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E-ISBN 9782845926387
Copyright © Presses du Châtelet, 2016.
ISBN : 978-2-84592-638-7
Du même auteur
Être musulman et occidental aujourd’hui, Presses du Châtelet, 2015.
Introduction à l’éthique islamique. Les sources juridiques,
philosophiques, mystiques et les questions contemporaines, Presses du
Châtelet, 2015.
De l’islam et des musulmans. Réflexions sur l’homme, la réforme, la
guerre et l’Occident, Presses du Châtelet, 2014.
Au péril des idées, entretiens avec Edgar Morin, Presses du Châtelet,
2014 ; Archipoche, 2015.
L’Islam et le Réveil arabe, Presses du Châtelet, 2011.
Mon intime conviction, Presses du Châtelet, 2009 ; Archipoche, 2011.
L’Autre en nous, Presses du Châtelet, 2009.
Islam, la réforme radicale, Presses du Châtelet, 2008 ; Archipoche, 2015.
Un chemin, une vision. Être les sujets de notre histoire, Tawhid, 2008.
Quelques lettres du cœur, Tawhid, 2008.
Muḥammad, vie du Prophète, Presses du Châtelet, 2006 ; Archipoche,
2008.
Faut-il faire taire Tariq Ramadan ? entretiens avec Aziz Zemouri,
L’Archipel, 2005.
La Mondialisation : résistances musulmanes, Tawhid, 2004.
Peut-on vivre avec l’islam ?, entretiens avec Jacques Neirynck, Favre,
Lausanne, 1999 ; 2004.
Les Musulmans d’Occident et l’Avenir de l’islam, Actes Sud, 2003.
Dar ash-shahada : l’Occident, espace du témoignage, Tawhid poche,
2002.
L’Islam en questions, avec Alain Gresh, Actes Sud, 2000 ; « Babel »,
2002.
Entre l’homme et son cœur, Tawhid, 2000.
La Spiritualité, un défi pour notre société, avec Michel Bertrand, Michel
Morineau, Luc Pareydt, Tawhid/Réveils publications, 2000.
La Non-Violence ? Des images idéales à l’épreuve du réel, Fédérations
nationales des enseignants de yoga, Dervy, 2000.
La Méditerranée, frontières et passages, Thierry Fabre (dir.), Actes Sud «
Babel », 1999.
Être musulman européen, Tawhid, 1999.
L’Irrationnel, menace ou nécessité ?, Le Monde/Seuil, 1999.
Aux sources du renouveau musulman, Bayard-Centurion, 1998 ; Tawhid,
2001.
La Tolérance ou la Liberté ? Les leçons de Voltaire et de Condorcet,
Claude-Jean Lenoir (dir.), Complexe, Bruxelles, 1997.
Islam, le face-à-face des civilisations. Quel projet pour quelle modernité
?, Tawhid, 1995 ; 2001.
Péril islamiste ?, Alain Gresh (dir.), Complexe, Bruxelles, 1995.
Les Musulmans dans la laïcité. Responsabilités et droits des musulmans
dans les sociétés occidentales, Tawhid, 1994 ; 2000.
À Jennifer Reghioui,
Un immense merci pour la présence,
la confiance, l’humour et le soutien
Sommaire
Page de titre

Page de copyright

Du même auteur

Introduction

Chapitre 1 - HISTOIRE
Muḥammad et la naissance d’une religion

Le Message

Après la mort du Prophète

Unité et diversité

Chapitre 2 - LES RÉFÉRENCES FONDAMENTALES


Les textes : le Coran et le Ḥadīth

Le sens du mot islām*

Un Dieu unique

La tradition monothéiste et la diversité


Conception de l’être humain

La dignité humaine

Chapitre 3 - FOI ET PRATIQUE


Piliers de la foi

Les piliers de l’islām

Les affaires sociales (muʿāmalāt)

Spiritualité et éthique

Chapitre 4 - LA VOIE
La sharīʿah

Jihād

Société

Humanité et environnement

Chapitre 5 - LES DÉFIS CONTEMPORAINS


Lire les Textes

La question de la femme et de l’homme

Dans les sociétés majoritairement musulmanes

En situation minoritaire

Conclusion

ANNEXES
Section

I. Dix choses que vous pensiez savoir sur l’islām

II. Bibliographie indicative

III. Glossaire.

V. Index

Remerciements

Promo éditeur
Introduction

Alors que, de l’avis général, cette religion reste particulièrement mal


connue, plus un jour ne passe sans que l’on entende parler d’islām. Presque
aussitôt, il est question de violence, de terrorisme, du statut des femmes, de
l’esclavage, etc. De sorte que les musulmans sont souvent amenés à devoir
répondre et à se justifier sur ce que l’islām n’est pas.
Ce que l’islām est véritablement, la société et les médias n’offrent que
peu d’espace pour l’expliquer. C’est cette lacune que le présent ouvrage
voudrait combler en se donnant pour objectif de répondre aux questions
soulevées et d’introduire le lecteur, de la façon la plus simple et la plus
profonde, aux principes de l’islām, à sa spiritualité, à ses rituels, à son
histoire, à sa diversité, à son évolution, comme aux défis contemporains
auxquels les musulmans font face.
D’aucuns seront surpris par son titre : Le Génie de l’islām. S’agit-il d’un
livre apologétique ou, pire, d’une provocation ? Ni l’un ni l’autre. En écho
au fameux Génie du christianisme de Chateaubriand, il se veut une
initiation à un univers de référence, à des rituels et à une histoire riches et
qui ont façonné des hommes, nourri des civilisations et contribué à
l’évolution de l’humanité. En Occident même, nombreux sont-ils – Voltaire,
Goethe, Lamartine, Nietzsche et tant d’autres – à avoir reconnu le génie du
Prophète de l’islām et celui de la civilisation islamique. Loin des
controverses et des perceptions négatives, cet ouvrage voudrait présenter
l’islām dans son unité et sa diversité en introduisant le lecteur aux
fondements du Message et à ses finalités. Initiation à son génie, au sens où
l’islām fut source d’inspiration pour tant d’esprits éclairés – savants,
mystiques, philosophes, scientifiques, artistes, etc.
Il importe néanmoins de se préparer intellectuellement et
psychologiquement à la rencontre avec une religion et une civilisation.
L’univers de l’islām est aussi complexe que celui de l’hindouisme, du
bouddhisme, du judaïsme et du christianisme. Ses textes de référence sont
difficiles et s’offrent à des interprétations diverses, parfois contradictoires.
Quant aux écoles de pensée et aux différentes cultures de l’islām, elles ne
facilitent pas un accès simplifié à l’essence de cette religion, qu’il importe
d’aborder dans une attitude d’ouverture intellectuelle. L’univers auquel le
lecteur va être introduit, en effet, a ses propres principes, sa cohérence, sa
conception de l’être humain, de la vie et de la mort. L’islām est doté de
références, de principes immuables et d’applications temporelles.
Quiconque souhaite comprendre sa nature, son évolution et ses défis doit
s’armer de connaissances religieuses, historiques et juridiques.
Pour le lecteur, ce voyage est une invitation à la curiosité, à l’effort, mais
aussi à l’humilité intellectuelle. Reconsidérer les opinions que l’on croyait
des évidences, dépasser ses préjugés et suspendre son jugement, le temps
d’une découverte : autant de dispositions requises au seuil de cet
apprentissage, car elles permettront ensuite le débat de fond et la réflexion
critique constructive dont nous avons tant besoin aujourd’hui, loin des
réactions émotionnelles, des peurs ou des justifications apologétiques. Cette
introduction n’exige cependant du lecteur aucune connaissance préalable et
se propose, au contraire, de lui rendre l’univers islamique aisément
accessible, dans ses aspects religieux aussi bien que civilisationnels.
Le premier chapitre (p. 19) est une introduction à l’histoire de l’islām. Il
présente la mission prophétique de Muḥammad, met en perspective les
éléments essentiels du Message, considère leur évolution après la mort du
Prophète et souligne, notamment, les divergences séparant les sunnites des
chiites et retraçant l’établissement des grands empires.
Le deuxième chapitre (p. 65) aborde les références premières, les textes
fondamentaux et le sens même du mot islām. Il y sera question de la quête
de Dieu et des relations aux autres monothéismes.
Le troisième chapitre (p. 101) traite des « piliers de la foi », de la pratique
religieuse, ainsi que des obligations et des interdits liés à cette pratique.
Le quatrième chapitre (p. 151) définit ce que sont la sharīʿah*1, la Voie
et ses priorités, les différentes formes du jihād* et les priorités de l’action
sociale.
Enfin, le cinquième et dernier chapitre (p. 195) s’intéresse aux défis
contemporains – ils sont nombreux – auxquels font face les musulmans
dans les sociétés majoritairement musulmanes, comme en situation
minoritaire.
Les différents thèmes et les éléments d’explication livrés au fil des
chapitres ne le sont jamais de façon strictement théorique. Pour chaque
question abordée, on présentera le principe de base, mais aussi la diversité
des interprétations, voire les contradictions entre lesdits principes et leur
application dans l’Histoire, jusqu’à nos jours.
Les questions les plus sensibles, celles qui font aujourd’hui débat
(sharīʿah, jihād, statut des femmes, polygamie, esclavage, violence, etc.),
ne sont pas éludées. Elles ne font pas non plus l’objet d’un discours
apologétique, mais sont examinées au gré d’une réflexion plus générale et
plus profonde, relative aux enseignements islamiques. Intégrées à une
analyse plus large, ces questions sont mises en perspective ; traitées de
façon isolée, elles seraient par là même faussées.
Cet ouvrage se veut donc un voyage d’initiation à la terminologie, aux
principes, aux pratiques et aux espérances des musulmans. Le lecteur,
chemin faisant, trouvera des réponses à certaines questions qui, si l’actualité
s’en est emparée, ne sauraient résumer la richesse de l’islām et de ses
enseignements.
Notre conclusion (p. 249) sera suivie d’un petit exercice de mise au point
(p. 255) sur dix idées reçues au sujet de l’islām. Occasion de déconstruire
certains stéréotypes et d’expliciter certaines notions mal ou peu comprises
d’un grand nombre de gens, y compris des musulmans eux-mêmes :
sharīʿah, jihād, fatalisme, prescriptions vestimentaires, égalité des sexes,
abattage rituel, identité musulmane, etc. Chacun pourra ainsi évaluer ses
connaissances et ses perceptions.
En fin de volume, on trouvera un glossaire détaillé des termes arabes,
avec leur translittération et leur traduction (p. 266), ainsi qu’un index
thématique des notions spécifiques abordées dans cet ouvrage (p. 281). Ces
annexes se complètent d’une bibliographie indicative, afin de poursuivre la
réflexion et d’approfondir sa connaissance de l’islām dans toute sa
diversité.
1. Tous les mots arabes suivis d’un astérisque (*) se trouvent traduits et définis dans le glossaire, p. 266.
Chapitre 1

HISTOIRE

C’est à La Mecque, dans la péninsule Arabique, que l’islām voit le jour.


Les Arabes sont alors majoritairement polythéistes, même s’il se trouve
parmi eux des juifs, des chrétiens (surtout dans la région de Yathrib, ancien
nom de la ville de Médine), mais aussi des ḥunafāʾ*, ni juifs ni chrétiens,
qui prônent un monothéisme de tradition abrahamique et refusent le culte
des idoles. Géographiquement, la Péninsule se trouve à l’épicentre des
tensions entre deux grands empires – byzantin, sassanide-perse – que
l’expansion rapide de l’islām va surprendre et ébranler. Dans ce premier
chapitre, on rappellera les principales étapes de la vie du Prophète
Muḥammad, telle que la rapporte la tradition musulmane ; elles constituent
ce à quoi croie l’immense majorité des musulmans, au-delà des différentes
branches (sunnites/chiites) et des courants de pensée (littéralisme,
réformisme, mysticisme).

Muḥammad et la naissance d’une religion

Pour élaborer l’essentiel de ce qui est devenu la tradition musulmane,


savants et historiens musulmans se sont référés, au cours des siècles, à trois
sources primordiales. La première est le Coran, les deux autres sont les
traditions prophétiques et les différentes biographies (sīrah*) du Prophète.
Les ouvrages historiques très connus, celui du célèbre Tabarī notamment,
s’appuient sur ces sources primaires, ajoutant parfois des récits provenant
des traditions juive ou chrétienne.
Il faut garder à l’esprit que l’essentiel des faits rapportés, à l’origine,
provenait de la tradition orale, de sorte que la précision des dates et des
lieux n’était pas garantie. Au cours des siècles, des vérifications
scrupuleuses ont permis de remettre en question certains récits, de réajuster
certaines dates, voire de rejeter purement et simplement certaines traditions
prophétiques. Ce travail critique est toujours en cours et de nombreuses
investigations restent à entreprendre.
Naissance

Selon Ibn Isḥāq, l’un de ses premiers biographes, Muḥammad serait né «


un lundi, le 12, pendant la nuit du mois de Rabīʿ al-Awwal, l’année de
l’éléphant1 », qui correspond à l’année 570. L’exactitude de ce jour a été
discutée (le calendrier musulman est lunaire), mais la majorité des
musulmans la retient dans de nombreux pays, surtout certains courants
mystiques, notamment pour célébrer sa naissance (al-mawlid al-nabawī).
Son père, ʿAbd Allah, est mort lorsque sa mère, Āminah, était enceinte
de deux mois. Orphelin de père, Muḥammad, quoique issu du noble clan
mecquois des Banū Ḥāshim, vient donc au monde dans une situation sociale
fragilisée. Sa mère, contrainte de tenir son rang, n’a pas les moyens de
subvenir aux besoins de sa famille. Il était de coutume, à La Mecque, de
confier son enfant à une nourrice des tribus bédouines nomadisant dans le
désert proche. Cependant, parce qu’il est orphelin de père, les nourrices
refusent l’une après l’autre de prendre en charge cet enfant dont elles
craignent de ne tirer aucun bénéfice. C’est finalement Ḥalīmah, arrivée la
dernière, quand tous les nourrissons ont été placés, qui accepte d’emmener
Muḥammad, afin ne pas rentrer bredouille au village. Pendant quatre ans,
l’enfant va grandir au désert avec Ḥalīmah, dans des conditions de
dénuement qui ne seront pas sans répercussions sur sa vie future.
Orphelin

Un jour, sa nourrice prend peur : ayant déjà perçu des phénomènes


étranges autour de l’enfant et craignant tout à coup que celui-ci ne soit
atteint d’une maladie, elle décide de le rendre à sa mère. Muḥammad va
rester deux ans avec cette dernière, jusqu’au jour où, sur le chemin de
Médine, Āminah meurt à son tour. À six ans, le voilà orphelin de père et de
mère, pauvre et isolé. Le Coran, plus tard, lui rappellera ce dénuement.
L’enfant est ramené à La Mecque où son grand-père, ʿAbd al-Muṭṭalib, le
prend en charge. Lorsque celui-ci meurt à son tour, c’est son oncle Abū
Ṭālib, dont les affaires ne sont pas toujours florissantes, qui l’accueille et
l’élève comme son propre enfant. Devenu berger, Muḥammad voyagera
souvent avec lui. Il a douze ans lorsque tous deux accompagnent une
caravane de marchands en Syrie. Lors du voyage, il suscite la curiosité d’un
moine chrétien du nom de Bahīrah, qui signale à son oncle le caractère
exceptionnel du jeune homme.
Ce n’est pas la première fois que sa singularité est remarquée. Dès son
plus jeune âge, Muḥammad intrigue : sa mère, sa nourrice, son entourage.
De surcroît, le jeune garçon a très tôt manifesté des signes de distinction
morale que tous lui reconnaissent : honnêteté, serviabilité, douceur. Dès
l’âge de douze ans, il participe à une rencontre de chefs de clan au cours de
laquelle il est décidé qu’un homme (résident ou en visite) ne sera plus
protégé à La Mecque en fonction de son appartenance à un clan, puissant ou
non, mais, quel que soit son statut, en raison du seul principe de justice. Un
pacte dit « des Vertueux » (ḥilf al-fuḍūl *) entérine leur décision. Des
années plus tard, après le début de la Révélation, le Prophète s’en
souviendra, laissant entendre que son principe était en accord avec ceux de
l’islām.
Mariage

Muḥammad s’apprête donc à devenir commerçant. Peu à peu, il se fait


une réputation de rigueur morale et de succès en affaires. Une riche veuve
indépendante, Khadījah, ayant entendu parler des qualités du jeune homme,
décide de l’employer. Elle n’aura pas à s’en plaindre : Muḥammad se
montre efficace et digne de confiance. Tant et si bien que Khadījah lui fait
parvenir une proposition de mariage, qu’il accepte. Il a alors vingt-cinq ans
et son épouse, rapporte la tradition, en a quarante – mais des recherches
plus poussées, ainsi que certaines sources, lui en attribueront vingt-huit.
Khadījah donnera à Muḥammad de nombreux enfants. Le premier né,
Qāsim, meurt à l’âge de deux ans, puis viennent Zaynab, Ruqayyah, Um
Kulthūm, Fāṭimah et enfin ʿAbd Allah, qui décède à son tour avant d’avoir
atteint sa deuxième année.
Muḥammad, qui n’aura donc eu que des filles, continue à mener
normalement sa vie de marchand. Sa réputation d’homme de bien va
grandissant. À La Mecque, on l’appelle « al-Sādiq al-Amīn », c’est-à-dire
l’homme qui parle vrai et respecte les dépôts. Mais, à l’âge de trente-cinq
ans environ, il ressent un puissant appel à la spiritualité. Il n’a jamais cru
aux idoles que vénèrent les Mecquois et cherche une réponse plus
satisfaisante. C’est dans une grotte des environs de La Mecque que, chaque
année, il s’isole désormais près d’un mois, dans l’espoir de trouver une
réponse par la méditation.

Révélation

Muḥammad a quarante ans lorsque, un jour, l’ange Gabriel lui apparaît


pour lui annoncer que Dieu l’a choisi comme Messager (Rasūl Allah) et
dernier « envoyé » à l’humanité. « Lis, au nom du Dieu qui a créé » : tels
sont les premiers mots qu’il entend. Effrayé, il retourne auprès de son
épouse Khadījah, qui le réconforte et l’apaise : son mari est trop bon pour
que le diable y soit pour quelque chose. Et même, elle l’emmène voir son
cousin Waraqah ibn Nawfal, un chrétien ; il confirme à Muḥammad qu’il
est bien marqué du sceau de la prophétie et prédit que son peuple le reniera.
Vingt-trois années durant, à intervalles irréguliers, les révélations se
succèdent, innombrables. Muḥammad en transmet le message aux siens qui,
à l’exemple de sa femme Khadījah et de son cousin ʿAlī, se convertissent
les premiers. D’autres, même parmi ses proches, ne le rejoindront pas, tel
son oncle Abū Ṭālib, qui l’avait accueilli et qu’il aimait tant.
Cependant, la prédication de Muḥammad devient publique. Avec elle
commencent les persécutions, les notables considérant qu’il remet en cause
leurs croyances, l’organisation sociale et les prérogatives des puissants.
Mais la richesse, le pouvoir et les femmes qu’ils lui offrent, Muḥammad les
refuse. Quand bien même on lui donnerait « le soleil dans sa main droite et
la lune dans sa main gauche », il n’aurait de cesse de transmettre son
message. Car il a une mission à accomplir.
Pendant treize années, au gré des révélations qui lui parviennent,
Muḥammad va prêcher ce message. Il s’articule autour de quatre axes : la
foi en l’unicité de Dieu (Tawḥīd), le statut du Coran en tant que parole de
Dieu, la nécessité de la prière et du bon agir, et enfin le retour à Dieu au
jour du Jugement dernier.

Persécution et Hégire

D’abord publiquement, puis secrètement, de plus en plus d’habitants de


La Mecque se convertissent, des femmes comme des hommes, ainsi qu’une
grande majorité de pauvres ou d’esclaves qui se voient ainsi affranchis.
Parmi les premiers convertis, cependant, certains sont tués. D’autres, les
plus vulnérables, sont quotidiennement harassés, voire torturés. La
communauté des premiers musulmans, ostracisée, vit des moments très
difficiles. Quant au Prophète, il perd peu à peu ses protecteurs : sa femme
Khadījah et son oncle Abū Ṭālib meurent la même année, en 619. Les
habitants de La Mecque, les Quraysh, veulent désormais sa mort. Les
persécutions atteignent un tel degré que la vie y devient impossible.
Déjà, Muḥammad a envoyé un groupe de musulmans chercher refuge
auprès du négus chrétien d’Abyssinie, qui leur a fait bon accueil. Mais voici
qu’une nouvelle révélation l’invite à quitter La Mecque. Il s’y prépare
pendant près de deux ans, établit des pactes avec des tribus de Yathrib au
moment des grandes foires de La Mecque et organise sa fuite. En l’an 622,
c’est le départ : la grande majorité des musulmans prend le chemin de
Yathrib, à la suite de Muḥammad. Le Prophète a usé d’un stratagème : avec
son ami Abū Bakr et leur guide, ils ont mine de partir vers le sud, avant
d’emprunter la route du nord. C’est l’Exil, ou Hégire, dont ʿUmar ibn al-
Khaṭṭāb – proche compagnon du Prophète, qui deviendra le deuxième calife
après sa mort – choisira de faire le début, l’an 0 du calendrier lunaire
islamique.

Médine

Arrivés à destination, les premiers exilés (muhājirūn*) sont accueillis par


les premiers convertis (al-Anṣār*) de Yathrib, qui prendra le nom de
Médine, la « ville illuminée ». Entre eux, il établit le « pacte de fraternité »
(muʾākhā*), qui permet aux nouveaux venus de s’installer et de réorganiser
leur vie. Des mosquées sont construites, des réformes sont apportées au sein
de la société de Médine, notamment dans les relations claniques et les
règles de gestion du grand marché central.
Peu à peu, la communauté spirituelle musulmane établit son cadre,
malgré les tensions internes liées à l’exil, aux différences de statuts et aux
démêlés des Aws et des Khazraj, tribus de l’ancienne Yathrib qu’opposent
de perpétuels contentieux. Le Messager établit une charte, souvent appelée
« Constitution de Médine », qui recense les règles permettant aux
musulmans de vivre ensemble en bon entente, ainsi qu’avec les juifs (les
chrétiens sont très peu nombreux à Médine), dont il est stipulé qu’ils font
partie de l’ummah et jouissent des mêmes droits et devoirs que les
musulmans. Ce dernier point s’applique à toutes les minorités.
À l’extérieur, cependant, un front de guerre ne tarde pas à s’ouvrir avec
les gens de Quraysh, qui n’acceptent pas que les musulmans puissent
trouver un refuge ailleurs et survivre à leur volonté de les éliminer.
L’hostilité grandit, les batailles se succèdent : Badr, Uḥud, al-Khandaq (la «
bataille des tranchées »), puis Khaybar, Muʾta, Ḥunayn. D’autres tensions
s’exacerbent avec les tribus juives des Banū Qaynuqaʿ, Banū Nadīr et Banū
Qurayẓah, lesquelles feront alliance avec les Quraysh, au contraire d’autres
tribus juives du Nord restées sous la protection du Prophète.
Après l’avoir emporté sur les Banū Qaynuqaʿ, qui avaient trahi le pacte et
fait alliance avec l’ennemi, le Prophète choisit de les gracier et de les
expulser, malgré la coutume guerrière qui consistait à exécuter les hommes
des clans et à livrer femmes et enfants comme captifs de guerre. Il n’en
retrouve pas moins certains de ceux à qui il a laissé la vie sauve dans le clan
des Banū Nadīr, lesquels l’ont de nouveau trahi et attaqué. Il leur épargne
une nouvelle fois l’exécution et leur enjoint de s’exiler. Mais, apprenant que
les Banū Qurayẓah l’ont trahi à leur tour, avec le concours d’exilés des
clans Banū Qaynuqaʿ et Banū Nadīr, il dépêche une armée qui parvient à les
vaincre. Et, cette fois, il demande qu’ils soient jugés selon leur propre
tradition, par un juge qu’ils auront eux-mêmes accepté. La sentence est sans
merci : les hommes sont exécutés. Après trois trahisons, elle fut la première
et la seule sentence de cette nature. Cette fermeté a pour effet de terrifier les
clans avoisinants et met un terme aux trahisons des pactes.
Direction

Au fil du temps, la communauté musulmane de Médine assoit une


présence régionale et noue des alliances qui, peu à peu, lui assurent une plus
grande sécurité.
Le Messager, lui, s’est remarié avec ʿĀ’ishah, la fille de son ami Abū
Bakr. La tradition rapporte qu’elle avait six ans lors du mariage et neuf au
moment de la consommation (comme il pouvait être d’usage à l’époque),
mais nombre d’historiens, recoupant des événements relatifs à la biographie
de Muḥammad, avancent que ʿĀʾishah était plutôt âgée de seize à dix-huit
ans.
Resté monogame pendant vingt-cinq ans, le Messager épousera onze
femmes après son installation à Médine. Ces mariages, pour la plupart, lui
permettent surtout de sceller des alliances avec certains clans, comme de
coutume à cette époque. À Médine, il a également reçu une délégation
chrétienne de Najrān, aux membres de laquelle il a permis de prier dans sa
mosquée, dans le respect de leur rituel. Il établit ainsi des contacts
régionaux qui permettent aux tribus et nations voisines de voir et de
comprendre que les musulmans ne sont pas ces « fous insensés » que
décrivent les gens de La Mecque, les Quraysh.
Jusqu’à leur arrivée à Médine, les musulmans priaient en direction de
Jérusalem, considérée comme la ville sainte unissant les trois
monothéismes. À Médine, le Prophète reçoit une révélation qui lui enjoint
de se tourner vers La Mecque, où se trouve la Kaʿbah. Symboliquement,
c’est la « maison de Dieu » (bayt Allah), le Centre vers lequel les
musulmans se tournent pour prier, comme pour diriger leur cœur et leur vie
en direction de Dieu : « Tourne ton visage vers la Mosquée sacrée [la
Kaʿbah] et, partout où vous vous trouvez, tournez vos visages vers la
Mosquée2. » Ainsi, toutes les mosquées du monde seront orientées dans la
direction de La Mecque. Quant à Jérusalem, première des « directions »
(qiblah*), elle restera un lieu saint majeur de la tradition musulmane.

Al-Hudaybiyyah
Les récentes victoires musulmanes ont assis la réputation du « roi des
Arabes », comme l’appellent les chefs des puissances voisines.
En l’an 6 de l’Hégire (628), durant le mois du Ramadan, Muḥammad fait
un rêve dans lequel il se voit accomplir le pèlerinage à La Mecque. Il
demande à ses compagnons de se préparer à l’y suivre, sans armes, afin que
les chefs de La Mecque comprennent bien qu’il ne s’agit pas de livrer
bataille. Mais les Quraysh s’y opposent. Après maintes négociations, toutes
au désavantage des musulmans, est signée la « trêve d’al-Hudaybiyyah »
(sulḥ al-Hudaybiyyah) : les musulmans doivent rebrousser chemin, mais ils
pourront accomplir le pèlerinage l’année suivante.
Ainsi pacifié ce dernier front, le Prophète décide d’envoyer une missive à
tous les souverains des empires voisins : le négus d’Abyssinie (Éthiopie), le
roi de Perse Chosroes, l’empereur byzantin Héraclius, le gouverneur
d’Égypte Muqawqis, d’autres encore. La teneur de ces lettres est
sensiblement toujours la même : le Prophète se fait connaître comme «
Envoyé de Dieu », dont il rappelle l’unicité à ses destinataires, et les invite
à accepter l’islām. En cas de refus, il les rendrait responsables devant Dieu
de l’égarement de leur peuple. Les réponses seront diverses : si le négus
accepte l’islām, d’autres réagissent plus violemment, jusqu’à humilier ou
tuer l’émissaire du Prophète.
La Mecque conquise

L’année suivante, selon les termes de la trêve d’al-Hudaybiyyah,


Muḥammad et sa communauté effectuent le petit pèlerinage (‘umrah*).
Mais, un an plus tard, des alliés des Quraysh, concernés par ladite trêve,
rompent le pacte en attaquant des clans placés sous la protection du
Messager. Considérant que cette rupture de pacte met fin à la trêve, ce
dernier mobilise une armée et se dirige sur La Mecque. Après un siège
assez bref, les musulmans conquièrent La Mecque durant le mois du
Ramadan de l’année 630 (an 8 de l’Hégire).
Le Prophète entre dans la ville prosterné sur son cheval. Il détruit lui-
même les idoles qui se trouvaient dans la Kaʿbah, espace sacré désormais
destiné à l’adoration du Dieu unique3. Puis il fait venir les habitants de La
Mecque qui l’ont combattu pendant près de vingt ans et leur annonce : «
Allez, vous êtes libres. » Leur ayant pardonné, il se réinstalle dans sa ville
d’origine, où il reste quelque temps. Mais, après la bataille du Ḥunayn, qui
lui permet de renforcer un front, il prend la décision de retourner à Médine,
d’où il continue à administrer l’ensemble de la communauté. De
nombreuses députations de clans proches ou éloignés viennent faire
allégeance à son autorité, désormais solide et reconnue.
Muḥammad retournera à La Mecque pour effectuer le grand pèlerinage
(Ḥajj), ou « pèlerinage d’adieu » car il n’y en aura pas d’autre. À cette
occasion, il délivre un sermon resté célèbre, rappelant les fondements de
l’islām. Puis il reçoit cette révélation, parmi d’autres de même sens : «
Aujourd’hui, J’ai parachevé pour vous votre religion, Je vous ai accordé Ma
grâce pleine et entière et J’ai agréé l’islām pour vous comme religion4. » Il
comprend que sa mission touche à sa fin.
Mort

De retour à Médine, Muḥammad gère les affaires courantes de la


communauté. Gagné par la maladie, il exige de régler toutes ses dettes
matérielles, comme sentimentales et spirituelles, et se prépare à quitter ce
monde. Le dernier cycle de la Prophétie parvenu à son terme, il est temps
pour le Messager de s’en retourner à Dieu. En 632, la onzième année de
l’Hégire, le Messager s’éteint chez son épouse ʿĀʾishah.
Sa mort est un choc. Effondré, ʿUmar proclame qu’il tuera quiconque
osera annoncer que le Prophète n’est plus, assurant que celui-ci ressuscitera.
Abū Bakr, l’ami du Prophète, pourtant si sensible, fait preuve de plus de
calme et de sang-froid. Écartant ʿUmar, il affirme : « Que ceux d’entre vous
qui adoraient Muḥammad sachent que Muḥammad est mort ; quant à ceux
qui adoraient Dieu, qu’ils sachent que Dieu est le Vivant, qui jamais ne
meurt5. » Puis il récite le verset : « Muḥammad n’est qu’un Messager avant
lequel des Messagers sont déjà passés. Est-ce que, s’il meurt ou s’il est tué,
vous reviendriez sur vos pas ? Quiconque reviendra sur ses pas ne nuira pas
à Dieu ; et Dieu récompense ceux qui sont reconnaissants6. »
Le Message

Les révélations, commencées en 610 avec les cinq premiers versets de la


sourate 96 (« Lis au nom de Ton Seigneur… »), sont parvenues au Prophète
de façon irrégulière, au gré des circonstances, jusqu’à sa mort en 632. Le
dernier verset révélé, selon la majorité des savants, serait le suivant : « Et
craignez le jour où vous retournerez vers Dieu, où chaque être sera rétribué
selon ce qu’il a gagné, et nul ne sera lésé7. »

Dieu, la Création

Les premières révélations ont pour fonction de convertir le cœur et le


regard du Prophète et de ses premiers Compagnons. Il est d’abord question
de Dieu, de Son unicité (Tawḥīd), de Sa présence qui se manifeste par des
signes que les croyants sont invités à observer et à méditer. Les références à
la Nature, au ciel, à l’aube, au soleil, à la lune, aux arbres, aux montagnes,
au désert ou à l’eau abondent dans les premiers versets, pour la plupart
regroupés à la fin du Coran dans son agencement définitif. Tous ces
éléments naturels (āyāt*) sont présentés comme des signes de la présence
du Créateur et du sens de la vie. La Révélation l’indique : « Nous leur
montrerons Nos signes dans les horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il
leur apparaisse clairement que ceci est la Vérité8. »
Ce nouveau rapport à la Nature est le miroir d’un nouveau rapport avec
soi ; car de multiples signes nous habitent également, qui font écho au
macrocosme. Ces correspondances entre l’intimité de soi et le tout de
l’univers, caractéristique de tant de spiritualités asiatiques, se manifestent
par la Révélation même. Elles appellent l’être humain à faire la paix avec
soi-même. Dire Dieu, trouver Dieu, c’est se réconcilier avec sa nature
profonde, avec la fiṭrah*, cette aspiration originelle en quête de réponse et
qui, en Dieu, trouve le réconfort : « N’est-ce pas au souvenir de Dieu que
les cœurs s’apaisent9 [trouvent la paix, la sécurité] ? »
Cette paix intérieure est un signe (āyah), c’est le langage que Dieu tient
aux cœurs qui se sont convertis, au sens littéral, à une foi qui est un
nouveau regard sur le monde et sur soi. Il s’agit de mieux voir ce qui nous
habite ou nous entoure et dont on n’avait pas perçu le sens, faute
d’attention. « Il y a en vérité dans la création des Cieux et de la Terre, et
dans la succession de la nuit et du jour, des signes pour ceux qui sont doués
de discernement10. » La présence du divin est comme une lumière qui
transforme les perceptions. C’est à partir de cette expérience que, par
opposition, le Coran décrit les « négateurs au cœur voilé » (kuffār*) : « Que
ne cheminent-ils sur la Terre afin qu’ils aient des cœurs avec lesquels
raisonner ou des oreilles avec lesquelles entendre ? Certes, ce ne sont pas
les yeux qui deviennent aveugles, mais les cœurs dans les poitrines11. »
Les pauvres

De la même façon qu’il convient d’observer la Création qui nous entoure


et lui donner du sens, il nous est demandé de prêter attention aux pauvres,
invisibles dans notre quotidien. Les premiers versets révélés ne cessent de
porter l’attention des croyants vers les indigents, négligés, ignorés et
déconsidérés. Le Coran décrit les croyants sincères en ces termes : « Ils
donnent à manger, par amour de Dieu, au pauvre, à l’orphelin et au
prisonnier [Et ils disent] : “Nous vous offrons de la nourriture pour Sa seule
Face [par amour de Dieu], nous n’attendons de vous ni récompense ni
remerciement.”12 »
La conversion par la foi suppose un changement de disposition vis-à-vis
des pauvres. Le Messager avait coutume d’invoquer Dieu en disant : « Ô
Dieu, nous Te demandons [de nous octroyer] l’amour des pauvres13. » Ici
encore, la foi transforme notre vision par l’octroi d’une nouvelle valeur aux
êtres et aux choses. Le pauvre, invisible et perçu comme inutile, devient le
centre de l’attention spirituelle, de même que la Nature, négligée du fait
même de sa normalité, devient un livre de signes à méditer. Les premières
révélations parlent de Dieu l’Unique, invisible et que rien n’égale. Elles
rendent visibles au cœur, par la conversion, ce que les yeux ne savent plus
voir : la beauté de la Nature et l’humanité des pauvres et des orphelins.

La prière et le Jugement dernier

Durant les premières années de la mission prophétique, la Révélation


parle d’elle-même, en langue arabe claire, en tant que parole révélée de
Dieu contenant la Vérité (al-Ḥaq*). Elle a pour fonction de rappeler aux
Hommes l’essentiel de tous les messages prophétiques antérieures.
Les multiples appellations du Coran indiquent sa fonction : il est le Livre,
la Lumière, le Rappel, le Discernement, etc. Le Texte révélé a d’abord pour
fonction de rappeler la présence du Créateur, de Sa Grandeur et de Sa
Miséricorde. Il confirme ensuite les limites humaines de la connaissance et
l’impossibilité de répondre seul et rationnellement aux questions liées à la
vérité, au sens de la vie et aux réalités de l’invisible. Dans la relation à Dieu
qui vient aux êtres humains par la Révélation, il est attendu de ces derniers
qu’ils s’élèvent par la prière. Par le Texte révélé, qui oriente, et la prière, qui
enracine et confirme l’Homme dans son choix de conscience, s’établit une
correspondance, un dialogue entre l’Unique et l’Homme. Les musulmans
seront d’abord invités à prier deux fois par jour, ainsi que la nuit, avant que
ne s’établisse la prescription définitive des cinq prières quotidiennes.
Un thème est récurrent dans les premières révélations qui parviennent au
Messager : l’éducation intellectuelle et spirituelle dans laquelle l’Homme
doit s’engager pour se rapprocher de Dieu en réformant sa compréhension,
sa perception et ses actions. Ce qui doit l’y aider, c’est le rappel du jour du
Jugement dernier où l’Homme retournera vers son Créateur et devra rendre
compte seul de ses actes, « Jour où ni l’argent ni les enfants ne seront
d’aucun secours, si ce n’est à celui qui viendra à Dieu avec un cœur pur
[sain, dans l’état originel]14 ». Au moment de rendre compte de nos actions,
le paradis sera offert à ceux qui auront fait le choix de la piété et du bien ;
ceux qui auront nié, fait le mal et répandu la corruption sur la Terre seront
destinés à l’enfer.
Le Message contient donc un avertissement aux Hommes. Il provient de
Dieu, le Créateur, dont « la Compassion précède la colère15 ». Le Suprême
Compatissant (Raḥmān*) accueille celui qui vient à Lui, mais il annonce
aussi un châtiment à qui nie, rejette et agit sans éthique.
Plus tard dans la séquence des Révélations, l’amour pour et de Dieu
seront présentés comme la source et les motivations de la quête : « Dis : “Si
vous aimez Dieu, suivez-moi. Dieu vous aimera et vous pardonnera vos
péchés.”16 » Et le Prophète d’affirmer que le salut ultime n’est pas dans le
paradis de la récompense, mais plutôt dans la joie d’être dans Sa présence.
On le voit, les Révélations abordent d’emblée les grands thèmes. Leur
fonction est d’abord de convertir, au sens littéral, le cœur, l’intelligence et la
compréhension du fidèle. Le Coran est ainsi parcouru par les histoires de
Messagers et de Prophètes anciens. Chacune de ces histoires rappelle le
sens, évoque les principes moraux et permet au croyant d’accéder aux
éléments fondamentaux : un Dieu à adorer, un Livre à comprendre, un
Appel à entendre et une Destination à laquelle se préparer. Ces histoires
reviennent de façon cyclique pour permettre au crḤoyant d’accéder à de
nouveaux aspects, au gré de son évolution spirituelle. La raison seule
pourrait y voir une redite ; la lecture spirituelle du cœur y voit une
confirmation, un approfondissement, la révélation de nouveaux secrets
contenus par le Texte.

Périodes mecquoise et médinoise

Au fil des années, les révélations correspondent aux réalités de la


première communauté musulmane et viennent répondre à ses besoins.
On distingue deux grandes périodes dans cette séquence historique de
vingt-trois années. La période mecquoise (610-622), du début de la
Révélation jusqu’à l’Hégire, est caractérisée par l’exposé des grands thèmes
et des grands principes que nous venons d’évoquer. La période médinoise
(622-632) correspond à l’installation des musulmans à Médine ; s’adressant
désormais davantage à la communauté des croyants, elle intègre de
nombreuses précisions liées au droit et à la jurisprudence (fiqh), aux
relations interpersonnelles et sociales, aux transactions (muʿāmalāt).
La seconde sourate du Coran (« La Vache »), la plus longue, est en réalité
la première révélée à Médine. Elle est parcourue de nombreuses références
au contexte médinois, aux conflits, aux hypocrites, aux prescriptions, etc.
Comme si, de La Mecque à Médine, la Révélation passait de l’exposé
théorique et englobant des grands principes à leur mise en pratique
concrète, au gré des évolutions de la communauté musulmane. Par ailleurs,
les révélations de Médine relatives aux situations socioculturelles et aux
règles sont progressives ; elles n’apportent pas de réformes, d’obligations
ou d’interdictions de façon unique et définitive. Car la réforme prend en
considération le temps, la psychologie collective, la culture ; et le Coran,
par une sorte de pédagogie divine, donne des orientations qu’il convient de
suivre, d’accompagner et de prolonger car tous les détails pratiques n’y sont
pas formulés.
Comprendre le Message

La compréhension du Message coranique nécessite donc un travail


conséquent des ʿulamāʾ, savants, exégètes et juristes. En effet, le Texte
éternel est ancré dans une histoire bien particulière, et les principes, dans ce
qu’ils ont d’éternels et d’universels, ne peuvent être appréhendés que par
une mise en relation avec le contexte historique où ils furent révélés. C’est
donc bien à l’intelligence humaine d’établir le sens des textes à la lumière
d’un contexte et d’en extraire la norme, son sens et son orientation. Voilà ce
que les premiers juristes (fuqahāʾ) se sont efforcés de faire, et les premiers
commentaires du Coran (tafsīr), ceux de Ṭabarī, Ibn Kathīr ou Qurṭubī, par
exemple, établissent tous ce lien : pas de compréhension du Texte et de ses
principes sans connaissance de l’histoire et de la société qui reçoit la
Révélation. Ce qui ne saurait suffire néanmoins : car il importe encore
d’établir un lien entre les fondements et le cadre théorique révélés à La
Mecque et leur application concrète à Médine. Cet exercice à double sens
(déductivement, de la théorie à la pratique, et inductivement, de la pratique
à la théorie) permet non seulement d’accéder aux règles pratiques du droit
et de la jurisprudence (fiqh), mais également de lui donner une cohérence,
d’établir, à la lumière du cadre théorique, un système ou, comme l’exprime
al-Shāṭibī, savant et penseur musulman andalou du XIVe siècle, une véritable
philosophie du droit. Cette dernière offre un cadre, établit des liens qui font
sens entre les règles (aḥkām*) et surtout permet de formuler les objectifs
(maqāsid) qui sont la raison d’être du système entier.
Enfin, il incombe aux savants de déterminer, à partir des différentes
révélations sur un sujet donné et de leur succession dans le temps,
l’orientation que la Révélation suggère et à laquelle les Hommes doivent
s’efforcer de rester fidèles. Le Coran, nous l’avons dit, ne donne pas toutes
les précisions. Dieu, d’après la tradition prophétique, « s’est tu sur certaines
choses [certains sujets] par miséricorde envers vous [et] non par oubli17 ».
Ce silence est une bénédiction, au sens où les choses ne sont pas fixes une
fois pour toutes et exigent de l’intelligence humaine un travail d’analyse et
de traduction concrète rigoureux, réaliste, progressif, sage et pondéré.
La guerre

De nombreux orientalistes ont affirmé, au sujet de la guerre en islām, que


le Prophète, pacifique à La Mecque, se transforma en chef de guerre à
Médine. Analyse sommaire, qui ne tient pas compte de l’aspect
complémentaire des révélations de ces deux périodes. Durant la période
mecquoise, en effet, le Prophète reçoit le principe fondateur qui sera le
cadre et l’objectif de la Révélation : éviter le conflit et la guerre, chercher
par tous les moyens la conciliation et la préservation de la paix. Aussi les
premiers fidèles ne répondaient-ils pas aux attaques des gens de Quraysh,
ils restaient passifs face à la stigmatisation, aux persécutions, aux tortures et
jusqu’aux assassinats. Quand Yasser et son épouse Sumayyah sont torturés,
le Prophète leur confie : « Soyez persévérants, ô famille de Yasser, votre
rendez-vous est au Paradis. » Ils seront finalement mis à mort sans que les
musulmans réagissent. Résistance passive qui durera plus d’une dizaine
d’années, jusqu’au moment où la persécution devient intenable. En ce sens,
l’Hégire est une réponse par défaut à la répression : au lieu de répliquer, les
musulmans se réfugient à Médine pour survivre.
Après l’Hégire, les gens de Quraysh n’en continuent pas moins à
persécuter et à torturer les musulmans restés à La Mecque. Quant à ceux qui
sont partis à Médine, ils voient leurs biens spoliés et subissent l’agression
de leurs alliés. C’est dans ces circonstances qu’est révélé le verset
permettant la légitime défense : « Autorisation est donnée de se défendre à
ceux qui sont attaqués car ils ont été opprimés et Dieu a le pouvoir de les
secourir18. » Dernier recours pour les musulmans qui ont tout essayé, de la
résistance passive à l’exil. Il en va de l’extermination ou de la survie de la
nouvelle communauté de foi. Si la préservation de la paix demeure le cadre
théorique, elle suppose parfois, dans la pratique, de se défendre
légitimement contre la persécution et l’oppression.
Telle sera la règle tout au long de la période médinoise ; jamais le
Prophète ne déclenche l’offensive, il ne fait que répondre aux agressions
des Quraysh et de leurs alliés ou à ceux qui trahissent les pactes et s’en
prennent aux musulmans. Muḥammad n’est pas le chef militaire que
certains orientalistes ont décrit : au contraire, il donne priorité à la paix, à la
conciliation et à la trêve. Durant toutes ces années, il applique la légitime
défense face à l’acharnement de ceux qui, malgré son choix de l’exil
pacifique, n’ont pas renoncé à l’éliminer et à exterminer les musulmans. La
Révélation en a fixé le principe : la paix est première et la non-violence doit
être préférée à tout autre choix. Si néanmoins l’oppresseur ne renonce pas,
alors la résistance est légitime, jusqu’à cessation de l’agression et retour à la
paix, ainsi que le confirment de nombreuses révélations médinoises. Quant
aux moyens de la résistance, ils sont dictés par ceux de l’oppression : « Et si
vous devez exercer des représailles, exercez-les à la mesure de l’attaque
subie, mais si vous patientez, cela est certes meilleur pour ceux qui sont
endurants19 [savent se maîtriser]. » Quand enfin l’oppresseur fait le choix
de la paix, il convient de mettre un terme à la violence : « Et s’ils [les
oppresseurs] penchent vers [font le choix de] la paix, alors penche vers elle
[fais de même] et place ta confiance en Dieu20. » On retrouve donc, dans la
pratique du Prophète à Médine, le cadre théorique général stipulé à La
Mecque.

L’alcool, l’intérêt et l’esclavage

Durant la période médinoise, obligations et interdits n’ont pas tous été


révélés en une fois. Le Coran, tel qu’il est agencé, ne coïncide pas avec
l’ordre chronologique des versets, qu’il faut pourtant rétablir pour identifier
les prescriptions et leur sens, chaque étape permettant d’en mieux
comprendre l’objectif.
L’exemple de l’alcool, à cet égard, est révélateur. Le premier verset
révélé ne l’interdit pas formellement, mais invite à prendre conscience de
ses méfaits : « Ils t’interrogent au sujet du vin [des boissons alcoolisées] et
des jeux de hasard. Dis : “Il y a en eux de grands maux et des bienfaits pour
les gens, mais leurs maux l’emportent sur leurs bienfaits.”21 »
Précisant les effets néfastes de la boisson, la seconde révélation stipule :
« Ô vous qui avez la foi, ne vous approchez pas de [ne faites pas] la prière
tant que vous êtres ivres, jusqu’à ce que vous sachiez ce que vous dites22
[que vous ayez retrouvé vos esprits]. »
Enfin vient l’interdiction : « Ô vous qui avez la foi, le vin [les boissons
alcoolisées], les jeux de hasard, les idoles [de pierre] et les flèches
divinatoires sont des impuretés [maux] produits par le diable, fuyez-les
[mettez un terme à leur usage], peut-être obtiendrez-vous le salut23. »
Ces trois révélations, selon les traditionnistes, ont été transmises sur une
période de sept à neuf ans. L’alcool faisant partie des pratiques culturelles,
il s’agissait de faire prendre conscience aux premiers musulmans du sens de
l’interdiction et de les amener progressivement à l’abstinence.
Le même principe évolutif inspire les quatre révélations relatives à
l’argent, dont la prescription ultime formule l’interdiction de l’intérêt et de
l’usure. Le Livre révélé, au-delà du temps, s’inscrit néanmoins dans le
temps, dans un contexte donné, et accompagne très concrètement les
croyants dans la réforme de leur comportement. Les versets ne prennent
donc pas seulement le sens de leur formulation sémantique, mais aussi de
leur inscription dans une séquence historique signifiante, orientée vers un
objectif. Il revient aux ʿulamāʾ de mettre en évidence la direction indiquée
par les révélations successives.
Cette même logique préside, dans le Coran, au sujet de l’esclavage, dont
la pratique, antérieure à l’islām, était de norme dans les sociétés arabes. Les
premières révélations partent d’une réalité – l’esclavage comme fait de
société – et, étape après étape, orientent les croyants vers une exigence :
puisque chaque musulman doit être une personne libre de ses choix, chaque
Homme doit l’être de la même façon. D’abord est défini le cadre théorique
général, qui est un appel aux consciences libres d’accepter ou non la foi ;
c’est en ce sens que les premiers musulmans affranchissaient
systématiquement ceux des esclaves qui s’étaient convertis. Puis les
premières prescriptions, notamment celles liées à l’expiation des fautes,
invitent les musulmans à affranchir des esclaves. L’orientation générale de
la Révélation exprime clairement l’exigence de mettre un terme à cette
pratique étape par étape, pour permettre aux affranchis de trouver une place
dans le corps social, et non pas de se trouver libres mais marginalisés et
démunis.
La philosophie du droit musulman est tout entière dans cette
méthodologie qui prend en compte le réel et invite à le transformer dans le
temps, avec un objectif défini. S’agissant de l’esclavage, l’orientation de la
pédagogie coranique est d’y mettre un terme. Ici, la séquence historique est
plus longue que pour la question de l’alcool, car le but recherché suppose
une transformation sociale d’importance ; mais l’orientation des sources
scripturaires, comme l’ont relevé de nombreux savants, indique l’impératif
de mettre un terme à l’esclavage. L’objectif visé est une réforme
progressive vers l’abolition – sachant que les abolitions mal préparées se
sont bien souvent retournées contre ceux qu’elles étaient censées libérer. Le
Messager avait affirmé qu’il serait l’adversaire, le jour du Jugement dernier,
de trois personnes dont l’une d’elles était « un homme qui a vendu une
personne libre24 [qui l’a rendue esclave] ». C’est aussi ce qu’indique le
propos tranché du deuxième calife de l’islām, dans sa critique des pratiques
arabes : « Allez-vous faire des hommes des esclaves, alors que leurs mères
les ont enfantés libres ? »

L’ijtihād

Sur certaines questions pratiques, cependant, les textes restent muets. Il


arrive qu’un principe général soit énoncé, sans que tous les détails soient
donnés par le Coran.
Ainsi, une tradition prophétique rapporte que le Prophète avait mandaté
un de ses compagnons, Muʿādh ibn Jabal, comme juge au Yémen. Il lui
demande :
« Au moyen de quoi jugeras-tu ?
— Au moyen du Livre de Dieu, répond Muʿādh.
— Et si tu ne trouves rien dans le Livre de Dieu ?
— Je jugerai selon la tradition [Sunnah] du Messager de Dieu, poursuit
Muʿādh.
— Et si tu ne trouves rien dans la tradition du Messager ?
— Je ne manquerai pas de faire un effort [ajtahidu] pour dégager une
opinion, ajoute Muʿādh avec confiance.
— Louange à Dieu qui a guidé le messager de Son Messager au point de
satisfaire le Messager de Dieu25 », conclut le Prophète, satisfait de cette
réponse.
Ainsi donc, du vivant du Prophète, en Arabie même, il pouvait se trouver
que le Coran n’apporte pas de réponse immédiate à des situations inédites ;
au juge alors, entre silence des textes et spécificité du contexte, d’exercer
son arbitrage et de trouver une réponse appropriée.
Cet exercice intellectuel, en droit musulman, s’appelle l’ijtihād. Il
s’établit sur le principe de compréhension des Textes en fonction de leur
orientation et de leur objectif. Mais s’il n’existe pas de texte clair et/ou
spécifique sur le sujet en question ? Dans cette situation, il appartient au
savant (faqīh, juriste) de revenir à la source scripturaire, à la recherche d’un
cas similaire cité dans le Coran (raisonnement par analogie : qiyās*), ou
bien de réfléchir à partir du Message global en tenant compte de
l’orientation de son cadre éthique et légal, afin de produire un avis juridique
(fatwā) circonstancié. Notons au passage que cet avis n’est jamais
contraignant, à l’inverse des règles – aḥkām – tirées directement des
sources. L’ijtihād, en droit, est donc cet effort, individuel ou collectif, des
juristes pour produire un avis légal spécifique, créatif, nouveau et
respectueux du sens global du Message, de ses fondements et fidèle aux
objectifs éthiques dudit Message. En cela, cet exercice exige des savants un
usage rigoureux de leur raison comme prolongement, dans l’histoire
humaine, des exigences de la Révélation, aux fins d’appréhender les
nouvelles questions sociales, scientifiques, technologiques ou autres.
L’éternité des textes passe par l’exercice temporel de l’ijtihād. Pas de
Révélation sans raison.
Au cœur de l’histoire humaine, l’ijtihād n’est pas seulement juridique. Le
double objectif du Message coranique est de rester fidèle aux principes
énoncés par le Coran, mais également de changer le monde, pour le
meilleur. De fait, l’ijtihād nécessite la compréhension des sociétés et des
savoirs, suppose l’impératif des réformes et leur prioritaire application. Cet
effort de réflexion sur le réel est un exercice rationnel, lié au statut de
l’Homme dans l’univers caractérisé par sa liberté et sa connaissance. La
Révélation vient à l’Homme finie quant à l’énoncé des grands principes
légaux et éthiques. À lui, au moyen de sa raison, d’opérer un double effort
intellectuel, un double ijtihād : d’une part, sur les Textes (quand ceux-ci
offrent une latitude d’interprétation) ou sans texte (mais en tenant compte
de l’orientation éthique du Message) ; d’autre part, sur le réel, avec pour
objectif la transformation du monde, pour le meilleur. L’ijtihād, exercice de
la rationalité humaine autonome, se situe exactement à ce point critique qui
exige le respect des principes éternels et l’impératif éthique de rendre
meilleur le monde temporel.
Après la mort du Prophète

Après que le Messager a quitté ce monde, une des questions cruciales qui
se pose est celle, bien entendu, de sa succession. Aucune tradition
prophétique unanimement reconnue ne permet de trancher cette question.
Et, très vite, les tensions apparaissent entre camps opposés.

Succession : sunnites et chiites

Deux tendances voient le jour. Un premier camp, majoritaire – et qui va


l’emporter –, estime que, le Prophète n’ayant laissé aucune indication quant
à sa succession, n’ayant de surcroît aucun fils par la volonté de Dieu, son
successeur – un calife – doit être désigné par la communauté en raison de
son statut, de son intégrité et de sa compétence. Sa préférence, presque
naturellement, va à l’ami fidèle du Prophète, Abū Bakr al-Siddīq, d’ailleurs
choisi par Muḥammad pour diriger la prière au cours de son ultime maladie.
C’est le camp des sunnites, qui affirment suivre la Sunnah (voie, tradition)
du Prophète et s’en tenir strictement à ce qu’il a dit, fait ou approuvé.
L’autre camp pense que la succession doit revenir à un parent de
Muḥammad, en l’occurrence son cousin et gendre ʿAlī, un des premiers
convertis à l’islām, qui doit naturellement devenir l’imām (guide, leader
religieux) des musulmans. Des traditions prophétiques sont invoquées, qui
confirmeraient ce choix : « Je suis la cité du savoir, ʿAlī en est la porte.
Celui qui veut le savoir, ainsi que la sagesse, qu’il passe donc par la porte. »
Cette tradition, considérée comme inauthentique par les sunnites, fait partie
d’une série de textes auxquels se réfèrent les « partisans de ʿAlī », comme
ils furent d’abord appelés, pour confirmer que ʿAlī était le successeur
légitime. On finira par appeler « chiites » les partisans qui ont pris fait et
cause pour ʿAlī – et donc pour ses enfants, al-Ḥassan et al-Ḥussayn.
On le voit, le différend entre sunnites et chiites est d’abord politique ;
mais, très vite, il se traduit en termes religieux et théologico-
philosophiques. Le calife élu ou coopté par la communauté des croyants
reçoit sa légitimité par le bas, tandis que l’imām reçoit son statut religieux
de sa filiation, donc par le haut, au gré d’une double prise en compte des
liens du sang et du savoir. D’où l’absence de clergé ou de hiérarchie
formelle chez les sunnites, alors que les chiites établiront une structure
d’autorité très spécifique autour des différents imāms (douze ou sept26) qui
jalonnent les débuts de l’histoire de l’islām. Pour les chiites, les imāms,
descendants de ʿAlī, sont réputés infaillibles ; ayant accès au sens caché et
secret du Coran (bāṭin*), ils jouent un rôle d’enseignants et de guides entre
les Hommes, d’une part, et le Prophète et le Coran, d’autre part. quant au
dernier imām, il ne serait pas mort, mais aurait subi une occultation par
laquelle il reste présent, en dépit de son absence physique.
Au-delà donc de la dispute successorale, deux traditions religieuses
s’établissent, qui présentent de nombreuses divergences quant à la
catégorisation et à l’interprétation des sources scripturaires, au statut des
Textes, à l’autorité religieuse, au rôle de la raison, à la liberté, aux latitudes
d’élaboration en matière de législation, etc.
Quoi qu’il en soit, c’est bien Abū Bakr qui est désigné pour succéder au
Prophète. Calife pendant deux ans (632-634), il propose que ʿUmar ibn al-
Khaṭṭāb lui succède à son tour. Ce dernier régnera dix ans (634-644), avant
d’être assassiné. Il laisse la place à ʿUthmān ibn ʿAffān (644-656), assassiné
à son tour. Vient ensuite le règne de ʿAlī, qui ne débute pas sans troubles,
certains – notamment la veuve du Prophète, ʿĀʾishah –, exigeant de lui
qu’il punisse les meurtriers de ʿUthmān. Un autre front remet également en
cause sa légitimité, avec à sa tête Muʿāwiyyah, qui déclenchera la bataille
de Siffīn en 658. Ce dernier exige un arbitrage, que finit par accepter ʿAlī.
Sa décision provoque la révolte des khārijites, qui jusque-là le soutenaient.
ʿAlī devra intervenir durement pour mettre un terme à leur sécession. Sous
son règne, les ibādites prennent également leurs distances ; refusant la
violence, ils iront s’installer à Oman, où ils vivent encore majoritairement
de nos jours, de même qu’à Zanzibar, ancienne colonie omanaise.
À la mort de ʿAlī (661), les tensions sont donc vives. Son fils al-Ḥassan
lui succède, mais reconnaît conditionnellement l’autorité de Muʿāwiyyah,
qui fonde l’Empire umayyade. Lorsque al-Ḥassan meurt en 670, son frère
al-Ḥussayn rompt avec les Umayyades ; parvenu au pouvoir, Yazīd Ier le
fera assassiner à Kerbala en 680. Cet épisode tragique marque la naissance
historique de la tradition chiite, qui s’y réfère comme à un acte quasi
fondateur.
Aujourd’hui, les sunnites représentent environ 85 % des musulmans à
travers le monde, et les chiites 14 %. Ces derniers sont majoritaires en Iran,
en Irak, en Azerbaïdjan, au Liban et à Bahreïn. Quant aux ibādites, ils
comptent pour 1 %, à Oman et Zanzibar essentiellement.

L’expansion

Après la mort du Prophète, plusieurs tribus du Sud ont tenté de se


rebeller, certaines refusant de payer la zakāt (l’impôt social purificateur),
qui est l’un des piliers de l’islām. Pour rétablir l’ordre, Abū Bakr a dû faire
intervenir son armée. En 632, la péninsule Arabique est donc sous le
contrôle de l’autorité musulmane, dont l’expansion ne cessera plus. Entre
632 et 656, sous le règne des trois premiers califes, les territoires soumis
englobent l’Arabie, la Palestine, la Syrie, l’Égypte, la Libye, la
Mésopotamie et une partie de l’Arménie et de la Perse. Après l’assassinat
du troisième calife, ʿUthmān, malgré les rivalités internes et le schisme
entre sunnites et chiites, l’expansion fulgurante se poursuit. Plusieurs
facteurs l’expliquent : les tensions et divisions entre anciens empires
voisins, gangrenés par les querelles intestines, la corruption et une gestion
souvent autoritaire et intolérante du pouvoir, font que les conquérants
musulmans sont très souvent accueillis en libérateurs. La vigueur de leurs
armées, la simplicité des règles qu’ils imposent aux nouveaux territoires
(paiement de taxes en échange d’une protection militaire, sans obligation de
changer de religion) ont raison des résistances des grands empires fragilisés,
notamment à leur périphérie.
Après la mort de ʿAlī, quatrième calife, Muʿāwiyyah assoit son autorité.
Il fonde la dynastie des Umayyades (661), qui tient son nom du grand-oncle
du Prophète, et installe le nouveau pouvoir à Damas – et non plus à Kūfā,
où s’était établi ʿAlī. L’expansion s’accélère encore et, en moins de soixante
ans, le territoire du nouvel Empire musulman s’étend de l’Inde (Indus) à la
péninsule Ibérique. Les conquêtes sont d’abord terrestres, mais, dès la
première moitié du VIIIe siècle, les musulmans se pourvoient d’une flotte et,
très vite, deviennent une puissance maritime. C’est ainsi que, de l’Europe
du Sud à l’Inde, ils contrôlent bientôt de nouveaux territoires et leurs accès
par mer, assurant aussi la surveillance des mouvements sur une grande
partie de l’Afrique, de la Méditerranée et de l’Asie centrale.
Cette formidable expansion, au cours du Ier siècle de l’histoire
musulmane, est stoppée, à l’ouest, par la résistance des Francs (Poitiers,
732) et, à Constantinople, par l’Empire byzantin qui parvient à protéger sa
capitale après plusieurs sièges (678, puis 718). À l’intérieur de l’Empire
musulman, la vitesse de l’expansion est inversement proportionnelle à la
solidité de l’administration des nouveaux territoires. Si les forces
conquérantes font preuve de souplesse sur les plans religieux et culturel,
elles doivent s’appuyer sur des fonctionnaires et des institutions qu’elles
maîtrisent mal et qui ne leur sont pas toujours acquis. Les antagonismes
entre les peuples, les cultures et les ethnies, les privilèges octroyés à
certains et la garantie parfois défaillante de l’égalité et de la justice sociales
affaiblissent le nouvel empire de l’intérieur. En 746, une nouvelle coalition
s’organise et conteste le pouvoir des Umayyades, renversés en 750 par les
Abbassides.

Umayyades, Abbassides et Ottomans

Les Umayyades, dont la dynastie, fondée en 661, résulte de la première


fitnah* majeure (trouble, crise, division, conflit ou rivalités internes),
règnent pendant un siècle, jusqu’en 750. Cette période se caractérise par
l’expansion fulgurante de l’islām, mais aussi par les guerres intestines qui,
peu à peu, la minent et provoqueront sa chute.
La seconde fitnah survient très vite, à la mort de Muʿāwiyyah qui, ayant
choisi de transmettre le pouvoir à son fils, impose donc le principe de
succession héréditaire. Certains compagnons s’y opposent, dont al-
Ḥussayn, qui sera tué en 680. Cette nouvelle organisation politique ne
correspond pas au choix initial des sunnites, hostiles au critère du sang pour
la succession du Prophète. Elle aura un impact important sur l’évolution de
la pensée juridique et politique des traditions sunnite et chiite. Il reste que,
malgré ces dissensions, la florissante dynastie des Umayyades s’impose
comme une puissance commerciale, intellectuelle et culturelle, qui intègre
des héritages diversifiés en préservant leur droit d’être et de se développer.
Lorsque les Abbassides ravissent le pouvoir, ils tuent une grande partie
des dignitaires umayyades ; certains parviennent à s’échapper, à l’instar de
ʿAbd al-Raḥmān. Refusant de reconnaître l’autorité des Abbassides, celui-ci
établit, en 756, l’émirat de Cordoue (en Espagne) qui prolonge la dynastie
des Umayyades. Ce pouvoir isolé et indépendant survivra jusqu’en 1009.
La dynastie des Abbassides, née en 750, s’installe pour plus de cinq cents
ans, avec Bagdad pour capitale. Durant les premiers siècles, quoique
traversé par de nombreux conflits intérieurs, leur Empire reste puissant et
florissant. C’est au cours de cette période que la pensée islamique s’élabore
sur presque tous les plans : sciences religieuses, droit, théologie-philosophie
(ʿilm al-kalām), philosophie de tradition grecque (al-falsafah), sciences
expérimentales, agriculture, architecture, arts, etc. Le règne du fameux
Harūn al-Rashīd (786-809), notamment, se signale par son effervescence
intellectuelle, qui se poursuivra plusieurs décennies durant. Cette vigueur
intellectuelle, culturelle et scientifique, les Abbassides parviennent à la
préserver jusqu’à la fin de leur règne, malgré les troubles politiques et les
menaces extérieures. Penseurs, savants et artistes contribuent à développer
les connaissances et les arts, raison pour laquelle cette période est souvent
appelée « Âge d’or » de l’islām.
Mais l’agitation politique est incessante. En 1050, les Seldjoukides,
sunnites depuis le Xe siècle, s’emparent de Bagdad et assoient le caractère
sunnite du califat abbasside, qu’ils libèrent des Bouyides chiites. Deux
siècles plus tard, en 1258, l’invasion mongole met un terme à la dynastie
des Abbassides, dont les chefs sont presque tous exécutés, emprisonnés ou
réduits à l’esclavage. Les responsables de l’armée, établie par le pouvoir
abbasside et constituée de soldats étrangers connus sous le nom de
Mamluks, échappent à la répression. Ces derniers s’installent en Égypte et y
prennent le pouvoir, prolongeant ainsi localement le pouvoir abbasside.
Pour autant, les troubles internes, les conflits et les guerres ne cessent
pas. L’Empire ottoman, fondé en 1299 sur les ruines du sultanat des
Seldjoukides, commence son expansion vers l’Europe orientale. La prise de
Constantinople, en 1453, marque la fin de l’Empire byzantin. Peu à peu, le
pouvoir ottoman étend son autorité sur la majorité des sociétés
majoritairement musulmanes du Moyen-Orient. En 1517, Sélim Ier
conquiert l’Égypte et met fin au règne des Mamluks abbassides. Les
dirigeants ottomans usent désormais du titre de « califes », confirmant leur
autorité sur l’ensemble des musulmans. Le règne de Süleyman le
Magnifique (1520-1566) est caractérisé par une large expansion territoriale
et, à l’intérieur, par d’importantes réformes sociales, juridiques,
administratives et institutionnelles, ainsi que par un foisonnement
intellectuel (littérature, poésie, peinture, etc.).
La suprématie de l’Empire ottoman est néanmoins contestée à son tour.
Dès le XVIIe siècle, les attaques se multiplient sur plusieurs fronts. Au XVIIIe
siècle, les Russes, les Perses et les régions d’Europe orientale résistent ou se
rebellent. Les conflits internes se multiplient, notamment avec l’armée des
janissaires, et des régions entières sont perdues. Au XIXe siècle, l’Empire
ottoman, qualifié d’« homme malade de l’Europe » par le tsar Nicolas Ier de
Russie, entre en décomposition. De luttes intestines en guerres perdues, ce
long déclin s’achève par le démantèlement et la chute, aux lendemains de la
Première Guerre mondiale. Ayant choisi de s’allier à l’Entente allemande,
vaincue en 1918, l’Empire ottoman doit faire face, à l’intérieur, à la
rébellion des Arabes (1916-1918), encouragée par les Britanniques.
Politiquement renversé en 1922, le califat ottoman voit son autorité
spirituelle abolie en 1924.
Désormais, le modèle de l’État-nation sera la référence politique pour
tous les musulmans à travers le monde, même pour ceux, à l’instar des
panislamistes27, qui appellent soit à l’unité nouvelle des musulmans contre
le colonialisme, soit à la réinstauration du califat, soit aux deux dans un
même élan.

Religion, philosophie, culture et civilisation

L’islām est d’abord une religion, avec son credo (ʿaqīdah), ses principes
fondamentaux (uṣūl), ses rituels (ʿibadāt), ses obligations (wājibāt), ses
interdits (muḥarramāt*) et son code moral (akhlāq). Les premiers
musulmans, en attestant de leur foi, adhèrent à ce cadre qui établit une
relation à Dieu et au Message du dernier des Prophètes. C’est le sens même
de l’attestation de foi (al-shahādah) : « J’atteste qu’il n’est de dieu que
Dieu et que Muḥammad est Son envoyé. »
Néanmoins, des références fondamentales se dégage également une
philosophie générale, une conception de la vie, de la mort et de l’Homme.
La sharīʿah28 (la Voie qui mène à la Source, la Voie de la fidélité) invite à
une approche holistique qui, à partir de la relation de l’Homme à Dieu,
détermine une origine, des moyens et des fins : une philosophie de vie.
Cette religion et la philosophie qui en découle ont toujours considéré
positivement les cultures, au point, sur le plan juridique, d’en faire une
source secondaire du droit (uṣūl al-fiqh). Tout ce qui, dans une culture
donnée, ne contredisait pas un principe, une obligation ou un interdit était
intégré au substrat religieux de la culture en question. À telle enseigne qu’il
reste difficile, aujourd’hui encore, de distinguer le religieux du culturel.
Force est de constater que toutes les religions, au cours de l’Histoire, se
sont intégrées à des cultures qu’elles ont toujours influencées et réformées.
Il n’y a pas de religion sans culture, ni de culture sans religion ; pour autant,
la religion n’est pas la culture. Ainsi l’islām, en tant que religion, a
considérablement influencé, voire façonné les différentes cultures arabes,
africaines et asiatiques à travers l’Histoire. Sur le plan des références, de la
terminologie, du rapport au temps et à l’espace, des modes de vie,
l’influence de l’islām est si palpable que certains juifs, chrétiens ou athées
de culture arabe, africaine ou asiatique se sont aussi définis « de culture
musulmane », sans partager la foi des musulmans. S’il n’est pas une «
culture » à proprement parler, la prégnance de l’islām sur les cultures avec
lesquelles il s’est marié en a fait une donnée culturelle marquante.
Cependant, l’Islam est aussi une civilisation29. Laquelle, au cours de
l’Histoire, a servi de référence pour de grands Empires dont elle a influencé
le pouvoir politique et militaire, l’organisation sociale et économique et,
plus encore, la production artistique et culturelle. On serait en peine de
donner une définition unique de la civilisation30, mais on s’accorde
néanmoins à dire qu’elle se caractérise par un ensemble de valeurs ou de
traits communs de nature intellectuelle, artistique, sociale, institutionnelle et
même économique. En ce sens, l’Islam est une civilisation dont on retrouve
les références et les traits marquants à travers les époques et les cultures. La
vie sociale, intellectuelle et artistique qui se développe à l’époque des
Umayyades fait écho à l’âge d’or abbasside, lequel trouvera son pendant
chez les Ottomans, mais aussi dans le génie des cultures africaines,
asiatiques et jusqu’à l’Andalousie européenne.
Dès l’origine, la civilisation islamique, avec ses éléments communs,
apparaît riche, foisonnante et diverse, du fait de ses multiples écoles de
pensée et surtout des innombrables cultures qui ont nourri l’intelligence,
l’imaginaire et la créativité des musulmans qui s’y trouvaient enracinés.
Aujourd’hui encore, en Occident, les musulmans se sont enracinés, nourris
tant par le corps commun des principes islamiques que par la culture
occidentale. Ils ont donné naissance à l’islām occidental, lequel respecte les
principes religieux de l’islām (il n’y a en ce sens qu’un islām), mais
s’inspire de la civilisation occidentale et de ses cultures multiples pour
s’exprimer et se vivre. Au croisement de deux civilisations, ces
Occidentaux musulmans enrichissent tant l’Occident que l’Islam ; ils sont
promis à être les passerelles de la rencontre, du dialogue et de la
fécondation mutuelle. Les mêmes processus ont été et sont toujours à
l’œuvre en Chine, en Inde et plus largement en Afrique et en Asie.

Unité et diversité

L’unité de l’islām tient au fait que tous les musulmans, quelles que soient
leur tradition (sunnite, chiite, ibādite), leur culture (arabe, africaine,
asiatique, occidentale), leur tendance (littéraliste, traditionaliste, réformiste,
mystique, etc.), sont d’accord sur les principes fondamentaux (unicité de
Dieu, sources scripturaires, credo) et les pratiques rituelles (obligations et
interdits essentiels). L’islām, de ce point de vue, est un. Cela n’empêche pas
que cette unité de principes ait donné lieu à une diversité d’interprétations
et d’appartenances.
Très tôt, la succession du Prophète fit apparaître des divergences sur des
questions qui n’étaient pas strictement politiques ; en arrière-fond, c’était
déjà la compréhension d’un certain nombre de principes islamiques qui
différait. Quel rôle devait jouer la religion ? Qui avait autorité sur la
référence religieuse et/ou sur le pouvoir politique ? Quelle place donner à la
communauté des croyants ? Comment, enfin, justifier telle ou telle position
sur la base des sources scripturaires ? Sunnites et chiites se sont très vite
opposés sur ces questions (sans parler des khārijites et des ibādites), mais la
diversité ne s’arrête pas à ce premier schisme. Chacune des deux grandes
traditions, en effet, a vu se multiplier les écoles de droit (avec des
méthodologies différentes) et de pensée (philosophique, théologico-
philosophique, mystique), mais aussi les tendances religieuses (littéraliste,
traditionaliste, réformiste, moderniste, etc.). On peut distinguer les écoles
(de droit et de pensée) qui établissent assez clairement un cadre, une
méthodologie, un champ d’investigation communs, d’une part, des courants
ou tendances, d’autre part, qui s’identifient par une position commune vis-
à-vis des textes ou de la raison sans que cela suppose des méthodologies et
des interprétations partagées, encore moins des réponses sociopolitiques
similaires.

Écoles de droit (madhhab)

Très tôt, les sunnites ont vu se développer des écoles de droit autour de
savants (ʿulamāʾ) et de juristes (fuqahāʾ) qui enseignaient à leurs élèves des
méthodes spécifiques d’extraction de règles à partir des sources
scripturaires. Les juristes en question étaient rarement conscients (ou
désireux) d’établir une école de droit. Au gré de l’Histoire, on a pu compter
jusqu’à dix-huit écoles de droit différentes chez les sunnites, dont quatre
seulement ont survécu (mālikī, ḥanafī, shāfiʿī et ḥanbalī).
De nos jours, une nouvelle école juridique, qui refuse les précédentes,
entend, sur les traces des premières générations (salaf*), revenir
directement au Coran et à la Sunnah. Ceux qui s’en réclament se nomment
eux-mêmes les salafī. Leurs divergences, essentiellement d’ordre
méthodologique, ont trait à la classification des sources et, bien sûr, à
l’interprétation de certains versets relatifs au culte (ʿibadāt et muʿāmalāt) et
aux prescriptions (aḥkām).
Le même phénomène existe chez les chiites, où deux niveaux peuvent
être distingués. Le premier de ces niveaux recouvre les écoles de droit des
duodécimains, des septimains (ismaéliens), du zaydisme, de l’alaouisme, de
l’alévisme et du khaysanisme. Ces écoles sont parfois divisées en courants
distincts, mais seules diffèrent leurs méthodologies. Ainsi les zaydites,
nombreux au Yémen, sont très proches des écoles de droit sunnites, au
point que certains savants les considèrent comme une cinquième école
sunnite. Les duodécimains, qui représentent aujourd’hui la majorité des
chiites, ne sont pas unifiés ; et si le jaʿfarisme est devenue l’école officielle
en Iran depuis la révolution de 1979, d’autres écoles encore se distinguent
par la méthodologie et l’interprétation des textes. Trois courants diffèrent
sur le statut du texte et de la raison : les Akhbārī, considérés comme les plus
traditionalistes, privilégient le texte ; les Uṣūlī reconnaissent le bien-fondé
de la raison ; les Shaykhites, enfin, désireux de revenir aux sources
scripturaires, représentent une tendance plus littéraliste. Le même
phénomène divise le droit des septimains en différentes écoles (nizārites,
druzes, mustaliens) qui n’usent pas des mêmes critères d’interprétation et
ont développé des compréhensions différentes de l’autorité (des textes ou
des savants).

Les traditions et écoles de droit dans le monde musulman

Écoles de pensée

Non seulement les différentes traditions ont vu se multiplier les écoles de


droit, mais des écoles de pensée apparaissent, tant chez les sunnites que
chez les chiites, qui auront un impact considérable sur l’évolution de la
pensée musulmane en général.
Alors que les juristes considèrent le Coran et les traditions du Prophète
comme les sources ultimes du droit, des penseurs, en amont, se concentrent
sur d’autres questions : quel est le statut du Coran ? Et celui de la foi, de la
raison, de la liberté, du libre-arbitre ? De grands débats se développent
essentiellement à partir de la « science de la parole » (ʿilm al-kalām ou uṣūl
al-dīn, fondements de la religion), qui recouvre la théologie et la
philosophie. Les théologiens-philosophes (mutakallimūn) vont se diviser
sur le statut du Coran et celui de la raison. Trois courants apparaissent : les
rationalistes (muʿtazilah), les partisans de la référence ultime aux textes
(ashʿarī) et les tenants d’une pensée intermédiaire (matūrīdī). Ces débats
sont restés d’actualité.
Ces théologiens-philosophes se distinguent encore des philosophes
(falāsifah), très influencés par la pensée grecque. D’al-Kindī à al-Fārābī et
d’Avicenne à Averroès, ils produisent des pensées nourries par l’apport
aristotélicien et néoplatonicien tout en se référant à l’islām.
Les écoles mystiques (taṣawwuf ou ṣūfī) se développent également très
tôt, sous l’impulsion de figures telles que Ḥassan al-Baṣrī ou Rābiʿa al-
ʿAdawiyyah, au VIIIe siècle. D’innombrables cercles (turuq) vont se
répandre à travers le monde, jusqu’à nos jours, avec leurs maîtres spirituels
de référence, leurs spécificités, leurs méthodes d’initiation, etc. Les ṣūfī ont
développé des écoles de pensée, mais sont aussi, nous le verrons, un courant
très large.
Ces écoles de pensée ne sont pas spécifiquement sunnites ou chiites, mais
transversales. Chacune, bien sûr, insiste sur l’un ou l’autre des traits
caractéristiques à une tradition ou à une école de droit. Les débats qu’elles
vont susciter touchent à des questions philosophiques et théologico-
philosophiques relatives à la liberté, à l’autonomie et à la responsabilité ;
avec la mystique, c’est la question même de la finalité ultime du Message
qui est posée, puisque l’essentiel est ici la réforme, la purification et la
libération de soi. Toutes les traditions musulmanes ont été traversées et
vivent encore ces débats profonds, critiques et parfois intenses.
Courants et tendances

Reste un autre niveau de diversité qui permet, chez les sunnites comme
chez les chiites, de mieux comprendre les attitudes des uns et des autres vis-
à-vis des Textes et des situations historiques.
Classer les musulmans en « modérés » et en « fondamentalistes » est non
seulement simpliste, mais faux sur le plan scientifique. Pour mieux
comprendre la diversité des courants, il convient d’observer leur rapport
aux Textes et, par là même, à la raison humaine. On dénombre ainsi, chez
les sunnites comme les chiites, pas moins de cinq grandes tendances : 1) les
littéralistes, qui lisent les sources sans mise en perspective historique et
offrent peu de place à la raison ; 2) les traditionalistes, qui suivent une école
de droit et estiment que l’essentiel à été dit par les anciens savants ; 3) les
réformistes, qui se réfèrent aux textes et estiment que les musulmans
doivent réformer leur compréhension par l’usage de la raison, de l’ijtihād et
des sciences ; 4) les rationalistes, qui affirment que la raison doit l’emporter
sur l’autorité des textes et développent une pensée plus sécularisée ; 5)
enfin, les mystiques, qui ajoutent à la lecture par l’intelligence celle du
cœur et s’intéressent au sens caché destiné à permettre la purification et la
libération du soi.
Ces tendances ne sont pas exhaustives et ne rendent pas compte de tous
les positionnements possibles. Il reste que ces cinq courants couvrent
l’essentiel des cadres d’interprétation des Textes, mais aussi de la réalité. Ils
ont une influence déterminante, en aval, sur d’éventuelles positions
politiques, mais il faut se garder des rapprochements hâtifs et des
assimilations non fondées. L’histoire des religions en général, celle de
l’islām en particulier, a montré que l’attitude religieuse vis-à-vis des Textes
ne préjuge pas toujours de l’attitude politique vis-à-vis des Hommes, et que
l’on peut être ici un libéral et là un autocrate. C’est ainsi que l’on peut être
libéral ou mystique en matière religieuse et soutenir des régimes politiques
dictatoriaux et répressifs. À l’opposé, quoique plus rarement, on peut être
littéraliste ou traditionaliste et défendre des régimes démocratiques. Aussi
ne faut-il pas confondre positionnement politique et positionnement
religieux. L’équation n’est pas si simple.
Formation des sciences islamiques

Dès le VIIIe siècle, des écoles de droit et de jurisprudence (fiqh) voient le


jour, qui vont constituer la première science dite islamique (ʿulūm
islamiyyah). Jaʿfar al-Ṣādiq (mort en 765), considéré comme le sixième
imām dans la tradition chiite, est également reconnu comme un grand
savant par les sunnites. Il fut, dans les faits, le maître d’Abū Ḥanīfa (767) et
de Mālik ibn Anas (795), à partir desquels deux écoles de droit sunnites
sont créées : les écoles shāfiʿī et ḥanbalī, qui ont également survécu jusqu’à
nos jours. L’objet de cette science est d’extraire du Coran et des traditions
prophétiques le corpus des principes fondamentaux (uṣūl*) et des règles
(aḥkām) liés au credo musulman (ʿaqīdah*), au culte (ʿibādāt*) et plus
largement aux affaires sociales, aux transactions et aux relations
interpersonnelles (muʿāmalāt*). Il s’agit également de produire des avis
juridiques (fatāwā*), quand les Textes sont ouverts à plusieurs
interprétations (dhannī*) du fait de leur formulation, du vocabulaire utilisé
ou des circonstances de leur énonciation, ou tout simplement quand les
sources scripturaires sont silencieuses.
Avec le temps, une science naîtra de la nécessité de réguler les méthodes
d’extraction de ces règles. Cette « science des fondements du droit et de la
jurisprudence » (ʿilm uṣūl al-fiqh), comme son nom l’indique, se place en
amont du fiqh, quoique sa codification soit postérieure, puisqu’elle est née
d’une réaction des savants qui voyaient se multiplier – voire se contredire –
les avis juridiques dont l’élaboration ne reposait sur aucune méthodologie
claire. Les chiites pensent que le premier savant à avoir établi cette science
de façon formelle fut Jaʿfar al-Ṣādiq, tandis que les sunnites l’attribuent à
l’imām al-Shāfiʿī (820). Toujours est-il que le fiqh va devenir la science-
mère à laquelle la science des fondements (uṣūl al-fiqh) sera naturellement
associée. Elle le reste jusqu’à ce jour, et l’autorité religieuse des juristes
(fuqahā’) est bien l’autorité de référence chez les sunnites comme les
chiites.
D’autres sciences se sont élaborées au cours de l’Histoire. Les deux
sciences du Coran (ʿulūm al-Qur’ān) et des traditions prophétiques (ʿulūm
al-ḥadīth) se concentrent sur les deux sources scripturaires de l’islām. La
science du credo (ʿilm al-ʿaqīdah) s’intéresse aux six piliers de la foi31. Les
savants théologiens-philosophes de ʿilm al-kalām (aussi nommé uṣūl al-dīn)
s’intéresseront bien sûr aux fondements du credo (ʿaqīdah), mais aussi aux
questions philosophiques plus larges (foi, raison, liberté, libre-arbitre, etc.).
Une autre science encore va s’intéresser aux comportements et plus
largement à l’éthique (ʿilm al-akhlāq), même si l’on retrouve
transversalement cet intérêt et cette prise en compte de la morale dans le
droit, la jurisprudence (fiqh) et la théologie-philosophie (kalām). C’est aussi
le cas d’une dernière science, appelée « science des cœurs » (ʿilm al-qulūb)
et connue sous le nom de taṣawwuf (soufisme), correspondant à la mystique
musulmane. Le tableau ci-contre donnera une idée plus claire de la
géographie des sciences islamiques.

Ces sciences islamiques se sont constituées sur la base de sources


scripturaires unanimement reconnues et, subséquemment, au gré des
besoins, des questionnements et des circonstances historiques. S’il n’y a pas
d’unanimité sur la légitimité de certaines sciences32, une unité et une
cohérence existent entre ces divers champs, de sorte que l’ensemble des
domaines du savoir est couvert à partir des textes.
Au cours de l’Histoire, néanmoins, cette catégorisation aura des effets
négatifs, la spécialisation provoquant une sorte de fragmentation des
savoirs. Les savants qui se spécialisent n’ont pas toujours une vue globale
des questions et des défis. Ce phénomène sera accentué par le
cloisonnement progressif par rapport aux autres sciences exactes,
expérimentales et humaines. Certes, la science des fondements (ʿilm uṣūl
al-fiqh) fait référence à la connaissance du monde (cultures, époques,
sciences, etc.), mais la spécialisation des juristes et la complexification des
connaissances ont creusé peu à peu un fossé grandissant entre les savoirs.
Enfin, la hiérarchisation des sciences et la primauté du droit ont eu pour
conséquence une surdétermination de la règle et de la norme, pas toujours
associées au sens et aux finalités. Une sorte de formalisme s’est développé,
caractérisé par l’obsession de se protéger des dangers de l’époque ou de s’y
adapter sans pouvoir contribuer à la transformation positive du monde33.
C’est pourtant l’essence même de la Révélation : croire en Dieu, c’est faire
le choix du bien, du bon et du beau. C’est donc se transformer soi et
transformer le monde.
1. Voir notre Muḥammad, vie du Prophète, l’ensemble du chapitre 1, Presses du Châtelet, 2006 ; Archipoche, 2008. Tous les événements relatés dans la présente section sont
référencés de façon détaillée dans cette biographie.

2. Coran : sourate 2, verset 144.

3. Construite, selon la tradition musulmane, par Abraham, la Ka‘bah a la forme d’un cube vide, purifié de toutes idoles et représentations.

4. Coran : sourate 5, verset 3.

5. Ibn Hishām, Al-Sīrah al-Nabawiyyah, Beyrouth, vol. 6, p. 75-76.

6. Coran : sourate 3, verset 144.

7. Coran : sourate 2, verset 281.

8. Coran : sourate 41, verset 53.

9. Coran : sourate 13, verset 28.

10. Coran : sourate 3, verset 190.

11. Coran : sourate 22, verset 46.

12. Coran : sourate 76, versets 8-9.

13. Qui peut avoir les deux sens d’aimer les pauvres et d’être aimé par les pauvres.

14. Coran : sourate 26, versets 88-89.

15. Ḥadīth qudsī authentique rapporté par Abū Hurayrath.

16. Coran : sourate 3, verset 31.

17. Ḥadīth ḥassan (« bon ») rapporté par al-Dāraqutnī.

18. Coran : sourate 22, verset 39.

19. Coran : sourate 16, verset 126.

20. Coran : sourate 8, verset 61.

21. Coran : sourate 2, verset 219.

22. Coran : sourate 4, verset 43.

23. Coran : sourate 5, verset 90.

24. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī.


25. Ḥadīth rapporté par At-Tirmidhī et Abū Dāwud (considéré néanmoins par certains savants comme faible, mais dont la substance est conforme aux enseignements islamiques).

26. Les duodécimains dénombrent douze imāms de référence, réputés infaillibles, tandis que les ismaéliens n’en reconnaissent que sept. Ces deux tendances, cependant, sont d’accord
sur la lignée jusqu’au sixième imām, Ja‘far al-Ṣādiq.

27. Voir p. 231.

28. Voir chapitre 4, p. 151.

29. En français, on écrit « islam » avec une minuscule quand on réfère à la religion et avec une majuscule (Islam) quand on parle de la civilisation.

30. Voir notre ouvrage : L’Autre en nous. Pour une philosophie du pluralisme, Presses du Châtelet, Paris, 2009, chapitre 13.

31. Voir chapitre 2, p. 101.

32. Les littéralistes (salafī), par exemple, rejettent le soufisme, considéré comme une influence étrangère et dangereuse.

33. Voir à ce sujet notre ouvrage : La Réforme radicale. Éthique et libération, Presses du Châtelet, 2009 ; Archipoche, 2015.
Chapitre 2

LES RÉFÉRENCES FONDAMENTALES

Avant même de présenter le sens de la foi en islām et les pratiques


rituelles des fidèles, il convient d’examiner quelques notions et conceptions
centrales, afin d’avoir une idée plus précise des références fondamentales
de cette religion. C’est à partir des sources scripturaires que se constitue
l’ensemble du système des valeurs islamiques. La notion d’islām, qui définit
la religion elle-même, peut être comprise de diverses façons, à différents
niveaux. L’islām s’inscrit également dans la longue tradition des
monothéismes, aussi est-il instructif de connaître et de comprendre son
rapport au judaïsme et au christianisme. Cette approche dessinera une
conception de l’Homme singulière, avec une introduction au sens du credo
(ʿaqīdah*) et de la pratique rituelle islamiques (ʿibadāt).

Les textes : le Coran et le Ḥadīth

L’islām considère le judaïsme et le christianisme comme des religions qui


s’appuient sur une Révélation. Leurs fidèles respectifs sont donc appelés «
gens du Livre1 » (ahl al-kitāb*). Dans cette lignée monothéiste, l’islām est
lui-même une « religion du Livre », puisque fondée sur le Coran (al-
Qur’ān), que les musulmans considèrent comme le dernier Message révélé
aux Hommes par Dieu, après une série de Révélations remontant aux
premiers Prophètes et comprenant, bien entendu, la Thora juive et
l’Évangile chrétien2.
Le Coran

Le Coran est donc la parole de Dieu révélée en l’état, en « langue arabe


claire » selon la formule coranique3, à Muḥammad, également considéré
comme le dernier Prophète et Messager4. La Révélation s’étend sur une
séquence historique de vingt-trois années (entre 610 et 632) et les versets
révélés sont relatifs soit à l’énoncé et au rappel des valeurs et des principes
moraux universels, soit aux récits des prophéties antérieures, soit à la
détermination des rituels (avec les obligations et les interdits), soit enfin à
des situations historiques vécues par les premiers compagnons du Prophète
à La Mecque, puis à Médine.
Ainsi, si le Coran est la parole éternelle de Dieu, sa compréhension a
néanmoins toujours été liée à sa mise en perspective historique, pour deux
raisons : d’abord, parce qu’il fut révélé en de nombreuses séquences, selon
une chronologie dont on doit tenir compte pour comprendre et déterminer
les normes, les rituels et les obligations ; ensuite, parce qu’un grand nombre
de versets ne sont compréhensibles que si l’on sait les circonstances et/ou
les raisons de leur révélation (asbāb al-nuzūl).
Ce travail sur le Coran, l’appréhension de son sens et de sa mise en
perspective temporelle, a donné lieu à une science indépendante et
fondamentale : les sciences du Coran (ʿulūm al-Qur’ān). Ces sciences
abordent la morphologie, la sémantique, la chronologie et la relation du
Texte universel à l’historicité de sa révélation.
Lectures et recension du Coran

Contrairement aux idées reçues, la lecture et la compréhension du Coran


sont à plusieurs niveaux5. Sur le plan spirituel, les narrations relatives aux
Prophètes du passé, aux métaphores et aux enseignements moraux sont
accessibles à tous immédiatement. Chaque fidèle peut s’y plonger, en
méditer le sens et avoir accès à la Révélation. Sur le plan des règles, du
rituel, des obligations et des interdits, les choses sont plus compliquées car
le Coran, tel qu’il se présente, ne suit pas l’ordre chronologique. Ses versets
ont été agencés dans un ordre thématique et singulier au cours des vingt-
trois années de la mission prophétique. Selon la tradition, en effet,
Muḥammad recevait les révélations par l’intermédiaire de l’ange Gabriel (le
même Archange que l’on trouve dans les monothéismes précédents) et les
apprenait par cœur. L’ange lui indiquait l’agencement des chapitres (ou
sourates : 114 en tout) et des versets (6 2366) et lui en faisait réciter la
totalité une fois par année, durant le mois du Ramadan7. La sourate 2 (al-
Baqarah, « La Vache »), qui vient après la sourate d’ouverture (al-
Fātihah*), fut en fait la première révélée à Médine, près de treize ans après
les premières révélations mecquoises dont beaucoup se trouvent à la fin du
Coran. Son agencement ne permet donc pas de se faire une idée immédiate
de l’ordonnance et de la nature des prescriptions.
Pour accéder à ce niveau de lecture, il convient d’effectuer un travail de
mise en perspective historique, doublé d’une analyse linguistique
(sémantique et morphologique), aussi bien que juridique. Le commun des
musulmans n’ayant pas nécessairement les outils pour accéder à ce niveau
de compréhension et d’interprétation religieuses et juridiques, ce sont les
savants (ʿulamāʾ) et juristes (fuqahāʾ) spécialisés qui ont établi des
méthodes d’exégèse, d’analyse, de catégorisation et de commentaire du
Coran (tafsīr). Ils prennent en compte la globalité du Message, la distinction
entre les versets révélés durant la période mecquoise (610-622) et ceux de
la période médinoise (622-632), l’évolution de la Révélation, les
circonstances historiques, etc. Ils ont ainsi développé un corps de méthodes
et de règles permettant d’accéder à l’essence du Message du point de vue
des rituels, des règles et de l’éthique du comportement.
Le Coran est pour les musulmans la première source scripturaire. Le
texte auquel ils se réfèrent est le même que celui recensé et distribué par le
troisième calife, ʿUthmān ibn ʿAffān (656), moins de vingt ans après la
mort du Prophète, sur la base de la compilation détenue selon la tradition
par Ḥafsa, fille du deuxième calife ʿUmar (qui régna de 634 à 644), sous le
règne du premier calife, Abū Bakr (632-634), soit au lendemain même du
décès du Messager. Dès l’origine, le Coran a été appris par cœur, selon la
tradition orale répandue chez les Arabes. De nombreux Compagnons du
Prophète avaient mémorisé le Texte entièrement. Aujourd’hui, ce sont des
centaines de milliers, voire des millions de femmes et d’hommes qui sont
capables de le réciter de mémoire.

Ḥadīth (traditions prophétiques)

Au début de la Révélation, le Prophète avait exigé que l’on distinguât


bien la parole divine de sa parole humaine. Pendant des années, ses
compagnons se gardèrent de transcrire ses propos. Par la suite, toujours par
la voie orale, les traditions prophétiques furent rapportées, transmises et
compilées pour constituer la seconde source de référence, indispensable par
ailleurs pour comprendre et interpréter certains passages du Coran. Cette
deuxième source scripturaire, parfois appelée Sunnah, est la compilation de
ces traditions prophétiques (ḥadīth, plur. aḥādīth), composées de
témoignages sur ce que le Prophète a dit, fait ou approuvé.
À la lecture du Coran, on sait par exemple que la prière rituelle est une
obligation quotidienne ; mais la façon de prier (la gestuelle, les cycles) ne
nous est transmise que par les traditions du Prophète, lequel a affirmé : «
Priez comme vous m’avez vu prier8. » C’est donc sur la base des traditions
prophétiques relatives à la prière que la tradition a codifié le rituel en
question.
Le travail sur les traditions prophétiques a également fait l’objet d’une
spécialisation. Ici, le défi est triple. Tout d’abord, au cours de l’Histoire, de
nombreuses traditions prophétiques ont été inventées ou falsifiées à des fins
personnelles ou collectives, politiques ou autres. D’où la nécessité d’un
travail d’authentification très astreignant, qui constitue l’essence de la «
science du Ḥadīth » (ʿulūm al-ḥadīth). Il s’agit de vérifier la validité de la
chaîne de transmission (isnād) des différentes traditions, afin de les classer
dans l’une des catégories d’authenticité (il en existe plus de quarante, des
plus certaines aux plus douteuses et donc rejetées). D’autre part, les
spécialistes du Ḥadīth (al-muḥaddithūn*) s’intéressent également au
contenu des traditions (matn*), à leur analyse, à leur relation au Coran et
aux modalités de leur usage.
De ce double travail (vérification de la chaîne de transmission, analyse
du contenu) ont résulté d’importantes disparités de recension, de
classification et de validation (ou d’invalidation) de certaines traditions.
Chez les sunnites, six recensions sont considérées comme regroupant les
traditions les plus authentiques, au lieu de quatre chez les chiites. À partir
de ces recensions mêmes, les interprétations sont multiples, voire
contradictoires sur certaines questions précises et/ou secondaires, donnant
lieu à autant d’avis divergents.

Relation Coran-Ḥadīth

L’autre défi de la science du Ḥadīth tient au statut des traditions


prophétiques face au Coran, lequel reste le plus souvent général dans
l’expression des prescriptions. Dans ce domaine, ce sont les traditions qui
parfois précisent et complètent la révélation coranique. Il reste que la
littéralité de la lecture des traditions prophétiques, la non-prise en compte
de leur historicité et de l’essence humaine de leur expression (dans certaines
circonstances) ont parfois mené à une lecture très réductrice, voire tronquée
du Coran. Ainsi, certains principes coraniques généraux sont compris à
travers le prisme de traditions – dont le degré d’authenticité ou le sens
littéral ou figuré peuvent être sujets à débat – qui réduisent
considérablement la marge interprétative ou le sens large offert par les
versets coraniques. Ce statut des traditions prophétiques au regard du Coran
est d’ailleurs un des nœuds de controverse entre les écoles de pensée (ou de
droit) littéralistes et réformistes.
Dernier défi de taille pour les spécialistes du ḥadīth : la nature même des
traditions prophétiques. Certaines (dites qudsī*) sont inspirées par Dieu,
mais sont exprimées avec les mots choisis par le Messager. La question
essentielle, concernant somme toute tous les aḥādīth, est bien de mesurer la
part de l’humain (donc de l’opinion) dans les propos et les prises de
position du Messager. Qu’est-ce qui relève de la prescription religieuse et
du divin (le statut du Message), ou au contraire de l’être humain faillible,
sous l’influence de son milieu, de la culture et l’histoire de son époque ?
Cette réflexion sur le statut en soi du ḥadīth a fait l’objet de débats
révélateurs d’un des axes de divergences entre les courants littéralistes,
traditionnels et réformistes9, principalement. Cette difficulté est aussi à
l’origine de la diversité d’opinions et d’approches qui caractérisent la très
riche histoire de la pensée religieuse, philosophique et juridique de l’islām.
Le statut premier des textes fournit le cadre, mais sans empêcher la
dynamique interprétative. Il n’a permis à aucun courant de codifier les
références une fois pour toutes et pour tous. L’unité a rarement pu se faire,
et l’uniformité, en ce sens, n’a jamais pu s’imposer.
Avec le temps et dans le domaine très spécialisé du droit, la recension des
traditions prophétiques en est venue à être désignée comme « al-Sunnah »,
une notion plus inclusive à l’origine. Il est donc courant, aujourd’hui, de
dire que les deux sources scripturaires de l’islām, toutes traditions
confondues, sont le Coran et la Sunnah. C’est donc à partir d’elles que se
définissent les termes et les concepts et que se comprend et se définit
l’islām en tant que religion, corps de valeurs et de rituels, avec sa
conception de Dieu, des Hommes et de l’univers.

Le sens du mot islām*

Pour la plupart des savants et intellectuels musulmans, mais aussi des


orientalistes, un consensus s’est semble-t-il établi autour de la traduction du
mot islām, qui désignerait la « soumission » à Dieu. S’il est vrai que le nom
de cette religion, contrairement au judaïsme et au christianisme, ne découle
pas de celui d’une tribu (Juda) ou d’un Prophète (le Christ), mais désigne
un acte de foi, une attitude vis-à-vis de Dieu, il est toutefois inexact d’en
borner le sens à la « soumission », sans autre explication. Dans son sens
premier, la « soumission » évoque en effet la perte, par le croyant, de sa
volonté, de sa liberté et de son autonomie. Croire en Dieu, être avec Dieu,
nécessiterait donc une diminution, voire une amputation de l’humanité de
l’Homme, de son statut d’être libre et de ses facultés. Or, l’ensemble du
message de l’islām dit exactement le contraire. Traduire superficiellement
cette notion, c’est commettre d’emblée une erreur.
Paix

Le mot islām dérive de la racine sa-la-ma, qui signifie « paix », dont


l’une des formes verbales se rapporte à la reddition, au sens de « don de soi
». Ces deux acceptions principales donnent une idée plus juste, plus
complète et plus profonde de la notion d’islām, puisque l’acte de foi humain
consiste à faire, en conscience et volontairement, un don de soi pour
accéder à la paix (avec le Divin et avec soi). Un verset du Coran rend
compte de cette expérience de la foi : « Ô vous qui portez la foi, entrez dans
la paix [de Dieu] de tout votre être10 [pleinement]. » Il s’agit ainsi, au-delà
de la seule reconnaissance du fait qu’il y ait un Créateur, d’établir une
relation de confiance et d’amour avec l’Unique, relation qui permette au
croyant – porteur du précieux dépôt de la foi – d’accéder à la paix de Dieu
et en Dieu.
L’islām est donc un acte de foi par lequel l’être humain se met en quête
de la paix à laquelle Dieu l’invite (puisqu’Il lui demande de répondre à Son
appel) en Le priant, en L’aimant, en respectant les rituels et en faisant le
choix moral du bien et du juste. Il ne s’agit donc pas de perdre sa volonté,
de nier sa liberté ou de renoncer à son humanité : bien au contraire, il est
question d’assumer son humanité et ses limites, d’user de sa liberté en toute
responsabilité et d’orienter sa volonté vers le choix de l’élévation et du
bien. La paix avec Dieu et avec soi est au prix de cet effort intellectuel et
spirituel que le mot « soumission » ne traduit pas du tout.
La notion de salām (« paix »), présente dans la racine même du mot
islām, est sans doute la valeur la plus élevée de cette religion. L’un des
noms de Dieu est d’ailleurs « Salām », comme c’est aussi l’un des noms du
Paradis (dār* al-Salām). Cette « paix » constitue l’essence même du salut
des musulmans (al-salāmʿalaykum*, « que la paix soit avec vous »). La
quête spirituelle qui donne sens à l’acte de foi en Dieu est cette aspiration à
la paix avec Dieu, avec la Création (le Cosmos) et avec soi (la « paix
intérieure », salāmah* al-nafs*). Ainsi, loin d’exiger une soumission-
négation de l’humanité, la religion invite à une élévation-rapprochement
avec le Divin qui requiert de l’être humain qu’il use de son intelligence et
de sa volonté en sujet autonome et assume pleinement sa liberté.
L’islām avant l’islām

C’est donc par cette attitude de l’intelligence et du cœur que l’islām se


définit : il est question d’un acte de foi, d’une façon d’être avec Dieu qui
précède et dépasse l’avènement de l’islām en tant que dernier monothéisme
apparu avec la mission du Prophète Muḥammad. C’est ainsi que, dans le
Coran, la référence à l’islām est liée à Abraham, père des monothéismes,
selon la formule coranique : « La religion-tradition [millah*] de votre père
Abraham, c’est lui qui vous a nommé “musulmans” auparavant11. »
Les musulmans (muslimūn, sing. muslim*, de même racine que islām)
sont donc ceux qui ont foi en Dieu, qui font don d’eux-mêmes à Dieu, en
quête de Sa paix. « Quand Dieu dit à Abraham : “Aie foi et fais don de toi
[aslim] !”, il répondit : “J’ai foi et je m’offre pleinement [aslamtu] au
Seigneur des mondes.” Abraham enjoignit cela [cet acte de foi] à ses
enfants et Jacob [fit de même] : “Ô mes enfants, Dieu a choisi pour vous
cette religion, de fait ne mourez pas à moins d’être musulmans
[muslimūn].” » On le voit, l’islām, exprimant cet acte de foi, celui de
l’adhésion, du don et de la quête de la paix de Dieu, précède la dernière
religion monothéiste et se retrouve dans toutes les religions et traditions,
dès lors, bien sûr, qu’il s’agit du Dieu unique.
C’est ainsi que de nombreux savants (ʿulamāʾ) ont distingué le sens
générique du mot islām (l’acte de foi) et l’islām en tant que dernière
religion révélée, avec son credo et ses rituels. Cette dernière vient en fait
parachever et finaliser le sens de cet acte de foi qui remonte à la création de
l’Homme. Deux versets spécifient la singularité et l’élection de l’islām : «
Certes, la [vraie] religion auprès de Dieu est l’islām12 », puis : « Et qui
désire une autre religion que l’islām, cela ne sera pas accepté13. » Il s’agit
ici de la reconnaissance du Dieu unique, de l’acte de foi comme don et
quête de paix, exprimé dans l’histoire des êtres humains à travers les
missions de tous les Messagers et Prophètes, d’Adam, Noé et Abraham
jusqu’à Moïse, Jésus et Muḥammad. Tous, à travers leur message et les
rituels de leur religion et traditions respectives, ont prôné l’islām au sens de
don de soi à l’Unique ; tous étaient musulmans (muslimūn), au sens où ils
l’ont vécu et en ont été des témoins dans la paix de Dieu.
L’islām, considéré comme la dernière religion révélée, vient confirmer
l’exigence de ce monothéisme et le sens du don et de la quête de paix. C’est
ainsi qu’un des derniers versets révélés vient exprimer le parachèvement
des cycles de la prophétie avec le dernier Message offert aux êtres humains
: « Aujourd’hui j’ai accompli [rendu parfaite] pour vous votre religion, j’ai
parachevé sur vous Ma grâce [Mon bienfait] et j’ai agréé [choisi] pour vous
l’islām comme religion14. » Pour les musulmans, il s’agit en fait du mariage
entre l’islām en tant qu’acte de foi en l’Unique et l’islām en tant que
dernière religion, laquelle vient confirmer et établir de façon ultime la
reconnaissance du Dieu unique, l’espérance de Sa paix et la réconciliation
de tous les Messages révélés antérieurs. Ainsi Muḥammad n’apporte rien de
nouveau dans l’essence de la foi : « Dis : je ne suis pas un innovateur parmi
les Messagers [rusul*] et je ne sais pas ce qu’il adviendra de moi ni de
vous. Je ne fais que suivre ce qui m’a été révélé et je ne suis qu’un clair
avertisseur15. » Sa mission vient rappeler la vérité de Dieu, le sens de la foi
et de la vie.
Un Dieu unique

L’islām se caractérise par un monothéisme exigeant. La notion centrale,


fondatrice de l’ensemble des éléments du credo et de la pratique rituelle, est
celle du tawḥīd*, qui signifie « unicité de Dieu ». Ainsi, pour devenir
musulman, le fidèle doit attester qu’« il n’est de dieu que Dieu et [que]
Muḥammad est Son envoyé ». Les deux parties de cette « attestation de foi
» (shahādah*) sont distinctes et complémentaires : il s’agit d’abord de
reconnaître la vérité essentielle du message de toutes les prophéties
(l’existence du Dieu unique) et d’adhérer au message du dernier des
Prophètes, selon le credo musulman.
Dieu (Allah en langue arabe, pour les musulmans comme d’ailleurs pour
les chrétiens) s’est révélé aux Hommes, il est le Créateur auquel il ne faut
rien associer dans Sa transcendance et dans Son absolu. Un chapitre
(sourate*) du Coran résume en quatre versets cette exigence et, comme le
précise une tradition prophétique (ḥadīth), représente symboliquement, sur
le plan du sens, le tiers du message du Coran : « Dis : Dieu est Un, Dieu est
Absolu [dont tout dépend], Il n’engendre pas et n’a pas été engendré, et rien
ne peut Lui être semblable16. »
Vivre avec Dieu

Cette attestation de l’unicité de Dieu par le croyant n’est pas passive ou


contemplative ; elle requiert d’accéder à une conception de la vie
directement liée à Dieu, qui est la source et la finalité. Face à la mort, à la
vie ou aux difficultés, celles et ceux qui ont foi en l’Unique répètent : «
Nous sommes à Dieu [Il est la source et l’appartenance] et c’est à Lui que
nous retournons17. » Il s’agit donc de ne jamais oublier la source de la vie,
qui est Dieu, vers qui notre chemin de vie nous ramène aussi infailliblement
que notre mort. La vie est donc cette parenthèse et ce chemin de Dieu vers
Dieu que nous devons vivre avec la conscience de notre appartenance et le
souvenir de sa Présence, de sa Grâce et de sa Miséricorde. Un verset
rappelle cet enseignement : « Je n’ai créé les djinns*18 et les Hommes que
pour qu’ils m’adorent19. » Il s’agit donc, pour le croyant, d’orienter sa
conscience et son cœur, en somme sa vie entière, vers la reconnaissance de
la Présence de l’Unique à qui il peut s’adresser directement et sans
intermédiaire : « Si Mon serviteur te questionne à Mon sujet : Je suis certes
proche et je réponds à l’appel de qui m’appelle quand il [elle] m’appelle20.
»
L’adoration du Dieu unique est une conscience de Sa présence, mais
aussi un dialogue qui s’exprime par la prière, la confiance et l’assurance
que Dieu répond à l’appel de celle ou de celui qui est en quête de Lui. Il
s’agit donc d’une relation de confiance, d’amour et de gratitude. C’est cela
que Dieu inspire au sage Luqman (« Nous avons certes donné à Luqman la
sagesse : Remercie Dieu21 ») et que confirme le sens de cette relation
fondée sur le souvenir, la gratitude et l’échange : « Souvenez-vous de Moi,
Je me souviendrai de vous et remerciez-Moi et ne niez pas22 [Mon
existence]. »
C’est également en son cœur, dans ce retour à son intimité, que l’être
humain nourrit et développe, au-delà du souvenir et du remerciement, la
connaissance profonde du Créateur : « Et sachez que [la connaissance de,
l’agir de] Dieu se place entre l’Homme et son cœur23. » Le Dieu unique est
transcendant et proche, Il révèle et écoute, appelle et répond, Il est au-delà
de tout, dans le cœur de chacun.

Quête de Dieu

La sagesse consiste donc à reconnaître Dieu, à L’aimer, à Le remercier et


à aspirer à Son amour en cherchant à mieux Le connaître en s’approchant
de Lui. Tout commence par une double négation : il n’est de dieu que Lui,
l’Unique, et rien ne Lui ressemble : « Rien n’est semblable à Lui, et Il est
certes Celui qui entend [au-delà de tout] et Celui qui voit24 [au-delà de
tout]. » On ne peut définir Dieu, Le décrire, Le représenter ou en parler au-
delà de ce que Lui-même dit de Lui-même dans Sa Révélation et dans les
inspirations (ilhām*) dont il gratifie Son Messager. Il est Dieu, l’Unique, le
Miséricordieux (Raḥmān), Être de l’infinie Compassion (Raḥīm), dont
chacun des quatre-vingt-dix-neuf noms et davantage, connus et inconnus,
nous invite à nous approcher, par l’esprit et le cœur, de Sa Grandeur et de
Sa Grâce, sans jamais pouvoir Le réduire à notre rationalité humaine, à
notre logique ou à notre conception limitée de la causalité.
En ce sens, on peut dire qu’en islām il n’existe pas vraiment de «
théologie », au sens strict du terme, puisque le « discours sur Dieu » est
limité à ce que les sources scripturaires nous en révèlent. Certes, il existe
des traités et des débats sur les Noms (asmāʾ*) et les Attributs (ṣifāt*)
divins, la connaissance absolue de Dieu et le libre-arbitre, la foi et la raison
dans le domaine du ʿilm al-kalām (littéralement, la « science de la parole »),
mais il s’agit moins là de « théologie » que de réflexions philosophiques à
partir du Coran et des traditions prophétiques, mêlées à des considérations
d’ordre théologique, plus rares et somme toute souvent secondaires.

Se libérer des polythéismes

Ainsi, l’étude du Tawḥīd (unicité de Dieu) à travers Ses Noms (tawḥīd al-
asmāʾ) et Ses attributs (tawḥīd al-ṣifāt) consiste à mieux comprendre la
nature et le sens de la Présence de l’Être et du Créateur, de Ses dons et de
Ses exigences, afin de vivre pleinement la foi qui est quête de Sa proximité
et de Son amour. L’être humain, dans son expérience spirituelle avec
l’Unique, devra se libérer de tout ce qui l’empêche d’avoir accès à Sa
Présence et à Son absolu : « Il n’est de dieu que Dieu » (tawḥīd al-
ulūhiyyah*) exige du fidèle qu’il se libère de tout ce qui n’est pas Lui (son
ego, ses désirs, ses « idoles » matérielles ou figurées telles que l’argent, le
pouvoir, etc.) pour faire le vide et n’être habité que par l’Un auquel il ne
faut rien associer (tawḥīd al-rubūbiyyah*). Expérience spirituelle exigeante,
personnelle et sans intermédiaire, fondée sur l’effort intime (jihād al-nafs),
puisque l’on s’approche de Dieu en revenant à soi pour se libérer de soi à
travers la méditation sur Ses Noms, Ses dons (soi, la foi, le Cosmos, la
Nature, le bien-être, l’amour, etc.) et sur le sens de l’existence qui nous
ramène immanquablement à Lui. Voyage et pèlerinage spirituels dont la
provision, pour la route, est la conscience et l’amour révérenciels (taqwā*)
de Dieu (« Et prenez votre provision [pour la route] car, certes, la meilleure
des provisions est la conscience et l’amour révérenciels de Dieu25 ») qui
nous appellent à la Vie au-delà de la vie : « Ô vous qui portez la foi,
répondez à [l’appel de] Dieu et de Son envoyé quand ils [tous deux] vous
appellent à ce qui vous fait vivre26 [qui vous donne la vie]. » La vie avec
l’Unique est une autre vie ici-bas déjà, avant d’accéder à la Vie de l’au-delà.

La tradition monothéiste et la diversité

L’islām, nous l’avons vu, s’inscrit dans la tradition du monothéisme


abrahamique. En ce sens, la longue tradition des Prophètes et Messagers
ayant appelé à la reconnaissance de l’unicité de Dieu, avant et depuis
Abraham, est celle-là même de l’islām, au sens générique que nous avons
défini – tradition régulièrement rappelée au gré des diverses Révélations
dans l’Histoire.
Une tradition prophétique27 rapporte que les Messagers et les Prophètes
auraient été au nombre de cent vingt-quatre mille (le Coran en mentionne
vingt-cinq), dont certains nous sont inconnus. Tous auraient porté le
message de l’Unicité divine (Tawḥīd) dont, bien sûr, avaient déjà
connaissance les tout premiers êtres humains. Mais, au fil du temps, deux
phénomènes se sont systématiquement répétés après chaque Révélation :
d’une part, les Hommes sont intervenus dans les Textes, modifiant certains
contenus ; d’autre part, ils ont oublié le monothéisme originel pour
retomber dans le polythéisme. Ces deux phénomènes historiques récurrents
expliquent la nécessité d’envoyer un nouveau Messager, à intervalles
irréguliers, afin de rappeler aux Hommes la vérité de la présence de Dieu,
de son Unicité et du sens de la vie, puisque nous retournons à Lui. Ainsi,
selon la tradition musulmane, le monothéisme est premier et le polythéisme
second, en tant qu’il est le produit de l’oubli de la vérité première et de sa
corruption par les Hommes.

Pourquoi les Révélations ?

Ce même raisonnement permet de comprendre la relation qu’entretient


l’islām avec les deux grands monothéismes qui l’ont précédé. Ainsi, le
judaïsme est venu rappeler aux Hommes la présence du Dieu unique, alors
que ceux-ci s’égaraient entre le polythéisme (celui des Égyptiens, par
exemple) et la prétention de certains dirigeants à se prendre pour Dieu (tel
Pharaon). Le même processus de transformation du message originel et
d’oubli du Divin aboutit à l’envoi de Jésus, venu rectifier le sens du
Message premier du judaïsme et rappeler une nouvelle fois aux peuples, au-
delà des Juifs monothéistes, que Dieu est unique.
L’islām, dernier des trois monothéismes, se comprend de la même façon
dans le cycle des Prophéties. Les interventions humaines avaient changé le
contenu originel du Message de Jésus. Quant aux Arabes, à l’instar de
nombreux peuples à travers le monde, ils avaient sombré dans le
polythéisme et oublié l’existence d’un Dieu unique, que le Coran vint
rappeler.
Le credo musulman (ʿaqīdah) affirme – c’est l’un des six piliers de la foi
– que Muḥammad est le dernier Messager et Prophète envoyé aux Hommes.
Certes, des savants réformateurs apparaîtront au sein de la dernière religion
révélée, mais qui ne donneront pas naissance à une nouvelle religion. En ce
sens, le Prophète Muḥammad clôt le cycle des prophéties à travers
l’Histoire. Le Coran est la dernière Révélation. Le Texte (dont le nom, al-
dhikr, signifie aussi « le Rappel ») est révélé en l’état. Un verset nous
indique qu’il sera protégé de la falsification humaine : « Nous avons certes
fait descendre le Rappel et Nous en sommes assurément les gardiens28
[protecteurs]. » C’est donc bien le statut même du Coran, pour les
musulmans, qui définit le caractère définitif du dernier Message, lequel
pourra être interprété de diverses façons, voire mal compris, mais non pas
altéré. Le Coran, dit la tradition musulmane, est la dernière parole révélée
de Dieu ; en l’état, elle restera pour les temps à venir la référence ultime.

Judaïsme

À ce stade, il importe d’exposer les différences majeures existant entre


l’islām, le judaïsme et le christianisme. Au demeurant, et selon la tradition
musulmane, ces différences justifient qu’il ait fallu une nouvelle Révélation
pour confirmer et rectifier le contenu des messages qui l’avaient précédé.
Le monothéisme musulman partage de nombreux principes avec le
monothéisme juif : Dieu est unique et l’Homme ne doit jamais se risquer à
une quelconque représentation ou description du Divin (le judaïsme, dans
ses courants majoritaires, est même plus catégorique sur le refus de nommer
Dieu). Trois éléments fondamentaux distinguent néanmoins les deux
religions. Pour ce qui est des Textes, la tradition musulmane, à travers les
sources scripturaires et les ʿulamāʾ, considère que la Thora originelle a été
transformée par des interventions humaines qui ont modifié des éléments
importants du message originel. Ainsi, certaines explications du Talmud
sont considérées comme problématiques, orientées par des considérations
religieuses, culturelles et politiques qui se sont éloignées du Message
premier.
Le deuxième élément de divergence découle directement du premier. La
Thora, selon l’islām, instaurait une religion dont l’adhésion était relative à
un acte de foi, non à une appartenance ethnique. Tous les courants du
judaïsme, bien sûr, ne versent pas dans ce travers, mais la plupart, à travers
l’Histoire, ont fini par associer la foi juive à une appartenance
ethnoreligieuse. Ce phénomène est considéré comme un déplacement
majeur dans la compréhension du lien avec l’Unique, lequel, selon la
tradition musulmane, doit être une adhésion du cœur confirmée par l’agir.
On ne saurait confondre ou réduire une adhésion du cœur à une
appartenance de sang. Être juif, au sens religieux, est compris par la
tradition musulmane comme un choix de la conscience et du cœur, non
comme la caractéristique d’une descendance par le sang.
Le troisième élément, objet de controverse dans la tradition juive elle-
même, est également lié aux deux premiers. Il s’agit de la compréhension
de la notion d’« élection ». Le Coran mentionne que les juifs ont bien été «
élus » sur la terre : « Ô Enfants d’Israël, souvenez-vous des bienfaits dont je
vous ai comblés et [du fait] que Je vous ai élus [donné la préférence] sur les
mondes29 [tous les peuples de la terre]. » Cette élection historique tient au
fait que les juifs, croyant en un Dieu unique, portaient au premier chef le
message divin qu’ils étaient censés faire parvenir aux Hommes par la
transmission, l’enseignement, l’exemple et le service. Il s’agissait donc
d’une élection morale qui se traduit par un supplément de responsabilité
quant au service à rendre à l’humanité. Il n’est pas question d’élection
d’être ou de sang, et en soi, mais d’élection en termes de responsabilités
religieuses et morales par l’action.
L’interprétation en faveur de l’élection morale reste cependant
minoritaire et n’est pas toujours bien reçue. Les interprétations majoritaires,
se référant à la Thora ou au Talmud, ont souvent rendu absolue l’élection de
sang et de filiation. Ces interprétations réductrices se retrouvent dans les
traditions chrétienne et musulmane. L’idée de l’élection par la seule « foi en
Jésus » ou selon l’idée qu’il n’y a pas de salut « hors de l’Église » peut
mener à cette même réduction-distorsion de la notion d’élection. Un verset
coranique, souvent cité, a parfois été lu avec cette même tentation : « Vous
êtes la meilleure communauté établie parmi les Hommes [dans la mesure
où] : vous commandez le bien, vous résistez au mal et vous croyez en
Dieu30. » Ici aussi, l’élection est liée à la condition d’exemplarité morale
qui est l’expression visible de la foi, citée en dernier car invisible au
commun des mortels. La communauté spirituelle musulmane n’est élue
qu’en fonction de sa capacité à devenir un exemple de moralité pour
l’humanité en transmettant et en enseignant le Message, mais surtout en
l’appliquant et en le vivant. De nombreux savants et courants de pensée ont
pourtant rendu l’élection absolue (réduite au seul fait d’être musulman),
suivant la même tentation observée dans le courant juif majoritaire.
Christianisme

L’islām partage avec le christianisme cette idée que la foi en Dieu, dans
l’élévation de l’humain, doit se traduire par l’amour et la proximité. Au
demeurant, en simplifiant quelque peu, l’islām se situe à mi-chemin de
l’exigence légale juive et de l’expérience amoureuse de la foi chrétienne. La
place nous manque pour relever tous les points de convergence et de
divergence entre le christianisme (avec tous ses courants) et l’islām ; du
moins peut-on mettre en évidence, ici aussi, trois distinctions majeures.
La première a bien évidemment trait à la conception de Dieu, en
particulier à la codification du credo par la « confession de foi » relative à la
Trinité, édictée en 325 au Concile de Nicée : « Nous croyons en un seul
Dieu, Père tout-puissant, Créateur de toutes choses visibles et invisibles. Et
en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, engendré du Père,
c’est-à-dire, de la substance du Père. Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai
Dieu de vrai Dieu ; engendré et non fait, consubstantiel au Père ; par qui
toutes choses ont été faites au ciel et en la terre. Qui, pour nous autres
Hommes et pour notre salut, est descendu des cieux, s’est incarné et s’est
fait homme ; a souffert et est mort crucifié sur une croix, est ressuscité le
troisième jour, est monté aux cieux, et viendra juger les vivants et les morts.
Et au Saint-Esprit. » Cette conception de la Trinité et de son mystère est
considérée comme une conception erronée de l’Unicité de Dieu. Quant au
statut de Jésus, il apparaît problématique. L’islām le reconnaît comme
Messager et Prophète, ainsi que Muḥammad, mais de nombreux versets du
Coran rejettent radicalement l’idée qu’il puisse être le fils de Dieu.
La conception de l’Homme (nous y reviendrons) diffère également,
puisque l’islām rejette la notion de « péché originel » et rend chaque être
seul responsable de ce qu’il/elle a fait. Adam et Ève étaient coresponsables
et ont été pardonnés. De fait, chaque individu, femme ou homme, devra
rendre compte de ses actes.
Enfin, le statut de l’Église dans la tradition catholique romaine et la
fonction et le célibat de prêtres font partie des principes et des prescriptions
que l’islām ne partage pas.
C’est à la lumière de ces divergences que la dernière Révélation est
venue confirmer l’essence de la foi et rectifier, pour les musulmans, des
interprétations considérées comme problématiques, ou simplement
erronées.

Tronc commun des monothéismes

Il reste que le tronc commun du monothéisme demeure et qu’il est


respecté à travers la notion centrale de « gens du Livre ». Les
enseignements de l’islām, en tant que dernière religion monothéiste établie,
relèvent que les autres traditions religieuses continueront d’exister et que
l’essence de l’unité originelle de l’humanité se traduit par la diversité des
religions, des civilisations, des cultures, des langues et des nations. La
volonté de Dieu est la diversité et il incombe à l’Homme de la traduire en
facteur positif de sa propre évolution vers le bien. Plusieurs versets du
Coran l’exposent sans ambiguïté : « Ô vous les gens, Nous vous avons créé
d’un homme et d’une femme, puis Nous vous avons établis en nations et en
tribus, afin que vous vous connaissiez mutuellement. Le meilleur d’entre
vous est celui qui a la plus profonde piété [l’amour révérenciel]. Dieu est
certes le Connaisseur, le plus Savant31. »
L’unité de l’origine se prolonge dans la diversité de la vie des êtres
humains sur terre, qui doit être fondée et vécue par l’engagement à la «
connaissance mutuelle32 ». Il n’est donc pas seulement question de « tolérer
» l’autre (quitte à l’ignorer parfois), mais de s’élever, par la reconnaissance
et l’acception de la volonté divine, vers le respect d’autrui qui implique sa
reconnaissance par la connaissance. De fait, toutes tentations d’imposition
religieuse ou de racisme sont condamnées, comme l’expriment sans
ambages ces deux versets : « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous les êtres de
la terre auraient cru ; est-ce donc à toi de les contraindre jusqu’à ce qu’ils
deviennent croyants33 ? », et : « Parmi Ses signes, il y a la création des
Cieux et de la Terre et la diversité de vos langues et de vos couleurs34. »
Aucune forme de stigmatisation religieuse ou de racisme ne saurait être
légitimée. L’islām condamne de fait toute discrimination fondée sur le
caractère ethnique comme sur l’appartenance religieuse, c’est-à-dire aussi
bien l’antisémitisme et la christianophobie que l’islamophobie (et bien sûr
tous les racismes fondés sur la couleur). Un dernier verset confirme cette
analyse. Il invite les êtres humains non au rejet fondé sur l’appartenance
religieuse, mais à la compétition positive pour le bien commun de
l’humanité : « À chacune [religions, spiritualités] nous avons donné une
Voie et une méthodologie [praxis]. Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de
vous une seule communauté ; mais Il a voulu vous mettre à l’épreuve en ce
qu’Il vous a donné. En conséquence, soyez en compétition dans le bien.
Vers Dieu est votre retour à tous et Il vous informera alors de ce sur quoi
vous divergiez35. » La fin du verset invite à l’humilité dans le jugement,
Dieu seul possédant la connaissance de la vérité et le secret des cœurs.

Conception de l’être humain

L’islām ne partage pas l’idée chrétienne du péché originel. D’après lui,


les êtres humains naissent innocents. Cette notion est centrale car
profondément liée à la conception islamique de l’être humain, composé
d’un corps dans lequel Dieu insuffle Son esprit (rūḥ*), afin qu’il devienne
un être doté d’une âme (nafs*).

Innocence et fiṭrah

Contrairement à la tradition grecque, mais aussi à la tradition chrétienne


qui a subi son influence, ni le corps ni l’âme ne sont intrinsèquement
qualifiés sur le plan moral en islām. Ainsi, l’âme n’est ni bonne ni mauvaise
en soi, comme on peut le lire et le comprendre dans les traditions
socratique, aristotélicienne et chrétienne, par exemple. L’âme (en tant que
souffle de l’esprit dans le corps) et le corps (dans sa matérialité) sont tous
deux des entités neutres ; et l’être humain, en tant qu’il est âme et corps, est
habité par différentes aspirations dont certaines sont contradictoires.
Dès sa naissance, l’être humain présente une disposition naturelle qui
s’apparente à une aspiration à l’élévation, à la quête de sens et au
Transcendant. Elle se développe parallèlement à son évolution, jusqu’à
l’âge de raison et de conscience. Cette disposition naturelle est la fiṭrah*,
dont parle le Coran : « La disposition naturelle [fiṭrah] selon laquelle Dieu a
créé les Hommes, il n’y a point de changement dans la création de Dieu36. »
Au demeurant, cette disposition provient de l’origine même de l’humanité
et participe de la constitution essentielle de l’Homme : « Quand Dieu prit
des reins des enfants d’Adam toute sa descendance et les fit témoigner :
“Ne suis-je pas votre Seigneur ?”, ils dirent : “Certes, nous témoignons !”
Afin que vous ne disiez pas le Jour du Jugement : “Nous n’étions point
conscients de cela.”37 » Un pacte originel entre Dieu et les êtres humains se
trouve matérialisé par cette disposition, cette attraction, cette étincelle dans
l’être de chaque individu qui le pousse à se mettre en quête du sens (la
question du pourquoi) et que le Coran traduit comme l’aspiration naturelle
au Divin.
Une tradition prophétique confirme cette disposition naturelle, à laquelle
s’ajoute le rôle joué, dans la vie de chacun, par sa famille ou, plus
largement, par la société dans laquelle il évolue : « Chaque nouveau-né
vient au monde selon la fiṭrah, puis ce sont ses parents qui font de lui un
juif, un chrétien ou un mazdéen38. » Tous les nouveau-nés et tous les
enfants, avant l’âge de raison, sont innocents et donc promis au Paradis. La
tradition rapporte un rêve que fit le Prophète, dans lequel Abraham était
entouré de tous les enfants morts, en état de fiṭrah originelle. Interpellés, ils
lui demandent : « Même les enfants des polythéistes ? » Et Muḥammad de
répondre : « Même les enfants des polythéistes39. » Ainsi, même si les
polythéistes refusent la religion, oppriment, torturent et tuent des
musulmans, leurs enfants ne sont point responsables et ne doivent pas payer
pour les fautes de leurs parents. Comme ils sont avec la fiṭrah, et morts
avant l’âge de la responsabilité, leur innocence explique leur salut.
Tensions naturelles

Innocent, habité par la disposition naturelle qui l’oriente vers la quête de


vérité et de sens, l’être humain est aussi naturellement tiraillé entre deux
aspirations contradictoires, vers le bien et vers le mal. Plusieurs versets du
Coran exposent cette tension naturelle : « Par l’être humain [l’âme dans le
corps] et la façon dont il a été formé, ainsi Dieu lui a inspiré son [penchant
vers le] libertinage et [son penchant vers la] la piété. Il sera certes sauvé
celui qui la purifie [son âme] et il sera reprouvé [perdu] celui qui la
corrompt40. » Ce que confirment deux versets très explicites et cependant
contradictoires : « A été rendu [naturellement] attirant pour les hommes
l’amour des passions [désirs et instincts trompeurs] dont celles des femmes
[la sexualité], des enfants, des amoncellements d’or et d’argent. […]
Jouissance éphémère de la vie d’ici-bas41 », puis : « Mais Dieu vous a fait
aimer la foi et Il l’a embellie dans votre cœur et Il vous a fait détester la
négation de Dieu, la perversité et la désobéissance42. »
Deux penchants antagonistes nous habitent donc, qui se développent au
cours de notre existence. S’ils sont vécus dans l’innocence jusqu’à l’âge de
raison, les choses changent dès que s’éveillent la conscience des réalités et
le sens des responsabilités individuelles (mukallaf*). L’aspiration originelle
vers le transcendant (fiṭrah) est parasitée par cette tension intérieure qui met
aux prises deux amours naturels : celui qui invite à rester fidèle à sa
disposition première en se réconciliant avec elle par un choix de
conscience, celui qui appelle à se laisser vaincre par le naturel de l’instinct,
lequel finira par couvrir, voiler et étouffer la disposition originelle et
enchaîner l’être humain à ses désirs et passions.

Responsabilité

La conception islamique de l’être humain est en somme très positive et


sereine. Né innocent, tout individu est habité par des tensions
contradictoires. À l’âge de raison, il a la responsabilité de chercher la paix
intérieure en faisant le choix conscient de se réconcilier avec sa nature
originelle, donc de maîtriser son attirance vers l’instinct, les désirs
corrupteurs et, plus largement, le mal. L’Homme ayant témoigné, par le
pacte originel, que Dieu est bien son Seigneur, l’entrée consciente en islām
s’effectue par un nouveau témoignage, une attestation qui fait écho audit
pacte : « J’atteste qu’il n’est de dieu que Dieu ». Cette shahādah
(témoignage), que l’on dit avec le cœur et la raison, réconcilie l’Homme
avec sa fiṭrah ; celui qui la prononce exprime ainsi que, reconnaissant Dieu,
il fera le choix moral du bien, dans la foi et le bon comportement, et de la
résistance au mal auquel l’invitent ses passions, par négligence et
perversité. Ainsi, la shahādah est à la conscience responsable ce que la
fiṭrah est à la nature première et innocente de l’être : un témoignage
renouvelé.
L’âme et le corps ne sont pas mauvais en soi, nous l’avons dit. Il
appartient à l’être humain, en conscience, de faire le choix du bien ou du
mal avec sa raison, sa conscience, son intention et son cœur. En maîtrisant
certaines attractions naturelles dégradantes, il libère la force élévatrice de la
spiritualité et du bien qui, telle une étincelle, une aspiration, l’habitait
originellement et qui devient, avec la foi, dévoilement, lumière et libération
permettant de se rapprocher du Divin.
La terminologie coranique, à cet égard, est révélatrice : quiconque nie
Dieu est « un négateur dont le cœur est voilé » (c’est le sens étymologique
de kufr* : voilé, couvert, scellé). Le croyant, celui qui fait le choix de
l’élévation vers le Divin, se réconcilie avec l’essence première de son être,
puisqu’il revient à Dieu avec un « cœur sain » (qalb salīm* : dans sa santé
et sa pureté originelles), ayant apaisé son être avec sa raison consciente.
Cette paix était connue de l’enfant qui vivait ses tensions sans conscience,
élu du seul fait de son innocence originelle. L’élection et la paix de
l’Homme adulte conscient sont désormais conditionnées par l’attestation de
foi et le choix du bien.

La dignité humaine

L’être humain a un statut particulier au sein de la Création, à double titre


: d’abord du fait de sa nature et de sa constitution, ensuite par le rôle qu’il
est amené à jouer sur la Terre, entre Dieu, l’univers, ses semblables et la
Nature.
Karāmah

Ce qui caractérise l’Homme en soi est la notion de dignité. La Révélation


l’affirme avec force : « Et nous avons certes octroyé la dignité [noblesse] à
l’être humain43. » Elle détermine son statut naturel, destiné à s’approfondir
et à se dépasser dans l’effort consenti pour s’éduquer, devenir meilleur et
s’approcher du Divin, par la foi et l’amour. Un verset signale que l’état
naturel peut s’augmenter d’un supplément de dignité spirituelle : « Certes,
le plus digne parmi vous est celui qui accède à la plus profonde piété
[l’amour révérenciel]44. » Tel est le chemin que le fidèle doit emprunter en
considérant la dignité de son être naturel, qu’il doit respecter et éduquer,
afin d’accéder à un niveau supérieur où la foi, la conscience, le
comportement et la réforme de soi lui permettent, par sa volonté et ses
efforts, de devenir un être plus digne encore.
Sur ce chemin, bien entendu, le Prophète fournit un exemple : « Il y a
certes pour vous, dans le Messager, le meilleur des modèles pour qui espère
[cherche] Dieu et la Vie de l’au-delà et se souvient fréquemment de Dieu45.
» À son sujet, le Coran ajoute : « Tu es certes [toi, le Messager] d’un noble
caractère46 [éminente moralité, khuluq*]. »
Le supplément de dignité évoqué plus haut est donc de deux ordres,
puisqu’il s’agit à la fois d’être habité par l’amour révérenciel de Dieu
(taqwā*) et de réformer son être et son comportement moral, dans le but de
s’approcher de la noblesse de caractère qui caractérisait le Messager. Ce
dernier traduit même sa mission en termes éthiques : « J’ai été envoyé pour
parachever [parfaire, compléter] les nobles comportements47 [caractères,
vertus : akhlāq*]. » L’islām, de fait, s’appuie sur la nature humaine, de
même que sur les Révélations précédentes (qu’il s’agit ici de compléter),
pour rappeler et confirmer la connaissance et l’éducation aux nobles vertus.

Liberté

Pour accomplir cette mission par la foi et l’éducation, l’être humain a


besoin de qualités directement liées à sa dignité. Dans le Coran, le récit de
l’origine est très singulier, puisque Dieu demande aux anges de se
prosterner devant Adam, le premier homme. Comment expliquer cette
exigence et le statut supérieur ainsi donné à l’être humain, alors que les
anges, créés de lumière et dans l’adoration permanente de Dieu, ne
sauraient manquer de dignité et de moralité ? Ne savent et ne prévoient-ils
pas que l’Homme sur la Terre va « la corrompre et y répandre le sang »,
quand eux-mêmes « chantent Sa gloire et célèbrent Ses louanges48 » ?
Ce qui distingue l’être humain est de deux ordres. D’abord, il est un être
libre : « Dis : la vérité vient de Dieu. Que celui qui le veut croie, que celui
qui le veut nie49. » Les anges n’ont pas d’autre choix que de célébrer Dieu,
tandis que l’Homme est un être libre qui vient à Dieu par un choix de
conscience, un acte de foi voulu et des efforts qui l’honorent, dans sa nature
comme dans son cheminement. La liberté est la condition et l’une des
raisons de sa dignité : à lui de l’assumer et d’en faire bon usage. Quoique
les anges n’aient pas tort de souligner l’usage malheureux qu’en font
souvent les Hommes, la liberté reste la caractéristique de leur noblesse, à
plus forte raison chez ceux qui résistent au mal, à la corruption et à la
violence. Une sourate résume cet enseignement : « Par le Temps [qui passe]
! Certes, l’Homme va à sa perdition, hormis ceux qui croient et qui font le
bien et s’encouragent mutuellement à la vérité [la droiture] et s’encouragent
mutuellement à la persévérance50 [patience]. » L’Homme libre se perd s’il
se laisse aller à l’attraction qui habite sa nature et peut le pousser à la
corruption, à l’oppression et au mal. Inversement, l’être humain qui fera un
bon usage de sa liberté et ajoutera de la dignité éthique à sa dignité
originelle, se distinguera dans l’Histoire et donnera tout son sens à
l’expérience spirituelle du rapprochement avec le Divin.
Connaissance

La deuxième caractéristique de la dignité originelle de l’être humain est


la connaissance : « Et Il [Dieu] enseigna à Adam les noms de toutes choses,
puis Il les présenta aux Anges et dit : “Informez-moi du nom de ces choses
si vous êtes véridiques”, et les Anges répondirent : “Louange à Dieu, nous
n’avons de connaissance que ce que Tu nous as enseigné.”51 » Les anges
reconnaissent leurs limites et l’être humain, grâce à la connaissance,
possède le moyen de « gérer » sa liberté. Au demeurant, seule la
connaissance offre la liberté et libère réellement l’Homme car l’ignorance,
en soi, est un emprisonnement. C’est d’ailleurs par cet appel au savoir que
commence la Révélation coranique, puisque le premier verset reçu par le
Messager révèle : « Lis : au nom de Ton Seigneur qui a créé l’Homme
d’une adhérence. Lis : et Dieu est le plus généreux qui est Celui qui a
enseigné par la plume, Celui qui a enseigné à l’Homme ce qu’Il ne savait
pas52. » La connaissance des noms et des choses caractérise la dignité
originelle de l’Homme dans sa quête de vérité. Dieu lui a donné les moyens
de se dépasser par les deux facultés du savoir que sont l’esprit et le cœur.
Être libre auquel fut octroyé le pouvoir du savoir, l’Homme doit user de
sa connaissance pour faire un bon usage de sa liberté. En ce sens, il est donc
une créature dotée d’un statut privilégié et, subséquemment, d’une
responsabilité supérieure au cœur de la Création entière. Comme le dit le
Coran : « Ne voyez-vous pas que Dieu a mis à votre service tout ce qui est
dans les Cieux et sur la Terre et qu’Il vous a prodigué Ses bienfaits
apparents et cachés53 ? » Avec la liberté et les facultés de connaissance qui
caractérisent sa dignité originelle, l’homme doit chercher à savoir, à
comprendre lui-même et le monde, à faire des choix donnant toujours la
priorité au bien et à l’élévation qui sont l’expression de sa dignité
spirituelle. À cette fin, il doit se rappeler qu’il n’est pas le propriétaire de
l’Univers et de la Terre (« À Dieu appartient tout ce qui est dans les Cieux
et sur la Terre54 »), mais un simple vice-gérant (khalīfah*) qui devra rendre
compte à Dieu de sa gestion de soi, de ses semblables et de la Nature. On
retrouve ici des principes que partageaient certains Indiens d’Amérique (les
Sioux) ou les traditions spirituelles africaines et asiatiques : la Terre et les
terres ne nous appartiennent pas, personne ne peut se les approprier. Pierre-
Joseph Proudhon, dans sa critique de la propriété privée55, développe la
même idée : l’être humain, affirme-t-il, n’accède jamais à la propriété de la
Terre qui est à tous, il n’en a que l’usufruit. Cette idée est centrale dans la
conception islamique de l’Homme, de la Création et du sens à donner à la
dignité de celui-là au sein de celle-ci.

Vice-gérant et gardien

L’homme a reçu en dépôt la foi qu’il doit vivre, expérimenter et


approfondir à l’aide de sa conscience libre et de son savoir. Ce dépôt lui
confère un statut privilégié, mais il lui impose une responsabilité d’autant
plus lourde et exigeante. Le Coran offre une image très parlante de ce statut
ambivalent et difficile : « Nous avons en vérité proposé le dépôt [de la foi]
aux Cieux, à la Terre et aux montagnes, mais ils ont refusé de le porter et en
ont été effrayés. L’Homme s’en est chargé, il est certes injuste et ignorant56.
» Avec la foi, donnée en dépôt, vient la vice-gérance des affaires du monde
; or, ainsi que l’ont affirmé les anges à l’origine, l’Homme est loin de gérer
le monde avec responsabilité, sagesse, humilité et moralité. Ces accès
d’arrogance, qui lui font prendre la Terre pour sa seule propriété, son
instinct violent et belliqueux, qui lui fait opprimer ses semblables et
répandre le sang, son aveuglement cupide, qui lui fait détruire la Nature et
les espèces vivantes, le soumettent trop souvent aux attractions négatives. Il
se signale alors par son injustice et son ignorance des valeurs et des vertus.
Il existe néanmoins une autre voie pour celle ou celui qui, portant le
dépôt de la foi (amānah*), est conscient(e) de sa responsabilité de vice-
gérant(e) (khalīfah*) devant Dieu (Créateur et Propriétaire) et parmi les
Hommes. Il s’agit de retrouver en soi l’attraction originelle vers le
Transcendant (fiṭrah) en faisant le choix libre et responsable de la vertu et
du bien : acquérir des connaissances, s’éduquer et se réformer
spirituellement, intellectuellement, humainement et socialement, c’est
ajouter la dignité de la conscience du bien à la dignité de l’état naturel et
assumer aussi bien sa liberté que sa responsabilité.
Cette réconciliation avec l’aspiration la plus intime de notre être ouvre un
premier espace de paix avec soi : c’est le sens de l’islām. Dans la tradition
musulmane, elle n’est pleinement possible qu’avec le choix libre et
conscient de se réconcilier avec l’Unique, d’entrer dans Sa paix, en
répondant à Son appel et en faisant le choix du bien. Alors la vice-gérance
n’est plus simplement la gestion matérielle de biens qui n’appartiennent pas
à l’Homme, mais plus profondément une expérience spirituelle où l’on
accède à une harmonie-symphonie spirituelle où tous les éléments chantent
les louanges du Créateur. La vice-gérance qui assume sa liberté et sa
responsabilité dans la reconnaissance de Dieu et la connaissance du monde
devient une réconciliation avec l’Univers, le Monde, la Nature. L’Homme
accède à une autre dimension de sa relation à l’environnement dont il ne
peut user sans respect ni abuser sans conscience. La foi qui a converti le
cœur opère une conversion de l’intelligence par le cœur et tous deux voient
et comprennent différemment : « Les sept Cieux et la Terre chantent les
louanges de Dieu de même que tout ce qu’ils contiennent. Et il n’est point
un élément qui ne chante Ses louanges, mais vous ne comprenez pas leurs
prières. Dieu est certes plein de mansuétude et de compassion57. »
Quand l’Homme accède au secret de cette prière des éléments et de la
Nature, il accède à la dignité supérieure dont la caractéristique est la triple
réconciliation, paisible et apaisée, avec Dieu, avec soi et avec la Nature. La
paix (salām), qui est à la racine du mot islām, invite à cette quête l’être qui
comprend avec le cœur et l’intelligence qu’il ne pourra protéger la dignité
de sa nature que par la résistance aux côtés les plus sombres de ladite nature
à travers un engagement permanent à faire le choix de la distinction morale.
Avec humilité et détermination.
1. Certains savants musulmans considèrent que d’autres traditions religieuses et spirituelles pourraient être considérées comme « religions du Livre ».

2. « Évangile » est toujours au singulier dans le Coran. La tradition musulmane considère en effet que Jésus a reçu une seule Révélation, laquelle a subi des transformations et des
ajouts humains pour aboutir aux « Évangiles », officiels ou apocryphes, qui ne seraient pas toujours fidèles à la Révélation de l’Évangile originel.

3. Coran : sourate 26, verset 195, ou encore sourate 16, verset 103 (parmi de nombreux autres versets).

4. Le Prophète (nabī*) reçoit une Révélation, mais il n’a pas forcément pour mission de la transmettre aux Hommes ; le Messager (rasūl*), lui, est chargé d’enseigner et de répandre le
Message. Ainsi, un Messager est toujours un Prophète, mais un Prophète n’est pas toujours un Messager.

5. Voir à ce sujet notre introduction à la traduction française du Coran : « Le verbe et Ses signes », édition Tawḥīd, Lyon, réédition annuelle.

6. Il existe des différences sensibles de classification selon des lectures acceptées du Coran. On dénombre parfois 6 213 versets.

7. Lors du dernier Ramadan avant sa mort, l’ange Gabriel lui fit réciter deux fois la totalité du Coran (dans l’ordre que nous connaissons aujourd’hui), indication que la mission
parvenait à son terme et le texte à son expression définitive.

8. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī.

9. Voir chapitre 1, p. 59.

10. Coran : sourate 2, verset 208.

11. Coran : sourate 22, verset 78.

12. Coran : sourate 3, verset 19.

13. Coran : sourate 3, verset 85.

14. Coran : sourate 5, verset 3.


15. Coran : sourate 46, verset 9.

16. Coran : sourate 114, versets 1-4.

17. Coran : sourate 2, verset 156.

18. Les djinns représentent des esprits dans la tradition musulmane ; nous y reviendrons p. 103.

19. Coran : sourate 5, verset 56.

20. Coran : sourate 2, verset 186.

21. Coran : sourate 31, verset 12.

22. Coran : sourate 2, verset 152.

23. Coran : sourate 8, verset 24.

24. Coran : sourate 42, verset 11.

25. Coran : sourate 2, verset 197.

26. Coran : sourate 8, verset 24.

27. Ḥadīth rapporté par Aḥmad et Ibn Ḥibbān, dont l’authenticité a néanmoins été discutée, voire rejetée par de nombreux savants.

28. Coran : sourate 15, verset 9.

29. Coran : sourate 2, verset 47.

30. Coran : sourate 3, verset 110.

31. Coran : sourate 49, verset 13.

32. La forme arabe taʿārafū (se connaître l’un l’autre, mutuellement) exprime la parfaite égalité du mouvement de connaissance de l’un vers l’autre et de l’autre vers l’un.

33. Un autre verset du Coran est très explicite sur cette question : sourate 10, verset 99.

34. Coran : sourate 30, verset 22.

35. Coran : sourate 5, verset 48.

36. Coran : sourate 30, verset 30.

37. Coran : sourate 7, verset 172.

38. Ḥadīth rapporté par Bukhārī et Muslim.

39. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī.

40. Coran : sourate 91, versets 8 à 10.

41. Coran : sourate 3, verset 14.

42. Coran : sourate 49, verset 7.

43. Coran : sourate 17, verset 70.

44. Coran : sourate 49, verset 13.

45. Coran : sourate 33, verset 21.

46. Coran : sourate 68, verset 4.

47. Ḥadīth authentique rapporté par Bukhārī et Ahmad.

48. Coran : sourate 2, verset 29.

49. Coran : sourate 18, verset 29.

50. Coran : sourate 103, versets 1 à 3.

51. Coran : sourate 2, versets 30 et 31.

52. Coran : sourate 96, versets 1 à 5.

53. Coran : sourate 31, verset 20.

54. Coran : sourate 2, verset 283 (beaucoup d’autres versets emploient cette formulation).

55. Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? (1840), chapitre 2.

56. Coran : sourate 33, verset 72.

57. Coran : sourate 17, verset 44.


Chapitre 3
FOI ET PRATIQUE

L’islām est une religion dotée d’un credo (ʿaqīdah) et de pratiques


rituelles (ʿibādāt) bien précis et strictement codifiés. Une célèbre tradition
prophétique (ḥadīth), considérée comme de la plus haute authenticité,
rapporte comment l’ange Gabriel questionna le Prophète afin de confirmer
les fondements de l’islām relatifs aux six piliers de la foi (arkān al-imān),
aux cinq piliers de l’islām en tant que culte (arkān al-islām), à la sincérité
et à l’excellence dans la foi (al-iḥsān). Ces trois axes, si l’on ajoute les
questions sociales (obligations et interdits), couvrent l’étendue de l’islām en
tant que religion.

Piliers de la foi Dans la tradition prophétique évoquée ci-dessus,


l’ange Gabriel demande à Muḥammad de l’informer du contenu de
la foi, afin de confirmer que le Message a bien été transmis et
assimilé. Et le Messager de répondre : « La foi, c’est que tu crois en
Dieu, en Ses anges, en Ses livres, en Ses Messagers, au jour du
Jugement dernier et au destin dans le bien comme dans le mal1. »

On le voit, la foi consiste à croire en tout ce qui est de l’ordre de


l’invisible, parfois du mystère, et auquel le fidèle doit adhérer avec le cœur
et la conscience, espérant d’en goûter l’expérience sur le plan spirituel. La
formulation de ce ḥadīth va du visible (les piliers pratiques) à l’invisible de
la foi (al-imān) et à l’expérience sincère (al-iḥsān), laquelle consiste à
rendre quasiment « visible » à la conscience et au cœur la présence invisible
de Dieu. Par souci didactique, commençons par les piliers de la foi, qui
permettent de donner un sens très clair aux rituels pratiques.
Dieu

Le premier pilier de la foi consiste à croire en Dieu qui est unique, qui
n’a pas d’associé, qui n’a pas été engendré et n’a pas engendré, et dont on
ne peut ni avoir une image ni se faire une définition : « Rien n’est
semblable à Lui, et Il est certes Celui qui entend [au-delà de tout] et Celui
qui voit2 [au-delà de tout]. » L’Homme ne peut dire de Dieu que ce que
Dieu lui révèle de Lui-même. Le fidèle doit s’efforcer de vivre avec Dieu le
rapprochement par Son amour et l’obéissance aux règles révélées.
L’unicité de Dieu (Tawḥīd) est le principe fondateur de l’islām. Dans
l’ordre de la foi, il consistera en une méditation, une adoration (ʿibādah) à
différents niveaux, tout d’abord par une réflexion sur les noms et attributs
divins (Tawḥīd al-asmāʾ wa al-ṣifāt*), lesquels permettent au fidèle de se
rapprocher de Sa présence. Par la reconnaissance, ensuite, de Son Être et de
Sa Grâce visibles dans la Création, qui est cadeau et don et regorge de
signes de Son infinie bonté (Tawḥīd al-rubūbiyyah). Enfin, par un combat
personnel contre tout ce qui pourrait troubler ou perturber la foi en Dieu et
en Son unicité, du fait de l’association d’autres dieux ou motivations
terrestres (ego, argent, pouvoir, etc.), semblables à des polythéismes,
explicites ou non (shirk*), dont l’être humain doit se libérer (Tawḥīd al-
ulūhiyyah).
Tous les autres piliers de la foi et de la pratique tournent en somme
autour de cet axe fondamental : ils sont soit des conséquences de cette foi
en Dieu, soit des moyens de vivre comme il se doit cette foi qui est autant
adhésion à Son Être qu’accès au refuge de Paix et de sécurité né de ce don
de soi. Al-imān, en ce sens, ne signifie pas seulement la « foi » au sens
d’acte de « croyance en Dieu » ; sa racine, a-ma-na, se rapporte à l’idée de
trouver un espace de sécurité (amān*), de paix et d’accomplissement.
Croire en Dieu, nous l’avons dit, c’est entrer dans Sa paix.

Les anges Il existe des mondes d’êtres invisibles auxquels le Coran fait
référence à de très nombreuses reprises et dont le Prophète, selon les
traditions, a souvent parlé.
Deux types d’entités agissent et interagissent dans la vie des êtres
humains. Les anges, créés de lumière, sont en adoration permanente de
Dieu ; certains accomplissent des missions spécifiques dans l’ordre du
Cosmos. Les djinns, créés de feu et qui, comme les êtres humains, ont le
choix de désobéir aux ordres divins, sont des esprits bénéfiques ou
maléfiques qui peuvent prendre des formes diverses, voire posséder un être
humain. Ce qui fonde le deuxième pilier de la foi est la reconnaissance que
le Cosmos est habité de présence, de vie et d’énergie au-delà des seuls
éléments visibles de la Création. Des anges sont présents près de chaque
être humain, dans nos demeures, dans l’Univers. Au-delà de l’ordre visible
de la Nature, ils participent à la symphonie chantant la Grâce de Dieu.
L’islām, de ce point de vue, confirme ce que les traditions juive et
chrétienne ont toujours reconnu en matière d’existence des anges, à
commencer par l’ange Gabriel (Gibrīl) dont le rôle fut, dans l’Histoire, de
transmettre les Révélations. Le croyant vit avec cette présence des anges,
dont deux l’accompagnent toujours et qui ont des rôles différents (anges de
la transcription des actes, anges de la mort, etc.). Au demeurant, un espace
n’est jamais vide et le croyant est invité à toujours saluer les êtres visibles et
invisibles qui peuplent l’univers entier comme sa demeure personnelle. La
formule « Salām ʿalaykum wa raḥmatuLLahi wa barakātuhu » (« Que la
paix soit sur vous, et la miséricorde de Dieu et Sa bénédiction ») se dit aux
êtres humains, aux anges comme aux djinns bienfaisants. Les anges
protègent, les anges voient, parfois même ils peuvent inspirer. Ce monde de
l’invisible, avec la conscience ou par le rêve, rapproche l’individu du sens
et opère comme un rappel dans la vie des musulmans ordinaires, comme
chez les plus grands mystiques.
Dans nombre de pays musulmans, on entend beaucoup parler des djinns,
esprits soit bienfaisants, soit malfaisants. Dans ce dernier cas, ils peuvent
posséder un individu. Dans certains pays, il est commun – et même banal –
d’associer les djinns au mauvais sort, aux pratiques de sorcellerie et de
magie noire. Ce type de discours relève très souvent de la superstition
populaire la plus dangereuse et tend à déresponsabiliser les personnes. Non
seulement c’est la négation même du premier principe de la foi en un Dieu
unique à qui l’on n’associe rien, mais les conséquences spirituelles et
psychologiques de telles croyances trahissent les objectifs de la foi : il ne
s’agit plus de libérer les Hommes de tous les faux dieux, mais, en
pervertissant le Message, de les enchaîner à des superstitions qui les rendent
démunis, impuissants et victimes de puissances obscures !

Les Livres Il n’est pas seulement demandé aux musulmans de croire à la


dernière Révélation, le Coran, mais également de reconnaître les autres
Textes qui l’ont précédé : la Thora et l’Évangile, bien sûr, mais
également les Psaumes de David et, encore antérieures, les « feuilles
anciennes » (ṣuḥuf*) d’Abraham, etc. Jusqu’à la dernière des
Révélations, les originaux de toutes les autres, connues ou non, soit ont
disparu, soit ont été modifiées ou falsifiées. Cette foi dans les Livres offre
au croyant un regard particulier sur l’histoire sacrée en particulier et sur
le sens de l’Histoire en général.

Ainsi, Dieu n’a jamais délaissé les êtres humains. De loin en loin, Il leur
envoie des Messages qui rappellent le sens de la vie, le lien avec Dieu et le
retour vers l’Unique. Ses Livres disent aussi que Sa vérité n’est pas
exclusive et que la Vérité (Dieu) ne s’est pas exprimée d’une seule façon.
Cette diversité des Messages dans le temps est une invitation à la
coexistence des religions dans l’espace par la reconnaissance d’une source
commune et unique. La reconnaissance des Livres révélés rappelle aux
Hommes leur besoin d’être guidés et orientés, car la raison seule n’a jamais
suffi. Elle a pu analyser le comment du monde, elle n’a pu répondre avec
certitude au pourquoi de la vie.
S’il a toujours été dans le besoin de sens (offert par les Livres), jamais
l’Homme n’a été privé et coupé du sens dont les Révélations, à travers
l’Histoire, lui rappelaient la présence. Comme la présence des anges nourrit
un rapport de présence à l’espace, les Livres donnent une densité de sens à
l’Histoire ; les deux sont liés à Dieu l’Unique, Créateur de l’espace et du
temps et dont l’Être est infiniment au-delà de l’espace et du temps.

Les Messagers La reconnaissance de tous les Messagers et Prophètes,


pilier important de la foi musulmane, recouvre plusieurs enseignements
majeurs. Le premier est que tous ces Envoyés étaient des êtres humains
dépourvus d’attributs divins, qui n’étaient pas les « fils de Dieu ».
Un grand nombre de Prophètes, sur les cent vingt mille et plus que la
tradition mentionne, ne nous sont pas connus. Voilà qui nous impose de
rester prudents quant au jugement sur les religions du passé. Vingt-cinq
Messagers et Prophètes sont dénommés dans le Coran, parmi lesquels Noé,
Abraham, Moïse, Jésus et Muḥammad sont distingués pour leur patience et
leur détermination (ūlū al-ʿazm). Avoir foi en leur mission, c’est leur
accorder une part de vérité, même s’il y a désaccord sur un certain nombre
de principes, de rituels et sur l’organisation institutionnelle.
Enfin, il importe de préciser que, si l’on aime les Messagers en tant que
modèles humains, il ne s’agit en aucune façon de les sacraliser ou de les
vénérer aveuglement. Ils sont des êtres envoyés par Dieu pour aider les
humains à se rapprocher de Lui. C’est ce qu’a voulu dire Abū Bakr, à la
mort du Prophète, en affirmant que ceux qui adoraient Muḥammad doivent
s’avoir qu’il est mort et que Dieu seul est vivant, éternel et digne
d’adoration. Il faut apprendre à aimer les Prophètes, notamment le dernier,
mais sans confondre les ordres : l’humain et le Divin, le temporel et le
Transcendant.
Croire que Muḥammad est le dernier des Envoyés signifie que le cycle
des prophéties est achevé. Ceux qui viendront après pourront être appelés «
amis de Dieu » (awliyyāʾAllah) qui se sont élevés (et ont été élevés) par la
sincérité de leur spiritualité ; mais il ne pourra être question de les
considérer comme des Prophètes et encore moins de les sacraliser. De
même, selon une tradition prophétique, des savants (ʿulamāʾ) apparaîtront
chaque siècle, qui aideront la communauté à « renouveler sa religion » : «
En vérité, Dieu enverra à cette communauté, chaque siècle, qui [un savant
ou un groupe de savants] lui renouvellera sa religion3. » Ce renouveau a été
compris par les savants comme le renouvellement de la compréhension des
Textes qui, eux, restent ce qu’ils sont. Ces savants du renouveau
(mujadiddūn), qui réforment la compréhension du Message, poursuivent
l’œuvre des Messagers en redonnant vie et vigueur à la Révélation. Les
imāms, dans la tradition chiite, ont un rôle à la fois d’interprètes et de
gardiens du Message. Leur statut, quoique parfois exagérément vénéré par
certains courants, n’est jamais comparable à celui des Prophètes.
Le jour du Jugement Cette vie n’est qu’un passage, la mort est une étape.
Comme dans les autres traditions monothéistes, l’un des fondements de
la foi en islām est l’idée qu’il y a une vie après la vie et que les êtres
humains retournent à Dieu. En ce sens, la vie est un cadeau et une
épreuve. Au jour du Jugement, les individus seront jugés en fonction de
leurs intentions et de leurs actions dans la vie. Comme nous l’avons vu :
« Nul ne portera le fardeau d’un autre », « nul ne pourra rien pour un
autre » et « chacun viendra [à Dieu] ce jour-là seul ».

Après la mort, l’être humain est mis en terre (l’incinération est interdite
en islām). La tradition fait état de plusieurs étapes : les questions de la
tombe (l’Homme est questionné sur son Dieu, sa religion, son Prophète), les
possibles châtiments de la tombe, l’attente dans le barzakh* (lieu où
demeurent les âmes après la mort en attendant le Jugement dernier), puis le
Jugement dernier qui décidera de l’entrée au Paradis ou en Enfer.
Le retour à Dieu se fait donc, pour le croyant, avec la conscience qu’il
devra rendre des comptes à Dieu sur la façon dont il a conduit sa vie sur
terre. Le Coran répète à maintes reprises que l’être humain doit espérer et
savoir de Dieu que Son jugement sera à la fois juste (Dieu est al-ʿAdl, « la
Justice ») et clément (Dieu est al-Raḥmān, « le Clément, le Miséricordieux
» au-delà de toute miséricorde). Cette conception de Dieu et de la mort
détermine une certaine conception de la vie : l’Homme est seul, responsable
de ses actes dans cette vie qui n’est pas la seule vie ; son salut ne tient pas à
la seule justice de Dieu, mais à Sa miséricorde et à Son amour.
Le Jugement dernier, au lieu d’induire un décompte négatif obsessionnel
des fautes et des manquements, devrait ouvrir l’Homme à la conscience de
ses limites, de son besoin de Dieu dans Son amour et Sa bonté. Le caractère
rigoureux du Jour des comptes est une vérité. Son accueil en Sa compassion
et Son pardon en sont une autre, non moins fondamentale. Ainsi, le tragique
de l’Homme, seul face à ses actes et à Dieu qui tient les comptes (al-
Ḥassīb), est apaisé par l’espérance en Dieu « le Clément » (al-Raḥmān) et «
le Doux » (Al-Rafīq). Au-delà de l’espérance du Paradis, récompense des
pieux et des justes, ce que l’être humain peut espérer de plus élevé dans
l’Au-delà est directement fonction du lien d’amour avec le Divin qu’il doit
nourrir tout au long de sa vie : être en présence de Dieu, Le voir et
demeurer éternellement dans l’ombre de Sa grâce.
Le destin Dieu est omniscient. Il est au-delà du passé, du présent et de
l’avenir. Son savoir englobe donc toutes choses et en particulier, bien sûr,
le sort de chaque individu. La foi en la volonté de Dieu (al-qaḍāʾ*) et en
Son décret (al-qadar*) – les deux notions qui réfèrent à la prédestination
– sont un pilier du credo islamique (al-ʿaqīdah). Cette croyance a trois
conséquences quant à la conception de Dieu et trois autres concernant
l’Homme.

Tout d’abord, Dieu se présente comme Maître absolu du savoir et du


temps. Son pouvoir dépasse toutes les conceptions que l’Homme pourrait
s’en faire. Ensuite, il existe une différence de statut entre l’ordre du Divin et
la logique rationnelle de l’Homme, qui ne peut accéder au savoir absolu.
Enfin, Dieu, dans Sa volonté et par Son décret, n’est jamais absent ; Il reste
présent, à l’écoute des prières des Hommes.
Pour ces derniers, les conséquences de ce pilier de la foi sont
fondamentales. Il s’agit d’abord de reconnaître le savoir absolu de Dieu (et
la connaissance relative des êtres humains), afin d’approcher Sa volonté et
Son Décret, avec l’humilité intellectuelle et spirituelle qui sied à Son statut.
Il est nécessaire, dans un second temps, de rester dans l’ordre de l’humain
sans prétendre se mettre au niveau de Dieu. Dieu sait tout, certes, mais
l’être humain ne sait pas ce que Dieu sait : Dieu lui demande, à son niveau,
d’assumer sa liberté et sa responsabilité et d’agir en conscience.
L’ignorance où se trouve l’Homme des décrets ultimes de Dieu est la source
et la protection même de sa liberté sur terre, donc de sa responsabilité
humaine. Enfin, même si la prédestination est une vérité dans l’ordre du
savoir et du pouvoir divin, Dieu est à l’écoute des prières des Hommes,
lesquels ne doivent cesser, à partir de leur réalité vécue, d’espérer,
d’invoquer et de se rapprocher, avec la certitude que les choses peuvent
changer.
Destin et prédestination : ces sujets ont fait l’objet de controverses,
notamment parmi les théologiens-philosophes (mutakallimūn) qui ont
beaucoup débattu de la question de la prédestination et de la liberté, du
libre-arbitre et du déterminisme. De multiples traités, tant chez les sunnites
que chez les chiites, ont été consacrés à cette question, abordée de façon
parfois très complexe. On trouve d’ailleurs dans la tradition musulmane des
partisans du libre-arbitre (qaḍariyyah) comme des défenseurs du
déterminisme (jabriyyah, jahmiyyah). Loin de ces débats philosophiques,
les ʿulamāʾ sunnites et chiites ont tenté de fixer un cadre strictement
religieux à la compréhension de cette notion. Les divergences sont
nombreuses quant aux détails des explications, mais les quatre axes
principaux de l’argumentation peuvent être résumés comme suit : 1) Dieu
est omniscient et sait tout de la destinée des Hommes ; 2) les Hommes ne
savent pas ce que Dieu sait et doivent éviter d’appréhender l’ordre du
Divin, qui dépasse leur logique rationnelle ; 3) libres, mais ignorants la
volonté et le décret divins, les Hommes doivent assumer leur liberté et la
responsabilité de leurs action ; 4) Dieu les appelle et répond à leurs prières,
qui, elles, ont le pouvoir de changer le cours des événements.

Les piliers de l’islām Le même ḥadīth que nous avons mentionné


présente les cinq piliers de l’islām, qui recouvrent le rituel : «
L’islām est que tu attestes qu’il n’est de dieu que Dieu et que
Muḥammad est son Messager, que tu accomplisses la prière, que tu
verses la zakāt [l’impôt social purificateur], que tu jeûnes le mois du
Ramadan, que tu accomplisses le pèlerinage si tu le peux4 [si tu en
as les moyens]. » Ces « cinq piliers », souvent présentés par les
manuels comme un résumé de l’islām, ne sont en fait que les
éléments de la pratique et du rituel qu’il convient d’aborder à la
lumière des piliers de la foi et des fondements que nous avons traités
dans le deuxième chapitre de ce livre. Dans le domaine du droit et
de la jurisprudence (fiqh), on les appelle aussi al-ʿibādāt (les
éléments du culte, du rituel), auxquels s’ajoute la pureté rituelle (al-
ṭahārah*) car elle est une obligation pour accomplir un certain
nombre de rites.

L’attestation de foi Nous l’avons vu, les êtres humains, dans l’innocence
de leur enfance comme dans leur obéissance naturelle à l’ordre du
Cosmos, sont tous originellement des « musulmans5 ». Mais c’est avec le
double témoignage de la shahādah qu’ils le deviennent en conscience,
adhèrent aux principes de la foi et sont appelés à en pratiquer le rituel.
La première partie de l’attestation de foi est liée à la reconnaissance du
fondement de la religion musulmane qu’est le Tawḥīd, l’unicité de Dieu.
Cette attestation, qui prend son sens avec l’âge de raison, exige un
approfondissement progressif de tous les éléments que nous avons évoqués.
Les enseignements des six piliers de la foi, mais également les exigences
relatives au statut de l’Homme avec sa dignité, sa liberté et ses
responsabilités, sont un accès vers l’invisible (lequel ne cesse de livrer ses
secrets à la foi qui s’approfondit et s’enrichit). La reconnaissance de la
mission de Muḥammad et de son statut de dernier Messager (seconde partie
de la shahādah) exprime une adhésion tant au Coran qu’à la tradition du
Prophète et à son exemplarité. Implicitement, elle est reconnaissance de
tous les Messages et Révélations qui l’ont précédé et impose le respect des
autres traditions, d’une part, et le fait d’assumer d’être des témoins de ce
dernier Message devant l’humanité, d’autre part.
En ce sens, la shahādah est l’expression d’un acte de foi en Dieu et d’un
acte de responsabilité devant Dieu et devant les Hommes. Dieu a donné la
vie et la vie a un sens. Il suffit de prononcer cette attestation pour devenir
musulman6 (devant deux témoins musulmans, ou même seul devant Dieu
selon certains savants), mais il est clair que la formule est forte des
nombreux enseignements que nous avons abordés et qu’il ne faut pas
négliger. Deux dangers sont cependant à signaler. Le premier est un
formalisme qui consiste à réduire l’adhésion à l’islām au fait de prononcer
l’attestation sans en comprendre le sens et les implications (ce qui arrive
dans des cas de « conversion » formelle en vue d’un mariage, par exemple).
Inversement, des savants minoritaires de certaines écoles de droit et de
pensée se permettent de décider qui est musulman ou non en ajoutant des
conditions (comme celle de la pratique des rituels), s’autorisant même à
excommunier telle ou telle personne (takfīr*). Or, sitôt qu’une personne
ayant prononcé l’attestation de foi déclare se sentir musulmane, nul n’a le
droit d’en décider autrement ou de l’exclure. Une institution religieuse peut
considérer certains actes ou certains propos comme non conformes au credo
et aux principes de l’islām, mais aucune autorité humaine ne peut décider
de la foi et des secrets des cœurs.
La prière La prière rituelle (ṣalāt*) a été instituée par étapes, au gré des
révélations successives. Elle est codifiée dans sa forme et dans son
nombre : pour tous les musulmans, quelle que soit leur tradition, les
prières quotidiennes sont au nombre de cinq, chacune selon un cycle
déterminé. Si le Coran mentionne les prières, il ne dit rien sur la forme du
rite proprement dit. Seules les traditions prophétiques nous informent des
règles de la prière : contenu, gestuelle, cycles, etc.

La première prière (fajr* ou subḥ*) doit se faire avant le lever du jour


(plus ou moins dans l’heure et demie qui précède l’aurore) ; la deuxième
(dhuhr*), entre le début et le milieu de l’après-midi environ ; la troisième
(ʿasr*), entre le milieu de l’après-midi et le coucher du soleil ; la quatrième
(maghrib*), entre le coucher du soleil et jusqu’à une heure vingt ou une
heure trente après le coucher ; la cinquième (ʿishāʾ*), enfin, pendant la nuit,
entre la fin du maghrib et le début du fajr. Les chiites regroupent la
deuxième et la troisième prière, ainsi que la quatrième et la cinquième (ce
que la majorité des écoles sunnites, à l’exception des hanafites, tolère en
voyage ou par exception, en plus de les écourter).
Chaque prière s’inscrit donc dans un laps de temps calculé en fonction du
soleil : « En vérité, la prière a été prescrite, pour les croyants, à des horaires
déterminés7. » Faire les prières prescrites exige donc une certaine
discipline, afin de respecter les horaires assignés à chacune. Ce rapport au
temps est un élément important de la foi : sur le plan cosmique, les
musulmans se réfèrent au soleil pour le calcul des prières journalières et à la
lune pour la détermination des mois et des années. Ils prennent ainsi en
compte les deux astres liés à la mesure du temps : « Le soleil et la lune
[évoluent] selon un calcul minutieux8. » Chaque vendredi, en début d’après-
midi, a lieu la prière du même nom (jumʿah), qui est précédée d’un sermon
(en langue arabe ou dans la langue locale). À l’inverse, les deux prières
matinales des fêtes (ʿīd al-fiṭr, ʿīd al-Aḍḥā) commencent par une prière
rituelle et sont suivies par un sermon.
Les prières rituelles sont strictement codifiées : le fidèle doit d’abord
faire ses ablutions (avec de l’eau propre qu’il est invité à économiser),
s’orienter vers La Mecque (qiblah) et respecter le cycle requis pour chaque
prière. Il récitera par cœur des passages du Coran en arabe (avec, à chaque
cycle, la sourate d’ouverture, al-fātiḥah*), ainsi qu’un certain nombre de
formules et d’invocations. Dans les pays majoritairement musulmans, on
entend les appels à la prière9 invitant les fidèles à se préparer, suivis d’un
second appel de présence (iqāmah*) annonçant le début imminent de la
prière. Le fidèle entre en prière en disant : « Allahu akbar » « Dieu [est] le
plus Grand »), suit le rituel des cycles, puis termine avec la formule : « Al-
salam ʿalaykum wa raḥmatu’LLah » (« Que la Paix soit sur vous et la
Miséricorde de Dieu »), ou bien « Allahu akbar » chez les chiites.
La prière rituelle peut se faire individuellement, mais la prière en groupe
(jamāʿah*), à la mosquée, est considérée comme vingt-sept fois plus
méritante, selon les traditions prophétiques. À la mosquée, aucune
distinction de statut social, de couleur ou d’origine ne doit être visible : les
musulmans se mettent en rang, plus rien ne doit les distinguer10. Enfin, les
musulmans peuvent ajouter des prières dites surérogatoires aux prières
prescrites, juste avant ou après celles-ci, au cours de la nuit (tahajjud*) ou
durant les nuits de Ramadan (tarawīḥ*).
La forme très codifiée de la prière a pour but de discipliner le croyant
dans sa gestion du temps et son rapport à Dieu et à la vie d’ici-bas, avec sa
conscience et sa mémoire, puisque l’objectif premier de la prière est le
ressouvenir : « Et accomplis la prière pour te souvenir de Moi11. » Les
ablutions qui purifient, le visage tourné vers La Mecque (symbolisant la vie
orientée vers Dieu) ont pour fonction d’extraire l’être humain des illusions
et de l’éphémère pour se concentrer sur l’élévation spirituelle et la direction
qu’il doit donner à sa vie. Oublieux par nature, l’Homme est convié, cinq
fois par jour, à se rappeler que Dieu est présent, qu’Il est tout près et qu’Il
entend et répond.
Prier, c’est donc aussi remercier et se rapprocher, et c’est pourquoi
aucune prière n’est semblable à une autre, si ce n’est dans la forme : parfois
le corps prie plus que le cœur, dans un formalisme superficiel ; parfois le
cœur goûte à l’amour révérenciel de Dieu et donne à la prière une intensité
singulière. Paradoxalement, c’est la discipline régulière qui permet de vivre
les instants d’exception de la crainte amoureuse (khushūʿ) de Dieu.
Le fidèle, à sa guise, peut agrémenter la prière rituelle d’invocations
(duʿāʾ) plus libres, où il parle à Dieu, se confie, demande et remercie, en
silence ou dans sa langue préférée. Le Prophète avait dit : « Les
invocations, c’est l’adoration12 [véritable] » car elles concentrent le sens de
la prière rituelle et la nature de la relation à Dieu : se souvenir de Lui, Le
remercier et, avec humilité, reconnaître notre besoin de Lui.

La zakāt On a souvent traduit zakāt par « aumône légale », pour tenter de


rendre compte de sa double fonction de don solidaire et de prescription
légale. Dans les faits, la zakāt est un versement obligatoire (pour toute
femme et tout homme qui en a les moyens) destiné à purifier
spirituellement le bien du fidèle et à être « restitué » aux pauvres, dont
elle est un « droit reconnu » (« Ceux dans les biens desquels il est [une
part gardée représentant] le droit reconnu au mendiant et au nécessiteux13
», dit le Coran). On peut donc traduire zakāt par « taxe sociale
purificatrice », puisqu’il s’agit bien d’une obligation qui présente, en sus,
une vertu spirituelle (elle purifie les biens du croyant comme la prière
purifie son cœur) et dont le but est la solidarité sociale fondée sur le «
droit des pauvres ». La prière, axe vertical de liaison avec Dieu, prend
une dimension communautaire lorsqu’elle s’effectue en commun ; il en
va de même avec la zakāt, qui associe un acte de foi individuel (faire don
d’une partie de ses biens) à l’exigence sociale de solidarité et de justice.

Une fois fixée la limite des besoins de première nécessité (nissāb*), selon
les lieux et les époques, la femme et l’homme doivent verser, selon un
calcul annuel, un certain pourcentage de leurs biens (2,5 % de l’argent, de 5
à 10 % de la récolte par exemple, etc.). Ils peuvent le faire au profit
d’institutions étatiques ou d’organisations indépendantes, ou bien verser
eux-mêmes la somme récoltée aux personnes dans le besoin.
Le principe de cette taxe n’est pas d’entretenir l’assistanat. Elle doit être
versée en priorité aux nécessiteux (que le Coran range en huit catégories) et
dans son voisinage immédiat, ce qui suppose de bien connaître son propre
environnement social. L’objectif, de surcroît, est de leur donner les moyens
de sortir de leur situation en soutenant des projets qui leur permettent de
s’autonomiser financièrement, afin qu’un jour eux-mêmes puissent payer la
zakāt. La philosophie de la zakāt est donc de développer une dynamique de
solidarité sociale régulée qui permette aux pauvres d’obtenir leurs droits
(avec la reconnaissance de leur dignité humaine) et, dans le même
mouvement, d’accéder à l’autosuffisance alimentaire et à l’autonomie
financière. C’est dire que la gestion de la « taxe sociale purificatrice » ne
peut pas se satisfaire d’une distribution de biens charitables, mais qu’elle
exige une connaissance des différents systèmes locaux et nationaux de
solidarité sociale (étatique et institutionnelle), afin d’organiser une
distribution adéquate de la zakāt qui complète les dispositifs existants et qui
ait surtout le souci constant et systématique de travailler à libérer les
pauvres de leur situation d’assistés. Elle doit être payée en tant que telle
(avec une intention et un montant déterminés), et le fait que certains impôts
payés à l’État comprennent un volet solidaire ne dispense jamais de s’en
acquitter.
La zakāt, selon la plupart des juristes (fuqahāʾ), doit être destinée aux
nécessiteux musulmans, sauf cas exceptionnel. D’autres savants ont discuté
cette clause, affirmant que tous les pauvres d’un voisinage donné peuvent
bénéficier de la zakāt, qu’ils soient ou non musulmans (si les besoins des
musulmans sont couverts selon certains, pas uniquement selon d’autres). Il
existe par ailleurs une autre forme de don, al-ṣadaqah*, versé librement
selon le souhait et les moyens de chacun (il y a cette fois consensus entre
les savants sur le fait que la ṣadaqah peut être versée à toute personne,
qu’elle soit ou non musulmane).
Ce troisième pilier est important. La zakāt traduit une compréhension
plus profonde du Message de l’islām. Avec l’aide de Dieu, le croyant doit
nourrir la conscience du Cosmos autour de lui et des pauvres à ses côtés. La
foi est un éveil du sens, des yeux et du cœur. C’est également entretenir un
sens profond de la justice par une obligation stricte et prescrite : justice à
l’égard de la Création qu’il faut protéger, justice vis-à-vis des êtres humains
qu’il faut respecter, riches ou pauvres. Comme la prière doit être établie
partout où les musulmans s’installent, le droit du pauvre doit être
immédiatement reconnu partout où existe une collectivité. Ainsi la foi, dans
son aspect pratique, est un acte de double responsabilité écologique et
humaine, dont le sens est de respecter l’ordre naturel offert par Dieu et de
réformer l’ordre social des humains, cause de pauvreté et d’esclavage, qu’il
convient de transformer en redonnant à chacun son droit à la liberté et à
l’indépendance (sociale et financière).
Le jeûne Le quatrième pilier de l’islām est le jeûne du mois du Ramadan,
neuvième mois de l’année lunaire musulmane. Sa durée s’étend
d’environ une heure trente avant le lever du soleil (début de la prière du
fajr) jusqu’au coucher du soleil (début de la prière du maghrib). L’année
musulmane est lunaire et dure trois cent cinquante-cinq ou trois cent
cinquante-six jours, de sorte que, chaque année, le mois du jeûne avance
de dix à douze jours par rapport à l’année solaire. Selon la saison et le
lieu, la durée d’une journée de jeûne peut s’étendre de 9 heures à 19
heures, voire 20 heures. Dans les régions nordiques qui ne connaissent ni
lever ni coucher du soleil, où le jour et la nuit peuvent couvrir toute la
durée de l’hiver ou de l’été, les juristes (fuqahāʾ) sont unanimement
d’avis qu’il faut se conformer aux horaires du plus proche pays
connaissant un lever et un coucher de soleil.

Le jeûne se présente comme une pratique qui prolonge et confirme les


pratiques de toutes les religions et spiritualités antérieures à l’islām : « Le
jeûne vous est prescrit comme il a été prescrit à ceux qui vous ont précédés,
peut-être atteindrez-vous la piété14 [l’amour révérenciel de Dieu]. » Sa
fonction est triple : spirituelle, physiologique et sociale. Pour les
musulmans, il consiste, pendant un mois (vingt-neuf ou trente jours), à ne
plus manger, boire ou avoir des relations sexuelles pendant la journée. Il est
obligatoire dès l’âge de la puberté. Le voyageur, la femme enceinte ou la
personne âgée ou malade peuvent toutefois s’abstenir de jeûner (quitte à «
rattraper » ensuite les jours manquants, s’ils le peuvent, ou à compenser
cette dispense en offrant de la nourriture aux pauvres).
La vertu spirituelle du jeûne est fondamentale. En cessant de répondre à
ses besoins naturels et humains (nourriture, boisson et sexualité), l’individu,
par la maîtrise et la discipline, effectue un retour à soi, à son cœur, et
cherche à s’approcher le plus possible du Divin et de l’esprit, du souffle
spirituel qui l’habite. Contre toutes les dépendances et les tentations
consuméristes, le jeûne est une expérience de libération vis-à-vis de l’ego et
de l’avoir. Il marque une rupture par rapport à la vie normale, naturelle, et
invite l’Homme à l’introspection, à la méditation et à la générosité. C’est
l’autre dimension du jeûne : un rapprochement avec les pauvres, les
démunis et les laissés-pour-compte. Le Prophète, toujours généreux, ne
l’était jamais autant qu’au cours du mois du Ramadan, nous apprend une
tradition authentique.
En somme, le mois du Ramadan consiste, dans un même mouvement
spirituel, en un travail sur soi et en un don de soi. S’approcher de Dieu par
le jeûne, c’est s’approcher des pauvres par le don. Les jours et les nuits de
ce mois sont bénis. Les fidèles sont invités à accompagner leur jeûne d’une
maîtrise de leur vocabulaire, de leurs émotions, de leur comportement, ainsi
qu’à éviter les conflits et l’agressivité. La lecture quotidienne du Coran et
les prières rituelles et surérogatoires font partie des pratiques
recommandées, notamment la prière du tarawīḥ*, qui suit la dernière des
cinq prières et durant laquelle, sur tout le mois, l’ensemble du Coran est
souvent récité (huit, dix ou vingt cycles de prière – rakʿah – selon les écoles
de droit).
Durant l’une des cinq dernières nuits impaires de ce mois a lieu la nuit «
du Mérite » (« du Destin » ou encore du « Pouvoir ») – laylah al-Qadr –,
que les musulmans doivent (spirituellement) chercher. Sa densité spirituelle
est sans commune mesure, puisqu’elle vaut plus de « mille mois » selon le
Coran. Ce moment intense de communion, d’expiation et de « Paix »
(salām) dure la nuit entière. La plupart des mosquées se concentrent sur la
vingt-septième nuit (la nuit du vingt-sixième jour), mais sur ce point les
traditions prophétiques sont moins précises. Durant les dix derniers jours,
suivant la tradition prophétique, certains musulmans choisissent de faire
une retraite à la mosquée (iʿtikāf) pour jeûner, prier, lire le Coran et
chercher la nuit du Mérite. Enfin, à la fin du mois, il est recommandé aux
musulmans de payer la zakāt al-fiṭr, taxe purificatrice de fin de jeûne
destinée aux pauvres et qui prolonge l’acte et le sens du jeûne. Elle doit être
versée avant la prière de la fête (ʿīd al-fiṭr*), qui est l’une des deux fêtes du
calendrier islamique.
Le début du Ramadan est aujourd’hui l’objet de débats. Certains estiment
qu’il faut voir la nouvelle lune à l’œil nu pour commencer le jeûne dans la
région où l’on vit ; d’autres pensent que tous les musulmans du monde
devraient suivre les premiers à l’avoir vue dans leur pays ; d’autres encore
avancent que les progrès techniques et les connaissances astronomiques
permettent désormais de déterminer avec précision le début du mois et de
trancher les désaccords qui, chaque année, entourent l’annonce du
Ramadan.
Très pernicieuse est l’émergence d’une pratique du jeûne purement
formaliste, qui consiste à se maîtriser le jour et à manger avec excès dès la
nuit tombée, comprise comme le moment de toutes les permissions. Cette
conception transforme le mois du Ramadan en période de surconsommation
alimentaire et de comportements nocturnes qui en contredisent le sens le
plus élémentaire. C’est oublier que le mois entier est béni, jours et nuits
inclus, et qu’il appelle à s’affranchir des dépendances. Dans les sociétés
majoritairement musulmanes aussi bien qu’en Afrique, en Asie ou en
Occident, les grandes surfaces n’en ont cure, intéressées d’abord par le
profit, dont les rayons spécialisés regorgent de « produits du Ramadan ».
Les médias et les industries du divertissement leur emboîtent le pas en
misant sur les « nuits du Ramadan ». Si bien que ce mois de maîtrise de soi
et de méditation devient, pour certains, un mois de consommation et de
divertissement. Le Messager avait averti : « D’aucuns ne gagneront de leur
jeûne que le fait de s’être privé de manger et de boire15 » – allusion à ceux
qui, respectant la forme du jeûne, en perdent toutefois le sens et l’esprit.

Le pèlerinage Les piliers de l’islām rythment le temps. L’attestation de


foi est à prononcer et à renouveler à tout moment, les prières sont
quotidiennes, celle du vendredi est hebdomadaire, le jeûne est annuel, de
même la comptabilisation de la zakāt.

Le pèlerinage (Ḥajj), quant à lui, doit s’effectuer une fois dans la vie,
pour qui en a les moyens. Il a lieu chaque année entre le 8 et le 13 du mois
de Dhū al-Ḥijjah (douzième du calendrier lunaire islamique). Il consiste,
pour les femmes comme pour les hommes, à se rendre à La Mecque pour y
accomplir un certain nombre de rites. Auparavant, il convient de faire les
grandes ablutions (une douche avec un rituel et des invocations), puis de
porter l’habit du pèlerin (morceau d’étoffe sans couture pour l’homme, avec
coutures pour la femme, couvrant le corps et les cheveux mais laissant
impérativement le visage découvert, selon le consensus de toutes les écoles
de droit). Une fois dans cet état de sacralisation (iḥrām*), les pèlerins ne
doivent plus se couper les cheveux ou les ongles, ni avoir de rapport sexuel
ou tuer des espèces vivantes.
Arrivé à La Mecque, le pèlerin commence par tourner sept fois autour de
la Ka’bah – le grand cube de pierre vide, recouvert d’un tissu noir, qui se
trouve au centre de l’espace sacré – dans le sens inverse des aiguilles d’une
montre (circumambulation). Puis il se rend à al-Ṣafā et à al-Marwah, deux
stations distantes de 400 mètres, revivant ainsi la course de Hājar, mère
d’Ismāʿīl (Ismaël), qu’Abraham avait laissée à cet endroit et qui courut, ici
et là, pour trouver de l’eau. Le pèlerin boit aussi l’eau pure de zamzam,
rappelant la source d’eau qui sauva Hājar et son fils. Il se rend ensuite à
Minā, pour y rester l’après-midi et le soir. Le matin du 9 Dhū al-Ḥijjah, il
se dirige vers le mont ʿArafah, où le Prophète prononça son sermon d’adieu
au cours de son unique pèlerinage, pour y faire des invocations jusqu’au
crépuscule. Après le coucher du soleil, le pèlerin se dirigent vers une autre
station (al-Mudhdalifah), où il reste jusqu’au lever du jour. Le lendemain, il
revient vers Minā, où, muni de petits cailloux, il lapide symboliquement le
diable qui tenta de persuader Abraham de désobéir à Dieu en refusant de lui
sacrifier son fils. Le pèlerin sacrifie donc un mouton (ou paie l’équivalent
aux institutions spécialisées), dont la viande sera soit consommée, soit
distribuée aux pauvres. Enfin, il revient vers la Kaʿbah, autour de laquelle il
effectue de nouveau les sept mêmes tours par lesquels il avait commencé,
en guise d’adieu et de sortie de l’état de sacralisation. Il est alors
recommandé à l’homme de se raser entièrement la tête et aux femmes de
couper une simple mèche de leurs cheveux. Le grand pèlerinage est ainsi
accompli. Il est suivi de quatre jours de fête, la plus importante des deux
fêtes du calendrier musulman (ʿīd al-Aḍḥā).
On le voit, le pèlerinage est intimement lié à l’histoire et à la mémoire
d’Abraham, père du monothéisme, auquel se rattache directement la
tradition musulmane (il est même recommandé d’effectuer une prière
spéciale au lieu dit « station d’Abraham » – maqām Ibrahīm – où il invoqua
son Seigneur). À travers ses rites, le Ḥajj est fort de nombreux
enseignements. La tenue des pèlerins exige le dénuement de l’homme et de
la femme, vêtus de la façon la plus simple, dans une parfaite égalité devant
Dieu et au Centre. Femmes et hommes du monde entier, de toutes origines
et de toutes couleurs, quel que soit leur statut social, se retrouvent à La
Mecque pour revivre l’épreuve d’Abraham, l’« ami de Dieu », et s’élever
spirituellement. Une fois encore, on retrouve dans ce rite la double
dimension verticale (retour à Dieu) et horizontale (une communauté
spirituelle de femmes et d’hommes tous égaux devant Dieu) qui rappelle la
complémentarité essentielle des deux ordres. Revenir seul à Dieu, par le
pèlerinage, implique de ne jamais se détacher de la communauté de destin
qui lie les êtres humains dans l’égalité, la fraternité, la solidarité et l’amour.
Le pèlerinage implique également de se mettre en route, de se détacher
des liens terrestres pour revenir à l’essentiel, au Centre, à son cœur. Il fait
ainsi écho au voyage vers soi, puisqu’il s’agit de s’approcher de Dieu qui «
se place [intervient, se fait connaître] entre l’Homme et son cœur16 ». Et la
Révélation de rappeler : « Faites des provisions pour la route, et certes la
meilleure des provisions est l’amour révérenciel de Dieu17. » Au fond,
comme l’indiquent souvent les traditions mystiques, le pèlerinage
représente le symbole de la vie spirituelle qui exige la quête de Dieu, le
détachement du monde et le rapprochement avec l’Unique, étape après
étape, par les rites, l’effort, la discipline, par Son amour et pour Son amour.
Il existe aussi un « petit pèlerinage » (ʿumrah*), qui peut s’effectuer à
n’importe quelle période de l’année et qui comprend, avec l’état de
sacralisation, les deux premiers rites seulement (circumambulation autour
de la Kaʿbah et course entre al-Ṣafā et al-Marwah). Elle est un acte
recommandé.
Plus de deux millions de musulmans convergent chaque année à La
Mecque pour y accomplir le pèlerinage avec une intensité spirituelle jamais
démentie. Il reste que les modalités d’accueil et les aménagements autour
de la Kaʿbah ont entamé deux des plus importantes dimensions du
pèlerinage. L’égalité dans le dénuement est fondamentalement remise en
cause par la construction d’hôtels de luxe à proximité du sanctuaire et par
l’accès facilité aux plus offrants ou aux plus puissants. En outre, des
ensembles de magasins de luxe, des malls de type américain, avec leurs
innombrables espaces de grande consommation (des bijoux et vêtements
haut de gamme aux fast-foods), cernent désormais un espace sacré où l’être
est censé se libérer de l’avoir et vivre sa renaissance spirituelle. Si l’esprit
du Ḥajj demeure central, il est de plus en plus « étouffé » par la nature
même de l’urbanisation, de la culture consumériste et du pouvoir en place.

Les affaires sociales (muʿāmalāt) Le chapitre al-muʿāmalāt


recouvre tout ce qui a trait aux relations interpersonnelles et plus
largement aux affaires sociales : comportements, relations
humaines, mariages, transactions, affaires politiques, financières et
économiques, etc. Dans ces différents domaines, on trouve dans les
Textes des prescriptions, des obligations, des interdits ou des
préférences. C’est la deuxième grande section étudiée dans le
domaine du droit et de la jurisprudence (fiqh), la première étant al-
ʿibādāt, dont nous avons parlé18.

Les savants spécialisés dans les principes du droit (uṣūliyyūn) et les


juristes (fuqahāʿ) ont défini cinq catégories permettant de classer
l’ensemble des actes humains sur les plans moral et juridique. Ainsi, un acte
peut être obligatoire (wājib), préféré (mustaḥab), détesté (makrūh), interdit
(ḥarām), ou tout simplement permis (mubāḥ) sans qualification morale et
légale particulière (comme boire, manger, etc.). Dans les muʿāmalāt, le
principe premier, unanimement reconnu, est la permission ; pour imposer
ou interdire telle ou telle action, un texte explicite tiré des sources
scripturaires est donc nécessaire.

Obligations :
la pudeur, le foulard, la viande ḥalāl, .etc.19

Au-delà du culte, un certain nombre d’obligations, de prescriptions et de


recommandations se rapportent à des aspects de la vie plus ou moins
secondaires. Il importe, à cet égard, de bien considérer la nature des Textes
auxquels on se réfère (authenticité, clarté, marge d’interprétation), mais
aussi de déterminer leur classification : s’agit-il d’une exigence (ḍarūriyāt),
d’un besoin (ḥājiyyāt) ou d’un embellissement (taḥsiniyyāt) ? Par exemple,
répondre au salut d’autrui est une obligation en islām, mais relève de
l’embellissement et non de l’exigence. Ces classifications répondent à des
critères aussi précis que nombreux et ne peuvent être extrapolées à partir de
la seule lecture non spécialisée des sources.
La pudeur, pour les hommes comme pour les femmes, est une obligation
importante en islām. Elle relève de la deuxième des catégories
susmentionnées, mais elle rayonne sur tous les enseignements de la
religion. Il s’agit d’abord de protéger son corps et de ne pas l’exposer au
regard d’autrui, que l’on soit un homme ou une femme. Cette attitude est un
message à tous : mon être vaut par mon cœur plus que par mon corps, le
visible ne dit pas tout de ma valeur intime. Au demeurant, ce message
s’intègre dans un enseignement plus fondamental : la pudeur exprime qu’il
existe une valeur au-delà du visible et invite à ne pas s’exhiber avec
inconscience, indécence ou arrogance. La spiritualité est intrinsèquement
pudique. Elle invite à la pudeur non seulement physique, mais d’abord
intellectuelle et sentimentale. Il ne s’agit pas de ne rien montrer, de
s’enfermer et d’étouffer, mais au contraire de savoir comment, où et à qui
montrer, partager et s’offrir. Le regard de ceux à qui l’on montre trop, voire
tout, finit par emprisonner la personne impudique : là est son paradoxe.
L’obligation de la pudeur intellectuelle, sentimentale et physique est un
choix de liberté vis-à-vis d’autrui, de son regard et de son jugement. La
spiritualité exige l’exercice de l’humilité intellectuelle, le souci de la
protection des sentiments, tout en évitant l’exposition excessive du corps : il
s’agit d’un tout, d’une façon d’être au monde qui définit la liberté à travers
un rapport très intime à soi où la conscience décide, avec maîtrise et
humilité, de ce qu’elle offre à autrui de soi et de son être.
Parmi les prescriptions les plus discutées de nos jours, le foulard
(khimār*) avec lequel les femmes pubères se couvrent les cheveux et la
poitrine est l’objet de débats passionnés. Sur la base des versets coraniques,
il s’agit bien d’une prescription (wājib) ; ainsi l’ont d’ailleurs compris et
déterminé les savants sunnites et chiites. Néanmoins, trois précisions
s’imposent.
Premièrement, de l’avis de ces mêmes savants, cette prescription ne fait
pas partie des impératifs et des priorités de la pratique (ḍarūriyāt). Elle se
range dans la deuxième, voire plus rarement dans la troisième des
catégories d’obligations. Dans cet ordre d’idées, la femme musulmane doit
donner la priorité aux obligations essentielles – le rituel (prière, zakāt,
jeûne, etc.), le bon comportement et l’action vertueuse – et non pas au
foulard, si cela revient à négliger les fondements évoqués plus haut. Dans
son évolution spirituelle, elle aura à considérer le port de foulard comme
accomplissement personnel de sa foi et de sa pratique, non comme sa
condition.
Par ailleurs, ce sujet a été tellement débattu dans certains contextes
culturels, politiques et sociaux crispés et conflictuels (hier sous la
colonisation, aujourd’hui sous la pression de la culture mondialisée, ou
encore en Occident) que certains savants, inversant les choses, en ont fait
une obligation prioritaire, un marqueur identitaire, par réaction à une
atmosphère ambiante hostile. Or l’ordre des prescriptions, s’il doit être
pensé en fonction du contexte, ne peut s’inverser pour rendre essentielle et
prioritaire une prescription de seconde catégorie.
Enfin, comme tout acte de foi, le port de foulard est un choix personnel et
consenti. Une femme doit être libre de porter ou non le foulard. Aucun État,
aucune communauté, aucune famille ne doit le lui imposer. Quelle que soit
l’interprétation de chacun sur ce sujet, l’attitude la plus juste, tant du point
de vue islamique que des droits humains, devrait être cette position de
principe : au nom de la liberté de conscience, il est interdit d’obliger une
femme à porter le foulard, comme il est interdit de lui imposer de l’enlever.
Autre question très commentée : l’obligation de consommer de la «
viande ḥalāl ». Selon la tradition musulmane, il convient d’égorger les
animaux de façon réglementée, après avoir prononcé une formule («
BismiLLah, Allahu Akbar » : « Au nom de Dieu [je commence par Dieu],
Dieu [est] le plus grand ») attestant que cette mise à mort n’est permise que
par l’autorisation divine de manger leur viande. L’animal doit être vivant au
moment de l’abattage, ce qui rend problématique l’électronarcose, qui
souvent tue. Ici encore, la consommation de viande ḥalāl est à ranger dans
les obligations de seconde catégorie (pour certains savants, et selon le
contexte, elle vient même dans la troisième).
Les savants se divisent encore sur la question de savoir si l’on peut
consommer la viande des « gens du Livre » : si une grande majorité
reconnaît qu’il est possible de manger la viande des juifs (lesquels suivent
un rituel strict), les avis divergent du tout au tout sur la viande produite par
les chrétiens. Existe-t-il seulement un rite chrétien d’abattage ? Que dire de
l’abattage industriel ? Reste-t-il l’once d’une référence religieuse chrétienne
dans les techniques et les technologies modernes ? Le fait que l’animal ne
soit pas sacrifié pour un autre que Dieu suffit-il à le rendre comestible par
les musulmans ? Ainsi la définition et les limites du ḥalāl sont-elles
d’emblée discutées, puisque pour certains – dont, paradoxalement, une
majorité de littéralistes (salafī) –, la viande des gens du Livre au sens large
est ḥalāl, tandis que d’autres considèrent comme telle la seule viande
égorgée selon les principes islamiques.
De nombreuses organisations musulmanes se sont engagées, à travers le
monde et surtout en Occident, à prendre en charge l’abattage rituel. Avec
plus ou moins de sérieux, ces entreprises organisent la traçabilité de
l’élevage à l’abattage et veillent au respect des rites étape par étape,
jusqu’au produit final estampillé ḥalāl.
Ici encore, cependant, certaines dérives doivent être signalées, car le
souci du respect de la technicité des rites finit par faire oublier leur sens
même. En effet, s’il n’est permis de tuer qu’avec la permission de Dieu et
en vue de se nourrir, la tradition islamique exige le respect de l’animal
vivant, ce qui suppose d’éviter de le faire souffrir, donc de prêter une
attention particulière à son alimentation, à son élevage et à son bien-être.
Cette préoccupation, qu’enseigne et qu’impose la tradition islamique à
travers tant de Textes, devrait avoir pour conséquence la réforme de
l’élevage industriel de masse. Car on est en droit, aujourd’hui, de se
demander ce qui est davantage ḥalāl : manger la viande d’un animal élevé
dans le respect spirituel et éthique de sa vie, de son bien-être et sans
souffrance, ou d’un animal outrageusement maltraité, mais techniquement
abattu selon les rites islamiques ? À cette question, la majorité des savants
contemporains répond, sans grande cohérence éthique, en faisant le choix
rapide et malheureux de la seconde option.
Autre dérive : pour certains, la consommation de viande ḥalāl semble
devenue une priorité, quitte à négliger tous les rituels et à adopter un
comportement permissif, voire amoral. Ce formalisme est contraire à
l’essence spirituelle de l’islām, qui associe la destinée de l’Homme au sens
de tous les rites et du comportement vertueux. L’être humain doit
comprendre que le manque de respect vis-à-vis de la Nature et des animaux
est une atteinte portée à sa propre dignité d’Homme et de croyant.
Enfin, l’autorisation de manger de la viande n’est pas incompatible avec
la maîtrise des excès. Compte tenu des modalités de production de viande
animale, les musulmans seraient bien inspirés de varier leur alimentation et
de manger moins de viande et plus sainement.

Interdits :
alcool, drogue, porc, intérêts financiers, etc.
Nous avons vu comment l’alcool fit l’objet d’une interdiction en trois
étapes dans le Coran20. La raison d’être de cette interdiction (ratio legis)
tient au fait que l’alcool peut affecter la lucidité des individus. L’autoriser
permettrait difficilement d’imposer un sens collectif de la mesure.
L’interdit de l’alcool est commun à toutes les écoles de droit, sunnites,
chiites et ibādites. Si néanmoins, dans un cas de force majeure (situation de
survie, maladie, etc.), une femme ou un homme devait boire de l’alcool
pour ne pas mourir, sa consommation ne serait pas seulement autorisée,
mais obligatoire, la préservation de la vie relevant des obligations
impératives (ḍarūriyāt). L’interdit de l’alcool, en effet, est d’une catégorie
inférieure à celui des péchés majeurs (al-kabāʾir*) que sont l’idolâtrie, la
sorcellerie, le meurtre, le non-respect des parents, le vol des biens de
l’orphelin, le faux témoignage, la calomnie, etc. En aucun cas son respect
ne doit primer sur la sauvegarde de la vie.
À partir du cas de l’alcool, mentionné par le Coran, les juristes se sont
efforcés d’en traiter d’autres au moyen du raisonnement par analogie
(qiyās). C’est ainsi que la drogue, dont le Coran ne parle pas, a été
considérée comme illicite (ḥarām), du fait de caractéristiques similaires à
celles de l’alcool. En petite quantité, elle pourrait être utile à la santé, mais
son excès conduit à la perte de lucidité, à la dépendance et son impact est
nocif sur l’équilibre physique et intellectuel. Elle est donc interdite – même
si l’on a vu des juristes aborder prudemment le cas de drogues enracinées
dans les cultures locales, telles que le qat au Yémen. Cependant, sous
prescription médicale, soumise à un contrôle avisé et à des fins de guérison,
une drogue peut être administrée selon le principe de nécessité
susmentionné.
Le cas du tabac est plus discuté et les avis sont partagés. La cigarette,
quoique mauvaise pour la santé, ne procure pas d’ivresse. Si un grand
nombre de savants la considère comme hautement « détestable » (makrūḥ),
d’autres, tenant compte de son impact négatif sur la santé individuelle et la
salubrité publique, mais aussi des conditions industrielles de sa production,
s’en tiennent à la lettre, à l’esprit et aux objectifs du Message islamique
pour estimer que la cigarette est illicite (ḥarām).
L’interdit relatif à la consommation de viande de porc, explicite dans le
Coran, est unanimement reconnu par toutes les écoles. Là encore, il est tenu
compte des situations de survie où s’applique le principe bien connu : «
Nécessité fait loi. » Certains savants ont cherché à expliquer
rationnellement et scientifiquement cet interdit (nature de l’animal, de sa
viande, de son symbole) ; d’autres s’y refusent, arguant que l’interdit, du
seul fait de son énonciation coranique, se passe d’explication rationnelle.
C’est une illustration du très ancien débat entre partisans de la raison
(muʿtazilah, matūrīdī et certains ashʿarī) et certains courants ashʿarī qui
refusent le recours à la justification rationnelle d’une injonction divine. Des
courants contemporains littéralistes (salafī) ont développé la même attitude.
Nous avons évoqué l’interdit de l’intérêt, de l’usure et de la spéculation
en islām21. La notion de ribā englobe toutes ces pratiques, dès lors que
l’argent produit de l’argent sans médiation commerciale portant sur un bien
matériel (que l’on achète ou que l’on vend). Dans ce dernier cas, il s’agit
bien de commerce : le bénéfice est alors permis, dans le respect des règles
éthiques et contractuelles. L’intérêt, l’usure et la spéculation sont au
contraire des opérations où l’argent, qui ne devrait être que le moyen de la
transaction, produit lui-même de l’argent, dévoyant ainsi le sens et la
finalité du commerce. Un verset coranique stipule : « Et Dieu a rendu licite
le commerce et Il a rendu illicite l’intérêt22 », ajoutant que ceux qui tirent
profit du ribā déclarent « une guerre contre Dieu et Son Envoyé23 ».
Une minorité de savants a remis en cause la définition même de ribā et sa
compréhension dans le cadre de l’économie moderne. Pour l’immense
majorité des ʿulamāʾ, néanmoins, cette interdiction est parfaitement claire.
Elle repose sur une philosophie économique qui reconnaît le droit au profit
par le commerce et exige que l’activité économique reste au service de
l’Homme. De surcroît, l’argent ne peut être que le produit d’un travail réel
et d’un échange dont les termes doivent être justes, équitables et
transparents. Une telle philosophie, dans ses fondements, s’oppose à
l’économie capitaliste néolibérale et impose de repenser les moyens de
l’activité économique à partir des finalités supérieures.
À la lumière de cette philosophie économique et de ses directives, de
nombreux organismes et institutions financières ont vu le jour, baptisés «
banques islamiques » ou « agences d’investissement islamique ». Le but
affiché de l’économie et de la finance dites islamiques est d’éviter l’intérêt
et la spéculation. Nombre de projets intéressants – qui ne sont qu’une
première étape – ont vu le jour en ce sens, et des alternatives ont été
proposées sur le plan local dans certains secteurs, telles que l’usage du prêt
avec participation ou du microcrédit.
À l’examen, il apparaît cependant que l’obsession d’éviter al-ribā a eu
des effets pervers : on se contente parfois de changer le nom des
procédures, on maquille l’intérêt sous la mention « frais administratifs », on
se concentre sur les moyens de la transaction (que l’on « islamise »), mais
on s’abstient de questionner les finalités. Le bien-fondé, l’efficacité et la
réussite de l’« économie islamique » consistent alors à faire autant de
profits que le permet le système capitaliste, mais avec d’autres moyens,
supposément ḥalāl. Or il ne peut s’agir, en islām, de rechercher le profit
pour le profit sans respect de la dignité des Hommes, de l’environnement,
de la justice et de l’égalité. Une économie et une finance « islamiques »
dont le seul but serait d’islamiser les moyens du système économique
dominant (mu par le seul profit, sans régulation éthique) sont une
perversion dangereuse du sens même de l’interdit. Une solide et
fondamentale réflexion reste donc à mener dans ce domaine.

L’application des règles :


code pénal, apostasie, témoignage, héritage Le Coran et les traditions
prophétiques renferment un certain nombre de textes dont la formulation
explicite (qaṭʿī) paraît exiger une application littérale et directe. Si clair
soit-il, l’énoncé d’une règle ne suffit pourtant pas à son application
immédiate. Il faut d’abord en dégager la raison d’être (ratio legi, ʿillah)
et l’objectif, mais aussi étudier le contexte de son application, même
lorsque le Texte n’offre pas de marge interprétative, tant l’énoncé paraît
explicite. C’est ce que nous avons appelé le « double ijtihād24 » (sur les
textes et sur le contexte). Appliquer littéralement un Texte clair dans un
environnement trouble, sans prendre en compte l’état de la société, peut
parfaitement aller à l’encontre du sens même de la règle envisagée.

Tous les Textes relatifs au code pénal (ḥudūd) exigent donc un triple
travail d’exégèse, d’analyse et de questionnement juridique : que disent
exactement les textes (raison d’être, ʿillah, et objectifs des règles, maqāsid)
? Quelles sont les conditions nécessaires de leur application (shurūṭ*) ?
Dans quel contexte social et politique ces règles sont-elles applicables ?
Ainsi, on trouve dans le Coran et dans les traditions prophétiques des
textes relatifs à la peine de mort, aux châtiments corporels, à la lapidation,
etc. Certains sont explicites, tel celui qui prévoit la punition du vol : « Au
voleur et à la voleuse, vous couperez la main25 [à tous deux]. » Non
seulement ce texte nécessite une explicitation et une analyse (à commencer
par la définition de la notion de vol), mais on sait que le deuxième calife,
ʿUmar ibn al-Khaṭṭāb, décida de suspendre cette peine en temps de
sécheresse et de famine, car son application littérale eût été injuste et
contraire au sens global du Message islamique (ainsi qu’à l’objectif de cette
règle proprement dite). Si certains courants littéralistes et traditionalistes
(rejoints par des groupes politiquement extrémistes) refusent cette mise en
perspective contextuelle (sur la base de la raison d’être, des conditions et
des objectifs), la majorité des courants de pensée de l’islām s’oppose à
l’application littérale de tels textes. D’aucuns (même s’ils restent
minoritaires sur certaines questions) ont pu prendre des positions tranchées
quant au refus de l’application de la peine de mort, des châtiments corporels
et de la lapidation.
La question de l’apostasie (al-riddah*), dont le Coran ne parle pas, est
abordée dans deux textes des traditions prophétiques en particulier. Dans le
premier, le Prophète affirme : « Celui-ci qui change de religion, tuez-le26. »
Le second rend licite le sang de « celui-ci qui délaisse sa religion et quitte la
communauté27 [fait sécession] ». La plupart des savants, au cours de
l’Histoire, ont dit et répété que la sentence de l’apostasie était la mort (pour
qui change de religion ou simplement renie). Néanmoins, dès le VIIIe siècle,
d’autres savants, tel Ṣufyān al-Thawrī, ont exprimé une opinion différente,
fondée sur l’analyse contextualisée de Textes en apparence explicites. Ils
ont tout d’abord mis en évidence une anomalie dans la chaîne des
transmetteurs de la première tradition, l’un d’entre eux, ʿIkrima, étant
considéré comme douteux (il aurait menti). Par ailleurs, des contradictions
ont été relevées entre ces traditions prophétiques, lues hors contexte, le
Coran et l’attitude du Prophète qui n’a jamais tué une femme ou un homme
ayant quitté l’islām. Dans ces textes, il est surtout question de ceux qui, en
situation de guerre, entraient dans l’islām pour soutirer des informations et
s’en retournaient à l’ennemi « en quittant la communauté ». En d’autres
termes, les apostats dont il s’agit sont les « traîtres de guerre », sur qui la
sentence pourrait s’appliquer. La seconde tradition, de même, peut fort bien
faire référence à ce cas de figure. À rebours de l’avis majoritaire, certains
savants ont donc procédé à une analyse critique des Textes, à une mise en
perspective historique, à une lecture en miroir des traditions et du Coran
(lequel affirme : « Pas de contrainte en matière de religion28 ») et, enfin, à
l’étude de l’attitude du Prophète, qui n’a jamais exécuté une femme ou un
homme qui avait changé de religion. Leur conclusion est qu’un individu qui
change de religion ou ne se sent plus musulman ne doit pas être exécuté et
que son choix doit rester libre.
D’autres règles ont été abondamment commentées par les savants. Un
verset du Coran, par exemple, indique qu’un témoignage en justice doit être
porté soit par deux hommes, soit par « un homme et deux femmes29 ».
Exégètes (mufassirūn*) et juristes (fuqahāʾ) ont expliqué ce verset (dit de la
« dette ») de diverses façons. Cela va des lectures les plus patriarcales aux
réductions les plus sexistes : la femme vaudrait moins qu’un homme, elle
serait plus émotive, moins intelligente, juridiquement moins compétente,
etc. D’autres, minoritaires encore, se sont libérés des projections culturelles
patriarcales et des lectures réductrices, estimant que ce verset doit être
compris à la lumière du Message et du rôle que le Coran et l’Envoyé ont
assigné aux femmes. Celles-ci avaient des responsabilités sociales et
politiques, elles ont prêté allégeance au Prophète comme les hommes, elles
suivaient ses enseignements comme eux et avaient le droit de garder leur
nom, de choisir leur mari et de préserver leur autonomie financière, etc. Les
interprétations susmentionnées contrediraient donc totalement le Message
dans sa globalité. Mais il est question ici de la compétence et de
l’expérience de femmes peu impliquées dans la vie économique et les
transactions de leur époque. Dans ce cas, et dans ce cas seulement (quand
manquaient la compétence et l’expérience), l’exigence de deux témoins a
pu se comprendre et s’expliquer. En règle générale, néanmoins, le
témoignage d’une femme équivaut au témoignage d’un homme (comme le
prévoit d’ailleurs le Coran même30, en cas d’accusation mutuelle au sein du
couple). Ce doit être la règle dans la vie courante, dans l’engagement
professionnel ou devant les tribunaux, où la femme peut être témoin et, plus
spécifiquement, exercer le métier de juge ou d’avocat.
La prise en compte du contexte n’est pas moins importante pour tous les
versets relatifs aux questions d’héritage. Ils sont très nombreux et fort
précis dans leur énoncé. De nombreux cas de figure sont abordés, que les
héritiers soient les filles et les fils du défunt, ou qu’il y ait d’autres ayants
droit tels que la mère, le père et, plus largement, la famille du défunt. On
retient souvent le cas de l’héritage direct, où la fille reçoit la moitié de la
part du garçon, alors qu’il est de nombreuses situations où, du fait de la
division des parts au sein la famille, la femme reçoit davantage que
l’homme. La répartition de l’héritage est liée à une conception très
spécifique de la famille et des rôles respectifs, où l’homme a le devoir de
subvenir aux besoins de sa famille, tandis que la femme a le droit d’être
prise en charge. Ainsi, l’homme qui reçoit le double de l’héritage est censé
le dépenser pour son bien-être et celui de sa famille, tandis que la femme le
reçoit pour elle seule, sans que personne, ni son mari ni sa famille, ait des
comptes à lui demander quant à l’usage qu’elle en fait.
En théorie, la répartition est donc compréhensible et équilibrée, mais
qu’en est-il lorsque, en pratique, les femmes ne sont pas prises en charge
par leur famille, que les hommes divorcent et parfois les délaissent avec, en
sus, des enfants à charge ? Sur de telles questions, certains savants refusent
d’entrer en matière et, au nom de la clarté des Textes, prétendent imposer
une application stricte de la règle. Ils affirment que ce ne sont pas les Textes
qu’il faut changer, mais les comportements des hommes qui ne respectent
pas leurs devoirs. Tous s’accordent sur ce dernier point. Il n’en reste pas
moins qu’il convient de considérer la prégnance du contexte (il arrive que
des hommes soient aussi victimes d’une répartition inéquitable) et d’éviter
une application littérale qui serait trahison de la raison d’être et de l’objectif
de la règle (à savoir une distribution proportionnée en fonction des rôles,
des devoirs et des droits).
Cette traduction de la règle dans le réel (tanzīl*) exige de penser une
application adaptée qui préserve l’esprit, rappelle l’idéal et l’objectif, mais
ne soit pas concrètement un supplément d’injustice faite aux femmes. Cela
peut passer par une compensation octroyée aux héritières par l’autorité
publique locale (si effectivement la femme n’est pas prise en charge), ou par
une gestion interne, au cas par cas, selon l’attitude des fils quant à leur
responsabilité de subvenir – à hauteur de l’héritage reçu – aux besoins de
leurs sœurs. En cas de démission caractérisée des hommes, la répartition
devrait, au cas par cas, être adaptée et égalitaire, afin de préserver la raison
d’être et l’objectif de l’héritage, qui est justement d’assurer le bien-être et la
prise en charge des femmes.

Spiritualité et éthique Dans la tradition prophétique mentionnée au


début de ce chapitre31, une troisième notion restait à expliquer : al-
iḥsān* (la bienfaisance, la sincérité, ou encore l’excellence). À la
question que l’ange Gabriel lui posait à ce sujet, le Messager
répondit : « Al-iḥsān est que tu adores Dieu comme si tu le voyais,
car si tu ne Le vois pas, Lui te voit. » Cette définition a donné lieu à
d’innombrables commentaires, dont certains insistaient surtout sur
la notion de présence-surveillance divine (on n’échappe pas au
regard de Dieu), d’autres plutôt sur Sa présence-accompagnement
(la quête de Dieu est en toute chose, à tout moment). Les deux
approches ne sont pas contradictoires, mais c’est la seconde qui
porte l’enseignement spirituel le plus profond : la sincérité avec
Dieu, dans l’adoration et l’amour, c’est accéder au sentiment, à l’état
du cœur qui sent et « voit » Sa présence avec intensité, au-delà du
temps des rituels.

La règle et son sens La lecture de cette tradition révèle le sens d’une


progression des éléments visibles de la foi (les rituels), de ses fondements
invisibles (les piliers de la foi) jusqu’à cet état intérieur où le cœur est
attaché à Dieu et vit dans Sa proximité. On comprend dès lors mieux le
sens des règles et des rituels : il s’agit d’une discipline imposée à l’être
humain pour qu’il combatte ses oublis et ses négligences et développe
une conscience nouvelle du Divin. Au demeurant, mieux vaudrait ne
jamais parler des règles sans cette mise en perspective, sous peine de
verser dans le formalisme, qui se suffit des règles sans en comprendre le
sens et les finalités. Le littéralisme de certains juristes (fuqahāʾ) et
l’obsession de la règle ont réduit la réponse du Messager (sur la sincérité
et l’excellence) à l’idée que Dieu guette chacune des fautes des croyants
et qu’Il surveille chaque faiblesse, chaque transgression, chaque
défaillance. On assiste ainsi à une double distorsion de l’essence et du
sens des règles : premièrement, leur vertu résiderait surtout dans la limite
qu’en soi elles imposent, et non dans le chemin de progression spirituelle
qu’elles délimitent et dessinent ; deuxièmement, cette approche entretient
un sentiment de culpabilité vis-à-vis des règles et une relation à Dieu
fondée sur la crainte de la faute, et non sur la confiance de l’accueil. Le
texte ne dit pourtant rien de tout cela et son agencement, troisième étape
de la progression, nous fait comprendre le sens et les moyens de
l’élévation spirituelle.

La discipline est importante, d’où l’impérative nécessité des piliers de


l’islām, avec leurs règles strictes relatives au temps, à l’espace, aux
conditions à respecter, aux gestes à effectuer dans un rapport constant de
verticalité avec Dieu et d’horizontalité avec les Hommes. Cette discipline,
paradoxalement, est libératrice et permet au croyant de sortir de son ego, de
la prison de son ignorance et de ses oublis pour accéder au monde du cœur,
de l’esprit, de l’invisible et du sens de la vie. Ainsi, la règle n’est pas une
finalité, elle est un moyen et une condition de l’élévation et du
rapprochement avec Dieu. La sincérité ultime, l’excellence, est de se sentir
dans Sa présence non comme un coupable potentiel, mais comme un être
appelé (puisque Dieu appelle tous les Hommes) et attendu (puisque l’on a
prononcé l’attestation de foi qui impliquait cette destination).
Une tradition prophétique résume à merveille cet enseignement : «
Quiconque montre de l’hostilité à un de Mes bien-aimés [amis], Je lui
déclare la guerre. Mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par ce que
J’aime le plus, [qui est ce que] Je lui ai prescrit comme œuvres obligatoires,
et il ne cesse de se rapprocher davantage de Moi par des œuvres
surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et quand Je l’aime, Je suis l’oreille
avec laquelle il entend, l’œil avec lequel il voit, la main avec laquelle il
tient et le pied avec lequel il marche. S’il Me demande [quoi que ce soit], Je
le lui donnerai assurément, et s’il Me demande refuge, Je le lui accorderai
assurément32. »
Celui qui s’approche est un ami, en confiance et en sécurité avec Dieu
(c’est l’un des sens du mot imān, que nous traduisons communément par
foi). Il commence par les prescriptions rituelles, les obligations et les
interdits, puis il s’élève encore par les actes surérogatoires, qui ne sont pas
des obligations mais des conditions du rapprochement. Alors le fidèle
accède à l’amour de Dieu. Et, quand Dieu l’aime, ses yeux, ses oreilles, sa
main et ses pieds agissent par la médiation spirituelle de Sa présence. On le
voit, ici al-iḥsān prend une tout autre densité et devient tout à la fois le
centre et le sommet de l’expérience spirituelle. Le Prophète avait l’habitude
d’invoquer Dieu en ces termes : « Ô Dieu, je Te demande Ton amour,
l’amour de ceux qui T’aiment, et l’amour de l’action qui me fera accéder à
Ton amour33. » L’espérance ultime est l’amour et n’a de réalité que par le
sens de l’agir et l’amour de l’action de bien.

Mysticisme, soufisme Très tôt dans l’histoire de l’islām, des femmes et


des hommes en soulignent les finalités supérieures, qui sont le
rapprochement avec Dieu et Son amour (L’aimer et être aimé par Lui).
Ḥassan al-Baṣrī (mort en 728) évoque l’éloignement du monde, la
tristesse de la vie et l’espérance de la proximité de Dieu. Sa quête fait
écho à celle de la célèbre mystique Rābiʿa al-ʿAdawiyyah (793) qui, elle,
n’entend agir que mue par le seul amour de Dieu, non par l’espérance du
paradis et la crainte de l’enfer. Sans doute cette quête de Dieu dans
l’amour nécessite-t-elle de respecter le rituel et les règles, mais Rābiʿa les
considère comme des moyens et des conditions. Il ne saurait être
question de cautionner un formalisme qui se suffirait des rituels comme
justification de la foi. Un verset du Coran, interpellant des Arabes des
tribus bédouines qui ont accepté l’islām, marque clairement cette
différence : « Les Arabes [Bédouins] disent : “Nous avons cru.” Dis :
“Vous n’avez pas cru”, mais dites plutôt : “Nous nous sommes soumis
[aux règles]” car la foi n’est pas entrée dans votre cœur34. » La finalité
est bien de vivre la foi avec le cœur. Or l’islām a dessiné une Voie
(sharīʿah), une méthodologie et une praxis (minhāj*) pour y parvenir et
ainsi s’élever dans la proximité de l’Unique.

Le courant mystique originel des zuhhād, qui privilégiait l’éloignement


du monde pour se concentrer sur l’amour exclusif de Dieu, s’est peu à peu
diversifié et institutionnalisé à travers des cercles (ṭuruq, sing. ṭarīqah) et
autres structures locales (ribāṭ*, khanaqah*, zawiyah*), avec des
ramifications nationales et internationales. Chacun de ces cercles a
développé sa méthodologie, avec ses étapes, ses niveaux et ses stations
(marātib, maqāmāt) auquel le croyant initié (murīd) doit accéder par l’effort
pour s’approcher de Dieu et vivre des états spirituels de grande intensité
(aḥwāl) qui sont des dons de Dieu.
Les enseignements sūfīs sont très divers, mais on peut mettre en évidence
un certain nombre de points communs : la finalité de la foi en Dieu est Son
amour ; les rituels et les actions, impératifs en tant que moyens de libération
de l’ego, n’en sont pas la finalité ; l’élévation vers Dieu nécessite des
enseignements, une initiation et des étapes et se présente comme un voyage
(à l’image du pèlerinage, dont c’est le sens symbolique) ; enfin, la foi doit
être visible par l’agir, le comportement et la vertu, autant de signes qui
indiquent et confirment l’évolution spirituelle du croyant en quête
d’initiation.
Au sein de la tradition musulmane, les mystiques sont ceux qui ont le
plus insisté sur le comportement, la moralité et l’éthique (akhlāq), mettant
en avant un rapport triangulaire important : le respect du rituel et des règles
doit avoir pour conséquence le changement de comportement ; cette
réforme du comportement clarifie la finalité des règles et du rituel ; enfin,
tous deux – le rituel respecté et le comportement réformé – permettent la
réalisation et l’élévation spirituelles du fidèle qui s’approche de Dieu, libéré
de son ego et empli de Son amour. Formulé en ces termes, ce message est le
cœur de l’islām, au-delà de la diversité des écoles et des tendances.
Il existe un nombre incalculable de cercles mystiques à travers le monde.
Certains sont restés fidèles à la tradition ; d’autres, non sans excès, ont
voulu se déprendre de l’obsession de la règle au point de la négliger, ou
encore ont insisté sur des éléments qui pouvaient s’apparenter à des
déviations vis-à-vis des exigences de la foi. Des cercles anciens et
contemporains, sérieux et rigoureux, préservent la tradition de
l’enseignement mystique originel. D’autres ont fait du guide ou du maître
spirituel un être presque parfait ou infaillible que l’on vénère aveuglement,
comme s’il s’agissait d’un dieu ou d’un saint. De telles dérives relèvent du
shirk* (qui consiste à associer un être à l’adoration du Dieu unique). Le
rituel prescrit est parfois négligé et il arrive que certaines pratiques
commandées ou recommandées soient, dans l’ordre du credo (ʿaqīdah), des
innovations réprouvées (bidaʿ). Comme le littéralisme ou le légalisme, le
soufisme n’est donc pas épargné par les dérives qui le minent de l’intérieur,
à tel point que certains cercles ont été instrumentalisés à des fins politiques
et fort peu mystiques.
De façon schématique, quatre principes (ou conditions) permettent
d’identifier, de prime abord, un cercle mystique respectueux de la tradition
musulmane : 1) le rituel et les règles de bases sont respectés (certaines
pratiques peuvent être ajoutées, mais non pas retranchées, comme l’indique
la tradition prophétique) ; 2) le guide ou le maître rapproche de Dieu et non
de lui-même, au gré d’une vénération qui le sacralise dangereusement ; 3) le
cercle ou l’ordre sūfī ne sert aucun régime ou pouvoir politique, il préserve
jalousement son indépendance ; 4) l’institution ne soutire pas de l’argent
aux fidèles à des fins peu transparentes ou pour le seul profit du guide et de
son entourage, qui vivent dans le luxe tout en appelant les fidèles à
dédaigner les biens de ce monde.
Pour réelles et observables qu’elles soient dans différents courants, ces
dérives ne suffisent pas à entacher la crédibilité de la longue tradition sūfī,
qui n’a de cesse de rappeler à tous les musulmans que les règles ne peuvent
s’appliquer sans compréhension, que la peur de Dieu et la culpabilité ne
sont pas des garanties d’élévation et, enfin, que la voie du salut et de la
félicité passe par la réforme de soi dans la confiance.

Foi et éthique Il y eut très tôt une science nommée ʿilm al-akhlāq
(science du comportement et de l’éthique) s’intéressant prioritairement
aux valeurs morales et au bon comportement (choisir le bien). Par sa
nature même, elle était contiguë à toutes les autres sciences islamiques
(le credo, le droit, la mystique, etc.). Avec le temps, l’éthique s’est vue
quelque peu marginalisée ; à force d’être un peu partout, elle a fini par
n’être vraiment nulle part. Pourtant, à la lumière des études du credo
(ʿaqīdah), du droit et de la jurisprudence (fiqh), mais aussi de la mystique
(taṣawwuf), l’éthique joue un rôle central en ce qu’elle établit un lien
essentiel entre ces domaines.

Nous l’avons vu35, l’Homme se caractérise par sa dignité (karāmah)


originelle. Son modèle est le Messager, « d’une éminente moralité »
(khuluq), envoyé à l’humanité afin de « parachever [parfaire] les nobles
comportements ». Nous savons désormais que les règles (aḥkām) ont pour
objectif de se souvenir de Dieu et de permettre à l’individu de réformer son
comportement, de le rendre plus noble et vertueux. Cette réforme du
comportement (par l’introspection et le choix conscient du bien), sur
laquelle insiste tant la mystique, est elle-même un moyen pour se
rapprocher de Dieu et pouvoir vivre l’élévation spirituelle. En résumé, on
peut dire que l’éthique (au sens du bon comportement) est la finalité de la
règle et le moyen de la spiritualité en général (et de la mystique en
particulier).
En tant que fins et moyens, les valeurs et le bon comportement nous
obligent en permanence à nous questionner sur les finalités et les objectifs
supérieurs (maqāsid). C’est la condition pour éviter le formalisme des
règles, d’une part, et les actions humaines ou les sciences qui se
fragmentent sans se préoccuper de préserver leur horizon commun qui doit
être de servir à l’humanité, d’autre part.
Très vite, des savants se sont penchés sur le comportement éthique
immédiatement issu de la pratique religieuse, puisque le Coran parle des
musulmans en associant la foi et l’action : « Ceux qui ont la foi et font le
bien36. » De nombreux traités sont écrits sur les actions vertueuses (avec
leur classification) et les péchés (majeurs et mineurs), qui cherchent à offrir
un cadre catégorisant les valeurs et les actions. Avec le temps, de plus en
plus de recherches se sont intéressées à l’éthique vis-à-vis des autres
domaines du savoir et des sciences. Si ces dernières doivent d’abord être
utiles à l’humanité, il importe donc de savoir quel doit être le comportement
éthique du savant ou du praticien (scientifique, médecin, économiste,
architecte, artiste, etc.), quelles peuvent être les moyens et les finalités
éthiques dans chaque domaine particulier, etc.
C’est dans le domaine de la médecine et de la bioéthique que les savants
et les praticiens musulmans ont développé la réflexion la plus poussée sur
les questions de déontologie médicale et d’éthique appliquée (sur des sujets
aussi délicats que l’avortement, l’euthanasie, le clonage, la génomique,
etc.). C’est également le cas dans les recherches relatives à l’économie, à la
finance, à l’environnement, aux sciences humaines et aux arts, etc., quoique
la réflexion soit souvent restée plus fragmentée, voire embryonnaire dans
ces derniers domaines. Néanmoins, on peut voir l’angle s’agrandir, depuis
les règles strictes de la pratique du rituel jusqu’aux finalités supérieures de
l’agir humain. À chaque étape, les approches, les moyens et les conditions
diffèrent, mais l’ensemble présente une cohérence qu’il importe de mettre
en évidence et de préserver contre les deux dangers majeurs que nous avons
mentionnés : le formalisme d’une pratique rituelle sans intelligence ni vertu,
la fragmentation utilitariste des savoirs et des sciences « sans conscience »
ni responsabilisation.

Éthique et réconciliation Il n’existe pas vraiment de terme arabe pour


traduire le mot « spiritualité ». Pour rendre compte de cette idée, on se
réfère souvent à trois notions : rūḥānī* (qui fait vivre le souffle, l’esprit
intérieur), rabbānī* (qui est empli de la présence de Dieu), et enfin
tazkiyah (purification de l’être, de l’ego, pour s’approcher de Dieu). Il
s’agit en somme d’« être avec Dieu comme si on le voyait », ce qui est la
définition même d’al-iḥsān (la sincérité et l’excellence).

Pour mettre ces notions en pratique, la conscience humaine doit en


permanence se questionner sur le sens et les finalités de son être et de son
action. La spiritualité ne consiste pas à se retirer du monde en quête de sens,
mais au contraire à préserver le sens et à le reconnaître partout dans le
monde. Le souffle qui nous habite, la présence de Dieu dans la vie de
chacun sont entretenus et vivifiés par la question permanente du sens, que
l’on soit seul ou en public, que l’on prie ou que l’on travaille, que l’on soit
scientifique ou artiste, manœuvre ou intellectuel. Et la finalité doit toujours
être le bien, le service de l’humanité et le respect de la Création, qui sont
autant de moyens de remercier l’Unique et d’honorer notre dignité humaine.
Les questions des valeurs, du sens et du comportement vertueux, à savoir
toutes celles qui sont relatives à l’éthique, jouent un rôle de réconciliation
entre le rituel avec toutes ses règles, l’agir sous toutes ses formes et les
savoirs de tous les domaines. Elle donne substance à la spiritualité et lui
permet de ne jamais être éthérée ou à l’écart du monde, mais d’être au
contraire intelligente, active, exigeante et courageuse. Intelligente, car il
s’agit de comprendre les enjeux intellectuels et scientifiques de son époque
; active, car elle doit avoir un impact pratique sur les savoirs et le respect
des Hommes et de la Nature ; exigeante, car la consciente permanente du
Divin, « comme si on le voyait », requiert un effort et un engagement de
tous les instants ; courageuse, enfin, car elle doit oser se lever contre les
dérives inhumaines et avoir l’audace de questionner la folie des Hommes et
de leurs pouvoirs.
Dans la tradition musulmane, il est difficile de concevoir une spiritualité
sans son substrat religieux, puisque celui-ci est sa condition et son moyen.
La spiritualité vient compléter l’exigence de sens en toute chose, elle est
une conscience permanente des finalités partout et en toutes choses. C’est là
le seul moyen de protéger la religion et tous les savoirs de leur
instrumentalisation à des fins politiques, économiques, guerrières ou, plus
largement, expansionnistes. Sans un principe de réconciliation entre la foi
en Dieu, le rituel, le savoir et l’agir humain, il n’est plus de « Voie », plus
de cohérence, plus de Centre, mais un univers sans signification, des savoirs
aux visées utilitaristes, fragmentés, cloisonnés, où toute vérité est
déconstruite et devient relative. Alors la foi en l’Unique n’a plus de
substance et, sans Voie, il ne reste que l’errance et l’absence de sens,
littéralement et dans tous les sens.
1. Ḥadīth rapporté par Muslim.

2. Coran : sourate 42, verset 11.

3. Ḥadīth rapporté par Abū Dawūd.

4. Ḥadīth rapporté par Muslim.

5. C’est la raison pour laquelle certains convertis à l’islām affirment qu’ils ne se sont pas « convertis », mais qu’ils sont « re-venus » à l’islām originel. En anglais, ils diront qu’ils sont
reverts, et non converts.

6. Puis de faire les « ablutions majeures », qui s’apparentent à une douche avec l’intention de purification rituelle.

7. Coran : sourate 4, verset 103.

8. Coran : sourate 55, verset 5.

9. Cet appel n’est pas une obligation, mais un acte recommandé (sunnah).

10. Les femmes se placent derrière, eu égard à la gestuelle de la prière (à l’exception de la prière à La Mecque, où hommes et femmes prient côte à côte). À l’époque du Prophète, les
femmes priaient dans le même lieu ; depuis, des espaces séparés ont été réservés aux femmes. Rien n’interdit, de fait, que femmes et hommes prient dans le même lieu.

11. Coran : sourate 20, verset 14.

12. Ḥadīth rapporté par al-Tirmidhī.

13. Coran : sourate 70, verset 24.

14. Coran : sourate 2, verset 182

15. Ḥadīth rapporté par Ibn Mājah et Aḥmad (et d’autres encore).

16. Coran : sourate 8, verset 24.

17. Coran : sourate 2, verset 197.

18. Voir p. 111.

19. Nous parlons d’obligations ici : la polygamie a toujours été considérée comme une tolérance et une permission conditionnée en islām, non comme une obligation. Nous la
traiterons dans l’appendice sur les « idées reçues » sur l’islām (p. 260).

20. Voir p. 40.

21. Voir p. 41.

22. Coran : sourate 2, verset 275.

23. Coran : sourate 2, verset 279.


24. Voir p. 44.

25. Coran : sourate 5, verset 38.

26. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī.

27. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī et Muslim.

28. Coran : sourate 2, verset 256.

29. Coran : sourate 2, verset 282.

30. Coran : sourate 4, versets 6 à 9.

31. Voir p. 101.

32. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī.

33. Ḥadīth rapporté par Aḥmad et al-Tirmidhī.

34. Coran : sourate 49, verset 14.

35. Voir p. 93.

36. Coran : sourate 95, verset 6.


Chapitre 4

LA VOIE

Outre ses conceptions fondamentales (Dieu, l’Homme, la religion), ses


piliers et ses règles pratiques (culte, obligations et interdits) qui offrent un
cadre à la foi, l’islām se présente aussi comme une Voie, un chemin à
suivre, avec ses finalités et ses objectifs, à partir desquels son enseignement
trouve une cohérence générale. Il existe une source, un point de départ
(l’unicité de Dieu, l’Homme et son lien avec le Divin), il y a des règles, des
lois qui tracent les limites d’un chemin, il est enfin une destination dont il
faut être conscient pour comprendre le sens du tout. La notion de sharīʿah
renvoie, littéralement, à cette idée de « Voie », laquelle permet de mieux
appréhender le sens de la vie et de la mort, l’exigence du jihād et de donner
une orientation à l’éducation, aux relations sociales, au rapport avec la
Nature, etc.

La sharīʿah

La notion de sharīʿah est sans doute l’une des plus employées et des plus
mal définies et comprises par les musulmans eux-mêmes, comme par leurs
interlocuteurs. Pour les médias et pour le grand public, elle se confond avec
l’application littéraliste et brutale d’un code pénal qui prévoit de couper la
main du voleur, de lapider l’homme et la femme adultères, d’exercer des
châtiments corporels et d’appliquer la peine de mort de façon expéditive.
Or, de tout cela, il n’est nullement question dans les Textes.
Le mot sharīʿah a plusieurs définitions et acceptions chez les savants,
selon leur domaine de spécialisation. Pour certains, à la lumière des versets
du Coran, la sharīʿah est purement synonyme d’islām, deux notions de
même sens ; pour d’autres, il s’agit plus spécifiquement du corpus de ses
règles ; pour d’autres encore, elle se définit surtout par ses objectifs et
représente la philosophie de vie issue des sources scripturaires.
Dans les Textes

Le mot sharīʿah signifie littéralement « le chemin qui mène à une source


d’eau [destinée à étancher la soif] » et, par extension, « le chemin à suivre
». Autrement dit, il désigne le chemin de la survie et du salut en milieu
désertique.
On trouve trois mentions du mot dans le Coran, une fois sous sa forme
nominale (sharīʿah), deux fois sous des formes verbales (sha-ra-ʿa* et
shirʿatan*). Le contexte des versets éclaire la polysémie de cette notion.
D’abord on peut lire : « Puis nous t’avons mis sur une Voie [sharīʿah] qui
procède de notre ordre, suis-la et ne suis pas les passions de ceux qui ne
savent pas1. » Le verbe ittabiʿ*, ici employé après la mention de sharīʿah,
signifie « suivre » (ta-ba-ʿa) et renvoie directement à l’idée d’une Voie à
suivre, que certains savants associeront directement à l’islām lui-même.
Un autre verset stipule : « Et juge donc entre eux [les Hommes] d’après
ce que Dieu t’a révélé. Et ne suis pas leurs passions en délaissant ce qui
t’est parvenu de la Vérité. Pour chacun de vous [chaque religion] nous
avons établi une Voie [shirʿatan*] et une méthode [praxis] et, si Dieu
l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté2. » Encore une
fois, le verbe « suivre » apparaît corrélé à la notion de sharīʿah qui, sous la
forme shirʿatan, peut signifier « la Voie », mais aussi renvoyer à un cadre
théorique de référence (par distinction avec la « méthode » et la « praxis »
des rituels et du bon comportement).
Enfin, la troisième occurrence mentionne la racine verbale : « Il a établi
[sharaʿa*] pour vous, en matière de religion, ce qu’Il avait prescrit à Noé.
Et ce que Nous te révélons à toi et que Nous avions prescrit auparavant à
Abraham, à Moïse et à Jésus, [à savoir] établissez la religion et ne vous
divisez pas à son sujet3. » Ici, la référence dépasse la dernière des
Révélations et renvoie aux grands principes communs des religions
monothéistes successives, l’exigence étant donc de suivre cette Voie en
établissant la religion.
La lecture de ces trois versets montre qu’il est capital d’interroger
l’étymologie du mot, qui se rapporte à cette Voie qu’il faut suivre pour
espérer le salut (la voie de la fidélité à la Source). Une compréhension plus
holistique, associant la sharīʿah à l’islām lui-même ou à sa philosophie (en
se référant même aux religions antérieures), se justifie également. Enfin,
l’aspect légal, relatif à la prescription d’un cadre et de règles, ne peut être
négligé à la lecture de ces versets. En revanche, il apparaît impossible de
réduire la sharīʿah au code pénal et à son application littérale.
Chez les juristes

Les savants spécialisés dans le droit et la jurisprudence (fiqh) ont défini


la sharīʿah à partir de leur domaine d’étude. La Voie était donc d’abord une
Voie légale, avec ses principes fondamentaux (éternels et immuables), ses
règles relatives au credo (ʿaqīdah) et à la pratique rituelle (ʿibadāt),
également immuables, ses obligations et ses interdits enfin, dont il importait
de respecter la prescription et de penser l’application à travers le temps et
les cultures.
C’est à partir de cette compréhension que la sharīʿah a pu être traduite
par « loi divine », dans le sens de corpus des lois et des principes
fondamentaux de l’islām (le même phénomène caractérise la halakha juive,
dont l’étymologie signifie « voie, chemin » et qui a fini par renvoyer à la «
loi juive »). Ces lois et principes fondamentaux sont extraits en l’état des
sources scripturaires et représentent le donné brut de la Révélation en
matière de droit. Les savants ont dû très vite organiser cette matière brute en
un système cohérent issu des textes et fidèle à leurs orientations. Ainsi, la
sharīʿah apparaît comme le cadre ou la Voie organisée des principes
immuables et des lois fondamentales de l’islām : sa philosophie du droit.
Les juristes ont différencié cette référence fondamentale du travail
pratique relatif à l’application des principes et des règles dans la vie
quotidienne. Il s’agit, avec ce dernier, du droit et de la jurisprudence (fiqh),
laquelle est un exercice de traduction, de « descente » (tanzīl) des grands
principes dans le réel. Certaines prescriptions (notamment pour le credo, les
rituels et quelques obligations et interdits) doivent être appliquées telles
quelles ; d’autres nécessitent un travail interprétatif considérable, tant sur
les Textes que sur le réel. La part de réflexion et d’appréciation humaines y
est importante et, nécessairement, subit l’influence de l’environnement
historique et socioculturel des juristes. Par sa nature même, cette mise en
application nécessite donc un renouvellement permanent, en fonction de
situations en perpétuelle évolution. C’est ici que l’ijtihād prend tout son
sens.
Historiquement, cette compréhension spécifique de la sharīʿah en tant
que corpus de lois pose plusieurs problèmes. Le premier consiste à réduire
la Voie, avec son amplitude, à « la Loi », avec ses restrictions. Concentrés
sur l’organisation des principes et des règles fondamentales et sur leur
application concrète dans la vie quotidienne, les juristes (fuqahāʾ) ont pu
verser dans le formalisme légal, qui ne pense plus la loi comme le moyen
d’un objectif qui la dépasse. À trop envisager la sharīʿah comme le corpus
des « Lois divines », donc absolues, on a souvent omis de considérer la part
humaine dans leur construction et leur organisation. C’est à la lecture des
textes, au gré d’un important travail d’interprétation, que les savants ont
organisé cette référence. Son agencement, l’émergence de sa philosophie
doivent beaucoup à la part humaine.
Par ailleurs, l’Histoire a trop offert le spectacle d’une confusion entre
sharīʿah et fiqh. Le travail interprétatif des savants (fuqahāʾ) sur le plan du
droit et de la jurisprudence se voyait alors élever au rang de « loi divine »
absolue et sacralisée. Des opinions légales devenaient des sentences
indiscutables. Malgré toutes les précautions des grands savants anciens,
exigeant que l’on reste critique et sélectif vis-à-vis de leur production
juridique, certains de leurs élèves ont cédé à la tentation de sacraliser
certaines opinions ou interprétations. Certes, il existe des règles et des
principes immuables dans le droit et la jurisprudence. Cependant,
l’élaboration du cadre juridique, l’application du droit et l’exercice de la
jurisprudence ne sont pas la « loi divine », mais bien des élaborations
humaines qui nécessitent la critique, la sélection et le renouvellement.

Chez les savants des fondements (uṣūl al-fiqh)

Les savants des fondements, ou principologistes (uṣūliyyūn), se sont bien


sûr intéressés à la question de la sharīʿah, interrogeant ses sources et ses
fondements. Les premiers principologistes étaient eux-mêmes des juristes
pour qui la sharīʿah avait d’abord à voir avec les lois. Il leur importait
d’établir une méthode d’extraction des règles à partir des textes, d’en
organiser les sources (Coran, Sunnah, raisonnement par analogie,
consensus, coutume, etc.) et de déterminer une liste de principes de
référence permettant de rester fidèle au Message dans sa globalité (ainsi
qu’aux Messages antérieurs sur certains points). Pour les principologistes,
la sharīʿah est la référence fondamentale, en amont, dont ils s’efforcent de
déterminer le cadre et l’orientation sur le plan légal, afin de permettre aux
juristes d’orienter leur travail, leurs recherches et leur démarche
interprétative en restant fidèle audit cadre légal.
Ce travail, historiquement nécessaire, n’a pas été sans conséquences
problématiques, voire négatives. D’abord, le travail sur les sources et
l’élaboration d’un cadre a parfois réduit l’amplitude originelle du Message
coranique, qui incluait la loi et le droit dans une vision du monde plus large.
Ce travail, produit et construit par des Hommes, à un moment donné de
l’Histoire, a progressivement imposé des critères et des normes devenus la
référence, ou plus exactement le prisme au travers duquel les Textes sont
lus.
Enfin, des savants ont souligné le déficit potentiel d’une approche
exclusivement soucieuse des sources de la sharīʿah. Dès le XIe siècle, des
savants tels qu’al-Juwaynī et son élève al-Ghazzālī, inversent les priorités et
s’intéressent aux « objectifs de la sharīʿah » (maqāsid). Approche
intéressante car, si elle aussi naît de la réflexion légale, elle l’intègre à un
cadre plus large. La loi doit être au service de principes et de valeurs
supérieurs qu’il faut chercher à protéger : la religion, la personne humaine,
l’intellect, les liens de parenté, les biens, la dignité. Le savant andalou al-
Shātibī (XIVe siècle) poursuivra ce travail en affirmant que le sens des règles
précises prescrites durant la période médinoise ne peuvent s’appréhender
qu’à la lumière des principes généraux (kuliyyāt) révélés à La Mecque. Ces
derniers offrent le cadre, la philosophie du droit, en somme, qui permet de
penser les règles. Nous voilà loin d’une compréhension de la sharīʿah
comme corpus de Lois divines figées : ici, tout impose le raisonnement,
l’effort interprétatif et le renouvellement au nom même des objectifs à
atteindre. Il s’agit d’une tentative de réconciliation entre la Voie et la loi.

Chez les philosophes et les mystiques

La notion de sharīʿah chez les théologiens-philosophes (mutakallimūn),


les philosophes inspirés des Grecs (falāsifah) et les mystiques (sūfī) est
directement liée à la notion de Voie, laquelle se rapporte à une certaine
conception de la vie, de la mort, de l’être humain et de ses aspirations
ultimes sur la terre (dont le droit ne serait qu’un moyen ou un élément). Ce
que les théologiens-philosophes et les philosophes mettent en évidence
n’est pas un corps de lois et de principes, mais un système de valeurs issu
des Textes et qui organise trois philosophies en miroir et en harmonie : une
philosophie de vie, une philosophie du droit et une philosophie de l’être et
du salut. Cette approche inclusive, holistique, n’est pas loin d’associer la
sharīʿah à l’islām lui-même. Elle ne peut être que la Voie, dans son sens
étymologique et circonstancié : le sentier qui, en milieu désertique, mène à
la source d’eau et qui seul permet le salut de l’être en quête de vérité.
Les théologiens-philosophes, comme les philosophes, partagent
naturellement la conviction que les Hommes doivent s’engager dans un
important travail rationnel pour élaborer ces trois philosophies : de vie, du
droit et du salut. Si les Textes disent tout en matière de principes généraux
et d’orientation, s’ils dessinent la Voie, c’est à la raison humaine, éclairée et
guidée par la foi, d’exercer son intelligence et d’en déterminer les priorités,
les catégories et l’ordre des finalités.
Les mystiques ajoutent à cette approche en amont de la Voie une
réflexion sur les finalités supérieures et spirituelles du Message. La sharīʿah
doit d’abord être appliquée dans le cœur et son but ultime (avec ses règles,
ses obligations et ses interdits, la Voie qu’il faut suivre) est celle de la
libération de soi par l’introspection, la purification, l’effort et la discipline
personnelle. Cette intériorisation de la sharīʿah lui donne, par incidence,
une amplitude qui fait écho au souci d’inclusion des principologistes
intéressés par les objectifs (maqāsidiyyūn), des théologiens-philosophes et
des philosophes. Réduire la sharīʿah à la Loi ou à un corpus de règles
reviendrait donc à en dénaturer l’esprit. Ce serait, par conséquent, le trajet
le plus sûr vers le formalisme et la littéralité, tous deux coupés des finalités.
Or la sharīʿah est une façon d’être avec Dieu, avec soi-même, une façon
d’agir, de respecter les règles, de promouvoir des principes pour accéder
aux valeurs supérieures de paix, de justice, de liberté, d’égalité et de
dignité.

Application de la sharīʿah

La sharīʿah est donc d’abord une conception de la vie et de la mort, qui


dessine la Voie de la relation à Dieu, aux Hommes, à la Nature. Cette Voie a
ses sources (Dieu, les Textes, la Création), ses moyens (la rationalité et le
cœur humain, la Nature, les cultures, etc.) et ses finalités (respect de la foi,
de l’être, de l’intellect, de la dignité, etc.). Pour les musulmans, il s’agit de
suivre ce chemin de fidélité qui, en termes spirituels, représente la Voie de
leur salut.
L’application de la sharīʿah exige un travail permanent d’aller-retour
entre les Textes et le contexte, les principes et leur application, à la lumière
des objectifs supérieurs qu’il faut chercher à atteindre progressivement. Car
il ne s’agit pas de tout détruire ou de tout rejeter du monde au nom de lois
divines intemporelles applicables sans autre considération, mais bien de le
réformer et de le transformer à partir de ce qu’il est, au nom des valeurs, des
principes, des règles et des objectifs supérieurs. Large, inclusive et
progressive, l’approche commence par respecter les droits fondamentaux
des individus et leur liberté, promouvoir l’éducation, établir la justice
sociale et la préservation de l’environnement, etc.
Par ailleurs, tout ce qui provient d’autres traditions religieuses ou de
productions humaines, s’il est en accord ou ne s’oppose pas aux valeurs,
aux principes et aux objectifs de la sharīʿah, est naturellement intégré à la
Voie sur le plan légal, intellectuel, culturel, artistique, scientifique, social ou
politique. Cette capacité de captation et d’intégration des divers patrimoines
de l’humanité (Grèce, Chine, Inde, Afrique, etc.) a longtemps été une
marque distinctive de la civilisation islamique, qui a fait siens certains
éléments fondateurs des religions précédentes, qu’il s’agisse de cultures, de
philosophie, d’apports scientifiques, de productions et de goûts artistiques.
Son âge d’or correspond à cette ouverture et à ce dynamisme.
Nous l’avons vu, la sharīʿah a depuis longtemps été limitée à l’aspect
légal, eu égard au travail des juristes et à la prédominance et l’autorité du
fiqh sur les autres domaines du savoir. Depuis plus d’un siècle, en outre, la
référence à la sharīʿah a changé de nature. Trois réductions particulièrement
dangereuses ont pu être observées. Les luttes anticoloniales ont conduit des
acteurs politiques et religieux à en faire un instrument politique de
résistance. Face à l’imposition de valeurs et de règles occidentales
exportées et imposées par les forces coloniales, la sharīʿah a pu représenter
l’ordre politique et la référence légale (parfois la revendication culturelle)
qui s’opposaient à l’occupation étrangère. Cette interprétation,
qu’expliquent ces circonstances historiques particulières, a donné naissance
aux mouvements islamistes, réduisant la sharīʿah à sa traduction en termes
légaux et politiques, avec la notion d’« État islamique ».
La deuxième réduction, conséquence de la première, s’est développée de
façon indépendante. Elle consiste à borner la sharīʿah à son aspect le plus
littéraliste et le plus répressif. La sharīʿah ne consiste plus à promouvoir
l’éducation, la liberté, la justice, etc., au nom des valeurs et des finalités
évoquées plus haut, mais à imposer une panoplie de réglementations et de
mesures répressives censées démontrer que ses exigences sont bel et bien
appliquées, à commencer par le code pénal et ses châtiments. On voit
aujourd’hui des organisations et des groupes qui disent appliquer la
sharīʿah en châtiant, torturant et exécutant des individus de la façon la plus
odieuse, en complète contradiction avec les principes de l’islām et le sens
de la Voie. Ces pratiques existent dans plusieurs États du Golfe et, de façon
plus cruelle encore depuis 2013, avec Boko Haram au Nigeria ou Daesh (ou
Isil4) en Irak et en Syrie. Enfin, alors que la Voie se veut inclusive sur le
plan légal, culturel ou scientifique, et vise à intégrer tout ce qui provient des
autres religions, spiritualités et civilisations, elle est parfois présentée
comme une référence exclusive, fermée, convoquée en opposition à
l’Occident ou aux autres civilisations.
Troisième réduction : la sharīʿah, au lieu d’être la Voie au sein de
laquelle des valeurs et des principes universels se partagent, devient un
système de règles et de pratiques dont l’objectif est de signifier la différence
et l’altérité de l’islām et des musulmans. On voit aujourd’hui ces réductions
à l’œuvre dans les courants littéralistes, certaines tendances islamistes et les
groupuscules extrémistes qui, par leur actions violentes et spectaculaires,
pervertissent le sens de la Voie et contribuent à faire de la sharīʿah, dans
l’opinion générale, une référence négative, répressive et dangereuse.

Jihād

On aura à peu près tout lu et tout entendu sur la notion de jihād, souvent
traduite de façon approximative, voire totalement erronée. Ainsi, à l’image
des croisades chrétiennes, le jihād serait la « guerre sainte » déclenchée par
les musulmans pour « convertir les infidèles » ou réaliser leur « mission
d’expansion ». Cette conception apporterait la preuve qu’une violence
intrinsèque est inscrite dans les enseignements islamiques. La seconde
partie de la vie du Messager, les guerres du passé, jusqu’aux violences
extrémistes auxquelles nous assistons aujourd’hui, tout concorde pour
conclure, à travers cette compréhension du jihād, que l’islām n’est pas une
religion qui prône la paix.

Définitions : la Voie et le jihād

Appréhender la notion de jihād exige de commencer par l’intégrer à


l’ensemble du Message de l’islām. Des principes fondateurs, des rituels, des
obligations et des interdits nous permettent de suivre la Voie (sharīʿah) dont
les objectifs sont le respect de la religion, de l’intégrité humaine, de
l’intelligence, des liens de parenté et des biens, la promotion des valeurs de
dignité, de liberté, d’égalité, de justice et de paix. Tous les efforts requis des
Hommes pour respecter ces règles et promouvoir ces valeurs, dans chacun
de ces domaines, sont autant de jihād. Étymologiquement, le terme est issu
de la racine ja-ha-da, qui désigne l’« effort », le « don d’énergie » consentis
par l’individu pour réaliser un projet ou défendre une cause. Le concept
d’ijtihād, dérivé de la même racine, désigne l’« effort intellectuel » pour
rester fidèle au Message au cours de l’Histoire.
Au cœur de la Voie, cet effort prend un double aspect. L’engagement à
promouvoir le bien exige en effet, dans la vie quotidienne, de résister au
mal et de réformer pour le meilleur. Les deux mouvements doivent aller de
pair car la Voie exige de s’approcher des idéaux évoqués plus haut. Il n’est
pas seulement question d’éviter le pire, mais de s’engager pour le meilleur.
La Voie rend impératif le jihād, entendu comme double effort de résistance
à toutes les tentations du mal et du pire et d’engagement responsable pour
rendre le monde meilleur. Le jihād est donc « effort de résistance et de
réforme » et, contrairement à la perception courante, n’a rien à voir avec
l’appel à la guerre.
Des savants, tel al-Suyūtī, ont mis en en évidence près de quatre-vingts
acceptions différentes de la notion de jihād, dont la guerre (qitāl) ne serait
qu’une des formes, et de loin pas la plus essentielle. Sa première occurrence
dans le Coran appelle le Prophète à un « jihād intellectuel ». Face aux
moqueries et aux agressions des habitants de La Mecque qui rejettent son
Message et sa mission, la Révélation lui indique : « [Donc] n’obéis pas aux
négateurs et lutte en t’appuyant sur lui [le Coran] d’une grande [noble]
lutte5. »
La vie dans la Voie est une vie d’efforts, de résistances et d’engagements,
lesquels commencent par soi-même et rayonnent dans tous les aspects de la
vie sociale, scientifique, culturelle, politique, économique et même
artistique. À bien des égards, le jihād est la face visible de l’élévation
spirituelle tant de l’individu que de la société, lorsque, en quête du bien, ils
sont décidés à résister au pire.

Jihād spirituel

La forme la plus élevée et la plus accomplie du jihād est celle que chaque
individu doit mener en lui-même. Tous les sens et tous les objectifs du jihād
sont révélés dans cet engagement de soi à soi. Chaque individu est habité
par des tensions naturelles6 que le Coran mentionne de façon explicite : «
Par l’être humain [l’âme dans le corps] et la façon dont il a été formé ainsi,
Dieu lui a inspiré [son penchant vers] le libertinage et [son penchant vers] la
piété. Il sera certes sauvé celui qui la purifie [son âme] et il sera réprouvé
[perdu] celui qui la corrompt7. » Le jihād spirituel (jihād al-nafs) est cet
effort par lequel un individu s’engage à maîtriser les aspects les plus
sombres de sa personne (l’ego, l’arrogance, le mal, le mensonge, la
violence, la cupidité, etc.) et cherche à se réformer en faisant le choix du
bien pour soi. Cette lutte intérieure ne s’arrête qu’avec la mort et chaque
conscience, chaque cœur est appelé à mener ce combat de résistance et de
réforme intérieures. Il s’agit de l’intime universel, que chacun connaît et
que chacun doit mener seul.
Trois enseignements peuvent être tirés du sens même du jihād à travers
l’expérience spirituelle. D’abord, il est engagement pour la paix, non appel
à la guerre. Tiraillé entre l’attraction du mal et l’appel du bien, notre être est
en tension naturelle : le jihād consiste à se maîtriser, à contrôler le mal qui
nous habite et nous torture pour accéder au bien. Il s’agit d’accéder à la paix
spirituelle intime en dominant les tensions et les luttes naturelles intérieures.
L’exigence morale de cet engagement n’est pas de s’accepter tel que l’on
est, mais de se réformer afin de devenir meilleur. C’est le sens de la notion
de tazkiyyah : se purifier signifie se prendre en charge, reconnaître les
défauts et les faiblesses de sa nature et de sa personnalité, mais ne jamais
s’y soumettre ou y succomber. L’objectif ultime est l’élévation en quête des
plus nobles qualités humaines dans le rapprochement avec le Divin.
Enfin, sur la Voie, le jihād est un moyen de libération : résister à son ego,
s’en déprendre par la maîtrise et l’acte de bien, c’est accéder à une liberté
qui est sœur de la paix intérieure. L’être n’est plus soumis à l’aveuglement
de certaines passions qui le rongent et l’emportent, mais accède à la liberté
promise aux cœurs en paix. Ainsi, on peut dire que les deux objectifs du
jihād sont la liberté et la paix.

Les autres formes de jihād

Les aspects spirituels du jihād sont également valables sur les plans
individuel et social. Selon que l’on résiste au mal ou que l’on promeuve le
bien, il se présentera soit « pour » un bien, soit « contre » un mal. La
caractéristique morale qui doit distinguer les musulmans, où qu’ils se
trouvent au monde, est bien cet engagement pour le bien, la paix et la
liberté : « [Les croyants sont] Ceux qui, lorsque Nous les établissons
[quelque part] sur la terre, établissent la prière, versent la zakāt,
commandent [promeuvent] le bien, interdisent le mal [lui résistent]. À Dieu
appartient l’issue de toutes choses8. » C’est ce que confirme la nature de
leur élection, directement liée à leur façon d’agir et conditionnée par elle : «
Vous êtes la meilleure communauté établie pour les Hommes [dans la
mesure où, avec la condition que], vous commandez [promouvez] le bien,
vous interdisez [résistez] le mal et vous croyez en Dieu9. » Le moteur de
l’agir humain réside dans ces choix éthiques permanents, chaque jour
renouvelés.
Dans le prolongement du jihād spirituel, il existe un jihād pour la
connaissance, le savoir, les sciences, et un autre pour la santé et le bien-être,
afin de lutter contre la paresse intellectuelle et physique. Sur le plan social,
on s’engagera dans des jihād pour l’éducation, l’égalité de tous (dont celle
des femmes et des hommes), la liberté, la justice, la solidarité, mais on
luttera également avec détermination contre la pauvreté, les racismes,
l’oppression, la torture et les traitements indignes. Quelle que soit la forme
de l’agir humain, le double mouvement de résistance et de réforme doit être
une constante. Cela n’a donc vraiment rien à voir avec la guerre, à laquelle
on réduit trop souvent le jihād. Il s’agit de rendre soi-même et ce monde
meilleurs en ne démissionnant jamais de ses responsabilités humaines :
c’est le sens et la direction de la Voie. Les jihād spirituel, intellectuel,
social, scientifique, culturel, politique et économique ont les mêmes
objectifs essentiels : promouvoir la paix en ne négligeant aucune de ses
conditions (dignité, éducation, justice, égalité, etc.), offrir à l’Homme la
liberté d’être soi et de faire ses choix sans injustices ni aliénations.

La guerre et son éthique

L’une des formes du jihād peut être la guerre (qitāl). Les principes qui
prévalent pour toutes les autres formes de résistance et de réforme restent
alors opérants.
Nous avons dit comment devait se comprendre l’engagement militaire du
Prophète durant la période médinoise10 : il devait résister à la volonté des
Quraysh de l’éliminer et d’annihiler sa communauté. En règle générale, si la
guerre s’impose en situation de résistance, elle ne doit jamais être
déclenchée à des fins coloniales, pour occuper des territoires, pour accéder
à des richesses ou pour imposer la religion ou les conversions. Face à une
force conquérante, à des colonisateurs ou à des oppresseurs, les textes
offrent la possibilité de légitime défense, avec les mêmes armes que celles
de l’agresseur. Face à l’agression armée, la résistance armée (comme ultime
recours) devient possible, dans l’exacte proportion imposée par l’agression :
« Et si vous devez exercer des représailles, exercez-les à la mesure de
l’attaque subie, mais, si vous patientez, cela est certes meilleur pour ceux
qui sont endurants11 [savent se maîtriser]. » On le voit, même en cas
d’agression, le choix de la patience, de la résistance non armée doit primer.
Par ailleurs, le conflit doit cesser aussitôt l’agression terminée : « Et s’ils
[les oppresseurs] penchent vers [font le choix de] la paix, alors penche vers
elle [fais de même] et place ta confiance en Dieu12. »
La guerre doit être évitée. Même dans une situation de colonisation ou de
répression, il convient de chercher d’autres voies de résolution des conflits.
Face aux dictateurs et à la folie inhumaine de certains dirigeants ou de
certains régimes, cependant, elle devient parfois un mal nécessaire. La
Révélation affirme : « Si Dieu n’avait pas établi qu’un groupe de gens
résiste à un autre, la terre aurait été corrompue13. » Telle est la réalité
humaine qu’elle exige un équilibre des forces. Face à la tentation de
l’exploitation et de l’oppression, qui a toujours existé, on trouvera des
femmes et des hommes déterminés à leur résister et qui refuseront de se
plier à l’injustice. Le pouvoir absolu d’un régime, d’une nation ou d’une
civilisation, sans contrepartie, ne peut conduire qu’à la corruption et à la
destruction, puisque plus rien n’est là pour résister à l’appétit illimité des
puissants. Toutes les nations et toutes les sociétés, sur tous les continents et
tout au long de l’histoire humaine, ont célébré leurs résistants, leurs « Justes
», qui n’ont pas plié et qui ont lutté – parfois au moyen de la violence
légitimée comme ultime recours – contre le colonialisme, le fascisme, le
nazisme, la tyrannie et le despotisme. Les enseignements de l’islām vont
dans ce sens. Et, parce que la religion promeut la paix, elle exige de gérer
comme il se doit les tentations humaines et les situations de guerre.
Quelque temps avant de mourir, afin de contrer une attaque, le Prophète
avait envoyé une expédition au nord, sous l’autorité du jeune Usāmah. Les
quelques recommandations qu’il lui donna furent confirmées par Abū Bakr,
qui l’envoya à nouveau après la mort du Prophète (auprès duquel Usāmah
avait dû revenir, en raison de sa maladie). Il avait insisté pour que les
combattants ne s’attaquent ni aux femmes, ni aux enfants, ni aux religieux,
et pour qu’ils respectent la Nature et les arbres fruitiers. De telles exigences,
en temps de guerre, sont fortes de nombreux enseignements : ne s’en
prendre qu’aux soldats ennemis qui vous attaquent, épargner tous les civils,
respecter l’environnement et, à la lumière des versets, cesser le combat
quand l’agression a pris fin. Rien ne peut justifier les « dommages
collatéraux » ou l’usage de bombes (quelles qu’elles soient) conçues pour
provoquer la mort de civils et d’innocents. En ce sens, présenter une bombe
nucléaire comme « islamique », ainsi qu’on la fait avec le Pakistan, est une
contradiction dans les termes.
Ces principes sont clairs et nobles. Il faut néanmoins reconnaître que les
musulmans, dans le passé, sont loin d’avoir toujours été justes et pacifiques.
L’Histoire de l’islām est jonchée de situations de guerre, d’oppression,
d’exploitation et de colonisation. Idéaliser le passé n’est jamais d’aucune
aide pour résoudre les défis contemporains. Les musulmans ont mené des
guerres d’expansion, ils ont colonisé, imposé la conversion, entretenu
l’esclavage, manipulé la religion, exploité des êtres humains, etc. S’il va de
soi qu’ils agissaient contre les principes et les prescriptions de la religion, il
n’est pas moins exact que certains s’en prévalaient et affirmaient agir au
nom de l’islām. Aujourd’hui encore, chaque jour, des États et des groupes
extrémistes trahissent les principes élémentaires de la religion et l’éthique
de la guerre tout en justifiant leurs horreurs par la référence à l’islām.
La critique lucide du passé, l’engagement courageux contre les dérives
du présent sont des impératifs. À cet égard, l’immense majorité des
musulmans, quoique pacifique, a le tort de rester trop souvent silencieuse,
voire de verser dans l’apologétique. Au sens très précis où se comprend le
jihād, il faudrait voir naître un jihād intellectuel et politique, parfois armé,
contre ceux qui dévoient le jihād à des fins d’oppression et de terreur et qui,
au nom de l’islām, torturent, tuent et détruisent également la Nature, mais
aussi le patrimoine culturel et artistique de l’humanité. Cela commence par
la critique et la condamnation rigoureuses des États dictateurs et corrompus,
comme des organisations du type Boko Haram, Daesh, etc. Un jihād contre
l’imposture « jihadiste ».

Société

La sharīʿah, la Voie, à partir du corps de ses principes fondamentaux


(uṣūl) et de ses objectifs supérieurs (maqāsid), oriente la vie de l’individu
autant que celle de la collectivité. Ses principes et ses objectifs sont
généraux et donnent une cohérence à l’action individuelle et collective. En
revanche, les Textes ne parlent pas – et n’imposent donc pas – les modes
d’application (et les détails) desdits principes fondamentaux ; ils n’offrent
pas non plus un modèle d’application indépendant du cadre historique et de
la diversité des cultures. Principes et objectifs sont universels et
transhistoriques, alors que les modèles et les applications sont historiques et
nécessitent une prise en compte des progrès techniques et scientifiques,
ainsi que des environnements socioculturels.
Il appartient donc aux Hommes de faire cet effort rationnel – individuel
et collectif – de traduction des principes dans la réalité de leur époque
(tanzīl), avec le souci constant du respect des objectifs de la Voie. Pour leur
part, les courants littéralistes, comme les extrémistes, entendent imposer les
modèles du passé, arguant qu’il s’agit de la seule façon de rester fidèles au
Message de l’islām. Cette confusion entre principes et modèles – nous y
reviendrons14 – reste l’un des problèmes majeurs de la pensée islamique
contemporaine.
Éducation

Le Message de l’islām, dès les premiers versets révélés, tourne autour de


l’éducation de l’être humain, dont la dignité originelle tient, entre autres, à
sa capacité à acquérir des savoirs15. En ce sens, l’éducation est un droit
humain fondamental. Il s’agit tout à la fois d’acquisition des connaissances
(instruction) et de développement du comportement (éducation), à la
lumière des règles et des principes moraux édictés par les sources
scripturaires. Un être humain ne devient véritablement humain qu’à travers
l’éducation que sa famille comme sa société doivent lui garantir. Une
société majoritairement musulmane, ou une communauté de foi, doit se
distinguer par son investissement dans l’éducation de ses enfants, comme
d’ailleurs – en termes de formation continue – de ses adultes. Ce droit
humain devient une obligation intellectuelle et morale pour chaque
individu. Deux traditions authentiques le disent clairement : « La quête du
savoir est une obligation pour tout musulman [et toute musulmane]16 », et :
« Quiconque cherche un moyen d’acquérir un savoir, Dieu facilitera son
chemin vers le Paradis17. » Cette obligation, son lien avec le salut dans l’au-
delà renforcent, par incidence, l’obligation collective de promouvoir
l’éducation et la connaissance.
Il n’est, bien sûr, pas seulement question d’instruction religieuse et
d’éducation morale. Tout savoir qui permet à l’être humain de connaître le
monde, d’acquérir les connaissances scientifiques de son temps et lui offre
de devenir un individu, un sujet libre (deuxième caractéristique de sa
dignité), est de fait nécessaire à sa formation. Les différents âges d’or de
l’islām, à La Mecque et à Médine à l’origine, entre le VIIIe et le XIIIe siècle à
Damas, à Bagdad et en Andalousie, en Turquie au XVIe siècle avec
Süleyman le Magnifique, sont tous marqués du sceau du foisonnement des
sciences, de la philosophie et des arts, au nom même d’une compréhension
profonde des enseignements islamiques. Deux traditions supposément
prophétiques sont souvent citées, même par des musulmans, pour appuyer
cette approche : « Cherchez le savoir jusqu’en Chine », ou encore : «
Cherchez le savoir du berceau au tombeau. » Mais elles sont considérées
comme faibles et fabriquées, même si, dans les faits, elles transmettent
l’esprit du Message islamique quant à la connaissance. Il faut prendre celle-
ci d’où qu’elle vienne et en faire un usage utile et éthique pour soi et
l’humanité.
La civilisation islamique n’a pas connu de tensions entre religion et
sciences, à l’inverse de l’Église catholique qui condamna Galilée, entre bien
des exemples. Au nom de l’injonction coranique de connaissance, les
musulmans ont toujours été en quête de savoirs scientifiques, humains et
expérimentaux (médecine, biologie, physique, mais aussi sociologie,
urbanisme, philosophie et arts). Le Message coranique ne transmet pas un
cadre dogmatique destiné à contrôler et à limiter les savoirs, mais une
obligation morale de les orienter éthiquement, pour qu’ils demeurent au
service de l’Homme. L’éducation comme les savoirs se pensent par leurs
finalités et c’est la cohérence avec ces dernières qu’il convient de
perpétuellement réévaluer. La fragmentation dangereuse des savoirs
contemporains et l’émergence de sciences spécialisées sans grande
conscience éthique sont en contradiction avec les principes et les objectifs
de la Voie.
L’éducation, en ce sens, doit toucher tous les domaines de l’agir humain.
L’initiation spirituelle et religieuse doit forcément s’accompagner d’une
éducation civique qui enseigne aux individus à devenir des sujets
responsables au sein de la collectivité. Les sciences exactes, expérimentales
et humaines font nécessairement partie de la formation, si l’on veut être
cohérents avec les injonctions du Message invitant l’Homme à vivre avec
son temps, en relevant les défis scientifiques et éthiques de son époque. La
culture, les langues et les arts doivent être intégrés aux matières
d’enseignement : les modes de vie, les modes de communication comme les
expressions de l’imaginaire et de l’esthétique sont autant de savoirs – et de
savoir-faire – qui permettent aux Hommes d’être autonomes et de
s’épanouir.
Être avec Dieu, selon la tradition musulmane, c’est s’éduquer et, contre
la paresse de l’esprit, s’engager dans un jihād pour l’éducation de soi et de
la société. De nombreuses générations du passé ont vécu en cohérence avec
ce Message, mais force est de constater qu’aujourd’hui les sociétés
majoritairement musulmanes négligent gravement l’éducation et
l’instruction, quand elles ne procèdent pas à l’élimination pure et simple de
disciplines considérées comme superflues, voire dangereuses. L’éducation
islamique n’aurait-elle plus besoin de la philosophie ou des arts ? Cette
réduction, cette amputation, témoigne de la profondeur des contradictions
entre les systèmes éducatifs contemporains et les objectifs supérieurs de la
Voie en ce domaine.

Liberté

Nous avons insisté sur l’importance essentielle de la liberté, dès lors qu’il
s’agit de définir l’être humain. Sur le plan religieux, l’acte de foi d’un
individu attestant qu’il croit en Dieu n’a de sens que s’il est libre de croire
ou non. De la même façon, sa responsabilité, et l’éducation à sa
responsabilisation sont dépourvues de sens si l’Homme n’est pas libre. On
doit aller jusqu’à dire que la sharīʿah elle-même, la Voie, présuppose la
liberté des êtres humains d’y adhérer ou non, de la suivre ou pas. Sur les
plans religieux, philosophique, social et politique, la liberté humaine
précède la sharīʿah ; elle est un prérequis à sa reconnaissance et à son
établissement. Cela revient à dire, en conséquence, que l’éducation et les
espaces religieux, sociaux et politiques doivent protéger la liberté des
individus et la garantir comme un droit humain fondamental.
La liberté de conscience est première. Chaque être est amené à faire le
choix de croire ou non et d’être respecté dans ce choix : « Dis : la Vérité
émane de mon Seigneur, que celui qui le veut croit, que celui qui le veut nie
[rejette]18. » Sur le plan de l’action, le croyant à qui l’on donne une opinion
légale (fatwā) sur un sujet donné doit être à même de la comprendre et de la
discuter, puis il est libre de l’accepter ou non car elle n’est jamais
contraignante. Nous avons évoqué la conversion, le refus ou le changement
de religion19 : cette position de respect répond à ce prérequis.
La liberté collective de culte – censée assurer à une communauté de foi
l’exercice de ses rituels, de ses obligations et interdits – est de même nature.
La liberté de penser comme la liberté d’expression et de mouvement font
partie intégrante de la liberté humaine fondamentale20. Former et exprimer
sa pensée, développer un esprit critique, être libre de se mouvoir sur la terre
(d’autant plus si l’on vit la persécution ou la pauvreté) sont autant de droits
fondamentaux que les principes et les objectifs généraux de la sharīʿah
exigent que l’on respecte. « La terre de Dieu n’est-elle point [assez] vaste
pour que vous puissiez vous exiler21 ? », rappelle le Coran aux persécutés et
aux démunis, stipulant par là même que la migration est un droit humain.
L’éducation doit promouvoir le jugement libre, autonome et critique,
comme la loi et le système social doivent protéger la liberté d’expression et
les libertés collectives. Il existe certes des limites à la liberté d’expression
quand elle en vient à l’insulte, au racisme, à la calomnie, etc., et toutes les
sociétés ont fixé de telles limites ; l’ordre public peut parfois réguler les
modalités de son expression, mais il ne peut s’agir de remettre en cause ces
libertés fondamentales et inaliénables.
La liberté est donc un prérequis à la sharīʿah et l’une des conditions de
son accomplissement dans la fidélité à ses objectifs. Or, on voit aujourd’hui
trop souvent contredire ce principe. Sur le plan religieux comme
intellectuel, social, politique, médiatique ou artistique, les libertés sont
bafouées et ce, nous dit-on, au nom même de la référence islamique ou de
la sharīʿah. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la plupart des sociétés
majoritairement musulmanes limitent le droit fondamental de l’exercice de
la liberté sur tous les plans susmentionnés. Le monde arabe est sans doute
celui dans lequel la répression est la plus tangible. Certaines interprétations
littéralistes, dogmatiques et extrémistes de l’islām, il faut le reconnaître
sans discussion, justifient de tels traitements au nom d’une compréhension
réductrice, binaire et totalement tronquée de la sharīʿah, laquelle devrait
naturellement être stricte, dure et restrictive, par opposition à l’Occident «
permissif et décadent ».
Il serait néanmoins erroné d’associer le manque de liberté, la répression,
voire la dictature, à la seule référence religieuse dans les sociétés
majoritairement musulmanes. De nombreux régimes sécularisés, laïques ou
areligieux ne sont pas moins répressifs, voire dictatoriaux. Une analyse
politique plus élaborée s’impose, qui tienne compte des dynamiques
internes de ces pays et du rôle de certains pouvoirs étrangers (États-Unis,
Europe, Russie, Chine, etc.) qui soutiennent parfois de tels régimes.
Associer sans analyse politique et historique circonstanciée islām et
répression ou dictature est à la fois simpliste et dangereux. D’aucuns en
viennent même à affirmer que les musulmans ne peuvent accéder à la
démocratie, puisque l’islām, en soi, aurait « un problème avec la liberté ».
Cette position ne tient pas à l’analyse des enseignements de l’islām. Les
exemples abondent, dans l’Histoire, de sociétés majoritairement
musulmanes ouvertes et chérissant les libertés. Sans oublier, de surcroît,
qu’au-delà du monde arabe, en Asie ou en Afrique, il existe des sociétés
majoritairement musulmanes qui protègent les libertés individuelles et
collectives. Les citoyens musulmans dans les sociétés occidentales
défendent de la même façon ces libertés.
Justice sociale

De nombreux savants et penseurs musulmans ont affirmé, au cours de


l’Histoire, que la valeur la plus importante de l’islām était la justice (al-
ʿadl*), qui est également l’un des noms de Dieu. Une multitude de versets
et de traditions prophétiques mentionnent en outre l’équité (al-qisṭ*). Cette
justice doit s’appliquer à tous indifféremment et ne peut admettre aucune
distinction ou discrimination fondé sur la religion, la couleur de peau, le
genre ou le statut social. On peut lire dans le Coran : « Ô vous qui avez la
foi, tenez-vous fermement à la justice en témoins devant Dieu, que ce soit
contre vous-mêmes, vos parents ou vos proches. Qu’ils [que les personnes]
soient riches ou pauvres car Dieu a la prééminence sur eux deux22. »
Par ailleurs, huit versets de la sourate 4 (« Les Femmes ») ont été révélés
au sujet d’un musulman, coupable d’un vol, qui avait tenté de faire accuser
un juif en essayant de tirer profit du conflit opposant la communauté
musulmane et une tribu juive voisine23. La Révélation innocente le juif,
incrimine le musulman et avertit : « Celui qui commet une faute ou un
péché puis en accuse un innocent, celui-ci porte le poids d’une calomnie et
d’un péché manifeste24. »
En toutes circonstances, avec tous les êtres humains, il faut établir la
justice : « Juge entre les gens avec [en établissant] la justice et ne suis pas
les passions qui te détourneront du chemin de Dieu25. » Même en situation
de conflit, malgré l’émotion et le ressentiment que l’on peut nourrir à
l’endroit de l’agresseur, la maîtrise et la justice s’imposent : « Ô vous qui
avez la foi, tenez-vous fermement avec Dieu en témoin de la justice
[l’équité] et que la haine d’un peuple ne vous pousse pas à être injustes.
Soyez justes, cela est plus près de la conscience [piété] de Dieu et ayez la
conscience de Dieu [piété] car Dieu est bien informé de ce que vous
faites26. »
L’un des principes et des objectifs supérieurs de la sharīʿah est la justice.
Son application commence par la justice sociale. Les premières révélations,
nous l’avons dit, insistaient sur le lien entre la foi en Dieu, d’une part, et la
conscience, la prise en charge, et l’émancipation des pauvres, d’autre part.
La zakāt établit le sens du « droit du pauvre » sur la richesse accumulée de
ses concitoyens et de ses voisins plus fortunés. Dans cet esprit, la justice
sociale exige le respect des droits humains fondamentaux, à savoir
l’éducation, l’habitat, l’emploi et l’égalité des chances, lesquels devraient
être garantis à chacun. Les réformes sociales doivent donc chercher à
atteindre ces objectifs.
La participation à la société civile est le prolongement naturel de ces
exigences majeures, pour les femmes comme pour les hommes, sans
discrimination aucune. Un verset très explicite met en évidence que les
femmes et les hommes, ensemble, doivent être impliqués dans la vie
publique et la réforme de la société : « Les croyants et les croyantes sont
des amis [des partenaires, des alliés, solidaires] les uns des autres.
[Ensemble] ils commandent le bien et interdisent le mal, accomplissent la
prière et versent la zakāt, et ils obéissent à Dieu et à Son Messager27. » Le
verset commence par la présence sociale, égalitaire, que confirme la
pratique cultuelle parfaitement similaire. Le principe de l’égalité sociale (et
non seulement de la « complémentarité », comme le répètent les discours
littéralistes et traditionalistes) est ici stipulé on ne peut plus clairement.
Nombre d’interprétations de la littérature islamique, jusqu’à nos jours,
ont laissé entendre que la femme ne pouvait travailler et devait s’occuper du
ménage, s’appuyant pour cela sur une approche culturelle patriarcale. Le
texte coranique est pourtant clair. Sa formulation implique l’exigence d’un
salaire pour un travail : « Aux hommes reviendra la part de ce qu’ils ont
gagné, aux femmes reviendra la part de ce qu’elles ont gagné28. » La justice
exige que le même travail, à compétence égale, reçoive un salaire égal ; rien
ne saurait justifier un traitement différencié de la femme et de l’homme.
La discrimination religieuse et raciale, de même, ne se justifie en aucun
cas. Il est intéressant de relever que la première communauté de
Compagnons, autour du Messager, était constituée de personnes de toutes
origines, couleurs et statuts sociaux confondus. Ici encore, le principe est
l’égalité de traitement et la justice – à laquelle doit s’associer l’humilité –,
selon les deux traditions prophétiques : « Ô vous les gens, votre Seigneur
est Un et votre père est un. Vous êtes tous [issus] d’Adam et Adam provient
de la terre. L’Arabe n’est point meilleur que l’étranger, ni l’étranger que
l’Arabe ; ni le Rouge [n’est meilleur que] le Noir, ni le Noir [n’est meilleur
que] le Rouge, si ce n’est par la conscience révérencielle de Dieu : “Certes,
le meilleur d’entre vous est celui qui a la plus grande conscience
révérencielle de Dieu.”29 » Telles sont les dernières paroles du Messager
dans son « sermon d’adieu », qui mettent en évidence l’origine commune de
tous, la terre et son insignifiance (sur le plan spirituel). Dans une autre
tradition, il ajoute : « Les êtres humains sont égaux comme les dents d’un
peigne30. »
Rien ne peut donc justifier le racisme lié à l’origine ou à la couleur. Les
traitements discriminatoires contre les Noirs, les Blancs, les Arabes, les
Asiatiques ou quiconque n’ont aucune justification religieuse, humaine,
sociale ou politique. De même, nous avons vu comment le Messager avait
intégré les juifs et les chrétiens à la société de Médine, affirmant que,
faisant partie de sa ummah* (communauté), ils avaient donc les mêmes
droits et les mêmes devoirs que les musulmans. « Pas de contrainte en
matière religieuse31 » : toute discrimination à l’égard des hindous, des
bouddhistes, des juifs, des chrétiens, etc., est interdite. Ce qui distingue les
Hommes n’est ni la couleur ni l’apparence, mais le cœur et l’action : « Dieu
ne regarde ni votre corps ni votre apparence, mais en vérité Il observe votre
cœur et vos actions32. » Femmes ou hommes, pauvres ou riches, Noirs,
Arabes ou Blancs, les êtres humains valent sur la terre par leur capacité à
être justes et équitables.
Hélas, les sociétés majoritairement musulmanes oublient souvent ces
enseignements. Non seulement certains savants, dans le passé ou de nos
jours, ont pu justifier des traitements discriminatoires (y compris
l’esclavage) à l’endroit des Noirs, des femmes et des pauvres, etc. mais la
réalité quotidienne est forte de mille contradictions : dans les faits, la
discrimination des femmes, le racisme, le mauvais traitement des pauvres
sont partout répandus. Les justifications n’en sont pas toujours religieuses,
mais les faits n’en sont pas moins réels. Nombre de musulmans, dans le
déni, citeront les textes pour démontrer que l’islām s’oppose à toutes
formes de discrimination et de racisme. C’est exact, mais il y a loin des
textes au comportement des Hommes.
Pouvoir

La question du pouvoir est cruciale, notamment en matière d’affaires


religieuses. Toutes les religions, par essence, stipulent naturellement que le
pouvoir suprême est à Dieu. La formule islamique est connue : « Il n’est de
pouvoir et de force qu’en [que par] Dieu33. » Comment donc se traduira ce
pouvoir absolu de Dieu dans la gestion de pouvoirs humains forcément
relatifs ?
Pas de meilleure expression de cette gestion des pouvoirs divin et humain
que l’exemple du Messager, qui recevait la Révélation de Dieu et était le
dirigeant de la communauté musulmane. Dès le début, ses Compagnons
établirent une différence entre l’autorité provenant de Dieu et de la
Révélation, qui ne se discutait point, et l’autorité humaine du Messager,
relative, discutable et sujette à la critique. On en trouve un exemple
éloquent lors de la bataille de Badr, en l’an 2 de l’Hégire. Arrivé sur les
lieux, le Prophète établit le campement à proximité des premiers puits que
trouvent les musulmans. Observant cela, Ḥubāb ibn al-Mundhir lui
demande : « Le lieu où nous nous sommes arrêtés t’a-t-il été révélé par
Dieu, de sorte que nous n’avons pas à nous en éloigner en avançant ou en
reculant ; ou bien s’agit-il d’une opinion, d’une stratégie liée à la ruse de
guerre34 ? » Le Messager confirme qu’il s’agit d’un choix personnel ;
Ḥubāb se permet alors de lui proposer un autre plan, consistant à camper
autour du plus grand puits, le plus proche de la route par laquelle doit venir
l’ennemi, puis de boucher les autres puits alentour, afin d’empêcher
l’ennemi d’avoir accès à l’eau et de le mettre en difficulté au cours de la
bataille. Muḥammad écoute attentivement l’exposé de cette stratégie, à
laquelle il adhère aussitôt : le camp est déplacé et le plan de Ḥubāb est
appliqué à la lettre.
Ainsi, l’autorité du Messager – qui « n’est qu’un homme35 », rappelle le
Coran – n’était point discrétionnaire ni autocratique dans les affaires
humaines ; il offrait à ses Compagnons un rôle essentiel dans la
consultation. La Révélation le lui enjoint d’ailleurs en stipulant que la façon
dont les musulmans doivent gérer les affaires collectives repose sur la
consultation et la délibération (shūrā*) : « Ils [les musulmans] délibèrent
ensemble de leurs affaires36 [se consultent]. » Cela vaut aussi bien au sein
du couple, y compris pour les décisions, apparemment secondaires, liées au
sevrage de l’enfant : « Et si tous deux [la femme et le mari] décident le
sevrage d’un commun accord et après s’être consultés, il n’y a là aucun
mal37. »
Plus largement, la consultation s’impose pour la gestion des affaires
sociales et politiques. Ainsi, au moment de la bataille d’Uḥud, en l’an 4 de
l’Hégire, le Prophète consulte ses compagnons sur la meilleure stratégie à
adopter. Lui-même est d’avis qu’il vaudrait mieux rester dans Médine et
attendre l’ennemi, mais telle n’est pas l’opinion de la majorité.
Immédiatement, le Messager se plie à l’avis majoritaire et se prépare au
combat. Ils sortiront donc vers Uḥud, où la bataille sera livrée ; les archers
n’obéiront pas aux ordres et la défaite sera cinglante. Malgré cette déroute,
le Coran vient confirmer le principe de la consultation et de la délibération
qui ne peut être remis en cause, quelles que soient les conséquences de la
décision collective : « C’est par un effet de la grâce de Dieu que tu fus
conciliant [doux] à leur égard et si tu t’étais montré rude, dur de cœur, ils se
seraient détournés [détachés] de toi. Pardonne-leur et implore le pardon de
Dieu en leur faveur ! Consulte-les quand il s’agit de prendre une décision !
Une fois la décision prise, place ta confiance en Dieu car Dieu aime ceux
qui mettent leur confiance en Lui38. » Ainsi, dès l’origine, distinction est
faite entre l’autorité du Prophète en tant qu’il reçoit la Révélation (et qui se
plie lui-même aux principes et aux règles de cette dernière) et son autorité
en tant que chef exigeant la discussion et la délibération, à la suite
desquelles les décisions sont prises à la majorité. Les études classiques ont
depuis longtemps distingué entre les différents rôles du Prophète, à la fois
Messager, dirigeant, juge, homme, etc.
Ce qui ressort de cette approche de la sharīʿah est un principe majeur de
distinction et de séparation des autorités : l’autorité religieuse, dans ses
fondements et ses modalités, ne s’établit ni ne se gère comme l’autorité
politique. La première se constitue « par le haut » et impose le principe et la
règle de façon unilatérale, alors que la seconde s’organise par le bas en
respectant, par la nature même de la consultation (shūrā), des principes
clairs tels que délibération, liberté de pensée et d’expression, égalité des
membres. La décision politique reste relative, discutable et circonstancielle
(géographiquement et historiquement) car produite par des êtres humains
faillibles. Nous ne sommes pas loin ici de la pensée qui, en Occident, a
produit la sécularisation : il s’agissait, selon les mêmes critères, de
distinguer le pouvoir du clergé, de l’Église catholique, de celui de l’État. Il
n’y a pas de clergé en islām (même chez les chiites, le rôle de la hiérarchie
n’est pas identique à celui de l’Église), mais il n’y a pas, à l’origine, de
confusion des ordres : même si le Messager était à la tête de l’autorité
politique à Médine, son pouvoir ne s’exerçait pas selon une référence
religieuse dogmatique et imposée « au nom de Dieu » ou « de droit divin ».
Jamais il n’a été question d’une théocratie, mais seulement d’une gestion
ouverte où les décisions se prenaient en commun, selon le principe de la
majorité.
Ce que la religion offre à la politique et à l’exercice de l’autorité publique
n’est pas un modèle dogmatique, mais un corps de valeurs et de principes
éthiques que celle-ci doit chercher à respecter. Les caractéristiques du chef
d’État, ou du politique, sont l’intégrité, la compétence et la responsabilité
(au sens anglais d’accountability : qui doit rendre des comptes à ses
administrés). L’exercice du pouvoir doit se faire dans la transparence, la
justice, l’égalité et le respect du choix de la majorité, des femmes comme
des hommes, musulmans ou non.
À Médine, les femmes comme les hommes avaient fait allégeance au
Message (bayʿah*) ; ceux qui n’étaient pas musulmans faisaient partie de la
ummah*, ils y avaient les mêmes droits et les mêmes devoirs, selon la
charte constituée sous l’autorité du Messager. Quand, inversement, le
pouvoir n’est pas géré de façon plurielle et selon les exigences de la shūrā
(délibération) démocratique, il appartient aux Hommes de résister et de
réformer leur société. Le Messager l’a affirmé : « Le meilleur des jihād est
une parole de vérité devant un tyran39 [despote, dictateur]. » Et d’avertir les
pouvoirs injustes : « Craignez l’invocation de celui qui est injustement
traité, même s’il est un négateur [kāfir*], il n’y a pas entre cette invocation
[et Dieu] de voile40 [d’obstacle]. »
L’histoire de l’islām montre que les choses n’ont pas toujours été gérées
de cette façon. Très tôt, et jusqu’à nos jours, on a assisté à des confusions,
des distorsions et des trahisons de ces enseignements quant à la gestion
ouverte de l’action politique. Les approches littéralistes ont souvent
confondu les deux autorités et transformé le pouvoir politique en un pouvoir
dogmatique religieux, sans distinction de nature. Par ailleurs, la non-
distinction entre principes universels et applications anciennes a conduit
certains groupes politiques à refuser les évolutions sociales et politiques et à
vouloir imposer des modèles totalement caducs. Enfin, la notion de «
pouvoir absolu de Dieu » a parfois été traduite, en termes politiques, dans le
déni de la rationalité humaine individuelle et collective et par l’application
littérale et stricte de principes et règles directement tirés du Coran, sans
tenir compte de l’Histoire et des contextes sociaux, politiques et culturels.
Tout écart vis-à-vis de cette application atemporelle des principes
justifierait, selon certains groupes littéralistes et extrémistes, l’usage de la
violence et l’application stricte et cruelle de leur interprétation du code
pénal islamique. Les exemples de ces trahisons et de ces errances abondent
aujourd’hui, qu’il s’agisse des dictatures constituées ou des mouvements
littéralistes extrémistes au Moyen-Orient et dans le reste du monde.
Le pardon

Les enseignements de la sharīʿah ne cessent de faire référence au pardon.


Entre les principes premiers à respecter et les objectifs universels à
atteindre, les êtres humains seront confrontés, sur la Voie, à de multiples
épreuves et difficultés. Ils devront leur résister et se réformer au moyen de
tous les jihād dont nous avons parlé41, mais il est impératif qu’ils
apprennent la compassion (raḥmah), la douceur (rifq*) et le pardon (ʿafw*).
Cela commence bien sûr avec eux-mêmes, dans la confiance en Dieu,
quelles que soient les difficultés et les erreurs : « Dis : “Ô vous mes
serviteurs qui avez agi contre vous-mêmes [à votre propre détriment], ne
désespérez pas de la Miséricorde divine [Sa Compassion, Sa Grâce]. Dieu
en vérité pardonne tous les péchés. Car Il est certes le Clément, le
Compatissant.”42 »
La Voie est une invitation à la compassion, à la mansuétude, à la
protection de soi et de ses semblables. Une tradition prophétique rappelle :
« Qui donc protège [couvre les fautes d’] un musulman [une musulmane]
ici-bas, Dieu le protégera [couvrira ses fautes] ici-bas et dans l’au-delà43. »
Il ne s’agit pas d’appliquer des règles de façon stricte, inconsidérée et rude
en cherchant à nourrir la culpabilisation et à exposer les coupables, bien au
contraire. L’enseignement islamique commence par célébrer l’innocence
des Hommes, puis leur accès à la responsabilité avec douceur et pardon : il
ne cultive pas la culpabilité et n’invite pas à la culpabilisation. Au contraire,
cet enseignement insiste sur la Miséricorde de Dieu, Sa Compassion, Sa
Douceur et Sa Bonté dont doivent s’inspirer les Hommes pour les vivre
dans leur quotidien, vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis d’autrui. Ainsi : «
Celui qui ne fera pas preuve de compassion ne trouvera point la
compassion44. » Sur la Voie, cette attitude de respect, de maîtrise, de
protection et de pardon est une des caractéristiques morales du croyant,
comme l’indique le Coran : « [Les pieux sont ceux] qui maîtrisent leur
colère et pardonnent aux gens45 », donc à tous, de façon générale. Il leur est
demandé d’accueillir, de pardonner et de ne jamais juger autrui une fois
pour toutes, car le jugement appartient à Dieu seul. Au Prophète même, la
Révélation rappelle : « Ton devoir est de transmettre [le Message] et le
jugement Nous appartient46 [appartient à Dieu]. »
Entre les principes et les objectifs, l’humanité des Hommes sur la Voie
est illuminée par la patience, la protection, la compassion et le pardon. Ce
trait spirituel est une disposition du cœur qui éclaire d’un jour particulier
tous les enseignements de l’islām. Vis-à-vis de chacun, il convient d’éviter
la moquerie, le dénigrement, la médisance, le soupçon et l’espionnage : « Ô
vous qui avez la foi, évitez de conjecturer sur autrui, ne vous épiez
[espionnez] pas les uns les autres ! Ne médisez pas les uns des autres !
Lequel d’entre vous voudrait manger la chair de son frère mort ? Certes
vous en auriez horreur ! Soyez empli de la conscience révérencielle de Dieu
car Dieu est Clément [Pardonneur, Indulgent] et Très Miséricordieux47. »
L’image est forte : espionner, médire, soupçonner, c’est manger la chair
morte de son frère en humanité. Or, la Voie appelle à la vie, au bien, au
pardon et à l’amour.
Le verset suivant est un appel, un élan ouvert vers l’humanité entière ; il
rappelle que la distinction et la grandeur des êtres humains sont intérieures
et que Dieu seul en a le savoir et le secret : « Ô vous les Hommes ! Nous
vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous vous avons répartis
en peuples et en tribus, afin que vous vous entreconnaissiez. En vérité, le
plus noble d’entre vous auprès de Dieu est celui dont la conscience
révérencielle de Dieu [la piété] est la plus profonde. Dieu est Omniscient et
le Bien informé48. » Parce qu’ils ne connaissent pas les secrets des cœurs,
les Hommes sont invités à rester pondérés, indulgents et pleins de
mansuétude quant au jugement des actions visibles. Le cœur de chacun a
ses secrets et, sur la Voie, nul ne peut en être le juge ni le bourreau.

Humanité et environnement

Nous avons vu comment le Message de l’islām parle de l’Homme et de la


Création. Tous ses enseignements exigent le même respect de tous les êtres
humains, qui tous proviennent de la même origine et auront tous la même
fin. Les relations entre les Hommes et les nations sont fondées sur le respect
et la connaissance mutuelle. Il existe un véritable humanisme de l’islām qui
met l’Homme au centre de la Création, mais exige de lui, en tant que vice-
gérant (khalīfah), une gestion spirituelle, humaine et respectueuse.
Humanisme

Les enseignements de la sharīʿah ont pour visée principale l’Homme au


cœur de la Création. Cinq enseignements sont développés de façon très
explicite.
Premièrement, toutes les femmes et tous les hommes proviennent du
même être originel : « Ô vous les Hommes, soyez emplis de la conscience
révérencielle de Dieu qui vous a créés d’un être unique et qui en a créé
[tiré] son conjoint [époux] et fit naître de ce couple de nombreux hommes et
femmes49. » Le texte coranique ne mentionne pas la création de la femme à
partir de l’homme, mais la création des deux, femme et homme, à partir
d’un être unique qui est leur commune origine.
Deuxièmement, toutes les femmes et tous les hommes ont la même
dignité originelle, quels que soient leur religion, leur couleur, leur origine et
leur statut social : « Nous avons certes octroyé la dignité à l’être humain50.
» Les faiblesses, les péchés, voire les pires actions ne doivent pas faire
oublier cette dignité fondamentale dans le jugement et le traitement de nos
semblables.
Cette humanité, en troisième lieu, est une. Dieu, nous l’avons dit, a voulu
la diversité des nations et des tribus, comme d’ailleurs la diversité des
langues et des couleurs : « Parmi Ses signes, [il y a] la création des Cieux et
de la Terre, et la diversité de vos langues et de vos couleurs51. » Cette
diversité, au cœur même de l’unité de l’humanité, exige le respect de la
volonté de Dieu et l’engagement à mieux se connaître, à mieux connaître
les religions, les langues, les cultures, etc.
Ce pluralisme des nations et des cultures permet de préserver l’équilibre
des forces (pour éviter la corruption sur la Terre), mais il invite aussi, et
c’est le quatrième point, à une compétition positive pour le bien : « […] Si
Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais il en
est ainsi afin de vous éprouver en ce qu’Il vous a donné. Rivalisez donc de
bonté52 [dans le bien]. » Cette attitude positive vis-à-vis d’autrui, qui
devient le catalyseur de l’expression du bien et le miroir de l’humanité
commune définissant les êtres, impose donc d’aller au-delà du principe de
tolérance, lequel ne suffit pas. Il ne s’agit pas de « souffrir » la présence de
l’autre, dans un rapport qui le classerait dans un rang inférieur (celui qui
tolère est forcément en position de force), mais de respecter sa présence
dans un rapport d’égalité, de reconnaître sa richesse et sa singularité par la
connaissance et de célébrer l’apport mutuel à travers une saine rivalité pour
le bien.
Enfin, cinquièmement, il est impératif de suspendre son jugement quant
aux peuples et aux nations : « Ô vous qui avez la foi, qu’un peuple ne se
moque pas d’un autre peuple, car il se pourrait que ce peuple [dont ils se
moquent] soit meilleur qu’eux53. » Le jugement appartient à Dieu. Comme
il est dit à plusieurs reprises dans le Coran : « À Dieu est votre retour à tous
et Il vous informera alors de ce sur quoi vous divergiez54. » Dieu seul est le
maître du jugement et chacun doit s’engager à être un Homme digne,
respectueux de l’égalité de tous les individus, femmes et hommes, de toutes
les croyances et religions, en tâchant de promouvoir le bien autant que faire
se peut. Certes, en tant que croyant, l’Homme pense et croit que la dernière
Révélation est l’ultime vérité provenant de la Vérité de Dieu (al-Ḥaq), mais
cette Vérité exige de lui qu’il respecte autrui, s’abstienne de tout jugement
définitif et se distingue éthiquement. En ce sens, le message universel de
l’islām enseigne aux musulmans que la diversité est universelle.
Ces enseignements fondent le socle de l’humanisme islamique, que l’on
trouve inscrit dans les Textes et qui donne sens à la Voie, avec tout ce que
nous avons déjà mentionné de ses enseignements fondamentaux.

La Création et la Nature

Un grand nombre de versets et de traditions prophétiques évoquent la


Création, la Nature et toutes les espèces vivantes. Dieu, certes, a conféré à
l’Homme un statut et un rôle privilégiés (« Il [Dieu] a mis à votre
disposition tout ce qui est dans les Cieux et sur la Terre55 »), mais l’être
humain ne doit jamais négliger le fait que tous les éléments de cette
Création chantent les louanges du Divin, que le sacré l’entoure et qu’il doit
être respectueux de ce don de Dieu. Nous l’avons vu : « Les sept Cieux et la
Terre chantent les louanges de Dieu, de même que tout ce qu’ils
contiennent. Et il n’est point un élément qui ne chante Ses louanges, mais
vous ne comprenez pas leurs prières. Dieu est certes plein de mansuétude et
de compassion56. » Avec l’œil du cœur, on peut voir, de surcroît, que «
l’étoile et l’arbre se prosternent57 ». Jamais la Création n’est vide des signes
de Dieu, jamais elle n’est « désenchantée », puisque tous les éléments
rappellent et célèbrent Dieu. Cet environnement spirituel et physique doit
être respecté, protégé et géré avec un grand respect. En ce sens,
l’humanisme de l’islām a comme pendant naturel ses enseignements
écologiques.
Le Messager a exigé la protection de la Nature en temps de guerre et
donc, à plus forte raison, dans la vie de tous les jours. L’enseignement
fondamental de l’islām concerne les animaux et tous les éléments (eau,
arbres fruitiers, etc.) sans exception. Le Messager n’a eu de cesse de le
répéter. Ainsi, alors qu’il passait un jour à côté de Saʿd ibn Abī Waqqās,
occupé à faire ses ablutions rituelles, le Prophète l’interpella : « Qu’est-ce
que ce gaspillage, ô Saʿd ? – Y a-t-il gaspillage même dans les ablutions ?
», lui demanda-t-il. Et le Prophète de répondre : « Oui, et ce, même en
utilisant l’eau courante d’une rivière58. » L’eau est un élément essentiel
dans tous les enseignements et toutes les pratiques rituelles car elle
représente la purification du corps comme celle du cœur, de l’extériorité
physique comme de l’intériorité spirituelle. Mais le Prophète enseignait à
Saʿd et à ses Compagnons de ne jamais la considérer, non plus qu’aucun
élément de la Nature, comme un simple « moyen » de leur édification
spirituelle : au contraire, leur respect et la mesure de leur usage
constituaient déjà, en soi, un exercice et une élévation spirituels, une «
finalité » dans leur quête du Créateur.
Cette réprobation du gaspillage (« même avec l’eau courante d’une
rivière ») indique que le Prophète place le respect de la Nature au niveau
d’un principe premier censé réguler les comportements, quelles que soient
la situation et les conséquences de l’agir humain. Il ne s’agit pas d’une
écologie née du pressentiment des catastrophes (résultant des actions
humaines), mais d’une sorte d’« écologie en amont », qui fait reposer les
rapports de l’Homme avec la Nature sur un socle éthique associé à la
compréhension des enseignements spirituels les plus profonds de la Voie.
Le Prophète pleura une nuit entière lorsqu’il reçut le verset suivant : « Il y a
certes dans la création des Cieux et de la Terre, et dans la succession de la
nuit et du jour, des signes pour ceux qui sont doués de discernement59. »
Le rapport du croyant avec la Nature ne peut se fonder que sur la
contemplation et le respect. Ce dernier est si important que le Prophète avait
un jour affirmé : « Si l’un de vous tient dans sa main un plant [de palmier]
et qu’il entend que sonne l’heure du Jour du Jugement, qu’il s’empresse
donc de le mettre en terre60. » La conscience croyante devrait donc,
jusqu’au bout, se nourrir de cette intime relation avec la Nature, au point
que son dernier geste soit celui qui s’associe au renouveau de la vie et de
ses cycles.
Ce même enseignement parcourt la vie du Prophète vis-à-vis des
animaux. Les situations-limites de guerre, durant lesquelles le Prophète a
montré et rappelé qu’il fallait bien traiter les animaux, sont encore une
conséquence directe des enseignements de la sharīʿah en la matière.
Muḥammad n’a jamais cessé de rendre ses Compagnons conscients de la
nécessité de respecter toutes les espèces animales. Il leur conta un jour cette
histoire : « Un homme marchait sur la route, sous une chaleur étouffante ; il
vit un puits et y descendit pour étancher sa soif. Lorsqu’il en remonta, il
aperçut un chien tout haletant de soif et se dit : “La soif de ce chien est aussi
grande que l’était la mienne.” Il redescendit alors dans le puits, remplit
d’eau sa chaussure et remonta, la tenant par les dents. Il y fit boire le chien,
et Dieu l’en récompensa et lui pardonna ses péchés. » On lui posa alors la
question suivante : « Ô Prophète, avons-nous une récompense si nous
traitons bien les animaux ? » Le Prophète répondit : « Tout bien fait à toute
créature vivante est récompensé61. » En une autre occasion, il affirma : «
Une femme a été châtiée pour une chatte qu’elle avait emprisonnée jusqu’à
ce qu’elle mourût. À cause de cette chatte, elle est entrée en enfer. Elle ne
l’a ni nourrie ni abreuvée, alors qu’elle la tenait enfermée, et elle ne lui a
pas laissé la possibilité de consommer ses proies62. »
Au moyen de traditions de ce type, et par son propre exemple, l’Envoyé
rappelait que le respect des animaux participe de l’enseignement islamique
le plus essentiel. Toutes les occasions sont bonnes pour insister sur cette
dimension. Nous avons parlé de la viande ḥalāl et de sa consommation63.
Le Messager, de la même façon, a insisté sur le traitement des animaux.
Alors qu’un individu avait immobilisé sa bête puis aiguisait son couteau
devant elle, le Prophète intervint et lui dit : « Tu veux donc la faire mourir
deux fois ? Pourquoi n’as-tu pas aiguisé ton couteau avant de
l’immobiliser64 ? » Il enseignait ainsi que le droit de l’animal à être
respecté, à ne point souffrir, à recevoir la nourriture dont il a besoin et à être
bien traité n’est pas négociable : il participe des devoirs de l’être humain et
doit être compris comme l’une des conditions de son élévation spirituelle au
cœur et par la Voie.
La focalisation sur l’aspect légal des enseignements islamiques, au cours
de l’Histoire, a bien souvent rendu secondaires, voire fait oublier
l’humanisme du Message et la force des ses exigences vis-à-vis de la
Création, de la Nature, de l’environnement et des animaux quels qu’ils
soient. La fraternité humaine et le respect de la vie, animale et végétale, se
font écho ; c’est ainsi que l’Homme, avec sa liberté, participe au concert des
louanges célébrées par la Création entière. De nos jours, hélas, les
musulmans négligent de nombreux enseignements de la sharīʿah, de la
Voie, que ce soit sur le plan de l’édification et de l’élévation spirituelles, du
respect de l’humanité des Hommes et de celui de l’environnement. Le
formalisme et le peu d’insistance sur le sens, les finalités, les vertus et le
bon comportement ont un impact pernicieux sur la pratique de la religion.
Le renouveau de l’islām passera par la réconciliation des musulmans
avec le message le plus profond de la sharīʿah qui est une conception de la
vie, de l’Homme, de la Création et de la mort. La Voie est une éducation et
une rééducation perpétuelle.
1. Coran : sourate 45, verset 18.

2. Coran : sourate 5, verset 48.

3. Coran : sourate 42, verset 13.

4. Islamic State of Iraq and the Levant : État islamique en Irak et au Levant.

5. Coran : sourate 25, verset 52.

6. Voir chapitre 2, p. 91.

7. Coran : sourate 91, versets 8 à 10.

8. Coran : sourate 22, verset 41.

9. Coran : sourate 3, verset 110.

10. Voir chapitre 1, p. 36.

11. Coran : sourate 16, verset 126.

12. Coran : sourate 8, verset 61.

13. Coran : sourate 2, verset 251.

14. Voir chapitre 4, p. 184.

15. Voir chapitre 2, p. 81.

16. Ḥadīth rapporté par Ibn Mājah.

17. Ḥadīth rapporté par Muslim.

18. Coran : sourate 18, verset 29.

19. Voir p. 112.


20. Voir chapitre 2, p. 95.

21. Coran : sourate 4, verset 97.

22. Coran : sourate 4, verset 135.

23. Coran : sourate 4, versets 108 à 115.

24. Coran : sourate 4, verset 112.

25. Coran : sourate 38, verset 26.

26. Coran : sourate 5, verset 8.

27. Coran : sourate 9, verset 71.

28. Coran : sourate 4, verset 32.

29. Ce « sermon d’adieu » figure parmi les aḥādīth authentifiés par al-Albanī ; le verset cité est le 13e de la sourate 49.

30. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī.

31. Coran : sourate 2, verset 256.

32. Ḥadīth rapporté par Muslim.

33. La formule : « Il n’est de pouvoir qu’en Dieu » se trouve dans le Coran, sourate 18, verset 39.

34. Ibn Hishām, op. cit., vol. 3, p. 167.

35. Coran : sourate 26, verset 154.

36. Coran : sourate 42, verset 38.

37. Coran : sourate 2, verset 233.

38. Coran : sourate 3, verset 159.

39. Ḥadīth rapporté par Aḥmad.

40. Ḥadīth rapporté par Aḥmad.

41. Voir p. 161.

42. Coran : sourate 39, verset 53.

43. Ḥadīth rapporté par Muslim.

44. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī et Muslim.

45. Coran : sourate 3, verset 134.

46. Coran : sourate 13, verset 40.

47. Coran : sourate 49, verset 12.

48. Coran : sourate 49, verset 13.

49. Coran : sourate 4, verset 1.

50. Coran : sourate 17, verset 70.

51. Coran : sourate 30, verset 22.

52. Coran : sourate 5, verset 48.

53. Coran : sourate 49, verset 8.

54. Coran : sourate 5, verset 48.

55. Coran : sourate 31, verset 20.

56. Coran : sourate 17, verset 44.

57. Coran : sourate 55, verset 6.

58. Ḥadīth rapporté par Aḥmad et Ibn Mājah.

59. Coran : sourate 3, verset 190.

60. Ḥadīth rapporté par Aḥmad.

61. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī et Muslim.

62. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī et Muslim.

63. Voir p. 129.

64. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī.


Chapitre 5

LES DÉFIS CONTEMPORAINS

Les musulmans d’aujourd’hui font face à de nombreux défis. Les piliers


de la foi et de la pratique, les exigences de la Voie sont autant de principes,
de règles et d’objectifs difficiles à appliquer ou à atteindre, avec lesquels le
comportement des musulmans est souvent en contradiction. Face aux
perceptions souvent négatives, d’aucuns se réfugient dans la célébration du
passé, dans l’apologétique ou, plus grave encore, dans le déni. De fait, le
plus grand défi est sans doute d’ordre psychologique. Il tient à cette
tendance à idéaliser le passé, à relativiser les problèmes contemporains et
encore à blâmer autrui. Il est nécessaire pourtant d’aborder de front la
question du rapport aux Textes, de la diversité des interprétations, de la
confusion entre religion et culture comme du déficit de dialogue
intracommunautaire. La question de l’homme et de la femme, de leur
égalité et de leur relation reste centrale. Un certain nombre de défis sont
liés aux sociétés majoritairement musulmanes ; d’autres concernent plus
spécifiquement les musulmans vivant en situation de minorité religieuse à
travers le monde. Certains, comme l’éducation, leur sont communs.

Passé et présent
On a beaucoup glosé sur les notions de « religion » et de « civilisation »
islamiques, et l’apport de la première, comme la définition de la seconde,
n’ont pas toujours fait l’unanimité. Tous les historiens s’accordent à
reconnaître des périodes particulièrement florissantes, des « âges d’or
islamiques » sous les différents empires musulmans. On les trouve, dès
l’origine, à La Mecque et à Médine, puis à Damas sous l’Empire umayyade,
avec le rayonnement de Bagdad sous l’Empire abbasside, sans oublier
l’extraordinaire apport de l’Andalousie, à quoi il faut ajouter le long règne
(quarante-six ans) de Süleyman Ier, dit « le Législateur » (al-Qanūnī*) ou «
le Magnifique ». Il importe de se rappeler et d’étudier ce passé pour
connaître les raisons de la réussite ; mais aussi de comprendre les causes du
déclin et du délitement pour en tirer des enseignements utiles face aux défis
du présent.

Les âges d’or

L’une des raisons majeures de l’expansion de l’islām et des musulmans,


puis de leurs apports à travers les continents, tient aux lieux de leur
installation et à la nature de leurs relations avec les autres civilisations,
religions et cultures. Avant l’islām, La Mecque est un haut lieu de
commerce et d’échanges. Des tribus de toutes les régions voisines s’y
rencontrent et s’y enrichissent culturellement et financièrement. Avec
l’expansion très rapide de l’islām, le rassemblement international que
représente le pèlerinage à La Mecque et l’installation des musulmans à
presque tous les carrefours des routes marchandes (Afrique saharienne,
ensemble du Moyen-Orient, Asie vers la Chine et l’Inde et pourtour
méditerranéen jusqu’à l’Europe), un cumul de facteurs objectifs explique le
dynamisme de la civilisation islamique, bien plus que les conquêtes
militaires, au-delà de l’expansion proprement dite. Ce sont surtout les
marchands, au gré de leurs migrations le long des routes commerciales, qui
s’installèrent et s’acculturèrent, de l’Afrique du Nord jusqu’à l’Europe, vers
l’Occident, et jusqu’à l’Inde, la Chine et l’Asie du Sud-Est, à l’Orient, sans
oublier leur présence active au Moyen-Orient et en Asie centrale (Ispahan,
Samarkand, etc.). Avec leur foi, ils apportaient une langue, des pratiques
commerciales et des cultures diverses. Les autorités politiques et
économiques des différents empires ont accompagné ce mouvement en
s’appuyant sur une langue, en instituant une monnaie et en réglementant le
commerce, sans trop intervenir dans l’organisation pratique, laissée à la
discrétion des gouvernants locaux. Ce double mouvement migratoire de la
périphérie vers le centre, avec le pèlerinage, et du centre vers la périphérie,
avec la diffusion de la foi, de la langue et des cultures, a donné lieu, au-delà
des échanges commerciaux, des rencontres intellectuelles et culturelles, à
des apports et des fécondations mutuels.
On situe le premier âge d’or de l’islām entre le VIIIe et le XIIIe siècle, alors
que le pouvoir est surtout entre les mains des Arabes. Durant ces six siècles,
l’énergie spirituelle, intellectuelle, commerciale et militaire des empires
musulmans successifs est remarquable. Avec l’avènement d’al-Maʾmūn
(mort en 833) sont créés l’Observatoire de Bagdad (829), qui va développer
l’astronomie, et la « Maison de la Sagesse » (bayt al-Ḥikmah) (832), dont
les divers centres seront des lieux d’étude, de traduction et de recherche
ouverts à tous les penseurs et chercheurs à travers le monde1. Ces « maisons
de la Sagesse », à Bagdad, au Caire, à Damas, Samarkand, Ispahan, Fès ou
Cordoue, sont en contact avec les civilisations perse, grecque, romaine,
chinoise et indienne. On y traduit les grandes œuvres scientifiques,
philosophiques et artistiques en langue arabe. Savants et penseurs arabes –
musulmans, mais aussi juifs et chrétiens – y ajoutent leurs propres apports,
en établissant des liens et des ponts entre les savoirs, les sciences et les
civilisations du monde, à partir de leur foi et de leurs références culturelles.
L’astronomie, les mathématiques (algèbres, arithmétiques, géométrie, etc.),
la médecine (circulation sanguine, optique, chirurgie, anesthésie, dissection
et institution des premiers hôpitaux, etc.), la physique, la chimie, la
géographique, la botanique, la zoologie et l’agriculture : autant de domaines
qui sont développés et enrichis. Les chiffres et le système décimal indiens
sont adoptés. Ainsi, les découvertes des uns croisent les hypothèses des
autres et, partout, ces « maisons de la Sagesse » produisent des savoirs
scientifiques nouveaux et originaux, par la diversité de leurs sources et leur
exploitation. Il en va de même en philosophie (avec l’héritage gréco-romain
et la théologie-philosophie islamique – ʿilm al-kalām), en sociologie
(chacun connaît l’œuvre d’Ibn Khaldūn), en poésie, en architecture (arcs,
hypostyles, coupoles, colonnades, etc.) et dans les arts (calligraphie,
enluminures, miniatures, céramique, ébénisterie, textile, etc.). Dès le VIIIe
siècle, la civilisation islamique emprunte à la Chine l’usage du papier et le
diffuse de l’Orient à l’Occident, permettant le développement sans
précédent des savoirs et des techniques.
Pendant six siècles, la civilisation musulmane se distingue par la
célébration des savoirs sous toutes leurs formes : sciences exactes,
expérimentales et humaines. La foi, avec son exigence de connaissance,
d’éducation et de mouvement, est une motivation, jamais un obstacle. Entre
autres moments historiques particulièrement florissants, citons encore
l’Andalousie du VIIIe siècle jusqu’à la chute de Grenade, au XVe siècle, riche
de tous les apports intellectuels et de la diversité de ses contributions (juive,
chrétienne et islamique). L’édifiant règne de Süleyman le Magnifique
(1520-1566) se distingue par son expansion militaire, mais surtout grâce à
ses réformes tant administratives que juridiques (qui lui ont valu son
surnom de « Législateur »), ses projets architecturaux monumentaux (avec
son célèbre architecte Sinan) et le développement des arts à travers ses
sociétés (« Communauté des talentueux ») dont le centre était le palais de
Topkapi, à Istanbul. On comptait plus de quarante sociétés artistiques
(regroupant des centaines de membres de toutes origines), où les apports
culturels turcs et européens se mêlaient aux contributions d’artistes
musulmans provenant de tout l’Empire. Süleyman était un grand chef
militaire, un législateur et un poète : il réforma le droit pénal, fiscal et
foncier, s’intéressa même aux droits des animaux. Les actes passibles de la
peine de mort furent restreints, il fit appliquer des lois fiscales plus
favorables aux chrétiens (Code des Rayas) et se dota d’une législation
spécifique assurant la protection aux juifs (1553). Il développa l’éducation,
l’enseignement gratuit et l’alphabétisation (mektebs). Dans les lycées
(médersas) et les universités, on enseignait la philosophie, l’astronomie,
l’astrologie et les arts. La diversité et le respect des religions, des cultures et
des savoirs étaient célébrés et partout visibles (jusqu’à ce jour) à Istanbul et
dans les grandes cités.
Ces époques florissantes sont des preuves manifestes que l’islām non
seulement n’a jamais été un frein aux savoirs, aux arts et à la diversité, mais
que la religion bien comprise en a été le moteur, à l’échelle internationale,
pendant des siècles. On a souvent minimisé, voire totalement occulté
l’apport islamique à la culture occidentale en affirmant, contre toute vérité,
que les Arabes et les musulmans n’avaient été que des traducteurs, des «
ponts », de simples passeurs des héritages grecs et romains. En somme, ils
n’auraient fait que restituer à l’Europe ce qui lui appartenait et lui aurait
transmis, tout au plus, qu’une poignée de connaissances venues de Chine (le
papier) et d’Inde (le calcul décimal). Or, l’apport des musulmans fut
notablement plus important et substantiel dans tous les domaines
susmentionnés. Une étude sérieuse prouve leur contribution intellectuelle,
scientifique, sociale et artistique. La culture européenne et occidentale a
bien des racines gréco-romaines et judéo-christiano-islamiques.
Le déni de ces racines islamiques est allé de pair, depuis des siècles, avec
la construction idéologique d’un islām présenté comme la « religion de
l’autre ». L’Europe semble avoir tout fait pour nier cette part de son héritage
afin de se construire et de s’unir, religieusement et culturellement, en se
différenciant de l’islām, essentialisé à travers une description caricaturale et
erronée. Au cours des siècles, il est devenu évident, comme un truisme
indiscuté, que l’islām a « un problème » avec la raison, les sciences, les
arts, le pluralisme, la séparation des autorités religieuse et étatique. On a pu
affirmer tout et son contraire, mais toujours en entretenant cette altérité. À
l’époque du puritanisme religieux des catholiques, puis des protestants,
l’islām est perçu comme une religion permissive, où la sensualité le dispute
à la luxure des harems (la littérature courtoise et subversive s’en est
inspirée) ; aujourd’hui, à l’ère de la libération sexuelle, le même islām en
vient à représenter exactement le contraire : un monde d’interdits, de
carcans, de voiles et de frustrations. Dans les deux cas, il est pensé et perçu
comme « l’autre », le différent.
Cette représentation idéologique de l’islām, l’un des moteurs de
l’orientalisme au XIXe siècle, a eu un impact considérable. On l’observe
encore dans les propos que l’on peut entendre aujourd’hui dans les sociétés
occidentales, sociétés ouvertes et pluralistes sur les plans religieux, culturel,
scientifique, philosophique et artistique, mais qui, niant et oubliant leur
riche histoire, autorisent parfois des conclusions simplistes et dangereuses
sur un islām imaginaire où toute raison serait absente, où les sciences et les
arts seraient bannis et dont la foi exclusive et expansionniste serait imposée.
Une étude historique et scientifique prouve que rien n’est plus faux. Il serait
bon que les programmes d’enseignement des écoles occidentales intègrent
les contributions majeures des musulmans aux civilisations du monde, si
l’on veut sincèrement actualiser les savoirs et réformer les perceptions.

Les causes du déclin

De nombreux historiens datent le déclin de la civilisation islamique aux


alentours du XIIIe siècle et des invasions mongoles. Les troubles aux
frontières de l’Empire, la fragilité du pouvoir, les défaites militaires ensuite
ont été des facteurs déterminants dans ce déclin. Néanmoins, ce sont bien
plus des facteurs internes qui, à terme, provoquent son délitement, puis sa
chute. On ne peut manquer d’observer, très vite après la mort du Messager,
les tensions politiques qui conduisent à l’assassinat de trois des quatre
premiers califes. Ces tensions et ces luttes de pouvoir traversent l’histoire
de la civilisation islamique. Elles se sont encore amplifiées avec
l’instauration de la succession dynastique et héréditaire. La rapidité de
l’expansion, la grandeur du territoire à administrer, la diversité des cultures
politique et sociale à gérer ont marqué, dès l’origine, les différents empires
islamiques. Selon la vision, la détermination et la force de caractère du
calife, du sultan ou du chef, on a pu voir des périodes florissantes où la
puissance militaire, la stabilité politique et la richesse culturelle ont permis
à la civilisation islamique de s’épanouir. Au cours de l’Histoire, néanmoins,
face à l’émergence d’autres forces et de puissances étrangères conquérantes,
il est arrivé que l’énergie et la créativité aient été mises à mal.
Historien, philosophe et l’un des premiers sociologues, Ibn Khaldūn
(mort en 1406) a décrit les cycles des civilisations en étudiant les motifs de
leur naissance, de leur apogée et de leur déclin, mettant en évidence les
raisons internes et externes de cette évolution naturelle. La civilisation
islamique, comme les autres, a traversé ces différentes phases. Parmi les
facteurs internes, il y eut, après l’énergie initiale et la confiance
conquérante, de longues périodes d’instabilité, de doute et de crainte vis-à-
vis des autres civilisations et des empires concurrents.
Trois phénomènes ont accompagné ces périodes difficiles. Sur le plan de
la connaissance, les savants s’intéressaient essentiellement au droit (fiqh)
comme moyen de protection vis-à-vis de la potentielle ingérence ou de la
colonisation par l’ennemi (ou perçu comme tel). Fixer le licite (ḥalāl) et le
distinguer de l’illicite (ḥarām) donnait le sentiment d’être mieux armé pour
résister aux cultures et apports exogènes. En période de crise, la civilisation
islamique, naguère ouverte à la pensée, aux sciences et aux arts, soudain se
protège, par un réflexe naturel mais problématique, au moyen de la
législation et de l’établissement de limites. Cette prééminence du droit aura
un impact sur la pensée islamique à long terme. Le rapport à Dieu,
l’interaction entre les Hommes, les structures du pouvoir sont pensés à
travers des règles et des normes qui leur confèrent leur caractère islamique,
par opposition à ce que d’autres pourraient penser ou faire.
Cette attitude intellectuelle a précédé le déclin politique et les invasions.
On l’observe dès le XIe siècle. Les deux principales conséquences de cette
attitude vont porter de grands préjudices à l’évolution de la pensée
musulmane. Par peur, parfois par pusillanimité, on commence par affirmer
que les savants du passé ont déjà tout dit et qu’il n’y a rien à ajouter.
D’aucuns, parmi les sunnites (mais pas chez les chiites), osent même
affirmer que les portes de l’ijtihād ont été fermées et qu’il n’est plus
nécessaire, ni même permis, de raisonner au-delà des Textes et de ce que
ces savants du passé ont établi en matière de règles et de normes. Cette
attitude, tournée vers la répétition et l’imitation (taqlīd*), est un signe de
régression manifeste. On la décèle encore aujourd’hui dans certaines
tendances islamiques : ainsi, les littéralistes proposent une forme de taqlīd
par l’imitation formaliste des modèles du passé, tandis que les
traditionalistes veulent se borner à répéter et commenter les savants anciens.
L’autre conséquence consiste à se penser soi-même dans l’altérité et à
redouter les influences intellectuelles et culturelles étrangères. Certains
domaines du savoir seront, de fait, considérés comme dangereux. C’est
ainsi que l’on voit de plus en plus de juristes s’opposer à certains
développements scientifiques, à la philosophie ou à la mystique. Cette peur
du savoir, cette crainte de la « contamination » n’existait pas à l’origine ;
bien au contraire, l’islām intégrait, repensait, adaptait et exploitait. La crise
intellectuelle du monde musulman, aux alentours des XIIe et XIIIe siècles,
commence par cette inversion qui voit le formalisme du droit l’emporter sur
le sens et les finalités éthiques, l’imitation s’imposer en étouffant la
curiosité et la production intellectuelles et, enfin, le renfermement sur soi
fixer des limites rigides et exclure certains savoirs, en contradiction avec
l’esprit d’accueil, d’échange et de partage qui caractérise le Message lui-
même, tel qu’expérimenté au cours des périodes les plus florissantes.
Aujourd’hui encore, les séquelles de cette crise intellectuelle ancienne sont
visibles partout, dans les sociétés majoritairement musulmanes comme en
Occident. La fidélité au Message serait dans la norme (ḥalāl – ḥarām), dans
l’imitation-répétition (taqlīd) et dans l’exclusion de tous les savoirs non «
purement islamiques ». Les causes internes du déclin sont aussi les raisons
profondes qui, aujourd’hui encore, empêchent une renaissance
intellectuelle, scientifique et artistique de l’islām.

Idéaliser le passé

L’un des défis majeurs de l’époque contemporaine est à la fois


intellectuel et psychologique. De nombreux savants et intellectuels
musulmans, au cours des siècles, ont idéalisé ce passé, singulièrement la
période initiale. Les Compagnons n’étaient pas présentés comme des
individus inscrits dans l’Histoire, mais comme des êtres d’exception
presque exempts de faiblesses. Leurs propos les plus nobles et leurs grands
faits d’armes étaient abondamment cités, mais les analyses historiques
sérieuses sur les dynamiques sociales et les tensions politiques, la gestion
erratique de l’héritage du Prophète et les bouleversements caractéristiques
des premières générations manquaient cruellement. Il en a résulté une
attitude particulièrement néfaste, arc-boutée sur un passé idéalisé, parfois
sacralisé, où l’analyse critique est perçue comme un manque de foi, voire
une volonté de détruire l’héritage. La « nostalgie de l’origine », en
l’idéalisant, a eu pour conséquence psychologique de minimiser le potentiel
des individus et des énergies du présent, toujours imparfaits, presque jamais
à la hauteur.
Cette même attitude tend à faire des « grands savants » du passé, qui
somme toute auraient tout dit de ce qui doit être su et dit, les seuls
détenteurs des bonnes clés d’interprétation des textes. Cette confusion entre
préserver un héritage humain et s’y enfermer s’observe dans nombre de
productions intellectuelles à travers l’histoire de la pensée islamique, du
droit (fiqh) aux fondements du droit (uṣūl al-fiqh), à la philosophie (ʿilm al-
kalām, falsafah) et à la mystique (taṣawwuf). Par incidence, ce regard
tourné vers les productions du passé donne à croire que les savants du
présent ne sont pas équipés pour produire une pensée aussi fiable et
appropriée, qui permette, de fait, de relever les défis du présent. La crise
intellectuelle se double ainsi d’une crise psychologique profonde, où le
rapport au passé glorieux prive le présent de la confiance et de la force
intellectuelles de son renouvellement. On finit par s’empêcher de penser les
raisons de ces crises et par répéter jusqu’à l’overdose que la civilisation
islamique est en crise. Pour confirmer ce diagnostic, on ne cesse de se
référer à la grandeur des contributions passées pour prouver le « génie de
l’islām » et des musulmans tout en insistant sur le contraste avec la non-
contribution actuelle. Ainsi, la boucle est bouclée : analyse tronquée du
passé, regard négatif sur le présent, attitude défaitiste, fataliste parfois, face
aux défis contemporains.
Autre conséquence de ces états de crise : une posture victimaire. Loin de
prendre en compte les facteurs internes du déclin, le déficit d’études
historiques, la critique de la pensée musulmane de l’intérieur, le monde
islamique en vient à blâmer autrui des maux qui l’habitent. Les Croisades,
puis la colonisation politique, l’impérialisme économique et culturel ont été
et seraient causes de tous les maux et de toutes les déroutes. L’Occident
dominant aurait tout pris de l’islām (et des musulmans) avant d’en faire son
ennemi, de l’exploiter, de le diviser, d’y créer des conflits (celui de la
Palestine et d’Israël, notamment) et d’y entretenir des crises. S’il est vrai
qu’on ne peut faire l’économie d’une analyse critique sérieuse des facteurs
extérieurs (ils sont réels et nombreux), on ne peut se satisfaire de cette
mentalité de victimes qui transforme les musulmans non en sujets, mais en
objets de l’Histoire et de la perception d’autrui.
Ce processus est si pernicieux que l’on en vient à ne plus même voir et
évaluer la contribution actuelle des musulmans à travers le monde. Car
enfin, sur les plans intellectuel, social, économique, scientifique, culturel,
environnemental ou artistique, d’innombrables musulmans, femmes et
hommes, se signalent par leur engagement, leur énergie et leur créativité.
Beaucoup le font avec leur foi, leur identité et leur conception de la vie, de
la mort et du monde. En Afrique, en Asie, au Moyen-Orient comme en
Occident, ils sont des sujets de leur histoire, fournissent un travail critique,
relèvent les défis de leur temps et contribuent à enrichir le patrimoine
humaniste de l’humanité. Non seulement l’Occident dominant ne les voit
pas toujours, ni ne les considère, mais leur propre société, et les musulmans
à travers le monde – persuadés qu’ils n’ont pas les moyens d’agir et sont
victimes des agissements d’autrui –, peine à reconnaître leur valeur et à y
voir les signes d’un possible renouveau. Ce rapport au passé et au présent
révèle, à n’en point douter, une crise collective profonde.
Lire les Textes

Le rapport aux Textes est fondamental en islām. L’un des piliers de la foi
est de croire au dernier Message en tant que parole révélée de Dieu. Les
traditions prophétiques, essentielles pour la pratique, exigent d’être prises
au sérieux. Les études sur leur authentification et leur compréhension
doivent se poursuivre. Le rapport aux sources scripturaires reste donc un
défi majeur pour les musulmans d’aujourd’hui, qui traversent profonde
crise de confiance, conséquence directe des crises que nous venons
d’évoquer.

Littéralisme et traditionalisme

Les différentes tendances de l’islām se distinguent par la façon dont les


Textes sont interprétés. Certains courants, qui se présentent comme les
gardiens du Message et de l’héritage islamiques, affirment que la seule
vraie fidélité au Message consiste à l’appliquer dans sa littéralité. Ces
mouvements salafī (dits parfois inadéquatement wahhabī*), aujourd’hui
actifs partout dans le monde, se répartissent entre mouvements apolitiques
et quiétistes, salafī politisés ou ayant fait le choix de la violence.
Les salafī, dans leur ensemble, se distinguent des courants traditionalistes
qui se réfèrent strictement à une école de droit (madhhab) et s’en tiennent,
pour l’essentiel, à répéter ce qu’ont dit les savants du passé. La seule façon
d’être fidèle au Message, selon eux, est de se contenter de la contribution
des grands savants, auxquels personne ne peut plus être comparé de nos
jours. La simplicité d’approche que proposent ces deux courants est
attractive pour les musulmans, surtout par les temps troublés qu’ils
traversent. Ils n’auraient donc, pour bien faire, « qu’à » appliquer
littéralement les versets et les traditions prophétiques ou répéter
scrupuleusement ce que la tradition a déjà formulé. Aucune réflexion
critique n’est nécessaire : à entendre ces deux courants, la réforme de la
pensée et des interprétations serait une façon pernicieuse, encore et
toujours, de « détruire l’islām de l’intérieur ».
Il s’agit pourtant d’une réduction pure et simple du Message. Les
enseignements de ces courants insistent sur une fidélité intellectuellement
figée, dogmatique et sectaire. Le Coran est leur référence première, mais les
traditions prophétiques jouent un rôle majeur, souvent sans nuance.
L’application des règles, très formaliste, devient l’essentiel du Message.
Leur obsession : s’accaparer le monopole d’un islām « vrai » et «
authentique », non dévoyé comme celui des autres tendances, lesquelles
sont souvent « excommuniées ». Ces courants n’appellent pas à relever les
défis sociaux, culturels et politiques de l’époque, mais à s’en protéger, dût-
on, au nom de cette protection, composer avec de nombreuses
contradictions, voire des hypocrisies.
Les soutiens financiers et logistiques des États du Golfe ou d’institutions
privées permettent à ces courants de former des savants et des imams, de
construire des mosquées et de diffuser des livres partout dans le monde,
souvent avec la bénédiction des pays occidentaux. Pourtant, ces lectures
littéralistes et traditionalistes proposent des interprétations dogmatiques
souvent dangereuses relativement aux femmes, aux différentes cultures et
aux autres confessions, au pluralisme, à la démocratie, à la diversité, etc. Ils
s’opposent à toute idée de réforme ou de renouveau (tajdīd) qui redonnerait
la priorité au Coran, travaillerait à l’authentification des ḥadīth et à leur
mise en perspective, repenserait les modèles et la modalité de l’application
des règles à l’époque contemporaine. Pour eux, en un mot, réformer la
pensée, c’est trahir les Textes.

L’héritage culturel

Il n’est pas facile de distinguer ce qui est culturel de ce qui est religieux.
Ce travail est pourtant nécessaire, il est même impératif. Comment
comprendre les Textes ? Comment identifier ce qui, dans leur interprétation,
relève de la culture arabe et ce qui découle d’un principe islamique ? Ce
travail s’impose vis-à-vis des sources scripturaires, mais aussi de l’héritage
que nous ont légué les savants : tous ont subi l’influence de la culture dans
laquelle ils baignaient et ont lu les Textes à travers le prisme de leur époque.
La réduction littéraliste et traditionaliste se voit ici complétée par une «
projection culturelle » sur les textes. C’est ainsi que des savants ouverts et
audacieux sur d’autres points se révèlent influencés par leur environnement
sur des sujets tels que l’autorité politique, les femmes ou l’esclavage, par
exemple. Historiquement, certaines interprétations nous apparaissent plus
arabes, perses, turques, africaines, asiatiques que véritablement islamiques.
Très tôt, d’ailleurs, des savants ont voulu réduire la culture de l’islām à la
culture arabe : contre tous les enseignements des Textes sur le pluralisme,
devenir musulman consistait, dans les faits, à devenir plus arabe. On
observe encore ce travers partout dans le monde. Parce que l’arabe est la
langue du Coran, on généralise et on essentialise l’islām, dont la culture
exclusive ne saurait être qu’arabe.
Cette conception débouche sur quatre problèmes majeurs. Le premier est
cette confusion entre le religieux et le culturel, qui conduit à considérer
comme principe religieux une interprétation à partir d’une culture donnée
ou une application dans un environnement culturel spécifique.
Deuxième problème : cette même confusion se retrouve en amont, au
sein des sources scripturaires elles-mêmes (surtout les aḥādīth), entre le
principe islamique et son vêtement culturel lié à l’époque.
Le troisième problème auquel font face les musulmans est celui de la
critique du donné culturel à partir des principes religieux. Aucune culture,
ni arabe ni autre, n’est exempte de travers, de défauts, de discriminations ou
d’habitudes douteuses, même normalisés. Les principes islamiques, les
règles et les objectifs qui constituent la Voie imposent d’évaluer
éthiquement les cultures en refusant justement ce qui contredit lesdits
principes, règles et objectifs. Aujourd’hui, on assiste à l’exact contraire : du
fait de la domination culturelle occidentale, perçue comme un danger,
l’acceptation aveugle des cultures arabes, africaines et asiatiques serait une
garantie de fidélité à l’islām. Or, rien n’est plus faux : ces cultures
appelleraient un travail de réévaluation et de réforme considérable, car des
attitudes injustes et discriminatoires y ont été acceptées et normalisées.
Cette attitude a pour conséquence – quatrième problème – d’entretenir la
peur des « autres cultures », sous prétexte qu’elles ne seraient pas «
islamiques ». Impossible d’être un « bon musulman » et un Français, un
Britannique, un Américain ou un Canadien. Posture craintive et frileuse :
rien dans ces cultures n’est « anti-islamique » en soi. Il faut instituer avec
elles le même travail critique d’évaluation éthique et faire le meilleur choix.
L’universalité de l’islām n’a de sens que par le socle unique des principes et
la diversité célébrée des cultures – de toutes les cultures, dominantes ou
pas, occidentales ou pas.

Diversité et dialogue intrareligieux

Quiconque voyage dans les sociétés majoritairement musulmanes ou


côtoie les communautés musulmanes à travers le monde ne peut manquer
de constater les divisions, discordes, voire conflits internes qui les
traversent, qu’il s’agisse de désaccords sur le début du mois de Ramadan ou
d’opinions contradictoires sur certains sujets sensibles. Les musulmans sont
les premiers à s’en plaindre. Cette obsession de la division a généré une
psychologie collective non moins obsédée par l’unité et l’unification,
souvent confondues avec l’uniformité de la pensée. Les musulmans
d’aujourd’hui peinent à gérer la diversité d’interprétations des écoles de
droit et de pensée et, plus largement, les tendances qui les constituent.
L’absence de clergé et de structure unique en islām exige une acceptation
de la diversité d’opinions et l’organisation de mécanismes censés permettre
le dialogue intrareligieux. De nos jours, hélas, ce dialogue est soit
inexistant, soit conjoncturel et superficiel. Les conflits politiques (à partir
des années 1980 entre l’Iran et l’Irak, puis en Irak et en Syrie plus
récemment) ont aggravé les tensions entre sunnites et chiites de façon
extrêmement critique. Une logique d’affrontement et de concurrence
malsaine a pris le dessus sur le dialogue. Entre les écoles et les tendances,
sunnites ou chiites, le dialogue est quasi inexistant et les divisions sont
amplifiées par des considérations politiques, des enjeux géostratégiques ou
culturels. La diversité d’interprétations des Textes ne trouve pas vraiment
d’espace ou d’institution pour se discuter, s’alimenter et tout simplement se
gérer dans l’écoute et le respect. Et, quoique de nombreux ouvrages aient
été publiés sur l’« éthique de la divergence » (adab al-ikhtilāf*), force est
de constater que les musulmans sont loin d’en respecter les principes et
d’en appliquer les enseignements.

L’autorité
La question de l’autorité est directement liée à celle de la diversité
d’interprétations et de courants. Si les chiites donnent l’impression d’être
mieux organisés et structurés que les sunnites (ce qu’ils sont dans les faits),
il n’en demeure pas moins que les conflits d’autorité y sévissent tout autant.
Qui parle au nom des musulmans ? Comment s’octroient l’autorité, la
crédibilité et donc le pouvoir sur le plan religieux ? Certes, on insiste
beaucoup sur les bases théoriques du savoir et de la compétence, mais on
est obligé de constater qu’aujourd’hui l’autorité ne repose pas sur ces
données objectives. Entre la légitimité déterminée par la filiation naturelle,
le charisme de certains savants, l’audience offerte à d’autres ou les liens
avec les pouvoirs, il est indéniable que les musulmans vivent une réelle
crise de l’autorité religieuse. Au niveau national comme international, les
structures organisant la représentation religieuse sont disputées et
contestées, parce qu’elles sont entre les mains des pouvoirs, parce que leurs
membres sont réputés incompétents, ou parce qu’elles ne représentent
qu’elles-mêmes.
Les musulmans ordinaires, dans ce chaos, finissent par choisir leur imam
ou leur représentant religieux soit dans leur région, soit pour son charisme,
soit parce qu’il/elle confirme ce qu’ils estiment eux-mêmes être juste, soit
enfin dans leur pays d’origine (quand ils vivent en exil), ou encore en
Arabie saoudite, où, affirment les littéralistes, se trouve la seule vraie
source. D’aucuns, insatisfaits de ces opinions contradictoires, s’octroient
l’autorité d’interpréter les Textes sans toujours maîtriser la langue, la
hiérarchie des prescriptions ni la structure du Message global. Cet appel à la
démocratisation du rapport aux Textes, faute des connaissances nécessaires,
reste problématique. Il a produit des interprétations diverses, des plus
libérales aux plus extrémistes : certains groupes tuent en raison d’une
lecture superficielle et non contextualisée de certains versets.
Des conseils ont vu le jour, au niveau international et national, réunissant
des savants de différentes tendances pour organiser la diversité et donner
une direction et un poids à l’autorité religieuse. Ces tentatives, souvent
vaines, restent isolées. Il y a peu de chances que les choses évoluent si, aux
niveaux régional et national, les structures ne sont pas organisées
indépendamment des pouvoirs, avec le concours des musulmans ordinaires
et des associations de base.
L’éthique appliquée :
sciences, médecine, bioéthique, etc.

La question de l’autorité se pose également sur certaines questions plus


poussées, telles que les sciences expérimentales et appliquées. Si les grands
penseurs du passé pouvaient être à la fois savants (ʿālim), philosophes et
médecins, ce cumul de compétences n’est plus possible aujourd’hui. La
complexification des savoirs, la masse de compétences requises pour les
appréhender ne permettent plus à un seul individu de répondre
adéquatement aux questions scientifiques et technologiques de notre
époque. Souvent, des conseils juridiques se réunissent et formulent des
opinions légales (fatāwā) sur des questions d’éthique médicale,
technologique, économique ou autre. Ils consultent des spécialistes,
s’appuient sur des rapports et proposent des approches nouvelles et
circonstanciées selon les sujets.
Il existe une abondante littérature sur les situations où l’avortement peut
être envisagé (traitement au cas par cas le plus souvent), où le don
d’organes est possible et recommandé, où l’euthanasie peut être pratiquée
(passive), ou encore sur des questions de bioéthique plus pointues (jusqu’à
la génomique), ainsi que sur toutes les questions économiques et financières
(définition, moyens et objectifs de l’économie), les technologies, les
médias, les arts, etc. Des opinions légales aussi riches que diverses ont été
proposées dans ces différents domaines. Il reste pourtant que nombre de
savants, experts et spécialistes des différents domaines (sciences, médecine,
économie, finance, technologies, médias, etc.) relèvent systématiquement le
hiatus existant entre les avis juridiques, d’une part, et l’état réel des
pratiques dans les différentes disciplines, d’autre part. L’autorité morale des
savants, leur connaissance des Textes ne sauraient suffire à leur conférer
autorité et compétence dans l’orientation des sciences et l’établissement de
leurs finalités. À la connaissance des sources scripturaires doit
impérativement s’ajouter la connaissance des sciences elles-mêmes, du
contexte et des environnements sociaux et culturels.
Les savants des sciences exactes, expérimentales et humaines sont très
souvent les laissés-pour-compte du travail d’élaboration de l’éthique
islamique appliquée. Leur autorité est marginale, alors qu’ils devraient être
au premier plan de ce travail rigoureux et pointu. Leurs compétences, tout
au contraire, ne sont pas mises à profit comme il se devrait. Ici encore, les
musulmans subissent les conséquences de la prééminence attribuée au droit
et à la jurisprudence (fiqh) au cours de l’Histoire, qui se double de la
priorité absolue donnée à la relation aux Textes et relativise, de fait,
l’importance du contexte, de la traduction et de l’application (tanzīl) des
règles dans le réel. C’est sur ce dernier chantier que l’autorité des savants et
spécialistes des différentes disciplines est fondamentale, puisqu’il s’agit
d’offrir des réponses éthiques adaptées, adéquates et informées. Mais cette
rencontre des compétences et ce partage de l’autorité restent fort rares.

La question de la femme et de l’homme

On ne compte plus les livres et les articles consacrés à la situation de la


femme en islām. Il y est question de l’inégalité, de la violence, du foulard,
de la polygamie, etc., soit pour prouver le caractère sexiste de l’islām, soit
pour démontrer, au contraire, le caractère erroné de ces reproches. Il faut
pourtant reconnaître l’existence de vrais défis sur cette question et, plus
largement, sur celle qui est relative à l’homme comme à la femme. Mais,
paradoxalement, sans doute est-ce l’homme, dont le rôle et le statut se
voient aujourd’hui bouleversés, qui traverse la crise historique la plus
importante.

L’être et le rôle

L’immense majorité des contributions en droit et en jurisprudence (fiqh),


comme dans l’ensemble des sciences islamiques, est le fait des hommes.
Quant à la contribution de milliers de savantes, c’est peu dire qu’elle a été
négligée. Ce fait n’a pas été sans impact sur l’ensemble de la littérature
relative à la question de la femme et de l’homme. Commençons par dire
que le prisme masculin de lecture des Textes, à partir de sociétés le plus
souvent patriarcales, s’est intéressé, presque naturellement, au rôle de la
femme dans la société. Il était question de son statut d’épouse, de mère ou
de fille, mais, pendant des siècles, aucun livre notable ne s’est intéressé à la
femme en tant que femme, être et sujet libre appelé à vivre sa spiritualité,
son émancipation et son épanouissement comme femme. On semblait
considérer que les aspirations de l’être féminin étaient implicitement les
mêmes que celles des hommes, ce qui les distinguait tenant essentiellement
au rôle et au statut de chacun – façon très masculine, voire sexiste, de
considérer la question, sous l’influence d’une lecture littéraliste des Textes
(réduction) et d’un environnement culturel (projection) prégnant. Des
versets et des traditions prophétiques étaient interprétés littéralement, sans
tenir compte du Message dans sa globalité. Le cadre culturel et patriarcal
dans lequel vivaient savants et juristes ne pouvait être sans effet sur leur
compréhension des Textes étudiés. De sorte que l’on observe, dans la
littérature islamique au sujet des femmes, une triple distorsion : on
s’intéresse à son rôle plus qu’à son être, on donne la priorité à la partie
(certains versets lus littéralement) en contradiction avec le tout (les finalités
générales du Message) et l’on confond le donné culturel et le principe
religieux.
Ces façons de voir ont donné lieu à des interprétations très
dommageables. De grands savants, au cours de l’Histoire, ont produit des
commentaires réducteurs, justifiant les comportements les plus
inappropriés. Tel, dès le XIIe siècle, a considéré que le contrat de mariage
s’apparentait à une relation de maître à esclave ; tel autre, encore
aujourd’hui, autorise la violence conjugale ; et certains ont pu défendre les
mariages arrangés sans que l’avis de la femme (et parfois de l’homme) soit
sollicité. Nul ne peut nier que ces interprétations et ces commentaires
extravagants existent, que des réflexions et des avis juridiques inacceptables
car discriminatoires ont été formulés par le droit musulman au cours de son
histoire, y compris par les savants les plus reconnus et respectés sur d’autres
questions. Le Message, dans sa globalité, dit pourtant tout le contraire. La
Révélation appelait les premiers musulmans à vivre l’égalité et le
partenariat dans le couple, à demander l’avis de la femme pour le choix de
son époux et enfin à interdire toute violence conjugale, à l’exemple du
Prophète qui jamais ne frappa une femme et qui affirma : « Ne frappez pas
les servantes de Dieu2 [les femmes]. »

L’égalité et la crise du masculin


Certains discours littéralistes et traditionalistes postulent que les femmes
et les hommes, égaux devant Dieu, sont complémentaires dans le couple et
en société. Cette notion de complémentarité reste très vague ; elle
justifierait aussi bien la complémentarité du maître et de l’esclave – et
certains, du reste, l’ont justifiée dans le couple pendant de nombreux
siècles.
Ce qui se joue ici est plus profond : il s’agit, en amont, de reconnaître
l’égalité de l’être féminin et de l’être masculin, dans leurs besoins spirituels
et humains comme dans leurs égales aspirations à la liberté, à l’autonomie
et à l’épanouissement individuel, social et économique. Dans le couple
comme dans la vie sociale, l’homme et la femme sont partenaires. Un
verset, déjà cité, exprime clairement cette exigence : « Les croyants et les
croyantes sont des amis [des partenaires, des alliés solidaires] les uns des
autres. [Ensemble] ils commandent le bien et interdisent le mal,
accomplissent la prière et versent la zakāt et ils obéissent à Dieu et à Son
Messager3. »
La revendication de cette égalité exige un sérieux travail de relecture des
Textes, par des femmes comme par des hommes, et la mise en évidence des
principes et objectifs comme fondements de la critique des interprétations
réductrices et des projections culturelles. Des savants et des intellectuels,
femmes et hommes, ont entamé ce travail de revendication du droit des
femmes. Certains revendiquent l’appellation de « féministes musulman[e]s
». Il ne s’agit pas de penser cette relation contre les Textes et les principes
de l’islām, mais à partir de ces derniers, en s’efforçant de faire la critique
des trois distorsions ci-dessus évoquées et de leurs conséquences dans la vie
quotidienne.
Relevons toutefois que, s’il est beaucoup question de la « question de la
femme », on néglige souvent, de ce fait, la crise contemporaine de «
l’homme musulman ». Pendant des siècles, son statut, son autorité
(naturellement issue des sociétés patriarcales), ses prérogatives ont été
protégés et lui garantissaient un rôle sécurisé. Les bouleversements
socioculturels, l’évolution des mœurs, la nouvelle présence sociale des
femmes, leur ascension plus confiante ont eu des répercussions
psychologiques, sociales et culturelles dans la vie de nombreux hommes.
Cette crise de confiance masculine appelle une analyse tout aussi sérieuse et
approfondie, ainsi que la prise en compte des maux les plus répandus de
l’époque : perte des repères, troubles de la masculinité, syndrome du père
absent, etc.

Inversion :
quand le secondaire devient prioritaire

En aval de ces questions de fond surgissent des débats sur des sujets
inattendus, conséquence, là encore, de lectures réductrices et culturelles.
Certains savants, mais aussi des musulmans ordinaires, prennent parfois des
positions qui coïncident avec des prescriptions juives et/ou chrétiennes,
bien plus qu’avec la référence musulmane, en vertu de la conviction selon
laquelle plus un avis juridique est strict et exigeant, plus il serait «
islamique ». Cette équation est aussi infondée que les Textes sont explicites.
Ainsi, la majorité des savants, chiites et sunnites, ont reconnu que la
contraception était permise, que l’avortement devait être examiné au cas par
cas, que l’autonomie financière des femmes devait être protégée (puisque
son bien, son salaire et son héritage lui appartiennent exclusivement), etc.
Or, ces positions sont remises en cause par certains courants, littéralistes et
traditionalistes, qui se présentent comme les « défenseurs de l’islām » face
aux dérives contemporaines et, de la même façon, insistent sur des avis
juridiques qui imposent des comportements problématiques. En Occident,
on est par exemple choqué de voir des hommes qui ne serrent pas la main
aux femmes (et inversement), ou encore des femmes qui refusent d’être
auscultées ou opérées par un médecin homme. Or, il existe une diversité
d’opinions sur ces sujets. Si le Prophète a bien affirmé, quant à lui, qu’il ne
serrait pas la main aux femmes, il n’a jamais été question de généraliser ce
comportement à tous les musulmans. Les traditions prophétiques, assez
nombreuses, qui interdisent le toucher et la proximité physique font allusion
au contact mêlé de concupiscence, non pas à l’acte ordinaire de se serrer la
main.
Il en est d’ailleurs de même pour le regard : regarder un homme ou une
femme lors d’un échange ou d’une discussion n’a rien que de très normal et
le Coran, à ce sujet, est précis dans sa formulation : « Dis aux croyants de
baisser [une partie de] leur regard… » et, en miroir, dans le verset qui suit :
« Dis aux croyantes de baisser [une partie de] leur regard4… » La « partie »
spécifiée est celle qui correspond au regard nourri de désir et de séduction.
Cependant, on voit aujourd’hui des courants littéralistes et traditionalistes
interdire, comme s’il s’agissait d’un péché majeur, le simple toucher,
lorsqu’il s’agit simplement de serrer la main. Ceux qui s’en réclament ne
regarderont jamais dans les yeux un interlocuteur de sexe opposé. De la
même façon, ils font interdiction aux femmes de consulter un médecin de
sexe masculin, alors que, de l’avis de la majorité des savants, rien ne
l’empêche en vue d’un traitement médical nécessaire. On peut d’ailleurs se
demander pourquoi les avis juridiques invoqués par ces courants ne sont pas
aussi stricts quand il s’agit des hommes. Ce rigorisme à sens unique, on le
retrouve sur la question des piscines. Eu égard aux exigences de pudeur,
nombre de femmes musulmanes évitent de se rendre dans les piscines
mixtes. Ce choix peut se comprendre au regard de la conception islamique
de la relation au corps, dont chaque femme doit être libre de disposer
comme elle l’entend. Mais n’est-il pas troublant que cette exigence ne soit
valable que pour les femmes et non pour les hommes, qui ne seraient pas
tenus aux mêmes règles concernant ce qu’ils montrent et ce qu’ils voient ?
Cette interprétation tendancieuse ne se justifie en rien – si ce n’est, là
encore, par une lecture strictement masculine.
La polygamie

La polygamie, autre sujet très débattu, prouverait le caractère


intrinsèquement discriminatoire de l’islām vis-à-vis des femmes. Une
analyse circonstanciée, à partir des principes et des objectifs, éclaire de
nombreux points et permet une meilleure compréhension des Textes. À
l’époque de la Révélation, la polygamie est répandue dans les tribus et les
clans arabes, qui ne fixent aucune limite au nombre d’épouses. Le Coran
vient limiter ce nombre à quatre et l’assortit de conditions particulières. La
promotion de la monogamie est cependant explicite, avec une tolérance
pour la polygamie dans des situations liées à la prise en charge des
orphelins : « Si vous craignez, en épousant des orphelines, de vous montrer
injustes envers elles, [sachez qu’] il vous est permis d’épouser en dehors
d’elles, parmi les femmes de votre choix, deux, trois ou quatre épouses.
Mais si vous craignez de manquer d’équité à l’égard de ces épouses, n’en
prenez qu’une seule, libre ou choisie parmi vos esclaves5. » Cette tolérance
est donc conditionnée par l’exigence d’un traitement égalitaire des épouses,
faute de quoi s’impose le choix de la monogamie. Certains savants, de
surcroît, ont en outre exigé l’accord de la première épouse, qui peut faire
inscrire dans le contrat de mariage son refus de la polygamie, obligation que
le mari devra respecter.
Dans de nombreuses sociétés, beaucoup d’hommes musulmans se
contentent de retenir la tolérance formelle et ne respectent pas les
conditions dont elle est assortie. Par ailleurs, outre le consentement de la
première épouse, la ou les autres épouses sont censées voir leurs droits et
leurs biens formellement protégés par la loi. C’est rarement le cas et les
femmes se voient encore imposer des contrats et/ou des conditions de vie
injustes et discriminatoires.
À la lumière de ces strictes conditions, il va de soi que, partout où les lois
interdisent la polygamie, celle-ci, n’étant qu’une tolérance, n’est plus
permise, tant sur le plan du principe (respecter la loi) que de la protection de
la seconde épouse : l’illégalité de son statut aurait en effet pour
conséquence qu’aucun de ses droits ne serait protégé. Sur cette question
comme sur celle du mariage, par ailleurs, l’avis de la femme est nécessaire
et doit être une condition. Toutes les législations nationales imposant un âge
minimal pour le mariage vont ainsi dans le bon sens : si l’on veut qu’une
femme puisse donner son consentement, encore faut-il qu’elle ait l’âge et
les moyens de son indépendance intellectuelle et psychologique.
Les mariages mixtes et interreligieux

On parle beaucoup des mariages mixtes (interculturels), que l’on confond


avec les mariages interreligieux. La tradition musulmane a toujours salué et
encouragé les mariages entre époux de différentes cultures et nationalités,
au nom même de la fraternité islamique qui transcende les frontières, les
couleurs et les langues. Néanmoins, force est de constater que cet
encouragement n’a pas empêché, hier comme aujourd’hui, l’expression
d’attitudes racistes intolérables entre Arabes, Turcs, Noirs, Asiatiques,
Blancs ou encore à l’égard des convertis. Des nationalismes xénophobes
mêlent l’arrogance et le mépris à des considérations qui sont en totale
contradiction avec les principes de l’islām. On le voit, les contradictions ne
manquent pas.
Par ailleurs, les savants sunnites, chiites et ibadites s’accordent sur le fait
que le mariage interreligieux entre un musulman et une femme juive ou
chrétienne (croyante monothéiste des gens du Livre) est autorisé. La
philosophie générale de la famille – rôles respectifs des conjoints,
transmission de l’appartenance religieuse par le père (selon la tradition) à
qui incombe, en sus, le devoir de prise en charge familiale – n’offre pas la
même possibilité à la femme musulmane, qui est tenue d’épouser un
musulman. Les savants se réfèrent pour cela au verset 10 de la sourate 60 («
L’Épreuve ») qui stipule : « Ni les femmes [croyantes musulmanes] ne sont
licites pour eux [les non musulmans au sens large ici], ni ces hommes ne
sont licites pour elles. » L’interprétation de ce verset et d’autres traditions
prophétiques ont amené les ʿulamāʾ à une conclusion quasi unanime ne
permettant pas à une musulmane d’épouser un non musulman.
Seuls quelques savants, très minoritaires, ont plus récemment développé
des interprétations différentes, reconnaissant aux femmes la possibilité
d’épouser des croyants juifs ou chrétiens, permission assortie de conditions
plus ou moins contraignantes (que l’homme respecte la pratique religieuse
de l’épouse, que les enfants reçoivent une éducation religieuse musulmane,
etc.). Notons que la situation est quelque peu différente si la femme se
convertit (ou revient à la pratique religieuse) après le mariage. L’avis
majoritaire a toujours stipulé, dans ce cas, que la femme devait divorcer.
Dans la tradition savante, depuis des siècles, de nombreux avis juridiques
permettent néanmoins à la femme de rester avec son mari non musulman, si
celui-ci respecte sa liberté religieuse et n’impose aucune limite à sa pratique
(d’autres conditions ont été relevées par les uns et les autres, notamment
quant à l’éducation des enfants).
Il s’agit là d’une question devenue critique, a fortiori du fait de la
présence de millions de musulmans en Occident. On constate deux
phénomènes concomitants. De nombreuses musulmanes se sont mariées et
se marient encore avec des hommes d’autres confessions (voire sans
confession), parfois parce qu’elles ne sont pas pratiquantes (ce qui
provoque des crises si elles le deviennent ou redeviennent), parfois en
connaissance de cause et de façon assumée. Les savants ont beau répéter la
règle, les réalités concrètes, à l’intérieur des communautés religieuses
musulmanes, sont en train de changer. La majorité des femmes musulmanes
continuent à épouser des musulmans, mais le pourcentage de celles qui se
marient à des personnes d’autres confessions est en constante progression.
Un autre problème de fond s’est fait jour. Nombre de jeunes femmes,
issues de milieux traditionnels, empêchées de sortir ou d’avoir une vie
sociale hors de la maison parentale, se sont investies dans l’école et les
études. On constate aujourd’hui que ces femmes, au bout d’une à trois
générations, ont mieux réussi scolairement. Dotées d’une formation plus
solide, elles jouissent souvent d’un statut intellectuel et social supérieur aux
hommes musulmans. On peut difficilement croire qu’elles trouveront leur
époux et leur bonheur parmi ces derniers, si flagrant paraît le déséquilibre
entre leur ascension sociale impressionnante et les difficultés d’insertion
professionnelle de bien des jeunes hommes musulmans. C’est désormais
une réalité en Occident comme en Asie, en Afrique ou dans le monde arabe.
Or les ʿulamāʾ se contentent de rappeler l’opinion unanime, sans vraiment
prendre en compte les réalités du terrain. Elles les obligeraient à aborder ces
questions en tenant compte, aussi, de l’état des lieux et à proposer des
approches nouvelles et circonstanciées (parfois au cas par cas), permettant
aux femmes comme aux hommes de penser et de vivre la question du
mariage de façon sereine, comme une espérance d’accomplissement
personnel, spirituel et religieux, non comme un cadre formaliste qui
enferme et étouffe.
L’homosexualité

Sur ce sujet très sensible, les positions islamiques vont de la


condamnation la plus absolue (la peine de mort) à une relecture des Textes
par certains penseurs marginaux, le plus souvent homosexuels eux-mêmes,
affirmant que rien ne s’oppose à l’homosexualité en islām. Le Texte
coranique comme les traditions prophétiques ne laissent pourtant aucune
marge interprétative à ce sujet. L’homosexualité est interdite en islām,
comme dans les traditions juive et chrétienne et dans la plupart des
spiritualités à travers le monde. Sur ce point, le consensus des savants,
sunnites comme chiites, est indiscutable.
De nombreuses questions ont été soulevées, au cours des siècles,
concernant l’homosexualité passive ou active (qui serait seule interdite),
l’homosexualité féminine (plus rarement envisagée, mais proscrite dans la
littérature musulmane), ou encore la vie sexuelle privée qui ne doit pas
s’exposer. Les savants, sunnites comme chiites, ont souvent formulé les
peines les plus dures quand l’homosexualité masculine était active et
publiquement exposée. L’opinion majoritaire en la matière confirme donc
que l’homosexualité n’est pas permise et ne devrait pas pouvoir s’exposer
publiquement dans une société majoritairement musulmane.
Deux questions ont fait l’objet de débats spécifiques au cours du demi-
siècle écoulé. Tout d’abord, peut-on être musulman(e) et homosexuel(le) ?
Certains savants, appartenant le plus souvent aux tendances littéralistes et
traditionalistes, ont répondu par la négative, affirmant que l’homosexualité
d’un individu l’empêche, ipso facto, d’être un musulman. Tel n’est pas
l’avis de la majorité qui reconnaît qu’un(e) homosexuel(le) peut être
musulman(e) et qu’il en va de même de tout musulman qui agirait contre les
principes et les règles établis. Faire le mal ou commettre un péché n’a
jamais exclu personne de l’islām. Quand bien même l’homosexualité est
considérée comme un péché, il n’appartient à personne d’excommunier les
homosexuel(le)s.
Seconde question : quel comportement à adopter vis-à-vis des
homosexuel(le)s ? Le Coran rappelle que Dieu « a octroyé la dignité aux
êtres humains » et que sont jugés les actes, non les êtres. Dans les sociétés
majoritairement musulmanes comme ailleurs, le principe devrait être de
respecter la dignité des êtres, même si l’on désapprouve leurs actions. Au
demeurant, la règle générale du respect des consciences et des
comportements veut que l’on respecte chacun dans son égale dignité tout en
restant libre de porter un jugement sur les actes sans condamner les êtres.

Dans les sociétés majoritairement musulmanes

On parle couramment de « monde musulman » ou de « sociétés


musulmanes », mais ces appellations ne rendent pas compte de la réalité de
ces pays. Il nous paraît plus exact de parler de « sociétés majoritairement
musulmanes », comme nous le faisons depuis une vingtaine d’années. Cette
formulation met en évidence le fait que ces sociétés, où vit une majorité de
musulmans, sont néanmoins plurielles et ne peuvent être définies par la
seule référence à l’islām. De l’Afrique à l’Asie, en passant par le Moyen-
Orient, les défis majeurs de ces sociétés sont souvent les mêmes,
particulièrement nombreux en ce qui concerne l’islām.

L’éducation

Alors que, sur la Voie, l’éducation devait être la première exigence, force
est de constater que la plupart des sociétés majoritairement musulmanes
négligent l’éducation et l’instruction de façon alarmante. D’emblée, on
observe des déficits au niveau de l’instruction générale des populations, du
fait de systèmes scolaires totalement obsolètes, voire inexistants. Les écoles
publiques en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie sont souvent une
garantie d’échec et les niveaux d’instruction restent très faibles. Le secteur
privé, plus performant, requiert des moyens financiers que seule une élite
peut s’assurer.
Sur le plan de l’éducation religieuse, les dysfonctionnements sont
également nombreux. Le plus souvent, l’instruction se limite à
l’apprentissage par cœur. Dates, règles et prescriptions sont enseignées
formellement, mais leur sens n’est pas expliqué. On se réjouit, à bon droit,
du nombre croissant de jeunes qui connaissent le Coran par cœur, mais on
ne se soucie pas suffisamment de leur exacte compréhension du sens de la
Révélation, des traditions prophétiques et des prescriptions. Cet
apprentissage par cœur, en matière d’éducation religieuse, a pour
conséquence deux phénomènes que l’on voit se répandre : soit les jeunes
délaissent la religion ou n’en respectent les principes que par habitude
familiale et culturelle, soit ils deviennent formalistes et développent, de
façon parfois dogmatique dans l’imitation (taqlīd), des positions tranchées
et sectaires. Ce constat vaut d’ailleurs également dans les communautés
musulmanes en situation de minorité religieuse.
Cette éducation souvent formaliste ne s’accompagne presque jamais
d’une initiation à l’esprit critique. On apprend aux élèves à respecter les
Textes, la tradition et les grands savants du passé, mais en évitant de
s’interroger, comme si le respect supposait l’absence de questionnement.
Les Compagnons du Messager et les premiers grands savants enseignaient
pourtant à leurs élèves de ne pas accepter un avis juridique sans en avoir
questionné la source et les fondements interprétatifs ; quinze siècles plus
tard, voilà les musulmans invités à répéter sans comprendre et à suivre sans
questionner. Cette instruction religieuse défaillante, souvent coupée de
l’apport des autres sciences, ne permet pas de répondre aux besoins de sens,
d’orientation et aux préoccupations éthiques dont nous avons parlé.
L’enseignement d’une histoire non idéalisée, des sciences, de la culture, de
la philosophie et des arts est totalement marginalisé, voire évacué par
l’éducation religieuse. Au-delà des rituels, on transmet peu ces exigences de
l’islām que sont le respect des êtres humains, la justice sociale, le rejet du
racisme, la protection de l’environnement, l’accompagnement des parents et
des personnes âgées, etc. Un enseignement aussi fragmenté, formaliste et
superficiel n’est pas à même d’équiper comme il se doit les musulmans
pour relever les défis de leur époque. À commencer par la décolonisation
intellectuelle : car, au-delà de la colonisation politique, aujourd’hui
dépassée dans la majorité des pays, les programmes d’enseignement, les
terminologies et les priorités de l’éducation sont souvent pensés ailleurs.
Reste un atout, paradoxal : la prégnance culturelle, un rapport naturel
avec le sens du sacré (une conscience individuelle et collective latente) qui
reste imprégné par l’exigence spirituelle et qui pourra être, comme souvent
dans l’Histoire, l’origine d’un renouveau et l’espoir d’une renaissance.

L’absence de libertés démocratiques


La privation de liberté est également un trait commun à la majorité des
sociétés où vivent les musulmans en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie.
La dictature est pour ainsi dire la règle dans les sociétés arabes6. Quant aux
régimes des autres pays, leur rapport aux libertés publiques n’est pas
spécialement ouvert, même si on trouve en Asie ou en Afrique des pays
respectant – de façon plus ou moins stricte – les principes démocratiques en
matière d’élections. On a souvent rendu l’islām responsable de ces
situations car il aurait « un problème avec la liberté ». Une simple étude des
principes islamiques et de l’Histoire le dément : la situation présente des
sociétés majoritairement musulmanes s’explique par des facteurs politiques,
géostratégiques, économiques et historiques. Même s’il est évident que la
religion est instrumentalisée par les pouvoirs, dans un sens ou dans un
autre, on ne peut en conclure qu’elle est la cause du despotisme et du
dogmatisme d’État. L’absence de liberté de pensée, d’expression et de
mouvement a des répercussions logiques sur la nature de la référence
religieuse partagée par les populations. Soit on trouve des institutions à la
solde des régimes, comme c’est le cas en Arabie saoudite ou en Égypte ;
soit on voit des dynamiques associatives s’organiser dans la société civile,
en marge du pouvoir ; soit, enfin, s’établissent des organisations qui
contestent la légitimité des régimes et entrent dans une confrontation
légaliste ou violente avec ces derniers.
Autre point commun, en plus de l’absence de transparence démocratique
: la corruption, notablement et indifféremment répandue dans tous les pays
majoritairement musulmans. Non seulement les régimes politiques ne sont
pas ouverts, mais la corruption financière et économique est la norme. Elle
prend des formes différentes selon les pays. Certains appliquent des règles
islamiques strictes quand il s’agit de punir le peuple, comme dans les États
du Golfe, alors que les richesses communes sont spoliées par des
monarchies corrompues et dépensières. D’autres régimes – ou corps
militaires – détiennent une part non négligeable des secteurs économiques
et perçoivent d’énormes commissions en plaçant leur argent à l’étranger, au
lieu de l’investir dans des projets sociaux au service du peuple. Alors que
l’éthique musulmane appelle à la transparence et au service des peuples, les
régimes musulmans, dans leur immense majorité, agissent dans l’opacité, la
corruption et la spoliation. La contradiction est patente. En dépit des
discours convenus sur la responsabilité de l’Occident dans
l’appauvrissement et la déroute des sociétés du Sud (qu’il ne faut pas
minimiser), relevons que les dirigeants politiques des pays majoritairement
musulmans sont les premiers responsables des dysfonctionnements liés à
l’absence de liberté et à la corruption institutionnalisée, et sont donc les
premiers à blâmer.

L’islām politique et la polarisation

Dès la fin du XIXe siècle, sous la colonisation anglaise et surtout française,


des voix se font entendre qui réclament la libération des sociétés arabes et
majoritairement musulmanes de l’emprise étrangère. Né en Égypte, le
mouvement de la Nahda* (renaissance) ne s’oppose pas uniquement à la
colonisation politique, mais travaille sur les défaillances internes au monde
arabe, dans le sens de la formule ultérieure du penseur algérien Malek
Bennabi et son idée de la « colonisabilité » : « Nous avons été colonisés car
nous étions colonisables7. » C’est un appel au renouveau de la pensée et à la
réforme du monde arabe sur les plans linguistique, littéraire, philosophique,
politique et religieux. Alors que les pays arabes, à la faveur de la dislocation
de l’Empire ottoman, subissent la colonisation et se voient politiquement
marginalisés, des savants et des intellectuels arabes, chrétiens et
musulmans, se mobilisent et veulent organiser tant la résistance que la
renaissance.
Deux tendances politiques majeures naîtront de la Nahda : les courants
nationalistes, que l’on retrouvera partout dans le monde arabe, et des
courants d’inspiration religieuse influencés par les réflexions de Jamal al-
Dīn al-Afghānī (1838-1897) et Muḥammad ʿAbduh (1849-1905). Tous
deux appellent à la fois à une réforme de l’enseignement religieux et à une
résistance à la colonisation en établissant un front uni des « nations
musulmanes » encore sous le joug politique des Anglais et des Français. Ils
insisteront sur le retour au Coran et aux traditions (avec des interprétations
renouvelées), à la langue arabe (turque, perse) et à l’unité religieuse
(panislamisme) comme moyens de résistance politique. Leur influence sera
prépondérante, au cours du XXe siècle et jusqu’à nos jours, sur toutes les
organisations promouvant l’« islām politique ».
En 1928, la naissance en Égypte des Frères musulmans, première grande
organisation structurée de l’islām politique contemporain, s’inscrit dans la
droite ligne des positions d’al-Afghānī et de ʿAbduh quant aux principes
fondamentaux. Il s’agit de revendiquer l’islām comme identité religieuse et
politique et d’en faire l’instrument de la résistance à la colonisation. Ḥassan
al-Banna (1906-1949) insiste davantage sur la spiritualité, la norme
juridique et, même si ses visées sont internationalistes (semblables en cela
au panislamisme de ses prédécesseurs), il en appelle à la transformation de
la situation en Égypte, de l’éducation du peuple jusqu’à l’établissement
d’un « État islamique » (dont n’avaient pas parlé les deux prédécesseurs).
Cet État est dit « islamique » en ce qu’il réconcilie les musulmans avec leur
religion et leurs principes ; il est une alternative endogène au modèle de
l’État-nation importé de l’Occident. À l’origine, on y trouve, associés à un
discours conservateur, des accents théologico-politiques similaires à ceux
de la théologie de la libération en Amérique latine. Réprimé par Nasser, le
mouvement a donné naissance à de nombreux courants, au sein des Frères
musulmans comme dans la dissidence. Certains, restés légalistes, prônent
l’éducation du peuple ; d’autres choisiront la résistance armée ; d’autres
encore quitteront les Frères musulmans pour fonder des organisations
radicales et violentes.
L’islām politique, également appelé islamisme8, est constitué d’une
myriade de tendances et d’organisations aux positions très différentes, voire
contradictoires. L’usage de cette notion nécessite des analyses et des mises
en perspective plus fines. Né à l’époque coloniale, l’islām politique
représente alors une voie de résistance dans le concert des États-nations.
Depuis, il a pris des formes très variées, entre ceux qui réclament un État
islamique appliquant la sharīʿah (sans que l’on sache très bien à quoi cela
correspond), ceux qui souhaitent un État civil doté d’une référence éthique
islamique (pas mieux définie), ceux enfin qui appellent, au-delà des États,
au rétablissement du khilāfah (comme sous l’Empire ottoman), dans la
reconstitution de l’Ummah islamique internationale.
On retrouve l’islām politique dans tous les pays majoritairement
musulmans : soit à la tête du pays, comme en Iran ; soit au gouvernement,
comme au Maroc ou en Turquie, où ses thèses ont grandement évolué ; soit
dans l’opposition, auquel cas ses partisans (organisations légalistes comme
mouvements armés) ont souvent été réprimés et le sont encore. Le grand
défi, de nos jours, tient à la nature du jeu politique dans les sociétés
majoritairement islamiques. Depuis des années, on assiste à un débat
polarisé entre les organisations laïques et les « islamistes » qui paralyse les
pays et n’autorise aucune réflexion sur les vrais enjeux9 : éducation,
corruption, politique économique et culturelle. Au-delà des slogans
idéologiques, il devient impossible de proposer un débat critique ouvert et
sérieux sur les thèses des deux camps, qu’il s’agisse du peu de propositions
et de représentativité démocratique des laïques ou de la dangereuse
pauvreté des thèses islamistes sur les plans politique, culturel et
économique. La voie du déblocage politique dans les pays majoritairement
musulmans ne peut passer par la répression. Une réelle ouverture politique
et pluraliste s’impose, au-delà de cette polarisation stérile et dangereuse, qui
permette les débats critiques et l’émergence de nouvelles forces politiques.

Droits humains, droits citoyens

Il n’est pas un jour sans que soit évoqué le droit des femmes dans les
sociétés majoritairement musulmanes. C’est oublier que ce sont les droits
humains de toute la population qui y sont, le plus souvent, quotidiennement
bafoués. Les droits à l’éducation, à l’habitat, aux besoins de première
nécessité ne sont souvent pas respectés (pour les pauvres et les résidents).
Dans certains États riches, comme dans tous les États du Golfe, on observe
encore des traitements esclavagistes vis-à-vis des pauvres et/ou des
travailleurs migrants. Les mauvais traitements et la torture sont la règle
dans la majorité des pays, sans compter les exécutions sommaires et les
viols dans les prisons. Des prisonniers d’opinion politique, des femmes et
des hommes innocents peuvent rester détenus des années sans jugement ni
considération. Nous sommes loin des enseignements éthiques islamiques ;
force est pourtant de constater que telle est la situation dans la plupart des
pays majoritairement musulmans. Le respect des droits de l’Homme, qui ne
contredisent en rien les principes islamiques, est bafoué par la majorité des
États quand il s’agit des pauvres, des résidents, des migrants, des opposants
et, souvent, des femmes.
Il faut encore évoquer le respect des droits de tous les citoyens, la
formule « pays majoritairement musulmans » impliquant de fait qu’une
minorité de citoyens non musulmans attend d’y être traitée égalitairement et
équitablement. Beaucoup de musulmans évitent ce débat, préférant affirmer
que, par le passé, juifs et chrétiens ont été accueillis par les musulmans et
n’ont jamais subi de leur part de tentative d’extermination, au contraire des
juifs d’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale. S’il est vrai que les
musulmans, de l’Afrique au Moyen-Orient et à l’Asie, ont souvent réussi à
vivre en bonne intelligence avec leurs concitoyens hindous, bouddhistes,
juifs et chrétiens, ou autres, il n’en demeure pas moins que des
discriminations existent et perdurent. Des minorités se voient empêchées de
disposer de lieux de culte et de pratiquer leur religion (comme dans les
États du Golfe), la discrimination à l’habitat et à l’emploi est réelle (au
Moyen-Orient comme en Asie) et les minorités citoyennes sont suspectées
quant à leur loyauté aux différents pays dont elles ressortissent. L’égalité
entre les citoyens n’en est pas moins un droit et une condition. Elle est un
des défis majeurs des sociétés majoritairement musulmanes.
Violence et Terreur

La violence est aujourd’hui partout, au Moyen-Orient et dans d’autres


pays d’Afrique et d’Asie. On en vient à croire qu’elle est indissociable de
l’islām. Critique que certains balaient en affirmant que ces excès n’ont rien
à voir avec l’islām et que ceux qui s’y livrent « ne sont pas musulmans »,
mais de simples criminels. D’autres, tout au contraire, assurent que l’islām
est « violent par essence ». Ces deux positions sont également erronées. Là
encore, une analyse plus fine s’impose.
On ne peut comprendre la violence qui sévit aujourd’hui sans lui
appliquer deux grilles d’analyse, l’une historico-politique, l’autre religieuse.
La violence s’explique à partir d’une succession d’événements historiques
(colonisation, relations internationales, intérêts géostratégiques et
économiques) qu’il faut mettre en perspective, comme autant de
considérations historiques, politiques et économiques dont il convient de
tenir compte. Dans le même temps, loin d’essentialiser l’islām, l’usage
qu’en font les acteurs des mouvements extrémistes violents doit être
analysé. Prétendre que « cela n’a rien à voir avec l’islām » n’est ni juste ni
pertinent, puisque les acteurs eux-mêmes s’y réfèrent et convoquent des
versets et des traditions pour justifier leurs actes de terreur. Une critique
rigoureuse de cette instrumentalisation du religieux par les mouvements
extrémistes doit être élaborée, mais elle ne sera pertinente qu’accompagnée
d’une analyse politique circonstanciée des situations géopolitiques
respectives. Quelque horreur que nous inspire la violence, on ne peut ranger
dans la même catégorie la résistance armée à l’oppression, les luttes de
libération nationale et les actes de terreur. Aucun historien ou politologue
sérieux ne se permettrait ce genre d’amalgame. Pourtant, cette absence de
nuance et de pondération dans l’analyse est fréquente en Occident. La
résistance armée à l’occupation coloniale, comme la résistance
palestinienne aujourd’hui, n’a rien à voir avec l’action violente extrémiste
qui s’en prend à des civils, comme Boko Haram au Nigeria et Daesh en
Syrie et en Irak. Si l’assassinat de civils et d’innocents doit être condamné
dans tous les cas et sans compromis, il demeure impératif de distinguer la
nature de la violence lorsqu’elle est provoquée par le colonisateur ou
l’oppresseur.
Les musulmans doivent répondre à ces questions et consentir un vrai
travail critique quant à l’interprétation que certains font des Textes. On a pu
entendre certains groupes extrémistes faire l’apologie du martyr en islām.
De tels propos sont inconsidérés. Si, pour défendre la justice, sa foi, sa
dignité, sa patrie et ses biens, il peut être compréhensible d’aller jusqu’à
sacrifier sa vie dans la résistance à l’oppresseur et aux colonisateurs, il ne
peut être question d’inverser l’ordre des choses et, à l’instar de certains
groupes extrémistes, de célébrer la mort au point de justifier n’importe
quelle horreur. Que ce soit au Nigeria, en Irak, en Syrie, au Liban, au Mali,
à Paris ou aux États-Unis, cette folie meurtrière ne peut avoir aucune
justification religieuse. Face à ces dérives répétées et multipliées, il ne peut
y avoir qu’une condamnation claire et un engagement continu dans la
critique et la dénonciation.
La vie est sacrée en islām. Les discours mortifères n’y peuvent trouver
aucune légitimité. On a souvent prôné la démocratisation de l’interprétation
des Textes, sans toujours se rendre compte qu’une lecture non informée
n’est pas forcément la garantie d’une pensée ouverte et libérale. C’est ainsi
que des musulmans ordinaires, dépourvus de toute formation (connaissance
du Message, mise en perspective des différents versets, contextualisation
chronologique, etc.), s’autorisent d’une lecture à la lettre de tel ou tel verset
qui parle de guerre ou du fait de « tuer les ennemis » pour considérer
qu’une « licence pour tuer » leur a été octroyée par la Révélation. Ce risque
n’est pas seulement réel, il est confirmé. Il y a là un défi de taille, et
malheureusement pour longtemps.
En situation minoritaire

Certains des défis évoqués dans ce chapitre – notamment l’éducation, le


formalisme et l’absence d’esprit critique – concernent tous les musulmans à
travers le monde. Il est néanmoins des questions plus spécifiquement liées à
la situation des musulmans qui vivent dans des pays où ils se trouvent en
minorité. Leur cas a fait l’objet d’un travail juridique impressionnant au
cours des siècles, de façon plus dynamique encore depuis deux générations.
Des savants (ʿulamāʾ) et des juristes (fuqahāʾ), individuellement ou par le
biais de conseils institués, ont étudié ces situations et analysé leurs diverses
retombées sur un certain nombre de questions juridiques. De l’Asie à
l’Afrique, en passant par l’Amérique du Nord, l’Europe ou l’Australie, des
réflexions ont été menées pour adapter l’approche juridique aux différents
contextes, certains savants ayant même évoqué un « droit » et une «
jurisprudence des minorités » (fiqh al-aqaliyyāt).

Situation nouvelle ?

Les débats liés à la présence nouvelle des musulmans en Occident ont


fait dire à certains universitaires, chercheurs et commentateurs que la
situation était originale pour les musulmans qui, historiquement, ne
s’étaient jamais trouvés en situation de « minorité religieuse ». Cette
affirmation ne correspond en rien à la réalité. Depuis l’origine de l’islām, au
contraire, une telle expérience s’est renouvelée à de très nombreuses
reprises. Le fait d’être minoritaire est connu depuis des siècles, de la
présence des musulmans en Abyssinie, à l’époque de la Révélation,
jusqu’aux pays africains, en Inde, en Chine et dans bien d’autres nations
d’Asie et du Moyen-Orient même. Des juristes ont formulé de nombreux
avis juridiques (fatāwā) à ce sujet dès le IXe siècle, puisqu’on en trouve au
Moyen-Orient, en Asie et déjà en Andalousie. Cette situation n’est donc pas
nouvelle et la littérature savante sur les questions relatives à la gestion des
affaires musulmanes en situation de minorité numérique est ancienne et très
riche.
Le fait nouveau, avec l’installation des musulmans en Amérique du Nord
(États-Unis, Canada et Québec), en Europe (surtout à l’Ouest, puisque la
présence des musulmans à l’Est est millénaire) ou en Australie et en
Nouvelle-Zélande, tient en réalité à deux phénomènes. D’abord, l’arrivée
massive des musulmans entre les deux guerres mondiales, exponentielle à
partir des années 1950, leur a donné une visibilité assez inattendue,
littéralement surprenante, voire choquante pour certains. Ensuite, toutes ces
sociétés, passées par la sécularisation, ont institué, à divers degrés, un cadre
juridique laïque écartant peu ou prou la religion du traitement des affaires
publiques. Les musulmans minoritaires d’Afrique, du Moyen-Orient ou
d’Asie vivaient encore dans des sociétés où les références religieuses et
spirituelles participaient de la vie publique et quotidienne.
En Occident – comme en Chine avec l’imposition de l’athéisme d’État –,
cette situation a nécessité un double travail pour répondre aux besoins des
musulmans : penser la référence musulmane dans des sociétés laïques et
proposer une orientation juridique adaptée à cette présence musulmane qui
se compte désormais en millions. La production et l’évolution des
propositions, au cours des cinquante dernières années, ont été
impressionnantes. Il est paradoxal de constater que les savants musulmans
traitant des minorités dans les sociétés du passé, qui identifiaient les
individus selon leur appartenance religieuse, n’ont jamais parlé de « fiqh
des minorités » et développaient une réflexion juridique à partir de la
méthodologie générale. Le concept de « fiqh des minorités » est apparu
pour traiter de ces questions dans des sociétés qui, au nom de la laïcité,
stipulent une citoyenneté commune et égalitaire, où la religion n’a aucun
impact sur le statut, les devoirs et les droits des citoyens. Le concept, de
fait, est problématique, et certains l’ont critiqué, car il ne rend pas compte
du statut juridique des citoyens occidentaux de confession musulmane. Il
n’existe pas, somme toute, de « citoyenneté minoritaire ».

Ce qui est « islamique » et ce qui ne l’est pas

L’installation rapide des musulmans, à partir des années 1950, n’a pas été
visible immédiatement car ils étaient souvent regroupés soit dans les « inner
cities » des pays anglo-saxons, soit à la périphérie, dans des quartiers isolés
ou des banlieues. Les nouveaux arrivants, comme d’ailleurs les pays
d’accueil, pensaient que leur présence ne durerait que le temps d’accumuler
assez d’argent pour retourner dans leur pays d’origine. La naissance
d’enfants et la constitution de familles, le regroupement familial et
l’acculturation ont rendu ces projets de retour presque toujours impossibles,
de sorte que le temporaire est devenu définitif. Les immigrés sont devenus
des résidents, puis les résidents des citoyens.
Longtemps, les juristes ont conseillé aux musulmans de ne pas prendre la
nationalité de pays qui n’étaient « pas les leurs » et qu’il leur faudrait un
jour quitter pour « rentrer chez eux ». L’expérience historique de
l’installation en Occident a incité lesdits juristes à reconsidérer leur
jugement et, passé une génération, à formuler un avis exactement opposé :
prendre la nationalité du pays était somme toute préférable, pour protéger
ses droits et devenir un acteur positif dans la société considérée.
Les deuxième, troisième et même quatrième générations, dans certains
pays tels que la France, la Belgique ou l’Angleterre, sont nées en Occident
avec le statut de citoyens. Avec le temps, elles se sont éloignées des inner
cities, des quartiers ou des banlieues dans lesquels leurs parents étaient
installés et vivaient isolés (donc invisibles). Cette nouvelle visibilité de
l’islām, incarnée surtout par de nombreux jeunes dans les écoles, les
universités et tous les corps de métier, a pu donner l’impression que leur
présence était nouvelle, massive et menaçante, alors que la présence
(invisible) de leurs parents remontait à une ou deux générations déjà.
Dans les faits, cette présence des enfants apportait la preuve que l’«
intégration du fait religieux » n’avait pas posé de problème et qu’elle était
plutôt un succès historique, puisque le processus se normalisait sans heurts.
Néanmoins, la conjonction historique de cette visibilité massive,
surprenante, de nouveaux citoyens musulmans, d’une part, et de problèmes
sociaux liés aux conditions de vie des inner cities, des quartiers et des
banlieues (où la majorité des jeunes vivait encore), d’autre part, a produit
une confusion dans les analyses. On s’est empressé d’expliquer la
marginalisation, la délinquance et les ruptures sociales par l’identité
musulmane des jeunes qui les subissaient. Ainsi, des États-Unis au Canada
et de l’Europe à l’Australie, l’islām et la « non-intégration » des musulmans
expliquaient la persistance de l’échec scolaire, des fractures sociales, de la
délinquance, etc.
L’étude sérieuse de ces situations prouve qu’elles n’ont pas à voir avec
l’islām et relèvent des politiques publiques et de l’« intégration par le social
», vis-à-vis desquelles la référence à l’islām, secondaire, sert souvent de
prétexte pour masquer l’incurie des États ou des autorités locales. Nombre
de juristes et de représentants musulmans tombent eux-mêmes dans ce
piège et ont tendance à « islamiser » ou à « ethniciser » les problèmes
sociaux. Ce faisant, ils ne parviennent qu’à ajouter à la confusion des
débats, alors qu’il importe ici de parler d’égalité des chances, d’accès à
l’éducation, à l’habitat et à l’emploi, de lutte contre le racisme (informel et
structurel) et de justice sociale.

L’identité et l’espace

Il n’en faut pas conclure que l’islām, en tant que religion et cadre de
référence, ne pose aucun problème dans des sociétés de régime laïque, où la
majorité des concitoyens sont d’autres confessions, ou sans confession. La
première question qui se pose est celle de l’identité, du simple fait que les
musulmans sont forcément interpellés par un environnement qui leur
demande de se définir. À cause de leur nouvelle visibilité aux yeux de leurs
concitoyens, les nouveaux arrivés, hier perçus comme pakistanais, africains,
turcs ou arabes, deviennent désormais et avant tout des « musulmans », à
qui il paraît légitime de demander, dès lors qu’ils se sont installés en
Occident, s’ils sont d’abord américains, britanniques, français ou
musulmans. Beaucoup, par fierté ou dépit, répondent soit qu’ils sont
d’abord musulmans, revendiquant ainsi leur différence, soit qu’ils sont
américains ou européens, parfois par crainte de la stigmatisation et du
racisme.
Cette « assignation à l’identité » est un leitmotiv des débats politiques en
Occident. Les musulmans se trouvent souvent piégés par la nature binaire
de questions révélatrices d’une perception qui les identifie d’emblée comme
« autres », dans un climat général qui pousse parfois les Occidentaux
musulmans à intégrer ce sentiment d’altérité.
Or, nul n’a une identité unique. Tout individu à des identités multiples
(femme, homme, noir, blanc, juif, chrétien, musulman, canadien, belge,
indien, etc.), prioritaires ou non selon le contexte. Devant l’urne, on se
sentira d’abord allemand ou suisse ; face à la mort, d’abord athée ou
croyant. Ces identités se complètent et s’harmonisent selon les contextes,
elles ne se contredisent pas forcément. Les musulmans en situation de
minorité religieuse ont besoin de dépasser la crise de confiance qui les fait
douter (souvent à cause de la pression environnante) de leur capacité et de
leur droit à revendiquer une multitude d’identités.
Il en est de même de la définition du lieu de vie. Pendant des siècles, les
savants musulmans ont divisé le monde en « maison (ou espace) de l’islām
» (dār al-islām*) et « maison de la guerre » (dār al-harb*). Ces notions,
quoique non coraniques, permettaient de distinguer les sociétés dans
lesquelles les musulmans étaient en sécurité (ou au pouvoir) de celles où
leur survie était en jeu. Ces notions sont aujourd’hui caduques, de
nombreux savants ayant mis en évidence qu’elles ne rendent plus compte de
la réalité. En effet, les musulmans sont parfois plus en sécurité, pour ce qui
est de leur liberté de conscience et d’expression, dans les sociétés
occidentales que dans les sociétés majoritairement musulmanes. Comment
donc nommer ces sociétés ? Le monde globalisé a fait voler en éclats les
anciennes catégories. Ce monde est devenu, pour toutes les nations, un
espace global de témoignage (dār al-shahādah*). La perception binaire
étant dépassée, il appartient à chaque musulmane et à chaque musulman, où
qu’elle ou il vive, de témoigner de sa foi et de ses principes éthiques en
devenant un citoyen engagé, connaissant ses devoirs et ses droits, acceptant
sa culture et en y promouvant le bien.
L’islām est une religion occidentale et les cultures occidentales sont
désormais des cultures de l’islām. Les Occidentaux musulmans sont des
témoins de leurs principes, comme le sont les juifs, les chrétiens, les
hindous ou les bouddhistes, ou encore les agnostiques et les athées (de leur
philosophie de vie). Avec les multiples identités de ces musulmans, nourris
de cultures qui sont désormais les leurs, leur défi consiste à rester fidèle à
leurs principes sans se construire contre l’environnement social, politique et
médiatique, même si ce dernier leur demeure, pour un temps, hostile. C’est
cette expérience historique que les Occidentaux musulmans vivent
aujourd’hui.
Rappelons, au passage, que les citoyens d’Europe orientale, européens et
musulmans depuis des siècles, ont assumé tous leurs héritages culturels aux
influences historiques multiples, sans oublier leurs références musulmanes.
La richesse de l’islām européen des Balkans est souvent négligée, comme
on oublie la profondeur de l’islām d’Andalousie. Plus près de nous, l’islām
pratiqué par les Afro-Américains et les conversions par milliers que l’on
observe en Occident obligent à repenser le schéma binaire d’opposition des
identités, plus spécifiquement de la culture occidentale et des principes
islamiques. Accéder à la multiplicité des identités dans l’espace unique et
commun du témoignage exige l’étude, la confiance, la participation et la
contribution.
La contribution : bien au-delà de l’intégration passée – et dépassée –, tel
est donc le défi des générations présentes et à venir.

Communauté, communautarisme et « infidèles »

Les musulmans, qui parlent beaucoup de « communauté » (ummah),


donnent souvent l’impression qu’ils ne se définissent que par et dans cet
ensemble. Certains courants littéralistes et traditionalistes le présentent et le
vivent ainsi : les musulmans, faisant partie d’une communauté spécifique,
doivent absolument se distinguer et se séparer de « ceux qui ne sont pas
musulmans ». Pourtant, la notion de communauté (ou d’ummah) n’a jamais
eu cette connotation restrictive.
L’ummah peut se comprendre à deux niveaux différents : sur le plan de la
foi, elle est une communauté spirituelle, dont les fidèles partagent la
religion, le rite et les aspirations vers le Transcendant. Cette ummah
spirituelle vibre d’un élan commun, d’une communion, par exemple
pendant le mois du Ramadan ou lors du grand pèlerinage. Toutes les
religions et les spiritualités connaissent cette dimension de communion
spirituelle qui communique une énergie contagieuse à chaque fidèle.
L’ummah est aussi une communauté de principes partagés. Elle peut
dépasser les seuls musulmans, voire se retourner contre eux s’ils venaient à
les trahir. Le Messager, à Médine, avait considéré que les juifs faisaient
partie de sa ummah et avaient donc les mêmes devoirs et les droits que les
musulmans. En sus, la Révélation exige des musulmans, au nom des
principes supérieurs, de lutter contre les musulmans qui se révéleraient des
oppresseurs : « Et si deux groupes de croyants [musulmans] sont en guerre,
établissez la paix entre eux. Mais si l’un d’eux transgresse [est injuste],
alors combattez l’agresseur jusqu’à ce qu’il s’incline devant l’ordre de Dieu
[la justice]. S’il s’y conforme, réconciliez-le avec justice et équité car Dieu
aime les êtres équitables10. » Dans le même esprit, le Messager avait
affirmé : « Aide ton frère, qu’il soit juste ou injuste ! » À l’intention d’un
compagnon qui s’interrogeait sur la nature du soutien à offrir au frère
injuste, le Prophète ajouta : « Empêche-le [le frère injuste] d’accomplir son
injustice, ce sera ton soutien à son égard11 ! »
Il ne peut donc jamais être question de revendiquer des principes ou des
législations particulières ou d’affirmer : « Avec ma communauté, dans le
juste ou l’injuste ! » La communauté de principes s’oppose à toute tentation
d’enfermement, d’appartenance aveugle ou de communautarisme
revendiquant des traitements différenciés ou des privilèges. Au contraire,
elle exige un regard critique et ouvert qui sache voir et respecter la justice
chez les personnes d’autres confessions et condamner l’injustice quand elle
est le fait de coreligionnaires. La communauté de foi s’élargit à la
communauté des principes et interdit les isolements : l’appartenance à une
collectivité humaine, quelle qu’elle soit, nationale ou culturelle, sera
régulée par les principes et les lois communes au nom même de la foi, qui
agit comme un supplément de conscience pour le respect desdits principes.
Cette perspective donne une tout autre acception à la notion de kāfir
(plur. kuffār), souvent traduite inadéquatement par « infidèle », que certains
musulmans utilisent de façon dépréciative pour désigner les pays
occidentaux (pays des kuffār) ou leurs concitoyens d’autres confessions (ou
sans confession), voire pour les insulter. Cette notion a un sens normatif.
Elle définit tous ceux qui, en connaissance de cause, nient Dieu et/ou la
vérité de la dernière Révélation et de la mission du Messager. Elle n’est ni
une stigmatisation ni une insulte et doit être employée avec beaucoup de
précautions car il est très difficile de savoir si une personne nie en toute
connaissance de cause ou par ignorance (auquel cas on ne peut donc pas
parler de négation consciente). De plus, la Révélation indique clairement
quelle relation entretenir avec les négateurs de la religion (qui la
rejetteraient donc en connaissance de cause) : « À vous votre religion, à moi
la mienne12. » Le principe de la liberté de conscience, nous l’avons dit, est
associé à l’exigence de justice pour tous, sans distinction de religion, de
couleur ou de statut. Le refus de l’enfermement communautaire est donc
une exigence impérative.

Le cadre légal et le récit commun

Depuis plus de trente ans, un important travail juridique a été produit par
les juristes (fuqahāʾ) quant à la relation des musulmans avec leurs nouvelles
sociétés occidentales. Ils se sont parfois inspirés du pluralisme des autres
sociétés d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie, où le « vivre ensemble » a
été possible pendant des siècles. Des avis juridiques successifs ont
grandement renouvelé la compréhension que les musulmans avaient de la
laïcité, de l’identité, de la nationalité, de la citoyenneté, du rapport à la loi et
de la loyauté patriotique. À l’exception des courants littéralistes et
traditionalistes, qui restent minoritaires sur ces questions, la grande majorité
des savants et des Occidentaux musulmans ordinaires ont développé une
réflexion ouverte et sereine sur ces questions et considèrent que rien
n’empêche les musulmans de vivre et de respecter le cadre laïque, d’être
des citoyens loyaux à leurs pays et de se sentir appartenir culturellement à
leurs pays respectifs. Même si, au gré des controverses, politiques et médias
alimentent les perceptions négatives et nourrissent les enfermements
identitaires, l’évolution de la conscience musulmane occidentale est
patente, et positive. La présence des citoyens musulmans à tous les échelons
des formations scolaires et universitaires, dans tous les corps de métier,
dans les médias et les partis politiques, dans la culture et le sport, est un fait
observable et acquis. Face aux crises et aux provocations, des caricatures
danoises aux propos provocateurs et islamophobes de certains intellectuels,
politiques et journalistes, leur réaction est très majoritairement calme,
critique et posée, à l’exception de certains groupuscules dont le
comportement violent et hors norme prouve l’adhésion de l’immense
majorité aux débats sereins et responsables. En cela, ils sont en phase avec
les idéaux des sociétés plurielles, qui exigent une loyauté responsable et
critique.
Il faut pourtant aller plus loin que le respect du cadre juridique en
accédant à ce que nous avons appelé l’exigence des « trois L » :
connaissance de la Langue du pays, respect des Lois et Loyauté envers la
société. Aujourd’hui, l’atmosphère généralement hostile à l’islām, le
discours politique et médiatique insistant sur l’altérité des musulmans, la
normalisation du racisme antimusulman (islamophobie) sont autant de
phénomènes qui ont un impact même sur l’application égalitaire du droit ou
la reconnaissance de la citoyenneté pleine et entière des musulmans. On en
vient à se demander si une nouvelle catégorie n’aurait pas vu le jour
concernant les musulmans, certes nantis de la nationalité du pays, mais
encore trop musulmans et informellement « étrangers » pour être vraiment
citoyens. Des « citoyens étrangers » en somme.
Il est encore bien difficile, dans ces conditions, de se sentir chez soi en
Occident, de développer un véritable sentiment d’appartenance non
seulement dans le respect des lois de l’État, mais comme partie prenante de
la narration et du récit communs (selon la notion anglaise : common
narrative) du pays, de la patrie, de la nation. C’est l’un des grands défis des
musulmans en Occident. Il consiste pour eux, au-delà de tous les obstacles,
à devenir des acteurs apportant une valeur ajoutée à l’avenir des sociétés où
ils vivent (comme ils ont su l’être en Afrique et en Asie, même en situation
de minorité religieuse). Il est l’heure non plus de s’intégrer (ce stade étant
désormais acquis et dépassé) mais de contribuer à l’organisation et à la
réforme des sociétés, pour le bien-être de tous. Pour les musulmans,
paradoxalement, cela implique de parler moins d’islām, de sortir de
l’obsession et de l’assignation identitaires, d’être capables de s’intéresser à
la dignité et au bien public de leurs semblables (leurs concitoyens et tous les
êtres humains, quelle que soit leur croyance), à l’éducation, à la justice
sociale, aux droits des femmes, à la lutte contre tous les racismes, aux
migrations, à l’environnement, à la culture, aux arts, etc. Plus qu’une
révolution intellectuelle, il s’agit d’abord d’une révolution psychologique
qui naît de la conscience qu’une valeur, une action ou une œuvre fidèle à
l’islām ne l’est pas en raison de l’adjectif « islamique » qu’elle peut appeler
(ou parce que son auteur est musulman), mais du fait des principes, de
l’éthique et des finalités qu’elles portent. Cette « révolution de confiance »
ouvre la conscience croyante vers le monde et vers l’humanité, avec une
exigence éthique résolument universaliste car profondément sereine.
1. Le père d’al-Maʿmūn, Harūn al-Rashīd, avait déjà institué des « maisons de la Sagesse », mais pour l’élite exclusivement.

2. Ḥadīth rapporté par Abū Dawūd.

3. Coran : sourate 9, verset 71.


4. Coran : sourate 24, versets 30 et 31.

5. Coran : sourate 4, verset 3.

6. Les Arabes ne représentent que 30 % des musulmans du monde, contrairement à l’opinion commune.

7. Malek Bennabi (1905-1973), Vocation de l’islam, Éditions Albouraq, 2006.

8. Ce terme est aujourd’hui utilisé dans la plus grande confusion. On ne sait plus très bien de qui et de quoi l’on parle. Les organisations dites islamistes ne sont pas d’accord entre
elles sur les moyens et les objectifs de l’engagement politique, quand elles ne sont pas radicalement en désaccord. Considérer qu’elles sont toutes « islamistes », sans autre nuance et
sans les qualifier plus avant n’aide pas à comprendre les acteurs et les enjeux politiques contemporains.

9. Voir à ce sujet notre réflexion dans L’Islam et le réveil arabe, Presses du Châtelet, 2011, chapitre 4, p. 155-213.

10. Coran : sourate 49, verset 9.

11. Ḥadīth rapporté par al-Bukhārī.

12. Coran : sourate 109, verset 6.


Conclusion
Au terme de ce voyage d’initiation, le lecteur aura pu, nous l’espérons,
acquérir une meilleure connaissance de l’islām comme religion et comme
civilisation. Il nous a paru important de mettre en évidence le corps des
principes et des rituels qui unissent les musulmans, sunnites, chiites ou
ibādites, tout en relevant la diversité des interprétations, des écoles de droit
et de pensée, de même que les divers courants. La civilisation islamique a
connu des âges d’or et des périodes plus sombres, des temps
d’épanouissement et des siècles de crise. En rédigeant ce court traité, nous
n’avons voulu éviter aucune question et n’avons pas cherché à nier les
contradictions entre la noblesse des principes et les comportements parfois
moins dignes des musulmans.
On aura compris que l’univers de référence islamique est constitué d’une
terminologie et de notions qu’il faut appréhender dans un système de
valeurs cohérent. Le seul exercice de traduction d’une langue à une autre ne
suffit pas, encore faut-il comprendre comment les notions s’agencent et
s’éclairent les unes les autres. Les piliers de la foi et de la pratique, avec le
corps des obligations et des interdits, permettent d’accéder au cadre
strictement religieux qui est aussi une source d’inspiration pour les juristes,
les philosophes, les mystiques, comme pour les architectes, les artistes, etc.
Ces derniers, au gré des évolutions historiques, produisent des œuvres
inspirées par les principes et les finalités de Message, qui viennent nourrir
la pensée, les sciences, les cultures et les arts. C’est ainsi que l’on comprend
mieux le sens de la Voie (sharīʿah) qui est, nous l’avons vu, autrement plus
ouverte à l’intelligence et à la créativité humaines que les interprétations
littéralistes, traditionalistes et dogmatiques le laissent entendre.
Une meilleure connaissance de l’histoire de l’islām, de ses différentes
phases, de l’apport des savants, penseurs, philosophes et artistes musulmans
devrait être également de nature à ébranler les certitudes avancées par
certains penseurs ou commentateurs sur l’impossibilité pour l’islām, par
nature, de promouvoir la rationalité, le pluralisme, les sciences et la
philosophie. Il ne faut rien essentialiser, ni pour le meilleur, en se bornant à
faire l’apologie des grandes valeurs de la religion ; ni pour le pire, en
diabolisant, sur le mode islamophobe, l’islām en soi, sans nuance ni
contextualisation. Nous n’avons eu d’autre objectif, à chaque étape de cet
ouvrage, de rappeler les principes, de mettre en évidence la diversité
d’opinions et même les défaillances et les contradictions décelables dans
l’éducation islamique ancienne et contemporaine, comme dans l’application
des enseignements et des règles.
À l’attention des lecteurs bouddhistes, hindous, juifs, chrétiens, sans
confession et de tous les autres, ces pages n’ont eu d’autre prétention que
d’éclairer la curiosité de quiconque est désireux de comprendre, simplement
mais sans simplisme. Pour les musulmans, elles se voudraient en outre un
appel à une compréhension plus profonde et à l’autocritique. Trop souvent,
au cours de l’Histoire, il est apparu que les musulmans avaient eux-mêmes
négligé, perdu, voire trahi, le génie de l’islām. À cause du manque de
confiance en soi, du déficit d’énergie et de créativité intellectuelles, de la
prédominance du littéralisme, du traditionalisme et de l’enfermement dans
l’imitation et la répétition (taqlīd), ou encore par la faute de la colonisation
intellectuelle, coincés entre l’idéalisation du passé, l’impuissance du présent
et l’espérance d’un meilleur avenir ; à cause de tous ces facteurs, les
musulmans traversent une triple crise de confiance, de l’intelligence et de
l’autorité. Retrouver le chemin de la Voie, de façon holistique, exige une
révolution intellectuelle et psychologique. Elle commence par une
réconciliation : retrouver la compréhension des Textes et leurs finalités,
donner la place centrale qui lui revient au sens des pratiques et des règles,
s’ouvrir à tout ce que le patrimoine de l’humanité a produit pour le bien
commun en le faisant sien. L’islām attend des musulmans qu’ils retrouvent,
avec toute leur foi et leur intelligence, le sens du Message, sa force
spirituelle, sa défense de la liberté, son invitation à la connaissance, son
appel à être des témoins devant les Hommes et à servir l’humanité entière.
Nous avons abordé plusieurs questions sensibles. Sans camper sur la
défensive ou l’apologétique, il était nécessaire et légitime de répondre aux
questions les plus fréquentes concernant l’islām et les musulmans. Ces
analyses ont été sciemment intégrées à la présentation générale et mises en
perspective en leur donnant leur juste place au cœur de l’ensemble du
système de valeurs islamiques. Il n’a pas toujours été loisible de traiter
chaque question de façon exhaustive, mais cette introduction n’avait d’autre
prétention que de livrer les premières clés de compréhension. Ceux qui
voudraient pousser l’analyse liront des ouvrages spécialisés sur chacun des
sujets que nous avons abordés. Il n’est pas toujours aisé d’évoquer en peu
de mots des questions complexes qui nécessitent une triple mise en
perspective historique, juridique et théologico-philosophique. Nous avons
fait de notre mieux pour rendre ce livre accessible au plus grand nombre.
Quiconque s’apprête à refermer ce livre avec le sentiment d’avoir mieux
compris et la certitude d’avoir encore à comprendre nous aura offert
l’humble satisfaction d’une mission accomplie.
ANNEXES
I

Dix choses que vous pensiez savoir sur l’islām

Nombre d’idées reçues courent sur l’islām. Avec le temps, au gré des
événements historiques et des controverses médiatiques, préjugés et
stéréotypes se sont répandus parmi les musulmans eux-mêmes. Certains,
croyant connaître l’islām et maîtriser leur sujet, répètent ces « vérités » et
ces « évidences », contribuant à répandre préconceptions et idées reçues.
Que savez-vous vraiment et que croyez-vous savoir ? Question pertinente, à
laquelle l’exercice qui suit devrait vous permettre d’apporter quelques
réponses.

1. Sharīʿah

Dans de nombreux livres de vulgarisation et dans les médias, la sharīʿah


est devenue une notion négative et effrayante. On y voit l’application de la
législation islamique, présentée comme la « Loi de Dieu » et réduite au
code pénal, avec son lot de punitions inhumaines : la main coupée des
voleurs, les châtiments corporels et la lapidation de l’homme et de la femme
adultères (que l’on croit, à tort, réservée aux seules femmes, à partir de la
représentation biblique). Il est exact que des États et des groupes
musulmans violents et extrémistes, affirmant appliquer la sharīʿah, ont
déployé un arsenal de lois et de punitions répressives. Nous les
condamnons. La notion de sharīʿah, qui a de nombreuses définitions selon
les domaines d’études, signifie littéralement « le chemin qui mène à la
source d’eau [pure, destinée à être bue] ». Elle représente la Voie à suivre
pour rester fidèle aux principes et aux finalités du Message islamique. Elle
commence avec la relation d’intelligence et de cœur avec Dieu, la réforme
de soi, la bonne compréhension du credo et des rituels et, sur les plans
individuel et collectif, par la promotion de l’éducation, de l’usage
responsable de sa liberté, de l’égalité des êtres humains, de la justice sociale
et de la quête de la paix intérieure, sociale et internationale.

2. Jihād

On ne compte plus les livres où le jihād est présenté comme la « guerre


sainte » des musulmans. Il serait pour eux ce que les Croisades furent pour
les catholiques. Or, jihād signifie littéralement « effort » ; il désigne tout ce
qui est fait pour résister aux tentations ou états négatifs qui habitent les êtres
humains ou qui les environnent, d’une part, et pour promouvoir le bien, se
réformer et réformer leur environnement, d’autre part. Il s’agit donc d’un
double mouvement de résistance et de réforme : il existe un jihād spirituel
contre l’ego et l’arrogance, des jihād contre la pauvreté, le racisme ou la
corruption, comme il existe des jihād pour l’éducation, la justice sociale,
l’égalité et la paix. Sur les quatre-vingts acceptions du mot, une seule réfère
à la guerre (qitāl) et qui impose des conditions strictes : la guerre n’est
autorisée que dans la légitime défense, si l’on est agressé ou colonisé, par
exemple. Les armes de la défense doivent alors correspondre à celles de
l’agresseur et le conflit doit s’arrêter aussitôt que l’agression a cessé. Jamais
une guerre ne peut se justifier pour exploiter, coloniser, s’accaparer les
terres d’autrui ou ses richesses, encore moins pour imposer la conversion.
Le verset coranique est très clair : « Si ton Seigneur l’avait voulu tous les
Hommes de la terre auraient cru, tous sans exception. Est-ce donc à toi à
contraindre les gens jusqu’à ce qu’ils croient1 ? » Par ailleurs, l’éthique de
la guerre de légitime défense est exigeante : on ne peut s’en prendre aux
femmes, aux enfants, aux religieux et aux civils (la notion de « dommages
collatéraux » est inopérante et inacceptable). En outre, la Nature (les
animaux, les arbres et les plantes) doit impérativement être préservée.

3. Les Messagers
On sait l’attachement des musulmans au Prophète Muḥammad. Les
diverses controverses autour des caricatures au Danemark, en France ou
ailleurs ont fortement affecté leur perception. Des manifestations violentes
ont eu lieu, des attentats ont été perpétrés, des menaces ont été proférées
parce qu’on avait osé « toucher au Prophète de l’islām ». Les musulmans
sont appelés à respecter et à aimer le dernier des Messagers, mais ils
doivent éviter de le sacraliser, voire d’en arriver à des attitudes excessives
d’adoration émotionnelle. Dès sa mort, son plus fidèle ami Abū Bakr avait
prévenu : « Que ceux d’entre vous qui adoraient Muḥammad sachent que
Muḥammad est mort, quant à ceux qui adoraient Dieu, qu’ils sachent que
Dieu est le Vivant, qui jamais ne meurt2. » Les musulmans respectent tous
les Prophètes et Messagers. La position majoritaire stipule qu’on ne les
représente pas, ni par le dessin ni par la sculpture, précisément pour éviter
les tentations idolâtres qui finiraient par prendre le Messager pour objet de
l’adoration, au lieu du Dieu unique. L’islām reconnaît donc et enseigne le
respect égal de tous les Prophètes : Noé, Abraham, Moïse, Jésus,
Muḥammad et tous les autres, cités ou non dans les sources scripturaires.
Ce respect ne justifie pas les réactions excessives, parfois hystériques et
violentes, de certains musulmans quand des caricatures sont publiées et/ou
des propos irrespectueux proférés. La distance intellectuelle critique est la
meilleure réponse qui, avec calme et confiance, évite l’émotivité aveuglée
et, avec sagesse, ne réagit pas aux provocations.

4. Allah, religion et culture


Au XVIIIe siècle, en Europe, on présentait « Allah » comme le « dieu des
Arabes » et l’islām était de fait « la religion des Arabes ». On ignorait
même que les Arabes chrétiens prient Dieu et le nomme « Allah » dans leur
langue. Tout ce qui concernait l’islām était représenté à travers le prisme de
l’Orient et de ses cultures. Il est vrai par ailleurs que beaucoup d’éléments
culturels des sociétés du Sud ont été intégrés aux modes de vie des pays
majoritairement musulmans. Il en est résulté deux phénomènes : le premier
est la confusion, chez les musulmans eux-mêmes, entre ce qui provient des
prescriptions religieuses islamiques extraites des Textes et le vêtement
culturel que lui ont octroyé les premières sociétés où celles-ci ont été
comprises et appliquées ; le second tient au sentiment que la fidélité à
l’islām reviendrait à rester ou à devenir plus oriental. Or, les principes, les
rites et les objectifs de l’islām se marient avec toutes les cultures, ce qui en
fait d’ailleurs un Message à vocation universelle. Être musulman et
américain, africain, arabe, asiatique ou européen n’est nullement
contradictoire, mais le résultat de la rencontre entre un corps unique de
principes et de rituels, d’une part, et la diversité des cultures, d’autre part.
L’islām occidental est donc un islām fidèle aux Textes du point de vue du
credo, du rituel et des prescriptions, tout en faisant sienne les cultures
occidentales. Le processus n’est pas nouveau, puisque l’on connaît l’islām
indien, africain, arabe, etc. Il s’agit d’un seul et même islām, avec la
diversité de ses cultures. Il appartient aux musulmans, dans leurs cultures
respectives, de distinguer ce qui est compatible ou non avec leur foi et leurs
principes, de l’intérieur, dans la sélection et la nuance, non dans le rejet, la
diabolisation et la condamnation générale.

5. Islām et « valeurs occidentales »

Les stéréotypes sur l’islām sont nombreux. L’Europe n’a pas peu
contribué à le présenter comme « l’Autre ». Au Moyen Âge, l’islām était la
religion de la permissivité et de la luxure abhorrées par l’Église catholique,
avec sa morale sexuelle stricte et puritaine. On reconnaissait qu’il avait été
une source de savoir en sciences, en philosophie et dans les arts, mais on
affirmait que les savants arabes et les musulmans n’avaient été que des
traducteurs, des transmetteurs qui s’étaient bornés à restituer à l’Europe
l’héritage gréco-romain qui lui appartenait en propre. Aujourd’hui encore,
on répète que l’islām se distingue par le retard de son aggiornamento
religieux, son rapport difficile à la raison, aux sciences, aux libertés. Quant
à sa morale sexuelle, inversement à ce que l’on affirmait au Moyen Âge et
au début de la Renaissance, elle se caractériserait par l’enfermement, les
carcans et les interdits de toutes sortes. La perception a changé, mais la
constante a toujours été de maintenir l’altérité de l’islām. Aujourd’hui,
affirmer que l’islām a un problème avec la raison, la liberté et le progrès,
qui seraient autant de « valeurs occidentales », est presque une évidence
pour nombre d’intellectuels, de politiques et de journalistes. Une simple
étude de l’Histoire du VIIIe au XIIIe siècle, jusqu’au XVe siècle en Andalousie
et au XVIe siècle dans l’Empire ottoman sous le règne de Süleyman le
Magnifique, est déjà de nature à remettre en cause cette essentialisation
tronquée de l’islām. Un tel examen prouve, de surcroît, que l’islām a
participé à l’évolution des savoirs dans le monde, que la rationalité y a
toujours été célébrée et que l’humanité lui doit beaucoup en termes de
progrès intellectuels, scientifiques et technologiques. Les valeurs que
l’Occident s’est appropriées ne lui appartiennent pas en propre et sont
partagées par de nombreuses autres civilisations, dont l’Islam. Enfin, on
aurait tort de ne pas reconnaître les contributions intellectuelles et
scientifiques contemporaines des musulmans à travers le monde (sciences,
médecine, économie, sociologie, anthropologie, etc.).

6. Fatalisme et in shā Allah

La meilleure preuve que les musulmans sont fatalistes repose dans la


formule bien connue : in shā Allah (« S’il plaît à Dieu »). Elle démontre
qu’ils s’inscrivent dans le temps de l’Histoire non pas vraiment en sujets
libres, mais plutôt dépendants de la volonté divine, victimes d’une
conception paralysante du déterminisme historique que des penseurs des
Lumières, en France, en Allemagne, en Angleterre, avaient déjà relevée,
analysée et critiquée. Cette représentation confirmait que les musulmans,
par l’essence même de leur religion, ont un « problème » avec l’idée même
de « sujet libre » qui raisonne, cherche et s’émancipe par la découverte et le
savoir. Pourtant, la formule « in shā Allah » est le contraire d’une incitation
au fatalisme ou à la passivité. L’ensemble du Message de l’islām, dans le
Coran et les traditions prophétiques, invite les musulmans à se savoir seuls
et responsables devant Dieu, libres et agents de leurs actes, avec
l’obligation de se mettre en quête du savoir et d’agir pour le bien. « In shā
Allah », en ce sens, représente la formule de l’humilité spirituelle du
croyant, acteur et actif dans sa vie et dans l’Histoire. Ce dernier sait qu’il
doit agir, donner de sa personne, faire les efforts nécessaires, acquérir les
connaissances requises pour réaliser ses projets ou pratiquer son métier ; il
sait aussi, néanmoins, que, comme il assume sa responsabilité et son
pouvoir, le résultat ultime n’est pas entre ses mains. En ce sens, « in shā
Allah » ne peut pas, jamais, servir de justification au fatalisme passif : la
formule exprime bien plutôt la nécessaire humilité spirituelle du sujet libre
et conscient de devoir s’engager, jusqu’au bout de ses capacités, à acquérir
du savoir pour se réformer et réformer le monde qui l’entoure.

7. Polygamie
Les débats sur la polygamie ne sont pas nouveaux. La seule présence de
cette notion en islām est la preuve, une de plus, qu’il ne connaît pas
l’égalité des sexes et a bien « un problème » avec le droit des femmes. À
l’époque de la Révélation, les Arabes pratiquaient la polygamie et aucune
limite n’était fixée au nombre d’épouses. On sait que certains interdits,
recommandations ou obligations (l’alcool, les intérêts, etc.) ont fait l’objet
de plusieurs révélations successives indiquant une direction, une pédagogie
divine, afin d’orienter les musulmans vers un but. Les révélations relatives à
l’homme, à la femme, au couple et à la polygamie sont de cette nature.
D’abord limitée à quatre épouses, la polygamie est en outre liée à une
situation particulière : la prise en charge des orphelins. En ce sens, elle est
présentée comme une tolérance, et non comme la règle qui est clairement la
monogamie. Dans les cas où la polygamie peut être envisagée et tolérée,
elle est encadrée par des règles strictes de transparence, d’égalité de
traitement et de protection légale qui imposent, si elles ne sont pas
respectées (comme c’est le cas factuellement dans de nombreux pays), de
s’en tenir à la monogamie, par l’injonction même du Coran. Par ailleurs,
selon certains savants, la première épouse peut stipuler dans son contrat de
mariage qu’elle refuse la polygamie ; elle s’interdit par là à son mari, s’il a
accepté les termes du contrat. En conclusion, l’islām a régulé cette
tolérance, et l’évolution de la Révélation tend clairement à l’établissement
et à la défense de la monogamie.

8. La tenue vestimentaire
La notion de pudeur, centrale en islām, concerne les hommes aussi bien
que les femmes. Il importe de relever qu’il ne s’agit pas simplement de
pudeur physique, mais d’une certaine conception du rapport à soi et à la vie
: la pudeur intellectuelle et sentimentale sont les miroirs de ce que la pudeur
physique doit être pour tous et toutes. Intellectuellement, sentimentalement
et physiquement, il s’agit d’éviter la visibilité superficielle, l’exposition
indécente, l’arrogance, l’ostentation et l’égocentrisme. Dans ce sens, quatre
critères sont liés à l’être au monde des croyants désireux d’appliquer les
principes de l’islām sur le plan plus spécifiquement vestimentaire : en
public, éviter le vêtement transparent (a) et moulant (b) ; le vêtement doit
rester discret (c), sans pour autant négliger l’esthétique et la beauté (d).
Pour les femmes, la prescription porte également sur le port du foulard
(khimār), dont on parle beaucoup en Occident. Il faut noter que le port du
niqāb (le voile qui couvre la face) n’est pas reconnu comme une obligation
de l’islām par la majorité des savants. Le khimār (foulard), au contraire, est
bien une prescription, mais il ne fait pas partie des obligations essentielles
(ḍarūriyāt) de l’islām. Il s’agit d’un acte de foi. En tant que tel, il doit donc
être et rester pour chaque femme un choix libre dans son parcours spirituel
de pratiquante. Le principe vaut dans les deux sens : il n’est pas juste
islamiquement d’imposer aux femmes de porter le foulard (comme c’est le
cas dans certains pays, dans certaines communautés ou familles) ; et il est
contraire aux droits de l’Homme de leur imposer de l’enlever contre le
choix de leur conscience.

9. L’abattage rituel

De nombreuses organisations de défense des droits des animaux ont


critiqué, en Occident, les méthodes d’abattage rituel, tant juif que
musulman, mettant en évidence le caractère cruel du traitement des bovins,
des ovins ou des volailles, puis de leur mise à mort. Autrement plus
violentes et choquantes paraissent les méthodes industrielles que sont
l’élevage mécanique, le gavage, le transfert des bêtes dans des conditions
souvent scandaleuses, leur traitement dans les abattoirs, les électronarcoses
parfois approximatives, l’eau électrifiée et, à chaque étape, le peu de
considération accordé à la souffrance animale. L’abattage rituel musulman,
très exigeant, impose un traitement exemplaire des animaux de leur vivant.
Le Messager a demandé que les animaux soient respectés et bien nourris,
que les couteaux ne soient pas aiguisés devant leurs yeux et, enfin, qu’un
animal ne soit jamais sacrifié en présence d’un autre. Leur épargner la
souffrance est une obligation morale. Rien ne peut donc justifier la
souffrance des animaux : ni l’importance du rituel proprement dit, ni le fait
de devoir répondre à des demandes qui se chiffrent en millions de bêtes. Les
formes du rituel d’abattage sont également très strictes. La formule : « Au
nom de Dieu, Dieu est le plus grand » inscrit cet acte dans l’ordre de
l’adoration de Dieu, qui donne autorisation aux Hommes de consommer la
viande animale. Seule la consommation permet d’ailleurs l’abattage ;
aucune autre mise à mort n’est justifiée. Celle-ci doit être pratiquée de
façon experte, avec une technique d’exécution immédiate et sans
souffrance. Il ne s’agit donc pas uniquement d’ajouter quelques rituels
formalistes aux méthodes d’élevage et d’abattage industriels, lesquelles, de
l’avis de tous les défenseurs des animaux, sont indignes et scandaleuses. La
viande ne devrait vraiment être considérée comme ḥalāl que lorsque tous
ces critères ont été réunis, notamment l’exigence d’un traitement digne, de
l’élevage à la mise à mort. Trop de musulmans s’en tiennent au formalisme
de l’abattage en copiant, voire en multipliant les méthodes industrielles dont
l’« habillage islamique » relève surtout de la cosmétique. Quelques
formules et techniques ne suffisent pas à rendre la viande ḥalāl. Des
organisations musulmanes se sont engagées à développer un élevage et une
production de viande plus respectueux des normes musulmanes ; elles
conseillent très justement aux musulmans de se tourner vers les méthodes
bio d’élevage et d’abattage (qui correspondent aux critères de l’éthique
islamique) et les invitent également à consommer moins de viande, ce qui
serait en effet une bonne chose (la permission n’est pas caution de l’excès).

10. Qui est musulman ?

Les écoles de droit (madhhab) ne sont pas d’accord sur la réponse à


donner à cette question. Toutes conviennent que, femme ou homme, on est
musulman dès lors qu’on a prononcé l’attestation de foi (« J’atteste qu’il
n’est de dieu que Dieu et que Muḥammad est Son Envoyé »), en
connaissant son sens et avec la sincérité du cœur. La majorité des savants
exige que cette attestation soit prononcée devant deux témoins musulmans
et qu’elle soit suivie des ablutions majeures (une douche avec des rituels
restreints). Ensuite, l’individu est déclaré musulman, son passé est effacé,
donc pardonné. Quant aux musulmans de naissance, l’attestation prononcée
à l’âge de raison confirme, par un acte de conscience, leur appartenance
première et naturelle à l’islām. Certains ajoutent que ne peuvent être
considérés comme vraiment musulmans que les individus qui pratiquent
leur religion (prières, zakāt, jeûne, etc.) ou encore évitent les péchés
majeurs. D’autres encore, dans les courants extrémistes, considèrent que le
soutien à des dirigeants usurpateurs ou à des despotes (ou simplement la
passivité complice) exclut automatiquement de l’islām les individus en
question, voire des collectivités entières. Ces dernières positions sont
infondées et reposent davantage sur des lectures littéralistes et des
considérations idéologiques et politiques. Au demeurant, toute personne
ayant formulé l’attestation de foi, avec son intelligence et son cœur, et qui
se sent musulmane, doit être considérée comme telle, quels que soient sa
pratique, son comportement, ses péchés, ses erreurs ou ses contradictions.
Aucune autorité, aucune institution, aucun savant n’a le pouvoir de « sortir
» (takfīr) quiconque de l’islām. Il est certes possible de juger un propos, un
comportement ou une action, de dire sa compatibilité, ou non, avec les
prescriptions de l’islām, mais non pas de nier l’appartenance d’un individu
à l’islām si celui-ci la revendique. Ce jugement ultime – jugement des êtres
et des cœurs – n’appartient qu’à Dieu.
II

Bibliographie indicative
(pour aller plus loin)

CORAN, nouvelle traduction du sens des versets, traduit par Mohammed


Chiadmi, préface de Tariq Ramadan, Tawhid, 2007.
LIBERA Alain de, Penser au Moyen Âge, Seuil, 1996
VITRAY-MEYEROVITCH Eva de, Islam, l’autre visage, Albin Michel, 1995.
FAKHRY Majid, NASR Marwan, Histoire de la philosophie islamique, Cerf,
1989.
GARDET Louis, BOUARAM Chikh, Panorama de la pensée islamique,
Sindbad/Actes Sud, 1995.
GEOFFROY Éric, Le Soufisme, voie intérieure de l’islam, coll. « Points
Sagesses », Seuil, 2009.
LAURENS Henry, TOLAN John, L’Europe et l’Islam, quinze siècles
d’histoire, Odile Jacob, Paris, 2009.
LINKS Martin, Muḥammad. Sa vie d’après les sources les plus anciennes,
Seuil, Paris, 2002.
LORY Pierre, AMIR-MOEZZI Mohammad-Ali, Petite Histoire de l’islam,
J’ai Lu, Paris, 2007.
RAMADAN Tariq, La Réforme radicale. Éthique et Libération, Presses du
Châtelet, 2008.
RAMADAN Tariq, Muḥammad, vie du Prophète. Les enseignements
spirituels et contemporains, Presses du Châtelet, 2006. III
III

Glossaire

Abwāb (sing. bāb) Portes d’accès (mystique).


Adāb (sing. Adab) Lettre, littérature, bon comportement.
ʿAdl Justice.
ʿAfw Pardon, grâce.
Aḥkām Règles, prescriptions.
Aḥkām taklīfiyyah Règles fixant la nature et la responsabilité légale et morale
de l’action.
Ahl al-ʿilm Gens du savoir, gardiens du savoir.
Ahl al-bayt Membres de la famille du Messager.
Ahl al-ḥadīth Ceux qui se réfèrent à la stricte narration des sources.
Ahl al-kitāb Gens du Livre (communément les juifs et les chrétiens).
Ahl al-raʾy Ceux qui défendent l’opinion au-delà de la littéralité.
Aḥwāl (sing. ḥāl) États et dons divins (mystique).
Akhlāq (sing. khuluq) Éthique, valeurs morales, comportement vertueux.
Akhlāqiyyāt L’éthique (souvent utilisé pour les codes de déontologie).
ʿĀlim (pl. ʿulamāʾ) Savant.
Aʿmāl (sing. ʿamal) Action.
Amān Sécurité.
Amānah Dépôt.
ʿĀmmah (plur. aʿwām) Général, les gens ordinaires.
Amr Commandement, ordre.
Amwāl (sing. māl) Biens, possessions.
Anṣār Les Auxiliaires (premiers musulmans de Médine).
ʿAqīdah Credo, principes de la foi.
ʿĀqil Doué de raison.
ʿAql Raison.
ʿĀrifūn (sing. ‘ārif) Initiés, connaisseurs (mystique).
Arkān (sing. rukn) Les piliers, les fondements.
Asbāb an-nuzūl Causes de la Révélation.
Ashʿarī Partisan de l’école ashʿariyyah.
Ashʿariyyah École pour laquelle les Textes déterminent la moralité.
Asmāʾ (al-) wa ṣifāt (al-) Noms et attributs (de Dieu).
ʿAṣr Troisième prière de la journée.
ʿAṭash Soif (mystique).
Awdiya Vallées (étape de l’initiation mystique).
Awliyyāʾ (sing. walī) Amis de Dieu (mystique).
Āyah (pl. āyāt) Signe, verset.
Barzakh Lieu où demeure l’âme après la mort, dans l’attente du
Jugement dernier.
Baṣīrah Discernement.
Baṣṭ Épanchement, effusion.
Bāṭin Caché, ésotérique, intérieur (mystique).
Bayʿah Allégeance.
Bidaʿ (sing. bidʿah) Innovations.
Bidayāt Prémices.
Birr Piété, bonté, affection.
Ḍābiṭ (pl. Ḍawābiṭ) Norme, régulation.
Ḍamīr Conscience.
Dār al-ḥarb Espace, maison de la guerre.
Dār al-Islām Espace, maison de l’islam.
Dar al-shahādah Espace, maison du témoignage.
Darʾ Fermeture, prévention.
Ḍarūriyyāt Prescriptions ou finalités essentielles, impératives.
Dhawq Goût.
Dhikr Rappel, souvenir.
Dīn Religion, conception de la vie et de la mort.
Duʿāʾ Invocations libres.
Faḍā’il (sing. faḍīlah) Vertus.
Fajr Première prière de la journée.
Falāḥ Succès, réussite, bien-être, joie.
Falāsifah (sing. falyasūf) Philosophes.
Falsafah Philosophie.
Fanāʾ Extinction.
Faqīh (pl. fuqahāʾ) Savant du droit musulman, juriste.
Faqr Pauvreté.
Farḍ Obligation.
Farḍī De nature obligatoire.
Fardī Individuel.
Farīḍah Obligation.
Fasād Corruption, perversion.
Fātiḥah L’Ouverture (première sourate du Coran).
Fatwa (pl. fatāwā) Opinion légale.
Fiqh Droit et jurisprudence.
Fisq Perversion.
Fitnah Trouble, crise, division, guerre intestine.
Fiṭrah Disposition naturelle vers le Transcendant, la quête naturelle
de sens.
Fujūr Immoralité, licence, libertinage.
Ghayb Invisible, caché, inaccessible aux sens, mystère.
Ḥadīth (pl. aḥādīth) Tradition prophétique (« ce qu’il a dit, fait ou approuvé »).
Ḥājiyyāt Prescriptions secondaires liées aux besoins.
Ḥajj Grand pèlerinage (une fois par année).
Ḥakīm Sage.
Ḥalāl Licite.
Ḥanafī Personne ou avis qui suit l’école juridique d’Abū Ḥanīfa.
Ḥanbalī Personne ou avis qui suit l’école juridique d’Ibn Ḥanbal.
Ḥanīf (pl. ḥunafāʾ) Individus prônant le monothéisme de la tradition
abrahamique sans être juifs ni chrétiens (littéralement le mot
signifie pur, purifié).
Ḥaqāʾiq (sing. ḥaqīqah) Les vérités.
Ḥarām Illicite.
Ḥassan Bon, beau, embelli.
Ḥayāʾ Pudeur.
Ḥifẓ Protection.
Hijrah L’Hégire, l’exil.
Ḥikmah Sagesse.
Ḥilf al-fuḍūl Pacte des vertueux.
Ḥiyal Astuces (juridique).
Ḥub Amour.
Ḥudūd Limites, code pénal (juridique).
Ḥuriyyah Liberté.
Ḥusn Bon, bien.
Ḥuzn Tristesse.
ʿIbādāt (sing. ‘ibādah) Le culte, les rituels.
ʿIbārah (pl. ʿibārāt) Expression, locution.
ʿĪd al-Aḍḥā La grande fête du sacrifice après le temps du pèlerinage
(l’une des deux fêtes du calendrier islamique).
ʿĪd al-Fiṭr La fête de la rupture du jeûne du Ramadan (l’une des deux
fêtes du calendrier islamique).
ʿIffah Tempérance, maîtrise, abstinence.
Iḥrām État de sacralisation.
Iḥsān Sincérité, excellence.
Ijmāʿ Consensus.
Ijtihād Raisonnement autonome et original, éthiquement orienté,
développé à la lumière du message.
Ikhlāṣ Sincérité.
Ilhām Inspiration (par la pensée éveillée ou le rêve).
ʿIllah (pl. ʿilal) Cause, raison d’être, ratio legis.
ʿIlm Le savoir.
Imān Foi.
ʿImārat al-ʾarḍ Pouvoir, installation et gestion de la terre.
Infiṣāl Séparation.
Insān Être humain.
Insān kāmil L’homme complet, accédant à la plénitude (mystique).
Iqāmah Appel annonçant le début imminent de la prière.
Irādah La volonté.
ʿIrḍ Honneur, dignité.
ʿIshāʾ Cinquième prière de la journée.
Ishārah (pl. ishārāt) Indication, allusion.
ʿIshq Amour spirituel exclusif (mystique).
Iṣlāḥ Réforme, renouveau.
Isnād Chaîne de transmission.
Istinbāṭ Extraction des règles, des principes à partir des sources.
Istiqāmah La voie droite, de la droiture et de la fidélité.
Istislām Don total de soi (mystique).
Istiṭāʿah Capacité.
Iʿtidāl Justice, droiture.
Iʿtikāf Retraite dans les mosquées durant les dix derniers jours du
Ramadan.
Ittiṣāl Lien, être lié (mystique).
Ittifāq Accord, conciliation.
Ittiḥād Union.
Ittiḥādiyyah Union acquise, expérimentée (mystique).
Jabriyyah École de pensée déterministe.
Jahmiyyah École de pensée déterministe.
Jalb Apport, acquisition, intégration.
Jamāʿah Prière en commun.
Jamāʿī Collectif.
Jinn Esprit bienfaisant ou malfaisant.
Jumʿah Vendredi (et également la prière hebdomadaire qui a lieu ce
jour).
Juzʾiyyāt Détails, parties.
Kabāʾir Les grands péchés.
Kāfir (pl. kuffār) Celui qui nie Dieu (ou une partie, un élément de la vérité
révélée).
Kāmil Complet, achevé, réalisé (mystique).
Karāmah Dignité.
Kasb Acquis (par l’effort).
Kashf Dévoilement (mystique).
Kawn La Création, l’Univers.
Kawniyyah Lié à l’ordre de la Création.
Khalīfah Vice-gérant.
Khāliq Le Créateur.
Khalq La Création, le créé.
Khanaqah Cercle soufi.
Khāṣṣah Spécifique, spécial, particulier.
Khawārij Ancien courant religieux extrémiste et excommunicateur.
Khawāṣ Les singuliers, l’élite (mystique).
Khawāṣ al-khawāṣ L’élite de l’élite, les initiés, amis de Dieu (mystique).
Khayr Bien, bon, bienfaisant.
Khilāfah Vice-gérance sur la Terre.
Khimār Foulard couvrant les cheveux et la poitrine.
Khushūʿ Crainte amoureuse de Dieu.
Kitābah Écriture, obligation.
Kufr Négation de Dieu, de la vérité ; étymologiquement : voilé,
couvert, scellé.
Kullī (pl. kulliyāt) Total, complet, global, universel.
Laṭāʾif Secrets, beautés subtiles (mystique).
Laylah al-Qadr La Nuit du Destin ou du Mérite.
Luṭf Bonté, gentillesse, douceur.
Maʿrifah Connaissance (de la Vérité, Dieu, chez les mystiques).
Maʿrūf Connu, bien, bon, licite.
Madhhab (pl. madhāhib) École de droit.
Mafsadah (pl. mafāsid) Corruption, corrompu, corruptif.
Maghrib Quatrième prière de la journée.
Maḥabbah Amour.
Maḥjūb Voilé (mystique).
Maḥẓūr Deviné, partiellement dévoilé (mystique).
Majālis fiqhiyya Conseils juridiques islamiques.
Makārim Les plus nobles, vertueux.
Makāsib Rétributions (avec l’effort).
Makrūh Détesté, non recommandé.
Mālikī Personne ou avis qui suit l’école juridique de Mālik.
Manāṭ Raison d’être, ratio legis (parfois synonyme de ʿillah).
Manāzil (sing. manzilah) Étape, stations (mystique).
Mandūb Recommandé, permis.
Manzilah bayna manzilatayn Position entre deux positions (Muʿtazilah).
Maqāmāt (maqām) Stations, étapes (mystique).
Maqāṣid (sing. maqṣid) Objectifs, finalités supérieures.
Maqāṣidyyūn Partisans de l’école des objectifs et finalités supérieurs.
Marātib (sing. martabah) Niveaux, degrés, étapes de l’élévation mystique.
Marjaʿ Référence religieuse (référant souvent aux savants, chez les
chiites).
Masʾūliyyah Responsabilité.
Maṣādir (sing. maṣdar) Sources de référence.
Maṣīr Le chemin, la voie (mystique).
Maṣlaḥah (pl. masāliḥ) Intérêt éthique individuel ou collectif.
Matn Le corps du texte d’une tradition religieuse (juridique).
Matūrīdī Partisans de l’école qui associe le révélé et la raison.
Mawāhib Dons, cadeaux (mystique).
Mawlā Maître, guide, savant.
Millah Communauté, religion, communauté spirituelle.
Minhāj Méthodologie, praxis.
Mūʾākhāh Pacte de fraternité de Médine.
Muʿallim Enseignant.
Muʿāmalāt (sing. uʿāmalah) Relations interpersonnelles, actions et transactions.
Muʾmin Croyant, qui porte la foi.
Muʿtazilah Partisan de l’école rationaliste.
Mubāḥ Permis.
Mufassirūn (sing. mufassir) Exégètes du Coran.
Muḥaddithūn Spécialistes du Ḥadīth.
Muhājirūn Musulmans qui ont quitté La Mecque pour Médine, les
exilés.
Muḥarram (pl. muḥarramāt) Interdit.
Muḥāsabah Autoévaluation.
Mujāhadah L’effort.
Mukallaf (pl. mukallafūn) Parvenu à l’âge de raison, responsable de ses actes.
Mukhtār Choisi.
Muktasab Acquis (par l’effort).
Mumārasah Expérimentation, pratique.
Munkar Mauvais, rejeté, illicite.
Murabbī Éducateur.
Murāqabah Autosurveillance.
Murīd (pl. murīdūn) Aspirant, initié.
Murjiʾūn Courant musulman qui défend la croyance d’un individu
malgré les grands péchés.
Mursalah Situation où il faut considérer l’intérêt éthique en l’absence
de textes (juridique).
Murshid Guide.
Murūʾah Souplesse, facilité.
Musawāh Égalité.
Muslim (pl. muslimūn) Les musulmans (qui ont foi, font don de leur être en quête
de la paix de Dieu).
Muṣṭafā Purifié (un des noms du Messager).
Mustaḥab Préféré, recommandé.
Mutaghayyirāt Situations et applications légales sujettes au changement.
Mutakallimūn Théologiens-philosophes et juristes-philosophes.
Mutaṣawwifūn Les soufis, les mystiques.
Nabī (pl. anbiyāʾ) Prophète.
Nāfiʿ Utile, profitable.
Nafs L’être, l’âme habitant le corps.
Nafs ammārah L’être, l’âme qui impose et subit le mal.
Nafs lawāmmah L’être, l’âme en tension entre le bien et le mal.
Nahy L’interdit.
Naql Les Textes (Coran et traditions du Prophète).
Naqshbandī École et cercle soufi(e).
Nasl Filiation, parenté.
Nāss Les gens, les Hommes, l’humanité.
Naṣ (pl. nuṣūṣ) Le Texte, les sources scripturaires.
Nihāyāt Épanchements et fusions ultimes (mystique).
Nissāb Montant à partir duquel la zakāt doit être versée.
Nūr Lumière.
Qabḍ Contraction (mystique).
Qabīḥ Laid, mauvais, mal.
Qadāʾ Volonté de Dieu (prédestination).
Qadar Décret de Dieu (prédestination).
Qadariyyāh École partisane du libre-arbitre.
Qādiriyyah École et cercle soufi.
Qalb (pl. qulūb) Cœur.
Qalb salīm Cœur sain (fidèle à l’état originel).
Qanūnī Le Législateur (nom donné en arabe et en turc à Suleyman
le Magnifique).
Qaṭʿī Définitif, sans marge interprétative (juridique).
Qaṭʿiyyah (pl. qaṭʿiyyāt) Principes et règles avérés et clairs quant à la source et au
sens (juridique).
Qawāʿid Règles, principes.
Qiblah La direction de La Mecque pour la prière rituelle.
Qisṭ Justice, équité.
Qiyam (sing. qīmah) Les valeurs.
Qiyās Le raisonnement par analogie.
Qudrah Le pouvoir, la capacité.
Qudsī Tradition dont l’inspiration vient de Dieu et les mots du
Messager.
Qurʾān Coran.
Quraysh Habitants de La Mecque.
Rabbānī Qui est empli, imprégné de la présence de Dieu.
Raḥīl Départ, exode.
Rakʿah Cycle de prière rituelle.
Rasūl (pl. rusul) Messager, Envoyé.
Ribā Intérêt, usure et spéculation.
Riddah Apostasie.
Rūḥ Esprit.
Rūḥānī Qui fait vivre le souffle, l’esprit intérieur.
Saʿādah Félicité.
Ṣabr Patience, persévérance, endurance.
Ṣadaqah Don, charité libre et non prescrite.
Ṣadāqah Amitié, confiance.
Ṣafā (al) wa al-Marwah Deux stations entre lesquelles courent les pèlerins en
souvenir de Hājar cherchant de l’eau.
Ṣafāʾ La pureté.
Sakīnah La paix, l’apaisement intérieur.
Salaf Les trois premières générations des musulmans.
Salafī Qui suit les enseignements des trois premières générations.
Aujourd’hui, les littéralistes (parfois les réformistes).
Ṣalāḥ Bon, bien, droit.
Salām Paix.
Ṣāliḥ Bon, vertueux, valide.
Sālikūn (sing. sālik) Aspirants en quête de Dieu (mystique).
Samāḥah Pardon, mansuétude.
Shaʿāʾir Prescriptions juridiques.
Shāfiʿī Personne ou avis qui suit l’école juridique d’Al-Shāfiʿī.
Shāhid Témoin.
Shahmo Martyr.
Shāmil Complet, achevé, plein.
Sharaf Honneur, noblesse.
Sharīʿah La Voie de la fidélité, les lois (juridique).
Sharr Mal, mauvais, malfaisant.
Sharṭ (p. shurūṭ) Condition.
Shawq Désir spirituel (mystique).
Shirʿah (sharaʿa) Voir sharī‘ah.
Shirk Associer quelqu’un (ou quelque chose) à l’adoration du
Dieu unique.
Shuhūd Témoins, l’expérience vécue (mystique).
Shukr Remerciement.
Shūrā Consultation, délibération.
Shuyūkh (sing. shaykh) Savant, Guide, Référence (litt. âgés, vieux).
Ṣidq La sincérité, la véracité.
Ṣifāt (sing. ṣifa) Attributs (divins).
Sīrah La biographie du Prophète.
Sirr Le secret.
Ṣubḥ Première prière de la journée.
Ṣūf Laine (vêtement des mystiques).
Ṣūfī Un mystique, un soufi.
Ṣuḥuf (sing. ṣaḥīfah) Feuilles anciennes (révélations), Tables.
Sukr Ivresse spirituelle (mystique).
Sullam al-qiyām Échelle des valeurs.
Sulūk Le comportement, la pratique, l’attitude.
Sunan (sing. Sunnah) Traditions, coutumes, tradition du Prophète (juridique).
Ṣūrah Chapitre du Coran (114 chapitres au total).
Surūr Joie.
Ṭāʾifah Groupe, tribu, secte.
Tābiʿūn Génération qui suit les compagnons du Prophète.
Ṭabīb Médecin.
Taṭbīq Application, mise en pratique.
Tadhakkur Rappel.
Tafakkur Méditation.
Tafsīr Commentaire du Coran.
Tafwīḍ Renoncement de soi en Dieu (mystique).
Tahajjud Prière de la nuit.
Ṭahārah Pureté rituelle.
Tahdhīb Discipline, raffinement, sublimation.
Taḥsiniyyāt Prescriptions de troisième catégorie liées à
l’embellissement.
Tajallī Épiphanie (mystique).
Takfīr Excommunier, sortir quelqu’un de l’islam.
Taklīf Responsabilité rituelle et légale.
Tanzīl Mise en application d’une règle dans le réel ou un contexte
donné (droit).
Taqārub Rapprochement, proximité (mystique).
Taqdīrī Appréciation, imaginant des situations nouvelles (juridique).
Taqlīd Imitation, émulation (Shīʿa).
Taqwā Conscience et amour révérenciels de Dieu, piété.
Tarawīḥ Prière de la nuit pendant le mois du Ramadan.
Ṭard al-hamm Rejet du souci, du trouble.
Ṭarīq Le chemin.
Taṣawwuf Le soufisme, la mystique.
Tawāḍuʿ Humilité.
Tawbah Repentir.
Tawḥīd Unicité de Dieu.
Tawḥīd al-rubūbiyyah Unicité de Dieu, au sens de Son être, en Lui-même.
Tawḥīd al-ulūhiyyah Unicité de Dieu, au sens de la quête humaine de Son
adoration exclusive.
Ṭayyib Bon, bien, généreux.
Tazkiyah Purification, réforme de soi (mystique).
Thawābit (sing. thābit) Principes immuables, universels.
Thiqqah Confiance.
Turāth Héritage scientifique ou culturel, tradition.
Ṭuruq (sing. ṭarīqah) Cercles soufis, mystiques.
ʿUbbād « Esclaves » livrés à la volonté de Dieu (mystique).
ʿUbūdiyyah Adoration, disposition à servir Dieu.
Ulū al-ʿazm Les cinq principaux Messagers qui ont fait preuve de
patience et de fermeté : Noé, Abraham, Jésus, Moïse et
Muḥammad.
ʿUlūm al-ḥadīth Sciences des traditions prophétiques.
ʿUlūm al-Qurʾān Sciences du Coran.
Ummah Communauté spirituelle, communauté de foi et de principes.
Uṣūl (sing. aṣl) Les fondements.
ʿUmrah Le petit pèlerinage (à tout moment de l’année).
Uṣūliyyūn Savants spécialisés dans les fondements du droit.
Waʿd Promesse.
Waʿīd Avertissement, menace.
Waḥdat al-Shuhūd Unité de l’expérience de la présence (mystique).
Waḥdat al-Wujūd Unité de l’être et de la présence (mystique).
Wājib (pl. wājibāt) Obligation.
Wāqiʿ Réalité, environnement.
Wilāyāt Proximités de l’ami initié (mystique).
Wujūd Présence.
Yaqaẓah Éveil (mystique).
Yaqīn La certitude.
Yathrib Ancien nom de la ville de Médine.
Ẓāhir L’apparent, l’exotérique (mystique).
Ẓāhirī Partisan de l’école littéraliste d’Ibn Ḥazm.
Zakāt Impôt social purificateur (3e pilier de l’islam).
Zakāt al-fiṭr Taxe purificatrice de la fin du Ramadan destinée aux
pauvres.
Ẓannī Conjectural, ouvert à l’interprétation (juridique).
Zawiyah Cercle, centre soufi, mystique.
Zuhd Ascèse, éloignement des biens du monde.
Zuhhād Les ascètes (mystique).
Ẓuhr Seconde prière de la journée.
Ẓulm Injustice.
IV

Les mois du calendrier lunaire musulman

1. Muḥarram (mois sacré)


2. Safar
3. Rabīʿ al-awal
4. Rabīʿ al-thānī
5. Jumādāh al-ūlā
6. Jumādāh al-thāniyyah
7. Rajab (mois sacré)
8. Chaʿbān
9. Ramaḍān
10. Chawwal
11. Dhū al-qiʿdah (mois sacré)
12. Dhū al-ḥijjah (mois sacré)
V

Index

Abbasside(s), 49-50, 196


Abraham/abrahamique, 19, 29, 74- 75, 81, 90, 105, 106, 123-124, 153,
257
Aḥkām, 37, 43, 56, 61, 146
Akhbarī, 56
Akhlāq, 52, 63, 94, 144, 146
Âme, 89, 91-92, 163-164
Amour, 35, 73, 78, 79, 80, 85-86, 91, 94, 109, 116, 124, 125, 140, 142-
144, 187
ʿAqīdah, 52, 61, 63, 65, 82, 101, 109, 145-146, 154
Ashʿarī, 58, 133
Attestation (de foi), 52, 76-77, 92-93, 112-113, 122, 142, 173, 263-264
Autorité, 46-48, 61, 180-184, 200, 211-214, 251

Bidaʿ, 145
Bonté, 103, 108, 186, 189

Chiite(s), 17, 19, 45-50, 54-61, 70, 107, 110, 113, 115, 128, 131, 183,
203, 211, 219, 222, 225, 249
Chrétiens/Christ/christianisme, 15-16, 19-21, 23-25, 27, 53, 65-66, 72,
77, 83, 85-86, 88-90, 104, 129, 161, 179, 198-200, 218, 222-223, 225, 231,
234, 242, 243, 250, 258
Citoyen/citoyenneté, 176, 177, 233-235, 239-240, 243, 246- 248
Cœur, 27, 31-32, 33, 34-35, 60, 63, 74, 78, 79, 84, 88, 91, 92-93, 97, 99-
100, 102, 116, 117, 118, 120, 124, 127, 140, 141, 143, 158, 159, 164, 165,
179, 182, 186, 187, 191, 194, 227, 256, 263-264
Compassion, 35, 79, 99, 108, 185-186, 190
Complémentarité, 124, 217
Connaissance(s), 16-18, 34, 37, 44, 50, 63, 78, 79, 87-88, 94, 96-97, 99,
109, 121, 165, 170-172, 189, 198, 200, 202, 212, 214, 237, 247, 249-251,
260
Conscience(s), 34, 41, 78, 80, 84, 89, 94, 95, 98-99, 102, 104, 115, 128,
129, 141, 148, 164, 172, 173, 177, 178, 186-187, 188, 192, 226, 228, 242,
245-246, 247-248, 262, 264
Consultation, 181-183
Corps, 89, 92, 116, 123, 127-128, 179, 191, 220
Cosmos, 74, 80, 103, 111, 118
Culpabilité/culpabilisation, 141, 146, 185-186

Démocratie/démocratisation/principes et régimes démocratiques, 60, 175,


184, 208, 212, 228-230, 233, 236
Déterminisme, 110, 260
Dignité, 93-98, 99-100, 112, 117, 131, 134, 146, 149, 157, 159, 162, 166,
170-171, 188, 225-226, 236, 248
Dogme/dogmatique/dogmatisme, 172, 175, 183-184, 208, 227, 229, 250
Douceur, 22, 185-186

Écologie, 118, 191-192


Égalité/égalitaire/inégalité, 18, 49, 124-125, 140, 159, 162, 165-166, 177,
178, 183, 189, 190, 195, 215-217, 221, 239, 241, 247, 256, 260-261
Environnement, 99, 134, 148, 159, 168, 187-194, 228, 248
Éthique, 43-44, 63, 69, 130, 140- 150, 166-169, 211, 213-214, 228, 230,
232, 234, 243, 248, 256, 263
Extrémisme/extrémistes, 136, 161, 162, 169, 170, 175, 184-185, 212,
235-236, 255, 264

Falsafah, 50, 205


Fatalisme, 18, 205, 259-260
Fatwā, 43, 174
Félicité, 146
Femme(s)/homme(s), 24, 27, 86, 91, 115n, 116-117, 122, 123, 124, 127-
129, 137-140, 152, 165, 168, 177-178, 179-180, 183, 188, 190, 195, 208,
209, 215-224, 233-234, 248, 255, 257, 260-261, 262, 263
Fitnah, 49
Fiṭrah, 32, 89-90, 91, 92, 99
Foulard, 126, 128-129, 215, 262

Guerre, 38-40, 51, 133, 137, 142, 161-169, 181, 191, 192, 237, 242, 244,
256

Ḥanafī, 56-57
Ḥanbalī, 56-57, 60
Histoire, 18, 19-64, 70-72, 81-82, 84, 104, 105-106, 136, 143, 155, 156,
162, 167, 168, 175, 176, 184, 194, 201, 204, 206, 214, 216, 228, 229, 250,
259, 260
Homosexualité, 224-226
Humanisme, 187-190, 191, 194, 206

Ibādite(s), 47, 55, 131, 222


Iḥsān, 101, 102, 140, 142, 148
Ijtihād, 42-44, 59, 135, 155, 162, 203
Imān, 101, 102-103, 142
Innocence/innocent(s), 89-93, 111, 168, 176, 185, 234, 236
Iʿtikāf, 121

Jeûne, 62, 111, 119-122, 128, 264


Jihād, 17-18, 80, 151, 161-166, 169, 172, 184, 185, 256-257
Juge/jugement/juger, 16, 26, 42-43, 88, 106, 127, 138, 153, 174, 176,
182, 186-187, 188, 189-190, 226, 234, 240, 264
Jugement dernier, 24, 34, 42, 62, 86, 90, 101, 107-109, 192
Juifs/judaïsme, 16, 19, 25, 53, 65, 72, 82, 83-85, 90, 129, 176, 179, 198,
199, 222-223, 234, 242, 243, 244, 250, 262
Justice/injustice, 22, 49, 98, 108, 117, 118, 134, 137, 139, 159, 160, 162,
166, 167, 176-180, 183, 228, 236, 241, 245-246, 248, 256
Karāmah, 93-94, 146
Khilāfah, 230
Khimār, 128, 262

Laïcité/laïque(s), 175, 239, 246


Liberté(s), 44, 46, 58, 59, 62-63, 73-74, 95-96, 97, 99, 110, 112, 119,
127-128, 129, 159, 160, 162, 164-166, 173-176, 183, 194, 217, 223, 228-
230, 242, 246, 251, 256, 259
Littéralisme/littéralistes, 19, 54, 55, 56, 59-60, 63, 130, 133, 136, 141,
145, 151, 160, 161, 170, 175, 178, 184-185, 203, 207-209, 212, 213, 216,
217, 219, 225, 244, 246, 250-251, 264

Majorité, 182-183
Mālikī, 56-57
Mariages mixtes et interreligieux, 222-224
Matūrīdī, 58, 133
Monogamie, 27, 220-221, 261
Monothéisme(s), 17, 19, 65, 66, 68, 74-76, 81-83, 87, 107, 124, 153
Muʿtazilah, 58, 133

Nature, 31-33, 80, 93, 97, 98, 99-100, 104, 131, 149, 151, 159, 168-169,
190-194, 257

Occident/occidental(es)/Occidentaux, 15, 54, 122, 128, 130, 160, 161,


175, 176, 183, 197, 198, 200, 201, 204, 205-206, 208, 210, 219, 223-224,
231, 236, 237, 238, 239, 240, 241-243, 245, 246-247, 248, 258-259, 262
Ottoman(s), 49, 51, 53, 230, 232, 259

Paix, 32, 38-39, 73-76, 92-93, 100, 103, 104, 115, 121, 159, 162, 164-
166, 167, 168, 245, 256
Pardon/pardonner, 29, 35, 86, 108, 182, 185-187, 193, 264
Passions, 91-92, 152-153, 164, 177
Pèlerinage, 28-29, 80, 111, 122- 125, 144, 196-197, 244
Politique, 45, 49-51, 53, 55, 60, 70, 84, 126, 128, 135, 138, 145, 149,
159-160, 163, 166, 169, 173, 175, 179, 181-184, 197, 201-202, 203, 204,
205, 207, 208, 209, 211, 228, 229-233, 235-236, 241, 242, 243, 247, 259,
264
Polygamie, 18, 126, 215, 220-221, 260-261
Polythéisme/polythéistes, 19, 80- 82, 90, 103
Pouvoir(s), 24, 48, 53, 55, 80, 97, 103, 109-110, 121, 125, 145, 149, 167,
175, 180-185, 201, 202, 212-213, 229, 242, Prière (rituelle), 24, 33-34, 40,
45, 62, 70, 78, 99, 111, 113-122, 124, 128, 165, 177, 217, 264
Pudeur, 126-127, 220, 261

Raison, 44, 46, 55, 56, 58, 59, 62, 63, 79, 89, 90, 91, 92-93, 105, 112,
133, 158, 200, 201, 259, 264
Raison d’être (ratio legi), 131, 135-136, 139-140
Raisonner/raisonnement, 32, 43, 82, 132, 156-157, 203, 260
Rakʿah, 120
Ramadan, 28, 29, 68, 111, 115, 119-122, 210, 244
Rationalistes, 58, 59
Rationalité, 133, 159, 170, 184, 250, 259
Réforme(s)/réformer, 25, 36, 41, 42, 44, 51, 59, 94, 99, 107, 118, 130,
144, 146, 159, 162-163, 164, 166, 177, 184-195, 199, 201, 207-208, 210,
230-231, 248, 256, 260
Réformistes, 54-55, 59, 71-72
Respect/respecter, 27, 43-44, 88, 112, 118, 130-132, 134, 149, 159, 162,
168, 174, 177, 186, 187-188, 190-194, 199, 211, 216, 221, 223, 226, 227,
228, 233-234, 245, 247, 248, 257, 261, 262, 263
Responsabilité, 59, 74, 84-85, 86, 90, 91, 92-93, 98-99, 108, 110, 112,
118, 137, 139, 148, 160, 162, 166, 172, 173, 183, 186, 230, 247, 256, 260

Salut, 35, 40, 74, 85, 86, 90, 108, 146, 152, 153, 158, 159, 171
Savoir(s), 44, 45, 46, 63, 96-97, 98, 109-110, 147-148, 149-150, 160,
165, 170-172, 198-199, 201, 203-204, 212, 213, 259, 260
Sécularisation/sécularisé(e), 59, 175, 183, 238
Sexualité/rapports sexuels/morale sexuelle, 91, 119-120, 123, 200, 224-
226, 259
Shāfiʿī, 56-57, 60-61
Shahādah, 52, 76, 92, 111-112, 240
Sharīʿah, 17-18, 52, 143, 151-161, 162, 169, 173-175, 177, 182, 185,
188, 192, 194, 232, 250, 255
Shūrā, 181, 183, 184
Ṣūfī, 58
Soufisme, 63, 143-146
Sunnah, 43, 45, 56, 69, 72, 114, 156
Sunnite(s), 17, 19, 45-47, 49-50, 54-61, 70, 110, 114, 128, 131, 203, 211,
212, 219, 222, 225, 249

Tahajjud, 115
Taṣawwuf, 58, 63, 146, 205
Tawḥīd, 24, 31, 76, 80, 81, 102-103, 112
Tajdīd, 208
Témoignage, 92, 111-112, 135, 137-138, 243, 251
Théocratie, 183

Umayyade(s), 47-50, 53, 196


Uṣūl, 52, 58, 61, 63, 146, 156, 169, 205
Uṣūlī, 56

Vice-gérance/gérant, 97, 98-99, 188


Violence/non-violence, 15, 18, 39, 47, 95, 98, 161, 162, 164, 167-168,
184, 207, 215, 216, 232, 235-236, 247, 255, 257
Volonté (divine), 45, 87-88, 109, 110, 189, 260
Volonté (humaine), 73-74, 94

Zakāt, 47, 111, 116-118, 121, 122, 128, 165, 177, 178, 217, 264
1. Coran : sourate 10, verset 99.

2. Ibn Hishām, op. cit. vol. 6, p. 75-76.


Remerciements

Il est difficile de faire simple. Ce livre d’initiation à l’islam, qui se devait


de rester accessible et assez court, aura somme toute exigé beaucoup
d’efforts. Ce Génie de l’islam, on m’avait proposé de l’écrire en 2003. Il
m’a fallu un peu de temps…
Cet ouvrage est la synthèse de nombreuses lectures, d’études et
d’expériences vécues au cours de ces longues années d’étude,
d’enseignement et d’engagement intellectuel dans les débats publics et sur
le terrain. Tous ces éléments, ajoutés aux contributions de tant de femmes et
d’hommes sur la route – musulmans, croyants d’autres confessions ou sans
confession – m’ont permis de l’écrire en ces termes. L’esprit de ce petit
livre d’introduction leur doit beaucoup.

J’aimerais remercier les Presses du Châtelet pour leur confiance. Une


pensée particulière pour Olivier, à qui j’ai sans doute donné plus de travail
que d’habitude avec ce manuscrit. Il a fait un excellent travail de relecture.
Je n’oublie pas Sandrine, Sophie et l’équipe entière qui ont assuré le suivi
de l’édition.
Ce livre n’aurait pu voir le jour dans sa forme actuelle sans la
contribution majeure de Caroline Davis, mon assistante à l’université
d’Oxford. Jennifer Reghioui, en charge de mon bureau européen, est d’un
soutien majeur, quotidiennement. Ce livre lui est dédié avec respect et
reconnaissance.
Iman, toujours et intensément. Maryam, Sami, Moussa, Najma, avec le
cœur d’un papa. Shaima et Ali, avec amour. Dans la multiplication de cet
amour aujourd’hui Kylian et Noora… et d’autres bientôt, s’il plaît à Dieu.
Je vous dois tant.
Je n’oublie pas ma mère, que Dieu la protège ; mon père, que Dieu
l’accueille dans Sa Grâce et Aymen, Bilal, Yasser, Arwa, Hani, mes frères et
ma sœur sur cette route qui continue ici, et que tous leurs enfants, nos
enfants, poursuivent au gré des sentiers, des convictions et des espoirs. Que
votre route soit belle.

Merci, merci vraiment, merci profondément.

Oxford, novembre 2015


Spiritualité, bien-être, santé, développement personnel…
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