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politique étrangère 2:2018

L’Histoire secrète du djihad. D’Al-Qaïda à l’État islamique


Lemine Ould M. Salem
Paris, Flammarion, 2018, 240 pages

L’État islamique de Mossoul. Histoire d’une entreprise totalitaire


Hélène Sallon
Paris, La Découverte, 2018, 288 pages

« Le combat vous a été prescrit ». Une histoire du jihad en France


Romain Caillet et Pierre Puchot
Paris, Stock, 2017, 288 pages

L’effondrement de l’État islamique (EI) en tant que proto-État n’a pas pour
­corolaire son anéantissement. En témoigne, au-delà de la reprise des activités
clandestines au cœur même de sa base territoriale, ou du repli de combattants vers
d’autres provinces actives, la survivance de l’idéologie-matrice qu’est le djiha-
disme. Si le système mis en place par l’EI a déçu de nombreux adeptes, la doctrine
et l’utopie qu’il portait demeurent, à bien des égards, intacts, sur les différents
théâtres d’opérations ainsi qu’en Occident. Ces ouvrages offrent trois perspec-
tives sur la menace djihadiste, trois analyses sous des angles complémentaires.
Tout d’abord la lecture, à travers le prisme d’une figure tutélaire d’Al-Qaïda,
des orientations historiques adoptées par cette organisation met en lumière la
constance doctrinale, en dépit du délitement du groupe. Le deuxième ouvrage
étudie comment l’EI a mis en place et imposé une doctrine proche, concrétisée
dans sa forme la plus extrême comme modus vivendi, à des millions d’individus.
Le troisième livre, enfin, analyse la façon dont cette idéologie s’est greffée sur le
contexte français, mutant et s’adaptant sur plusieurs générations.

L’Histoire secrète du djihad naît du hasard d’une rencontre : celle du journaliste


mauritanien Lemine Ould Salem et de Abou Hafs Al-Mouritani – de son vrai nom
Mahfoudh Ould el-Waled –, « mufti » d’Al-Qaïda. Préparés pendant plusieurs
mois, nourris de la lecture des archives personnelles d’Abou Hafs, les entretiens
sont menés dans sa demeure de Nouakchott.

La vie d’Abou Hafs s’articule autour des grands événements qui ont jalonné
­l’histoire du groupe. Né en 1967 à la frontière du Sénégal, il étudie à l’école
coranique et s’éveille au militantisme sous l’influence d’un mentor chiite
­
­libanais, puis des Frères musulmans, à travers l’actualité des conflits ­palestinien
et afghan, dont il rejoint le front en 1991. Rapidement reconnu pour son é­ rudition
en théologie, sa maîtrise du Coran et du droit islamique, il choisit ­d’intégrer
Al-Qaïda pour sa vision transnationale du djihad, alors que les autres groupes
privilégient des agendas locaux. C’est lors de l’exil de Ben Laden au Soudan
qu’il devient son tuteur religieux et son intime. Dans la période qui précède le
11 Septembre, des divergences idéologiques éloignent les deux hommes, notam-
ment sur le rejet par Abou Hafs d’une attaque d’envergure contre l’Amérique,

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qui ne pourrait selon lui que porter préjudice aux musulmans. Au lendemain de
l’attentat, Abou Hafs trouve refuge en Iran, où il passe dix années entre prison
et résidences surveillées.

L’ouvrage offre une double perspective, intimiste et historique. Il constitue tout


d’abord un texte précieux pour cerner le parcours et la personnalité du « théo-
logien » d’Al-Qaïda. Homme à la détermination farouche, réfléchi et serein,
il dégage une force morale qui lui confère un vrai charisme. S’il fait preuve de
curiosité intellectuelle – les relations qu’il entretient avec le beau-frère de Kadhafi,
ou avec l’ex-patron de la sûreté d’État de Mauritanie en témoignent –, ses opinions
ont été et demeurent ancrées dans un rigorisme inflexible. Il est partisan d’une
charia intransigeante, auteur d’un mémoire sur l’incompatibilité entre islam et
état de droit, et c’est notamment sous son influence que les talibans ont raffermi
leur intention de détruire les Bouddhas de Bamyan. Il se refuse à condamner les
derniers attentats, dont celui de Charlie Hebdo.

Si les informations du livre sont plus méconnues que secrètes, le récit de l’inté-
rieur leur procure un intérêt particulier et lève certains flous. Abou Hafs évoque
ainsi une entrevue entre le mollah Omar et le chef des renseignements pakista-
nais, durant laquelle ce dernier aurait appelé à ne pas dénoncer Ben Laden. Le
récit de la semi-captivité en Iran donne également une perspective instructive sur
l’ambivalence iranienne vis-à-vis des djihadistes. On peut regretter l’absence de
sources ou la persistance de zones d’ombre entretenues par Abou Hafs lui-même
(­pourquoi n’a-t-il par été inquiété en Mauritanie ? Au Soudan ? Ignorait-il le p
­ rojet
du 11 Septembre ? Quelles ont été ses relations avec les autorités iraniennes ?).
Mais l’ouvrage permettra au lecteur souhaitant s’initier à Al-Qaïda d’éclairer des
moments clés de son histoire, et à l’expert de découvrir des anecdotes inédites.

Témoignage d’importance sur une autre réalité historique, L’État islamique de


Mossoul offre une reconstitution très documentée de la mise en place d’un régime
totalitaire dans ce qui fut la capitale économique du proto-État. Hélène Sallon
a couvert pendant neuf mois la bataille de Mossoul pour Le Monde, a mené des
dizaines d’entretiens, et consigné de nombreux témoignages sur la manière dont
le corpus idéologique de l’EI s’est matérialisé pour bouleverser le quotidien de
millions d’individus.

La facilité avec laquelle les troupes de l’EI sont parvenues à prendre la ville
en juin 2013 pourrait surprendre : Mossoul était, en réalité, déjà investie de
­l’intérieur de longue date par les partisans de l’insurrection sunnite. Cette infil-
tration é­ tendue, dans le tissu politique, socio-économique et administratif, leur a
permis de capitaliser sur les fractures confessionnelles et démographiques locales
pour asseoir leur domination, en exploitant les griefs des sunnites – victimes
de la politique discriminatoire d’Al-Maliki – contre les chiites, et des ruraux
– adeptes du salafisme récemment installés en ville et socialement déclassés –
à l’encontre des citadins d’origine. Accueilli parfois avec crainte, souvent avec
­circonspection ou curiosité, l’EI adopte avec pragmatisme des mesures visant
à combler les carences d’un État irakien défaillant, rassurant les plus inquiets :
travaux de v ­ oiries, stabilisation du réseau électrique et ramassage des ordures…
Puis se met en place une institutionnalisation généralisée de la terreur, régentant

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tous les aspects de la vie religieuse, sociale et politique des Mossouliotes. S’y
retrouvent les attributs caracté­ristiques des totalitarismes du xxe siècle : admi­
nistration ­politico-financière entièrement tournée vers la concrétisation de l’utopie
du « califat » ; martellement de la propagande ; surveillance stricte ; volonté de
faire table rase du passé (du changement de noms de rues à la refonte totale des
programmes scolaires) ; déshumanisation de l’ennemi (Yézidis, chrétiens, chiites,
apostats…) et projet génocidaire ; exactions arbitraires ; bureaucratie lourde et
méticuleuse ; fanati­sation d’une jeunesse destinée à perpétuer le projet.

L’ouvrage documente avec minutie l’installation graduelle mais rapide de


l’implacable machinerie totalitaire, ses rouages et son emballement. La diversité
des témoignages, ainsi que des sources (sources primaires – citoyens ou activistes,
forces antiterroristes –, mais aussi articles ou études plus académiques), constitue
l’une de ses forces et permet de cerner pleinement une réalité contemporaine
glaçante. La place qu’il attribue aux ressorts du djihadisme invite les instances
irakiennes ou internationales en charge de la reconstruction à prendre la mesure
des obstacles à l’actuelle unité de la ville : en particulier la survivance des luttes
confessionnelles et l’intrication toujours réelle d’anciens membres de l’EI au sein
de la société et de l’économie. La question de la perte d’identité de la ville se pose
également : est-il encore possible d’en reconstituer le cosmopolitisme et le patri-
moine culturel, après les exactions à l’encontre des minorités, ou leur exode ?

Le troisième ouvrage, « Le combat vous a été prescrit », analyse la genèse du djiha-


disme sur le sol français et décrit, au travers de multiples profils, la diversité des
parcours ainsi que leurs liens, mettant en lumière la continuité du phénomène, ses
mutations, son déploiement dans les vingt dernières années en France, ainsi que
sa « rencontre » avec l’agenda meurtrier de l’EI.

Les premières formes de djihadisme apparaissent dans le milieu de l’immigration


algérienne des années 1990, naissant du ressentiment envers le régime algérien
pour sa répression ­exercée contre le FIS1, puis contre le GIA2, groupes associés à
l’idée d’émancipation vis-à-vis de l’ancien colonisateur ­français. L’hostilité envers
la France, alliée du régime d’Alger, prend de l’ampleur et le combat s’exporte
d’Algérie vers le territoire national, notamment avec le détournement du vol
Alger-Paris en 1994. Puis le djihadisme français s’affranchit du combat algérien,
avec le ralliement du GSPC3 à la conception transnationale du djihad d’Al-Qaïda,
galvanisé par l’impact médiatique des attentats du 11 Septembre et le développe-
ment d’internet, qui en a profondément changé le paradigme. Les différents fronts
(Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Irak) attirent par la suite des combattants qui
assureront un mentorat idéologique aux générations ultérieures, jusqu’au départ
de centaines de jeunes Français vers le territoire du « califat ».

1. Front islamique du salut, formation politique algérienne fondée en 1989 et militant pour la création d’un
État théocratique.
2. Groupement islamique armé, organisation algérienne née en 1991, visant à renverser le pouvoir
­algérien pour fonder un État islamique.
3. Groupement salafiste pour la prédication et le combat, organisation dissidente du GIA, fondée par
Hassan Hattab en 1998 et ancêtre d’Al-Qaïda au Maghreb islamique.

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Les auteurs s’appuient sur des sources policières, judiciaires et de renseignement,


ainsi que sur de nombreux entretiens avec des djihadistes. Ils exploitent leur
connaissance profonde du milieu pour dresser une recherche fouillée, parfois
dense, sur la confluence entre les griefs d’un vivier de Français radicalisés et
l’essor du projet de l’EI. Les biographies détaillées de figures emblématiques du
djihadisme français illustrent les passerelles entre réseaux et le continuum entre
générations, à la façon d’un arbre généalogique. Elles éclairent avec force détails
les parcours d’idéologues et recruteurs influents de l’EI ou d’Al-Qaïda, la plupart
ayant bâti leur idéologie dans les années 2000 en France, la cristallisant dans le
sanctuaire salafiste francophone du Caire, antichambre de la future émigration
vers la Syrie ou l’Irak. Parallèlement, les verbatim de personnalités du contre-­
terrorisme témoignent de la prise de conscience très progressive du phénomène
par les autorités.

Dans un souci constant d’exhaustivité, ce panorama du djihadisme français


­rassemble les éléments clés permettant aux décideurs d’appréhender les strates
successives de sa construction, et les ressorts idéologiques qui le sous-tendent, leur
multiplicité et complexité expliquant l’échec des politiques de déradicalisation.

Une idéologie fermement ancrée, des causes qui perdurent, mais mutent ou font
tache d’huile en fonction des contextes locaux : autant de facteurs qui alimentent
le djihadisme et l’inscrivent dans le temps long. Ces ouvrages, issus de travaux de
recherche sur des aspects particuliers du phénomène, en décortiquent les ressorts
et invitent à la réflexion sur la nécessité de mener une lutte systémique, déclinée
sur de multiples fronts, adaptée aux situations politiques, historiques, culturelles
et socio-économiques nationales.

Laurence Bindner
Consultante sur l’analyse de la diffusion des contenus
terroristes en ligne, co-fondatrice de JOS Project

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RELATIONS INTERNATIONALES méconnaissance de l’histoire des autres


est source d’erreurs graves, à ­l’intérieur
(réactions à la crise de ­l’immigration),
à l’extérieur (les interventions « huma-
VIVRE LE TEMPS DES TROUBLES nitaires » qui, le plus souvent, aggravent
Thierry de Montbrial les crises régionales). Le xxe siècle nous
a pourtant légué des révolutions scienti­
Paris, Albin Michel, 2017, 176 pages fiques en tous domaines – relativité,
mécanique quantique, logique mathé-
Thierry de Montbrial relève ici un matique, ­biologie moléculaire, informa-
défi « modeste et ambitieux » : celui tique et intelligence artificielle… – qui
d’une réflexion sur la perspective, suggèrent que la mondia­
­ lisation
dans un xxie siècle mal parti, d’une relève de l’inévitable. Le « secret de
progression empirique vers la « gou- la vie » serait à notre porte. Et pour-
vernance mondiale ». Dans un vaste tant, ­souligne l’auteur, au xxie siècle
tour d’horizon, il étudie, en trois la passion semble l’emporter sur la
chapitres denses, foisonnants, l’inter- ­raison. « Les groupes humains, peuples
section entre « la présence du futur », et nations, ne se dissolvent pas dans
« l’empreinte du passé » et « le choc l’océan de la ­technologie », et ils réa-
du présent ». On pense immanquable- gissent de manières très différentes
ment à Antonio Gramsci : « La crise à ces mutations.
consiste justement en ce que l’ancien
meurt quand le nouveau ne peut pas Que signifie dès lors le concept de
naître. » « progrès » ? Dans le domaine de
la connaissance « pure », il est iné-
Le futur est là. Voici la visite guidée et luctable. Mais quid des révolutions
savamment critique de notre anthro- nucléaire et numérique ? Sait-on se
pocène (Paul Cruzen), où certains doter d’institutions améliorant les rela-
voient la perspective d’une énergie tions sociales et politiques ? Le référen-
propre illimitée à un coût marginal dum améliore-t-il la démocratie ? On
(Jeremy Rifkin), d’autres une combi- peut en douter. Surtout, l’erreur cardi-
naison entre intelligence artificielle nale pour qui cherche le chemin de la
et percées médicales, laissant poindre gouvernance globale, est la tentation
l’immortalité (la « singularité » de Ray de considérer comme « universelles »
Kurzweil). Thierry de Montbrial ne se les valeurs… de l’Occident. « Si avant-
laisse pas séduire par les prophètes gardiste qu’un peuple puisse se consi-
de l’avenir : la conscience l’emportera dérer, au nom de quoi pourrait-il
toujours sur l’intelligence artificielle ; s’arroger le droit d’imposer ses vues
les religions font de nouveau irrup- sur d’autres peuples ? »
tion sur la scène internationale et
« expriment aussi bien le futur que Quant au présent, il réinvente le rap-
le passé » ; le robot le plus intelli- port entre populations et territoires.
gent sera incapable d’engendrer une Les conflits d’aujourd’hui traduisent
éthique. Nous vivons donc « le temps le clash entre projets géopolitiques
des troubles ». structurés par des phénomènes iden-
titaires. Les belles avancées institu-
L’empreinte du passé demeure lourde. tionnelles (ONU) ou conceptuelles
L’histoire sert trop souvent des inté- (sécurité collective, « communauté
rêts étroitement nationaux, quand la internationale ») ont tourné en mythes,

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qui gomment les véritables leçons de L’amour premier, c’est bien sûr la
l’entre-deux-guerres : la relation entre Chine, trente années durant dans sa vie
économie et politique, l’impuissance de diplomate, du plus modeste poste
du droit à régler seul les différends au plus grand (du service militaire au
entre États, et la pertinence, plus poste d’ambassadeur, en passant par
lourde que jamais, de l’équilibre des celui de directeur d’Asie du Quai). Ce
forces (« balance of power »). livre est d’abord un long chant d’admi-
ration, et on devrait dire de tendresse,
L’auteur clôt sa réflexion sur six pro- d’un « amoureux discret de la Chine,
positions. Les Américains ne sauraient attentif à ses bruits, à ses silences, à
gouverner le monde – ils défendent
ses odeurs, à tout ce qui la rendait
leurs intérêts nationaux. Les Chinois
délicieuse, et que je ne souhaitais ni
naviguent entre une ambition déme-
déranger, ni changer, ni voir dispa-
surée et le désir concomitant de stabi-
raître ». Les innombrables déplacements
liser leur environnement international.
– autorisés ou non – de Claude Martin
L’interdépendance de fait se heurte au
retour du nationalisme économique. dans les profondeurs du pays rendent
La sortie de la guerre froide a été précieuses entre toutes ses impressions
ratée par l’arrogance des Occidentaux. et analyses. Il assiste sur place aux plus
L’Union européenne, en dépit de ses grands bouleversements : révolution
multiples crises, offre un modèle posi- culturelle, retour de Deng Xiaoping,
tif de gouvernance internationale. Le tragédie de Tien An Men, montée en
système international est infiniment puissance du pays. À chaque étape,
fragile – ce qui rend obligatoire la le plaidoyer est clair : valoriser la
recherche de la gouvernance mondiale, carte qu’a donnée à Paris la reconnais-
un travail « de très longue haleine » et sance précoce du général de Gaulle ;
qui « ne pourra se mettre en place que comprendre le pays, le respecter dans
par approximations successives, essais ses logiques sans affecter de croire
et erreurs ». Thierry de Montbrial a que la diplomatie doit incarner la lutte
le mérite considérable d’en dessiner, du Bien contre le Mal ; prendre en
dans ce livre important, quelques compte son poids nouveau dans tous
balises essentielles. les domaines, du politique au culturel.

Jolyon Howorth Au titre d’une vision constante sur


plusieurs décennies, l’ambassadeur
épingle les hésitations et parfois les
incohérences d’une diplomatie fran-
LA DIPLOMATIE N’EST PAS UN DINER çaise qui se soucie peu d’un pays trop
DE GALA. MÉMOIRES D’UN AMBASSADEUR lointain et mal compris, et oscille entre
Claude Martin l’administration de leçons de morale
La Tour d’Aigues, Éditions et l’obsession boutiquière mal placée
de l’Aube, 2018, 952 pages (voir l’épisode des ventes d’armes à
Taïwan). Et il nous rappelle fort utile-
Il n’est sans doute pas de plus beau ment que Pékin a, dès les années 1970,
compliment pour un diplomate : attendu qu’émerge une puissance
Claude Martin fait aimer les pays aux- européenne susceptible de rééquilibrer
quels il a voué sa vie ; et il fait aimer… les rapports de force dans le monde,
les diplomates. attente toujours déçue.

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Claude Martin nous ­ convaincrait ARMENIA’S FUTURE, RELATIONS WITH


que les diplomates en général et
TURKEY, AND THE KARABAGH CONFLICT
les ambassadeurs en particulier
servent toujours à quelque chose à Levon Ter-Petrossian
l’époque d’internet et des tweets : New York, Palgrave Macmillan,
passeurs, connaisseurs, conseillers, 2017, 176 pages
négociateurs, ces diplomates qui
­
s’attachent à l’objet – étrange, étran- Le conflit du Haut-Karabagh ­(1988-1994)
ger – de leur métier sont les éléments constitue pour l’État enclavé qu’est
essentiels de l’organisation des équi- l’Arménie, une victoire qui débouche
libres entre les intérêts divergents sur une impasse. Le double blocus
des États, et des peuples. Hors de la qui en résulte, avec la Turquie et
Chine, dans d’autres postes presti- l’Azerbaïdjan, grève le développe-
gieux – Claude Martin le démontrera ment du pays et accélère l’émigration.
au service du Cambodge –, il fut un La population passe d’un peu plus de
élément essentiel, encore que frustré trois millions d’habitants à la chute de
in fine, des négociations de sortie l’Union soviétique à, sans doute, un
de guerre du pays ; au service de la peu moins de deux millions.
construction européenne, et comme
ambassadeur au long cours – neuf
­ Dès 1988, le Mouvement national
ans – en Allemagne. arménien (MNA) dirigé par Levon
Ter-Petrossian se développe à l’abri de
Gaulliste d’ancienne et stricte obé- la glasnost gorbatchévienne et réclame
dience, Claude Martin constatera le rattachement de l’enclave du Haut-
Karabagh à l’Arménie – l’Arménie
dans ses divers postes « européens »
soviétisée comportait deux régions
que la construction relancée dans les
enclavées, le Nakhitchevan et le Haut-
années 1990 ne peut qu’échouer, trop
Karabagh, dont la souveraineté était
étendue, trop ignorante des intérêts
dévolue à l’Azerbaïdjan.
contradictoires des États membres
(et au premier chef victime des ambi-
L’annuaire politique et économique
guïtés britanniques). Et la narration de
de l’URSS publié à Moscou en 1926
son expérience dans son dernier poste
mentionne : « Les Arméniens du
d’ambassadeur à Berlin nous vaut de Nakhitchevan forment la majorité de la
remarquables commentaires sur les population (55,7 %). En 1991, elle n’en
relations franco-allemandes et leur comptait plus aucun. La région auto-
place décisive dans les manœuvres nome du Karabagh montagneux a été
européennes. formée le 3 juin 1923. La population
se compose de 137 000 habitants. Les
Ce livre se lit d’un trait comme un Arméniens forment 97,4 % de toute la
– gros – roman de notre temps, oscil- population. » Lors de la dissolution de
lant entre une belle tendresse pour le l’Union soviétique, ils étaient un peu
monde – comment oublier le son du plus de 75 %.
er hu dans la nuit pékinoise ? – et la
rassurante méchanceté de certains por- En 1988, en réponse aux demandes
traits : les diplomates ne sont pas que arméniennes de rattacher le Karabagh
miel et cocktails. à l’Arménie, les Azerbaïdjanais répon­
dent par des pogroms. De part et
Dominique David d’autre, les populations non nationales

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se réfugient dans leurs pays d’origine. la suite son consentement à l’offre


Le MNA parvient à battre le Parti turque d’une commission d’historiens
communiste aux élections du Soviet turcs et arméniens pour définir la
suprême, devenant ainsi le premier nature des événements de 1915-1917 !
gouvernement non communiste en
URSS. En 1990, Levon Ter-Petrossian Entre-temps, l’Azerbaïdjan s’est ­renforcé
proclame la souveraineté de la grâce à son pétrole, et la Russie reste
République d’Arménie. Jusque-là, garante de la sécurité de l’Armé-
Moscou appuie l­’Azerbaïdjan. Par la nie, État à peine souverain. En 2017,
suite, la politique russe prend parti après quatre journées d’affrontements
pour les Arméniens, pour contraindre déclenchés par Bakou, Vladimir
Bakou à rejoindre la Communauté des Poutine convoquait les deux prési-
États indépendants (CEI). Le conflit dents belligérants à Moscou et les
se termine en 1994 par la victoire de sommait de mettre un terme immé-
l’Arménie, après avoir causé la mort diat à leurs combats, réaffirmant ainsi
de 30 000 personnes dans les deux qu’il reste, grâce au contentieux du
camps. Entre-temps, à Kelbajar, verrou Karabagh, l’arbitre en Transcaucasie.
stratégique, les forces arméniennes Les positions défendues par Levon Ter-
tuent quelque 600 civils (ce que Bakou Petrossian étaient pertinentes. Pour la
désigne comme un « génocide »). Le Turquie, les relations cordiales avec
conflit se solde pour l’Azerbaïdjan l’Arménie étaient-elles nécessaires ?
par la perte quasi totale du Haut- Soutenir Bakou, par contre, parais-
Karabagh et des territoires adjacents sait évident. Quant à l’Azerbaïdjan,
à l’ouest et au sud de l’enclave, et par était-il prêt à renoncer à la posses-
des centaines de milliers de réfugiés. sion du Haut-Karabagh ? La dimen-
sion passionnelle, de part et d’autre,
Durant les années de sa présidence l’aura emporté, laissant Moscou maître
(1991-1998), Levon Ter-Petrossian s’ef­force du jeu.
d’établir des relations non antago-
niques avec la Turquie. Il ne fait pas Gérard Chaliand
de la reconnaissance du génocide des
Arméniens dans l’empire ottoman un
préalable aux rapports arméno-turcs.
AVEC LES COMPLIMENTS DU GUIDE.
Des contacts se multiplient avec la
direction azerbaïdjanaise pour trouver
SARKOZY-KADHAFI, L’HISTOIRE SECRÈTE
un compromis acceptable. En vain. Fabrice Arfi et Karl Laske
Levon Ter-Petrossian est destitué par Paris, Fayard, 2017, 400 pages
ceux qui trouvent sa politique trop
portée sur le compromis. Après sept Avec les compliments du guide pro-
ans de silence, il juge ici le bilan de ses pose une série de vignettes sur les
successeurs et rivaux. réseaux d’influence opérant au som-
met de l’État français et connectant
Levon Ter-Petrossian n’avait pas commis les rôles stratégiques aux mouvances
l’erreur de son ­ successeur Robert exogènes susceptibles de leur assurer
Kotcharian : poser en préalable à toute un avantage quelconque. Immédiat
entente avec la Turquie, la reconnais- ou différé. L’enquête s’articule en
sance du génocide des Arméniens. Ni cinq parties, avec 39 chapitres plus ou
celle de Serge Sarkissian, donnant par moins longs.

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Elle évoque d’abord les rappro- d’Arfi et Laske contient une part de
chements entre l’équipe de Nicolas vérité, il faut observer que les chaînes
Sarkozy et le régime libyen durant la de responsabilités s’étendent bien au-
période 2002-2006. Viennent ensuite delà du petit cercle désigné dans
des développements plus pointus, l’ouvrage comme source d’interroga-
portant sur la campagne présiden-
­ tions récurrentes. Si inflexions non
tielle de 2007, les démonstrations conformes du système de pouvoir
d’hospitalité subséquentes et leurs il y a bien eu, elles n’ont pas fait
­projections sous-jacentes, le retourne- irruption en 2002. Et elles n’ont pas
ment de s­ituation de 2010-2011, ainsi proliféré dans un vide institutionnel.
que les pressions et contre-pressions Concrètement, le type de « dispositif
auxquelles se livrent certains acteurs d’influence » décrit dans l’ouvrage ne
confrontés aux questionnements à peut se maintenir et prospérer que
éclipses de la justice française. si toutes sortes de rôles secondaires
lui apportent assistances logistiques,
La richesse de l’ouvrage vient de acquiescements de cour, validations
la quantité des précisions étayées et géopolitiques, emballements d’égos et
datées y figurant. Fabrice Arfi et Karl enrobages juridiques. De ce point de
Laske ont digéré une masse considé- vue, le lecteur concerné aiguisera sa
rable d’informations et su construire réflexion en confrontant cet ouvrage
un narratif vivant, assimilable par le avec d’autres publications récentes,
lectorat non spécialisé. On y trouve tel l’ouvrage de Vincent Crouzet,
des inserts biographiques (Ziad
Une affaire atomique (Robert Laffont,
Takieddine, Alexandre Djouhri…)
2017). Il en tirera d’intéressants éclai-
évocateurs. L’angle mélodramatique
rages sur le stock de justifications croi-
n’est pas négligé, mention étant faite
sées auxquels recourent les détenteurs
des « cadavres exquis » qui émergent
d’enjeux en présence, de manière à
ici et là, et qui auraient valeur de
se donner bonne conscience et bonne
rappels au silence d’après les deux
contenance.
auteurs.

Cet ouvrage se présente au total Jérôme Marchand


comme un texte sérieux, persuasif
sur bien des points. Ce qui n’a rien de
rassurant pour le devenir des institu-
tions gaulliennes ou ce qu’il en reste… ÉCONOMIE
Peut-être la présentation des sources
documentaires aurait-elle pu gagner
en limpidité. Que dire par exemple
des extraits de documents administra- UNFINISHED BUSINESS: THE UNEXPLORED
tifs éclairant tel ou tel point saillant ? CAUSES OF THE FINANCIAL CRISIS
Préciser les conditions d’accès à telle AND THE LESSONS YET TO BE LEARNED
ou telle pièce sensible aurait permis
de dissiper toute interrogation sur
Tamim Bayoumi
les interférences de certains décideurs New Haven, Yale University Press,
haut placés et leurs motivations auto- 2017, 296 pages
intéressées. Plus généralement, l’ana-
lyse manifeste une nette propension Tamim Bayoumi, directeur du départe-
à se focaliser sur le blâme. Si le texte ment « stratégie » au Fonds monétaire

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international (FMI), se penche sur financier américain. Le problème de


les racines de la crise financière l’aléa moral est ignoré, alors que les
de ­2007-2008, et défend l’idée qu’un grands banquiers sont lancés, depuis
certain nombre de leçons n’en ont tou- les années 1980, dans une course au
jours pas été tirées. gigantisme qui contraint Washington
à renflouer tout établissement qui
Les causes ayant conduit à la débâcle serait au bord de la banqueroute. En
des subprimes de 2007, puis à la fail- outre, on relèvera une indulgence
lite de Lehman Brothers en 2008, excessive à l’égard de la Federal
sont étudiées en détail. La titrisa- Reserve et des régulateurs comme la
tion (c’est-à-dire la transformation Securities and Exchange Commission.
de créances bancaires en titres négo- Pourtant, ces institutions ont été de
ciables sur les marchés) est considérée connivence avec les firmes de Wall
comme un facteur clé ayant amplifié Street, les laissant profiter de taux
la crise financière. Elle a progressi- d’intérêt bas, abuser des effets de
vement déresponsabilisé les banques levier, et persévérer dans leurs straté-
américaines, qui ont été amenées à gies « court termistes ».
octroyer de plus en plus de prêts sans
avoir ultérieurement à les conserver Cette analyse partiale aboutit à des
dans leurs bilans. C’est ainsi que propositions imparfaites. Certes, la
s’est constituée la bulle immobilière. gouvernance de la zone euro doit
Les produits structurés, fruits de la être améliorée. Évidemment, la crise
titrisation, sont devenus spéculatifs et
de 2007-2008 marque l’échec de la
ont aiguisé les appétits des banques
macro-économie. Mais les solutions
européennes, peu familières de ce type
mises en avant, tel le renforcement
d’actifs. En parallèle, l’inadéquation
de la coopération entre banquiers
des régulations internes et des règles
centraux et régulateurs afin d’assurer
internationales de Bâle II ont favorisé
la stabilité financière, sont insuf-
le développement du shadow banking,
fisantes. La nécessité de réduire
et laissé trop de libertés aux établisse-
le lobbying exercé par les milieux
ments de crédit qui en ont profité pour
d’affaires sur les législateurs et régu-
accroître leur prise de risque.
lateurs, et la question de la sépa-
Par ailleurs, Tamim Bayoumi critique ration des banques commerciales
la croyance en la discipline de mar- et d’investissement sont négligées.
ché et en la sacro-sainte hypothèse Aucune solution n’est élaborée pour
d’efficience des marchés. On restera
­ remédier aux faiblesses structurelles
cependant perplexe en lisant que de l’économie américaine : l’addic-
les grandes banques européennes tion à la dette des acteurs écono-
sont tenues pour co-responsables du miques publics et privés, le poids
cataclysme de 2007-2008, ou encore exorbitant de la consommation dans
que la crise des dettes souveraines la croissance du PIB, et les inégalités
de ­2010-2012 est intimement liée à croissantes qui alimentent le popu-
la mauvaise gouvernance au sein de la lisme. Finalement, on regrettera que
zone euro. cet ouvrage, agréable à lire et ins-
tructif, se soit soumis à une forme de
Il est également dérangeant que soient « politiquement correct ».
passées sous silence les raisons fon-
damentales du déclin du système Norbert Gaillard
197
politique étrangère 2:2018

LIBERALISM AND THE WELFARE STATE l’État adopte de multiples mesures


Roger E. Backhouse, Bradley d’assurance sociale (en accord avec les
syndicats), tout en garantissant la stabi-
W. Bateman, Tamotsu Nishizawa
lité monétaire, le respect de la propriété
et Dieter Plehwe (dir.) privée, la libre concurrence et les grands
Oxford, Oxford University Press, équilibres budgétaires. La doxa key-
2017, 264 pages nésienne ne sera véritablement suivie
qu’en ­1967-1974, sous la houlette des
Ce brillant ouvrage collectif analyse les socio-démocrates Willy Brandt et Karl
liens – plus complexes qu’il n’y paraît – Schiller.
entre libéralisme et État-providence
dans trois grands pays développés : Le cas japonais est singulier. L’essor
Royaume-Uni, Allemagne et Japon. de l’après-guerre s’est accompli selon
des modalités éloignées des principes
Le premier chapitre, consacré au keynésiens, et plus encore des théories
Royaume-Uni, rappelle que ce sont libérales. Le Japon a en fait suivi un
les gouvernements libéraux de Henry modèle développementaliste, où les
Campbell-Bannerman et Herbert Asquith politiques industrielles visent à maxi-
(1905-1916) qui lancent les grandes miser le taux de croissance du PIB en
mesures en faveur des retraités, des stimulant les exportations. En parallèle,
travailleurs et des chômeurs. À partir un système universel de sécurité sociale
de l’entre-deux-guerres ­cependant, la et un salaire minimum sont institués
tradition libérale se scinde en deux sous les gouvernements Kishi et Ikeda
grands courants intellectuels irré-
(1957-1964). Le néolibéral Katsuichi
conciliables. D’un côté, le « New
Yamamoto craignait qu’une telle poli-
Liberalism » et l’économiste Arthur
tique n’alimente l’inflation, et ne sape
Pigou s’attachent à défendre l’idée
la solidarité intergénérationnelle.
de bien-être, qui servira de base à
l’organisation de l’État-providence par
La crise économique des années 1970
William Beveridge en 1942. De l’autre
conduit à une remise en cause progres-
côté, un certain nombre de libéraux
sive de l’État-providence. Au Royaume-
comme Robbins s’opposent à cet inter-
ventionnisme croissant : c’est l’émer- Uni, les relais de la SMP et le Tory
gence du néolibéralisme, porté sur les Keith Joseph convainquent Margaret
fonts baptismaux en 1947 lors de la Thatcher d’épouser les thèses néo­
création de la Société du Mont-Pèlerin libérales qui triompheront durant la
(SMP) par Friedrich Hayek et Ludwig décennie 1980. Le chapitre sur le New
von Mises. Durant les trois décennies Labour montre que le gouvernement
d’après-guerre, conservateurs comme de Tony Blair (1997-2007), loin de
travaillistes – qui ont supplanté le parti démanteler l’État-providence, l’a au
libéral – poursuivent des politiques contraire réorganisé. En Allemagne, le
d’inspiration keynésienne et approfon- principal vecteur du néolibéralisme est
dissent l’État-providence. l’Initiative Neue Soziale Marktwirtschaft.
Créée en 2000, elle milite surtout en
Outre-Rhin, le panorama est bien diffé- faveur de la flexibilisation du marché
rent. L’économie sociale de marché des du travail, estimant que les lois Hartz
années 1950-1960 se présente comme vont dans la bonne direction mais
le fruit de l’« ordolibéralisme » et de la demeurent insuffisantes. Le tournant
« compensation sociale ». Concrètement, néolibéral au Japon, impulsé par le

198
Lectures

gouvernement Koizumi (2001-2006), la base de l’épisode du « passage


est à la fois tardif et timide. du flambeau » entre livre sterling et
dollar américain dans l’entre-deux-
Norbert Gaillard guerres (dont la narration constitue
le « noyau dur » de la monographie),
mais les chapitres couvrent la tota-
lité de la période allant du milieu
HOW GLOBAL CURRENCIES WORK: du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui.
PAST, PRESENT, AND FUTURE En ligne avec les contributions pré-
cédentes de Barry Eichengreen, la
Barry Eichengreen, Arnaud Mehl
conclusion générale est que la pri-
et Livia Chitu mauté du dollar est effectivement
Princeton, Princeton University contestable : si elle n’a pas vraiment
Press, 2017, 272 pages été menacée jusqu’à présent, cela est
plus dû aux faiblesses de ses princi-
Jusqu’à quand perdurera le « privilège paux compétiteurs (notamment, le
exorbitant » que le dollar confère aux yen et l’euro) qu’à l’existence de véri-
États-Unis ? Le monde de plus en plus tables « barrières à l’entrée ».
multipolaire dans lequel nous nous
apprêtons à vivre sera-t-il caractérisé La thèse du livre est présentée et
par une infrastructure monétaire tout défendue de manière très claire et, au
aussi multipolaire ? L’euro aura-t-il premier abord du moins, linéaire. Le
quelques chances d’améliorer sa per- prix de cette simplification est, inévi-
formance (jusqu’à présent, relative- tablement, une perte de complexité
ment décevante) en tant que devise dans l’argument. Le terme « monnaie
internationale ? Ceux qui s’intéressent internationale » cache en effet des
à ce genre de questions ne pourront se réalités différentes. Une devise peut
passer de How Global Currencies Work. être utilisée à l’international pour
Il s’agit d’une monographie acadé- accomplir des paiements, en vertu de
mique mais accessible aux non-initiés, son acceptabilité (c’est par exemple
qui s’appuie largement sur les tra- le cas du renminbi en Asie du Sud-
vaux de recherche menés récemment Est) ; pour diversifier un portefeuille
par plusieurs historiens-économistes financier, en vertu de ses proprié-
(dont bon nombre de Français ou tés contra-cycliques (comme c’est le
basés en France) autour de l’évolution cas du franc suisse) ; ou encore,
du système monétaire international. pour accomplir des opérations spé-
culatives, en vertu de sa volatilité
La thèse défendue par les auteurs est (exemple du dollar australien). Or,
simple : alors qu’on a traditionnelle- puisque ces multiples dimensions
ment tendance à concevoir le statut conduisent mécaniquement à l’usage
de monnaie internationale comme un simultané de plusieurs devises sur
« monopole naturel » (les externalités les marchés internationaux, le constat
de réseau n’admettant que l’existence d’une telle coexistence (qui consti-
d’une seule devise internationale, et tue le résultat central de ce livre)
empêchant donc l’essor de poten- n’invalide pas nécessairement l’idée
tiels compétiteurs), l’évidence histo- traditionnelle que le statut de devise
rique montre plutôt que ce statut est internationale par excellence est un
loin d’être unique et inattaquable. « monopole naturel ». Si les auteurs
L’argument est surtout construit sur prouvent être conscients de ces

199
politique étrangère 2:2018

nuances dans leur narration histo- pas celle de l’objet contre laquelle elle
rique, ils les passent sous silence dans lutte. Michael Meister, membre du
la construction de leur argument, qui Bundestag, met enfin en perspective le
se base sur une définition de « mon- sujet, en relevant les limites des orga-
naie internationale » assez restrictive nisations internationales ou de la légis-
(c’est-à-dire, comme synonyme de lation, et en soulignant certains aspects
« monnaie de réserve », notamment techniques importants, comme le pro-
détenue par les banques centrales). blème de l’identification des bénéfi-
Les recherches futures nous diront ciaires ultimes des trusts – un combat
si l’adoption d’une définition moins politique pour l’instant perdu face aux
restrictive pourrait invalider, ou non, États anglo-saxons. Le chapitre sui-
les conclusions ici proposées par vant, rédigé par Éric Robert, fonction-
Eichengreen et ses co-auteurs. naire de l’Organisation de coopération
et de développement économiques
Stefano Ugolini (OCDE), nous décrit les coulisses et les
problématiques de l’échange d’infor-
mations dans la lutte contre la fraude
fiscale. Il en souligne les limites, et
LA LUTTE CONTRE LA CORRUPTION, les lacunes. Gérard Rameix, ancien
LE BLANCHIMENT, LA FRAUDE FISCALE président de l’Autorité des marchés
­
financiers (AMF), se lance dans un long
Michel Hunault (dir.) chapitre consacré à cette institution et à
Paris, Presses de Sciences Po, ses pairs nationaux et internationaux,
2017, 232 pages et on peine à voir le rapport avec le
sujet du livre. Jean-Baptiste Carpentier,
Ce livre est assez inégal selon les ancien dirigeant de TRACFIN (cellule
contributions, et selon que l’on sou- française de lutte contre le blanchi-
haite approfondir ses connaissances ment de capitaux et le financement du
sur la corruption, le blanchiment ou la terrorisme), se consacre, comme Daniel
fraude fiscale. En bon avocat, Michel Lebègue et Jean-Louis Fort avant lui,
Hunault fait le point dans son intro- à l’histoire d’une organisation, sans
duction sur les différents processus perspective critique de son fonction-
législatifs qui se sont attaqués à ces nement ni de ses limites. Le magistrat
différents maux. François Badie se lance dans une étude
de la législation avant, heureusement,
Le premier chapitre est consacré à d’en revenir au sujet de son chapitre,
l’histoire de l’association Transparency à savoir la corruption dans les entre-
International France, et rédigé par prises. Il est ainsi intéressant de suivre
son ancien président Daniel Lebègue. les cas de grands groupes français
L’histoire de cette association, pour (Alstom, Total, Technip, Alcatel) face
intéressante qu’elle soit, est assez à la législation américaine du Foreign
éloignée d’une étude de la corrup- Corrupt Practices Act (FCPA), cas
tion et des moyens de lutte au cas d’école d’extraterritorialité législative.
par cas. Le deuxième chapitre, rédigé Enfin, le livre se clôt sur un chapitre de
par Jean-Louis Fort, ancien président Philippe Poiget, expert en assurance,
du Groupe d’action financière inter- tout à fait dispensable, qui, tout au
nationale (GAFI), présente la même long de son texte, explique que le sec-
faiblesse, celle de raconter l’histoire teur de l’assurance n’est pas concerné
d’une organisation – le GAFI – et non par ces maux, et que les diligences sont

200
Lectures

à voir du côté du milieu bancaire. Il en effet à l’analyse des contrecoups


eût été intéressant d’évoquer le cas des de la recherche de la performance tac-
sociétés captives d’assurance aux îles tique et stratégique.
Caïmans, véritable fléau de la fraude
fiscale par exemple. Les contributions, au nombre de
neuf, sont très diverses. Elles traitent
L’ouvrage présente donc de nom- des conséquences sur l’efficacité des
breuses limites, et déçoit le lecteur quant différentes façons de financer une
à la promesse du titre. La ré­édition de guerre, des sources de la perfor-
l’excellent La Richesse cachée des nations mance dans les opérations de contre-
de Gabriel Zucman sur la fraude fiscale, insurrection – avec une étude de cas
ou du livre d’Éric Vernier Techniques de intéressante sur l’armée philippine
blanchiment et moyens de lutte permet- entre 2000 et 2008, qui présente des
tront au lecteur de trouver une réelle statistiques inédites –, ou encore des
mise en perspective et des solutions risques d’escalade nucléaire liés à
originales à ces fléaux. une trop grande efficacité militaire
conventionnelle.
Vincent Piolet
Trois contributions retiennent plus
particulièrement l’attention. La pre-
mière, d’Emanuele Castelli et Lorenzo
Zambernardi, est une bonne syn-
DÉFENSE/STRATÉGIE thèse sur les effets négatifs que peut
avoir, pour une force, la recherche de
protection. La question est analysée
­
sous plusieurs angles : la dépendance
THE SWORD’S OTHER EDGE:
vis-à-vis des frappes aériennes pour
TRADE-OFFS IN THE PURSUIT OF MILITARY éviter de s’engager au sol ; le « déploie-
EFFECTIVENESS ment sans le combat » via, par exemple,
Dan Reiter (dir.) le mentoring ; ou encore les mesures
techniques prises afin d’améliorer la
Cambridge, Cambridge University
protection de la force, comme l’emploi
Press, 2017, 280 pages de véhicules lourdement blindés.

La plupart des contributions à cet La deuxième, écrite par Jason Lyall


ouvrage collectif dirigé par Dan – Forced to fight –, est certainement
Reiter – professeur de science poli- la plus originale du livre. L’auteur y
tique à l’université Emory – sont étudie l’utilisation de la coercition, et
issues de communications données parti­culièrement d’unités chargées de
lors d’un séminaire de 2015 consa- la mise en place d’un cordon de
cré à ­l’efficacité militaire. Les études contrôle à l’arrière du front. À partir
dédiées à cette thématique sont nom- de l’étude des batailles de Koursk
breuses. Certaines sont devenues et Stalingrad, Lyall montre que les
des classiques, à l’instar de Military mesures de contrôle permettent de
Effectiveness, trois volumes dirigés par maintenir la cohésion d’unités qui,
­
Allan R. Millett et Williamson Murray. sinon, se seraient probablement déli-
Cependant, l’ouvrage dirigé par Dan tées. Mais le coût de ce type de mesures
Reiter aborde la question de façon est prohibitif. La combinaison d’exé­
singulière. Les auteurs se consacrent cutions sommaires, de vengeances

201
politique étrangère 2:2018

contre les officiers, d’automutila- un sens la question posée par cet


tions, et d’absence d’esprit d’ini­tiative ouvrage, recueil de textes issus de la
entraîne des taux de pertes bien supé- revue Inflexions. Cette revue a l’ambi-
rieurs à la moyenne. Ces méthodes tion de « participer au débat intellec-
créent aussi une atmosphère « tuer ou tuel autour de problématiques centrées
être tué », qui concourt à la « barbarisa- sur l’action militaire », en associant
tion » de la guerre. « praticiens et théoriciens, français et
étrangers, civils et militaires ». C’est
Enfin, Michael Horowitz participe à ainsi que les témoignages et réflexions
l’ouvrage avec un examen des effets de 18 auteurs – philosophes, histo-
sur l’efficacité militaire de l’inté- riens, sociologues, médecins et offi-
gration croissante de la robotique ciers – ont été réunis dans cet ouvrage
et des systèmes autonomes. Pour ce sous la direction du général François
faire, il présente d’abord les apti- Lecointre, aujourd’hui chef d’État-
tudes actuelles et futures des drones major des armées.
aériens concernant la puissance de
feu, la mobilité, l’endurance et les Chaque contribution apporte une pierre
capacités de ­ communication. Dans à l’édifice toujours en construction de
le domaine de la robotique terrestre, la compréhension de l’identité mili-
sont étudiés les différents scéna- taire. Le soldat est dévoilé dans sa sin-
rios d’intégration dans les appareils gularité complexe : celle de sa mission
militaires : la sub­stitution « un pour faite de « servitude » et de « grandeur »
un » (un robot terrestre remplace un comme l’écrivait Alfred de Vigny,
char, par exemple), l’insistance sur incluant « la mort comme hypothèse
la masse (essaims) ou l’interaction de travail », et qui oblige les militaires
hommes/machines. à entretenir des valeurs et des idéaux
peu en adéquation avec l’hédonisme
Cet ouvrage offre d’intéressants consumériste de leur époque. Le mal-
travaux de recherche sur des sujets heur du soldat est de ne pouvoir se
nourrir que de l’affection d’une Nation
peu traités. Les chercheurs dans le
qui ne lui offre en retour qu’« indiffé-
domaine de la défense y trouveront
rence bienveillante ».
de nombreuses réflexions et données
utiles et, certainement, des pistes à
Dans la première partie, il est ques-
approfondir.
tion de la quintessence de l’état de
« soldat ». Le courage s’y révèle une
Rémy Hémez vertu glorifiée entre toutes, exigence
de l’esprit qui vient compléter celle
du corps. Cette double exigence, chan-
tée et valorisée dans toute l’histoire
LE SOLDAT. XXe-XXIe SIÈCLE militaire, est avant tout ce qui permet
François Lecointre (dir.) au soldat d’affronter en conscience
Paris, Gallimard, 2018, 448 pages sa responsabilité morale et légale.
La d­ euxième partie – « au combat » –
Quelle est l’essence même du métier aborde le « pouvoir exorbitant de
de soldat ? Qu’est-ce qui unit ou dis- donner la mort », avec les questions
socie le combattant de Camerone et le morales et éthiques qui se posent au
militaire français engagé aujourd’hui combattant, et au chef. La guerre est
dans l’opération Sentinelle ? C’est en l’empire des émotions : l’empathie qui

202
Lectures

permet de comprendre amis et enne- nombreux, en particulier à la tête de la


mis, la joie dans la victoire et dans Troisième armée américaine pendant la
certaines banalités du quotidien, et Seconde Guerre mondiale. Mais il est
la peur, toujours présente, qu’il faut aussi régulièrement dépeint comme un
canaliser et utiliser. Le chef, quant chef caractériel et incontrôlable, dont
à lui, se révèle tiraillé entre la ferme les réussites ne s’expliqueraient que
sérénité qu’il est nécessaire d’afficher par des prises de risque inconsidérées.
et les doutes qui l’assaillent sans cesse. James Kelly Morningstar, officier de
Ainsi, dans un monde de technologies, l’U.S. Army en retraite et professeur
le soldat cultive et défend sa fragile d’histoire militaire à l’université du
humanité, condition nécessaire pour Maryland, cherche dans ce livre à réha-
assumer son rôle avec déontologie et biliter la pensée stratégique et tactique
efficacité. La dernière partie évoque de Patton, et à montrer sa pertinence
le sujet délicat du « retour au monde actuelle. Il appuie son propos sur de
civil », bien éloigné géographique- nombreuses sources primaires, notam-
ment et culturellement du domaine ment issues des archives personnelles
de la guerre. Si l’antimilitarisme du général.
semble avoir vécu, la société peine à
­reconnaître un soldat incompris. Pour Morningstar, l’approche de
Patton se caractérise par quatre prin-
Le côté pluridisciplinaire de l’approche cipes de base : la priorité mise sur
rend cet ouvrage des plus intéressants, le choc pour détruire le moral de
psychologues et historiens apportant l’adversaire ; l’utilisation maximale du
le recul nécessaire aux témoignages combat interarmes, et en particulier
vibrants et concrets des officiers. des unités blindées et mécanisées ;
On regrettera pourtant une approche l’accent mis sur le commandement
trop orientée vers l’armée de Terre, et par objectif laissant une large part
plus spécifiquement vers l’infanterie. à ­l’initiative ; enfin, l’usage poussé
Aviateurs, marins, officiers des appuis du renseignement pour découvrir les
et du soutien sont les grands absents points faibles du dispositif ennemi
de ces réflexions. Pour autant, le lec- qui seront les points d’application
teur averti comme le profane trouve- de l’effort. L’auteur explique que la
ront là toute la matière nécessaire pour pratique de ces principes par Patton
comprendre la spécificité militaire, et va à l’encontre de la doctrine de
faire en sorte que le soldat ne soit plus l’U.S. Army de l’époque. Cette der-
un « inconnu ». nière était en effet focalisée sur
l’attrition beaucoup plus que sur la
manœuvre, sur un commandement
Serge Caplain
centralisé plutôt que sur l’initiative,
et sur la puissance de feu davantage
que sur la vitesse. Le caractère bien
PATTON’S WAY: A RADICAL THEORY OF WAR trempé de Patton est l’un des fac-
teurs qui expliquent ses mauvaises
James Kelly Morningstar relations avec ses supérieurs (Dwight
Annapolis, Naval Institute Press, Einsenhower et Omar Bradley), mais
2017, 352 pages James Morningstar montre bien que
l’opposition venait avant tout d’une
Le général Patton est une personnalité profonde divergence quant à la façon
contestée. Ses succès au combat sont de mener les combats.

203
politique étrangère 2:2018

Le style de Patton est ensuite illus- INFORMATION/NUMÉRIQUE


tré par deux chapitres sur la percée
de 1944 en Normandie. L’auteur sou-
ligne bien l’absence de vision opé-
rative d’Omar Bradley et Bernard LE DÉSENCHANTEMENT DE L’INTERNET.
Montgomery. La prudence de leurs
manœuvres n’a en rien permis de
DÉSINFORMATION, RUMEUR, PROPAGANDE
limiter les pertes ou de gagner du Romain Badouard
terrain. Patton est l’inspirateur de la Limoges, FYP Éditions, 2017,
percée qui a finalement mis fin à cette 184 pages
impasse sanglante, mais il est aussi
le chef d’orchestre de l’exploitation En vogue, la théorie du « désenchan-
de plus de 1 100 km qui a lieu dans tement » (des classes moyennes, des
la foulée. Les unités de Patton ne jeunes, etc.) n’épargne pas l’internet.
s’arrêteront qu’à 70 km de la frontière Romain Badouard met en évidence la
allemande – au grand dam de leur « fin de l’innocence » en soulignant le
chef –, le ravitaillement en carburant décalage entre certains des idéaux fon-
faisant défaut. dateurs qui ont prévalu à la création du
réseau (créer un espace public démo-
Les deux derniers chapitres sont consa- cratique horizontal et autorégulé) et la
crés à l’héritage intellectuel de Patton réalité de ses usages.
dans les armées américaines. La guerre
froide, avec sa focalisation sur l’arme Perçu il y a à peine sept ans, pen-
nucléaire, n’est pas propice à une diffu- dant les révolutions arabes, comme
sion de ses idées. Mais les années 1970 un outil au service de l’émancipation,
font évoluer les choses avec l’introduc- l’internet nous dévoile sa face sombre.
tion de la doctrine Air Land Battle, où Le discours public charrie ses tra-
l’on retrouve en particulier l’impor- vers : harcèlement en ligne, discours de
tance de la vitesse pour vaincre. haine et de radicalisation, propagande,
L’auteur n’omet pas de souligner que désinformation.
la pensée de Patton n’est véritablement
adaptée qu’au combat de haute inten- Loin de corroborer le caractère anxio-
sité, pas à la contre-insurrection. gène d’un certain discours assimilant
l’internet à une menace pour la démo-
En somme, le livre de James cratie, l’auteur questionne le « désen-
Morningstar replace avec brio la pen- chantement » à l’œuvre, plaidant pour
sée de Patton dans l’évolution des une réappropriation de l’internet par
concepts stratégiques et tactiques amé- ses usagers. L’analyse est pertinente et
ricains. Il regorge de réflexions sur la très actuelle lorsqu’elle aborde le rôle
guerre et la manœuvre particulière- des grands opérateurs et firmes du
ment pertinentes, alors que les armées numérique et de l’internet.
occidentales cherchent à réinventer
leurs modes d’action pour le combat Les grandes entreprises du Web
conventionnel de haute intensité. Cet affrontent de nombreuses critiques
ouvrage est à conseiller à tous ceux depuis quelques années, accusées
qui s’intéressent à la stratégie et à la d’être laxistes sur la modération des
tactique. contenus, de laisser proliférer de la
propagande djihadiste, d’être exploi-
Rémy Hémez tées par la Russie pour interférer

204
Lectures

dans les scrutins aux États-Unis et en L’internet est aujourd’hui sur la ligne
Europe, de favoriser la diffusion de de crête : pour Romain Badouard,
fausses informations, ou d’enfermer l’enjeu majeur est à la fois de régu-
les internautes dans leurs propres opi- ler pour contrecarrer les discours de
nions (« bulles cognitives »). haine et les manipulations informa-
tionnelles, et de garantir un espace
Ces plates-formes se montrent géné- numérique libre où chacun peut faire
ralement hostiles à toute forme de entendre sa voix, sans toutefois faire
régulation et tentent d’éviter que les émerger un internet à deux vitesses
États ne légifèrent, assurant qu’elles – l’un accueillant une information
sont capables de s’autoréguler. Face « propre » et filtrée, l’autre étant
aux menaces de lois, les grandes livré à des producteurs de conte-
entreprises ont donc fini par réa- nus peu scrupuleux. Le défi apparaît
gir, enchaînant les annonces, recru- vertigineux.
tant pour mieux modérer, se dotant
de technologies d’intelligence artifi- Julien Nocetti
cielle pour repérer les contenus pro-
blématiques, etc. Ce qui n’a pas suffi :
­l’Allemagne a légiféré pour obliger les
réseaux sociaux à supprimer les conte- LISTENING IN:
nus haineux en moins de 24 heures. CYBERSECURITY IN AN INSECURE AGE
En France, un texte de loi en pré- Susan Landau
paration sur les « manipulations de New Haven, Yale University Press,
l’information » prévoit l’obligation
­
2017, 240 pages
d’une plus grande transparence de la
part des réseaux sociaux quant aux La sécurité informatique serait le
contenus sponsorisés, et la mise en « ventre mou » de nos sociétés ultra-
place d’une procédure de référé pour connectées. Le diagnostic de Susan
pouvoir faire cesser rapidement la Landau se distingue de la myriade
circulation d’une fausse information. d’essais et d’articles annonçant, depuis
des années, l’imminence d’un « Pearl
Le scandale Cambridge Analytica, Harbor numérique » dévastant sur son
du nom de la société de marketing passage les acquis de la révolution
politique qui a « aspiré » les données numérique.
personnelles de 87 millions de pro-
fils Facebook en 2015, et ses consé- Ses principales idées ne sont pas toutes
quences, valident un des arguments novatrices (la « double face » des tech-
de l’auteur : les algorithmes ne nologies numériques…), mais elles ont
peuvent être déconnectés d’un « pro- le mérite d’éviter tout jargon tech-
jet politique » (quête effrénée du clic, nique excluant les non-initiés. Nous
infotainment, etc.) au service de causes serions ainsi entrés dans un nouvel
qui, parfois, dépassent très largement âge de « cyber-vulnérabilité », dont la
la profitabilité économique. Moins de responsabilité incomberait principa-
15 ans après sa création, Facebook se lement au gouvernement américain,
retrouve ainsi en position d’arbitre qui a sapé les piliers de la confiance
du processus démocratique mondial de l’internet à l’échelle mondiale en
– cela, sans avoir de comptes à rendre affaiblissant les systèmes de sécurité et
à personne. de chiffrement.

205
politique étrangère 2:2018

L’auteur prend clairement parti en la sécurité au lieu de la renforcer,


faveur du droit pour tous au chiffre- les responsables politiques, rarement
ment des données, étayant l’idée que dotés d’une solide culture numérique,
se cristallise sur cet enjeu la tension font peser un risque majeur sur les
entre l’intérêt supérieur des États et démocraties. Réseaux criminels, ter-
les exigences des masses en matière roristes, États : la liste des acteurs
de respect de la confidentialité des potentiellement malveillants s’est
échanges. À cet égard, l’affaire de considérablement élargie et les failles
San Bernardino, en 2015, a marqué trouvent souvent leur origine dans
une nouvelle ère dans les débats le facteur humain. Tel est le double
sur la cybersécurité. Le conflit qui avertissement de Susan Landau, qui
a opposé pendant de longs mois cite tant le piratage des fichiers de la
Apple (refusant de dévoiler ses clés de convention démocrate aux États-Unis
chiffrement) aux autorités fédérales en juin 2016, que la diffusion du virus
américaines via le Federal Bureau israélo-américain Stuxnet dans les
of Investigation (FBI), est devenu centrifugeuses d’uranium iraniennes
le symbole d’une bataille politique en 2010.
de souveraineté entre États, qui ne
peuvent accéder à certaines données Ce panorama occulte néanmoins la
lors d’enquêtes sur des faits de ter- responsabilité des géants de la tech
rorisme, et géants du Web, qui ont américaine, dont la puissance inédite
commencé à proposer des outils de fait l’objet de vifs débats politiques
chiffrement renforcé après les révé- et de société aux États-Unis et en
lations d’Edward Snowden sur la
Europe. L’affaire Facebook/Cambridge
surveillance de masse de la National
Analytica est venue rappeler que les
Security Agency (NSA), en 2013.
données personnelles de dizaines de
millions d’individus pèsent peu face
Susan Landau resitue les enjeux actuels
aux stratégies commerciales des grandes
dans l’« histoire » de la cybersécurité et
plates-formes.
des crypto wars. Désignant les efforts de
Washington, dès les années 1970, pour
limiter l’accès du public et des pays Julien Nocetti
étrangers, via des contrôles à l’expor-
tation, à des méthodes de chiffrement
assez fortes pour résister à la crypta-
nalyse de la NSA, les premières crypto EUROPE
wars ont pris fin dans les années 2000
avec la généralisation et la sophistica-
tion croissantes des technologies de
chiffrement. Les affaires Snowden puis BREXIT AND IRELAND: THE DANGERS,
San Bernardino ont remis en cause THE OPPORTUNITIES, AND THE INSIDE
l’issue des crypto wars : la deuxième STORY OF THE IRISH RESPONSE
« guerre du chiffrement » se focalise
Tony Connelly
désormais sur la question des « accès
exceptionnels » que s’arrogent les ser- Dublin, Penguin Ireland, 2017,
vices de police et de renseignement. 384 pages

L’issue de cette deuxième crypto war L’ouvrage de Tony Connelly, journa-


est loin d’être décidée : en affaiblissant liste et reporter à la radio irlandaise

206
Lectures

RTE, retrace l’évolution du processus réglementation britannique en matière


de négociation du Brexit au prisme des de sécurité alimentaire.
intérêts irlandais et de cette relation
unique avec le Royaume-Uni initiée La question ultra-sensible de la fron-
par le traité anglo-irlandais de 1921, tière irlandaise, qui conditionne la
mise à l’épreuve par les trois décen- mise en place d’un accord définitif, a
nies des Troubles, renforcée par une ici toute la place qu’elle mérite. L’UE
adhésion conjointe à la Communauté a financé une multitude de projets
européenne en 1973, et enfin apaisée transfrontaliers, qui ont favorisé de
depuis l’aboutissement du processus nouvelles relations intercommunau-
de paix en Irlande du Nord et l’accord taires dans un climat de confiance.
du Vendredi Saint de 1998. Le vote britannique, qui risque d’iso-
ler l’Irlande du Nord de l’UE, a fait
L’auteur s’emploie à suivre l’actualité resurgir le spectre du retour d’une
du Brexit au niveau des pourparlers frontière physique entre les deux
officiels tout en réalisant un travail Irlande comme limite extérieure obli-
sur le terrain auprès de représentants gée, alors que la fluidité des échanges
irlandais et nord-irlandais de filières l’avait rendue quasiment inexistante
et de sociétés très exposées aux « dom- depuis l’accord du Vendredi Saint. Ce
mages collatéraux ». retour, qui entraverait considérable-
ment les échanges entre la République
Le récit commence avec l’annonce faite et l’Irlande du Nord, risquerait fort
en janvier 2013 par David Cameron
de raviver les tensions intercommu-
d’un référendum sur un éventuel
nautaires et de porter un coup fatal au
retrait britannique de l’UE, et couvre
processus de paix. On peut également
la première phase des négociations
s’interroger sur le maintien de la zone
jusqu’à l’automne 2017. Les 16 courts
commune de voyage entre l’Irlande
chapitres nous livrent des analyses
et le Royaume-Uni, mise en place
très fournies, étayées de nombreux
en 1923 et renforcée par l’accord du
exemples et anecdotes qui, au risque
Vendredi Saint, qui assure la libre-
de rompre le fil de la narration, aident
circulation des citoyens britanniques
le lecteur à percevoir les répercus-
sions du Brexit à de multiples niveaux et irlandais.
(institutionnel, économique, social et
juridique). La démarche de l’histoire immédiate,
à la charnière entre passé et présent,
Chiffres à l’appui, Connelly montre constitue un défi particulièrement
combien les économies de l’Irlande difficile à relever. Les Anglais aiment
et du Royaume-Uni sont devenues, à dire que « le diable est dans le
ces dernières décennies, interdé- détail ». Si les difficultés et les blo-
pendantes et complémentaires. Le cages que traversent les négociateurs
Royaume-Uni est un partenaire vital du retrait britannique le montrent à
pour l’Irlande en matière de débou- foison, il en va de même à la lecture
chés pour ses exportations dans les de cet ouvrage touffu où l’auteur
secteurs de l’agro-­alimentaire (fruits, s’efforce de cerner une réalité mou-
légumes viandes et produits laitiers) vante dans toute sa multiplicité et sa
et des services. Cette relation serait complexité.
fort mise à mal par l’instauration de
tarifs douaniers et d’une nouvelle Marie-Claire Considère-Charon
207
politique étrangère 2:2018

SECURITY AND DEFENCE COOPERATION Royaume-Uni. Pour les défis de sécu-


rité du Sud, c’est le cadre de l’ONU,
IN THE EU: A MATTER OF UTILITY AND CHOICE en liaison avec l’Union africaine ou
Christian Deubner les organisations sous-régionales, qui
Baden-Baden, Nomos serait généralement privilégié.
Verlagsgesellschaft, 2018,
272 pages La Politique de sécurité et de défense
commune (PSDC) de l’UE ne serait
Christian Deubner, membre d’un groupe retenue que pour les missions les
de réflexion commun au Comité d’études moins dangereuses, de plus en plus
des relations franco-­allemandes (Cerfa) à caractère civil. Même en dehors
d’Europe, l’OTAN paraîtrait plus
de l’Ifri et à la Fondation Genshagen,
adaptée en cas d’emploi significatif de
publie un bilan critique des politiques de
la force, en raison de la robustesse de
sécurité et de défense de l’Union euro-
ses structures de commandement, qui
péenne (UE) jusqu’en 2017.
bénéficient de l’affectation prévision-
nelle de la majeure partie des forces
Il s’en tient aux orientations fixées en
nationales.
décembre 2016 par l’UE pour mettre
en œuvre la « stratégie globale » de
Ces préférences, variables selon les
juin 2016, sans examiner les mesures
pays, découleraient également des
adoptées depuis lors. Il parvient néan-
cultures stratégiques nationales.
moins à définir certains des obstacles
L’Allemagne trouve dans l’OTAN
fondamentaux qui ont, jusqu’à présent,
un cadre de coopération multilatéral
empêché l’émergence d’une Europe éprouvé, et la France considère sou-
plus autonome dans la gestion de sa vent qu’elle peut agir plus efficacement
propre sécurité. seule ou au sein de coalitions ad hoc.

Christian Deubner considère que les Christian Deubner relève cependant


pays de l’UE bâtissent leurs politiques que les défis du terrorisme et des
de sécurité extérieure sur la base migrations de masse introduisent un
de quatre options institutionnelles : élément nouveau. Si le rôle de l’UE
l’Organisation du traité de l’Atlan- devenait plus actif dans ces deux
tique nord (OTAN), l’Organisation des domaines, l’opinion publique, dont
Nations unies (ONU), les coalitions c’est une des attentes, le soutiendrait
d’États volontaires et l’UE, chacune de probablement. Mais il faudrait pour
ces options étant retenue en fonction cela mieux articuler les politiques de
de la perception nationale des avan- sécurité extérieure et intérieure de
tages offerts dans chaque cas. Face à la l’UE, en dépit de leurs profondes diffé-
réaffirmation de la puissance russe, les rences de nature et de moyens.
pays de l’UE auraient ainsi tendance
à s’adresser à l’OTAN. S’agissant des Au total, Christian Deubner n’envisage
menaces émanant du sud et sud-est pour la PSDC que des perspectives
de l’Europe (terrorisme, mouvements de développement réduites dans l’état
migratoires illégaux), les pays les plus actuel des risques et menaces, ce qui
interventionnistes, et tout particulière- le conduit peut-être à sous-estimer
ment la France, préféreraient l’action la portée d’une innovation comme
nationale, si nécessaire en coalition, l’intervention de la Commission euro-
notamment avec les États-Unis et le péenne dans le domaine de la défense,

208
Lectures

et plus particulièrement de l’arme- le journaliste ouvre un état des lieux


ment. Il demeure également sceptique des relations franco-allemandes qui
quant à la capacité de la France et de s’étend sur trois chapitres. Angela
l’Allemagne à s’entendre pour déve- Merkel et d’autres responsables poli-
lopper l’autonomie stratégique de tiques d’outre-Rhin n’en sortent pas
l’UE. Sa recherche n’en constitue pas sans dommages. Puis sont passés en
moins un utile cadre de référence pour revue les personnages clés des relations
l’évaluation des évolutions à venir des franco-allemandes, les difficultés sur-
politiques européennes de sécurité. montées et les efforts entrepris pour en
arriver d’abord à la réconciliation, puis
Michel Drain au couple moteur du projet européen.

Georg Blume déplore les occasions


manquées et l’absence de volonté poli-
DER FRANKREICH-BLUES. tique du gouvernement allemand, qui
WIE DEUTSCHLAND EINE FREUNDSCHAFT lui semble se complaire dans un rôle
de « dirigeant de l’Europe » et de « bon
RISKIERT élève ». Un gouvernement qui aurait,
Georg Blume notamment, manqué à la fois de res-
Berlin, Körber Stiftung, 2017, pect et de compréhension dans une
184 pages gestion presque unilatérale de la crise
grecque et dans celle des réfugiés.
Georg Blume, chef du bureau pari- L’auteur se montre fortement déçu
sien de l’hebdomadaire allemand Die que public et médias allemands aient
Zeit, lance ici un fervent appel aux cru possible l’accès au pouvoir de
Allemands pour repenser leur poli- l’extrême droite en France. Deux cha-
tique et leur attitude vis-à-vis de la pitres sont consacrés à son regret que
France. Dans un style engagé, il met les élites allemandes ne prêtent pas
en garde contre l’arrogance allemande suffisamment d’attention aux discours
envers un partenaire français certes des intellectuels français – notamment
fragilisé sur le plan économique, mais d’origine juive.
qui demeure d’une importance cru-
ciale. L’ouvrage se veut un plaidoyer Quant aux divergences des cultures
passionné pour retrouver une amitié économiques nationales, sous le titre
­sincère, d’égal à égal, qui permettrait « Le plus fort n’a pas toujours raison »,
de relancer un projet européen sou- le journaliste exige plus de compré-
tenu par ses citoyens, et susceptible de hension de la part des Allemands, et
les protéger dans un monde globalisé. termine en soulignant que l’amitié ne
persiste jamais sans effort : médias
En dix chapitres enrichis de ses ren- et dirigeants politiques d’outre-Rhin
contres et de ses expériences person- feraient bien de s’en aviser...
nelles, l’auteur, non sans une certaine
subjectivité, manie thèses philoso- Si les festivités du 55e anniversaire
phiques – en passant de Voltaire à du traité de l’Élysée, tout comme
Finkielkraut et de Goethe à Habermas – le contrat de coalition du gouver-
et citations de presse pour réveiller nement Merkel IV, semblent témoi-
et convaincre le lecteur. Sous le titre gner d’une certaine amélioration des
« Pourquoi l’Allemagne donne une relations franco-allemandes, ce livre
mauvaise impression de la France », – écrit avant les élections fédérales

209
politique étrangère 2:2018

de septembre 2017 – incite toutefois globalement équilibrée, qui en appren-


à la réflexion sur l’importance de dra certes plus au lecteur allemand
signaux politiques, notamment à qu’au lecteur français. Mais celle-ci
l’heure du numérique, ainsi que sur la est intéressante dans la mesure où elle
difficulté et la fragilité d’une « amitié nous livre avec précision l’image que
entre peuples ». les milieux d’influence en Allemagne
ont de la France.
En dépit de la rhétorique d’un auteur
quelque peu biaisée par sa francophilie Sans surprise, Schubert s’attaque
– et sans doute « de gauche » –, c’est un d’abord à nos maux : la désindus-
wake-up call que Georg Blume lance aux trialisation, notamment dans le Nord
Allemands, qui auraient tout intérêt et dans l’Est, les échecs consécutifs
à ne pas l’ignorer. Car, in fine, il n’y a des politiques de l’emploi, la résigna-
pas d’alternative à l’amitié franco- tion face au chômage et notamment
allemande si le projet européen veut celui des jeunes et des seniors, sans
perdurer. oublier les « ravages » (selon l’auteur)
provoqués par les 35 heures. Il consacre
Katja Borck également des chapitres aux tensions
dans les banlieues (y compris dans le
contexte de la radicalisation islamiste),
ainsi qu’au rôle des syndicats, au fort
DER NEUE FRANZÖSISCHE TRAUM. potentiel de nuisance mais peu repré-
WIE UNSER NACHBAR SEINEN sentatifs. Enfin, Christian Schubert ne
travaillerait pas pour la FAZ s’il n’éta-
NIEDERGANG STOPPEN WILL blissait un lien entre la politique bud-
Christian Schubert gétaire (systématiquement déficitaire
Francfort, Frankfurter Allgemeine depuis le début des années 1970) et la
Buch, 2017, 320 pages situation économique, et entre cette
dernière et l’endettement public (17 %
La Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) du PNB en 1981, presque 97 % du PNB
est, on le sait, un très bon journal. en 2017).
On sait aussi que ce journal n’est pas
insensible aux idées et positions que Trois chapitres consacrés à l’histoire
l’on peut classer à la droite libérale économique de la France depuis le
du spectre politique allemand. Si le xviie siècle permettent à l’auteur de
correspondant économique de la FAZ souligner que le pays a d’abord inventé
à Paris depuis 2004 se livre à une le libéralisme pour ensuite le rejeter, et
analyse de l’évolution économique de à quel point les structures tradition-
la France durant ces deux ou trois nelles de l’économie ­ française s’ins-
dernières décennies, on ne s’étonnera crivent dans la durée et le subconscient
donc pas que celle-ci soit plutôt cri- collectif de toute une nation. Mais ce
tique. Pourtant, Christian Schubert ne constat ne le rend pas pessimiste pour
se livre nullement à un French bashing autant quant à l’évolution future du
gratuit, ni à une description misérabi- pays. Le dernier tiers de l’ouvrage
liste de l’économie française. Bien au décrit avec précision les atouts de la
contraire, sur 320 pages il développe France : une infrastructure qui n’a pas
les forces et faiblesses économiques du son égal en Europe, une ­formation des
principal partenaire et voisin de l’Alle- élites de très haut niveau (on aurait
magne, et donne à lire une analyse aimé que Schubert parle aussi de ceux

210
Lectures

qui n’en font pas p ­ artie). Un réseau réseau et son « élasticité » qui lui per-
de très grandes entreprises parfaite- met de séduire aussi bien la gauche
ment intégrées dans les échanges mon- radicalement écologique que l’artisan
diaux (mais Schubert évoque aussi en colère contre la paralysie d’un État
les énormes difficultés des petites perçu comme prédateur. Et égale-
PME traditionnelles), une culture et ment sa versatilité sur les questions
une audace entrepreneuriales consi- européennes.
dérables, un exceptionnel savoir-faire
­technologique (notamment dans l’aéro- À juste titre, Jérémy Dousson s’attarde
nautique), et surtout une e-­economy sur le padre padrone du Mouvement
s’appuyant sur des ­ start-ups bénéfi- 5 étoiles (M5E), Beppe Grillo, le
ciant d’une vraie longueur d’avance tonitruant comique génois, sorte de
sur leurs concurrents européens. Il Coluche qui aurait métabolisé Jeremy
ne manque donc plus qu’une force Rifkin. Dès la fin des années 1990, les
réformatrice pour éveiller ce potentiel. textes de ses spectacles, peu connus
Et Schubert ne cache pas qu’il la voit à l’étranger, montrent une aptitude
s’incarner en Emmanuel Macron, élu à brillante à dénoncer les impostures de
l’Élysée peu de temps avant la publica- la dérive ultra-libérale. Efficacement
tion de cet ouvrage. comiques, ces textes en disent long sur
la trajectoire idéologique d’une colère
Hans Stark qui se cherche déjà, et que le M5E va
capter.

Pour étayer son propos, l’ouvrage


UN POPULISME À L’ITALIENNE ? fournit des données économiques et
COMPRENDRE LE MOUVEMENT 5 ÉTOILES sociales qui montrent combien l’Italie
Jérémy Dousson a pâti de la crise et rendu le rejet du
Paris, Les Petits Matins, 2018, « système » encore plus pressant. À
208 pages cet égard, on aurait apprécié de voir
cité l’ouvrage de deux journalistes du
C’est le grand vainqueur des élections Corriere della Sera, Sergio Rizzo et Gian
du 4 mars 2018. Un Italien sur trois Antonio Stella, La Casta, paru en 2007
a voté pour le logo aux cinq étoiles. également, dont l’impact sur le climat
Et pourtant, ce mouvement, né en 2009, anti-élite a été considérable.
est largement méconnu hors d’Italie.
Une analyse plus fine des profils socio-
Avec quelques rappels utiles aux non- logiques des élus du M5E (venus sou-
initiés des arcanes de la politique vent de nulle part, au début) et une plus
italienne, Jérémy Dousson revient sur grande précision sur la part d’ombre
la genèse de ce mouvement qui avait de « l’autre » ­ fondateur Gianroberto
déjà conquis huit millions d’élec- Casaleggio auraient aussi été utiles. Car
teurs en 2013, avec son cri primor- Grillo est à bien des égards le masque
dial de 2007, le « Vaffanculo Day », d’une comédie qui s’est aussi écrite en
ses parentés initiales avec la gauche, laboratoire. L’informaticien Casaleggio
sa radicalité antisystème, son agenda était fasciné dans les années 2000
« progressiste sur le plan social » et par l’ingénierie sociale et la fabrique
« hétérodoxe sur le plan économique ». pilotée du consensus sur les réseaux
Mais aussi son fonctionnement en intranet des entreprises. Le montage

211
politique étrangère 2:2018

juridique du mouvement et la docilité mécanismes d’influence sur lesquels


des élus n’y sont pas étrangers. s’appuie le Kremlin. Il s’agit cette fois
de déterminer si le candidat Donald
Jérémy Dousson montre bien la place Trump a bénéficié en 2016 d’interven-
centrale du ressort « anti-caste » dans tions téléguidées visant à faire pen-
l’affirmation du M5E. Les élites ita- cher la balance électorale en sa faveur.
liennes, il est vrai, ont laissé si peu L’auteur a consulté un certain nombre
de perspectives aux jeunes généra- de sources dignes de crédit, dont
tions que Grillo a beau jeu de dire Christopher Steele (ex-MI6), auteur du
qu’il a empêché une dérive fasciste. rapport d’Oppo Research qui a mis le
Mais ­l’a-t-il vraiment endiguée ? L’affir­ feu aux poudres. Et il s’est intéressé à
mation de la Ligue de Matteo Salvini, l’historique des relations entre la Russie
avec qui le M5E a désormais pris et le promoteur Trump, ce dernier ayant
langue, permet d’en douter. À cet très tôt entrepris de rattraper ses fiascos
égard, les pages sur le populisme et immobiliers en sollicitant des appuis
le fascisme (dont on se serait épar- étrangers.
gné les références à Wikipédia), si
elles manquent d’épaisseur concep- L’enquête résumée dans Collusion a été
tuelle, n’en posent pas moins une menée en accéléré. Elle n’en établit pas
série de questions essentielles sur les moins des conclusions crédibles : le
impasses (pas seulement italiennes) de candidat républicain a profité d’interfé-
nos démocraties représentatives, et la rences (hackings, fuites, rumeurs) décré-
crise de la social-démocratie. dibilisant son adversaire démocrate.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il
Parce qu’il a été fluide dans son ascen- s’agit là d’un facteur décisif, comme
sion vers les sommets électoraux, le l’assène le sous-titre de l’ouvrage.
M5E a capitalisé sur tous les tableaux. Hillary Clinton et son staff d’apparat-
Depuis le 4 mars toutefois, l’OVNI chiks ont commis un nombre incal-
vient d’entrer dans l’atmosphère de culable d’erreurs, en bien des points
la responsabilité politique. Le livre de similaires aux bévues de 2008. Ils n’ont
Jérémy Dousson aide à comprendre la pas non plus pris la mesure d’un outsider
galaxie dont il est issu. ayant animé plusieurs années un show
TV à fortes audiences, et doté d’un
Laurent Marchand bagage « spectacliste » bien plus riche
que celui d’une oratrice de podiums
engluée dans le politiquement correct.
À ne pas négliger non plus : le jeu
AMÉRIQUES distancié d’Obama, générateur d’incer-
titudes pour une hiérarchie policière
(FBI) peu à son aise dans la prospective
électorale et le décodage des courants
COLLUSION. COMMENT LA RUSSIE A FAIT socio-culturels de fond.
ÉLIRE TRUMP À LA MAISON-BLANCHE Pour revenir aux manipula-
Luke Harding tions russes, on observera qu’elles
Paris, Flammarion, 2017, 352 pages témoignent d’une bonne compréhen-
sion des vulnérabilités du système
Le journaliste Luke Harding pos- politique américain, déstabilisé par
sède une bonne connaissance des une crise de médias traditionnels

212
Lectures

enfermés dans l’exacerbation narcis- MAKING SENSE OF THE ALT-RIGHT


sique des « différences marginales » George Hawley
(Freud), et toujours pas décidés à
traiter le problème de la haute crimi-
New York, Columbia University
nalité financière. On notera aussi que Press, 2017, 232 pages
Poutine dispose d’un pool de talents
confirmés, opérant dans des milieux Nulle expression n’a eu plus de s­ uccès
hétérogènes mais dynamiques, alors pendant la campagne présidentielle
que les entourages de l’actuel pré- 2016 aux États-Unis que l’alt-right,
sident des États-Unis (Michael Flynn, concept fourre-tout désignant la droite
Carter Page…) laissent transparaître nationaliste blanche (« ­suprémaciste »)
de sévères déficiences. En contre­ qui semblait faire un retour en force
partie, on peut se demander avec derrière la candidature Trump. La pre-
Harding si les initiatives du Kremlin mière qualité du livre vif et bien écrit de
et de ses relais administratifs (GRU George Hawley, professeur de science
ou FSB) vont avoir les retombées politique de l’université d’Alabama, est
présumées. d’en donner une définition beaucoup
plus rigoureuse. L’alt-right désigne ces
L’élection de Trump constitue un suc- groupes d’anonymes à faible coordina-
cès tactique pour Moscou. Elle inten- tion pullulant sur internet depuis 2015,
sifie la crise hégémonique à laquelle sur les réseaux sociaux comme Twitter
les États-Unis sont confrontés depuis et Facebook, ainsi que sur les blogs et
l’invasion de l’Irak et le scandale des forums. Ils y défendent une doctrine
tortures. Les manœuvres défensives centrée sur la création d’États peuplés
(dénis mensongers, tweets rageurs, exclusivement de Blancs sur le terri-
dénonciations névrotiques du « qua- toire actuel des États-Unis, y compris
trième pouvoir » et de ses libertés) de par la déportation des populations non
la Maison-Blanche ajoutent au trouble, blanches. Mais Hawley démontre que
en ce sens qu’elles ruinent le travail de l’alt-right a bouleversé les méthodes et
re-légitimation morale mené à l’occa- le recrutement du suprémacisme blanc
sion du Watergate (1972-1974). On par rapport au Ku Klux Klan ou aux
ne saurait pour autant prédire que néo-nazis.
la Russie va tirer de cet épisode des
avantages durables. La divulgation des D’une part, l’alt-right emploie sur
manipulations opérées en 2015-2016 a internet l’ironie nihiliste (par exemple
mis de nombreuses capitales occiden- l’usage des « mêmes » tel Pepe la
tales en alerte. Elle a effacé une partie Grenouille) et l’humour agressif carac-
des gains statutaires engrangés dans térisant la pratique du trolling. George
la crise syrienne. Elle a exposé le fond Hawley remarque que l’alt-right est
du ressentiment rancunier qui anime difficile à connaître du fait de cette
Poutine et le conduit à prêter une dérision permanente envers le poli-
importance excessive aux raisonne- tiquement correct que ses membres
ments régressifs des services spéciaux. retournent contre la presse en diffusant
Endosser le costume du trickster a sans des fausses informations sur leur cause.
doute ses charmes. Mais on ne fait pas Le trolling produit aussi des campagnes
une politique étrangère de haute volée massives de dénigrement sur internet
sur de telles bases. de personnes jugées hostiles à l’alt-right.
Durant la campagne 2016, l’alt-right a
Jérôme Marchand harcelé en ligne le stratège républicain

213
politique étrangère 2:2018

Rick Wilson et l’animateur conservateur WHY LATIN AMERICAN NATIONS FAIL:


de radio Erick Erikson car ils avaient
DEVELOPMENT STRATEGIES
pris parti contre elle. D’autre part,
l’auteur démonte l’idée reçue d’une IN THE TWENTY-FIRST CENTURY
alt-right avatar nationaliste du conser- Esteban Pérez Caldentey et Matias
vatisme traditionnel, qui serait née, par Vernengo (dir.)
exemple, des campagnes présidentielles Berkeley, University of California
d’un Pat Buchanan en 1992 et 1996. Press, 2017, 240 pages
Son livre montre que l’alt-right recrute
d’abord des jeunes hommes blancs de En reprenant le titre de Daron Acemoglu
moins de 35 ans, sans aucune culture et James Robinson (2012), Why Nations
politique avant leur insertion dans les Fail, ce livre s’intéresse au rôle que
réseaux de socialisation nationaliste et jouent les institutions pour soutenir
identitaire sur internet. Ils sont le plus le développement en Amérique latine.
souvent diplômés d’université mais Le point de départ de cet ouvrage est
privés de la mobilité sociale escomp- de montrer que les moteurs clés de la
tée, et le reprochent aux conservateurs, croissance économique vont au-delà du
« traîtres » à la cause économique et caractère néoclassique d’une f­onction
sociale de leur identité blanche. de production composée des facteurs
travail, capital et du c­ hangement
George Hawley établit enfin une dis- techno­logique. Dans ce contexte-là,
tinction nette entre Donald Trump les institutions sont souvent liées uni-
et l’alt-right qui ne le considère pas quement à la réduction des coûts de
comme un des siens. Trump fut pensé transaction. Ce livre insiste sur le fait
par cette nouvelle extrême droite iden- que la spécialisation soutenue de la
titaire en outil de « disruption » de la production des matières premières,
scène politique, renversant le conser- depuis l’époque coloniale, a joué un
vatisme traditionnel et sa position rôle clé dans l’évolution des insti-
dominante à droite. Et il a diffusé dans tutions. Pour accomplir avec succès
le grand public des idées compatibles un développement économique, il est
avec l’alt-right (comme le Muslim ban), donc nécessaire d’établir un nouveau
cadre institutionnel qui soutienne un
préparant la conquête culturelle de
changement du modèle de production
celle-ci, à l’image de ce que Hawley
dans la région.
appelle « l’alt-lite », c’est-à-dire les
figures publiques non affiliées quoique
L’ouvrage avance une série de recom-
popularisant ses thèmes (Ann Coulter,
mandations de politiques publiques
Milo Yiannopoulos). On comprend
pour traiter les institutions dans la
mieux, à lire George Hawley, la joie région. Tout d’abord, pour promou-
exprimée après l’élection de Trump voir le développement, il serait impor-
par Richard Spencer, figure centrale tant que les gouvernements soient
mais non dirigeante de l’alt-right, dont plus forts, tout en étant plus flexibles
il a forgé le nom en 2008. Cette joie fut et dynamiques dans de nombreux
énoncée en ces mots terrifiants et vite domaines qui dépassent les simples
reniés par le président : « Hail Trump. droits de propriété. Cela inclut, entre
Hail our people. Hail victory. » autres, les politiques d’investissement,
d’innovation ou d’éducation. Dans ce
Corentin Sellin cadre, les gouvernements ne doivent

214
Lectures

pas se limiter à un rôle d’arbitre ou de présente les défis du développement et


régulateur, mais ils doivent être des avance les politiques à suivre.
acteurs fondamentaux pour la défini-
tion et l’établissement des institutions. Cet ouvrage est essentiel pour mieux
comprendre le rôle des institutions
En outre, ce livre insiste sur le fait que dans les économies qui se situent dans
les institutions doivent soutenir les la tranche supérieure des revenus inter-
politiques orientées vers la demande médiaires, comme c’est le cas de la plu-
plutôt que vers l’offre. Dans cette part des pays d’Amérique latine.
optique, il est nécessaire de dévelop-
per des politiques actives susceptibles Sebastian Nieto-Parra
de soutenir la croissance, par exemple
en appuyant le financement de la R&D
et en développant l’innovation.
ASIE
Au-delà de l’argumentaire présenté
dans cet ouvrage, d’autres éléments,
actuellement au centre de l’agenda
politique de la région, méritent d’être LA PUISSANCE CHINOISE EN 100 QUESTIONS
pris en considération. Premièrement, le Valérie Niquet
niveau élevé des inégalités territoriales Paris, Tallandier, 2017, 272 pages
appelle à la mise en œuvre de poli-
tiques de diversification et de redistri-
bution plus adaptées. Deuxièmement,
LA CHINE DE XI JINPING.
les institutions ont un rôle à jouer pour AMBITIONS ET RÉSISTANCES
réduire l’informalité qui caractérise Philippe Delalande
encore près de la moitié des travail- Paris, L’Harmattan, 2018, 200 pages
leurs de la région. Troisièmement, elles
peuvent accompagner les demandes
d’une classe moyenne émergente qui CHINA’S EURASIAN CENTURY? POLITICAL
aspire à de meilleurs services publics. AND STRATEGIC IMPLICATIONS
OF THE BELT AND ROAD INITIATIVE
Enfin, cet ouvrage estime que les insti-
Nadège Rolland
tutions pour le développement doivent
tenir compte de l’autonomie des Washington D. C., The National
bureaucraties. Cela suppose le dévelop- Bureau of Asian Research, 2017,
pement d’une administration profes- 208 pages
sionnelle et qualifiée, et la mise en place
d’institutions publiques fortes, indé- C’est un euphémisme : la Chine nous
pendantes du cycle électoral, et dotées interroge… Parmi les multiples ouvrages
de ressources humaines et financières consacrés à l’expression de sa puis-
suffisant à leur fonctionnement. sance et aux enjeux qu’elle soulève, trois
méritent l’attention.
Pour réaliser cette série d’analyses et
proposer ses recommandations, ce livre Valérie Niquet propose une analyse
comprend huit chapitres distribués en des questions qu’elle estime les plus
deux parties. La première étudie l’orga- pertinentes pour comprendre cet
nisation institutionnelle de la région « objet de fantasmes », « vital pour
sous différents angles. La d ­euxième mieux saisir les évolutions du monde

215
politique étrangère 2:2018

contemporain ». Destiné à un public quand il estime peu probable, car « fort


intéressé mais pas forcément spécia- complexe et hasardeuse », une réforme
liste, son livre se découpe en grandes constitutionnelle qui permettrait à Xi
sections (histoire, culture et société, Jinping de briguer un troisième mandat
politique…) et en courts chapitres, qui à la présidence de la République popu-
répondent à des interrogations à la fois laire de Chine. On sait aujourd’hui que
générales (« quelles sont les séquelles
cette réforme a été menée à bien. Enfin,
du maoïsme ? ») ou précises (« quel est
l’auteur éveille souvent la curiosité,
le rôle de la Chine au G20 ? »). À chaque
l’intérêt (« les trois défis de l’avenir »),
fois, le ton est simple, loin du jar-
gon : Valérie Niquet a l’expérience du laissant pourtant le lecteur sur sa faim.
terrain qui autorise l’analyse critique
et distante. Les réponses sont claires, Ce n’est pas le cas de l’ouvrage de
les chiffres bien sélectionnés pour Nadège Rolland, publié en 2017 par
étayer le propos, même si l’on regrette le National Bureau of Asian Research.
le manque d’approfondissement des Il s’agit ici d’une recherche approfon-
sujets les plus sensibles. En général, die sur les Routes de la soie (BRI), la
l’auteur porte un regard assez dubitatif, fameuse initiative géopolitique globale
qui insiste beaucoup sur les faiblesses, de Xi Jinping. Pour ceux qui veulent
voire les contradictions du régime avoir une vision précise et contextuelle
mais qui, trop technique, ne développe de la BRI, ce livre est fort instructif, et
peut-être pas assez les dynamiques s’appuie sur une bibliographie diver-
qui se mettent durablement en place.
sifiée et sérieuse. Non seulement cet
L’ouvrage, qui sera très utile aux néo-
ouvrage explique comment Xi Jinping
phytes et aux étudiants, manque sans
a repris, en les assortissant des « carac-
doute d’un appareil bibliographique
qui aurait permis à ceux qui souhaitent téristiques chinoises », des initiatives
« aller plus loin » de se mieux nourrir. antérieures lancées par les Japonais,
les Sud-Coréens, les Américains ou
La Chine de Xi Jinping fait un point – lui certaines institutions internationales,
aussi rapide – sur l’état de la Chine et mais il fait aussi un travail d’analyse
les choix de son président. Si Philippe passionnant sur les raisons qui ont
Delalande expose les grands défis conduit le régime chinois à adopter ce
(le parti, l’économie, les relations avec projet, tout en développant une pros-
les États-Unis…) et les ambitions de pective sur le monde transformé par
Xi Jinping (reprendre en main le parti, ces Routes. Dans cet exercice, il nous
accéder à une économie d’innovation, permet d’aller au-delà du lyrisme des
participer au règlement des grands uns et du scepticisme des autres. En
problèmes du monde…), on peut filigrane, cet ouvrage pose les bonnes
regretter l’absence d’une logique
questions sur une ascension chinoise
d’ensemble, voire d’hypothèses fortes.
qui, sous couvert d’une diplomatie
Le livre comprend quelques analyses
harmonieuse et pacifique, bouleverse
intéressantes (notamment sur la mer
de Chine du Sud), mais il survole la géoéconomie et la géopolitique mon-
beaucoup de points ; cette faiblesse diale contemporaine, pour dessiner un
n’est en outre, pas palliée par un appa- xxie siècle en accord avec « la grande
reil bibliographique étayé. L’ouvrage, renaissance de la nation chinoise ».
trop descriptif, manque de nervosité.
Paru début 2018, il semble déjà daté Sophie Boisseau du Rocher
216
Lectures

JAPAN, SOUTH KOREA, AND THE UNITED La thèse de l’auteur est claire. Les États-
Unis ont les capacités nécessaires pour
STATES NUCLEAR UMBRELLA: DETERRENCE tenir leur engagement. La vraie ques-
AFTER THE COLD WAR tion est de savoir s’ils en ont la volonté.
Terence Roehrig S’il fait peu de doutes que Washington
New York, Columbia University défendrait ses deux alliés s’ils étaient
attaqués, il est fort probable que la pre-
Press, 2017, 272 pages
mière réponse n’inclurait pas l’utilisa-
tion d’armes nucléaires. En effet, leur
L’accélération des progrès de la Corée
impact de destruction extrême, le coût
du Nord dans les domaines nucléaire
de leur emploi en termes de réputation
(sixième essai en septembre 2017)
internationale pour les États-Unis, et la
et balistique (84 essais entre 2014 et
complexité que la contamination ajoute-
2017 dont, fin 2017, des missiles inter­
rait à d’éventuelles opérations militaires
continentaux), a remis sur le devant
ultérieures, restreignent fortement l’inté-
de la scène le débat sur la dissuasion
rêt d’utiliser ces armes. De plus, dans le
nucléaire en Asie du Nord-Est, et plus
cas où le pays visé aurait la faculté de
particulièrement en Corée du Sud et
frapper le territoire américain, se poserait
au Japon. Le livre de Terence Roehrig
un dilemme bien connu : « Les États-Unis
s’inscrit dans ce contexte, et s’impose seraient-ils prêts à sacrifier Los Angeles
comme une synthèse complète et utile. pour Séoul ou Tokyo ? » Roehrig rap-
pelle aussi que la taille et la qualité des
Professeur au Naval War College moyens militaires conventionnels amé-
(Newport, États-Unis) et auteur de plu- ricains font qu’ils pourraient avoir des
sieurs livres sur la Corée du Sud (dont, effets stratégiques comparables à ceux
en 2007, l’excellent From Deterrence des armes nucléaires, leur usage étant
to Engagement: The U.S. Defense plus crédible. Pour autant, retirer l’enga-
Commitment to South Korea), l’auteur est gement de dissuasion élargie au profit de
un fin connaisseur des questions straté- Tokyo et Séoul marquerait une rupture
giques en Asie orientale. Il se concentre diplomatique et politique majeure peu
ici sur la problématique du « parapluie souhaitable. Une de ses conséquences
nucléaire » offert par les États-Unis au principales serait sans doute l’acquisition
Japon et à la Corée du Sud, c’est-à- d’un arsenal nucléaire par le Japon et la
dire l’engagement pris par Washington Corée du Sud, deux pays dits « du seuil
d’utiliser son arsenal nucléaire pour nucléaire ».
dissuader et, si nécessaire, répondre
à une attaque contre l’un de ses deux Ce livre aide à mettre en perspec-
alliés. L’auteur revient au fil des cha- tive les engagements de défense des
pitres sur les théories de la dissuasion États-Unis au profit du Japon et de la
et de la dissuasion élargie, offre des Corée du Sud. Roehrig nous offre une
perspectives historiques en rappe- analyse très structurée, faisant le lien
lant l’état de ces questions pendant la entre histoire, théorie, analyse de la
guerre froide, et analyse les menaces menace, études de cas et stratégie. Il
principales que constituent la Chine et passionnera tous ceux qui s’intéressent
la Corée du Nord. Deux chapitres sont aux questions de défense en Asie du
aussi consacrés à l’étude de la concep- Nord-Est.
tion élargie qu’a chacun des alliés de la
dissuasion. Rémy Hémez
217
politique étrangère 2:2018

MOYEN-ORIENT/MONDE ARABE singulières et imbriquées. L’Égypte,


la Tunisie, et le Maroc ont, comme
ET MUSULMAN l’explique l’auteur, alimenté de leurs
ressortissants les groupes de combat-
tants étrangers entre 2011 et 2016.
La réouverture des prisons dans ces
L’ISLAMISME AU POUVOIR. trois pays à la fin de la décennie 2000
TUNISIE, ÉGYPTE, MAROC a parallèlement permis la restructu-
Anne-Clémentine Larroque ration de certains réseaux, la mise en
liberté de cadres et le retour d’exil
Paris, Presses universitaires
d’anciens prédicateurs.
de France, 2018, 256 pages
Ce livre suggère donc une réflexion
Dans une analyse tripartite, l’auteur sur différents types d’engagement,
décortique les mutations d’une idéolo- leurs causes et leurs conséquences.
gie protéiforme aspirée par des velléités Si chaque paragraphe s’attache à
de gouvernance. En Égypte, après avoir l’histoire des mutations de la pensée
été porté par les urnes, le Parti Liberté islamiste, l’auteur oblige à une dis-
et Justice (PLJ) issu des Frères musul- tinction essentielle : celle qui sépare
mans, est chassé du pouvoir, entraînant l’islamisme politique de l’activisme
en 2013 la chute de Mohamed Morsi djihadiste.
un an seulement après sa consécration.
Au Maroc, si le Royaume n’a que peu Héloïse-Anne Heuls
vacillé devant les mécontentements de
la rue, le Parti Justice et Développement
(PJD) remporte les élections législatives
en 2011. Si le roi Mohammed VI semble
céder, c’est sans doute pour mieux TURKEY AND THE WEST:
soumettre une formation largement
influencée par les cercles égyptiens. FAULT LINES IN A TROUBLED ALLIANCE
Enfin en Tunisie, la fuite de Ben Ali Kemal Kirisci
et la chute du pouvoir permettent en Washington D.C., Brookings
octobre 2011 aux islamistes du parti Institution Press, 2017, 320 pages
Ennahda d’accéder aux portes de l’État.
Une victoire idéologique et symbolique Alors que l’alliance entre la Turquie
qui se nuance de fortes négociations et les pays occidentaux s’est consi-
affaiblissant le mouvement. dérablement fragilisée ces dernières
années, l’ouvrage de Kemal Kirisci
Anne-Clémentine Larroque rappelle propose une synthèse bienvenue.
également que si la normalisation de L’auteur est un bon connaisseur des
l’islamisme politique a été précipitée relations extérieures turques ; il avait
par une ouverture brutale, inattendue vu dans la diplomatie d’Ankara la
et puissante de la scène politique, le pratique typique d’un trading state,
djihadisme s’est quant à lui externalisé. avant que les enjeux sécuritaires ne
Décrit comme un hybride politique et reprennent le dessus. Son ouvrage a le
social traversant le monde musulman, mérite de ne pas simplement compiler
ce « mot-valise » trop souvent utilisé à les évolutions de la politique étrangère
tort recouvre une réalité plurielle, dont turque, mais de les relier aux évolu-
les différentes mouvances sont à la fois tions internes du pays. En d’autres

218
Lectures

termes, plus le Parti de la justice et turque, l’AKP adopte une rhétorique


du développement (AKP) au pouvoir de plus en plus critique envers l’Occi-
rejette le modèle kémaliste moderni- dent. La guerre en Syrie cristallise
sateur aux origines de la République, ces ­oppositions. Alors même que la
et plus ses relations avec les pays occi- Turquie et ses partenaires, notamment
dentaux se tendent. américain, français et britannique,
semblent partager la même position
Turkey and the West s’inscrit dans une hostile à Bachar Al-Assad, l’évolution
perspective historique large, revenant du conflit les conduit à s’opposer. Un
aux débuts de l’alliance occidentale temps accusée de soutenir les mouve-
turque. Une occasion de rappeler que ments ­ djihadistes, Ankara accuse en
cette relation a toujours été compli- retour les pays occidentaux d’armer les
quée, traversée de crises et soubre- milices kurdes qu’elle combat. Cette
sauts. D’ailleurs, par certains aspects, rhétorique anti-occidentale rencontre
l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, un succès certain auprès d’une popu-
permet de rapprocher la Turquie de lation déçue par l’UE et traditionnel-
ses partenaires occidentaux, le pays lement critique envers les États-Unis.
semblant alors se rapprocher des stan-
dards d’une démocratie libérale. À Les derniers chapitres de l’ouvrage
l’ouverture politique interne et aux reviennent plus spécifiquement sur la
réformes audacieuses proposées par le politique étrangère turque. L’auteur y
parti de Recep Tayyip Erdogan corres- remet notamment en question le rôle
pondent une coopération réelle avec d’Ahmet Davutoglu dans l’élaboration
les États-Unis, et surtout les débuts de celle-ci. S’il reconnaît volontiers le
du processus d’adhésion à l’Union rôle et l’influence de l’universitaire,
européenne (UE). L’auteur rappelle, il relève que la politique étrangère de
au passage, que l’anti-occidentalisme l’AKP s’inscrit dans une certaine conti-
n’est pas en Turquie seulement le fait nuité avec les initiatives antérieures.
du camp islamiste : au contraire, dans Ce faisant, Kemal Kirisci renouvelle
les années 2000, kémalistes et natio- également le regard porté sur cette
nalistes présentent l’AKP comme un diplomatie turque, dont la relation à
instrument américain et européen pour l’Occident n’est qu’un des aspects les
affaiblir la souveraineté turque et son plus symboliques.
modèle républicain.
Aurélien Denizeau
Kemal Kirisci, pour sa part, estime
que ce lien transatlantique a eu de
nombreux effets bénéfiques sur la
Turquie. S’il s’efforce de garder un JIHADI CULTURE: THE ART AND SOCIAL
regard objectif, il est assez clair qu’il PRACTICES OF MILITANT ISLAMISTS
déplore la dégradation des relations
entre Ankara et ses alliés américains
Thomas Hegghammer (dir.)
et européens. À ses yeux, là encore, Cambridge, Cambridge University
celle-ci doit être mise en parallèle avec Press, 2017, 288 pages
un retour progressif à l’autoritarisme
politique. Sûr de sa position hégémo- Alors que la recherche sur les groupes
nique, mais également refroidi par les djihadistes privilégie habituellement
erreurs américaines en Irak et les réti- les analyses historiques, opération-
cences européennes à la candidature nelles ou doctrinales, cet ouvrage

219
politique étrangère 2:2018

collectif en défriche un aspect de « super-héros »…) que d’autres


méconnu : la culture et les pratiques courants de l’islam, pourtant décriés
­
sociales. (martyrologie soufie ou chiite). Cet
effort d’adaptation peut s’expliquer
À travers sept champs d’étude ­explorés par l’utilisation pragmatique des élé-
par dix spécialistes, Hegghammer ments culturels : les leaders djihadistes
éclaire le phénomène djihadiste à
ont en effet conscience qu’ils mettent
l’aune des préoccupations artistiques
en jeu des moteurs émotionnels puis-
et esthétiques (poésie, musicologie,
sants et universels, plus susceptibles
iconographie, cinématographie) de
quelques groupes transnationaux, que l’intellect d’engendrer un militan-
ainsi qu’à travers leurs us et coutumes tisme et de renforcer une d­ étermination
(interprétation des rêves, martyro­ à agir, comme l’écoute d’un nashid
logie, pratiques non militaires – reli- avant une opération-suicide. De plus,
gieuses en particulier, ou d’autres plus la prégnance de ces activités dans
surprenantes, comme les pleurs), des la mouvance djihadiste contribue à la
années 1980 aux années 2010. construction d’une véritable identité
culturelle, resserrant le lien d’apparte-
L’exploration de ces champs souligne nance au groupe autour de références
plusieurs aspects du djihadisme. La communes, lien d’autant plus crucial
volonté de se poser comme héritier que les djihadistes sont souvent en
d’un islam des origines s’exprime dans rupture avec leur environnement.
tous les domaines artistiques. À titre
d’exemple, les visuels de combattants
L’étude d’une culture djihadiste peut
en habits traditionnels mais à l’arme-
poser question : doit-on s’y pencher,
ment moderne révèlent la recherche
au risque d’en humaniser les prota-
d’une légitimité religieuse en illus-
trant la filiation entre passé et présent. gonistes ? L’ouvrage ne porte, à cet
L’adversité, l’appartenance à un cercle égard, nul regard complaisant. Les
d’« élus » pratiquant un islam authen- exposés, très descriptifs (parfois même
tique est valorisée, notamment dans les techniques), ne perdent de vue ni le
textes poétiques. L’omniprésence de la contexte, ni l’objectif totalitaire des
martyrologie, esthétisée et désirée (les groupes djihadistes, et constituent une
pleurs exprimant entre autres la décep- source de connaissances substantielles
tion de n’avoir pas encore été martyr) sur leurs mentalités, leurs mœurs et
en confirme la centralité dans l’enga- leurs obsessions. Leur lecture s’inscrit
gement djihadiste, au même titre que donc dans la compréhension globale
celle de la ferveur religieuse (pratique du phénomène et pourra alimenter la
zélée, interventionnisme divin dans le réflexion des autorités dans plusieurs
réel ou les rêves…).
domaines (contre-argumentaires, éva-
luation d’un stade de radicalisation ou
Les productions culturelles ont évo-
d’une ancienneté dans la mouvance,
lué avec le temps : l’audiovisuel, peu
prisé auparavant, tient désormais une voire possibilité d’infiltrer un groupe).
place de choix. Elles ont, de plus, Dans l’optique d’élargir l’étude de ces
intégré le progrès technologique et, thèmes, Hegghammer pose de solides
fait remarquable, incorporé une alté- jalons.
rité tant en provenance de l’Occi-
dent (rythmes musicaux, iconographie Laurence Bindner
220
Lectures

JIHAD : DES ORIGINES RELIGIEUSES scientifiques sur le sujet restent floues et


éparses, la lutte contre la radicalisation
À L’IDEOLOGIE. IDÉES REÇUES est un impératif premier pour de nom-
SUR UNE NOTION CONTROVERSÉE breux États, dont l’objectif est de réduire
Myriam Benraad l’engagement de ceux qui défendent
Paris, Le Cavalier bleu, 2018, leurs arguments dans la violence.
216 pages
La conclusion de l’ouvrage est sans
appel : tenter de trouver des lieux
Briser les clichés, creuser les complexi-
communs et définir le profil d’un
tés et défaire les stéréotypes qui s’accu- « djihadiste type » relève de l’impen-
mulent autour de la notion de djihad, sable, quand on sait par ailleurs que
telle est l’ambition du dernier ouvrage l’abondance de la littérature sur le sujet
de Myriam Benraad, professeur de empêche tout lieu commun. Si le dji-
science politique à l’université de had ne peut se réduire à une notion
Leyde aux Pays-Bas. Cette spécialiste guerrière et violente, l’emploi de ce
du monde arabe n’en est pas à son concept, emprunté à la littérature reli-
coup d’essai. Auteur déjà reconnue, gieuse, devrait faire l’objet de précau-
forte d’une production riche sur un tions particulières pour ne pas susciter
sujet qu’elle décortique depuis plu- la controverse. D’une notion religieuse
sieurs années, elle s’évertue à redonner plutôt mineure, les idéologues du djihad
un sens à un terme entré dans le langage comme Abdallah Azzam, Sayyid Qutb,
commun depuis les attentats du 11 sep- ou Oussama ben Laden, sont parvenus
tembre 2001, et dévoyé de son sens à argumenter une doctrine autoritaire.
initial parce que trop souvent banalisé.
Enfin, comme l’écrit si justement
La démonstration de Myriam Benraad Myriam Benraad, la complexité des
passe par la déconstruction minutieuse de sens empruntés par le djihadisme est
vingt idées reçues. L’auteur y rappelle les difficilement adaptable aux enjeux
différences fondamentales existant entre médiatiques, qui obligent à la vul-
les notions théologiques et idéologiques, garisation. C’est donc un appel aux
entre les considérations religieuses et précautions et à la connaissance que
l’ensemble des militances politiques. À lance, dans son dernier ouvrage, la
coups d’arguments historiques, séman- spécialiste du monde arabe, poussant
tiques, politiques et sociologiques, elle ceux qui usent de concepts à ne pas les
rappelle que causes et expressions du dénaturer de leurs substrats matriciels.
djihadisme sont multiples.
Héloïse-Anne Heuls
Dans son dernier chapitre, l’auteur
revient sur la notion de déradicalisation,
qui inonde la sphère publique française GÉNÉRAUX, GANGSTERS ET JIHADISTES.
depuis les attaques menées à Toulouse et
HISTOIRE DE LA CONTRE-RÉVOLUTION
Montauban par Mohammed Merah, en
mars 2012. Elle rappelle en outre que de ARABE
nombreux programmes ont été mis en Jean-Pierre Filiu
place dans différents pays, de l’Arabie Paris, La Découverte, 2018, 320 pages
Saoudite à l’Angleterre, en passant par
les Pays-Bas et l’Égypte, afin d’endiguer Récusant le mot « printemps », Jean-
les velléités terroristes. Si les études Pierre Filiu veut montrer ici comment

221
politique étrangère 2:2018

les « révolutions arabes » initiées par seront jamais une partie de la solution
une nouvelle génération qui contestait car ils demeurent au cœur du pro-
le nizam, c’est-à-dire tout à la fois des blème. » Pour illustrer son propos, il
régimes et des systèmes despotiques, cite l’utilisation par Bachar Al-Assad
ont suscité des réactions violentes des du « joker djihadiste » lorsqu’il a libéré
« mamelouks », et comment ceux-ci ont en 2011 les opposants radicalisés de
mis fin, au moins provisoirement, à la ses prisons.
vague démocratique, sauf en Tunisie.
Mais, pour reprendre le propos du
En utilisant le mot mamelouk, cet cinéaste égyptien Tamer El Saïd rap-
éminent spécialiste du monde arabe porté par l’auteur : « La révolution n’a
fait référence à ces anciens esclaves pas échoué. Elle continuera tant que
devenus les maîtres de l’Égypte et ses mots d’ordre “pain, liberté, justice”
de la Syrie du xiie au xvie siècle. Il – ne seront pas accomplis. »
voit dans les régimes en place en
Algérie, en Égypte, en Syrie et au Cet ouvrage, qui couvre une grande
Yémen des systèmes de gouvernement partie de l’histoire contemporaine
comparables qui se caractérisent par du monde arabe, est une somme qui
« la réécriture de la geste nationaliste, mérite une lecture attentive. Il est clair
un discours populiste d’une grande que si la vague démocratique est en
agressivité, un appareil répressif omni- reflux, rien ne sera désormais comme
présent et le pillage systématique des avant dans le monde arabe. Et la sta-
ressources nationales ». Il les distingue
bilité politique ne saurait être établie
des États policiers – Ben Ali –, des sys-
que lorsque des solutions politiques
tèmes à tendance totalitaire – Khadafi,
« inclusives » auront pu être trouvées
Saddam Hussein –, ou des monarchies.
dans chacun des pays en turbulences.
Les chapitres consacrés aux quatre
En revanche, cet ouvrage suscite éga-
pays soumis à de tels régimes éclairent,
lement le débat. Le djihadisme qui est
au-delà des spécificités locales, des
né dans les années 1970, d’abord en
traits communs : le caractère prédateur
Afghanistan, n’a-t-il pas des causes
des responsables au pouvoir, l’opacité
plus complexes ? La politique amé-
des budgets militaires, le contrôle par
l’armée de pans entiers de l’économie, ricaine, d’abord en Afghanistan puis
le quadrillage du pays par les services en Irak, n’a-t-elle pas une respon-
de renseignement, les moukhabarat… sabilité majeure, comme le recon-
naissait encore récemment Lawrence
Ces régimes répressifs et contre-­ Wilkerson, secrétaire d’État adjoint de
révolutionnaires, passés ou présents l’administration W. Bush ? Le chaos
sont, pour l’auteur, le principal vecteur né des révolutions manquées n’a-t-il
du djihadisme. « Partout, la répression pas contribué à nourrir le terrorisme ?
méthodique de l’opposition légaliste a L’intervention de l’Organisation du
favorisé la croissance exponentielle de traité de l’Atlantique nord (OTAN) au
la menace djihadiste. » Daech comme Sahel n’a-t-elle pas également sa part
Al-Qaïda seraient en quelque sorte de responsabilité ? Autant de ques-
des créations de ces régimes autori- tions qui méritent un débat qui est loin
taires et prédateurs qui ne sont pas, d’être clos.
bien au contraire, les « gardiens de la
stabilité régionale ». « Les despotes ne Denis Bauchard
222
Lectures

PAN-ISLAMIC CONNECTIONS: ottoman vont permettre la naissance


de fortes interactions, avec influences
TRANSNATIONAL NETWORKS BETWEEN
religieuses réciproques.
SOUTH ASIA AND THE GULF
Christophe Jaffrelot et Laurence La naissance du Pakistan en 1947,
Louër (dir.) qui se voulait un État islamique, et
Londres, Hurst, 2018, 288 pages la volonté des dirigeants Bhutto puis
Zia d’obtenir des financements pour
Les attentats du 11 septembre 2001 aux leur programme nucléaire, vont pro-
États-Unis, et l’intervention interna- gressivement rapprocher le Pakistan
tionale en Afghanistan qui a suivi, ont de l’Arabie Saoudite, qui verra dès
braqué les projecteurs sur une région lors d’un mauvais œil l’influence
jusqu’alors peu connue du grand iranienne dans la région. La guerre
public occidental. Les populations d’Afghanistan (1979-1989) fut un
­
d’Europe découvrirent alors sur leurs accélérateur. Soucieux de combattre
écrans les madrasas pakistanaises et l’envahisseur soviétique, le Pakistan,
afghanes, où des jeunes enfants appre- via ses services de renseignement
naient dès leurs premières années la dont l’Inter Services Intelligence
langue arabe et la récitation du Coran. (ISI), fera t­ransiter des armes et
Ces lieux d’apprentissage furent per- des fonds, en p­ rovenance notamment
çus comme le vecteur de transmis- du Golfe, renforçant ainsi le poids
sion de la radicalisation religieuse, des groupes religieux armés dont le
conduisant à l’adoption de doctrines régime des talibans sera une émana-
rigoristes débouchant parfois sur la tion quelques années plus tard, et ce
violence. Dans ce contexte, le rôle des avec la bénédiction des ­ dignitaires
monarchies du Golfe, et de l’Arabie religieux saoudiens, dont le grand
Saoudite en particulier, dans le finan- mufti Ibn Baz.
cement de ces structures et la propaga-
tion du wahhabisme en Asie du Sud,
L’Arabie Saoudite n’est pas le seul
a été pointé du doigt.
État du Golfe à s’être intéressé à cette
partie de l’Asie. On apprend dans
L’ouvrage dirigé par Christophe
cet ouvrage que les Émirats Arabes
Jaffrelot et Laurence Louër réunit des
unis ont de longue date entretenu des
contributions de spécialistes interna-
liens forts avec des groupes talibans
tionaux sur les liens entre les pays du
Golfe et l’Asie du Sud, notamment afghans : Jalaluddin Haqqani aurait
l’Inde et le Pakistan. On y apprend en effet autrefois visité les Émirats,
notamment que, bien qu’existantes, les et y aurait rencontré les plus hauts
relations entre musulmans du Golfe et dignitaires du pays. Le Qatar n’est pas
d’Asie du Sud furent peu développées en reste. La volonté du petit émirat de
avant le xixe siècle, le rigorisme reli- peser sur la scène internationale l’a
gieux du Moyen-Orient ne convenant poussé à s’impliquer dans le processus
guère aux populations des Indes, plus de réconciliation afghan, bousculant
proches d’un soufisme qui se voulait parfois son rival et voisin saoudien. La
ouvert et tolérant. Toutefois, l’ouver- question des financements privés du
ture du canal de Suez, la répression Golfe à destination de l’Asie du Sud est
qui suivit la mutinerie de 1857 aux également abordée, tout comme le rôle
Indes, et la proclamation du Califat de l’Iran dans cette partie du monde.

223
politique étrangère 2:2018

Cet ouvrage riche et complet retrace Eisenhower qui convainquirent David


avec précision l’historique des Ben Gourion de retirer l’armée du
connexions entre ces deux sous-régions Sinaï en 1957. C’est sous la pression
asiatiques que sont le Golfe et l’Asie de Jimmy Carter que Menahem Begin
du Sud, leur état actuel, en offrant décida le retrait des forces israéliennes
au lecteur des clés essentielles pour du Sud-Liban en 1977. En 1991, après
comprendre les enjeux géopolitiques la guerre du Golfe, James Baker « vio-
liés à ces complexes régions. lait » pratiquement le Premier ministre
Yitzhak Shamir, en menaçant de lever
Rachid Chaker la garantie américaine à un impor-
tant prêt qu’Israël réclamait s’il ne se
rendait pas à la conférence de paix de
Madrid. En juillet 2000, Ehoud Barak
THE ONLY LANGUAGE THEY UNDERSTAND: concluait à la nécessité de retirer Tsahal
FORCING COMPROMISE IN ISRAEL du Sud-Liban suite aux attaques répé-
tées des combattants du Hezbollah.
AND PALESTINE Ce sont deux insurrections palesti-
Nathan Thrall niennes qui ont fait bouger Israël. La
New York, Metropolitan Books, première Intifada démarrée en 1987
2017, 336 pages conduisait Yitzhak Rabin, revenu au
pouvoir en 1992, à conclure que le
« Le seul langage qu’ils comprennent conflit ne s’apaiserait pas si Israël ne
est celui de la force » : l’argument s’ouvrait pas aux revendications poli-
lapidaire a bien souvent tenu lieu de tiques palestiniennes.
politique envers l’autre, Israélien ou
Arabe. Les opinions publiques des Nathan Thrall rappelle que pendant
deux bords s’en sont imprégnées, la seconde Intifada, commencée en
empêchant de voir l’adversaire autre- septembre 2000, Ariel Sharon avait
ment que comme une entité homo- affirmé en mai 2003, devant un par-
gène, hostile et réfractaire à toute terre de députés du Likoud, qu’Israël
option de paix. Nathan Thrall, expert ne pouvait pas continuer à « occuper »
à l’International Crisis Group, ren- 3,5 millions de Palestiniens. La déci-
verse l’argument en montrant qu’il y sion fut prise de désengager Israël
a paradoxalement un fond de vérité de la bande de Gaza, et d’évacuer
dans cette assertion – vérité qui se les 7 500 colons qu’il avait d’ailleurs
retourne contre celui qui la profère. lui-même contribué à installer par le
Sa démonstration est intéressante : ce passé. La force est donc bien « le seul
sont les pressions et les arguments de langage qu’ils comprennent », selon
force qui ont été la cause directe des l’auteur. C’est lorsque le coût de l’inac-
concessions faites, lorsqu’elles ont été tion peut se révéler trop élevé qu’on
faites, par les deux parties et particu- voit apparaître des concessions. Les
lièrement de la part d’Israël, le camp le incitations positives ne servent pas à
plus puissant. Chaque fois que l’armée grand-chose conclut-il, regrettant que
israélienne s’est retirée d’un territoire la politique américaine des dernières
qu’elle contrôlait, ce fut sous la force de décennies, bien qu’hostile à la coloni-
pressions diplomatiques ou militaires. sation des territoires palestiniens, ne se
soit pas accompagnée de plus de fer-
Ce sont les menaces combinées de meté envers le gouvernement israélien.
l’Union soviétique et du président Les États-Unis ont presque toujours

224
Lectures

mis leur véto au Conseil de sécurité, croissance urbaine rapide, aux insti-
protégeant Israël des motions condam- tutions souvent jugées défaillantes, ne
nant sa politique en Cisjordanie. sont pas pour autant ingouvernables
et en proie au chaos. La méthode est
C’est d’un livre engagé qu’il s’agit identique : appréhender le fait métro-
ici. Sa thèse centrale est développée politain par l’analyse de ses institu-
dans les 74 premières pages, la suite tions et de ses réseaux techniques.
se composant de textes parus pré-
cédemment, sans lien direct avec le Rédigés par un spécialiste de la
sujet. Ce mélange des genres nuit ville en question (Éric Verdeil pour
hélas à la cohérence du livre. Celui-ci Beyrouth, Pierre-Arnaud Barthel pour
pourrait toutefois apporter de l’eau Le Caire, Taoufik Souami pour Alger,
au ­moulin du camp de la paix (mais Jean-François Pérouse pour Istanbul),
aussi de certains diplomates occiden- les quatre chapitres valident des hypo-
taux) qui, lassé de l’apathie de ses thèses communes. Première hypo-
compatriotes, réclame que les États- thèse, dire que les métropoles du Sud
Unis s’engagent à faire pression sur la ne sont pas gouvernées est faux, car les
droite au ­pouvoir. L’élection de Donald réponses apportées par les habitants
Trump à la présidence des États-Unis à certains problèmes collectifs (tels le
devrait cependant doucher ces espoirs. logement ou l’accès aux services) et la
mise en place de réseaux techniques
Samy Cohen constituent des « gouvernements de
fait ». Sur ce point, Beyrouth joue
le rôle de contre-exemple et justifie
ainsi sa place dans l’ouvrage, alors
MÉTROPOLES EN MÉDITERRANÉE. que son statut de grande métropole
est discutable. Deuxième hypothèse,
GOUVERNER PAR LES RENTES l’idée que ces métropoles sont sou-
Dominique Lorrain (dir.) mises au néolibéralisme global est à
Paris, Presses de Sciences Po, nuancer, car même si la rhétorique est
2017, 320 pages similaire, le foncier et le secteur de la
construction restent aux mains des
Cet ouvrage est issu d’un projet de acteurs locaux. Dernière hypothèse,
recherche1 coordonné par Dominique et apport principal de cet ouvrage par
Lorrain, qui s’est intéressé aux modes rapport au précédent, les villes du sud
de gouvernement des métropoles des de la Méditerranée présentent deux
pays dits du Sud. Comme dans un spécificités. La fabrique urbaine, c’est-
précédent volume2 (qui traitait de à-dire la production du cadre bâti, qui
Shanghai, Mumbai, Le Cap et Santiago regroupe les réseaux techniques et
du Chili), il s’agit de montrer que les les activités de c­ onstruction (bureaux,
quatre grandes métropoles du sud de commerces, logement), est la prin-
la Méditerranée étudiées, Beyrouth, cipale activité économique d’Alger,
Le Caire, Alger et Istanbul, à la de Beyrouth, du Caire et, dans une
moindre mesure, d’Istanbul. L’autre
spécificité mise en évidence, la vio-
1. Dans le cadre de la chaire Ville de Sciences Po lence intrinsèque au Moyen-Orient,
(2007-2010), puis de la chaire Ville de l’École des
Ponts ParisTech (2011-2014).
convainc cependant un peu moins
2. D. Lorrain (dir.), Métropoles XXL en pays émer- lorsqu’elle est envisagée comme fac-
gents, Paris, Presses de Sciences Po, 2011. teur commun.

225
politique étrangère 2:2018

Enfin, il faut comprendre le titre phénomène humain : l’accroissement


« gouverner par les rentes » comme in-maîtrisé des populations au sud du
une proposition d’explication des Sahara, et ses conséquences, en parti-
mécanismes de pouvoir à l’œuvre culier sur la vieille Europe.
dans ces métropoles sud-méditerra-
néennes. Des coalitions d’élus, de Les chiffres font aisément le spectacle :
propriétaires fonciers, d’agences au sud du Sahara, 4 habitants sur 10
publiques, et de petites ou grandes n’étaient pas nés le 11 septembre 2001 ;
entreprises du BTP s’y partagent les 5 % seulement d’entre eux ont plus de
rentes foncières ou urbaines, selon 60 ans ; d’ici à 2050, 28 pays subsaha-
des processus similaires de trans- riens verront leur population doubler,
formation urbaine à forte valeur et 9 autres la verront quintupler ; Lagos
­ajoutée, que ce soit l’étalement urbain compte aujourd’hui 60 % d’habitants
à Istanbul, la politique des villes nou- de moins de 15 ans (Paris intra-muros :
velles au Caire, ou l’urbanisation des 14 %…) ; et en 2050, l’Afrique devrait
terrains agricoles périphériques et des avoir quintuplé sa production agricole
petits bourgs à Alger et à Beyrouth. pour assurer sa sécurité alimentaire.
Si ce système perdure malgré son
iniquité apparente, c’est parce qu’il D’où, à la fois, une déstructura-
permet de fournir des emplois et tion des sociétés, en particulier du
du logement à beaucoup parmi les fait des inégalités, et un envol des
couches plus modestes. À la suite des migrations transméditerranéennes qui,
travaux récents sur le Global South, avec le timide décollage de certains
cet ouvrage affirme des arguments espaces, de Sud/Sud deviennent mas-
nécessaires pour envisager le sud de sivement Sud/Nord. Le grand mérite
la Méditerranée comme une région de ce livre est en effet de rappeler
développant ses propres modèles et toute la complexité des phénomènes
des solutions adaptées à son contexte migratoires : au croisement d’un cer-
urbain, loin des bonnes pratiques tain développement (il faut avoir les
occidentales en termes de gouver- moyens psychologiques et matériels
nance et d’aménagement urbain que de partir) ; d’une ingouvernabilité des
certains voudraient y exporter. sociétés (comment gère-t-on des socié-
tés traditionnellement basées sur la
Helin Karaman sagesse de l’âge, et où les jeunes sont
à la fois lourdement majoritaires et
exclus économiquement et politique-
ment ?) ; d’un basculement mental et
AFRIQUE idéologique, avec l’individualisation
des parcours que promeut la vague
néo-protestante au sud du Sahara…

LA RUÉE VERS L’EUROPE. LA JEUNE AFRIQUE Sans conteste possible, les migrations
trans-Méditerranée, boostées par le pro-
EN ROUTE POUR LE VIEUX CONTINENT grès inégal, la présence de diasporas
Stephen Smith déjà installées, et sans doute demain les
Paris, Grasset, 2018, 272 pages problèmes environnementaux, posent
– et plus encore poseront – problème
On pardonnera le titre, tant le livre à la vieille Europe. Le barrage est
s’efforce de décrire humainement un impuissant. Et l’ouverture totale serait

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Lectures

très dispendieuse et socialement dan- RUSSIE


gereuse. L’idée de l’ingestion mesurée
de populations immigrées pour contre-
balancer la faiblesse démographique
européenne étant un mythe, qui fait LA RUSSIE DE POUTINE EN 100 QUESTIONS
totalement abstraction des problèmes
Tatiana Kastouéva-Jean
concrets.
Paris, Tallandier, 2018, 352 pages
Loin de fournir des solutions clé en
main (ce qui est plutôt rafraîchissant…), Alliant une excellente connaissance
Stephen Smith liste en fin de par- de son pays d’origine à une grande
cours cinq modèles pour la réflexion : rigueur, Tatiana Kastouéva-Jean pro­pose
l’ouverture totale, qui signifierait la ici une analyse fine, sans concession
fin de « l’Europe sociale », telle que mais sans polémique, des évolutions
l’ont conçue les deux derniers siècles ; russes post-soviétiques. Destiné à un
l’Europe forteresse, une option perdue large public, cet ouvrage intéressera
d’avance si elle est vue comme un aussi le chercheur qui y trouvera des
absolu ; la dérive mafieuse, les mafias pistes de réflexion sur les mutations
africaines faisant leur jonction avec la et dynamiques en cours, et sur l’arti-
pègre européenne au profit de tous les culation entre affaires intérieures et
trafics, y compris humains ; le retour à extérieures.
un certain protectorat, les Européens
s’entendant avec les régimes africains Une grande partie des Russes – 48 %
pour endiguer le flot migratoire en des jeunes – pensent que leur pays va
échange de contreparties politiques ou dans la bonne direction et soutiennent
économiques – pratiques déjà dévelop- Vladimir Poutine. Ils saluent la hausse
pées. Le cinquième modèle pouvant du niveau de vie des années 2000, le
être une combinaison d’éléments des rétablissement de l’autorité de l’État
quatre précédents ; et l’auteur appelle
après les désordres des années 1990 et
l’attention sur l’exemple de l’Espagne,
plus récemment le retour de la puis-
dont les adaptations successives ont
sance russe sur la scène internationale.
réussi le double défi de l’accueil des
Ils considèrent que le régime politique
entrants et de la limitation des entrées.
« semi-autoritaire » mis en place par
Appuyé sur une profonde c­ onnaissance Vladimir Poutine correspond à la voie
des multiples réalités de l’Afrique, sur spécifique dont leur pays a besoin,
une vraie empathie et de fermes don- et soulignent les capacités de résilience
nées, balayant les solutions évidentes dont celui-ci fait preuve depuis 1991.
et idéologiques, le livre de Stephen Cahin-caha, la Russie a en effet résisté
Smith lui fait honneur. On a rarement à plusieurs crises économiques. Grâce
l’occasion de lire des pages si claires, à la modernisation de son outil mili-
qui soulignent l’ampleur de notre taire, elle a retrouvé dans le monde
ignorance, et l’impuissance des solu- une crédibilité. Dans certains secteurs,
tions prônées à longueur de campagne comme le spatial et le nucléaire civil,
électorale. Si la sagesse commence par elle reste un acteur majeur. Quant à
la lucidité, il faut lire Stephen Smith l’annexion de la Crimée, elle est quasi
avec grande attention. unanimement perçue comme « un juste
retour des choses après l’humiliation
Dominique David des années de transition ».

227
politique étrangère 2:2018

Au fil des pages et de statistiques qui Tatiana Kastouéva-Jean met en cause


sont, pour certaines, « impitoyables », un pouvoir hanté par une éventuelle
le lecteur comprend que l’analyse ne révolution de couleur, qui redoute de
peut s’arrêter là. Il découvre un pays s’engager dans une voie risquant de
qui continue à être en quête d’identité le dépasser et de l’emporter, comme
et qui peine à relever les immenses défis ce fut le cas lors de la perestroïka
auxquels il est confronté. La moderni- gorbatchévienne. Elle dénonce une
sation apparaît comme l’un des plus corruption qui est d’autant plus forte
sérieux. La Russie n’a toujours pas que la justice n’est pas indépendante.
mené à bien les réformes structu- Le rapport à l’Occident est un autre
relles nécessaires à la diversification défi majeur. L’auteur évoque une
de son économie : elle reste une éco- « véritable hystérie anti-occidentale,
nomie de rente faiblement productive. abondamment alimentée par la propa-
Les investissements sont insuffisants ;
gande » qui encourage l’idée de forte-
les disparités régionales (économiques,
resse assiégée. Pourtant, les liens avec
sociales, démographiques) ­bousculent
l’Occident continuent à être struc-
la cohésion territoriale ; dans le domaine
turants, et l’Asie, de fait, n’est que
scientifique et technologique, le pays
partiellement une alternative, d’autant
est en perte de vitesse. Ces vulnérabi-
lités sont aggravées par les évolutions que le différentiel de puissance écono-
démographiques. Dans le domaine mique et financière avec la Chine ne
social, les inégalités sont « criantes » cesse d’augmenter.
et représentent « probablement l’un
des plus grands échecs » de Vladimir En dépit des atouts de cet État-continent,
Poutine. Dans moult domaines, les fra- les tendances sont, on le voit, contra-
gilités apparaissent ainsi patentes et les dictoires. Ce que découvre ici le l­ ecteur,
réformes ne se font pas, ou peu. c’est une Russie paradoxale dont l’ave-
nir est incertain.
Pourquoi cette inertie ? La nature
du régime est une clé d’explication. Anne de Tinguy

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