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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Acteurs et analystes d’une Afrique en pleine mutation, dans son rapport à elle-même, à la France, à
l’Europe et au monde, Achille Mbembe et Rémy Rioux proposent, dans un dialogue inédit, une série
de réflexions sur plusieurs grandes questions de notre époque : finance et développement, mémoire et
réparation, crise environnementale et numérisation du monde, réinvention des institutions
démocratiques. Au fur et à mesure de leur discussion avec Séverine Kodjo-Grandvaux, sont
esquissées des propositions sur les conditions de la transformation du monde, dans l’esprit d’une
nouvelle action internationale conçue comme une diplomatie du vivant.
ACHILLE MBEMBE, RÉMY RIOUX
ET SÉVERINE KODJO-GRANDVAUX

Professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université de Witwatersrand à Johannesburg,


Achille Mbembe a consacré de nombreux ouvrages aux situations postcoloniales et il est l’auteur en
octobre 2021 d’un rapport sur “les nouvelles relations Afrique-France”.
Haut fonctionnaire, historien, spécialiste des questions financières, Rémy Rioux a notamment été
secrétaire général adjoint du ministère des Affaires étrangères et a coordonné l’agenda financier de
la COP21. Il dirige l’Agence française de développement depuis 2016.
Séverine Kodjo-Grandvaux est philosophe, chercheuse associée à l’université Paris 8 et journaliste
au Monde.

DES MÊMES AUTEURS

Achille Mbembe
De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique
contemporaine, Karthala, 2000 ; rééd. La Découverte Poche, 2020
Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte,
2010 ; rééd. Poche, 2013
Critique de la raison nègre, La Découverte, 2013 ; réed. Poche, 2015
Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016 ; rééd. Poche, 2018
Brutalisme, La Découverte, 2020

Rémy Rioux
Finances Publiques, Dalloz, 2018
Réconciliations, Débats Publics, 2019

© Actes Sud / Agence française de développement, 2022

EAN 978-2-330-16219-1
ACHILLE MBEMBE
ET RÉMY RIOUX

Pour un monde
en commun
Regards croisés
entre
l’Afrique et l’Europe

avec Séverine Kodjo-Grandvaux


Sommaire
Le point de vue des éditeurs

Achille Mbembe, Rémy Rioux et Séverine Kodjo-Grandvaux

Pour un monde en commun

Préface, par Séverine Kodjo-Grandvaux

1. L’Afrique et le basculement du monde

2. Dépasser l’héritage colonial

3. Pour une diplomatie du vivant


PRÉFACE

Dans moins de quatre-vingts ans, en 2100, l’Afrique représentera, selon


toute vraisemblance, 40 % de la population mondiale, avec plus de
4 milliards d’individus. Berceau de l’humanité, elle hébergera un jeune sur
deux et deviendra ainsi le continent à la fois de notre passé, de notre présent
et de notre futur. Là où se jouera peut-être notre avenir à toutes et à tous.
“Berceau de l’humanité”, aussi ordinaire soit-elle, l’expression n’a guère
réussi à marquer nos imaginaires et à nous faire prendre conscience que
nous venons tous d’Afrique, tant l’histoire a œuvré à séparer les uns et les
autres, remisant l’idée même d’une humanité commune. Depuis plus de
cinq cents ans, les relations entre un Occident né d’un désir européen de
découverte et de conquête et une Afrique réduite à sa seule force vitale
exploitable – qu’il s’agisse de ses ressources naturelles ou de ses
populations – ont été d’une violence extrême, allant jusqu’à dénier toute
part d’humanité aux corps désignés noirs. Violence physique de l’esclavage
et de la traite négrière ainsi que du processus colonial qui en est né.
Violence symbolique envers des femmes et des hommes à qui l’on refusa le
droit de faire œuvre d’humanité, d’intelligence et de culture. Cinq longs et
interminables siècles durant lesquels les peuples africains se sont battus
pour arracher leur liberté. Cinq longs et interminables siècles qui ont
façonné la modernité, dessiné des relations internationales asymétriques,
forgé des représentations et des manières de penser le monde et d’habiter
cette planète Terre que nous avons en partage. Mais, durant cette période,
des résistances se sont aussi organisées, des réseaux de solidarité et
d’échanges se sont tissés, des fraternités et des sororités esquissées. Il serait
illusoire de croire que cette histoire appartient au seul passé. La majorité
des possessions françaises en Afrique ont acquis leur indépendance il y a
seulement six décennies, en 1960. La violence des guerres de Libération
hante encore bien des survivants des crimes perpétrés par l’armée française
en Algérie, en Côte d’Ivoire, à Madagascar ou encore au Cameroun. Les
jeunes générations n’ont certes pas connu la colonisation et grandissent
dans un monde numérique globalisé mais leurs grands-parents, leurs
parents, l’ont vécue et ont pu leur en transmettre la mémoire, comme ce fut
le cas pour Achille Mbembe.
Né en 1957, à une soixantaine de kilomètres de Yaoundé, l’historien
camerounais a grandi auprès de sa grand-mère engagée dans la résistance et
dont l’un des fils a été tué aux côtés du leader nationaliste Ruben Um
Nyobè, le 13 septembre 1958. Enfant, Achille Mbembe a baigné, dit-il,
dans “trois imaginaires : celui autochtone traditionnel transmis par les
contes lors des veillées, celui chrétien de l’univers biblique, et celui de la
lutte anticoloniale1”, qui auront sans conteste déterminé son implication de
jeune chercheur. C’est en effet à Achille Mbembe que l’on doit la
publication des écrits de Ruben Um Nyobè, rassemblés en deux ouvrages,
Le Problème national kamerunais2 et Écrits sous maquis3, dont le premier,
censuré au Cameroun, lui a valu une convocation devant le Service d’études
et de la documentation (Sedoc), à l’époque le bras séculier des services
secrets chargés de la répression interne, et un exil de près de dix ans. La
violence de la colonisation a ainsi été à l’origine de sa vocation d’historien,
et ponctue toute sa réflexion, de ses premiers travaux jusqu’à ses derniers
ouvrages. Grand spécialiste des situations postcoloniales, Achille Mbembe
est l’un des penseurs les plus renommés de sa génération, préoccupé, avec
l’économiste sénégalais Felwine Sarr, à renouveler la pensée critique de
l’Afrique francophone. Une entreprise matérialisée par l’organisation
depuis 2017 des Ateliers de la pensée de Dakar, qui réunit désormais tous
les deux ans les chercheuses et les chercheurs de l’Afrique et de sa diaspora
qui travaillent au renouvellement des paradigmes pour penser l’Afrique et
le monde et faire de la question africaine une question planétaire.
Renouvellement des paradigmes et travail sur les imaginaires, afin
d’achever le processus de décolonisation pour que l’Afrique puisse enfin
décider pour elle-même et par elle-même. Travail de déconstruction, donc.
Mais celui-ci n’est pas une fin en soi. Il s’agit plutôt de démonter ce qui a
été bâti sur de mauvaises fondations et risque de se rompre pour construire
quelque chose de plus solide. Et de désirable.
Il en est ainsi, semble-t-il, des relations franco-africaines. Depuis
quelques années, l’on assiste à une dégradation de l’image de la France et à
une contestation de sa présence en Afrique. Pis, la défiance et
l’exaspération des populations sont telles que la situation devient parfois
explosive ; des foules n’hésitant plus à s’opposer physiquement au passage
d’un convoi de l’armée française sur leur territoire comme cela a pu être le
cas le 18 novembre 2021 au Burkina Faso. Une manifestation qui peut
rejoindre une autre contestation ; celle de membres des sociétés civiles,
d’une partie de la jeunesse, d’intellectuels, plus ou moins radicaux, qui
dénoncent le maintien de relations inégales, de pouvoir et de domination
politique et économique entre la France et ses anciennes colonies, ainsi
qu’il a pu être observé lors de rassemblements ou de prises de position
contre le maintien du franc CFA. C’est tout un système qui est remis en
question. Un système qui a longtemps profité – et continue de profiter – à
de grands groupes français implantés de longue date sur le continent et qui
nourrit l’idée de la permanence d’une certaine Françafrique. Par ailleurs, la
perte de puissance symbolique et d’influence de la France a lieu dans un
contexte marqué par l’arrivée de nouveaux acteurs économiques comme
l’Inde ou la Turquie, ou l’expansion d’acteurs plus anciens, à l’image, bien
évidemment, de la Chine mais aussi de la Russie, laissant penser à d’aucuns
le début de la fin du pré carré français et l’occasion d’en finir avec une
condescendance manifeste et un paternalisme français. L’héritage colonial
continue à l’évidence d’empoisonner les relations France-Afrique mais
également la société française où depuis le début des années 2000 les
nostalgiques d’une France toute-puissante le disputent aux militants
antiracistes et autres “Indigènes de la République”. Alors qu’en 2001 était
votée à l’Assemblée nationale la loi dite Taubira qui a fait de l’esclavage et
de la traite un crime contre l’humanité, quatre ans plus tard, l’article 4 de la
loi du 23 février 2005 reconnaissait “le rôle positif de la présence française
outre-mer”, avant son abrogation en 2006. En vingt ans, les travaux
scientifiques ont permis de mieux comprendre le fonctionnement du
système esclavagiste et colonial, son lien avec l’économie capitaliste, et la
manière dont il a pu modeler les sociétés – américaines et européennes –
qui en ont profité. Des connaissances factuelles précises, encore peu
connues du grand public car très peu enseignées, mais qui nourrissent les
réflexions de toute une frange intellectuelle et/ou militante afro-descendante
française qui entend montrer en quoi un certain imaginaire français est
encore largement façonné par un impensé impérialiste qui s’est construit
autour de la race et qui invite à questionner le grand récit national français.
L’enjeu n’est pas seulement mémoriel. Il s’agit de décider quel type de
société bâtir. Une société où l’on met en commun ou bien où l’on oppose
les communautés les unes aux autres ? Une société qui se nourrit du
différent ? Ou bien qui, dans un mouvement égoïste, se replie sur une partie
d’elle-même quitte à prendre le risque de se nécroser ?
Peut-être est-il temps, ainsi que l’y invite Rémy Rioux, de se réconcilier
avec soi et avec autrui. Se réconcilier avec soi. Avec sa propre histoire,
quand bien même fût-elle sanglante et pourrait-elle, par maints égards,
paraître honteuse. Appréhender cet héritage impérial sur le plan émotionnel
serait mal se saisir du problème. À titre individuel, la responsabilité qui est
la nôtre est celle de savoir comment le gérer : en en perpétuant la geste ou
en s’efforçant d’en réparer les dommages ? Il faut “décoloniser le
colonisateur”, engage Rémy Rioux, lui dont le père, Jean-Pierre Rioux, a
travaillé sur la décolonisation.
Se réconcilier avec autrui. Se retirer et lui faire de la place. Apprendre à
conjuguer au pluriel. Et, immense défi, renoncer. Renoncer à dominer.
Renoncer à ses privilèges. Descendre du piédestal. Pour enfin se réinsérer
dans une humanité pleine et entière. Et faire ainsi œuvre d’humanité.
Tendre la main n’est jamais aisé. On se risque au refus. Achille Mbembe,
pourfendeur d’une France néocoloniale, a accepté d’écrire à la demande du
président Macron un rapport sur “les nouvelles relations Afrique-France”,
présenté lors du Nouveau Sommet Afrique-France qui s’est tenu le
8 octobre 2021 à Montpellier. C’est que, défend-il, la critique seule ne suffit
pas. Le temps de la construction est venu. Sans doute le fait qu’Emmanuel
Macron ait multiplié les rapports4 invitant à repenser les relations que la
France entretient avec l’Afrique sur des questions bien précises aura-t-il été
déterminant. L’écriture du rapport Mbembe s’inscrit dans la lignée des
réflexions de l’historien camerounais : penser les conditions à partir
desquelles le monde est vivable pour tous, y compris pour les non-humains.
Il rejoint là l’une des grandes préoccupations de Rémy Rioux, qui, avant
d’être directeur général de l’Agence française de développement (AFD), a
été l’un des négociateurs de la COP21, en charge du volet finance aux côtés
de Laurent Fabius et de Laurence Tubiana. Né en 1969, Rémy Rioux est un
historien de formation, normalien, qui a fait le choix d’une carrière non pas
du côté de la recherche mais de l’action. Son parcours est celui de
l’excellence républicaine française (École normale supérieure, Sciences Po,
EHESS, ENA). Après plusieurs postes à responsabilité au sein de différents
ministères, il a pris en 2016 la direction de l’Agence française de
développement qui, avec ses 4 000 salariés et son activité annuelle de
12 milliards d’euros, joue un rôle déterminant dans la politique
internationale et africaine française pensée par Emmanuel Macron en “3D”
(diplomatie, défense et développement) alors que pour beaucoup, la
politique de développement n’est qu’un levier d’influence de la diplomatie
française, un élément de soft power. Cependant la notion de
“développement” ne va pas sans poser de problème. Loin s’en faut. Cela a
été soulevé lors du Nouveau Sommet Afrique-France, mais la critique est
ancienne. Le terme, qui suppose des relations Nord-Sud asymétriques, est
devenu impopulaire, perçu comme colonial. L’une des justifications
idéologiques de la colonisation reposait sur la fameuse “mission
civilisatrice” qui devait apporter progrès – et donc développement – aux
sociétés dominées. Rémy Rioux en a bien conscience. “La politique de
développement, écrit-il dans son ouvrage Réconciliations, n’a pas encore
assez nettement rompu ses liens avec la politique coloniale, fille de la
politique industrielle pour Jules Ferry, mue par la logique du progrès née
des Lumières, fondée sur un modèle de rattrapage et la conviction que
l’Occident serait porteur du savoir qu’il aurait pour idée d’apporter aux
peuples et aux civilisations lointaines5.” C’est toute la politique de
financement du développement qui est selon lui à repenser, son mode de
fonctionnement mais aussi sa visée. Rémy Rioux travaille à transformer à la
fois l’institution qu’il dirige et le récit qui la fonde, et s’attarde sur les mots
qui les qualifient pour trouver ceux qui permettront de s’engager vers un
nouvel avenir et bâtir une autre manière de faire monde et d’habiter la
Terre. Une manière respectueuse des écosystèmes et des humanités qui y
ont élu demeure.
Car, disent en substance Achille Mbembe et Rémy Rioux, c’est tout le
défi du XXIe siècle : que les sociétés humaines puissent prospérer sans
qu’elles ne le fassent au détriment ni des autres ni de l’environnement. Si
les relations Afrique-France ou Afrique-Europe doivent être redessinées,
c’est désormais dans le cadre d’un monde en pleines mutations
géopolitiques et climatiques. Et c’est là la grande originalité de la
discussion engagée par ces deux historiens symbolisant chacun, à leur
manière, deux positions souvent présentées comme contradictoires dans une
relation France-Afrique comprise comme une lutte pour des intérêts
antagonistes. Un intellectuel africain, extrêmement exigeant, critique de la
postcolonie et des rapports de domination nés de l’histoire coloniale. Et un
grand serviteur de la politique financière de la France à l’international. À
les lire, on comprend que tous deux situent leur réflexion dans un cadre
global et s’inscrivent dans tout un courant de pensée critique écologique
actuel qui accorde une place centrale à la question du vivant en général ;
laquelle amène à redessiner les rapports entre les humains et leur
environnement, et à interroger le rôle et la fonction de l’économie, des
technologies et du numérique dans une politique qui non seulement
permette de favoriser les conditions d’habitabilité de la Terre mais qui offre
également à tout humain la possibilité d’une vie digne, d’une vie vivable.
Ils rejoignent en cela les problématiques soulevées par les philosophies du
care. Comment prendre soin du vivant, de tout le vivant ? De s’engager
dans des politiques de développement qui apportent la prospérité aux
communautés humaines sans détruire pour cela l’environnement ?
Comment faire attention aux besoins des uns et des autres ? Comment créer
du commun et gérer l’en-commun ? La relation Afrique-France se trouve
ainsi sortie du cercle franco-africain pour être prise dans une problématique
qui la dépasse et être pleinement intégrée au monde ; l’Afrique apparaissant
alors comme une métaphore de la marche générale du monde et non plus,
dans son exotisme supposé, comme un monde à part. Métaphore d’un
monde où les enjeux climatiques s’expriment peut-être plus intensément
qu’ailleurs, où des forces de mort tentent de contrôler toute pulsion de vie
dans la bande sahélienne et l’Afrique centrale, où le vivant est en proie à
l’extractivisme. Métaphore d’un monde qui se retrouve à un point de
bascule, où les questions locales croisent les défis planétaires et qui, après
avoir été “l’un des laboratoires du néolibéralisme dans le monde”, se
retrouve être l’un des laboratoires où s’invente demain.
La conscience de notre situation de “terrestres”, pour emprunter un
vocabulaire cher à Bruno Latour, est capitale. Elle oblige à penser notre
condition planétaire et, nous disent Achille Mbembe et Rémy Rioux, à en
tirer les conséquences politiques mais aussi philosophiques et
anthropologiques. Cette condition planétaire n’est pas seulement celle de la
mondialisation du système économique capitaliste et néolibéral. C’est aussi,
signifiait Édouard Glissant, celle de la mondialité, cette mise en relation qui
libère, qui ouvre les archives du Tout-Monde et nous propose de renaître au
monde avec les autres. À bien y penser, ce retour à la Terre devrait être un
retour à l’humilité (humus) et nous aider à voir le monde différemment, à
accepter de changer de perspective et, propose Rémy Rioux, à se placer “du
côté des autres”. Un décentrement nécessaire pour sortir d’une économie de
la combustion et, enfin, inverser les perspectives et tirer des enseignements
des écologies dites premières, celles qui ont appris – et n’ont pas oublié – “à
tisser, avec l’ensemble des êtres vivants (plantes, animaux, insectes,
oiseaux, bactéries, champignons), des rapports complexes d’échange
d’énergie” et qui ont su “développer une multitude de savoir-faire situés,
une intelligence écologique qui [leur] a permis, au long des siècles, de
composer avec le reste du vivant là où d’autres ont développé
d’innombrables techniques visant à soumettre, à assujettir et à dominer la
Terre”. Selon Achille Mbembe, l’émergence de cette nouvelle conscience
planétaire “va au-delà de l’universalisme ou même du cosmopolitisme” qui,
il faut le reconnaître, se sont fort bien accommodés du colonialisme et de la
division du monde entre une zone où l’on vit et une zone dont on vit. Elle
rebat les cartes du jeu démocratique, oblige à repenser les relations entre les
nations et à batailler pour “une diplomatie du vivant” qui, esquisse Rémy
Rioux, “ne soit pas hiérarchique et uniquement fondée sur les rapports de
force entre États” et qui ouvre “sur un monde post westphalien polylatéral”.
Une diplomatie qui “ne nierait pas l’existence d’intérêts différents, mais en
s’intéressant aux intérêts des autres, […] trouverait les voies concrètes pour
les combiner avec les nôtres”.
Utopie ? Oui, c’est sans doute là ce qu’il reste à bâtir. Une nouvelle
utopie politique et écologique, fondée sur la conviction du caractère
inaliénable du tout-vivant6, du droit fondamental à vivre dignement et de
l’inévitable interdépendance. Et qui repose sur l’attention et “le soin
permanent qu’il nous faut accorder à nos rapports, à nos milieux de vie, à
nos relations interhumaines et au sein du tissu des vivants”. Une utopie
agissante, à même de peser sur le fonctionnement des institutions. La
richesse du débat que nous donnent ici à lire Rémy Rioux et Achille
Mbembe nous y invite.

Séverine Kodjo-Grandvaux7
1.
L’AFRIQUE ET LE BASCULEMENT
DU MONDE

Achille Mbembe, Rémy Rioux, vous êtes tous deux historiens de formation
mais vos parcours sont très différents. Rémy Rioux, vous avez fait le choix
d’une carrière administrative et politique. Vous êtes l’une des voix de la
France à l’étranger. Tandis que vous, Achille Mbembe, vous avez opté pour
une vie de chercheur et d’universitaire et vous êtes l’un des plus grands
spécialistes des sociétés postcoloniales. Qu’est-ce qui a motivé cette
rencontre ? Et qu’attendez-vous l’un l’autre de cette discussion ?

RÉMY RIOUX : Même si Achille Mbembe et moi avons initialement tous deux
suivi des études d’histoire, nous avons emprunté des chemins bien
différents. Achille a fait le choix de l’enseignement et de la recherche. Le
choix de la critique des sociétés politiques contemporaines, marquées par
les traumatismes de leur passé. Un choix exigeant et courageux qui ne
l’amène qu’aujourd’hui jusqu’aux parages directs des institutions établies et
du politique. Rien ne fut facile ni donné pour Achille Mbembe qui a
construit son parcours lui-même, un temps hors d’Afrique, loin de son point
de départ, avant de revenir s’installer en Afrique du Sud.
Quant à moi, j’ai fait le choix inverse, fuyant le monde universitaire
après l’avoir reniflé pour celui de la gestion publique, de la finance et des
allées du pouvoir. J’ai suivi pas à pas le cursus honorum de la République
française, passant par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm,
Sciences Po, l’École nationale d’administration, la Cour des comptes, puis
quasiment tous les ministères régaliens de notre pays – l’Intérieur, les
Finances, le Quai d’Orsay et, d’un peu plus loin, la Défense. Je suis devenu,
après trente années d’expériences diverses, un spécialiste de l’État et de son
fonctionnement, attaché à ses missions et instruit aussi de ses lacunes et de
ses inadaptations aux bouleversements modernes, en France et ailleurs. La
réflexion et la critique ont toujours procédé de l’action et de ses
imperfections, dans mon cas. Et de la volonté constante de construire des
politiques publiques et des institutions plus efficaces et plus légitimes, qui
m’ont toujours semblé indispensables pour permettre l’émancipation et la
libre expression des talents des individus et des communautés. Rien d’un
conservateur et rien d’un anarchiste, en somme !
Tout au long de mon enfance, j’avais entendu parler d’histoire à la
maison, celle de mon propre pays d’abord, mais aussi celle de l’Afrique,
à l’époque coloniale puis de la décolonisation. Ma mère, Hélène Rioux,
enseignait ces questions en khâgne aux lycées Claude-Monet, Fénelon puis
Henri-IV où elle fut mon maître. Mon père, Jean-Pierre Rioux, en a écrit
l’histoire contemporaine, sous la IVe République en particulier. Il fut le
premier historien à organiser un colloque et à publier sur la mémoire de la
guerre d’Algérie1, avant notamment de consacrer plusieurs ouvrages de
synthèse à l’histoire coloniale2. J’ai eu aussi le grand bonheur de bien
connaître le grand-père de mon épouse, Marcel Faure, administrateur des
colonies et compagnon de la Libération. Il nous a raconté et il a écrit dans
des mémoires inédites sa remontée émerveillée du fleuve Congo à l’âge de
vingt-deux ans – “où, le croira-t-on, on ne voit plus à l’horizon, dans
certaines directions, que la nappe liquide, comme en mer, tant la distance
est grande3” – et la vie d’un commandant de cercle à Olioli – “un territoire
de l’ordre d’un département français mais très peu peuplé, 25 000 à 30 000
habitants, à peine le tiers de mon désert lozérien” –, à Carnot puis à Boda
où est né mon cher beau-père. Ayant entendu fin août 1940 que le
gouverneur Félix Éboué avait rallié la France libre, il vint avec quelques
amis démettre de ses fonctions l’administrateur de Bozoum voisin, dans
“une réaction d’un romantisme pas toujours exempt de ridicule”, avant de
faire toute la campagne d’Afrique, la Tunisie, l’Italie, et de s’illustrer dans
la prise héroïque du mont Redon à Toulon. Passé par le parti communiste –
et ostracisé comme tel par Marius Moutet, ministre de la France
d’outremer, après avoir été condamné à mort par contumace par le régime
de Vichy ! –, il retourna plus tard, avec d’autres compagnons, dans le Mali
nouvellement et fièrement indépendant pour servir la banque populaire puis
la banque centrale du pays. Et puis, après avoir eu l’honneur de déjeuner
avec Léopold Sédar Senghor retiré à Verson lors de mon stage de préfecture
de l’ENA, j’ai été envoyé à Cotonou en ambassade, où devait se tenir en
décembre 1995 le sixième Sommet de la Francophonie, en présence de
Jacques Chirac et en pleines grandes grèves en France. L’occasion de
croiser la Caisse française de développement4, déjà, et surtout de découvrir
enchanté la richesse culturelle et historique inouïe du “Quartier latin de
l’Afrique”, les danses des masques gélédés, Ouidah, le palais d’Abomey,
les tata somba du Nord et les photos de Pierre Verger.
Rétrospectivement, je me rends compte à quel point ces expériences
précoces ont aiguisé ma curiosité et formé mon jugement. Elles m’ont
fourni des points de référence si singuliers qu’ils ont installé en moi le goût
du contrepoint et du décentrement. Cette “conversion du regard”, auquel le
président Emmanuel Macron nous invitait tous dans son discours de
Ouagadougou du 27 novembre 2017, est devenue naturelle et systématique
chez moi. C’est un viatique précieux pour prendre conscience des
stéréotypes qui nous constituent et pour questionner ses propres référentiels.
Ce séjour africain m’a fait notamment comprendre que, mutatis mutandis,
je venais moi aussi d’un territoire, la Corrèze, d’émigration massive, de
remises de fonds et de grands mariages. Un territoire spécialisé
économiquement dans l’élevage et la forêt, relégué – colonisé ? –, lui aussi,
et dont les populations les plus pauvres ont été condamnées dans les années
1930 à migrer en ville pour assurer leur subsistance et leur avenir.
J’ai l’impression que jusqu’en 2016, Achille Mbembe et moi, nous avons
comme cheminé en parallèle. Tandis qu’il traçait son profond sillon
intellectuel, livre après livre, j’enchaînais les expériences professionnelles
nationales et internationales, mais avec l’Afrique moi aussi toujours en fil
rouge. Coïncidence, nous décidions de retenir en 2016 comme nouvelle
devise de l’AFD “Pour un monde en commun”, ou “en-commun” aurions-
nous dû plus précisément dire si nous avions eu pleine conscience de ce que
nous devions à la pensée d’Achille dont c’est l’un des concepts
fondamentaux ! Et puis, en 2019, j’ai rassemblé mes réflexions dans un
ouvrage que j’ai intitulé Réconciliations, à la recherche déjà d’un concept
disponible, susceptible d’exprimer la richesse du travail de l’agence que je
dirige et de remplacer le mot “développement” dont je sentais déjà
l’obsolescence. J’y proposais, face au processus de fracturation généralisé
qui caractérise les sociétés contemporaines, d’opposer le travail patient,
concret et dans la durée, des acteurs de terrain du développement, en lui
donnant enfin sa pleine puissance symbolique et politique, au-delà de la
discrétion technique dont ils ont préféré jusqu’à présent s’entourer. Notre
travail au ras du sol des “projets de développement”, dans tant de territoires,
nous a en effet appris la subtile “revanche des contextes5” qui se joue des
prétentieux et des généralistes lorsqu’ils prétendent arriver avec des
réponses toutes faites. L’urgence environnementale, sociale et politique
dans laquelle nous sommes plongés suppose pourtant de trouver rapidement
la martingale permettant de passer à une tout autre échelle le travail sérieux
et prudent des développeurs, pour remettre en cohérence le macro et le
micro et redonner de l’espoir.
Achille Mbembe, dont j’admire la très grande rigueur et honnêteté
intellectuelle, a eu la gentillesse et la bienveillance de s’intéresser à cet
essai et accepté de débattre publiquement avec moi. Le travail que nous
avons alors engagé pour caractériser les défis qui se présentent à nous
aujourd’hui s’est trouvé subitement ravivé par la force de l’interpellation
des jeunes acteurs qui ont participé au Nouveau Sommet Afrique-France,
qui s’est tenu le 8 octobre 2021 à Montpellier. Après le Sommet et la
publication du rapport d’Achille, il nous a semblé que ce dialogue pourrait
permettre de poursuivre l’effort d’élucidation engagé, de faire vivre le bel
esprit de Montpellier et de proposer nos propres analyses. En essayant de
saisir le moment où nous sommes de remise en question profonde des
modèles de développement et de leurs fondements théoriques, où les
mondes académiques et universitaires et ceux de l’action publique et de la
finance, habituellement si éloignés les uns des autres, en particulier en
France, ont conscience de leurs limites respectives et aspirent à un travail
commun.
Même si nos points de vue semblent très différents, nous partageons, l’un
comme l’autre, une préoccupation commune, celle de lier d’une façon
nouvelle le local et le global. Achille Mbembe est un penseur-monde, mais
il a choisi de vivre à Johannesburg, d’où il pense et s’exprime. Et de mon
côté, si je suis tourné depuis longtemps vers l’international, j’ai veillé à
rester en lien avec l’avenir de mon propre pays. Je suis convaincu qu’action
nationale et action internationale doivent être pensées et articulées
ensemble, alors même que nos organisations et nos façons de raisonner, de
décider et d’administrer les séparent très strictement et systématiquement.
Jusqu’à opposer souvent, dans une dichotomie caricaturale que je crois
profondément fausse, le repli sur soi national et la fuite en avant
multilatérale. La crise de la Covid-19 est venue nous rappeler
douloureusement que nous avions besoin de ces deux dimensions. Il faut
bien sûr protéger ses proches et sa communauté, comme l’ont fait tous les
gouvernements du monde. Mais cette seule réponse nationale ne suffit pas
si elle n’est pas complétée par une réponse mondiale pour assurer la
protection de tous. L’une ne va pas sans l’autre. C’est vrai pour cette
pandémie comme c’est vrai pour le climat, qui m’avait conduit en 2015 à
proposer une alliance d’un genre inédit entre notre banque nationale de
développement, la Caisse des dépôts et consignations (CDC), et notre
banque internationale de développement, l’AFD6. Ce projet a conservé tout
son sens. Il nous faut apprendre à penser et à articuler les dimensions
multiples de notre action, comme nous y invitait déjà Édouard Glissant dans
une très belle formule “agis dans ton lieu, pense avec le monde”. Il nous
faut exprimer, mettre en débat et partager la nécessaire circulation des
expériences de développement de chacun de nos pays. Autour d’un
ministère des Affaires internationales, car ces affaires ne nous sont pas du
tout étrangères ! Je crois que nous partageons tous les deux cette intuition et
cette recherche.

ACHILLE MBEMBE : Ayant quitté le Cameroun à un jeune âge, j’ai passé la


plus grande partie de ma vie hors de mon pays, en France, aux États-Unis,
au Sénégal et en Afrique du Sud. Entre le lieu où je suis né et moi, une
distance s’est instaurée, la relation s’est brouillée et quelque chose s’est
irrémédiablement brisé, au point où aujourd’hui, je ne puis honnêtement
revendiquer mon appartenance pleine à ce territoire. J’explique les raisons
de ce différend dans Sortir de la grande nuit7. Le Cameroun, je ne l’ai
pourtant pas oublié, et il continue de me hanter, pareil à un spectre. Un lien
demeure, que je suis incapable de nommer. Parfois remontent des souvenirs
d’enfance. La ferme de mon père. L’hymne national aussi, que je me
surprends de temps à autre à ânonner, et cet irrépressible frisson, chaque
fois que prend part, à une compétition, peu importe laquelle, l’équipe
nationale de football. À quoi il faut ajouter le regret de n’avoir pas eu la
chance de connaître véritablement mon pays, de le parcourir de long en
large, dans ses multiples recoins. Et c’est à peu près tout.
J’aurai donc, toute ma vie, été un passant. Pas un exilé, un nomade, un
réfugié ou un migrant, mais un passant, une sorte de pierre qui n’aura eu de
cesse de rouler. J’ai fini par m’attacher à tous les lieux qui m’ont, à un
moment ou à un autre, accueilli, hébergé et protégé. Ils ne sont plus, à mes
yeux, des pays étrangers. Sans revendiquer quelque droit de citoyenneté que
ce soit, j’ai fini par me sentir partie prenante de ce qu’ils deviennent et de
ce qui leur advient. Ils ne me sont pas seulement proches. Je porte en moi
quantité de leurs traces et fragments, et je dois reconnaître que l’essentiel de
mon activité intellectuelle aura consisté en un dialogue avec eux, à partir de
l’identité composite que j’ai fini par assumer.
C’est, par exemple, le cas de la France, dont l’existence me fut en réalité
révélée bien avant d’en connaître la langue et la littérature, par ma grand-
mère, par le biais d’histoires qu’elle me racontait dans sa langue à elle, la
nuit venue, en lieu et place des contes traditionnels. Ces histoires se
terminaient toujours par de lourds chagrins, d’impossibles consolations.
C’étaient des histoires de pertes, des pertes souvent irréparables. Elles
étaient peuplées de silhouettes, de figures dont les noms avaient été bannis,
à commencer par Ruben Um Nyobè, le grand martyr de la lutte pour
l’indépendance de notre pays. Ces récits avaient trait à la lutte anticoloniale,
à laquelle contribuèrent des membres de ma propre famille. Certains y
avaient perdu la vie. C’est sans doute par ce biais que la question du départ
définitif – partir et ne jamais revenir – commença à me préoccuper, et qu’il
me fut donné de comprendre que nous passons nos vies à passer. Voilà
pourquoi, comme le disait le philosophe Jean-Luc Nancy, partir, ou la
partance, est le corps de l’existence et, j’ajouterais, de l’histoire elle-même.
C’est aussi, sans doute, l’une des raisons pour lesquelles j’aurai conçu
mon activité intellectuelle, ou la critique, comme une expérience de deuil et
une entreprise de réparation, au souvenir de ceux qui s’en étaient allés. Je
compris plus tard que ce deuil, aucun travail ne pouvait véritablement le
clore pour de bon. Il fallait apprendre à vivre avec et malgré la perte. Celle-
ci était un horizon inéluctable de la vie elle-même. Nous étions appelés à y
faire face, les yeux ouverts, dans l’espoir de mieux l’affronter, de voir, à
travers elle, grâce à elle et contre elle, son autre, l’autre de la perte, l’autre
de la défaite.
J’ai toujours été très réservé par rapport à la notion de “développement”.
De 1960 au milieu des années 1980, “développement” était, avec l’idée de
“la construction nationale”, l’une des pierres angulaires du discours
idéologique de l’État africain postcolonial. Sa fonction première était de
légitimer l’autoritarisme et le colonialisme interne. À titre d’exemple, c’est
en son nom qu’étaient justifiés l’absence de démocratie, la privation des
libertés, la caporalisation des élites et l’embrigadement des populations. Les
rapports de sujétion qui s’exerçaient entre la société et l’État devaient être
intériorisés de telle manière que les dominés deviennent les artisans de leur
propre domination.
Par conséquent, j’ai toujours estimé que le terme masquait avant tout des
luttes sociales concrètes opposant des classes en formation, des groupes
ethniques et régionaux, voire des réseaux multiples. Ces luttes avaient pour
enjeux la redistribution des ressources et statuts, mais aussi l’accaparement
des richesses et la reproduction élargie de l’inégalité. Parce qu’il était
faussement présenté comme une affaire purement technique et de gestion, le
“développement” était non seulement une immense machine productrice de
violence symbolique, mais aussi un formidable instrument de dépolitisation
de la société.
Mécanisme de légitimation du colonialisme interne, il servait par ailleurs
de maillon essentiel dans le réseau des interdépendances asymétriques qui
nous liaient à l’Occident. Le dernier quart du XXe siècle avait en effet été
une période extrêmement difficile pour l’Afrique. À partir du milieu des
années 1980, la fiction de la croissance s’était volatilisée. Les institutions
financières internationales auprès desquelles nous étions lourdement
endettés avaient profité de cette opportunité pour orienter la conduite des
États africains, leur imposer des formes de pouvoir normalisateur et
disciplinaire, en faisant dépendre la discussion macroéconomique de
l’adoption de pratiques concrètes de modélisation qui ne correspondaient
pas au fonctionnement réel de nos économies.
C’est à cette époque que j’ai commencé à me pencher sur la question de
la transformation structurelle des sociétés africaines8. Que ce soit sous la
forme de la vulgate marxiste et/ou nationaliste, les idéologies de “la
construction nationale” et du “développement” étaient en perte de vitesse.
La question de la transformation structurelle de l’Afrique était désormais
confisquée par les institutions financières internationales (les “bailleurs de
fonds”), à commencer par la Banque mondiale. Ces institutions dictaient les
termes du débat. Elles prétendaient, par exemple, que nos difficultés
découlaient uniquement de “mauvaises politiques” mises en œuvre par des
chercheurs de rente, des gouvernements il est vrai improductifs depuis la
décolonisation. Afin de surmonter ces difficultés, il suffisait, disaient-elles,
d’adopter le libre-échangisme, de privatiser les entreprises publiques,
d’appliquer la flexibilité des prix et des salaires, de remettre en cause la
protection sociale, bref de suivre le modèle d’un État minimum. Il fallait
surtout circonscrire le politique, le vider de toute substance. Elles
prétendaient que l’économie était une science, que la finance relevait d’un
mécanisme purement technique. À tous les États, elles proposaient des
vérités, des dogmes et de bons préceptes. Vertueux étaient ceux qui
suivaient le catéchisme. C’est ainsi que l’Afrique devint, durant le dernier
quart du XXe siècle, l’un des laboratoires du néolibéralisme dans le monde.
Or, on le sait désormais, l’économie n’a jamais été une science pure.
Moins qu’un système, toute économie réelle est un puzzle plus ou moins
géant qui opère par bricolages et tâtonnements, par une série
d’arrangements avec les règles et les normes. En tant que dispositif cognitif
et champ du savoir, l’économie ou la finance relèvent moins d’une théorie
que d’un agrégat de méthodologies. Parce que ces méthodologies reposent
sur des tables de référence elles-mêmes différentes, elles conduisent
inévitablement, chacune, à des résultats différents et, très souvent,
divergents. Parce qu’il n’y a pas de science plus incohérente que
l’économie, celle-ci se contredit sans cesse. Elle ne sait pas composer avec
l’imprévisible et le hasard, c’est-à-dire la vie. En réalité, de la manière dont
fonctionnent les sociétés africaines, nous ne savons pas grand-chose. Les
calculs que nous faisons sont loin d’être solides, encore moins exhaustifs.
La plupart des estimations sont aléatoires, et les interprétations que nous
proposons de données elles-mêmes fragmentaires sont souvent hasardeuses.
Les sociétés humaines ont toujours été en mouvement. À la question
“vers où ?”, il manque rarement de réponses. Les idéologies structurantes
du XXe siècle se faisaient fort d’y pourvoir. Elles permettaient de penser
l’avenir. Chez nous, cet avenir a malheureusement été réduit à sa plus
simple expression, le “développement”, généralement entendu comme le
moyen par lequel les pauvres auront accès à la nourriture et à la subsistance,
ou comme une forme de “l’aide” que les riches, dans leur magnanimité,
octroient aux pauvres, ou encore la litanie des dettes qu’ils passent à ceux-
ci. Cette conception appauvrissante de la vie matérielle a, en retour, limité
nos capacités de concevoir aussi bien l’avenir lui-même que la liberté, ou
encore de nous prendre en charge nous-mêmes, par nos forces propres, de
concevoir les nécessités auxquelles nous sommes confrontés, nos besoins,
voire nos désirs.
J’ai commencé à suivre, de loin, le travail de l’Agence française de
développement, il y a une trentaine d’années, au lendemain de l’adoption,
ou plus exactement de l’imposition, des plans d’ajustement structurel et des
débats sur la gouvernance. Pour l’essentiel, la France s’était, à l’époque,
ralliée au “consensus de Washington” et s’était résignée à partager avec les
institutions financières internationales le condominium qu’elle avait exercé
sur les économies de son “pré carré” depuis l’époque coloniale. En dépit de
cette capitulation, l’AFD continuait, néanmoins, de nourrir des velléités
d’un discours autonome. Contrairement à l’establishment militaire et aux
élites politiques trempés de colo-nostalgie, elle nourrissait même l’espoir
somme toute ténu d’une réforme technocratique de la Françafrique.
J’ai rencontré Rémy Rioux peu après qu’il en a pris la direction en 2016.
Il était venu à Johannesburg et nous avions eu une longue discussion à
l’hôtel Westcliff. Il était en quête d’une nouvelle approche, remettait en
question les concepts d’aide et de développement, et comprenait qu’en
matière de relations entre l’Afrique et la France, un cycle historique était
terminé. Il fallait en ouvrir un autre. L’AFD pouvait peut-être jouer un rôle
clé dans ce sens. Encore fallait-il qu’elle dispose de davantage d’autonomie
et de flexibilité, et qu’au même titre que la défense et la diplomatie, le
“développement” devienne véritablement un outil à part entière de l’action
française en Afrique. Réconciliations de Rémy Rioux a été pour moi une
belle surprise. Il ne faut pas s’y méprendre : le concept de “réconciliation”
auquel il recourt est tout sauf une catégorie de la finance publique. La
réconciliation suppose la reconnaissance d’un différend. Cette
reconnaissance débouche sur une prise de position qui est à la fois un parti
pris et un pari non sur le passé, mais sur le futur. Nous avons eu l’occasion
d’en discuter ensemble lors du Forum de Paris sur la paix de
novembre 2019. J’ai également eu de longues conversations avec lui
pendant que je préparais, en amont, le Nouveau Sommet Afrique-France de
Montpellier. Il était temps que le dialogue ait lieu de manière formelle.
Ce qui me préoccupe actuellement au premier chef, c’est la situation
techno-écologique de la planète, et par-delà elle, les questions de vivabilité
et de l’invivable, celles qui ont trait à l’innovation pour la démocratie, à la
protection des moyens d’existence des plus faibles parmi nous, à ce que
j’appelle la “création générale”, à notre rapport au monde et aux multiples
êtres vivants qui le composent9. Au Nord comme au Sud, cette interrogation
est à la base des grandes mutations du regard, en cours dans le champ
intellectuel contemporain. C’est elle qu’avec mon ami Felwine Sarr et bien
d’autres nous portons au sein des Ateliers de la pensée de Dakar que nous
avons mis en place en 2017.
Vous évoquez, à l’instant, une partie de mon itinéraire. Je crois qu’il y a
un moment négatif et déconstructionniste de la critique. Il est nécessaire,
mais insuffisant. Tout au long de mon cheminement, le moment négatif et
déconstructionniste de la critique a toujours été une étape, jamais une fin en
soi. Ainsi, par exemple, lorsque je reviens sur la mémoire coloniale ou
lorsque je mets en avant une notion comme celle de “l’en-commun”, c’est
toujours dans le but de penser la possibilité d’un futur désirable, de relations
autres, d’autres manières d’habiter la Terre, de la réparer. Lorsque,
critiquant le brutalisme, je m’oppose au capitalisme fossile, c’est parce qu’il
repose sur une organisation des rapports à la nature qui coupe l’humanité de
ses relations vitales à tous les autres êtres vivants et techniques. Lorsque je
critique les dérives identitaires, ou que je mets en avant la notion d’“afro-
politanisme”, c’est parce que je crois fondamentalement que nous sommes
des passants. Mais durant notre passage sur Terre, nous sommes également
des participants à des écologies vivantes de sens, de valeurs partagées,
d’histoires communes, avec d’autres humains et avec d’autres espèces.
Aujourd’hui, de nouveaux voyages de la pensée nous entraînent
inéluctablement vers d’autres rivages. Nous comprenons mieux comment
notre agir politique et notre être de vivant sont pris dans le tissu de vies
autres que la nôtre. Nous apprenons à mieux formuler les termes du conflit
qui nous oppose à l’ordre en place afin de mieux nous attaquer aux causes
réelles des menaces qui pèsent sur la vie et sur les sociétés. Ainsi, lorsque
nous intervenons dans le débat concernant, par exemple, les relations entre
l’Afrique, la France et l’Europe ou l’Afrique et la Chine, c’est dans le but
de créer les conditions d’épanouissement de la richesse d’être, de la
richesse de présence et de la richesse de relation qui nous lient
inévitablement au monde.
Au-delà du réchauffement climatique et des énergies fossiles, il y a en
effet une dimension cosmologique de l’écologie. C’est cette dimension qui
nous permet de voir, en l’émergence d’une nouvelle conscience planétaire,
quelque chose qui va au-delà de l’universalisme ou même du
cosmopolitisme. Ni l’universalisme et encore moins le cosmopolitisme
n’ont mis fin au déni des relations aux autres ou au désir de frontières qui
taraude notre époque. La démocratie libérale, expression majeure de
l’universalisme et du cosmopolitisme, s’est fort bien accommodée du
colonialisme et de l’esclavage. Les esclaves étaient supposés appartenir à la
nature. Ils n’étaient pas des êtres sociaux. On pouvait les mettre
gratuitement au travail. Ce travail n’était pas reconnu et ne faisait pas
l’objet d’une attribution d’un salaire. L’universalisme n’a pas empêché le
monde d’être régi sur la base du principe de la séparation. Fabriquer des
mondes habitables, des sols vivants et résilients, construire d’autres
puissances d’agir, soutenir des vies exige que l’on puisse identifier
ensemble des causes communes.
Mais pour pouvoir identifier des causes communes, il faut s’interroger,
ensemble, sur ce que ce moment singulier de notre histoire ouvre comme
possibilité, sur ce qui, dans notre arsenal critique, peut encore servir, et à
quoi. Mais aussi, sur ce qui, dans ce même arsenal critique, ne fonctionne
plus parce que le monde a changé ou est en voie de changement, de
mutation. Il faut apprendre à répondre, ensemble, à la question de savoir
comment fait-on pour que la critique ne débouche pas sur la faillite.
C’est peut-être, justement, l’occasion de dire que je ne crois pas en la
sorte de critique qui met en jeu uniquement les autres sans se mettre soi-
même en question. Pour moi, l’objet de la critique est d’ouvrir les chemins
de demain. Il ne s’agit pas de se fournir à soi-même les preuves de sa pureté
idéologique. Concrètement, ces chemins de demain passent par la
décarbonation non seulement de l’économie, mais de la vie elle-même.
Pour diminuer les émissions de CO2, nous n’aurons pas seulement besoin
de nouvelles technologies. Il ne faudra pas seulement abandonner les
secteurs les plus polluants. Il nous faudra aussi transformer radicalement les
process de travail, réduire massivement l’extraction, repenser les relations
de travail qui structurent la crise climatique et pèsent sur les conditions de
subsistance de millions de gens sur notre planète.
Pour ouvrir de tels chemins de demain, nous aurons besoin de toutes les
archives du monde. Dans les vieilles cosmologies africaines, il n’existait
pas de différence entre la nature, le social et la culture. L’économie était
écologie, et l’écologie était sociale par définition. Travailler, c’était
maintenir la planète vivante. Les communautés humaines savaient qu’elles
dépendaient presque entièrement des autres vivants pour reproduire leurs
conditions matérielles d’existence. Pour moi, le dialogue avec Rémy
s’inscrit dans la perspective de cet incontournable débat qui consiste à
penser la singularité du monde contemporain non plus seulement entre
universitaires retranchés dans leur tour d’ivoire, mais surtout avec des gens
qui, au quotidien, s’efforcent de le transformer.

Ouvrir les chemins de demain, alors que selon un nombre croissant


d’observateurs, issus des mondes scientifique ou politique, nous serions à
un point de bascule du monde. L’emballement de la mondialisation libérale
et de la marchandisation touche tous les secteurs de l’activité sociale et a
un coût humain et environnemental extrêmement élevé. Et c’est en Afrique
que semblent se concentrer, avec une force inédite, les défis comme les
opportunités de ce nouveau monde, au moment où la France paraît de plus
en plus contestée.
L’ordre mondial est fortement remis en question de toute part et tout semble
possible. Poursuivre dans la même direction ou se saisir de l’instant pour
réinventer nos manières d’habiter le monde, c’est-à-dire de repenser notre
relation aux autres ainsi que notre rapport à notre environnement et au
vivant. Que se joue-t-il précisément ?

AM : Il est très difficile de dire en un seul mot ce qui se joue actuellement


ou, pour reprendre les termes du philosophe Henri Bergson, de montrer du
doigt “la direction où marche le monde”. Vue d’Afrique, je dirais que
l’heure est au télescopage et à la concaténation10. Rien ne traduit mieux
cette situation que la pandémie actuelle qu’évoquait tantôt Rémy Rioux.
Elle est le signe de la dégradation de nos milieux de vie. De fait, la plupart
des maladies récentes, à l’origine d’horribles souffrances et de morts
atroces, surgissent au point de rencontre de l’espèce humaine et d’autres
espèces vivantes. Qu’il s’agisse d’Ebola, de la grippe espagnole, du H1N1,
H5N1 ou du virus Nipah, les pathogènes émergents les plus nombreux sont
zoonotiques. À ces phénomènes viraux, il faut évidemment ajouter d’autres,
qui découlent tout droit des manipulations illimitées du vivant, du degré de
pollution des villes, des radiations, de la destruction des écosystèmes ou de
la généralisation des espaces concentrationnaires pour l’élevage industriel.
Emballement par-ci, inertie et immobilisme par-là, partout emboîtements,
décalages, bifurcations et intrications, parfois sans que rien ne bascule
véritablement ou de manière irréversible – tel apparaît, à mon avis, le profil
de l’époque. Le provisoire, à peu près partout, tend désormais à se faire
permanent. Cette instabilité et cette incertitude faites structures, tous ces
déphasages, désajustements et dislocations sont peut-être les derniers noms
de la complexité, et en rendre compte de manière plausible requiert, à
l’évidence, une nouvelle intelligence.
Cette observation faite, il reste que nous vivons tous, comme en
instantané, deux évènements fondamentaux, à la fois systémiques et
multidimensionnels. D’une part, l’équilibre des processus naturels de la
planète est en péril. D’autre part, le projet d’extension infinie du capital
vise, plus que jamais, à réduire la société au marché et à assurer une
mainmise technique intégrale non seulement sur l’essence humaine, mais
sur le vivant en général. Je veux dire que de tous les changements qui
affectent le vivant, et pas seulement nos sociétés humaines, deux méritent
d’être examinés attentivement.
Il y a, d’abord, comme le rappelle à juste titre Bruno Latour, le fait que
nous sommes presque sortis de la niche climatique dans laquelle nous
prospérions depuis des millénaires. Cette sortie, qui s’apparente par ailleurs
à une éviction, a été tout sauf soudaine. Elle fait partie d’un tremblement
général qui ne concerne pas seulement les choses physiques ou climatiques,
encore que les altérations humaines sur le système Terre se soient
effectivement accélérées. Les secousses, on les observe aussi dans les
façons dont nous avions coutume de concevoir la technologie et ses
promesses, les différents types de savoirs et le travail de l’esprit et de
l’imagination, bref, le statut de l’humain et ce que signifie habiter la
planète. Parce qu’elle revêt l’allure d’un éclatement général et, en bien des
cas, d’une destruction à la fois inqualifiable et sans limites du vivant lui-
même, la commotion est donc aussi phénoménologique. C’est en effet
l’existence en soi, dans toutes ses régions, l’écologie mentale et les
écosystèmes psychiques et sociaux y compris, qui est remuée avec force.
Se posent alors, à mon avis, un ensemble de questions auxquelles nous
n’échapperons pas, et qui définiront peut-être le cours de ce siècle. D’abord,
celles concernant non pas les schémas intellectuels ou de pensée, mais la
sorte d’intelligence qui pourrait nous permettre de saisir ce qui nous arrive,
d’en dire l’essentiel, car je ne suis pas certain que cette tâche soit terminée,
et que nous soyons arrivés au bout du projet que sont la raison et la
connaissance. Et si de fait tout, ou l’essentiel, n’a pas encore été dit, alors il
faudrait savoir en quoi consiste cet essentiel, qu’est-ce qui empêche de le
saisir, qui le dira, et dans quelles langues.
Ces questions doivent être posées parce qu’aujourd’hui, nous tendons à
réduire l’intelligence à un simple outil qui nous permet de récolter et de
traiter des informations et des données. Certes nous avons besoin d’outils
capables d’extraire des données, de les trier, de les analyser et de les
stocker. Mais nous avons aussi urgemment besoin de la sorte d’intelligence
qui sache faire émerger le sens. Dans les conditions qui sont désormais les
nôtres, il ne suffit donc plus d’accumuler des données. Il faut aussi savoir
accoucher du sens. Par exemple, les informations dont nous disposons
désormais sur le fonctionnement de la biosphère, sur les émissions globales
des gaz à effet de serre dans le monde, sur la destruction de la biodiversité
et l’extinction de certaines espèces, bref sur les dérèglements planétaires,
sont considérables. Mais cette somme de connaissances scientifiques ne
nous sera véritablement utile que si l’on s’en sert pour accélérer
l’émergence de ce qu’il faut bien appeler une “nouvelle conscience
planétaire”.
Cette nouvelle conscience n’aura de sens que si elle nous permet de
convoquer une forme d’existence future, qui, pour l’heure, n’existe qu’en
pointillé. Mine de rien, cependant, un changement de vision est en cours,
s’agissant du lien exact et complexe que chacune des espèces qui peuplent
la Terre entretient ou devrait entretenir avec toutes les autres. Nous
comprenons, peut-être mieux que par le passé, que chaque espèce est
traversée par toutes les autres ; qu’elle est tissée avec les autres qui la font
jaillir et grâce auxquelles elle se dépasse et se projette vers l’avant. Cette
nouvelle compréhension de soi, non plus comme différence
incommensurable, mais comme segment d’un faisceau créateur plus large,
est susceptible d’ouvrir une brèche dans la conscience que nous avons du
monde, de l’en-commun. Cette nouvelle figure de la conscience n’est pas à
confondre avec le cosmopolitisme ou la sorte d’universalisme “de
surplomb” ou de conquête dont des penseurs tels que Souleymane Bachir
Diagne ou Nadia Yala Kisukidi11 ont montré les limites. Comment
approfondirons-nous, progressivement, ce nouvel horizon ? De quels
germes du nouveau est-il porteur ? Cette nouvelle conscience planétaire est-
elle susceptible de donner naissance à de nouvelles possibilités
relationnelles ? Si oui, lesquelles ? Pouvons-nous, par exemple, continuer
de penser les relations inter-nations en tant que jeu à somme nulle, lutte
d’intérêts, ou selon les vieux paradigmes de la lutte d’influence ou de la
projection pure de la puissance ?
Mais ce n’est pas tout. Si nous voulons véritablement penser l’avenir
comme interrogation et la planète comme une œuvre en chantier, alors nous
devons nous pencher urgemment sur le phénomène tout à fait inédit qu’est
la conversion de la production matérielle et des ensembles humains au
numérique. Il ne s’agit pas de laisser croire que toute innovation
technologique mène automatiquement à la catastrophe ou nécessairement
au salut. Ou de réduire l’ensemble du devenir humain au computationnel.
Le moment où il sera possible de réaliser la copie structurelle et
fonctionnelle du cerveau vers un support non biologique est encore fort
éloigné. Il est cependant vrai que l’histoire récente de nos sociétés pourrait
être déclinée en deux périodes : une période prénumérique et une autre,
postnumérique. Le codage et le décodage par des machines intelligentes
étant devenu un fait déterminant de notre temps, la question qu’il faut se
poser est de savoir s’il y a encore une place pour la conscience et la raison,
pour la personne et pour le sens dès lors que le transfert général du vivant et
du non-vivant sur des réseaux devient la norme.
Il nous faut par ailleurs examiner quelles sont les conséquences des
ébranlements que je viens d’énumérer non seulement en termes de
vulnérabilité, mais aussi d’innovations. Je ne veux pas tomber dans je ne
sais quel déterminisme environnemental, mais les interactions humaines
avec les milieux de vie, les rapports sociaux de pouvoir, les cadres étatiques
et territoriaux, les arrangements politiques sont en train d’être modifiés
durablement par ces contraintes écologiques et climatiques. De ce point de
vue, la pandémie de Covid-19 et ses effets ne constituent ni un simple
accident, ni une simple parenthèse. Ils nous offrent en tout cas une occasion
unique de réfléchir sur les conditions futures de la coexistence des espèces,
et ce faisant, sur les conditions de maintien de la vie sur Terre. Quels
changements sommes-nous prêts à opérer ? Que faire du mythe de l’agent
économique motivé par ses seuls intérêts ? Est-ce que la vie sur Terre peut
être maintenue si par exemple nous continuons de croire à la relance infinie
du capital ? C’est le moment de nous demander sérieusement si l’impératif
du maintien de la vie sur Terre n’oblige pas à rejeter les règles du marché.
Du reste, beaucoup réfléchissent d’ores et déjà à ce que cela signifie vouloir
refonder l’ordre social sur la base de la primauté du bien commun.
En Afrique, les transformations les plus frappantes ont cours dans le
champ culturel et dans celui de l’innovation pour la démocratie. On le voit
bien dans ces régions du continent qui ont conservé de solides traditions de
relations de “pair à pair”, où le désir d’égalité que ce soit entre aînés et
cadets sociaux ou entre hommes et femmes est de plus en plus irrépressible.
Dans d’autres, ravagées récemment par des conflits, la reconstruction
économique et sociale se fait sur la base des deux principes de l’auto-
organisation et de la mutualisation des ressources et des compétences.
L’absorption de centaines de milliers de personnes déplacées et leur
inclusion au sein des communautés d’accueil témoignent d’une
extraordinaire plasticité sociale. Il existe, ici, de véritables marchés
collaboratifs. Mais c’est surtout dans les régions transfrontalières que
l’essentiel de la créativité économique et marchande se donne à voir. L’on
s’en rend de plus en plus compte, ces efforts de mutualisation sont à la base
de ce que l’on pourrait appeler la “création générale”. Celle-ci est un peu
plus que l’innovation. Elle ne concerne pas seulement la production de
valeurs marchandes, mais aussi des capacités, des énergies y compris
psychiques, nécessaires à la protection des moyens d’existence. Cette
montée en compétences de toutes sortes exige, elle aussi, la mutualisation
des connaissances.
Je crois que nous avons là des éléments qui nous permettent de repenser
la relation que l’Afrique pourrait construire avec le monde. Une telle
relation devrait partir de nos compétences propres. L’une de ces
compétences consiste en la capacité de produire la multiplicité. On le voit
en particulier dans les différents types d’économies qui s’emboîtent dans le
continent : l’économie de marché, l’économie sociale, l’économie
informelle, l’économie d’extraction et les interactions qu’elles entretiennent
les unes avec les autres. On le voit aussi dans le maillage historique des
sociétés en réseaux, qu’ils soient religieux ou marchands.

RR : Tout ce qu’Achille Mbembe vient de décrire et de qualifier, j’en fais


moi aussi l’expérience. L’agence que je dirige depuis 2016 est un capteur
unique sur le front des dérèglements climatiques et sociaux, qui cherche un
impact positif pour la planète comme pour le lien social dans les mille
projets qu’elle accompagne chaque année, partout dans le monde. La
recrudescence des zoonoses appelle des réponses collectives, qui passent
par une réduction simultanée des inégalités pour être efficaces. Nos
vulnérabilités multiples – économiques, environnementales, sociales, donc
politiques – se combinent en une géopolitique nouvelle dont nous n’avons
pas encore pris toute la mesure et qui remet en cause classements et
distinctions établis entre les Nations. Tout ce que nous avions cru pouvoir
rassembler sous le vocable finalement rassurant de “développement” a
muté, excède désormais les catégories établies et remet en cause nos modes
usuels de prise de décision. Les Conférences des parties – les COP – pour le
climat, la biodiversité ou la désertification, auxquelles je participe depuis
une dizaine d’années, sont les lieux complexes, frustrants et fascinants où
s’exprime et s’invente, non sans peine, cette “nouvelle conscience
planétaire”, là où les enseignements de la science, la somme des actions et
des coalitions qui nous représentent se rencontrent périodiquement pour
chercher à donner un sens à ce que nous vivons. Sur le mode du télescopage
et de la dislocation, souvent, en effet. Avec aussi, parfois, des épiphanies,
comme celle de la COP21 à Paris en décembre 2015, qui nous a donné tant
d’espoir et de force12.
Ma génération, née avec les années 1970, est celle de la très grande
accélération, le moment précis à partir duquel toutes les courbes s’affolent –
pertes de forêt tropicale, surpêche, extension massive des terres agricoles,
émissions de carbone et de méthane, acidification des océans, etc.13 –, sans
que nous parvenions à les infléchir. Nous avons pris conscience que nous
vivions une très profonde transformation de notre environnement – le
climat et la biodiversité –, désormais très clairement et indiscutablement
documentée et perceptible par tous. Et cette crise environnementale frappe
en effet plus que proportionnellement le continent africain, alors même
qu’il n’en est en rien responsable et qu’il est une pièce essentielle dans
l’équation complexe qu’il nous faut résoudre à l’avenir, pour peu que nous
prêtions enfin attention et respect à ce qui y persiste et s’y développe. La
pandémie de la Covid-19 en est un exemple éclatant, avec cette position si
singulière du continent africain depuis 2020, qui ne se comporte comme
aucune région du monde, sans que les épidémiologistes ne le comprennent
pleinement, ni que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dont c’est
pourtant la première des missions, ne nous l’explique clairement. La Covid-
19, c’est aussi un mélange inédit et détonnant de nature sauvage et
immémoriale – un virus passé de l’animal à l’homme – et de culture
numérique et technologique – le séquençage en temps réel, le télétravail
pour tous et nos nouvelles sociabilités digitales. Le plus archaïque et le plus
moderne, en plein carambolage.
Notre bascule est aussi technique et, partant, parfaitement ambivalente :
le numérique crée du commun et de la proximité, comme jamais, en mettant
davantage en relation et en rapprochant tous les humains. Je le constate
chaque jour en lisant les messages que je reçois du monde entier, et de
partout en Afrique. Mais le numérique divise et oppose aussi. Il emprisonne
les individus autant qu’il les libère et crée de nouvelles inégalités autant
qu’il efface les distances, à mesure du déploiement variable des nouvelles
technologies dans le monde. Je reste néanmoins persuadé que les bienfaits
du numérique l’emportent largement en Afrique où les populations accèdent
enfin à des services dont ils étaient privés jusqu’alors. Et la voix de
l’Afrique, partout, se renforce dans le débat public global et c’est heureux.
Il m’arrive de dire à des journalistes français que leur avenir est en Afrique,
où une opinion publique puissante et assoiffée d’informations de qualité a
émergé et est prête à en payer le prix.
Le basculement est également économique. Il est devenu manifeste que
la rentabilité des investissements ne sera plus celle que l’on a connue ces
cinquante dernières années. Les acteurs économiques, les ministères des
Finances comme les responsables du secteur privé et des marchés financiers
ont pris conscience, à des degrés encore divers, du jeu de nos contraintes,
sans savoir encore véritablement comment y répondre. Il faut ralentir et
rendre plus patient le capital pour construire et décarboner nos
infrastructures, et d’abord là où elles n’existent pas encore.
Enfin, les pays émergents sont devenus les moteurs de la croissance
mondiale et l’Afrique, j’en suis convaincu, prend progressivement le relais
pour transformer à son tour en profondeur, par le poids de sa démographie
et la structuration progressive de ses marchés intérieurs, les chaînes de
valeur et les rapports de puissance. C’est une nouvelle géopolitique qui est
en train de naître, plus complexe que le schéma binaire et survendu de la
rivalité États-Unis/Chine, et dans laquelle l’Afrique comme l’Europe –
ensemble peut-être ? – ont leur place. Le jeu des partenaires que l’on
observe actuellement en Afrique est à cet égard passionnant : la France et
l’Europe y restent très présentes ; États-Unis, Japon et surtout Royaume-
Uni y ont, à mes yeux, plutôt reculé depuis vingt ans ; et les grands
émergents progressent. Je pense à la Chine, bien sûr, mais pas seulement.
La Chine qui n’intervient pas sans hésitation du reste, comme l’atteste le
fort recul des financements chinois à l’international depuis deux ans.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce conjoncturel, constatant que certains
pays n’ont pas les capacités de les rembourser ? Certains acteurs chinois
vont-ils procéder différemment et de façon plus coopérative à l’avenir ? J’ai
l’impression que nous sommes à un moment où il y a plus d’options et
moins de domination en Afrique, moins de violence aussi que dans le passé.
La France, qui a toujours tiré une part significative de son crédit
international de sa proximité avec l’Afrique, est en train de le comprendre
et repense ses liens avec ses partenaires du continent. Elle doit le faire en se
projetant à long terme, comme l’Afrique y invite d’ailleurs le monde, elle
qui a défini un “Agenda 2063” dès 2013, à l’occasion du cinquantième
anniversaire de l’Organisation de l’unité africaine et avant les autres régions
du monde.
Dans ce contexte, tendu et en renouvellement, la capacité à vivre en
harmonie et à interagir avec les autres – et d’abord avec ses voisins – va
devenir l’art social et politique le plus essentiel. La source peut-être d’une
nouvelle diplomatie, relativisant les enjeux de la puissance, de plus en plus
diffuse et insaisissable, et permettant aux communautés politiques de
survivre dans le clair-obscur d’un monde constamment entre la paix et la
guerre. L’Afrique a ici beaucoup à partager avec le reste du monde, compte
tenu de la diversité extrême de ses peuples, de ses langues et de ses climats,
et de sa capacité millénaire à inventer des formes multiples du vivre-
ensemble.
Les Français ont d’ailleurs très bien compris que ce qui se passe hors de
leur pays les concerne directement dans la vie quotidienne. Dans le dernier
baromètre que nous avons rendu public14, trois Français sur quatre indiquent
que “ce qui se passera en Afrique dans les quinze prochaines années peut
avoir un impact sur notre vie en France”, avec anxiété surtout et le
sentiment tenace et troublant que l’on n’en parle jamais dans le débat
public. C’est pour répondre à cette conscience diffuse et inquiète de notre
vicinité qu’il faut d’urgence relancer les études africaines en France et en
Europe. Ce n’est pas seulement un enjeu pour la recherche sur le
développement, plutôt bien équipée avec ses deux instituts spécialisés, le
Cirad et l’IRD ; c’est un enjeu démocratique plus vaste, qui doit faire
l’objet d’une priorisation et d’une communication appropriée, afin que
l’opinion publique puisse mieux comprendre et intégrer les changements en
cours.
Diriez-vous que nous assistons à une recomposition des forces en
présence ? Et de quels outils d’analyse disposons-nous ?

AM : S’agissant de la recomposition des forces, il faut reconnaître que le


système international repose sur un emboîtement très complexe de
souverainetés et de juridictions. Il y a, tout naturellement, la souveraineté
des États. Elle subit maintes érosions, certes. Mais on ne fera pas sans la
puissance publique. L’urgence n’est pas tant de s’en débarrasser que de la
transformer en une puissance véritablement “capacitante”. Émerge, par
ailleurs, un ensemble d’autres formations plus ou moins souveraines, plus
ou moins monopolistiques, plutôt fonctionnelles. C’est le cas des
plateformes au premier rang desquelles se trouvent les entreprises
technologiques et extraterritoriales15. Ces plateformes n’exploitent pas
seulement les ressources naturelles des territoires dont elles se servent pour
produire des appareils connectés, mais aussi les ressources psychiques et
libidinales des individus. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’autorités
faisant droit, mais de machines qui, en plus de capter en permanence les
ressources pulsionnelles qui servent de carburant à la consommation,
prétendent à l’efficience. Le soin de la biosphère n’est pas leur souci
premier.
Aucune de ces deux formes contemporaines de la souveraineté n’est
totale. En fait, y compris pour les grandes puissances, il n’y a plus de
souveraineté que partagée avec d’autres États, avec des grands groupes
industriels, des banques, des villes et toutes sortes de conglomérats et
d’acteurs non souverains. Dans ce contexte, coloniser un autre pays,
l’occuper militairement ou chercher à en changer le régime politique par la
force des armes relève désormais soit d’un idéalisme rudimentaire, soit de
l’illusion. Rien ne peut plus être donné du dehors. Et l’époque où tous les
chemins étaient censés mener en direction d’un centre unique est révolue. Il
n’y a plus, d’un côté, le monde réel et, de l’autre, un arrière-monde.
Aujourd’hui, aucune puissance, aussi grande soit-elle, ne peut dicter à elle
seule le cours du monde. Ceci ne vaut pas seulement pour l’économie ou la
puissance militaire ou technologique. C’est aussi valable dans le champ de
la culture, des arts et des idées.
Nous sommes, d’autre part, loin d’avoir établi un ordre international
solidaire, doté d’une puissance organisée, qui transcenderait les
souverainetés nationales. On le voit bien à la faveur de la gestion de la
Covid-19 et d’autres crises sanitaires. Les vaccins ont bel et bien été mis sur
le marché, mais apparemment pas pour l’ensemble des habitants de la
planète alors que la menace est planétaire. Aussi bien les intérêts
économiques colossaux associés au déploiement des vaccins que les jeux
spéculatifs associés aux grandes industries pharmaceutiques et d’autres
facteurs ont débouché sur la sorte d’apartheid qui, désormais, gouverne les
mobilités à l’échelle globale.
En revanche, la technologie, les médias, la finance, bref une constellation
de forces aussi bien physiques, naturelles qu’organiques et digitales est en
train de tisser des mailles et des fractures entre toutes les régions du monde.
Faisant fi des frontières étatiques ou, paradoxalement, en s’y appuyant, une
chaîne planétaire fort différente des cartographies officielles est en train
d’émerger et de se consolider. Elle est faite d’entrecroisements,
d’interdépendances et, surtout, de multiples interfaces. Elle n’est pas
l’équivalent de la “mondialisation”. Il s’agit plutôt d’un Tout éclaté,
entrelacs de réseaux, de flux et de circuits qui se recomposent sans cesse à
des vitesses variables et sur des échelles multiples. Ce Tout est le résultat
d’enchevêtrements divers (culturels, commerciaux, religieux, financiers,
médiatiques, numériques)16. Il dessine une trame du monde faite d’une
multitude de grands et petits noyaux. Aucun n’est à part. Tous servent, à un
moment ou à un autre, sur une échelle ou l’autre, de relais à la circulation, à
des vitesses variables, de toutes sortes de flux. Il s’agit donc de tirer toutes
les conséquences de ces déplacements.
La première consiste à prendre la pleine mesure de ce que signifie vivre
sur la même planète avec les autres êtres vivants, tous les êtres animés et
inanimés. Vivre ensemble sur la même planète signifie, de mon point de
vue, apprendre à en prendre soin, à la réparer et, surtout, à la partager. Le
soin, la réparation et le partage sont, de ce point de vue, les conditions
mêmes de sa durabilité et de la nôtre.
La deuxième est de multiplier ponts et passages afin que rencontres il
puisse y avoir, et qu’ensemble nous puissions enfin nous libérer des visions
univoques de l’histoire et, davantage encore, de la tentation coloniale de
toujours vouloir hiérarchiser les êtres, les cultures et les choses. Ce à quoi
appellent les temps, c’est en effet à ouvrir largement la voie à d’autres
manières d’habiter la Terre, dans l’espoir de faire de celle-ci un véritable
refuge non seulement pour quelques-uns, mais pour tous, humains et non-
humains.
La troisième consiste à réhabiliter l’idée du “Tout-Monde”. Développée
par Édouard Glissant, l’idée du “Tout-Monde” se tient en totale rupture
avec toute forme de clôture sur soi, que celle-ci prenne la forme d’une
fermeture territoriale, nationale, ethno-raciale ou religieuse. Elle s’oppose
par ailleurs à la sorte d’universalisme autoritaire qui se trouvait au
fondement de l’entreprise coloniale, un universalisme de conquête qui
cherchait à s’actualiser non en une multiplicité de corps et d’existants, mais
en un corps unique arbitrairement tenu pour le seul et unique corps
véritablement signifiant17. Enfin, dans l’esprit du Tout-Monde, la culture et
la traduction sont d’abord des invitations à sortir de l’ignorance voulue ou
imposée, à découvrir nos propres limites. Il s’agit, avant tout, d’apprendre à
“naître-avec-d’autres”, c’est-à-dire à briser sans concession tous les miroirs
dont on attend qu’ils nous renvoient inévitablement une image de nous-
mêmes.
Rien de ce que je viens de dire ne signifie qu’il n’existe plus d’asymétrie
ou que l’inclusion dans le monde partout s’opère sur un pied d’égalité. Le
contrôle des seuils à travers lesquels passe la coopération, s’exerce la
coercition, est de plus en plus infléchi par les contraintes technologiques,
climatiques, écologiques, qui se manifestent sur l’ensemble du système
Terre. Peu de doutes à ce sujet, ce contrôle des seuils continue de
s’effectuer au détriment de l’Afrique.
Contrairement aux grands pays de l’Asie du Sud et de l’Est (Chine, Inde
et Japon), le poids de l’Afrique dans le commerce mondial est marginal.
Une crise financière sur un continent dont le positionnement industriel
demeure négligeable n’affecte pas nécessairement l’ensemble de la planète.
De par sa masse et, bientôt, de par sa démographie, l’Afrique participera
néanmoins et de plus en plus à la complexité du monde au cours de ce
siècle. À titre d’exemple, la contraction en cours du monde conduira
inévitablement à une exacerbation de l’importance des ressources
minérales, énergétiques, chimiques et biologiques18. L’évolution
technologique mobilisant désormais autant les éléments atomiques qu’un
nombre croissant de molécules d’origine biologique ou de synthèse
humaine, une autre géopolitique énergétique, minérale, biologique, voire
alimentaire et sanitaire se mettra inévitablement en place. Il s’ensuivra une
complexification des enjeux en termes de ressources, comme l’atteste
d’ores et déjà le développement accéléré de la conquête spatiale, en
particulier celle de la ceinture proche.
Parallèlement, le continent est travaillé en profondeur par de puissants
mouvements de recomposition et par des facteurs endogènes et exogènes,
portés par des acteurs très nombreux, pas seulement africains et pas
toujours visibles. Tout cela, une fois de plus, est borné par des conditions
environnementales exceptionnelles. Les nouveaux rapports de force en
passe de se cristalliser à l’échelle planétaire sont, pour l’essentiel, le résultat
de l’exploitation et de l’organisation industrielle du monde, c’est-à-dire de
la surexploitation des ressources et l’occupation de presque toutes les
niches écologiques par le capital. Y compris en Afrique où l’on pourrait
dire que bien des pans de l’existence échappent encore partiellement au
capital, l’effondrement des écosystèmes marins ou forestiers est en cours.
Le continent n’échappe donc pas aux grandes questions de notre temps,
lesquelles ont trait au destin de la Terre, c’est-à-dire ce qui nous relie, nous
engage et nous transforme en tant que vivants parmi les vivants. On peut
même dire que c’est ici que ces questions se donneront à voir, au cours de
ce siècle, de la manière la plus spectaculaire et la plus dramatique. Si toutes
ces transformations de long terme ne sont pas maîtrisées, l’Afrique risque
de faire l’expérience d’une rupture métabolique, c’est-à-dire d’une grave
désynchronisation et d’une scission entre les processus sociaux et les
processus naturels. Une telle scission aurait des conséquences
cataclysmiques non seulement pour l’Afrique, mais aussi pour le monde, à
commencer par l’Europe.
Finalement, on a beau dire que les fondements de la crise écologique sont
d’ordre sociohistoriques. Il est vrai que le capitalisme est largement
responsable de la perte massive de la biodiversité, de la pollution des
écosystèmes, de l’épuisement des ressources et de la transgression des
cycles naturels. J’ai néanmoins l’impression que nous manquons
d’instruments d’analyse pour penser ces transformations à plusieurs
vitesses. On dirait que tout est radicalement approximatif. Nous n’arrivons
pas à mettre le doigt sur quelque chose de stable, comme si, dans ce qui
arrive, la part de “jeu de dés” prenait plus de place qu’auparavant. Il n’y a
qu’à voir la difficulté qu’éprouvent bien des sociétés contemporaines à
planifier dans l’incertitude. En même temps, tout se passe comme si au
fond, l’instabilité étant la loi, tout était désormais possible. Si tel est le cas,
alors on peut penser que nous sommes face à une multitude de futurs
possibles et qu’il y a une fenêtre d’opportunité y compris pour le continent.
Comment l’identifier, la saisir ? Combien de temps va-t-elle rester ouverte ?
RR : La question des outils à notre disposition est déterminante. Ils sont
aujourd’hui gravement défaillants. Les lunettes comptables, juridiques,
financières, micro- et macroéconomiques avec lesquelles nous voyons et
décrivons le monde sont devenues inopérantes et doivent d’urgence être
corrigées. Selon l’OCDE et le Pnud, plus de deux cents méthodologies
coexistent aujourd’hui pour orienter les investissements vers le
développement durable19, chacune avec sa logique et sans réel effet
d’entraînement entre les acteurs. La définition d’un langage commun, en
premier lieu pour l’ensemble du secteur financier, est une urgence à laquelle
les banques centrales, les banques publiques et les investisseurs privés, qui
disposent désormais de fora globaux20 pour nouer une discussion
stratégique, doivent s’atteler, sous la direction de l’Onu et du G20. La
taxonomie européenne des investissements durables doit y contribuer. Nos
économistes ont notamment développé une nouvelle modélisation
quantitative, baptisée “General Monetary and Multisectoral
Macrodynamics for the Ecological Shift” (Gemmes), afin d’aider à une
prise de décision macroéconomique en y incluant l’impact du
réchauffement climatique, la raréfaction des ressources naturelles
(énergétiques et minérales) et l’impact de la réduction des inégalités à la
dynamique du capital, des dettes privées et publiques et du sous-emploi des
modèles classiques. J’étais fier et heureux de constater lors de la COP26 à
Glasgow que des pays comme l’Afrique du Sud, la Colombie, l’Indonésie
ou le Viêtnam prenaient des engagements ambitieux pour atteindre la
neutralité carbone, avec notre soutien méthodologique et scientifique.
Il faut aussi revoir nos lectures géopolitiques. J’ai voulu, il y a cinq ans,
que l’Afrique soit considérée dans notre approche opérationnelle et
stratégique dans son unité et sa totalité, avec la création d’un département
baptisé “Tout-Afrique”, qui permet de cesser de séparer l’Afrique du Nord
et l’Afrique subsaharienne. Trop souvent, on n’évoque ou on ne perçoit
l’Afrique qu’à travers les seuls chiffres de l’Afrique subsaharienne. Il est
d’ailleurs impossible, dans les rapports d’institutions aussi respectables que
le FMI et la Banque mondiale de faire l’addition des deux, puisque
l’Afrique du Nord est intégrée dans une très grande région qui va jusqu’au
Pakistan. C’est une grande violence. Cette négation bureaucratique façonne
les perceptions, qui restent schématiques et superficielles, au détriment des
réalités, et les décisions en pâtissent d’autant. J’ajoute qu’en coupant le
continent en deux, on fait disparaître le Sahel, qui n’est alors que la marge
nord de l’Afrique subsaharienne et la marge sud de l’Afrique du Nord, un
no man’s land en somme, alors que cette zone a toujours été – et est de plus
en plus ! – au centre de multiples et puissants flux d’échanges, en tous sens.
Cette représentation de l’Afrique fausse aussi notre compréhension des
migrations, aujourd’hui en hausse mais encore majoritairement intra-
africaines et orientées vers le Sud, alors que beaucoup ne conçoivent plus le
Maghreb que comme une zone de transit, une zone tampon qui serait
destinée à éviter des flux massifs vers l’Europe. Au total, personne ne
mesure que l’Afrique aujourd’hui, c’est très exactement la population et la
richesse de l’Inde. Et sans doute même bien plus, compte tenu des
incertitudes qui y pèsent sur la précision des statistiques publiques. Qui lui
donne le même statut qu’à l’Inde dans le monde économique et financier ?
Il faut également repenser l’espace méditerranéen. Cesser sans doute de
le voir comme un espace clos, dans sa géographie comme dans son histoire,
mais plutôt comme le point de contact très vivant d’une vaste tectonique
des plaques géopolitiques – Tout-Afrique, Europe, route de la soie, monde
russe, etc. –, de façon à aller puiser des forces plus loin pour résoudre les
immenses problèmes de la zone. Car repenser la Méditerranée, ce serait
aussi se livrer à un exercice de vérité, loin du mythe de Périclès et de la
démocratie athénienne du Ve siècle avant Jésus-Christ, et par respect pour
les nombreux acteurs engagés dans les luttes pour la démocratie
d’aujourd’hui et pour le développement durable sur les deux rives du
pourtour de notre mer en commun. Les problèmes exceptionnels de la zone
sont connus – gestion de l’eau, place des femmes dans l’économie,
pollutions multiples, chute de la biodiversité, crise des migrants, etc. – mais
ne parviennent pas encore à trouver leur forme politique et collective,
malgré de nombreuses tentatives depuis 1995 et le lancement du processus
de Barcelone.
De même, en suivant cette méthode, il nous faut refondre notre approche
d’espaces qui restent trop souvent appréhendés au prisme de la géographie
coloniale. Ainsi faut-il sans doute se résoudre à distinguer plus nettement
l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient pour redécouvrir aussi l’extrême
diversité du monde dit arabe. Le Maroc n’a que très peu à voir avec la
Syrie. Il a d’ailleurs rejoint l’Union africaine en 2017, après trente-trois ans
d’absence, et s’est même porté candidat pour intégrer la Cedeao,
l’organisation régionale de toute l’Afrique de l’Ouest – qui porterait alors
bien mieux son nom ! Et si le Maroc parvient à devenir membre de la
Cedeao, il y a fort à parier que l’Algérie et la Tunisie se retourneront à leur
tour vers leur Sud. Sans oublier la réconciliation espérée entre l’Algérie et
la France, qui entraînerait elle aussi des conséquences puissantes et
heureuses dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Espérons que ces
évolutions positives interviendront le plus rapidement possible pour
redonner à la Méditerranée toute sa place et la capacité à aller de l’avant.
Et pourquoi ne pas oublier un instant également notre lecture horizontale
du continent africain pour en avoir une lecture verticale ? Selon cette
perspective, l’Afrique de l’Ouest inclurait donc la partie nord du continent,
avec la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. Des pays qui sont d’ailleurs à des
degrés divers tous impliqués dans la crise sahélienne. Nous pourrions ainsi
ouvrir des pistes de recherche nouvelles. Regarder l’Afrique comme un
tout, c’est aussi une façon de redécouvrir toutes les Afriques.

AM : Je rejoins cette lecture verticale du continent, qui permet de se rendre


compte qu’une violence systémique et généralisée envers les migrants a
beau se dérouler aux frontières européennes, l’extrême limite sud de la
Méditerranée et les portes du Vieux Continent, c’est en réalité du côté de la
Sénégambie et des pourtours du Sahara-Sahel qu’il faut les chercher.
L’Afrique est en effet un continent massif, qui ne se donne véritablement à
voir que par esquisses, par faces successives. L’Afrique qui émerge sous
nos yeux est une Afrique à fuseaux et à échelles multiples. Si l’on veut
véritablement sortir de ce que Jean-François Bayart appelle la “logique de
l’extraversion” et relocaliser l’économie et les échanges, il faut partir des
éco- ou bio-régions qui forment le continent. Ces bio-régions, ces localités
écologiques, ne correspondent en rien aux démarcations administratives
existantes, encore moins aux frontières officielles qui séparent les États.
Elles résultent, en revanche, autant des écosystèmes parfois entremêlés les
uns aux autres que des logiques multiséculaires de circulations et de
mobilité ayant gouverné la vie des communautés. Pour reconstruire une
Afrique viable et désirable, il faudra donc partir de ses éco- ou bio-régions.
Il faudra réinventer l’économie et la finance en partant de ses forêts, de ses
cours d’eau, des métiers du bois, de l’eau, du vent, du soleil et de la pluie. Il
faudra surtout investir dans le transfrontalier et dans l’immense réseau des
villes secondaires. L’État postcolonial étant devenu, en bien des pays, une
machine de destruction des moyens d’existence, il ne s’agit pas de se replier
sur le localisme, mais de s’appuyer sur les différentes possibilités locales
dans le but d’effectuer des transformations de plus grande échelle. L’une
des priorités, dans ce cadre, est de déconfiner le continent, de l’ouvrir
largement sur lui-même, de le transformer en un vaste espace de circulation.
La carte spatiale de ces possibilités ne correspondant pas exactement à celle
des États officiels, il est en effet urgent de prendre les devants,
d’accompagner l’inévitable cycle de mobilités internes qui résultera de la
poussée démographique, de rouvrir la question des frontières internes, en
vue de les réaménager. Le moment est donc venu de remettre en cause le
principe d’intangibilité qui, depuis 1963, sert de clé de voûte à
l’architecture politique intracontinentale.
L’Afrique est par ailleurs arrimée de façon à la fois verticale et
transversale à plusieurs mondes. Dans ce faisceau de relations, la France et,
au-delà, l’Europe, mais aussi les Amériques et les mondes indo-océaniques
et arabo-musulmans occupent une place signifiante. D’ailleurs, la part
africaine de l’Europe et du Nouveau Monde et la part européenne de
l’Afrique ne ressortissent pas du verbe. Qu’on le veuille ou non, l’Afrique
s’est aussi faite chair en l’Europe, en les Amériques, tout comme l’Europe
s’est faite chair en l’Afrique. Cette “co-naissance”, ce double engendrement
ou cette incarnation réciproque est un fait objectif dont on n’a pas
suffisamment dégagé toutes les conséquences philosophiques, politiques,
économiques et culturelles.
Pour le reste, le continent est tiraillé entre au moins quatre plaques
tectoniques. L’une d’elles part de la façade extrême de l’Atlantique,
enjambe les territoires du Sahel et du Sahara, s’engouffre dans le vaste
couloir qui va du Tchad, jusqu’au Darfour, débouche sur la mer Rouge,
traverse la mer Rouge et se relie à ces grandes zones où les conflits
politiques se doublent des dérèglements climatiques : le Yémen, l’Irak,
l’Afghanistan, ainsi de suite. Une deuxième plaque tourne autour de la
façade océano-indienne. Celle-ci va des côtes de la Somalie jusqu’à la
Réunion en passant par le canal du Mozambique, les Comores, Maurice,
Madagascar et la constellation des îles. Elle se double, dans l’immédiat
hinterland, du corridor qui, partant de la région des Grands Lacs, remonte
jusqu’à la vallée du Nil et englobe le Soudan et les Hauts Plateaux
d’Éthiopie. Les enjeux liés à l’exploitation des ressources sous-marines
sont, sur la façade indo-océanique, considérables. Une troisième plaque est
centrée autour du bassin du Congo. Elle s’articule, de façons diverses, aux
Grands Lacs d’une part et au bassin du lac Tchad et aux pays du Nil d’autre
part. L’un des derniers grands massifs forestiers et deuxième poumon de la
planète après l’Amazonie, le bassin du Congo englobe par ailleurs une
bonne partie des États côtiers atlantiques.
Reste l’Afrique australe, happée qu’elle est par l’Afrique du Sud,
véritable État régional inconscient de son identité transnationale et flanqué
à l’ouest et à l’est par les deux mastodontes potentiels que sont l’Angola et
le Mozambique. L’Afrique du Sud est le seul pays du continent où un
processus effectif d’industrialisation a eu lieu à partir du Witwatersrand à la
fin du XIXe siècle. Celui-ci a entraîné de puissants mouvements y compris
migratoires à l’échelle régionale. C’est aussi le seul pays qui, de par ses
composantes raciales, constitue un laboratoire social du même ordre que le
Brésil ou les États-Unis. Ses frontières réelles s’étendent du Cap au
Katanga. Il se trouve qu’au Katanga, à l’époque coloniale, il y eut un autre
projet d’industrialisation centré autour de l’exploitation des mines de
cuivre. Il se solda finalement par un avortement. Il n’eut guère, dans la
région, le même impact ou les mêmes conséquences que celui qui fut tenté
dans le Witwatersrand à partir des mines d’or, mais aussi, indirectement,
des mines d’argent et de charbon.
En dessinant cette fresque, je suis en train de dire que la carte officielle
du continent est en train d’être retravaillée en sous-main par ces
recompositions territoriales qui affectent les secteurs économiques,
politiques et culturels et, de manière générale, les circulations et les
mobilités humaines. La conséquence que je tire de cet essai de cartographie
générale est évidente. Si l’Afrique veut s’en sortir et peser d’un poids
propre dans le monde, elle devra s’ouvrir sur elle-même. L’impératif majeur
auquel fait face le continent est celui de la “déclosion”. D’une manière ou
d’une autre, il faut sortir de la glaciation postcoloniale, celle qui, à partir de
1963, a fait du principe de “l’intangibilité des frontières héritées de la
colonisation” la pierre angulaire de l’ordre étatique régional africain.
Poussée jusqu’au bout, la logique de la déclosion devrait aboutir à
l’abolition pure et simple des frontières intra-africaines. Sur le moyen
terme, il s’agit de les réaménager grâce à un vaste programme
d’investissements transfrontaliers. Ce devrait, au demeurant, être le seul et
unique rôle d’une institution telle que la Banque africaine de
développement (BAD). Ses fonds ne devraient être alloués qu’à des
initiatives transfrontalières et transétatiques. Contribuer à faire de l’Afrique
un vaste espace de circulation interne devrait par ailleurs figurer au tout
premier plan d’un nouveau pacte avec l’Europe.

RR : Cette cartographie ainsi esquissée pose la question des communs


africains et aide à sortir d’une appréhension trop strictement westphalienne
du continent. Des formes politiques inédites s’inventent en Afrique
aujourd’hui, dans un dosage de construction nationale et régionale. Nos
vieux États-nations peinent souvent à le comprendre, source d’un
malentendu persistant avec des communautés politiques et des dirigeants
africains qui souhaitent ne pas être exclusivement renvoyés à des formes
classiques de souveraineté nationale. Pour moi, cela ne passe pas
nécessairement par une redéfinition des frontières nationales en Afrique,
compte tenu des risques de disruption qui s’attachent à de telles
modifications, mais à l’évidence par une réflexion active sur leur porosité et
leur dépassement, du reste déjà largement engagée, dans des ensembles
régionaux et continentaux plus vastes qu’il faut penser, affirmer et
renforcer. Le vieux rêve de Senghor, en somme. Le débat qui s’est engagé
depuis 2017 sur les contours d’une souveraineté européenne, à l’initiative
du président Macron, doit permettre un nouveau dialogue, comme il a existé
il y a vingt ans, entre les organisations régionales européenne et africaine.
C’est à Addis-Abeba, au siège de l’Union africaine, que s’est rendue la
nouvelle présidente de la Commission européenne pour son premier
déplacement hors d’Europe, en décembre 2019, puis avec l’ensemble de ses
commissaires quelques mois plus tard. Voir l’Afrique selon de grandes
verticales, au lieu de ne la voir qu’à l’horizontale, ouvre de nouvelles
perspectives. Les “Barbaresques”, depuis la péninsule Arabique en filant au
moins jusqu’aux Comores, sont une première verticale, historique et
toujours très active, au sein de l’espace indopacifique. Depuis le Xe siècle,
son apparente dispersion géographique est palliée par les relations intenses
permises par les boutres fabriqués à Oman, qui lient l’Afrique au sous-
continent indien, et en font à la fois une zone de contact et d’ouverture
essentielle, aujourd’hui lieu de tensions géopolitiques du fait de l’économie
politique spécifique de cet espace océanique et de la bousculade des
puissances qui s’y positionnent, à Djibouti notamment où se multiplient les
bases militaires.
La deuxième ligne est nilotique, bien sûr, partant du Caire et poussant
jusqu’au Cap. On a rêvé de l’unifier par le chemin de fer, à l’époque
coloniale. C’est aujourd’hui le périmètre du Marché commun de l’Afrique
orientale et australe (Comesa) créé en 1994, avec sa banque publique de
développement la TDB Bank, et qui regroupe actuellement vingt et un États
membres, de la Tunisie au Zimbabwe, et près de 500 millions d’habitants.
Cette ligne verticale est marquée aussi par les tensions entre l’Égypte, le
Soudan et l’Éthiopie pour la gestion des eaux du Nil bleu, avec la
construction du barrage de la Renaissance. La verticale nilotique est
également une route migratoire très active.
La troisième ligne, déjà évoquée précédemment, est celle en cours de
structuration à mesure qu’émerge une très vaste Afrique de l’Ouest, de part
et d’autre du Sahara. Elle est peut-être la plus difficile à lire, en proie à de
constants remaniements, avec des circulations complexes qui doivent être
mieux comprises autour du et à travers le Sahel et le Sahara. Elle pèse elle
aussi déjà près de 500 millions d’habitants, comparable sur le plan
démographique à l’Union européenne, et près de 1 000 milliards de dollars
de PIB.
J’ajoute une quatrième ligne, intercalaire et plus mystérieuse, qui partirait
de la Libye, passerait par les deux Soudan, le Tchad, la Centrafrique avant
de se poursuivre à l’est du Congo et jusqu’au Mozambique. Une ligne de
crise et de conflits, hélas. Comme une faille au cœur du continent, par où
s’est infiltré le nouveau djihadisme, faite de territoires enclavés et
déshérités, et qu’il faudrait peut-être essayer de penser ensemble. Je suggère
de l’identifier plus nettement, en explorant aussi son potentiel et ses
perspectives positives, qui justifient un investissement accru. Il ne faudrait
pas refaire des lieux de tension d’aujourd’hui les zones blanches des cartes
du temps des explorations, déconnectés des grands systèmes globaux,
financiers en particulier, mais imaginer plutôt la force qui naîtra de ces
tensions lorsque les voies du dégagement auront été rendues possibles par
un réinvestissement dans les écosystèmes et dans les communautés le long
de cette dorsale éruptive.
Et je pousserais volontiers cette réflexion sur la cartographie de l’Afrique
jusqu’en Europe, où le regard horizontal est également dominant, opposant
trop souvent une Europe du Nord et une Europe du Sud. Pourtant, comme
en Afrique, les longitudes structurent aussi l’espace européen, connectant
pays côtiers et hinterlands, verticalement. Il est curieux d’observer que
lorsque le virus de la Covid-19 est arrivé en Europe, il a suivi une très
vieille ligne verticale, touchant d’abord l’Italie du Nord puis l’est de la
France. Sans doute parce que les populations continuent de circuler dans la
vieille Lotharingie. Et je me demande si ces verticales européennes ne
correspondraient pas aux verticales africaines. Les liens entre Europe de
l’Ouest et Afrique de l’Ouest sont évidents. J’observe que la Russie et la
Turquie poussent désormais leurs ambitions d’abord dans cette Afrique
intercalaire, si fragile, qui leur fait face géographiquement. Il ne s’agit en
rien de prôner ici une “Eurafrique”, comme il y eut naguère une
“Françafrique”, mais il me semble urgent de penser les correspondances
passées, actuelles et surtout les connexions futures qu’entretiendront
inévitablement nos deux régions voisines.

AM : La géographie ainsi esquissée est d’autant plus nécessaire qu’une


profonde reconfiguration de l’espace-monde est en cours. Elle
s’accompagne d’une redistribution des cartes de la puissance à l’échelle
planétaire. Dans ces conditions, les États africains et les États européens
gagneraient à sortir d’arrangements bilatéraux étriqués et à forger,
ensemble, une approche véritablement géopolitique, géoéconomique et
transversale de la relation entre les deux continents. Paradoxalement, du
côté européen, cette approche géopolitique et géoéconomique était en
gestation à l’époque coloniale, notamment entre les années 1850 et l’entre-
deux-guerres. Elle s’est éloignée avec la décolonisation, lorsque les
indépendances dans une Afrique balkanisée ont fait place à un face-à-face
stérile et débilitant entre chaque ex-puissance coloniale et ses anciennes
possessions.
Depuis lors, la politique africaine de la plupart des États européens est
dominée par le complexe du refoulement. Il ne s’agit pas seulement du
refoulement du passé colonial. Il s’agit aussi du refoulement des personnes
et de l’accaparement des biens. Le continent continue ainsi d’être
appréhendé selon le prisme de “l’aide au développement”. De temps à
autre, il est perçu comme un vaste marché inexploité où les puissances
rivalisent dans le but de gagner, chacune, les parts les plus grandes. Les
mythes coloniaux et l’imaginaire raciste dans lequel ces perceptions sont
enracinées. Une structure mentale atrophiée s’est enkystée malgré le
passage des générations. L’Afrique serait ainsi le continent des excès de
toutes sortes : excès démographique, excès de microbes, virus et autres
maladies, excès dans l’exploitation des êtres humains et des ressources
naturelles, la terreur et la brutalité érigées en système. D’autres encore ne le
perçoivent que sous l’angle de la responsabilité humanitaire ou du contrôle
et de l’endiguement des flux migratoires. Il faut briser ce carcan conceptuel
et sortir de cette sorte d’atrophie mentale si l’hypothèse d’un axe afro-
européen doit prendre forme. Encore faut-il que l’Afrique elle-même
s’organise ; qu’elle se pense elle-même comme une entité géo-écologique
susceptible de contribuer, de façon relativement autonome, à la
reconstruction de l’ordre du monde et à l’éclosion de nouvelles formes de
vie.

RR : Ce travail d’analyse des réalités et des dynamiques africaines et de


leurs connexions avec celles, parallèles, de l’Europe pourrait être très
fécond. Il suppose d’embrasser clairement et avec ambition toute l’Afrique,
dans sa diversité et en sortant définitivement du “champ” historique de la
coopération française, qui s’est perpétué jusqu’à aujourd’hui sous la forme
d’une liste restreinte et largement héritée de pays prioritaires. Il
conviendrait également de mettre en réseau les institutions de recherche et
les acteurs financiers susceptibles de nous aider à tisser ces nouveaux liens
avec des points d’appui dans les pays qui partagent la même volonté de
renouveler nos perspectives communes. Ils sont nombreux mais je pense en
particulier, puisque nous dialoguons, à l’Afrique du Sud et à la France.
Nos deux pays ne pourraient-ils pas en effet être considérés comme des
“États régionaux”, c’est-à-dire des formes politiques anciennes, dotés d’une
très forte identité, mais dont les réflexions et les actions dépasseraient
toujours leur seul territoire national, et qui entretiendraient une relation
ancienne et complexe – aujourd’hui pacifiée – avec leur environnement
régional et avec le reste du monde ? Tous deux ont d’ailleurs chacun un
problème sérieux à régler qui entrave leur redéploiement : l’apartheid pour
l’Afrique du Sud ; la colonisation pour la France. André et Simone
Schwarz-Bart nous ont magnifiquement montré dans leur œuvre la parenté
entre la Shoah et l’esclavage, nous invitant peut-être à rapprocher aussi,
dans le même esprit, ces autres grands drames humains qu’ont été
l’apartheid et la colonisation. Aujourd’hui, ne faut-il pas achever de
réconcilier l’ancien colonisateur comme l’ancien colonisé, pour que, à
l’issue d’un travail de vérité et de reconnaissance comparable à celui que
nous avons réussi à conduire en France sur la Seconde Guerre mondiale et
que l’Afrique du Sud a entrepris depuis 1994, nos États régionaux puissent
jouer pleinement leurs rôles de puissances médiatrices et fraternelles, dans
leur propre région et, ensemble, avec les régions voisines ? Je trouve à ce
titre particulièrement intéressant et stratégique le travail politique inédit de
rapprochement engagé entre l’Afrique du Sud et la France, sous l’impulsion
des présidents Cyril Ramaphosa et Emmanuel Macron. L’agence que je
dirige cherche à y contribuer en participant à financer la transition juste du
pays, vers la décarbonation et la diversification de son économie, ou encore
à accompagner la projection panafricaine de la grande banque publique de
développement de l’Afrique du Sud, la DBSA.
Et je n’oublie pas que nos deux pays sont de proches voisins, via la
Réunion, et que plus d’un million de nos concitoyens vivent aujourd’hui en
Afrique. Nos territoires ultramarins, qui mixent des institutions françaises
avec un écosystème géopolitique et écologique du Sud, expriment une de
nos parts d’Afrique et peuvent être aussi une des clés de nos réconciliations.

AM : Rémy Rioux évoque, à juste titre, l’importance du travail d’analyse


des dynamiques africaines. Il a raison de dire que celles-ci ne doivent pas
être considérées comme des réalités à part, mais comme parties prenantes
de processus plus larges, de dimension planétaire. Auparavant, il appelait à
corriger les lunettes comptables à partir desquelles nous lisons le monde. Ici
également, il a raison. Il suffit, de ce point de vue, d’examiner ce qui se
passe en termes d’évaluation de ce que l’on appelle “la coopération au
développement”.
Une galaxie d’organisations internationales se sont, en effet, arrogé la
capacité de réguler juridiquement la mondialisation. Les normes produites
par ces grandes institutions sont destinées à être diffusées au niveau
international. Par normes, il faut entendre l’enchevêtrement de
connaissances, de paradigmes, de décisions, principes, modèles et guides
pratiques portant sur des secteurs entiers d’activités liées au développement.
La façon dont ces dispositifs opèrent illustre de manière concrète le
colonialisme épistémique au cœur de l’appareil mondial du développement.
Je pense par conséquent que la critique aussi bien des modes de production
des normes dans l’ordre international que de la mal-distribution des
pouvoirs sous l’effet de la mondialisation économique et financière est
capitale si l’on doit avancer vers un monde véritablement commun. Un
monde commun exige une redistribution plus équitable du pouvoir de
normer. On n’y arrivera pas s’il n’y a pas une réforme des structures de
gouvernance mondiale, en particulier dans le domaine de la coopération
pour le développement.
La même remarque doit être faite concernant l’autre forme de sujétion
qu’est la dette. À plus d’un titre, à l’échelle mondiale, l’expansion du
champ du développement se confond avec l’expansion des structures de
l’endettement. Avec l’imposition des normes, les marchés de la dette
constituent l’un des dispositifs centraux de l’appareil global du
développement. Dans son rapport intitulé Global Waves of Debt: Causes
and Consequences, la Banque mondiale elle-même estime que l’on est en
train de vivre “le quatrième épisode mondial d’accumulation de dette”.
Dans le cas africain, je doute que l’on ait tiré quelque leçon que ce soit des
crises précédentes de la dette. Or, depuis la dernière décennie, il y a eu une
hausse massive de l’endettement des pays en développement (PED).
À l’augmentation importante des niveaux de la dette, il faut ajouter la
diversification des créanciers en faveur des créanciers privés et émergents,
et la complexification des instruments de dette. À cet égard, il importe en
particulier de souligner la place prise par la hausse des émissions
obligataires par les entreprises privées, du moins dans des régions comme
l’Amérique du Sud et l’Asie. Il faut surtout noter que dans bien des cas, la
dette des marchés émergents continue d’offrir des rendements attractifs. Du
point de vue des investisseurs et des gestionnaires d’actifs, la poursuite de
la croissance du marché de la dette des pays émergents présente des risques,
certes, mais surtout des opportunités. Tel n’est pas nécessairement le cas
pour les peuples endettés. Aux vulnérabilités préexistantes sont en effet
venues s’ajouter de nouvelles autres.
Une réforme de l’architecture internationale de la dette est donc plus que
jamais critique si, comme je le défends dans le rapport soumis lors du
Nouveau Sommet Afrique-France de Montpellier, aux liens qui enchaînent
doivent s’en substituer d’autres, qui libèrent. Je ne sais pas si l’élaboration
d’un cadre commun inspiré des principes du Club de Paris permet d’espérer
une meilleure approche multilatérale des crises de la dette. Dans la
perspective d’une “diplomatie du vivant”, je crois qu’il faut aller plus loin.
Il faut aller au-delà de simples “restructurations” ou rééchelonnements de la
dette. Il est plus que jamais temps de penser en termes d’abolition pure et
simple de certaines formes irremboursables de la dette.
Leur abolition ne résoudra certes pas, une fois pour toutes, l’équation
complexe qu’est le financement du développement de l’Afrique. Mais
l’asymétrie structurelle entre les bailleurs de fonds internationaux et les
pays emprunteurs ne le résoudra pas non plus. Encore moins l’opacité qui
entoure ces transactions et l’extraordinaire corruption à laquelle elles
donnent lieu. Le besoin d’investissements est massif. Comment y
répondre ? Est-il possible de développer des marchés financiers sinon en
boostant l’épargne locale ? Et comment épargner si, au préalable, l’on ne
crée pas de nouveaux actifs dont la valeur n’est pas exclusivement
comptable ?
2.
DÉPASSER L’HÉRITAGE
COLONIAL

“Décoloniser le colonisateur”, dites-vous. C’est devenu le mot d’ordre d’un


certain nombre de militants mais aussi l’invitation faite par des chercheurs
dont les travaux montrent en quoi la France actuelle est née de l’histoire
coloniale et impériale, qui a façonné un certain esprit français pratiquant
un universalisme abstrait et de surplomb. Une analyse partagée également
par une contestation africaine qui reproche à la France de demeurer dans
un rapport colonial ou néocolonial et paternaliste envers l’Afrique. Mais
qui est contrée, en France, par une pensée dite républicaine qui voit dans le
multiculturalisme un danger pouvant conduire au communautarisme, voire
au “séparatisme”, et qui dénonce une attitude victimaire africaine ou afro-
descendante.
On a, il faut bien le reconnaître, l’impression d’assister à un véritable
dialogue de sourds. L’incompréhension des uns et des autres traduit une
lecture différente du passé colonial, quelques fois erronée. Mais pas
toujours volontairement. Il n’est pas certain que les Français aient une
connaissance précise et juste de la violence extrême de la colonisation.
Dans de telles conditions, comment gérer cet héritage pour construire de
nouvelles relations à soi et aux autres ?

AM : Ceux qui parlent de “décolonisation” invitent, en réalité, à sortir du


vieux rapport de conquérant à conquis. Naturellement, les rapports
coloniaux de domination ne furent jamais unilatéraux. Ils furent toujours
tissés de creux, enveloppés dans toutes sortes d’incertitudes et
d’ambiguïtés. Mais des penseurs comme Simone Weil l’avaient déjà montré
en leur temps. La pratique coloniale était fondamentalement motivée par la
volonté d’expansion et de puissance. Au-delà de la recherche effrénée du
gain, elle était sous-tendue par l’ivresse de la force, une sombre émulation
de tuer et, s’il le fallait, de périr1. Le colonialisme était tout sauf une
illustration de la politique du vivant, que ce soit sous sa forme humaine ou
sous la forme d’autres espèces. Il était un pari sur la mort des autres. Mus
par la foi absolue en la force, les colons cherchaient à recréer le monde à
l’image de l’Europe. Ce faisant, ils risquaient évidemment leur vie. Et pour
la défendre et imposer leur culture aux autres, ils étaient disposés à détruire
tout ce qu’ils étaient en mesure de détruire. Cette pulsion n’a guère disparu
et, n’en déplaise à beaucoup, la critique historique, politique, économique et
culturelle de cette volonté coloniale de puissance, de sa ligne froide, celle
de la destruction pure, n’est pas seulement d’actualité. Elle ne relève pas
seulement de l’urgence. En réalité, parce qu’elle sera toujours nécessaire,
cette tâche est, par définition, interminable.
Mais pour que cette critique ne soit pas stérile et pour qu’elle ouvre sur le
futur, il nous faudra peut-être aller au-delà des philosophies de la différence
et de l’altérité, du Soi et des Autres, de l’ici et de l’ailleurs. Il nous faudra
apprendre à penser au-delà de ces dichotomies, en termes de “soi-même
comme un autre”, de “l’ici de l’ailleurs” et des “ailleurs de l’ici”. Il faudra
penser non à partir de ce qui nous partage, de ce qui nous rend différents
des autres, de nos différences en être, mais de ce que nous partageons ou
avons en partage. Je ne suis en train de nier ni l’existence objective des
différences, ni la possibilité d’identification à l’Autre. Dans certains cas, la
reconnaissance des différences, ou même de ce que nous avons en propre,
peut être un préalable à une politique du semblable et de l’en-commun.
Mais à elle toute seule, elle n’est pas suffisante. Ce disant, je ne suis pas en
train de prendre parti pour la sorte d’universalisme abstrait qui prétend se
dispenser de toute responsabilité pour autrui et à l’égard du passé au nom
d’on ne sait quel méta-horizon. Je suis en train d’affirmer que l’en-commun
relève fondamentalement du partage. La vie qui circule dans nos veines est,
par définition, la même. De ce point de vue, se placer du côté des autres est
une chose. Se faire leur semblable en est une tout autre. Je ne suis pas
opposé à une politique des autres. Mais, je suis pour une politique qui
consiste à se faire, autant que possible, leur semblable. Je crois que c’est à
ce niveau que se situe la différence que j’essayais d’indiquer au début de
notre conversation entre une certaine conception de l’universalisme et ce
que j’appelle l’émergence d’une conscience planétaire, d’une tout autre
manière de comprendre le sens de l’humain. Sans cette autre manière de
comprendre le sens de l’humain, sans cette autre façon d’assumer la
responsabilité pour autrui et à l’égard du passé, il sera très difficile de
renouveler la démocratie ou d’envisager des politiques alternatives du
monde.

RR : Achille Mbembe a été un des premiers à mettre des mots, et des mots
durs, au tournant des années 2010 sur notre “hiver impérial”. Le débat, dont
lui et d’autres ont tracé les termes, est aujourd’hui extrêmement vivant,
peut-être plus que jamais. Les autorités françaises elles-mêmes le suscitent,
de diverses manières, notamment en lui confiant la rédaction d’un rapport
important sur “les nouvelles relations France-Afrique2”, en demandant à
Benjamin Stora de réfléchir sur “les questions mémorielles portant sur la
colonisation et la guerre d’Algérie3”, ou en invitant les acteurs des sociétés
africaines et les représentants des diasporas en France à prendre la parole,
comme ce fut le cas si brillamment lors du Nouveau Sommet Afrique-
France de Montpellier. Le débat est également très actif dans l’outre-mer
français.
Lorsque l’on aborde des questions aussi profondes et douloureuses, il
faut savoir précisément d’où l’on parle et être conscient de ses propres
déterminismes. Dans ma carrière au sein de l’État, j’ai vu et compris la part
croissante qu’a prise l’Europe dans nos vies. Mais j’ai également découvert
que toutes les institutions publiques françaises ont aussi en leur sein une
part de notre histoire commune avec l’Afrique. Une histoire régalienne et
de projection de soi, de puissance et d’affirmation, souvent, dans le
prolongement de la fonction que ces institutions jouent en France. Mais une
histoire faite aussi de réformes successives, de parcours individuels et
d’amitiés profondes. Je dois toutefois reconnaître que dans mon parcours
public et hormis ma curiosité personnelle, je n’ai été que très peu instruit de
la violence du fait colonial et de la part que les institutions françaises y ont
prise. Je n’ai pas non plus le souvenir d’avoir entendu beaucoup parler de la
colonisation dans mes années d’études, hormis de la guerre d’Algérie. Sans
doute faut-il y voir en effet la trace d’un phénomène de refoulement
collectif.
J’ai plus fortement conscience de cela encore depuis que je suis à la tête
d’un établissement public si atypique, né du fracas de la Seconde Guerre
mondiale, et non de l’histoire coloniale comme on le croit trop souvent, et
où, avec mes collègues, nous travaillons à établir de nouvelles relations
entre la France, l’Europe, l’Afrique et les autres continents pour accélérer
notre marche conjointe vers les objectifs de développement durable (ODD)
des Nations unies. Une institution où nous cultivons le respect et le sens de
l’entraide internationale. Une institution qui, par nature, est du côté de
l’écoute, de l’empathie, de l’ouverture à tous les vivants, de la prise en
compte de l’histoire et des particularités des autres.
Historien de formation, je sais que le mort tient encore le vif et que cette
histoire doit désormais être reconnue, enseignée et respectée jusqu’aux plus
hauts niveaux de l’État. C’est le cas depuis 2017 et je m’en réjouis
vivement car c’est la seule façon d’ouvrir et d’écrire une page nouvelle.
L’étape suivante, c’est de revivifier notre part d’Afrique et d’approfondir
encore la recherche scientifique et sa diffusion. L’histoire, bien
évidemment, mais aussi toutes les autres disciplines. Il faut par exemple
créer des chaires de philosophie africaine en France. L’accueil réservé
aujourd’hui aux pensées africaines dans nos universités est encore
extrêmement faible. Il faut mobiliser toutes les sciences pour comprendre ce
que sont la force et la spécificité des enjeux de l’Afrique et en quoi ils nous
concernent. Dans toutes les institutions françaises, il y a une expérience de
l’Afrique qui peut revivre, mais qui doit être explicitée et retravaillée de
façon urgente, si nous ne voulons pas la voir définitivement disparaître.
Les liens avec l’Afrique francophone en particulier ne sont pas rompus
mais ils se sont ossifiés, asséchés. Cette situation en France contraste
d’ailleurs fortement avec la contestation vive dont ils font l’objet en
Afrique. Et si la “Françafrique”, c’était au fond la forme qu’a prise naguère
notre relation, une forme rigide qui nous gêne aujourd’hui, en Afrique
comme en France ? Et dont les opposants ne font que perpétuer
paradoxalement le pli, celui-là même qu’il nous faut pourtant enfin défaire
car notre vie commune s’en est retirée et aspire à une nouvelle expression ?
J’ai senti cela très fortement à l’occasion du Nouveau Sommet Afrique-
France, en prenant connaissance des commentaires qui l’ont précédé – pour,
souvent, le disqualifier avant même qu’il n’ait eu lieu !
Il nous faut à présent identifier les moyens institutionnels et politiques de
prendre en charge ce débat et de le dépasser avec tous les acteurs de bonne
volonté, ceux d’une Afrique autonome et ceux d’une France réconciliée, qui
doivent se re-lier les uns avec les autres comme au monde dans une
nouvelle configuration. J’ai le sentiment que nous avons désormais une
base pour le faire. Le travail de trois ans accompli avec tant de précision par
les présidents Macron et Kagame l’atteste. Et je suis fier que l’agence que
je dirige, en reprenant ses activités au Rwanda dès juin 2019, ait contribué,
à sa mesure, à ce travail de réconciliation. En reconnaissant l’altérité, la
domination et la violence, et en engageant un travail concret pour changer
la réalité et s’inscrire dans un calendrier de long terme, nous pouvons
arriver à repartir de l’avant. C’est un travail mutuellement bénéfique et un
grand projet de nature politique, dont l’écho en France a été significatif et
qui ne s’arrêtera pas au seul Rwanda. Je suis persuadé qu’il se poursuivra
en Algérie bientôt, avec l’Afrique francophone dans son ensemble et aussi
dans les outre-mers français.
L’histoire des outre-mers français a en effet connu deux grandes phases
depuis 1945. La première, pour le développement, selon la conception qui
s’est fixée en 1946. Les efforts engagés dans ce cadre nouveau ont été
significatifs et ont infléchi positivement les trajectoires économiques de ces
entités insulaires ou enclavées comme la Guyane, par rapport à celles de
leurs voisins immédiats, prolongés ultérieurement avec le relais substantiel
offert par l’Europe et ses fonds structurels et de développement. Avant de
buter sur un palier commun à tous les pays et territoires d’outre-mer de
l’Union européenne, que l’approche communautaire a en quelque sorte
naturalisés en les conceptualisant en termes d’ultra-périphéricité. Ceci a
conduit, à partir de la loi d’orientation de 2001, à promouvoir la
coopération régionale. Mais, vingt ans après, les liens entre ces entités et les
pays voisins restent insuffisants. Une approche nouvelle, plus fédératrice,
est indispensable. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé de
recentrer notre focale sur le patrimoine commun à ces territoires, français
ou étrangers, leur insertion dans des espaces océaniques, et les enjeux de
développement durable qui les caractérisent. Notre département dit des trois
océans, loin d’être un simple héritage historique, a pour mandat de
rapprocher très concrètement les territoires ultramarins de la République
française avec les pays voisins d’un même bassin océanique, comme autant
de laboratoires où se croisent les institutions de la France et de l’Europe
avec les enjeux naturels et culturels de la zone intertropicale. Il s’agit de
renverser les perspectives pour faire de notre action dans les outre-mers non
pas la butte-témoin d’un passé révolu mais l’avant-garde des
transformations que rendent indispensables les mutations sociales et
environnementales en cours. Pour remettre au premier rang et redonner
toute notre attention à celles et ceux qui se sentent aujourd’hui trop souvent
relégués dans la République, alors qu’ils détiennent une part essentielle de
sa richesse et de sa diversité.
C’est pour toutes ces raisons que je suis convaincu que ce qu’on a appelé
jusqu’à aujourd’hui la politique de développement porte en elle une clé
pour nos réconciliations nationales et internationales, pour peu qu’on la
libère, qu’on la passe à l’échelle et qu’elle achève de se transformer en
politique du respect, en politique concrète de transformation et de long
terme, qu’elle intègre pleinement la culture et qu’elle devienne la première
politique irrévocablement et indubitablement “du côté des autres”, compris
comme nos frères et sœurs.

AM : Aux yeux de beaucoup de jeunes Africains, notamment francophones,


le chapitre français de l’histoire africaine est terminé. Le plus vite on le clôt,
et en bon ordre, le mieux c’est, et pour chacune des parties. Il n’est pas
question de nier le passé. Mais la relation entre la France et l’Afrique est
bien moins caricaturale qu’on ne la décrit généralement. Marquée au fer
d’innombrables contradictions, elle est potentiellement générative et, dans
tous les cas, beaucoup plus complexe que ne l’ont fait croire et ne
continuent de le faire croire maints cyniques, surtout si on la considère du
point de vue des trajectoires interindividuelles, familiales ou
professionnelles, c’est-à-dire dans sa densité humaine. Je crois, pour ma
part, que, réciproquement, l’Afrique et la France se sont tant donné à
écouter, à parler, à écrire, à questionner et à penser qu’il est impensable de
faire comme si tout cela n’avait strictement servi à rien, comme si tout cela
était d’ores et déjà terminé, et comme s’il n’y avait strictement plus rien à
faire ensemble qui aurait quelque sens que ce soit. Aujourd’hui encore,
quelque chose se passe, et il faut y répondre, même si, pour l’heure, il est
difficile de lui donner un nom. Ce “quelque chose” exige d’ouvrir les yeux
et les oreilles différemment, et d’apprendre à entendre à nouveau.
L’urgence, me semble-t-il, est de sortir d’un certain nombre de culs-de-
sac et de faux paradigmes. Le premier est l’apologie de la différence.
Contrairement à ce que l’on croit, le culte de la différence n’est pas l’arme
exclusive des minorités. Les dominants eux-mêmes y ont de plus en plus
recours. Ils estiment que chaque culture et chaque forme de vie sont
irréductibles à d’autres cultures et d’autres formes de vie. Dans le contexte
anxiogène qui est le nôtre, ils croient en la partition de l’espèce humaine. Ils
jugent impératif de dresser des barrières entre les espèces, mais surtout
entre les habitats. Il faut en tout cas établir des distances et ériger des
frontières en réponse aux innombrables risques qu’entraîneraient les
migrations et le mélange des peuples. Parfois, les mêmes font valoir qu’un
tel refus du mélange est éthique. Il équivaudrait à une valorisation de la
dignité autonome de chaque culture et forme de vie. Ils raisonnent selon le
principe de “chacun selon son espèce”, en termes d’une espèce, la leur, face
à d’autres espèces, les Autres.
Lorsque nous évoquons le vivant, il ne s’agit guère de cette forme de
vitalisme identitaire et racialiste. On voit bien comment l’écologie
identitaire, qui sert de terreau aux politiques de la différence, promeut in
fine la sanctuarisation des distances et des frontières. La théorie de l’altérité
qui en découle peut, en bien des circonstances, s’avérer hostile à
l’hybridation et à la rencontre. Refusant de reconnaître le “soi-même
comme un autre” (Ricœur), elle peut être aveugle non seulement à ce qui
relie, à ce qui fait de chacun d’entre nous non pas l’Autre d’un autre, non
pas le prochain ou le voisin, mais un “semblable” parmi d’autres
“semblables”. Elle présuppose qu’on ne peut faire monde que contre un
autre, ou sur le dos d’un autre.
Une autre forme de dialogue de sourds oppose, d’un côté, ceux qui
pensent que le colonialisme ne mérite pas d’être évoqué car l’évoquer
équivaudrait à une demande de repentance et, de l’autre, ceux qui ont pris
l’habitude de se défausser sur la France ou sur l’Europe, voire, de nos jours,
la Chine, de tous les maux africains. Les premiers ne cessent de répéter, par
ailleurs, qu’à trop s’appesantir sur le passé, on perd de vue l’essentiel, on
oublie de construire le futur. Pour eux, le futur est purement matériel : il
s’agit de créer des entreprises, d’accumuler des contrats, au besoin de
nourrir les gens, de soigner les malades, de construire des routes, des ponts,
des chemins de fer, de faire des affaires, bref de gagner chaque fois plus
d’argent. Mais on voit bien l’étroitesse d’une telle approche à la fois de la
vie matérielle, de l’histoire et de l’existence. “L’homme ne vit pas
seulement de pain”, affirme la parabole. Exister, c’est aussi et surtout
fabriquer des symboles, partager des récits, créer du sens. À mon avis,
toutes ces activités participent de la culture et de la mémoire. Celle-ci est
une opération vivante. Elle témoigne des flux de vie et c’est en ce sens
qu’elle est une structure objective, fondatrice de monde au même titre que
d’autres processus plus matériels.
La politique mémorielle engagée par Emmanuel Macron était par
conséquent nécessaire. La richesse des trois rapports déjà cités et qui l’ont
ponctuée est indéniable. Elle demande à être exploitée. Pour accélérer la
transformation de la relation, il faut investir dans une nouvelle génération
d’outils et d’institutions, miser sur une nouvelle catégorie d’acteurs sociaux
et sur les nouvelles générations disposées à l’innovation, et qui désirent
ardemment profiter des opportunités qu’offre l’économie de marché et aider
l’Afrique dans ses efforts propres de restructuration des mobilités internes.
On ne peut cependant pas sous-estimer la complexité d’une telle tâche.
La mémoire est comme un labyrinthe à plusieurs entrées et à plusieurs
centres. Ces entrées et ces centres sont, par définition, chaque fois relatifs à
des perspectives différentes et souvent conflictuelles. À mon avis, il ne
devrait pas s’agir d’“apaiser” ou même de “réconcilier” les mémoires. Il
s’agit de faire en sorte qu’aucune des mémoires, forte de ses incohérences,
ne tourne au solipsisme. Le propre de toute mémoire est en effet de
circonscrire chaque fois, en son centre, une zone indépassable de non-clarté.
Cette non-clarté ne sera jamais dissipée. Il faudra donc apprendre à vivre
avec la part d’obscurité inhérente à chaque mémoire, à séjourner auprès
d’elle, à vivre sinon dans la vérité, en tout cas dans la véracité. La question
n’est pas de “pacifier” les mémoires. Elle est de savoir comment soigner les
troubles de la mémoire et comment le faire d’une manière qui ouvre un
espace d’actualisation pour les forces du devenir.
Ce n’est certainement pas en entretenant l’équivoque. Il faudra le répéter
ad nauseam. L’esclavage fut un crime contre l’humanité. Dans sa version
atlantique, il reposait sur le refus, juridiquement codifié, de reconnaître
comme son égal l’esclave nègre que l’on exploitait. Ce dernier était placé
dans une position absolue de non-droit, dépourvu de tout droit d’avoir des
droits. Le Code noir, par exemple, n’était pas destiné à rendre justice. Il
était l’expression d’un rapport de force brute. Sa fonction était d’expulser
hors du champ de la justice des personnes humaines capturées et acquises
par vente publique, échange ou cession.
On ne le répétera jamais assez, tout comme la Traite atlantique, la
colonisation a été un moment décisif dans la genèse du monde
contemporain. Le colonialisme était un système fondé sur des principes
structurants – la supériorité naturelle de l’Occident, la construction d’un
droit systématiquement favorable au colonisateur et producteur d’une
existence amoindrie pour les colonisés, la contradiction des principes
fondamentaux affichés dans les métropoles à l’instar de la liberté, de
l’égalité, de la fraternité universelle et du principe même d’universalisme.
Cette idée d’une supériorité naturelle de quelques-uns, qui est la matrice du
racisme, n’est pas morte. Elle flotte toujours dans l’air. Elle fait toujours
partie de notre atmosphère. Certains y adhèrent publiquement. Il importe de
reconnaître que des pratiques découlant de cette idéologie de la supériorité
ont toujours cours ; qu’au nom de cette idéologie ont été commis des crimes
et des exactions qui sont à la fois ineffaçables et irréparables.
Il faut par ailleurs reconnaître que dans le cas français, il y a toujours eu,
dans le projet colonial lui-même, une tradition réformiste. C’est là toute
l’ambiguïté de l’humanisme colonial qui n’a jamais remis en question la
supériorité naturelle de l’Occident, mais qui pensait qu’une autre forme de
la domination plus pondérée pouvait, de façon homéopathique, favoriser la
remontée graduelle des sujets colonisés en humanité. Il y a là une violence
au service de quelque chose qui n’est pas la reproduction systématique de la
violence. Cette tradition a été négligée et pourtant elle est toujours là. Le
Léviathan colonial a donc toujours présenté un double visage.
Comment traiter cet héritage ambigu ? Comment désactiver le racisme
pour que l’on puisse enfin engager un dialogue d’égal à égal et construire
un récit partagé ? Certainement pas en érigeant l’Occident en notre bouc
émissaire général. L’Afrique doit se poser des questions qui la mettent en
jeu de façon aussi radicale que celles qui mettent en jeu les autres. La
colonisation ne représente qu’un segment dans le temps long de nos
sociétés. Comment se fait-il qu’un évènement d’une telle brièveté,
parenthèse relativement courte dans un fil plus long, se soit soldé par tant
de lésions, au point d’être tenu pour le miroir de chacun des moments de
notre durée historique, de notre horizon d’immanence ? Que gagnons-nous
à nous accrocher à la colonisation, comme si sans elle, il n’existait plus
aucun intermédiaire entre nous, le temps et le langage ? Comment se fait-il
que la France continue d’apparaître dans notre imaginaire à la manière d’un
membre fantôme ? Peut-être avons-nous besoin de faire, quelque part, le
deuil de la France. C’est ce qu’une décolonisation véritable aurait exigé.
Peut-être avons-nous besoin de nous séparer d’elle afin de mieux
reconstruire notre propre schéma corporel et nous guérir des traumatismes
et bouleversements psychogènes causés par la colonisation ? Pourquoi, à la
place d’une véritable politique de la mémoire et de la désaliénation, avons-
nous tendance à privilégier la recherche de boucs émissaires ? Les
mémoires tronquées sont, par définition, stériles puisqu’elles n’ouvrent pas
la voie à de nouveaux investissements affectifs résolument tournés vers le
futur.
Pour le reste, l’on sortira des faux dilemmes en rétablissant la vérité. La
vérité, seule, permet de décoloniser les imaginaires. L’on en sortira aussi en
combattant résolument le racisme. Car, l’éveil à une nouvelle conscience
planétaire ne sera guère possible si l’on ne comprend pas que le racisme
constitue, au même titre que la dégradation de la biosphère, l’un des graves
dangers qui pèsent sur l’espèce humaine en général et sur d’autres espèces,
animales et végétales. Il est l’un des grands facteurs d’entropie sur la
planète parce qu’il ne s’attaque pas uniquement au champ des relations
sociales et à notre monde mental, mais ses effets sur l’environnement
naturel, sur le monde animal, sont aussi réels et destructeurs. Il s’attaque
directement aux énergies physiques et aux capacités psychiques nécessaires
au renouvellement des formes de vie. Combattre le racisme exige de tisser
des ponts avec d’autres plateformes, d’intensifier des actions symboliques
dont l’objectif est d’interrompre publiquement le cours violent des choses et
de décoloniser les imaginaires. Les tactiques d’interruption et de disruption,
le recours à la loi, l’utilisation des techniques info-communicationnelles, et
l’investissement dans la réflexion critique seront nécessaires pour
transformer les imaginaires.

RR : Effectivement, même si le différend colonial pèse encore, en France


comme en Afrique, tout ne peut pas être jugé à l’aune de ce seul passé. Il
n’épuise pas la vitalité de ce qui se passe en Afrique et masque encore trop
souvent les évolutions en cours, au détriment des acteurs et de leur
engagement. Nous avons publié un atlas de l’Afrique4 qui retrace les
transformations du continent depuis trente ans, nettement plus positives que
ce que nous avons tous en tête, tout en analysant aussi les blocages qui
persistent. Il est crucial de rétablir une juste perception du continent pour
mieux contribuer à recomposer les imaginaires, en agissant vigoureusement
sur nos représentations. L’Afrique a connu des avancées majeures en termes
de mortalité infantile (divisée par trois en cinquante ans), d’accès à l’eau
(de 50 % en 2000 à 66 % en 2017) comme à l’électricité (de 29 % en 1990
à 53 % en 2017, soit un progrès pour 470 millions d’Africains), de
scolarisation (18,5 % des dépenses publiques en Afrique contre 14 % en
moyenne dans le monde) ou encore d’inclusion bancaire portée par le
succès de la téléphonie mobile (un nombre d’utilisateurs de paiements
électroniques douze fois plus élevé qu’ailleurs dans le monde), pour ne
prendre que ces quelques exemples. D’ici 2060, l’Afrique comptera en
outre la plus importante proportion d’actifs dans sa population totale. Ce
dividende démographique est une grande opportunité que le continent
africain doit saisir en formant le mieux possible sa jeunesse. De sérieux
signes d’espoir apparaissent à celles et ceux qui souhaitent les voir et qui
acceptent aussi que ce continent ait sa trajectoire de développement propre,
unique, éloignée du modèle de rattrapage qu’on a voulu trop souvent lui
imposer. Ainsi, l’urbanisation du continent ne s’accompagne-t-elle pas,
comme ce fut le cas dans le reste du monde, d’un exode rural massif. Tandis
que la population rurale asiatique continue de décroître, elle enregistrera en
Afrique une croissance de 1 % chaque année jusqu’en 2050. On assiste
ainsi à une densification simultanée des villes et des campagnes –
phénomène unique dans l’histoire du monde – qui fait du désenclavement
géographique et de la bonne gestion des villes secondaires un enjeu de
taille, afin de rendre les services de base accessibles à toutes et à tous. Il est
nécessaire de penser et d’agir pour une révolution agricole en phase avec
ces dynamiques de peuplement. L’Afrique compte aussi désormais sur une
fibre entrepreneuriale évidente si l’on considère les sept mille start-up
innovantes recensées sur le continent, qui suscitent d’ailleurs l’intérêt
croissant d’investisseurs du monde entier, avec 2 milliards d’euros levés en
2019, soit un doublement par rapport à l’année précédente. Saluons ici aussi
toutes ces femmes africaines qui se lancent dans la création d’entreprise,
pour un quart d’entre elles selon la fondation Women in Africa
Philanthropy. Et n’oublions pas l’industrie culturelle émergente, dont
témoigne notamment l’industrie cinématographique nigériane qui
représente déjà 2 % du PIB national et garantit trois cent mille emplois
directs. Les gouvernements africains doivent à présent mettre en place des
politiques beaucoup plus attentives et volontaristes de soutien aux petites et
moyennes entreprises, reposant sur un système financier africain plus
profond et capillaire. Nous en sommes loin encore mais les investissements
intracontinentaux sont désormais régulièrement en hausse, à mesure que se
structurent les institutions financières capables de transformer l’épargne
domestique. En témoignent également les investissements directs étrangers
entre pays africains qui ont triplé en dix ans. L’intégration économique de
l’Afrique et par l’Afrique progresse donc, que ce soit celle des flux
financiers ou par un renforcement de la coopération économique des États
dans le cadre d’organisations régionales et à l’avenir au sein de la zone de
libre-échange continentale (ZLECAf). Ce processus économique et
financier panafricain est un enjeu de premier plan et doit être approfondi
rapidement, dans l’intérêt du continent qui a la plus forte concentration de
petites économies au monde. Rien n’est écrit d’avance, bien sûr, et la
pandémie actuelle fait courir le risque d’une nouvelle divergence,
notamment si l’articulation au marché unique européen n’est pas parfaite,
mais l’Afrique détient indéniablement des clés pour sa réussite future.
Difficile de maintenir, après avoir pris connaissance de ces tendances,
l’idée d’une toute-puissance mercantile de la France en Afrique. Cette
représentation des relations France-Afrique existe encore, sans doute, et est
souvent invoquée quand une initiative française est lancée. Elle n’est pas
opérante. Il me semble que plus que le maintien d’une domination, il y a au
contraire le risque réel d’un éloignement par désintérêt, par lassitude ou si
la demande de séparation prenait de la force, de part et d’autre. Trop
présente ou pas assez, la France en Afrique ? La vérité est sans doute encore
quelque part entre ces deux assertions. Car j’entends aussi très souvent en
Afrique le regret d’un éloignement de la France et d’un trop faible
investissement de nos entreprises. Et en France, il est possible de percevoir
un sentiment diffus de passer peut-être à côté de quelque chose de
gigantesque, si nous ne réinvestissons pas rapidement dans le
renouvellement de notre relation. De grâce, ne nous arrêtons pas à cette
incertitude. Traitons sérieusement les problèmes anciens qui n’ont pas fait
l’objet d’une élaboration politique suffisante. Et tournons-nous résolument
vers l’avenir.
AM : Je suis d’accord que le retour sur la mémoire n’a de sens que s’il
permet de rouvrir le futur pour tous, c’est-à-dire d’interrompre le long
processus qu’aura été la perte prématurée de vie pour certains peuples et
certaines classes de la population, faute de quoi la mémoire est strictement
stérile. Dans les relations entre l’Afrique et les puissances du monde, mais
surtout entre l’Afrique, la France et l’Europe, l’enjeu est de savoir
comment, sur la base d’un passé de fractures, mutualiser néanmoins
l’avenir. Dans le domaine des rapports entre États, dans le domaine
militaire, culturel ou du “développement”, ceci signifie passer du modèle du
“client” à celui du “sociétaire”. Y parvenir suppose que de part et d’autre,
nous repensions la relation sous la forme d’une “assurance mutuelle”. Entre
l’Afrique et l’Europe, il n’y aura d’avenir commun et viable que sur la base
de ce modèle mutualiste. D’ailleurs, c’est dans cette direction qu’il faut
repenser le futur d’institutions existantes comme l’Agence française de
développement, l’Institut français, ou encore la diplomatie, la finance
publique et la défense de demain.
De ce point de vue, les défis communs sont énormes. Le plus important,
nous n’avons eu cesse de le répéter depuis le début de notre conversation,
c’est l’incertitude radicale et le besoin de transformations structurelles liés
aux défis écologiques contemporains. En Afrique en particulier, c’est la
nécessité de protection des moyens d’existence du plus grand nombre et le
besoin d’une plus grande résilience au sein de systèmes socioécologiques à
la fois complexes et fragiles. Peut-être ne pourrons-nous y faire face que si
nous renonçons à l’idée d’une croissance et d’une abondance qui ne seraient
que strictement matérielles, lesquelles seraient rendues possibles par des
technologies qui utilisent, pour l’essentiel, des ressources non renouvelables
et peu compatibles avec la préservation de l’environnement.
Construire ensemble un tel futur exigerait alors d’assigner d’autres
significations à la production dans la mesure où celle-ci ne consisterait plus
seulement en l’accumulation des profits. Il faudrait alors, d’autre part,
tourner le dos consciemment à la politique de la force et de la puissance,
d’influence et de conquête qui, dans le monde actuel, est clairement en voie
de prendre le pas sur tout autre équilibre. À la place, il s’agirait d’inventer
une nouvelle génération d’institutions coopératives et mutualistes capables
de peser sur la régulation du monde parce que les seules capables d’investir,
non pour le temps court de la bourse, mais pour le temps long de l’avenir,
celui de la réparation du monde.
La réconciliation passe souvent par la réparation. Mais tout n’est pas
réparable, notamment lorsqu’il y a eu crime contre l’humanité ou génocide.
Comment maintenir néanmoins cette exigence de justice ?

RR : Il est des crimes ineffaçables. On ne leur rendra jamais pleinement


justice, comme dans le cas du génocide des Tutsis. Cela ne signifie pas
qu’on ne puisse pas apporter du soin et réparer autrement. Le travail de
vérité est le premier élément de la réparation. Celle-ci passe ensuite par la
reconnaissance de responsabilités respectives, y compris celle de la part de
surplomb qui demeure ou qui peut toujours renaître et engendrer à nouveau
des phénomènes de domination et de violence. Pour lutter contre, il est
nécessaire de renverser les imaginaires. De raviver des figures, notamment
françaises, qui ont su faire preuve de respect et de compassion, non pas
pour réhabiliter la colonisation mais pour montrer notre relation dans toute
sa complexité. Et mettre en lumière tout ce qu’il y eut et ce qu’il y a
d’important, de riche et d’innovant entre nous. Au terme de “réparation”,
qui peut être un mot qui ferme, pour légitime et nécessaire qu’il soit, je
préfère celui de “réconciliation”, concept qui ouvre sur l’avenir et appelle à
investir, à construire, à prendre des risques, à recréer du mouvement. C’est
un mot que j’affectionne car s’il pose clairement l’existence d’un différend,
il contient aussi en son sein le processus même de son dépassement.
Se réconcilier, c’est d’abord accueillir les autres, dans toute leur
singularité, se mettre à leur place, sortir du mimétisme qui conduit à la
guerre. Se réconcilier, c’est chercher la vérité, vérité historique pour
objectiver les différends, vérité technique pour définir les solutions. Car on
ne se réconcilie vraiment que dans l’action, en s’engageant dans un
nouveau projet qui change concrètement la vie de ses enfants et de sa
communauté. Demander pardon, offrir des réparations, cela reste au fond
une autre forme de la séparation, tournée vers le passé plus que vers
l’avenir. Se réconcilier est un chemin plus ardu sans doute, mais aussi plus
prometteur car il peut permettre de poursuivre et de renouveler les relations,
même les plus douloureuses et les plus dégradées.
L’agence que je dirige joue un rôle utile dans ce travail, en accompagnant
et en soutenant des projets positifs et à forte charge symbolique. Je pense en
particulier à la restitution des œuvres du trésor des rois d’Abomey, qui
seront présentées dans un nouveau musée que nous finançons. Je pense à la
préservation des archives de l’apartheid, qui doivent être numérisées et
ouvertes au grand public. C’est le travail que le Robben Island Museum et
l’Institut national de l’audiovisuel (INA) ont entrepris ensemble, avec notre
soutien. Nous pouvons investir plus encore cette fonction à l’avenir, pour
peu qu’on l’organise et la conceptualise. Le déploiement de cette
contribution à nos réconciliations passe sans doute par un exercice de
clarification, pour que cette institution ancienne se libère définitivement du
soupçon qui semble parfois encore peser sur elle, et plus largement sur la
politique qu’elle sert, prise encore dans le piège colonial. J’ai entendu cette
attente, nette et forte, à Montpellier le 8 octobre 2021, dans la bouche des
acteurs des sociétés civiles africaines et des diasporas, dénonçant “l’aide”
aussi bien que le “développement”, ces mots jugés d’un autre âge. Le
monde qui est né en 2015, avec l’Accord de Paris et les Objectifs de
développement durable des Nations unies, est un monde de partenariat, au-
delà de la césure Nord-Sud. Mais il n’a pas encore trouvé ses mots. Ceux du
passé – la coopération, l’aide, le développement, etc. – doivent être laissés
de côté pour en inventer de nouveaux, et nous libérer ainsi des associations
automatiques avec la colonie et la postcolonie comme avec des conceptions
trop mécanistes et dépolitisées des dynamiques sociales et culturelles au
fondement de nos économies et de nos relations avec notre environnement.
D’autant que cette perception est particulièrement injuste quand elle pèse
sur l’AFD, qui n’a jamais été l’instrument financier de la colonisation. Elle,
qui est née le 2 décembre 1941 à Londres, dans la guerre mondiale pour
servir la France libre, contre la défaite et la compromission. Elle, dont les
premiers agents sont partis en Afrique pour préparer le volet financier de la
libération de la France, parallèle à la contribution de l’armée d’Afrique. Ce
n’est pas la France qui a libéré l’Afrique, mais l’Afrique qui a libéré la
France. Nous le savons, l’AFD, tout comme notre maison, dans le sillage de
la haute figure morale d’un de ses tout premiers directeurs généraux, de
1944 à 1973, André Postel-Vinay, a constamment lutté contre “l’affairisme”
qui a si longtemps caractérisé la Françafrique. L’agence a toujours plaidé
pour beaucoup plus de solidarité financière, alors qu’à l’époque coloniale
chacun des territoires sous domination française devait s’autofinancer. Elle
a déjà su cinq fois se réinventer, changeant de nom à chaque grande étape
du rapport de notre pays au reste du monde, et d’abord à l’Afrique : Caisse
centrale de la France libre (CCFL) en 1941, dans le chaos de la guerre
mondiale ; Caisse centrale de la France d’outre-mer (CCFOM) en 1944,
quand la France décide enfin d’investir hors de métropole ; Caisse centrale
de coopération économique (CCCE) à partir de 1958, au temps des
indépendances ; Caisse française de développement (CFD) en 1992, après
le sommet de Rio et les prémisses de l’agenda du développement durable ;
Agence française de développement (AFD) en 1998, avec l’espoir d’une
mondialisation heureuse après la chute du mur de Berlin, la création de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les Objectifs du millénaire
pour le développement (OMD) de Kofi Annan. Le moment est venu, à la
demande du président Macron, de lui trouver un nouveau nom, donc un
nouveau rôle et un nouveau mandat, cohérent avec l’agenda 2030 de l’Onu
et avec la relation nouvelle que notre pays veut bâtir avec l’Afrique et le
reste du monde.
Je crois que nous en avons déjà défini les bases. Le temps est venu de
dépasser “l’aide publique au développement” pour lui préférer sans doute
les notions d’“investissement solidaire” et, plus large encore,
d’“investissement de développement durable”. L’aide ne parvient plus à
qualifier notre métier et l’esprit nouveau, de partenariat et d’innovation
partagée, suivant lequel il s’exerce.
Ce décalage nous bride et nous enferme, y compris par l’ambiguïté qu’il
entretient entre la défense des intérêts de notre pays et le désintérêt des dons
que nous apportons aux pays qui nous sollicitent. On sait depuis longtemps
qu’il y a plus de domination dans un don – qui appelle toujours son contre-
don, comme l’a montré Marcel Mauss – que dans un prêt. Affirmons plutôt
que la France s’intéresse aux intérêts de ses partenaires. Qu’elle est prête à
investir à long terme avec eux, dans leur propre transformation et dans
l’établissement de liens positifs avec la France et avec l’Europe. Et sortons
enfin des logiques humanitaires de court terme, de défiance et de
conditionnalités, pour leur préférer des dialogues entre expériences de
développement, toujours singulières, et imaginer le mode de financement de
nos biens communs mondiaux et d’une nouvelle solidarité pour que tous
puissent en bénéficier. Et si nous parvenons à dépasser, dans cette
reformulation, la critique paresseuse et datée de l’action de développement,
nous soulèverons des montagnes. Pour peu que notre action se réinvente,
curieuse et respectueuse des trajectoires et des expériences variées des
différents pays et des différentes communautés qui souhaitent coopérer avec
nous. C’est un travail complexe et profond, ouvert et pluridisciplinaire,
n’hésitant pas à mobiliser des formes sensibles au-delà des seuls savoirs
techniques. Je crois que nous avons commencé à l’imaginer et à le faire, en
particulier avec l’initiative Finance in Common Summit (FiCS) qui
rassemble désormais toutes les banques publiques de développement du
monde5. Nous sommes ici déjà dans l’investissement solidaire, seul à même
d’apporter la réparation, le soin et la réconciliation attendus.

AM : Les termes de “restitution” ou de “réparation” sont polémiques, pour


de bien mauvaises raisons. Ils rappellent, chez beaucoup, l’idée de
repentance. Comme si accepter ses responsabilités et se repentir étaient, en
soi, des gestes futiles. Ma conception de la restitution et de la réparation, je
la dois en très grande partie à l’expérience sud-africaine, aussi incomplète
et inachevée soit-elle. Réparer, c’est d’abord faire justice. C’est reconnaître
que quelque chose a été brisé et s’efforcer de le remettre bout à bout. Bien
comprise, la politique de la réparation est la conséquence directe de la
politique de la reconnaissance. Cette dernière n’exclut d’ailleurs pas, a
priori, le geste qui consiste à demander pardon ou à accorder le pardon.
C’est parce qu’au fondement de ces trois moments – la reconnaissance, la
réparation et le pardon – se trouve l’exigence de vérité, laquelle ouvre à son
tour la voie à la responsabilité.
La réparation, l’obligation de justice et le soin constituent, en vérité, une
seule et même trame, les grandes tâches de notre époque, marquée qu’elle
est par la question de l’écologie générale. Celle-ci comprend l’ensemble des
écosystèmes, y compris les écosystèmes psychiques, mentaux et sociaux
qu’il s’agit de réparer, c’est-à-dire de renouveler. Ce que l’esclavage et le
colonialisme ont mis en péril, ce n’est pas seulement la durabilité des
écosystèmes environnementaux. Ce sont aussi les savoirs, les capacités de
prospective créative des communautés colonisées. Il ne s’agissait pas
seulement de leur imposer des contraintes physiques, sociotechniques,
politiques et économiques limitantes. Il s’agissait aussi, par le biais du
racisme en particulier, d’épuiser leurs énergies psychiques, de bouleverser
les formes de cohabitation que ces sociétés avaient cultivées entre les
humains et les non-humains, la façon dont elles s’ancraient dans des
territoires donnés, composaient avec leurs spécificités.
Il ne pourra pas y avoir de développement qui ne s’articule à ces
fondamentaux que sont la réparation, le soin et l’obligation de justice. Ce
que l’on appelle de nos jours “l’aide au développement” n’a pas
fondamentalement rompu avec la logique coloniale. Dans plusieurs cas,
cette forme aliénante de la relation a toujours pour visée de séparer les
communautés de l’espace où elles vivent et conduisent leurs activités.
Combien de projets dits de développement ont fini par priver maintes
communautés de leurs terres, de leurs sources de subsistance et les ont
rendues incapables de définir eux-mêmes leurs propres intérêts ? Faute de
les protéger, de tels projets ont fini par les exposer à toutes sortes de
nouveaux risques.
Réparation et restitution prennent tout leur sens dans ce contexte. Ce que
l’on appelle le “développement”, ou de manière générale “l’économie”, doit
être redéfini précisément comme la lutte contre cette logique de la
dissipation. Les nouveaux investissements à faire doivent par conséquent
aller bien au-delà de la dimension purement financière. En vérité, il faut
investir dans les “nouveaux actifs” que sont la prospective créative, le
renouvellement de toutes sortes d’énergies y compris psychiques, des
écosystèmes y compris mentaux, des savoirs locaux, des pratiques
artistiques, des savoirs théoriques, des outils de demain. La nouvelle
recherche concernant l’Afrique en particulier doit mettre en réseau de
nombreux champs disciplinaires si l’on veut mieux appréhender le contexte
mouvant et incertain qui borne désormais nos existences. Il s’agit par
ailleurs de modifier les outils méthodologiques si l’on veut non seulement
mieux expliquer les nouveaux phénomènes sociétaux, mais ouvrir de
nouveaux horizons qui permettraient de redéfinir le développement comme
lutte contre l’entropie et pour le vivant.
Quant à l’exigence de justice, elle est une tâche par définition
interminable. Elle commence par la connaissance et sa transmission. Dans
le cas des diasporas africaines en Europe, elle commence par la
reconnaissance de leur histoire non comme une histoire à part, mais comme
partie intégrante de l’histoire de l’Europe. Elle passe par la valorisation des
héritages artistiques et humains autrefois méprisés, qu’il s’agisse de
littérature, de cinéma, de musique, d’arts plastiques. En France en
particulier, il faudrait un lieu matériel qui symbolise la contribution
africaine et diasporique au génie universel. Ce lieu, une grande Maison des
mondes africains, serait un espace où, avec d’autres, nous mettrons en scène
ce génie et continuerons à alimenter la réflexion collective sur le monde
commun.
RR : La Maison des mondes africains à Paris est une si belle idée. Elle
viendra raviver les mânes d’Alioune Diop, de Frantz Fanon, d’Amadou
Hampâté Bâ, d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor mais aussi la
force de Ken Bugul ou l’inspiration de Mohamed Mbougar Sarr et de tant
d’autres “écrivains et artistes noirs”, militants des indépendances ou
simples étudiants qui ont arpenté les rues de Paris, des rêves et des combats
en tête. Et elle devra évidemment essaimer dans toute la France, et
s’appuyer sur des partenariats solides et féconds avec les institutions sœurs
en Afrique qui existent notamment dans les autres “États régionaux” et qui
vont débattre avec la France et contribuer à la reconstruction de nos liens.
Cette maison pourra également utilement nous guider pour renouveler
l’action de développement en la mariant avec les formes sensibles de l’art,
de la culture et du sport, comme nous avons commencé à le faire
systématiquement pour contribuer à faire de Paris 2024 les JO du
développement durable ou en proposant, via le fonds Metis et avec l’accord
des communautés intéressées, les projets de développement comme autant
de scènes pour des artistes soucieux d’inspirer et d’être inspirés par des
contextes auxquels ils n’auraient jamais eu accès sans nous.

Concrètement, comment créer ce désir d’en-commun que vous appelez tous


deux de vos vœux ? Qui ne soit plus un commun fondé sur des relations
asymétriques et sur un universel pensé à l’aune d’un modèle unique ? Mais
qui permette de préserver la part de singularité de chaque partie engagée
dans un même projet ? Au fond, et c’est bien là l’éternel défi politique,
comment gérer le différent et les différends ?

RR : Après avoir d’abord travaillé à reconnecter l’AFD à son propre pays,


j’ai veillé avec les équipes, fort du soutien du gouvernement et du
Parlement français, à mettre l’agence au service d’un “monde en commun”,
puisque nous avons tous à réussir la transition vers une économie
décarbonée et beaucoup plus inclusive. Je me demande à présent,
réfléchissant à la prochaine étape, si le travail de cette institution ne serait
pas de se placer résolument “du côté des autres”. De se décentrer
sciemment pour construire un contrepoint et une capacité d’action et de
compréhension altruiste, utile à notre politique internationale comme à la
définition des politiques publiques et au débat citoyen. Sans perdre bien sûr
l’objectif de l’en-commun, mais en inventant les outils nécessaires à son
avènement.
Cette posture est, à dire vrai, déjà inscrite dans l’histoire de l’agence, qui
forme et accompagne depuis toujours des maîtrises d’ouvrage locales et ne
réalise jamais elle-même les projets. Elle n’agit qu’après avoir reçu une
requête formelle signifiant le consentement de son partenaire. Elle ne
délivre que des “avis de non-objection” aux moments clés de la vie des
projets. Au fond, jusque dans nos procédures, nous souhaitons et proposons
d’être du côté des autres. J’aimerais qu’on le dise de façon encore plus nette
et que nous nous employions à partager cette expérience essentielle qui, par
le détour de l’altérité, permet d’innover, de créer du lien et de parvenir in
fine au commun qui est, par nature, coopératif et non hiérarchique,
associant le public et le privé, et fondé sur le respect de tous.
Je sais bien que les notions même d’“autre” et d’“altérité” sont
aujourd’hui débattues, voire rejetées, interprétées parfois – non sans
paradoxe – comme des éléments d’un dispositif d’oppression ayant permis
aux Occidentaux de se séparer des autres humains, autorisant leur
exploitation et même leur esclavage. La radicalité de l’altérité aurait permis
de rejeter hors de l’humanité les populations mésoaméricaines, les
premières nations ou encore les peuples d’Afrique subsaharienne. Elle
serait consubstantielle à cet “habiter colonial” qui domine, exploite à la fois
ceux qu’il désigne comme “autres” ainsi que la nature.
J’invite ici aussi au dépassement et au renouvellement. À la redécouverte
aussi de la longue tradition de curiosité et de science que recèle également
notre expérience historique et dont David Diop vient de donner un bel
exemple en évoquant le souvenir du botaniste Michel Adanson6. N’est-ce
pas au contraire le mimétisme que nous devons surtout craindre
aujourd’hui ? L’enfermement dans les prisons numériques de communautés
de plus en plus petites, où nous ne sommes plus nourris que des mêmes
contenus, incessamment, et interdits d’accès aux communautés voisines. Il
y a dans les réseaux sociaux, derrière la promesse d’une liberté absolue, la
réalité d’un commerce incessant avec nos semblables, d’une part, et
l’interdiction du commerce avec autrui, d’autre part. Ce paradoxe est la
source potentielle, dès aujourd’hui et sans doute plus encore demain, d’une
très grande violence.
Alors, il nous faut réhabiliter l’altérité, non pas comme une séparation
mais comme une découverte, une retrouvaille et la propédeutique à nos
réconciliations. Être “du côté des autres” non pas au nom d’une mièvre
tolérance et encore moins par haine de soi. Tout le contraire : pour débattre,
argumenter, apprendre, innover, rapporter chez soi et changer. Et inventons
les instruments d’une politique des autres qui permettent de nous parler, de
nous comprendre et de nous allier autour de projets concrets et utiles, en
joignant et combinant nos forces respectives. Car lorsque je dis être “du
côté des autres”, je l’entends comme une méthode, une étape, et surtout pas
comme une identité. Ou du moins comme le moyen de mettre de la
mobilité, de la richesse et de l’incertitude dans nos identités. Sans jamais
perdre de vue les enjeux communs et internationaux.

AM : Vous évoquez “la différence” et “le différend”. L’Europe – mais aussi


la France – a longtemps tardé à reconnaître qu’il y a une part d’elle-même
qui vient d’ailleurs. Cette part est inéradicable. Assimiler cette part dans son
récit propre n’amoindrit en rien l’identité européenne. Bien au contraire,
une telle reconnaissance en accroîtrait le potentiel d’universalité. Comme
tout récit identitaire, le récit européen a une part de nuit, ainsi qu’en
témoignent des crimes historiques tels que l’esclavage, l’Holocauste, le
colonialisme et les génocides. Cette part de nuit ne constitue pas la totalité
de ce qu’est l’Europe, la France, l’Allemagne ou le Portugal. Elle n’est pas
non plus un simple accident. Elle fait partie de sa structure. Une fois de
plus, cette double enveloppe, elle n’en a pas le monopole. Elle est
constitutive de chaque civilisation humaine. Ce qui compte, c’est de
l’assumer intégralement, et en vérité. Ce projet de vérité est, à mon avis, le
point de départ de tout le reste.
Comme je l’ai suggéré, pour toutes sortes de raisons, beaucoup refusent
de parler de “réparations” en relation aux crimes historiques perpétrés
contre les Africains. Aux yeux de l’État allemand et de bon nombre de ses
élites par exemple, l’aveu de tout crime autre que l’Holocauste porte en lui
un danger majeur, celui de relativiser ce monstrueux évènement qu’il ne
faudrait comparer à aucun autre, tant il est exceptionnel. Pour les tenants de
“l’apartheid des mémoires”, la colonisation fut une œuvre civilisatrice. Cela
étant, si dette il y a, c’est celle que devraient les colonisés et leurs
descendants à ceux qui leur apportèrent les Lumières. Au regard des
lumières de la civilisation européenne, que pourraient bien valoir, par
exemple, quelques dizaines de milliers de vies herero et nama éliminées
lors du génocide perpétré par l’Allemagne dans sa colonie du Sud-Ouest
africain – l’actuelle Namibie – au début du XXe siècle ? Don originaire, la
dette de civilisation exonérerait donc de tout le reste.
Au regard des crimes commis contre les Africains, mais aussi des crimes
commis par les Africains contre d’autres Africains, la question de savoir en
quoi pourrait consister une éthique de la réparation demeure donc entière.
Fort de l’expérience sud-africaine, je peux dire que la politique des excuses
et du pardon a des limites. Ce qui compte, à mes yeux, comme beaucoup
s’accordent désormais à le reconnaître, c’est la vérité. De la vérité découlent
ensuite la responsabilité, la justice et la réparation. Les excuses n’ont aucun
sens si elles n’entraînent aucune conséquence concrète pour celui qui les
profère. Pour le reste, la reconnaissance d’un tort appelant irrévocablement
une compensation au besoin financière, les anciennes puissances coloniales
hésitent, au nom de la raison d’État, à présenter des excuses car, souvent,
elles redoutent les conséquences financières et judiciaires d’un tel geste.
Toute réparation doit-elle avoir une dimension financière ? Si oui, que vaut
en termes monétaires la vie d’un Herero ou d’un Nama ? Que valent par
exemple les 1,1 milliard d’euros octroyés par l’Allemagne à la Namibie par
rapport aux soixante-dix mille morts causés par le génocide allemand de
1904 ? Peut-on faire croire qu’une fois ces montants décaissés, la faute est
expiée et le crime lavé ? Que l’Allemagne ne doit plus rien à la Namibie ?
En réalité, la seule vraie question qu’il faut poser est celle de la dette de vie,
du lien humain. Comment répare-t-on des liens qui ont été à ce point
détruits ? Si, par réparation, l’on entend la restitution d’un bien ou d’une vie
à l’état où elle se trouvait avant sa destruction, alors les Hereros et les
Namas massacrés par les Allemands ne reviendront jamais à la vie, sinon
par la mémoire que leurs descendants – et, il faut l’espérer, le reste de
l’humanité – conservent d’eux. L’une des fonctions de la mémoire est donc
de garder en vie ceux dont le nom serait autrement effacé de la surface de la
Terre, puisque dans le nom se décline la personne et derrière le nom
apparaît son image, son visage, celui-là qui me renvoie par définition au
mien. Mais certains crimes, comme vous le faites remarquer, sont
irréparables. Et pour les survivants comme pour leurs descendants, il faut
apprendre à vivre avec ces pertes pour autant qu’un tel apprentissage soit
possible. Les bourreaux et leurs descendants, de leur côté, auront beau nier
toute culpabilité directe ou manifester leur refus de la repentance, il n’en
reste pas moins qu’à la manière de Caïn, ils ne se déroberont jamais à l’œil
de la vérité. Ce qui lie par conséquent les générations, voire les peuples et
les communautés par-delà le temps et la distance, c’est la dette de vie, la
dette de vérité et la dette de mémoire. C’est en raison de cette triple dette de
vie, de vérité et de mémoire que nous ne sommes pas seulement
responsables de ce dont nous sommes les auteurs directs. Nous sommes
aussi responsables des œuvres dont nous ne sommes pas les auteurs directs
et des crimes dont nous avons été les bénéficiaires indirects. La forme
suprême de la responsabilité consiste à assumer en toute bonne foi et de
façon critique ce dont nous sommes les héritiers, en sachant que les dettes
de vie sont par définition insolvables, le travail de mémoire interminable,
tandis que certains héritages sont fondamentalement indivisibles.
Plutôt que de parler de la “pacification des mémoires”, peut-être vaut-il
alors mieux réfléchir en termes de solidarité des mémoires de la souffrance
humaine au sens le plus large et le plus généreux du terme ? Chaque humain
massacré, chaque culture détruite, chaque visage effacé et chaque vie
oubliée, y compris la vie des espèces animées non humaines, nous implique
et nous interpelle. Nous avons besoin non de pacifier les mémoires, mais de
faire place à chaque récit mémoriel, dans la plus radicale égalité, y compris
celles d’expériences ou de tragédies qui ne sont pas directement les nôtres.
C’est ainsi que nous communierons aux souffrances non des “Autres”, mais
de toute l’humanité. Sans ces deux principes de droit égal à la narration
pour chaque mémoire et de solidarité entre toutes les mémoires de la
souffrance humaine, nous ne sortirons pas des guerres stériles de mémoires
et d’identités. C’est la raison pour laquelle il faut arrêter de lier les luttes
pour la mémoire aux luttes identitaires, surtout là où l’identité est elle-
même comprise comme différence insurmontable. Les seules luttes qui
valent vraiment la peine aujourd’hui sont celles qui visent à réparer le
monde. C’est la raison pour laquelle la politique de la différence et de
l’identité doit être remplacée par la politique de l’en-commun. Comment
réarticuler les mémoires des souffrances humaines de telle manière qu’elles
deviennent toutes des pierres angulaires du projet général de réparation du
monde ? Telle doit être, à mon avis, l’interrogation.
3.
POUR UNE DIPLOMATIE
DU VIVANT

La crise actuelle, environnementale et sociale, appelle de nouvelles


manières d’habiter le monde qui prennent soin de soi, d’autrui et du vivant.
Elle suppose de refonder les ordres politique, économique et social actuels
qui reposent sur une économie mondialisée d’extraction et d’exploitation.
Et de repenser les relations Afrique-France dans ce cadre plus large.
Comment concevoir différemment les modèles de développement ? Quelles
voies, quelles formes, ces nouvelles manières d’habiter le monde
pourraient-elles emprunter ?

AM : Les nouvelles formes de développement devraient être conçues à


partir des idées du soin, de la reconstruction des milieux de vie, des sols et
des habitats, des savoirs et des capacités, bref du vivant. Le développement
ne devrait être rien d’autre que l’effort visant à produire la santé, à protéger
individus et communautés face aux risques auxquels ils sont exposés du fait
de la généralisation d’environnements pathogènes propre à notre temps.
Ainsi comprise, la santé est plus que la lutte contre les microbes ou les
virus. Un tel concept renvoie au soin permanent qu’il nous faut accorder à
nos rapports, à nos milieux de vie, à nos relations interhumaines et au sein
du tissu des vivants. Il s’agit donc d’une conception élargie du soin, de la
santé et de la réparation. Il s’agit de contrer l’épuisement sous toutes ses
formes et de compenser la destruction à la fois des corps, des sols et des
esprits. En effet, on a longtemps pensé le corps vivant comme un corps
immunisé. Ce qui ressort de la crise virale dans laquelle nous sommes
encore plongés, c’est que nos corps sont le résultat à la fois fragile et
dynamique d’un mélange complexe, mais aussi éphémère, de formes de
vies hétérogènes et interreliées. Loin d’être un corps séparé et immunisé, le
corps vivant est un corps situé à l’interface d’un dedans et d’un dehors. Il
doit tout à la communauté biotique, au tissu des vivants au sein duquel il
évolue. De ce point de vue, il est difficile de séparer la vie humaine du reste
du vivant. Or, il est indéniable que dans bien des parties de notre monde
actuel, la vie se fait de plus en plus fragile et de plus en plus démunie. Elle
n’est pas seulement harcelée par la maladie. Le vivant est de plus en plus
menacé par l’entrelacement des facteurs biologiques et environnementaux.
La Terre ne cesse de se contracter. Système en lui-même fini, elle est sur le
point d’atteindre ses limites. Cette expérience des limites et la litanie des
situations extrêmes qu’elle génère, certains en auront fait l’épreuve avant
d’autres. Pour bien des régions des Suds du monde, mais aussi en bien des
endroits au Nord, créer du vivant à partir de l’invivable est devenu le lot
commun. La politique du développement en tant que politique du vivant par
les vivants et pour les vivants se conçoit donc clairement. Je le dis des
vivants, mais on pourrait dire la même chose des sols de plus en plus
contaminés, de plus en plus remaniés, fabriqués par les activités humaines
et soumis à une organisation d’origine anthropique.
Tel est l’horizon. Encore faut-il garder à l’esprit les obstacles de tous
ordres qui jonchent le chemin vers l’en-commun. Pendant longtemps, la
planète et l’ensemble de ses habitants ont vécu au rythme de certitudes
euro-centriques, en réalité des préjugés, la plupart du temps. Pour les
besoins de la cause, ces préjugés ont été revêtus du masque de ce que le
philosophe Souleymane Bachir Diagne appelle “un universalisme de
surplomb”. Depuis lors, le reste du monde n’a eu cesse d’en appeler de tous
ses vœux à un décentrement qui eut permis de rendre visible les différentes
manifestations du génie humain et de faire valoir d’autres imaginations de
notre insécable lien avec l’ensemble des espèces. Aujourd’hui encore, bien
des puissances du monde continuent de nourrir des réflexes prédateurs sur
le plan militaire et économique. Au même moment, du point de vue de la
production des signes qui parlent au futur, elles n’arrêtent pas de tourner en
rond. Les vieilles pulsions impérialistes se conjuguent de plus en plus à un
passé de nostalgie, et le centre est à présent rongé par un désir de frontières
et par la peur de l’effondrement. D’où les appels à peine déguisés non plus
à la conquête militaire en tant que telle, mais à des “frappes” au loin, à la
fermeture, au repli et à la clôture. Et, lorsqu’il le faut, à la mise en
quarantaine et au confinement de peuples et de territoires entiers dans des
enclos. Beaucoup ayant perdu foi en l’avenir ne rêvent plus que de la fin.
D’où l’actuelle montée en puissance d’innombrables récits eschatologiques.
Ces discours se répandent sur fonds d’angoisse et de paniques de toutes
sortes. Du reste, la vie au bord des extrêmes est en passe de devenir notre
condition commune. Toutes les études indiquent que la concentration du
capital entre quelques mains n’a jamais atteint les niveaux que l’on connaît
aujourd’hui. À l’échelle planétaire, une ploutocratie n’a cessé de jouer de
l’ici et de l’ailleurs pour confisquer la plupart des biens de toute l’humanité
et, bientôt, l’essentiel des ressources du vivant.
Au même moment, des couches entières de la société courent des risques
accrus d’un déclassement vertigineux. Il n’y a guère longtemps, elles
avaient la possibilité de renforcer leur statut, voire de faire l’expérience de
la mobilité ascendante. La course étant désormais à la dégringolade, elles en
sont réduites à lutter pour sécuriser le peu qui leur reste. Mais au lieu
d’attribuer la responsabilité de leurs malheurs au système qui les provoque
et les entretient, elles se retournent contre plus misérables qu’elles, une
classe de superflus d’ores et déjà lésés dans leur existence matérielle, qui a,
à peu près, été dépouillée de tout, et à l’encontre de laquelle elles en
appellent à présent à une brutalité sans concession.
Par ailleurs, la montée des angoisses a lieu sur fond d’une prise de
conscience beaucoup plus accentuée qu’auparavant de notre finitude
spatiale. Notre Terre ne cesse de se contracter, je l’ai dit. La nouveauté est
que nous partageons désormais l’épreuve des extrêmes avec plusieurs autres
que ne pourront protéger, à l’avenir, ni aucun mur, ni aucune frontière, ni
aucune bulle ou enclave. La réalité de la contraction et du basculement vers
les limites ne se donne pas seulement à voir dans l’épuisement vertigineux
des ressources naturelles, des énergies fossiles ou des métaux qui servent à
soutenir l’infrastructure matérielle de nos existences. Elle se manifeste
également sous une forme toxique dans l’eau que nous buvons, voire
dans l’air que nous respirons. Elle est à l’œuvre dans les transformations
que subit la biosphère, ainsi que l’attestent des phénomènes comme
l’acidification des océans, la destruction d’écosystèmes complexes, la
course à l’exode pour ceux dont les milieux de vie ont été saccagés. Il n’y a
guère jusqu’à notre conception du temps qui ne soit remise en cause. Alors
même que les vitesses ne cessent d’exploser et les distances conquises, le
temps concret, celui de la chair du monde et de sa respiration, et celui du
soleil qui vieillit n’est plus extensible à l’infini. Au fond, il nous est
désormais compté. Nous sommes de plain-pied dans l’âge de la combustion
du monde.
La possibilité d’une rupture générique plane donc sur la membrane même
du monde. Elle est propulsée en partie par l’escalade technologique.
Strictement parlant, l’âge de la combustion du monde est un âge post-
historial. La perspective d’un tel évènement a relancé de vieilles courses, à
commencer par la course vers une nouvelle partition de la Terre. On le voit
bien à travers la façon dont une épidémie comme celle de la Covid-19 est
gérée, et la sorte d’apartheid vaccinal si typique de sa gestion. Elle a aussi
ressuscité de vieux rêves, à commencer par le rêve de division du genre
humain en différentes espèces marquées, chacune, croit-on, par leurs
irréconciliables différences. C’est peut-être ce qui explique la relance des
pratiques de sélection et de triage que reflètent bien les politiques anti-
migratoires contemporaines. De telles pratiques, souvenons-nous, avaient
marqué l’histoire de l’esclavage, de l’Holocauste et de la colonisation, ces
moments de rupture portés par le combustible qu’aura été le racisme dans la
modernité. La nouvelle pulsion de sélection s’appuie sur toutes sortes de
nanotechnologies. Il ne s’agit pas de machines, à proprement parler, mais de
quelque chose de plus gigantesque encore, quelque chose sans limites
apparentes, à la confluence du calcul, des cellules et des neurones, et qui
semble défier l’expérience même de la pensée.
Dans ces conditions, l’on gagnerait peut-être à envisager le vivant non
seulement en termes de ce qui échappe à la capture, à l’extraction, voire à la
mort, mais aussi en termes de ce qui, par définition, est à la fois incalculable
et inappropriable. Vu sous cet angle, le vivant est aussi ce qui contribue à
maintenir l’avenir ouvert. Le vivant exige une certaine adhésion et fidélité à
l’idée même du futur, c’est-à-dire d’une Terre vivable. Mais comment
demeurer fidèle au futur alors que celui-ci ne cesse de se dérober et de
s’éloigner ? En partant du foisonnement de la vie, surtout des vies jugées
minuscules, celles dont on pense qu’elles ne comptent pas, et qui sont
exposées sans filet aux forces de vulnérabilisation. En valorisant les
multiples petites bifurcations que l’on observe partout en Afrique et dans
maintes régions des Suds du monde. Celles-ci constituent autant de
réponses, souvent fragiles, au basculement climatique, à la perte de la
biodiversité, à l’aggravation des inégalités et aux tensions politiques. C’est
dans ces petites bifurcations que l’on trouve les pratiques les plus
signifiantes de dévulnérabilisation, de soin et de réparation. Elles indiquent
que le sort de l’Afrique et celui du monde sont entre nos mains, et que le
futur dépendra de notre capacité d’articulation à ces mondes constamment
en train de se défaire et de se refaire, où les liens brisés se renouent et
libèrent.

RR : Je crois comme Achille Mbembe à une diplomatie du vivant, que


l’Afrique et l’Europe peuvent et doivent inventer ensemble. Il y a entre nos
deux régions tant à combiner et à gérer en commun, sur le plan
démographique, économique, environnemental et culturel. Et déjà, je crois,
les germes d’un dépassement de nos seuls intérêts. La gestion de la crise de
la Covid-19, pour chaotique qu’elle ait été sur le plan international, aura été
marquée par un échange très intense – et parfois tendu – entre l’Union
européenne et l’Union africaine, pour desserrer les inégalités vaccinales et
financières qui se sont rouvertes et éviter une divergence entre nos deux
régions après des décennies de croissance.
Je crois en la possibilité d’une autre diplomatie, qui ne soit pas
hiérarchique et uniquement fondée sur les rapports de force entre États,
mais pétrie d’histoire, inclusive, attentive à la préservation et à la recréation
du vivant. Pour reprendre un vocabulaire cher à Bruno Latour, une
diplomatie qui aurait “atterri1”, territorialisée, localisée, ouvrant sur un
ordre post-westphalien et polylatéral. Avec l’espoir que la conscience d’un
monde en commun et des défis immenses qu’il recèle prime les appétits de
puissance et les tentations autoritaires, dont l’inefficacité est désormais
clairement établie2. Avons-nous du reste le choix ? Car la possibilité même
de se replier sur soi et de se couper – ou de réduire drastiquement – nos
connexions avec le reste du monde est une illusion. Le débat contemporain
n’est donc plus entre le repli ou l’ouverture, comme on le dit trop souvent,
mais, comme l’a récemment exposé Mark Leonard3, entre un monde qui
saurait ou ne saurait pas gérer ses multiples interdépendances enchevêtrées
– numériques, juridiques, commerciales, financières, migratoires, etc. –, qui
peuvent, si l’on n’y prend garde, toutes se transformer en armes comme
hackers, mafias et manipulateurs des populations migrantes le montrent
déjà à l’envi. Des liens qui libèrent, oui, plutôt que des liens qui oppriment,
mis au service de la vie plutôt que de la mort.
Une diplomatie des vivants, cela voudrait dire bâtir, dans chaque pays et
chaque région, une capacité spécifique à se décentrer, pour aider à sortir du
mimétisme qui, comme nous le savons depuis les travaux de René Girard4,
enferme les individus comme les nations et est à l’origine de nos conflits.
Cette capacité d’action altruiste, empathique, s’inscrirait dans un processus
d’interprétation, de traduction et d’attention aux intérêts des autres. La
diplomatie du vivant ne nierait pas l’existence d’intérêts différents, mais en
s’intéressant aux intérêts des autres, elle trouverait les voies concrètes pour
les combiner avec les nôtres.
Une diplomatie du vivant exprimerait également notre attention à l’égard
de tous les vivants, les humains et les autres vivants. Nous disposons déjà
en France d’ambassadeurs dédiés au climat, à la biodiversité ou encore aux
océans. On pourrait aller plus loin encore en rehaussant la place donnée aux
questions globales en les identifiant mieux dans notre action internationale
et en en faisant un marqueur d’une diplomatie civique et coopérative.
Une diplomatie du vivant réussirait à combiner la réponse aux urgences,
la résolution des crises, mais sans s’y enfermer et sans jamais oublier la
boussole du long terme et des transformations nécessaires, en investissant
intellectuellement dans ce qu’on pourrait appeler “le monde d’après le
monde d’après”, par une diplomatie du ménagement, du soin, de l’entraide
et de l’action conjointe. Savoir agir vite en sachant penser loin.
La diplomatie se présente souvent, sous la plume de Kissinger et de ses
nombreux émules, comme un art réaliste et précis – un rien pessimiste
aussi – dont l’unique fonction serait de rétablir les équilibres entre les
puissances. Mais cet art immémorial, pour légitime et nécessaire qu’il soit,
ne suffit plus face à la gravité des crises contemporaines, quand c’est
l’ensemble de notre écosystème et donc toutes les puissances
simultanément qui sont déstabilisées. Il faut agir et pas seulement maintenir.
Il nous faut désormais ajouter à l’intelligence des contextes le souci de long
terme et une capacité d’investissement rapide.
Les arrangements institutionnels de la diplomatie des vivants importent
peu. À chaque pays les siens. Ils supposent toutefois partout, c’est ma
conviction, une place renforcée et rehaussée pour ce qu’on appelle encore la
politique de développement, qui est déjà aujourd’hui l’un des domaines les
plus actifs dans l’action internationale. Nous devons trouver un mot plus
juste pour qualifier cette nouvelle capacité d’interaction et d’entraide
internationale à l’âge du vivant. Je crois à la capacité de l’Europe de jouer
ce rôle entre les puissances et pour nos biens communs. N’oublions jamais
que le premier visage de l’Europe dans le monde, dès le traité de Rome de
1957, fut le Fonds européen de développement (FED) actif dans les
soixante-dix-neuf États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), un
visage constructif et solidaire, bien avant qu’il n’existe une diplomatie
européenne à part entière. C’est cette capacité que nous sommes en train de
renforcer et d’organiser depuis 2019 en inventant la “Team Europe”,
rassemblant les institutions communautaires (la Commission européenne, la
Banque européenne d’investissement et la Banque européenne pour la
reconstruction et le développement) et les institutions des vingt-sept États
membres.

Comment alors concevoir un développement qui ne prendrait pas seulement


en considération les questions matérielles et techniques ? Qui s’inscrive
dans des schémas culturels particuliers et fasse sens ? C’est-à-dire qui se
tourne vers un avenir empli d’heureuses potentialités. N’est-il pas urgent de
réinvestir le temps de la prospective pour ouvrir les futurs, penser des
communs possibles et dessiner de nouvelles utopies ?

RR : Il faut en effet se dégager de nos impossibilités du moment. Nous


sommes aujourd’hui entravés car nous n’avons pas encore clairement défini
le terme, la fin, les objectifs de ce dont nous parlons. Je note d’ailleurs
qu’on emploie désormais surtout des mots qui n’indiquent pas le but mais
simplement le chemin. On parle beaucoup de “trajectoires”, de “transition”,
de “transformation” mais on ne précise jamais avec netteté quel est
l’horizon de notre action. Ou bien on le fait dans des termes difficilement
compréhensibles comme “net zéro en 2050”, ou diablement
technocratiques, par exemple lorsque l’on entreprend de détailler les cent
soixante-neuf cibles des dix-sept objectifs de développement durable à
atteindre en 2030. Une contradiction politique profonde persiste entre les
objectifs internationaux et leur mise en œuvre concrète dans chacun de nos
pays, faute de projet collectif suffisamment clair et mobilisateur sur ce que
sera notre vie en 2030, en 2050, voire en 2100. Il y a là quelque chose à
élucider collectivement, au-delà de la seule croissance économique. Depuis
2017, l’agence que je dirige ne parle d’ailleurs plus de croissance dans sa
stratégie, mais d’environnement et de lien social, de santé et d’éducation,
d’égalité et de droits humains, de prospérité et de bien-vivre. Il ne s’agit pas
de dire que la croissance n’est pas un moteur de nos sociétés, au moment
même où tant de territoires souffrent des conséquences économiques de la
pandémie. Mais il s’agit d’essayer d’aller jusqu’aux fins que l’économie
permet d’atteindre. La croissance pour quoi, la croissance à quel prix, la
croissance pour qui ?
Je crois du reste qu’à l’avenir les agences et banques de développement
devraient ajouter à leurs objectifs économiques, environnementaux et
sociaux une attention beaucoup plus grande au débat public et à la
participation citoyenne. Parce qu’il n’y a pas qu’un seul mode de
gouvernement possible et parce que le développement durable ne pourra
être atteint que si tous y contribuent, par leurs voix et leurs innovations, au
terme d’une délibération collective propre à chaque souveraineté. Le
contraire au fond de la prétendue “bonne gouvernance”, si elle se résume à
la solution toute faite des “modèles voyageurs” décrits par Jean-Pierre
Olivier de Sardan qui peuvent fonctionner, bien sûr, comme on l’a vu avec
succès en Asie, mais seulement s’ils sont accordés aux formes politiques et
aux cultures locales. Il y a tout un travail à faire sur les formes de recueil du
consentement pour savoir combiner les objectifs internationaux et les
particularités de chaque contexte politique. Repolitiser le financement du
développement, en somme et au sens le plus noble du terme. C’est alors que
nous serons plus à même de comprendre comment les droits naissent des
sociétés – l’universel dans le particulier – et comment accompagner leur
structuration. En cherchant à pousser, par en bas, chacun des projets de
développement jusqu’à la question des droits et de la démocratie. Puisque le
sujet n’est plus la démocratie et ses règles, dissoutes dans la mondialisation
et le règne de l’individualisme triomphant, mais la société elle-même et sa
réconciliation par l’émergence et la structuration de cadres collectifs
renouvelés dans lesquels s’exerceront nos libertés, ces “liens organiques qui
enracinent un système politique dans une société particulière5”.
Il faut aussi refaire très activement de la géographie et de
l’anthropologie. C’est le sens profond des ODD, qui ne sont pas dix-sept
priorités concurrentes comme autant de cases à cocher, mais un équilibre
environnemental et social dynamique à rétablir dans tous les territoires, à
partir de situations toujours singulières. Une diplomatie des vivants ne peut
être qu’une diplomatie des territoires et de leur aménagement, aux
différentes échelles qui constituent le monde. Pour y parvenir, nous avons
besoin de reconstituer une capacité de planification des évolutions
nécessaires. Sans autoritarisme mais pour fixer les anticipations vers un
avenir commun et pour libérer les énergies individuelles et collectives. La
France, qui a si bien su rééquilibrer son propre territoire national depuis
cinquante ans, ravivant des expertises qui étaient d’ailleurs nées dans le
contexte colonial – souvenez-vous par exemple du plan Sarraut de 1921 –, a
une expérience à partager dans ce domaine trop longtemps relégué par le
discours libéral dominant de l’individu-roi et de l’équilibre nécessairement
optimal, spontané et instantané des marchés.
Enfin, il faut réformer le système multilatéral, lui qui, depuis 1945, est
précisément supposé nous guider et prendre soin de nos biens communs.
Lui qui, miné depuis la guerre froide par la rivalité des puissances, ne
parvient plus à distinguer clairement expertise et politique, science et
intérêts. Lui qui semble parfois s’être replié sur lui-même, faute de moyens
suffisants ou pris dans des phénomènes bureaucratiques, quand il devrait
très activement et par tous moyens chercher à mobiliser les forces vives à
l’intérieur de chacun de ses États membres pour retrouver légitimité et
capacité d’action concrète. Je me souviens de la naissance du G20 des chefs
d’État, le 15 novembre 2008 à Londres, au cœur de la crise financière, et
des espoirs que cette réponse rapide et efficace avait fait naître pour
l’avenir. La crise de la Covid-19 les a déçus, et l’on cherche toujours, plus
de deux ans après le début de la pandémie, le lieu légitime et opérationnel
d’où pourraient venir une coordination internationale et un élan de
solidarité à l’échelle requise par la crise. Seul le FMI de Kristalina
Georgieva, fortement soutenu par la France à l’origine des principales
initiatives, a sauvé l’honneur, en émettant 650 milliards de dollars de droits
de tirage spéciaux (DTS) et en intégrant le changement climatique à ses
analyses macroéconomiques et financières. Le monde de la santé mondiale
en revanche, malgré toutes ses agences, me semble avoir été cette fois en
retard d’une guerre, pensant global et peinant à orienter et à mobiliser les
systèmes de santé des États, quand il ne venait pas se substituer aux
politiques nationales. La crise a révélé l’insuffisance criante
d’investissements depuis plusieurs décennies dans les systèmes de santé des
pays du Sud, et d’abord d’Afrique. Il faut rebâtir une capacité multilatérale
plus agile et soudée, capable de traiter les menaces naissantes et qui
dépassent les capacités des États et des régions, et de coordonner la réponse
d’ensemble en fournissant les bonnes incitations, juridiques et financières,
aux acteurs locaux. Et il faut compléter ce multilatéralisme efficace par des
piliers régionaux de surveillance et d’action collective, suffisamment dotés
pour tenir la première ligne de la bataille. Cela suppose, s’agissant de
l’Afrique et de la Covid-19, d’investir dans les institutions africaines, le
Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (Africa CDC), la
plateforme Avatt d’achat de vaccins et de biens médicaux d’urgence et la
Banque africaine de développement pour appuyer l’investissement
structurel des États et du secteur privé dans les infrastructures sociales et les
ressources humaines en santé. Nous sommes aujourd’hui loin du schéma
requis pour gérer et financer nos biens communs au-delà de la seule santé,
articulant les différents niveaux, internationaux, régionaux, nationaux et
locaux, de la réponse et finançant la pluralité d’acteurs concernés par la
crise. Mais je crois que nous commençons à en concevoir le dessin. Il s’agit
au fond de passer du multilatéralisme au polylatéralisme et d’inventer les
institutions et les règles de cette mutation et de cet approfondissement.

AM : Je relisais récemment La Viande et la Graine6 de Dominique Zahan.


Dans ce livre, l’anthropologue explique que les Dogons anciens avaient
développé un système de pensée dans lequel la part de la mort dans la vie et
la part de la vie dans la mort faisaient l’objet d’une négociation permanente.
On dirait, de nos jours, d’un calcul permanent. Différents types de savoirs
étaient mobilisés dans le projet de santé générale. Ainsi en était-il des
savoirs techniques et des savoirs sociaux. Ils concouraient tous à la lutte
contre l’entropie. Ils favorisaient la culture et la régénération des
ressources. Ces dernières étaient entendues dans un sens élargi : ressources
environnementales, sociales, psychiques dont il fallait prendre soin et qu’il
fallait cultiver, économiser et renouveler. La production de profits n’était
pas le tout de la valeur. Si indicateurs il y avait, ceux-ci ne mesuraient pas
seulement la valeur d’échange des produits. Plusieurs autres facteurs étaient
pris en compte, y compris la qualité des institutions communautaires, des
écosystèmes naturels, les capabilités psychiques, la santé mentale, la qualité
des relations avec les ancêtres, le niveau de protection contre les désordres
systémiques. Ailleurs sur le continent, les sociétés mortes étaient celles qui
n’avaient pas su s’occuper de leurs potentiels dynamiques ou qui, n’ayant
guère su les renouveler, les avaient épuisées. Ayant ainsi dissipé leurs
énergies, elles étaient tombées dans un état d’inertie et avaient perdu leur
singularité. Dans le langage contemporain, cette perte de singularité était
l’équivalent du non-développement. Le développement, quant à lui,
consiste en l’acquisition des capacités à durer, c’est-à-dire à faire émerger
chaque fois de nouvelles organisations singulières et viables, à se maintenir
en se transformant, à libérer la capacité du vivant à produire nouveauté et
originalité. Si, donc, on doit dessiner des utopies, il faudrait s’inspirer des
archives du Tout-Monde.
L’incontournable point de départ, ce sont néanmoins les grandes limites
planétaires : la grave perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, la
préservation de la couche d’ozone stratosphérique, l’acidification des
océans, le futur des eaux douces, bref, le droit universel à la respiration.
C’est aussi, sur un plan relativement proche, l’apparition d’épidémies
infectieuses et la vulnérabilité accrue des populations rendues possibles par
les transformations démographiques, technologiques et environnementales.
L’on sait, à titre d’exemple, que la modification de la composition de l’air
par toutes sortes de polluants nuisibles à la santé constitue la plus grande
cause environnementale de maladies et de décès prématurés dans le monde
actuel.
Dans ce contexte, les États et les banques ont une grande responsabilité.
Mais tel est aussi le cas des marchés financiers. L’on comprend que la
fonction de la finance est de gérer le risque en le combinant de manière
opérationnelle au rendement. Mais nous ne pouvons plus faire comme si le
rendement financier était la seule forme possible. On ne peut plus faire
comme si tout, dans l’histoire et l’horizon de vie des communautés, devait à
tout prix se traduire en espèces sonnantes et trébuchantes. Les modèles
économiques doivent désormais incorporer d’autres aspects de la vie réelle.
La biodiversité, par exemple, n’est pas réductible à une somme d’argent. Le
bilan financier n’en est qu’un parmi plusieurs. Plus généralement, on ne
peut pas non plus continuer de penser l’univers en termes de biens à
consommer, et dont la valeur découlerait uniquement de la satisfaction
qu’en retirent les consommateurs. Il importe de sortir à tout prix des
modèles qui sont incapables de comprendre que le marché n’est pas le
mode de distribution le plus efficace pour tout. L’humanité a développé
d’autres modes de gestion des ressources et des biens qui ne sont pas
uniquement basés sur la propriété, mais sur l’usage. Il faut réhabiliter ces
modèles. Les théories économiques de demain seront celles qui sauront en
tenir compte ; qui sauront compter autrement, mesurer autrement, faire
place à une comptabilité intégrée.
La réflexion sur le commun et les communs n’est-elle pas aussi l’occasion
de penser à nouveaux frais les politiques migratoires et la libre circulation
pour tous sur cette même et unique planète que nous ayons ? Kant, déjà,
faisait de la finitude de la Terre une obligation à l’hospitalité. Or
aujourd’hui cette planète se transforme en une immense collection de
camps où des femmes, des hommes, et même des enfants sont enfermés
durablement, entre dix et quinze ans en moyenne, selon certaines études.

RR : On ne peut contester l’existence des politiques migratoires et que les


États, au terme de délibérations collectives et démocratiques, fassent
légitimement des choix relatifs aux mouvements de populations les
concernant et définissent entre eux des règles communes pour en assurer la
maîtrise. Ce qui me semble contestable en revanche, c’est de penser que
l’action de développement, au sens où nous cherchons à la redéfinir ici,
puisse être un instrument de la politique migratoire et qu’elle lui soit
subordonnée. Il me semble, à l’inverse de cette conception trop étroite,
nécessaire de construire, à côté d’une politique migratoire efficace, une
capacité internationale et nationale d’attention, de soin et d’émancipation
partout et pour tous, notamment pour celles et ceux qui sont les sujets de la
politique migratoire. Je crois que cela rendrait in fine les politiques
migratoires plus efficaces et mieux acceptées. Il me semble même dans la
mission des acteurs du développement de se rapprocher des ministères de
l’Intérieur des pays partenaires – les institutions qui sont les plus éloignées
d’eux –, de sorte que les politiques de contrôle des populations et de
sécurité intérieure intègrent beaucoup plus fortement la question des droits
humains et les dimensions économiques, sociales et environnementales des
migrations. C’est à l’évidence insuffisamment le cas aujourd’hui.
Le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR) Filippo
Grandi et le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)
Peter Maurer, que j’admire tant tous deux, m’expliquaient récemment leur
souhait d’une alliance avec les agences et banques de développement pour
cette raison précise et alors que tout pousse au contraire leurs organisations
– si essentielles dans les crises actuelles – à être du côté de l’urgence et à ne
considérer les migrants que comme des victimes perpétuelles. On doit bien
sûr voir les camps de réfugiés comme des lieux de détresse – ils le sont
évidemment et doivent recevoir l’aide l’humanitaire nécessaire. Mais on
peut aussi les considérer du côté des forces de la vie, de la résilience et du
long terme. Parce que les professionnels de l’humanitaire savent qu’un
camp d’accueil d’urgence se transforme vite en une ville, qui ne disparaîtra
jamais et qui a rapidement besoin moins d’aide que d’infrastructures, de
réseaux d’eau et d’assainissement, d’électricité et d’emplois. Dans
l’étonnant ouvrage Extreme Economies7, Richard Davies compare ainsi les
camps d’Azraq et de Zaatari en Jordanie. Dans le premier, la communauté
internationale a mobilisé le dernier cri de la technologie du contrôle des
identités et des transferts monétaires, au point de créer un enfer invivable.
Dans l’autre, au contraire, les autorités ont laissé se développer de manière
organique les activités économiques. Avec un très grand succès, au point
qu’il est difficile aujourd’hui de parler toujours d’un camp, tant la force de
vie qui s’y exprime y est puissante.

AM : Le gouvernement des mobilités humaines sera l’un des problèmes les


plus significatifs du XXIe siècle. Les camps, de ce point de vue, montrent à
quel point nous avons échoué à traduire en acte l’idée de l’État universel
rêvé par des penseurs comme Kant il n’y a pas si longtemps. L’idée d’un
État mondial, d’une constitution cosmopolitique se sera révélée chimérique
alors que, plus que jamais, la rotondité de la Terre et ses dimensions finies
nous contraignent à réviser la façon dont nous lions commerce. Lieux
provisoires, les camps ont fini en effet par devenir des lieux permanents. Ils
ne cessent de nous rappeler la volonté de vivre de leurs habitants, la
primauté d’un droit premier, encore à naître, qui serait le droit à l’existence,
et dont la garantie serait imposée à tout État.
De ce point de vue, le commun impose d’aller au-delà de l’injonction
d’hospitalité, que celle-ci prenne la forme du droit de visite ou du droit de
recevoir. Le terme de “mobiles” est bien plus approprié que celui de
“migrants” ou de “réfugiés” si l’on veut désigner cette énorme masse
d’humains en mouvement, embarqués dans une forme ou une autre de
circulation, qu’ils y soient obligés ou qu’ils l’aient choisi. S’il y a un
commun, c’est le droit fondamental à la vie, à l’existence, qui le fonde.
Comme le droit à la respiration, ce droit précède tous les autres droits, y
compris les droits humains considérés comme tels. Le droit de vivre est une
espèce de droit constitutif, puisqu’il faut d’abord être né et vivre avant
même de penser à avoir d’autres droits humains. Ce droit à l’existence, ce
droit aux moyens d’existence est plus qu’un droit humain. Il doit être élargi
à tous les vivants. Il faut en effet repenser le droit en direction d’un droit qui
va au-delà des droits humains entendus comme réservés à une seule espèce.
Il y a là un énorme travail à faire en termes de réinvention du droit.
Mais la réinvention du droit doit aller de pair avec celle de la démocratie.
Il nous faut continuer d’insister sur le fait que la démocratie est bel et bien
un universel. Cet universel, il nous faut continuer de le construire en
commun. C’est parce qu’il se construit en commun qu’il est justement
valable dans l’absolu, c’est-à-dire hors de toute condition de temps et de
lieu. Il faut insister sur l’universalité de l’idéal démocratique parce que cela
n’a pas toujours été le cas. Inhérentes à l’institution de la démocratie et des
droits y attenant, il y a toujours eu des exclusions originaires. Ces
exclusions demeurent. Il suffit de voir la façon dont les États contemporains
se comportent vis-à-vis de ceux et celles qui sont présents sur leurs
territoires, mais ne sont pas leurs ressortissants. Il faut par ailleurs articuler
la question de la reconnaissance des droits fondamentaux à celle de la
constitution d’un ordre politique dans lequel ces droits deviennent les titres
d’accès à une citoyenneté ouverte, en pratique, à tous les humains, mieux
encore à tous les vivants, dans un contexte où les luttes décisives de ce
siècle auront pour enjeu la survie à long terme de l’espèce humaine sur
l’ensemble de la Terre. On l’a déjà répété, un lien insécable relie l’espèce
humaine à toutes les autres espèces du vivant.
Or justement, aujourd’hui, la très grande majorité des habitants de la
Terre vivent peu ou prou sous un régime d’exception. À peu près partout,
l’état d’urgence fait l’objet de reconductions indéfinies. En temps
ordinaires, la suspension du droit commun faisait déjà partie de l’arsenal
des lois sécuritaires, y compris au sein des vieilles démocraties
occidentales. La pandémie aidant, c’est à un véritable déplacement des
pouvoirs que l’on assiste désormais. Significatifs sont, de ce point de vue, la
militarisation de la police et l’élargissement de ses pouvoirs. L’usage de la
force et la pratique du secret ont toujours été consubstantiels à toute théorie
de la police. Dans une large mesure, l’institution policière est le symbole
même de la contradiction qui, à l’âge sécuritaire, déchire la démocratie. Il
s’agit, d’un côté, de l’impératif de protection des libertés publiques et des
libertés individuelles et, de l’autre, de l’impératif d’assurer la sécurité de
l’État et de ses institutions.
Or, à peu près partout dans le monde, la police suscite désormais
méfiance, défiance et hostilité. De plus en plus autorisée, y compris par la
loi à commettre sans crainte des actes en infraction à la loi commune, elle
sape souvent les principes de légitimité, de consentement et de transparence
sur lesquels est fondée toute démocratie. On évoquait tantôt les camps. Ce
que l’on appelle les “brutalités policières” va, au demeurant, de pair avec la
prolifération des lieux d’incarcération et les logiques de frontièrisation. Tout
cela est un système lui-même sous-tendu par une économie politique, et
souvent les mêmes entreprises multinationales, les mêmes industries dites
de la sécurité. La militarisation de la police ou l’extension quasi indéfinie
des pouvoirs de la police opère à peu près partout selon les mêmes schémas.
On rapatrie en métropole des techniques et des tactiques expérimentées sur
les théâtres des guerres d’occupation en Irak, en Afghanistan, en Syrie et en
Palestine et on les applique dans les guerres internes qui opposent
désormais les États y compris démocratiques à des fractions de leurs
propres citoyens jugés superflus dont le nombre augmente. Le système
économique qui domine nos vies en manufacture de plus en plus. La police
ne cesse de les brutaliser. La démocratie elle-même ne cherche plus qu’à
s’en débarrasser, par le biais de formes de gouvernement à distance, qui
conjuguent le confinement, la négligence et l’abandon. L’on n’a plus besoin
d’eux, de leur force de travail dans les plantations ou comme chair à canon
lors de guerres au loin. À l’ère des robots et de la numérisation générale, ils
sont devenus des facteurs d’encombrement dont il faut se débarrasser. Dans
ce contexte, la fonction du droit est de les expulser hors du champ de la
justice.

“Repenser le droit en direction d’un droit qui va au-delà des droits humains
entendus comme réservés à une seule espèce”, dites-vous. Cela rejoint les
initiatives sud-américaines, océaniennes ou asiatiques qui ont élargi la
sphère du droit pour y intégrer des entités naturelles et reconnaître une
personnalité juridique à des rivières ou à des montagnes. Et les débats qui
invitent à penser l’humain dans son interdépendance avec l’ensemble du
vivant et à en faire justement “un diplomate du vivant” (Baptiste Morizot).
Une diplomatie que les écologies africaines, les écologies animistes,
pratiquent. Quelles leçons tirer de ces écologies premières ?
AM : Ainsi que je le faisais valoir, nous sommes témoins de l’émergence
d’une nouvelle conscience planétaire. Celle-ci n’est l’équivalent ni de
l’universalisme ni du cosmopolitisme. Il s’agit de la prise de conscience du
fait que la planète est partout, qu’elle est à la fois globale, unique et finie. Il
s’agit aussi des relations d’interdépendance que les êtres humains
entretiennent avec les milieux naturels. La représentation du monde comme
une planète devrait entraîner une refondation du droit. La plupart des
régimes juridiques contemporains tiennent leur légitimité du fait qu’ils sont
territorialisés. Sur chaque territoire distinct, chaque entité souveraine
impose sa propre loi. Il ne s’agit pas d’invalider entièrement le découpage
des frontières étatiques, mais le moment est peut-être venu d’imaginer une
autre construction juridique du monde, capable de transcender les ordres
juridiques territoriaux et d’ouvrir la voie à un espace juridique planétaire.
Les imaginaires dits animistes pourraient, de ce point de vue, constituer
de riches ressources. Dans les cosmogonies africaines anciennes, par
exemple, les vivants non humains disposaient de certains droits. Ceux-ci ne
leur étaient pas accordés par les humains. Ces droits existaient
préalablement à, et en dehors de toute intervention humaine. De telles
entités n’avaient pas seulement une identité physique ou technique, mais
aussi morale. Cette plasticité et les logiques de conversion et de
métamorphose qui la sous-tendaient s’appliquaient aussi aux humains. En
tout cas, certaines choses et certains objets, que l’on a confondus avec les
fétiches, participaient de ces systèmes de relations. Certains animaux aussi
qui, ce faisant, ne pouvaient guère être consommés. L’on reconnaissait qu’il
y avait une diversité de relations aux choses et que tous, nous formions une
communauté, la communauté des habitants des milieux que nous
fréquentions.
Si, par ailleurs, il était admis qu’il y avait plusieurs voies pour agir sur les
choses, le plus efficace était, chaque fois, d’agir avec elles. Le discours
environnementaliste n’a pas encore totalement intégré en son sein les
apports pourtant originaux des cosmogonies africaines. Pour moi, une
dimension capitale de ces apports, c’est la possibilité inscrite dans le
principe du droit lui-même de ce que l’on pourrait appeler des “territoires
d’inaliénabilité”. C’est l’idée même de l’incalculable et de l’inappropriable.
Il n’y avait pas que les humains, les personnes physiques, les groupements
d’humains et les personnes morales qui pouvaient prétendre à
l’inaliénabilité, à l’inappropriabilité et à l’inconsommabilité. Certains
minéraux, végétaux, animaux, et certains artefacts produits par les humains
le pouvaient aussi. Je doute d’ailleurs que dans ces cosmogonies, la notion
de “libre volonté”, si chère à nombre de philosophies classiques de l’action,
ait existé en tant que telle. Aucun des matériaux de l’univers n’était
entièrement manipulable. La division entre les choses et les personnes était
toujours relative. Les éléments extérieurs aux humains ne pouvaient donc
pas être traités n’importe comment. Leur destruction n’était concevable que
sous certaines conditions.
Les colonnes vertébrales du droit n’ont donc jamais été les mêmes
partout. Je ne suis pas opposé au mouvement de personnification de la
nature. Mais l’idée selon laquelle la personne, c’est ce au nom de quoi une
autre personne parle, n’est pas universelle. Dans l’Afrique ancienne, il ne
serait venu à l’idée de personne de parler au nom de la nature. Au sens
occidental du terme, la personne est ce au nom de quoi une autre personne
parle, ou qui parle en son nom, ou au nom d’une autre personne. En
Afrique, certaines montagnes, certaines rivières ou certains animaux
disposaient de droits, mais on n’avait pas besoin de les personnifier. Ils
avaient des droits précisément parce qu’ils n’étaient pas des personnes ;
parce qu’ils étaient plus que des personnes. En fait, ce sont les humains qui
étaient des mineurs. Ce sont eux qui avaient besoin de tuteurs et de
représentants, dont, par exemple, les ancêtres. Ce sont eux qui avaient
besoin d’intermédiation et, celle-ci, ils allaient la chercher hors espèce.
Il y a donc lieu de partir de postulats autres que la personnification de la
nature. Les métaphysiques africaines anciennes considèrent la personne
comme une entité fondamentalement poreuse et plastique. C’est parce qu’à
la place de l’être, elles privilégient la relation et une approche en termes de
milieux, de séjours et d’habitats. Ce qui est en jeu, c’est la faculté d’habiter
et, par-delà, de durer. Car les humains vont et viennent. Ils naissent et
meurent. Ils sont en transit. D’autres entités, en revanche, se tiennent et
demeurent. Ils participent de l’inaliénable et de l’inappropriable. Telle est la
grande distinction entre ce qui dure et ce qui est provisoire et éphémère. Car
seul ce qui dure rend possible une solidarité écologique, une sorte de
solidarité qui a une dimension à la fois communautaire et
intergénérationnelle.
Sur la base de ce que je viens d’esquisser, il est possible d’imaginer un
droit qui aille au-delà des seuls vivants humains. L’humain fait partie d’un
tout. Les écosystèmes fixent les limites et l’horizon normatif indépassable.
Ils doivent faire l’objet de protection, et tout préjudice écologique doit
nécessairement faire l’objet de réparation. L’urgence est donc de forger de
nouveaux outils pénaux propres à répondre aux enjeux planétaires actuels et
futurs. Pour y parvenir, il faut élargir notre conception de la justice
écologique. Elle devrait être fondée sur les concepts de devoirs, de droits
collectifs. Cela implique une nouvelle architecture institutionnelle, un
nouvel appareil judiciaire. Mais aussi la fin de l’impunité face à la
criminalité environnementale aussi bien nationale que transfrontalière. Face
aux diverses formes de délinquance écologique organisée et face à tout ce
qui met en péril la sûreté de la planète, il est urgent de changer de
paradigme juridique. En l’occurrence, le droit pénal environnemental doit
être réorganisé.

RR : Des formes d’action nouvelles doivent et vont émerger pour nous


doter des outils juridiques et financiers qui nous manquent encore. Il existe
notamment des acteurs publics distincts des gouvernements eux-mêmes qui
luttent désormais activement contre la crise environnementale et le
changement climatique. C’est en particulier ce que sont en train de
développer progressivement les cours de justice, qui se saisissent dans de
nombreux pays de l’Accord de Paris sur le climat de 2015 pour lui donner
une force contraignante. La haute figure de Laurent Fabius, passé de la
présidence de la COP21 à celle du Conseil constitutionnel en France, en est
le symbole. Je crois d’ailleurs que le crime d’“écocide” va un jour prochain
s’imposer en droit, comme les notions de crime contre l’humanité et de
génocide ont émergé pendant la Seconde Guerre mondiale lorsqu’il a fallu
qualifier des atteintes aux droits d’un genre radicalement nouveau et d’une
ampleur inédite8. Le droit évolue pour saisir les réalités nouvelles et
répondre à l’ampleur des crises auxquelles nous sommes confrontés. Il va
continuer à le faire.
Je travaille de même à rassembler, réhabiliter et mobiliser l’ensemble des
banques publiques de développement du monde, pour le climat et le
développement durable. C’est l’objectif du mouvement Finance in Common
Summit (FiCS) que nous avons lancé à Paris en novembre 2020 pour réunir
les cinq cent trente banques publiques de développement du monde, avec
les 20 000 milliards de dollars de leur bilan cumulé et les 2 500 milliards de
financements annuels qu’ils apportent, soit près de 15 % du total des
investissements chaque année, publics et privés, avec les liens innombrables
avec les autres acteurs qui s’y attachent.
Et je partage votre avis qu’il existe aussi dans les sociétés anciennes,
dites traditionnelles, des formes juridiques et politiques qui ont persisté et
peuvent nous inspirer. On le voit en Amérique latine en particulier où la
nature dispose parfois de droits et de représentants ayant intérêt à agir en
son nom, des “diplomates des interdépendances” selon le terme retenu par
Baptiste Morizot9. Je crois que la diplomatie du vivant est aussi une
intelligence des liens qui unissent les générations, et qu’il faut mobiliser nos
morts et les savoirs qu’ils nous ont transmis dans la construction du
commun. Cela signifie comprendre et mobiliser l’histoire, c’est-à-dire la
trace des morts dans nos vies. Intégrer la mort dans la vie, en somme. Il est
par exemple essentiel de comprendre en profondeur la civilisation du
charbon et des fossiles dans laquelle nous vivons depuis si longtemps, pour
mieux parvenir à nous en déshabituer.
Nous ne parviendrons à nous projeter dans le long terme d’une économie
décarbonée et de sociétés réconciliées que si nous sortons de l’immédiateté
de la crise. Je pense ici aussi au Sahel tout particulièrement, dont le drame
actuel réside, me semble-t-il, dans l’enfermement dans le présent et
l’incapacité à rebâtir un projet collectif. Dans le Sahel aussi, il faut
d’urgence se remettre à réfléchir au long terme, c’est-à-dire reconstituer des
capacités de prospective ou de planification – nous en avons parlé – mais
aussi une analyse historique et sociologique approfondie afin d’appréhender
le réel dans toute sa complexité. Un ami malien me rappelait récemment le
poids de la question servile, qu’il place au cœur de la crise dans son pays. À
l’époque coloniale, lorsque l’esclavage fut aboli, les autorités, de crainte de
manquer de main-d’œuvre, ont maintenu ensemble dans les mêmes terroirs,
anciens maîtres et anciens esclaves, conduisant à une stratification sociale
qui pèse encore aujourd’hui. Une partie des tensions actuelles dans la
communauté peule tiendrait ainsi à la volonté d’affirmation de familles
issues de la condition servile et qui réclament une juste représentation
politique, qui leur fut trop longtemps déniée. Au point de prendre
aujourd’hui les armes.
Comment traduire en actes cette diplomatie du vivant ? Que peut-elle
apporter dans la gestion de conflits où jusqu’à présent la communauté
internationale a répondu par la force avec des interventions militaires
extérieures qui, ainsi que le rappelle Bertrand Badie10, se soldent toujours
par des échecs, que ce soit au Viêtnam, en Irak, en Somalie, en Afghanistan
ou encore au Sahel ?

RR : Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en Afghanistan on n’a pas
déployé une diplomatie des vivants ! On estime que les dépenses des États-
Unis se sont élevées à 1 000 milliards de dollars en vingt ans et que moins
de 10 % de ces montants seulement seraient allés à ce qu’on appelle le
développement. Une grande partie de ces programmes a même été gérée
directement par le ministère de la Défense américain et non par l’Agence
des États-Unis pour le développement international (USAID) et a été mise
en œuvre via des structures dédiées et étroitement contrôlées qui, in fine,
ont concurrencé et détruit les fragiles administrations locales, à de rares
exceptions près. Cette diplomatie de guerre n’a à l’évidence pas permis de
réconciliation durable, comme l’a montré la chute du régime à l’été 2021.
Je ne veux pas donner de leçons a posteriori car ces situations sont
évidemment les plus complexes du monde, mais je crois qu’il aurait fallu un
autre équilibre. Et un effort pour accompagner l’affirmation de l’État afghan
d’une tout autre ampleur et surtout d’une tout autre exigence – contre la
corruption d’abord –, en partant d’une posture moins en surplomb et
s’appuyant sur une compréhension très fine des formes politiques préalables
à l’intervention internationale. C’est très difficile et personne ne peut le
faire de l’extérieur et à la place des Afghans eux-mêmes, mais c’est ce que
pourrait contribuer à apporter dans des situations de ce type une capacité
d’action clairement positionnée “du côté des autres”.
Et l’autre leçon de l’Afghanistan – mais nous l’avions déjà appris en
Haïti –, c’est qu’il existe des situations d’une telle fragilité, notamment d’un
point de vue politique, qui rendent très spécifiques les situations de certains
pays, dans lesquels l’aide extérieure doit être utilisée avec beaucoup de
précision et de précaution pour ne pas atteindre l’inverse des effets
recherchés. Pour l’éviter, une connaissance approfondie des contextes, un
investissement dans la longue durée et le renforcement patient des circuits
officiels des États, au-delà des seules réalisations physiques, sont
indispensables.
Au Sahel, il faut éviter de tomber dans les mêmes pièges, qui guettent
bien sûr toutes les opérations extérieures. C’est ce que nous essayons de
faire en adaptant régulièrement le dispositif international. Il faut être ici
aussi très modeste car la crise continue de s’étendre. Mais les sociétés
sahéliennes ont connu de longues périodes de paix et de coexistence entre
leurs différentes communautés. Des communs y ont existé, dont les modes
de gestion sont à présent très fortement déstabilisés. Les djihadistes
s’insèrent aujourd’hui toujours plus avant dans des zones où l’État est
défaillant, délivrant leurs services de vie au profit d’une œuvre de mort.
Évitons ici de plaquer des modèles et des structures exogènes à l’expérience
des communautés locales. Dans les projets que nous accompagnons
aujourd’hui, nous nous efforçons ainsi de nous appuyer sur des formes de
service public bâties avec les communautés elles-mêmes, qui ne
correspondent évidemment pas à des services publics comme nous les
entendons en France mais qui cherchent à être fidèles à l’histoire et aux
situations locales.
La grande complexité de la reconstruction d’un commun sahélien, c’est
qu’il y a aujourd’hui à l’œuvre à la fois des forces endogènes, ravivées par
la crise, mais perturbées simultanément par des interventions exogènes
nouvelles. En 2004, quand j’ai commencé à travailler en Afrique, tout le
monde s’accordait à dire qu’il s’agissait de la seule région du monde
préservée du terrorisme ! Cela n’a pas duré hélas et cette violence importée
doit être intégrée dans nos analyses, avec sa capacité à libérer et à se
combiner avec des forces de rébellion endogènes jusqu’alors maîtrisées. Le
terrorisme est une violence qui libère d’autres violences, latentes, mais
aussi des contre-violences par la réaction des autorités, directement ou via
des milices privées, elles-mêmes souvent faiblement contrôlées. Il est
impossible d’ignorer ces logiques néfastes quand on cherche à ce que des
dynamiques positives se remettent en place. C’est la raison pour laquelle
dès que je suis arrivé à la direction de l’AFD en 2016, j’ai tenu à
m’entretenir avec le chef d’état-major des armées françaises. Il ne s’agissait
pas du tout de nous engager dans des projets de développement pour que les
militaires français soient mieux acceptés par les populations locales. Il
s’agit, tout au contraire, de bien distinguer nos interventions respectives et
les rendre commensurables, de telle sorte que le développement, un jour,
l’emporte sur la destruction, le long terme sur le court terme, la vie sur la
mort. Nous n’avons jamais été aussi actifs dans les pays sahéliens
qu’aujourd’hui et j’espère qu’un jour prochain une bascule interviendra.
Elle dépend des acteurs sahéliens, bien entendu. Nous espérons y contribuer
utilement, en finançant et en appuyant les preuves concrètes qu’une vie
meilleure est possible. Elle suppose la conciliation politique d’intérêts qui
sont jusqu’à présent opposés et que cesse la lutte. J’espère qu’un grand
projet collectif – comme celui de la Grande Muraille verte, peut-être ? –
avec des points d’application multiples pourra inverser la tendance. Et faire
grandir très significativement les capacités de réconciliation, aujourd’hui
encore insuffisantes. La lutte, c’est l’affirmation de soi, de son combat et de
sa cause, en opposition aux autres. La réconciliation, c’est l’inverse, c’est la
capacité de comprendre et de se placer du côté de l’autre et de commencer à
transformer la réalité dans laquelle on est enfermés.

AM : Dans les années qui viennent, il sera de plus en plus difficile


d’expliquer aussi bien aux Français eux-mêmes qu’aux Africains pourquoi
la France doit intervenir militairement dans les conflits africains ou encore
pourquoi elle doit maintenir des bases militaires sur le continent africain. Il
y eut une époque au cours de laquelle une certaine Europe des haut gradés
militaires, des commis de l’État, de quelques penseurs et industrialistes
avait une vision géostratégique du continent africain. En effet, à partir de la
fin du XIXe siècle, un mouvement connu sous le nom d’Eurafrique avait vu
le jour. Il était à l’origine d’une pensée militaro-industrielle qui fleurit
notamment dans les années 1930. Cette pensée percevait l’Afrique
subsaharienne comme un espace vide dont le développement devait se faire
en fonction des besoins de la métropole. Sur la base de schémas grandioses,
elle préconisait l’exploitation de l’énergie, des ressources minérales et
agricoles du continent et la poursuite de gigantesques projets industriels et
trans-territoriaux. À cette vision économique s’ajoutera, à la faveur de la
Seconde Guerre mondiale, une dimension militaire. Dans la perspective
d’une guerre à l’échelle mondiale contre les troupes du pacte de Varsovie,
l’Afrique jouerait, pensait-on, le rôle d’appui à la défense ou à la
reconquête des territoires vitaux. D’où la nécessité d’une présence et de
dispositifs militaires notamment dans les domaines terrestres et aériens.
Les premières initiatives pour la construction d’une force nucléaire en
France datent de la crise du canal de Suez en 1956. Quelques années plus
tard, la sanctuarisation des territoires nationaux par la dissuasion nucléaire
rend caduque la perception de l’Afrique comme territoire refuge dans le cas
d’un conflit face au bloc de l’Est. La France aurait dû tirer les conséquences
de cette transformation majeure. Elle ne l’a fait ni à cette époque, ni au
lendemain de la chute du mur de Berlin et du sabordage de l’Union
soviétique. Au contraire, elle reste murée dans l’idéologie du nationalisme
militaire héritée du général de Gaulle, à une époque révolue où la volonté
politique d’indépendance nationale et de grandeur s’exprimait sous la forme
d’un colbertisme high-tech. La rationalité de puissance moyenne prétendant
maintenir son rang de chef de file de l’engagement militaire européen en
Afrique a prévalu. Plus d’un demi-siècle après la décolonisation, les relents
impérialistes de ce nationalisme militaire se sont fait le plus sentir dans ses
anciennes possessions africaines où les interventions militaires revêtent la
forme d’opérations de police intérieure et venaient en appui à des pouvoirs
corrompus et vieillissants.
Aujourd’hui, nul ne peut dire exactement à quoi elles servent. À garantir
les approvisionnements en minerais rares ? Lesquels ? À imposer un nouvel
ordre impérial dans cette région du monde ? À contribuer à la
recomposition d’États en voie de faillite ? Aucune leçon digne de ce nom ne
semble avoir été tirée des déboires de l’engagement occidental en Irak et en
Afghanistan. Au nom de la sécurité intérieure et de la lutte globale contre le
djihadisme, l’on est en revanche entrés dans un cycle où la guerre serait
devenue morale et éthique. Au Sahel, où l’ennemi est insaisissable et
multiforme, nombre d’Africains s’étonnent de l’absence de résultats
mesurables en termes de défaites ou de victoires. À la place, ils ne voient
que des interventions sans fin, dans le cadre d’opérations et autres
dispositifs qui ne cessent de changer de noms, sans qu’elles parviennent à
véritablement contrer la violence latente et la déstructuration des sociétés.
C’est parce que face aux grands défis auxquels l’Afrique est confrontée,
l’outil militaire est désuet, l’expression d’un formidable gaspillage. Dans le
contexte des guerres sécuritaires permanentes auxquelles la France semble
avoir souscrit, les interventions militaires sont l’expression de la sorte de
geste archaïque dont il faut se débarrasser parce qu’elles ne contribuent
qu’à pérenniser l’entropie.

Achille Mbembe, la Maison des mondes africains dont vous avez proposé la
création pourrait être l’une de ces institutions tournées à la fois vers le
passé et vers le futur, qui en réinscrivant l’histoire des mondes africains
dans l’histoire mondiale aide à travailler à cette conscience planétaire
évoquée précédemment. Quel peut être l’apport de la culture et de l’art, du
sensible, dans une écologie du vivant qui favorise les relations
émancipatrices ?

AM : Cette Maison est l’une des recommandations phare du rapport remis


au président Emmanuel Macron dans le cadre du Nouveau Sommet
Afrique-France de 2021. Ce lieu est supposé porter un rêve, celui de la
réparation et de la réconciliation. En effet, dans la conclusion dudit rapport,
je rappelle qu’il reste des combats historiques à mener et des rêves
communs à réactualiser. De ces combats, il a été question tout au long de
cette conversation. Ils ne portent pas uniquement sur la vie matérielle. Nous
n’avons eu de cesse de le répéter, ce sont aussi et surtout des combats pour
le sens. Pour cette époque, disons-nous, l’enjeu n’est autre que le maintien
de l’habitabilité de la Terre aussi bien pour l’espèce humaine que pour les
autres espèces. Pour Rémy Rioux comme pour moi, c’est dans cette
perspective qu’il convient d’inscrire le projet de refondation des relations
entre l’Afrique, la France et l’Europe.
Je souligne également qu’un tel positionnement sera porteur d’un avenir
différent à condition que l’Afrique soit pensée comme un Tout, de façon
transversale ; qu’au prisme des grandes transformations qui assaillent la
planète, elle soit reconnue comme une région vitale, le laboratoire où se
joue, peut-être, le devenir de l’humanité. Seule une conversion du regard de
cette magnitude nous permettra d’accoucher d’un futur différent dans lequel
l’Afrique et tous ses enfants, c’est-à-dire l’ensemble de l’humanité,
trouveront leur place. Tels sont les postulats philosophiques qui servent
d’arrière-fonds au projet d’une Maison des mondes africains, emblème
majeur de la création générale au cœur de la capitale française, avec des
relais dans les grandes régions du territoire hexagonal.
L’Afrique est en effet la maison familiale de tous les humains, le pays
natal de l’humanité. Dans cette Maison, elle accueillera le monde, les bras
ouverts sur le grand large. La Saison Africa2020 l’a bien montré. Plus que
jamais, en effet, le continent est l’épicentre d’une créativité hybride,
multiforme et sans précédent. Les prises de parole n’ont jamais été aussi
nombreuses. Des formes esthétiques neuves font leur apparition, ancrées
parfois dans des luttes locales individuelles et collectives et des combats
culturels souvent invisibles. La plupart des pratiques artistiques font partie
de ce que signifient, de nos jours, penser et habiter la Terre. Elles sont par
ailleurs des pratiques de la joie et de la fête, à commencer par la fête des
corps, des esprits et de la création.
Le continent est également l’objet de nouvelles projections imaginaires,
comme en témoignent l’émergence de nouveaux langages de soi et les
appels à rompre avec la constitution coloniale du monde. De nouvelles
formes de programmation culturelle surgissent autour de lieux inédits de la
pensée et du langage. Dans presque toutes les disciplines de l’imagination,
des biennales apparaissent, parfois ne durent que le temps d’une fleur avant
de disparaître, laissant derrière elles de riches archives jusqu’alors
insuffisamment exploitées. En dépit d’innombrables frontières internes, les
circulations internes s’intensifient. La plupart se font par le biais des
supports numériques. Que ces déplacements aient cours au moment où
l’équilibre même des processus naturels de la planète est en péril et que
s’annonce un véritable changement de monde, voilà qui interpelle, plus que
jamais, la pensée critique.
Cette profusion, ce foisonnement et cette habileté créative puisent à
plusieurs sources. Notons d’abord l’existence d’un patrimoine naturel,
d’habitats et niches écologiques que l’on est encore loin d’avoir documenté
de façon exhaustive. De toutes les régions du monde, l’Afrique dans ses
parties aussi bien tropicales que tempérées est sans doute celle qui est dotée
de la plus grande diversité des écosystèmes. Née ici, c’est sans doute là que
l’espèce humaine a eu à relever certains des plus grands défis de son
adaptation sur Terre. C’est ici également que l’humanité a pris conscience,
pour la première fois de son histoire, de ce que signifie vivre sur cette
planète, avec d’autres espèces, ou de créer des outils, des symboles et
d’accoucher du sens. Par le biais de cette création générale, elle a appris à
tisser, avec l’ensemble des êtres vivants (plantes, animaux, insectes,
oiseaux, bactéries, champignons), des rapports complexes d’échange
d’énergie et de flux vitaux. Pour ce faire, elle a dû développer une multitude
de savoir-faire situés, une intelligence écologique qui lui a permis, au long
des siècles, de composer avec le reste du vivant là où d’autres ont
développé d’innombrables techniques visant à soumettre, à assujettir et à
dominer la Terre.
La redécouverte de cette mémoire écologique est en cours, comme on le
voit de plus en plus dans l’écriture et dans les arts plastiques. Frappante est
par ailleurs la prise de conscience du caractère extrêmement hétérogène et
de l’insondable profondeur du patrimoine culturel africain. Résultat d’un
travail multiséculaire datant pour l’essentiel de l’âge précolonial, ce
patrimoine est fait d’une quantité innombrable de productions matérielles et
immatérielles, d’un inestimable trésor de mythes et de pensées, d’images-
concepts, de gestes techniques et d’objets aux formes multiples. De
nombreux éléments de ce patrimoine naturel et culturel ont été abandonnés.
Restés à l’état dormant, d’autres sont constamment réactivés, repris ou
recombinés et intégrés dans des pratiques apparemment anciennes, mais qui
sont en réalité hypermodernes. Ils témoignent d’une singulière capacité
historique des Africains à créer du neuf derrière le masque de la tradition.
Cette capacité plastique, ce rapport élastique entre les choses et les
matières, le corps et les ornements, la figure et le fond est caractéristique de
ce que l’on a appelé ailleurs “l’afro-politanisme”. Dans le champ artistique,
l’on en voit les linéaments dans les modalités de transformation de la
matière organique en œuvres foncièrement originales, ou dans les nuances
de couleurs retravaillées au quotidien, dans le potentiel d’action prêté aux
objets, ou dans la façon dont sont traitées les matières périssables. Encore
faut-il, à ces caractéristiques, ajouter la matière des parures, ou les fonctions
qui leur sont attribuées, qu’elles soient propitiatoires ou protectrices.
Partout dans les grandes métropoles, la capacité de valoriser ce qui est
délaissé ou est apparemment sans valeur est mise en évidence, de même que
la capacité de prise en charge de ce qui a été rejeté, le traitement de ce qui
est dévalorisé.
Puis, il y a un moment politique nouveau. Depuis le XIXe siècle, la pensée
africaine et diasporique a considéré l’Afrique non comme une entité
géographique, mais comme un lieu dans le double sens de l’appartenance et
de l’emplacement. Ce lieu devait être libéré et réenchanté, encerclé et
occupé qu’il était par des forces obscures, et menacé de tous côtés dans sa
singularité. Cette pensée était convaincue que le bien-être et l’avenir des
Africains et de leurs descendants disséminés à travers le monde dépendaient
étroitement du soin qu’ils apporteraient à ce lieu. Très souvent, ce souci
pour l’Afrique s’est traduit par un engagement pour la défense de sa
singularité supposée.
En dépit de la longue durée de l’insertion africaine dans le capitalisme,
un certain nombre de croyances fondamentales persistent. Un fonds
épistémique aussi. Les humains ont beau vivre dans des lieux chaque fois
particuliers, ils font partie d’une totalité qui les précède, les englobe et les
dépasse. Sur les plans aussi bien affectifs, cognitifs, esthétiques
qu’éthiques, ils font partie d’un cosmos et c’est dans cet univers du grand
large que s’inscrit et prend sens leur horizon d’expérience. La Maison des
mondes africains sera le lieu de vérification de ce possible humain sur
Terre. À travers sa programmation, elle démontrera que l’Afrique n’est pas
seulement une puissance en réserve. Elle est aussi une réserve de puissance.

Créer du commun, des sociétés dont l’architecture sociale, politique,


économique prenne soin du tout-vivant, c’est-à-dire à la fois des humains et
de la nature, suppose de travailler et sur le fond et sur la forme. De
réinterroger nos imaginaires pour qu’émergent de nouvelles propositions,
certes, mais aussi de définir de nouvelles politiques, de se doter
d’institutions idoines, de créer des lieux de convergence. Rémy Rioux,
quelles pourraient être ces nouvelles institutions ?

RR : Il est en effet indispensable que nos expériences – les bonnes comme


les mauvaises, et tout particulièrement celles que nous faisons dans ces
moments de crise – s’accumulent quelque part, dans des lieux et des
institutions, pour les décanter et en tirer des moyens pour l’action. La
Maison des mondes africains que propose Achille Mbembe est à l’évidence
l’un de ces lieux nouveaux dont nous avons besoin.
Cette proposition fait directement écho à une de mes préoccupations de
longue date qui a trait au rôle de Paris dans le monde. Sur le plan
international, tout le monde sait le rôle de Rome pour l’agriculture et la
sécurité alimentaire, de Genève pour la santé mondiale, de Vienne pour les
questions stratégiques ou encore de New York pour la paix. Mais comment
qualifier l’utilité de Paris pour la gouvernance mondiale ? Je dis bien Paris
et non la France, dans un réseau serré de villes globales dont la valeur
ajoutée relative et la conversation se sont installées au fil du temps.
Paris a incontestablement un rôle à jouer, avec Bruxelles, Londres ou
Lisbonne, comme points d’appui fermes et confiants de l’Afrique en
Europe. Achille Mbembe vient d’en parler. Mais je crois que ce n’est qu’un
des traits de la signature internationale de Paris. Celle-ci a aussi à voir, plus
largement, avec ce qui se joue depuis 2015 et la COP21. Pour moi, Paris est
la capitale des solutions pour le développement durable, un laboratoire
unique pour inventer les concepts, les principes et les outils indispensables
à la transformation de nos sociétés.
Le développement durable suppose en effet de disposer en quantité
suffisante de deux ingrédients rares et précieux. Il nous faut de la science
durable d’abord – “sustainable science” –, celle que pourrait inventer une
communauté de chercheurs suffisamment dense, cohérente et innovante
dans les sciences de l’environnement et les sciences sociales, ayant
collectivement décidé de s’aligner sur l’agenda des ODD. Et il nous faut
également de la finance durable – “sustainable finance” –, celle qu’un
groupe d’institutions financières publiques et privées pourrait générer,
suffisamment exigeantes et soudées pour contribuer à inventer des
méthodologies communes, pour déployer à la juste mesure des instruments
financiers nouveaux, et pour peser dans les débats internationaux sur la
réorientation des systèmes financiers.
Nous ne sommes pas si loin de pouvoir jouer ce rôle utile. D’abord parce
que Paris rassemble déjà de nombreuses organisations internationales,
couvrant, de par leur nature et leur mandat, une large partie des
compétences et problématiques liées à l’agenda du développement durable.
Je pense d’abord à l’Unesco, qui s’est saisie pleinement, sous la direction
d’Audrey Azoulay, de cette dimension de l’agenda des ODD. Je pense aussi
à l’OCDE, que dirige désormais Mathias Cormann et qui est devenue
depuis une dizaine d’années le secrétariat du G20, l’incubateur de la
gouvernance mondiale dans les domaines économiques et financiers, là où
ont lieu aussi les débats de principe sur le financement du développement,
sur la finance climat, et sur les bonnes incitations à donner aux systèmes
fiscaux notamment. Saluons aussi l’Agence internationale de l’énergie
(AIE), qui prône désormais avec conviction, par la voix de Fatih Birol, une
très forte accélération de la transition énergétique loin du charbon et des
fossiles, et à la Chambre de commerce internationale (ICC) de John Denton
qui représente depuis 1919 plus de 45 millions d’entreprises du monde
entier, exprime avec force leur contribution croissante au développement
durable et héberge à Paris la Cour internationale d’arbitrage. Et je n’oublie
pas l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) dirigée par
Louise Mushikiwabo, l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE),
l’Organisation européenne et méditerranéenne pour la protection des plantes
(OEPP), l’Agence spatiale européenne (ASE) ou encore l’Organisation
internationale de la vigne et du vin (OIV). Dans le domaine financier, Paris
est aussi le siège de la Banque de développement du Conseil de l’Europe
(CEB), de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), ou
encore des bureaux en Europe du FMI et de la Banque mondiale. Les ODD
et l’Accord de Paris pour le climat constituent à l’évidence un trait commun
à toutes ces institutions internationales qui, réunies, pourraient apporter une
contribution unique à la gouvernance mondiale.
D’autant que ces institutions internationales peuvent se lier étroitement
avec de très nombreux partenaires parisiens qui ont également mis ces
questions au cœur de leur action. La Ville de Paris en premier lieu, si active
pour le climat depuis qu’Anne Hidalgo a présidé le C40. L’ensemble de ses
universités et de ses écoles aussi, où une génération entière de chercheurs et
d’étudiants se tourne vers le développement durable. Les institutions
financières réunies au sein de Paris Europlace – émetteurs, investisseurs,
banques, sociétés d’assurances, intermédiaires financiers et professions
auxiliaires actifs sur la place financière de Paris – ont fait de la finance
environnementale et durable leur priorité, portée en particulier par
l’association Finance for Tomorrow. Je termine cette longue énumération –
que je pourrais aisément rallonger tant la communauté d’acteurs présente à
Paris est puissante et cohérente – en mentionnant le groupe Caisse des
dépôts et consignations (CDC), la plus ancienne banque publique du monde
depuis 1816, que dirige Éric Lombard, et notre groupe, la plus ancienne
banque publique de développement à vocation internationale au monde.
Cette situation unique fait de Paris un carrefour de savoirs et de
financements pour le développement durable, où pourraient s’inventer
quelques-unes des politiques globales dont le monde a besoin. Pour peu
qu’une réaction en chaîne s’opère pour structurer les institutions existantes
et en accueillir de nouvelles en un réseau intelligent et coordonné, ouvert
sur le reste du monde, bâtissant une relation privilégiée avec l’Afrique
voisine, et coordonné avec les autres capitales globales. L’agence que je
dirige souhaite y contribuer activement au cours de prochaines années, en
se transformant en plateforme avec tous ses partenaires, pour donner à la
diplomatie du vivant son camp de base, une Cité du développement durable
à Paris pour aborder avec confiance et ambition les sommets qui nous font
face.
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud
Notes
1. Séverine Kodjo-Grandvaux, “Achille Mbembe, l’universel africain”, Le Monde, 25 février 2020, p. 29.

2. Ruben Um Nyobè, Le Problème national kamerunais, L’Harmattan, Paris, 1985.

3. Ruben Um Nyobè, Écrits sous maquis, L’Harmattan, Paris, 2004.

4. On pense notamment aux rapports de Bénédicte Savoy et Felwine Sarr sur la restitution du patrimoine culturel africain,
de la commission présidée par Vincent Duclert sur la France, le Rwanda et le génocide des Tutsis (1990-1994), et de
Benjamin Stora sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie.

5. Rémy Rioux, Réconciliations, Débats Publics, Paris, 2019, p. 41.

6. Voir Séverine Kodjo-Grandvaux, Devenir vivants, Philippe Rey, Paris, 2021.

7. Séverine Kodjo-Grandvaux est philosophe, chercheuse associée au laboratoire des logiques contemporaines de la
philosophie à l’université Paris 8. Elle est l’autrice de Devenir vivants (Philippe Rey, 2021) et de Philosophies africaines
(Présence africaine, 2013). Elle est également journaliste pour Le Monde.
Notes
1. Jean-Pierre Rioux (dir.), La Guerre d’Algérie et les Français, Fayard, Paris, 1990.

2. Jean-Pierre Rioux, Dictionnaire de la France coloniale, Flammarion, Paris, 2007 ; Jean-Pierre Rioux, La France
coloniale sans fard ni déni, André Versailles Éditeur, Paris, 2011.

3. Marcel Faure, La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie, Mémoires inédites, 1976.

4. Voir mon témoignage dans François Pacquement, Les Passeurs du développement. Récits de 80 ans de partenariat entre
l’AFD et le Bénin, Karthala, Paris, 2021.

5. Jean-Pierre Olivier de Sardan, La Revanche des contextes, Karthala, Paris, 2021.

6. Voir www.vie-publique.fr/rapport/35442-rapprocher-afd-et-cdc-pour-developpement-et-solidarite-internationale.

7. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, collection “Poche”, La Découverte, Paris,
2010, 2013.

8. Voir Achille Mbembe, “Traditions de l’autoritarisme et problèmes de gouvernement en Afrique sub-saharienne”, Africa
Development, vol. 17, no 1, 1992, p. 37-64. Voir également Achille Mbembe, “Pouvoir, violence et accumulation”,
Politique africaine, no 39, 1990, p. 7-24, et Achille Mbembe, “Désordres, résistance et productivité”, Politique africaine,
no 42, 1991, p. 2-8.

9. Achille Mbembe, Brutalisme, La Découverte, Paris, 2020.

10. Achille Mbembe et Felwine Sarr (dir.), Politique des Temps. Imaginer les devenirs africains, Philippe Rey/Jimsaan,
Paris/Dakar, 2019.

11. Voir Nadia Yala Kisukidi, “L’universel dans la brousse”, Esprit, janvier-février 2020.

12. Voir mon récit de la COP21 “Finance climat : retrouver l’esprit de la COP21”, AFD – Agence française de
développement.

13. François Gemenne et Aleksandar Rankovic, Atlas de l’anthropocène, Presses de Sciences Po, Paris, 2019.

14. Voir www.afd.fr/fr/ressources/barometre-francais-et-politique-aide-au-developpement-international-apres-coronavirus?


origin=/fr/rechercher?query=barom%C3%A8tre.

15. Franck Pasquale, “From Territorial to Functional Sovereignty: the Case of Amazon”, LPE, 2017.
https://lpeblog.org/2017/12/06/from-territorial-to-functional-sovereignty-the-case-of-amazon. Et Niels van Doorn, Adam
Badger, “Platform Capitalism’s Hidden Abode: Producing Data Assets in the Gig Economy”, Antipode, vol. 52, no 5, 2020,
p. 1475-1495.

16. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, traduit de l’anglais par
Françoise Bouillot, Payot, Paris, 2001 ; Payot, “Petite Bibliothèque Payot”, Paris, 2015.

17. Voir “Une politique de l’humanité, conversation avec Souleymane Bachir Diagne”, Grand Continent, 5 février 2020.

18. Voir European Commission Directorate-General for Internal Market, Industry, Entrepreneurship and SMEs, Study on
the Review of the List of Critical Raw Materials: Final Report, Publications Office, 2017.

19. www.oecd.org/development/financing-sustainable-development/Framework-for-SDG-Aligned-Finance-OECD-
UNDP.pdf.

20. Le “Network of Central Banks and Supervisors for Greening the Financial System (NGFS)” pour les banques centrales
depuis 2017, le “Finance in Common Summit (FiCS)” pour les banques publiques de développement depuis 2020 et la
“Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ)” pour les institutions financières privées depuis 2021.
Notes
1. Voir Simone Weil, Œuvres choisies, collection “Quarto”, Gallimard, Paris, 1999, p. 419-420.

2. Voir “Les nouvelles relations Afrique-France : relever ensemble les défis de demain” (elysee.fr).

3. Voir Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie (elysee.fr).

4. Atlas de l’Afrique AFD. Pour un autre regard sur le continent, Armand Colin, Paris, 2020.

5. Voir www.financeincommon.org.

6. David Diop, La Porte du voyage sans retour, Seuil, Paris, 2021.


Notes
1. Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, Paris, 2017.

2. Bertrand Badie, Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, Paris, 2018.

3. Mark Leonard, The Age of Unpeace, Bantam Press, Ealing, 2021.

4. Voir notamment René Girard, La Violence et le Sacré, Grasset, Paris, 1972.

5. Jean-Marie Guéhenno, Le Premier XXIe Siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde, Flammarion, Paris, 2021.

6. Dominique Zahan, La Viande et la Graine, Présence africaine, Paris, 1969.

7. Richard Davies, Extreme Economies. Survival, Failure, Future. Lessons from the World’s Limits, Penguin Books,
Londres, 2020.

8. Voir Philippe Sands, Retour à Lemberg, Albin Michel, Paris, 2017. L’auteur est d’ailleurs l’un des promoteurs actuels de
la notion d’écocide.

9. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, Arles, 2020.

10. Bertrand Badie, Les Puissances mondialisées. Repenser la sécurité internationale, Odile Jacob, Paris, 2021.

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