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Intervention d’Emmanuel MACRON

Ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique

« La mondialisation peut-elle être synonyme de progrès ? »

Mardi 21 Juin 2016.

Mesdames et Messieurs,

Je veux d’abord remercier Philippe PEREZ, ainsi que les membres de la loge
« Le Chantier des Egaux – Raphaël BLIARD » pour leur invitation, et remercier
Laurent HUBERSON, Eric MONIOT et les membres des loges « La Lumière »
et « Aletheïa »1 pour s’y être associés. Merci aussi à Daniel KELLER et aux
membres du Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France pour leur présence.
Merci, enfin, à toutes et tous d’être venus si nombreux.

Je veux vous dire la reconnaissance qui est la mienne d’être invité à m’exprimer
dans ce temple Arthur GROUSSIER, cœur battant, vivant, du grand Orient de
France.

Le Grand Orient a aidé à construire notre République. C’est même, plus


largement, l’une des continuités de l’Histoire de France depuis près de trois
siècles. Au regard de la jeunesse relative des formations politiques de notre
pays, dont les plus anciennes ont un peu plus de 100 ans et les plus récentes…
quelques semaines seulement, votre institution offre une profondeur de champ
impressionnante et indispensable. Une profondeur qui ne doit rien au hasard, qui
doit beaucoup à vos méthodes ; à votre rigueur ; à votre goût de la liberté, et en
particulier la liberté absolue de conscience ; à votre réflexion, aussi, qui vise à
épurer le réel de tout préjugé ; qui cherche à poser le monde sur la table, à plat,
afin de mieux en discerner les contours, les reliefs. Une méthode proche de la
philosophie, en un sens, méthode dont vous savez qu’elle ne m’est pas
totalement étrangère, et dont je tente chaque jour de me servir.

1
C'est à Heidegger que l'on doit le renouveau d'intérêt pour le concept d’alètheia : 1 - « vérité » (au sens de
dévoilement), issu de lèthè « oubli » et a- (privatif) ; 2 - « réalité » par opposition à « apparence ».
2

Je sais donc pouvoir m’exprimer ici, ce soir, en toute confiance, et je le fais avec
un immense plaisir. Un plaisir vivifié par le sujet essentiel que vous m’avez
donné à traiter, qui est au cœur des tensions qui traversent notre société.

Le sujet est essentiel, parce que nous sommes collectivement portés par la belle
idée de progrès. Je le dis ici, devant vous, pour qui est tellement centrale la
promesse d’un avenir meilleur, que les hommes, par leur travail, doivent
s’attacher à construire. En effet, n’y a-t-il pas en chacun de nous l’espérance que
la marche du monde, la vie des hommes, la puissance de leur esprit et les
bienfaits de leurs entreprises nous conduiront à l’amélioration spontanée de la
condition humaine ? L’idée de progrès comporte, on le sait bien, sa part de
mythe : mais ce n’est pas une raison pour y renoncer, bien au contraire. C’est ce
vers quoi, collectivement, nous devons tendre.

Et puis il y a d’autres mythes, en particulier celui de la mondialisation heureuse.


A suivre ce récit, auquel beaucoup ont cru, l’ouverture des frontières
provoquerait l’enrichissement rapide des populations pauvres. La multiplication
des échanges adoucirait les mœurs. La politique des droits de l’Homme
s’universaliserait et se propagerait comme une tâche d’huile par-delà les
frontières. Ce mythe, nous ne pouvons pas le rejeter en bloc : la mondialisation,
notamment, a bien permis de diminuer l’inégalité des niveaux de vie entre les
pays2 et a fait sortir de l’extrême pauvreté des centaines de millions d’êtres
humains. Mais pour l’essentiel, et si l’on s’attache à considérer cette question
depuis la France, force est de constater que ce mythe s’est largement fracassé sur
le mur de la réalité.

* *

I/ A mon sens, la mondialisation déstabilise la conception française du


progrès.

Et elle le fait en ébranlant quatre de ses piliers.

1/ En premier lieu, elle fragilise la philosophie sociale de la République.

2
La mondialisation de l’inégalité, par François Bourguignon Le Seuil-La République des idées, 2012, 112 p.
3

Au cœur de cette philosophie, il y a l’idée que le progrès social découle du


progrès économique. Il y a l’idée que la mobilité sociale est indexée sur le
mérite individuel, sur le travail, sur l’effort, sur la possibilité pour chacun
d’échapper aux diktats de la naissance. Pour Jean JAURES, « l’esprit de progrès
social s’éteint chez les peuples dont la force de production languit.3 »

De la Libération au milieu des années 1970, des taux de croissance de 3, 4 ou


5% ont ainsi permis de réduire drastiquement les inégalités entre les générations
; de combattre, avec une efficacité inégalée, la grande pauvreté ; d’être soigné
gratuitement et d’être soutenu face aux aléas de la vie ; de conduire la majorité
d’une génération à devenir bacheliers ; de permettre à des enfants de vivre,
génération après génération, mieux que leurs parents. Et donc de rendre réelle
une part de l’idéal forgé par le Grand Orient de France des décennies
auparavant.

Or, la croissance atone que nous connaissons depuis plus de trente ans ne permet
plus de faire vivre ce pacte républicain. Celui-ci est remis en cause par
l’existence de deux France.

Celle, d’abord, qui aime la mondialisation parce qu’elle en profite. Elle


rassemble les Français les mieux dotés, ceux qui ont reçu une bonne formation,
qui possèdent un capital économique et culturel important ; ceux qui voyagent,
qui parcourent régulièrement le vaste monde et qui parlent anglais. Ces
Français-là n’ont pas peur du monde qui s’ouvre.

A l’inverse, une autre France vit la face sombre de la mondialisation. Celle-ci


rassemble les personnes les plus modestes, les plus fragiles, c’est-à-dire ceux
dont le destin est lié à la conjoncture économique ; ceux qui sont victimes de la
dissémination des chaînes de production sur toute la planète, de la concurrence
exacerbée, de la précarité, du chômage, de l’incertitude. Ces Français-là
craignent que leurs diplômes se démonétisent. Ils ne croient plus dans la
philosophie sociale de la République, parce qu’ils constatent que la société est
bloquée et la mobilité réduite ; parce qu’ils ont peur que leurs enfants vivent
encore moins bien qu’eux-mêmes ; parce que la mondialisation n’est pas pour
eux synonyme de progrès ou d’opportunités nouvelles, mais de déclassement.

Ainsi, beaucoup ne croient plus dans le discours républicain, parce qu’ils sont,
depuis 30 ans, peu à peu, exclus du progrès économique et social. Ils sentent et

3
Le socialisme et la Vie, par Jean Jaurès (1901).
4

ressentent la force des inégalités de destin, de ces disparités qui frappent les plus
modestes dès le berceau, et qui entrainent toutes les autres : les inégalités devant
le revenu, l’emploi, la santé, la culture, le logement, de toutes ces inégalités qui
enferment et rétrécissent l’avenir.

2/ La mondialisation affaiblit aussi la Nation comme cadre du progrès


républicain.

Les progrès initiés par la République se sont toujours matérialisés dans la


Nation, entendue comme corps politique circonscrit par des frontières.
Pourquoi ? Parce que la République se réalise dans un espace donné.

La laïcité en est certainement l’exemple le plus flagrant. Dans un territoire défini


et délimité, la France, la laïcité garantit la neutralité confessionnelle de l'Etat et
de ses agents, ainsi que la liberté de conscience et le libre exercice des cultes.
Elle est un équilibre fragile, précieux, un équilibre unique au monde ; qui
procède d’un choix politique et collectif ; qui dit la manière avec laquelle les
Français ont décidé de vivre ensemble ; qui affirme, là encore, que nul n’a le
droit d’être assigné à résidence par son identité ou sa religion ; qui donne à
chacun la même place, que l’on croit ou que l’on ne croit pas ; et qui rappelle,
surtout, que ce qui unit les Français, leur humanité, est bien plus grand que ce
qui les divise. La laïcité est, fondamentalement, un choix français, auquel nos
concitoyens demeurent viscéralement attachés ; et qu’il nous revient de
préserver.

Or, la mondialisation vient interroger et défier nos choix les plus fondamentaux,
parce qu’elle contraint la Nation à s’ouvrir.

La France n’a jamais été un bloc étanche : elle a toujours été un projet ouvert,
qui a su accueillir l’autre et les plus faibles et qui doit continuer de revendiquer,
avec fierté, d’être le plus vieux pays d’immigration d’Europe. Mais pour
beaucoup de nos concitoyens, la mondialisation fait craindre un pays sans porte
ni fenêtre et, in fine, d’un multiculturalisme dans lequel la Nation se dissout.
Prenons garde à cela : c’est au moment où les frontières s’effacent que les
peuples ressentent le besoin d’ériger des murs.

Dans le même temps, nous réalisons que beaucoup des défis auxquels nous
sommes confrontés dépassent le cadre de la Nation : le réchauffement
climatique, les déplacements de populations, les grandes questions sanitaires,
autant de sujets qui imposent désormais une prise de conscience mondiale et un
5

autre cadre d’action politique, beaucoup plus large, qui dépasse celui de la
Nation.

3/ Dans le même temps, la mondialisation affaiblit le principal vecteur du


progrès républicain : la politique.

Ce qui décontenance le plus les Républicains que nous sommes, c’est


certainement le sentiment que la mondialisation nous dépossède de notre
capacité à transformer le réel. Le discrédit de la parole politique, et donc du
discours progressiste lui-même, réside dans le fait que nos concitoyens ne
croient plus que leurs élites sont en mesure d’agir sur le réel, de l’améliorer
selon leurs intentions. Considérer ce sentiment avec légèreté ou mépris serait
une grave erreur.

Car, à bien y regarder, il semblerait que les élites elles-mêmes, en France


comme en Europe, aient fait le choix de renoncer à la politique.

En France, d’abord. Que disent les élites, de gauche comme de droite, aux
Français depuis plus de 30 ans ? Elles leur disent, « nous savons ce qu’il faut
faire ». Et ainsi, sans récit, sans idéologie, sans explication, elles transforment le
pays par le haut parfois contre les Français, la plupart du temps sans les
Français. Elles les excluent de la réflexion collective en imaginant à leur place
ce qui serait bon et juste pour eux ; en avançant dans l’opacité ; en décidant à
huis clos et en réformant en vase clos. En un mot, elles ont rompu avec ce que
Georges ORWELL appelait la « décence commune4 »,

Le renoncement de la politique et à la politique se traduit aussi à l’échelle


européenne. A l’origine de ce projet ambitieux, il y a la génération des pères
fondateurs, qui a permis, au-delà de la paix, la réconciliation des peuples. Cette
génération, ces hommes, portaient un projet politique pour l’Europe, un projet
auquel les peuples tenaient, parce qu’ils y voyaient leur intérêt. Puis il y a eu la
génération des gestionnaires, qui a reçu l’Europe en héritage et qui a dissocié
l’Europe d’un projet politique. L’Europe est devenue, pour beaucoup
d’Européens, symbole de contraintes.

Les élites françaises et européennes ont laissé s’accaparer un monopole : celui


du récit de la mondialisation et de la critique européenne. C’est ce monopole-là,
en renouant avec la politique, en proposant une autre rhétorique que celle de
l’adaptation subie, que les progressistes doivent démanteler.

4
Le Quai de Wigan, par Georges Orwell, Ivrea, 1995, 211 p.
6

4/ Enfin, la mondialisation déçoit nos prétentions universalistes.

L’universalisme républicain est vivement concurrencé et chahuté par d’autres


formes d’universalisme : le capitalisme mondialisé, qui charrie son lot de
promesses matérialistes ; les monothéismes, notamment l'islam, qui offrent un
accès à l'absolu, qui proposent du sens, des perspectives symboliques et une
intensité imaginaire.

Concurrencé, mais également affaibli. Car dans le même temps, nous


comprenons que nous ne réussirons pas à façonner le monde à notre image ; à
imposer aux autres nos valeurs, notre vision, notre modèle de société.

Plus que le sentiment d’exception, les Français ont toujours été animés par le
sentiment d’une « singularité bonne 5», selon l’expression de Marcel
GAUCHET, c’est-à-dire par la conviction que notre modèle valait la peine
d’être exporté. De la Révolution française à l’aventure napoléonienne, de l’élan
colonial jusqu’à la vision gaullienne, nos concitoyens ont longtemps considéré
que la France était l’épicentre du progrès et que notre Nation avait pour vocation
première d’éclairer les autres. « Nation française, vous n’êtes pas faite pour
recevoir l’exemple, mais pour le donner 6 », proférait Rabaut SAINT-ETIENNE
en août 1789.

Comment la mondialisation est-elle perçue par une part importante de nos


concitoyens ?

Comme une contrainte qui éloigne la France d’elle-même.

Une contrainte qui lui impose de repenser la place de l’Etat, qui était le socle de
sa puissance, le planificateur de son économie, le vecteur de son rayonnement
culturel.

De réorganiser son territoire, selon des modalités étrangères à son Histoire, à ses
cultures, à ses singularités.

Elle impose aux Français de parler anglais pour s’insérer sur le marché du
travail. D’être plus attractifs, plus agiles, plus créatifs.

En un mot : de s’adapter. C’est-à-dire, a priori, d’aller dans le sens inverse de


l’universalisation républicaine. Nous avions cru pouvoir franciser le monde.

5
Comprendre le malheur français, par Marcel Gauchet. Les Essais, Stock, 2016, 384 p.
6
Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, par Olivier Christin, Métailié, 2016, 350 p.
7

Beaucoup de nos concitoyens partagent le sentiment que la France cherche


désormais à se mondialiser.

Or, l’adaptation, c’est un progrès sans contenu et sans idéologie. C’est une
marche sans fin et une rhétorique sans récit. C’est un mouvement dont on ne sait
pas très bien s’il va dans le bon sens, si in fine il sera bénéfique pour les peuples
ou s’il sera néfaste pour les plus fragiles. C’est le contraire du projet républicain,
défini ensemble, en commun, entre citoyens éclairés et volontaires.

La pire erreur à commettre, ce serait de regarder avec mépris cette France qui
craint la mondialisation. Ce serait de ne pas voir la violence que cet insondable
processus peut représenter pour une part importante de nos concitoyens.

* *

Il n’y a pas de fatalité dans les mouvements que j’ai tenté de décrire.

La conception française du progrès, c’est le progrès républicain. Et les Français


le savent. Parce qu’ils savent que la République porte en elle cette capacité à
rassembler, en particulier dans les moments de doute et de douleur. Après le 13
novembre dernier, où les Français se sont-ils réunis ? Sans personne pour les
orienter, sans aucune organisation pour les guider, vers quoi, vers où se sont-ils
naturellement tournés ? Comme par réflexe, des milliers d’entre eux se sont
rendus place de la République. Ils sont allés se recueillir autour du piédestal de
la statue de Marianne7. En allumant des bougies ; en déposant des bouquets ; en
transcrivant sur des pancartes leur chagrin, leur affliction, ils se sont réunis
autour de ce qu’ils avaient en commun : l’Histoire, leur devise, la République.

La responsabilité que vous et moi partageons, moi comme ministre de la


République, vous comme maçons du Grand Orient, c’est de travailler à redonner
substance et densité au discours républicain. Heureusement, le projet républicain
n’est pas chose immuable, désincarnée et hors sol. Il est puissant lorsqu’il est en
phase avec le réel. Lorsqu’il propose une lecture et des clefs cohérentes avec le
monde tel qu’il est et l’avenir tel qu’il se profile.

7
Inaugurée en 1883.
8

Ma conviction intime, c’est que la mondialisation peut être synonyme de progrès


pour tous, à condition que les Français renouent vraiment avec la République.
Non pas avec sa structure ou ses oripeaux, non pas avec une représentation figée
de ce qu’elle a pu être dans des circonstances différentes, non pas avec une
crispation sur certains de ses piliers, mais avec l’ensemble de ses valeurs
originelles. Non pas en prononçant toujours les mêmes discours incantatoires,
les mêmes homélies, ou en cédant aux facilités contemporaines, mais en
s’évertuant, toujours, à ce que ces principes ne résonnent pas dans le vide et
qu’ils soient pour les Français une réalité tangible.

1/ Il faut d’abord renouer le fil entre la liberté et l’égalité.

La philosophie sociale de la République, qui place la mobilité sociale en son


cœur, a été vidée par nous-mêmes, parce que nous avons scindé la devise
républicaine. Longtemps, la droite a donné le primat à la liberté et la gauche à
l’égalité. Mais en confrontant ces deux valeurs, nous les avons affaiblies toutes
les deux.

La République n’est jamais aussi forte que lorsque les Français sont égaux face
à la liberté. Car l’égalité réelle, c’est lorsque les plus modestes disposent de la
même liberté que les autres, et donc des mêmes opportunités.

Pour réconcilier ces deux valeurs et recréer de la mobilité, il faut également


permettre à tous de saisir les nouvelles opportunités économiques. Notre pays vit
une grande transformation. La révolution numérique incite tous les secteurs à
s’adapter et à innover. Elle transfère la production de valeur de l’entreprise vers
le consommateur. Elle modifie notre rapport au temps : une innovation qui se
diffuse avec une rapidité inédite ; des firmes qui atteignent une taille mondiale
en quelques années ; des informations qui traversent le globe de façon
instantanée. Elle polarise aussi le marché de l’emploi, en développant les
emplois très qualifiés et très peu qualifiés, mais en détruisant progressivement
ceux du centre. Nous devons donc réformer notre modèle économique et social
dans un double mouvement.

D’abord, donner plus d’autonomie aux individus, c’est-à-dire plus de liberté.


Pour ce faire, il faut ouvrir les marchés et les réglementations qui ne protègent
pas effectivement les plus faibles et qui empêchent ceux qui veulent réussir.
C’est le chantier que j’ai ouvert dans le cadre de la loi pour la croissance,
l’activité et l’égalité des chances économiques, en modernisant plusieurs
professions réglementées du Droit. Il était injuste que certains de nos
9

concitoyens, et en particulier des jeunes, aient les compétences et les diplômes


nécessaires pour exercer, mais que notre réglementation ne le leur permette pas.
Nous avons corrigé cette injustice. Mais ce n’est qu’un début. De nombreuses
réglementations sont encore à revoir pour faciliter le travail indépendant, pour
réformer notre système de qualifications, pour encourager et accompagner ceux
qui veulent entreprendre.

Ensuite, il faut réformer notre système de protections, pour permettre l’égalité


réelle. Dans ce domaine, aussi, nous devons regarder la réalité en face. Pour une
part croissante de nos concitoyens, la sécurité sociale ne sécurise plus. Les
grandes lignes de notre système ont été tracées à la Libération ; à un moment où
la disruption, la désindustrialisation, le chômage de masse, la montée en
puissance du travail intérimaire n’existaient pas ; à une époque où les individus
suivaient des trajectoires professionnelles linéaires et continues. Pour protéger
vraiment et efficacement, il faut donc réinventer des dispositifs de protection ;
les modeler pour qu’ils soient personnalisés ; plus attachés à la réalité des
parcours de vie ; pour qu’ils permettent à nos concitoyens de se former tout au
long de leur existence.

Plus d’autonomie et mieux de protection : voilà comment redonner corps et


substance à la devise républicaine ; à la philosophie sociale de la République.

2/ Ensuite, il faut renouer le fil qui lie chacun de nous à un projet commun.

Ce projet commun, c’est la Nation-contrat comme cadre politique. Il est


continuellement à construire. Nous ne préserverons pas la Nation en regrettant
un passé glorifié ; en ayant la nostalgie de la troisième République ou des trente
Glorieuses ; en défendant une identité figée. Car la France, c’est un projet sans
cesse recommencé ; qui a l’avenir pour horizon et le progrès pour seule
ambition.

Comme l’exhortait déjà Jean Jacques ROUSSEAU, il nous faut donc


aujourd’hui être en mesure de reformer une religion civile, de refonder une
« communauté imaginée », c’est-à-dire un socle auquel chacun se sent lié ;
auquel chacun peut adhérer, s’identifier, d’où qu’il vienne, quels que soient ses
origines, son passé, sa situation, son niveau de richesse.

Nous devons, avec le plus grand nombre, reforger un projet, qui trace un chemin
qui nous est commun ; qui indique la voie que nous avons choisie pour notre
société ; qui dit l’avenir et le destin que nous voulons pour la Nation française.
10

Le progrès, ce ne peut pas être l’accumulation sans fin de droits particuliers, et


encore moins une suite interminable de revendications identitaires. Méfions-
nous, toujours, de l’individualisme croissant ; de l’étiolement de la volonté de
commun ; de ce « je » qui menace d’empiéter sur le « nous » ; de la place trop
grande que nous pourrions accorder aux pouvoirs privés, aux corporatismes qui
favorisent tous le délitement de la solidarité entre les hommes.

A cet égard, la laïcité demeure l’un des principaux objets du commun ; parce
« qu’elle nous dépasse tous, et que seul ce qui nous dépasse peut nous unir »8,
comme le rappelle Régis DEBRAY. La laïcité que je défends, c’est une laïcité
dont le seul objet est de permettre une vie ensemble. A l’école primaire, au
collège, au lycée, quand l’individu n’est pas majeur, dans nos services publics,
je suis convaincu que les religions n’ont pas leur place, parce qu’elles ramènent
les êtres à ce qu’ils sont plutôt qu’à ce qu’ils font ou à l’endroit où ils vont. Ce
cadre est le bon, et je crois qu’il n’est nul besoin de l’étendre à d’autres
situations ou à d’autres institutions. Beaucoup de problèmes pratiques que nous
vivons et qui défraient la chronique peuvent être résolus sans avoir besoin de
prononcer de nouveaux interdits législatifs.

Car la République doit veiller, toujours, à ne pas écraser les êtres ni à les
brimer. « Non, nous ne sommes pas les ennemis de la religion, d'aucune
religion. », disait GAMBETTA. Le rôle de la puissance publique, c’est aussi de
permettre à chacun de vivre sa religion, s’il le souhaite, dans toute son intensité.
C’est de permettre aux musulmans qui n’en ont pas toujours les moyens
d'exercer leur culte dignement, et à l'islam de France de former ses imams.

Comme l’avance Régis DEBRAY, « la nation civique et non ethnique peut


donner une âme à un peuple – un legs de souvenirs et un désir de vivre
ensemble, pour parler comme Ernest RENAN »9. C’est en allant dans ce sens, en
œuvrant à l’unité, en visant la construction d’un avenir commun, que la Nation
redeviendra le cadre du progrès partagé.

3/ Pour permettre à la mondialisation de devenir force de progrès, il faut


enfin renouer le fil entre la politique et l’action.

Dans le cadre français, il faut le renouer à quatre niveaux.

8
La Laïcité au quotidien, par Régis Debray et Didier Leschi, Guide pratique, Folio, 2016, 162 p.
9
Ibid.
11

Il faut d’abord que les élites repartent à la recherche du peuple ; qu’elles


s’évertuent à les réintégrer dans le champ politique pour permettre à nos
concitoyens d’être citoyens à part entière. Ce n’est pas chose facile. Car le
peuple exige de participer, mais il réclame en même temps plus d’autorité ; il
veut plus de transparence, mais rêve aussi d’un chef qui saura le guider. Les
élites doivent donc refonder leur relation au peuple : être capable de l’associer ;
de mener avec lui des débats de fond ; de proposer une vision du monde ; de
dialoguer avec les Français et les partenaires sociaux – c’est dans cet esprit que
j’ai souhaité que la première initiative du mouvement que j’ai lancé, En
Marche !, soit une gigantesque campagne de porte-à-porte pour aller recueillir
l’avis et l’opinion de nos concitoyens ; et puis dans un second temps, être
capable de décider, de faire acte d’autorité, d’assumer ses choix dans le temps,
tout en les expliquant.

En parallèle, il faut refonder nos pratiques de Gouvernement. Comme l’explique


Pierre ROSANVALLON 10, « la démocratie a toujours été pensée comme
régime, rarement comme mode de Gouvernement. » C’est cet impensé que nous
devons combler. Comment ? En rénovant les principes de l’action politique. En
leur donnant visibilité et réactivité. En acceptant d’évaluer nos politiques
publiques ; en comprenant qu’être responsable équivaut à rendre des comptes,
pas seulement au moment des élections, mais à échéance régulière et selon des
formats plus divers.

Troisièmement, renouer le fil entre la politique et l’action, c’est ce dont nous


avons besoin pour faire avancer l’Europe. Nous devons prendre exemple sur les
pères fondateurs. Ils ont fondé le rêve européen sur trois items : une vision
partagée ; des projets concrets ; une culture de la solidarité.

D’abord, une vision partagée. Pour éviter la fragmentation, nous ne pouvons


plus être dans l’ambiguïté ; gérer les crises sans proposer d’avancer. Comment
faire renaître cette « vue commune », cette vision partagée ? En lançant un grand
débat citoyen à travers l’Europe, à partir de l’examen de conscience auquel nous
force le référendum britannique, et en utilisant aussi les deux échéances
présidentielles qui ont lieu en France et en Allemagne en 2017. Il faut être clair
sur le projet collectif, clair aussi à l’égard de ceux qui ne veulent pas s’y
associer ; sur l’isolement que cela induirait. Car l’Europe, on est dedans ou
dehors.

10
Le Bon Gouvernement, par Pierre Rosanvallon Les livres du nouveau monde, Le Seuil, 416p.
12

Ensuite, en soutenant des projets concrets : l’austérité budgétaire n’est un projet


viable pour personne. Sur les sujets de défense et de sécurité, de numérique et de
transition énergétique, nous devons retrouver une ambition pour l’Europe tout
entière. Et dans le même temps, il faut un projet de plus forte intégration qui
permettra une convergence à quelques uns au sein de la zone euro. Paris, Berlin,
ainsi que Rome, certainement, doivent être le socle. Et les instruments, ce sont
un budget de la zone euro, un commissaire et un Parlementent de la zone euro.

Enfin, il faut renouer avec une culture de la solidarité. C’est un travail politique :
nous devons cesser de discréditer l’Europe, de rejeter le tort sur elle au moindre
problème ; nous devons témoigner de plus de solidarité au niveau
intergouvernemental. Nous y avons tous intérêt : face à la crise des réfugiés,
l’Allemagne a besoin de nous ; dans la lutte contre le terrorisme, nous avons
besoin de l’Allemagne. C’est aussi un travail éducatif : nous devons donner à
tous les jeunes Européens l’opportunité de voyager ou d’étudier dans un autre
pays d’Europe ; de développer les partenariats et des échanges ; c’est la
meilleure manière de leur faire prendre conscience de l’intérêt partagé qu’ils ont
à être ensemble.

Quatrièmement, il faut tisser un lien entre politique et action à l’échelle globale.


Le défi climatique nécessite de créer de nouvelles formes de gouvernance ; une
coordination beaucoup plus large des acteurs à l’échelle mondiale ; des
mécanismes de régulation qui modifient les comportements par-delà le cadre
national et européen. C’est l’unique moyen pour avancer concrètement sur ces
nouveaux sujets globaux et pour renouer avec le progrès. Nous pouvons
d’ailleurs nous réjouir de l’action qui a été celle de la France lors de la COP 21.

* *

Mesdames et Messieurs,

Qu’en est-il du quatrième pilier ébranlé par la mondialisation, me demanderez-


vous ? Que faire de nos prétentions universalistes ?

La France et l’Europe continuent portent des valeurs qui nous sont chères ; des
valeurs qui forment un équilibre singulier : une forme de libéralisme politique,
13

un besoin de solidarité, une croyance dans l’Homme. Ces valeurs, ainsi


rassemblées, nous ne les trouvons nulle part ailleurs. Elles ne sont pas celles de
la Chine ou des Etats-Unis.

Mais il faut dire les choses : si les valeurs de la France républicaines avaient
réussi à acquérir une portée universelle, c’est parce qu’au moment où elles se
diffusaient, la France était une puissance considérable sur le plan politique,
économique et militaire. La France était une puissance coloniale, et même un
empire.

Or il est certain que nos valeurs, nos principes ne s’accommoderont pas d’une
France faible ; dépourvue du moindre esprit de conquête commerciale et
économique. La mondialisation nous fortifiera, si nous avons les moyens de
jouer ce jeu-là ; de nous réformer, pour faire en sorte que la France reste
toujours la France. Ainsi, aujourd’hui, le double devoir que nous avons est un
devoir d’optimisme et d’unité.

D’optimisme, parce que les pires ennemis du progrès, ce sont les défaitistes. Ce
sont ceux qui ne croient pas dans l’énergie de la France ; dans ses ressources ;
dans sa capacité de sursaut. Ce sont ceux, au fond, qui ne connaissent pas notre
pays ; qui ne savent pas qu’il a toujours su faire front ; qu’il a toujours su
dompter la catastrophe ; se relever dans les moments de doutes ; que notre
modèle a toujours su se régénérer, grâce à la force des hommes et à la puissance
de leur esprit. Le référendum britannique nous offre cette opportunité historique.

Devoir d’unité, aussi, pour réconcilier les France. Pour nous connaître nous-
mêmes et définir ensemble ce qui nous est cher, ce à quoi nous tenons. Pour
nous rassembler sur le travail, sur la laïcité, sur l’Europe, sur le courage, sur
l’idée de progrès. En mettant la lumière sur une évidence : celle que les deux
France ont un intérêt profond à affronter de concert la mondialisation ; à rester
unies ; à avancer ensemble. Car c’est cela, au fond, notre destin : être
républicain, c’est-à-dire permettre à tous, au plus grand nombre, dans ces
espaces restreints que sont la France et l’Europe, dans ces espaces ouverts sur le
reste du monde, d’inventer, de porter et de profiter du progrès.

Je vous remercie.

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