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Iréni kon

TOME LXXXIX
2016

MONASTÈRE DE CHEVETOGNE, BELGIQUE


Chrétientés au milieu du monde musulman
Le cas des pays du Levant Arabe

On ne compte plus, à l’heure actuelle, le nombre de publi-


cations et de colloques qui traitent de ce qu’on appelle, de
manière réductrice, « Chrétiens d’Orient ». Cette expression
est inopportune car elle charrie, avec elle, un cortège de
représentations qui entraînent une distorsion de la réalité à
laquelle elle est supposée renvoyer. Si on pose la question à
un citoyen des pays du Levant en lui demandant : Es-tu un
Chrétien d’Orient ? Il est certain qu’il répondra d’emblée :
Je suis Roum (grec)-Orthodoxe ou Maronite ou Roum (grec)-
Catholique ou Arménien-Grégorien ou Arménien-Catholique
ou Syriaque-Orthodoxe, Syriaque-Catholique, Copte-Ortho-
doxe ou Catholique, Chaldéen, Assyrien, Protestant etc.

Ambiguïtés d’une définition

En d’autres termes, l’expression Chrétiens d’Orient est


insuffisante, aux yeux des intéressés eux-mêmes, pour dire
leur propre perception de leur identité religieuse et socio-
culturelle. Il existe un communautarisme atavique en Orient
qui rend cette expression imprécise car ne reflétant pas suffi-
samment l’esprit de corps1 qui caractérise ces communautés.
Utilisée comme telle, elle entraîne une dilution de l’identité
collective particulière, de l’une ou l’autre juridiction ecclé-
siastique, dans un macro-ensemble unique dont le fondement
historique est discutable, et dont le caractère homogène n’est
pas évident. On oublie souvent que les groupes chrétiens

1. La notion d’esprit de corps traduit ici le concept de assabiyya utilisé


par Ibn Khaldoun et qui implique un lien très fort au sein d’un groupe qui
se conçoit comme un corps achevé dont l’essence-identité serait inalté-
rable à travers l’histoire.
6 IRÉNIKON

n’ont pas connu, en Orient, l’équivalent du régime de la


Christianitas occidentale du Moyen Age.
Cette expression entraîne plus d’un quiproquo à l’heure
actuelle. Elle induit une sorte d’essentialisation de la réalité
qu’elle prétend identifier. Il en est de même pour les divers
groupes musulmans qui se trouvent, eux aussi, réduits à une
identité-essence abstraite, l’Islam. On assisterait, pourrait-on
dire, à une sorte de transsubstantiation naturaliste de la reli-
gion en ethnie si pas en race.
Cependant, cette même expression fait sens aux yeux de
l’imaginaire occidental. Elle résonne comme un écho à la
fameuse Question d’Orient2 qui était, en réalité, une série de
questions stratégiques des puissances européennes, se rap-
portant aux territoires de l’ancien Empire ottoman, durant
tout le XIXe siècle. Les différentes juridictions chrétiennes,
au sein de cet empire, représentaient des enjeux stratégiques,
pour ne pas dire des outils, au service des intérêts de l’une
ou l’autre de ces puissances. Grâce aux Traités de Capitula-
tion3, la France jouait le rôle de protecteur des Maronites, la
Russie celui des Orthodoxes, l’Autriche-Hongrie s’occupant
des groupes orientaux-catholiques ou uniates, notamment les
Grecs-Catholiques.

2. La Question d’Orient est le terme consacré pour qualifier l’implica-


tion des diverses puissances européennes en Méditerranée orientale et
dans les Balkans, profitant des difficultés de l’Empire ottoman. Elle com-
mence à être ainsi évoquée avec la signature du Traité de Kutchuk-
Kaïnardji (1774) qui donne d’importants privilèges politiques et commer-
ciaux à la Russie. Cependant, certains lui assignent un début dès le Traité
de Karlowitz (1699), avec le grand recul turc en Europe centrale. Elle ne
s’achèvera qu’en 1918, par la défaite de l’Empire ottoman et son rempla-
cement par la République de Turquie au Traité de Lausanne en 1923.
3. Les Capitulations de l’Empire Ottoman furent une succession d’ac-
cords entre la Sublime Porte et les puissances européennes, notamment le
Royaume de France qui signa le premier traité du genre sous François 1er
(1528). Ces Capitulations étaient, à l’origine, des accords accordant des
droits et privilèges en faveur des sujets chrétiens occidentaux, de rite latin,
résidant dans les possessions ottomanes, à la suite de la chute de l’Empire
romain d’Orient. Avec le temps, les privilèges furent étendus aux chré-
tiens orientaux qui s’étaient unis à Rome.
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 7

La catégorie Chrétiens d’Orient est encore plus ambiguë


lorsqu’on essaie d’y inclure toutes les Églises situées à l’Est
d’une ligne de séparation géographique. On s’aperçoit qu’en
réalité elle concerne uniquement celles qui vivent au milieu
du Levant musulman. Il s’agit donc des Chrétiens de l’Islam
ou, comme le dit le droit public musulman, de Dar al-Islam
(Douaire de l’Islam). Ainsi, des Églises vénérables du sud de
l’Inde, du Caucase ou d’ailleurs, ne semblent pas être
incluses dans cette même catégorie qui résulte de multiples
facteurs historiques.

Un palindrome de regards croisés

Cependant, en dépit de ses faiblesses, cette même expres-


sion, demeure d’usage commode en Occident, à titre de réfé-
rence générale même si elle ne traduit pas fidèlement l’objet
auquel elle se rapporte. Elle joue le rôle d’un palindrome de
regards croisés entre l’Orient et l’Occident. Les Chrétiens
orientaux ne font, souvent, que renvoyer à l’Occident une
image importée d’eux-mêmes.
Analysant différents récits de voyageurs en Orient, Ussama
Makdissi4 dévoile l’utopie culturelle de leurs auteurs. Ces
voyageurs, hommes instruits, partaient en Orient à la
recherche d’un paradis perdu ou à reconstruire. Bernard
Heyberger5 montre à quel point, aux yeux des chrétiens
occidentaux, l’Orient chrétien serait un malentendu orienta-
liste. Rencontrant ces chrétientés au milieu de l’Islam, ces

4. Ussama MAKDISSI, The Culture of Sectarianism: Community,


History, and Violence in Nineteenth-Century Ottoman Lebanon, Univer-
sity of California Press, 2002.
5. « L’Orient est une projection d’eux-mêmes dans le temps et l’espace,
qui s’apparente à un pèlerinage réel ou imaginaire. Ce n’est pas l’altérité
qu’ils cherchent dans le christianisme oriental mais une sorte d’accom-
plissement de leur propre identité […] faisant fi de ce que les chrétiens
orientaux peuvent avoir d’authentiquement différents, voire de déran-
geant, par rapport au christianisme européen ». Bernard HEYBERGER,
Les Chrétiens au Proche-Orient, Paris, Payot et Rivages, 2013, p. 8.
8 IRÉNIKON

voyageurs ont souvent eu tendance à les essentialiser. Ils n’y


ont pas vu un autre chrétien mais plutôt une image idéalisée
d’eux-mêmes, qui aurait été altérée par son éloignement avec
l’Occident.
Le mouvement d’expansion européenne est allé de pair
avec un transfert de culture qui a permis à l’Orient ottoman
de s’imprégner du développement technique et scientifique.
Mais ceci s’est effectué de manière incomplète. Comme le
montre Mustapha Khalidy6, la culture européenne est entrée
dans le Levant arabe7 par le biais d’une relative mentalité
d’Ancien Régime, prenant ses distances à l’égard de concepts
fondamentaux de la Révolution française et de la modernité
comme les notions de « finitude individuelle », de « sujet
autonome » ou de « citoyen » au sens politico-civique d’un
Jean-Jacques Rousseau. C’est pourquoi, en Orient, le concept
de citoyen se comprend mieux dans un sens traditionnel
ethnico-religieux et communautaire.
Ces facteurs complexes ont imprégné culturellement les
sociétés du Levant, notamment les chrétiens qui, machinale-
ment, continuent à voir dans l’Occident un protecteur natu-
rel et toujours actuel. Ils ne réalisent pas à quel point la
sécularisation occidentale et la modernité ont profondément
changé l’imaginaire des peuples d’Europe. C’est pourquoi,
le regard que le chrétien du Levant porte sur lui-même
demeure, dans une certaine mesure, tributaire de celui que,
jadis, telle ou telle puissance protectrice portait sur lui. Ce
jeu subtil de palindrome culturel est un facteur non négli-
geable de la manière qu’ont les chrétientés du Levant de se
percevoir elles-mêmes, surtout en période de troubles. Ceci
explique la mise en place d’un discours invariablement
victimaire pour se raconter soi-même. Tout se passe comme
si le temps était suspendu depuis le XIXe siècle, avec ses

6. Mustapha KHALIDY et Omar FARROUKH, Al tabshir wal isti’mar fi al


bilad al’arabiyya (Missions religieuses et colonialisme dans le monde
arabe), 1953, 2e éd., Beyrouth, Al-Maktaba al asriyya, 2003.
7. Géographiquement, le Levant ou Proche-Orient est une vaste région
qui va de l’Euphrate à la Méditerranée qu’on appelle aussi Croissant
Fertile, (Bilad al Sham et Machrek en arabe)
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 9

ambassadeurs, ses consuls, ses drogmans et ses canonnières,


les intermédiaires visibles des puissances protectrices du
passé. Aujourd’hui encore, certains pays, comme la Fédéra-
tion de Russie, se positionnent ouvertement comme protec-
teurs des Chrétiens au Levant et entretiennent, dans l’esprit
des intéressés, le malentendu que nous signalons.

Qui sont les chrétientés orientales ?

Il s’agit là d’une question particulièrement sensible, car


elle touche au poids démographique des différentes juridic-
tions ecclésiastiques, dont la longue histoire est faite de riva-
lités et de polémiques sur la délicate question de la légitimité
historique. Ces groupes humains sont répartis sur un vaste
ensemble géographique et constituent plutôt « un archipel
en terre d’Islam8 » où chaque île présente un paysage propre
et des problèmes spécifiques. De manière grossière, on peut
dire que la colonne vertébrale de cette présence est le Liban
à cause du poids démographique des chrétiens dans ce pays,
mais aussi à cause du fait qu’ils participent activement à la
vie publique et à l’exercice du pouvoir. La présidence de la
république libanaise est une fonction à haute valeur symbo-
lique puisqu’elle est toujours dévolue à une personnalité
chrétienne. Il y a lieu de souligner à quel point les Libanais
musulmans, ainsi que les pays du Levant arabe, sont particu-
lièrement soucieux de préserver le rôle des Libanais chré-
tiens sur le plan politique mais aussi culturel.
En 2011, L’Œuvre d’Orient et l’International Religious
Freedom Report donnaient les chiffres suivants mais qui
doivent, cependant, être examinés avec une extrême précau-
tion9 : Liban 36% ; Égypte 7-10% ; Syrie 4% ; Irak 2% ;
Israël 2% ; Palestine 1,2% ; Iran 0,2% ; Turquie 0,1%.

8. Sous-titre de l’ouvrage collectif dirigé par Bernard Heyberger :


Chrétiens du Monde Arabe, Paris, Autrement, 2003.
9. Cf. B. HEYBERGER, op.cit, p. 14-18. Ces chiffres datent de 2011.
On ne dispose pas de statistiques fiables plus récentes. Ils paraissent plus
10 IRÉNIKON

Si on dresse un bilan global de la population chrétienne,


toutes confessions confondues, sur l’ensemble du Levant
entre le début de la période ottomane (1517) et la fin de
l’Empire ottoman (1918), on est surpris de voir que le pour-
centage des chrétiens passe de 5-7% en 1517 jusqu’à atteindre
25-30%10 en 1918. C’est seulement en Égypte que ce taux
s’est maintenu aux alentours de 8% durant la même période.
Par ailleurs, si on examine ces données, non en pourcentages
mais en chiffres absolus, on se rend compte que le nombre de
chrétiens n’a pas reculé depuis un siècle mais plutôt aug-
menté. « Il y avait environ deux millions de chrétiens au
Proche-Orient11 vers 1900, contre dix millions de nos
jours12 ». Le XXe siècle a vu une augmentation en flèche de
la démographie musulmane suite à l’amélioration des condi-
tions de vie, alors que le XIXe siècle se distinguait par une
croissance démographique nettement favorable aux chré-
tiens ; c’est ce qui explique la diminution des pourcentages
de la démographie chrétienne. Quant à l’émigration, vers les
Amériques, l’Afrique et l’Australie, c’est un phénomène
constant depuis la fin du XIXe siècle. La diaspora libanaise,
à elle seule, est estimée à quelques 10 millions de personnes
de toutes les confessions alors que le Liban ne compte pas
plus de 4,5 millions d’habitants. Le mouvement d’émigration
fut plus motivé par la volonté d’amélioration des conditions
de vie que par des massacres ou des guerres.

élevés que des chiffres plus anciens, comme ceux publiés par Maurice
Borrmans dans Communità cristiane nell’islam arabo. La sfida del futuro,
Turin, Fondazione Giovane Agnelli, 1996, p. 325-366.
10. Bernard HEYBERGER, op. cit, p. 17.
11. A titre d’exemple, les coptes d’Égypte n’étaient que 730.000
vers 1897 alors qu’ils totaliseraient 6 à 8 millions aujourd’hui. Le Liban
ne comptait que 400.000 chrétiens environ, toutes confessions confon-
dues, alors que le seul groupe maronite serait estimé à plus de 500.000
aujourd’hui.
12. B. HEYBERGER, op. cit, p. 18. L’auteur se réfère à des estimations
faites entre 2011-2013. Il est clair que le poids démographique doit être
examiné selon chaque pays et en fonction de situations spécifiques. En
Irak, après la guerre américaine de 2003, les chrétiens sont partis en
masse. Le régime de Saddam Hussein les avait largement favorisés et de
nombreux responsables sécuritaires étaient chrétiens.
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 11

Ces mêmes chiffres ne reflètent pas un tout homogène


dans chaque pays. Ils représentent un ensemble de familles
de rites et de juridictions, nées des multiples querelles dog-
matiques apparues entre le Ve siècle et le VIIe siècle, ainsi
que le Grand Schisme de 1054. Ceci fut suivi par d’autres
divisions apparues dans la foulée de la Contre-Réforme
catholique et l’uniatisme, ou union avec Rome, mais aussi à
l’activité des missions protestantes au XIXe siècle.
À titre d’exemple de ces multiples différenciations histo-
riques, le titre de Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient
est actuellement porté par cinq prélats qui président cinq
juridictions distinctes. Il faut reconnaître, avec honnêteté,
que ces différentes chrétientés ont plus polémiqué entre
elles qu’avec l’Islam durant leur longue histoire. L’enjeu de
ces querelles portait essentiellement sur la légitimité de
l’identité collective, du « nous » face à « eux »13. Cepen-
dant, aujourd’hui, ces chiffres s’érodent partout suite aux
bouleversements, aux troubles, aux violences mais aussi
aux difficultés économiques. La tendance à l’émigration
n’est cependant pas spécifique aux chrétiens14, elle touche
l’ensemble de la population, notamment en Syrie.

13. A l’heure actuelle, on constate un réel mouvement de rapproche-


ment interchrétien de base où ce sont les fidèles qui prennent souvent
l’initiative d’un œcuménisme spontané ou sauvage, alors que les hiérar-
chies ecclésiastiques hésitent encore à suivre le mouvement.
14. Les troubles qui agitent le Proche-Orient depuis le début des
révoltes arabes ont entraîné des exodes en masse de toute la population,
toutes confessions confondues. Ainsi, en Syrie, il existerait actuellement
quelques 8 millions de réfugiés sur une population qui totalisait 24 mil-
lions. On estime que 90 - 95% de ces déplacés sont de confession musul-
mane sunnite. Le seul Liban accueille aujourd’hui 1.500.000 citoyens
syriens régulièrement inscrits au Haut-Commissariat pour les Réfugiés
de l’ONU, sans compter les réfugiés irréguliers qu’on estime à 300.000,
les déplacés temporaires à cheval sur la frontière, ou ceux qui ont une
résidence secondaire au Liban. L’ensemble de ces catégories dépasse
largement les chiffres officiels de l’ONU. Les observateurs estiment que
10.000.000 de Syriens, sur une population de 24.000.000, sont des dépla-
cés. La moitié d’entre eux sont réfugiés à l’extérieur de leur pays. L’autre
moitié sont des déplacés internes. Une telle tragédie entraîne de lourdes
conséquences sur le plan sanitaire et celui de l’éducation des enfants
notamment.
12 IRÉNIKON

Statut du chrétien au milieu de l’islam

Bien avant les conquêtes musulmanes, de nombreuses


juridictions ecclésiastiques du Levant, de tradition non-
byzantine, ont connu une situation de marginalité par rap-
port au pouvoir politique en place. C’est la résistance à
l’hellénisme et au poids de l’administration de l’Empire
romain d’Orient qui permet de comprendre pourquoi les
armées musulmanes furent relativement bien accueillies
par les chrétiens de la tradition syro-araméenne. Ces
groupes ont « appris à s’accommoder d’un pouvoir, le pré-
férant parfois musulman plutôt que chrétien hostile »15. Si
on excepte quelque peu le cas des Arméniens et des Maro-
nites durant l’ère des nationalismes, on peut souscrire au
jugement de Jean Corbon qui souligne combien ces Églises
« n’ont pas succombé au messianisme temporel et n’ont
jamais connu un régime de Chrétienté »16 comme ce fut le
cas dans l’Europe latine du Moyen Age.
L’Islam étant une religion à vocation universelle, sa fina-
lité est d’être portée au monde entier. La théologie islamique
et sa jurisprudence accordent un statut à chaque partie du
monde pour définir son état actuel par rapport à cet état final
d’intégration plénière. C’est ainsi que, dans la tradition du
droit public musulman, le monde serait divisé en deux
domaines :
– Dar al-Islam (‫ )دار الإسلام‬ou Domaine de l’Islam : c’est
l’ensemble des territoires, gouvernés par un pouvoir
musulman et où s’applique la loi islamique.
– Dar al-Harb (‫دار الحرب‬.) ou Domaine de la Guerre,
expression fort ambiguë car elle pourrait faire croire
que toute relation avec les non-musulmans est nécessai-
rement une relation guerrière.

15. Bernard HEYBERGER, Chrétiens du Monde Arabe, Paris, Autre-


ment, 2003, p. 12
16. Jean CORBON, L’Église des Arabes, Paris, Cerf, 1977.
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 13

Ces termes ne figurent pas dans les textes sacrés ou cano-


niques comme le Coran et les Hadith17. Ils sont plus tardifs.
On les rencontre chez certains commentateurs et juriscon-
sultes post-coraniques. Certains auteurs ajoutent deux autres
douaires :
– Dar al-Kufr (‫ )دار الكفر‬ou Domaine de l’Impiété/Infidélité,
dans lequel vivent tous ceux qui n’appartiennent pas aux
religions abrahamiques et qui sont les vrais kuffars ou
infidèles.
– Dar al-‘Ahd (‫ )دار العهد‬ou Domaine de la Trêve/Armis-
tice/Alliance. Cette catégorie sert à décrire la relation
du pouvoir musulman avec ses vassaux chrétiens ou
juifs, appelés Gens du Livre (‫)أهل الكتاب‬, qui acceptent
le « pacte d’alliance », ou dhimma, et se soumettent
comme protégés ou dhimmi (.‫أهل الذ ّمة‬.) ce qui garantit
leur sauvegarde. Ce faisant, ils sont exonérés de l’impôt
du sang, obligatoire pour tout musulman, et ne peuvent
donc pas porter les armes ou combattre pour défendre
le Dar al-Islam dont ils ne sont pas membres. En
contrepartie, ils doivent s’acquitter d’une double taxa-
tion spéciale, l’impôt de capitation al jizya levé annuel-
lement sur la personne physique des sujets adultes de
sexe masculin ; et un impôt foncier appelé al khâraj
qui leur garantit leur droit de propriété.

Ce statut particulier de dhimmi a fait couler beaucoup


d’encre, de même que la levée de la jizya/capitation. Les
conquérants musulmans les imposèrent aux populations
chrétiennes et juives qui les accueillirent passivement, leur
accordant ainsi « le statut de tributaires ou de pérégrins
assez proche de celui qui existait au sein des empires
Romain, Sassanide et Byzantin »18.

17. Les Hadith sont une compilation des Apophtegmes ou Dires du


Prophète. Il existe plusieurs collections canoniques dans les différentes
branches de l’Islam.
18. Bernard HEYBERGER, op. cit., p. 12
14 IRÉNIKON

La cité musulmane, celle de la Oumma (assemblée ou


communauté), ne doit pas être comparée à l’État moderne
mais plutôt à des modèles plus anciens comme celui de
l’Empire romain. Au sein de ce dernier, le lien civique était
de nature religieuse. Les chrétiens furent violemment persé-
cutés, sous Dèce (201-251) et sous Dioclétien (244-311),
non pour impiété mais pour insubordination aux lois de
Rome car ils refusaient, en citoyens romains19, de sacrifier
aux idoles. De même, au sein de la cité musulmane, le lien
civique est lui aussi de nature religieuse ; ne sont pleine-
ment citoyens que les musulmans fidèles. Mais cette cité
peut inclure d’autres nations, ou millets, sous certaines
conditions qui sont celles de la dhimma dont peuvent uni-
quement bénéficier les Gens du Livre, Juifs et Chrétiens,
ainsi que les Sabéens. Ce statut particulier est fondé sur
des versets coraniques, notamment dans la Sourate dite Le
Repentir20 (Al Thawbâ).

Le régime de la dhimma

Le régime juridique de la dhimma s’est progressivement


mis en place et son application a varié en fonction des
régions, des périodes mais surtout du caractère du prince. La
norme en la matière est consignée dans un document appelé
Pacte d’Omar, censé avoir été élaboré sous le Calife Omar
1er Ibn al-Khattab (634-644) mais qui, en réalité, serait pos-
térieur de trois à quatre siècles. Les prescriptions de ce docu-
ment sont vexatoires et humiliantes. Elles s’appliquent aux
individus et aux groupes : obligation de porter des vêtements

19. On rappellera qu’en 212 l’empereur Caracalla avait octroyé, par


un édit spécial, la citoyenneté romaine à tous les sujets libres de son
empire.
20. « Combattez ceux qui ne croient ni en Dieu ni au Jour dernier, qui
n’interdisent pas ce que Dieu et Son Messager ont interdit et qui ne pro-
fessent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre,
jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains, en toute
soumission » - (Coran : IX-29)
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 15

spécifiques, interdiction de monter à cheval, d’épouser une


musulmane, de construire de nouveaux lieux de culte, etc …
Ces dispositions inspirèrent, de manière très variable, la
politique à l’égard des dhimmis jusqu’aux grandes réformes
ottomanes du XIXe siècle. Au fond, la rigueur ou la sou-
plesse de leur application dépendait de la volonté arbitraire
du souverain du moment. Ainsi à chaque crise, des ulémas
ou des foules haranguées par des prédicateurs, pouvaient
exiger l’application la plus stricte du Pacte d’Omar. Cette
menace implicite, fut-elle fantasmée, a structuré l’incons-
cient collectif des communautés non-musulmanes et a fait
acquérir plus d’un comportement aux dhimmis afin de la
neutraliser préventivement.
Le système de la dhimma est différemment évalué en
fonction des auteurs. Certains y voient uniquement un ins-
trument de répression et une stratégie pour éroder les chré-
tiens. D’autres ne manquent pas de signaler certains aspects
positifs en reconnaissant que la dhimma a accordé un statut,
à la stabilité aléatoire certes dans son application, ce dont
n’ont pas bénéficié les Juifs et les minorités chrétiennes en
Europe occidentale à la même époque. Le statut de dhimmi,
aussi vexatoire fut-il, va au-delà de la simple tolérance selon
le bon vouloir du prince comme ce fut le cas de l’Édit de
Nantes, tolérant les huguenots en France, proclamé sous
Henri IV et révoqué par Louis XIV. Les dispositions de la
dhimma trouvent leur validité dans la parole divine elle-
même, consignée dans certains versets coraniques.
Le statut de la dhimma a entrainé d’importantes consé-
quences sur l’identité collective et l’esprit de corps qui en
découle. La collecte de l’impôt de capitation était de la res-
ponsabilité de l’autorité ecclésiastique. Ainsi, l’évêque ou le
patriarche agissait comme un « fermier général » auprès des
autorités en place. La levée de la jizya impliquait donc une
responsabilité collective qui maintenait une cohésion forte
au sein du groupe. Par ailleurs, le droit public musulman
reconnaissait l’autonomie des minoritaires, notamment en
matière de statut personnel (mariages, successions, etc.).
Ainsi, le clergé a fini par concentrer entre ses mains, des
16 IRÉNIKON

pouvoirs plus importants que sous l’Empire byzantin. Le


patriarche, ou l’évêque, se présentait donc, à la fois, comme
un chef spirituel certes mais aussi un responsable adminis-
tratif au sein de l’État musulman. Ce cléricalisme particulier
n’a rien à voir avec la « théocratie » que les voyageurs
romantiques, comme Lamartine, ont cru déceler avec beau-
coup de nostalgie et d’émotion lyrique, au sein des chrétien-
tés du Levant. Mais ce pouvoir du clergé sur les ouailles
était tempéré par le fait qu’on pouvait recourir au Cadi (juge)
musulman afin de trancher des contentieux divers, allant du
statut personnel aux querelles doctrinales21, sans nécessaire-
ment devenir musulman.

Dhimma et particularismes traditionnels

C’est en milieu urbain que la dhimma pouvait s’appliquer


de manière normative car la cohabitation citadine obligeait
l’autorité ecclésiastique à devoir s’accommoder, à la fois,
d’un gouverneur et d’un tribunal islamique, mais aussi de
hiérarchies chrétiennes concurrentes. Cependant, en milieu
rural, les choses étaient plus nuancées, les chrétiens pou-
vaient y bénéficier d’un régime d’autonomie parfois absolu.
« Ainsi, chez les Assyriens du Kurdistan, la fonction patriar-
cale se transmettait de manière héréditaire, d’oncle à neveu,
de 1450 à 1975 »22.
Par contre, chez les chrétiens des tribus arabes du plateau
du Karak en Transjordanie23, ni la norme du droit public
musulman ni celle du droit canon de l’Église byzantine, ne
constituaient le fondement d’un système original de lien
basé sur le lignage et les valeurs tribales, et qui a survécu
jusqu’au début du XXe siècle24. Au sein du vivre-ensemble

21. B. HEYBERGER, op. cit., p. 14.


22. B. HEYBERGER, op. cit., p. 15.
23. Géraldine CHATELARD, Karak. Des tribus chrétiennes aux marges
de l’Empire, dans Chrétiens du Monde Arabe, Paris, Autrement, 2003,
p. 64-88.
24. Ces tribus de Transjordanie, comme celles de Mésopotamie, sont
mixtes, islamo-chrétiennes. Les chrétiens, au sein de ces ensembles,
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 17

du Karak c’étaient « les tribus, et non les confessions reli-


gieuses, qui constituaient les unités en concurrence »25.

Réformes ottomanes et régime des millets

Le 3 novembre 1839, le Sultan ottoman Mahmoud II mit


fin à cet Ancien Régime par un rescrit impérial dit Loi des
Tanzimat qui introduisit d’importantes réformes constitu-
tionnelles par lesquelles « un chef d’État musulman adhère
ouvertement aux principes modernes de l’organisation poli-
tique »26. Comme jadis l’édit de l’empereur Caracalla avait
octroyé en 212 la citoyenneté romaine à tous les sujets libres
de l’empire ; de même celui de Mahmoud II en 1839 accorde
la citoyenneté ottomane à tous ses sujets sans exception. Il
s’engage à protéger les droits de chacun, à assurer une levée
de l’impôt et des soldats conformément à la Loi et non plus
selon les normes coutumières du régime de la dhimma. Les
Tanzimat, fussent-elles superficielles, entraînèrent de fortes

n’étaient pas considérés comme citoyens de rang inférieur. Aucune ségré-


gation sur base religieuse n’emprisonnait les chrétiens dans une quel-
conque catégorie de dhimmis ou de citoyens de seconde zone. Ils ne
payaient pas la jizya aux fonctionnaires ottomans. Les tribus de Karak
étaient organisées en une fédération gouvernée par un majlis (assemblée)
formé d’une trentaine de cheikhs représentant les tribus fédérées. Un
cheikh pouvait être indifféremment chrétien ou musulman. Il montait à
cheval, portait les armes, menait sa tribu à la guerre, etc. L’allégeance était
fonction de l’identité collective tribale dont le paramètre était le lignage et
non l’appartenance confessionnelle. Rien ne distinguait, extérieurement,
un chrétien d’un musulman, y compris les tatouages qui étaient invaria-
blement ceux de la tribu, ce qui a étonné plus d’un voyageur européen
incapable de reconnaître le chrétien du musulman. Ces chrétiens, membres
du Patriarcat Roum (grec)-Orthodoxe de Jérusalem étaient encadrés par
un clergé local. Il n’était pas rare de voir le prêtre chrétien jouer le rôle de
cadi (juge) musulman parce qu’il était le seul à pouvoir lire et écrire.
L’ordre tribal et l’ordre politique coïncidaient au sein de cette société si
particulière.
25. Géraldine CHATELARD, op. cit.
26. Antoine KHAIR, Les communautés religieuses au Liban. Personnes
morales de droit public, http://www.cedroma.usj.edu.lb/pdf/drreli/Khair.
pdf, consulté le 25/06/2015.
18 IRÉNIKON

résistances « dans les cercles religieux dont elles boulever-


saient l’état d’esprit »27. Les milieux islamiques craignaient
que l’émancipation des anciens dhimmis et la reconnaissance
de leurs droits civiques ne puissent les inciter, dans les pro-
vinces où ils étaient fortement concentrés, à revendiquer
l’autonomie politique et à se séparer de la Sublime Porte.
Ces craintes n’étaient pas sans fondements car : « en leur
accordant un droit de législation et un droit de juridiction en
matière de statut personnel afin de leur garantir leur liberté
de croyance, on les érigeait en communautés historiques,
personnes morales de droit public »28. Ainsi, les membres de
chaque millet traditionnel, deviennent membres d’une nation
particulière au sens ethnico-religieux.
En 1856, un deuxième Firman est proclamé sous le nom
de Islahat, qui a constitué, depuis lors, « la charte de la
condition juridique, plus connue sous le nom de statut per-
sonnel des … communautés chrétiennes vivant dans …
l’Empire ottoman29 ». Si les Tanzimat de 1839 se propo-
saient d’établir l’égalité de tous au sein d’un État modernisé,
à l’occidentale, les Islahat de 1856 n’ont fait que consacrer
le droit communautaire.
Après l’effondrement de l’Empire ottoman en 1918, la
France, puissance mandataire en Syrie et au Liban, n’annula
pas les dispositions des deux firmans en question qui consti-
tuent, aujourd’hui, le fondement du régime communautaire
du Liban. Ces lois ont apporté une indiscutable sécurité aux
chrétientés du Levant dont le sort ne dépendait plus du bon
vouloir arbitraire du prince musulman dans l’application,
plus ou moins souple, du Pacte de la Dhimma. Leur statut
est maintenant garanti par la Loi et le Droit Public. Ceci
marque de son empreinte, jusqu’à aujourd’hui, chaque indi-
vidu qui se trouve, ainsi, écartelé par une double allégeance :

27. Edmond RABBATH, La formation historique du Liban politique et


constitutionnel, Beyrouth, Publications de l’Université Libanaise, 1973,
p. 38.
28. Antoine KHAIR, op. cit.
29. Antoine KHAIR, op. cit.
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 19

à l’État et à sa Communauté, ce qui entrave l’émergence


d’une pleine citoyenneté.
Le régime libanais serait une démocratie qui aurait « opté
pour une forme de laïcité de distinction des deux sphères
politique et religieuse … [Il] se caractérise en effet par la
cohabitation entre un ordre juridique national et des ordres
juridiques communautaires30 ». Ceci n’est pas sans entraîner
parfois certaines difficultés, sources d’authentiques souf-
frances31.

Liban : les Accords de Taëf

En 1989, suite à la guerre civile libanaise (1975-1990), les


Accords de Taëf, signés par les députés libanais, établirent
un nouveau cadre de coexistence des communautés liba-
naises sans annuler l’esprit des firmans ottomans. L’origina-
lité de la Constitution de Taëf réside sur un trépied :
1) Deux groupes communautaires sont reconnus : Musul-
mans et Chrétiens, toutes confessions confondues.
2) La parité de la représentativité dans les institutions
publiques est reconnue indépendamment du poids
démographique des uns et des autres. Quel que soit le
chiffre réel des Chrétiens, Taëf leur reconnaît 50%.
3) Sans oublier la haute valeur symbolique de la ville de
Taëf, située en Arabie Saoudite, dans la province
du Hedjaz à 60 kms de La Mecque, le lieu le plus sacré

30. Hiam MOUANNÈS, Liberté religieuse entre universalisme et com-


munautarisme. Le cas du Liban est-il à part  ? http://www.droitconstitu-
tionnel.org/congresNancy/comN4/mouannesTD4.pdf
31. On citera comme exemple, parmi tant d’autres, l’application du
principe de réciprocité en matière de lois sur l’héritage. Selon les lois
islamiques, un musulman ne peut pas transmettre ses biens à un non-
musulman. Les chrétiens ont demandé et obtenu de bénéficier du principe
de réciprocité. C’est ainsi qu’un chrétien, par réciprocité avec la shari’a,
ne peut pas, en principe, transmettre ses biens à un musulman. Cela pose
des difficultés juridiques inextricables en cas de conversion dans un sens
ou dans un autre.
20 IRÉNIKON

du monde musulman. Et pourtant, c’est là que les dépu-


tés libanais musulmans ont déclaré, en 1989, le Liban
comme leur patrie définitive et ont proclamé leur atta-
chement volontaire à ce que son président soit chrétien.

Malheureusement, les Accords de Taëf n’ont jamais été


pleinement appliqués. Le régime actuel libanais perpétue
l’ancien système communautaire à titre transitoire qui ne fait
que durer. Tout l’enjeu interne de la crise libanaise porte sur
une nouvelle répartition dite « tripartite » qui reconnaît trois
groupes : Chrétiens, Sunnites et Chiites. Cette stratégie
« tri-paritaire » est à mettre dans le cadre du conflit régional
entre les Musulmans sunnites et chiites32.
Si on examine attentivement les présupposés des Accords
de Taëf, on réalise que ce dernier introduit deux ruptures de
paradigme :
– Pour la première fois dans l’histoire, les Chrétiens sont
reconnus comme partenaires à part entière et ne consti-
tuent plus une catégorie particulière à l’intérieur du
droit public musulman.
– En faisant quitter aux Chrétiens la matrice du droit
public musulman, Taëf reconnaît implicitement des
limites au concept de Dar al-Islam (domaine de l’Is-
lam) et, par conséquent, rend caduque la notion de Dar
al-Harb (domaine de la Guerre) à l’intérieur des fron-
tières nationales. Ceci ouvre la voie du vivre-ensemble
dans une patrie commune.

Par leurs dispositions, ces Accords de Taëf mettent en


place les mécanismes de sortie de l’impasse confessionnelle,
talon d’Achille du régime libanais, par la mise en place
d’un Sénat donnant les garanties nécessaires aux commu-
nautés et permettant de séculariser l’État en libérant le Par-
lement de l’hypothèque du prorata du poids démographique

32. Depuis la Révolution Islamique Iranienne de 1979, les Chiites


souhaitent se singulariser au sein même de Dar al-Islam et entrent en
compétition de légitimité avec leurs coreligionnaires sunnites.
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 21

confessionnel, tout en établissant une égale parité entre


chrétiens et musulmans. On comprend pourquoi les forces
identitaires résistent à Taëf.

La crise syrienne et ses développements

À l’heure où nous terminons cette étude, la situation en


Syrie et au Levant a cessé d’être un abcès de fixation. Depuis
la mise en place de l’État Islamique (Daesh) en 2013, l’inter-
vention militaire russe en juin 2014, les flux migratoires vers
l’Europe, les attentats terroristes en France, au Levant, en
Égypte, en Afrique et ailleurs … la poudrière du Levant est
devenue un théâtre d’opérations d’un conflit mondial d’une
grande ampleur.
Au début du conflit syrien, il était aisé de camoufler les
enjeux stratégiques majeurs derrière des arguments de pro-
pagande. Vue d’Occident, la situation syrienne se résumait à
la survie de quelques minorités religieuses, chrétiennes ou
non. Aujourd’hui, on estime que, sur une population syrienne
de 24 millions d’habitants, quelque 10 millions sont des
déplacés. La moitié consiste en déplacés internes et quelque
5 millions sont réfugiés hors de leur pays. Sur une popula-
tion de 4,5 millions d’habitants, le Liban ploie sous le poids
de 1.500.000 réfugiés officiels syriens enregistrés auprès du
Haut-Commissariat de l’ONU sans compter les réfugiés irré-
guliers et sans oublier les quelques 400.000 réfugiés de
Palestine. Cette situation pose des problèmes inextricables
qui dépassent très largement les capacités du Liban. Plus de
90% de ces réfugiés sont de confession musulmane sunnite
et peuvent constituer une proie facile pour les recruteurs des
multiples réseaux de l’islamisme radical politique. C’est
pourquoi, plus on soutient le régime de Damas, et plus on
augmente les recrues sunnites de Daesh qui n’ont que cette
issue pour éponger leur frustration et tenter de venger tout ce
qu’ils ont perdu.
Le très grave conflit du Levant ne peut se réduire à un
choix impossible entre un régime dictatorial et sanguinaire
22 IRÉNIKON

et un réseau criminel, celui de l’État Islamique Daesh. Si les


Églises du Levant ont invariablement soutenu le régime de
Damas par peur de tout changement, ou par désir incons-
cient de conserver les acquis des privilèges ottomans, il est
clair aujourd’hui qu’elles sont invitées à témoigner pour une
troisième voie, celle du vivre-ensemble. Déjà au IIe siècle,
l’auteur syrien anonyme de L’Epître à Diognète écrivait que
« Ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans
le monde »33. Rien ne distingue les chrétiens de leurs conci-
toyens, sauf leur échelle de valeurs morales et leur vision
particulière de l’éminente dignité de la personne humaine.
De nombreux prélats, fidèles à la doctrine politique orientale
de la « symphonie des deux pouvoirs », ont cru utile de
prendre le parti du régime autoritaire en place « par peur »
ou par « désir de protection ». Il est évident qu’on peut dif-
ficilement leur demander d’imiter un autre Syrien célèbre,
saint Ignace d’Antioche (35 - 107 AD) qui, allant vers son
martyre à Rome, suppliait ses fidèles de ne pas empêcher les
fauves de le déchiqueter et de le dévorer34.

Conclusion

Dans ce contexte, les chrétientés orientales se recroque-


villent sur elles-mêmes, rompant ainsi les liens avec leur tra-
ditionnelle ouverture et la confiance en soi qui les distinguent
depuis la conquête du Levant par les armées musulmanes.
Certes, les réseaux du terrorisme doivent être vaincus dans
le contexte d’une guerre et non dans celui d’une croisade.
De nombreux chrétiens orientaux voient dans l’intervention
russe une guerre sainte, ce qui n’est pas conforme à la longue

33. De la Lettre à Diognète, voir http://www.vatican.va/spirit/docu-


ments/spirit_20010522_diogneto_fr.html …
34. Propos aux Smyrniotes de S. Ignace, voir http://www.levangileau-
quotidien.org/main.php ?language=FR&module=saintfeast&localdate=
20131017&id=7330&fd=0
CHRÉTIENTÉS AU MILIEU DU MONDE MUSULMAN 23

tradition de l’Orient en la matière, même du temps des Croi-


sades médiévales.
L’ordre ancien qui se meurt, est celui des individus englués
dans des corps massifs confessionnels. L’ordre nouveau que
les chrétientés pourraient contribuer à faire apparaître en
Orient est celui du vivre-ensemble fondé sur le témoignage
en faveur de l’humanisme intégral, un humanisme où
l’homme n’est ni l’esclave de Dieu ni son rival. L’ordre nou-
veau de demain est celui des réseaux articulés de citoyenne-
tés, composés de personnes humaines, sujets et non objets
de l’Histoire.
Tel serait le contenu de l’expression souvent évoquée par
le pape S. Jean-Paul II qui parlait du Liban comme étant
plus qu’un pays, mais un message.

Antoine COURBAN35

Summary of Antoine COURBAN. — The Levant and the Middle-


East are the historical birthplace of Christianity and still hosts,
nowadays, a great diversity of ecclesiastical jurisdictions that
are widely unified in an abstract notion, known as “Eastern
Christians”, but which doesn’t have the same connotation as its
equivalent in French or Italian “Christians of the Orient”. This
expression, although useful for westerners, sounds as an echo to
the old geostrategic XIXth century’s problem “Eastern Question”,
and isn’t enough accurate to show the rich plurality of diversified
ecclesiastical and liturgical traditions. Those churches, either
Orthodox or Catholics, either Chalcedonians, non-Chalcedonians
or even Reformed, should rather be seen as an archipelago where
each of them has its own specificity, a particular collective socio-
cultural identity as well as their own way of establishing relations
with the Islamic powers under which they lived throughout history.
Different churches lived and are still living in the midst of Islamic

35. Libanais. Médecin. Professeur à l’Université Saint-Joseph de


Beyrouth (Morphologie et Epistémologie). Ancien Chef du Département
de Médecine et Humanités. Attaché au Centre Georges Canguilhem
d’Histoire et Philosophie des Sciences (Université Paris-Diderot). Membre
du Collège des Professeurs d’Anatomie des Universités Françaises.
24 IRÉNIKON

societies. They never lived under the same “system of Christen-


dom (Christianitas)” that has been common in latin Western
Europe, since Pope Gregory VIIth (1073-1085) and that culmi-
nated under Pope Boniface VIIIth (1294-1303).
What were their legal conditions under Islamic powers across
centuries? Which kind of relationships and visions was and still is
implicitly formulated? What can be today the contribution of the
Christian presence at the light of the actual situation in the Levant
and the Middle-East?

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