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Jacques Berque, « Quel Islam?

 »
Publié dans Le Temps stratégique, no. 64, Genève, juin 1995

Jacques Berque a, dans sa jeunesse, étudié l'arabe en vivant en tribu dans la région du Hodna
algérien et le droit musulman avec des cheikhs de l'Université de Qarawiyin à Fès. Plus tard il a
occupé, un quart de siècle durant, la chaire d'histoire sociale de l'Islam contemporain au Collège
de France, et servi comme expert de l'Unesco. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages d'histoire
sociale et d'islamologie, parmi lesquels: Les Arabes d'hier à demain (Paris, Seuil, 1960),
L'Intérieur du Maghreb (Paris, Gallimard, 1978) et L'Islam au temps du monde (Paris, Sindbad,
1984). Retiré depuis 1981 dans son village familial des Landes, Jacques Berque a publié encore
une nouvelle Traduction du Coran (Paris, Sindbad, 1991), un volume de souvenirs, Mémoires
des deux rives (Paris, Seuil, 1989) et un essai plus général, Il reste un avenir (Paris, Arléa, 1993).

Le terme d'Islam couvre à la fois le déploiement géopolitique et les contenus sociaux et


spirituels de la plus jeune des trois grandes religions monothéistes. Formulée en Arabie dans
la première moitié du VIIe siècle, elle s'est répandue tant par voie de conversion et
d'attraction culturelle que de conquête, au point de constituer aujourd'hui l'un des systèmes
les plus actifs dans le monde, tout en y restant largement méconnue d'autrui.

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L’Islam est la plus jeune des trois grandes religions monothéistes

I. LA SITUATION.

A la mi-décembre 1994 se réunissait à Casablanca en congrès l’Organisation de la Conférence


islamique. Y participaient une cinquantaine de nations ou de mouvements se réclamant de
l’Islam. L’impressionnante diversité répondant à cette enseigne confrontait les sociétés, les
images et les phases les plus différentes du développement. L’évocation de la savane africaine y
voisinait avec celle des steppes de l’Asie centrale, celle des pêcheries malaises avec celle des
caravanes sahariennes. La vieille monarchie marocaine y coudoyait l’insurrection des Moros
philippins. Un Tatar de Kazan s’enquérait de manuscrits auprès d’un lettré damascène. A qui eût
reporté cet arc-en-ciel humain sur la mappemonde se fût découverte toute une écharpe terrestre
de part et d’autre du quadrilatère arabe, siège de la révélation coranique voici quatorze siècles.
Arabe, en effet, s’était voulu le Coran: lui-même l’affirme. De là une sorte de droit d’aînesse
pour l’Arabe. Il est, selon la formule de Louis Massignon, axial à l’Islam autant que l’Islam l’est
à lui.

Arc-en-ciel humain sur la mappemonde, haute civilisation, écrite et non-écrite

Et pourtant, dans la réunion mêlée de Casablanca se croisaient bien des idiomes, dont certains
partagent avec l’arabe le privilège d’un classicisme reconnu de tous: ainsi le persan et le turc,
pour ne citer que ces langues chargées de chefs-d’oeuvre. Mais seul un pédantisme rabougri
aurait pu s’en tenir à ce panthéon académique. Dans l’enceinte de la conférence s’activaient aussi
des représentants de riches cultures populaires, de profondes traditions non-écrites. Et l’Afrique
musulmane, également conviée à ces agapes, y portait avec le témoignage de ses misères celui de
ses trésors saccagés.

C’est d’Afrique nilotique en tout cas, et plus précisément du Soudan, que le fondamentalisme, ou
intégrisme, ou islamisme, apportait avec les thèses du Dr. Hasan al-Turabi l’argumentation la
plus provocante. Défrayant depuis plusieurs années la chronique, et sourdement présent à la
conférence, il en avait été proscrit, dès l’allocution d’ouverture, par le roi du Maroc, président de
session. L’Islam, disait Hassan II, le rejetait, au nom de ses traditions de tolérance et de juste
milieu. Quel beau débat en perspective!

Mais le débat n’eut pas lieu. La Conférence s’en tint, à l’exemple de semblables réunions
internationales, à résoudre des conflits entre délégations et à discuter de cas ponctuels, sans
traiter des problèmes de fond, auxquels cet article aura l’audace de s’attaquer.

L’impérialisme, où nous verrons, sans la moindre sentimentalité, l’expansion de la révolution


industrielle en rapports inégaux sur la planète, y aura perverti durablement l’échange entre
peuples et entre cultures. L’Islam, qui le subit de plein fouet, aura longtemps régné sur des
secteurs délaissés par le progrès technologique, et de ce fait livrés à l’intervention de l’étranger.
Il n’avait pas non plus suivi, depuis deux ou trois siècles, les chemins de la rationalité
occidentale, historiquement liée à cet essor. Tout comme la Grèce antique le Maghreb, le Proche
Orient, l’Iran, l’Inde musulmane avaient développé de grandes civilisations dénuées de
performances mécaniques. Le retard matériel alimenta chez ces peuples un complexe
d’infériorité - admiration et révolte mêlées - qui ne devait se résoudre que longtemps après coup.
On ne peut même pas dire qu’il ait entièrement disparu, non plus d’ailleurs que les rapports
objectifs qu’il traduisait.

Mais civilisation ayant accédé tard aux performances technologiques

Les cultures tricontinentales (pour user d’un néologisme commode) auront subi une dépréciation
corrélative à celle de l’ensemble du corps social. Écartées de l’efficacité, celle des machines et
celle des concepts, elles s’écartelèrent entre les reliefs de leur classicisme et la charge folklorique
que leur concédaient les agitateurs de l’histoire. La projection du modèle européen reléguait ainsi
des cultures jadis prospères ou inventives dans une dépendance que leurs soubresauts défensifs,
pour énergiques qu’ils fussent parfois, ne devaient pas soustraire plus tard à la dure loi du
rattrapage et comme à un vertige de l’imitation. Cela jusqu’au moment où la reprise politique de
ces peuples impliqua un renversement du processus. Avec une force croissante depuis les
lendemains de la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles nations, beaucoup se réclamant de leur
caractère islamique, s’attelèrent alors à une tâche immense d’éducation et de reconstruction, dont
on ne peut dire qu’elle soit encore achevée.

L’Islam en tant que credo et que legs spirituel n’aurait, pas plus que les autres monothéismes, dû
être affecté au négatif par ces vicissitudes. Ses affinités naturalistes lui épargnaient même le
dualisme de base qui, dans le christianisme, oppose la grâce à la nature. N’avait-il pas, durant ses
siècles d’or, adopté et enrichi la tradition hellénique de la physis [nature]? En théorie rien ne le
gênait dans la poursuite du progrès matériel. Sa faiblesse, en revanche, tenait à l’envahissante
sécularité des temps modernes. Celle-ci défiait en lui l’indivision ou plutôt la convergence que sa
Loi établit entre le spirituel et le temporel.
Avec l’Occident est-ce l’inter-compréhension? Non: l’acrimonie et l’altérité

Cette difficulté, nous la retrouvons aussi bien dans sa doctrine que dans ses comportements.
Aujourd’hui même, l’adaptation croissante du cadre de vie et des idées peut bien agir sur l’Islam.
Les rapports de travail avec l’Autre, ou seulement son voisinage, lui posent des problèmes
inédits, qu’il lui faut résoudre. Enfin l’expatriation de ses travailleurs par centaines de mille et
d’une partie de sa jeunesse instruite fait jouer chez lui à différents niveaux et sur différents
modes des phénomènes d’acculturation. Cependant, force est de constater que ce qui en résulte
entre systèmes, dans la période présente, est moins l’inter-compréhension des cultures et des
peuples que l’acrimonie réciproque, et moins l’harmonie que l’altérité.

II. INTÉRIORITÉS.

Voilà donc un système ardemment unitaire. Il s’autorise de la création de l’homme par Dieu et
de ce que j’appellerai hardiment les adhérences cosmiques de l’humain. Le naturalisme s’y mêle
à l’idée de la transcendance d’une façon difficile à comprendre pour nous, habitués que nous
sommes à confronter diamétralement ces notions. Simone Weil n’a-t-elle pas souligné le
contraste entre le Dieu biblique, qui serait un Dieu “naturel”, et celui des Chrétiens, le seul à
s’exalter en Sur-Nature? Cela peut aider à comprendre, par contraste, l’idée de Dieu propre à
l’Islam. Il est pourtant ressenti par les siens comme le même Dieu qu’adorent les deux autres
monothéismes. “Notre Dieu ne fait qu’un avec le vôtre” (Coran XXIX, 46).

Un dieu d’une puissance infinie et qui écraserait notre liberté, s’il n’octroyait à celle-ci la
plénitude de ses responsabilités. Bien entendu, les penseurs de l’Islam auront agité, comme ceux
du Christianisme, le difficile débat de la prédestination. Or ils le tranchent, non pas dans le sens
du fatalisme, qu’on leur prête, mais dans celui de la liberté. Que dire d’aphorismes tels que celui-
ci: “Lorsque tu n’éprouves pas de honte, agis à ta guise” (hadîth). [Les hadîths sont de courts
récits rapportant le détail du comportement et des propos de Mahomet, l’envoyé d’Allah; la
somme des hadîths forme la Sunna, la Tradition.] C’est là, dit un commentateur, “le pivot autour
duquel tourne l’Islam tout entier”. L’Islam est une religion du yusr, “libre cours”. Immediacy
and wholyness, disait le grand Iqbal.

Alors quoi, cette religion du jeûne annuel, de la réclusion féminine, de la Guerre sainte, du voile,
aspects sévères ou arrogants qu’elle prend pour nous interpeller, cette dureté offensive qu’elle
affecte dans les propos des islamistes, ne procéderaient que d’un juste instinct que nous portons
en nous? L’Islam, ce serait l’élan d’un Vicaire Savoyard gratifié des joies de la vie? Le birr ou
“vertu”, dit Nawawi, juriste et traditionnaire damascène (1233-1277), se ramène à la “bonté de
nature”, husn al-khalq : “facilité de comportement, aménité du visage, gentillesse du langage”.
Avouons nos perplexités pour caractériser le système. Deux termes que le français pourrait
rendre par “immédiateté” et “globalité”, si l’on osait risquer ces néologismes.

Nos scolastiques semblent avoir compris cet Islam mieux que nous, eux qui, dans des dialogues
signés de noms aussi illustres qu’Abélard et Ramon Llull, faisaient de l’interlocuteur musulman
le champion de la philosophie antique. Tels d’ailleurs se qualifiaient un Kindi, un Farabi, un
Avicenne, unAverroès enfin, lequel n’en exerçait pas moins les responsabilités d’un magistrat
d’Islam.

Le naturalisme, en effet, ou si l’on veut l’objectivité du credo islamique se fonde sur une
conception de l’univers où prend également sa source une rationalité inhérente à l’humain. Cette
fitra, “prime nature”, où s’entrelacent ainsi la “dévotion foncière”, ikhlâç, la raison initiale et la
finalité cosmique, l’Islam y voit la matrice “selon laquelle Dieu instaura les humains, sans qu’il y
ait de substitution possible à la création de Dieu”. (Coran, XXX, 30).

Qu’est-ce que le Coran? Il y a une génération encore ou deux, l’étude du Coran constituait le
bagage essentiel de l’éducation. Référons-nous là-dessus à l’analyse poignante qu’en donne Taha
Husein, grand écrivain égyptien, dans le Livre des Jours (1929). Bien que les choses aient
changé sur ce point, et que la détérioration de la mémoire fasse comme ailleurs son uvre dans les
sociétés musulmanes, il s’y produit plutôt atténuation que changement radical. Nul ne peut parler
d’Islam encore aujourd’hui sans écouter au préalable la parole fondatrice, présente et agissante
en tous lieux de l’Islam, du Maroc à l’Indonésie. On ne doit sans doute plus définir le Coran
comme cette sorte d’objectivation de la conscience qu’il avait longtemps constitué pour des
millions de fidèles. Mais il leur offre toujours un pôle de référence. Il prodigue toujours son
conseil à qui le lui demande et garde son rôle de guide dans l’inconscient individuel et collectif.

Ouvrons-le. C’est un ensemble touffu de plus de six mille versets, articulés en 114 sourates de
longueurs très inégales. L’une s’étale sur 286 versets, l’autre n’en comprend que 3. Quel principe
peut commander une telle irrégularité? L’exégèse balbutie là-dessus depuis quatorze siècles.

Il est vrai que l’impression de désordre s’évanouit devant la splendeur de la forme. Ce flot de
langage (plus de 323 000 lettres groupées en 6 616 mots) vibre d’un rythme assonancé plus subtil
et plus prenant que ceux de la vieille poésie. L’effet de son multiplie le sens avec tout ensemble
une précision sémantique et des connotations étagées dont s’émerveille depuis quatorze siècles la
rhétorique arabe. Cela “passe” parfois même en traduction. Écoutons plutôt l’étonnante
bucolique qui interrompt la Sourate XVI, “Les abeilles”:

65. (...) Ainsi Dieu fait-Il descendre du ciel sur la terre une eau pour l’en faire revivre après
qu’elle sera morte
– En quoi réside un signe pour qui écouterait!

66. Assurément réside une leçon pour vous dans les bêtes de troupeaux. Nous vous donnons de
ce qui dans leur ventre fait transition entre le sang et le chyme: un lait pur, si doux à passer
quand on en boit

67. des fruits des vignes et des palmiers vous prélevez ce qui enivre et l’attribution profitable
– En quoi réside un signe pour qui raisonnerait!

68. Ainsi ton Seigneur révèle-t-Il aux abeilles: Accommodez-vous des demeures à partir des
montagnes, des arbres et des rochers

69. et encore butinez de tous les fruits. Dès lors suivez les chemins de votre Seigneur, bien
humbles. De leur corsage sourd une boisson de couleur variée, qui recèle guérison pour les
hommes
– En quoi réside un signe pour qui réfléchirait

“Lorsque tu n’éprouves pas de honte, agis à ta guise”

Parenthèse I.

“Vois-tu”, interrompit le cheikh, “les nations passent, et les systèmes. L’Islam demeure. Je ne
parlerai pas de vos grandeurs éphémères par pure courtoisie. Regarde seulement de notre côté:
que reste-t-il de Saladin, de Méhemet Alî, de Nasser?”

Des multitudes ferventes, à l’heure de la prière, affluaient aux porches de la Mosquée de Sâyyîd-
nâ’l-Husayn, au Caire, puis en refluaient rythmiquement. L’appel des nourritures planait à
l’enseigne des rôtisseurs, spécialistes de la viande de chevreau. “Mangez des choses bonnes que
Nous vous assignons” (Coran II, 57), proclamaient leurs enseignes. Tout miroitait de conscience
tranquille. Religion et bombance se hérissaient de désir mâle quand de-ci, de-là, dans la foule
surchauffée, une belle femme à demi-voilée promenait un piment furtif. Cependant un colporteur
proposait aux clients du café Fishâwî des livres d’exégèse empilés sous son bras.

Le cheikh régnait débonnairement sur ce concordat de la Loi et de la Nature. Je lui rappelai un


propos du leader marocain ‘Allâl al-Fâsî (1906-1974). Revenant d’un voyage en URSS, il me
racontait l’issue d’un banquet auquel on l’avait invité en Transcaucasie. L’accompagnateur russe
avait roulé sous la table, et le mufti Uzbek, jusque là muet, lui avait alors confié, dans un arabe
rocailleux, ses rancunes et ses espoirs. Et ‘Allâl de conclure: “Le communisme sera tombé, qu’il
y aura toujours l’Islam.”

Je n’eus pas alors l’audace de lui demander: “Quel Islam?” Mais la même question me hantait,
cheminant en compagnie du cheikh égyptien, dans cette rue d’Al-Azhar dont les devantures de
libraires étalaient, plus que de raison me sembla-t-il, les ouvrages de Sayyîd Qutb, un théologien,
et de Mutawallî Sha’rawî, un prédicateur connu pour son rigorisme et sa véhémence.

Mon interlocuteur s’abstenant à ce constat de tout commentaire, la courtoisie m’imposait de


changer de sujet. Nous prîmes le parti de déplorer les méfaits de l’urbanisme qui plaque
désormais sur la cité fatimide, telle l’immense araignée des temps modernes, un réseau de
freeways.

Que dit le Coran? Que la foi est la vertu cardinale et, comme la raison, innée à l’homme

Que dit le Coran? La foi, restée jusqu’à présent la vertu cardinale de l’Islam, situe l’homme dans
le cosmique en position de responsable. Elle lui est innée (fitra), sous forme de “dévotion
foncière”. Tel est sans doute l’axe à la fois social et métaphysique de la Révélation. Il s’assortit,
en amont, d’une étiologie qui fait appel, pour leur vertu démonstrative, aux catastrophes des
peuples qui ont manqué aux morales premières, et, en aval, d’une eschatologie contrastée: d’un
côté le châtiment des réprouvés, de l’autre le bonheur sensuel des élus, lequel d’ailleurs pourrait
bien n’être qu’allégorique.
Ces lignes structurelles se recroisent avec des lignes conjoncturelles où joue la temporalité:
allusions à la chronique de l’époque: vicissitudes de la communication du message, notations
discrètes et espacées sur les épreuves du messager lui-même, en tant qu’agent pleinement
humain. Ces coordonnées sont partout à l’uvre dans le Coran. Gageons qu’il n’est pas de passage
où elles ne se combinent de quelque façon. Ce n’est d’ailleurs là qu’un constat tautologique, la
Révélation impliquant une liaison entre deux catégories infiniment dénivelées, celle du divin ou
absolu et celle du temps ou relatif. Nos scolastiques parlaient à ce propos de communication des
idiomes...

L’Islam s’écartait duMosaïsme par sa grande parcimonie en matière de rites et d’interdits. Sur le
christianisme il tranchait par son refus du péché originel, son option pour la Nature, ses attitudes
sans complexe à l’égard de la sexualité. “Désirez autant que Dieu vous l’assigne” (Coran, II,
187). Pas plus de deux cent cinquante normes dans le Coran, disent certains, d’autres disent cinq
cents! Revenons à Nawawî, commentateur autorisé du hadîth: “Lorsque tu n’éprouves pas de
sentiment de honte agis à ta guise”. C’est un impératif permissif, pour autant qu’on puisse se
permettre un tel binôme. Toute action qui ne tombe pas sous le coup d’un interdit légal est
loisible. La morale, devenue ainsi tributaire du libre arbitre et de la subjectivité, ressortit
davantage à une esthétique de la vie qu’à l’application d’un décalogue.

Parcimonie de rites, refus du péché originel, naturalisme mêlé  de transcendance

Il est vrai que depuis longtemps, et bien qu’insoutenable en théorie, le suivisme des
jurisprudences aura compromis ce que les oscillations entre grands exégètes pouvaient ménager
de liberté. Malgré toutes les plaidoiries contre le “conformisme” ou “culte du précédent” (taqlîd),
rares furent en effet, depuis le milieu du Xe siècle, les recours véritables des jurisconsultes à
l’”initiative doctrinale” (ijtihâd), et encore moins à l’”innovation” (tajdîd), plus souvent
d’ailleurs qualifiée d’”impiété” (bid’a), que de “réforme” (islah).

Parenthèse II.

Le psychanalyste hocha la tête: “En somme”, dit-il, “c’est une inverbation sur quoi se fonde
l’Islam, plutôt que sur une incarnation, comme disent les Chrétiens.

– Mais non!, protesta le cheikh. La langue du Coran procède bien de Dieu, elle ne l’est à aucun
titre.

– N’empêche que vous revêtez cette parole d’une autorité surnaturelle, bien qu’il s’agisse, selon
vos dires, du langage même de la tribu du Prophète, Quraysh.”

J’admirais, à part moi, l’érudition du spécialiste. Né au Maroc, il avait une bonne pratique de
l’arabe. Je crus néanmoins à propos de préciser qu’il s’agissait bien en l’espèce d’un parler
humain, mais sublimé au sens fort, par ce rôle éminent et comme réinstitué dans son système. De
parole toute terrestre, encore que chargée de valeurs profanes, il est devenu une autre langue, la
langue coranique, véhicule de la Révélation. J’opposais intentionnellement ces deux mots, selon
la distinction qu’en fait de Saussure. Le psychanalyste me coupa:
“Et du même coup, l’Islam escamote la béance qui, dans d’autres systèmes, sépare initialement
la chose brute des signes du langage propre à l’exprimer. C’est ainsi qu’étant venu le troisième
(après Moïse et le Christ), il se targue de proximité par rapport à l’originel. La langue maternante
lui épargne le meurtre du père. C’est-à-dire la fracture initiale de toute signification.” [Daniel
Sibony dans Les trois monothéismes].

Religion du “libre cours” de l’immédiateté de la globalité

Le débat s’égarait. La querelle du “fichu islamique”, au moment même où nous parlions,


occupait la France. Il y allait, aux yeux de beaucoup, de la laïcité de notre pays, condition
affichée de sa tolérance à l’égard d’un pluralisme religieux et culturel. Élargissons le débat. Ne
pourrait-on pas dire que le statut de la femme et ses signes extérieurs constituent un critère
majeur d’évolution pour une société? Et c’est là-dessus, justement, qu’achoppe, aux yeux de
beaucoup, l’adaptation de l’Islam à la marche générale du monde.

III. DISCORDANCES.

L’Islam pâtit en effet dans l’opinion mondiale d’un discrédit qu’il ne partage ni avec le Japon,
plus redouté que réprouvé, ni avec la Chine, formidable client à ménager, ni avec l’Inde, géant
que son penchant métaphysique fait tenir pour inoffensif. Le Musulman, lui, demeure l’éternel
Sarrasin, rendu plus dangereux encore par une modernité à quoi il n’accèderait que pour le pire.
Ne cumule-t-il pas, tel l’Iraq de Saddam, le sous-dévelopement avec l’aptitude à se doter de la
bombe atomique? Soyons francs. Plus encore que par des stratégies particulières, il impressionne
par cette sorte d’exception qu’il s’arroge et où lui-même cherche un refuge, qui lui “rende tout le
reste par surcroît”. Glorifier Dieu, voire pratiquer les cinq prières, dans un monde de plus en plus
profane; lier le politique au religieux alors que tout milite pour la sécularité; ériger enfin la
mémoire du message initial au cur du présent dans l’accélération générale des situations et des
idées, de telles attitudes résistent à l’intimidation comme aux bonnes manières. C’est donc à ce
grand réfractaire que l’opinion internationale attribuera l’irréductibilité des Palestiniens, malgré
le rôle majeur joué par des Chrétiens dans cette résistance, les menaces de terrorisme à partir de
la Syrie, du Soudan ou de la Libye, les assassinats d’intellectuels en Algérie, etc.

Hélas, le Musulman reste trop souvent pour les Occidentaux l’éternel Sarrasin, réprouvé,
agressif

Essayons de faire calmement le point sur trois accusations principales: une agressivité poussée
parfois jusqu’au terrorisme; une propension à mobiliser le religieux en politique; une certaine
répugnance à se soumettre aux droits de l’homme, dont ceux de la femme sont aujourd’hui le
critère le plus sûr.

Agressif? Lentement, difficilement, la démocratie s’est frayée un chemin en Occident, et de là un


peu partout. Si telle est bien l’évolution réelle ou présumable, reconnaissons qu’elle n’élimine
pas encore les effets régressifs que la constance de l’agression subie, le sentiment de l’injustice
produisent sur le comportement de beaucoup de Musulmans, sans que la dynamique d’ensemble,
voulons-nous croire, en soit compromise pour autant. Mais la marche en avant hésite encore et
s’éparpille. Certains mouvements ou partis brandissent le refus, agitent le recours à la violence
comme seul propre à résoudre les problèmes et à réussir là où échoue la plaidoirie. Ajoutons
l’attrait ou la nécessité de l’action clandestine, l’évidence que seul un certain type de lutte peut
équilibrer les moyens disproportionnés de l’adversaire, et l’on verra surgir le terrorisme, arme
trop tentante pour qui ne dispose ni d’hélicoptères ni de blindés…

Faire allusion à ces noires péripéties, c’est mettre en cause leurs agents tant collectifs
qu’individuels et les motivations dont ils se réclament, plutôt qu’une métaphysique. Ils invoquent
pourtant l’Islam à l’appui de leurs actes. On accordera que le Coran ne prêche pas plus de tels
ravages que l’Evangile n’anticipait les massacres des barons francs au temps des Croisades.
Soulignons donc, au risque de pécher par didactisme, que la racine du mot j.h.d. ne vise que
l’”effort”, la “peine”. Le jihâd majeur, le plus méritoire, est, selon les théologiens, celui que le
croyant porte sur lui-même, contre ses propres passions. Quant au jihâd mineur, il a, selon le
Coran, un contenu avant tout défensif. Il perd toute légitimité pourvu que puisse s’exercer la foi.
C’est manifestement le cas dans l’Europe d’aujourd’hui.

Agressif vraiment? Il se défend comme il peut, dangereusement

La religion dans la politique. Quand, en mars 1924, les Turcs ont aboli le califat, la communauté
musulmane dans le monde (la umma) perdit un cadre institutionnel qui, pour n’être depuis
longtemps et en bien de contrées que nominal, n’en gardait pas moins une valeur symbolique.
L’Etat islamique n’avait plus de clef de voûte, de légitimité ni même de légalité. Sartre eût dit à
l’époque, qu’il était privé de Sur-Moi collectif.

Les analystes du temps colonial n’évaluèrent pas l’événement à sa juste importance. C’est lui
pourtant qui par action ou réaction déclencha la revendication intégriste indienne du Mouvement
de la Khilâfa et, plus près de nous, le réformisme canonique de Rashid Rida en Egypte. Avec le
premier, Gandhi cultiva des liens paradoxaux à nos yeux. Le second anticipait des mouvements
de même inspiration en Tunisie et en Algérie.

L’indivision première et essentielle entre les diverses catégories de l’humain constitue, pour cette
école, une donnée de base. Dîn wa dunyâ, “le bas-monde et l’Au-Delà”: une formule maîtresse
qui annexe l’institution civile au théologal, sans prendre garde que la copule qui unit les deux
termes les distingue. Car il s’agit bien d’indivision, voire de convergence, nous l’avons déjà dit,
mais non de confusion. C’est pourtant de cette interprétation extensive que procède le
mouvement par nous qualifié d’”islamisme”, de “fondamentalisme”, ou d’”intégrisme”. Il
appartenait au penseur pakistanais Mawdûdî (1903-1980), fondateur du parti islamiste Jamâat at
i-Islâmi, d’en systématiser une idéologie, axée moins sur le spirituel que sur le politique. Ses
thèses trouvèrent un relais actif dans l’uvre de Sayyîd Qutb, commentateur intuitif et activiste
tombé en martyr de la cause. Son ouvrage Balises sur la route aura organisé le passage de
l’opposition doctrinale à une violence, qu’un de ses disciples égyptiens, Abdul-Salam Farag
devait porter aujourd’hui jusqu’à promettre l’exécution aux partisans de la laïcité!

L’Islam devient un symbole identitaire, propice aux dérives politiques

L’Iran avait pris entre temps l’intitiative d’une révolution. Le savant ayatollah Khomeiny, exilé
d’un pays dont le Shah avait fait un bastion de l’Occident, et plus précisément de l’Amérique,
prenait le pouvoir (1979) en s’appuyant sur la propagande multiforme des mollah-s [religieux,
clercs] shiites, sorte de mouvement brownien incontrôlable par le pouvoir. La République
islamique inaugura son exercice par un pénible attentat: le blocus d’une Ambassade étrangère, au
mépris de l’usage international.

Que la religion offrît désormais, en Iran d’abord, puis au Soudan et ailleurs, son secours non plus
seulement comme résistance primaire à l’oppression, ainsi qu’elle avait fait à l’époque du Mahdi
soudanais, fondateur, au XIXe, d’un éphémère Etat islamique, calqué sur celui de Médine, ou du
Caucasien Shamil, chef insurgé mis en scène par Tolstoï dans son Hadji Mourad (1903-1904),
par exemple; et pas non plus sous les traits de l’évasion mystique, comme faisaient et font encore
les soufis; ni même sous celle d’un parti marginal comme les Frères Musulmans de Hassan al-
Banna et de ses successeurs en Egypte; mais de cette façon à la fois subversive et doctrinaire,
effervescente et organisée qui fait reculer les politiques occidentales, il y avait là quelque chose
de nouveau.

On s’appuie toujours, à vrai dire, sur l’indispensable base des croyants traditionnels, masse à
peine ébréchée dans ses attitudes profondes par l’évolution du dernier siècle. Sans doute s’était-
elle laissée remuer, dans la génération d’Après-Guerre, par la vague nassérienne, et toucher par
quelques propagandes sociales. L’affaissement des régimes, les revers essuyés, l’amertume que
provoque l’affaire palestinienne, ont mené les Musulmans à chercher un autre recours.

Le recours fut l’Islam. L’Islam non pas cette fois en tant que contestataire de la modernité, tel
que l’avaient compris naguère les mouvements millénaristes et les ordres mystiques, mais
comme alternative à la démocratie, en voie spécifique du progrès.

La cause de la femme. Deux grands pays musulmans, le Pakistan et le Bengladesh, pour ne rien
dire de la Turquie, ont des femmes à leur tête. On ne peut dire pour autant que la condition
féminine se soit généralement améliorée en Islam par rapport au passé...

Parenthèse III.

L’ancien militant destourien qui nous écoutait sursauta. Il nous rappela que, dès la libération de
la Tunisie, Bourguiba avait libéré la femme. Dédaignant les chipotages par quoi d’autres
législateurs, l’égyptien par exemple, avaient apporté quelques retouches à un sort peu enviable, il
s’était attaqué, lui, d’emblée, au vrai problème: la polygamie et la répudiation unilatérale. Cela se
passait à la fin des années 50, dans l’allégresse de l’indépendance.

“Sans doute”, murmura le Tunisien, “faudrait-il maintenant aller plus loin, tant il est vrai que les
discriminations qui pèsent encore sur nos femmes paralysent l’évolution profonde de nos pays.
Je ne compte pas le voile, dont la base coranique est précaire, ni l’enfermement. L’un et l’autre,
jamais en usage chez les Bédouins et partout en recul depuis le début du siècle, font cependant
aujourd’hui, l’intégrisme aidant, un retour offensif.”

– Alors, les vraies discriminations sont ailleurs?

– Non, car le Livre, qui stipule une demi-part pour la femme dans les héritages et la compte pour
une moitié dans les témoignages, glisse aussi, dans 1a même sourate, la “cause” (au sens
juridique du terme) de cette réduction et suggère par là-même la façon d’éliminer ces inégalités.

– A savoir?

– “Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce
dont ils font dépense sur leurs propres biens” (Coran IV, 34). Rêvons du mujtahid [“docteur
capable d’initiative en matière doctrinale”] assez hardi pour considérer que les femmes, à raison
de l’autonomie socio-économique dont les dote de plus en plus la modernité, ne sont plus
“assumées” par les hommes, qui perdent sur elles l’”avantage” en question.

Le cheikh se récria. Je n’osai pas, moi, prendre parti. Le Tunisien se tut et nous convînmes plutôt
de visiter ensemble la Gamâliya, vieil et pittoresque quartier du Caire, théâtre poussiéreux de
plusieurs romans et nouvelles de Nagîb Mahfouz.

Que dit le Coran? La sourate IV, “Les femmes”, dès le premier verset, pose l’être féminin dans
sa dignité de créature égale à l’homme. Mais cette égale, “essence intègre, existence brisée”,
subit aussitôt la condition de l’orphelin. (Coran, IV, 2, 3).

La polygamie est tolérée, malgré une option expresse pour la monogamie. Ce qui n’était que
concession faite aux murs de l’époque fut cependant, par une société encore archaïque, interprété
comme un droit. L’exégèse alla plus loin. Négligeant du Coran lui-même les suggestions,
balayant ses invitations répétées au pardon de l’épouse fautive, elle insista sur les aspects
coercitifs. S’appuyant sur deux ou trois hadîth-s, elle invoqua même, pour lapider la femme
adultère, un verset prétendument oublié dans la recension! On ne peut plus saintement guider le
bras de Dieu...

Quoi qu’il en soit de cet épineux problème d’exégèse (où d’ailleurs une secte, les Kharîjites, se
refuse à suivre la majorité des Croyants), une chose est sûre: l’Islam a frappé et frappe encore
l’observateur du dehors par sa masculinité. Que cela soit dû à la spécificité des sociétés porteuses
plutôt qu’à la Révélation, c’est évident, cet aspect concourt avec d’autres, énumérés au présent
chapitre, pour soulever aux Musulmans une difficulté d’adaptation de plus. Le statut des femmes
en effet, dans le monde moderne, est devenu à juste titre l’un des critères de l’avancement des
sociétés. Des traits discriminatoires tels que l’infériorité des droits de l’épouse en matière
testamentaire et testimoniale; la dissymétrie des pouvoirs entre sexes quant a la répudiation; la
retombée du voile enfin, qui, après trois ou quatre générations de recul, se manifeste à nouveau
dans certains milieux comme exigence identitaire, ont bien de quoi préoccuper.

IV. TIRER L’AVENIR DU SOUVENIR?

La Mustançirîya de Bagdad, où nous déambulions, offrait son cadre somptueux à notre dialogue.
Je l’avais connue, moi, lors de ma première visite en ce pays (1956), véritable champ de ruines.
Ce n’était plus aujourd’hui que surfaces lisses, magnifiques profils, délicieuses ciselures. Mon
admiration laissa percer la critique. “Nos architectes”, dis-je à mes compagnons, “quand ils
restaurent un temple grec, prennent soin de signaler leurs ajouts par des différences perceptibles:
ainsi par l’absence de cannelures sur les tronçons de fûts rapportés. Tandis que cette Madrasa
[école, hostellerie d’étudiants] du XIIIe, la voici ramenée de plain-pied à notre époque”

L’architecte iraquien m’expliqua que “restaurer”, pour eux, c’était rétablir une continuité
existentielle et non pas exhumer un objet d’étude. Et moi je me disais in petto queHeidegger
aurait pu viser l’Islam dans sa célèbre formule: “Présence, c’est à-venir, par décret de
l’Immémorial”

Vitalité, temporalité. L’Islam se veut affirmation de l’Immuable. Des centaines de milliers


d’hommes témoignent simultanément, et si l’on veut, paradoxalement, de sa permanence et de sa
temporalité. Le problème pour lui n’est pas de demeurer, ni de croire en soi, ni même de
participer à un monde du mouvant et du relatif, c’est de faire la jonction entre ceci et cela. C’est
de se construire une problématique à l’échelle de la variation des époques et de la variété des
milieux. Le fait-il? Ou même en conçoit-il la nécessité? Rien de moins sûr. C’est en ce sens que
devrait porter l’effort de ses réformateurs.

J’entends bien que tout aggiornamento, compte tenu du trait de caractère qu’on signalait plus
haut, doit s’autoriser pour lui du passé. De là cette notion d’”authenticité” (açala), que même le
théoricien d’un parti laïc comme le Baath, Michel Aflaq (1910-1989), inscrivit à son programme.
Açâla wa Mu’âçara, “modernité dans l’authenticité”, telle avait été la formule-choc du discours
prononcé par Nasser pour les célébrations du millénaire du Caire (1969). Le penseur marocainM.
Abed al-Jabri entend lui aussi pratiquer une jonction de ce genre entre le renouveau et le
“patrimoine” (turâth). On retrouverait ainsi la ligne d’Averroès.

C’est là une position philosophique très féconde. Mais les solutions de masse ne s’entrevoient
que du côté de la “raison pratique”, celle-là même qu’Averroès reléguait eu deuxième degré de
sa hiérarchie et qu’il appliquait en tant que grand juge. Pourquoi? Parce que de tout temps,
l’Islam a visé la guidance des murs et que dans cette tâche, assignée aux fuqaha [“savants” et
particulièrement “juristes”], il n’a nullement perdu la confiance des foules. Pertinente, à cet
égard, nous paraît la recherche d’un penseur égyptien, Hasan Hanafi, attentive à dégager, par une
critique novatrice de la jurisprudence affleurante au niveau familier des conduites, un
renouvellement qui de proche en proche irait jusqu’aux principes.

L’inacceptable. On pourrait citer d’autres efforts. Ils n’ont pas prévalu, jusqu’à présent sur un
conservatisme que les moyens modernes d’unanimité (presse, télévision) rendraient plus opaque
que jadis. Plus oppressif à coup sûr que la situation qui, dans les premiers siècles de l’Islam,
opposait entre eux les champions des rites et des sectes, celles-ci dépassant en nombre les
soixante-dix. Le foisonnement d’alors, s’il ne revendiquait nullement, bien sûr, les droits de la
libre pensée, n’en témoignait pas moins d’un bouillonnement des esprits, d’un dévouement à la
vérité, d’un pluralisme de fait, que l’on chercherait vainement aujourd’hui.

C’est avec tristesse, en revanche, que l’on observe le renouveau des censures et des inquisitions,
la substitution de l’anathème à l’argument, et de l’assassinat pur et simple à la discussion
d’idées. Ainsi tomba Farag Foda, ainsi Nagib Mahfouz, prix Nobel, subit-il l’objection du
poignard, ainsi meurent tous les jours des intellectuels algériens. Et l’on peut dire qu’avec Ehsan
Tabari (1916-1989), penseur et poète iranien de culture internationale, mort emprisonné, l’Iran
des mollah-s avait inauguré sinistrement ce vertige suicidaire.
Décrire une pareille situation, c’est en faire éclater le caractère inacceptable, sous l’angle même
de la continuité islamique. Il serait peu crédible, pour une procédure qui revendique un
ressourcement dans l’origine, de se soustraire à la connaissance de ses sources. Que cette
connaissance se veuille informée des méthodologies modernes, on ne voit pas comment elle
pourrait escamoter un tel préambule, et s’épargner les libres recherches des intelligentsias.

Autre trait alarmant, le tour xénophobe que prend, en fait, chez certains, la défense de la foi. Rien
de plus étranger à l’Islam! Parmi les Compagnons du Prophète se reconnaissaient un Africain, un
Persan et un Grec, cependant que l’épisode abyssin ouvrait des horizons encore plus vastes. C’est
pourtant en terme d’inégalité politique que furent posés, dès les débuts de la conquête, les
rapports de l’Etat musulman avec les Gens du Livre. Certaines de ces dissymétries se pratiquent
encore, comme en sens inversé dirait-on: par centaines de mille, des Maghrébins, des Turcs, des
Africains musulmans s’établissent maintenant, à titre temporaire ou définitif, dans la cité
occidentale. Que faire?

Parenthèse IV.

Ce cheikh d’origine indienne vit à Paris depuis la séparation de l’Inde et du Pakistan, dont il tient
encore Gandhi pour responsable. Sa silhouette frêle hante bibliothèques et Facultés. Grande est
son érudition, ascétique son régime. Il subsiste, dit-on, d’une poignée de dattes et d’une bouteille
de lait par jour. Quand je lui fais part des réflexions ci-dessus, il s’exclame:

“La solution la plus juste et la plus aisée ne serait-elle pas, pour vos gouvernements, de nous
traiter comme jadis nos califes faisaient les Gens du Livre: en les érigeant en communautés
autogérées selon leur droit interne, au prix d’une allégeance exacte au souverain? Cela vous
épargnerait bien des complications et des confusions, à nous bien des problèmes”.

J’éprouve un certain mal à lui soutenir que notre République se veut unitaire et laïque, et que
c’est là la condition même de sa libéralité à l’égard des différences. Il m’objecte qu’en fait,
aujourd’hui, beaucoup de ces différences se crispent en habitats séparés. Et qu’aux Etats-Unis, en
Angleterre même, les choses vont bien plus loin, jusqu’à la ségrégation.

“Ce n’est là”, lui dis-je, “qu’un corollaire du problème. Ce qui en constitue le fond, ce n’est pas
la différence de quartier, ni de figure, mais le défaut de référence commune. Alors, vivre en
scaphandre, ou souscrire, pour l’essentiel, aux mêmes valeurs?

- Mais quel est l’essentiel?” me demande-t-il en souriant.

Le dilemme posé reste toujours celui du choix déchirant à faire pour les minorités nombreuses
que l’Islam projette en Europe et dans les deux Amériques: ou d’accepter une “vie en
scaphandre”, ou d’inventer des évolutions compatibles au milieu d’accueil.

Tout comme une théologie de la mise à jour du patrimoine, ne manquerait-il pas à l’Islam une
théologie de l’Autre et de l’Ailleurs?
L’espace et l’histoire dans le droit. Si l’on date de la fin du IXe siècle de notre ère la maturité des
grandes écoles juridiques, constitutives de ce qu’on appelle aujourd’hui la sharî’a, la “Loi”, ou
Sunna, le “Système”, on ne peut éluder ces constats:

Il s’était écoulé auparavant plus de deux siècles de développement pour l’Islam: exercice
jurisprudentiel, recherche doctrinale, expérience politique s’étalant finalement de la Transoxiane
à l’Andalousie. De telles péripéties n’auraient-elles pas influé sur le développement de fait du
kérygme initial [du grec kêrugma, proclamation par héraut: annonce de la bonne nouvelle]?

Comment l’histoire ultérieure, jusqu’à nos jours, pourrait-elle être perdue de vue dans
l’interprétation et l’application?

L’aventure de l’homme islamique prend un tour inédit avec les nouvelles vicissitudes de
l’histoire des Arabes, Turcs, Persans et autres. L’Islam se recroise à présent avec d’autres
religions et cultures sur des territoires qui ne peuvent plus ressortir simplement pour lui d’un
Dar al-Harb ou “Espace de guerre”, mais de systèmes riverains ou d’un concert international où
il doit s’intégrer sous peine de graves mécomptes. Cela, joint au renouvellement accéléré des
situations, du cadre de vie, des problèmes, ne peut pas ne pas retentir, jusqu’à un certain niveau,
sur ses positions.

Des solutions nouvelles, dans la projection des principes: tel serait l’ijtihâd de notre temps. On
doit au penseur iranien Shariati, trop tôt disparu, cette remarque d’évidence que la sharî’a dont se
réclament aujourd’hui tant d’activistes les engage non pas au fixisme, mais au contraire à la
dynamique qu’implique l’étymologie du mot. Il évoque en effet la voie, l’accès, le cheminement

Parenthèse V (ou Corollaire).

Le Mujtahid crut pouvoir conclure: “Une direction féconde de recherche constituerait dans une
relecture du patrimoine classique, non plus dans un esprit d’autosatisfaction commun à tous les
académismes, mais plutôt, à l’inverse, pour en déceler les failles, les impasses”

Et moi, je me posais, en l’écoutant, des questions perverses: “Pourquoi des pensées aussi
fécondes que cellesd’Averroès, d’Ibn Khaldoun, ou plus récemment de Shah Waly Allah
Dehlawi (1703-1762) ou d’Iqbal, n’ont-elles pas trouvé de continuateurs? Pourquoi en somme
n’ont-elles pas abouti?

- Vous oubliez le principal, insista le Mujtahid. Pourquoi traditionnaires et commentateurs ont-ils


laissé sans lendemain les invites à la rationalité que prodigue le Coran? Pourquoi les
philosophes, et celui que vous citez en tête, Averroès, ont-ils commenté les Grecs plutôt que le
Coran? C’est un fait, aucun de ces Falâsifa [philosophes arabes hellénisants] ne l’a osé. Jugez de
quel prix serait pour nous un Tafsîr [exégèse coranique] composé par l’un d’entre eux!”

L’avenir: un Islam de progrès qui réconcilie sa vérité propre avec la marche du monde

V. VUE D’ENSEMBLE.
Mais sommes-nous sûrs que l’histoire occidentale soit tellement indemne de ravages, de
déperditions et d’impasses? Gardons-nous, quand nous examinons d’autres civilisations, de
l’eurocentrisme qui désole encore tant de travaux.

En définitive, comment faut-il voir l’Islam?

Beaucoup de ses fidèles s’étaient ralliés aux lumières venues de l’Ouest, les tenant à tort ou à
raison pour affinitaires à leur propre legs. D’ailleurs le cadre de vie ne cessait de se transformer.
Les peuples musulmans sont entraînés avec les autres vers l’uniformité mondiale. Mais une part
profonde de leurs attitudes semble n’avoir dans la transformation que peu varié. Fidélité ou
inertie, résistance au mimétisme ou acculturation inversée, elle aura bravé aussi bien la
sollicitation interne que les pressions de l’extérieur. D’une telle défensive, la vigueur de la
revendication identitaire est à la fois l’arme et le signe.

Dans ce contexte général, l’Islam, en tant que religion, doit affronter ses propres problèmes. Il
n’a pas profité pour les traiter, voire pour les formuler, de la décolonisation qui a suivi la fin des
Empires. Leur traitement eût exigé trop de risques pour les dirigeants politiques et des exégèses
trop inconfortables de la part des ulémas [savants de l’Islam]. Les uns et les autres ont reculé
devant cette tâche, comme avait fait avant eux, pour des raisons différentes, le régime précédent.

Avec le temps et l’accumulation des déceptions politiques, l’Islam apparaît à la plupart des siens
comme un recours contre la conspiration de l’étranger, l’échec des régimes et la méchanceté des
hommes. Ce rôle-là en est venu, aux yeux de beaucoup, à l’emporter sur le rôle spirituel, bien
que subsiste entre l’un et l’autre la synonymie la plus redoutable. On en est venu à proscrire toute
atteinte, même légère, toute action, toute expression, toute critique susceptible de léser le
symbole souverain. De là à condamner la démocratie il n’y a qu’un pas. Certains groupes le
franchissent. Ils font rejaillir sur la communauté musulmane dans son ensemble les imputations
d’intolérance et d’obscurantisme qu’ils sont seuls à encourir.

Aucun Musulman éclairé, aucun ami de l’Islam ne se réjouira de pareils amalgames, injustes
envers une Loi, une culture et une histoire des plus respectables. Il sera pourtant permis
d’observer qu’en cette fin du XXe siècle, cette grande religion ne semble pas avoir trouvé
d’ajustements propres à servir la confiance des masses, ni le dynamisme dont elle peut
légitimement se prévaloir. L’élaboration d’un Islam de progrès est sans doute seule capable de
lui offrir un plus grand commun diviseur entre sa vérité propre et la marche du monde autour
d’elle.

**********

De quelques noms cités


(dans l'ordre où ils apparaissent dans le texte principal)

Hasan al-Turâbi (1922-)


Juriste soudanais formé en France, Hasan al-Turâbi dirige le Front national islamique au pouvoir
au Soudan depuis le coup d'Etat de 1989. Il souhaiterait se voir reconnaître le rôle de mentor
international des forces islamistes et anime la Commission populaire arabo-islamique (CPAI).

Mohamed Iqbal (1876-1938)


Poète et philosophe indien, aujourd'hui pakistanais, de qui la pensée dynamique chercha une
synthèse entre le legs coranique et l'apport de l'Occident. Ses poèmes en urdu, persan et anglais,
ainsi que ses oeuvres philosophiques, sont à l'origine de l'idée du Pakistan (Secrets du non-moi;
Le Glaive de Moïse; Message de l'Orient; Livre de l'éternité). Dans un ouvrage magistral, The
reconstruction of religious thought of Islam (1934), il fonde en synthèse originale avec ses
propres idées les inspirations du rénovateur indien Ahmad Sirr Hindi (1562-1620), de Nietzsche
et de Bergson.

Fârâbi (870-950)
Philosophe originaire du Turkestan occidental, Abû Nasr Muhammad al Fârâbi, vécut à Bagdad
et Alep. Grand spécialiste et commentateur d'Aristote, admirateur de Platon avec qui il tenta
d'accorder sa philosophie, il est l'auteur de: L'accord entre les vues des deux sages, Platon et
Aristote; Livre des principes de la Cité vertueuse; Livre de la constitution politique. Sa
cosmologie met en rapport l'intellect des sages et des prophètes avec l'ordre étagé de l'univers,
lui-même émané d'une source divine. La doctrine d'Al Fârâbi influencera Avicenne et Averroès.

Avicenne (980-1037)
Médecin et philosophe d'origine iranienne, Abû Ali Husayn ibn Abdallah Ibn Sinâ est connu en
Occident sous le nom d'Avicenne. Auteur d'un Canon de la médecine qui fournit longtemps la
base des études médicales en Europe, il écrivit en arabe et en persan des oeuvres philosophiques
et mystiques, parmi lesquelles Kitâb al-Shifâ (le Livre de la Guérison), sur la logique, la
physique et la métaphysique, et Kitâb al-Najât (le Livre du Salut). Sa “Philosophie orientale” ou
illuministe, appelle le moi à l'intuition de Dieu, “l'Intellect Agent”.

Le Vicaire savoyard
Ce texte de Jean-Jacques Rousseau, qui s'intitule in extenso La profession de foi du vicaire
savoyard, fait partie de L'Emile (1762). Un dialogue entre un prêtre et le futur précepteur d'Emile
permet à Rousseau d'exposer le principe d'une religion naturelle dont le “culte essentiel est celui
du cur”. Le Vicaire s'appuie sur l'évidence d'un ordre sensible de l'univers et le sentiment
intérieur pour déduire l'existence d'un dieu créateur éternel, intelligent, bon et juste. Ce texte
fervent eut une influence considérable sur son époque.

Kindî (796-873)
Le philosophe Abû Yûsuf ibn Ishaq al Kindî, réputé comme le plus ancien philosophe arabe,
connaissait les philosophes grecs par leur traduction. Il ne voyait pas d'opposition entre la
philosophie et la révélation prophétique. Il est l'auteur de plusieurs traités qui furent traduits en
latin au Moyen Age (De quinque essentiis; De intellectu; Sur la philosophie première) et de sept
ouvrages sur l'art musical.

'Allâl al-Fâsî (1906- 1974)


Homme politique marocain, 'Allâl al-Fâsî fonda le parti Istiqlâl et joua un rôle important pour
l'indépendance du Maroc. Après cet évènement, il se fit d'abord un supporter critique du
Royaume avant d'entrer dans l'opposition. Poète, essayiste, il s'inscrivait dans la ligne du
réformisme islamique tout en prenant en compte l'originalité culturelle de l'Occident musulman.

Ferdinand de Saussure (1857-1913)


Linguiste suisse, auteur d'une méthodologie nouvelle qui révolutionna la pensée. La langue,
système abstrait, fait social, se distingue de la parole, réalité concrète, mouvante et individuelle.
La signification repose sur un système structuré de différences, et la distinction entre le signifiant
et le signifié annonce la théorie générale du signe que sera la sémiotique. La publication
posthume de Ferdinand de Saussure, son Cours de linguistique générale, exerça une influence
majeure sur les contemporains (Benveniste, Lévi-Strauss, Merleau- Ponty, Lacan). Elle
annonçait le développement présent de plusieurs branches de la linguistique et des sciences
sociales.

Rashid Ridha (mort en 1935)


D'orignine syro-libanaise, il défendit le retour à la pureté originelle de la doctrine islamique. Il
fait partie des réformistes aux yeux desquels l'Islam est tolérant et rationnel, n'est pas hostile au
progrès, accepte les innovations techniques de l'Occident quand il ne les devance pas. Sa revue
“Al-Manâr” joua un grand rôle intellectuel dans l'Entre-deux Guerres.

Martin Heidegger (1889-1976)


Philosophe allemand, recteur de l'université de Fribourg en Brisgau entre 1928 et 1934.
Vivement controversé pour ses compromissions avec le nazisme, Heidegger est l'auteur d'une
oeuvre novatrice, où il s'interroge sur l'être, sur la temporalité et sur le langage (L'Etre et le
Temps, 1927; Kant et le problème de la métaphysique, 1929; Qu'est-ce que la métaphysique,
1929; etc.)

Mohammed Abed al-Jabri


Philosophe marocain contemporain, qui cherche à pratiquer la jonction entre renouveau et
“patrimoine”. Abed al-Jabri est professeur à l'université de Rabat et auteur de Naqd al-aql al-
arabî [Critique de la raison arabe], 1992, et d'une Introduction à la critique de la raison arabe,
1994.

Hasan Hanafi
Penseur égyptien contemporain, auteur de Al-Turâth wu'l-Tajdîd [Patrimoine et Rénovation.]

Alî Shariati (1933-1977)


Théologien shiite, né à Meshed, en Iran. Il reçut une vive impression d'études en France, dont il
tenta de tirer une dynamisation de la doctrine islamique: Al-'awda ila'l-dhât [Retour à l'identité],
traduit de l'arabe en 1981 et Histoire et destinée (Morceaux choisis en français), 1982.

Ibn Khaldoun (1332-1406)


Historien et penseur maghrébin, auteur d'une monumentale Histoire des Berbères dont les
Prolégomènes dessinent une première sociologie de l'histoire. N'ayant pas laissé de disciples, il a
connu la notoriété bien plus tard, sous l'influence, sans doute, de l'orientalisme.

Shah Waly Allah Dehlawi (1703-1762)


Théologien indien, Dehlawi traduisit le Coran en persan. Rénovateur canonique par excellence, il
a laissé une uvre magistrale, Hujjat Allah al-bâligha [L'efficiente plaidoirie de Dieu] et maints
autres traités.

Farag Foda
Journaliste égyptien, auteur d'articles et de brochures d'un ton très libre, assassiné en 1993.

Averroès (1126-1198)
Abû'l-Walîd Muhammad ibn Rushd, appelé Averroès par les Latins, fut un juriste et philosophe
qui fit école en Occident par son Commentaire d'Aristote. Dans son Façl al-Maqâl [Traité
décisif] il distingue des autres voies une voie proprement rationnelle d'accéder à la vérité, ce qui
constituait à l'époque une audace percutante.

Ayatollah Ruhullah Khomeiny (1902-1989)


Théologien iranien, Khomeiny étudia à Qom où, dès 1960, il obtenait le titre d'ayatollah, grade
suprême du “clergé” chiite. Oppositionnel, emprisonné, exilé d'abord à Najaf (Irak) puis réfugié
en France, il rentra en Iran après le départ du Shah. Il a publié notammentVélayat-i Faqih
[Régence pour le savant] où il revendique la prééminence des ulémas (docteurs de l'Islam) dans
la conduite du gouvernement.

Nagîb Mahfouz (1911-)


Romancier égyptien dont l'oeuvre considérable, après avoir commencé par des peintures réalistes
de la vie des vieux quartiers du Caire, a pris un tour de plus en plus novateur, interrogatif et
parfois critique à l'égard de la société. Les dévôts reprochaient à Nagîb Mahfouz d'avoir retracé,
sous une forme inconvenante, la succession des trois monothéismes dans son roman Awlâd
Hârati-nâ, 1954 [Les gars de notre quartier], traduit en français sous le titre Les fils de la
Médina, 1991. Aussi fut-il poignardé. La revue cairote Al-Qâhira consacra à cette affaire un
numéro spécial sous le titre “La plume et le couteau”, novembre 1994. Nagîb Mahfouz a reçu le
prix Nobel de littérature en 1991.

[Source : http://www.archipress.org/batin/berquead1.htm]

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Sur quelques notions évoquées dans le texte

Opposition de la grâce et de la nature dans le christianisme


La grâce, aide surnaturelle qui rend l’homme capable d’accomplir la volonté de Dieu et de
parvenir au salut, tranche sur le comportement naturel de l’homme. La théologie cherche à
montrer le rapport entre la grâce, comprise comme une substance spirituelle, une force divine
infusée à la nature humaine par les sacrements, d’une part, et la nature de l’homme, sa liberté et
son pouvoir de décision, d’autre part. Après des siècles de divisions sur ce thème difficile,
l’oecuménisme aurait permis de réaliser là-dessus un certain consensus.

Débat de la prédestination
La prédestination est la doctrine théologique selon laquelle Dieu choisit lui-même de sauver
l’homme. C’est aussi l’intention qui aurait animé Dieu quand il a, de toute éternité, déterminé le
destin de l’humanité et l’avenir du monde. Le Coran mentionne à plusieurs reprises le “décret
divin” par lequel toutes choses ont été créées et décidées. Leibniz disait à ce propos : “Tout est
déterminé sans doute, mais comme nous ne savons pas comment il l’est ni ce qui est prévu et
résolu, nous devons faire notre devoir, suivant la raison que Dieu nous a donnée et suivant les
règles qu’il nous a prescrites.” En Islam, l’apparente contradiction entre la liberté de l’homme et
la prédestination de ses actions a fait l’objet d’abondantes controverses où s’affrontaient
qadariyya (partisans du libre arbitre) et jabariyya (partisants du “c’est écrit” ou maktoub).
L’orthodoxie sunnite recherchait entre ces deux tendances opposées un juste milieu.

Scolastique
La scolastique, régime de pensée et d’enseignement en honneur au Moyen Age à partir du XIIIe
siècle, principalement en théologie, se caractérisait par la lectio, commentaires destinés à faire
comprendre des oeuvres de nature religieuse, philosophique ou scientifique, la quaestio,
questions posées par le maître afin de résoudre des problèmes de théologie ou de philosophie
selon un schéma rigoureux, et la disputatio, débat public entre maître et élèves. Cette méthode
permit le développement des arts du langage, en particulier de la grammaire et de la dialectique.
Parmi les scolastiques célèbres on peut citer :

Pierre Abélard (1079-1142) qui enseigna la théologie scolastique et la logique. Chanoine de


Notre-Dame de Paris, il fut aimé d’Héloïse et l’épousa en secret. En butte à de vives oppositions
doctrinales, auxquelles s’ajoutent les rancoeurs de l’oncle d’Héloïse, le chanoine Fulbert qui le
fait émasculer, Abélard subit une nouvelle condamnation provoquée par Saint-Bernard. Il fonde
le couvent de Paraclet et meurt à Cluny.

Ramon Llull (1235-1315), théologien, poète et alchimiste catalan. Sa vie et son oeuvre furent
dominés par la volonté de répandre le christianisme : il s’opposa aux doctrines d’Averroès,
s’attacha à enseigner l’arabe et l’hébreu dans les universités, et entreprit de nombreux voyages
pour convertir les musulmans d’Afrique du Nord où il passe pour être mort, probablement lapidé.
Ramon Llull donna au catalan son prestige littéraire.

Jihâd
Etymologiquement, jihâd signifie effort tendu vers un but déterminé, par exemple effort sur soi-
même en vue d’un perfectionnement. La racine du mot j.h.d. ne vise que “l’effort”, la “peine”.
D’après la doctrine classique générale et dans la tradition historique, le jihâd consiste en l’action
armée en vue de la défense de l’Islam, et, éventuellement, de son expression. En principe, le
jihâd est la seule forme de guerre concevable en Islam. A cette racine se rattache aussi, au
réfléchi, le terme canonique d’ijtihâd, “initiative” en matière doctrinale ou jurisprudentielle.
Selon l’adage, “la porte de l’ijtihâd s’est fermée” depuis le IVe siècle de l’Hégire, c’est à dire à
peu près depuis notre Xe siècle, faisant place au traditionalisme et au conformisme (taqlîd).

Califat
Terme dérivé de celui de calife, souverain musulman et successeur de Muhammad. Par
extension, le califat est le territoire soumis au calife, la durée de son règne ou de sa dynastie.
L’institution califienne naquit au lendemain de la mort du Prophète, quand le nouveau chef de la
communauté, Abû Bakr, devint khalîfat rasûl Allâh, remplaçant ou “successeur” du Prophète. En
mars 1924, les Turcs ont aboli le califat et la umma perdit son cadre institutionnel. La déchéance
du califat provoqua en Egypte la thèse audacieuse du cheikh Alî Abd al-Râzîq sur L’Islam et les
sources du pouvoir (1926), tentative de laïciser le droit constitutionnel qui souleva un énorme
scandale et resta malheureusement sans lendemain.

Soufis
Mystiques de l’Islam. Mot d’origine arabe, le soufisme (terme dérivé de çoufi , mot qu’on met en
rapport avec çouf, “laine”, allusion au vêtement grossier que revêtaient les ermites) sert
communément à désigner la mystique islamique. Il recouvre une multitude de courants, souvent
divergents dans leur pratique et leur doctrine. Le soufisme est reconnu en Islam comme une
démarche religieuse à part entière, même s’il suscite souvent des réactions de rejet de la part de
l’orthodoxie sunnite.

L’épisode abyssin de la vie du Prophète


Quelques années avant l’Hégire (émigration massive des premiers Musulmans vers Médine), la
persécution devint si redoutable que Mahomet envoya un groupe de ses partisans chercher refuge
en Abyssinie. Le souverain chrétien de ce pays leur fit bon accueil ; la tradition rapporte qu’il fut
ému aux larmes en entendant ces Arabes affirmer la plus profonde vénération pour Jésus et la
Sainte-Vierge.

La tradition historique de respect des autres religions


La notion de l’Islam répandu par l’épée (du moins pour les premiers temps de l’expansion arabe)
est abandonnée depuis que l’étude critique des sources a montré que les Arabes vainqueurs ne
laissèrent jamais aux vaincus l’alternative de se convertir ou d’être exterminés. Ils contraignaient
simplement les Gens du Livre (les Juifs et les Chrétiens) au paiement d’une capitation et à
l’allégeance au souverain, moyennant quoi ils garderaient le droit de s’administrer. C’est le statut
de dhimî :

Ne controversez avec les Gens du Livre que de la plus belle sorte, sauf avec ceux qui auraient
fait preuve d’iniquité.
Dites, par exemple : “Nous croyons à la descente sur nous opérée, à la descente sur vous
opérée. Notre Dieu ne fait qu’un avec le vôtre. A lui nous nous soumettons.”
Coran, XXIX, 46 (Trad. J.Berque).

Les Arabes victorieux eurent tôt fait d’assimiler les Zoroastriens de Perse aux Gens du Livre.
Seuls les païens idolâtres, auxquels les Musulmans eurent rarement affaire au début, subirent des
traitements plus durs. La préoccupation majeure des conquérants ne semble nulle part avoir été la
conversion directe des vaincus, mais l’établissement de leur propre hégémonie et l’organisation
du paiement du tribut qui en était la conséquence immédiate. L’histoire raconte que le calife
Omar ne voulut entrer à Jérusalem qu’avec un petit nombre de ses compagnons. Il demanda au
patriarche Sophronius de l’accompagner dans tous les lieux consacrés à la tradition religieuse et
déclara ensuite aux habitants qu’ils étaient en sûreté, que leurs biens et leur églises seraient
respectés, et que les Musulmans ne pourraient faire leurs prières dans les églises chrétiennes. La
conduite d’Amrou en Egypte ne fut pas moins bienveillante. Il proposa aux habitants une liberté
religieuse complète, une justice impartiale pour tous, l’inviolabilité des propriétés et le
remplacement des impôts excessifs des empereurs grecs par un tribut annuel.
Inverbation
Le Coran est considéré par les Musulmans comme le livre saint par excellence. C’est la parole de
Dieu devenue livre (inverbation). La théologie musulmane a d’abord débattu d’un propos
crucial : le Coran est-il créé ou incréé ? La majorité des savants considère qu’un livre qui est la
parole de Dieu ne peut pas avoir été créé puisque la parole de Dieu a toujours existé. Le Coran
serait donc incréé et éternel : telle est la position de la doctrine classique.

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Quelques termes

Etiologie
D’étude des causes des maladies, l’étiologie devient aussi synonyme de recherche des causes
objectives d’un rite ou d’une coutume.

Eschatologie
Ce qui a trait aux théories et récits de la fin du monde et de l’homme, ainsi qu’à la résurrection et
au jugement dernier.

Mosaïsme
Ensemble des doctrines et institutions religieuses que les Juifs reçurent de Moïse. Synonyme de
Judaïsme.

Transoxiane
Nom donné à une région d’Asie s’étendant au sud-est de la mer d’Aral vers les contreforts de
l’Hindou-Kouch, comprenant les villes de Samarcande et de Boukhara.

Sources : Jacques Berque ; Découverte de l’Islam, par Roger du Pasquier, Paris, Seuil, 1984 ;
Encyclopédie de l’Islam ; L’Islam, par Anne-Marie Delcambre, Paris, La Découverte, 1991 ;
Dictionnaire encyclopédique de l’Islam, par Cyril Glassé, Paris, Bordas, 1991.

[http://haldun.over-blog.org/article-26159817.html ;
http://www.nawaat.org/portail/2005/01/30/quel-islam/ ;
http://www.archipress.org/batin/berque.htm ; http://www.oumma.com/article.php3?
id_article=1638]

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Réda Benkirane, « Jacques Berque. Une sociologie vaste et profonde »


Publié comme Postface au livre Quel Islam? de Jacques Berque, aux Éditions Actes Sud,
collection Sindbad, 2003.

«  L’ampleur de l’embrassement, la multiplicité des angles de vue pouvaient seules à mes yeux
fonder l’étude d’une société. Or comment sur tant d’objets garder un ton uni, déverser la même
compétence ?  »
Jacques Berque, Mémoire des deux rives.1
Dans un article paru dans la revue suisse Le Temps stratégique une semaine avant sa mort
survenue le 27 juin 1995, Jacques Berque explorait, en un texte magistral, une question
immense : Quel islam  ?

Il nous a paru important à double titre de rappeler ce dernier écrit de Berque ; tout d’abord, par
son ampleur et sa profondeur, ce texte tisse des ramifications qui portent loin le regard, signalant
les dimensions enchevêtrées (culturelle, politique, sociale, etc.) de la question posée. Par ailleurs,
à lui seul, ce texte pourrait résumer l’ensemble d’une œuvre culminante avec un essai de
traduction du Coran2. D’une certaine manière, on peut percevoir ce court texte-synthèse,
accessible à un large public, comme une sorte de testament intellectuel où Jacques Berque a
exprimé ses dernières pensées, dans le contexte d’une décennie belliqueuse et destructive pour
tout le bassin méditerranéen.

A celui qui ignore le monde de l’Islam ou qui persiste encore à le penser mal (c’est-à-dire à le
percevoir/représenter, au Nord comme au Sud, de façon unidimensionnelle) ce texte de Berque
est aussi en soi une voie d’approche. L’auteur de L’Orient second a une manière toute
particulière d’élever le niveau de connaissance de son lecteur. Son style, toujours, mobilise les
facultés d’intelligence et de sensibilité ; il y réussit à tel point que le lecteur finit lui-même par
identifier (et se démarquer) des généralisations — et des spécialisations — abusives auxquelles
nous ont habitués les médias ainsi que — il faut ici le déplorer — certains chercheurs de l’islam
politique.

Car il y a eu une tendance fâcheuse, cette dernière décennie, à représenter le monde arabo-
musulman uniquement sous le prisme politique. Ce danger d’un « tout politique » est également
un péril endogène qui a fait le malheur de l’arabisme et aujourd’hui de l’islamisme.

A force de réduire l’Islam à l’islam politique, les analystes, autant que les praticiens de la
mouvance dite islamiste, ont pavé la voie à l’incompréhension réciproque. Beaucoup
d’observateurs estiment qu’une frange de politologues, à force de focaliser uniquement sur une
frange de l’islam politique, a fini par la nourrir pour aboutir à cette confusion tenace entre Islam
et islamisme. Ceci a été relayé par les médias et l’édition à grands tirages et aux titres
simplificateurs. Des deux côtés de la Méditerranée, on s’est activé à entretenir cette confusion,
en optant pour les mises en équation sommaires. Il n’y a pas eu de progrès dans la connaissance
si ce n’est une production significative de l’air du temps, un matériel relevant plus de la scène du
renseignement ou d’un journalisme de bonne facture que de la recherche scientifique à
proprement parler. Les exemples de cette focalisation dangereuse sont très nombreux et il n’y a
pas place ici pour les détailler3.

L’hypothèse centrale de Berque postulait que les Arabes se dirigeaient au XXe siècle « du sacral
à l’historique », hypothèse qu’il faudrait réexaminer sous l’éclairage de son œuvre ultime et
majeure, la traduction du Coran. Or de la démarche islamiste, Berque nous dit qu’elle ne lui aura
servi à rien dans ce travail, car il n’y a pas trouvé de production pertinente sur les études
coraniques. La désacralisation est donc une donnée historique incontestable et l’islamisme (ou
islam politique) n’en est que la manifestation la plus récente.
« La connaissance orientale que je m’efforçais de ranimer, je ne lui voulais rien de commun,
pour le meilleur et pour le pire, avec l’exposé de Sciences Po ou l’enquête journalistique. Je la
voulais fondamentale » précise encore Berque dans ses Mémoires des deux rives4. C’est
justement à une connaissance à la fois dynamique et fondamentale — rétrospective, introspective
et prospective — qu’appelle de façon urgente le monde du XXIe siècle. En ce sens, le dernier
texte de Berque en appelle à une créativité qui fait défaut autant au nord qu’au sud de la
Méditerranée : au lieu donc de politiser le civilisationnel, mieux vaudrait civiliser le politique, tel
est en substance le message que nous a adressé Jacques Berque juste avant de nous quitter,
manière selon lui de refonder le système mondial sur des bases sûres à partir d’intangibles
principes universels. Il semble à cet égard que nous n’ayons tiré aucune leçon de la guerre du
Golfe — première version démonstrative de la guerre de l’information — dont nous récoltons
depuis une décennie les fruits empoisonnés et dont d’une certaine manière nous observons
actuellement le prolongement sur de nouveaux fronts.

Hélas, la conception géopolitique des religions et des cultures (sans parler de leur
marchandisation), qui a concouru à la fortune récente d’une théorie en sciences politiques5, a fait
de celles-ci des sources de conflit alors qu’elles sont d’abord des matrices, sources
d’inépuisables richesses pour une société du savoir — amenée demain à se propager — basée sur
un mode de production radicalement nouveau, celui de l’abondance et de l’échange du bien
immatériel.

Du point de vue des sciences sociales, la sociologie de Berque fut, à n’en pas douter, en avance
sur son temps. Il semble en effet que l’ère du savoir hyperspécialisé qui a régné à l’Université
depuis une trentaine d’années touche à sa fin. La multidisciplinarité, la transdisciplinarité et,
mieux encore, le remembrement de disciplines scientifiques jusque-là séparées au sein des
facultés universitaires sont devenus un impératif incontournable pour le développement des
sciences de la matière, du calcul et du vivant. Il n’y a pas d’autre voie pour aborder la complexité
du monde, irréductible à la vision déterministe et mécaniste, vestige de sciences « dures » d’un
autre âge. L’astrophysicien qui s’attache à l’étude de la formation de l’univers, des galaxies et
des étoiles, travaille aujourd’hui main dans la main avec le physicien des particules qui observe
le comportement étrange des particules subatomiques. L’infiniment grand et l’infiniment petit
convergent inévitablement lorsqu’il faut considérer les origines de l’univers. A l’échelle de
l’humanité, où les religions et les civilisations sont des résumés d’univers, pareilles dynamiques
d’émergence sont à l’œuvre ; le phénomène le plus significatif auquel on assiste actuellement est
l’interférence — souvent constructive — entre le local et le global. Or de l’aveu même des
physiciens, des mathématiciens, des biologistes, il n’y a pas plus irréductible/imprévisible que le
comportement d’une société, il n’y a pas d’objet plus complexe au sein de l’univers que le
cerveau de l’homme... Il semble donc que les sciences sociales dites « douces » soient
condamnées à se délester de l’ancien paradigme, réductionniste, à l’origine de la spécialisation et
de la technicité croissantes du savoir. Que l’on soit bien compris : ce n’est pas la fin de la
spécialité dont il s’agit, mais celle-ci requiert dorénavant des aptitudes à pouvoir relier des
savoirs d’autres disciplines, d’analyser en «  zoomant » du macro- au microscopique, de
« contextualiser  » pour décrire avec rigueur autant le tout que la partie.

On le voit bien, l’argument de la multidisciplinarité, manifeste tant défendu par Berque, inscrit
dans chacun de ses livres et de ses terrains sociologiques, fut donc prémonitoire.
« L’Islam est une réalité qui défie l’analyse » avait écrit le philosophe pakistanais Mohamed
Iqbal. Pour contourner l’immense difficulté, Jacques Berque ne trouva pas mieux que de
développer une sociologie vaste et profonde. Mais attention : une théorie d’emblée vaste ne peut
jamais s’approfondir, seule l’inverse est si l’on peut dire possible. Il faut descendre profond, au
niveau des fondations, puis tenter la tâche titanesque d’élargir jusqu’à ce que la lumière
parvienne et qu’elle éclaire le champ de recherche, ses milles et une vérités, toutes provisoires
comme la lumière d’ailleurs. Ce que Berque proposa toute sa vie, jusqu’à ses ultimes
explications que nous reproduisons dans ce qui suit, c’est une tentative de prise totale du réel,
pour rendre compte non pas d’une dimension unique (politique, religieuse, économique, sociale,
…), ou d’une séquence particulière (l’ère des indépendances) mais pour formuler une sorte de
« théorie du tout ». La méthode de Berque est une singularité  ; signalée à la fois dans un vécu
qui parcourt l’occident et l’orient du monde arabe, remontant des dialectes arabes à la langue
classique en passant par l’arabe médian et sans compter des essais de grammaire comparée, elle a
généré dans le texte les divers facettes et enjeux de l’arabité et de l’islamité. Ajoutons à cela
qu’une raison poétique anime l’œuvre de Berque, celle-ci rend le monde qu’il décrit proche,
coloré, incarné. L’homme a travaillé sa langue d’expression, le français, tout en instruisant sur la
langue du dâd (l’arabe), support indépassable du troisième monothéisme. Le croisement est
réussi, mieux encore, il y a de la beauté en cette « histoire sociale de l’Islam contemporain ».

Une autre question qu’il faudrait encore relever concerne les rapports de Jacques Berque avec
l’orientalisme et sa longue expérience de fonctionnaire de l’administration coloniale. Le
sociologue a rencontré l’orientalisme mais il était déjà porteur d’une arabité héritée par la terre
natale, l’Algérie qui colle à la peau. « Autant qu’il était en moi, j’avais travaillé dans le sens de
l’histoire maghrébine, et cela du sein même de l’administration coloniale. »6 Et c’est précisément
cela qu’il faut retenir ; le sens de la trajectoire, impeccablement alignée sur la flèche du temps
physique, qui déprogramme — il n’y a pas d’autre mot — le projet orientaliste. Si donc Berque
fut en quelque sorte « le dernier orientaliste  », il ne le fut certainement pas sur un mode
nostalgique7 mais plutôt comme l’annonciateur de l’aube des « premiers occidentalistes », ces
décrypteurs des sociétés consuméristes qui, dans un paysage évolutif des plus dynamiques,
basculent dans le multiculturel et la multidisciplinarité, dans la mondialisation et la géopolitique
du mélange. Nous sommes à cet instant précis de l’histoire. Enfin, il n’y a plus brisure de
symétrie et c’est là une bonne nouvelle. C’était aussi inscrit dans l’œuvre de Berque. Pour
mémoire.

C’est à une sociologie vaste et profonde, à la mesure de l’étendue des deux rives de la
Méditerranée, de sa profondeur historique, de l’épaisseur culturelle de ses sédiments, que nous
invite Jacques Berque, cet autre grand frère de la «  pensée méridionale ».

1
Communication écrite pour le Colloque international sur l’anthropologie du Maghreb : les
apports de Gellner, Berque, Geertz et Bourdieu, Institut d’études politiques, université de Lyon-
II, 20 et 21 septembre 2001.
Réda Benkirane est sociologue, auteur de Le désarroi identitaire. Jeunesse, islamité et arabité
contemporaines (Cerf, Paris, 2004) et La Complexité, vertiges et promesses. Dix-huit histoires
de sciences (Le Pommier, Paris, 2002).
Jacques Berque, Mémoires des deux rives. Paris, Seuil, 1989, p. 263.
2
De cette traduction et de l’essai de commentaire qui l’accompagne, Berque dira des paroles qui
en disent long sur sa démarche dans la connaissance de l’Autre : « elle semble excentrée de ma
personne par une dictée supérieure. C’est ainsi que les musulmans la sentent. Or je fais miennes
leurs attitudes quand j’étudie leur Livre, tout en gardant la distance propre à m’identifier. « Je me
mets dans leur tunique », ataqammaçu, dirait l’arabe, en restant moi-même. Comment est-ce
possible ? Sympathie ? empathy ? Max Weber a démêlé ces ambiguïtés. Moi, ce que je constate,
c’est que cette fusion passagère fortifie en moi tout ensemble l’identique et le différent. »
Mémoires des deux rives. Op. cité, p. 270.
3
Pensons à tous ceux – sans les nommer et à l’exception notable de leur aîné Bruno Etienne –
qui, depuis un peu plus d’une dizaine d’années, nous annoncent régulièrement le « réveil », le
« déclin », le « retour » de l’islamisme, ou alors son fait social total, son caractère foncièrement
authentique ou alternatif. Il serait intéressant de faire un travail de classification de tous les «
spécialistes de l’islam » de la dernière génération, d’en faire un terrain d’étude pour un
politologue, manière de refléter le reflet du miroir…
4
Op. cité, p. 180.
5
Peu de politologues sans doute le savent, mais la théorie de « la guerre des civilisations » n’est
pas issue des sciences politiques et l’américain Samuel Huntington n’en est pas l’auteur
véritable. En août 1991, l’économiste marocain Mahdi Elmandjra (ancien membre du Club de
Rome et de Futuribles international) écrivait, dans son ouvrage en arabe intitulé Première guerre
civilisationnelle : « la guerre du Golfe n’est que le premier épisode d’un conflit Nord-Sud
dominé dorénavant par des considérations d’ordre essentiellement culturel ». Elmandjra
stigmatisait également dans son ouvrage le risque de « guerres civilisationnelles » ainsi que « les
trois grandes peurs de l’Occident », à savoir « la peur de la démographie », « la peur de l’Islam »
et « la peur de l’Asie ». On retrouve étrangement ces trois « menaces » dans l’article de Samuel
Huntington, The Clash of civilizations, publié en été 1993 par la revue Foreign Affairs, soit deux
ans après la publication du livre d’Elmandjra ! Dans le livre qu’il fera paraître en 1996,
Huntington citera allusivement Elmandjra. Même s’il n’est pas l’inventeur de cette théorie et si
l’on en juge par le nombre impressionnant de références que l’on trouve en sciences politiques
sur cette fameuse guerre des civilisations, il faut reconnaître au politologue américain un art
consommé du marketing.

Cf. Mahdi Elmandjra, La Crise du Golfe, prélude à l’affrontement Nord-Sud, in Futuribles, Paris,
octobre 1990.
Mahdi Elmandjra, Première guerre civilisationnelle, Casablanca, Toubkal, 1992. Samuel P.
Huntington, The clash of civilizations and the remaking of world order, New York, Simon &
Schuster, 1996.
6
Op. cité, p. 196.
7
« L’orientalisme, je l’avais d’abord agressé, malgré beaucoup de respect pour tel ou tel de ses
derniers grands hérauts. Contre lui je m’étais ostensiblement réclamé des sciences sociales ».
Op. cité, p. 244.

[http://www.oumma.com/article.php3?id_article=1623]

**********

Réda Benkirane, « Jacques Berque, les ultimes explications »


Publié dans Le Temps stratégique, no. 66, Genève, octobre 1995

Dans son numéro 64 (de juin 1995), “Le Temps stratégique” a publié un essai de Jacques Berque
consacré au troisième grand courant spirituel de l’Humanité : “Quel Islam ?”. Ce texte était le
dernier écrit de Jacques Berque, qui s’est éteint le 27 juin 1995. En avril dernier, la chaîne
thématique franco-allemande ARTE a consacré à Jacques Berque une émission entière, où cet
éminent spécialiste du monde arabo-musulman s’est exprimé de manière très pointue sur les
grands dossiers de l’actualité. Il nous a paru intéressant de nous en faire ici l’écho.

Observateur depuis plusieurs décennies d’un terrain qui va de l’Euphrate à l’Atlas (titre de l’un
de ses livres), Jacques Berque voit dans l’actualité troublée de l’aire islamique l’”émergence de
situations à l’oeuvre depuis longtemps” et qui appellent à des “solutions à long terme”. C’est
donc par le biais de l’Histoire qu’il cherche à éclairer ces “phénomènes profonds”.

L’Islam trop proche

De manière générale, l’Islam, dit-il, “est toujours un grand méconnu, toujours en discordance
avec ce qui l’entoure”. Il reste le “le frère rejeté, et qui se sent tel”. Contrairement à ce qui
paraîtrait de prime abord, le malentendu entre Occident et Islam viendrait non pas d’un
éloignement des cultures mais de ce que ce dernier “est trop proche peut-être, géographiquement,
historiquement et même essentiellement, car les deux civilisations, gréco-romaine d’un côté, et
islamique de l’autre, ont pratiqué au cours de leur histoire beaucoup d’échanges”. L’Islam
souffre “du trop de proximité, et peut-être même du trop de fraternité avec la civilisation
méditerranéenne”.

N’ayant pas connu l’équivalent de la Renaissance et de la Révolution, “géopolitiquement, l’Islam


est acculé à un rattrapage, et il se situe jusqu’à présent dans des formes de rattrapage plus ou
moins réussies”.

“La démarche islamiste théoriquement plaidable”

Approfondissant la question du retard par rapport à l’expansion “en impérialismes” de l’Occident


industriel, Jacques Berque précise que l’enjeu, à l’aube des années 2000, n’est pas celui du rejet
de la modernité. Le problème est posé différemment par les nouvelles générations : “ceux qu’on
appelle aujourd’hui islamistes ne sont pas comme les vieux croyants de la génération précédente
qui étaient anti-progrès (opposés par exemple à la diffusion du Coran sur les ondes). Les
islamistes sont au contraire pour le progrès technique, la Révolution Industrielle, l’informatique
et tout le reste... Seulement ils ne veulent pas que leur collectivité acquière ce progrès matériel en
passant par le même chemin que l’Occident : celui de la démocratie, de la critique et des
Lumières. Ils veulent un chemin qui leur soit propre et qu’ils situent, eux, dans les perspectives
d’une morale religieuse”.

L’historien suggère d’essayer de comprendre cette position, en avançant les faits qui militent
pour une divergence avec la voie occidentale, dont le progrès matériel et technologique s’est
accompagné de “laxisme, d’amoralisme, de cynisme et de massacres”. Les scénarios futurs de
l’humanité ne sont pas forcément inscrits dans ce que l’Occident est aujourd’hui. C’est pourquoi
la démarche islamiste “est théoriquement plaidable”.

“Mais pas jouable pour l’heure”

Berque estime pourtant que, pour l’heure, le projet islamiste “n’est malheureusement pas
jouable” : “La position [islamiste] serait crédible si elle s’assortissait d’une renaissance
spirituelle. Or cela n’est pas le cas.[Si cela l’était,] je serais bien placé pour le savoir, car je
verrais se multiplier les études originales sur le Coran et le Hadith [ensemble des paroles
prophétiques], qui me seraient utiles à moi, traducteur du Coran.” Aucune revivification de ces
sciences religieuses n’a lieu actuellement dans la zone islamique. Il y a simplement “un transport
de la religion dans la politique”. Cette “procédure” a existé dans le christianisme, mais “a
toujours échoué”.

“Nous voudrions croire qu’il existe d’autres voies que la voie occidentale que la voie
technologique, poursuit le vieil orientaliste. Pour l’instant ce n’est pas ce qu’ont joué ces
peuples”.

La “faute algérienne” de la France

Évoquant l’Algérie, sa terre natale, où tous ces enjeux se posent de façon tragique, Berque
observe que “de tous les pays arabes, il est celui qui n’a pas résolu sa question culturelle, ni sa
question linguistique”. Pour Berque la responsabilité historique n’en incombe pas uniquement à
ses dirigeants politiques, même s’il les invite à entreprendre une “vigoureuse autocritique”.
“L’erreur, dit-il, vient de plus haut : c’est parce que la France, en 130 ans, n’a pas voulu ni su
éduquer les Algériens, qu’une grande part des populations algériennes en sont restées à un
certain stade, qui les a rendues sensibles à certaines propagandes”.

Pour sortir de la guerre actuelle, qui oppose le régime militaire algérien aux groupes islamistes
armés, Berque prône le dialogue : “Le problème n’est pas de savoir si le FIS est démocrate, c’est
de savoir si on peut dialoguer avec un autre que lui. (...) Il vaut mieux s’orienter vers une
conciliation, une inter-compréhension plutôt que vers le massacre réciproque”.

Les conséquences désastreuses de la guerre du Golfe

Berque attribue une bonne part des désordres actuels, l’éclatement du monde arabe notamment,
aux effets secondaires de la guerre du Golfe. “J’aurais apprécié de la part des Américains, qui ont
été très lents à se mobiliser contre le véritable Hitler, de ne pas faire tant d’histoires pour l’Hitler
métaphorique [Saddam Hussein] qui leur a donné l’illusion d’une puissance quasi divine, (...)
plus facile à exercer dans les plaines de Mésopotamie que sur les montagnes de Serbie, où
avaient été mises en déroute deux ou trois divisions de SS pendant la dernière Guerre mondiale”.

Berque regrette amèrement la position que les Français ont perdue en rejoignant “une coalition
contre l’Irak plus nombreuse que contre Hitler”. La France était jusqu’alors pour “une grande
puissance, qui comptait comme médiatrice en Méditerranée, et s’installait sur les rivages de la
Mer Rouge, du Golfe et de l’Irak, où elle avait entièrement supplanté les Britanniques. A ce jour,
les Arabes n’ont donc pas compris que la France ait accepté de jouer la supplétive des
Américains dans une affaire où elle avait tout à perdre... Ou alors c’est qu’elle éprouvait une
sorte de haine désintéressée pour l’Islam et les Arabes.”

Plaidoyer pour un Islam “gallican”

Pour Jacques Berque, la France pourrait être un foyer de dialogue entre cultures. Il souhaite qu’y
soient établis des instituts islamiques spécialisés qui participeraient à la création d’un Islam de
France, d’un Islam “gallican”. La France pourrait être le laboratoire où s’élaborerait “un Islam de
progrès, au fait des problèmes d’une société moderne (...) Figurez-vous le retentissement que
cela aurait sur le reste de la zone islamique. Un Islam de progrès est le seul adversaire capable de
faire reculer l’islamisme !”

L’auteur de L’Islam au défi et d’Andalousies rattache cette esquisse de “solutions à long terme”
à une solidarité méditerranéenne, déjà effective entre les deux rives, qu’il s’agit de mieux
outiller, et dont il regrette qu’elle n’intéresse guère l’Europe de Maastricht . “Plus cette Europe
progresse, entre guillemets, plus elle devient nordique et anglophone.” Le projet méditerranéen,
estime Berque, devrait se faire d’abord “entre les trois nations latines et le Maghreb” mais il
s’agirait, dans un second temps, de “ne pas écarter la Turquie, l’Égypte et la Syrie”.

[http://science-islam.net/article.php3?id_article=784&lang=fr]

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