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Didier Leschi

Misère(s) de l’islam de
France

LES ÉDITIONS DU CERF


© Les Éditions du Cerf, 2017
www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris
ISBN 978-2-204-11749-4
À la génération qui vient,
« Nous » la têtue.
Sommaire

1. Misère de l’exception française


2. Misère du monde musulman
3. Miserere pour l’intellectuel musulman
4. Misère du nom musulman
5. Misère de l’envoilement
6. Misère et soleil noir :
« Lacombe Lucien », prénom Abdel
7. Misère de la « réforme »
8. Misère des responsables cultuels
9. Misère de l’islamophobie
10. Misère du « post-colonial »
11. Misère du mimétique
12. Misère des mosquées Misère des
imams
13. Misère de l’islam consulaire
14. Élévation
Remerciements
Il est quelque chose de pathétique dans la présente situation
de l’islam en France. L’espérance qu’un sursaut advienne en
son sein semble devoir être à jamais plus forte chez ceux qui le
contemplent du dehors que chez ceux qui le pratiquent du
dedans. Comme si les drames terribles qui l’affectent, qui
touchent les musulmans vivant en France, lesquels sont pour
beaucoup des Français, mais qui atteignent aussi l’ensemble de
la population et le pays tout entier, n’arrivaient pas à faire,
pour lui, événement. Comme si le sujet que forme l’assemblée
était voué à l’impuissance et ne pouvait trouver les moyens de
sortir de l’impasse. Car, impasse, il y a. Elle a certes des
causes externes, qui dépassent le cadre hexagonal et relèvent
d’une crise générale de la pensée, des « maladies de l’islam »
selon les termes du regretté Abdelwahad Meddeb{1}, mais elle
a aussi des causes internes, à commencer par l’absence de
ressort qui laisse libre cours aux postures en lieu et place d’un
authentique travail de réflexion et d’organisation.
À la décharge des musulmans, ceux qui s’adonnent à
commenter ce qu’ils sont, seraient ou devraient être, fluctuent
entre, au mieux, un regard condescendant ou une vision
misérabiliste et, au pire, un rejet instinctif où le cliché le
dispute à la méconnaissance. Journalistes patentés,
observateurs désignés, politiques engagés et autres
intellectuels médiatiques sont rarement empreints d’une
véritable attention. Chacun ne manque pas d’avoir son point
de vue qui revient le plus souvent à administrer une leçon aux
musulmans, mais aussi à qui, obscurément, patiemment des
années durant, s’est plongé dans leurs difficultés, a dialogué
avec eux et, sans être musulman lui-même, a fréquenté les
sorties de mosquées. Après les épouvantables attentats de 2015
et 2016, on aura ainsi vu les mêmes doctes affirmer, sans plus
de vergogne, qu’au fond rien n’a été fait, quitte à se montrer
ignorants qu’au regard du droit, la République ne saurait
traiter différemment un culte et exonérer les autres des
contraintes qu’on souhaiterait lui imposer et, de surcroît, à lui
seul.
L’auteur de ces lignes, plongé pendant plus d’une décennie
dans le dossier, en a été l’accompagnateur au point d’être
parfois rangé parmi les grands coupables de la mauvaise
gestion de l’islam de France, gestion au mieux « coloniale »,
au pire « angélique », ou inversement selon le système de
valeurs de ses contradicteurs. Les temps cependant sont
suffisamment lourds d’hypothèques sur l’avenir pour qu’il lui
soit apparu nécessaire de proposer sa contribution personnelle
au débat, aussi modeste soit-elle. Sans obérer la stricte
obligation de réserve inhérente à la fonction qu’il assume
aujourd’hui et dont les domaines de compétence ne seront pas
donc abordés dans cet ouvrage, sa seule ambition est de
participer, autant que faire se peut, au combat en faveur d’une
certaine idée de l’émancipation sociale. N’est-ce pas ainsi que
l’on peut se sentir pleinement fonctionnaire républicain ? Je le
crois.
L’heure est bien à l’urgence. C’est elle qui favorise
l’hystérie ambiante. C’est elle qui entretient l’attente fébrile ou
résignée de la prochaine actualité qui, fatalement, relancera la
polémique sur la place de l’islam dans la République. C’est
elle qui, de l’étranger, nous fait regarder comme un pays dont
le rapport au fait religieux ressort comme déraisonnable. C’est
pourquoi l’œuvre de pédagogie doit sans doute être préalable
et qu’il me faut commencer par rappeler ce qui constitue notre
singularité.
1
Misère de l’exception française

De tous les pays d’Europe, la France est celui qui fait se


côtoyer les réalités religieuses dans la plus grande des
diversités et, de surcroît, pour chacune d’entre elles, dans des
proportions peu communes. On y dénombre l’ensemble des
confessions chrétiennes, à commencer bien sûr par le
catholicisme, inséparable de son histoire, doté d’un maillage
territorial, d’une structuration institutionnelle et d’un réseau
associatif inégalés qui servent de modèle, dans un cadre
œcuménique désormais éprouvé, à la floraison d’autres formes
cultuelles. Les variantes traditionnelles du protestantisme
luthérien ou réformé, enracinées en Alsace ou dans le Midi,
connaissent l’expansion du pentecôtisme et des évangélismes
nouvellement arrivés avec d’autres mouvements tels que les
Témoins de Jéhovah. L’orthodoxie, que les Russes blancs ont
durablement implantée après la Révolution de 1917, est
confortée depuis la chute du Mur en 1989 par le retour en
puissance du patriarcat de Moscou et a su activement se
coordonner sous l’égide du patriarcat de Constantinople,
offrant ainsi un exemple de rassemblement aux autres
orientaux, dont les Arméniens, les Assyro-Chaldéens ou les
coptes. C’est ainsi l’ensemble des christianismes qui est
récapitulé sur notre sol. Mais, à l’autre bout du spectre, jusqu’à
la plus lointaine Asie est également représentée par un
bouddhisme qui, pour être discret et partagé entre la
multiplicité des écoles qu’autorise le substrat du lotus et qui,
pour la plupart d’entre nous, demeurent mystérieuses, n’en est
pas moins significatif en effectif et en vitalité. Pour autant, on
y trouve surtout le monde juif qui est le plus important de
l’Union européenne, fort d’un ancrage millénaire avec ses
grands exégètes du Talmud comme le rabbin et vigneron
champenois Rachi de Troyes, mais qui montre aussi d’un
incontestable renouveau : c’est d’abord en France que, sur le
continent de la Shoah, la vie juive a vu renaître sa créativité et
croître le nombre de ceux qui se reconnaissent en elle. Notre
pays est enfin celui qui, en son sein, comporte la plus grande
proportion de citoyens et de résidents issus des cultures et des
cultes musulmans dans leur extrême pluralité. Cette présence,
issue des vagues d’immigrations récentes, atteste également
d’un passé commun et complexe, comptant des périodes
d’adversité, mais aussi d’échanges, voire d’alliances, comme
celle scellée par François Ier avec la Sublime Porte, ainsi que
du legs de la colonisation, époque où la France était, selon le
mot d’Édouard Herriot, la « seconde puissance musulmane du
monde ».
Pays singulier dont les diversités ne se réduisent pas au seul
fait religieux, la France, au fil du temps, n’a pu préserver son
unité que grâce à sa capacité à dépasser ses particularismes
dans l’orchestration politique de ses différences. Elle a su le
faire en inventant un régime particulier, plus exigeant que la
tolérance de mise sous la monarchie fondée sur une forme
d’indulgence inégalitaire, qui consiste en l’apprentissage d’un
respect mutuel favorisant la paix civile. Cela même que l’on
nomme la laïcité. Or, la voilà qui se trouve être le point de
cristallisation des débats, et même de leur hystérisation, car
plus elle apparaît invoquée et moins elle semble aller de soi,
jusqu’à en devenir signe de l’obscurcissement et de la misère
de la pensée chez ceux qui s’en revendiquent.
Le premier problème de la laïcité, duquel découlent sans
doute nombre de malentendus et de mésinterprétations, est son
absence de définition juridiquement précise. Même si, depuis
1946, la laïcité a pris valeur constitutionnelle – puisque notre
« république est laïque » –, son contenu ne relève d’aucune
évidence. En pratique, il est laissé à l’appréciation des
tribunaux, et d’abord administratifs, avec tous les aléas qu’un
tel recours suppose. Ce que n’ont pas manqué de souligner
divers conflits qui ont mobilisé l’opinion publique, de l’affaire
dite « Baby Loup », et du droit pour un employeur de licencier
un salarié qui porterait, par la manifestation explicite de son
appartenance religieuse, atteinte à la neutralité de l’entreprise
dans son rapport aux usagers, au psychodrame estival à propos
de la présence du burkini sur les plages, en passant par
l’installation de crèches dans les halls de mairies à l’approche
de Noël, le Conseil d’État étant le plus souvent appelé à
trancher des résolutions contradictoires entre elles.
La laïcité ressort en conséquence comme un mot-valise, un
terme élastique et un mot creux auquel on pourrait faire dire
une chose et son contraire, qui pourrait renvoyer à une
conception « fermée » ou « ouverte » comme à une attitude
« intransigeante » ou « positive » et dont l’objet final pourrait
être l’« interdiction pure et simple », sans que l’on mesure
l’impact plus général d’une telle mesure liberticide,
l’« accommodement raisonnable », sans que l’on sache quel
serait alors le juge qui l’arbitrerait, ou encore la
« reconnaissance factuelle » d’altérités indéfinies, sans qu’une
quelconque limite n’y soit portée au mépris de l’ordre public.
Une valise qu’il faudrait en permanence sangler des agrafes du
droit, à l’instar d’une armature qui ne maintiendrait plus rien et
qui aurait besoin d’être sans cesse renforcée par un nouvel
échafaudage. Une valise qui se viderait de son contenu au fur
et à mesure qu’elle se confronterait à l’islam, lequel serait
ainsi haussé au rang de culte aux problèmes définitivement
plus indécidables que ceux qu’eurent à résoudre les pères
fondateurs de notre régime de laïcité. Les problèmes sont
réels, mais ils prennent d’autant plus d’épaisseur que sont
oubliées à la fois l’histoire de la communauté de destin et
l’histoire de la construction juridique qui font notre singularité.
Or, précisément, laïcité est un vocable dont il n’existe nulle
histoire, cette lacune, pensait Émile Poulat, maître en la
matière, étant à la source des confusions dominantes.
Contrairement à l’idée fausse et répandue selon laquelle la loi
de Séparation entre les Églises et l’État en serait l’édit
fondateur, le terme ne figure dans aucun des articles du texte
de 1905. Il fut forgé au cours des intenses batailles politiques
qui préludèrent au vote des grandes lois de la fin du XIXe siècle
et fut avancé comme un mot slogan, un mot porte-drapeau,
avec ses avantages et ses inconvénients. Jean Macé, le créateur
de la Ligue de l’enseignement en 1866, n’en était pas partisan
et lui eut préféré le terme de « non-sectaire » qui, à ses yeux,
indiquait le mieux l’objectif qu’il voulait défendre en
cherchant à constituer un mouvement « d’éducation au
suffrage universel, non pour faire des élections, mais des
électeurs, non pour faire des candidats, mais des citoyens ».
Ferdinand Buisson, un des penseurs protestants de la laïcité
qui, à partir de 1902, présiderait cette ligue dont la devise était
« Pour la patrie, par le livre et par l’épée » – formule qui
disparaîtrait en 1904 sous la pression des instituteurs pacifistes
–, avança cette épithète qui ne serait utilisée que plus tard sous
une forme substantive. C’était le temps où, la bataille politique
étant aussi affaire d’éloquence voire de terminologie, affirmer
le combat pour l’instruction gratuite, obligatoire et laïque,
ressortait nécessaire pour affermir un régime qui se devait, lui
aussi, d’être laïque.
Comment, dès lors, définir la laïcité pour mieux
appréhender les enjeux du présent ? Devant l’incertitude du
vocabulaire, la meilleure manière façon de le faire est encore
de repartir du mode d’organisation sociale avec lequel les
penseurs des Lumières, désireux de « chasser l’obscurantisme
et le mystère », voulurent rompre en mettant à profit l’élan de
la Révolution française, à savoir le régime de catholicité. Il
s’agissait de dégager la société de la Vérité de l’Église qui la
structurait et la dominait. Travail et loisir, habillement et
alimentation, l’existence collective était alors réglée par le
canon religieux, du calendrier des jours ouvrables à la
discipline du repos obligatoire, de l’obligation récurrente du
jeûne à l’interdiction intermittente de fréquenter les tavernes
sous peine d’amende, voire de châtiments corporels. Cette
régulation alla certes en s’atténuant sans toutefois jamais
disparaître puisque dans les dernières décennies de l’Ancien
régime, on continua à appliquer la prohibition de
consommation de viande pendant le carême en l’étendant aux
étals des marchands qui ne pouvaient exposer « viandes,
volailles, gibiers, œufs » pendant cette période ainsi que leur
commandait la déclaration royale du 1er avril 1726, tandis
qu’on rendait encore plus active la police de l’épiscopat
chargée d’astreindre les fidèles à la communion pascale. Quant
au non-croyant, il devait, dans l’espace public, se conformer à
ce régime de vérité sous peine de sanction et ce fut là tout
l’enjeu des procès de Jean Calas ou du chevalier de La Barre
et des combats de Voltaire{2}.
Dans l’ordre du droit, la rupture entre l’ancien et le nouveau
monde advint cependant avant même la chute de la monarchie.
Elle procéda de deux actes fondateurs d’une grande force à la
fois juridique et symbolique. Le premier, posé par les
Constituants, d’une portée plus grande encore que la
suppression des mesures restrictives appliquée aux protestants,
et qui allait participer du rayonnement de la Révolution
française, consista dans l’émancipation des juifs qui se
traduisit, le 27 septembre 1792, par leur accès à la pleine
citoyenneté en tant que Français. Était ainsi définitivement
introduit le découplage entre identité religieuse et citoyenneté
civile pour faire en sorte que chacun soit porteur de ses droits
indépendamment de sa foi. Le deuxième, quasiment au même
moment, aboutit à la laïcisation pour tous de l’état civil{3}. On
ne saurait réduire cette réforme à un simple transfert aux
communes de registres que, depuis l’ordonnance de Villers-
Cotterêts édictée par François Ier en 1539, l’Église avait
obligation de tenir à jour et qui faisait d’elle, à travers les
registres paroissiaux, la gardienne des attestations de filiation.
Elle actait un renversement fondamental dans la démarche
puisqu’il ne s’agissait plus d’enregistrer la performation
objective de sacrements tels que le baptême ou le mariage{4},
mais de consigner la volonté personnelle de déclarer un enfant
comme le sien ou de se lier juridiquement par une union civile.
Les effets de droit du mariage n’étaient plus liés à l’œuvre du
prêtre à qui il fut interdit, en 1793, de continuer à tenir des
registres parallèles en prévision d’un retour espéré vers l’ordre
ancien et, même, de demander aux impétrants s’ils
appartenaient à des cultes différents, s’ils avaient été baptisés,
s’étaient confessés ou relevaient d’un état consacré,
particulièrement le sacerdoce dans le cas des hommes.
La meilleure façon de définir la laïcité est donc de
concevoir qu’elle s’est constituée à l’inverse de la catholicité
d’Ancien régime. Toutes les lois laïques de la fin du XIXe siècle
ont pour fil conducteur l’intention insistante de poursuivre la
mise à l’écart de l’Église initiée par la Révolution, de casser sa
prétention à régenter la vie sociale et institutionnelle et de lui
dénier une place particulière au sein de l’espace public. La loi
de 1905 ne fut que le parachèvement, et non pas leur
commencement. Les volontés d’apaisement de part et d’autre
font que nous n’entretenons plus la mémoire de ces
affrontements. Nous avons effacé une grande partie des traces
de ce cheminement dans notre histoire collective pour n’en
privilégier que le résultat. Or, pour lui faire accepter le monde
nouveau ou, si l’on préfère, la République, il fut exercé contre
le monde catholique une violence tout autant physique que
morale. Si elle était encore vive, cette mémoire permettrait
sans doute de relativiser l’intensité des débats d’aujourd’hui
autour de l’islam et même, peut-être, de relativiser les « efforts
de discrétion » demandés à certains de ses fidèles les plus
littéralistes, efforts qui furent imposés en leurs temps aux
évêques.
Parmi les contraintes les plus symboliques visant à juguler
le poids de l’Église, peuvent être citées la loi du
27 février 1880, excluant les personnalités ecclésiastiques du
Conseil supérieur de l’instruction publique et des Conseils
académiques ; la loi du 17 mars 1880, restreignant les libertés
de l’enseignement supérieur privé ; la loi du 8 juillet 1880,
supprimant l’aumônerie militaire catholique ; la suppression,
le 12 juillet 1880, du repos dominical institué en 1814,
fonctionnaires exceptés, qui sera rétabli en 1906 après la
catastrophe minière de Fourrières sous le nom de repos
hebdomadaire ; l’abolition, le 14 novembre 1881, du caractère
confessionnel des cimetières et la fin de la séparation des
défunts par religion dans des « carrés confessionnels » qui
entraîna la fin du monopole exercé par l’Église sur le droit de
sépulture dans la majorité des nécropoles ; la suppression, le
23 juin 1883, du traitement des aumôniers des hôpitaux et
hospices relevant de l’Assistance publique, tournant dans la
laïcisation progressive des hôpitaux de Paris qui, débutée en
1878 s’acheva en 1891 ; la loi du 27 juillet 1884, rétablissant
le divorce ; la suppression, le 14 août 1884, des prières
publiques à la rentrée des Chambres ; la loi du 26 mai 1885,
laïcisant l’église Sainte-Geneviève, l’actuel Panthéon, qui
fut mise en application en janvier 1896 ; la loi du
15 novembre 1887, sur la liberté des funérailles et
l’appréciation des dernières volontés du défunt, c’est-à-dire la
liberté donnée aux libres penseurs d’échapper à leur baptême ;
la loi du 15 juillet 1889, faisant obligation aux ecclésiastiques
d’effectuer un service militaire d’un an ; la suppression, le
14 décembre 1900, de la messe du Saint-Esprit à la rentrée des
cours et des tribunaux où les magistrats étaient tenus d’être
présents ; la fin du monopole, le 28 décembre 1904, donné aux
fabriques religieuses en matière d’inhumation ; la suppression,
le 11 novembre 1903, des religieuses infirmières dans les
hôpitaux de la Marine, puis, le 1er janvier 1904, dans tous les
hôpitaux militaires ; la décision du général André, ministre de
la Guerre, le 9 février 1904, d’interdire aux soldats de
fréquenter les cercles catholiques ; la circulaire du ministère de
la Justice, le 1er avril 1904, ordonnant l’enlèvement des
crucifix dans les prétoires de tous les tribunaux ; la loi du
21 mars 1905, portant à deux ans la durée du service militaire
des ecclésiastiques.
Il fallut l’épreuve commune de la Grande Guerre pour que
les meurtrissures commencent à se cicatriser et qu’un accord
puisse être trouvé avec le Saint-Siège. Ce fut en 1920. Sans
qu’elle n’ait jamais formellement accepté la loi de 1905,
l’Église entra dès lors dans ce cadre en instaurant des
associations diocésaines reconnues de fait comme
cultuelles{5}.
On ne peut toutefois mesurer la violence de cette
confrontation passée que si l’on garde à l’esprit le fait que
l’enseignement était alors le cœur battant de la puissance
catholique. Il n’est pas inutile d’également rappeler que pour
mettre en œuvre ces contraintes, il fallut parfois recourir aux
forces de l’ordre. Non seulement les congréganistes, dont les
regroupements étaient interdits depuis le décret du 3 messidor
an XII – soit le 22 juin 1804 –, furent exclus de
l’enseignement primaire par la loi Gobelet du 30 octobre 1886
qui en conféra le monopole au personnel laïque, mais encore
les membres de ces mêmes congrégations, que la République
avait pourtant autorisées à introduire des demandes de
reconnaissance dans le cadre de la loi de 1901 sur la liberté
d’association, demeurèrent interdits d’enseigner par la loi du
7 juillet 1904. S’ajouta à ces dispositions la dissolution des
jésuites, le 29 mars 1880, puis des assomptionnistes, par
ailleurs fondateurs du quotidien La Croix, par un jugement du
tribunal correctionnel de la Seine le 24 janvier 1900, ces
derniers, du reste, ne constituant toujours pas à ce jour une
congrégation reconnue. Enfin, survint la mise à l’écart des
religieux de l’enseignement secondaire qui, contrairement au
primaire, ne s’appuya sur aucune loi. Elle fut vécue à la fois
comme une atteinte à une liberté individuelle et une vexation
laissée à la discrétion de l’autorité ministérielle. Elle devait
perdurer jusqu’à ce que le Conseil d’État, en 1972, dans un
avis de son assemblée générale, infléchisse la jurisprudence en
cours depuis 1912 qui avait donné droit au ministre de
l’Instruction publique d’alors d’interdire à l’abbé Bouteyre de
concourir à l’agrégation de philosophie. Or, cette exclusion
des ecclésiastiques des grands concours dura plus longtemps
que celle qui put frapper des communistes et qui avait cessé en
1954{6}, ce décalage pouvant être considéré comme un effet
différé des guerres scolaires entre catholiques et républicains
remontant au XIXe siècle et que le compromis établi par la loi
de Debré, en 1959, finit par apaiser.
Avant que n’ait jailli le débat sur l’islam et sa pratique,
d’autres confessions eurent à subir des violences symboliques
et juridiques et certaines, parfois, les subissent encore. Il en
alla ainsi, tout au long du XXe siècle, des Témoins de Jéhovah.
Emprisonnés et déportés en Allemagne comme en France
parce qu’ils se refusaient à porter les armes pour n’avoir pas à
verser le sang, figure emblématique dans leur représentation,
ils furent également l’objet d’une « violence perverse » de la
part des nazis, lesquels jugèrent qu’ils aspiraient au martyre et
les traitèrent en conséquence, ce dont attesta Rudolf Höss, le
commandant d’Auschwitz, lors de son procès{7}. Que dire du
sort qui leur fut réservé après-guerre, dans l’hexagone, jusqu’à
ce que la Cour européenne des droits de l’homme condamne
Paris, en 2011, pour entrave à la liberté religieuse{8} ? Que
dire des empêchements mis à la construction de leurs lieux de
culte, en quoi ils partagèrent le lot courant des Églises
évangéliques ? Que dire des licenciements dont furent
victimes des assistantes maternelles du seul fait de leur
appartenance à ce mouvement ? Et que dire, enfin, de la quasi-
indifférence qui entoura les centaines de jeunes Témoins de
Jéhovah qui accumulèrent des milliers d’années de prison, en
particulier au moment de la guerre d’Algérie, parce que leur
conviction, même après 1981 et la création du statut
d’objecteur de conscience, les empêchait de solliciter en quoi
que ce fût l’institution militaire ? Au long de ces décennies, le
ministère de la Justice sut trouver son intérêt dans
l’internement de ces insoumis néanmoins dociles à César en ce
qu’ils se refusaient à se dérober à la peine par l’évasion. Ils
purent, sans crainte, être utilisés comme auxiliaires de fait du
service pénitentiaire, préposés à l’entretien des jardins, à la
tenue des bibliothèques ainsi qu’aux diverses tâches sensibles
qui nécessitaient d’avoir confiance dans le détenu. Pour que
prennent fin les sanctions contre cet antimilitarisme passif, il
fallut qu’en 1995, un ministre de la Défense ordonne à son
administration d’interpréter toute affirmation d’appartenance à
une confrérie d’adeptes d’une lecture stricte des textes
bibliques ou assimilés comme une demande de fait du statut
d’objecteur, ce qui mit fin à une situation qui n’avait que trop
duré en période de paix prolongée{9}.
Encore faut-il souligner que l’une des raisons qui, sans
doute, nous fit oublier de nous mobiliser dans l’après mai 1968
pour cette communauté, outre le fait qu’elle se revendiquait
chrétienne, fut la modestie de sa réalité sociologique, marquée
de surcroît de la piété propre à nombre de nos compatriotes
créoles. C’est un triste constat dont l’auteur de ces lignes, avec
quelque honte au front, ne s’exonère pas. Heureusement, son
attention aura été éveillée grâce aux nouveaux Torquemada de
la lutte anti-secte qui auront tenté de le rallier à leur cause au
nom d’un combat supposé commun contre un produit
américain d’importation dont l’implantation en France avait
commencé à la fin du XIXe siècle. L’anti-sectarisme se sera
ainsi souvent et délibérément caricaturé en un anti-
impérialisme des imbéciles.
C’est à l’aune de cette histoire, dans sa totalité, que doit être
abordée et jugée l’actuelle pression laïque exercée sur les
pratiques qui, à partir de l’islam, apparaissent comme voulant
à nouveau donner à une religion une place singulière et visible
dans l’espace public, à commencer par la question des signes
ostensibles au sein de l’enceinte scolaire et le port du voile
qui, à partir de 1989, a été le point de départ du débat récurrent
sur l’intégration de l’islam dans le paysage cultuel et social
français.
Cet oubli de notre histoire laïque, des enjeux politiques et
sociaux dont elle est jalonnée, commande, je l’ai dit, les
présentes approximations et instrumentalisations dont elle est
l’objet et qui sont dommageables pour l’ensemble du corps
social. Il paraît d’autant plus fatal au moment même où le pari
principal, dans nos frontières, est de démontrer que la laïcité
tient dans l’instauration de règles de droit visant à organiser la
possibilité d’une vie commune entre les croyants et les
incroyants et qu’elle est crédible quand elle prétend ne pas
vouloir brimer les minorités religieuses. Si la mémoire et la
conscience de cette histoire de longue durée étaient plus vives,
elles permettraient de relativiser les efforts aujourd’hui
demandés à la fraction du monde musulman qui considère
comme non négociable la manifestation la plus ostensible de
sa foi.
2
Misère du monde musulman

Notre construction laïque est historiquement fondée sur le


principe qu’aucun groupe – religieux en tout premier lieu –, ne
peut refuser les règles qu’elle instruit, qu’il ne peut exclure
que son point de vue ne soit pas pris en compte en totalité,
qu’il ne peut rejeter la confrontation démocratique au point
qu’il en viendrait à vouloir sortir de la situation forcément
relative et relationnelle qui est la sienne, mais qu’il
considérerait illégitime, par la violence. Autrement dit, qu’il
consente à ce que sa vision du monde ne s’impose pas
absolument à tous. Tel fut l’enjeu, par le passé, avec le monde
catholique, singulièrement avec sa composante la plus
militante, arc-boutée sur la place censée revenir à la Vérité de
l’Église dans la société, et qui aboutit à la virulente
instrumentalisation politique qu’en fit l’Action française de
Charles Maurras, confinant à la haine des juifs et les jugeant,
par nature, « à jamais incapables de comprendre ce vers de
Racine : “Dans l’Orient désert quel devint mon ennui” ».
Or, démontrer qu’il est possible de faire coexister les
diversités qui composent la France grâce à des règles
acceptées par tous est plus qu’une nécessité sociale, c’est un
impératif politique. Cette démonstration, nous nous devons de
la faire à la fois à l’égard de nos compatriotes musulmans et de
l’ensemble des musulmans qui vivent en France, mais aussi en
direction du monde islamique qui nous regarde, en particulier
le monde arabe qui nous est si proche – et je pense ici d’abord
au Maghreb et au Machrek où l’aspiration légitime à
l’indépendance contre les jougs coloniaux passés et les
dominations impériales qui s’y sont substituées s’est
accompagnée d’une incapacité à préserver la variété et la
multiplicité qui pouvaient les caractériser.
C’est de cette autre rive de la Méditerranée, de la Mare
nostrum, que vient l’immense majorité des fidèles musulmans
qui fréquentent nos mosquées et font le ramadan. Or, du
Maroc à la Turquie, en passant par l’Égypte et le Levant, les
sociétés de ces pays n’ont eu de cesse que de voir réduire le
spectre de leurs diversités, parfois larges, toujours
significatives. Diversités dont la disparition a été accélérée par
des initiatives militaires malencontreuses, pour ne pas dire
plus, dans les rares pays qui assuraient leur maintien, quoique
souvent par la dictature il est vrai, et par l’assujettissement de
leurs minorités, si ce n’est par leur asservissement.
Il en ressort la fin d’un monde que scellent les guerres de
religion aux motifs archaïques et aux moyens modernes, au
cours desquelles on égorge en technicolor les hérétiques et les
mécréants, ceux dont les femmes n’acceptent pas de se couvrir
intégralement{10}. Sous le rouleau compresseur du djihadisme
sunnite, en Irak et en Syrie, les Assyro-Chaldéens sont
persécutés, liquidés ou au mieux, chassés parce que « Gens du
Livre », tandis que les Yézidis, considérés comme
« idolâtres », sont réduits en esclavage, leurs filles violées et,
pour finir, sont exterminés. La terre d’islam est devenue le lieu
du dernier génocide contemporain, toujours à l’œuvre à cette
heure sous nos yeux. Et là où flotte le drapeau de l’islamisme,
il n’y a plus, triste consolation, que l’Iran chiite des mollahs
où, sans se cacher, un juif puisse prier dans une synagogue, un
chrétien dans une église, au nom d’une liberté angoissante à
force d’être irréelle.
L’enjeu est bien aujourd’hui de faire en sorte que la
dynamique du pire qui se déroule au nom du Coran n’emporte
pas tout sur son passage, et, en particulier, du fait des réactions
passionnelles qu’elle suscite inévitablement, des craintes
intuitives qu’elle porte à fleur de peau, des émotions
populaires qu’elle soulève et que renforce l’horreur des
attentats, qu’elle ne vienne empêcher la France de continuer la
démonstration, effective jusqu’à présent, qu’il est possible sur
notre sol pour un musulman de vivre paisiblement sa foi à
l’égal des autres croyants.
Or, il s’agit de faire plus que cantonner le mal. Combattre
ces actes et ces gestes proprement effrayants par leur
symbolique n’est pas uniquement affaire d’armes de police
dans l’instant ou de droit dans la durée. Cet enjeu relève
fondamentalement des armes de l’esprit que doivent forger en
premier lieu ceux qui se présentent comme intellectuels
musulmans.
Savant amoureux d’une croyance et d’une culture qu’il ne
cessa à la fois d’ausculter et de défendre, Jacques Berque, qui
était natif d’Alger, était convaincu que notre pays, au regard
du régime juridique qui est le sien, pouvait pleinement intégrer
la religion qui est désormais la deuxième par le nombre de ses
fidèles, et même plus, en effet, qu’il pouvait devenir le foyer
d’un islam des Lumières. Il espérait beaucoup de la présence
en France d’une importante population musulmane et de ce
qu’elle avait eu, de longue date, un rapport intime avec notre
langue, notre histoire, grâce ou à cause de la colonisation. Il
espérait beaucoup aussi de la constitution ancienne et
progressive d’une élite de confession musulmane passée par le
filtre de l’école républicaine, de l’existence d’un patrimoine
commun, d’une conscience collective issue des idéaux de 1789
qui furent aussi un des ressorts intellectuels des luttes de
libération nationale. Comme Marx, qui avait assigné à la
France, dans une espérance messianique, d’être le lieu d’une
« résurrection » possible de la révolution du fait de conditions
internes qui lui semblaient uniques et qui pouvaient permettre
l’alliance d’une philosophie de l’émancipation à un prolétariat
dynamique, Berque rêvait que la France fût le berceau d’une
révolution de l’islam qui pût influer sur le monde arabo-
musulman.
Vaste programme, qui, au fond, partait du triste constat que
de nouvelles Lumières ne pourraient plus naître en terre
d’islam et que l’émergence d’un islam à visage humain se
jouerait ici. Programme certes utopique, mais qui n’en
demeure pas moins nécessaire comme perspective. Programme
dont il faut surtout analyser pourquoi il n’advient pas et ressort
incessamment retardé.
On ne peut se contenter d’incriminer les effets d’une
décolonisation ratée, en particulier l’impuissance à consolider
les libertés dans l’Algérie indépendante qui aura trahi nombre
d’espérances dont le rêve autogestionnaire qu’on crut un
moment porté par Ahmed Ben Bella. On ne peut non plus tout
mettre sur le dos de l’impact négatif des guerres successives
du Golfe qui, faute d’avoir engendré un monde meilleur, ont
accrédité l’idée d’un choc des civilisations mêlant djihads et
croisades. On ne peut pas plus réduire la question à la seule
incapacité, réelle, des politiques publiques successives à
réduire les discriminations dans une France paupérisée qui
favorise l’instrumentalisation des difficultés sociales à des fins
politico-religieuses.
Le problème majeur est qu’un tel programme n’a pas encore
trouvé ses intellectuels, ses militants, ses révolutionnaires, les
femmes et les hommes qui seraient capables de relever ce défi
non moins majeur pour le siècle qui s’ouvre. Au contraire, la
paresse des égos continue de l’emporter, à commencer chez
ceux qui se présentent comme des responsables musulmans et
qui, jusqu’à présent, avancent argutie sur argutie et excipent de
la situation générale pour ne pas prendre ce programme à bras-
le-corps, pour ne pas créer les conditions d’en débattre, pour
éviter de le confronter à la société française dans son
ensemble. Nous payons aujourd’hui très cher le fait qu’aucune
voix musulmane, dotée de l’autorité nécessaire parce que sa
foi ne pourrait être mise en doute, n’ait véritablement tenté
d’ausculter les « maladies de l’islam » pour les soigner et les
guérir. Car ces maladies, même si tous n’en meurent pas,
touchent tous ceux qui croient qu’il n’y a qu’un seul Dieu et
que Mahomet est son Prophète.
3
Miserere pour l’intellectuel
musulman

La succession des secousses et des drames liés aux attentats


a semblé sortir les « intellectuels musulmans » de leur torpeur.
Peu importent leurs noms puisqu’il ne s’agit pas ici de blâmer
la tardiveté du réveil de quiconque tant ce sursaut était attendu
depuis longtemps. Qu’est-ce cependant qu’un « intellectuel
musulman » ? Quelles doivent être ses qualités pour qu’il
puisse être porteur d’une parole légitime auprès des fidèles et
par-delà ? Quel effet peut-on attendre d’une telle revendication
ou assignation ?
Telles sont bien les questions que généralement les médias
éludent, en invitant telle ou telle personnalité parce qu’elle a
un lien supposé, à tout le moins culturel, avec le monde
musulman. Encore faut-il ajouter que porter un patronyme
ottoman lui vaudra d’être présentée comme un intellectuel turc
et être d’origine subsaharienne comme un intellectuel africain.
L’intellectuel musulman est médiatiquement issu du Maghreb.
Mais ce Maghrébin en quoi est-il musulman ? Ce n’est pas
provocation que de poser la question. Tous ceux qui font
profession du travail intellectuel et qui se prénomment Pierre,
Paul, Marie ou Madeleine ne sont eux pas présentés comme
des intellectuels catholiques. Je pars du principe que
l’« intellectuel musulman » ne peut être crédible dans le débat
que s’il est croyant et qu’il le montre. C’est certes à la fois un
choix personnel autant que collectif parce que pareille
manifestation de sa part l’engage. De même qu’à l’évidence,
chacun peut choisir de ne pas se dire tel et ne pas se manifester
de la sorte. Or, trop souvent, que voit-on, sinon ledit
intellectuel désigné comme représentatif se désengager en lieu
et place de s’engager ? Pourquoi, dès lors, être surpris que sa
parole ait plus d’impact chez les non-musulmans que parmi les
musulmans ?
Au-delà des qualités intellectuelles des uns et des autres, il
ne suffit pas de s’appeler Rachid ou Rachida pour être
légitimement invité à débattre du contenu du Coran. Il faut être
personnellement concerné. Même animés par la foi du
charbonnier, ceux qui fréquentent la mosquée, voire Internet,
ne peuvent en aucune manière se reconnaître dans les paroles
de personnes qui, même si elles insistent à préciser qu’elles
sont de culture musulmane, n’apparaissent ni s’inspirer de
l’idée qu’ils se font de Dieu, ni les accompagner au quotidien
dans la gestion parfois fastidieuse du culte. Ce hiatus,
toutefois, a été comblé ailleurs.
Si le catholicisme a su participer activement à l’élaboration
de la conscience sociale générale sans perdre son insistance
sur la primauté de la transcendance, c’est grâce aux
dominicains rebelles de Lacordaire engagés auprès du peuple,
aux curés du Sillon de Marc Sangnier proches du prolétariat et,
après-guerre, aux prêtres-ouvriers installés dans les usines et
les banlieues. Si le protestantisme a pu contribuer
significativement au perfectionnement de la tolérance publique
tout en restant fidèle à l’esprit du Désert{11}, c’est grâce à des
pasteurs indociles qui n’en sont pas moins partis à la rencontre
de la modernité. Si le judaïsme témoigne concrètement de son
profond souci de l’altérité tout en conservant sa singularité,
c’est grâce aux rabbins réformateurs, parfois des femmes, qui
prient et enseignent dans les synagogues libérales où est
diffusé ce message. Aussi est-ce en acceptant de prendre part à
la vie des mosquées, ou en aidant à en ouvrir de nouvelles
parce qu’aucune ne répondrait à leurs attentes spirituelles, que
les intellectuels musulmans qui veulent combattre les maladies
de l’islam pourront exercer une influence.
Or, c’est ce que ne fait pas l’intellectuel musulman, ou qu’il
fait insuffisamment si l’on veut être indulgent. À l’instar d’un
Georges Bernanos qui allait à la messe, se confessait et
communiait, nous aimerions que ledit intellectuel musulman
se montre à la mosquée, qu’il relate dans un magazine le choc
spirituel que lui aurait occasionné son pèlerinage à La Mecque
et qu’il publie en librairie, dans un même élan, un libelle
intitulé Les Grands Cimetières sous les dunes qui, partant
d’une lecture généreuse du Coran, ferait date dans la critique
de ces sociétés qui renvoient la majeure partie de l’humanité
au sort peu enviable de mécréants. Cet intellectuel manque,
comme font défaut les lieux où il pourrait animer des cercles
d’études qui s’adresseraient à une jeunesse ayant soif de
savoir. Tout est à construire. Avec pour pierre fondatrice que
ledit intellectuel commence par indiquer clairement au nom de
qui il entend parler.
4
Misère du nom musulman

De qui et de quoi est-il question, en effet, lorsque l’on


invoque le nom de « musulman de France » ? Là repose une
nouvelle source de confusion. Là encore, au sein de ce débat
crucial où il s’agit de prendre en charge notre relation
collective à l’islam, je dis que le musulman ne peut être que
celui qui croit en la révélation coranique. C’est même l’unique
manière de prendre le fait religieux au sérieux, pour ce qu’il
est. Je sais qu’une telle approche est disputée. Mais je ne vois
pas d’autre définition possible dès lors qu’il s’agit bien de
définir, c’est-à-dire de délimiter, de circonscrire, de tracer un
en dedans et un en dehors, seul critère apte à répondre à la
question de l’heure. Il en résulte comme corollaire qu’il n’y a
pas de « peuple musulman » au-delà de cette définition,
comme il n’y a pas de « peuple chrétien » au-delà de la
définition analogue pour ceux qui croient en la révélation
évangélique. Les débats sans fin sur le nombre de musulmans
qu’il y aurait en France proviennent de cette absence de
clarification où l’on mélange rapport à la culture, rapport à la
foi. Que signifie d’avancer le chiffre de 4, 5, 6 ou
8 millions de musulmans à moins de considérer, par effet de
miroir, que la France est composée de 55 ou 60 millions de
chrétiens plus les autres ?
De surcroît, le terme « islam » n’est pas moins un mot-
valise que le terme « laïcité ». Il existe des islams,
correspondant à des écoles diverses et des pratiques différentes
qui sont géographiquement situées, comme il y est des
christianismes, des bouddhismes ou des judaïsmes qui
apparaîtront chaque fois semblables ou dissemblables selon où
l’on fera porter l’accent. Les croyants peuvent ainsi se
reconnaître dans l’une ou l’autre des multiples traditions
sunnites qui sont majoritaires en France, des courants chiites
ou duodécimains plus discrets, ou des confréries
subsahariennes ou soufies également présentes, cette variété
étant propice dans son principe à ce qu’ils débattent
légitimement du contenu de leur foi et en viennent à envisager
son éventuelle réforme.
Certes, je n’ignore pas l’évident écart entre les pratiquants,
nombreux, qui se rendent à la grande prière du vendredi et les
pratiquants, plus nombreux, qui suivent le ramadan et le font
souvent dans le cadre d’une référence identitaire ou se mêlent
le culturel et le cultuel. Mais il en va ainsi dans toutes les
religions. Nous connaissons des catholiques qui ne vont qu’à
la messe de Noël, des protestants qui ne participent qu’aux
Assemblées du Désert, et encore pas tous les ans, ou encore
des juifs de Kippour, selon la formule même des rabbins, que
l’on ne croise à la synagogue que le jour du Grand Pardon.
Or, aujourd’hui, tout le monde semble être à la recherche de
son « musulman ». Étrangement, de mêmes acteurs peuvent
d’une part fustiger le communautarisme et d’autre part
chercher à l’islam de nouveaux représentants qu’ils répugnent
à reconnaître dans ceux qui gèrent le culte au quotidien. En un
mot, il ne s’agit plus pour eux d’organiser la représentation
d’un culte, mais plutôt de matérialiser un musulman
sociologique chez qui la religion ne serait qu’une composante
et de fusionner ainsi les représentations cultuelle et culturelle
pour, à la fin des fins, favoriser un communautarisme qu’ils
prétendent par ailleurs refuser. Ainsi, régulièrement,
des personnalités diverses, anciens membres de cabinets
ministériels, élus de toutes tendances, responsables associatifs,
entrepreneurs ou membres de professions libérales qui désirent
mettre en valeur leur réussite sociale relancent l’idée d’un
organe rassemblant l’ensemble des entités musulmanes ou
supposées telles, lequel échoue depuis des années à se
constituer.
Le modèle envié est celui du Conseil représentatif des
institutions juives de France, le CRIF, acteur politique qui
s’ancre dans une réalité qui le dépasse. Laquelle ? Celle de la
cristallisation par l’histoire confessionnelle, la transmission
culturelle, les drames accumulés et le regard perpétuel de
l’Autre, selon la formule de Sartre, d’un peuple juif avec ses
cercles d’appartenance distincts et ses modes d’être multiples
dont les membres in fine sont reliés au même rhizome
maintenu au fil des siècles. Le monde juif unit un peuple
culturel autant que cultuel comme aimait à le définir le Bund,
cette organisation révolutionnaire des ouvriers israélites
d’Europe centrale qui revendiquait à partir de ce critère une
autonomie nationale. Un peuple réinventé à travers l’adhésion
fidèle à la loi de Moïse qui, comme chacun sait, n’était pas
juif, dont l’histoire diasporique fait qu’on ne peut le contenir
dans une forme étatique, qui est présente dans nombre de
citoyennetés et dont la persistance têtue faisait l’admiration de
Jean-Jacques Rousseau{12}. En un mot, s’il y a un peuple juif,
il n’y a pas de peuple musulman.
Même à ne considérer que les communautés de foi, aucun
exil n’arrive à transcender les appartenances nationales ou les
origines des croyants devenus ou nés Français. Il y a ainsi les
Algériens qui ont leur propre histoire et leurs propres drames
suscitant un rapport particulier à la France et qui tiennent sans
partage à leur Grande mosquée de Paris. Il y a les Marocains
qui ont comme point de référence, même pour la contester, la
tradition qui lie la monarchie à la famille du Prophète. Il y a
les Tunisiens et leur relation propre à la laïcité, là encore du
fait de l’histoire, mais qui diffère de celle prévalant dans les
autres pays du Maghreb. Voilà pour l’essentiel les racines des
musulmans sociologiquement majoritaires en France. Il y a
aussi les Turcs, habitués à être administrés par l’État et à la
relation compliquée avec la culture arabe ou encore les
Indonésiens qui viennent du pays musulman le plus peuplé du
monde, mais qui semblent exotiques à tous les autres. Il est,
bien sûr, tous ceux qui veulent s’émanciper des États de
provenance pour être pleinement Français, même s’ils gardent
les traces de leurs origines familiales : les Subsahariens, en
particulier au sein des foyers de travailleurs migrants, sont
d’une fraternité plus transnationale, mais le plus souvent entre
eux car l’expérience montre qu’il est difficile d’y faire
cohabiter Africains et Maghrébins, même si tous sont
musulmans ou supposés tels. Cette assomption du fait national
crée des divisions bien plus fortes que les distinctions dans
lesquelles se reconnaissent Séfarades et Ashkénazes. Entre
Tunisiens, Marocains et Algériens, les seuls au fond que le
regard extérieur catégorise et assigne immédiatement comme
musulmans, on peut se faire la guerre pour un bout de Sahara
jusque sur les bords de la Seine. C’est, du reste, le problème
structurel de l’islam de France qui n’a pas failli à ressurgir dès
lors qu’il s’est agi de choisir un président à la fondation
éponyme, relancée en 2016 après un premier essai inabouti en
2005.
Ce refus des réalités coûte à la société française à qui il
manque une représentation cultuelle assez large pour
rassembler les diversités de l’islam et suffisamment solide
pour supporter les nécessaires aléas de toute vie associative.
Autrement dit, c’est une voix capable de se construire en
légitimité qui fait défaut.
Afin de pousser les feux d’un impossible projet
communautariste, il est de bon ton, chez de nombreux
commentateurs, de souligner les faiblesses du Conseil français
du culte musulman. Pour avoir été pendant des années l’un de
ses acteurs sui generis, mais aussi l’un de ses rudes critiques,
je ne méconnais pas les faiblesses de l’institution. Or, avant de
m’essayer à tracer le chemin qui permettrait d’en dépasser les
blocages, force est de faire remarquer qu’il n’a jamais été
proposé une quelconque structure alternative qui viendrait se
substituer à celle déjà existante, laquelle est avant tout fondée
sur la volonté que les responsables des associations cultuelles
locales participent à la désignation de leurs représentants
nationaux. Mais il n’est pas moins vrai que le projet conçu
initialement par Jean-Pierre Chevènement n’a pas rempli tous
les espoirs qu’on portait en lui et, alors qu’il est inscrit dans le
paysage institutionnel des représentations cultuelles depuis
plus de quinze ans, dire qu’il a déçu est exact. Encore que,
pour en mesurer l’échec, faudrait-il en rappeler l’ambition.
Elle était d’empêcher que les difficultés sociales des
populations concernées ne soient pas récupérées pour servir de
levier à des revendications religieuses qui auraient fini par
mettre à mal notre paix laïque. Elle avait pour préalable de
stabiliser une instance représentative conforme à notre régime
juridique de séparation, lequel induit une reconnaissance
mutuelle entre les cultes et l’État.
La pierre humaine s’est révélée décevante, c’est peu de le
dire. Cette déficience a laissé l’espace, quand il ne l’a pas créé,
aux prédicateurs qui travaillent à islamiser les souffrances
sociales ou les utilisent comme terreau pour professer un
revivalisme rigoriste. Là est l’échec. Plus que les prosélytes du
Tabligh qui furent les premiers à envoyer en terre indo-
pakistanaise des jeunes qui firent ainsi l’expérience des
madrasas et dont certains finirent dans le djihad, les
postmodernes du salafisme, qui prétendent mimer le mode de
vie des premiers compagnons du Prophète à l’orée du
e
XXI siècle, ont bénéficié de la brèche et sont actuellement en
pleine expansion. Ces nouveaux prêcheurs ont investi les
difficultés quotidiennes des immigrés ou de leurs descendants
pour leur faire accroire que la discrimination est d’abord une
affaire d’identité religieuse réussissant à juguler l’histoire des
débats et conflits qui animèrent l’anticolonialisme
républicain{13}. Aussi ne dira-t-on jamais assez combien la
défaite des attentes et des espérances laïques, qui s’est inscrite
dans la bataille terminologique, nous aura coûté cher alors que
tout l’objectif était de dissocier les sphères civiques et sociales
de l’univers religieux afin de construire d’autres solidarités
que celles, interclassistes, structurées autour de la foi.
Or, c’est sur cette défaite que se sont développés les
courants d’affirmation ou de réappropriation de l’identité
musulmane. Cette défaite s’est traduite dans le vocabulaire. Il
y eut d’abord la disparition du « travailleur arabe » dont
l’épiphanie se brisa sur la crise sociale et sur l’effondrement de
la promesse que portait ce qu’on nommait encore le
mouvement ouvrier ainsi que la culture qui l’accompagnait et
qui était facteur d’intégration. Une date clef fut l’année 1983,
celle de l’ouverture libérale qui signa la défaite idéologique du
Programme commun, celle aussi de l’échec du « mai 1968 des
travailleurs immigrés » à Renault-Flins, Citroën-Aulnay et
surtout Talbot-Poissy. La grève fut disqualifiée par Pierre
Mauroy, Premier ministre, qu’il accusa d’avoir été fomentée
par « des groupes religieux et politiques qui se déterminent en
fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales
françaises », avant d’être suivi dans le même registre par
Gaston Deferre ministre de l’Intérieur, stigmatisant un conflit
mené par des « chiites [sic] et intégristes{14} ». Il ne pouvait y
avoir de meilleur moyen pour enterrer le mouvement des
travailleurs arabes ou la figure du révolutionnaire africain
portée par un Mamadou Konté, immortalisé par François
Béranger dans le refrain de sa chanson « Mamadou m’a dit, on
a pressé le citron il faut jeter la peau ». Dans la sphère
culturelle, le coup de grâce fut porté par l’encensement du film
Tchao Pantin de Claude Berri qui renvoya définitivement,
avec la complicité ingénue de Coluche, l’« arabe » de nos rues
au sordide de la délinquance, du trafic et du meurtre. Le
« jeune beur » ne devait pas plus survivre aux fausses
promesses de reconnaissance que fit espérer la marche pour
l’égalité et contre le racisme qui eut lieu cette même année
1983 et l’appellation à son tour ne valut qu’un temps. Après le
discrédit des pères vint la défaveur des fils et ce dernier échec
favorisa le passage assumé à une désignation mélangeant le
cultuel et le culturel, le « jeune musulman », dont il faut
rappeler à ceux qui le glorifient qu’il est d’abord le produit de
cette longue débandade des amis de l’affranchissement social.
C’est dans ce climat de déréliction que, pour beaucoup de
désillusionnés, le « musulman » est devenu ce nouveau damné
de la terre dont l’émancipation, dans un califat authentique et
retrouvé, annoncerait la libération plus globale du monde.
C’est ainsi que de nouveaux prêcheurs ont trouvé leurs idiots
utiles, associatifs désœuvrés, élus opportunistes ou
intellectuels orphelins de la classe ouvrière. Par présomption et
par facilité aussi, afin de mieux contrôler une jeunesse en mal
d’égalité qui leur échappait, des collectivités locales aveugles,
des institutions étatiques un peu naïves, mais qui en sont
revenues, se sont demandé si les prédicateurs musulmans ne
feraient pas de bons travailleurs sociaux autrement plus
efficaces et plus représentatifs des populations locales que les
habituels bataillons séculiers et si les mosquées ne
constitueraient pas dans les cités des lieux de sociabilité et
d’encadrement avec lesquelles il serait possible de contracter
alliance. L’heure était aussi à glorifier les États-Unis dont on
se souviendra que leur ambassade draguait les quartiers dans le
but de valoriser un modèle qui, fondé sur la libre entreprise,
était présenté comme le contraire de celui de la France parce
que supposément soucieux de la liberté de religion. Pour les
moins fascinés par La Mecque du capitalisme, les Black
Muslims, cette organisation regroupant des convertis afro-
américains à l’islam et participant à la lutte contre les
trafiquants de drogue dans les banlieues ethnicisées du
Nouveau Monde, devinrent le modèle en vogue et Malcom X
fut consacré le nouveau Che. Des sociologues écoutés
postulaient que « l’entrée en religion, loin d’être un retour aux
sources, s’avère un facteur d’intégration et permet de vivre
pleinement le double lien avec ses parents et la société
occidentale{15} ». En un mot, comme l’affirmait naïvement un
jeune, interrogé en 1985 par Le Monde : « Dieu a remplacé
pour nous la police{16}. » Erreur funeste.
5
Misère de l’envoilement

Une fois cette bataille des noms perdue, l’affirmation


identitaire et acceptée du « musulman », en lieu et place des
dénominations laïques qui organisaient les indispensables
confrontations démocratiques sur un autre principe que le fait
religieux, va se trouver un programme d’action transitoire :
avant l’établissement d’un monde qui aura pris pleinement
conscience de la nécessité de vivre dans le chemin tracé par la
loi de Dieu, le motif de la « pudeur » lui servira de levier et le
port ostensible du voile, de drapeau. Recouvrant hier en
Occident comme en Orient les femmes afin de distinguer
celles de « bonne vie » de leurs sœurs « aux cheveux libres,
fumant et de mauvaise réputation », le voile, dont la
Révolution khomeyniste de 1979 a marqué le retour, focalise
depuis une crainte plus profonde. Il signe le début des
involutions au sein du monde musulman, et ce, dans un
mouvement inverse à notre monde au sein duquel la
disparition progressive des pressions issues de la morale
religieuse sont concomitantes du mouvement pour l’égalité des
sexes. Or, même si la culture arabo-musulmane n’est pas
réductible à sa dominante théologique, c’est bien celle-ci qui
est à l’origine du durcissement en matière de port du voile.
Ainsi, dans les versets révélés du Coran, le hijab n’est pas
seulement relatif à la nécessité pour les femmes du Prophète
de ne pas s’exposer dans l’espace public sur le même mode
que les autres femmes et, dans la prose intégriste, il est surtout
lié au fait que le Prophète aurait peiné à réfréner son désir vis-
à-vis de l’épouse de son fils adoptif, Zaïnab, dont la beauté
l’aurait attiré de manière irrésistible, d’où l’impératif pour
chaque femme de voiler son jayb, littéralement sa « fente » et,
partant, de supprimer toute échancrure sur le corps féminin
susceptible de susciter plaisir ou fantasme, fesses, seins, gorge,
bouche, visage.
Le programme de l’envoilement est bien celui de
domination. Contrairement au slogan que l’on pouvait
entendre à Paris, en 1979, dans certaines manifestations,
« avec ou sans tchador, la femme se libère en Iran », l’essor du
voile n’est le signe d’une quelconque avancée émancipatrice
en aucun point du globe. Le pouvoir turc qui en a réinstitué
l’usage chez les fonctionnaires de sexe féminin, tout en
affirmant à la masse de ses soutiens qu’il existe une inégalité
fondamentale entre hommes et femmes, est là pour remettre
les pendules à l’heure.
Nous avons cependant oublié que la bataille du voile n’est
qu’une variante de la « lutte pour la pudeur » qu’entamèrent au
début des années 1980 de jeunes born again de croyance
musulmane et dont l’épicentre paroxystique fut la guérilla du
bermuda dans la banlieue lyonnaise, terreau dont finirait par
émerger Khaled Kelkal, le principal auteur de la vague
d’attentats de 1995. À l’orée de cette décennie, des groupes de
garçons affirmèrent que l’obligation de pudeur devait conduire
à ne pas trop se dévêtir, fut-ce dans le cadre des activités
sportives et tentèrent « d’empêcher les filles d’aller en maillot
de bain à la piscine », lesquelles, pour être issues des mêmes
milieux, ne s’en mirent pas moins à « résister » à ce diktat
selon un reportage publié alors par Le Monde{17}. À défaut de
convaincre les « sœurs », ainsi qu’il en va aujourd’hui de la
désignation à laquelle beaucoup de leurs cadettes doivent se
résigner, ces jeunes ouvrirent un conflit violent avec l’hôtel de
ville de Lyon qui obligea les autorités à disposer un service
d’ordre au bord des piscines municipales et à solliciter le
renfort des CRS aux alentours afin de juguler une vague
contestataire pour qui la seule tenue décente à la piscine se
résumait au bermuda. Pour faire cesser les troubles, perçus au
départ que comme d’étranges monômes d’une jeunesse peu
soucieuse de changer un accoutrement emblématique mais
souvent poussiéreux puisque porté à longueur de journée, un
compromis fut scellé dans le bureau du préfet du Rhône avec
les représentants des perturbateurs grâce à l’arbitrage
bienveillant du dirigeant de la grande mosquée de Lyon qui
estima que le boxer, c’est-à-dire un maillot à mi-cuisse,
représentait une proposition pouvant satisfaire les deux parties.
Cette première guérilla au nom de la « pudeur » se poursuivit
néanmoins en s’étendant à l’ensemble des activités sportives
où se développa progressivement l’idée que prendre une
douche après l’effort requérait là encore d’être couvert au
moins d’un bermuda. C’est aujourd’hui la norme dans certains
clubs puisque, dès lors que dans un lieu collectif quelqu’un se
refuse au regard de l’autre, le sentiment gênant de la nudité ne
peut que s’imposer à tous. C’est aujourd’hui aussi la source
des tensions qui adviennent après les cours de sport dans
certains collèges ou lycées, ce qui incite les enseignants à ne
plus imposer la douche naguère d’usage. C’est aujourd’hui
enfin la tendance dominante dans les lieux de détention où les
enfants de l’immigration, comme les adultes, sont trop
présents et où des pères-la-pudeur imposent qu’on ne puisse
bénéficier de l’effet relaxant de l’eau que vêtu d’un drap ou
d’une djellaba, transformant ainsi la douche-détente en
douche-prison.
L’enjeu clef de l’engagement pour la « pudicité » demeure
le corps des femmes qui, par nature, appellerait à la luxure. À
la décharge de l’islam rigoriste, contenir le féminin n’est pas
une idéologie qui lui soit propre. Elle est sur le plan historique
la marque des régimes autoritaires et réactionnaires pour
lesquels il y aurait un éternel féminin dangereux, facteur de
désordre qu’il faudrait encadrer, contrôler et mater, au besoin
en l’humiliant. Les sociétés musulmanes, de ce point de vue et
dans leur grande majorité, signifient par-là ce qu’elles sont.
L’islamisme, qui ne connaît sur ce sujet aucune limite, y
survient en postulant qu’un moudjahid tué par une peshmerga,
autrement dit un soldat d’Allah abattu par une milicienne
kurde, ne saurait rejoindre le paradis des 70 vierges promises
au djihadiste mort sur le chemin tout tracé de la perfection et
seules aptes à satisfaire l’érection perpétuelle qui lui vaut
trophée, délire dont on pourrait s’amuser si les fous de Dieu
n’y voyaient l’ultime motivation au suicide-kamikaze, élevé
lui-même au rang d’acmé de leur activisme.
Il est certes loisible de considérer que l’envoilement relève
de l’intime et qu’on n’a pas à en juger dès lors qu’aucune
violence n’accompagne des rapports inégalitaires aussi
librement consentis soient-ils. On ne pourra cependant ignorer
la pression sociale s’affichant comme morale et religieuse qui
s’accroît sur les femmes, mais qui charrie des pratiques dopées
par le système marchand comme l’adoption de l’épilation
totale devenue normative du désir pour une femme-enfant
virginale à jamais{18} ou son pendant, la reconstitution
chirurgicale d’un hymen que se payent des jeunes femmes
d’origine maghrébine ou turque en preuve attendue de leur
pureté au moment du mariage. On ne pourra toutefois omettre
la volonté de revanche des garçons qui, par le voile, trouvent
un exutoire à leur ressentiment social vis-à-vis des filles qui
réussissent mieux qu’eux ; ou encore qu’il est
malheureusement trop fréquent que, dans certains quartiers, les
jeunes femmes non voilées soient considérées comme des
« salopes » et finissent par endosser cette cuirasse afin de « ne
pas se faire emmerder » ou parce qu’elles n’ont pas encore
acquis la force suffisante pour rompre avec le patriarcat
souffrant des garçons. On ne pourra néanmoins effacer que ce
fut après avoir constaté que « dans les cours de récréation, des
groupes de garçons insultaient, voire menaçaient les filles qui
ne portaient pas le voile » que la commission Stasi finit par
préconiser une loi protectrice qui en interdit le port au sein des
établissements scolaires{19}.
Pour toutes ces raisons, il n’est pas superflu de demander
aux défenseurs des jeunes filles voilées s’ils ont conscience
que leur plaidoyer acharné favorise le contraire d’un
pluralisme vestimentaire en encourageant l’uniformisation des
comportements sous prétexte d’une postmodernité
multiculturelle dont le dernier exemple en date aura été le
burkini{20}. Dans le contexte idéologique qui vient d’être
décrit, ce maillot de bain couvrant contribue de manière
singulière à la volonté de marquer l’espace public des signes
de ce que serait une « normalité » islamique. Il consiste dans le
renouvellement modernisé de l’impératif archaïsant selon
lequel il faudrait cacher le corps des femmes. Il est moderne
au sens où il est pleinement un produit marchand, se vendant
sur Internet, opérant dans un raccourci saisissant la synthèse
d’un monde musulman dominé par deux pôles qui
s’alimentent l’un l’autre parce qu’ils sont intrinsèquement liés
entre eux, celui de l’ultra-capitalisme économique et de l’ultra-
rigorisme moral des monarchies pétrolières du Golfe et celui
des entreprises radicales les plus folles, les plus
insurrectionnelles et les plus barbares menées au nom de
l’islam et dont ces mêmes États ont été ou demeurent les
parrains. Il est archaïque en ce qu’il renvoie, dans
l’imaginaire, à la mainmise collective et la force brutale
qu’esthétise sa forme sublimée à grand renfort de marketing.
Au contraire du voile traditionnel qui apparaissait dans sa
grisaille comme une permanence héritée du passé, le voile
contemporain symbolise dans son flagrant affichage le devenir
d’une société pour laquelle on milite en faisant de son corps
une pancarte. Il est issu d’une pensée qui, dans son
antiféminisme, s’apparente aux mêmes mécanismes
idéologiques que ceux qui ont précédé et accompagné le
fascisme. Courant à la fois politique et artistique, le Futurisme
de Marinetti se voulait pleinement inséré dans l’ère techniciste
de l’acier et exaltait la guerre comme la vocation naturelle de
l’homme qui, pour démontrer une virilité « métallisée » et
« intarissable », devait dompter instincts, sentiments et, pour
éliminer tout risque de défaillance, devait s’écarter « de la
puante complicité de la matrice de la femme{21} ». Déclinaison
estivale de ce principe, le burkini entend donner à voir le
féminin à la fois comme dompté comme danger et exhibé
comme trophée. Prétextant de la résistance à l’impudicité, il
est à l’inverse de la pudeur puisqu’il assure à celle qui le porte
une visibilité maximale, plus grande que celle des femmes qui,
de longue date, fréquentaient de temps en temps les plages et,
parfois, se baignaient habillées loin du regard des hommes. Le
burkini est au maillot de bain ce que les tenues cuirs avec
masque sont à la dentelle : le plaisir d’une pulsion
sadomasochiste que l’on assume.
Que la bataille essentielle contre un support aussi
idéologique ne soit par de l’ordre du droit, c’est une évidence.
De même qu’on ne combat pas efficacement et durablement
des idées qu’on conteste en interdisant un journal, de même la
prohibition du burkini-manifeste représente une riposte faible
dans la guerre qu’on doit opposer aux idées qu’il véhicule.
Que beaucoup ne voient pas en quoi il heurte l’intuition
commune d’un monde populaire qui craint la disparition d’une
partie de ses acquis obtenus de haute lutte, c’est déjà peu
s’intéresser aux gens. Mais décréter qu’il s’agirait d’un « objet
comme un autre », en dénier la portée politique, est une faute
d’autant plus étonnante quand elle vient de politiques ou
d’observateurs qui, dans d’autres domaines, n’hésitent pas à
souligner l’importance des tendances.
Il serait ainsi légitime de démonter sans état d’âme une
grande enseigne de fast-food en excluant toute sanction du
droit, mais pas de dénoncer le burkini puisque ce serait alors
« stigmatiser les musulmans » ? On ne peut être qu’interloqué
de voir ceux-là mêmes qui appellent au boycott de tout produit
israélien, y compris les œuvres d’écrivains ou cinéastes
pourtant critiques d’inquiétantes dérives politiques, ne pas
faire le lien entre cette marchandise de propagande islamiste et
la vague idéologique qui la porte. Il y a là un mystère. Comme
est mystérieux qu’il puisse échapper à ces courants souvent
issus d’une tradition révolutionnaire internationaliste que le
principe de « liberté » dont ils parent les femmes qui portent
ici le voile, sans contrainte autre selon eux qu’une pression
morale ou religieuse dont elles ne veulent pas s’abstraire,
n’aide en rien les femmes qui, dans les pays musulmans,
luttent contre l’obligation objective de le porter.
Le rapport au féminin est devenu le nœud gordien du monde
musulman. On ne peut le réduire au seul sujet de la polygamie
que notre droit interdit comme pratique inégalitaire et qui,
cependant, peut persister comme pratique sociale à des degrés
variés, sans être du reste propre à l’univers islamique.
Déculpabiliser les femmes par rapport à leur corps est le
préalable de l’équité entre les genres et certaines croyantes
musulmanes l’ont perçu comme d’autres femmes croyantes
l’ont compris dans d’autres religions. C’est pour cela que la
pointe du combat féministe à l’intérieur d’un culte, semblable
en cela à une théologie de la libération par les actes, se
matérialise souvent dans la manifestation transgressive de
vouloir guider la prière quand les femmes n’ont pas accès à
cette possibilité. À ses marges, le mouvement libéral juif
dispose de femmes rabbins dont l’existence est recouverte par
l’indifférence générale qu’éprouvent les conservateurs et
autres orthodoxes à cette tendance. Au sein du christianisme,
si les femmes ont accès aux ministères ordonnés au sein des
protestantismes historiques, à tout le moins dans l’hémisphère
nord, le catholicisme et l’orthodoxie en excluent la possibilité,
tout en ayant à s’interroger toujours plus sur leur juste place
dans l’Église et ce, d’autant qu’elles s’y montrent actives.
D’une certaine manière, même si cette pratique restait agréée
de manière marginale par les fidèles, tant qu’à l’instar de
certains pays non musulmans dont la Chine, il n’y aura pas en
France des femmes imams ou chargées de prêcher,
d’enseigner, d’accompagner en prenant une part active au
culte dans la succession de leurs lointaines aînées que le
Prophète Mahomet aurait lui-même adoubées, l’espoir d’un
islam des Lumière demeurera incessamment retardé.
6
Misère et soleil noir :
« Lacombe Lucien », prénom
Abdel

Dans un monde où la dépolitisation semble avoir été


méthodiquement programmée, l’islamité est devenue une
aventure exaltante qui, tel un soleil noir, aspire trop de jeunes
vers un nihilisme tragique. Parce qu’elle s’offre à de multiples
usages, il n’est guère étonnant que de nombreux quidams
veuillent se saisir des pousses vénéneuses du djihadisme qui
croissent de par le vaste monde et les bouturer ici, en terre
haram, afin d’être craints, d’éprouver par la peur ainsi suscitée
une jouissance compensatrice de l’échec social ou personnel
qu’ils avancent, de renverser l’absence de respect qu’ils se
pensent en droit d’attendre. C’est pourquoi les prisons ont été
un des premiers lieux de la diffusion d’une identité qui, de
stigmate, a été retournée en ressource. Mais c’est aussi
pourquoi, en partant de l’étude de l’univers carcéral, la
sociologie normative a développé un concept énigmatique qui
lui a permis d’opérer avec succès une inversion de sens et qui
n’est autre que la figure du « radicalisé ». Avant cette facilité
qui vaut signature de l’époque, la radicalité renvoyait à son
étymologie, à la botanique et à la définition élargie du Littré
dont témoignait, dans les années 1970, jusqu’au recours à
Marx : « Être radical, c’est aller à la racine des choses. Et la
racine de l’homme, c’est l’homme lui-même. » Aller à la
racine, c’était, dans la dynamique d’alors, manifester une
volonté politique pour l’émancipation. La radicalité était une
révolte positive, rationnelle, liée à la théorisation du monde, de
l’histoire, de l’existence. Le nouvel usage du terme laisse
accroire que toutes les révoltes se valent et sont égales. Elle
met sur le même plan les contestations de l’ordre existant
dans leur ensemble, les rendant indistinctement condamnables
au profit d’une variante renouvelée du thème des extrêmes qui
immanquablement se rejoignent. Il faut avoir été soumis aux
discours de certains universitaires mandatés par
l’administration pour éveiller les consciences des hauts
fonctionnaires et les avoir entendus dresser des typologies de
comportements dangereux pour comprendre l’ampleur de ce
nouveau recul de la pensée. Prisonniers ou acteurs d’un savoir
dépolitisé où la plus minime conscience historique brille par
son absence, ces professionnels de l’inculture mêlent dans un
même schéma le militant Black block, anticapitaliste,
altermondialiste, identitaire, frontiste, le nationaliste corse, le
séparatiste basque et le beur ou le converti susceptible de
partir au djihad, dessinant ainsi le portrait d’une classe aussi
neuve que dangereuse, aussi uniforme que menaçante, le jeune
radicalisé.
Dans ce flot qui s’apparente à une rafle, quiconque s’essaie
à discerner et à discriminer, à poser par exemple qu’il est des
révoltes qui sont d’emblée réactionnaires et des révoltes qui
sont d’emblée progressistes, apparaît incongru, sorti d’un autre
monde, parlant depuis quelque planète inconnue. Cette volonté
de mélanger les radicalités part certes d’un bon sentiment,
celui de ne pas stigmatiser l’islam à partir des dérives de ceux
qui s’en réclament pour détruire tout ce qui peut l’être. Pour
autant, en refusant d’aller à la racine de ce phénomène, en
s’abstenant de penser ce qui produit ce radicalisé, en insistant
à dépolitiser cette radicalité, on lui donne une représentation
vitaliste que l’on aurait pu croire révolue et qui nous désarme.
Les experts mobilisés ont transformé l’objet présumé de
leur étude en une sorte de « Lacombe Lucien{22} » dont les
actes ne peuvent être rattachés à une conscience politique, à
une responsabilité possible. Si tout se vaut, le radicalisé
devient un malade éveillant plus ou moins de sympathie ou
d’antipathie. L’emporte ainsi une vision mécanique de la
maladie et de la guérison qui repose sur l’expulsion du mal par
le recours à la purge, à la camisole de force, à l’isolement
temporaire ou perpétuel. Or, si une « dé-radicalisation » est
possible, elle ne ressort pas d’une médecine thérapeutique
d’État, d’un traitement scientifique d’une pathologie sociale,
d’un système public de l’enfermement comme il en allait des
asiles soviétiques au cours des années 1970 après que les
héritiers de Staline eurent consenti à employer des moyens
moins expéditifs qu’une balle dans la tête pour réprimer les
dissidents. Il faut d’abord rendre à la politique tous ses droits.
On ne peut « dé-radicaliser », ou plutôt empêcher de néfastes
dérives, si on ne livre pas une explication du monde et si on
n’appelle pas à une éthique de la responsabilité qui sont les
deux versants d’une même conscience politique. Du reste,
c’est précisément ce rapport à la conviction qui, seul, peut
permettre de mesurer le degré de « dé-radicalisation ».
Pareillement, au regard du rapport à la conviction, on ne
saurait être crédible si l’on omet d’affirmer que, bien que
l’équation comporte l’évidence d’un univers dévasté par des
guerres où les États occidentaux ont leur part, il n’en reste pas
moins que rejoindre des groupes militants qui refusent de
fonder l’existence des hommes sur l’hypothèse généreuse d’un
monde vivable et donc meilleur ici-bas, c’est rejoindre des
groupements criminels. Les deux exigences vont de pair. Or, le
terme « radicalisé » en ne nommant pas la réalité, en récusant
son sens politique, en abstrayant son identité historique, arase
tous les engagements. Mais comment, aujourd’hui, mettre sur
un même pied ceux qui rejoignent les forces kurdes et ceux qui
rejoignent leurs ennemis de Daech dont le seul but est
d’installer leur propre domination au nom de l’islam ? Ceux
qui font la promesse, qui restera à surveiller, de construire une
société démocratique, ouverte, riche de ses diversités et ceux
qui crient en arabe Viva la muerte pour mieux sacraliser une
tyrannie barbare ? Ceux qui ont accepté la loi de l’échange et
ceux qui veulent un monde entièrement réglé par la logique de
domination, qui projettent un stalag planétaire dans lequel ils
ambitionnent d’être les nouveaux gardiens d’un enfer sur
terre ? Parmi les définitions disponibles du jeune djihadiste,
sans doute faut-il entendre celle du philosophe Alain Badiou :
un fasciste contemporain dont la révolte est « une pulsion de
mort articulée dans un langage identitaire{23} ».
L’exercice est alors plus difficile qu’une dénonciation
faussement empathique ou qu’un traitement supposément
curatif. Dans la lutte contre ce nouveau totalitarisme, c’est une
évidence que la police a son rôle, indispensable, qu’il faut
craindre la catabase qui s’annonce des soldats perdus du
djihad, qu’il faut mettre hors d’état de nuire ceux qui veulent
poursuivre ici les combats menés là-bas, qu’il faut punir ceux
qui ont commis des exactions dont certaines s’apparentent à
des crimes contre l’humanité. Comme il est évident aussi, si
l’on se souvient que le facteur décisif de la conversion des
Allemands à la démocratie a été la défaite militaire du
nazisme, que la défaite militaire de Daech sera décisive pour
en faire cesser l’attrait. Mais le champ d’intervention majeur
demeure celui des idées qui ne relève pas de la maréchaussée.
Il connaît des fronts multiples, dans l’islam, autour de l’islam,
en nous-mêmes et chaque victoire ou défaite tactique a une
incidence sur la ligne globale de confrontation, à commencer
par la lutte que chacun doit entreprendre contre l’inévitable
tentation du manichéisme.
Cependant, c’est au sein de l’islam que se joue l’issue de la
guerre. Le premier poids de l’effort peut être seulement porté
par ceux qui pensent et agissent en son dedans. D’où le
caractère crucial de voir des intellectuels et des responsables
liés au culte musulman sortir de la tranchée.
7
Misère de la « réforme »

La Nahda ou la Salafiyya, ces formalisations de la


nécessaire réforme de l’islam, sont déjà des figures anciennes.
Sur fond de la décomposition de l’Empire Ottoman au
e
XIX siècle, la première est liée à la renaissance de l’arabité que
promeuvent également les chrétiens du Levant mais qui voit
aussi des penseurs musulmans, en particulier l’Égyptien Rifa’a
al-Tahtawi, mort en 1873, tenter une synthèse entre les
commandements du Coran et les principes de la Révolution
française. La seconde, dont la figure la plus importante est le
persan Jamal al-Din al-Afghani, mort en 1897, est plus
immédiatement religieuse et affirme que, plutôt que les armes
de la guerre sainte, ce sont la pensée, la réflexion qui
redonneront à l’islam son prestige et son rayonnement
universel, l’encre du savant étant plus importante que le sang
des martyrs, la plume plus importante que le sabre.
Ces deux écoles restent, dans leurs approches, d’une
brûlante actualité. Pour autant, l’islam moderniste est en berne
et ce, particulièrement dans le monde arabo-musulman dont
elles sont issues. Ce même monde où, après l’échec des
régimes laïques dictatoriaux dont les agonies ont été
concomitantes à celles des régimes socialistes, l’incapacité des
printemps contestataires à faire éclore la démocratie a favorisé
la montée du fascisme islamique, vécue comme la dernière
expérience à n’avoir pas été tentée par une jeunesse qui se
conçoit assignée à l’échec social, condamnée à n’avoir d’appui
qu’un mur de désespérance.
L’idée de la réforme se survit en Europe, et particulièrement
en France, où elle est régulièrement relancée par diverses
personnalités. Quelques écrits existent qui ont l’inconvénient
de n’être médiatisés qu’auprès d’un public qui ne va pas à la
mosquée et dont le rapport à la foi musulmane, voire à la foi
tout court, est quasi inexistant. Ces textes, parfois de vrais
traités, ne peuvent cependant avoir aucun impact sur le
paysage cultuel musulman dès lors que les intellectuels qui les
produisent et, plus largement, les élites qui s’en revendiquent,
pareillement auto-désignés, ne s’investissent pas dans la
gestion même dudit culte. Si la crise aiguë que nous traversons
peut faire espérer une sortie de la torpeur ambiante et suscite
de retentissantes proclamations relayées par la grande presse
néanmoins absente des mosquées{24}, la réussite savante ou
sociale d’une élite, aussi cultivée ou intégrée soit-elle, aussi
apte à être placée sous les feux de la rampe médiatique qu’elle
puisse se révéler, ne peut constituer en soi une base de
légitimité opposable au petit peuple, surtout si ses membres ne
se montrent guère enclins à se mélanger avec lui. Si elle veut
avoir quelque influence, il faut que l’élite qui se veut éclairée
et engagée suscite des lieux qui seraient autant de points
d’ancrage à partir desquels rayonnerait l’islam de la
spiritualité et de la tolérance qu’elle souhaite promouvoir.
L’État laïque tente bien de suppléer ce manque, il ne pourra
totalement le combler. En un mot, pour qu’il y ait une
théologie nouvelle qui se diffuse, il faut qu’il y ait des
instituts, des séminaires, des mosquées, des cercles libéraux
qui, sans renoncer à l’affirmation sans faille de la foi, fassent
évoluer les pratiques et, par là même, l’image de l’islam.
À part quelques groupes de jeunes qui essayent, souvent
sans moyens, de présenter à leur génération un autre chemin
que l’enfermement dans le texte, presque rien de tout cela n’a
été entrepris. Ceux qui prétendent à la réforme semblent
vouloir être reconnus sans assumer les contraintes du fidèle et
jusqu’à leur profession de foi paraît désincarnée. Aucune
expérience du pèlerinage à relater, aucune expérience familiale
de l’ascèse du ramadan à transmettre, aucune expérience de la
prière du vendredi à partager : ils n’ont en fait aucune parole à
délivrer sur la concrétude de leur rapport à Dieu, de leur
aspiration à la spiritualité et de la convivialité qui en
accompagne les gestes. Rien qui puisse faire lien avec la
masse des fidèles qui doivent être gagnés à la réforme dont
dissertent les élites en voie de sécularisation accélérée, mais à
laquelle on aimerait précisément voir adhérer les humbles qui
vont à la mosquée. Les clercs potentiels sont dans la
déficience, ce qui ne les empêche pas de critiquer de manière
condescendante cette multitude qui fait aujourd’hui de l’islam
une religion populaire, qu’ils jugent quelque peu frustre, qu’ils
qualifient du juste milieu, qu’ils considèrent n’être pas à la
hauteur des enjeux, ce qui est vrai, mais qui, au moins, n’en a
pas l’arrogante prétention.
8
Misère des responsables cultuels

Qu’ils soient affiliés au Conseil ou qu’ils gravitent autour de


lui, les responsables français du culte musulman ont
invariablement adopté une attitude de dénégation. On l’a
entendue prévaloir une fois de plus après les attentats de
janvier et novembre 2015 : « Tout ceci n’a rien à voir avec
l’islam. » Un infléchissement a commencé à se faire jour avec
la nouvelle profession de foi du recteur de la Grande mosquée
de Paris consécutive, en 2016, à l’acte de terreur de masse du
14 juillet à Nice puis l’égorgement du père Jacques Hamel le
26 juillet à Saint-Étienne-du-Rouvray : « Il faut que le monde
musulman s’interroge sur ce qu’il est et il faut que nous
travaillions à une réforme de l’islam. » C’est dire si la
secousse a été violente. Mais ce retournement a souligné à la
fois la longue réticence, l’évolution tardive et l’isolement
constant de celui qui, des années durant, a été la figure
publique la plus connue de l’islam de France et, dans le même
temps, en a incarné l’impasse{25}.
Dans un geste d’autodéfense, les responsables musulmans,
et par-delà leurs fidèles, s’abandonnent majoritairement à
soutenir l’idée que les meurtriers n’ont rien à voir avec l’islam.
Ils prêtent ainsi le flanc, a contrario, à une globalisation
stigmatisante du monde islamique qui inclinerait naturellement
au terrorisme. Ils sont confortés dans cette contradiction par
les discours sophistiqués de bienveillants selon lesquels la
référence à l’islam serait sans importance, tout au plus un
prétexte comme il y eut d’autres faux nez à la violence
fanatisée jadis ou naguère. On est Kouachi aujourd’hui comme
on fut Ravachol hier, l’islamisme s’étant substitué à
l’anarchisme.
Encouragés de la sorte dans le relativisme, rares sont les
responsables musulmans qui s’interrogent sur le rapport entre
islam et islamisme. Rares sont ceux qui acceptent de voir que
dans le réveil général et planétaire des identitarismes religieux,
l’islam laisse voir une inquiétante porosité à sa propre
tentation fondamentaliste qu’amplifie sa prétention
mondialisée et, partant, son nombre. Eux-mêmes et les
personnalités diverses qui pétitionnent au nom du « rien-à-
voir » restent absolument assurés que les djihadistes de Daech,
que les jeunes se rêvant combattants issus de nos banlieues, de
nos villes, de nos écoles, qui ne sont pas tous des enfants de
pauvres tant le nihilisme exerce une attraction sur la
progéniture des classes moyennes, que les assassins qu’ils
deviennent n’ont aucun rapport avec cet islam unique dont ils
se revendiquent. Il ne leur vient pas à l’esprit d’envisager qu’il
pourrait s’agir d’une maladie infantile de l’islam comme
d’autres eurent à assumer que les Brigades rouges, la bande à
Baader ou Action directe marquèrent une régression
pathologique mais générique des mouvements anticapitalistes
se réclamant du communisme qui avaient pour eux, de
surcroît, de n’avoir pas rompu tous liens avec l’humanisme et
la mauvaise conscience.
En fait, ces pétitions de principe auront eu pour fonction
essentielle de pourvoir à un fort besoin de déculpabilisation.
Une exonération instantanée et irrécusable, telle aura été la
belle opportunité qu’auront offerte ces protestations
immédiates, induisant que de tels événements tragiques sont
dans leur essence adventices, extérieurs, donc étrangers à
l’univers de croyance dont ils se targuent. Si ce n’est pas
l’islam, si cela n’a pas de rapport avec l’islam, si ce ne sont
pas des musulmans, même si ces jeunes se revendiquent
comme tels, il n’y a pas de bataille herméneutique à mener,
pas d’exégèse dynamique à conduire, pas de traduction
contextuelle des hadiths à produire, pas de théologie à
questionner. Ceux qui, devant les pouvoirs publics, se
présentent comme soucieux de continuer à exercer ou de
renouveler l’exercice des responsabilités peuvent ronronner
dans leurs certitudes sous le regard perdu de la majorité des
musulmans, sous le regard stupéfait de ceux qui ne le sont pas
et sous le regard angoissé des familles qui voient leurs proches
ou leurs enfants partir vers un monde apocalyptique et une
mort probable. La misère spécifique de l’islam de France c’est
d’abord cela, la domination assumée de la dénégation. Peu ou
prou.
Symboliquement, le plus grave des dénis aura tenu dans la
sentence lapidaire d’abandon que les fils auront entendu être
proférée à leur encontre par ceux qui auraient dû être leurs
pères spirituels. Ce furent et ce sont encore ces mots
laconiques de mauvais patriarches qui croyaient ne remplir
qu’une formalité en se proclamant responsables et qui fuient
devant le poids des responsabilités dans l’épreuve : « Ces
jeunes ne sont pas, ne peuvent être des musulmans. » Un tel
arrêt succinct signifie en fait : « Nous ne voulons pas prendre
en charge notre jeunesse fascinée par un islam qui nous
échappe, une jeunesse en recherche de repères qui lui font
cruellement défaut, une jeunesse sans avenir tentée par une
mort sacrificielle pour enfin se faire reconnaître, une jeunesse
qui brûle de gagner au ciel la place qu’elle n’a pu trouver sur
terre, tout cela parce que nous n’avons pas su lui donner les
moyens d’un combat pour la vie. ». La profession de foi de
l’abandon se dit ainsi : « Ils ne sont pas des nôtres. »
L’abandon sera allé jusqu’à s’interroger sur le bien-fondé d’un
accompagnement religieux des familles dans le cadre d’un
office funéraire musulman pour les auteurs d’attentats, le
moment étant jugé trop propice à des paroles d’égarement. Il
aura fallu qu’un imam danois se propose pour qu’un vague
sursaut s’opère, mais le moment sera resté sans parole, refermé
sur le mutisme, puisque « ce n’est pas l’islam ».
Pour comprendre à quel point ce cri ramassé relève de
l’abandon empressé, il n’est que d’entendre certains
responsables musulmans, ils ne sont pas les seuls, s’appesantir
sur les « convertis » qui seraient les principaux porteurs de
problèmes, eux qui, murmure-t-on, « ne sont pas nous », « ne
sont pas de notre race », « ne sont jamais que les vôtres que
vous n’avez pas su tenir », quitte cette fois à professer une
conception racialiste de la foi.
La vérité est que, abandonnés, les jeunes qui se découvrent
ou redécouvrent musulmans ont pris un autre chemin, ont
construit une autre prédication, ont élu un autre islam que celui
des pères. Et que les plus révoltés d’entre eux se sont
détournés inexorablement de la parole défaillante des pères
pour finir par se tourner, toujours plus loin, vers l’autre
extrême. Faut-il ajouter que ce tragique abandon est amplifié
par le mauvais exemple de responsables qui gèrent leur grande
mosquée sans en faire des lieux de spiritualité, qui cumulent
les bénéfices du hallal ou du pèlerinage plutôt que les
dépenses pour les nécessiteux, qui donnent le sentiment de
vivre de l’islam plutôt que pour l’islam tandis que leur
prédication affairiste est sans partage de générosité, qu’elle
s’énonce sans vision de l’altérité, qu’elle échoue à désigner à
partir de la croyance un bien commun au-delà du cercle
communautaire ? Or, c’est ce qui manque à une jeunesse en
soif de projet et d’idéal ou plus simplement d’une action
humanitaire qui ne servirait pas de couverture au djihadisme,
qui se soucierait d’établir une chaîne de solidarité effective
avec les différentes composantes des peuples irakien et syrien
ou de prendre en charge concrètement des migrants qui sont
majoritairement issus du monde musulman.
Dès lors, face à un tel vide, la comparaison avec l’action
caritative menée par des organisations inspirées par d’autres
compassions cultuelles ne peut qu’accélérer le ressentiment.
Prise dans une chausse-trape tout autant spirituelle que sociale,
abandonnée à son sort par des mauvais maîtres, une partie de
cette jeunesse trouve dans la lutte contre l’islamophobie un
exutoire qui fait écran à des engagements plus émancipateurs.
9
Misère de l’islamophobie

S’il est un mot piège, c’est celui-là. Le terme


d’islamophobie ne permet pas de distinguer ce qui est de
l’ordre du racisme et ce qui relève du droit de critiquer une
religion. Le racisme, dont l’existence est une évidence, doit
être combattu pour ce qu’il est : une volonté de discriminer,
humilier, exclure des personnes en fonction de leur origine
supposée, racisme dont sont victimes des personnes que l’on
assigne sommairement à leur prétendue identité que l’on dit,
par un glissement de vocabulaire plus général, musulmanes,
mais qui désigne en fait une caractérisation ethnique,
principalement maghrébine. À rebours de ce particularisme
qui procède par exclusion, la critique de la religion s’inscrit
dans l’universalité de la raison commune, à preuve qu’elle
peut être le fait des religieux eux-mêmes.
Ce mot piège a acquis d’autant plus de force que le
développement de son usage est concomitant avec la bataille
politique engagée par l’Organisation de la Conférence
islamique (OCI) qui appelle à poursuivre toute forme de
« diffamation religieuse ». Il abolit la frontière entre l’injure
faite aux personnes, qui est totalement répréhensible, et la
critique adressée aux institutions comme aux doctrines ou aux
visions du monde, qui est parfaitement loisible. Il a surtout
pour plus profond objectif d’islamiser les questions sociales. Il
affaiblit par-là la lutte contre le racisme réel en ce qu’il vise à
faire accroire que le racisme dont on peut être victime n’est
pas affaire d’origine supposée, mais de croyance supposée et
ce faisant, à ne légitimer que le seul prisme religieux, il
participe du mouvement plus général de dépolitisation. Il
éradique enfin la diversité des situations, oublie au passage
que l’on peut être de culture arabe et de culte chrétien à
l’instar des Chaldéens ou mithraïque à l’instar des Yézidis, de
provenance africaine et de confession juive à l’instar des
Falachas, voire élire une identité religieuse, nonobstant son
assignation d’origine, à l’instar de Davis Jr, converti du temple
à la synagogue. Même si la bataille sémantique semble perdue,
il est bon de rappeler ces évidences car une des conséquences
de la propagation du thème de l’islamophobie est d’handicaper
la lutte pour l’égalité sociale de considérations religieuses qui
aboutissent inévitablement à une division sans limite entre
dominés.
Bien évidemment, la haine de l’islam peut recouvrir un pur
racisme. Chez ceux qui font profession de lutte contre
l’islamophobie, le fait le plus troublant demeure cependant
leur incapacité à percevoir combien ils s’instituent en parallèle
d’une opération similaire, celle par laquelle les ultras du
sionisme entendent réduire toute critique de la politique
israélienne à un antisémitisme et tâchent d’imposer l’idée que
la critique des actes d’un État équivaudrait à une mise en cause
des identités des personnes. Sans doute ne le voient-ils pas
parce que, chez beaucoup d’entre eux, la haine du sionisme
vaut réellement couverture d’un antisémitisme dont le mot
d’ordre est scandé de manifestation en manifestation où le
Allahou Akbar n’est jamais loin de l’« Israël assassin », slogan
essentialiste qui n’illustre la critique d’aucune autre entreprise
étatique et qui, au fil du temps, a fini par remplacer le
« sioniste assassin », renvoyant pour le coup à un projet
politique mais qui est désormais fondu dans une opprobre
visant tout un peuple{26}. De même, une fois faite cette
indispensable distinction entre les ordres, il ressort que toute
critique de l’islam ne saurait être un racisme.
Outre l’école et dans sa suite, s’il est un lieu où
l’instrumentalisation de l’islamophobie connaît une
dynamique particulièrement nocive, c’est le monde du travail.
Dans les entreprises, le détournement des batailles
progressistes vers des revendications cultuelles est, symptôme
désespérant, la dernière manifestation de l’affaiblissement
organisationnel et intellectuel d’un mouvement syndical
depuis longtemps sur la défensive. En un mot, la carte ne
protège plus de rien, mais elle sert à asseoir des droits
imaginaires à la différence. C’est ce phénomène qui est
aujourd’hui en expansion. Que des courants, des sections et
des personnalités dont la matrice théorique aura longtemps été
la lutte pour l’émancipation feignent d’ignorer qu’accepter
comme légitimes de telles revendications constitue un piège
mortel pour ce qui reste du mouvement ouvrier, voilà qui
laisse pantois. Pour ne citer que les cas au sujet desquels il
m’arriva d’être interpellé par des entrepreneurs ou des maires
en détresse, ne pas comprendre que l’instrumentalisation du
combat syndical pour obtenir unilatéralement la
transformation d’un vestiaire en salle de prière, pour annuler la
sanction appliquée à un salarié qui conteste l’autorité de sa
hiérarchie parce que cette autorité a été confiée à une femme,
pour légitimer le refus de toucher la main d’une cliente ou
d’une usagère d’un service public, pour demander la
suppression définitive du porc au self-service au regard du
dégoût qu’il susciterait chez le plus grand nombre du
personnel, démettre l’évidence que de telles revendications,
certes minoritaires, n’en sont pas moins porteuses d’une
dynamique de régression majeure, fait plus qu’étonner. C’est
oublier la leçon des combats passés, effacer de la mémoire que
le patronat de l’automobile sut, en son temps, utiliser l’identité
religieuse pour tenter de diviser les salariés, accordant plus
facilement aux uns un droit de prière qu’aux autres un droit de
représentation. Il faut voir dans cette amnésie le résultat différé
d’une crise profonde de la transmission qu’accable désormais
un opportunisme débridé{27}.
Cette volonté d’islamiser la question sociale a son
penseur en la personne de Tariq Ramadan. Depuis des années,
la fausse querelle qui lui est faite a pour enjeu le double
langage qu’il professerait, celui qu’il tiendrait ouvertement la
semaine devant l’opinion et sur les plateaux de télévision,
celui qu’il adresserait en catimini aux initiés, le vendredi, dans
le secret des mosquées. Cette querelle polarise les débats au
point qu’on ne s’interroge plus sur son discours public, le seul
au fond que l’on se doit de juger, mais qui suffit à ce qu’on en
réprouve les présupposés et les objectifs.
À cette présomption s’ajoute l’affirmation qu’il y aurait une
internationale des Frères musulmans dont la section française
serait l’Union des organisations islamiques de France (UOIF)
et que Tariq Ramadan en serait une sorte d’imam caché.
Accusation bien étrange au demeurant car il suffit de mesurer
la bigarrure de ceux qui, par le monde, s’intitulent Frères
musulmans pour comprendre que les différentes organisations
que les observateurs rattachent à ce corpus idéologique, ainsi
que les liaisons qu’elles peuvent entretenir, sont encore plus
diverses et variées que les mouvements communistes à la fin
des années 1970, c’est-à-dire une époque où l’Internationale
n’était plus qu’un lointain souvenir. Ce n’est pas parce que
Tariq Ramadan intervient tous les ans au rassemblement
qu’organise l’UOIF au Bourget qu’il en est le dirigeant ou
l’animateur clandestin ainsi qu’Ernest Mandel pouvait l’être
d’une Quatrième internationale à laquelle étaient rattachés les
amis d’Alain Krivine et qui fut, comme Ramadan, interdit de
séjour en France. De surcroît, l’UOIF a maintes fois fait la
preuve qu’elle est à l’islamisme ce que le Parti communiste de
l’après 1968 fut à la gauche révolutionnaire, un frein pour ne
pas dire un fort défenseur de l’ordre. D’où les problèmes
qu’elle rencontre de manière récurrente avec ses dissidences,
en particulier parmi les jeunes qui finissent par découvrir que
son programme n’est pas d’instaurer la charia en France, mais
aussi parmi de moins jeunes qui usent stratégiquement de la
rupture comme d’un tremplin vers la notoriété à l’instar, en
leur temps, de ces ex-communistes dont les invitations dans
les médias se multipliaient à l’aune de leur capacité à
portraiturer le PCF prêt à déclencher un coup d’État dans la
lancée de l’Union de la gauche. Affirmer que des chefs de
l’UOIF se sont façonnés à la lecture Hassan El-Banna, voilà
qui est indéniable. Postuler qu’ils aient fréquenté les mêmes
bancs d’université en Tunisie ou au Maroc que des dirigeants
d’organisations « fréristes » ayant pignon sur rue dans ces
pays, voilà qui est assuré. Nier que le parcours intellectuel de
beaucoup d’entre eux, parce qu’ils ont été précisément formés
à l’idée de moderniser le combat musulman pour le rendre
plus efficace, ce qui les différencie du salafisme, les a conduits
à théoriser la mise en pratique d’une charia dite « de
minorité » afin de ne pas résister inutilement au droit du pays
dans lequel ils vivent, voilà qui est biaisé{28}. L’admettre
n’équivaut pas à juger pertinent l’ensemble des prises de
position de cette organisation et de ses idéologues qui
demeurent profondément conservateurs en raison même de
leur fondamentalisme.
En réalité, Tariq Ramadan cultive une posture qui lui permet
de ne pas limiter son rayonnement à un cercle et d’être reçu
partout, dans les rassemblements de l’UOIF comme dans les
réunions altermondialistes, par les autorités ministérielles en
Grande-Bretagne comme par les élites financières au Qatar.
Loin d’être un intellectuel organique, il est le compagnon de
route d’une mouvance dont le cadre n’est pas strictement
défini et aux diverses causes de laquelle il apporte, outre une
boîte à outils conceptuelle, l’appui de sa notoriété habilement
confondue avec sa supposée représentativité. Il est
ouvertement le théoricien d’un islam communautaire qui
suppose que l’identité musulmane soit supérieure à toute autre
appartenance.
À partir de cet axiome, il déduit que la question sociale n’a
de sens que par rapport à la nécessité d’être au-dedans de
l’islam et qu’elle est en conséquence entièrement concentrée
dans la place que la société française est prête, ou non, à
accorder à l’islam. Autrement dit, que les difficultés de statut
ou d’intégration de ceux qui sont issus des familles
maghrébines de culture musulmane sont liées à leur identité de
musulman et que, dès lors, le meilleur moyen de les surmonter
est d’assumer pleinement cette identité, d’opérer un retour à la
primauté du fait religieux et de trouver ainsi un chemin entre
l’assimilation et l’insertion qui permette au musulman de
maintenir pour lui-même une lecture englobante de l’islam.
Afin de solidifier cette emprise identitaire, il accompagne sa
bataille politique en faveur du communautarisme d’une
conception théologique du Coran et de la Charia qui fluctue
entre traditionalisme et dogmatisme. Jouant sur les mots, se
disant favorable à laïcité, il souligne cependant la nécessité
religieuse de la disparition du vocabulaire laïque, prénoms
séculiers compris. Ses théorisations confortent ainsi le
durcissement de l’orthopraxie collective chez ses partisans ou
ses auditoires. S’il peut écrire que les viandes des Gens du
livre, excepté le porc, peuvent être consommées de manière
licite, il ne considère pas utile d’inciter ses partisans à une
approche plus spirituelle ou fraternelle des prescriptions que
celle consistant à revendiquer de la nourriture halal à toute
occasion pour en faire un sujet de friction. De même, avant
que n’intervienne la loi de 2004 sur l’interdiction du port des
signes religieux ostensibles, s’il soutenait que l’affirmation de
l’identité musulmane n’était pas contradictoire avec le suivi
des cours de biologie, de gymnastique, de philosophie ou
d’histoire, il considérait cependant nécessaire d’en « discuter
les aménagements possibles » afin « d’offrir aux jeunes en
parallèle des cours de formation qui leur permettent de
connaître quelles sont les réponses de l’islam aux
problématiques abordées dans les différents cours{29} ». C’est-
à-dire obtenir ce qui a été refusé à l’Église catholique lors de
la laïcisation de l’école et ce, dans une logique
d’accommodement constant afin d’assurer un statut personnel
musulman auxquelles les règles de la laïcité
contreviendraient !
Il n’est cependant pas certain, même si son audience est
comparativement exceptionnelle, que Tariq Ramadan soit le
plus dangereux des partisans d’un renouveau de l’identité
musulmane. La recherche d’un certain crédit et sans doute
l’obligation à la prudence le mènent régulièrement à modérer
son discours jusqu’à le rendre contradictoire d’un moment sur
l’autre, ce qui n’en fait pas, à mon sens, l’auteur systématique
d’un « double discours{30} ». Certes, il se laisse aller à
d’exécrables pensées complotistes, déclare que l’islam en
Europe serait l’objet d’une obsession où le judéo-sionisme
aurait sa part et prétend s’interroger sur ce qui n’aurait pas été
dit sur les attentats du 11 septembre, mais sans plus préciser
quoi, comment et par qui. Ce qui ne peut manquer d’alimenter
des relents antisémites dans l’esprit de ceux qui l’écoutent,
bien que lui-même se défende d’être tel. Plutôt qu’un double
langage, il y va probablement d’un sous-texte douteux et
dispensé inégalement selon une grille opportuniste au regard
des multiples destinataires et bénéfices escomptés. Le tout ne
doit pas conduire à ce qu’on lui offre une martyrologie
publicitaire dont il tire grand profit en proposant de l’interdire
de parole. En revanche, entrer en dialogue, même
contradictoire, avec lui a de problématique que l’on considère
et, surtout, qu’on établit ainsi qu’il présenterait une forme de
positivité dans le débat public, ce qui en apprend plus sur ses
interlocuteurs que sur lui.
10
Misère du « post-colonial »

Plus dangereuse encore est la pensée de ceux qui se


présentent comme des « indigènes de la République ». Leur
impact idéologique et médiatique est inversement
proportionnel au modeste nombre de leurs adhérents. Hélas,
grâce à la complaisance de militants de gauche et d’extrême
gauche, à l’entremise d’activistes associatifs affiliés à la
Cimade ou la Ligue des Droits de l’Homme, à la publicité
offerte par certains journalistes toujours à la recherche d’un
distingo sulfureux ou au parrainage de chercheurs en quête de
maltraitance du corpus républicain hérité des Lumières et de la
Révolution française, le Parti des indigènes de la République
(PIR) propage des propos stupéfiants dont on se demande
comment ils peuvent trouver une once de légitimité.
Dans ce grave moment de confusion idéologique, il faut
rendre hommage au travail critique de dévoilement de ce
mouvement mené par Vacarme. Au cours d’un entretien réalisé
par ses rédacteurs qui avaient intelligemment préparé les
questions, cette revue a mis au jour l’ampleur des dérives
idéologiques bricolées par la principale animatrice de ce parti,
Houria Bouteldja{31}. À partir du postulat que les « races
existent », certes comme « produit d’un rapport social », elle
affirme que la « lutte des races » est la clef de la lutte contre la
domination. Lutter contre la domination supposerait de
dénoncer les couples mixtes qui seraient des « pactes de
soumission » à la culture de l’autre, voire à la « race » de
l’autre. Elle revendique son dégoût du métissage, rejoignant
par-là l’extrême droite racialiste qui considère que le
métissage est une « pollution génétique », fruit des
agissements d’une volonté juive d’abâtardir les races, et qui
avait amené Vichy à interdire les mariages mixtes{32}. Son
obsession est la « blanchité » [sic], finalité présumée des
processus d’intégration qu’il faut en conséquence endiguer.
Dans une telle perspective, porter le voile s’avère « un élément
essentiel de la visibilité dans l’espace public » et se convertir
massivement à l’islam un impératif afin d’empêcher les
nouveaux indigènes de chuter dans l’univers blanc et de leur
permettre de prendre leur revanche sur lui. Et Houria
Bouteldja de conclure que les « indigènes s’enorgueillissent »
du fait que les « organisations blanches » sont enfin interdites
d’entrer dans certains quartiers car elles « participent de
l’oppression à partir de la blanchitude » puisque composées de
« Français de souche » [resic] et, pour sceller cette
proscription, le PIR se donne pour but d’armer
idéologiquement les jeunes dans ces territoires afin qu’ils
puissent assumer au besoin l’affrontement physique avec
lesdites organisations !
Toutes ces attaques frontales contre l’unité du genre humain
et son émancipation n’ont pas prévenu un éditeur qui s’affiche
ultra-progressiste de publier un livre de cette oracle des
Indigènes qui y amplifie, ad nauseam, sa phraséologie
menaçante, qui y affirme sa haine de la « Raison blanche »
symbolisée par Descartes et qui conspue les idéaux de 1789,
déclarant leur préférer un Allahou Akbar porte-drapeau de sa
« race », lequel a l’avantage à ses yeux, et là nous savons
pourquoi, de semer l’incompréhension autant que la peur{33}.
Fermez le ban ? Non. Ce manifeste politique entend mettre à
la disposition de son public les axes d’une bataille politico-
culturelle pour échapper à la domination du « blanc » et de son
allié « juif », en refusant les idéologies qu’ils tentent
d’imposer.
D’abord, le féminisme. Il doit être combattu ici comme dans
les pays d’origine des « indigènes » puisque ce « phénomène
européen exporté » ne servirait qu’à stigmatiser les cultures
autochtones. Au contraire, les « femmes indigènes » doivent se
comporter en « Pénélopes loyales » et exclure de porter
atteinte à la virilité des leurs mâles en allant avec un « Blanc ».
Houria Bouteldja affirme d’ailleurs pour elle-même que son
corps ne lui appartient pas, mais non sans préciser :
« J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à l’Algérie,
à l’islam. » Ensuite, et sans guère de surprise dans une telle
vision du monde, l’homosexualité est présentée comme une
volonté de domination culturaliste de l’Occident pour accabler
« nos frères » qui virilement la refusent, car ils ne sont pas
« des pédés » – lesquels, comme les organisations blanches,
n’ont pas leur place dans les quartiers.
Montant une à une toutes les marches de la pensée des anti-
Lumières, après le refus de la liberté des femmes, la
stigmatisation violente de l’homosexualité, notre auteure en
arrive à la « question juive », puisqu’il y en aurait une et qui,
de plus, s’impose comme centrale dans la perspective
« décoloniale » qui est la sienne. Sa harangue la conduit à
remettre au goût de la banlieue un mot d’ordre datant de la
guerre d’Algérie et que l’extrême droite avait réactualisé au
lendemain de mai 1968 : « Cause du peuple{34}, cause des
traîtres, fusillez Jean-Paul Sartre. » Elle assume : « Ce ne sont
pas les nostalgiques de l’Algérie française qui le proclament.
C’est moi, l’indigène. » Pourquoi ? Parce que l’auteur des
Réflexions sur la question juive a jugé légitime la création de
l’État d’Israël dont il n’a jamais remis en cause l’existence{35}.
Le « blanc » Sartre serait ainsi à ranger dans le camp des
oppresseurs des indigènes puisqu’il a défendu les valets
criminels des blancs, les juifs qui seraient en France le fer de
lance du racisme d’État dans une figure qui rappelle la
manière dont, tout au long du XIXe et du XXe siècle, le
ressentiment social a été orienté vers la haine du juif censé
incarner l’État oppresseur{36}. Allant au bout de son
raisonnement, elle affirme que la destruction d’Israël « avec
l’aide de Dieu » serait l’événement qui libérerait les indigènes
d’un système d’oppression dont elle fait remonter l’origine à
1492 et à la découverte de cette Amérique dont on n’oubliera
pas qu’elle figure, dans la propagande antisémite, comme le
cœur du monde impérialiste dirigé par les juifs. Face à ses
ennemis, Houria Bouteldja choisi comme « terre d’asile »
l’antisionisme. Cet asile lui permet de résister à
l’« intégration » et sa patrie idéale a ses chantres dont
Mahmoud Ahmadinejad : « Il y a des gens qui restent fascinés
longtemps par une œuvre d’art. Là c’est pareil. Ahmadinejad,
mon héros. » Jean Genet en est un autre dont elle efface
volontiers l’homosexualité par ce qu’elle voit en lui, par-delà
ses positions pro-palestiniennes, de radicalité salutaire, à
savoir qu’il n’a pas résisté au nazisme : « Il y a comme une
esthétique dans cette indifférence à Hitler. Elle est vision.
Fallait-il être poète pour atteindre cette grâce ? », écrit-elle.
Quitte à donner involontairement raison à Sartre pour qui
l’antisémitisme était « d’abord une passion ».
Qu’inférer d’un tel pamphlet sinon que l’éditeur qui le
publie et les intellectuels qui invitent son auteure à en débattre
cautionnent ainsi un condensé « décolonisé » [sic] du noyau
dur de la pensée de Charles Maurras : la haine du juif associée
au dégoût du métissage pensé comme vecteur de
l’effémination de la race{37}. Or, « l’épreuve des juifs », telle
que l’a analysée Abdelwahab Meddeb et qui vaut comme l’un
des symptômes de la maladie de l’islam, ne touche
malheureusement pas que les porteurs d’une représentation
idéologique ouvertement hostile.
11
Misère du mimétique

Une concurrence victimaire malsaine alimente une sorte de


complainte répandue qui vient perpétuellement réactiver la
scène originelle et biblique de la malédiction d’Ismaël. Le
premier fils d’Abraham chassé par le vieux patriarche crierait
depuis vengeance contre la descendance d’Isaac au point
qu’elle se ferait jour de manière inconsciente chez de bonnes
âmes rattrapées par le diable qui, comme chacun sait, se loge
dans les détails{38}.
On trouve ainsi chez nombre de responsables du culte,
même ceux censés représenter l’« islam du juste milieu », des
propos affirmant que l’État refuserait de prendre en compte la
souffrance spécifique des musulmans, lesquels seraient les
« nouveaux chiens » ou les « lépreux de la République »
éprouvant une condition « comparable à celle de la minorité
juive dans l’Allemagne nazie de la fin des années trente » avec
« les conséquences que l’on connaît{39} ». Ces propos
s’accompagnent de la construction d’un juif imaginaire à qui
l’on prête tous les pouvoirs dans la société selon un
antisémitisme qui est, lui, réel et qui irrigue les deux rives de
la Méditerranée.
La rivalité mimétique est par ailleurs renforcée, de manière
involontaire, par ceux chez qui la méconnaissance manifeste
du terrain conforte le sentiment que les musulmans seraient
dans une situation comparable à celle des juifs persécutés aux
e e
XIX et XX siècles. Si tel était le cas, il serait alors légitime que
se lève un nouvel Émile Zola qui fasse pour les musulmans ce
que l’écrivain fit hier « pour les juifs{40} ». Mais à vouloir
rendre compte en vérité de la spécificité de la souffrance des
arabo-musulmans, il devient impératif de sortir de cette
constante et stérile mise en parallèle devant
l’incommensurable. Elle va, in fine, à l’encontre de ceux
qu’elle voudrait défendre en s’abstrayant du réel. Elle
obscurcit la particularité du poids qui pèse sur leurs épaules et
dont le racisme quotidien, sans le regard de l’autre, n’est
qu’une part. Elle omet la catastrophe que constitue le fait
d’être obligé de supporter dans son propre regard l’effrayant
effondrement d’un monde auquel on est rattaché par mille
liens familiaux et affectifs.
Promouvoir la comparaison avec le monde juif ne rend donc
pas justice à ceux qu’on veut servir et tourne même à la faute
intellectuelle car il faut savoir, plutôt que de se complaire dans
le pathos de la belle âme prétendument hyperlucide, comment
elle est instrumentalisée par les élites, ici, sur place, ou
ailleurs, dans les pays d’origine. En France, elles l’utilisent
comme un paravent pour se détourner du travail critique sur
leurs propres compromissions, faillites et abandons d’un petit
peuple des mosquées qui s’est souvent saigné pour construire
ses lieux de culte mais que l’on méprise parce qu’il croit. Au
Maghreb principalement, elles en retirent qu’elles n’ont pas à
dresser le bilan de leur échec et de leurs fautes vis-à-vis de
leur population qu’elles ont appauvrie en même temps qu’elles
s’enrichissaient. Servir les musulmans suppose de dire ce qui
est afin de résoudre au mieux des contradictions qui ne
profitent qu’à ceux qui ont intérêt à ce qu’elles perdurent.
Certes, il est tentant d’estimer que la comparaison avec les
persécutions faites aux juifs pourrait être un facteur de réveil
des consciences dans une France qui, majoritairement et
justement, éprouve mauvaise conscience quant à la déportation
et son sinistre cortège de rafles d’enfants. Mais la rigueur
intellectuelle a ses lois qui n’ignore d’ailleurs pas celles de
l’exigence éthique. Mieux vaut se passer d’une didactique en
apparence efficace si elle emprunte aux préjugés funestes ; si
elle nourrit un prêt-à-penser qui aujourd’hui fabrique
véritablement du malheur, dans la jeunesse en particulier ; si
elle entretient, fût-ce à son insu, mais l’insu de la pensée
s’anticipe, un antisémitisme manipulé ; si elle couvre les
responsabilités réelles de ses fantasmes ; si elle empêche
d’aboutir aux condamnations véritables et, à la fin des fins,
aux actes nécessaires. La valeur d’une pensée ne peut se
mesurer qu’à sa capacité à faire advenir des conséquences
bonnes. Elle ne peut libérer un air nouveau avec des matériaux
qui sont pris dans l’espace d’un conflit entretenu.
Aussi ne vais-je à mon tour sacrifier au rituel de la
comparaison parce que je veux seulement en disqualifier les
errances mais par quoi, toutefois, j’entends aussi faire
incidemment partager l’idée que cette rivalité mimétique nous
enferme tous, qu’elle représente un effet de structure qu’il
nous est urgent de dépasser.
À leur décharge, ceux qui espèrent être les nouveaux Zola
s’appuient dans leur démonstration sur les rapports de la
Commission nationale consultative des droits de l’homme
(CNCDH) dont les incohérences d’une année sur l’autre
laissent assez perplexes, mais dont une des rares constantes est
de sous-estimer l’antisémitisme. Ainsi, les rapporteurs
évoquent en 2013 une flambée de violence dont l’intolérance
envers l’islam serait la donnée la plus flagrante et qui ferait
que le musulman « a remplacé le juif dans la représentation et
la construction du bouc émissaire ». Trois ans plus tard, en
2016, et à partir d’études réalisées en janvier de la même
année, soit consécutivement aux attentats de 2015, ils
expliquent que la « France devient plus tolérante », ce que
conforte une baisse de 30 % des actes anti-musulmans{41}. Il
n’est pas certain, même si la tendance constitue une bonne
nouvelle, que cette baisse puisse être assez assurée pour fonder
le constat d’une plus grande tolérance et, à tout le moins, la
progression concomitante du vote en faveur du Front national
ne semble pas s’inscrire dans ce schéma.
Les mêmes rapports font apparaître, mais il fallait pour
l’appréhender examiner les chiffres dans leur détail, que sur
les plus ou moins deux milles actes recensés en moyenne ces
dernières années, les actes antisémites représentent
globalement le double des actes anti-musulmans. Pour l’année
2015, la CNCDH recense ainsi 806 actes antisémites pour 429
actes anti-musulmans. Rapportés à proportion de la population
« stigmatisable » parce qu’on lui suppose une origine « juive »
ou « musulmane », ne serait-il pas incongru d’en conclure que
l’antisémitisme demeure le problème majeur de notre triste
période, tant par la masse et le taux, mais surtout par
l’intensité qui, heureusement, est sans équivalent envers les
personnes supposées musulmanes ?
Nous connaissons les effets de cet antisémitisme quotidien.
Il est la raison du départ, tous les ans, d’environ 1 % des
personnes se reconnaissant comme juives vers Israël. Il est le
motif de l’alya « de la mort », de la demande elle aussi
croissante chez les mêmes à se faire enterrer en Israël plutôt
que dans le pays de leurs ancêtres. Il est à l’origine du
sentiment de profonde angoisse qui s’est diffusé chez les
parents des dizaines de milliers d’enfants juifs scolarisés dans
des établissements à caractère propre après la tuerie commise
en 2012 par Mohammed Merah à l’école Ozar Hatorah de
Toulouse. Un tel investissement éducatif avait été retenu dans
le but, entre autres, de se prémunir contre d’éventuelles
agressions antisémites. Il apparaît désormais comme un piège
plus tragique, ce que rappelle chaque matin militaires et
policiers présents aux abords, que la scolarisation de son
enfant dans ces trop nombreux lycées et collèges où se
présenter comme juif revient pour un jeune à jouer avec son
intégrité physique autant que pour un couple homosexuel à
s’afficher en se tenant par la main dans une arène de pancrace
au milieu de supporters survoltés. Je pourrais multiplier les
exemples de cet antisémitisme quotidien, évoquer l’histoire de
ce jeune juif, passionné de foot, à qui son entraîneur explique
qu’il ne peut, au moment où il prend sa douche, garder son
étoile de David en pendentif sans prendre un risque dont il ne
pourra le protéger, non sans ajouter naïvement : « Tu sais
pourquoi Daech n’attaque pas Israël ? Parce qu’un chien
n’attaque pas son maître » ; exemple qui nous ramène à la
structure même de l’antagonisme terrible où un espace humilié
exclue un autre espace humilié.
C’est cela la réalité quotidienne et elle demeure encore sans
comparaison, même si elle ne revêt pas le caractère abyssal
qu’elle eut hier. Aussi, dans un tel contexte, que l’on puisse
lire que le musulman est aujourd’hui l’autre, comme l’autre
était le juif que l’on s’apprêtait naguère à déporter et gazer en
vue de parachever le génocide, ne peut-il susciter qu’un
profond malaise.
Bien évidemment, il existe un racisme anti-musulman, anti-
arabe, anti-maghrébin qui n’est pas acceptable. Bien
évidemment, il existe des phénomènes de discrimination qu’il
appartient à la société, aux pouvoirs publics, de combattre
fermement car ils ne sont pas tolérables. Et, il faut le dire, les
humiliations étant chaque fois singulières, il arrive aux jeunes
Arabes des choses qui n’arrivent qu’à eux. Pour autant,
soutenir que les banlieues modernes seraient la reproduction
des ghettos médiévaux et que les musulmans qui y vivent
seraient victimes d’une « islamophobie d’État », revient à
perdre le sens du réel, à accroître la confusion et à favoriser
l’antisémitisme sous-jacent aux discours récurrents sur
l’inégalité de traitement. De quelle affaire Dreyfus ces
discours peuvent-ils se prévaloir au moment où, sans que
personne n’imagine même mettre en cause leur loyauté vis-à-
vis du drapeau qu’ils servent, les aumôniers musulmans vont
sur les théâtres d’opérations où nos armées affrontent des
« fous de l’islam » ? Peut-on vraiment arguer que, aussi
contestables qu’ils puissent paraître, les écrits d’Éric Zemmour
au d’Alain Finkielkraut soient comparables à ceux de Charles
Maurras ? Peut-on dire qu’Insoumission de Michel
Houellebecq est de même nature que La France juive
d’Édouard Drumont, Bagatelle pour un massacre de Céline,
Les Décombres de Lucien Rebatet ? Bernard Maris, avant
d’être lâchement assassiné dans les locaux de Charlie Hebdo
écrivait qu’il pensait le contraire et, à vouloir considérer la
proximité du style vénéneux de l’auteur d’Extension du
domaine de la lutte avec celui de ses aînés, force est
d’admettre qu’ils s’étaient, eux, spécialisés dans les attaques
ad hominem.
Le fait est que la seule ministre qui ait été ces dernières
années victimes des campagnes les plus nauséabondes de
racisme est une noire créole issue d’une société profondément
catholique ; qu’il ne s’est trouvé aucun parlementaire
proclamant qu’un vieux pays gallo-romain ne pouvait avoir à
la tête d’un ministère régalien une Rachida, qui plus est
croyante ; qu’aucun colonel de La Rocque n’a exprimé le
besoin de s’inquiéter qu’une clientèle musulmane s’insère
dans les cabinets ministériels comme il le faisait en accusant
Léon Blum de venir au pouvoir entouré « d’une clientèle de
collaborateurs israélites frelatés{42} ». Aujourd’hui, et c’est
bon signe, tous les partis placent sur leurs listes et en position
éligible des Azzedine, Najat ou Malek sans s’interroger sur
leur croyance. À droite comme à gauche on trouve des
adjointes au maire qui portent le voile au moment de célébrer
un mariage, ce qui est contestable puisqu’elles agissent à cette
occasion comme officier de l’état civil dans une mission de
service public mais, dira-t-on, le chanoine Kyr, maire de
Dijon, portait bien la soutane. Même au Front national, de
manière surprenante, il est des militants, rares il est vrai, qui se
convertissent à l’islam avec une argumentation qui sonne
comme un slogan en direction des banlieues : « L’islam
comme le FN défend les déshérités. » Faut-il rappeler enfin
que les pouvoirs publics affichent depuis des années la volonté
de casser les « ghettos » physiques et mentaux à coups de
mesures et dispositions visant à les réduire, mais aussi à punir
ceux qui les encouragent ou les fortifient. Qu’y a-t-il dès lors
de commun entre la volonté de promouvoir la « discrimination
positive », au prix parfois d’initiatives discutables comme la
nomination d’un « préfet musulman », et les politiques qui, à
la fin des années 1930, ciblaient les immigrés, juifs et autres,
en interdisant certains métiers aux étrangers ou les
fonctionnaires qui préparaient à leur encontre les mesures
d’exclusion qui seraient arrêtées par Vichy après la défaite ?
Aucun gouvernement, de droite a fortiori, n’aurait alors
imaginé que la nomination d’un « préfet juif » pût être conçue
comme un acte de publicité positive.
Pour inciter ceux qui affirment que l’islamophobie s’est
substituée à l’antisémitisme comme principale forme de
racisme à relativiser cette thèse, et par-delà la démonstration
chiffrée qui bute sur la limite du quantitatif, me faut-il ajouter
que le complotisme qui frappe comme une maladie virale les
cerveaux, continue de mettre les juifs au cœur de tous les
échafaudages les plus paranoïdes ? Est-il des scénarios de ce
type qui hantent les réseaux sociaux et qui ont pour
protagonistes les Arabes ou les musulmans en instillant le
soupçon qu’ils contrôleraient par des procédés occultes les
médias, les banques et les décideurs politiques. Sont-ils
accusés d’être responsables de la catastrophe bancaire de
2008, de la propagation du SIDA, ou encore d’avoir pu se
sauver des tours du World Trade Center avant qu’elles ne
soient pulvérisées au nom d’Allah ? Dois-je souligner que ces
théories se couvrent de la pseudo-légitimité d’un antisionisme
de façade ?
À la vérité, et je me crois l’obligation de le dire, cette
comparaison, si propice à des instrumentalisations diverses, ne
permet pas de traiter les problèmes spécifiques du racisme et
de l’islamophobie que l’on prétend combattre, mais conduit
tout net à une profonde désespérance morale et politique. À se
tenir dans la confrontation entre d’une part l’incommensurable
réalité de la persécution juive par l’État et la société, d’autre
part le fantasme illimité de la toute-puissance juive arrimée à
l’État et à la société, aucun effort ne sera jamais suffisant.
D’où le fait qu’il est des avancées réelles qu’on ne peut
toutefois valoriser : du côté de l’État, la volonté de changer les
mœurs politiques que marque l’arrivée de nouveaux élus de
culture musulmane ; du côté de la société, la volonté de ne pas
céder à la logique du bouc émissaire que montre le peu de
prise des provocations au défoulement anti-musulman. De ces
avancées, on pourra juger qu’elles sont insuffisantes. Mais on
devra considérer qu’elles sont positives pour les généraliser,
voire les dépasser. Or, la comparaison empêche cette
positivité. Elle conduit au mauvais infini du ressentiment. Elle
condamne sempiternellement la scène à être incriminée non
pas de ses véritables manquements mais de ne pas satisfaire
quelque obscure « revanche », à être pour toujours blâmée de
ne pas combler non pas ce qui est dû à tous mais ce qui serait
dû à l’éternel lésé d’un autre tableau.
C’est ainsi que le drame des humiliations singulières n’est
pas traité, que l’analyse des responsabilités et des actes
réparateurs est affaiblie, que la violence mutuelle des
protagonistes est accentuée et que, dans cette spirale, le
véritable régulateur républicain, à savoir l’égalité de tous par-
delà la confrontation entre deux, est minoré, voire manipulé.
La République ne pourra jamais répondre à la demande : plus
elle donnera, plus elle sera taxée d’hypocrisie et plus ce sera le
signe qu’il manque encore. Aussi, à entrer dans pareil jeu, ne
pourra-t-elle s’y révéler qu’en faute et finir par s’y disloquer,
tant le ressentiment, au sein de la population, ne sera pas
seulement alors l’apanage de la part s’estimant insuffisamment
reconnue et compensée comme victime dans son face-à-face
avec l’autre part, mais s’étendra au reste, c’est-à-dire à tous.
Or, drame dans le drame, la confusion présente des esprits
offre un halo de protection idéologique à des discours et à des
pratiques qui vont à rebours de ce qu’ils prétendent
promouvoir. Au lieu de prendre appui sur le meilleur de
l’humanisme pour réinventer l’esprit émancipateur des
Lumières, à l’image de ce qu’ont fait les théoriciens antillo-
guyanais de la créolisation en vue d’un monde fraternel qui
s’enrichit de ses diversités, on valorise à l’opposé une identité
musulmane close sur elle-même, mais apte à être utilisée
comme ressource identitaire en vue du réarmement d’un
sentiment d’hostilité aussi inépuisable que mortifère{43}. C’est
ici qu’intervient le fantasme d’un « philosémitisme d’État »
qui viendrait contrebalancer l’« islamophobie d’État » : non
seulement les musulmans seraient les nouveaux juifs, mais de
surcroît, les juifs seraient les protégés d’une autorité publique
entachée de partisannerie. Une des manifestations de ladite
protection serait la répression qu’exercerait l’administration
contre les opérations de boycott des produits israéliens qui
viennent régulièrement scander l’immuable polarisation d’une
fraction de la gauche et de l’extrême gauche autour du conflit
israélo-palestinien. Mais au regard du traumatisme qu’éprouve
celui qui, de confession juive, est confronté dans une grande
surface au violent saccage du rayon cacher sous prétexte que
certains produits sont israéliens, de tels actes paraissent loin
d’une pensée généreuse du Tout-Monde qui laisserait sa place
à la diversité juive. La ligne idéologique dont ses
propagandistes espéraient qu’elle serait le ferment d’une
nouvelle conscience politique au sein de la jeunesse issue de
l’immigration, a fini par se fondre dans le grand axe de la
bêtise. Du boycott des produits venant des Territoires occupés
au boycott des produits venant d’Israël, ceux culturels
compris, puis à la destruction des produits cachers, s’est-il
trouvé quelqu’un pour dire aux juifs de ces quartiers :
« Restez, vous avez toute votre place à nos côtés ? » Au
contraire, l’imaginaire collectif est saturé des figures de
Marwan Bargouti dont on affiche le portrait sur le fronton des
mairies ou de Georges Ibrahim Abdallah à qui des édiles ont
décerné le titre de citoyen d’honneur de leur commune à la
veille d’une élection pour satisfaire une clientèle ou pour
s’assurer un improbable vote musulman.
Mon plus profond reproche ? Que la défense de figures
aussi antagoniques joue de manière implicite sur un effet de
rivalité et ne s’accompagne quasiment jamais de la mise en
valeur d’autres figures qui incarneraient de possibles alliances
comme si, en pareils cas et dans ces zones, l’histoire de la
composante juive du mouvement ouvrier devait demeurer
enfouie. En poste en Seine-Saint-Denis pendant près de trois
ans, j’ai souvent extravagué que la toponymie des rues et des
bâtiments publics en porte plus la trace que ne le laissent
supposer les legs du communisme orthodoxe et qu’elle
contribue ainsi à une éducation politique des causes
communes. Si l’on peut donc croiser un collège Politzer à
Montreuil ou Rosa Luxembourg à Aubervilliers, mon rêve
était d’arpenter un jour la rue Henri Krasucki, militant
d’origine juive, né en Pologne, jeune communiste, résistant,
déporté, syndicaliste et pour lequel j’ai une tendresse
particulière parce qu’il avait, par le plus grand des hasards,
dans son bureau une photo d’élèves imprimeurs en lutte où
figurait l’auteur de ces lignes. Ou, mieux, j’espérais voir surgir
par quelque hasard le collège Joe Slovo, du nom de ce militant
communiste arrivé de Lituanie en Afrique du Sud à l’âge de
neuf ans après les pogroms. Athée quoiqu’attaché au fonds
culturel ashkénaze, il fut l’un des fondateurs de l’African
National Congress (ANC). Militant inlassable d’une Afrique
du Sud pour tous, il servit comme ministre du Logement au
sein des gouvernements de Nelson Mandela. Et encore,
pourquoi pas, un collège Ilan Halevi, « 100 % juif et 100 %
arabe » comme l’aimait à le dire de lui-même cet autre
militant, effectivement juif, effectivement palestinien, né en
France et qui fut le représentant de l’OLP en Europe. Je n’ai
rien, bien sûr, contre les collèges Jacques Brel, les lycées
Cesaria Evora, les rues Georges Brassens, les conservatoires
Joséphine Baker ou encore Barbara, des noms tous retenus
comme les ultimes lucioles d’un monde qui s’éteint. « Misère
de Joe Slovo », tel est cependant le motto de ma rengaine
mélancolique.
12
Misère des mosquées
Misère des imams

Quelle situation exacte peut-on dresser du culte musulman


en France ? La question mérite d’être posée tant circulent des
approximations, voire des contre-vérités, présentées comme
des preuves objectives qu’il existerait un racisme organisé par
l’État empêchant les fidèles musulmans de vivre pleinement
leur foi.
Posons d’emblée pour sûre l’affirmation que l’islam des
caves n’existe plus. Ou, dit différemment, l’invisibilité de
certains lieux de prières tient à des considérations en rien liées
aux difficultés foncières. Au contraire, sur le plan pratique,
celui de l’exercice concret et matériel, la situation des fidèles
n’a cessé de s’améliorer. Cette nette bonification n’est pas
mesurée à sa juste valeur car aucun discours ne l’a relayée.
L’absence de publicité dont elle a souffert accrédite ainsi le
sentiment de victimisation chez les uns et d’inadaptation chez
les autres, ces deux visions divergentes s’alimentant l’une
l’autre. Si l’on part du principe, qui est à la base de notre cadre
juridique, selon lequel la première marque de la liberté
cultuelle est la possibilité d’ouvrir des lieux de culte publics,
l’évolution est particulièrement positive rapportée aux années
1970, au début desquelles il n’existait qu’une centaine de
mosquées et une myriade de locaux aménagés dans la hâte et
soumis à la précarité. Au moment du lancement du Conseil
français du culte musulman, à la fin des années 1990, on
recensait environ 1 600 mosquées gérées par des associations,
compte dont étaient exclues les salles de prière installées dans
les foyers de travailleurs migrants ou dans les parties
communes des parcs de logements sociaux ainsi que dans les
appartements, les garages ou les celliers. Les deux premières
sortes ont depuis tendu à disparaître au gré des rénovations
immobilières entreprises par les sociétés gestionnaires ou
urbaines décidées par les services municipaux, ce qui ne va
pas sans poser problème au regard du réseau de proximité
qu’elles formaient au sein des quartiers, même si leur
suppression a pu entraîner l’édification de mosquées dédiées.
Quant à celles de la troisième sorte, qui se refusaient déjà à
avoir pignon sur rue, elles subsistent pour être le plus souvent
l’œuvre de salafistes qui ne souhaitent pas manifester leur foi
au grand jour. Selon le même principe de comptage, en 2016,
on dénombre entre 2 700 et 3 000 mosquées et salles de prière,
selon que l’on se réfère au recensement officiel du ministère
de l’Intérieur ou à la collecte cumulative des annuaires se
trouvant sur Internet.
Si l’on dresse une moyenne sur cette période, soit moins
d’une vingtaine d’années, plus d’une mosquée ou salle de
prière a donc été ouverte chaque semaine dans l’hexagone.
Dans la dernière décennie, indépendamment du nombre de
lieux, la surface des lieux de culte a doublé en raison
principalement de l’ouverture de masjid jami’, de mosquées
d’une jauge supérieure à un millier de personnes ainsi que de
la finalisation de projet enlisés depuis des lustres de Saint-
Denis à Strasbourg en passant par Bagnolet, Saint-Étienne,
Nantes, Lyon, Créteil, etc.{44}.
Ce développement immobilier résulte d’abord des efforts de
donation consentis par les fidèles. Les apports étrangers
existent et ne sont pas négligeables, même si la manne de
riches émirs sollicités au moment du pèlerinage à La Mecque
ne vient qu’après les libéralités d’institutions para-étatiques
comme la fondation Hassan II et la Ligue islamique mondiale
ou, plus directement, d’États tels que l’Algérie et l’Arabie
Saoudite. Bénéficiant de la capacité d’intervention de la
Diyanet, le Bureau des affaires religieuses qui forme au
demeurant le corps le plus important de son administration
civile, la Turquie se détache de cet ensemble et sans doute est
désormais le premier propriétaire de mosquées en France. Il
est vrai que l’État hier kémaliste, aujourd’hui islamiste, ne
ménage pas les financements que dispense, hors de ses
frontières et à travers toute l’Europe, le service préposé aux
cultes de la Sublime Porte comme l’on disait jadis sous un
Empire ottoman qui ne laisse pas d’inspirer le président
Erdogan si l’on en juge par l’ambition diplomatique qu’il
professe et le mépris de la laïcité, fût-elle à la turque, qu’il
montre.
Mais ce développement aurait été impossible s’il n’avait été
accompagné par les collectivités. Ce sont elles qui ont permis
aux associations cultuelles musulmanes d’accéder aux mêmes
facilités juridiques dont purent bénéficier celles catholiques
dans les années 1930, quand les évolutions démographiques
leur pointèrent la nécessité d’édifier de nouvelles églises en
zones urbaines. Parmi ces facilités, figure d’abord la mise à
disposition de terrains dans le cadre de baux emphytéotiques.
Selon une légende tenace, cette pratique, qui fut sur le plan
strictement juridique un mode de contournement de l’article 2
de la loi de 1905 au profit de l’« œuvre des nouvelles
paroisses », plus connue sous le nom de « Chantiers du
Cardinal », aurait procédé d’un accord entre Léon Blum et le
cardinal Jean Verdier, archevêque de Paris, et serait à ranger
parmi les pages dorées du Front populaire. Il n’en est rien.
Cette disposition, qui est aujourd’hui consacrée par la
jurisprudence administrative, résulte d’une initiative de la ville
de Paris et du conseil général de la Seine, reprise en 1932 par
Henri Sellier, maire de Suresnes et grand initiateur de
l’urbanisme social, afin de répondre aux demandes de diocèses
en développement{45}. On notera que Sellier, auteur de La
Crise du logement et l’intervention publique en matière
d’habitat populaire, fut membre de la SFIO et mourut
incarcéré en 1943, ce qui ne l’empêcha pas de rencontrer le
souci apostolique du jésuite Pierre Lhande, inventeur des
radio-sermons, fondateur du périodique Le Christ dans la
banlieue, théoricien de la « vie religieuse dans les milieux
ouvriers » et, accessoirement, défenseur de la langue basque.
Outre la mise à disposition d’un foncier à bas prix, la
facilitation publique a consisté dans le subventionnement des
parties non cultuelles des mosquées, à savoir la salle de cours
ou d’ablution ainsi que le logement de l’imam, dont il faut
souligner qu’il n’est pas contraire à la loi. C’est ce soutien qui
a permis au culte musulman de rattraper le retard accumulé par
rapport à l’évidence des besoins. Il faut, par honnêteté, ajouter
que d’avoir choisi les surfaces de prière comme base du corps
électoral chargé de désigner les responsables régionaux et
nationaux du CFCM a motivé l’achèvement de nombre de
projets liés aux diverses fédérations existantes. N’importe quel
lieu délimité pouvant servir de « mosquée », dès lors que le
fidèle est à même d’y montrer sa « soumission » (islam) à
Allah, sans qu’il soit besoin d’ériger un édifice dédié et
consacré, beaucoup de responsables ont ainsi favorisé la
transformation de bâtiments industriels vidés de leur activité
en lieux de prière.
Au fil du temps et de cette attention aidante des collectivités
locales, les fidèles musulmans ont pu accéder à un plus grand
nombre de bâtiments prestigieux, pensés, dessinés et bâtis sur
le modèle architectural qui irrigue l’Anatolie, le Levant, le
Maghreb et qui fait référence d’Istanbul à Rabat. De fait, les
possibilités offertes par la loi depuis la fin des années 1990
n’ont jamais été autant utilisées, dans leur ensemble, qu’à
l’avantage des associations musulmanes. Ainsi, pour une
cathédrale ouverte à Évry et financée en partie par le ministère
de la Culture en raison de la présence en son sein d’un musée
d’art sacré, combien de « mosquée-cathédrales » l’ont été, et
pour quels montants ? Ce mimétisme sémantique souligne ce
qu’il entend dire et non pas le seul fait que beaucoup de ces
chantiers immobiliers se sont étalés sur de longues périodes.
Comme pour les autres cultes, personne n’en tient le décompte
précis, et c’est sans doute heureux.
Le soutien bienveillant dont globalement les autorités
publiques locales auront fait preuve, a été encouragé par les
circulaires du ministère de l’Intérieur et la jurisprudence des
tribunaux administratifs qui ont mis un terme aux recours
dilatoires, souvent infondés et pour le coup parfois
malveillants d’associations de riverains grincheux. Afin de
mieux en mesurer la portée, il faut la comparer, pour ne
prendre que ce cas, non seulement au manque d’attention mais
aussi aux stigmatisations diverses dont sont victimes les
confessions évangéliques au prétexte de la « lutte anti-sectes ».
Ou encore à l’usage quasi systématique de leur droit de
préemption qu’exercent les mairies au détriment des
« communautés nouvelles » également de foi chrétienne,
issues des cultures africaines, antillo-guyanaises ou
brésiliennes et à la forte expansion. Aucune de ces sensibilités
religieuses, qui dispensent toutes un culte extrêmement vivant
dans sa ferveur et populaire dans sa composition, n’a accès
aujourd’hui à de telles facilités et de tels soutiens. Et ce, sans
du reste que personne ne s’en étonne ou ne s’en émeuve,
prenant pour alibi la volonté de discrétion de ces fidèles du
Christ par trop respectueux des pouvoirs publics. À croire
qu’aux yeux de beaucoup, les croyants n’ont pas tous la même
peau.
Ces exemples montrent bien que, bon an mal an, le culte
musulman se débrouille plutôt bien et qu’il est inutile de sans
cesse rouvrir le débat sur la nécessité ou non de modifier
l’article 2 de la loi de 1905, qui interdit à des fonds publics de
participer au budget d’investissement d’un lieu de culte, en
oubliant constamment que l’article 19 de la même loi ne
considère pas comme des subventions aux cultes les sommes
allouées pour l’entretien de ces mêmes lieux, qu’ils aient été
construits avant ou après 1905. De surcroît, la loi autorise les
collectivités locales des agglomérations en voie de
développement à garantir les sommes empruntées pour
l’érection d’un lieu de culte par une association et cette
possibilité permettrait, si elle était utilisée, d’accélérer bien des
projets de construction de mosquées. Il suffit de se rendre dans
la plupart d’entre elles à la fin de la prière du vendredi, surtout
en période de ramadan, et d’y voir le ballet des collecteurs de
dons armés de terminaux de carte bleue pour comprendre qu’à
défaut de capital de départ pour financer d’un coup
l’ensemble, les mensualités pourraient être aisément
remboursées. En un mot, l’ensemble des ressources qu’offre
notre cadre juridique n’est pas encore pleinement employé.
Reste l’éternel sujet des financements étrangers. Ils existent
bien sûr. Ils ont été bien souvent nécessaires pour
l’achèvement des grands projets mais il est vrai aussi que
l’opportunité qu’ils ont présentée a souvent incité leurs
promoteurs à avoir les yeux plus gros que le ventre pour
s’assurer d’une prestigieuse munificence dont il n’est pas sûr
qu’elle siée à la maison de Dieu. Le fond du débat réside
cependant ailleurs. Le soupçon sous-jacent et récurrent est que
l’argent étranger contrôlerait la mosquée et qu’une telle source
de financement expliquerait la manifestation de certaines
dérives. Le propos est en réalité un peu court, manque de
précision et, du coup, rate son objet, particulièrement s’il vise
la propagation du wahhabisme par l’Arabie Saoudite. C’est
supposer un lien d’automaticité qui est loin d’aller de soi. Il
n’est qu’à voir les déboires qu’a connus la Ligue islamique
mondiale dans ses financements et l’obligation dans laquelle
elle a été de recourir à des audits économiques pour vérifier
que certains coûts excessifs ne cachaient pas de détournements
à des fins personnelles par tel ou tel solliciteur religieux, mais
aussi à des procédures légales pour garder consécutivement un
droit minimal de regard et de représentation. De surcroît, les
riches donateurs de ce type n’ont pas de temps à perdre pour
contrôler au quotidien le fonctionnement d’associations à qui
elles ont donné un million d’euros comme nous pouvons
donner une piécette à une pauvre hère sur la voie publique.
Il en va certes autrement de l’Algérie, du Maroc ou de la
Turquie. Pour ces derniers pays, l’investissement de départ
compte moins que le subventionnement du fonctionnement, en
particulier à travers l’acquittement du salaire de l’imam ou la
mise à disposition de fonctionnaires qui contrôlent la prière
dans le même temps qu’ils la guident. La Mosquée de Paris en
est l’exemple type. L’institution, voulue par Lyautey en
hommage aux soldats de confession musulmane tombés pour
la France lors de la Grande Guerre et édifiée grâce à une loi
d’exception à la loi de 1905, a été abandonnée en 1981 au bon
vouloir des autorités algériennes qui en assurent depuis
l’essentiel du budget. Outre l’entretien des lieux, l’Algérie
finance l’indemnité du recteur et les émoluments des centaines
d’imams qui dépendent de lui, les considérant en raison de leur
origine ou de leur nationalité comme des relais ou des sujets.
Le pouvoir algérien s’est ainsi doté d’un levier d’influence qui
lui a permis, après le système de contrôle qu’opérait le réseau
des amicales lié au parti unique qu’était le FLN, de maintenir
un maillage associatif sur le territoire et d’étendre à
l’hexagone sa propre évolution idéologique. L’heure est
désormais à renforcer l’islamité aux dépens de la laïcité dans
l’identité algérienne, ce dont témoigne outre-méditerranée le
recul constant des droits que les femmes avaient acquis à
l’indépendance en participant au combat contre le
colonisateur.
Par-delà cet exemple hautement symbolique, l’acceptation
de financements étrangers ne relève pas tant à consentir une
mainmise politique qu’à admettre une influence culturelle. À
les légitimer, ce sont les modèles sociaux et politico-religieux
qu’ils portent qui finissent par être valorisés et intégrés. Les
responsables musulmans locaux se gardent d’autant moins de
les critiquer que les pays donateurs représentent d’importants
débouchés commerciaux à l’exportation pour l’étiquette halal
dont ils gèrent une partie du monopole restreint et qu’ils
savent parer du lustre de l’excellence française en matière
d’industrie alimentaire.
Si l’on craint la « main de l’étranger », il est difficile dès
lors de s’exonérer de tels constats. Les sommes et les
brochures que l’impérialisme wahhabite et l’entrisme salafiste
utilisent comme supports idéologiques véhiculent, dès qu’elles
sont acceptées, des conceptions et des pratiques religieuses
attentatoires à notre mode de vie. Là se situe le problème.
Certes, on pourra objecter que d’autres types
d’investissements dont il est fait une large publicité, à
commencer par les maillots dans le business qu’est devenu le
football, servent également de vitrine publicitaire pour des
réussites davantage liées à la rente pétrolière ou gazière qu’à la
capacité d’innovation. Mais c’est précisément la nature de
cette économie viagère qui explique une rare capacité à faire
cohabiter les technologies les plus avancées comme
l’informatique avec les archaïsmes les plus éculés comme la
burqa, tout en échouant à se saisir de la raison critique qui est
au cœur de la modernité politique.
Pour le reste, il n’est pas concevable d’édicter une
législation spécifique qui interdirait au seul culte musulman de
bénéficier de financements extérieurs dont usent, dira-t-on,
d’autres États à destination des représentations
confessionnelles qui leur sont historiquement liées. Ceux qui
invoquent comme contre-exemple d’une laïcité qui serait à
géométrie variable la construction, au cœur de Paris, d’une
nouvelle cathédrale orthodoxe relevant du Patriarcat de
Moscou et intégralement financée par l’État Russe se trompent
toutefois sur notre droit. Normativement, il y va d’un territoire
extraterritorial concédé à la Fédération de Russie pour qu’elle
y édifie un centre culturel dépendant de son ambassade dont
ladite cathédrale, pour être monumentale, n’en est pas moins
statutairement la chapelle. Autre exemple susceptible d’être
mis en avant, l’équilibre budgétaire de certaines
dénominations protestantes dépend notamment de l’aide des
Églises scandinaves et de la fondation Gustav Adolf Werk, du
nom du roi de Suède qui, lors de la Guerre de Trente Ans,
combattit pour préserver sa foi face au monde catholique.
Mais là encore, il y a lieu, cette fois dans le cadre des règles de
l’Union, de s’interroger sur la pertinence juridique d’une telle
comparaison.
N’est-il cependant pas envisageable que l’on puisse
restaurer une autorisation préalable à tout investissement
étranger en matière cultuelle au regard de la nécessité de
préserver l’ordre public ? Là encore, un précédent invite à la
prudence. Ce levier fut réquisitionné en vue d’endiguer les
investissements de l’Église de scientologie, laquelle ne
constitue pas un culte au sens de la jurisprudence
administrative. La tentative fut, en 2000, sanctionnée par la
Cour de justice de la Communauté européenne qui estima
contraire aux traités instituant le droit des capitaux à une libre
circulation la circulaire qui en édictait le nécessaire contrôle
précisément au nom de l’ordre public{46}. Cette décision de la
Cour fut entérinée par le Conseil d’État. C’est dire la volonté
politique dont il faudrait faire preuve pour restreindre, ne
serait-ce qu’en ce domaine, l’intangible croyance européenne
dans le libre-échange comme clef de la béatitude terrestre.
Une ultime possibilité, même si elle se présente non moins
difficile à mettre en œuvre, ne tiendrait-elle pas dans la
création d’un organisme chargé de collecter des fonds à
destination des communautés de fidèles afin qu’elles puissent
mener à leur terme leurs projets immobiliers ? Cette fois aussi,
l’essai a précédé l’idée et sans conclusion positive. Tel fut en
effet l’objet de la Fondation des œuvres de l’islam de France
mise en place en 2005 sous l’égide de Dominique de Villepin,
alors ministre de l’Intérieur, et qui obtint la reconnaissance
d’utilité publique alors même que ses statuts prévoyaient
qu’elle aurait aussi pour finalité de « financer la construction
de mosquées », soit de bâtiments cultuels. Beaucoup
s’étonnèrent après coup que le Conseil d’État n’y ait pas vu
une atteinte fondamentale au principe de laïcité. C’était oublier
que la plus haute juridiction administrative se doit d’être
soucieuse de l’égalité de traitement entre les cultes en la
matière et qu’il existe d’autres fondations en charge de
bâtiments cultuels, dont la Fondation Fourvière, la Fondation
pour le patrimoine juif, la Fondation pour le protestantisme et
qu’il n’y avait pas lieu à ne pas faire suite au culte musulman
en l’espèce.
Chacun sait maintenant, puisque la chose a fini par être
rendue publique, que Serge Dassault assura généreusement la
mise de la dotation requise par le statut d’utilité publique sur
ses deniers personnels à hauteur de deux millions d’euros.
Comme il est également notoire désormais, qu’il ne fut pas
jugé approprié de révéler l’origine des sommes constituant le
fonds et ce, plus encore qu’aux musulmans de France, aux
grands mécènes potentiels, ceux du Golfe, que l’on souhaitait
alors solliciter et qui auraient pu rechigner à mêler leurs dons à
des fins cultuelles avec celui d’un homme né Bloch et aux
origines juives connues. Craintes à la fois guère républicaines
et très superflues. La réunion programmée avec les
ambassadeurs des pays du riche monde arabe ne se tint jamais
et aucune démarche n’aboutit. Surtout le CFCM à qui avaient
été confiées les destinées de la fondation, s’ingénia à paralyser
immédiatement son fonctionnement à la faveur d’un
affrontement peu responsable entre les fractions marocaines
attisé par la tendance algérienne. Cette paralysie eut, de plus,
le douteux avantage d’éviter aux différents courants de l’islam
de France d’avoir à s’interroger sur la mise en commun de
leurs moyens et sur l’élaboration d’un schéma national de
développement du parc cultuel, comme le leur proposait le
bureau central des cultes. Peu importe, cependant, la chronique
des querelles picrocholines qui émaillèrent plusieurs années de
vaines réunions avant que l’administration ne se décidât à
conclure que la seule voie possible, pour sortir du ridicule,
était la dissolution. Le reliquat de la dotation, puisqu’elle
diminua après qu’une partie eut été rendue à son généreux
bienfaiteur étonné de tant d’inertie, fut réservé à l’usage d’une
hypothétique une fondation future qui serait confiée à des
mains plus soucieuses de l’intérêt public.
Les raisons qui commandèrent l’échec de cette première
tentative valent d’être éclairées. Les responsables musulmans
ne voyaient pas la nécessité d’un tel outil puisque les uns et les
autres continuaient à voir se développer des mosquées qui leur
étaient plus ou moins affiliées, ou qu’ils estimaient pouvoir
s’agréger. Plus profondément encore, il y eut l’impossibilité de
trouver une personnalité « musulmane » qui échappât aux
logiques de préséances malsaines entre les différentes
tendances et fît un minimum consensus. Il n’est pas inutile de
préciser que cette incapacité perdure et, alors qu’ici et là des
commentaires peu amènes ont accompagné la désignation de
Jean-Pierre Chevènement à la présidence de la nouvelle
fondation, qu’elle explique le choix du président de la
République{47}. Après plus de dix ans de paralysie du premier
essai qui, intégralement géré par des musulmans, n’eut d’issue
que de se dissoudre, la question « pourquoi faire appel à un
non musulman ? » paraît d’autant plus artificielle que ceux qui
la posent savent très exactement pourquoi, en particulier si, en
2005, ils déclinèrent le poste pour la plupart poliment, pour
quelques-uns coléreusement, ne pouvant imaginer un seul
instant que leur réussite sociale pourrait être rabaissée d’avoir
à côtoyer la plèbe des fidèles au sein de la Fondation des
œuvres de l’islam de France. À toute chose, malheur est bon et
les manifestations récentes laissent espérer que s’inverse la
tendance en vertu de laquelle, jusqu’à présent et contrairement
aux autres dénominations, la gestion du culte n’intéressait pas
les élites de confession musulmane.
On s’en consolera au regard des autres signes concrets
montrant une amélioration de la situation globale. Certains,
symboliques, n’en revêtent pas moins une grande portée. Il en
va ainsi, par exemple, des regroupements musulmans dans les
cimetières, ajustement en fait et en droit à la pratique des
regroupements juifs et protestants qui a perduré malgré la
suppression théorique des carrés confessionnels à la fin du
e
XIX siècle{48}. L’islam s’est initialement et progressivement
installé dans le paysage funéraire grâce à l’incitation, à
l’origine, timide des pouvoirs publics auprès des maires. Alors
que, en 2000, on ne recensait qu’une centaine de
regroupements confessionnels musulmans dans les cimetières
et un seul cimetière confessionnel musulman attitré{49}, les
efforts cette fois intensifs du ministère de l’Intérieur, appuyés
par des circulaires idoines, font qu’on en compte en 2016 plus
d’un demi-millier{50}. Pour mesurer l’engagement de l’État
dans ce domaine, est-il nécessaire de rappeler que la loi du
14 novembre 1881 sur la neutralité des cimetières, met
littéralement un terme à toute création de regroupement
confessionnel et qu’elle n’a jamais été abrogée ?
Le développement des services d’aumônerie est une autre
de ces avancées, quand bien même cette fonction n’est pas
coutumière en islam, ce qui explique à la fois que, pendant
longtemps, les responsables associatifs aient faiblement investi
ces fonctions et que certaines administrations ne soient guère
efforcées de les pourvoir{51}. Ce qui demeure vrai en grande
partie au sein des hôpitaux où l’offre est rarement à la hauteur
des besoins tant pour les musulmans que pour les
évangéliques. Il faut dont y rappeler inlassablement que le
financement des services d’aumônerie est explicitement prévu
par l’article 2 de la loi de 1905 dans le chapitre consacré aux
« principes ». Cependant, dans deux services publics, les
prisons et les armées, la progression du culte musulman a été
ces dernières années remarquable et même exemplaire en
l’absence d’un partenaire institutionnel pleinement investi sur
ces questions. On peut d’autant moins imputer l’intégralité des
retards aux administrations concernées dès lors que l’on sait le
fonctionnement de notre cadre juridique. Hormis les
vérifications d’usage en termes de sécurité publique,
l’administration laïque n’a pas de définition religieuse de ce
qu’est un aumônier et il est donc du ressort de chaque culte de
lui présenter de possibles candidats à ces postes. C’est du reste
un des domaines essentiels qui fait que l’État a besoin
d’interlocuteurs cultuels.
Il aura fallu toutefois batailler pour que le CFCM désigne
un aumônier national pénitentiaire qui puisse aider cette
administration à développer un service particulièrement utile
face à la progression du fait musulman dans les lieux de
détention. Le rattrapage est aujourd’hui mené à grande vitesse.
Demeure cependant une limite fonctionnelle, produit de
l’histoire : ce service a été conçu quant à son fonctionnement
dans un rapport étroit entre le devoir de l’État et le secours de
l’Église, entre le pénitencier où s’exécute l’enfermement du
corps et la pénitence où s’accomplit la délivrance de la
conscience, entre la sentence et le sacrement. C’était l’époque
où l’aumônerie catholique s’intitulait « aumônerie générale
des prisons ». Dans les principaux établissements, ceux où le
condamné à mort attendait le moment où le bourreau
l’enverrait rejoindre son créateur, l’assistance religieuse, pour
des raisons pratiques, demeurait sur place. En un mot, le
logement du prêtre côtoyait celui du directeur de
l’établissement. À cette prise en charge matérielle, qui n’était
cependant pas générale, s’ajoutait le fait que n’ayant pas à
subvenir aux besoins d’une famille, le prêtre était très
faiblement rémunéré par une prime et le demeure encore pour
un montant à hauteur des modestes émoluments d’un prêtre
diocésain. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, il n’est
versé aux aumôniers pénitentiaires qu’une indemnisation et
non pas un salaire. Outre les Témoins de Jéhovah qui ne
souhaitent aucune compensation, cette situation explique
également pourquoi la fonction d’aumônier est en général
assurée par des personnes qui ont d’autres activités
professionnelles ou d’autres fonctions cultuelles leur
permettant de s’assurer un revenu global acceptable. Tel est le
cas des pasteurs et des rabbins, mais il n’en va pas de même
chez les imams. Il s’ensuit que pour les aumôniers musulmans,
ou aumônières puisqu’elles existent également, qui ont en
général charge de famille, le régime de l’indemnisation est peu
satisfaisant et compense à peine parfois les frais liés aux
déplacements d’un établissement à l’autre. D’où le fait que la
fonction n’attire pas, cette difficulté touchant par ailleurs le
recrutement dans l’ensemble des postes de l’administration
pénitentiaire, pourtant l’une des plus sensibles et méritantes de
la République.
Dans l’ordre symbolique, plus encore que l’instauration de
services d’aumônerie dans les établissements pour personnes
âgées dépendantes, signe d’une prise en compte solidaire du
vieillissement progressif et de l’ancrage définitif d’une
population pour partie issue d’une immigration récente, c’est
l’arrêté du ministre de la Défense en date du 16 mars 2005
créant une aumônerie militaire propre qui aura représenté un
acte décisif, puisqu’une telle institution est sans équivalent au
sein des autres armées d’Europe occidentale où, s’il existe des
aumôniers musulmans, ceux-ci sont placés sous l’autorité d’un
aumônier en chef de confession chrétienne.
Il demeure toutefois un vaste continent où les services
d’aumôneries sont inexistants et c’est dans l’enseignement
secondaire ou supérieur à destination des jeunes musulmans.
On peut aisément répliquer que l’offre n’est obligatoire que
dans les établissements où il y a demande et à la condition que
ladite demande se conjugue avec l’existence d’un internat.
Mais une telle facilité devient une faute quand tant de ces
jeunes, constat à tout le moins partagé, sont attirés par les
questions religieuses et quand trop d’entre eux se tournent vers
l’imam-internet. De surcroît, pour des jeunes musulmans en
recherche, pensionnaires d’un internat d’excellence, préparant
par exemple une école prestigieuse, le fait qu’il existe des
messes pour leurs condisciples dans des chapelles parfois sises
au cœur de l’établissement, comme il en va à Saint-Louis ou
Henri IV, ou qu’un rabbin vienne régulièrement en visite, est
un sujet de trouble qui va de pair et s’amplifie avec le
sentiment d’une inégalité de traitement. Certes, des
enseignants laïques, dont beaucoup sont prêts à s’enflammer
pour la défense des minorités mais peu à réfléchir
concrètement à la manière d’organiser la prise en charge
spirituelle de leurs élèves ou étudiants, on peut s’attendre à ce
qu’ils rétorquent que la question relève des organisations
cultuelles, non pas de l’Éducation nationale et que s’il existe
une aumônerie catholique face à la Sorbonne, une aumônerie
israélite au sein des grandes écoles, des aumôniers protestants
se déplaçant dans certains lycées, c’est bien parce que des
dominicains, jésuites, rabbins et pasteurs ont décidé de le faire.
Certes, mais l’argument est un peu court, voire hypocrite. Que
répondre si ce n’est qu’il y a en réalité urgence et que rien
n’empêcherait l’administration en charge de la vie scolaire, les
enseignants soucieux du bien-être de ceux qui sont en face
d’eux, bien-être qui peut dépendre aussi d’une attention à leur
quête spirituelle, du fait de prévoir, de solliciter, d’aménager la
présence à tel ou tel moment d’un imam en internat,
l’affichage de l’adresse d’un cours coranique dans une
mosquée dont on aura vérifié au minimum le caractère
pondéré auprès des services compétents, ou encore d’aider à la
mise en place d’aumôneries étudiantes, en particulier à la porte
de certaines universités de l’Est parisien, plutôt que de
s’émouvoir de la découverte d’une salle de prière clandestine
qu’on aura raison de supprimer dans les faits, mais qu’on ne
supprimera définitivement dans les motivations qu’en
suscitant avec les responsables cultuels une alternative. Étant
entendu qu’il s’agit là d’un univers éruptif qu’il faut apprendre
à manier avec discernement et que la Laïque, de son côté, peut
connaître des emballements brutaux à voir se multiplier sous
son nez les chiffons rouge en formes de voiles.
Reste le problème de la formation des imams, de ceux qui,
au sens étymologique, se tiennent en avant et guident la prière,
doivent montrer la voie parce qu’ils en ont les vertus morales,
en particulier pour être à la hauteur de la khotba, le prêche du
vendredi, à défaut d’avoir toujours une bonne connaissance du
Coran. C’est en réalité le sujet le plus essentiel. Son impact est
plus important sur ce qu’est ou pourrait être l’islam de France
que la problématique des financements étrangers.
Nous le savons, à de rares exceptions près, les imams ont
une formation qui globalement laisse à désirer. La République
laïque peut-elle se désintéresser de la qualité, y compris
théologique, des ministres du culte et singulièrement de ceux
qui auront, à sa demande, organisée par la puissance publique,
la charge de la conscience du militaire pris d’un doute, du
malade en fin de vie, du détenu soucieux de la tradition à
laquelle il se rattache et pour lequel on souhaite qu’il évite de
s’égarer, ou du lycéen souhaitant valider sa foi reçue en
héritage, ou celle qu’il découvre comme complément de ses
nourritures terrestres ? Voilà les termes du débat.
Les révolutionnaires de 1790 se posèrent la question au
moment où ils tentèrent de contrôler le sacerdoce en le
soumettant à une Constitution civile. Dans le but affiché
d’améliorer la qualité du bas clergé, ils ordonnèrent la création
dans chaque diocèse d’un séminaire chargé de préparer à
l’entrée dans les ordres, ce que le Concile de Trente n’était pas
parvenu à faire. Le but était aussi politique puisqu’il s’agissait,
à travers cette formation, d’organiser un catholicisme qui
participât au projet de la jeune nation. De même, au début du
e
XIX siècle les protestants bénéficièrent de la création
d’académies pour l’instruction des futurs pasteurs et, un peu
plus tard, au sein de l’université impériale, furent créées des
facultés de théologie catholique et protestante. Enfin, derniers
venus dans le régime concordataire, les élèves rabbins, pour
accéder au statut de salariés de l’État, furent astreints à cinq
ans d’études au sein d’une école dédiée et créée par arrêté
ministériel le 29 août 1829. Les cultes anciennement reconnus
ont gardé cette exigence de qualité qui a pu aussi être vécue à
l’origine comme une contrainte, mais le fait est qu’aujourd’hui
on ne peut être prêtre, pasteur, rabbin sans avoir à la fois une
formation théologique validée et un diplôme de
l’enseignement supérieur.
Le culte musulman n’a pas hérité de cette histoire. En
particulier, il n’a pu organiser, de son propre chef, un lien avec
l’enseignement supérieur. Tel aura donc été l’enjeu de
l’ouverture, au sein de l’Institut catholique de Paris, d’un
diplôme universitaire qui, complémentaire d’une formation
théologique, aura été en priorité destiné aux aumôniers
musulmans, auxquels très vite se sont joints des prêtres
orthodoxes et des responsables associatifs désireux de
bénéficier d’une formation comprenant l’apprentissage des
principes généraux de notre droit, la maîtrise des normes
juridiques qui encadrent l’activité cultuelle dans le cadre de
notre régime laïque et la familiarisation avec le pluralisme
religieux. La Sorbonne, avec son poids symbolique, aurait pu
être le lieu de cette indéniable avancée si son conseil de la vie
universitaire ne s’y était pas opposé de peur que ses étudiants
séculiers ne soient idéologiquement contaminés par ces
irréguliers. Triste signe de la faiblesse intellectuelle du monde
universitaire face au fait religieux, quoiqu’il ne soit pas le seul
dans ce cas{52}. Il s’est depuis rattrapé et se multiplient
aujourd’hui des formations analogues dont la puissance
publique souhaite rendre le suivi obligatoire avant d’accéder
aux fonctions d’aumônier.
Toutes les formations laïques ne peuvent cependant
remplacer l’essentiel, à savoir qu’apparaisse enfin en France
une formation théologique de qualité plutôt que l’on continue
à passer des accords diplomatiques pour s’en remettre à des
institutions de l’étranger et omettre du même coup que, en la
matière, le lieu est presque aussi important que le contenu.
Comment ne pas saisir que le questionnement théologique est
aussi tributaire de son inscription territoriale ? Qu’on ne se
pose pas les mêmes questions quand on est formé à Rabat,
Ankara ou Alger qu’à Paris ? Que les principaux pays où la
majorité de nos imams ont acquis des rudiments de savoir ne
sont pas la France ? Or il en va de l’islam comme pour toutes
les religions, il s’agit tout autant que les imams soient instruits
du culte qu’ils vont professer qu’imprégnés de la culture au
sein de laquelle ils vont officier. De ce point de vue, continuer
à considérer qu’envoyer des jeunes se former dans ces pays, de
même qu’accepter que plusieurs centaines d’imams étrangers
officient en permanence en France, serait sans effet
dommageable, est une erreur. Ce n’est pas tant un problème de
sécurité publique qu’un problème de vie collective, de normes
minimales partagées. Il y a urgence à mettre en place un centre
de savoir musulman en France qui puisse aussi être en relation
aux savoirs universitaires et bénéficier d’eux et qui aurait
vocation à délivrer à la fois des formations en sciences
islamiques mais aussi en sciences humaines et sociales. Il faut
impérativement lier cette urgence au constat que de telles
formations n’attireront des jeunes désireux de devenir les
futurs cadres cultuels de leur religion que s’ils ont une
perspective de carrière, comme c’est le cas pour ceux qui sont
inscrits dans les lieux de formation des autres cultes. Or, une
telle perspective demeurera obérée tant que les principales
mosquées, en particulier les plus grandes et les plus riches,
continueront à faire appel à une main-d’œuvre payée par des
États ou des fondations étrangères, ce qui leur permet de
s’exonérer de la prise en charge des rémunérations. Ce
mauvais exemple qui vient d’en haut renforce un phénomène
de déresponsabilisation à tous les échelons où officient des
imams qui sont d’autant moins formés que la qualité n’est pas
pleinement rémunérée. La main à la main l’emporte sur le
contrat et le statut de salarié cultuel n’est ainsi que rarement
obtenu alors qu’il permettrait d’accéder à la caisse du régime
des ministres du culte, la CAVIMAC et de cotiser ainsi pour
une retraite même modeste, en plus des protections sociales
habituelles. L’inscription à ce régime, adossé aux caisses du
régime général, mettrait de plus un terme à la plainte
récurrente et infondée des responsables musulmans selon
laquelle il n’y aurait pas de statut de l’imam, alors que ce
statut ne peut exister, comme pour tout travailleur, qu’en
rapport aux cotisations sociales liées à l’inscription dans un
statut. Or, les imams métropolitains, à de rares exceptions
près, ne sont pas déclarés par leurs employeurs alors que ceux
de la Réunion prouvent collectivement que le contraire est
possible, l’islam étant dans ce département organisé de longue
date avec une Grande mosquée construite en 1905, avant
même celle de Paris.
En même temps que serait créé un institut de formation
théologique, il apparaîtrait nécessaire de mettre en œuvre un
plan de réduction du nombre d’imams détachés par les États
du Maghreb et l’État Turc. L’un ne va pas sans l’autre. Bien
sûr, le lancement d’un tel centre de formation demande des
moyens, comme du reste l’ensemble des activités du culte
musulman : activités de la représentation cultuelle quelle que
soit sa forme, soutien aux aumôneries, entretien et rénovation
des bâtiments – dès lors que l’article 19 de la loi de 1905 n’est
pas utilisé par les collectivités locales –, production de
publications endogènes plutôt que de laisser les mosquées
irriguées par la production wahhabite qui est distribuée avec
une générosité dangereuse au vu des contenus. Les tâches sont
multiples.
Parmi les sources possibles de financement des activités
cultuelles, il y a les bénéfices générés par le halal, dont le
chiffre d’affaires lié en particulier aux exportations est en
expansion constante. Trois grandes mosquées, celles de Paris,
d’Évry et de Lyon, se partagent aujourd’hui le monopole de
l’agrément des sacrificateurs des animaux de boucherie qui
permet de déroger au code de l’agriculture et d’égorger les
bêtes avant toute électronarcose ou autres dispositifs destinés à
les étourdir profondément, indispensable pour que les viandes
deviennent licites à la consommation pour les croyants. Pour
les produits carnés, les organismes de contrôle qui peuvent en
théorie être indépendants des établissements d’abattage
demeurent malgré tout tributaires de ces trois mosquées qui
accordent ou non l’agrément. Globalement, la filière engendre
des profits qui sont privatisés et aucun de ses opérateurs n’a
jusqu’à présent estimé nécessaire d’œuvrer, sous forme de
dons défiscalisés ou en participant à la constitution de la
dotation d’une fondation, à un meilleur fonctionnement des
activités cultuelles. La même attitude prévaut chez les
voyagistes et opérateurs du pèlerinage, à ceci près que l’État
n’a pas placé une partie d’entre eux dans une situation de
monopole. Ainsi, n’est-il pas absurde que la Grande mosquée
de la Réunion, pourtant à des milliers de kilomètres de
distance, demeure dépendante de la Grande mosquée de Paris
en matière d’abattage halal. Afin d’aménager cet ensemble, il
avait été un moment envisagé par le bureau central des cultes
que l’autorisation d’agréer soit dévolue aux Conseils
régionaux du culte musulman et les revenus ainsi mieux
distribués à l’échelle nationale. Le projet heurtait de front des
intérêts qui ont su résister et qui continuent aujourd’hui d’aller
à l’encontre de l’intérêt public. L’on voit bien pourtant, si l’on
dresse le parallèle avec le culte israélite qui bénéficie des
mêmes dérogations pour l’abattage rituel, les possibilités que
pourrait offrir un système centralisé dont les bénéfices seraient
affectés en tout ou partie au fonctionnement du culte. En un
mot, il pourrait être décidé par l’État qui l’autorise, que seule
l’association cultuelle nationale prévue comme complément de
la nouvelle fondation voulue par Bernard Cazeneuve soit
autorisée à donner les agréments qui permettent de déroger
aux règles de l’abattage de droit commun prévues par le code
de l’agriculture et qu’en contrepartie, les abattoirs s’engagent à
s’acquitter d’une contribution volontaire assise sur le tonnage
de viande abattue. En réalité, il s’agirait, comme pour le
consistoire israélite, d’une contribution à la charge du
consommateur final.
13
Misère de l’islam consulaire

Ce qui alimente aujourd’hui notre crise laïque est


essentiellement lié à la manière dont les pratiques de l’islam
s’insèrent ou ne s’insèrent pas dans notre cadre juridique et
remettent en cause les compromis sociétaux acquis au fil du
temps avec les différents cultes dont, au premier chef, l’Église
catholique.
La principale difficulté demeure l’absence d’une
organisation du culte musulman afin de faire pleinement
fonctionner notre régime de laïcité publique qui est fondé sur
l’organisation des rapports entre l’État d’un côté et les cultes
en tant que structures d’organisations de la pratique religieuse
de l’autre. En un mot, notre régime est un divorce voulu par
l’une des parties, l’État, et subi par l’autre, l’Église. Dans cette
séparation de corps cependant, longtemps chacun a connu
l’adresse de l’autre et a pu le rencontrer, tel qu’en lui-même,
autant que de besoin ou de nécessité.
La difficulté avec l’islam sunnite, qui est le plus pratiqué en
France à hauteur au moins de neuf fidèles musulmans sur dix,
c’est qu’il n’a pas de représentation avec laquelle l’État
pourrait sérieusement dialoguer, pleinement résoudre les
problèmes qui découlent de certaines diverses pratiques,
minoritaires peut-être, visibles assurément, et servir de tiers
médiateurs pour la résolution des soucis et des conflits.
L’islam de France n’a pas d’adresse répertoriée ou établie et,
n’habitant nulle part, il donne le sentiment d’être partout.
Inciter à ce que soit instaurer une organisation représentative,
aider à ce que se rassemblent des interlocuteurs à même de
prendre en charge et de résoudre les complications liées à
l’exercice du culte du musulman, contribuer à ce qu’existe cet
exercice public auquel chaque culte a droit, aider à ce qu’il
s’insère dans notre cadre juridique qui garantit la protection de
telles activités tout en maintenant le régime de séparation,
voilà pourtant ce qu’ont tenté de faire les autorités publiques
depuis la fin des années 1980. Aujourd’hui encore, l’enjeu
demeure de favoriser l’émergence d’une parole musulmane
unifiée qui puisse à la fois rassurer les fidèles sur le fait que la
défense de leurs intérêts est prise en compte et convaincre
l’opinion qu’il n’y a pas d’incompatibilité essentielle entre
l’islam et la République. Les polémiques autour du burkini
montrent qu’on en est loin, et ce, dans une situation
paradoxale, puisqu’au plan concret, la situation des
musulmans croyants ne cesse de s’améliorer.
On ne saurait donc dire qu’un effort considérable n’a pas été
produit, sur près de trente ans, afin qu’émerge une réalité
comparable à ce qui existe pour d’autres cultes. Or, ce n’est
pas tant l’écrasante présence sunnite au sein de l’islam de
France et son absence de hiérarchie qui expliquent les
difficultés que l’absence de volonté de ses principaux
protagonistes. Les difficultés de l’institutionnalisation, c’est-à-
dire la stabilisation d’une représentation du culte qui puisse à
la fois guider les fidèles dans leur pratique et parler pour
l’authentifier si besoin devant l’ensemble de la société
française, ne résultent pas seulement de l’absence d’une
organisation « cléricale ». Le protestantisme n’en connaît pas
sans que pour autant cela l’ait empêché de structurer, depuis
1905, une fédération à l’autorité établie. Le sens de la
primauté reste disputé au sein de l’orthodoxie, mais les
diverses vagues d’immigration aux forts et disparates accents
nationaux comme rituels et spirituels ne se sont pas moins
jointes dans une assemblée des évêques de France. Même au
sein de la nébuleuse évangélique où les Églises sont
particulièrement soucieuses de leur autonomie, s’est constitué
depuis 2010 un Conseil national qui regroupe l’immense
majorité de ces différentes sensibilités. L’incapacité des
responsables associatifs musulmans à constituer un
regroupement à la légitimité reconnue résulte autant d’une
histoire longue que des ingérences présentes d’États étrangers,
dont l’Algérie, le Maroc et la Turquie au premier chef, qui
attisent les divisions et nourrissent la dépendance des
diasporas. Un conseil du culte musulman ne pourra exister et
jouer pleinement son rôle que s’il se montre capable de rompre
avec ce lourd héritage.
Bien moindres auraient sans doute été les difficultés
présentes si la République avait décidé naguère d’appliquer
dans les colonies et les départements français d’Algérie la loi
de Séparation comme le législateur l’avait inscrit dans
l’article 43 : « Le régime de séparation doit être étendu, outre-
mer, aux colonies, sans aucune exception. » Si la loi fut bien
mise en œuvre dans les vieilles colonies qu’étaient la
Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, il n’en fut pas de
même dans les possessions françaises où vivaient plus de
20 millions de musulmans. À l’heure où Mayotte est devenue
le 101e département français, le choix de la non-application de
la loi de 1905 a encore une incidence{53}.
C’est surtout ce qui n’a pas été fait dans les départements
français d’Algérie qui pèse encore sur la situation présente de
l’islam de France et plus largement sur l’islam maghrébin.
Depuis le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, l’« indigène
musulman », bien que français, n’en avait pas les attributs
juridiques et continuait d’être régi par la loi musulmane dont il
ne pouvait se soustraire même par la conversion. Plus encore,
l’apostasie demeura un crime en Algérie. Un des aspects les
moins connus de notre histoire coloniale est le fait que le culte
musulman y était, en pratique, intégré au régime
concordataire. La volonté de contrôler, comme en métropole,
son exercice tout autant que la volonté de prendre possession
des biens religieux expliquent cette intégration{54}. Le culte
musulman fut placé sous l’autorité de l’administration centrale
concernée et le salaire des imams fut pris en charge par le
budget du service dédié du ministère de l’Intérieur comme
l’étaient les ministres des autres cultes. Cependant, l’emporta
la défiance et l’action de contrôle eut pour visée d’éroder
l’encadrement cultuel afin d’affaiblir l’ensemble de la société
algérienne. Ce que nota Tocqueville lors de son voyage
d’étude de l’autre côté de la Méditerranée :
Il existait en son sein [la société musulmane] un grand nombre de fondations
pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction
publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en
partie de leurs anciens usages, nous avons réduit les établissements charitables,
laissés tomber les écoles, dispersées les séminaires. Autour de nous les lumières se
sont éteintes.

Et d’ajouter en forme d’avertissement :


Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne
supprimerez pas les passions, vous en livrerez seulement la discipline à des furieux
ou des imposteurs{55}.

Il y avait bien un enjeu à appliquer la Séparation et à donner


ainsi au culte la possibilité de s’organiser indépendamment
d’un contrôle étatique. En voulant garder la mainmise sur le
culte musulman, la République coloniale empêcha qu’émerge
une organisation cultuelle indépendante de l’État qui aurait pu
en cela servir dans le futur de modèle possible. Il fallut en
conséquence prévoir dans les décrets d’application de la loi de
1905 que le traitement des imams soit remplacé par une
indemnité temporaire de fonction à peu près équivalente à
l’ancien salaire. Cette première entorse à la mise en œuvre de
l’article 43 de la loi de 1905 fut prévue pour 10 ans. Elle fut
reconduite en 1917 pour 5 ans, puis en 1922 sine die. En 1947,
la loi du 21 septembre portant statut de l’Algérie ne revint pas
sur cette non-application de la loi de Séparation que les plus
républicains des nationalistes Algériens, comme Ferhat Abbas
ou Messali Hadj, souhaitaient pourtant voir mise en œuvre.
Cette situation fut laissée en héritage au FLN dont le
nationalisme superposait identité algérienne et identité
musulmane. Les vainqueurs de l’indépendance reprirent sans
hésitation la pratique du contrôle étatique du culte et
profitèrent des accords passés avec la France dans le cadre de
l’envoi des intervenants en ELCO pour organiser le culte à des
fins d’influence sur la diaspora algérienne, donnant ainsi le
coup d’envoi, avec la bienveillance paresseuse des autorités
françaises, à la gestion « consulaire » de l’islam{56}. Plus
encore, les autorités françaises n’opposèrent aucune
alternative, au contraire, à la prise en main, au début des
années 1980, de la Grande Mosquée de Paris par Alger{57}.
Celle-ci devint ainsi la tête de pont d’une vaste chaîne de
contrôle appuyée sur la venue en France de centaines d’imams
à la solde du gouvernement et ventilés au sein d’un réseau de
mosquées dites « algériennes », avec une attention particulière
portée aux mosquées fréquentées par les anciens harkis et leurs
familles, ce qui permettait qu’ils soient réintégrés par le biais
de l’islam dans l’algérianité. Cette situation résume à elle
seule le tragique de la grande mosquée de Paris, celui d’un
symbole qui semble trop lourd pour ceux qui en ont la charge
et qui n’arrivent pas à être à la hauteur de ce qu’elle représente
pour asseoir un islam de France, au grand dam des pouvoirs
politiques successifs depuis plus de trente ans.
Ce qui avait été accordé à l’Algérie, le Maroc ne tarda pas à
le vouloir. La diaspora marocaine pratiquante bénéficie ainsi
de nos jours de l’envoi de plus d’une centaine d’imams
rémunérés par la Fondation Hassan II ou par le ministère des
habous de l’État chérifien. Enfin, la Turquie n’a pas manqué
d’user à son tour de la possibilité d’envoyer en France des
fonctionnaires qui, titulaires de documents diplomatiques,
officient au sein de mosquées dont l’État Turc est pour la
plupart directement propriétaire, organisent le pèlerinage à
La Mecque des fidèles et se chargent du rapatriement des
corps des défunts.
Au regard de l’actuel parc de lieux de culte, le nombre
d’imams étrangers peut apparaître limité, si ce n’est qu’il se
concentre dans les mosquées les plus importantes en nombre
de fidèles, provoquant ainsi un gel des vocations qui conduit à
la répétition de la situation acquise. C’est ce passif qui
explique aujourd’hui à la fois une grande dépendance au
regard de l’étranger comme modèle d’organisation et la
poursuite de la mainmise des générations anciennes sur le
culte aux dépens des jeunes générations qui se tournent pour
partie vers un islam plus indépendant des États, mais qui est
loin d’être nécessairement le plus modéré.
Après la première affaire dite du foulard de Creil en 1989,
Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, installa le 6 novembre de la
même année un Comité de réflexion sur l’islam de France
composé de personnalités désignées par lui. L’expérience ne
put survivre à la fois du fait de la défiance qu’inspira chez de
nombreux responsables associatifs cultuels la désignation par
l’État de « leurs représentants » et du fait de l’alternance, en
1995, qui vit arriver Place Beauvau un Charles Pasqua
soucieux à l’époque d’entretenir, à travers la Grande Mosquée
de Paris, des liens privilégiés avec l’Algérie. En 1997, Jean-
Pierre Chevènement, nommé à ce même ministère, reprit le
dossier dans l’idée, inspirée de Jacques Berque, que la France
pourrait être le lieu de l’émergence d’un « islam des
Lumières ». À l’issue de consultations réunissant l’essentiel
des sensibilités musulmanes présentes sur le territoire,
l’adoption, en janvier 2000, d’une charte intitulée : L’islam
rejoint les autres confessions à la table de la République.
Principes et fondements juridiques régissant les relations entre
la république et le culte musulman, permit d’initier un
processus de structuration d’une structure de coordination dont
les membres seraient élus par les responsables des mosquées et
que Nicolas Sarkozy fit aboutir sous la forme du Conseil
français du culte musulman (CFCM). Il fut mis ainsi un terme
à la pratique qui voulait que l’administration choisît ses
interlocuteurs au profit d’un processus électif qui partait de là
où les musulmans se retrouvaient dans le culte, la mosquée.
Ce système, où le nombre d’électeurs dépend de la surface
de prière, a été beaucoup critiqué, sans qu’aucun autre principe
n’ait été proposé pour le remplacer, que ce soit la cooptation
(mais de qui par qui ?) ou que ce soit, comme il en est pour le
consistoire israélite, l’établissement d’un fichier électoral des
musulmans (par qui ?). Le problème est ailleurs. Malgré le fait
qu’il est intégralement aux mains des responsables musulmans
pour son fonctionnement et même si son inscription dans le
paysage est maintenant certaine, le CFCM n’a pas réussi à
asseoir une légitimité suffisante. Cet échec découle
fondamentalement de l’impossibilité des différentes tendances
à se trouver une affectio societatis religieuse.
Conflits d’intérêts autour de ce qui rapporte dont les labels
halal ou les pèlerinages organisés, conflits entre les
nationalités qui, reliquat de l’Empire Ottoman, voient les
Turcs et les Algériens s’unir contre les Marocains, conflits
culturels entre Arabes et Africains, conflits entre les écoles
doctrinales et les courants doctrinaires qui ont fini pas écarter
de la représentation les chiites, les soufis souvent issus de
conversions et les croyantes, mais aussi poids des consulats
qui organisent une gestion coloniale inversée de l’islam de
France en reprenant à leur compte la tradition gallicane de
contrôle, poids d’une bureaucratie parasitaire vivant de l’islam
plus que pour l’islam, installée depuis longtemps et qui semble
inamovible, poids de l’inertie des mentalités : tout ceci a
essoufflé le mouvement de légitimité espéré par les pouvoirs
publics.
Ces insuffisances, que soulignent amèrement à la fois notre
douloureux contexte et les polémiques récurrentes qui
énervent au sens propre la société, font qu’on ne peut plus
considérer que résoudre le problème politique de la
représentation de l’islam sera en lui-même suffisant pour
apaiser les frictions dont les musulmans peuvent être tour à
tour acteurs et victimes. Car le règlement des questions
matérielles, et partant civiles, n’a pas entraîné l’apparition
d’une identité religieuse musulmane particulière à l’Europe,
c’est-à-dire se départageant de l’identité religieuse musulmane
propre aux pays d’origine. Émanciper l’islam en France pour
qu’advienne un islam de France, cela ne suppose pas tant de
discuter des dogmes que de la relation au fait religieux et à sa
pratique au sein d’une société sécularisée. D’en promouvoir
une réappropriation ouverte. D’en débattre, et d’en faire part.
Une partie des crispations de la société française s’explique du
fait de la complète absence de visibilité de telles réflexions. Il
en résulte pour l’État la nécessité d’aider les musulmans à
fonder et structurer un espace public de débats autour de leur
foi et de son observance. Cela suppose que les responsables
religieux dialoguent entre eux plus qu’avec les médias ou les
ministres, qu’ils montrent à tous ce qui les réunit et ce qui les
divise, qu’ils rendent manifestes leurs controverses et
délibérations, transparentes leurs prises de position.
Autant la mosquée, comme lieu matériel, s’implante dans
l’espace public, autant la mosquée, comme lieu immatériel, se
dérobe à l’espace mental. L’islam réel demeure obscur au non-
initié. Cela ne serait pas un problème, à l’instar du
bouddhisme qui est dans le même cas, s’il n’y avait la pression
objective qu’exerce la dérive du monde musulman. Dans ce
contexte, chacun se demande ce qui se pense et se dit dans les
écoles coraniques du mercredi après-midi, ou lors des grandes
prières du vendredi{58}. Au fond la question que se posent
ceux qui, du fait des circonstances, n’arrivent plus à rester
indifférents est quel est le missel de l’islam de France ? S’il
n’est plus concrètement celui des caves, le sentiment qu’il
donne est d’être resté intellectuellement dans le souterrain.
Pour sortir de cette impasse où sont engagés depuis trop
longtemps ceux qui veulent en avoir la charge, les
responsables cultuels et intellectuels croyants doivent se
donner les moyens d’un dialogue si ce n’est d’une
confrontation dans un cadre qui ne soit pas éphémère. Un
concile qui leur soit propre ou un grand Sanhédrin comme l’a
suggéré récemment un auteur avec un certain succès{59} ?
L’idée a l’inconvénient de réactiver cette attraction-répulsion
qui caractérise le regard des responsables musulmans vis-à-vis
du monde juif. Cependant, il suffit de reprendre les questions
posées alors par l’Empereur Napoléon aux participants du
Grand Sanhédrin qui se réunit de 1806 à 1807, dans un
contexte de profonde mise en cause des acquis de la
Révolution française et d’un renouveau de l’antisémitisme, où
les « israélites », selon le vocable de l’époque, étaient de
nouveau accusés de pratiques déloyales et contraires à la
fraternité patriotique, pour que ce parallélisme puisse revêtir
une dimension positive. Accusation d’enrichissement par
l’usure aux dépens des goys, acquisition des plaines rhénanes
aux dépens des « Français », autant d’accusations fausses bien
sûr, mais qui ne furent pas récusées d’emblée par l’Empereur,
lequel décida ou feignit de décider d’en avoir le cœur net de
manière appropriée et définitive.
La réponse rabbinique aux questions posées permit de
prouver que l’aversion envers les juifs reposait sur des
préjugés fallacieux. Ils purent l’établir en montrant à tous le
caractère évolutif de leurs pratiques qui ne reposaient sur
aucune lecture littérale de la Torah et en défendant devant tous
le caractère résolu de leur conscience civique, repoussant ainsi
les mises en doute. Or, les questions posées à l’époque
résonnent d’une étrange actualité :
– Première question : Est-il licite aux juifs d’épouser plusieurs femmes ?
– Deuxième question : Le divorce est-il permis par la religion juive ? Le divorce
est-il valable sans qu’il soit prononcé par les tribunaux et en vertu des lois
contradictoires à celles du Code français ?
– Troisième question : Une juive peut-elle se marier avec un chrétien et une
chrétienne avec un juif ? Ou la loi veut-elle que les juifs ne se marient qu’entre
eux ?
– Quatrième question : Aux yeux des juifs, les Français sont-ils leurs frères ou sont-
ils des étrangers ?
– Cinquième question : Dans l’un et dans l’autre cas, quels sont les rapports que
leur loi leur prescrit avec les Français qui ne sont pas de leur religion ?
– Sixième question : Les juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens
français regardent-ils la France comme leur patrie ? Ont-ils l’obligation de la
défendre ? Sont-ils obligés d’obéir aux lois et de suivre les dispositions du Code
civil ?
– Septième question : Qui nomme les rabbins ?
– Huitième question : Quelle juridiction de police exercent les rabbins parmi les
juifs ? Quelle police judiciaire exercent-ils parmi eux ?
– Neuvième question : Ces formes d’élection, cette juridiction de police judiciaire
sont-elles voulues par leurs lois ou simplement consacrées par l’usage ?
– Dixième question : Est-il des professions que la loi des juifs leur défende ?
– Onzième question : La loi des juifs leur défend-elle l’usure envers leurs frères ?
– Douzième question : Leur défend-elle ou leur permet-elle de faire l’usure aux
étrangers{60} ?

Bien évidemment, il est possible de considérer que poser de


telles questions serait une forme de stigmatisation, les croyants
musulmans n’ayant rien à prouver et ce, d’autant plus que
nombreux sont ceux qui ont la citoyenneté française. Or,
c’était aussi le cas des juifs en 1806{61}. Cependant, attester
que les musulmans, malgré les pressions idéologiques
auxquelles ils sont soumis par le wahhâbisme, le salafisme,
l’islam consulaire, ne pourront être détachés de la
communauté nationale ou de la communauté de vie au sein de
laquelle ils sont résidents, c’est tout l’enjeu du présent.
Reprendre, dans l’esprit, la démarche qui a permis de stabiliser
la représentation cultuelle des Français juifs soulignerait que
l’objectif est d’asseoir définitivement les musulmans à la table
de la République qu’elle se doit de protéger leur culte comme
les autres. Un tel jeu de clarification aurait en outre l’avantage,
je le dis, de mettre la France en demeure d’être à la hauteur de
la conception de la fraternité qu’elle exige de tous.
Certes, le questionnaire serait à aménager, certains sujets
pouvant apparaître incongrus, réglés, voire discriminants.
D’autres manquants. Cependant, beaucoup de ces
interrogations n’en expriment pas moins, à tort ou à raison, des
perplexités, des craintes, des fantasmes qui existent non
seulement à l’égard de l’islam, mais aussi au sein de l’univers
musulman pris au sens large. Il faudrait que le processus se
déroule à travers toute la France et consiste en des États
généraux avec des assemblées locales au plus près des
communautés de fidèles, département par département, ville
par ville, en laissant pleinement leur place aux religieux et non
en privilégiant les seuls entrepreneurs de mosquée que l’on
nomme trop facilement « recteurs » dès lors qu’ils ne sont pas
imams et qu’il se termine par une sorte de synode, de concile
ou de convent musulman, et qui pourrait aussi s’apparenter à
ce qu’on appelle dans le monde laïque une conférence de
consensus. Comme on voudra.
Les sujets les plus urgents à traiter sont connus. Ils ne
peuvent aboutir faute de ce processus, Les imams ? Il s’agit
d’instaurer un mode de contrôle des compétences et de
labellisation des ministres du culte et des aumôniers avec, à la
clef, l’obligation d’une inscription à la CAVIMAC de manière
subsidiaire à l’absence d’affiliation à une autre caisse sociale.
L’État a son rôle à jouer dans cette affaire en assumant
pleinement le contrôle des associations gestionnaires des
mosquées, des comptes et des déclarations d’employeur, dès
lors que celui qui conduit la prière n’a pas d’autre activité.
L’absence d’exigence de l’État a un effet négatif sur le tissu
associatif musulman. En la matière, il y a pourtant un
précédent qui prouve que l’État, quand il en a la volonté, sait
faire. Il s’agit de la vaste opération à laquelle ont été soumises
les associations des Témoins de Jéhovah quand leur était dénié
le bénéfice des associations cultuelles. Plus d’un millier de
contrôles opérés sur une année fiscale, assortis de saisies
d’importantes sommes d’argent, qui paradoxalement, in fine,
les a aidés, certes dans la douleur, à asseoir définitivement leur
statut de culte comme les autres{62}. Une telle opération dans
le monde musulman permettrait aussi de mettre un terme à
certaines facilités, pour ne pas dire plus, qui voient certains
entrepreneurs de mosquées avoir du mal à séparer dépenses
privées et associatives.
Les lieux de culte ? Ils continuent de susciter des débats
sans fin. Même s’il n’est pas certain, à mes yeux, que les
difficultés en la matière soient insurmontables dès lors que les
responsables musulmans tant locaux que nationaux décident
de conjuguer leurs efforts, il pourrait être envisagé de
renouveler ce qui fut fait au moment de l’arrivée des rapatriés
d’Algérie qui eurent besoin d’un système de prêts bonifiés de
la caisse des dépôts et consignation engagé au profit de
l’AFINER, l’Association pour le financement des édifices
religieux, qui permit de construire des dizaines de lieux de
culte catholiques, protestants et israélites. Dans la suite de ce
que le législateur avait autorisé au cours de la même période,
précisément en 1961 et à l’instigation de Paul Delouvrier, afin
de faciliter la construction de lieux de culte dans les villes
nouvelles en chantier, il ne serait pas inopportun d’élargir à
l’ensemble des collectivités locales, et non pas seulement
celles en expansion, la possibilité de garantir les emprunts
contractés par des associations cultuelles{63}. Cette mesure,
certes dérogatoire à la loi de 1905, permettrait d’accélérer
l’achèvement de maints chantiers.
Certes, ces aspects fonctionnels et matériels n’épuisent pas
le cœur du débat. Mais à travers les réponses qu’ils
apporteront à ces questions, les responsables et les intellectuels
qui voudront penser cette foi parce qu’ils l’assument et la
partagent auront à établir ce qu’ils entendent diffuser comme
vision de notre commune humanité. Par leur manière
d’enseigner au sein des mosquées et autres canaux de la foi, ils
auront à affirmer que la famille humaine dépasse les bornes
de l’Oumma, la communauté des croyants au sein de laquelle
l’entraide, la compassion et la solidarité font loi.
14
Élévation

« Plus vous tolérez l’islam, plus forte sera la pression qu’il


fera peser sur vous{64} », telle est la sentence récente du
philosophe radical Slavoj Zizek, résumant ainsi une demande
en partie devenue aussi folle que provocatrice et l’incapacité,
qui fonde la spirale, à lui opposer une réponse qui ne soit pas
empreinte de mauvaise conscience, d’hypocrisie ou de sottise.
L’analyse du Slovène est percutante, elle met à bas les
conformismes de gauche, et l’on peut comprendre ce qui
inspire cette urgence, si l’on se souvient que Slavoj Zizek
vient d’un pays qui n’existe plus, l’ex-Yougoslavie, dont
l’éclatement s’est accompagné d’une guerre d’autant plus
atroce qu’elle fut tout à la fois, et suivant les moments et les
zones, une guerre nationaliste, une guerre civile et une guerre
de religion.
Les crimes terribles dont la France est victime depuis
plusieurs années veulent nous entraîner dans une
désagrégation équivalente. L’assassinat de juifs parce que
juifs, de chrétiens parce que chrétiens, les aimantations
symboliques surgies du passé même des conflits, les modus
operandi et les gestes rituels ad nauseam, le martyre d’un
prêtre dans une église n’avait pas eu d’équivalent depuis les
épisodes sanglants du XVIe siècle entre catholiques et
huguenots, le massacre de civils lors de moments de détente
significatif d’un éthos de la jeunesse ou de liesse le jour de la
fête nationale, l’égorgement d’une mère devant son enfant
parce qu’elle représente l’autorité de l’État, et le tout, réalisé
en grande partie par des voisins, par des gens que l’on connaît,
que l’on a pu croiser dans les rues, s’apparentent à des actes de
guerre civile de basse intensité. C’est un diesel qui démarre
lentement, et programmé pour tenir car son moteur est
l’affirmation maladive d’une identité religieuse. Cette nouvelle
affirmation pathogène, on la fait claquer à la figure des non-
croyants, et c’est un bouleversement d’époque, les non-
croyants ayant été ceux qui, pendant des décennies, ont donné
le ton dans l’ensemble des secteurs de la vie sociale de notre
pays.
Jusqu’à la chute du Mur de Berlin, l’idée qu’en France la
question la plus récurrente serait la gestion du fait religieux
n’effleurait l’esprit que de peu de monde{65}. Pour beaucoup
des membres d’une génération devenus influents dans la vie
publique au cours d’une séquence qui s’est étalée du Mai des
étudiants en 1968 à la victoire de la gauche en 1981, ce qui
donnait le ton en effet, c’était bien autre chose. Les identités
qui s’affrontaient dans les enceintes scolaires, celles d’où
venait la vie des mots d’ordre, des revendications et des luttes
avec l’autorité enseignante, dans une ambiance qui voulait
indéfiniment prolonger le printemps, se déclinaient en
trotskyste, maoïste, anarchiste, ou même sioniste, voire
monarchiste. C’est-à-dire des identités politiques. Jusqu’à
l’extrême droite qui était davantage dominée par ses païens
d’Ordre nouveau, nostalgiques du fascisme, que par l’Action
française dont l’affirmation catholique était plutôt inspirée
chez ses dirigeants par des considérations tactiques plus que
par une foi profonde. De la rue jusqu’aux entreprises il en
allait de même. C’était avant.
Un monde où, de nouveau, les laïques ou les non-croyants
seraient sur la défensive, où l’extrême gauche pourrait
s’accommoder dans ses défilés de cris d’allégeance à Allah,
était inimaginable. Le cauchemar était de tomber victime de
quelque Punishment Park{66} ou d’être enfermé dans un stade
avant de disparaître dans l’anonymat. Jamais nous n’aurions
pu penser pouvoir être assassinés par de nouveaux damnés de
la terre issus d’un ex-Tiers-Monde en décomposition, de
lumpen animés par une croyance terrible en l’Au-delà, ou que
nos enfants soient abattus parce que buveurs de bière ou
amateurs de rock.
Mais les faits sont là. Le retour de l’impensé religieux est un
phénomène planétaire. Cela a été dit, écrit, analysé sans que le
mystère en soit totalement percé, mais qui peut s’en étonner ?
Des évangéliques supplantant la théologie de la libération au
Brésil au Patriarcat de Moscou se moquant de la Révolution
d’octobre, en passant la fin des kibboutz au profit des colonies
nationales religieuses aux limites d’Israël ou l’essor du Falun
Gong en Chine sur les décombres du printemps de Pékin, la
revanche du religieux n’épargne aucun continent. En Europe,
même si par endroits des christianismes intégristes lèvent leur
tête, le retour le plus virulent du religieux, celui des mises à
mort préméditées, se fait au nom d’Allah, telle la projection
d’une croisade inversée à partir d’un monde musulman qui, à
plus d’un titre, fait partie de notre intime historique, politique,
social.
Alors que penser face au pronostic pessimiste du philosophe
Slovène ? Admettant volontiers ne pas posséder les clés de
l’avenir, je m’autorise cependant à livrer ici les quelques pistes
que suggère une décennie d’engagement sur cette question
puisqu’il y va d’un débat qui nous concerne tous et pour
longtemps.
D’abord, il me faut dire que les différents notables ou
intellectuels qui s’efforcent de représenter les musulmans en
s’empressant aussitôt de déclarer que leur croyance est un fait
de culture, non pas de foi, et qui refusent par-là aux plus
démunis la légitimité de se consoler et d’espérer dans « l’âme
d’un monde sans cœur{67} », indiquent tous une fausse route.
S’affirmer de la sorte « musulman culturel » est une manière
pour des élites de se distinguer afin de se faire reconnaître par
la société au sein de laquelle elles veulent s’intégrer. Il faut
laisser entendre, dès lors, qu’on ne croit plus réellement,
même si on cotise, par coquetterie et non par conviction, à des
signes d’appartenance communautaire. L’utilité fondamentale
et le bénéfice qu’on en retire sont d’éviter les signes d’une
pleine adhésion à la croyance, c’est-à-dire de contourner le
cœur même du problème : aller à la mosquée, effectuer un
pèlerinage, vivre sa foi, être pleinement croyant musulman
dans ce pays.
Il ne s’agit là que d’une dénégation personnelle. Le tour de
passe-passe permet aussi de nier, depuis l’islam lui-même en
apparence, que l’islam est en phase ascendante et il permet,
dès lors, de s’épargner la question de savoir comment le
régime laïque peut le contenir, comment l’État devrait prendre
en charge cette force afin d’en défendre la société et quelles
règles il devrait fixer pour limiter la prétention de ses
manifestations les plus radicales. Refuser d’assumer ces
évidences n’aboutit qu’à deux impasses : renforcer les
tendances les plus hostiles aux musulmans et se couper des
fidèles des mosquées qui ne peuvent voir en cette affirmation
d’une identité culturelle qu’une pirouette pour ne pas les
prendre au sérieux. À l’inverse, je soutiens que fixer des
règles, c’est prendre l’islam, en tant que croyance, au sérieux.
En ce sens, il vaut mieux une loi interdisant le port du voile à
l’école que l’absence de loi accompagnée de commentaires
condescendants ou honteux sur l’arriération du croyant, que le
renforcement des ghettos scolaires, que les déchirements du
corps enseignant.
L’urgence est bien à l’émergence d’autres pratiques de
l’islam s’inscrivant pleinement dans la Révélation, capables de
donner du corps à une force spirituelle prouvant qu’elle est
capable de prendre en compte les vues des autres dans leur
inaliénable condition humaine. Autrement dit, faire le chemin
parcouru par les cultes juifs et chrétiens, parce qu’il y eut des
penseurs pour en tracer la perspective. C’est penser l’inverse
du défi fondamentaliste. La question de l’humanisation est ici
cruciale. Comme pour toutes les œuvres de l’esprit, la valeur
d’une religion se mesure aussi à son anthropogénèse, à sa
capacité à fabriquer de l’humanité. Le fondamentalisme met
en œuvre des actes cruels. Il inspire l’assassinat de tout un
chacun, indigne de vivre dès lors qu’il n’est pas musulman.
Ces actes déshumanisent le genre humain. Mais il faut avoir
alors le courage de dire que le djihadisme s’inscrit pleinement
dans la modernité, celle de la mondialisation, de la
déterritorialisation des subjectivités capitalistes, celle
qu’Adorno a nommée la « désublimation répressive », c’est-à-
dire la modernité du totalitarisme, l’invitation idéologique à ne
plus refouler ses instincts, à jouir d’eux, à faire de son
ressentiment une raison et une arme, cela qui, dans l’habillage
d’une foi absolutiste, nourrit la vision d’une vie à venir
projetée aux dépens du plus grand nombre, établissant le règne
de la destruction, s’accomplissant dans le fait de mourir après
avoir tué.
Les responsables et intellectuels musulmans doivent
réaffirmer pour tous, et en particulier en direction de cette
fraction de la jeunesse musulmane tentée par le djihad
suicidaire, qu’il y a bien une commune humanité qui lie et
relie tous les hommes. Ils doivent attester que cette commune
humanité n’est pas rompue par l’absence de foi ou par
l’adhésion à d’autre fois, fussent-elles irréductibles à l’islam.
Cette démonstration constituera la meilleure plaidoirie pour
l’existence de tous, dont eux et les leurs, dans la paix. Ce qui
suppose des actes braves autant que des pensées généreuses.
Parmi ces actes qui pourraient permettre d’aider à lever
définitivement les doutes ou les appréhensions sur la capacité
de l’islam à rejoindre l’universalité concrète, il y a la
constitution d’un islam social comme il existe un christianisme
social ou un judaïsme social{68}. Il y a à faire la démonstration
massive que de l’islam peut provenir un acte de compassion,
d’une compassion bénéfique pour l’entière société, au-delà de
la seule communauté musulmane, que la zakât est bien une
aumône pour tous, ce dernier mot étant dérivé du grec eleêmôn
qui signifie précisément « compatissant » à l’instar de l’huile
qui oint, se répand et se communique sans compter. Il manque
à l’islam de France un abbé Pierre. Sa force résidait autant
dans la soutane qu’il portait que dans l’évidence qu’on ne
pouvait le réduire à un curé luttant pour loger les catholiques.
Il a ainsi, quitte à énerver bien des laïques, davantage fait pour
l’image de l’Église dans l’espace public que bien des sermons.
Cette liberté trouve son prolongement dans le Secours
catholique et le Centre d’accueil et de secours protestant qui se
moquent de la foi de ceux qu’ils assistent ou encore dans
l’action de la Licra, dont l’histoire est intimement liée à celle
du monde juif, mais qui ne prend pas uniquement en charge
les victimes de l’antisémitisme.
Un islam social qui participerait activement à l’esprit de ce
pays encore et toujours orgueilleux de sa particularité et de sa
civilité, voire un islam humanitaire qui accompagnerait
l’accueil fraternel des migrants, quels qu’ils soient, musulmans
de différentes obédiences et de diverses origines, chrétiens
persécutés, juifs contraints à l’exil comme il en existe encore,
qui donnerait à sa jeunesse, cherchant comme toute jeunesse à
employer sa générosité, un motif de fierté en même temps
qu’un lieu d’éducation et de responsabilisation ainsi qu’une
reconnaissance, un tel islam est-il une utopie ?
Il demeurera utopique, pour sûr, tant que ne sera pas résolue
la difficulté majeure de la formation de cadres et de penseurs.
Comment favoriser la création d’une école de pensée, d’un
lieu de la réforme ? L’islam de France aurait besoin d’une
école pour une tâche de si longue haleine qui vise à faire
émerger des « intellectuels organiques » au sens ou Gramsci
l’entendait, c’est-à-dire qui soient capables d’apporter à la leur
communauté « homogénéité et conscience{69} ». Pareille tâche
ne peut relever seulement de l’injonction extérieure. Il
appartiendra à ces nouveaux maîtres scolaires de garantir que
l’islam qu’ils auront la charge de promouvoir soit fidèle au
meilleur de son histoire, d’accomplir les mérites de leurs
précurseurs, de reprendre le flambeau tombé des mains d’un
Abdul Hamid Bakhit, ce cheik égyptien qui écrivait dans les
années 1950 que les « exigences de la vie moderne imposent
d’évoluer. Il ne faut plus rendre obligatoire le jeûne de
Ramadan et diminuer le nombre de prières », de réattaquer la
question de la distinction entre le religieux et le politique,
d’établir une lecture non ambiguë de la loi divine attestant que
la femme est un être libre, et le mariage un choix réciproque,
pour fonder, si on le désire, une famille. Car l’autre versant de
cette formation de cadres est qu’elle devrait doter la
communauté d’esprits neufs, c’est-à-dire d’esprits pieux aptes
à porter des projets modernes, aptes à la gestion, à l’invention,
à l’administration de haut niveau, témoins d’une intellectualité
renouvelée où l’attachement à la théologie ne se séparerait pas
de la capacité à faire œuvre dans le monde ; voire à le
transformer pour le bien de tous.
Comment susciter ces cadres ? On rêverait aujourd’hui
d’une École normale supérieure de l’islam de France, mais qui
emprunterait au centre Sèvres ce qu’est cette faculté jésuite de
Paris à l’Église catholique, un lieu où l’on allie le niveau le
plus exigeant à la fois dans la pensée religieuse et la culture
profane, où l’on délivre des diplômes théologiques et généraux
reconnus. Le cadre juridique existe puisque d’autres cultes
l’utilisent. L’État, tout en ne franchissant pas la ligne jaune que
constitue le respect de loi de 1905, peut avoir pour rôle d’en
donner l’impulsion politique.
Dire tout cela reviendrait-il à insulter, ou presque, le fidèle
français dont la foi véridique n’est pas instrumentalisée et qui
souvent a résolu depuis longtemps ces questions ? Mais la
vertu cardinale d’un islam des Lumières serait qu’il nous
dépasserait, lui et moi, qu’il agirait au-delà de lui-même, tel
une déclaration irréversible, théorisée et formalisée et comme
un modèle adressé au monde musulman en son entier.
Pour l’essentiel, cet essai n’aura cessé de le pointer, la
question de l’islam de France est une question d’hommes
réels. Y répondre dépendra de la bonne volonté de celles et
ceux qui voudront s’y investir et il y faudra sans doute une
génération. Jusqu’au jour où émergera le Bernanos musulman,
le musulman universel qui manque au présent.
Remerciements

Ma gratitude à Yannick Blanc et Christophe Ramaux pour


leur lecture et les précieux échanges dont ils m’ont gratifié.
Une pensée particulière pour la scrupuleuse M. J. et
l’hospitalité courageuse du peuple grec. Il va de soi que je suis
le seul responsable des erreurs que pourraient contenir ce texte
et que les thèses qui y sont développées n’engagent que moi.
{1} A. Meddeb, La Maladie de l’islam, Paris, Éd. du Seuil, 2002.
{2} Le procès de Jean Calas se déroula en 1761-1762. De confession protestante, il
fut accusé à tort d’avoir assassiné son fils pour l’empêcher de se convertir au
catholicisme. Roué vif, et étranglé par indulgence pour abréger ses souffrances, il
fut brûlé en place publique, avant d’être réhabilité par le Parlement de Toulouse en
1765. Cette affaire inspira à Voltaire son Traité sur la tolérance, écrit dans le but
d’en obtenir la révision. Le procès de François-Jean Lefebvre, chevalier de La
Barre (1745-1766) fut l’une des causes célèbres défendues par les philosophes des
Lumières. Accusé d’avoir profané une statue du Christ à Abbeville, le chevalier de
La Barre fut condamné à mort. Voltaire rédigea à cette occasion la Relation de la
mort du chevalier de La Barre à Monsieur le marquis Beccaria et Le Cri d’un sang
innocent.
{3}L’édit de Tolérance signé par Louis XVI en 1787 permit aux non-catholiques de
disposer de registres d’état civil tenus par des officiers royaux. Le refus de certains
Parlements d’enregistrer l’édit en empêcha l’application générale.
{4} Déclaration à laquelle étaient aussi tenus les protestants qui, depuis la
révocation de l’Édit de Nantes, n’avaient plus les leurs puisqu’ils étaient censés
s’être tous convertis à la foi romaine, ce qui les obligeait à faire inscrire leurs
baptêmes, mariages, décès dans les registres paroissiaux catholiques. À partir de
1787, l’Édit de Versailles permit aux protestants de bénéficier de l’état civil
paroissial sans être obligés de se convertir. La situation des juifs, qui n’étaient pas
considérés comme sujets ordinaires du roi, fut encore plus complexe et varia d’une
région à l’autre. Ce fut le décret impérial du 20 juillet 1808 qui obligea les « sujets
de l’Empire qui suivent le culte hébraïque » à se déclarer sous la forme d’un nom et
prénom définis à l’État civil en adoptant ceux des personnages connus de l’histoire
ancienne ou en usage dans les différents calendriers selon la loi du XI Germinal
An XI, contribuant par-là à clarifier leur situation.
{5}É. Poulat, « Les Diocésaines. Loi de 1905 et associations cultuelles, le dossier
d’un litige et sa solution (1903-2003) », La documentation française, 2007.
{6} C’est le célèbre arrêt d’assemblée du Conseil d’État du 28 mai 1954, Sieur Barel
et autres, qui mit fin à cette interdiction discrétionnaire. Responsable de l’Union des
étudiants communistes, Barel avait été écarté du concours de l’École nationale
d’administration (Ena). Depuis 1972, mis à part l’enseignement primaire, l’état
d’ecclésiastique n’est plus par lui-même incompatible avec la qualité de
fonctionnaire, même enseignant.
{7} Voir à ce propos É. Roudinesco, La Part obscure de nous-même, une histoire
des pervers, Paris, Albin Michel, 2007, p. 154, 155.
{8} CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah c. France,
no 8916/05.
{9} À partir de cette date, les jeunes Témoins de Jéhovah, dès lors qu’ils avaient fait
connaître leur refus de porter les armes du fait de leur foi, se virent assignés à un
service civil d’objecteur sans qu’ils aient à le demander, ce qui était respectueux de
leur conviction religieuse les portant à penser qu’ils n’avaient « rien à demander à
César ». Entre 1950 et 1992, 7 593 d’entre eux avaient été condamnés et
emprisonnés pour refus d’obéissance. Le montant cumulé des peines prononcées
s’élevait à 8 383 années de détention.
{10}Voir sur ce sujet J.-L. Comolli, Daesh le cinéma et la mort, Paris, Verdier,
2016.
{11} Emprunté à l’exode des Hébreux dans la Bible, le mot désigne la période entre
la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 et l’Édit de tolérance de 1787 où
l’ensemble du culte protestant, assemblées, baptêmes, mariages et funérailles, fut
effectué clandestinement. Le musée éponyme, sis au Mas Soubeyran dans les
Cévennes, en est le mémorial.
{12}« Mais un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié
et n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille ans, un peuple altéré,
chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant plus peut-être un
seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi,
persécuté, méprisé de toutes nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses
mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale quand tous les liens en
paraissent rompus », J.-J. Rousseau, Fragments politiques.
{13} Un des exemples de cet oubli régressif est l’effacement dans l’histoire
algérienne du conflit sanglant qui opposa le Mouvement National Algérien de
Messali Hadj au FLN sur des conceptions fondamentalement politiques et non pas
religieuses quant à la manière de mener le combat pour l’indépendance. Voir
B. Stora, « La différenciation entre le FLN et le courant messaliste (été 1954-
décembre 1955) », Cahier de la Méditerranée, 1983, no 26, p. 15-82.
{14} Le Monde, 29-31 janvier 1983.
{15} Thèse que soutenait alors et entre autres D. Bouzar dans L’Islam des
banlieues : Les prédicateurs musulmans, nouveaux travailleurs sociaux, Paris,
Syros, 2001.
{16} « Coran aux poings » Le Monde, 25 novembre 1985.
{17} Le Monde, 25 novembre 1985.
{18} Ce qui est devenu aussi la norme de la culture pornographique très largement
répandue, qui rejoint et peut-être alimente même la mythologie djihadiste et sa
vision très sexualisée du bonheur paradisiaque.
{19} Voir P. Weil, avec N. Truong, Le Sens de la République, Paris, Gallimard, 2016,
p. 77.
{20} Dans l’apologie du multiculturalisme, un sommet restera l’appel soutenu par
divers « scientifiques, anthropologues, sociologues, philosophes, psychanalystes » à
ne pas pénaliser l’excision parce que « depuis des temps immémoriaux, nombre de
sociétés ont considéré qu’elle était indispensable à l’affirmation de l’humanité des
femmes », La revue du MAUSS, (Mouvement Anti-Utilitaire dans les Sciences
Sociales), premier trimestre 1989.
{21} « Nous voulons glorifier la guerre-seule hygiène du monde […] et le mépris
des femmes », proclamait le manifeste du Futurisme en 1908.
{22} Lacombe Lucien, film de L. Malle sorti en 1974, raconte comment un jeune
paysan s’engage au côté de la Gestapo française par un malheureux hasard lié à un
ressentiment social et à un dépit sentimental non une adhésion à une idéologie
particulière.
{23} A. Badiou, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre,
Paris, Fayard, 2016, p. 46.
{24} « Médecins, chefs d’entreprise, ingénieurs, universitaires, avocats, cadres
supérieurs… ils veulent peser dans le débat », Le Monde, 16 août 2016.
{25} Voir C. Desmoulins, L’Islam au feu rouge, Paris, Éd. du Cerf, 2015.
{26} Il faudrait ajouter à la charge de ses utilisateurs que le mot d’ordre « Israël
assassin » renvoie aux énoncés de l’extrême droite antisémite des années 1930,
É
avant que n’existe un État nommé Israël, qui faisait des membres du « peuple
d’Israël, les Israélites », les coupables de tous les maux du pays. À croire qu’il
faudrait voir dans l’utilisation de ce mot d’ordre l’indice d’une intégration dans un
certain imaginaire collectif qui n’est pas le meilleur de la France et dont l’une des
dernières manifestations importantes, qui fit le lien avec ce passé, furent les mots de
Raymond Barre, alors Premier ministre, déclarant au journal de 20 heures de TF1
après l’attentat devant la synagogue de la rue Copernic du 3 octobre 1980 : « Cet
attentat odieux voulait frapper les israélites qui se rendaient à la synagogue et a
frappé des Français innocents qui traversaient la rue. » Propos d’autant plus odieux
qu’il n’y eut pas que des « Français innocents » [sic] qui moururent à cette
occasion. Manifestement les vies juives comptaient peu chez quelqu’un qui, sur le
tard, eut du mal à réprimer un antisémitisme qui n’était manifestement pas
qu’inconscient.
{27} Voirà ce sujet J. Birnbaum, Un silence religieux, la gauche face au djihadisme,
Paris, Éd. du Seuil, 2016.
{28}Voir à ce propos T. Oubrou, « Introduction théorique à la charî’a de minorité »,
Islam de France, no 2, 1998, p. 27-34.
{29} T.Ramadan, Les Musulmans dans la laïcité, Lyon, Tawhid, 1994, p. 122. Faut-
il rappeler que la réaction négative d’une partie du corps enseignant qui finira par
déclencher la crise du voile a été d’autant plus forte que, précisément, les lycéennes
concernées voulaient dans le même temps être dispensée de ces cours où se joue la
découverte des genres, du corps et de la sexualité dans un milieu mixte de même
que celle des acquis scientifiques sur l’origine du monde ou du vivant et, sur un
autre mode, de la complexité de l’histoire ?
{30}C’est la thèse depuis longtemps développée par C. Fourest, Frère Tariq,
Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan, Paris, Grasset, 2004.
{31}« Revendiquer un monde décolonial, entretien avec Houria Bouteldja »,
Vacarme, printemps 2015.
{32} Voir J. Billing, Le Commissariat général aux questions juives, Paris, Éd. du
centre de Paris, 1967.
{33} H. Bouteldja, Les blancs, les juifs et nous, Paris, La Fabrique, 2016.
{34} La Cause du peuple était un journal d’extrême gauche dans l’après 1968 dont
J.-P. Sartre devint le directeur afin de mettre un terme aux d’interdictions régulières
dont il était victime et aux incarcérations de ses premiers directeurs. Georges
Pompidou mit un terme à la répression avec ces mots : « On n’emprisonne pas
Voltaire. »
{35} J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive. Écrit en 1944, l’essai ne fut publié
qu’en 1946 aux Éditions Paul Morihien avant d’être repris par Gallimard en 1954.
Sa première partie fut publiée dans Les Temps modernes, no 3, décembre 1945 sous
le titre : « Portrait de l’antisémite ».
{36}Y.H. Yerushalmi, Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs, Paris,
Arléa, 2011.
{37} « On peut être en désaccord avec les idées de Houria Bouteldja, alors
débattons », R. Brauman, S. Dayan-Herzbrun, A. Gresh, I. Stingers, D. Lestrade,
M. Sibony, F. Vergès, M. Soumahoro, M. Benatouil, Libération, 6 juillet 2016.
{38} Il en va ainsi du texte publié après le drame du 14 juillet 2016 par 41
personnalités musulmanes se déclarant disponibles pour prendre des responsabilités
et qui dans son recensement des victimes des attentats ayant ensanglanté la France
oublie les victimes de l’antisémitisme.
{39} A.Zekri, « Le président des Républicains Nicolas Sarkozy va plus loin que le
Front national », Algérie patriote, 19 juin 2016.
{40}É. Zola, « Pour les juifs », Le Figaro, 16 mai 1896. E. Plenel, Pour les
musulmans, Paris, La Découverte, 2014.
{41}La tendance à la baisse des actes anti-musulmans est confirmée en 2016 par
l’Observatoire national contre l’islamophobie, avec, ce qui demeure trop, 149 actes
pour les 9 premiers mois de l’année, soit une baisse de près de 54 % par rapport à
2015 selon Abdallah Zékri, son président. AFP, jeudi 20 octobre 2016.
{42} D. Leschi, « Les Croix de Feu et La Rocque : la tentation autoritaire à la
française », Lignes, mai 2016.
{43}J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard,
1989.
{44} B. Godard, La question musulmane en France, Paris, Fayard, 2015.
{45} Une question juridique demeure cependant, celle du devenir des bâtiments à
l’échéance de ces baux de 99 ans, soit aux alentours de 2030. Le droit ne laisse que
trois hypothèses : la reconduction du bail, la restitution du terrain en l’état où il a
été cédé, l’acquisition par le propriétaire du terrain de l’édifice. Se poserait alors la
question de savoir si l’édifice relève ou non de la loi de 1905 quant à sa propriété
publique et son affectation perpétuelle.
{46} Il s’agissait pour les adeptes des écrits de Ron Hubbard de s’acquitter de
50 millions de francs d’arriérés de cotisation sociale grâce à des fonds venant des
États-Unis que l’État refusait d’encaisser arguant que leur origine posait un
problème d’ordre public. Devant la décision de la Cour de justice, l’État préféra
renoncer au recouvrement de la dette qu’il avait un peu plus tôt réclamée.
{47} Le plus étrange n’est pas tant d’avoir pensé à Jean-Pierre Chevènement, dont
l’image au sein du monde maghrébin et plus largement arabo-musulman est plus
que positive depuis ses prises de position prémonitoires au moment de la première
Guerre du Golfe, mais qu’il ait accepté de s’atteler à une tâche où il n’a rien à
espérer si ce n’est d’affirmer une nouvelle fois son sens de l’intérêt général. Voir J.-
P. Chevènement, Un défi de civilisation, Paris, Fayard, 2016.
{48} Tout au long des siècles, la question du mode de sépulture a cristallisé les
affrontements religieux. Si la Révolution française a transformé les cimetières
paroissiaux, ce ne fut pas synonyme de déconfessionnalisation. Le pluralisme
religieux fut entériné par le décret du 23 prairial an XII qui prescrivit aux
communes d’affecter un terrain à chaque culte professé. Ainsi, le Père Lachaise,
ouvert en 1804, fut doté de deux enclos israélites auxquels s’ajouta par la suite, à la
demande de l’ambassade de Turquie, un enclos musulman. Il existe encore des
cimetières privés confessionnels israélites et protestants où les autorisations
d’inhumer sont délivrées par le préfet autant que des emplacements sont
disponibles, lesdits cimetières ne pouvant être agrandis.
{49} Ce que l’on nomme aujourd’hui, à Bobigny, l’hôpital Avicenne a été ouvert
dans le prolongement de la création de la Grande Mosquée de Paris et était réservé
aux patients musulmans de Paris et de la région parisienne. Il était placé sous
l’autorité de la Préfecture de Police et rattaché au Service de surveillance et de
protection des indigènes Nord-Africains. L’ouverture d’un cimetière privé
musulman fut autorisée par décret présidentiel en janvier 1934 comme annexe. Il
constitue aujourd’hui, juridiquement, un carré confessionnel musulman isolé
qu’administre le Syndicat intercommunal des villes d’Aubervilliers, La Courneuve,
Drancy et Bobigny. Il abrite en son sein un cimetière militaire où reposent des
soldats musulmans de la 2e DB et est inscrit à l’inventaire des Monuments
historiques. Le lieu de culte, qui sert aussi à la toilette mortuaire, est géré par une
association soufie.
{50} Après les circulaires du ministère de l’Intérieur des 29 novembre 1975 et
14 février 1991 qui se contentaient d’indiquer aux maires la possibilité juridique
d’organiser des regroupements confessionnels, une circulaire de février 2008
demande aux préfets d’inciter les maires à ouvrir ces carrés dès lors qu’il y a une
demande. Même si encore 80 % des musulmans se font inhumer dans le pays dont
eux-mêmes ou leurs ascendants sont originaires, fortement incités en cela par un
actif secteur commercial qui comprend des établissements bancaires proposant une
assurance décès incluant ce type de funérailles, le pourcentage se réduit au fil du
temps.
{51} L’aumônerie est une tradition chrétienne qui répond à une injonction du
Christ : « J’étais en prison et vous êtes venus me visiter […] et dans la mesure où
vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait »,
Matthieu 25, 36 et 40.
{52} O. Bobineau (dir.), Former des imams pour la République, l’exemple français,
Paris, CNRS Édition, 2010.
{53} À Mayotte est toujours en vigueur un statut personnel musulman qui concerne
plusieurs milliers de ressortissants français dont une des dimensions peut être la
possibilité pour les hommes de contracter plusieurs unions et une justice « cadiale »
qui fonde ses décisions sur la doctrine musulmane de rite chaféite. Depuis la
départementalisation, les cadis sont salariés du Conseil départemental. Cette
situation est un des derniers effets de la non-application de la loi de 1905. Il faut
ajouter la spécificité guyanaise où le régime cultuel résulte toujours d’une
ordonnance de Charles X de 1828 qui oblige le Conseil départemental à prendre en
charge le seul culte reconnu, l’Église catholique.
{54}La loi du 16 juin 1851 rattacha définitivement au domaine de l’État les biens
habous qui étaient propriétés inaliénables des communautés religieuses,
essentiellement les confréries.
{55} A. de Tocqueville, Premier rapport sur l’Algérie, rapport des travaux
parlementaires, 1847.
{56} ELCO ou enseignement des langues et civilisations d’origine : il s’agit d’un
système mis en place à partir du début des années 1970 pour permettre aux élèves
du primaire et aux collégiens ayant des parents immigrés dont les autorités
espéraient le retour au pays d’être en contact avec la culture d’origine grâce à des
« enseignants » en détachement administratif du pays d’origine et rémunérés par
lui. Ce système a aussi servi à l’introduction d’imans algériens avant qu’en 2001 un
accord entre la France et l’Algérie ne clarifie la pratique et que soient officiellement
détachés par le ministère des habous algériens, des imams ayant pour mission
d’officier dans les mosquées.
{57} Inaugurée par la vague orientaliste à partir de 1895, l’idée de construire une
mosquée à Paris fut portée par des Radicaux et des Francs-Maçons pendant la
guerre de 1914-1918. Ce fut Édouard Herriot, éminent laïque, qui soutint le projet
comme député maire de Lyon, puis l’inaugura comme président de la République.
L’enjeu était, d’après son rapport à la Chambre, de donner aux musulmans un lieu
« d’indépendance religieuse et intellectuelle » pour un islam qui puisse « trouver
l’appui de nos sciences afin de rajeunir et de renouveler ses traditions de haute
culture ». La construction de la mosquée fut rendue possible grâce au vote d’une loi
qui ouvrit un crédit de 500 000 francs ainsi qu’une subvention du Conseil de Paris
de 1 795 000 F qui permit à la Société des habous, toujours propriétaire des lieux,
d’acheter le terrain. Le budget de fonctionnement de la mosquée de la place du
Puits-de-l’Ermite est actuellement, on l’a dit, essentiellement assuré par l’Algérie.
{58} C’est aussi l’origine des polémiques récurrentes sur la langue utilisée dans les
mosquées et de l’idée d’y rendre obligatoire l’usage du français. On voit mal ce que
pourrait être le fondement juridique d’une telle obligation. On voit mal aussi les
compétences de l’État laïque pour opérer la distinction entre prêche, prône, prière,
sermon, oraison, etc. On voit mal surtout comment interdire au seul culte musulman
l’usage d’une langue étrangère dans un bâtiment privé, même dans le cadre d’un
exercice public du culte. C’est oublier, par exemple, un peu vite que dans le culte
catholique de rite tridentin utilise le latin, les principaux cultes orthodoxes le grec
ou le slavon et que l’araméen perdure chez certains chrétiens d’Orient.
{59}C. Desmoulins, L’Islam au feu rouge. L’idée de cet auteur qui se présente
comme un haut fonctionnaire à la retraite, a été reprise par quelques élus en
recherche de solution après les attentats de novembre 2015.
{60} Pour prendre connaissance des réponses que les rabbins ont élaborées pour
« prescrire religieusement l’obéissance aux lois de l’État en matière civile et
politique », voir R. Gutman (dir.), Les Réponses Le document fondateur du
Judaïsme français : Les décisions du Grand Sanhédrin, 1806-1807, Strasbourg,
Presses universitaires de Strasbourg, 2000.
{61} Bien sûr on ne peut oublier que Napoléon Ier, à l’instigation de franges
antisémites, décréta en 1808 des restrictions juridiques qui allaient à l’encontre de
l’égalité des juifs devant la loi. Toutefois, son geste initialement libérateur se
poursuivit dans les pays conquis, y étendant l’œuvre de la Révolution, et eut un
retentissement dans toutes les communautés juives d’Europe. À l’inverse, la chute
de Bonaparte amorça dans ces mêmes pays le retour des ghettos.
{62} L’administration n’ayant pas su, sous la pression de parlementaires
« antisectes », freiner son élan, le contentieux qui fut engagé s’est conclu par une
condamnation de la France par la CEDH pour entrave à la liberté de croyance.
{63} Ces propositions furent faites par la commission présidée par le professeur
Jean-Pierre Machelon aux travaux de laquelle j’avais participé. Voir Les Relations
des cultes avec les pouvoirs publics, Paris, La Documentation française, 2006.
{64} S. Zizek, La Nouvelle Lutte des classes, les vraies causes des réfugiées et du
terrorisme, Paris, Fayard, 2016, p. 30.
{65} À l’exception notable de R. Debray, Critique de la raison politique ou
l’inconscient religieux, Paris, Gallimard, 1981.
{66} Punishment Park, film de P. Watkins sorti en 1971, relate comment, pour faire
face à une guerre du Vietnam qui s’enlise, le Président des États-Unis décrète l’état
d’urgence et autorise la police à déporter puis à assassiner les pacifistes et autres
militants de gauche dans un désert dont on ne peut espérer s’échapper qu’en
parcourant à pied 80 km jusqu’à atteindre la bannière étoilée, symbole de
l’Amérique.
{67} « La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un
monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. » Sur ces
propos de Karl Marx voir l’analyse roborative de J.-C. Milner, La Puissance du
détail, Paris, Grasset, 2014, p. 83-105.
{68} Le Secours islamique s’y essaie avec l’aide de l’État, sans bénéficier du soutien
qu’il serait en droit d’espérer de la part des responsables musulmans.
{69} A. Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1983.

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