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UNE REALITE MULTIFORM Liislam est aujourd'hui la deuxigme religion en France aprés le catholicisme. La population musul- mane en France, majoritairement d'origine étrangére, vest enracinée du fait de I'acquisition de la nationa- lité frangaise par les immigrés ou leurs enfants, sans oublier ceux des Algériens qui n'ont jamais cessé @étre Frangais. Une greffe effectuée en un temps aussi bref ne peut se faire sans tensions ni ajuste- ments, Mais, dans les difficultés de ce qu'on appelle Vintégration, il convient de faire la part de ce qui reléve de la culture d'origine, de l'exclusion sociale engendrée par la crise économique dans la société d'accueil et du facteur religieux. Or, on a souvent ten- dance 2 attribuer a l'islam en tant que tel I'essentiel des problémes de l'intégration, Prenons d’abord la question de la culture d’ori- gine. Si islam a profondément marqué cette culture, celle-ci est d’abord constituée par une langue, des coutumes, des traditions liges au terroir natal et reste tr@s Gloignée de ’islam normatif des docteurs de la Joi. Elle tend de toute fagon a régresser, voire & di paraitre, parmi la deuxiéme génération. Elle n'est nul- lement un é lément unificateur des musulmans v GENEALOGIE DE LISLAMISME en Europe, qu'elle sépare et divise selon les langues les groupes ethniques et les pays d'origine. Lorsque des musulmans traditionalistes font retour & la pra-~ tique religieuse, ce sont en général autour de mos- quées regroupant des gens originaires de la méme région ou du méme pays. Lorsque ces populations restées liges au pays d'origine, comme les Tures, se politisent, c'est par rapport aux enjeux et aux groupes politiques de leur pays dorigine. On ne voit pas najtre de mouvements islamistes dépassant les cli- vages ethniques ou nationaux parmi les populations ‘qui restent liées au pays d'origine. Quant au retour a la pratique stricte de islam, telle qu'on peut la constater (port du voile pour les femmes et de la barbe pour les hommes, observation scrupuleuse des rites religieux), elle n'est pas en soi un signe de radi- calisation politique et peut, au contraire, aller de pair avec un repli sur soi, sur un groupe restreint, proche de la secte, et un retrait par rapport & la vie sociale at, encore plus, politique Radicalisation politique et violence se font le plus souvent en dehors de la religion. Si les fl bées de violence qui éclatent réguligrement dans un certain nombre de banlieues frangaises impliquent souvent des « beurs », elles n’ont rien & voir avec islam, Ces coups de colére urbains correspondent au phénoméne des banlieues chaudes qui marque ensemble des pays occidentaux, dans des contextes religieux ou culturels tout a fait différents, Les révoltes de jeunes «beurs», loin de marquer leur adhésion a islam, sont plutdt le signe de I'érosion de la culture et des valeurs traditionnelles, incarnées par des peres dévalués A leurs yeux. Le conflit de LISLAM, UNE REALITE MULTIFORME générations marque aussi une rupture par rapport & Fislam traditionnel, Entre la ré-islamisation des péres, qui se fait dans un cadre culture! traditionnel, et la révolte des fils, qui exprime acculturation et frustra- tion par rapport 4 un modéle occidental et urbain de la culture aujourd’hui dominant, quelle est la place du radicalisme islamigue parmi les populations d’ori- gine musulmane vivant en Europe? Y a-t-il conta- gion par rapport & la radicalisation islamique qui marque aujourd'hui le Moyen-Orient ? Car il est clair que, depuis la révolution isla- mique iranienne de 1979, les oppositions et les révoltes du monde arabo-musulman se font désormais essentiellement sous le drapeau vert de islam, Peut- on considérer que les populations musulmanes immi- grées sont suffisamment intégrées aux pays d’accueil pour que la question de la « contagion » ne se pose plus, d’autant que les contextes sont largement diffé- rents ? Certains événements récents, comme I'atten- tat perpétré & Marrakech (aodt 1994) par un commando de jeunes « beurs» venus de La Cour- neuve, pour le compte probable du Groupement isla- mique armé algérien, mais aussi, sur un mode beaucoup plus Iégaliste, la multiplication des affaires du voile dans les établissements. scolaires frangais indiqueraient une percée d'un islam, sinon toujours politique, du moins rigoureux et fondamentaliste, parmi une jeunesse d'origine musulmane, mais deve- uulturée, C’est done 1a conjone tion entre 1a contestation islamique qui souléve les masses des pays du Moyen-Orient et la radicalisation d'une frange minoritaire des jeunes musulmans de France et d’ Europe qui peut laisser eroire que T’islam 23 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME représente a nouvelle menace que doit affronter un Occident débarrassé du péril communiste. Qu’est-ce qui, dans le radicalisme islamique, peut séduire des populations musulmanes en voie d'intégration ? La force principal du radicalisme est de vouloir donner une forme politique au concept de owmmah, ¢est-i-dire de communauté de tous les musulmans, quelles que soient leur langue, leur eth- nie et leur origine. Il permet done un dépassement des divisions traditionnelles entre musulmans. Mais surtout, comme il tient un discours universaliste envers une population coupée de ses racines et qui a du mal a trouver une nouvelle identité dans l’inté- gration, il peut offrir une identité de substitution, qui va précisément au-dela des références nationales, eth- niques et raciales, Une identité universelle, en. har- monie avec l'internationalisation qu’ apporte le monde moderne : celui des migrations planétaires, des voyages, de l'uniformisation des modes de vie et de Vomniprésence des médias, qui installent tout un cha- cun dans le méme temps mondial. Le fondamenta~ lisme n’est nullement un retour de ta culture d'origine des populations musulmanes, c'est une construction inteilectuelle et abstraite qui s'oppose a des siecles dajouts de traditions, de cultures locales, mais aussi de grandes civilisations, Le fondamentalisme dévalo- rise Ia liuérature, la pogsie, la musique, la philoso- phie, tout ce gui se construit sur des bases autres que celles données par la Révélation. Tl dévalorise qua- torze sidcles d'histoire et de culture du monde musul- loigné le croyant du message originel et de la société exemplaire qui s'était consti- tuge autour du Prophite. Le radicalisme i L'ISLAM, UNE REALITE MULTIFORME qui veut traduire en termes politiques le message fondamentaliste, peut donc trouver un écho parmi une frange acculturée de la population musulmane, deve- nue étrangére A la culture de ses parents, mais inguigie devant la perte d’identité qu’implique une intégration trop réussie, C'est ii lambiguité et la force du nouveau fondamentalisme islamique; il introduit & une cer- taine modemnité en tenant un discours de retour a la vraie Tradition, celle du Prophéte et des premiers califes, par-dela histoire du monde musulman, a connu divisions, nationalismes et surtout la défaite face 4 un Occident triomphant depuis l'expédition de Bonaparte en Egypte en 1799, Le discours théorique du fondamentalisme iskamique se place done au-des- sus des nations, des cultures, mais aussi de histoire. 1! définit un islam rigoureux, intemporel, qui se veut parfaitement logique par rapport aux préceptes de base du Coran et de la Sounna (la Tradition da Pro- phete). Il s’efforce de définir un modéle de société, de systéme politique et d’économie, dont la chariat (la loi divine) est l'unique principe normatif, Il_y a dans ce fondamentalisme moderne Ja conviction que ‘islam est bien un systéme politique toualisant. Cette exigence de ramener l'ensemble des aspects de la vie sociale 4 un méme modele idéolo- gique, ce que nous appelons Vislamisme, donne une tonalité radicale au fondamentalisme islamique dans son exigence de rupture avec l’ordre social actuel Ces mouvements radicaux occupent aujourd'hui le champ de la contestation sociale et politique dans Ja plupart des pays musulmans, ls ont incarné, dans Je Moyen-Orient des années 1980, la nouvelle ver- 25 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME sion de l'anti-impérialisme et de I’anti-occidentalisme tions terroristes contre les intéréts américains ou frangais, etc.). Mais leur impact en pro- fondeur dans la population musulmane vivant en Europe reste limité, méme s'ils fascinent une intelli- gentsia déclassée en quéte de grandes causes univer- salistes. Cependant, lislamisme a réussi a monopoliser le débat sur I’islam et & mettre les dis- cours «autres » (qu'ils soient laiques ou religieux traditionalistes) sur la défensive. Le débat tourne aujourd'hui autour des theses de lislamisme radical. Sans doute parce que les islamistes radicaux, avec encore plus de force que les musulmans. « simple- ment » pieux, affirment Munité de la communauté des musulmans, de la oummah, ls se réclament d'une matrice conceptuelle commune, qui fait sens aussi bien en Iran qu’au Maroe. Il y a aujourd’hui une nette uniformisation et une mondialisation du débat intel- lectuel en milieu musulman, alors méme que les pra- tigues religicuses, et surtout les comportements culturels, different considérablement d'une société musulmane une autre, Si les musulmans vivant en France ont des modes de vie trés diversifiés, si, dans Ja pratique, la plupart d’entre eux ont bien inventé Vistam & la frangaise que l’establishment politique et religieux cherche en vain a formaliser et & institu- tionnaliser, il n’empéche que le corpus théorique et intellectuel dont disposent les. musulmans modé qui refusent Tislamisme reste mal adapté a 'évolu- tion concréte, Tl y a un décalage trés net entre la pro- duction intellectuelle musulmane, dominée aujourd'hui par les écrits islamistes et fondamenta listes, et la diversité des comportements L'ISLAM, UNE REALITE MULTIFORME Mais il faut également souligner que le champ du politique dans le monde arabo-musulman est aussi monopolisé depuis trente ans par le discours islamiste et fondamentaliste. Des Etats jusqu'ici relativement laiques ont accepté de ré-islamiser la Constitution, le droit et lenseignement : I'Egypte dans les années 1970, le Bangladesh en 1988, i’ Algérie en 1984, ete. Parallélement & cette ré-islamisation officielle, on assiste 8 une ré-islamisation par le bas, sous forme de changements dans les comportements individuels, comme le port du voile, Cette évolution n’aurait guere de conséquence politique si elle ne correspon- dait pas 4 un développement des mouvements radi- caux, dont le but est la mise en place d'un Etat et d'une société islamiques, par des moyens politiques et, au besoin, par la violence et la révolution. C'est done la conjonction entre un mouvement sociocultu- rel de retour identitaire 2 islam et l'activisme poli- tique radical qui rend la situation dangereuse. Nous nous proposons dans ce livre d’étudier les mouve- ments islamistes radicaux, leur genese historique, leur idéologie, leur développement dans le monde arabe, pour comprendre le cadre général dans lequel se déroule toute radicalisation de la revendication iden- titaire islamique. Puis nous nous efforcerons de mesu- rer les enjeux que représentent ces mouvements dans la société contemporaine et, en particulier, leur impact dans la population musulmane frangaise et euro- péenne QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? Le fondamentalisme est souvent considéré comme un synonyme de radicalisme, Le fondamentalisme dési- gne, en islam comme ailleurs, la volonté de revenir aux seuls textes fondateurs de la religion, en contour- nant tous les apports de histoire, de la philosophic et de la tradition des hommes, Mais cette démarche est ambigué, dans le sens ott elle peut soit favoriser un conservatisme extréme, sans poser la question de la Iégitimité du pouvoir politique (c'est le modéle saoudien contemporain), soit conduire & un réexamen critique de tout le corpus véhiculé par la tradition, en posant les bases pour ta refondation d'un nouvel ordre social et politique : c'est le modéle de la révo- lution islamique d’Iran & ses débuts. Le fondamenta- lisme n’est pas en soi politiquement radical ow révolutionnaire, il le devient quand il exprime en termes politiques la volonté de réforme de la société, Or cette politisation, ou plus exactement cette idéolo- gisation du fondamentalisme, est récente : elle date des années 1920 et 1930 et doit beaucoup & la confrontation coloniale, qui entraine la conjonction GENEALOGIE DE L'ISLAMISME du fondamentalisme islamique avec une aspiration anticoloniale, Jusqu'alors, les fondamentalistes ne contestaient pas le pouvoir en tant que tel : ils exi- geaient du prince quel qu’il soit qu’il défende les inté- rats de V'isham, Mais, au Xx" siécle, apparait Midée qu'il faut un « Etat islamique » et que les prin tout _musulmans soient-ils, peuvent trahir ‘islam. C'est alors que le fondamentaliste devient contesta- taire. Nous appelons islamisme cette lecture politique et radicale du fondamentalisme. 1. Le radicalisme dans Vhistoire de islam Aux sources de Vislam La religion musulmane se définit par un corpus théo- Jogique et juridique ; te Coran et la Sounna du pro- phéte Mahomet, c’est-a-dire les dits et les traditions que l'on rapporte & son sujet. Ce corpus, qui n'est guére contesté!, ne suffit pas en tant que tel & définir un systéme juridique achevé, encore moins un sys- téme politique. Le corpus a done fait objet d’inter- prétations et de systématisations, surtout dans les deux premiers siécles de histoire du monde musul- man. Quatre grandes écoles juridiques se sont ainsi définies dans le monde sunnite. La tradition sunnite, majoritaire, prohibe, depuis, |"elfort personnel d’inter- prétation, ou ijtihad, et considere que orthodoxie est |. Souls les chiites comtestent la version officielle du Coran,aificnant aque le calife Omar aurait seiemment éliming les versetstaisant de Ali le succesveur désigné de Mahomet. tandis que les ibadites contestent la sou rate cite de Joseph, qu'ls jagentfrivole 30 QUE: 'T-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? ainsi définitivement établie et ne peut faire objet que dinterprétations casuistiques, portant sur des cireons- tances et des cas particuliers, mais. pas sur les prin- cipes généraux, Cette tradition d’imitation (taglid) a €é remise en cause, depuis le xvut sidcle, par cer- taines écoles théologiques, comme le chi'isme et le wahhabisme, mais aussi par l'ensemble des mouve- ments réformistes qui agitent le monde musulman depuis Ia fin du XIX" sigcle. Deux points sont noter: islam classique a toujours accepté le principe d’un espace politique autonome, et le fondamentalisme n’a presque jamais €té une doctrine politique achevée, mais plutot le lan- gage dans lequel s'est exprimé une certaine « fone- tion tribunicienne » qui fait la critique des princes et des meeurs de I’6poque. La fameuse affirmation selon laquelle, dans lislam, il n’y a pas de différence entre la religion (din) et le politique (syassat) doit ére nuaneée ; le fondamentalisme traditionaliste a tou- jours exigé des pouvoirs établis qu’ils ceuvrent pour la stricte mise-en place des principes de islam, mais n'a jamais contesté la manigre, fort peu religieuse, dont ces pouvoirs s"établissaient. Le fondamentalisme traditionaliste sunnite Le modéle politique idéal selon I'islam est celui de la communauté originelle des croyants: le guide spi- rituel, le Prophéte, suivi par les quatre premiers califes (Abou Bakr, Omar, Osman, Ali), était en méme temps le chef politique de la communauté ; la loi religieuse y était 'unique loi ; le corps politique Stait composé de ensemble de la communauté des croyants (owmmah), La prise du pouvoir, apres la 31 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME mort de Ali, par une dynastie (Omeyyades) dépour- vue de Iégitimité religieuse, la eréation d’un appareil d’Etat (et done de lois et reglements & la discrétion du prince), la division territoriale de la communauté en gouvernorats puis en émirats divers, l'incorpora- tion de nouveaux convertis gardant leur langue et leur culture (Persans), la présence de populations chré- tiennes souvent majoritaires, ont définitivement cass le monolithisme et l'unicité de la premigre commu- nauté des croyants. L’apparition des Etats-nations & partir du XIX" siécle accentuera cette division de la communauté musulmane. A partir de cette « perte » originelle, deux attitudes vont se développer. Une vision idéaliste, ts minoritaire dans "islam sunnite, cherchera & restaurer cette communauté originelle : elle est 4 la source des radicalismes contemporains. Une vision pragmatique, majoritaire dans le corps des oulémas, s‘est, au contraire, résignée 2 gérer Ia situ tion créée par la permanence des pouvoirs de fait on introduisit le concept de « bien public » (masla- hat), qui permit de justifier la politique du prince, on précha obéissance aux autorités établies, mais on exigea de ces demiéres qu’elles fissent respecter 1a chariat, ¢est-A-dire la loi islamique. C'est attitude fondamentaliste traditionaliste, qu'on retrouve aujourd’hui chez les autorités religieuses « offi- jelles », comme l'université d°Al Azhar, au Caire Loin de correspondre & une « théocratie » (q na jamais existé en islam), le fondamentalisme tradi- tionaliste repose sur un compromis entre deux groupes : les hommes du pouvoir (sultans, émirs, généraux, présidents) et ta corporation des oulémas ou docteurs de la loi. Les oulémas ne constituent pas 32 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? un clergé: ce sont les savants » issus des grandes écoles religieuses (les madrasa), Ils ont bien sir Vocation & o¢cuper un certain nombre de fonctions, ailleurs assez multiples : imams des grandes mo: quées, juges (qazi) dans les tribunaux religieux, juris- consuites donnant des fatwa ou consultations juridiques, professeurs de théologie, etc. Leur savoir est celui de Ja maitrise du corpus religieux et de son interprétation, Leur statut social, aujourd'hui, dépend de la place de ce corpus dans Ia société : si le droit du pays est islamique, alors ils ont le monopole des postes de juges (Arabie saoudite), si le droit est laique (comme en Turquie), alors ils abandonnent un sec- teur entier de la vie professionnelle & une autre cor- poration. Le chi’isme La scission majeure qui a divisé la communauté ori- ginelle des croyants a eu lieu dans les années qui ont suivi la mort du Prophite : les chi'ites se définissent par la fidélité a la descendance de Ali, gendre du Pro- phite, évineée du pouvoir par les Omeyyades (bataille de Karbala ott le fils de Ali, 'imam Hosseyn, a été tué en 680). C'est au départ une attitude proprement politique, qui va évoluer en systéme de pensée reli- gieuse. Le clivage entre les chivites et les sunnites reste une des clés du monde musulman contempo- rain, Les chi*ites constituent environ 10 % des musul- mans du monde ; ils sont majoritaires en Iran (le seul pays oi le chi’isme soit religion d’Etat), en Trak, en Azerbaidjan et A Babrein, tout en constituant d'impor- antes minorités au Liban, en Afghanistan, au Pakis- tan et en Arabie saoudite. GENEALOGIE DE L'ISLAMISME Vainens dans la querelle de succession du Pro- phéte, les chi'ites se sont progressivement forgé une théologie et un droit propres, d’abord sous la direc- tion des descendants directs du Prophéte, les imams, puis, apres la disparition ou occultation du douzigme imam, sous T'autorité de docteurs de 1a loi, qui ne se coustitueront en clergé au sens moderne qu‘au XVM siécle. Le point marquant du chi’isme, outre la fidélité & ta famille du Prophete, est lattente du retour du douzitme imam, occulté en 873 de notre ere, et qui reviendra instaurer la justice sur terre. Mais cette théologie n'est pas en soi politiquement radicale. Le courant chi’ite a été, jusqu’d I’époque contemporaine, majoritairement quiétiste, estimant qu'il fallait accep- ter les autorités établies. La radicalisation du chi’isme iranien dans les années 1960 et 1970 est au confluent de deux tendances fort différentes : la cléricalisation et la politisation des oulémas chi’ites et l’idéologisa- tion de la doctrine chivite. Au Xvirr sigcle un débat théologique agite les oulémas chi'ites: les akhbari, ou traditionalistes estiment, comme les sunnites, qu’il ne faut pas « ouvrir les portes de I"interprétation » mais s'en tenir a la tradition ; les osouli, ou « fondamentalist estiment que les plus grands parmi les oulémas (qu'on appellera plus tard ayatollahs) ont le droit d'interpréter la loi religieuse, La victoire de cette ten- dance entraine une cléricalisation de la communauté chi'ite : sous l'autorité des grands ayatollahs une hié- rarehie se constitue (grands ayatollahs « source d'imi- tation », ayatollahs, hajjat of Islam, simples mollahs) chaque croyant. devant faire allégeance 1 un grand ayatollah par 'intermédiaire d'un de ses représen- 34 Qu’ T-CE QUE L. RADICALISME ISLAMIQUE ? tants, & qui il donne l'impot islamique (Kioms, ow un cinguigme de ses revenus). Les grands ayatollahs dis- posent ainsi d'une autonomie financiére sans équ valent chez les sunnites. La politisation du clergé n’intervient qu’a la fin du XIX® siécle, quand la dynas- tie iranienne, les Qadjars, c&dent du terrain devant Vimpérialisme européen. Lorsque le chah concéde les Tabacs & un Britannique, en 1890, le grand ayatol- lah Chirazi lance de I"irak une fatwa interdisant ta consommation de tabac. La concession est annulée Depuis, le clergé chi'ite sera toujours présent dans la politique iranienne, mais cherchera, jusqu’a Kho- meyni, un accord avec la monarchie en échange d'un controle du droit. Mais, en 1963, ayatollah Kho- meyni est exilé en Trak aprés des émeutes contre les réformes du chah. C'est la rupture définitive entre le haut clergé et la monarchie. = Lidéologisation du chi’isme est le fait d°Ali Chariati (1933-1977), un laic issu d'une famille reli- giewse qui labore une synthése entre islam chi‘ite et les idéologies progressistes occidentales de Fépoque (il traduit ies Damnés de ta terre de Franvz Fanon), un peu sur le modéle de la théologie de la libération en vigueur dans les miliewx catholiques tiers-mondistes, II s*oppose au cléricalisme et fait une relecture de Peschatologie chi’ite en termes de révo- lution, Son influence sur la jeunesse intellectuelle irs nienne a été tres profonde. En Tran, les mollahs eux- mémes, pourtant parfois méfiants envers Chariati, ont tune connaissance de la philosophie et de la pensée politiques occidentales sans commune mesure avec le monde sunnite. C'est pourquoi c'est en Tran, et sous a banniére du chi’isme, que s'est élaborée la 35 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME symthése La plus forte entre radicalisme religieux et révolutionnarisme politique, entre islam et philoso- phie marxiste, méme si cette synthése ne résistera pas au conservatisme induit par la pratique du pouvoir islamique apres la mort de imam Khomeyni. Le hanbalisme et le wahhabisme Le hanbalisme (de Ahmed Ibn Hanbal, mort en 855) est la plus rigoureuse des quatre grandes écoles juti- diques classiques de islam sunnite et sert done de référence aux fondamentalistes les plus stricts : cette ‘ole n’admet que deux sources de la loi, le Coran et la Sounna, et refuse le principe du consensus entre les docteurs de la loi, admis par les autres écoles pour trancher les cas non prévus par les textes. Le hanba- lisme connut son apogée avec Ibn Taymiya (1263- 1328), cél¢bre pour avoir déclaré infiddles les Mongols, pourtant convertis Vislam, parce qu’ils s’écartaient des principes striets de la Iégislation isla- mique, Ibn Taymiya est aujourd'hui le théologien classique revendiqué par les radicaux islamisies. Le wahhabisme a été fondé par Ibn Abd al Wah- hab (1703-1791), qui s‘allia & la wibu des Saoud, laguelle finit par conquérir la plus grande part de la péninsule Arabique, pour fonder Arabie saoudite (1924), Le wahhabisme insiste avant tout sur l'uni- té de Dicu, refuse le principe d’intercession (des saints) trés présent dans le soufisme et "islam popu- Jaire, interdit de prier sur les tombes (les wahhabis détruisent les tombeaux des « saints » de islam), déclare infidéles (et non seulement pécheurs) les musulmans qui ne se conduisent pas strictement selon les canons du pur islam (c'est Ia théorie du sakfir) et 36 a EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? tient les chi*ites pour des hérétiques. Les tenants du wahhabisme refusent toutes les innovations, toutes les imterprétations de islam qui leur sont antérieures, ce qui les améne paradoxalement & admettre une certaine possibilité dinterprétation ({jrihad), puisquwil n'y a aucune autorité établie sur laquelle s‘appuyer pour interpréter le Coran et la Sounna, seules sources qu’ils reconnaissent. Le wahhabisme condamne aussi la musique, la poésie, le tabac, le rire, etc. C'est un islam strict et puritain. Mais, sur le plan politique, le wahhabisme n’est pas révolutionnaire : son avenir est lig A celui d'une monarchie, dont le concept est pour- tant absent du Coran et de la Sounna Les wahhabis et les mouvements voisins se défi- nissent comme ceux qui suivent le chemin des ancétres (les salafi) et préférent souvent ce terme de salafi, A la fin du xux° siecle, un courant fondé par Jamaluddin Afghani et repris par Mohammed Abdouh langa un mouvement de réforme (salafisme), plus imellectuel que le wahhabisme proprement dit, 2, Les mouvements islamistes contemporains Qu’y a-til de nouveat dans les mouvements isla- mistes contemporains ? Mls s’efforcent de penser islam comme une idéologie politique qui englobe- rait l'ensemble de la vie sociale & partir d’une appré- hension politique de la société. 1] s‘agit de sortir de la vision strictement juridique du lien social dans le fondamentalisme traditionne! (tel acte est-il licite ou non ?) pour s'etforcer de définir Vessence d'une 37 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME société et d'un pouvoir islamiques. Tout ne se raméne pas au figh et ala chariat, Pour les istamistes d'etre une collection de croyants, la soc se définit @'abord par la nature du pouvoir politique: Cetie société est une totalité qui refléte I'unicité de la communauté des eroyants et de Diew Iui-méme. Les iskamistes vont done s‘intéresser & la complexité de la vie sociale, pour mieux la ramener sous le para- digme de l'unicité. On pergoit nettement, dans cette idgologisation de la religion, l’influence du marxisme. Le corps de doctrine islamiste a été élaboré essentiellement par Hassan al Banna et Abu Ala Mau- dudi, qui ont été repris et radicalisés par Sayyid Qotb. L’essentiel de la production intellectuelle des isla- mistes reprend les themes exposés par ces péres fon- dateurs, méme si des penseurs chi'ites, comme Mohammad Bager al Sadr et Rouhollah Khomeyni, ont développé une vision plus proprement chi'ite. Il suflit aujourd"hui de rentrer dans une librairie isla- migue a Belleville comme a istanbul pour trouver les ceuvres de ces auteurs traduites dans les langues locales ct vendues sous forme de petites brochures urs lisibles et bon marché. Les peres fondateurs : Abu Ala Maududi et Hassan al Banna Hassan al Bunna (1906-1949), un instituteur égyptien, fonda en 1928 association des Fréres musulmans. Construite au début sur le modéle d'une confrérie religieuse, avec devoir d'obéissance au Guide (nur- shid), V'association devint un mouvement politique, organisé autour du Guide et du Conseil (comité cen- tral), créant et dominant des organisations sociales 38 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? (syndicats, mouvements de femmes et d’étudiants, etc,), Une organisation secréte constituait I'embryon d'une branche militaire qui s‘illustra dans Ja guerre de Palestine en 1947. Al Banna met d’emblée "accent sur I'action sociale et politique avant le striet respect de la Joi islamique, ce qui marque la rupture avec es milieux fondamentalistes traditionnels, [1 insiste sur la nécessité d'assurer ta justice sociale non plus par la simple charité individuelle mais par la prise en charge par I'Ftat de Mimpot islamique (zakas) et par sa redistribution. Autour des concepts de base du Coran (« Le Coran est notre Constitution » est le slo- gan de la Contrérie), c'est une réorganisation totale de la société & partir d’un Etat vraiment islamique que prone Al Banna, Sur la question des chitiments ordonnés par le Coran (les hudud, comme la lapida, tion en cas d’adultére), Al Banna estime qu’ils ne peuvent s'appliquer qu'une fois constituée une société authentiquement islamique ott régnerait la justice. Ce refus d'un strict respect de la lettre tant que la société n'a pas &té réformée par [action politique souligne | aspect « progressiste)} que les mouvements islamistes affichent 4 leurs débuts, Sur le plan international, Hassan al Banna critique le nationalisme et souhaite la reconstruction de l’oummah, Accusé, sans doute a tort, d’avoir fomenté Vassassinat du Premier ministre en 1948, Al Banna est assassiné par la police secrete, Abu Ala Maududi (1903-1979), né dans le sous- continent indien, et, comme Al Banna, dans une famille soufie trés religieuse, s’efforee Jui aussi de sortir du milieu strictement clérieal. T! devient jour- naliste et essayiste et se lance dans I'action politique. 11 introduit des concepts plus radicaux que ceux d’Al 39 Banna; la djahilliya («temps de Vignorance » qui caractérise les sociétés pré-islamiques et notre épo- que) et la révolution islamique, tout en définissant explicitement islam comme une idéologie politique, dont Ja fonction est de penser de maniére totalisante a société et "homme, Maududi réiiéchit sur une Constitution iskamique, seule possibilité de réaliser un veritable Etat istamique. 11 définit islam comme une woisigme voie entre le capitalise et le socialisme. Comme Al Banna, il considére que l’action istamiste doit s'adresser a tous les secteurs de la vie sociale et pas seulement s‘intéresser au droit, & la théologie et a la dévotion. Il fonde en 1941 le Jama’at-i Islami sur la méme structure que l'organisation des Fréres musulmans (le Guide s’appelle ici Emir), mais en beaucoup plus Glitiste, Le parti pratique lentrisme dans l'appareil Etat et Uiutelligentsiq. En méme temps, le Jama’at se comporte comme un parti politique et se présente aux élections. Maududi a eu une activité politique plus directe qu’Al Banna: il s’oppose & la. partition de I'Inde en 1947, puis du Pakistan en 1971. Hl mene des campagnes nationales contre le Pakistan People’s Party de Ali Bhutto et le régime du maréchal Ayyoub. Hassan al Banna et Maududi sont aujourd’hui les auteurs canoniques des mouyements islamistes sunnites. Traduits dans des dizaines de langues, ils ont posé les concepts de base, remarquablement proches l'un de Pautre quoiqu’ils ne se soient pas concertés, Les organisations qu’ils ont fondées ont constitué la matrice des grands mouvements isla- mistes contemporains, méme si, dés la fin des années 1970, on a vu apparaitre des groupes plus radicaux, 40 QU’EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? beaucoup moins implantés dans le monde influencés cette fois par la pensée d'un émule radical des pares fondateurs, Sayyid Qotb. Les grands mouvements historiques : les Fréres musulmans et le Jama’at-i Islami Lassociation des Fréres musulmans et le Jama’at-i Islami ont inventé une nouvelle structure de mouve- ment politico-religieux dans le monde musulman, ‘Leur mode de fonctionnement combine a la fois une tradition venue des ordres mystiques soutis (qu’ils sécusent pourtant) et d'un parti politique moderne. A la téte du mouvement, I’Emir (au Jama‘at) ou le Guide (chez les Freres musulmans), choisi par un conseil consultatif général (majlis al shura pour les Fréres musulmans), sorte de comité central du mou- vement. Une fois élu, I'Emir est quasiment inamo- vible. Il s'entoure d'un bureau de Torientation (maktab ai irshad al ’amm pour les Freres musul- mans) et de comités spécialisés (culture. propagande, finances, etc.). Les membres, pour adhérer, suivent une formation qui comprend plusieurs degrés. Ils doivent obéissance et fidélité au Guide et s’engagent a vivre en vrais musulmans dans leur vie privée et sociale, Le mouvement fonctionne done aussi comme lune contre-société, ot les membres appliquent déja les principes de Ia future société islamique. Mais, contrairement aux mouvements plus radicaux qui vont suivre, il ne s'agit pas d'une secte, car les mili tants sont immergés dans la vie sociale et politique de leur temps, menant l’effort de prédication et de recrutement dans leur lieu de travail comme dans leur famille. Il s‘agit done a la fois d'une sorte de confté- 4 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME rie religieuse, soucieuse du perfectionnement moral de ses membres, d'un parti politique et d'un mouve- ment social, L’actuel dirigeant du Jama’ at-i Islami est Qazi Husseyn Ahmad (un Pakistanais d’ethnie pach- toune), tandis que le Guide des Freres musulmans Egyptiens est, depuis 1986, Egyptien Hamid Abou al Nast. Prénant la substitution de lounmah a la nation, deux mouvements se sont internationalisés. Les S musulmans ont créé des sections nationales qui, en théorie, reconnaissent le Guide établi en Egypte. Chacune est dirigée par un « superviseur » (muragib) ; les Freres musulmans syriens sont créés en 1944 sous la direction de Mustafa al Siba'y, la section jordanienne suit en 1946. La section souda- naise, créée en 1954, fonde en 1964 le Front de la charte islamique, dont le secrétaire général est Ha san Tourabi, qui a étudié le droit en France ; en 198: il met sur pied Ie Front islamique national, qui devient autonome par rapport au Caire. Tourabi s'est efforeé, & partir de 1989, de fonder & son profit une nouvelle internationale islamique. En Palestine, le Parti de la libération istamique, fondé en 1953 par des Fréres, quitte d’emblée organisation, se voulant beaucoup plus politique. La confrérie se rétablira en Palestine de maniére organisée avec la fondation du Hamas en 1987, sous la direction du cheykh Ahmed ‘Yasin, qui deviendra, aprés Intifada (soulevement des Palestiniens des territoires occupés en 1987), le principal rival de LP. Au Maghreb, la confiérie a une influence tar dive et ne s’implante pas en tant que telle. Au Maroc, elle a des sympathies parmi les leaders du parti de 42 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? 'Istiglal. En Tunisie, elle influencers Rachid Ghanou- chi et Abdel Fattah Mourou, qui fondent successive~ ment I’ Association pour la défense du Coran en 1971 (un mouvement d’étudiants), puis le Mouvement de la tendance islamique en 1981, rebaptisé Al Nahda en 1988 ; mais les Tunisiens n’auront aucun lien orga- nique avec les Fréres musulmans égyptiens, En Algé- rie, la confrérie des Fréres musulmans n’a rien & voir avec le FIS, méme si des membres égyptiens de la confrérie jouent en grand role dans larabisation et Fislamisation du systéme d’enscignement algérien (comme Mohammad Ghazzali ou Qardhawi) dans les années 1970 et 1980, 2 la demande du FLN alors au pouvoir, Sur le reste de Maire islamigue, les Fréres musulmans ont de linfluence par les contacts per- ct par leur littérature et non par des réseaux organisationnels, B. Rabbani, le président du parti afghan Jamiat-i Islami, devenu chef de I'Btat en 1993, fit ses études & Al Azhar au Caire et y adopta les idées des Fréres musulmans. En Asie centrale, le gazi Akbar Touradjanzade, jeune mollah soviétique offi- ciel devenu un des dirigeants de l'opposition isla- mique en 1992, a adopté le point de vue des Fréres musulmans lors de ses études & 'université de théo- logie d'Amman en Jordanie, dans les années 1980, Au Yémen, le mouvement Islah est proche des Fréres musulmans sans y étre organiquement lig Quant au Jama’at-i Islami, il reste limité au sous- continent indien et 2 I'émigration qui en est issue, méme si les ouvrages de Maududi sont répandus dans Vensemble de la communauté musulmane, Le Jama’at a done essaimé de la Grande-Bretagne i l'Afrique du Sud en passant par Mile Maurice, La 43 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME branche pakistanaise est la plus importante, car les sections indiennes et bangladeshies ont été largement discréditées par leur opposition aux indépendances. Malgré sa limitation géographique et sa faiblesse Alectorale, te Jama'at pakistanais a pu jouer un rdle politique considérable grace au soutien qu'il a apporté au général Zia, aprés son coup d’Etat de 1977, Le Jama’at a joué une politique d' influence, en infiltrant la haute administration (dont les services secrets mili- taires, ou ISL). Son heure de gloire est venue lors de la guerre d’Afghanistan, od il a servi de relais a la politique gouvernementale, en sélectionnant les par- tis afghans destinés a recevoir l'aide américaine. C'est par le Jama’at que le parti Hizb-i Islami est devenu le pivot de la politique pakistanaise en Afghanistan Mais le Jama’at a aussi joué un role, en collaboration avec les Fréres musulmans, dans la mobilisation de volontaires musulmans venus de tous les pays pour se battre en Afghanistan, En Angleterre, le Jama‘at est bien implanté dans la population musulmane ; il a fondé la Islamic Foundation de Leicester. Freres musulmans et Jama'at comptent de nom- breux intellectuels de haut niveau, ainsi que des pro- fessionnels, des hommes d'affaires, des techniciens. Ils fournissent aujourd’hui les réseaux d’influence qui manquent aux milicux wahhabis saoudiens, riches en argent mais pauvres en hommes et en idées. Un troisiéme péle islamiste apparait en Turquie, avec des idées similaires aux Fréres musulmans, mais une pratique parlementariste assumée : il s‘agit de Vactuel parti Refah, fondé en 1970 sous le nom de Milli Nizam, puis de Milli Salamet, apres plusieurs interdictions, Son président est Necmettin Erbal 44 a "EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? un ingénicur formé en Allemagne, Le Refah met Vaccent sur an programme économique et social volontariste (développement de l'industrie et des PME), Il se veut seulement parti politique et ne se définit pas comme une contre-société ou une confi rie (mais il a eu des liens éuoits avec la confrérie religieuse des nakchabandis). Son programme est cependant résolument islamique : il s‘oppose a la vocation européenne de la Turquie, veut déclarer Vislam religion officielle, rendre le voile, sinon obli- gatoire, du moins recommandé, et mettre fin a la mixité dans l'espace public. Le Refah s'est développé en direction de I'émigration turque a |'étranger, par Vintermédiaire de sa filiale Melli Giiriish (« la voie nationale ») Le corps de doctrine L’Etat islamique et le primat du politique, Les isla mistes considérent qu’aucun pouvoir actuellement en place dans les pays musulmans n'est islamique (a Texception de I'Iran pour les chi'ites radicaux), Pour eUX, un pouvoir iskimique n'est pas seulement un pouvoir qui infuse de la chariat a dose massive dans la Iégislation du pays. Pour que le systéme politique en place puisse lui aussi Gtre qualifié d’islamique, i doit définir un mode islamique Iégitime d’ace’s au pouvoir et de son exercice. Les islamistes récusent ainsi les monarchies (car il n'y a pas de roi dans le Coran), les démoeraties parlementaires (a seule sou- veraineté vient de Dieu) ou les régimes accaparés par un groupe minoritaire (militaires, parti unique, clans, ethnies, etc., car la owmmah musulmane ne connait pas de division). Ils refusent le compromis avec des 45 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME souverains qui ne sont musulmans que de nom. Is se définissent d’abord par leur rupture avec Ie fonda- mentalisme traditionaliste des oulémas, qui repose sur Valliance avec les pouvoirs de fait. Le programme des islamistes n'est plus le strict juridisme des oulé- mas, mais action politique et sociale. Ce qu‘ils veulent, c'est "Etat et non la seule application de la chaviat, car In chariat ne pourra ére mise en ceuvre en lettre et en esprit que sous un Etat vraiment isla- mique. Certes, les islamistes sont pour la chariat et pour la seule chariat, mais toute mise en cuvre de la chariat qui se désintéresse du contexte social et politique n'est qu’hypocrisie. Ce refus du strict juri- disme des oulémas repose sur la volonté de détinir une doctrine politique de islam qui prenne en consi- dération la société modeme avec toute sa. complexité. Les islamistes sont done opposés a l’idée que les oulémas devraient gouverner la 50% seulement parce que les oulémas ont presque toujours Stabli un compromis avec les autorités en place, miais aussi parce qu’ils sont avant tout les gens du figh (du droit appliqué) et ont une vision strictement juridique de la société, ce qui leur interdit de comprendre Tidéologie islamique comme Iexpression totalisante de islam, Les islamistes sont avant tout des poli- tiques, et n’auront de cesse d'entrer dans le jeu poli- lique, selon les modalités définies par le contexte de chaque pays. La rupture avec ta société contemporaine, Les ista- mistes ont introduit, avec Maududi, le concept de dja- hilliya moderne, c'est-i-dire I'idée que la société contemporaine est retournée a l'état d'ignorance de 46 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? la période pré-islamique. I faut done rompre avec cette société, d’abord par un retrait individuel (en général plus métaphorique que réel), une « hégire » (exil) intérieure visant & se ressourcer et & retrouver son authenticité dans une retraite spirituelle sous la direction du Guide. Il y a ici une dimension mys- tique certaine, pouvant conduire A des comportements de secte, mais aussi a une attitude révolutionnaire pour les plus radicaux. Car ce retrait est le prélude 2 la reconquéte de la société, & |'instar du Prophéte quittant La Mecque aux mains des infideles pour éta- blir & Médine une communauté authentique des croyants, avant de rentrer triomphalement a La Mecque, dix ans plus tard. C'est Sayyid Qotb (voir page 55 sq. ) qui développa ce concept jusqu’a ces conséquences extrémes: Ia nécessité impérative du djihéd, de la guerre sainte. Mais reconnattre que la société contemporaine est retombée dans "ignorance, c'est aussi tirer un trait sur toute la culture et |’histoire du monde musulman. Le fondamentalisme des islamistes est ici radical, méme si la science et la technique modernes, pro- duits de l’Occident, sont exemptées de cette table rase et considérées comme des instruments culturellement et idgologiquement neutres. Démocratie ou souveraineté de Dieu ? Par principe, les islamistes sont opposés & la démocratie occiden- tale parce qu'elle définit la souveraineté comme venant du peuple. Mais ils sont aussi hostiles & tout pouvoir autoritaire qui s'arroge la souveraineté, Pour eux, en effet, la Souveraineté ne peut venir que de Dieu et non des hommes, méme de la majorité d'entre 4 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME eux. Ils combattent donc la tyrannie et le pouvoir unique des monarchies (chah d’Iran), les régimes militaires (Syrie) et les partis uniques (Egypte, Algé- tic). Leur combat n'est pas celui de la démocratie contre la dictature, mais du droit (divin) contre 'arbi- traire humain, Les islamistes mettent en avant deux sortes de slogans politiques : ceux affirmant La pri- mauté absolue de la loi divine (« Le Coran est notre Constitution», « Liisam est la solution »), et ceux empruntés au registre progressiste (« A bas le pha- raon », désignant en Egypte les successeurs de Na: ser). Les mouvements islamistes ménent done aussi bien des campagnes démocratiques, alliés par exemple & d'autres secteurs de opposition (Turquie en 1977, Iran en 1978 et 1979, Egypte en 1987, Algé- rie cn 1991, Tadjikistan en 1993), que la répression de toutes les autres oppositions (Soudan en 1989, GIA algérien apres 1992, régime islamique iranien), M1 ne s'agit pas d'un double jeu, mais de la difficulté de concilier deux impératifs : la dénonciation de la domination illégitime et la souveraineté divine. 11y a pour les islamistes une intangibilité des lois de Dieu qui s'impose & tous les hommes. Il fant rétablir la souveraineté de Dieu sur la société des hommes, qui, retombée dans la djahilliya, I'a oublige. Une fois cet objectif atteint, le domaine de législa tion et de décision politique sera minimal. Il sut que les bons musulmans délibérent entre eux, pour que la loi de Dieu soit reconnue comme telle. Il y a done deux moments différents : celui de l'action poli- tique menant & la prise du pouvoir, et celui de la ges- tion de ce pouvoir enfin islamique. La premitre phase peut faire objet de stratégies différentes, dont 48 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? Vaction parlementaire. Les Fréres musulmans égyp- tiens, jordaniens, koweitiens et le FIS algérien ne ces- seront de montrer leur désir de jouer la carte électorale. Le Jama’at-i Islami se présente & toutes les élections pakistanaises, méme si son score reste tres faible, et Maududi ne condamne nullement le principe des élections (od il voit une manigre parm d'autres de choisir les dirigeants). La. position des parlementaristes est cohérente : si la grande majorité de 1a population est musulmane et si le pouvoir est corrompu et impopulaire, alors on peut amener 1a majorité de la population, par la prédica- tion et la propagande, & voter pour le parti islamiste, 2 condition que la prédication et 'appel au bien aient &é correcement menés, Seuls de petits groupuscules radicaux et pessimistes, comme le Djihad égyptien, considérent la société trop corrompue pour étre amen- dée ainsi Mais la question qui se pose est de savoir ce qui se passe une fois I'Etat islamique instauré, L'idée fondamentale des islamistes est que, une fois la loi de Dieu mise en ceuvre, la justice sociale régnera et que le peuple reconnaitra la souveraineté divine, sans qu'il soit besoin de mettre en place des institutions politiques lourdes. L’application de ta chariat suffir 2 maintenir ordre et la justice. Mais la question dominante est alors : qui doit assurer la direction de la communauté 7 Liidéologie istamique. Lorsque Maududi parle d'idéo- logie islamique, il entend par 1a que islam est un systéme total, quia réponse & tout. Pour les isla- mistes, islam ne sera la norme de Ja société que 49 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME lorsque tous les éléments qui font la vie sociale auront 61 pensés selon islam, non seulement le droit, comme le pensent les oulémas traditionnels, mais la constitution, l'économie, le pouvoir politique, ete. Lidéologie ici n'est pas opposée a la religion: il s‘agit plutét de redonner a la religion lampleur qwelle avait au temps du Prophete, et non de la can- tonner l’espace restreint oii la pratique conjointe des oulémas et des souverains l'avait finalement inscrite, De méme que, dans l'action sociale, le slogan des islamistes est «Sortons des mosquées », de méme, dans la pensée politique, il s‘agit de se donner une image globale de la société, une idéologie, au-dela des simples préceptes religieux. Liidée de religion tend a s’étre « christianisée », selon les islamistes, en admettant un espace de la cité. En proposant le concept d'idéologie islamiste, on rétablit 1a religion comme un systéme totalisant, reflet de lunicité (towhid) de Dieu. Unicité de tous les actes de la vie personnelle, unicité de la commu- nauté, unicité divine. Le parti islamique et les institutions de U'Etat isla- mique. Les mouvements istamistes combinent la nature d’un parti politique, d'une confrérie religicuse et @un mouvement social. Le parti doit refléter ce que sera la société vraiment islamique, Sur le modéle de Ja communauté originelle, un chef a la fois tem- porel et spirituel est choisi par la communauté des croyants, I] doit incamner les vertus du bon musul- man et étre un modéle vivant pour tous. Mais son pouvoir tres étendu est tempéré par deux restrictions : il ne saurait innover en matigre religieuse, car il est 50 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? comme tous soumis a la Joi, et il doit aussi prendre conseil auprés de la communauté. Cette fonction de conseil est remplie par la choura, expression de I'élite des militants, qui sont organisés en «cellules » ou «familles » sur leur liew de résidence ou de travail, La double lecture de cet organigramme est évidente ; c'est le mod’le des confréries religieuses, mais aussi des partis Iéninistes. Pour les islamistes, une fois I"Etat islamique in tauré, il est dirigé selon les mémes principes que le parti: un Emir, doté de pouvoirs temporels et spiri- tuels, assistée d'une choura, et faisant régner la sou: veraineté de Dieu, La question se pose alors de savoir comment I"Emir est choisi. Si c'est par la choura, alors comment celle-ci est-elle désignée ? Beaucoup d'islamistes, dont Maududi et Khomeyni, n’écartent nullement un syst#me électoral, Mais comment faire pour que celui-ci ne remette pas au pouvoir des par tis non islamiques ? Ici la théorie islamiste devient floue, Bn principe, la communauté, une fois ramenée dans la voie de Dieu, ne saurait se romper. Mais des garde-tous doivent étre placés : définition des quali- tés qui font que l'on peut étre membre de la choura ou Emir, et interdiction de remettre en cause les acquis de I’Etat islamique. La république islamique d'Iran, seul cas d°Etat islamique fondé sur une véri- table révolution, a institué un systéme complexe. Les candidatures électorales doivent tre vérifiées par un conseil des experts, formé de religieux qui statuent sur I's islamité » des candidats. Mais, pour ce qui est du Guide de la révolution, qui est la plus haute auto- rité politique, et pas seulement spirituelle, de l’oum- ‘mah et, par conséquent, de la république islamique, Sl GENEALOGIE DE L’'ISLAMISME au-dessus du président de la république (dont Pauto- rité ne s'étend qu’ la nation iranienne), I'Iran chi’ite dispose en théorie d'un processus de nomination de Tautorité cléricale supréme, le collége des grands ayatollahs. 1 faut remarquer ici que, d’une part, le monde sunnite ne dispose pas d'une telle institution ; et que, d'autre part, aprés la mort de Khomeyni, les conflits entourant sa suecession montrent que ce pro- cessus destiné a fusionner !'ordre religieux et poli tique n’a pas fonctionné : l"actuel Guide de la révolution, Ali Khameney, est contesté par la majo- rité du haut clergé. Done, quel que soit le cas de figure, les théories islamistes sur les institutions se montrent incapables de déterminer des procédures incontestées permettant le choix du chef politico-reli- gieux, Les querelles strictement politiques et les ambitions personnelles retrouvent ici tous leurs droits La méfiance envers les oulémas et ta tradition, Les partis islamistes ne recrutent pas parmi les ouléma traditionnels, mais parmi des intellectuels. générale- ment formés & loccidentale. Ils reprochent aux oulé- mas leur compromission avec les pouvoirs établis ainsi que leur acceptation servile d'une tradition rel gicuse qui a stérilisé "islam. Tous les islamistes pronent le droit & l'ijtihad, c'est-a-dire A Pinterpréta tion, et, en méme temps, loin de réserver ce droit aux oulémas les mieux formés, ils se l'arrogent, précisé- ment pour saper ce qui fonde Ia Iégitimité du corps des oulémas. Le mouvement islamiste est done mar- qué par une volonté de décléricaliser islam. Méme dans la mouvance chi'ite, ot le clergé s'était aecordé le droit d'ijtihad et s*était lui-méme politisé, une 5 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? frange radicale du mouvement istamiste, se réclamant @’Ali Chariati, s’est attaqué a la fonction cléricale (Chatiati oppose le chi’isme originel de Ali & celui, cléricalisé et étatisé, des Safavides, la dynastie qui imposa le chi’isme en Tran au XVI" sitcle). Dans les premiéres années de la révolution islamique, plusieurs religieux sont assassinés par un mystérieux groupe appelé Forghan, Les islamistes s‘attaquent done a la spécificité méme du corps des oulémas : le monopole de linter- prétation des textes fondateurs. Mais ils l'attaquent aussi sur sa position politique (association avec les pouvoirs) et sur son monopole social (tribunaux, jurisprudence, etc.). 1 y a bien ici une compétition entre deux groupes sociaux. Cependant, une des contradictions des islamistes est que leur intellectualisation de la chariat ne peut faire Péconomie d'un savoir technique, portant sur le Coran, la Sounna, les Hadiths, et le figh, Les mou- vements islamistes ont done organisé la formation religieuse de leurs cadres, donnant ainsi naissance & une nouvelle catégorie d’oulémas. Le Jama'at a créé a Lahore une madrasa & laquelle le général Zia a accordé, dans les années 1980, le statut d’université jeuse, permettant aux diplémés de cette école de postuler pour des postes dhabitude réservés aux oulé- mas traditionnels. L’économie islamique. La réflexion sur (économie islamique montre comment les islamistes réfié- chissent partir du cadre intellectuel des idéologies occidentales du XIx® siécle. Pour les oulémas tradi- tionnels, il n'y a pas d’économie, il n'y a que des 53 GENFALOGIE DE L'ISLAMISME ictes individuels (vendre, acheter, louer) susceptibles ou non d'etre licites selon Ia chariat Pour les isla- mistes, il faut d’abord élucider la nature du lien éco- homique, s’interroger, par exemple, non sur la seule prohibition de I"intérét, mais sur ce que pourrait étre un systéme bancaire islamique, un systéme fiscal isla- mique, etc. Les différentes prescriptions touchant les relations économiques qui ponctuent le Coran et les dits du Prophéte vont étre systématisées. La perspec- tive est qu'une «économie islamique » évitera les excés du capitalisme et du socialisme et assurera la justice sociale. Cette économie régulée par des pres- criptions éthiques tend aussi vers Vefficacité. La pierre angulaire est la question de la prohibition de Tusure (riba), de tout intérét fondé sur la. spécula- tion (taux d’intérét fixe, assurances). Btant donnée la distance qui sépare la complexité des. finances modemes des quelques prescriptions éparses dans le Coran, l'élaboration d'une économie islamique releve plus de la construction rhétorique que de l'analyse scientifique, mais reste un slogan politique mobilisa- teur conte les injustices sociales produites par le libé- lisme tiomphant alternant avec les cures d’austérité exigées par le Fonds monétaire international. La prédication et le pourchas du mal. Vinjonetion & faire Ie bien et & pourchasser le mal, présente dans Je Coran en termes assez vagues, devient obligation militante par excellence dans les mouvements isla- mistes. On trouve deux styles de militantisme, Le plus politique, celui des grandes organisations, est le tabligh (« propagande et prédication ») et le dawah («Pappel »). Les militants sont formes & intervenir 54 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? dans des lieux trés divers (de la mosquée au lieu de travail) pour diffuser le message de l'organisation, attirer des sympathisants et recruter des militants. Un support matériel moderne est utilisé (tracts, émissions de radio, cassettes), Les préches sont tournés vers les problémes contemporains. Le but est de renforcer Tinfluence et la force de organisation. Dans les milieux islamistes moins directement politisés (ceux que nous appetons les néo-fondamentalistes), 1a pré- dication vise moins @ recruter qu’ convaincre les musulmans titdes ou égarés a reyenir dans le droit chemin ; 'idée est ici que l'avénement de la société islamique sera haté par la conversion massive de la population plus que par la mise en place d'une stra- tégie politique. La femme. La question de la femme joue un role cen- tral dans 1a pensée islamiste, parce qu'elle est cen- trale dans les sociétés contemporaines et qu'elle constitue la pierre de touche de l'occidentalisation. Les pays ott les mouvements islamistes sont ies plus virulents sont aussi ceux od les femmes ont fait une pereée importante dans me scolaire ou sur le marché du travail (Iran, Algérie). Lattitude des oulé- mas traditionalistes consiste en général 4 condamner cette irruption de ia femme dans les espaces publics et & proner le retour au foyer et le port du voile. C'est le retour a l’enfermement traditionnel (purdak) qu'on retrouve dans les milieux néo-fondamentalistes, comme le FIS algérien. Mais les penseurs islamistes proposent une autre solution : entériner en grande par- tie l'ascension sociale des femmes, mais insister sur le refus de la mixité, et sur le port d’un voile qui GENEALOGIE DE L'ISLAMISME leur permette cependant de travailler (c'est le concept de hijab ). La femme islamiste modeme est voilée, mais peut étre docteur ou ingénieur, méme si ces taines professions lui restent interdites (juge ou Emir). La montée des mouvements islamistes a été rendue particulitrement visible par l'apparition soudaine de jeunes étudiantes voilées dans les campus ou dans les laboratoires de sciences. Alors que l'enfermement de la ferme traditionnelle ne se voit pas, le voile mili tant est un défi, les islamistes développant une théo- rie de Ja place de la femme originale par rapport au fondamentalisme traditionnel. Les mouvements comptent dans leur phase ascensionnelle un grand nombre de militantes qui agissent par conviction et non sous la pression parentale, On retrouve sur la question des femmes la double rupture propre aux islamistes : avec le fondamentalisme traditionaliste et avec la modemnité laique occidentale. La modemité. Pour les islamistes, il ne s’agit pas de modemiser islam, mais d’islamiser la modernité, pour reprendre l'expression d’un théoricien marocain. Is n’accordent aucune valeur positive & l’évolution qui a conduit les sociétés jusqu’d nos jours, en termes histoire, de valeurs et de civilisation, C’est le temps non du progrés mais de la corruption, En revanche, les islamistes reconnaissent pleinement l'apport des sciences et des techniques, qui doivent étre sorties de leur contexte occidental et matérialiste pour étre mises au service de islam. Les islamistes, en ce sens, sont remarquablement modernes ; nombre d'ingénicurs militent dans leurs mouvements, la pro- pagande a rapidement su utiliser cassettes, vidéos et 56 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUI informatique, tandis que l'action armée a maitrisé les armes et les techniques modernes de combat. Les isla mistes né sont pas venus du fond des ages, ils pro- viennent des secteurs sociologiques créés par la modernité, Leur environnement est urbain, comme le sont leurs guériflas et leurs sympathisants. Is vivent dans le monde de la technique et de lu science, de la propagande et du parti politique, mais utilisent le langage du fondamentalisme et du retour & I'époque du Prophéte. La modemnité n'est pas pour eux un pro- duit de histoire, elle est au contraire I’expression dune science et d’un savoir intemporels. Cette vision ascrit en totale opposition avec celle du siécle des Lumiares, qui fonde pour l'Occident le discours de la modemité, comme produit de I’histoire od les évo- lutions sont convergentes et congruentes (la laticisa- tion, Pémancipation de la femme, la science et la technique, la démocratie politique, etc.). A ce « pro- ares» au sens occidental, s‘opposaient soit le dis- cours de la nostalgie (aristocratique ou écologique), soit le fascisme (qui tient le progrés pour un fait, mais. se réclame de valeurs communautaristes, nationales ou raciales). Il n’est guére étonnant que I'Oceident ait du mal a classer le discours islamiste autrement que dans les catégories qu'il connait : le conserva- tisme ou le fascisme. ‘On voit done que le corps de la doctrine, tel qu'il a &é élaboré par Hassan al Banna et Maududi, n’implique pas en soi la violence et la révolution, et peut aussi bien fonder une action réformiste. Cette option réformiste sera mise en ceuvre dans les rares pays musulmans oi un systéme parlementaire permet un jeu politique, comme en Turquie. Mais, dans les 57 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME pays olt les islamistes sont exelus du pouvoir, ils se lancent dans l'action politique, soit & partir des idées de Hassan al Banna, comme en Syrie (1982), soit en se radicalisant et en élaborant une pensée beaucoup plus subversive, faisant de la violence une obligation religieuse. Les penseurs radicaux : Sayyid Qoth et Vayatollah Khomeyni La matrice conceptuelle commune & Maududi et Al Banna a é16 radicalisée par un Frére musulman égyp- n, Sayyid Qotb, Vinspiraeur des mouvements extrémistes sunnites, Sayyid Qotb, né en 1906 en Haute-Egypte, est, comme Al Banna, un diplomé d'une école normale d’instituteurs. II a passé deux ans aux Etats-Unis. Membre des Fréres musulmans, il est emprisonné sous Nasser et pendu en 1966. Son ceuvre consiste en de petits livres, comme Signes de piste ow A l'ombre du Coran, aujourd'hui traduits en de nombreuses langues et tr8s lus. Qotb a développé I’idée de djahilliya jusqu’a ses conséquences extrémes : pas de compromis avec les pouvoirs en place et violence politique, Devant Fimpossibilité pour les Fréres musulmans d’accéder a la scene politique @ partir de la répression qui les frappe en Egypte apres 1954, la voie de la violence semble la seule possible a la frange la plus décidée. Mais la radicalisation politique se double dune radi- calisation idéologique. Qotb reprend le concept de takfir déja évoqué par Ibn Taymiyya : on peut décla- rer infidéle un gouvernant, méme sil se déclare et se montre musulman, pour peu que les principes qui fondent son action politique ne soient pas intégrale- 58 QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? ment islamiques. Ce concept de fakfir peut nous ser- vir de critére pour distinguer les islamistes modérés (le courant principal des Fréres musulmans, le Refah ture, le Jamiat-i Islami afghan, le Jama’at pakistanais, le Parti de la renaissance islamique de I'ex-URSS, le Nahda tunisien, etc.) des mouvements extrémistes (Jes divers Hezboullah et Djihad islamique, le GIA algé- rien, le Hizb-i Islami afghan, et, dans une certaine mesure, "ayatollah Khomeyni). En déclarant infidéles les gouvernants, c’est 4 la guerre civile qu’appellent les radicaux, La question de la violence est alors au centre de l’action politique, l'expression par excel- ence de l'action politique. Car l'anathéme, bien str, ne vise pas les seuls dirigeants de "Etat: il s'étend {leurs complices, mais aussi aux oulémas traditio- nalistes et apolitiques, Beaucoup d’oulémas, en Egypte mais aussi en Tran, seront victimes du terro- risme radical. L’anticléricalisme latent de la pensée islamiste prend ici une forme violente. Le concept de rupture avec l'ordre existant, si fort chez les radicaux, fait que le djihéd (guerre sainte) devient une obligation individuelle et impé tive, Dans "islam traditionnel, le djihad est collectif, occasionnel et soumis & des conditions précises ; il ne saurait viser un autre musulman, méme s'il y a des désaccords profonds. Sans remettre en cause idée qu’on ne peut faire la guerre d des musulmans, les radicaux justifient leur violence envers leurs ‘res en leur déniant ce statut de musulmans, retombée advers Comme la société actuelle Jamique, on comprend qu tous sont infidéles, sauf celui qui mene le djidd. Le djihdd revient ainsi au centre de la pensée islamis GENEALOGIE DE L'ISLAMISME Un autre aspect des radicaux est que leur insi tance sur la dimension politique de Vidéologie isl mique les améne souvent a prendre quelques distances par rapport a la chariat. Certes, tous les isla mistes pensent que la chariat ne peut étre vraiment appliquée dans la lettre comme dans l'esprit qu'une fois I'Etat islamique instauré. Mais on retrouve deux lignes : d'un c6té les modérés, qui, parce qu’i sont réformistes, pensent que application de la cha- riat fait partie du programme politique immédiat, méme si elle doit étre progressive, et de l'autre ete les radicaux, pour qui Vobjectif est d’instaurer la sou- veraineté de Dieu avant la chariat, cet ordre politique englobant se situant au-dela du formalisme des pres- criptions religieuses. Sayyid Qotb parle du « figh en mouvement » (figh haraki), qui est plus une dyna- mique que le respect littéral de préceptes. Liayatol- lah Khomeyni, dans une lettre célébre adressée au président de la république de I’époque, Ali Khame- ney (février 1987), déclare nettement que la logique révolutionnaire l'emporte sur le strict respect de la Joi islamigue. Cette radicalisation théorique renforce le role du Guide religieux : car, si l'on peut se détacher de la lettre pour étre’fidéle au projet révolutionnaire, c'est seulement celui qui a le pouvoir d’interprétation qui peut indiquer la voie, D’out le role clé des fatwa (con- sultations juridiques) dans la mouvance radicale elles ne sont plus de simples points de droit, comme dans la tradition des oulémas, mais elles deviennent vraiment fondatrices. Le formalisme de la loi n'est plus 18 pour limiter Je réle des chefs charismatique: En méme temps, cette importance fondamentale 60 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? accordée a la pensée du Guide renforce la tendance la parcellisation du mouvement islamiste en sectes centrées autour d'un personnage charismatique, jetant V'anathéme sur tout autre que lui. C'est le uiomphe des Emirs et des Guides qui entrainent autour d’eux un noyau de disciples convaincus. Avec I’Egyptien Abdel Salam Farag, la pensée de Qoth est elle-méme radicalisée. II écrit un livre intitulé /’Obligation absente, pour démontrer que le djihéd, quoique ne figurant pas parmi les cing piliers de islam (pritre, profession de foi, auméne, jedine et pélerinage), en constitue pourtant le sixitme. Théo- ricien du groupe Takfir wal Hijra (« anathéme et retrait »), il est pendu le 8 avril 1982, Ici réside le ¢ méme de ’islamisme radical : définir soi- ible et intemporel que chacun doit imposer ; c’est-A-dire confier a l’interprétation d'un homme seul, sans formation particuligre, la défi- nition du sens du message divin, C'est le temps des nouveaux prophétes, scandale pour lislam orthodoxe, pour qui Mahomet est le dernier des prophétes Dans le monde chi'ite, c'est la théorie de Paya- tollah Khomeyni qui constitue la forme la plus radi- cale, Son apport principal est le concept de la velayat-i fagih, ou « régence du docteur de la loi ». Crest la seule théorie authentique d'une théocratie dans le monde musulman, et elle est relativement tar- dive dans Ja pensée de Khomeyni lui-méme (elle date des années 1970). Mais ce concept illustre bien Vambivalence islamiste entre primat de la révolution et primat de la Révélation : le Guide, chef politique du mouvement islamique, doit étre celui qui détient aussi la primauté dans le savoir religieux. Or, le 61 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME clergé chi'ite dispose, contrairement au clergé sun- nite, de procédures pour déterminer le plus savant, Fayatollah ozmah (« le plus grand »), marja’-i tagh- lia («source d’imitation) : c'est le consensus des grands ayatollahs. Mais Khomeyni commenga préci- sément par casser le systéme de la collégialité des grands ayatollahs, parce qu’ils étaient hors de son contr6le et de l’ordre du politique. Il est certes diffi cile de parler d’anticléricalisme chez Khomeyni, mais il poursuivra pourtant avec un égal acharnement les oulémas tiédes vis-a-vis de 1a révolution : l’ayatollah Chariat Madari sera « défroqué » et mis en résidence surveillée, oi! il mourra en 1983. Le grand ayatollah Khou’y, sans doute plus vénéré que Khomeyni avant Ja sévolution, sera disqualifié aux yeux de imam par son refus de quitter I'Irak (od il mourra en 1994) lors de la guerre avec ['Iran, Plutot que d’aligner le pol tique sur le religieux, et donc de mettre au pouvoir les grands ayatollahs, 1a politique de la république islamique d’Iran sera au contraire de donner I'hégé- monie religieuse au personnel politique issu de la révolution. Aprés la mort des grands ayatollahs Khou'y et Araki en 1994, le régime s‘efforcera de faire reconnaitre. en vain, comme « source d’imita- tion » le Guide de 1a révolution et ancien président de la république, Ali Khameney, qui, par I'dge et les titres, n'a pas d'autre droit & une telle promotion que sa position politique. Loin de cléricaliser la vie poli- tique, la révolution islamique d'Iran a politisé la fonc- tion religieuse, mais I'a en méme temps largement disqualifiée, au grand dam dune partie importante du haut clergé, comme l’ancien dauphin de Khomeyni, Vayatollah Montazéri. 62 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQ! On voit que Ja logique de I'islamisme radical, derridre l'exigence d'islamisation, est avant tout celle d'une définition politique de Vislam, qui s'exacerbe dang la contradiction entre primat de la loi et primat de la volonté de ceux qui veulent imposer la loi. La sociologie des acteurs Les fondateurs et les militants de la grande époque islamiste (1970-1985) se recrutent, non dans les sec- teurs traditionalistes, mais dans des catégories qui sont des produits de la modernisation des sociétés musulmanes. Leur probléme n'est pas le refus de la modernité, mais liskamisation de cette modernité. Les pays du monde musulman ont tous connu une urba- nisation massive & partir des années 1960: la popu- lation des grandes villes a été gonflée par l’exode rural et a souvent quadruplé. En 1978, année de la révolution islamique en Iran, le pourcentage de popu- lation urbaine y dépasse pour la premiére fois celui de la population rurale dans I’ensemble du pays. Les Etats ont du mal a assurer la socialisation et |"urba- nisation des nouveaux quartiers, qui prennent des dimensions considérables (banlienes sud de Tehéran ou de Beyrouth, Embata au Caire), L'urbanisation implique le déracinement social : les vieilles solida- rités rurales (familles étendues, clans, respect des anciens, religion populaire) s’effacent. Les syndicats et les partis de gauche sont actifs presque uniquement dans les campus et parmi une classe ouvritre qui fait figure de privilégiée (ouvriers du pétrole en Iran) et ignorent les « nouveaux pauvres ». Ces espaces nou- Veaux sont peu & peu occupés par des associations religieuses et des militants islamistes, qui font de 63 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME action sociale. La mosquée redevient une forme de maison communautaire, qu'elle soit gérée par le clergé traditionnel (ce qui est le cas dans le monde chi’ite) ou, plus fréquemment dans le monde sunnite, par des militants islamistes ou des mollahs autopro- Dans un tel contexte, il va de soi que les préches prennent vite un aspect social et contestataire, dénongant la carence de I’Etat, la corruption et l'enri- chissement des nouvelles élites. Lalphabétisation de masse, caractéristique de la plupart des pays musulmans dans les années 1960 et 1970, met sur le marché une génération de bache- liers et de diplimés & un moment oit les débouchés se raréfient. Une jeunesse urbanisée et scolarisée se retrouve déclassée socialement. En Algérie, le nombre moyen d’années de scolarisation pour les hommes passe de deux pour ceux nés dans Ja décade 1940 a sept pour ceux nés dans la décade 1960 (cf. Philippe Fargues, inv Salamé, 1994, p, 187 sq.). En Egypte, le chiffre passe de trois a six. Jusqu’au début des années 1970, 1'Etat assure en général un débouché a la jeu- nesse dipldmée, c'est l'époque des économies étati- s6es ct centralisées et des grandes bureaucraties pléthoriques. Mais la crise économique et les poli- tiques de libéralisation entrainent partout un rétrécis sement des bureaucraties et une paupérisation des fonctionnaires. En méme temps, les sommets de TEtat sont tenus par des castes qui ne s'ouvrent pas aux nouvelles catégories montantes : en Egypte et en Algérie, c'est 'ancien parti unique qui monopolise le pouvoir et les bonnes places par ses réseaux de clientélisme ; en Syrie et en Irak, c’est un clan (les clam 64 OU'E: ECE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? Alawis et les Takritis) ; en Iran, c'est la bourgeoisie du palais Les mouvements islamistes ont done fait une percée sur les campus universitaires (Tunis et Kaboul en 1971, Khartoum en 1972), au détriment des mou- vements communistes et progressistes. Ce phénoméne a souvent été diserétement encouragé par les gouver- nements (en Tunisie et en Egypte), qui voyaient la principale menace dans les mouvements de gauche el non parmi les islamistes, percus a I’époque comme ervateurs. Les islamistes recrutaient plutot dans facultés d”ingénierie ou les écoles normales d’ins- tituteurs. Beaucoup de cadres du mouvement isla- miste ont une formation scientifique (Hekmatyar en Afghanistan ; Nabawi, ministre de I'Industrie lourde en Iran; Erhakan, président du parti Refah en Tur quie ; Hashani, porte-parole du FIS algérien en 1991). La politisation des étudiants islamistes dans un milieu jusqu’ ici de gauche contribue & radicaliser le discour et les formes d'action de ces militants. Les islamistes ne restent pas enfermés dans le ghetto sociologique des militants de gauche intelli gentsia, armée, aristocratic ouvriere), C'est qu’ils sont aussi l'expression d'un mouvement général de moder- nisation sociologique des sociétés qui connaissent une évolution rapide et profonde de leur structure démo- graphique les rapprochant du modéle occidental, néme si les valeurs affichées restent traditionnelles. Par modemisation démographique, nous entendons Purbanisation, I’allongement de la scolarité, la réduc tion de la différence d’age entre maris et femmes, Valphabétisation des femies et la baisse (toujours corollaire) du taux de fécondité (nombre d’enfants par (ANFALOGIE DE L'ISLAMISME fenmne en de den avoir). Or les sociétés musul- wines connaissent une telle évolution & partir des années 1970: Mindice de fécondité des femmes algé- fiennes passe de huit enfants par femme en 1970 a cing en 1990, I'écart moyen du niveau d’édncation entre hommes et femmes passe de trois années de scolarisation en 1950 a une année et demie en 1970 (Egypte, Tunisie). L’geart moyen d'age entre maris et femmes chute aussi. Enfin, les fils disposent d’un niveau d’édueation supérieur & celui de leur pere. Ces tendances montrent que les sociétés musulmanes sont en pleine mutation dans un espace de temps ts court, une génération, alors qu'il a fallu plusieurs générations & Europe pour absorber un tel change- ment Lislamisme s'enracine done dans une société profondément transformée par la modernisation, Il ne ‘agit plus de la société rurale et patriarcale, ni méme de celle du bazar des cités musulmanes tradition- nelles. Ces transformations posent un probléme anti- cipé par AI Banna et Maududi: peut-on entériner cette modemisation sans perdre son ame, son authen- licité ? L'idgologie islamiste offre une réponse : elle Permet de rejeter la tradition et offre un instrument conceptuel pour penser cette modernisation, La base sociale des mouvements islamistes se trouvait dans les masses populaires récemment urba- nisées. Cette base sociale est toujours présente dans les années 1980: le sort des nouveaux urbanisés ne s'est pas amélioré. Mais & la génération des dipld- més et des intellectuels des années 1970 va succéder une nouvelle génération ; celle qui n'a pas pu termi- net ses études ou bien dont le diplime est totalement 66 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? dévalué. Car la ctise du systéme d’enseignement ne Tait que s'aceroitre dans les années 1980: baisse du niveau, surcharge des cours, professeurs qui font payer les cours particuliers, voire les diplomes, absence de débouchés renforeée par Ia crise écono- mique. La crise et la montée des mouvements istamistes dans les années 1970 Dans les années 1970, les régimes issus de la déco- lonisation commencent a s'user. Les équipes au pou- Voir se sont installées dans. le clientélisme et Vaccaparement de l'appareil d’Etat a leur profit. Les Pays qui n’ont pas éé colonisés (Turquie, Iran), connaissent également une crise de Iégitimité poli: tique, méme si, a la différence des autres, la contes- lation semble d’abord menée par des mouvements de gauche. Mais tous ces régimes se sont coupés de leur base sociale, parce qu’ils sont accaparés par une minorité religieuse (Syrie, Bahrein), un parti (Baath irakien), une nomenclature (Egypte), un clan tribal (Saoudiens), une monarchie (Iran), ou une combinai- son de plusieurs de ces éléments. La crise écono- mique surgit dans ce contexte de délégitimation des lites politiques : plus d’embauche pour les éduqués, réduction du secteur d’Etat, et émergence de nou. veaux riches (infirah en Egypte) griice au premier choc pétrolier (1971). Cette montée brusque des reve- nus de V'Etat accentue les différences sociales et Vexode rural, fait monter les espérances, mais n’a pas le temps de produire une transformation positive de économie car il est stivi de la chute des prix pétro- liers et de la récession des années 1980. Les Etats 67 EALOGIE DE L'ISLAMISME pétroliers, devenus importateurs de produits alimen- laires souvent subventionnés, doivent adopter une politique de vérité des prix qui entraine des émeutes. En Algérie, les émeutes d’octobre 1988, dues a l'aug- mentation brutale du prix des produits de base, sont durement réprimées et logiquement suivies par | triomphe du FIS aux élections municipales. (ju 1990) et législatives (décembre 1991), Ces mouvements populaires surviennent dans un contexte oa la gauche a été réprimée et a presque disparu du paysage politique. La crispation de régimes sans légitimilé a entrainé, sinon le recul d'une démocratie qui n’a jamais existé, du moins une aecentuation de la répression, en Iran, Egypte, Algé- tie et Syrie, qui permet aux islamistes de brandir Vétendard de la liberté et des droits de "homme (le demier avatar de cette fusion de la revendication ish miste et de la détense des droits de l'homme est création, en 1991, du « Comité saoudien des droits légitimes », l'adjectif renvoyant aussi aux droits tels qu'ils sont définis par la chariat et bafoués par la monarchie). Enfin, le dernier ingrédient de l'islamisme est la crise de l'anti-impérialisme, Les mouvements isla- mistes reprennent le flambeau tiers-mondiste de groupes diserédités par la gestion du pouvoir (natio- nalisme et socialise arabes, du FLN a l'OLP en pas- sant par le nassérisme) ou bien d’une gauche qui perdu le contact avec les milieux populaires. Ce fai- sant, c’est aussi le lien entre l’anti-impérialisme o dental de gauche et les mouvements contestataires du liers-monde qui disparait. Les intellectuels européens de gauche ne peuvent plus se reconnaitre dans les 68 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? mouvements islamistes, au contraire de OLP et du FLN algérien. Un symbole de la récupération de Vanti-impérialisme par les milieux islamistes a été le soutien qu'ils ont accordé & Saddam Hussein, lors de la guerre du Golf, en 1991, car il reste l'un des rares leaders non islamistes populaires parce qu'il se bat contre I"Oceident. Mais cette crise de délégitimation ne touche pas que VEtat : elle déborde aussi sur les oulémas. Les oulémas officiels ont aussi perdu le contact avec les masses populaires, qui ne peuvent plus fréquenter les grandes mosquées des centres-villes, top éloignées de leur domicile. On voit ainsi se multiplier les mos quées de quartiers, « privées » et animées par des pré- cheurs autoproclamés, exergant souvent un autre métier pour vivre. Les oulémas perdent ainsi le mono- pole de la prédication et de Ja jurisprudence. Les Etats ‘ont perdu le monopole du nationalisme, les oulémas celui de la religion, la gauche celui de Ja démocratie et de Ianti-impérialisme : le terrain est libre pour les islamistes. = Les mouvements extrémistes A panir de la matrice conceptuelle définie par Sayyid Qoth, une multitude de groupuscules extrémistes se sont eréés dans le monde sunnite, dont les plus impor- tants se trouvent en Egypte, récemment rejointe par l'Algérie, Dans le monde arabe sunnite, ces mouve- ments se sont en général séparés des Freres musul- mans, jugés trop modérés, 2 1a fin des années 1970. La révolution islamique en Iran a accentué cette dynamique de la radicalisation, méme si elle ne I'a pas créée et bien que fort peu de mouvements sun- 69 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME nites aient eu des relations suivies avec Miran is mique. Dans le monde chi’ite, en revanche, les mouvements radicaux sont directement parrainés par la république islamique d’Iran, elle-méme dominée, dés Pautomne 1979, par les éléments les plus radi- caux. En fait, la république islamique d'Iran est le seul exemple oft les radicaux aient pris la téte d’un mouvement islamiste majoritaire dans la société, A inverse, dans le sous-continent indien sunnite, les mouvements radicaux sont beaucoup moins extré- mistes que dans le monde arabe : la violence est plus lige a des conflits strictement religieux et communau- taires, opposant en particulier les sunnites aux chi'ites. Nous allons done examiner séparément les mouvements extrémistes chi°ites, tous liés & "Tran, et les mouvements extrémistes sunnites, au contraire tres éclatés. La révolution iranienne et le monde chiite. Les mou- vements révolutionnaires dans le monde chi’ite ne sont pas une exportation de Ja révolution islamique, mais participent de la vague de radicalisation qui a Ebranlé le monde chi'ite avant la révolution de 1979. En Irak, un foyer de chi'isme radical s'était cons tué autour de ayatollah Bager al Sadr (exécuté en 1980) et de ayatollah Muhsin al Hakim (mort en 1970), qui fonderent des 1957 le parti Hizb-al Da’ wat ou Parti de la prédication, clandestin, Ce parti évita de se ranger trop strictement dans la mouvance ira- nienne et Téhéran préféra susciter, en 1982, le Conseil de la révolution islamique d'lrak, dirigé par un des fils de Al Hakim, Mohammad Bagir. ‘Au Liban, la radicalisation date du mouvement 10 ISLAMIQUE ? Ai Amal, lancé par Iimam Moussa Sadr en 1969. Ce mouvement regroupait les chi‘ites du sud du pays la fois contre les notables traditionnels de la commu- nauté chi‘ite et contre le systéme politique libanais, dod les chivites étaient quasiment exclus. Le mou- vement restait communautariste, représentant exclu- sivement la communauté chi’ite. Limam Moussa Sadr disparut en 1979 en Libye, La révolution isla- mique d'lran et invasion du Liban par Israél, en 1982, conduisirent a un éclatement et & une radical sation sous Timpulsion de l'ambassadeur iranien A Damas depuis 1981, Ali Akbar Mohtachémi, un des chefs de file des radicaux iraniens, Al Amal resta dirigé par Nabih Berri, laique et pro-syrien, tandis qw’apparaissait le mouvement Amal islamique, dirigé par Husseyn Mussawi, pro-iranien installé dans la plaine de la Bekaa avec l'accord des Syriens. Mais Mohtachémi suscita l’apparition d’un autre mouve- ment plus puissant, le Hezboullah, dirigé par un conseil comprenant lui-méme, Abbas Mussawi (tué par les Israéliens en 1992), Sobhy Toufayli et Sayyid Nasrallah. Le vrai chef du Hezboullah est le cheykh Mohammad Husseyn Fadlallah, né et éduqué dans le sanctuaire chi’ ite de Najaf en Irak (sa famille est ori- ginaire du Liban du Sud), Revenu au Liban en 1966, il s‘installa 4 Beyrouth. Le mouvement, eré vers 1982, se donna une branche clandestine et militaire, organisation du Djihad islamique, dirigé par Imad Mughniyya, Ce groupe a été responsable de l'essen- tiel des opérations terroristes menées contre les forces occidentales installées & Beyrouth apres 1982: atten- tats contre les marines américains et les parachutistes frangais (1983), ainsi que de la majorité des prises 1 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME d'otages étrangers effectuées au Liban, Le Hezboul- lah agit également en dehors du Liban; attentats & Koweit en 1983 et en France en 1986. Dans tous ces cas, Vobjectif essentiel était de soutenir leffort de guerre iranien, alors que I'Irak était massivement sou- tenu en matériel militaire par les Occidentaux. En Afghanistan, il existait des groupuscules chivites radicaux en exil (en Trak et en Iran) avant Pinvasion soviétique, d’ailleurs plus nationalistes qu'islamistes (ils défendaient identité hazara, une ethnie qui constitue 90 % des chi’ites afghans). Les mouvements chi’ites de la résistance étaient au début plutét conservateurs, mais la guerre et influence de iran ont eu un effet de radicalisation, L'lran a sus- cité la eréation d'une alliance radicale de huit patti chi ites, regroupés ensuite (1989) dans le Hizb-i Wah- dat, ou Parti de l'unité Durant la guerre avec I'Irak (1980-1988), Tehé- ran s'est efforcé d"instrumentaliser et de controler les mouvemients chi'ites étrangers, en. suscitant le Conseil de la révolution islamique d'Irak, I'union des huit partis chi’ites afghans, le Hezboullah libanais. Mais cette instrumentalisation les ayant plutot isolés, aussi bien sur la scéne intérieure qu’extérieure, aujourd’hui les mouvements chi‘ites se sont largement autonomi- sés par rapport & Téhéran et poursuivent des objec- tis qui leur sont propres : essentiellement la réintégration de la communauté chi'ite dans Ja. vie politigue, mettant entre parentheses 1a revendieation de 1’Etat islamigue (Irak, Afghanistan, Bahrein). Les mouvemenis extrémistes sunnites. Faire la liste des mouvements radicaux sunnites est difficile, car 2 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? beaucoup ont une existence éphémére ou bien ont uti- lisé des « étiquettes » (Hezboullah, Djih’d) com- munes & des mouvements différents. C’est en Egypte, avec ’assassinat du président Sadate en octobre 1981, que les mouvements islamistes sunnites ont fait une apparition sanglante sur la scéne internationale. Les trois principaux groupes égyptiens sont le Takfir wal Hijra, les Gama’at Islamiyya et le Djihid islamique. Le nom du groupe Takfir wal Hijra (« anathéme et retrait ») semble lui avoir été donné de I’extériew lui-méme se qualifiant de Jama'at al Muslimin («société des musulmans >). Dirigé par Shukri Ahmed Mustafa (né en 1942 et exécuté en 1978), ce groupe a poussé jusqu’au bout les théories de Sayyid Qot : seuls les’ membres du groupe sont de vrais musulmans. Le groupe s'est donc attaqué d’abord aux coulémas officiels, accusés de trahir islam. Il a assas- siné en 1978 le cheykh Dhahabi, ancien ministre des Biens religieux. Si l'impact de l'action du groupe a 6té important et a déclenché une répression massive contre les islamistes, son assise sociale semble pour- tant assez. faible Sous le nom de Djihad islamique, un certain nombre de groupes apparaissent vers la méme Spoque, dont le plus important est celui dirigé par Mohammad Abdel Salem Farrag, l'auteur du livre UObligation absente, qui déclare le djihad contre les autorités du pays, Une fraction de ce groupe, menée par un officier, Khalil Islambouli, assassine le pré- sident Sadate en octobre 1981. Ces deux mouyements ont leur base essenticlle le nord de I'Egypte. Leur stratégie putschiste a rendu vulnérables a la répression quia suivi B GENEALOGIE DE L'ISLAMISME Tassassinat du président Sadate. Plus inquiétant pour le gouvernement égyptien est le développement dans le sud du pays, resté rural, tribal et particulariste, d’un mouvement beaucoup plus enraciné : les Gama’at Islamiyya. Leur chef spirituel semble étre le cheykh Omar Abdel Rahman, un ouléma aveugle, ancien Frére musulman, un instant accusé d’étre membre du groupe Djihid, mais acquitté en 1983, Le cheykh, ori- ginaite du nord, a fait l'essentiel de sa carrigre de précheur dans le sud du pays, a Fayoum et Assiout. Exilé d’Egypte, on le retrouvera aux Etats-Unis, impliqué dans Vattentat de février 1993 contre le World Trade Center & New York. Les Gama'at, contrairement aux autres groupes radicaux, ont une assise rurale, Les groupes armés ménent campagne contre l'appareil d’Etat mais aussi contre les coptes (nombreux dans les campagnes du sud) et les tou- ristes, qui représentent V'invasion culturelle occiden- tale, et pour affaiblir I'Etat, L'action armée des Gama’ at s'est développée a partir de 1991 et repré- sente aujourd'hui le défi majeur pour le gouverne- ment égyptien. Contrairement aux mouvements islamistes des années 1970 et 1980, les Gama’at semblent trés décentralisées, privées de chef incon- testé, et recrutent dans un milieu beaucoup plus popu- laire et moins intellectuel que les autres mouvements islamistes. Le mouvement dispose aussi d’une forte base dans la ville du Caire du fait de l’exode ru La radicalisation islamique au Liban se fai parmi les chiites. Les sunnites restent a l'écart, & une exception prés: le Mouvement de l'unité islamique du cheykh Chabane, basé dans la ville de Tripoli, au nord du Liban. Ce dernier renvoie & un phénomene 74 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? récurrent dans histoire des mouvements islamistes : la conjonetion entre un groupe exprimant une iden- tité purement locale et un mouvement idéologique transnational, Le cheykh Chabane a joué le « sunnite de service » dans maintes conférences tenues & Téhé- ran, mais son impact dans la vie politique libanaise est resté faible (Michel Seurat, 1988), En Afghanistan, la radicalisation islamique date de la fin des années 1960, a 1a conjonction de deux facteurs : le retour de professeurs envoyés Vuniver- sité dal Azhar a la fin des années 1950, pour occu- per les chaires de li nouvelle faculté de théologie établie en 1951, et la politisation des campus univer- sitaires. Les professeurs fondent le Jamiat-i Islami et les Gtudiants créent le mouvement des « Jeunes musulmans », qui, en. 1975, lance une insurrection rurale qui échoue, Les militants survivants se retrouvent en exil au Pakistan, Une scission intervient alors entre le Jamiat-i Islami et le Hizb-i Islami, selon trois lignes de fracture : 1) idéologique (Ie Jamiat est proche du courant modéré des Fréres musulmans, le Hizb est plus proche du Jama‘at pakistanais et des idées de Qotb); 2) politique (le Hizb est et restera tres lié aux services secrets pakistanais) ; 3) eth- nique (le Hizb est surtout pachtoune et le Jamiat persanophone). lei aussi, la surdétermination des oppositions politiques par des clivages ethniques, tri- baux ou nationaux est une constante parmi les mou- vements islamistes, Les Palestiniens connaissent la méme évolution vers Vislamisme que le reste du Moyen-Orient. Mais celle-ci est plus tardive : 'OLP de Yasser Arafat, offi- ciellement laique, occupe le champ politique, et 75 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME espace radical a été tenu, jusque dans les. années 1 mouvements extrémistes qui n’ont rien comme le FLP de Georges Habbache, Je FDLP d’Hawatmeh et surtout le tristement célebre groupe Abou-Nidal, 4 Midéologie tres vague, mais extrémement violent, Un parti de Freres musulmans centriste, Hamas, apparait dans les années 1980, [I est flanqué dun mouvement terroriste, le Djihdd ista mique palestinien, né dans la bande de Gaza en 1987, Le contenu idéologique de ce mouvement est trés jaible : son action violente est entigrement tournée contre l’occupation israélienne. Il refuse tout compro- mis avec Istaél et condamne le processus de paix. Mais il n'y a rien de spécifiquement islamique dans son message politique, sinon le « martyrologe » qui entoure ses combattants utilisant 1a technique de com- mandos suicides. En Jordanie, l'extrémisme islamique reste faible car espace politique est occupé par le mouvement des Freres musulmans, actif et bien intégré au jeu politique. Cependant, un groupe, « I'armée de Mohammad », défraie la chronique en 1990 mais semble désormais réduit. En Tunisie comme au Maroc, on ne trouve pas de véritables partis extré- mistes, mais des mouvements plutdt proches des Freres musulmans. En dehors du monde arabe, on trouve des mou- vements extrémistes sunnites liés avant tout & des luttes de libération nationale, comme le Hizb-i Islami et le Hizb-ul Mujahidin du Cachemire et, surtout, le mouvement Moros, au sud des Philippines, qui est devenu, semble-til, une plaque tournante des mili- tants extrémistes du monde entier, méme si ce groupe 76 QU’EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? n’a aucun contenu idgologique particulier qui le dis- tingue par son radicalisme. Les mouvements extrémistes connaissent une Evolution différente dans le monde sunnite et chi’ite, Dans le monde chi'ite, avec le reflux de l'exporta- tion de la révolution, suivant la paix avec I'Irak (1988) et la mort de Khomeyni (juin 1989), ils se moderent et s’autonomisent par rapport 2 I'Iran, Us deviennent des forces politiques, dont la violence se « codifie » et se normalise, portant désormais sur des objectifs politiques précis : les Israéliens du Sud- Liban pour le Hezboullah, Saddam Hussein pour les chivites d'lrak. A Bahrein, of des émeutes chi'ites éclatent en 1994, i s'agit, comme en Irak et en Afghanistan, d’obtenir la participation a ta vie poli- tique d'une communauté jusqu’ici écartée et mépri- sée, Dans le monde sunnite, les mouvements radi- caux font jamais eu de parrains ou de base arrigre. Is sont, au début, des groupuscules et certains ne sont jamais arrivés 2 passer de la secte au véritable mou- vement politique, Leur évolution est conditionnée, non pas par celle de la situation mondiale, mais par l’évolution de la vie politique de chacun des pays ot ils opérent. Aujourd’hui, les facteurs internes lemportent sur le contexte géostratégique. Les mouvements sunnites extrémistes entre- tiennent une relation ambigué avec les grands cou- rants centristes des Freres musulmans : beaucoup de militants sont passés par les Fréres musulmans. En fait, les Fréres musulmans, quand ils sont intégrés dans le jen politique, se dissocient des groupes ra caux ; sinon, ils ne sont pas fiichés de voir s’exercer Ti Gi NEALOGIE DE L'ISLAMISME une pression sur un gouvernement qui les exclut du jeu politique. Le FIS Le FIS est le mouvement le plus récent de la mou- vance radicale islamiste. Curieusement, le Maghreb est resté longtemps 4 Ja traine de l’agitation islamique au Moyen-Orient, Certes, le FLN a toujours compté une aile beaucoup plus islamique que le courant nationaliste et socialisant dominant dans le Front. De méme, c'est le FLN qui a lancé le début de islami- sation en faisant appel & des professeurs Fréres musulmans égyptiens pour impulser l'arahisation du systéme d’enseignement, synonyme d’islamisation. L’arabisation s'est traduite par une « lumpenisation » de Vintelligentsia, c'est-a-dire par Parrivée dans les universités dune nouvelle catégorie d’éduqués mai- trisant mal et la langue et le corpus d’enseignement, mais s'opposant a I’élite francophone. L'islamisation est done ici le vecteur quasi automatique de promo- tion sociale des élites arabisées. S'il y a eu des mouvements armés islamiques opposés au FLN (comme celui de Bouyali en 1987), le FIS apparait brutalement sur la scéne politique aprés les émeutes d'octobre 1988, mené par un car- tel de précheurs de mosquées dont les deux plus en vue sont Madani, un ancien du FLN, et Ali Bel Haj, un jeune imam charismatique. Les réseaux du FIS sont organisés autour des mosquées privées de quar- tier qui ont proliféré aprés 1975 (Ahmed Rouadjia, 1990 ; Rémi Leveau, 1995), Pew structuré, il attire immédiatement un vote protestataire massif qui lui donne la victoire aux élections municipales de juin 78 QUEST CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? 1988 et au premier tour des élections parlementaires de décembre 1991, brutalement interrompues en jan- vier 1992 par l’armée, Le FIS va alors basculer dans action violente, dont le fer de lance est le GIA (groupe islamique armé), officiellement dissident du FIS. La violence algérienne va étre particuligrement terrible, nourrie par une répression indiscriminée et brutale. De tous les mouvements radicaux du monde musulman, le GIA apparait le plus brutal : non seule- ment i! procéde a I'assassinat systématique des repré- sentants du pouvoir d’Etat (ce qui est banal en guerre de guérilla), mais aussi aux meurtres répétés d'intel- lectuels, de journalistes et de femmes. Cette violence contre les femmes marque particulirement le radiea lisme algérien, au croisement d'une violence «modeme s (une véritable guerre de guérilla, rurale et urbaine) et d’objectifs néo-fondamentalistes (im- poser le voile et le retour des femmes au foyer), qui distingue le GIA (mais aussi le FIS) des mouvements islamistes modernes, soucieux dassurer une place dans la société & la femme, pourvu qu'elle soit voi- Ie Le terrorisme et la violence Sous le mot un peu incantatoire de terrorisme, on range des formes de violence fort différentes. I faut d’abord souligner que le but principal des mouve- ments islamistes n'est pas la conversion des infideles, mais la ré-islamisation des sociétés. musulmanes, considérées comme retombées dans I'ignorance. Pour les islamistes, les premiers responsables sont les gou- vernants actuels du monde islamique. Pour eux, ¢’est la faiblesse du monde musulman qui a permis a 79 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME MOccident de prendre pied dans le monde islamique. L’appel au djthad ne se justifie guére dans la période actuelle, od les Etats sont nominalement indépen. dants, & moins de considérer comme impies les musulmans actuelle ment au pouvoir, pas qu’ont fran- chi les plus radicaux En fait, une bonne part de la violence islamiste est lige aux conflits entre Etats et done & la géostra- tégie du Moyen-Orient. Il y a les réseaux terroristes, islamistes ou non, utilisés par des services secrets, en particulier de pays classés eux-mémes comme radicaux : la Syrie, I"lran, I'Trak et la Libye. Ces pays utilisent le terrorisme plus comme instrument de poli- tique étrangére que comme expression d'une idéolo- gie. Les mouvements terroristes sont donc loin d’étre exclusivement islamistes : la Syrie et I'Irak ont sou- tenu le groupe palestinien Abou-Nidal, plutot mar- xiste @ lorigine. L'Iran islamiste a donné refuge au groupe arménien Asala et, & un certain moment, au PKK ture. Dans l'action du Hezboullah libanais contre les Occidentaux durant la premiére guerre du Golfe, il faut aussi voir la volonté de ['Iran de mettre fin a l'aide apportée a Saddam Hussein (ce sont des Mirage prétés par la France qui bombardaient l'Iran). Loin de signifier l'irruption d’une violence aveugle et fanatique, le terrorisme est ici un instrument de stratégie étatique, une réponse du faible au fort. Lorsque les iméréts de I"Etat changent, ou bien lorsque le terrorisme devient contre-productif, il peut disparaitre du jour au lendemain : le Hezboullah liba- nais et le Djihéd istamique existent toujours, mais, depuis 1989, aucune action terroriste n'a cu liew contre les intéréts occidentaux (si l'on exclut les 80 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? attentats de 1994 contre des centres culturels juifs, sans doute destinés & saboter Ie processus de paix), Apres le pic de la décade 1980, les principaux Etats concernés estiment aujourd’hui que le terrorisme est contre-productif, largement du fait de 1a réaction occi- dentale, qui, méme lente a se mettre en place, a été efficace (toute une gamme de mesures de rétorsion, de embargo au raid punitif sur Tripoli en Libye). La fatwa iranienne condamnant l'écrivain Rushdi mort est désormais un handicap majeur pour la répu- blique islamique. Mais la manipulation de mouvements radicaux est loin d’étre Papanage d’Etats extrémistes. La Jor- danie a donne reluge et ouvert des camps d'entraine- ments aux Fréres musulmans syriens en 1980. Le Pakistan a constamment soutenu, de 1974 & 1994, le mouvement radical afghan Hizb-i Islami, contre tous les régimes en place 4 Kaboul. Les Américains ont armé ce mouvement de 198] & 1988, Maroc et Tuni- sie ont donné quelques facilités au FIS avant 1993. L’Arabie saoudite a donné armes et argent au mou- vernent yéménite Islah, Les services secrets turcs ont encouragé la naissance d'un Hezboullah kurde pour contrer le PKK. L’Arabie saoudite a largement finaneé 1a plupart des mouvements islamistes jusqu’en 1991 ; ainsi, le mouvement de Hassan Tou rabi, le Front islamique national, a pu se développer grice A son réseau d’établissements financiers mis sur pied avec l'aide de la Faysal Islamic Bank & partir de 1978 Une autre forme de violence est celle des grou- puscules radic: la limite de la secte et pratiquant les meurtres « incantatoires », comme lassassinat du 81 ALOGIE DE L'ISLAMISME président égyptien Sadate en 1981, Plus difficilement contrdlable, cette violence reste limitée du fait de la dilficulté des mouvements sectaifes de se eréer une buse sociale et de devenir des partis politiques de masse. Les mouvements qui teprésentent un véritable danger sont ceux qui s‘avérent capables de passer au stade de la guérilla et d’articuler violence armée et stratégie politigue. I n'y que deux cas aujourd’hui ; l'Algérie et I'Egypte, avec les GIA, qui tiennent des portions de campagne, et les Gama'at, solidement retranchées dans le sud de Egypte. Enfin, une évolution récente, en rapport avec la « lumpenisation » des mouvements islamistes, est le lien croissant entre Maction violente et ia délinquance, sensible la fois dans la radicalisation de certains jeunes « beurs » de banlieues (affaire de Marrakech en aoait 1994) et dans la dérive des GIA, en Algérie, et de certains groupes de moudjahidins afghans (ra- cket et trafic de drogue). Les mouvements islamistes hésitent toujours entre Je primat de la révolution ou celui de la Révé- lation, entre le radiealisme révolutionnaire et le néo- fondamentalisme. Cette oscillation se retrouve en particulier dans la violence complexe du GIA algé- rien: d’un cOté il est néo-fondamentaliste, car son projet étatique et sociétal est faible, d’un autre cote il utilise le droit que se sont arrogé les mouvements modernes extrémistes de promulguer des fuswe et de faire usage de leur propre interprétation afin de déci- der ce qui est islamique et ce qui ne lest pas. La violence du GIA est tres différente de celle des groupes afghans, qui ne donnent jamais de justifi 82 QU'EST-CE QUE LE RADICALISME ISLAMIQUE ? tion islamique & Ia violence « hors la loi » : vendet- tas, viols et rapines. En Afghanistan, le code traditionnel suffit, sinon a justifier, du moins pour admettre et vivre cette violence. En Algérie, Iacte le plus gratuit se doit d’étre fait au nom de Pislam. I y aici une dérive de la violence qui est nouvelle dans Je monde musulman et qui marque l'articulation entre un radicalisme venu de l'islamisme contemporain et une vision étroite et fermée de ce qu’est In chariat. Dans le contexte algérien aussi bien qu’égyptien, le néo-fondamentalisme, qui met en avant la scule cha- riat, a hérité de Vislamisme radical la pratique de la violence politique, exacerbée par des traditions locales de vendetta et de banditisme, Les mouvements néo-fondamentalistes des années 1990 Aprés une période de recrutement des islamistes dans des milieux intellectuels modemes, un. net change ment se fait sentir dés la fin des années 1980: 1a «) manifeste une indigence conceptuelle alarmante, qui va de pair avec le glisse~ ment de T'islamisme au néo-fondamentalisme, c’est- adire & Tidée que la seule question est celle de Papplication de la chariat. Ty aun mythe de lislamisme comme expres- sion de la société civile contre Etat, qui repose sur ce vieux théme « progressiste » que le peuple est un. Unanimisme réducteur sans doute. Quel est alors le contenu de Mislamisme ? C'est un moment, expression idéologique de mouyements aux et d'une crise identitaire profonde et violente. si-ce un simple épiphénomene face 4 une intégra- tion des populations immigrées qui s'opére de toute u7 GENEALOGIE DE L'ISLAMISME fagon selon les modéles mis en place par les socié- és d'accueil! ? La sociologie n'est pas tout et la crise identitaire n’est pas un simple épiphénomene. Nous nen avons pas fini avec l'islamisme comme protes- tation sociale, recherche d'une identité fondée sur un code normatif, faute de véritables racines, mais aussi comme stratégie de pouvoir pour une intelligentsia exclue des avenues du pouvoir. De la démocratie... I est clair que, dans Jes pays oi existe un jeu poli- tique ouvert, sinon démocratique, les grands mouve- ments islamistes se sont modérés et intégrés dans le jeu politique (Turquie, Jordanie, Maroc, Koweit). Bien sGr, les islamistes ne mettent pas leur drapeau dans leur poche. Par définition, ils ne peuvent renon- cer & l'idée que la loi de Dieu est supérieure 1a loi des hommes. Mais il est évident que la démocratie ne se réduit pas A un consensus sur les valeurs : elle correspond d'abord au fonctionnement d’institutions qui permettent au jeu politique de rester ouvert, quels que soient les partis au pouvoir, Le chemin que les catholiques ont difficilement fait ~ passer du refus de la république & la démocratie chrétienne quand ce n'est pas A Ia laicité — est ouvert aux islamistes, La question n'est pas de sonder la « sineérité » des isla- mistes. La sincérité n'est pas un concept politique. C'est dans la prévalence des institutions sur les hommes que réside la meilleure garantie de la démo- J. C'est analyse stimulante &t optimiste d’Eramanvel Todd, en ce qui sconcerne Mimmigration, dans son livre Le Destin des immisrés, Payard, 1994. 118 LE MYTHE DE LA MENACE ISLAMIQUE cratie. Si celle-ci est bien née dans un contexte cultu- rel donné, son universalisme repose sur I’adoption d'un systéme d’ institutions. Parler de « culture démo- cratigue » est un peu une reconstruction aprés coup : la culture démocratique ne précéde pas les institu- tions, elle en est l'intériorisation. Liislam n'est porteur ni d'une culture ni d'un modéle politique qui soient intangibles et universels. 1 un dogme et un code (rituel) qui s'est toujours adapté A des contextes culturels tres variés, méme s'il Jes marque en retour. La laicité existe de facto dans la configuration musulmane. La question aujourd'hui est celle des institutions démocratiques. TABLE DES MATIE PREFACE ... 7 INTRODUCTION d'Olivier Mongin 15 islam, une réalité multiforme... 21 I. Qu’est-ce que le radicalisme islamique . 1. Le radicalisme dans l'histoire de Vislam .. 30 Aux sources de {islam ss... Le fondamentalisme traditionaliste sunnite .. 31 Le Ch SME orn 33 Le hanbalisme et le Walthabisme sovosessn 36 2.Les mouvements islamistes contempo- rains merges comes BF Les péres fondateurs : Abu Ala Maududi et Hassan al Banna " 38 Les grands mouvements historiques > les Freres musuimans et le Jama’at-i Islami... 41 Le corps de doctrine serves 45 Les penseurs radicaux : Sayyid Qotb et l'aya tollah Khomeyni assess 58 La sociologie des acteurs siaronien GENEALOGIE DE L'ISLAMISME La crise et la montée des mouvements isla mistes dans les années 1970 A 67 Les mouvements extrémistes 4 69 Le FIS 78 Le terrorisme et la violence 79 Les mouvements néo-} fondamentalistes des andes 1990 eecocee TL, Une menace islamique ? 87 La question de U'internationale islamique .. 87 Les internationales néo-fondamentalistes .... 93 L’« islamo-nationalisme » 96 La variété des stratégies 99 La ré-islamisation des miliewx immigrés 101 TI. Le mythe de Ja menace islamique Ml Islam et islamisme : le grand malentendu .... NV Lislamisme comme avatar de la modernité et comme tiers-mondisme ns De ta démocratie sss. 118 OUvRAGES cITés 121 DU MEME AUTEUR L'Asie contemporaine, PUR, 2010. La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture Seuil, 2008. Le Croissant et le chaos, Hachette Littératures, 2007 Les Mlusions du 11 septembre. Le débat stratégique face au terrorisme, Seuil, 2002. L'Islam mondialis 1002 ; Points, 2004, iran, Comment sortir d'une révolution religieuse (avec Farhad Khosrokhavar), Scuil, 1999. La Nouvelle Asie centrale ow la fabrication des nations, Seuil, 1997. L'Echec de I'Islam politique, Seuil, 1992. Leibniz et la Chine, Vrin, 1972. Dans la méme collection Jam La connexion afighano-pakistanaise hab). La Laicité face & | Réseaux islamique (avec Mariam Abou OLIVIER ROY GENEALOGIE DE L’ISLAMISME Préface inédite de auteur Introduction d'Olivier Mongin Pluriel

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