2. Misère du monde musulman 3. Miserere pour l’intellectuel musulman 4. Misère du nom musulman 5. Misère de l’envoilement 6. Misère et soleil noir : « Lacombe Lucien », prénom Abdel 7. Misère de la « réforme » 8. Misère des responsables cultuels 9. Misère de l’islamophobie 10. Misère du « post-colonial » 11. Misère du mimétique 12. Misère des mosquées Misère des imams 13. Misère de l’islam consulaire 14. Élévation Remerciements Il est quelque chose de pathétique dans la présente situation de l’islam en France. L’espérance qu’un sursaut advienne en son sein semble devoir être à jamais plus forte chez ceux qui le contemplent du dehors que chez ceux qui le pratiquent du dedans. Comme si les drames terribles qui l’affectent, qui touchent les musulmans vivant en France, lesquels sont pour beaucoup des Français, mais qui atteignent aussi l’ensemble de la population et le pays tout entier, n’arrivaient pas à faire, pour lui, événement. Comme si le sujet que forme l’assemblée était voué à l’impuissance et ne pouvait trouver les moyens de sortir de l’impasse. Car, impasse, il y a. Elle a certes des causes externes, qui dépassent le cadre hexagonal et relèvent d’une crise générale de la pensée, des « maladies de l’islam » selon les termes du regretté Abdelwahad Meddeb{1}, mais elle a aussi des causes internes, à commencer par l’absence de ressort qui laisse libre cours aux postures en lieu et place d’un authentique travail de réflexion et d’organisation. À la décharge des musulmans, ceux qui s’adonnent à commenter ce qu’ils sont, seraient ou devraient être, fluctuent entre, au mieux, un regard condescendant ou une vision misérabiliste et, au pire, un rejet instinctif où le cliché le dispute à la méconnaissance. Journalistes patentés, observateurs désignés, politiques engagés et autres intellectuels médiatiques sont rarement empreints d’une véritable attention. Chacun ne manque pas d’avoir son point de vue qui revient le plus souvent à administrer une leçon aux musulmans, mais aussi à qui, obscurément, patiemment des années durant, s’est plongé dans leurs difficultés, a dialogué avec eux et, sans être musulman lui-même, a fréquenté les sorties de mosquées. Après les épouvantables attentats de 2015 et 2016, on aura ainsi vu les mêmes doctes affirmer, sans plus de vergogne, qu’au fond rien n’a été fait, quitte à se montrer ignorants qu’au regard du droit, la République ne saurait traiter différemment un culte et exonérer les autres des contraintes qu’on souhaiterait lui imposer et, de surcroît, à lui seul. L’auteur de ces lignes, plongé pendant plus d’une décennie dans le dossier, en a été l’accompagnateur au point d’être parfois rangé parmi les grands coupables de la mauvaise gestion de l’islam de France, gestion au mieux « coloniale », au pire « angélique », ou inversement selon le système de valeurs de ses contradicteurs. Les temps cependant sont suffisamment lourds d’hypothèques sur l’avenir pour qu’il lui soit apparu nécessaire de proposer sa contribution personnelle au débat, aussi modeste soit-elle. Sans obérer la stricte obligation de réserve inhérente à la fonction qu’il assume aujourd’hui et dont les domaines de compétence ne seront pas donc abordés dans cet ouvrage, sa seule ambition est de participer, autant que faire se peut, au combat en faveur d’une certaine idée de l’émancipation sociale. N’est-ce pas ainsi que l’on peut se sentir pleinement fonctionnaire républicain ? Je le crois. L’heure est bien à l’urgence. C’est elle qui favorise l’hystérie ambiante. C’est elle qui entretient l’attente fébrile ou résignée de la prochaine actualité qui, fatalement, relancera la polémique sur la place de l’islam dans la République. C’est elle qui, de l’étranger, nous fait regarder comme un pays dont le rapport au fait religieux ressort comme déraisonnable. C’est pourquoi l’œuvre de pédagogie doit sans doute être préalable et qu’il me faut commencer par rappeler ce qui constitue notre singularité. 1 Misère de l’exception française
De tous les pays d’Europe, la France est celui qui fait se
côtoyer les réalités religieuses dans la plus grande des diversités et, de surcroît, pour chacune d’entre elles, dans des proportions peu communes. On y dénombre l’ensemble des confessions chrétiennes, à commencer bien sûr par le catholicisme, inséparable de son histoire, doté d’un maillage territorial, d’une structuration institutionnelle et d’un réseau associatif inégalés qui servent de modèle, dans un cadre œcuménique désormais éprouvé, à la floraison d’autres formes cultuelles. Les variantes traditionnelles du protestantisme luthérien ou réformé, enracinées en Alsace ou dans le Midi, connaissent l’expansion du pentecôtisme et des évangélismes nouvellement arrivés avec d’autres mouvements tels que les Témoins de Jéhovah. L’orthodoxie, que les Russes blancs ont durablement implantée après la Révolution de 1917, est confortée depuis la chute du Mur en 1989 par le retour en puissance du patriarcat de Moscou et a su activement se coordonner sous l’égide du patriarcat de Constantinople, offrant ainsi un exemple de rassemblement aux autres orientaux, dont les Arméniens, les Assyro-Chaldéens ou les coptes. C’est ainsi l’ensemble des christianismes qui est récapitulé sur notre sol. Mais, à l’autre bout du spectre, jusqu’à la plus lointaine Asie est également représentée par un bouddhisme qui, pour être discret et partagé entre la multiplicité des écoles qu’autorise le substrat du lotus et qui, pour la plupart d’entre nous, demeurent mystérieuses, n’en est pas moins significatif en effectif et en vitalité. Pour autant, on y trouve surtout le monde juif qui est le plus important de l’Union européenne, fort d’un ancrage millénaire avec ses grands exégètes du Talmud comme le rabbin et vigneron champenois Rachi de Troyes, mais qui montre aussi d’un incontestable renouveau : c’est d’abord en France que, sur le continent de la Shoah, la vie juive a vu renaître sa créativité et croître le nombre de ceux qui se reconnaissent en elle. Notre pays est enfin celui qui, en son sein, comporte la plus grande proportion de citoyens et de résidents issus des cultures et des cultes musulmans dans leur extrême pluralité. Cette présence, issue des vagues d’immigrations récentes, atteste également d’un passé commun et complexe, comptant des périodes d’adversité, mais aussi d’échanges, voire d’alliances, comme celle scellée par François Ier avec la Sublime Porte, ainsi que du legs de la colonisation, époque où la France était, selon le mot d’Édouard Herriot, la « seconde puissance musulmane du monde ». Pays singulier dont les diversités ne se réduisent pas au seul fait religieux, la France, au fil du temps, n’a pu préserver son unité que grâce à sa capacité à dépasser ses particularismes dans l’orchestration politique de ses différences. Elle a su le faire en inventant un régime particulier, plus exigeant que la tolérance de mise sous la monarchie fondée sur une forme d’indulgence inégalitaire, qui consiste en l’apprentissage d’un respect mutuel favorisant la paix civile. Cela même que l’on nomme la laïcité. Or, la voilà qui se trouve être le point de cristallisation des débats, et même de leur hystérisation, car plus elle apparaît invoquée et moins elle semble aller de soi, jusqu’à en devenir signe de l’obscurcissement et de la misère de la pensée chez ceux qui s’en revendiquent. Le premier problème de la laïcité, duquel découlent sans doute nombre de malentendus et de mésinterprétations, est son absence de définition juridiquement précise. Même si, depuis 1946, la laïcité a pris valeur constitutionnelle – puisque notre « république est laïque » –, son contenu ne relève d’aucune évidence. En pratique, il est laissé à l’appréciation des tribunaux, et d’abord administratifs, avec tous les aléas qu’un tel recours suppose. Ce que n’ont pas manqué de souligner divers conflits qui ont mobilisé l’opinion publique, de l’affaire dite « Baby Loup », et du droit pour un employeur de licencier un salarié qui porterait, par la manifestation explicite de son appartenance religieuse, atteinte à la neutralité de l’entreprise dans son rapport aux usagers, au psychodrame estival à propos de la présence du burkini sur les plages, en passant par l’installation de crèches dans les halls de mairies à l’approche de Noël, le Conseil d’État étant le plus souvent appelé à trancher des résolutions contradictoires entre elles. La laïcité ressort en conséquence comme un mot-valise, un terme élastique et un mot creux auquel on pourrait faire dire une chose et son contraire, qui pourrait renvoyer à une conception « fermée » ou « ouverte » comme à une attitude « intransigeante » ou « positive » et dont l’objet final pourrait être l’« interdiction pure et simple », sans que l’on mesure l’impact plus général d’une telle mesure liberticide, l’« accommodement raisonnable », sans que l’on sache quel serait alors le juge qui l’arbitrerait, ou encore la « reconnaissance factuelle » d’altérités indéfinies, sans qu’une quelconque limite n’y soit portée au mépris de l’ordre public. Une valise qu’il faudrait en permanence sangler des agrafes du droit, à l’instar d’une armature qui ne maintiendrait plus rien et qui aurait besoin d’être sans cesse renforcée par un nouvel échafaudage. Une valise qui se viderait de son contenu au fur et à mesure qu’elle se confronterait à l’islam, lequel serait ainsi haussé au rang de culte aux problèmes définitivement plus indécidables que ceux qu’eurent à résoudre les pères fondateurs de notre régime de laïcité. Les problèmes sont réels, mais ils prennent d’autant plus d’épaisseur que sont oubliées à la fois l’histoire de la communauté de destin et l’histoire de la construction juridique qui font notre singularité. Or, précisément, laïcité est un vocable dont il n’existe nulle histoire, cette lacune, pensait Émile Poulat, maître en la matière, étant à la source des confusions dominantes. Contrairement à l’idée fausse et répandue selon laquelle la loi de Séparation entre les Églises et l’État en serait l’édit fondateur, le terme ne figure dans aucun des articles du texte de 1905. Il fut forgé au cours des intenses batailles politiques qui préludèrent au vote des grandes lois de la fin du XIXe siècle et fut avancé comme un mot slogan, un mot porte-drapeau, avec ses avantages et ses inconvénients. Jean Macé, le créateur de la Ligue de l’enseignement en 1866, n’en était pas partisan et lui eut préféré le terme de « non-sectaire » qui, à ses yeux, indiquait le mieux l’objectif qu’il voulait défendre en cherchant à constituer un mouvement « d’éducation au suffrage universel, non pour faire des élections, mais des électeurs, non pour faire des candidats, mais des citoyens ». Ferdinand Buisson, un des penseurs protestants de la laïcité qui, à partir de 1902, présiderait cette ligue dont la devise était « Pour la patrie, par le livre et par l’épée » – formule qui disparaîtrait en 1904 sous la pression des instituteurs pacifistes –, avança cette épithète qui ne serait utilisée que plus tard sous une forme substantive. C’était le temps où, la bataille politique étant aussi affaire d’éloquence voire de terminologie, affirmer le combat pour l’instruction gratuite, obligatoire et laïque, ressortait nécessaire pour affermir un régime qui se devait, lui aussi, d’être laïque. Comment, dès lors, définir la laïcité pour mieux appréhender les enjeux du présent ? Devant l’incertitude du vocabulaire, la meilleure manière façon de le faire est encore de repartir du mode d’organisation sociale avec lequel les penseurs des Lumières, désireux de « chasser l’obscurantisme et le mystère », voulurent rompre en mettant à profit l’élan de la Révolution française, à savoir le régime de catholicité. Il s’agissait de dégager la société de la Vérité de l’Église qui la structurait et la dominait. Travail et loisir, habillement et alimentation, l’existence collective était alors réglée par le canon religieux, du calendrier des jours ouvrables à la discipline du repos obligatoire, de l’obligation récurrente du jeûne à l’interdiction intermittente de fréquenter les tavernes sous peine d’amende, voire de châtiments corporels. Cette régulation alla certes en s’atténuant sans toutefois jamais disparaître puisque dans les dernières décennies de l’Ancien régime, on continua à appliquer la prohibition de consommation de viande pendant le carême en l’étendant aux étals des marchands qui ne pouvaient exposer « viandes, volailles, gibiers, œufs » pendant cette période ainsi que leur commandait la déclaration royale du 1er avril 1726, tandis qu’on rendait encore plus active la police de l’épiscopat chargée d’astreindre les fidèles à la communion pascale. Quant au non-croyant, il devait, dans l’espace public, se conformer à ce régime de vérité sous peine de sanction et ce fut là tout l’enjeu des procès de Jean Calas ou du chevalier de La Barre et des combats de Voltaire{2}. Dans l’ordre du droit, la rupture entre l’ancien et le nouveau monde advint cependant avant même la chute de la monarchie. Elle procéda de deux actes fondateurs d’une grande force à la fois juridique et symbolique. Le premier, posé par les Constituants, d’une portée plus grande encore que la suppression des mesures restrictives appliquée aux protestants, et qui allait participer du rayonnement de la Révolution française, consista dans l’émancipation des juifs qui se traduisit, le 27 septembre 1792, par leur accès à la pleine citoyenneté en tant que Français. Était ainsi définitivement introduit le découplage entre identité religieuse et citoyenneté civile pour faire en sorte que chacun soit porteur de ses droits indépendamment de sa foi. Le deuxième, quasiment au même moment, aboutit à la laïcisation pour tous de l’état civil{3}. On ne saurait réduire cette réforme à un simple transfert aux communes de registres que, depuis l’ordonnance de Villers- Cotterêts édictée par François Ier en 1539, l’Église avait obligation de tenir à jour et qui faisait d’elle, à travers les registres paroissiaux, la gardienne des attestations de filiation. Elle actait un renversement fondamental dans la démarche puisqu’il ne s’agissait plus d’enregistrer la performation objective de sacrements tels que le baptême ou le mariage{4}, mais de consigner la volonté personnelle de déclarer un enfant comme le sien ou de se lier juridiquement par une union civile. Les effets de droit du mariage n’étaient plus liés à l’œuvre du prêtre à qui il fut interdit, en 1793, de continuer à tenir des registres parallèles en prévision d’un retour espéré vers l’ordre ancien et, même, de demander aux impétrants s’ils appartenaient à des cultes différents, s’ils avaient été baptisés, s’étaient confessés ou relevaient d’un état consacré, particulièrement le sacerdoce dans le cas des hommes. La meilleure façon de définir la laïcité est donc de concevoir qu’elle s’est constituée à l’inverse de la catholicité d’Ancien régime. Toutes les lois laïques de la fin du XIXe siècle ont pour fil conducteur l’intention insistante de poursuivre la mise à l’écart de l’Église initiée par la Révolution, de casser sa prétention à régenter la vie sociale et institutionnelle et de lui dénier une place particulière au sein de l’espace public. La loi de 1905 ne fut que le parachèvement, et non pas leur commencement. Les volontés d’apaisement de part et d’autre font que nous n’entretenons plus la mémoire de ces affrontements. Nous avons effacé une grande partie des traces de ce cheminement dans notre histoire collective pour n’en privilégier que le résultat. Or, pour lui faire accepter le monde nouveau ou, si l’on préfère, la République, il fut exercé contre le monde catholique une violence tout autant physique que morale. Si elle était encore vive, cette mémoire permettrait sans doute de relativiser l’intensité des débats d’aujourd’hui autour de l’islam et même, peut-être, de relativiser les « efforts de discrétion » demandés à certains de ses fidèles les plus littéralistes, efforts qui furent imposés en leurs temps aux évêques. Parmi les contraintes les plus symboliques visant à juguler le poids de l’Église, peuvent être citées la loi du 27 février 1880, excluant les personnalités ecclésiastiques du Conseil supérieur de l’instruction publique et des Conseils académiques ; la loi du 17 mars 1880, restreignant les libertés de l’enseignement supérieur privé ; la loi du 8 juillet 1880, supprimant l’aumônerie militaire catholique ; la suppression, le 12 juillet 1880, du repos dominical institué en 1814, fonctionnaires exceptés, qui sera rétabli en 1906 après la catastrophe minière de Fourrières sous le nom de repos hebdomadaire ; l’abolition, le 14 novembre 1881, du caractère confessionnel des cimetières et la fin de la séparation des défunts par religion dans des « carrés confessionnels » qui entraîna la fin du monopole exercé par l’Église sur le droit de sépulture dans la majorité des nécropoles ; la suppression, le 23 juin 1883, du traitement des aumôniers des hôpitaux et hospices relevant de l’Assistance publique, tournant dans la laïcisation progressive des hôpitaux de Paris qui, débutée en 1878 s’acheva en 1891 ; la loi du 27 juillet 1884, rétablissant le divorce ; la suppression, le 14 août 1884, des prières publiques à la rentrée des Chambres ; la loi du 26 mai 1885, laïcisant l’église Sainte-Geneviève, l’actuel Panthéon, qui fut mise en application en janvier 1896 ; la loi du 15 novembre 1887, sur la liberté des funérailles et l’appréciation des dernières volontés du défunt, c’est-à-dire la liberté donnée aux libres penseurs d’échapper à leur baptême ; la loi du 15 juillet 1889, faisant obligation aux ecclésiastiques d’effectuer un service militaire d’un an ; la suppression, le 14 décembre 1900, de la messe du Saint-Esprit à la rentrée des cours et des tribunaux où les magistrats étaient tenus d’être présents ; la fin du monopole, le 28 décembre 1904, donné aux fabriques religieuses en matière d’inhumation ; la suppression, le 11 novembre 1903, des religieuses infirmières dans les hôpitaux de la Marine, puis, le 1er janvier 1904, dans tous les hôpitaux militaires ; la décision du général André, ministre de la Guerre, le 9 février 1904, d’interdire aux soldats de fréquenter les cercles catholiques ; la circulaire du ministère de la Justice, le 1er avril 1904, ordonnant l’enlèvement des crucifix dans les prétoires de tous les tribunaux ; la loi du 21 mars 1905, portant à deux ans la durée du service militaire des ecclésiastiques. Il fallut l’épreuve commune de la Grande Guerre pour que les meurtrissures commencent à se cicatriser et qu’un accord puisse être trouvé avec le Saint-Siège. Ce fut en 1920. Sans qu’elle n’ait jamais formellement accepté la loi de 1905, l’Église entra dès lors dans ce cadre en instaurant des associations diocésaines reconnues de fait comme cultuelles{5}. On ne peut toutefois mesurer la violence de cette confrontation passée que si l’on garde à l’esprit le fait que l’enseignement était alors le cœur battant de la puissance catholique. Il n’est pas inutile d’également rappeler que pour mettre en œuvre ces contraintes, il fallut parfois recourir aux forces de l’ordre. Non seulement les congréganistes, dont les regroupements étaient interdits depuis le décret du 3 messidor an XII – soit le 22 juin 1804 –, furent exclus de l’enseignement primaire par la loi Gobelet du 30 octobre 1886 qui en conféra le monopole au personnel laïque, mais encore les membres de ces mêmes congrégations, que la République avait pourtant autorisées à introduire des demandes de reconnaissance dans le cadre de la loi de 1901 sur la liberté d’association, demeurèrent interdits d’enseigner par la loi du 7 juillet 1904. S’ajouta à ces dispositions la dissolution des jésuites, le 29 mars 1880, puis des assomptionnistes, par ailleurs fondateurs du quotidien La Croix, par un jugement du tribunal correctionnel de la Seine le 24 janvier 1900, ces derniers, du reste, ne constituant toujours pas à ce jour une congrégation reconnue. Enfin, survint la mise à l’écart des religieux de l’enseignement secondaire qui, contrairement au primaire, ne s’appuya sur aucune loi. Elle fut vécue à la fois comme une atteinte à une liberté individuelle et une vexation laissée à la discrétion de l’autorité ministérielle. Elle devait perdurer jusqu’à ce que le Conseil d’État, en 1972, dans un avis de son assemblée générale, infléchisse la jurisprudence en cours depuis 1912 qui avait donné droit au ministre de l’Instruction publique d’alors d’interdire à l’abbé Bouteyre de concourir à l’agrégation de philosophie. Or, cette exclusion des ecclésiastiques des grands concours dura plus longtemps que celle qui put frapper des communistes et qui avait cessé en 1954{6}, ce décalage pouvant être considéré comme un effet différé des guerres scolaires entre catholiques et républicains remontant au XIXe siècle et que le compromis établi par la loi de Debré, en 1959, finit par apaiser. Avant que n’ait jailli le débat sur l’islam et sa pratique, d’autres confessions eurent à subir des violences symboliques et juridiques et certaines, parfois, les subissent encore. Il en alla ainsi, tout au long du XXe siècle, des Témoins de Jéhovah. Emprisonnés et déportés en Allemagne comme en France parce qu’ils se refusaient à porter les armes pour n’avoir pas à verser le sang, figure emblématique dans leur représentation, ils furent également l’objet d’une « violence perverse » de la part des nazis, lesquels jugèrent qu’ils aspiraient au martyre et les traitèrent en conséquence, ce dont attesta Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, lors de son procès{7}. Que dire du sort qui leur fut réservé après-guerre, dans l’hexagone, jusqu’à ce que la Cour européenne des droits de l’homme condamne Paris, en 2011, pour entrave à la liberté religieuse{8} ? Que dire des empêchements mis à la construction de leurs lieux de culte, en quoi ils partagèrent le lot courant des Églises évangéliques ? Que dire des licenciements dont furent victimes des assistantes maternelles du seul fait de leur appartenance à ce mouvement ? Et que dire, enfin, de la quasi- indifférence qui entoura les centaines de jeunes Témoins de Jéhovah qui accumulèrent des milliers d’années de prison, en particulier au moment de la guerre d’Algérie, parce que leur conviction, même après 1981 et la création du statut d’objecteur de conscience, les empêchait de solliciter en quoi que ce fût l’institution militaire ? Au long de ces décennies, le ministère de la Justice sut trouver son intérêt dans l’internement de ces insoumis néanmoins dociles à César en ce qu’ils se refusaient à se dérober à la peine par l’évasion. Ils purent, sans crainte, être utilisés comme auxiliaires de fait du service pénitentiaire, préposés à l’entretien des jardins, à la tenue des bibliothèques ainsi qu’aux diverses tâches sensibles qui nécessitaient d’avoir confiance dans le détenu. Pour que prennent fin les sanctions contre cet antimilitarisme passif, il fallut qu’en 1995, un ministre de la Défense ordonne à son administration d’interpréter toute affirmation d’appartenance à une confrérie d’adeptes d’une lecture stricte des textes bibliques ou assimilés comme une demande de fait du statut d’objecteur, ce qui mit fin à une situation qui n’avait que trop duré en période de paix prolongée{9}. Encore faut-il souligner que l’une des raisons qui, sans doute, nous fit oublier de nous mobiliser dans l’après mai 1968 pour cette communauté, outre le fait qu’elle se revendiquait chrétienne, fut la modestie de sa réalité sociologique, marquée de surcroît de la piété propre à nombre de nos compatriotes créoles. C’est un triste constat dont l’auteur de ces lignes, avec quelque honte au front, ne s’exonère pas. Heureusement, son attention aura été éveillée grâce aux nouveaux Torquemada de la lutte anti-secte qui auront tenté de le rallier à leur cause au nom d’un combat supposé commun contre un produit américain d’importation dont l’implantation en France avait commencé à la fin du XIXe siècle. L’anti-sectarisme se sera ainsi souvent et délibérément caricaturé en un anti- impérialisme des imbéciles. C’est à l’aune de cette histoire, dans sa totalité, que doit être abordée et jugée l’actuelle pression laïque exercée sur les pratiques qui, à partir de l’islam, apparaissent comme voulant à nouveau donner à une religion une place singulière et visible dans l’espace public, à commencer par la question des signes ostensibles au sein de l’enceinte scolaire et le port du voile qui, à partir de 1989, a été le point de départ du débat récurrent sur l’intégration de l’islam dans le paysage cultuel et social français. Cet oubli de notre histoire laïque, des enjeux politiques et sociaux dont elle est jalonnée, commande, je l’ai dit, les présentes approximations et instrumentalisations dont elle est l’objet et qui sont dommageables pour l’ensemble du corps social. Il paraît d’autant plus fatal au moment même où le pari principal, dans nos frontières, est de démontrer que la laïcité tient dans l’instauration de règles de droit visant à organiser la possibilité d’une vie commune entre les croyants et les incroyants et qu’elle est crédible quand elle prétend ne pas vouloir brimer les minorités religieuses. Si la mémoire et la conscience de cette histoire de longue durée étaient plus vives, elles permettraient de relativiser les efforts aujourd’hui demandés à la fraction du monde musulman qui considère comme non négociable la manifestation la plus ostensible de sa foi. 2 Misère du monde musulman
Notre construction laïque est historiquement fondée sur le
principe qu’aucun groupe – religieux en tout premier lieu –, ne peut refuser les règles qu’elle instruit, qu’il ne peut exclure que son point de vue ne soit pas pris en compte en totalité, qu’il ne peut rejeter la confrontation démocratique au point qu’il en viendrait à vouloir sortir de la situation forcément relative et relationnelle qui est la sienne, mais qu’il considérerait illégitime, par la violence. Autrement dit, qu’il consente à ce que sa vision du monde ne s’impose pas absolument à tous. Tel fut l’enjeu, par le passé, avec le monde catholique, singulièrement avec sa composante la plus militante, arc-boutée sur la place censée revenir à la Vérité de l’Église dans la société, et qui aboutit à la virulente instrumentalisation politique qu’en fit l’Action française de Charles Maurras, confinant à la haine des juifs et les jugeant, par nature, « à jamais incapables de comprendre ce vers de Racine : “Dans l’Orient désert quel devint mon ennui” ». Or, démontrer qu’il est possible de faire coexister les diversités qui composent la France grâce à des règles acceptées par tous est plus qu’une nécessité sociale, c’est un impératif politique. Cette démonstration, nous nous devons de la faire à la fois à l’égard de nos compatriotes musulmans et de l’ensemble des musulmans qui vivent en France, mais aussi en direction du monde islamique qui nous regarde, en particulier le monde arabe qui nous est si proche – et je pense ici d’abord au Maghreb et au Machrek où l’aspiration légitime à l’indépendance contre les jougs coloniaux passés et les dominations impériales qui s’y sont substituées s’est accompagnée d’une incapacité à préserver la variété et la multiplicité qui pouvaient les caractériser. C’est de cette autre rive de la Méditerranée, de la Mare nostrum, que vient l’immense majorité des fidèles musulmans qui fréquentent nos mosquées et font le ramadan. Or, du Maroc à la Turquie, en passant par l’Égypte et le Levant, les sociétés de ces pays n’ont eu de cesse que de voir réduire le spectre de leurs diversités, parfois larges, toujours significatives. Diversités dont la disparition a été accélérée par des initiatives militaires malencontreuses, pour ne pas dire plus, dans les rares pays qui assuraient leur maintien, quoique souvent par la dictature il est vrai, et par l’assujettissement de leurs minorités, si ce n’est par leur asservissement. Il en ressort la fin d’un monde que scellent les guerres de religion aux motifs archaïques et aux moyens modernes, au cours desquelles on égorge en technicolor les hérétiques et les mécréants, ceux dont les femmes n’acceptent pas de se couvrir intégralement{10}. Sous le rouleau compresseur du djihadisme sunnite, en Irak et en Syrie, les Assyro-Chaldéens sont persécutés, liquidés ou au mieux, chassés parce que « Gens du Livre », tandis que les Yézidis, considérés comme « idolâtres », sont réduits en esclavage, leurs filles violées et, pour finir, sont exterminés. La terre d’islam est devenue le lieu du dernier génocide contemporain, toujours à l’œuvre à cette heure sous nos yeux. Et là où flotte le drapeau de l’islamisme, il n’y a plus, triste consolation, que l’Iran chiite des mollahs où, sans se cacher, un juif puisse prier dans une synagogue, un chrétien dans une église, au nom d’une liberté angoissante à force d’être irréelle. L’enjeu est bien aujourd’hui de faire en sorte que la dynamique du pire qui se déroule au nom du Coran n’emporte pas tout sur son passage, et, en particulier, du fait des réactions passionnelles qu’elle suscite inévitablement, des craintes intuitives qu’elle porte à fleur de peau, des émotions populaires qu’elle soulève et que renforce l’horreur des attentats, qu’elle ne vienne empêcher la France de continuer la démonstration, effective jusqu’à présent, qu’il est possible sur notre sol pour un musulman de vivre paisiblement sa foi à l’égal des autres croyants. Or, il s’agit de faire plus que cantonner le mal. Combattre ces actes et ces gestes proprement effrayants par leur symbolique n’est pas uniquement affaire d’armes de police dans l’instant ou de droit dans la durée. Cet enjeu relève fondamentalement des armes de l’esprit que doivent forger en premier lieu ceux qui se présentent comme intellectuels musulmans. Savant amoureux d’une croyance et d’une culture qu’il ne cessa à la fois d’ausculter et de défendre, Jacques Berque, qui était natif d’Alger, était convaincu que notre pays, au regard du régime juridique qui est le sien, pouvait pleinement intégrer la religion qui est désormais la deuxième par le nombre de ses fidèles, et même plus, en effet, qu’il pouvait devenir le foyer d’un islam des Lumières. Il espérait beaucoup de la présence en France d’une importante population musulmane et de ce qu’elle avait eu, de longue date, un rapport intime avec notre langue, notre histoire, grâce ou à cause de la colonisation. Il espérait beaucoup aussi de la constitution ancienne et progressive d’une élite de confession musulmane passée par le filtre de l’école républicaine, de l’existence d’un patrimoine commun, d’une conscience collective issue des idéaux de 1789 qui furent aussi un des ressorts intellectuels des luttes de libération nationale. Comme Marx, qui avait assigné à la France, dans une espérance messianique, d’être le lieu d’une « résurrection » possible de la révolution du fait de conditions internes qui lui semblaient uniques et qui pouvaient permettre l’alliance d’une philosophie de l’émancipation à un prolétariat dynamique, Berque rêvait que la France fût le berceau d’une révolution de l’islam qui pût influer sur le monde arabo- musulman. Vaste programme, qui, au fond, partait du triste constat que de nouvelles Lumières ne pourraient plus naître en terre d’islam et que l’émergence d’un islam à visage humain se jouerait ici. Programme certes utopique, mais qui n’en demeure pas moins nécessaire comme perspective. Programme dont il faut surtout analyser pourquoi il n’advient pas et ressort incessamment retardé. On ne peut se contenter d’incriminer les effets d’une décolonisation ratée, en particulier l’impuissance à consolider les libertés dans l’Algérie indépendante qui aura trahi nombre d’espérances dont le rêve autogestionnaire qu’on crut un moment porté par Ahmed Ben Bella. On ne peut non plus tout mettre sur le dos de l’impact négatif des guerres successives du Golfe qui, faute d’avoir engendré un monde meilleur, ont accrédité l’idée d’un choc des civilisations mêlant djihads et croisades. On ne peut pas plus réduire la question à la seule incapacité, réelle, des politiques publiques successives à réduire les discriminations dans une France paupérisée qui favorise l’instrumentalisation des difficultés sociales à des fins politico-religieuses. Le problème majeur est qu’un tel programme n’a pas encore trouvé ses intellectuels, ses militants, ses révolutionnaires, les femmes et les hommes qui seraient capables de relever ce défi non moins majeur pour le siècle qui s’ouvre. Au contraire, la paresse des égos continue de l’emporter, à commencer chez ceux qui se présentent comme des responsables musulmans et qui, jusqu’à présent, avancent argutie sur argutie et excipent de la situation générale pour ne pas prendre ce programme à bras- le-corps, pour ne pas créer les conditions d’en débattre, pour éviter de le confronter à la société française dans son ensemble. Nous payons aujourd’hui très cher le fait qu’aucune voix musulmane, dotée de l’autorité nécessaire parce que sa foi ne pourrait être mise en doute, n’ait véritablement tenté d’ausculter les « maladies de l’islam » pour les soigner et les guérir. Car ces maladies, même si tous n’en meurent pas, touchent tous ceux qui croient qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que Mahomet est son Prophète. 3 Miserere pour l’intellectuel musulman
La succession des secousses et des drames liés aux attentats
a semblé sortir les « intellectuels musulmans » de leur torpeur. Peu importent leurs noms puisqu’il ne s’agit pas ici de blâmer la tardiveté du réveil de quiconque tant ce sursaut était attendu depuis longtemps. Qu’est-ce cependant qu’un « intellectuel musulman » ? Quelles doivent être ses qualités pour qu’il puisse être porteur d’une parole légitime auprès des fidèles et par-delà ? Quel effet peut-on attendre d’une telle revendication ou assignation ? Telles sont bien les questions que généralement les médias éludent, en invitant telle ou telle personnalité parce qu’elle a un lien supposé, à tout le moins culturel, avec le monde musulman. Encore faut-il ajouter que porter un patronyme ottoman lui vaudra d’être présentée comme un intellectuel turc et être d’origine subsaharienne comme un intellectuel africain. L’intellectuel musulman est médiatiquement issu du Maghreb. Mais ce Maghrébin en quoi est-il musulman ? Ce n’est pas provocation que de poser la question. Tous ceux qui font profession du travail intellectuel et qui se prénomment Pierre, Paul, Marie ou Madeleine ne sont eux pas présentés comme des intellectuels catholiques. Je pars du principe que l’« intellectuel musulman » ne peut être crédible dans le débat que s’il est croyant et qu’il le montre. C’est certes à la fois un choix personnel autant que collectif parce que pareille manifestation de sa part l’engage. De même qu’à l’évidence, chacun peut choisir de ne pas se dire tel et ne pas se manifester de la sorte. Or, trop souvent, que voit-on, sinon ledit intellectuel désigné comme représentatif se désengager en lieu et place de s’engager ? Pourquoi, dès lors, être surpris que sa parole ait plus d’impact chez les non-musulmans que parmi les musulmans ? Au-delà des qualités intellectuelles des uns et des autres, il ne suffit pas de s’appeler Rachid ou Rachida pour être légitimement invité à débattre du contenu du Coran. Il faut être personnellement concerné. Même animés par la foi du charbonnier, ceux qui fréquentent la mosquée, voire Internet, ne peuvent en aucune manière se reconnaître dans les paroles de personnes qui, même si elles insistent à préciser qu’elles sont de culture musulmane, n’apparaissent ni s’inspirer de l’idée qu’ils se font de Dieu, ni les accompagner au quotidien dans la gestion parfois fastidieuse du culte. Ce hiatus, toutefois, a été comblé ailleurs. Si le catholicisme a su participer activement à l’élaboration de la conscience sociale générale sans perdre son insistance sur la primauté de la transcendance, c’est grâce aux dominicains rebelles de Lacordaire engagés auprès du peuple, aux curés du Sillon de Marc Sangnier proches du prolétariat et, après-guerre, aux prêtres-ouvriers installés dans les usines et les banlieues. Si le protestantisme a pu contribuer significativement au perfectionnement de la tolérance publique tout en restant fidèle à l’esprit du Désert{11}, c’est grâce à des pasteurs indociles qui n’en sont pas moins partis à la rencontre de la modernité. Si le judaïsme témoigne concrètement de son profond souci de l’altérité tout en conservant sa singularité, c’est grâce aux rabbins réformateurs, parfois des femmes, qui prient et enseignent dans les synagogues libérales où est diffusé ce message. Aussi est-ce en acceptant de prendre part à la vie des mosquées, ou en aidant à en ouvrir de nouvelles parce qu’aucune ne répondrait à leurs attentes spirituelles, que les intellectuels musulmans qui veulent combattre les maladies de l’islam pourront exercer une influence. Or, c’est ce que ne fait pas l’intellectuel musulman, ou qu’il fait insuffisamment si l’on veut être indulgent. À l’instar d’un Georges Bernanos qui allait à la messe, se confessait et communiait, nous aimerions que ledit intellectuel musulman se montre à la mosquée, qu’il relate dans un magazine le choc spirituel que lui aurait occasionné son pèlerinage à La Mecque et qu’il publie en librairie, dans un même élan, un libelle intitulé Les Grands Cimetières sous les dunes qui, partant d’une lecture généreuse du Coran, ferait date dans la critique de ces sociétés qui renvoient la majeure partie de l’humanité au sort peu enviable de mécréants. Cet intellectuel manque, comme font défaut les lieux où il pourrait animer des cercles d’études qui s’adresseraient à une jeunesse ayant soif de savoir. Tout est à construire. Avec pour pierre fondatrice que ledit intellectuel commence par indiquer clairement au nom de qui il entend parler. 4 Misère du nom musulman
De qui et de quoi est-il question, en effet, lorsque l’on
invoque le nom de « musulman de France » ? Là repose une nouvelle source de confusion. Là encore, au sein de ce débat crucial où il s’agit de prendre en charge notre relation collective à l’islam, je dis que le musulman ne peut être que celui qui croit en la révélation coranique. C’est même l’unique manière de prendre le fait religieux au sérieux, pour ce qu’il est. Je sais qu’une telle approche est disputée. Mais je ne vois pas d’autre définition possible dès lors qu’il s’agit bien de définir, c’est-à-dire de délimiter, de circonscrire, de tracer un en dedans et un en dehors, seul critère apte à répondre à la question de l’heure. Il en résulte comme corollaire qu’il n’y a pas de « peuple musulman » au-delà de cette définition, comme il n’y a pas de « peuple chrétien » au-delà de la définition analogue pour ceux qui croient en la révélation évangélique. Les débats sans fin sur le nombre de musulmans qu’il y aurait en France proviennent de cette absence de clarification où l’on mélange rapport à la culture, rapport à la foi. Que signifie d’avancer le chiffre de 4, 5, 6 ou 8 millions de musulmans à moins de considérer, par effet de miroir, que la France est composée de 55 ou 60 millions de chrétiens plus les autres ? De surcroît, le terme « islam » n’est pas moins un mot- valise que le terme « laïcité ». Il existe des islams, correspondant à des écoles diverses et des pratiques différentes qui sont géographiquement situées, comme il y est des christianismes, des bouddhismes ou des judaïsmes qui apparaîtront chaque fois semblables ou dissemblables selon où l’on fera porter l’accent. Les croyants peuvent ainsi se reconnaître dans l’une ou l’autre des multiples traditions sunnites qui sont majoritaires en France, des courants chiites ou duodécimains plus discrets, ou des confréries subsahariennes ou soufies également présentes, cette variété étant propice dans son principe à ce qu’ils débattent légitimement du contenu de leur foi et en viennent à envisager son éventuelle réforme. Certes, je n’ignore pas l’évident écart entre les pratiquants, nombreux, qui se rendent à la grande prière du vendredi et les pratiquants, plus nombreux, qui suivent le ramadan et le font souvent dans le cadre d’une référence identitaire ou se mêlent le culturel et le cultuel. Mais il en va ainsi dans toutes les religions. Nous connaissons des catholiques qui ne vont qu’à la messe de Noël, des protestants qui ne participent qu’aux Assemblées du Désert, et encore pas tous les ans, ou encore des juifs de Kippour, selon la formule même des rabbins, que l’on ne croise à la synagogue que le jour du Grand Pardon. Or, aujourd’hui, tout le monde semble être à la recherche de son « musulman ». Étrangement, de mêmes acteurs peuvent d’une part fustiger le communautarisme et d’autre part chercher à l’islam de nouveaux représentants qu’ils répugnent à reconnaître dans ceux qui gèrent le culte au quotidien. En un mot, il ne s’agit plus pour eux d’organiser la représentation d’un culte, mais plutôt de matérialiser un musulman sociologique chez qui la religion ne serait qu’une composante et de fusionner ainsi les représentations cultuelle et culturelle pour, à la fin des fins, favoriser un communautarisme qu’ils prétendent par ailleurs refuser. Ainsi, régulièrement, des personnalités diverses, anciens membres de cabinets ministériels, élus de toutes tendances, responsables associatifs, entrepreneurs ou membres de professions libérales qui désirent mettre en valeur leur réussite sociale relancent l’idée d’un organe rassemblant l’ensemble des entités musulmanes ou supposées telles, lequel échoue depuis des années à se constituer. Le modèle envié est celui du Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF, acteur politique qui s’ancre dans une réalité qui le dépasse. Laquelle ? Celle de la cristallisation par l’histoire confessionnelle, la transmission culturelle, les drames accumulés et le regard perpétuel de l’Autre, selon la formule de Sartre, d’un peuple juif avec ses cercles d’appartenance distincts et ses modes d’être multiples dont les membres in fine sont reliés au même rhizome maintenu au fil des siècles. Le monde juif unit un peuple culturel autant que cultuel comme aimait à le définir le Bund, cette organisation révolutionnaire des ouvriers israélites d’Europe centrale qui revendiquait à partir de ce critère une autonomie nationale. Un peuple réinventé à travers l’adhésion fidèle à la loi de Moïse qui, comme chacun sait, n’était pas juif, dont l’histoire diasporique fait qu’on ne peut le contenir dans une forme étatique, qui est présente dans nombre de citoyennetés et dont la persistance têtue faisait l’admiration de Jean-Jacques Rousseau{12}. En un mot, s’il y a un peuple juif, il n’y a pas de peuple musulman. Même à ne considérer que les communautés de foi, aucun exil n’arrive à transcender les appartenances nationales ou les origines des croyants devenus ou nés Français. Il y a ainsi les Algériens qui ont leur propre histoire et leurs propres drames suscitant un rapport particulier à la France et qui tiennent sans partage à leur Grande mosquée de Paris. Il y a les Marocains qui ont comme point de référence, même pour la contester, la tradition qui lie la monarchie à la famille du Prophète. Il y a les Tunisiens et leur relation propre à la laïcité, là encore du fait de l’histoire, mais qui diffère de celle prévalant dans les autres pays du Maghreb. Voilà pour l’essentiel les racines des musulmans sociologiquement majoritaires en France. Il y a aussi les Turcs, habitués à être administrés par l’État et à la relation compliquée avec la culture arabe ou encore les Indonésiens qui viennent du pays musulman le plus peuplé du monde, mais qui semblent exotiques à tous les autres. Il est, bien sûr, tous ceux qui veulent s’émanciper des États de provenance pour être pleinement Français, même s’ils gardent les traces de leurs origines familiales : les Subsahariens, en particulier au sein des foyers de travailleurs migrants, sont d’une fraternité plus transnationale, mais le plus souvent entre eux car l’expérience montre qu’il est difficile d’y faire cohabiter Africains et Maghrébins, même si tous sont musulmans ou supposés tels. Cette assomption du fait national crée des divisions bien plus fortes que les distinctions dans lesquelles se reconnaissent Séfarades et Ashkénazes. Entre Tunisiens, Marocains et Algériens, les seuls au fond que le regard extérieur catégorise et assigne immédiatement comme musulmans, on peut se faire la guerre pour un bout de Sahara jusque sur les bords de la Seine. C’est, du reste, le problème structurel de l’islam de France qui n’a pas failli à ressurgir dès lors qu’il s’est agi de choisir un président à la fondation éponyme, relancée en 2016 après un premier essai inabouti en 2005. Ce refus des réalités coûte à la société française à qui il manque une représentation cultuelle assez large pour rassembler les diversités de l’islam et suffisamment solide pour supporter les nécessaires aléas de toute vie associative. Autrement dit, c’est une voix capable de se construire en légitimité qui fait défaut. Afin de pousser les feux d’un impossible projet communautariste, il est de bon ton, chez de nombreux commentateurs, de souligner les faiblesses du Conseil français du culte musulman. Pour avoir été pendant des années l’un de ses acteurs sui generis, mais aussi l’un de ses rudes critiques, je ne méconnais pas les faiblesses de l’institution. Or, avant de m’essayer à tracer le chemin qui permettrait d’en dépasser les blocages, force est de faire remarquer qu’il n’a jamais été proposé une quelconque structure alternative qui viendrait se substituer à celle déjà existante, laquelle est avant tout fondée sur la volonté que les responsables des associations cultuelles locales participent à la désignation de leurs représentants nationaux. Mais il n’est pas moins vrai que le projet conçu initialement par Jean-Pierre Chevènement n’a pas rempli tous les espoirs qu’on portait en lui et, alors qu’il est inscrit dans le paysage institutionnel des représentations cultuelles depuis plus de quinze ans, dire qu’il a déçu est exact. Encore que, pour en mesurer l’échec, faudrait-il en rappeler l’ambition. Elle était d’empêcher que les difficultés sociales des populations concernées ne soient pas récupérées pour servir de levier à des revendications religieuses qui auraient fini par mettre à mal notre paix laïque. Elle avait pour préalable de stabiliser une instance représentative conforme à notre régime juridique de séparation, lequel induit une reconnaissance mutuelle entre les cultes et l’État. La pierre humaine s’est révélée décevante, c’est peu de le dire. Cette déficience a laissé l’espace, quand il ne l’a pas créé, aux prédicateurs qui travaillent à islamiser les souffrances sociales ou les utilisent comme terreau pour professer un revivalisme rigoriste. Là est l’échec. Plus que les prosélytes du Tabligh qui furent les premiers à envoyer en terre indo- pakistanaise des jeunes qui firent ainsi l’expérience des madrasas et dont certains finirent dans le djihad, les postmodernes du salafisme, qui prétendent mimer le mode de vie des premiers compagnons du Prophète à l’orée du e XXI siècle, ont bénéficié de la brèche et sont actuellement en pleine expansion. Ces nouveaux prêcheurs ont investi les difficultés quotidiennes des immigrés ou de leurs descendants pour leur faire accroire que la discrimination est d’abord une affaire d’identité religieuse réussissant à juguler l’histoire des débats et conflits qui animèrent l’anticolonialisme républicain{13}. Aussi ne dira-t-on jamais assez combien la défaite des attentes et des espérances laïques, qui s’est inscrite dans la bataille terminologique, nous aura coûté cher alors que tout l’objectif était de dissocier les sphères civiques et sociales de l’univers religieux afin de construire d’autres solidarités que celles, interclassistes, structurées autour de la foi. Or, c’est sur cette défaite que se sont développés les courants d’affirmation ou de réappropriation de l’identité musulmane. Cette défaite s’est traduite dans le vocabulaire. Il y eut d’abord la disparition du « travailleur arabe » dont l’épiphanie se brisa sur la crise sociale et sur l’effondrement de la promesse que portait ce qu’on nommait encore le mouvement ouvrier ainsi que la culture qui l’accompagnait et qui était facteur d’intégration. Une date clef fut l’année 1983, celle de l’ouverture libérale qui signa la défaite idéologique du Programme commun, celle aussi de l’échec du « mai 1968 des travailleurs immigrés » à Renault-Flins, Citroën-Aulnay et surtout Talbot-Poissy. La grève fut disqualifiée par Pierre Mauroy, Premier ministre, qu’il accusa d’avoir été fomentée par « des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises », avant d’être suivi dans le même registre par Gaston Deferre ministre de l’Intérieur, stigmatisant un conflit mené par des « chiites [sic] et intégristes{14} ». Il ne pouvait y avoir de meilleur moyen pour enterrer le mouvement des travailleurs arabes ou la figure du révolutionnaire africain portée par un Mamadou Konté, immortalisé par François Béranger dans le refrain de sa chanson « Mamadou m’a dit, on a pressé le citron il faut jeter la peau ». Dans la sphère culturelle, le coup de grâce fut porté par l’encensement du film Tchao Pantin de Claude Berri qui renvoya définitivement, avec la complicité ingénue de Coluche, l’« arabe » de nos rues au sordide de la délinquance, du trafic et du meurtre. Le « jeune beur » ne devait pas plus survivre aux fausses promesses de reconnaissance que fit espérer la marche pour l’égalité et contre le racisme qui eut lieu cette même année 1983 et l’appellation à son tour ne valut qu’un temps. Après le discrédit des pères vint la défaveur des fils et ce dernier échec favorisa le passage assumé à une désignation mélangeant le cultuel et le culturel, le « jeune musulman », dont il faut rappeler à ceux qui le glorifient qu’il est d’abord le produit de cette longue débandade des amis de l’affranchissement social. C’est dans ce climat de déréliction que, pour beaucoup de désillusionnés, le « musulman » est devenu ce nouveau damné de la terre dont l’émancipation, dans un califat authentique et retrouvé, annoncerait la libération plus globale du monde. C’est ainsi que de nouveaux prêcheurs ont trouvé leurs idiots utiles, associatifs désœuvrés, élus opportunistes ou intellectuels orphelins de la classe ouvrière. Par présomption et par facilité aussi, afin de mieux contrôler une jeunesse en mal d’égalité qui leur échappait, des collectivités locales aveugles, des institutions étatiques un peu naïves, mais qui en sont revenues, se sont demandé si les prédicateurs musulmans ne feraient pas de bons travailleurs sociaux autrement plus efficaces et plus représentatifs des populations locales que les habituels bataillons séculiers et si les mosquées ne constitueraient pas dans les cités des lieux de sociabilité et d’encadrement avec lesquelles il serait possible de contracter alliance. L’heure était aussi à glorifier les États-Unis dont on se souviendra que leur ambassade draguait les quartiers dans le but de valoriser un modèle qui, fondé sur la libre entreprise, était présenté comme le contraire de celui de la France parce que supposément soucieux de la liberté de religion. Pour les moins fascinés par La Mecque du capitalisme, les Black Muslims, cette organisation regroupant des convertis afro- américains à l’islam et participant à la lutte contre les trafiquants de drogue dans les banlieues ethnicisées du Nouveau Monde, devinrent le modèle en vogue et Malcom X fut consacré le nouveau Che. Des sociologues écoutés postulaient que « l’entrée en religion, loin d’être un retour aux sources, s’avère un facteur d’intégration et permet de vivre pleinement le double lien avec ses parents et la société occidentale{15} ». En un mot, comme l’affirmait naïvement un jeune, interrogé en 1985 par Le Monde : « Dieu a remplacé pour nous la police{16}. » Erreur funeste. 5 Misère de l’envoilement
Une fois cette bataille des noms perdue, l’affirmation
identitaire et acceptée du « musulman », en lieu et place des dénominations laïques qui organisaient les indispensables confrontations démocratiques sur un autre principe que le fait religieux, va se trouver un programme d’action transitoire : avant l’établissement d’un monde qui aura pris pleinement conscience de la nécessité de vivre dans le chemin tracé par la loi de Dieu, le motif de la « pudeur » lui servira de levier et le port ostensible du voile, de drapeau. Recouvrant hier en Occident comme en Orient les femmes afin de distinguer celles de « bonne vie » de leurs sœurs « aux cheveux libres, fumant et de mauvaise réputation », le voile, dont la Révolution khomeyniste de 1979 a marqué le retour, focalise depuis une crainte plus profonde. Il signe le début des involutions au sein du monde musulman, et ce, dans un mouvement inverse à notre monde au sein duquel la disparition progressive des pressions issues de la morale religieuse sont concomitantes du mouvement pour l’égalité des sexes. Or, même si la culture arabo-musulmane n’est pas réductible à sa dominante théologique, c’est bien celle-ci qui est à l’origine du durcissement en matière de port du voile. Ainsi, dans les versets révélés du Coran, le hijab n’est pas seulement relatif à la nécessité pour les femmes du Prophète de ne pas s’exposer dans l’espace public sur le même mode que les autres femmes et, dans la prose intégriste, il est surtout lié au fait que le Prophète aurait peiné à réfréner son désir vis- à-vis de l’épouse de son fils adoptif, Zaïnab, dont la beauté l’aurait attiré de manière irrésistible, d’où l’impératif pour chaque femme de voiler son jayb, littéralement sa « fente » et, partant, de supprimer toute échancrure sur le corps féminin susceptible de susciter plaisir ou fantasme, fesses, seins, gorge, bouche, visage. Le programme de l’envoilement est bien celui de domination. Contrairement au slogan que l’on pouvait entendre à Paris, en 1979, dans certaines manifestations, « avec ou sans tchador, la femme se libère en Iran », l’essor du voile n’est le signe d’une quelconque avancée émancipatrice en aucun point du globe. Le pouvoir turc qui en a réinstitué l’usage chez les fonctionnaires de sexe féminin, tout en affirmant à la masse de ses soutiens qu’il existe une inégalité fondamentale entre hommes et femmes, est là pour remettre les pendules à l’heure. Nous avons cependant oublié que la bataille du voile n’est qu’une variante de la « lutte pour la pudeur » qu’entamèrent au début des années 1980 de jeunes born again de croyance musulmane et dont l’épicentre paroxystique fut la guérilla du bermuda dans la banlieue lyonnaise, terreau dont finirait par émerger Khaled Kelkal, le principal auteur de la vague d’attentats de 1995. À l’orée de cette décennie, des groupes de garçons affirmèrent que l’obligation de pudeur devait conduire à ne pas trop se dévêtir, fut-ce dans le cadre des activités sportives et tentèrent « d’empêcher les filles d’aller en maillot de bain à la piscine », lesquelles, pour être issues des mêmes milieux, ne s’en mirent pas moins à « résister » à ce diktat selon un reportage publié alors par Le Monde{17}. À défaut de convaincre les « sœurs », ainsi qu’il en va aujourd’hui de la désignation à laquelle beaucoup de leurs cadettes doivent se résigner, ces jeunes ouvrirent un conflit violent avec l’hôtel de ville de Lyon qui obligea les autorités à disposer un service d’ordre au bord des piscines municipales et à solliciter le renfort des CRS aux alentours afin de juguler une vague contestataire pour qui la seule tenue décente à la piscine se résumait au bermuda. Pour faire cesser les troubles, perçus au départ que comme d’étranges monômes d’une jeunesse peu soucieuse de changer un accoutrement emblématique mais souvent poussiéreux puisque porté à longueur de journée, un compromis fut scellé dans le bureau du préfet du Rhône avec les représentants des perturbateurs grâce à l’arbitrage bienveillant du dirigeant de la grande mosquée de Lyon qui estima que le boxer, c’est-à-dire un maillot à mi-cuisse, représentait une proposition pouvant satisfaire les deux parties. Cette première guérilla au nom de la « pudeur » se poursuivit néanmoins en s’étendant à l’ensemble des activités sportives où se développa progressivement l’idée que prendre une douche après l’effort requérait là encore d’être couvert au moins d’un bermuda. C’est aujourd’hui la norme dans certains clubs puisque, dès lors que dans un lieu collectif quelqu’un se refuse au regard de l’autre, le sentiment gênant de la nudité ne peut que s’imposer à tous. C’est aujourd’hui aussi la source des tensions qui adviennent après les cours de sport dans certains collèges ou lycées, ce qui incite les enseignants à ne plus imposer la douche naguère d’usage. C’est aujourd’hui enfin la tendance dominante dans les lieux de détention où les enfants de l’immigration, comme les adultes, sont trop présents et où des pères-la-pudeur imposent qu’on ne puisse bénéficier de l’effet relaxant de l’eau que vêtu d’un drap ou d’une djellaba, transformant ainsi la douche-détente en douche-prison. L’enjeu clef de l’engagement pour la « pudicité » demeure le corps des femmes qui, par nature, appellerait à la luxure. À la décharge de l’islam rigoriste, contenir le féminin n’est pas une idéologie qui lui soit propre. Elle est sur le plan historique la marque des régimes autoritaires et réactionnaires pour lesquels il y aurait un éternel féminin dangereux, facteur de désordre qu’il faudrait encadrer, contrôler et mater, au besoin en l’humiliant. Les sociétés musulmanes, de ce point de vue et dans leur grande majorité, signifient par-là ce qu’elles sont. L’islamisme, qui ne connaît sur ce sujet aucune limite, y survient en postulant qu’un moudjahid tué par une peshmerga, autrement dit un soldat d’Allah abattu par une milicienne kurde, ne saurait rejoindre le paradis des 70 vierges promises au djihadiste mort sur le chemin tout tracé de la perfection et seules aptes à satisfaire l’érection perpétuelle qui lui vaut trophée, délire dont on pourrait s’amuser si les fous de Dieu n’y voyaient l’ultime motivation au suicide-kamikaze, élevé lui-même au rang d’acmé de leur activisme. Il est certes loisible de considérer que l’envoilement relève de l’intime et qu’on n’a pas à en juger dès lors qu’aucune violence n’accompagne des rapports inégalitaires aussi librement consentis soient-ils. On ne pourra cependant ignorer la pression sociale s’affichant comme morale et religieuse qui s’accroît sur les femmes, mais qui charrie des pratiques dopées par le système marchand comme l’adoption de l’épilation totale devenue normative du désir pour une femme-enfant virginale à jamais{18} ou son pendant, la reconstitution chirurgicale d’un hymen que se payent des jeunes femmes d’origine maghrébine ou turque en preuve attendue de leur pureté au moment du mariage. On ne pourra toutefois omettre la volonté de revanche des garçons qui, par le voile, trouvent un exutoire à leur ressentiment social vis-à-vis des filles qui réussissent mieux qu’eux ; ou encore qu’il est malheureusement trop fréquent que, dans certains quartiers, les jeunes femmes non voilées soient considérées comme des « salopes » et finissent par endosser cette cuirasse afin de « ne pas se faire emmerder » ou parce qu’elles n’ont pas encore acquis la force suffisante pour rompre avec le patriarcat souffrant des garçons. On ne pourra néanmoins effacer que ce fut après avoir constaté que « dans les cours de récréation, des groupes de garçons insultaient, voire menaçaient les filles qui ne portaient pas le voile » que la commission Stasi finit par préconiser une loi protectrice qui en interdit le port au sein des établissements scolaires{19}. Pour toutes ces raisons, il n’est pas superflu de demander aux défenseurs des jeunes filles voilées s’ils ont conscience que leur plaidoyer acharné favorise le contraire d’un pluralisme vestimentaire en encourageant l’uniformisation des comportements sous prétexte d’une postmodernité multiculturelle dont le dernier exemple en date aura été le burkini{20}. Dans le contexte idéologique qui vient d’être décrit, ce maillot de bain couvrant contribue de manière singulière à la volonté de marquer l’espace public des signes de ce que serait une « normalité » islamique. Il consiste dans le renouvellement modernisé de l’impératif archaïsant selon lequel il faudrait cacher le corps des femmes. Il est moderne au sens où il est pleinement un produit marchand, se vendant sur Internet, opérant dans un raccourci saisissant la synthèse d’un monde musulman dominé par deux pôles qui s’alimentent l’un l’autre parce qu’ils sont intrinsèquement liés entre eux, celui de l’ultra-capitalisme économique et de l’ultra- rigorisme moral des monarchies pétrolières du Golfe et celui des entreprises radicales les plus folles, les plus insurrectionnelles et les plus barbares menées au nom de l’islam et dont ces mêmes États ont été ou demeurent les parrains. Il est archaïque en ce qu’il renvoie, dans l’imaginaire, à la mainmise collective et la force brutale qu’esthétise sa forme sublimée à grand renfort de marketing. Au contraire du voile traditionnel qui apparaissait dans sa grisaille comme une permanence héritée du passé, le voile contemporain symbolise dans son flagrant affichage le devenir d’une société pour laquelle on milite en faisant de son corps une pancarte. Il est issu d’une pensée qui, dans son antiféminisme, s’apparente aux mêmes mécanismes idéologiques que ceux qui ont précédé et accompagné le fascisme. Courant à la fois politique et artistique, le Futurisme de Marinetti se voulait pleinement inséré dans l’ère techniciste de l’acier et exaltait la guerre comme la vocation naturelle de l’homme qui, pour démontrer une virilité « métallisée » et « intarissable », devait dompter instincts, sentiments et, pour éliminer tout risque de défaillance, devait s’écarter « de la puante complicité de la matrice de la femme{21} ». Déclinaison estivale de ce principe, le burkini entend donner à voir le féminin à la fois comme dompté comme danger et exhibé comme trophée. Prétextant de la résistance à l’impudicité, il est à l’inverse de la pudeur puisqu’il assure à celle qui le porte une visibilité maximale, plus grande que celle des femmes qui, de longue date, fréquentaient de temps en temps les plages et, parfois, se baignaient habillées loin du regard des hommes. Le burkini est au maillot de bain ce que les tenues cuirs avec masque sont à la dentelle : le plaisir d’une pulsion sadomasochiste que l’on assume. Que la bataille essentielle contre un support aussi idéologique ne soit par de l’ordre du droit, c’est une évidence. De même qu’on ne combat pas efficacement et durablement des idées qu’on conteste en interdisant un journal, de même la prohibition du burkini-manifeste représente une riposte faible dans la guerre qu’on doit opposer aux idées qu’il véhicule. Que beaucoup ne voient pas en quoi il heurte l’intuition commune d’un monde populaire qui craint la disparition d’une partie de ses acquis obtenus de haute lutte, c’est déjà peu s’intéresser aux gens. Mais décréter qu’il s’agirait d’un « objet comme un autre », en dénier la portée politique, est une faute d’autant plus étonnante quand elle vient de politiques ou d’observateurs qui, dans d’autres domaines, n’hésitent pas à souligner l’importance des tendances. Il serait ainsi légitime de démonter sans état d’âme une grande enseigne de fast-food en excluant toute sanction du droit, mais pas de dénoncer le burkini puisque ce serait alors « stigmatiser les musulmans » ? On ne peut être qu’interloqué de voir ceux-là mêmes qui appellent au boycott de tout produit israélien, y compris les œuvres d’écrivains ou cinéastes pourtant critiques d’inquiétantes dérives politiques, ne pas faire le lien entre cette marchandise de propagande islamiste et la vague idéologique qui la porte. Il y a là un mystère. Comme est mystérieux qu’il puisse échapper à ces courants souvent issus d’une tradition révolutionnaire internationaliste que le principe de « liberté » dont ils parent les femmes qui portent ici le voile, sans contrainte autre selon eux qu’une pression morale ou religieuse dont elles ne veulent pas s’abstraire, n’aide en rien les femmes qui, dans les pays musulmans, luttent contre l’obligation objective de le porter. Le rapport au féminin est devenu le nœud gordien du monde musulman. On ne peut le réduire au seul sujet de la polygamie que notre droit interdit comme pratique inégalitaire et qui, cependant, peut persister comme pratique sociale à des degrés variés, sans être du reste propre à l’univers islamique. Déculpabiliser les femmes par rapport à leur corps est le préalable de l’équité entre les genres et certaines croyantes musulmanes l’ont perçu comme d’autres femmes croyantes l’ont compris dans d’autres religions. C’est pour cela que la pointe du combat féministe à l’intérieur d’un culte, semblable en cela à une théologie de la libération par les actes, se matérialise souvent dans la manifestation transgressive de vouloir guider la prière quand les femmes n’ont pas accès à cette possibilité. À ses marges, le mouvement libéral juif dispose de femmes rabbins dont l’existence est recouverte par l’indifférence générale qu’éprouvent les conservateurs et autres orthodoxes à cette tendance. Au sein du christianisme, si les femmes ont accès aux ministères ordonnés au sein des protestantismes historiques, à tout le moins dans l’hémisphère nord, le catholicisme et l’orthodoxie en excluent la possibilité, tout en ayant à s’interroger toujours plus sur leur juste place dans l’Église et ce, d’autant qu’elles s’y montrent actives. D’une certaine manière, même si cette pratique restait agréée de manière marginale par les fidèles, tant qu’à l’instar de certains pays non musulmans dont la Chine, il n’y aura pas en France des femmes imams ou chargées de prêcher, d’enseigner, d’accompagner en prenant une part active au culte dans la succession de leurs lointaines aînées que le Prophète Mahomet aurait lui-même adoubées, l’espoir d’un islam des Lumière demeurera incessamment retardé. 6 Misère et soleil noir : « Lacombe Lucien », prénom Abdel
Dans un monde où la dépolitisation semble avoir été
méthodiquement programmée, l’islamité est devenue une aventure exaltante qui, tel un soleil noir, aspire trop de jeunes vers un nihilisme tragique. Parce qu’elle s’offre à de multiples usages, il n’est guère étonnant que de nombreux quidams veuillent se saisir des pousses vénéneuses du djihadisme qui croissent de par le vaste monde et les bouturer ici, en terre haram, afin d’être craints, d’éprouver par la peur ainsi suscitée une jouissance compensatrice de l’échec social ou personnel qu’ils avancent, de renverser l’absence de respect qu’ils se pensent en droit d’attendre. C’est pourquoi les prisons ont été un des premiers lieux de la diffusion d’une identité qui, de stigmate, a été retournée en ressource. Mais c’est aussi pourquoi, en partant de l’étude de l’univers carcéral, la sociologie normative a développé un concept énigmatique qui lui a permis d’opérer avec succès une inversion de sens et qui n’est autre que la figure du « radicalisé ». Avant cette facilité qui vaut signature de l’époque, la radicalité renvoyait à son étymologie, à la botanique et à la définition élargie du Littré dont témoignait, dans les années 1970, jusqu’au recours à Marx : « Être radical, c’est aller à la racine des choses. Et la racine de l’homme, c’est l’homme lui-même. » Aller à la racine, c’était, dans la dynamique d’alors, manifester une volonté politique pour l’émancipation. La radicalité était une révolte positive, rationnelle, liée à la théorisation du monde, de l’histoire, de l’existence. Le nouvel usage du terme laisse accroire que toutes les révoltes se valent et sont égales. Elle met sur le même plan les contestations de l’ordre existant dans leur ensemble, les rendant indistinctement condamnables au profit d’une variante renouvelée du thème des extrêmes qui immanquablement se rejoignent. Il faut avoir été soumis aux discours de certains universitaires mandatés par l’administration pour éveiller les consciences des hauts fonctionnaires et les avoir entendus dresser des typologies de comportements dangereux pour comprendre l’ampleur de ce nouveau recul de la pensée. Prisonniers ou acteurs d’un savoir dépolitisé où la plus minime conscience historique brille par son absence, ces professionnels de l’inculture mêlent dans un même schéma le militant Black block, anticapitaliste, altermondialiste, identitaire, frontiste, le nationaliste corse, le séparatiste basque et le beur ou le converti susceptible de partir au djihad, dessinant ainsi le portrait d’une classe aussi neuve que dangereuse, aussi uniforme que menaçante, le jeune radicalisé. Dans ce flot qui s’apparente à une rafle, quiconque s’essaie à discerner et à discriminer, à poser par exemple qu’il est des révoltes qui sont d’emblée réactionnaires et des révoltes qui sont d’emblée progressistes, apparaît incongru, sorti d’un autre monde, parlant depuis quelque planète inconnue. Cette volonté de mélanger les radicalités part certes d’un bon sentiment, celui de ne pas stigmatiser l’islam à partir des dérives de ceux qui s’en réclament pour détruire tout ce qui peut l’être. Pour autant, en refusant d’aller à la racine de ce phénomène, en s’abstenant de penser ce qui produit ce radicalisé, en insistant à dépolitiser cette radicalité, on lui donne une représentation vitaliste que l’on aurait pu croire révolue et qui nous désarme. Les experts mobilisés ont transformé l’objet présumé de leur étude en une sorte de « Lacombe Lucien{22} » dont les actes ne peuvent être rattachés à une conscience politique, à une responsabilité possible. Si tout se vaut, le radicalisé devient un malade éveillant plus ou moins de sympathie ou d’antipathie. L’emporte ainsi une vision mécanique de la maladie et de la guérison qui repose sur l’expulsion du mal par le recours à la purge, à la camisole de force, à l’isolement temporaire ou perpétuel. Or, si une « dé-radicalisation » est possible, elle ne ressort pas d’une médecine thérapeutique d’État, d’un traitement scientifique d’une pathologie sociale, d’un système public de l’enfermement comme il en allait des asiles soviétiques au cours des années 1970 après que les héritiers de Staline eurent consenti à employer des moyens moins expéditifs qu’une balle dans la tête pour réprimer les dissidents. Il faut d’abord rendre à la politique tous ses droits. On ne peut « dé-radicaliser », ou plutôt empêcher de néfastes dérives, si on ne livre pas une explication du monde et si on n’appelle pas à une éthique de la responsabilité qui sont les deux versants d’une même conscience politique. Du reste, c’est précisément ce rapport à la conviction qui, seul, peut permettre de mesurer le degré de « dé-radicalisation ». Pareillement, au regard du rapport à la conviction, on ne saurait être crédible si l’on omet d’affirmer que, bien que l’équation comporte l’évidence d’un univers dévasté par des guerres où les États occidentaux ont leur part, il n’en reste pas moins que rejoindre des groupes militants qui refusent de fonder l’existence des hommes sur l’hypothèse généreuse d’un monde vivable et donc meilleur ici-bas, c’est rejoindre des groupements criminels. Les deux exigences vont de pair. Or, le terme « radicalisé » en ne nommant pas la réalité, en récusant son sens politique, en abstrayant son identité historique, arase tous les engagements. Mais comment, aujourd’hui, mettre sur un même pied ceux qui rejoignent les forces kurdes et ceux qui rejoignent leurs ennemis de Daech dont le seul but est d’installer leur propre domination au nom de l’islam ? Ceux qui font la promesse, qui restera à surveiller, de construire une société démocratique, ouverte, riche de ses diversités et ceux qui crient en arabe Viva la muerte pour mieux sacraliser une tyrannie barbare ? Ceux qui ont accepté la loi de l’échange et ceux qui veulent un monde entièrement réglé par la logique de domination, qui projettent un stalag planétaire dans lequel ils ambitionnent d’être les nouveaux gardiens d’un enfer sur terre ? Parmi les définitions disponibles du jeune djihadiste, sans doute faut-il entendre celle du philosophe Alain Badiou : un fasciste contemporain dont la révolte est « une pulsion de mort articulée dans un langage identitaire{23} ». L’exercice est alors plus difficile qu’une dénonciation faussement empathique ou qu’un traitement supposément curatif. Dans la lutte contre ce nouveau totalitarisme, c’est une évidence que la police a son rôle, indispensable, qu’il faut craindre la catabase qui s’annonce des soldats perdus du djihad, qu’il faut mettre hors d’état de nuire ceux qui veulent poursuivre ici les combats menés là-bas, qu’il faut punir ceux qui ont commis des exactions dont certaines s’apparentent à des crimes contre l’humanité. Comme il est évident aussi, si l’on se souvient que le facteur décisif de la conversion des Allemands à la démocratie a été la défaite militaire du nazisme, que la défaite militaire de Daech sera décisive pour en faire cesser l’attrait. Mais le champ d’intervention majeur demeure celui des idées qui ne relève pas de la maréchaussée. Il connaît des fronts multiples, dans l’islam, autour de l’islam, en nous-mêmes et chaque victoire ou défaite tactique a une incidence sur la ligne globale de confrontation, à commencer par la lutte que chacun doit entreprendre contre l’inévitable tentation du manichéisme. Cependant, c’est au sein de l’islam que se joue l’issue de la guerre. Le premier poids de l’effort peut être seulement porté par ceux qui pensent et agissent en son dedans. D’où le caractère crucial de voir des intellectuels et des responsables liés au culte musulman sortir de la tranchée. 7 Misère de la « réforme »
La Nahda ou la Salafiyya, ces formalisations de la
nécessaire réforme de l’islam, sont déjà des figures anciennes. Sur fond de la décomposition de l’Empire Ottoman au e XIX siècle, la première est liée à la renaissance de l’arabité que promeuvent également les chrétiens du Levant mais qui voit aussi des penseurs musulmans, en particulier l’Égyptien Rifa’a al-Tahtawi, mort en 1873, tenter une synthèse entre les commandements du Coran et les principes de la Révolution française. La seconde, dont la figure la plus importante est le persan Jamal al-Din al-Afghani, mort en 1897, est plus immédiatement religieuse et affirme que, plutôt que les armes de la guerre sainte, ce sont la pensée, la réflexion qui redonneront à l’islam son prestige et son rayonnement universel, l’encre du savant étant plus importante que le sang des martyrs, la plume plus importante que le sabre. Ces deux écoles restent, dans leurs approches, d’une brûlante actualité. Pour autant, l’islam moderniste est en berne et ce, particulièrement dans le monde arabo-musulman dont elles sont issues. Ce même monde où, après l’échec des régimes laïques dictatoriaux dont les agonies ont été concomitantes à celles des régimes socialistes, l’incapacité des printemps contestataires à faire éclore la démocratie a favorisé la montée du fascisme islamique, vécue comme la dernière expérience à n’avoir pas été tentée par une jeunesse qui se conçoit assignée à l’échec social, condamnée à n’avoir d’appui qu’un mur de désespérance. L’idée de la réforme se survit en Europe, et particulièrement en France, où elle est régulièrement relancée par diverses personnalités. Quelques écrits existent qui ont l’inconvénient de n’être médiatisés qu’auprès d’un public qui ne va pas à la mosquée et dont le rapport à la foi musulmane, voire à la foi tout court, est quasi inexistant. Ces textes, parfois de vrais traités, ne peuvent cependant avoir aucun impact sur le paysage cultuel musulman dès lors que les intellectuels qui les produisent et, plus largement, les élites qui s’en revendiquent, pareillement auto-désignés, ne s’investissent pas dans la gestion même dudit culte. Si la crise aiguë que nous traversons peut faire espérer une sortie de la torpeur ambiante et suscite de retentissantes proclamations relayées par la grande presse néanmoins absente des mosquées{24}, la réussite savante ou sociale d’une élite, aussi cultivée ou intégrée soit-elle, aussi apte à être placée sous les feux de la rampe médiatique qu’elle puisse se révéler, ne peut constituer en soi une base de légitimité opposable au petit peuple, surtout si ses membres ne se montrent guère enclins à se mélanger avec lui. Si elle veut avoir quelque influence, il faut que l’élite qui se veut éclairée et engagée suscite des lieux qui seraient autant de points d’ancrage à partir desquels rayonnerait l’islam de la spiritualité et de la tolérance qu’elle souhaite promouvoir. L’État laïque tente bien de suppléer ce manque, il ne pourra totalement le combler. En un mot, pour qu’il y ait une théologie nouvelle qui se diffuse, il faut qu’il y ait des instituts, des séminaires, des mosquées, des cercles libéraux qui, sans renoncer à l’affirmation sans faille de la foi, fassent évoluer les pratiques et, par là même, l’image de l’islam. À part quelques groupes de jeunes qui essayent, souvent sans moyens, de présenter à leur génération un autre chemin que l’enfermement dans le texte, presque rien de tout cela n’a été entrepris. Ceux qui prétendent à la réforme semblent vouloir être reconnus sans assumer les contraintes du fidèle et jusqu’à leur profession de foi paraît désincarnée. Aucune expérience du pèlerinage à relater, aucune expérience familiale de l’ascèse du ramadan à transmettre, aucune expérience de la prière du vendredi à partager : ils n’ont en fait aucune parole à délivrer sur la concrétude de leur rapport à Dieu, de leur aspiration à la spiritualité et de la convivialité qui en accompagne les gestes. Rien qui puisse faire lien avec la masse des fidèles qui doivent être gagnés à la réforme dont dissertent les élites en voie de sécularisation accélérée, mais à laquelle on aimerait précisément voir adhérer les humbles qui vont à la mosquée. Les clercs potentiels sont dans la déficience, ce qui ne les empêche pas de critiquer de manière condescendante cette multitude qui fait aujourd’hui de l’islam une religion populaire, qu’ils jugent quelque peu frustre, qu’ils qualifient du juste milieu, qu’ils considèrent n’être pas à la hauteur des enjeux, ce qui est vrai, mais qui, au moins, n’en a pas l’arrogante prétention. 8 Misère des responsables cultuels
Qu’ils soient affiliés au Conseil ou qu’ils gravitent autour de
lui, les responsables français du culte musulman ont invariablement adopté une attitude de dénégation. On l’a entendue prévaloir une fois de plus après les attentats de janvier et novembre 2015 : « Tout ceci n’a rien à voir avec l’islam. » Un infléchissement a commencé à se faire jour avec la nouvelle profession de foi du recteur de la Grande mosquée de Paris consécutive, en 2016, à l’acte de terreur de masse du 14 juillet à Nice puis l’égorgement du père Jacques Hamel le 26 juillet à Saint-Étienne-du-Rouvray : « Il faut que le monde musulman s’interroge sur ce qu’il est et il faut que nous travaillions à une réforme de l’islam. » C’est dire si la secousse a été violente. Mais ce retournement a souligné à la fois la longue réticence, l’évolution tardive et l’isolement constant de celui qui, des années durant, a été la figure publique la plus connue de l’islam de France et, dans le même temps, en a incarné l’impasse{25}. Dans un geste d’autodéfense, les responsables musulmans, et par-delà leurs fidèles, s’abandonnent majoritairement à soutenir l’idée que les meurtriers n’ont rien à voir avec l’islam. Ils prêtent ainsi le flanc, a contrario, à une globalisation stigmatisante du monde islamique qui inclinerait naturellement au terrorisme. Ils sont confortés dans cette contradiction par les discours sophistiqués de bienveillants selon lesquels la référence à l’islam serait sans importance, tout au plus un prétexte comme il y eut d’autres faux nez à la violence fanatisée jadis ou naguère. On est Kouachi aujourd’hui comme on fut Ravachol hier, l’islamisme s’étant substitué à l’anarchisme. Encouragés de la sorte dans le relativisme, rares sont les responsables musulmans qui s’interrogent sur le rapport entre islam et islamisme. Rares sont ceux qui acceptent de voir que dans le réveil général et planétaire des identitarismes religieux, l’islam laisse voir une inquiétante porosité à sa propre tentation fondamentaliste qu’amplifie sa prétention mondialisée et, partant, son nombre. Eux-mêmes et les personnalités diverses qui pétitionnent au nom du « rien-à- voir » restent absolument assurés que les djihadistes de Daech, que les jeunes se rêvant combattants issus de nos banlieues, de nos villes, de nos écoles, qui ne sont pas tous des enfants de pauvres tant le nihilisme exerce une attraction sur la progéniture des classes moyennes, que les assassins qu’ils deviennent n’ont aucun rapport avec cet islam unique dont ils se revendiquent. Il ne leur vient pas à l’esprit d’envisager qu’il pourrait s’agir d’une maladie infantile de l’islam comme d’autres eurent à assumer que les Brigades rouges, la bande à Baader ou Action directe marquèrent une régression pathologique mais générique des mouvements anticapitalistes se réclamant du communisme qui avaient pour eux, de surcroît, de n’avoir pas rompu tous liens avec l’humanisme et la mauvaise conscience. En fait, ces pétitions de principe auront eu pour fonction essentielle de pourvoir à un fort besoin de déculpabilisation. Une exonération instantanée et irrécusable, telle aura été la belle opportunité qu’auront offerte ces protestations immédiates, induisant que de tels événements tragiques sont dans leur essence adventices, extérieurs, donc étrangers à l’univers de croyance dont ils se targuent. Si ce n’est pas l’islam, si cela n’a pas de rapport avec l’islam, si ce ne sont pas des musulmans, même si ces jeunes se revendiquent comme tels, il n’y a pas de bataille herméneutique à mener, pas d’exégèse dynamique à conduire, pas de traduction contextuelle des hadiths à produire, pas de théologie à questionner. Ceux qui, devant les pouvoirs publics, se présentent comme soucieux de continuer à exercer ou de renouveler l’exercice des responsabilités peuvent ronronner dans leurs certitudes sous le regard perdu de la majorité des musulmans, sous le regard stupéfait de ceux qui ne le sont pas et sous le regard angoissé des familles qui voient leurs proches ou leurs enfants partir vers un monde apocalyptique et une mort probable. La misère spécifique de l’islam de France c’est d’abord cela, la domination assumée de la dénégation. Peu ou prou. Symboliquement, le plus grave des dénis aura tenu dans la sentence lapidaire d’abandon que les fils auront entendu être proférée à leur encontre par ceux qui auraient dû être leurs pères spirituels. Ce furent et ce sont encore ces mots laconiques de mauvais patriarches qui croyaient ne remplir qu’une formalité en se proclamant responsables et qui fuient devant le poids des responsabilités dans l’épreuve : « Ces jeunes ne sont pas, ne peuvent être des musulmans. » Un tel arrêt succinct signifie en fait : « Nous ne voulons pas prendre en charge notre jeunesse fascinée par un islam qui nous échappe, une jeunesse en recherche de repères qui lui font cruellement défaut, une jeunesse sans avenir tentée par une mort sacrificielle pour enfin se faire reconnaître, une jeunesse qui brûle de gagner au ciel la place qu’elle n’a pu trouver sur terre, tout cela parce que nous n’avons pas su lui donner les moyens d’un combat pour la vie. ». La profession de foi de l’abandon se dit ainsi : « Ils ne sont pas des nôtres. » L’abandon sera allé jusqu’à s’interroger sur le bien-fondé d’un accompagnement religieux des familles dans le cadre d’un office funéraire musulman pour les auteurs d’attentats, le moment étant jugé trop propice à des paroles d’égarement. Il aura fallu qu’un imam danois se propose pour qu’un vague sursaut s’opère, mais le moment sera resté sans parole, refermé sur le mutisme, puisque « ce n’est pas l’islam ». Pour comprendre à quel point ce cri ramassé relève de l’abandon empressé, il n’est que d’entendre certains responsables musulmans, ils ne sont pas les seuls, s’appesantir sur les « convertis » qui seraient les principaux porteurs de problèmes, eux qui, murmure-t-on, « ne sont pas nous », « ne sont pas de notre race », « ne sont jamais que les vôtres que vous n’avez pas su tenir », quitte cette fois à professer une conception racialiste de la foi. La vérité est que, abandonnés, les jeunes qui se découvrent ou redécouvrent musulmans ont pris un autre chemin, ont construit une autre prédication, ont élu un autre islam que celui des pères. Et que les plus révoltés d’entre eux se sont détournés inexorablement de la parole défaillante des pères pour finir par se tourner, toujours plus loin, vers l’autre extrême. Faut-il ajouter que ce tragique abandon est amplifié par le mauvais exemple de responsables qui gèrent leur grande mosquée sans en faire des lieux de spiritualité, qui cumulent les bénéfices du hallal ou du pèlerinage plutôt que les dépenses pour les nécessiteux, qui donnent le sentiment de vivre de l’islam plutôt que pour l’islam tandis que leur prédication affairiste est sans partage de générosité, qu’elle s’énonce sans vision de l’altérité, qu’elle échoue à désigner à partir de la croyance un bien commun au-delà du cercle communautaire ? Or, c’est ce qui manque à une jeunesse en soif de projet et d’idéal ou plus simplement d’une action humanitaire qui ne servirait pas de couverture au djihadisme, qui se soucierait d’établir une chaîne de solidarité effective avec les différentes composantes des peuples irakien et syrien ou de prendre en charge concrètement des migrants qui sont majoritairement issus du monde musulman. Dès lors, face à un tel vide, la comparaison avec l’action caritative menée par des organisations inspirées par d’autres compassions cultuelles ne peut qu’accélérer le ressentiment. Prise dans une chausse-trape tout autant spirituelle que sociale, abandonnée à son sort par des mauvais maîtres, une partie de cette jeunesse trouve dans la lutte contre l’islamophobie un exutoire qui fait écran à des engagements plus émancipateurs. 9 Misère de l’islamophobie
S’il est un mot piège, c’est celui-là. Le terme
d’islamophobie ne permet pas de distinguer ce qui est de l’ordre du racisme et ce qui relève du droit de critiquer une religion. Le racisme, dont l’existence est une évidence, doit être combattu pour ce qu’il est : une volonté de discriminer, humilier, exclure des personnes en fonction de leur origine supposée, racisme dont sont victimes des personnes que l’on assigne sommairement à leur prétendue identité que l’on dit, par un glissement de vocabulaire plus général, musulmanes, mais qui désigne en fait une caractérisation ethnique, principalement maghrébine. À rebours de ce particularisme qui procède par exclusion, la critique de la religion s’inscrit dans l’universalité de la raison commune, à preuve qu’elle peut être le fait des religieux eux-mêmes. Ce mot piège a acquis d’autant plus de force que le développement de son usage est concomitant avec la bataille politique engagée par l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) qui appelle à poursuivre toute forme de « diffamation religieuse ». Il abolit la frontière entre l’injure faite aux personnes, qui est totalement répréhensible, et la critique adressée aux institutions comme aux doctrines ou aux visions du monde, qui est parfaitement loisible. Il a surtout pour plus profond objectif d’islamiser les questions sociales. Il affaiblit par-là la lutte contre le racisme réel en ce qu’il vise à faire accroire que le racisme dont on peut être victime n’est pas affaire d’origine supposée, mais de croyance supposée et ce faisant, à ne légitimer que le seul prisme religieux, il participe du mouvement plus général de dépolitisation. Il éradique enfin la diversité des situations, oublie au passage que l’on peut être de culture arabe et de culte chrétien à l’instar des Chaldéens ou mithraïque à l’instar des Yézidis, de provenance africaine et de confession juive à l’instar des Falachas, voire élire une identité religieuse, nonobstant son assignation d’origine, à l’instar de Davis Jr, converti du temple à la synagogue. Même si la bataille sémantique semble perdue, il est bon de rappeler ces évidences car une des conséquences de la propagation du thème de l’islamophobie est d’handicaper la lutte pour l’égalité sociale de considérations religieuses qui aboutissent inévitablement à une division sans limite entre dominés. Bien évidemment, la haine de l’islam peut recouvrir un pur racisme. Chez ceux qui font profession de lutte contre l’islamophobie, le fait le plus troublant demeure cependant leur incapacité à percevoir combien ils s’instituent en parallèle d’une opération similaire, celle par laquelle les ultras du sionisme entendent réduire toute critique de la politique israélienne à un antisémitisme et tâchent d’imposer l’idée que la critique des actes d’un État équivaudrait à une mise en cause des identités des personnes. Sans doute ne le voient-ils pas parce que, chez beaucoup d’entre eux, la haine du sionisme vaut réellement couverture d’un antisémitisme dont le mot d’ordre est scandé de manifestation en manifestation où le Allahou Akbar n’est jamais loin de l’« Israël assassin », slogan essentialiste qui n’illustre la critique d’aucune autre entreprise étatique et qui, au fil du temps, a fini par remplacer le « sioniste assassin », renvoyant pour le coup à un projet politique mais qui est désormais fondu dans une opprobre visant tout un peuple{26}. De même, une fois faite cette indispensable distinction entre les ordres, il ressort que toute critique de l’islam ne saurait être un racisme. Outre l’école et dans sa suite, s’il est un lieu où l’instrumentalisation de l’islamophobie connaît une dynamique particulièrement nocive, c’est le monde du travail. Dans les entreprises, le détournement des batailles progressistes vers des revendications cultuelles est, symptôme désespérant, la dernière manifestation de l’affaiblissement organisationnel et intellectuel d’un mouvement syndical depuis longtemps sur la défensive. En un mot, la carte ne protège plus de rien, mais elle sert à asseoir des droits imaginaires à la différence. C’est ce phénomène qui est aujourd’hui en expansion. Que des courants, des sections et des personnalités dont la matrice théorique aura longtemps été la lutte pour l’émancipation feignent d’ignorer qu’accepter comme légitimes de telles revendications constitue un piège mortel pour ce qui reste du mouvement ouvrier, voilà qui laisse pantois. Pour ne citer que les cas au sujet desquels il m’arriva d’être interpellé par des entrepreneurs ou des maires en détresse, ne pas comprendre que l’instrumentalisation du combat syndical pour obtenir unilatéralement la transformation d’un vestiaire en salle de prière, pour annuler la sanction appliquée à un salarié qui conteste l’autorité de sa hiérarchie parce que cette autorité a été confiée à une femme, pour légitimer le refus de toucher la main d’une cliente ou d’une usagère d’un service public, pour demander la suppression définitive du porc au self-service au regard du dégoût qu’il susciterait chez le plus grand nombre du personnel, démettre l’évidence que de telles revendications, certes minoritaires, n’en sont pas moins porteuses d’une dynamique de régression majeure, fait plus qu’étonner. C’est oublier la leçon des combats passés, effacer de la mémoire que le patronat de l’automobile sut, en son temps, utiliser l’identité religieuse pour tenter de diviser les salariés, accordant plus facilement aux uns un droit de prière qu’aux autres un droit de représentation. Il faut voir dans cette amnésie le résultat différé d’une crise profonde de la transmission qu’accable désormais un opportunisme débridé{27}. Cette volonté d’islamiser la question sociale a son penseur en la personne de Tariq Ramadan. Depuis des années, la fausse querelle qui lui est faite a pour enjeu le double langage qu’il professerait, celui qu’il tiendrait ouvertement la semaine devant l’opinion et sur les plateaux de télévision, celui qu’il adresserait en catimini aux initiés, le vendredi, dans le secret des mosquées. Cette querelle polarise les débats au point qu’on ne s’interroge plus sur son discours public, le seul au fond que l’on se doit de juger, mais qui suffit à ce qu’on en réprouve les présupposés et les objectifs. À cette présomption s’ajoute l’affirmation qu’il y aurait une internationale des Frères musulmans dont la section française serait l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et que Tariq Ramadan en serait une sorte d’imam caché. Accusation bien étrange au demeurant car il suffit de mesurer la bigarrure de ceux qui, par le monde, s’intitulent Frères musulmans pour comprendre que les différentes organisations que les observateurs rattachent à ce corpus idéologique, ainsi que les liaisons qu’elles peuvent entretenir, sont encore plus diverses et variées que les mouvements communistes à la fin des années 1970, c’est-à-dire une époque où l’Internationale n’était plus qu’un lointain souvenir. Ce n’est pas parce que Tariq Ramadan intervient tous les ans au rassemblement qu’organise l’UOIF au Bourget qu’il en est le dirigeant ou l’animateur clandestin ainsi qu’Ernest Mandel pouvait l’être d’une Quatrième internationale à laquelle étaient rattachés les amis d’Alain Krivine et qui fut, comme Ramadan, interdit de séjour en France. De surcroît, l’UOIF a maintes fois fait la preuve qu’elle est à l’islamisme ce que le Parti communiste de l’après 1968 fut à la gauche révolutionnaire, un frein pour ne pas dire un fort défenseur de l’ordre. D’où les problèmes qu’elle rencontre de manière récurrente avec ses dissidences, en particulier parmi les jeunes qui finissent par découvrir que son programme n’est pas d’instaurer la charia en France, mais aussi parmi de moins jeunes qui usent stratégiquement de la rupture comme d’un tremplin vers la notoriété à l’instar, en leur temps, de ces ex-communistes dont les invitations dans les médias se multipliaient à l’aune de leur capacité à portraiturer le PCF prêt à déclencher un coup d’État dans la lancée de l’Union de la gauche. Affirmer que des chefs de l’UOIF se sont façonnés à la lecture Hassan El-Banna, voilà qui est indéniable. Postuler qu’ils aient fréquenté les mêmes bancs d’université en Tunisie ou au Maroc que des dirigeants d’organisations « fréristes » ayant pignon sur rue dans ces pays, voilà qui est assuré. Nier que le parcours intellectuel de beaucoup d’entre eux, parce qu’ils ont été précisément formés à l’idée de moderniser le combat musulman pour le rendre plus efficace, ce qui les différencie du salafisme, les a conduits à théoriser la mise en pratique d’une charia dite « de minorité » afin de ne pas résister inutilement au droit du pays dans lequel ils vivent, voilà qui est biaisé{28}. L’admettre n’équivaut pas à juger pertinent l’ensemble des prises de position de cette organisation et de ses idéologues qui demeurent profondément conservateurs en raison même de leur fondamentalisme. En réalité, Tariq Ramadan cultive une posture qui lui permet de ne pas limiter son rayonnement à un cercle et d’être reçu partout, dans les rassemblements de l’UOIF comme dans les réunions altermondialistes, par les autorités ministérielles en Grande-Bretagne comme par les élites financières au Qatar. Loin d’être un intellectuel organique, il est le compagnon de route d’une mouvance dont le cadre n’est pas strictement défini et aux diverses causes de laquelle il apporte, outre une boîte à outils conceptuelle, l’appui de sa notoriété habilement confondue avec sa supposée représentativité. Il est ouvertement le théoricien d’un islam communautaire qui suppose que l’identité musulmane soit supérieure à toute autre appartenance. À partir de cet axiome, il déduit que la question sociale n’a de sens que par rapport à la nécessité d’être au-dedans de l’islam et qu’elle est en conséquence entièrement concentrée dans la place que la société française est prête, ou non, à accorder à l’islam. Autrement dit, que les difficultés de statut ou d’intégration de ceux qui sont issus des familles maghrébines de culture musulmane sont liées à leur identité de musulman et que, dès lors, le meilleur moyen de les surmonter est d’assumer pleinement cette identité, d’opérer un retour à la primauté du fait religieux et de trouver ainsi un chemin entre l’assimilation et l’insertion qui permette au musulman de maintenir pour lui-même une lecture englobante de l’islam. Afin de solidifier cette emprise identitaire, il accompagne sa bataille politique en faveur du communautarisme d’une conception théologique du Coran et de la Charia qui fluctue entre traditionalisme et dogmatisme. Jouant sur les mots, se disant favorable à laïcité, il souligne cependant la nécessité religieuse de la disparition du vocabulaire laïque, prénoms séculiers compris. Ses théorisations confortent ainsi le durcissement de l’orthopraxie collective chez ses partisans ou ses auditoires. S’il peut écrire que les viandes des Gens du livre, excepté le porc, peuvent être consommées de manière licite, il ne considère pas utile d’inciter ses partisans à une approche plus spirituelle ou fraternelle des prescriptions que celle consistant à revendiquer de la nourriture halal à toute occasion pour en faire un sujet de friction. De même, avant que n’intervienne la loi de 2004 sur l’interdiction du port des signes religieux ostensibles, s’il soutenait que l’affirmation de l’identité musulmane n’était pas contradictoire avec le suivi des cours de biologie, de gymnastique, de philosophie ou d’histoire, il considérait cependant nécessaire d’en « discuter les aménagements possibles » afin « d’offrir aux jeunes en parallèle des cours de formation qui leur permettent de connaître quelles sont les réponses de l’islam aux problématiques abordées dans les différents cours{29} ». C’est- à-dire obtenir ce qui a été refusé à l’Église catholique lors de la laïcisation de l’école et ce, dans une logique d’accommodement constant afin d’assurer un statut personnel musulman auxquelles les règles de la laïcité contreviendraient ! Il n’est cependant pas certain, même si son audience est comparativement exceptionnelle, que Tariq Ramadan soit le plus dangereux des partisans d’un renouveau de l’identité musulmane. La recherche d’un certain crédit et sans doute l’obligation à la prudence le mènent régulièrement à modérer son discours jusqu’à le rendre contradictoire d’un moment sur l’autre, ce qui n’en fait pas, à mon sens, l’auteur systématique d’un « double discours{30} ». Certes, il se laisse aller à d’exécrables pensées complotistes, déclare que l’islam en Europe serait l’objet d’une obsession où le judéo-sionisme aurait sa part et prétend s’interroger sur ce qui n’aurait pas été dit sur les attentats du 11 septembre, mais sans plus préciser quoi, comment et par qui. Ce qui ne peut manquer d’alimenter des relents antisémites dans l’esprit de ceux qui l’écoutent, bien que lui-même se défende d’être tel. Plutôt qu’un double langage, il y va probablement d’un sous-texte douteux et dispensé inégalement selon une grille opportuniste au regard des multiples destinataires et bénéfices escomptés. Le tout ne doit pas conduire à ce qu’on lui offre une martyrologie publicitaire dont il tire grand profit en proposant de l’interdire de parole. En revanche, entrer en dialogue, même contradictoire, avec lui a de problématique que l’on considère et, surtout, qu’on établit ainsi qu’il présenterait une forme de positivité dans le débat public, ce qui en apprend plus sur ses interlocuteurs que sur lui. 10 Misère du « post-colonial »
Plus dangereuse encore est la pensée de ceux qui se
présentent comme des « indigènes de la République ». Leur impact idéologique et médiatique est inversement proportionnel au modeste nombre de leurs adhérents. Hélas, grâce à la complaisance de militants de gauche et d’extrême gauche, à l’entremise d’activistes associatifs affiliés à la Cimade ou la Ligue des Droits de l’Homme, à la publicité offerte par certains journalistes toujours à la recherche d’un distingo sulfureux ou au parrainage de chercheurs en quête de maltraitance du corpus républicain hérité des Lumières et de la Révolution française, le Parti des indigènes de la République (PIR) propage des propos stupéfiants dont on se demande comment ils peuvent trouver une once de légitimité. Dans ce grave moment de confusion idéologique, il faut rendre hommage au travail critique de dévoilement de ce mouvement mené par Vacarme. Au cours d’un entretien réalisé par ses rédacteurs qui avaient intelligemment préparé les questions, cette revue a mis au jour l’ampleur des dérives idéologiques bricolées par la principale animatrice de ce parti, Houria Bouteldja{31}. À partir du postulat que les « races existent », certes comme « produit d’un rapport social », elle affirme que la « lutte des races » est la clef de la lutte contre la domination. Lutter contre la domination supposerait de dénoncer les couples mixtes qui seraient des « pactes de soumission » à la culture de l’autre, voire à la « race » de l’autre. Elle revendique son dégoût du métissage, rejoignant par-là l’extrême droite racialiste qui considère que le métissage est une « pollution génétique », fruit des agissements d’une volonté juive d’abâtardir les races, et qui avait amené Vichy à interdire les mariages mixtes{32}. Son obsession est la « blanchité » [sic], finalité présumée des processus d’intégration qu’il faut en conséquence endiguer. Dans une telle perspective, porter le voile s’avère « un élément essentiel de la visibilité dans l’espace public » et se convertir massivement à l’islam un impératif afin d’empêcher les nouveaux indigènes de chuter dans l’univers blanc et de leur permettre de prendre leur revanche sur lui. Et Houria Bouteldja de conclure que les « indigènes s’enorgueillissent » du fait que les « organisations blanches » sont enfin interdites d’entrer dans certains quartiers car elles « participent de l’oppression à partir de la blanchitude » puisque composées de « Français de souche » [resic] et, pour sceller cette proscription, le PIR se donne pour but d’armer idéologiquement les jeunes dans ces territoires afin qu’ils puissent assumer au besoin l’affrontement physique avec lesdites organisations ! Toutes ces attaques frontales contre l’unité du genre humain et son émancipation n’ont pas prévenu un éditeur qui s’affiche ultra-progressiste de publier un livre de cette oracle des Indigènes qui y amplifie, ad nauseam, sa phraséologie menaçante, qui y affirme sa haine de la « Raison blanche » symbolisée par Descartes et qui conspue les idéaux de 1789, déclarant leur préférer un Allahou Akbar porte-drapeau de sa « race », lequel a l’avantage à ses yeux, et là nous savons pourquoi, de semer l’incompréhension autant que la peur{33}. Fermez le ban ? Non. Ce manifeste politique entend mettre à la disposition de son public les axes d’une bataille politico- culturelle pour échapper à la domination du « blanc » et de son allié « juif », en refusant les idéologies qu’ils tentent d’imposer. D’abord, le féminisme. Il doit être combattu ici comme dans les pays d’origine des « indigènes » puisque ce « phénomène européen exporté » ne servirait qu’à stigmatiser les cultures autochtones. Au contraire, les « femmes indigènes » doivent se comporter en « Pénélopes loyales » et exclure de porter atteinte à la virilité des leurs mâles en allant avec un « Blanc ». Houria Bouteldja affirme d’ailleurs pour elle-même que son corps ne lui appartient pas, mais non sans préciser : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à l’Algérie, à l’islam. » Ensuite, et sans guère de surprise dans une telle vision du monde, l’homosexualité est présentée comme une volonté de domination culturaliste de l’Occident pour accabler « nos frères » qui virilement la refusent, car ils ne sont pas « des pédés » – lesquels, comme les organisations blanches, n’ont pas leur place dans les quartiers. Montant une à une toutes les marches de la pensée des anti- Lumières, après le refus de la liberté des femmes, la stigmatisation violente de l’homosexualité, notre auteure en arrive à la « question juive », puisqu’il y en aurait une et qui, de plus, s’impose comme centrale dans la perspective « décoloniale » qui est la sienne. Sa harangue la conduit à remettre au goût de la banlieue un mot d’ordre datant de la guerre d’Algérie et que l’extrême droite avait réactualisé au lendemain de mai 1968 : « Cause du peuple{34}, cause des traîtres, fusillez Jean-Paul Sartre. » Elle assume : « Ce ne sont pas les nostalgiques de l’Algérie française qui le proclament. C’est moi, l’indigène. » Pourquoi ? Parce que l’auteur des Réflexions sur la question juive a jugé légitime la création de l’État d’Israël dont il n’a jamais remis en cause l’existence{35}. Le « blanc » Sartre serait ainsi à ranger dans le camp des oppresseurs des indigènes puisqu’il a défendu les valets criminels des blancs, les juifs qui seraient en France le fer de lance du racisme d’État dans une figure qui rappelle la manière dont, tout au long du XIXe et du XXe siècle, le ressentiment social a été orienté vers la haine du juif censé incarner l’État oppresseur{36}. Allant au bout de son raisonnement, elle affirme que la destruction d’Israël « avec l’aide de Dieu » serait l’événement qui libérerait les indigènes d’un système d’oppression dont elle fait remonter l’origine à 1492 et à la découverte de cette Amérique dont on n’oubliera pas qu’elle figure, dans la propagande antisémite, comme le cœur du monde impérialiste dirigé par les juifs. Face à ses ennemis, Houria Bouteldja choisi comme « terre d’asile » l’antisionisme. Cet asile lui permet de résister à l’« intégration » et sa patrie idéale a ses chantres dont Mahmoud Ahmadinejad : « Il y a des gens qui restent fascinés longtemps par une œuvre d’art. Là c’est pareil. Ahmadinejad, mon héros. » Jean Genet en est un autre dont elle efface volontiers l’homosexualité par ce qu’elle voit en lui, par-delà ses positions pro-palestiniennes, de radicalité salutaire, à savoir qu’il n’a pas résisté au nazisme : « Il y a comme une esthétique dans cette indifférence à Hitler. Elle est vision. Fallait-il être poète pour atteindre cette grâce ? », écrit-elle. Quitte à donner involontairement raison à Sartre pour qui l’antisémitisme était « d’abord une passion ». Qu’inférer d’un tel pamphlet sinon que l’éditeur qui le publie et les intellectuels qui invitent son auteure à en débattre cautionnent ainsi un condensé « décolonisé » [sic] du noyau dur de la pensée de Charles Maurras : la haine du juif associée au dégoût du métissage pensé comme vecteur de l’effémination de la race{37}. Or, « l’épreuve des juifs », telle que l’a analysée Abdelwahab Meddeb et qui vaut comme l’un des symptômes de la maladie de l’islam, ne touche malheureusement pas que les porteurs d’une représentation idéologique ouvertement hostile. 11 Misère du mimétique
Une concurrence victimaire malsaine alimente une sorte de
complainte répandue qui vient perpétuellement réactiver la scène originelle et biblique de la malédiction d’Ismaël. Le premier fils d’Abraham chassé par le vieux patriarche crierait depuis vengeance contre la descendance d’Isaac au point qu’elle se ferait jour de manière inconsciente chez de bonnes âmes rattrapées par le diable qui, comme chacun sait, se loge dans les détails{38}. On trouve ainsi chez nombre de responsables du culte, même ceux censés représenter l’« islam du juste milieu », des propos affirmant que l’État refuserait de prendre en compte la souffrance spécifique des musulmans, lesquels seraient les « nouveaux chiens » ou les « lépreux de la République » éprouvant une condition « comparable à celle de la minorité juive dans l’Allemagne nazie de la fin des années trente » avec « les conséquences que l’on connaît{39} ». Ces propos s’accompagnent de la construction d’un juif imaginaire à qui l’on prête tous les pouvoirs dans la société selon un antisémitisme qui est, lui, réel et qui irrigue les deux rives de la Méditerranée. La rivalité mimétique est par ailleurs renforcée, de manière involontaire, par ceux chez qui la méconnaissance manifeste du terrain conforte le sentiment que les musulmans seraient dans une situation comparable à celle des juifs persécutés aux e e XIX et XX siècles. Si tel était le cas, il serait alors légitime que se lève un nouvel Émile Zola qui fasse pour les musulmans ce que l’écrivain fit hier « pour les juifs{40} ». Mais à vouloir rendre compte en vérité de la spécificité de la souffrance des arabo-musulmans, il devient impératif de sortir de cette constante et stérile mise en parallèle devant l’incommensurable. Elle va, in fine, à l’encontre de ceux qu’elle voudrait défendre en s’abstrayant du réel. Elle obscurcit la particularité du poids qui pèse sur leurs épaules et dont le racisme quotidien, sans le regard de l’autre, n’est qu’une part. Elle omet la catastrophe que constitue le fait d’être obligé de supporter dans son propre regard l’effrayant effondrement d’un monde auquel on est rattaché par mille liens familiaux et affectifs. Promouvoir la comparaison avec le monde juif ne rend donc pas justice à ceux qu’on veut servir et tourne même à la faute intellectuelle car il faut savoir, plutôt que de se complaire dans le pathos de la belle âme prétendument hyperlucide, comment elle est instrumentalisée par les élites, ici, sur place, ou ailleurs, dans les pays d’origine. En France, elles l’utilisent comme un paravent pour se détourner du travail critique sur leurs propres compromissions, faillites et abandons d’un petit peuple des mosquées qui s’est souvent saigné pour construire ses lieux de culte mais que l’on méprise parce qu’il croit. Au Maghreb principalement, elles en retirent qu’elles n’ont pas à dresser le bilan de leur échec et de leurs fautes vis-à-vis de leur population qu’elles ont appauvrie en même temps qu’elles s’enrichissaient. Servir les musulmans suppose de dire ce qui est afin de résoudre au mieux des contradictions qui ne profitent qu’à ceux qui ont intérêt à ce qu’elles perdurent. Certes, il est tentant d’estimer que la comparaison avec les persécutions faites aux juifs pourrait être un facteur de réveil des consciences dans une France qui, majoritairement et justement, éprouve mauvaise conscience quant à la déportation et son sinistre cortège de rafles d’enfants. Mais la rigueur intellectuelle a ses lois qui n’ignore d’ailleurs pas celles de l’exigence éthique. Mieux vaut se passer d’une didactique en apparence efficace si elle emprunte aux préjugés funestes ; si elle nourrit un prêt-à-penser qui aujourd’hui fabrique véritablement du malheur, dans la jeunesse en particulier ; si elle entretient, fût-ce à son insu, mais l’insu de la pensée s’anticipe, un antisémitisme manipulé ; si elle couvre les responsabilités réelles de ses fantasmes ; si elle empêche d’aboutir aux condamnations véritables et, à la fin des fins, aux actes nécessaires. La valeur d’une pensée ne peut se mesurer qu’à sa capacité à faire advenir des conséquences bonnes. Elle ne peut libérer un air nouveau avec des matériaux qui sont pris dans l’espace d’un conflit entretenu. Aussi ne vais-je à mon tour sacrifier au rituel de la comparaison parce que je veux seulement en disqualifier les errances mais par quoi, toutefois, j’entends aussi faire incidemment partager l’idée que cette rivalité mimétique nous enferme tous, qu’elle représente un effet de structure qu’il nous est urgent de dépasser. À leur décharge, ceux qui espèrent être les nouveaux Zola s’appuient dans leur démonstration sur les rapports de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dont les incohérences d’une année sur l’autre laissent assez perplexes, mais dont une des rares constantes est de sous-estimer l’antisémitisme. Ainsi, les rapporteurs évoquent en 2013 une flambée de violence dont l’intolérance envers l’islam serait la donnée la plus flagrante et qui ferait que le musulman « a remplacé le juif dans la représentation et la construction du bouc émissaire ». Trois ans plus tard, en 2016, et à partir d’études réalisées en janvier de la même année, soit consécutivement aux attentats de 2015, ils expliquent que la « France devient plus tolérante », ce que conforte une baisse de 30 % des actes anti-musulmans{41}. Il n’est pas certain, même si la tendance constitue une bonne nouvelle, que cette baisse puisse être assez assurée pour fonder le constat d’une plus grande tolérance et, à tout le moins, la progression concomitante du vote en faveur du Front national ne semble pas s’inscrire dans ce schéma. Les mêmes rapports font apparaître, mais il fallait pour l’appréhender examiner les chiffres dans leur détail, que sur les plus ou moins deux milles actes recensés en moyenne ces dernières années, les actes antisémites représentent globalement le double des actes anti-musulmans. Pour l’année 2015, la CNCDH recense ainsi 806 actes antisémites pour 429 actes anti-musulmans. Rapportés à proportion de la population « stigmatisable » parce qu’on lui suppose une origine « juive » ou « musulmane », ne serait-il pas incongru d’en conclure que l’antisémitisme demeure le problème majeur de notre triste période, tant par la masse et le taux, mais surtout par l’intensité qui, heureusement, est sans équivalent envers les personnes supposées musulmanes ? Nous connaissons les effets de cet antisémitisme quotidien. Il est la raison du départ, tous les ans, d’environ 1 % des personnes se reconnaissant comme juives vers Israël. Il est le motif de l’alya « de la mort », de la demande elle aussi croissante chez les mêmes à se faire enterrer en Israël plutôt que dans le pays de leurs ancêtres. Il est à l’origine du sentiment de profonde angoisse qui s’est diffusé chez les parents des dizaines de milliers d’enfants juifs scolarisés dans des établissements à caractère propre après la tuerie commise en 2012 par Mohammed Merah à l’école Ozar Hatorah de Toulouse. Un tel investissement éducatif avait été retenu dans le but, entre autres, de se prémunir contre d’éventuelles agressions antisémites. Il apparaît désormais comme un piège plus tragique, ce que rappelle chaque matin militaires et policiers présents aux abords, que la scolarisation de son enfant dans ces trop nombreux lycées et collèges où se présenter comme juif revient pour un jeune à jouer avec son intégrité physique autant que pour un couple homosexuel à s’afficher en se tenant par la main dans une arène de pancrace au milieu de supporters survoltés. Je pourrais multiplier les exemples de cet antisémitisme quotidien, évoquer l’histoire de ce jeune juif, passionné de foot, à qui son entraîneur explique qu’il ne peut, au moment où il prend sa douche, garder son étoile de David en pendentif sans prendre un risque dont il ne pourra le protéger, non sans ajouter naïvement : « Tu sais pourquoi Daech n’attaque pas Israël ? Parce qu’un chien n’attaque pas son maître » ; exemple qui nous ramène à la structure même de l’antagonisme terrible où un espace humilié exclue un autre espace humilié. C’est cela la réalité quotidienne et elle demeure encore sans comparaison, même si elle ne revêt pas le caractère abyssal qu’elle eut hier. Aussi, dans un tel contexte, que l’on puisse lire que le musulman est aujourd’hui l’autre, comme l’autre était le juif que l’on s’apprêtait naguère à déporter et gazer en vue de parachever le génocide, ne peut-il susciter qu’un profond malaise. Bien évidemment, il existe un racisme anti-musulman, anti- arabe, anti-maghrébin qui n’est pas acceptable. Bien évidemment, il existe des phénomènes de discrimination qu’il appartient à la société, aux pouvoirs publics, de combattre fermement car ils ne sont pas tolérables. Et, il faut le dire, les humiliations étant chaque fois singulières, il arrive aux jeunes Arabes des choses qui n’arrivent qu’à eux. Pour autant, soutenir que les banlieues modernes seraient la reproduction des ghettos médiévaux et que les musulmans qui y vivent seraient victimes d’une « islamophobie d’État », revient à perdre le sens du réel, à accroître la confusion et à favoriser l’antisémitisme sous-jacent aux discours récurrents sur l’inégalité de traitement. De quelle affaire Dreyfus ces discours peuvent-ils se prévaloir au moment où, sans que personne n’imagine même mettre en cause leur loyauté vis-à- vis du drapeau qu’ils servent, les aumôniers musulmans vont sur les théâtres d’opérations où nos armées affrontent des « fous de l’islam » ? Peut-on vraiment arguer que, aussi contestables qu’ils puissent paraître, les écrits d’Éric Zemmour au d’Alain Finkielkraut soient comparables à ceux de Charles Maurras ? Peut-on dire qu’Insoumission de Michel Houellebecq est de même nature que La France juive d’Édouard Drumont, Bagatelle pour un massacre de Céline, Les Décombres de Lucien Rebatet ? Bernard Maris, avant d’être lâchement assassiné dans les locaux de Charlie Hebdo écrivait qu’il pensait le contraire et, à vouloir considérer la proximité du style vénéneux de l’auteur d’Extension du domaine de la lutte avec celui de ses aînés, force est d’admettre qu’ils s’étaient, eux, spécialisés dans les attaques ad hominem. Le fait est que la seule ministre qui ait été ces dernières années victimes des campagnes les plus nauséabondes de racisme est une noire créole issue d’une société profondément catholique ; qu’il ne s’est trouvé aucun parlementaire proclamant qu’un vieux pays gallo-romain ne pouvait avoir à la tête d’un ministère régalien une Rachida, qui plus est croyante ; qu’aucun colonel de La Rocque n’a exprimé le besoin de s’inquiéter qu’une clientèle musulmane s’insère dans les cabinets ministériels comme il le faisait en accusant Léon Blum de venir au pouvoir entouré « d’une clientèle de collaborateurs israélites frelatés{42} ». Aujourd’hui, et c’est bon signe, tous les partis placent sur leurs listes et en position éligible des Azzedine, Najat ou Malek sans s’interroger sur leur croyance. À droite comme à gauche on trouve des adjointes au maire qui portent le voile au moment de célébrer un mariage, ce qui est contestable puisqu’elles agissent à cette occasion comme officier de l’état civil dans une mission de service public mais, dira-t-on, le chanoine Kyr, maire de Dijon, portait bien la soutane. Même au Front national, de manière surprenante, il est des militants, rares il est vrai, qui se convertissent à l’islam avec une argumentation qui sonne comme un slogan en direction des banlieues : « L’islam comme le FN défend les déshérités. » Faut-il rappeler enfin que les pouvoirs publics affichent depuis des années la volonté de casser les « ghettos » physiques et mentaux à coups de mesures et dispositions visant à les réduire, mais aussi à punir ceux qui les encouragent ou les fortifient. Qu’y a-t-il dès lors de commun entre la volonté de promouvoir la « discrimination positive », au prix parfois d’initiatives discutables comme la nomination d’un « préfet musulman », et les politiques qui, à la fin des années 1930, ciblaient les immigrés, juifs et autres, en interdisant certains métiers aux étrangers ou les fonctionnaires qui préparaient à leur encontre les mesures d’exclusion qui seraient arrêtées par Vichy après la défaite ? Aucun gouvernement, de droite a fortiori, n’aurait alors imaginé que la nomination d’un « préfet juif » pût être conçue comme un acte de publicité positive. Pour inciter ceux qui affirment que l’islamophobie s’est substituée à l’antisémitisme comme principale forme de racisme à relativiser cette thèse, et par-delà la démonstration chiffrée qui bute sur la limite du quantitatif, me faut-il ajouter que le complotisme qui frappe comme une maladie virale les cerveaux, continue de mettre les juifs au cœur de tous les échafaudages les plus paranoïdes ? Est-il des scénarios de ce type qui hantent les réseaux sociaux et qui ont pour protagonistes les Arabes ou les musulmans en instillant le soupçon qu’ils contrôleraient par des procédés occultes les médias, les banques et les décideurs politiques. Sont-ils accusés d’être responsables de la catastrophe bancaire de 2008, de la propagation du SIDA, ou encore d’avoir pu se sauver des tours du World Trade Center avant qu’elles ne soient pulvérisées au nom d’Allah ? Dois-je souligner que ces théories se couvrent de la pseudo-légitimité d’un antisionisme de façade ? À la vérité, et je me crois l’obligation de le dire, cette comparaison, si propice à des instrumentalisations diverses, ne permet pas de traiter les problèmes spécifiques du racisme et de l’islamophobie que l’on prétend combattre, mais conduit tout net à une profonde désespérance morale et politique. À se tenir dans la confrontation entre d’une part l’incommensurable réalité de la persécution juive par l’État et la société, d’autre part le fantasme illimité de la toute-puissance juive arrimée à l’État et à la société, aucun effort ne sera jamais suffisant. D’où le fait qu’il est des avancées réelles qu’on ne peut toutefois valoriser : du côté de l’État, la volonté de changer les mœurs politiques que marque l’arrivée de nouveaux élus de culture musulmane ; du côté de la société, la volonté de ne pas céder à la logique du bouc émissaire que montre le peu de prise des provocations au défoulement anti-musulman. De ces avancées, on pourra juger qu’elles sont insuffisantes. Mais on devra considérer qu’elles sont positives pour les généraliser, voire les dépasser. Or, la comparaison empêche cette positivité. Elle conduit au mauvais infini du ressentiment. Elle condamne sempiternellement la scène à être incriminée non pas de ses véritables manquements mais de ne pas satisfaire quelque obscure « revanche », à être pour toujours blâmée de ne pas combler non pas ce qui est dû à tous mais ce qui serait dû à l’éternel lésé d’un autre tableau. C’est ainsi que le drame des humiliations singulières n’est pas traité, que l’analyse des responsabilités et des actes réparateurs est affaiblie, que la violence mutuelle des protagonistes est accentuée et que, dans cette spirale, le véritable régulateur républicain, à savoir l’égalité de tous par- delà la confrontation entre deux, est minoré, voire manipulé. La République ne pourra jamais répondre à la demande : plus elle donnera, plus elle sera taxée d’hypocrisie et plus ce sera le signe qu’il manque encore. Aussi, à entrer dans pareil jeu, ne pourra-t-elle s’y révéler qu’en faute et finir par s’y disloquer, tant le ressentiment, au sein de la population, ne sera pas seulement alors l’apanage de la part s’estimant insuffisamment reconnue et compensée comme victime dans son face-à-face avec l’autre part, mais s’étendra au reste, c’est-à-dire à tous. Or, drame dans le drame, la confusion présente des esprits offre un halo de protection idéologique à des discours et à des pratiques qui vont à rebours de ce qu’ils prétendent promouvoir. Au lieu de prendre appui sur le meilleur de l’humanisme pour réinventer l’esprit émancipateur des Lumières, à l’image de ce qu’ont fait les théoriciens antillo- guyanais de la créolisation en vue d’un monde fraternel qui s’enrichit de ses diversités, on valorise à l’opposé une identité musulmane close sur elle-même, mais apte à être utilisée comme ressource identitaire en vue du réarmement d’un sentiment d’hostilité aussi inépuisable que mortifère{43}. C’est ici qu’intervient le fantasme d’un « philosémitisme d’État » qui viendrait contrebalancer l’« islamophobie d’État » : non seulement les musulmans seraient les nouveaux juifs, mais de surcroît, les juifs seraient les protégés d’une autorité publique entachée de partisannerie. Une des manifestations de ladite protection serait la répression qu’exercerait l’administration contre les opérations de boycott des produits israéliens qui viennent régulièrement scander l’immuable polarisation d’une fraction de la gauche et de l’extrême gauche autour du conflit israélo-palestinien. Mais au regard du traumatisme qu’éprouve celui qui, de confession juive, est confronté dans une grande surface au violent saccage du rayon cacher sous prétexte que certains produits sont israéliens, de tels actes paraissent loin d’une pensée généreuse du Tout-Monde qui laisserait sa place à la diversité juive. La ligne idéologique dont ses propagandistes espéraient qu’elle serait le ferment d’une nouvelle conscience politique au sein de la jeunesse issue de l’immigration, a fini par se fondre dans le grand axe de la bêtise. Du boycott des produits venant des Territoires occupés au boycott des produits venant d’Israël, ceux culturels compris, puis à la destruction des produits cachers, s’est-il trouvé quelqu’un pour dire aux juifs de ces quartiers : « Restez, vous avez toute votre place à nos côtés ? » Au contraire, l’imaginaire collectif est saturé des figures de Marwan Bargouti dont on affiche le portrait sur le fronton des mairies ou de Georges Ibrahim Abdallah à qui des édiles ont décerné le titre de citoyen d’honneur de leur commune à la veille d’une élection pour satisfaire une clientèle ou pour s’assurer un improbable vote musulman. Mon plus profond reproche ? Que la défense de figures aussi antagoniques joue de manière implicite sur un effet de rivalité et ne s’accompagne quasiment jamais de la mise en valeur d’autres figures qui incarneraient de possibles alliances comme si, en pareils cas et dans ces zones, l’histoire de la composante juive du mouvement ouvrier devait demeurer enfouie. En poste en Seine-Saint-Denis pendant près de trois ans, j’ai souvent extravagué que la toponymie des rues et des bâtiments publics en porte plus la trace que ne le laissent supposer les legs du communisme orthodoxe et qu’elle contribue ainsi à une éducation politique des causes communes. Si l’on peut donc croiser un collège Politzer à Montreuil ou Rosa Luxembourg à Aubervilliers, mon rêve était d’arpenter un jour la rue Henri Krasucki, militant d’origine juive, né en Pologne, jeune communiste, résistant, déporté, syndicaliste et pour lequel j’ai une tendresse particulière parce qu’il avait, par le plus grand des hasards, dans son bureau une photo d’élèves imprimeurs en lutte où figurait l’auteur de ces lignes. Ou, mieux, j’espérais voir surgir par quelque hasard le collège Joe Slovo, du nom de ce militant communiste arrivé de Lituanie en Afrique du Sud à l’âge de neuf ans après les pogroms. Athée quoiqu’attaché au fonds culturel ashkénaze, il fut l’un des fondateurs de l’African National Congress (ANC). Militant inlassable d’une Afrique du Sud pour tous, il servit comme ministre du Logement au sein des gouvernements de Nelson Mandela. Et encore, pourquoi pas, un collège Ilan Halevi, « 100 % juif et 100 % arabe » comme l’aimait à le dire de lui-même cet autre militant, effectivement juif, effectivement palestinien, né en France et qui fut le représentant de l’OLP en Europe. Je n’ai rien, bien sûr, contre les collèges Jacques Brel, les lycées Cesaria Evora, les rues Georges Brassens, les conservatoires Joséphine Baker ou encore Barbara, des noms tous retenus comme les ultimes lucioles d’un monde qui s’éteint. « Misère de Joe Slovo », tel est cependant le motto de ma rengaine mélancolique. 12 Misère des mosquées Misère des imams
Quelle situation exacte peut-on dresser du culte musulman
en France ? La question mérite d’être posée tant circulent des approximations, voire des contre-vérités, présentées comme des preuves objectives qu’il existerait un racisme organisé par l’État empêchant les fidèles musulmans de vivre pleinement leur foi. Posons d’emblée pour sûre l’affirmation que l’islam des caves n’existe plus. Ou, dit différemment, l’invisibilité de certains lieux de prières tient à des considérations en rien liées aux difficultés foncières. Au contraire, sur le plan pratique, celui de l’exercice concret et matériel, la situation des fidèles n’a cessé de s’améliorer. Cette nette bonification n’est pas mesurée à sa juste valeur car aucun discours ne l’a relayée. L’absence de publicité dont elle a souffert accrédite ainsi le sentiment de victimisation chez les uns et d’inadaptation chez les autres, ces deux visions divergentes s’alimentant l’une l’autre. Si l’on part du principe, qui est à la base de notre cadre juridique, selon lequel la première marque de la liberté cultuelle est la possibilité d’ouvrir des lieux de culte publics, l’évolution est particulièrement positive rapportée aux années 1970, au début desquelles il n’existait qu’une centaine de mosquées et une myriade de locaux aménagés dans la hâte et soumis à la précarité. Au moment du lancement du Conseil français du culte musulman, à la fin des années 1990, on recensait environ 1 600 mosquées gérées par des associations, compte dont étaient exclues les salles de prière installées dans les foyers de travailleurs migrants ou dans les parties communes des parcs de logements sociaux ainsi que dans les appartements, les garages ou les celliers. Les deux premières sortes ont depuis tendu à disparaître au gré des rénovations immobilières entreprises par les sociétés gestionnaires ou urbaines décidées par les services municipaux, ce qui ne va pas sans poser problème au regard du réseau de proximité qu’elles formaient au sein des quartiers, même si leur suppression a pu entraîner l’édification de mosquées dédiées. Quant à celles de la troisième sorte, qui se refusaient déjà à avoir pignon sur rue, elles subsistent pour être le plus souvent l’œuvre de salafistes qui ne souhaitent pas manifester leur foi au grand jour. Selon le même principe de comptage, en 2016, on dénombre entre 2 700 et 3 000 mosquées et salles de prière, selon que l’on se réfère au recensement officiel du ministère de l’Intérieur ou à la collecte cumulative des annuaires se trouvant sur Internet. Si l’on dresse une moyenne sur cette période, soit moins d’une vingtaine d’années, plus d’une mosquée ou salle de prière a donc été ouverte chaque semaine dans l’hexagone. Dans la dernière décennie, indépendamment du nombre de lieux, la surface des lieux de culte a doublé en raison principalement de l’ouverture de masjid jami’, de mosquées d’une jauge supérieure à un millier de personnes ainsi que de la finalisation de projet enlisés depuis des lustres de Saint- Denis à Strasbourg en passant par Bagnolet, Saint-Étienne, Nantes, Lyon, Créteil, etc.{44}. Ce développement immobilier résulte d’abord des efforts de donation consentis par les fidèles. Les apports étrangers existent et ne sont pas négligeables, même si la manne de riches émirs sollicités au moment du pèlerinage à La Mecque ne vient qu’après les libéralités d’institutions para-étatiques comme la fondation Hassan II et la Ligue islamique mondiale ou, plus directement, d’États tels que l’Algérie et l’Arabie Saoudite. Bénéficiant de la capacité d’intervention de la Diyanet, le Bureau des affaires religieuses qui forme au demeurant le corps le plus important de son administration civile, la Turquie se détache de cet ensemble et sans doute est désormais le premier propriétaire de mosquées en France. Il est vrai que l’État hier kémaliste, aujourd’hui islamiste, ne ménage pas les financements que dispense, hors de ses frontières et à travers toute l’Europe, le service préposé aux cultes de la Sublime Porte comme l’on disait jadis sous un Empire ottoman qui ne laisse pas d’inspirer le président Erdogan si l’on en juge par l’ambition diplomatique qu’il professe et le mépris de la laïcité, fût-elle à la turque, qu’il montre. Mais ce développement aurait été impossible s’il n’avait été accompagné par les collectivités. Ce sont elles qui ont permis aux associations cultuelles musulmanes d’accéder aux mêmes facilités juridiques dont purent bénéficier celles catholiques dans les années 1930, quand les évolutions démographiques leur pointèrent la nécessité d’édifier de nouvelles églises en zones urbaines. Parmi ces facilités, figure d’abord la mise à disposition de terrains dans le cadre de baux emphytéotiques. Selon une légende tenace, cette pratique, qui fut sur le plan strictement juridique un mode de contournement de l’article 2 de la loi de 1905 au profit de l’« œuvre des nouvelles paroisses », plus connue sous le nom de « Chantiers du Cardinal », aurait procédé d’un accord entre Léon Blum et le cardinal Jean Verdier, archevêque de Paris, et serait à ranger parmi les pages dorées du Front populaire. Il n’en est rien. Cette disposition, qui est aujourd’hui consacrée par la jurisprudence administrative, résulte d’une initiative de la ville de Paris et du conseil général de la Seine, reprise en 1932 par Henri Sellier, maire de Suresnes et grand initiateur de l’urbanisme social, afin de répondre aux demandes de diocèses en développement{45}. On notera que Sellier, auteur de La Crise du logement et l’intervention publique en matière d’habitat populaire, fut membre de la SFIO et mourut incarcéré en 1943, ce qui ne l’empêcha pas de rencontrer le souci apostolique du jésuite Pierre Lhande, inventeur des radio-sermons, fondateur du périodique Le Christ dans la banlieue, théoricien de la « vie religieuse dans les milieux ouvriers » et, accessoirement, défenseur de la langue basque. Outre la mise à disposition d’un foncier à bas prix, la facilitation publique a consisté dans le subventionnement des parties non cultuelles des mosquées, à savoir la salle de cours ou d’ablution ainsi que le logement de l’imam, dont il faut souligner qu’il n’est pas contraire à la loi. C’est ce soutien qui a permis au culte musulman de rattraper le retard accumulé par rapport à l’évidence des besoins. Il faut, par honnêteté, ajouter que d’avoir choisi les surfaces de prière comme base du corps électoral chargé de désigner les responsables régionaux et nationaux du CFCM a motivé l’achèvement de nombre de projets liés aux diverses fédérations existantes. N’importe quel lieu délimité pouvant servir de « mosquée », dès lors que le fidèle est à même d’y montrer sa « soumission » (islam) à Allah, sans qu’il soit besoin d’ériger un édifice dédié et consacré, beaucoup de responsables ont ainsi favorisé la transformation de bâtiments industriels vidés de leur activité en lieux de prière. Au fil du temps et de cette attention aidante des collectivités locales, les fidèles musulmans ont pu accéder à un plus grand nombre de bâtiments prestigieux, pensés, dessinés et bâtis sur le modèle architectural qui irrigue l’Anatolie, le Levant, le Maghreb et qui fait référence d’Istanbul à Rabat. De fait, les possibilités offertes par la loi depuis la fin des années 1990 n’ont jamais été autant utilisées, dans leur ensemble, qu’à l’avantage des associations musulmanes. Ainsi, pour une cathédrale ouverte à Évry et financée en partie par le ministère de la Culture en raison de la présence en son sein d’un musée d’art sacré, combien de « mosquée-cathédrales » l’ont été, et pour quels montants ? Ce mimétisme sémantique souligne ce qu’il entend dire et non pas le seul fait que beaucoup de ces chantiers immobiliers se sont étalés sur de longues périodes. Comme pour les autres cultes, personne n’en tient le décompte précis, et c’est sans doute heureux. Le soutien bienveillant dont globalement les autorités publiques locales auront fait preuve, a été encouragé par les circulaires du ministère de l’Intérieur et la jurisprudence des tribunaux administratifs qui ont mis un terme aux recours dilatoires, souvent infondés et pour le coup parfois malveillants d’associations de riverains grincheux. Afin de mieux en mesurer la portée, il faut la comparer, pour ne prendre que ce cas, non seulement au manque d’attention mais aussi aux stigmatisations diverses dont sont victimes les confessions évangéliques au prétexte de la « lutte anti-sectes ». Ou encore à l’usage quasi systématique de leur droit de préemption qu’exercent les mairies au détriment des « communautés nouvelles » également de foi chrétienne, issues des cultures africaines, antillo-guyanaises ou brésiliennes et à la forte expansion. Aucune de ces sensibilités religieuses, qui dispensent toutes un culte extrêmement vivant dans sa ferveur et populaire dans sa composition, n’a accès aujourd’hui à de telles facilités et de tels soutiens. Et ce, sans du reste que personne ne s’en étonne ou ne s’en émeuve, prenant pour alibi la volonté de discrétion de ces fidèles du Christ par trop respectueux des pouvoirs publics. À croire qu’aux yeux de beaucoup, les croyants n’ont pas tous la même peau. Ces exemples montrent bien que, bon an mal an, le culte musulman se débrouille plutôt bien et qu’il est inutile de sans cesse rouvrir le débat sur la nécessité ou non de modifier l’article 2 de la loi de 1905, qui interdit à des fonds publics de participer au budget d’investissement d’un lieu de culte, en oubliant constamment que l’article 19 de la même loi ne considère pas comme des subventions aux cultes les sommes allouées pour l’entretien de ces mêmes lieux, qu’ils aient été construits avant ou après 1905. De surcroît, la loi autorise les collectivités locales des agglomérations en voie de développement à garantir les sommes empruntées pour l’érection d’un lieu de culte par une association et cette possibilité permettrait, si elle était utilisée, d’accélérer bien des projets de construction de mosquées. Il suffit de se rendre dans la plupart d’entre elles à la fin de la prière du vendredi, surtout en période de ramadan, et d’y voir le ballet des collecteurs de dons armés de terminaux de carte bleue pour comprendre qu’à défaut de capital de départ pour financer d’un coup l’ensemble, les mensualités pourraient être aisément remboursées. En un mot, l’ensemble des ressources qu’offre notre cadre juridique n’est pas encore pleinement employé. Reste l’éternel sujet des financements étrangers. Ils existent bien sûr. Ils ont été bien souvent nécessaires pour l’achèvement des grands projets mais il est vrai aussi que l’opportunité qu’ils ont présentée a souvent incité leurs promoteurs à avoir les yeux plus gros que le ventre pour s’assurer d’une prestigieuse munificence dont il n’est pas sûr qu’elle siée à la maison de Dieu. Le fond du débat réside cependant ailleurs. Le soupçon sous-jacent et récurrent est que l’argent étranger contrôlerait la mosquée et qu’une telle source de financement expliquerait la manifestation de certaines dérives. Le propos est en réalité un peu court, manque de précision et, du coup, rate son objet, particulièrement s’il vise la propagation du wahhabisme par l’Arabie Saoudite. C’est supposer un lien d’automaticité qui est loin d’aller de soi. Il n’est qu’à voir les déboires qu’a connus la Ligue islamique mondiale dans ses financements et l’obligation dans laquelle elle a été de recourir à des audits économiques pour vérifier que certains coûts excessifs ne cachaient pas de détournements à des fins personnelles par tel ou tel solliciteur religieux, mais aussi à des procédures légales pour garder consécutivement un droit minimal de regard et de représentation. De surcroît, les riches donateurs de ce type n’ont pas de temps à perdre pour contrôler au quotidien le fonctionnement d’associations à qui elles ont donné un million d’euros comme nous pouvons donner une piécette à une pauvre hère sur la voie publique. Il en va certes autrement de l’Algérie, du Maroc ou de la Turquie. Pour ces derniers pays, l’investissement de départ compte moins que le subventionnement du fonctionnement, en particulier à travers l’acquittement du salaire de l’imam ou la mise à disposition de fonctionnaires qui contrôlent la prière dans le même temps qu’ils la guident. La Mosquée de Paris en est l’exemple type. L’institution, voulue par Lyautey en hommage aux soldats de confession musulmane tombés pour la France lors de la Grande Guerre et édifiée grâce à une loi d’exception à la loi de 1905, a été abandonnée en 1981 au bon vouloir des autorités algériennes qui en assurent depuis l’essentiel du budget. Outre l’entretien des lieux, l’Algérie finance l’indemnité du recteur et les émoluments des centaines d’imams qui dépendent de lui, les considérant en raison de leur origine ou de leur nationalité comme des relais ou des sujets. Le pouvoir algérien s’est ainsi doté d’un levier d’influence qui lui a permis, après le système de contrôle qu’opérait le réseau des amicales lié au parti unique qu’était le FLN, de maintenir un maillage associatif sur le territoire et d’étendre à l’hexagone sa propre évolution idéologique. L’heure est désormais à renforcer l’islamité aux dépens de la laïcité dans l’identité algérienne, ce dont témoigne outre-méditerranée le recul constant des droits que les femmes avaient acquis à l’indépendance en participant au combat contre le colonisateur. Par-delà cet exemple hautement symbolique, l’acceptation de financements étrangers ne relève pas tant à consentir une mainmise politique qu’à admettre une influence culturelle. À les légitimer, ce sont les modèles sociaux et politico-religieux qu’ils portent qui finissent par être valorisés et intégrés. Les responsables musulmans locaux se gardent d’autant moins de les critiquer que les pays donateurs représentent d’importants débouchés commerciaux à l’exportation pour l’étiquette halal dont ils gèrent une partie du monopole restreint et qu’ils savent parer du lustre de l’excellence française en matière d’industrie alimentaire. Si l’on craint la « main de l’étranger », il est difficile dès lors de s’exonérer de tels constats. Les sommes et les brochures que l’impérialisme wahhabite et l’entrisme salafiste utilisent comme supports idéologiques véhiculent, dès qu’elles sont acceptées, des conceptions et des pratiques religieuses attentatoires à notre mode de vie. Là se situe le problème. Certes, on pourra objecter que d’autres types d’investissements dont il est fait une large publicité, à commencer par les maillots dans le business qu’est devenu le football, servent également de vitrine publicitaire pour des réussites davantage liées à la rente pétrolière ou gazière qu’à la capacité d’innovation. Mais c’est précisément la nature de cette économie viagère qui explique une rare capacité à faire cohabiter les technologies les plus avancées comme l’informatique avec les archaïsmes les plus éculés comme la burqa, tout en échouant à se saisir de la raison critique qui est au cœur de la modernité politique. Pour le reste, il n’est pas concevable d’édicter une législation spécifique qui interdirait au seul culte musulman de bénéficier de financements extérieurs dont usent, dira-t-on, d’autres États à destination des représentations confessionnelles qui leur sont historiquement liées. Ceux qui invoquent comme contre-exemple d’une laïcité qui serait à géométrie variable la construction, au cœur de Paris, d’une nouvelle cathédrale orthodoxe relevant du Patriarcat de Moscou et intégralement financée par l’État Russe se trompent toutefois sur notre droit. Normativement, il y va d’un territoire extraterritorial concédé à la Fédération de Russie pour qu’elle y édifie un centre culturel dépendant de son ambassade dont ladite cathédrale, pour être monumentale, n’en est pas moins statutairement la chapelle. Autre exemple susceptible d’être mis en avant, l’équilibre budgétaire de certaines dénominations protestantes dépend notamment de l’aide des Églises scandinaves et de la fondation Gustav Adolf Werk, du nom du roi de Suède qui, lors de la Guerre de Trente Ans, combattit pour préserver sa foi face au monde catholique. Mais là encore, il y a lieu, cette fois dans le cadre des règles de l’Union, de s’interroger sur la pertinence juridique d’une telle comparaison. N’est-il cependant pas envisageable que l’on puisse restaurer une autorisation préalable à tout investissement étranger en matière cultuelle au regard de la nécessité de préserver l’ordre public ? Là encore, un précédent invite à la prudence. Ce levier fut réquisitionné en vue d’endiguer les investissements de l’Église de scientologie, laquelle ne constitue pas un culte au sens de la jurisprudence administrative. La tentative fut, en 2000, sanctionnée par la Cour de justice de la Communauté européenne qui estima contraire aux traités instituant le droit des capitaux à une libre circulation la circulaire qui en édictait le nécessaire contrôle précisément au nom de l’ordre public{46}. Cette décision de la Cour fut entérinée par le Conseil d’État. C’est dire la volonté politique dont il faudrait faire preuve pour restreindre, ne serait-ce qu’en ce domaine, l’intangible croyance européenne dans le libre-échange comme clef de la béatitude terrestre. Une ultime possibilité, même si elle se présente non moins difficile à mettre en œuvre, ne tiendrait-elle pas dans la création d’un organisme chargé de collecter des fonds à destination des communautés de fidèles afin qu’elles puissent mener à leur terme leurs projets immobiliers ? Cette fois aussi, l’essai a précédé l’idée et sans conclusion positive. Tel fut en effet l’objet de la Fondation des œuvres de l’islam de France mise en place en 2005 sous l’égide de Dominique de Villepin, alors ministre de l’Intérieur, et qui obtint la reconnaissance d’utilité publique alors même que ses statuts prévoyaient qu’elle aurait aussi pour finalité de « financer la construction de mosquées », soit de bâtiments cultuels. Beaucoup s’étonnèrent après coup que le Conseil d’État n’y ait pas vu une atteinte fondamentale au principe de laïcité. C’était oublier que la plus haute juridiction administrative se doit d’être soucieuse de l’égalité de traitement entre les cultes en la matière et qu’il existe d’autres fondations en charge de bâtiments cultuels, dont la Fondation Fourvière, la Fondation pour le patrimoine juif, la Fondation pour le protestantisme et qu’il n’y avait pas lieu à ne pas faire suite au culte musulman en l’espèce. Chacun sait maintenant, puisque la chose a fini par être rendue publique, que Serge Dassault assura généreusement la mise de la dotation requise par le statut d’utilité publique sur ses deniers personnels à hauteur de deux millions d’euros. Comme il est également notoire désormais, qu’il ne fut pas jugé approprié de révéler l’origine des sommes constituant le fonds et ce, plus encore qu’aux musulmans de France, aux grands mécènes potentiels, ceux du Golfe, que l’on souhaitait alors solliciter et qui auraient pu rechigner à mêler leurs dons à des fins cultuelles avec celui d’un homme né Bloch et aux origines juives connues. Craintes à la fois guère républicaines et très superflues. La réunion programmée avec les ambassadeurs des pays du riche monde arabe ne se tint jamais et aucune démarche n’aboutit. Surtout le CFCM à qui avaient été confiées les destinées de la fondation, s’ingénia à paralyser immédiatement son fonctionnement à la faveur d’un affrontement peu responsable entre les fractions marocaines attisé par la tendance algérienne. Cette paralysie eut, de plus, le douteux avantage d’éviter aux différents courants de l’islam de France d’avoir à s’interroger sur la mise en commun de leurs moyens et sur l’élaboration d’un schéma national de développement du parc cultuel, comme le leur proposait le bureau central des cultes. Peu importe, cependant, la chronique des querelles picrocholines qui émaillèrent plusieurs années de vaines réunions avant que l’administration ne se décidât à conclure que la seule voie possible, pour sortir du ridicule, était la dissolution. Le reliquat de la dotation, puisqu’elle diminua après qu’une partie eut été rendue à son généreux bienfaiteur étonné de tant d’inertie, fut réservé à l’usage d’une hypothétique une fondation future qui serait confiée à des mains plus soucieuses de l’intérêt public. Les raisons qui commandèrent l’échec de cette première tentative valent d’être éclairées. Les responsables musulmans ne voyaient pas la nécessité d’un tel outil puisque les uns et les autres continuaient à voir se développer des mosquées qui leur étaient plus ou moins affiliées, ou qu’ils estimaient pouvoir s’agréger. Plus profondément encore, il y eut l’impossibilité de trouver une personnalité « musulmane » qui échappât aux logiques de préséances malsaines entre les différentes tendances et fît un minimum consensus. Il n’est pas inutile de préciser que cette incapacité perdure et, alors qu’ici et là des commentaires peu amènes ont accompagné la désignation de Jean-Pierre Chevènement à la présidence de la nouvelle fondation, qu’elle explique le choix du président de la République{47}. Après plus de dix ans de paralysie du premier essai qui, intégralement géré par des musulmans, n’eut d’issue que de se dissoudre, la question « pourquoi faire appel à un non musulman ? » paraît d’autant plus artificielle que ceux qui la posent savent très exactement pourquoi, en particulier si, en 2005, ils déclinèrent le poste pour la plupart poliment, pour quelques-uns coléreusement, ne pouvant imaginer un seul instant que leur réussite sociale pourrait être rabaissée d’avoir à côtoyer la plèbe des fidèles au sein de la Fondation des œuvres de l’islam de France. À toute chose, malheur est bon et les manifestations récentes laissent espérer que s’inverse la tendance en vertu de laquelle, jusqu’à présent et contrairement aux autres dénominations, la gestion du culte n’intéressait pas les élites de confession musulmane. On s’en consolera au regard des autres signes concrets montrant une amélioration de la situation globale. Certains, symboliques, n’en revêtent pas moins une grande portée. Il en va ainsi, par exemple, des regroupements musulmans dans les cimetières, ajustement en fait et en droit à la pratique des regroupements juifs et protestants qui a perduré malgré la suppression théorique des carrés confessionnels à la fin du e XIX siècle{48}. L’islam s’est initialement et progressivement installé dans le paysage funéraire grâce à l’incitation, à l’origine, timide des pouvoirs publics auprès des maires. Alors que, en 2000, on ne recensait qu’une centaine de regroupements confessionnels musulmans dans les cimetières et un seul cimetière confessionnel musulman attitré{49}, les efforts cette fois intensifs du ministère de l’Intérieur, appuyés par des circulaires idoines, font qu’on en compte en 2016 plus d’un demi-millier{50}. Pour mesurer l’engagement de l’État dans ce domaine, est-il nécessaire de rappeler que la loi du 14 novembre 1881 sur la neutralité des cimetières, met littéralement un terme à toute création de regroupement confessionnel et qu’elle n’a jamais été abrogée ? Le développement des services d’aumônerie est une autre de ces avancées, quand bien même cette fonction n’est pas coutumière en islam, ce qui explique à la fois que, pendant longtemps, les responsables associatifs aient faiblement investi ces fonctions et que certaines administrations ne soient guère efforcées de les pourvoir{51}. Ce qui demeure vrai en grande partie au sein des hôpitaux où l’offre est rarement à la hauteur des besoins tant pour les musulmans que pour les évangéliques. Il faut dont y rappeler inlassablement que le financement des services d’aumônerie est explicitement prévu par l’article 2 de la loi de 1905 dans le chapitre consacré aux « principes ». Cependant, dans deux services publics, les prisons et les armées, la progression du culte musulman a été ces dernières années remarquable et même exemplaire en l’absence d’un partenaire institutionnel pleinement investi sur ces questions. On peut d’autant moins imputer l’intégralité des retards aux administrations concernées dès lors que l’on sait le fonctionnement de notre cadre juridique. Hormis les vérifications d’usage en termes de sécurité publique, l’administration laïque n’a pas de définition religieuse de ce qu’est un aumônier et il est donc du ressort de chaque culte de lui présenter de possibles candidats à ces postes. C’est du reste un des domaines essentiels qui fait que l’État a besoin d’interlocuteurs cultuels. Il aura fallu toutefois batailler pour que le CFCM désigne un aumônier national pénitentiaire qui puisse aider cette administration à développer un service particulièrement utile face à la progression du fait musulman dans les lieux de détention. Le rattrapage est aujourd’hui mené à grande vitesse. Demeure cependant une limite fonctionnelle, produit de l’histoire : ce service a été conçu quant à son fonctionnement dans un rapport étroit entre le devoir de l’État et le secours de l’Église, entre le pénitencier où s’exécute l’enfermement du corps et la pénitence où s’accomplit la délivrance de la conscience, entre la sentence et le sacrement. C’était l’époque où l’aumônerie catholique s’intitulait « aumônerie générale des prisons ». Dans les principaux établissements, ceux où le condamné à mort attendait le moment où le bourreau l’enverrait rejoindre son créateur, l’assistance religieuse, pour des raisons pratiques, demeurait sur place. En un mot, le logement du prêtre côtoyait celui du directeur de l’établissement. À cette prise en charge matérielle, qui n’était cependant pas générale, s’ajoutait le fait que n’ayant pas à subvenir aux besoins d’une famille, le prêtre était très faiblement rémunéré par une prime et le demeure encore pour un montant à hauteur des modestes émoluments d’un prêtre diocésain. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, il n’est versé aux aumôniers pénitentiaires qu’une indemnisation et non pas un salaire. Outre les Témoins de Jéhovah qui ne souhaitent aucune compensation, cette situation explique également pourquoi la fonction d’aumônier est en général assurée par des personnes qui ont d’autres activités professionnelles ou d’autres fonctions cultuelles leur permettant de s’assurer un revenu global acceptable. Tel est le cas des pasteurs et des rabbins, mais il n’en va pas de même chez les imams. Il s’ensuit que pour les aumôniers musulmans, ou aumônières puisqu’elles existent également, qui ont en général charge de famille, le régime de l’indemnisation est peu satisfaisant et compense à peine parfois les frais liés aux déplacements d’un établissement à l’autre. D’où le fait que la fonction n’attire pas, cette difficulté touchant par ailleurs le recrutement dans l’ensemble des postes de l’administration pénitentiaire, pourtant l’une des plus sensibles et méritantes de la République. Dans l’ordre symbolique, plus encore que l’instauration de services d’aumônerie dans les établissements pour personnes âgées dépendantes, signe d’une prise en compte solidaire du vieillissement progressif et de l’ancrage définitif d’une population pour partie issue d’une immigration récente, c’est l’arrêté du ministre de la Défense en date du 16 mars 2005 créant une aumônerie militaire propre qui aura représenté un acte décisif, puisqu’une telle institution est sans équivalent au sein des autres armées d’Europe occidentale où, s’il existe des aumôniers musulmans, ceux-ci sont placés sous l’autorité d’un aumônier en chef de confession chrétienne. Il demeure toutefois un vaste continent où les services d’aumôneries sont inexistants et c’est dans l’enseignement secondaire ou supérieur à destination des jeunes musulmans. On peut aisément répliquer que l’offre n’est obligatoire que dans les établissements où il y a demande et à la condition que ladite demande se conjugue avec l’existence d’un internat. Mais une telle facilité devient une faute quand tant de ces jeunes, constat à tout le moins partagé, sont attirés par les questions religieuses et quand trop d’entre eux se tournent vers l’imam-internet. De surcroît, pour des jeunes musulmans en recherche, pensionnaires d’un internat d’excellence, préparant par exemple une école prestigieuse, le fait qu’il existe des messes pour leurs condisciples dans des chapelles parfois sises au cœur de l’établissement, comme il en va à Saint-Louis ou Henri IV, ou qu’un rabbin vienne régulièrement en visite, est un sujet de trouble qui va de pair et s’amplifie avec le sentiment d’une inégalité de traitement. Certes, des enseignants laïques, dont beaucoup sont prêts à s’enflammer pour la défense des minorités mais peu à réfléchir concrètement à la manière d’organiser la prise en charge spirituelle de leurs élèves ou étudiants, on peut s’attendre à ce qu’ils rétorquent que la question relève des organisations cultuelles, non pas de l’Éducation nationale et que s’il existe une aumônerie catholique face à la Sorbonne, une aumônerie israélite au sein des grandes écoles, des aumôniers protestants se déplaçant dans certains lycées, c’est bien parce que des dominicains, jésuites, rabbins et pasteurs ont décidé de le faire. Certes, mais l’argument est un peu court, voire hypocrite. Que répondre si ce n’est qu’il y a en réalité urgence et que rien n’empêcherait l’administration en charge de la vie scolaire, les enseignants soucieux du bien-être de ceux qui sont en face d’eux, bien-être qui peut dépendre aussi d’une attention à leur quête spirituelle, du fait de prévoir, de solliciter, d’aménager la présence à tel ou tel moment d’un imam en internat, l’affichage de l’adresse d’un cours coranique dans une mosquée dont on aura vérifié au minimum le caractère pondéré auprès des services compétents, ou encore d’aider à la mise en place d’aumôneries étudiantes, en particulier à la porte de certaines universités de l’Est parisien, plutôt que de s’émouvoir de la découverte d’une salle de prière clandestine qu’on aura raison de supprimer dans les faits, mais qu’on ne supprimera définitivement dans les motivations qu’en suscitant avec les responsables cultuels une alternative. Étant entendu qu’il s’agit là d’un univers éruptif qu’il faut apprendre à manier avec discernement et que la Laïque, de son côté, peut connaître des emballements brutaux à voir se multiplier sous son nez les chiffons rouge en formes de voiles. Reste le problème de la formation des imams, de ceux qui, au sens étymologique, se tiennent en avant et guident la prière, doivent montrer la voie parce qu’ils en ont les vertus morales, en particulier pour être à la hauteur de la khotba, le prêche du vendredi, à défaut d’avoir toujours une bonne connaissance du Coran. C’est en réalité le sujet le plus essentiel. Son impact est plus important sur ce qu’est ou pourrait être l’islam de France que la problématique des financements étrangers. Nous le savons, à de rares exceptions près, les imams ont une formation qui globalement laisse à désirer. La République laïque peut-elle se désintéresser de la qualité, y compris théologique, des ministres du culte et singulièrement de ceux qui auront, à sa demande, organisée par la puissance publique, la charge de la conscience du militaire pris d’un doute, du malade en fin de vie, du détenu soucieux de la tradition à laquelle il se rattache et pour lequel on souhaite qu’il évite de s’égarer, ou du lycéen souhaitant valider sa foi reçue en héritage, ou celle qu’il découvre comme complément de ses nourritures terrestres ? Voilà les termes du débat. Les révolutionnaires de 1790 se posèrent la question au moment où ils tentèrent de contrôler le sacerdoce en le soumettant à une Constitution civile. Dans le but affiché d’améliorer la qualité du bas clergé, ils ordonnèrent la création dans chaque diocèse d’un séminaire chargé de préparer à l’entrée dans les ordres, ce que le Concile de Trente n’était pas parvenu à faire. Le but était aussi politique puisqu’il s’agissait, à travers cette formation, d’organiser un catholicisme qui participât au projet de la jeune nation. De même, au début du e XIX siècle les protestants bénéficièrent de la création d’académies pour l’instruction des futurs pasteurs et, un peu plus tard, au sein de l’université impériale, furent créées des facultés de théologie catholique et protestante. Enfin, derniers venus dans le régime concordataire, les élèves rabbins, pour accéder au statut de salariés de l’État, furent astreints à cinq ans d’études au sein d’une école dédiée et créée par arrêté ministériel le 29 août 1829. Les cultes anciennement reconnus ont gardé cette exigence de qualité qui a pu aussi être vécue à l’origine comme une contrainte, mais le fait est qu’aujourd’hui on ne peut être prêtre, pasteur, rabbin sans avoir à la fois une formation théologique validée et un diplôme de l’enseignement supérieur. Le culte musulman n’a pas hérité de cette histoire. En particulier, il n’a pu organiser, de son propre chef, un lien avec l’enseignement supérieur. Tel aura donc été l’enjeu de l’ouverture, au sein de l’Institut catholique de Paris, d’un diplôme universitaire qui, complémentaire d’une formation théologique, aura été en priorité destiné aux aumôniers musulmans, auxquels très vite se sont joints des prêtres orthodoxes et des responsables associatifs désireux de bénéficier d’une formation comprenant l’apprentissage des principes généraux de notre droit, la maîtrise des normes juridiques qui encadrent l’activité cultuelle dans le cadre de notre régime laïque et la familiarisation avec le pluralisme religieux. La Sorbonne, avec son poids symbolique, aurait pu être le lieu de cette indéniable avancée si son conseil de la vie universitaire ne s’y était pas opposé de peur que ses étudiants séculiers ne soient idéologiquement contaminés par ces irréguliers. Triste signe de la faiblesse intellectuelle du monde universitaire face au fait religieux, quoiqu’il ne soit pas le seul dans ce cas{52}. Il s’est depuis rattrapé et se multiplient aujourd’hui des formations analogues dont la puissance publique souhaite rendre le suivi obligatoire avant d’accéder aux fonctions d’aumônier. Toutes les formations laïques ne peuvent cependant remplacer l’essentiel, à savoir qu’apparaisse enfin en France une formation théologique de qualité plutôt que l’on continue à passer des accords diplomatiques pour s’en remettre à des institutions de l’étranger et omettre du même coup que, en la matière, le lieu est presque aussi important que le contenu. Comment ne pas saisir que le questionnement théologique est aussi tributaire de son inscription territoriale ? Qu’on ne se pose pas les mêmes questions quand on est formé à Rabat, Ankara ou Alger qu’à Paris ? Que les principaux pays où la majorité de nos imams ont acquis des rudiments de savoir ne sont pas la France ? Or il en va de l’islam comme pour toutes les religions, il s’agit tout autant que les imams soient instruits du culte qu’ils vont professer qu’imprégnés de la culture au sein de laquelle ils vont officier. De ce point de vue, continuer à considérer qu’envoyer des jeunes se former dans ces pays, de même qu’accepter que plusieurs centaines d’imams étrangers officient en permanence en France, serait sans effet dommageable, est une erreur. Ce n’est pas tant un problème de sécurité publique qu’un problème de vie collective, de normes minimales partagées. Il y a urgence à mettre en place un centre de savoir musulman en France qui puisse aussi être en relation aux savoirs universitaires et bénéficier d’eux et qui aurait vocation à délivrer à la fois des formations en sciences islamiques mais aussi en sciences humaines et sociales. Il faut impérativement lier cette urgence au constat que de telles formations n’attireront des jeunes désireux de devenir les futurs cadres cultuels de leur religion que s’ils ont une perspective de carrière, comme c’est le cas pour ceux qui sont inscrits dans les lieux de formation des autres cultes. Or, une telle perspective demeurera obérée tant que les principales mosquées, en particulier les plus grandes et les plus riches, continueront à faire appel à une main-d’œuvre payée par des États ou des fondations étrangères, ce qui leur permet de s’exonérer de la prise en charge des rémunérations. Ce mauvais exemple qui vient d’en haut renforce un phénomène de déresponsabilisation à tous les échelons où officient des imams qui sont d’autant moins formés que la qualité n’est pas pleinement rémunérée. La main à la main l’emporte sur le contrat et le statut de salarié cultuel n’est ainsi que rarement obtenu alors qu’il permettrait d’accéder à la caisse du régime des ministres du culte, la CAVIMAC et de cotiser ainsi pour une retraite même modeste, en plus des protections sociales habituelles. L’inscription à ce régime, adossé aux caisses du régime général, mettrait de plus un terme à la plainte récurrente et infondée des responsables musulmans selon laquelle il n’y aurait pas de statut de l’imam, alors que ce statut ne peut exister, comme pour tout travailleur, qu’en rapport aux cotisations sociales liées à l’inscription dans un statut. Or, les imams métropolitains, à de rares exceptions près, ne sont pas déclarés par leurs employeurs alors que ceux de la Réunion prouvent collectivement que le contraire est possible, l’islam étant dans ce département organisé de longue date avec une Grande mosquée construite en 1905, avant même celle de Paris. En même temps que serait créé un institut de formation théologique, il apparaîtrait nécessaire de mettre en œuvre un plan de réduction du nombre d’imams détachés par les États du Maghreb et l’État Turc. L’un ne va pas sans l’autre. Bien sûr, le lancement d’un tel centre de formation demande des moyens, comme du reste l’ensemble des activités du culte musulman : activités de la représentation cultuelle quelle que soit sa forme, soutien aux aumôneries, entretien et rénovation des bâtiments – dès lors que l’article 19 de la loi de 1905 n’est pas utilisé par les collectivités locales –, production de publications endogènes plutôt que de laisser les mosquées irriguées par la production wahhabite qui est distribuée avec une générosité dangereuse au vu des contenus. Les tâches sont multiples. Parmi les sources possibles de financement des activités cultuelles, il y a les bénéfices générés par le halal, dont le chiffre d’affaires lié en particulier aux exportations est en expansion constante. Trois grandes mosquées, celles de Paris, d’Évry et de Lyon, se partagent aujourd’hui le monopole de l’agrément des sacrificateurs des animaux de boucherie qui permet de déroger au code de l’agriculture et d’égorger les bêtes avant toute électronarcose ou autres dispositifs destinés à les étourdir profondément, indispensable pour que les viandes deviennent licites à la consommation pour les croyants. Pour les produits carnés, les organismes de contrôle qui peuvent en théorie être indépendants des établissements d’abattage demeurent malgré tout tributaires de ces trois mosquées qui accordent ou non l’agrément. Globalement, la filière engendre des profits qui sont privatisés et aucun de ses opérateurs n’a jusqu’à présent estimé nécessaire d’œuvrer, sous forme de dons défiscalisés ou en participant à la constitution de la dotation d’une fondation, à un meilleur fonctionnement des activités cultuelles. La même attitude prévaut chez les voyagistes et opérateurs du pèlerinage, à ceci près que l’État n’a pas placé une partie d’entre eux dans une situation de monopole. Ainsi, n’est-il pas absurde que la Grande mosquée de la Réunion, pourtant à des milliers de kilomètres de distance, demeure dépendante de la Grande mosquée de Paris en matière d’abattage halal. Afin d’aménager cet ensemble, il avait été un moment envisagé par le bureau central des cultes que l’autorisation d’agréer soit dévolue aux Conseils régionaux du culte musulman et les revenus ainsi mieux distribués à l’échelle nationale. Le projet heurtait de front des intérêts qui ont su résister et qui continuent aujourd’hui d’aller à l’encontre de l’intérêt public. L’on voit bien pourtant, si l’on dresse le parallèle avec le culte israélite qui bénéficie des mêmes dérogations pour l’abattage rituel, les possibilités que pourrait offrir un système centralisé dont les bénéfices seraient affectés en tout ou partie au fonctionnement du culte. En un mot, il pourrait être décidé par l’État qui l’autorise, que seule l’association cultuelle nationale prévue comme complément de la nouvelle fondation voulue par Bernard Cazeneuve soit autorisée à donner les agréments qui permettent de déroger aux règles de l’abattage de droit commun prévues par le code de l’agriculture et qu’en contrepartie, les abattoirs s’engagent à s’acquitter d’une contribution volontaire assise sur le tonnage de viande abattue. En réalité, il s’agirait, comme pour le consistoire israélite, d’une contribution à la charge du consommateur final. 13 Misère de l’islam consulaire
Ce qui alimente aujourd’hui notre crise laïque est
essentiellement lié à la manière dont les pratiques de l’islam s’insèrent ou ne s’insèrent pas dans notre cadre juridique et remettent en cause les compromis sociétaux acquis au fil du temps avec les différents cultes dont, au premier chef, l’Église catholique. La principale difficulté demeure l’absence d’une organisation du culte musulman afin de faire pleinement fonctionner notre régime de laïcité publique qui est fondé sur l’organisation des rapports entre l’État d’un côté et les cultes en tant que structures d’organisations de la pratique religieuse de l’autre. En un mot, notre régime est un divorce voulu par l’une des parties, l’État, et subi par l’autre, l’Église. Dans cette séparation de corps cependant, longtemps chacun a connu l’adresse de l’autre et a pu le rencontrer, tel qu’en lui-même, autant que de besoin ou de nécessité. La difficulté avec l’islam sunnite, qui est le plus pratiqué en France à hauteur au moins de neuf fidèles musulmans sur dix, c’est qu’il n’a pas de représentation avec laquelle l’État pourrait sérieusement dialoguer, pleinement résoudre les problèmes qui découlent de certaines diverses pratiques, minoritaires peut-être, visibles assurément, et servir de tiers médiateurs pour la résolution des soucis et des conflits. L’islam de France n’a pas d’adresse répertoriée ou établie et, n’habitant nulle part, il donne le sentiment d’être partout. Inciter à ce que soit instaurer une organisation représentative, aider à ce que se rassemblent des interlocuteurs à même de prendre en charge et de résoudre les complications liées à l’exercice du culte du musulman, contribuer à ce qu’existe cet exercice public auquel chaque culte a droit, aider à ce qu’il s’insère dans notre cadre juridique qui garantit la protection de telles activités tout en maintenant le régime de séparation, voilà pourtant ce qu’ont tenté de faire les autorités publiques depuis la fin des années 1980. Aujourd’hui encore, l’enjeu demeure de favoriser l’émergence d’une parole musulmane unifiée qui puisse à la fois rassurer les fidèles sur le fait que la défense de leurs intérêts est prise en compte et convaincre l’opinion qu’il n’y a pas d’incompatibilité essentielle entre l’islam et la République. Les polémiques autour du burkini montrent qu’on en est loin, et ce, dans une situation paradoxale, puisqu’au plan concret, la situation des musulmans croyants ne cesse de s’améliorer. On ne saurait donc dire qu’un effort considérable n’a pas été produit, sur près de trente ans, afin qu’émerge une réalité comparable à ce qui existe pour d’autres cultes. Or, ce n’est pas tant l’écrasante présence sunnite au sein de l’islam de France et son absence de hiérarchie qui expliquent les difficultés que l’absence de volonté de ses principaux protagonistes. Les difficultés de l’institutionnalisation, c’est-à- dire la stabilisation d’une représentation du culte qui puisse à la fois guider les fidèles dans leur pratique et parler pour l’authentifier si besoin devant l’ensemble de la société française, ne résultent pas seulement de l’absence d’une organisation « cléricale ». Le protestantisme n’en connaît pas sans que pour autant cela l’ait empêché de structurer, depuis 1905, une fédération à l’autorité établie. Le sens de la primauté reste disputé au sein de l’orthodoxie, mais les diverses vagues d’immigration aux forts et disparates accents nationaux comme rituels et spirituels ne se sont pas moins jointes dans une assemblée des évêques de France. Même au sein de la nébuleuse évangélique où les Églises sont particulièrement soucieuses de leur autonomie, s’est constitué depuis 2010 un Conseil national qui regroupe l’immense majorité de ces différentes sensibilités. L’incapacité des responsables associatifs musulmans à constituer un regroupement à la légitimité reconnue résulte autant d’une histoire longue que des ingérences présentes d’États étrangers, dont l’Algérie, le Maroc et la Turquie au premier chef, qui attisent les divisions et nourrissent la dépendance des diasporas. Un conseil du culte musulman ne pourra exister et jouer pleinement son rôle que s’il se montre capable de rompre avec ce lourd héritage. Bien moindres auraient sans doute été les difficultés présentes si la République avait décidé naguère d’appliquer dans les colonies et les départements français d’Algérie la loi de Séparation comme le législateur l’avait inscrit dans l’article 43 : « Le régime de séparation doit être étendu, outre- mer, aux colonies, sans aucune exception. » Si la loi fut bien mise en œuvre dans les vieilles colonies qu’étaient la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, il n’en fut pas de même dans les possessions françaises où vivaient plus de 20 millions de musulmans. À l’heure où Mayotte est devenue le 101e département français, le choix de la non-application de la loi de 1905 a encore une incidence{53}. C’est surtout ce qui n’a pas été fait dans les départements français d’Algérie qui pèse encore sur la situation présente de l’islam de France et plus largement sur l’islam maghrébin. Depuis le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, l’« indigène musulman », bien que français, n’en avait pas les attributs juridiques et continuait d’être régi par la loi musulmane dont il ne pouvait se soustraire même par la conversion. Plus encore, l’apostasie demeura un crime en Algérie. Un des aspects les moins connus de notre histoire coloniale est le fait que le culte musulman y était, en pratique, intégré au régime concordataire. La volonté de contrôler, comme en métropole, son exercice tout autant que la volonté de prendre possession des biens religieux expliquent cette intégration{54}. Le culte musulman fut placé sous l’autorité de l’administration centrale concernée et le salaire des imams fut pris en charge par le budget du service dédié du ministère de l’Intérieur comme l’étaient les ministres des autres cultes. Cependant, l’emporta la défiance et l’action de contrôle eut pour visée d’éroder l’encadrement cultuel afin d’affaiblir l’ensemble de la société algérienne. Ce que nota Tocqueville lors de son voyage d’étude de l’autre côté de la Méditerranée : Il existait en son sein [la société musulmane] un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages, nous avons réduit les établissements charitables, laissés tomber les écoles, dispersées les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes.
Et d’ajouter en forme d’avertissement :
Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne supprimerez pas les passions, vous en livrerez seulement la discipline à des furieux ou des imposteurs{55}.
Il y avait bien un enjeu à appliquer la Séparation et à donner
ainsi au culte la possibilité de s’organiser indépendamment d’un contrôle étatique. En voulant garder la mainmise sur le culte musulman, la République coloniale empêcha qu’émerge une organisation cultuelle indépendante de l’État qui aurait pu en cela servir dans le futur de modèle possible. Il fallut en conséquence prévoir dans les décrets d’application de la loi de 1905 que le traitement des imams soit remplacé par une indemnité temporaire de fonction à peu près équivalente à l’ancien salaire. Cette première entorse à la mise en œuvre de l’article 43 de la loi de 1905 fut prévue pour 10 ans. Elle fut reconduite en 1917 pour 5 ans, puis en 1922 sine die. En 1947, la loi du 21 septembre portant statut de l’Algérie ne revint pas sur cette non-application de la loi de Séparation que les plus républicains des nationalistes Algériens, comme Ferhat Abbas ou Messali Hadj, souhaitaient pourtant voir mise en œuvre. Cette situation fut laissée en héritage au FLN dont le nationalisme superposait identité algérienne et identité musulmane. Les vainqueurs de l’indépendance reprirent sans hésitation la pratique du contrôle étatique du culte et profitèrent des accords passés avec la France dans le cadre de l’envoi des intervenants en ELCO pour organiser le culte à des fins d’influence sur la diaspora algérienne, donnant ainsi le coup d’envoi, avec la bienveillance paresseuse des autorités françaises, à la gestion « consulaire » de l’islam{56}. Plus encore, les autorités françaises n’opposèrent aucune alternative, au contraire, à la prise en main, au début des années 1980, de la Grande Mosquée de Paris par Alger{57}. Celle-ci devint ainsi la tête de pont d’une vaste chaîne de contrôle appuyée sur la venue en France de centaines d’imams à la solde du gouvernement et ventilés au sein d’un réseau de mosquées dites « algériennes », avec une attention particulière portée aux mosquées fréquentées par les anciens harkis et leurs familles, ce qui permettait qu’ils soient réintégrés par le biais de l’islam dans l’algérianité. Cette situation résume à elle seule le tragique de la grande mosquée de Paris, celui d’un symbole qui semble trop lourd pour ceux qui en ont la charge et qui n’arrivent pas à être à la hauteur de ce qu’elle représente pour asseoir un islam de France, au grand dam des pouvoirs politiques successifs depuis plus de trente ans. Ce qui avait été accordé à l’Algérie, le Maroc ne tarda pas à le vouloir. La diaspora marocaine pratiquante bénéficie ainsi de nos jours de l’envoi de plus d’une centaine d’imams rémunérés par la Fondation Hassan II ou par le ministère des habous de l’État chérifien. Enfin, la Turquie n’a pas manqué d’user à son tour de la possibilité d’envoyer en France des fonctionnaires qui, titulaires de documents diplomatiques, officient au sein de mosquées dont l’État Turc est pour la plupart directement propriétaire, organisent le pèlerinage à La Mecque des fidèles et se chargent du rapatriement des corps des défunts. Au regard de l’actuel parc de lieux de culte, le nombre d’imams étrangers peut apparaître limité, si ce n’est qu’il se concentre dans les mosquées les plus importantes en nombre de fidèles, provoquant ainsi un gel des vocations qui conduit à la répétition de la situation acquise. C’est ce passif qui explique aujourd’hui à la fois une grande dépendance au regard de l’étranger comme modèle d’organisation et la poursuite de la mainmise des générations anciennes sur le culte aux dépens des jeunes générations qui se tournent pour partie vers un islam plus indépendant des États, mais qui est loin d’être nécessairement le plus modéré. Après la première affaire dite du foulard de Creil en 1989, Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, installa le 6 novembre de la même année un Comité de réflexion sur l’islam de France composé de personnalités désignées par lui. L’expérience ne put survivre à la fois du fait de la défiance qu’inspira chez de nombreux responsables associatifs cultuels la désignation par l’État de « leurs représentants » et du fait de l’alternance, en 1995, qui vit arriver Place Beauvau un Charles Pasqua soucieux à l’époque d’entretenir, à travers la Grande Mosquée de Paris, des liens privilégiés avec l’Algérie. En 1997, Jean- Pierre Chevènement, nommé à ce même ministère, reprit le dossier dans l’idée, inspirée de Jacques Berque, que la France pourrait être le lieu de l’émergence d’un « islam des Lumières ». À l’issue de consultations réunissant l’essentiel des sensibilités musulmanes présentes sur le territoire, l’adoption, en janvier 2000, d’une charte intitulée : L’islam rejoint les autres confessions à la table de la République. Principes et fondements juridiques régissant les relations entre la république et le culte musulman, permit d’initier un processus de structuration d’une structure de coordination dont les membres seraient élus par les responsables des mosquées et que Nicolas Sarkozy fit aboutir sous la forme du Conseil français du culte musulman (CFCM). Il fut mis ainsi un terme à la pratique qui voulait que l’administration choisît ses interlocuteurs au profit d’un processus électif qui partait de là où les musulmans se retrouvaient dans le culte, la mosquée. Ce système, où le nombre d’électeurs dépend de la surface de prière, a été beaucoup critiqué, sans qu’aucun autre principe n’ait été proposé pour le remplacer, que ce soit la cooptation (mais de qui par qui ?) ou que ce soit, comme il en est pour le consistoire israélite, l’établissement d’un fichier électoral des musulmans (par qui ?). Le problème est ailleurs. Malgré le fait qu’il est intégralement aux mains des responsables musulmans pour son fonctionnement et même si son inscription dans le paysage est maintenant certaine, le CFCM n’a pas réussi à asseoir une légitimité suffisante. Cet échec découle fondamentalement de l’impossibilité des différentes tendances à se trouver une affectio societatis religieuse. Conflits d’intérêts autour de ce qui rapporte dont les labels halal ou les pèlerinages organisés, conflits entre les nationalités qui, reliquat de l’Empire Ottoman, voient les Turcs et les Algériens s’unir contre les Marocains, conflits culturels entre Arabes et Africains, conflits entre les écoles doctrinales et les courants doctrinaires qui ont fini pas écarter de la représentation les chiites, les soufis souvent issus de conversions et les croyantes, mais aussi poids des consulats qui organisent une gestion coloniale inversée de l’islam de France en reprenant à leur compte la tradition gallicane de contrôle, poids d’une bureaucratie parasitaire vivant de l’islam plus que pour l’islam, installée depuis longtemps et qui semble inamovible, poids de l’inertie des mentalités : tout ceci a essoufflé le mouvement de légitimité espéré par les pouvoirs publics. Ces insuffisances, que soulignent amèrement à la fois notre douloureux contexte et les polémiques récurrentes qui énervent au sens propre la société, font qu’on ne peut plus considérer que résoudre le problème politique de la représentation de l’islam sera en lui-même suffisant pour apaiser les frictions dont les musulmans peuvent être tour à tour acteurs et victimes. Car le règlement des questions matérielles, et partant civiles, n’a pas entraîné l’apparition d’une identité religieuse musulmane particulière à l’Europe, c’est-à-dire se départageant de l’identité religieuse musulmane propre aux pays d’origine. Émanciper l’islam en France pour qu’advienne un islam de France, cela ne suppose pas tant de discuter des dogmes que de la relation au fait religieux et à sa pratique au sein d’une société sécularisée. D’en promouvoir une réappropriation ouverte. D’en débattre, et d’en faire part. Une partie des crispations de la société française s’explique du fait de la complète absence de visibilité de telles réflexions. Il en résulte pour l’État la nécessité d’aider les musulmans à fonder et structurer un espace public de débats autour de leur foi et de son observance. Cela suppose que les responsables religieux dialoguent entre eux plus qu’avec les médias ou les ministres, qu’ils montrent à tous ce qui les réunit et ce qui les divise, qu’ils rendent manifestes leurs controverses et délibérations, transparentes leurs prises de position. Autant la mosquée, comme lieu matériel, s’implante dans l’espace public, autant la mosquée, comme lieu immatériel, se dérobe à l’espace mental. L’islam réel demeure obscur au non- initié. Cela ne serait pas un problème, à l’instar du bouddhisme qui est dans le même cas, s’il n’y avait la pression objective qu’exerce la dérive du monde musulman. Dans ce contexte, chacun se demande ce qui se pense et se dit dans les écoles coraniques du mercredi après-midi, ou lors des grandes prières du vendredi{58}. Au fond la question que se posent ceux qui, du fait des circonstances, n’arrivent plus à rester indifférents est quel est le missel de l’islam de France ? S’il n’est plus concrètement celui des caves, le sentiment qu’il donne est d’être resté intellectuellement dans le souterrain. Pour sortir de cette impasse où sont engagés depuis trop longtemps ceux qui veulent en avoir la charge, les responsables cultuels et intellectuels croyants doivent se donner les moyens d’un dialogue si ce n’est d’une confrontation dans un cadre qui ne soit pas éphémère. Un concile qui leur soit propre ou un grand Sanhédrin comme l’a suggéré récemment un auteur avec un certain succès{59} ? L’idée a l’inconvénient de réactiver cette attraction-répulsion qui caractérise le regard des responsables musulmans vis-à-vis du monde juif. Cependant, il suffit de reprendre les questions posées alors par l’Empereur Napoléon aux participants du Grand Sanhédrin qui se réunit de 1806 à 1807, dans un contexte de profonde mise en cause des acquis de la Révolution française et d’un renouveau de l’antisémitisme, où les « israélites », selon le vocable de l’époque, étaient de nouveau accusés de pratiques déloyales et contraires à la fraternité patriotique, pour que ce parallélisme puisse revêtir une dimension positive. Accusation d’enrichissement par l’usure aux dépens des goys, acquisition des plaines rhénanes aux dépens des « Français », autant d’accusations fausses bien sûr, mais qui ne furent pas récusées d’emblée par l’Empereur, lequel décida ou feignit de décider d’en avoir le cœur net de manière appropriée et définitive. La réponse rabbinique aux questions posées permit de prouver que l’aversion envers les juifs reposait sur des préjugés fallacieux. Ils purent l’établir en montrant à tous le caractère évolutif de leurs pratiques qui ne reposaient sur aucune lecture littérale de la Torah et en défendant devant tous le caractère résolu de leur conscience civique, repoussant ainsi les mises en doute. Or, les questions posées à l’époque résonnent d’une étrange actualité : – Première question : Est-il licite aux juifs d’épouser plusieurs femmes ? – Deuxième question : Le divorce est-il permis par la religion juive ? Le divorce est-il valable sans qu’il soit prononcé par les tribunaux et en vertu des lois contradictoires à celles du Code français ? – Troisième question : Une juive peut-elle se marier avec un chrétien et une chrétienne avec un juif ? Ou la loi veut-elle que les juifs ne se marient qu’entre eux ? – Quatrième question : Aux yeux des juifs, les Français sont-ils leurs frères ou sont- ils des étrangers ? – Cinquième question : Dans l’un et dans l’autre cas, quels sont les rapports que leur loi leur prescrit avec les Français qui ne sont pas de leur religion ? – Sixième question : Les juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? Ont-ils l’obligation de la défendre ? Sont-ils obligés d’obéir aux lois et de suivre les dispositions du Code civil ? – Septième question : Qui nomme les rabbins ? – Huitième question : Quelle juridiction de police exercent les rabbins parmi les juifs ? Quelle police judiciaire exercent-ils parmi eux ? – Neuvième question : Ces formes d’élection, cette juridiction de police judiciaire sont-elles voulues par leurs lois ou simplement consacrées par l’usage ? – Dixième question : Est-il des professions que la loi des juifs leur défende ? – Onzième question : La loi des juifs leur défend-elle l’usure envers leurs frères ? – Douzième question : Leur défend-elle ou leur permet-elle de faire l’usure aux étrangers{60} ?
Bien évidemment, il est possible de considérer que poser de
telles questions serait une forme de stigmatisation, les croyants musulmans n’ayant rien à prouver et ce, d’autant plus que nombreux sont ceux qui ont la citoyenneté française. Or, c’était aussi le cas des juifs en 1806{61}. Cependant, attester que les musulmans, malgré les pressions idéologiques auxquelles ils sont soumis par le wahhâbisme, le salafisme, l’islam consulaire, ne pourront être détachés de la communauté nationale ou de la communauté de vie au sein de laquelle ils sont résidents, c’est tout l’enjeu du présent. Reprendre, dans l’esprit, la démarche qui a permis de stabiliser la représentation cultuelle des Français juifs soulignerait que l’objectif est d’asseoir définitivement les musulmans à la table de la République qu’elle se doit de protéger leur culte comme les autres. Un tel jeu de clarification aurait en outre l’avantage, je le dis, de mettre la France en demeure d’être à la hauteur de la conception de la fraternité qu’elle exige de tous. Certes, le questionnaire serait à aménager, certains sujets pouvant apparaître incongrus, réglés, voire discriminants. D’autres manquants. Cependant, beaucoup de ces interrogations n’en expriment pas moins, à tort ou à raison, des perplexités, des craintes, des fantasmes qui existent non seulement à l’égard de l’islam, mais aussi au sein de l’univers musulman pris au sens large. Il faudrait que le processus se déroule à travers toute la France et consiste en des États généraux avec des assemblées locales au plus près des communautés de fidèles, département par département, ville par ville, en laissant pleinement leur place aux religieux et non en privilégiant les seuls entrepreneurs de mosquée que l’on nomme trop facilement « recteurs » dès lors qu’ils ne sont pas imams et qu’il se termine par une sorte de synode, de concile ou de convent musulman, et qui pourrait aussi s’apparenter à ce qu’on appelle dans le monde laïque une conférence de consensus. Comme on voudra. Les sujets les plus urgents à traiter sont connus. Ils ne peuvent aboutir faute de ce processus, Les imams ? Il s’agit d’instaurer un mode de contrôle des compétences et de labellisation des ministres du culte et des aumôniers avec, à la clef, l’obligation d’une inscription à la CAVIMAC de manière subsidiaire à l’absence d’affiliation à une autre caisse sociale. L’État a son rôle à jouer dans cette affaire en assumant pleinement le contrôle des associations gestionnaires des mosquées, des comptes et des déclarations d’employeur, dès lors que celui qui conduit la prière n’a pas d’autre activité. L’absence d’exigence de l’État a un effet négatif sur le tissu associatif musulman. En la matière, il y a pourtant un précédent qui prouve que l’État, quand il en a la volonté, sait faire. Il s’agit de la vaste opération à laquelle ont été soumises les associations des Témoins de Jéhovah quand leur était dénié le bénéfice des associations cultuelles. Plus d’un millier de contrôles opérés sur une année fiscale, assortis de saisies d’importantes sommes d’argent, qui paradoxalement, in fine, les a aidés, certes dans la douleur, à asseoir définitivement leur statut de culte comme les autres{62}. Une telle opération dans le monde musulman permettrait aussi de mettre un terme à certaines facilités, pour ne pas dire plus, qui voient certains entrepreneurs de mosquées avoir du mal à séparer dépenses privées et associatives. Les lieux de culte ? Ils continuent de susciter des débats sans fin. Même s’il n’est pas certain, à mes yeux, que les difficultés en la matière soient insurmontables dès lors que les responsables musulmans tant locaux que nationaux décident de conjuguer leurs efforts, il pourrait être envisagé de renouveler ce qui fut fait au moment de l’arrivée des rapatriés d’Algérie qui eurent besoin d’un système de prêts bonifiés de la caisse des dépôts et consignation engagé au profit de l’AFINER, l’Association pour le financement des édifices religieux, qui permit de construire des dizaines de lieux de culte catholiques, protestants et israélites. Dans la suite de ce que le législateur avait autorisé au cours de la même période, précisément en 1961 et à l’instigation de Paul Delouvrier, afin de faciliter la construction de lieux de culte dans les villes nouvelles en chantier, il ne serait pas inopportun d’élargir à l’ensemble des collectivités locales, et non pas seulement celles en expansion, la possibilité de garantir les emprunts contractés par des associations cultuelles{63}. Cette mesure, certes dérogatoire à la loi de 1905, permettrait d’accélérer l’achèvement de maints chantiers. Certes, ces aspects fonctionnels et matériels n’épuisent pas le cœur du débat. Mais à travers les réponses qu’ils apporteront à ces questions, les responsables et les intellectuels qui voudront penser cette foi parce qu’ils l’assument et la partagent auront à établir ce qu’ils entendent diffuser comme vision de notre commune humanité. Par leur manière d’enseigner au sein des mosquées et autres canaux de la foi, ils auront à affirmer que la famille humaine dépasse les bornes de l’Oumma, la communauté des croyants au sein de laquelle l’entraide, la compassion et la solidarité font loi. 14 Élévation
« Plus vous tolérez l’islam, plus forte sera la pression qu’il
fera peser sur vous{64} », telle est la sentence récente du philosophe radical Slavoj Zizek, résumant ainsi une demande en partie devenue aussi folle que provocatrice et l’incapacité, qui fonde la spirale, à lui opposer une réponse qui ne soit pas empreinte de mauvaise conscience, d’hypocrisie ou de sottise. L’analyse du Slovène est percutante, elle met à bas les conformismes de gauche, et l’on peut comprendre ce qui inspire cette urgence, si l’on se souvient que Slavoj Zizek vient d’un pays qui n’existe plus, l’ex-Yougoslavie, dont l’éclatement s’est accompagné d’une guerre d’autant plus atroce qu’elle fut tout à la fois, et suivant les moments et les zones, une guerre nationaliste, une guerre civile et une guerre de religion. Les crimes terribles dont la France est victime depuis plusieurs années veulent nous entraîner dans une désagrégation équivalente. L’assassinat de juifs parce que juifs, de chrétiens parce que chrétiens, les aimantations symboliques surgies du passé même des conflits, les modus operandi et les gestes rituels ad nauseam, le martyre d’un prêtre dans une église n’avait pas eu d’équivalent depuis les épisodes sanglants du XVIe siècle entre catholiques et huguenots, le massacre de civils lors de moments de détente significatif d’un éthos de la jeunesse ou de liesse le jour de la fête nationale, l’égorgement d’une mère devant son enfant parce qu’elle représente l’autorité de l’État, et le tout, réalisé en grande partie par des voisins, par des gens que l’on connaît, que l’on a pu croiser dans les rues, s’apparentent à des actes de guerre civile de basse intensité. C’est un diesel qui démarre lentement, et programmé pour tenir car son moteur est l’affirmation maladive d’une identité religieuse. Cette nouvelle affirmation pathogène, on la fait claquer à la figure des non- croyants, et c’est un bouleversement d’époque, les non- croyants ayant été ceux qui, pendant des décennies, ont donné le ton dans l’ensemble des secteurs de la vie sociale de notre pays. Jusqu’à la chute du Mur de Berlin, l’idée qu’en France la question la plus récurrente serait la gestion du fait religieux n’effleurait l’esprit que de peu de monde{65}. Pour beaucoup des membres d’une génération devenus influents dans la vie publique au cours d’une séquence qui s’est étalée du Mai des étudiants en 1968 à la victoire de la gauche en 1981, ce qui donnait le ton en effet, c’était bien autre chose. Les identités qui s’affrontaient dans les enceintes scolaires, celles d’où venait la vie des mots d’ordre, des revendications et des luttes avec l’autorité enseignante, dans une ambiance qui voulait indéfiniment prolonger le printemps, se déclinaient en trotskyste, maoïste, anarchiste, ou même sioniste, voire monarchiste. C’est-à-dire des identités politiques. Jusqu’à l’extrême droite qui était davantage dominée par ses païens d’Ordre nouveau, nostalgiques du fascisme, que par l’Action française dont l’affirmation catholique était plutôt inspirée chez ses dirigeants par des considérations tactiques plus que par une foi profonde. De la rue jusqu’aux entreprises il en allait de même. C’était avant. Un monde où, de nouveau, les laïques ou les non-croyants seraient sur la défensive, où l’extrême gauche pourrait s’accommoder dans ses défilés de cris d’allégeance à Allah, était inimaginable. Le cauchemar était de tomber victime de quelque Punishment Park{66} ou d’être enfermé dans un stade avant de disparaître dans l’anonymat. Jamais nous n’aurions pu penser pouvoir être assassinés par de nouveaux damnés de la terre issus d’un ex-Tiers-Monde en décomposition, de lumpen animés par une croyance terrible en l’Au-delà, ou que nos enfants soient abattus parce que buveurs de bière ou amateurs de rock. Mais les faits sont là. Le retour de l’impensé religieux est un phénomène planétaire. Cela a été dit, écrit, analysé sans que le mystère en soit totalement percé, mais qui peut s’en étonner ? Des évangéliques supplantant la théologie de la libération au Brésil au Patriarcat de Moscou se moquant de la Révolution d’octobre, en passant la fin des kibboutz au profit des colonies nationales religieuses aux limites d’Israël ou l’essor du Falun Gong en Chine sur les décombres du printemps de Pékin, la revanche du religieux n’épargne aucun continent. En Europe, même si par endroits des christianismes intégristes lèvent leur tête, le retour le plus virulent du religieux, celui des mises à mort préméditées, se fait au nom d’Allah, telle la projection d’une croisade inversée à partir d’un monde musulman qui, à plus d’un titre, fait partie de notre intime historique, politique, social. Alors que penser face au pronostic pessimiste du philosophe Slovène ? Admettant volontiers ne pas posséder les clés de l’avenir, je m’autorise cependant à livrer ici les quelques pistes que suggère une décennie d’engagement sur cette question puisqu’il y va d’un débat qui nous concerne tous et pour longtemps. D’abord, il me faut dire que les différents notables ou intellectuels qui s’efforcent de représenter les musulmans en s’empressant aussitôt de déclarer que leur croyance est un fait de culture, non pas de foi, et qui refusent par-là aux plus démunis la légitimité de se consoler et d’espérer dans « l’âme d’un monde sans cœur{67} », indiquent tous une fausse route. S’affirmer de la sorte « musulman culturel » est une manière pour des élites de se distinguer afin de se faire reconnaître par la société au sein de laquelle elles veulent s’intégrer. Il faut laisser entendre, dès lors, qu’on ne croit plus réellement, même si on cotise, par coquetterie et non par conviction, à des signes d’appartenance communautaire. L’utilité fondamentale et le bénéfice qu’on en retire sont d’éviter les signes d’une pleine adhésion à la croyance, c’est-à-dire de contourner le cœur même du problème : aller à la mosquée, effectuer un pèlerinage, vivre sa foi, être pleinement croyant musulman dans ce pays. Il ne s’agit là que d’une dénégation personnelle. Le tour de passe-passe permet aussi de nier, depuis l’islam lui-même en apparence, que l’islam est en phase ascendante et il permet, dès lors, de s’épargner la question de savoir comment le régime laïque peut le contenir, comment l’État devrait prendre en charge cette force afin d’en défendre la société et quelles règles il devrait fixer pour limiter la prétention de ses manifestations les plus radicales. Refuser d’assumer ces évidences n’aboutit qu’à deux impasses : renforcer les tendances les plus hostiles aux musulmans et se couper des fidèles des mosquées qui ne peuvent voir en cette affirmation d’une identité culturelle qu’une pirouette pour ne pas les prendre au sérieux. À l’inverse, je soutiens que fixer des règles, c’est prendre l’islam, en tant que croyance, au sérieux. En ce sens, il vaut mieux une loi interdisant le port du voile à l’école que l’absence de loi accompagnée de commentaires condescendants ou honteux sur l’arriération du croyant, que le renforcement des ghettos scolaires, que les déchirements du corps enseignant. L’urgence est bien à l’émergence d’autres pratiques de l’islam s’inscrivant pleinement dans la Révélation, capables de donner du corps à une force spirituelle prouvant qu’elle est capable de prendre en compte les vues des autres dans leur inaliénable condition humaine. Autrement dit, faire le chemin parcouru par les cultes juifs et chrétiens, parce qu’il y eut des penseurs pour en tracer la perspective. C’est penser l’inverse du défi fondamentaliste. La question de l’humanisation est ici cruciale. Comme pour toutes les œuvres de l’esprit, la valeur d’une religion se mesure aussi à son anthropogénèse, à sa capacité à fabriquer de l’humanité. Le fondamentalisme met en œuvre des actes cruels. Il inspire l’assassinat de tout un chacun, indigne de vivre dès lors qu’il n’est pas musulman. Ces actes déshumanisent le genre humain. Mais il faut avoir alors le courage de dire que le djihadisme s’inscrit pleinement dans la modernité, celle de la mondialisation, de la déterritorialisation des subjectivités capitalistes, celle qu’Adorno a nommée la « désublimation répressive », c’est-à- dire la modernité du totalitarisme, l’invitation idéologique à ne plus refouler ses instincts, à jouir d’eux, à faire de son ressentiment une raison et une arme, cela qui, dans l’habillage d’une foi absolutiste, nourrit la vision d’une vie à venir projetée aux dépens du plus grand nombre, établissant le règne de la destruction, s’accomplissant dans le fait de mourir après avoir tué. Les responsables et intellectuels musulmans doivent réaffirmer pour tous, et en particulier en direction de cette fraction de la jeunesse musulmane tentée par le djihad suicidaire, qu’il y a bien une commune humanité qui lie et relie tous les hommes. Ils doivent attester que cette commune humanité n’est pas rompue par l’absence de foi ou par l’adhésion à d’autre fois, fussent-elles irréductibles à l’islam. Cette démonstration constituera la meilleure plaidoirie pour l’existence de tous, dont eux et les leurs, dans la paix. Ce qui suppose des actes braves autant que des pensées généreuses. Parmi ces actes qui pourraient permettre d’aider à lever définitivement les doutes ou les appréhensions sur la capacité de l’islam à rejoindre l’universalité concrète, il y a la constitution d’un islam social comme il existe un christianisme social ou un judaïsme social{68}. Il y a à faire la démonstration massive que de l’islam peut provenir un acte de compassion, d’une compassion bénéfique pour l’entière société, au-delà de la seule communauté musulmane, que la zakât est bien une aumône pour tous, ce dernier mot étant dérivé du grec eleêmôn qui signifie précisément « compatissant » à l’instar de l’huile qui oint, se répand et se communique sans compter. Il manque à l’islam de France un abbé Pierre. Sa force résidait autant dans la soutane qu’il portait que dans l’évidence qu’on ne pouvait le réduire à un curé luttant pour loger les catholiques. Il a ainsi, quitte à énerver bien des laïques, davantage fait pour l’image de l’Église dans l’espace public que bien des sermons. Cette liberté trouve son prolongement dans le Secours catholique et le Centre d’accueil et de secours protestant qui se moquent de la foi de ceux qu’ils assistent ou encore dans l’action de la Licra, dont l’histoire est intimement liée à celle du monde juif, mais qui ne prend pas uniquement en charge les victimes de l’antisémitisme. Un islam social qui participerait activement à l’esprit de ce pays encore et toujours orgueilleux de sa particularité et de sa civilité, voire un islam humanitaire qui accompagnerait l’accueil fraternel des migrants, quels qu’ils soient, musulmans de différentes obédiences et de diverses origines, chrétiens persécutés, juifs contraints à l’exil comme il en existe encore, qui donnerait à sa jeunesse, cherchant comme toute jeunesse à employer sa générosité, un motif de fierté en même temps qu’un lieu d’éducation et de responsabilisation ainsi qu’une reconnaissance, un tel islam est-il une utopie ? Il demeurera utopique, pour sûr, tant que ne sera pas résolue la difficulté majeure de la formation de cadres et de penseurs. Comment favoriser la création d’une école de pensée, d’un lieu de la réforme ? L’islam de France aurait besoin d’une école pour une tâche de si longue haleine qui vise à faire émerger des « intellectuels organiques » au sens ou Gramsci l’entendait, c’est-à-dire qui soient capables d’apporter à la leur communauté « homogénéité et conscience{69} ». Pareille tâche ne peut relever seulement de l’injonction extérieure. Il appartiendra à ces nouveaux maîtres scolaires de garantir que l’islam qu’ils auront la charge de promouvoir soit fidèle au meilleur de son histoire, d’accomplir les mérites de leurs précurseurs, de reprendre le flambeau tombé des mains d’un Abdul Hamid Bakhit, ce cheik égyptien qui écrivait dans les années 1950 que les « exigences de la vie moderne imposent d’évoluer. Il ne faut plus rendre obligatoire le jeûne de Ramadan et diminuer le nombre de prières », de réattaquer la question de la distinction entre le religieux et le politique, d’établir une lecture non ambiguë de la loi divine attestant que la femme est un être libre, et le mariage un choix réciproque, pour fonder, si on le désire, une famille. Car l’autre versant de cette formation de cadres est qu’elle devrait doter la communauté d’esprits neufs, c’est-à-dire d’esprits pieux aptes à porter des projets modernes, aptes à la gestion, à l’invention, à l’administration de haut niveau, témoins d’une intellectualité renouvelée où l’attachement à la théologie ne se séparerait pas de la capacité à faire œuvre dans le monde ; voire à le transformer pour le bien de tous. Comment susciter ces cadres ? On rêverait aujourd’hui d’une École normale supérieure de l’islam de France, mais qui emprunterait au centre Sèvres ce qu’est cette faculté jésuite de Paris à l’Église catholique, un lieu où l’on allie le niveau le plus exigeant à la fois dans la pensée religieuse et la culture profane, où l’on délivre des diplômes théologiques et généraux reconnus. Le cadre juridique existe puisque d’autres cultes l’utilisent. L’État, tout en ne franchissant pas la ligne jaune que constitue le respect de loi de 1905, peut avoir pour rôle d’en donner l’impulsion politique. Dire tout cela reviendrait-il à insulter, ou presque, le fidèle français dont la foi véridique n’est pas instrumentalisée et qui souvent a résolu depuis longtemps ces questions ? Mais la vertu cardinale d’un islam des Lumières serait qu’il nous dépasserait, lui et moi, qu’il agirait au-delà de lui-même, tel une déclaration irréversible, théorisée et formalisée et comme un modèle adressé au monde musulman en son entier. Pour l’essentiel, cet essai n’aura cessé de le pointer, la question de l’islam de France est une question d’hommes réels. Y répondre dépendra de la bonne volonté de celles et ceux qui voudront s’y investir et il y faudra sans doute une génération. Jusqu’au jour où émergera le Bernanos musulman, le musulman universel qui manque au présent. Remerciements
Ma gratitude à Yannick Blanc et Christophe Ramaux pour
leur lecture et les précieux échanges dont ils m’ont gratifié. Une pensée particulière pour la scrupuleuse M. J. et l’hospitalité courageuse du peuple grec. Il va de soi que je suis le seul responsable des erreurs que pourraient contenir ce texte et que les thèses qui y sont développées n’engagent que moi. {1} A. Meddeb, La Maladie de l’islam, Paris, Éd. du Seuil, 2002. {2} Le procès de Jean Calas se déroula en 1761-1762. De confession protestante, il fut accusé à tort d’avoir assassiné son fils pour l’empêcher de se convertir au catholicisme. Roué vif, et étranglé par indulgence pour abréger ses souffrances, il fut brûlé en place publique, avant d’être réhabilité par le Parlement de Toulouse en 1765. Cette affaire inspira à Voltaire son Traité sur la tolérance, écrit dans le but d’en obtenir la révision. Le procès de François-Jean Lefebvre, chevalier de La Barre (1745-1766) fut l’une des causes célèbres défendues par les philosophes des Lumières. Accusé d’avoir profané une statue du Christ à Abbeville, le chevalier de La Barre fut condamné à mort. Voltaire rédigea à cette occasion la Relation de la mort du chevalier de La Barre à Monsieur le marquis Beccaria et Le Cri d’un sang innocent. {3}L’édit de Tolérance signé par Louis XVI en 1787 permit aux non-catholiques de disposer de registres d’état civil tenus par des officiers royaux. Le refus de certains Parlements d’enregistrer l’édit en empêcha l’application générale. {4} Déclaration à laquelle étaient aussi tenus les protestants qui, depuis la révocation de l’Édit de Nantes, n’avaient plus les leurs puisqu’ils étaient censés s’être tous convertis à la foi romaine, ce qui les obligeait à faire inscrire leurs baptêmes, mariages, décès dans les registres paroissiaux catholiques. À partir de 1787, l’Édit de Versailles permit aux protestants de bénéficier de l’état civil paroissial sans être obligés de se convertir. La situation des juifs, qui n’étaient pas considérés comme sujets ordinaires du roi, fut encore plus complexe et varia d’une région à l’autre. Ce fut le décret impérial du 20 juillet 1808 qui obligea les « sujets de l’Empire qui suivent le culte hébraïque » à se déclarer sous la forme d’un nom et prénom définis à l’État civil en adoptant ceux des personnages connus de l’histoire ancienne ou en usage dans les différents calendriers selon la loi du XI Germinal An XI, contribuant par-là à clarifier leur situation. {5}É. Poulat, « Les Diocésaines. Loi de 1905 et associations cultuelles, le dossier d’un litige et sa solution (1903-2003) », La documentation française, 2007. {6} C’est le célèbre arrêt d’assemblée du Conseil d’État du 28 mai 1954, Sieur Barel et autres, qui mit fin à cette interdiction discrétionnaire. Responsable de l’Union des étudiants communistes, Barel avait été écarté du concours de l’École nationale d’administration (Ena). Depuis 1972, mis à part l’enseignement primaire, l’état d’ecclésiastique n’est plus par lui-même incompatible avec la qualité de fonctionnaire, même enseignant. {7} Voir à ce propos É. Roudinesco, La Part obscure de nous-même, une histoire des pervers, Paris, Albin Michel, 2007, p. 154, 155. {8} CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah c. France, no 8916/05. {9} À partir de cette date, les jeunes Témoins de Jéhovah, dès lors qu’ils avaient fait connaître leur refus de porter les armes du fait de leur foi, se virent assignés à un service civil d’objecteur sans qu’ils aient à le demander, ce qui était respectueux de leur conviction religieuse les portant à penser qu’ils n’avaient « rien à demander à César ». Entre 1950 et 1992, 7 593 d’entre eux avaient été condamnés et emprisonnés pour refus d’obéissance. Le montant cumulé des peines prononcées s’élevait à 8 383 années de détention. {10}Voir sur ce sujet J.-L. Comolli, Daesh le cinéma et la mort, Paris, Verdier, 2016. {11} Emprunté à l’exode des Hébreux dans la Bible, le mot désigne la période entre la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 et l’Édit de tolérance de 1787 où l’ensemble du culte protestant, assemblées, baptêmes, mariages et funérailles, fut effectué clandestinement. Le musée éponyme, sis au Mas Soubeyran dans les Cévennes, en est le mémorial. {12}« Mais un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié et n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale quand tous les liens en paraissent rompus », J.-J. Rousseau, Fragments politiques. {13} Un des exemples de cet oubli régressif est l’effacement dans l’histoire algérienne du conflit sanglant qui opposa le Mouvement National Algérien de Messali Hadj au FLN sur des conceptions fondamentalement politiques et non pas religieuses quant à la manière de mener le combat pour l’indépendance. Voir B. Stora, « La différenciation entre le FLN et le courant messaliste (été 1954- décembre 1955) », Cahier de la Méditerranée, 1983, no 26, p. 15-82. {14} Le Monde, 29-31 janvier 1983. {15} Thèse que soutenait alors et entre autres D. Bouzar dans L’Islam des banlieues : Les prédicateurs musulmans, nouveaux travailleurs sociaux, Paris, Syros, 2001. {16} « Coran aux poings » Le Monde, 25 novembre 1985. {17} Le Monde, 25 novembre 1985. {18} Ce qui est devenu aussi la norme de la culture pornographique très largement répandue, qui rejoint et peut-être alimente même la mythologie djihadiste et sa vision très sexualisée du bonheur paradisiaque. {19} Voir P. Weil, avec N. Truong, Le Sens de la République, Paris, Gallimard, 2016, p. 77. {20} Dans l’apologie du multiculturalisme, un sommet restera l’appel soutenu par divers « scientifiques, anthropologues, sociologues, philosophes, psychanalystes » à ne pas pénaliser l’excision parce que « depuis des temps immémoriaux, nombre de sociétés ont considéré qu’elle était indispensable à l’affirmation de l’humanité des femmes », La revue du MAUSS, (Mouvement Anti-Utilitaire dans les Sciences Sociales), premier trimestre 1989. {21} « Nous voulons glorifier la guerre-seule hygiène du monde […] et le mépris des femmes », proclamait le manifeste du Futurisme en 1908. {22} Lacombe Lucien, film de L. Malle sorti en 1974, raconte comment un jeune paysan s’engage au côté de la Gestapo française par un malheureux hasard lié à un ressentiment social et à un dépit sentimental non une adhésion à une idéologie particulière. {23} A. Badiou, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre, Paris, Fayard, 2016, p. 46. {24} « Médecins, chefs d’entreprise, ingénieurs, universitaires, avocats, cadres supérieurs… ils veulent peser dans le débat », Le Monde, 16 août 2016. {25} Voir C. Desmoulins, L’Islam au feu rouge, Paris, Éd. du Cerf, 2015. {26} Il faudrait ajouter à la charge de ses utilisateurs que le mot d’ordre « Israël assassin » renvoie aux énoncés de l’extrême droite antisémite des années 1930, É avant que n’existe un État nommé Israël, qui faisait des membres du « peuple d’Israël, les Israélites », les coupables de tous les maux du pays. À croire qu’il faudrait voir dans l’utilisation de ce mot d’ordre l’indice d’une intégration dans un certain imaginaire collectif qui n’est pas le meilleur de la France et dont l’une des dernières manifestations importantes, qui fit le lien avec ce passé, furent les mots de Raymond Barre, alors Premier ministre, déclarant au journal de 20 heures de TF1 après l’attentat devant la synagogue de la rue Copernic du 3 octobre 1980 : « Cet attentat odieux voulait frapper les israélites qui se rendaient à la synagogue et a frappé des Français innocents qui traversaient la rue. » Propos d’autant plus odieux qu’il n’y eut pas que des « Français innocents » [sic] qui moururent à cette occasion. Manifestement les vies juives comptaient peu chez quelqu’un qui, sur le tard, eut du mal à réprimer un antisémitisme qui n’était manifestement pas qu’inconscient. {27} Voirà ce sujet J. Birnbaum, Un silence religieux, la gauche face au djihadisme, Paris, Éd. du Seuil, 2016. {28}Voir à ce propos T. Oubrou, « Introduction théorique à la charî’a de minorité », Islam de France, no 2, 1998, p. 27-34. {29} T.Ramadan, Les Musulmans dans la laïcité, Lyon, Tawhid, 1994, p. 122. Faut- il rappeler que la réaction négative d’une partie du corps enseignant qui finira par déclencher la crise du voile a été d’autant plus forte que, précisément, les lycéennes concernées voulaient dans le même temps être dispensée de ces cours où se joue la découverte des genres, du corps et de la sexualité dans un milieu mixte de même que celle des acquis scientifiques sur l’origine du monde ou du vivant et, sur un autre mode, de la complexité de l’histoire ? {30}C’est la thèse depuis longtemps développée par C. Fourest, Frère Tariq, Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan, Paris, Grasset, 2004. {31}« Revendiquer un monde décolonial, entretien avec Houria Bouteldja », Vacarme, printemps 2015. {32} Voir J. Billing, Le Commissariat général aux questions juives, Paris, Éd. du centre de Paris, 1967. {33} H. Bouteldja, Les blancs, les juifs et nous, Paris, La Fabrique, 2016. {34} La Cause du peuple était un journal d’extrême gauche dans l’après 1968 dont J.-P. Sartre devint le directeur afin de mettre un terme aux d’interdictions régulières dont il était victime et aux incarcérations de ses premiers directeurs. Georges Pompidou mit un terme à la répression avec ces mots : « On n’emprisonne pas Voltaire. » {35} J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive. Écrit en 1944, l’essai ne fut publié qu’en 1946 aux Éditions Paul Morihien avant d’être repris par Gallimard en 1954. Sa première partie fut publiée dans Les Temps modernes, no 3, décembre 1945 sous le titre : « Portrait de l’antisémite ». {36}Y.H. Yerushalmi, Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs, Paris, Arléa, 2011. {37} « On peut être en désaccord avec les idées de Houria Bouteldja, alors débattons », R. Brauman, S. Dayan-Herzbrun, A. Gresh, I. Stingers, D. Lestrade, M. Sibony, F. Vergès, M. Soumahoro, M. Benatouil, Libération, 6 juillet 2016. {38} Il en va ainsi du texte publié après le drame du 14 juillet 2016 par 41 personnalités musulmanes se déclarant disponibles pour prendre des responsabilités et qui dans son recensement des victimes des attentats ayant ensanglanté la France oublie les victimes de l’antisémitisme. {39} A.Zekri, « Le président des Républicains Nicolas Sarkozy va plus loin que le Front national », Algérie patriote, 19 juin 2016. {40}É. Zola, « Pour les juifs », Le Figaro, 16 mai 1896. E. Plenel, Pour les musulmans, Paris, La Découverte, 2014. {41}La tendance à la baisse des actes anti-musulmans est confirmée en 2016 par l’Observatoire national contre l’islamophobie, avec, ce qui demeure trop, 149 actes pour les 9 premiers mois de l’année, soit une baisse de près de 54 % par rapport à 2015 selon Abdallah Zékri, son président. AFP, jeudi 20 octobre 2016. {42} D. Leschi, « Les Croix de Feu et La Rocque : la tentation autoritaire à la française », Lignes, mai 2016. {43}J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989. {44} B. Godard, La question musulmane en France, Paris, Fayard, 2015. {45} Une question juridique demeure cependant, celle du devenir des bâtiments à l’échéance de ces baux de 99 ans, soit aux alentours de 2030. Le droit ne laisse que trois hypothèses : la reconduction du bail, la restitution du terrain en l’état où il a été cédé, l’acquisition par le propriétaire du terrain de l’édifice. Se poserait alors la question de savoir si l’édifice relève ou non de la loi de 1905 quant à sa propriété publique et son affectation perpétuelle. {46} Il s’agissait pour les adeptes des écrits de Ron Hubbard de s’acquitter de 50 millions de francs d’arriérés de cotisation sociale grâce à des fonds venant des États-Unis que l’État refusait d’encaisser arguant que leur origine posait un problème d’ordre public. Devant la décision de la Cour de justice, l’État préféra renoncer au recouvrement de la dette qu’il avait un peu plus tôt réclamée. {47} Le plus étrange n’est pas tant d’avoir pensé à Jean-Pierre Chevènement, dont l’image au sein du monde maghrébin et plus largement arabo-musulman est plus que positive depuis ses prises de position prémonitoires au moment de la première Guerre du Golfe, mais qu’il ait accepté de s’atteler à une tâche où il n’a rien à espérer si ce n’est d’affirmer une nouvelle fois son sens de l’intérêt général. Voir J.- P. Chevènement, Un défi de civilisation, Paris, Fayard, 2016. {48} Tout au long des siècles, la question du mode de sépulture a cristallisé les affrontements religieux. Si la Révolution française a transformé les cimetières paroissiaux, ce ne fut pas synonyme de déconfessionnalisation. Le pluralisme religieux fut entériné par le décret du 23 prairial an XII qui prescrivit aux communes d’affecter un terrain à chaque culte professé. Ainsi, le Père Lachaise, ouvert en 1804, fut doté de deux enclos israélites auxquels s’ajouta par la suite, à la demande de l’ambassade de Turquie, un enclos musulman. Il existe encore des cimetières privés confessionnels israélites et protestants où les autorisations d’inhumer sont délivrées par le préfet autant que des emplacements sont disponibles, lesdits cimetières ne pouvant être agrandis. {49} Ce que l’on nomme aujourd’hui, à Bobigny, l’hôpital Avicenne a été ouvert dans le prolongement de la création de la Grande Mosquée de Paris et était réservé aux patients musulmans de Paris et de la région parisienne. Il était placé sous l’autorité de la Préfecture de Police et rattaché au Service de surveillance et de protection des indigènes Nord-Africains. L’ouverture d’un cimetière privé musulman fut autorisée par décret présidentiel en janvier 1934 comme annexe. Il constitue aujourd’hui, juridiquement, un carré confessionnel musulman isolé qu’administre le Syndicat intercommunal des villes d’Aubervilliers, La Courneuve, Drancy et Bobigny. Il abrite en son sein un cimetière militaire où reposent des soldats musulmans de la 2e DB et est inscrit à l’inventaire des Monuments historiques. Le lieu de culte, qui sert aussi à la toilette mortuaire, est géré par une association soufie. {50} Après les circulaires du ministère de l’Intérieur des 29 novembre 1975 et 14 février 1991 qui se contentaient d’indiquer aux maires la possibilité juridique d’organiser des regroupements confessionnels, une circulaire de février 2008 demande aux préfets d’inciter les maires à ouvrir ces carrés dès lors qu’il y a une demande. Même si encore 80 % des musulmans se font inhumer dans le pays dont eux-mêmes ou leurs ascendants sont originaires, fortement incités en cela par un actif secteur commercial qui comprend des établissements bancaires proposant une assurance décès incluant ce type de funérailles, le pourcentage se réduit au fil du temps. {51} L’aumônerie est une tradition chrétienne qui répond à une injonction du Christ : « J’étais en prison et vous êtes venus me visiter […] et dans la mesure où vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait », Matthieu 25, 36 et 40. {52} O. Bobineau (dir.), Former des imams pour la République, l’exemple français, Paris, CNRS Édition, 2010. {53} À Mayotte est toujours en vigueur un statut personnel musulman qui concerne plusieurs milliers de ressortissants français dont une des dimensions peut être la possibilité pour les hommes de contracter plusieurs unions et une justice « cadiale » qui fonde ses décisions sur la doctrine musulmane de rite chaféite. Depuis la départementalisation, les cadis sont salariés du Conseil départemental. Cette situation est un des derniers effets de la non-application de la loi de 1905. Il faut ajouter la spécificité guyanaise où le régime cultuel résulte toujours d’une ordonnance de Charles X de 1828 qui oblige le Conseil départemental à prendre en charge le seul culte reconnu, l’Église catholique. {54}La loi du 16 juin 1851 rattacha définitivement au domaine de l’État les biens habous qui étaient propriétés inaliénables des communautés religieuses, essentiellement les confréries. {55} A. de Tocqueville, Premier rapport sur l’Algérie, rapport des travaux parlementaires, 1847. {56} ELCO ou enseignement des langues et civilisations d’origine : il s’agit d’un système mis en place à partir du début des années 1970 pour permettre aux élèves du primaire et aux collégiens ayant des parents immigrés dont les autorités espéraient le retour au pays d’être en contact avec la culture d’origine grâce à des « enseignants » en détachement administratif du pays d’origine et rémunérés par lui. Ce système a aussi servi à l’introduction d’imans algériens avant qu’en 2001 un accord entre la France et l’Algérie ne clarifie la pratique et que soient officiellement détachés par le ministère des habous algériens, des imams ayant pour mission d’officier dans les mosquées. {57} Inaugurée par la vague orientaliste à partir de 1895, l’idée de construire une mosquée à Paris fut portée par des Radicaux et des Francs-Maçons pendant la guerre de 1914-1918. Ce fut Édouard Herriot, éminent laïque, qui soutint le projet comme député maire de Lyon, puis l’inaugura comme président de la République. L’enjeu était, d’après son rapport à la Chambre, de donner aux musulmans un lieu « d’indépendance religieuse et intellectuelle » pour un islam qui puisse « trouver l’appui de nos sciences afin de rajeunir et de renouveler ses traditions de haute culture ». La construction de la mosquée fut rendue possible grâce au vote d’une loi qui ouvrit un crédit de 500 000 francs ainsi qu’une subvention du Conseil de Paris de 1 795 000 F qui permit à la Société des habous, toujours propriétaire des lieux, d’acheter le terrain. Le budget de fonctionnement de la mosquée de la place du Puits-de-l’Ermite est actuellement, on l’a dit, essentiellement assuré par l’Algérie. {58} C’est aussi l’origine des polémiques récurrentes sur la langue utilisée dans les mosquées et de l’idée d’y rendre obligatoire l’usage du français. On voit mal ce que pourrait être le fondement juridique d’une telle obligation. On voit mal aussi les compétences de l’État laïque pour opérer la distinction entre prêche, prône, prière, sermon, oraison, etc. On voit mal surtout comment interdire au seul culte musulman l’usage d’une langue étrangère dans un bâtiment privé, même dans le cadre d’un exercice public du culte. C’est oublier, par exemple, un peu vite que dans le culte catholique de rite tridentin utilise le latin, les principaux cultes orthodoxes le grec ou le slavon et que l’araméen perdure chez certains chrétiens d’Orient. {59}C. Desmoulins, L’Islam au feu rouge. L’idée de cet auteur qui se présente comme un haut fonctionnaire à la retraite, a été reprise par quelques élus en recherche de solution après les attentats de novembre 2015. {60} Pour prendre connaissance des réponses que les rabbins ont élaborées pour « prescrire religieusement l’obéissance aux lois de l’État en matière civile et politique », voir R. Gutman (dir.), Les Réponses Le document fondateur du Judaïsme français : Les décisions du Grand Sanhédrin, 1806-1807, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2000. {61} Bien sûr on ne peut oublier que Napoléon Ier, à l’instigation de franges antisémites, décréta en 1808 des restrictions juridiques qui allaient à l’encontre de l’égalité des juifs devant la loi. Toutefois, son geste initialement libérateur se poursuivit dans les pays conquis, y étendant l’œuvre de la Révolution, et eut un retentissement dans toutes les communautés juives d’Europe. À l’inverse, la chute de Bonaparte amorça dans ces mêmes pays le retour des ghettos. {62} L’administration n’ayant pas su, sous la pression de parlementaires « antisectes », freiner son élan, le contentieux qui fut engagé s’est conclu par une condamnation de la France par la CEDH pour entrave à la liberté de croyance. {63} Ces propositions furent faites par la commission présidée par le professeur Jean-Pierre Machelon aux travaux de laquelle j’avais participé. Voir Les Relations des cultes avec les pouvoirs publics, Paris, La Documentation française, 2006. {64} S. Zizek, La Nouvelle Lutte des classes, les vraies causes des réfugiées et du terrorisme, Paris, Fayard, 2016, p. 30. {65} À l’exception notable de R. Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Paris, Gallimard, 1981. {66} Punishment Park, film de P. Watkins sorti en 1971, relate comment, pour faire face à une guerre du Vietnam qui s’enlise, le Président des États-Unis décrète l’état d’urgence et autorise la police à déporter puis à assassiner les pacifistes et autres militants de gauche dans un désert dont on ne peut espérer s’échapper qu’en parcourant à pied 80 km jusqu’à atteindre la bannière étoilée, symbole de l’Amérique. {67} « La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. » Sur ces propos de Karl Marx voir l’analyse roborative de J.-C. Milner, La Puissance du détail, Paris, Grasset, 2014, p. 83-105. {68} Le Secours islamique s’y essaie avec l’aide de l’État, sans bénéficier du soutien qu’il serait en droit d’espérer de la part des responsables musulmans. {69} A. Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1983.
Étude sur la philosophie en France au XIXe siècle: Le Socialisme et le Positivisme - Saint-Simon, Charles Fourier, Pierre Leroux, Jean Reynaud, Gall, Broussais, Auguste Comte, Proudhon, etc.
Prévention de l'islamophobie et de la fanatisation islamiste (radicalisation): Textes éducatifs pour élèves de terminales sur le thème de"la laïcité et les croyances religieuses"