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La mauvaise foi
« C’est déjà beaucoup de savoir qu’à énergie égale, la
vérité l’emporte sur le mensonge. »
Albert Camus,
Lettres à un ami allemand, 1948
J’appelle « islamopsychose » la représentation collective
délirante, c’est-à-dire déconnectée de la réalité, que la société
française se fait de sa minorité musulmane et de l’islam français.
Ce mal du nouveau siècle ancre dans les esprits de l’écrasante
majorité des Français qui ne sont pas musulmans la diabolisation
de ceux qui le sont. Dans cette vision, les Français de confession
musulmane forment, en bloc et d’un seul tenant, un corps social
unitaire, étranger et extérieur à la société française, qui refuserait
de s’y mêler harmonieusement et qui serait au contraire enclin à
lui imposer ses propres lois. L’islamopsychose apparaît ainsi
comme très proche de la paranoïa collective. Ce phénomène
profond, massif, nourrit la haine croissante que notre société voue
à sa minorité religieuse musulmane et que l’on appelle
« islamophobie ».
Les grands écrivains sont souvent ceux qui parviennent à capter
au plus juste l’air de leur temps. C’est vrai de Victor Hugo, qui
dépeignit de façon monumentale la question sociale à l’ère de la
révolution industrielle, tandis que Jules Verne illustrait la foi
fervente de son époque en la science. C’est vrai d’Albert Camus,
qui exprima la difficile quête de sens moral de sa génération au
lendemain d’Hiroshima et de l’extermination des Juifs d’Europe.
En ce début de nouveau siècle, c’est vrai de Michel Houellebecq,
parce qu’il a su retranscrire l’islamopsychose française.
Dans son roman Soumission1, l’écrivain décrit un futur proche
qui relève très clairement du délire islamopsychotique. À force de
délitement et de déclin, rongée par ses tensions internes, la
société se trouve dans un état de quasi-guerre civile. Les batailles
de rues entre les militants de l’extrême droite identitariste et ceux
de l’islamisme2 intégriste sont courantes. Dans ce contexte,
l’élection présidentielle de 2022 voit s’affronter au second tour
Marine Le Pen et Mohammed Ben Abbes, candidat islamiste
qualifié de justesse. Tous les partis ayant appelé à faire barrage
au Front national, Ben Abbes accède à la présidence de la
République. Il s’ensuit des réformes qui, en substance, font
basculer la France dans le régime politique de l’Arabie saoudite.
Pour ne citer que les plus emblématiques : la polygamie est
légalisée ; les femmes sont interdites de travail ; elles doivent
porter des tenues similaires au jilbab3 saoudien ou au tchador4
iranien ; il faut obligatoirement être musulman pour accéder à
certaines fonctions ; et les universités, privatisées, deviennent
islamiques.
Peu importent les convictions politiques de l’écrivain en tant que
citoyen et électeur. Comme l’a montré le cas de Louis-Ferdinand
Céline, une œuvre littéraire existe indépendamment de son auteur
et de ses idées, fussent-elles putrides. Peu importe qu’à titre
personnel Michel Houellebecq croie ou ne croie pas vraisemblable
l’avenir qu’il décrit. Peu importe que, au vu du programme fictif de
Mohammed Ben Abbes, il impute aux Français de confession
musulmane des prises de position islamistes, et ce alors que,
dans la réalité, plus de 80 % d’entre eux refusent toute application
de la charia5 ou refusent de l’appliquer sans l’adapter aux
coutumes de la France6. Peu importe qu’il prophétise à horizon de
cinq ans un vote communautaire musulman massif, et ce alors
que, aux élections régionales de 2015, l’Union des démocrates
musulmans français, créée pour fédérer un tel vote, n’a réussi à
présenter une liste qu’en Île-de-France et n’y a obtenu que 0,4 %
des voix7. Peu importe qu’il confonde l’islam français avec l’islam
saoudien, décrivant comme conséquences d’une victoire
électorale musulmane des mesures que, de la polygamie à la
soumission des femmes, les Français de confession musulmane
rejettent dans leur écrasante majorité8. Ce qui compte, c’est que,
en transposant dans un récit la représentation délirante de l’islam
français en tant que menace intérieure de subversion culturelle et
morale, il mette des mots sur l’islamopsychose de son temps. En
cela, ce roman est important.
Cette islamopsychose n’est ni rationnelle ni perméable à
l’échange raisonnable d’idées. Elle est une croyance, une foi en la
dangerosité collective des Français de confession musulmane.
C’est pourquoi, lorsqu’un de ses tenants est confronté aux faits qui
contredisent sa foi, ses réactions très vindicatives peuvent
rappeler celles d’un membre d’une secte. Au demeurant,
s’imaginer qu’il militerait consciemment pour la haine est une
erreur d’analyse. Au contraire, il pense œuvrer pour le bien,
défendre la paix civile et la concorde ; et il voit les personnes qui
n’ont pas versé comme lui dans l’islamopsychose comme au
mieux des naïfs, au pis les secrets complices de l’expansion du
communautarisme musulman.
Jihad ?
« Combattez sur le chemin de Dieu ceux qui vous
combattent, sans pour autant commettre d’agression : Dieu
déteste les agresseurs. »
Coran 2, 190
(traduction de Jacques Berque, 1995)
La théorie de la « radicalisation de l’islam » portée par Gilles
Kepel et par d’autres se révélant non étayée, et même réfutée par
les chiffres, comment expliquer que de jeunes Français et de
jeunes Françaises deviennent jihadistes ?
L’hypothèse du désespoir social et économique ne fonctionne
pas. S’il s’agissait d’un moteur du basculement, dans la mesure
où la France compte 1,7 million d’adolescents et de jeunes adultes
frappés par la pauvreté1, les jihadistes devraient être des
centaines de milliers, et non pas comme aujourd’hui un peu plus
de 3 0002.
Une explication avancée par les spécialistes est
l’« embrigadement sectaire ». Le processus de recrutement
d’adolescents ou de très jeunes adultes par l’organisation État
islamique reproduit en effet fidèlement les stades d’enrôlement
que l’on peut observer dans une secte.
Le jeune est d’abord démarché, généralement via les réseaux
sociaux, par un recruteur qui lui tient un discours de propagande
mettant en avant des thèmes qui le touchent : un idéal
d’intransigeance morale, une prétention à mieux comprendre le
monde que les gens ordinaires, la cohésion d’un groupe où
l’affection est profonde, sincère. Ces sujets trouvent un fort écho à
un âge où un sentiment de profonde solitude peut coexister avec
un besoin de s’affirmer comme une personne « spéciale » et
l’impatience de se confronter au monde adulte, sans abandonner
sa quête d’absolu.
Parallèlement, le recruteur déploie une stratégie manipulatoire
visant à couper méthodiquement la cible des personnes pour
lesquelles elle a de l’affection ou qui ont de l’autorité sur elle :
parents, fratrie, enseignants, copains d’école, imams s’il s’agit
d’un jeune de confession musulmane pratiquant. La première
rupture constatée par les parents concerne les amis de collège ou
de lycée : telle adolescente refusera désormais de parler avec ses
anciennes camarades de classe parce qu’elle les juge
« impures ». La deuxième rupture se situe au niveau des activités
extrascolaires : tel adolescent dira vouloir arrêter ses cours de
guitare parce que la musique est une tentation inspirée par Iblis3.
La troisième rupture se traduit par le refus d’aller à l’école ou de
poursuivre son apprentissage professionnel : telle jeune fille
interrompra son apprentissage de la coiffure parce que cela
suppose de coiffer des hommes. Enfin, l’accumulation de
comportements sectaires au sein du foyer rend progressivement
impossible la cohabitation entre l’adolescent et sa famille : par
exemple, tel jeune garçon entreprendra de détruire tout ce qui,
dans la maison, représente un humain ou un animal.
Chez certains jeunes, ces ruptures successives interviennent de
manière tout à fait souterraine et invisible, jusqu’à l’exil final. Une
adolescente peut ainsi avoir deux comptes Facebook, l’un sur
lequel elle apparaît inchangée, l’autre sur lequel elle poste des
photos d’elle en niqab aux côtés de son « fiancé ».
Une fois devenu jihadiste en Syrie, en Irak ou en Libye,
l’adolescent, s’il garde le contact avec sa famille, communique
généralement de façon laconique, simplement pour assurer qu’il
va bien. Souvent, il paraît en état d’anesthésie affective.
Inversement, un retour des manifestations d’affection à l’égard des
parents ou de la fratrie dénote le début du
« désembrigadement » . 4
Insistons sur un point : aucun élément ne permet de conclure
qu’une culture familiale musulmane, le divorce des parents,
l’absence du père dans la cellule familiale, une fratrie nombreuse
ou encore la pauvreté du foyer seraient des facteurs favorisant le
basculement d’un adolescent dans le jihadisme. Au contraire,
l’embrigadement sectaire jihadiste atteint des adolescents de tout
milieu, ayant vécu dans tous types de configuration familiale. Cela
signifie qu’il est inepte de culpabiliser les familles des jeunes
jihadistes. En l’état actuel des connaissances disponibles,
l’embrigadement jihadiste des adolescents est strictement un
phénomène sectaire, et non pas un problème lié à l’islam, à la
précarité économique ou à la situation familiale.
Le cas des adultes qui rejoignent l’organisation État islamique
est profondément différent. Une opinion couramment admise est
qu’il s’agirait d’individus paumés, pauvres et peu éduqués, voire
illettrés. Un rapport récent de la Banque mondiale fondé sur
l’analyse de données internes à l’organisation portant sur près de
quatre mille recrues étrangères dément cette affirmation. D’une
part, la pauvreté n’apparaît pas comme un facteur déterminant.
D’autre part, les recrues affichent globalement un niveau d’études
plutôt élevé : 43 % ont terminé leurs études secondaires et 25 %
sont allées à l’université. D’ailleurs, à contre-courant d’une idée
répandue, la proportion de candidats aux attentats suicide
augmente avec le niveau d’éducation5.
Si le fait de devenir jihadiste ne peut s’expliquer ni par la misère,
ni par l’absence d’éducation, ni par la religiosité, et si le processus
sectaire, opérant pour les adolescents, ne l’est pas, a priori, pour
la plupart des recrues adultes, quelle cause de basculement reste-
t-il ?
La réponse que je propose est la fascination du mal. Elle est
proche des hypothèses avancées par l’islamologue Olivier Roy6.
Même si cela nous répugne, nous devons admettre que la volonté
de faire le mal pour le mal et le désir de mort existent. Face à une
offre de recrutement pour aller massacrer d’autres êtres humains
en usant de procédés barbares, décapiter des prisonniers, violer
des femmes, en réduire d’autres à l’état d’esclaves sexuelles,
voire s’autodétruire dans un attentat suicide, il y aura toujours des
volontaires. La fascination du mal fait partie des caractéristiques
de notre espèce. C’est ainsi que, en 1944, quelque sept mille
Français devinrent volontairement Waffen SS dans la division
Charlemagne de l’Allemagne nazie.
La théorie de la haine
« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »
Victor Hugo, La Conscience, 1859
Nous ne vivons pas un présent perpétuel. La France n’est pas
un pays sans histoire. La France n’est pas un pays sans mémoire.
Le temps long nous révèle un lourd passé de haine envers les
minorités religieuses. C’est ce que montre l’examen de la façon
dont notre pays a traité ses populations de confession juive et
protestante.
Du fait de l’amnésie partielle de nos programmes scolaires, la
gravité de cette histoire est mal connue du grand public. Elle
contribue pourtant à expliquer la virulence de l’islamopsychose
actuelle : celle-ci s’inscrit dans la longue tradition des haines
françaises.
34. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 522-525.
35. Élie Benoît, Histoire de l’édit de Nantes, Adrien Beman, 1695.
36. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 700-701 et p. 744.
37. Ibid., p. 609.
38. À l’exception des juifs : ils seront émancipés et reconnus pleinement citoyens deux
ans plus tard, en 1791.
39. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 900-947.
40. Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras : l’antiprotestantisme en France de
1814 à 1870, École nationale des chartes, 1998, p. 1.
41. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 934.
42. Ibid., p. 1059.
43. René Girard, La Violence et le sacré, op. cit.
44. Thomas Guénolé, La Mondialisation malheureuse, op. cit.
45. Suzanne Citron, Le Mythe national, op. cit.
7
Le tabou algérien
« Notre système de colonisation consistant à ruiner l’Arabe,
à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le
faire crever de misère, nous verrons encore d’autres
insurrections. »
Guy de Maupassant, Au soleil, 1884
Lorsqu’on s’efforce d’analyser les raisons de l’hostilité enracinée
en France, tout particulièrement dans le sud du pays, envers la
minorité musulmane, un facteur explicatif reste encore tabou : la
guerre d’Algérie.
Les pieds-noirs sont les colons et descendants de colons qui,
du fait de la guerre puis de l’indépendance, doivent fuir au
tournant des années 1960 ce qui était pour beaucoup d’entre eux
leur terre natale, voire celle de leurs ancêtres depuis plusieurs
générations. Si la métropole les considère comme des rapatriés,
en réalité ce sont des exilés. Leur véritable patrie, sentimentale et
familiale, est cette Algérie où ils abandonnent leurs maisons, leurs
cimetières et leurs vies.
Le contexte politico-militaire ne leur laisse guère le choix.
Certes, des proclamations du FLN1 peuvent laisser croire que
l’Algérie indépendante ne tourmentera pas ses pieds-noirs. Une
circulaire adressée en 1961 aux « Européens » de l’Algérois
promet ainsi « l’union de tous les Algériens sans discrimination
raciale ou religieuse » et « la réconciliation nécessaire entre tous
les enfants sincères de l’Algérie2 ». De même, les accords de
cessez-le-feu d’Évian, signés en mars 1962, garantissent la
sécurité des pieds-noirs qui décideraient de rester en Algérie.
Néanmoins, dans les faits, le danger de mort est bien réel. Le
slogan indépendantiste qui fait florès est limpide : pour les pieds-
noirs, ce sera « la valise ou le cercueil » – un avertissement qu’on
lit dès 1946 dans des tracts distribués à Constantine3. De
nombreux attentats les prennent d’ailleurs pour cibles. Par
exemple, le 30 septembre 1956, le FLN fait exploser des bombes
dans deux cafés d’Alger, le Milk Bar et la Cafétéria, situés en plein
quartier colon et fréquentés par la jeunesse d’origine
métropolitaine ou latino-européenne4. Quant à l’OAS5,
organisation anti-indépendantiste, elle met en œuvre à partir du
6 mai 1962 une politique de « terre brûlée » qui consiste à détruire
un maximum d’infrastructures coloniales dans l’idée de ramener
l’Algérie indépendante à son niveau de développement d’avant
1830. De toute façon, le ressentiment accumulé par la population
arabe et kabyle, qui comptera 350 000 à 450 000 morts au cours
de cette guerre de décolonisation – l’équivalent, en proportion de
la population totale, de ce qu’a été la Première Guerre mondiale
pour la France6 –, rend inenvisageable le maintien des colons et
de leurs descendants sur ces terres.
L’exode des pieds-noirs est donc massif, comparable en
ampleur à celui des réfugiés de Syrie vers l’Europe depuis le
début de la guerre civile dans ce pays. Entre 1957 et 1962,
1,3 million de réfugiés pieds-noirs – dont 650 000 pour la seule
année 1962 – traversent ainsi la Méditerranée pour rejoindre,
dans leur grande majorité, la France métropolitaine7. Ils
s’installent à Paris, mais aussi et surtout dans le Sud
méditerranéen, dont le climat, la gastronomie, les systèmes
familiaux de type patriarcal présentent des similitudes avec ceux
de leur terre d’origine.
Avec une population française en métropole d’environ
47 millions d’habitants, on peut imaginer l’impact sur la société
qu’a eu l’apport de plus de un million supplémentaire en une
poignée d’années. En particulier pour la raison suivante : la
population pied-noir a vécu en Algérie dans un système de valeurs
caractéristique d’une société d’apartheid. C’est ce que montre très
bien Pierre Darmon dans son livre consacré à l’Algérie française8.
Le système de l’Algérie française est d’abord autoritaire, en ce
que l’administration coloniale y est toute-puissante. Elle peut
détruire systématiquement le tissu urbain mauresque préexistant
pour le remplacer par un urbanisme français, pourtant moins
adapté au climat. Elle peut profaner des cimetières pour y installer
des esplanades, sans se soucier de redonner aux morts une
sépulture. Elle peut démolir des mosquées ou les convertir en
églises, comme celle de Ketchaoua. Elle peut exproprier
massivement des autochtones pour les besoins de l’installation de
colons9.
Ce système est aussi violemment inégalitaire, proche de la
société de castes typique de l’Ancien Régime français. Au sommet
se trouvent les fonctionnaires coloniaux : personnel administratif,
enseignants, militaires… Ils vivent dans un entre-soi au sein de
cercles dont les autres castes sont exclues. Un étage au-dessous,
on a les pieds-noirs d’origine métropolitaine et latino-européenne.
Ensuite viennent les pieds-noirs de confession juive, qui subissent
l’antisémitisme français virulent de cette époque. Enfin se
succèdent, dans cet ordre, les Algériens kabyles, les Algériens
arabes et les Algériens subsahariens, relégués au stade ultime du
mépris social10.
Emblématique de l’état d’esprit des colons et de leurs
descendants, l’un des romans les plus populaires dans l’Algérie
des années 1920 est Sarati le terrible, de Jean Vignaud. Il dépeint
la population colonisée des docks d’Alger comme une populace
folklorique, glauque et dangereuse, que la force publique coloniale
doit savoir mater, parce que l’« Arabe », essentialisé, ne
« respecte que la force11 ». Quant au discours pied-noir sur une
colonisation prétendument altruiste destinée à civiliser le peuple
algérien afin qu’il puisse voler un jour de ses propres ailes, ce
n’est le plus souvent qu’une imposture. Ainsi l’instituteur Saïd Faci
explique-t-il dans les années 1930 que, lorsqu’un Algérien arabe
ou kabyle accède par l’éducation au même niveau de maîtrise de
la culture et de la langue françaises que les élites pieds-noirs, ces
dernières ne le traitent en aucun cas en égal. Elles lui opposent
plutôt une attitude faite de dépit et de rage, surtout s’il s’avise de
chercher à débattre avec elles sur un pied d’égalité12.
Au quotidien, la dominante du comportement pied-noir envers la
population arabe ou kabyle est un mélange de mépris, de
condescendance et de paternalisme. Souvent les colons tutoient
systématiquement les colonisés, qu’ils appellent tous
indistinctement « Mohamed ». L’expression courtoise « Comment
va votre femme ? » est remplacée à leur égard par l’insultant
« Comment va la fatma ? ». Dans les commerces, il est fréquent
qu’un client arabe ou kabyle soit servi après un pied-noir même s’il
était dans la queue avant lui. Un mauvais travail est qualifié de
« travail d’arabe ». Quant au « téléphone arabe », il désigne la
propagation de nouvelles peu fiables, de rumeurs et de ragots.
Cela n’empêche pas qu’il ait pu exister des marques d’affection
sincère entre employeurs pieds-noirs et salariés colonisés, ou
entre maîtres pieds-noirs et domestiques colonisés. Cela
n’empêche pas non plus que des instituteurs, des ingénieurs du
génie civil, des fonctionnaires de l’administration soient
véritablement mus par un idéal altruiste. Mais la tendance lourde
reste à l’infantilisation, à l’humiliation et à l’attitude insultante13.
L’Algérie française érigée par ses élites pieds-noirs est donc
une société de ségrégation très similaire à celle qui a existé en
Afrique du Sud de 1948 à 1991. En vigueur de 1881 à 1946, le
Code de l’indigénat instaure d’ailleurs explicitement un régime
d’apartheid. En vertu de ce code, le droit de la République ne
s’applique pas à l’« indigène » : la liste des délits et des peines
correspondantes en ce qui le concerne est différente de celle des
autres citoyens, au seul motif qu’il est un « Arabe ». Il peut être
condamné pour un « acte irrespectueux », c’est-à-dire tout
manque de soumission envers un pied-noir ; pour être sorti de sa
commune de résidence sans l’autorisation de l’administration
coloniale ; pour avoir célébré en groupe une fête religieuse sans la
permission de cette même administration. Quand il est traduit
devant la justice, il doit payer tous les frais de procédure et il lui
est impossible de faire appel d’une sanction. Le reste est à
l’avenant14.
L’inégalité des droits selon l’origine et la couleur de peau est
particulièrement évidente en matière d’accès à la nationalité, au
droit de vote et aux postes de fonctionnaires. En 1889, une loi
facilite l’obtention de la nationalité française par droit du sol. Dans
l’Algérie française, cela transforme automatiquement en citoyens
la masse des colons issus d’autres pays européens, notamment
d’Italie et d’Espagne. En revanche, la réforme exclut explicitement
les Algériens arabes et kabyles, bien que, techniquement, ils
soient déjà de nationalité française15. Vingt ans plus tard, en 1919,
la loi Jonnart donne davantage de droits aux « indigènes », mais
ce qu’elle donne d’une main est méthodiquement rogné par les
limites qu’elle pose de l’autre, ce qui aboutit au maintien d’une
profonde ségrégation. Ainsi, elle accorde aux « indigènes » le droit
d’exercer des emplois de fonctionnaires, mais ne leur ouvre
l’accès qu’à des postes de troisième ordre. Si elle élargit le droit
de vote à leur bénéfice, celui-ci n’est accordé en réalité qu’à
10,5 % d’entre eux, pour élire les conseils généraux et les
délégations financières – le but étant que les colons restent ainsi
artificiellement majoritaires dans le corps électoral. Elle leur
permet de voter aux élections municipales et d’être élus
conseillers municipaux, mais, pour les mêmes raisons, n’autorise
que 45 % d’entre eux à s’exprimer effectivement dans les urnes.
Dans une semblable logique d’endiguement, la loi leur interdit
d’être maire ou premier adjoint, et plafonne la part « indigène »
des conseils municipaux à un tiers de leur effectif total. Au sein
des délégations financières, instances chargées de se prononcer
sur les choix d’investissement public en Algérie, la situation des
délégués colonisés fait songer à celle du tiers état sous l’Ancien
Régime : 50 délégués sont élus par 52 000 électeurs des castes
dirigeantes, alors que 21 délégués le sont par 400 000 électeurs
« indigènes »16.
Les inégalités sont généralisées dans cette société d’apartheid.
En dehors des villes, des marabouts et des caïds servent
d’intermédiaires aux élites coloniales pour exploiter la population
rurale et piller ses maigres ressources. Le réseau de canalisations
est développé avant tout pour permettre l’irrigation des grandes
propriétés agricoles pieds-noirs et des quartiers colons des villes ;
les populations urbaines et rurales arabes ou kabyles, elles,
peuvent souffrir de pénuries d’eau et de la soif. Deux tiers de
l’économie sont contrôlés par huit cent mille pieds-noirs, tandis
que le tiers restant revient à 6 millions d’« indigènes ». Ces
derniers n’ont pas accès aux emplois supérieurs. Seules
exceptions notables : l’Éducation nationale et la profession
d’avocat, où ils sont traités à égalité avec les pieds-noirs. Autre
rare note positive : la liberté de la presse et la liberté d’expression
sont respectées, ce qui autorise, jusqu’au déclenchement de la
guerre d’Algérie, la diffusion d’idées progressistes et
décolonisatrices.
À responsabilités égales, les Algériens arabes ou kabyles
touchent systématiquement des salaires largement inférieurs à
ceux des pieds-noirs, et ce dans tous les secteurs de la vie
économique. À diplômes égaux, ils doivent laisser la place aux
postulants pieds-noirs de moindre mérite. À grades égaux dans
l’armée, ils se voient accorder des soldes, des indemnités, des
avantages, des retraites, inférieurs à ceux des pieds-noirs, alors
même que jusqu’en 1936 leur service militaire est plus long et leur
régime alimentaire de moins bonne qualité. En théorie ils peuvent
demander la citoyenneté française à titre individuel, mais, dans les
faits, l’administration coloniale, pour les en dissuader, pratique le
déni de service dans le traitement de leurs démarches. Au
demeurant, lorsqu’une « naturalisation » a lieu – fait rarissime –,
elle n’entraîne en aucun cas la fin de toutes ces ségrégations : les
naturalisés continuent même de dépendre de la direction
administrative des Affaires indigènes. Les « indigènes » risquent
en outre l’emprisonnement arbitraire – rebaptisé « mise en
surveillance » à partir de 1914 – dès qu’ils expriment leur
mécontentement ou des revendications17.
Plus grave : les élites pieds-noirs retardent délibérément l’accès
des Algériens arabes et kabyles à l’éducation au lieu de le
favoriser. En 1930, moins de 7 % des enfants « indigènes » en
âge d’aller à l’école sont scolarisés ; soixante mille d’entre eux
s’entassent dans des classes de cinquante élèves où règnent des
conditions misérables. Pendant ce temps, la totalité des enfants
pieds-noirs est scolarisée, à raison de vingt-trois élèves par classe
en moyenne. Les délégués des colons s’évertuent en effet à
couper dans les budgets éducatifs destinés aux enfants colonisés
par crainte d’une émancipation grâce au savoir : seulement 20 %
du budget algérien de l’Instruction publique est réservé aux écoles
pour « indigènes ». Du reste, en 1929, quand le gouvernement
offre 150 millions de francs pour construire un millier de nouvelles
écoles destinées aux enfants des Algériens arabes et kabyles, ces
mêmes délégués refusent l’argent18.
Le point de bascule
« Pour qu’un groupe humain perçoive sa propre violence
collective comme sacrée, il faut qu’il l’exerce unanimement
contre une victime dont l’innocence n’apparaît plus, du fait
même de cette unanimité. »
René Girard,
La Route antique des hommes pervers,
Grasset & Fasquelle, 1985
Vouloir enrayer la machine infernale de l’islamopsychose n’est
pas un engagement spécifiquement de droite ou de gauche. Alain
Juppé refuse la diabolisation des Français de confession
musulmane, et il est de droite. Nicolas Sarkozy a versé dans cette
diabolisation pendant des années, et il est de droite lui aussi.
Jean-Luc Mélenchon, qui se revendique de la gauche, s’est
toujours opposé à l’islamopsychose. Manuel Valls, qui se
revendique également de la gauche, l’a au contraire beaucoup
prêchée ces dernières années. Bref, le combat politique contre
l’islamopsychose est transpartisan. Il en est ainsi parce que c’est
tout simplement un combat républicain.
Dans Soumission de Michel Houellebecq, le narrateur,
professeur de littérature, finit par se résoudre à la conversion à
l’islam pour ne pas devenir un paria dans la France transformée
en théocratie islamiste-intégriste. Il annonce que la cérémonie se
déroulera probablement à la Grande Mosquée de Paris. De fait,
d’un point de vue islamopsychotique, l’existence de ce lieu de
culte en plein cœur de la Ville Lumière est un immense symbole
de l’islamisation en cours du pays. C’est là faire abstraction d’une
réalité simple : puisque la minorité musulmane ne pèse que 6 %
de la population totale et puisqu’elle est aux trois quarts soit
assimilée, soit intégrée à la République, cela signifie qu’elle ne
peut pas, qu’elle ne veut pas et qu’elle ne va pas islamiser la
France.
Surtout, c’est faire abstraction de l’histoire de la Grande
Mosquée de Paris, premier lieu de culte musulman bâti en France
métropolitaine. Elle est édifiée après la Première Guerre mondiale,
avec le soutien actif des autorités, pour exprimer la gratitude de la
France envers ses nombreux soldats de confession musulmane
morts pour la patrie. Édouard Herriot, rapporteur du projet au nom
de la commission des finances, déclare ainsi que, si « la guerre a
scellé, sur les champs de bataille, la fraternité » entre les Français
et leurs compatriotes de confession musulmane, alors « cette
patrie doit tenir à l’honneur de marquer au plus tôt et par des actes
sa reconnaissance et son souvenir1 ». Par la suite, durant la
Seconde Guerre mondiale, des résistants maghrébins se servent
de la mosquée comme d’une base dans leur lutte contre
l’occupation allemande2 – c’est le cas par exemple du résistant
algérien Salah Bouchafa, mort en déportation. À cette époque, elle
protège également des personnes de confession juive, tel le
chanteur Salim Halali, notamment en leur délivrant de faux
certificats de foi musulmane3. Une plaque commémorative
installée en 2010 à la Grande Mosquée de Paris rend hommage
aux soldats de confession musulmane morts pour la France lors
des deux guerres mondiales. Il faut rappeler que, lors du
débarquement en Provence destiné à libérer le sud du pays de
l’occupation allemande, environ 40 % des troupes terrestres
françaises du général de Lattre de Tassigny étaient des
Maghrébins de confession musulmane4. La contradiction est
d’autant plus flagrante à voir aujourd’hui cette région libérée avec
l’aide de soldats musulmans être le théâtre des plus puissantes
poussées électorales du Front national.
Ainsi, lorsqu’il s’est agi d’envoyer des Français de confession
musulmane au front, personne n’a jugé qu’ils étaient
insuffisamment assimilés pour aller tomber au champ d’honneur.
Personne n’a estimé qu’ils n’étaient pas assez bien intégrés pour
aller mourir pour la France. Personne ne leur a posé la question :
« Est-ce que tu te sens français ? », cette question si souvent
lancée de nos jours aux membres de la minorité musulmane et qui
cache en réalité cette affirmation : « N’oublie jamais que je suis
plus français que toi. »
Les semeurs de haine ont donc raison de voir dans la Grande
Mosquée de Paris un symbole important, mais ce n’est pas dans
le sens qu’ils fantasment. Elle est plutôt le parfait symbole du
gouffre immense entre le délire paranoïaque de l’islamopsychose
et la réalité de la contribution des Français de confession
musulmane à la liberté de la France et à la sauvegarde de son
identité républicaine.
Thomas Guénolé
Paris, le 29 novembre 2016
© Librairie Arthème Fayard, 2017.
Couverture : N.W.
Dépôt légal : janvier 2017.
ISBN : 978-2-213-70345-9
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Du même auteur
4- Jihad ?
6- La théorie de la haine
8- Le tabou algérien
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