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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Les Arabes et la « fin du peuple juif »


George Friedmann, Fin du peuple juif ?
Dominique Chevallier

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Chevallier Dominique. Les Arabes et la « fin du peuple juif ». In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 21ᵉ année, N. 6,
1966. pp. 1323-1331;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1966.421487

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_6_421487

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LES ARABES

ET LA « FIN DU PEUPLE JUIF »

FIN du peuple juif ? Un titre, une problématique x. Dans son


excellent HvTe, Georges Friedmann la place dans une perspective
israélienne et mondiale. La création de la nation israélienne d'une
part, l'assimilation complète des autres juifs dans les pays industriels
où ils vivent d'autre part, provoqueront-elles la disparition de la
communauté juive, particulariste, méprisée, repliée sur elle-même,
persécutée ?
Cette interrogation en appelle pourtant une autre : les Arabes
doivent-ils faire les frais de la fin du peuple juif ?
Faux problème ? La politique en tout cas le retient. Des passions
s'y justifient. Les dirigeants israéliens l'entretiennent en réclamant
l'immigration de tous les juifs. L'État d'Israël s'est établi sur des terres
où vivaient des Arabes. Georges Friedmann fait sa première allusion
à l'environnement arabe en rappelant la victoire sur « l'ennemi » ". Ces
hommes ne sont-ils face à face qu'avec leurs armes ? L'analyse
sociologique qui traite des Arabes ignore souvent Israël ; dans celle qui a
pour thème Israël, les Arabes ne sont que le danger catalyseur. Une
telle séparation exprime bien autre chose qu'une situation politique ;
le conflit territorial qui pose un problème arabe, prolonge le problème
juif.
La question arabe a hanté ma lecture. Je dois donc une précision :
je n'ai jamais été en Israël. J'ai longtemps vécu au Caire, à Beyrouth,
à Damas. Du haut d'une colline du Liban, j'ai contemplé la dépression
du Houle que remontait sans frontière un vol de cigognes. J'ai fait le

1. G. Friedmann, Fin du peuple juif ?, Paris, Gallimard, collection « Idées »,


1965, 376 p. Les statistiques sur lesquelles s'est appuyé G. F. ont fait l'objet d'une
publication complémentaire : G. Friedmann et M.-T. Basse, « Problèmes d'Israël
en statistiques », Revue française de sociologie, vol. VI, n° 3, juillet-septembre 1965,
pp. 349-377.
2. P. 10. La minorité arabe qui est restée en Israël est composée de musulmans,
de chrétiens et de druzes {Statistiques, p. 355). Il est dit, p. 22, que les chrétiens sont
« la plupart des arabes convertis » ; il faut préciser qu'il s'agit d'une bien vieille
conversion.

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ANNALES

tour de l'immense humiliation des Arabes jusqu'à Aqaba, sur la mer


Rouge. Mes points de vue ont été arabes. Israël, si terriblement visible,
est un univers très lointain. Le sol palestinien est affectivement
revendiqué.
Cette expérience n'a pas mis mon trouble au même diapason que
celui de l'auteur. Sa sincérité et sa perspicacité, la qualité de ses
observations et la finesse de ses réflexions, son émotion et son inquiétude,
invitent sans cesse à la confrontation.

Deux Histoires se heurtent.


L'État israélien n'a pas été fondé comme un État d'Europe
centrale à partir d'un noyau national existant sur place. Il est le résultat
d'une transplantation voulue qui se justifie par toute une tradition
religieuse et culturelle, et qui est un des aspects de l'expansion
européenne, même si elle a été provoquée et entretenue pour échapper à
l'infériorité et aux persécutions dues à l'antisémitisme sévissant en
Europe. « La proclamation, le 14 mai 1948, d'un État juif en Palestine,
dénommé Israël, invoquait en sa faveur l'esprit des prophètes, la
protection du Dieu tout puissant et appelait les juifs du monde entier
à se rallier à lui pour réaliser les promesses millénaires » 1. Ses
archéologues cherchent passionnément dans la terre palestinienne les
vestiges de l'antiquité ; au stade de la vulgarisation politique et
idéologique, cette remontée aux sources efface près de deux millénaires
d'existence humaine, et même parfois quatre millénaires 2.
Les Arabes, eux, vivent d'abord ces temps « ignorés », les plus
proches de nous. La Palestine alimente aussi leur quotidien spirituel ;
elle appartient à cet ensemble territorial que les compagnons de
Mahomet ont conquis après la prédication, et d'où a rayonné la civilisation
musulmane.
Les premières vagues d'immigrants juifs sont venues d'Europe.
Leur technique, leur enthousiasme social et communautaire, le niveau
de leur savoir, leur organisation, leurs capitaux, leurs mouvements
armés, ont expulsé l'araire du fellah palestinien. Les juifs ont
représenté l'invention de l'Occident conquérant ; ils ont tiré leur force d'un
monde industriel où les Arabes n'ont pas été partie créatrice. Les
Arabes ont subi l'humiliation dans la spoliation. Contrairement à ce
qui s'est passé dans les régions colonisées puis décolonisées, celle-ci a
été consacrée par la formation d'un nouvel État dont le premier but
est de durer.
Le peuple juif a humilié en se débarrassant de sa propre
humiliation. Cette inversion déplace le drame.
1. P. 205.
2. P. 140.

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FIN DU PEUPLE JUIF ?

L'installation juive a provoqué des regroupements


communautaires au niveau du territoire couvert par un État. C'est une situation
nouvelle dans le Proche-Orient. Elle n'est pas unique ; elle s'apparente
à un ensemble de mouvements agitant le Tiers-Monde où
l'indépendance politique suit et accroît des originalités humaines, sociales et
culturelles. C'est une des conséquences de l'action et de l'influence de
l'Occident sur des civilisations non occidentales depuis le xixe siècle.
Dans le Moyen-Orient d'avant la domination européenne, les
communautés au statut inégal se juxtaposaient et se complétaient sous un
même souverain musulman. Aujourd'hui, l'homogénéisation
culturelle et l'égalisation civile dans le cadre d'un État qui se réclame d'une
identification « nationale », ont créé une nouvelle intolérance intérieure ;
les individus ou les groupes qui ne s'intègrent pas aux normes d'une
culture — normes qui s'inspirent des traditions communautaires
« internes » —, sont en fait rejetés du corps social. Qu'on n'aille pas
opposer à ce schéma l'exemple du Liban ; la tolérance religieuse de cet
État arabe multiconfessionnel n'existe justement que parce qu'il est
arabe, c'est-à-dire qu'il y a entre ses différentes communautés
confessionnelles une étroite parentée de langue, d'histoire et de modes
d'organisation sociale, et qu'il a pu par là élaborer un libéralisme qui laisse
subsister une forme de juxtaposition civile — et non de fusion — des
communautés 1.
Ces regroupements peuvent apparaître comme une simplification
qui diminue les divergences internes, qui offre par conséquent
l'occasion d'une promotion humaine. Mais ils aboutissent aussi à un
affrontement extérieur, aigu et souvent sclérosant, puisque la création d'un
État non arabe par des immigrés d'origine européenne se traduit alors
par une amputation territoriale, qui pérennise l'humiliation des Arabes
et symbolise le « retard » qu'ils ont pris. Ce que ceux-ci ne veulent pas
continuer à subir ; la récupération de la Palestine est à l'ordre du jour
depuis 1948. Le refus populaire arabe devient, plus ou moins
confusément exprimé, la défense d'une personnalité et d'une unité de culture
qui se confondent avec un ensemble territorial, et le désir de ne plus
être repoussé, de ne plus rester inférieur dans le monde moderne —

1. Les Arméniens qui ont fui la Turquie, ont trouvé dans ce pays une communauté
arménienne déjà installée, et leur christianisme a facilité leur intégration dans le
groupe des communautés chrétiennes. Ils se sont juxtaposés ; ils n'ont pas submergé
les autres catégories de la population.
La solidarité arabe du Liban contre Israël (réaffirmée dans les déclarations du
président Charles Hélou au général de Gaulle et au pape Paul VI) présente évidemment
des nuances suivant les différentes communautés. Du côté chrétien, on est généralement
plus enclin à envisager ouvertement une solution négociée du problème palestinien
que du côté musulman ; c'est un journaliste chrétien que cite Georges Friedmann,
p. 288 ; à rencontre de la plupart des journaux musulmans, c'est la presse chrétienne
du Liban qui a accueilli avec intérêt les propositions faites par le président Bourguiba
au début de 1965.

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ANNALES

l'image extraordinairement douloureuse de cette mise à l'écart est


présentée par le sort des réfugiés palestiniens.

Devant ce refus, comment évolue Israël ?


Georges Friedmann analyse fort bien les dualités de la société
israélienne, les « aspects psychologiques et sociaux de la croissance
économique colorés par les traits singuliers d'une collectivité
traversée par le Tiers-Monde » 1. Le mot « paradoxe » revient souvent sous sa
plume.
Ce sont les juifs européens des premières vagues d'immigration
qui ont forgé Israël ; ces vétérans ou leurs enfants occupent
aujourd'hui les postes et les fonctions de responsabilité, et sont les
principaux bénéficiaires des progrès économiques et de l'enseignement
supérieur. Mais ils constituent moins d'un tiers de la population totale,
dont ceux qui sont nés en Israël forment une proportion croissante.
Ils dirigent, mais ils sont submergés par le flot des immigrants «
orientaux », c'est-à-dire des juifs qui ont quitté les pays arabes du Moyen-
Orient depuis 1948, et les trois pays du Maghreb devenus
indépendants ; ces nouveaux arrivants sont « arrachés d'une société en
transition vers une autre société en pleine transformation, mais dans une
autre étape » a. Lorsqu'ils sont venus d'Afrique du Nord, la plupart
de ces juifs « orientaux » ne sont pas en effet ceux qui participaient à
l'activité commerciale, technique, intellectuelle et administrative du
secteur développé, et qui ont préféré trouver en France une existence
conforme à leur formation, à leurs aptitudes, à leurs habitudes sociales
et culturelles, ou à leur intégration déjà accomplie ; ce sont au
contraire des groupes qui, dans l'atmosphère confinée des mellahs, sont
restés au niveau des économies pré-industrielles des sociétés
musulmanes au milieu desquelles ils vivaient. « Très mal équipés
intellectuellement pour les institutions et les tâches israéliennes », ils sont employés
en Israël aux travaux les moins payés et les moins recherchés.
L'appellation ď « orientaux » repose donc sur une différenciation
socio-économique et intellectuelle, que soulignent des distinctions ethniques
et la différence religieuse entre ashkénazes européens et séphardites
méditerranéens. C'est en fonction d'une culture ségrégative issue
d'une religion que des juifs sous-développés ont été admis à participer
à la vie israélienne ; « le judaïsme est tout à la fois une religion et une
nationalité », a répété dernièrement le chef du gouvernement israélien,
Lévi Eshkol, dans une perspective extérieure, mais non sans résonance
intérieure 3.

1. P. 158.
2. P. 179.
3. Le Monde, 13 janvieT 1966.

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FIN DU PEUPLE JUIF ?

Voilà le visage du « second Israël » : une fraction du Tiers-Monde


venue des pays arabes, et confrontée à un développement économique
très rapide qui a déjà saisi une partie de la population des problèmes
d'une société en marche vers Faffluence. Ce déracinement et cette
transplantation mettent ainsi les « orientaux » dans une autre situation
que celle des milieux arabes qu'ils ont quittés, sans qu'ils aient déjà pu
abandonner pour autant leurs traits ; ils se sont séparés du destin
— divers — des pays arabes, même s'ils ne sont pas encore intégrés
dans un nouvel univers, et même si, dans ces conditions, leur sous-
développement pèse lourdement sur l'avenir d'Israël. C'est en effet
une grave question. L'État d'Israël sera-t-il « levantinisé » ? Subira-t-il
une détérioration de son niveau humain et technique du fait d'une
majorité qui ne s'y élève pas et ne le crée pas ?
Les « orientaux » sont les plus nombreux, et leur proportion ne
cessera d'augmenter dans la population israélienne, à moins qu'il n'y
ait une nouvelle immigration, très problématique, en provenance des
États-Unis, de l'Union Soviétique ou de l'Europe. Leur taux de
natalité est un des plus élevé du monde, et doit se comparer à celui des
régions d'Asie ou d'Afrique d'où ils sont venus. Leurs familles sont les
plus nombreuses ; elles contribuent ainsi à maintenir leur bas niveau
de vie, tandis qu'elles perpétuent des traditions qui freinent leur
rythme d'absorption par le milieu israélien. L'enseignement développé
par les juifs européens selon leur niveau intellectuel et matériel et
selon leurs besoins, n'est pas à la portée des « orientaux » ; l'effort
d'instruction en leur faveur est sacrifié à la défense qui absorbe une
part énorme des crédits, ce qui pose déjà à Israël un problème de
cadres et de structuration plus rationnelle de la population active. La
civilisation industrielle les touche d'abord de façon appauvrissante par
ses mass media. Israël affronte à l'extérieur un Tiers-Monde arabe, à
l'intérieur un Tiers-Monde juif ; ils ont bien des points communs, mais
ils vivent des mutations différentes, dans un encadrement religieux et
culturel différent, sous une direction politique, sociale et technique
différente.
La sous-culture des « orientaux » se double d'une autre sous-culture,
celle des jeunes nés en Israël, les sabras, « débarrassés des complexes,
anxiétés, interrogations sur soi-même dont souffraient leurs parents,
dans un milieu discriminant, hostile ; mais dépourvus aussi de leur
curiosité tourmentée, féconde » x. Les uns sont sous-culturés parce
qu'ils ne sont pas encore dégagés de « traditions » pré-industrielles ; les
autres, moins touchés par l'exaltation pionnière de la première époque,
parce qu'ils subissent une crise parallèle à celle des jeunes des autres
sociétés industrielles. Leur recours commun aux modèles de la culture

1. P. 139.

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ANNALES

de masse occidentale, notamment américaine, exprime la difficulté


d'adapter les valeurs originales et de créer un nouveau rapport de
valeurs dans un pays neuf tendu vers un développement économique
rapide. Les problèmes de la jeunesse s'apparentent donc à la fois à ceux
des pays industriels lorsqu'elle est d'origine occidentale, et à ceux des
pays « en voie de développement » lorsqu'elle est d'origine orientale.
Cette jeunesse y introduit cependant sa spécificité : elle se montre
d'abord israélienne, sans complexe, prête à défendre sa patrie
israélienne jusqu'à la mort, réticente devant le spiritualisme et les grandes
questions politiques, sommaire dans ses options, libre de son corps
régénéré. Tournée vers l'avenir, soumise à la tension que suscite la
menace extérieure, elle n'en participe pas moins à une culture et à une
morale qui sont un des éléments de fusion des groupes d'origines
diverses, et dont le dénominateur commun se situe autour de l'apport
culturel de la « conscience juive » que le gouvernement cherche à
entretenir et à fortifier.

D'où cette conséquence : à un État qui se veut laïc et où


l'indifférence religieuse est répandue, une minorité de pratiquants intolérants
peut imposer une extraordinaire oppression ritualiste. Georges Fried -
mann la décrit jusqu'au malaise. Mais il y a le principe éthique que
Martin Buber a retenu. Pour ce philosophe, « le hassidisme n'a pas cessé,
aujourd'hui encore, d'apporter un message à l'homme. Buber est
inquiet de la dichotomie, croissante dans la vie de beaucoup de nos
contemporains, entre, d'une part, un travail effectué sans intérêt et
qui a cessé d'être le centre de gravité de l'existence et, de l'autre, un
loisir désordonné qui n'a trouvé ni sa signification ni son équilibre. Le
hassidisme est, dit-il, un rappel à l'unité nécessaire de l'existence
humaine » x. N'est-ce pas ce que Louis Massignon demandait aussi à
la mystique musulmane ? De part et d'autre, les motifs religieux restent
cependant trop exclusifs et trop intolérants pour ne pas, avant tout,
stimuler l'hostilité réciproque.
L'arabisme a les paroles de l'Islam ; Israël établit son
nationalisme culturel sur le judaïsme et Phébraïsation. Bien que les premiers
fondateurs des communautés agricoles juives fussent souvent
agnostiques et socialistes, « le kibboutz est une institution qui, séparée de ses
origines juives, est incompréhensible » 2. Indépendamment du fait qu'il
est actuellement menacé par l'évolution des conditions économiques
et sociales, il ne peut être un modèle d'exportation.
1. P. 239.
2. P. 54. Et Georges Friedmarm ajoute : « En même temps qu'une certaine forme
d'idéalisme, c'est un apport spécifiquement juif au progrès des établissements
coopératifs, la spécificité juive étant elle-même un phénomène déterminé au regard de
l'historien, du sociologue, par un ensemble de conditions, de circonstances, et donc
transitoire. »

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FIN DU PEUPLE JUIF ?

Après la proclamation de l'indépendance d'Israël, la Loi du Retour


« qui donnait à tout juif le droit d'immigrer en Israël et, sans aucune
formalité, la qualité de citoyen israélien... se justifiait à la fois par des
raisons religieuses, inspirées des textes bibliques où la réunion du « peuple
juif» en Terre Sainte est annoncée par les prophètes ; humanitaires, pour
le salut des rescapés du Grand Massacre et des victimes d'un
antisémitisme toujours renaissant, apparemment « éternel » comme le peuple
juif lui-même ; économiques pour accroître la main-d'œuvre nécessaire
à l'exploitation du pays et à son développement rapide ; raisons de
sécurité, enfin, pour assurer le peuplement des régions frontières et la
constitution d 'une puissante armée, face à la menace arabe » 1. Mais
la judaïcité d'Israël suffit-elle maintenant à attirer les juifs non
persécutés ou non exclus d'un ensemble national, selon le vœu des dirigeants
israéliens qui insistent sur la commune référence juive de leur pays ?
« Ce n'est pas l'attraction d'une communauté qui a suscité les vagues
d'Alyah vers la Palestine mais l'antisémitisme, l'insécurité politique
et économique : ainsi sont venus la plupart des Polonais et des Russes,
les Allemands de la Ve Alyah, après 1948, les Égyptiens, les Nord-
Africains et autres juifs des pays d'Islam, aujourd'hui la petite
émigration d'Amérique du Sud. Inversement, c'est faute de répulsion par
l'antisémitisme et les difficultés économiques aux États-Unis, mais
aussi d'attraction nationale par Israël, que les juifs américains ne
viennent pas » a.
De toute la force d'une vie à poursuivre dans un siège à soutenir, le
judaïsme israélien défie la passion des Arabes. Mais celle-ci a aussi ses
raisons propres. Malgré leur haine pour Israël et leur refus d'accepter
l'humiliation et la spoliation, il est faux de croire que le seul ressort de
l'arabisme est l'anti-israélisme ; l'arabisme a des sources religieuses,
culturelles, économiques et politiques beaucoup plus durables et
profondes. Et c'est peut-être là que réside le véritable danger pour Israël.
Les gouvernements arabes commencent à s'apercevoir que leur
expérience de la décolonisation s'effrite devant la particularité du cas
israélien qui ne s'identifie pas à un simple problème colonial, et qui se révèle
à eux dans la farouche détermination des Israéliens à défendre leur sol.
Ils constatent également que la tension a plus contribué à les désunir
qu'à les rapprocher, alors qu'elle sert l'État d'Israël à cimenter son
unité, à exiger des citoyens un effort constant, à maintenir
l'enthousiasme créateur face à la vie « normale » des Arabes. La concurrence
porte maintenant sur l'essor démographique et sur le développement
économique. Le niveau technique et l'organisation industrielle sont
supérieurs en Israël. Les Arabes gagnent sur le nombre des hommes ;

1. P. 177.
2. P. 282-283.

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ANNALES

il est vrai que ceux-ci sont très inégalement répartis, ce qui rend plus
aiguës certaines pressions en Egypte, provoque de nouveaux motifs
de dissensions entre les pays arabes. Cependant, les seuls États arabes
qui ont des frontières communes avec Israël groupent plus de 36
millions d'habitants (essentiellement concentrés dans la vallée du Nil),
contre 2,4 millions du côté israélien en 1963.
L'État d'Israël ne réunit qu'à peine plus de 15 % de la population
juive du monde x. Pour faire face aux Arabes, il en appelle donc au
« Peuple juif » tout entier dont les dirigeants israéliens proclament la
pérennité pour l'inviter à se regrouper sur leur territoire * ;
l'intégration des communautés juives dans les peuples parmi lesquels elles
vivent, est sans cesse dénoncée par Nahum Goldmann comme une
trahison. Malgré les efforts faits pour développer en Israël une économie
collectiviste qui compte de belles réalisations, le gouvernement
israélien doit faire de larges concessions au secteur privé, pour faire face à
des besoins, mais aussi pour ne pas s'opposer aux juifs américains et
au capitalisme américain qui l'aident ; ce qui permet aux Arabes de
renforcer leur accusation : Israël tête de pont de l'impérialisme.

Ce destin du judaïsme est-il maintenant essentiellement lié à la


menace arabe ? Sera-t-il définitivement remplacé par un
nationalisme israélien et une conscience israélienne, si Israël peut durer et
si les autres juifs s'intègrent dans les pays où ils vivent ? Verra-t-on
disparaître tout à la fois le « Peuple juif » et l'antisémitisme ? C'est
l'espoir inquiet que Georges Friedmann tire de ses analyses de la société
israélienne. Ses observations font également ressortir qu'une religion

1. Voici la répartition approximative des plus de 12 millions de juifs qui vivaient


dans le monde en avril 1963 (p. 262) : États-Unis 5 500 000, U.R.S.S. 2 300 000 (chiffre
minimum, Israël 2 045 000 (le reste de la population israélienne est constitué par la
minorité arabe), France 500 000, Angleterre 450 000, Argentine 450 000, Canada 254 000
Roumanie 150 000, Brésil 140 000, Maroc 125 000, Afrique du Sud 110 000, Tunisie
35 000 (l'exode des juifs du Maroc et de Tunisie s'est activement poursuivi depuis
la date de ces évaluations), Algérie 6 000.
La gamme des moyens militaires, la supériorité de la stratégie, de l'entraînement
et de la mobilisation, servent à combler l'infériorité numérique, mais au prix de quels
nouveaux dangers si on pousse jusqu'à l'armement nucléaire.
2. Le corollaire de cette attitude est que les propositions israéliennes de négociations
sont toujours mêlées à des menaces d'expansion territoriale justifiée par une future
augmentation de la population, comme le montre encore la récente déclaration de
Lévi Eshkol : « II n'entrait pas dans nos intentions de faire du tort aux Arabes
palestiniens, de les pousser à fuir. L'expérience a cependant démontré que les États
multinationaux ne sont pas viables. Le partage est maintenant un fait accompli, et nous
sommes prêts à payer des compensations. Cependant il ne faut pas trop nous demander.
Il ne nous reste plus que 20 000 kilomètres carrés de l'ancienne Palestine (sic) et nous
devons songer aux millions de juifs qui, au cours des prochaines décennies, viendront
ou pourront émigrer de Russie, d'Europe occidentale et des États-Unis ». (Le Monde,
13 janvier 1966).

1330
FIN DU PEUPLE JUIF ?

et son prolongement culturel ne comportent pas que le divin, que ces


valeurs originales sont assimilées par Israël comme fondement de son
entité pour aller au delà des circonstances actuelles. Encore faut-il
que la menace de guerre disparaisse, c'est-à-dire que soit résolu le
problème de l'existence même d'Israël.
« L'État d'Israël a sauvé des centaines de milliers d'hommes et de
femmes, les a débarrassés des complexes et des anxiétés, leur a permis
de dissiper d'atroces souvenirs dans l'action et souvent dans la joie de
créer » г.
Les Arabes ont subi les contrecoups d'une tragédie humaine qui
leur ont encore fait mieux sentir leur propre aliénation dans le monde
moderne.
La solution non sanglante sera-t-elle trouvée dans le maintien de
l'état de fait actuel, que feront admettre puis dépasser les possibilités
de modernisation intérieure et l'évolution des mentalités de part et
d'autre ? Les Israéliens, les juifs et les Arabes ne sont pas seuls
concernés par l'angoisse d'aujourd'hui.
Georges Friedmann a écrit un livre inquiet pour un avenir
d'inquiétude, mais aussi d'espoir.

Dominique Chevallier.

1. P. 846.

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Annales 21* année, novembre-décembre 1966, n° 6) 10

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