Le
chaos menace « parallèlement à une interdépendance
sans précédent, en raison de la prolifération des armes
de destruction massive, de la désintégration des États, des
effets des ravages environnementaux, de la persistance
des pratiques génocidaires et de la diffusion de nouvelles
technologies qui risquent de porter les conflits au-delà
de la compréhension ou du contrôle humains ».
C’est la raison pour laquelle notre époque se livre
à une recherche obstinée, presque désespérée parfois,
d’un concept d’ordre mondial, affirme-t-il, non sans

25
L’ouvrage est disponible en livre papier ici : https://albayyinah.fr/civilisations/4063-l-islam-et-lordre-
du-monde-amir-nour-heritage.html

Et également en ebook ici : https://play.google.com/store/books/details?id=yJZlEAAAQBAJ

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