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HISTOIRE

DE LA RÉFORME
EN ISLAM
› Malek Chebel

L’ islam est la religion d’une totalité multiforme


regroupant le dogme, la pratique rituelle, la spiri-
tualité, mais aussi la conduite effective du pouvoir,
l’éducation et tout autre pratique comme le vête-
ment ou la nourriture. On comprend à cela que
son aggiornamento sera difficile à mener, car il est ralenti par cette
complexité, et par l’empilement des situations à faire évoluer. His-
toriquement, les mouvements philosophiques et politiques qui ont
appelé à transformer l’islam n’ont pas eu de visée théologique à pro-
prement parler, ils avaient surtout cherché à « corriger » les dérives his-
toriques des sociétés musulmanes, sans étendre leur investigation aux
blocages structurels liés à la bonne gouvernance. À vrai dire, jusqu’au
XXe siècle, le Coran était resté en dehors de la réforme, ses initiateurs
s’étant d’abord penchés sur les pratiques sociétales (al-mu’amâlât) en
lieu et place de la foi et du dogme (al-‘ibâdât).

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Comparaison n’est pas raison, la part du Rousseau musulman, du


Voltaire ou du Montesquieu était prépondérante par rapport à celle de
Luther, de Calvin ou de Zwingli, comme si le réformateur musulman
ne pouvait encore s’autoriser que de sa société, et non pas de sa religion.
Et pourtant, il est plus d’un philosophe ou d’un écrivain à avoir mené la
charge contre l’hypocrisie religieuse, le fondamentalisme zélé et toutes les
formes de veulerie humaine menées au nom de Dieu. Des m ­ u’tazilites,
premiers penseurs libres de l’islam (fin VIIIe-début du IXe siècle) jusqu’au
théologien égyptien ‘Ali Abderrazik (1888-1966), en passant par le tru-
culent Al-Jahiz (776-869) ou le sceptique Malek Chebel est anthropologue
Abûl’ Ala al-Maari (mort en 1057), le réfor- des religions et philosophe.
misme musulman a pris la forme d’un huma- Traducteur du Coran (Fayard,
2009), il est notament l’auteur
nisme irrévérencieux fondé sur le démantè- de Changer l’islam. Dictionnaire
lement de la pensée rigide et la contestation des réformateurs musulmans des
du pouvoir religieux. Il faut se rappeler que origines à nos jours (Albin Michel,
2013) et de l’Inconscient de l’islam.
l’institution religieuse, à la fois doctrine et Réflexions sur l’interdit, la faute et la
pratique, était au-dessus de toute critique transgression (CNRS, 2015).
humaine, dès lors que sa démarche s’auréolait › chebelmalek@gmail.com
d’une bénédiction exclusive accordée par Dieu lui-même, par le biais
du Coran. Pour s’attaquer aux raideurs humaines, la gabegie des uns,
le népotisme des autres, il fallait d’abord s’extraire de la confrontation
piégée parce que manichéenne du « bien »(halal) et du « mal » (haram),
que les religieux ont codifiée et instrumentalisée à leur avantage. Il fut
un temps où tel verset coranique qui décrète que la foi en Dieu impose
le respect scrupuleux de l’autorité de celui qui la détient déjà a été élevé
au panthéon des règles immuables que le musulman doit suivre religieu-
sement : « Ô vous, les croyants, obéissez à Allah, obéissez au Prophète,
obéissez à ceux qui parmi vous détiennent l’autorité » (Coran 4, 59).
Pourtant ce verset, comme tous ceux qui posent encore problème – ver-
set de l’héritage inégal entre fille et garçon, verset de la polygamie, etc. –,
doit être limité à la période du prophète et même à sa seule personne
– et ne peut être lu hors contexte. Les errements de la théologie et des
théologiens, ainsi que leur mauvaise foi, voire leur duplicité, les poussent
à fermer l’œil sur des glissements de sens fâcheux dès lors que ces dévoie-
ments les servent davantage qu’ils ne les contraignent.

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Pour sortir de cette impasse, les réformateurs ont misé sur une prise
de conscience multipolaire, politique, sociale et surtout éducative, et
sur un encadrement éthique du progrès social. La plupart estiment en
outre que le comportement des musulmans est un problème en soi,
car il brouille la compréhension du Coran. L’absence quasi générale
d’esprit critique et l’incapacité chronique des élites rationnelles à faire
valoir leurs droits contribuent à cet engourdissement complice face à la
mosquée. Certes, les retards juridiques accumulés durant les siècles sont
d’abord imputables aux théologiens fondamentalistes qui ont codifié
le droit musulman (fiqh et charia) et non au texte sacré lui-même. Ce
retard est manifeste dans le cas du statut de la femme, dont on mesure
aujourd’hui les ravages. Fixé pour l’éternité au IXe siècle, il requiert une
énergie surhumaine pour le faire évoluer sans remettre en question les
positions des théologiens dogmatiques et des familles qui les écoutent,
paralysées de peur et culpabilisées pour le moindre changement. Cepen-
dant, depuis plusieurs siècles, des tentatives de réforme ont été entre-
prises au niveau juridique, pour autant que l’expression « réformes juri-
diques » puisse être valable quand il ne s’agit de désactiver les mauvaises
dispositions de la charia. Mais pour comprendre les remous internes, il
faut revenir à l’histoire des idées qui n’ont pas cessé d’agiter la corpora-
tion des théologiens, aussi bien les progressistes que les conservateurs, à
une moindre échelle cependant. Rappelons tout de même que pendant
des siècles, et plus particulièrement aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles, les
mots nahda (renaissance, réveil, renouveau) et islah (progrès, transfor-
mation) revenaient très régulièrement dans les travaux et les discours des
élites musulmanes, non pas politiques (sauf exceptions notables, comme
Habib Bourguiba en Tunisie, Mohamed Allal al-Fassi au Maroc, Abdel-
hamid Ben Badis en Algérie, Gamal Abdel Nasser en Égypte), mais phi-
losophiques et intellectuelles au sens large (journalistes, éditieurs, dra-
maturges, universitaires). Ces mots ont été compris et mis en application
dans la perspective d’un réaménagement progressif ou d’une correction
apportée à un édifice intellectuel qui a trop vieilli. Bien que balbutiant,
cet affranchissement a aussitôt gagné les sphères juridiques, morales et
éducatives, de l’école primaire jusqu’à l’université. On peut comparer
l’islah à l’Aufklärung allemande et à bien des égards au mouvement

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des Lumières qui se manifesta en France et en Allemagne entre 1720


et 1770. Quant à la nahda, elle est plus large et plus autochtone, car
le monde arabe n’a quitté une domination, celle de l’Empire ottoman,
que pour en subir une autre, franco-anglaise. Cette situation va affecter
son sort, et le déterminer pour un siècle. Tous ces facteurs sont conco-
mitants. La réforme n’étant pas un long fleuve tranquille, on peut aussi
penser, avec la thèse libérale, que les mots traduisent de fait une pluralité
de situations, et que tous les pays n’avaient pas atteint la même maturité
sous le même ciel d’Allah. D’où la profusion de concepts : « Renais-
sance de l’islam », « renouveau », « réveil », tous les qualificatifs ont été
employés, le but étant de montrer que l’islam n’est pas ce corps en voie
de déliquescence que voyait Lord Cromer (1841-1917), consul général
au temps de l’Égypte khédivale, selon qui l’islam ne pouvait se réformer
sans disparaître, car ce serait autre chose que l’islam (1).

La réforme et les réformateurs

Les grands réformateurs de l’islam au temps où la parole n’était


pas encore totalement confisquée se référaient librement au Coran, au
prophète, mais aussi – telle est l’originalité, aujourd’hui perdue – aux
philo­sophes antiques, essentiellement Aristote. La plupart des philo-
sophes arabes, Averroès en tête, devaient maîtriser le grec, le latin et
sans doute aussi quelques langues asiatiques comme le persan, l’urdu,
le hindi et le chinois. Cette vogue des langues était favorisée par l’ex-
pansion musulmane, la culture de la convivialité, le goût des voyages
et la narration de contes merveilleux dont le prototype fut justement
à la fin du IXe siècle, les Mille et Une Nuits. Une science à part était
par ailleurs consacrée à la traduction d’œuvres grecques et latines,
notamment en philo­sophie, en médecine et en mathématiques. Après
1492, date de la chute de la maison nasride de Grenade – dernier
royaume musulman d’Occident –, la question de la réforme de l’islam
n’était plus d’actualité. Les musulmans amorcèrent collectivement
une longue période de repli et de stagnation, tandis que leur élite,
ou ce qu’il en restait, ne voyait pas la nécessité de faire évoluer une

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culture rétrécie et amère, une culture traumatisée. Il a fallu attendre


le sursaut ottoman, du XVIe au XVIIIe siècle, pour voir se nouer de
nouveau un processus sociétal distinct pouvant porter une réforme,
mais sur des bases totalement différentes. Est-ce que les réformateurs
du passé et du présent tels que Kheireddine Pacha (1822-1890), Syed
Ahmad Khan (1817-1898), Mohamed Iqbal (1877-1938) et Nasr
Hamid Abou Zeid (1943-2010) ont été entendus ? Ont-ils eu l’effet
escompté, en matière notamment de compréhension et d’interpréta-
tion des textes sacrés ? Telle est la question qu’il faut poser. Au demeu-
rant, ils sont plus nombreux encore, journalistes, écrivains, militants
ou humanistes, à se réclamer des deux maîtres emblématiques de ce
mouvement, Mohammed Abduh (1849-1905) et Djamal al-Din al-
Afghani (1838-1897).
Ces réformateurs ont mené le combat de la transformation de l’is-
lam avec des fortunes diverses, tant au niveau de la théorie que dans
son application. La Nahda est surtout le nom donné à un mouvement
de conscience collective porté par un grand nombre d’intellectuels
arabes du XIXe siècle, parfois peu connus, simultanément en Égypte,
en Syrie, en Irak et dans toutes les provinces qui leur étaient attachées.
Un détail qui ne trompe pas : les intellectuels les plus virulents durant
cette période étaient, pour une large part des chrétiens arabes, comme
Ahmed Farès Chidiac (1804-1887), Jorge Zaydan (1861-1914) ou
Farah Antoun (1874-1922), ce qui montre combien la quête d’affran-
chissement et d’autonomie nationale, notamment linguistique, était
prioritaire aux yeux de ses promoteurs. Le défi d’alors était de parfaire
l’indépendance culturelle de leurs pays respectifs en tournant le dos
à l’influence encombrante de l’Empire ottoman finissant, mais ils se
gardèrent de tomber sans condition dans l’ornière occidentale. Ni le
Royaume-Uni, ni la France, ni bien sûr les États-Unis, ni la Russie
qui, déjà, avaient montré un très vif intérêt pour ces terres. Bien que
feutré, le combat était cependant à la hauteur des enjeux, car le par-
rainage politique britannique en Irak, en Égypte et en Palestine et
celui de la France dans une large partie du Maghreb, en particulier en
Algérie, empêchaient rigoureusement l’émergence de la langue arabe
comme instrument de la nouvelle identité autochtone.

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En parallèle, les partisans de la réforme ont insisté sur la sécula-


risation de la religion, soit la capacité donnée à l’islam de faire corps
avec l’idée de progrès humain dans son expression la plus singulière, à
savoir l’autonomie de l’espace public (res publica) et l’affranchissement
du sujet politique de sa gangue religieuse. Au début du XXe siècle,
Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) a été la figure de proue de la
sécularisation de la société turque, et partant musulmane. Le dogme
musulman est alors déconstruit de fond en comble, la langue litur-
gique est transformée, la séparation entre religion et politique mieux
dessinée. Atatürk est allé plus loin : changer la gouvernance en rem-
plaçant les clercs par des professeurs, substituer au Code ottoman
un code juridique modernisé, emprunter à la Suisse son code ban-
caire et sa logique économique, remplacer l’habillement ancien par
de nouveaux vêtements et remiser tout l’islam traditionnel dans ses
couvents. La question féminine et le combat des féministes arabes,
surtout égyptiennes, ont trouvé là un champ original d’expression.
Quel est l’état des lieux actuellement, au moment où les enjeux de
la modernité – crise de l’identité, souveraineté des nations, échanges
technologiques et économiques inégaux… – se sont enrichis d’un
apport nouveau qui ne les a pas simplifiés, celui de la mondialisation ?
Ainsi formulé, ce projet de renouveau de l’islam peut paraître banal
aujourd’hui, mais lorsqu’il est appliqué à la réalité complexe du monde
musulman de la fin du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle,
ce questionnement suscite et enclenche des problèmes insolubles, dont
beaucoup sont liés au retard substantiel accumulés depuis des siècles.

Le statut de la femme

De ce point de vue, le statut de la femme est un exemple par-


lant, une sorte de laboratoire de la réforme dans son ensemble. Ce
statut a évolué au gré des transformations sociales, mais chaque fois
qu’il y a repli, c’est la femme qui subit les chocs, chose que plusieurs
auteurs modernistes ont dénoncée avec la plus grande vigueur. En
1897, par exemple, Qasim Amin (1863/5-1908), réformiste égyptien,

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fait paraître une thèse audacieuse, Tahrir al-mar’a (la libération de


la femme), dans laquelle il préconise une mise à plat complète du
statut dévolu à la femme, lequel, selon lui, ne relevait en rien des pré-
dicats religieux. De fait, c’est au XXe siècle que le sort de la femme
musulmane allait se transformer de fond en comble. Dans les années
soixante-dix, une psychiatre égyptienne du nom de Nawal al-Saadaoui
(née en 1931), féministe notoire, a beaucoup dénoncé les archaïsmes
qui, selon elle, embastillent la femme dans un rôle apparemment noble,
celui de la fécondité, mais qui s’est révélé sous son vrai visage, un piège
redoutablement efficace pour la stagnation de la femme égyptienne.
D’autres réformateurs ont été décisifs et font partie du socle même de
la lutte des femmes pour leurs droits : les Tunisiens Kheireddine Pacha
et Tahar Haddad (1899-1935), le Turc Sami Frashëri (1850-1904),
l’Égyptienne Huda Sharawi (1889-1947) et sa compatriote Bâhitat al-
Bâdiya (1886-1918), l’Indien Hamid Dalwai (1932-1977). La femme
a peu à peu constitué l’une des pierres de touche du progrès humain
dans une zone davantage préoccupée par son existence politique et la
reconnaissance de cette existence, ne serait-ce que par la délimitation
des frontières et le recouvrement des richesses nationales. La dimen-
sion libérale de l’islam a fait le reste, ce qui a favorisé le contrôle des
naissances, la maîtrise de la sexualité et le passage de la grande famille
à la famille nucléaire. Toutes ces mutations n’auraient pas vu le jour
si des politiciens modernistes comme Syed Ahmad Khan en Inde,
Mustafa Kemal (1881-1938) en Turquie ou Habib Bourguiba (1903-
2000) en Tunisie n’avaient pas interdit la polygamie (suspendue en
Turquie dès 1925 ; en Tunisie dès 1956) et la répudiation (abolie en
Turquie dès 1929) et ouvert à la femme la possibilité de voter (en
Turquie en 1924 ; en Inde musulmane en 1935 ; en Tunisie en 1957).
Une image forte, lorsqu’on sait que la femme tunisienne, sous le pro-
tectorat français, a acquis son droit de vote avant la femme française.
Ayant saisi le sens de ces réformes historiques, les militantes du droit
des femmes – très actives depuis le début du XXe siècle – ont voulu
l’appliquer au terrain social. Elles se dépensèrent corps et âme pour
renforcer la scolarisation des jeunes filles et pour dénoncer les aspects
les plus rétrogrades de la charia : héritage inégal entre frères et sœurs,

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châtiments corporels, claustration dans le harem, port du voile, etc.


Progressivement, grâce à une meilleure connaissance des textes sacrés
et à un travail d’éducation mené sur le terrain politique et celui des
médias, la femme musulmane conquiert tous les espaces d’autonomie
qui lui étaient jusqu’alors strictement prohibés. Aujourd’hui, au-delà
de la phase de raidissement provoquée par le fondamentalisme reli-
gieux et le conservatisme le plus haineux, la femme arabe et la femme
musulmane restent et demeurent les membres les plus investis de leur
propre promotion. En dehors de certaines situations de contraintes
liées à l’idéologie religieuse du moment, marque distincte sans être
exclusive de certaines théocraties comme l’Arabie saoudite, l’Iran ou le
Soudan, nul ne peut leur imposer le port du voile ou celui de la burka,
si bien évidemment elles estiment que ces vêtements sont obsolètes.
Il est désormais difficile de leur infliger une cohabitation non désirée
avec des coépouses, difficile de les répudier sans contrepartie, difficile
de les maintenir dans une forme quelconque de servitude. L’excision
qui persiste dans de nombreux endroits de l’Afrique de l’Est, comme
le Soudan et tout au long du Nil, est honnie au point que toutes
les consciences vives la dénoncent comme une barbarie, sans faire
davantage contre une anomalie si outrageante pour la dignité de la
femme. L’avènement des États-nations, mêmes inaccomplis dans leur
processus historique, a permis à tous les citoyens, à commencer par les
femmes, qui étaient moins bien loties dans les systèmes coutumiers,
de réclamer de droits nouveaux liés à la personne. Et si l’expression
coranique « Nulle contrainte en religion » (Coran, 2, 256) est sur-
tout valable dans le domaine théologique, les femmes n’hésitent pas
à l’utiliser à leur profit, arguant du fait que c’est Allah lui-même qui
récuse toute forme de contrainte. Elles élargissent cette revendication
en lisant autrement la sourate An-Nisa, « Les femmes » (Coran, 4)
qui fait le point sur le statut de la femme au moment de l’avènement
de l’islam au VIIe siècle. Dans certains versets, la précision est hallu-
cinante, comme si le Coran voulait clairement se substituer à la cou-
tume ancestrale en usage en Arabie. En fin de compte, la ligne princi-
pale qui se précise est la suivante : tout le droit féminin doit être revu
à la lumière des acquis substantiels réalisés par la femme musulmane,

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en particulier depuis un siècle, quand les réformateurs musulmans de


l’époque avaient pu dégager suffisamment d’éléments pour alimenter
la controverse. Aujourd’hui, bien des avancées ont été enregistrées :
fin de la polygamie massive, fin de la répudiation abusive au profit
du divorce tel que défini par la loi positive, fin de la lapidation (à
moins que ce soit pour des raisons idéologiques comme en Iran), fin
de l’iniquité entretenue entre hommes et femmes en cas d’héritage et
progrès sensible dans la prise en compte de la femme sur le plan exis-
tentiel, psychologique et juridique. Dans les campagnes, la survivance
de l’infériorité de la femme est néanmoins tangible.

Réaction et contre-réaction

L’interprétation progressiste du texte sacré est un autre problème de


l’aggiornamento de l’islam. Combien de penseurs musulmans se sont-ils
confrontés à l’herméneutique du texte, avec son sens le plus vif et le plus
tranchant, peut-être sa modernité, l’approche critique des textes fon-
dateurs. Pourtant, il n’est aucun risque qui vaille la peine d’être couru
sans sa part de jubilation. Ce risque, chacun le connaît : parler d’une
modernisation possible de l’islam entraîne deux réactions contraires et
requiert deux préalables, à supposer d’ailleurs que l’idée même d’un tra-
vail critique sur l’islam ne soit pas rejetée d’avance comme une « intel-
ligence avec le profane » ou une collusion avec les athées. Très frileux à
l’égard des remises en question, les musulmans cultivent une réaction
négative chaque fois que leur élite moderniste s’attaque de près ou de
loin à l’icône islamique, en feignant d’ignorer que l’immobilisme et la
duplicité sont parfois plus ravageurs que la contestation ou le renou-
veau. Les deux préalables sont tout aussi tranchés : ne pas offenser l’is-
lam ou les musulmans uniquement parce qu’il s’agit d’islam, ou parce
que ce sont des musulmans – c’est le préalable du sérieux – et tenir le
fil d’un argumentaire aussi librement que possible, sans se préoccuper
des barrières morales édifiées autour d’une telle réflexion – c’est l’autre
préalable, celui du travail critique. La frontière entre les deux attitudes
est très étroite. Elle doit répondre à un seul souci, de méthode cette fois-

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histoire de la réforme en islam

ci : comment garder une sérénité relative pour que l’approche choisie,


ici l’anthropologie religieuse, l’histoire et la sociologie, soit emprunte
de rationalité, sans tomber dans la sécheresse désincarnée de certains
travaux théoriques, qui dénigrent sans fondement, et comment mainte-
nir un niveau de discrimination objective sans tomber dans la vindicte
idéologique. Il est pourtant un écueil que tous ceux qui travaillent sur
les religions connaissent bien, c’est celui de l’implication personnelle du
chercheur dans le champ de sa recherche, ce que le Marocain Moham-
med Abed al-Jabri (1935-2010), auteur de Critique de la raison arabe,
nomme le « sujet-lecteur ». Un tel écueil est sans danger lorsqu’il s’agit
de décrire un paysage, de faire de la poésie, de flatter un être cher ou de
raconter une aventure aux confins du monde, mais lorsqu’on touche à
la mémoire profonde des peuples et lorsque cette mémoire est tout à
la fois enfouie, vulnérable et émotionnelle, il arrive que des réactions
cataclysmiques disproportionnées soient déclenchées sans que l’on
­
sache comment les contenir.

De la foi à la raison

L’islam est une jeune religion, tant par son histoire que par sa
démographie, les jeunes y occupant une place prépondérante. La dif-
ficulté est aussi d’ordre pratique. Comment relire les textes sacrés, tant
dans le sunnisme que dans le chiisme, sans affaiblir inutilement ceux
qui sont censés les commenter ou les interpréter depuis des lustres et
sans donner un « chèque en blanc » aux partisans du modernisme à
la manière occidentale ? Et que pense l’imam de la mosquée, le théo-
logien ou le prédicateur charismatique lorsqu’ils voient fondre leur
puissance auprès de leurs propres masses ou que ce même feu sacré au
nom duquel ils sont plébiscités les quitte soudainement ?
La crainte principale est donc ce divorce avec l’espace que l’on
affronte, l’islam n’ayant jamais voulu couper le cordon ombilical qui
arrime le savoir au giron de la foi. La ligne rouge n’est pas loin : peut-
on vraiment réformer la société islamique sans toucher à l’islam, peut-
on réformer l’islam sans toucher au Coran – est-il créé, est-il incréé ? –

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l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

et, surtout, peut-on vraiment réformer en islam sans toucher à la foi ?


Cette difficulté se nourrit, en plus, de la méfiance absolue pour les
ouvrages d’auteurs arabes où il est question d’une lecture « scienti-
fique » du Coran. Ce mot « scientifique » cache souvent une impé-
ritie de la part de ces chercheurs qui offense les croyants – comment
réduire une religion immense à une science particulière – et même
la science, dont la fonction est d’interpréter la complexité du réel et
non pas de se substituer à une lecture dans une boule de cristal. Deux
éléments contraires et pourtant si déterminants : l’unité de la foi d’un
côté, essentiellement celle du peuple, et la volonté, de l’autre, de s’ins-
crire dans le réel et d’y faire face pour mieux l’assumer. Évidemment,
à l’intérieur de ces deux groupes, il y a des « niches » qui échappent
à cette répartition générale. Certaines « niches » se rejoignent sur le
fond : « la foi est immuable et indivisible », « le Coran ne peut se
résoudre à une interprétation de convenance ou circonstancielle » ou
encore « l’islam est, par définition, la sphère inatteignable de la raison
humaine ».
Or, si l’islam est situé hors de toute herméneutique, comment
lui appliquer une recherche qui vise partiellement à lever les tabous,
expliciter le sens obscur de certains aspects du dogme, revisiter cer-
tains comportements archaïques ?
Il y a là une sorte de définition paradoxale de l’impasse. Pour
une catégorie de musulmans, il n’y a aucun discours possible sur
la religion, hormis celui du Coran lui-même, et en partie celui du
prophète. Le reste n’est qu’affabulations, spéculations, limitations
ou dénigrements inutiles. Parfois le reproche se fait plus menaçant :
toute étude qui sort du créneau traditionnel d’une zawiya, d’une
confrérie, est, par principe, attentatoire à l’islam. Tout chercheur
qui s’empare du Coran ou de la Sunna pour les relire à la lumière
des sciences d’aujourd’hui se comporte de manière inamicale. En
effet, pour des millions de musulmans, la seule attitude probante
à l’égard des textes sacrés est l’acceptation soumise, l’humilité face
à leur grandeur et, surtout, l’étonnement toujours renouvelé que le
volume des savoirs qu’ils contiennent valent toutes les recherches
profanes. Un seul verset du Coran est incomparablement supérieur à

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mille thèses de doctorat, parfois même un seul mot, une seule inter-
jection ou une tournure d’esprit suffit à l’imposer à tout un batail-
lon de chercheurs dits « rationnels ». La communauté musulmane
(umma) est divisée sur ce point. À vrai dire, la majorité des gens est
plutôt d’avis que rien ne vienne perturber l’évolution lente, mais
naturelle (c’est-à-dire sécurisante) d’une religion appelée islam, dont
l’étymologie du nom est justement « la soumission confiante » en
une trilogie fondatrice, un Dieu appelé Allah, un prophète nommé
Mohammed, et un livre sacré, le Coran. Toucher à cette trilogie,
la remettre en question et l’interroger, c’est être un ennemi déclaré
de plus d’un milliard de musulmans, à moins que ce soit une lec-
ture modérément critique venue des entrailles même de l’institution
religieuse. Le point le plus névralgique est donc non pas seulement
au niveau de l’islam en tant que corps de doctrines plus ou moins
compris et assumé, mais également au niveau de la communauté des
musulmans prise comme un ensemble hétérogène. Même effiloché
et inconsistant, ce concept a la particularité d’être régulièrement mis
au goût du jour et réactivé.

La réforme aujourd’hui

Le défi l’islam est celui-ci : comment unifier les rangs des musul-
mans sans devoir choisir entre le repli identitaire (« Aujourd’hui, j’ai
parachevé pour vous votre religion ; j’agrée pour vous l’islam comme
religion », lit-on dans le Coran (5, 3)) et le conflit exacerbé avec le
djihad, la guerre sainte, comme seul concept. Ni repli ni agressivité
mais le juste milieu, entendu comme une voie de consensus (ijma’) et
de pondération, la voie du vivre-ensemble au détriment de la négation
de l’autre. N’est-ce pas là une voie neuve que l’islam d’aujourd’hui,
dès lors qu’il se répand sur tous les continents, peut exploiter au profit
du genre humain dans son ensemble ? Mais cet autisme a une histoire,
qui n’est pas linéaire. Dès la fin du XIe siècle et au début du XIIe,
l’empire flamboyant des musulmans était déjà extrêmement fragile et
mal assuré sur ses bases.

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