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Du même auteur

Nicolas Sarkozy, chronique d’un retour impossible ?, First, 2013.


Petit Guide du mensonge en politique, First, 2014 ; 2e éd.
augmentée, Fayard, coll. « Pluriel », 2017.
Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, préface
d’Emmanuel Todd, Le Bord de l’eau, 2015.
La Mondialisation malheureuse, préface de Bertrand Badie,
First, 2016.
Je dédie ce livre aux millions de Français
de confession musulmane qui, chaque
jour,
doivent endurer l’islamopsychose.
T.G.
« Il est naturel d’avoir peur, de là naît le courage.

Comment rêver en couleur quand le futur n’annonce que


l’orage ?

Le bonheur que l’on bricole disparaît dans la grisaille.

Que nos espoirs s’isolent de la folie qui les cisaille.

Ensanglantées d’amertume, des journées de ténèbres

Aux aurores teintées de brumes exhument des rancunes


funèbres.

Une chorale de sanglots chantonne nos afflictions,

Transporte nos fardeaux, fredonne nos désolations.

La haine nous fait du pied, nous propose une danse

Mortelle et rythmée, au tempo de nos vengeances.

Si les rêves de paix sommeillent certainement en chacun,

On peut perdre son humanité dans un labyrinthe de


chagrin. »
Kery James,
Vivre ou mourir ensemble, 2016
Prologue

La mauvaise foi
« C’est déjà beaucoup de savoir qu’à énergie égale, la
vérité l’emporte sur le mensonge. »
Albert Camus,
Lettres à un ami allemand, 1948
J’appelle « islamopsychose » la représentation collective
délirante, c’est-à-dire déconnectée de la réalité, que la société
française se fait de sa minorité musulmane et de l’islam français.
Ce mal du nouveau siècle ancre dans les esprits de l’écrasante
majorité des Français qui ne sont pas musulmans la diabolisation
de ceux qui le sont. Dans cette vision, les Français de confession
musulmane forment, en bloc et d’un seul tenant, un corps social
unitaire, étranger et extérieur à la société française, qui refuserait
de s’y mêler harmonieusement et qui serait au contraire enclin à
lui imposer ses propres lois. L’islamopsychose apparaît ainsi
comme très proche de la paranoïa collective. Ce phénomène
profond, massif, nourrit la haine croissante que notre société voue
à sa minorité religieuse musulmane et que l’on appelle
« islamophobie ».
Les grands écrivains sont souvent ceux qui parviennent à capter
au plus juste l’air de leur temps. C’est vrai de Victor Hugo, qui
dépeignit de façon monumentale la question sociale à l’ère de la
révolution industrielle, tandis que Jules Verne illustrait la foi
fervente de son époque en la science. C’est vrai d’Albert Camus,
qui exprima la difficile quête de sens moral de sa génération au
lendemain d’Hiroshima et de l’extermination des Juifs d’Europe.
En ce début de nouveau siècle, c’est vrai de Michel Houellebecq,
parce qu’il a su retranscrire l’islamopsychose française.
Dans son roman Soumission1, l’écrivain décrit un futur proche
qui relève très clairement du délire islamopsychotique. À force de
délitement et de déclin, rongée par ses tensions internes, la
société se trouve dans un état de quasi-guerre civile. Les batailles
de rues entre les militants de l’extrême droite identitariste et ceux
de l’islamisme2 intégriste sont courantes. Dans ce contexte,
l’élection présidentielle de 2022 voit s’affronter au second tour
Marine Le Pen et Mohammed Ben Abbes, candidat islamiste
qualifié de justesse. Tous les partis ayant appelé à faire barrage
au Front national, Ben Abbes accède à la présidence de la
République. Il s’ensuit des réformes qui, en substance, font
basculer la France dans le régime politique de l’Arabie saoudite.
Pour ne citer que les plus emblématiques : la polygamie est
légalisée ; les femmes sont interdites de travail ; elles doivent
porter des tenues similaires au jilbab3 saoudien ou au tchador4
iranien ; il faut obligatoirement être musulman pour accéder à
certaines fonctions ; et les universités, privatisées, deviennent
islamiques.
Peu importent les convictions politiques de l’écrivain en tant que
citoyen et électeur. Comme l’a montré le cas de Louis-Ferdinand
Céline, une œuvre littéraire existe indépendamment de son auteur
et de ses idées, fussent-elles putrides. Peu importe qu’à titre
personnel Michel Houellebecq croie ou ne croie pas vraisemblable
l’avenir qu’il décrit. Peu importe que, au vu du programme fictif de
Mohammed Ben Abbes, il impute aux Français de confession
musulmane des prises de position islamistes, et ce alors que,
dans la réalité, plus de 80 % d’entre eux refusent toute application
de la charia5 ou refusent de l’appliquer sans l’adapter aux
coutumes de la France6. Peu importe qu’il prophétise à horizon de
cinq ans un vote communautaire musulman massif, et ce alors
que, aux élections régionales de 2015, l’Union des démocrates
musulmans français, créée pour fédérer un tel vote, n’a réussi à
présenter une liste qu’en Île-de-France et n’y a obtenu que 0,4 %
des voix7. Peu importe qu’il confonde l’islam français avec l’islam
saoudien, décrivant comme conséquences d’une victoire
électorale musulmane des mesures que, de la polygamie à la
soumission des femmes, les Français de confession musulmane
rejettent dans leur écrasante majorité8. Ce qui compte, c’est que,
en transposant dans un récit la représentation délirante de l’islam
français en tant que menace intérieure de subversion culturelle et
morale, il mette des mots sur l’islamopsychose de son temps. En
cela, ce roman est important.
Cette islamopsychose n’est ni rationnelle ni perméable à
l’échange raisonnable d’idées. Elle est une croyance, une foi en la
dangerosité collective des Français de confession musulmane.
C’est pourquoi, lorsqu’un de ses tenants est confronté aux faits qui
contredisent sa foi, ses réactions très vindicatives peuvent
rappeler celles d’un membre d’une secte. Au demeurant,
s’imaginer qu’il militerait consciemment pour la haine est une
erreur d’analyse. Au contraire, il pense œuvrer pour le bien,
défendre la paix civile et la concorde ; et il voit les personnes qui
n’ont pas versé comme lui dans l’islamopsychose comme au
mieux des naïfs, au pis les secrets complices de l’expansion du
communautarisme musulman.

L’islamopsychose est étayée par un credo en quatre points clés


qui lui tient lieu d’évangile.
Il y a d’abord l’idée que « l’islam est incompatible avec la
République ». Au-delà des fantasmes, l’islam réel de la France
n’existe qu’au travers des musulmans qui y vivent. Or ces derniers
adhèrent aux valeurs du républicanisme français dans leur
écrasante majorité. Deux exemples : plus de 80 % d’entre eux ne
sont pas d’accord avec l’idée que la femme doive être soumise à
son mari ; plus de 80 % sont favorables à la laïcité, et près de la
moitié y sont très favorables9. L’affirmation « l’islam est
incompatible avec la République » ne fonctionne donc que si l’on
s’attaque à un islam français théorique, imaginaire, hors sol.
L’islam français réel, lui, à travers les valeurs plébiscitées par les
Français de confession musulmane, est bel et bien républicain.
Il y a ensuite la croyance dans le fait que « les musulmans ne
peuvent pas s’intégrer ». Pourtant, un quart des descendants
d’immigrés maghrébins, qui forment la majorité des Français de
confession musulmane, sont membres d’une association : c’est le
signe très clair d’une forte implication dans la société civile.
Parallèlement, seuls 2 % sont membres d’une association
religieuse, ce qui invalide la thèse d’une volonté collective de
rester dans un entre-soi confessionnel10.
Troisième argument : « les musulmans ne veulent pas
s’intégrer », « les musulmans sont communautaristes ». L’échec
des Indigènes de la République, un mouvement communautariste
se revendiquant de l’islam, à dépasser le stade du groupuscule
francilien de quelques centaines de membres montre pourtant que
ce type d’idéologie ne parvient pas à faire souche dans la
population française de confession musulmane.
À cela s’ajoute enfin le présumé coupable assené à cette
population après chaque attentat islamiste. Il se traduit par
l’exigence que la « communauté musulmane » se désolidarise des
attaques. Les mots ont un sens : si les Français de confession
musulmane doivent se désolidariser, cela signifie qu’ils sont
présumés solidaires du terrorisme jusqu’à preuve du contraire.
C’est un raisonnement inquisitorial – présumer coupable et exiger
de l’accusé qu’il prouve son innocence – et qui constitue surtout
un summum islamopsychotique, puisqu’il postule que tout
Français de confession musulmane est a priori soupçonnable de
sympathies terroristes. En cela, il représente l’expression la plus
violente de l’islamopsychose.
Cette sommation à se désolidariser n’est d’ailleurs pas la seule
sémantique symptomatique de l’islamopsychose. Il est ainsi
devenu parfaitement banal de parler de la « communauté
musulmane ». Pourtant, en France, une « communauté
musulmane » unitaire et d’un seul tenant, cela n’existe pas. Ce qui
existe, ce sont des citoyens de confession ou de culture
musulmane très divers dans leur rapport à la foi, dans leur degré
de piété et de spiritualité, allant du croyant le plus fervent à
l’agnostique ou à l’athée. Les courants de l’islam dans lesquels ils
s’inscrivent dépendent largement de la région d’origine de leur
famille. Selon qu’ils viennent du Maghreb, d’Afrique
subsaharienne ou encore de Turquie, selon que leur ascendance
étrangère soit récente ou ancestrale, ils adhèrent à des valeurs et
suivent des rites très différents, voire parfois difficilement
conciliables. Plutôt qu’un bloc uniforme pareil au Carré blanc sur
fond blanc de Kazimir Malevitch, la population française de
confession musulmane s’apparente à un tableau impressionniste.
Vue de loin, elle paraît former un tout cohérent ; vue de près, elle
révèle une kyrielle de couleurs et de tonalités diverses
enchevêtrées.
L’expression « islam radical » est fréquemment employée pour
désigner l’islamisme et le terrorisme qui s’en revendique. Là
encore, les mots ont un sens. Cette expression signifie que plus
on est musulman, plus on est adepte d’une foi obscurantiste ; plus
on est musulman, plus on est enclin à poser des bombes. Or
l’islam se divise en de nombreuses branches, dont la multiplicité
est tout à fait comparable à celle qui existe dans le christianisme
ou le judaïsme. Les conséquences de la radicalisation d’un
musulman ne sont absolument pas de même nature selon la
branche dont il se réclame. Si un adepte du wahhabisme –
courant dominant en Arabie saoudite – sous sa forme radicalisée
peut effectivement en venir à appeler à tuer ceux qui ne partagent
pas sa foi, un adepte du malékisme – courant dominant au
Maroc – sous sa forme radicalisée deviendra l’équivalent
musulman d’un partisan des réformes de Vatican II chez les
catholiques, c’est-à-dire un musulman progressiste. Bref,
appréhender le terrorisme islamiste en parlant d’« islam radical »,
c’est méconnaître profondément la diversité des écoles juridiques
de cette religion.
Il n’est pas anodin non plus que l’on emploie généralement dans
le débat public français l’expression « islam de France », voire
« islam en France », au lieu d’« islam français ».
Lorsque ceux qui nourrissent le brasier de l’islamopsychose
veulent déployer leur discours, ils recourent systématiquement au
même éventail de stratagèmes rhétoriques. Ce dernier est très
proche de celui que j’ai mis en évidence concernant la haine
envers les jeunes de banlieue11. Le principal stratagème est
l’invention d’un loup-garou moderne, le « monstrueux
musulman », un mythe contemporain recouvrant des situations qui
n’existent en réalité que dans une infime minorité de la population
française de confession musulmane.
Qu’il soit de première, deuxième ou énième génération, le
« monstrueux musulman » est éternellement immigré. Il est
forcément de plus en plus pratiquant de l’islam, étant entendu que
cela le rend mécaniquement de plus en plus dangereux. Il hait la
France. Il renâcle à condamner les attentats islamistes, ce qui
revient à les cautionner. Il ne veut pas s’intégrer et il ne peut pas
s’intégrer. Il parle mal le français, ce qui explique les mauvais
résultats scolaires de ses enfants, qu’il engendre volontiers en
grand nombre. Il vit aux crochets des Français grâce à l’assistanat
même si, contradictoirement, dans le même temps, il leur vole leur
travail. Si c’est une jeune femme, soit elle a du mérite de s’en
sortir parce qu’elle a rompu avec les mâles musulmans qui la
voudraient soumise, soit elle a besoin d’aide pour échapper à
cette soumission. Si c’est un jeune homme, il est plein
d’agressivité envers les Français qui ne sont pas musulmans et il
est sexuellement frustré au point d’être dangereux pour les
femmes. De surcroît, parmi l’ensemble des musulmans, le
« monstrueux musulman » et ses semblables sont en passe de
devenir majoritaires. Au fur et à mesure de cette montée en
puissance, leur communautarisme va s’imposer à la France,
subvertir ses valeurs et dénaturer ses mœurs.
Autour de ce mythe fondamental, les tenants de
l’islamopsychose déploient leurs autres arguments. Bien que leur
propre parole soit omniprésente dans le débat public français, ils
jettent l’anathème sur tout discours adverse en le qualifiant de
« pensée unique ». Malgré leur très large représentation dans le
paysage médiatique écrit, radiophonique, télévisuel et numérique,
ils se parent des vertus de chevaliers de la liberté d’expression
censurés par le « politiquement correct ». Ils usent et abusent du
mécanisme de la fausse évidence, à l’aide de formules de type :
« Les Français savent bien que… » Lorsque – c’est rare – ils
utilisent des données chiffrées pour appuyer leurs propos, ils les
sortent de leur contexte afin d’exagérer leur gravité. Par exemple,
ils citent le nombre frappant de 89 mosquées infiltrées par
l’intégrisme12, mais ils ne précisent pas que cela représente moins
de 4 % des mosquées et salles de prière de l’islam français. Faute
de pouvoir prouver que les musulmans ont massivement des
comportements ou des idées posant un problème – puisque c’est
faux –, ils font des généralisations en évoquant ad nauseam les
mêmes cas marginaux – par exemple, la polygamie de fait de Lies
Hebbadj13.
Lorsque des réalités contredisant leur croyance leur sont
opposées, ils concèdent que « tous les musulmans ne posent pas
des problèmes » mais ensevelissent rapidement leur interlocuteur
sous une nouvelle avalanche de faits divers. Ils pratiquent
abondamment la technique du choix caricatural : soit vous êtes
d’accord avec les croyances islamopsychotiques vis-à-vis de la
« communauté musulmane », soit vous refusez de voir les choses
en face. Ils utilisent également beaucoup la méthode inquisitoriale.
Si vous n’épousez pas leur thèse sur la nocivité musulmane, vous
êtes nécessairement un complice de l’islamisation du pays, que ce
soit par haine de la France, par gauchisme irresponsable ou
encore par « islamo-gauchisme ». En outre, quiconque souligne la
teneur violemment islamophobe de leurs idées est immédiatement
accusé de caricaturer ou déformer leurs propos.

Mais l’islamopsychose ambiante relève de mécanismes


politiques et sociologiques plus profonds, plus fondamentaux – en
un mot, plus glaçants.
Au début des années 1970, dans La Violence et le sacré14,
René Girard conceptualisa trois grands états des sociétés
humaines selon leur rapport à la violence : le sacrifice humain ou
animal correspond généralement aux sociétés les plus
ancestrales ; le fait d’imputer tous les maux de la cité à un bouc
émissaire15 relève d’un stade ultérieur ; enfin, dans les sociétés
encore plus tardives, la violence est exercée par un système
judiciaire.
Le présent ouvrage s’inspire de cette typologie, mais en
l’élargissant et en se plaçant du point de vue des minorités
religieuses victimes de violence. L’on peut ainsi concevoir une
« théorie de la haine » qui distingue trois grands stades en
fonction de la façon dont une société traite ses minorités.
Le stade le plus destructeur est la persécution : saturée de
conflits de tout ordre, la société s’en décharge en exerçant une
violence sociale, économique et ultimement physique sur une
minorité religieuse. Ses manifestations les plus extrêmes sont les
régimes d’apartheid, les pogroms et les génocides.
Le stade intermédiaire est la diabolisation : à la façon d’un
paratonnerre, la minorité prend sur elle la charge des tensions qui
traversent la société, jouant le rôle de bouc émissaire. Les
manifestations courantes de ce stade sont les mécanismes de
discrimination et de relégation dans l’ordre économique et social,
ainsi que les accusations publiques de toute sorte. C’était par
exemple la situation des Juifs dans la plupart des pays d’Europe
occidentale à l’époque de l’affaire Dreyfus.
Le stade le plus harmonieux est l’acceptation : les individus
membres de la minorité sont traités à égalité de droits et de
devoirs avec les autres habitants de la cité même si de manière
latente des croyances relevant de la diabolisation persistent à leur
égard. Ses manifestations les plus claires sont les réformes
légales octroyant solennellement certains droits ou certains statuts
à une minorité. La légalisation dans divers pays du mariage et de
l’adoption pour les couples de même sexe au tournant du nouveau
siècle en constitue un bon exemple.
À mes yeux, le passage d’un stade à un autre ne se fait en
aucun cas selon une progression linéaire, par paliers irréversibles,
depuis la société archaïque persécutrice jusqu’à la société
civilisée où règne l’acceptation. Il n’existe pas de progrès constant
et garanti dans la marche de l’espèce humaine. Au contraire,
l’histoire nous montre qu’une société où prédomine l’acceptation
peut régresser vers la diabolisation, de même qu’une société
pratiquant la diabolisation peut parfaitement basculer dans la
persécution.
J’exposerai dans ce livre les notions rudimentaires à connaître
pour éviter les erreurs, contresens et préjugés lorsqu’il est
question de l’islam. Je montrerai que Manuel Valls, Premier
ministre du 31 mars 2014 au 6 décembre 2016, multiplie les
déclarations qui jettent de l’huile sur le feu et alimentent
l’islamopsychose. J’aborderai le cas emblématique de Gilles
Kepel, devenu au fil des ans un intellectuel organique de ce
courant. J’examinerai le contexte du conflit avec l’organisation État
islamique, ainsi que sa stratégie intelligente et redoutable pour
accélérer le basculement de la France dans la diabolisation, dont
elle entend profiter. J’analyserai la controverse française autour du
port du voile pour identifier au-delà des postures les idéologies
profondes qui s’affrontent. En m’appuyant sur l’exemple des juifs
et des protestants, je montrerai que l’alternance entre persécution,
diabolisation et acceptation des minorités religieuses est une
constante de l’histoire française sur le temps long.
Je détaillerai des facteurs d’islamopsychose dans la France
d’aujourd’hui qui sont en fait des héritages de l’Algérie française
d’hier. J’émettrai l’hypothèse d’une transposition du conflit israélo-
palestinien dans les mentalités françaises pour expliquer l’hostilité
mutuelle marquée entre les citoyens de confession juive et de
confession musulmane. Je prouverai que, s’il existe
incontestablement un phénomène minoritaire de « saoudisation »
de certains Français de confession musulmane, on assiste aussi
et surtout, en parallèle, à l’assimilation et à l’intégration de la très
large majorité d’entre eux.
J’expliquerai, données chiffrées à l’appui, que notre société
contemporaine, traversée par des tensions qui tiennent au déclin
relatif de la France comme puissance et à l’aggravation des
inégalités entre les classes sociales, a atteint un point de bascule
entre la diabolisation de sa minorité musulmane, déjà réelle, et la
persécution, dans laquelle elle commence à s’engager.
Ces questions soulèvent de nos jours dans le débat public des
passions, des inquiétudes et des haines. Elles sont
bouleversantes, brûlantes, et divers pyromanes en attisent
quotidiennement les flammes. Dans ce contexte déjà hystérique,
je n’ai nulle intention de choquer, de provoquer ni de heurter la
sensibilité, la spiritualité, les valeurs de qui que ce soit. J’entends
proposer ici, sans animosité ni effets de manches, une
démonstration, un raisonnement, des arguments, des faits, des
chiffres, des sources, des citations, et des pistes concrètes pour
améliorer la situation.
J’écris ce livre parce que, voyant la France s’enfoncer dans la
diabolisation de sa minorité musulmane et verser dans la
persécution, j’estime nécessaire de tirer la sonnette d’alarme.
Si son diagnostic vous convainc, diffusez-le autour de vous.
Notes
1. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015.
2. L’islamisme est une idéologie ayant pour but la transformation de la cité en une
théocratie islamique. Les règles religieuses prônées par ses tenants varient beaucoup
d’un pays à l’autre. L’Arabie saoudite ou l’émirat islamique d’Afghanistan entre 1996 et
2001 sont des exemples de régime politique islamiste.
3. Apparu récemment en Arabie saoudite, le jilbab est une robe noire ample destinée
aux femmes, qui couvre l’intégralité du corps. Contrairement au niqab, il ne cache pas le
visage.
4. Tenue traditionnelle iranienne puritaine, le tchador, destiné aux femmes, est une
pièce de tissu sans manches qui couvre tout le corps, sauf le visage. Son existence est
antérieure à l’arrivée de l’islam dans le pays. Interdit en 1936 par le chah d’Iran, il est
redevenu légal lors de la révolution islamiste de 1979, sans toutefois être obligatoire.
5. Dans l’islam, la charia est l’ensemble des lois qui découlent de l’interprétation des
textes religieux. Il existe donc autant de charias qu’il y a de courants dans l’islam.
6. Institut CSA, « Islam et citoyenneté », sondage pour Le Monde des religions,
août 2008.
7. Source : ministère de l’Intérieur.
8. Institut CSA, « Islam et citoyenneté », op. cit.
9. Idem.
10. Institut national d’études démographiques, Trajectoires et origines : enquête sur la
diversité des populations en France, Paris, Ined éditions, 2015, p. 505.
11. Thomas Guénolé, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, préface
d’Emmanuel Todd, Le Bord de l’eau, 2015, p. 23-28.
12. . « Poussée radicale dans les mosquées françaises », Le Figaro, 29 juin 2015.
13. En 2010, le cas de Lies Hebbadj, accusé de pratiquer la polygamie en France,
défraya la chronique. L’enquête conclut qu’il n’était officiellement marié qu’avec une
femme. Toutefois, le fait qu’il ait plusieurs compagnes et dix-sept enfants de quatre
femmes différentes permet de soutenir qu’il est polygame de facto, sinon de jure.
14. René Girard, La Violence et le sacré, Grasset & Fasquelle, 1972.
15. Il appelle ce rite la « victime émissaire ».
1

L’islam pour les débutants


« Vous autres de l’autre monde dites que l’ignorance est
mère de tous les maux, et dites vrai : mais vous ne la
bannissez pourtant pas de votre raison […]. C’est pourquoi
tant de maux vous tourmentent de jour en jour. »
François Rabelais,
Le Cinquième Livre, 1564 (posthume)
Sans même parler des propos tenus dans le débat public,
nombre de livres sur l’islam accumulent les approximations, les
erreurs et les préjugés. Les ouvrages sérieux et rigoureux, eux,
sont souvent trop universitaires et peu accessibles aux novices.
Quant au Coran lui-même, il est incompréhensible si l’on ne se
réfère pas en parallèle aux explications et aux interprétations des
spécialistes, la difficulté étant qu’il existe entre eux bien des
nuances et des désaccords.
Voici donc quelques bases à connaître pour ne pas tomber dans
les contresens ou les clichés1.

L’islam naît dans la péninsule arabique au VIIe siècle de notre


ère. Avant son apparition, l’Arabie est une « zone tampon » entre
les deux grandes puissances qui dominent la région depuis
plusieurs siècles : à l’ouest, l’Empire byzantin, survivant de la
scission de l’Empire romain ; à l’est, l’Iran, héritier de l’antique
Empire perse. L’Arabie elle-même n’est pas unifiée. Des familles
très étendues forment des tribus à force de regroupements et
d’alliances par mariage. Le nomadisme est encore prépondérant.
La vie économique est surtout structurée par les caravanes
marchandes.
La vie religieuse des Arabes avant l’islam est constituée de
plusieurs couches spirituelles superposées. Forme la plus
ancestrale, l’animisme repose sur l’adoration de pierres sacrées,
la vénération des esprits de la nature et la divinisation du
patriarche ancestral de la tribu. Des éléments du polythéisme
syrien et mésopotamien2 sont également adoptés par les tribus
arabes : par exemple, le dieu Baal syrien devient la divinité Hubal
à La Mecque. Mais la notion d’un dieu suprême supérieur à tous
les autres est très répandue – une particularité qui facilitera la
naissance d’un culte à dieu unique. Ainsi, le dieu suprême El des
Syriens est vénéré à La Mecque sous le nom d’Illah.
Le monothéisme est aussi bien implanté dans une partie de la
péninsule, notamment au royaume du Yémen : le judaïsme y est
présent à la suite de la conversion de ses souverains au IVe siècle,
ainsi que le christianisme, parce que l’Éthiopie chrétienne a vaincu
le Yémen juif au début du VIe siècle et lui a imposé un dirigeant
chrétien. On trouve également en Arabie des exilés juifs et des
tribus arabes du Hedjaz3 converties au judaïsme, tandis que le
christianisme se développe chez les Arabes de Syrie, de
Palestine, ou encore en Mésopotamie4.
En d’autres termes, l’Arabie juste avant la naissance de l’islam
est une terre tribale au carrefour des influences des puissances
voisines, des routes marchandes caravanières et des religions
environnantes avec déjà une domination spirituelle de la croyance
en un dieu unique.

C’est dans ce contexte que naît Mohammed5 vers 570, dans le


clan Hachem de la tribu marchande des Quraychites6. Selon
l’islamologue Claude Guillot, puisque « Mohammed » signifie
littéralement « le Loué », il est probable qu’il s’agisse en réalité
d’un surnom : le véritable nom du fondateur de l’islam se serait
perdu dans l’oubli. On ne connaît de sa biographie que ce qu’en
disent le Coran, la sira – récit détaillé de la vie du Prophète – et
les maghazi – récits traditionnels de ses campagnes militaires.
Mohammed se retrouvant, très jeune, orphelin et relativement
pauvre, son oncle Abou Talib, commerçant prospère, le prend
sous son aile. Mohammed devient ensuite lui-même commerçant
caravanier au service d’une riche veuve de quinze ans son aînée,
Khadija, qu’il épouse. Durant ses années d’activités marchandes,
il entre au contact de religieux de multiples cultes7. Vers 610, âgé
d’environ quarante ans, il affirme à ses proches qu’il est sujet à
des visions constituant des expériences mystiques8. Celles-ci sont
interprétées par un cousin christianisé de son épouse, Waraqa Ibn
Nawfal, comme des révélations divines semblables à celles qu’a
connues le prophète Moïse ; il assimile en outre la créature qui
apparaît à Mohammed à l’ange Djibril – Gabriel dans le judaïsme
et le christianisme.
Les visions se poursuivent, et, vers 614, Mohammed commence
à prêcher publiquement à La Mecque. Il prophétise l’imminence du
Jugement dernier, précédé d’une résurrection des corps et suivi
soit de l’enfer, soit du paradis, pour l’éternité. Il énonce que, pour
satisfaire la volonté du dieu unique, Allah, il faut le prier,
abandonner tout polythéisme, être généreux envers les pauvres et
les faibles, et rompre avec l’obsession de l’argent.
Son discours est une critique radicale du pouvoir marchand qui
règne sur La Mecque. De plus, en condamnant les polythéismes, il
met en danger la source essentielle de revenus que représentent
alors les pèlerinages vers le grand sanctuaire païen de la ville. Il
se heurte donc à l’hostilité frontale des clans dominants de la tribu
des Quraychites. Une partie de ses fidèles émigre vers l’Éthiopie,
déjà monothéiste depuis plusieurs siècles. Accompagné de ceux
qui restent, Mohammed doit quitter La Mecque à son tour lorsque
meurent son épouse puis son oncle, qui étaient ses deux
protecteurs dans le système tribal mecquois. Il rejoint en 622 la
cité de Yathrib, qui est alors essentiellement un agglomérat de
tribus de confession juive. Il en devient le chef politique, religieux
et militaire, et la rebaptise Médine, c’est-à-dire la « ville
illuminée ».
Devenu le dirigeant de sa propre alliance de tribus, Mohammed
promulgue un document peu connu du grand public mais d’une
importance fondamentale pour comprendre l’islam : la charte de
Médine9. Il s’agit, bien avant le Coran, du premier grand texte
énonçant les principes de l’islam des origines, dont :
– la supériorité de la solidarité entre croyants sur la solidarité
issue des liens du sang ou de la tribu ;
– le devoir d’entraide entre tous les croyants monothéistes,
qu’ils soient musulmans ou non ;
– l’interdiction formelle de tuer un croyant monothéiste, qu’il soit
musulman ou non ;
– la croyance en la protection égale du dieu unique sur tous les
croyants monothéistes, quelles que soient leur richesse et leur
tribu d’origine ;
– le droit des groupes religieux monothéistes non musulmans,
notamment les tribus juives, à la liberté de culte ;
– le rassemblement de toutes les tribus monothéistes de
Médine, qu’elles soient musulmanes ou juives, dans une seule
communauté politique appelée l’oumma ;
– le statut d’arbitre suprême des conflits au sein de l’oumma
conféré à Mohammed, en tant que messager du dieu unique.
La teneur de ce document montre que se réclamer de l’islam
pour prêcher l’intolérance religieuse ou le sectarisme est en
complète contradiction avec la pratique de son fondateur lui-
même.
Il faut par ailleurs souligner que le projet politique de
Mohammed n’est pas de fonder une nouvelle religion : son
intention est en réalité de fédérer tous les monothéismes déjà
existants pour un retour au monothéisme le plus épuré. Celui-ci,
fondé sur les règles cardinales communes à tous les
monothéismes avec lesquels Mohammed a été en contact, est
l’islam originel. Cela explique d’ailleurs pourquoi les rites cultuels
qu’il édicte à Médine – les prières, le pèlerinage, le jeûne –
synthétisent des rites provenant aussi bien du judaïsme que du
christianisme ou du manichéisme10.
Mohammed garde toutefois La Mecque dans sa ligne de mire.
Dès les débuts de la communauté pluriconfessionnelle médinoise,
il énonce que le grand sanctuaire païen mecquois est en réalité un
sanctuaire monothéiste fondé par le prophète Ibrahim – Abraham
pour les juifs et les chrétiens –, puis usurpé par les polythéismes :
c’est donc en direction de ce sanctuaire que la prière musulmane
doit être faite. Surviennent ensuite des affrontements armés entre
Médinois et Mecquois. Les Mecquois assiègent Médine en 627
mais se retirent au bout de trois mois après la bataille du Fossé.
Trois ans plus tard, en 630, la situation s’inverse : les Médinois
attaquent La Mecque et parviennent à la conquérir. Cette victoire
s’accompagne du massacre d’adversaires et de tribus jugées
renégates, notamment celle des Banu Qurayza, non pas parce
qu’elle était juive mais parce que Mohammed la jugeait coupable
de trahison à la solde de l’ennemi. En 632, Mohammed accomplit
le pèlerinage traditionnel complet de La Mecque, dont il transpose
les rites ancestraux dans l’islam. Il meurt la même année, âgé de
soixante et un ou soixante-deux ans.
Le seul texte sur les règles de l’islam produit sous le règne de
Mohammed est donc la charte de Médine. Les autres règles qu’il a
énoncées, lorsqu’il relatait ses expériences mystiques, circulaient
par voie orale. Tous les grands textes religieux de l’islam autres
que la charte de Médine, y compris le Coran, ont été écrits après
sa mort.

Le mot « Coran » signifie « récitation ». De fait, en l’absence de


version écrite, les premières générations de musulmans se
transmettaient les révélations de Mohammed par voie orale. Des
passages étaient également consignés de manière disparate sur
des supports de fortune, comme des peaux ou des omoplates
d’animaux. Le papier, à l’époque, était un luxe rarissime.
Le Coran sous sa forme écrite est considéré de nos jours par
les musulmans comme le recueil sacré des révélations divines
descendues sur Mohammed par l’intermédiaire de l’ange Djibril.
On ignore quand sa première version écrite a été produite. Une
croyance très répandue parmi les fidèles affirme que le travail de
collecte de fragments écrits et oraux aurait commencé juste après
la fin du règne de Mohammed, en 632, sur ordre du premier
calife11 Abou Bakr, et que le texte complet aurait été finalisé sous
le règne du troisième calife, Uthman, à peine trente ans après la
mort de Mohammed. Il n’existe cependant aucune preuve à l’appui
de cette thèse. Les découvertes scientifiques indiquent plutôt que
le Coran écrit serait apparu beaucoup plus tardivement, sous le
règne et par la volonté du cinquième calife, Abd al-Malik, à la toute
fin du VIIe siècle, c’est-à-dire au moins un demi-siècle après la
mort de Mohammed12. En outre, comme ce fut le cas de la Bible,
le texte a mis plusieurs siècles à se stabiliser. Sans que l’on sache
véritablement expliquer pourquoi, c’est une version parmi d’autres,
produite en Égypte en 1923, qui s’est imposée comme le Coran
de référence pour toute la planète.
Il est impossible de comprendre intégralement le texte originel
du Coran, même si l’on parle couramment l’arabe. À cela,
plusieurs raisons. D’abord, il est écrit dans un dialecte de la région
du Hedjaz encore plus ancien que la langue arabe classique,
apparue aux VIIIe et IXe siècles. Il emprunte aussi des mots à
d’autres langues ancestrales : l’araméen, l’hébreu, le latin,
l’éthiopien… Il est donc aussi difficile pour un arabophone de lire
le Coran dans le texte que, par exemple, pour un Français
d’aujourd’hui de lire les serments de Strasbourg de l’an 842,
connus comme le plus ancien texte français conservé, où on lit
notamment : « Ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla
aiudha contra Lodhuvig nun li iv er. » Pour accroître encore la
complexité de la lecture, les sourates du Coran – ses chapitres –
ne sont classées ni par ordre chronologique ni par ordre
thématique, mais de la plus longue à la plus courte, à l’exception
de la première, la fatiha, qui constitue la brève profession de foi
des musulmans. Enfin, plusieurs passages se contredisent : il faut
donc identifier quel passage est invalidé par l’autre, alors même
qu’ils ne sont pas classés chronologiquement.
Du fait de tous ces obstacles à la compréhension du texte,
diverses écoles juridiques se sont développées très tôt dans
l’histoire de l’islam afin de l’interpréter et d’en tirer des règles
clairement applicables à la vie quotidienne des croyants. Mais de
multiples désaccords les opposent. Par voie de conséquence, il
n’existe aucune interprétation unique et assurément « juste » du
Coran, pas plus qu’il n’existe un islam unique et unitaire. Il y a bien
plusieurs islams. L’islam pratiqué en Arabie saoudite,
réactionnaire et sectaire, n’est absolument pas le même que celui
pratiqué au Maroc, plus libéral et tolérant.
Sur le fond, le Coran affirme qu’il est un rappel de la révélation
divine authentique13, dont Mohammed est le dernier prophète14. Il
accuse juifs et chrétiens d’avoir falsifié, dénaturé le message qu’ils
ont reçu d’Allah15, d’où le besoin d’un tel rappel. Il proclame
prophètes de l’islam des personnages déjà présents dans le
judaïsme et le christianisme : Adam, Ibrahim (Abraham), Moussa
(Moïse), Daoud (le roi David), Ilyas (Élie), Al-Yasa (Élisée) ou
encore Yunus (Jonas). Il décrit Ibrahim comme le bâtisseur du
sanctuaire de La Mecque et le père des rites du pèlerinage
mecquois16. Il répète abondamment, plus encore que le Tanakh17
ou la Bible, qu’il n’existe qu’un seul dieu – le mot « musulman »
signifiant d’ailleurs « celui qui se soumet à la volonté de Dieu ». Il
décrit le Jugement dernier qui attend les hommes : après la
résurrection des corps, chacun connaîtra la vie éternelle, soit en
enfer soit au paradis, selon qu’il se sera soumis ou non à la loi
divine de son vivant18.
Au vu de sa longueur, le Coran contient finalement assez peu
de règles. Tout musulman doit témoigner sa foi dans l’existence
d’un seul dieu et dans la révélation divine de Mohammed19. Il doit
faire sa prière (la salat) cinq fois par jour : le matin, en milieu de
journée, dans l’après-midi et deux fois le soir20. Il doit payer la
zakat, un impôt destiné à être distribué aux pauvres21. Durant tout
le mois de ramadan, il doit, du lever au coucher du soleil,
s’abstenir de boire, de manger, d’avoir des relations sexuelles et,
par extension, de fumer. Au moins une fois dans sa vie, s’il en a
les moyens, il doit faire le hajj, c’est-à-dire le pèlerinage à
La Mecque22.
En réalité, les règles prescrites par le Coran concernent surtout
la vie familiale, et elles sont très précises. Par exemple, la sourate
223 et la sourate 424 font obligation aux musulmans de léguer leurs
biens de leur vivant, devant témoins, par testament oral ou écrit.
Le legs doit profiter au conjoint veuf, au père et à la mère du
défunt s’ils sont encore vivants, à ses enfants le cas échéant, et,
dans une moindre mesure, aux autres membres de la famille.
Aucune distinction n’est faite entre les hommes et les femmes et
aucune quote-part n’est imposée. Tout au plus l’homme doit-il
léguer au moins un an de revenu décent à son ou ses épouses25.
À cela s’ajoutent des interdits alimentaires et des règles
d’hygiène. L’alcool est mentionné plusieurs fois : il génère
davantage de péchés que de bienfaits26 ; il est interdit de se
rendre ivre à la prière27 ; la consommation d’alcool est condamnée
comme œuvre du diable28. Le texte préconise aussi de se laver le
visage, les pieds et les avant-bras avant chaque prière29 : ce sont
les ablutions. Les prières quotidiennes étant au nombre de cinq, il
impose ipso facto aux croyants une hygiène corporelle très stricte.
La viande halal, c’est-à-dire autorisée, désigne l’ensemble des
chairs animales dont le Coran permet la consommation. Dans la
péninsule arabique de cette époque, les conditions climatiques,
les techniques encore très rudimentaires de conservation de la
nourriture et la médecine balbutiante rendent potentiellement
dangereux pour la santé de consommer certaines viandes. Les
règles coraniques en la matière sont donc de toute évidence
dictées par ce que l’on appellerait aujourd’hui la prévention
sanitaire et la santé publique. Le Coran interdit ainsi, entre autres,
de manger la viande d’une charogne ainsi que celle du porc,
animal jugé trop sale pour être sain. Il interdit aussi, évidemment,
les viandes bénites dans un culte polythéiste ou animiste. De plus,
pour que la viande soit halal, il faut avoir vidé l’animal de son
sang30. Là encore, cela s’explique par des raisons sanitaires liées
à l’époque et au climat. Des tenants de l’islamopsychose ont
évoqué la souffrance de l’animal lors de l’égorgement pour
accuser l’islam d’être une religion cruelle envers les animaux.
C’est un mauvais procès, car en réalité rigoureusement rien dans
le Coran n’interdit l’étourdissement de l’animal avant qu’il soit
égorgé31.

Ce n’est cependant pas sur ces prescriptions coraniques que se


focalisent les défenseurs de l’islamopsychose pour diaboliser la foi
musulmane, mais sur d’autres thèmes : l’autorisation de la
pédophilie ; l’inégalité entre hommes et femmes ; le jihad et la
violence guerrière ; l’appel à tuer des juifs.
L’argument selon lequel le Coran autorise la pédophilie est
utilisé de manière récurrente dans ce que l’on appelle la
« fachosphère », c’est-à-dire l’activité sur Internet résultant des
interactions entre les sites, les blogs et les comptes d’extrême
droite sur les réseaux sociaux32. Cette accusation est fondée sur
un verset du Coran qui prescrit au mari, avant d’avoir des relations
sexuelles avec son épouse, d’attendre trois mois si l’épouse est
ménopausée, trois mois également si elle n’a pas encore eu ses
règles, et jusqu’à l’accouchement si elle est enceinte33. La
fachosphère en déduit qu’un musulman peut avoir des relations
sexuelles avec une épouse prépubère après avoir patienté un
trimestre. C’est un parfait contresens, car ce verset est extrait de
la sourate qui traite des conditions dans lesquelles le conjoint peut
répudier sa femme. Il indique donc que le mari, s’il constate que
son épouse n’est pas pubère, peut la répudier au bout de trois
mois, le temps de constater que les règles sont durablement
absentes. Par parenthèse, cette technique de décontextualisation
d’un verset pour en altérer la signification est extrêmement
courante chez les tenants de l’islamopsychose.
L’inégalité de traitement entre les hommes et les femmes
contenue dans le Coran, en revanche, est incontestable. Elle
repose sur des règles banales dans les sociétés tribales
ancestrales de l’Est méditerranéen : leur système de valeurs
familiales était fondé sur un patriarcat très affirmé, qui donne aux
hommes le pouvoir sur les femmes. Le Coran édicte ainsi que
l’homme dirige le foyer, est responsable de sa femme et doit
assurer financièrement son bien-être34. De cette règle découle le
fait que, si un musulman meurt sans avoir fait de testament, la
répartition automatique de l’héritage donne moitié moins aux
femmes qu’aux hommes35. Par ailleurs, la femme adulte étant
considérée, dans le système patriarcal ancestral, comme
beaucoup moins mature et réfléchie qu’un homme, il est jugé
normal que l’homme discipline son épouse comme une enfant : si
elle n’est pas obéissante malgré ses sermons, il peut la gifler ou la
fesser36. Par ailleurs, le Coran prévoit que, lorsqu’il faut des
témoins à la signature d’un prêt, deux femmes valent un homme,
au motif que les femmes peuvent avoir une mémoire défaillante37.
Cette présomption est clairement un préjugé sexiste.
Le Coran autorise la polygamie, mais en stipulant : « Si vous
craignez de n’être pas équitables en matière d’orphelins […] alors
épousez ce qui vous plaira d’entre les femmes, par deux, ou trois,
ou quatre38. » La condition est très claire : la solidarité envers les
orphelins est l’unique raison pouvant justifier qu’un homme prenne
plusieurs épouses. Dans le contexte de l’époque, ces orphelins
sont les enfants des guerriers musulmans morts au combat, et les
femmes que l’on peut épouser les veuves de guerre ayant des
enfants. En d’autres termes, le Coran ne permet la polygamie que
s’il s’agit d’épouser une veuve de guerre pour prendre en charge
ses enfants. C’est une restriction déterminante, bien qu’elle ne
rende évidemment pas la polygamie défendable. Pourtant, de
nombreux pays où l’islam est religion d’État et où la polygamie est
légale ne tiennent pas compte de cette condition sine qua non.
La critique du Coran sous l’angle du féminisme est donc
justifiée. Cependant, il faut souligner qu’il en est de même dans
toutes les grandes religions monothéistes. Dans la Bible (Livre des
Juges), un voyageur et sa concubine doivent faire halte à Guibéa
pour la nuit. Un vieillard qui y vit avec sa fille leur offre l’hospitalité.
Les habitants du lieu frappent à sa porte pour exiger qu’il leur livre
son invité afin qu’ils puissent profiter de lui sexuellement. Le
vieillard refuse et leur propose, à la place, sa fille vierge. Le
voyageur s’interpose et leur livre sa propre concubine, qu’ils
violent durant toute la nuit. Le lendemain matin, la concubine
laissée pour morte gît à l’entrée de la demeure. Le voyageur lui
ordonne de se lever afin qu’ils reprennent la route. Faute de
réaction, il la charge sur un de ses ânes et s’en va. In fine,
puisqu’elle a été souillée, il la découpe en douze morceaux qu’il
envoie dans tout le territoire d’Israël39.
Et le reste du livre sacré chrétien est à l’avenant. Tout homme
est forcément impur devant Dieu parce qu’il est né d’une femme40.
Un homme peut vendre sa fille comme esclave41. L’homme est le
chef de la femme, il la dirige comme le Christ a mené l’Église, et
l’épouse a envers son mari un devoir d’obéissance42. Les femmes
doivent se taire dans les assemblées43. Il leur est expressément
interdit d’être enseignantes ou de prendre l’autorité sur un
homme44. Une femme n’aura droit au paradis que si elle devient
mère45. Une femme qui accouche d’un enfant est ensuite impure
pendant sept jours si c’est un garçon, mais pendant quatorze à
soixante-six jours si c’est une fille46. Et ainsi de suite.
Lorsqu’on les confronte à ces citations, ceux qui prêchent
l’islamopsychose objectent généralement que le christianisme a
su évoluer par rapport à ses textes sacrés, à l’inverse de l’islam.
Ils admettent sans difficulté que les Français de confession
chrétienne ont totalement renoncé à la misogynie de la Bible, mais
lorsqu’il s’agit de l’islam, ils s’en tiennent strictement au texte du
Coran, sans prendre en compte les pratiques réelles de la
population croyante. Or il n’existe aucune preuve que les Français
de confession musulmane appliquent la moindre disposition du
Coran relevant d’une misogynie inacceptable. Du reste, 91 %
d’entre eux se déclarent favorables à l’égalité hommes-femmes47.
Le jihad est le combat ou le dépassement de soi dans le but de
servir le dieu unique. Il inclut le combat militaire. Néanmoins,
contrairement à une opinion très répandue, le Coran n’encourage
pas à lancer des guerres saintes ou à massacrer des non-
musulmans. Il existe certes des versets de violence guerrière. Le
verset 39 de la sourate 8 appelle les fidèles à faire la guerre à
ceux qui ne croient pas en un seul dieu, jusqu’à ce qu’ils
deviennent monothéistes48. Plus loin dans la même sourate, il est
écrit que ces dénégateurs ne pourront jamais échapper à la
volonté du dieu unique et que les croyants doivent rassembler
leurs armes pour épouvanter l’ennemi, vraisemblablement afin de
le dissuader d’attaquer49. Ces versets s’inscrivent cependant dans
un contexte bien précis : le conflit entre polythéistes et
monothéistes dans la région du Hedjaz, dont le paroxysme est
atteint avec l’affrontement entre la théocratie monothéiste fondée
par Mohammed à Médine et la ville de La Mecque, demeurée
polythéiste. En tirer argument pour postuler que l’islam serait une
religion guerrière est aussi absurde que déduire des appels du
gouvernement français à se battre contre l’Allemagne en 1914-
1918 que la République française, en règle générale, commande
aux Français de tuer des Allemands.
De surcroît, aucun verset coranique ne fait de la guerre
religieuse d’agression ou du massacre de non-croyants une règle
permanente. Au contraire, le Coran interdit explicitement aux
musulmans de déclencher une guerre : ils n’ont droit qu’aux
guerres de légitime défense contre un agresseur50. Et si
l’adversaire est disposé à faire la paix, les musulmans doivent eux
aussi chercher à obtenir la paix51.
Toutes ces données, faciles d’accès pour qui veut bien se
documenter, n’empêchent pas les tenants de l’islamopsychose
d’attribuer au Coran des appels au meurtre ou à la guerre
d’agression qu’il ne contient pourtant pas.

À la mort de Mohammed, l’un de ses compagnons d’exil


médinois, Abou Bakr, est choisi par consensus par ses lieutenants
et compagnons pour lui succéder. Il devient le premier calife. Son
règne est toutefois très bref. Après lui viennent Omar puis
Uthman, eux aussi proches compagnons du fondateur de l’islam.
Parallèlement, les conquêtes militaires et les conversions se
poursuivent : elles englobent progressivement les territoires
actuels de la péninsule arabique, de l’Iran, de l’Égypte, de
l’Afghanistan, du Pakistan… Cependant, des foyers de rébellion
se développent dans cet empire en expansion rapide,
particulièrement en Égypte, ce qui conduit à une insurrection
armée contre le calife Uthman et à son assassinat.
C’est dans ce contexte de fitna – « guerre civile » en arabe –
qu’Ali devient calife. Ali est à la fois cousin et gendre de
Mohammed, puisqu’il est le fils de l’oncle qui avait recueilli le
Prophète orphelin et qu’il a épousé la fille de ce dernier, Fatima.
Plusieurs factions s’efforcent de prendre le pouvoir dans un
empire qui traverse manifestement sa première crise de
croissance52. Membre du clan de feu Uthman, Mu’awiya devient
l’adversaire militaire le plus sérieux d’Ali pour le califat. C’est la
réitération du conflit entre Médine et La Mecque : Mu’awiya fait
partie des Mecquois qui ne se sont convertis au monothéisme
qu’une fois leur ville conquise par Mohammed ; Ali, lui, a
accompagné le Prophète dans son exil médinois.
Cette rivalité s’accompagne de conceptions divergentes sur la
façon dont il convient de choisir le calife. D’un côté, les partisans
d’Ali – « partisans » se dit shia – défendent une conception
dynastique. Doivent être désignés califes les héritiers mâles les
plus directs de Mohammed – c’est-à-dire, à ce moment-là, Ali lui-
même. De l’autre côté, Mu’awiya défend le maintien de la tradition
qui veut que les califes, tout en suivant l’exemple de Mohammed,
soient choisis par consensus parmi les élites de la communauté.
De cette époque date la scission de l’islam entre les chiites,
« partisans d’Ali », et les sunnites, « défenseurs de la tradition ».
Une troisième branche, moins connue, se détache au même
moment : les kharidjites, des partisans d’Ali radicalement puritains
et sectaires qui, le voyant prêt à négocier la paix avec Mu’awiya
alors qu’ils le jugent choisi par le dieu unique, estiment qu’il a trahi
la volonté divine. Ils réagissent en se retournant contre lui et en
l’assassinant.

Le sunnisme représente aujourd’hui 90 % de la population


mondiale de confession musulmane, et la quasi-totalité de la
population française de confession musulmane. Pour déterminer
le contenu de la charia – la loi applicable dans la vie
quotidienne –, il se fonde sur une hiérarchie des normes
religieuses.
Au sommet se trouve le Coran. Cependant, on a vu qu’il est
impossible de le comprendre dans sa totalité par accès direct au
texte originel et que ses règles abordent peu de questions en
dehors du domaine de la vie familiale.
Lorsque, sur un point donné, le Coran n’est pas assez clair ou
ne se prononce pas, les sunnites examinent la sunna, c’est-à-dire
la « tradition ». Ce sont des témoignages de musulmans qui ont
connu Mohammed – les sahaba – portant sur sa vie et sur les
prescriptions, conseils ou opinions qu’il a pu exprimer. Ces
témoignages s’appellent des hadiths. Il règne depuis des siècles
de nombreux désaccords entre juristes de l’islam quant à
l’authenticité de tel ou tel hadith. La sunna inclut aussi la sira, la
biographie traditionnelle de Mohammed, dont il existe plusieurs
versions qui ne se recoupent pas totalement. On peut donc dire
que, dans la population de confession musulmane sunnite, il n’y a
guère de consensus sur ce qui est fiable et ce qui ne l’est pas
parmi toutes ces sources.
Lorsque ni le Coran ni la sunna ne fournissent de réponse
satisfaisante à une question donnée, les sunnites se tournent vers
la jurisprudence accumulée depuis des siècles par les quatre
grandes écoles juridiques de l’islam, qui proposent des
interprétations divergentes.
L’école hanafite est la plus répandue. Propagée, historiquement,
par les Turcs seldjoukides puis par l’Empire ottoman, elle est très
puissante en Turquie ainsi qu’au Moyen-Orient mais elle s’est
aussi étendue vers l’est jusqu’au Pakistan, à l’Inde et aux
minorités musulmanes de Chine. C’est la plus libérale, c’est-à-dire
celle qui accorde le plus de place à l’interprétation des juristes et
au-delà à l’interprétation personnelle de chaque croyant.
L’école malékite est dominante dans les pays du Maghreb, en
Afrique centrale et en Afrique occidentale. Au Maroc, elle est
institutionnalisée au point d’avoir le roi pour « commandeur des
croyants ». C’est la plus progressiste, en particulier en matière de
droits des femmes.
L’école chafiite est surtout présente en Égypte, au Yémen et
dans plusieurs pays d’Asie, notamment l’Indonésie, la Thaïlande
et les Philippines. Sa principale spécificité est de pratiquer le
raisonnement par analogie quand ni le Coran ni la sunna ne
donnent de réponse : elle extrapole une règle à partir d’autres
situations traitées dans une de ces deux sources. C’est l’école la
plus conservatrice, au sens où l’évolution de sa jurisprudence est
extrêmement prudente.
L’école hanbalite rayonne dans la péninsule arabique. Son
interprétation du Coran et de la sunna est intégriste. L’intégrisme,
dans l’islam comme dans toute autre religion, consiste à
sélectionner dans les textes sacrés des passages coupés de leur
contexte pour fabriquer une doctrine sectaire, obscurantiste,
réactionnaire, extrêmement puritaine et violemment patriarcale.
Aujourd’hui, la manifestation la plus puissante du hanbalisme est
le wahhabisme : c’est la doctrine religieuse dominante en Arabie
saoudite, au Qatar, à Dubaï et dans la plupart des autres
monarchies du Golfe.
De ces diverses sources découlent les règles appliquées au
quotidien par les croyants, qui forment la loi religieuse : la charia.
Cependant, au vu de ce qui précède, on comprend que parler
d’une charia unique pour l’ensemble de l’islam n’a aucun sens.
Outre la fracture entre chiites et sunnites, il existe chez les
seconds autant de charias que d’écoles juridiques. Il y a donc des
charias, tout comme il y a fondamentalement des islams. C’est
pourquoi les déclarations des tenants de l’islamopsychose sur
« l’islam » qui serait ceci, ou sur « la charia » qui serait cela, sont
des généralisations à l’emporte-pièce trahissant surtout une
profonde méconnaissance du sujet.
Il est important de souligner que l’islam sunnite ne dispose pas
d’un clergé fortement hiérarchisé avec au sommet un chef spirituel
suprême, à la différence de la religion catholique par exemple.
Son organisation est beaucoup plus proche de celle du
protestantisme. Chaque fidèle a un rapport direct avec le dieu
unique. Tout croyant accepté par ses coreligionnaires dans ce rôle
peut officier comme ministre du culte – ainsi, le chef de famille
dans le cadre privé. En outre, à l’exception de régimes totalitaires
comme l’Arabie saoudite, chaque croyant est libre de souscrire à
l’interprétation du théologien ou du juriste de son choix53.
Autre idée reçue à propos de l’islam : une fatwa serait une
condamnation à mort. En réalité, le mot signifie en arabe « avis
d’un jurisconsulte », c’est-à-dire l’avis donné par un juriste sur un
point du droit musulman. Il a pris le sens erroné de
« condamnation à mort » dans les imaginaires occidentaux après
que, en 1989, l’ayatollah Khomeyni, guide suprême de la
Révolution chiite en Iran, a émis une fatwa appelant à assassiner
l’écrivain Salman Rushdie pour avoir écrit Les Versets sataniques.
(Dans ce roman, l’un des personnages voit en rêve Mohammed
prêcher le culte de trois divinités intermédiaires en plus du dieu
unique ; dans un autre rêve, il voit un imam contemporain et
fanatique en exil, allusion très claire à Khomeyni lui-même du
temps de son exil en France.) Depuis, il est courant que des
prêcheurs musulmans lancent des fatwa appelant à tuer telle ou
telle personne. Le plus souvent, leur but est d’attirer l’attention sur
eux pour compenser un manque d’audience, nationale ou
internationale, auprès du public de confession musulmane.

Dans le débat public, on confond souvent wahhabisme,


salafisme, islamisme et jihadisme. Il s’agit pourtant de notions bien
distinctes.
Le wahhabisme et le salafisme sont deux courants de l’islam
sunnite. Ils peuvent être considérés comme des branches de
l’école hanbalite. Leur lecture de l’islam est donc réactionnaire,
extrêmement puritaine et sectaire. L’un comme l’autre comptent
des adeptes qui prônent la violence et d’autres qui la condamnent.
L’islamisme est une idéologie totalitaire ayant pour but la
transformation de la cité en une théocratie islamique. Les règles
religieuses promues varient beaucoup d’un pays à l’autre. L’émirat
islamique d’Afghanistan brièvement instauré par les talibans54 est
un bon exemple de régime politique islamiste. Le mouvement des
talibans est un mouvement islamiste armé né en Afghanistan et au
Pakistan à la faveur de la guerre d’Afghanistan contre l’occupation
soviétique, de 1979 à 1989. Après le retrait de l’Armée rouge, ils
profitent du vide politique et prennent Kaboul en 1996, instaurant
un « émirat islamique » c’est-à-dire une théocratie islamiste. Les
règles du régime relèvent de l’intégrisme : interdiction pour les
femmes de travailler, interdiction pour les filles d’aller à l’école,
pratique de la lapidation… Oussama Ben Laden s’installe dans
l’Émirat peu après sa création. À la suite des attentats du
11 septembre 2001, le régime est renversé par l’invasion états-
unienne.
Par parenthèse, l’expression « islam politique » qui se répand
depuis quelques années pose un problème, car elle entretient la
confusion entre l’islam et l’islamisme. Si l’on parle de l’idéologie
totalitaire de transformation de la cité en une théocratie islamique,
le mot approprié est bien « islamisme ».
Le jihadisme, enfin, est une doctrine qui préconise d’installer
des théocraties islamistes par l’action armée. Il relève d’une
déformation du concept de jihad tel que l’expose le Coran, lequel
n’autorise aux croyants que la guerre défensive55. Al-Qaida et
l’État islamique sont des organisations jihadistes.

Contrairement à une opinion extrêmement répandue en France,


le Coran n’impose pas stricto sensu le port du voile pour les
femmes : il préconise qu’en public elles couvrent les parties de
leur corps pouvant susciter le désir56. Pour le même motif, il leur
demande de porter une mante, c’est-à-dire un manteau qui ne
moule pas le corps57. En revanche, aucun verset n’exhorte les
croyantes à couvrir leur visage, ni même leurs cheveux. Cela
étant, divers pays où l’islam est la religion dominante ont instauré
des coutumes fondées sur le port du voile pour les femmes,
jusqu’à nos jours.
La burqa est un vêtement intégriste afghan. Il s’agit d’une pièce
de tissu, généralement bleue, qui couvre l’intégralité du corps
avec un grillage à hauteur des yeux. D’invention récente, elle a été
imposée aux femmes afghanes sous le régime totalitaire des
talibans entre 1996 et 2001. De nos jours, son port est
statistiquement insignifiant en dehors de l’Afghanistan.
Le niqab, généralement noir, couvre tout le corps et le visage, à
l’exception des yeux. Il peut inclure des gants pour cacher les
mains, voire des lunettes de soleil dans les cas les plus extrêmes.
Le niqab est notamment répandu chez les adeptes du
wahhabisme d’origine saoudienne. En dehors de la péninsule
arabique, son port est marginal. En France, une loi de 2011
interdit de se couvrir le visage dans l’espace public et l’a donc
rendu illégal.
Le jilbab est une création récente. Couvrant l’intégralité du corps
à l’exception du visage, il est porté surtout en Arabie saoudite.
Comme le niqab, il indique l’adhésion à une branche intégriste de
l’islam.
Le tchador est un vêtement ancestral iranien. C’est une pièce
de tissu qui couvre tout le corps et ne laisse voir que le visage. Il
est toujours porté dans l’Iran d’aujourd’hui, ainsi que dans des
pays d’Asie centrale comme l’Afghanistan.
Le hijab dissimule les cheveux, mais ne couvre ni le visage ni le
corps. C’est de très loin le plus répandu parmi les croyantes qui
optent pour le port d’un voile.

Ramadan est le neuvième mois du calendrier traditionnel


musulman. Les croyants doivent observer un jeûne pendant toute
sa durée, car selon le Coran c’est au cours de ce mois que les
premières révélations divines sont descendues sur Mohammed.
Le jeûne consiste à ne rien boire, ne rien manger, être
sexuellement abstinent, et par extension ne pas fumer, du lever au
coucher du soleil. Ces interdictions sont levées pendant la nuit.
Ceux à qui cette prescription occasionne de grandes difficultés –
par exemple parce que leur travail en pâtit – ont le droit de ne pas
la suivre, à condition, en contrepartie, de nourrir un pauvre. Ceux
qui sont en voyage peuvent suspendre leur jeûne, à condition de
rattraper ensuite les jours perdus. La même règle vaut pour les
personnes malades et par extension pour les femmes durant leurs
menstruations et leur grossesse58.
L’Aïd al-Fitr est la fête de la fin du jeûne de ramadan : elle a lieu
le premier jour du mois suivant, appelé chawal. L’autre aïd59, l’Aïd
al-Kebir, est lié à la croyance musulmane selon laquelle, après
qu’Ibrahim a accepté de sacrifier son fils Isaac pour obéir au dieu
unique, ce dernier a envoyé l’ange Djibril pour substituer un
mouton à Isaac. La commémoration se fait donc en sacrifiant un
mouton, qui sera mangé en famille. En France, les croyants
pratiquants sacrifient rarement le mouton eux-mêmes, se
procurant plutôt de la viande de mouton halal.
Il existe quatre autres grandes fêtes communes à tout l’islam
hormis certaines lectures intégristes. Le Nouvel An intervient le
premier jour du mois de mouharram. Le Mawlid fête la naissance
de Mohammed, des cadeaux étant échangés entre proches à
cette occasion. Laylat al-Qadr commémore la « nuit du destin »,
jour de la fin du mois de ramadan. Laylat al-Miraj célèbre la « nuit
de l’ascension », lors de laquelle, à l’appel de l’ange Djibril,
Mohammed aurait fait magiquement un voyage instantané de
La Mecque à Jérusalem et serait monté au ciel pour y recevoir
une partie des révélations divines60.
Les mosquées sont les temples du culte musulman. Elles ont
longtemps intégré un lieu d’éducation. Cette fonction hybride ne
demeure plus que dans certains pays, comme l’Arabie saoudite.
La plupart des mosquées sont composées d’une cour centrale
avec une fontaine où faire ses ablutions, d’un minaret d’où est
lancé l’appel à la prière, d’une chaire d’où le prêche est prononcé,
et d’une niche creusée dans un mur pour indiquer la direction de
La Mecque.

Afin de contrer l’ignorance et les préjugés, il est indispensable


que l’Éducation nationale enseigne à nos enfants les
fondamentaux des grandes religions qui comptent des adeptes
dans notre pays – le christianisme, le judaïsme, l’islam et le
bouddhisme –, dans toute la diversité de leurs courants et
traditions61. S’y ajouterait une initiation aux grands textes de
l’athéisme, du rationalisme et des principales philosophies,
l’ensemble formant une nouvelle matière que l’on pourrait appeler
« Philosophie, métaphysique et fait religieux ».
Obligatoire de la sixième à la terminale, cette matière serait
enseignée selon une approche strictement pédagogique :
expliquer ce que chaque religion et philosophie est et n’est pas ;
exposer ses diverses branches ; analyser ses textes majeurs en
classe. Les cours de culture religieuse qui existent dans le
système éducatif québécois peuvent être une source d’inspiration.
Par ailleurs, sur ces sujets potentiellement sensibles, des
associations comme Enquête ont développé des méthodes
ludiques d’enseignement, dans une optique laïque et non
confessionnelle62.
Au nom de la laïcité, l’enseignant, comme n’importe quel
fonctionnaire, resterait neutre sur les contenus enseignés : tout
prosélytisme lui serait évidemment interdit, qu’il s’agisse de
prosélytisme religieux ou de prosélytisme athée. En outre, il lui
incomberait de remettre fermement à sa place tout élève qui, lors
d’un cours, essaierait de prêcher ses propres croyances comme
expression de la seule vérité. Ainsi, tous les élèves auraient
forcément accès à toute la diversité de toutes les grandes
religions et philosophies ; à charge pour chacun de se faire sa
propre opinion.
En pratique, il serait logique que cet enseignement soit confié
aux professeurs de philosophie, dont la discipline se fondrait dans
cette nouvelle matière plus large. Cela impliquerait des
recrutements pour pouvoir démarrer cet enseignement dès la
sixième, une réforme de leur cursus de formation, et une formation
complémentaire pour ceux qui sont déjà en poste.
Dans un même objectif, le philosophe Régis Debray préconisait
dès 2002 l’enseignement du fait religieux par l’école de la
République : « La relégation du fait religieux hors des enceintes
de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée des
connaissances favorise la pathologie du terrain au lieu de
l’assainir. Le marché des crédulités, la presse et la librairie
gonflent d’eux-mêmes la vague ésotérique et irrationaliste. L’École
républicaine ne doit-elle pas faire contrepoids à l’audimat, aux
charlatans et aux passions sectaires63 ? » Quinze ans plus tard,
ce diagnostic reste d’actualité : les dommages que décrit le
philosophe se sont même aggravés. Plus près de nous, dans un
avis rendu quelques jours après les attentats de janvier 2015,
l’Observatoire de la laïcité défend également cette proposition64.
Incidemment, signalons qu’il ne faut en aucun cas inclure dans
cette nouvelle matière l’éducation civique et morale républicaine.
À cela, une raison simple : on ne peut pas mettre « dans le même
sac » les différentes sensibilités spirituelles et philosophiques du
pays et le système de valeurs républicain qui s’impose au-dessus
d’elles.
Notes
1. Source récurrente de ce chapitre : 20 clés pour comprendre l’islam, Albin Michel/Le
Monde des religions, 2013.
2. La Mésopotamie correspond essentiellement à l’Irak actuel.
3. Le Hedjaz est une région montagneuse de l’Arabie qui borde la mer Rouge.
4. Rochdy Alili, L’Éclosion de l’islam, Dervy, 2005.
5. L’appellation « Mahomet » est une retranscription du nom dans la chrétienté
médiévale. Le véritable nom est Mohammed ou Muhammad (en arabe, ‫)ﻣﺣﻣد‬.
6. Les Quraychites sont ainsi appelés parce qu’ils descendent de l’ancêtre mythique
Quraysh (en arabe, ‫)ﻗرﯾش‬.
7. Coran 25, 4-5. Coran 16, 103.
8. Une expérience mystique est une expérience personnelle de Dieu d’une extrême
intensité lors de laquelle la personne ressent la présence divine de façon très réelle. Elle
peut aller jusqu’à inclure des visions, voire un état d’extase ou de transe. Le croyant y
verra un contact surnaturel avec le divin. Le non-croyant, quant à lui, jugera qu’il s’agit
d’un phénomène hallucinatoire.
9. Voir Frederick M. Denny, « Ummah in the Constitution of Medina », Journal of Near
Eastern Studies, vol. 36, no 1, janvier 1977, p. 39-47 ; John Alden Williams, Themes of
Islamic Civilization, University of California Press, 1971, p. 12 ; Barakat Ahmad,
Muhammad and the Jews, Vikas Publishing House, 1979, p. 46-47.
10. Le manichéisme est une religion fondée par Mani au IIIe siècle de notre ère en
Perse. Il repose sur la croyance en un combat fondamental entre le Bien et le Mal. Le
croyant doit surmonter sa part de ténèbres en se détachant de la vie matérielle pour
accéder, à sa mort, au royaume de la lumière et de l’éternité. À défaut, il se réincarnera
dans l’univers matériel, qui est le royaume des ténèbres et de la mort.
11. De l’arabe ‫ َﺧ ِﻠﯾﻔَﺔ‬, qui signifie « successeur », c’est-à-dire successeur de Mohammed.
12. Mohammad Ali Amir-Moezzi et Etan Kohlberg, « Révélation et falsification :
introduction à l’édition du Kitab al-Qira’at d’al-Sayyari », Journal asiatique, 293.2, 2005,
p. 663-722.
13. Coran 7, 2.
14. Coran 33, 40.
15. Coran 2, 59.
16. Coran 2, 127 ; Coran 22, 26-30.
17. Le Tanakh est la Bible juive. Elle est identique à l’Ancien Testament protestant et, à
quelques différences près, correspond à l’Ancien Testament catholique.
18. Coran 76.
19. Coran 4, 136.
20. Coran 30, 17-18 ; Coran 11, 114.
21. Coran 9, 103.
22. Coran, 22.
23. Coran 2, 180-182.
24. Coran 4, 7-8.
25. Coran 2, 240.
26. Coran 2, 219.
27. Coran 4, 43.
28. Coran 5, 90-91.
29. Coran 5, 6.
30. Coran 5, 3.
31. Institut suisse de droit comparé, « Avis sur l’étourdissement des animaux avant leur
abattage », 21 décembre 2001.
32. Dominique Albertini et David Doucet, La Fachosphère : comment l’extrême droite
remporte la bataille d’Internet, Flammarion, 2016.
33. Coran 65, 4.
34. Coran 4, 34.
35. Coran 4, 11.
36. Coran 4, 34.
37. Coran 2, 282.
38. Jacques Berque, Le Coran : essai de traduction, Albin Michel, 2002 (rééd.), p. 95.
39. Bible, Juges 19.
40. Bible, Job 25 : 4.
41. Bible, Exode 21 : 7.
42. Bible, 1 Corinthiens 11 : 3 ; Bible, Éphésiens 5 : 22-24.
43. Bible, 1 Corinthiens 14 : 34.
44. Bible, 1 Timothée 2 : 12.
45. Bible, 1 Timothée 2 : 15.
46. Bible, Lévitique 12 : 2-5.
47. Institut CSA, « Portrait des musulmans », sondage pour La Vie, août 2006.
48. Coran 8, 39.
49. Coran 8, 59-60.
50. Coran 2, 190.
51. Coran 8, 61.
52. Un parallèle peut être fait avec la crise politique majeure traversée par la Rome
antique, au Ier siècle avant notre ère, à force d’expansions territoriales massives. Elle
conduisit d’ailleurs à la chute de la République.
53. Le chiisme présente également une grande diversité d’écoles juridiques, mais j’ai
choisi de ne pas le traiter dans cet ouvrage, l’effectif de la population de confession chiite
étant extrêmement faible en France.
54. . « Talibans » signifie « étudiants » (du pachtoune et de l’arabe ‫)طﺎﻟﺑﺎن‬.
55. Coran 2, 190.
56. Coran 24, 31.
57. Coran 33, 59.
58. Coran 2, 183-187.
59. Aïd signifie « fête » en arabe.
60. Le Coran ne mentionne qu’un voyage magique accompli par Mohammed en un
instant, de nuit, depuis la mosquée de La Mecque jusqu’à « la mosquée la plus
lointaine » (Coran 17, 1), pour recevoir la révélation de mystères divins. Des hadiths et la
plupart des exégètes du Coran ont ajouté que la destination du voyage était Jérusalem,
et qu’à cette occasion Mohammed était monté au ciel.
61. Les programmes actuels d’histoire où, en classe de sixième et de cinquième, on
traite successivement le judaïsme, puis le christianisme, puis l’islam, pour expliquer leur
naissance et leurs fondamentaux, ne sont pas suffisants.
62. . « Comment penser l’enseignement du fait religieux à l’école ? », La Croix,
26 janvier 2015.
63. Régis Debray, L’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque, rapport au
ministre de l’Éducation nationale, p. 12.
64. Observatoire de la laïcité, Avis de l’Observatoire de la laïcité sur la promotion de la
laïcité et du vivre ensemble, 14 janvier 2015, point 4.
2

Le cas Manuel Valls


« La popularité est un rasoir entre les mains d’un enfant. »
Charles Joseph,
prince de Ligne (1735-1814)
Il est des personnages politiques qui savent parler à leurs
compatriotes pour apaiser leurs haines et réunifier une société
divisée. Henri IV fut de ceux-là, qui alla jusqu’à imposer la pleine
acceptation de la minorité protestante en France, ce qu’il paya
d’ailleurs de sa vie. Il en est d’autres qui, au contraire, sont aux
tensions de la cité ce que les pyromanes sont aux feux de forêt.
Non contents de les allumer, ils les nourrissent et les
instrumentalisent pour en faire un moteur de leur carrière. Il en est
ainsi de Manuel Valls. Par ses multiples déclarations diabolisant
l’islam et les Français de confession musulmane, il ne cesse
d’attiser le brasier de l’islamopsychose. S’il est loin d’être le seul
responsable politique dans ce cas, sa fonction de Premier ministre
pendant deux ans et demi et son possible rôle dans la
reconfiguration de la gauche après mai 2017 justifient d’examiner
rigoureusement le rapport conflictuel qu’il entretient avec la
minorité musulmane.

Le 28 juin 2015, interviewé sur Europe 1, Manuel Valls qualifie


de « guerre de civilisation » la lutte contre l’organisation État
islamique. Il commence par affirmer que « ce n’est pas une guerre
entre l’Occident et l’islam », et précise : « [Cette] bataille se situe
aussi, et c’est très important de le dire, au sein de l’islam. Entre
d’un côté un islam aux valeurs humanistes, universelles, et de
l’autre un islamisme obscurantiste et totalitaire qui veut imposer sa
vision à la société. » Le problème est qu’il ajoute ceci : « C’est au
fond une guerre de civilisation. C’est notre société, notre
civilisation, nos valeurs que nous défendons1. »
Quoi qu’il ait pu expliquer par ailleurs, le concept de « guerre de
civilisation » n’est pas idéologiquement neutre. Il renvoie à la
théorie du choc des civilisations exposée par Samuel Huntington
dans un article de 1993 et devenue mondialement célèbre par la
suite2. L’intellectuel prophétisait, à la suite de la chute du mur de
Berlin, une multiplication des conflits entre de grands blocs
religieux et culturels. S’affrontant sur leurs identités, et non plus
sur leurs idéologies, ils allaient se partager le monde. Plus
particulièrement, l’islam, en tant qu’aire civilisationnelle, aurait des
« frontières sanglantes ».
Outre que son découpage des civilisations était extrêmement
discutable – il rangeait par exemple les Philippines dans le bloc
« civilisation chinoise » et la Bosnie musulmane dans le bloc
« civilisation orthodoxe » –, Huntington affirmait la prédisposition
des grands ensembles culturels à entrer en conflit, alors que,
comme l’a rappelé le grand historien Fernand Braudel, l’histoire a
en réalité vu bien davantage d’exemples de dialogues et
d’échanges entre les civilisations que d’affrontements3. De
surcroît, l’évolution de la situation internationale dans l’après-
guerre froide a invalidé sa thèse à maintes reprises. Par exemple,
l’Arabie saoudite ne fut pas l’alliée de l’Irak pendant la guerre du
Golfe, alors que les deux pays font partie de la même « civilisation
islamique ». Au contraire, le régime saoudien a choisi le camp de
la principale puissance de la « civilisation occidentale », les États-
Unis d’Amérique. Autre exemple : en 2008, la Russie est entrée
en conflit armé avec la Géorgie, alors qu’elles sont censées toutes
deux faire partie de la « civilisation orthodoxe ». En bref, cette
théorie ne tient pas la route.
Pourtant, parmi toutes les formulations imaginables pour définir
le conflit avec l’organisation État islamique, c’est à cette théorie
que Manuel Valls a choisi de faire référence – une théorie qui
affirme ceci : « Le problème fondamental de l’Occident n’est pas
l’intégrisme islamiste. C’est l’Islam, une civilisation différente dont
le peuple est convaincu de la supériorité de sa culture4. »

Le 15 novembre 2015, Libération publie la pétition « Nous


sommes unis », signée par des personnalités politiques,
intellectuelles, associatives et religieuses de tous horizons. Parmi
les premiers signataires, on trouve les noms de Jean-Paul
Delevoye, à l’époque président du Conseil économique, social et
environnemental, et classé à droite ; Jean-Louis Bianco, président
de l’Observatoire de la laïcité et classé à gauche ; Laurent Berger,
secrétaire général de la CFDT ; Samuel Grzybowski, fondateur de
l’association Coexister ; Guillaume Villemot, président de
l’association Bleu Blanc Zèbre ; Véronique Fayet, présidente du
Secours catholique ; François Clavairoly, président de la
Fédération protestante de France ; Samy Debah, président du
Collectif contre l’islamophobie en France ; ou encore Yann
Boissière, rabbin du Mouvement juif libéral de France. Sollicité en
tant qu’intellectuel, j’en suis moi-même cosignataire.
L’extrait suivant résume l’esprit du texte : « Les terroristes nous
ont adressé un message. Ils ont voulu mettre la France à genoux.
Disons-leur à notre tour que nous sommes debout ! Debout et
soudés, main dans la main, les uns avec les autres et jamais les
uns contre les autres. Notre unité est notre bien le plus précieux. »
Le 6 janvier 2016, une interview d’Élisabeth Badinter sur France
Inter suscite la polémique. Militante résolue contre le port du voile,
la philosophe déclare notamment : « Il ne faut pas avoir peur de
se faire traiter d’islamophobe, qui a été pendant pas mal d’années
le stop absolu, l’interdiction de parler et presque la suspicion sur la
laïcité. À partir du moment où les gens auront compris que c’est
une arme contre la laïcité, peut-être qu’ils pourront laisser leur
peur de côté pour dire les choses. » Par ces propos, elle commet
une lourde erreur conceptuelle : en effet, et c’est un point sur
lequel nous reviendrons, le principe de laïcité ne consiste pas à
interdire des pratiques religieuses aux citoyens dans l’espace
public. Nicolas Cadène, rapporteur de l’Observatoire de la laïcité,
réagit d’ailleurs à cette confusion le jour même. Faisant référence
aux efforts menés par l’Observatoire, de longue date, pour faire
comprendre ce qu’est la laïcité et ce qu’elle n’est pas, il tweete :
« Quand un travail de pédagogie de trois ans sur la laïcité est
détruit par une interview à France Inter d’une personne. À quand
un vrai débat clair ? »
C’est dans ce contexte qu’intervient Manuel Valls. Le rapporteur
de l’Observatoire et son président, Jean-Louis Bianco, ayant tous
deux signé la pétition « Nous sommes unis », le Premier ministre
les attaque en ces termes, le 18 janvier : « On ne peut pas signer
des appels, y compris pour condamner le terrorisme, avec des
organisations que je considère comme participant du climat que
l’on a évoqué tout à l’heure » – en l’occurrence, un « climat
nauséabond ». Valls fait allusion, tout particulièrement, au Collectif
des musulmans de France, présidé par Nabil Ennasri. De fait, ce
chercheur est un sympathisant des Frères musulmans5.
Cette technique rhétorique – l’amalgame –, habituellement
utilisée par l’extrême droite, devient de plus en plus courante chez
les islamopsychotiques. Elle leur permet d’excommunier leurs
contradicteurs en les rapprochant de manière artificielle, voire
abusive, de personnalités indéfendables d’un point de vue
républicain. Ici, l’amalgame avec un sympathisant islamiste
permet au Premier ministre de discréditer les signataires de la
pétition en général, Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène en
particulier.
Or Manuel Valls est en totale contradiction avec lui-même dans
cette attaque, ce qui la frappe de nullité. En effet, lors de
l’immense manifestation du 11 janvier 2015 pour défendre les
valeurs de la République, il a défilé notamment aux côtés de :
– Nizar al-Madani, numéro deux de la diplomatie saoudienne,
alors que l’Arabie saoudite est un régime islamiste intégriste
pratiquant la peine de mort par décapitation ;
– Ali Bongo, président gabonais, alors que le Gabon est une
dictature claniste ;
– Sameh Choukry, ministre égyptien des Affaires étrangères,
alors que l’Égypte est une oligarchie militaire pratiquant
l’arrestation arbitraire de journalistes, d’opposants et
d’homosexuels ;
– Ahmet Davutoğlu, Premier ministre turc, alors que la Turquie
pratique la persécution judiciaire et policière des médias, militants
et sympathisants de l’opposition ;
Et la liste n’est pas exhaustive. Personne n’en a déduit que cela
faisait de Manuel Valls un partisan de la peine de mort par
décapitation, de la dictature, de l’embastillement d’opposants
politiques ou des arrestations arbitraires d’homosexuels. Cela
aurait été erroné et diffamatoire. De même, il est tout aussi erroné
et diffamatoire de sa part de laisser entendre que les diverses
personnalités et associations signataires d’un appel à la paix civile
partagent toutes les positions de tous les autres signataires.

Le lundi 4 avril 2016, Manuel Valls participe à un débat organisé


au théâtre Dejazet par le forum Le Sursaut et intitulé « L’islamisme
et la récupération populiste en Europe ». Au cours de cet
échange, il affirme que « les salafistes sont en train de gagner la
bataille idéologique et culturelle » dans l’islam français, ajoutant :
« […] sur les réseaux sociaux, il n’y a qu’eux, finalement, qu’on
entend ».
Cette assertion est doublement erronée. D’abord, l’expression
musulmane sur les réseaux sociaux n’est ni unanimement ni
même majoritairement islamiste-intégriste. Au contraire, après
chaque attentat, on assiste à une véritable avalanche de
messages de Français se revendiquant de l’islam et prenant
ardemment parti pour la République, ses valeurs et la paix civile.
Rappelons que la seule manifestation « salafiste » organisée à ce
jour en France, le 15 septembre 2012, n’a rassemblé en tout et
pour tout que 250 personnes6. Ensuite, le salafisme7 est un
courant réactionnaire de l’islam quasiment identique à l’islam
saoudien : or en aucun cas on ne peut affirmer que cet islam
gagne la bataille des idées chez les Français de confession ou de
culture musulmane. Les positions en matière de mœurs des
Françaises nées dans l’islam le démontrent : à une écrasante
majorité, elles sont contraires aux positions puritaines salafistes.
Par exemple, parmi celles qui sont non pratiquantes ou qui ont
totalement délaissé la religion, c’est-à-dire la majorité, 70 % sont
favorables à la prise d’un contraceptif avant dix-huit ans, et deux
tiers aux relations sexuelles avant le mariage8.
Lors de ce même débat, Manuel Valls est interrogé sur le
développement d’une « mode islamique », des marques de
vêtements proposant des tenues fashion qui incluent le port d’un
voile. Il répond : « Non, le voile islamique n’est pas un phénomène
de mode, non ce n’est pas une couleur qu’on porte, c’est un
asservissement de la femme. »
Ce préjugé est très répandu, mais il est tout aussi faux. Pour
mémoire, aucun verset du Coran ne préconise de porter le voile.
Et les deux versets sur lesquels s’appuient les croyants partisans
du voile n’invoquent pas la soumission aux hommes, mais la
chasteté et la pudeur9. A contrario, lorsque le Coran veut fonder
une règle sur l’inégalité entre les hommes et les femmes, il le
mentionne explicitement – ainsi lorsqu’il stipule que l’homme dirige
le foyer10. Par conséquent, s’il est tout à fait concevable d’être
hostile au voile pour d’autres raisons – par exemple si l’on estime
que c’est excessivement puritain –, l’argument de la soumission
des femmes est infondé11. Du reste, l’impératif de chasteté et de
pudeur édicté par le Coran s’applique aussi aux hommes.
Manuel Valls affirme encore, en devisant sur l’islam, que
« l’essentiel, c’est la bataille culturelle, identitaire ». En épousant
ainsi la thèse d’une identité nationale culturelle qu’il faudrait
défendre dans le cadre d’une bataille, il soutient le cœur d’une
idéologie communautariste qui monte en puissance depuis
quelques années : l’identitarisme12. Ce courant de pensée
fantasme une identité culturelle française figée, strictement
endogène, qu’il faudrait protéger des apports extérieurs pour
empêcher sa dénaturation. Par ailleurs, il regroupe les êtres
humains en grandes catégories pseudo-culturelles, sans base
scientifique, et qu’ils s’y reconnaissent ou non. Ce faisant, il
essentialise les Français de confession musulmane, qu’il réduit à
l’étiquette « les musulmans », comme si cela résumait toute leur
personne. Il postule que « les musulmans », en bloc, ont un
problème d’assimilation à l’« identité nationale ».
Cette idéologie est intellectuellement dénuée de fondement, car
l’identité de la France comme pays et celle des Français comme
peuple sont en perpétuelle évolution, au gré des processus
historiques. Ainsi, notre pays n’est une nation que depuis un peu
plus de deux siècles, il porte le nom d’une tribu germanique, il
parle une langue tirée d’un idiome d’Italie centrale, et la religion
qui y est sociologiquement dominante est née au Proche-Orient13.
Cela n’implique évidemment pas qu’il faille nier l’existence d’une
culture, de traditions, de coutumes et de folklores propres à la
France. Mais constater qu’ils sont mouvants suffit à invalider
l’attitude de relégation des Français de confession musulmane au
nom d’identités prétendument figées.
Surtout, l’identitarisme auquel adhère Manuel Valls est
intrinsèquement dangereux pour la République. Si les différences
d’idées peuvent toujours être résolues par le débat pacifique, en
revanche il est par définition impossible de surmonter des
différences pseudo-culturelles que l’on a proclamées
insurmontables. En d’autres termes, la montée en puissance de
l’identitarisme provoque le climat politique communautariste qu’il
prétend combattre ; et elle ralentit l’intégration de tout un pan de
notre population, car elle la proclame impossible en même temps
qu’elle l’exige14.

Le 12 avril 2016, Manuel Valls accorde un grand entretien au


journal Libération. Il y soutient que « la laïcité est confrontée à la
montée de l’islam radical, mais aussi à la place de l’islam dans
nos sociétés ».
Comme nous l’avons vu, utiliser l’expression « islam radical »
pour désigner l’islamisme revient à affirmer que, mécaniquement,
plus on est musulman, plus on est adepte d’une foi intégriste ; plus
on est musulman, plus on est enclin à poser des bombes. Or cela
fait fi de la diversité de l’islam. Pour ne prendre que cet exemple,
un musulman radicalement hanafite ne sera pas extrêmement
rétrograde, mais au contraire extrêmement progressiste. De plus,
aucun élément factuel ne prouve l’existence d’un activisme
islamiste-intégriste virulent en France contre la laïcité telle que la
conçoit la loi de 1905.
Le même constat vaut pour l’affirmation de celui qui était alors
Premier ministre selon laquelle la laïcité serait « confrontée » à
« la place de l’islam dans nos sociétés ». Il existe
incontestablement des revendications militantes de personnes qui,
en s’adressant à un service public, exigent que celui-ci s’adapte à
leurs coutumes religieuses. Elles enfreignent ainsi le principe de
laïcité, qui veut que la puissance publique soit neutre en matière
de spiritualité. On peut citer le cas des femmes qui refusent, pour
un motif religieux, d’être examinées par un médecin de sexe
masculin dans un hôpital public. Toutefois, ces situations sont
tellement minoritaires qu’elles ne permettent pas d’affirmer que la
laïcité serait mise en danger par l’islam français. Ce serait aussi
absurde que de déduire des rarissimes attaques de requin sur nos
plages que la France est assaillie par les squales. Au-delà des
fantasmes, il n’existe d’ailleurs rigoureusement aucune statistique
indiquant une hausse massive, ou même significative, des
revendications communautaristes musulmanes dans les services
publics.
À cet égard, il convient de revenir sur une affaire qui a fait du
bruit, mais s’est révélée être une « intox » : celle des créneaux
horaires de piscine que la mairie de Lille aurait réservés aux
femmes sous pression communautariste musulmane. Si le maire
Pierre Mauroy, en 2000, a effectivement réservé un créneau
hebdomadaire d’une heure aux femmes dans le quartier Lille-Sud,
c’était dans le cadre d’un programme de lutte contre la
stigmatisation de l’obésité et à la demande de la présidente du
centre social Lazare Garreau. L’objectif était d’éviter que des
femmes en surcharge pondérale soient dissuadées de se rendre à
la piscine en raison de leurs complexes. Pour les mêmes motifs,
Martine Aubry, qui avait succédé à Mauroy, a renouvelé le
programme et le créneau horaire en question en 2003. Il existe
d’ailleurs à Lille de nombreux autres créneaux horaires de piscine
réservés, par exemple aux femmes enceintes ou aux femmes
âgées. Et lorsque quelques dizaines d’habitantes de confession
musulmane du quartier ont réclamé au centre social un créneau à
part pour elles seules, cette demande, incontestablement
communautariste, a été rejetée. L’accusation de clientélisme
communautariste répétée en boucle par la droite, notamment par
Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle de 2012,
était donc erronée et caractéristique d’un raisonnement
paranoïaque15.
Prenons un autre exemple. En 2016, à l’occasion des épreuves
du baccalauréat, le ministère de l’Éducation nationale a donné des
consignes afin que les horaires des oraux de rattrapage soient
aménagés pour les candidats musulmans fêtant l’Aïd. Il s’est
ensuivi une virulente polémique. Jean-François Copé, ancien
ministre du Budget et ancien président de l’UMP (devenue Les
Républicains), a jugé cette décision « inadmissible » au motif que
« l’école laïque ne doit pas céder au communautarisme ».
Guillaume Peltier, ancien cadre du Front national de la jeunesse et
actuellement porte-parole du parti Les Républicains, a commenté :
« Le calendrier de l’islam prioritaire en France, quel aveu, Najat
Vallaud-Belkacem [la ministre de l’Éducation nationale] ! » Et leur
parti a estimé dans un communiqué que « l’adaptation des dates
d’examen à cette fête procède d’une logique communautariste à
laquelle on demande à l’école de s’adapter16 ».
Étonnamment, face à ces accusations, c’est de la droite elle-
même qu’est venu le désaveu le plus cinglant. Les déclarations de
l’ancien Premier ministre François Fillon, interviewé le 6 juillet
2016 sur RTL, ont claqué comme un coup de pistolet dans un
orchestre : « Il y a un certain nombre de gens à droite qui ont une
sorte de réflexe pavlovien. Dès qu’on parle de musulmans, ils se
mettent à éructer. » Et de rappeler que ce type de dérogation est
« une tradition française depuis toujours » : « C’est le général de
Gaulle le premier qui avait pris des décisions pour que les
fonctionnaires français qui étaient de religion juive ou de religion
musulmane puissent, lorsqu’il y avait des fêtes religieuses
importantes, ne pas travailler ces jours-là. » Précisant que lui-
même, lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale, avait
prolongé cette tradition via une circulaire de 2004, il a conclu en
soulignant « qu’il n’y a pas d’examen le jour de Noël et le jour de
Pâques non plus ».
Dans l’interview à Libération du 12 avril 2016, Manuel Valls
déclare encore : « J’aimerais que nous soyons capables de faire
la démonstration que l’islam, grande religion dans le monde et
deuxième religion de France, est fondamentalement compatible
avec la République, la démocratie, nos valeurs, l’égalité entre les
hommes et les femmes. » L’intervieweur lui ayant demandé :
« Cette démonstration n’est donc pas faite ? », il tente ensuite de
nuancer son propos, sans parvenir à faire oublier le doute qu’il a
initialement émis : « Certains ne veulent pas y croire, une majorité
de nos concitoyens en doutent, mais moi, je suis convaincu que
c’est possible. » Assertion de nouveau démentie immédiatement
après, puisqu’il évoque, parmi les facteurs qui peuvent conduire à
se poser légitimement la question de cette compatibilité, le
salafisme et le voile intégral. Or il faut rappeler, et nous y
reviendrons plus loin dans ce livre, que ces deux phénomènes
sont tout à fait rarissimes en France.
Interrogé ensuite sur l’expression « asservissement de la
femme » qu’il avait employée pour qualifier le port du voile, le
Premier ministre d’alors fait preuve de tout autant d’incohérence.
Dans un premier temps, il s’efforce à nouveau d’atténuer sa
position, affirmant ne pas confondre « le foulard avec le voile
traditionnel », qu’il définit comme un héritage vestimentaire
folklorique présent dans toutes les sociétés traditionnelles du
pourtour méditerranéen. Mais c’est pour se contredire quelques
secondes plus tard : « Mais fondamentalement, je pense que ce
voile identitaire, politique, revendiqué comme tel, en cachant la
femme, vise à la nier. »

En moins de deux ans, Manuel Valls a donc repris l’une après


l’autre toutes les thèses centrales des islamopsychotiques. Pour
autant, il n’est pas certain que cela corresponde à ses convictions
profondes, car il a déjà par le passé changé totalement de position
sur certains sujets.
Relisons par exemple les premiers mots de la tribune qu’il
cosignait le 23 octobre 2003 avec Jean-Luc Mélenchon et Vincent
Peillon : « Nous sommes altermondialistes. Nous nous battons
tous les jours pour un autre monde possible. Nous nous battons
contre les dictatures des marques, contre l’emprise des marchés,
contre l’indécence des puissants, contre l’arrogance des
multinationales, contre les capitulations des gouvernements face à
une logique étroitement économique et financière qui confisque la
démocratie, aggrave les inégalités […]17. » Ces lignes ont de quoi
désarçonner lorsqu’on connaît la politique économique qu’a
défendue et appliquée Manuel Valls pendant qu’il était Premier
ministre.
Mais son retournement le plus stupéfiant concerne sans doute
le conflit israélo-palestinien.
En 2002, il décide de jumeler Évry, dont il est député-maire,
avec la ville palestinienne de Khan Younès, qui abrite des camps
où vivent plusieurs milliers de Palestiniens chassés de leurs terres
en 1948. Le 20 novembre de cette année-là, évoquant dans un
discours à la Mutualité l’installation d’Israéliens sur des territoires
palestiniens, en dehors du périmètre de l’État d’Israël, il condamne
sans appel une « colonisation qui viole le droit international ». En
2008, dans le cadre de la Journée de la Terre, la mairie d’Évry
plante symboliquement un olivier pour la paix en association avec
le collectif local propalestinien Évry-Palestine. Il déclare à cette
occasion penser « aux habitants de la bande de Gaza, enfermés,
qui vivent une situation infernale dans tous les sens du terme ; et,
bien sûr, à tous nos amis du camp de Khan Younès ». Il ajoute
qu’il « pense aussi, évidemment, au Liban, à l’Irak, à une politique
américaine qui caricature les conflits au nom de la confrontation
entre les civilisations ». Dénonçant « l’édification d’un mur
honteux, la poursuite des colonisations, le sort des prisonniers,
l’absence de dialogue, l’humiliation », il martèle qu’« il est plus que
jamais nécessaire de souligner l’urgence de la création d’un État,
d’une patrie, viable, réelle, concrète, pour les Palestiniens ».
Le renversement s’opère à partir de 2010. Cette année-là, il
rompt avec l’association Évry-Palestine et supprime la subvention
que lui versait sa mairie18 ; l’année suivante, il fait interdire le
débat qu’elle comptait organiser après la projection d’un
documentaire pro-palestinien19. Le 24 septembre 2011, sur iTélé,
il s’oppose à la reconnaissance de l’État palestinien par
l’Organisation des Nations unies. S’il continue de considérer que
l’arrêt de la colonisation israélienne en Cisjordanie est un
« impératif20 », il condamne en revanche, fin 2015, la campagne
de boycott des produits israéliens issus de ces colonies, au motif
qu’elle relèverait de « l’antisionisme qui bascule dans
l’antisémitisme21 ». Une fois de plus, on retrouve ici la technique
de l’amalgame : se fonder sur le fait que certains partisans du
boycott sont antisémites pour prétendre que tous les partisans du
boycott sont antisémites, afin de discréditer le mouvement entier.
Le 18 janvier 2016, devant le Conseil représentatif des institutions
juives de France (Crif), il annonce même que le gouvernement
envisage de prendre des mesures contre les manifestations
françaises favorables au boycott. Et il ajoute, confirmant
clairement sa migration d’une position propalestinienne à une
position pro-israélienne : « Je défends la position de la France. Je
ne défends pas que la position d’Israël22. »
Au vu de ces revirements, rien ne dit que Manuel Valls ne
rompra pas bientôt avec l’islamopsychose. N’a-t-il pas, le
17 octobre 2016, à Évry, dénoncé les « amalgames
insupportables » sur l’islam et soutenu que cette religion fait partie
de la culture, des racines de la France ? C’est postuler, à tort, que
les électeurs français n’ont pas de mémoire.
Notes
1. . « Le jour où Manuel Valls parla de “guerre de civilisation” », Libération, 28 juin
2015.
2. Samuel Huntington, « The Clash of Civilizations? », Foreign Affairs, 1993.
3. Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Arthaud, 1987.
4. Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order,
Simon and Schuster, 1996.
5. Les Frères musulmans sont une organisation politique islamiste fondée en Égypte
en 1928. Ils prônent un islam intégriste similaire à l’islam saoudien, préconisant une
islamisation par le bas des sociétés pour préparer l’avènement de républiques islamiques
qui devront ultimement fusionner dans un grand califat islamique à naître.
6. . « Manifestation “salafiste” à Paris : retour sur un emballement », Libération,
17 septembre 2012.
7. Le mot arabe salaf désigne pour les musulmans les trois premières générations de
l’islam. Le salafisme préconise un retour intégral à cet islam originel, qu’il s’agisse de
l’organisation politique ou des mœurs. C’est donc, littéralement, un courant rétrograde de
l’islam.
8. Ifop, Analyse (1989-2011). Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de
France, sondages pour La Croix, juillet 2011, p. 7 et p. 29.
9. Coran 24, 31 ; Coran 33, 59.
10. Coran 4, 34.
11. Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, 2007,
p. 924-925.
12. Thomas Guénolé, La Mondialisation malheureuse, préface de Bertrand Badie,
First, 2016, p. 317-319.
13. Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, L’Invention de la France, Hachette, 1981, p. 25.
14. Hicham Benaissa, « L’injonction paradoxale à l’islam de France », Libération,
12 janvier 2015.
15. . « À Lille, Aubry a-t-elle vraiment réservé des créneaux de piscine à des
musulmanes ? », L’Express, 30 mars 2012.
16. . « Report du bac et ramadan : la droite dénonce des règles qu’elle a elle-même
édictées », Huffington Post, 4 juillet 2016.
17. Jean-Luc Mélenchon, Vincent Peillon et Manuel Valls, « Monsieur Ramadan ne
peut pas être des nôtres », Le Nouvel Observateur, 23 octobre 2003.
18. . « Manuel Valls, l’ami d’Israël, en visite à Tel-Aviv », Le Monde, 21 mai 2016.
19. . « Le débat sur la Palestine interdit », Le Parisien, 19 mars 2011.
20. . « Manuel Valls, l’ami d’Israël, en visite à Tel-Aviv », art. cité.
21. . « Valls condamne les campagnes de boycott des produits israéliens », Les Échos,
16 décembre 2015.
22. . « Boycott des produits israéliens : ce que Valls a dit aux Amis du Crif », La Croix,
19 janvier 2016.
3

Gilles Kepel ou la reductio ad islamum


« Ce qui tourmente les hommes, ce ne sont pas les choses,
mais les jugements qu’ils portent sur ces choses. »
Épictète, Manuel, V
(IIe siècle de notre ère)
Le 21 avril 2016, le politologue Gilles Kepel, spécialiste du
monde arabo-musulman, donne une conférence à l’École normale
supérieure pour présenter son nouveau livre, Terreur dans
l’Hexagone1. Au bout de quelques minutes à peine, il avance sa
thèse choc : l’islamisation censément massive des banlieues
françaises a pour point de départ… l’islamisme armé des talibans
d’Afghanistan.
Rien ne saurait mieux résumer le problème que pose son
approche de la situation hexagonale : il plaque sur l’islam français
des schémas d’analyse qui lui viennent de son expertise sur des
pays très différents de la France et des populations musulmanes
très différentes des Français de confession musulmane.
Ainsi, Gilles Kepel a étudié en particulier les dynamiques et
rapports de force entre le pouvoir égyptien et les mouvements
islamistes tels que les Frères musulmans2. Or le parallèle est
saisissant entre l’analyse de la situation égyptienne qu’il propose
dans ses travaux des années 1980 et son analyse des banlieues
françaises dans la décennie 2000. Dans les deux cas, il décrit des
populations jeunes et pauvres abandonnées par le pouvoir
politique et passant massivement sous l’emprise d’organisations
qui prêchent un islam revendicatif, le mécanisme devenant
particulièrement visible lors d’attentats ou d’émeutes, qui ne sont
que le stade ultime de cette islamisation.
Il s’agit là d’une transposition abusive : ce qui vaut pour l’Égypte
ne vaut pas pour la France. L’assassinat du président Anouar el-
Sadate par d’anciens membres des Frères musulmans en 1981
n’a rien à voir, en termes politiques ou géopolitiques, avec
l’attentat du Bataclan en 2015. Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi,
élu président en 2014 et dont, en 2016, le système judiciaire peut
encore condamner des homosexuels à douze ans de prison3, ne
peut être comparé au président François Hollande, qui leur donne
le droit de se marier et d’adopter des enfants. L’Égypte est
gouvernée depuis soixante-quatre ans, presque sans interruption,
par une oligarchie militaire ; la France connaît un régime
démocratique presque sans interruption depuis bientôt cent
cinquante ans. En Égypte, le poids politique et social des Frères
musulmans, en particulier chez les jeunes pauvres, les a conduits
à obtenir 25 % des suffrages au premier tour de l’élection
présidentielle de 2012 ; en France, l’ensemble des organisations
qui prônent un islam revendicatif représentent une force
quantitativement marginale aussi bien dans le paysage politique
que dans la société. En Égypte, la moitié de la population a moins
de vingt-cinq ans ; en France, la moitié de la population a plus de
quarante et un ans4. En Égypte, un quart des habitants ne savent
ni lire ni écrire ; en France, la quasi-totalité de la population est
alphabétisée5. La proportion de la population de confession
musulmane en Égypte s’élève à 95 %6, tandis qu’en France elle
est de 6 %7. De telles différences, si fondamentales, interdisent de
postuler comme le fait Gilles Kepel que les dynamiques
sociologiques et politiques égyptiennes seraient transposables à
la France.
À cela s’ajoute, dans ses analyses sur les banlieues françaises,
un biais de raisonnement que l’on pourrait appeler la « reductio ad
islamum » : il consiste à affirmer sans preuve chiffrée que l’islam
serait le moteur principal des actions de ceux qui le pratiquent. Par
exemple, dans Terreur dans l’Hexagone, Gilles Kepel écrit que
l’islam intégriste « recrute principalement parmi les enfants des
quartiers relégués, où l’islam est devenu une norme, multipliant
les marqueurs ostensibles dans le tissu urbain, et un habitus
prégnant pour leurs habitants8 ». Cette seule phrase contient trois
thèses erronées.
Premièrement, les jeunes Français de confession musulmane
ne se résument pas aux jeunes de banlieue, c’est-à-dire à la
population jeune des territoires urbains périphériques pauvres
longtemps appelés « zones urbaines sensibles » dans le langage
administratif. Réciproquement, les jeunes de banlieue ne
constituent pas une population uniformément « arabo-
musulmane ». Les « banlieues » sont en réalité peuplées de 48 %
d’habitants qui ne sont ni immigrés ni descendants d’immigrés
récents. Quant à la population d’origine maghrébine, elle ne pèse
en fait que 28 % dans la population totale de ces quartiers9.
Deuxièmement, j’ai pu constater de visu lors de mes enquêtes
sur le terrain10 que chez les jeunes de banlieue, les marqueurs
vestimentaires de l’islam sont considérablement moins répandus
que les grandes marques emblématiques de la société
consumériste ou les maillots d’équipes de football. On peut
notamment citer, chez les jeunes garçons : les survêtements de
sport et chaussures Nike ou Adidas ; les doudounes The North
Face ; les maillots du Barça ou du Real Madrid ; les ceintures,
pochettes, lunettes de soleil Gucci ou Louis Vuitton11 ; les
casquettes siglées NY, Nike ou encore Gucci. Si l’on s’intéresse
aux vêtements des jeunes femmes, les marqueurs dominants sont
Zara, Mango, New Look, H & M ou Forever 21, les survêtements
de sport déjà cités étant plutôt minoritaires.
Le port de marques est un phénomène massif.
Comparativement, le port de la burqa ou du niqab concerne moins
de 0,05 % de la population féminine française de confession
musulmane12. Quant au voile, si le taux de jeunes femmes de
banlieue qui le portent peut monter jusqu’à 20 % dans certains
quartiers, au total seules 8 % des Françaises de confession
musulmane de moins de trente-cinq ans le portent dès qu’elles
sortent, 7 % le portent occasionnellement, et 85 % ne le portent
jamais13.
Pour résumer, chez les jeunes de banlieue :
– le phénomène vestimentaire massivement majoritaire est le
consumérisme ;
– le phénomène largement minoritaire est l’islam puritain, qui se
manifeste, par exemple, par le port du voile ;
– le phénomène marginal, proche de zéro, est l’adhésion à
l’islam intégriste, qui se manifeste, par exemple, par le port du
niqab ou de la burqa.
Troisièmement, la population française jeune et de culture
« arabo-musulmane » est aujourd’hui majoritairement
sécularisée : moins d’un tiers des 18-24 ans font leurs prières tous
les jours14. Ce constat, sur lequel nous reviendrons, est
incompatible avec la thèse d’un islam qui dominerait nos
banlieues.
Gilles Kepel théorise donc une islamisation majoritaire et
massive des jeunes de banlieue alors que l’on constate, dans la
réalité, leur islamisation minoritaire, leur sécularisation majoritaire,
et leur immersion massive dans les valeurs du consumérisme. La
reductio ad islamum qu’il met en œuvre le conduit même à
proclamer que l’islam est la cause d’un phénomène malgré les
preuves du contraire. Il affirme ainsi, toujours dans Terreur dans
l’Hexagone, que les jihadistes de 2015 seraient les héritiers des
révoltes urbaines de 2005, une insurrection prétendument motivée
par la défense de l’islam.
En effet, à l’en croire, en 2005 « les émeutes ont un double
déclencheur ». Il y a bien sûr la mort par électrocution, à Clichy-
sous-Bois, de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré,
alors qu’ils fuyaient la police sans avoir commis de délit.
Néanmoins, « le drame n’entraîne qu’une réaction momentanée et
limitée à l’agglomération de Clichy-Montfermeil ». En revanche,
« le second déclic, trois jours plus tard, est le jet, à la nuit tombée,
par des forces de l’ordre “caillassées”, d’une grenade
lacrymogène qui atterrit à l’entrée d’une mosquée bondée », ce
qui « relance une mobilisation faiblissante et l’étend en quelques
jours à la majorité des cités des quartiers populaires ». Bref, la
mort de Zyed Benna et Bouna Traoré n’aurait été qu’un
déclencheur mineur. Le déclencheur majeur, véritable, serait le tir
de cette grenade lacrymogène par la police aux abords d’une
mosquée. CQFD : pour Gilles Kepel, les révoltes de 2005 étaient
motivées par l’islam15.
Cette affirmation peut être réfutée catégoriquement à plusieurs
titres.
– La France a connu bien des révoltes de jeunes de banlieue
avant 2005 – en particulier aux Minguettes, un quartier de
Vénissieux, dans les années 1980, et à Vaulx-en-Velin dans les
années 1990. Chaque fois, le déclencheur était un incident violent
entre des jeunes et la police. De même, postérieurement à 2005,
des incidents de même nature ont provoqué des révoltes
urbaines, le dernier exemple en date étant celles de Beaumont-
sur-Oise après la mort d’Adama Traoré pendant son interpellation
par la police16. L’approche de Gilles Kepel est donc arbitraire :
malgré des exemples répétés, sur plus d’un quart de siècle, de
mêmes causes produisant les mêmes effets, il choisit d’écarter
cette explication dans le cas de 2005.
– La thèse selon laquelle les dégradations de mosquées
provoqueraient des révoltes urbaines est également invalidée par
les faits : alors que les actes de vandalisme contre des lieux de
culte musulmans se sont multipliés depuis les attentats de
janvier 2015 – qu’il s’agisse de tags, de jets de grenades ou
même de coups de feu17 –, ils n’ont donné lieu à aucune révolte
de ce genre.
– Les mouvements qui cherchent à recruter des jeunes de
banlieue en se revendiquant d’un islam de révolte, comme les
Indigènes de la République, n’ont jamais dépassé la taille de
groupuscules comptant au plus quelques centaines de membres.
Si le moteur des révoltes de 2005 était l’islam revendicatif, ils
devraient rassembler des dizaines de milliers de partisans.
– Enfin, un rapport confidentiel des Renseignements généraux a
révélé au moment des faits que ni l’origine ethnique des jeunes
impliqués, ni leur origine géographique, ni la religion n’avaient été
le principal ressort des révoltes urbaines de 200518. Il parle d’une
« guérilla urbaine » déclenchée par la mort de Zyed Benna et
Bouna Traoré, qui s’est transformée en une « insurrection
urbaine », puis en un « mouvement de révolte populaire ». Le
rapport souligne qu’« aucune solidarité n’a été observée entre les
cités » et que les groupuscules islamistes n’ont eu « aucun rôle
dans le déclenchement des violences et dans leur expansion ».
« La France s’est montrée plus préoccupée par la montée de
l’islamisme radical et du terrorisme religieux, et a négligé le
problème complexe des banlieues », y lit-on encore.
Selon le même mécanisme de reductio ad islamum, Gilles
Kepel soutient que, même s’il n’a pas de preuves d’une telle
dynamique, un lobby électoral musulman serait en train de naître,
appelé à faire voter en bloc les Français de confession
musulmane. En réalité – on l’a déjà évoqué –, toutes les tentatives
pour atteindre cet objectif se sont soldées par un échec total. Le
résultat obtenu par l’Union des démocrates musulmans français
aux élections régionales de 2015 – 0,4 % des voix en Île-de-
France, seule région où ils avaient réussi à constituer une liste –
indique clairement que, dans des proportions absolument
écrasantes, la dynamique électorale dominante chez les Français
de confession musulmane est la sécularisation, et non pas
l’islamisation.
Gilles Kepel tend donc à négliger la dimension quantitative des
choses, pourtant capitale pour distinguer un phénomène marginal
d’un phénomène massif. Pour prendre un autre exemple, il affirme
que la population de confession musulmane serait massivement
gagnée par le communautarisme religieux. Or voici ce que nous
disent les chiffres : quel que soit leur pays d’origine, les
descendants d’immigrés récents, qui forment l’essentiel des
Français de confession musulmane, affichent un taux
d’appartenance à une association religieuse inférieur à 6 %. Quant
au communautarisme culturel, il n’est significatif que chez les
descendants d’immigrés turcs (46 % sont membres d’une
« association originaire ») et chez les descendants d’immigrés
subsahariens (21 %). Pour toutes les autres origines de
confession très majoritairement musulmane, le taux tourne autour
de 10 % seulement. Donc, qu’on l’aborde sous l’angle religieux ou
culturel, la thèse d’un communautarisme dominant chez les
Français de confession musulmane est tout simplement erronée19.
Dans Terreur dans l’Hexagone, Gilles Kepel développe
également le concept d’« ethnogénération ». La première
ethnogénération est la population maghrébine arrivée en France
du fait de l’immigration de travail. La deuxième correspond à ses
enfants, qui réclament d’être traités à égalité de droits et de
devoirs, sans racisme ni discrimination – d’où la Marche des
Beurs de 198320. Ils ont échoué à obtenir cette pleine intégration
socio-économique. La troisième ethnogénération, celle des petits-
enfants des primo-arrivants, bascule dans l’islam revendicatif,
l’islamisme et le jihadisme, précisément parce que la
revendication d’égalité exprimée par leurs parents n’a pas été
entendue21.
Ce faisant, Gilles Kepel essentialise les Français de confession
musulmane, les découpant en grands blocs uniformes qui, du fait
d’une sorte d’« essence arabo-musulmane » commune, pensent,
ressentent et agissent peu ou prou de la même façon. En réalité,
cette population présente une très grande diversité de profils :
parmi les Français de confession musulmane, on trouve des
jeunes et des vieux ; des pauvres, des membres de la classe
moyenne et des plus riches ; des non-diplômés et des diplômés ;
des naturalisés récents et des Français depuis deux, trois, voire
quatre générations ; de fervents pratiquants et des personnes
totalement sécularisées ; des très croyants et des très dubitatifs ;
des musulmans élevés dans divers courants de l’islam ; des gens
d’origine marocaine, algérienne, tunisienne, turque, malienne,
sénégalaise… De surcroît, contrairement à ce qu’avance la thèse
d’un grand basculement islamiste de la jeunesse française née
dans l’islam, aucune statistique ne prouve que les jeunes Français
de confession musulmane adhèrent massivement, ni même
significativement, à un islam intégriste du type islam saoudien.
Pour toutes les raisons que nous venons d’exposer, il est patent
que, à l’instar de Manuel Valls, Gilles Kepel défend des thèses
caractéristiques de l’islamopsychose. Du reste, dans Terreur dans
l’Hexagone, il va jusqu’à soutenir que la représentation de l’avenir
de la France offerte par Michel Houellebecq dans Soumission est
validée par l’attentat contre Charlie Hebdo : « Jamais sans doute
la congruence entre un ouvrage de fiction paru le jour même et
une réalité qui, selon l’expression consacrée, la dépasse, n’a été
plus flagrante22. » Réciproquement, évoquant les sources
d’inspiration de son roman, Michel Houellebecq déclare sur
France Inter, le 7 janvier 2015, quelques heures avant l’attaque
contre le journal satirique : « Je suis plutôt resté sur Gilles Kepel
dans mon enquête. »

D’autres éléments de la pensée de Gilles Kepel sont


caractéristiques de l’islamopsychose. Par exemple, il récuse la
notion d’islamophobie. Pour lui, ce concept est une pure
fabrication, une arme idéologique utilisée par les organisations
islamistes pour discréditer quiconque s’oppose aux thèses de
l’islam intégriste. Il soutient même que le mot « islamophobie »
aurait été inventé dans les années 1990 par les Frères
musulmans pour diaboliser tout discours critique envers
l’islamisme dont eux-mêmes se revendiquent23. Il rejoint là
d’autres islamopsychotiques, tel l’essayiste Pascal Bruckner, selon
lequel ce mot serait une fabrication « des intégristes iraniens à la
fin des années 1970 pour contrer les féministes américaines24 ».
Ni Kepel ni Bruckner n’apportent de preuves à l’appui de leurs
affirmations sur l’origine de la notion d’islamophobie. À cela, une
raison simple : elles sont fausses. En réalité, le concept
d’islamophobie a été développé au début du XXe siècle par des
ethnologues français qui produisaient des études pour le compte
de l’administration coloniale25. Parmi eux, Alain Quellien, qui
définit clairement l’islamophobie comme « un préjugé contre
l’Islam », c’est-à-dire, dans ce contexte, contre les peuples de
confession musulmane – c’est ce que signifie, en français, le mot
« Islam » avec un « i » majuscule. Ce préjugé conduit les
islamophobes à voir tout musulman comme « l’ennemi naturel et
irréconciliable du chrétien et de l’Européen » : « La barbarie, la
mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de
mieux des mahométans26. » Il est donc stupéfiant que Gilles
Kepel, universitaire, participe aux tentatives pour discréditer la
notion d’islamophobie en lui attribuant des origines idéologiques
qu’elle n’a pas et en faisant abstraction du sens scientifique qu’elle
a eu dès ses origines.
Compte tenu de cette confusion, il est important de préciser ce
qui est islamophobe et ce qui ne l’est pas. Blasphémer, c’est-à-
dire tenir des propos qui outragent ce qui pour l’ensemble de
l’islam est saint ou sacré, ce n’est pas islamophobe : en revanche,
soupçonner d’un manque de républicanisme tout musulman qui se
déclare simplement blessé par le blasphème, ça l’est. Dessiner
une caricature dans laquelle le prophète Mohammed se désole
d’être « aimé par des cons », en référence aux intégristes27, ce
n’est pas islamophobe : en revanche, faire des dessins qui
attribuent à tous les musulmans en bloc telle ou telle
caractéristique physique caricaturale, ça l’est. Critiquer tel aspect
du dogme de telle branche de l’islam – par exemple le puritanisme
réactionnaire de l’islam saoudien –, ce n’est pas islamophobe ; en
revanche, postuler que plus on est musulman, plus on est
réactionnaire – par exemple en parlant d’« islam radical » pour
désigner l’intégrisme –, ça l’est. Souhaiter de tout cœur, par
athéisme fervent, que la foi musulmane s’éteigne un jour sur terre,
ce n’est pas islamophobe : en revanche, décréter qu’avoir la foi
musulmane est incompatible avec le fait d’être un bon citoyen
dans la vie de la cité, ça l’est.
En d’autres termes, l’islamophobie est la diabolisation peureuse
et haineuse des personnes de confession musulmane. C’est un
concept spécifiquement destiné à décrire les stigmatisations que
peut subir cette population. Se draper dans le droit au blasphème
ou le droit à critiquer les religions pour écarter l’accusation
d’islamophobie relève donc d’une incompréhension du concept,
voire, tout simplement, d’une tentative pour changer de sujet.

Un autre élément islamopsychotique dans la pensée de Gilles


Kepel est l’affirmation selon laquelle, si des jeunes « arabo-
musulmans » deviennent jihadistes, c’est parce que les militants
antiracistes les ont endoctrinés en leur inculquant un sentiment
victimaire. L’antiracisme serait donc, par transitivité, responsable
du terrorisme. Cette hostilité radicale à la lutte contre le racisme
envers les Français d’origine maghrébine est très courante chez
les islamopsychotiques. Songeons par exemple aux écrits d’Alain
Finkielkraut, qui passe presque un cinquième de son livre La
Seule Exactitude à vouer le militantisme antiraciste aux
gémonies28.
Il apparaît ainsi que, dans ses travaux récents, Gilles Kepel a
cessé d’appliquer un principe pourtant cardinal dans les sciences
humaines : la non-imposition des valeurs théorisée par Max
Weber. Contrairement à une opinion très répandue, le célèbre
sociologue allemand n’a jamais écrit qu’un chercheur ou un
intellectuel devaient pratiquer la « neutralité axiologique » en
posant sur l’objet de leur recherche un regard neutre, dénué de
toute opinion personnelle. Au contraire : Weber était lui-même
engagé politiquement en même temps qu’il étudiait la politique, il a
publié des textes militants et il a personnellement contribué à la
fondation du Parti démocratique allemand. Le concept qu’il a
proposé est bien différent : la Wertfreiheit consiste non pas à
exiger du chercheur, de l’intellectuel, de l’enseignant, une absence
de croyances et de convictions personnelles, mais à leur interdire
formellement de les exposer comme étant des résultats
rigoureusement scientifiques29.
Or les derniers ouvrages de Gilles Kepel présentent comme un
travail scientifique d’islamologue des thèses qui relèvent en fait
des croyances de l’islamopsychose, et c’est en cela qu’ils posent
un problème. Il est frappant à cet égard de constater le
changement radical de ses analyses au fil des ans.
En 2000, dans son ouvrage Jihad30, consacré à l’évolution des
mouvements islamistes des années 1970 à la fin du XXe siècle, il
explique que l’idéologie islamiste n’est pas une force ascendante
au sein de l’islam. Il juge au contraire que l’activité accrue des
mouvances qui s’en revendiquent est un symptôme de son déclin
parmi les populations de confession musulmane. En d’autres
termes, l’activisme, le prosélytisme et le terrorisme islamistes
constitueraient le « chant du cygne » d’une idéologie appelée à
disparaître ou à se marginaliser. Il maintient cette analyse dans la
réédition actualisée de ce livre en 2003, le 11-Septembre étant
survenu entre-temps31. Un an plus tard, il persiste et signe dans
Fitna : les attentats et les tentatives pour propager l’islamisme
relèvent d’une guerre civile interne à l’islam, provoquée par des
groupes qui s’efforcent ainsi d’enrayer le déclin de l’adhésion à
l’islamisme dans les populations de confession musulmane à
travers le monde32.
Lorsqu’en 2012 Gilles Kepel revient dans les librairies après
plusieurs années de quasi-silence éditorial, sa volte-face est
saisissante. Dans ses ouvrages successifs à partir de cette date, à
compter de Banlieue de la République33, il déploie de plus en plus
systématiquement des thèses clés de ce que je nomme
l’islamopsychose, à savoir : la reductio ad islamum pour expliquer
par une cause générique, l’« islam », les problèmes pouvant
toucher les Français de confession musulmane ; la réduction de la
population jeune de banlieue à sa composante de confession
musulmane ; la thèse du basculement massif de cette dernière
dans le communautarisme ; la thèse du basculement massif des
jeunes de banlieue dans l’islam revendicatif et dans l’islamisme.
Sur le phénomène des jeunes Français qui basculent dans le
jihadisme, les éléments d’explication avancés par Gilles Kepel et
par d’autres, même combinés, ne tiennent pas la route. La
focalisation sur les jeunes de banlieue n’est pas justifiée, puisque,
selon un rapport du Centre de prévention des dérives sectaires
liées à l’islam, que recoupent les données du ministère de
l’Intérieur, la moitié des jihadistes français viennent des classes
moyennes ou supérieures. La focalisation sur la confession
musulmane ne l’est pas davantage, car les jeunes élevés dans
des familles athées sont plus nombreux que ceux élevés dans des
familles pratiquant l’islam34.
Une autre explication, centrale chez Gilles Kepel, repose sur
l’idée d’une gradation qui partirait du musulman modéré pour
atteindre par paliers le stade du « musulman radicalisé », puis
celui du poseur de bombes. Cette explication ne tient pas non
plus. Elle postule en effet à tort qu’il existerait foncièrement un
seul islam dont la forme la plus édulcorée serait la sécularisation
et la forme la plus extrême l’intégrisme islamiste, avec pour stade
ultime le basculement dans le jihadisme. Au contraire, comme on
l’a vu, l’islam s’apparente plutôt à un arbre doté de très
nombreuses branches dont seules quelques-unes, minoritaires,
donnent des fruits empoisonnés.
De surcroît, si cette thèse du « musulman radicalisé » était
valide, on constaterait que ceux qui deviennent jihadistes ont un
passé marqué par un fort intérêt pour les dogmes de l’islam et une
forte piété religieuse. Or l’analyse par Associated Press de plus de
trois mille documents internes de l’organisation État islamique
indique au contraire que 70 % des recrues ont une connaissance
à peine basique des notions clés de l’islam, que 24 % en ont une
connaissance tout juste moyenne, et que, parmi les 16 % restants,
seuls 5 % peuvent être considérés comme des « étudiants
avancés » de l’islam. Symbole éloquent : selon Associated Press,
deux recrues britanniques auraient commandé Le Coran pour les
nuls et L’Islam pour les nuls sur Amazon avant de partir combattre
en tant que jihadistes35 !
Notes
1. Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone : genèse du djihad français, Gallimard, 2015.
2. Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon : les mouvements islamistes dans l’Égypte
contemporaine, Gallimard, 2012 (rééd.).
3. . « 11 men sentenced to up to 12 years in homosexuality case in Egypt », Al-Ahram,
24 avril 2016.
4. Source : CIA World Factbook, 2014.
5. Source : Unesco.
6. Source : Pew Research Center.
7. Institut national d’études démographiques, Trajectoires et origines, op. cit., p. 582.
8. Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone, op. cit., p. 21.
9. Observatoire national des zones urbaines sensibles, Rapport 2011, p. 78.
10. Voir Thomas Guénolé, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, op. cit.
11. À noter la pratique répandue des contrefaçons.
12. Voir le chapitre « Sécularisation contre saoudisation », p. 247.
13. Ifop, Analyse (1989-2011). Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de
France, art. cité, p. 27.
14. Ibid., p. 6-25.
15. Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone, op. cit., p. 36-37.
16. . « Beaumont-sur-Oise : une cité en colère après la mort d’Adama », Le Parisien,
20 juillet 2016.
17. . « En 48 heures, les attaques contre les mosquées se sont multipliées », Le
Figaro, 9 janvier 2015.
18. . « Selon les RG, les émeutes en banlieue n’étaient pas le fait de bandes
organisées », Le Monde, 7 décembre 2005.
19. Institut national d’études démographiques, Trajectoires et origines, op. cit., p. 505.
20. Son intitulé complet était : Marche pour l’égalité et contre le racisme.
21. Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone, op. cit., p. 113.
22. Ibid., p. 249.
23. Ibid., p. 41-42.
24. Pascal Bruckner, « L’invention de l’“islamophobie” », Libération, 23 novembre 2010.
25. Fernando Bravo López, « Towards a definition of Islamophobia: approximations of
the early 20th century », Ethnic and Racial Studies, vol. 34, no 4, 2011, p. 556-573.
26. Alain Quellien, La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Émile
Larose, 1910, p. 133. « Mahométan » est un terme synonyme de « musulman »,
aujourd’hui tombé en désuétude.
27. Il s’agit du dessin de Cabu publié en une de Charlie Hebdo le 8 février 2006.
28. Alain Finkielkraut, La Seule Exactitude, Stock, 2015. Sur cet ouvrage, voir Thomas
Guénolé, La Mondialisation malheureuse, op. cit., p. 24-25.
29. Max Weber et Isabelle Kalinowski, La Science, profession et vocation, suivi de
Leçons wébériennes sur la science et la propagande, Agone, 2005.
30. Gilles Kepel, Jihad : expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard, 2000.
31. Gilles Kepel, Jihad, Gallimard, 2003 (rééd.).
32. Gilles Kepel, Fitna : guerre au cœur de l’islam, Gallimard, 2004.
33. Gilles Kepel, Banlieue de la République : société, politique et religion à Clichy-
sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, 2012.
34. Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam, Une nouvelle forme
d’embrigadement des mineurs et des jeunes majeurs dans le terrorisme, 2014.
35. . « “Islam for Dummies”: IS recruits have poor grasp of faith », Associated Press,
15 août 2016.
4

Jihad ?
« Combattez sur le chemin de Dieu ceux qui vous
combattent, sans pour autant commettre d’agression : Dieu
déteste les agresseurs. »
Coran 2, 190
(traduction de Jacques Berque, 1995)
La théorie de la « radicalisation de l’islam » portée par Gilles
Kepel et par d’autres se révélant non étayée, et même réfutée par
les chiffres, comment expliquer que de jeunes Français et de
jeunes Françaises deviennent jihadistes ?
L’hypothèse du désespoir social et économique ne fonctionne
pas. S’il s’agissait d’un moteur du basculement, dans la mesure
où la France compte 1,7 million d’adolescents et de jeunes adultes
frappés par la pauvreté1, les jihadistes devraient être des
centaines de milliers, et non pas comme aujourd’hui un peu plus
de 3 0002.
Une explication avancée par les spécialistes est
l’« embrigadement sectaire ». Le processus de recrutement
d’adolescents ou de très jeunes adultes par l’organisation État
islamique reproduit en effet fidèlement les stades d’enrôlement
que l’on peut observer dans une secte.
Le jeune est d’abord démarché, généralement via les réseaux
sociaux, par un recruteur qui lui tient un discours de propagande
mettant en avant des thèmes qui le touchent : un idéal
d’intransigeance morale, une prétention à mieux comprendre le
monde que les gens ordinaires, la cohésion d’un groupe où
l’affection est profonde, sincère. Ces sujets trouvent un fort écho à
un âge où un sentiment de profonde solitude peut coexister avec
un besoin de s’affirmer comme une personne « spéciale » et
l’impatience de se confronter au monde adulte, sans abandonner
sa quête d’absolu.
Parallèlement, le recruteur déploie une stratégie manipulatoire
visant à couper méthodiquement la cible des personnes pour
lesquelles elle a de l’affection ou qui ont de l’autorité sur elle :
parents, fratrie, enseignants, copains d’école, imams s’il s’agit
d’un jeune de confession musulmane pratiquant. La première
rupture constatée par les parents concerne les amis de collège ou
de lycée : telle adolescente refusera désormais de parler avec ses
anciennes camarades de classe parce qu’elle les juge
« impures ». La deuxième rupture se situe au niveau des activités
extrascolaires : tel adolescent dira vouloir arrêter ses cours de
guitare parce que la musique est une tentation inspirée par Iblis3.
La troisième rupture se traduit par le refus d’aller à l’école ou de
poursuivre son apprentissage professionnel : telle jeune fille
interrompra son apprentissage de la coiffure parce que cela
suppose de coiffer des hommes. Enfin, l’accumulation de
comportements sectaires au sein du foyer rend progressivement
impossible la cohabitation entre l’adolescent et sa famille : par
exemple, tel jeune garçon entreprendra de détruire tout ce qui,
dans la maison, représente un humain ou un animal.
Chez certains jeunes, ces ruptures successives interviennent de
manière tout à fait souterraine et invisible, jusqu’à l’exil final. Une
adolescente peut ainsi avoir deux comptes Facebook, l’un sur
lequel elle apparaît inchangée, l’autre sur lequel elle poste des
photos d’elle en niqab aux côtés de son « fiancé ».
Une fois devenu jihadiste en Syrie, en Irak ou en Libye,
l’adolescent, s’il garde le contact avec sa famille, communique
généralement de façon laconique, simplement pour assurer qu’il
va bien. Souvent, il paraît en état d’anesthésie affective.
Inversement, un retour des manifestations d’affection à l’égard des
parents ou de la fratrie dénote le début du
« désembrigadement » . 4
Insistons sur un point : aucun élément ne permet de conclure
qu’une culture familiale musulmane, le divorce des parents,
l’absence du père dans la cellule familiale, une fratrie nombreuse
ou encore la pauvreté du foyer seraient des facteurs favorisant le
basculement d’un adolescent dans le jihadisme. Au contraire,
l’embrigadement sectaire jihadiste atteint des adolescents de tout
milieu, ayant vécu dans tous types de configuration familiale. Cela
signifie qu’il est inepte de culpabiliser les familles des jeunes
jihadistes. En l’état actuel des connaissances disponibles,
l’embrigadement jihadiste des adolescents est strictement un
phénomène sectaire, et non pas un problème lié à l’islam, à la
précarité économique ou à la situation familiale.
Le cas des adultes qui rejoignent l’organisation État islamique
est profondément différent. Une opinion couramment admise est
qu’il s’agirait d’individus paumés, pauvres et peu éduqués, voire
illettrés. Un rapport récent de la Banque mondiale fondé sur
l’analyse de données internes à l’organisation portant sur près de
quatre mille recrues étrangères dément cette affirmation. D’une
part, la pauvreté n’apparaît pas comme un facteur déterminant.
D’autre part, les recrues affichent globalement un niveau d’études
plutôt élevé : 43 % ont terminé leurs études secondaires et 25 %
sont allées à l’université. D’ailleurs, à contre-courant d’une idée
répandue, la proportion de candidats aux attentats suicide
augmente avec le niveau d’éducation5.
Si le fait de devenir jihadiste ne peut s’expliquer ni par la misère,
ni par l’absence d’éducation, ni par la religiosité, et si le processus
sectaire, opérant pour les adolescents, ne l’est pas, a priori, pour
la plupart des recrues adultes, quelle cause de basculement reste-
t-il ?
La réponse que je propose est la fascination du mal. Elle est
proche des hypothèses avancées par l’islamologue Olivier Roy6.
Même si cela nous répugne, nous devons admettre que la volonté
de faire le mal pour le mal et le désir de mort existent. Face à une
offre de recrutement pour aller massacrer d’autres êtres humains
en usant de procédés barbares, décapiter des prisonniers, violer
des femmes, en réduire d’autres à l’état d’esclaves sexuelles,
voire s’autodétruire dans un attentat suicide, il y aura toujours des
volontaires. La fascination du mal fait partie des caractéristiques
de notre espèce. C’est ainsi que, en 1944, quelque sept mille
Français devinrent volontairement Waffen SS dans la division
Charlemagne de l’Allemagne nazie.

L’organisation État islamique est une entité politique et militaire.


Elle est islamiste, puisqu’elle a proclamé une théocratie islamique
sur le territoire qu’elle contrôle. Elle est intégriste, puisque les
règles qu’elle y applique correspondent au wahhabisme saoudien
dans sa forme la plus radicalisée. Et elle est jihadiste, puisqu’elle
entend étendre par les armes le règne de ses croyances. Elle est
née en 2006 à la faveur du chaos postérieur à l’invasion états-
unienne de l’Irak et à la chute du régime baasiste7 de Saddam
Hussein, fondée par des groupes armés partageant le projet de
faire de l’Irak un califat intégriste. Cette année-là, ils ont proclamé
la naissance de l’« État islamique d’Irak », comme les talibans
avaient constitué un « Émirat islamique » afghan en 1996.
À partir de la fin de 2010, des révoltes populaires enflamment
plusieurs pays arabes, provoquées par la flambée des prix des
biens de première nécessité pour cause de spéculation financière.
En mars 2011, ce qu’on appelle le « printemps arabe » gagne la
Syrie, voisine de l’Irak8. L’organisation État islamique profite
bientôt du contexte de guerre civile qui s’installe pour prendre des
positions sur le territoire syrien. Parallèlement, le retrait d’Irak de
l’armée états-unienne, conjugué à l’extrême fragilité du nouvel
État fédéral installé par l’occupant, ouvre une autre fenêtre de tir.
L’organisation lance alors une vaste offensive, particulièrement
puissante en 2013 et 2014, et conquiert le nord-ouest de l’Irak.
Tenant compte de cette expansion, elle remplace son nom d’« État
islamique en Irak » par celui d’« État islamique en Irak et au
Levant ». En juin 2014, avec la proclamation du califat sur les
territoires conquis, l’organisation se rebaptise « État islamique »,
ce qui lui permet de reconnaître l’allégeance de groupes armés
d’autres pays, comme Boko Haram au Nigeria, et de souligner sa
prétention à instaurer un califat intégriste mondial.
Se focaliser sur les pratiques atroces de cette organisation et
sur son idéologie totalitaire, c’est passer à côté d’une donnée
fondamentale du problème : son contexte spécifiquement irakien.
En effet, dans un pays où deux tiers de la population sont de
confession musulmane chiite et où vit une minorité kurde (dans le
Nord)9, on observe un recoupement entre les élites arabes de
confession musulmane sunnite, les élites du parti Baas, parti
unique sous le régime de Saddam Hussein, et les élites de la
région d’origine du dictateur déchu – le Nord-Ouest. Cela signifie
que, pendant plus de trente ans, l’Irak a été gouverné par un
groupe ethnico-religieux soudé, mais minoritaire.
Or, dès le début de l’occupation militaire états-unienne, en 2003,
l’administrateur Paul Bremer a mis en œuvre une politique
draconienne de « débaasification » qui a amputé l’État et l’armée
d’une très large part de ses cadres baasistes. Dans le même
temps, l’État fédéral installé par les États-Unis d’Amérique a
octroyé l’essentiel des leviers du pouvoir à la majorité ethnico-
religieuse chiite, tandis que le Nord kurde prenait son autonomie.
Il s’ensuit que la minorité sunnite est passée en quelques années
de groupe dominant à groupe dominé.
Là apparaît le lien avec l’organisation État islamique actuelle : la
plupart de ses cadres dirigeants sont d’anciens officiers du parti
Baas et de l’armée de Saddam Hussein10. Ainsi, le gouverneur de
tous les territoires de l’organisation en Irak, Fadel Ahmed Abdullah
al-Hiyali, tué par une frappe aérienne états-unienne en 2015, était
un ancien colonel de l’armée irakienne11. On peut donc
raisonnablement avancer l’hypothèse suivante : face à la
mainmise chiite sur le nouveau régime irakien, l’organisation État
islamique relève en partie d’une entreprise de reconversion des
élites arabes sunnites du régime de Saddam Hussein, pour créer
un « Sunnistan » séparatiste dont ces hommes seraient seigneurs
et maîtres.
Cette hypothèse peut expliquer de multiples aspects de la
situation actuelle dans la région. D’abord, la rapidité d’installation
d’un début d’administration territoriale, fiscale et policière relevant
d’un « embryon d’État »12 : les cadres de l’ancien régime baasiste
recyclent leurs compétences. Ensuite, la stratégie d’expansion
militaire conduite, consistant à mettre la main sur les territoires
majoritairement arabes sunnites dans le nord-ouest de l’Irak, puis
à aller chercher un accès à la mer là où la guerre civile syrienne
permet de prendre des positions. De même, l’obsession antichiite
qui transparaît dans la propagande extrêmement virulente
déployée par l’État islamique sur Internet : elle s’inscrit dans la
guerre civile ethnico-religieuse provoquée par la destruction du
régime baasiste. Sans oublier les trafics mafieux en tout genre,
qu’il s’agisse de pétrole13 ou de vestiges archéologiques14 : ils
n’ont guère à voir avec l’islamisme ou l’intégrisme, mais sont
cohérents avec l’objectif de mettre en place un système féodal au
service du confort et de la survie politique d’élites de l’ancien
régime baasiste. Enfin, le silence énigmatique que garde le chef
supposé de l’organisation, le militant intégriste Ibrahim Awad
Ibrahim Ali al-Badri, alias Abou Bakr al-Baghdadi, autoproclamé
« calife » de l’État islamique en 2014 : si la réalité du pouvoir est
exercée par une junte d’anciens cadres dirigeants du régime de
Saddam Hussein, lui-même ne joue vraisemblablement qu’un rôle
honorifique – à l’instar, toutes proportions gardées, de la reine
Élisabeth II au Royaume-Uni.
Le passage de ces anciens cadres baasistes à une idéologie
islamiste, intégriste et jihadiste a présenté en outre l’avantage de
leur garantir des ressources en provenance, principalement, de
plusieurs monarchies du Golfe. Il est en effet établi que divers
régimes islamistes et intégristes de la péninsule arabique tolèrent,
encouragent, voire assurent eux-mêmes le financement de
groupes armés jihadistes de par le monde. Ainsi, le
8 octobre 2012, dans l’émission C dans l’air, sur France 5, Louis
Caprioli, ancien sous-directeur de la lutte contre le terrorisme à la
DST (Direction de la surveillance du territoire, aujourd’hui
Direction générale de la sécurité intérieure – DGSI), déclarait :
« Des Français vont en Tunisie s’entraîner dans des camps
jihadistes tunisiens financés par le Qatar, ou en Libye, notamment
dans la région de Derna, où des gens s’entraînent avant d’aller
faire le jihad en Syrie. » Le même jour, dans un entretien à La
Dépêche du Midi, Yves Bonnet, ancien directeur de la DST,
évoquait « le problème de l’argent qui est alloué par des pays
salafistes ». Puis, se faisant plus précis : « On n’ose pas parler de
l’Arabie saoudite et du Qatar, mais il faudrait peut-être aussi que
ces braves gens cessent d’alimenter de leurs fonds un certain
nombre d’actions préoccupantes. »
Le 4 mars 2014, David Cohen, sous-ministre états-unien des
Finances pour le terrorisme et le renseignement financier, affirmait
publiquement que le Qatar et le Koweït laissent opérer sur leur
territoire les collecteurs de fonds du terrorisme. Le 30 septembre
2014, la revue de référence Foreign Policy révélait que, en Syrie,
le Qatar a directement financé les combattants jihadistes parmi les
plus radicaux jusqu’en 2013 – un financement qu’il sous-traite
depuis, mais qui se poursuit15. De surcroît, sur les 35 millions
d’euros de financement du terrorisme interceptés de 2010 à 2015
par la Cellule belge de traitement des informations financières,
l’émirat du Qatar arrive en tête des pays d’origine16. À ce mécénat
macabre s’ajoute l’attitude du régime autoritaire du président turc
Recep Tayyip Erdoğan, qui s’est souvent comporté en allié objectif
de l’organisation État islamique, notamment en faisant de la
Turquie un débouché privilégié pour son pétrole17.
En somme, on peut imaginer que les cadres dirigeants de
l’organisation État islamique ont choisi l’islamisme et l’intégrisme
entre autres motifs pour bénéficier de ces mécénats, comme jadis
diverses organisations armées avaient choisi le marxisme-
léninisme pour obtenir le soutien financier de feu l’Union
soviétique.
Dans cette hypothèse, résumer les attentats de l’organisation
État islamique à l’expression d’une sauvagerie barbare et
primitive, c’est commettre la même erreur que lorsqu’on prenait
Adolf Hitler et ses lieutenants pour de simples fous furieux aux
actes erratiques. Il faut au contraire prendre très au sérieux
l’intelligence cynique que déploient ses leaders.
Ainsi, les attaques qui ont frappé plusieurs pays, dont la France,
au cours des deux dernières années relèvent d’une doctrine
classique de stratégie militaire appelée « guerre asymétrique ». Le
concept est simple : lorsqu’il existe un écart immense entre les
ressources des belligérants, qu’elles soient matérielles ou
humaines, le plus faible peut opter pour des actions peu
consommatrices de ressources, mais à très fort impact sur le
moral de l’adversaire. En l’occurrence, l’objectif des attentats
sanglants ou encore des vidéos d’exécutions sommaires par
décapitation ou par crémation que propage l’organisation État
islamique est double : d’une part, faire oublier sa faiblesse dans le
rapport des forces strictement militaires, chaque attaque
abominablement spectaculaire pouvant être présentée comme
une grande victoire ; d’autre part, tenter de susciter dans les pays
visés une psychose collective hostile aux minorités musulmanes
pour, en retour, faire grossir le flux de recrues étrangères de
confession musulmane dont l’organisation a désespérément
besoin.

L’instrumentalisation des médias audiovisuels de masse des


pays riches est une composante vitale de cette guerre
asymétrique.
L’émergence des chaînes câblées, des chaînes satellitaires et
des médias directement diffusés sur Internet a atomisé le paysage
concurrentiel médiatique. Elle a rendu acharnée la bataille pour
l’audience, en même temps que convergeaient les modèles
économiques des médias audiovisuels installés et ceux des
médias audiovisuels naissants. D’un côté, les médias longtemps
dominants, voyant leurs parts de marché fondre face à la
concurrence, ont accumulé les réductions d’effectifs et de budget
pour tendre vers un modèle low cost comparable à celui de
Ryanair dans l’aviation civile. De l’autre, les nouvelles générations
de médias audiovisuels ont d’emblée mis en place un tel modèle,
adapté au contexte de concurrence féroce dans lequel elles
étaient nées. Parallèlement, l’arrivée d’Internet a conduit les uns et
les autres à généraliser le multisupport – à la fois écrit, vidéo et
audio – et surtout le flux continu de contenu.
Partant de là, l’ensemble des médias audiovisuels de masse se
sont trouvés confrontés à ce défi : quand tout le monde a accès
aux informations des mêmes agences de presse, comment remplir
tous ses supports et accroître sa part de marché, alors même que
le modèle low cost empêche de financer la production de contenu
exclusif à l’aide du journalisme d’investigation ? Principale
réponse : le buzz. Et on le maximise en diffusant des contenus
inattendus, choquants, violents ou transgressifs, en particulier des
images et des vidéos.
Dans ce contexte, pour des raisons structurelles liées à leur
modèle low cost, les médias audiovisuels de masse sont devenus,
à leur corps défendant, partie intégrante de la force de frappe des
organisations jihadistes dans leur guerre asymétrique. À chaque
attentat, ils assurent la diffusion en boucle d’images horrifiantes,
de vidéos abominablement sanglantes, de témoignages
traumatisants, générant la panique, l’hystérie et la psychose
collectives que recherchent les terroristes. En aucun cas,
évidemment, ils ne sont des instruments volontaires de cette
stratégie. La situation est bien plus malsaine que cela : ils le
deviennent malgré eux. Les journalistes eux-mêmes sont
prisonniers de ce piège. Cependant, des remèdes existent.

Dans le fonctionnement à flux tendu du modèle low cost, il est


extrêmement tentant pour les médias audiovisuels de puiser, sur
chaque grand thème, dans un vivier réduit d’experts dont on sait
qu’ils seront facilement disponibles et « bons clients », c’est-à-dire
efficaces sur la forme en plateau, indépendamment de la rigueur
de leur analyse ou de la solidité de leurs thèses. Néanmoins, sur
l’islam, le terrorisme, le Moyen-Orient, et sur la minorité
musulmane de notre pays, l’enjeu est devenu beaucoup trop
grave pour continuer de se contenter de ces expédients. Si l’on
veut garantir une bonne information du grand public, endiguer les
haines et renforcer la cohésion de notre société, il est urgent de
diversifier les intervenants en privilégiant la rigueur intellectuelle
sur la télégénie. Pour le dire plus crûment : au lieu d’une énième
intervention d’un Gilles Kepel qui ressassera les thèses de
l’islamopsychose, il est temps d’inviter des islamologues, des
sociologues, des démographes dans toute leur diversité, dont les
livres et les articles montrent qu’ils ont une solide expertise
rationnelle sur le sujet. Nul doute qu’à force d’expérience ils
prendront le pli et apprendront la concision, leur principal défaut
étant souvent de faire trop long à l’antenne.
Réciproquement, les milieux universitaires français doivent
rompre avec leur attitude de défiance à l’égard des médias
audiovisuels, sous prétexte que seuls les colloques scientifiques
et les revues à comité de lecture vaudraient la peine qu’on y
intervienne. J’affirme que c’est une erreur de jugement colossale
doublée d’un manquement au devoir de tout scientifique, qui est
d’apporter des connaissances rationnelles au débat public, de
vulgariser des savoirs qui sans cela resteraient confinés dans les
cercles étroits de la vie académique, et surtout d’empêcher que le
débat sur des sujets aussi graves soit monopolisé par des
prêcheurs de tout poil ou des charlatans de l’expertise.
Les médias devraient en outre faire preuve de retenue dans leur
traitement visuel des attentats. Il ne s’agit évidemment pas de
censurer l’information, mais de s’abstenir d’aggraver la psychose,
l’hystérie et la panique en rediffusant en boucle des contenus
traumatisants. L’idéal serait que s’instaure une règle tacite de
retenue adoptée par tous les médias, comme cela s’est passé
pour les vidéos de décapitation et d’immolation de l’organisation
État islamique – les médias audiovisuels français dans leur quasi-
totalité les ont bannies de leurs écrans. Mais si une telle
instauration se révèle impossible, le Conseil supérieur de
l’audiovisuel (CSA) serait fondé à prendre des mesures dans la
continuité de ses appels à la retenue médiatique au lendemain de
l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016. Rappelons que, pour un
média, l’humiliation d’un communiqué de presse du CSA exposant
ses fautes déontologiques est bien plus dissuasive qu’une
sanction administrative. Par exemple, l’image publique de BFM TV
souffre toujours de l’épisode de l’Hyper Cacher, en janvier 2015,
lorsque la chaîne a été accusée par le CSA d’avoir mis en danger
la vie de certains otages en révélant que des personnes étaient
cachées dans la chambre froide18.
Sur un plan plus sémantique, il serait également important que
l’emploi récemment banalisé des termes « radicalisation » et
« déradicalisation » soit banni du débat public, puisqu’ils sont
erronés. Ils sous-entendent en effet qu’il existerait un continuum
allant du « musulman modéré » au musulman intégriste et,
ultimement, au poseur de bombes ; or nous avons vu que cette
théorie était fausse. Pour ne pas entretenir la lecture
islamopsychotique qui fait à tort du jihadisme une manifestation de
l’islam sous sa forme la plus puriste, il convient d’utiliser plutôt les
mots « embrigadement » et « désembrigadement ».
Justement, pour lutter contre l’embrigadement sectaire des
adolescents et des très jeunes adultes qui les conduit à basculer
dans le jihadisme, le plus urgent est de renforcer les moyens
matériels et humains permettant de repérer et de traiter la dérive,
sur le modèle des dispositifs développés ces dernières décennies
contre l’embrigadement sectaire sous toutes ses formes. Cela
suppose de multiplier les vidéos officielles destinées aux parents
pour les aider à détecter les premiers signes. Cela suppose aussi
de former les enseignants de collège et de lycée à repérer les
moindres cas, y compris les plus embryonnaires, pour les
adresser aux professionnels du traitement de ce type de situation.
Ces derniers sont les travailleurs sociaux en contact direct avec
les adolescents, ainsi que les médecins de la psychiatrie de
l’enfant et de l’adolescent, autant d’acteurs qui ont également
besoin de formations ad hoc pour apprendre à gérer de telles
situations. Sans doute faut-il confier le pilotage de ces formations
à une instance telle que la Mission interministérielle de vigilance et
de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), experte
indiscutable en la matière. Quant à la coordination de toutes les
actions destinées à prévenir l’engrenage de l’embrigadement en
amont et à effectuer le travail de désembrigadement en aval, elle
pourrait être prise en charge par des structures déjà existantes :
les maisons départementales des adolescents.
À l’égard des adultes jihadistes, qui, eux, se sont engagés par
fascination du mal, l’approche ne peut être que sécuritaire.
Cependant, leur appliquer de facto la loi du talion, c’est-à-dire les
tuer lors de leur interpellation comme c’est généralement le cas,
constitue une faute idéologique. Gagner la bataille des valeurs,
c’est respecter les nôtres même envers ce type d’adversaires.
Cela implique de résister à notre envie primaire – bien que
humainement compréhensible – de les exécuter sommairement,
et de chercher au contraire à les capturer vivants pour les traduire
en justice dans un procès équitable, à l’issue duquel ils vieilliront
et mourront dans une prison française.
Le cas des adultes qui reviennent en France après un séjour
jihadiste pose un problème spécifique. Certains responsables
politiques de droite, au premier rang desquels l’ancien président
de la République Nicolas Sarkozy, ont proposé de les emprisonner
préventivement. Cette idée est indéfendable à un double titre.
D’une part, elle est totalement contraire aux droits fondamentaux
de tout être humain en France : l’article 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme de 1953 interdit les mesures
arbitraires, ce qui inclut le fait d’être durablement emprisonné sans
avoir eu droit à un procès équitable. D’autre part, il est
incomparablement plus efficace de les placer sous surveillance
pour identifier à travers eux des cellules susceptibles de préparer
des attentats sur notre sol. Évidemment, au moindre indice de la
préparation d’une attaque ou d’une activité au bénéfice d’une
organisation jihadiste, les lois existantes doivent s’appliquer : elles
prévoient des sanctions parmi les plus lourdes du droit français.
Sur le plan international, la stratégie française devrait être de
mener une guerre économique assumée contre les puissances
étrangères qui financent des organisations jihadistes, tolèrent sur
leur sol la collecte de fonds à leur bénéfice ou agissent en alliés
de facto de telles organisations. Je pense en particulier à l’Arabie
saoudite, au Qatar, au Koweït et à la Turquie. Après avoir subi
plusieurs vagues d’attentats sur son sol, la France est fondée à
prendre une batterie de sanctions économiques contre ces pays.
Boycotter les biens et services qu’ils exportent chez nous serait
une première mesure de rétorsion utile. Confisquer les valeurs
mobilières, les biens immobiliers ou bancaires que détiennent en
France ces régimes et leurs dignitaires serait également
parfaitement légitime. Symboliquement, ces confiscations
pourraient d’ailleurs servir à financer un fonds d’indemnisation des
victimes des actes terroristes, ainsi que les dispositifs de
désembrigadement sectaire déjà évoqués.
L’Irak, pays souverain, peut agir lui-même pour apaiser la
situation. Il faudrait par exemple que les autorités du jeune État
fédéral reprennent à leur compte une proposition de feu Sérgio
Vieira de Mello, ambassadeur des Nations unies tué dans un
attentat en 2003 : utiliser la rente pétrolière pour financer un
revenu de base inconditionnel distribué à tous les Irakiens. Cette
mesure serait un facteur extrêmement puissant de stabilisation
politique et socio-économique.
Sur le plan de l’organisation interne du pays, toutefois, il est
manifeste que la « démocratie consociative » imposée par
l’occupant états-unien ne fonctionne pas. En théorie, suivant les
travaux du politologue néerlandais Arend Lijphart19, ce système
de partage du pouvoir entre communautés ethnico-religieuses est
censé apporter la stabilité et la paix aux pays qui ont connu les
guerres civiles les plus irréconciliables. Cependant, en Irak, cela
n’a abouti qu’à l’indépendance de facto du Kurdistan, au nord,
tandis que les élites de la majorité arabo-chiite prenaient le
contrôle des leviers de pouvoir au détriment de celles de la
minorité arabo-sunnite. L’échec est donc patent. En outre, on
comprend, au vu de l’accumulation des conflits ethnico-religieux
internes, jointe au fait que la minorité kurde a désormais ses
propres élites, sa propre administration et sa propre armée, que la
cohabitation entre le Nord kurde, le Nord-Ouest arabo-sunnite et
le reste du pays, à dominante arabo-chiite, a vécu. La question
d’une partition du pays, décidée par référendum sous l’égide des
Nations unies, entre le Kurdistan, l’« Irak du Nord » sunnite et
l’« Irak du Sud » chiite, peut donc être raisonnablement
envisagée.
L’émergence d’un Kurdistan indépendant serait d’ailleurs un
facteur de déstabilisation pour la Turquie de Recep Tayyip
Erdoğan, où le sort de la minorité kurde est un enjeu politique
brûlant. Ce serait donc une riposte à la fois efficace et non violente
à sa stratégie de soutien à l’organisation État islamique. Rien
n’empêche la France, après des négociations ad hoc avec le
gouvernement autonome kurde, d’être le premier grand État à
reconnaître un Kurdistan irakien indépendant.
En ce qui concerne l’organisation État islamique, la stratégie
actuellement conduite séparément mais dans un dessein commun
par les États-Unis d’Amérique, la Russie et leurs alliés respectifs
est sans doute la bonne : des bombardements aériens et une
action armée au sol laissée aux forces locales, qu’il s’agisse de
l’armée des Kurdes et de l’Irak côté états-unien, ou de l’armée
syrienne côté russe. Il serait en effet dangereusement contre-
productif que les armées de grandes puissances du Nord, quelles
qu’elles soient, répètent le scénario d’invasion puis d’occupation
militaire à grande échelle mis en œuvre par les États-Unis
d’Amérique sous George W. Bush : cela faciliterait
considérablement la propagande jihadiste, qui crierait au « retour
des croisades ». À l’heure où j’écris ces lignes, au début de
décembre 2016, la « bataille de Mossoul » est toujours en cours,
et l’État islamique pourrait bien perdre le contrôle de cette ville, sa
capitale irakienne. Par ailleurs, en Libye, les forces loyalistes lui
auraient repris la ville de Syrte. Il faut cependant s’attendre à ce
que l’organisation réagisse à ce rétrécissement de son aire
géographique comme al-Qaida avant elle, en se déterritorialisant
et en accentuant sa stratégie de guerre asymétrique, ce qui
impliquerait la multiplication des attentats.
Toujours est-il que la France doit à la mémoire des disparus et
aux survivants des attentats de 2015 et 2016 de faire œuvre de
justice à l’encontre de ceux qui ont organisé ces infamies, c’est-à-
dire les cadres dirigeants de l’organisation État islamique et d’al-
Qaida au Yémen. Encore une fois, il n’est pas question de
procéder à des assassinats ciblés, mais de s’efforcer de les
traduire en justice. Il y a un précédent : le terroriste vénézuélien
Carlos, responsable de multiples attentats en France à partir de
1974, a été traqué par les services secrets français et a fini par
être capturé en 1994. Depuis, il a eu droit à un procès et finit ses
jours dans une prison française.
Notes
1. . « La pauvreté selon l’âge », Observatoire des inégalités, 9 janvier 2015.
2. . « Les nouveaux chiffres de la radicalisation », Le Monde, 26 mars 2015.
3. . « Iblis » est l’un des noms du diable dans l’islam.
4. Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam, Une nouvelle forme
d’embrigadement des mineurs et des jeunes majeurs dans le terrorisme, op. cit., p. 6-15.
5. Banque mondiale-Région Moyen-Orient et Afrique du Nord, Bulletin trimestriel
d’information économique de la région MENA : inclusion économique et sociale pour la
prévention de l’extrémisme violent, 5 octobre 2016, p. 12-22.
6. Voir notamment son entretien-fleuve : « Djihadisme : Olivier Roy répond à Gilles
Kepel », L’Obs, 6 avril 2016.
7. Le baasisme est une idéologie prônant un système politique et économique
socialiste, un État laïc et le regroupement de tous les pays arabes dans une nation
unique. Le parti Baas est au pouvoir en Syrie depuis 1970. En Irak, il l’a été de 1968 à
2003.
8. Thomas Guénolé, La Mondialisation malheureuse, op. cit., p. 214-219.
9. Source : The CIA World Factbook.
10. . « The hidden hand behind the Islamic State militants? Saddam Hussein’s », The
Washington Post, 4 avril 2015.
11. AFP, « Islamic State confirms death of second-in-command, Fadhil Ahmad al-
Hayali, in US air strike », 13 octobre 2015 ; « Brutal Efficiency: The Secret to Islamic
State’s Success », The Wall Street Journal, 3 septembre 2014.
12. Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, La
Découverte, 2015.
13. . « The ISIS Oil Trade, from the Ground Up », The New Yorker, 4 décembre 2015.
14. . « Inside ISIS’ looted antiquities trade », The Conversation, 31 mai 2016.
15. . « The Case Against Qatar », Foreign Policy, 30 septembre 2014.
16. . « 9,2 millions d’euros confisqués en Belgique aux terroristes : la plus grosse
somme vient du Qatar », Sudinfo.be, 16 octobre 2015.
17. . « Islamic State oil is going to Assad, some to Turkey, U.S. official says », Reuters,
10 décembre 2015.
18. Conseil supérieur de l’audiovisuel, « Traitement des attentats par les télévisions et
les radios : le Conseil rend ses décisions », 12 février 2015.
19. Arend Lijphart, « Constitutional design for divided societies », Journal of
Democracy, no 15 (2), 2004, p. 96-109.
5

Laïcité contre pseudo-laïcité


« Vous voulez faire une loi qui soit braquée sur l’Église
comme un revolver ? Ah vous serez bien avancés quand
vous aurez fait cela ! »
Aristide Briand, Intervention
lors des débats sur la loi de séparation
des Églises et de l’État,
22 avril 1905
Le 7 septembre 2016, alerté par des parents d’élèves et des
enseignants, l’Observatoire de la laïcité a adressé une lettre aux
éditions Hatier pour qu’elles procèdent à une correction dans l’un
de leurs manuels scolaires. À la définition du mot « laïcité » –
« Principe de séparation des Églises et de l’État » – était ajoutée
cette précision, qui est fausse : « En France, la laïcité suppose
aussi le refus de toute expression religieuse dans l’espace
public. » Le jour même, la maison d’édition, disant regretter cette
erreur, annonça que la seconde phrase serait remplacée par les
deux suivantes : « La laïcité garantit la liberté de conscience.
Chacun est libre de croire ou de ne pas croire dans le respect de
l’ordre public. »
Cet incident est emblématique de la confusion qui règne
aujourd’hui dans les esprits sur ce qu’est et n’est pas la laïcité. La
laïcité n’est pas une limitation du fait religieux dans la population
française, ni une exigence adressée aux croyants de renoncer aux
coutumes alimentaires ou vestimentaires auxquelles ils pourraient
souscrire. Elle ne l’a jamais été.
Face à ceux qui l’invoquent à tort pour bannir telle ou telle tenue
de l’espace public, il est utile de rappeler les propos d’Aristide
Briand, rapporteur du projet de loi de séparation des Églises et de
l’État de 1905. Alors qu’un député réclame l’ajout au texte de
l’interdiction du port des vêtements religieux dans l’espace public,
il réplique : « Il a paru à la Commission que ce serait encourir,
pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance
et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule ;
que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans
ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel,
imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe
de leurs vêtements1. » Il juge en outre qu’une telle mesure, en
plus d’être contraire à la laïcité, serait totalement inefficace en
pratique. En effet, « la soutane une fois supprimée, […]
l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de
créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus la soutane, mais se
différencierait encore assez du veston et de la redingote pour
permettre au passant de distinguer, au premier coup d’œil, un
prêtre de tout autre citoyen2 ».
L’inventeur de la laïcité moderne a donc lui-même condamné
sans appel, en son temps, les tentatives de prohibition
vestimentaire que l’on voit se multiplier à notre époque.
La laïcité est un principe de neutralité de la République en
matière spirituelle. Concrètement, cela signifie que l’État ne
reconnaît aucune religion. Il ne doit donc financer en aucune
manière les cultes présents sur son territoire, que ce soit en
rémunérant leurs clergés ou en construisant leurs temples. En
outre, il doit être lui-même totalement neutre sur ces questions.
C’est la raison pour laquelle ses bâtiments n’affichent aucun
symbole d’aucun culte : par exemple, on ne verra jamais de
crucifix dans la salle de garde d’un hôpital public. Pour la même
raison, il est formellement interdit à tout fonctionnaire de porter le
moindre signe religieux ou d’exprimer la moindre opinion
spirituelle dans l’exercice de ses fonctions.
La laïcité n’a donc jamais inclus la neutralité spirituelle de la
population elle-même. Elle n’interdit rigoureusement pas à
l’archevêque de Paris, au grand rabbin de France, à l’imam de
Bordeaux ou à des croyants anonymes de défendre leurs idées
dans l’espace public et d’affirmer publiquement que celles-ci sont
inspirées par leur foi.
De là découle qu’elle n’implique en aucun cas la neutralité
vestimentaire de la population en matière spirituelle. Elle n’exige
pas d’un prêtre qu’il retire sa soutane lorsqu’il va à la Poste,
service public. Elle n’attend pas d’un usager de confession juive
qui porterait la kippa qu’il l’ôte pour se rendre au service d’état civil
de sa mairie. Elle n’oblige pas une mère de famille musulmane qui
porterait un hijab à l’enlever pour assister à une réunion de
parents d’élèves dans une école publique. A fortiori, elle ne
réclame de personne la neutralité spirituelle chez soi, dans la rue
ou dans les locaux d’une entreprise. Ce sont la République
française, ses locaux et ses fonctionnaires qui doivent être neutres
au nom de la laïcité, pas les personnes qui vivent sur son
territoire.
Bien que la laïcité ne soit pas et n’ait jamais été un principe de
prohibition du fait religieux dans la population ou dans l’espace
public, elle est de plus en plus souvent invoquée à tort dans ce
sens. C’est ce qu’expose de façon parfaitement claire Jean
Baubérot, historien et sociologue spécialiste du sujet, dans La
Laïcité falsifiée3. Les chercheurs Stéphanie Hennette-Vauchez,
Marielle Debos et Abdellali Hajjat qualifient ce détournement de
« néolaïcité4 ». À leur suite, j’ai repris ce vocable dans mes
travaux sur la diabolisation des jeunes de banlieue5. Cependant,
puisqu’il s’agit d’une entreprise d’usurpation du véritable principe,
il me semble finalement plus exact de parler de « pseudo-laïcité »,
ses partisans étant des « pseudo-laïcs ».
Dans le débat public, lorsque les pseudo-laïcs sont confrontés à
un contradicteur démontrant qu’il y a usurpation du principe
initial6, ils utilisent principalement deux arguments. D’une part, ils
prétendent que « chacun peut avoir sa vision de la laïcité » et que
« le sens de la laïcité fait l’objet d’un débat ». C’est pourtant faux :
le principe républicain de laïcité a une signification tout à fait
claire, fondée sur le texte qui l’a instauré : la loi de 1905. Il n’y a
donc pas des « visions différentes » qui seraient de pertinence
égale, mais il y a ceux qui connaissent ce sens et ceux qui le
méconnaissent. D’autre part, les pseudo-laïcs soutiennent que
« les circonstances historiques ont beaucoup changé depuis la loi
de 1905 » et que par conséquent « la laïcité doit évoluer ». Or
lorsqu’on tente de modifier un concept au point de le faire changer
de sens, ce n’est pas une évolution : c’est une dénaturation. Donc,
dans les deux cas l’argumentation pseudo-laïque est infondée.
Dans les conflits autour de la laïcité, on observe toujours le
même enchaînement de faits :
– les militants de la pseudo-laïcité soutiennent que tel vêtement,
telle coutume, telle pratique alimentaire, tel discours, serait
incompatible avec la laïcité ;
– une autorité solennelle, souvent judiciaire, leur répond que
c’est faux ;
– sans se démonter, ils réclament une nouvelle loi pour créer
cette incompatibilité. Tant qu’ils ne l’obtiennent pas, ils
maintiennent leur pression dans l’espoir d’avoir un jour gain de
cause. S’ils l’obtiennent, ils parlent de « victoire de la laïcité »,
alors même qu’ils viennent de lui infliger une nouvelle
dénaturation.
C’est un peu comme si, face à une montagne, un groupe
d’individus prétendaient qu’il s’agit en fait d’une plaine de gravas.
À chaque occasion, ils démoliraient une partie de la montagne, et,
au bout du compte, il ne resterait effectivement qu’une vaste
étendue de cailloux, semblant leur donner raison.
De fil en aiguille et de controverse en controverse, l’activisme
des pseudo-laïcs nourrit ainsi un mécanisme de fabrication de
l’incompatibilité. Sous couvert de défendre le principe de laïcité, ils
l’usurpent pour le transformer en principe d’intolérance religieuse.
À cet égard, la controverse autour du voile est un cas d’école.
La première étape est l’« affaire des foulards de Creil7 ». Le
6 octobre 1989, le principal d’un collège de Creil refuse l’accès à
l’établissement à trois élèves au motif qu’elles portent un voile
islamique. Le 24 octobre, dans Le Monde, Guy Coq, de la revue
Esprit, s’alarme à l’idée que la tolérance « périrait si les diverses
communautés religieuses entraient en compétition pour s’emparer
de l’espace laïque de l’école ». Dans les colonnes du même
journal, l’écrivaine Leïla Sebbar juge quant à elle que des
décisions comme celle du principal « se commettent contre la
liberté, dans l’arbitraire et l’intolérance ». « La laïcité, oui, mais pas
à n’importe quel prix, ajoute-t-elle. Trois foulards contre
l’intégration de trois millions de musulmans en France8. » Le
2 novembre, plusieurs intellectuels, dont Régis Debray et
Élisabeth Badinter, signent un appel qui qualifie de « Munich de
l’école républicaine » la tolérance envers le port du voile à l’école9.
Cette référence aux accords de Munich de 1938, par lesquels la
France et le Royaume-Uni abandonnèrent la Tchécoslovaquie à
l’expansionnisme de l’Allemagne hitlérienne, établit un lien
d’équivalence entre tolérer le voile et reculer face au nazisme.
La controverse enfle. Le 6 novembre, une pétition signée par
cinquante femmes – des romancières telles que Marguerite Duras,
des responsables politiques telles que Ségolène Royal, des
artistes telles que Catherine Lara ou encore des personnalités
féministes telles que Marie-France Casalis – soutient que
« l’exclusion sera toujours la pire des solutions » et veut faire le
« pari de l’école10 ». Le 27, saisi par le ministre de l’Éducation
nationale, Lionel Jospin, le Conseil d’État juge que le port de
signes religieux à l’école par des élèves « n’est pas, par lui-même,
incompatible avec la laïcité11 ».
Les partisans de la pseudo-laïcité ne désarment pas. En vertu
du mécanisme de la fabrication de l’incompatibilité, ils ignorent
l’avis du Conseil d’État et persistent à se réclamer de la laïcité
pour exiger des décisions gouvernementales bannissant le voile
dans l’enceinte de l’école. En 1994, le ministre de l’Éducation
nationale, François Bayrou, leur donne un début de satisfaction en
adoptant une circulaire qui distingue les symboles religieux
discrets, lesquels restent autorisés, des signes religieux
« ostentatoires », c’est-à-dire très visibles, que les chefs
d’établissement doivent interdire12.
Dix ans plus tard, la victoire de la pseudo-laïcité est complète :
la loi de 2004 interdit aux élèves le port de tout signe religieux très
visible dans les écoles publiques. Sous couvert d’interdit général,
l’orientation spécifique contre le voile musulman est si évidente
aux yeux de tous que, depuis lors, on s’y réfère dans le débat
public par l’appellation « loi sur le voile ».
Par la suite, les nouvelles exigences de prohibition au nom de la
pseudo-laïcité se multiplient. L’activisme du député Éric Ciotti est à
cet égard remarquable. En 2013, il dépose une proposition de loi
pour interdire le port du voile dans les entreprises ; en 2014, pour
empêcher les mères voilées de participer aux sorties scolaires ; en
2015, pour bannir le voile des universités et des grandes écoles.
Tous ces projets de loi invoquent le principe de laïcité – une
usurpation puisque, rappelons-le, « la laïcité ne suppose la
neutralité que des représentants de l’administration13 ».
L’engrenage de la fabrication de l’incompatibilité a d’ores et déjà
abouti à l’interdiction du voile dans les crèches privées. En 2008,
la crèche Baby Loup licencie sa directrice adjointe, qui porte le
voile, pour insubordination répétée et atteinte au principe de
laïcité. Débute alors une longue procédure judiciaire. Le 19 mars
2013, la chambre sociale de la Cour de cassation – la plus haute
juridiction judiciaire du pays – juge que « le principe de laïcité
instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux
salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un
service public ». Elle en déduit que le licenciement est
« discriminatoire » et l’annule14. En 2014, la Cour de cassation,
réunie cette fois en assemblée plénière, juge au contraire que le
licenciement pour insubordination est justifié, mais invalide à son
tour l’argument de la laïcité15. Pourtant, l’année suivante,
l’Assemblée nationale adopte une loi qui impose la « neutralité
religieuse » dans les crèches en invoquant le principe de laïcité.
Le même mécanisme conduisant à propager le bannissement
du voile dans l’espace public français s’est enclenché dans deux
cas récents : la jupe longue et le burkini.
En 2015, un collège public de Charleville-Mézières refuse
l’accès de l’établissement à une élève au motif que sa jupe longue
serait « un signe ostentatoire d’appartenance religieuse16 ».
L’incident est rapidement clos par un rappel à l’ordre émanant de
la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem :
« Aucun élève ne peut être exclu en raison de la longueur ou de la
couleur de sa jupe. » Cependant, des incidents similaires
semblent se multiplier ces derniers mois, que les chefs
d’établissement ne savent pas comment gérer17. « La soutane
une fois supprimée, […] l’ingéniosité combinée des prêtres et des
tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau » : plus d’un
siècle plus tard, voici la prophétie d’Aristide Briand réalisée. Ainsi,
l’interdit vestimentaire pseudo-laïc est condamné soit à la défaite
de voir le voile simplement remplacé par un autre vêtement
acquérant la même charge symbolique, soit au ridicule d’éditer
chaque année un nouveau catalogue des vêtements interdits, dont
la liste s’allongera indéfiniment à mesure que les aspirantes au
voile s’inventeront de nouveaux emblèmes. À cela s’ajoutent des
difficultés pratiques objectivement insurmontables, car entre deux
collégiennes qui portent, par exemple, un bandana dans les
cheveux, sur quelle base distinguer celle qui le porte pour
contourner l’interdiction du voile de celle qui le porte parce qu’elle
est fan de gangsta rap ?
Durant l’été 2016 éclate l’« affaire du burkini », ce maillot de
bain couvrant la quasi-totalité du corps à l’exception du visage,
destiné aux baigneuses adeptes d’une branche intégriste et
réactionnaire de l’islam. C’est un peu l’équivalent aquatique du
jilbab, l’ample robe noire portée en Arabie saoudite. Une poignée
de cas sont constatés à l’échelle de la France. Le phénomène est
statistiquement tellement inexistant que cela devrait en faire un
non-sujet, n’appelant évidemment pas de mesures politiques
spécifiques.
Pourtant, les unes après les autres, des communes balnéaires
prennent des arrêtés antiburkini. Leurs maires invoquent tour à
tour le manque d’hygiène, alors que la matière du burkini est la
même que celle des maillots de bain habituels ; l’atteinte à la
laïcité, alors qu’elle est hors sujet sur une question qui concerne
l’habillement de la population ; la lutte contre le terrorisme, alors
qu’il n’y a pas de lien automatique de cause à effet entre des
croyances réactionnaires et le fait de poser des bombes ; ou
encore la sauvegarde de l’ordre public, même si les intéressées
ne font que se baigner. En outre, de manière très révélatrice, bon
nombre des villes qui ont pris de tels arrêtés n’ont constaté aucun
cas de burkini sur leurs plages18. En d’autres termes, ces cas
relèvent indubitablement du mouvement de panique et du
fantasme.
Ce comportement « moutonnier » de communes versant dans la
panique, nimbé de paranoïa et déconnecté de la situation réelle,
est caractéristique de l’islamopsychose. Il a notamment été à
l’œuvre dans l’incident qui s’est produit sur une plage du village
corse de Sisco. Le 13 août 2016, une rixe oppose des touristes et
des villageois à une famille d’origine maghrébine résidant à
Bastia, dont un des membres a un passé de trafiquant de drogue.
Avant même que l’enquête n’éclaircisse les faits, plusieurs médias
relayent des rumeurs, qui se propagent sur les réseaux sociaux,
selon lesquelles la bagarre aurait été provoquée par la baignade
de femmes en burkini. Le maire du village réagit en prenant, deux
jours plus tard, un arrêté antiburkini.
Cette version de l’affaire était pourtant rigoureusement fausse,
comme l’a montré l’enquête judiciaire : la famille en question avait
décidé de « privatiser » un pan de plage et s’était mise à
repousser de manière très agressive des touristes qui voulaient
prendre des photos du paysage. Des jeunes du village se
baignant non loin sont alors intervenus, appelant d’autres
villageois en renfort. L’affrontement a fait plusieurs blessés et s’est
soldé par l’incendie des voitures de la famille, tandis que celles de
certains villageois eurent des pneus crevés. Le 16 août, on
pouvait lire dans L’Express : « “À ce stade, l’enquête n’a mis en
évidence aucun fond religieux. Il y a, d’un côté, une logique de
caïds et un comportement agressif de la famille maghrébine qui
est inadmissible. De l’autre, une réaction épidermique de violence
des villageois qui est tout aussi inadmissible”, résume notre
[source] proche de l’enquête19. »
Au-delà de cet incident, la controverse autour du burkini se
poursuit. Le 26 août, le Conseil d’État suspend l’arrêté antiburkini
pris par la commune de Villeneuve-Loubet, jugeant que cet arrêté
a « porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés
fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de
conscience et la liberté personnelle ». Il précise que cette décision
municipale ne repose « ni sur des risques avérés de troubles à
l’ordre public ni, par ailleurs, sur des motifs d’hygiène et de
décence ». L’arrêté invalidé mettant en avant l’argument de la
laïcité, l’ordonnance du Conseil d’État, en ne le retenant pas,
confirme que dans cette polémique cet argument est hors sujet20.
De plus, comme elle fait jurisprudence, elle touche par extension
tous les arrêtés antiburkini pris par d’autres mairies.
Mais les tenants de la pseudo-laïcité réagissent comme à leur
habitude : en faisant mine d’ignorer que la plus haute juridiction
administrative du pays vient de montrer le caractère non pertinent
de l’argument de la laïcité dans cette affaire. Marine Le Pen,
présidente du Front national, juge qu’il faut une « extension de la
loi de 2004 à l’école pour bannir les signes religieux ostensibles
dans l’espace public21 ». Ce faisant, elle se situe à l’extrême de la
position pseudo-laïque, puisqu’elle veut étendre le bannissement
des signes religieux très visibles à toute la population et à tout
l’espace public. Nicolas Dupont-Aignan, président du parti Debout
la France, opère un amalgame en soutenant que si la France
n’interdit pas aujourd’hui le burkini – dont il faut rappeler qu’à
l’échelle de la population des femmes françaises de confession
musulmane il est quasi inexistant –, elle aura la charia demain.
Quant à l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, il se
déclare prêt à faire modifier la Constitution de la Ve République
pour rendre possible une loi prohibant ces maillots de bain22.
Que l’on me comprenne bien : je ne blâme pas ceux qui, par
refus de l’extrême puritanisme, désapprouvent ce type
d’accoutrement. Il existe d’ailleurs de multiples raisons d’être
défavorable au port de telle ou telle tenue vestimentaire. On peut
être en désaccord avec le port du voile par les nonnes catholiques
et par une partie des musulmanes pratiquantes au motif que c’est
un symbole puritain. On peut, par rejet de la licence sexuelle, être
hostile à la mode gothique faisant porter aux femmes des bas
résille, des menottes ou encore des colliers cloutés. On peut être
allergique au crâne rasé, aux tatouages néonazis et à la tenue
paramilitaire de certains skinheads parce qu’ils traduisent des
convictions politiques racistes, ou au contraire avoir une aversion
pour les tenues hippies en raison des valeurs antimilitaristes et
d’extrême gauche auxquelles elles renvoient. Néanmoins,
désapprouver ce que symbolise un vêtement ne justifie pas
d’interdire de le porter. Sinon, nous aboutirions bientôt à
l’instauration d’une « police des vêtements » patrouillant dans les
rues pour verbaliser quiconque ne porte pas une tenue conforme
aux valeurs du régime. À ma connaissance, une telle police
n’existe à ce jour que dans des pays comme l’Iran et l’Arabie
saoudite…

La question des menus de substitution dans les cantines


scolaires est plus complexe. D’un côté, elle est instrumentalisée et
amplifiée par les partisans de la pseudo-laïcité alors qu’elle pose
très peu de problèmes concrets sur le terrain. Mais de l’autre, elle
constitue un véritable enjeu en termes de laïcité.
La pratique qui consiste, lorsque le plat du jour contient de la
viande de porc, à proposer un plat supplémentaire au menu, qu’il
soit végétarien ou composé d’une autre viande, existe dans la
plupart des écoles publiques de France, et ce depuis des années.
Le but est de permettre à ceux des enfants de confession
musulmane ou juive qui suivent la prescription de leur religion de
ne pas manger de porc de pouvoir bénéficier d’un repas complet
lorsque cette viande est au menu.
Le 29 septembre 2015, la municipalité de Chalon-sur-Saône
décide de supprimer les menus de substitution au porc dans les
cantines de ses écoles primaires, comme l’y autorise le droit. En
effet, le ministère de l’Intérieur a rappelé en 2011 que la cantine
scolaire est un service public local facultatif, soumis au principe de
la libre administration des collectivités locales. En d’autres termes,
la collectivité compétente – ici, la mairie – est libre de proposer ou
non une cantine dans ses écoles publiques ; si elle le fait, elle est
parfaitement souveraine pour décider des menus servis. Tout au
plus l’État impose-t-il quelques règles basiques, comme le libre
accès au pain et à l’eau23. Les rares villes qui ont décidé de ne
pas proposer de menu de substitution et qui ont été poursuivies en
justice ont donc toujours obtenu gain de cause24.
De surcroît, lorsqu’il invoque le principe de laïcité pour motiver
sa décision, le maire de Chalon-sur-Saône a objectivement raison.
En effet, le menu de substitution signifie qu’un service public
adapte son offre en fonction de considérations religieuses, et, en
l’occurrence, spécifiquement celles de la religion musulmane et de
la religion juive. Or le principe de laïcité implique que l’État ne
reconnaisse aucune religion et soit neutre envers toutes. Le même
raisonnement vaut d’ailleurs pour les cantines de tous les services
publics, qu’il s’agisse de l’administration, des lycées, des
universités ou des hôpitaux ; et plus largement pour tous les repas
servis aux usagers.
Les partisans de la pseudo-laïcité ont donc raison de militer
pour la suppression des menus de substitution. En revanche, ils
retombent dans la dénaturation du principe de laïcité lorsqu’ils
s’attaquent, toujours en son nom, au « menu alternatif
végétarien ».
L’idée a été lancée fin 2015 par le député Yves Jégo : rendre
obligatoire dans toutes les cantines scolaires, en plus du plat du
jour avec viande, un menu alternatif sans viande. De multiples
études scientifiques ont montré que manger quotidiennement de
la viande – quelle qu’elle soit – est dangereux pour la santé et
augmente le risque de mortalité25. Et l’élevage intensif a un impact
si négatif sur l’écosystème qu’il est urgent de modifier nos
habitudes alimentaires pour réduire notre consommation de
viande. D’ailleurs, 2 millions de Français sont déjà végétariens et
près de 7 millions envisagent de le devenir26 : cette évolution
fondamentale rend légitime d’adapter les menus des cantines.
Enfin, la crainte compréhensible des parents omnivores quant à
de possibles carences nutritives de leur enfant est sans
fondement, puisque les nutriments apportés par la viande peuvent
être fournis par d’autres denrées, par exemple les protéines
végétales – a fortiori si l’enfant continue de manger de la viande à
la maison.
Par parenthèse, notons qu’il est rarissime que les millions de
Français végétariens soient accusés de communautarisme, bien
qu’ils aient leurs propres valeurs et coutumes alimentaires – qu’ils
tendent à transmettre à leurs enfants –, leurs propres restaurants,
leurs propres commerces, ainsi qu’une littérature et des sites
Internet spécifiquement dédiés.
Les partisans de la pseudo-laïcité militent résolument contre
cette proposition de menu alternatif végétarien. Leur raisonnement
est le suivant : ce menu permettrait aux élèves de confession
musulmane ou juive s’abstenant de manger du porc d’échapper à
un plat qui inclut cette viande ; donc, le rendre obligatoire, c’est
céder au communautarisme religieux. Nicolas Sarkozy résume
cette approche dans son dernier livre : « Habile facilité pour
habiller un flagrant recul de nos principes. […] Si des adolescents
ne mangent pas de porc, pourquoi refuser un menu végétarien ou
un repas de substitution ? Soyons pragmatiques, ne dramatisons
pas la situation, affirment certains. Mais l’argument tombe dans la
situation de fortes tensions qui est la nôtre aujourd’hui et qui
nécessite d’éviter à tout prix une propagation. Si l’on veut mettre
son enfant à l’école de la République, on doit alors en adopter
toutes les règles, les prescriptions, et les habitudes. Sinon, dans
quelques années, nous nous retrouverons avec des tables
réservées aux enfants musulmans ou juifs27. »
Il s’agit là d’un bel exemple de sophisme, digne du célèbre :
« Socrate a quatre membres. Les chats ont quatre membres.
Donc, Socrate est un chat. » L’opposition pseudo-laïque au menu
alternatif végétarien tente une fois encore d’usurper le principe de
laïcité sur un terrain où il est hors sujet. En effet, seule la viande
de porc fait l’objet d’un interdit religieux, qui est suivi en France
par une partie des croyants concernés. Or il s’agit là de rendre
obligatoire un menu végétarien alternatif au plat du jour avec
viande, quelle que soit la viande.
À rebours de son instrumentalisation et de sa dénaturation
constante par les pseudo-laïcs, il se trouve que l’application du
vrai principe de laïcité, sur le terrain, se passe bien. Que ce soit
dans les écoles, les universités, les hôpitaux ou les entreprises,
les cas de fonctionnaires, de salariés du secteur privé, d’usagers
ou de clients qui l’enfreignent sont absolument rarissimes. Tel est
le constat établi par l’Observatoire de la laïcité en 201428. Cette
instance note en parallèle que de nombreux Français ne savent
pas vraiment ce qu’est le principe de laïcité, et que d’aucuns en
profitent pour tenter le « détournement de la laïcité à des fins
stigmatisantes29 ». L’année suivante, l’Observatoire juge urgent
que les médias rompent avec le « traitement passionné » des
actualités tournant autour de la laïcité et fassent plutôt preuve de
pédagogie pour expliquer ce qu’elle est et n’est pas30.
Nous sommes donc face à un paradoxe : d’un côté, au
quotidien, sur le terrain, le principe de laïcité est accepté,
respecté, appliqué et approuvé par l’écrasante majorité des
Français ; de l’autre, les pseudo-laïcs se livrent à une dénaturation
de la laïcité en prétendant faussement qu’elle serait en danger de
mort, cependant qu’en fait, brique par brique, loi après loi, ce sont
eux qui la détruisent.
Dans le même temps – preuve que cette position de défense de
la laïcité n’est qu’un prétexte –, aucun partisan de la pseudo-
laïcité ne milite contre certaines infractions pourtant véritables,
grossières et colossales à ce principe. Nous en citerons quatre.
En France, le lundi de Pâques, qui commémore la résurrection
de Jésus de Nazareth, fils de Dieu pour les chrétiens, est un jour
férié. Il en va de même pour le jeudi de l’Ascension, qui marque sa
montée au ciel ; pour le lundi de Pentecôte, qui correspond à la
descente du Saint-Esprit sur ses apôtres ; pour l’Assomption, qui
fête la montée au ciel de sa mère Marie ; pour la Toussaint,
célébration de tous les saints ; et bien sûr pour Noël, célébration
de la naissance de Jésus. Cela revient à donner au calendrier
officiel une dimension religieuse et à favoriser une confession par
rapport aux autres : deux atteintes flagrantes à l’impartialité et à la
neutralité de la République qu’exige le principe de laïcité.
Pourtant, nulle personnalité publique partisane de la pseudo-
laïcité ne s’en offusque.
La basilique Saint-Jean-de-Latran est l’une des quatre
« basiliques majeures » du culte catholique. Le roi Henri IV ayant
veillé à ce qu’elle touche les revenus de l’abbaye aquitaine de
Clairac, tous les souverains de France après lui ont reçu le titre de
chanoine d’honneur de ce lieu de culte. La pratique s’est
maintenue jusqu’aux présidents de la République, qui ont tous
accepté ce titre. Pour les mêmes raisons d’héritage de l’Ancien
Régime, le président de la République est protochanoine de
l’église d’Embrun et de Notre-Dame de Cléry, mais aussi chanoine
honoraire des églises de Saint-Hilaire de Poitiers, Saint-Martin de
Tours, Saint-Martin d’Angers, ainsi que des cathédrales Saint-
Étienne de Châlons et Saint-Julien du Mans. Ces traditions sont
en contradiction flagrante avec le principe de laïcité : le chef de
l’État républicain et laïc ne saurait être membre du clergé d’une
quelconque religion. Pourtant, ce sujet n’est jamais abordé par les
activistes pseudo-laïcs.
Les deux départements d’Alsace et le département de la
Moselle étaient des territoires allemands lorsque la loi de 1905 fut
adoptée. Une fois redevenus français, conformément à une
promesse faite par les autorités françaises pendant la guerre,
leurs édiles obtinrent une dérogation pour que cette loi ne
s’applique pas à eux. Il s’ensuit que de nos jours encore, le
Concordat, réglementation napoléonienne qui définissait les
relations entre l’État et les églises avant la loi d’Aristide Briand,
régit ces territoires. Quatre cultes y sont non seulement reconnus,
mais financés par l’État (y compris les salaires des clergés
locaux) : le culte catholique, les cultes protestants luthérien et
réformé, le culte israélite. Les personnalités publiques pseudo-
laïques, qui prétendent défendre la laïcité contre tout ce qui la
menacerait, sont parfaitement muettes sur cette situation. Cela fait
pourtant échapper chaque jour près de 3 millions de Français à
l’application du principe de laïcité.
Le même constat vaut pour plusieurs territoires français d’outre-
mer qui, par héritage des règles dérogatoires pratiquées au temps
des colonies, n’appliquent pas non plus le principe de laïcité. La
Guyane, pourtant territoire de la République française, applique
une ordonnance royale de 1828 qui fait du culte catholique le seul
reconnu et financé par l’État. Le clergé local est payé sur le
budget du conseil départemental. L’évêque de Guyane a même un
statut de fonctionnaire de catégorie A, ses prêtres étant
fonctionnaires de catégorie B. À Mayotte, cent unième
département français depuis 2011, des règles spéciales
permettent aux habitants qui le souhaitent de dépendre de la
charia locale en matière de droit familial et matrimonial. Des
régimes spéciaux qui n’appliquent pas la laïcité et qui financent
des cultes avec l’argent public sont également en vigueur en
Polynésie française, à Saint-Pierre-et-Miquelon ou encore en
Nouvelle-Calédonie. Ces cas ultramarins font échapper plus de
1 million de Français au principe de laïcité, sans que les activistes
pseudo-laïcs s’en émeuvent.
Ce silence sur des infractions si colossales trahit leur hypocrisie.
Leur défense de la laïcité n’est qu’un paravent. Puisque tous leurs
combats au nom de la laïcité ont pour cible les manifestations du
fait religieux musulman dans l’espace public, on semble bien avoir
affaire à la fabrication d’un principe d’intolérance envers la
minorité religieuse musulmane, usurpant le principe de laïcité.

On le voit de manière tout aussi claire sur le thème de l’égalité


entre hommes et femmes, autre argument fréquemment avancé
par les pseudo-laïcs.
Les éléments exposés en 2013 par le ministère des Droits des
femmes sont édifiants. Deux tiers des Français reconnaissent
véhiculer malgré eux des stéréotypes sexistes envers les
femmes ; 85 % des familles monoparentales sont composées
d’une mère seule, et plus d’un tiers d’entre elles vivent sous le
seuil de pauvreté ; 72 % des tâches domestiques sont assurées
par les femmes. Presque toujours, le congé parental est pris par la
mère, et non par le père ; or chaque année passée hors du
marché du travail pour cause de congé parental fait baisser le
salaire futur de 3 à 15 %. Presque toujours également, les
pensions alimentaires en cas de divorce sont accordées aux
mères ; 40 % sont payées de façon irrégulière ou ne sont pas
payées du tout. Les femmes constituent 80 % des salariés à
temps partiel, un temps partiel fréquemment subi, et non voulu. Un
écart de rémunération de 27 % sépare encore les hommes et les
femmes. Enfin, en l’espace de deux ans (entre 2011 et 2013),
400 000 femmes ont été victimes de violences conjugales et
300 000 de violences sexuelles, commises le plus souvent par
une personne de leur entourage familial, amical ou
professionnel31.
Tous ces problèmes concernent des millions de femmes dans
notre pays. Pourtant, les personnalités publiques partisanes de la
pseudo-laïcité, qui par ailleurs invoquent couramment et très
solennellement la défense de l’égalité entre hommes et femmes,
n’en parlent pas. Bis repetita : ce silence trahit le fait que le
féminisme ne leur sert que de paravent. Puisque tous leurs
combats au nom de la défense des femmes ont trait d’une façon
ou d’une autre à l’islam, on semble bien avoir affaire à une
entreprise de diabolisation des Français de confession
musulmane, usurpant le combat féministe.

Dans la nébuleuse des défenseurs de la pseudo-laïcité, les


identitaristes constituent sans doute la composante chez laquelle
le processus d’usurpation est le plus évident. Les contradictions
entre les valeurs qu’ils essaient de s’attribuer et celles auxquelles
ils adhèrent sont si puissantes qu’elles produisent des
incohérences patentes.
Il en est ainsi, par exemple, de l’invocation des racines
chrétiennes de la France, qui leur sert à justifier toute forme de
« deux poids, deux mesures » qu’ils préconiseraient à l’avantage
du christianisme et au détriment de l’islam. Des élus locaux,
notamment Christian Estrosi et Robert Ménard, s’en sont réclamés
pour légitimer l’installation de crèches de la Nativité dans des
mairies. L’écrivain Denis Tillinac, défendant le maintien et
l’entretien des églises de France au nom de ces mêmes racines, a
lancé une pétition dans laquelle on lit : « L’angélus que sonnent
nos clochers scande le temps des hommes depuis belle
lurette32. » Ce texte a été signé par diverses personnalités du
monde politique et de la société civile, notamment l’ancien chef de
l’État Nicolas Sarkozy, l’historien Jean Tulard ou encore
l’entrepreneur Charles Beigbeder. Marion Maréchal-Le Pen a
soutenu que la France est un « pays chrétien » et que l’obligation
de se marier à la mairie plutôt que seulement à l’église constitue
une « aberration33 ».
Tous ces propos ont un point commun fondamental : ils relèvent
du registre folklorique, au sens strict du terme. Ils visent en effet la
protection du folklore chrétien : le décorum des santons de Noël,
les jolis paysages de France avec leurs clochers, etc.
Simultanément, ces défenseurs du folklore expriment dans le
débat public des positions contraires aux valeurs chrétiennes. On
aboutit ainsi à des incongruités manifestes. D’un côté, il faudrait
entretenir nos églises pour défendre les valeurs chrétiennes ; de
l’autre, on peut refuser d’accueillir des réfugiés en infraction
complète avec le message du Nazaréen sur le devoir de charité
envers les nécessiteux. D’un côté, l’écrivain Jean Raspail signe la
pétition de Denis Tillinac pour la défense de la culture chrétienne
de la France ; de l’autre, il peut affirmer dans son roman Le Camp
des saints34 « l’incompatibilité des races lorsqu’elles se partagent
un même milieu ambiant », au mépris évident du message
chrétien de fraternité universelle.
Ainsi les identitaristes opèrent-ils un détournement du message
chrétien de paix et d’universalisme. Jésus de Nazareth est
pourtant très clair concernant le sort de ceux qui s’arc-boutent sur
les rites sans appliquer la morale : « Malheur à vous, scribes et
Pharisiens hypocrites, parce que vous payez la dîme de la
menthe, du fenouil et du cumin, et que vous négligez les points les
plus graves de la Loi : la justice, la miséricorde et la foi35 ! » De
fait, les identitaristes sont nos nouveaux Pharisiens.

La confusion généralisée quant au concept de laïcité et sa


dénaturation répétée par les partisans de l’intolérance religieuse
appellent une série de mesures pour restaurer la vraie laïcité.
Nous devrions séculariser nos jours fériés, c’est-à-dire
remplacer les jours fériés chrétiens par d’autres commémorant de
grands événements républicains. Par exemple, nous pourrions
remplacer Pâques par la commémoration de l’obtention du droit
de vote par les femmes, le 21 avril ; l’Ascension par celle du
serment du Jeu de paume, acte fondateur de la Révolution
française, le 20 juin ; l’Assomption par celle de l’abolition des
privilèges, le 4 août ; le lundi de Pentecôte par celle de la première
abolition de l’esclavage, le 29 août. Cette mesure résoudrait la
contradiction flagrante qu’il y a à voir les fêtes d’une religion dans
le calendrier d’une République qui n’en reconnaît aucune. Elle
mettrait fin à cette situation inéquitable qui fait qu’un Français de
confession catholique souhaitant célébrer ses fêtes cultuelles n’a
besoin de prendre aucun jour de congé alors que les Français de
toutes les autres confessions, eux, le doivent. Surtout, cela
remplacerait des jours fériés n’ayant un sens que pour une partie
des chrétiens pratiquants, par d’autres pouvant avoir un sens pour
tous les Français.
Puisque la République ne reconnaît aucune religion, elle ne
devrait plus interférer avec l’expression des cultes. Ses élus et
fonctionnaires, dans l’exercice de leurs fonctions, n’ont pas à
assister aux rites ou aux cérémonies d’une religion, quelle qu’elle
soit. Les bâtiments officiels de la République, notamment les
mairies, n’ont pas à accueillir des symboles d’un rite religieux,
fussent-ils des santons de Noël. De même, le chef de l’État et son
gouvernement n’ont pas à recevoir les dignitaires de cultes pour
évoquer la situation des Français de telle ou telle confession. En
effet, ces dignitaires ne sont les chefs ou les représentants
suprêmes d’aucune communauté. La « communauté catholique »,
la « communauté juive », la « communauté musulmane », la
« communauté protestante » ou la « communauté bouddhiste »
n’existent pas aux yeux d’une République laïque. Celle-ci ne voit
que des citoyens, dont elle n’a pas à connaître les sensibilités
spirituelles, et qu’elle n’a pas à classer de gré ou de force à l’aide
d’étiquetages confessionnels. C’est là une différence
fondamentale entre le républicanisme français et, par exemple, le
modèle du Liban, tout entier fondé sur le communautarisme
religieux.
Accessoirement, il ne serait pas absurde de mettre un terme à
la coutume obsolète consistant à décerner divers titres de
chanoine au président de la République française.
La République ignorant toutes les religions, les demandes
adressées par des usagers à l’administration ou à un service
public pour des motifs religieux, quels qu’ils soient – et nous avons
vu qu’elles sont rarissimes –, devraient être systématiquement
ignorées ou rejetées. Dans les cas extrêmes où un usager
formulerait une demande particulièrement insistante en ce sens, la
création d’un délit d’« entrave à la laïcité », idée avancée par
l’ancien Premier ministre Alain Juppé36, serait sans doute une
bonne réponse.
Les cantines de tous les services publics et de l’administration
devraient cesser de prévoir un plat de substitution lorsque le plat
du jour contient de la viande de porc, car cela revient à s’adapter à
une considération religieuse. En revanche, du point de vue de la
laïcité, rigoureusement rien ne s’oppose à ce que soit généralisée
dans toutes les cantines, tous les jours, la possibilité de choisir
entre un menu avec viande et un menu sans viande. Outre que
des millions de végétariens en seront satisfaits, cela ouvrirait la
voie à des habitudes alimentaires plus équilibrées dans notre
pays.
Il faudrait réautoriser le port de signes religieux dans l’enceinte
de l’école publique. Comme nous l’avons vu, son interdiction
constitue un détournement du principe de laïcité, puisque
l’exigence de neutralité vestimentaire n’a jamais concerné la
population elle-même. Cette vision erronée de la laïcité a nourri
dans notre société une intolérance vestimentaire envers toutes les
religions. À cela s’ajoute un problème plus grave : les parents les
plus rigoristes sont conduits à détourner leurs filles des bancs de
l’école publique. J’adhère donc pleinement au raisonnement de la
pétition « Le pari de l’école37 » précédemment citée : l’exclusion
ne générant rien d’autre que l’exclusion, mieux vaut que toutes les
jeunes filles, voilées ou pas, puissent aller à l’école de la
République, où leur seront enseignées entre autres la théorie de
l’évolution de Darwin, la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen, les bases des différentes sciences, et où elles recevront
des cours d’éducation sexuelle.
Enfin, la laïcité ne peut pas être à la fois un pilier fondamental
de notre édifice républicain et rigoureusement absente de pans
entiers du territoire national. Il serait donc nécessaire d’abolir le
concordat d’Alsace-Moselle, ainsi que les différents systèmes
dérogatoires du même ordre qui existent en Guyane, à Mayotte,
en Nouvelle-Calédonie ou encore en Polynésie française. Les
clergés n’y seraient plus rémunérés par l’argent public, ne seraient
plus fonctionnaires ou assimilés, et les diverses structures
religieuses cesseraient d’être subventionnées au titre de ces
régimes spéciaux.
Il en va du respect du principe de séparation des Églises et de
l’État.
Notes
1. Aristide Briand, La Séparation : discussion de la loi, Fasquelle, 1908, p. 298.
2. Ibid., p. 299.
3. Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée, La Découverte, 2014 (rééd.).
4. Stéphanie Hennette-Vauchez et al., « La “néolaïcité” ou le risque d’amalgame »,
Libération, 11 mars 2015.
5. Thomas Guénolé, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, op. cit., p. 200-
202.
6. Pour ne prendre qu’un exemple, voir les propos de Yann Moix, chroniqueur dans
l’émission On n’est pas couché, sur France 2, face à l’ancienne ministre Nathalie
Kosciusko-Morizet, le 27 août 2016.

7. Florence Rochefort, « Foulard, genre et laïcité en 1989 », Vingtième siècle, no 75,


2002-2003, p. 145-146.
8. . « Rétrocontroverse : 1989, la République laïque face au foulard islamique », Le
Monde, 2 août 2007.
9. Élisabeth Badinter et al., « Profs, ne capitulons pas ! », Le Nouvel Observateur,
2 novembre 1989.
10. Hayette Boudjema et al., « Le pari de l’école », Libération, 6 novembre 1989.
11. Avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989 sur le port du voile à l’école.
12. Le même François Bayrou tentera à l’époque, en infraction au principe de laïcité,
de réformer la loi Falloux afin de légaliser le financement d’écoles privées par des
collectivités publiques locales, une tentative censurée par le Conseil constitutionnel en
1994.
13. Observatoire de la laïcité, « Mères voilées et sorties scolaires : mettons un terme à
l’instrumentalisation de la laïcité », L’Obs, 5 novembre 2014.
14. Cour de cassation (chambre sociale), Audience publique du mardi 19 mars 2013.
Numéro de pourvoi : 11-28.845.
15. Cour de cassation (assemblée plénière), Arrêt no 612 du 25 juin 2014 (13-28.369).
Plus précisément, la Cour de cassation a validé la restriction de la liberté religieuse parce
qu’elle « ne présentait pas un caractère général », ce qui confirme en creux que la laïcité
ne s’applique pas aux salariés des entreprises.
16. . « Charleville-Mézières : une collégienne exclue à cause d’une jupe trop longue »,
L’Express, 28 avril 2015.
17. . « Refusée au lycée pour une jupe “trop longue” : y a-t-il eu discrimination ? », Le
Monde, 12 mai 2016.
18. . « En France, une polémique mais combien de burkinis ? », Le Journal du
dimanche, 17 août 2016.
19. . « Violences à Sisco : “Une logique de caïds et une réaction épidermique” »,
L’Express, 16 août 2016.
20. Conseil d’État, ordonnance du 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres
– Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en
France.
21. . « Burkini : le législateur doit prendre ses responsabilités », communiqué de
presse de Marine Le Pen, 26 août 2016.
22. . « Sarkozy mène la charge contre le “burkini” », Le Monde, 24 août 2016.
23. . « Menus sans porc dans les cantines : que dit la loi ? », Le Monde, 29 septembre
2015.
24. Conseil d’État, ordonnance du 25 octobre 2002, Madame Évelyne X.
25. An Pan et al., « Red Meat Consumption and Mortality », Archives of Internal
Medicine, 172 (7), 2012, p. 555-563.
26. OpinionWay, « Qui sont les végétariens ? », sondage pour Terra Eco, 27 et
28 janvier 2016.
27. Nicolas Sarkozy, Tout pour la France, Plon, 2016, p. 64.
28. Observatoire de la laïcité, Rapport annuel 2013-2014, 2014.
29. Ibid., p. 5.
30. Observatoire de la laïcité, Rapport annuel 2015-2016, 2016, p. 11.
31. Ministère des Droits des femmes, « Projet de loi pour l’égalité entre les femmes et
les hommes : dossier de presse », 3 juillet 2013, p. 31-34.
32. Denis Tillinac et al., « Touche pas à mon église ! », Valeurs actuelles, 15 juillet
2015.
33. . « Entretien Radio Courtoisie-Le Salon beige avec Marion Maréchal Le Pen », Le
Salon beige, 4 octobre 2015.
34. Jean Raspail, Le Camp des saints, Robert Laffont, 1973 (rééd. 1978, 1985, 2011).
35. Mat. 23, 23.
36. Alain Juppé, Pour un État fort, JC Lattès, 2016.
37. Hayette Boudjema et al., « Le pari de l’école », art. cité.
6

La théorie de la haine
« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »
Victor Hugo, La Conscience, 1859
Nous ne vivons pas un présent perpétuel. La France n’est pas
un pays sans histoire. La France n’est pas un pays sans mémoire.
Le temps long nous révèle un lourd passé de haine envers les
minorités religieuses. C’est ce que montre l’examen de la façon
dont notre pays a traité ses populations de confession juive et
protestante.
Du fait de l’amnésie partielle de nos programmes scolaires, la
gravité de cette histoire est mal connue du grand public. Elle
contribue pourtant à expliquer la virulence de l’islamopsychose
actuelle : celle-ci s’inscrit dans la longue tradition des haines
françaises.

Commençons par nous intéresser au sort des juifs.


L’état d’esprit du roi Louis IX, dit Saint Louis, à leur égard est
parfaitement clair. Son biographe officiel, Jean de Joinville,
rapporte que, selon lui, « nul, s’il n’est grand clerc et théologien
parfait, ne doit débattre avec les juifs. Mais le laïc, quand il entend
mal parler de la foi chrétienne, doit la défendre, non pas en
paroles, mais à bonne épée tranchante, pour en frapper les
médisants et les mécréants au travers du corps, tant qu’elle y
pourra entrer1 ». Assisté des ordres dominicain et franciscain, qui
font montre de beaucoup de zèle, le souverain s’engage donc
dans une politique de persécution des juifs. En 1241, il ordonne la
destruction par le feu des textes du Talmud, dont des exemplaires
sont brûlés en place publique. Durant les préparatifs de sa
croisade, il fait confisquer les biens des juifs afin de financer en
partie l’expédition. En 1254, il leur interdit de pratiquer l’usure,
sous peine d’expulsion. En 1269, il leur impose même de porter
sur leurs vêtements un signe distinctif : une pièce de tissu en
forme de roue baptisée « rouelle », lointain ancêtre de l’étoile
jaune nazie2.
Lorsqu’ils ne sont pas persécutés, les juifs font l’objet, durant
l’époque médiévale, d’une vaste diabolisation. Alors que Jésus de
Nazareth et ses apôtres étaient juifs, au fil du bas Moyen Âge leur
représentation iconographique est systématiquement
« occidentalisée » : l’origine juive du christianisme est ainsi
effacée des représentations officielles. Par ailleurs, toute forme
d’opposition à l’Église est de plus en plus systématiquement
assimilée aux juifs3. Aux XIIIe et XIVe siècles, dans la continuité des
conciles de Latran, le discours officiel amalgame d’ailleurs dans la
même haine les hérétiques, les homosexuels et les juifs. Par
exemple, dans certains bestiaires médiévaux – ces ancêtres des
Fables de La Fontaine –, l’homosexualité supposée de la hyène,
« tantôt mâle et tantôt femelle », renvoie au défaut de fidélité des
juifs envers Dieu4.
L’assimilation des juifs à des animaux ou à des monstres va
encore plus loin dans la chrétienté médiévale. Les juifs sont ainsi
réputés s’adonner à la sorcellerie et au satanisme. Certaines
légendes prétendent que, s’ils refusent de manger de la viande de
porc, c’est parce que les porcs sont en réalité de petits juifs
transformés en animaux. Craignant de se manger eux-mêmes, ils
cherchent donc des viandes de substitution, ce qui peut les
conduire à dévorer des enfants chrétiens ou à boire leur sang, à
l’occasion de la Pâque juive. D’autres contes prétendent qu’un
enfant juif a été mis au four par son père pour avoir assisté à une
messe chrétienne. L’image du juif à la mauvaise odeur parce qu’il
se roule dans l’ordure, comme les porcs, constitue quant à elle un
lieu commun. Du reste, à compter du XIIIe siècle, les
représentations associant les juifs aux cochons – par exemple,
allaités par d’énormes truies ou chevauchant des porcs en
s’abreuvant à leur sexe – deviennent de plus en plus fréquentes.
Quant à la rumeur d’une hostie profanée par des juifs mais
miraculeusement préservée à Paris, elle est si populaire qu’elle
servira de motif officiel à la décision royale d’expulser les juifs de
France en 13065.
C’est en effet à cette date-là que Philippe IV le Bel décide de
chasser les juifs du royaume – et il en profite pour confisquer leurs
biens. Si Louis X les autorise à revenir quelques années plus tard,
il poursuit cependant les persécutions. Ainsi, les juifs doivent
payer pour que leurs lieux de culte leur soient restitués ; et, si
leurs livres leur sont rendus, le Talmud est catégoriquement exclu
de la restitution6.
On notera que la minorité juive est presque absente de nos
manuels scolaires lorsqu’ils traitent l’histoire de la France
médiévale. Dans l’imagerie intemporelle qu’ils proposent d’une
« société médiévale » de châteaux forts et de chevaliers, ne sont
mentionnés ni l’implantation juive à l’époque de Charlemagne, ni
le port de la rouelle imposé par Louis IX, ni les expulsions
répétées sur décision royale, ni les massacres de juifs commis par
des croisés7.
Si les persécutions cessent à l’époque moderne, la
diabolisation, elle, perdure, comme le montrent de manière
emblématique les écrits de Voltaire. Dans son Essai sur les
mœurs et l’esprit des nations, il établit cette comparaison : « Si
ces Ismaélites8 ressemblaient aux Juifs par l’enthousiasme et la
soif du pillage, ils étaient prodigieusement supérieurs par le
courage, par la grandeur d’âme, par la magnanimité […]. Ces
traits caractérisent une nation. On ne voit au contraire, dans toutes
les annales du peuple hébreu, aucune action généreuse. Ils ne
connaissent ni l’hospitalité, ni la libéralité, ni la clémence9. » Et,
dans son Dictionnaire philosophique, à l’article « Tolérance »,
Voltaire ajoute : « C’est à regret que je parle des Juifs : cette
nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais
souillé la terre. […] Le peuple juif était, je l’avoue, un peuple bien
barbare10. »
La Révolution française marque une rupture historique, avec
l’accession des juifs à la citoyenneté. Le 27 septembre 1791, ils se
voient en effet octroyer la citoyenneté française à part entière,
avec pour seule condition de prêter un serment civique. Par la
suite, en 1806 et 1807, Napoléon convoque à Paris une
assemblée de notables de confession juive, suivie d’un « Grand
Sanhédrin » de rabbins de tout le pays, pour répondre à des
questions précises quant à la compatibilité entre le judaïsme et la
citoyenneté républicaine. Les réponses, publiées par le journal
officiel de l’Empire, proclament explicitement la fraternité civique
des juifs avec tous les Français, le fait que la France est
pleinement leur patrie, et le devoir pour tout juif d’obéir à ses lois
civiles11.
Cela ne va pas empêcher la résurgence, tout au long du
XIXe siècle, de la diabolisation de la minorité juive. Pour Jules
Michelet, auteur d’une Histoire de France qui marqua son époque,
« les Juifs, quoi qu’on dise, ont une patrie, la Bourse de Londres ;
ils agissent partout, mais leur racine est au pays de l’or12 ». Le
grand historien et philologue Ernest Renan affirme être « le
premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race
indo-européenne, représente réellement une combinaison
inférieure de la nature humaine13 ». Le journaliste et théoricien
révolutionnaire Pierre Joseph Proudhon écrit dans un brouillon :
« Juifs. Faire un article contre cette race qui envenime tout, en se
fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple.
Demander son expulsion de France, à l’exception des individus
mariés avec des Françaises ; abolir les synagogues, ne les
admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l’abolition de ce culte.
Ce n’est pas pour rien que les chrétiens les ont appelés déicides.
Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en
Asie, ou l’exterminer14. »
Néanmoins, c’est aussi au XIXe siècle que progresse
l’acceptation des Français de confession juive dans la société. À
partir des années 1850, l’avocat et homme politique Adolphe
Crémieux mène une campagne intense afin d’obtenir que les juifs
d’Algérie accèdent à la citoyenneté française pleine et entière. En
1866, un décret impérial de Napoléon III les autorise à demander
la citoyenneté à titre individuel. Quatre ans plus tard, le décret
Crémieux de 1870 la leur accorde collectivement.
La période de diabolisation ne se referme pas pour autant. En
1894, le capitaine Alfred Dreyfus est accusé de trahison à la solde
de l’Allemagne et condamné à la détention perpétuelle. Parce qu’il
est de confession juive, l’affaire devient l’abcès de fixation d’une
renaissance de la haine envers la minorité juive tout entière, en
particulier dans la presse à grand tirage, qui naît à cette époque.
En 1883 est fondé un hebdomadaire dont le titre résume la
vocation : L’Antisémitique. C’est le tout premier titre à avoir pour
ligne éditoriale l’hostilité envers les Français de confession juive. Il
disparaît dès 1884, mais fait des émules : La Libre Parole
d’Édouard Drumont, L’Antijuif de Pierre Guérin, L’Intransigeant
d’Henri Rochefort, La Cocarde de Maurice Barrès… À cela
s’ajoute le succès d’un essai d’Édouard Drumont qui théorise
l’existence d’un grand complot juif pour dominer le pays : 62 000
exemplaires de La France juive sont vendus dès la première
année, un chiffre spectaculaire pour l’époque15.
L’Union sacrée pendant la Première Guerre mondiale, puis la
commémoration des soldats tombés au champ d’honneur, parmi
lesquels des appelés de confession juive, entraînent une baisse
de la virulence de l’antisémitisme16. Ce n’est cependant que le
calme avant la tempête, puisque la France verse ensuite dans la
plus hideuse des vagues de persécutions : la participation active
et militante de l’État français à l’extermination des juifs d’Europe.
Il faut en effet rappeler que le régime de Philippe Pétain ne se
contente pas d’obéir aux injonctions antisémites de Berlin. Comme
l’attestent les travaux les plus récents de Raul Hilberg, historien de
référence sur le sujet, la France pétainiste fournit en réalité
davantage d’efforts dans la persécution et la déportation que ce
que l’Allemagne nazie exige d’elle17. Il écrit : « Dans aucun des
territoires que nous avons examinés jusqu’à présent les
Allemands ne dépendaient autant de l’administration locale qu’en
France. Ce fut à la bureaucratie française qu’incomba la lourde
responsabilité d’accomplir une grande partie du processus de
destruction, et la liste des Français qui occupèrent des postes clés
dans l’appareil de destruction est impressionnante18. »
Les recherches de Robert Paxton ou de Serge Klarsfeld
apportent un éclairage tout aussi édifiant sur la responsabilité du
régime pétainiste : agissant souvent de sa propre initiative, il se
montre proactif en matière de persécution de la minorité juive. Il
supprime le décret-loi Marchandeau, qui, depuis 1939, punissait
les propos antisémites. Il frappe de déchéance de nationalité
quelque cent trente mille Français de confession juive. Il dissout
les organisations juives et attribue leurs biens à un organisme juif
unique – l’Union générale des israélites de France (UGIF) –, créé
pour servir d’interface entre la population persécutée et ses
bourreaux, mais dont les responsables seront eux aussi, in fine,
déportés. Il légalise les arrestations et les détentions arbitraires de
juifs. Il exclut progressivement ces derniers des emplois de
l’administration, du commerce, des professions libérales, de
l’industrie, de l’enseignement, de la presse, des arts. Il confisque
massivement leurs biens et leurs entreprises. Il les contraint à
faire apposer la mention « Juif » sur leur carte d’identité19. À partir
du 14 mai 1941, les autorités, l’administration, les chemins de fer
et les forces de police de la France pétainiste assurent
activement, par rafles successives, la déportation de juifs à
destination des camps de concentration et d’extermination de
l’Allemagne nazie, après transit dans des camps français. Pour
plus de 85 % des déportés juifs de France, l’arrestation conduisant
à la déportation est le fait de la police française. Dans presque
90 % des cas, la destination finale est le camp d’Auschwitz20.
Au total, un quart de la population de confession juive qui vivait
sur le territoire français avant l’arrivée au pouvoir de Philippe
Pétain sera exterminée21.

Avant que n’éclatent les guerres de Religion, à mi-chemin du


XVIe siècle, les protestants représentent environ 10 % de la
population française22. Quelque trois cent cinquante ans plus tard,
moins de 5 % des Français se déclarent protestants23. Tel aura
été l’impact des persécutions exercées sur cette minorité.
François Ier commence par accepter le développement du
protestantisme, tout juste naissant sous son règne. Il tolère par
exemple le cénacle de Meaux, un groupe de théologiens, d’érudits
et d’écrivains d’inspiration humaniste et évangéliste, c’est-à-dire
protestante. Sa politique change toutefois radicalement à la suite
d’incidents religieux isolés, notamment l’« affaire des placards ».
En 1534, des pamphlets protestants anticatholiques sont
placardés sur les murs de Paris et de plusieurs grandes villes du
royaume. Alors que cette provocation est le fait d’une poignée
d’activistes, François Ier décide de s’en prendre à la population de
confession protestante dans son ensemble. Le point d’orgue des
persécutions est atteint avec une série de massacres de
communautés vaudoises24 dans le Luberon. Le souverain
organise une grande procession expiatoire dans Paris et fait brûler
vifs en divers endroits de la capitale six protestants jugés comme
hérétiques. Ces agissements suscitent une première vague d’exil :
Jean Calvin, futur fondateur du calvinisme, quitte sa France natale
pour la Suisse25.
Le roi Henri II poursuit et accentue les persécutions initiées par
son père. Dès le début de son règne, il institue une Chambre
ardente, c’est-à-dire un tribunal royal d’exception, qui rend plus
d’un demi-millier d’arrêts contre les protestants en à peine trois
ans. Il interdit aux protestants d’ouvrir des écoles. Il promulgue en
1551 l’édit de Châteaubriant, qui organise la répression
systématique des protestants dans le royaume et intensifie la
censure contre leurs écrits. En 1557, l’édit de Compiègne étend la
persécution aux catholiques aidant ou hébergeant des protestants.
En 1559, l’édit d’Écouen prévoit que tout protestant révolté ou en
fuite doit être exécuté sans procès. Peu avant la fin de son règne,
Henri II entreprend d’emprisonner de plus en plus de membres
des parlements26 contestant sa politique de persécution. Anne du
Bourg, magistrat au parlement de Paris et l’un des chefs de file du
protestantisme français, est pendu en place de Grève, aujourd’hui
place de l’Hôtel-de-Ville, puis son corps y est publiquement brûlé.
Significativement, nos manuels scolaires d’histoire mentionnent
tous le bûcher de Jeanne d’Arc, mais aucun ne mentionne celui
d’Anne du Bourg27.
L’édit de tolérance de 1562, signé à Paris sous la régence de
Catherine de Médicis, est une bien tiède tentative d’acceptation de
la minorité protestante au sein du royaume, mais reste un modèle
pour les édits de pacification ultérieurs. En effet, s’il interdit aux
protestants de célébrer leur culte dans les villes, il les y autorise
dans les faubourgs et les campagnes, et ce trois ans à peine
après le supplice d’Anne du Bourg. Le massacre de Wassy,
perpétré par le duc de Guise contre des protestants célébrant leur
culte, déclenche toutefois peu après un long cycle de conflits
religieux, qui ne prend fin qu’en 159828.
Les tensions atteignent leur paroxysme en 1572. À compter du
24 août, jour de la Saint-Barthélemy, trente mille protestants sont
tués en quelques semaines dans l’ensemble du royaume29. Le fait
qu’il s’agisse bien d’une vaste persécution face à laquelle les
protestants tentent de se défendre, et non pas d’une guerre civile,
semble être attesté par la démographie : après les massacres et
les exils, les protestants ne sont plus que un million en 159830,
c’est-à-dire moitié moins qu’en 156231. La question d’un
« génocide protestant » dans la France du XVIe siècle peut donc
être légitimement soulevée.
La conclusion politique des guerres de Religion est l’édit de
Nantes. Son promulgateur, Henri IV, a été élevé en même temps
dans la foi catholique et dans la foi protestante. Ce sont les
hasards de la loi de succession au trône qui l’ont fait roi de
France. Le royaume fait alors un grand pas vers l’acceptation des
protestants. La liberté de culte et l’égalité des droits civils leur sont
accordées, moyennant quelques restrictions. Ils sont en outre
autorisés à disposer de places fortes pour se prémunir contre un
possible retour des persécutions – on en voit à La Rochelle,
Nîmes et Montauban32.
Le successeur d’Henri IV, Louis XIII, va cependant défaire le
travail accompli par son père. Sous son règne, la diabolisation de
la minorité protestante prospère parmi les élites dirigeantes,
rompant avec la position précédente de tolérance. La place forte
protestante la plus puissante, celle de La Rochelle, est perçue
comme une nouvelle Amsterdam située sur la façade atlantique
du royaume de France et risquant à tout moment de devenir la
capitale d’une République protestante sécessionniste. En 1621, le
roi lance une série de campagnes militaires dans le sud-ouest du
royaume contre les communautés protestantes qui s’y trouvent. Il
participe en personne aux combats et dirige lui-même la plupart
des opérations33. In fine, en 1628, les troupes royales assiègent
La Rochelle et affament sa population durant une année, ce qui
entraînera la mort de quinze à vingt mille habitants34.
Louis XIII ayant méthodiquement ôté à la minorité protestante
les moyens de défendre sa liberté de culte, son successeur, Louis
XIV, bascule dans les persécutions intensives. En 1685, l’édit de
Fontainebleau annule purement et simplement celui de Nantes :
les protestants perdent tout droit de pratiquer leur foi.
Entamées avant même cette décision, les « dragonnades »
deviennent alors massives : des troupes royales, d’ordinaire
affectées à des missions militaires ou à la collecte des impôts,
entreprennent de harceler les communautés protestantes de toute
la France pour forcer leurs membres à la conversion. Des
hommes en armes s’installent dans les demeures de familles
protestantes, obligeant ces dernières à satisfaire toutes leurs
exigences, à leurs frais, tant qu’elles ne se convertissent pas. Les
impôts sont systématiquement plus élevés pour les sujets de
confession protestante. Leurs demeures sont vandalisées. Leurs
biens sont saccagés. Ils sont torturés, molestés, exécutés, brûlés
vifs, noyés35.
Les persécutions vont jusqu’aux déportations, notamment après
une révolte des camisards, protestants des Cévennes. Dans
quelque trente paroisses des hautes Cévennes, des maisons sont
rasées et leurs habitants déportés. Le niveau de violence est tel
que, durant les quinze dernières années du XVIIe siècle, cent
cinquante mille protestants sur le million restant choisissent de
quitter la France36. Des dragonnades seront encore attestées
dans le sud-ouest de la France jusqu’à la fin des années 1750,
c’est-à-dire soixante-quinze ans après l’édit de Fontainebleau.
Les propos de l’évêque Bossuet, prédicateur apprécié du roi et
précepteur de l’héritier du trône, résument l’état d’esprit des élites
de l’époque : « Vous n’avez pas vu, comme nous, une hérésie
invétérée tomber tout à coup ; les troupeaux égarés revenir en
foule, et nos églises trop étroites pour les recevoir ; leurs faux
pasteurs les abandonner, sans même en attendre l’ordre, et
heureux d’avoir à leur alléguer leur bannissement pour excuse. » Il
ajoute ces félicitations à l’adresse de Louis XIV : « Vous avez
affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques37. »
Il faudra attendre la fin de l’Ancien Régime, et surtout la
Révolution, puis l’Empire, pour que la France commence à
intégrer sa minorité protestante. Puisque seuls les prêtres
catholiques sont habilités à enregistrer baptêmes, mariages et
sépultures, les protestants en sont réduits soit à accepter leurs
services en contradiction avec leur foi, soit à utiliser pour eux-
mêmes une sorte d’« état civil clandestin ». Nombre de mariages
entre protestants sont ainsi célébrés illégalement par des pasteurs
itinérants : ce sont les « pasteurs du Désert ». En 1787, un édit de
Louis XVI résout en partie ce problème, légalisant a posteriori, en
bloc, les mariages et les héritages des protestants. Il maintient
cependant l’essentiel des interdictions – notamment
socioprofessionnelles – instaurées par Louis XIV, et l’exercice du
culte protestant en public demeure prohibé. Deux ans plus tard, en
1789, l’Assemblée constituante décide que tous les non-
catholiques sont admissibles à tous les emplois38. Comme dans le
cas de la minorité juive, c’est cependant à Napoléon qu’il
reviendra de sauter le pas de l’acceptation totale. Par le concordat
de 1801 avec l’Église catholique, il impose que d’autres cultes
soient reconnus et légitimes en France, parmi lesquels le
protestantisme39.
La diabolisation des protestants connaîtra pourtant des
résurgences, par exemple à la fin du XVIIIe siècle et au début du
XIXe. Théoricien contre-révolutionnaire, Joseph de Maistre écrit en
1789 « qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas
des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les
souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l’orgueil, le
père de l’anarchie, le dissolvant, c’est le protestantisme40 ». En
1790, le révolutionnaire protestant Rabaut Saint-Étienne est
victime de la diffusion d’une fausse lettre destinée à le discréditer
politiquement. Il y est écrit qu’il faut ménager l’opinion pour qu’elle
ne comprenne pas que, dans l’ombre, un complot protestant est
en train de réussir à imposer sa loi au pays.
Cette méthode préfigure les célèbres Protocoles des sages de
Sion, un siècle plus tard : ce texte, lui aussi un faux, décrit un
prétendu grand complot juif pour dominer le monde41. Au
XIXe siècle, il sera d’ailleurs courant que la haine antisémite
s’accompagne de haine antiprotestante et qu’elles fusionnent
dans les mêmes diatribes. Ainsi Alphonse Toussenel, un
théoricien du socialisme utopique, écrit-il en 1845 dans son livre
antisémite Les Juifs rois de l’époque : « Qui dit juif,
dit protestant. » De même, les écrits antisémites d’Édouard
Drumont ou de Charles Maurras dénoncent à l’envi un triumvirat
de destruction de la France qui coalise les francs-maçons, les juifs
et les protestants42.

Fondée sur cet examen du temps long de l’histoire, ma « théorie


de la haine » est l’idée selon laquelle la France a toujours oscillé,
dans son attitude envers ses minorités religieuses, entre la
persécution, la diabolisation et l’acceptation. Dans la continuité
des travaux de René Girard43, on peut raisonnablement soutenir
qu’il s’agit là d’un mécanisme anthropologique d’évacuation de
nos tensions internes, comme jadis les rites de sacrifice et de
bannissement pratiqués par les communautés primitives. Ces
tensions internes à notre société sont déportées vers un bouc
émissaire et se traduisent en haine à son endroit. Plus elles sont
vives, plus la diabolisation du bouc émissaire s’accentue : de plus
en plus de maux lui sont imputés, qu’il s’agisse du marasme
économique ou de la criminalité. Et pour peu que ces tensions
s’exacerbent, saturant la vie de la cité, le pays bascule
brutalement ou graduellement dans la persécution. À la façon d’un
paratonnerre frappé par la foudre, la minorité déjà diabolisée
prend sur elle la charge de tension ambiante en subissant des
violences sociales, économiques et ultimement physiques. Ces
violences prennent dans le « meilleur » des cas la forme de
discriminations ou d’apartheid ; dans le pire des cas, celle de
pogroms ou de génocides.
Suivant cette grille de lecture, il n’est pas surprenant que les
juifs soient persécutés sous Louis IX, à une époque où les
royaumes chrétiens médiévaux, déclinants, sont subjugués par
l’épanouissement de la civilisation arabo-musulmane ; ni que les
protestants commencent à faire l’objet de persécutions alors que
le royaume de France se sent écrasé par la puissance triomphale
de l’empereur romain germanique Charles Quint ; ni que l’affaire
Dreyfus éclate quelques années après l’humiliante défaite de
l’armée française face à la Prusse de Bismarck, entraînant dans
son sillage une renaissance massive de l’antisémitisme français.
On voit que, lorsque la France est en déclin relatif et que sa
population craint la décadence, la société est encline, pour
évacuer les tensions internes qui en résultent, à fabriquer un
coupable, qui sera généralement une minorité religieuse. Selon la
gravité de ces tensions, cela suscitera tantôt sa diabolisation,
tantôt sa persécution.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la minorité
musulmane risque aujourd’hui de subir une ségrégation de plus en
plus grave. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale
et la grande vague des décolonisations, la France est
objectivement dans un état de déclin relatif qui va s’accélérant.
Classée sixième puissance économique mondiale, elle n’est
vraisemblablement plus appelée à connaître que des
rétrogradations, année après année. Le déclin est encore plus
patent sous l’angle de la stricte puissance militaire puisque, de
coupe budgétaire en coupe budgétaire, notre pays en est réduit à
ne plus pouvoir déployer que quelques dizaines de milliers de
soldats en dehors de son territoire. De surcroît, du fait de
l’organisation actuelle de l’économie-monde selon les principes de
la « mondialisation malheureuse », les inégalités entre la France
d’en haut et la France d’en bas, entre gagnants et perdants du
système, devraient continuer de s’aggraver, faisant s’enfoncer
durablement des millions de Français dans le « précariat44 ».
Ce contexte socio-économique délétère, qui s’ajoute à un
sentiment général de naufrage de la France comme puissance, ne
peut qu’exacerber les tensions dans notre société. En d’autres
termes, les conditions historiquement nécessaires et suffisantes
sont remplies pour que la minorité musulmane subisse une
diabolisation encore plus violente que celle qu’elle connaît déjà. Et
ultimement, des persécutions, si rien n’est entrepris pour y
remédier.
Dans cette situation, sans doute est-il nécessaire d’en finir avec
l’enseignement d’un « roman national » en guise d’histoire de
France. Cette méthode pédagogique consiste, notamment depuis
l’historien Jules Michelet, à transmettre aux plus jeunes une
histoire de France romancée, mythifiée, focalisée sur les grands
hommes. Or ce récit perpétue des constructions largement
légendaires. Par exemple, la figure du héros national Vercingétorix
n’a été forgée qu’au XIXe siècle, à partir de la personne d’un chef
gaulois dont on ne sait que très peu de choses, pour servir la
propagande antiprussienne de Napoléon III.
De surcroît, ce roman est artificiellement finaliste : il semble que
tout concoure, comme si la Providence y veillait, à ce que naisse
la nation française telle que nous la connaissons. Il est également
empreint du revanchisme de la IIIe République, au temps où l’on
espérait la reconquête militaire de l’Alsace-Moselle : dans le souci
d’inculquer aux écoliers l’amour inconditionnel de la patrie, les
parts d’ombre de l’histoire de France, comme l’expulsion répétée
des juifs ou les dragonnades envers les protestants, sont presque
systématiquement absentes des manuels scolaires.
Or il est important que rappeler que l’histoire n’est pas un
roman : c’est une science humaine qui cherche à établir, avec la
rigueur de la méthode scientifique, les faits, les dynamiques de
notre passé, et les leçons à en tirer. Il est d’ailleurs stupéfiant que
des responsables politiques de rang national, à l’instar de
François Fillon, réclament que l’on continue à enseigner dans nos
écoles ce qui relève pourtant d’un « roman national ».
Comme l’ont montré les travaux de l’historienne Suzanne
Citron45, il faudrait au contraire que soit engagée une profonde
refonte de nos programmes scolaires afin que les images d’Épinal
et les récits mythifiés y soient remplacés par l’histoire en tant que
science. Une telle entreprise permettrait, entre autres bienfaits, de
ne plus occulter les multiples diabolisations et persécutions
perpétrées par la France envers ses minorités. Ainsi instruites de
ce passé – où le bûcher d’Anne du Bourg aurait autant
d’importance que celui de Jeanne d’Arc, où la rouelle de Louis IX
tiendrait au moins autant de place que sa justice rendue au pied
d’un chêne –, les jeunes générations seraient moins enclines, une
fois adultes, à diaboliser ou à persécuter des minorités quelles
qu’elles soient.
Notes
1. Jean de Joinville, Mémoires de Joinville, traduction par Charles du Fresne du
Cange, texte établi par Claude-Bernard Petitot, 1824 (rééd.), p. 182 (en accès libre sur
Internet). Voir aussi Claire Soussen, « Les Juifs dans les chroniques du temps de Saint
Louis », in Paul Salmona et Juliette Sibon (dir.), Saint Louis et les juifs, politique et
idéologie sous le règne de Louis IX, Éditions du Patrimoine-Centre des monuments
nationaux, 2015.
2. Gérard Sivéry, Saint Louis, Tallandier, 2007, p. 119.
3. Hervé Martin, Mentalités médiévales : XIe-XVe siècle, Presses universitaires de
France, 1996, p. 425.
4. Ibid., p. 429.
5. Ibid., p. 446-452.
6. Michel Abitbol, Histoire des Juifs : de la genèse à nos jours, Perrin, 2013, p. 171.
7. Suzanne Citron, Le Mythe national : l’histoire de France en question, Les Éditions
ouvrières, 1987, p. 95.
8. Sous la plume de Voltaire, le terme « Ismaélites » désigne les Arabes.
9. Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, Moland, 1875 (rééd.), t. 11,
p. 231.
10. Voltaire, Le Dictionnaire philosophique, Moland, 1875, t. 20, p. 533.
11. Michel Abitbol, Histoire des Juifs : de la genèse à nos jours, op. cit., p. 355-357.
12. Jules Michelet, Le Peuple, Paulin, 1846, p. 119.
13. Ernest Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques,
Imprimerie impériale, 1858 (rééd.), p. 4.
14. Pierre Haubtmann (éd.), Carnets de Proudhon, Éd. Marcel Rivière, 1961, t. 2,
livre 6, p. 337.
15. Michel Abitbol, Histoire des Juifs : de la genèse à nos jours, op. cit., p. 457.
16. Ibid., p. 546.
17. Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins, Gallimard, 2004 (rééd.), p. 131-136 ;
Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 1988, p. 549-556 et p. 559-563.
18. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, op. cit., p. 524.
19. L’imposition du port de l’étoile jaune accompagnée de la mention « Juif » est une
décision des autorités allemandes d’occupation. Elle reprend cependant le principe de la
rouelle instauré par Saint Louis.
20. Robert Paxton, Vichy France: Old Guard and New Order, 1940-1944, Alfred A.
Knopf, 1972 ; Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, Fayard, 1983.
21. Renée Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale,
Hachette, 1994, p. 451.
22. Joël Cornette, Histoire de la France : l’affirmation de l’État absolu (1492-1652),
Hachette, 1994, p. 59.
23. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, Fayard,
2012, p. 1173.
24. Le mouvement vaudois fut fondé au XIIe siècle par le prédicateur lyonnais Valdès.
Il pratiquait la pauvreté volontaire, la charité et la traduction des Évangiles en « langue
vulgaire », en l’occurrence en franco-provençal. Il devint en France une des branches du
protestantisme.
25. Joël Cornette, Histoire de la France : l’affirmation de l’État absolu (1492-1652), op.
cit., p. 54-56.
26. Sous l’Ancien Régime, les parlements étaient des cours de justice. Ils contrôlaient
également la conformité des actes royaux avec le droit et les coutumes locales, faculté
dont ils se servirent régulièrement pour agir comme un contre-pouvoir face au roi.
27. Joël Cornette, Histoire de la France : l’affirmation de l’État absolu (1492-1652), op.
cit., p. 58.
28. Ibid., p. 96.
29. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 255.
30. Article « Guerres de Religion », Encyclopædia Universalis, 2007.
31. Joël Cornette, Histoire de la France : l’affirmation de l’État absolu (1492-1652), op.
cit., p. 59.
32. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 307.
33. Joël Cornette, Histoire de la France : l’affirmation de l’État absolu (1492-1652), op.
cit., p. 194.

34. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 522-525.
35. Élie Benoît, Histoire de l’édit de Nantes, Adrien Beman, 1695.
36. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 700-701 et p. 744.
37. Ibid., p. 609.
38. À l’exception des juifs : ils seront émancipés et reconnus pleinement citoyens deux
ans plus tard, en 1791.
39. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 900-947.
40. Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras : l’antiprotestantisme en France de
1814 à 1870, École nationale des chartes, 1998, p. 1.
41. Patrick Cabanel, Histoire des protestants en France : XVIe-XXIe siècle, op. cit.,
p. 934.
42. Ibid., p. 1059.
43. René Girard, La Violence et le sacré, op. cit.
44. Thomas Guénolé, La Mondialisation malheureuse, op. cit.
45. Suzanne Citron, Le Mythe national, op. cit.
7

L’effet boule de neige de la haine


« Les médias reflètent ce que disent les gens, les gens
reflètent ce que disent les médias. Ne va-t-on jamais se
lasser de cet abrutissant jeu de miroirs ? »
Amin Maalouf,
Le Premier Siècle après Béatrice,
Grasset, 1992
Lors de mes travaux sur la diabolisation des jeunes de banlieue,
j’avais identifié un mécanisme de cercle vicieux entre la
balianophobie1 présente dans une partie de la population
française, le discours balianophobe de certaines personnalités
publiques et les clichés balianophobes véhiculés dans plusieurs
médias de masse2. Je constate que le même type d’effet boule de
neige nourrit et entretient la diabolisation des Français de
confession musulmane. Il est toutefois beaucoup plus grave et
beaucoup plus puissant.

Engagés aujourd’hui dans une compétition acharnée pour


conserver ou accroître leur audience3, les médias audiovisuels de
masse sont contraints de nourrir les peurs du public ou au
minimum de leur faire écho. Par un jeu de miroirs, ils en viennent
à produire des contenus qui reflètent l’islamopsychose montante
dans la population française, et qui sont donc déconnectés des
réalités de la minorité musulmane. Ils le font à l’aide de méthodes
foncièrement biaisées.
Il y a d’abord le biais gore, que nous avons déjà évoqué en
examinant le traitement des attentats jihadistes par des chaînes
d’information continue telles que BFM TV4. Cela consiste à
diffuser en boucle pendant des heures et des jours des images
plus horrifiantes les unes que les autres, aboutissant à alimenter
la panique et la psychose sans informer davantage.
Il y a ensuite le biais par occultation. Puisque le public ne
s’intéresse pas aux trains qui arrivent à l’heure, les médias
audiovisuels de masse ne montrent quasiment jamais les Français
de confession musulmane, très largement majoritaires, qui ne
posent pas de problèmes d’intégration et qui n’ont aucune
sympathie envers l’islamisme ou le jihadisme. Par exemple, alors
qu’après chaque attentat jihadiste les réseaux sociaux sont
systématiquement inondés de messages de Français qui se
revendiquent musulmans et qui condamnent le terrorisme sans la
moindre ambiguïté, ce phénomène ne fait en règle générale l’objet
d’aucune couverture médiatique. Et, dans le même temps, des
éditorialistes viennent sur les plateaux reprocher à la
« communauté musulmane » de ne pas assez se désolidariser
des attaques.
Inversement, il y a le biais par effet de loupe, qui consiste à se
focaliser sur des profils marginaux et extrêmement minoritaires. Le
numéro de l’émission Zone interdite diffusé le 12 avril 2015 sur M6
est à cet égard un cas d’école. Intitulé « Quartiers sensibles : le
vrai visage des nouveaux ghettos », c’est un véritable concentré
des méthodes biaisées de reportage dans les banlieues
françaises – « banlieues » étant entendu au sens exclusif de
« zones urbaines sensibles » (ZUS).
Ce document montre pour l’essentiel des personnes qui
correspondent très fidèlement aux principaux préjugés du public
sur les banlieues, par exemple des mères célibataires débordées
par leurs nombreux enfants, la thèse sous-jacente étant que
l’absence de père et la pauvreté expliqueraient la délinquance des
jeunes de banlieue. Pourtant, un minimum de documentation
rigoureuse permet de découvrir qu’en France 2 millions de
femmes dont un tiers vivent sous le seuil de pauvreté élèvent
seules 3 millions d’enfants5, qui, dans leur quasi-intégralité, ne
deviennent pas des délinquants.
Autre exemple : le reportage accorde une très large place aux
délinquants et aux dealers, alors que 99 % des jeunes de banlieue
ne sont ni criminels ni délinquants6. Il est vraisemblable que les
journalistes aient eu recours en amont, pour sélectionner leurs
sujets, à l’une des techniques habituelles de l’exercice consistant
à solliciter des intermédiaires locaux rémunérés, qu’on appelle des
« fixeurs », pour obtenir des profils qui collent parfaitement aux
grands clichés sur la banlieue7.
Pour représenter l’« islam des banlieues », autre grand thème
récurrent de la balianophobie8, le reportage se focalise sur un
couple de Français récemment convertis à l’islam, « Kevin et
Inès », dont il filme la vie de famille. Si l’on en croit le niqab de
l’épouse, la barbe fournie du jeune père, leur discours et
l’endoctrinement des enfants, il s’agit d’adeptes d’un islam
intégriste. Or, comme nous le verrons plus loin, l’adhésion à
l’intégrisme est très largement minoritaire parmi les Français de
confession musulmane. De plus, la proportion de convertis dans la
minorité musulmane est proche de zéro : ils seraient
cinquante mille selon Franck Frégosi, sociologue spécialiste de
l’islam au CNRS, c’est-à-dire 1,25 % du total9. Le profil mis en
avant dans le documentaire – converti et adepte d’un islam
intégriste – est donc en réalité doublement marginal et
statistiquement proche de l’inexistence.
Par conséquent, les effets cumulés du biais gore, du biais par
occultation et du biais par effet de loupe conduisent à ce problème
fondamental : lorsque le public voit l’islam ou des Français de
confession musulmane sur son écran de télévision, c’est soit
parce qu’il y a eu un attentat jihadiste, soit parce qu’un « imam »
autoproclamé a exprimé des idées intégristes ou carrément
grotesques, soit parce qu’un fait divers a impliqué une femme
portant un vêtement prisé des intégristes – tous phénomènes qui
existent, mais qui sont extrêmement marginaux dans la réalité de
la population française de confession musulmane.
La presse écrite n’est pas en reste. On peut distinguer en son
sein deux grandes tendances : l’islamopsychose passive et
l’islamopsychose militante.
L’islamopsychose passive consiste à mettre en œuvre les
mêmes biais que les médias audiovisuels dans le choix des
sujets, des couvertures et des accroches à propos de l’islam. Pour
autant, sur le fond, les contenus ne sont pas nécessairement
islamopsychotiques. En d’autres termes, l’entretien de
l’islamopsychose dans le marketing visuel coexiste avec une plus
grande neutralité dans la ligne éditoriale du contenu.
L’examen de quelques couvertures récentes de la presse
magazine française est éclairant10.
Le 26 septembre 2012, la une de L’Express reprend
l’iconographie islamopsychotique : une photographie de jeunes
militants salafistes, visage fermé, barbe fournie, keffieh sur la tête,
de face, encerclés par des forces de l’ordre pour la plupart de dos.
La photo est surmontée du titre « La peur de l’islam ». Mais, dans
le même temps, l’un des sous-titres du numéro est : « Comment
éviter les amalgames ».
Le 31 octobre de la même année, Le Point titre : « Cet islam
sans gêne ». Alors que le port de ce vêtement est quasi inexistant
parmi les Françaises de confession musulmane, la photographie
de couverture montre de face une femme portant un niqab noir ne
laissant apparaître que ses yeux, brandissant une main gantée
devant une jeune gendarme, elle-même tête nue et de dos. La
posture agressive de la femme en niqab invite implicitement le
lecteur à s’identifier à la gendarme. De plus, la formulation du titre
avec l’adjectif démonstratif « cet » est ambiguë : elle peut signifier
soit qu’une catégorie de l’islam, l’intégrisme, est « sans gêne »
c’est-à-dire irrespectueuse des règles de la cité, soit que l’islam en
général, s’il devient « sans gêne » c’est-à-dire débridé, conduit à
porter le niqab.
Le 28 mai 2015, Le Point titre : « Les Arabes. L’histoire
méconnue d’une civilisation. Aux origines de la tragédie
d’aujourd’hui ». C’est affirmer sans équivoque qu’il y aurait un lien
de cause à effet entre la culture arabe et le terrorisme jihadiste.
De surcroît, l’image de couverture est une peinture orientaliste du
XIXe siècle de Benjamin Constant qui concentre les principaux
clichés de l’époque sur le monde arabe – ses sultans, ses
palmiers, sa sensualité ensoleillée. Le 26 novembre, la une de
L’Obs, sous le titre « Le Coran dévoilé », montre un petit Coran
entouré d’un chapelet de prière musulmane tenu par une main de
femme, les bras croisés dans le dos. En haut de la page, ce renvoi
vers un article : « Attentats : enquête sur les failles de
l’antiterrorisme ». Sont ainsi rassemblées sur une même
couverture l’idée que la foi musulmane serait quelque chose qui
se dissimule, l’idée que le Coran serait obscur, une allusion au
port du voile à travers l’adjectif « dévoilé » et une référence directe
au terrorisme jihadiste.
Le 31 mars 2016, L’Obs titre : « L’armée souterraine de
Daech », avec en photo de couverture un passeport sur lequel on
peut lire en arabe la shahada. Or la shahada est la profession de
foi basique du croyant musulman, et non pas un emblème
jihadiste. Le 7 avril, la couverture du Point est la photographie
d’une jeune femme portant un hijab. Titre : « Le nouvel Iran ».
Sous-titre : « La Perse, l’islam et l’Occident ». En employant
intentionnellement le nom archaïque du pays et le terme
« Occident », qui postule que les États-Unis d’Amérique et
l’Europe formeraient un seul grand ensemble civilisationnel, ici
opposé à la « Perse » éternelle et musulmane, cette sémantique
renvoie à la théorie du choc des civilisations de Samuel
Huntington11, matrice idéologique des néoconservateurs états-
uniens.
Le 20 mai, la couverture du Figaro Magazine montre en arrière-
plan la basilique médiévale de Saint-Denis, tombeau historique
des rois de France ; au premier plan, deux jeunes femmes en
niqab – bien que le port de cette tenue intégriste, je le rappelle,
soit quasi inexistant parmi les Françaises de confession
musulmane. Titre : « Molenbeek-sur-Seine ». Sous-titre : « À
Saint-Denis, l’islamisme au quotidien ». Le message : la France,
riche de son histoire chrétienne millénaire, est envahie par
l’islamisme intégriste et terroriste.
Ce n’est là qu’une sélection. Si l’on y ajoute les multiples
couvertures consacrées aux attentats et au jihadisme, il ressort
très clairement que le marketing visuel de la grande presse
magazine française présente, dès qu’il est question d’islam, les
mêmes biais que les médias audiovisuels de masse : le biais
gore ; le biais par occultation ; le biais par effet de loupe, avec une
prédilection très marquée pour les femmes en niqab et en burqa
ou encore les intégristes.

L’islamopsychose militante est un phénomène tout à fait


différent. Elle consiste, pour un média, à propager une vision
islamopsychotique de la société aussi bien par l’image que par le
texte. Le cas le plus emblématique est l’hebdomadaire Valeurs
actuelles.
Examinons tout d’abord les couvertures.
Le 8 janvier 2015, la couverture du magazine représente une
femme portant un niqab aux couleurs bleu-blanc-rouge. Titre :
« Peur sur la France ». Sous-titre : « Islam : et si Houellebecq
avait raison ? », en référence au roman Soumission paru quelques
jours plus tôt. Le 15, la couverture est uniformément noire en
signe de deuil. Titre : « La France en guerre », avec en sous-titre :
« contre la terreur au nom de l’islam » – et non pas contre le
terrorisme au nom de l’islamisme. Le 5 mars, la photo en une est
un plan serré sur un visage féminin revêtu d’un niqab noir et
coupé par le bord de la couverture, de sorte qu’on ne voit qu’un
œil au regard clair. Titre : « Pacte avec le diable ». Sous-titre :
« Ces politiques complices de l’islamisme ». Le 2 juillet, le
magazine titre « Les fous d’Allah sont parmi nous » et sous-titre
« Enquête sur la cinquième colonne djihadiste en France », avec
la photographie d’un prédicateur à la barbe fournie qui prêche
avec une gestuelle agressive, tandis que, derrière lui, ses jeunes
fidèles brandissent un immense drapeau noir à calligraphie
blanche évoquant l’organisation État islamique.
Le 31 mars 2016, le tiers supérieur de la couverture est occupé
par une masse d’hommes agenouillés, tête et mains au sol, en
position de prière musulmane, avec pour effet une impression
visuelle de débordement. Titre : « Les Molenbeek français ».
Sous-titre : « Ces villes où les djihadistes font la loi ». Valeurs
actuelles associe donc sur la même couverture les attentats
jihadistes en Europe et le fait pour un musulman pratiquant de
faire sa prière. Le 28 juillet, c’est un énorme emblème de la
civilisation islamique, le croissant agrémenté d’une étoile, sur fond
de drapeau français bleu-blanc-rouge. Le titre, « Barbarie, terreur,
charia », place la charia – travail d’interprétation des règles de
l’islam pour en tirer des règles de vie quotidienne, et qui varie
considérablement selon les écoles juridiques – sur le même plan
que le terrorisme et la sauvagerie. Le sous-titre, « Ces islamistes
qui veulent mettre la France à genoux », associe quant à lui la
charia à l’islamisme12.
Le 1er septembre, c’est une jeune femme en hijab noir, tunique
framboise et pantalon noir qui prend un bain de pieds au bord de
la mer ; en arrière-plan, des baigneurs, surtout des enfants, tous
tête nue. Titre : « Soumission » (nouvelle référence au roman de
Michel Houellebecq) ; sous-titre : « Enquête sur cet islam politique
qui défie la France ». L’usage de l’expression « islam politique »,
dont on a déjà dit qu’il entretient la confusion entre islam et
islamisme, implique ici que, dès lors que l’islam est présent dans
le champ politique, il inclut automatiquement le port du voile.
L’agencement visuel et sémantique de toutes ces couvertures
n’a rien de nouveau : il perpétue les codes que suivaient les
affiches antisémites de naguère, en les appliquant cette fois à la
minorité musulmane. Quelques rappels suffisent pour s’en rendre
compte13. Sur une affiche de 1941, un gros personnage au nez
imposant, vêtu d’un grand manteau frappé des symboles de la
livre sterling et du dollar, tient un couteau ensanglanté sous lequel
s’est formée une tache de sang contenant le mot « Guerre ». Un
autre personnage, athlétique et à la peau claire, brandit vers lui
une francisque qui, comme un talisman protecteur, fait reculer
l’agresseur. Slogan : « Le réveil du peuple vous éclairera sur les
agissements des réels ennemis de la France ». Une affiche de
1942 représente une silhouette noire, inquiétante, avec
imperméable et chapeau, cherchant à se dissimuler. Une étoile
jaune marquée « Juif » est apposée sur elle. Au-dessus du
dessin : « Les juifs assassinent dans l’ombre ». En dessous :
« Marquons-les pour les reconnaître ! » Sur une affiche de 1943,
on voit au premier plan les drapeaux britannique, états-unien et
soviétique flottant au vent, pareils à des rideaux presque
transparents. Dissimulé en arrière-plan, un personnage bedonnant
au nez énorme et aux paupières lourdes arbore un chapeau
melon, une montre de gousset et un costume noir élégant – les
attributs classiques du grand bourgeois. Slogan : « Et derrière : le
juif ».

Non contente d’utiliser l’image, l’islamopsychose militante lui


ajoute le poids de l’écrit. Valeurs actuelles développe ainsi noir sur
blanc une argumentation dont le canevas peut être résumé
comme suit :
– la minorité musulmane est une dangereuse cinquième
colonne ;
– elle est communautariste ;
– elle propage la guerre ;
– l’apparence de ses membres est en soi un problème ;
– la religion musulmane n’est compatible ni avec la culture de la
France, ni avec ses valeurs et ses racines ;
– la conquête de la France et la subversion de ses valeurs par
la minorité musulmane ont commencé ;
– l’ennemi bénéficie de la complicité de forces de gauche et de
partisans du cosmopolitisme, qu’ils agissent par haine de la
France, par angélisme ou en tant qu’« idiots utiles ».
Le 2 juillet 2015, Yves de Kerdrel, directeur de la rédaction de
Valeurs actuelles, signe ainsi un éditorial intitulé « La cinquième
colonne est en marche ». Il évoque « tous les “idiots utiles” de
l’islamisme, tous ceux qui continuent à regarder avec angélisme
l’islam salafiste comme une religion de paix et d’amour, tous ceux
qui nient la volonté de Dae’ch [sic]14 de détruire notre civilisation
et toutes les valeurs qu’elle porte ». Dans un registre de guerre de
religion, il met sur le même plan les jihadistes, le
communautarisme, ceux qui proposent « de transformer des
églises en mosquées », et désigne tout cet ensemble par
l’expression « ennemi de l’intérieur ». Dans un autre éditorial, le
31 mars 2016, intitulé « Nous sommes à genoux », il dépeint des
« Molenbeek-Saint-Jean belges ou français, où la seule loi qui
compte est celle d’Allah » : c’est « une colonisation à l’envers […]
dont les prières de rue sont la face émergée et dont les planques
d’artificiers et les réseaux terroristes sont la face immergée ».
Sans que l’on puisse déterminer clairement s’il parle des jihadistes
ou des Français de confession musulmane, il ajoute qu’« ils ont
réussi à susciter un climat de compassion malgré leur volonté de
détruire notre civilisation ». Il appelle enfin à copier la prison
militaire de Guantánamo, où les États-Unis se livrent pourtant à la
détention arbitraire et pratiquent la torture15.
Dans un éditorial du 12 mai 2016 intitulé « Quand l’Europe
change de visage », Yves de Kerdrel commence par reprocher au
maire de Londres, Sadiq Khan, de confession musulmane, d’avoir
défendu, entre autres, des « extrémistes musulmans » quand il
exerçait la profession d’avocat. Quelques lignes plus bas, il écrit :
« La ministre de l’Éducation nationale [Najat Vallaud-Belkacem]
n’a jamais caché avoir été élevée dans la religion musulmane,
même si elle prend garde à ne pas en faire état. » À ses yeux, ces
éléments, mis sur le même plan – être de confession musulmane,
défendre des extrémistes religieux en tant qu’avocat –, traduisent
l’islamisation progressive de l’Europe.
Le journaliste Alexandre Mendel, lui, développe fréquemment
dans les pages du magazine le thème de l’islamisation du territoire
français. Il écrit par exemple que « tout le sud de la France s’est
“djihadisé” », que « partout le salafisme a dicté le paysage
urbain », qu’à Lyon « le quartier de la Guillotière s’est mué en
petite Raqqa ». Des pratiquants ayant déclaré à proximité d’une
mosquée qu’ils feraient la « hijra » – c’est-à-dire quitteraient la
France pour un pays où l’islam est majoritaire – « si l’islamophobie
continue », le journaliste réinterprète ces propos comme suit : « Si
les locaux ne se soumettent pas à la volonté de Dieu, les
musulmans iront chercher la charia ailleurs. En Syrie, s’il le
faut16. »
Dans la même veine, son confrère Pierre Dumazeau écrit qu’il
est « difficile de trouver le moindre bistrot traditionnel à
Argenteuil », s’attardant sur la description d’un homme à
« djellaba impeccable et barbe longue comme le bras ». Il assène
que « les kebabs et les fast-foods halal ont cannibalisé le centre-
ville », tandis que les « petits Blancs », submergés, « ne sortent
plus de leur pavillon ». « L’islam conquérant a pignon sur rue17 »,
en déduit-il, voyant donc dans la gastronomie d’origine
maghrébine et turque une arme de conquête musulmane de la
France. Un simple coup d’œil aux Pages jaunes permet pourtant
de constater que, loin d’être envahi par les fast-foods halal,
Argenteuil dispose de bars de toute sorte et de nombreux
restaurants de cuisine française, italienne, chinoise, japonaise,
indienne, sans oublier, bien sûr, les inévitables McDonald’s.
De façon similaire, Marc Charuel mélange les thèmes de
l’islamisation de la France et de l’invasion communautariste à une
dénonciation des gauchistes angélistes, cosmopolites et
antiracistes. « Il y a de moins en moins de place pour les non-
musulmans », écrit-il, et « l’apparition des commerces halal » est
« exponentielle ». Pour lui, « le fameux droit à la différence
réclamé il y a une trentaine d’années par SOS Racisme a trouvé
ses limites ». Il ajoute que « c’est bel et bien la pression
journalière exercée sur les Français de souche qui les incite à se
convertir » à l’islam – rappelons qu’on ne compte pas plus de
cinquante mille convertis au total dans toute la France. À noter
l’emploi de l’expression « Français de souche », périphrase
utilisée dans les milieux d’extrême droite pour désigner les
Français à peau blanche, et qui voisine dans l’article de Marc
Charuel avec celle de « banlieues lépreuses18 ».
Autre éditorialiste du magazine, Gilles-William Goldnadel se
focalise sur le thème des élites gauchisantes et cosmopolites, à la
fois complices et « idiots utiles » de l’ennemi. Par exemple, au
lendemain des attentats du 13 novembre 2015, dans un texte
intitulé « Liquidons l’islamo-gauchisme », il écrit : « Le sang des
victimes n’avait pas encore séché, que déjà […] les professionnels
faussement généreux de cet antiracisme à la base même du
drame célébraient à nouveau cette société multiculturelle dont les
Français veulent encore moins que jamais. […] S’ils ne liquident
pas l’Islamo-gauchisme, ils seront liquidés19. »
Quant à Denis Tillinac, écrivain, il aborde essentiellement le
thème de l’identité chrétienne de la France, avec laquelle l’islam
serait incompatible et que cette religion étrangère au pays
chercherait à subvertir. « L’islam prétend enraciner le
multiculturalisme confessionnel dans notre pays », soutient-il,
ajoutant qu’il est choquant que « nos chefs d’État, sous prétexte
de neutralité, reçoivent sur un pied d’égalité les dignitaires de
l’Église catholique et ceux des diverses confessions ayant importé
des fidèles en France » – soulignons l’usage du terme « importé »,
alors que la majorité des Français de confession musulmane sont
aujourd’hui des enfants, voire des petits-enfants, de personnes
nées en France. Ce faisant, « nos dirigeants assèchent les
sources de notre patriotisme et humilient les fidèles catholiques »
– ce qui revient à établir un lien d’équivalence entre la nation
française et la religion chrétienne, contrairement au principe de
laïcité de la République française. Tillinac affirme d’ailleurs que les
« racines » de la France « sont catholiques au sens large depuis
le baptême de Clovis, point final20 » alors que, pour rappel, le
véritable roi franc Clovis est resté polygame après ce baptême ; la
christianisation du territoire de la future France commence
plusieurs siècles avant et s’achève plusieurs siècles après Clovis ;
le royaume de France ne naît que bien après le royaume de
Clovis, éclaté entre ses héritiers.
Là encore, il est frappant de constater les similitudes avec la
prose antisémite passée telle qu’elle apparaît, par exemple, dans
les articles de L’Intransigeant, publication antisémite du XIXe siècle
finissant. Dans un style bien plus brutal – toute la presse ayant à
l’époque un ton plus virulent qu’aujourd’hui –, ce grand journal de
l’antisémitisme français déploie en effet le même canevas
d’argumentation que Valeurs actuelles, mais cette fois envers la
minorité juive.
En septembre 1899, dans un article consacré à la construction
d’une nouvelle synagogue, dont il s’indigne, L’Intransigeant
évoque la pilosité et l’accoutrement des visiteurs : « Le cheveu
généralement noir, dru, et crépu encadre ces fronts plats, où
somnolent les plus mauvais instincts. » D’ailleurs, « tous ne
portent pas le même costume. Quelques-uns ont l’air d’Arabes
avec leur “chéchias” et leurs “burnous” ». S’il n’emploie pas,
comme Valeurs actuelles un siècle plus tard, l’expression
« banlieues lépreuses », le journal affirme que « c’est
véritablement une honte de laisser souiller tout un quartier par la
présence de pareils individus ». Et d’exprimer la crainte d’une
invasion progressive : « Que va-t-on faire de tous ces gens qui
sont pour nous un objet de dégoût, de mépris, d’horreur et de
répulsion ? Vont-ils rester chez nous ? Il ne faut certes pas
attendre du gouvernement qu’un arrêt d’exclusion soit rendu
contre eux21. »
De même que Valeurs actuelles ramène incessamment Najat
Vallaud-Belkacem à ses origines de confession musulmane,
L’Intransigeant voit dans tout membre du gouvernement ayant des
origines de confession juive un ministre juif avant tout : ainsi du
« demi-juif Millerand, dont les accointances avec Pereire, son
commanditaire, ont fait un juif tout entier22 ». Le journal soutient
d’ailleurs que les Français de confession juive ne sont pas des
Français à part entière, mais plutôt une cinquième colonne au
service de l’ennemi : « Vous êtes les complices de nos pires
ennemis, frais débarqués des fourgons de Coblentz et de
Francfort, où vous avez recueilli les derniers ordres du Kaizer
[sic]23. » Du reste, l’« israélisme » est « exclusif de toute idée de
patrie24 ».
Comme Valeurs actuelles à propos de la minorité musulmane,
L’Intransigeant considère que la présence de la minorité juive est
un facteur de décadence pour la France. Ainsi, « ce que ces
ignobles mercantis voulaient fêter [le 14 juillet 1899], c’est le
honteux abandon de notre politique africaine, la désorganisation
apportée dans notre armée nationale, c’est le commencement de
la décadence d’un grand peuple25 ». Si Valeurs actuelles s’alarme
d’une islamisation communautariste de la France, avec la
complicité des islamo-gauchistes adeptes du multiculturalisme,
L’Intransigeant, lui, dépeint un processus de judaïsation avec
l’appui des adeptes du cosmopolitisme : une « abominable
campagne juive se poursuit dans toutes les provinces
françaises » ; elle est en train de « désorganiser le pays » pour
l’amener à la « décadence finale » avec l’aide des « cosmopolites
de bas étage ». « L’Anjou en est rempli », et en Normandie se
trouvent ces « visiteurs insolites qui, s’installant en maîtres,
préparent déjà l’hégémonie israélite26 ».
L’Intransigeant condamne par ailleurs les « fameux
intellectuels », les « larmoyeurs juifs et judaïsants », qui « signent
à l’envi des pétitions idiotes pour déclarer qu’ils n’abandonneront
pas leur cher Dreyfus27 ». Il affirme que la plupart des journaux
autres que lui-même sont complices du programme de décadence
de la France via sa judaïsation, qualifiant notamment Le Figaro
d’« organe officiel des ennemis de la France28 ». Quant aux
médias qui défendent le capitaine Dreyfus, ils sont « achetés par
les pistolets de Zadoc Kahn29 », qui, à l’époque, est grand rabbin
de France.

Valeurs actuelles était initialement un magazine conservateur en


matière de sujets de société et libéral en matière économique,
mais en aucun cas raciste. Sa conversion à l’islamopsychose est
récente : elle date de la toute fin des années 2000, le virage
éditorial engagé par Yves de Kerdrel n’ayant été officialisée qu’en
2013.
On peut d’ailleurs s’interroger sur la sincérité de l’adhésion de
sa direction aux thèses de l’islamopsychose à la lumière de ce
récit fait par Les Inrockuptibles en 2013 : « Fin août 2007, au
premier étage du musée du Quai-Branly, les 43 membres de la
commission Attali se réunissent pour plancher sur des solutions
pour relancer la croissance française. Lors d’un tour de table,
Yves de Kerdrel, l’homme qui titrera plus tard “L’invasion qu’on
cache”, préconise une solution choc : “relancer l’immigration, qui
est source de richesses et donc de croissance”. Six ans plus tard,
Jacques Attali garde le souvenir d’un “garçon ultralibéral tant du
point de vue économique que social”. Yves de Kerdrel nous
assure aujourd’hui que tous ses amis sont des sociaux-
démocrates et qu’il est proche d’Emmanuel Macron […]30. »
L’augmentation des ventes du magazine au cours des dernières
années, au moment où celles de grands titres tels que L’Obs, Le
Point ou L’Express sont en baisse31, permet légitimement
d’avancer l’hypothèse d’un cynisme faustien : la direction de
Valeurs actuelles aurait épousé des thèses islamopsychotiques,
auxquelles elle-même ne croit pas, pour doper ses ventes, au prix
d’une défiguration haineuse de sa ligne éditoriale historique.

Pour terminer ce panorama, il faut bien sûr évoquer les médias


pure player sur Internet, très actifs depuis des années sur le
créneau de l’islamopsychose et qui ont fidélisé un public
considérable. Le plus connu est le site Fdesouche. Il se comporte
surtout comme un agrégateur de textes et de vidéos puisés dans
les médias mainstream, ajoutant plus rarement ses propres
contenus, qui sont ensuite massivement repris comme des
argumentaires-types par des sites de moindre envergure, des
blogs, des comptes Twitter ou des pages Facebook. Fdesouche
constitue l’astre central d’une galaxie qu’on appelle la
fachosphère32.
Lorsque Fdesouche reprend des contenus extérieurs, nombre
de ses visiteurs étant très actifs sur les réseaux sociaux de la
fachosphère, cela provoque immanquablement un buzz
considérable. Par exemple, j’ai publié le 20 octobre 2016 une
tribune dans Libération dont Fdesouche a isolé la phrase
suivante : « Ils croient que les Arabes ont un problème
d’intégration alors que je pense que c’est surtout la France qui a
un problème de racisme33. » Voici quelques-unes des réactions
qui s’ensuivirent sur Twitter34. Compte @atalens2 : « Les médias,
chiens de garde corrompus ont un problème avec la démocratie et
la réalité. » Compte @realSebColin : « Il y a les vols charter pour
ceux que ça dérange. » Compte @jn4twit : « Racailles = retour
maison. » Compte @corsica_lena : « Pour ces collabos ça va
chauffer. Le vent tourne. » Puis, répondant à un autre compte qui
contre-argumente : « Ferme-la, chien de gauchiste. » Compte
@17nad01 : « Thomas Guénolé n’est pas français. » Compte
@zoezepem : « Nous sommes tous issus de magnifiques races !
Et tous racistes envers ceux qui ne nous respectent pas. »
Compte @ELLENEUQ2 : « Les musulmans sont des parasites qui
sont nos ennemis, arabes ou autres. » Compte @jabruzzi07 :
« Embastillez-le ! Renégat, collabo. » Compte @Losmigratos1 :
« Normal, les musulmans veulent nous imposer leur mode de vie.
Ce qui n’est pas le cas des autres ethnies ! Alors oui stop assez
des musulmans. » Compte @66BLUEBERRY66 : « Cet islamo-
collabo Thomas Guénolé devra bientôt rendre des comptes au
Peuple Français. »
J’ai pu étudier de près la rhétorique islamopsychotique de la
fachosphère de mars à novembre 2015, lorsque j’ai tenu des
chroniques sur RMC auxquelles des visiteurs de Fdesouche
réagissaient sur Twitter. Elle emploie en boucle trois concepts.
Le premier est celui de dhimmi. Historiquement, ce terme
désigne l’habitant non musulman d’un pays de confession
musulmane à qui est appliqué un régime juridique – notamment
fiscal – dérogatoire du droit commun. La fachosphère, elle, l’utilise
pour désigner les non-musulmans partisans de l’islamisation de la
France.
Le deuxième concept est celui de taqiya. Dans l’islam, il s’agit
du devoir pour tout musulman de cacher sa foi s’il risque la
persécution. La fachosphère, elle, l’emploie pour sous-entendre
qu’un islamiste intégriste et jihadiste serait secrètement caché
derrière tout musulman : les croyants qui condamnent l’islamisme,
l’intégrisme et le jihadisme sont donc a priori des menteurs.
Le troisième concept est celui de collabo : par un renversement
des rôles extrêmement courant dans les milieux d’extrême droite,
quiconque n’adhère pas aux thèses de l’islamopsychose est
qualifié de « collabo », en référence aux pétainistes durant
l’Occupation. Il y a des variantes, comme « islamo-collabo », ou
plus rarement « islamo-fellateur » pour ajouter l’idée d’une
soumission homosexuelle à l’envahisseur musulman. On retrouve
ici le mécanisme de la double diabolisation, associant celle d’une
minorité religieuse et celle des homosexuels – un mécanisme dont
nous avons vu qu’il prévalait déjà aux temps médiévaux35.
La fachosphère recourt aussi abondamment à l’expression
« babtou fragile ». « Babtou » est le verlan de toubab, un terme
qui désigne les personnes à peau blanche dans certains pays
d’Afrique. « Babtou fragile » renvoie aux Français à peau blanche
qui se soumettent à l’islamisation de la France par peur et par
lâcheté, avec souvent là encore une forte connotation sexuelle –
l’idée d’une soumission volontaire à l’envahisseur musulman par
la sodomie.
La fachosphère déploie donc un système de pensée
extrêmement rudimentaire dont les grandes lignes sont les
suivantes :
– une invasion islamiste de la France est opérée par un raz-de-
marée de musulmans ;
– tout musulman qui condamne les islamistes et les jihadistes
est en fait un islamiste dissimulé ;
– tout non-musulman qui n’adhère pas à ce délire paranoïaque
est en fait un complice du processus d’invasion, qui se soumet
politiquement voire sexuellement à l’islamisation.
Que Fdesouche, média extrêmement virulent à l’égard de la
minorité musulmane, soit un satellite du Front national ne fait
guère de doute. Son animateur est en effet Pierre Sautarel,
candidat suppléant du Front national aux élections législatives de
2007 dans la deuxième circonscription de Seine-et-Marne36.
Marine Le Pen est d’ailleurs elle-même une lectrice régulière du
site37. Lors de son meeting du 12 février 2012 à Strasbourg, alors
que Pierre Sautarel était mis en examen pour diffamation
publique, elle a déclaré « lancer un signal amical à un site Internet
qui n’est pas du Front national, mais dont les administrateurs
aujourd’hui sont victimes d’une véritable persécution judiciaire, à
savoir nos amis de Fdesouche38 ».
À l’heure où j’écris ces lignes, Fdesouche est le deuxième des
sites Internet politiques les plus visités de France, avec
4,5 millions de visites par mois39.

Nombre de médias, audiovisuels comme écrits, accordent une


tribune à des personnalités publiques qui prêchent
l’islamopsychose. Le problème, comme relevé précédemment40,
est qu’elles n’ont généralement pas de contradicteurs, ce qui leur
permet de déployer leurs thèses sans craindre que celles-ci soient
déconstruites par un débatteur rigoureusement documenté et à la
rhétorique solide.
Ces personnalités sont des éditorialistes, des essayistes, des
responsables politiques ou encore des écrivains. Certaines sont
animées par une croyance sincère et de longue date dans les
thèses islamopsychotiques. D’autres y ont basculé depuis peu,
comme cela peut arriver à n’importe qui dans le climat actuel.
Pour d’autres encore, à la façon du Bel-Ami de Maupassant
lorsqu’il décide, par pur opportunisme, de rédiger des éditoriaux
réactionnaires sans en penser un seul mot, il s’agit d’un plan de
carrière plus cynique. Cette posture peut en effet leur garantir des
invitations fréquentes sur les plateaux télé, des chances accrues
de devenir des éditorialistes rémunérés, un bond des ventes de
leurs livres et de meilleurs résultats aux élections.
Prenons quelques exemples, en commençant par les
personnalités politiques, de l’extrême droite à la gauche.
Jean-Marie Le Pen, président historique du Front national,
défend la thèse paranoïaque de l’invasion du pays par un raz-de-
marée de musulmans : « Le jour où nous aurons en France non
plus 5 millions, mais 25 millions de musulmans, ce sont eux qui
commanderont. Et les Français raseront les murs, descendront
des trottoirs en baissant les yeux41. »
Sa fille Marine Le Pen, qui lui a succédé à la présidence du FN,
reprend la thèse islamopsychotique de l’incompatibilité entre la
laïcité et l’islam : « La laïcité n’est pas absolument compatible…
pas naturelle, avec l’islam, puisque l’islam confond le spirituel et le
temporel42. » Pourtant, 80 % des Français de confession
musulmane sont favorables à la laïcité, et près de la moitié lui sont
très favorables43, mais cet élément factuel n’est pas rappelé dans
l’article. Marine Le Pen fait également observer que « les pays
musulmans qui sont laïcs l’ont été en général par la force ». Elle
omet de préciser qu’en France aussi l’instauration de la laïcité fut
au cœur d’un conflit extrêmement dur, à l’époque, avec le clergé
catholique et ses relais politiques. De plus, alors que l’existence
des agressions et insultes islamophobes est avérée, tout comme
celle des actes de vandalisme contre des mosquées, elle affirme :
« Il n’y a pas d’actes anti-musulmans, pas plus que contre les
femmes ou les personnes de petite taille44. »
Les prières de rue sont un fait rarissime parmi les pratiquants
musulmans. Celles du quartier Barbès, sur lesquelles l’extrême
droite et la fachosphère se sont focalisées pendant des années,
faisant tourner les photos en boucle, s’expliquaient par un bête
problème de manque de place. Des lieux de culte suffisamment
grands ayant été construits depuis, mécaniquement les prières de
rue ont disparu à Barbès45. Cela n’empêche pas Marine Le Pen,
le 10 décembre 2010, lors d’une réunion publique à Lyon, d’établir
à ce sujet une comparaison pour le moins déplacée : « Je suis
désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la
Seconde Guerre mondiale, s’il s’agit de parler d’Occupation, on
pourrait en parler pour le coup. Parce que ça, c’est une occupation
du territoire. […] Certes, il n’y a pas de blindés, pas de soldats,
mais c’est une occupation tout de même46. »
Pour rester dans la famille Le Pen, prenons le cas de la nièce
de Marine Le Pen et petite-fille de Jean-Marie Le Pen : la députée
FN Marion Maréchal-Le Pen. Le 21 novembre 2015, dans un
entretien au journal d’extrême droite catholique Présent, elle
estime que, « si des Français peuvent être musulmans et exercer
leur foi, il faut qu’ils acceptent de le faire sur une terre qui est
culturellement chrétienne. Ça implique aujourd’hui qu’ils ne
peuvent pas avoir exactement le même rang que la religion
catholique. Ne serait-ce que parce que nous avons des traditions
populaires qui ont des connotations spirituelles qui peuvent
s’exercer dans le cadre public, ce qui aujourd’hui ne peut pas être
le cas de l’islam47 ».
Quelques semaines plus tôt, sur Radio Courtoisie, elle
déclarait : « Il y a une aberration qui est un héritage de la
Révolution française qui fait qu’on est obligé de se marier à la
mairie avant de pouvoir se marier religieusement. À quel titre ? Je
ne sais pas. Je trouve ça scandaleux, après tout on pourrait
recevoir un sacrement sans devoir demander l’autorisation à la
République française. […] Et peut-être que les catholiques ne
devraient plus se laisser faire et réagir afin de forcer le débat à ce
sujet-là. » Il faut souligner l’ironie de la chose : en demandant ainsi
que la règle religieuse ne soit plus soumise à la loi de la
République, Marion Maréchal-Le Pen tient le même raisonnement
que les islamistes. Dans le même entretien, elle reconnaît
d’ailleurs invoquer la laïcité pour s’en prendre à la minorité
musulmane et défendre une France identitariste catholique : « La
laïcité est un outil utile contre la propagation […] des
revendications de certains musulmans », mais « la France est un
pays chrétien, d’identité chrétienne, de racines chrétiennes ; elle a
à ce titre un héritage, des traditions, à connotation religieuse, en
particulier catholique48 ».
Le 4 mai 2015, sur France 2, le maire apparenté FN de Béziers,
Robert Ménard, affirme sur le plateau de Mots croisés que sa
commune compte 65 % d’enfants de confession musulmane49.
Lors d’un débat avec moi sur RMC le 24 septembre 2015, il dira
qu’il les a comptabilisés pour détecter les difficultés scolaires – ce
à quoi je répondrai que, s’il s’agissait d’évaluer le niveau de
français, il aurait pu organiser une dictée… Dans son
raisonnement, donc, tout enfant de confession musulmane est a
priori un mauvais élève. Il veut « retrouver notre France », en
particulier « celle, si le ministère de l’Intérieur me l’autorise, de
Charles Martel50 » – ce souverain de facto du royaume des
Francs qui, dans notre « roman national », est présenté à tort
comme ayant arrêté à Poitiers les Arabes qui partaient à la
conquête du territoire de la future nation française51.
Philippe de Villiers, figure de la droite traditionaliste et
souverainiste, a récemment publié l’essai islamophobe Les
cloches sonneront-elles encore demain52 ?. Invité le 12 octobre
2016 sur RTL pour faire la promotion de son livre, il soutient que
l’islam est « incompatible avec la République, incompatible avec la
civilisation française », mais aussi « incompatible avec la liberté »,
« avec l’égalité », « avec la fraternité »… Il affirme que les
Français de confession musulmane « vivent avec leur religion,
avec leurs mœurs, avec leurs idéaux, avec leurs héros qui ne sont
plus les nôtres : un peuple dans le peuple ». Pour lui, « François
Hollande fait partie de cette génération politique qui a accepté la
conquête, la colonisation » par l’envahisseur musulman. De ce
fait, « soit on choisit une laïcité qui s’accorde à nos traditions, et la
tradition chrétienne, c’est la tradition d’une vieille terre chrétienne ;
soit on choisit une laïcité […] qui se veut une neutralité totale ;
alors, dans ce cas, c’est la laïcité du vide, et le vide sera rempli
par les islamistes ». En d’autres termes, l’alternative se résume
ainsi : rechristianisation de la France ou triomphe des islamistes.
Celui qui fut secrétaire d’État à la Culture est en outre adepte
des théories du complot : « Nous sommes devant une conquête
démographique avec un plan des Nations unies, l’“Eurislam”,
c’est-à-dire un plan de l’Europe appliqué par l’OCDE au service
des grandes entreprises post-nationales, parce que la
mondialisation a besoin de bras à pas cher. […] C’est ce que
j’appelle le plan secret des élites, ça s’appelle la migration de
remplacement. »
Le 5 février 2007, Nicolas Sarkozy, candidat de l’UMP à la
présidence de la République, répond aux questions d’un panel de
téléspectateurs dans l’émission J’ai une question à vous poser sur
TF1. Un jeune homme lui reproche d’avoir employé l’expression
popularisée par le FN : « La France, tu l’aimes ou tu la quittes. » Il
répond : « Personne n’est obligé d’habiter en France. Et quand on
aime la France, on la respecte. » Puis : « On respecte ses règles,
c’est-à-dire qu’on n’est pas polygame, on ne pratique pas
l’excision sur ses filles, on n’égorge pas le mouton dans son
appartement, et on respecte les règles républicaines. » Une jeune
femme du panel réagit : « Les propos que vous venez de tenir sur
les moutons, ce sont des propos racistes. Il y a des
réglementations, il y a des abattoirs, on est civilisés. » Elle ajoute :
« C’est honteux, je suis d’origine algérienne, je suis musulmane et
je me sens insultée, complètement. »
Le 4 mars 2011, Claude Guéant, ministre de l’Intérieur sous la
présidence de Nicolas Sarkozy, juge que l’accroissement du
nombre de fidèles de l’islam en France « pose problème53 ».
Durant l’été 2016, une interview de Jean-Pierre Chevènement
publiée dans Le Parisien crée la polémique au motif qu’il
recommande aux Français de confession musulmane de faire
preuve de « discrétion ». Ce n’est pourtant pas la phrase la plus
islamophobe de l’entretien, puisqu’il a également déclaré : « Si
nous aimons la France, il faut faire des Français de confession
musulmane des Français qui, comme les autres, ont envie de
travailler à l’essor de la France. » Cela signifie que, de son point
de vue, à ce jour, les Français de confession musulmane ne sont
pas des Français comme les autres et n’ont pas envie de travailler
à l’essor de la France54.
Au-delà des responsables politiques, l’islamopsychose est
propagée par divers penseurs.
Le philosophe Pierre Manent traite de l’islam français dans son
livre Situation de la France, paru en 2015. D’un côté, il définit une
opinion publique « occidentale » pour laquelle la société est
fondée sur l’organisation et la garantie des droits de l’homme. De
l’autre, bien qu’il admette l’existence d’une diversité d’idées au
sein de la minorité musulmane, il essentialise les Français de
confession musulmane en évoquant une « opinion musulmane »
pour laquelle les mœurs sont fondées sur la loi religieuse.
L’ensemble du raisonnement de Pierre Manent est donc
communautariste. Malgré l’effondrement objectivement
constatable de la foi catholique dans notre pays, il soutient que la
France demeure une société chrétienne et que la laïcité n’est pas
la bonne approche envers le fait religieux. En lieu et place de la
laïcité, il propose un contrat social de la société française,
essentiellement chrétienne, avec les citoyens de confession
musulmane, qu’il appréhende de facto systématiquement comme
un grand bloc homogène. Aux termes de ce contrat, la France
renonce à réussir leur intégration ; elle les laisse réaliser leur
souhait de vivre dans le communautarisme religieux – souhait que
Pierre Manent tient implicitement pour une vérité d’évidence. Elle
ne leur interdit que le voile intégral et la polygamie. Ce philosophe,
qui se revendique pourtant du libéralisme intellectuel, propose
ainsi le basculement de la France dans un modèle
communautariste interreligieux de type libanais55.
Commentant les révoltes urbaines de 2005 dans les banlieues
françaises pour le journal israélien Haaretz, l’essayiste Alain
Finkielkraut, de l’Académie française, déclare : « Le problème,
c’est que la plupart de ces jeunes sont des Noirs ou des Arabes
avec une identité musulmane56. » Plus de dix ans plus tard, il
écrit, à propos de la théorie d’extrême droite d’un « grand
remplacement » des Français par l’envahisseur musulman : « Je
ne reprends pas cette expression à mon compte », mais c’est pour
décrire juste après un raz-de-marée démographique musulman,
ce qui revient exactement au même sur le fond : « Si le nombre de
convertis à l’islam dans sa version la plus agressivement littérale
ne cesse d’augmenter en France et dans toute l’Europe, c’est
parce que cet islam est lui-même innombrable57. »
L’essayiste Éric Zemmour affirme : « Ouvrez le Coran à
n’importe quelle page, il y a écrit “il faut tuer les juifs et les
chrétiens”58 ! » Nous avons déjà vu que ces allégations sont
mensongères59. Selon Zemmour, « au lieu de bombarder Raqqa »
en Syrie, « la France devrait bombarder Molenbeek [en Belgique]
d’où sont venus les commandos du vendredi 13 novembre60 ». Il
juge que « l’islam n’est pas compatible avec la France » et que
« les musulmans doivent se détacher de l’islam61 ». Interviewé par
les journalistes Anne-Sophie Lapix et Patrick Cohen dans
l’émission C à vous sur France 5, le 6 septembre 2016, il assène
qu’« il n’y a pas de musulmans modérés », que « le jihad fait
partie de l’islam », et ajoute : « Ceux que vous appelez bons
musulmans, l’islam les appelle mauvais musulmans. »
Il y a cependant beaucoup plus grave. Interviewé par le journal
italien Corriere della sera le 30 octobre 2014, il déclare : « Les
musulmans ont leur propre code civil : le Coran. Ils vivent entre
eux, dans les périphéries. » Question du journal : « Mais vous ne
pensez pas que ce soit irréaliste de penser qu’on prend des
millions de personnes, on les met dans des avions […] pour les
chasser ? » Loin de se défendre de souhaiter la déportation des
Français de confession musulmane en dehors du territoire
national, Zemmour répond en évoquant un précédent historique
pour démontrer au contraire que ce serait possible : « Je sais,
c’est irréaliste, mais l’histoire est surprenante. Qui aurait dit en
1940 qu’un million de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient
partis d’Algérie pour revenir en France62 ? » Lorsque, à la suite de
ces propos, son émission Ça se dispute sera supprimée par iTélé,
il recevra notamment le soutien de Marine Le Pen et du député LR
Éric Ciotti63.
Longtemps directeur de la rédaction du Point, puis son principal
éditorialiste dans les années 2000, Claude Imbert déclare en
2002 : « Je suis un peu islamophobe, ça ne me gêne pas de le
dire. J’ai le droit, je pense, et je ne suis pas le seul dans ce pays,
de penser que l’islam – je dis bien l’islam, je ne parle même pas
des islamistes –, en tant que religion, apporte une certaine
débilité64. » La même année, il soutient que « l’islam constitue un
obstacle à l’intégration65 » – encore une fois, l’islam, pas
l’islamisme.
Participant au Grand Oral des Grandes Gueules, sur RMC, le
4 mars 2016, Ivan Rioufol, éditorialiste au Figaro, déclare : « La
France est en guerre contre un ennemi intérieur qui est le
totalitarisme islamiste. » Mais il parle ensuite de la « population
musulmane, qui est en rupture et prête à tout », parce que « en
rébellion contre le modèle démocratique ». Ainsi, il ne fait pas de
distinction, en termes de dangerosité, entre les islamistes d’une
part et les Français de confession musulmane d’autre part. Invité à
préciser si ce jugement s’applique à tous les Français de
confession musulmane, il a cette réponse glaçante : « Pas tous,
mais on ne va pas chipoter. »
Le 19 novembre 2015, sur France 2, le journaliste Mohamed
Sifaoui réagit en ces termes à un reportage sur Latifa ibn Ziaten,
mère d’un soldat français tué par le terroriste Mohammed Merah :
« Je suis quand même assez étonné que dans un pays où on a
compris qu’il y avait une guerre idéologique à mener, […] on
honore à ce point une femme qui a perdu son fils mais qui porte le
voile par ailleurs. » Il ajoute : « Ce n’est pas parce qu’une
personne perd son fils, et il y en a beaucoup, des centaines, qu’on
va la faire sortir de ses fourneaux pour en faire une égérie de la
lutte antiterroriste66. »
Christine Tasin est coprésidente de Riposte laïque, média pure
player islamophobe qui se classe en huitième position des sites
Internet politiques les plus visités de France avec 1,2 million de
visites par mois. Elle est également fondatrice de l’association
islamophobe Résistance républicaine, dont le site est quant à lui
classé onzième avec 940 000 visites par mois67. Le 15 octobre
2013, à Belfort, en marge de la fête de l’Aïd al-Kebir, elle
s’exclame : « Oui je suis islamophobe, et alors ? La haine de
l’islam, j’en suis fière. L’islam est une saloperie […], c’est un
danger pour la France68. » Le 21 juin 2016, lors d’une
manifestation d’extrême droite faisant suite à l’assassinat d’un
couple de policiers, elle déclare : « Jessica Schneider et Jean-
Baptiste Salvaing sont morts. Ils ont été assassinés par Larossi
Abdallah [sic]69, mais le véritable assassin, ça n’est pas Larossi
Abdallah. Le véritable assassin, c’est l’islam. […] J’aimerais bien
que nous partions tous ce soir en scandant : “Islam assassin70 !” »

Pour continuer de fonctionner, le cercle vicieux de


l’islamopsychose a besoin, en plus des médias et des
personnalités publiques qui l’alimentent, d’un soutien
suffisamment solide dans la population française. Il le trouve.
D’une part, les Français surestiment considérablement le
nombre de leurs compatriotes de confession musulmane. Ces
derniers sont environ 4 millions71 et représentent donc 6 % de la
population totale. Or, dans un sondage de janvier 2016, lorsqu’ils
sont invités à évaluer le poids de la minorité musulmane dans la
population totale, les Français croient en moyenne qu’ils
constituent 31 % de la population, c’est-à-dire le quintuple de leur
poids réel72. Le sentiment d’une omniprésence de l’islam dans la
société est donc totalement déconnecté de la réalité.
D’autre part, le rejet de l’islam, les préjugés sur l’islam français
tel qu’il est vécu par ses adeptes et l’hostilité envers la minorité
musulmane sont aujourd’hui extrêmement forts dans la population.
Alors qu’environ trois quarts des Français de confession
musulmane sont soit assimilés, soit intégrés73, seuls 41 % de la
population croient que la minorité musulmane vit sa foi d’une
façon compatible avec les valeurs de la société française, et trois
Français sur quatre estiment que l’islam cherche à imposer son
mode de fonctionnement aux autres. En outre, 41 % des Français
sont persuadés que, même s’il ne s’agit pas de l’essentiel de son
message, l’islam porte en lui des germes de violence et
d’intolérance74. Plus grave encore : près de un Français sur cinq
juge que la lutte contre les terroristes jihadistes est en fait une
guerre contre l’islam en général75.
Seule lueur d’espoir : 59 % des Français pensent que l’islam est
une religion aussi pacifiste que les autres et que le jihadisme en
est une perversion76. Cela signifie que, si le débat public évolue
dans ce sens, la population française est potentiellement disposée
à s’éloigner de l’islamopsychose pour en venir à refuser les
préjugés.
L’existence de cette potentialité est l’une des raisons
fondamentales pour lesquelles j’ai entrepris d’écrire ce livre.

Voilà donc comment fonctionne l’effet boule de neige de


l’islamopsychose. Tout un pan de la population française ayant
basculé dans l’islamopsychose, cela crée une demande – un
« marché » – pour ses thèses et ses représentations déformées
du réel. L’existence de cette demande encourage des médias de
masse à propager ces dernières, que ce soit par course
opportuniste à l’audience ou par adhésion militante. Des
personnalités publiques, soit par croyance sincère, soit par
carriérisme, sont encouragées à tenir des discours et à rédiger
des textes prêchant l’islamopsychose, et disposent d’une vaste
tribune médiatique pour les divulguer. En retour, cette
accumulation dans les médias de représentations déformées du
réel dans un sens islamopsychotique conforte dans ses croyances
la population qui a déjà basculé, et fait en outre de nouveaux
adeptes.
Par ce processus, la France ressuscite une de ses traditions
profondes : la diabolisation des musulmans.
Au XIVe siècle, le récit des voyages du Vénitien Marco Polo, Le
Devisement du monde77, rencontre un immense succès en
Europe, y compris dans le royaume de France. Les préjugés qu’il
exprime sur l’islam et les musulmans – appelés à l’époque les
« Sarrasins » – sont emblématiques de son temps. Il est toutefois
frappant de constater que plusieurs accusations exprimées de nos
jours par les prêcheurs de l’islamopsychose s’y trouvent déjà dans
leurs grandes lignes, par exemple celle selon laquelle tous les
peuples pratiquant l’islam sont par essence des barbares. Marco
Polo écrit ainsi que les Turcomans « vivent comme des bêtes » ;
que les Kurdes sont « très méchantes gens, et dépouillent
volontiers les marchands » ; que les Sarrasins de Tauris, c’est-à-
dire les Perses, sont « gens très cruels, méchants et déloyaux qui
font aux Chrétiens grand dam » ; et ainsi de suite. Il soutient aussi
que les Sarrasins ont en fait pour principal objectif la conversion
de tous les chrétiens à l’islam : « Il y avait en Baudac [à Bagdad]
un très méchant et cruel calife des Sarrasins qui, voulant grand
mal aux Chrétiens, jour et nuit pensait comment il pouvait amener
tous les Chrétiens de sa terre à se faire Sarrasins78. »
De même, à l’époque moderne, le prédicateur Bossuet, dont on
a déjà cité les écrits apologétiques sur les persécutions de la
minorité protestante sous Louis XIV79, qualifie l’islam de « religion
monstrueuse80 ». Dans son sillage, au XIXe siècle, Chateaubriand
écrit : « Tous les éléments de la morale et de la société politique
sont au fond du christianisme, tous les germes de la destruction
sociale sont dans la religion de Mahomet81. » Alfred de Vigny, lui,
relate dans Journal d’un poète la façon dont il a fait changer d’avis
un tiers qui croyait que l’islam était plus civilisé que le
christianisme parce qu’il est plus charitable : « Il ne m’a fallu que
quelques mots pour lui rappeler que le Coran arrête toute science
et toute culture ; que le vrai mahométan ne lit rien, parce que tout
ce qui n’est pas dans le Coran est mauvais et qu’il renferme
tout82. » L’historienne Suzanne Citron a fait observer que, plus
près de nous, dans les années 1980, les manuels scolaires de la
République évoquaient systématiquement le monde islamique
comme un ennemi, et jamais sous l’angle des relations pacifiques,
voire amicales, alors même que de telles relations ont existé dans
l’histoire : « Les musulmans arabes ou turcs sont les ennemis de
Charles Martel, des Croisés et plus tard du général Bugeaud83. »

Les médias de masse étant au cœur du mécanisme de


propagation de l’islamopsychose, c’est vers eux qu’il faut se
tourner pour tenter d’enrayer cet effet boule de neige.
Revenir à la pratique du « cordon sanitaire » envers les thèses
d’extrême droite – ce que sont objectivement les thèses de
l’islamopsychose, puisqu’elles sont identitaristes et racistes envers
les Français de confession musulmane – serait irréaliste. Certes,
nombre d’émissions et de médias pourraient purement et
simplement, par un choix éditorial assumé, dicté par la
déontologie, refuser dorénavant de recevoir des personnalités qui
expriment des thèses racistes à l’endroit des Français de
confession musulmane. Toutefois, dans le contexte actuel de
concurrence acharnée pour l’audience, il est peu probable que
cette autorégulation fonctionne. Même en supposant que la
plupart des médias mainstream suivent le mouvement, il y aurait
toujours un ou deux « briseurs de grève » qui bénéficieraient ainsi
d’un quasi-monopole sur le « marché » des idées de
l’islamopsychose. Quant aux médias qui versent dans
l’islamopsychose militante, ils n’appliqueraient évidemment jamais
une telle mesure.
Une autre piste, potentiellement beaucoup plus efficace, serait
que le CSA produise un rapport annuel sur l’islamopsychose dans
les médias français. En effet, comme nous l’avons déjà souligné,
un média craindra davantage l’humiliation d’un communiqué de
presse du CSA exposant ses fautes déontologiques qu’une
quelconque sanction économique ou administrative. A fortiori, si
ce rapport inclut un classement annuel des pires médias en
matière de discours islamopsychotique, l’effet dissuasif sur
l’ensemble des médias sera massif.
La même méthode peut d’ailleurs être appliquée pour combattre
la diabolisation de toutes les minorités dans nos médias. La liberté
d’expression est une chose ; le laxisme vis-à-vis des expressions
de haine envers les minorités en est une autre.
Enfin, c’est le fait de frapper d’interdit moral, sans discussion
possible, la haine envers les minorités qui endiguera le plus
efficacement sa propagation. Pour ne prendre qu’un exemple, la
répression intraitable des actes et propos homophobes par le
système pénal a fait au moins autant pour combattre l’homophobie
en France que les campagnes de sensibilisation. Il serait donc
temps que soit créé un délit d’islamophobie. Le droit actuel permet
certes déjà de condamner quelqu’un pour provocation à la haine,
comme ce fut le cas d’Éric Zemmour en 2015 à la suite de ses
propos violemment islamophobes dans le Corriere della sera.
Néanmoins, des condamnations spécifiques pour islamophobie
auraient le mérite de graver dans les esprits le refus par la
République de toute diabolisation de la minorité musulmane.
Nous ne sommes pas condamnés à endurer la haine. Toute
communauté est souveraine pour décider de ce qui est
moralement acceptable ou inacceptable en son sein. Ce pouvoir
collectif existe. Reste à l’exercer.
Notes
1. La balianophobie est un mélange de peur et de haine envers les jeunes de banlieue,
consistant notamment à leur attribuer en bloc un ensemble de comportements déviants
qui sont pourtant largement minoritaires dans leur population totale. Voir Thomas
Guénolé, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, op. cit., p. 13-16.
2. Ibid., p. 17-46.
3. Voir le chapitre « Jihad ? », p. 93.
4. Ibid.
5. Source : INSEE.
6. Thomas Guénolé, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, op. cit., p. 85.
7. Jérôme Berthaut, La Banlieue du 20 heures : ethnographie de la production d’un lieu
commun journalistique, Agone, 2013, p. 175-212 et 225-226 ; Thomas Guénolé, Les
jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, op. cit., p. 32-35.
8. Thomas Guénolé, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, op. cit., p. 67-
74.
9. . « Désolé Michel, ce n’est pas à l’islam que les Français se convertissent le plus »,
Atlantico, 6 janvier 2015.
10. Institut Montaigne, Un islam français est possible – Annexes, 2016, p. 24-32.
11. Voir le chapitre « Le cas Manuel Valls », p. 57.
12. Voir le chapitre « L’islam pour les débutants », p. 25.
13. Diane Afoumado, L’Affiche antisémite en France sous l’Occupation, Berg, 2008.
14. L’emplacement de l’apostrophe transcrivant la lettre arabe ‫ ع‬est erroné ; il faudrait
écrire Da’ech.
15. Human Rights Watch, « US: Prolonged Indefinite Detention Violates International
Law », 24 janvier 2011 ; « Guantánamo’s Long Shadow », The New York Times, 19 mars
2006.
16. Alexandre Mendel, « La France djihadiste. Basculement », Valeurs actuelles,
31 mars 2016.
17. Pierre Dumazeau, « Pacte avec le diable à Argenteuil », Valeurs actuelles, 28 avril
2016.
18. Marc Charuel, « Dans les zones grises des cités », Valeurs actuelles, 8 novembre
2012.
19. Gilles-William Goldnadel, « Liquidons l’islamo-gauchisme », Valeurs actuelles,
26 novembre 2015.
20. Denis Tillinac, « Revenir à l’essentiel », Valeurs actuelles, 16 avril 2015.
21. . « Une nouvelle synagogue », L’Intransigeant, 24 septembre 1899.
22. . « Incohérence et folie », L’Intransigeant, 5 juillet 1899.
23. . « Égalité ! », L’Intransigeant, 4 juillet 1899.
24. . « Ni se soumettre, ni se démettre », L’Intransigeant, 13 septembre 1899.
25. . « La fête nationale », L’Intransigeant, 16 juillet 1899.
26. . « Propagande juive », L’Intransigeant, 26 juillet 1899.
27. . « Pitié grotesque », L’Intransigeant, 14 septembre 1899.
28. . « L’or prussien », L’Intransigeant, 31 août 1899.
29. . « Les “m’as-tu-vu” du dreyfusisme », L’Intransigeant, 14 septembre 1899.
30. . « Valeurs actuelles, le cabinet noir de la droite dure », Les Inrockuptibles,
12 novembre 2013.
31. Selon les chiffres de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM),
la diffusion totale de Valeurs actuelles augmente de 5 % sur la période 2015-2016, alors
que celles du Point, de L’Obs et de L’Express baissent respectivement de 8, 15 et 20 %.
32. Dominique Albertini et David Doucet, La Fachosphère, op. cit.
33. Thomas Guénolé, « Primaire à droite : je suis de gauche et je n’irai pas y voter »,
Libération, 20 octobre 2016.
34. J’ai corrigé les fautes d’orthographe et de syntaxe pour faciliter la lisibilité.
35. Voir le chapitre « La théorie de la haine », p. 145.
36. . « Plongée dans la fachosphère », L’Express, 22 septembre 2016.
37. . « Un verre avec les extrémistes de la “réacosphère” », Rue89, 5 juillet 2008.
38. . « Marine Le Pen : un “signal amical” à “nos amis de fdesouche” », Europe 1,
13 février 2012.
39. Antoine Bevort, « Les trente sites politiques français ayant le plus d’audience sur le
Web », Médiapart, 21 octobre 2016.
40. Voir le chapitre « L’islam pour les débutants », p. 25.
41. Jean-Marie Le Pen, entretien accordé au journal Le Monde, 19 avril 2003.
42. . « Marine Le Pen donne sa définition d’une France laïque », Le Parisien, 28 janvier
2011.
43. Institut CSA, « Islam et citoyenneté », sondage pour Le Monde des religions,
août 2008.
44. . « Marine Le Pen sur l’islamophobie : “il n’y a pas d’actes anti-musulmans, pas
plus que contre les femmes” », Huffington Post, 6 mars 2015.
45. . « Danse avec le FN », reportage de Spécial Investigation, Canal+, 20 avril 2015.
46. . « Marine Le Pen et sa relecture de l’“occupation” devant le tribunal », Libération,
19 octobre 2015.
47. . « Pour Marion Maréchal-Le Pen, les musulmans ne peuvent pas avoir
“exactement le même rang” que la religion catholique », Europe 1, 21 novembre 2015.
48. . « Entretien Radio Courtoisie-Le Salon beige avec Marion Maréchal Le Pen »,
Radio Courtoisie, 4 octobre 2015.
49. . « Robert Ménard entendu par la police sur le “fichage” des écoliers de Béziers »,
Le Monde, 5 mai 2015.
50. . « Pour Marion Maréchal-Le Pen, les musulmans ne peuvent être français que
sous condition », Huffington Post, 5 octobre 2016.
51. Si Charles Martel a effectivement battu les armées du califat omeyyade en 732 à
Poitiers, celles-ci prendront encore Avignon et Arles en 735. Elles mèneront ensuite
bataille jusqu’en Bourgogne. En outre, les armées arabes contrôleront la ville de
Narbonne jusqu’en 759, presque vingt ans après la mort de Charles Martel.
52. Philippe de Villiers, Les cloches sonneront-elles encore demain ?, Albin Michel,
2016.
53. . « Pour Guéant, “l’accroissement du nombre” de musulmans pose “problème” »,
Huffington Post, 4 avril 2011.
54. . « Fondation de l’Islam : Chevènement dit oui », Le Parisien, 15 août 2016.
55. Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015.
56. Alain Finkielkraut, entretien à Haaretz, 18 novembre 2005.
57. Alain Finkielkraut, La Seule Exactitude, op. cit., p. 213.
58. Éric Zemmour lors de l’émission Ça se dispute, iTélé, 6 juin 2014.
59. Voir le chapitre « L’islam pour les débutants », p. 25.
60. Éric Zemmour, chronique On n’est pas forcément d’accord, RTL, 17 novembre
2015.
61. Éric Zemmour lors d’un débat avec Jean-Christophe Cambadélis sur BFM TV,
28 février 2016.
62. . « Zemmour e la rabbia anti-élite », Corriere della sera, 30 octobre 2014.
63. . « La polémique Zemmour en six actes », France TV Info, 18 décembre 2014.
64. LCI, 24 octobre 2002.
65. . « L’intégration contre l’intégrisme », Le Point, 31 mai 2002.
66. . « Mohamed Sifaoui pour Latifa ibn Ziaten : “une femme qui a perdu son fils mais
qui porte le voile” », Zaman France, 19 novembre 2015.
67. Antoine Bevort, « Les trente sites politiques français ayant le plus d’audience sur le
Web », art. cité.
68. . « Elle avait qualifié l’islam de “saloperie” : 3 000 euros d’amende », France TV
Info, 8 août 2014.
69. Le nom du terroriste est en fait Larossi Abballa.
70. Christine Tasin, discours en hommage aux policiers assassinés à Magnanville,
Paris, 21 juin 2016.
71. Institut national d’études démographiques, Trajectoires et origines, op. cit., p. 582.
72. Ipsos, Perceptions et attentes de la population juive : le rapport à l’autre et aux
minorités, enquête pour la Fondation du judaïsme, janvier 2016, p. 7.
73. Voir le chapitre « Sécularisation contre saoudisation », p. 247.
74. Ipsos, Fractures françaises 2016 : vague 4, sondages pour Le Monde, Sciences Po
et la fondation Jean-Jaurès, avril 2016, p. 65-73.
75. Ibid., p. 84.
76. Ibid., p. 73.
77. Marco Polo, Le Devisement du monde : le livre des merveilles, La Découverte-
Poche, 2011 (rééd.).
78. Philippe Sénac, L’Occident médiéval face à l’Islam : l’image de l’autre, Flammarion,
2000 (rééd.), p. 129-135.
79. Voir le chapitre « La théorie de la haine », p. 145.
80. Jacques Bénigne Bossuet, Œuvres, Lefèvre, 1836, t. 5, p. 16.
81. François René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Garnier, 1910 (rééd.),
t. 5, livre 12, p. 88.
82. Alfred de Vigny, Journal d’un poète, Michel Lévy Frères, 1867, p. 130.
83. Suzanne Citron, Le Mythe national, op. cit., p. 96.
8

Le tabou algérien
« Notre système de colonisation consistant à ruiner l’Arabe,
à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le
faire crever de misère, nous verrons encore d’autres
insurrections. »
Guy de Maupassant, Au soleil, 1884
Lorsqu’on s’efforce d’analyser les raisons de l’hostilité enracinée
en France, tout particulièrement dans le sud du pays, envers la
minorité musulmane, un facteur explicatif reste encore tabou : la
guerre d’Algérie.
Les pieds-noirs sont les colons et descendants de colons qui,
du fait de la guerre puis de l’indépendance, doivent fuir au
tournant des années 1960 ce qui était pour beaucoup d’entre eux
leur terre natale, voire celle de leurs ancêtres depuis plusieurs
générations. Si la métropole les considère comme des rapatriés,
en réalité ce sont des exilés. Leur véritable patrie, sentimentale et
familiale, est cette Algérie où ils abandonnent leurs maisons, leurs
cimetières et leurs vies.
Le contexte politico-militaire ne leur laisse guère le choix.
Certes, des proclamations du FLN1 peuvent laisser croire que
l’Algérie indépendante ne tourmentera pas ses pieds-noirs. Une
circulaire adressée en 1961 aux « Européens » de l’Algérois
promet ainsi « l’union de tous les Algériens sans discrimination
raciale ou religieuse » et « la réconciliation nécessaire entre tous
les enfants sincères de l’Algérie2 ». De même, les accords de
cessez-le-feu d’Évian, signés en mars 1962, garantissent la
sécurité des pieds-noirs qui décideraient de rester en Algérie.
Néanmoins, dans les faits, le danger de mort est bien réel. Le
slogan indépendantiste qui fait florès est limpide : pour les pieds-
noirs, ce sera « la valise ou le cercueil » – un avertissement qu’on
lit dès 1946 dans des tracts distribués à Constantine3. De
nombreux attentats les prennent d’ailleurs pour cibles. Par
exemple, le 30 septembre 1956, le FLN fait exploser des bombes
dans deux cafés d’Alger, le Milk Bar et la Cafétéria, situés en plein
quartier colon et fréquentés par la jeunesse d’origine
métropolitaine ou latino-européenne4. Quant à l’OAS5,
organisation anti-indépendantiste, elle met en œuvre à partir du
6 mai 1962 une politique de « terre brûlée » qui consiste à détruire
un maximum d’infrastructures coloniales dans l’idée de ramener
l’Algérie indépendante à son niveau de développement d’avant
1830. De toute façon, le ressentiment accumulé par la population
arabe et kabyle, qui comptera 350 000 à 450 000 morts au cours
de cette guerre de décolonisation – l’équivalent, en proportion de
la population totale, de ce qu’a été la Première Guerre mondiale
pour la France6 –, rend inenvisageable le maintien des colons et
de leurs descendants sur ces terres.
L’exode des pieds-noirs est donc massif, comparable en
ampleur à celui des réfugiés de Syrie vers l’Europe depuis le
début de la guerre civile dans ce pays. Entre 1957 et 1962,
1,3 million de réfugiés pieds-noirs – dont 650 000 pour la seule
année 1962 – traversent ainsi la Méditerranée pour rejoindre,
dans leur grande majorité, la France métropolitaine7. Ils
s’installent à Paris, mais aussi et surtout dans le Sud
méditerranéen, dont le climat, la gastronomie, les systèmes
familiaux de type patriarcal présentent des similitudes avec ceux
de leur terre d’origine.
Avec une population française en métropole d’environ
47 millions d’habitants, on peut imaginer l’impact sur la société
qu’a eu l’apport de plus de un million supplémentaire en une
poignée d’années. En particulier pour la raison suivante : la
population pied-noir a vécu en Algérie dans un système de valeurs
caractéristique d’une société d’apartheid. C’est ce que montre très
bien Pierre Darmon dans son livre consacré à l’Algérie française8.
Le système de l’Algérie française est d’abord autoritaire, en ce
que l’administration coloniale y est toute-puissante. Elle peut
détruire systématiquement le tissu urbain mauresque préexistant
pour le remplacer par un urbanisme français, pourtant moins
adapté au climat. Elle peut profaner des cimetières pour y installer
des esplanades, sans se soucier de redonner aux morts une
sépulture. Elle peut démolir des mosquées ou les convertir en
églises, comme celle de Ketchaoua. Elle peut exproprier
massivement des autochtones pour les besoins de l’installation de
colons9.
Ce système est aussi violemment inégalitaire, proche de la
société de castes typique de l’Ancien Régime français. Au sommet
se trouvent les fonctionnaires coloniaux : personnel administratif,
enseignants, militaires… Ils vivent dans un entre-soi au sein de
cercles dont les autres castes sont exclues. Un étage au-dessous,
on a les pieds-noirs d’origine métropolitaine et latino-européenne.
Ensuite viennent les pieds-noirs de confession juive, qui subissent
l’antisémitisme français virulent de cette époque. Enfin se
succèdent, dans cet ordre, les Algériens kabyles, les Algériens
arabes et les Algériens subsahariens, relégués au stade ultime du
mépris social10.
Emblématique de l’état d’esprit des colons et de leurs
descendants, l’un des romans les plus populaires dans l’Algérie
des années 1920 est Sarati le terrible, de Jean Vignaud. Il dépeint
la population colonisée des docks d’Alger comme une populace
folklorique, glauque et dangereuse, que la force publique coloniale
doit savoir mater, parce que l’« Arabe », essentialisé, ne
« respecte que la force11 ». Quant au discours pied-noir sur une
colonisation prétendument altruiste destinée à civiliser le peuple
algérien afin qu’il puisse voler un jour de ses propres ailes, ce
n’est le plus souvent qu’une imposture. Ainsi l’instituteur Saïd Faci
explique-t-il dans les années 1930 que, lorsqu’un Algérien arabe
ou kabyle accède par l’éducation au même niveau de maîtrise de
la culture et de la langue françaises que les élites pieds-noirs, ces
dernières ne le traitent en aucun cas en égal. Elles lui opposent
plutôt une attitude faite de dépit et de rage, surtout s’il s’avise de
chercher à débattre avec elles sur un pied d’égalité12.
Au quotidien, la dominante du comportement pied-noir envers la
population arabe ou kabyle est un mélange de mépris, de
condescendance et de paternalisme. Souvent les colons tutoient
systématiquement les colonisés, qu’ils appellent tous
indistinctement « Mohamed ». L’expression courtoise « Comment
va votre femme ? » est remplacée à leur égard par l’insultant
« Comment va la fatma ? ». Dans les commerces, il est fréquent
qu’un client arabe ou kabyle soit servi après un pied-noir même s’il
était dans la queue avant lui. Un mauvais travail est qualifié de
« travail d’arabe ». Quant au « téléphone arabe », il désigne la
propagation de nouvelles peu fiables, de rumeurs et de ragots.
Cela n’empêche pas qu’il ait pu exister des marques d’affection
sincère entre employeurs pieds-noirs et salariés colonisés, ou
entre maîtres pieds-noirs et domestiques colonisés. Cela
n’empêche pas non plus que des instituteurs, des ingénieurs du
génie civil, des fonctionnaires de l’administration soient
véritablement mus par un idéal altruiste. Mais la tendance lourde
reste à l’infantilisation, à l’humiliation et à l’attitude insultante13.
L’Algérie française érigée par ses élites pieds-noirs est donc
une société de ségrégation très similaire à celle qui a existé en
Afrique du Sud de 1948 à 1991. En vigueur de 1881 à 1946, le
Code de l’indigénat instaure d’ailleurs explicitement un régime
d’apartheid. En vertu de ce code, le droit de la République ne
s’applique pas à l’« indigène » : la liste des délits et des peines
correspondantes en ce qui le concerne est différente de celle des
autres citoyens, au seul motif qu’il est un « Arabe ». Il peut être
condamné pour un « acte irrespectueux », c’est-à-dire tout
manque de soumission envers un pied-noir ; pour être sorti de sa
commune de résidence sans l’autorisation de l’administration
coloniale ; pour avoir célébré en groupe une fête religieuse sans la
permission de cette même administration. Quand il est traduit
devant la justice, il doit payer tous les frais de procédure et il lui
est impossible de faire appel d’une sanction. Le reste est à
l’avenant14.
L’inégalité des droits selon l’origine et la couleur de peau est
particulièrement évidente en matière d’accès à la nationalité, au
droit de vote et aux postes de fonctionnaires. En 1889, une loi
facilite l’obtention de la nationalité française par droit du sol. Dans
l’Algérie française, cela transforme automatiquement en citoyens
la masse des colons issus d’autres pays européens, notamment
d’Italie et d’Espagne. En revanche, la réforme exclut explicitement
les Algériens arabes et kabyles, bien que, techniquement, ils
soient déjà de nationalité française15. Vingt ans plus tard, en 1919,
la loi Jonnart donne davantage de droits aux « indigènes », mais
ce qu’elle donne d’une main est méthodiquement rogné par les
limites qu’elle pose de l’autre, ce qui aboutit au maintien d’une
profonde ségrégation. Ainsi, elle accorde aux « indigènes » le droit
d’exercer des emplois de fonctionnaires, mais ne leur ouvre
l’accès qu’à des postes de troisième ordre. Si elle élargit le droit
de vote à leur bénéfice, celui-ci n’est accordé en réalité qu’à
10,5 % d’entre eux, pour élire les conseils généraux et les
délégations financières – le but étant que les colons restent ainsi
artificiellement majoritaires dans le corps électoral. Elle leur
permet de voter aux élections municipales et d’être élus
conseillers municipaux, mais, pour les mêmes raisons, n’autorise
que 45 % d’entre eux à s’exprimer effectivement dans les urnes.
Dans une semblable logique d’endiguement, la loi leur interdit
d’être maire ou premier adjoint, et plafonne la part « indigène »
des conseils municipaux à un tiers de leur effectif total. Au sein
des délégations financières, instances chargées de se prononcer
sur les choix d’investissement public en Algérie, la situation des
délégués colonisés fait songer à celle du tiers état sous l’Ancien
Régime : 50 délégués sont élus par 52 000 électeurs des castes
dirigeantes, alors que 21 délégués le sont par 400 000 électeurs
« indigènes »16.
Les inégalités sont généralisées dans cette société d’apartheid.
En dehors des villes, des marabouts et des caïds servent
d’intermédiaires aux élites coloniales pour exploiter la population
rurale et piller ses maigres ressources. Le réseau de canalisations
est développé avant tout pour permettre l’irrigation des grandes
propriétés agricoles pieds-noirs et des quartiers colons des villes ;
les populations urbaines et rurales arabes ou kabyles, elles,
peuvent souffrir de pénuries d’eau et de la soif. Deux tiers de
l’économie sont contrôlés par huit cent mille pieds-noirs, tandis
que le tiers restant revient à 6 millions d’« indigènes ». Ces
derniers n’ont pas accès aux emplois supérieurs. Seules
exceptions notables : l’Éducation nationale et la profession
d’avocat, où ils sont traités à égalité avec les pieds-noirs. Autre
rare note positive : la liberté de la presse et la liberté d’expression
sont respectées, ce qui autorise, jusqu’au déclenchement de la
guerre d’Algérie, la diffusion d’idées progressistes et
décolonisatrices.
À responsabilités égales, les Algériens arabes ou kabyles
touchent systématiquement des salaires largement inférieurs à
ceux des pieds-noirs, et ce dans tous les secteurs de la vie
économique. À diplômes égaux, ils doivent laisser la place aux
postulants pieds-noirs de moindre mérite. À grades égaux dans
l’armée, ils se voient accorder des soldes, des indemnités, des
avantages, des retraites, inférieurs à ceux des pieds-noirs, alors
même que jusqu’en 1936 leur service militaire est plus long et leur
régime alimentaire de moins bonne qualité. En théorie ils peuvent
demander la citoyenneté française à titre individuel, mais, dans les
faits, l’administration coloniale, pour les en dissuader, pratique le
déni de service dans le traitement de leurs démarches. Au
demeurant, lorsqu’une « naturalisation » a lieu – fait rarissime –,
elle n’entraîne en aucun cas la fin de toutes ces ségrégations : les
naturalisés continuent même de dépendre de la direction
administrative des Affaires indigènes. Les « indigènes » risquent
en outre l’emprisonnement arbitraire – rebaptisé « mise en
surveillance » à partir de 1914 – dès qu’ils expriment leur
mécontentement ou des revendications17.
Plus grave : les élites pieds-noirs retardent délibérément l’accès
des Algériens arabes et kabyles à l’éducation au lieu de le
favoriser. En 1930, moins de 7 % des enfants « indigènes » en
âge d’aller à l’école sont scolarisés ; soixante mille d’entre eux
s’entassent dans des classes de cinquante élèves où règnent des
conditions misérables. Pendant ce temps, la totalité des enfants
pieds-noirs est scolarisée, à raison de vingt-trois élèves par classe
en moyenne. Les délégués des colons s’évertuent en effet à
couper dans les budgets éducatifs destinés aux enfants colonisés
par crainte d’une émancipation grâce au savoir : seulement 20 %
du budget algérien de l’Instruction publique est réservé aux écoles
pour « indigènes ». Du reste, en 1929, quand le gouvernement
offre 150 millions de francs pour construire un millier de nouvelles
écoles destinées aux enfants des Algériens arabes et kabyles, ces
mêmes délégués refusent l’argent18.

Les réfugiés pieds-noirs qui migrent vers la France


métropolitaine autour de 1960 ont donc vécu dans une société
dont les valeurs et le fonctionnement étaient ségrégationnistes. Ils
arrivent en héritiers de cet apartheid, en tant qu’ancien groupe
social dominant de ce système de castes. Nombre d’entre eux,
lorsqu’ils s’installent en France, en particulier sur la côte
méditerranéenne, y transposent tels quels des repères moraux et
des mythes collectifs qui étaient courants dans cette société.
Ayant passé une partie de mon enfance et mon adolescence à
Nice, importante ville d’installation de l’immigration pied-noir, je
puis témoigner des conséquences que cela a pu entraîner.
C’est l’utilisation banalisée des termes « bougnoule », « bicot »,
« melon ». C’est le déni de la réalité de l’apartheid colonial, avec
des évocations de l’Algérie française comme d’un eldorado où les
différentes communautés vivaient heureuses et en harmonie.
C’est le discours sur le « rôle positif » de la colonisation, malgré
toutes les preuves du contraire. Ce sont les pétitions de principe
qui considèrent comme une vérité d’évidence que les Arabes ne
veulent pas s’intégrer et que, quand bien même ils le voudraient,
ils ne le pourraient pas. C’est l’expression de préjugés et de
plaisanteries violemment racistes sur la fainéantise des Arabes,
leur duplicité ou encore leur prédisposition au vol et à la
délinquance. Dans les cas extrêmes, c’est même l’affirmation
selon laquelle l’immigration d’origine maghrébine, essentiellement
postérieure à 1962, traduirait la volonté des Algériens d’envahir la
France après avoir chassé les Français de l’Algérie.
Bien sûr, cela ne signifie pas que tous les pieds-noirs auraient
conservé intactes les valeurs héritées de l’apartheid en Algérie
française. Simplement, la culture politique dont ils provenaient a
déplacé vers l’extrême droite les curseurs en matière d’attitude à
l’égard des Arabes ou des Kabyles. En particulier, la limite à partir
de laquelle les propos et comportements racistes sont jugés
inacceptables a considérablement reculé.
Ces éléments posés, on comprend comment la culture politique
ségrégationniste pied-noir a pu faciliter l’essor ultérieur de
l’islamopsychose en contribuant, durant plus d’un demi-siècle, à
alimenter les préjugés racistes envers les Français de confession
musulmane, tout particulièrement dans le sud de la France.

La blessure de l’exil gangrène aujourd’hui encore la mémoire


collective des pieds-noirs et de leurs descendants.
Réciproquement, l’humiliation jamais réparée d’un siècle et demi
d’apartheid reste une blessure ouverte aussi bien pour les
Algériens que pour les Français d’origine algérienne.
À cela s’ajoute le problème de l’instrumentalisation politique des
souffrances mémorielles de part et d’autre de la Méditerranée. En
France, des élus – généralement du sud du pays – relancent
régulièrement la controverse autour du « rôle positif » de la
colonisation, dans l’espoir clientéliste d’attirer ainsi un supposé
vote communautaire pied-noir. En Algérie, l’oligarchie militaire qui
dirige le pays, avec la présidence Bouteflika pour paravent, remet
le passé colonial sur la table dès que Paris condamne
diplomatiquement un de ses agissements ou dès qu’elle souhaite
détourner l’attention de l’opinion publique algérienne d’un fait
intérieur gênant.
Surtout, la pomme de discorde de l’Algérie française et de la
guerre d’Algérie est évidemment un obstacle de poids à une
désescalade de l’islamopsychose française. Il est donc grand
temps de crever l’abcès de ces cent quatre-vingt-six années de
plaies mémorielles franco-algériennes accumulées et qui n’ont
toujours pas cicatrisé.
N’en déplaise à ceux qui vouent la « repentance » aux
gémonies, la France doit à l’Algérie des excuses solennelles pour
la prédation de ses ressources, pour l’humiliation de son peuple et
pour l’instauration de l’apartheid sur son sol. Elle les lui doit parce
qu’une grande nation, une nation adulte, sait reconnaître et
assumer les fautes et les parts d’ombre de son histoire, au lieu de
les nier avec l’obstination butée d’un enfant qui n’en voudrait
retenir que les heures lumineuses.
Réciproquement, l’Algérie doit aux pieds-noirs des excuses
solennelles pour les avoir contraints à quitter un pays dans lequel
la grande majorité d’entre eux étaient nés. Redistribuer les
richesses de l’Algérie indépendante au détriment des élites pieds-
noirs et au bénéfice des Algériens, tant arabes que kabyles, était
légitime, mais chasser les pieds-noirs de leur terre natale ne l’était
pas.
Au cours de la guerre de décolonisation, il y a eu des infamies,
des crimes, des tortures, des attentats et des massacres de la part
de tous les belligérants. Cela étant, pour que les deux pays et
leurs peuples puissent tourner la page ensemble, encore faut-il
que cette page soit véritablement écrite. Au lieu de lois qui refont
l’histoire, au lieu d’une compétition entre le « roman national » de
la France et celui de l’Algérie, il faut confier le travail de mémoire
sur la guerre d’Algérie aux seuls historiens. L’idéal serait de
constituer une commission mixte d’historiens français et algériens,
statutairement indépendante et dotée d’un libre accès à toutes les
archives françaises et algériennes de cette époque, afin d’établir,
par une approche scientifique, toute la vérité sur tout le conflit. On
pourrait aussi s’inspirer du modèle de la Commission de la vérité
et de la réconciliation mise en place en Afrique du Sud par le
président Nelson Mandela à la fin du régime d’apartheid. La
libération de la parole sur toutes les exactions lors d’auditions
retransmises par le service public audiovisuel des deux pays
permettrait à chacun d’aller de l’avant.
Une fois que les blessures mémorielles auront été examinées
de près et que les deux pays auront trouvé le courage de les
soigner ensemble, il sera possible de sortir du climat de rancœur
et d’amertume qui étouffe les relations entre la France et l’Algérie
depuis plus d’un demi-siècle. Il deviendra même concevable de
fonder sur la base du couple franco-algérien une nouvelle
association : une « Union méditerranéenne » qui aurait pour
vocation de réunifier l’ensemble géopolitique et culturel de feu
l’Empire romain. Le patrimoine historique commun au bassin
méditerranéen, l’unité linguistique partielle entre la France et le
Maghreb, la très grande proximité de langue de cet ensemble
franco-maghrébin avec l’Espagne et l’Italie, la complémentarité
économique entre les pays nord-méditerranéens riches et les pays
émergents des rives sud, la complémentarité démographique
entre les peuples vieillissants du Nord et les peuples jeunes du
Sud, tout cela rend cette perspective sérieusement envisageable.
Un tel ensemble méditerranéen politiquement solidaire
constituerait une puissance géopolitique, économique et culturelle
de premier ordre. Au vu de la fracture de plus en plus béante entre
une Mitteleuropa19 qui vit à l’heure de Berlin et une Europe latine
qui vit à l’heure de Paris, de Rome ou de Madrid, peut-être est-ce
là que réside un possible « plan B » pour la France.
Notes
1. Le Front de libération nationale (FLN) est la principale organisation indépendantiste
durant la guerre d’Algérie. Sa branche armée est l’Armée de libération nationale (ALN).
Une fois l’indépendance obtenue, le FLN deviendra le parti unique du nouveau régime.
2. Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN : documents et histoire (1954-1962),
Fayard, 2004, p. 597.
3. . « Le FLN voulait-il des pieds-noirs ? », Science et vie (hors-série), « Algérie, 1954-
62 : la dernière guerre des Français », novembre 2004, p. 129-140 et 143.
4. Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort : l’école française, La Découverte, 2008
(rééd.), p. 87.
5. L’Organisation armée secrète (OAS) est une organisation politique et militaire
d’extrême droite, surtout active en 1961-1962, dont le but était d’empêcher
l’indépendance algérienne. Son principal moyen d’action était le terrorisme.
6. Benjamin Stora, Les Mots de la guerre d’Algérie, Presses universitaires du Mirail,
2005, p. 25.
7. Abderahmen Moumen, « De l’Algérie à la France : les conditions de départ et
d’accueil des rapatriés, pieds-noirs et harkis en 1962 », Matériaux pour l’histoire de notre
temps, no 99, 2010/3, p. 60-68.
8. Pierre Darmon, Un siècle de passions algériennes : une histoire de l’Algérie
coloniale (1830-1940), Fayard, 2009.
9. Ibid., p. 101-109.
10. Ibid., p. 735.
11. Ibid., p. 730.
12. Saïd Faci, L’Algérie sous l’égide de la France contre la féodalité algérienne, 1936,
p. 72-74, cité ibid., p. 730-731.
13. Pierre Darmon, Un siècle de passions algériennes, op. cit., p. 732-733.
14. Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis
la Révolution, Grasset, 2002, p. 233 ; Olivier Le Cour Grandmaison, De l’indigénat –
Anatomie d’un monstre juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français,
La Découverte, 2010, p. 80-95 ; Isabelle Merle, « De la “légalisation” de la violence en
contexte colonial : le régime de l’indigénat en question », Politix, vol. 17, no 66, 2004,
p. 137-162.
15. Laure Blévis, « La citoyenneté française au miroir de la colonisation : étude des
demandes de naturalisation des “sujets français” en Algérie coloniale », Genèses, vol. 4,
no 53, 2003, p. 25-47 ; Laure Blévis, « L’invention de l’“indigène”, Français non citoyen »,
in Abderrahmane Bouchène et al., Histoire de l’Algérie à la période coloniale : 1830-1962,
La Découverte-Éditions Barzakh, 2012, p. 212-218.
16. Association française pour l’histoire de la justice, La Justice en Algérie : 1830-1962,
La Documentation française, 2005, p. 95-109 ; Alexis Spire, « Semblables et pourtant
différents : la citoyenneté paradoxale des “Français musulmans d’Algérie” en
métropole », Genèses, vol. 4, no 53, 2003, p. 48-68 ; Claude Collot, Les Institutions de
l’Algérie durant la période coloniale (1830-1962), Éditions du CNRS, 1987, p. 291 ; Pierre
Darmon, Un siècle de passions algériennes, op. cit., p. 736.
17. Ibid., p. 736-743.
18. Ibid., p. 738-739.
19. En géopolitique, le concept de Mitteleuropa désigne notamment le projet de
domination allemande de toute l’Europe centrale et orientale exprimé par une partie des
élites de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale. Voir
notamment Friedrich Naumann, Mitteleuropa, Reimer, 1915.
9

L’an prochain à Jérusalem


« Nous, soldats revenus des batailles couverts de sang ;
nous qui avons vu nos proches et nos amis se faire tuer
sous nos yeux ; nous qui avons assisté à leurs funérailles et
ne pouvons pas regarder leurs parents dans les yeux ; […]
nous qui avons combattu contre vous, les Palestiniens –
nous vous disons aujourd’hui, d’une voix forte et claire :
assez de sang et de larmes. Assez. »
Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien,
lors de la signature de la Déclaration
de principe des accords d’Oslo,
13 septembre 1993
(deux ans avant son assassinat)
Comme nous l’avons vu, les Français de confession juive et
ceux de confession musulmane ont en commun d’être des
minorités religieuses envers lesquelles la société française a un
problème de haine. Une série de chiffres le démontrent.
En 2015, selon la délégation interministérielle à la Lutte contre
le racisme et l’antisémitisme, il y a eu 806 actes ou menaces
antisémites – le cinquième total le plus élevé depuis 2000 – et 429
actes et menaces islamophobes – le triple du niveau de 2014.
Cela inclut aussi bien les insultes liées à la religion que les
menaces d’agression, le vandalisme, la profanation de cimetières,
les inscriptions haineuses sur des lieux de culte ou encore leur
dégradation.
Au-delà de ces manifestations extrêmes d’hostilité, la haine
envers ces deux minorités paraît, encore aujourd’hui,
profondément enracinée dans la population française. Si sa
méthode a prêté à controverse1, l’enquête réalisée par l’institut de
sondage Ipsos en 2016 pour le compte de la Fondation du
judaïsme reste à cet égard édifiante2.
Plus d’un Français sur deux déclare qu’il réagirait mal au
mariage de son enfant avec une personne de confession
musulmane ; 44 % croient que seulement la moitié des Français
de confession musulmane sont bien intégrés ; 27 % croient même
que la majorité ne l’est pas et sont quasi unanimes à considérer
que c’est leur propre faute – parce qu’« ils se sont repliés sur eux-
mêmes » et « refusent de s’ouvrir sur la société ». Dans ce
contexte, il n’est malheureusement pas étonnant que 41 % des
Français de confession musulmane disent avoir déjà été
personnellement confrontés à des remarques ou à des injures
islamophobes, et que 13 % déclarent avoir déjà été agressés
physiquement du fait de leur religion.
L’hostilité des Français envers leurs compatriotes de confession
juive est elle aussi toujours bien réelle. Elle se manifeste
notamment via la persistance des clichés traditionnels de
l’antisémitisme français. Près de trois Français sur dix réagiraient
négativement si leur enfant épousait une personne de confession
juive. Plus d’un Français sur deux croit que « les juifs ont
beaucoup de pouvoir », qu’« ils sont plus riches que la moyenne
des Français » et qu’« ils sont plus attachés à Israël qu’à la
France » ; 41 % jugent qu’ils « sont trop présents dans les
médias ». Près de un Français sur quatre pense que les Français
de confession juive « ne sont pas vraiment des Français comme
les autres » ; 40 % estiment qu’« on en fait trop avec la Shoah » ;
17 % considèrent que, si l’antisémitisme est présent en France,
c’est en partie à cause des Français de confession juive eux-
mêmes ; 13 % pensent même qu’« il y a un peu trop de juifs en
France ». Et l’opinion courante selon laquelle l’antisémitisme
persistant en France serait le fait de la population peu diplômée
est un préjugé : si 42 % des ouvriers approuvent au moins cinq
des huit grands clichés antisémites, c’est aussi le cas d’un tiers
des cadres.
Dans ce contexte extrêmement hostile, 45 % des Français de
confession juive disent avoir déjà été victimes au moins une fois
de remarques ou d’insultes antisémites, et 11 % déclarent avoir
déjà subi une agression physique ; 69 % jugent que la société
française ne s’indigne et ne se mobilise pas assez lorsqu’un crime
antisémite est commis. Leur inquiétude est telle qu’un sur deux
déclare « avoir tendance à faire attention à ne pas montrer qu’il
est juif » et envisage de quitter la France.
Cette situation confirme l’une des thèses centrales de
l’anthropologue Emmanuel Todd sur l’évolution actuelle des
haines religieuses en France : en légitimant les postures
essentialistes et identitaristes, la libération et la prolifération sans
honte de l’islamophobie ouvrent la voie à l’épanouissement
d’autres haines envers d’autres minorités, tout particulièrement
envers la minorité juive3.
La même enquête Ipsos révèle que, pour 79 % des Français,
notre pays est actuellement en déclin. Si l’on raisonne dans le
cadre de la théorie de la haine, ce sentiment général de
décadence semble être le moteur de l’hostilité française envers les
minorités religieuses juive et musulmane. La résultante en est une
diabolisation avancée des Français de confession musulmane,
mais aussi une renaissance de la diabolisation des Français de
confession juive. Par conséquent, les uns et les autres peuvent
légitimement considérer qu’ils sont de plus en plus mis en danger
par l’enlisement de la France dans la stagnation économique et le
déclassement géopolitique.

Cette position commune de paratonnerre expiatoire des


tensions de notre société devrait conduire les Français de
confession juive et les Français de confession musulmane à
l’empathie mutuelle. Au contraire, ils éprouvent les uns envers les
autres une animosité encore plus forte que celle qu’éprouve la
population totale à leur égard, qui alimente le climat
d’islamopsychose. On aboutit ainsi au paradoxe suivant : d’un
côté, 96 % des Français de confession musulmane et 92 % de
leurs compatriotes de confession juive condamnent
catégoriquement toute forme de racisme ; de l’autre côté, ils
éprouvent une profonde hostilité les uns envers les autres.
Plus de quatre Français de confession musulmane sur dix
réagiraient négativement si leur enfant épousait une personne de
confession juive. Près des trois quarts croient que « les juifs ont
beaucoup de pouvoir » et qu’ils sont « trop présents dans les
médias ». Deux tiers sont persuadés qu’ils sont « en général plus
riches que la moyenne ». Plus de six Français de confession
musulmane sur dix pensent que leurs compatriotes de confession
juive sont « plus attachés à Israël qu’à la France » et qu’« on en
fait trop avec la Shoah » ; 18 % jugent qu’« il y a un peu trop de
juifs en France ». Près d’un tiers considèrent que les Français de
confession juive sont eux-mêmes en partie responsables de
l’antisémitisme.
Réciproquement, trois quarts des Français de confession juive
réagiraient négativement si leur enfant épousait une personne de
confession musulmane. Deux tiers croient que « les musulmans
veulent imposer leur mode de vie au reste de la population ». Plus
de un sur deux considère que « les musulmans ne veulent pas
vraiment s’intégrer à la société française ». Près de la moitié
jugent qu’« il y a un peu trop de musulmans en France ». Plus
d’un tiers pensent que « les musulmans ne sont pas vraiment des
Français comme les autres ».
Mon hypothèse est la suivante : cette haine mutuelle judéo-
musulmane résulte d’une transposition du conflit israélo-
palestinien dans les esprits français. Et celle-ci est due aux
amalgames opérés de part et d’autre : dans l’esprit de Français de
confession musulmane, un amalgame entre « les juifs » et les
Israéliens, ainsi qu’entre les Israéliens et la politique de leur
gouvernement ; dans l’esprit de Français de confession juive, un
amalgame entre « les musulmans » et les Palestiniens, entre les
Palestiniens et les attentats propalestiniens commis en Israël,
ainsi qu’entre les attentats propalestiniens commis en Israël et les
attentats antisémites islamistes commis en France.
La même enquête Ipsos a d’ailleurs mesuré l’existence de ce
mécanisme d’amalgame, au moins chez les Français de
confession musulmane. Plus de la moitié d’entre eux pensent que
leurs compatriotes de confession juive soutiennent en bloc la
politique israélienne. Plus des deux tiers déclarent avoir une
mauvaise image d’Israël ; 44 % associent spontanément le mot
« Israël » aux mots « colonie », « colonisation », « occupation »,
« invasion », « violence », « crime », « meurtrier » et « guerre » ;
81 % attribuent exclusivement au gouvernement israélien la
responsabilité de l’enlisement du conflit au Proche-Orient ; 65 %
jugent que la France soutient trop l’État d’Israël.
Alors que le conflit israélo-palestinien est déjà la flamme
nourricière de cette animosité mutuelle, de plus en plus de
personnalités interviennent dans le débat public pour se faire
pyromanes en développant la thèse de l’« israélisation de la
France », voire de l’Europe.
Il existe deux grandes formulations de cette thèse. La première
est sécuritaire. Elle consiste à affirmer que, l’État d’Israël ayant
l’habitude des attentats depuis plus d’un demi-siècle, la France
gagnerait à copier ses méthodes pour s’en prémunir. C’est ce qu’a
soutenu par exemple l’ancien ministre de la Défense Hervé Morin
le 27 juillet 2016 sur l’antenne de RMC : « On a vécu en paix
pendant cinquante ans, et nous vivons une période de tourments
qui va durer. Voilà pourquoi j’appelle à l’israélisation de notre
sécurité. »
La seconde est une formulation identitariste. Elle consiste à
décréter, sans fondement factuel objectif, que tel ou tel pays
d’Europe se trouverait en proie à un conflit similaire au conflit
israélo-palestinien, ce qui justifierait de transformer son traitement
de la minorité musulmane et son appareil militaro-policier suivant
le modèle de l’État d’Israël. Alain Finkielkraut, après une visite à
Molenbeek-Saint-Jean au lendemain des attentats du 22 mars
2016 à Bruxelles, a ainsi prophétisé « le devenir israélien des
sociétés européennes4 ». Ayant moi-même passé trois jours sur
place pour une enquête sociologique de terrain post-attentats, j’ai
rencontré Jamal Ikazban, chef de l’opposition municipale5 locale,
qui m’a dit : « Il a traversé Molenbeek en moins d’une heure sans
sortir de la voiture de son guide, un sénateur de droite dure qui n’a
jamais vécu ici. Et il en a tiré comme diagnostic que c’était une
sorte d’Afghanistan belge6. »
La thèse d’une israélisation de la France est cependant non
seulement fausse, mais politiquement dangereuse, car elle draine
dans son sillage une vision communautariste et d’extrême droite
de la société française, de notre État et de ce qu’ils doivent
devenir.
Les similitudes objectives entre Israël et la France sont très peu
nombreuses : les deux pays font face à une menace terroriste
permanente, des attaques frappant régulièrement leur territoire ;
dans les deux cas, s’agissant d’une guerre asymétrique, les
terroristes appliquent la stratégie militaire dite « du faible au fort »,
qui consiste à compenser leur énorme infériorité en termes de
moyens matériels et humains par la perpétration de meurtres
spectaculaires destinés à saper le moral de leur adversaire et à
imposer un message idéologique dans son débat public7. Les
points communs s’arrêtent là. Or ce sont des caractéristiques que
partagent aussi depuis plusieurs années, par exemple, les États-
Unis d’Amérique, l’Allemagne, le Pakistan ou encore l’Irak. Sur
cette base, il n’y a donc pas plus de raisons de parler d’une
« israélisation de la France » que d’une américanisation,
germanisation, pakistanisation ou irakisation.
À l’inverse, les éléments qui empêchent de soutenir
raisonnablement la thèse d’une « israélisation de la France » sont
légion.
Ayant connu de nombreuses guerres depuis sa naissance,
Israël est une société fortement militarisée. Le service militaire y
est obligatoire et dure de deux à trois ans ; par ailleurs, plusieurs
de ses leaders politiques ont été préalablement des leaders
militaires : le général Yitzhak Rabin, le lieutenant général Ehud
Barak ou encore le général Ariel Sharon. En France, la vie
politique est totalement démilitarisée depuis plus d’un demi-siècle,
le dernier leader politique issu de l’armée ayant été le général de
Gaulle, qui a quitté le pouvoir en 1969. De plus, le service militaire
y a été suspendu il y a plus de vingt ans.
Les guerres qu’a connues Israël durant ses sept décennies
d’existence l’ont opposé à des pays voisins. Le pays est situé
dans un environnement géopolitique immédiat fortement hostile,
voire explicitement ennemi. La France, elle, n’a plus été en guerre
avec un pays voisin depuis plus de soixante-dix ans. Elle est au
contraire engagée avec eux depuis les années 1950 dans un
processus très poussé de coopération politique et économique.
Le terrorisme qui frappe Israël a pour motivation essentielle le
droit de la Palestine à un État national. Celui qui frappe la France
a pour motivation essentielle la volonté d’expansion d’une
théocratie islamiste et intégriste à vocation planétaire. Dans le
premier cas il s’agit d’une revendication indépendantiste sur une
base territoriale, dans le second d’un projet de conquête guerrière
à vocation censément mondiale.
Le terrorisme auquel fait face Israël est une constante de son
existence quotidienne qui remonte à la création de l’État en 1948,
et il a toujours eu pour motivation essentielle le droit de la
Palestine à un État national. La France, elle, a subi au cours de la
même période, de manière sporadique, diverses vagues
d’attentats poursuivant des motifs différents. La vague des
attentats de l’organisation État islamique n’a commencé que dans
les années 2010.
En Israël, l’État est fondé sur une vision ethno-religieuse et
différentialiste de la société. Ainsi, la Déclaration d’indépendance
israélienne distingue explicitement les Israéliens de confession
juive des Arabes israéliens. En France, l’État est fondé sur une
vision laïque et universaliste de la société, issue du
républicanisme français.
La guerre entre Israël et la Palestine est un conflit tantôt latent,
tantôt ouvert, ayant pour objet fondamental un contentieux
territorial. Elle a été déclenchée par le plan de partage de la
Palestine adopté en 1947 par les Nations unies, créant l’État
d’Israël. L’affrontement entre la France et l’organisation État
islamique, lui, est un corollaire du conflit armé qui oppose cette
dernière à une coalition internationale dirigée par les États-Unis
d’Amérique et déterminée à l’empêcher d’établir un califat
islamiste-intégriste dans le chaos irakien postérieur à l’invasion
états-unienne de l’Irak dans les années 2000.
En d’autres termes, il n’existe aucun motif fondé en raison pour
théoriser une prétendue « israélisation de la France ». On peut à
la rigueur admettre l’idée que, comme Israël, la France va devoir
s’habituer à ce que des attentats la frappent régulièrement ;
qu’elle va davantage former sa population aux gestes
élémentaires de secourisme en cas d’attentat ; et qu’elle va
encore davantage déplacer le curseur entre libertés
fondamentales et pouvoirs militaro-policiers dans le sens des
pouvoirs militaro-policiers. Cependant, encore une fois, cette
évolution concerne bien d’autres pays.
Outre qu’elle est fausse, si cette thèse pose un problème, c’est
surtout parce qu’elle est politiquement dangereuse. Le concept
d’« israélisation de la France » est en effet instrumentalisé à l’envi
par l’extrême droite communautariste, ses intellectuels organiques
et divers courants identitaristes pour transformer des points
communs (« la France endure comme Israël une menace
terroriste quotidienne ») en une relation d’identité (« La situation
de la France devient identique à la situation d’Israël »).
Il faut être bien conscient de la gravité de ce qu’ils entendent
par là.
Ils déclarent nécessaire que la France s’inspire de la gestion
israélienne de la menace terroriste, alors que celle-ci consiste
notamment à enfermer derrière des barbelés l’écrasante majorité
de la population arabe dans l’ensemble territorial israélo-
palestinien. Visualiser ce que signifierait la transposition de cette
approche sur le territoire français a quelque chose de terrifiant.
Ils assimilent les tensions entre la société française et sa
minorité arabe au conflit territorial israélo-palestinien, c’est-à-dire à
une guerre. Et ils assimilent celles qui règnent dans les banlieues
françaises, dont la population est majoritairement d’origine
maghrébine, à la situation dans la bande de Gaza, ce qui équivaut
à prétendre que ces banlieues ne seraient plus la France. Cela
trahit un état d’esprit général consistant à refuser de considérer
que les Français d’origine maghrébine puissent être vraiment des
Français.
Ils assimilent la société française, du point de vue de son avenir,
à la société israélienne d’aujourd’hui, alors que le fonctionnement
de cette dernière est objectivement communautariste. Cela révèle
de façon extraordinaire la contradiction profonde entre leur vision
idéologique des choses, qui est communautariste, et celle du
républicanisme français traditionnel, qui est universaliste.
Chacun doit donc bien mesurer ce que fait proliférer,
politiquement, l’irruption de la thèse de l’« israélisation de la
France » dans notre débat public. Elle est pain bénit pour tous
ceux qui entendent conduire la société française vers une
mentalité d’apartheid radicalement hostile aux Français de
confession musulmane.

Au lieu d’importer chez elle la mécanique et les catégories de


représentation mentale du conflit israélo-palestinien, la France
devrait plutôt adopter envers ce dernier une position guidée par la
justice et l’impartialité. En effet, puisque l’hostilité entre les
Français de confession musulmane et leurs compatriotes de
confession juive est nourrie avant tout par le pourrissement de ce
conflit, le fait que leur propre pays défende mordicus une paix
juste ne peut qu’atténuer cette hostilité.
Le simple fait d’appeler à la paix ou à la poursuite du processus
de paix n’est pas suffisant. Il en va de même pour l’antienne
diplomatique française associant le droit d’Israël à la sécurité et le
droit des Palestiniens à l’obtention, à terme, d’un État viable. La
position française doit être beaucoup plus consistante et claire sur
les obstacles à la paix.
Il est très difficile de trouver un point de vue équilibré sur l’état
actuel du conflit. Le dernier rapport en date du Quartet pour le
Moyen-Orient8 est cependant la description la plus impartiale
disponible à ce jour. Cela tient à la structure de cette entité – un
groupe de hauts représentants des États-Unis d’Amérique, de la
Russie, de l’Union européenne et de l’Organisation des Nations
unies. Dans la mesure où il n’existe pas entre ces membres de
position unitaire sur le conflit (en particulier, Washington est
notoirement pro-israélien tandis que la Russie est notoirement
propalestinienne), le rapport met nécessairement en balance les
deux grands points de vue. Du reste, le fait que le président de
l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, et le Premier ministre
israélien, Benyamin Netanyahou, aient tous deux rejeté ses
conclusions comme étant excessivement critiques envers leur
camp est un signe fort de l’impartialité de ce document.
Sa lecture est instructive pour qui veut s’informer dans un état
d’esprit non aligné.
Au cours de la récente vague d’attentats déclenchée en
octobre 2015, il y a eu plus de 250 attaques et tentatives
d’attaques de Palestiniens contre des Israéliens. Au moins 30
Israéliens ont été abattus, poignardés, tués à l’aide de voitures ou
par des bombes ; 140 Palestiniens ont été tués en perpétrant des
attaques ou en étant présumés agresseurs. Au moins 60
Palestiniens ont en outre été tués par les forces israéliennes au
cours de manifestations, d’affrontements ou d’opérations
militaires. L’attentat à la bombe dans un bus à Jérusalem en
avril 2016, qui a tué 21 civils, et la tuerie dans un café de Tel-Aviv
en juin, qui a fait 4 morts et 7 blessés, ont montré que la violence
persiste.
Israël a riposté aux attaques en recourant de manière encore
plus massive aux détentions sans jugement, ainsi qu’en reprenant
les démolitions de maisons palestiniennes et la construction
illégale de clôtures à son avantage territorial. Des attentats ont été
commis contre des Palestiniens dans le cadre de la colonisation
de la Cisjordanie – agressions, vandalisme ou destruction de
propriétés. Par exemple, dans le village cisjordanien de Douma,
une attaque à la bombe incendiaire a détruit une maison
palestinienne et a fait trois morts. Par ailleurs, des colons
israéliens extrémistes pratiquent en Cisjordanie ce qu’ils appellent
la « politique du prix à payer9 » : il s’agit d’actes de vandalisme et
d’agressions, généralement contre des Palestiniens ou contre des
Israéliens pacifistes, qui peuvent inclure des incendies criminels,
des passages à tabac ou encore des lapidations. Israël a créé une
police spéciale pour lutter contre ce type d’agissements, mais, en
pratique, les condamnations judiciaires d’Israéliens dans ce cadre
restent rares. De plus, l’utilisation disproportionnée de la force par
des soldats de l’armée israélienne, notamment aux check points,
est fréquente et avérée.
À cela s’ajoute le problème de l’incitation à la violence.
Les Palestiniens qui commettent des attentats sont couramment
et publiquement glorifiés en tant que « martyrs héroïques »,
notamment par le Hamas10 et d’autres groupes radicaux. Ces
factions utilisent les réseaux sociaux pour faire l’apologie du
terrorisme et appeler ouvertement à la violence contre des civils
juifs, y compris en diffusant des tutoriels qui exposent la bonne
façon de les poignarder. Le Hamas a organisé un meeting pour
fêter l’attentat à la bombe d’avril 2016 à Jérusalem. Des membres
du Fatah11 ont publiquement soutenu les attaques et leurs
auteurs, un dirigeant les qualifiant même de « héros, une
couronne sur la tête de chaque Palestinien ». Les réseaux sociaux
du Fatah ont par ailleurs publié des images juxtaposant les photos
d’auteurs d’attaques et de grands dirigeants nationaux du peuple
palestinien. L’Autorité palestinienne condamne régulièrement la
violence contre des civils sur le principe, mais les dirigeants
palestiniens peinent encore à condamner clairement chaque
nouvel attentat. Plus grave, des places et des écoles ont été
baptisées du nom de Palestiniens ayant commis des meurtres de
civils israéliens.
L’idéologie raciste et l’apologie de la haine violente se
propagent également du côté israélien. Des extrémistes israéliens
procolonisation lancent régulièrement le slogan « Mort aux
Arabes ! », et des réseaux sociaux de même tendance publient
fréquemment des contenus destinés à justifier la violence contre
les Palestiniens. Une vidéo célébrant l’incendie criminel de Douma
y a par exemple été largement diffusée.

Je n’entends pas proposer ici une analyse géopolitique fouillée


du conflit israélo-palestinien. La question qui nous intéresse est de
savoir quelle doit être la position de la France pour marquer un
parti pris de justice et d’impartialité afin d’atténuer l’hostilité
mutuelle judéo-musulmane dans notre pays.
Il faudrait avant toute chose que la France reconnaisse
solennellement l’État palestinien, car reconnaître uniquement
l’existence d’Israël relève d’un « deux poids, deux mesures »
inacceptable. En prenant cette décision, que soutiennent près de
deux tiers des Français12 et la moitié des Israéliens13, notre pays
rejoindrait les autres grandes puissances qui ont déjà sauté le
pas, telles que la Chine, la Russie et l’Inde. Il serait en outre le
premier grand pays de l’Union européenne à le faire.
L’argument consistant à dire qu’il convient d’attendre l’issue des
négociations israélo-palestiniennes ne tient pas : dans ce cas, la
France ne devrait pas davantage reconnaître l’État d’Israël.
L’argument de l’absence de claire définition du territoire
palestinien dans sa totalité ne tient pas non plus, car la France
reconnaît déjà Israël alors que ses frontières ne sont pas non plus
clairement définies à ce jour. Quant à l’argument qui met en avant
le double gouvernement palestinien, la Cisjordanie étant
gouvernée par l’Autorité palestinienne et Gaza par le Hamas, il
appelle justement une double réponse. D’une part, le président de
l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, est un représentant de
l’État palestinien très largement reconnu dans la communauté
internationale. D’autre part, le même problème se pose en Chine
entre le gouvernement de Beijing et celui de Taïwan, ce qui
n’empêche pas la France de reconnaître la Chine : elle ne
s’adresse qu’à un seul des deux gouvernements qui en
revendiquent l’entière souveraineté. Ce qui vaut pour la Chine
peut valoir pour la Palestine.
Une fois qu’elle aura équitablement reconnu l’un et l’autre État,
restera pour la France à défendre un plan de paix qui soit
réellement caractérisé par un souci de justice et d’impartialité. Or
ce plan de paix existe déjà : il s’agit de l’initiative de Genève de
200314.
Élaboré par des représentants de la société civile d’Israël et de
Palestine, parmi lesquels d’anciens négociateurs officiels des
deux bords, ce document reprend des éléments des grandes
résolutions des Nations unies15, des « paramètres de Clinton » de
200016, de l’Initiative arabe pour la paix lancée en 200217 et de la
feuille de route proposée en 2003 par le Quartet pour le Moyen-
Orient18. Le point central est la reconnaissance mutuelle de deux
États souverains et indépendants, Israël et la Palestine, assortie
d’une sortie du conflit, obtenue grâce au règlement de ses enjeux
essentiels : le sort des réfugiés palestiniens, le sort des frontières
et le sort de Jérusalem.
Il existe aujourd’hui plus de 5 millions de réfugiés palestiniens.
En exil depuis que la création de l’État d’Israël les a chassés de
leur terre natale ou en a chassé leurs parents, ils sont aujourd’hui
principalement répartis entre la Jordanie, la bande de Gaza, la
Cisjordanie et le Liban19. L’initiative de Genève prévoit que l’État
d’Israël indemnisera cette population ainsi que les gouvernements
des pays qui l’ont accueillie. Elle prévoit également le droit pour
chaque réfugié de rester dans son pays d’accueil ou de le quitter,
avec pour condition impérative que le pays choisi donne son
accord.
Concernant les frontières, le plan reprend les paramètres de
Clinton. Il prévoit l’évacuation israélienne de 98 % de la
Cisjordanie, donc le démantèlement de la quasi-totalité des
colonies israéliennes qui s’y trouvent. Seuls quelques territoires
proches de la Ligne verte20 et où se trouvent des colonies déjà
densément peuplées sont annexés par l’État d’Israël : cela inclut
par exemple les colonies de Ma’ale Adumim et de Pisgat Ze’ev.
En contrepartie, le gouvernement israélien doit concéder à l’État
palestinien des terres de même surface et de même qualité,
impérativement collées à la bande de Gaza ou à la Cisjordanie
pour ne pas aggraver le manque de continuité territoriale de la
Palestine indépendante.
La colonisation de la Cisjordanie étant illégale au regard du droit
international, le plan ne prévoit pas d’indemnisation des colons
rapatriés en territoire israélien et laisse leur relocalisation à la
charge de l’État d’Israël.
Les quartiers majoritairement juifs de Jérusalem deviennent la
nouvelle capitale d’Israël, tandis que ses quartiers majoritairement
arabes deviennent celle de la Palestine. On en revient donc au
partage de la ville entre une Jérusalem-Ouest israélienne et une
Jérusalem-Est palestinienne. La vieille ville, du fait de son
caractère sacré pour plusieurs grandes religions du monde, passe
sous statut particulier. Placée sous la surveillance d’une police
agissant comme force internationale de maintien de la paix, elle
devient une zone de libre circulation, ce qui protège la liberté de
culte et de pèlerinage. Quant à l’entretien du patrimoine culturel et
architectural, il est dorénavant soumis aux règles les plus
draconiennes de l’Unesco.
La force de ce plan de paix, outre son caractère foncièrement
équitable, réside dans sa précision extrême. Il détaille par
exemple les différents cas de figure d’indemnisation et
d’installation des réfugiés palestiniens afin que l’accord soit
immédiatement applicable. Il est en outre réaliste et raisonnable
dans les concessions qu’il demande aux deux parties. Le
gouvernement d’Israël ne concédera jamais le droit au retour des
réfugiés sur son territoire, car cela abolirait le caractère
majoritairement juif de la population de l’État hébreu : il est donc
sage que le camp palestinien obtienne de fortes contreparties en
renonçant à ce point. Réciproquement, la colonisation de la
Cisjordanie est un motif de condamnation inconditionnelle par la
communauté internationale, car le colonialisme sous toutes ses
formes est indéfendable : il est donc sage que la partie israélienne
renonce à la quasi-totalité de ses colonies pour obtenir, en
contrepartie, de garder quelques-unes des plus peuplées.
Telle devrait être la position de justice et d’impartialité défendue
par la France. Elle deviendrait ainsi la première grande puissance
mondiale à adopter vis-à-vis du conflit israélo-palestinien un point
de vue véritablement équitable. Mécaniquement, il devrait
s’ensuivre un apaisement, cette fois par transposition positive, des
tensions entre les Français de confession musulmane et les
Français de confession juive.
Notes
1. Le sondage a par exemple été accusé de communautarisme religieux. Voir : « Les
politiques émus par un sondage dissociant juifs et musulmans », Le Figaro, 31 janvier
2016.
2. Ipsos, Perceptions et attentes de la population juive, op. cit.
3. Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Seuil, 2015.
4. . « L’esprit de l’escalier : Alain Finkielkraut sur les attentats de Bruxelles », RCJ,
27 mars 2016.
5. Contrairement à ce qui a été affirmé par de nombreux médias extérieurs à la
Belgique, Molenbeek-Saint-Jean n’est pas un quartier de Bruxelles. Il s’agit d’une
commune à part entière, qui fait partie de la région de Bruxelles-Capitale, mais pas de la
commune de Bruxelles.
6. Thomas Guénolé, « Retour de Molenbeek, épisode 1 : non, ce n’est pas un
Afghanistan belge, ni Daech-sur-Senne », L’Obs, 5 mai 2016.
7. Voir plus haut, p. 103.
8. Organisation des Nations unies, Report of the Middle East Quartet, 12 février 2016.
9. En hébreu ‫מדיניות תג מחיר‬.
10. . « Hamas » signifie « ferveur » (en arabe ‫)ﺣﻣﺎس‬. C’est un acronyme pour
Mouvement de résistance islamique (en arabe, ‫)ﺣرﻛﺔ اﻟﻣﻘﺎوﻣﺔ اﻹﺳﻼﻣﯾﺔ‬. Il s’agit d’un
mouvement islamiste armé prônant la destruction de l’État d’Israël et la création d’une
théocratie islamiste s’étendant aux territoires actuels d’Israël, de la Palestine et de la
Jordanie.
11. . « Fatah » est l’acronyme inversé de Mouvement de libération nationale de la
Palestine (en arabe, ‫)ﺣرﻛﺔ اﻟﺗﺣرﯾر اﻟوطﻧﻲ اﻟﻔﻠﺳطﯾﻧﻲ‬. Contrairement au Hamas, c’est un
mouvement laïc. Il s’agit de la branche dominante de l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP). Prônant initialement la lutte armée, le Fatah y a renoncé en 1993 avec
la signature des accords d’Oslo, par lesquels l’OLP a reconnu le droit d’Israël à
l’existence, et Israël a reconnu l’OLP comme représentant légitime du peuple palestinien.
12. Ifop, « Les Français et la création d’un État palestinien », sondage pour
L’Humanité, novembre 2014.
13. . « Près de la moitié des Israéliens pour la reconnaissance d’un État palestinien »,
Le Monde, 29 avril 2011.
14. Alexis Keller, L’Accord de Genève : un pari réaliste, Seuil, 2004.
15. Il s’agit notamment de la résolution 242 de 1967 et de la résolution 338 de 1973.
16. Après l’échec des négociations entre le Premier ministre israélien Ehud Barak et le
président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat menées sous son égide à camp David,
le président états-unien Bill Clinton a présenté, le 23 décembre 2000, une série de
conditions non négociables à accepter dans un délai de quatre jours, préalable à son
soutien à un accord israélo-palestinien. Ce qu’on a appelé les « paramètres de Clinton »
incluait notamment l’évacuation israélienne quasi totale de la Cisjordanie et le partage de
Jérusalem entre les deux parties. Les dirigeants d’Israël et de Palestine ne donnèrent pas
suite.
17. Ce plan de paix est défendu par la Ligue arabe, qui regroupe les pays de langue
arabe de la planète, sur proposition de l’Arabie saoudite. Les pays arabes y demandent
le retrait israélien intégral de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. En contrepartie, ils
offrent la complète normalisation de leurs relations diplomatiques avec l’État d’Israël,
alors qu’aujourd’hui encore la quasi-totalité d’entre eux ne reconnaît pas son existence.
18. . « Feuille de route axée sur des résultats en vue d’un règlement permanent du
conflit israélo-palestinien prévoyant deux États », Document S/2003/529 du Conseil de
sécurité des Nations unies, 7 mai 2003.
19. Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine
dans le Proche-Orient, « UNRWA in figures », 1er janvier 2014.
20. Il s’agit de la frontière provisoire d’Israël avec la Jordanie, le Liban, l’Égypte, la
Syrie et, par extension, la Cisjordanie, héritée de la guerre de 1949.
10

Sécularisation contre saoudisation


« Nous sommes français. Nos ancêtres les Gaulois, un peu
romains, un peu germains, un peu juifs, un peu italiens, un
petit peu espagnols, de plus en plus portugais, peut-être,
qui sait, polonais ? Et je me demande si déjà nous ne
sommes pas un peu arabes. »
François Mitterrand,
discours en Sorbonne,
18 mai 1987
Dans la France d’aujourd’hui, on parle énormément de la
minorité musulmane, mais, au-delà des clichés, il semble qu’on la
connaisse très mal et très peu.
Il est courant de parler indifféremment des « immigrés » et des
« musulmans » en considérant que c’est à peu près la même
chose. C’est pourtant faux. Les trois quarts de la population de
confession musulmane sont de nationalité française. Et parmi eux,
plus des deux tiers sont des Français de naissance1. Postuler que
les « Maghrébins » et les « musulmans », cela désigne grosso
modo la même population : encore une croyance très répandue.
C’est pourtant faux. En réalité, en termes d’origines, l’Algérie, le
Maroc et la Tunisie représentent un peu moins de 60 % du total2.
Affirmer que les Français de confession musulmane pratiquent
massivement le communautarisme religieux est une opinion
fréquente. C’est pourtant faux. Ainsi, parmi les descendants
d’immigrés maghrébins, seuls 2 % sont membres d’une
association religieuse : cela invalide la thèse d’une volonté
collective de rester dans un entre-soi confessionnel3. De plus,
environ 90 % des Français de confession musulmane acceptent
d’être soignés par un médecin du sexe opposé, serrent la main
d’une personne de sexe opposé sans y voir de problème, et
écoutent régulièrement de la musique4.
Soutenir que les Français de confession musulmane ou les
Français d’origine maghrébine se marient systématiquement entre
eux, et sont donc communautaristes, est devenu un lieu commun.
C’est pourtant faux. Ainsi, pour plus de la moitié des hommes
d’origine marocaine ou tunisienne, la conjointe n’est ni une
immigrée maghrébine, ni une descendante d’immigré maghrébin,
ni une immigrée ou descendante d’immigré d’une autre région du
monde. Autre exemple : pour plus de la moitié des hommes
d’origine subsaharienne, la conjointe n’est ni une immigrée
subsaharienne, ni une descendante d’immigré subsaharien, ni une
immigrée ou descendante d’immigré d’une autre région du
monde5.
À force d’en entendre parler, on pourrait croire que le voile est
un phénomène massif parmi les Françaises de confession ou
d’origine culturelle musulmane. C’est pourtant faux. Deux tiers
d’entre elles ne portent jamais le voile, moins d’un quart le portent
systématiquement, et les autres le portent rarement ou par
intermittence6. Quant à la burqa, si l’on retient l’estimation
disponible la plus haute – moins de 2 000 cas dans toute la
France selon le ministère de l’Intérieur –, elle n’est portée que par
environ 0,05 % de la population féminine française de confession
musulmane7.
Il est également devenu banal de juger que cette population
féminine, soumise aux valeurs patriarcales de ses contrées
d’origine, aurait majoritairement des opinions conservatrices en
matière de mœurs. C’est pourtant faux. Parmi les non-
pratiquantes et celles qui ont totalement délaissé la religion –
c’est-à-dire plus de la moitié du total –, trois quarts approuvent le
concubinage et trois quarts approuvent l’IVG8.
Nombre de Français s’imaginent que leurs compatriotes de
confession musulmane sont très pratiquants et que les plus jeunes
le sont encore plus. C’est pourtant faux. En réalité, 60 % ont une
fréquentation quasi nulle des mosquées, la moitié n’y allant
absolument jamais ; 15 % n’y vont qu’une fois par semaine,
généralement pour la prière du vendredi ; seulement 5 % y vont
tous les jours9. Par ailleurs, 61 % des Français de confession
musulmane ne font pas leurs prières quotidiennes. L’écart de
pratique en fonction de l’âge est colossal : seulement un quart des
moins de 35 ans vont à la prière du vendredi, alors que c’est 41 %
chez les plus de 55 ans ; 72 % des 18-24 ans ne font pas leurs
prières quotidiennes, alors que 64 % des 55 ans et plus les font10.
Par parenthèse, l’objection selon laquelle cela s’expliquerait par le
fait que les jeunes travaillent ne tient pas. Si c’était le cas, les
petits commerces tenus par des Français de confession
musulmane âgés d’une trentaine d’années devraient être
significativement nombreux à fermer boutique le vendredi, en fin
de matinée, à l’heure de la prière. Or on ne constate rien de tel.
Il est incontestable que la consommation de viande halal et le
jeûne de ramadan sont des pratiques très suivies dans la minorité
musulmane. Ainsi, 70 % achètent systématiquement de la viande
halal et seulement 6 % jamais. De surcroît, ces taux sont
sensiblement identiques quels que soient l’âge et la catégorie
sociale11. Et une même proportion de 70 % environ jeûne pendant
le mois de ramadan12. Il est cependant faux d’y voir un signe de
religiosité massive ; si c’était le cas, on devrait constater les
mêmes taux élevés de pratiquants pour l’ensemble des pratiques,
comme la prière et la fréquentation de la mosquée : or ces taux
sont beaucoup plus bas, comme on vient de le voir. On peut donc
raisonnablement avancer l’hypothèse suivante : la viande halal
serait une simple habitude culinaire, au même titre, ni plus ni
moins, que les crêpes pour les Bretons ; et le jeûne de ramadan
serait devenu une simple coutume de vie sociale et familiale, ni
plus ni moins, comme Noël dans les familles d’origine chrétienne.

Au-delà des mœurs et de la religiosité réellement vécues, si l’on


s’intéresse aux valeurs et aux opinions, il apparaît que la minorité
musulmane est fracturée en trois grands groupes bien distincts :
les assimilés, les intégrés et les réfractaires.
La moitié des Français de confession ou d’origine musulmane
sont assimilés. L’assimilation est le processus sociologique par
lequel, en trois ou quatre générations, voire moins si des mariages
mixtes interviennent, une population d’origine immigrée adopte
peu à peu un système de valeurs, un système familial, des mœurs
qui se situent dans la moyenne des variables observées pour la
population française totale. En l’occurrence, ce grand groupe des
assimilés est massivement favorable à la laïcité et n’exprime
aucune revendication religieuse dans la vie quotidienne. Tout bien
considéré, il est assez proche du groupe sociologique des
personnes de culture catholique qui se disent non pratiquantes et
peu ou pas croyantes. Son attachement à ses origines
socioculturelles se limite à des coutumes ayant plus ou moins
perdu leur dimension spirituelle.
Un quart des Français de confession ou d’origine musulmane
sont intégrés. D’un point de vue sociologique l’intégration signifie
que la population conserve le système de valeurs, le système
familial, les mœurs de son pays ou de sa culture d’origine, mais
en en supprimant tout ce qui est incompatible avec la loi de la
République. D’un côté ce groupe revendique de pouvoir être
musulman et pratiquant. Il revendique le droit d’exprimer son
appartenance religieuse dans la vie en société, que ce soit dans la
rue ou sur le lieu de travail. Cela inclut en particulier le droit au
port du voile pour les croyantes. (Cependant sur ce point il s’agit
surtout d’une position de principe, car nous avons vu que
majoritairement la population féminine concernée ne le porte pas,
ou de moins en moins.) De l’autre côté ce même groupe refuse
fermement le niqab et la polygamie, accepte la laïcité comme une
règle qui s’impose à lui et, plus largement, il admet que les lois de
la République passent avant les règles religieuses. Toutes choses
égales par ailleurs, les intégrés sont relativement proches des
catholiques pratiquants, qui, comme eux, sont respectueux de la
laïcité et des lois de la République, mais accordent une place très
importante à la piété et à leur propre système de valeurs dans leur
vie quotidienne.
Enfin, un quart de la minorité musulmane est réfractaire. Ce
terme fait référence aux prêtres catholiques qui, lors de la
Révolution française, refusèrent de prêter serment de fidélité au
nouveau système de valeurs du pays. De la même façon, ce quart
réfractaire n’adhère pas aux valeurs de la République et considère
que les lois de la cité terrestre passent après les règles religieuses
dans la vie quotidienne. Il est favorable aux pratiques les plus
intégristes de l’islam saoudien, qu’il s’agisse de la polygamie ou
du niqab, et conteste frontalement le principe républicain de
laïcité. Ce groupe, minorité dans la minorité musulmane, est un
peu l’équivalent musulman d’une composante aujourd’hui
marginale de la population française de confession ou d’origine
catholique : les catholiques traditionalistes13.
Nous sommes donc en présence de deux dynamiques
contradictoires :
– d’un côté, trois quarts de la population de confession ou
d’origine musulmane sont soit assimilés, soit intégrés à la
République : c’est le processus dominant, très largement
majoritaire, de la sécularisation14 ;
– de l’autre côté, un quart de la minorité musulmane rejette les
valeurs républicaines, ne s’intègre pas et adhère au contraire aux
valeurs réactionnaires et obscurantistes qui sont celles de l’islam
saoudien : j’appelle ce processus très largement minoritaire la
« saoudisation ».
L’islamopsychose n’invente donc pas une population qui serait
acquise à un islam saoudien contraire aux valeurs de la
République : cette frange existe bel et bien. Mais dans son délire
paranoïaque, elle généralise à la population française de
confession musulmane dans sa totalité un comportement qui est
le fait de 25 % de ses membres. Elle dépeint en partisans de
l’islam saoudien les quelque 75 % de Français de confession ou
d’origine musulmane qui n’y adhèrent absolument pas, et dont les
deux tiers sont même complètement sécularisés.

La France ne découvre pas d’hier que l’acceptation des lois de


la République par une population confessionnelle, puis son
adhésion au système de valeurs républicain, sont des processus
de longue haleine. Lorsque le régime républicain s’installe pour la
première fois de façon durable, dans les années 1870, il est
confronté à des forces politiques qui veulent rétablir une
monarchie catholique d’« ordre moral », et qui vont jusqu’à bâtir la
basilique du Sacré-Cœur, à Paris, pour « expier les péchés » des
insurgés anarchistes de la Commune de Paris. Il faut attendre
près de vingt ans après la proclamation de la IIIe République pour
que le pape Léon XIII, dans son encyclique Au milieu des
sollicitudes de 1892, appelle les Français de confession catholique
à se rallier au régime républicain.
Ce ralliement s’opère de façon très progressive. Dans la
première moitié du XXe siècle, les courants catholiques
antirépublicains se radicalisent en même temps qu’ils deviennent
de plus en plus minoritaires. L’un des plus puissants mouvements
de l’extrême droite de l’époque se revendique du catholicisme
traditionaliste : c’est l’Action française, dominée par l’intellectuel
Charles Maurras. Elle milite ardemment, dans l’entre-deux-
guerres, pour abattre la République afin d’instaurer une monarchie
absolue, traditionaliste et de droit divin – l’équivalent catholique
d’un califat islamiste. Dans les années 1930, un groupe terroriste
surnommé la Cagoule, fondé principalement par d’anciens
membres de l’Action française, multiplie les attentats au nom des
mêmes idées. Soulignons-le : l’existence de cette minorité de
Français de confession catholique désireux d’imposer leurs règles
religieuses à la cité, et de cette branche terroriste combattant la
République au nom d’un projet de théocratie intégriste catholique,
remonte à moins de un siècle.
Compte tenu du caractère récent de l’immigration d’une
population de confession musulmane, on peut considérer que le
processus d’homogénéisation dans la société française est déjà
bien avancé, trois quarts de la minorité musulmane étant soit
assimilés, soit intégrés. Une donnée, toutefois, est préoccupante :
s’ils ne représentent qu’un quart du total, les réfractaires pèsent
près de la moitié des plus jeunes15. Il y a donc un risque réel de
ralentissement de la sécularisation de la minorité musulmane.
Concrètement, si ce rythme se maintient, dans une vingtaine
d’années la proportion des assimilés et des intégrés tombera à la
moitié de la population totale.

Le plus puissant facteur d’assimilation et d’intégration est


statistiquement très bien identifié : c’est l’accès à la promotion
sociale. Dans la minorité musulmane, près de 80 % des cadres et
membres des professions intellectuelles supérieures sont des
assimilés : ce taux est à peu près deux fois plus fort que la
moyenne. À l’inverse, dans la même catégorie
socioprofessionnelle, moins de 10 % sont des réfractaires : c’est
beaucoup moins que le taux moyen. Si l’on prend l’ascenseur
social pour descendre d’un étage, on constate que chez les
ouvriers le taux d’assimilés tombe à un peu plus de 40 %, tandis
que celui de réfractaires monte à environ un tiers. Un étage plus
bas, chez les sans-emploi, les assimilés représentent un tiers et
les réfractaires montent à près de 40 %16. On voit là clairement
que c’est l’accès à l’emploi qui détermine la plus ou moins forte
assimilation ou intégration de la population de confession
musulmane – cela bien loin du fantasme d’une incapacité
intrinsèque à se fondre dans la société, attribuée à une origine
ethnique ou à une sauvagerie qui seraient propres aux « jeunes-
de-banlieue ».
Mais un terrain potentiellement fertile ne donne de moisson que
si des graines y sont semées. Aussi, pour que leur déshérence
socio-économique puisse conduire un quart des Français de
confession musulmane à la saoudisation, encore faut-il que l’islam
saoudien leur soit proposé comme système de valeurs alternatif à
celui qu’offre la République. Et qui le leur propose ? La réponse
est simple : principalement, l’Arabie saoudite.
Cette monarchie islamiste et intégriste de la péninsule arabique
a pour idéologie le wahhabisme, dont nous avons vu qu’il est le
courant le plus obscurantiste et le plus réactionnaire de l’islam
sunnite17. Or, depuis plusieurs décennies, l’Arabie saoudite s’est
lancée dans une stratégie d’expansion mondiale du wahhabisme.
Elle finance dans ce dessein des organisations politiques,
économiques, sociales, éducatives et médiatiques. La Ligue
islamique mondiale, ONG dont une antenne est installée à
Mantes-la-Jolie, est la pièce maîtresse du dispositif. Déployant à
travers la planète des activités qui vont de la construction de
mosquées à l’aide humanitaire, en passant par l’éducation, elle est
implantée dans près de cent vingt pays et contrôle une
cinquantaine de lieux de culte, dont beaucoup de mosquées de
très grande taille – on peut citer notamment Mantes-la-Jolie,
Madrid, Grenade, Kensington, Copenhague, Bruxelles, Genève,
Zurich, Rome ou encore Sarajevo. D’autre part, depuis sa création
en 1961, l’université islamique de Médine a formé au wahhabisme
près de 50 000 cadres religieux de 167 nationalités différentes. La
chaîne télévisée satellitaire Iqra diffuse l’idéologie wahhabite à
travers le monde. Et n’oublions pas que, pendant l’invasion de
l’Afghanistan par l’armée soviétique dans les années 1980,
l’Arabie saoudite est réputée avoir financé à hauteur de 4 milliards
de dollars leurs adversaires moudjahidine, c’est-à-dire les futurs
fondateurs du régime islamiste-intégriste des talibans18.
La saoudisation d’un quart de la minorité musulmane française
ne relève donc pas d’une dérive spontanée vers l’obscurantisme.
C’est le résultat en France d’une stratégie de l’Arabie saoudite
pour propager le wahhabisme dans le monde.

Dans ce contexte, faut-il interdire par la loi les prêches de l’islam


intégriste, c’est-à-dire ceux des prédicateurs wahhabites ou
salafistes ? Les limites posées à la liberté d’expression sont
aujourd’hui très rares en droit français. En substance, ne sont
interdits que les injures, la diffamation, la calomnie, les appels à
commettre des crimes graves, ainsi que l’apologie du terrorisme,
des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Il est
également illégal d’inciter à la haine ou à la violence envers une
catégorie de population, qu’elle soit définie par sa nationalité, ses
origines, sa couleur de peau, son orientation sexuelle ou son
handicap19.
Dans le cadre ainsi fixé, au nom de la liberté d’expression
chacun a le droit d’exprimer les opinions les plus nauséabondes,
les plus contraires aux droits de l’homme, ou qui blessent
violemment des minorités. Ainsi, les grandes religions présentes
dans notre pays, qu’il s’agisse du catholicisme, du judaïsme ou de
l’islam, prônent l’inégalité entre hommes et femmes et la
soumission de l’épouse au mari : c’est légal. De même, Christian
Vanneste, à l’époque député UMP, a pu affirmer en 2005 que
« l’homosexualité est une menace pour la survie de l’humanité20 »
et qu’elle est « inférieure à l’hétérosexualité21 » : c’est légal.
Finalement, deux grands points de vue s’opposent quant aux
limites à poser à la liberté d’expression. D’un côté, il y a ceux qui
pensent que, tant qu’il n’y a pas d’appel à la haine, à la violence
ou aux crimes, tant qu’il n’y a pas d’apologie de crimes de guerre
ou de crimes contre l’humanité, tant qu’il n’y a ni injure, ni
diffamation, ni calomnie, même les opinions les plus infâmes
doivent être autorisées à s’exprimer. C’est alors par le débat
démocratique, ouvert, pluraliste, qu’il faut combattre les idées que
l’on désapprouve ou que l’on trouve infâmes. C’était par exemple
la position de Frédéric Taddeï lorsqu’il animait l’émission de débat
Ce soir (ou jamais !) de 2006 à 2016. De l’autre côté, il y a les
partisans du tabou. Au sens anthropologique, un tabou est un
interdit moral posé fermement et sans discussion possible par la
société. Ainsi, une société peut juger certaines opinions si
violentes, si blessantes et si moralement inacceptables qu’elle
choisit d’ériger en interdit solennel et judiciaire le fait de les
exprimer. C’est notamment la position dont découle l’article 9 de la
loi Gayssot du 13 juillet 1990, qui punit le négationnisme, c’est-à-
dire le fait de nier l’existence pourtant historiquement avérée de
l’extermination des juifs d’Europe durant la Seconde Guerre
mondiale.
Suivant la première approche, il faut vaincre les prédicateurs de
l’islam intégriste par le débat argumenté, et non pas les censurer.
Suivant la seconde approche, si la société considère que leurs
idées sont violentes, blessantes et moralement inacceptables au
point qu’il faille interdire de les exprimer, alors elle est parfaitement
légitime à décider de le faire.
Où fixer la limite entre ce qui doit relever du débat et ce qui doit
relever du tabou ? C’est un choix que la cité fait souverainement
pour elle-même. À titre personnel, j’avoue que ma religion n’est
pas faite sur cette question fondamentale. D’expérience, je trouve
que le débat argumenté est plus efficient pour vaincre un
adversaire idéologique qui prêche la haine. Il m’est arrivé à
plusieurs reprises de débattre publiquement avec de tels
prêcheurs : j’en suis sorti convaincu que c’est un effort nécessaire,
à livrer sans relâche, pour faire reculer leurs thèses. Pour autant,
je trouve parfaitement cohérent que la cité érige des interdits, des
tabous, qui produisent une puissante norme sociale d’inhibition
des paroles de haine les plus violemment intolérables. Bref, entre
partisans du débat et partisans du tabou, je dois admettre que je
suis encore hésitant.

Nous avons vu que l’Arabie saoudite s’est engagée dans une


politique mondiale de propagation de l’islam wahhabite, semant
les graines de l’adhésion à l’islam réfractaire parmi les Français de
confession musulmane les plus pauvres et les plus précaires, et
qu’elle est un grand pourvoyeur de financements pour le
terrorisme jihadiste22. Nous sommes donc fondés à considérer
que le régime saoudien est envers la France une puissance
agressive, intrusive et hostile. Il apparaît par conséquent légitime
que notre pays entre en guerre froide avec l’Arabie saoudite, c’est-
à-dire dans une compétition pacifique à la fois idéologique,
diplomatique, économique, culturelle et médiatique.
La guerre froide avec le régime saoudien suppose un certain
nombre de changements profonds. La diplomatie française
condamnerait explicitement et systématiquement les atteintes aux
droits de l’homme perpétrées en territoire saoudien, comme les
châtiments judiciaires barbares par le fouet, la bastonnade ou la
décapitation au sabre. Le Quai d’Orsay prendrait ainsi
solennellement fait et cause, entre autres, pour Ashraf Fayadh,
jeune poète palestinien condamné en 2016 à huit ans de prison et
huit cents coups de fouet pour apostasie23. Les biens et services
saoudiens seraient officiellement boycottés sur le territoire
français. Les valeurs mobilières, les biens immobiliers ou
bancaires de ce régime et de ses dignitaires dans notre pays
seraient confisqués par l’État.
La France refuserait systématiquement de participer aux
événements internationaux de tous ordres organisés par l’Arabie
saoudite. Elle userait de son droit de veto au Conseil de sécurité
des Nations unies pour bloquer toute initiative de la représentation
saoudienne. Notamment grâce à son service public audiovisuel
consacré à l’international, elle conduirait une politique active de
diffusion des valeurs des droits de l’homme et de la démocratie
pluraliste en direction de la population saoudienne.
Corollairement, elle accorderait systématiquement l’asile politique
à tout militant contestant la théocratie obscurantiste saoudienne
au nom des droits de l’homme, ainsi qu’aux réfugiés du régime,
tout en assurant délibérément une large promotion de leur accueil
en France.
Puisque les avoirs et investissements saoudiens seraient
confisqués, les mosquées financées directement ou indirectement
par cette mère nourricière de l’islamisme, de l’intégrisme, et du
jihadisme se verraient fermées. Les imams formés en Arabie
saoudite seraient interdits d’exercer. Quant au pétrole saoudien, il
serait boycotté, étant entendu que d’autres pays peuvent être des
sources d’approvisionnement pour la France.

Beaucoup de propositions émises aujourd’hui pour réorganiser


et restructurer l’islam français se révèlent en réalité de mauvaises
idées.
L’État doit évidemment fermer toute mosquée ou toute salle de
prière qui devient un foyer d’expression d’opinions illégales, par
exemple un foyer d’incitation à la haine ou au jihadisme. De
même, tout prédicateur qui exprime de telles opinions doit
évidemment être interpellé par les forces de l’ordre et sanctionné
par voie judiciaire. À ma connaissance, il n’y a pas de débat là-
dessus.
En revanche, l’idée de plus en plus couramment avancée selon
laquelle l’État devrait s’occuper de fabriquer un nouvel « islam
gallican24 » pose deux problèmes rédhibitoires. D’abord, une telle
démarche est contraire au principe de laïcité : puisque la
République ne reconnaît aucun culte, elle ne peut pas se mêler
d’en organiser un. Ensuite, plus profondément, cette approche
bafoue le droit fondamental des Français de confession
musulmane à décider eux-mêmes comment leur religion doit
évoluer, ou leur droit à choisir librement de s’éloigner de cette
religion, sans avoir à être incessamment ramenés à elle.
L’écrasante majorité des Français de confession musulmane
sont de rite sunnite. Or, comme nous l’avons vu25, l’islam sunnite
ne dispose pas d’un clergé hiérarchisé avec à sa tête un chef
spirituel suprême. Chaque croyant est dans une relation directe
avec le dieu unique. Aussi, proposer, comme le fait l’essayiste
Hakim El Karoui, que soit désigné en France un « grand imam »
chargé d’« exprimer une doctrine musulmane compatible avec les
valeurs républicaines26 », c’est plaquer artificiellement sur le
sunnisme le schéma hiérarchique du catholicisme. C’est chercher
à fabriquer un pape pour un courant spirituel qui ne prévoit pas
d’en avoir un.
L’ex-Premier ministre Manuel Valls a déclaré souhaiter « que les
imams soient formés en France et pas ailleurs27 », dans l’idée
qu’ils soient ainsi éduqués au respect des valeurs républicaines.
Cette proposition est en réalité inutile, puisque, à l’heure actuelle,
plus de 96 % des mosquées et lieux de culte du territoire national
ne sont pas des foyers de prêche intégriste28.
Le même prône l’interdiction totale du financement étranger des
mosquées. Ce serait une mesure contre-productive. En effet, il
serait inepte de bannir le mécénat pratiqué par le Maroc, par
exemple, alors même que l’islam malékite qu’il promeut est l’un
des plus progressistes au monde. Du reste, le souverain marocain
Mohammed VI a rappelé dans un discours solennel que le jihad
« n’est envisageable que par nécessité d’autodéfense, et non pour
commettre un meurtre ou une agression » – c’est effectivement ce
qui est écrit dans le Coran29. À cette occasion, il a déclaré que les
terroristes jihadistes « ne sont pas des musulmans », mais des
mécréants30.
En revanche, l’idée de prélever une taxe sur la vente de
produits halal en France pour financer la construction de
mosquées françaises et la rémunération de leurs imams est
intelligente et astucieuse. Elle est défendue par Hakim El Karoui31
et a été reprise par Nathalie Kosciusko-Morizet32. Cependant, si
elle prend bien la forme d’une « taxe », comme l’explique cette
dernière, cette proposition est en contradiction avec le principe
républicain de laïcité, qui prévoit que « la République ne
reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2 de
la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État).
Il faudrait donc que la filière halal s’organise elle-même pour
reverser un pourcentage de ses recettes – 1 % suffirait largement
selon Nathalie Kosciusko-Morizet – à une association cultuelle
chargée de piloter la construction de mosquées, leur gestion
quotidienne, ainsi que l’affectation de leurs imams et si besoin leur
renvoi. En pratique, le plus simple serait que les réseaux de
distribution s’entendent pour créer un label « halal islam
français ». Tout consommateur pourrait ainsi choisir librement
d’opter ou non pour un produit qui sert à financer l’association.
Plutôt que de voir l’État façonner lui-même l’islam français – ce
qui, en plus d’être contraire à la laïcité, relève d’un paternalisme
contre-productif –, mieux vaut renverser complètement la
perspective : demander aux Français de confession musulmane
d’expliquer eux-mêmes l’islam français tel qu’il existe déjà.
Comme nous l’avons déjà évoqué33, il existe un précédent
historique. En 1806, Napoléon Ier convoque une assemblée de
notables de confession juive pour qu’ils répondent solennellement
à douze questions sur leur religion, celles-ci reflétant des
interrogations, des préjugés et une hostilité caractéristiques de
l’attitude de l’époque envers la minorité juive. S’inspirer de cette
méthode pour la minorité musulmane pourrait constituer une arme
très puissante contre l’islamopsychose ambiante. Le modus
operandi possible est simple. À l’heure où j’écris ces lignes, la
Fondation pour l’islam de France34, lancée pour soutenir des
projets éducatifs et culturels en lien avec l’islam français, vient
d’être créée. Cette fondation pourrait sélectionner des
personnalités de la société civile qui s’identifient elles-mêmes
comme étant de confession musulmane et adresser à chacune le
même questionnaire, composé des questions récurrentes sur
l’islam qui se posent dans le débat public – y compris les
questions les plus blessantes et les plus bêtes.
Voici un exemple de questionnaire possible :
1. Selon vous, l’obéissance à la charia passe-t-elle avant ou
après l’obéissance aux lois de la République ?
2. Selon vous, la polygamie est-elle licite dans l’islam français,
ou bien fait-elle partie des règles de l’islam qui ne doivent plus
s’appliquer dans le monde d’aujourd’hui ?
3. Selon vous, quelle est la position de l’islam français sur
l’homosexualité ?
4. Selon vous, l’islam français accepte-t-il le principe républicain
de laïcité ?
5. Selon vous, dans l’islam français, le port du voile est-il une
obligation ou bien une coutume traditionnelle ?
6. Selon vous, la soumission des femmes aux hommes est-elle
une règle de l’islam français, ou bien fait-elle partie des règles de
l’islam qui ne doivent plus s’appliquer dans le monde
d’aujourd’hui ?
7. Selon vous, pour un citoyen de confession musulmane, les
autres citoyens français sont-ils des frères ?
8. Selon vous, les citoyens français de confession musulmane
ont-ils l’obligation de défendre la patrie française ?
9. Selon vous, dans l’islam français, les croyants doivent-ils se
soumettre à l’autorité d’un chef spirituel, ou bien chacun est-il libre
d’avoir une relation directe avec le dieu unique ?
10. Selon vous, dans l’islam français, la guerre sainte est-elle
destinée à soumettre tous les peuples non musulmans, ou bien
est-elle réservée à la légitime défense ?
11. Selon vous, l’islam français ordonne-t-il à ses croyants d’être
hostiles aux juifs ? aux chrétiens ? aux agnostiques ? aux
athées ?
12. Selon vous, un Français de confession musulmane peut-il
se marier avec une personne qui ne l’est pas ?
13. Selon vous, une Française de confession musulmane peut-
elle se marier avec une personne qui ne l’est pas ?
14. Selon vous, d’un point de vue halal, est-il licite dans l’islam
français d’étourdir l’animal avant de l’égorger ?
Il me paraît très important d’adresser le questionnaire
individuellement à toutes les personnalités. En effet, si elles
étaient convoquées en réunion pour rédiger les réponses
collégialement, immanquablement une minorité prendrait la main
sur le travail de rédaction, biaisant le résultat. Il est également
important que les répondants soient des personnalités de la
société civile, et non des imams, puisqu’on a vu que chaque
croyant est dans un rapport direct, sans intercesseur, avec le dieu
unique.
Une fois les réponses recueillies, la Fondation pour l’islam de
France en rédigerait une synthèse – le cas échéant, pour les
réponses où aucun consensus net ne se dégagerait, elle ferait
voter les personnalités afin de les départager. Le texte final, qui
serait une Déclaration de l’islam français, serait diffusé à
l’ensemble de la population française. La fondation confierait
ensuite à un institut de sondage le soin d’interroger un échantillon
représentatif de la population française de confession musulmane
sur son adhésion au texte. Les résultats du sondage connus et
publiés, ce texte deviendrait la définition officielle, par la minorité
musulmane elle-même, d’un islam français et républicain.
Je suis convaincu que ce serait là le surgissement d’une
concurrence idéologique potentiellement mortelle pour l’islam
saoudien rétrograde et réactionnaire.
Notes
1. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 16.
2. Ibid.
3. Institut national d’études démographiques, Trajectoires et origines, op. cit., p. 505.
4. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 34.
5. Institut national d’études démographiques, Trajectoires et origines, op. cit., p. 312-
313.
6. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 30.
7. . « Deux mille femmes portent la burqa en France », Le Figaro, 9 septembre 2009.
8. Ifop, Analyse (1989-2011). Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de
France, art. cité, p. 7 et p. 27-29.
9. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 32.
10. Ifop, Analyse (1989-2011). Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de
France, art. cité, p. 8-9.
11. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 27.
12. Ifop, Analyse (1989-2011). Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de
France, art. cité, p. 11.
13. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 21-22.
14. Dans mes travaux sur la diabolisation des jeunes de banlieue, j’ai appelé ce
processus « désislamisation ». Cependant, depuis lors, plusieurs tenants de
l’islamopsychose – et la fachosphère à leur suite – ont récupéré ce terme, appelant à une
« désislamisation de la France » dans le sens d’une expulsion de la religion musulmane
du pays. J’emploie donc ici le terme « sécularisation », au demeurant plus clair et plus
précis. Voir Thomas Guénolé, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, op. cit.,
p. 69-70.
15. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 23.
16. Ibid., p. 24.
17. Voir le chapitre « L’islam pour les débutants », p. 25.
18. Nabil Mouline, « Surenchères traditionalistes en terre d’islam », Le Monde
diplomatique, mars 2015 ; Samir Amghar, « La Ligue islamique mondiale en Europe : un
instrument de défense des intérêts stratégiques saoudiens », Critique internationale,
no 51, 2011/2, p. 113-127.
19. . « “Charlie”, Dieudonné… : quelles limites à la liberté d’expression ? », Le Monde,
14 janvier 2015.
20. . « Christian Vanneste relaxé pour ses propos sur les homosexuels », Le Monde,
3 avril 2014.
21. . « Christian Vanneste persiste et signe », La Voix du Nord, 26 janvier 2005.
22. Voir le chapitre « Jihad ? », p. 93.
23. L’apostasie est l’acte par lequel un croyant renonce à sa religion. Voir « Palestinian
poet Ashraf Fayadh’s death sentence quashed by Saudi court », The Guardian, 2 février
2016.
24. L’expression est de l’orientaliste Jacques Berque, auteur d’une traduction de
référence du Coran en français.
25. Voir le chapitre « L’islam pour les débutants », p. 25.
26. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 103.
27. . « Manuel Valls : “Il y a une ligne infranchissable, l’État de droit” », Le Monde,
29 juillet 2016.
28. Thomas Guénolé, Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ?, op. cit., p. 69.
29. Coran 2, 190.
30. . « Mohammed VI : “Les terroristes qui agissent au nom de l’Islam ne sont pas des
musulmans” », Telquel, 20 août 2016.
31. Hakim El Karoui, « État d’urgence pour l’islam de France », L’Opinion,
23 novembre 2015.
32. . « NKM propose une “taxe sur le halal” pour financer les mosquées », 20 Minutes,
13 avril 2016.
33. Voir, dans le chapitre « La théorie de la haine », p. 149.
34. . « La Fondation pour l’islam de France en 5 questions », L’Obs, 29 août 2016.
Épilogue

Le point de bascule
« Pour qu’un groupe humain perçoive sa propre violence
collective comme sacrée, il faut qu’il l’exerce unanimement
contre une victime dont l’innocence n’apparaît plus, du fait
même de cette unanimité. »
René Girard,
La Route antique des hommes pervers,
Grasset & Fasquelle, 1985
Vouloir enrayer la machine infernale de l’islamopsychose n’est
pas un engagement spécifiquement de droite ou de gauche. Alain
Juppé refuse la diabolisation des Français de confession
musulmane, et il est de droite. Nicolas Sarkozy a versé dans cette
diabolisation pendant des années, et il est de droite lui aussi.
Jean-Luc Mélenchon, qui se revendique de la gauche, s’est
toujours opposé à l’islamopsychose. Manuel Valls, qui se
revendique également de la gauche, l’a au contraire beaucoup
prêchée ces dernières années. Bref, le combat politique contre
l’islamopsychose est transpartisan. Il en est ainsi parce que c’est
tout simplement un combat républicain.
Dans Soumission de Michel Houellebecq, le narrateur,
professeur de littérature, finit par se résoudre à la conversion à
l’islam pour ne pas devenir un paria dans la France transformée
en théocratie islamiste-intégriste. Il annonce que la cérémonie se
déroulera probablement à la Grande Mosquée de Paris. De fait,
d’un point de vue islamopsychotique, l’existence de ce lieu de
culte en plein cœur de la Ville Lumière est un immense symbole
de l’islamisation en cours du pays. C’est là faire abstraction d’une
réalité simple : puisque la minorité musulmane ne pèse que 6 %
de la population totale et puisqu’elle est aux trois quarts soit
assimilée, soit intégrée à la République, cela signifie qu’elle ne
peut pas, qu’elle ne veut pas et qu’elle ne va pas islamiser la
France.
Surtout, c’est faire abstraction de l’histoire de la Grande
Mosquée de Paris, premier lieu de culte musulman bâti en France
métropolitaine. Elle est édifiée après la Première Guerre mondiale,
avec le soutien actif des autorités, pour exprimer la gratitude de la
France envers ses nombreux soldats de confession musulmane
morts pour la patrie. Édouard Herriot, rapporteur du projet au nom
de la commission des finances, déclare ainsi que, si « la guerre a
scellé, sur les champs de bataille, la fraternité » entre les Français
et leurs compatriotes de confession musulmane, alors « cette
patrie doit tenir à l’honneur de marquer au plus tôt et par des actes
sa reconnaissance et son souvenir1 ». Par la suite, durant la
Seconde Guerre mondiale, des résistants maghrébins se servent
de la mosquée comme d’une base dans leur lutte contre
l’occupation allemande2 – c’est le cas par exemple du résistant
algérien Salah Bouchafa, mort en déportation. À cette époque, elle
protège également des personnes de confession juive, tel le
chanteur Salim Halali, notamment en leur délivrant de faux
certificats de foi musulmane3. Une plaque commémorative
installée en 2010 à la Grande Mosquée de Paris rend hommage
aux soldats de confession musulmane morts pour la France lors
des deux guerres mondiales. Il faut rappeler que, lors du
débarquement en Provence destiné à libérer le sud du pays de
l’occupation allemande, environ 40 % des troupes terrestres
françaises du général de Lattre de Tassigny étaient des
Maghrébins de confession musulmane4. La contradiction est
d’autant plus flagrante à voir aujourd’hui cette région libérée avec
l’aide de soldats musulmans être le théâtre des plus puissantes
poussées électorales du Front national.
Ainsi, lorsqu’il s’est agi d’envoyer des Français de confession
musulmane au front, personne n’a jugé qu’ils étaient
insuffisamment assimilés pour aller tomber au champ d’honneur.
Personne n’a estimé qu’ils n’étaient pas assez bien intégrés pour
aller mourir pour la France. Personne ne leur a posé la question :
« Est-ce que tu te sens français ? », cette question si souvent
lancée de nos jours aux membres de la minorité musulmane et qui
cache en réalité cette affirmation : « N’oublie jamais que je suis
plus français que toi. »
Les semeurs de haine ont donc raison de voir dans la Grande
Mosquée de Paris un symbole important, mais ce n’est pas dans
le sens qu’ils fantasment. Elle est plutôt le parfait symbole du
gouffre immense entre le délire paranoïaque de l’islamopsychose
et la réalité de la contribution des Français de confession
musulmane à la liberté de la France et à la sauvegarde de son
identité républicaine.

L’histoire ne se répète pas. Nous ne risquons


vraisemblablement pas le retour des camps des années 1940, ni
le retour d’une politique d’apartheid d’État comme au temps de
l’Algérie française, cette fois sur le territoire métropolitain. En
revanche, la théorie de la haine, qui postule l’existence dans les
sociétés humaines d’un mécanisme anthropologique fondamental
d’alternance entre l’acceptation, la diabolisation et la persécution
des minorités, nous montre que la persécution peut ressurgir à
tout moment sous une forme nouvelle. Le fait que la France de ce
début de XXIe siècle ait d’ores et déjà atteint un stade extrême de
diabolisation de sa minorité musulmane la place en effet à un
dangereux point de bascule entre la diabolisation et la
persécution.
Il y a danger, parce que le déclin relatif de la France, à la fois
géopolitique, économique et militaire, va s’accélérant, et parce
que l’organisation de la « mondialisation malheureuse » à laquelle
notre pays participe y provoque une augmentation massive,
brutale, des inégalités socio-économiques et du « précariat ». Ce
contexte d’aggravation de la fracture sociale, dans un sentiment
général de naufrage de la France comme puissance, est en train
d’exacerber les tensions internes à la cité, comme on chaufferait à
blanc la lame d’un couteau. La minorité musulmane, déjà
amplement diabolisée puisqu’on lui impute la plupart des maux du
pays, risque de devenir un bouc émissaire beaucoup plus concret,
de subir une ségrégation sociétale de plus en plus brutale.
Il y a danger, parce que, en matière d’infamies à l’égard de la
minorité musulmane, la France a déjà un passif, historiquement
récent. Dans les années 1950, la première vague des
« travailleurs musulmans » – on les désigne ainsi à l’époque5 –
arrive en France, à l’initiative des autorités, pour être affectée aux
travaux les plus pénibles de construction ou de reconstruction
d’infrastructures. Ils sont alors entassés dans des bidonvilles : en
1964 encore, 43 % des Algériens présents en France
métropolitaine vivent dans un bidonville6.
De même, durant la guerre d’Algérie, l’armée française installe
sur le territoire algérien des camps de concentration où elle
déporte jusqu’à 2 millions d’« indigènes », dont des femmes et des
enfants7. Beaucoup meurent – de malnutrition, du manque
d’hygiène, du manque de soins. C’est ce que révèle en 1959 un
jeune haut fonctionnaire stagiaire en Algérie, Michel Rocard, qui a
alors le courage d’écrire un rapport sur ce système abominable8.
Le même déclare ultérieurement : « Mon avis, c’est que sont
mortes de faim deux cent mille personnes et en majorité des
enfants9. »
Dernier exemple : à partir de 1962, les harkis, c’est-à-dire les
Algériens de confession musulmane s’étant battus du côté de la
France pendant la guerre d’indépendance, sont pour partie
abandonnés par les autorités françaises aux mains du FLN. Ce
dernier commet contre eux des massacres qui font des dizaines
de milliers de morts. Une autre partie des harkis sont entassés en
France dans des camps de transit, puis dans des bidonvilles et
des hameaux de misère, tout en étant traités en parias durant des
décennies. Cette situation est à mettre en parallèle avec le
traitement réservé aux réfugiés pieds-noirs, accueillis
prioritairement et dans des conditions incomparablement plus
décentes10.
Il y a danger, car les signes politiques avant-coureurs d’un
basculement se multiplient. Le plus grave est l’accumulation de
succès électoraux croissants du Front national, car, en plus de ses
positions islamopsychotiques déjà évoquées, sa présidente,
Marine Le Pen, est raciste dans des proportions terrifiantes. Le
2 septembre 2015, sur Radio Classique, elle a en effet conseillé
aux auditeurs de « lire ou relire Le Camp des saints, de Jean
Raspail », roman qui, rappelons-le, a pour morale
« l’incompatibilité des races lorsqu’elles se partagent un même
milieu ambiant11 ». Louis Aliot, vice-président du FN, assume
d’ailleurs le fait que, en matière de haine envers les minorités, le
FN se préoccupe seulement de ne plus être accusable
d’antisémitisme12. La minorité musulmane est donc menacée de
racisme d’État par la progression électorale de ce que l’on pourrait
appeler le néolepénisme, sa différence fondamentale d’avec le
lepénisme originel consistant à remplacer la minorité juive par la
minorité musulmane comme cible.
À ce jour, il n’y a pas d’apartheid d’État envers la minorité
musulmane, car, contrairement à la situation qui prévalait dans
l’Algérie française, il n’existe pas en France de lois
ségrégationnistes ou de politiques activement et délibérément
ségrégationnistes. En revanche, l’islamopsychose, parce qu’elle
est en train d’aller au bout de l’extrême diabolisation, produit des
discriminations de plus en plus généralisées et de plus en plus
exacerbées dans la société française. C’est logique : plus les
Français de confession musulmane sont diabolisés en boucle,
moins les employeurs, les logeurs ou les prêteurs sont disposés à,
respectivement, les recruter, les choisir comme locataires ou leur
accorder un prêt. De même, nul besoin de lois ou de politiques
d’apartheid pour que des fonctionnaires, notamment des policiers,
développent envers eux des comportements de plus en plus
ségrégationnistes.
Nous aboutissons ainsi à un « apartheid sociétal », c’est-à-dire
qui émane de la société française elle-même. Cet apartheid est
par exemple manifeste dans les discriminations en matière
d’accès à l’emploi. S’il était vrai, comme l’affirme la thèse
islamopsychotique, que les Français de confession musulmane
sont surreprésentés parmi les chômeurs parce qu’ils ne veulent
pas travailler et préfèrent vivre en parasites de l’assistance
publique, alors on ne les verrait pas poursuivre des études
qualifiantes, celles-ci étant, par définition, destinées à pouvoir
travailler, et non pas à rester oisif. Or, contrairement à un cliché
très répandu, leur niveau d’études se rapproche de celui du reste
de la population, et ce bien qu’ils partent d’une position sociale en
moyenne plus modeste. Ainsi, 7,5 % ont un BEPC, 17 % un CAP
ou un BEP, 12 % un bac technique, 13 % un bac général, 12 %
ont atteint le niveau bac+2, 20 % l’ont dépassé, et environ 10 %
ont atteint ou dépassé le niveau bac+513.
Malgré des niveaux de diplômes qui se rapprochent de la
moyenne nationale, les Français de confession musulmane
atteignent pourtant des positions socioprofessionnelles beaucoup
plus basses que la moyenne. À un extrême, les cadres supérieurs
pèsent 9 % de la population totale, mais seulement 6 % de la
minorité musulmane. À l’autre extrême, les ouvriers pèsent 13 %
de la population totale, mais 23 % de la minorité musulmane.
Pareillement, les inactifs non retraités, c’est-à-dire les chômeurs et
les jeunes à la recherche d’un premier emploi, pèsent 12 % de la
population totale, mais 30 % de la minorité musulmane14.
De cela, on ne peut conclure qu’une chose : la société française
dans son ensemble pratique envers la minorité musulmane des
discriminations colossales en matière d’emploi.
Les pratiques d’une partie des forces de police envers la
minorité musulmane constituent un autre signe extrêmement
grave que nous atteignons le point de bascule entre diabolisation
et persécution. Selon une étude de l’Open Society Justice
Initiative menée en collaboration avec le CNRS, les « Arabes15 »
ont sept fois plus de chances de subir des contrôles d’identité que
les Français qui ont la peau blanche16. La tentative de justification
la plus fréquente est que cette pratique permettrait la détection
des criminels et des délinquants. C’est faux : un contrôle d’identité
ne permet que de contrôler l’identité ; il ne permet pas de détecter
un délinquant ou un criminel. Le terroriste Mohammed Merah, de
nationalité française, avait des papiers en règle avant, pendant et
après ses attentats.
Autre justification avancée pour défendre ces « contrôles au
faciès » : les criminels et les délinquants étant censément surtout
d’origine maghrébine, il est logique de contrôler davantage la
population d’origine maghrébine. Cet argument est erroné lui
aussi. L’étude précitée a en effet établi que les contrôles au faciès
sont seulement fondés sur l’apparence des personnes contrôlées
– indépendamment, donc, de la recherche de suspects. Par
conséquent, cette pratique policière n’est rien d’autre qu’une
forme de persécution17.
Plus grave : selon l’ONG internationale Human Rights Watch,
« la France a effectué des perquisitions et des assignations à
résidence abusives et discriminatoires contre des musulmans
dans le cadre de sa nouvelle loi à vaste portée sur l’état
d’urgence. Ces mesures ont créé des difficultés économiques, ont
stigmatisé les personnes ciblées et ont traumatisé des enfants ».
En outre, « la grande majorité des personnes ayant fait l’objet de
perquisitions et d’assignation à résidence sont musulmanes ou
d’origine maghrébine. Toutes les mesures que Human Rights
Watch a documentées visaient des musulmans, des
établissements musulmans ou des restaurants halal ». Ces
nombreuses perquisitions et assignations à résidence n’ayant
conduit qu’à l’ouverture de cinq enquêtes liées au terrorisme en
tout et pour tout, on peut dire qu’il ne s’agissait pas de mesures
proportionnées, ni de mesures justifiées par des soupçons
légitimes. C’est donc bien, là encore, un cas de persécution
policière de Français de confession musulmane, cette fois dans un
contexte de panique post-attentats18.
Le point de bascule étant atteint, si l’effet boule de neige de
l’islamopsychose se poursuit nous allons vers des persécutions
économiques, sociales, et à terme politiques, envers la minorité
musulmane.

Cet engrenage sinistre n’est cependant pas inexorable. Car il


n’y a pas une seule France, la France de l’islamopsychose. Il y en
a deux.
Depuis qu’elle a fait sa Révolution, la France est
fondamentalement duelle. Ces deux France, nous les retrouvons
de nos jours. Il y a la France qui pense que seule une minorité de
la minorité musulmane n’est pas intégrée, face à la France qui
croit que la majorité des Français de confession musulmane ne
veulent pas s’intégrer. Il y a la France qui défend la laïcité de la
République, face à la France hostile à la minorité musulmane sous
couvert de pseudo-laïcité. Il y a la France qui veut donner l’asile
aux réfugiés au nom des droits de l’homme, face à la France qui
refuse de les accueillir par hostilité de principe à toute immigration
arabo-musulmane. Il y a la France qui estime que les humains
sont essentiellement égaux, face à la France qui pense qu’ils sont
essentiellement inégaux. Il y a la France qui fait passer la liberté
avant l’ordre, face à la France qui fait passer l’ordre avant la
liberté. Il y a la France qui est féministe, face à la France qui reste
patriarcale. Il y a la France qui pense qu’on peut être bon parent
indépendamment de son orientation sexuelle, face à la France qui
croit qu’une personne homosexuelle est inapte à élever un enfant
du fait de son homosexualité. Il y a la France qui est indifférente à
la couleur de peau des gens, à leur origine, à leurs orientations
spirituelles, face à la France qui, au contraire, y voit des motifs de
supériorité, d’infériorité, de dangerosité. Il y a la France qui n’a pas
de problème avec ses minorités, face à la France qui les déteste.
Il y a la France qui fait siennes les grandes valeurs chrétiennes,
qu’elle soit croyante ou pas, face à la France qui parle de racines
chrétiennes, mais sans appliquer ces valeurs. Il y a la France qui
défend son identité républicaine, face à la France qui parle
d’identité nationale. Il y a la France républicaine et universaliste,
face à la France réactionnaire et identitariste. Il y a la France de la
fraternité, face à la France de la haine.
Derrière le mythe d’une seule France se cache en réalité
l’alternance de ces deux France, chacune prenant tour à tour le
pas sur l’autre et imposant ses valeurs pour un temps. Depuis le
début des années 2000, c’est la France de la haine qui tient le
haut du pavé. À rebours, il est grand temps que la France de la
liberté, de l’égalité et de la fraternité relève la tête. Il est grand
temps qu’elle fasse ce qui a toujours été son devoir depuis qu’elle
est née : défendre en toutes circonstances l’accès de tous les
citoyens à l’égalité des droits politiques, économiques et sociaux ;
se montrer fermement solidaire de toutes les minorités face à
cette autre France qui les exècre.
Vous qui lisez ces lignes, vous pouvez contribuer au retour en
force des valeurs de la France républicaine face à la France de la
haine. Cela suppose simplement de votre part un engagement
conscient, constant, de chaque instant, pour l’égalité des droits de
tous et contre la diabolisation des minorités, que ce soit dans votre
vie familiale, dans votre cercle amical, dans votre vie sociale, dans
votre vie professionnelle, dans votre vie associative ou, le cas
échéant, dans votre vie publique.
C’est du travail. Mais cela en vaut la peine.
Notes
1. Gilles Couvreur, Musulmans de France : diversité, mutation et perspectives de
l’islam français, Éditions de l’Atelier, 1998, p. 15-16.
2. La Mosquée de Paris : une résistance oubliée, documentaire réalisé par Derri
Berkani (1991).
3. . « Benjamin Stora répond aux critiques des “Hommes libres” », L’Obs, 4 octobre
2011.
4. . « Débarquement : “Nous n’avons pas la reconnaissance de la France” », France
24, 31 décembre 2014.
5. T. Smolski, « Les travailleurs musulmans d’Algérie dans la métropole », Études et
conjoncture (INSEE), vol. 12, no 3, 1957, p. 324-333.
6. François Legris, « Les bidonvilles de Nanterre : difficile réhabilitation des logements
précaires construits pour les immigrés maghrébins dans les années 50-70 », DPH, 2005.
7. Benjamin Stora et Mohammed Harbi, La Guerre d’Algérie : 1954-2004, la fin de
l’amnésie, Robert Laffont, 2004, p. 255.
8. Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la
guerre d’Algérie, Mille et une nuits, 2003.
9. Une histoire algérienne, documentaire réalisé par Ben Salama (2012).
10. Tom Charbit, Les Harkis, La Découverte, 2006.
11. Voir le chapitre « Laïcité contre pseudo-laïcité », p. 115.
12. . « Marine Le Pen et sa relecture de l’“occupation” devant le tribunal », art. cité.
13. Institut Montaigne, Un islam français est possible, op. cit., p. 19.
14. Ibid., p. 18.
15. C’est-à-dire, en toute rigueur, les personnes perçues comme arabes par la police.
16. Open Society Justice Initiative, Police et minorités visibles : les contrôles d’identité
à Paris, Open Society Institute, 2009.
17. Ibid., p. 10-12. Selon cette étude, la persécution policière via les contrôles d’identité
touche également les personnes à peau noire, ou encore des personnes choisies en
raison de leur façon de s’habiller.
18. Human Rights Watch, France : abus commis dans le cadre de l’état d’urgence,
3 février 2016.
Remerciements
« C’est en effet, je pense, un acte de bienveillance et plein
d’une candeur honorable, de déclarer quels sont ceux dont
l’aide nous a été précieuse. »
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, an 77
Merci à Katerina Ryzhakova, la femme de ma vie, d’avoir
largement déterminé par ses conseils l’état d’esprit général de ce
livre, et d’en avoir été la toute première relectrice.
Merci à toute l’équipe des éditions Fayard, dont le travail a
massivement contribué à la qualité finale de ce livre.
Merci à Evgeny Borisenko, Célia Maurisson et Mathieu Mistler,
dont l’apport fut décisif par leur travail colossal de documentation
au service de cet ouvrage. Merci également à Evgeny et à
Mathieu pour leur effort minutieux de correction et d’annotation du
manuscrit.
Merci à Thomas Chesneaux, professeur agrégé d’histoire et de
géographie, pour sa relecture détaillée du manuscrit et ses
conseils bibliographiques sur l’Algérie française.
Merci à Fabian Guénolé pour ses conseils et ses explications
concernant la théorie girardienne du désir mimétique, et pour avoir
été le premier « public cobaye » des thèses que j’allais soutenir
dans ce livre.
Merci à Isabelle Ruck, doctorante en science politique, pour nos
échanges d’idées et ses conseils bibliographiques.
Merci à Sévane Marchand et Julien Van Hille pour leurs conseils
de lecture sur l’expansion de l’islamisme dans le monde et nos
discussions nourries sur ce thème. Merci à Gautier Guignard de
m’avoir donné l’idée du concept de pseudo-laïcité. Merci à Sophia
Chikirou de m’avoir aidé à me documenter sur la question du sort
des pieds-noirs dans les programmes des indépendantistes
algériens.
Merci à Isabelle Lé, responsable des relations publiques
d’Ipsos, et à Frédéric Micheau, directeur du département
« Opinion & Politique » d’OpinionWay, de m’avoir aimablement
transmis des sondages de leurs sociétés respectives.
Et merci aux Français de confession musulmane qui m’ont fait
l’honneur de leur confiance en m’adressant leurs témoignages sur
la gravité de l’islamopsychose qu’ils subissent.
Ce livre n’aurait pas pu exister sans vous.

Thomas Guénolé
Paris, le 29 novembre 2016
© Librairie Arthème Fayard, 2017.

Couverture : N.W.
Dépôt légal : janvier 2017.

ISBN : 978-2-213-70345-9
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Du même auteur

PROLOGUE. LA MAUVAISE FOI

1- L’islam pour les débutants

2- Le cas Manuel Valls

3- Gilles Kepel ou la reductio ad islamum

4- Jihad ?

5- Laïcité contre pseudo-laïcité

6- La théorie de la haine

7- L’effet boule de neige de la haine

8- Le tabou algérien

9- L’an prochain à Jérusalem

10- Sécularisation contre saoudisation

ÉPILOGUE. LE POINT DE BASCULE

REMERCIEMENTS

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