Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Mesdames et Messieurs,
Je veux d’abord remercier Philippe PEREZ, ainsi que les membres de la loge
« Le Chantier des Egaux – Raphaël BLIARD » pour leur invitation, et remercier
Laurent HUBERSON, Eric MONIOT et les membres des loges « La Lumière »
et « Aletheïa »1 pour s’y être associés. Merci aussi à Daniel KELLER et aux
membres du Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France pour leur présence.
Merci, enfin, à toutes et tous d’être venus si nombreux.
Je veux vous dire la reconnaissance qui est la mienne d’être invité à m’exprimer
dans ce temple Arthur GROUSSIER, cœur battant, vivant, du grand Orient de
France.
1
C'est à Heidegger que l'on doit le renouveau d'intérêt pour le concept d’alètheia : 1 - « vérité » (au sens de
dévoilement), issu de lèthè « oubli » et a- (privatif) ; 2 - « réalité » par opposition à « apparence ».
2
Je sais donc pouvoir m’exprimer ici, ce soir, en toute confiance, et je le fais avec
un immense plaisir. Un plaisir vivifié par le sujet essentiel que vous m’avez
donné à traiter, qui est au cœur des tensions qui traversent notre société.
Le sujet est essentiel, parce que nous sommes collectivement portés par la belle
idée de progrès. Je le dis ici, devant vous, pour qui est tellement centrale la
promesse d’un avenir meilleur, que les hommes, par leur travail, doivent
s’attacher à construire. En effet, n’y a-t-il pas en chacun de nous l’espérance que
la marche du monde, la vie des hommes, la puissance de leur esprit et les
bienfaits de leurs entreprises nous conduiront à l’amélioration spontanée de la
condition humaine ? L’idée de progrès comporte, on le sait bien, sa part de
mythe : mais ce n’est pas une raison pour y renoncer, bien au contraire. C’est ce
vers quoi, collectivement, nous devons tendre.
* *
2
La mondialisation de l’inégalité, par François Bourguignon Le Seuil-La République des idées, 2012, 112 p.
3
Or, la croissance atone que nous connaissons depuis plus de trente ans ne permet
plus de faire vivre ce pacte républicain. Celui-ci est remis en cause par
l’existence de deux France.
Ainsi, beaucoup ne croient plus dans le discours républicain, parce qu’ils sont,
depuis 30 ans, peu à peu, exclus du progrès économique et social. Ils sentent et
3
Le socialisme et la Vie, par Jean Jaurès (1901).
4
ressentent la force des inégalités de destin, de ces disparités qui frappent les plus
modestes dès le berceau, et qui entrainent toutes les autres : les inégalités devant
le revenu, l’emploi, la santé, la culture, le logement, de toutes ces inégalités qui
enferment et rétrécissent l’avenir.
Or, la mondialisation vient interroger et défier nos choix les plus fondamentaux,
parce qu’elle contraint la Nation à s’ouvrir.
La France n’a jamais été un bloc étanche : elle a toujours été un projet ouvert,
qui a su accueillir l’autre et les plus faibles et qui doit continuer de revendiquer,
avec fierté, d’être le plus vieux pays d’immigration d’Europe. Mais pour
beaucoup de nos concitoyens, la mondialisation fait craindre un pays sans porte
ni fenêtre et, in fine, d’un multiculturalisme dans lequel la Nation se dissout.
Prenons garde à cela : c’est au moment où les frontières s’effacent que les
peuples ressentent le besoin d’ériger des murs.
Dans le même temps, nous réalisons que beaucoup des défis auxquels nous
sommes confrontés dépassent le cadre de la Nation : le réchauffement
climatique, les déplacements de populations, les grandes questions sanitaires,
autant de sujets qui imposent désormais une prise de conscience mondiale et un
5
autre cadre d’action politique, beaucoup plus large, qui dépasse celui de la
Nation.
En France, d’abord. Que disent les élites, de gauche comme de droite, aux
Français depuis plus de 30 ans ? Elles leur disent, « nous savons ce qu’il faut
faire ». Et ainsi, sans récit, sans idéologie, sans explication, elles transforment le
pays par le haut parfois contre les Français, la plupart du temps sans les
Français. Elles les excluent de la réflexion collective en imaginant à leur place
ce qui serait bon et juste pour eux ; en avançant dans l’opacité ; en décidant à
huis clos et en réformant en vase clos. En un mot, elles ont rompu avec ce que
Georges ORWELL appelait la « décence commune4 »,
4
Le Quai de Wigan, par Georges Orwell, Ivrea, 1995, 211 p.
6
Plus que le sentiment d’exception, les Français ont toujours été animés par le
sentiment d’une « singularité bonne 5», selon l’expression de Marcel
GAUCHET, c’est-à-dire par la conviction que notre modèle valait la peine
d’être exporté. De la Révolution française à l’aventure napoléonienne, de l’élan
colonial jusqu’à la vision gaullienne, nos concitoyens ont longtemps considéré
que la France était l’épicentre du progrès et que notre Nation avait pour vocation
première d’éclairer les autres. « Nation française, vous n’êtes pas faite pour
recevoir l’exemple, mais pour le donner 6 », proférait Rabaut SAINT-ETIENNE
en août 1789.
Une contrainte qui lui impose de repenser la place de l’Etat, qui était le socle de
sa puissance, le planificateur de son économie, le vecteur de son rayonnement
culturel.
De réorganiser son territoire, selon des modalités étrangères à son Histoire, à ses
cultures, à ses singularités.
Elle impose aux Français de parler anglais pour s’insérer sur le marché du
travail. D’être plus attractifs, plus agiles, plus créatifs.
5
Comprendre le malheur français, par Marcel Gauchet. Les Essais, Stock, 2016, 384 p.
6
Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, par Olivier Christin, Métailié, 2016, 350 p.
7
Or, l’adaptation, c’est un progrès sans contenu et sans idéologie. C’est une
marche sans fin et une rhétorique sans récit. C’est un mouvement dont on ne sait
pas très bien s’il va dans le bon sens, si in fine il sera bénéfique pour les peuples
ou s’il sera néfaste pour les plus fragiles. C’est le contraire du projet républicain,
défini ensemble, en commun, entre citoyens éclairés et volontaires.
La pire erreur à commettre, ce serait de regarder avec mépris cette France qui
craint la mondialisation. Ce serait de ne pas voir la violence que cet insondable
processus peut représenter pour une part importante de nos concitoyens.
* *
Il n’y a pas de fatalité dans les mouvements que j’ai tenté de décrire.
7
Inaugurée en 1883.
8
La République n’est jamais aussi forte que lorsque les Français sont égaux face
à la liberté. Car l’égalité réelle, c’est lorsque les plus modestes disposent de la
même liberté que les autres, et donc des mêmes opportunités.
2/ Ensuite, il faut renouer le fil qui lie chacun de nous à un projet commun.
Nous devons, avec le plus grand nombre, reforger un projet, qui trace un chemin
qui nous est commun ; qui indique la voie que nous avons choisie pour notre
société ; qui dit l’avenir et le destin que nous voulons pour la Nation française.
10
A cet égard, la laïcité demeure l’un des principaux objets du commun ; parce
« qu’elle nous dépasse tous, et que seul ce qui nous dépasse peut nous unir »8,
comme le rappelle Régis DEBRAY. La laïcité que je défends, c’est une laïcité
dont le seul objet est de permettre une vie ensemble. A l’école primaire, au
collège, au lycée, quand l’individu n’est pas majeur, dans nos services publics,
je suis convaincu que les religions n’ont pas leur place, parce qu’elles ramènent
les êtres à ce qu’ils sont plutôt qu’à ce qu’ils font ou à l’endroit où ils vont. Ce
cadre est le bon, et je crois qu’il n’est nul besoin de l’étendre à d’autres
situations ou à d’autres institutions. Beaucoup de problèmes pratiques que nous
vivons et qui défraient la chronique peuvent être résolus sans avoir besoin de
prononcer de nouveaux interdits législatifs.
Car la République doit veiller, toujours, à ne pas écraser les êtres ni à les
brimer. « Non, nous ne sommes pas les ennemis de la religion, d'aucune
religion. », disait GAMBETTA. Le rôle de la puissance publique, c’est aussi de
permettre à chacun de vivre sa religion, s’il le souhaite, dans toute son intensité.
C’est de permettre aux musulmans qui n’en ont pas toujours les moyens
d'exercer leur culte dignement, et à l'islam de France de former ses imams.
8
La Laïcité au quotidien, par Régis Debray et Didier Leschi, Guide pratique, Folio, 2016, 162 p.
9
Ibid.
11
10
Le Bon Gouvernement, par Pierre Rosanvallon Les livres du nouveau monde, Le Seuil, 416p.
12
Enfin, il faut renouer avec une culture de la solidarité. C’est un travail politique :
nous devons cesser de discréditer l’Europe, de rejeter le tort sur elle au moindre
problème ; nous devons témoigner de plus de solidarité au niveau
intergouvernemental. Nous y avons tous intérêt : face à la crise des réfugiés,
l’Allemagne a besoin de nous ; dans la lutte contre le terrorisme, nous avons
besoin de l’Allemagne. C’est aussi un travail éducatif : nous devons donner à
tous les jeunes Européens l’opportunité de voyager ou d’étudier dans un autre
pays d’Europe ; de développer les partenariats et des échanges ; c’est la
meilleure manière de leur faire prendre conscience de l’intérêt partagé qu’ils ont
à être ensemble.
* *
Mesdames et Messieurs,
La France et l’Europe continuent portent des valeurs qui nous sont chères ; des
valeurs qui forment un équilibre singulier : une forme de libéralisme politique,
13
Mais il faut dire les choses : si les valeurs de la France républicaines avaient
réussi à acquérir une portée universelle, c’est parce qu’au moment où elles se
diffusaient, la France était une puissance considérable sur le plan politique,
économique et militaire. La France était une puissance coloniale, et même un
empire.
Or il est certain que nos valeurs, nos principes ne s’accommoderont pas d’une
France faible ; dépourvue du moindre esprit de conquête commerciale et
économique. La mondialisation nous fortifiera, si nous avons les moyens de
jouer ce jeu-là ; de nous réformer, pour faire en sorte que la France reste
toujours la France. Ainsi, aujourd’hui, le double devoir que nous avons est un
devoir d’optimisme et d’unité.
D’optimisme, parce que les pires ennemis du progrès, ce sont les défaitistes. Ce
sont ceux qui ne croient pas dans l’énergie de la France ; dans ses ressources ;
dans sa capacité de sursaut. Ce sont ceux, au fond, qui ne connaissent pas notre
pays ; qui ne savent pas qu’il a toujours su faire front ; qu’il a toujours su
dompter la catastrophe ; se relever dans les moments de doutes ; que notre
modèle a toujours su se régénérer, grâce à la force des hommes et à la puissance
de leur esprit. Le référendum britannique nous offre cette opportunité historique.
Devoir d’unité, aussi, pour réconcilier les France. Pour nous connaître nous-
mêmes et définir ensemble ce qui nous est cher, ce à quoi nous tenons. Pour
nous rassembler sur le travail, sur la laïcité, sur l’Europe, sur le courage, sur
l’idée de progrès. En mettant la lumière sur une évidence : celle que les deux
France ont un intérêt profond à affronter de concert la mondialisation ; à rester
unies ; à avancer ensemble. Car c’est cela, au fond, notre destin : être
républicain, c’est-à-dire permettre à tous, au plus grand nombre, dans ces
espaces restreints que sont la France et l’Europe, dans ces espaces ouverts sur le
reste du monde, d’inventer, de porter et de profiter du progrès.
Je vous remercie.