Vous êtes sur la page 1sur 107

1

CHARNELLEMENT DE
FRANCE

Charles Beigbeder
En collaboration avec Benoît Dumoulin

Préface de Charles Millon


2

À Carine, Joséphine, Charlotte et Émilie,


3

Préface de Charles Millon, ancien ministre

Ils sont rares les politiques, à tous les âges, à toutes les époques, sous toutes les latitudes, que seul
leur amour du bien commun aura conduits à s’engager dans la tranchée de la chose publique. Je crois
que Charles Beigbeder est de cette race-là. On sait l’entrepreneur qu’il fut, brillant, et qu’il est
toujours, plus que jamais, incarnant certain rêve d’une jeunesse française qui parfois en est si
dépourvue. On découvre depuis une petite décennie l’homme politique qu’il devient, courageux, à
contre-courant, lucide et sans prêt-à-penser. Les Français l’ont découvert, et je dois confesser que je
l’ai découvert en même temps qu’eux.

Nous ne sommes ni de la même génération, ni des mêmes lieux. Il est de Paris et du Pays basque, je
suis de Lyon et du Bugey. J’ai grandi politiquement sous la menace du bloc totalitaire soviétique, il
s’est épanoui dans le grand vent de la mondialisation, à quoi l’on attend toujours que quelqu’un
donne un sens. Et précisément, je crois que Charles Beigbeder est de la trempe de ces hommes et de
ces femmes qui réinventeront ce sens.

Sa carrière politique le prouve : il a toujours fait fi des grandes peurs des bien-pensants. Ce livre le
confirme : sa pensée est libre et, plus important encore, structurée, et profonde.

Le lecteur ne trouvera pas ici en effet un programme politique au sens ordinaire du terme, qui
déroulerait dans un ordre apparent des propositions de réformes banales. Il s’agit bien plutôt, de
vraie politique, au sens classique et élevé du terme, qui cherche à réinscrire l’homme et son
gouvernement dans le vaste univers. Charles Beigbeder se dit « charnellement de France, » mais
c’est qu’il est spirituellement de l’homme. Et c’est sa grande force, et c’est en quoi il faut écouter sa
voix qui porte, au milieu du désert de la politicaillerie contemporaine.

Il n’est pas d’une écurie ou d’un parti, d’une coterie ou d’une loge.

Il est de toute la France, celle dans qui courent les siècles, vaste fleuve mouvant dans le même lit. On
ne saurait lui faire le mauvais procès d’être attardé dans des époques passées, lui qui a beaucoup
plus que d’autres participé à construire notre monde contemporain. Mais il est partisan de cet
homme au fond invariant, qui sait ses lois intérieures inaltérables, qui sait les coutumes de ses
terroirs, qui connaît en un mot son peuple, lequel fut l’un des plus civilisés de l’univers.

Il ne s’épargne rien ici, aucune question qui fâche comme on dit, et c’est qu’il remonte à la source,
qu’il entame le bon combat, celui de notre temps : la restauration d’une anthropologie. Loin des
petits mufles réalistes que seul excite le pouvoir, loin des technos à la petite semaine, il propose dans
ce manifeste une nouvelle destinée à la France. Et l’on a envie de l’y suivre.
4

Introduction

Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, DAECH publiait un communiqué par lequel il
revendiquait les attaques à l’encontre du peuple qui « porte la bannière de la Croix en Europe » et se
félicitait d’avoir pu tuer plus de cent « croisés ».

Nous ne voulions plus nous dire chrétiens et croyions avoir évacué la question religieuse depuis 1905,
mais en nous désignant ainsi, l’ennemi nous a cruellement rappelés à nos origines.

Nous pensions entrer dans l’ère bénie du multiculturalisme apatride, où toutes les identités se
seraient effacées devant une mondialisation heureuse des peuples et des cultures.

Nous étions persuadés que le monde entier enviait nos croyances, que nos valeurs pouvaient, par
leur seule universalité, conquérir le cœur de toutes les personnes s’installant sur notre territoire et
que notre relative prospérité matérielle faciliterait l’avènement d’une société apaisée.

Nous avions appris à ne plus penser la France et l’Europe comme un espace culturel spécifique parce
qu’il véhiculait des valeurs dont nous voulions faire profiter l’humanité entière.

Nous avions identifié la France et l’Europe à ces valeurs et uniquement à celles-ci, croyant qu’il était
superflu de s’enraciner dans les profondeurs de la culture qui les avait fait naître.

À l’abandon des frontières extérieures, nous avons ajouté la suppression des frontières intérieures,
celles de la tradition, de l’histoire, de l’héritage, de la culture, celles qui font de nous un peuple
singulier, spécifique et distinct des autres. Nous avons préféré célébrer les "valeurs de la République"
comme si elles suffisaient à nous constituer en nation et à faire de nous des Français.

Nous étions convaincus que les frontières nationales allaient s’écrouler pour laisser place au
triomphe de la démocratie mondiale, du régime représentatif, de la laïcité et des droits de l’homme.

Nous pensions, en un mot, rallier le monde entier à notre modèle de civilisation et célébrer la fin de
l’histoire, par la victoire totale de la démocratie et du libéralisme. C’était en 1992, à peine un an
après la chute du rideau de fer, lorsque Fukuyama publiait La fin de l’histoire et le dernier homme.

Or, l’histoire s’est brusquement rappelée à l’Occident, d’abord outre-Atlantique avec le choc
insoutenable du 11-Septembre, ensuite avec le « printemps arabe » qui embrasa le Moyen-Orient
jusqu’à porter le chaos sur notre propre sol lorsqu’après plusieurs signaux prémonitoires, une vague
d’attentats sans précédent endeuilla notre pays en 2015, nous montrant la cruelle actualité des
propos de Paul Valéry, au sortir de la Première guerre mondiale : « Nous autres, civilisations, nous
savons maintenant que nous sommes mortelles ».

Désormais en guerre contre l’islamisme radical, notre pays, qui effectue un retour tragique dans
l’histoire, doit cependant se poser les bonnes questions : à un ennemi extérieur qui pratique le
nettoyage ethnique et le crime de masse au Moyen-Orient, s’ajoutent les ramifications intérieures de
tous ceux qui, quelles que soient leurs origines, combattent la France sur son sol et sont prêts à
mourir pour détruire notre civilisation. Or, beaucoup d’entre eux virent le jour en France, furent
nourris à l’école de la République et bénéficièrent des structures élémentaires mises en place par
notre État providence pour prendre en charge la jeunesse, qu’il s’agisse des loisirs, de la politique de
la ville ou des prestations sociales généreusement octroyées.
5

Malgré cet aréopage impressionnant de dispositifs d’accompagnement, des quartiers entiers de nos
banlieues, que Georges Bensoussan nomma prophétiquement en 2002 les territoires perdus de la
République, restent rétifs à notre modèle de civilisation et menacent de faire sombrer la France dans
le chaos. À terme, si le problème n’est pas évalué à sa juste mesure, c’est l’existence même de la
France en tant que nation souveraine héritière d’une civilisation unique, qui est posée.

Face à ce défi, il importe de s’interroger sur les raisons d’un tel échec pour en tirer les leçons
nécessaires au redressement de notre pays. Pour être vrai, cet examen de conscience doit scruter les
racines intellectuelles du mal français, ce renoncement de nos élites à transmettre les trésors de
l’âme française à une jeunesse désœuvrée, ce déracinement culturel qui atteint aujourd’hui tous les
Français quelles que soient leurs origines, et cette prétention à vouloir expurger le sentiment
national de tout contenu identitaire.

Tributaire d’un universalisme héritier des Lumières et d’une conception de la nation découlant du
contrat social, la pensée politique française a abandonné tout contenu substantiel (culture, langue,
histoire, traditions) dans la définition de l’identité pour n’en retenir que des éléments abstraits
(égalité, non-discrimination, tolérance, démocratie, droits de l’homme) généralement regroupés
sous le pompeux vocable de « valeurs de la République ».

Dans ces conditions, la nation n’est plus référée à une vision de l’homme et de la société tirée de
l’histoire mais se fonde sur des valeurs abstraites, qui, pour être importantes, ne définissent pas ce
qu’est la France. Les ériger en principes fondamentaux exclusifs de toute dimension charnelle revient
à fonder la nation sur un vide identitaire qui ne peut, à terme, que déstructurer notre peuple et faire
le lit du communautarisme.

Par ailleurs, la sécularisation de notre société présente des effets pervers. Le sens des mots lui-même
vient à changer. Liberté, égalité, fraternité, telle est notre devise. Mais une liberté coupée de toute
recherche de la vérité débouche sur la démesure. Une égalité sans justice devient de l’égalitarisme.
Et une fraternité qui n’est plus fondée sur une identité partagée devient un vivre-ensemble
incantatoire et vide de sens.

Désormais affranchies de l’enracinement judéo-chrétien qui les portait, ces « vertus chrétiennes
devenues folles » selon la formule de Chesterton deviennent des idoles qui empoisonnent la vie
politique et la société toute entière. Soumises à aucun référentiel, elles se révèlent tyranniques. Que
l’on songe, par exemple, à la dimension qu’a pu revêtir dans notre droit le principe de non-
discrimination ou celui d’égalité. Que d’injustices a-t-on légalisées en leur nom !

Il en va de même pour la laïcité : principe introduit par la pensée chrétienne à la suite des paroles du
Christ invitant chacun à distinguer le domaine de César de celui de Dieu, la laïcité s’est muée, à
l’époque moderne, en une idole tyrannique chassant toute dimension religieuse de l’espace public,
pour la cantonner au strict domaine de la vie privée, laissant le champ libre à toutes les idéologies
pour structurer allègrement la société à leur guise. Ainsi érigée en référentiel absolu, la laïcité s’est
retournée contre la culture qui l’avait fait naître et lui avait donné ses lettres de noblesse. Or, ce n’est
pas en sciant la branche sur laquelle on est assis que l’on parviendra à défendre notre culture.

C’est donc une révision complète de notre conception de l’identité qu’il est nécessaire d’élaborer,
dans le droit fil de la conférence prononcée par Ernest Renan à la Sorbonne en 1882. En effet, face au
double défi que représentent d’une part le communautarisme islamique, et d’autre part le nihilisme
occidental, il est impossible de passer sous silence ce qu’il est désormais convenu d’appeler la
« question culturelle ». Beaucoup affirment que le principal problème de la France provient de la
crise économique et sociale qu’elle traverse depuis bientôt dix ans et qui engendre misère sociale et
6

paupérisation. Je ne nie pas l’ampleur de ce phénomène mais pense que notre principale menace est
existentielle : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Vers quoi nous dirigeons-nous ? Voulons-nous
une France multiculturelle ? Pouvons-nous nous contenter d’une société matérialiste et individualiste
qui évacue la question du sens et la recherche d’une transcendance ?

Victimes d’un paradigme marxiste périmé, certains continuent de raisonner uniquement en termes
de question sociale, expliquant les tensions communautaires des banlieues par la persistance de
certaines inégalités tirées du niveau de vie. Ce faisant, ils ignorent "l’insécurité culturelle" qui
traverse nos sociétés européennes - et particulièrement la France - depuis plus de trente ans,
explique la montée des populismes et se révèle être la question majeure de notre continent au XXI ème
siècle.

D’autres, soucieux de défendre une conception substantielle de la nation, fondée sur une identité de
culture, se trouvent démunis devant la conception française de la laïcité. En effet, quoi de plus facile
que de se prévaloir de ce pilier fondateur des valeurs républicaines devant quiconque voudrait
imposer en France le joug de la charia ? Ce faisant, on oublie qu’en utilisant une laïcité intégrale,
confinant à l’absurde, pour défendre la société de l’emprise islamiste, on contribue à déraciner les
Français de leur héritage, puisque par symétrie, l’on s’oppose à toute présence du fait culturel
chrétien dans l’espace public. Voulant arracher l’ivraie, on enlève aussi le bon grain ! C’est ainsi
qu’une association a pu prôner la disparition des signes culturels chrétiens (en l’occurrence les
crèches) peu après les attentats du 13 novembre, comme si l’éradication du fait culturel chrétien
pouvait permettre de lutter contre l’influence de l’islamisme radical. Alors qu’un vide culturel
constitue nécessairement un appel d’air pour d’autres civilisations.

C’est donc un réarmement spirituel et moral que j’appelle de mes vœux, afin de ré-enraciner les
valeurs républicaines dans les profondeurs de l’âme française, au lieu de cultiver des principes hors
sol et désincarnés. Cela passe par la transformation de notre régime actuel en une République de
France, dans le droit fil de la pensée de Charles Péguy pour qui, «  la République, une et indivisible
[était] notre royaume de France ».

Ce changement institutionnel majeur, destiné à briser le cercle vicieux de la déconstruction nihiliste


dans laquelle est engagé notre pays depuis plus de 200 ans, n’est pas qu’une question sémantique
car les mots ont un sens. La République française a d’emblée été définie comme un universalisme
désincarné se cantonnant dans l’incantation de grands principes au détriment d’une identité
substantielle. La République de France devra donc, à l’inverse, être enracinée dans l’histoire de notre
pays et en assumer tout l’héritage. Ouverte sur le monde extérieur, elle ne reniera pas ses principes
universels mais les resituera dans la vie réelle, hors de toute abstraction désincarnée et de toute
démesure prométhéenne. Confiante dans la liberté humaine et dans le processus de décision
politique, elle s’opposera farouchement à toute entreprise qui conférerait à une assemblée ou à un
dirigeant qui en émane, le pouvoir totalitaire d’enfreindre les lois non écrites tirées de la nature ou
de l’histoire.

On l’aura compris, cet ouvrage ne traite qu’incidemment de la question religieuse. Il est avant tout
centré sur la réappropriation des fondements de notre culture, c’est-à-dire sur l’ancrage de notre
démocratie dans ses soubassements pré-politiques qui l’ont façonnée au cours des siècles et
expliquent ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

Une telle démarche constitue une véritable rupture philosophique et institutionnelle de nature à
réunir tous ceux qui s’affligent de ce qu’est devenue la politique française et persistent, malgré tout,
à œuvrer pour le bien commun. Elle revient aux fondements de la modernité pour en corriger les
écueils (orgueil de la démesure, universalisme désincarné, refus de la tradition, relativisme culturel,
7

dictature de la majorité) sans qu’il s’agisse pour autant d’un retour en arrière. Ainsi rétablie sur des
bases saines et réconciliée avec son histoire, la République de France pourra s’élancer à pleins
poumons dans le XXIème siècle et affrontera avec espérance les nombreux défis qui l’attendent.
8

I. L’identité française en accusation

Il est toujours délicat de parler d’identité lorsqu’on étudie la vie d’une nation. S’agissant
d’une personne, l'identité va de soi : elle désigne la reconnaissance qu’a l’homme de lui-même, par
lui-même (identité personnelle) et par les autres (identité sociale). Irréductible à tout schéma figé,
l’identité se décline sans fin sur un mode impressionniste : ainsi, on peut qualifier une personne par
son sexe, sa famille, ses origines sociales, son appartenance nationale, ses croyances religieuses, ses
caractéristiques physiques, son parcours professionnel, son tempérament, ses talents, etc… Mais ces
qualificatifs, que l’on pourrait multiplier à l’infini, n’épuiseront jamais le mystère de l’homme dont
l’identité ne peut être réduite à une succession de noms ou adjectifs. Il est heureux qu’il en soit ainsi
car si des mots pouvaient signifier parfaitement l’identité d’une personne, un homme pourrait alors
s’approprier pleinement l’identité de son semblable par la parole. Par le mystère de son identité,
l’homme est fondamentalement libre et échappe à toute possession existentielle. Les qualificatifs qui
le déterminent s’ordonnent autour d’un tout qui le constitue en personne humaine laquelle ne se
limite pas à la somme de ses spécificités.

S’agissant d’une nation, le problème est plus complexe. « S’il existe une identité française qui n’est
pas celle de l’Allemagne, des États-Unis ou de la Chine, le mot identité, quand il s’agit d’un pays, n’est
pas entièrement satisfaisant. Une nation n’est pas une personne mais un corps social avec ce que cela
suppose de variétés et de variations à travers l’espace et le temps. Un paysan provençal du XVI ème
siècle, un pêcheur breton du XIXème siècle et un informaticien parisien des années 2000, tous français,
ne se ressemblent pas. Et pourtant, ils partagent quelque chose. Utiliser le mot identité au pluriel
aurait l’avantage d’introduire de la nuance là où le singulier rabote la réalité. Néanmoins, évoquer les
identités de la France ne rendrait pas compte de la part commune et permanente qui caractérise les
Français de toutes les époques, de toutes les régions et de tous les milieux » explique Jean Sévillia
dans Historiquement incorrect1.

Comment conjuguer l’identité à la fois au singulier et au pluriel ? C’est toute la dialectique d’une
nation, composée d’hommes divers mais reliés par un fond commun qui transcende leurs
différences. Lorsque ce fond commun n’existe plus, c’est que la nation a cessé de vivre même si l’État
qui la porte continue d’assurer ses missions. Ainsi, l’on pourrait tout à fait concevoir qu’un État
administre plusieurs nations : cela s’est déjà produit dans l’histoire - que l’on songe par exemple à
l’Empire d’Autriche-Hongrie au XIX ème siècle ou à la Yougoslavie au XX ème – mais ce n’est jamais une
situation qui peut rester stable sur le long terme.

Dans notre histoire nationale, c’est l’État qui est à l’origine de la nation : « L’idée simple d’après
laquelle la France a été constituée à partir d’un État, qui fut longtemps monarchique, en sorte que la
nation fut conçue autour de cet État et à partir de lui, est une idée tout à fait admissible  » affirme
l’historien Maurice Agulhon2. La lente et saine obstination des Capétiens fut poursuivie et accélérée,
parfois de manière brutale – comme sous la Troisième République - jusqu’à nos jours, ce qui explique
la place particulière qu’occupe l’État dans le sentiment national et la persistance d’une tradition
jacobine plus fortement enracinée chez nous que chez nos voisins. Il en résulte une identité
fortement structurée, accompagnée d’une tradition assimilatrice selon laquelle tout étranger
désirant faire souche en France doit se dépouiller de ses traditions d’origine pour adopter celles du

1
Jean Sévillia, Historiquement incorrect, Fayard, 2011, p. 271.
2
Maurice Agulhon, Histoire vagabonde, tome III : La politique en France, d’hier à aujourd’hui, Gallimard, 1996,
édition en ligne, chapitre "Questions d’aujourd’hui".
9

pays qui l’accueille. C’est ce modèle qui structura la société française jusque dans les années
soixante-dix, parvenant à maintenir une cohésion nationale que garantissaient les deux creusets
traditionnels d’assimilation que furent l’école et l’armée.

Est-ce un excès de jacobinisme qui entraîna, par contrecoup, l’abandon, dès cette époque, de toute
politique d’assimilation ? Les raisons sont multiples mais il est évident que le carcan étouffant du
jacobinisme explique en partie ce retour de balancier par lequel les pouvoirs publics allaient
désormais exalter les minorités, que ce soit par la mise en valeur exagérée et artificielle des identités
régionales ou par l’acceptation inconditionnelle des coutumes et modes de vie étrangers sur notre
territoire. C’est l’époque du droit à la différence - si bien pourfendu par Éric Zemmour dans Le suicide
français - dont SOS Racisme s’est fait le triste héraut.

Dès lors, le thème de l’identité nationale commence à devenir de plus en plus présent dans le
discours politique et dans l’opinion publique. Quand on éprouve le besoin d’évoquer publiquement
un sujet, c’est souvent parce qu’il recouvre une réalité que l’on pressent menacée. On ne dissertait
pas sur l’identité il y a un siècle comme aujourd’hui, parce qu’elle était vécue de manière
inconsciente et naturelle par l’ensemble des Français. On n’aurait jamais pu imaginer que certaines
personnes se revendiquent alors "identitaires", comme c’est le cas aujourd’hui. Certes, il y avait bien
un nationalisme d’extrême-droite très puissant et structuré autour de l’Action Française mais il
répondait à un autre nationalisme non moins puissant à gauche, qui exaltait la geste révolutionnaire
et qu’incarnaient des personnalités telles que Michelet, Hugo, Jaurès ou Gambetta. Deux idéologies
qui correspondaient à deux visions de la nation mais s’enracinaient dans le même fond commun  :
l’amour de la France, la connaissance de son histoire et la transmission de sa culture.

Si l’on parle tant d’identité, c’est qu’on a le sentiment d’un délitement de la nation, sous l’effet
conjugué de quatre facteurs principaux : le premier est d’ordre institutionnel et renvoie à
l’affaiblissement de l’État, le second concerne les conséquences d’une immigration non maîtrisée, le
troisième est d’ordre culturel et découle d’une crise de la transmission, le dernier, de nature
idéologique, renvoie à la persistance d’une repentance compulsive alimentant la haine de soi.

A. Le fruit d’un affaiblissement de l’État


On ne mesure pas à quel point État et nation sont imbriqués en France, pour le meilleur comme pour
le pire. L’État est théoriquement celui qui maintient la nation dans son être mais il peut aussi devenir
celui qui l’étouffe, par excès de bureaucratie et de règlementation venant anémier l’activité
économique et sociale, comme il peut être celui qui la fragilise en se retirant, notamment de ses
missions régaliennes. Et dans notre cas, l’un s’accompagne souvent de l’autre.

« Les dépenses régaliennes de sécurité - armée, police, justice - qui représentaient 6,5% du PIB en
1960 et encore 4,5% en 1990, ne pèsent plus que 2,8% de notre richesse nationale » rapporte
L’Express3 qui souligne, en contrepoint, l’explosion des dépenses sociales, au point d’affirmer
qu’aujourd’hui « l'État édredon a étouffé l'État régalien »4. L’expérience quotidienne des Français
rejoint aussi ce douloureux constat ; l’État est nu et ne parvient plus à assurer sa mission essentielle :
la sécurité des Français. Qu’est-ce que la cité de l’Empereur à Ajaccio sinon la tentation pour les
citoyens de se faire justice eux-mêmes devant l’incapacité de l’État à mettre fin aux troubles qui
agitent quotidiennement un quartier où les pompiers sont récemment tombés dans un guet-apens  ?

3
L’Express, 26 janvier 2016.
4
32% du PIB français est consacré aux dépenses sociales, contre 22% en moyenne pour les 34 pays de l’OCDE,
selon le rapport OCDE du 14 novembre 2014.
10

Qu’est-ce que les quartiers nord de Marseille sinon des règlements de compte permanents que l’État
ne parvient pas à endiguer malgré les rodomontades martiales de Manuel Valls ? Et qu’est-ce que la
"jungle" de Calais sinon la conséquence d’une absence d’État, incapable de réguler ses flux
migratoires au point d’amasser des migrants dans des conditions épouvantables et de mettre en péril
la sécurité des Calaisiens ?

Un des signes de faiblesse de l’État, c’est la facilité avec laquelle il abat son joug sur ceux qui,
précisément, dénoncent son inaction, comme s’il voulait prouver qu’il maîtrise encore la situation :
« L'État, qui est dépositaire de la violence légitime, n'utilise-t-il pas cette dernière en priorité contre
ceux qui, désespérés par le spectacle de la violence illégitime, sont tentés de prendre eux-mêmes les
choses en main? A-t-il une seule obsession : frapper de sa fragile puissance ceux qui soulignent son
impuissance ? », interroge à juste titre Vincent Trémolet dans Le Figaro5, à propos de l’arrestation du
général Piquemal à Calais au mois de février dernier.

Symptomatique est la plainte déposée en mars 2016 par une association d’habitants du 18 ème
arrondissement de Paris, à l’encontre de l’État et de la Ville, pour manque d’hygiène et de sécurité
dans le quartier de Château-Rouge. Les riverains, qui y déplorent une dégradation importante de
leurs conditions de vie ainsi que l’inaction de la puissance publique face aux 300 vendeurs à la
sauvette qui investissent quotidiennement le quartier, se voient réduits à assigner l’État en justice
pour espérer une prise en compte de leurs doléances 6.

Dans un autre domaine, comment ne pas être affligé par la capitulation systématique de l’État
devant le pouvoir médiatique, surtout lorsqu’il se place sur le registre de l’émotion, comme c’était le
cas dans l’affaire Léonarda, où une lycéenne a tenu tête au chef de l’État par télévision interposée ?

Cette incapacité de l’État à remplir ses missions régaliennes est d’autant plus forte que le périmètre
de l’État s’est lui-même réduit, d’abord en raison de l’affaiblissement de notre rayonnement
international au cours des cinquante dernières années, ensuite sous l’effet de la construction
européenne qui a raboté notre souveraineté. Comme le souligne l’académicien Pierre Nora, « parmi
les facteurs de crise de l'identité nationale, il y a d'abord la réduction de la puissance de la France
depuis la fin de l'empire colonial ; l'altération des paramètres traditionnels de la souveraineté :
territoire, frontières, service militaire, monnaie, avec la disparition du franc ; l'insertion dans un
espace européen où la puissance moyenne est ravalée au rang des autres, l'affaiblissement du
pouvoir d'Etat qui a été, en France, une dimension fondamentale de la conscience nationale, et la
poussée décentralisatrice » 7.

De l’autre côté, l’État a accentué son emprise sur un certain nombre de secteurs clés de la société
civile, anémiant sa vitalité et réduisant sa marge d’initiative. C’est ainsi que les entreprises croulent
sous les normes sociales et environnementales, et subissent les 3 300 pages du Code du travail qui
viennent réglementer la vie professionnelle jusque dans les moindres détails. S’agissant des
prélèvements obligatoires, la France souffre d’un taux beaucoup trop élevé d’impôts et de charges
sociales par rapport à la moyenne européenne - 46% du PIB en France contre 40% -, qui pèsent en
grande partie sur les entreprises, pénalisées dans leur compétitivité par rapport à leurs concurrentes
européennes, mais altèrent aussi le pouvoir d’achat des ménages. Ce niveau anormalement élevé de
fiscalité sert à financer un État obèse8 qui n’assure plus ses missions régaliennes mais veut régenter

5
Le Figaro, 8 février 2016.
6
Reportage i-Télé, 13 mars 2016.
7
Interview au Monde, 26 mars 2007.
8
La dépense publique représente 57% du PIB, soit près de 10 points de plus que la moyenne européenne,
autour de 47%.
11

tous les pans de la vie sociale et exercer un magistère moral sur les consciences. Ainsi, quand l’ancien
ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, affirmait, à propos de l’enseignement de la morale
laïque à l’école que « pour donner la liberté du choix, il faut être capable d'arracher l'élève à tous les
déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel »9 ou quand Najat Vallaud-Belkacem, alors
ministre des droits des femmes, imposait les ABCD de l’égalité à l’école. De même, lorsque l’État se
substitue à la vie privée des ménages pour contraindre l’homme à prendre une part de congé
parental à la place de son épouse, sous peine de voir la durée de celui-ci réduite de six mois 10. Des
exemples que l’on pourrait malheureusement multiplier à l’infini…

Désertant le champ régalien, aspiré par les compétences toujours plus nombreuses de la Commission
européenne et victime d’un pouvoir médiatique devenu omnipotent, l’État, qui atrophie les forces
vives de la nation et prétend la régenter moralement, a aussi abandonné toute notion de défense
des frontières, ce qui ne permet pas de réguler efficacement des flux migratoires devenus de plus en
plus problématiques.

B. Une immigration sans précédent dans notre histoire


À bien des égards, la situation actuelle est inédite puisque c’est la première fois que la France connaît
une immigration extra-européenne aussi forte qui la conduit à accueillir sur son territoire des
populations entières issues d’une autre culture. Déjà en 1986, l’historien Fernand Braudel affirmait
que « pour la première fois, je crois, sur un plan national, l'immigration pose à la France une sorte de
problème "colonial", cette fois planté à l'intérieur d'elle-même ».11

Les flux, en constante augmentation, sont sans commune mesure avec ce que nous avons connu
jadis. D’après Jean Sévillia, le solde migratoire positif représente chaque année l’équivalent de la ville
de Grenoble, soit 150 000 habitants, qui viennent grossir la population vivant sur le sol français 12. En
2012, l’INSEE a publié une étude intitulée Immigrés et descendants d’immigrés en France. On y
apprend qu’en 2008, 5,3 millions d’immigrés vivaient en France dont 66% nés hors Union
européenne. De même, on comptait en 2008 6,7 millions de descendants directs d’immigrés français,
si bien qu’au total, les immigrés et leurs descendants totalisent 12 millions d’habitants, soit
quasiment 1/5ème de la population française, principalement concentrés dans les grands centres
urbains (région parisienne, Nord-Pas-de-Calais et côte méditerranéenne). On notera aussi qu’en
comparaison de l’ensemble de la population française, les immigrés et leurs descendants sont
nettement plus jeunes : 56% des immigrés ont entre 25 et 54 ans contre 44% pour l’ensemble de la
population et 19% des descendants d’immigrés adultes ont entre 18 et 24 ans contre seulement 10%
des 18 ans ou plus s’agissant des Français ni immigrés ni descendants d’immigrés 13.

À l’évidence, nous nous trouvons à un tournant de notre histoire. « Ce n'est pas en soi l'immigration
qui fait problème, mais l'arrivée massive d'une population pour la première fois difficile à soumettre
aux critères de la francité traditionnelle » précise Pierre Nora14. Cette immigration de masse de
populations culturellement extérieures à l’aire judéo-chrétienne doublée d’un abandon, de notre
part, de toute volonté de transmettre les trésors de l’âme française, expliquent que des pans entiers
de notre territoire décrochent culturellement de la France et véhiculent un autre mode de vie,

9
Interview au JDD, 1er septembre 2012.
10
Loi "égalité hommes-femmes" du 6 août 2014 réduisant de six mois le congé parental au deuxième enfant, si
le deuxième parent n’en prend pas six mois au minimum.
11
Fernand Braudel, L'identité de la France, Flammarion, 1990, p. 586.
12
Cf. Op. cit., p. 289. L’auteur rapporte ces chiffres en 2011.
13
Immigrés et descendants d’immigrés en France, INSEE, octobre 2012.
14
Le Figaro, 26 mai 2015.
12

entretiennent un autre rapport à la raison et à la religion, promeuvent une autre vision des femmes,
portent un autre style de vêtements, parlent entre eux une autre langue que le Français, écoutent les
chaînes TV de leurs pays d’origine et se réfèrent affectivement à lui pour définir leur identité, même
si la plupart d’entre eux sont juridiquement français. Parmi eux, beaucoup d’honnêtes gens qui,
déracinés de leur pays d’origine et en quête d’une identité que la France a renoncé à leur partager,
essaient de se raccrocher tant bien que mal à leur culture d’origine. Qui pourrait les blâmer ?

En revanche, d’habiles idéologues, souvent formés dans le sillage de l’Arabie saoudite ou du Qatar et
véhiculant le wahhabisme, sont animés d’une volonté délibérée d’exploiter ce vide identitaire afin de
ré-islamiser à leur enseigne les banlieues, ce qui explique qu’une partie de la troisième génération
d’immigrés soit beaucoup plus identitaire que les deux précédentes. Il en résulte ce que Georges
Bensoussan a nommé en 2002 Les territoires perdus de la République 15 appelés malheureusement à
se développer de plus en plus sous le triple effet de la croissance démographique des banlieues, de
l’islamisation sectaire des cités et de l’absence de réponse politique satisfaisante de la part des
autorités françaises. « Combien de Molenbeek en France ? » interroge Le Figaro, à l’issue de la traque
de Salah Abdeslam, le 18 mars 2016. « "Des Molenbeek, il y en a partout en France", rappelle Patrice
Ribeiro, le secrétaire général de Synergie-officiers. Et ce commandant de police de citer "Trappes,
Roubaix, le Mirail à Toulouse, où vivait Mohamed Merah". D'Argenteuil à Grigny (Essonne), il y a bien
dans d'autres quartiers encore que la police peine à appréhender, tant ils sont devenus hermétiques,
sous l'effet du communautarisme »16.

Un exemple parmi tant d’autres résume à la fois cette capitulation des élites et cette emprise
croissante de l’islamisme radical : la ville de Sevran dont six jeunes partis faire le djihad sont morts en
Syrie. Selon « un fin connaisseur de la Seine-Saint-Denis, qui a eu d'importantes responsabilités dans
une commune voisine de Sevran » cité par Le Figaro, « le vrai sujet, c'est la mise sous pression
islamique des maires du 93. Elle commence par l'occupation de l'espace public. On voit fleurir des
boucheries halal, des librairies religieuses et des kebabs. Dernièrement, c'était aussi une prétendue
boutique de “vêtements ethniques”. En fait, des burqas et des niqabs. Si les élus ne font rien, les
populations “du cru” finissent par partir. Et les religieux musulmans n'ont alors plus qu'à dire :
"Maintenant, il faut compter avec nous". Trop de maires laissent faire de peur de s'aliéner un pseudo-
vote musulman qui n'existe que dans leurs fantasmes. De renoncements successifs en petits
arrangements, les islamistes finissent, eux aussi, par se sentir chez eux »17. Et Le Figaro de souligner
les « dérives communautaristes » et le clientélisme à l’œuvre dans cette commune où une école
privée salafiste a récemment vu le jour grâce au bail signé par la mairie … quinze jours avant les
élections municipales. 

Il existe cependant des élus courageux qui ne se résignent pas à un tel état de fait et s’efforcent
d’alerter les pouvoirs publics sur la gravité de la situation. Parmi eux, le maire de Montfermeil, Xavier
Lemoine, qui dressait déjà un constat alarmiste en 2011 : « En Seine-Saint-Denis, que constatons-
nous ? Sur le 1,5 million d’habitants recensés, 500.000 sont titulaires d’une carte de séjour, 500.000
sont français en vertu du droit du sol ou des naturalisations et donc sans aucune ascendance
française, les 500.000 autres, Français ayant des ascendances françaises, plutôt vieillissants et
"déménageants". Or le taux de natalité des deux premiers tiers est le double de celui du dernier tiers.
C’est inéluctable, la bascule démographique s’accomplit »18.

15
Ouvrage collectif intitulé Les territoires perdus de la République, publié en 2002 aux Éditions Mille et une
nuits, sous la direction de Georges Bensoussan sous le pseudonyme d'Emmanuel Brenner.
16
Le Figaro, 21 mars 2016.
17
Le Figaro, 21 mars 2016.
18
Interview à France Soir, 19 octobre 2011.
13

Dans ces conditions, on ne peut qu’être révulsé à l’idée de voir une partie de la gauche continuer à
courtiser par clientélisme l’électorat des cités, tout en fermant les yeux sur les graves dérives
communautaristes qui s’y produisent. Pire, des propos tels que ceux tenus par Claude Bartolone qui
stigmatisait pendant la campagne des élections régionales « Versailles, Neuilly et la race blanche »19
sont de nature à dresser les populations les unes contre les autres. De même, la gauche joue avec le
feu lorsqu’elle propose le droit de vote aux étrangers : « J'accorderai le droit de vote aux élections
locales aux étrangers résidant légalement en France depuis cinq ans » affirmait François Hollande
durant la campagne de 201220. Devant l’impossibilité politique de faire adopter une telle mesure - qui
suppose une révision de la Constitution -, par le Congrès actuel, le gouvernement a préférer voter en
catimini, le 7 mars dernier, une disposition très dangereuse élargissant le droit du sol. Désormais, la
loi accorde la nationalité française aux personnes majeures vivant sur le territoire français « depuis
l'âge de six ans et ayant suivi leur scolarité obligatoire en France lorsqu'elles ont un frère ou une sœur
ayant acquis la nationalité française » par le droit du sol21. Donner la nationalité française est un
autre moyen de s’attacher une population sur le plan électoral...

Si l’on y réfléchit bien, le droit du sol ne présente plus aucune justification de nos jours. Je note
d’ailleurs qu’Hervé Mariton, candidat à la Primaire de la droite et du centre, propose, à juste titre de
le supprimer. On oublie de rappeler que le droit du sol a été instauré par les lois de 1851 et de 1889
pour répondre à des besoins croissants en main d’œuvre salariée (1851) et en conscrits (1889). À
l’époque, les citoyens français ne comprenaient pas que les immigrés échappent à la conscription.
Leur accorder la nationalité française était un moyen de les astreindre aux mêmes obligations. Le
développement exponentiel des moyens de communication rend aujourd’hui le droit du sol
totalement désuet et archaïque : de nombreuses femmes comoriennes viennent ainsi à Mayotte afin
de donner naissance à un enfant qui pourra devenir français. Il en va de même en Guyane. Avec
l’ampleur des migrations actuelles, comment n’en serait-il pas de même demain en métropole ? À
une époque où l’on voyage aussi facilement, on ne peut plus faire une telle prime au nomadisme.

Être français ne devrait donc plus être automatique: il faut remplacer le droit du sol par le droit de la
volonté. Le fait de naître sur le sol français ne donnerait pas automatiquement droit à la nationalité
mais cela n’empêcherait nullement les naturalisations d’être effectuées par l’autorité publique, au
cas par cas, en fonction d’un certain nombre de critères. C’est le droit de la volonté, c’est-à-dire la
possibilité dont dispose souverainement un État de conférer la nationalité française à celui qui en a
manifesté la volonté et dont l’autorité compétente estime qu’il remplit les critères objectifs
(résidence stable dans le pays, travail stable, casier judiciaire vierge, connaissance de la langue
française, etc…) et subjectifs (amour de la culture française, assimilation, sentiment d’affection filiale)
nécessaires. Sans cette réforme, on s’expose à voir la nationalité française accordée à des personnes
qui n’éprouvent aucun attachement patriotique à l’égard de la France.

Si l’immigration massive est le révélateur le plus visible de notre crise d’identité, elle n’explique
cependant pas cette atrophie mentale qui conduit un peuple à ne plus vouloir transmettre sa culture
aux générations qui lui succèdent. Là résident les prodromes d’une mort culturelle.

C. Une crise de la transmission


À l’été 2014, paraissait un ouvrage d’un jeune et brillant professeur de philosophie, François-Xavier
Bellamy, qui soutenait que la France aurait sciemment renoncé à transmettre sa culture, en
particulier à l’école, parce qu’être héritier constituerait une aliénation pour la liberté humaine ainsi
19
Interview à L’Obs, 13 décembre 2015.
20
Engagement n°50.
21
Article 59 de la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France.
14

conditionnée par des stéréotypes culturels. C’est le principe même de la transmission qui serait remis
en cause, dans la droite ligne de la pensée déconstructiviste de Descartes, Rousseau et Bourdieu, ce
qui expliquerait à l’école la théorie de l’enfant-roi, devant se construire lui-même plus qu’apprendre
d’un maître, ou la conception de la culture comme espace de création artistique où l’on doit se
départir de tout héritage pour exprimer librement ses émotions.

Au fond, c’est un problème philosophique qui est posé : la liberté de l’homme est perçue chez les
modernes comme le refus de toute détermination psychique, culturelle ou morale qui asserviraient
l’homme au point de l’empêcher de poser un libre choix. Certes, il est des héritages qui aliènent
l’homme et formatent totalement son univers mental au point de restreindre considérablement
l’horizon de ses choix. Mais le principe même de l’éducation postule l’accueil d’une culture que l’on
n’a pas choisie - tout comme on ne choisit pas son pays natal ou sa langue maternelle – mais par
rapport à laquelle il sera ensuite possible de se situer, une fois adulte. C’est donc bien à travers
l’humble acceptation des déterminations culturelles qui nous préexistent que nous pourrons exercer,
par la suite, un choix libre. Comme le disait Louis Pauwels dans une formule un brin provocatrice, « la
liberté totale est dans l'acceptation des contraintes »22.

Dès lors que la culture n’est plus transmise comme élément constitutif de l’être d’une personne, elle
est ravalée au rang d’un folklore qui concerne le domaine de l’avoir et se prête volontiers à une
logique de consommation : « Nous croyons nous intéresser à la culture, mais on ne l’envisage plus
que comme un divertissement, que comme quelque chose qui viendrait "en plus", une forme
d’agrément. Elle n’est plus jamais considérée comme quelque chose de nécessaire, d’essentiel à notre
existence et à notre accomplissement personnel. On pense la culture sur le mode de l’avoir. On
évoque à la suite de Bourdieu le "capital culturel". On demande de fournir aux élèves un "bagage
culturel". Ces métaphores sont très explicites : le bagage est quelque chose d’utile, mais
d’encombrant, qui gêne la liberté de mouvement. Ces métaphores nous laissent supposer que la
culture nous est infligée comme une adjonction à la personnalité, un bagage dont nous pourrions
nous séparer. Au contraire, la culture est le passage nécessaire par où s’accomplit notre personnalité.
Elle n’augmente pas ce que nous avons, mais ce que nous sommes. Et, en cela, elle n’est pas
accessoire, mais essentielle »23.

Pour Rémi Brague, c’est la tradition comme transmission qui est rejetée alors qu’elle est acceptée
comme consommation, sur le mode du folklore : « La tradition que nous aimons est celle qui fait
apparaître le passé comme ce qui aboutit à nous, et dont nous pouvons jouir. Ainsi, la baguette que
nous mangeons, et détruisons de ce fait, en l’assimilant. Celle que nous n’aimons pas est celle qui
permet le passage même du passé à l’avenir et exige que nous lui laissions la voie libre. Nous aimons
la tradition comme réception ; nous n’aimons pas la tradition comme transmission »24.

Transposé à l’échelle d’une nation, le problème prend toute sa dimension et permet de comprendre
pourquoi la crise de notre identité nationale ne provient pas avant tout d’une immigration mal
maîtrisée mais s’enracine dans ce profond renoncement de la transmission qui touche aussi bien les
Français d’origine que ceux nouvellement arrivés sur notre sol.

À cela, il faut ajouter un caractère propre à l’histoire de notre pays où le passé, revisité
anachroniquement par le "devoir de mémoire", continue d’entretenir luttes partisanes, haines
idéologiques et rancœurs politiques qui trouvent là une source supplémentaire de légitimation.

22
Louis Pauwels, Un jour, je me souviendrai de tout (posthume, 2005).
23
François-Xavier Bellamy, entretien à La Libre Belgique, 6 mars 2015.
24
Rémi Brague, Modérément moderne, Flammarion, 2014, p 369.
15

D. Une nation qui ne s’aime pas


C’est devenu un lieu commun d’affirmer que la France conserve un rapport douloureux à son passé
et qu’en son sein, une certaine élite y prêche la haine de soi. Cela renvoie à l’histoire très spécifique
de notre pays émaillée de luttes idéologiques d’une particulière acuité. C’est dans ce contexte qu’il
faut comprendre le thème de la repentance.

Au soir de sa victoire, le dimanche 6 mai 2007, le nouveau Président Nicolas Sarkozy déclarait : « Je
veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires qui
nourrit la haine des autres ». On sait pourtant qu’une fois au pouvoir, il a sacrifié, comme son
prédécesseur, au thème de la repentance, allant jusqu’à déclarer devant des dignitaires algériens
visiblement peu embarrassés des mêmes scrupules vis-à-vis des crimes du FLN, que «  le système
colonial a été profondément injuste ».25 Preuve que malgré une réelle prise de conscience renforcée
depuis par la parution en 2008 de l’ouvrage de Pascal Bruckner La tyrannie de la pénitence : essai sur
le masochisme occidental, la repentance compulsive est toujours d’actualité. Guerres de religion,
esclavage, colonialisme ou islamophobie, la France est constamment mise en accusation par le
tribunal inquisitorial de la bien-pensance médiatique.

Le plus souvent, cette francophobie prend la forme sournoise d’une équivalence dressée entre un
mal extérieur qui nous atteint et celui que la France aurait sécrété au cours de son histoire, dans le
but évident de minimiser la portée de l’un et de donner un relief particulier à l’autre. C’est ainsi que
l’islamisme radical est stigmatisé sous le vocable englobant des intégrismes censés concerner toutes
les civilisations à parité, l’État islamique nous rappelant, par l’horreur de ses pratiques, les bûchers
sanguinaires de la Chrétienté médiévale. À ce compte, on aimerait bien aussi connaître le pendant
djihadiste de la Sorbonne, de l’amour courtois, de la Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin
ou encore du Jardin des délices, première encyclopédie écrite en 1175 par une érudite alsacienne,
Herrade de Landsberg. On devine aisément l’inanité d’une telle comparaison... « L’essentiel, affirme
le philosophe Mathieu Bock-Côté au sujet des attentats du 13 novembre 2015, c’est de créer une
équivalence entre ceux qui attaquent et ceux qui se défendent pour se placer en surplomb, au nom
d’un pacifisme moralisateur flattant leur sentiment d’être absolument vertueux »26. Être l’observateur
neutre et extérieur qui renvoie dos à dos djihadisme et Occident, pour finalement rappeler que notre
civilisation a elle-même commis de terribles crimes, voilà une terrible manière d’occulter le débat sur
les causes internes de l’islamisme radical pour se complaire dans le schéma d’une rivalité mimétique
de violence où l’Occident aurait lui-même sa part de responsabilité. Or, pour vrai qu’il puisse être, cet
aveu de culpabilité ne doit pas nous exonérer d’une recherche des sources endogènes de violence au
sein de l’islamisme radical.

1. L’équivalence des civilisations ou le relativisme culturel

Cette propension à l’auto-flagellation explique la vigueur du débat qui eut lieu en 2011 sur la valeur
des civilisations, à la suite des propos tenus par Claude Guéant. « Il y a des comportements qui n’ont
pas leur place dans notre pays, non pas parce qu’ils sont étrangers, mais parce que nous ne les
jugeons pas conformes à notre vision du monde, à celle en particulier de la dignité de la femme et de
l’homme » affirmait l’ancien ministre de l’intérieur devant des militants de l’UNI réunis à l’occasion
d’un colloque à l’Assemblée nationale le 4 février 2012. Et de pourfendre la gauche, dans un contexte
effervescent de pré-campagne présidentielle : « Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de
gauche, toutes les civilisations ne se valent pas. Celles qui défendent l’humanité me paraissent plus

25
Discours du 3 décembre 2007.
26
Causeur.fr, 23 novembre 2015.
16

avancées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité me paraissent
supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique.
En tout état de cause, nous devons protéger notre civilisation ». On fera la part des choses entre la
dimension électorale de ces propos tenus quelques jours avant la déclaration de candidature de
Nicolas Sarkozy et ce qu’ils expriment sur le fond. Ce qui est intéressant et explique d’ailleurs la
réaction démesurée de la gauche, c’est qu’ils remettent en cause pour la première fois le relativisme
culturel, selon lequel il est impossible, sous peine de « racisme culturel »27, de comparer les
civilisations et d’en estimer certaines plus que d’autres. Ainsi, Olivier Rouquan, enseignant-chercheur
en sciences politiques, répond-t-il au ministre deux jours plus tard : « Il y a plusieurs civilisations qui,
dans la longue durée, sont toutes égales et respectables  »28.

Certes, l’exercice de Claude Guéant est intellectuellement périlleux et peut facilement déboucher sur
une hiérarchisation artificielle des civilisations qui relèverait d’une forme archaïque
d’ethnocentrisme. On ne classe pas les civilisations comme des copies de classe en leur donnant une
note sur une échelle d’humanisme arbitrairement décrétée par un individu. Comment dissocier la
réalité objective et universelle d’une appréciation subjective portée par un homme lui-même pétri
par une civilisation dont il tire un système de valeurs ? Quelle importance accorder à tel ou tel aspect
d’une civilisation ?

Reste que le principe d’équivalence des civilisations n’est pas, lui non plus, satisfaisant, et que pour
difficile et exigeant qu’il soit, le défi lancé par Claude Guéant est parfaitement légitime. Mieux, il
restaure l’intelligence humaine dans sa capacité à s’orienter prudemment vers une réalité
universelle, malgré les embûches inhérentes à toute appréciation subjective d’une réalité à laquelle
on n’est pas étranger. C’est parce que l’on croit qu’il existe une nature humaine objectivable dont les
aspirations sont universelles, que l’on peut s’interroger sur la capacité d’une civilisation à répondre à
ces exigences. C’est parce que l’on discerne, au-delà des différences culturelles, un invariant humain
se rattachant à l’éminente dignité de la personne humaine, que l’on peut blâmer telle ou telle
pratique jugée archaïque ou barbare, sans encourir à tout prix le risque d’ethnocentrisme. Sinon, au
nom de quoi condamner l’esclavage ou la polygamie ? Nos déclarations internationales des droits de
l’homme tirent toutes leur légitimité de ce fondement. Instaurer un relativisme culturel absolu
reviendrait donc à tirer un trait sur notre tradition humaniste et, plus grave encore, sur la notion de
nature humaine qui la sous-tend. Ce serait paradoxalement la porte ouverte au racisme culturel qui,
ne voyant plus aucun fond commun universel unissant les hommes au-delà de leurs différences
culturelles, admet tout type de civilisation au nom du droit à la différence. Notre indignation devant
les pratiques barbares de certains peuples provient donc en définitive de ce que nous les considérons
comme nos frères, dotés de la même nature humaine que la nôtre, là où les relativistes éviteront de
solennelles condamnations au nom de l’équivalence de chaque culture.

Là où l’exercice se complique, c’est que certaines exigences universelles découlant de la nature


humaine ont été portées dans leur développement historique par une civilisation qui s’est dès lors
approprié ces réalités au point qu’elles lui sont désormais assimilées. C’est le cas des droits de
l’homme, universels par destination mais occidentaux par construction historique au point que l’on
nous renvoie souvent et à juste titre l’accusation d’ethnocentrisme à leur sujet, dans la mesure où
c’est avec nos concepts philosophiques qu’ils se sont développés et que c’est nous qui les avons, non
sans écueils, incorporés à notre identité au point d’en faire une détermination essentielle de celle-ci.
Dès lors, nous confondons allègrement leur visée humaniste universelle qui doit, comme telle,

27
Qualificatif alors employé par le Mouvement des jeunes socialistes dans un communiqué publié à la suite des
propos tenus par Claude Guéant.
28
Olivier Rouquan, interview au micro de France 24, 6 février 2012.
17

pouvoir être partagée un jour par tout pays, de leur spécificité occidentale se rapportant à la manière
dont ils sont nés et se sont développés. C’est pourquoi, leur exportation au monde arabe,
notamment à l’appui d’une opération militaire de grande envergure, comme ce fut le cas en Irak en
2003, peut à juste titre se rattacher à un ethnocentrisme négateur de la réalité même des nations,
l’universalisme des droits de l’homme devant rester un horizon à partager et non une idéologie
politique à imposer, de surcroît par le biais des armes. C’est tout le problème du droit d’ingérence
qui peut parfois constituer un devoir mais qui ne saurait faire oublier que la nation qui le met en
œuvre véhicule elle-même une idéologie 29.

2. Supériorité morale de la nation qui se reconnaît coupable

Revenons à la repentance occidentale et aux causes qui l’ont rendu incontournable dans le débat
public actuel.

Quelques années avant sa mort, Thérèse Delpech signait dans Le Monde30 une tribune sur la
culpabilité collective de l’Occident et le sentiment d’un inexorable déclin qui l’accompagne. Elle y
voyait le fruit d’une supériorité morale qui conduit certains peuples ayant atteint une maturité
historique à faire un examen de conscience sur eux-mêmes et à s’interroger sur leurs zones
d’ombre : « Il y a là une vraie supériorité des pays occidentaux, qui ont passé des décennies à tenter
de comprendre l'abîme dans lequel ils ont plongé, sur la Chine et la Russie, qui auraient pourtant
matière à réflexion. Les Européens ont, encore aujourd'hui, conscience de se trouver "au milieu des
débris d'une grande tempête", comme l'écrivait Balzac des rescapés de la Révolution française. Il
suffit pour en témoigner de suivre la production cinématographique allemande ». Effectivement,
comment ne pas songer à la grande dignité avec laquelle le peuple allemand a accepté de porter le
lourd fardeau de l’histoire au sortir de la deuxième guerre mondiale, effectuant un véritable travail
sur lui-même, illustré entre autres par l’ouvrage d’August von Kageneck Examen de conscience –
Nous étions vaincus mais nous nous croyions innocents, publié en 1996 par cet ancien officier de la
Wehrmacht passé maître dans l’auscultation des démons intérieurs du pangermanisme ?

Mais, ajoute Thérèse Delpech, il y a dans cette entreprise de dénigrement systématique de soi un
risque évident, celui d’une dilution des responsabilités voire d’une négation du réel. Si l’on est tous
coupable des maux qu’on nous inflige, alors on ne peut plus analyser les causes extérieures censées
les produire : « Tout le monde est coupable dans un monde où la chute est la règle et la rédemption
un leurre. Il n'y a plus ni valeurs, ni hiérarchie, ni jugement possibles. La différence entre le meurtrier
et sa victime est une affaire de perspective, comme l'est celle qui sépare le "bon" du "mauvais"
gouvernement ». C’est cette logique qui conduit aujourd’hui certains à ne voir dans la haine que
vouent à la France certains djihadistes de nos banlieues, que le fruit d’une frustration personnelle
liée à un malaise social dont serait in fine responsable la France. Tout comme l’invocation quasi-
systématique du qualificatif de déséquilibré pour qualifier la personnalité des auteurs d’attentats
terroristes nie la part de rationalité de leurs actes ainsi que le projet politique global dans lequel ils
s’inscrivent. Dans un cas comme dans l’autre, on s’interdit de nommer le réel pour éviter de faire des
amalgames qui, selon la formule bien connue, "font le jeu de l’extrême-droite". « Il faut toujours dire
ce que l'on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit » rappelait
pourtant Charles Péguy dans Notre Jeunesse (1910). Une exigence qui fit pourtant cruellement
défaut au moment des agressions sexuelles de masse perpétrées à Cologne et dans plusieurs grandes

29
Au cours d’une conférence de carême prononcée le 15 mars 2009 à Notre-Dame de Paris, Chantal Delsol
avait distingué l’universalisme comme promesse dont l’horizon n’appartient pas à ce monde, et l’universalisme
comme programme qui suppose une réalisation concrète dans le temps de l’histoire humaine.
30
Le Monde, 21/11/2009.
18

villes allemandes, lors de la saint-Sylvestre 2015 et qui explique la lenteur avec laquelle la police puis
les responsables politiques ont pu admettre du bout des lèvres les faits. Car, comme le rappelait
Valérie Toranian, directrice de La Revue des deux mondes dans un débat surréaliste sur Arte le 14
janvier 2016, « le rêve, ce serait que ce soit l’extrême droite qui ait fait des violences contre des
femmes, le rêve, ce serait que ce soient des fachos, et malheureusement, ce n’est pas cela ». Tout est
dit dans ce « malheureusement » qui sonne comme un retour contrarié et forcé au réel qui s’impose.
On se rappelle également du tweet désabusé d’un journaliste de L’Obs, qui regrettait que l’auteur
des tueries de Toulouse et Montauban en mars 2012 ne soit pas un militant d’extrême-droite mais
un certain Mohammed Merah : « Putain, je suis dégoûté que ce ne soit pas un nazi ». Le réel est
têtu…

3. Une absence de réciprocité qui compromet gravement la recherche de la


vérité

Mais il y a plus grave. La culpabilité, qui tient une place éminente dans la vie des nations issues du
judéo-christianisme, n’a pas imprimé toutes les cultures dans les mêmes proportions, certaines étant
avant tout marquées par le sens de l’affirmation de soi. Si l’on ajoute à cela que l’Europe a une
certaine conscience de sa fragilité depuis les deux guerres mondiales qu’elle a déclenchées et qu’elle
porte le poids d’une culpabilité liée à son passé colonial, on comprend la dissymétrie à l’œuvre dans
le devoir de mémoire entre l’Occident et le reste du monde.

Ainsi, alors que chaque chef d’État français ne manque pas de rappeler à quel point la colonisation
fut un système injuste, il est interdit d’en évoquer les aspects positifs sous peine de déclencher une
crise diplomatique avec l’Algérie et de nourrir, en interne, une contestation intellectuelle qui vise
surtout à justifier après coup l’engagement de toute une intelligentsia de gauche aux côtés du FLN.
C’est ainsi que la proposition du député Christian Vanneste visant à mettre l’accent, dans les
programmes scolaires, sur « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique
du Nord » pour en finir avec cette lecture caricaturale, fut finalement retirée par Jacques Chirac de la
loi du 23 février 2005. De son côté, le président algérien Abdelaziz Bouteflika n’hésita pas à lancer de
terribles accusations sur l’ancienne puissance coloniale, affirmant en 2006 que « la colonisation a
réalisé un génocide de notre identité, de notre histoire, de notre langue et de nos traditions  ». Devant
cette impossibilité de parvenir à un équilibre apaisé des mémoires, on peut légitimement se
demander s’il est opportun de reconnaître ses torts devant un parti - le FLN – toujours au pouvoir,
qui n’accepte pas le moindre examen de conscience sur lui-même, nous renvoyant, par une
surenchère de déclarations vindicatives, dans la posture expiatoire du pénitent invétéré 31.

De même, comment ne pas citer cette dissymétrie qui conduit l’Occident à multiplier travaux,
études, colloques et commémorations autour de l’esclavage transatlantique qui entache sa mémoire
alors que dans le même temps, il est très peu fait état de la traite arabique  : « L’incontestable et
unilatérale culpabilisation de l’Occident dans la question esclavagiste provient de ce que seul le
légitime devoir de mémoire à l'égard de la traite transatlantique est respecté, tandis que la mémoire
de la traite arabique des chrétiens européens et des Noirs africains est systématiquement et
délibérément occultée, affirme l’avocat essayiste William-Gilles Goldnadel. C'est bien dans ce trou de
mémoire, qui n'est pas oubli mais déni, qui fait de l'occidental l'unique esclavagiste, que se niche la
culpabilisation avidement recherchée »32. Alors que selon Robert C. Davis, professeur d'histoire à

31
À l’heure où je boucle cet ouvrage, j’apprends que François Hollande a décidé d’assister aux
commémorations du 19 mars, au mépris de la mémoire des pieds-noirs et des Harkis pour qui cette date ne
correspond aucunement à la fin des hostilités mais au début du déchaînement des violences à leur encontre.
32
William-Gilles Goldnadel, tribune au FigaroVox, 13 mai 2014.
19

l'Université d'État de l'Ohio et spécialiste incontesté de la question, « entre 1530 et 1780, environ
1 250 000 chrétiens européens blancs auraient été déportés » au cours de razzias sur les côtes
barbaresques et au large de la Méditerranée. « Quand les Français s’emparèrent d’Alger en 1830,
précisément pour lutter contre cette piraterie, il y avait encore 120 esclaves blancs retenus en
captivité dans le bagne de la ville »33.

C’est une preuve de maturité politique et de grandeur morale pour un peuple de battre sa coulpe
publiquement en regrettant ses fautes passées, encore faut-il que les autres nations soient animées
du même esprit. Dans le cas contraire, on s’expose à un déséquilibre des mémoires préjudiciable au
devoir le plus élémentaire de justice. Comme le soulignait déjà Raymond Aron, « la vanité française
consiste à se reprocher toutes les fautes, sauf la faute décisive : la paresse de penser », en
l’occurrence de pouvoir penser en terme d’impact des propos tenus, sur le plan de la morale de
responsabilité.

4. La haine de la France naît d’une lecture idéologique de l’histoire

On ne mesure pas, en effet, les conséquences d’une telle dissymétrie sur les esprits des Français
d’origine maghrébine qui héritent d’une telle vision de l’histoire et vivent aujourd’hui en banlieue. Il
semble légitime à certains de vouloir venger leur patrie d’origine, outragée par une France
éternellement coloniale. Beaucoup sont pénétrés d’un sentiment d’injustice absolue et intériorisent
un jugement manichéen de l’histoire facilité par une mémoire occidentale à sens unique, centrée sur
ses zones d’ombre et en proie à une autoflagellation maladive. Dans un récit plein d’espérance
intitulé Kiffe la France,34 Jean-François Chemain, qui fit le choix d’enseigner l’histoire en banlieue
lyonnaise, évoque les ravages d’une telle propagande et pointe du doigt la responsabilité écrasante
de l’intelligentsia de gauche qui véhicule une haine de la France et de son histoire dans les médias et
les manuels scolaires.

Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que des propos haineux soient proférés par certains
jeunes issus des banlieues. Tel ce « monsieur R. » alias Richard Makela, rappeur de son état, qui
n’hésite pas à publier en 2005 un clip extrêmement violent, intitulé « FranSSe », qualifiant notre pays
de « garce » sur laquelle il faudrait exercer des sévices sexuels, et la comparant sans aucun complexe
au régime nazi, sans que la justice pourtant saisie à deux reprises par un député puis par une
association, ne l’inquiète pour cela 35… Dix ans plus tard, c’est au tour du clip « Nique la France » de
Saïd Zouggagh et du livre éponyme du sociologue Saïd Bouamama, dont le titre est déjà tout un
programme, d’être l’objet d’une plainte de la même association pour injure publique à caractère
racial.36 Dans un jugement ubuesque, confirmé en appel, la 17 ème chambre correctionnelle du tribunal
de grande instance de Paris a débouté l’association requérante au motif que « les "Français blancs
dits de souche" ne constituent pas un "groupe de personnes" au sens de la loi française [et que] la
notion "ne recouvre aucune réalité légale, historique, biologique ou sociologique"»37. En guise de déni
d’identité, on ne peut mieux faire. On notera au passage l’aveuglement de la justice devant des
33
Robert C. Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans - L'esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800),
Éditions Jacqueline Chambon, 2006, cité par Me Goldnadel.
34
Jean-François Chemain, Kiffe la France, Via Romana, 2011.
35
La plainte du député Daniel Mach fut déclarée irrecevable en 2006 par le tribunal correctionnel de Melun, le
plaignant, n’ayant pas d’enfant mineur au moment des faits, ne pouvant donc attaquer le clip pour outrage aux
bonnes mœurs. L’année suivante, la 17 ème chambre du tribunal correctionnel de Paris, jugeant l’affaire au fond
sur la plainte de l’AGRIF, a relaxé le rappeur, au motif que cette chanson visait « la France et ses dirigeants,
sans que ne soient à aucun moment stigmatisés les individus membres de la nation française ou leur
comportement ». On peut donc, en toute impunité, insulter grossièrement la France…
36
L’ouvrage oppose, dans une vision raciale et très primaire de la France, les « petits gaulois de souche » et les
« petits culs tout blancs présents à l'Assemblée Nationale », aux « arabes, noirs et musulmans ».
20

injures qui visaient en fait avant tout la France, « pays raciste, puant et assassin », sans qu’il soit
besoin d’évoquer la couleur de peau des citoyens incriminés. De même, on reste confondu devant la
logique de ségrégation raciale défendue par ceux qui s’estiment victimes d’un racisme qu’ils sont les
premiers à véhiculer.

C’est le même esprit de ségrégation raciale qui pousse certaines associations dites antiracistes à
organiser une représentation ethnique des communautés au sein de la République. Ainsi en est-il du
Comité Représentatif des Associations Noires (le CRAN) si prompt à dénoncer toute forme de
racisme, mais dont le nom même est une insulte à la France qui n’a jamais considéré ses enfants en
fonction de la couleur de leur peau. Imagine-t-on le ridicule que constituerait, en retour, la création
d’un comité représentatif des associations blanches ? On s’orienterait alors tout droit vers une
partition ethnique de la nation contraire à toute notre histoire.

Affaiblissement de l’État, immigration incontrôlée, crise de la transmission et haine de soi alimentent


des crispations qui se manifestent avant tout par un rejet de la notion même d’identité.

E. Malaise autour de l’identité


Élu en mai 2007 sur le thème de la rupture, Nicolas Sarkozy crée, sur la suggestion de Patrick Buisson,
un ministère de l’immigration et de l’identité nationale et ouvre un débat sur ce thème en octobre
2009. Aussitôt annoncé, le débat cristallise les passions à gauche qui redoute stigmatisations et
amalgames. Pire, la plupart des socialistes vont jusqu’à contester le principe même d’un tel débat,
affirmant qu’il était inutile et dangereux d’évoquer le thème stigmatisant de l’identité : « De l'identité
française, les intellectualistes arrogants, les gauchistes intellectualisés et les professionnels de la
"pensée critique" ou de la "déconstruction" sans fin annoncent triomphalement qu'elle n'existe pas,
qu'elle n'est qu'une "construction" douteuse ou une fiction trompeuse, et par là dangereuse, voire
haïssable. D'une façon générale, les identités collectives sont dénoncées comme des illusions
"essentialistes", qu'il s'agit de dissiper. Il n'y a donc pas à s'interroger sur les modes d'existence de
telles fictions nuisibles. S'interroger sur l'identité française, ce serait se risquer sur la pente glissante
qui mène au pire, c'est-à-dire au nationalisme, donc à la xénophobie, et ce, jusqu'au racisme »38.

Une peur de l’identité qui renvoie avant tout au poids de l’histoire : L’Union sacrée de 1914 qui a
entraîné une boucherie européenne et le spectre du nazisme qui rode encore sur l’inconscient
collectif européen et attise, en retour, la haine de tout ce qui pourrait paraître enfermant et excluant.
« Ceux des Français qui tiennent la notion d'identité nationale pour autre chose qu'une pathologie
développeraient une ringardise du national, une obsession des origines, voire un racisme honteux. Il
faudrait sacrifier toute fierté d'être Français et se défaire d'une "construction" de l'histoire de France,
fruit des idéologues d'une Troisième République qui, par "bourrage de crâne patriotique", aurait
envoyé au massacre des millions d'hommes, un beau soir d'août 1914 » déplorent les historiens
Daniel Lefeuvre et Michel Renard39. De plus, l’identité a ses démons qui ont effectivement conduit à
exclure de la nation ceux que l’on voulait combattre : les protestants, victimes de la révocation de
l’Édit de Nantes en 1685 et des dragonnades de Louis XIV, les juifs, proscrits sous l’Occupation, ou
encore les congrégations catholiques persécutées sous la Terreur et par la Troisième République.

En fait, les bien-pensants redoutent le concept d’identité car il pourrait renvoyer à la définition d’un
contenu substantiel dont on craint qu’il ne puisse englober toute la diversité du corps social, sans

37
Dépêche AFP citant le jugement rendu le 19 mars 2015 par la 17 ème chambre correctionnelle du tribunal de
grande instance de Paris.
38
Pierre-André Taguieff, interview à L’Express, 26 mai 2015.
39
Daniel Lefeuvre et Michel Renard : Faut-il avoir honte de l’identité nationale, Larousse, 2008.
21

exercer une forme de violence sociale qui se traduise par une logique de ségrégation arbitraire. Ainsi,
le philosophe Alain Badiou récuse-t-il l’identité au nom de la diversité en affirmant que «  dès que les
considérations identitaires sont injectées dans la politique, dans le pouvoir d'Etat, on est dans une
logique qu'il faut bien appeler néo-fasciste. Car une définition identitaire de la population se heurte à
ceci que toute population, dans le monde contemporain, étant composite, hétérogène et multiforme,
la seule réalité de cette identification va être négative. On ne parviendra nullement à identifier ce
qu'est la "civilisation française", entité dont j'ignore ce qu'elle signifie, on va juste clairement désigner
ceux qui n'en sont pas »40. Derrière la peur d’un contenu substantiel de l’identité, il y a la hantise de
pouvoir exclure arbitrairement un groupe de personnes en raison de leur origine ethnique, de leur
croyance ou de leur culture. C’est cette tyrannie de la non-discrimination qui explique l’appétence de
la gauche pour les contenus universels qui vident l’identité de sa substance. Ainsi, quand Claude
Bartolone affirme que « ce sont les valeurs de la République qui font que l’on est Français »41 ou que
Jean-Christophe Cambadélis, déplore l’emploi du terme identité qui devient centrale dans le débat
public aujourd’hui42. Le propos est rassurant pour une certaine gauche restée traumatisée par une
définition substantielle de l’identité, qui en vient à dénier à celle-ci toute forme de légitimité, par
peur d’une contagion raciste.

F. Non, la France n’a pas toujours été multiculturelle


Pour impropre qu’il soit aujourd’hui, le terme de race, naguère utilisé sous la plume de certains
auteurs, renvoie avant tout à l’idée d’un peuple doté d’une culture propre et héritier d’une histoire
commune, plutôt qu’une référence fétichiste à la pureté biologique du sang. « C’est très bien qu’il y
ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte
à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite
minorité. Sinon, la France ne serait plus la France », affirmait le général de Gaulle à Alain Peyrefitte en
1959, au moment où il engageait l’Algérie sur la voie de la décolonisation. Et de préciser : « Nous
sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et
de religion chrétienne »43.

Pour s’être référée de manière incomplète et approximative à cette citation, Nadine Morano, invitée
de l'émission On n'est pas couché le 26 septembre 2015, a vu le rouleau-compresseur de la pensée
unique se déchaîner contre elle et Les Républicains lui retirer son investiture en tant que tête de liste
Grand Est aux élections régionales de décembre 2015. La LICRA ne s’est pas privée de déposer une
plainte que le Parquet a heureusement classée sans suite.

Il est vrai que le terme de race est inapproprié pour définir notre identité nationale qui n’est
aucunement réductible à un donné biologique. Pour l’historien Jacques Bainville, « le peuple français
est un composé. C’est mieux qu’une race. C’est une nation »44, écrit-il au début de son Histoire de
France. De fait, la race figerait la nation dans un contenu biologique, ce qui est inadmissible
moralement et absurde historiquement, surtout quand on songe, dans le cas de la France, aux
Antilles, incorporées au royaume de France dès le XVII ème siècle.

Cependant, quand on replace le propos de Nadine Morano dans le contexte de son raisonnement
global, il ne fait aucun doute qu’elle se réfère, dans la tradition du général de Gaulle, à une identité

40
Alain Badiou, interview avec Alain Finkielkraut, L’Obs, 17/12/2009.
41
Claude Bartolone, propos tenus devant des militants à la Fête de la Rose, à La Manoque de Tonneins, le 27
octobre 2013, cité par Le Républicain du 27 octobre 2013.
42
Débat entre Jean-Christophe Cambadélis et Éric Zemmour sur BFMTV le 28 février 2016.
43
Charles de Gaulle, 6 mars 1959, cité par Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Fayard, 1997, volume 1, Ch 6.
44
Jacques Bainville, Histoire de France, éd. Americ-Edit, 1930, p 13.
22

de culture qu’elle entend préserver, en régulant, sur le plan démographique, nos flux migratoires.
Avant la polémique qui lui a été fatale, elle affirmait que « pour qu’il y ait une cohésion nationale, il
faut garder un équilibre dans le pays, c’est-à-dire aussi sa majorité culturelle » dont les racines sont
judéo-chrétiennes. Ce à quoi, un de ses contradicteurs lui rétorque que le problème vient de ce
qu’« on a du mal à accepter que la France est pluriculturelle. Mais elle a toujours été pluriculturelle ».

La stérilisation du débat par l’emploi inopportun du terme de race a malheureusement empêché la


poursuite de l’argumentation sur le thème du multiculturalisme. Or, on est au cœur du problème. Par
une réécriture de l’histoire qui vise à gommer l’existence d’un peuple structuré au fil du temps par
une identité de culture, on a fini par affirmer que l’identité culturelle de la France n’avait jamais
réellement existé et qu’elle relevait en fait d’une fiction élaborée par les historiens du XIX ème siècle,
au moment où s’est construit le roman national. Témoin de cette théorie pour le moins hasardeuse,
l’ancien ministre de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale, Éric Besson, qui,
s’exprimait en ces termes, lors du débat concernant l’identité nationale qu’il avait lui-même lancé en
octobre 2009 : « La France n’est ni un peuple, ni une langue, ni un territoire, ni une religion  ; c’est un
conglomérat de peuples qui veulent vivre ensemble. Il n’y a pas de Français de souche, il n’y a qu’une
France de métissage »45. Vouloir ne retenir qu’un élément tiré de la volonté (le « vivre-ensemble »)
au détriment d’une identité de culture ayant façonné la vie d’un peuple au fil du temps relève au
mieux d’une méconnaissance de l’histoire de France, au pire d’une imposture intellectuelle.

En effet, les travaux historiques dont Jean Sévillia s’est fait l’écho dans Historiquement incorrect,46
montrent que la composition de la population française est restée à peu près identique entre le VI ème
et le XIXème siècle inclus, ne subissant aucun afflux massif de population extérieure comme cela sera
le cas après. Ainsi, pendant près de quinze siècles, le peuple français, culturellement structuré par le
christianisme, est resté relativement homogène et stable, ne bénéficiant que d’un apport marginal
de populations issues des pays limitrophes, le plus souvent parmi les élites ou têtes couronnées
(Marie de Médicis, Mazarin, Marie Leszczynska) que le destin amenait à servir en France. Pour le
reste, l’influence étrangère concernait avant tout la culture (Renaissance italienne, Réforme
allemande de Luther, Chinoiseries, Orientalisme), si bien qu’au final il est exact d’affirmer que le
peuple français du début du XX ème siècle est l’héritier de celui qui s’est constitué au cours des
premiers siècles de notre ère en se structurant progressivement et en déroulant une histoire
commune. Rien de racial dans cette vision qui renvoie avant tout à « la possession en commun d'un
riche legs de souvenirs » pour reprendre les termes de Renan 47, que tout un chacun peut partager
quelles que soient ses origines.

G. L’équilibre de Renan : le passé et le présent : l’héritage et le plébiscite de


tous les jours
Au sortir de la guerre de 1870, la question de l’identité française ressurgit dans le contexte de la
défaite. Par une forme de rivalité mimétique, la France s’oppose à l’Allemagne qui fondait l’annexion
de l’Alsace-Moselle en 1870 sur une identité de culture et de peuple entre ces régions et l’Empire
allemand. En réponse à cette vision ethnoculturelle, héritée de Herder et de Fichte, Renan fait
prévaloir la volonté des peuples annexés sur toute autre forme de considération, afin de contester le
rattachement de l’Alsace-Moselle au IIème Reich.

45
Éric Besson, déclaration à La Courneuve du 5 janvier 2010.
46
Jean Sévillia, op. cit., Ch 9 : Identité nationale, identités françaises.
47
Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Discours à la Sorbonne, 11 mars 1882.
23

Dans un lumineux discours intitulé  « Qu’est-ce qu’une nation ? » et prononcé à la Sorbonne en 1882,
il dresse un équilibre entre les éléments objectifs et subjectifs qu’il considère complémentaires et
indispensables. Insistant d’abord sur la volonté humaine, il explique que « l'homme n'est esclave ni
de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de
montagnes » et que la nation se saurait donc se restreindre à ces éléments, pour nobles qu’ils
puissent être. Enchaînant alors sa démonstration, il affirme alors, dans une formule passée à la
postérité, qu’« une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font
qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent.
L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le
désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. […]
L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme
l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie ».

Tout est dit en quelques lignes : l’identité d’une nation ne peut être enfermée dans les éléments qui
la constituent car elle s’ancre avant tout dans la volonté humaine de faire vivre un héritage.
Conception volontariste de la nation ? Assurément, mais à condition que la volonté humaine soit au
service de cet héritage, pour le faire vivre et non pour le brader, pour continuer la France et non pour
la détruire ! Le vivre-ensemble ne peut reposer sur un vide identitaire mais s’enracine dans les
spécificités qui constituent la nation, un peu à la manière d’une mosaïque impressionniste dont
aucune partie ne peut à elle seule définir le tout mais dont chacune occupe un rôle indispensable
dans la composition du tableau.

On a malheureusement la fâcheuse tendance à adopter une position extrême pour en contrer une
autre de sens inverse, sans voir que l’une appelle mécaniquement l’autre, comme des extrêmes qui
se renforcent. Quand on clame haut et fort qu’il n’y a pas de Français de souche, on entend dénoncer
à juste titre une conception raciale de la nation qui enfermerait celle-ci dans un patrimoine
génétique ou une prétendue pureté de sang. Mais est-ce une raison suffisante pour envoyer aux
oubliettes la notion même de peuple français ? Que ce peuple soit uni par des liens de sang ne
l’empêche pas d’intégrer des éléments étrangers, un peu comme une famille charnelle s’agrandit en
adoptant un nouvel enfant. Dans le cas d’une famille comme dans celui d’une nation, l’unité est donc
d’abord un « principe spirituel », le peuple étant le substrat charnel de cette unité, auquel peuvent
s’agréger, au gré des courants migratoires, certains éléments allogènes décidant de vivre de cet
héritage partagé.

De même, affirmer l’existence d’une identité nationale ne signifie pas pour autant devenir
identitaire, car l’identité, pour inclusive qu’elle soit, ne constitue pas l’horizon indépassable de
l’homme ; elle n’épuise pas tout l’être en l’homme. Celui-ci dispose en effet d’une nature universelle,
qui lui permet d’entrer, par-delà et à travers son identité nationale, en relation avec ses semblables
d’une autre culture. La richesse des échanges alors tissés provient tant de la diversité des cultures
partagées que de la communion aux réalités fondamentales de l’humanité. C’est en ce sens que la
mondialisation, si elle n’est pas viciée dans un travers uniformisateur, peut faire grandir l’humanité
sur le plan culturel comme elle peut améliorer son niveau de développement matériel. Une nation
doit donc toujours conserver une ouverture à l’universel qui l’empêche d’idolâtrer son identité, tout
en cultivant ses spécificités d’où découlent sa singularité et son unicité.

H. L’identité s’ordonne autour d’un principe d’unité


Touchant à la complexité humaine et sociale, l’identité est nécessairement plurielle et ne peut être
enfermée dans une formule figée ou une équation mathématique. On peut s’approcher de ce qu’est
l’identité d’un pays et en brosser à grands traits les caractéristiques fondamentales mais on ne
24

pourra jamais en épuiser la substance ni en extraire un contenu sur le mode d’une liste de courses
car elle reste avant tout un mystère. D’où une certaine gêne, plutôt légitime, éprouvée au cours du
débat sur l’identité nationale.

De même, s’agissant d’un corps vivant, l’identité est constamment en mouvement, ballotée au gré
des fluctuations sociales, des influences culturelles et des courants migratoires. La conversion de
Clovis au christianisme a lourdement pesé sur l’identité de notre pays, tout comme les deux guerres
mondiales ont généré un traumatisme sans précédent ou, dans un autre ordre, l’immigration
maghrébine des 40 dernières années induit des inflexions dont nous ne mesurons pas encore tous les
effets. Mais, à chaque fois, il y a des permanences, des invariants de la culture d’un peuple qui
résistent à l’épreuve du temps. Ils sont difficilement conceptualisables, étant la plupart du temps
ressentis de façon instinctive par les couches populaires, concernées plus directement par les
évolutions identitaires que les classes sociales élevées qui peuvent facilement s’en extraire.

Comme tout objet précieux, l’identité d’une nation est fragile et irremplaçable. C’est ce qu’exprime
Simone Weil dans L’enracinement : « Le degré de respect qui est dû aux collectivités humaines est très
élevé, par plusieurs considérations. D'abord, chacune est unique, et, si elle est détruite, n'est pas
remplacée. Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. La nourriture qu'une
collectivité fournit à l'âme de ceux qui en sont membres n'a pas d'équivalent dans l'univers entier.
Puis, de par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l'avenir. Elle contient de la nourriture, non
seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d'êtres non encore nés qui viendront au
monde au cours des siècles prochains. Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le
passé. Elle constitue l'unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts,
l'unique organe de transmission par l'intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et
l'unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l'homme, c'est le
rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de
génération en génération »48.

En revanche, si l’identité est plurielle, elle est ordonnée autour d’un axe qui lui donne son ossature
générale, en détermine les contours essentiels et constitue son principe d’unité. Dans le cas d’une
personne physique, c’est l’identité sexuelle qui est le déterminant central d’où procèdent tous les
autres. Ainsi, dit-on d’une personne qu’elle est un homme (ou une femme) avant de la qualifier par
son milieu social, sa nationalité, ses attributs physiques ou son caractère. S’agissant d’une nation, il
convient donc de chercher quel est le déterminant central qui donne sa cohérence à l’ensemble et
permet d’agréger toutes les parties dans un tout harmonieux. Concernant la France, cela aurait dû
être l’objet du débat avorté sur l’identité nationale lancé en 2009. C’est donc cette réflexion que je
souhaiterais mener aujourd’hui.

Auparavant, il convient d’étudier les deux ruptures qui nous ont amené à l’appauvrissement actuel
de notre identité : rupture par rapport à la tradition et par rapport à l’anthropologie.

***

48
Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949, p 15.
25

II. La France désincarnée

« L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme


humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle,
active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et
certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le
lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples
racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par
l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie » selon Simone Weil49.

Toute vie publique doit s’enraciner dans une identité de culture qui nous rassemble en profondeur.
Ce qui rend possible la vie commune va au-delà de la volonté de vivre ensemble. Pour former une
nation soudée et garantir une certaine cohésion sociale, il ne suffit pas de le vouloir, il faut aussi
s’accorder sur certaines réalités très profondes qui s’enracinent dans notre inconscient collectif : il
est notamment nécessaire de partager une même vision de l’homme, ainsi qu’une même conception
de la nation. Il ne s’agit pas de revendiquer une parfaite identité de culture ni de postuler une
uniformisation des consciences qui gommerait toute aspérité. La diversité est toujours signe de
richesse dans une nation, les désaccords peuvent même être féconds. Encore faut-il un accord
fondamental sur les conditions de vivre ensemble malgré des désaccords, un moyen de réguler tout
conflit en se mettant d’accord sur une règle commune, comme dans un jeu. C’est naturellement le
rôle de la loi mais cela ne suffit pas car nous sommes des êtres incarnés et non des individus
abstraits. Ce qui doit nécessairement nous rassembler ne peut uniquement provenir d’une règle
extérieure car la société est plus qu’un jeu. Ce qui doit nous réunir doit s’enraciner dans une vision
de l’homme et de la nation partagée de manière profonde et intérieure par tous les citoyens, sans
quoi l’on s’expose à voir la nation se dissoudre progressivement dans le chaos. En d’autres termes, ce
qui doit nous réunir relève de l’être et non de l’avoir, est intérieur à nous-mêmes et non extérieur.
« L’amour de la France n’est pas seulement intellectuel et culturel, il est charnel » affirme à juste titre
Natacha Polony50.

Or, sous l’influence de la pensée individualiste, nous avons appris à ne plus penser la France comme
un espace culturel spécifique mais comme un ensemble juridico-moral donnant à chacun des droits
individuels. En assimilant la France aux valeurs de la République ou aux droits de l’homme, nous
signifions, en fait, que la seule règle qui nous lie est d’ordre juridique ou moral et non culturel  : nous
évacuons ainsi tout enracinement dans une culture, une langue, une histoire et des traditions
communes.

C’est ce travers qui a marqué l’histoire de la pensée européenne, et singulièrement celle de la


France, au point de vider l’identité de toute forme de contenu substantiel, pour ne garder qu’un
ensemble de valeurs désincarnées de tout enracinement charnel : « Lorsque l’on réclame
l’attachement de tous aux valeurs de la République, explique Pierre Manent, il faut comprendre que
l’on propose en vérité des valeurs sans République, ou une République sans chose commune,
puisqu’une chose commune comporte appartenance, éducation commune, loyauté et dévouement à
la chose commune, toutes choses par lesquelles on n’entend plus être lié. Ainsi, lorsqu’on nous
demande d’adhérer aux valeurs de la République, on ne nous demande rien »51, notamment on fait

49
Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949, p 61.
50
Natacha Polony, Valeurs actuelles, 12 novembre 2015.
51
Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015, p 144.
26

l’impasse sur la nécessaire adhésion à une culture qui forge des mœurs communes et des mentalités
capables de vivre ensemble.

Au fond, le drame de la philosophie individualiste, c’est d’avoir voulu croire que l’on pouvait vivre
dans une même nation sans partager un minimum de culture commune, pensant qu’il suffisait de se
mettre d’accord sur une règle abstraite et extérieure à soi pour régler les rapports entre les hommes.
Mais l’homme ne se nourrit pas que de règles et de principes, il est avant tout un être culturel.

A. La nation au service de l’individu


À l’origine de ce malaise identitaire, se trouve une conception de la nation héritée de l’individualisme
de Hobbes, Locke et Rousseau. Selon eux, la société n’est pas un fait de nature qui préexiste à
l’homme mais une construction artificielle qu’il entreprend librement. En effet, dans une fiction
imaginaire des origines de l’humanité, l’homme est, à la base, une totalité à lui seul et n’a pas besoin
de cette mystérieuse alchimie des relations sociales pour devenir pleinement humain car il possède
déjà en lui une forme de plénitude qui le constitue en individu libre et autonome. Ce n’est donc pas
en vue de s’accomplir comme homme qu’il tisse des liens sociaux, c’est uniquement parce qu’il y est
confronté sous l’empire d’une nécessité à laquelle il ne peut échapper. Pour Hobbes, ce sera pour
garantir sa sécurité, pour Locke, ce sera afin d’affirmer son droit à la propriété, pour Rousseau,
l’évolution vers la socialisation est inévitable mais elle corrompt l’homme. La présence de l’autre
l’oblige donc à rompre avec sa solitude existentielle pour entrer en relation sociale par le biais d’un
contrat où chacun s’accorde à renoncer à une partie de ses droits pour bénéficier de la protection
d’un État qui lui apporte sous une autre forme ce à quoi il a renoncé : la sociabilité de l’homme n’est
donc plus consubstantielle à sa nature ; elle est une construction artificielle qui découle d’un contrat.
Dès lors, la vie en société ne repose plus que sur un « vivre-ensemble » fragile et précaire puisque
fondé uniquement sur un accord de volontés par nature instable. En effet, un contrat se signe et se
déchire. Que se passe-t-il le jour où l’accord des volontés n’existe plus ? « La compréhension de la
citoyenneté comme détachement ou arrachement conduit irrésistiblement à l’absorption des droits
du citoyen dans les droits de l’homme, et à la formation d’une figure nouvelle, la figure de l’individu-
citoyen, celui-ci se définissant par la liberté de choisir toujours à nouveau ses appartenances, y
compris son appartenance civique, et donc par la liberté permanente de se délier  » explique Pierre
Manent52.

En vérité, cet individualisme reste une fiction quasi-mathématique qui représente certes un moment
fondamental de l’histoire de la pensée européenne, marqué par l’émergence de la figure de
l’individu, mais qui ne reflète aucunement la réalité de la constitution des sociétés qui demeurent
une alchimie mystérieuse d’influences que l’homme reçoit dès sa naissance avant de pouvoir tenter
de s’en affranchir, très partiellement et toujours de manière relative à l’âge adulte. La vision d’une
société composée d’hommes semblables à des atomes indépendants les uns et les autres relève
d’une vue de l’esprit. On n’adhère pas à une société en vertu d’un contrat  ; on est avant tout héritier
d’une société qui nous constitue dans notre être, en nous nourrissant au lait de sa langue maternelle
et en nous éduquant par sa culture. La relation qu’entretient un homme avec une société relève de
l’être et non de l’avoir.

Prétendre le contraire, c’est limiter la sociabilité de l’homme à un donné accidentel et dresser une
antinomie de principe entre l’être humain et le cadre social dans lequel il évolue. On sera alors
toujours tenté de croire que la liberté consiste alors à s’émanciper de tous les cadres qui, de la
famille à la nation, en passant par la commune ou la profession, enfermeraient l’homme «  dans des

52
Pierre Manent, Situation de la France, op. cit., p 144.
27

fers », comme l’affirme Rousseau53. Un tel raisonnement produit des êtres déracinés de tout, à force
de refuser de ne dépendre de rien ! En fait, on confond risque accidentel et aliénation essentielle :
une vie de famille peut altérer la personnalité d’un enfant si elle est pesante et renfermée sur elle-
même ; il n’en reste pas moins qu’elle constitue dans son principe un facteur indispensable
d’épanouissement. Idem pour le travail qui peut détruire une personne si ses conditions d’exercice
sont insatisfaisantes mais qui n’en reste pas moins dans son principe un bienfait. Il en va de même,
enfin, de la nation qui ouvre l’homme à l’universel et lui apporte en héritage une culture, une
mémoire et une langue, même si son dévoiement peut déboucher sur le pire enfer qui soit.

Mais la place qu’occupa l’individualisme dans l’histoire moderne de l’Occident permet de


comprendre l’influence quasi-exclusive qu’a pu revêtir le "vivre-ensemble" dans la conception
contemporaine de la nation, au détriment d’une identité de culture considérée dès lors comme un
donné figé et enfermant.

C’est ainsi que petit à petit, on glisse d’une conception organique de la société – où les hommes sont
reliés entre eux par un tissu complexe de relations et partagent un bien commun qui leur façonne
dans une identité – à une vision individualiste où la société n’est qu’un instrument pour la
satisfaction des plaisirs individuels. Dans un cas, le personnalisme, qui considère que la personne se
réalise dans la richesse des liens sociaux qu’elle tisse, dans l’autre cas, l’individualisme qui ne voit
dans la société qu’un moyen de garantir « la jouissance paisible de l'indépendance privée »54 selon la
formule de Benjamin Constant, parce qu’elle part du principe que l’épanouissement de l’homme
relève avant tout de la sphère privée et se décline sur un mode individuel.

B. La rupture de l’unité religieuse de l’Europe et le rétrécissement du bien


commun
L’apparition de l’individualisme peut en fait se comprendre comme une réponse à un système
politique faisant peser un joug trop fort sur les hommes, les empêchant d’exercer pleinement leur
liberté personnelle, à force de vouloir les façonner de manière identique. Son origine s’ancre dans les
guerres de religion qui ont ravagé l’Europe au XVI ème et au XVIIème siècle : « Épuisées, dévastées par les
guerres civiles religieuses qu’avait provoquées le schisme protestant, les sociétés européennes se sont
progressivement rendu compte qu’il leur fallait accepter le désaccord sur les finalités ultimes de
l’existence pour survivre et former encore un monde commun » souligne Alain Finkielkraut55.

S’ensuit un rétrécissement logique du bien commun, c’est-à-dire de l’ensemble des croyances,


mœurs, traditions et valeurs que doivent nécessairement partager les citoyens pour former une
société commune. Au rang de celles-ci, figurait la religion vécue tant comme un bien commun que
comme une croyance personnelle. Désormais, la rupture de l’unité religieuse de l’Occident à la suite
du schisme protestant oblige les États à accepter un plus grand pluralisme religieux en leur sein 56.
Dans un premier temps, les sujets doivent choisir la religion de leur souverain, c’est le fameux
principe cujus regio, ejus religio57 apparu dans l’Empire romain germanique en 1555 et qui explique
que certaines régions de l’Allemagne soient catholiques alors que d’autres sont protestantes, en

53
« L’homme est né libre et partout il est dans les fers » affirme Rousseau dans une célèbre formule qui ouvre
Le contrat social.
54
Benjamin Constant : De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, discours prononcé à l'Athénée
royal de Paris en 1819.
55
Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, Stock, 2014, p. 35.
56
Il y a toujours eu un pluralisme religieux au sein des États chrétiens, notamment par l’acceptation, certes plus
ou moins chaotique selon les époques, de la communauté juive, qui a ainsi lié son histoire avec celle de la
Chrétienté.
28

fonction du choix personnel effectué par le souverain à ce moment-là. Mais avec l’édit de Nantes
promulgué par Henri IV en 1598, la France inaugure une nouvelle forme d’organisation politique :
l’État reste chrétien mais il accepte, non sans difficultés, que certaines régions demeurent
protestantes. À une époque où la religion comporte une dimension politique beaucoup plus forte
qu’aujourd’hui, c’est un réel défi qui peut faire planer la menace de naissance d’un État dans l’État.
C’est malheureusement ce qui expliquera, à tort, la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV un
siècle plus tard, en 1685.

Petit à petit, émerge dans la conscience européenne l’idée que la religion est avant tout un bien
personnel et que le respect de la conscience de chacun en un tel domaine est un principe intangible.
Dès lors, cette réflexion va conduire à proclamer la neutralité religieuse de l’État puis à évacuer la
religion du bien commun, c’est l’origine de la laïcité moderne qui triomphe dans l’article 10 de la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 disposant que « nul ne doit être inquiété
pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public
établi par la loi ». Au-delà de l’aspect condescendant que revêt l’emploi du terme « même
religieuses », il est significatif de remarquer que la religion est réduite par les révolutionnaires à une
opinion, qui relève donc nécessairement de la vie privée. C’est oublier la dimension nécessairement
sociale de toute religion qui, outre sa dimension personnelle, véhicule une culture, façonne les
mentalités, marque le paysage et imprègne les esprits.

Dans ces conditions, il est légitime que l’État, dans lequel doivent se reconnaître tous les citoyens,
quelles que soient leurs croyances (ou leur absence de croyances), décide, au nom de l’intérêt
supérieur de la société, de ne pas se revendiquer publiquement d’une confession religieuse. Cette
neutralité permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service du bien
commun, constitue une garantie contre toute tentative d’immixtion de l’État dans la vie interne des
religions et favorise le respect de la liberté de conscience de chacun, souvent mis à mal dans notre
histoire.

Mais la neutralité religieuse de l’État ne doit pas s’étendre à la société et être évacuée du bien
commun sinon elle risque d’asphyxier l’âme de la nation et lui ôter tout ce qui fait sa singularité
culturelle, déracinant ainsi les citoyens de la civilisation qui les a façonnés. « Si l’État est laïc, la
France est chrétienne » affirmait, à juste titre, le général de Gaulle, ou comme le précisait plus
récemment Éric Zemmour : « La France n’est pas une page blanche »58 : elle a une âme, une histoire,
une culture et une identité propre qu’il convient de ne pas nier. Cette culture doit en grande partie sa
spécificité au christianisme. La neutralité religieuse de l’État ne doit donc pas constituer un prétexte
pour laïciser la société et lui ôter ses racines. C’est malheureusement le cas lorsque l’on supprime les
références chrétiennes de la vie publique (crucifix, calvaires, crèches, calendrier, jours fériés, etc…).
On ne permet plus aux nouvelles générations de comprendre qui nous sommes et d’où nous venons.
On appauvrit ainsi l’identité d’une nation en ôtant du bien commun toute la structure culturelle
découlant de la religion qui a formé son armature pendant des siècles. « Sous le mot de laïcité, écrit
Pierre Manent, on rêve d’un enseignement sans contenu qui préparerait efficacement les enfants à
être les sociétaires d’une société sans forme où les religions se dissoudraient comme le reste »59.

L’aspiration moderne à l’autonomisation des individus est un processus logique qui prend sa source
dans une réaction à un ordre social jugé trop oppressant. Mais par sa radicalité, l’individualisme, qui
relègue le fait religieux hors du bien commun de la société, vide celui-ci de tout contenu substantiel
57
Littéralement « tel roi, telle religion », ce qui signifie que dans un État, les sujets doivent choisir la religion de
leur souverain.
58
Le Figaro, 25 novembre 2015.
59
Pierre Manent, Situation de la France, op. cit., p. 42.
29

et met ainsi en péril la cohésion de la nation. Celle-ci a en outre été fragilisée par une conception de
la nation qui remplace les spécificités nationales par des principes abstraits.

C. Burke au secours de la tradition contre les Révolutionnaires


Dans La crise de la conscience européenne, Paul Hazard analyse avec finesse la révolution des idées
qui agite la noblesse cosmopolite dès le règne de Louis XIV et aboutira à la remise en cause du
dogme religieux et de la tradition nationale au profit des idées modernes qui formeront l’ossature
idéologique du siècle des Lumières et de la Révolution française : « Quel contraste ! Quel brusque
passage ! La hiérarchie, la discipline, l'ordre que l'autorité se charge d'assurer, les dogmes qui règlent
fermement la vie : voilà ce qu'aimaient les hommes du dix-septième siècle. Les contraintes, l'autorité,
les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du dix-huitième siècle, leurs successeurs immédiats
[...] La majorité des Français pensaient comme Bossuet ; tout d'un coup les Français pensent comme
Voltaire : c'est une révolution »60 qui va trouver son plein accomplissement en 1789.

Le changement le plus notable concerne le rejet par principe de toute tradition considérée comme
un archaïsme oppressant et un carcan désuet. « L’ancienneté d'une loi, explique le révolutionnaire
Rabaud-Saint-Étienne61, ne prouve autre chose, sinon qu'elle est ancienne. On s'appuie de l'histoire ;
mais l'histoire n'est pas notre code. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se
faire par ce qui s'est fait, car c'est précisément de ce qui s'est fait que nous nous plaignons ». Celui qui
sera député de Nîmes et Beaucaire aux États généraux, puis président de l’Assemblée constituante
fait preuve d’un zèle étrange à vouloir détruire toutes les institutions sur lesquelles repose l’ordre
établi. Cet empressement est relevé par le philosophe irlandais et député britannique Edmund Burke,
qui dans ses Réflexions sur la Révolution de France, publiées en 1790, prophétise d’emblée le
caractère totalitaire de la pensée révolutionnaire, avant même le déclenchement de la terreur  : « Un
des principaux membres de l’Assemblée, M. Rabaut de Saint-Etienne, a exprimé le principe de tous
leurs procédés [ceux des révolutionnaires] de la manière la plus claire ; on ne peut rien de plus
simple : Tous les établissements en France couronnent le malheur du peuple. Pour le rendre heureux,
il faut le renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les hommes,
changer les choses, changer les mots… Tout détruire ; oui, tout détruire puisque tout est à recréer »62.

D’une manière générale, Burke estime que les révolutionnaires manquent d’humilité en croyant
pouvoir balayer des siècles de tradition au nom de leur propre pensée qu’ils estiment supérieure. Ils
« n’ont aucun respect pour la sagesse des autres, mais en revanche, ils ont dans la leur une confiance
sans bornes. Avec eux, pour détruire un ancien ordre de choses, il suffit que cette chose soit
ancienne » déplore-t-il63, alors qu’on ne devrait scruter « les défauts de l’État que comme on
approche des blessures d’un père, dans la crainte et le tremblement, avec une pieuse sollicitude  »64.
Car, quand on quitte le domaine de l’avoir pour celui de l’être, on touche à ce qu’il y a de plus fragile
dans la société :
« Si lorsque nous travaillons sur les matières inanimées, la circonspection et la prudence sont
commandées par la sagesse, ne le sont-elles pas, à plus forte raison, par un devoir, quand ces objets
de notre construction et de notre démolition ne sont ni de la brique, ni du bois de charpente, mais des
êtres animés, dont on ne peut altérer subitement l’état, la manière d’être et les habitudes, sans en

60
Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, Boivin, 1935, extrait de la préface.
61
Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne, Considérations sur les intérêts du tiers-état, 1788, édition Kleffer, 1826, p 11.
62
Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, 1790, édition française Égron, 1823, p 309.
63
Edmund Burke, op. cit., p 158.
64
Edmund Burke, op. cit., p 175.
30

rendre misérable le plus grand nombre ? »65. Les députés ayant voté le mariage pour tous en 2013
avaient-ils lu Burke auparavant, pour balayer avec autant de légèreté le mariage traditionnel ?

De même, Burke ne conçoit pas la nation comme une page blanche sur laquelle on pourrait exercer
une totale créativité. Il la considère avant tout enracinée dans une culture qui lui confère une
identité que doit honorer tout patriote : « Je ne peux concevoir comment un homme peut parvenir à
un degré si élevé de présomption, que son pays ne lui semble plus qu'une carte blanche, sur laquelle il
peut griffonner à plaisir. Un homme qu'une bienveillance toute spéculative inspire vivement, peut
désirer que la société dans laquelle il est né soit autrement constituée qu'il ne l'a trouvée. Mais un bon
patriote et un vrai politique considérera toujours quel est le meilleur parti que l'on puisse tirer des
matériaux existants dans sa patrie. Penchant à conserver, talent d'améliorer, voilà les deux qualités
réunies qui me feraient juger de la bonté d'un homme d'État »66.

Ce mépris de la tradition s’accompagne alors d’un engouement pour les idées universelles qui ne
définissent plus la nation à partir de ses spécificités.

D. L’universalisme révolutionnaire ou la désincarnation de la nation


Dans Les deux patries,67 l’historien Jean de Viguerie distingue deux types de patriotisme : celui de
l’ancienne France, fondé sur un amour de préférence envers la patrie qui nous a façonnés et que l’on
aime avant tout pour ce qu’elle a de spécifique par rapport aux autres patries (ses paysages, son
tempérament, ses coutumes, son histoire), et le patriotisme révolutionnaire qui exalte des idées
universelles (droits de l’homme, tolérance, démocratie, égalité) que doit promouvoir la patrie à
travers le monde, au besoin par la guerre et la conquête, comme ce fut le cas sous la Révolution et
l’Empire.

Son analyse rejoint ce qu’écrivait Simone Weil dans l’Enracinement au sujet de la violence du
sentiment révolutionnaire qu’elle oppose au caractère diffus du patriotisme d’Ancien Régime : « Ce
qui n'avait jamais existé jusqu'à une époque récente, c'est un objet cristallisé, offert d'une manière
permanente au sentiment patriotique. Le patriotisme était diffus, errant, et s'élargissait ou se
resserrait selon les affinités et les périls. Il était mélangé à des loyautés différentes, celles envers des
hommes, seigneurs ou rois, celles envers des cités. Le tout formait quelque chose de très confus, mais
aussi de très humain. Pour exprimer le sentiment d'obligation que chacun éprouve envers son pays,
on disait le plus souvent "le public", "le bien public", mot qui peut à volonté désigner un village, une
ville, une province, la France, la chrétienté, le genre humain »68, là où la Révolution évoque « l’amour
sacré de la patrie » qui prend la forme abstraite des droits de l’homme qu’elle entend répandre en
Europe pour libérer les peuples prisonniers du joug des tyrans.

Cette idée d’un "messianisme temporel", absente du patriotisme traditionnel pour lequel les guerres
étaient avant tout un moyen d’agrandir son territoire ou de faire valoir un héritage, explique en
grande partie l’œuvre française de la colonisation, fruit de ce patriotisme révolutionnaire
historiquement incarné par la gauche, qui s’efforce d’exporter au monde les droits de l’homme et la
démocratie quand la droite ne cherche qu’à reconquérir l’Alsace-Moselle et regarde vers la ligne
bleue des Vosges.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les propos tenus par Jules Ferry à la Chambre des
députés le 28 juillet 1885, peu après le désastre de Langson au Tonkin : « Messieurs, il faut parler
65
Edmund Burke, op. cit., pp 311-312.
66
Edmund Burke, op. cit., p 289.
67
Jean de Viguerie, Les deux patries – essai historique sur l’idée de patrie en France, DMM, 1998.
68
Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949, p 135.
31

plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis à vis
des races inférieures […] parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races
inférieures ». Dans le même esprit, Léon Blum justifiera 40 ans plus tard l’œuvre colonisatrice  :
« Nous admettons qu’il peut y avoir non seulement un droit, mais un devoir de ce qu’on appelle les
races supérieures, revendiquant quelquefois pour elles un privilège quelque peu indu, d’attirer à elles
les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation  »69. Les propos tenus
en 2011 par Claude Guéant sur la valeur des civilisations s’inscrivent dans le droit fil de cet
universalisme révolutionnaire. Là où le patriotisme traditionnel s’attache à un amour de préférence
qui n’induit pas obligatoirement hiérarchie ou comparaison, le patriotisme révolutionnaire, fondé sur
l’idée de droits naturels et imprescriptibles, comporte en lui-même une logique d’expansion et de
conquête. C’est au nom de ce patriotisme universel que l’on a inventé le droit voire le devoir
d’ingérence.

Il n’est pas difficile d’imaginer les écueils d’un tel patriotisme : prétention à détenir la vérité,
arrogance, ethnocentrisme, démesure, conquêtes guerrières, mépris des autres cultures, ainsi que le
suggèrent les citations ci-dessus mentionnées. Pour autant, il procède d’une idée universaliste qu’il
serait dangereux d’éliminer : l’idée que les hommes sont titulaires de droits universels que tout État
doit garantir car ils se rattachent à la nature humaine.

Le drame consiste en fait à opposer ces deux formes de patriotisme, ce que fait malheureusement
Jean de Viguerie, au lieu de les unir, l’amour de préférence pour la composante charnelle et
identitaire de la nation étant logiquement complété par le désir de servir un idéal universel dont la
nation peut être le vecteur. C’est pourquoi, je fais mienne la formule de Marc Bloch, tirée de
L’étrange défaite : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France
: ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la
fête de la Fédération ».

En revanche, l’universalisme ne saurait constituer un prétexte pour évacuer toute dimension


charnelle de la nation et ne plus prêter attention à la culture qui la constitue et au peuple qui en est
l’héritier. C’est malheureusement ce que prône le philosophe Alain Badiou : « Acceptons une fois
pour toutes, je le redis, que l'arrivée massive de gens venus d'Afrique soit la continuation du processus
enclenché au XIXème, quand les Auvergnats, les Savoyards sont venus à Paris, puis les Polonais dans les
villes du nord et les Italiens à Marseille. Faute de cette vision large, l'image qu'on se fait de la France
est étriquée et dangereuse. La seule vision qui puisse donner sens au mot "France", c'est ce qui fait
l'universalisme français aux yeux du monde entier, à savoir la filiation avec la Révolution française,
avec la politique populaire »70. Or, comme le déplore en réponse Alain Finkielkraut, cette idéologie
conduit à penser que « pour n'exclure personne, il faudrait faire le vide en soi, se dépouiller de toute
consistance, n'être rien d'autre, au bout du compte, que le geste même de l'ouverture  »71, c’est-à-dire
le néant. Elle fait aussi l’impasse sur la différence culturelle majeure qui sépare les migrations des
Auvergnats et Savoyards du XIXème siècle de celles actuellement issues du continent africain.

E. L’imposture des valeurs républicaines


Cet universalisme radical n’accorde donc aucune légitimité à une quelconque tradition nationale,
puisqu’il se retrouve esclave d’une ouverture vécue comme une fuite en avant inexorable. Il ne
reconnaît aucune loi au-dessus de l’addition arithmétique des suffrages, ni celle tirée de la nature, ni
celle léguée par l’histoire. Pire, il ignore même la notion de tradition nationale, puisqu’il ne conçoit
69
Léon Blum, discours devant la Chambre des députés sur le budget des colonies, 9 juillet 1925.
70
Alain Badiou, interview avec Alain Finkielkraut, L’Obs, 17 décembre 2009.
71
Alain Finkielkraut, L’Obs, 17 décembre 2009.
32

plus la nation comme un héritage à transmettre mais la considère comme la simple photographie
passagère de la réalité d’un moment, avec son cortège de volontés éphémères et son contrat social
précaire. En témoignent les propos tenus par Alain Juppé au Grand jury RTL-Le Figaro le 4 octobre
dernier, où le candidat à la Primaire affirmait que « la nation, ce sont des hommes et des femmes qui
veulent vivre ensemble » sur un même territoire, sans mention d’une unité substantielle résultant
d’une civilisation et d’une histoire commune qui forge une culture, un tempérament et un esprit
français. En perpétuel mouvement, la France serait réduite à n’être que ce perpétuel mouvement,
cette fluctuation des volontés pouvant tout décider un jour pour voter son contraire le lendemain.
Pouvoir illimité de l’homme qui refuse de se reconnaître héritier d’une histoire pour étendre à l’infini
le champ des possibles, dans une hubris qui porte la marque d’une démesure prométhéenne.

C’est ce travers que l’on recouvre pudiquement du nom de "valeurs de la République" dont
l’imprécision permet de justifier tout et le contraire de tout et creuse un vide abyssal : « Sous la
formule des "valeurs de la République", ce qui est à l’œuvre, c’est la disqualification de tous les
contenus de vie partageables au motif qu’ils n’ont pas été choisis par chacun, ou qu’ils n’agréent pas
à chacun. On le comprend aisément, si l’humanité avait commencé son aventure en embrassant de
tels principes, jamais familles, ni cités, ni communautés religieuses n’auraient été créées.
Étrangement, notre régime a pris à tâche de s’appuyer de plus en plus exclusivement sur un principe
sur lequel, en tout cas, il est impossible de rien fonder. On raisonne à peu près ainsi : si l’on veut que
les Français, dans leur diversité désormais impossible à ramener à l’unité, vivent ensemble dans
l’égalité des droits, alors ils doivent n’avoir entre eux rien de commun sinon les valeurs de la
République, c’est-à-dire les dispositions qui permettent de vivre ensemble sans avoir rien de commun.
Nous ne survivrons comme communauté de vie et de sens que si nous nous réveillons de ce vertige de
dissolution » explique Pierre Manent72.

Très révélatrice de cette volonté de vider l’identité de tout contenu charnel, Nicolas Sarkozy avoue
aujourd’hui regretter d’avoir lancé un débat autour de l'identité nationale sous son quinquennat :
« Quand j'étais président de la République, je n'aurais pas dû parler d'identité nationale mais dire que
je voulais défendre les valeurs de la République »73, ce qui n’est assurément pas la même chose.

De son côté, Denis Tillinac dénonce l’idolâtrie des valeurs républicaines et affirme qu’il est impropre
de conférer une valeur morale au régime républicain alors qu’il n’est qu’un principe d’organisation
du pouvoir, neutre par nature sur le plan moral. Les valeurs qui lui sont souvent liées sont en fait
universelles et n’ont pas besoin de l’adjectif "républicain" pour exister : « Tous les éditos, tous les
sermons politiques soulignent la nécessité de resserrer les rangs sur les “valeurs républicaines”,
talisman pour nous prémunir du communautarisme, panacée pour forger l’armature morale de notre
jeunesse. Or, n’en déplaise à la gent prédicatrice, les “valeurs républicaines”, ça n’existe pas. On
confond indûment valeur et principe. L’honneur, la liberté, l’altruisme, le courage, la probité, la
pudeur, l’équité, le respect de soi et d’autrui, la bonté, le discernement, la générosité sont des valeurs,
et il serait opportun qu’on les inculquât à l’école. À la fois universelles et modulées par la culture de
chaque peuple, elles ne sauraient être l’apanage d’un régime politique déterminé. Elles sont aussi
enracinées dans les monarchies européennes que dans notre République. Les sujets de Sa Majesté la
reine d’Angleterre jouissent de la même liberté que les citoyens français. Ceux des républiques d’Iran,
du Soudan, du Pakistan ou de l’ancien empire soviétique en sont privés. Bref, le mot “république” ne
recèle en soi aucune “valeur”, et en conséquence il n’a pas la moindre vertu morale »74.

72
Pierre Manent, op. cit., p 129.
73
Nicolas Sarkozy, 7 avril 2015.
74
Denis Tillinac, Valeurs actuelles, 19 février 2015.
33

F. L’homme seul face à l’État


Cette philosophie individualiste qui a façonné les valeurs républicaines a aussi désarmé la personne
face à l’État. Fondée sur la volonté d’émanciper l’individu d’une tutelle trop forte de la société, elle
s’est appuyée sur l’État pour parvenir à ses fins. Comme le relève Émile Durkheim, « on considère
l’État comme l’antagoniste de l’individu et il semble que le premier ne puisse se développer qu’au
détriment du second. La vérité, c’est que l’État a été bien plutôt le libérateur de l’individu. C’est l’État
qui, à mesure qu’il a pris de la force, a affranchi l’individu des groupes particuliers et locaux qui
tendaient à l’absorber : famille, cité, corporation, etc. L’individualisme a marché dans l’histoire du
même pas que l’étatisme »75. C’est le « jacobinisme libéral » évoqué par Pierre Rosanvallon 76 et
appelé de ses vœux par Gaspard Koenig : « Paradoxalement, seul l'État peut assurer l'autonomie de
l'individu, en garantissant nos libertés individuelles, en régulant les marchés, en prodiguant une
éducation universelle » contre des corps intermédiaires censés l’oppresser 77.

Demander à l’État d’émanciper l’individu de tous les corps intermédiaires qui l’empêchent de
pleinement se déployer revient à l’atomiser en face de l’État. Adieu les particularismes locaux, adieu
la subsidiarité, adieu l’enchevêtrement des règles prises au plus proche des personnes concernées,
adieu les contre-pouvoirs, place au pouvoir central froid et impersonnel, au Léviathan de Hobbes, au
« plus froid des monstres froids » de Nietzsche78, à l’uniformisation de la société, à la massification du
corps social, à la solitude sans âme de l’individu en face de l’administration, au déracinement des
personnes, bref à la mort des nations et des libertés. Paradoxalement, c’est au nom d’une
philosophie individualiste que l’on demande à l’État d’émanciper l’individu pour finalement lui ôter
tout ce qui lui permettait de résister à l’omnipotence de ce même État.

D’où la nécessité de restaurer les corps intermédiaires : « Si les groupes secondaires sont facilement
tyranniques quand leur action n’est pas modérée par celle de l’État, inversement celle de l’État, pour
rester normale, a besoin d’être modérée à son tour. Le moyen d’arriver à ce résultat, c’est qu’il y ait
dans la société, en dehors de l’État, quoique soumis à son influence, des groupes plus restreints
(territoriaux ou professionnels, il n’importe pour l’instant) mais fortement constitués et doués d’une
individualité et d’une autonomie suffisante pour pouvoir s’opposer aux empiétements du pouvoir
central. Ce qui libère l’individu, ce n’est pas la suppression de tout centre régulateur, c’est leur
multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux
autres », conclut Durkheim.

Or, l’œuvre révolutionnaire s’inscrit en totale contradiction avec ces contre-pouvoirs. D’abord, parce
qu’avec la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, l’État ne remplace aucun des groupements professionnels
qu’il a supprimés, notamment les corporations, et laisse l’individu seul en face de lui. Ensuite, parce
qu’avec le mythe de la volonté générale théorisé par Rousseau et repris par l’article 6 de la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui affirme que «  la loi est
l’expression de la volonté générale », on instaure un totalitarisme législatif et un centralisme indu. Il
faut en effet bien mesurer la portée d’une telle affirmation : dans l’esprit de Rousseau comme des
rédacteurs de la déclaration, la loi n’est que « l’expression de la volonté générale », aucune volonté
intermédiaire ne peut interagir entre l’individu atomisé et ses représentants omnipotents, aucune
minorité ne peut être écoutée, aucun particularisme local ne peut être légitimé.
75
Émile Durkheim, L’État et la société civile, 1916.
76
Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours,
Seuil, 2004.
77
Gaspard Koenig, Le Figaro, 17 avril 2015.
78
« L’Etat est le plus froid des monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa
bouche : "Moi l’État, je suis le peuple" » affirme Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra.
34

G. Le déni des communautés


C’est malheureusement un travers jacobin assez répandu que de dénier le droit à l’existence des
communautés, sous prétexte de lutter contre le communautarisme. Dans une récente chronique, Éric
Zemmour réagissait au sujet de l’agression scandaleuse d’un enseignant juif portant la kippa, par un
adolescent fanatique se revendiquant de l’État islamique, et appelait de ses vœux un monde où tous
les hommes se dépouilleraient de leur identité religieuse dans l’espace public : « La liberté, c’est
l’indifférenciation. La laïcité, c’est la séparation … du privé et du public. Porter une kippa dans la rue,
c’est afficher sa religion, l’imposer au regard des autres ». Et de conclure : « l’appartenance religieuse
ne concerne que la conscience », sans quoi l’on verserait dans le communautarisme 79.

Le propos a de quoi surprendre. En quoi l’affirmation publique d’une identité religieuse relèverait-
elle du communautarisme ? En quoi le port de signes distinctifs religieux serait-il une atteinte à
l’unité de la nation ? Rappelons ce qu’est le communautarisme : une partition de la nation en
plusieurs communautés qui ont pris le pas sur le sentiment national. Le communautarisme, c’est
lorsque les communautés (ethniques, sociales ou religieuses) deviennent l’unique critère
d’identification des personnes dans l’espace public, au détriment de la nation. Il signe en général la
mort de celle-ci, comme ce fut le cas lorsque Serbes, Croates, Kosovars et Slovènes cessèrent de se
revendiquer de la Yougoslavie. Autrement dit, est communautariste une identité qui tend à devenir
exclusive de tout autre pour constituer l’unique moyen par lequel se définit une personne.

Tel n’est pas le cas de l’identité religieuse des juifs, issus d’une diaspora qui a essaimé aux quatre
coins du monde il y a 2 000 ans. Dans un discours resté célèbre à l’Assemblée constituante, le comte
de Clermont-Tonnerre prônait en ces termes l’émancipation des juifs de France : « Il faut tout refuser
aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus »80. La proposition, pour radicale
qu’elle soit, eut le mérite d’accélérer l’assimilation des juifs qui donnèrent à la France de grands
patriotes, parmi lesquels il est impossible de ne pas citer Moïse de Camondo - dont le fils devait
tragiquement mourir au combat en 1917 et qui légua toutes ses collections d’art à la France -, ainsi
que Marc Bloch, qui, malgré ses 53 ans et une santé défaillante, demanda à servir dans l’armée
française en 1940 et se surnommait lui-même « le plus vieux capitaine de l’armée française ».

Dans ces conditions, il n’est pas pertinent de soutenir que le port de signes distinctifs religieux par un
enseignant juif le marginaliserait d’une nation à laquelle ses co-religionnaires adhèrent sans aucune
forme de retenue depuis déjà bien longtemps. Car s’il est normal de refuser la constitution d’un État
dans l’État – c’est le sens de la formule du comte de Clermont-Tonnerre « tout refuser aux juifs
comme nation » -, il n’est pas légitime de refuser à quiconque le droit de s’agréger en communauté,
dès lors que celle-ci ne prétend pas au monopole identitaire de la personne. Le sentiment national
auquel est attaché à juste titre Éric Zemmour ne postule pas la disparition des communautés au
bénéfice d’un moule indifférencié d’individus sous la coupe d’un État jacobin mais exige que leur
développement s’effectue en harmonie avec les autres composantes de la société française, sans
exclusive aucune et dans la continuité de nos traditions. Or, le judaïsme, dont est issu le
christianisme, occupe une place de choix dans l’histoire de notre pays qu’il a contribué à forger.

La nation ne peut donc jamais être, sous peine de mourir, cet appauvrissement collectif qui
consisterait à se dépouiller dans l’espace public de ce qui nous constitue au plus intime de lui-même.
C’est vrai pour l’identité religieuse mais c’est aussi vrai pour l’identité régionale ou toute autre forme
d’identification à une communauté ou un milieu social. Car, au fond, une nation n’est pas un

79
Chronique donnée sur RTL le 14 janvier 2016.
80
Séance des 22, 23 et 24 décembre 1789 à l’Assemblée constituante.
35

ensemble atomisé d’individus isolés sous la férule omnipotente d’un État pouvant mieux contrôler
des masses anonymes. Elle n’est pas un alignement indifférencié d’individus qui ont renoncé à faire
valoir leur identité. Les communautés sont parfaitement légitimes quand elles ne prétendent pas au
monopole de représentation de l’individu et n’entrent pas en concurrence de l’identité nationale.
C’est une vision individualiste de la société qui conduit certains hommes politiques à refuser leur
existence, sous prétexte de lutter contre le communautarisme. « Je ferai inscrire dans la Constitution
que "la République ne reconnaît aucune communauté" » affirmait Marine Le Pen en 2012 81. On
comprend l’intention qui fonde cette revendication mais on ne peut que déplorer la solution
préconisée. Car une nation reste un ensemble de communautés organiques, au premier rang
desquelles se situe la famille, communauté naturelle et sociale qui contribue à l’épanouissement et
la croissance de la personne humaine.

Porter des signes distinctifs est donc parfaitement légitime quand ces derniers émanent d’une
communauté en totale harmonie avec notre identité. Le problème survient lorsqu’une communauté
prétend au monopole identitaire de la personne et pratique un communautarisme que le politologue
Pierre-André Taguieff décrit comme « un projet sociopolitique visant à soumettre les membres d'un
groupe défini aux normes supposées propres à ce groupe, … [et] à contrôler les opinions, les
croyances et les comportements de ceux qui appartiennent en principe à cette communauté »82.

Or, c’est bien ce que l’on voit dans de nombreux quartiers de banlieues où certaines femmes sont
contraintes de se voiler pour échapper à la pression que leur imposent les "grands-frères", où des
habitants en sont réduits à boire en cachette ou faire le Ramadan contre leur gré pour ne pas s’attirer
les foudres de zélateurs inquisitoriaux, et où le port de la djellaba, de la barbe longue ou du voile
intégral apparaît à bien des égards comme la revendication exclusive d’une identité qui se fait le
vecteur d’une idéologie conquérante prétendant imposer la charia au monde entier et se servant
d’un prétexte religieux pour étendre une domination politique. Car le propre du communautarisme,
c’est de vouloir prospérer à la fois au détriment de la personne, dont il opprime la liberté, et au
mépris de la nation dont il nie l’existence.

C’est donc dans ce contexte global qu’il faut interpréter le port d’un signe religieux. Aucun signe n’est
neutre : s’il n’a pas nécessairement de sens par lui-même, il en trouve un, de manière subjective, par
l’intention qui préside à son exhibition. C’est celle-ci qui doit être avant tout appréciée  : il est
différent de porter le voile par habitude traditionnelle, sur un mode pacifique et inoffensif, et de
l’arborer fièrement, dans le but de provoquer une autorité publique et de se couper d’une
communauté nationale dont on conteste la légitimité. Une réponse circonstanciée doit donc pouvoir
être apportée à des situations apparemment identiques mais qui diffèrent essentiellement par le
comportement qu’elles traduisent.

H. L’individualisme au défi de l’islam


Si l’islamisme radical relève d’un communautarisme dangereux, la plupart des musulmans souhaitent
vivre paisiblement avec le reste de leurs concitoyens. En revanche, ce qui demande réflexion, c’est la
manière dont une communauté étroitement soudée par des mœurs communes d’origine religieuse
peut s’intégrer à une société sécularisée qui atomise les individus et ne recherche qu’à garantir leur
indépendance maximale : « Tandis que "pour nous", la société est d’abord l’organisation et la
garantie des droits individuels, elle est, "pour eux", d’abord l’ensemble des mœurs qui fournissent la
règle concrète de la vie bonne » précise Pierre Manent83 qui poursuit en soulignant que « ce qui rend
81
Marine Le Pen, interview au Monde, 21 septembre 2012.
82
Pierre-André Taguieff, Le Figaro, 17 juillet 2003.
83
Pierre Manent, op. cit., p 23.
36

la communication entre les deux ensembles particulièrement difficultueuse, c’est que de chaque côté,
on tend à être de plus en plus assujetti à un principe unique et exclusif, le droit illimité de l’individu en
Europe et le pouvoir illimité de la loi divine en terre d’islam, et que ces deux principes, d’une part
n’offrent guère de flexibilité politique, d’autre part sont spécialement incompatibles »84.

Ce que l’islam met en lumière, pour Pierre Manent, c’est l’aspiration au vide de tous ceux qui ne
cessent de prôner un accueil illimité de la culture musulmane non pour elle-même mais pour se
prouver à eux-mêmes que notre civilisation, vide de toute identité substantielle, n’est qu’un
réceptacle pouvant accueillir toutes les cultures. L’islam « n’est pas considéré pour lui-même. Il doit
être accueilli sans réserve ni question afin de vérifier que l’Europe est bien vide de toute substance
commune, nationale ou religieuse. Le refus de traiter l’islam comme une réalité sociale ou en général
humaine n’a rien à voir avec l’islam, mais tout avec la conscience de soi de l’Europe  »85. Une manière
de conforter l’idéologie à laquelle on croit, en somme, et qui s’est vérifié en 2002 lorsque le parti
socialiste, par la voix de Pierre Moscovici, alors secrétaire national chargé de l'Europe affirmait militer
pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne parce que « l'Europe n'est pas un club
chrétien ».

Le principal mérite de Pierre Manent, c’est de comprendre à quel point la situation actuelle de la
France est inédite et comment l’individualisme et son corollaire institutionnel, le laïcisme, ne
peuvent apporter de réponse décisive pour la survie de la nation. Selon lui, la laïcité doit s’appliquer
à l’État qui est neutre sur le plan religieux, et non à la société qui est «  restée une société de marque
chrétienne, principalement mais point exclusivement catholique, avec une présence fort caractérisée
des protestants et des juifs »86. Or, la laïcité que l’on prétend imposer aujourd’hui à toutes les
religions, « c'est une société religieusement neutre, dans laquelle la plus grande diversité d'opinions
et de mœurs religieuses s'épanouirait librement, chaque sociétaire pratiquant librement les mœurs de
son choix et “reconnaissant” les mœurs différentes des autres sociétaires ». En se dirigeant ainsi, on
s’éloignerait de « l'expérience française de la laïcité, [qui], loin de donner l'exemple d'une vie
commune religieusement neutre et d'un État simplement protecteur des droits individuels, présente la
trinité suivante: l'État neutre ou “laïque”, la société de mœurs chrétiennes, la nation sacrée ».

À terme, le laïcisme nous mènerait dans l’impasse. La présence massive d’un « islam fort » aux
mœurs homogènes dans une « nation faible » qui a renoncé à faire valoir son identité, oblige donc à
repenser le bien commun en l’ancrant dans sa forme historique, la nation, fondée sur une culture
commune qui s’ancre dans « une société de mœurs chrétiennes ». Avant même toute réponse
institutionnelle, Pierre Manent prône donc une réactivation de notre identité, non sur un mode
identitaire ou en se crispant sur notre patrimoine comme dans une citadelle assiégée, mais en
assumant pleinement ce que nous sommes, en un mot en assimilant intérieurement dans notre être
et nos mœurs notre identité profonde.

En revanche, je suis plus sceptique sur les solutions institutionnelles qu’il propose, à savoir un contrat
social avec les musulmans dans lequel chacun abandonne une partie de ses prétentions mais reçoit
en retour des contreparties. Au nom du principe de réalité, la France devrait ainsi accepter les
musulmans comme ils sont et renoncer à l’espoir chimérique de faire évoluer leurs mœurs,
notamment dans deux domaines : les coutumes alimentaires spécifiques et l’exigence de plages
horaires non-mixtes dans les piscines pour les enfants et adolescents. En retour, la France exigerait
d’eux qu’ils coupent tout lien affectif avec leurs pays d’origine, s’opposent au voile intégral et à la

84
Pierre Manent, op. cit., p 26.
85
Pierre Manent, op. cit., p 102.
86
Pierre Manent, op. cit., p 32.
37

polygamie, acceptent sans restriction aucune la liberté d’expression, cessent toute victimisation sur
le mode de l’islamophobie et participent activement au bien commun de la nation au sein de laquelle
ils auraient toute leur place comme musulmans, avec leurs coutumes propres.

En bon disciple de Raymond Aron, Pierre Manent aime utiliser l’outil du contrat social et estime à ce
titre que la sanctuarisation de points non-négociables (interdiction du voile intégral, refus de la
polygamie) justifie, à tout le moins, concessions et compromis dans des domaines plus secondaires,
comme la mixité dans les piscines ou les menus des cantines scolaires. S’arc-bouter au nom d’une
fermeté de principe sur des enjeux mineurs compromettrait, selon lui, toute chance de succès de
l’intégration des musulmans à long terme et ne ferait que provoquer par rivalité mimétique une
montée aux extrêmes de l’islamisme radical et du laïcisme.

Ce faisant, la mise en œuvre des réformes prônées par Pierre Manent aurait pour objet
d’institutionnaliser le communautarisme en France. Un des acquis majeurs du droit romain réside
dans l’universalité des lois, applicables à tous sur un territoire donné. Si l’on commence à décréter un
droit spécifique en fonction de la religion de chacun, mêmes sur des questions qui ne relèvent pas
d’un enjeu fondamental, on ouvre une boite de pandore qu’il sera difficile ensuite de refermer. Ce
n’est donc pas ainsi qu’il faut traiter le problème.

Si l’on pense que la mixité dans les piscines peut poser, dans certaines communes, des problèmes
d’ordre public, il faut alors, sur ce fondement et sur lui seul, décider qu’un espace spécifique sera
réservé aux femmes pour leur tranquillité publique, comme la SNCF a mis en place des wagons
"dames seules" dans les trains-couchettes mais en aucun cas, se fonder sur une quelconque
revendication communautaire pour instituer un droit personnel qui diffère en fonction de la religion
de chacun. Sinon la République ne serait plus « une et indivisible » comme le proclamait Péguy et
comme cela est rappelé à l’article 1 er de notre constitution. Quant aux menus des cantines scolaires,
il relève du simple bon sens et non de la loi de préparer des menus sans porc quand 95% des élèves
sont musulmans. Mais, dans les écoles où la présence musulmane est plus faible, il n’est pas normal
que la cantine s’adapte aux exigences alimentaires de certains, dans la mesure où nul n’est tenu d’y
inscrire son enfant. Dans le cas inverse, chacun pourrait faire valoir ses interdits alimentaires
(végétariens, végétaliens, adeptes de la nourriture bio, etc…).

I. Pour une tradition sans traditionalisme


Sur le fond, Pierre Manent a raison de pointer du doigt la faiblesse de cohésion de l’individualisme et
d’appeler chacun à se réenraciner dans les profondeurs de notre identité. Il s’oppose en cela à une
autre réaction conçue sur un mode identitaire et défensif qui conduirait à faire de l’identité non une
réalité vécue dont on se nourrit intérieurement mais une idéologie que l’on impose artificiellement
de l’extérieur, à la manière d’un discours partisan. Défendre par fétichisme une église néogothique
menacée de destruction sans ancrer ce combat dans l’amour d’une civilisation dont l’église n’est
qu’un vestige patrimonial, c’est se condamner à se situer sur le même terrain que la défense d’un
terroir ou la promotion d’une AOC, et réduire un art de vivre à sa seule composante matérielle, aussi
noble soit-elle. Une civilisation est un tout et il est impossible d’en isoler un seul élément sans lui en
ôter son intelligibilité. Elle relève de l’être et non de l’avoir, c’est pourquoi il faut toujours resituer le
combat patrimonial dans des perspectives beaucoup plus larges.

En définitive, la véritable justification du bienfait de la tradition, c’est la conservation de ce qui a


traversé l’épreuve du temps, celui-ci étant le meilleur critère pour départager une vérité d’une
idéologie : Là où le nazisme n’a duré que 12 ans et le communisme 80 ans, le christianisme se déploie
depuis plus de 2 000 ans, la civilisation gréco-romaine irrigue toujours notre culture et l’humanisme
38

de la Renaissance continue de nous bercer. Le temps opère une sélection naturelle entre ce qui
épanouit l’homme et ce qui l’oppresse : il est donc impossible de s’opposer durablement aux
tendances lourdes de la nature humaine qui, une fois contrariée, finit tôt ou tard par reprendre ses
droits.

Le temps long est celui de la maturation des œuvres, celui de l’éclosion des réalités profondes. Dans
une époque marquée par la frénésie de l’instant présent, par nature volatile et fugace, le pape
François insiste sur la nécessité de prendre en compte la densité du temps passé et la béance du
temps futur afin d’en faire des alliés dans l’édification d’un projet politique : «  Il y a une tension
bipolaire entre la plénitude et la limite. La plénitude provoque la volonté de tout posséder, et la limite
est le mur qui se met devant nous. Le “temps”, considéré au sens large, fait référence à la plénitude
comme expression de l’horizon qui s’ouvre devant nous, et le moment est une expression de la limite
qui se vit dans un espace délimité. Les citoyens vivent en tension entre la conjoncture du moment et la
lumière du temps, d’un horizon plus grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme cause finale
qui attire. De là surgit un premier principe pour avancer dans la construction d’un peuple : le temps
est supérieur à l’espace ».87

Ceci peut s’analyser de deux manières : Si l’on fait référence au temps passé, alors, il faut admettre
qu’en certains domaines qui relèvent de l’être d’une nation, la tradition - qui représente toutes les
générations passées -, doit prévaloir sur les caprices d’une majorité qui ne peut la balayer d’un revers
de main. Si l’on évoque maintenant le temps futur, il est alors nécessaire de comprendre que
l’homme, ne doit pas vouloir modeler à tout prix le réel à lui seul, selon ses vues, mais est appelé à
épouser le rythme du temps long qui imprime durablement sa marque dans l’histoire. Considérer
que la volonté humaine peut par ses seules forces créer le présent sans le situer dans une filiation et
l’orienter vers un avenir, c’est conférer un pouvoir démesuré à l’homme, alors que le respect du
temps long permet de ne pas se dépenser inutilement dans une communication stérile et ne pas être
obsédé par la recherche de résultats immédiats.

Dans le système monarchique, ce rôle est dévolu au souverain qui, éloigné des contingences
gouvernementales immédiates, doit fixer son cap sur l’avenir et veiller au respect de l’être d’une
nation. Mais cela peut aussi être la mission d’un président de la République quand il n’est pas
directement associé à la politique gouvernementale. C’est ainsi que Joachim Gauck, président de la
République fédérale allemande, est intervenu en janvier dernier dans la vie politique allemande,
pour relayer auprès de la chancelière les inquiétudes des citoyens allemands au sujet d’un accueil
massif de migrants qui pourrait aggraver les tensions communautaires. Cette immixtion
exceptionnelle d’un président dans les affaires courantes émane d’un conservateur au sens propre
du terme, c’est-à-dire une personne chargée non pas de gouverner une nation mais de veiller à la
conservation de son être, non pas d’agir pour la réformer mais de protéger son âme. Deux missions
complémentaires en somme.

Pour l’écrivain anglais Gilbert Keith Chesterton, le respect de la tradition équivaut à la


reconnaissance d’un droit de vote symbolique accordé aux défunts, qui doivent être pris en
considération dans toutes les décisions politiques : « La tradition, c'est la démocratie étendue à
travers le temps. […] La tradition signifie l'octroi du droit de vote à cette classe la plus obscure de
toutes, celle de nos ancêtres. La tradition est la démocratie des morts. La tradition refuse de se
soumettre à l’oligarchie étroite et arrogante de ceux qui ne font rien de plus que se trouver en vie. […]
La démocratie nous demande de ne pas négliger l’opinion de quelqu’un de bien, même si c’est notre

87
Pape François, exhortation apostolique Evangelii Gaudium, 24 novembre 2013, n° 222-225.
39

valet ; la tradition nous demande de ne pas négliger l’opinion de quelqu’un de bien, même si c’est
notre père »88.

En revanche, il y a plusieurs écueils à éviter. Le premier consiste à faire de la tradition une idéologie,
en la transformant de réalité vécue en discours fantasmé. C’est un écueil qui guette tous ceux qui
projettent sur le passé les angoisses du présent. Or, il est impossible de s’affranchir totalement de ce
risque dans la mesure où tout regard sur le passé porte nécessairement l’empreinte de notre
subjectivité présente, de sorte que la tradition n’est pas le respect du passé pris en lui-même mais
l’hommage rendu à une reconstitution personnelle et subjective du passé : « Nous retenons du passé
ce qui nous semble pertinent pour aujourd’hui, en fonction de nos intérêts présents explique Rémi
Brague. Ce n’est pas le passé qui nous dicte ce que nous devons faire. Au contraire, c’est nous qui, au
moins dans une certaine mesure, décidons de ce que le passé a été, en le récapitulant
constamment »89. Pour autant, cet exercice est indispensable : « le respect du passé n’empêche pas
de préparer l’avenir. Au contraire, il est ce qui permet qu’il y ait un avenir. Pourquoi en est-il ainsi  ?
Parce qu’il faut savoir que nous avons été l’avenir de notre passé pour pouvoir devenir le passé de
notre avenir »90.

Le deuxième écueil consiste à survaloriser les influences sociales qui nous conditionnent en niant
tout pouvoir de la volonté humaine sur la transformation du réel. En réaction à l’hubris
révolutionnaire qui confère à l’homme le pouvoir illimité de configurer le monde à sa guise, Maurice
Barrès voit l’homme plongé dans un abîme de déterminations qui annihilent toute portée de ses
actions : « Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles ne viennent pas de
notre intelligence ; elles sont des façons de réagir où se traduisent de très anciennes dispositions
physiologiques. Selon le milieu où nous sommes plongés, nous élaborons des jugements et des
raisonnements. La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous dans les pas
de nos prédécesseurs. Il n’y a pas d’idées personnelles »91. Cet enracinement est tellement pesant
qu’il stérilise toute action : « Le Moi s’anéantit sous nos regards d’une manière plus terrifiante encore
si nous distinguons notre automatisme qui est tel que la conscience plus ou moins vague que nous
pouvons en prendre n’y change rien »92. Et de conclure : « L’individu s'abîme pour se retrouver dans la
famille, dans la race, dans la nation »93.

Enfin, le respect de la tradition ne saurait devenir un absolu car celle-ci peut paradoxalement servir à
cautionner des pratiques peu avouables voire attentatoires à la dignité humaine. L’esclavage était
une tradition dans l’empire romain, cela ne lui confère pas pour autant une once de légitimité. On
notera, en revanche, que l’Église catholique n’a pas attaqué frontalement l’empire sur cette question
mais a œuvré pour améliorer la condition des esclaves et l’acheminer progressivement vers le statut
du servage, qui reconnaît au serf une dignité humaine ainsi que des droits élémentaires là où
l’esclave était considéré comme une chose à la disposition de son maître. Souci du temps long mais
prise en compte d’une vision transcendante ancrée dans une anthropologie, c’est-à-dire une vision
de l’homme et de sa destinée.

À rebours du fétichisme traditionnel de certaines tribus, la civilisation européenne, sous l’influence


du christianisme, a d’emblée soumis la tradition à un examen critique, au nom de valeurs universelles
et transcendantes que sont le vrai, le beau et le bien. Ce sont ces universaux qui conduisent saint

88
Gilbert Keith Chesterton : Orthodoxy, 1908, Ch 4.
89
Rémi Brague, Modérément moderne, Flammarion, 2014, p 362.
90
Rémi Brague, op. cit., p 364.
91
Maurice Barrès, Scènes et Doctrines du nationalisme, Juven, 1902, tome I, p 18.
92
Maurice Barrès, op. cit., p 17.
93
Maurice Barrès, op. cit., p 19.
40

Louis à conseiller ainsi son fils, au soir de sa vie : « Maintiens les bonnes coutumes de ton royaume, et
abats les mauvaises ! » C’est donc cet enracinement dans une anthropologie universelle qui façonne
l’identité française, modelée à sa manière et selon son tempérament propre, par une sagesse
immémoriale. Une alliance de la tradition et de la vérité, du singulier et de l’universel, du temps et de
l’éternité.

***
41

III. Les vertus chrétiennes devenues folles

Gilbert Keith Chesterton est l’un des plus grands écrivains anglais, « un homme d’un génie
colossal » selon son condisciple irlandais et prix Nobel de littérature Georges Bernard Shaw. Il est
aussi celui qui a le mieux compris l’essence de la modernité qu’il analyse dans Orthodoxy publié en
1908 : « Le monde moderne n’est pas méchant ; sous certains aspects, le monde moderne est
beaucoup trop bon. Il est plein de vertus désordonnées et décrépites. Quand un certain ordre religieux
est ébranlé (comme le fut le christianisme à la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices que l’on
met en liberté. Les vices, une fois lâchés, errent à l’aventure et ravagent le monde. Mais les vertus,
elles aussi, brisent leurs chaînes, et le vagabondage des vertus n’est pas moins forcené et les ruines
qu’elles causent sont plus terribles. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes
devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles
vagabondent toutes seules. C’est ainsi que nous voyons des savants épris de vérité, mais dont la vérité
est impitoyable ; des humanitaires éperdus de pitié mais dont la pitié (je regrette de le dire) est
souvent un mensonge »94.

Tout y est dit : le monde moderne, en se coupant de ses racines chrétiennes, a perdu l’axe principal
autour duquel gravitaient toutes les vertus dans une forme d’équilibre. Il a perdu le sens de la
mesure et de l’harmonie. Il n’est pas moins bon que l’ancien monde, celui qui précédait la
Révolution ; à certains égards, il témoigne même d’une meilleure prise en compte de la dignité de la
personne humaine, que l’on songe par exemple à l’abolition de l’esclavage en 1848, de la peine de
mort en 1981 ou bien, d’une manière plus générale, à la garantie des libertés publiques dont on peut
bénéficier dans un État de droit moderne. Mais il a perdu sa colonne vertébrale qui permettait à
toutes les forces de s’équilibrer dans un tout harmonieux. Dès lors, les vertus errent hors du cadre
qui leur donnait un ancrage dans la vie réelle, et prises par le vertige d’une force centrifuge,
deviennent des idoles tyranniques. « Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » aurait dit
madame Rolland alors qu’on la conduisait à l’échafaud. De même, que d’atrocités le communisme
aura commises au nom de l’égalité ! Et quelle pâle idée de la fraternité la terreur révolutionnaire
aura donnée !

En fait, coupées de leur enracinement chrétien qui leur donnait mesure et équilibre, les idées sont
érigées en valeur absolue et se combattent entre elles : les partisans de la liberté, traditionnellement
situés à droite de l’échiquier politique affrontent les zélateurs de l’égalité, plutôt enracinés à gauche,
sans que l’on parvienne à une appréhension globale du bien commun qui permette de dépasser ces
oppositions stériles. On rentre ainsi dans une dialectique hégélienne où un camp prétendant au
monopole de la vérité cherche à discréditer l’autre. C’est le cas de nos formations politiques fondées
depuis 1789 sur une division idéologique du champ politique, entre des forces contraires qui se
combattent structurellement. Le nom même de parti signifie que l’on partitionne le bien commun
pour n’en retenir qu’une part, en faire un absolu et le défendre contre l’autre part dans une
opposition sans fin.

La force d’un mensonge, c’est la part de vérité qu’il contient, dit-on. Dans le cas présent, on s’appuie
sur la vérité partielle d’une idée pour légitimer le mensonge qui lui est lié. Au nom de la nécessaire
liberté politique qui doit structurer toute société, on va justifier la folle dérive du libertarisme, qui
n’admet aucune régulation que ce soit aux désirs des individus, fussent-ils les plus fous. Au nom de
l’égalité de droits qui est aux fondements de notre pacte social, on va prôner l’égalitarisme

94
Gilbert Keith Chesterton : Orthodoxy, Bodley Head, 1908, Ch 3.
42

mathématique qui ignore la complexité du réel. Et au nom de la fraternité, on va justifier une


philanthropie sans frontière qui rejette toute identité. Perdant tout ancrage dans un bien commun
qui leur conférait équilibre et harmonie, les vertus sont devenues folles et cherchent à se déployer
hors de tout cadre, dans une tyrannie de la démesure qui les rend destructrices.

Il est de bon ton de saluer la paternité chrétienne de notre devise : liberté, égalité, fraternité. Ainsi,
Bernard Cazeneuve, venu prononcer le discours de clôture aux États généraux du christianisme
organisés par La Vie en octobre 2015, s’appuyait sur les propos tenus en 1980 par le pape Jean-Paul II
pour mettre en exergue cette filiation : « Cette proximité spirituelle entre la République et l’Eglise,
paradoxale au premier abord, avait bien été soulignée par le pape Jean-Paul II dans sa célèbre
homélie au Bourget en 1980 : "On sait la place que l’idée de liberté, d’égalité et de fraternité tient
dans votre culture, dans votre histoire. Au fond, observait Jean-Paul II, ce sont-là des idées
chrétiennes. Je le dis tout en ayant bien conscience que ceux qui ont formulé ainsi, les premiers, cet
idéal, ne se référaient pas à l’alliance de l’homme avec la sagesse éternelle. Mais ils voulaient agir
pour l’homme" »95.

Nul ne saurait contester cet héritage qui fait de notre devise républicaine un fruit idéologique du
christianisme. Mais à condition de comprendre qu’en même temps une rupture s’est produite sous
une forme d’un big-bang intellectuel, entraînant les vertus de liberté, d’égalité et de fraternité hors
du cadre originel qui les maintenait dans un tout harmonieux, de sorte que la liberté a voulu
s’émanciper de toute vérité, l’égalité de toute justice et la fraternité de tout bien commun. C’est
l’histoire de cette triple démesure que je voudrais analyser.

A. Une liberté qui récuse toute vérité

1. Refus du libéralisme philosophique

La liberté des anciens était orientée, c’est-à-dire qu’elle avait un objectif qui en était le terme
logique et l’accomplissement nécessaire : la recherche de la vérité. L’homme, tant au niveau
personnel que sur le plan social et politique, devait, par son libre arbitre, s’acheminer librement et
sans contrainte vers cette vérité qui, à son tour, illuminait sa liberté dans un cercle vertueux, ainsi
que l’explique la formule de l’apôtre saint Jean dans l’Évangile : « La vérité vous rendra libres »96.

La liberté des modernes exalte le libre arbitre mais lui supprime toute orientation pour la cantonner
dans un choix infini de possibles. C’est la liberté de choisir tout et le contraire de tout, dans une
indétermination qui est le critère même de cette liberté. Dans ce contexte, l’homme est libre par sa
capacité à pouvoir tout choisir, sans contrainte de quelque ordre qu’elle soit (physique,
psychologique ou morale) et sans direction vers un objectif qui donnerait à la liberté sa raison d’être.
La liberté devient alors une fin en soi : tout est admissible pourvu que le choix soit libre. Mais pour
quoi faire ?

Appliqué à la démocratie parlementaire, cela donne une assemblée qui fait du libre choix un absolu
et considère qu’aucune régulation ne peut ni ne doit lui être opposée, qu’elle soit tirée de la nature
ou qu’elle provienne de l’histoire. « Non à une morale qui primerait la loi civile » affirmait ainsi
Jacques Chirac durant la campagne de 1995 97. Pourtant, tout un chacun a pu faire un jour
95
Discours prononcé par Bernard Cazeneuve aux États généraux du christianisme, le 3 octobre 2015 à
Strasbourg, citant l’homélie du pape Jean-Paul II au Bourget le 1 er juin 1980.
96
Évangile selon saint Jean, chapitre VIII, verset 32.
97
Le Journal du Dimanche, 2 avril 1995. La citation exacte est : « Oui à l’objection de conscience. Non à une
morale qui primerait la loi civile et justifierait que l’on se place hors de la loi. Cela ne peut se concevoir dans une
démocratie laïque ». Elle a été prononcée par le candidat Jacques Chirac, en réaction à la publication de
43

l’expérience d’une loi qu’il estimait injuste ; c’est donc qu’il existe un critère transcendant,
permettant à chacun de juger une disposition législative grâce à sa conscience qui peut discerner
qu’une idée est vraie ou fausse et qu’une loi est juste ou injuste. Sinon, au nom de quoi pourrait-on
porter un jugement ? Nul besoin pour cela de faire appel à une transcendance religieuse, c’est une
expérience universelle que de s’opposer à une loi existante au nom de principes que l’on estime
bafoués !

Par-delà les aléas du suffrage démocratique, il existe donc tout un champ de lois non-écrites,
inscrites, pour certains, dans un ciel intelligible, gravées, selon d’autres, au cœur de la conscience
humaine et accessibles par la raison humaine et le dialogue en société. Il est impossible d’en dresser
une liste exhaustive ni de les figer artificiellement dans un code. De la même manière que pour
l’identité, on approche de ces réalités mystérieuses lentement et laborieusement, en se
prémunissant de tout dogmatisme étroit. On ne les enferme pas dans des formules préconçues mais
on les entrevoit progressivement se dévoiler à nous, de manière impressionniste et dans une quête
de vérité sans fin. Leur difficulté d’accès ne doit pas conduire les hommes à renoncer à ce bel
exercice de la raison humaine. Car c’est la question de l’universalisme qui est posée, c’est-à-dire la
possibilité de dégager, par le travail de la raison, des vérités universelles, s’imposant à tous par-delà
les contingences de temps et de lieu. C’est donc notre philosophie des droits de l’homme qui est en
jeu. En effet, si l’on renonce à cette ambition intellectuelle, on ne dispose plus de critère pour juger
qu’une pratique est bonne ou mauvaise en soi. Tout devient affaire de contexte et de circonstances.
Or, l’expérience humaine montre que par-delà la diversité des cultures, certaines aspirations
fondamentales sont universellement vérifiables, par exemple le tabou de l’inceste.

Le libéralisme philosophique qui s’inspire de la liberté des modernes et postule l’équivalence de tous
les choix humains, sans aucune hiérarchie de valeurs, a fait le choix inverse, celui du relativisme.
Constatant qu’il était difficile de s’unir autour d’une même vision de l’homme et de la société, tant
les conceptions des uns et des autres paraissent éloignées, il considère cette divergence comme
irrémédiable et institue un modèle de société où chaque option est dotée d’un poids égal de dignité
et d’une faculté égale d’expression, l’unique régulateur étant le nombre. Il procède en fait d’un
renoncement intellectuel - en ce qu’il ne juge plus souhaitable ni possible de fonder une entente
entre les hommes autour d’une commune recherche de la vérité sur l’homme et la société -, et
conduit à une sacralisation de la volonté générale et du suffrage universel. S’il est vain de rechercher
la vérité, contentons nous alors de compter le nombre de voix et adoptons l’option majoritaire !
C’est ainsi qu’il substitue le consensus démocratique à la vérité philosophique et la dictature de la
majorité à la force intrinsèque des idées. Ce faisant, il ravale la vérité au rang d’une opinion privée
qui fluctue sur les sables mouvants du relativisme.

Auditionné par la commission des lois du Sénat dans le cadre des débats sur le mariage pour tous, le
philosophe Thibaud Collin avait rappelé que selon Montesquieu, « une chose n’est pas juste parce
qu’elle est loi, mais elle doit être loi parce qu’elle est juste »98, ce à quoi le sénateur Jean-Pierre
Michel, rapporteur PS du projet de loi, avait répondu : « Ce qui est juste, c'est ce que dit la loi. Voilà,
c'est tout. Et la loi ne se réfère pas à un ordre naturel. Elle se réfère à un rapport de force à un
moment donné »99, ce qui est l’exacte définition qu’en donne le marxisme. Dans le même ordre
d’idées, c’est l’argument qu’utilisait le socialiste André Laignel à l’adresse de Jean Foyer, lors des
nationalisations de 1981 : « Les nationalisations sont-elles conformes à l'article 17 de la Déclaration
des droits de l'homme ? M. Foyer répond par la négative. C'est sa responsabilité. Mais, à ce moment

l’encyclique Evangelium Vitae du pape Jean-Paul II, qui aborde la question du respect de la vie naissante.
98
Montesquieu, Mes pensées (n°1906), Œuvres complètes, Seuil, L’Intégrale, 1964, p 1044.
99
Jean-Pierre Michel, propos tenus à la commission des lois du Sénat, le 14 février 2013.
44

précis, son raisonnement bascule du juridique au politique. De ce fait, il a juridiquement tort car il est
politiquement minoritaire »100.

Partant du principe qu’il est impossible de cheminer ensemble vers la vérité, le libéralisme
philosophique préfère donc se cantonner à additionner les points de vue, retenant l’option
majoritaire, fruit d’âpres consensus qui, en pratique, tendent toujours vers le plus petit
dénominateur commun. C’est tout le problème de la démocratie, quand elle est fondée sur cet échec
intellectuel. Elle risque alors de sombrer dans une forme de totalitarisme de la loi.

Ayant une expérience aigüe et personnelle des deux grands totalitarismes du XX ème siècle, le pape
Jean-Paul II estimait pourtant qu’« une démocratie authentique n'est possible que dans un Etat de
droit et sur la base d'une conception correcte de la personne humaine […] On tend à affirmer
aujourd'hui que l'agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l'attitude
fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique, et que ceux qui sont
convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de
confiance du point de vue démocratique, parce qu'ils n'acceptent pas que la vérité soit déterminée
par la majorité, ou bien qu'elle diffère selon les divers équilibres politiques. À ce propos, il faut
observer que, s'il n'existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l'action politique, les idées et les
convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se
transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire »101.

De son côté, Alexandre Soljenitsyne mettait en cause dans son discours de Harvard « la vision du
monde qui a prévalu en Occident à l'époque moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en
Occident, née à la Renaissance, et dont les développements politiques se sont manifestés à partir des
Lumières. Elle est devenue la base de la doctrine sociale et politique et pourrait être appelée
l'humanisme rationaliste, ou l'autonomie humaniste : l'autonomie proclamée et pratiquée de
l'homme à l'encontre de toute force supérieure à lui. On peut parler aussi d'anthropocentrisme :
l'homme est vu au centre de tout »102, au détriment d’une vérité extérieure à lui et qui renvoie à la
nature humaine et à la tradition.

Ce totalitarisme de la loi se reflète bien dans l’article 3 de la déclaration des droits de l’homme et du
citoyen du 26 août 1789, qui figure aujourd’hui au sommet de la hiérarchie des normes juridiques
puisqu’elle a valeur constitutionnelle 103 depuis 1971. Il y est précisé que « le principe de toute
souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité
qui n’en émane expressément ». L’article 6 complète ce dispositif en ajoutant que « la loi est
l’expression de la volonté générale ». Nulle part, il n’y est fait mention d’un quelconque principe
supérieur et transcendant qui constituerait les fondements pré-politiques d’une société
démocratique. Or, s’il est légitime de fixer dans la nation le principe de toute souveraineté, celle-ci
s’ancre aussi dans un héritage qui se reçoit, comporte l’acceptation d’une sagesse qui nous précède
et la reconnaissance d’une vérité qui nous oblige.

2. Bienfait du libéralisme politique

Doit-on pour autant mettre le libéralisme aux oubliettes ? Oui, sur le plan philosophique, non sur le
plan politique. En effet, le libéralisme est né du spectacle de la division des hommes au sujet de la
100
Assemblée nationale, séance du 13 octobre 1981.
101
Jean-Paul II, encyclique Centesimus annus, 1er mai 1991, n°46.
102
Discours de Harvard, Le déclin du courage (1978).
103
Décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 consacrant la valeur constitutionnelle du préambule de
la constitution de 1958, lequel renvoie au préambule de la constitution de 1946 et à la déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789.
45

vérité (religieuse, philosophique ou politique). Réagissant contre toutes les entreprises visant à
enfermer les hommes dans un modèle de société, le libéralisme est arrivé à la conclusion que pour
préserver la liberté de chacun, il fallait ne plus imposer aucun modèle de société, qu’il soit familial,
national ou civilisationnel, toute intrusion dans ce domaine étant assimilé à un viol des consciences.
Fausse réponse à une vraie question.

Car il est tout à fait possible de ne pas être libéral au niveau de la finalité recherchée - c’est-à-dire de
croire en l’existence d’une vérité devant structurer les sociétés -, tout en se reconnaissant libéral
quant aux moyens employés pour parvenir à faire triompher cette vérité : refus de la contrainte au
service de la vérité, reconnaissance de la liberté de conscience et d’expression de tous, y compris
celle de ses adversaires, et définition d’un cadre juridique stable à l’expression de l’opposition
politique (liberté de la presse, multipartisme, etc…). C’est même une démarche moralement
supérieure car elle croit en la force intrinsèque de la vérité, qui n’a pas besoin de leviers externes
pour triompher, conformément au principe établi par la déclaration Dignitatis Humanae du concile
Vatican II : « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité ».

La grande erreur du libéralisme philosophique consiste, en fait, à avoir fait de la liberté une fin en soi,
alors qu’elle n’est qu’un moyen pour parvenir à la connaissance de la vérité, laquelle, à son tour rend
libre, si l’on en croit l’apôtre Saint Jean. 104 Confronté à une question qui relève de la praxis politique –
comment gérer une société marquée par la diversité des croyances et des convictions ? -, le
libéralisme a voulu lui donner une réponse philosophique : la société ne doit donner aucun cadre afin
de préserver la liberté de chacun -, oubliant que par ce postulat, c’est l’idée même de vérité que l’on
tuait. La liberté, pour quoi faire ? interrogeait prophétiquement Bernanos105.

Si je récuse tout libéralisme philosophique, je suis fondamentalement libéral sur le plan politique,
c’est-à-dire que j’entends faire triompher par le dialogue et non par la contrainte les convictions que
je crois justes. Je pense que ce serait déshonorer la vérité que de vouloir l’imposer contre la volonté
de ceux qui en subiraient le joug sans pouvoir s’y opposer librement. En ce sens, je suis foncièrement
démocrate car je considère - quelle que soit la nature du suffrage et le mode de scrutin retenus -,
qu’il est moralement préférable de conquérir le pouvoir en gagnant les cœurs et les esprits – et donc
les suffrages –, plutôt que d’espérer asseoir un régime par la violence, la ruse ou les manœuvres,
voire par toute autre forme d’intimidation ou de dissimulation.

Quand la démocratie ne prétend pas décréter la vérité mais qu’elle est ouverte à l’accueil d’une
sagesse qui la transcende, elle est non seulement légitime mais aussi moralement supérieure à
d’autres formes de gouvernement qui n’assurent pas une participation adéquate des citoyens aux
choix politiques qui les concernent. En d’autres termes, la démocratie est illégitime dès lors qu’elle
prétend évacuer toute régulation supérieure des lois non-écrites mais souhaitable quand elle ne vise
qu’à améliorer la libre adhésion d’un peuple à son destin politique et la désignation non violente de
ses dirigeants.

Faire triompher le dialogue sur la contrainte ne signifie pas que l’on exclut tout rapport de force,
notamment lorsque celui-ci est non violent et se situe dans un cadre légal, par exemple la
participation à des manifestations de masse destinées à faire reculer un gouvernement sur une
réforme jugée néfaste. Je reconnais, de même, le bienfait d’une stratégie électorale qui comprend
nécessairement une part de séduction et de ruse, mais à condition d’être toujours ordonnée à
l’objectif principal : la conquête intérieure des esprits, qui seule pourra asseoir durablement la vérité
dans les cœurs … et dans les urnes.
104
La vérité vous rendra libres, Évangile selon saint Jean, ch VIII, 32.
105
Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire ? Gallimard, 1953.
46

Je me place donc volontiers dans le sillage de l’écrivain communiste Antonio Gramsci, prisonnier de
Mussolini entre 1926 et 1937, qui estimait que la victoire politique ne pouvait être possible sans une
révolution culturelle qui en constitue le soubassement idéologique indispensable. Une pensée
d’autant plus actuelle que le premier secrétaire du PS reconnaissait lui-même, il y a peu, que «  depuis
dix ans la gauche a perdu la bataille des idées »106 et qu’elle n’est plus « en situation d’hégémonie
culturelle »107.

De plus, je crois réellement que la vérité n’a pas à craindre la liberté. Au contraire, elle doit redouter
tous les mécanismes de contrainte qui asservissent la pensée et l’empêchent de s’exprimer
librement. Car, si l’on croit vraiment à la supériorité intrinsèque de la vérité sur les idéologies, un
climat d’authentique liberté et d’honnêteté intellectuelle ne peut que favoriser son rayonnement.
Conscients de cette dissymétrie, les régimes totalitaires ont toujours cherché à museler la presse,
étouffer toute voix dissidente et formater idéologiquement les esprits, afin de compenser par la
force leur faiblesse intrinsèque sur le plan intellectuel et moral. C’est pourquoi, dans les années
1960, les communistes polonais redoutaient plus l’opposition intellectuelle d’un Karol Wojtyla – futur
pape Jean-Paul II, alors archevêque de Cracovie – qui sapait les bases idéologiques du régime en
montrant la nocivité du matérialisme et en fustigeant la négation des droits fondamentaux de la
personne, que le militantisme frontal de certains anti-communistes primaires.

3. Lutter contre la pensée unique

Cette même foi dans les vertus d’une authentique liberté intellectuelle du débat public s’oppose
logiquement à ce qu’un groupe idéologique monopolise la parole médiatique à son profit, fût-il
favorable à mes convictions. En effet, je crois à la fécondité d’une saine opposition pour faire
émerger la vérité, l’émonder et la polir, non que celle-ci procède nécessairement d’une
confrontation dialectique, ni qu’elle doive s’appauvrir de son caractère tranchant sous l’effet de la
contradiction, mais comme dans un procès où l’intime conviction du juge se fonde sur les arguments
des deux parties adverses qui ont pu librement s’exprimer.

De plus, les situations de monopole intellectuel conduisent souvent à des abus de position
dominante et justifient manque de rigueur, falsifications et impostures intellectuelles. Il n’est que de
voir comment une certaine gauche s’est servie de la domination culturelle qu’elle exerce dans le
débat public depuis 1945 pour criminaliser toute pensée dissidente et comparer toute décision
politique qu’elle conteste à une odieuse résurgence d’un fascisme fantasmé qui hante encore notre
mémoire politique. Ainsi en est-il de Cécile Duflot qui n’hésite pas à affirmer que l’utilisation des
moyens de transport de la RATP pour l’expulsion de plusieurs dizaines de Roms d’un campement de
Seine-Saint-Denis en 2011 « rappelle les heures les plus sombres de notre histoire et réveille en nous
une monstrueuse évocation »108.

Ce "politiquement correct" est une forme d’inquisition moderne qui fulmine des excommunications
médiatiques à l’encontre de toute pensée dissidente et couvre d’opprobre ses adversaires politiques
au lieu de débattre avec eux. C’est le sort régulièrement réservé à Éric Zemmour, Michel Onfray ou
Alain Finkielkraut, accusés de "faire le jeu du Front national", autre forme de diabolisation habituelle
pour qui préfère livrer un homme en pâture à la vindicte médiatique plutôt que de lui opposer des
arguments rationnels. Cette hystérisation du débat politique a été poussée à son comble par Manuel
Valls, qui, voulant sans doute ressouder autour de l’antifascisme une gauche bien mal-en-point

106
Jean-Christophe Cambadélis, cité par Le Figaro, 22 octobre 2014.
107
Cité par Gaël Brustier, À demain Gramsci, Le Cerf, 2015, p 9.
108
Propos de Cécile Duflot recueillis par l’AFP, dépêche du 1 er septembre 2011.
47

depuis qu’elle exerce le pouvoir, ne cesse de multiplier les déclarations alarmistes au sujet d’une
extrême-droite « aux portes du pouvoir »109.

Chaque époque sécrète en fait des dogmes inavoués qu’elle protège de ses pourfendeurs par la
vindicte et l’opprobre médiatiques. Ce "politiquement correct" est une résurgence du sacré dans la
sphère profane, de la part d’une société qui croyait l’avoir définitivement évacué depuis qu’elle
s’était émancipée de toute tutelle religieuse. À la vérité, tout se passe comme si le sacré s’était
déplacé de la sphère religieuse vers la sphère civile opérant ainsi un glissement progressif qui
accompagne cette sécularisation. Comme le souligne William Cavanaugh, « le processus de
sécularisation, commencé au XVI ème siècle, est moins une séparation stricte entre le religieux et le
politique qu’un déplacement de leurs frontières mutuelles. En fait, le sacré a progressivement migré
de l’Église vers l’État. L’État moderne s’est constitué contre l’Église en absorbant ses prérogatives. Au
fil des siècles, l’État s’est retrouvé toujours plus investi d’une dimension sacrée, surtout dans sa
capacité à faire régner l’ordre et protéger socialement les citoyens, notamment par l’État providence,
tandis que la religion a été progressivement reléguée vers l’espace intime, devenant de plus en plus
inoffensive et insignifiante »110. Ainsi, ce ne sont plus les dogmes religieux qui sont l’objet de toutes
les attentions mais leur dénaturation profane : la laïcité, la tolérance, la lutte contre les
discriminations et les valeurs de la République. Si l’on croit avec Émile Durkheim que « les choses
sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent »111, alors notre société est remplie de sacré
qu’elle protège inconsciemment contre les nouveaux blasphémateurs que sont Zemmour, Onfray,
Houellebecq ou Finkielkraut.

À première vue, le "politiquement correct" est l’œuvre de groupes majoritaires qui imposent leur
vision du monde à l’opinion publique. Mais selon le sociologue Raymond Boudon, il n’en est rien  :
« Contre l’idée reçue qui tend à imputer le politiquement correct à la tyrannie de la majorité, il résulte
en réalité plutôt de la tyrannie des minorités. On le vérifie à ce que, sur bien des sujets, le
politiquement correct heurte en réalité l’opinion. Car il est le fait davantage de minorités actives et de
groupes d’influence que de l’opinion elle-même »112. Ainsi, quand l’intelligentsia de gauche s’indigne
d’une extension de la déchéance de nationalité aux terroristes bi-nationaux, 85 % des Français se
disent favorables à cette mesure 113. De même, quand la quasi-totalité des formations politiques
représentées au Parlement approuve le traité constitutionnel européen, plus de 54% des Français s’y
opposent par référendum le 29 mai 2005.

Il semble en réalité que le "politiquement correct" soit l’œuvre d’une gauche culturellement
majoritaire mais dont la domination intellectuelle se craquelle sous l’effet d’une crise identitaire
qu’elle ne sait ni ne peut appréhender à sa juste mesure. Menacée par une opinion publique qui ne
l’écoute plus, elle s’accroche d’autant plus à ses convictions qu’elle sent la réalité du corps social lui
échapper progressivement. C’est une situation de basculement idéologique naguère décrite par
Antonio Gramsci : « La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne
peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés »114,
notamment une chape de plomb médiatique qui protège ses dogmes.

Le "politiquement correct" renvoie en fait à l’emprise croissante qu’exerce le pouvoir médiatique sur
l’opinion publique. Sa particularité, c’est qu’il contribue à renforcer la caste dominante. Dans un

109
Déclaration du 7 septembre 2014.
110
Interview donné à La Vie, 8 juillet 2014.
111
Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1985, p. 56.
112
Que signifie donner le pouvoir au peuple ? Conférence de Raymond Boudon, 29 septembre 2010.
113
Sondage OpinionWay du 30 décembre 2015 pour Le Figaro.
114
Antonio Gramsci, traduction française des Cahiers de prison Gallimard, Cahier 3, §34, p 283.
48

langage marxiste, on pourrait dire qu’il constitue une superstructure extrêmement efficace qui
maintient au pouvoir un système de valeurs au détriment de la réalité de la vie sociale
(infrastructure). Le pouvoir médiatique est tout sauf démocratique : il est le fruit d’une domination
oligarchique impersonnelle qu’aucun ne peut revendiquer à lui seul mais que tout le monde
intériorise. Il contribue à accroître le poids de la pensée unique qu’il vient contrôler, uniformiser et
verrouiller. Son apparence de contestation démocratique ne peut empêcher qu’il soit avant tout un
instrument de perpétuation du système de valeurs dominant : une remise en cause de ses dogmes
est permise jusqu’à un certain point, ensuite la sanction tombe comme un couperet : Éric Zemmour
en a fait les frais pour avoir dépassé les bornes.

Personne ne peut revendiquer la paternité des valeurs médiatiques, il est impossible de les identifier
par un visage ou un nom : elles sont une masse informe largement intériorisée, conduisant ceux-là
mêmes qui les contestent en privé à se plier à leur joug en public, tel un rituel religieux. Certains
hommes politiques avouent s’être autocensurés pour s’interdire de dire tout haut ce qu’ils pensaient
tout bas, par peur de provoquer un scandale qui pourrait nuire à leur carrière. C’est la dictature du
"on", comme l’explique Alain Finkielkraut : « les démocrates, les modernes que nous sommes,
prétendent n’obéir qu’au commandement de leur propre raison, mais ils se soumettent en réalité aux
décrets de l’opinion commune. Le bon sens apparaissant comme la chose du monde la mieux
partagée, on se défie des supériorités individuelles, on refuse de se laisser intimider par les
personnalités éminentes, mais du "On" lui-même, chacun est la victime consentante. Comme l’a
montré Tocqueville, nous sommes, en tant que citoyens libres et égaux, les sujets dociles du pouvoir
social »115.

Les médias façonnent l’opinion publique plus qu’ils ne la représentent dans sa diversité. Dans ces
conditions, plus besoin de baïonnettes pour défendre la pensée unique : les médias s’en chargent à
travers le terrorisme intellectuel. Il suffit de mentionner, par exemple, le traitement totalement
irrationnel réservé par les médias à la question de l’euro qui fait l’objet d’un véritable fétichisme, au
point que son abandon éventuel est balayé d’un revers de main sur lequel on agite l’épouvantail du
chaos116.

C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la forme nouvelle qu’a prise en France le débat sur la liberté
d’expression.

4. La liberté d’expression, un absolu ?

L’attentat perpétré contre Charlie Hebdo au mois de janvier 2015 a fait l’objet d’un électrochoc dans
l’opinion publique mais au lieu d’être polarisée sur les causes qui l’ont rendu possible, la réaction a
rapidement été réorientée, à travers le slogan je suis Charlie, vers l’apologie d’une liberté
d’expression absolue et de toute forme d’irrévérence considérée comme une nouvelle incarnation de
la résistance moderne. Guillaume de Prémare voit dans cette identification de la France à Charlie
hebdo une aporie intellectuelle qui signe la mort de tout bien commun  : « C'est une démonstration
par l'absurde du vide de notre société que de dire que ce qu'il nous reste de valeurs communes se
résume à un journal satirique »117. De son côté, Rémi Brague considère que la liberté d’expression
subit cette tendance moderne à devenir une fin en soi, alors que tout dépend, au final, de la qualité
des idées que l’on exprime : « De manière générale, je dirais que défendre la liberté d’expression est
un très noble devoir, mais j’aimerais demander ce que l’on tient tellement à exprimer et souhaiter que
115
Alain Finkielkraut, discours de réception à l’Académie française, 28 janvier 2016.
116
Je ne plaide pas, pour autant, pour l’abandon de l’euro ; j’estime simplement que les monnaies n’étant
qu’un moyen et non une fin, on doit pouvoir évoquer la question sereinement.
117
Guillaume de Prémare, Atlantico, 20 janvier 2015.
49

l’on essaie d’avoir vraiment quelque chose à dire. Si la liberté d’expression sert à nous chier dans la
cervelle, passez-moi l’expression, mérite-elle qu’on se donne tant de peine pour elle ? »118

Une question affleure dès lors les esprits, tant elle comporte de conséquences dans la vie concrète  :
peut-on rire de tout, au risque de considérer le monde comme une gigantesque farce, à la manière
de Gargantua ? La liberté d’expression justifie-t-elle tous les propos et toutes les représentations
artistiques, y compris les plus outrageantes ?

Il y a en France une tradition d’irrévérence qui fait son charme et sa singularité : le rire permet une
distanciation par rapport au réel, la polémique casse les idées reçues et la caricature pointe du doigt
les travers d’une société : sans Rabelais, pas de rire gras ni d’humour potache, sans les fables de La
Fontaine, pas de critique de l’absolutisme royal, sans Molière, impossible de se moquer des
Précieuses ridicules, sans Daumier, pas de caricatures des hommes politiques du XIX ème siècle, sans
Éric Zemmour ou Michel Houellebecq, impossible de braver aujourd’hui la bien-pensance. La critique
est donc saine et la caricature indispensable quand elle œuvre au bien commun de la société. Elle
constitue même un contre-pouvoir formidable que redoutent tous les dictateurs : « quatre journaux
hostiles sont plus à craindre qu’un millier de baïonnettes » affirmait Napoléon.

Mais le rire et la satire ne trouvent pas place dans toutes les circonstances. On ne peut pas rire de
tout, tout le temps et avec n’importe qui, surtout dans des situations tragiques : quand une nation
pleure ses enfants, quand un père pleure son fils, une femme son conjoint ou une mère son enfant,
le rire n’est plus de mise. Il y a des évènements qui sont sacrés dans la vie des nations parce qu’ils
renvoient au caractère tragique de la condition humaine ainsi qu’à la mémoire collective qui en
découle : les Poilus qui versèrent leur sang pour la patrie, les juifs victimes par millions de la Shoah,
les chrétiens d’Orient aujourd’hui décimés par le terrorisme islamique. Devant la mort, on ne rit plus
(du moins pas dans certaines circonstances), on se recueille et l’on prie. Le culte des morts, si cher à
Maurice Barrès, vient rappeler la dimension sacrée de la vie humaine et la profondeur insondable
des liens tissés entre les vivants.

C’est pourquoi, je refuse catégoriquement que l’on offense les symboles qui font écho à notre
mémoire collective, au premier rang desquels le drapeau français et notre hymne national, La
Marseillaise. Il n’est pas admissible que, sous prétexte d’art, on affiche des photos d’un homme
souillant d’excréments le drapeau français, comme c’était le cas lors d’un concours de photographies
organisé par la Fnac de Nice en 2010. Il n’est pas, non plus, tolérable, que notre hymne soit sifflé lors
des matchs France Algérie, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours des années 2000.
Enfin, nous avons évoqué plus haut l’étonnante impunité judiciaire dont ont bénéficié les groupes de
rap qui outrageaient la France et son histoire.

Trait révélateur de la persistance d’une mentalité individualiste, le droit a tardivement pris en


considération la défense d’une mémoire collective et de ses symboles. La loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse qui régit notre droit actuel, ne sanctionne que la diffamation, la provocation,
l’outrage, l’injure ou la discrimination portés à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de
personnes. Il a fallu la multiplication des affaires citées plus haut pour que l’on considère que
l’honneur d’une nation et ses symboles soient protégés au même titre que l’honneur d’une
personne.

Qu’en est-il des religions ? Nous sommes dans un État laïc qui a aboli le délit de blasphème à la
Révolution et ne reconnaît officiellement aucune religion (article 1 er de la loi de séparation des Églises
et de l’État du 9 décembre 1905). En revanche, celles-ci restent une composante majeure de la

118
Rémi Brague, Valeurs actuelles, 7 janvier 2016.
50

société et des citoyens qui la composent. De ce fait, si un artiste peut très bien, à titre individuel, être
indifférent à la dimension religieuse de l’existence, il ne peut ignorer la part prise par la foi dans le
parcours personnel de nombre de ses concitoyens et ne dispose donc pas de tous les droits sur le
patrimoine spirituel des différentes traditions religieuses. Comme le rappelaient les signataires d’une
tribune rédigée lors des représentations polémiques des pièces Sur le concept du visage du Fils de
Dieu et Golgota Picnic en 2011, « l'art contemporain ne peut absolument pas fuir sa responsabilité, la
nier ou s'en affranchir au nom de la revendication d'une liberté absolue. Refuser toute perspective de
foi ne peut dispenser l'artiste de comprendre que, pour un chrétien, le Fils de Dieu n'est pas un
concept : c'est un ami, un frère, c'est l'amour de toute une vie. Pour l'amour de ce visage - incarnation
du don total de Dieu pour le bien de l'homme -, des hommes et des femmes, aujourd'hui, consacrent
leur vie entière, dans le sacerdoce, la vie consacrée, l'engagement familial, le service des autres. Cet
amour doit être respecté, quand bien même on ne le comprendrait plus, comme on respecte par
simple humanité les personnes et les liens auxquels elles tiennent. S’affranchir de ce respect, c’est se
rendre coupable d’une violence très grave, qui tirerait toute notre société vers la barbarie »119.

Je ne souhaite pas pour autant que l’on légifère sur une matière aussi délicate car ce serait la porte
ouverte à de toutes sortes de surenchères répressives qui seraient exploitées judiciairement par tous
ceux qui veulent faire taire les esprits libres. Je préfère lancer un appel à la responsabilité et au bon
sens de chacun, dès lors que l’on traite de sujets délicats qui peuvent blesser les convictions intimes
des uns et des autres. C’est un travers très français de considérer que tout ce qui n’est pas
pénalement interdit est moralement bon : un propos peut ne pas tomber sous le coup de la loi
pénale mais se révéler maladroit, indélicat voire franchement déplacé. Ce n’est pas parce que l’on
dispose d’un droit qu’on peut l’utiliser sans faire preuve de discernement.

Par exemple, je ne suis pas sûr qu’il soit judicieux et responsable de publier des caricatures de
Mahomet quand on sait les conséquences que cela peut provoquer. Je trouve beaucoup plus
intéressant et courageux de publier un appel à l’autocritique de l’islam, comme l’a fait l’écrivain
Abdennour Bidar120 ou de dénoncer le statut de la femme dans le monde musulman, comme l’a
récemment fait Kamel Daoud121. Je constate d’ailleurs une tendance à la victimisation de certaines
associations qui multiplient les procès en diffamation contre ces courageux intellectuels issus des
pays musulmans qui s’efforcent de faire évoluer la situation et se font traiter, en retour,
d’islamophobes, comme le dénonçait récemment Élisabeth Badinter sur France inter 122.

Je n’admets pas enfin que le législateur fixe une version officielle de l’histoire que chacun doit croire
sous peine de sanctions pénales. Dans le sillage de l’appel lancé par René Rémond et Pierre Nora en
2005123, je m’oppose donc à ces lois mémorielles 124 qui sont inutiles et dangereuses : inutiles car le
droit commun suffit pour incriminer quiconque porte atteinte à l’honneur d’une communauté de
personnes ou à leur mémoire, et dangereuses car elles contribuent à faire du pouvoir judiciaire
l’arbitre de controverses historiques. Si par ignorance ou manque de professionnalisme, une
personne affirme des contre-vérités, il est préférable de lui répondre par voie de presse que par
assignation judiciaire. Ainsi, lorsque parut en septembre 2007 L’Affaire Jeanne d’Arc du journaliste
Marcel Gay qui recyclait une vieille thèse fantaisiste selon laquelle la Pucelle ne serait pas morte sur

119
Tribune du père Pierre-Hervé Grosjean, du professeur de philosophie François-Xavier Bellamy et d’un
ensemble de catholiques engagés, Le Monde du 4 novembre 2011.
120
Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, Le Huffington Post, 15 octobre 2014.
121
Le Monde, 31 janvier 2016.
122
France inter, 6 janvier 2016.
123
Pétition "liberté pour l’histoire" signée par 19 historiens dans Libération du 13 décembre 2005.
124
Loi "Gayssot" du 13 juillet 1990 sur le négationnisme, loi du 29 janvier 2001 sur la reconnaissance du
génocide arménien et loi "Taubira" du 21 mai 2001 sur la traite et l’esclavage dans les anciennes colonies.
51

le bûcher en 1431 mais se serait mariée en 1436 avec un chevalier, l’historienne Colette Beaune lui
répondit par une tribune faisant autorité, au Figaro125. C’est un manque de confiance dans la
fécondité du débat intellectuel que de croire qu’il faille protéger une version de l’histoire au moyen
d’un arsenal législatif et judiciaire. Si une telle logique était à l’œuvre, il y aurait un véritable lobbying
de chaque communauté qui demanderait au pouvoir politique une loi protégeant sa mémoire
particulière ou exprimant son point de vue de l’histoire, ce qui conduirait fatalement à une
privatisation du droit. Or, la loi doit exprimer l’intérêt général, elle ne peut être l’apanage d’une
communauté, sous peine de perdre son universalité et de sombrer dans le communautarisme.

Émancipée de tout ancrage dans une vérité qui constitue son horizon naturel, la liberté erre donc
dans une démesure qui se manifeste tant par une volonté prométhéenne de gouverner dans l’instant
présent, en dehors de tout principe transcendant, que par la revendication d’une liberté d’expression
totale, évacuant toute responsabilité des propos tenus par rapport au bien commun. Cette situation
engendre, en retour, crispations et blocages qui prennent la forme d’une pensée unique qui, à son
tour, malmène la liberté. C’est donc un ré-enracinement de la liberté dans la vérité qui garantira un
équilibre pérenne. Comme l’affirmait le cardinal Ratzinger en 1999, « la conception de la liberté
comme résultant d’une libération par la disparition des normes, la continuelle extension des libertés
individuelles, jusqu’à la libération totale de tout ordre, est une conception fausse. La liberté, pour ne
pas conduire au mensonge et à l’autodestruction, doit s’orienter vers la vérité, c’est-à-dire vers ce que
nous sommes véritablement, et qui correspond à notre être »126.

B. Tyrannique égalité !
"Égalité, égalité, égalité !", scandaient les députés de la majorité socialiste le 23 avril 2013, au soir du
vote définitif de la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. "Rupture d’égalité !" crient
aujourd’hui ceux qui rejettent la déchéance de nationalité pour les bi-nationaux. Régularisation des
sans-papiers, droit de vote des étrangers, parité dans les mandats politiques, toutes ces
revendications sont effectuées au nom de l’égalité. Or, sous ce terme-balai, il faut distinguer trois
notions bien différentes :
-L’égalité de dignité ou égalité ontologique,
-L’égalité en droits ou égalité juridique,
-L’égalité de situation ou égalité réelle.

1. Pour une reconnaissance universelle de l’égalité de dignité

Inscrite au cœur de la conscience humaine et ressentie comme telle par le plus grand nombre,
l’égalité de dignité se rattache à l’essence même de la personne : être doué de raison, capable
d’amour et doté d’une conscience qui le conduit à poser des actes libres.

Cette éminente dignité de la nature humaine s’oppose par exemple à ce que les personnes soient
considérées différemment selon qu’elles sont, ou non, porteuses de handicap. Lors des débats ayant
suivi l’affaire Perruche en 2001, Henri Caillavet, membre du Comité consultatif national d’éthique et
se définissant comme humaniste, avait déclaré que « permettre à un enfant handicapé de venir au
monde est une faute parentale et peut-être même le témoignage d'un égoïsme démesuré ». Cet
argument est eugéniste et anti-humaniste car il ne considère pas l’existence de chacun pour ce
qu’elle est mais part du principe que certaines vies ne valent pas la peine d’être vécues. C’est donc
en toute logique qu’il plaide pour la reconnaissance d’un préjudice d’être né qu’il définit ainsi  : « Le
handicapé léger ou profond, notamment victime d’une erreur médicale, a la possibilité d’obtenir des
125
"Jeanne d’Arc et les impostures", Le Figaro, 9 avril 2008.
126
Cardinal Joseph Ratzinger, Liberté et Vérité, article publié dans la revue Communio, mars-avril 1999, p 99.
52

indemnités réparatrices ; l’enfant dont les parents ont décidé, ont choisi, que malgré tout il viendrait
au monde avec un handicap, a le droit d’engager la responsabilité de sa mère et celle de ses parents.
L’enfant handicapé, parce qu’il naît avec un handicap qu’il n’accepte pas, a par conséquent la faculté
d’ester en justice contre ses ascendants. Son argumentation sera simple : "Je n’ai pas demandé à
naître et surtout à naître handicapé. Vous êtes responsables de mon handicap par votre choix. Vous
êtes débiteurs envers moi à tous les plans et notamment matériel" » 127.

Au nom de cette philosophie, la Cour de cassation a reconnu par l’arrêt du 17 novembre 2000
l’existence d’un préjudice de naissance, estimant que « dès lors que les fautes commises par le
médecin et le laboratoire dans l'exécution des contrats formés avec Mme Perruche avaient empêché
celle-ci d'exercer son choix d'interrompre sa grossesse et ce afin d'éviter la naissance d'un enfant
atteint d'un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap
et causé par les fautes retenues ». C’est contre la reconnaissance d’un tel préjudice et au nom de
l’égale dignité de tous les êtres humains que la loi du 4 mars 2002 a proclamé en son article 1 er que
« nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ». Cela n’a pas empêché le
député de l’Ardèche, Olivier Dussopt, de déplorer en pleine discussion du projet de loi bioéthique à
l’Assemblée en 2011, qu’il reste encore 4% de trisomiques diagnostiqués non avortés : « Quand
j'entends que, "malheureusement", 96 % des grossesses pour lesquelles la trisomie 21 est repérée se
terminent par une interruption de grossesse, la vraie question que je me pose, c'est pourquoi il en
reste 4 % »128.

C’est également au nom de l’égale dignité de tous les êtres humains que je demande à ce que
l’embryon soit considéré comme une personne humaine et non comme un matériau destiné à la
recherche, comme cela est malheureusement le cas depuis 2004 et plus encore depuis la loi du 6
août 2013 qui a assoupli les possibilités de recherche. Alors que l’on sait qu’il est possible de faire
avancer la recherche thérapeutique grâce aux cellules souches adultes, considérées comme plus
fiables pour la thérapie cellulaire. Comme le souligne Jean-Marie Le Méné, président de la fondation
Jérôme Lejeune et co-fondateur de Novus Sanguis - consortium européen de recherche sur les
cellules souches adultes et de sang de cordon -, « non seulement les cellules souches embryonnaires
ne sont plus considérées comme prometteuses par la plupart des chercheurs, mais encore les cellules
souches adultes ou de sang de cordon permettent déjà de soigner et de sauver des vies », notamment
en greffant les organes produits à partir de ces cellules sur des patients présentant des organes
défectueux129. Efficace, la thérapie cellulaire ne pose pas de problème éthique.

C’est enfin pour les mêmes raisons que je m’oppose à l’euthanasie qui vient d’être légalisée en
France sous la forme de la sédation profonde (loi du 2 février 2016). Sans entrer dans ce débat
complexe et délicat, je rappellerai juste qu’elle a été motivée par une conception erronée de la
dignité humaine. « Ce n’est pas parce qu’on est physiquement dégradé qu’on perd en humanité.
Entretenir une telle confusion me paraît dangereux » rappelle Marie de Hennezel. « On pourrait en
conclure que des personnes handicapées, parce qu’elles sont moins autonomes, seraient moins dignes
de considération que les personnes valides »,130 ce qui serait révoltant. La dignité est intrinsèque à
l’homme, elle ne dépend pas de son degré d’autonomie. Sinon, quel regard les personnes dont
l’autonomie est diminuée, auront-elles d’elles-mêmes ? Se sentiront-elles de trop jusqu’à demander
l’euthanasie pour ne pas être un poids pour la société ou leurs familles  ? Le risque serait alors non
127
Déclaration d’Henri Caillavet, Contribution à l'avis n° 68 du CCNE, Handicaps congénitaux et préjudice, 15
juin 2001.
128
Assemblée nationale, Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi n° 2911 relatif à la
bioéthique, séance du 25 janvier 2011, compte-rendu n°9.
129
Jean-Marie Le Méné, Atlantico, 1er mars 2012.
130
Valeurs actuelles, 1er janvier 2011.
53

nul que par effet de mimétisme, tous ceux qui éprouvent une gêne d’exister en viennent à demander
la mort, plus ou moins conditionnés par l’atmosphère ambiante de la société valorisant le
rendement, l’efficacité et la santé et donnant mauvaise conscience à tous les êtres fragiles. Une
situation qui confère une actualité brûlante au film prémonitoire Soleil vert où Richard Fleischer
imaginait, en 1973, une société artificielle où certains êtres humains seraient euthanasiés pour servir
les besoins alimentaires de l’ensemble de la société. Il est donc indispensable de rappeler que la
dignité dépasse toute perception que l’homme peut avoir d’elle-même ; vouloir la normaliser dans
une situation de bien-être subjectif ou de santé physique traduirait avant tout un mépris darwinien
de la fragilité, qui oblitère tout notre édifice social fondé sur la solidarité.

2. Pour une égalité en droits qui reconnaisse les différences de situations


objectives

Fondée sur l’égalité de dignité de chaque personne humaine, l’égalité en droits ne postule pas que
« les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » comme le prétend l’article 1 er de la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen mais affirme - ce qui est différent -, qu’ayant la
même dignité foncière, rien n’empêche théoriquement qu’ils n’aient les mêmes droits. Cela signifie
qu’il n’y a pas de barrière de caste ou d’ordre qui réserverait certains métiers ou certains droits à des
privilégiés, sur le fondement de l’hérédité ou de l’argent. Mais cela ne veut pas dire que dans une
situation concrète, chacun doive bénéficier des mêmes droits. Les hommes ne sont pas égaux en
droits effectifs, à la naissance comme durant leur vie, mais la société laisse à chacun une égale
possibilité de se déployer ; c’est l’égalité des chances à laquelle je demeure attaché.

Il n’y a qu’un seul tempérament à cette égalité en droits, rappelé à l’article 1 er de la déclaration des
droits de l’homme : « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune »,
c’est-à-dire sur des critères qui renvoient au bien commun, et non à la naissance et aux privilèges de
caste, comme sous l’Ancien-Régime. Explicitant ce postulat, le Conseil constitutionnel juge de
manière constante que « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon
différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général,
pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct
avec l'objet de la loi qui l'établit »131. C’est en vertu de ce raisonnement que le Parlement aurait dû
réserver le mariage et l’adoption aux couples constitués dans l’altérité sexuelle, qui sont une
situation objectivement différente de celle des couples de même sexe qui ne peuvent donc se voir
octroyer les mêmes droits. Mais, comme il a été rappelé ci-dessus et sans rentrer à nouveau dans un
débat qui a mobilisé le début du quinquennat de François Hollande, nos contemporains ont fait
l’impasse sur la notion de nature humaine et partent du principe que les délibérations d’une
assemblée ne sauraient être dictées par aucune norme extérieure qui éclaire son libre-arbitre, que
celle-ci découle de la nature ou qu’elle provienne de l’histoire. C’est donc en toute logique qu’ils ont
entrepris de remodeler le droit de la famille à leur guise dans un constructivisme juridique qui est en
fait un art de la déconstruction. Leur ardeur s’étend d’ailleurs jusqu’à remettre en cause
l’identification sexuelle de la personne à travers l’importance accordée au genre, qui, à la différence
du sexe biologique, est « la perception subjective que l’individu a de lui-même, sans lien avec son sexe
biologique. Ce genre suffirait à définir l’identité sexuelle, non plus comme homme ou femme mais en
termes d’homosexuel ou d’hétérosexuel » selon les théoriciens s’inscrivant dans le droit fil des études

131
Décision n°1996-375 DC du 9 avril 1996.
54

de Judith Butler132. Ainsi, sous prétexte de lutter contre les discriminations que subissent les femmes,
on en vient à nier l’altérité fondatrice entre les hommes et les femmes.

Ce même travers égalitaire niant les réalités profondes de notre identité conduit aussi les hommes
politiques à placer toutes les religions sur un même pied d’égalité sans considération de la place
éminente de l’une d’entre elles dans la constitution de notre identité. Je ne veux, en aucun cas,
établir une hiérarchie des religions ou conférer des droits différents aux personnes en fonction de
leur pratique religieuse. Mon propos n’est pas religieux mais culturel. En effet, le christianisme n’est
pas seulement une religion pratiquée par certains de nos concitoyens ; il est aussi le cadre culturel
qui donne des repères à l’ensemble de la société, croyants comme non-croyants. Notre calendrier est
établi à partir de la naissance du Christ, notre journée de repos hebdomadaire est le dimanche et nos
prénoms sont principalement chrétiens. Noël n’est pas la fête des chrétiens mais celle de tous les
Français ; Notre-Dame de Paris n’est pas un monument réservé aux chrétiens mais un symbole
éminent de notre identité, où se sont déroulés tous les grands évènements de notre histoire
nationale (premiers États généraux du royaume ouverts par Philippe-le-Bel en 1302, sacre de
Napoléon en 1804, Magnificat en l’honneur de la libération de Paris en 1944) et qui a inspiré à Victor
Hugo l’un de ses plus grands chefs d’œuvre. Notre art est pétri de références chrétiennes et l’on ne
comprendra rien aux peintures du Louvre ou aux vitraux de nos églises sans un minimum de
connaissances religieuses.

Nos villages rappellent cette profonde osmose de la foi chrétienne avec notre histoire. Comme l’a
écrit Denis Tillinac dans un appel que j’ai signé, « croyants, agnostiques ou athées, les Français savent
de la science la plus sûre, celle du cœur, ce qu’incarnent les dizaines de milliers de clochers semés sur
notre sol par la piété de nos ancêtres : la haute mémoire de notre pays. Ses noces compliquées avec la
catholicité romaine. Ses riches heures et ses sombres aussi, quand le peuple se récapitulait sous les
voûtes à l’appel du tocsin. Son âme pour tout dire. De Michelet à Marc Bloch, aucun de nos historiens
n’a méjugé cette évidence. Les maires de nos communes rurales, fussent-ils allergiques au goupillon,
entretiennent tous leur église avec une sollicitude filiale. Elle ennoblit leur village ; à tout le moins, elle
le patine et ils en conçoivent une fierté légitime. L’angélus que sonnent nos clochers scande le temps
des hommes depuis belle lurette. Sur celui du tableau de Millet, il a beau n’être qu’un point infime à
l’horizon, il atteste une pérennité culturelle par-delà les aléas historiques »133.

Notre vision du monde, enfin, a été profondément pétrie par le christianisme : notre civilisation a fait
émerger la notion de personne, là où d’autres cultures font primer la communauté sur l’individu, elle
a généré une vision originale de la femme qui a favorisé son émancipation, quand d’autres la
maintiennent dans la servitude, elle a enfin organisé un système unique de relation entre le pouvoir
religieux et le pouvoir civil : la laïcité. Ceux qui s’en revendiquent aujourd’hui pour exclure le fait
religieux de la vie publique oublient que c’est du christianisme qu’elle est issue. Il est paradoxal de
vouloir renforcer la laïcité en la retournant contre la culture qui l’a fait naître et l’a rendue possible.
On ne scie pas une branche sur laquelle on est assis. Comme le rappelle l’historien Jean-François
Chemain, « les principes républicains, dont la laïcité fait partie, sont les fruits du christianisme. Ils sont
aujourd’hui souvent contestés au nom d’autres religions que le christianisme. Maintenir la visibilité
sociale du christianisme est peut-être pourtant l’un des meilleurs moyens de pérenniser ces principes,
en affichant sans complexe de quoi ils sont issus. Renier le christianisme, et particulièrement le
catholicisme, c’est affaiblir la laïcité »134. De son côté, Marcel Gauchet va plus loin en n’hésitant pas à
132
Entretien avec Elizabeth Montfort, auteur avec Aude Mirkovic et Béatrice Bourges de l’ouvrage De la théorie
du genre au mariage de même sexe… L’effet dominos, Peuple Libre, 2013. Propos recueillis sur le site du
diocèse de Fréjus Toulon, avril 2013.
133
Appel de Denis Tillinac "Touche pas à mon église", Valeurs actuelles du 8 juillet 2015.
134
Jean-François Chemain, Une autre histoire de la laïcité, Via Romana, 2013, p 216.
55

affirmer que le christianisme est « la religion de la sortie de la religion »135, en ce qu’il contient
potentiellement en lui cette dynamique de sécularisation pouvant se retourner contre lui. Si l’on
poussait ce raisonnement à l’extrême, on pourrait même faire de la croix un emblème de la laïcité,
dans le sens où l’une a permis l’autre, alors que la laïcité n’aurait jamais pu s’émanciper en dehors
d’un cadre de vie chrétien.

L’égalité des droits reconnue à tous quelle que soit sa religion, ne doit donc pas faire obstacle à ce
que le fait religieux chrétien soit valorisé en raison de son lien particulier avec notre identité. Il ne
s’agit pas d’affirmer la prééminence d’un culte mais d’une culture. Il est, par exemple, cohérent
d’autoriser les crèches de Noël dans les lieux publics car elles nous rappellent un évènement, la
naissance du Christ, qui a profondément marqué notre culture et fonde toujours notre calendrier. Il
n’est, de même, pas contraire à la laïcité que des élus participent à des fêtes religieuses
traditionnelles, par exemple les processions mariales du 15 août à Marseille.

En revanche, il ne serait pas normal de pouvoir construire des « mosquées-cathédrales » avec


« pignon-sur-rue » comme l’a récemment proposé Amar Lasfar, président de l’UOIF 136. Les
musulmans doivent bien sûr pouvoir bénéficier de lieux de culte décents dans les endroits où ils sont
implantés, là n’est pas la question. C’est un droit élémentaire auquel il ne peut être dérogé que
lorsque sont en jeu des considérations d’ordre public liées à la sécurité du territoire et à la lutte
contre le terrorisme 137. Mais sur le plan architectural et symbolique, il n’est pas possible d’accorder la
même place à la mosquée qu’à l’église. Ce n’est pas une question de discrimination mais d’identité.
C’est le clocher qui constitue la "marque de fabrique" d’un village et non le minaret. François
Mitterrand l’avait si bien perçu qu’il en avait fait le fond de son affiche de campagne La force
tranquille en 1981. Le général de Gaulle en était lui aussi pénétré, au point de considérer qu’une
immigration algérienne massive altèrerait l’identité de la France : « Mon village ne s’appellerait plus
Colombey-les-Deux-Églises mais Colombey-les-Deux-Mosquées », expliquait-il à Alain Peyrefitte 138.
Nul rejet des personnes mais simple considération de la nécessité de préserver l’identité d’un pays.
Comme le souligne judicieusement Mathieu Bock-Côté, « au plan symbolique, et quoi qu’on en pense,
l’islam ne saurait prétendre au même statut en France que le catholicisme. L’islam est d’implantation
récente dans ce pays alors que le catholicisme a façonné la France dans ses profondeurs les plus
intimes. C’est un simple fait qu’il ne devrait pas être scandaleux de rappeler »139.

C’est pourquoi, je regrette de constater qu’un tribunal administratif ait pu faire droit à une
fédération locale de la libre-pensée qui demandait le déplacement d’une statue de la Vierge érigée
dans un parc municipal. « Considérant que la statue de la Vierge portant l'inscription "Notre Dame du
Léman veille sur tes enfants" constitue un emblème religieux ; qu'il est constant que le terrain sur
lequel elle a été édifiée est un parc public, […] la commune ne pouvait légalement autoriser
l'installation de cette statue sur le domaine public communal » a estimé le juge140. De même, il est
curieux que la mairie de Paris dépense chaque année des sommes importantes, dépassant parfois les
100 000€ au frais du contribuable pour fêter la rupture du ramadan, alors qu’elle ne daigne pas
afficher les mêmes égards s’agissant des traditions chrétiennes, notamment à l’occasion de l’entrée
en carême ou lors de la procession traditionnelle du 15 août qui perpétue dans les rues de la capitale

135
Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985.
136
Europe 1, 6 avril 2015.
137
Ainsi, il est légitime et même fondamental de pouvoir fermer des mosquées salafistes lorsqu’elles abritent
des foyers de djihadisme, comme l’a fait Bernard Cazeneuve à l’issue des attentats du 13 novembre 2015.
138
Charles de Gaulle, 6 mars 1959, cité par Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, Fayard, 1997, volume 1, Ch 6.
139
Mathieu Bock-Côté, Le Figaro, 31 juillet 2015.
140
Jugement rapporté par Le Figaro du 6 février 2015.
56

le vœu de consécration de la France à la Vierge Marie, effectué par Louis XIII en 1638 141. Ces
exemples peuvent paraître anecdotiques mais ils s’inscrivent dans un contexte de déculturation des
Français, lié notamment à la défaillance de l’Éducation nationale dans la transmission de notre
culture, qui rend d’autant plus importantes les marques symboliques d’attachement à nos traditions.

3. Le mythe de l’égalité réelle

On a souri, lors du dernier remaniement, à l’annonce de la création d’un "ministère de l’égalité


réelle". Mais, loin d’être un simple habillage de communication, ce concept est éminemment
dangereux et doit être pris au sérieux.

C’est avec Condorcet qu’il fait son apparition quand, pour la première fois, le philosophe explique
dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique que si « les lois prononcent l'égalité dans les droits,
les institutions pour l'instruction publique peuvent seules rendre cette égalité réelle »142. Il assigne
alors à l’instruction publique la tâche de rendre effective l’égalité juridique proclamée par la
déclaration des droits de l’homme. En effet, à quoi cela sert-il de pouvoir bénéficier en théorie de
tous les droits si l’on en est privé concrètement ? Un homme d’un milieu défavorisé peut-il accéder
aux plus hautes fonctions dès lors qu’on lui en donne le droit ? L’égalité des chances ne suffit donc
pas, en pratique, à établir l’égalité réelle.

Marx dénonce alors l’hypocrisie d’une telle situation. Comme l’explique Marianne Durano, « C'est
dans La Question juive que Marx élabore sa célèbre critique des droits de l'Homme, et avec elle son
concept d'égalité réelle. Les droits du citoyen sont pour lui les droits de l'homme bourgeois, le droit de
faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, l'homme étant considéré comme un individu isolé, abstrait de
toutes relations sociales. Pour Marx, l'application concrète des droits de l'Homme, c'est la propriété
privée, condition de toute capitalisation et donc de toute domination sociale. […] En toute cohérence,
Marx affirme donc que le seul moyen d'établir une égalité réelle, c'est d'abolir la propriété privée »143.

L’égalité en droit (ou l’égalité des chances) est en fait une égalité de moyen qui consiste à octroyer à
chacun les mêmes droits pour réussir dans la vie alors que l’égalité réelle est une égalité de résultat
qui veut obtenir au final les mêmes conditions matérielles d’existence pour chacun. Friedrich von
Hayek explique que l'égalité matérielle et l'égalité en droit sont incompatibles, car dans un régime
d’égalité en droit, l'inégalité des aptitudes naturelles de chacun débouchera nécessairement sur des
inégalités réelles qui ne pourront être gommées que par une inégalité en droit afin d’avantager plus
ceux qui sont plus démunis et de parvenir ainsi à une égalité réelle : « Il y a toutes les différences du
monde entre traiter les gens de manière égale et tenter de les rendre égaux. La première est une
condition pour une société libre alors que la seconde n'est qu'une nouvelle forme de servitude »144.

Or, les exemples de dispositifs destinés à procurer l’égalité réelle sont légion : C’est d’abord le
concept de discrimination positive qui permet, par exemple, à des élèves originaires de ZEP
d’intégrer une grande école sans avoir à présenter le concours d’entrée, au terme d’une procédure
de recrutement spécifique (présentation d’un dossier suivi d’un entretien), comme c’est le cas à
Sciences-Po depuis 2001. C’est aussi le cas en politique où depuis la loi sur la parité du 6 juin 2000,
une stricte égalité de candidats hommes et femmes doit composer chacune des listes, et dans le cas
d’un scrutin uninominal, des sanctions financières incitent les partis politiques à présenter autant de
femmes que d’hommes.
141
Le Monde, 10 juillet 2015.
142
Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791, édition Flammarion 1994, 1er mémoire, ch IV : Motifs d'établir
plus de degrés dans l'instruction commune.
143
Marianne Durano, interview à Atlantico, 16 février 2016.
144
Discours prononcé au Collège universitaire de Dublin, le 17 décembre 1945.
57

Que penser de ces dispositions qui se veulent généreuses ? Il peut s’agir en fait d’un cadeau
empoisonné pour leurs bénéficiaires. Car il n’est pas impossible que pèse sur eux un soupçon
permanent concernant la légitimité du diplôme ou du mandat obtenu grâce à un tel dispositif. Au
moment du vote de la loi sur la parité, Élisabeth Badinter estimait que c’était témoigner d’un
singulier manque de confiance dans la capacité des femmes à obtenir un mandat par elles-mêmes,
que de demander à la loi de leur en réserver. Car, ajoute Françoise Cachin, alors directrice des
Musées de France, « la parité est humiliante pour les femmes, qui ne sont pas une espèce à
protéger »145.

S’agissant des procédures d’admissions spécifiques pour les élèves issus de ZEP, je préfèrerais que
l’on mette en place, dans les quartiers défavorisés, des initiatives permettant de donner à chacun un
enseignement de qualité et un cadre scolaire personnalisé. C’est d’ailleurs ce que fait
remarquablement bien la fondation espérance banlieues, implantée dans plusieurs cités sensibles
avec le succès que l’on sait146. Par ce soutien, on permettrait aux élèves issus de ces quartiers de
présenter les concours des grandes écoles dans de meilleures conditions. Il est plus valorisant d’aider
quelqu’un à acquérir les moyens de ses ambitions que de lui en octroyer le résultat par un procédé
qui peut s’apparenter à un passe-droit.

D’une manière plus générale, la discrimination positive pose un problème en termes de


représentation de la société. Quand on affirme que la parité est destinée à aider le monde politique à
tendre vers une égale représentation des hommes et des femmes, c’est que l’on part du principe
qu’il est important de tendre vers cette égalité arithmétique. Mais il existe bien d’autres manières de
concevoir la représentativité. Demain, on pourra estimer qu’il est important que les assemblées
comprennent autant de seniors que de jeunes ou soient composées du même nombre de personnes
issues de chaque minorité ethnique ou sexuelle. Cela serait sans fin…

Ce que je ne conteste pas, en revanche, c’est la possibilité d’avantager des personnes en raison d’un
handicap structurel, lié à la naissance ou aux aléas de la vie et qui ne peut être corrigé de quelque
manière que ce soit. C’est le principe des emplois réservés dans la fonction publique pour les
militaires blessés dans l’exercice de leurs fonctions et déclarés inaptes. C’est aussi le fondement de la
loi du 10 juillet 1987 en faveur de l'emploi des travailleurs handicapés, qui impose à toute entreprise
de 20 salariés ou plus d'employer au moins 6 % de travailleurs handicapés. Ici, le principe n’est pas de
parvenir à une égalité de représentation ni d’aider quelqu’un à rattraper un déficit de perspectives
professionnelles lié à un milieu défavorisé ; il s’agit avant tout de favoriser des personnes blessées
par la vie.

Il est une autre forme de dispositif sournois tendant vers l’égalité réelle, c’est la modulation des
allocations familiales en fonction du revenu, entrée en vigueur le 1 er juillet 2015. En effet, jusqu’à
présent, chacun contribuait à la branche famille de la sécurité sociale à proportion de ses revenus et
recevait des allocations en fonction de ses besoins (accueil d’un enfant, maladie, etc…), c’est-à-dire
que les ménages aisés contribuaient plus que les foyers modestes. Depuis la réforme, un foyer fiscal
bénéficiant d’un certain niveau de revenus verra son montant d’allocations diminuer d’autant. C’est
un peu comme si l’on décidait de ne plus rembourser les soins de santé de ceux qui, ayant un certain
niveau de revenu, financent d’autant plus l’assurance maladie. Ou, pour prendre un exemple plus

145
L’Express, 11 février 1999.
146
La Fondation Espérance banlieues a été créée en 2012 pour favoriser le développement d'écoles
indépendantes de qualité, en plein cœur des cités sensibles, qui soient adaptées à la spécificité des défis
éducatifs posés par ces territoires. Elle a pour mission de favoriser l'accès de tous les enfants de banlieue à une
instruction de qualité et de leur transmettre la connaissance et l'amour de la culture française. Pour plus
d’information : http://www.esperancebanlieues.org/
58

parlant, c’est comme si vous décidiez de mettre 8€ sur une tournée de café pendant que vos amis
moins aisés mettent 2€ ; le garçon vous apporte un demi-café. « Mais j’ai mis plus que les autres  ! »
protestez-vous. « Justement », vous répond-t-il.

Initialement, les allocations familiales n’avaient pas pour objectif d’assurer une égalisation des
niveaux de vie car on ne mélangeait pas politique familiale et politique sociale. Le but originel était
de permettre à une famille décidant d’accueillir des enfants - qui constituent l’avenir de la nation - de
ne pas voir son niveau de vie se dégrader. L’égalité recherchée se situait donc, pour chaque niveau
de revenu, entre les familles ayant fait le choix d’accueillir des enfants et celles qui n’en ont pas. Si
bien qu’avec la modulation actuelle, on crée une nouvelle forme d’inégalité puisqu’à revenus égaux,
certaines familles se retrouvent défavorisées par rapport à d’autres. « Le fait de ne plus distinguer
politique familiale et politique sociale, et de laisser la première être absorbée par la seconde, est le
signe que l’on ne voit plus la famille comme le fondement de la société, mais comme un élément
parmi d’autres, voire un type particulier d’entreprise » estime le philosophe Fabrice Hadjadj147.

L’égalité réelle est, enfin, un mythe qui ignore le caractère fondamentalement inégal et aléatoire des
ressources intérieures de chaque personne. Si l’on procurait à chacun les mêmes conditions de vie
matérielles et financières, l’inégalité des talents, de la santé et des circonstances de la vie, ainsi que
l’usage personnel que chacun fait de sa liberté se chargeraient bientôt de réduire à néant cette
égalité fictive dont la recherche effrénée nécessiterait l’instauration d’un régime totalitaire. Au final,
ce serait les talents que l’on briderait, ce qui est déjà le cas lorsque l’Éducation nationale pénalise les
bons élèves en nivelant par le bas les programmes pour s’adapter au niveau de chacun. De la même
façon que la richesse matérielle de certains comporte des retombées économiques qui contribuent à
l’élévation du niveau de vie du plus grand nombre, le développement des capacités intellectuelles de
l’élite permet à tous de tirer parti de cette émulation collective.

De ce point de vue, je me situe dans le sillage des travaux de Philippe Aghion, professeur à Harvard et
au collège de France, qui considère qu’une économie ouverte bien régulée peut favoriser le
développement des inégalités de revenus, à condition qu’à plus ou moins long terme, tous en
bénéficient. « Au cours des dernières décennies, affirme-t-il, les pays développés ont connu une
augmentation accélérée des inégalités de revenus, en particulier en haut de l’échelle (le "top 1 %" a
vu sa part dans le revenu total augmenter rapidement). Différentes explications ont été proposées,
mais elles n’ont pas toujours été adéquatement confrontées aux données et à l’analyse empirique ».
Car, à partir du moment où la croissance provient de l’innovation et non plus de rentes foncières, elle
est par nature temporaire et s’équilibre, à plus ou moins long terme, au bénéfice du plus grand
nombre : « S’il est vrai qu’elle profite à court terme à ceux qui ont généré ou permis l’innovation, dans
le long terme, les rentes de l’innovation se dissipent à cause de l’imitation et de la destruction
créatrice [l’innovation crée des emplois qui en détruisent d’autres, liés à des activités dès lors
périmées]. Autrement dit, l’inégalité générée par l’innovation est de nature temporaire. Enfin, le lien
entre innovation et destruction créatrice génère de la mobilité sociale : elle permet à de nouveaux
talents d’entrer sur le marché et d’évincer les firmes en place »148.

Ce vice de l’égalité réelle consiste, en fait, à faire de l’égalité mathématique la condition


indispensable d’une société heureuse alors que pour ma part, je crois plutôt à l’équité et à la justice,
qui seules peuvent rendre une société plus harmonieuse dans le respect de la diversité de chacun.

147
Fabrice Hadjadj, Le Figaro, 13 octobre 2014.
148
Philippe Aghion, Le Monde, 2 octobre 2015.
59

C. Une fraternité sans bien commun


« Il apparaît que la fin ultime d’une multitude rassemblée en société est de vivre selon la vertu. En
effet, si les hommes s’assemblent, c’est pour mener ensemble une vie bonne, ce à quoi chacun vivant
isolément ne pourrait parvenir. Or une vie bonne est une vie selon la vertu ; la vie vertueuse est donc
la fin du rassemblement des hommes en société » explique saint Thomas d’Aquin, soulignant ainsi la
composante éminemment morale du bien commun dans la société médiévale. 149 Depuis, la
sécularisation de notre société a accéléré la distinction entre morale et politique, la vie vertueuse
devenant une quête personnelle et non un objectif assigné à la vie politique. Le gouvernement n’a
donc plus pour ambition aujourd’hui de rendre les hommes meilleurs et, d’une certaine manière, il
est heureux qu’il en soit ainsi.

Cependant, si la morale se forge avant tout dans l’espace civil, elle ne peut être complètement
déconnectée de la vie politique dans la mesure où celle-ci participe de l’ensemble des valeurs qui
forment le bien commun. Nous avons vu que celui-ci comporte avant tout un ancrage charnel dans
une identité, une histoire et une culture qui relient les citoyens entre eux et à ceux qui les ont
précédés. Mais elle les unit aussi par un ensemble de valeurs sans lesquelles aucune vie commune
n’est possible. Ces valeurs ne peuvent uniquement consister en des principes comme l’accueil des
valeurs de l’autre et le respect de ses différences, qui sont, bien sûr, nécessaires mais qui ne
signifient pas que l’on partage réellement quelque chose en commun. C’est tout le travers des
valeurs républicaines que Pierre Manent définissait ironiquement comme « les dispositions qui
permettent de vivre ensemble sans avoir rien de commun »150. Les valeurs communes doivent
s’enraciner dans une anthropologie, c’est-à-dire une vision de l’homme qui rende possible la vie en
société ou, à tout le moins, qui permette de s’entendre malgré des désaccords profonds. Or,
l’individualisme sape les bases de ce bien commun que sous-tend toute vie politique. Pire, il organise
la vie en société comme si nous ne partagions plus rien en commun si ce n’est que de respecter les
valeurs de l’autre qui nous sont étrangères.

1. L’individualisme ou la négation du bien commun

C’est avec effarement qu’Alexis de Tocqueville constate que déjà, au XIX ème siècle, certaines nations
ont perdu le sens du bien commun : « il y a telles nations de l'Europe où l'habitant se considère
comme une espèce de colon indifférent à la destinée du lieu qu'il habite. Les plus grands changements
surviennent dans son pays sans son concours; il ne sait même pas précisément ce qui s'est passé; il
s'en doute ; il a entendu raconter l'événement par hasard. Bien plus, la fortune de son village, la
police de sa rue, le sort de son église et de son presbytère ne le touchent point; il pense que toutes ces
choses ne le regardent en aucune façon, et qu'elles appartiennent à un étranger puissant qu'on
appelle le gouvernement. Pour lui, il jouit de ces biens comme un usufruitier, sans esprit de propriété
et sans idées d'amélioration quelconque. Ce désintéressement de soi-même va si loin que si sa propre
sûreté ou celle de ses enfants est enfin compromise, au lieu de s'occuper d'éloi gner le danger, il croise
les bras pour attendre que la nation tout entière vienne à son aide »151.

Dès lors, la seule règle de vie en société consiste à ne pas nuire à son voisin pour que chacun puisse
évoluer dans la sphère privée qui lui est propre. C’est le sens de l’article 4 de la déclaration des droits
de l’homme : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Mais, en l’absence
149
Saint Thomas d’Aquin, De Regno, Traduction Père Marie Martin-Cottier, 1946, Édition numérique,
http://docteurangelique.free.fr, 2008, Partie I, ch 14.
150
Pierre Manent, op. cit., p 129. Cf. 2ème partie.
151
Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome 1, partie 1, Ch 5, XII : Des effets politiques de la
décentralisation administrative aux États-Unis.
60

de valeurs communes, impossible de se mettre d’accord sur ce qui ne nuit pas à autrui. D’abord, qui
est autrui ? L’enfant à naître est-il autrui ou est-ce une chose ? De plus, l’idée que l’on se fait de la
gêne éprouvée par autrui dépend de la vision de l’homme qui nous anime. Comment expliquer que
certaines personnes éprouvent de la gêne à voir dans notre pays une femme totalement voilée de la
tête aux pieds alors que d’autres n’y trouvent rien à redire, ou considèrent, au contraire, que les
femmes sont trop dévêtues ? Il est donc insuffisant de proclamer que l’on respecte l’autre dans sa
différence si l’on ne s’accorde pas précédemment sur ce en quoi consiste ce respect.

Ce point est capital car il explique pour une large part l’incompréhension qui a régné de part et
d’autre lors des débats autour du mariage pour tous. Les partisans de la loi nous interpellaient  : "cela
ne change rien pour vous, en quoi cette loi peut-elle vous déranger ?" Tout est dans le "pour vous"
qui est le propre d’une mentalité individualiste ayant du mal à comprendre que l’on s’oppose à une
réforme quand on n’est pas directement impacté par elle. L’individualiste est généralement tolérant
mais seulement si l’on partage sa propre vision de la tolérance.

Enfin, il est réducteur de ne définir la liberté que sous une forme négative, en précisant ce qu’elle
n’est pas, alors qu’elle doit être tendue vers l’accomplissement du bien commun qui épanouit les
personnes. C’est pourquoi, je propose de réécrire de l’article 4 de la Déclaration des droits de
l’homme en précisant que « la liberté consiste à faire vivre ensemble des personnes qui s’efforcent de
communier autour d’une même vision de l’homme et de la nation, en s’abstenant de nuire à autrui ».

2. Les droits de l’individu contre ceux du citoyen

En toute logique, cette vision de la liberté inspire celle du droit. Si l’homme est, à la base, une totalité
à lui seul et s’il n’a pas besoin des relations sociales pour devenir pleinement humain, comme
l’imaginent les individualistes, alors il est normal de lui octroyer la plénitude des droits. Ainsi, chacun
se voit conférer des droits absolus, attachés à lui seul, qui précèdent toute vie sociale. Ce n’est qu’au
terme d’un contrat social que les hommes acceptent une auto-limitation de leurs droits pour
permettre l’expression des droits d’autrui, selon la formulation de l’article 4 rappelée plus haut.

L’idée qui sous-tend cette vision, c’est que les intérêts des hommes sont viscéralement antagonistes
car chacun serait animé de l’envie de déployer ses droits de manière illimitée et absolue mais devrait
y renoncer pour permettre l’expression des droits d’autrui. Ainsi, autrui serait considéré comme un
obstacle à ma liberté individuelle. Développer une telle vision, c’est faire croire que les hommes sont
fondamentalement ennemis entre eux car autrui frustre les aspirations de chacun à la plénitude des
droits. C’est présenter la vie sociale comme structurellement conflictuelle, comme un pis-aller sans
doute nécessaire mais qui bride chacun dans sa quête d’épanouissement solitaire. C’est une vision
qui induit une dialectique individu / société potentiellement explosive.

C’est peut-être une des clés de compréhension de l’intensité des conflits sociaux dans notre pays. Là
où l’Allemagne a su développer un esprit de solidarité et une culture du dialogue social qui fait sa
force, la France se trouve prisonnière d’un esprit de lutte des classes qui présente comme
radicalement antagonistes les intérêts des chefs d’entreprises et ceux de leurs salariés. L’idée qu’ils
puissent avoir besoin l’un de l’autre et contribuer tous deux à la réussite de l’entreprise, et donc de
l’économie, reste encore absente de certains esprits, contaminés par une dialectique marxiste et une
rhétorique surannée de lutte des classes.

Cette mentalité individualiste peut aussi expliquer la polarisation de certaines associations si


promptes à vouloir régulariser tous les sans-papiers, en réclamant pour eux la reconnaissance de
droits inaliénables dont ils seraient injustement privés. Raisonner ainsi, c’est oublier que les droits ne
sont pas attachés à une personne mais découlent d’une situation sociale prise dans son ensemble,
61

qui tient compte tant des impératifs de la personne que de la nécessité pour un État souverain de
pouvoir contrôler ses frontières.

L’erreur initiale des révolutionnaires, c’est d’avoir considéré que le droit puisse être l’apanage des
individus, en dehors de tout lien social. C’est le problème que soulève Pierre Manent : « Comment
attacher les droits à l’individu en tant qu’individu, puisque le droit règle les relations entre plusieurs
individus, puisque l’idée même du droit présuppose une communauté ou une société déjà
instituée ? »152 On ne peut conférer des droits à une personne prise isolément car le droit est avant
tout la mesure d’une relation entre deux êtres. Il n’y a donc pas de droits subjectifs ; un homme
vivant seul sur une île ne dispose d’aucun droit puisqu’il n’est pas établi dans un rapport social.

En fait, on confond droit et obligations. Une obligation, c’est un devoir qu’une personne s’impose à
elle-même et qui n’est pas conditionné par autrui. Elle présente un caractère spirituel ou moral là où
le droit apprécie les situations concrètes de la vie : « Les droits apparaissent toujours comme liés à
certaines conditions. L’obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui
est au-dessus de toutes conditions, parce qu’il est au-dessus de ce monde. Les hommes de 1789 ne
reconnaissaient pas la réalité d’un tel domaine. Ils ne reconnaissaient que celle des choses humaines.
C’est pourquoi ils ont commencé par la notion de droit. Mais en même temps, ils ont voulu poser des
principes absolus. Cette contradiction les a fait tomber dans une confusion de langage et d’idées qui
est pour beaucoup dans la confusion politique et sociale actuelle » explique Simone Weil153.

C’est la situation que remarquait de manière prémonitoire Edmund Burke sous la Révolution : une
tendance compulsive à l’abstraction qui débouche sur la reconnaissance de droits absolus mais pas
effectifs. À quoi cela sert-il de reconnaître un droit au travail si les employeurs n’embauchent pas  ? À
quoi cela sert-il de reconnaître le droit de vote si l’on n’instruit pas correctement les citoyens ? On
retrouve la critique de Marx sur l’hypocrisie des droits de l’homme qui ne sont pas adaptés aux
situations de la vie concrète. Burke l’avait déjà anticipé : « Le gouvernement des hommes n’est pas
établi en vertu de droits naturels qui peuvent exister et existent en effet indépendamment de lui ; et
qui, dans cet état d’abstraction, présentent beaucoup plus de clarté et approchent bien plus de la
perfection : mais c’est justement cette perfection abstraite qui fait leur défaut pratique. Avoir droit à
toute chose, c’est manquer de toute chose…Les droits dont nous parlent ces théoriciens ont tous un
caractère absolu ; et autant ils sont vrais métaphysiquement, autant ils sont faux moralement et
politiquement. Les droits de l’homme se situent dans une sorte de juste milieu qu’il est impossible de
définir, mais qu’il n’est pas impossible de discerner »154.

3. Justice sociale ou charité ?

Évoquer la fraternité suppose aussi de s’interroger sur la manière dont la justice sociale a pu
remplacer aujourd’hui la charité, au sein d’un État providence qui a de plus en plus tendance à
délégitimer les associations caritatives au profit de structures administratives froides et
impersonnelles.

D’une manière générale, je ne crois pas en la main invisible d’Adam Smith, c’est-à-dire que je ne
pense pas que les intérêts personnels de chacun concourent naturellement au bien de tous, sans
aucune régulation de quelque nature que ce soit. L’égoïsme privé ne produit pas par lui-même les
vertus publiques, comme le pensait naïvement Bernard Mandeville, c’est même l’inverse qui est
souvent arrivé dans l’histoire, lorsqu’aucune règle n’empêche la commission de certains abus.

152
Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Calmann-Lévy, 1987, p 10.
153
Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949, p 10.
154
Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, op. cit., pp 76-78.
62

« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui
opprime et la loi qui affranchit » soulignait, à juste titre, Lacordaire au XIX ème siècle155. C’est pourquoi,
les catholiques sociaux, tels Albert de Mun ou René de La Tour du Pin, se sont battus pour mettre un
terme aux injustices les plus criantes qui affectaient le monde ouvrier au XIXème siècle (instauration
d’un salaire minimum, interdiction du travail de nuit des femmes, du travail des enfants, etc…). La
justice sociale nécessite donc une intervention des pouvoirs publics, elle n’est pas autoproduite par
le monde économique. Mais reste à savoir comment la mettre en œuvre.

Je crois avant tout aux vertus de l’initiative individuelle et associative et regrette que l’État se
substitue de plus en plus aux acteurs privés, en matière de justice sociale. « Que l’autorité publique
abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se
disperserait à l’excès son effort »156, plaidait déjà en 1931 le pape Pie XI dans son encyclique
Quadragesimo anno dans laquelle il recommandait l’application systématique du principe de
subsidiarité en vertu duquel les politiques doivent être mises en œuvre au plus proche des personnes
auxquelles elles s’appliquent.

Au début du XXème siècle, le pape saint Pie X voyait déjà dans ce travers de l’État providence une
entrave à la propriété privée, mais plus encore, une grave altération du christianisme qui a toujours
reposé sur la charité, qui suppose de mettre en valeur la gratuité du don : « Oh ! que l'on se trompe,
si l'on croit avoir accompli son devoir quand une quelconque loi administrative a prélevé une somme
sur les fonds d'État ou sur les revenus de la province et de la commune, pour la partager entre les
pauvres ! Outre l'insuffisance bien démontrée de semblables secours, il y a une chose de la plus haute
importance, qu'on ne doit jamais perdre de vue : à savoir que la substitution de l'aumône officielle à
l'aumône privée est la destruction du christianisme, un horrible attentat au principe de propriété. Le
christianisme n'existe pas sans la charité, et la distinction essentielle entre la charité et la justice est
celle-ci : qu'on peut exiger la justice par le recours aux lois et aussi à la force, selon les circonstances  ;
tandis que la charité ne peut être imposée que devant le tribunal de Dieu et de la conscience. Quand
le secours est donné par une loi, quand l'aumône ne procède pas d'un mouvement du coeur, n'étant
plus libre, elle perd son mérite, elle cesse d'être un canal de grâce et un instrument de salut ; le lien
d'amour est rompu, seul susceptible d'unir le pauvre au riche, et la charité devient une fonction, un
office, un métier public, moins rétribué si vous voulez, que les autres, mais qui attend fièrement
l'échéance de sa paie »157.

Or, le développement de l’État providence contribue à limiter le travail des associations caritatives
que l’on parvient d’ailleurs bien mal à remplacer. Car dans le domaine social, ce qui compte avant
tout, c’est le don de soi plus que le professionnalisme, c’est la qualité de la relation créée et
entretenue dans la durée, de manière gratuite et inconditionnelle. Les SDF se plaignent souvent d’un
manque d’être plus que d’un manque d’avoir, ils recherchent avant tout à pouvoir tisser des relations
de confiance avec des personnes qui s’intéressent à elles de manière désintéressée et leur
permettent de pouvoir retrouver, par ce biais, leur dignité de personnes. Si beaucoup d’entre eux
refusent l’hébergement en centre d’accueil, c’est souvent en raison du climat de violence et du
manque d’intimité qui y règne. En Allemagne, toute une part de l’aide sanitaire et sociale est
déléguée aux Églises catholiques et protestantes qui gèrent des centres d’accueil, des jardins
d’enfants, des crèches, des maisons de retraite, des hôpitaux, etc… En France, notre laïcisme interdit

155
Henri Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Paris, tome III, Cinquante-deuxième conférence, Du double
travail de l’homme, 16 avril 1848.
156
Quadragesimo anno, 15 mai 1931, n°88.
157
Jérôme Dal Gal, Saint Pie X, éditions Clovis, 2016.
63

une telle délégation de service public qui serait pourtant moins coûteuse pour les deniers publics et
plus efficace pour ceux qui en bénéficieraient.

La justice sociale commande aussi de dérigidifier le marché du travail afin de favoriser le retour au
plein-emploi et d’empêcher la marginalisation des plus faibles. Si le XIX ème siècle péchait par manque
de régulation, aujourd’hui, c’est l’inverse : la France souffre d’une surprotection des salariés qui se
retourne souvent contre les plus faibles d’entre eux. Pourquoi les patrons ne parviennent pas à
embaucher, surtout dans les PME et TPE qui créent la plupart des emplois en France ?158 D’abord,
parce que le coût du travail reste extrêmement élevé en France. Alors que le coût horaire de la main-
d'œuvre dans l'ensemble de l'industrie et des services marchands est estimé à 29,9€ en moyenne
pour la zone euro au 3ème trimestre 2015, il s’élève en France à 36€. 159 Le niveau des charges sociales
reste anormalement élevé et pèse comme un boulet sur les entreprises qui financent le train de vie
démesuré de l’État et son cortège de dépenses sociales. Ensuite, les patrons ne se risquent pas à
embaucher dès lors qu’ils risquent, en cas de conflit avec un salarié, un recours aux Prud’hommes qui
peut s’avérer incertain, humiliant et coûteux, notamment dans les PME et TPE qui ne disposent pas
de tous les moyens financiers et humains pour maîtriser la complexité des procédures prévues au
code du travail. De ce point de vue, je regrette que le gouvernement, à l’heure où je boucle cet
ouvrage, semble vouloir enterrer le projet de plafonnement des indemnités de dommages et intérêts
aux Prud’hommes, déjà adopté par la loi "Macron" en 2015 mais retoqué par le Conseil
constitutionnel160. Comme le rappelle Luc Ferry, « dans tous les pays qui n’ont pas fait comme nous le
choix du chômage, c’est en mettant de la flexibilité dans le marché du travail qu’on est parvenu à
éradiquer ce fléau, et ce pour une raison de pur bon sens : plus il est difficile de se séparer d’un salarié
en cas de baisse des commandes, moins les patrons prennent le risque d’embaucher pour développer
leur entreprise »161. Enfin, je pense qu’en vertu du principe de subsidiarité, la hiérarchie des normes
doit être inversée : les accords d’entreprise doivent primer sur les accords de branches qui, à leur
tour, doivent primer sur le code du travail, réduit ainsi au strict nécessaire. C’est comme cela que l’on
pourra s’acheminer vers le plein-emploi, au plus grand bénéfice de tous.

4. Une fraternité sans frontières ?

Vouloir défendre l’identité amène aussi à s’interroger sur les contours de la fraternité, notamment
au regard de la mondialisation, souvent accusée de dissoudre les identités au profit d’un
mondialisme apatride, nouvelle idéologie des temps modernes.

Mais, la mondialisation des échanges est avant tout une réalité du monde économique contemporain
qui a toujours existé même si elle s’est considérablement accrue ces cinquante dernières années, en
raison du développement exponentiel des moyens de communication entre les États et les
continents.
158
Les PME et TPE sont à l'origine de la quasi-totalité des créations nettes d'emplois salariés des dix dernières
années, selon une étude réalisée par le cabinet KPMG à l’occasion du 10 ème salon Planète PME en 2012.
159
Étude Coe-Rexecode effectuée à partir des résultats de la dernière enquête sur les coûts de la main d'oeuvre
publiés par Eurostat, 18 décembre 2015.
160
L’article 266 de la loi « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » du 7 août 2015,
portée par Emmanuel Macron, prévoyait un tel plafonnement, mais le Conseil constitutionnel l’a censuré
jugeant qu'« il devait retenir des critères présentant un lien avec le préjudice subi par le salarié ; que, si le critère
de l'ancienneté dans l'entreprise est ainsi en adéquation avec l'objet de la loi, tel n'est pas le cas du critère des
effectifs de l'entreprise ; que, par suite, la différence de traitement instituée par les dispositions contestées
méconnaît le principe d'égalité devant la loi », selon la décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015. Sur cette base,
il pourrait être possible d’adopter un nouveau système de plafonnement qui permettrait aux entrepreneurs de
provisionner au mieux les indemnités nécessaires.
161
Luc Ferry, Le Figaro, 17 mars 2016.
64

Cette mondialisation économique s’est accompagnée d’une stratégie d’influence culturelle par
laquelle les nations les plus puissantes, exportent, au-delà de leur commerce, un mode de vie, une
idéologie ainsi que des habitudes de consommation. Le cinéma américain, par exemple, véhicule tout
un ensemble de valeurs qui ont eu un impact extrêmement fort sur les mentalités européennes
d’après-guerre, pour le meilleur comme pour le pire. Plus récemment, le Qatar a aussi bâti sa
stratégie d’influence par des investissements massifs en Europe. Ne pas le voir serait ramener la
mondialisation à sa seule dimension économique et nier la prééminence du facteur culturel dans la
vie des sociétés.

En tant que vecteur d’une influence extérieure, la mondialisation culturelle peut appauvrir l’identité
d’un pays voire contribuer au déracinement de ses nationaux : standardisation des modes de vie et
des paysages, alignement de la culture sur le plus petit dénominateur commun, dissolution de
l’identité nationale dans un ensemble de principes abstraits ou encore disparition des traditions
locales ramenées au simple rang d’un folklore digne des fêtes foraines annuelles. C’est ce que le
politologue Laurent Bouvet appelle l’insécurité culturelle 162.

C’est un risque mais ce n’est pas, non plus, une conséquence mécanique de la mondialisation. Un
peuple fier de son histoire et enraciné dans son identité pourrait tout à fait résister au laminoir
destructeur du mondialisme et ne retenir que les aspects positifs d’une ouverture à d’autres
civilisations. Mais encore faudrait-il pour cela avoir conscience de l’impérieuse nécessité de défendre
la culture de son pays, ce qui fait malheureusement défaut à l’Europe : « Veillez, par tous les moyens
à votre disposition, sur cette souveraineté fondamentale que possède chaque Nation en vertu de sa
propre culture. Protégez-la comme la prunelle de vos yeux pour l’avenir de la grande famille
humaine » exhortait de manière prémonitoire le grand pape saint Jean-Paul II, à la tribune de
l’UNESCO en 1980.

Sur le plan économique, il en va de même. La mondialisation est un fait inéluctable dont les
conséquences peuvent être bénéfiques pour tous, lorsque certaines règles posées à l'échelle
internationale permettent une saine émulation, sans dumping social ni distorsion de concurrence. Il
va de soi qu’à l’heure actuelle, nous sommes loin de cette mondialisation heureuse ; il est donc
parfaitement légitime que les nations se prémunissent contre la concurrence déloyale de pays qui
exploitent leurs salariés comme des esclaves ou pillent les ressources de la planète de manière
sauvage. Ce protectionnisme éthique revêt en général la forme de chartes internationales des droits
de l’homme ou de conventions de fixation de normes environnementales par lesquelles les États ou
les entreprises peuvent soumettre toute importation de biens et services au respect de certains
critères. Plus subtil que les traditionnels droits de douane, il sert souvent, en pratique, de prétexte
moral au protectionnisme économique dont le seul but est d’avantager la production nationale par
rapport à celle des concurrents étrangers.

Là encore, dans ce domaine, il est légitime de vouloir donner la priorité aux produits nationaux par
rapport aux importations, ne serait-ce que pour tenter de défendre notre appareil productif. Les
États-Unis savent se protéger, tout comme la Chine. Ce protectionnisme doit cependant être
raisonné et modéré pour plusieurs raisons :
- Nos économies sont aujourd’hui totalement interdépendantes, de sorte qu’en bien des domaines,
nous ne sommes plus autosuffisants.
- Nos concitoyens sont bien contents de pouvoir bénéficier de la baisse des prix de production liée à
la division mondiale du travail et à la spécialisation des tâches, qu’un protectionnisme radical
remettrait en cause.

162
Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Fayard, 2015.
65

- Le protectionnisme comporte enfin un autre risque : celui de conduire l’État à défendre des
entreprises non rentables économiquement, dépassées technologiquement, ou proche du pouvoir
politique (collusion malsaine voire conflit d’intérêts).

Reste à connaître le cadre dans lequel pourrait intervenir ce protectionnisme raisonné. Si l’on veut
pouvoir rivaliser avec de grands ensembles comme la Chine ou les États-Unis, l’Europe me semble
plus appropriée que la France, mais à trois conditions seulement :

- D’abord en restreignant notre zone de libre-échange aux pays d’Europe occidentale ainsi qu’à la
Scandinavie qui partagent le même niveau de vie et les mêmes exigences sociales. Ce sera l’occasion,
au passage, d’aligner le taux de prélèvements obligatoires français (aujourd’hui à 46% du PIB) sur
celui de la moyenne des pays d’Europe du Nord et de l’Ouest (35 à 40%), ce qui permettra une
concurrence saine au sein de cet ensemble. Dès lors, plus de problème soulevé par les directives
"Bolkestein" ou "travailleurs détachés" : le plombier polonais ou le maçon roumain n’appartiendra
plus à cette zone de libre-échange.

- Ensuite, en donnant la priorité à la croissance par l'innovation, qui constitue la véritable réponse
structurelle à tous les dumpings, comme l’a montré le professeur Philippe Aghion, car elle donne un
temps d’avance à la nation qui innove et favorise une « destruction créatrice » d’emplois en rendant
obsolètes les innovations précédentes et en promouvant une forte mobilité sociale.

- Enfin, en renforçant la protection économique extérieure des marchés européens : s’il est
préférable d’instaurer une zone de libre-échange entre pays de l’Union européenne présentant une
économie similaire (Europe occidentale et Scandinavie), il est, en revanche, urgent de défendre les
intérêts européens par rapport à l’économie chinoise ou aux marchés américains. Aujourd’hui,
l'Union européenne a ouvert la quasi-totalité de ses marchés (90%) contre seulement 40% côté
américain. De ce point de vue, le TAFTA (rebaptisé TTIP pour Transatlantic Trade and Investment
Partnership) semble mal engagé car il vise à aligner les normes européennes sur les standards
américains. Négocié dans la plus grande opacité entre la Commission de Bruxelles et le
gouvernement américain, ce traité instituerait, en outre, un système dangereux pour la souveraineté
des États qui pourraient désormais être traduits par des entreprises privées devant une justice
arbitrale supranationale. Le silence qui entoure ces négociations est tel que la France, par la voix de
son secrétaire d'État au commerce extérieur, Matthias Fekl, n'exclut pas un arrêt pur et simple des
négociations163.

Si la libre circulation des biens et des services doit être régulée en fonction de ce protectionnisme
raisonné, la libre circulation des personnes doit l’être à plus forte raison car un État qui ne contrôle
plus ses frontières, en se sachant pas qui les traverse, ne serait plus un État souverain. Une frontière
n’est pas un mur, elle ne signifie pas que l’on interdise tout passage et que l’on se retranche
frileusement au sein d’une citadelle assiégée. Elle constitue l’outil élémentaire d’un État souverain
désirant contrôler les entrées et sorties sur son territoire afin d’y garantir la sécurité des citoyens et
de pouvoir réguler les flux.

Or, depuis la création de l’espace Schengen, effective en 1995, la France a accepté d’abandonner le
contrôle de ses frontières et d’instaurer une zone au sein de laquelle la liberté de circulation des
personnes serait pleine et entière. Cependant, le pari de Schengen reposait sur la nécessaire défense
des frontières extérieures ainsi que sur une relative harmonisation des politiques migratoires des
États membres. Or, la crise des migrants de l’année 2015 a mis en lumière le caractère utopique de
l’espace Schengen : face à une situation dramatique, les États retrouvent naturellement des réflexes

163
Sud Ouest, 28 septembre 2015.
66

nationaux et, faute de politique commune, rétablissent des frontières qu’ils avaient indûment
abandonnées. En fait, le succès de l’espace Schengen supposerait la mise en œuvre d’une olitique
fédérale qui aurait signifié un abandon total de souveraineté en matière migratoire de la part de tous
les États parties à la Convention, comme l’a montré Thierry Baudet dans son ouvrage Indispensables
frontières164. Les peuples ne sont heureusement pas prêts à accepter ce déni de démocratie. En
l’absence de politique commune, il n’est pas normal que la France subisse les conséquences de la
politique d’Angela Merkel qui a largement ouvert ses frontières aux migrants pour en accueillir 1
million, rien qu’en 2015. En vertu du principe de libre circulation qui découle des accords de
Schengen, ces migrants peuvent théoriquement se rendre dans n’importe quel État membre de
l’espace Schengen, de sorte que chacun subit les conséquences d’une politique qu’il n’a pas décidée.
C’est pourquoi, je demande à ce que la France sorte de l’espace Schengen et retrouve la maîtrise de
ses frontières.

Sans retour d’une sécurité des biens et des personnes, sans protection des réalités constitutives de
notre culture, sans rétablissement de nos frontières et résorption de l’immigration clandestine, la
France ne retrouvera pas la sérénité nécessaire à l’instauration d’un climat de confiance, préalable à
toute reprise de la croissance. Ne pas fermer les frontières nationales, en l’absence d’un contrôle
sérieux et efficace aux frontières extérieures de l’Union européenne, c’est aggraver la défiance des
Français envers l’avenir, qui entraîne surprotection des ménages - et donc baisse de la
consommation - inquiétude et attentisme parmi les entrepreneurs et investisseurs – et donc
diminution des investissements – et, au final, ruine toute perspective de croissance, aggrave le
chômage, augmente les déficits, fait exploser la dette publique, qui, dans une spirale infernale,
entraîne un effondrement de la croissance.

Enfin, au-delà de toute considération économique, comment ne pas rappeler que la libre circulation
des personnes a malheureusement permis à trois djihadistes d’entrer sur le territoire français en se
mêlant au flux des migrants, et de se livrer aux actes terroristes du 13 novembre 2015 ? La sécurité
des Français n’a pas de prix et constitue la mission première d’un État souverain. Tout comme il est
impératif, au nom de la dignité des migrants, de restreindre leur arrivée en France, où l’eldorado tant
fantasmé prend le visage boueux et insalubre d’une jungle où ils furent parqués, des mois durant,
dans des conditions d’hygiène et de sécurité insupportables. La fraternité n’est donc pas sans
frontières…

5. La laïcité du vide

On n’a jamais autant parlé de la laïcité que depuis les attentats de 2015. À en croire journalistes et
hommes politiques, elle serait le meilleur moyen de lutter contre l’islamisme radical et de régler des
situations concrètes qui se posent à l’école, dans les piscines, à l’hôpital ou dans l’entreprise. Elle
serait donc la condition unique d’une authentique fraternité et le principe même du vivre-ensemble.
Pour Claude Bartolone, elle est une « religion suprême » : « la religion de la République »165.

Cependant, rares sont ceux qui arrivent à s’accorder sur une vision commune de la laïcité, tellement
ce concept peut recouvrir de sens différents selon les points de vue.

Principe introduit par la pensée chrétienne à la suite des paroles du Christ invitant chacun à
distinguer le domaine de César de celui de Dieu 166, la laïcité est une invention libératrice. En effet,
sous la Rome antique, l’empereur cumulait pouvoir civil (potestas), magistrature militaire (imperium)

164
Thierry Baudet, Indispensables frontières, édition du Toucan, 2015.
165
Claude Bartolone, Grand Jury RTL/LCI/Le Figaro, 18 janvier 2015.
166
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ! », Matthieu, XXII, 21, Marc XII, 17, Luc XX, 25.
67

et autorité religieuse (pontifex maximus). Avec le christianisme, se produit la première limitation au


cumul des mandats : le prince doit se contenter de gérer les affaires civiles, le domaine des
consciences lui est interdit. On ne mesure pas le poids de cette libération dans l’histoire de l’Europe.
Désormais, en face de César se dresse une institution qui bornera son champ d’action. Le
christianisme a ainsi rompu la concentration originelle du pouvoir entre les mains de l’autorité civile
et instauré une dualité salutaire. C’est ce qui fait toute l’originalité de l’Europe et que l’on ne
retrouve pas dans les autres cultures où le principe d’une théocratie a pu se maintenir très
tardivement. Toute la Chrétienté consistera dès lors à organiser, de manière plus ou moins
chaotique, les relations entre ces deux autorités.

On peut donc parler d’une expérience chrétienne de la laïcité qui repose sur la distinction des
pouvoirs civils et religieux et qui, pendant plus de quinze siècles, a consisté dans ces relations qui ont
pu prendre des formes juridiques et politiques parfois bien différentes mais ont toujours postulé une
dualité de pouvoirs. La loi de 1905 ne change pas cet état de fait : si le climat politique qui l’entourait
pouvait légitimement conduire l’Église catholique à y voir un acte d’hostilité dirigé à son endroit, le
dispositif juridique tel qu’il fut voté puis interprété par la jurisprudence du Conseil d’État permet de
continuer à organiser cette dualité dans la coexistence pacifique. Mieux, la loi de 1905 libère l’Église
catholique de la tutelle du Concordat qui corsetait la hiérarchie ecclésiale en ne la laissant pas
évoluer librement.

Ce qui est nouveau mais prend sa source dans une idéologie plus ancienne, déjà présente chez
certains zélateurs d’une laïcité extrême dès la fin du XIX ème siècle, c’est la prétention à vouloir laïciser
la société : « La dérive à laquelle on assiste … consiste à faire glisser l’obligation de neutralité de l’État
vers la société elle-même », déplore l’historien Jean Baubérot167. Désormais, tout l’espace public doit
être neutre sous peine de contrevenir aux nouveaux inquisiteurs de la laïcité, qui traquent
méticuleusement tout signe religieux, intentent des procès dès lors qu’un maire érige une statue à la
mémoire d’un saint local, s’offusquent des croix dans les lieux publics, n’évoquent à dessein que les
"fêtes de fin d’année", font disparaître les saints des calendriers, refusent toute procession locale à
caractère religieux, etc…

La montée de l’islamisme radical et la pression qu’il exerce sur la société française apporte du crédit
à ces thèses. Refus de l’enseignement de l’histoire des religions à l’école, incidents multiples dans les
hôpitaux dès lors qu’un médecin homme examine une femme musulmane contre le consentement
de son mari, exigences de menus spécifiques dans les cantines scolaires, port du voile par les mères
accompagnatrices des sorties scolaires, prières de rue avec obstruction de la circulation publique le
vendredi midi, autant de vraies questions impossibles à éluder d’un revers de main. C’est le prétexte
tout trouvé par certains, pour relancer une laïcité en panne depuis qu’elle n’avait plus d’adversaires,
l’Église catholique ayant réussi à trouver sa place dans le cadre institutionnel ouvert par la loi de
1905. Un esprit laïciste, très présent dans certains cénacles, loges ou ministères, a toujours rêvé d’en
découdre avec la religion, même si ses émules s’en défendent officiellement, se revendiquant
anticléricaux mais pas anticatholiques 168. Soit ! Mais l’hostilité à toute présence sociale de la religion
chrétienne dans un pays marqué par plus de quinze siècles de vie chrétienne relève d’une prétention
totalitaire à vouloir effacer notre mémoire. J’ai déjà dit pourquoi il était impossible de considérer
également toutes les traditions religieuses, sans faire état de leur lien avec notre culture.
J’expliquerai ailleurs quelles solutions il convient d’apporter aux revendications de l’islamisme radical
(Cf. partie V). En ce qui concerne le laïcisme, il est impossible de ne pas prendre en compte le
déracinement que provoquerait une éradication du fait religieux de la vie sociale. Or, d’après Simone

167
Jean Baubérot, interview à Libération, 16 janvier 2015.
168
Michel Charasse, Jean-Luc Mélenchon ou encore Gérard Filoche se reconnaissent dans cette idéologie.
68

Weil, « le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se
multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou
ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves
au temps de l’empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent
par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie »169.

Paradoxalement, la prétention moderne à vouloir émanciper la société de toute influence religieuse


pourrait faire revenir l’humanité dans cette concentration originelle du pouvoir qu’elle avait quittée
sous l’influence du christianisme. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’émergence des grands
totalitarismes du XXème siècle qui ont cherché à reconquérir une emprise religieuse sur la personne,
notamment en contrôlant la jeunesse. Si la société se vidait de toute présence religieuse qui devrait
rester cantonnée dans la sphère privée, alors ne subsisterait qu’un monde froid et matérialiste qui ne
procurerait plus l’espérance qu’attendent nos contemporains, qu’ils soient on non croyants. On
pourrait appliquer à l’idéologie laïciste la critique lancée par Marx à l’encontre de la bourgeoisie :
« Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et
idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels",
elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid
intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase
religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux
glacées du calcul égoïste »170.

La laïcité est donc une « vertu chrétienne devenue folle ». Elle n’est légitime que lorsqu’elle reste un
moyen et non quand elle devient une fin en soi. Elle n’est acceptable qu’à condition de n’être qu’une
praxis, c’est-à-dire une pratique par laquelle l’État, dans lequel doivent se reconnaître tous les
citoyens, quelles que soient leurs croyances, décide, au nom de l’intérêt supérieur de la société, de
ne pas se revendiquer publiquement d’une confession religieuse. Cette neutralité prudentielle et
bienveillante de l’État, fondée en opportunité et non érigée en théorie, permet que toutes les
composantes de la société travaillent ensemble au service du bien commun et garantit la non-
immixtion de l’État dans la vie interne des cultes. Si la laïcité devient un sujet de crispation à elle
seule, c’est qu’elle se retourne contre l’objectif qu’elle était censée servir. Elle devient alors une
véritable religion d’État, ainsi que le désire Vincent Peillon : « Il faut inventer une religion républicaine
[…] La laïcité serait plus forte aujourd’hui si on la concevait […] comme une véritable spiritualité »171
qui serait à la République ce que le catholicisme a été pour la monarchie.

En janvier dernier, une polémique a éclaté entre Jean-Louis Bianco et Manuel Valls 172 qui a dévoilé au
grand jour deux conceptions de la laïcité qui s’opposent depuis longtemps à gauche : la première se
veut intransigeante, estime que l’espace public est neutre et qu’aucune religion ne doit déroger à ce
principe. Manuel Valls, Élisabeth Badinter, Jean Glavany ou Caroline Fourest incarnent cette ligne.
Par certains côtés, Marine Le Pen et Éric Zemmour (pourtant pas situés à gauche) appartiennent
aussi à ce groupe. À l’inverse, la conception dite "ouverte" de la laïcité est revendiquée par des
personnalités telles que Jean-Louis Bianco, Edwy Plenel ou Jean-Marc Ayrault. Attachés au principe
de laïcité, ils estiment toutefois que les religions doivent pouvoir cohabiter librement dans l’espace

169
Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949, p 66.
170
Manifeste du parti communiste, 1848.
171
Vincent Peillon, propos tenus à l’occasion de la présentation de son ouvrage La Révolution française n’est
pas terminée, Le Seuil, Paris, 2008.
172
Invité au dîner du CRIF le 18 janvier 2016, le Premier ministre s’en est vivement pris à l’Observatoire de la
laïcité présidé par Jean-Louis Bianco, qui avait cosigné un appel pour condamner le terrorisme, aux côtés du
Collectif Contre l’Islamophobie (CCIF), proche des Frères musulmans.
69

public et se déployer sans restrictions. Souvent, cette vision s’inscrit dans le droit fil de la défense des
minorités et de l’antiracisme, chère à une partie de la gauche.

Pour ma part, je ne me reconnais dans aucune des deux visions dans lesquelles on essaie de nous
enfermer. Avec Manuel Valls, je veux être ferme par rapport à tout empiètement du
communautarisme islamique sur la loi civile mais j’estime que ce n’est pas en invoquant la laïcité que
l’on règlera le problème, surtout quand elle veut cantonner les religions dans la sphère privée. Avec
Jean-Louis Bianco, je suis d’accord pour dire que l’espace public doit être ouvert aux religions mais je
refuse les manifestations ou signes ostensibles qui s’opposent à nos traditions. Ce n’est donc pas sur
le plan religieux que je me situe mais bien sur le terrain de la culture et de l’identité. Une telle
articulation nécessite une refondation philosophique et une réforme institutionnelle qu’il est
maintenant temps d’exposer.

***
70

IV. Quelle France voulons-nous ?

Après le diagnostic, vient le temps de la refondation. Qu’est-ce que l’identité française  ? C’est
la question que nous avions laissée en suspens à la fin de la première partie. Y répondre suppose au
préalable de décomposer le sujet en deux sous-questions :
-Comment décrire l’identité française dans l’histoire ? Autrement dit, qu’est-ce qui a permis à des
hommes si différents entre eux de s’agréger autour d’un nous commun qui les fasse vivre en une
seule nation ? Quelle est la substance de ce nous commun qui en résulte et fait de la France un être
spirituel qui ne se contente pas de juxtaposer des individus indifférents les uns les autres  ? Quelle est
la sève commune qui coule dans nos veines et nous rassemble en un principe d’unité ?
-Mais l’identité est aussi un projet, elle fait intervenir la volonté humaine dans le présent. La
deuxième sous-question est donc : Quelle identité voulons-nous aujourd’hui rebâtir ? Quelle France
voulons-nous pour demain ? Sur quel héritage s’appuyer et dans quelle direction ?

La première question appartient à l’histoire, la seconde relève de la politique. La première permet de


comprendre ce qui a permis à la France de durer, la seconde nécessite d’expliciter la direction que
nous voulons donner à la politique française pour qu’elle puisse continuer à faire vivre la France.
N’étant pas historien, je me contenterai de vues sommaires sur la constitution de l’identité française
dans notre histoire pour évoquer le choix politique fondamental que nous serons amenés à poser
dans les années qui viennent, si nous voulons que la France continue à exister, en étant fidèle à son
histoire.

A. L’identité, entre histoire et politique

1. Une approche historique de l’identité française

Avec le recul du temps, ce qui a permis à la France d’être ce qu’elle est, doit beaucoup au
volontarisme d’un État fort qui a permis d’agréger, au fil de l’histoire, des régions aussi différentes
que la Bretagne ou l’Alsace, les Flandres ou le Languedoc. Cela explique un trait particulier de
l’identité française par rapport à d’autres nations telles que l’Angleterre ou l’Allemagne : l’extrême
diversité de ses régions tant sur le plan culturel que géographique. La France est à la croisée des
chemins entre l’ère culturelle germanique et le monde méditerranéen, entre les beffrois et les
campaniles, la bière et le vin, la coutume germanique et le droit romain, le protestantisme et le
catholicisme, entre la sobriété septentrionale et l’exubérance méridionale. Elle est le carrefour de
l’Europe, le pivot de tout projet de construction d’une Europe politique et sa physionomie actuelle
découle tant de la nature que de l’histoire : « Tu dois aimer la France parce que la nature l'a faite
belle et parce que son histoire l'a faite grande » écrivait Ernest Lavisse dans son manuel scolaire en
1912. Ses frontières sont en effet à la fois naturelles et politiques, elles renferment des paysages
d’une profonde diversité et des villages dont les noms rappellent tous les combats menés par nos
aïeux, principalement sur le versant Nord-Est de l’hexagone pour établir la France dans sa
configuration actuelle. « Que la France se nomme diversité » titre Fernand Braudel dans le chapitre
qui ouvre L’identité de la France, pour souligner que cette singularité dessine une unité mais qui ne
peut se ramener à « un discours, une équation, une formule, une image, un mythe »173 qui nierait
l’extrême diversité de notre pays.

173
Fernand Braudel, L’Identité de la France – Tome 1. Espace et histoire, Arthaud-Flammarion, 1986.
71

Espace naturel et culturel, la France ne s’enferme pas dans l’hexagone et conserve de son héritage
colonial des départements et territoires d’Outre-mer qui font son originalité et l’inscrivent d’emblée
dans un ensemble plus vaste qui se déploie sur quatre continents, de sorte que le soleil ne se couche
jamais sur le sol de France. Si la métropole était relativement homogène sur le plan ethnique
jusqu’au XXème siècle (cf. partie I), l’inclusion par la Couronne de France de populations d’Outre-mer
dès le XVIIème a contribué à donner un contenu plus universel à la France : ainsi, sont Français ceux
que l’histoire a rattachés à la Couronne de France puis aux lois de la République, les unissant dans un
destin commun. Autre conséquence : du fait de ses possessions d’Outre-mer, la France possède
aujourd’hui le deuxième espace maritime mondial, juste derrière les États-Unis. Sa surface, qui
s’élève à 11 millions de kilomètres carrés, vient d’ailleurs de s’agrandir, fin 2015, de 579 000
kilomètres carrés, aux termes de négociations menées dans le cadre de l’ONU, qui permettent à la
France, en vertu du droit international, de pouvoir étendre son territoire au large de la Martinique,
de la Guadeloupe, des îles Kerguelen et de la Nouvelle-Calédonie 174. Elle est donc une puissance tant
maritime que continentale, ce qui explique le lien particulier que les Français entretiennent avec son
armée, de mer comme de terre.

Les trois creusets de la nation française furent en toute logique, l’État, l’armée et l’éducation qui
contribuèrent à unir des Français épars au sein d’un même destin. « Mère des arts, des armes et des
lois » (Joachim du Bellay), la France conserve dans son « legs de souvenirs » (Renan) le fruit des
nombreuses batailles qu’elle livra pour conserver sa souveraineté sur ses territoires ou l’agrandir de
nouvelles possessions. C’est aussi l’armée qui, sous la période coloniale, permettait à l’élite indigène
d’assimiler la culture française, de s’élever socialement et d’accéder aux plus hautes responsabilités.
Ainsi, le Bachaga Boualam, originaire de l’Ouarsenis, devient-il quatre fois vice-président de
l’Assemblée nationale entre 1958 et 1962, après avoir été enfant de troupe puis officier de l’armée
française au 1er régiment de tirailleurs algériens. S’agissant de l’éducation, comment ne pas nommer
l’exemple très significatif de Léopold Sédar Senghor qui, envoyé en métropole à l’âge de 22 ans en
raison de sa passion pour la littérature française, réussit en 1935 l’agrégation de grammaire avant de
connaître le destin qui fera de lui le premier président du Sénégal indépendant (1960 – 1980) et le
symbole de la coopération entre la France et ses anciennes colonies, notamment par le biais de la
francophonie ? Détaché de toute limite géographique, le rayonnement de la langue française et la
fascination exercée par la culture qu’elle véhicule, expliquent cette allégeance du cœur, de la part
d’anciennes populations colonisées qui auraient pu rejeter l’héritage français considéré avant tout
comme le legs du colonisateur.

Couronnant le tout, l’œuvre étatique parvient au fil du temps à unir des provinces qui ne
partageaient au départ rien de commun, - pas même la langue -, si ce n’est le même souverain, en la
personne du roi de France, puis au sein de la République française. Dès lors, l’unité politique sera le
principal vecteur de l’unité culturelle, là où l’Allemagne connaîtra au XIX ème siècle le mouvement
inverse, la langue germanique et le romantisme allemand étant la source de l’unité politique menée
sous la houlette de la Prusse. C’est principalement entre 1789 et 1945 que la France connaît une
homogénéisation de sa culture sous l’influence de plusieurs facteurs : les multiples guerres qui ont
brassés au sein des mêmes tranchées des paysans originaires de régions très diverses, la politique

174
La convention de Montego Bay (1982) permet en effet à un État d’étendre sa souveraineté sur son plateau
continental au-delà des 200 milles marins (environ 370 km) de sa zone économique exclusive (ZEE), jusqu'à une
limite maximale de 350 milles, en démontrant que son territoire terrestre se prolonge sur le fond des océans.
Les droits d'un État sur cette zone ne s'exercent cependant que sur le sol et le sous-sol marin et non sur la
colonne d'eau, qui reste un espace international. À noter que la France pourrait encore s’agrandir d’un million
de kilomètres carrés, en faisant valoir d’autres prétentions et serait alors dotée du premier domaine maritime
mondial.
72

culturelle de la IIIème République, qui sous l’effet d’un jacobinisme radical, imposa le français au
forceps au détriment des patois locaux, et la révolution industrielle qui, dès le second empire,
décloisonna la France en introduisant de nombreuses voies de chemins de fer qui sont autant de
moyens de communication entre des régions qui s’ignoraient jusque-là.

L’ensemble forme un peuple brassé au fil du temps par une subtile alchimie de racines celtes, de
culture gréco-romaine et d’influence germanique, auxquelles le christianisme a donné une
profondeur anthropologique et une unité sociale sans précédents, de l’héritage duquel est sortie en
continuité comme en rupture, la philosophie des Lumières. Produit de l’histoire, la France ne
commence ni en 1789 ni ne s’arrête avec la chute de la monarchie ou de l’empire. Comme l’écrit
Natacha Polony, « la France est une vieille nation qui s’est formée au fil des siècles à travers un
principe dynastique, suivi de conquêtes et d’alliances. Ce principe dynastique a depuis longtemps
disparu. Il a été remplacé par la République comme organisation politique et comme idéal
philosophique. La France dont nous parlons n’est ni la France chrétienne et féodale, ni la France
laïque, elle est la continuité de tout cela. Elle est le produit d’une histoire. Ou plutôt, elle est ce que les
Français actuels font de cette histoire »175. C’est donc l’identité en tant que projet politique qu’il faut
maintenant analyser.

2. La France que nous voulons aimer et transmettre

« Nous sommes investis, explique Chantal Delsol, du devoir de défendre un certain monde culturel,
non pas parce qu’il nous a été transmis (argument qui ne vaut plus un clou), mais tout simplement
parce qu’il correspond à ce que nous voulons et aimons. Nous n’avons pas à défendre notre monde
parce qu’il est ou serait le meilleur (cela serait encore à démontrer et resterait toujours bien
discutable), mais juste parce que nous l’aimons »176. Quelle France voulons-nous donc ? Et quels sont
les moyens d’y parvenir ?

Notre pays est à un tournant de son histoire. Dépositaire d’un héritage illustre, il porte
malheureusement en lui les ferments de sa propre désintégration. En effet, l’héritage des Lumières,
s’il s’inscrit dans la grande tradition littéraire et humaniste de la France, comporte aussi une
dynamique de rupture conduisant à terme, à la dissolution de toute identité. Atomisant l’individu
comme une entité abstraite et absolue, l’individualisme, que porte la philosophie des Lumières,
contribue à réduire la notion de bien commun à la seule satisfaction des désirs individuels,
supprimant de ce fait tout contenu substantiel pouvant unir les hommes au-delà de leurs sphères
privées respectives. En désincarnant l’identité, l’individualisme organise la vie collective autour de
principes abstraits tels que les "valeurs de la République", qui comme rappelé précédemment,
consistent à faire vivre ensemble des personnes qui ne partagent plus aucune valeur commune, si ce
n’est le respect des valeurs de l’autre. Il organise en fait une société "post bien commun", qui,
voulant satisfaire les désirs individuels les plus fous, refuse toute limite à la liberté individuelle, si ce
n’est celle d’autrui. À terme, si aucune réorientation de nos fondements philosophiques n’est
effectuée, nous risquons de sombrer dans un chaos indicible qui ouvrira la porte aux deux nihilismes
de la déconstruction matérialiste et du radicalisme islamiste, lesquels se répondront par une rivalité
mimétique qui provoquera une montée aux extrêmes.

Si l’on veut que la France continue, il faut donc qu’elle puisse être fidèle à sa tradition humaniste. Or,
les idéologies actuellement à l’œuvre contribuent à précipiter la France hors de cette tradition, que
ce soit sous la forme du transhumanisme, produit de la déconstruction matérialiste, ou de
l’islamisme radical qui prospère sur ses décombres. Je ne souhaite donc pas tourner le dos à la
175
Natacha Polony, Nous sommes la France, Plon, 2015, pp 137-138.
176
Chantal Delsol, Les pierres d’Angle, Cerf, 2014, p 14.
73

philosophie des Lumières mais la replacer dans un cadre qui l’empêcherait d’emporter l’humanisme
à la dérive et lui éviterait au final de s’autodétruire. Je ne souhaite pas revenir en arrière mais
réorienter certains traits d’une modernité que je considère somme toute globalement positive mais
qui comporte une logique de dissolution que je souhaite endiguer.

L’homme contemporain est contradictoire. « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils
chérissent les causes » écrit Bossuet. Il pourrait aussi rire de ceux qui chérissent les effets dont ils
déplorent les causes. En effet, explique Chantal Delsol, « nous sommes en train de nous débarrasser
(sous prétexte de nous délivrer) des racines mêmes de tout ce que nous aimons. Le paradoxe est
saisissant. Nous sommes attachés au progrès, et nous contestons le temps fléché qui en est la trame
et la seule condition de possibilité. Nous tenons à la dignité humaine inaliénable, et nous mettons en
cause la royauté de l’homme qui seule peut la garantir. Nous voulons l’universalisme, et nous
dénigrons l’idée de vérité sans laquelle il n’existe plus »177. Il convient donc de :
-restaurer l’humanisme en l’ancrant dans une philosophie de la personne enracinée ;
-croire en l’existence d’un temps fléché qui nous ouvre à l’espérance ;
-et célébrer la grâce de la féminité, marqueur fondamental de notre civilisation.

Ces trois axes sont essentiels pour qui veut que la France soit fidèle à la civilisation qui l’a enfantée.

B. Restaurer l’humanisme en l’ancrant dans une philosophie de la personne


enracinée
L’Occident a fait émerger la figure de la personne qui s’est progressivement détachée du groupe, là
où dans certaines civilisations, elle est longtemps restée enfermée dans la communauté. Mais
lorsque l’émancipation devient radicale, elle engendre un individu abstrait auquel on confère la
plénitude des droits, sur la base de ses désirs, au détriment de toute dignité humaine objective.

1. Pour un respect inconditionnel de la dignité humaine

On parle beaucoup des droits de l’homme. La France a ratifié en 1974 la Convention européenne des
droits de l’homme qui institue une Cour permettant de sanctionner les manquements aux droits de
l’homme de la part de chaque État partie au traité. Objectif louable ! Pourtant, celle-ci a condamné
en juin 2014 la France pour avoir refusé de transcrire à l'état-civil l’acte de naissance d’un enfant né à
l'étranger d’une GPA. Cela revient à considérer que l’on peut contourner la loi française en ayant
recours à une GPA à l’étranger, tout en contraignant l’État français à reconnaître les effets juridiques
d’un acte qu’il sanctionne pénalement sur son territoire. « Il y a ainsi une sorte d'hypocrisie à
interdire une pratique en France sans pour autant sanctionner les auteurs qui y ont recours à
l'extérieur de nos frontières » note judicieusement l’avocat Geoffroy de Vries 178. Peu de temps après,
éclatait un scandale au retentissement mondial : un couple australien, ayant eu recours à une GPA en
Thaïlande, par le biais d’une agence spécialisée, découvre que l’un des deux jumeaux conçus, est
porteur de la trisomie 21 et souffre de malformation cardiaque. Le couple abandonne le bébé
souffrant d’un handicap à la mère et repart avec l’enfant en bonne santé. «  Ventres à louer, le
malaise » titre Libération en Une le 6 août 2014, mais, poursuit l’éditorialiste en évoquant une
possible légalisation de la GPA, « il ne faut pas pour autant condamner une pratique qui, si elle est
très soigneusement encadrée, peut permettre à nombre de parents infertiles d’assouvir leur désir
d’enfants sans contrevenir à la santé d’autrui. Pourquoi ne pas s’inspirer de certains États qui
proposent une compensation et non une rétribution à la mère porteuse et qui prévoient un contrat

177
Chantal Delsol, Les pierres d’Angle, Cerf, 2014, p 8.
178
FigaroVox, 8 octobre 2014.
74

très strict intégrant l’ensemble des risques médicaux possibles ? Une GPA éthique, oui, les deux mots
ne sont pas forcément incompatibles »179. Le mot est lâché : une GPA éthique serait possible.
Élisabeth Badinter avait déjà plaidé en ce sens en plein débat sur le mariage pour tous. Dans une
interview à Elle, la philosophe estimait qu’une GPA peut être éthique à partir du moment où «  seuls
les couples qui en ont besoin pourraient en bénéficier. Et la femme qui se proposerait pour porter
l’enfant devrait remplir un certain nombre de conditions : avoir moins de 35 ans, avoir déjà eu des
enfants, être en bonne santé, ne porter qu’une fois un enfant pour quelqu’un d’autre et avoir un
niveau de vie convenable, afin qu’elle ne soit pas contrainte financièrement de le faire »180. Les deux
fondements d’une GPA éthique sont donc la liberté et la santé : si la mère porteuse n’est pas
contrainte d’y recourir et si on peut s’assurer qu’elle est en bonne santé, on ne voit pas au nom de
quoi on interdirait une pratique permettant aux adultes « d’assouvir leur désir d’enfants », pour
reprendre l’expression de Libération181.

C’est tout le fondement de la dignité humaine qui est en jeu. On ne cesse de nous soutenir que la
dignité humaine est le fondement des droits de l’homme. Mais quand il s’agit de la définir, on se
retrouve bien en peine. De manière inavouée, le principe d’une GPA éthique montre que tout est
possible à partir du moment où l’autre est libre d’accepter, dans le prolongement de l’article 4 de la
déclaration des droits de l’homme : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à
autrui ». La dignité n’est plus intrinsèque à la personne mais devient extrinsèque  : elle dépend de ce
que l’autre considère comme digne. Dans une autre affaire, le même raisonnement est à l’œuvre  :
par arrêt du 17 février 2005182, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que des
personnes se livrant à des actes de torture et de barbarie dans le cadre d’une relation
sadomasochiste ne violaient pas la dignité de la personne humaine dès lors que le consentement de
la victime était préservé. En d’autres termes, est admissible moralement ce qui ne viole pas le libre
consentement de chacun. Ce n’est donc plus la dignité qui est sacrée mais le libre choix.

Deuxième pilier de l’idéologie contemporaine, la santé, et donc le refus de la souffrance, ou plus


précisément le refus de la souffrance non choisie et perçue comme telle par le sujet dans sa
sensibilité. « Avec l’abandon de la foi religieuse, explique Chantal Delsol, la sensibilité va devenir
l’unique critère valable pour l’homme lui-même […] Le mal se réduit à ce qui provoque du malheur
ressenti. Ce n’est pas le mal qui intéresse alors : c’est le malheur. Et celui-ci est subjectif. [...]
L’émergence de la sensibilité comme critère de la dignité et du malheur comme critère du mal, signe
une époque débarrassée de ses idéaux et des finalités extérieures à l’homme biologiquement
individuel […] Ramener le mal au seul mal subi – ramener tout le mal au malheur – signifie qu’il
n’existe plus cette dimension de mal commis sans effet immédiat sur le sensible, ce coup porté à
l’être. […] Certains s’imaginent peut-être que nous allons pouvoir vivre dans des sociétés où le mal se
limite à ce qui fait mal »183. Qu’importe l’acte commis, pourvu que personne n’éprouve une
souffrance non désirée ! C’est ainsi qu’une sédation profonde devient légitime, du moment que la
personne ne souffre pas. Elle est même recommandée puisqu’elle éviterait de souffrir. De même, il
est légitime d’effectuer des recherches sur les embryons, puisqu’ils ne souffrent pas, ou plutôt,
puisque nous ne percevons pas leur éventuelle souffrance dans notre sensibilité. «  Si la sensibilité

179
Libération, éditorial du 6 août 2014, par Alexandra Schwartzbrod.
180
Elle, 8 mars 2013.
181
Le Figaro du 15 mars 2016 rapporte que le Conseil de l’Europe projette de légaliser la GPA en "encadrant" sa
pratique dans une prochaine résolution.
182
CEDH, 1ère section, Affaire AK.A. ET A.D. c. Belgique, Requêtes nos 42758/98 et 45558/99, arrêt du 17 février
2005.
183
Chantal Delsol, Les pierres d’Angle, Cerf, 2014, pp 33-38.
75

représente le critère du respect, poursuit Chantal Delsol, la mesure de toute chose n’est plus l’espèce,
mais l’individu »184.

Or, la dignité ne s’explique pas, elle réside dans l’être et se pose comme un principe sacré et
inaliénable, qui est le présupposé sans définition sur lequel repose tout régime authentiquement
humain : « La dignité sans définition émane d’un mystère. L’être humain est digne parce que
mystérieux » conclut Chantal Delsol185. Contre la mentalité individualiste à l’œuvre dans le concept de
"GPA éthique", plusieurs représentants historiques de la gauche ripostent dans une tribune signée,
entre autres, par Sylviane Agacinski, José Bové et Michel Onfray dans Libération du 12 mai 2015 :
« Nous pensons que la GPA doit être interdite en ce qu’elle constitue une violation des droits humains
des femmes et des enfants. […] La GPA rompt le lien maternel naturel qui s’établit pendant la
grossesse - un lien que les professionnels de la médecine encouragent et cherchent à renforcer sans
relâche. Le lien biologique entre la mère et l’enfant est indéniablement de nature intime et, lorsqu’il
est rompu, les conséquences en sont durables pour les deux parties. Dans les pays où la GPA est
autorisée, cette souffrance potentielle est institutionnalisée. Nous sommes convaincus qu’il n’y a pas
de différence entre la pratique commerciale de la GPA et la vente et l’achat d’enfants. Même s’il n’y a
pas échange d’argent (c’est-à-dire la version non rémunérée, ou "altruiste"), toute pratique qui
expose des femmes et des enfants à de tels risques doit être interdite ». La GPA, tout comme la PMA,
remet aussi en cause le droit pour tout enfant à bénéficier d’une double filiation maternelle et
paternelle : « Il conviendrait de ne pas oublier que depuis l'adoption de la loi Taubira un nombre
croissant d'enfants sont conçus par PMA ou GPA à seule fin d'être élevés par des couples de même
sexe. Un couple de femmes avec un enfant né par PMA peut toujours revendiquer d'être labellisé
"famille" ; il n'en reste pas moins que c'est une famille dans laquelle on aura délibérément privé
l'enfant de son père » affirme, à juste titre, Julie Graziani 186.

Fonder la dignité sur le mystère de la personne est donc le préalable indispensable à toute
restauration d’un humanisme authentique. Mais cela ne suffit pas. Une personne est aussi inscrite
dans une histoire et située dans un cadre de vie. Ce n’est qu’en respectant le temps et l’espace que
nous pourrons enraciner la personne dans le cadre naturel qui favorise au mieux son
épanouissement. Les deux sont d’ailleurs liés puisque le temps inscrit souvent sa marque dans
l’espace.

2. Enraciner la personne dans le temps et l’espace

Cela suppose en premier lieu de conserver ce que l’histoire a pétri au fil des années et qui reste une
source d’enracinement pour les générations futures. Contrairement à d’autres pays, nous sommes
une vieille nation et les vestiges des époques précédentes restent très présents dans notre
patrimoine. Mérimée ou Viollet-le-Duc au XIX ème siècle, Malraux au XXème siècle ont beaucoup œuvré
pour la conservation et la restauration de joyaux de l’art et de l’architecture français. De ce point de
vue, nous sommes beaucoup plus conservateurs que nos aïeux qui n’hésitaient pas à transformer
radicalement le legs des générations précédentes : ainsi Louis XIV n’éprouvait aucun scrupule à
détruire l’architecture médiévale du chœur de Notre-Dame de Paris pour y installer un ensemble
baroque. De même, Napoléon Ier fit démolir les restes de la prestigieuse abbaye sainte Geneviève qui
jouxtait Saint Étienne du Mont pour y percer la rue Clovis en 1807, ne laissant subsister que la tour
Clovis, située dans l’enceinte actuelle du lycée Henri IV. Ce n’est donc pas au niveau du patrimoine
historique que les urgences actuelles se font sentir, même si beaucoup d’églises parisiennes

184
Chantal Delsol, Les pierres d’Angle, op. cit., p 40.
185
Chantal Delsol, Les pierres d’Angle, op. cit., p 41.
186
Julie Graziani, FigaroVox, 3 mars 2016.
76

menacent ruine, ce qui donne une actualité cruelle au pamphlet publié par Maurice Barrès en 1913
La grande pitié des églises de France.

Le problème actuel se situe plus au niveau du cadre de vie. Hypermarchés gigantesques loin des
centres-villes, barre HLM vétustes séparées par des esplanades en béton, ronds-points en série à
l’approche d’un village, zones industrielles construites en dépit du bon sens, on ne compte
malheureusement plus ces villes de province défigurées par des décennies d’urbanisme anarchique.
« À cette défiguration par la démesure et l’usage du symbole, ajoute Valeurs actuelles, s’ajoute un
enlaidissement plus discret mais tout aussi efficace : la progression du bitume, des zones peuplées
occupées au-delà de la simple organisation rationnelle du territoire. Ce sont des chemins forestiers
macadamisés, bordés de trottoirs et doublés de pistes cyclables, des zones d’aménagement concerté
(ZAC) jouxtant des lotissements interchangeables, desservies par des routes et des rocades, des
centres commerciaux, des parkings, des salles des fêtes, parfois des parcs à thème — ce que
l’architecte urbaniste David Mangin appelle des "métastases périurbaines" dans son livre la Ville
franchisée. "Tous les dix ans, l’équivalent d’un département français disparaît sous le béton, les
panneaux, la tôle", déplore Jean-Michel Leniaud, directeur de l’École nationale des chartes »187.
Comme le résume l’écrivain Jacques de Guillebon, « une société qui perd le goût pour elle-même de la
beauté et de l’esthétisme, est une société malade, dépressive, vouée à ne plus innover, à ne plus
communiquer. En un mot, elle dépérit »188.

Respecter le temps et l’espace, c’est aussi veiller à ce que les nécessaires évolutions de la société
puissent s’effectuer de manière humaine et progressive, sans table rase du passé. Fin observateur de
notre société, l’historien Pierre Nora note une « accélération de l’histoire : Le changement va de plus
en plus vite dans tous les domaines et nous coupe de tout notre passé. Cela ressemble à ce qui s'est
passé au lendemain de la Révolution française, le basculement qui a fait baptiser tout le passé de la
France sous le nom d'Ancien Régime. La coupure du monde contemporain dans les années 1970-1980
a été plus sourde, mais plus radicale encore. L'arrivée d'un monde nouveau nous a brutalement
arrachés au passé, aux traditions, au sentiment de la continuité, à une histoire avec laquelle nous
étions de plain-pied, dont on héritait et qu'on cherchait à transmettre »189. Un exemple parmi
d’autres : la paysannerie. L’ouverture du marché agricole à la concurrence européenne puis mondiale
rendait indispensables des réformes structurelles. Pour n’avoir pas anticipé comme il le fallait les
transformations nécessaires, les politiques ont provoqué la colère du monde paysan, acculé à la
faillite et au désespoir (un agriculteur se suicide tous les deux jours en France, en moyenne). Il ne
rentre pas dans mon propos actuel de délivrer des solutions destinées à remédier à la crise du
monde agricole. En revanche, je voudrais attirer l’attention sur la double fonction indispensable que
remplissent les agriculteurs : nourrir le pays par le travail de la terre et faire de la France un jardin
cultivé. On oublie souvent de mentionner cette "mission de service public" assurée par la
paysannerie française. Quand ils conquirent notre territoire, les Romains le surnommèrent la "Gaule
chevelue", non en raison des modes capillaires de nos ancêtres mais parce que la Gaule était
principalement à l’état de friche, là où les Romains avaient déjà entrepris de cultiver la terre. Ce
lourd labeur commença chez nous dès le haut Moyen-Âge, à l’ombre des monastères, et se
poursuivit si bien au fil des siècles que le jardin français suscita toujours l’admiration des poètes et
artistes, en France comme à l’étranger. Ainsi, Charles Péguy, qui fait parler Dieu au sujet de la France,
dans Le porche du mystère de la deuxième vertu, imagine le récit suivant : « Français, peuple honnête,
plein de jeunesse, plein de ma jeunesse et de ma grâce, les eaux du ciel, tu n’en es point intimidé, tu
n’en es point embarrassé, les eaux du ciel tu les détournes. […] Mais jardinier, peuple jardinier, tu en
187
Valeurs actuelles, 10 juillet 2014.
188
Jacques de Guillebon, Manifeste de l’Avant-Garde, http://lavant-garde.fr
189
Pierre Nora, Le Figaro, 26 mai 2015.
77

fais ces beaux ruisselets d’eau vive, qui arrosent les plus beaux jardins qu’il n’y ait jamais eu au
monde, qui arrosent les jardins de ma grâce, les éternels jardins. […] Je sais quelles fleurs et quels
fruits vous m’apportez en secret, c’est vous qui avez inventé le jardin, les autres ne font que des
horreurs. Vous êtes celui qui dessine le jardin du Roi. Aussi je vous le dis en vérité, c’est vous qui serez
mes jardiniers devant Dieu, c’est vous qui dessinerez mes jardins de Paradis »190. Soutenir la
paysannerie française, c’est donc aussi contribuer à ce que la France reste un jardin que viennent
admirer les touristes du monde entier et qui est une composante essentielle de notre art de vivre.

Enraciner l’homme dans un cadre de vie harmonieux suppose aussi de respecter le rythme naturel et
culturel quand lequel se déploie son action. Le rythme naturel renvoie avant tout à l’alternance des
saisons qui influent sur notre mode de vie. Il n’est pas besoin d’évoquer la théorie des climats de
Montesquieu pour comprendre que l’activité économique est nécessairement plus intense en hiver
qu’en été. Le rythme culturel renvoie, quant à lui, au repos dominical, institué par le christianisme, à
la fois pour sanctifier le jour du Seigneur comme pour montrer que le travail n’est pas une fin en soi
mais doit être au service de l’homme. Car le travail existe pour l’homme et non l’homme pour le
travail. Prétendre le contraire reviendrait à inverser les finalités de la vie humaine et à dévoyer le
travail en nouvel esclavage des temps modernes. Pour noble et épanouissant qu’il soit, le travail
reste un moyen ; il ne constitue jamais une fin en soi. Le repos dominical vient donc rappeler que
l’homme ne se nourrit pas que de son travail mais que son horizon dépasse largement le cadre
matériel de la vie en société. « Toute l’histoire de l’humanité est l’histoire du besoin d’aimer et d’être
aimé » résumait dans une formule percutante le pape Jean-Paul II, dans son discours prononcé au
Bourget, le 1er juin 1980. « L’homme ne se nourrit pas seulement de pain » affirme de son côté
l’Évangile191. Le jour chômé est donc à lui seul la justification du travail effectué au cours des six
autres jours de la semaine. S’il venait à disparaître, ce serait la finalité même du travail qui serait en
cause.

Institué par l’empereur Constantin en 321, le repos dominical s’incorpora tellement à l’organisation
de notre société que la Convention ne put l’abolir lorsqu’elle institua en 1792 le calendrier
révolutionnaire et le culte décadaire (les decadi étant censés remplacer les dimanches). C’est donc
tout naturellement que le calendrier grégorien fut progressivement réintroduit sous l’Empire et que
la Restauration rétablit le repos dominical en 1814. En 1879, deuxième tentative : c’est la IIIème
République qui tente de l’abroger, dans un souci manifeste d’effacer toute référence chrétienne dans
l’organisation de la société. Peine perdue, moins de 30 ans plus tard, en 1906, le repos dominical est
à nouveau sanctuarisé sous l’effet conjugué des députés catholiques et des militants socialistes.
Revenir sur cette disposition aujourd’hui porterait donc atteinte à un marqueur essentiel de notre
civilisation. On avance certes l’objection d’une libéralisation sur la base du volontariat des salariés, de
sorte que personne ne soit contraint de travailler contre son gré le dimanche. Mais qui peut croire
une seule seconde que le salarié puisse disposer de sa pleine liberté pour refuser le travail dominical
s’il sait que son employeur lui préférera un autre salarié acceptant une telle contrainte ? On
considère souvent le travail dominical comme une liberté permettant aux consommateurs de
pouvoir effectuer des achats qu’ils n’ont pas le temps de réaliser en semaine, mais on oublie de dire
que cela suppose dans le même temps, qu’un salarié travaille, plus ou moins librement le dimanche,
au détriment de sa vie de famille. Quant à ceux qui proposent un système à la carte où chacun
pourrait choisir son jour chômé en fonctions de ses convictions religieuses ou de ses convenances
personnelles, comment ne pas voir qu’une telle réforme sonnerait le glas de notre cohésion sociale
et effriterait la société en une multitude de communautarismes toujours plus revendicatifs qu’ils
s’estiment minoritaires et bafoués ? Il est indispensable qu’une société respire à l’unisson : non
190
Charles Péguy, Le porche du mystère de la deuxième vertu, 1912, Gallimard, 1986.
191
Évangile selon saint Luc, IV, 4.
78

l’unisson des croyances où chacun dispose de sa pleine liberté, mais la communion des rythmes,
principale garantie de l’harmonie sociale. Enfin, sur le plan économique, l’abandon du repos
dominical n’aurait quasiment aucune incidence positive sur le niveau de croissance de notre
économie. En effet, pour le salarié, l’augmentation du temps de travail peut souvent conduire à son
étalement dans le temps sans création de richesse supplémentaire. De même, pour le
consommateur, l’ouverture des magasins le dimanche lui permet d’étaler ses achats dans le temps,
sans augmentation notable de la consommation, d’abord limitée par le faible pouvoir d’achat des
Français. Il y a certes quelques exceptions concernant les zones touristiques à forte fréquentation
dont certaines pourraient voir leur chiffre d’affaire augmenter du fait de l’ouverture dominicale. Pour
celles-ci, des dérogations peuvent être accordées au cas par cas, mais non sur la base d’une
législation dont la portée serait beaucoup trop générale. La loi n’est pas faite pour traiter de cas
particuliers.

C. Croire en un temps fléché qui nous ouvre à l’espérance


Il ne s’agit pas uniquement de respecter l’œuvre qui porte la marque du temps, mais de croire que
celui-ci a un sens. Quand on dit que l’humanité a un sens, on entend par là qu’elle a à la fois une
signification – c’est-à-dire qu’elle n’est pas absurde – et qu’elle comporte une direction, c’est-à-dire
que tout est dirigé en vue d’une finalité positive dont on espère s’approcher au mieux. À quoi cela
sert-il de travailler si tout ce que l’on vit est absurde et n’est pas destiné à l’amélioration du monde  ?
Un éleveur de porcs breton, qui perd jusqu'à 6 000€ par semaine, comme c’est le cas actuellement,
ne voit plus tellement de sens à travailler dans ces conditions : son labeur ne comporte plus de
signification suffisamment motivante, notamment sur le plan financier, et si aucune perspective
d’amélioration ne se profile à plus ou moins long terme, il ne verra plus l’intérêt de sacrifier de
l’argent et du travail en pure perte.

Il en va ainsi de la vie en général : l’humanité continue à vivre parce qu’elle est ouverte sur cette
espérance selon laquelle le lendemain sera meilleur que le jour passé. L’énergie que possède une
personne qui se lève le matin pour travailler procède de cette espérance inconsciente. C’est ce que
fait dire Péguy à Dieu dans Le porche du mystère de la deuxième vertu : « Mais l'espérance, dit Dieu,
voilà ce qui m'étonne. Moi-même. Ça c'est étonnant. Que ces pauvres enfants voient comme tout ça
se passe et qu'ils croient que demain ça ira mieux. […] C'est bien la plus grande merveille de notre
grâce. Et j'en suis étonné moi-même »192. Cette espérance ne croit pas aux lendemains qui chantent
et à l’avènement d’une société parfaite dont le mal aurait disparu ; ce sont là des utopies qui
génèrent les pires totalitarismes. Elle n’est pas, non plus, fondée sur un optimisme béat qui
postulerait une amélioration mécanique de l’humanité sans que la liberté de l’homme y ait sa part  : «
L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles »193 disait Bernanos, qui
ajoutait ailleurs : « La seule différence entre un optimiste et un pessimiste, c'est que le premier est un
imbécile heureux et que le second est un imbécile triste ».194 Finalement, l’espérance suppose que l’on
intègre les situations difficiles de l’existence qui peuvent légitimement rendre l’homme pessimiste,
mais que l’on regarde plus loin, en ne se fondant pas uniquement sur des éléments tangibles tirés de
la situation présente mais en fixant son esprit dans une forme de croyance invincible  : « Pour
rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir » conclut Bernanos195.

192
Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1912.
193
Georges Bernanos, La liberté pourquoi faire ?, Gallimard, 1953, pp 14-15.
194
Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, 1938, Seuil, 1995.
195
Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire ?, Gallimard, 1953, pp 14-15.
79

Mais cette espérance ne provient pas de nulle part, elle est inscrite en profondeur dans les
soubassements spirituels de notre culture, plus précisément, elle vient du christianisme. En effet, en
fixant le terme de la vie dans un autre monde qu’il appartient à l’homme de chercher sur cette terre
sur laquelle il ne réside que de façon passagère, le christianisme fournit un sens à la destinée
individuelle des hommes comme à celle des peuples dans leur ensemble. Désormais, il ne s’agit pas
uniquement de vivre pour survivre, mais de déployer sur cette terre la plénitude des talents reçus au
service d’une foi qui ouvre les portes du salut. C’est une des raisons, parmi tant d’autres, du
développement culturel et économique de l’Occident, qui reste une des grandes énigmes de
l’histoire. Pourquoi est-ce l’Occident qui a découvert le reste du monde à l’orée de la Renaissance et
non l’inverse ? Parmi toutes les causes sur lesquelles les historiens n’auront jamais fini de se pencher,
il est impossible de ne pas prendre en compte cette dynamique de l’espérance introduite par le
christianisme qui donne un sens (au sens de signification) à chaque acte, même le plus absurde, de la
vie humaine, et les oriente vers une direction dont le terme n’appartient pas à ce monde. C’est cela
le temps fléché, par opposition au temps circulaire, où tout revient comme avant, dans une forme de
fatalité où l’on attend l’éternel retour, comme sous l’Antiquité.

Le christianisme étant par excellence la religion de l’Incarnation, c’est la transformation du monde


réel qui est requise pour les chrétiens, afin qu’il corresponde au mieux à la vision du monde dessinée
par le message de Christ. Ce n’est, en aucun cas, un désintéressement du monde, qui serait une
forme éthérée de spiritualité donnant prise à l’accusation marxiste d’opium du peuple. «  Car le
surnaturel est lui-même charnel et l’arbre de la grâce est raciné profond » rappelle Charles Péguy 196.
Comme le souligne Chantal Delsol, « la vision du temps fléché se nourrissait de l’idée que le désir
d’avenir ne saurait être ni comblé ni éteint, et que le sens de l’existence ne saurait être, ni d’atteindre
la suffisance, ni de cesser de désirer. Cette vision reposait sur un déséquilibre assumé, sur la certitude
que l’élan vaut mieux que la possession ou la tranquillité. La question de l’espoir est le nœud essentiel
de la culture européenne : elle résume le temps fléché, le progrès, le déploiement indéfini de l’être-
mystère »197. Or, Chantal Delsol se demande si, du fait de la sécularisation de notre continent,
l’Europe n’est pas en train d’abandonner le temps fléché qui portait son dynamisme.

Ce moteur fondamental de l’histoire explique d’abord le développement exponentiel de la culture


européenne. Le pape Benoît XVI en a livré une démonstration magistrale dans le discours qu’il a
adressé au monde de la culture, à l’occasion de sa visite à Paris, en septembre 2008. Parlant des
premières communautés monastiques, il affirme qu’« avant toute chose, il faut reconnaître avec
beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une
culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu […]
Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses
dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils devaient
apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages.
Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins
vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du
monastère tout comme l’école. […] L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et
l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir au milieu des paroles, la Parole »198.
C’est en effet historiquement à l’ombre des monastères que sont nées les premières écoles ainsi que
les bibliothèques profanes. Essentiel pour étudier la théologie, le travail de la raison est devenu petit
à petit une caractéristique fondamentale de la civilisation européenne, jusqu’à s’autonomiser
complètement de sa source religieuse, voire se retourner parfois contre elle. Il n’en demeure pas
196
Charles Péguy, Ève, 1913, Éditions sainte Madeleine, p 117.
197
Chantal Delsol, L’âge du renoncement, Cerf, 2011, p 154.
198
Discours du pape Benoît XVI au monde de la culture, Collège des Bernardins, 12 septembre 2008.
80

moins que sur le plan historique, les outils intellectuels livrés par la Chrétienté ont permis aux
sciences profanes, notamment à la philosophie, de faire des pas de géant.

La deuxième incidence de ce temps fléché concerne le monde du travail. Dans un contexte chrétien,
celui-ci n’est plus uniquement un moyen de subsistance mais un accomplissement total de tout
l’être : L’homme se réalise par le travail qu’il effectue, en même temps qu’il collabore à l’œuvre de la
création en l’embellissant. Plus qu’un simple développement des potentialités internes de chacun
comme le suggère la parabole des talents, le travail comporte un sens spirituel dans la mesure où il
ennoblit celui qui le porte à sa perfection. Dans L’Argent, Charles Péguy raconte ainsi l’amour du
travail bien fait qui caractérisait le monde de son enfance, quand il observait les ouvriers travaillant
aux côtés de sa mère, alors rempailleuse de chaises : « Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne
pensaient qu’à travailler. Ils se levaient le matin – et à quelle heure ! – et ils chantaient à l’idée qu’ils
partaient travailler. […] Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Il y avait un
honneur incroyable du travail […] Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien fait, poussée,
maintenue, jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises
exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé
des cathédrales ».199 La dimension spirituelle est alors bien présente : « Tout était une élévation
intérieure, et une prière, toute la journée […] Leur travail était une prière. Et l’atelier, un oratoire ».200

Même si l’on met de côté la part d’idéalisme propre au tempérament de Péguy, on ne peut pas ne
pas s’interroger en comparaison, sur la valeur que revêt aujourd’hui le travail chez nombre de nos
contemporains. Quand la satisfaction financière reste la seule motivation du travail, c’est que celui-ci
ne présente plus de sens en lui-même, pour qui le réalise. Si plus de deux salariés sur trois se
déclarent heureusement satisfaits de leur emploi, selon un sondage OpinionWay pour BFM Business
réalisé au mois d’octobre 2015, beaucoup se plaignent, en revanche, de ne plus pouvoir appréhender
le sens global de leur travail, en raison d’une spécialisation extrêmement poussée des tâches, qui ne
leur permet plus d’obtenir une vision d’ensemble de ce qu’ils effectuent. La division du travail est
certes une condition indispensable pour obtenir, dans une économie moderne, une baisse globale
des coûts de production, et l’on ne saurait renoncer à cet avantage précieux qui contribue
grandement à la compétitivité de notre économie. Mais on ne peut, non plus, faire l’impasse de la
question du sens : quand la finalité d’un travail n’est plus véritablement comprise, la démotivation
apparaît généralement. Comme je le rappelais dans mon précédent ouvrage Merci Patrons ! , « nous
sommes tous appelés à réaliser une vocation qui nous est propre. […] Si l’on parle souvent de vocation
dans les domaines de l’art, de la politique ou de la religion, l’on applique peu ce terme au domaine de
l’entreprise. Pourtant, c’est bien de cela dont il s’agit »201. Pour sa part, la philosophe Simone Weil
voit dans cette perte du sens une forme de déracinement : « Une civilisation constituée par une
spiritualité du travail serait le plus haut degré d’enracinement de l’homme dans l’univers, par suite
l’opposé de l’état où nous sommes, qui consiste en un déracinement presque total »202.

Avec la sécularisation du monde, l’espérance dans l’autre monde a été remplacée dès le XVIII ème
siècle par l’idée de progrès, ou plus précisément, par l’idéologie d’un progrès inéluctable des
conditions de vie de l’homme. « L’idée du temps fléché repose toujours sur une espérance et une
croyance. Après l’effacement de la croyance monothéiste, le progrès moderne a correspondu, au
départ, avec le développement de la technique. Pour qu’il y ait progrès, il faut une signification : le
sens "direction" réclame le sens "signification" : aller où et pourquoi ? Le temps fléché spirituel menait

199
Charles Péguy, L’Argent, 1913, Édition des Équateurs, 2008, pp 30-31.
200
Charles Péguy, L’Argent, op. cit., p 35.
201
Merci Patrons !, Flammarion, collection Librio, 2015, pp 35-36.
202
Simone Weil, L’enracinement, Gallimard, 1949, pp 128-129.
81

à la béatitude céleste. Le temps fléché temporel trouvait son sens dans le déploiement puis le
paroxysme attendu du bonheur humain » explique Chantal Delsol203. Mais ce rêve a été relativement
court. La croyance en un monde meilleur que procure la science dont les applications concrètes
étaient censées permettre l’avènement d’une humanité heureuse, s’est en effet brisée sur le
spectacle de la barbarie sans nom des deux conflits mondiaux, dont les ravages humains et matériels
ont précisément été rendu possibles par les progrès de la science.

Dès lors, le monde occidental, et particulièrement l’Europe, entre dans une période de turbulence où
il remet en cause la notion même de sens et de progrès. L’humanité étant absurde comme l’a
exprimé Albert Camus dans L’étranger, on ne sait plus trop pourquoi l’on vit. L’art, reflet de toute
civilisation, en porte les stigmates : il s’exprime d’ailleurs souvent sous la forme de représentations
non figuratives pour lesquelles la question du sens ne se pose plus. Si l’espérance en un monde
meilleur n’est plus un prérequis inconditionnel, alors l’humanité navigue à courte vue, son optimisme
ne se nourrissant que des éléments tangibles pouvant le justifier et qui sont, par nature, précaires. Or
le principe même de l’espérance consiste à continuer de croire, alors même que tous les éléments à
portée de vue plaident en sens inverse. Si l’espérance inconditionnelle n’est plus le moteur de notre
société, non seulement l’appétit de vivre s’effritera mais on ne verra plus l’intérêt de sacrifier sa vie,
que ce soit au sens propre, pour les militaires pouvant être appelées au "sacrifice suprême" selon
l’article 1er de leur statut, ou d’une manière plus générale, pour ceux qui souhaitent se donner
radicalement à une cause à laquelle ils croient.

Paradoxalement, Mai 68 apparaît comme une des dernières manifestations de ce désir d’absolu que
résument les slogans « soyons réalistes, demandons l'impossible » ou « désirer la réalité, c'est bien !
Réaliser ses désirs, c'est mieux ». Derrière une utopie outrancière qui a sombré sur un matérialisme
veule, on discerne une tentative désespérée de renouer avec une espérance, un désir de ne pas se
contenter de la société de consommation qu’avait engendrée l’époque des trente Glorieuses. « On
ne tombe pas amoureux d'un taux de croissance » pouvait-on lire encore, preuve que l’économie ne
peut, au final, satisfaire les besoins de l’homme en plénitude. Témoin et acteur des faits, Patrick
Rotman estime que Mai 68 « a fini par se nourrir d’un contenu existentiel que rien ne saurait
satisfaire. On touche là à la vérité profonde de ce mouvement, informulée, impalpable et en partie
irrationnelle : la quête de ce qu'il faut bien appeler une forme de "transcendance". Au fond, un
profond besoin de croire en une autre humanité, une autre société, un autre monde s'investit en 68.
Cette forme de "foi" a donné à cette nébuleuse une dimension supplémentaire, un supplément d'âme,
qui dépasse de loin la simple articulation d'événements politiques et sociaux. Il se passe autre chose
dans les têtes, dans les cœurs, qui ne relève plus de la satisfaction matérielle, mais du domaine
spirituel »204. Mais, cette contestation de la société de consommation n’était pas nourrie d’une
spiritualité suffisamment solide pour déboucher sur autre chose qu’un vague hédonisme jouissif ainsi
qu’un individualisme mercantile que résume à elle seule la posture libérale-libertaire revendiquée
comme telle aujourd’hui par Daniel Cohn-Bendit 205.

D. Célébrer la grâce de la féminité


La conception que l’Occident, et singulièrement la France, s’est faite, au sujet de la femme, reste un
marqueur fondamental de notre civilisation. Là aussi, je souhaite que la France demeure fidèle à un
héritage qui a écrit les plus belles pages de son histoire et qu’elle doit en grande partie au
christianisme.

203
Chantal Delsol, L’âge du renoncement, Cerf, 2011, p 154.
204
Patrick Rotman Mai 68 raconté à ceux qui ne l'ont pas vécu, Seuil, 2008, p 48.
205
Daniel Cohn-Bendit, Je suis un libéral-libertaire, L’Humanité, 7 janvier 1999.
82

En effet, c’est le christianisme qui, prônant d’emblée l’égalité de dignité entre l’homme et la femme,
a amélioré la condition féminine par rapport à l’empire romain. Certes, cela prit du temps car les
évolutions les plus profondes se réalisent en général dans la longue durée. Toujours est-il que l’Église
catholique mit son point d’honneur à exiger le libre consentement des femmes avant toute
célébration du mariage religieux. Alors que les femmes sont, dans la majeure partie du monde connu
de l’époque, mariées par leur famille en passant de la tutelle de leur père à celle de leur époux, le
IVème concile du Latran affirme en 1215 l’exigence indispensable d’un libre consentement des
femmes.

Si l’on considère l’âge d’or du Moyen-Âge que représentent les XII ème et XIIIème siècles, force est de
constater que la femme tient une place unique dans la société. Toute une série de facteurs
concourent en effet à cette émancipation : D’abord, les invasions et les pillages diminuent, et avec
eux, tout ce cortège d’injustices qui s’abat régulièrement sur les plus vulnérables. Ensuite, sous
l’impulsion d’une démographie en fulgurante ascension, des villes se créent de toute pièce autour du
commerce et de l’artisanat, métiers plus adaptés aux femmes qui les exercent dans le cadre des
corporations. Enfin, les croisades permettent à de nombreuses épouses de prendre en main la
gestion des affaires de leur mari, en son absence. L’historienne Régine Pernoud a très bien développé
ces différents aspects206.

Trois mots expriment, dès lors, la considération de la femme par la société médiévale : L’hommage,
qui renvoie traditionnellement aux rapports du vassal envers son seigneur, devient une marque de
considération spécifique envers la femme. Celle-ci n’est d’ailleurs plus désignée sous le nom de
femme, mais devient une dame, d’abord dans le cas de la noblesse, mais ensuite dans le langage
courant qui garde l’appellation de "madame". De même, la courtoisie n’est plus un simple code de
bonne conduite élémentaire mais devient une forme de dévouement extrême matinée d’égards
parfois amoureux, qu’accomplit le chevalier au nom de l’honneur, à l’égard de la dame de son
seigneur. La littérature courtoise, qui fleurit à cette époque à Toulouse comme en Champagne, avec
Chrétien de Troyes, exprime très bien cet idéal. Couronnant le tout, la dévotion mariale à l’égard de
celle qui est dès lors appelée "Notre-Dame" prend une ampleur sans précédent, qui n’est pas sans
conséquences sur la vision que les hommes entretiennent au sujet des femmes. « J’entends dire que
la religion catholique est misogyne, déplore André Malraux. Ce n’est pas sérieux ! Une religion qui
agenouille les hommes devant une femme couronnée manifeste une misogynie suspecte »207.

Certes, il n’entre pas dans mon propos d’affirmer que la condition des femmes en France fut un long
fleuve tranquille durant les deux millénaires qui nous ont précédés. Mais, il convient de tordre le
coup à une légende qui voudrait que la situation des femmes se soit subitement améliorée à partir
de la prise de conscience suscitée par la publication en 1949 du Deuxième sexe de Simone de
Beauvoir, qui mettrait fin à des siècles d’oppression machiste. Si l’histoire est complexe et s’il faut se
garder de tout manichéisme, dans un sens comme dans l’autre, force est de constater que le premier
traité d’éducation, publié à l’époque carolingienne, en 843, est l’œuvre d’une mère de famille,
Dhuoda ; que la première encyclopédie ne date pas des Lumières mais fut écrite en 1175 par une
érudite alsacienne, Herrade de Landsberg ; et qu’au XIIème siècle, Héloïse d’Argenteuil, l’épouse
d’Abélard, ou Hildegarde de Bingen comptent parmi les personnalités les plus cultivées de toute la
Chrétienté.

Enfin sur la plan politique, il serait inutile d’évoquer, tant cela est connu, le rôle exceptionnel qu’ont
pu avoir dans la destinée du pays certaines femmes comme Aliénor d’Aquitaine, dont les frasques
206
Régine Pernoud, La femme au temps des cathédrales, Stock, 1980.
207
Le Point, 12 mars 1975, cité par Édouard-Marie Gallez, Le Messie et son Prophète, Tome I, édition de Paris,
2005, note 857, p 507.
83

conjugaux sont l’origine lointaine de la guerre de cent ans, Blanche de Castille, sa petite fille, qui fut
régente du royaume à plusieurs reprises pendant les deux croisades menées par son fils Saint Louis,
Jeanne d’Arc qui bouta les Anglais hors du royaume de France, ou encore sainte Catherine de Sienne
qui enjoignit au pape, à trois reprises, de quitter Avignon pour la Ville éternelle.

Le vêtement et la parure portent la marque de cette précoce émancipation de la condition féminine


en France. Le soin apporté aux toilettes fut toujours un attribut permettant aux femmes de briller en
public. Nul besoin de soustraire celles-ci aux regards nécessairement concupiscents des hommes.
Leur coiffe a évolué au fil du temps mais les tableaux de la Renaissance les représentent souvent en
cheveux208. Au XVIIIème siècle, la reine Marie-Antoinette porte d’ailleurs des chapeaux qui mettent en
valeur sa blonde chevelure. Il est donc faux d’affirmer que le voile islamique n’est que la copie
actuelle de ce que notre civilisation a jadis sécrété et que l’islam n’aurait donc qu’un retard
historique à rattraper sur l’Occident. Le christianisme est avant tout la civilisation du visage, puisqu’il
repose sur l’idée d’un Dieu qui se fait homme. Il est donc logique qu’il mette en avant le visage
humain, miroir de l’âme humaine et reflet du visage divin.

Cette célébration de la féminité est un trait marquant de l’Occident, et singulièrement de la France.


L’outrage fait aux femmes, au cours des périodes troublées de l’histoire, apparaît donc d’autant plus
scandaleux, aux yeux des contemporains. Voici comment Edmund Burke déplore le sort réservé à la
Reine Marie-Antoinette au cours des journées des 5 et 6 octobre 1789, où les souverains sont
contraints de quitter Versailles pour s’installer à Paris : « Il y a maintenant seize ou dix-sept ans que je
n’ai vu la Reine de France. C’était à Versailles et elle était encore la Dauphine, et certes jamais astre
plus céleste n’apparut dans cette orbite qu’elle semblait à peine toucher : je la vis au moment où elle
paraissait sur l’horizon, l’ornement et les délices de la sphère dans laquelle elle commençait à se
mouvoir : elle était ainsi que l’étoile du matin, brillante de santé, de bonheur et de gloire. O quelle
Révolution !!! Et quel cœur faudrait-il avoir pour contempler sans émotion cette élévation, et cette
chute ! Que j’étais loin de m’imaginer, lorsque je la voyais inspirer à la fois la vénération et
l’enthousiasme d’un amour respectueux, qu’elle dût un jour avoir à se défendre contre l’infortune
dont le germe était dans son sein. J’étais encore plus éloigné de m’imaginer que je dusse voir de mon
vivant, de tels désastres l’accabler tout-à-coup, chez une nation vaillante, pleine de dignité. Dans une
nation de galanterie, dans une nation composée d'hommes d'honneur et de chevalerie, je crois que
dix mille épées seraient sorties de leurs fourreaux pour la venger même d'un regard qui l'aurait
menacée d'une insulte ! Mais le siècle de la chevalerie est passé. Celui des sophistes, des économistes
et des calculateurs lui a succédé : et la gloire de l'Europe est à jamais éteinte »209.

Il est intéressant de se pencher sur la manière dont les femmes françaises ont été perçues par le
monde arabe lorsque l’un et l’autre furent amenés à se rencontrer. C’est lors de l’expédition
d’Égypte, menée par Bonaparte en 1798, qu’est raconté, pour la première fois ce contact entre deux
cultures profondément différentes au sujet de la femme. Pendant trois ans (1798-1801), les troupes
françaises, accompagnées de savants et de leurs femmes, s’installent sur les bords du Nil, dans un
pays alors sous le contrôle de l’empire ottoman. C’est au travers des chroniques d’un historien local,
al-Jabarti, que nous percevons le regard porté par la société égyptienne sur les Françaises. Le
chroniqueur s’étonne de voir que les Français sont soumis à leurs femmes et déplore l’influence de
celles-ci sur la haute société égyptienne : « Les femmes françaises arrivées avec l’armée se
promenaient dans la ville, le visage découvert et portaient des robes et des mouchoirs de soie de
diverses couleurs. Elles montaient à cheval ou à baudet portant des cachemires sur les épaules : elles
galopaient par les rues en riant et en plaisantant avec les conducteurs de leurs montures et avec les

208
On pense à la Vénus d’Urbino de Titien ou à celle de Botticelli.
209
Edmund Burke, Considérations sur la Révolution de France, Hachette, 1989, p 96.
84

indigènes de la basse classe. […] Cette liberté indécente plut aux femmes mal élevées du Caire, et
comme les Français s’honoraient de leur soumission aux femmes et leur prodiguaient des cadeaux et
des libéralités, les femmes commencèrent à entretenir des relations avec eux. […] Beaucoup de
femmes, attirées par l’amour des richesses ou bien par la galanterie des Français, imitèrent l’exemple
des femmes de Boulaq [qui s’étaient habillées à la mode européenne]. En effet les Français avaient
tout l’argent du pays entre leurs mains et s’étaient toujours montrés soumis aux femmes, même si
celles-ci les eussent frappés de leurs pantoufles ! ». Des mariages mixtes se produisirent alors : « Les
musulmanes mariées aux Français adoptèrent aussitôt les mœurs de ces derniers. Habillées à
l’européenne, elles se promenaient avec les hommes et se mêlaient aux affaires. Des gardes armés de
bâtons marchaient devant elles et leur ouvraient un passage à travers la foule comme s’il se fût agi
d’un gouverneur », s’étonne ainsi al-Jabarti210.

Des liens se nouent ainsi entre l’Égypte et la France qui vont déboucher, 25 années plus tard, sur la
création de la première mission estudiantine décidée par le pacha d’Égypte Méhémet-Ali, voulant
moderniser son pays. Nommé tuteur et imam de cette délégation, Rifa’a Rafi al-Ṭahṭawi effectue un
séjour en France entre 1826 et 1831 et consigne ses souvenirs dans un ouvrage intitulé L’Or de Paris,
où il relate, de façon vivante et précise, ce qui l’a marqué dans le mode de vie des Français. Il est
notamment surpris par la place privilégiée réservée aux femmes : « Les femmes sont du bétail chez
les sauvages, des ustensiles domestiques en Orient et des enfants gâtées en Europe. […] On dit que
Paris est le paradis des femmes, le purgatoire des hommes et l’enfer des chevaux. En effet les femmes
y jouissent de leur fortune et de leur beauté ; les hommes se trouvent dans une situation
intermédiaire, esclaves des femmes, se privant pour les distraire ; les chevaux, eux, traînent des
voitures, nuit et jour sur les pavés de Paris, surtout quand elles sont louées par une jolie femme car
alors le cocher épuise ses bêtes pour la conduire rapidement où elle veut aller, de sorte que les
chevaux vivent un véritable calvaire dans cette ville »211. Ailleurs, il note avec humour qu’en France
« les hommes sont les esclaves des femmes et sont à leurs ordres, qu’elles soient belles ou laides »212.

La galanterie française provient en fin de compte d’une civilisation qui a habitué les hommes et les
femmes à vivre ensemble dans l’espace public parce qu’ils s’enrichissent mutuellement, à rebours de
toute idéologie du cloisonnement, où l’homme devrait se méfier de la femme, la confiner et la
voiler : « Nous sommes les héritiers de la galanterie, explique Alain Finkielkraut, c'est-à-dire d'un
certain régime de la coexistence des sexes fondé sur la mixité. Or, le voile réduit les femmes à l'état
d'objet sexuel. En arabe algérien, on dit qu'une femme dévoilée est nue. Lubrique ou cachée : telle est
donc l'alternative. Elle est, pour notre civilisation en tout cas, obscène  »213 car elle suppose que les
hommes ne peuvent qu’entretenir des rapports de convoitises avec les femmes. Le voile est donc,
dans cette perspective, une insulte à l’homme, réduit à l’image d’un prédateur sexuel en puissance,
alors que la galanterie est censée élever ses sentiments et ses manières à l’égard de la gent
féminine : « La galanterie n’est pas seulement égard pour la fragilité, poursuit Alain Finkielkraut. Elle
est surtout tribut à la féminité. Elle procède d’une connivence sur le fait que les femmes plaisent et
qu’il est licite sinon recommandé de leur rendre hommage. Le galant homme ne se jette pas sur les
femmes, il s’oblige à les séduire à leur mode, suivant les règles qu’elles fixent. […] La galanterie est
une atmosphère avant d’être une entreprise, une convention avant d’être une conquête, un jeu

210
Chroniques d’al-Jabarti, tome VI, 304-306, citées par Charles Vial : Le personnage de la femme dans le roman
et la nouvelle en Égypte, Publications de l’Institut français du Proche-Orient, Damas, 1979, édition en ligne,
2014, ch 1.
211
al-Tahtawi, L’Or de Paris, cité par Charles Vial, op. cit., ch 1.
212
al-Tahtawi, L’Or de Paris, cité par Bernard Lewis : Le Pouvoir et la Foi: Questions d’islam en Europe et au
Moyen-Orient, Oxford University, 2010, édition française Odile Jacob, 2011, ch 2 : L’Europe et l’Islam.
213
Interview avec Alain Badiou, L’Obs, 17 décembre 2009.
85

gratuit avant d’être un comportement intéressé, un rôle que l’on tient, une représentation que l’on
donne, une furtive caresse verbale, un petit cérémonial auquel on se plie sans projet défini  ».214 Et
d’observer un lien entre la violence de certaines cités et l’absence de valorisation, dans ces quartiers,
d’une authentique féminité : « La violence dans les quartiers dits sensibles est souvent imputée à
l’exclusion sociale. La misère génère l’agressivité, la discrimination produit la délinquance, le
désespoir causé par l’absence de débouchés nourrit la haine et enflamme les cités, dit la sociologie
courante, cette nouvelle sagesse des nations. Elle dit vrai, bien sûr. Mais dit-elle toute la vérité ? La
violence ne serait-elle pas liée aussi à l’exclusion de la féminité et au désert affectif qui en résulte ?
N’est-elle pas une conséquence du déni de sensibilité et de l’interdiction d’être galant que ces
quartiers imposent ? »215

Pour être tout à fait honnête, il faudrait aussi mentionner le dévoiement de l’image de la femme que
peut souvent offrir l’Occident, à travers la publicité ou le cinéma. Si une authentique féminité apaise
les mœurs et élève la civilisation, une image hyper-érotisée de la femme comporte quelque chose
d’agressif qui légitime, en retour, tout discours prohibant l’expression publique de la féminité. Ainsi,
les provocations des Femen, loin de lutter contre l’oppression de la femme, renforcent l’éradication
publique de toute féminité et justifient, par une sorte de rivalité mimétique, le port de la burqa ou du
niqab de la part de ses promoteurs.

D’une manière générale, le féminisme radical, tel qu’il s’exprime actuellement, fait fausse route, en
ce qu’il réduit les violences faites aux femmes à un donné inhérent à la nature masculine, qui serait
universellement vouée à établir des rapports de domination. Il omet ainsi toute réflexion sur l’impact
d’une culture dans le traitement réservé aux femmes. C’est l’une des raisons de l’aveuglement d’une
partie des féministes devant les évènements de Cologne, qui, par peur de stigmatiser l’islam,
refusent de dresser un lien entre les agressions sexuelles massives de la saint-Sylvestre et l’origine
culturelle de leurs auteurs présumés. Elles en viennent ainsi à prôner un relativisme culturel qui fait
l’impasse sur la condition des femmes au Proche-Orient et au Maghreb, pourtant courageusement
dénoncée par l’écrivain Kamel Daoud dans Le Monde du 31 janvier 2016, ce qui lui valut les critiques
indignées d’un collectif l’accusant de recycler « les clichés orientalistes les plus éculés »216.

Le féminisme radical a tort de vouloir essentialiser la domination masculine, en omettant de voir que
certaines cultures ont combattu, plus que d’autres, les injustices perpétrées à l’encontre des
femmes. Par cet aveuglement, il en vient à nier son origine : « Sans doute en va-t-il du féminisme
comme de la laïcité : en dépit des apparences, […] il s’agit d’un fruit du christianisme, une part de son
génie », note avec justesse le père Matthieu Rougé qui ajoute : « une sorte d’adolescence perpétuelle
continue d’opposer le féminisme à sa source : ce déni d’origine en vient, en fait, aujourd’hui à le
mettre en danger »217. Encore une vertu chrétienne devenue folle qui finit par dénaturer
l’authentique féminité. Comme le souligne Eugénie Bastié dans son brillant essai Adieu
mademoiselle218, les néoféministes préfèrent traquer l’emploi sexiste du terme "mademoiselle" dans
les formulaires administratifs plutôt que de s’attaquer aux vrais sujets, tels que la GPA ou la condition
des femmes en islam. Ce féminisme entretient un goût prononcé pour la victimisation et considère le
corps féminin comme un obstacle pouvant retarder le déroulé d’une carrière. « Le féminisme n’aura
été que le masque de la capitulation des femmes devant les valeurs masculines » avance, à juste titre,
Eugénie Bastié, qui dénonce ce grave travers du néoféminisme. Et de pourfendre ce nouvel ordre
moral émanant de rombières puritaines pour qui « la galanterie, la grivoiserie, la drague et autres
214
Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, op.cit., p 59.
215
Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, op.cit., p 75.
216
Le Monde, 11 février 2016.
217
Père Matthieu Rougé, L’Église n’a pas dit son dernier mot, Robert Laffont, 2014, p 164.
218
Eugénie Bastié, Adieu mademoiselle, Les éditions du Cerf, 2016.
86

subtilités qui président aux rapports entre les deux sexes ne sont que des "structures de domination
symbolique" et des "stéréotypes sexistes" qu’il convient d’éradiquer »219. Déconstruire les rapports
entre les sexes et prôner l’indifférentiation sexuelle semble être le nouvel horizon de ce féminisme
destructeur.

***

V. Pour une République de France

Après l’étude des finalités, vient celle des moyens à mettre en œuvre. Nous avons mentionné les
piliers sur lesquels doit reposer toute entreprise de refondation politique : liberté arrimée à la vérité,
égalité de dignité dans le respect de la diversité de chacun, fraternité fondée sur la recherche du bien
commun, laïcité ouverte sur l’accueil d’une transcendance (partie III), philosophie de la personne
enracinée, temps fléché ouvert sur l’espérance et vision chrétienne de la femme (partie IV). Il nous
reste maintenant à étudier les moyens institutionnels qui puissent servir cette œuvre de restauration
nationale.

A. Ancrer l’identité dans son terreau chrétien


La France est un « pays de marque chrétienne » selon l’expression de Pierre Manent 220. Ce qui ne
signifie pas que les autres influences, qu’elles procèdent de la culture antique ou de la philosophie
des Lumières, doivent être tenues pour négligeables. Mais le christianisme constitue le pivot central
de notre culture, il est l’axe structurant de notre identité, en ce qu’il nous a légué une culture antique
qu’il a lui-même inculturée, reprenant ses concepts et christianisant sa pensée. L’inculturation, c’est
cette faculté revendiquée, pour le christianisme, de pouvoir pénétrer de l’intérieur une culture en
développant le message évangélique à travers les codes culturels propres à celle-ci. C’est ainsi que
l’Église catholique s’est toujours appuyée sur les concepts de la philosophie grecque, notamment
celle d’Aristote, ainsi que sur le droit romain, pour délivrer son message. Il résulte de cette spécificité
que le christianisme a pénétré le monde antique comme la lumière pénètre un vitrail, c’est-à-dire en
le fécondant intérieurement.

Dès lors, il n’y a aucune concurrence identitaire possible entre les différents héritages car ils ne se
situent pas sur le même plan. L’identité française est multiple, ses racines sont aussi bien celtes, que
gréco-romaines ou germaniques. Mais le christianisme ne se juxtapose pas à ces éléments, en se
plaçant sur le même plan qu’eux car il n’est pas identitaire. Il n’y a pas de langue chrétienne, même si
le latin est traditionnellement utilisé en Occident. Ailleurs, il y a des chrétiens qui prient en arabe, ou
d’autres encore, en japonais. Le christianisme est avant tout un message, il n’est pas une identité. Il a
d’ailleurs besoin d’une identité d’ancrage qui lui serve de support pour s’enraciner dans une nation. Il
est certes une culture mais pas au sens où il postulerait des codes sociaux qui soient contingents à un
peuple. Il est universel dans le sens où son message peut s’inculturer dans n’importe quelle nation. Il
n’est pas une religion du livre qui devrait appliquer des préceptes de manière juridique et
prescriptive, comme peut l’être le Coran, il est une religion de la Parole, les livres n’étant qu’un
moyen pour guider la raison humaine vers celui qui s’est défini comme le Verbe incarné, c’est-à-dire
la Parole faite chair221. Il découle de tout ceci que le christianisme ne peut, en théorie, entrer dans
une forme de guerre identitaire avec les autres composantes de notre identité. De même, il ne suffit
219
Eugénie Bastié, op. cit., p 46.
220
Pierre Manent, Situation de la France, op. cit., p 152.
221
Cf. discours de Benoît XVI au monde de la culture, 12 septembre 2008.
87

pas, à lui seul, à définir la France, puisqu’il est, par principe, au-dessus des identités contingentes
qu’il féconde de son message. Dire que la France est un pays de marque chrétienne est à la fois très
juste mais incomplet, dans la mesure même où le christianisme a imprimé sa marque universelle
dans d’autres cultures contingentes. Il serait plus exact d’affirmer que l’identité française résulte de
l’alchimie entre une foi reçue et la terre ainsi fécondée, qui porte en elle des caractéristiques propres
(grecques, romaines, celtes et germaniques).

Le christianisme est donc le soubassement religieux qui dessine, en lien avec les éléments
contingents qu’il pétrit, des traits originaux qui deviennent, pour le coup, des marqueurs identitaires.
Nous les avons rappelés en tête de chapitre. Chacun peut adhérer à ces principes sans éprouver le
besoin de devenir chrétien, tout comme il est fort heureusement possible de pouvoir admirer une
cathédrale sans croire pour autant au culte qui y est célébré. Il découle de ceci que personne ne peut
s’estimer lésé ou brimé dans ses convictions, dès lors que l’on déclare vouloir ancrer notre civilisation
dans ses racines chrétiennes. « Là où la foi religieuse s’efface, il reste une tradition, explique Chantal
Delsol. Là où la foi fait appel à une histoire sacrée, à une vérité, à la raison aussi, la simple tradition
fait appel à la vie des peuples sur le temps long, laquelle vie a formé des hommes de tel ou tel type,
accoutumés à servir certains principes. On peut défendre la liberté personnelle parce qu’on croit au
Dieu de la Bible qui la confère et l’ennoblit. Mais on peut aussi défendre la liberté personnelle, en tant
qu’Occidental, parce qu’elle nous a faits ce que nous sommes et nous constitue culturellement  »222.
C’est sur ce terrain-là que j’entends me situer.

Quant à la philosophie des Lumières, elle constitue une part éminente de notre identité sur le plan
historique, dans le sens où son rôle a été déterminant dans la physionomie actuelle de notre nation.
Mais il ne suffit pas uniquement de l’envisager sous l’angle historique, il faut aussi pouvoir
l’appréhender comme choix politique, c’est-à-dire se positionner par rapport à elle. Comme rappelé
précédemment, la philosophie des Lumières s’inscrit en continuité comme en rupture de l’héritage
chrétien qui l’a engendrée. Marquée par un venin individualiste, elle porte en elle des ferments de
dissolution qui se retournent, au final, contre elle. Elle est l’acteur de sa propre disparition, comme
l’a diagnostiqué Michel Houellebecq : « Il me paraît difficile de nier, aujourd'hui, un puissant retour
du religieux. Un courant d’idées né avec le protestantisme, qui a connu son apogée au siècle des
Lumières, et produit la Révolution, est en train de mourir. Tout cela n’aura été qu’une parenthèse
dans l’histoire humaine »223. C’est donc pour sauver ce qui peut l’être de la philosophie des Lumières,
que j’appelle de mes vœux une réforme institutionnelle qui en expurge les ferments de dissolution.
Ainsi, les Lumières pourront-elles s’arrimer à l’héritage chrétien qui les a façonnées, sans pour autant
le défigurer jusqu’au chaos.

B. La République une et indivisible, notre royaume de France


Alain Finkielkraut a fait graver cette formule sur son épée d’académicien, reçue sous les dorures de la
coupole le 28 janvier dernier. Elle est tirée de la profession de foi de Charles Péguy, énoncée en avril
1913, face au péril allemand. Une devise que l’écrivain scella de son sang en mourant au champ
d’honneur le 5 septembre 1914.

Dans son discours de réception à l’Académie française, Alain Finkielkraut ne cite pas Péguy mais son
propos fait singulièrement écho, par-delà le fil du temps, à celui qui exaltait la France dans la pureté
d’un amour patriotique exempt de toute souillure nationaliste. « La France s’est rappelée à mon bon
souvenir, explique Alain Finkielkraut, quand, devenue société post-nationale, post-littéraire et post-

222
Chantal Delsol, Les pierres d’Angle, Cerf, 2014, p 27.
223
L’Obs, 6 janvier 2015.
88

culturelle, elle a semblé glisser doucement dans l’oubli d’elle-même. Devant ce processus inexorable,
j’ai été étreint, à ma grande surprise, par ce que Simone Weil appelle dans L’Enracinement le
"patriotisme de compassion", non pas donc l’amour de la grandeur ou la fierté du pacte séculaire que
la France aurait noué avec la liberté du monde, mais la tendresse pour une chose belle, précieuse,
fragile et périssable. J’ai découvert que j’aimais la France le jour où j’ai pris conscience qu’elle aussi
était mortelle, et que son "après" n’avait rien d’attrayant »224.

Ce même amour de compassion m’étreint aujourd’hui. Devant les périls imminents auxquels est
confronté notre pays, il est temps de retrouver les « pierres d’Angle » de notre civilisation, comme le
souligne Chantal Delsol, ou encore de s’enraciner dans ses « murs porteurs », pour reprendre
l’expression de Philippe de Villiers 225. Or, le débat politique actuel ne nous laisse le choix qu’entre une
philosophie des Lumières privée de son enracinement chrétien et livrée à elle-même et son pendant
communautariste qui ratifie l’installation sur notre sol de modes de vie contraires à nos traditions.
On a l’impression de n’avoir le choix qu’entre la laïcité de Manuels Valls, intransigeante et sectaire, et
celle de Jean-Louis Bianco qui ouvre la porte au multiculturalisme (cf. partie III). Je refuse cette
alternative. Ce n’est pas parce que des pratiques culturelles contraires à nos traditions (polygamie,
voile, refus de la mixité, refus de la liberté de conscience) sont revendiquées au nom d’une religion,
qu’il faut, pour cela, sanctionner toutes les religions en leur interdisant de s’enraciner dans l’espace
public. Une telle politique conduirait à interdire la mention publique des symboles chrétiens, par
symétrie par rapport à l’islam : un dominicain en habit ou une religieuse portant le voile de
consécration se verrait ainsi interdire l’accès à une université, au même titre qu’un homme en
djellaba ou une femme voilée. Alors qu’il s’agit de deux réalités bien différentes. La laïcité n’est donc
pas un outil adéquat pour lutter contre le communautarisme islamique, puisqu’elle n’est pas été
conçue pour cela. C’est sous l’angle de l’identité culturelle qu’il faut aborder la question. Pour cela, il
faut revisiter les fondations de notre République.

Je suis foncièrement républicain mais au sens de Péguy, c’est-à-dire en considérant la République


comme un régime qui s’enracine sur le terreau culturel qui l’a porté. Je ne crois pas en une
République abstraite qui, au nom du vivre-ensemble, pourrait devenir un supermarché des cultures.
On ne peut être neutre par rapport à une civilisation. La République actuelle se veut une page
blanche sur laquelle chacun pourrait véhiculer son modèle culturel. Un rapport sur l’intégration remis
à Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre en décembre 2013, préconisait l’abandon de toute
politique d’intégration jugée discriminatoire. Matignon, qui met alors en ligne le texte sur son site,
« salue la grande qualité » de ces travaux. Qu’y trouve-t-on ? Les auteurs nous expliquent qu’il faut
« faire France en reconnaissant la richesse des identités multiples » et en considérant que « l'héritage
légué par les migrants au fil des âges fait partie de l'identité française ». Concrètement, cela signifie
« la reconnaissance de toutes les langues de manière identique » parce que « la France devrait
assumer la dimension “arabe-orientale” de son identité », notamment en valorisant l’enseignement
de l’arabe ou d’une autre langue africaine dès le collège. « Le "Nous inclusif et solidaire" passerait
aussi par l'instauration d'une "journée pour commémorer les apports de toutes les migrations à la
société française". De "nouvelles rues et places de villes et de villages" pourraient être nommées "en
écho avec cette histoire des migrations". Et un "musée des colonisations" pourrait s'installer dans
l'Hôtel de la Marine, place de la Concorde, où fut signé le décret d'abolition de l'esclavage de 1848  »,
explique Le Figaro226. Réagissant à ces propositions pour le moins surprenantes, Malika Sorel-Sutter,
ancien membre du Haut Conseil à l'intégration, explique que cela reviendrait à « déraciner le peuple

224
Alain Finkielkraut, discours de réception à l’Académie française, 28 janvier 2016.
225
Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, Albin Michel, 2015.
226
Le Figaro, 13 décembre 2013.
89

français » de son identité227. Cette histoire n’est pas anecdotique. Même si le rapport ne s’est
heureusement pas traduit en acte, le simple fait que l’on puisse imaginer, dans les plus hautes
sphères de l’État, une telle orientation politique, montre que l’on fait fausse route.

On invoque en permanence la République comme une divinité mystérieuse de laquelle on attendrait


en vain le salut. Mais si la République se réduit à entériner le multiculturalisme au détriment de
notre identité, c’est qu’elle a perdu toute forme d’enracinement. L’autre alternative, celle qui
consiste à vouloir appliquer une laïcité radicale qui éradiquerait le communautarisme, parvient
finalement au même résultat, la civilisation du vide engendrant alors le vide de la civilisation.

Il faut donc réenchanter la République, c’est-à-dire lui donner de la densité, la rendre charnelle et
l’enraciner dans les profondeurs de l’âme française afin qu’elle ne soit plus une réalité abstraite mais
un régime dont les fondations soient stables. Une réforme qui est finalement plus philosophique que
politique. Ce réenchantement culturel se traduira sur le plan institutionnel et sémantique par la
transformation de notre République française en une République de France. Simple changement de
nom ? Enième projet de VIème République, prôné par des politiciens en manque d’idées ? Pas du tout !
Car les mots ont un sens, et à moins d’être nominaliste, c’est-à-dire de ne voir dans les mots que des
conventions d’usage non reliées à des réalités substantielles, la transformation de la République
française en une République de France est, en fait, lourde de sens. Sa portée est philosophique, plus
encore que politique. Elle vise à nommer et à graver dans le marbre de la loi, la civilisation que nous
chérissons et vers laquelle nous voulons conduire notre destin commun. Elle ré-axerait la pente
vertigineuse prise par la modernité dès lors que son émancipation est tombée dans un processus
d’autodestruction. Elle réintroduirait le sens de la limite : la République ne serait plus une entité
abstraite pouvant accueillir quiconque foule son sol. Elle ne serait pas uniquement bornée par des
lois, mais aussi par une culture qui lui servirait de fondement anthropologique et historique. En un
mot, elle serait enracinée.

C. Fonder en droit la prééminence culturelle du fait religieux chrétien 


Comment réenchanter la République sur le plan institutionnel ? Il résulte des développements
précédents que le christianisme, s’il n’est pas, loin de là, la seule composante de l’identité française,
est l’axe central autour duquel s’est progressivement ordonnée la vie sociale. Il est le soubassement
culturel indispensable à tout projet de renaissance française. Encore une fois, il n’est pas question ici
de religion mais de culture, dans son sens le plus profond. On l’a vu, lorsque notre pays s’éloigne de
ses racines chrétiennes, les vertus deviennent folles et partent à la dérive. La seule garantie de survie
d’une civilisation fondée sur la mesure et l’harmonie, et qui veut continuer à être portée par une
transcendance, passe par la mise en exergue des racines chrétiennes de la France à l’article premier
de notre constitution. Cette idée n’est pas saugrenue, elle ne date pas d’hier et d’autres que moi s’en
sont fait l’écho. Ainsi, dans le cadre de la révision constitutionnelle voulue par le président de la
République, les députés Jean-Frédéric Poisson et Valérie Boyer ont proposé par amendement, le
9 février dernier, l’inscription des racines chrétiennes dans notre constitution. « Notre Nation repose
sur un socle culturel avec des traditions et des influences. Parmi ces influences n’oublions pas que le
christianisme a profondément marqué les sociétés européennes contemporaines et leurs
Constitutions aux côtés de la philosophie grecque, le droit romain, la Renaissance ou le siècle des
Lumières. Le christianisme nous a permis d’envisager l’homme comme un individu à part entière. La
protection de la dignité humaine repose sur des valeurs chrétiennes. La France est une République
laïque d'influence et de valeurs chrétiennes » affirme alors Valérie Boyer dans l’hémicycle 228. De son
227
Le Figaro, 13 décembre 2013.
228
Amendement n°112 présenté par Valérie Boyer au cours de la séance parlementaire du 9 février 2016.
90

côté, Jean-Frédéric Poisson rappelle que « les trois mots qui composent notre devise républicaine,
"liberté, égalité, fraternité", s’ils ne sont pas entrés dans l’histoire des idées après l’avènement du
christianisme, en revanche, ont connu une portée universelle avec l’avènement du christianisme dans
l’histoire. Et même le concept de laïcité a une origine absolument indiscutable : la séparation des
pouvoirs politique et temporel relève exclusivement d’une vision chrétienne de la société »229.

Il ne s’agit pas d’introduire une religion d’État mais de reconnaître la prééminence de la culture
chrétienne dans le mode de vie dont nous avons hérité et que nous voulons transmettre à nos
descendants. Concrètement, je propose de rédiger ainsi l’article 1 er de la Constitution : « La France
est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, de tradition chrétienne ». Je note
d’ailleurs que la constitution irlandaise actuelle, qui date de 1937, est dotée d’un dispositif similaire
puisque son article premier dispose que « la nation irlandaise proclame par la présente Constitution
son droit inaliénable, imprescriptible et souverain, à choisir la forme de gouvernement qui lui
convient, à décider de ses relations avec les autres nations, à développer sa vie politique, économique
et culturelle, conformément à son génie propre et à ses traditions ». De même, la loi fondamentale
hongroise, entrée en vigueur en 2012, reconnaît en préambule « la vertu unificatrice de la chrétienté
pour notre nation » et précise que « les cadres essentiels de notre vie en communauté sont la famille
et la nation » et que « les valeurs fondamentales de notre unité sont la fidélité, la foi et l'amour ».

Conséquence logique de cette réforme : inconstitutionnalité de toute décision prohibant les marques
visibles du fait culturel chrétien dans la vie publique (crèches de Noël, croix, processions, statues,
calvaires, fêtes chrétiennes, jours fériés, etc…), possibilité de s’opposer à la destruction d’une église
ou à sa dénaturation, fin des intimidations laïcistes et possibilité d’exhiber les signes visibles de notre
identité, dans le respect de la laïcité de l’État qui ne doit pas s’étendre à la société. La République de
France revendiquera donc une place éminente pour le fait culturel chrétien en raison de l’étroite
imbrication du christianisme avec la constitution de notre identité.

Mais la portée d’une telle réforme va bien au-delà de cela. Il serait présomptueux de croire que le
salut d’un pays dépend de l’ajout de quelques mots dans la Constitution. À rebours d’un travers très
prononcé en France, je ne crois pas que les mots peuvent à eux seuls créer le réel. Ils sont en fait le
reflet linguistique d’une intention profonde, c’est donc celle-ci que j’aimerais expliciter.

D. À Rome, fais comme les Romains !


L’inscription des racines chrétiennes dans la Constitution permettrait d’abord de pouvoir s’opposer à
des traditions qui nous sont étrangères et envahissent l’espace public. En effet, si chacun doit
pouvoir pratiquer en France la religion de son choix, il y a, dans l’islam, de nombreuses prescriptions
rituelles qui sont de l’ordre de la culture et non du culte : voile, djellaba, menus halal, séparation des
hommes et des femmes dans les hôpitaux et les piscines, etc… Il ne m’appartient pas de dire s’il s’agit
ou non de signes religieux et dans quelle mesure leur prescription découle du Coran. Je ne souhaite
pas m’ingérer de quelque façon que ce soit dans l’organisation interne des cultes. En revanche, je
considère ces rites pour ceux qu’ils sont en eux-mêmes, c’est-à-dire des traditions culturelles
différentes des nôtres. Ce n’est donc pas au nom de la laïcité que l’on pourra contenir leur emprise
dans la sphère publique, c’est tout simplement au nom de notre culture. Je ne souhaite pas
confessionnaliser un débat qui doit rester avant tout sur le terrain de la tradition.

"À Rome, fais comme les Romains", aurait dit saint Ambroise à saint Augustin, au IV ème siècle de notre
ère. Principe simple qui veut que lorsqu’on décide de faire souche dans un pays, on adopte les
229
Amendement n°67 présenté par Jean-Frédéric Poisson au cours de la séance parlementaire du 9 février
2016.
91

coutumes des hôtes qui nous accueillent. Mais, objectera-t-on avec justice, le recours à ces pratiques
culturelles étrangères émane souvent de Français nés en France et non uniquement d’étrangers qui
s’installent sur notre territoire. C’est tout le problème ! On a laissé se développer sur notre territoire,
depuis 40 ans, par un mélange de laxisme culturel et d’idéologie antiraciste, des pratiques contraires
à nos traditions, de sorte que dans certaines banlieues, le mode de vie à la française est minoritaire
voire absent. Malika Sorel n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser ce qu’il faut bien appeler une
démission collective des élites : « Nous ne sommes plus en situation d’intégration culturelle, mais
dans une situation de désintégration minutieuse de la nation par un État qui préfère poursuivre une
politique qui correspond à une fuite en avant. Peu à peu, il a renoncé à veiller sur les fondamentaux
culturels du peuple français et s’est même engagé dans leur remodelage »230. On ne mesure pas la
violence que cela peut constituer pour certaines populations de se retrouver minoritaires dans leur
propre pays. Je ne parle ici ni d’ethnie, ni de race mais de culture. Il n’est pas normal d’avoir laissé se
développer des ghettos où le mode de vie à la Française n’existe plus. Un exemple éloquent parmi
tant d’autres, rapporté par Le Monde : « À Pantin (Seine-Saint-Denis), M. Béguin était le dernier de sa
lignée. De celle qu'il appelle, avec son parler fort et son accent natal d'Étricourt (Somme), les
"traditionnels". Comprendre, les bouchers qui ne sont pas "halal". Depuis son départ, cette commune
de 52 000 habitants de la petite couronne parisienne n'a, pour la viande à la coupe, plus que des
boucheries musulmanes… C'est qu'à Pantin, où plus de 20 % de la population est étrangère, beaucoup
de vieux bouchers ont, ces dernières années, remisé leur taillanderie au profit de repreneurs
musulmans. Comme dans d'autres communes qui accueillent une forte immigration, le passage de
relais s'est fait au gré des départs en retraite et de la désaffection du métier »231.

En même temps, il n’est jamais trop tard pour agir. « Il n’est pas juste de dire que le politique ne peut
plus rien et que tous ses leviers d’action ont été confisqués par les institutions aussi bien européennes
qu’internationales » poursuit Malika Sorel232. La République de France aurait précisément comme
ambition de lutter contre le décrochage culturel de nos banlieues, afin de préserver le mode de vie à
la Française. Concrètement, cela signifie que l’on aurait les moyens institutionnels, en s’appuyant sur
notre Constitution, de prohiber toute manifestation culturelle contraire à nos traditions. En aura-t-on
la volonté politique ? C’est une autre question.

Je suis conscient de la perception de violence que peut représenter une telle politique, pour des
populations à qui on a enseigné pendant 40 ans que la République les accueille sans leur demander
d’adopter le mode de vie à la Française. C’est pourquoi, je n’affirme pas qu’il faille agir de la sorte,
frontalement, en se mettant à dos des populations attachées à leur culture d’origine, à qui l’on n’a
jamais demandé de s’assimiler. Qui pourrait les blâmer de vouloir garder les seules attaches
culturelles dont elles ont hérité ? Il y a une œuvre de discernement à effectuer. Quand il s’agit de
populations qui reproduisent des traditions culturelles par habitude inconsciente et sans aucune
volonté d’hégémonie ni de conquête, je prône un travail bienveillant et progressif de pédagogie,
destiné à véhiculer notre langue et nos codes culturels, à l’instar de ce que fait par exemple avec
succès Xavier Lemoine à Montfermeil. Dans un entretien au Figaro, il détaille ses trois priorités en
matière culturelle :
- « Apprentissage et parfaite maîtrise de la langue française pour toute personne vivant à
Montfermeil. Au travers de cet apprentissage, l'on peut faire percevoir les réalités culturelles de la
France.
- Aide à la parentalité, pour éviter que certaines familles soient prisonnières de systèmes éducatifs
tout à fait pertinents dans le pays d'origine mais relativement inopérants ou inappropriés en France.
230
Malika Sorel-Sutter, Décomposition française, Fayard, 2015, p 308.
231
Le Monde du 5 mars 2012.
232
Malika Sorel-Sutter, op. cit., p 303.
92

D'une manière générale, il s'agit de permettre aux pères et aux mères de consolider leurs positions
d'éducateurs.
- Connaissance et fréquentation des grandes œuvres culturelles françaises. L'intitulé peut paraître
pompeux mais nous voulons profiter de notre proximité de Paris pour faire partager, à toutes les
générations, les richesses de notre patrimoine. […] Au-delà, de cette philosophie qui nous guide, c'est
dans un rapport quotidien de proximité fait de bienveillance et d'exigence que nous inscrivons notre
action au bénéfice de tous les Montfermeillois »233.

Concernant l’éducation, Xavier Lemoine a fait appel à la fondation Espérance banlieues qui a vite su
convaincre les familles et les acteurs locaux de la pertinence de son approche éducative. Lancé en
septembre 2012 avec 12 élèves, le cours Alexandre Dumas, qui comprend une école et un collège,
connaît une croissance rapide : plus de 80 élèves à la rentrée 2013, une centaine en 2014, 110 en
2015 dont plus de 90% sont de culture musulmane. C’est à la suite des attentats de janvier 2015, que
cette école indépendante fait parler d’elle : la minute de silence effectuée en hommage aux victimes
a, en effet, été intégralement respectée par les élèves, là où ailleurs elle a donné lieu à beaucoup de
refus et de chahuts. Liberté pédagogique des professeurs, implication des familles, enseignement
traditionnel fondé sur l’acquisition de savoirs, vouvoiement des élèves par les professeurs, port de
l’uniforme, lever des couleurs, autant de recettes d’un succès tant sur le plan scolaire qu’en terme
d’intégration. Touché par cette initiative, Harry Roselmack a accepté d’être parrain de l'école
Espérance banlieues de Montfermeil et a publié avec Éric Mestrallet, président de la Fondation
Espérance banlieues, un ouvrage regroupant l'ensemble des propositions de la Fondation pour
refonder le système éducatif français et l’adapter aux contraintes spécifiques des banlieues 234. Depuis
2012, trois écoles Espérance banlieues ont été fondées à Marseille, Roubaix et Asnières et une
quinzaine de projets sont actuellement en préparation. Il est donc faux d’affirmer qu’il est trop tard
pour agir.

S’il est important de faire preuve de pédagogie et de bienveillance à l’égard des populations que l’on
souhaite assimiler à la culture française, il faut, en revanche, se montrer intraitable à l’égard de toute
idéologie conquérante. Dans ce domaine, c’est l’intention qui prime. Si le voile n’est porté que de
manière traditionnelle, on usera de bienveillance. S’il devient le vecteur d’une idéologie qui souhaite
imposer la charia sur le territoire français, comme c’est le cas des salafistes, il faut pouvoir agir
fermement. La République de France sera alors dotée des bases institutionnelles nécessaires pour
prohiber une pratique culturelle jugée dangereuse pour la cohésion nationale.

On objectera que la distinction n’est pas évidente à effectuer et qu’elle repose au final sur une
appréciation subjective. Certes ! Mais seul un tel discernement permet de mettre en place une
politique ferme tout en restant bienveillant et juste. Comme le rappelle Malika Sorel, le voile
islamique n’est pas simplement un bout de tissu :  « Réduire toute l’analyse à une simple question
d’attribut vestimentaire serait une erreur » car « une femme qui se voile devient pour les autres
musulmanes une leçon de morale ambulante qui peut ouvrir la voie à l’exercice, sur ces dernières,
d’une pression de leur entourage »235. C’est donc une question de liberté qui est en jeu ! De même, il
ne faut pas, non plus, être naïf devant la stratégie employée par les Frères musulmans qui
conditionnent souvent l’aide sociale et le soutien matériel qu’ils accordent à certaines familles, à un
retour à une pratique rigoriste de l’islam 236. Citant Gilles Kepel, Malika Sorel insiste sur l’utilisation du
voile comme stratégie de conquête : « En France, le port du voile s’est répandu à grande vitesse ;

233
FigaroVox, 26 janvier 2015.
234
Harry Roselmack et Éric Mestrallet, Espérance banlieues, Le Rocher, 2015.
235
Malika Sorel-Sutter, Le Figaro, 30 octobre 2014.
236
Guylain Chevrier, Atlantico, 24 novembre 2015.
93

l’explication nous est fournie par Gilles Kepel, à propos de l’affaire du voile de Creil en 1989 : "Les
dirigeants des organisations islamiques politiques issues des Frères musulmans, focalisés sur la
controverse du hijab à l'école qui leur paraissait la plus propice à faire émerger en France une
communauté militante sous leur houlette, ne montraient pas d’intérêt pour les enjeux trop complexes
du halal" »237. Le terme de "communauté militante" ne doit pas être pris à la légère…

De même, il est différent de porter le voile par habitude à l’occasion d’une fête traditionnelle, ou de
l’exhiber comme un étendard politique, dans le but de provoquer une réaction. Le signal renvoyé est
alors celui d’un rejet de la culture française qui pourrait justifier, en retour, des sanctions telles que la
suspension des allocations familiales pour celles qui en bénéficient. Car la solidarité nationale ne doit
pas contribuer à affaiblir la cohésion nationale ; elle n’a plus sa place dès lors qu’une personne
s’auto-exclut de la communauté nationale. On le sait, beaucoup de femmes vivant au sein de
quartiers sensibles souffrent d’une absence de réponse des pouvoirs publics à l’extrémisme
islamiste ; il est temps de leur donner des armes pour résister à cette embrigadement oppressant.
Discerner « ce que nous voile le voile » - pour reprendre le titre d’un ouvrage de Régis Debray 238-, est
fondamental, afin de pouvoir sanctionner un comportement dont le voile n’est que le reflet visible.

Par ailleurs, il est inutile de voter des lois si elles ne sont pas appliquées. La loi du 11 octobre 2010
interdisant le port du voile intégral est une bonne loi, justement parce qu’elle n’est pas fondée sur la
laïcité mais sur des considérations d’ordre public et de savoir-vivre, la dissimulation du visage dans
l’espace public étant contraire aux principes élémentaires de vie en société. Mais elle souffre d’une
sanction peu dissuasive (150€) et d’un manque de ténacité dans l’application effective : seules 1 500
amendes ont été délivrées depuis sa promulgation 239. Les syndicats de police reconnaissent eux-
mêmes que la verbalisation des femmes intégralement voilées n’est « pas la préoccupation première
des policiers »240. Dans une interview au Parisien, Jean-François Copé, à l’origine de cette loi,
déplorait l’insuffisance des verbalisations dans sa commune de Meaux 241. Nicolas Sarkozy, Henri
Guaino ou Valérie Pécresse ont tenu le même propos. Dans ces conditions, je propose qu’en gage
d’une plus grande efficacité, on impute le montant des amendes sur les éventuelles allocations
versées aux femmes verbalisées pour une telle infraction. La France ne saurait tolérer de telles
provocations.

Pierre Manent a raison de faire la distinction entre les pratiques et traditions qui sont foncièrement
inacceptables dans notre pays (polygamie, refus de la liberté de conscience, mariages forcés, voile
intégral) et celles qui nous gênent avant tout parce qu’elles sont étrangères à notre mode de vie mais
que l’on accepte sans sourciller à l’étranger (halal, refus de la mixité, voile simple). En revanche, là où
j’exprime un désaccord, c’est lorsqu’il affirme qu’il faut combattre les premières et accepter les
secondes par réalisme et sens des priorités. Je crois réellement qu’une République de France dotée
d’une volonté politique ferme et relayée par des acteurs locaux de qualité pourrait prendre à bras-le-
corps la question de l’assimilation et permettre ainsi à de nombreux étrangers comme à beaucoup de
Français, d’enraciner leur esprit et leur cœur dans la richesse de notre culture. Dans certaines
banlieues, ce sont les femmes elles-mêmes qui appellent de leurs vœux une telle politique.

237
Malika Sorel-Sutter, Décomposition française, Fayard, 2015, p 172.
238
Régis Debray, Ce que nous voile le voile : La République et le sacré, Gallimard, 2004.
239
Statistique communiquée par le ministère de l’intérieur en octobre 2015 : 1 546 verbalisations établies à
cette date, soit 234 en 2011 – année incomplète –, puis 332 en 2012, 383 en 2013 et 397 en 2014. Sur les neuf
premiers mois de 2015, 200 contrevenantes ont été verbalisées.
240
Déclaration de Céline Berthon, secrétaire générale du Syndicat des commissaires de la police nationale
(SCPN), relayée par La Croix, 11 octobre 2015.
241
Le Parisien, 6 mai 2015.
94

E. Restaurer une forme de légitimité transcendante


Tout système politique doit procéder de la rencontre entre deux formes de légitimités : celle d’en
haut et celle d’en bas, celle qui représente les traditions immémoriales de la France et celle qui
exprime la volonté présente du peuple, celle qui est verticale et celle qui est horizontale, celle qui
représente le poids du temps et celle qui exprime l’instantanéité d’une volonté collective dans un
espace donné. Toute démocratie authentique devrait donc comporter cette double légitimité qui
rappelle les deux critères d’Ernest Renan dans la constitution d’une identité : le « legs de souvenirs »
du passé et le « plébiscite de tous les jours ». Autrement dit, on ne devrait voter des lois qu’à la seule
condition qu’elles s’inscrivent dans la continuité de notre tradition (légitimité verticale) et qu’elles
correspondent à une aspiration populaire (légitimité horizontale). Il est donc nécessaire qu’il y ait
une institution qui représente le poids du passé (un roi ou un président, en fonction des régimes)
quand une autre s’attacherait à exprimer la volonté du peuple (en général le Parlement).

Notre drame français consiste à avoir abandonné la première forme de légitimité en 1793 au seul
bénéfice de la seconde, alors que la vie politique procède habituellement de ce subtil équilibre.
Depuis ce moment, nous sommes boiteux. Beaucoup de personnes ont mis en exergue ce vide laissé
dans nos institutions depuis lors. « En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous
les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus » affirme
Balzac242. « Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide » renchérit Ernest
Renan243. Le plus surprenant est de lire une analyse similaire chez Emmanuel Macron. Dans un
entretien au magazine Le 1 Hebdo publié en juillet 2015, le ministre de l’économie regrette que « la
figure du roi » soit aujourd'hui « absente de la vie politique française » : « La démocratie comporte
toujours une forme d'incomplétude car elle ne se suffit pas à elle-même […] La Terreur a creusé un
vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n'est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide,
d'y placer d'autres figures: ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment  ». Mais rien n’y
fait et les figures charismatiques, par nature éphémères, ne peuvent combler un vide existentiel.
« On attend du président qu'il occupe la fonction de roi » affirme-t-il encore avant de déplorer que la
plupart du temps, « la démocratie française ne remplit pas l'espace. On le voit bien avec
l'interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général De Gaulle.
Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie
politique»244.

Incarner un pays avec son poids de traditions, c’est logiquement le rôle d’un roi dans un système
monarchique. Cela suppose alors d’être installé dans le temps long. Quoi que l’on pense de la
monarchie britannique, la reine d’Angleterre règne depuis plus de 64 ans et a connu 13 premiers
ministres différents. De son côté, Juan-Carlos d’Espagne aura régné près de 40 ans. Cette longévité
institutionnelle aide à prendre en compte le poids du temps. Mon propos n’est pas de plaider en
faveur d’une chimérique restauration monarchique mais de faire en sorte qu’en France, le Président
puisse retrouver cette légitimité verticale qui le place au-dessus de la mêlée politique pour pouvoir
incarner la France et son identité. Pour cela, il ne devrait pas être issu d’un parti, dont l’horizon est,
par nature, rivé aux luttes intestines d’appareil et à la conquête du pouvoir. De ce point de vue, le
système des primaires, s’il permet de départager les candidats sur un programme, n’aide pas à
retrouver ce hiératisme indispensable à toute prise en compte du temps long. Les Allemands ont su
trouver un équilibre qui nous fait encore défaut.

242
Honoré de Balzac, Mémoire de deux jeunes mariées, 1841.
243
Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, 1871, édition en ligne, p 22.
244
Interview, Le 1 Hebdo, 8 juillet 2015.
95

L’élection présidentielle au suffrage universel direct est la clé de voûte des institutions de la V ème
République. Elle en rythme le tempo tous les cinq ans. Depuis la réforme voulue par Jacques Chirac
en 2000, elle se retrouve dans le même cycle politique que l’Assemblée nationale, dont les députés
sont aussi élus pour cinq ans. Je ne suis pas sûr que cette corrélation soit opportune car elle accélère
la désacralisation de la fonction présidentielle. Je plaiderais, pour ma part, pour un mandat unique de
sept ans, non renouvelable. Faut-il que le président soit élu au suffrage universel direct ? Le système
présente des avantages comme des inconvénients. L’onction démocratique confère à celui qui la
reçoit un mandat lui permettant de mener à bien les réformes qu’il a annoncées avant son élection.
D’un autre côté, les campagnes présidentielles hystérisent la vie politique et procurent souvent une
ivresse destructrice à celui qui a eu l’impression de gagner le suffrage des Français par ses seules
forces. Qui t’a fait roi ? Demande Aldebert à Hugues Capet, pour signifier qu’il tenait son pouvoir des
féodaux. À l’inverse, un président pourra facilement attribuer sa victoire à son charisme personnel et
à ses qualités propres, devenant ainsi gonflé par une boursouflure d’orgueil. L’idéal serait de confier
le pouvoir à celui qui ne le recherche pas comme un objectif de carrière, qui ne le convoite pas
comme la récompense d’une campagne gagnée mais le considère comme un service qui l’oblige à
abandonner ponctuellement ses activités professionnelles au profit du bien commun. C’est l’exemple
historique de Cincinnatus sous la République romaine : modèle d’humilité et de vertu, il quitte ses
labours quand les sénateurs le supplient d’exercer le pouvoir. À l’issue, il retourne tout
naturellement à ses labours…

Plus qu’une réforme des institutions, c’est un décloisonnement de la vie politique et une ouverture à
la société civile qui sont nécessaires. Il n’est pas normal que le monde de l’entreprise soit si peu
représenté au gouvernement et au Parlement alors que le détachement à vie permet à des
fonctionnaires de pouvoir exercer un mandat politique tout en conservant la sécurité de l’emploi et
en continuant à cotiser dans leurs corps d’origine. Cette situation est proprement scandaleuse. « Le
problème, […] c’est que la politique est devenue un métier et une carrière » déplore Hannah Arendt245.
De même, nous nous plaignons d’avoir trop de lois, que même les avocats ne parviennent pas à
connaître dans le détail. Mais avons-nous besoin d’un Parlement permanent qui statue sur tout ? On
pourrait très bien imaginer que les députés se réunissent deux fois l’an, au cours de sessions d’un
mois chacune, pour voter les textes nécessaires. Le reste du temps, ils effectueraient un métier,
comme tout citoyen. Utopique ? Pas si l’on met en place une grande réforme de décentralisation qui
donne de réels pouvoirs aux élus locaux afin de traiter tous les sujets qui concernent le quotidien des
Français. Ainsi, on arrêterait d’attendre le salut d’une élection présidentielle comme si le sort de la
France était suspendu entre les mains des électeurs tous les cinq ans. Dotés de réels pouvoirs, les
acteurs locaux pourraient s’atteler, à leur niveau, à de vraies réformes (au niveau économique, afin
de lutter contre le chômage, ou, au niveau régalien, afin de garantir la sécurité des biens et des
personnes). Dépassionnée, l’élection présidentielle pourrait alors s’effectuer dans un climat plus
apaisé.

Par ailleurs, une réforme du système des partis politique s’impose. Se positionner sur l’échiquier
politique comporte toujours quelque chose d’artificiel, qui répugne à l’esprit humain pragmatique et
non sectaire. En effet, le système partisan est artificiel en ce qu’il contribue à stéréotyper les
opinions, cristalliser les passions et enrégimenter les esprits, plaçant les personnes dans des
étiquettes abstraites, faisant fi de la complexité de leur pensée - qui ne peut se réduire à de vulgaires
slogans électoraux -, et dialectisant à l’extrême les oppositions de points de vue. Telle personne, qui,
dans la vie courante, développe une pensée subtile et nuancée, simplifie à l’excès son propos dans la
vie politique, pour qu’il acquière un degré d’immédiateté conforme aux standards médiatiques, lui

245
Hannah Arendt, De la Révolution, 1963, Gallimard, 2012, p 424.
96

donnant ainsi une force de frappe adaptée aux exigences de la campagne électorale qu’il engage ou
du parti dans lequel il s’implique et dont il n’a pas lui-même défini la ligne politique. Simone Weil a
très bien analysé cet écueil dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques (1940).

De plus, le parti se réduit à n’être, en pratique, qu’une vaste machine électorale au service de la
conquête du pouvoir. Les différences idéologiques entre partis tiennent souvent plus d’un jeu de
rôle, du poids des habitudes ou d’un clientélisme électoral, que de réelles divergences doctrinales,
même s’il y a, au sein des partis, des hommes animés de profondes convictions. Les partis tendent,
en somme, à n’être que des associations concurrentes, et le choix de l’un d’entre eux obéit à des
motivations confuses où la chance de réussite électorale peut être déterminante.

Pour autant, ce sont eux qui structurent aujourd’hui la vie politique dans tous les pays occidentaux. Il
est donc nécessaire de s’y investir en essayant de renforcer la transparence de leur fonctionnement.
« Les partis, parce qu’ils détiennent le monopole de la désignation, ne peuvent être considérés comme
des organes du peuple, mais constituent au contraire les instruments très efficaces grâce auxquels on
réduit et on contrôle le pouvoir du peuple » affirmait Hannah Arendt246. Pour renforcer leur assise
démocratique, il faudrait mettre fin à l’opacité de la désignation des investitures et impliquer
directement les citoyens localement, dans le choix des candidats qui pourront concourir à une
élection en portant les couleurs de leur famille politique. En effet, à mon humble niveau, j’ai pu
constater à quel point la désignation des investitures était tout sauf démocratique dans ma famille
politique ; c’est ce qui m’a d’ailleurs conduit à constituer des listes Paris libéré indépendantes de
toute formation politique, aux élections municipales de mars 2014.

Enfin, s’il est nécessaire de restaurer une légitimité verticale, il faut aussi s’atteler à modifier la forme
que revêt actuellement la légitimité horizontale, c’est-à-dire celle qui découle du peuple. En pratique,
elle est très souvent exercée par les assemblées parlementaires qui en émanent, et très peu par le
peuple directement. Cela ne poserait pas de problème dans l’absolu s’il n’y avait pas un immense
fossé qui sépare aujourd’hui les élites du peuple sur un certain nombre de sujets cruciaux pour
l’avenir de la nation tels que l’immigration, l’Europe ou encore la maîtrise de nos frontières. Il est
donc indispensable de pouvoir contourner la représentation parlementaire afin de mieux prendre en
compte les aspirations populaires. Le moyen le plus efficace d’y parvenir est d’instaurer un
référendum d’initiative populaire permettant à 500 000 pétitionnaires de soumettre au référendum
un texte de loi voté par le Parlement mais non encore promulgué (référendum veto) et à 800  000
pétitionnaires de déclencher un référendum sur une mesure qu’il souhaite voir adopter (référendum
proposition), comme l’a judicieusement soutenu Christian Vanneste à l’Assemblée en 2011 247.

F. Mettre fin au totalitarisme législatif


Représenter le temps long suppose de pouvoir prendre en compte le poids de l’histoire dans le
quotidien du travail législatif. Cela signifie qu’un Parlement ne peut s’abstraire des générations qui
l’ont précédé à qui Chesterton voulait conférer le droit de vote. Avec la constitutionnalisation des
racines chrétiennes, une institution parlementaire ne pourrait plus s’affranchir de toute régulation
qu’elle soit tirée de la nature ou qu’elle provienne de l’histoire. On pourrait invoquer les lois non-
écrites comme Antigone devant Créon. Par exemple, un Parlement n’aurait pas pu voter une loi
instaurant le mariage pour tous ou l’euthanasie. Quand on touche à l’être d’une nation, il faut être
extrêmement précautionneux car on manie une matière délicate. Il est donc normal qu’une

246
Hannah Arendt, op. cit., p 411.
247
Proposition de loi constitutionnelle n° 3328 du 13 avril 2011 défendue par Christian Vanneste.
97

République veuille sanctuariser sa culture dans la Constitution pour la prémunir des caprices d’une
majorité éphémère.

C’est pourquoi, afin de lutter contre l’arbitraire d’une assemblée parlementaire, la République de
France procèdera à la modification de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789, en le complétant ainsi : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement
dans la Nation, dans le respect de sa culture et de ses traditions ». Dans le même esprit, l’article 6
sera ainsi amendé : « La Loi est l'expression de la volonté générale ; elle ne peut faire obstacle aux
lois non écrites qui fondent l’existence d’un peuple et le maintiennent dans son être ».

Corollaire de cette décision, la République de France explicitera dans sa Constitution l’anthropologie


sur laquelle reposent ses institutions : respect du mystère de la vie et de l’intégrité de la personne
humaine, de la conception à la mort naturelle, reconnaissance du mariage monogamique fondé sur
l’altérité sexuelle, égalité de dignité entre l’homme et la femme dans le respect de leur
complémentarité, promotion d’une laïcité apaisée, primauté des parents dans la mission éducative
de leurs enfants, affirmation concomitante de la destination universelle des biens et de la propriété
privée, respect du principe de subsidiarité, défense de la souveraineté de la nation, reconnaissance
de la dignité du travail pour l’homme, sens de l’initiative individuelle et de la responsabilité
personnelle, option préférentielle pour les pauvres.

Enfin, je souhaiterais que le Conseil constitutionnel puisse être reconnu comme le gardien des « lois
non écrites », c’est-à-dire le garant des principes universels inscrits dans la conscience de chacun
mais difficilement réductibles à une loi positive et qui font partie de notre patrimoine national.
L’expérience des totalitarismes du XX ème siècle a été décisive dans la réflexion autour de la création
dans la plupart des pays d’Europe d’une cour constitutionnelle. En effet, tant le fascisme italien que
le national-socialisme allemand avaient conquis le pouvoir légalement, par la voie du suffrage
universel. Il fallait donc empêcher qu’à l’avenir, un dictateur, à la faveur d’une manipulation du
peuple, puisse accéder au pouvoir par les urnes et conduire une politique criminelle par la suite, sans
que rien ne permette de l’en prémunir. C’est la philosophie du Conseil constitutionnel, gardien de la
conformité des lois à une constitution censée renfermer les grands principes humanistes sur lesquels
repose notre société. En pratique, il n’est pas possible de figer dans un texte tous les principes
intangibles sur lesquels repose notre vie sociale, tant certains sont hors de portée du pouvoir
politique. Qui aurait pensé, il y a 30 ans, qu’un ministre de l’Éducation nationale mettrait en mettre
en place les ABCD de l’Égalité, qui derrière « la déconstruction des stéréotypes liés au genre »
affirmerait que l’identité sexuée est une construction sociale qui ne reçoit aucune influence du corps
sexué et qu’ainsi hommes et femmes sont interchangeables ? C’est pourquoi, devant la folle dérive
des idéologies, il faut se prémunir et donner au Conseil constitutionnel, - dont le mode de
désignation des membres aura évolué, afin de lui garantir une totale indépendance par rapport au
pouvoir politique -, le pouvoir de juger une loi ou un décret, au regard des «  lois non-écrites inscrites
dans la conscience de chacun et constitutives de notre héritage national comme du patrimoine
universel de l’humanité ». C’est le meilleur moyen, pour notre société, de respecter, au final, ce qui
doit rester sacré.

G. Contenir toute forme de messianisme séculier


« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, affirme Albert Camus au moment
de recevoir le prix Nobel de littérature en 1957. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais
sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse »248.

248
Albert Camus : discours de réception du prix Nobel de Littérature, 10 décembre 1957.
98

Qu’appelle-t-on un messianisme séculier ? L’expression vient du pape Jean-Paul II qui avait ainsi mis
en garde la jeunesse en août 2000 à Rome : « Au cours du siècle qui s’achève, des jeunes comme vous
étaient appelés, dans d’immenses rassemblements, pour apprendre la haine, et ils étaient envoyés
pour se battre les uns contre les autres. Les différents messianismes séculiers, qui ont tenté de se
substituer à l’espérance chrétienne, se sont révélés ensuite de véritables enfers »249. Le messianisme
séculier, c’est cette tentation prométhéenne de vouloir instaurer le bonheur sur terre  ; il en résulte
en général le pire des enfers qu’il soit.

Son apparition est contemporaine des Lumières. On connaît la phrase de Saint-Just : « Le bonheur est
une idée neuve en Europe ». Avec l’éclipse de la foi religieuse, le bonheur contribue à remplacer petit
à petit la recherche du salut. Mais si celui-ci n’appartient pas à ce monde, le bonheur, lui, est bien
une expérience temporelle. « Le temps fléché est né à partir de la foi religieuse et de l’espérance du
paradis – foi et espérance, l’une et l’autre indémontrables. Dès lors qu’il en est venu à s’appuyer, non
plus sur la foi religieuse, mais sur l’attente immanente des lendemains concrets, il est devenu l’otage
de la capacité du monde espéré à se construire véritablement, à démontrer son existence  » et donc, à
vouloir procurer le bonheur au peuple par le biais de la politique 250. Mais celle-ci se heurte alors au
mystère du mal. Considérer que la volonté humaine peut par ses seules forces éradiquer le mal dont
les racines sont beaucoup plus profondes qu'il ne l'imagine, conduit tôt ou tard à l'instauration d'un
système totalitaire qui s'épuise non seulement sans parvenir à rendre le monde parfait mais qui
détruit ce qu'il reste de réalité saine. L'absolutisation du but à atteindre (procurer le bonheur) a pour
conséquence de relativiser les moyens mis en œuvre : « Cent années de douleurs sont fugitives au
regard de celui qui annonce pour la cent-unième la cité définitive » explique très bien Albert Camus
dans L'homme révolté251. C’est cette croyance profonde en l’avènement d’un paradis rouge ou brun
qui a permis de relativiser, dans l’esprit de leurs auteurs, l’horreur des moyens employés pour y
parvenir. Si on est si proche du but, pourquoi renoncer ? Qu’est-ce que la vie de milliers de koulaks
ou de juifs au regard du paradis aryen ou de la société sans classes que l’on propose de faire
advenir ?

À dire vrai, cette tentation messianique prend sa source dans l’idéologie révolutionnaire. Comme le
souligne François Furet, « les hommes de 1789 avaient cru que la reconstruction de l'Etat sur la
volonté du peuple donnait la clé du bonheur social ; le jacobinisme de 1793 avait figuré l'apogée de ce
volontarisme politique, puisque la dictature révolutionnaire avait cru être en mesure de transformer
par son action toute la société civile et de recréer des citoyens vertueux à partir d'individus mus par
l'égoïsme »252. Il est donc faux de séparer radicalement 1789 et 1793 en affirmant que la première
Révolution serait légitime, contrairement à la seconde. Les ferments du totalitarisme étaient en fait
déjà en germe dans la Révolution bourgeoise de 1789, notamment cette prétention à vouloir
construire un homme nouveau.

En enracinant son action dans les profondeurs de notre culture, la République de France se
prémunira ainsi contre toutes formes de messianisme séculier. Pense-t-on réellement qu’elles
appartiennent au passé ? Rien n’est moins sûr, qu’on en juge par le défi que constitue aujourd’hui le
transhumanisme.

249
XVème journée mondiale de la jeunesse, Tor Vergata, 19 août 2000.
250
Chantal Delsol, L’âge du renoncement, Cerf, 2011, p 152.
251
Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951, p 216.
252
François Furet, La Révolution, tome 2 : 1814-1880, Hachette, p 235.
99

H. La folie du transhumanisme
Quand on en parle, on croit qu’il s’agit de science-fiction mais la réalité est là sous nos yeux. Depuis
une quinzaine d’années, des chercheurs américains installés dans la Silicon Valley entreprennent
d’"améliorer l’homme", de "l’augmenter" grâce aux NBIC (nanotechnologies, biotechnologies,
informatique et cognitivisme) pour le faire moins souffrir et lui permettre de vivre plus longtemps.
Objectif philanthropique louable ? Non, parce que le transhumanisme n’aime pas l’homme. Il
considère le corps humain comme une limite insupportable qui enferme l’homme en l’empêchant de
déployer toutes les potentialités qu’il pourrait mettre en œuvre. Certes, il y a de nombreuses écoles
de pensée parmi les transhumanistes, certains voulant simplement "améliorer" l’espèce humaine
quand d’autres plaident pour une posthumanité. C’est le cas de Ray Kurzweil, futurologue, directeur
de l’ingénierie chez Google et fondateur de l’Université de la singularité, qui espère pouvoir bientôt
reprogrammer notre cerveau afin d’éviter de mourir : « Dès les années 2030, nous allons, grâce à
l’hybridation de nos cerveaux avec des nano-composants électroniques, disposer d’un pouvoir
démiurgique »253. L’homme est tout sauf un marginal puisqu’il fut conseiller spécial d’Obama.
Ailleurs, il affirme que le but du transhumanisme « est de parvenir à la disparition du corps, en
remplaçant peu à peu le biologique par du cybernétique »254, le prototype étant l’homme-robot ayant
par exemple un bras artificiel beaucoup plus puissant que le bras humain mais aussi une intelligence
artificielle greffée sur son cerveau qui finit par accumuler de la mémoire et devenir autonome.

Comment distinguer le transhumanisme de la médecine ? Celle-ci répare les infirmités du corps. Le


port de lunettes de la part d’un malvoyant ne relève pas d’une volonté d’augmenter l’homme mais
seulement de corriger un déficit oculaire. Le transhumanisme va plus loin : « Les nanotechnologies
nous permettent de greffer au corps humain des prothèses de toutes dimensions, explique Yves
Caseau, membre de l’Académie des Technologies. Prothèses de remplacement d’abord, mais aussi de
fonctionnement, avec des yeux qui voient plus loin, ou des oreilles qui entendent mieux ». Mais la
logique induite est perverse : « Il se pourrait que, dans un futur pas si lointain, on réfléchisse à se faire
amputer la jambe pour se la faire remplacer par une autre qui ne tombe jamais en panne  »255. De son
côté, Luc Ferry montre que la frontière entre médecine et transhumanisme n’est pas évidente : « Les
transhumanistes aiment bien donner l’exemple de deux adultes ne dépassant pas, disons un mètre
quarante-cinq, le premier parce qu’il a été atteint d’une maladie dans son enfance, le second tout
simplement parce que ses parents, bien que tout à fait "normaux", sont eux-mêmes de très petite
taille. Pourquoi soigner l’un et rejeter l’autre, du moment qu’ils souffrent également de leur petitesse
dans une société qui valorise plutôt la grandeur ? »256 De même, la chirurgie esthétique n’est-elle pas
déjà du transhumanisme puisqu’elle vise, non à soigner la personne d’une infirmité, mais à
"l’enjoliver" ? Autant d’exemples qui montrent que la pente vers la démiurgie est très vite ouverte,
dès lors que l’on ne respecte plus le serment d’Hippocrate, selon lequel la médecine doit soigner
l’homme et non l’améliorer ou le faire sortir de sa condition.

Enfin, le transhumanisme procède d’une vision de l’homme empreinte d’un culte frénétique de la
performance qui l’éloigne de toute humanité : « Il ne faut pas s’y tromper, affirme Olivier Rey : l’idée
d’"augmentation" de l’humain, ce n’est rien d’autre qu’une course sans frein aux armements dans
une société de concurrence généralisée. L’homme "augmenté", ce n’est pas une apothéose de
l’humain, mais l’humain réduit à la seule pulsion d’emprise, et qui, pour l’assouvir, est prêt à devenir
esclave des machines qui étaient censées l’émanciper, qui n’a plus d’autre rêve que la perspective
253
Ray Kurzweil, cité par Le Monde du 2 novembre 2015.
254
Ray Kurzweil, cité par La Croix du 3 novembre 2015.
255
Yves Caseau, Aleteia, 16 juin 2015.
256
Le Figaro, 5 novembre 2015.
100

nihiliste d’un branchement toujours plus parfait sur la machine techno-économique globale »257. Le
contraire d’un humanisme en somme, puisqu’il s’attaque à tous ceux qui apparaissent déficients au
regard d’une performance attendue, en premier lieu les trisomiques, systématiquement éliminés
avant leur naissance, comme le rapporte Jean-Marie Le Méné dans son dernier ouvrage Les
premières victimes du transhumanisme258.

Dans un récent essai sur le totalitarisme, Chantal Delsol voit dans ce mépris de l’homme une filiation
qui relie le transhumanisme aux totalitarismes du XX ème siècle : « Comme les artisans des deux
totalitarismes au XXème siècle, le transhumanisme méprise l’humanité présente, faible et enchaînée,
nécessairement malheureuse, et attend d’elle un sursaut pour oser sortir de cette condition minée et
minable » 259. Le transhumanisme confond en fait maladie et vulnérabilité. L’homme est vulnérable et
c’est ce qui lui permet d’être véritablement humain, c’est-à-dire de pouvoir être touché par l’autre.
Ce serait une folie de vouloir éradiquer cette vulnérabilité : « La vulnérabilité est constitutive de
l’homme, explique Frédéric Rognon, professeur de philosophie à la faculté de théologie protestante
de Strasbourg. C’est grâce à elle que nous nous heurtons aux autres, que nous changeons, et que
nous forgeons notre propre singularité »260.

***

257
Le Figaro, 21 janvier 2016.
258
Jean-Marie Le Méné, Les premières victimes du transhumanisme, Pierre-Guillaume de Roux, 2016.
259
Chantal Delsol, La haine du monde, Cerf, 2016, p 120.
260
La Croix, 3 novembre 2015.
101

Conclusion

« Le monde s'est divisé entre Conservateurs et Progressistes. L'affaire des Progressistes est de
continuer à commettre des erreurs. L'affaire des Conservateurs est d'éviter que les erreurs ne soient
corrigées » affirme avec justesse Chesterton 261. C’est tout le travers de notre vie politique qui est ici
résumé : les progressistes, souvent ancrés à gauche mais implantés aussi à droite, n’ont de cesse de
vouloir déconstruire les réalités profondes qui forment l’armature de notre société  : la famille, l’école
et la nation. En face, les conservateurs se contentent d’élever des protestations de principes voire de
ralentir, dans le meilleur des cas, le processus de déconstruction à l’œuvre. Mais en aucun cas, ils
n’ont le courage de revenir sur les mesures portées par les progressistes parce qu’ils ont intériorisé
un supposé sens de l’histoire en vertu duquel les sociétés seraient tôt ou tard conduites à se
rapprocher du modèle prôné par les progressistes. Le mariage pour tous en est la démonstration la
plus flagrante : beaucoup de ceux qui, au sein de l’opposition, l’ont combattu, ne croient plus
désormais à la possibilité de l’abroger. De fait, cette éventualité devient aléatoire précisément parce
que peu d’hommes politiques y croient. Tout le problème est là ! Il est donc temps de sortir de cette
logique d’un pseudo sens de l’histoire qui nous serait imposé par les idéologues de la déconstruction.
L’histoire est faite par les hommes qui peuvent agir sur son cours en faisant usage de leur liberté ;
son issue n’est jamais dictée par avance et réserve toujours des surprises. C’est donc avant tout une
liberté d’esprit qui est requise.

N’étant ni progressiste, ni conservateur, je cours facilement le risque d’être alors taxé de


réactionnaire, c’est-à-dire de vouloir prendre le monde actuel à contre-courant en lui proposant une
direction diamétralement opposée qui serait un retour en arrière par rapport à la modernité. Ce
n’est pas du tout mon objectif. Je ne souhaite pas balayer tous les acquis que notre pays a engrangés
depuis 1789. Je n’oppose pas, par une forme de dialectique stérile, la France d’avant 1789 à celle qui
lui a succédé. Je ne suis pas amoureux d’une faction ou d’un parti mais de la France. Par-delà les
ruptures et soubresauts de l’histoire, je m’attache à percevoir les traits de continuité qui nous
inscrivent dans le temps long, dans le prolongement de la démarche de Tocqueville, qui voyait les
préfets et les intendants « se donner la main à travers le gouffre de la Révolution qui les sépare »262
ou de celle de Péguy pour qui le hussard noir de la République et le prêtre procédaient d’un même
principe : « La République et l’Église nous distribuaient des enseignements diamétralement opposés.
Qu’importait, pourvu que ce fussent des enseignements ! »263. Ceux qui raisonnent de manière
dialectique sont en fait des idéologues. Leur vision de l’histoire procède d’une relecture partielle et
partiale du passé destinée à justifier leurs choix présents. Pour ma part, je me réjouis de toutes les
initiatives qui participent au bien commun d’où qu’elles viennent.

Il est vrai que la Révolution française reste l’évènement central de notre histoire politique qui a fait
basculer notre pays dans la modernité et par rapport auquel il est indispensable de pouvoir se situer.
Cette modernité comporte bien des aspects positifs mais recèle un vice originel : elle a coupé la vie
politique de son enracinement dans une tradition nationale et exclu toute forme d’ouverture à une
sagesse qui nous précède. De ce fait, elle a désaxé le cours normal de la vie nationale et ouvert la
voie à une forme de prométhéisme dont l’archétype est symbolisé par la figure de l’individu-roi qui
peut exiger la reconnaissance de tous les droits qui découlent de ses désirs, fussent-ils les plus fous.
Pour autant, et en dépit de ce vice originel, la modernité a accompagné l’évolution de notre système
261
Gilbert Keith Chesterton, Illustrated London News, 19 avril 1924.
262
Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, 1856, édition en ligne, p 84.
263
Charles Péguy, L’Argent, Édition des équateurs, 2008, p 57.
102

politique vers une démocratie libérale, un régime parlementaire et un État de droit que nous envient
beaucoup de nations dans le monde.

C’est donc une modernité corrigée que je prône, et non un retour en arrière réactionnaire, dans le
droit fil de la pensée d’Edmund Burke. C’est d’ailleurs à tort que ce prophète des temps modernes
est parfois qualifié de réactionnaire par ceux qui le connaissent mal. Membre du parti Whig (la
gauche britannique de l’époque), défenseur du droit des indiens contre les abus de pouvoir du
gouverneur Warren Hastings, il n’était pas écrit dans sa trajectoire politique qu’il se retrouve
quelques années plus tard un des plus fervents pourfendeurs de la Révolution française, et ce dès
1790, donc bien avant la grande Terreur. Pourtant, Burke a vu juste. Sans s’opposer frontalement à la
modernité, il en a perçu les écueils possibles et a alerté ses contemporains sur la démesure d’une
politique qui prétendait construire un homme nouveau en le déracinant de ses attaches naturelles et
historiques. À sa suite, Simone Weil et Hannah Arendt n’ont pas tenu un langage différent. Leurs
expériences des totalitarismes modernes n’ont fait que confirmer les jugements prémonitoires de
Burke. C’est d’ailleurs Simone Weil qui affirmait à juste titre que « l’amour du passé n’a rien à voir
avec une orientation politique réactionnaire »264.

Nul ne peut aujourd’hui prévoir la tournure que prendra demain la vie politique française.
L’accélération de l’histoire est telle qu’il n’est pas exclu que se produise, devant la pression des
évènements, une recomposition totale du champ politique. L’islamisme radical est en effet devenu
un sujet de premier plan, tant en politique internationale qu’au niveau intérieur, par les multiples
complicités qu’il entretient dans les coins reculés de nos banlieues. À tout moment, il peut embraser
le pays et le jeter dans la guerre civile. Ce défi nous oblige donc à une grande vigilance. Il nous
conduit aussi à nous réapproprier nos racines, non par un frileux repli identitaire mais dans l’amour
d’une civilisation que nous sentons menacée : « On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui
assurer une existence étendue au loin dans le temps et dans l’espace, écrit encore Simone Weil. Ou
bien, on peut l’aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut être détruite, et dont le prix est
d’autant plus sensible »265.

Je considère donc obsolète le clivage droite / gauche qui n’existe que parce que l’on veut bien qu’il
existe. C’est un mélange d’habitude politique et d’héritage corporatiste qui maintient artificiellement
ce clivage qu’entretient également le clientélisme électoral. Celui-ci pousse logiquement la gauche à
chérir la fonction publique, le monde de la culture et les populations immigrées quand la droite
s’attache à se faire le porte-voix des professions libérales et des salariés du secteur privé. Quant aux
ouvriers et aux habitants de la France périphérique, ils sont maintenant majoritairement l’objet des
convoitises du Front national, dans un système qui s’apparente de plus en plus au tripartisme qu’a
connu la France sous la IVème République.

Par sa prétention à incarner le sens de l’histoire et par la faiblesse idéologique d’une droite qui ne
sait qu’être conservatrice (au sens de Chesterton), la gauche a dicté le tempo de la vie politique
française pendant plus de deux siècles, même et surtout quand elle n’était pas au pouvoir. Jusqu’au
début du XXème siècle, elle militait pour une laïcisation de la vie publique en voulant évincer l’Église de
son emprise sur la société. Avec la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, qui
couronne toute une série de mesures s’inscrivant dans le même sens, ce programme, porté alors par
le parti radical, est accompli. Un cycle politique s’achève et le radicalisme s’éclipse pour laisser place
au socialisme qui domine la gauche française durant une large partie du XX ème siècle. Après la
question religieuse, voici donc la question sociale. Après Waldeck-Rousseau et le petit père Combes,
voici Léon Blum et Georges Marchais (les marxistes étant des socialistes dans le sens le plus fort du
264
Simone Weil, L’enracinement, op. cit., p 71.
265
Simone Weil, op. cit., p 219.
103

terme). Une fois arrivée au pouvoir en 1981, la gauche se voit contrainte par la nécessité du réel, de
se rallier à l’économie de marché : c’est le tournant de la rigueur budgétaire mis en œuvre par
Jacques Delors en 1983, provoquant un an plus tard, le départ des communistes du gouvernement.
En 1989, c’est le mur de Berlin qui s’effondre, suivi deux ans plus tard, par la chute du rideau de fer,
qui apporte la preuve irréfutable que le socialisme n’était pas viable. Dès lors, celui-ci appartiendra à
l’histoire et la gauche n’aura plus de socialiste que le nom. Elle sera en pratique sociale-démocrate
ou sociale-libérale selon les cas, souvent interventionniste et étatiste mais toujours dans le cadre de
l’économie de marché. Place désormais au progressisme sociétal qui sert de marqueur idéologique à
une gauche ne pouvant plus trop se distinguer de la droite sur le plan économique, surtout en raison
des contraintes imposées par Bruxelles. Après la question sociale, voici donc la question culturelle qui
débouche sur une politique consistant à la fois à déconstruire les institutions qui forment le socle de
notre société (famille, école et nation) et, en même temps, à promouvoir les minorités issues de
l’immigration en valorisant leur culture au détriment de l’héritage judéo-chrétien. C’est sur ce clivage
fondamental qui oppose désormais les patriotes enracinés aux déconstructeurs progressistes que se
jouera l’avenir de la vie politique. Les marqueurs ne seront plus les mêmes ; les mœurs, qui sont un
reflet visible de la culture véhiculée, permettent d’en saisir aisément les contrastes. La Femen
dépoitraillée et la femme intégralement voilée représentent deux visages types de cette idéologie
progressiste : l’une symbolise la folle volonté de déconstruire l’héritage judéo-chrétien tandis que
l’autre incarne cet islamisme radical toujours plus à l’œuvre sur notre territoire.

Notre légèreté consiste à avoir cru pouvoir régler la question culturelle au moyen d’une politique de
la ville toujours plus dépensière mais inadaptée aux défis posés. Pour endiguer le djihadisme, il ne
suffit pas de construire des stades de foot, d’organiser des camps de loisirs ou de créer des emplois
d’animateur de quartiers. « De remède, il n’y en a qu’un : donner aux Français quelque chose à aimer.
Et leur donner d’abord à aimer la France. Concevoir la réalité correspondant au nom de France de
telle manière que, telle qu’elle est, dans sa vérité, elle puisse être aimée de toute son âme », dit
encore Simone Weil266. Cela suppose de sortir du matérialisme, du consumérisme et de tout ce que
notre société peut comporter de mesquin et d’étriqué. Au-delà des moyens de vivre, la jeunesse
réclame avant tout des raisons de vivre, et plus encore, des raisons de donner sa vie pour une cause
qui la dépasse. Or, on a abandonné tout idéal d’excellence personnelle et de dépassement de soi, au
profit du divertissement consumériste et du bien-être matériel. Quand elle ne trouve plus la sève de
cet idéal dans les ressorts intérieurs d’une culture partagée, la jeunesse épanche alors sa soif
d’absolu dans le nihilisme destructeur du sang versé et supprime la vie des autres au lieu de donner
la sienne. Or, ce n’est que par le don de soi que l’on s’accomplit personnellement, et ce n’est qu’en
redonnant le sens de l’idéal et le goût de l’aventure à une jeunesse désœuvrée que l’on pourra
éveiller en elle les désirs les plus nobles.

« Il faut croire à la grandeur de l’aventure humaine », rappelait Hélie Denoix de Saint-Marc dans sa
lettre à un jeune de 20 ans, et « savoir trouver à travers les difficultés et les épreuves, cette
générosité, cette noblesse, cette miraculeuse et mystérieuse beauté éparse à travers le monde  ». Pour
ma part, je la vois dans ce printemps des consciences qui a enflammé la jeunesse française en 2013
dans son refus insolent des transgressions iniques des bien-pensants. Je la vois dans ce réveil national
d’une ampleur inédite qui traverse comme une lame de fond la société française. Je la vois, enfin,
dans cette volonté farouche de rester enracinés dans une culture qui nous a fécondés et de laquelle
nous sommes entièrement redevables, d’en vivre intensément et de la défendre sans relâche, d’en
honorer les hauts faits et d’en déplorer les maux, en un mot, de servir la France et de l’aimer
charnellement.

266
Simone Weil, L’Enracinement, Gallimard, 1949, p 200.
104
105

VI. Table des matières


Introduction...........................................................................................................................................2
I. L’identité française en accusation..................................................................................................2
A. Le fruit d’un affaiblissement de l’État.........................................................................................2
B. Une immigration sans précédent dans notre histoire................................................................2
C. Une crise de la transmission.......................................................................................................2
D. Une nation qui ne s’aime pas.....................................................................................................2
1. L’équivalence des civilisations ou le relativisme culturel........................................................2
2. Supériorité morale de la nation qui se reconnaît coupable....................................................2
3. Une absence de réciprocité qui compromet gravement la recherche de la vérité.................2
4. La haine de la France naît d’une lecture idéologique de l’histoire.........................................2
E. Malaise autour de l’identité.......................................................................................................2
F. Non, la France n’a pas toujours été multiculturelle....................................................................2
G. L’équilibre de Renan : le passé et le présent : l’héritage et le plébiscite de tous les jours.........2
H. L’identité s’ordonne autour d’un principe d’unité......................................................................2
II. La France désincarnée....................................................................................................................2
A. La nation au service de l’individu................................................................................................2
B. La rupture de l’unité religieuse de l’Europe et le rétrécissement du bien commun...................2
C. Burke au secours de la tradition contre les Révolutionnaires.....................................................2
D. L’universalisme révolutionnaire ou la désincarnation de la nation............................................2
E. L’imposture des valeurs républicaines.......................................................................................2
F. L’homme seul face à l’État..........................................................................................................2
G. Le déni des communautés..........................................................................................................2
H. L’individualisme au défi de l’islam..............................................................................................2
I. Pour une tradition sans traditionalisme.....................................................................................2
III. Les vertus chrétiennes devenues folles......................................................................................2
A. Une liberté qui récuse toute vérité.............................................................................................2
1. Refus du libéralisme philosophique........................................................................................2
2. Bienfait du libéralisme politique.............................................................................................2
3. Lutter contre la pensée unique...............................................................................................2
4. La liberté d’expression, un absolu ?........................................................................................2
B. Tyrannique égalité !....................................................................................................................2
1. Pour une reconnaissance universelle de l’égalité de dignité..................................................2
2. Pour une égalité en droits qui reconnaisse les différences de situations objectives..............2
3. Le mythe de l’égalité réelle.....................................................................................................2
106

C. Une fraternité sans bien commun..............................................................................................2


1. L’individualisme ou la négation du bien commun..................................................................2
2. Les droits de l’individu contre ceux du citoyen.......................................................................2
3. Justice sociale ou charité ?.....................................................................................................2
4. Une fraternité sans frontières ?..............................................................................................2
5. La laïcité du vide.....................................................................................................................2
IV. Quelle France voulons-nous ?....................................................................................................2
A. L’identité, entre histoire et politique..........................................................................................2
1. Une approche historique de l’identité française....................................................................2
2. La France que nous voulons aimer et transmettre.................................................................2
B. Restaurer l’humanisme en l’ancrant dans une philosophie de la personne enracinée..............2
1. Pour un respect inconditionnel de la dignité humaine...........................................................2
2. Enraciner la personne dans le temps et l’espace....................................................................2
C. Croire en un temps fléché qui nous ouvre à l’espérance............................................................2
D. Célébrer la grâce de la féminité..................................................................................................2
V. Pour une République de France.....................................................................................................2
A. Ancrer l’identité dans son terreau chrétien................................................................................2
B. La République une et indivisible, notre royaume de France.......................................................2
C. Fonder en droit la prééminence culturelle du fait religieux chrétien.........................................2
D. À Rome, fais comme les Romains !.............................................................................................2
E. Restaurer une forme de légitimité transcendante.....................................................................2
F. Mettre fin au totalitarisme législatif...........................................................................................2
G. Contenir toute forme de messianisme séculier..........................................................................2
H. La folie du transhumanisme.......................................................................................................2
Conclusion..............................................................................................................................................2
107

Quatrième de couverture

Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, DAECH publiait un communiqué par lequel il
revendiquait les attaques à l’encontre du peuple qui « porte la bannière de la Croix en Europe » et se
félicitait d’avoir pu tuer plus de cent « croisés ». Nous ne voulions plus reconnaître nos racines
chrétiennes, mais en nous désignant ainsi, l’ennemi nous a cruellement rappelés à nos origines.

Face au défi de l’islamisme radical, on ne peut se contenter d’un laïcisme qui évince le fait religieux
de l’espace public et feint d’ignorer l’étroite imbrication du christianisme avec notre identité.
Identifier la France au vivre-ensemble ou aux seules valeurs de la République, dont personne ne sait,
au juste, ce qu’elles recoupent, c’est mépriser notre culture, notre histoire, notre héritage et nos
traditions. C’est aussi se couper de toute forme d’ouverture à une vérité transcendante qui puisse
guider nos choix politiques et les orienter vers le bien commun.

Il est donc urgent de s’enraciner dans les profondeurs de l’âme française pour en tirer la sève
vivifiante qui permettra de renouer le fil de la tradition rompu à la Révolution française. Loin de tout
retour en arrière réactionnaire, Charles Beigbeder nous invite à revisiter les fondements de la
modernité dans la continuité de la réflexion ouverte par Edmund Burke. L’originalité de sa démarche
consiste enfin à proposer une refondation majeure de nos institutions qui réconcilie les Français avec
leur histoire et leur permette d’affronter avec espérance les nombreux défis qui les attendent.

Vous aimerez peut-être aussi