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L’islam et la République

Les ouvrages et les débats sur l'islam à travers le prisme de l'actualité politique
abondent ces derniers temps. Après Le piège Daech (2015), Luizard examine les
rapports entre la République française et les pays musulmans. Cet historien de
l'islam contemporain relie des événements historiques auxquels les livres
d'histoire et les débats politiques ne se réfèrent pas, peut-être par souci de
simplification, ou par un effort d'éclipser un passé embarrassant, ou simplement
par ignorance. Pour Luizard, les racines du "malentendu" actuel entre l'islam et les
principes de laïcité remontent à l'expansion coloniale depuis l'expédition de
Napoléon en Égypte jusqu'aux années 1950. La clé de voûte développée dans
son ouvrage est que le fanatisme religieux actuel dans le monde musulman est la
conséquence de la colonisation d'un "monde arabe déjà engagé sur la voie de la
modernité et de la sécularisation" (25). Qu'il s'agisse des atrocités commises par
Napoléon en Égypte (31–53), ou du drame de l'Algérie (80–114), ou de la crise au
Levant (153–94), l'histoire se répète: le colonisateur opprime les colonisés. Plus il
agit contre les principes de la République, plus la laïcité perd du terrain dans le
monde musulman. Qu'il s'agisse du décret Crémieux, de l'inapplication de la loi de
1905 aux musulmans d'Algérie, de l'assimilation des musulmans d'Algérie à
l'indigénat, ou de la division de la "Grande Syrie" sur une base confessionnelle,
etc. (25–26), la "duplicité" des puissances coloniales est mise en exergue.
L'historien accumule les faits historiques, se réfère aux divers points de vue sur le
colonialisme et dénonce un discours "émancipateur" pervers prétendant "le droit
des peuples à disposer d'eux-mêmes", mais accompagné d'une "politique de
domination impérialiste" (166). L'ouvrage étale des facettes peu connues des
personnages historiques, tels que Jules Ferry et Georges Clemenceau, impliqués
dans les pays colonisés ou sous mandat français. Luizard souligne, en particulier,
comment la politique coloniale française a uni les deux camps dans la métropole—
celui des anticléricaux et celui des réseaux religieux—dès qu'il s'agissait
d'expansion coloniale (126). Il retrace aussi l'émergence des mouvements
musulmans et nationalistes arabes (le nasserisme, le baasisme, etc.) pour faire
face à la domination coloniale, et montre comment l'islam s'est transformé en une
"idéologie de combat" (217–18). Pour l'auteur, c'est la même idéologie dont se sert
aujourd'hui le salafisme-djihadisme contre "des systèmes politiques à la dérive"
(214). En comparaison avec les pays arabes, la Turquie se distingue par sa
révolution kémaliste qui l'a sauvée de la domination européenne. En somme,
l'ouvrage pose un [End Page 241] regard lucide et explicatif sur l'histoire
contemporaine sans tomber dans les prescriptions ni la prétention.

L’islam et la République
Quelle compatibilité entre islam et République ? Beaucoup reste à faire malgré le
fait que le problème ne se pose pas pour une grande majorité de nos concitoyens
de culture musulmane, parfaitement partie prenante de nos valeurs et de notre
destinée collective. Deux points noirs, sur deux plans très différents, rendent
toutefois l’avenir incertain : l’impensé que demeure la notion de « Loi divine » en

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islam, dont la « mytho-histoire » n’a toujours pas été déconstruite ; la montée d’un
dogmatisme et d’un radicalisme religieux inquiétant, par lequel le lien social mais
aussi les règles de la République et de son école sont déstabilisés.
La construction humaine de la « Loi divine » en islam
1Plusieurs articles de la revue Les Temps modernes soulignaient récemment
qu’un certain nombre de penseurs de la modernité en terre d’islam ont mis en
évidence une convergence entre les valeurs des Droits de l’homme et les valeurs
traditionnelles de la culture musulmane. À l’appui de cette thèse généreuse mais
à discuter, le chercheur Anoush Ganjipour, en particulier, rappelle que pour le
penseur iranien Youssef Khân Mostashâr al-Dowleh (1813-1895) « les droits
universels français ne sont au fond rien d’autre que les droits universels que les
musulmans annoncent pour toute la société civile » et même que – affirmation
surprenante s’il en est – « Les vrais musulmans sont donc les Européens et,
inversement, pour devenir modernes comme les Européens, il faut revenir à
l’islam » [1][1]Les Temps modernes, « Dieu, l’Islam, L’État », numéro….
2Dans le même article, Anoush Ganjipour développe l’idée que l’islam, religion
historiquement fondée sur une Loi divine (shari ‘a), ne serait pas du tout
incompatible avec la loi issue du choix démocratique. Là encore, une affirmation a
priori étonnante. Mais l’argument est le suivant.
3Ce que l’islam nomme Loi divine (shari ‘a) n’apparaît qu’une fois dans le Coran
dans un verset où le terme a le sens de chemin ou de voie : « Et nous t’avons mis
sur une voie. Emprunte-la, et ne suis pas leur passion. Ils ne te seront aucune
utilité auprès de Dieu » (XLIV, 18). En aucun cas donc le Coran ne serait un code
légal, et il ne recèle pas non plus la doctrine d’une théocratie. Tout au plus donne-
t-il, en matière politique, le conseil très général d’un devoir d’obéissance aux
gouvernants dans ce qu’on appelle communément « le verset des dirigeants » :
« Ô vous qui croyez, obéissez à Allâh, et obéissez au Messager [Mohammed] ainsi
qu’à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement » (IV, 59). Combien de
chefs politiques du passé et du présent se sont bien sûr empressés d’y lire
beaucoup plus que ce qu’il dit ? Ils ont voulu y voir en effet, à des fins de
légitimation de leur règne, l’idée que le pouvoir en islam ne pouvait échoir qu’à
ceux qui assument la continuité de l’autorité du Prophète et qui seraient alors
désignés, par le « doigt de Dieu » en quelque sorte, comme les garants temporels
de la religion. C’est ainsi qu’historiquement et de façon récurrente jusqu’à nos
jours, telle dynastie, tel califat, sultanat ou émirat se sont parés ou emparés du
titre avantageux de gardien de la vraie foi ou de « commandeur des croyants ». Il
s’agit là cependant d’une surinterprétation évidente, gouvernée (c’est le cas de le
dire) par une volonté de puissance qui instrumentalise le religieux à ses propres
fins de domination. Rien dans le Coran ne permet en réalité de considérer la loi
politique comme l’expression légitime d’une « Loi divine ». Comme le soulignera
Ali Aberrazziq en 1925, dans son livre L’islam et les fondements du
pouvoir [2][2]Traduction française d’Abdou Filali-Ansary, La Découverte, 1994., on
n’est pas loin ici de la séparation chrétienne des deux royaumes – temporel et
spirituel – ou des deux Cités – celle de Dieu, celle des hommes… Et la réputation
de l’islam comme étant dès l’origine coranique une « religion de la loi » qui devrait,

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par essence, gouverner l’ensemble du monde humain (vie morale, culturelle,
sociale, religieuse et politique) en prend un coup [3][3]Cela n’empêche pas des
universitaires de premier plan, comme….
4Lorsque le Coran parle de « Loi divine », c’est non seulement la quasi-absence
même du terme qui frappe mais l’absence de contenu législatif qui est patente. Le
préjugé courant, cependant, agit comme un prisme déformant dans notre lecture
du texte : musulmans et non musulmans sont souvent persuadés que le Coran
serait constitué d’autant de tables de la loi que de pages, alors que son style tout
en exhortations, recommandations, avertissements, conseils, relève de l’appel à
la réflexion, à la méditation, à la responsabilité des actes et des choix d’existence,
à l’examen de conscience, et non pas d’un exercice de codification juridique. Les
règles précises qui donnent à la notion de « Loi divine » son contenu positif ne
sont venues qu’ensuite, établies par la compétence savante et pieuse des fuqaha
(théologiens-juristes) à partir de plusieurs sources et méthodes : une entreprise de
déduction à partir des exhortations très générales du Coran, la recherche de
l’analogie entre les situations de chaque époque et l’exemple « originel » du
Prophète (sunna) compilé dans les recueils de hadiths (faits et dires de
Mohammed), le consensus des autorités religieuses (ijma‘) sur un certain nombre
de points faisant débat. C’est ce travail opéré entre le Ier et le IIIe siècle de l’Hégire
par les quatre grandes écoles juridiques (madhâhib) malikite, hanafite, chaféite,
hanbalite, qui a fait de l’islam une « religion de la Loi », celle-ci étant partagée dès
lors entre ce qu’on appelle ‘ibadat (obligations rituelles) et mu‘amalat (obligations
morales).
5L’islam historique – comme religion légale – est ainsi en décalage avec le Coran,
dont il n’est qu’un choix d’interprétation, qui s’est imposé jusqu’à nos jours contre
d’autres lectures, celle des poètes ou de la mystique soufie notamment. Ce
légalisme est ultérieur et extrinsèque au Coran lui-même : il est ce que les hommes
ont fait de la « révélation » de Mohammed, qui s’énonçait elle dans des termes
infiniment plus subtils, métaphysiques, épiques, éthiques, et non sur un registre
légal et politique à peu près absent. La constitution et la représentation de l’islam
comme religion de la Loi résultant ainsi d’une construction historique postérieure,
et dans une large mesure étrangère, à son texte fondateur, a pu faire dire
récemment au penseur Youssef Seddik que Nous n’avons jamais lu le
Coran [4][4]Éditions de l’Aube, 2004. ! En lui-même, celui-ci ne fait référence à la
Loi que de manière générale ou idéale – on l’a vu – à travers la notion de chemin.
C’est là-dessus que s’appuient tous ceux qui veulent argumenter l’idée qu’il n’y
aurait pas du tout d’incompatibilité entre l’islam et la démocratie : le Coran n’ayant
indiqué qu’un « chemin » de la façon la plus ouverte, c’est aux hommes qu’il
revient ensuite la charge de tracer ce chemin, et cela peut parfaitement se faire
par la délibération démocratique. D’ailleurs en islam cette pratique délibérative
n’est pas inconnue : elle a ses lettres de noblesse dans la coutume, par endroits
institutionnalisée aujourd’hui, de la shoura, c’est-à-dire de la consultation entre les
chefs, masculins, sur une agora (une place de village, une mosquée, une zaouïa
soufie, etc.) dédiée à la discussion et décision collective.

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6Néanmoins plusieurs problèmes se posent. Il y a d’abord le fait que l’islam définit
la loi juste comme la bonne interprétation par les hommes de la volonté divine.
Comment dès lors concevoir que l’islam soit compatible avec le pluralisme des
convictions existentielles, entre croyants, agnostiques et athées ? Comment ces
deux derniers groupes de citoyens pourraient-ils accepter l’idée que le critère de
justice/justesse d’une loi démocratiquement votée réside dans sa conformité à la
mystérieuse et hypothétique volonté d’un dieu ? En second lieu, la codification de
la loi en islam par les processus indiqués (ijma ‘, shura) a toujours été davantage
le privilège de la caste ou de la classe des savants en sciences religieuses que le
résultat d’une véritable pratique démocratique.
7Cette caste de fuqaha, d’oulémas du côté sunnite et de mollahs du côté shi’ite,
détient le pouvoir religieux et veut continuer de garder les masses de fidèles
musulmans sous sa tutelle – l’idée répandue selon laquelle il n’y a pas de clergé
en islam étant bien entendue fausse. Comme le répétait souvent en effet feu
Mohammed Arkoun, « l’islam est théologiquement protestant mais politiquement
catholique ». Où est donc le principe de la citoyenneté démocratique si la loi est
fabriquée par un clergé de fait ? Si par conséquent, là encore, le gouvernement de
la Cité n’est pas assumé « par le peuple » mais seulement par quelques-uns ?
Enfin, troisième difficulté, même si le Coran laisse la Loi divine dans une
abstraction qui pourrait correspondre à l’« idée régulatrice » au sens kantien, c’est-
à-dire un horizon ou un idéal de justice vers lequel essaie de tendre le droit positif
élaboré par les hommes, cela ne suffit pas à accorder islam et démocratie. Car
toute la construction historique de l’islam a capté ce principe général et généreux
dans un système non démocratique : théocraties et systèmes juridiques élaborés
par des maîtres de religion… À tel point qu’actuellement encore, et après une
brève éclaircie moderne au XXe siècle, la Tunisie fait office d’exception
démocratique dans le monde arabo-musulman après sa révolution de 2013.
Quelle compatibilité entre islam et valeurs des Droits de l’homme ?
8Il était nécessaire de rappeler ce contexte historique au moment d’aborder, en
connaissance de cause, la question du rapport entre la religion islam et la
République. Il faut aller au-delà, en effet, des déclamations générales
d’« attachement aux valeurs » de cette République dont les dignitaires musulmans
ont coutume dans notre pays – par intérêt bien compris pour leur adoubement par
les pouvoirs publics, et parfois même par conviction personnelle sincère. Cela ne
suffit pas à éluder les difficultés, c’est-à-dire la tâche d’une réelle compatibilisation
à entreprendre, entre islam et République. Une telle compatibilisation est
envisageable mais elle reste presque entièrement à faire encore à deux niveaux.
9Sur le plan intellectuel : nous manquons toujours de théories qui articulent
efficacement islam et démocratie, islam et autonomie de la personne, islam et
liberté de conscience, islam et égalité des sexes, etc. pour ne citer que les
chantiers les plus importants. Nous avons commencé d’ouvrir ces pistes
théoriques, avec d’autres (Malek Chebel et Fethi Benslama, par exemple), dans
plusieurs ouvrages et notamment Un islam pour notre temps (Seuil, 2004) ou
L’islam sans soumission (Albin Michel, 2008). Hélas pour l’heure, la grande
majorité des intellectuels français et de la population musulmane de notre pays ne

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semble pas avoir conscience de l’existence de ce type de recherches pourtant à
la fois indispensables et accessibles à l’entendement du plus grand nombre.
10Sur le plan des représentations : la culture commune des musulmans croyants
et pratiquants, de France et d’ailleurs, reste persuadée que la Loi religieuse (shari
‘a) est d’essence divine, et que les fuqaha des siècles passés comme ceux du
présent en sont les seuls interprètes autorisés. On dira spontanément « c’est le
Coran », « c’est le modèle du Prophète », « c’est la volonté de Dieu », « c’est ce
que dit la fatwa (décision juridique) de tel shaykh » ; on continuera de même à
demander la permission ou le choix de tel imam pour des questions relatives au
bien et au mal, au juste et à l’injustice, ou à des décisions de vie (mariage, etc.) ;
et tout cela ensemble persiste à faire durer une assimilation de la vie religieuse
(spirituelle et sociale) à un long exercice de soumission à toutes ces autorités
indiscutées et indiscutables – de Dieu à la tradition en passant par l’imam.
11Le fait que le Coran lui-même soit une compilation humaine de textes
rassemblés après la mort du Prophète en provenance de plusieurs sources, dans
ce qu’on appelle la « Vulgate othmanienne » du nom du troisième Calife, est jugé
par bon nombre comme blasphématoire. L’idée que le modèle du Prophète a été
mythifié dans les recueils de hadiths l’est tout autant. L’idée que la « Loi divine »
(à commencer par les cinq piliers de l’islam, le témoignage de foi, les cinq prières
quotidiennes, le jeûne du mois de Ramadan, le pèlerinage à La Mecque, l’aumône
aux nécessiteux) a été codifiée par des hommes, et ne fait donc pas partie de
l’essence même de l’islam mais seulement de sa construction historique révisable
comme telle, est, elle également, jugée par beaucoup comme attentatoire à la
sacralité de la religion. L’idée que l’ijtihad – l’effort d’interprétation du Coran –
pourrait être démocratisé et non plus réservé à la caste des clercs est étrangère à
bon nombre de croyants qui restent convaincus d’avance que seuls les « savants
en sciences religieuses » doivent détenir le monopole de l’interprétation et de
l’adaptation des règles de la Loi religieuse – adaptation relative, le fondement des
cinq piliers ou des principaux interdits alimentaires, vestimentaires, etc. étant
considéré comme intangible, et donc soustrait à la marche de l’histoire.
12Bref, le problème est que le discernement ne se fait pas ou se fait mal, entre ce
qui relève de l’invariant et du variable, de l’essentiel et de l’accidentel : la culture
commune en islam tient faussement pour invariant, divin et donc indiscutable, un
système et une doctrine religieuse qui ne relèvent pourtant que de ce que les
premières générations de musulmans ont fabriqué mais que la « mytho-histoire »
(Mohammed Arkoun) de l’islam fait passer depuis des siècles pour originel et
sacré. Avec cette conséquence redoutable pour nous aujourd’hui, dans la société,
la démocratie et la République française, que parmi nos concitoyens musulmans
un nombre non négligeable considère ce système religieux comme une « Loi
divine » au-dessus des lois humaines – ce qui est évidemment incompatible avec
nos valeurs et nos institutions.
13Pour l’école de la République aussi, la compatibilité avec l’islam est parfois
difficile : comment se positionner face à un certain nombre d’élèves de culture
musulmane nourris seulement d’une sous-culture religieuse très pauvre, réduite à
cette « mytho-histoire » qui sacralise tout ce qu’ils savent ou croient savoir de

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l’islam en le rendant intouchable ? Comment dialoguer avec un élève pour lequel
les dogmes et les prescriptions de la tradition religieuse relèvent de l’indiscutable,
car considérées comme divines, tandis qu’à ses yeux les exigences du professeur,
les savoirs contenus dans les programmes, les règles de l’école, ne sont jamais
que des choses humaines ? Dans un certain nombre de classes, tout ce qui touche
de près ou de loin à l’islam risque ainsi de devenir tabou, impossible à aborder,
dès lors que l’enfant ou l’adolescent l’auront assimilé à ce sacré non négociable.
Il est urgent de prendre la mesure de cet obstacle, sans pour autant l’hystériser
non plus en partant du préjugé que c’est l’islam lui-même qui pose problème –
alors que c’est la médiocrité avec laquelle il est transmis, dans certaines familles
ou mosquées, tandis qu’heureusement dans d’autres, la religion est inculquée
comme quelque chose d’ouvert, de tolérant, qui doit avoir l’intelligence de son
adaptation.
14Mais quelle réponse apporter lorsqu’on a affaire à cette sous-culture religieuse
dogmatique et obtuse ? Il s’agit d’abord que l’institution scolaire travaille sur le
sujet, c’est-à-dire qu’elle commence enfin à anticiper au lieu de simplement
essayer de réagir au moment où se produit telle ou telle contestation – de règle ou
d’enseignement – au prétexte de la religion. Cela passe par la formation initiale
des professeurs dans les écoles supérieures du professorat et de l’éducation
(ESPE) aussi bien que par les plans académiques de formation continuée.
Plusieurs pistes de rappel des règles, de pédagogie et de dialogue sont
possibles [5][5]Un certain nombre de ces pistes ont été élaborées dans le livre…,
parmi lesquelles celles-ci qui sont issues de la Charte de la laïcité à l’école :
• l’explication aux élèves que l’école est le lieu de transmission d’un savoir
scientifique, d’une culture générale et d’une morale laïque, sans logique de
concurrence avec les enseignements religieux, l’école visant à « assurer aux
élèves l’accès à une culture commune et partagée » (Article 7) ;
• l’explication que l’élève dispose d’une entière liberté de conscience mais que celle-
ci doit s’exercer « dans la limite du bon fonctionnement de l’école comme du
respect des valeurs républicaines et du pluralisme des convictions » (Article 8) ;
• l’explication que l’école ne peut pas reconnaître de droit à un dogme ni à une « Loi
religieuse » en son sein parce qu’elle « protège » les élèves « de tout prosélytisme
et de toute pression qui les empêcheraient de faire leurs propres choix » (Article
6) ;
• l’explication du principe selon lequel « aucun élève ne peut invoquer une
conviction religieuse pour contester à un enseignant le droit de traiter une question
au programme » (Article 12), et que « nul ne peut se prévaloir de son
appartenance religieuse pour refuser de se conformer aux règles applicables dans
l’école de la République » (Article 13).
15Comme cela a été répété (notamment par nous à de très nombreuses reprises)
cette Charte de la laïcité à l’école n’est pas un texte de loi. Cela ne signifie pas
qu’elle s’aventure hors d’un cadre légal défini ailleurs et qu’elle respecte
scrupuleusement [6][6]Voir les documents d’accompagnement de la Charte de la
laïcité…. Son contenu et sa finalité sont de servir de support à une pédagogie du
rapport entre République, école, laïcité, conciliation des libertés et expression des

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convictions. Il s’agit donc, pour la mobilisation des articles précités, non pas
simplement de les « réciter » à l’élève ou à ses parents quand une contestation
s’est produite, mais de faire deux choses : en premier lieu, anticiper sur la
survenue de tels problèmes, par exemple en organisant dans le cadre de
l’enseignement moral et civique des discussions autour de ces articles de la
Charte ; lorsque des contestations se produisent, s’appuyer sur ces mêmes
articles pour initier le dialogue, et faire ainsi valoir les raisons, le bien-fondé, des
règles de l’école ou des limites nécessaires de la liberté d’expression à partir de
ce que fournit la Charte en la matière.
16Il y a deux conditions pour que le projet de l’école républicaine rencontre les
aspirations des familles et des élèves de culture musulmane : d’une part, il faut
que l’école tienne bon sur ses principes tout en les appliquant avec bienveillance
et avec l’intelligence de chaque situation, toujours en privilégiant la voie d’un
dialogue capable aussi bien de montrer qu’il y a aussi du côté de la République et
de notre système de valeurs des convictions fortes, que de dissiper tous les a priori
d’« incompatibilité objective », de « guerre de civilisation » ou de « conflit de
loyauté » dans lequel les élèves seraient pris en étau ; d’autre part, il faut aussi
que la culture religieuse de l’islam en France évolue singulièrement au-delà d’une
rigidité dogmatique qui, hélas, fait aujourd’hui un retour très inquiétant.
Vers une convergence de fond entre les univers de valeurs ?
17On aura beau écrire des textes très sentimentaux « pour les musulmans »,
comme l’a fait dernièrement Edwy Plenel, cela fera dans une certaine mesure et
heureusement reculer la défiance et la stigmatisation dont les musulmans font
l’objet, mais cela ne règlera rien du tout sur le fond. Car la culture musulmane, ici
et partout en terre d’islam, ne fera son entrée propre dans la modernité qu’à partir
du moment où elle fera enfin l’effort d’un aggiornamento depuis les fondements.
Aussi longtemps, en revanche, que cette civilisation et cette culture religieuse
majoritaire continueront d’entretenir ce rapport mythifié à son histoire, cette
relation figée à des dogmes et prescriptions perçus comme divins/intouchables,
elles ne pourront là-bas enfanter aucune démocratie durable ; et elles ne pourront
ici, en France, entrer véritablement dans aucune logique de contribution réelle.
18Que faire ? Des recherches critiques tentent, on l’a dit, de repenser l’islam au
fondement. Une nouvelle génération d’imams tente de promouvoir, dans la
représentation commune, une nouvelle vision de la « Loi religieuse » (shari ‘a)
comme quelque chose qui s’exprime non plus seulement dans les rites, la morale
traditionnelle et les coutumes mais dans… les valeurs et les institutions
françaises ! Voici par exemple de quelle façon l’imam d’Ivry-sur-Seine,
Mohammed Bajrafil, essaie de redéfinir la shari ‘a : « La vérité, comme je le laissais
entendre, c’est que la France réalise aujourd’hui beaucoup mieux la shari ‘a que
bien des pays musulmans. Qui serait malhonnête au point de ne pas reconnaître
que l’enfant naissant en France a plus de chance de parvenir à l’harmonie qui est
sa finalité [expression par laquelle plus tôt dans le livre il a qualifié l’essence de la
shari ‘a] que celui qui a la malchance de naître dans un pays aux conditions
épouvantables comme il y en a tant, y compris – mais pas seulement ! – parmi les
pays musulmans ? La République, en France, garantit la liberté, en particulier le

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droit de croire ou de ne pas croire, la protection de la vie, le droit de propriété, les
conditions matérielles et juridiques de la perpétuation de l’espèce : autant de
critères traditionnels permettant de définir la shari ‘a. Pourquoi ne sommes-nous
pas plus nombreux à voir cette évidence ? C’est un grand mystère pour
moi. » [7][7]Mohammed Bajrafil, Islam de France, l’An I, Plein jour, 2015.
19On pourra considérer, avec une certaine raison, que ce texte pose à peu près
autant de problèmes qu’il n’aide à en résoudre. Néanmoins il est important parce
qu’il tente une sortie d’impasse assez analogue à celle du penseur iranien Youssef
Khân Mostashâr al-Dowleh que nous avons mobilisée au départ. Le principe est
en effet sensiblement le même : l’islam pourrait aujourd’hui opérer une révolution
de ses représentations, qui le handicapent à peu près partout dès lors qu’il veut
entrer dans le champ démocratique, en apprenant à considérer les acquis de la
modernité éthique et politique (valeurs des Droits de l’homme et institutions
démocratiques) comme l’expression la plus actuelle, et la plus universelle, de la
shari ‘a. Cela ne lève pas toutes les difficultés, insistons-y bien, et nous en avons
dénombré ci-dessus quelques-unes. Néanmoins on aurait sans doute tort de ne
pas prendre acte de ce qui cherche à se jouer là, et de ne pas le prendre au sérieux
comme une voie réelle. En effet, il est déjà décisif que la liberté de conscience, la
démocratie, ou encore la laïcité comme le précise ailleurs [8][8]Idem, pages 87-95.
Mohammed Bajrafil, soient proposées ici aux musulmans non plus comme des
idéaux exogènes à l’islam, ni concurrents des siens, mais comme les
actualisations les plus fécondes et justes de sa propre doctrine.
20Qu’ensuite dans la conscience du musulman la démocratie et la liberté de
conscience apparaissent comme « islamiques » ou « voulues par Dieu » pose-t-il
problème ? Si cela reste dans le for intérieur, et que le musulman accepte de vivre
dans une société multiculturelle, où pour les autres le fondement en justice de ces
valeurs est ailleurs, l’essentiel ne serait-il pas assuré ? La démocratie ne peut-elle
pas s’établir assez solidement sur cette tolérance réciproque entre des hommes
qui la croient fondée sur la volonté de Dieu et des hommes qui la croient fondée
sur la seule volonté et activité humaine ?
21Nous sommes personnellement assez prudent ou réservé en la matière. Jamais
les théologiens du passé n’ont su accorder, si ce n’est par artifice rhétorique, la
volonté de Dieu et la liberté humaine. La modernité fondée sur l’autonomie de la
personne humaine est à cet égard une révolution copernicienne qui rend
fondamentalement impossible, et même à dire vrai inutile ou caduque, la référence
à un dieu quel qu’il soit parce que désormais et de manière irréversible dans le
cours de l’histoire de notre espèce, la transcendance est passée du côté de
l’homme : ce sont notre dignité et nos facultés qui sont transcendantes, ou tout au
moins qui doivent apprendre à le devenir par une éducation qui fasse de nous des
êtres souverainement ou infiniment libres – maîtres et créateurs de nos vies,
transcendant leurs conditionnements et déterminismes – que nous ambitionnons
d’être. L’histoire de la modernité, toujours à écrire et à réaliser, est celle de ce
projet d’hériter des dieux une position ontologique indiquée par Martin Heidegger,
c’est-à-dire par ce Dasein où nous n’avons plus besoin des idéaux parce que nous
comprenons enfin que nous pouvons, par le travail sur nous-mêmes approprié,

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nous installer en amont du monde, en amont de tout ce qui est, comme source
libre d’autocréation, et d’auto-détermination de l’être entier. Cela, qui reste à
accomplir comme gain d’un stade d’Être et de Conscience plus élevé, n’est pas
seulement ni fondamentalement le choix de l’Occident mais peut-être quelque
chose comme un propre de l’homme et de notre processus historique
d’humanisation.
22Quoi qu’il en soit, il devrait commencer d’être clair pour tous que l’autonomie de
la personne humaine, sur laquelle sont fondées la démocratie comme la liberté de
conscience, s’accorde mal avec le maintien du principe que, in fine, ce serait la
volonté d’un dieu transcendant qui s’accomplirait à travers nous. Il y a deux
manières de se sortir de cette contradiction : soit l’abandon pur et simple de la
référence à un dieu comme source idéale du droit humain, ou le maintien
seulement symbolique de cette référence (comme c’est le cas dans la démocratie
américaine par exemple) ; soit la sortie du dualisme entre l’humain et le divin, voie
tentée par les mystiques de tous temps et de toutes cultures… et dont Rousseau
n’était étrangement pas loin lorsque dans Du contrat social il s’écria « S’il y avait
un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement ».
23Que conclure – provisoirement – de tout cela ? Que la construction historique
de l’islam, et sa représentation traditionnelle de lui-même toujours prégnante chez
un nombre important de fidèles, laissent encore se perpétuer le préjugé que l’islam
est une « Loi de Dieu » supérieure à celle des hommes. Toutefois les choses
bougent : les autorités de l’islam en France multiplient depuis des années les
protestations et proclamations de compatibilité entre les deux systèmes de
valeurs, et l’inscription plénière de l’islam de France dans la République comme
dans la laïcité ; à côté de quelques imams néoconservateurs qui enferment
méthodiquement leurs auditoires dans des convictions archaïques, voire hostiles
aux institutions et à la culture française, d’autres plus nombreux entreprennent de
fabriquer un autre récit, celui d’une convergence de fond entre islam et
République, et de celle-ci comme « meilleure incarnation » de « l’essence » de
l’islam ; enfin, dans le fond des problèmes et au-delà de la bonne volonté de ces
clercs éclairés, quelques philosophes et autres chercheurs travaillent à construire
un autre type de convergence en élaborant les fondements d’un humanisme
partageable entre Islam et Occident. Tout cela ne suffira peut-être pas à influencer
l’avenir de notre société dans le sens d’une réconciliation, ni à rendre
immédiatement plus optimiste une opinion publique française de plus en plus
sceptique et inquiète au sujet de l’islam.
24Nous découvrons seulement aujourd’hui que la compatibilité entre Islam et
Occident ne se décrètera pas – elle se construira pierre par pierre, aussi bien par
les efforts remarquables de tous ceux qui, de plus en plus nombreux, s’engagent
du côté de la société civile dans la voie du dialogue interculturel, que par la
formation des imams et le travail souterrain de la pensée.
25On peut raisonnablement espérer – mais l’optimisme est toujours une
responsabilité – que ces efforts conjugués finissent par vaincre les obstacles, et
faire reculer de façon significative le préjugé, encore trop répandu du côté
musulman comme ailleurs, que l’islam serait incompatible avec la démocratie,

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l’égalité des sexes, la laïcité, etc. Faire reculer également le préjugé tout aussi faux
que l’islam serait déjà par essence compatible avec démocratie, République et
Droits de l’homme, sans que ce soit donc nécessaire un démembrement de sa
construction historique, une « spiritualisation » de sa forme ou
« dématérialisation » de son système ! Dans ce sens, il faudra veiller aux
contrefaçons – entre autres à la séduction du salafisme, parfois très subtile : sous
couvert de vouloir revenir à un islam originel, essentiel, débarrassé de ses
« surcharges » historiquement accumulées et sédimentées, ce courant de pensée
très actif n’opère que l’opération de prestidigitation d’un retour au noyau
dogmatique de base, à la lettre du Coran, à la mythification première du
comportement du Prophète, sous couvert de « réforme radicale » [9][9]Titre d’un
ouvrage de Tariq Ramadan, l’un de ces plus habiles… de l’islam… Le passé, lieu
de l’origine, n’est pourtant pas celui du fondement.
26À cet égard comme à bien d’autres, nous recommandons la lecture de ce
numéro des Temps modernes cité plus haut. Car il rappelle d’abord à tous que le
prétendu choc des civilisations entre islam et Occident, démocratie ou République,
n’est qu’un « choc des ignorances ». Hélas de nos jours, cette ignorance de soi et
des autres tient lieu trop souvent de plus grand dénominateur commun, et dès lors
ce qui acquiert une réputation d’incompatibilité dans la conscience collective ne
renvoie pas au constat objectif d’un inconciliable par essence, mais au symptôme
de la propagation de cette ignorance.

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En quoi l’islam est compatible avec la République
À la lutte légale contre le fondamentalisme, il faut ajouter la lutte idéologique et
rappeler en quoi l’islam est compatible avec la France, sur les principes comme
sur le statut de la femme.
Le projet de loi pour conforter les principes républicains et lutter contre les
séparatismes a été présenté le 9 décembre en Conseil des Ministres. Comme l’a
réaffirmé le Président de la République ce 5 décembre dans un discours de
rassemblement: “La France n’a pas de problème avec l’islam”. Mais, ainsi que l’a
explicité le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi le 7 décembre, il
convient “d’apporter une réponse à des phénomènes de repli communautaire, de
prosélytisme et d’affirmations identitaires et fondamentalistes, indifférents ou
hostiles aux principes qui fondent la République et aux valeurs qui les inspirent”.
Un des axes retenus est d’assurer la dignité et l’égalité de tous, et,
particulièrement, des femmes pour une égalité stricte entre l’homme et la femme
au sein de notre société.
Pour lutter contre les idéologies fondamentalistes indifférentes ou hostiles aux
valeurs républicaines, il faut, bien sûr, réaffirmer le droit et la loi. Mais il importe
aussi de détruire la construction fondamentaliste et intégriste, de la défaire avec
ses propres arguments. Il importe de dire en quoi l’islam, ce n’est pas l’islamisme.
Et de rappeler en quoi l’islam est profondément compatible avec la République,
sur les principes généraux comme sur le statut de la femme. Pour conforter la très
grande majorité des musulmans en paix avec la République, et vaincre
idéologiquement le fondamentalisme et l’extrémisme.
L’islam est compatible avec la République
L’islam, c’est d’abord, et avant tout, les cinq piliers qui définissent la pratique
musulmane. Ces cinq piliers sont, rappelons-le: la profession de foi en un Dieu
unique (les Arabes chrétiens utilisent le même mot que les Arabes musulmans),
l’aumône aux pauvres, le jeûne du Ramadan (pour qui n’en a pas la capacité, le
Coran propose une aumône compensatoire), le pèlerinage à la Mecque pour qui
en a les moyens, et la prière rituelle (qui peut être faite chez soi et en fin de
journée). Il n’y a dans ces cinq préceptes qui définissent la pratique des
musulmans ni allusion au prosélytisme, ni appel à la violence. Le Coran le dit
explicitement: “Dieu lit parfaitement dans les cœurs” (Coran, 17.30) –un message
qui revient souvient dans le Coran (par exemple, 11.31; 17.25; 27.74; 35.38; 42.27;
57.6; 67.13), et ce qui importe donc avant tout aux musulmans est la foi intérieure.
À tel point que, dans l’islam, une intention bonne qui ne débouche sur aucun acte
est quand même considérée comme positive. Le Coran valorise la foi et la piété
intérieures (8.2; 9.64), notamment plus que les actes purement rituels. Par
exemple: “Les vrais croyants sont ceux dont les cœurs frémissent quand le Nom
de Dieu est évoqué” (Coran, 8.2), un verset qui n’est pas sans rappeler la
contemplation chrétienne. Ainsi, le jeûne du Ramadan est considéré comme de

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peu de valeur s’il n’est pas précédé de l’intention de jeûner et s’il n’est pas
accompagné de bienveillance et d’absence de colère à l’égard d’autrui. Pour
donner un autre exemple, un musulman appréciera que l’aumône puisse être
versée aux ONGs dont l’utilité publique est reconnue par l’État. Il n’y a rien dans
les cinq piliers de l’islam qui soit en contradiction avec les lois françaises.
Il n’y a aucune raison pour les musulmans de France de ne pas suivre le droit
français. Il est, ici, important de souligner que charia, un terme galvaudé, ne veut
pas dire le droit. Charia signifie loi divine, ou loi issue des textes sacrés. La loi dont
il s’agit dans la charia n’est pas la loi au sens positif –le droit–, mais la loi naturelle
–la morale. Le droit en arabe, c’est le fiqh, qu’on peut traduire par jurisprudence
islamique. Le Judaïsme fait une distinction similaire entre loi morale (loi
deutéronomique) et droit (jurisprudence). La charia, la morale, n’est pas en
concurrence avec le droit (les lois de la République). Les deux ne sont pas sur le
même plan: on peut suivre le droit (français) et la morale (musulmane) tout à la
fois.
La charia est un idéal de morale et de foi qui peut être interprété de différentes
manières suivant les contextes, pas un code de lois strict. De fait, il n’existe pas
un droit musulman, mais des droits musulmans parce qu’ils reposent sur des
interprétations différentes –presque autant qu’il y a de pays musulmans. Par
exemple, le droit musulman pratiqué au Maghreb est très différent du droit
musulman pratiqué au Machreq. Beaucoup l’ignorent, mais les droits marocain et
algérien, notamment, sont influencés par le droit français de tradition civiliste.
Historiquement, il y a eu plusieurs écoles d’interprétation juridiques, et la version
salafiste est une version récente… et extrémiste.
Il y a souvent confusion entre charia et pratique du droit tel que le comprennent
certains fondamentalistes. Par exemple, la lapidation n’est pas mentionnée dans
le Coran (comme le rappelle l’islamologue A.-L. de Prémare).

L’islam a élevé le statut de la femme contre les cultures machistes


N’en déplaise également aux fondamentalistes, le Coran fait de la femme une
personne majeure et pose l’égalité hommes-femmes dans la foi et la dignité. En
particulier, dans le Coran la femme ne procède pas de l’homme: Ève n’y est pas
créée en deuxième après Adam, à partir de sa côte. Au contraire, le Coran affirme
que l’humanité a été créée à partir d’une âme unique: ”Ô vous les gens! Craignez
votre Seigneur qui vous a créé d’un seul être (min nafsin wâhidatin, ou d’une seule
âme), et a créé de celui-ci son couple (zawjaha)” [Coran, 4.1]. Comme l’explique
la spécialiste de l’islam Magali Morsy, “le Coran pose explicitement l’égalité entre
l’homme et la femme. Pour désigner les devoirs des Croyants, les cinq piliers de
l’Islam, le Coran dit: les Croyants et les Croyantes feront la prière, les Croyants et
les Croyantes feront l’aumône... Il n’utilise pas un générique masculin tel que les
hommes, mais cite explicitement les femmes. La femme est reconnue comme un
être autonome et égal à l’homme, et également spécifique… L’islam abolit les
préjugés des sociétés machistes.” (Magali Morsy, interview par l’auteur, Revue
Millésime, Mars 1991).
Surtout, le Coran rompt avec la culture patriarcale et tribale de l’Arabie pré-

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islamique en faisant de la femme une personne qui hérite, qui peut exercer ses
propres transactions financières et commerciales, qui gère son propre argent sans
l’autorisation du mari (dans le mariage, le mari doit totalement pourvoir au ménage,
et la femme peut garder son revenu et son héritage en toute indépendance sans
n’avoir à rendre aucun compte; par exemple, A. Altwaijri, La femme en islam et
son statut dans la société islamique. Société, droit et religion, 2014). Dans la
réalité, les principes du Coran ne sont pas toujours appliqués dans des sociétés
qui restent patriarcales. La lutte pour les droits des femmes est, bien sûr, une lutte
continue qui ne concerne pas seulement les principes ou le droit, mais aussi les
mentalités –ce qui est vrai pour toutes les sociétés.
Contrairement à une idée répandue, le Coran n’encourage pas mais tolère la
polygamie dans une Arabie pré-islamique où la polygamie était courante et où la
femme n’avait aucun droit. Et surtout, un traitement équitable est imposé: “Sachez
qu’il vous est permis d’épouser (…) deux, trois ou quatre épouses. Mais si vous
craignez encore de manquer d’équité à l’égard de ces épouses, n’en prenez alors
qu’une seule (…). C’est pour vous le moyen d’être aussi équitables que
possible.” (Coran, 4.3). Pour tout lecteur du Coran, il est clair qu’atteindre l’équité
parfaite est, pour l’être humain, une tâche quasi impossible, car il est créé faillible.
De fait, le Coran, dans la même sourate que celle du verset précédent, indique
explicitement: “Vous ne parviendrez jamais à traiter toutes vos femmes sur le
même pied d’égalité, quel que soit le soin que vous y apportiez.” (Coran, 4.129).
Habituellement, la tradition islamique associe ces deux versets, ne citant pas le
premier sans citer le second. Alors, oui, un lecteur fondamentaliste pourra voir
dans le premier verset l’autorisation formelle de la polygamie; mais la majorité des
musulmans y voit simplement que l’équité est préférable, et la polygamie
découragée. En pratique, la polygamie a représenté entre 5% et 10% des
communautés musulmanes. Au Maroc, par exemple, les mariages monogames
représentent 99,7% des mariages –un chiffre similaire en France suivant les
estimations.

Il y a un écart parfois abyssal entre la loi morale véhiculée par le Coran et la


manière de vivre de certaines communautés fondamentalistes rétrogrades. Les
inégalités hommes-femmes sont criantes aujourd’hui dans certains pays
musulmans, du Maghreb au Machreq. Mais, comme la grande sociologue
marocaine Fatema Mernissi l’a bien montré (Le Harem politique), ces inégalités
sexistes sont le fait d’une culture patriarcale machiste, et non pas de la morale
coranique. Elle montre que la misogynie des fondamentalistes ne vient pas du
Coran (texte sacré de l’islam), mais d’un petit nombre de hadiths (dires rapportés
du Prophète, dont certains ont pu être inventés a posteriori pour servir des intérêts
politiques) dont l’authenticité est, en réalité, douteuse et qui ont été dès leur
apparition âprement contestés par les historiens et théologiens musulmans.
De fait, les études empiriques récentes démontrent comment les discriminations
contre les femmes au travail dans les pays arabes –notamment l’accès à des
postes de direction– résultent de valeurs patriarcales persistantes de la culture
arabe, malgré et non pas à cause “des tendances égalitaires de la théologie

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islamique” (Koburtay et al., Journal of Business Ethics, 2018). Une enquête
récente fait ressortir comment les femmes musulmanes entrepreneures peuvent
utiliser la théologie islamique à la fois comme source d’inspiration pour leur
aventure entrepreneuriale et pour vaincre les résistances de la société patriarcale
dans un pays comme le Liban (Tlaiss & McAdam, Journal of Business Ethics,
2020).
Oui, l’islam est compatible avec la République. Le fondamentalisme et
l’extrémisme dénotent une méconnaissance profonde du message coranique.

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