Vous êtes sur la page 1sur 30

18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale.

L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

Presses
universitaires
de
Provence
Politique, religion et laïcité | Christine Peyrard

Une laïcité
coloniale.
L'administration
française et l'islam

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 1/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

en Afrique de
l’ouest (1860-1960)
Jean-Louis Triaud
p. 121-143

Texte intégral
1 On connaît la phrase célèbre généralement attribuée à
Gambetta – mais aussi à Paul Bert – rarement datée1, et
contextualisée de façon erratique : « l’anticléricalisme n’est
pas un produit d’exportation ». La formule a servi
notamment de justification au financement, par la
République laïque, des institutions catholiques outre-mer.
2 L’Algérie est d’ailleurs l’exemple fondateur le plus souvent
cité à l’appui de cette doctrine informelle. Il y eut, en effet,
entre le cardinal Lavigerie, l’homme du ralliement à la
République, et Gambetta, le radical « opportuniste », de
multiples échanges de bons procédés. En Algérie, terre
d’islam, la christianisation pouvait être, aux yeux des
autorités françaises, un instrument de colonisation. La
question de la laïcité, au sens « anti-catholique » du terme,
n’était donc pas d’actualité. Contrairement à la métropole, la
République pouvait trouver son intérêt, au-delà de la
Méditerranée, à l’activité de congrégations enseignantes.
3 Mais il y avait plus. En ces terres où l’islam avait été
rapidement identifié, non sans excès, comme une contre-
culture potentiellement subversive, il s’agissait aussi de
garder la main de la puissance publique sur cette religion
suspecte. Pendant toute la période de domination, la
République conserva le contrôle du culte musulman en
Algérie, nommant les directeurs des Medersas,
établissements de formation des personnels du culte
islamique, nommant les imams et leur attribuant des
indemnités de fonction2, selon un modèle assez proche du
régime concordataire qui sera appliqué jusqu’à nos jours,
après la Première Guerre mondiale, dans les départements
d’Alsace et Moselle. Il s’agissait d’utiliser, et donc de
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 2/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

contrôler, les clercs conformément à toute la tradition


antérieure à la loi de Séparation – tradition à laquelle la
République elle-même avait cédé avec la Constitution civile
du clergé, instaurée par la Constituante le 12 juillet 1790, et
qui visait de même à faire des curés de paroisses des
fonctionnaires ecclésiastiques au service du pouvoir
républicain.
4 En d’autres termes, l’administration coloniale ne fut jamais
neutre à l’égard de l’islam : non pas séparation, mais
contrôle et surveillance. Au vieux défi que le catholicisme
romain avait pu représenter pour la monarchie gallicane
comme pour l’Empire napoléonien puis la République
naissante, succédait, outre-Méditerranée, une nouvelle
menace, qui échappait, elle aussi, aux frontières nationales
et pouvait être également accusée d’obscurantisme par les
héritiers des Lumières. L’islam constitua donc, dans
l’Empire colonial, une exception notoire à la loi de
Séparation des Églises et de l’État de 1905 – exception dans
l’esprit, sinon dans la lettre, puisque la loi de Séparation ne
se préoccupait ni de colonies ni d’islam. Telle est la raison
pour laquelle les relations entre, d’une part, l’administration
française en général, et, la République en particulier et,
d’autre part, l’islam méritent, sous ce rapport, une attention
particulière3.
5 Faut-il ajouter que la République et la démocratie ne sont
pas non plus, elles-mêmes, des « produits d’exportation »,
sinon de façon très formelle. Les valeurs dont elles sont
porteuses, issues d’une histoire spécifique, s’inversent le plus
souvent à partir du moment où elles sont au service d’une
puissance d’occupation. La République et la laïcité,
considérées comme valeurs démocratiques et progressistes
dans notre histoire nationale, sont donc devenues
colonialistes et impérialistes à l’échelle de l’Empire colonial.
Les « droits du citoyen » n’étaient pas faits pour les
colonisés, notamment la liberté de conscience ou le droit
d’association. La laïcité, comme il fut dit dans les débats
parlementaires de 1905, n’était pas davantage accessible à
des gens dont le niveau intellectuel et culturel ne permettait
pas d’apprécier de tels progrès4.

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 3/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

6 D’autres que nous se sont plus particulièrement intéressés


au cas de l’Algérie5. Nous voudrions, pour notre part,
considérer plus attentivement la situation en Afrique
occidentale française (AOF), groupement administratif de
colonies dans lequel l’islam exerçait, du moins dans sa partie
proprement subsaharienne et, comme on dit, « soudano-
sahélienne »6, un certain magistère religieux.
7 La présence de l’islam, en Afrique occidentale, a le plus
souvent été perçue, par l’administration française, comme
une source potentielle de connivences avec le monde arabo-
musulman. Que des lettrés lisent et écrivent dans une langue
inconnue des autorités, prélèvent des dons auprès des fidèles
et partent en voyage vers des centres musulmans extérieurs,
notamment au Proche Orient, tout cela constituait une
menace particulière, dans un espace où la liberté de
circulation était sévèrement contrôlée.
8 À l’égard des musulmans, il y eut donc, d’abord, des
attitudes et des réflexes défensifs. Les musulmans ouest-
africains ne constituaient pas tant une communauté
religieuse qu’une « cinquième colonne » en puissance,
porteuse d’idées venues du monde arabe, et, comme telles,
subversives. La politique musulmane de la France au sud du
Sahara, comme d’ailleurs au Nord, fut donc toujours, peu ou
prou, imprégnée par une théorie du complot. Elle
s’accompagna de pratiques policières constantes :
surveillance des notables, des leaders, des agitateurs
présumés.
9 Il y eut, en même temps, une sorte de transfert invisible des
discours républicains tenus contre le cléricalisme catholique
en France en discours du même type contre les clercs7
musulmans, aussi bien Algérie qu’en Afrique occidentale. On
retrouve effectivement, sur le terrain, toute la panoplie du
discours anti-clérical : dénonciations des marabouts
superstitieux, des pratiques « féodales » des dignitaires
religieux, de l’obscurantisme des écoles coraniques, jugées à
l’aune des écoles républicaines. Ces écoles coraniques
constituaient un défi particulier à l’œuvre de progrès, de
conquête scientifique et de pédagogie coloniale et
républicaine. Ainsi la question scolaire était-elle transposée,
de façon imprévue, sous le tropique, non pas tant contre les
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 4/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

établissements catholiques (même si les administrateurs


eurent constamment une attitude ambiguë à l’égard de ceux-
ci), que contre les écoles musulmanes locales.

La question scolaire dans l’AOF islamisée


10 La surveillance des écoles coraniques devint une activité
administrative de routine. Les rapports mensuels,
trimestriels et annuels, que les administrateurs des cercles
transmettaient régulièrement à leur hiérarchie, contenaient
tous une rubrique « écoles coraniques » plus ou moins bien
fournie. Statistiques à l’appui, les administrateurs rendaient
compte de l’évolution des effectifs. Ces écoles, qui étaient
soumises à des autorisations d’ouverture et à des contrôles
périodiques, concentraient l’attention et la suspicion des
fonctionnaires qui y voyaient l’exact opposé d’une école
moderne et modernisatrice. Fait aggravant, les maîtres n’y
enseignaient pas le français, qu’ils ignoraient généralement,
mais ils utilisaient, au sud du Sahara, les langues africaines
et transmettaient aux élèves des rudiments d’arabe
coranique appris par cœur.
11 Autant de griefs qui rendaient cette institution hautement
suspecte. Des écoles coraniques étaient régulièrement
fermées. Des maîtres jugés incompétents voyaient leurs
autorisations suspendues. À l’échelle locale, l’administrateur
disposait d’un large pouvoir discrétionnaire et il pouvait
développer une politique de harcèlement qui n’avait d’autres
fondements que son jugement personnel sur les enseignants
concernés et ses propres convictions sur l’institution elle-
même. Ces établissements religieux ne supportaient
évidemment pas la comparaison avec le puissant modèle de
l’école républicaine.
12 Rappelons cependant quelques repères nécessaires. L’école
coranique, notamment en Algérie, fut la cible constante des
colonialistes. Elle incarnait, par excellence, à leurs yeux, le
caractère rétrograde de la culture indigène. Si l’on s’en tient
à un tel jugement, on oublie les conditions concrètes de la
situation coloniale : l’école républicaine, « libératrice », est
restée profondément ambiguë dans la mesure où elle était
aussi l’instrument du pouvoir de domination étranger.

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 5/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

L’école coranique, elle, faite surtout pour de jeunes enfants,


avait pour fonction de transmettre les valeurs du groupe
social : respect des parents et des aînés, inégalité des sexes,
obéissance aux détenteurs de l’autorité, préceptes moraux,
contraintes sexuelles, et transmission de la religion
islamique sous la forme d’une mémorisation passive de
versets dès le plus jeune âge. Plus tôt cette mémorisation
avait lieu, plus solides seraient, pensait-on, l’imprégnation
islamique et la fidélité aux valeurs communes du futur
adulte. L’école coranique était donc, en pays islamisé – en
même temps qu’une homologue des cours de « catéchisme »
donnés par les Églises – l’institution indigène chargée de
socialiser et former les enfants dans le respect et l’obéissance
aux traditions et à l’éthique du groupe. Son rôle social et
symbolique dépassait, par conséquent, très largement la
simple mémorisation « sans comprendre » du texte
coranique. Toucher à cette école, assurément peu
moderniste, dans les conditions de la situation coloniale
représentait une autre forme d’ambiguïté : au nom du
progrès et de la science, c’était un des instruments de
reproduction de la société vaincue et occupée qui était ainsi
mis en difficulté, de façon unilatérale, par le tuteur colonial,
étranger et non musulman. Le débat était donc vicié à la
base.

Le miroir britannique
13 La comparaison s’impose d’elle-même avec le grand rival
colonial britannique. Dans les territoires britanniques
(Soudan et Nigeria principalement), après que les différents
pouvoirs musulmans en place, et non des moindres, eurent
été contraints, de gré ou de force, d’accepter la conquête
étrangère, les Britanniques pratiquèrent volontiers une
politique des notables, dite Indirect Rule, moins coûteuse en
encadrement métropolitain, au nom de laquelle ils
déléguèrent, dans les zones islamisées, des pouvoirs
d’administration et de juridiction locaux aux autorités
politiques islamiques. En Nigeria du nord, terre sensible par
excellence, où un puissant califat islamique avait triomphé
au XIXe siècle, on laissa en place, après épuration, les

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 6/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

pouvoirs islamiques locaux et on confirma leurs


prérogatives, notamment judiciaires. Les institutions
scolaires islamiques furent partout sauvegardées et
encouragées. L’administration britannique interdit
parallèlement aux missions et écoles chrétiennes de venir y
exercer leurs activités, alors qu’elle encourageait
massivement celles-ci dans le sud du Nigeria, non islamisé.
14 L’administration française, pour sa part, même lorsqu’elle
mena, en milieu musulman, une politique des notables,
refusa toujours d’investir les responsables islamiques d’une
quelconque délégation de pouvoir légal. C’était là une
application évidente du principe républicain, assortie d’une
conception coloniale plus générale qui déniait aux pouvoirs
indigènes, musulmans comme non musulmans, toute forme
d’autonomie. Les « chefs de canton », nommés par
l’administration coloniale française, et aisément révoqués
par elle, n’étaient que de pâles équivalents des dignitaires
reconnus par l’administration britannique. Plus que le
concept de « laïcité », c’est le modèle du centralisme
français, mis en place avant la Révolution et poursuivi
ensuite, qui éclaire ici ce refus de déléguer des éléments de la
puissance publique à quelque « communauté » religieuse, ou
autre, que ce soit.
15 Nous venons de tracer à grands traits le cadre général d’une
politique, où la « laïcité » métropolitaine a finalement peu
de place. La séparation des Églises et de l’État n’avait guère
de sens dans des pays d’occupation récente où l’autorité
nouvelle entendait bien utiliser toutes les ressources d’un
pouvoir à l’ancienne, au regard duquel les religions, et plus
spécifiquement l’islam dans ce cas, étaient soumises au droit
de regard, d’intervention et d’immixtion du « prince ». Cela
ne constituait d’ailleurs pas une rupture dans des sociétés
africaines où les pouvoirs politiques étaient inséparables
d’une légitimation par les « puissances invisibles », et
procédaient à des recours et manipulations multiples pour
mobiliser le soutien de celles-ci, quelles que fussent ces
« puissances ».
16 On pourrait croire la cause ainsi entendue. L’islam était
donc, au regard de l’administration, un corps suspect, voire
étranger à l’Afrique « authentique », qu’il convenait de
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 7/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

cantonner systématiquement. Cependant, les choses ne


furent jamais aussi simples. L’islam fascinait, en même
temps qu’il inquiétait. Confrontée progressivement à des
sociétés africaines plus méridionales où les crimes rituels et
les accusations d’anthropophagie n’étaient pas rares,
l’administration se prenait à idéaliser le modèle islamique,
purifié de semblables pratiques.
17 Pour reconstituer ces mouvements d’attraction-répulsion8
qui parcourent le corps des administrateurs et qui soulignent
à quel point l’islam fut toujours, pour eux, un sujet difficile,
il convient de distinguer des périodes et des régions. On
n’oubliera pas, non plus, la marge de manœuvre importante
dont disposaient également ces administrateurs, surtout
avant la Seconde Guerre mondiale, à une époque où les
faiblesses du maillage colonial et la lenteur des
communications, faisaient de ces personnages des « rois de
la brousse »9. Il y eut ainsi des administrateurs
« islamophiles » et d’autres, « islamophobes », dont la
personnalité rejaillissait sur la politique locale.
18 Cette omniprésence du sujet, en même temps que son
traitement chaotique, sont bien illustrés par ces propos de
l’administrateur Alphonse Gouilly, nom de plume de
Jacques Mouradian, auteur d’une synthèse sur l’islam ouest-
africain qui fit un moment autorité :
« La France, non plus que les autres puissances qui ont
colonisé en Afrique occidentale, n’a jamais eu, à proprement
parler, de politique musulmane. Des mesures
administratives et politiques, nettement dirigées contre
l’islam, ont été édictées, d’autres ont été prises en sa faveur,
parfois sur un même point du territoire, en même temps, et
par une même autorité. Aussi faut-il, en pareille matière, se
défier des généralisations et des systèmes édictés après
coup »10.

19 Nous retiendrons surtout de ce commentaire l’existence


d’une intense activité administrative et spéculative sur la
question de l’islam. La laïcité républicaine, en bonne
doctrine, aurait voulu que l’appartenance à l’islam, une fois
ce dernier éliminé de toute sphère de décision publique,
restât une affaire privée. La « laïcité coloniale », elle, faisait

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 8/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

de l’appartenance à l’islam une affaire d’État, une question


de sécurité publique.

Les premiers contacts de la puissance


coloniale avec l’islam ouest-africain
20 Dans un premier temps, les conquérants français au sud du
Sahara s’intéressèrent, de façon positive, à l’islam. On était,
avec lui, en pays de connaissance face aux cultures dites
« fétichistes » jugées inquiétantes et barbares. Des textes
postérieurs résument cette position :
« Loin de partir en guerre contre l’islam, nous devons nous
en servir, nous devons faire notre profit des progrès sociaux
qu’il a apportés parmi les peuplades fétichistes… L’ennemi,
le seul, le vrai, c’est le fétichisme »11.

21 Un fonctionnaire du ministère des Colonies systématisera


plus tard, avec une rhétorique évolutionniste, cette
« préférence islamique » :
« La propagande musulmane est un pas vers la civilisation
en Afrique occidentale, et il est universellement reconnu que
les peuples musulmans de ces régions sont supérieurs aux
peuplades demeurées fétichistes pour ce qui concerne
l’organisation sociale »12

22 Comme l’Algérie musulmane était alors le seul modèle de


colonisation récente disponible, on y puisa quelques outils.
Le pionnier de cette tendance « islamophile » fut
Faidherbe13, l’organisateur du Sénégal moderne (1854-1865).
Après avoir servi lui-même en Algérie (1842-1847 et 1849-
1852), il implanta au Sénégal des institutions empruntées au
modèle algérien : des écoles franco-arabes, un « tribunal
musulman », un corps de « tirailleurs sénégalais », dotés de
burnous comme en Afrique du Nord, furent ainsi mis en
place. Ses adversaires lui reprochèrent vivement, plus tard,
cette importation de modèles islamiques venus d’ailleurs.
23 On reconnaissait ainsi aux musulmans du Sénégal des
juridictions particulières, parallèlement à d’autres
juridictions, dites « coutumières », pour les non-
musulmans. Le critère religieux – on dirait aujourd’hui
« communautaire » – prévalait donc dans l’administration
du droit. Même si les nominations des membres de ces
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 9/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

tribunaux musulmans relevaient exclusivement du pouvoir


colonial et même si l’administrateur français en était le
président de droit, les jugements étaient prononcés selon la
jurisprudence islamique, dont l’interprétation autorisée était
donnée par le spécialiste islamique local désigné à cet effet –
donc selon la sharî’a. On quittait ainsi délibérément le cadre
fixé par le code napoléonien, celui d’une loi uniforme,
applicable à tous les administrés. De telles habitudes
laisseront ensuite des traces durables et deviendront une
sorte de « coutume » consacrée par l’usage, contre laquelle
la République laïque, si tant est qu’elle eût exprimé la
volonté de l’abolir, butera constamment. Ces arrangements
coloniaux firent désormais jurisprudence sur le long terme,
selon des modalités qui variaient avec les territoires
concernés.
24 À la veille de la loi de Séparation, en 1904, alors que la
République était, en France, triomphante, le gouvernement
de la colonie de Côte d’Ivoire subventionnait la construction
d’une mosquée à Tiassalé et d’une autre à Toumodi, deux
carrefours marchands en zone forestière. Il y avait là un
geste de bonne volonté envers les marchands musulmans
qui profitaient des nouveaux réseaux de communication et
une mise en application directe du principe énoncé l’année
précédente, dans leur ouvrage sur la Côte d’Ivoire, par
Villamur et Richaud : l’islam est plus civilisé que le
fétichisme.
25 Pour autant, cette bienveillance officielle à l’égard de l’islam
s’accompagnait, là comme en Algérie, d’un souci de
démarcation entre les « bonnes » et les « mauvaises »
expressions de l’islam. La conquête française se heurtait, en
particulier, dans sa progression vers l’est à partir du Sénégal,
à un empire islamique jihadiste et prosélyte, qui n’avait pas
ménagé sa peine pour exterminer les régimes « païens » et
leurs sujets, celui d’al-Hâjj ‘Umar14. Là était l’islam
dangereux, celui qu’il convenait de combattre et de rayer de
la carte, face auquel il s’agissait de promouvoir un islam de
ralliés, ceux que l’on allait trouver, notamment à partir de la
ville de Saint-Louis du Sénégal, alors capitale de la colonie,
lieu carrefour, lieu d’expérimentation privilégié de la
politique faidherbienne. Ces ralliés allaient servir de relais et
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 10/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

faciliter la conquête de la Mauritanie et d’autres régions


voisines, en Sénégambie. Après les temps de « peur de
l’islam », la politique systématique d’instrumentalisation
portait donc ses fruits. Dans une France alors
concordataire15, le contrôle des cultes et leur manipulation
n’avait d’ailleurs rien d’inhabituel.

L’islam suspect
26 Après la politique volontariste de Faidherbe, le « modèle
algérien » cessa progressivement d’être pertinent. Le
« fétichisme » se révélait moins redoutable qu’on ne l’avait
pensé et certains administrateurs mirent en évidence les
valeurs humaines et culturelles que l’on pouvait trouver dans
les sociétés animistes. Là aussi se trouvaient des « prêtres »
et praticiens divers qui pouvaient servir de relais pour
l’œuvre coloniale. Il y avait surtout, sous-jacente, la
conviction que les musulmans étaient bloqués à mi-chemin
dans l’échelle du progrès humain et qu’ils ne pourraient plus
passer à un stade supérieur de civilisation, alors que les
animistes, moins fortement endoctrinés et imprégnés,
pourraient gravir cette échelle avec plus de facilité et, au prix
de quelques accommodements transitoires, atteindre
directement la civilisation moderne sans passer par la
« case » islam. La facilité (d’ailleurs relative) avec laquelle
certains d’entre eux se prêtaient alors, plus au sud, aux
entreprises de christianisation permettait d’espérer de leur
part une « francisation » plus rapide. L’islam cessa donc
d’être un partenaire jugé plus rassurant pour devenir un
interlocuteur parmi d’autres. Les priorités étaient ainsi
renversées.
27 Elles l’étaient d’autant plus que la « marche à la guerre », qui
caractérisa le début du XXe siècle, mettait en vedette un
nouveau thème dominant, celui du « panislamisme »,
construction rhétorique et journalistique, qui faisait de
l’Empire ottoman l’organisateur d’une grande politique
islamique mondiale – ce qui revenait à prendre au pied de la
lettre des discours théoriques, peu suivis d’effets, du sultan
Abd ul-Hamid II16 et de son régime. La révolution jeune-
turque (1909) aggrava ensuite les craintes d’une collusion

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 11/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

entre le « panislamisme » et le « pangermanisme ». Les


revendications allemandes au Maroc et en d’autres points du
continent africain alimentèrent cette crainte, qui trouva
effectivement une forme de concrétisation dans l’alliance des
« Empires centraux » face à la Triple Entente pendant la
Première Guerre mondiale. Mais l’idée selon laquelle les
musulmans d’Afrique pourraient un jour se lever comme un
seul homme à l’appel du sultan de Constantinople relevait
d’une théorie du complot et d’une géopolitique sommaire qui
ne trouvèrent aucune forme de vérification en Afrique
subsaharienne. Du moins la peur de l’islam comme corps
monolithique et chef d’orchestre de complots occultes fut-
elle, pour un moment, réactivée dans l’Empire colonial.
28 C’était, en même temps, l’époque où la loi de Séparation
créait des ondes de choc, modelait des discours et des
représentations dont on peut retrouver l’écho, amorti et
détourné, dans l’Empire. Il y a assurément un mimétisme
anti-clérical dans les discours coloniaux français sur les
religions, mélange d’idéologies évolutionnistes et scientistes
retravaillées par l’ambiance des débats entourant la
Séparation. Les fonctionnaires coloniaux, fussent-ils bons
catholiques (car ils n’étaient pas tous, loin de là, francs-
maçons ou radicaux), formés à la discipline du service de
l’État, firent leurs, en les adaptant, les argumentaires
officiels. L’islam fit ici les frais de cette redistribution des
rôles : c’était un excellent « produit de substitution » dans
des colonies où la solidarité entre les Blancs, tellement
minoritaires dans ces colonies difficiles à contrôler, primait
sur les querelles franco-françaises et où le missionnaire
catholique, aussi irritant fût-il souvent aux yeux de
l’administrateur, contribuait à l’œuvre coloniale. Ainsi les
fronts étaient-ils assez largement renversés si l’on comparait
les situations dans les colonies et en métropole. Bref, en
dehors de conflits locaux parfois sévères entre de fortes
personnalités, du côté de l’administration comme de l’Église
catholique, la lutte contre les institutions catholiques n’était
pas d’actualité. L’islam venait à point donner de la matière,
une matière exotique inconnue des législateurs de 1905, à
l’esprit de « Séparation ».

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 12/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

29 Le meilleur exemple de ce cours nouveau sur l’islam est


donné par une circulaire du Gouverneur général de l’AOF,
William Ponty17, en 1912 :
« La propagande maraboutique, façade hypocrite derrière
laquelle s’abritent les espoirs égoïstes des anciens
groupements privilégiés, dernier obstacle au triomphe
complet de notre œuvre civilisatrice, basée sur le respect de
la justice et de la liberté humaine, disparaîtra complètement
le jour où tous ses militants démasqués, étroitement
surveillés, ne pourront plus passer à travers les mailles du
vaste réseau qui les environne sur toute l’étendue de notre
Ouest africain »18

30 Ce ton martial, visiblement dérivé de la rhétorique


révolutionnaire et républicaine, faisait des élites
musulmanes les équivalents des contre-révolutionnaires et
des prêtres réfractaires de la grande époque. On aimerait
éventuellement, à cet égard, en savoir plus sur la biographie
personnelle de William Ponty afin de mettre en relations la
carrière de l’homme avec de tels propos19, mais ceux-ci ont
peut-être été préparés par l’un de ses collaborateurs. Ils
témoigneraient donc, plus encore, d’une grille officielle alors
en vigueur, produit d’un arsenal hétéroclite où le devoir de
« civiliser les races inférieures » (Jules Ferry) se conjuguait
avec celui de pourchasser partout les « privilèges ». Tels
étaient les transferts subtils qui s’opéraient, au niveau des
discours, entre la légende républicaine et la pratique
coloniale.

L’heure du compromis : l’« islam noir »


31 La Première Guerre mondiale représente le moment de
vérité. Les musulmans de l’AOF restent étrangers à toute
subversion. Les troupes coloniales, musulmanes comprises,
souvent utilisées comme chair à canon, font la preuve de leur
loyauté et de leur courage. À travers toute l’AOF, les notables
musulmans, dûment requis, prennent officiellement position
en faveur de l’effort de guerre français et favorisent le
recrutement militaire20. Les hiérarchies musulmanes ont été
massivement sollicitées. Certaines figures issues des
confréries, et qui vont devenir des interlocuteurs

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 13/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

permanents de l’administration, surgissent à cette époque


dans le champ public. On citera notamment, pour le Sénégal,
les noms d’al-Hâjj Malik Sy et, un peu plus tard, de Seydou
Nourou Tall21, membres de la confrérie Tijâniyya, chefs de
file de la Maison « maraboutique » de Tivaouane – le
premier comme maître de l’enseignement et de la
transmission, le second comme homme de communication
avec l’administration.
32 Le Sahara central est la seule zone à avoir fait exception à
cette ambiance d’« union sacrée ». Là, un vieil adversaire,
longtemps fantasmé, la confrérie Sanûsiyya, basée en
Cyrénaïque (Libye orientale), devenue un ennemi réel et une
alliée des Empires centraux, a mis, directement ou
indirectement, les forces françaises à dure épreuve dans l’est
du Sahara algérien, à Agadès, au Niger, et dans le nord du
Tchad, avant et pendant la Première Guerre mondiale22.
Pratiquement absente du paysage ouest-africain – ce qui
n’empêche pas les enquêtes de l’administration d’en traquer,
pendant des années, les moindres signes de présence
supposée dans des endroits improbables -, la Sanûsiyya
représente le premier grand point de fixation de
l’administration française à l’horizon de l’espace
subsaharien. Pendant la Première Guerre mondiale, les
Sanusis ne sont rien d’autre que les « boches » du coin et
l’on ira même jusqu’à imaginer, dans un télégramme, que
l’un de leur condottiere en Aïr (Niger), en 1916-1917, le
Touareg Kawsan, n’est peut-être qu’un Allemand déguisé.
On est passé désormais du registre sécuritaire à celui de la
Défense nationale.
33 Le caractère excentré de cette organisation, plus maghrébine
que subsaharienne, l’attitude conciliante comparée des
confréries sénégalaises, alors en pleine expansion,
contribuent à favoriser l’émergence d’un thème appelé à
passer dans le langage courant, celui de l’« islam noir ».
34 L’idée selon laquelle un islam purement subsaharien,
particularisé et coupé de ses contacts arabes, pourrait être
un partenaire acceptable, fait son chemin, avant même le
déclenchement de la guerre, dans certaines publications des
Affaires musulmanes. C’est Paul Marty, second titulaire du
service des Affaires musulmanes au Gouvernement général
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 14/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

de l’AOF, officier venu du Maroc, auteur prolifique, entre


1913 et 1930, de 9 grandes synthèses régionales sur l’islam
en AOF, véritable fondateur de la « science coloniale »
française en la matière, qui va donner à cette théorie de
l’« islam noir » toute sa dimension. Le premier banc d’essai,
pleinement réussi, de cette nouvelle théorie est l’application
qui en est faite à la confrérie mouride. En présentant le
mouridisme comme une « sorte de religion nouvelle née de
l’islam » – interprétation au demeurant discutable -, Paul
Marty fraie la voie à une réconciliation avec Amadou Bamba,
le fondateur de cette nouvelle confrérie sénégalaise, déporté
ou privé de liberté pendant dix-sept ans (1895-1912), d’abord
au Gabon, puis en Mauritanie et au Sénégal. Le mouridisme
pourrait bien être, à ses yeux, une des meilleures
illustrations de cet « islam noir » dont le pouvoir colonial
pourrait tirer profit.
35 Ici encore, le « diviser pour régner », proprement colonial
(cf. les théories voisines sur la distinction entre « islam
arabe » et « islam berbère » en Afrique du Nord) se conjugue
avec de vieilles tendances républicaines à l’intervention dans
le domaine religieux comme avec une vision géopolitique
impériale qui désigne le monde arabe comme un lieu
d’agitation « anti-française ».
36 D’une façon plus générale, les confréries sénégalaises,
organisations de masse qui n’ont pas d’équivalents véritables
dans le reste de l’AOF, sont, elles-mêmes, une réponse à la
situation coloniale. Sur les ruines des anciens royaumes
sénégalais vaincus par les armes, des personnages
charismatiques musulmans offrent une sociabilité d’un type
nouveau et se posent en interlocuteurs du pouvoir colonial.
Chefs confrériques et administration recherchent
parallèlement une situation d’équilibre, bénéfique aux deux
parties. La réconciliation de l’administration avec le chef des
Mourides donne le signal d’une politique nouvelle dans
laquelle les organisations confrériques entrent dans un
rapport de clientélisme avec l’administration, qui y trouve
son compte. Les Mourides, notamment, vont se spécialiser
dans le développement de la culture de l’arachide23, culture
d’exportation destinée à rentabiliser l’économie de la
colonie. Le pouvoir colonial honore les chefs confrériques du
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 15/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

titre, fabriqué pour la circonstance, de « Grands


marabouts ». Il contrôle étroitement les successions,
distribue les prébendes, finance les édifices religieux, telle la
construction, au long cours, de la mosquée de Touba, la
capitale mouride. Les représentants du Gouvernement
général sont présents aux grandes fêtes confrériques,
envoient des dons et des messages. Une situation analogue
prévaut dans l’espace mauritanien voisin, avec des
personnages comme cheikh Sidiyya Baba ou Saad Bouh,
affiliés à la confrérie Qâdiriyya. Les chefs musulmans, de
leur côté, se font les relais de l’administration, apportant
leur soutien à ses directives, qu’elles soient d’ordre
économique ou politique. Les mêmes soutiendront
successivement, et imperturbablement, le régime de Vichy,
puis celui de la France Libre, comme il leur était demandé.
C’est ce que nous avons appelé, avec David Robinson, le
« Temps des Marabouts »24 – le temps des « Grands
marabouts » surgis en réponse à la situation coloniale.
37 Ainsi naît, au moins au Sénégal, une sorte d’Islam d’État,
avec lequel le pouvoir entretient des relations de type
concordataire sans le nom. La laïcité républicaine et l’esprit
de la loi de Séparation sont évidemment étrangers à cet
arrangement colonial qui s’inscrit dans une vieille pratique
d’instrumentalisation et répond à des besoins immédiats
d’administration locale. La fin de la première Guerre
mondiale ouvre donc une nouvelle étape : la surveillance
tatillonne ne cesse pas, mais les hiérarchies musulmanes,
nolens volens, sont désormais intégrées dans le système.
38 Les hiérarchies en place, de leur côté, tirent profit de cette
position privilégiée. Leur reconnaissance par l’État facilite la
consolidation de leur influence et de leur autorité. Les
populations affluent d’autant plus volontiers vers des
personnages et des instances qui peuvent les défendre
auprès de l’administration et qui ont l’oreille de celle-ci. Leur
charisme religieux les protège contre d’éventuelles
accusations de « servir les Blancs », dont d’autres, moins
pourvus en capital symbolique, auraient eu du mal à se
défaire25. La validation de leur pouvoir par les représentants
de la République, en ces années 1920 à 1950, leur confère un
titre de légitimité supplémentaire.
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 16/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

39 On ne s’étonnera donc pas de voir cette reconnaissance


officielle de la République coloniale devenir, jusqu’à
aujourd’hui, une sorte de brevet de notoriété et de légitimité
aux yeux des fidèles, dont on connaît les discours volontiers
anti-colonialistes par ailleurs. Ainsi, sur un site mouride
récent, consacré à la célébration du fondateur, on trouve ce
rappel :
« En août 1926, un extrait du rapport politique du
Commandant du cercle du Baol à Monsieur le Gouverneur
du Sénégal JORE Léonce Alphonse Noël Henri (sic) au (sic)
ministre Léon Perrier : « Cheikh Amadou offre la somme de
500 000 F spontanément et sans affectation à la
contribution volontaire pour le redressement du franc.
Une conduite aussi noble, une démarche loyale, une
acceptation du sacrifice pour le bonheur des autres et ce
pour la face de DIEU, lui valut d’être membre du Comité
Consultatif des Affaires Musulmanes de l’Afrique
Occidentale Française par arrêté du 28 avril 1916 décidé par
le Gouverneur général de l’AOF, Commandeur de la Légion
d’Honneur, Mr Marie François Joseph CLOZEL »

40 Une reproduction photographique de l’arrêté en question


suit cette déclaration. Plus loin, l’auteur du texte voit dans
cette attitude le signe qu’Amadou Bamba avait « quant à lui,
il y a de cela trois quarts de siècle, pardonné et fait un geste
envers sa métropole », une preuve, donc, de tolérance26.
41 Nous ne commenterons pas cette interprétation
apologétique. Nous remarquerons seulement que, dans ses
entreprises de légitimation, la rhétorique mouride ne recule
pas, jusqu’à aujourd’hui, devant l’utilisation de la
reconnaissance coloniale, et que ce discours vaut, d’ailleurs,
implicitement, pour la République héritière, celle du
Sénégal, si tant est que celle-ci pourrait vouloir oublier ces
glorieux précédents.

La République au service des


« orthodoxies »
42 Rappelons quand même que ces échanges de bons procédés
se passaient en 1926, à l’apogée du système colonial. La
marge de manœuvre était faible pour les personnalités

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 17/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

musulmanes du moment. Malheur à celles qui ne


consentaient pas à cette intégration dans l’ordre colonial.
43 L’exemple le plus connu, a contrario, est celui du
« hamallisme », une branche particulariste de la confrérie
Tijâniyya fondée, à Nioro du Sahel (actuel Mali) par un
personnage mystique du nom de Cheikh Hamallah27, et dont
les partisans s’agitaient dans le sud de la Mauritanie dans les
années 1920. Cheikh Hamallah ne prêcha jamais contre le
pouvoir colonial, mais il évitait d’en fréquenter les
représentants. C’était là déjà une attitude jugée suspecte.
Dans la lutte qu’il engagea contre le hamallisme, devenu,
dans le temps, après la Sanûsiyya, la seconde grande peur
« islamique » en AOF, l’appareil colonial et l’establishment
islamique se rendirent des services mutuels : la hiérarchie de
la Tijâniyya pour dénoncer une dissidence et éliminer un
concurrent, et l’administration pour réduire un leader
indépendant. Comme le cheikh de Nioro, dans un souci de
retour à une tradition interne à la confrérie, récitait une
prière du rituel tijânî 11 fois au lieu de 12, et distribuait en
conséquence un chapelet de 11 grains au lieu de 12, on vit des
membres de l’administration française théoriser sur cette
évidente hérésie et défendre l’orthodoxie des « 12 grains » !
La répression fut impitoyable. Les hamallistes furent
déportés en grand nombre dans de véritables camps de
concentration dans la boucle du Niger où beaucoup périrent.
Au fil de ses déportations successives, cheikh Hamallah finit
dans les prisons du régime de Vichy et mourut à Montluçon
pendant l’hiver 1943 – bien qu’une partie de ses fidèles nie
cette mort et attend encore son « retour » mystique.
44 En répondant aux dénonciations de ses alliés, notamment de
Seydou Nourou Tall, l’administration française fit de la
répression du hamallisme un exemple dissuasif pour tout
interlocuteur islamique qui ne se conformerait pas aux
termes implicites de ce « concordat colonial », au nom
duquel les confréries sénégalaises et leurs grands marabouts
étaient devenues les figures d’un islam officiel, protégées
comme telles par la puissance publique. La République
coloniale avait donc prêté la main à une défense des
hiérarchies en place et de l’« orthodoxie » des 12 grains.
Sans s’en apercevoir toujours très clairement,
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 18/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

l’administration coloniale avait été, ainsi, entraînée dans le


jeu des acteurs islamiques locaux. Ceux-ci menaient des
stratégies complexes qui avaient pour effet de leur permettre
d’instrumentaliser à leur tour les moyens de la République.
45 Cette République préférait clairement, en France, les grands
corps ecclésiastiques, qui lui donnaient des relais et des
interlocuteurs valables progressivement rodés au dialogue
avec l’État, aux dissidences et aux petites communautés
dispersées et anarchiques. La République coloniale, elle, les
détestait carrément. Voilà comment la République se faisait,
sous couvert d’ordre public, garante de toutes les
« orthodoxies »28.

Front Populaire et consolidation de


l’« islam d’État »
46 Il y eut, dans cette évolution de la question islamique en
AOF, une période paradoxale, celle du Front Populaire. En
réaction contre les tracasseries ordonnées par les
administrations précédentes, on vit le gouverneur général
De Coppet, un socialiste et un humaniste, familier des
grands écrivains de sa génération29, représentant d’un
gouvernement attaché, plus que tout autre, à la laïcité
républicaine, renouer avec des pratiques « islamophiles »,
assistant personnellement aux cérémonies des grandes fêtes
musulmanes, subventionnant des institutions islamiques, et
adressant des instructions aux administrateurs afin qu’ils
effectuent les mêmes gestes à l’échelle locale. C’est d’ailleurs
l’époque où ce gouvernement de Front Populaire se
préoccupe d’une grande politique musulmane et
méditerranéenne et crée des lieux de réflexion à cet effet30.
Les gestes de De Coppet s’inscrivent dans une telle
trajectoire. Ils renouent aussi, sans le chercher
expressément, avec la stratégie inaugurée par Faidherbe. On
trouve là une illustration de ces mouvements d’alternance
constants dans le traitement de la question islamique en
AOF.

Dernières obsessions, dernières


manipulations
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 19/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

47 La Seconde Guerre mondiale passa. Progressivement,


l’heure était à une certaine démocratisation des colonies.
Des forces politiques africaines se constituèrent qui
empruntaient plus aux modèles venus de la métropole
(syndicats, partis et programmes électoraux) qu’à une
quelconque rhétorique religieuse, « prophétique » ou
islamique. Pourtant, dans ces années-là, des étudiants
subsahariens qui avaient étudié dans des universités du
Proche Orient (notamment Al-Azhar au Caire) semèrent la
discorde dans les communautés musulmanes à leur retour
au pays, en particulier au Mali, en Guinée et en Côte d’Ivoire.
Se targuant de l’acquisition d’un niveau de langue arabe qui
les mettait bien au-dessus de la plupart des marabouts
locaux, mettant en avant un programme de « purification »
de l’islam de toutes les dérives dont ces mêmes marabouts
ignorants étaient, à leurs yeux, coupables, ces étudiants
faisaient voler en éclats l’« islam noir », cet islam du
compromis, cet islam de la tradition gérontocratique locale,
au profit de modèles venus d’Orient. Les sources de
légitimité qu’ils invoquaient ne provenaient plus, ni du
charisme de dynasties familiales et de personnages locaux,
ni de la reconnaissance de l’administration coloniale, mais
d’un savoir recueilli aux sources même de la foi – villes du
pèlerinage et universités islamiques orientales – dans des
pays restés ou devenus indépendants du colonialisme.
Pendant les années 1950, des combats, qui allaient parfois
jusqu’aux émeutes de rue, opposèrent, dans les principales
villes de cet espace dioula31, les « traditionalistes » et les
« wahhabites », nom générique donné à ces réformistes de
l’islam qui récusaient d’ailleurs, eux-mêmes, cette
appellation32.
48 Nous touchons là, dans ces années 1950, à une nouvelle
dimension de la lutte anti-islamique, à la veille du
déclenchement de la guerre d’Algérie : il s’agit, pour les
militaires et les services de renseignements, de faire face à
un nouveau complot international en marche. Que les
« wahhabites » en question fussent tout sauf des
personnages rassurants, qu’ils englobent dans leur feu
purificatoire aussi bien les manières d’Occident que les
confréries, qu’ils s’attachent à la lettre du Coran contre les
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 20/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

pratiques héritées de la tradition locale, cela concernait


d’abord les communautés musulmanes elles-mêmes dans
lesquelles la lutte pour le contrôle des postes d’imams, des
mosquées et des écoles battait son plein. Mais c’était aussi
une remise en cause du « concordat colonial ». C’est
pourquoi l’administration coloniale prit alors fait et cause
pour les « traditionalistes » et essaya de mettre en place des
contre-feux.
49 Le Soudan français (aujourd’hui Mali) était l’un des pays les
plus touchés par cette vague « wahhabite ». C’est là que le
commandant Cardaire, chargé des Affaires musulmanes
auprès du gouverneur de la colonie, devint le principal
acteur de cette lutte contre la nouvelle subversion. Cardaire
mit en place un programme auquel il donna le nom de
« Contre-Réforme » – curieuse transposition d’un terme
évocateur de la Contre-Réforme catholique du XVIe siècle,
mais transposition significative puisqu’il s’agissait de faire
pièce à des « réformistes » musulmans, parfois aussi
assimilés, de façon subliminale ou plus explicite, au détour
des textes, à des « protestants » de l’islam.
50 En juillet 1950, des étudiants d’al-Azhar ouvrirent, à
Bamako, le chef-lieu de la colonie, une « école coranique
supérieure », qui fut fermée par ordre de l’administration en
décembre 1951. Cardaire soutint alors en sous-main une
institution concurrente, animée notamment par Amadou
Hampaté Ba33, qui mettait l’accent sur l’enseignement de
l’islam en langues africaines, et non en arabe. D’autres
établissements du même type furent créés dans d’autres
villes du Soudan. Cette caution de l’administration inquiétait
paradoxalement la hiérarchie catholique, en la personne de
Mgr Lefebvre, alors archevêque de Dakar, dont on connaît la
notoriété ultérieure, et qui craignait que cette implication
directe de l’administration dans l’organisation d’un système
d’enseignement islamique – fût-il « anti-wahhabite » – ne
contribuât à l’islamisation des populations locales, restées
encore réfractaires ou faiblement imprégnées par l’islam.
Cette aventure n’eut d’ailleurs guère de suite et Amadou
Hampaté Ba, alors simple agent technique de l’Institut
Français d’Afrique noire, à Bamako, continua sa carrière en
construisant progressivement une carrière d’écrivain,
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 21/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

d’homme d’influence, et de sage qui devait le mener,


notamment, jusqu’à l’UNESCO.
51 Cardaire, loin d’être un franc-tireur, ne faisait qu’exprimer
là, sur le terrain, des idées et des intentions qui avaient alors
une large audience jusqu’au sommet de l’État républicain.
Que dire d’une lettre que Pierre Mendès France, connu
comme un décolonisateur courageux, adresse au ministre de
la France d’Outre-Mer, en 1954, à l’occasion de la réunion
d’une « Commission interministérielle des Affaires
musulmanes » :
« Il est d’abord évident que l’État ne saurait prendre parti
contre une religion et qu’il s’agit de définir, non pas une
politique anti-musulmane, mais au contraire une politique
musulmane s’exerçant par l’islam et dans l’islam, à
l’encontre des tendances qui nous sont hostiles, en faveur de
celles qui apparaissent favorables ou neutres »34

52 La lettre poursuit, de façon encore plus discutable, en


évoquant la création possible d’un « Centre de culture
musulmane » à Bamako, sur le modèle de celui de Boutilimit
(en Mauritanie), afin de former « les futurs clercs d’un islam
moderne, ouvert sur la culture occidentale, peut-être même
orienté vers un syncrétisme christiano-musulman » (sic).
53 On ose croire que la bonne foi de Mendès France35 a été
surprise par un rédacteur zélé, plus habitué au style et aux
réflexes d’une administration colonialiste. C’est du moins la
preuve que la République avait pris ses habitudes en matière
de gestion de la question islamique et qu’elle n’avait cessé, à
tous les niveaux, de développer des pratiques et des discours
qui allaient à l’encontre de la Séparation des cultes et de
l’État – autre manière de dire que les colonies échappaient
décidément à la règle commune et que l’islam n’était pas un
culte comme les autres.

Conclusion
54 Dans tous les cas de figure, il est décidément difficile à un
représentant de la République de rester neutre devant le fait
musulman : telle est la conclusion d’évidence à laquelle ces
observations nous conduisent. De façon plus globale, la
défiance à l’égard du religieux, contrairement à la pratique
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 22/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

britannique, est finalement la règle à la colonie, et c’est là un


héritage direct des débats métropolitains, revisités et
réinterprétés sur le terrain pour les besoins de l’ordre public,
et que l’administration se faisait fort d’inculquer aux sociétés
africaines. Tel était cet hybride auquel nous avons donné le
nom de laïcité coloniale.
55 Cette laïcité coloniale, telle qu’elle fut appliquée en Afrique
occidentale française, n’était qu’un instrument de l’appareil
d’État et non un espace de tolérance. Sous cet éclairage,
l’islam était, au pire, une minorité subversive, au mieux un
culte protégé soumis à la surveillance et à l’intervention
constante de l’administration.
56 Le modèle appliqué n’est donc pas celui de la Séparation,
mais celui d’une pratique concordataire sans le nom,
articulée autour de la thématique de l’« islam noir », du
ralliement des chefs confrériques et de la désignation de
« grands marabouts ». Cette relation officielle entre l’État et
les hiérarchies musulmanes relève assurément plus du
modèle « napoléonien » que républicain.
57 Ces constatations valent surtout, au demeurant, pour le
Sénégal. Les expérimentations de l’administration au
Sénégal n’ont que des échos atténués dans les autres
colonies du groupe où le phénomène confrérique n’a jamais
connu la même ampleur. Mais l’importance du Sénégal tient
à sa position centrale, à proximité immédiate du
Gouvernement général. C’est précisément là, à l’ombre du
pouvoir central, que les confréries ont prospéré. C’est là
qu’un islam d’État a pu naître, sans que ce modèle rayonne
véritablement dans le reste de l’AOF. Ailleurs, les
administrateurs se sont accommodés, selon l’air du temps,
selon les conditions locales et selon leurs convictions
propres, à un paysage islamique moins spectaculaire. Sauf
dans quelques zones (comme celle de Haute Guinée), les
personnalités charismatiques faisaient défaut. Bien souvent,
les principaux notables musulmans étaient fortement liés
aux réseaux marchands – les commerçants musulmans
étant, depuis plusieurs siècles, dans toute l’Afrique de
l’Ouest, les principaux animateurs d’un commerce à
moyenne et longue distance. Leur contribution à l’œuvre
coloniale était également recherchée et les représentants de
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 23/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

l’État manifestaient, à l’occasion, leur bienveillance, en


finançant quelques mosquées et en protégeant certains
commerçants. On était cependant loin de la « grande
politique musulmane » périodiquement débattue à Dakar.
58 Il vaut la peine d’ajouter que cette méfiance institutionnelle
de l’administration fut bien mal « récompensée ».
Paradoxalement, en dépit, ou à cause, de cette politique de
surveillance générale, la période coloniale occupe, en effet,
dans l’histoire de l’islam en Afrique occidentale française,
une place décisive. C’est, à l’échelle du deuxième millénaire,
celle de la plus grande extension du fait musulman dans
cette zone. Certes, c’est là, au moins en partie, le résultat
d’effets cumulatifs qui s’inscrivent dans la longue durée,
mais aussi celui des bouleversements sociaux induits par le
processus colonial36. Cela signifie, en tous cas, que la
politique musulmane de barrage et de dissuasion de la part
de l’administration française, dans les différents registres de
l’activité islamique, a été, sous ce rapport, tout à fait contre-
productive37.
59 Au terme de ce parcours, nous espérons avoir montré au
lecteur que ce qui pouvait paraître comme un détour par un
terrain exotique et lointain, fait de multiples adaptations
locales singulières, nous renvoie aussi au cœur de la laïcité à
la française. Cette laïcité, qui est une conquête historique de
notre société, et un modèle à préserver dans un monde
dévoré par les fondamentalismes et les fanatismes religieux,
comporte aussi ses zones d’ombre. Lorsque cette laïcité cesse
d’être un appareil juridique et constitutionnel et devient un
instrument de domination et de contrôle, elle s’expose à des
dérives dont la colonie nous offre quelques bons exemples,
telle cette recherche vaine, qui la hante périodiquement, de
la distinction entre une « bonne » et une « mauvaise »
religion, entre une religion reconnue et une religion
suspecte, entre une religion qui sert la République et telle
autre qui paraît s’en éloigner. La colonie peut être, à cet
égard, un bon révélateur.

Notes
1. Selon Frédéric Abécassis (ENS Lyon), « la formule dont on ignore s’il
faut attribuer la paternité à Gambetta ou à Paul Bert, a été employée à
https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 24/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

propos de l’école de Médecine de Beyrouth, fondée en 1883 par les


Jésuites (Voir http://perso.ens-
lsh.fr/fabecassis/Frederic_Abecassis_fichiers/Articles/France_Levant.pdf
(consulté le 3 août 2006) : « De la protection par l’école : la
sédimentation des traditions d’enseignement du français en Égypte au
XIXe siècle » (26/01/2004, p. 11, n. 25).
Selon d’autres versions, Gambetta, admirateur du rôle de Lavigerie,
archevêque d’Alger en 1867, devenu archevêque de Carthage, à Tunis, en
1884, puis « primat d’Afrique », aurait prononcé cette phrase devant le
cardinal, dont on connaît, par ailleurs, le rôle dans le Ralliement à la
République (« Toast d’Alger », 1890).
Devant la Chambre des Députés (séance du 21 janvier 1901), dans un
débat sur les congrégations, le comte Albert de Mun souligne les
contradictions des anticléricaux en déclarant : « Paul Bert part pour le
Tonkin en répétant la parole du maître : l’anticléricalisme n’est pas un
article d’exportation… et il me fait l’honneur de me demander d’aller voir
le supérieur des missions étrangères pour l’assurer de sa sympathie et lui
dire qu’il compte sur son concours… ».
Autant de « petits cailloux » sur la piste d’une formule devenue une
légende…
2. Le décret du 27 septembre 1907, publié par le gouverneur général
Charles Jonnart, détermine les conditions d’application de la loi. Il
stipule, dans son article 11, que « le gouverneur général pourra, dans un
intérêt public et national, accorder des indemnités temporaires de
fonction aux ministres (du culte) désignés par lui ».
3. Nous avons déjà abordé cette question, dans des publications
précédentes, dans le cadre de problématiques un peu différentes. Voir
Jean-Louis Triaud, « Islam in Africa under French Colonial Rule », dans
N. Levtzion et R. Pouwels, The History of Islam in Africa, Ohio
University Press, 2000, p. 169-187, et « Politiques musulmanes de la
France en Afrique subsaharienne à l’époque coloniale », dans Pierre-
Jean Luizard, Le choc colonial et l’islam, Paris, La Découverte, 2006,
p. 271-299.
4. Comptes rendus des débats du Sénat, 5 décembre 1905.
5. Voir, parmi d’autres : Oissila Saaïdia, « L’anticléricalisme article
d’exportation ? Le cas de l’Algérie avant la Première Guerre mondiale »,
Vingtième Siècle, 87, juillet-septembre 2005, p. 101-112
6. Par opposition aux terres plus méridionales et de forêt, souvent
qualifiées de « guinéennes », où, là, l’islam était étranger aux cultures
locales.
7. Nous n’entrerons pas ici dans les débats sur l’existence, ou non, de
« clercs » en islam. Les chercheurs anglophones parlent d’ailleurs
couramment de clerics à propos des personnels islamiques spécialisés.
Nous retiendrons cet usage.

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 25/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

8. Il s’agit là d’un phénomène plus général. Voir à ce sujet Maxime


Rodinson, La fascination de l’islam. Les étapes du regard occidental sur
le monde musulman…, Paris, F. Maspero, 1980. Rééd. La Découverte,
2003. Voir aussi, dans un registre voisin, Jean-Louis Triaud, « L’islam vu
par les historiens français », Esprit, n° 246, octobre 1998, p. 110-132.
9. Cf. Hubert Deschamps, Roi de la brousse. Mémoires d’autres mondes,
Paris, Berger Levrault, 1975.
10. Alphonse Gouilly, L’islam en Afrique occidentale française, 1952,
p. 248-249.
11. Roger Villamur et Léon Richaud, Notre colonie de la Côte d’Ivoire,
Paris, 1903, p. 151. Cet ouvrage officiel exprime clairement le point de
vue d’une administration en zone, en partie, forestière, où l’islam, venu
du nord, est encore très minoritaire.
12. A. Quellien, La politique musulmane dans l’Afrique occidentale
française, 1910, p. 100.
13. Louis Faidherbe (1818-1889). Polytechnicien et officier du génie,
devenu plus tard député du Nord, puis sénateur et Grand Chancelier de
la Légion d’Honneur.
14. Fondateur d’un empire dit « toucouleur » (du nom francisé de son
pays d’origine, dans la moyenne vallée du Sénégal) qui prend le contrôle,
pendant une dizaine d’années, des pays situés entre le Sénégal et la vallée
du Niger. Mort en 1864 dans une lutte fratricide contre une autre
puissance musulmane de la région. Ses partisans maintiennent la théorie
d’une « disparition mystique ».
15. Le concordat de 1801, complété ultérieurement par des articles
organiques, fixait la nature des relations entre l’État et le Vatican. Les
évêques catholiques étaient nommés par le pape sur proposition du
ministère français chargé des cultes. Les agents du culte étaient salariés
par l’État. Ces dispositions restèrent en vigueur jusqu’à la loi de
Séparation de 1905. À titre particulier, elles furent maintenues, à partir
de 1918 jusqu’à nos jours, dans les départements d’Alsace et Moselle –
exception bien connue à l’application de cette loi sur l’ensemble du
territoire national.
16. Abd ul-Hamid II, sultan et calife ottoman, a régné de 1876 à 1909,
date de sa déposition par la révolution jeune-turque.
17. William Merlaud-Ponty 1866 (Rochefort) – 1915 (Dakar),
couramment appelé William Ponty, Gouverneur général de l’AOF (1907-
1915).
18. Journal Officiel de l’AOF, 1912.
19. Pour une contribution à cette réflexion sur la politique des
gouverneurs généraux en AOF, on peut lire utilement Alice L. Conklin, A
Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West
Africa, 1895-1939. Stanford, Stanford University Press, 1997, 367 p.

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 26/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

Puisque William Ponty était originaire de Charente Maritime, on


rappellera que c’était le département où se trouvait la circonscription du
« Petit Père Combes », maire de Pons (de 1876 à 1919), Président du
Conseil (1902-1905), qui engagea, en cette qualité, le débat sur la
Séparation, mais fut obligé de démissionner avant le vote de la loi
(affaire des fiches)
20. Voir les lettres de soutien de ces personnalités musulmanes,
collectées et diffusées par l’administration, et publiées dans la Revue du
Monde Musulman (1915) : « Les Musulmans français et la guerre ».
21. Voir Sylvianne Garcia, « Al-Hajj Seydou Nourou Tall, « grand
marabout » tijânî. L’histoire d’une carrière (c. 1880-1980) », dans David
Robinson et Jean-Louis Triaud (Ed.), Le temps des marabouts.
Itinéraires et stratégies islamiques en Afrique occidentale française (v.
1880-1960), Paris, Karthala, 1997, p. 247-275.
22. Voir Jean-Louis Triaud, La légende noire de la Sanûsiyya. Une
confrérie musulmane saharienne sous le regard français (1840-1930),
Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, et IREMAM, Aix-
en-Provence, 1995, 2 vol., 1151 p.
23. Voir Jean Copans, Les marabouts de l’arachide, Paris, Le Sycomore,
1980.
24. Op. cit. (voir supra, note 21, pour la référence de l’ouvrage).
25. « Plus un marabout était couvert d’honneurs et plus il faisait figure
de chef religieux respecté par les Français, et plus son charisme était jugé
efficace par ses talibés » (Christian Coulon, Le marabout et le prince,
Islam et pouvoir au Sénégal, Paris, Pédone, 1981, p. 183).
26. http://www.htcom.sn/a_la_une/tavernycontrib.pdf (consulté le
11 août 2006). On notera qu’il s’agit d’un site de Hizbut Tarqiyyah, une
nouvelle organisation créée à l’instigation de la famille sainte pour
sauvegarder et défendre son héritage (notamment face aux tendances
modernistes internes à la confrérie).
« Cette association des petits-fils de Serigne Touba [Amadou Bamba], a
été mise sur pied, avec la bénédiction du khalife, Saliou M’backé, le
19 juillet 1997. Dans le n° 1284 de Sud Quotidien du 21 juillet 1997, on
peut lire, en chapeau de l’entretien que Serigne Mamadou Lo
« Ngamou », porte parole, alors, des petits fils de Serigne Touba, accorde
à Niandou N’diaye et Bocar Niang : « Personne ne peut disposer mieux
que nous de l’héritage de Serigne Touba » (voir Abdourahmane Seck,
« Politique et religion au Sénégal. Contribution à une actualisation de la
question », dans Hassane Souley, Xavier Moyet, Abdourahmane Seck,
Maikorma Zakari, présentation de Jean-Louis Triaud, Islam et Politique
en Afrique subsaharienne, Paris, Rivages des Xantons, 2006.
27. Sur l’histoire de Cheikh Hamallah, voir Alioune Traore, Islam et
colonisation en Afrique. Cheikh Hamahoullah, homme de foi et
résistant, Paris, Maisonneuve et Larose, 1983.

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 27/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

28. Hors de l’aire islamisée, l’exemple le plus connu de dissidence


religieuse chrétienne à cette époque, en Afrique de l’Ouest, est celle du
« prophète » William Wade Harris, missionnaire méthodiste venu du
Liberia en Côte d’Ivoire, et animateur d’une mission qui finit par
inquiéter les autorités. Il s’attaqua au « fétichisme » et à la sorcellerie et
exigea des fidèles la destruction des objets utilisés par ces cultes. Après
une période de bonnes relations avec l’administration, qui voyait en lui
un allié possible pour la modernisation du pays, il inquiéta celle-ci en
raison de ses succès auprès des populations de Basse Côte. Harris fut
arrêté, puis reconduit à la frontière du Libéria en 1915. En dépit de
l’expulsion de son fondateur et de la répression, le Harrisme qui
comptait alors 100 000 baptisés va s’enraciner et s’ivoiriser. Ces
événements étaient survenus après l’impitoyable « pacification » menée
par le gouverneur Angoulvant contre les résistances autochtones dans le
sud et le centre de la Côte d’Ivoire.
29. Il était très proche de Roger Martin du Gard et d’André Gide.
30. On retiendra notamment les noms de Robert Montagne et de
Maurice Viollette.
Robert Montagne, spécialiste d’anthropologie politique et de sociologie
marocaines, fondateur et longtemps directeur du CHEAM, Centre des
Hautes Études d’Administration Musulmane, crée par le gouvernement
de Front populaire. Montagne fut, entre autres, l’auteur d’une Politique
islamique de la France (Paris, Centre d’études politiques, 1939).
Maurice Viollette, Gouverneur général de l’Algérie de 1925 à 1927, fut
ministre d’État du Front Populaire de 1936 à 1938. Il déposa, en vain,
avec Léon Blum, un projet de loi destiné à élargir sensiblement le corps
électoral des « indigènes » d’Algérie (« loi Blum-Viollette »). Ce texte
visait à permettre que 20 000 à 25 000 musulmans d’Algérie,
sélectionnés selon des critères multiples, deviennent citoyens français
tout en gardant leur statut personnel musulman pour les affaires privées
(mariage, successions, etc..).Sous la pression des élus français d’Algérie,
ce projet ne fut jamais soumis au vote des Chambres. Cette loi
représentait une exception à la laïcité républicaine, en permettant que
des citoyens français relèvent d’un code religieux, et non du Code civil,
pour leurs affaires privées. Ses adversaires ne se firent pas faute de le
souligner. Cette forme de « discrimination positive » avant la lettre ne
parut pas exorbitante au laïque convaincu qu’était Maurice Violette, haut
dignitaire du Grand Orient de France, révoqué, comme tel, de la mairie
de Dreux et arrêté par le régime de Vichy, en 1940.
31. La langue dioula, langue appartenant au grand ensemble linguistique
mandé, est une langue véhiculaire, portée notamment par les échanges
commerciaux, et donc par les marchands, le plus souvent musulmans, et
qualifiés eux-mêmes de dioulas, dans l’ouest de l’Afrique de l’Ouest, sur
un vaste espace d’un seul tenant qui comprend une partie du Burkina, de
la Côte d’Ivoire, de la Guinée et du Mali actuels.

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 28/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

32. Voir Lansiné Kaba, The Wahhabiyya. Islamic Reform and Politics in
French West Africa, Evanston, Northwestern University Press, 1974.
33. Il y eut, entre Cardaire, qui avait été élève de l’ethnologue Marcel
Griaule, et Hampaté Ba, des liens privilégiés. Cardaire accepta, en
particulier, de cosigner l’un des premiers livres d’Hampaté Ba : voir
Marcel Cardaire et Amadou Hampaté Ba, Tierno Bokar, le sage de
Bandiagara, Paris, Présence Africaine, 1957. Dans l’avant-propos de la
nouvelle version publiée sous son seul nom, en 1980, Hampaté Ba rend
hommage à Cardaire en ces termes : « Si l’ouvrage put paraître alors, ce
fut grâce au courage entêté, à la patience, et, surtout, à l’esprit de justice
de Marcel Cardaire. » (Amadou Hampate Ba, Vie et enseignement de
Tierno Bokar, le sage de Bandiagara, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 7
sq.).
34. Pierre Mendès-France, président du Conseil au ministre de la France
d’outre-Mer, 5 décembre 1954 (Archives Nationales d’Outre-Mer, Aix-
en-Provence, Affaires politiques, 2256, d. 4). Voir aussi Jean-Louis
Triaud, « Le crépuscule des affaires musulmanes. », op. cit., p. 514-516.
35. Pierre Mendès France vient de signer les Accords de Genève
(20 juillet 1954) qui mettent fin à la guerre d’Indochine et de prononcer
le discours de Carthage, qui ouvre la voie à l’indépendance tunisienne
(31 juillet 1954). La guerre d’Algérie commence (1er novembre 1954).
Mendès France a assurément d’autres soucis et d’autres priorités en ces
mois de novembre-décembre 1954.
36. L’islam, qui est lié de longue date aux activités de commerce dans
toute cette zone, a profité du percement des routes et de la construction
des chemins de fer. L’exode rural et l’urbanisation ont contribué, en ville,
à un abandon des cultes du terroir et à l’adoption de l’islam. Enfin, le
recrutement militaire a généralement eu les mêmes effets. Porté depuis
des siècles par des agents religieux négro-africains, cet islam était déjà
connu et acclimaté. À l’inverse du christianisme, aux yeux du plus grand
nombre, il ne représentait pas un « produit colonial » mais un héritage
local. Ces considérations valent plus pour les régions septentrionales de
l’Afrique de l’ouest (« soudano-sahéliennes ») que pour les régions plus
méridionales et forestières où l’islam n’avait pas percé et n’avait pas la
même historicité.
37. Sur la déception générale des responsables français à la veille des
indépendances, voir Jean-Louis Triaud, « Le crépuscule des « Affaires
musulmanes » en AOF, 1950-1956 », op. cit., p. 493-519.

Auteur

Jean-Louis Triaud

Université de Provence, CEMAF


https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 29/30
18/01/2021 Politique, religion et laïcité - Une laïcité coloniale. L'administration française et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) - Presses u…

Du même auteur

Deux bibliothèques arabo-


islamiques en Côte d’Ivoire au
début du xxe siècle in Les non-
dits du nom. Onomastique et
documents en terres d'Islam,
Presses de l’Ifpo, 2013
© Presses universitaires de Provence, 2009

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


TRIAUD, Jean-Louis. Une laïcité coloniale. L'administration française
et l'islam en Afrique de l’ouest (1860-1960) In : Politique, religion et
laïcité [en ligne]. Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence,
2009 (généré le 18 janvier 2021). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pup/5444>. ISBN : 9782821882867.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pup.5444.

Référence électronique du livre


PEYRARD, Christine (dir.). Politique, religion et laïcité. Nouvelle édition
[en ligne]. Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2009
(généré le 18 janvier 2021). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pup/5420>. ISBN : 9782821882867.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pup.5420.
Compatible avec Zotero

Politique, religion et laïcité


Ce chapitre est cité par
Ehazouambela, Doris. (2013) LLIslamisation AU Gabon: Pour
Une Lecture Des Rapports Entre Politique Et Islam Minoritaire
(Islamisation in Gabon: A Reading of the Relationship between
Politics and Islamic Minority). SSRN Electronic Journal. DOI:
10.2139/ssrn.2336203

https://books.openedition.org/pup/5444?lang=fr 30/30

Vous aimerez peut-être aussi