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OUVRAGE PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION ÉDITORIALE

DE JACQUES GÉNÉREUX
ISBN 978-2-02-112293-0
© Éditions du Seuil, octobre 2013
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
À ceux de mes concitoyens
qui sont indignés par la nance
et qui veulent comprendre.
T
Couverture

Copyright

Dédicace

Remerciements

Avertissement

Avant-propos - Allons-nous sou rir encore longtemps ?

1 - Un constat accablant - L’e acement du politique


devant les puissances d’argent
Corriger les excès ? Désigner les coupables ? Mais c’est beaucoup plus
grave !

Près de cinq ans après, où en est-on ? Des avancées di ciles en Europe


et une régulation américaine bloquée

Quel est ce système qu’il faut changer ?

Des marchés qui ne fonctionnent plus

Des innovations détournées de leur but initial

Quand les régulateurs eux-mêmes dérèglent le système (la « boîte


noire »)

Des crises nancières ruineuses pour les citoyens

Le politique s’e ace devant les puissances d’argent

Que constatons-nous ?

2 - Vertige des dé cits occidentaux - Le problème


est d’abord aux États-Unis
La « planche à billets » depuis vingt-cinq ans

Des banques centrales dans la dépendance des marchés


Un endettement des ménages américains destiné à compenser la pression
sur les salaires

Une dette américaine représentant quatre fois le PIB

L’Europe continentale presque exemplaire à côté des États-Unis

Un demi-siècle de croissance américaine à crédit

Balade d’un citoyen dans le cimetière des économistes

L’actualité des pères fondateurs, Ricardo et Marx

Comment mettre n à cette fuite en avant ?

3 - Crise de l’euro - Sortir de l’idéologie


Une monnaie sans État : une audace politique mais une vraie stupidité
économique

2010-2013 : crise de surendettement ou crise de la monnaie unique ?

Pare-feu : un instrument utile mais limité aux pays périphériques

Le tournant de la BCE : intervention oui, mais sous condition…

Mandat de la BCE : politique d’open market ou sauvetage des États ?

Les limites de l’Union bancaire

Faire payer les investisseurs, les épargnants et les contribuables

La loi d’airain du « triangle d’or »

L’e cacité limitée des dévaluations internes

Dans tous les cas de gure : poursuivre la renationalisation de la dette


souveraine

Techniquement préparée, la n de la monnaie unique ne serait


pas le chaos

Les citoyens doivent avoir le choix

4 - Des réformes simples et décisives - Comment


maîtriser la spéculation et mieux distribuer le crédit
Les institutions de régulation européennes doivent être vraiment
supranationales

Les dérivés au cœur de la spéculation


Rendre plus transparents, plus sûrs et plus coûteux les produits dérivés

Les mystères de la nance de l’ombre

Les hedge funds, propagateurs du risque systémique, individuellement


et collectivement

Contrôler strictement l’e et de levier des hedge funds

La vente à découvert, ce miracle de la nance

Quelques règles simples pour les ventes à découvert

La nanciarisation des matières premières

Réduire l’emprise des nanciers sur les matières premières

Taxe sur les transactions nancières : donner dès maintenant l’exemple

Paradis scaux : le problème est d’abord politique

Des régulateurs sans écrans radar

Faire la lumière sur toutes les transactions sans exception

Encadrer, voire interdire, le trading à haute fréquence

Converger vers la vérité des comptes

Un système bancaire plus solide

Une distribution du crédit plus équitable

Remettre les banques au service de l’économie réelle

Des assurances également tournées vers le nancement de l’économie

Des agences de notation remises à leur vraie place : le conseil


aux investisseurs

Conclusion - Les citoyens doivent s’approprier le débat


sur la nance sans complexe !

Annexe - Traitement de la bulle spéculative


Remerciements
J’ai quelques scrupules à remercier publiquement les
amis qui m’ont entouré de leurs conseils pour la
rédaction de ce livre. Je ne voudrais surtout pas donner
l’impression de les associer de cette manière aux idées
qui y sont exprimées. Ce qui ne veut pas dire pour
autant qu’ils ne partagent pas certaines d’entre elles !
Merci à mon vieil ami François Stasse qui a été le
premier à me suggérer de mettre par écrit ce que je lui
expliquais avec tant d’insistance depuis plusieurs
années. Ses conseils ont été très précieux. Merci à
Martine Ract-Madoux de m’avoir également incité à
entreprendre cet exercice d’écriture.
Merci à Dominique Garabiol, à Jean-Pierre
Hellebuyck et à Jean-Pierre Plantier de m’avoir lu et
relu, d’avoir veillé à ce que les erreurs soient en nombre
le plus limité possible.
Certaines erreurs subsistent certainement. Je sollicite
l’indulgence du lecteur. Ces erreurs seront dues dans
certains cas au choix délibéré d’une certaine
approximation a n d’éviter des développements trop
techniques.
Je remercie mon éditeur, Jacques Généreux, de
m’avoir challengé, de m’avoir aidé à dire ce que j’avais
vraiment sur le cœur, et à le dire dans un ordre
satisfaisant.
Un immense remerciement va à tous ceux que j’ai
connus à l’AMF, à tous ceux qui m’ont fait découvrir les
subtilités et les pièges de la nance, à l’AMF et dans la
banque.
Et pour nir, je voudrais exprimer toute ma
reconnaissance à Jean-Louis Debré qui m’a fait
con ance en me désignant comme membre du collège
de l’AMF en 2003 alors qu’il était président de
l’Assemblée nationale.
Avertissement
Ce livre est écrit en toute liberté, à titre strictement
personnel.
Il n’engage naturellement que son auteur.
« En 2004, le FBI avait fait publiquement mention
d’une “épidémie de fraudes aux prêts hypothécaires”
sans que le gouvernement s’en émeuve. Il réagit au
contraire en o rant des taux d’intérêt très bas, une
dérégulation généralisée, et des signes manifestes
que les lois existantes ne seraient pas appliquées.
C’était apporter des brassées de bois à l’incendie.
Selon la doctrine Greenspan, il est impossible de
prévenir la formation des bulles, la tâche du
gouvernement se bornant à nettoyer les dégâts après
coup.
L’application pratique de cette doctrine consista à
créer une bulle après l’autre, jusqu’à ce que l’une
d’elles prenne en n une telle ampleur qu’elle
détruise le système tout entier sur son passage. »
James K. Galbraith 1

James Kenneth Galbraith, préface de 2009 à La Crise économique


1.
de 1929, anatomie d’une catastrophe nancière [1955] de John
Kenneth Galbraith, Paris, Petite Bibliothèque Payot, nouv. éd.,
2011. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Le Gallo et
Françoise Bouillot pour la préface.
Avant-propos

Allons-nous sou rir encore


longtemps ?
Le monde glisse-t-il lentement vers quelque chose qui
ressemblerait à un suicide collectif ? Dans son ouvrage
intitulé E ondrement, best-seller mondial en 2005, le
biologiste américain Jared Diamond montre comment
plusieurs civilisations ont disparu en raison de l’impact
de leurs propres agissements sur un environnement qui
leur était pourtant favorable.
Après plus de deux siècles d’une croissance
exceptionnelle, accompagnée du développement de très
grandes inégalités, le destin du monde occidental serait-
il de suivre la même pente que celui des habitants de
l’île de Pâques ou des Mayas ? Cette question n’est pas
totalement incongrue. Ne pas se la poser, ce serait
fermer les yeux sur une menace nancière qui est
chaque jour plus évidente.
Certes, tenir un discours pessimiste n’est peut-être pas
le meilleur moyen de rassembler les énergies, de rendre
un peu d’espoir aux jeunes qui estiment que l’horizon est
déjà bien sombre. Mais Jared Diamond démontre aussi
comment d’autres civilisations, cette fois peu favorisées
par les conditions climatiques, ont réussi à survivre, à
faire des miracles ! Maintenant que nous sommes
confrontés à une crise nancière sans précédent et que
les peuples semblent en prendre la mesure un peu
partout dans le monde, le moment du sursaut va peut-
être en n venir.
Connaissant bien la nance pour y avoir évolué
pendant près d’une quarantaine d’années, souvent saisi
par l’angoisse d’un monde désormais totalement livré
aux forces du marché, sans retenue et sans limites,
parfois découragé comme régulateur de constater l’écart
entre les e orts de réforme et des dérives avérées ou
potentielles vertigineuses, l’idée m’est venue de rédiger
ce modeste opuscule en pensant non pas, pour une fois,
aux professionnels de la nance, ni même aux
régulateurs et aux responsables politiques, mais aux
citoyens.
Après tout, désigné par le président de l’Assemblée
nationale au collège de l’Autorité des marchés
nanciers, je me suis considéré tout au long de ces dix
années passées dans cette belle institution comme un
représentant des citoyens, jamais comme le représentant
de la profession bancaire. La banque a été pour moi un
terrain d’observation extrêmement utile, pas une
famille. J’y ai néanmoins travaillé avec beaucoup de
plaisir et de passion, souvent conscient de ne pas y être
complètement inutile. J’y ai rencontré beaucoup de gens
sympathiques que j’ai appréciés et admirés, et quelques
oiseaux rares qu’il valait mieux regarder à distance.
Les lignes qui suivent sont écrites à titre personnel,
cela va de soi, sans langue de bois, comme ces propos
introductifs le laissent entendre, et n’engagent que leur
auteur. Elles sont très factuelles, font le bilan des
réformes en cours, insistent sur les points importants et
les di cultés rencontrées, sans détour ni clause de style,
avec parfois un irrésistible cri d’indignation lorsque
l’avidité, la cupidité, le dogmatisme ou tout simplement
la bêtise conduisent à faire des choix absurdes. Les
discours qui sont tenus par une partie de l’intelligentsia,
généralement par ceux qui ne connaissent pas l’angoisse
du chômage ou des ns de mois, deviennent
di cilement supportables dans une société sous tension.
Comment accepter ces propos tenus à l’égard « des
Grecs, des Portugais et des Espagnols qui ont bien
mérité cette cure d’austérité qu’on leur impose
aujourd’hui, après tant d’excès dans le passé » ? À
l’égard de « ces gens qui refusent les coups de rabot sur
les dépenses publiques alors que notre pays est au bord
de la faillite » ? À l’égard de « ces populismes,
manifestation d’une inculture profonde et d’une
résistance au progrès et à la mondialisation » ?
L’incantation des bien-portants est un exercice facile, les
sacri ces proposés concernent toujours les autres. Que
l’on se rassure, ce livre ne tombera pas dans le
populisme. Tout juste la colère. Mais il proposera
toujours des solutions. C’est même son but unique :
montrer que pour répondre aux crises nancières que
nous traversons il existe des solutions et que les citoyens
doivent se les approprier.
Le débat économique ne peut se réduire à un appel à
une réduction des dépenses publiques d’un côté, à la
dénonciation des politiques d’austérité de l’autre. Il nous
conduira très vite dans une impasse, avec son lot de
crispations et de violences. Les crises nancières
actuelles ont des ressorts beaucoup plus profonds que le
simple échec de politiques conjoncturelles budgétaires
ou monétaires. Ces crises exigent que l’on plonge dans
les grands déséquilibres qui frappent l’Occident, dans les
souterrains empruntés par la spéculation, pour en
détecter les causes et les remèdes.
Contrairement à ce que l’on dit souvent, la nance est
une matière simple et elle peut être expliquée avec des
mots simples. Trop de nanciers utilisent un vocabulaire
compliqué, parfaitement inutile, pour mieux se rendre
indispensables ou pour se protéger contre des intrusions
susceptibles de perturber la bonne marche de leurs
a aires, ou plutôt la marche de leurs bonnes a aires.
Dans la crise que nous traversons, il est essentiel que
la nance ne reste pas le domaine réservé de quelques
sachants ou prétendus tels. Pour aider à faire passer les
réformes contre les lobbies de toutes sortes, chaque
citoyen doit en quelque sorte s’approprier le débat
actuel, surtout ne pas le laisser aux spécialistes ou même
aux politiques.
Dans les pages qui suivent, je vais tenter d’emmener
le lecteur dans quelques méandres de cette nance a n
de lui démontrer que le cours des choses peut encore
être inversé. Certains méandres seront peut-être un peu
austères. Je remercie par avance le lecteur de l’e ort
d’attention qu’il devra faire, mais au moins aura-t-il une
vision complète de ce qui est en train de se décider et du
chemin qui reste à parcourir. J’espère ainsi répondre à
cette question que m’ont posée si souvent tant
d’interlocuteurs : « Comment la nance a-t-elle pu
prendre autant d’importance ? », avec une question
sous-jacente : « Vont-ils nous faire sou rir encore
longtemps ? »
Le décalage est saisissant entre les enquêtes d’opinion
qui con rment toutes ce pessimisme grandissant des
citoyens et les analyses d’un grand nombre
d’économistes et de dirigeants politiques qui tiennent
des propos rassurants, annonçant la reprise aux États-
Unis, le réveil du Japon, la stabilisation en Europe,
comme si la crise était derrière nous, comme si les
grands déséquilibres mondiaux allaient se corriger par
eux-mêmes, comme si des politiques identiques
pouvaient conduire cette fois à des résultats di érents. Il
est vraiment di cile de partager un tel optimisme. Pour
une raison très simple : l’observation de terrain. En cinq
ans, peu de choses ont changé. Sans des réformes allant
beaucoup plus loin que tout ce qui a été entrepris, le
pire de la crise est malheureusement à venir.
Le premier chapitre montre comment en 2013 la
spéculation est plus présente que jamais dans le système
nancier. Continuant à prospérer grâce à la timidité des
réformes, notamment aux États-Unis, et grâce à la
création de liquidités par les banques centrales, la
spéculation fragilise toujours l’ensemble du système
nancier et par conséquent l’économie.
Pourquoi acceptons-nous cette situation à très hauts
risques alors qu’en avril 2009 le G20 de Londres avait
semblé dire « plus jamais ça » ? Parce que le pouvoir
politique s’incline le plus souvent devant les lobbies et
devant ceux qui, d’une manière ou d’une autre,
défendent des intérêts particuliers.
S’il ne s’agissait que d’un problème moral, si l’on peut
dire, cela ne serait pas si grave. Mais les conséquences
de cette absence de décision sont catastrophiques. À
chaque crise nancière, la dette publique fait en e et un
bond en avant. Si la crise de 2008 n’avait pas eu lieu,
nous n’aurions pas du tout le même débat sur la dette
publique.
Neutraliser cette vraie centrale nucléaire nancière
qu’est la spéculation est d’autant plus urgent que nous
vivons avec deux grands foyers de crise, des foyers qui
peuvent à tout moment se réveiller. Le deuxième
chapitre montre comment l’Amérique continue à
nancer sa croissance à crédit. Elle exporte ses crises et
ses dé cits vers le reste du monde et développe en
interne des inégalités rappelant celles qui ont précédé la
crise de 1929. Chacun semble s’y être habitué, mais
cette fragilité et cette dépendance à l’égard des capitaux
internationaux nous emmènent tout droit vers une
nouvelle crise. Un choc en Chine aurait par exemple des
conséquences incalculables sur la situation américaine.
Le troisième chapitre aborde le problème de la
monnaie unique européenne, deuxième grand foyer de
crise. La monnaie unique a révélé, après quelques
années d’euphorie, tous ses dangers puisque l’Europe n’a
toujours pas réussi à s’engager dans la voie du
fédéralisme. La politique de taux unique a déstabilisé les
pays d’Europe du Sud, incitant les entreprises et les
ménages à s’endetter massivement. Les plans de
sauvetage mis en place dans l’urgence ajoutent de la
dette à la dette. L’austérité à forte dose creuse les
dé cits. Et dans le même temps les ajustements
monétaires sont impossibles.
Pour éloigner cette spéculation et ces menaces, tous
ces nuages radioactifs qui planent au-dessus de nos
têtes, il faut rompre avec le passé, agir avec beaucoup
plus de détermination, cesser de chercher sans cesse le
compromis. C’est l’objet du dernier chapitre. Face à la
spéculation, une vingtaine de réformes peuvent être
décisives et d’e et immédiat, mais seulement si elles
sont vraiment menées jusqu’au bout.
Un e ondrement de la nance pourrait de prime
abord réjouir certains, dans un esprit de revanche, mais
il aurait des conséquences immenses pour l’économie
réelle, la vie sociale, la démocratie. Pour l’Histoire tout
court. La seule issue, c’est donc d’agir. Vite ! Très vite !

N.B. : le lecteur trouvera en bas de page de nombreuses


notes a n de pouvoir se reporter aux données mentionnées
et les actualiser dans le temps. Il pourra juger par lui-même
des progrès ou des reculs dans les réformes en cours.
1

Un constat accablant

L’e acement du politique


devant les puissances
d’argent
« Le premier facteur qui contribue à l’euphorie
spéculative, c’est l’extrême brièveté de la mémoire
nancière […]. Le second facteur, qui contribue à
l’euphorie spéculative et à l’e ondrement
programmé, c’est l’illusion que l’argent et
l’intelligence sont liés. »
John Kenneth Galbraith 1
« L’intérêt général n’est pas, comme on le croit trop
souvent, la somme des intérêts particuliers ; il en est
l’opposé. »
Jacques Rue 2

Jeudi 9 août 2007, 8 h 55 : en banquier


consciencieux qui se doit de prendre la température des
marchés en se rendant à son travail, je me laisse bercer
par les commentaires matinaux de BFM. Comme chaque
matin, le journaliste annonce la tendance avant
l’ouverture. Ce matin, elle est au beau xe. D’après les
« contrats futures 3 », l’indice de la Bourse devrait ouvrir
en forte hausse, de l’ordre de 2 %.
9 h 02 : Trouble du journaliste… Les marchés ouvrent
en baisse de 2 % ! Manifestement, grande confusion
dans le studio… Quelques minutes plus tard vient
l’explication : BNP Paribas a annoncé la fermeture de
trois fonds monétaires dynamiques 4. Le journaliste
explique que des fonds fermés cela veut dire que les
investisseurs ne peuvent plus sortir… Dans les heures
qui suivent, l’onde de choc parcourt le monde. Et si les
banques ne pouvaient plus rembourser les investisseurs
sur des produits aussi simples que des fonds
monétaires ?
Deux jours plus tard, samedi 11 et dimanche
12 août : week-end en Bretagne. De mon TGV qui arrive
en gare de Rennes, j’aperçois Jean-Claude Trichet, seul
sur un quai désert, de retour vers Paris en cette veille de
pont du 15 août. Son visage est absolument immobile,
en direction du macadam. Cette fois je me dis que cela
doit être vraiment grave.
Mardi 14 août : je déverse mon angoisse et mon
amertume, emmagasinées depuis quinze ans, dans une
note à mes collègues du collège de l’Autorité des
marchés nanciers (AMF), sur des marchés encore une
fois aveugles, sur la dissémination du risque dans le
système nancier, sur les agences de notation qui n’ont
rien vu venir ou plutôt qui n’ont rien osé dire.
Bien sûr ces dernières années, je m’étais laissé aller à
écrire de temps en temps quelques tribunes dans la
presse sur la nanciarisation du système, les dangers
d’une spéculation e rénée, les risques de la monnaie
unique, mais à chaque fois j’avais senti à quelques
réactions discrètes de mon entourage que, de la part
d’un banquier, l’exercice ne devait pas être renouvelé
trop souvent. Retrouvant aujourd’hui une complète
liberté de m’exprimer, alors même que tous ces facteurs
d’instabilité restent en place, le travail d’écriture auquel
je me livre me semble parfaitement naturel. Il va
presque de soi.
Corriger les excès ? Désigner
les coupables ? Mais c’est
beaucoup plus grave !
Le lm de la crise de 2007-2009 n’est plus à refaire. Il
a été décrit cent fois, projeté à de nombreuses reprises à
la télévision et sur les écrans ! Toujours le même, avec
tant d’excès et quelques coupables. Quelques dirigeants
qui ont tra qué les subprimes 5, quelques jeunes traders
qui aimaient l’argent et qui n’avaient pas l’expérience
des krachs, quelques régulateurs qui ont fermé les yeux.
Comme si cette crise n’était qu’une crise de plus, un
temps du cycle économique particulièrement
spectaculaire et douloureux.
Il est impossible de partager cette vision de la crise.
D’ailleurs, combien de coupables ont été arrêtés et
condamnés au cours de cette crise ? Si peu ! Ce qui
démontre bien que c’est le « système » qui a généré la
plus grande partie des excès et non quelques initiatives
individuelles. Il était souvent bien di cile de faire la
séparation entre responsabilité individuelle et
responsabilité collective.
Comme banquier et comme régulateur, j’ai vécu des
moments très forts dans cette crise, des moments qui
m’ont convaincu que cette fois il fallait changer de système,
s’attaquer pour de bon aux causes de tous ces excès, ne
jamais oublier ce qui était en train de se passer. Ces
moments forts, les voici résumés en quelques mots.
D’abord ce mois d’août 2007 où dans la torpeur de
l’été, dans le silence qui s’imposait pour gérer
e cacement la crise, chacun dans la nance sentait le
sol trembler sous ses pieds. À chaque instant, la crise
risquait de tourner à la panique, notamment sur les
fonds monétaires. Nous étions dès cette époque en
pleine crise systémique. Les titres subprimes ne
s’échangeaient plus sur les marchés et lorsqu’ils
s’échangeaient ils perdaient 20 ou 25 % de leur valeur.
Or, ils étaient disséminés dans tout le système car bien
rémunérés et bien notés. De très nombreuses banques et
de très nombreux fonds les avaient achetés un peu
partout dans le monde. Nous étions en face d’un risque
de course aux guichets. En plein mois d’août… Chaque
investisseur pourrait exiger d’être remboursé avant de
risquer de ne plus pouvoir l’être. Ce que les Anglo-
Saxons appellent un risque de run. Le décalage était
spectaculaire entre cette angoisse étou ante et la douce
euphorie qui régnait sur les marchés quelques semaines
plus tôt. En mai et juin, l’indice VIX 6 qui mesure la
volatilité à un mois des 500 grandes valeurs
américaines, qui mesure en quelque sorte le stress des
investisseurs, se situait à son plus bas historique, autour
de 10-12 %. Un peu plus d’un an après, il sera à 80 % !
Tout au long de ce mois d’août, je me suis dit que
décidément les marchés avaient totalement perdu leur
pouvoir d’anticipation. Quand l’irrationalité atteint de tels
sommets, c’est que le système nancier devient absurde et
qu’il faut le changer.
La faillite de Lehman Brothers est naturellement un
autre moment très intense de cette crise. La dé agration
qui a frappé l’univers de la nance a eu un e et
immédiat. Dès le lendemain, tout, absolument tout, s’est
arrêté. Les banques ont arrêté de se prêter de l’argent
entre elles, soupçonnant leurs concurrents d’être dans
une situation qui pourrait vite ressembler à celle de
Lehman et préférant de toute façon garder pour elles-
mêmes leurs liquidités, car elles ne connaissaient pas
toujours leur véritable degré d’exposition aux risques.
Comment prêter de l’argent aux clients lorsque l’on
risque soi-même de n’avoir plus accès aux
nancements ? Et comment des banquiers avaient-ils pu
se réjouir de la chute d’un concurrent lorsque l’on voyait
cette atmosphère absolument sinistre envahir en
quelques jours la nance ? Au nom de la morale – faire
un exemple – et peut-être de considérations cachées, le
refus de venir en aide à Lehman était une décision aux
conséquences cataclysmiques. Henry Paulson, secrétaire
au Trésor américain, et avec lui beaucoup de politiques,
de régulateurs et de banquiers avaient commis une
erreur : croire que, dans un système où les liquidités
abondent, la crise de liquidité était impossible 7 ! C’est
exactement l’inverse qui s’est produit. Quand un système
génère trop de spéculation, quand il devient
extrêmement vulnérable, la con ance peut disparaître
du jour au lendemain. Et lorsque la con ance n’est plus
là, le monde de la nance s’arrête tout simplement de
fonctionner. La spéculation fait partie de la vie des
marchés, mais lorsqu’elle mine à ce point la nance, c’est
bien le système qu’il faut changer.
Au cours de la période qui a suivi, pendant l’automne
2008 et l’hiver 2009, les marchés ont chuté comme une
pierre. Tous les jours, les hedge funds, pris dans la crise
de liquidité, déversaient par dizaines de milliards de
dollars des actifs sur le marché, faisant faillite les uns
après les autres. Les rumeurs les plus folles couraient sur
les acteurs nanciers et sur les entreprises. Chaque
week-end était vécu comme un moment d’angoisse, pire
que lorsque les marchés étaient ouverts. Les dépêches
tombaient généralement le dimanche après-midi pour
annoncer que des négociations étaient en cours et en
bonne voie pour sauver telle ou telle banque en
di culté. La crise de 1929 était dans toutes les têtes. Le
sentiment général était celui d’un e ondrement massif
et sans limites. Et à la di érence du krach de 1987 et du
krach de 2001-2003 lors de l’éclatement de la bulle
Internet, la transmission vers l’économie réelle était
cette fois immédiate. Les citoyens ont été touchés
directement dans leur vie quotidienne, ils ont eu
l’impression d’entrer dans un tunnel noir qui conduirait
bientôt inévitablement au chômage et à la récession. Les
stocks des entreprises ont immédiatement monté et les
crises de trésorerie sont arrivées. En quelques semaines,
toutes les prévisions ont été revues à la baisse de
manière très spectaculaire. Lorsque la nance menace à ce
point l’économie tout entière, c’est bien le système qu’il faut
changer.
La réunion du G20 de Londres, le 1er et le 2 avril
2009, fut un vrai rayon de soleil. Le premier depuis de
longs mois. Ce G20 s’est tenu au moment le plus critique
de la crise, alors que le marché venait de toucher son
point le plus bas 8. Les dirigeants avaient peur et ils se
sont rassemblés. Ils exprimèrent un vrai désir de
changement, la volonté d’établir une gouvernance
mondiale. Tout semblait d’un seul coup très simple. Il
su sait de s’entendre et de décider. Une feuille de route
a été rédigée, une dizaine de chantiers bien identi és et
pour chacun de ces chantiers des solutions étaient
esquissées. Institutions, produits dérivés, fonds propres
des banques, hedge funds, paradis scaux,
rémunérations, agences de notation, règles comptables,
matières premières, rien n’a été oublié. Avec une
consigne unanimement partagée : « Plus jamais ça ! »
C’était bien le système que l’on avait décidé de changer !

Près de cinq ans après,


où en est-on ? Des avancées
di ciles en Europe
et une régulation américaine
bloquée
En novembre 2008, l’élection de Barack Obama, dont
les compétences économiques ne faisaient pas de doute,
à la di érence de son prédécesseur, avait laissé entrevoir
un grand changement. Quelques mois plus tard, à la
veille du G20 de Londres, il avait déclaré en recevant à
la Maison-Blanche les dirigeants des treize plus grandes
banques américaines, coupant l’un d’entre eux qui
justi ait les bonus de sa banque par la nécessité d’attirer
les talents : « Mon administration est la seule chose qui
existe entre vous et les fourches 9… ! » En Europe, la
nomination de Michel Barnier, début 2010, comme
commissaire au marché intérieur et aux services
nanciers, laissait également espérer une rupture avec
une politique européenne qui avait été non pas libérale,
mais ultralibérale.
Aux États-Unis, l’ardeur réformatrice a duré quelques
mois, au grand maximum un an. Pendant ces quelques
mois, le Sénat a été d’un appui très e cace pour
l’administration Obama qui semblait mettre à pro t le
choc créé par la faillite des grandes institutions
nancières américaines pour lancer de grandes
réformes. Certains textes ont même parfois servi de
levier au nouveau commissaire européen pour tirer la
réglementation européenne vers le haut lorsqu’il a pris
ses fonctions un an plus tard.
Mais dès que les marchés se sont redressés sous
l’impulsion de la politique monétaire de la Fed 10, dès
que la peur a disparu, la voie a été ouverte aux
amendements. Depuis le vote du Dodd-Frank Act en
juillet 2010 11, il ne se passe à peu près plus rien aux
États-Unis dans le domaine de la régulation nancière.
Avec le basculement de la majorité à la Chambre des
représentants quelques mois plus tard, l’enlisement des
réformes est devenu encore plus manifeste.
En Europe, la politique du nouveau commissaire a
tranché avec celle de son prédécesseur. Lors de son
audition par le Parlement européen en octobre 2004,
avant d’être con rmé au poste de commissaire, Charlie
McCreevy avait a rmé qu’au cours de son mandat il
faudrait « faire un e ort permanent pour s’assurer que
les marchés ne sont pas trop régulés ». Charlie McCreevy
a dû terminer son mandat heureux ! Dès son arrivée,
Michel Barnier a a ché un état d’esprit à l’exact opposé
en déclarant : « Nous ne ferons pas semblant de
réformer. » Au moment du débat sur les bonus, en
mars 2013, le cap était toujours le même : « respecter la
feuille de route du G20 12 ».
Mais faire progresser l’Europe à 27, au milieu de tant
d’intérêts divergents et de lobbies de toutes sortes, est
une entreprise titanesque. Il faut livrer bataille à chaque
instant. La Commission délivre généralement de bons
textes, dans des délais rapides. Mais les projets de
directives ou de règlements de la Commission ne sont
que des projets. À partir de là, le travail de démolition
commence 13 ! Il s’écoule généralement un très long délai
entre la publication des textes de la Commission et leur
adoption par le Conseil des ministres et le Parlement,
souvent deux ans pour les textes les plus di ciles.
Ensuite, un long moment sépare cette adoption et
l’entrée en application. C’est ce que l’on appelle le
travail de transposition des directives où toutes sortes
d’in uences se manifestent à nouveau.
Fin 2013, près de cinq ans après le G20 fondateur de
Londres, on peut estimer, de manière naturellement très
subjective, très approximative, qui n’engage que l’auteur,
qu’un quart du chemin a été parcouru aux États-Unis, un
peu plus du tiers en Europe. Le cabinet américain Davis
Polk qui suit mois par mois l’application des 398 règles
du Dodd-Frank Act évalue à 37 % le pourcentage des
mesures qui sont validées en mai 2013. Mais cela ne
signi e pas que ces mesures sont déjà en application et
surtout le Dodd-Frank Act ne représente qu’une partie
de la feuille de route du G20. En réalité, certains sujets
ont à peine été e eurés, comme la nance de l’ombre
ou les bonus. Quantité de textes sont tellement peu
avancés dans le processus de transposition qu’il est
encore impossible de savoir comment ils seront
appliqués ultérieurement. L’Europe a néanmoins pris un
peu d’avance sur l’Amérique, elle qui avait pris du
retard dans les premiers mois du mandat de Barack
Obama.
Cette lenteur générale de la réforme est tout de même
peu compréhensible alors qu’une nouvelle crise
systémique peut survenir à tout moment du fait de la
défaillance d’un acteur ou d’un produit, une crise
susceptible de provoquer des faillites en chaîne et de
tout emporter. La situation est souvent bloquée, avec
des dirigeants qui peinent à s’entendre sur le contenu
des réformes, qui choisissent des compromis peu
satisfaisants, laissent la voie libre à des négociations
ultérieures, et par ailleurs des marchés qui sont revenus
à leur meilleur niveau aux États-Unis et guettent le
maillon faible pour prendre à nouveau des paris sur un
e ondrement futur.
Les chi res cités tout au long de ce livre montrent
que loin d’avoir reculé depuis cinq ans la
nanciarisation de l’économie continue de progresser.
Pour apprécier la gravité de la situation, il faut quitter le
commentaire au jour le jour de la conjoncture, prendre
un peu de recul, descendre dans la vallée pour
apercevoir la montagne…

Quel est ce système qu’il faut


changer ?
Ce qui frappe l’observateur depuis vingt-cinq ans,
c’est la multiplication des crises nancières, des krachs,
et leur violence chaque fois plus forte : krach boursier
d’octobre 1987, krach immobilier au début des années
1990, krach obligataire en février 1994, spéculation
d’un trader à Singapour conduisant la grande banque
anglaise Barings à la faillite en 1995, crise asiatique en
1997 avec une contagion dans les pays émergents,
notamment en Russie en 1998, première faillite d’un
hedge fund (LTCM) avec des implications systémiques
cette même année, krach Internet en 2001-2003, krach
provoqué par les subprimes en 2007-2009, crise de l’euro
à partir de l’hiver 2010. Depuis l’année 2000, le monde
a vécu plus de la moitié du temps en période de krach,
c’est-à-dire dans l’angoisse d’un e ondrement du
système nancier mondial avec toutes ses conséquences
pour l’économie réelle. À force d’éteindre les incendies,
de considérer que ces crises font partie de l’économie
moderne, d’avoir en quelque sorte « le nez sur le
guidon », nous ne nous en rendons même plus compte…
Et la nance a une telle capacité d’oubli !
Comment en est-on arrivé là ? Chacune de ces bulles
peut être identi ée, analysée. Mais le problème est
moins de donner un nom à chaque secousse que de
tenter d’expliquer pourquoi elles apparaissent, avec des
natures aussi diverses, et pourquoi elles éclatent aussi
vite et aussi souvent. Le dérèglement du système, le
péché originel, peut être daté du 15 août 1971. C’est ce
jour-là que les États-Unis se sont a ranchis de la
dernière règle, de la dernière contrainte, qui permettait
de contenir la création monétaire et le déséquilibre
chronique de leur balance des paiements, dénoncé dès le
milieu des années 1960 par la France. Certes, le système
établi par les accords de Bretton Woods au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale n’était guère satisfaisant
puisqu’il reconnaissait au dollar un privilège
considérable, celui d’être une monnaie de réserve aux
côtés de l’or. Les États-Unis pouvaient émettre sans
limites des dollars. Mais au moins devaient-ils pouvoir
les convertir à tout moment en or. Devant l’ampleur du
dé cit de la balance des paiements, du fait notamment
de la guerre du Vietnam, le président Nixon dut se
résoudre à suspendre la convertibilité du dollar en or. À
compter de cette date, la voie était ouverte aux dé cits
illimités et à une création monétaire généreuse.
L’implosion du système monétaire international t
entrer le monde dans l’ère des dé cits non maîtrisés et
des changes variables, c’est-à-dire dans l’instabilité
permanente.
De la exibilité générale des changes, de la création
sans limites de monnaie, de l’abandon des disciplines
autrefois imposées par le système monétaire
international, résultèrent en partie la place grandissante
des marchés, leur instabilité et par conséquent le
développement de la spéculation. La suite de l’histoire
est bien connue. Ce fut pendant trente ans la
libéralisation progressive des marchés, la course à la
déréglementation, une vague de fond qui n’est pas sans
rappeler celle qui avait déferlé sur l’Amérique dans les
années 1920 avec des marchés totalement débridés et
des banques centrales indépendantes alimentant la
spéculation. Et pour nir, un voile levé sur quelques
pratiques stupé antes qui résument l’état d’esprit d’une
époque. Un ancien président du Nasdaq devenu le plus
grand fraudeur de l’histoire (Bernard Mado ), des bonus
distribués avec les fonds gouvernementaux par des
managers qui viennent de conduire leur groupe à la
faillite (AIG), une entente entre quelques grandes
banques internationales pour manipuler les taux
interbancaires (Barclays, UBS, RBS, etc.) ! Des scénarios
que l’on croyait réservés au monde du cinéma ! Sans
oublier la grande dérive des régulateurs, tel Alan
Greenspan, gouverneur de la Banque centrale
américaine, qui écrivait dans ses Mémoires au printemps
2007, juste avant la crise : « Les pro ts nanciers ont
attiré une multitude d’institutions et d’individus avisés.
Le résultat le plus éminent en a été le réveil de
l’industrie des fonds spéculatifs. […] Les fonds
spéculatifs et les fonds d’actions privés paraissent
représenter la nance de l’avenir. […] Ils sont
essentiellement non régulés et j’espère qu’ils le resteront
[…]. Toute restriction administrative sur le
comportement des investisseurs de ces fonds réduirait la
prise de risques, qui est la contribution fondamentale
des hedge funds à l’économie mondiale, et en particulier
à celle des États-Unis. Pourquoi voudrions-nous
paralyser les abeilles pollinisatrices de Wall Street 14 ? »
Alan Greenspan a présidé la Federal Reserve pendant
dix-neuf ans, de 1987 à 2006, en charge de la stabilité
nancière mondiale ! Bref, un monde de folie.

Des marchés
qui ne fonctionnent plus
Le marché est au cœur du développement
économique, du système capitaliste, des échanges
internationaux. Absolument irremplaçable, il est le
moteur de la croissance, même s’il n’est jamais parfait.
Tout le monde ou presque en convient. Le marché
permet l’échange, il est révélateur des prix, régule
l’activité économique. Dans son livre La Société des
égaux 15, Pierre Rosanvallon montre même comment le
marché a pu être au XVIIIe siècle « indissociable d’une
société civile émergente qui cherchait à s’émanciper des
autorités traditionnelles ». Le marché a fait tomber les
despotes, il fera peut-être tomber demain des régimes
autoritaires qui lorgnent vers le capitalisme.
Mais, utiles à l’économie et à la société, les marchés
peuvent tuer l’économie lorsqu’ils deviennent trop
puissants, volatils, aveugles. Aujourd’hui, nous avons
basculé dans un système où la place prise par les
marchés est telle qu’ils occupent absolument tout
l’espace de la vie économique, sociale et politique.
L’expression « dictature des marchés » n’est pas
exagérée. Elle est la vérité d’un instant. À force de
déréglementation, de création de liquidités par les
banques centrales, d’innovation nancière, de
spéculation, les marchés ont pris une place laissée
inoccupée par le pouvoir politique. Dans la seconde où
un gouvernement envisage une réforme qui ne
répondrait pas à leur attente immédiate, les marchés
sanctionnent le pouvoir. Les capitaux commencent à s’en
aller et le gouvernement fait très vite marche arrière. La
dictature des marchés ne peut donc être écartée d’un
revers de la main. Les marchés ont le pouvoir de mettre
un pays à terre et tant que la bulle spéculative n’a pas
été réduite on est malheureusement obligé de faire avec
cette réalité. Comme il est loin le temps des Trente
Glorieuses, une période où les marchés n’occupaient pas
une telle place et où la croissance était pourtant
nancée de manière e cace !
La nanciarisation de l’économie a par ailleurs
conduit à une volatilité extrême des marchés.
L’évolution de l’indice VIX, déjà évoquée pour la
période 2007-2009, en est le re et. Elle montre qu’en
très peu de temps les marchés peuvent passer d’une
situation de sérénité absolue à une panique extrême,
avec une violence et une imprévisibilité inconnues
depuis les années 1920. Les conséquences sur l’économie
réelle sont considérables. En 2008-2009, le monde a
connu de multiples faillites, une récession générale, une
injection massive de liquidités, une tentative de relance
par les dé cits publics, et par conséquent de nouveaux
déséquilibres. Un engrenage infernal.
Plus grave, ces marchés absolument ivres de
puissance et de volatilité se trompent, parfois sur de
longues périodes, ce qui biaise toute l’allocation des
ressources. Leur aveuglement avait été dénoncé pendant
les années qui avaient précédé le krach Internet. Les
valorisations atteignaient alors des niveaux
extravagants, sans rapport avec la création de richesse.
Certains économistes croyaient à l’arrivée d’une
« nouvelle ère » au cours de laquelle la croissance serait
forte et durable, où il n’y aurait plus de cycles. Dans leur
enthousiasme aveugle, une grande partie des analystes,
n’ayant jamais connu de krach, calculaient leurs
objectifs de valorisation en appliquant des multiples aux
chi res d’a aires et non plus aux pro ts. Et dans
certains cas, par exemple dans le secteur des médias, les
pertes étaient considérées comme un gage de
dynamisme et de création de valeur. Il su sait alors au
président d’un grand groupe du CAC 40, opérant
pourtant dans un secteur on ne peut plus traditionnel,
d’évoquer au détour d’une phrase le développement
d’Internet pour que le cours monte de 10 % dans la
journée ! Il était devenu décidément très facile de créer
de la valeur.
Les mêmes erreurs d’anticipation ont été commises
quelques années plus tard. Au cours du second semestre
de l’année 2007, un des analystes de la place parisienne,
très con ant dans le potentiel de hausse des actions
françaises, présentait à ses clients un document sur
lequel gurait en titre : « Les marchés actions vont
exploser en 2008. » Il voyait le CAC 40 passer de 5 500
à 6 500 points, voire à 7 000 points. Les marchés ont
e ectivement explosé, les résultats des entreprises se
sont e ondrés et l’indice est tombé à 2 900 points ! Cet
analyste était extrêmement compétent et brillant. Sa
seule erreur, son seul tort, était de s’être risqué à une
prévision aussi audacieuse. La présence d’une bulle
nancière quasi permanente, reconstituée peu de temps
après avoir éclaté, rend désormais les marchés très
di cilement prévisibles.
En 2013, l’adulation des analystes pour cinq
entreprises – Microsoft, Google, Intel, Oracle, Apple –,
qui représentent entre 40 et 50 % de la capitalisation
globale du Nasdaq, n’est pas sans rappeler quelques
souvenirs de la période Internet. L’introduction en
Bourse de Facebook a été une nouvelle illustration
caricaturale de la versatilité des « experts ». Alors que le
débat sur la valorisation avant la première cotation
portait sur l’importance de la hausse du cours qui allait
suivre, au moins 10 %, un désastre inexplicable est
arrivé le jour même, avec une chute vertigineuse du titre
et au total une diminution de la capitalisation de moitié
en trois mois 16 ! Les investisseurs redécouvraient
subitement que même dans le secteur Internet les arbres
ne montent pas jusqu’au ciel.
L’aveuglement des marchés peut toucher tous les
domaines de la sphère nancière. En 2006, et jusqu’au
printemps 2007, les marchés ont cru que le risque de
crédit n’existait plus 17. Les marges rémunérant les
investisseurs lors des émissions obligataires, les marges
prises par les banques sur les crédits, étaient proches de
zéro pour les très grandes entreprises. Du jamais vu !
Lorsque est arrivée la crise des subprimes, un choc
extrêmement brutal s’est produit sur tous ces marchés de
crédit et l’aversion pour le risque est devenue la règle en
quelques semaines, quels que soient les emprunteurs.
Sur les marchés actions, la myopie fut la même. Le
11 octobre 2007, alors que l’on était déjà en pleine crise
des subprimes, le Dow Jones touchait en séance son
record historique de 14 198 points !
De 2004 à 2008, le marché avait réellement cru
comme Ben Bernanke en 2005 18 qu’aux États-Unis les
prix des maisons ne baissent jamais. Il était possible de
distribuer le crédit immobilier sans examen de la
situation de solvabilité des ménages, avec la bénédiction
des deux agences proches du gouvernement, Fannie Mae
et Freddie Mac, des agences privées qui béné cient de
garanties gouvernementales. Seule était prise en
considération la qualité de l’hypothèque. C’était la
grande idée de George Bush qui avait xé comme
objectif en 2002 de permettre à au moins 5,5 millions
d’Américains à faible revenu de devenir propriétaires de
leur maison avant la n de la décennie 19. Les notations
triple A des agences sur les produits structurés ne rent
que renforcer l’aveuglement des opérateurs. Tout le
monde a embarqué sur le Titanic, dans le grand silence
des marchés !
Et tout au long des années 2000, combien de
dirigeants, d’acteurs nanciers, d’investisseurs, ont-ils
cru que la nouvelle monnaie européenne pourrait
coexister avec des politiques économiques et sociales
di érentes, avec des évolutions structurelles
profondément divergentes ! La monnaie unique devait se
traduire par une circulation totalement uide des
capitaux au sein de la zone euro, notamment des dettes
souveraines, et un taux de nancement identique dans
tous les pays. Pendant dix ans, les taux d’intérêt de la
Grèce, de l’Espagne, de l’Italie sont e ectivement restés
au même niveau que ceux de l’Allemagne. À partir de
2010, le réveil des marchés a été à la mesure de leur
aveuglement précédent.
Aujourd’hui même, comment ne pas être désarçonné
par les réponses qu’apportent les économistes lorsqu’on
leur demande comment le di érentiel de taux peut être
aussi faible entre la dette française et la dette allemande
alors que les situations économiques sont a priori assez
di érentes ? « Le marché de la dette française possède
une grande qualité, c’est d’être très liquide », nous
répond-on… La liquidité explique tellement de choses
en matière nancière ! L’explication est identique au
Royaume-Uni et en Amérique où des taux très bas
semblent compatibles avec des situations économiques
totalement déséquilibrées. Les prix sur les marchés
obligataires veulent-ils encore dire quelque chose
lorsque ce sont les banques centrales elles-mêmes qui
faussent ces prix avec des taux maintenus à zéro sur
longue période, des rachats de dettes souveraines
massifs, directement ou via les banques, lorsque ce sont
les banquiers centraux qui sont les premiers artisans des
bulles spéculatives ?
Les retournements spectaculaires des marchés, cette
capacité à partir dans une direction puis dans une autre
en quelques semaines, ne peuvent qu’inciter à une
grande circonspection dans l’interprétation des messages
qu’ils sont censés nous envoyer. Ce mystère existait déjà
dans les années 1920. John Kenneth Galbraith montre
dans son livre sur la Grande Dépression 20 comment un
découplage entre la réussite de quelques grands
capitalistes et la réalité économique et sociale a pu se
produire. Après une forte hausse totalement
irrationnelle, une fois que les investisseurs sont
rassasiés, apparaissent les premiers doutes, les premiers
vertiges, et d’un seul coup tout bascule, dans une course
e rénée à la vente ! C’est un petit peu comme dans le
lm d’Hitchcock : quelques oiseaux se posent sur un l
électrique, passent totalement inaperçus, et de manière
imperceptible le spectacle devient e rayant…
Aujourd’hui, le rapport de la nance à l’économie
réelle est à certains égards plus préoccupant qu’au cours
des années 1920. L’économie est mondialisée et la masse
des capitaux en circulation n’a plus rien à voir en termes
de montant et de vitesse de circulation transfrontalière.
Et tellement de déséquilibres se sont accumulés depuis
une trentaine d’années, tout particulièrement ces quinze
dernières années !
Croire que 1929 était une exception, que la science
économique a fait de très gros progrès qui nous
éviteront en toutes circonstances de revivre de tels
événements, que la vie des marchés est toujours faite de
mouvements de balanciers, de cycles, comme cela a été
le cas pendant une grande partie de l’histoire
économique, serait une explication parfaitement
rassurante de la vie des marchés mais un peu courte. Il
arrive un moment où, face aux désordres, les outils vont
tout simplement manquer.
Certains avancent parfois qu’après tout ces crises ont
un e et salutaire, qu’elles sont le seul moyen de
ramener nos démocraties dans le droit chemin : « Si les
réformes ne sont pas faites rapidement, les marchés
feront leur travail. » Les marchés viennent alors fort
opportunément au secours de certaines déclarations
moralisatrices qui se désespèrent de l’inertie des
gouvernements. Mais des marchés à ce point
déboussolés peuvent-ils vraiment faire un travail
e cace ?

Des innovations détournées


de leur but initial
L’innovation a toujours au départ un motif légitime et
ne peut donc dans un premier temps qu’attirer la
bienveillance du régulateur. Ainsi en a-t-il été des
produits dérivés, comme de tant d’autres produits dans
la revue qui va suivre.
Les produits dérivés ont été développés de manière
industrielle sur les marchés de Chicago à partir des
années 1970 pour les swaps et à partir des années 1980
pour les options 21. Ce développement à grande échelle
est une vraie révolution dans la nance. Il est
naturellement lié à l’instauration du système de changes
ottants, à la mondialisation, à la nécessité de couvrir
les transactions en devises et les taux de nancement sur
des marchés volatils.
En « swapant » un taux variable contre un taux xe,
c’est-à-dire en échangeant un taux variable contre un
taux xe, une entreprise peut se protéger contre une
hausse des taux. En achetant une option de taux, elle
versera une prime pour se protéger contre cette hausse
mais continuera à béné cier de la baisse des taux si
celle-ci se produit. Les options permettent aussi la mise
en place de stratégies sophistiquées en associant des
achats et des ventes d’options à des conditions
di érentes. Le marché des options introduit ainsi une
grande complexité dans la gestion du risque par rapport
au marché des swaps, contrats dans lesquels tous les
paramètres sont déterminés à l’avance.
Il n’est pas question ici d’entrer dans le détail de ces
marchés, ce qui pourrait nécessiter plusieurs tomes tant
ces produits peuvent être multiples et complexes, mais
simplement de faire une petite incursion dans la
technique nancière, de rappeler quelques
caractéristiques des dérivés pour partager une
conviction : ces produits sont utiles s’ils sont utilisés
comme produits de couverture, mais s’ils sont utilisés
comme produits de spéculation ils introduisent une très
grande volatilité dans les marchés et des risques élevés
pour le système nancier. Une fois que l’on aura fait ce
petit détour par la technique, on aura compris tous les
ressorts de ce monde de spéculation intense dans lequel
nous vivons aujourd’hui.
B :

Le produit dérivé présente en réalité deux faces : côté


pile, la sécurité ; côté face, la volatilité et le risque. Côté
pile, l’acheteur du produit maîtrise la transaction, il en
connaît à l’avance tous les paramètres. Le produit dérivé
lui donne le droit si c’est une option – ou l’obligation si
c’est un swap – d’acheter 22 (ou de vendre 23) un actif, à
une date déterminée et à un prix déterminé. Pour
acheter le dérivé, il paye une prime si c’est une option
ou une marge pour rémunérer la contrepartie si c’est un
swap.
L’option est par conséquent le produit de couverture
idéal pour se protéger contre un risque que l’on
appréhende moyennant le paiement d’une prime. Quelle
meilleure sécurité pour un exportateur de produits de
luxe que de pouvoir vendre sa production en yens à un
cours xé à l’avance ? Pour un transporteur aérien de
pouvoir acheter son pétrole à un cours xé à l’avance ?
Pour un gestionnaire de fonds de se protéger contre une
hausse des taux d’intérêt ? Pour une entreprise de faire
béné cier ses salariés d’un plan d’actionnariat sans
risque 24 ? Tous les actifs peuvent ainsi être couverts,
actions, obligations, devises, taux d’intérêt, matières
premières, crédits.
Côté face, le produit n’est que risque et volatilité. En
échange d’une prime, le vendeur du produit s’expose à
un risque en espérant naturellement en tirer pro t. Ce
risque est de trois ordres. Primo, à l’échéance, l’émetteur
du produit doit remplir ses obligations, il doit livrer
l’actif sous-jacent (ou l’acheter), alors même qu’il n’est
pas tenu réglementairement de le détenir au préalable.
Secundo, les paramètres de prix et de durée qui sont
xes pour l’acheteur sont autant de facteurs de risque et
d’incertitude pour l’émetteur, avec une probabilité de
contagion dans le système nancier s’il n’arrive pas à
remplir ses obligations et si les montants en jeu sont
importants. Tertio, le produit est d’autant plus volatil
que l’échéance est proche, que le prix de marché est
éloigné du prix initial, que les anticipations des
investisseurs sont fortes, dans un sens ou dans l’autre.
Le risque et la volatilité sont ainsi des caractéristiques
très importantes du produit dérivé. Lors du krach de
l’automne 2008, l’indice VIX auquel il a déjà été fait
référence avait atteint un plus haut historique de 80 %
alors qu’il se situe généralement autour de 20 %, parfois
même à 13-15 %, dans les périodes où les marchés
jugent qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Lors de la
crise de 1929, la volatilité du marché s’expliquait en
grande partie par le fait que les achats d’actions avaient
été nancés par emprunt. Aujourd’hui, elle s’explique en
grande partie par l’utilisation des dérivés.
Pour illustrer le lien entre dérivé et spéculation, il
su t de prendre un exemple très simple, celui d’un
opérateur qui achète une option en payant une prime
très faible pour deux raisons : le prix de l’action visé est
très éloigné du cours du moment, l’échéance du dérivé
est très rapprochée, par exemple deux semaines. Autant
dire que cette prime très faible est versée à fonds
perdus… sauf si une statistique économique inattendue
est publiée, ou si une o re publique est lancée dans
l’intervalle des deux semaines, faisant bondir le cours de
l’entreprise ! Il pourra revendre immédiatement son
dérivé et toucher une énorme plus-value en n’ayant
déboursé que la prime. Il pourra aussi attendre
l’échéance pour acheter les titres au prix initialement
convenu, c’est-à-dire au-dessous du marché grâce au
dérivé, et revendre les titres au prix du marché pour
empocher sa plus-value. Mais l’acteur de marché qui a
vendu le produit devra au terme des deux semaines
livrer les titres alors qu’il pensait simplement encaisser
sa prime. S’il ne détient pas déjà les titres il devra les
acheter sur le marché à un prix élevé et réaliser une
perte considérable.
La dangerosité des produits dérivés se comprend donc
aisément. Dans cet exemple, on relève du côté de
l’acheteur un risque de perte faible, la prime, et une
perspective de pro t très aléatoire mais considérable.
Du côté du vendeur, un gain déterminé à l’avance, la
prime, mais un risque de perte considérable. À ces aléas,
s’ajoute la di culté de valoriser les dérivés lorsque les
marchés sont très volatils.
Voilà comment les dérivés, initialement produits de
couverture, sont devenus en quelques années les outils
incontournables du grand casino mondial, un des risques
majeurs du système nancier contemporain. Plus les
marchés sont volatils, plus les dérivés sont spéculatifs ; plus
les dérivés sont nombreux, plus les marchés sont volatils. Et
les dérivés ont donné lieu à une créativité sans limites de la
part de nanciers qui apprécient naturellement que les
pro ts soient compris dans le produit tant il peut être
di cile à un instant donné de faire des comparaisons de
marché.
La brutalité du krach de 1987 n’est certainement pas
étrangère au développement des dérivés. Avec une
baisse de 22 % du Dow Jones en une journée, le lundi
19 octobre, certains ont cru qu’ils allaient revivre le
krach de 1929 puisque aucun mouvement de marché de
cette importance n’était survenu depuis cette période.
Au cours des mois qui ont suivi le krach, il n’y eut pas
de crise économique et les cours reprirent leur
ascension. Cette séance marquait simplement l’entrée
dans une ère nouvelle, celle de la volatilité des marchés.
I
:
.V
!
À partir des années 1980, le démon de l’innovation
nancière a touché absolument tous les secteurs de la
nance.
La déréglementation des caisses d’épargne aux États-
Unis ou des prêts immobiliers en Suède, le marché des
matières premières, les hedge funds, les droits de
carbone, les Credit Default Swaps (CDS) et les
Collateralized Debt Obligations (CDO), les produits
d’épargne complexes, les Exchange-Traded Funds (ETF)
et le trading à haute fréquence sont autant d’exemples de
la perversion systématique des innovations nancières
de ces trois dernières décennies à des ns spéculatives.
En 1980, une loi avait ainsi autorisé les caisses
d’épargne américaines, les Savings and Loan, à sortir de
leur métier traditionnel et à distribuer aux ménages des
crédits immobiliers et des prêts personnels à taux xes.
Le déplafonnement de la rémunération des dépôts et la
hausse des taux directeurs de la Banque centrale décidée
par Paul Volcker dans les années suivantes a n de lutter
contre l’in ation provoquèrent un véritable e et de
ciseaux et la faillite du quart des caisses d’épargne.
Celles-ci, totalement inexpérimentées dans le
nancement immobilier, se re nançaient en e et à taux
variables. Elles subirent de plein fouet la hausse des
taux. Des fraudes dans les comptes permirent de
dissimuler le problème pendant quelque temps jusqu’au
jour où l’on découvrit un vrai risque systémique. La
facture fut supérieure à une centaine de milliards de
dollars. Cette expérience a igeante fut le premier
accident de la dérégulation.
En Suède, dans les années 1980 également, la
déréglementation du marché du crédit permit aux
banques de développer des crédits innovants et pour le
moins hasardeux, également dans le secteur immobilier.
Le résultat fut en 1992 la faillite du système bancaire.
Seule la recapitalisation par l’État de cinq des sept plus
grandes banques suédoises permit in ne d’y échapper.
En 1992 toujours, sous l’impulsion de Goldman Sachs
qui souhaitait, probablement dans un élan généreux,
apporter de la liquidité sur les marchés de matières
premières, les autorités américaines acceptèrent de lever
l’interdiction faite aux institutions nancières depuis la
crise de 1929 de venir sur ces marchés. Ceux-ci
basculèrent aussitôt dans les mains des nanciers.
Au cours de cette même période apparurent les
premiers fonds spéculatifs, les hedge funds. La
progression de leur encours fut spectaculaire, de
40 milliards de dollars en 1990 à 200 milliards en 1995,
500 milliards en 2000, 1 900 milliards en 2007 et
2 250 milliards n 2012, environ 15 % du PIB
américain, un record, avec toutefois un plongeon d’un
tiers entre 2007 et 2012 puisqu’une grande partie
d’entre eux t faillite en 2008.
Il n’existe pas d’exemple dans la nance où le nom
d’un produit dissimule autant la réalité. Le mot « hedge »
veut en e et dire couverture, donc a priori sans risque.
C’est pour cette raison que les hedge funds sont
également appelés fonds alternatifs a n de bien marquer
leur décorrélation par rapport aux marchés. Mais celle-ci
est le plus souvent théorique. Tous ces fonds a chent
en e et des objectifs de performance ambitieux, voire
très ambitieux. C’est ce que l’on appelle la recherche de
la performance absolue, une performance qui doit en
principe être supérieure au marché de référence. Mais le
simple fait d’a cher un objectif sensiblement supérieur
au marché démontre qu’il y a une prise de risque
signi cative. En nance, il n’y a jamais de miracle.
Ce secteur des fonds spéculatifs est très divers
puisqu’il peut couvrir toutes sortes d’actifs, des actions,
des obligations, des taux d’intérêt, des matières
premières, des actifs des pays émergents ou des actifs en
détresse, c’est-à-dire des actifs déjà victimes d’une
dé ance absolue des marchés. Les stratégies sont
extrêmement di érentes d’un fonds à l’autre, plus ou
moins risquées.
Une des caractéristiques des hedge funds, c’est qu’ils
utilisent très largement l’e et de levier, c’est-à-dire la
possibilité de détenir des actifs nettement supérieurs au
montant des fonds gérés, grâce à l’endettement auprès
des banques, à l’utilisation des produits dérivés les plus
complexes, aux ventes à découvert.
Cette technique de la vente à découvert est simple
mais elle est très risquée, sauf lorsqu’elle est utilisée
pour couvrir partiellement un portefeuille d’actions ou
de produits dérivés. Elle consiste généralement à
emprunter un actif, à le vendre immédiatement, à le
racheter plus tard le marché a n de rembourser le
prêteur de titres, avec l’espoir naturellement de réaliser
un pro t si le cours a baissé 25. Lorsque l’actif n’est pas
emprunté, la vente à découvert est « nue », ce qui rend
l’opération encore plus risquée car les vendeurs peuvent
être dans l’incapacité de livrer les titres.
Les hedge funds sont de grands consommateurs des
techniques nancières les plus sophistiquées, les plus
risquées. L’incitation à la prise de risque est d’autant
plus forte que les gérants béné cient, au-delà de leur
commission de gestion, d’une part importante de la plus-
value annuelle.
Les gérants sont dans leur immense majorité anglo-
saxons, mais les fonds eux-mêmes sont le plus souvent
domiciliés dans les paradis scaux, à l’abri des taxes et
des regards indiscrets. Cette grande opacité est une
caractéristique importante des hedge funds, très soucieux
de garder un grand secret sur leurs stratégies, y compris
vis-à-vis des établissements qui leur prêtent les fonds.
En 1998, le fonds spéculatif LTCM, créé seulement
quatre ans plus tôt, mit en péril la stabilité mondiale.
Dirigé par un as des mathématiques nancières, un
ancien de la grande banque d’a aires américaine
Salomon Brothers, John Meriwether, le fonds avait
investi sur les marchés obligataires avec un e et de
levier très important de 30 (4,1 milliards de dollars de
capitaux gérés, mais 125 milliards de dollars d’actifs
potentiellement détenus). Les autorités américaines
rent intervenir dans la plus grande urgence les
17 banques qui avaient traité les produits dérivés avec le
fonds pour permettre une recapitalisation et éviter une
catastrophe. Le 23 septembre 1998, le grand public
découvrit ainsi avec stupéfaction l’existence des hedge
funds. Quelques mois après, John Meriwether ouvrit un
nouveau fonds. Celui-ci fut pris dans la tourmente en
2007. Lorsqu’il t une nouvelle tentative en 2010, les
investisseurs manifestèrent un brin de lassitude.
La « marchéisation » n’a pas de limite. Lutter contre
les excès du marché dans un domaine aussi sérieux que
la maîtrise des émissions à e et de serre par la création
d’un nouveau marché a quelque chose de vraiment
étrange. À la n des années 1990, l’Europe décida de se
lancer dans la création d’un marché des droits de
carbone pour le plus grand plaisir des nanciers, alors
qu’il eût été tellement plus simple et plus e cace de
décider d’une taxe carbone européenne 26. L’incapacité
de ce marché à inciter les industriels à investir dans des
technologies économisant le carbone et ses
dysfonctionnements multiples ne furent que la
con rmation de ce qui aurait dû apparaître comme une
évidence dès le départ. En 2013, le prix des droits
d’émission de carbone varie entre 2 et 5 euros la tonne
alors que les spécialistes considèrent généralement que
ce n’est qu’à partir d’un prix de 30 euros, voire de 50 ou
60 euros, que ces droits pourraient avoir un e et
incitatif. La Commission a proposé de retirer des quotas
de carbone du marché a n de faire remonter les prix,
mais elle se heurte à la campagne orchestrée par les
industriels de la chimie et du pétrole. Le vote du
Parlement européen en faveur du gel, en juillet 2013, ne
su ra pas à éviter le asco de ce marché.
À la n des années 1990 naquit le marché des dérivés
de crédit, les Credit Default Swaps (CDS). Ces produits
étaient utiles en apparence puisqu’ils permettaient
comme les autres dérivés de se protéger contre un risque
moyennant le paiement d’une prime. Mais ici le risque
n’est pas un risque comme les autres, c’est un risque de
crédit. En cas de défaut sur la dette, d’« événement de
crédit » pour reprendre les termes juridiquement
consacrés, celui qui a vendu la protection, l’émetteur du
produit, est appelé pour la totalité du crédit. En d’autres
termes, si tout va bien, l’émetteur encaisse un petit gain,
la prime ; si le crédit est en défaut, il perd l’équivalent
de la totalité du crédit. Il doit par conséquent disposer
de liquidités su santes pour payer l’intégralité de la
couverture, exactement comme un assureur. Au moins
connaît-il sa perte maximale. Tout acteur nancier peut
délivrer un CDS, les banques et les assureurs qui
disposent en principe de fonds propres su sants pour
aller sur ces marchés, mais aussi les fonds de pension,
les sociétés de gestion, les hedge funds, ce qui est moins
évident.
Le niveau des primes varie en fonction de la manière
dont le marché apprécie le risque à un moment donné.
Les primes sont modestes sur les sociétés, les banques ou
les États qui vont bien, beaucoup plus rémunératrices
sur les entités qui sont mal notées ou plus endettées.
Pour le vendeur de CDS, l’encaissement de primes est
tentant alors que le risque d’un défaut semble lointain.
Pour l’acheteur de CDS, l’avantage est naturellement de
se couvrir, de faire disparaître un risque, à condition
toutefois que le vendeur du CDS respecte ses obligations
le moment venu. Le succès des CDS a été spectaculaire.
Ce marché, parti de rien au début des années 2000,
atteignit 60 000 milliards de dollars en 2007 à la veille
de la crise, l’équivalent du PIB mondial. Mais le risque
de crédit peut se détériorer très vite et parfois sur des
actifs jugés jusque-là très solides. Ainsi en a-t-il été pour
Enron, Lehman Brothers, la Grèce, les subprimes et tant
d’autres. La di culté de faire face subitement à un
défaut de crédit peut alors devenir un problème
systémique.
Une des innovations nancières les plus tristement
célèbres fut naturellement la titrisation par quelques
banques d’a aires américaines de produits toxiques, les
obligations adossées à des actifs hypothécaires, les
CDO 27, marché dont la progression fut spectaculaire de
2003 à 2007, au rythme de plusieurs centaines de
milliards de dollars par an, pour culminer à près de
2 500 milliards de dollars, 20 % du PIB américain.
Le découpage en rondelles du risque immobilier (en
« tranches » disent les spécialistes) à travers une
titrisation d’un genre entièrement nouveau, où l’on
mettait une petite dose de risque élevé à côté d’un
risque de très bonne qualité, a permis de distribuer ces
titres dits « synthétiques » dans le monde entier avec la
bénédiction des agences de notation qui leur avaient
accordé dans plus de 90 % des cas la meilleure note. Ces
titres furent nalement irrécouvrables. En quelques
semaines, ils passèrent du statut triple A à « junk bonds »
(« obligations pourries »). Chacun devait trouver son
avantage dans cette nouvelle technique, ménages
américains, banquiers, investisseurs, sans oublier le
gouvernement américain qui était à son origine. En
réalité, le poison des subprimes était instillé dans
l’ensemble du système nancier. Deux ans plus tôt, Alan
Greenspan avait déclaré au cours d’une conférence à
Washington : « Les nouveaux instruments de dispersion
des risques ont permis aux banques les plus importantes
et les plus sophistiquées, dans leur rôle d’allocataire de
crédit, de s’alléger en risque de crédit en le transmettant
à des institutions beaucoup moins leveragées [c’est-à-dire
endettées ou de manière plus générale ayant pris du
risque] 28. » La démonstration fut e ectivement faite.
Ces années 2000 ont également été marquées par la
naissance de multiples produits complexes, vendus aux
professionnels comme aux particuliers. Les « fonds à
formules » connaissent toujours un très grand succès. Ils
permettent d’investir dans un portefeuille d’actions avec
une protection à la baisse, donc en sécurité, mais dans
d’autres cas la complexité de la formule est telle que
l’investisseur ne réalise pas toujours qu’en cas de très
forte chute du marché la protection à la baisse ne joue
plus. C’est alors la quasi-totalité de l’investissement qui
risque d’être perdue. Cette technique porte le joli nom
de « barrière désactivante ». L’investisseur doit savoir
lire entre les lignes de la documentation commerciale…
D’autres produits sont beaucoup plus simples de
présentation mais peuvent être d’autant plus trompeurs.
Le vendeur du produit ne dit pas forcément tout…
L’a chage d’une rémunération très attrayante réserve
souvent de mauvaises surprises, au minimum une prise
de risque élevée. Avant d’être prise dans la tourmente
immobilière, Bankia a vendu à grande échelle pendant
plusieurs années des produits qui o raient une
rémunération de 7 %. Son versement était conditionné à
la réalisation de pro ts par la banque et la sortie du
produit ne pouvait se faire que par la revente des titres
sur un marché. En faillite, Bankia a suspendu la
rémunération et le marché des titres a disparu. En 2013,
le gouvernement espagnol a proposé de rembourser les
épargnants à hauteur de 60 % sous forme d’actions
Bankia. Or, celles-ci ne valent plus rien. 300 000 petits
épargnants seraient concernés.
Des produits dérivés avec un e et de levier
extrêmement élevé, jusqu’à 500 29, sont proposés à tous,
professionnels comme particuliers, via Internet,
généralement à partir de Londres. Ces produits baptisés
CFD 30 consistent à spéculer sur l’évolution d’un cours de
Bourse sans achat d’actions. Ils ont l’avantage d’être très
simples à souscrire. Un clic et l’a aire est faite ! Là
commence le suspense, pendant des heures ou des
semaines. Il ne faut pas s’être trompé sur la tendance
future du marché, la perte encourue pouvant parfois être
supérieure à la mise ! Le casino à domicile, peut-on
rêver mieux ?
Des fonds indiciels, baptisés ETF 31, se sont
développés à très grande échelle depuis une dizaine
d’années, notamment depuis la dernière crise. Leur
encours est passé de 50 milliards de dollars en 2000 à
400 milliards en 2005, 700 milliards en 2008 et plus de
2 000 milliards en 2013, un montant équivalant au PIB
français. Trois sociétés de gestion d’actifs américaines
(mutual funds), BlackRock, State Street, Vanguard, les big
three, détiennent 70 % de ce marché, dont 40 % pour
BlackRock. Des institutions devenues vraiment
systémiques. Leur objectif est de détenir des paniers
d’actifs, actions, obligations, matières premières, les plus
proches possible des grands indices et de répliquer la
performance de ces indices en continu grâce à une
cotation. Cela a pour avantage d’o rir à l’investisseur
une liquidité à tout moment, comme sur une action,
alors que l’investissement dans un fonds classique se fait
à un cours inconnu, une fois par jour. Les frais sont
généralement moindres que sur des fonds classiques.
Mais il pourrait y avoir aussi une raison plus structurelle
à ce succès. Quelque part dans l’inconscient de certains
gérants, notamment de ceux qui ont en charge les fonds
de pension, il semble que le choix d’une gestion
indicielle soit un moyen assez e cace de s’exonérer de
toute responsabilité dans d’éventuelles contre-
performances dans un univers où les marchés sont
devenus totalement imprévisibles. Si le fonds performe
mal, c’est que l’indice a mal performé… Rien de tel pour
accroître la procyclicité des marchés : sur des marchés
en forte baisse, les gérants d’ETF devront vendre
massivement pour suivre les indices.
Mais surtout, au l des années, la sécurité des
investisseurs s’est considérablement a aiblie. Dans les
pays anglo-saxons, les ETF prêtent la plus grande partie
de leurs actifs, reçoivent des titres ou des espèces en
collatéral (garantie), réinvestissent dans d’autres actifs,
parfois de nature très di érente. L’investisseur en retire
une surperformance immédiate grâce à la rémunération
sur les titres prêtés, mais il prend en échange un risque
dont il n’a aucune idée. Il ne sait pas à qui les titres ont
été prêtés. Il ne sait pas non plus si les actifs reçus en
échange sont de qualité ou non, s’ils sont liquides ou
s’ils ne le sont pas. Aucune transparence n’est exigée.
Si un jour un ETF important rencontre un problème
sérieux parce que les titres prêtés ne peuvent pas être
récupérés, à la suite de la défaillance de l’emprunteur ou
si les titres dont il a hérité sont devenus toxiques, on
imagine l’angoisse qui pourrait saisir l’ensemble des
investisseurs qui ont placé leur argent dans ces fonds
indiciels, des investisseurs qui voudront tous au même
moment récupérer leurs fonds 32. Le problème
deviendrait vite systémique.
De manière générale, les banques et les gestionnaires
de fonds poussent l’ingéniosité – et la rentabilité
immédiate – aux limites de ce qu’il est possible de faire,
au point que les concepteurs de ces produits eux-mêmes
ne s’y retrouvent pas toujours. Ce qui fait dire à l’ancien
président de la Fed, Paul Volcker : « C’est vrai, je ne
comprends pas ces produits. Mais ce qui me préoccupe
le plus c’est que les patrons de ces grandes banques et
les équipes de direction ne les comprennent pas plus.
Cela devient très dangereux 33. »
Un autre type d’innovation est apparu ces dernières
années. Une vraie révolution, purement technologique,
le trading à haute fréquence 34. En quatre ou cinq ans, il a
pris une ampleur considérable, représentant près de la
moitié des transactions en Europe, plus de la moitié aux
États-Unis. Cette possibilité o erte à quelques
opérateurs, notamment banques et hedge funds,
dissimulés derrière des robots, de passer plusieurs
milliers d’ordres en une seconde, parfois dans le seul but
d’in uencer les marchés puisque les ordres sont
délibérément retirés avant de pouvoir être traités 35, est
généralement considérée comme un recul considérable
de la transparence et de l’intégrité des marchés. Rien n’a
été fait jusqu’à présent pour encadrer cette pratique.
En une vingtaine d’années, les mathématiques
nancières ont envahi progressivement toute la nance.
Et cela est plus que jamais le cas en 2013. Les diplômés
des meilleures écoles de commerce et d’ingénieurs, X-
Mines, Centrale, MBA, sont happés par les banques et
surtout maintenant par les hedge funds, pour mettre au
point toutes ces innovations et calculer des risques qui
n’ont plus rien à voir avec ceux qui étaient pris dans le
passé. Du côté des hedge funds, la nance reste ce petit
paradis où l’on est censé faire fortune entre vingt-cinq et
trente-cinq ans. Mais attention, le diplôme ne su t pas
toujours… Comme le disait une annonce avant la crise :
« Le trader doit avoir des qualités psychologiques
importantes. Il ne faut pas que la tête lui tourne quand il
passe des ordres de plusieurs millions ! »
Dans leur sagesse, combien de directeurs nanciers
ne se disent-ils pas, sans rien laisser paraître, face à des
spécialistes de marché surdoués qui cherchent à les
éblouir par la complexité de leur démonstration : « Ce
produit-là, jamais je n’y toucherai. J’ai besoin de
comprendre avant de l’utiliser ! » Ce n’est pas sans
amertume que le régulateur est parfois contraint de
saluer le talent de certains ingénieurs de marché qui, à
peine le produit refusé à l’agrément, reviennent tels des
magiciens avec un produit identique mais non soumis à
l’homologation. Entre-temps, l’emballage seul a changé.
Les banques d’a aires et les sociétés de gestion qui
proposent à l’agrément des régulateurs des produits
innovants utilisent généralement deux types
d’arguments : les bienfaits du produit pour la liquidité
du marché – une démonstration toujours délicate à faire
car la liquidité est un concept très abstrait – et l’intérêt
pour l’utilisateur.
Mais l’expérience des vingt dernières années
démontre que ces produits sont généralement assez vite
détournés de leur objectif initial. Les produits dérivés
étaient destinés à protéger les industriels contre des
risques bien identi és, ils ont été utilisés pour spéculer.
Les hedge funds devaient protéger les investisseurs contre
les uctuations du marché, ils sont devenus des fonds à
très hauts risques, menaçant la stabilité nancière. Les
nanciers ont été autorisés à venir sur les marchés de
matières premières pour apporter de la liquidité, ils ont
pris le contrôle de ces marchés. La titrisation était un
moyen extrêmement utile pour nancer des entreprises
qui disposaient de créances commerciales de qualité,
elle a été utilisée avec la bénédiction des autorités
gouvernementales américaines pour nancer des
créances « pourries » et répandre un poison dans la
nance mondiale. Le trading à haute fréquence devait
permettre d’assurer les meilleures cotations en réalisant
des arbitrages sur les multiples plates-formes de
cotation, il est devenu un instrument de manipulation
des prix et parfois un danger pour la stabilité nancière.
Et la liste peut être allongée.
Quand allons-nous collectivement faire cesser ce jeu
diabolique, d’une utilité économique vraiment douteuse,
dans un univers nancier déjà fragilisé par l’abondance
des liquidités ?

Quand les régulateurs eux-


mêmes dérèglent le système
(la « boîte noire »)
Des marchés qui ne remplissent plus leur rôle, une
innovation nancière totalement déraisonnable sont
deux caractéristiques fondamentales de l’univers
nancier avec lequel nous vivons en 2013. La troisième
et dernière caractéristique étonnera davantage car elle
est rarement évoquée. Sa compréhension est
normalement réservée aux banquiers et aux régulateurs
prudentiels 36.
Cette troisième caractéristique, c’est le
fonctionnement très peu satisfaisant de la distribution
du crédit, non pas tellement par la faute des banquiers
mais par la faute des mécanismes mis en place depuis
quelques années par le Comité de Bâle 37. Depuis les
accords de Bâle II, signés en 2004, un système dit de
« pondération des actifs » a été généralisé par les
régulateurs prudentiels à l’ensemble du système
bancaire pour organiser la distribution du crédit. Très
précisément, ce système est en application depuis les
deux directives européennes dites CRD (Capital
Requirements Directive) du 14 juin 2006, une vraie
« boîte noire » qui est au cœur de la distribution du
crédit, de l’allocation des ressources de l’économie
mondiale et qui est laissée à la main des banques.
Ce système a révolutionné la distribution du crédit. Il
a été imposé à la suite d’une réunion des gouverneurs
des banques centrales et des autorités prudentielles le
26 juin 2004, une réunion dite du G10. Jean-Claude
Trichet qui présidait cette réunion comme président de
la Banque centrale européenne avait déclaré à cette
occasion : « Bâle II accroîtra la sécurité et la solidité des
banques, renforcera par là même la stabilité du système
nancier dans son ensemble. Cela améliorera la capacité
du secteur nancier d’être au service d’une croissance
soutenue de l’économie. Je suis heureux de proposer ce
cadre révisé à la communauté internationale 38. »
Ce « cadre révisé » qui allégera les exigences de fonds
propres pour les banques et n’entravera en rien la
croissance exponentielle des produits dérivés
accompagnera en vérité les excès de la nance
internationale alors qu’il aurait dû les prévenir. Une
situation que les dirigeants et les régulateurs s’e orcent
aujourd’hui de corriger en relevant les normes de fonds
propres avec Bâle III. Mais, ce que l’on sait moins, c’est
que les accords de Bâle II ont introduit le système de
pondération des actifs, la boîte noire, qui perdure
aujourd’hui.
La logique de la boîte noire est assez simple, même si
son fonctionnement est d’une extraordinaire complexité.
C’est cette logique qu’il importe de comprendre. Les
nancements accordés par les banques présentent des
qualités de risque di érentes ; il faut donc « pondérer »
ces nancements en fonction du risque pour calculer les
exigences de fonds propres réglementaires des banques.
Jusque-là, dans la réglementation de Bâle I (1988), seuls
les États, les banques et les nancements immobiliers
béné ciaient d’une pondération : un crédit en faveur
d’un État de l’OCDE était pondéré à 0 %, un crédit à une
banque à 20 %, un crédit immobilier à 50 %. Tous les
autres nancements étaient traités à égalité, c’est-à-dire
sans pondération, quelles que soient leur nature et leur
notation. Ce point est très important. Avec Bâle II, la
pondération a été généralisée à l’ensemble des
nancements et surtout laissée entièrement à la main
des banques, certes sous le regard attentif des
régulateurs.
Ainsi, entre deux entreprises multinationales (pas une
grande entreprise et une PME), l’une très bien notée,
l’autre un peu moins bien notée mais tout de même
classée comme présentant un risque faible 39, la
consommation de fonds propres dans le bilan de la
banque peut varier de un à cinq ou à six, cela pour un
même montant de crédit. Pour être très clair, un crédit
de 100 millions d’euros est comptabilisé dans les ratios
prudentiels pour seulement 15 millions d’euros pour
l’entreprise la mieux notée et pour 75 millions d’euros
pour la multinationale un peu moins bien notée. Comme
il ne peut être question de multiplier par cinq la marge
appliquée à l’entreprise moins bien notée, mais peut-être
par deux seulement, chacun voit bien à qui la calculette
de la banque va attribuer par priorité le crédit. Celui-ci
ira à l’entreprise la mieux notée.
Cela n’était pas du tout le cas dans la réglementation
de Bâle I, réglementation dans laquelle la notation
n’avait aucun impact. Une PME était traitée dans la
réglementation prudentielle comme l’entreprise la mieux
notée du CAC 40. Un crédit de 100 millions était
comptabilisé dans les deux cas pour sa valeur
comptable, pour 100 millions, pas pour 15 millions ou
pour 75 millions (comme dans Bâle II et Bâle III). Selon
que vous serez puissant ou misérable… Autrefois, le
banquier évaluait le risque sur une entreprise en toute
indépendance d’esprit et il décidait de sa marge en
fonction de cette analyse. Aujourd’hui il consulte la
boîte noire, la calculette, qui lui dit à qui il doit faire
crédit s’il veut gérer e cacement les fonds propres de la
banque.
Lors de la mise en place de la boîte noire dans les
banques, les calculs de pondération se faisaient à partir
de ratios standards assez simples et peu nombreux,
imposés par le régulateur (la méthode « standard »).
Entre deux entreprises du CAC 40, l’écart de
pondération allait ainsi généralement de 1 à 2. Cela
limitait au moins l’e et discriminant évoqué dans
l’exemple précédent (1 à 2 au lieu de 1 à 5). Mais la
possibilité a été laissée aux banques de calculer elles-
mêmes les ratios applicables (la méthode « avancée »,
dite IRBA), toujours sous le contrôle du régulateur. Dans
cette méthode avancée, qui est frappée du sceau de
l’autorégulation et que choisissent naturellement toutes
les banques a n de réduire au maximum les exigences
de fonds propres réglementaires, les modèles utilisent
des données historiques très nombreuses pour évaluer le
« taux de probabilité de défaut » (fonction de la
notation) et le montant de la « perte en cas de défaut ».
Le problème avec cette multitude de données
historiques, c’est que les banques ont tendance à retenir
celles qui sont les plus favorables. Et surtout, l’analyse
des risques se fait de manière biaisée, avec un
rétroviseur. Les bulles spéculatives apparaissent
rarement là où elles ont déjà éclaté.
Ces modèles sont extrêmement complexes 40. Que le
lecteur se rassure, nous ne les développerons pas ici. Il
importe seulement de savoir à leur sujet qu’il existe au
moins deux certitudes, bien connues des banquiers :
premièrement, ils favorisent ceux qui ont des bonnes
notes ; deuxièmement, les pondérations de la méthode
avancée, choisie par la plupart des banques, sont
beaucoup plus discriminantes que les pondérations de la
méthode standard. On s’étonnera après que les agences
de notation aient pris autant d’importance au cours des
années 2000 !
Ces modèles, qui reposent sur la notation et sur un
historique de perte, entièrement laissés à la main des
banques sont une vraie révolution introduite par Bâle II
et perpétuée par Bâle III. Une révolution silencieuse,
tellement silencieuse que les responsables politiques ne
s’intéressent toujours pas à cette technique extrêmement
complexe à mettre en application mais assez facile à
comprendre dans son principe et dans ses conséquences.
Ces modèles ont leur logique, celle d’une économie de
marché dans laquelle le régulateur pèse le moins
possible sur l’allocation des ressources. L’argent va
prioritairement vers les emprunteurs jugés les plus sûrs
par le marché avec le biais des notes attribuées par les
agences et le biais des données internes à chaque
banque.
Quelques ssures commencent cependant à
apparaître dans le système. Les régulateurs eux-mêmes
commencent à avoir des doutes sur le fonctionnement
de la boîte noire, sur la pondération des risques.
À l’automne 2012, le Comité de Bâle, à l’origine de ce
système, en charge de son fonctionnement et de son
harmonisation au plan mondial, a dit très clairement
dans un communiqué qu’il n’y avait pas de consensus, ni
entre les pays ni entre les établissements, sur la manière
de calculer les risques pondérés, aussi bien pour la
distribution des crédits que pour la comptabilisation des
opérations de marché. En janvier 2013, il a même
déclaré que pour ces dernières il avait constaté des
écarts de 1 à 3 dans un grand nombre de banques sur la
manière de comptabiliser le même type d’opérations.
Entre certaines banques les écarts seraient de 1 à 8 ! Et
dans une nouvelle étude publiée en juillet 2013, il a
indiqué que « les déviations des ratios réglementaires
déclarés pouvaient être de 20 % selon les pratiques des
banques ». Le rapport Liikanen 41, rédigé par un groupe
de travail sur la réforme bancaire européenne, a
exprimé les mêmes doutes sur le fonctionnement du
système en disant que l’application des modèles de
pondération d’actifs peut se traduire par des résultats
« signi cativement di érents pour des risques
similaires ». En février 2013, l’Autorité bancaire
européenne (EBA) qui assure la supervision des banques
au sein de l’Union européenne a déclaré avoir ouvert
une enquête sur la manière dont les banques calculent
les actifs pondérés, cela a n de répondre aux critiques
qui ont été émises par des investisseurs et des analystes
sur la abilité des calculs et leur peu de transparence.
Dans son Rapport annuel publié le 23 juin 2013, la BRI a
proposé de répondre à ces critiques sur la pondération
des risques en complétant ce ratio de solvabilité par un
ratio qui repose sur « une base moins facilement
manipulable », le ratio de levier (rapport des fonds
propres au total des actifs). La BRI souligne toutefois
que, si le ratio de levier est un ratio simple, il « sous-
estime le pro l de risque de la banque ». Ainsi, plutôt
que de remettre en cause le système défaillant, la BRI
suggère d’additionner deux ratios défaillants… En
quelque sorte, « moins par moins égale plus » !
Décidément, cette boîte est bien noire pour tout le
monde, y compris pour ses créateurs !
Dans une étude publiée en décembre 2012, un
économiste de l’OCDE 42, Patrick Slovik, a mis en garde :
« La réglementation bancaire pourrait avoir contribué,
voire renforcé, des chocs systémiques qui se sont
matérialisés lors de la crise nancière. La
réglementation des fonds propres fondée sur des actifs
pondérés par les risques encourage l’innovation conçue
pour contourner les exigences réglementaires et éloigne
les préoccupations des banques de leurs principales
fonctions économiques. Le resserrement des exigences
en capital fondées sur des actifs pondérés du risque peut
exacerber ce biais d’incitation. » Il montre comment en
vingt ans, pour quinze des plus grandes banques
américaines et européennes, le chi re du total des actifs
déclarés au titre de la régulation prudentielle n’a cessé
de décroître par rapport au total de bilan, de 66 à 35 %.
Les exigences de fonds propres sont ainsi calculées sur
35 % du total des actifs au lieu d’être calculées sur
66 %. Miracle de la pondération !
Dans une autre étude, publiée également en
décembre 2012, deux économistes du FMI 43, Vanessa Le
Leslé et So ya Avramova, a rment que le système de
pondération des actifs « laisse une place considérable à
la subjectivité et à l’interprétation ». Ces économistes
démontrent comment le passage à la méthode
« avancée » (IRBA) de Bâle II permet aux banques
européennes de « pro ter de la plus grande exibilité »
qui leur est laissée de réduire leurs exigences
réglementaires. Elles démontrent également comment le
fait pour les banques américaines de continuer à
appliquer Bâle I ne les pénalise qu’en apparence, car sur
les dérivés les normes comptables avantagent
considérablement les banques américaines et sur les
nancements immobiliers le statut quasi public des
agences les avantage également. En n, et surtout, elles
démontrent comment les historiques retenus par les
banques dans leurs modèles sont parfaitement subjectifs.
Sous le titre « Morgan Stanley trouve la martingale
pour réduire son risque de marché », L’AGEFI 44 du
19 octobre 2012 expliquait par exemple que cette
banque a changé, avec l’appui du régulateur, le modèle
appliqué aux produits dérivés, son modèle de VaR 45,
« ce qui lui permet de minorer de 20 à 25 % cet
indicateur ». La banque a décidé d’abandonner un
historique de quatre ans et de passer à un historique
d’un an, ce qui a pour e et de retirer de son modèle la
référence au krach de 2008-2009. C’est précisément ce
genre d’erreurs que beaucoup de banques avaient
commis avant 2008 en sous-estimant les risques avec
des historiques de pertes peu réalistes. Lors de
l’e ondrement des marchés, tous les modèles de VaR ont
véritablement explosé. La sous-estimation des risques
ainsi que des exigences en fonds propres réglementaires
faibles expliquent en très grande partie la croissance
exponentielle des dérivés au cours des années 2000.
Il existe en n un autre volet très critiquable de la
nouvelle réglementation introduite par Bâle II et
prolongée par Bâle III. Quelques règles permettent de
prendre en considération les garanties, toutes sortes de
garanties, et d’atténuer réglementairement le risque de
crédit. Ces règles pro tent aux hedge funds, aux
nancements de matières premières, à l’immobilier, aux
nancements structurés. Un hedge fund qui emprunte
auprès d’une banque lui donnera des titres en garantie
a n de réduire les exigences réglementaires de fonds
propres, des titres qui sont généralement empruntés…
Un spéculateur sur les matières premières pourra laisser
son stock en garantie et béné cier ainsi d’excellentes
conditions pour son emprunt. Quant aux nancements
structurés, ils sont tellement complexes que les modèles
utilisés laissent place à toutes sortes d’interprétations. Le
rapport Liikanen 46 relève même que les pondérations
retenues pour les nancements immobiliers, des
nancements a priori assez simples, n’ont rien à voir
avec les risques constatés lors des krachs. Or, souligne le
rapport, de nombreuses crises nancières à caractère
systémique naissent précisément dans le secteur
immobilier.
La révolution du crédit mise en place avec Bâle II et
prolongée avec Bâle III est bien loin d’assurer une
allocation optimale des ressources mondiales ! Toute-
puissance de la boîte noire dans la distribution du crédit
par les banques, extraordinaire complexité de son
fonctionnement, mise en œuvre des règles prudentielles
à la main des banques, interprétations divergentes des
règles, distribution inéquitable du crédit, prise en
compte excessive des garanties, les critiques sont
vraiment très fortes et très nombreuses. Et derrière ces
critiques, on retrouve une forme de déresponsabilisation
du banquier qui n’a plus qu’une obsession dans la
distribution du crédit, l’optimisation des résultats de la
boîte noire !

Des crises nancières ruineuses


pour les citoyens
La volatilité des marchés, l’innovation nancière
déraisonnable, la révolution hasardeuse de la
distribution du crédit, tous ces dysfonctionnements
auraient pu conduire le monde de la nance à faire
pro l bas, à douter un tout petit peu de lui-même. Il
n’en a malheureusement pas toujours été ainsi. Combien
de dirigeants de banques ne se sont-ils pas laissés aller à
dire que leur établissement n’avait rien coûté au
contribuable, que les prêts destinés au sauvetage des
banques avaient été remboursés rubis sur l’ongle ? Ces
propos sont assez stupé ants alors que tant de citoyens
sou rent de la crise. Sans être de ns économistes, les
citoyens savent bien que si les grandes banques
européennes n’ont pas été à l’origine des subprimes, elles
étaient néanmoins très exposées à la spéculation, y
compris sur les subprimes, à travers leurs fonds ou leurs
salles de marchés. Mais surtout, ce débat sur le coût des
crises nancières ne doit en aucune façon se situer sur le
seul terrain du coût immédiat pour le contribuable. Le
problème n’est pas de savoir si les agios des prêts mis en
place pour opérer le sauvetage des établissements ont
été correctement facturés…
Faut-il être aveugle ou cynique pour ne pas observer
que le coût de la crise nancière de 2007-2009, c’est
avant tout le gou re immense creusé dans l’ensemble
des nances occidentales ! Depuis un demi-siècle, à
chaque fois qu’une crise est venue ralentir la croissance,
la dette publique a fait un bond en avant. La dernière
crise, beaucoup plus violente que les autres, a eu un
e et dévastateur sur la dette. Pour les nances
publiques françaises, c’est le basculement d’une
situation de léger excédent primaire 47 en 2006-2007 à
un dé cit primaire de 92 milliards d’euros en 2009 et de
110 milliards d’euros en 2010. C’est une dette publique
qui augmente de près d’un tiers en France (de 64 % du
PIB en 2007 à 82 % en 2010), presque de moitié aux
États-Unis (de 65 % du PIB en 2007 à 93 % en 2010), un
coût absolument considérable pour les contribuables et
pour les générations futures ! C’est aussi, pour la
première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, une
croissance mondiale négative en 2009 (– 0,7 %), entre –
2 et – 5 % dans tous les grands pays industrialisés. Et
l’explosion du chômage. En deux ans, le taux de
chômage est passé en France de moins de 8 % à plus de
10 %. Et lorsque la mécanique est cassée, lorsque la
croissance n’est plus là, les déséquilibres continuent à
s’aggraver spontanément dans les années qui suivent,
comme les répliques d’un grand séisme 48. En 2012-2013,
la zone euro, fragilisée par la crise de la monnaie
unique, a immédiatement replongé dans la récession.
Sans compter, dans l’ensemble des pays occidentaux,
le coût imprévisible et absolument impossible à évaluer,
car sans précédent, de banques centrales qui risquent de
devenir un jour de vraies bad banks, des banques aux
bilans beaucoup plus lourds, à force de rachat de
créances toxiques et de créances à des prix en dehors du
marché. La politique monétaire à taux zéro sur longue
période crée des liquidités qui sont autant de capitaux
disponibles pour la spéculation, pour alimenter la crise
suivante. Et lorsque l’on s’est habitué à cette morphine
nancière, il devient extrêmement di cile de s’en
priver.
Pour les citoyens, le coût des crises nancières va
donc bien au-delà de l’examen comptable du coût
immédiat des pertes bancaires. Le monde occidental est
arrivé à un point où, en cas de nouvelle crise systémique
provoquée par la bulle spéculative, les instruments
traditionnels de la politique économique, budget et
monnaie, risquent de ne plus pouvoir être utilisés.
Comment ne pas mentionner en n l’impact de cette
crise nancière occidentale sur les échanges
internationaux, sur les économies émergentes ? Pour
faire face au risque d’e ondrement brutal de ses
exportations, la Chine a lancé en novembre 2008 un
plan reposant sur une distribution massive de crédit.
Cela s’est traduit par une fragilisation du système
bancaire, une surcapacité de production et une bulle
immobilière 49. Et une crise économique en Chine aurait
elle-même des répercussions désastreuses sur l’Amérique
qui a besoin de nancer ses dé cits extérieurs.

Le politique s’e ace devant


les puissances d’argent
Il faut bien appeler les choses par leur nom. Les
« puissances d’argent » dont il est question ici, ce ne sont
pas les « deux cents familles » ou bien quelques gérants
de fonds spéculatifs. Ce sont tous ceux qui dans leurs
déclarations et dans leurs actions, notamment à travers
l’utilisation de leurs réseaux d’in uence, donnent la
priorité à la défense de leurs intérêts, nationaux ou
particuliers, sur le contrôle du risque systémique. Quand
la planète nancière est au bord de l’implosion, la maîtrise
du risque systémique devrait l’emporter sur toutes les autres
considérations. Dans les négociations internationales, ce
devrait être le l conducteur de toutes les réformes.
En 2002, Maurice Allais, prix Nobel d’économie en
1988, avait très bien résumé le dé auquel nous sommes
confrontés : « En réalité, l’économie mondialiste qu’on
nous présente comme une panacée ne connaît qu’un seul
critère, l’argent. Elle n’a qu’un seul culte, l’argent.
Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut
que se détruire elle-même 50. » Cette « considération
éthique » pour laquelle il est vital de se battre
aujourd’hui, c’est, a minima, la maîtrise du risque
systémique, la survie de la planète. En d’autres termes,
nous n’avons pas le droit de continuer à prendre le
risque d’anéantir le monde au nom d’une course e rénée
de quelques-uns vers toujours plus d’argent.
Le risque systémique n’a rien de commun aujourd’hui
avec ce qu’il était au siècle dernier. L’écart est à peu
près le même que celui qui existe entre la guerre
conventionnelle et la guerre nucléaire. La nance
mondiale est devenue une énorme centrale nucléaire
bâtie en dehors de toutes normes de sécurité. Pour au
moins trois raisons : l’interconnexion des opérations, la
masse des capitaux, la dangerosité du combustible.
L’interconnexion des opérations, ce n’est pas
seulement le fait que les marchés soient ouverts en
continu de Tokyo à New York, ce n’est pas seulement le
comportement moutonnier des traders, si souvent décrit
dans le passé, ce n’est pas non plus la simple
conséquence de la mondialisation et de la révolution
Internet. C’est le fait qu’une même opération mette en
jeu un tellement grand nombre d’acteurs dans tellement
de pays di érents que, sur des marchés perturbés, on
peut avoir le plus grand mal à dénouer les opérations.
Pour prendre un exemple simple, lorsque le gérant d’une
société de gestion prête une partie des titres détenus par
les investisseurs à un hedge fund qui pourra les utiliser
de mille façons – vente à découvert, dépôt en garantie
pour emprunter de l’argent, prêt à d’autres acteurs (ce
que l’on appelle le re-use, la réutilisation 51) –, que se
passe-t-il en cas de crise de liquidité pour la
récupération des titres ? Sait-on simplement où se
trouvent les titres quand la chaîne des transactions
concerne plusieurs pays, voire au passage un paradis
scal ? Le gérant se retourne contre le hedge fund qui se
retourne contre l’institution qui a la charge de conserver
les titres, qui se retourne contre un autre établissement
nancier à qui les titres ont été provisoirement
prêtés, etc. C’est très précisément ce qui est arrivé dans
les a aires Lehman Brothers et Mado . L’interconnexion
des opérations, ce n’est donc pas seulement un problème
de mondialisation ou d’évolution technologique contre
laquelle il est di cile d’agir, c’est un problème de
complexité et de sécurité des montages sur lesquels la
régulation peut avoir prise.
La masse des capitaux qui alimente la centrale
nucléaire dépend également directement de l’action des
régulateurs, prudentiels ou de marché, donc in ne de
l’autorité politique. La croissance exponentielle des
capitaux n’a rien d’une fatalité. Pendant les Trente
Glorieuses, les liquidités étaient à peu près calibrées sur
le nancement de l’économie réelle, et le système
fonctionnait plutôt bien. Depuis une vingtaine d’années,
l’aggravation des déséquilibres extérieurs américains, les
politiques des banques centrales, l’absence de régulation
ont conduit à une abondance de liquidités qui se sont
investies directement dans les actifs nanciers et la
spéculation. Pour prendre un seul exemple, selon les
chi res de la BRI (Banque des règlements
internationaux), une petite partie du marché des
dérivés, la partie qui est traitée sur les marchés régulés
(10 % du marché global), représente un montant de
transactions annuel équivalent à 60 fois le PIB mondial !
Une régulation plus stricte pourrait naturellement
donner un coup d’arrêt progressif à cette
nanciarisation.
La dangerosité du combustible de la centrale dépend
elle aussi des autorités politiques et réglementaires.
Accepter que la moitié des transactions nancières soit
faite par des robots travaillant à partir d’algorithmes,
accepter que des fonds spéculatifs puissent être logés
dans des territoires où l’absence de transparence est la
première vertu, accepter que des montages nanciers
atteignent un degré de complexité tel que les dirigeants
eux-mêmes ne s’y retrouvent pas toujours, conduit à
laisser circuler de plus en plus de matière ssile aux
quatre coins de la planète.
Cette grande centrale nucléaire qui est au cœur de
l’économie mondiale depuis quelques années n’est donc
pas une fatalité imposée par la globalisation et la
technologie. Cette centrale, il ne dépend que de nous de
la désactiver. Alors comment se fait-il que nous ne le
fassions pas, ou si peu ? Le travail de tous ces acteurs
qui courent après l’argent et qui se moquent du risque,
quand ils n’en pro tent pas, de tous ceux qui laissent
faire, ce que nous avons appelé les « puissances
d’argent », cette indi érence générale au risque
systémique dès que les marchés vont mieux sont à
l’origine de nos crises nancières contemporaines. Le
capitalisme est certainement le moins mauvais des
systèmes mais à une condition, c’est qu’il soit encadré et
conduit par une autorité politique forte, par un peu
d’éthique ou simplement par un minimum d’instinct de
survie.
Que constatons-nous ?
Les huit constats qui suivent peuvent étonner, peut-
être même choquer, sous la plume d’un banquier et d’un
régulateur. Ils ne sont que l’observation du mode de
fonctionnement d’un système qui conduit aux excès qui
viennent d’être décrits. L’argent tient aujourd’hui une
place centrale dans la conduite des a aires du monde.
De Karl Marx à John Kenneth Galbraith, de Jacques
Rue à Maurice Allais, de Paul Krugman à Joseph
Stiglitz, tous, libéraux ou progressistes, ont montré que
le culte de l’argent conduit inévitablement le monde à
des déséquilibres majeurs, à une forme
d’anéantissement.
Compte tenu de la place prise aujourd’hui par les
marchés et d’une globalisation qui ampli e les
dysfonctionnements, cette marche vers la catastrophe
doit absolument être interrompue. Elle peut l’être. C’est
l’objet même de ce livre.
1. L’

La dictature des marchés est une réalité dont on ne


prend généralement conscience que quand ils
s’e ondrent et dont on s’accommode fort bien lorsqu’ils
montent. La complaisance des dirigeants du monde
occidental avec cette dictature de fait des marchés nous
conduit depuis une trentaine d’années là où nous en
sommes. Les politiques semblent absolument tétanisés
par ces marchés dont ils ne connaissent pas toujours les
règles de fonctionnement et auxquels ils ne s’intéressent
que lorsque les choses vont mal. N’est-ce pas pourtant
leur responsabilité première de protéger les citoyens, de
porter leur regard un instant sur les dangers à moyen
terme que des marchés totalement déréglés nous font
courir ? En 1995, Alain Minc avait fort bien résumé
l’état d’esprit d’un grand nombre de dirigeants avec
cette formule : « Je ne sais pas si les marchés pensent
juste, mais je sais qu’on ne peut pas penser contre les
marchés. » En d’autres termes, ne perdez pas votre
temps, de toute façon vous n’avez pas le choix !
Si l’on ne peut rien faire contre les marchés, à quoi
bon la régulation ? À quoi bon même la politique ? Cette
analyse des rapports de force avec les marchés a quelque
chose d’étou ant. Face à la dictature des marchés, il ne
faut ni se soumettre ni provoquer. Il faut tout
simplement neutraliser, calmement et sûrement, la
centrale nucléaire dont il a été question dans les pages
précédentes. Mais à condition de ne pas y travailler
seulement pendant les quelques mois qui suivent les
krachs nanciers et de relâcher très vite l’e ort, à
condition de ne pas passer de déclarations fermes à des
compromis qui ne veulent rien dire. Ceux qui font valoir
que la moindre annonce contrariante pour les marchés
risque de provoquer une hémorragie de capitaux n’ont
pas forcément tort. Mais en tirer la conclusion que l’on
ne peut rien faire est non seulement absurde mais
politiquement inacceptable.
Les marchés occupent la place qu’ont bien voulu leur
laisser les politiques, quelquefois par indi érence, le
plus souvent par un soutien actif, comme ce fut le cas
pendant la grande vague de déréglementation. La
dictature des marchés n’est pas une dictature par
e raction, la place ne demandait qu’à être occupée. Il
appartient aux politiques de la reprendre, tout
simplement d’exister.
Que les principaux dirigeants du monde se mettent
d’accord pour rééquilibrer les rapports de force avec la
nance, pour rétablir la souveraineté du politique,
comme ils avaient décidé de le faire un instant de raison
à Londres en avril 2009, et les crises nancières
s’atténueront. Rien ne serait plus hypocrite que
d’évoquer la fatalité de la mondialisation et
l’impuissance du politique pour ne rien faire. Ou alors ce
serait préparer des temps assez sinistres pour le projet
démocratique. Ce qui avait fait dire à Jean-Pierre
Jouyet, alors président de l’AMF 52 : « À terme, les
citoyens se révolteront contre cette dictature de fait [la
dictature des marchés] 53. »
2. L

En mars 2013, le Dow Jones a battu son record
historique, quatre ans après que le monde a cru à
l’entrée dans une crise du même type que celle des
années 1930. Rien de plus normal, explique-t-on, les
pro ts des entreprises et des banques américaines sont à
des niveaux tels que les multiples de valorisation
(PER 54) restent a priori à des niveaux raisonnables. Ce
qui est exact. Alors comment peut-on expliquer ce
mystère : d’un côté des marchés américains à des
niveaux records, de l’autre des déséquilibres de
l’économie réelle dont on donne un aperçu dans ce
livre ? La mise sous perfusion des marchés actions par
les banquiers centraux depuis une vingtaine d’années
n’est pas la seule explication.
En réalité, les pro ts des multinationales qui
composent les grands indices boursiers sont de moins en
moins le re et de l’économie d’un pays et de plus en
plus le re et des perspectives d’entreprises qui réalisent
la plus grande partie de leurs résultats à l’international,
qui se délocalisent en permanence en fonction des
perspectives de croissance, des coûts de production, de
l’évolution des réglementations, des taux d’imposition.
Fin 2012, à la veille de l’entrée en vigueur des
nouvelles règles américaines sur les produits dérivés,
l’agence Reuters 55 a relevé que deux grandes banques
d’a aires américaines faisaient des présentations
commerciales à leurs clients internationaux sur les
moyens d’éviter ces nouvelles règles, en leur conseillant
d’utiliser plutôt certaines liales à l’étranger où les
règles sont moins strictes. Quelques mois plus tôt, Gary
Gensler, président de la CFTC, avait pourtant rappelé les
dangers pour les États-Unis de dérivés logés dans des
structures o shore, en rappelant les exemples d’AIG, de
Lehman Brothers, de Citigroup et de Bear Stearns qui
avaient domicilié leurs opérations à Londres et aux îles
Caïmans, un paradis scal britannique, avant de faire
faillite 56.
Si l’on déduisait des pro ts des grandes
multinationales les impôts qu’elles auraient dû payer si
le taux d’imposition du pays où se trouve leur siège
social avait été appliqué, les pro ts n’auraient plus du
tout la même allure. Nombre de multinationales
américaines extrêmement pro tables ne payent pas du
tout d’impôt ou très peu, font transiter leurs pro ts par
des paradis scaux, en parfaite légalité. Pour prendre un
seul exemple, en 2012 Apple a payé 713 millions de
dollars d’impôt sur 36 milliards de dollars de pro t brut
réalisé à l’étranger, soit 2 %, alors que le taux
d’imposition américain est de 35 %. Voyez la
di érence ! Le cours d’Apple ne serait naturellement pas
le même si l’impôt était payé à ce taux. Il ne serait pas
non plus le même si les 178 000 ouvriers de leurs trois
usines chinoises qui fabriquent l’iPhone travaillaient
38 heures par semaine au lieu de 61 heures, étaient
payés 10 dollars de l’heure au lieu de 1 dollar 57. Les
miracles de la prospérité américaine ont parfois des
explications toutes simples.
En France, l’enquête FATS 58 publiée en
novembre 2012 par l’INSEE montre que les 100 plus
grands groupes français réalisent 58 % de leur chi re
d’a aires à l’étranger, y emploient 59 % de leurs
e ectifs et y détiennent 60 % de leurs liales. L’enquête
montre qu’un quart des multinationales françaises
réalisent 80 % de leur chi re d’a aires à l’étranger et y
emploient 80 % de leurs e ectifs. Leurs résultats sont en
partie à l’image de cette mobilité.
Le bien-être des peuples américain et français ne se
confond donc pas tout à fait avec les résultats des
multinationales, leurs cours de Bourse et l’évolution des
marchés actions, Dow Jones ou CAC 40. Cette
déconnexion entre, d’une part, des marchés actions qui
re ètent la capacité de grandes entreprises à être
mobiles, à choisir les lieux d’implantation permettant
d’optimiser leurs pro ts, et, d’autre part, la réalité
économique des pays où elles ont leur siège social et
sont cotées est une évolution absolument majeure de ces
dernières années. Les dirigeants politiques ne semblent
pas en avoir vraiment pris conscience à voir le respect
qu’ils manifestent à l’égard des marchés et les scrupules
qu’ils ont à les réglementer.
Le bien-être des peuples ne peut non plus se
confondre avec l’appréciation que les marchés portent
sur leurs dettes souveraines. Ici, il ne s’agit plus
d’évaluer des pro ts mais d’évaluer le bien-fondé d’une
politique économique. Il ne s’agit plus des marchés
actions mais des marchés obligataires. Comment des
dirigeants peuvent-ils faire des marchés de dettes
souveraines l’alpha et l’oméga de leurs politiques alors
que l’irrationalité y est considérable et que les taux sont
complètement faussés par les interventions directes ou
indirectes des banques centrales ? Les marchés ont
décrété que la zone euro devait accélérer sa course à la
dé ation, qu’elle devait corriger dans des délais très
courts les dé cits publics, et dans le même temps ils ne
s’inquiètent nullement des dé cits beaucoup plus
importants des pays anglo-saxons et du Japon… Où est
la rationalité économique ? Les marchés guident
pourtant les pas des dirigeants européens, comme
l’étoile du berger. L’accalmie des marchés obligataires
européens les conduit ainsi à croire que « la crise de
l’euro est derrière nous 59 », et qu’en poursuivant ces
politiques d’austérité l’Europe est sur la bonne voie.
Quand les marchés vont bien, tout va… Et si demain les
marchés s’aperçoivent que trop d’austérité creuse les
dé cits, les dirigeants européens changeront-ils de
politique ?
Si nous ne voulons pas devenir les jouets des
marchés, la prospérité des peuples ne peut plus, ne doit
plus, être mesurée à l’aune du seul comportement des
marchés et des résultats des multinationales.
3. L

La défense de la compétitivité de la place nancière


est également un biais qui détourne les dirigeants de la
réforme de la nance. La « compétitivité de place » est
une des notions les plus ambiguës qui soient. Elle
embrasse tout, le projet légitime de maintenir dans un
pays des activités de marché signi catives comme les
innombrables projets d’utilités économiques diverses de
l’industrie nancière elle-même. Le plaidoyer en faveur
de la compétitivité est le moyen d’envelopper dans le
drapeau de l’intérêt national des revendications
multiples. Une version caricaturale de ce système
particulièrement e cace est naturellement o erte par la
City qui prolonge son travail de conviction corporatiste
dans l’action même du gouvernement britannique, un
gouvernement soucieux de préserver les
250 000 emplois de la place londonienne.
En mars 2000, le sommet de Lisbonne avait arrêté
une stratégie à dix ans, l’agenda de Lisbonne, qui
reposait sur la croissance et sur l’intégration des
marchés nanciers. Ceux-ci devaient permettre à l’Union
européenne de devenir « l’économie de la connaissance
la plus compétitive et la plus dynamique du monde,
capable d’une croissance économique durable,
accompagnée d’une amélioration quantitative et
qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion
sociale ».
Cette stratégie fut un vrai asco mais, jusqu’à la n
de l’année 2007, tous les régulateurs nationaux de
l’Union européenne ont dû jouer le jeu de l’agenda de
Lisbonne en transposant de très nombreux textes, plus
empreints les uns que les autres d’un immense
libéralisme, pour faire de l’Union européenne la zone
géographique la plus attractive qui soit. La Commission
construisait l’Europe avec une référence, l’Europe de la
City. Comme s’il n’y avait pas d’autre voie possible !
Combien de fois les régulateurs européens se sont-ils
retrouvés piégés par cette démarche anglaise qui faisait
la course au moins-disant réglementaire en tête, tirait
toujours les textes vers la liberté complète des acteurs !
L’industrie nancière nationale avait naturellement beau
jeu de faire valoir qu’il n’y avait aucune marge de
manœuvre pour durcir les textes puisque tout écart avec
les pratiques anglaises risquait de porter atteinte à la
compétitivité de place. La tentation du gold-plating 60
national était absolument interdite. Le risque aurait été
trop grand de détourner les capitaux vers une place
voisine, par exemple Londres pour les marchés actions,
Francfort pour les produits dérivés, le Luxembourg pour
la gestion collective.
Avec la crise, les rapports de force ont changé. La
Commission européenne tente de tracer une route
radicalement di érente. Tous les textes du début des
années 2000 sont corrigés les uns après les autres pour
encadrer les pratiques. Les parlementaires européens
apportent souvent leur soutien à la Commission dans ce
travail. Mais l’attitude des gouvernements reste à peu
près la même qu’autrefois, prisonnière des pressions
exercées par l’industrie nancière nationale et de la
volonté de trouver, à tout prix, un compromis avec les
Anglais. Il est tentant de fermer les yeux sur les risques
que pourrait faire courir l’abandon d’une disposition
d’apparence mineure ou la liberté laissée au régulateur
national d’encadrer lui-même les pratiques. Dans ce jeu,
les Anglais sont particulièrement e caces, allant quand
cela est nécessaire chercher l’accord de tel ou tel pays
qui est ravi d’apporter sa voix puisque ne disposant pas
lui-même d’une place nancière, ou si peu. Les textes
négociés sur l’encadrement des hedge funds ont été un
bel exemple de ce talent des Britanniques à défendre
leur compétitivité de place. L’enjeu était important pour
eux puisque 90 % des gérants de hedge funds européens
sont à Londres 61. En plein mois d’août 2010, ils ont
réussi à faire émerger une majorité pour ne pas imposer
de limite quantitative au niveau de spéculation des
fonds et pour obtenir que le Royaume-Uni puisse
exporter librement les fonds britanniques vers le reste de
l’Europe. À la rentrée de septembre, le dossier était
réglé…
Les Américains eux aussi se défendent plutôt bien en
matière de compétitivité de place. Pendant les années
2005 et 2006, toute critique des fameux produits
structurés était interdite. Le FSF (Forum de stabilité
nancière), où se retrouvaient à intervalles réguliers et
de manière informelle les représentants des ministères
des Finances, des banques centrales et des autorités de
régulation, pour veiller à la stabilité nancière
mondiale, était avant tout un lieu où il importait de ne
rien décider. Michel Prada 62 faisait périodiquement un
compte rendu de ces grand-messes internationales au
collège de l’AMF. Il se rendait à ces réunions avec une
grande combativité, mais il savait à l’avance qu’il serait
isolé. Parfois, il nous disait détecter sur le visage de
certains de ses interlocuteurs un petit signe d’inquiétude
sur les risques que courait le système nancier, mais une
inquiétude vraiment très furtive ! Devant autant de
con ance a chée par la nance anglo-saxonne, il ne
servait à rien de déplorer la croissance exponentielle des
marchés de gré à gré, des produits structurés, des
paradis scaux, tous marchés qui continuaient à
prospérer dans une absence complète de réglementation.
Quand tout va bien, pourquoi changer les textes ?
Absence de réglementation et compétitivité de place
sont les deux faces d’un même argumentaire, hier
comme aujourd’hui. Absolument imparable !
Le rapport annuel de l’AMF pour l’année 2006 mérite
que l’on s’y arrête un instant. Les lignes suivantes
auraient dû donner le vertige tant elles pointaient déjà
les excès des grandes places nancières dans leur course
à la captation des capitaux et des opérations
nancières : « Si l’information agrégée sur les ux de
collecte enregistrés par le marché mondial de la
titrisation reste inexistante, certaines statistiques
peuvent être exploitées pour montrer le développement
exponentiel de ces titres. En Europe, selon l’European
Securitisation Forum, les émissions brutes de véhicules
de titrisation se sont montées en 2006 à 459 milliards
d’euros, le montant ayant triplé depuis cinq ans. […]. Le
Royaume-Uni domine encore le marché européen avec
plus de 192 milliards d’euros de nouvelles émissions, en
hausse de 52 % par rapport à 2005, suivi par l’Espagne
(44 milliards d’euros), l’Allemagne (37,7 milliards
d’euros) et loin derrière la France, avec 7,7 milliards
d’euros. À titre de comparaison, aux États-Unis, les
émissions d’ABS 63 se sont élevées à 1 230 milliards de
dollars en 2006. Leur encours s’accroît à un rythme
rapide depuis le début de la décennie et s’élève à près de
2 130 milliards de dollars n 2006 64. » L’histoire était
écrite.
Cette course à la compétitivité, ce refus de voir le
risque systémique lorsque les intérêts de la place
nancière sont en jeu, est un danger terrible pour
l’économie mondiale. En devenant les avocats de
l’industrie nancière, en protégeant à tout prix les
grands acteurs nationaux, des gouvernements font le
choix délibéré de faire passer certains intérêts
particuliers et nationaux avant la neutralisation de la
centrale nucléaire. Comment en irait-il autrement
quand, dans les pays anglo-saxons, la sphère privée et la
sphère publique sont aussi imbriquées ? Les passages de
dirigeants de banques d’a aires à l’Administration et
inversement sont pratique courante, aux niveaux les
plus élevés. Et pourquoi contrarier la progression d’une
activité lorsqu’elle devient leader à l’échelon
international ? Les « puissances d’argent » sont
constamment autour de la table de négociation. Dans
d’autres pays, c’est plus subtil.
Il faut le dire sans détour : lorsqu’il y a un enjeu
systémique, tous ceux qui se battent pour la
compétitivité de leur place nationale au détriment d’une
régulation plus rigoureuse, alors même que celle-ci
n’entamerait en rien le nancement de l’économie
réelle, sont les complices de la folie nancière. Ils
mettent en jeu la prospérité de leurs concitoyens à
échéance plus ou moins rapprochée.
4. L

Le lobbying prend mille formes que l’on découvre dès


que l’on approche l’univers de la régulation. Mais disons
tout de suite que dans une société où l’argent a pris une
place centrale, où les inégalités se sont développées de
manière spectaculaire, notamment dans la société anglo-
saxonne, le lobbying le plus e cace n’est pas forcément
celui qui est organisé dans le cadre d’associations
professionnelles. Le lobbying mondain, un lobbying qui
ne dit pas son nom, exercé par des gens aisés, cultivés,
généralement en charge de hautes responsabilités,
atteint en général beaucoup mieux son but. L’emprise
sur la sphère des dirigeants est forte car elle se fait de
manière spontanée, naturelle. John Kenneth Galbraith
voyait déjà dans la dépendance de l’économie à l’égard
des « riches » la principale cause de la crise de 1929. Le
prix Nobel d’économie Paul Krugman décrit aujourd’hui
une situation qui y ressemble étrangement 65 :
« L’in uence de l’argent dans la politique s’exerce à de
nombreux niveaux. Il y a beaucoup de corruption pure
et simple. Certains politiciens se laissent tout bonnement
acheter, que ce soit par le biais de contributions à leur
campagne ou de pots-de-vin personnels. Mais dans de
nombreux cas, peut-être la plupart, la corruption est
plus subtile et moins aisément identi able : un politicien
se voit récompensé pour avoir soutenu certaines
positions, et cela l’incite à les tenir plus fermement,
jusqu’à ce qu’il nisse par ne plus vraiment considérer
dans son esprit qu’on l’a acheté […]. À un niveau moins
tangible encore, l’argent ouvre certaines portes, qui
procurent de l’in uence personnelle. Il est possible aux
grands banquiers d’entrer dans les bureaux de la
Maison-Blanche ou d’un sénateur, pas à l’homme de la
rue. Une fois dans ces bureaux, ils savent se montrer
persuasifs, pas seulement à travers les petits cadeaux
qu’ils apportent, mais par le simple fait d’être ce qu’ils
sont. Les riches ne sont pas des gens comme vous et moi,
et pas seulement parce qu’ils ont un meilleur tailleur : ils
possèdent l’aplomb, l’air de savoir ce qu’il faut faire, que
confère la réussite matérielle […]. Certes, tout ceci a
toujours existé dans l’histoire. Mais l’in uence politique
des riches devient plus forte quand les riches sont plus
riches […]. Ainsi, si la montée des inégalités n’est
probablement pas la première cause directe de la crise,
elle a créé un environnement politique dans lequel il a
été impossible de prévoir les périls et d’y faire face. »
À côté de cette main généralement invisible des
riches et des puissants, opèrent les vrais lobbyistes, ceux
qui agissent à visage découvert. Extrêmement
nombreux, disposant de moyens nanciers
considérables, très compétents techniquement, d’une
habileté redoutable, souvent proches des décideurs, unis
par un même but de guerre face à des gouvernements
divisés et souvent préparés à de telles in uences, ils
répètent de New York à Londres et à Bruxelles le refrain
bien connu de la surréglementation, de la perte de
compétitivité, de la prochaine disparition de leur
industrie. Quelquefois les o ensives sont soigneusement
coordonnées entre une multitude d’associations, avec les
mêmes arguments et les mêmes mots au même moment,
de manière à ce que l’on soit bien sûr que le message
parvienne aux bons interlocuteurs.
On compte au moins plusieurs centaines d’individus
en charge de missions de lobbying à Bruxelles. À ces
lobbyistes permanents, il faudrait ajouter tous les globe-
trotters de la City qui font régulièrement escale quelques
heures à Bruxelles. Aux États-Unis, le Center for
Responsive Politics 66 a recensé 12 300 lobbyistes
o ciels en 2012, représentant une dépense globale de
3,3 milliards de dollars destinée à peser sur les décisions
des autorités fédérales et sur les votes au Congrès. Le
cabinet Davis Polk qui tient un observatoire de l’entrée
en application de la loi Dodd-Frank, estime qu’entre
juillet 2010 et n 2012 les régulateurs américains ont
tenu 4 000 réunions o cielles avec les acteurs de
marché et les associations sur les modalités d’application
de la loi. Jean-Paul Gauzès, parlementaire européen qui
avait été désigné rapporteur du règlement européen sur
les hedge funds, dit avoir tenu près de 200 réunions avec
des lobbyistes qui souhaitaient amender le texte. Le
25 octobre 2012 à Toronto, la présidente du FMI,
Christine Lagarde, a dénoncé ces banques qui se
plaignent des nouvelles règles bancaires jugées trop
contraignantes et « qui dépensent des centaines de
millions de dollars pour les détruire ». Ce n’est pas sans
humour qu’à Bruxelles certains lobbyistes ont rebaptisé
la DG Markt (Direction générale du marché intérieur)
qui dépend de Michel Barnier « DG Marx » ! Une
formule qui en dit long sur leur état d’esprit… Humour
et combativité ! Le comble, c’est de voir un grand
régulateur terminer sa carrière chez les lobbyistes. Rien
de tel pour approcher ensuite les bons interlocuteurs sur
les points stratégiques. Deux exemples récents sont
particulièrement éloquents en Europe et aux États-Unis.
Eddy Wymeersch, ancien président de la Commission
bancaire belge, autorité de régulation du secteur
bancaire et des marchés, puis de 2007 à 2010 président
du CESR 67, autorité qui regroupait les 27 régulateurs
européens, a décidé de rejoindre à l’automne 2012
l’AFME 68, porte-voix à Londres et à Bruxelles des plus
grandes banques d’a aires mondiales et des fonds
spéculatifs. En avril 2013, Mary Shapiro, à peine quitté
la présidence de l’autorité de régulation des marchés
américaine, la SEC, a rejoint une grande rme
américaine spécialisée dans le conseil auprès des
banques et des hedge funds, Promontory. L’activité de
cette rme consiste à aider les sociétés à résoudre les
problèmes de réglementation qu’elles rencontrent, à
instruire leurs dossiers auprès des régulateurs.
Promontory emploie 400 personnes dont plus d’un quart
viennent des autorités de régulation. Elle ne relève pas
vraiment du service public si l’on en croit le New York
Times qui a rme que son président gagne 30 millions
de dollars par an 69.
À côté de ces associations dont il sera souvent
question tout au long du dernier chapitre de ce livre, les
experts de l’industrie nancière font naturellement un
légitime travail de conviction auprès des politiques et
des régulateurs qui ont d’ailleurs intérêt à les écouter
pour éviter de commettre des erreurs. Les écouter ne
signi e pas les suivre. Mais dans les négociations
internationales, il faut bien avouer qu’il arrive qu’il soit
di cile de faire la di érence entre certains régulateurs
et ces experts. Ils se fondent souvent dans un même
combat. Des négociateurs redoutables pour ceux qui
croient aux réformes.
Faire semblant de réformer, consciemment ou non,
est le grand danger qui guette tous ceux qui sont en
principe là pour faire bouger les lignes. Plus que jamais :
« … si nous voulons que tout reste pareil, il faut que
nous changions tout 70 ! » Tancrède est bien souvent
anglais 71. Une virgule déplacée, un adjectif ajouté, une
dérogation d’apparence mineure su sent dans certains
cas à changer le sens d’une disposition, à réduire la
portée d’une règle, voire à la neutraliser. Et si cela n’est
pas possible, quelques mots sans signi cation précise
ajoutés en n de négociation sont une bonne solution de
repli. Il sera possible d’y revenir ultérieurement a n
d’en élargir la portée, surtout si l’interprétation en est
con ée au régulateur national plutôt qu’au régulateur
européen. Lorsque les États sont divisés, ce qui est à peu
près toujours le cas, il est tentant de négocier un soutien
avec un État qui n’a pas de place nancière en échange
d’une concession sur un sujet tout autre. Voilà comment
certains textes qui pourraient être très simples s’il
s’agissait vraiment de corriger des excès ressemblent à
de vraies dissertations. Paul Volcker a expliqué que le
texte sur la réforme bancaire qui porte son nom et qui
n’est toujours pas en application, la Volcker Rule,
initialement de 35 pages, avait vu son volume passer à
298 pages pour une seule raison, « il fallait répondre aux
questions posées par les lobbyistes ». Et après, ajoute-t-
il, « ils disent que c’est trop compliqué, qu’ils ne peuvent
pas l’appliquer ».
Pour se montrer convaincants, les experts recourent à
peu près toujours aux mêmes arguments. Pas une
réforme qui ne soit accompagnée d’une des trois
objections suivantes, sinon les trois à la fois : « vous
allez porter atteinte à la liquidité du marché », un
argument qui plonge généralement tout le monde dans
un abîme de perplexité ; « vous allez provoquer des
hausses de coûts dont vont sou rir les investisseurs et
les consommateurs » ; et, argument décisif, « vous allez
entraîner une délocalisation de l’industrie nancière ».
Lorsque la bataille semble mal engagée tant la cause
défendue semble indéfendable, leur solution de repli est
de soutenir qu’imposer la transparence serait déjà un
immense progrès. En d’autres termes, pas besoin de
mesures d’encadrement… Ces assauts s’accompagnent
souvent de développements très techniques, un vrai
jargon nancier, pour faire croire à l’incompétence de
l’interlocuteur ou simplement le décourager d’apporter
la contradiction. Lorsque l’interlocuteur est un dirigeant
politique, l’utilisation de ce vocabulaire peut être une
arme redoutable tant les deux univers de la nance et de
la politique semblent parfois déconnectés.
Généralement, les experts sont solidement épaulés
par les avocats d’a aires. Chaque publication de texte
est immédiatement suivie d’un travail très créatif pour
déceler les « trous » dans la réglementation, ce que les
Anglo-Saxons appellent des loopholes. En d’autres
termes : comment continuer à faire les mêmes
transactions en respectant les nouveaux textes ? Le
talent des avocats, utilisé par les meilleurs
professionnels de la nance, donne souvent des résultats
exceptionnels, il faut bien le reconnaître. Le combat
pour une meilleure régulation est décidément une
guerre de mouvement.
5. L ’
Aborder le thème du contrôle des capitaux n’est pas
politiquement très correct, tant ce sujet semble
appartenir à la préhistoire pour les milieux nanciers. Et
pourtant, cette question relève du simple bon sens.
Pourquoi dans les crises nancières, si nombreuses tout
au long de ces dernières années, n’est-il jamais envisagé
d’intervenir directement sur les mouvements de
capitaux ? Dans la crise grecque, si un contrôle avait été
instauré dès le début des attaques spéculatives, les
autorités n’auraient pas assisté en spectateurs à l’évasion
de l’épargne, à une fuite des capitaux évaluée à
70 milliards d’euros environ. Dans la crise chypriote, les
autorités ont dû se rendre à l’évidence. Après des sorties
de capitaux évaluées à 5 milliards d’euros en un mois, à
la veille du plan de sauvetage, elles ont été prises à leur
propre piège : comment éviter un contrôle des capitaux
lorsque les déposants vont être mis à contribution ? Cela
relevait de la quadrature du cercle. Le projet qui
consiste à garantir les dépôts jusqu’à 100 000 euros au
sein de l’Union, sans exclure de mettre à contribution les
autres dépôts en cas de crise bancaire, est l’assurance
d’un rétablissement immédiat du contrôle des capitaux
en cas de détérioration majeure de la situation en zone
euro. On voit mal en e et comment les capitaux ne
prendraient pas immédiatement la fuite si les autorités
leur annoncent à l’avance qu’ils risquent d’être saisis !
Envisager un prélèvement sur les dépôts est le plus sûr
moyen de déclencher une crise systémique.
Depuis la signature de l’Acte unique en février 1986,
la liberté de circulation des capitaux reste considérée
comme une des libertés fondamentales, intangible, de
l’Union européenne. Toute restriction aux mouvements
de capitaux est strictement interdite, aussi bien entre
États membres qu’entre l’Union et les pays tiers. Depuis
une quarantaine d’années, le FMI et l’OCDE ont adopté
une attitude identique. Pour les détenteurs de capitaux,
on perçoit bien l’intérêt d’une mobilité en toutes
circonstances. Emprunter à taux zéro aux États-Unis et
investir aux quatre coins du monde pour aller y chercher
le rendement le plus élevé, en quittant cette terre
d’élection dès qu’un orage est annoncé, est le meilleur
moyen de gagner facilement de l’argent mais, outre son
aspect complètement immoral, cette tolérance de la
régulation internationale est désastreuse
économiquement pour le pays sur lequel se jette la
spéculation. D’autant que les mêmes investisseurs sont
susceptibles de revenir lorsque la crise est passée pour
racheter les actifs pour à peu près rien. On retrouve ici
le culte de l’argent. Cette liberté fondamentale des
détenteurs de capitaux peut être dramatique pour les
citoyens du pays concerné. L’accumulation des crises
nancières et les analyses post mortem souvent très
critiques qui en ont été faites doivent absolument faire
bouger ce dogme.
Une petite lueur d’espoir est venue récemment du
FMI lui-même. Si souvent critiqué dans le passé pour sa
gestion trop libérale des crises, ses interventions plus
que tardives pour instaurer le contrôle des capitaux dans
les pays émergents en di culté, par exemple lors de la
crise asiatique de 1997, le FMI a semblé en n amorcer
un virage en a rmant de manière assez solennelle en
novembre 2012 dans un rapport sur les mouvements de
capitaux 72 : « Il n’y a pas d’obligation de libéraliser les
mouvements de capitaux dans le dispositif réglementaire
du FMI. » Le rapport ajoute : « Comme l’a montré la
récente crise, des mouvements de capitaux importants et
volatils peuvent provoquer des risques, même pour des
pays qui ont été longtemps ouverts, qui ont retiré des
béné ces des mouvements de capitaux et qui ont des
marchés nanciers fortement développés. » Le FMI
s’interroge ainsi sur l’opportunité du contrôle des
capitaux non seulement dans les pays émergents, mais
aussi dans les pays développés. Ce message entièrement
nouveau, très clair, a été approuvé par la direction
générale du FMI.
La liberté de circulation des personnes, celle des
marchandises et celle des capitaux sont trois problèmes
entièrement di érents qui ne peuvent être traités de
manière uniforme et simpliste au nom du libéralisme
sacré et de la mondialisation. Chacune de ces libertés
doit cependant être encadrée. Pourquoi les capitaux y
feraient-ils exception ? Dans le domaine du commerce
international, le spectre d’un engrenage protectionniste
est agité à juste titre pour dissuader les grandes
puissances de retomber dans les erreurs des années
1930. Ce serait e ectivement un vrai danger pour la
croissance. Les répliques au dumping doivent exister,
mais elles ne peuvent être que subtiles. En revanche,
pour la liberté des capitaux, n’en déplaise à ceux qui y
trouvent avantage, il ne faudra pas hésiter lors des
prochaines crises à apporter des réponses beaucoup
moins subtiles. Il est impossible d’assister inerte à
l’appauvrissement d’un pays ou d’une zone
géographique.
6. L


Dans son livre Obama. Les secrets d’une victoire 73,
Guillaume Debré, qui a suivi les trois dernières
campagnes présidentielles américaines, d’abord pour
CNN puis pour TF1, décrit « les primaires de l’argent »
qui ont permis à Barack Obama de devenir président en
2008 : « Il a enrôlé cinq milliardaires, vingt et un PDG
de Wall Street, plusieurs milliers d’avocats et de
banquiers – 27 000 personnes au total qui lui ont
adressé des chèques du montant maximal :
2 300 dollars. » Le système de nancement américain,
organisé autour des fundraisers, des collecteurs de fonds,
permettait de lever des sommes limitées en montant au
niveau des donateurs (2 300 dollars pour la primaire et
à nouveau 2 300 dollars pour la présidentielle) mais
considérables au niveau des fundraisers eux-mêmes
puisque les dépenses de campagne n’étaient pas
plafonnées. Les fundraisers étaient tout sauf anonymes
vis-à-vis du candidat. Ils représentaient de multiples
catégories d’intérêts bien précises.
Le nancement des campagnes électorales, déjà
largement dérégulé 74, l’a été presque totalement en
2010 par une décision de la Cour suprême 75. Des
montants illimités peuvent désormais être versés par les
entreprises, les particuliers, les lobbies et les syndicats,
via les super-PACs (super-comités d’action politique), des
collecteurs théoriquement indépendants qui font
néanmoins campagne pour un candidat. Les banques, les
multinationales ont ainsi un PAC, un comité, qui
soutient l’un des candidats et collecte des fonds auprès
du personnel. Selon certains témoignages, il semble qu’il
n’est pas très facile pour un employé de refuser
d’apporter une contribution lorsque le président a
a ché clairement son choix politique et lève des fonds
électoraux via son « PAC maison ». Des associations
théoriquement caritatives peuvent également faire des
dons, avec un avantage, la possibilité de préserver
l’anonymat des donateurs. L’association apporte ensuite
ses fonds… à un super-PAC.
Ce système est extravagant. Il est à l’opposé de la loi
française qui plafonne les dépenses des candidats depuis
1995 et interdit les subventions d’entreprises. Le coût de
la campagne 2012 des deux nalistes américains fut de
2,6 milliards de dollars, 50 fois le montant des dépenses
de campagne des deux nalistes français. Le coût global
de la campagne 2012, campagne présidentielle et
élection au Congrès, fut de 6 milliards de dollars.
L’emprise traditionnelle de l’argent sur la politique
américaine ne fait donc que s’accroître. Dans son livre,
Guillaume Debré précise : « Ils [les fundraisers] sont
souvent remerciés à hauteur de leur participation. En
2000, cent soixante-dix des plus gros contributeurs de
George W. Bush furent grati és de postes
gouvernementaux. Quatre d’entre eux décrochèrent une
place dans son cabinet à la Maison-Blanche. » En
mars 2013, Barack Obama avait annoncé son intention
de nommer comme ambassadeur à Paris un… gérant de
hedge fund, un important contributeur de sa campagne
en 2012. Celui-ci a nalement renoncé à la dernière
minute, jugeant probablement le cadeau trop beau pour
quelqu’un qui n’avait jamais fréquenté le corps
diplomatique.
Goldman Sachs fut pendant plus de vingt ans un
contributeur nancier très dèle du Parti démocrate 76.
Robert Rubin, qui t toute sa carrière chez Goldman
Sachs avant d’en être vice-président, devint le principal
conseiller économique de Bill Clinton à partir de 1992
puis son secrétaire au Trésor 77. Un rôle absolument clé
pour conduire la politique budgétaire de l’époque, la
gestion des crises nancières internationales mais aussi
la dérégulation des années 1990.
Son bras droit, Larry Summers, lui avait succédé
comme secrétaire au Trésor et s’était battu avec lui pour
la dérégulation bancaire et contre l’encadrement des
produits dérivés 78. Or, c’est ce même Larry Summers
qui, après avoir travaillé pour un grand hedge fund (D.
E. Shaw) en pleine crise des subprimes, sera nommé
conseiller économique de Barack Obama n 2008 ! À ce
poste, il devait préparer les grandes réformes de la
régulation sur les hedge funds, les banques, les produits
dérivés dans le prolongement du G20 de Londres
d’avril 2009. Une situation un peu schizophrénique 79.
Au moins aurait-il l’avantage de connaître ses
interlocuteurs…
Timothy Geithner, l’autre protégé de Robert Rubin
dans l’équipe Clinton, fut nommé n 2008 secrétaire au
Trésor par Barack Obama. Il succédait à Henry Paulson,
ancien président de Goldman Sachs et ancien collègue
de Robert Rubin chez Goldman Sachs.
Et quel secrétaire au Trésor succède à Timothy
Geithner en 2013 ? Jack Lew, ancien collaborateur de
Robert Rubin dans l’équipe Clinton, ancien collaborateur
de Robert Rubin chez Citigroup, de 2006 à 2008, où il
dirigeait l’activité hedge funds.
Rubin, Summers, Paulson, Geithner et Lew se sont
entendus comme les cinq doigts de la main pour assurer
une in uence sans égale sur la vie économique
américaine de 1993 à 2013 80. « Ce qu’il y a de pire à
Washington, déclare Paul Volcker en con ant sa
déception devant l’action d’Obama, c’est l’argent 81. » La
lenteur des réformes aux États-Unis ne s’explique pas
par le seul blocage des institutions, ni par le seul travail
de conviction mené par les lobbies auprès des
parlementaires. On serait tenté de dire, de manière un
peu triviale, que le ver est dans le fruit, au sommet de
l’État.
Comment peut-on espérer avancer dans la
réglementation de la nance quand les réformes sont
con ées à ceux qui ont toujours milité pour la
dérégulation ? Comment expliquer qu’un homme
comme Barack Obama qui arrive à la présidence en
pleine crise, qui se donne pour objectif de réformer la
nance, qui utilise à son égard des mots très durs, qui a
lui-même de très grandes compétences économiques,
décide de s’appuyer sur cette équipe ? Il n’avait
probablement pas le choix.
La moitié des 6 milliards de la campagne 2012 a été
dépensée pour inonder les médias en publicité politique,
en spots souvent mensongers dont les neuf dixièmes
avaient pour but de ridiculiser l’adversaire et non
d’apporter des idées dans le débat public. En quelque
sorte de lessiver le cerveau des citoyens pendant que
quelques-uns tirent les celles.
La démocratie américaine n’est-elle pas en train de
glisser vers un « despotisme doux », hérité non pas d’un
excès de pouvoir et d’administration comme le craignait
Tocqueville, mais d’un excès d’argent ? Ce despotisme
doux des puissances d’argent laisserait peu de place à
une régulation nancière mondiale 82.
7. E E ,

La démocratie est en principe un contrat de


con ance, sans cesse véri é et renouvelé, entre les
dirigeants et les citoyens. Dans les institutions
françaises, la forme la plus achevée de cette
participation des citoyens est le référendum. Comme
cela sera rappelé dans le chapitre 3 consacré à la crise
de l’euro, le référendum sur le traité de Maastricht a été
un moment très fort de la vie démocratique et du débat
européen. Mais depuis vingt ans, la construction
européenne est devenue à ce point étrangère au
processus d’une vie démocratique normale que les
citoyens sont en droit de se demander ce qui terrorise
rééllement les dirigeants politiques pour qu’ils se
dérobent si souvent devant leurs électeurs. Seraient-ce
les marchés qui les font reculer sans cesse, qui les
forcent à ruser avec les citoyens ? Craignent-ils la
tempête qui suivrait un vote inattendu ? La question
peut légitimement être posée. Le débat démocratique est
esquivé, la transparence des négociations
intergouvernementales est la plupart du temps
inexistante, la réforme des institutions européennes,
pourtant si souvent critiquées pour leur fonctionnement
peu démocratique, n’est jamais à l’ordre du jour.
Le bref rappel qui suit n’a surtout pas pour but de
mêler la politique à l’économie, mais d’insister sur le fait
que plus on di ère le débat européen avec les citoyens,
moins on a de chances de construire un jour une Europe
fédérale. Or, s’il y a bien un point sur lequel tout le
monde est d’accord, c’est sur le fait que la monnaie
unique n’a aucune chance de survivre sans une avancée
fédérale.
En novembre 1994, Jacques Chirac promet un
référendum sur la monnaie unique : « Il faudra, avant la
troisième phase [de l’Union économique et monétaire]
qu’un référendum en France autorise le gouvernement à
le faire 83. » Élu président, il y renonce alors même qu’un
sondage montre que 80 % des Français souhaitent un
référendum 84.
Avant les élections législatives du printemps 1997,
Lionel Jospin s’engage à renégocier le Pacte de stabilité,
dénonçant « une concession que le gouvernement
français a faite absurdement au gouvernement
allemand 85 ». À peine nommé Premier ministre, il le
signe à Amsterdam (18 juin 1997).
En mai 2005, les Français rejettent par référendum le
traité établissant une Constitution pour l’Europe
(54,6 %). En février 2008, Nicolas Sarkozy fait rati er le
traité de Lisbonne… par le Parlement, dans une version
où les dispositions institutionnelles sont quasiment
inchangées, comme le dira Valéry Giscard d’Estaing lui-
même 86.
Candidat à la présidentielle, François Hollande
s’engage à renégocier le Traité sur la stabilité, la
coordination et la gouvernance (TSCG). Élu président, il
le signe sans modi cation.
Le 22 janvier 2012, il déclare « mon véritable
adversaire, c’est le monde de la nance » et s’engage à
légiférer. Un an après, le gouvernement propose une loi
bancaire qui isole l’activité spéculative des banques mais
la préserve. Le projet de taxe Tobin qui avait une valeur
emblématique pour les citoyens doit malheureusement
être ajouté à cette liste comme cela est expliqué au
chapitre 4. Célébré en janvier 2013, il sera aussitôt
démoli dans les coulisses 87.
Depuis 2010, la zone euro va de plan de sauvetage en
plan de sauvetage. Les sommets européens s’enchaînent,
tous plus dramatiques les uns que les autres, et tous en
apparence couronnés de succès. Cependant, la
médiatisation dont ils font l’objet ne donne jamais aux
citoyens le contenu des décisions. Ils entendent
généralement que des milliards ont été débloqués et tout
cela semble très bien. Comme le disait un dirigeant de
banque au lendemain de l’accord avec Chypre : « Un
accord a été trouvé, c’est la seule chose qui compte. Ce
qu’il y a dedans, on verra plus tard ! » Au moment de la
mise en place du plan de sauvetage chypriote il était
frappant de constater que les médias évoquaient les
e orts des Chypriotes, la contribution ou non des
déposants, mais à aucun moment l’aide de 10 milliards
d’euros de la zone euro et du FMI. Or, les montants
d’aide qui sont négociés lors de la mise au point de tous
ces plans de sauvetage représentent pour les
contribuables des pays prêteurs des sommes
considérables. Le gouvernement français cherche
60 milliards d’euros d’économies d’ici 2017 pour
atteindre l’objectif d’un retour à l’équilibre des nances
publiques ? C’est moins que ce que les contribuables
français ont engagé dans les plans de sauvetage depuis
2010. Le montant des prêts bilatéraux, des garanties et
des dotations en capital des fonds européens e ectués
par la France représente 85 milliards d’euros en 2013 88.
Le cumul des aides apportées et des engagements pris
pour l’avenir a n de faire face à des di cultés nouvelles
atteint 212 milliards d’euros. Qui se souvient d’un débat
sur cet engagement des fonds publics ? Y a-t-il eu la
moindre transparence vis-à-vis des citoyens en
contrepartie de la solidarité mise en place ?
Contrairement à ce qui se passe en Allemagne, les plans
d’aide ne sont même pas soumis à l’approbation des
parlementaires et l’engagement des fonds publics reste
un problème d’« experts ».
En n, comment organiser la marche vers le
fédéralisme, comment créer une dynamique citoyenne,
sans réformer les institutions européennes ? La question
n’est pas et ne peut pas être d’organiser un basculement
brutal vers des institutions fédérales, mais d’améliorer
progressivement le fonctionnement démocratique et
l’e cacité d’institutions si souvent critiquées. La
Commission européenne, aujourd’hui pléthorique avec
27 commissaires désignés par les 27 États de l’Union et
bientôt 28 commissaires, pourrait être beaucoup plus
resserrée, ramenée à une douzaine de membres qui
représenteraient de fait davantage l’intérêt européen que
l’intérêt de leur propre pays et se focaliseraient sur
l’essentiel. Les parlements nationaux et le Parlement
européen pourraient ponctuellement travailler
ensemble. Il est en e et frappant de constater à quel
point les réformes touchant la régulation internationale
et la politique économique européenne sont totalement
absentes de la vie des parlements nationaux, beaucoup
plus proches de leurs circonscriptions que de la
construction européenne. Jean-Louis Bourlanges, ancien
parlementaire européen, a par exemple proposé de créer
un « parlement budgétaire », un lieu où se
retrouveraient les membres des commissions des
nances des parlements nationaux et les parlementaires
européens appartenant à la commission des a aires
économiques et monétaires. Cela aurait pour e et de
créer un dialogue, une sensibilisation des esprits, une
amorce de volonté commune.
Derrière ces critiques de la vie démocratique
européenne et de l’opacité des prises de décisions, se
pose une question toute simple : les citoyens ne
risquent-ils pas de se demander un jour pour qui
travaillent leurs dirigeants, pour eux les citoyens ou
pour les marchés nanciers ? Oublier les citoyens plutôt
que de prendre le risque de perturber les marchés…
8. L

Ce qui vient d’être décrit, cette nanciarisation de


l’économie, cet éloignement des capitaux de leur base
territoriale et de leur industrie, cette irresponsabilité
devant le risque systémique, cette emprise de l’argent et
des marchés sur la politique, cette confrontation
économique et nancière généralisée qui ne respecte ni
les nations ni les citoyens, voilà ce qui constitue
aujourd’hui le libéralisme mondialisé, un système dans
lequel des forces de marché livrées à elles-mêmes
occupent le terrain laissé libre par le politique, un
système dans lequel le marché lui-même ne fonctionne
plus e cacement.
Les libéraux se reconnaissent-ils dans ce système qui
comble quelques individus et quelques institutions mais
ressemble à une vraie jungle, loin de toute forme
d’éthique ? Cette globalisation désordonnée qui se
développe sous nos yeux est à l’opposé du rêve libéral, à
l’opposé de ce que pensait un homme comme Jacques
Rue qui écrivait que la civilisation libérale « ne produit
ses fruits que dans la stabilité 89 » et qui dénonçait « ce
régime absurde et insensé de l’économie libérée qui est
la négation même de l’économie libérale 90 ». La liberté
des échanges est nécessaire pour favoriser l’émergence
de nouveaux marchés et permettre aux pays du Sud
d’accéder au développement, mais elle doit être
organisée. La circulation des capitaux aussi doit être
organisée, surtout pendant les périodes de crises. Et la
nance doit être combattue par des règles et des
interdictions lorsqu’elle fait courir au monde un risque
systémique.
Au lieu d’user leurs forces dans le débat autour de
l’État-providence, qui a certes besoin de réformes mais
qui ne remplit tout de même pas si mal son rôle, les
libéraux ne voient-ils pas que le champ de bataille pour
préserver la société libérale est ailleurs ?
Et face à ce véritable big-bang thatchérien à l’échelon
mondial, pourquoi tant de progressistes restent-ils
inertes, comme tétanisés par une dictature des marchés
qui leur retirerait toute marge de manœuvre ? La
dictature des marchés est la vérité d’un instant, en
aucun cas une fatalité. Et pourquoi penchent-ils si
souvent en faveur de ce laisser-faire international,
comme si ce qu’ils avaient critiqué à l’échelon national
devenait acceptable à l’échelle du monde ? Le laisser-
faire ne peut que conduire à la domination de l’argent et
à la déstabilisation. Il ne peut que conduire à un
alignement par le bas des modèles économiques et
sociaux, à l’anéantissement progressif d’e orts patients
entrepris au l des années pour protéger les citoyens
contre la précarité.
Le G20 de Londres de 2009 avait montré que face à
l’urgence, devant une catastrophe imminente, les
libéraux et les progressistes pouvaient se retrouver
rassemblés autour d’une action commune, pour remettre
de l’ordre et de la stabilité dans la nance. Mais depuis,
quel renoncement !
La bulle nancière prospère à nouveau. Elle est le
produit d’un libéralisme poussé à l’extrême, un
libéralisme qui n’a plus rien à voir avec l’idée libérale.
Elle s’étend avec la complicité de tous ceux qui ferment
les yeux. Nous sommes toujours à la merci d’un produit
toxique, d’un acteur qui s’e ondre, d’une fraude. La
fragilité même du système fait qu’un événement
imprévisible peut avoir des e ets dé agrateurs sur toute
la nance. La moindre panique peut devenir
autoréalisatrice, contaminer l’ensemble du système et
faire basculer le monde dans un vrai trou noir. Ce dont
nous avons eu un aperçu pendant les six mois qui ont
suivi la faillite de Lehman Brothers. Réduire cette bulle
de la spéculation, c’est l’urgence absolue.

John Kenneth Galbraith, Brève Histoire de l’euphorie nancière,


1.
Paris, Le Seuil, 1992. Traduit de l’américain par Paul Chemla.

2. Jacques Rue , L’Âge de l’in ation, Paris, Payot, 1963.


Les « contrats futures » sont des contrats à terme cotés en continu.
3. Le contrat CAC 40 donne la tendance du marché avant
l’ouverture.
Les fonds monétaires dynamiques avaient un objectif de
4.
surperformance par rapport aux fonds monétaires classiques,
« grâce à » des prises de positions sur des actifs plus risqués, plus
rémunérateurs, comme les subprimes…

5. Les subprimes constituent une catégorie de prêts immobiliers plus


risqués que les prêts immobiliers traditionnels.
Le VIX, Volatility Index, est un indice phare de Wall Street.
6.
Le risque de liquidité dépend pour une banque de sa capacité à
7. faire face à ses engagements en dépit d’éventuels retraits de
dépôts et de di cultés à emprunter.
Le 9 mars 2009.
8.
Réunion à la Maison-Blanche le 27 mars 2009.
9.
Federal Reserve System. La Réserve fédérale est la banque centrale
10. américaine depuis 1913.
Loi du 21 juillet 2010 réformant le système nancier américain
11.
a n « d’assurer la stabilité nancière ». Ce texte de 2 300 pages
laisse place à de multiples interprétations.
Michel Barnier : « Mon agenda est très clair : aucun produit, aucun
12.
acteur, aucun secteur ne doit échapper à la régulation. On doit
aux contribuables appelés à la rescousse des banques de tirer les
leçons de la crise. Ce ne sont pas les menaces de délocalisations
qui vont nous faire changer de ligne ! »

13. Depuis 2010, il n’est jamais arrivé qu’un texte de la Commission


soit modi é dans un sens restrictif par le Conseil des ministres
européen. En revanche, il est arrivé, de manière exceptionnelle,
grâce au travail transversal de quelques parlementaires très
compétents, que des dispositions plus restrictives soient adoptées
par le Parlement européen (par exemple, comme cela sera
expliqué au chapitre 4, sur les CDS et les bonus). Les bonnes
relations entretenues par le commissaire avec les parlementaires,
toutes tendances confondues, ont également œuvré dans ce sens.
Alan Greenspan, Le Temps des turbulences, Paris, JC Lattès, 2007.
14.
Traduit de l’anglais par Thierry Piélat et Georges Nicolas.

15. Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Paris, Le Seuil, 2011.


Facebook a été introduit au Nasdaq le 18 mai 2012.
16.
Lorsque l’investisseur ou le banquier prête à une entreprise, il
17. prend le risque de ne pas être remboursé. Ce risque est rémunéré
par une marge qui est fonction de la santé de l’emprunteur, de la
vision plus ou moins optimiste que le banquier peut avoir de la
conjoncture, de la pression plus ou moins forte de la concurrence
bancaire, des exigences de la réglementation. Au printemps 2007,
la vision de la conjoncture était euphorique, la concurrence très
forte et la réglementation très peu contraignante. En moins d’un
an, certaines marges sur les nancements aux grands groupes
industriels ont ensuite décuplé…

18. Interview de Ben Bernanke sur CNN le 29 juillet 2005 : « Nous


n’avons jamais connu de baisse du prix des maisons à l’échelle
nationale. Ce que je pense, c’est plutôt que la hausse ralentira,
éventuellement se stabilisera. »
Discours de George Bush à Atlanta le 17 juin 2002 : « Je crois au
19.
rêve américain […]. Être propriétaire de sa maison fait partie du
rêve américain. »

20. John Kenneth Galbraith, La Crise économique de 1929, anatomie


d’une catastrophe nancière, op. cit.
Les swaps comportent un engagement ferme (par exemple de
21.
passer d’un taux variable à un taux xe), alors que les options
comportent un droit qui peut être exercé ou non.

22. Achat d’une option d’achat : achat d’un « call ».


Achat d’une option de vente : achat d’un « put ».
23.
Car protégé contre une baisse de l’action au moment du
24. dénouement du plan moyennant une petite décote dans la
rémunération.
Le pro t est l’écart entre le cours élevé auquel l’intervenant a
25.
vendu les titres et le cours plus bas auquel il les rachète
ultérieurement.

26. 12 000 sites industriels sont concernés. Les entreprises qui


dépassent le volume alloué doivent acheter des crédits sur le
marché.
Collateralized Debt Obligations.
27.
« Remarks by Alan Greenspan : “Economic Flexibility, before the
28. National American Foundation” », conférence à Washington le
12 octobre 2005.
Un e et de levier de 500 signi e que l’investisseur est engagé
29.
pour 500 fois sa mise. L’e et de levier peut être obtenu de trois
façons : par l’endettement, par les dérivés, par les ventes à
découvert.

30. Contract for Di erence (contrat sur di érence).


Exchange-Traded Funds : fonds indiciels cotés ou encore
31. « trackers ».

32. Aux États-Unis, le marché des ETF est partagé à peu près à égalité
entre professionnels et particuliers.
Paul Volcker, interview au Telegraph le 23 septembre 2012.
33.
HFT, High Frequency Trading.
34.
De 5 à 10 % seulement des ordres sont traités en moyenne.
Autorités qui supervisent les banques.
35.
Le Comité de Bâle, qui réunit les gouverneurs des banques
36. centrales et les autorités prudentielles des pays ayant une présence
nancière signi cative, dé nit les standards techniques de la
37.
régulation prudentielle internationale sous l’égide de la BRI
(Banque des règlements internationaux) à Bâle. Le Comité a été
créé en 1974. En 2004, les accords de Bâle II ont remplacé les
accords de Bâle I (1988).
Déclaration de Jean-Claude Trichet à Bâle le 26 juin 2004 :
38.
« Opening remarks of Mr Jean-Claude Trichet at the press conference
announcing the publication of Basel II. »

39. Toutes les deux sont en catégorie « investment grade » (notations à


risque faible), par opposition à la catégorie « high yield » (notations
à risque élevé).
Le lecteur qui veut avoir une idée de la complexité du système, ne
40.
serait-ce que pour se détendre un instant, peut consulter les textes
sur le site du Comité de Bâle (www.bis.org). Les textes de Bâle I
étaient lisibles et compréhensibles par tout banquier après
quelques mois de présence dans une banque. Depuis Bâle II, les
textes réglementaires sont manifestement réservés à une élite, à
une toute petite élite…

41. Errki Liikanen, Final Report, 2 octobre 2012.


Patrick Slovik, Systemically Important Banks and Capital Regulation
42. Challenges, OECD Economic Department Working Papers, n° 916,
OECD Publishing, 2012 (www.oecd.org/eco/working). Il est
précisé par l’OCDE que cette étude n’engage que son auteur.

43. Vanessa Le Leslé et So ya Avramova, « Revisiting Risk-weighted


Assets », IMF Working Paper, 12/90, 2012. Il est également précisé
que cette étude n’engage que ses auteurs.
L’AGEFI Quotidien, article d’Alexandre Garabedian le 19 octobre
44.
2012.

45. « Value-at-Risk », un indicateur qui évalue la perte maximale


potentielle sur un produit dérivé.
Errki Liikanen, op. cit.
46.
Excédent primaire : excédent des recettes publiques sur les
47. dépenses publiques avant paiement des intérêts de la dette.

À l’automne 2007, lors de la présentation du projet de budget, il


48.
était écrit : « L’objectif du gouvernement est de revenir à
l’horizon 2012 et même dès 2010, si la croissance le permet, à une
dette inférieure à 60 points de PIB et à un solde public équilibré. »
Même si ces déclarations étaient probablement frappées d’un peu
d’optimisme, on mesure à quel point ces crises sont dévastatrices
pour les nances publiques.
IMF Country Report, China, n° 12/195, juillet 2012. Le taux
49.
d’utilisation des capacités de production, qui s’était toujours situé
entre 75 et 90 % entre 1990 et 2008, est tombé à 60 % en 2011
du fait de la croissance très forte des investissements dans les
infrastructures.

50. Maurice Allais, Nouveaux Combats pour l’Europe, 1995-2002, Paris,


Clément Juglar, 2002. L’italique gure dans le texte original.
Dans une étude publiée par le FMI le 4 décembre 2012, les auteurs
51.
(Stijn Claessens, Zoltan Pozsar, Lev Ratnovski et Manmohan
Singh) estiment qu’en 2011 un même titre est utilisé 2,5 fois à un
instant donné (IMF Sta Discussion Note, « Shadow Banking :
Economics and Policy », SDN 12/12). Le FMI prend l’exemple d’un
hedge fund qui donne des titres en garantie pour emprunter auprès
de Goldman Sachs, qui donne ces mêmes titres en garantie au
Crédit suisse dans le cadre d’une transaction de dérivés, qui cède
ces titres à un fonds monétaire. « A dynamic chain »…

52. Autorité des marchés nanciers.


Interview au JDD, le 12 novembre 2011.
53.
Price Earning Ratio, rapport du pro t au cours boursier.
54. Reuters, le 2 décembre 2012.

55. Discours prononcé le 14 juin 2012 par le président de la CFTC. La


SEC (Securities and Exchange Commission) et la CFTC
56. (Commodity Futures Trading Commission) se partagent aux États-
Unis la régulation des marchés.
The Guardian, le 30 mars 2012.
57.
« Foreign a liates statistics » (FATS), enquête réalisée à la
58. demande de la Commission européenne dans le cadre d’un
règlement européen adopté en 2007.
Déclaration de François Hollande, le 10 décembre 2012 à Oslo.
59.
Surrégulation.
60.
Les gérants sont à Londres, mais les fonds sont le plus souvent
61. domiciliés dans les paradis scaux…
Michel Prada a été président de l’Autorité des marchés nanciers
62.
de novembre 2003 à novembre 2008. Au terme de son mandat, il
a laissé la place à Jean-Pierre Jouyet, lui-même remplacé en
juillet 2012 par Gérard Rameix.
Asset-backed securities : titres adossés à un portefeuille d’actifs
63.
hypothécaires.

64. Environ 15 % du PIB américain.


Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise… maintenant !, Paris,
65. Flammarion, 2012. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anatole
Muchnik avec la collaboration scienti que d’Eloi Laurent.
Organisme non partisan et à but non lucratif qui s’appuie
66.
notamment sur des données communiquées par le Sénat.

67. Committee of European Securities Regulators.


Association for Financial Markets in Europe.
68.
Article du New York Times le 9 avril 2013.
69. Tancrède dans Le Guépard, lm de Luchino Visconti, en version
française, d’après le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.
70.
L’auteur de ce livre précise néanmoins qu’il porte une grande
71. admiration au peuple britannique !
IMF Sta Paper, « The liberalization and management of capital
72.
ows – An institutional view », publié le 14 novembre 2012.

73. Guillaume Debré, Obama. Les secrets d’une victoire, Paris, Fayard,
2008.
Un système de nancement public optionnel existe également,
74.
mais il présente le « gros inconvénient » de plafonner la totalité
des dépenses…

75. Décision du 21 janvier 2010, « Citizens United v. Federal Election


Commission », dans laquelle la Cour suprême fait valoir que la
liberté d’expression justi e que des montants illimités puissent
être versés à partir du moment où l’indépendance des collecteurs
interdit toute possibilité de corruption.
Jusqu’en 2012 où la banque a soutenu Mitt Romney. Le candidat
76.
républicain a eu pour principaux contributeurs nanciers
Goldman Sachs, JP Morgan, Citigroup, Bank of America et Crédit
suisse.

77. En 1999, il rejoignit Citigroup dont il devient président avant de


quitter la banque en janvier 2009, au moment où elle t faillite.
Comme président de Harvard dans les années 2000, Larry
78.
Summers connaîtra de près les produits dérivés puisque
l’université se lancera dans des opérations générant des pertes de
plusieurs millions de dollars…

79. Juste avant sa nomination, en 2008, il avait reçu une


rémunération de 5,2 millions de dollars du hedge fund et diverses
rémunérations de 2,8 millions de dollars pour des conférences
auprès de plusieurs grandes banques d’a aires (article du Wall
Street Journal, 5 avril 2009).
On peut tout de même noter que ni Alan Greenspan ni Ben
80.
Bernanke ne viennent de Goldman Sachs, car il ne peut être
question aux États-Unis, depuis la crise de 1929, de nommer un
banquier d’a aires à la tête de la banque centrale américaine. À la
di érence semble-t-il de l’Europe…

81. Interview au Telegraph, 23 septembre 2012.


Tocqueville écrivait : « Il semble que si le despotisme venait à
82.
s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait
d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il
dégraderait les hommes sans les tourmenter », in De la démocratie
en Amérique, IVe partie, chapitre VI.

83. Déclaration sur TF1 le 6 novembre 1994.


IFOP, avril 1996.
84.
Entretien au Monde le 21 mai 1997.
85. Valéry Giscard d’Estaing : « [Le traité de Lisbonne] est illisible
pour les citoyens. […] les propositions institutionnelles du traité
86.
constitutionnel […] se retrouvent intégralement dans le traité de
Lisbonne, mais dans un ordre di érent, et insérées dans les traités
antérieurs », tribune dans Le Monde le 6 novembre 2007.

87. Reuters, 30 mai 2013, et Les Échos, 31 mai 2013.


Détail au chapitre 3.
88.
Jacques Rue , L’Âge de l’in ation, op. cit. : « La civilisation
89. libérale, dans laquelle nous croyons encore vivre, ne produit ses
fruits que dans la stabilité. »
Cité par Maurice Allais dans Nouveaux Combats pour l’Europe,
90.
1995-2002, op. cit.
2

Vertige des dé cits


occidentaux

Le problème est d’abord


aux États-Unis
« Les études de droit peuvent parfois être décevantes
[…] ; c’est une sorte de comptabilité glori ée qui
sert à régler les a aires de ceux qui possèdent du
pouvoir – et qui trop souvent cherche à expliquer, à
ceux qui n’en ont pas, la sagesse ultime et la justesse
de leur condition. »
Barack Obama 1
« Les banques sauvées grâce à l’argent public se
retournent vers ceux qui les ont sauvées en disant :
payez vos dettes ! Leur arrogance est inacceptable. »
Joseph Stiglitz 2

La timidité dans l’action politique et le renoncement


à traiter véritablement la bulle spéculative sont d’autant
plus coupables que l’Amérique nous entraîne dans une
course aux déséquilibres. Depuis plusieurs dizaines
d’années, la politique monétaire est à sens unique et les
dé cits extérieurs ne cessent de se creuser. Il arrivera un
moment où, même avec de bonnes mesures de
régulation, il deviendra impossible de lutter contre la
spéculation tant l’équilibre mondial sera menacé, tant
les rapports de force entre régulation et liquidités
deviendront ingérables. Les ux de capitaux
gigantesques qui se déversent sur tous les actifs, actions,
obligations, matières premières, économies émergentes,
parfois immobilier, réduisent déjà considérablement
l’e cacité des mesures en place. Face à la montée des
eaux, les digues qui ont été édi ées vont se révéler de
plus en plus fragiles. L’ajustement des politiques
budgétaires, réclamé parfois de manière obsessionnelle
en Europe, ne doit pas dissimuler que les déséquilibres
se trouvent d’abord en Amérique.
La bulle spéculative trouve en e et sa source dans les
liquidités créées par la banque centrale américaine et de
manière plus récente par les banques centrales
occidentales, c’est-à-dire dans le fonctionnement à plein
régime de la planche à billets. La Fed pratique depuis
vingt-cinq ans une politique de taux très bas et depuis
cinq ans une politique, dite non conventionnelle, d’achat
d’actifs sur les marchés. Les autres banques centrales
occidentales ont suivi depuis quelques années le
mouvement. Les banques centrales des pays émergents
elles-mêmes contribuent à cette création de liquidités en
achetant massivement des dollars pour lutter contre
l’appréciation de leurs devises locales 3. Patrick Artus
estime que de 1995 à 2013 la « base monétaire »
mondiale, c’est-à-dire l’o re de monnaie des banques
centrales, est passée de 7 % du PIB mondial à 26 % 4, un
quadruplement en valeur relative. Aux États-Unis, la
base monétaire a été multipliée par sept, avec une forte
accélération depuis 2008 (politique non
conventionnelle), au Royaume-Uni par onze, en zone
euro par quatre (stabilité de 1995 à 2002), dans les pays
émergents par douze 5. Des chi res très spectaculaires.
Ces liquidités, les banques peuvent les utiliser de trois
manières di érentes : pour distribuer du crédit, pour
e ectuer des dépôts auprès des banques centrales, pour
acheter des actifs. La distribution du crédit a été
extrêmement généreuse avant la crise, pas toujours à
bon escient (subprimes, surendettement des ménages,
nancement des matières premières et des hedge funds),
elle a été plus faible dans la période récente. Les dépôts
auprès des banques centrales ont été importants depuis
la crise, ce qui est le signe d’une absence de con ance et
pose la question de savoir comment ces liquidités très
importantes seront utilisées ultérieurement. En n, les
achats d’actifs ont été très soutenus, avant et après la
crise. Depuis plusieurs années, les liquidités vont ainsi
davantage vers les actions, les obligations, les matières
premières que vers les entreprises. Elles alimentent la
bulle spéculative et risquent d’y contribuer de plus en
plus puisque l’argent est presque gratuit.
La politique extraordinairement expansionniste des
banques centrales occidentales crée une situation
d’autant plus préoccupante que le dé cit commercial
américain et le dé cit de la balance des paiements
courants, compris entre 3 et 3,5 % du PIB en 2011-2013,
contribuent de manière désormais traditionnelle à
l’accumulation de réserves considérables en dollars dans
les banques centrales des pays émergents, notamment en
Chine, et au Japon 6. Des réserves qui sont elles-mêmes
accrues par les achats de dollars de ces pays émergents
qui veulent lutter contre la hausse de leurs devises
nationales. L’explosion de la création monétaire en
Chine est le re et de ces facteurs, et bien entendu
également du plan de relance par le crédit de
novembre 2008. Pour faire baisser le cours du yen
contre le dollar, le Japon a décidé en novembre 2012 de
mettre en place une politique de création monétaire
identique à la politique américaine, en termes de
modalités et de montant. Le yen a baissé de 25 % en six
mois et retrouvé la parité qui était la sienne juste avant
la mise en place de la politique non conventionnelle
américaine. La reprise des exportations ne s’est pas fait
attendre, mais à l’échelle planétaire cette guerre
monétaire ressemble un peu à un jeu à somme nulle.
Avec une nuance : ces injections formidables de
liquidités minent un peu plus la stabilité nancière
mondiale. Comme s’il su sait d’imprimer des billets
pour faire tourner l’économie ! Certains économistes
européens ont suggéré que la BCE suive le mouvement…
Le monde est littéralement inondé de liquidités. Cette
bulle gigantesque qui ne cesse de prospérer depuis que
l’Amérique a décidé de s’a ranchir des disciplines
internationales, il y a près d’un demi-siècle, avec le
soutien très actif de sa banque centrale, est une menace
pour le monde. Elle ne cesse d’alimenter la spéculation
et les déséquilibres des marchés.

La « planche à billets » depuis


vingt-cinq ans
Depuis le krach boursier de 1987, et la prise de
fonction d’Alan Greenspan cette même année, la banque
centrale américaine a conduit une politique monétaire
qui a eu pour objet non seulement de permettre le
redémarrage des nancements interbancaires, des prêts
aux entreprises et aux ménages au moment des krachs,
mais également, dans les périodes de stabilisation et de
croissance, de poursuivre des politiques que certains
quali ent avec bienveillance d’accommodantes, d’autres
de politiques de la « planche à billets ». Alan Greenspan
s’interrogeait sur « l’exubérance irrationnelle des
marchés » pendant la bulle Internet 7, mais il n’a rien fait
pour calmer l’enthousiasme des opérateurs lorsqu’il était
temps d’agir.
Le débat n’est pas tellement de savoir si telle ou telle
hausse ou baisse de taux d’intérêt de la Fed était
appropriée à telle ou telle date, mais d’observer une
tendance de long terme qui s’est accentuée avec Ben
Bernanke. Le président de la Fed a mis en place en 2008
une politique de taux zéro pour sept ans, jusqu’à mi-
2015 et « tant que le chômage restera supérieur à 6,5 %
et que la prévision d’in ation restera inférieure à
2,5 % ». Il a décidé de compléter ce dispositif par une
politique « non conventionnelle », jamais pratiquée aux
États-Unis jusque-là, de rachat de quantités très
importantes de bons du Trésor. Une injection massive de
liquidités dans le système bancaire. Ben Bernanke, qui a
une admiration in nie pour Milton Friedman, le chef de
le du courant de pensée monétariste, se comporte en
disciple zélé vis-à-vis de celui qui a rmait que « pour
soigner la dé ation il su t de jeter de la monnaie d’un
hélicoptère 8 ». Il semble qu’aujourd’hui le jumbo ait
remplacé l’hélicoptère et qu’un taux de croissance de
l’économie de 2 % et une in ation de 2 % (2011-2013)
soient considérés comme les signes évidents d’une
situation dé ationniste. Cette interprétation pour le
moins approximative ne cache-t-elle pas tout
simplement un refus de laisser s’opérer les ajustements ?
La politique de la banque centrale américaine
consistait depuis toujours à piloter la politique
monétaire grâce à la xation des taux directeurs et à des
interventions au jour le jour sur le marché. C’est ce que
l’on appelle la politique d’open market, une politique qui
permet d’éviter que le taux interbancaire à court terme
ne s’éloigne du taux directeur. Avec la crise, la politique
non conventionnelle a été inaugurée 9. En plus de la
baisse spectaculaire des taux (taux directeur ramené à
0,25 %), la Fed a procédé à des achats d’actifs sur des
durées longues a n d’exercer une pression à la baisse
générale des taux. Ce que la Fed a appelé le
« Quantitative Easing » (QE).
Plusieurs programmes se sont ainsi succédé, baptisés
QE1 pour l’acquisition de créances hypothécaires à
partir de septembre 2008 (MBS) 10, QE2 pour
l’acquisition d’emprunts d’État à partir de
novembre 2010 et QE3 pour l’acquisition mensuelle de
40 milliards de dollars de créances hypothécaires à
partir d’octobre 2012 pour une durée illimitée. Dans le
même temps, la Fed a poursuivi des opérations dites
« Twist » consistant à acheter des obligations du Trésor à
échéances très longues, jusqu’à trente ans, en vendant
des obligations de maturités courtes, cela a n de faire
baisser les taux longs. Depuis janvier 2013, cette
politique a été accentuée. Le rachat d’obligations du
Trésor à long terme s’est fait sans vente d’obligations
courtes, pour un montant de 45 milliards de dollars par
mois. Une nouvelle injection massive de liquidités.
Les actifs achetés sur le marché par la Fed dépassent
au total 3 000 milliards de dollars depuis
novembre 2008, dont moins de 10 % représentent des
opérations classiques d’achats de bons du Trésor à court
terme. Le montant total des actifs achetés approche
4 000 milliards de dollars n 2013. La BCE a pour sa
part acheté près de 3 000 milliards d’euros d’actifs
(4 000 milliards de dollars) et les banques européennes
des montants très signi catifs comme cela sera expliqué
dans le chapitre sur la crise de l’euro. En cas de retour
des taux longs à un niveau plus normal, les pertes
seraient massives. Ces politiques monétaires non
conventionnelles ont pour e et d’alourdir
considérablement les bilans des banques centrales avec
des actifs à risque. Ils représentent désormais 30 % du
PIB en zone euro et 25 % aux États-Unis, venant de 5 à
10 % dans les années précédentes. Les banques centrales
américaine, européenne, britannique, japonaise se sont
lancées dans des politiques entièrement nouvelles,
inédites, aux conséquences imprévisibles, dont elles
auront beaucoup de mal à se départir : plus les bulles
qu’elles provoquent grossissent, plus elles hésiteront à
les faire éclater…
Si le risque de ces politiques n’est pas a priori de
provoquer des tensions in ationnistes de type classique
comme celles que le monde a connues dans les années
1970, ou des tensions dramatiques comme dans
l’Allemagne de 1923, puisque les capacités de
production sont loin d’être saturées sur un marché qui
n’est plus national, ni même européen ou nord-
américain, mais mondial, l’envolée du prix des actifs et
la perte de con ance dans la monnaie sont des dangers
évidents pour le système nancier. Un moment risque
d’arriver où il faudra demander aux États de
recapitaliser les banques centrales, d’autant que pour la
BCE comme pour la Fed les créances stockées sont
souvent toxiques (dettes souveraines des pays du Sud
pour la BCE, dettes hypothécaires pour la Fed). Les États
sont sauvés par les banques centrales qui devront à leur
tour être sauvées par les États…
Compte tenu de la faiblesse de la croissance et du
désendettement nécessaire, l’o re de crédit continuera
d’aller davantage vers la spéculation que vers
l’investissement productif, et l’abondance des liquidités
rendra encore plus di cile l’encadrement des marchés.
Comme Alan Greenspan, Ben Bernanke a pour politique
de soutenir à tout prix Wall Street, de préserver l’e et
de richesse et la con ance des investisseurs. Début
2013, interrogé par le Congrès sur le fait de savoir s’il
jugeait que la politique monétaire de la Fed était
e cace, Ben Bernanke avait immédiatement répondu
que cela ne faisait pas de doute puisque les marchés
nanciers évoluaient favorablement. L’analyse de
l’économie réelle venait après.
D’Alan Greenspan à Ben Bernanke, la continuité est
parfaite. Le Dow Jones avait retrouvé son niveau
antérieur seulement deux ans après le krach
d’octobre 1987. Fin 2004, un peu plus de deux ans après
le krach de 2002, il en était de même. Et ce fut à
nouveau le cas au printemps 2011, deux ans après le
point bas du marché atteint le 9 mars 2009 lorsque le
Dow Jones a touché 6 500 points.
Sur la longue période, de 1950 à 1980, période au
cours de laquelle le PIB américain avait été multiplié par
3,2 en valeur réelle, le Dow Jones avait été multiplié par
4, passant de 200 points à 800 points. Ce qui montre
que pendant les Trente Glorieuses l’indice boursier
suivait à peu près la croissance de l’économie. De 1980
à 2013, période de la croissance mondialisée et
nanciarisée au cours de laquelle le PIB américain a été
multiplié par 2,2 en valeur réelle, le Dow Jones a été
multiplié par… près de 20, passant de 800 points à
15 000 points !
Certes, Wall Street est désormais davantage le miroir
de la richesse accumulée par quelques entreprises
parties à la conquête des marchés mondiaux que le
miroir de la richesse nationale américaine, mais les
excès de la politique monétaire ont pour e et de tirer les
valorisations vers le haut en exacerbant les anticipations
des investisseurs qui béné cient des liquidités
abondantes distribuées par les banques centrales.
Une démonstration de ces liens étroits entre
politiques des banques centrales et valeur des actifs a
été fournie au début de l’année 2013 : dans les six mois
qui ont suivi le changement de politique monétaire
japonaise et l’alignement sur une politique à
l’américaine, l’indice de la Bourse de Tokyo a progressé
de plus de 70 % 11 ! Le comportement des marchés
obligataires, en proie à une formidable bulle nancière,
illustre également ces excès. En 2013, les taux
obligataires américains et allemands sont à leurs plus
bas niveaux historiques. Ils ont même parfois été
négatifs sur des durées courtes. Certains y voient une
explication logique, l’appréhension devant le risque,
l’attrait d’un placement refuge. Un placement refuge
auprès d’États très endettés… Il est toujours tentant de
trouver des explications rassurantes à des bulles
gigantesques. Mais l’explication est beaucoup plus
simple : lorsque l’argent est gratuit, la nance ne peut
que commettre des excès et l’économie réelle en sou rir.
Aux périodes d’euphorie où l’argent semble gratuit,
succèdent les périodes où les taux remontent fortement,
où les emprunteurs se retrouvent dans un véritable e et
de ciseaux, ne pouvant plus faire face à leurs dettes. Le
principe même d’une intervention des banques centrales
pour faire baisser les taux longs, fausser ce que l’on
appelle la hiérarchie des taux (des taux d’autant plus
élevés que la maturité est lointaine), biaise la rationalité
des choix économiques. Le marché ne veut alors plus
rien dire. Il y a quelque chose de paradoxal à
reconstituer des bulles dès qu’elles ont éclaté. C’est ce
que l’on pourrait appeler le syndrome du pompier
pyromane.
Les liquidités créées par les banques centrales depuis
vingt-cinq ans nous font entrer dans un univers inconnu
caractérisé par la hausse de la valeur des actifs, la
détérioration des bilans des banques centrales et la
guerre monétaire. S’il ne fallait retenir qu’un seul indice
des e ets de cette abondance monétaire, il su rait
d’observer la courbe des cours de l’or. Plusieurs
économistes ont en e et mis en évidence le lien entre le
cours de l’or et l’abondance des liquidités. Ces cours
passent de 35 dollars l’once en 1970 à 300 dollars l’once
en 2000 et 1 600 dollars l’once en 2013, avant de
rechuter lorsque des doutes apparaissent sur la politique
monétaire de la Fed. Un signe de dé ance à l’égard de la
monnaie duciaire.

Des banques centrales dans


la dépendance des marchés
Dans un très long et remarquable article 12 où il
dénonçait avec quelques années d’avance la
nanciarisation de l’économie et les excès de
l’innovation nancière, Maurice Allais avait très bien
décrit les dangers de cette évolution : « Aucun système
d’économie de marché ne peut fonctionner
correctement, écrivait-il, si la création incontrôlée ex
nihilo de nouveaux moyens de paiement permet
d’échapper, au moins pour un temps, aux ajustements
nécessaires. » Maurice Allais aurait pu ajouter que
l’absence d’ajustements présente également le très gros
inconvénient de ne pas favoriser les réformes… Plus les
marchés remontent, plus la peur s’estompe, plus la
politique monétaire agit comme une espèce de morphine
démobilisatrice. La lecture des communiqués du G20 en
est la cruelle démonstration au fur et à mesure que l’on
s’éloigne de l’épicentre de la crise.
Au cours de ces dix dernières années, les ménages
américains ont été d’autant plus vigoureusement incités
à investir à Wall Street que l’impôt sur les plus-values a
été considérablement réduit à la suite de plusieurs
réformes décidées tant par l’administration Clinton, à
partir de 1997, que par l’administration Bush. Ces
réformes sont parfaitement symboliques des choix
réalisés avec beaucoup de constance au cours de cette
période, que l’administration soit démocrate ou
républicaine. Les taux d’imposition sur les plus-values
ont ainsi été ramenés entre zéro et 15 % selon les cas de
gure, avant d’être légèrement remontés, à 20 %, début
2013, à l’issue d’un débat homérique. À titre de
comparaison, ils approchent de 60 % en France pour les
revenus les plus élevés. L’imposition des dividendes
avait également été ramenée à 15 % avant d’être
remontée à 20 % début 2013, versus 40 % en France.
Les banques centrales agissent de manière
indépendante par rapport aux gouvernements, mais on
peut s’interroger sur le point de savoir si elles ne sont
pas tombées dans une autre dépendance, celle des
marchés. Pour la première fois depuis longtemps, des
parlementaires américains ont même relancé le très
ancien débat sur l’indépendance des banques centrales.
Le bilan des vingt-cinq dernières années démontre en
tout cas clairement qu’une banque centrale américaine
moins indépendante n’aurait probablement pas été plus
laxiste que la Fed actuelle. Il était di cile de créer
davantage de monnaie que ne l’ont fait Alan Greenspan
et Ben Bernanke.
Dans les années 1920, ce sont déjà une Banque
fédérale indépendante et une Federal Reserve de New
York également indépendante du gouvernement, et
plutôt sous l’in uence des dirigeants des grandes
banques, qui ont conduit une politique monétaire très
laxiste. À l’époque, la Banque fédérale jouait déjà un
rôle central dans la dé nition de la politique monétaire,
mais c’est la Federal Reserve de New York qui décidait
des taux d’intérêt. Ce n’est qu’en 1928 qu’elle se décida
en n à augmenter les taux d’intérêt. Il était déjà trop
tard. Tout au long des années 1920, les deux institutions
plaidèrent pour des taux très bas, considérant qu’une
faible in ation les autorisait à fermer les yeux sur la
hausse du prix des actifs. Exactement comme
aujourd’hui. Les cours de Bourse avaient été multipliés
par quatre en six ans. Il fallut attendre 1955 pour
retrouver les niveaux de 1929 sur le Dow Jones. John
Kenneth Galbraith, très sévère pour le laxisme de la
politique monétaire de cette période, dira de la Banque
fédérale : « Elle était impuissante seulement parce
qu’elle le voulait 13. »
Il est instructif de relire le rapport annuel de la
Federal Reserve de New York publié le 13 février 1929 14
dans lequel elle commente les trois hausses de taux
d’intérêt décidées en février, mai et juillet 1928, une
hausse globale de 3,5 à 5 % : « Il est apparu au début de
l’année [1928] que la croissance du volume du crédit
dépassait largement les besoins ordinaires de crédits
commerciaux et industriels. De nombreuses années
d’expérience ont montré que les augmentations de crédit
au-delà des besoins de l’économie conduisent
normalement à des résultats malheureux, à des excès
spéculatifs, à des hausses de prix, à des bulles qui se
terminent dans la dépression. Il est devenu de ce fait
prudent de tester de plus hauts taux d’intérêt. »
Ce rapport est prémonitoire. La Federal Reserve
semble prendre brutalement conscience qu’elle est
piégée par sa propre politique. Il est vrai que Benjamin
Strong, gouverneur de la Federal Reserve de New York
de 1914 à octobre 1928, n’était peut-être pas le plus
chagriné par cette euphorie nancière, lui qui venait de
quitter la présidence de la grande banque d’a aires
américaine Bankers Trust. C’est un peu comme si on
avait nommé un ancien dirigeant de Goldman Sachs à la
tête de la Banque centrale européenne ! Benjamin
Strong osa même une baisse des taux d’intérêt en
août 1927. Ce n’est naturellement pas son directeur
exécutif, Gates McGarrah, ex-président de la Chase
National Bank (groupe Rockefeller), qui allait exprimer
des réserves.
Cette confusion entre le monde de la banque et le
monde de la régulation atteignit un sommet avec la
nomination de Charles E. Mitchell, président de la
National City Bank of New York, au poste de directeur
de la Federal Reserve de New York en janvier 1929. À
peine nommé, oubliant probablement que ses nouvelles
responsabilités lui imposaient quelques réserves à
l’égard de son ancien employeur, il déclara en mars que
la National City Bank of New York apporterait au
marché toutes les liquidités dont il aurait
éventuellement besoin ! Et, au cours de la semaine qui
précéda le krach du 24 octobre 1929, plus con ant que
jamais, il jugea : « Les marchés en général sont dans une
condition saine. Les valeurs ont une base solide dans la
prospérité générale de notre pays. » L’économiste
américain Irving Fisher, pionnier des économistes
monétaristes, très investi à Wall Street, t son entrée
dans l’histoire le 15 octobre avec sa fameuse
déclaration : « Les actions ont atteint ce qui semble être
un haut plateau permanent. Je m’attends à voir le
marché actions sensiblement plus haut dans les mois à
venir. »
Il est troublant de constater que Ben Bernanke, avant
d’être nommé président de la Fed, n’a cessé de dire et
d’écrire qu’il partageait l’analyse de Milton Friedman sur
la crise de 1929, considérant que la première cause du
krach et de la Grande Dépression était la hausse de taux
décidée au printemps 1928 15. Ben Bernanke considère
ouvertement que la politique monétaire ne doit pas se
donner pour objectif de freiner la spéculation. Il pousse
même la démonstration jusqu’à a rmer que la récession
était déjà manifeste à partir du mois d’août 1929, c’est-
à-dire avant le krach, et que celui-ci n’est que la
conséquence de cette récession, elle-même ayant été
provoquée par les hausses de taux qui étaient injusti ées
puisqu’il n’y avait pas d’in ation… Monétariste jusqu’à
défendre l’indéfendable ! Les marchés actions des années
1920 avaient besoin d’une bonne douche froide pour
éviter de s’e ondrer ensuite comme un château de
cartes.
Plutôt que de s’interroger sur le problème de l’œuf et
de la poule, ce qui est intéressant dans cette
démonstration jusqu’au-boutiste de 2002, c’est l’état
d’esprit que re ète une telle analyse. De la part d’un
futur président de banque centrale, on était en droit
d’attendre un peu plus d’esprit critique sur la politique
suivie par la Banque fédérale américaine et sur la
frénésie haussière de Wall Street qui l’avait
accompagnée. Cette attitude démontre en réalité
l’attention extrême que Ben Bernanke porte à la santé
des marchés boursiers. Alan Greenspan qui a montré la
même préoccupation pendant la vingtaine d’années où il
a été gouverneur, qui a pratiqué une politique très
active d’accompagnement de la hausse des marchés, a
démontré par son action que les krachs boursiers étaient
d’autant plus violents que les politiques monétaires qui
les avaient précédés avaient été excessivement laxistes.
À l’inverse de ces politiques monétaires
expansionnistes, c’est une politique monétaire beaucoup
trop restrictive qui a été conduite en France tout au long
des années 1990, en pleine récession, par une Banque de
France nouvellement indépendante, contre la volonté
des autorités politiques. Ce qui a permis à une France
économiquement a aiblie d’entrer aux forceps dans
l’euro.
Aujourd’hui, on peut se demander si l’on n’est pas
arrivé à un stade où l’indépendance des banques
centrales, à force d’être respectée et célébrée, est
devenue excessive. Le président de la BCE, Mario
Draghi, conduit en toute indépendance sa politique,
d’autant plus que les gouvernements européens sont
divisés, mais, alors qu’il est interdit aux gouvernements
de commenter sa politique, il s’autorise des incursions
régulières dans le domaine des politiques publiques. Il se
dit prêt à aider les gouvernements en di culté en
intervenant sur les marchés de dettes souveraines, mais
il pose des conditions strictes en matière de dé cits et
de réformes de structures. On comprend que l’Espagne
hésite à frapper à la porte, surtout lorsque le président
de la BCE juge que « le modèle social européen est déjà
mort 16 ». Cette tentation d’occuper le terrain politique
est également évidente lorsque le président évoque très
régulièrement la nécessité d’un saut fédéral ou lorsqu’un
membre du directoire de la BCE, Benoît Cœuré, déclare
en décembre 2012 : « L’euro est une devise avec un État,
mais c’est un État dont les services gouvernementaux ne
sont pas encore clairement dé nis 17. » Les chefs d’État et
de gouvernement ont dû apprécier.
Aux États-Unis, où les statuts de la Fed prévoient tout
de même que l’institution rende compte à intervalles
réguliers devant le Congrès, on a pu observer la réaction
assez stupé ante d’un Timothy Geithner, alors secrétaire
au Trésor, après la mise en place d’un nouveau
programme par la Fed à l’automne 2012. Lorsqu’on lui a
demandé ce qu’il pensait de la politique monétaire
conduite par Ben Bernanke, le journaliste a obtenu en
guise de réponse un silence extrêmement gêné, d’une
durée in nie, et pour nir un sourire ! L’indépendance
des banques centrales ne deviendrait-elle pas un tout
petit problème pour la démocratie ?
Naturellement, s’interroger sur ce sujet n’est pas
vraiment politiquement correct dans un univers
néolibéral où l’on considère que la monnaie est une
chose trop sérieuse pour être con ée à un
gouvernement. Ayant écrit une tribune qui prenait
position contre les projets d’indépendance des banques
centrales au début des années 1990, je m’étais entendu
dire de la part d’un grand banquier : « N’oubliez pas que
la politique monétaire, c’est notre fonds de commerce ! »
J’ai découvert avec un certain plaisir que dans son
dernier livre le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz ne
craint pas de rouvrir le débat au sujet de l’indépendance
des banques centrales.
La plupart des économistes considèrent que pour
gérer e cacement la conjoncture le bon sens est
d’adopter un policy mix, un dosage équilibré entre la
politique budgétaire et la politique monétaire. Or, on
constate que bien souvent il existe de fait une guéguerre
pour savoir quel est le bon tempo de chacune des
politiques à conduire. La comparaison avec la vie de
l’entreprise est tentante : existe-t-il une société qui ait
durablement réussi avec deux actionnaires détenant le
capital à égalité, 50 %-50 % ? En général, cela marche à
peu près quand les choses vont bien et aux premières
di cultés il devient urgent que l’un des actionnaires
cède sa part, si toutefois la catastrophe n’est pas arrivée
entre-temps ! Sans aller chercher très loin dans la
théorie économique, il est raisonnable de penser qu’il
vaut mieux qu’il n’y ait qu’un seul pilote dans l’avion.
Un endettement des ménages
américains destiné
à compenser la pression
sur les salaires
La création monétaire généreuse à laquelle nous
assistons depuis vingt ans n’a pas pour seul inconvénient
de faire prospérer la bulle spéculative et la vulnérabilité
du système nancier. Elle a conduit à un endettement
sans précédent des ménages américains. Il faut remonter
aux années 1920 pour retrouver une situation
équivalente. En maintenant des taux bas de manière
durable dans les années 1995-2000, période où la
croissance américaine était forte, ensuite dans les années
qui ont entouré l’éclatement de la bulle Internet, les
autorités monétaires ont incité les banques à prêter de
manière très active aux ménages. Cela a naturellement
été le cas dans le secteur immobilier à partir de 2003,
avec des drames à partir de 2007. Mais cela a également
été le cas pour le crédit à la consommation. La dette des
ménages américains (prêts résidentiels hypothécaires,
crédits à la consommation, prêts étudiants, cartes de
crédit) est ainsi passée de 65 % du PIB en 1995 à 103 %
en 2013, soit plus de deux fois le ratio d’un pays comme
la France (53 %).
La politique d’argent bon marché, la création
monétaire par des banques qui béné cient de liquidités
abondantes ont conduit à une distribution aveugle du
crédit hypothécaire et du crédit à la consommation,
principaux soutiens de l’économie américaine. Au point
que les banques avaient consenti des crédits
hypothécaires qui ne comportaient aucun
remboursement en capital les premières années. Le
paiement d’intérêts faibles, le nancement sans apport
et sans échéances de remboursement rapprochées,
l’assurance que le prix des actifs immobiliers ne pouvait
qu’augmenter rendaient possible l’achat d’une maison
quel que soit le niveau de revenu. Tout cela s’est
terminé par un taux de défaut de 10 % et
200 000 expulsions par mois, encore maintenant. Mais
au-delà de cette politique de création monétaire destinée
à soutenir les marchés et la consommation à bout de
bras, au-delà du surendettement des ménages, n’y a-t-il
pas une tendance beaucoup plus structurelle ? Quel est
le moyen pour les ménages d’améliorer leur niveau de
vie lorsque les salaires sont durablement bloqués en
raison de la compétition très vive que livrent les
entreprises avec le reste du monde – une politique qui
est facilitée par la exibilité des contrats de travail et
par l’existence d’un chômage structurel beaucoup plus
important que ne le laissent entendre les chi res
o ciels 18 ? La dette n’est-elle pas la contrepartie logique
des inégalités très fortes développées depuis trente ans
par un capitalisme beaucoup plus dur qu’autrefois dans
le nouvel univers de la mondialisation ?
Certes, l’Amérique est un pays où il ne viendrait à
l’idée de personne de critiquer la réussite d’un Bill
Gates, d’un Mark Zuckerberg ou de feu Steve Jobs. Des
fortunes de quelques dizaines de milliards de dollars
accumulées en dix ou vingt ans, parfois moins, ne
choquent à peu près personne. Mais tout de même !
Lorsque la réussite ne pro te qu’à quelques-uns, cela
commence à poser problème. Où sont donc passées les
richesses créées à Wall Street ?
Au cours des dix dernières années, les salaires réels
ont augmenté de 5 % alors que la productivité de
l’économie américaine a crû de 25 %. Cette divergence
s’est même ampli ée fortement entre 2008 et 2013. Le
constat est sans appel. Les salariés ne béné cient plus de
l’amélioration de la productivité.
Si l’on fait un retour en arrière, on constate que de
1949 à 1980 la productivité et les rémunérations réelles
évoluaient de manière parfaitement parallèle. Le
capitalisme des Trente Glorieuses était un système dans
lequel le pouvoir d’achat de l’ensemble des ménages
soutenait la croissance, un monde quasi idéal dans
lequel la préoccupation essentielle des autorités était de
veiller aux tensions in ationnistes que pourraient
provoquer un déséquilibre entre l’o re et la demande ou
la hausse des coûts de l’énergie.
Aujourd’hui, les Américains ont changé de système.
De 1980 à la période actuelle, les rémunérations ont
stagné, sauf pendant les années 1995-2000 où la
situation s’est améliorée très légèrement. Les salariés
sont pris, si l’on peut dire, entre le marteau et
l’enclume : d’un côté des entreprises qui maximisent leur
pro t plus aisément en raison de la législation du travail
et du taux de chômage, de l’autre une mondialisation
qui donne l’avantage aux entreprises qui ont les coûts de
production les plus faibles, qui fait de la compétitivité
un enjeu de vie ou de mort. Une petite minorité a pu
s’enrichir puisque les performances des entreprises ont
été encouragées et récompensées très généreusement
dans le haut de la hiérarchie. Dans son livre Le Prix de
l’inégalité 19, Joseph Stiglitz dénonce ainsi une situation
où « les riches s’enrichissent et tous les autres vivent des
épreuves peu compatibles avec le rêve américain ».
Personne ne conteste aujourd’hui que l’Amérique ait
vu les inégalités se creuser très fortement depuis trente
ans ; 1 % de la population détient un tiers de la richesse
nationale. À titre de comparaison, en France, 1 % de la
population « ne détient que » 17 % du patrimoine
national (20 % en 1984). Mais surtout, au cours de la
période 2002-2007, 1 % des Américains se sont
approprié 65 % de l’augmentation du revenu national.
L’Amérique vit en quelque sorte un retour aux années
1920. Comme dans ces années-là, les 1 % les plus riches
perçoivent 20 à 25 % du revenu national. Ces 1 % ne
percevaient que 10 % au début des années 1980. Ce
pourcentage est actuellement de 8 à 9 % en France, un
chi re parfaitement stable depuis les années 1950.
Dans le même temps, le nombre d’Américains qui
béné cient de bons alimentaires pour se nourrir ne cesse
d’augmenter 20. Ils sont 47 millions actuellement au lieu
de 20 millions en 1990. En quarante ans, l’aide
alimentaire globale est passée de 250 millions de dollars
à 68 milliards de dollars.
Devant autant d’inégalité, comment les ménages
américains n’auraient-ils pas cherché à compenser la
stagnation de leurs revenus en s’endettant, d’autant
qu’avec les taux très bas la dette est devenue en
apparence indolore ? Et, tout au long de ces années, les
ménages n’ont cessé de puiser dans leur épargne. Le
taux de l’épargne brute 21 est ainsi tombé à 7 % et celui
de l’épargne nancière est proche de zéro. Ce taux était
même devenu négatif en 2007, juste avant le krach.
Ces ratios d’endettement et d’épargne des ménages
re ètent une période de l’histoire économique marquée
par une politique monétaire très active et une politique
des revenus très dure. Lorsque les chutes de marché se
produisent, avec l’arrêt de l’activité économique qui
s’ensuit et le chômage qui monte en èche, avec la
baisse des valorisations des fonds de pension, on
imagine ce que ces événements peuvent provoquer
comme angoisse chez des ménages qui craignent alors
de ne plus être solvables.

Une dette américaine


représentant quatre fois le PIB
En 1929, si le secteur privé était endetté aux États-
Unis, le secteur public ne l’était que très peu. Moins de
10 % du PIB. Cet endettement très faible avait permis de
réagir à la crise en engageant un programme massif de
dépenses publiques. Aujourd’hui, cela n’est pas du tout
le cas, ni aux États-Unis, ni dans la plupart des pays
occidentaux. Ce qui explique la complexité du débat
actuel.
Les années 1995-2000 avaient constitué une
parenthèse dans l’évolution de long terme de la dette
publique américaine. La dette fédérale avait été ramenée
de 70 % du PIB à 50 % en raison d’une croissance
économique très soutenue. Ce qui démontre que la
croissance est précieuse pour réduire les dé cits. Mais,
au cours de la décennie qui a suivi, la dette publique a
été propulsée à des niveaux très élevés à la suite des
deux krachs qui ont entraîné des plans de relance de
plus en plus massifs, soit par la baisse des impôts, soit
par l’augmentation des dépenses. Question de couleur
politique… Mais le résultat fut le même : un creusement
sans précédent du dé cit. En 2003, George Bush
décidait des baisses d’impôts pour 350 milliards de
dollars et une augmentation des dépenses militaires de
75 milliards de dollars (4 % du PIB). En 2009, Barack
Obama décidait de mettre en place, après un premier
plan de relance de George Bush de 150 milliards de
dollars, un gigantesque plan d’un montant de
787 milliards de dollars (7 % du PIB).
Le ratio de la dette fédérale est ainsi passé de 58 %
du PIB en 2000 à 105 % en 2012 et 110 % en 2013. Si
l’on consolide dette fédérale, dette des États et dette des
collectivités locales, le ratio de dette publique
américaine est passé de 81 % en 2007 à 130 % en
2013 22, un chi re qui n’est jamais cité et qui est
pourtant le seul comparable avec nos ratios européens.
En ajoutant la dette privée, le ratio d’endettement
global de l’économie américaine progresse en dix ans de
2,7 fois le PIB à 4 fois le PIB. Et cette tendance ne
semble pas devoir s’in échir puisque le dé cit
budgétaire de l’année 2013 reste à un niveau élevé, de
l’ordre de 5 % du PIB, cinq ans après les mesures
d’urgence qui ont suivi la faillite de Lehman Brothers.
En cas de nouveau krach nancier et de
ralentissement de la croissance américaine, le poids de
cette dette serait cette fois quasiment ingérable. Maurice
Allais analysait la crise de 1929 en deux temps : premier
temps, avant l’e ondrement des marchés, il expliquait
l’arrivée de la crise par la création de monnaie ex nihilo,
le nancement à crédit de la spéculation, l’endettement
privé ; deuxième temps, après l’e ondrement des
marchés, il expliquait la gravité de la Grande Dépression
par le poids de ces dettes qui « s’est révélé
insupportable ». Il mentionnait ainsi le ratio global
exceptionnellement élevé de l’économie américaine,
1,9 fois le PIB 23. Aujourd’hui, l’Amérique a un ratio
deux fois supérieur…
À ce tableau très préoccupant, il faut ajouter la
situation du Royaume-Uni et du Japon, tous deux
endettés – dettes privées et publiques confondues – à
hauteur de plus de 5 fois le PIB. Le modèle britannique
est comparable au modèle américain avec un
endettement privé élevé, notamment des institutions
nancières et des ménages (plus de 2 fois l’endettement
des ménages français), et une épargne faible (7 % du
revenu disponible brut). L’endettement public est un peu
supérieur à celui de la France (autour de 95 % versus
92 %). La dette extérieure brute est extrêmement élevée,
plus de 4 fois le PIB.
Quant au modèle japonais, dont la solidité reposait
naguère sur une épargne abondante, il est très
sérieusement fragilisé. De 15 % dans les années 1980, le
taux d’épargne nancière est passé à 10 % dans les
années 1990, pour se stabiliser entre 0 et 2 % depuis
plusieurs années. La dette publique japonaise atteint le
taux record de 240 % du PIB, ce qui n’empêche pas le
nouveau Premier ministre, Shinzo Abe, de mettre en
place un plan de relance de la dépense publique. Mais le
Japon a l’immense avantage d’être protégé par la
détention nationale de sa dette (91 % de la dette
détenue par les Japonais eux-mêmes), un modèle dont
certains pays feraient bien de s’inspirer 24.
Le déséquilibre nancier de la Chine est beaucoup
plus récent. Avec l’envolée de la distribution des crédits
bancaires des années 2009-2010 consécutive au plan de
relance de novembre 2008, et avec le développement
dans les années suivantes de nancements via des
entités non réglementées distribuant des prêts à long
terme à partir de dépôts à très court terme, la Chine se
rapproche des niveaux d’endettement des pays
occidentaux. L’agence de notation Fitch estime ainsi que
la dette globale (État, collectivités locales, entreprises,
nancements immobiliers) se situe désormais à 2 fois le
PIB 25. Mais c’est surtout la rapidité de la progression de
la dette, de 136 à 198 % entre 2008 et 2013, et sa
concentration sur les entreprises qui sont préoccupantes.
Dans un contexte de croissance ralentie, de surcapacité
de production (taux d’utilisation des capacités de
production de 60 % selon le FMI) et de retournement du
marché immobilier, cela pourrait naturellement
entraîner une forte augmentation des défauts de
paiement. Les autorités chinoises devront peut-être un
jour recapitaliser leurs banques plutôt que d’acheter des
emprunts obligataires américains. Les États-Unis se sont
placés dans la dépendance de la Chine pour nancer
leurs dé cits. Ils pourraient le payer cher dans l’avenir.

L’Europe continentale presque


exemplaire à côté des États-
Unis
Par comparaison avec les États-Unis où nombre de
voyants sont au rouge – dette publique, dette des
ménages, épargne, dé cit commercial, balance des
paiements courants –, la situation de la zone euro est
presque enviable. Il est vrai que, vu la méthode retenue
pour gérer la crise de l’euro, la comparaison qui suit
risque de devenir de moins en moins atteuse. La dette
publique de la zone euro s’est en e et fortement
détériorée depuis deux ans avec le ren ouement des
banques dans plusieurs pays et l’entrée en récession qui
se traduit par une insu sance des rentrées scales. En
Espagne, par exemple, la dette publique est passée de
36 % en 2007 à 84 % en 2012.
La dette publique de la zone euro qui était de 66 %
en 2007 se situe autour de 92 % en 2013, un niveau qui
reste honorable, comparé aux 130 % de la dette
publique américaine. L’endettement des ménages est de
96 % du revenu disponible brut (moins de 70 % du PIB),
le taux d’épargne brute des ménages un peu supérieur à
12 % et surtout la balance courante est légèrement
excédentaire. Des chi res qui n’ont rien de comparable
avec les déséquilibres américains, anglais ou japonais.
L’Allemagne est naturellement le pays qui a che,
pour le moment, les ratios les plus favorables sur chacun
des critères passés en revue, dette publique, dette
privée, épargne, compétitivité et balance commerciale.
Les autres pays de la zone euro sont davantage
confrontés à un problème de surendettement privé qu’à
un problème de surendettement public. Ce fut le cas en
Irlande, au Portugal et en Espagne. C’est aujourd’hui le
cas aux Pays-Bas. Mais le jour où l’État doit intervenir
pour soutenir les banques, nationaliser les pertes, la
dette publique fait un bond en avant. Hors zone euro, le
Danemark et la Suède et, hors Union européenne, la
Norvège, tous pays réputés pour leur gestion rigoureuse
des nances publiques, connaissent des taux de dettes
des ménages, notamment immobilières, très élevés,
entre 200 et 250 % du revenu disponible brut. L’Europe
du Nord est moins vertueuse qu’on ne l’imagine parfois.
Les ratios de dettes de la France ne sont pas non plus
alarmants. La dette publique est passée de 55 % en 1995
à 64 % en 2007 et 92 % en 2013. Ce qui démontre bien
que c’est avant tout le krach de 2008 qui a été à
l’origine de l’envol de la dette publique. La dette des
ménages est modérée avec un ratio de 80 % du revenu
disponible brut (53 % du PIB) et le taux d’épargne brute
des ménages est très élevé, entre 16 et 17 % du revenu
disponible, le taux d’épargne nancière entre 7 et 8 %,
sans commune mesure avec les taux d’épargne
américains ou anglais proches de zéro. Les actifs
nanciers détenus par les ménages français représentent
le double de la dette publique, ce qui montre que dans
l’avenir cette dette pourrait être beaucoup plus
fortement adossée à l’épargne nationale de long terme
au lieu d’être con ée aux non-résidents et aux banques.
Le problème de la France est avant tout celui de son
dé cit commercial et de sa compétitivité. Si la crise de
la monnaie unique n’était pas aussi intense et ne
conduisait pas les dirigeants européens à chercher « la »
solution dans la poursuite à tout prix de l’équilibre
budgétaire, il est probable que le débat autour de la
dette publique française prendrait un tour beaucoup
moins vif, entre partisans d’une cure d’austérité et
partisans d’une réforme de l’État-providence étalée dans
le temps.
Devant la montée des eaux, certains dirigeants, de
droite comme de gauche et certains économistes ont
imaginé un vrai remède miracle pour réduire le montant
de la dette publique : ne plus payer d’intérêts en laissant
à la banque centrale le soin de nancer directement
l’État. Les lois de 1973 26 seraient ainsi abolies à
l’occasion d’une sortie de l’euro ou d’une réforme des
traités européens et des statuts de la BCE. En apparence,
le raisonnement est d’une logique imparable et ne peut
que susciter l’enthousiasme. Pourquoi obliger l’État à se
nancer sur les marchés alors que les banques se
nancent à des taux beaucoup plus bas directement
auprès de la banque centrale, en l’occurrence la BCE ?
Le niveau élevé des taux longs jusqu’au début des
années 2000, entre 5 et 17 %, et l’e et « boule de
neige » des intérêts de la dette expliquent en e et une
part signi cative de la dette publique française
d’aujourd’hui 27. Mais faut-il pour autant renoncer à
payer des intérêts sur la dette publique ? Une telle
réforme serait contraire à une gestion saine des nances
et de l’économie. Elle ne pourrait être réservée qu’à la
gestion de situations vraiment exceptionnelles, ce que la
loi aurait dû prévoir. La planche à billets n’est presque
jamais la solution, qu’elle soit utilisée au pro t des États
comme dans certaines périodes de l’histoire ou au pro t
des banques comme ces vingt-cinq dernières années 28.

Un demi-siècle de croissance
américaine à crédit
« L’Amérique vit à crédit, mais elle a le dollar ! »,
entend-on parfois. Et d’ajouter : « Cela peut durer encore
très longtemps… » Cela était peut-être vrai dans les
années 1970 ou 1980, dans une période où les États-
Unis dominaient le monde de manière incontestable,
mais cela l’est un peu moins aujourd’hui. Et le sera de
moins en moins.
Le rééquilibrage de la croissance mondiale se fait au
pro t des pays émergents où les taux de croissance sont
en moyenne de 4 à 6 %. Les pays occidentaux, du fait de
l’arrivée à maturité de leurs économies, de leur
démographie et des contraintes du désendettement,
s’installent quant à eux dans un rythme de croisière de 1
à 2,5 % lorsque tout va bien et basculent dans la
récession dès qu’il y a une crise nancière. Dans ce
contexte qui est tout sauf conjoncturel, les investisseurs
peuvent un jour modi er leur analyse du risque.
L’Amérique reste encore le refuge dans les périodes
di ciles. Mais demain, si les investisseurs non-résidents,
qui détiennent 34 % de la dette publique américaine 29 et
même 50 % si l’on ne comptabilise que la dette
négociable sur le marché, perdent con ance, les risques
d’un nouvel e ondrement nancier peuvent se
concrétiser, avec des conséquences dramatiques pour les
États-Unis mais aussi pour le reste du monde. Les
investisseurs peuvent être tentés de rapatrier une partie
de leurs capitaux vers leurs bases nationales, et
l’épargne domestique, inexistante, serait bien en mal de
prendre le relais pour nancer l’économie. Aucun pays
au monde, aucune région du monde, ni les États-Unis ni
l’Occident, ne sont à l’abri d’un défaut. Il est vrai
qu’aucun des pays émergents n’a intérêt à interrompre
les ux d’exportations vers l’Amérique, mais les placer
en situation de décider seuls de l’avenir ne serait pas
très responsable. La Chine détient désormais le tiers des
réserves mondiales de devises.
Au cours d’une mémorable conférence de presse, en
1965, de Gaulle avait dénoncé avec vigueur un système
monétaire international qui permettait aux États-Unis
d’entretenir un dé cit constant de leur balance des
paiements courants, dé cit qui s’expliquait à l’époque
essentiellement par la guerre du Vietnam. Au même
moment, Jacques Rue publiait son livre intitulé Le
Lancinant Problème des balances de paiements. Ce qui
inquiétait, ce n’était pas tellement le dé cit en lui-
même, l’épaisseur du trait quand on le compare à ce
qu’il est aujourd’hui, mais le risque qu’avec le système
de Bretton Woods les États-Unis ne s’installent dans les
dé cits durablement.
C’est e ectivement ce qui s’est passé. Dès 1971, les
Américains ont fait sauter le dernier verrou susceptible
de les freiner dans cette politique de dé cits. Au dé cit
de la balance des capitaux est venu s’ajouter le dé cit
spectaculaire de la balance commerciale. Le solde
commercial bascula en une quinzaine d’années de
l’équilibre vers 150 milliards de dollars de dé cit,
re étant l’absence d’ajustement face aux deux chocs
pétroliers de 1971-1973 et de 1979-1980 30. Le taux de
croissance de l’économie américaine fut maintenu aux
environs de 3 % tout au long de ces années comme si le
prix de l’énergie n’avait pas varié. L’e et sur la balance
commerciale fut d’autant plus spectaculaire qu’à partir
de 1970 la production de pétrole américaine allait
décliner après avoir atteint un pic.
Quel banquier, quel économiste, ne se souvient que,
dans les années 1980, les marchés attendaient avec
angoisse tous les mois le chi re du dé cit commercial
américain ? Ce chi re tournait à l’époque autour de
10 milliards de dollars par mois. Selon que l’on se
rapprochait de 13 milliards ou que l’on restait autour de
10, les investisseurs achetaient ou vendaient du dollar,
des actions. Aujourd’hui, ces chi res mensuels tournent
autour de 40 à 60 milliards de dollars, quatre fois plus,
et ils passent à peu près inaperçus ! Il est toujours
étonnant de constater à quel point, selon les périodes,
les marchés peuvent décréter qu’un chi re plutôt qu’un
autre doit faire la tendance.
Depuis dix ans, le dé cit commercial américain se
situe tous les ans entre 510 et 840 milliards de dollars.
En 2012, il a atteint 741 milliards de dollars 31. Le dé cit
de la balance courante (solde des biens + solde des
services + solde des transferts + solde des revenus) est
de 3 à 4 % du PIB, après avoir atteint un record de
6,1 % en 2006, et la dette extérieure brute, celle qui est
contractée par l’État, les entreprises et les ménages
auprès des investisseurs étrangers, a de ce fait triplé à
16 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB. Dès
que la croissance s’accélère, comme dans les années
2004-2007, les importations augmentent sensiblement,
générées par la consommation américaine qui repose
elle-même sur une accélération de la dette des ménages
et l’Amérique vit un petit peu plus à crédit, nancée par
le monde extérieur.
Certains esprits optimistes pourraient faire valoir que
l’exploitation intensive du pétrole de schiste et du gaz
de schiste permettra de résorber progressivement le
dé cit énergétique, actuellement de 300 milliards de
dollars. D’autres feront observer que la stagnation des
salaires et le développement des inégalités sont le prix à
payer pour créer des entreprises emblématiques et
permettre la révolution Internet. D’autres en n diront
que la exibilité du capitalisme américain est telle qu’il
trouvera toujours des marges pour étonner le monde.
Mais c’est aussi avec ce genre de raisonnements et le
plus souvent d’illusions que l’on di ère sans cesse les
ajustements, en l’occurrence les hausses d’impôts.

Balade d’un citoyen dans


le cimetière des économistes
Pour analyser ces déséquilibres mondiaux dont
chacun sent bien qu’ils peuvent, couplés avec une bulle
spéculative considérable, elle-même entretenue par la
déréglementation et par la banque centrale américaine,
nous conduire un jour à une vraie catastrophe, où est
l’économiste qui, tel Keynes dans les années 1930, nous
aidera à convaincre les dirigeants américains qu’il y a
une manière raisonnable de s’en sortir et de préserver le
monde d’un nouveau choc systémique ?
L’évolution du monde depuis une trentaine d’années,
le sentiment que nous sommes entrés dans un univers
entièrement nouveau et que nous sommes impuissants à
peser sur le cours des choses ont démodé subitement
une grande partie des économistes du XXe siècle. La
science économique fait penser à cette chanson de Jane
Birkin dans laquelle elle énumérait avec une immense
nostalgie tous ces chanteurs, de Jim Morrison à Elvis,
qui ont disparu trop tôt 32… La science économique
ressemble aujourd’hui à un grand cimetière !
Qui, en dehors de quelques banquiers centraux, croit
encore aux thèses néolibérales et monétaristes sur les
bienfaits de l’e acement de l’État et sur le pilotage
automatique de la politique monétaire, thèses qui
imprégnaient la politique économique dans les années
1970-1980 ? À l’époque, ce n’étaient pas encore les
chi res de la balance commerciale qui retenaient
l’attention des opérateurs de marché, mais le chi re
hebdomadaire de la progression de la masse monétaire
M3 ! C’était une époque où les dirigeants occidentaux
rivalisaient d’ardeur libérale, engageaient une véritable
course à la déréglementation. Milton Friedman
enseignait que l’économie de marché trouverait
spontanément son équilibre et son e cacité maximale si
l’intervention de l’État se limitait aux fonctions
régaliennes, si les changes étaient ottants et si les
banques centrales augmentaient la masse monétaire très
exactement au même rythme que la croissance en valeur
du PIB. De cette manière, la croissance serait assurée
sans in ation, cette dernière ne pouvant s’expliquer que
par une progression trop rapide de la masse monétaire.
En revanche, si la dé ation menaçait, changement de
programme, il fallait inonder l’économie de liquidités,
« jeter de la monnaie d’un hélicoptère ».
Ce dernier volet de l’analyse friedmanienne, celui de
la création monétaire ad libitum, est un des seuls
chapitres qui aient survécu dans l’économie
contemporaine. Encore a-t-il été déformé puisque Milton
Friedman évoquait une injection de monnaie qui
resterait exceptionnelle 33. Un détail qu’ont oublié
certains de ses élèves pour mieux justi er la politique
qu’ils mettent en œuvre aujourd’hui. Dans une nance
qui s’e ondre à intervalles réguliers, les banquiers
centraux, tels des demi-dieux, inondent le monde de
liquidités, avant, pendant et après les crises, et laissent
croire qu’ils vont sauver l’Amérique, l’Europe, le Japon,
la planète !
Comment ne pas évoquer Jacques Rue citant Goethe
(le second Faust) 34 ?
Méphistophélès, déguisé en fou du roi, promet – lui
aussi – d’inonder le monde d’un papier qui vaut mille
couronnes : « Il sera impossible d’arrêter le papier dans
son vol ; les billets se dispersent avec la rapidité de
l’éclair […]. La moitié du monde ne rêve que de festins,
tandis que l’autre se pavane dans des habits neufs. Le
mercier coupe, le tailleur coud [le plein emploi]. Le vin
jaillit dans les tavernes aux cris de vive l’Empereur ! »
Mais le héraut qui commente la fête en dénonce déjà les
graves conséquences : « Comme elle happe tout, la chère
multitude ! Le donneur en est assailli. Il pleut des
bijoux, comme dans un rêve, et chacun veut en avoir
quelque chose. Mais ce qu’ils saisissent avec tant
d’avidité ne leur pro te guère ; les trésors leur
échappent aussitôt. Le collier de perles se brise et le
pauvre diable n’a plus dans la main que des scarabées ;
il les secoue et les voilà qui bourdonnent autour de sa
tête. Les autres, au lieu de biens solides, n’ont attrapé
que de frivoles papillons. Oh, le fripon qui promet tout
et ne donne rien ! »
Dans l’univers de la mondialisation, l’hélicoptère de
Milton Friedman ne crée pas de l’in ation, il crée en
abondance des capitaux aussitôt disponibles pour la
spéculation. Avec les mêmes illusions d’e ets de
richesse.
Le courant néolibéral, de l’autorégulation à
l’abondance monétaire, assez simple et dévastateur, a
in uencé tous les dirigeants anglo-saxons pendant
quarante ans et continue de guider aujourd’hui l’action
de quelques banquiers centraux. En appui de Milton
Friedman, l’économiste libéral Arthur La er présentait
au président Reagan une belle courbe qui démontrait
scienti quement que trop d’impôt tue l’impôt, argument
imparable pour convaincre les dirigeants américains
qu’il valait mieux laisser ler les dé cits que
d’augmenter les prélèvements obligatoires. Cette thèse
t école en Europe.
Le résultat de cette grande vague néolibérale fut un
vrai désastre. Le retrait de l’État et la déréglementation
ont créé dans certains pays comme les États-Unis et le
Royaume-Uni un univers dans lequel il vaut mieux être
riche et bien portant. Ce que l’économiste Michel Albert
devait quali er aussitôt de « western économique 35 ».
Avec la mondialisation qui permet d’acheter à des prix
très bas dans les pays émergents, de maintenir une
pression à la stabilité des prix dans les pays occidentaux,
l’in ation a disparu des écrans radar des banquiers
centraux et des gouvernements depuis vingt-cinq ans.
Les monétaristes ont-ils pour autant laissé la place aux
néokeynésiens ? Pas tout à fait. Certains doutes se sont
installés autour des thèses développées par John
Maynard Keynes dans les années 1930 en dépit d’une
apparente similitude dans les maux à traiter : des
dépressions consécutives à d’intenses périodes de
spéculation. L’univers de Keynes n’est plus le nôtre
aujourd’hui. Dans les années 1920, et encore à la n des
années 1930 après la mise en place des politiques de
relance, la dépense publique représentait moins de 10 %
du PIB aux États-Unis. En France et au Royaume-Uni, la
dépense publique était tout juste à 30 % en 1937, soit
quelques points de plus qu’avant la Grande Dépression
(au lieu de 56 % en France aujourd’hui). Mais surtout, la
mondialisation n’en était encore qu’à ses débuts.
Ce qu’il nous reste de Keynes, c’est essentiellement le
multiplicateur de la dépense d’investissement, le fait que
la variation de la dépense publique est démultipliée à
travers la distribution de revenus et la propension à les
consommer. Une forte hausse des impôts, surtout s’ils
sont déjà à un niveau élevé, ou une réduction trop
rapide des dépenses publiques, surtout s’il s’agit de
dépenses d’investissement, réduit le rythme de
croissance et creuse les dé cits. Un vrai cercle vicieux
que nous connaissons aujourd’hui avec la crise de l’euro.
Keynes nous aura ainsi appris qu’il est parfaitement
erroné de comparer les comptes de l’État avec ceux d’un
ménage en posant comme règle dans les deux cas qu’ils
doivent être systématiquement équilibrés. Ce
raisonnement un peu simpliste est pourtant souvent
repris par ignorance ou par duplicité. Un document de
travail du FMI, publié en janvier 2013, reconnaît ainsi
que les e ets sur la croissance des politiques d’austérité
européennes, reposant sur l’augmentation des impôts et
la baisse des dépenses publiques, ont été nettement
sous-estimés à la suite de la mauvaise appréciation du
multiplicateur 36. Le multiplicateur augmente dans les
périodes de crise. À force de trop rechercher l’équilibre
on risque de s’en éloigner. Près d’un siècle après, la
théorie keynésienne reste ainsi incontournable dans les
débats du moment.

L’actualité des pères


fondateurs, Ricardo et Marx
Mais, ce qui frappe le plus lorsque l’on prend un peu
de recul sur trois siècles d’histoire de la pensée
économique, c’est que les pères fondateurs, Ricardo et
Marx, retrouvent une très grande actualité. La théorie de
l’avantage comparatif développée par Ricardo, théorie
qui conduit à l’éviction des acteurs non compétitifs, à la
division internationale du travail, à la mise en place
d’un régime de libre-échange, est chaque jour à l’œuvre
sous nos yeux. Avec son caractère implacable, sa dureté,
mais bien entendu sans l’équilibre spontané de
l’économie de marché envisagé par les économistes
classiques.
Et Marx, dont Raymond Barre avait écrit autrefois,
avant de faire de la politique, qu’il avait eu « quelques
intuitions géniales 37 », sans pour autant les préciser, est
d’une actualité saisissante. En prolongeant l’analyse de
Ricardo, Marx avait décrit un capitalisme très dur, ayant
pour but unique de maximiser le pro t, d’améliorer la
rentabilité par l’investissement, les économies de main-
d’œuvre, les regroupements d’entreprises. Tout cela
devait avoir des e ets sur le développement du
chômage, bientôt la constitution d’une « armée de
réserve de chômeurs », la multiplication des crises,
l’exacerbation des contradictions internes du capitalisme
et pour nir l’e ondrement du système.
La grande erreur de Marx est bien entendu d’avoir
prévu la baisse des salaires réels et la paupérisation des
travailleurs alors que les deux siècles qui viennent de
s’écouler ont montré qu’un capitalisme bien encadré par
un État fort permettait une création de richesse
conduisant à une élévation générale du niveau de vie. La
tendance à une stabilisation du salaire réel depuis trente
ans aux États-Unis et surtout le développement de
l’exclusion pour une partie croissante de la population
dans tous les pays occidentaux, notamment dans les
pays périphériques de la zone euro depuis 2010, sont
naturellement des éléments qui pourraient venir à
nouveau en soutien de la démonstration marxiste. Les
fulgurances évoquées par Raymond Barre sont
décidément très troublantes.
Dans ce contexte, les thèses développées par Joseph
Stiglitz sur la nécessité de combattre au plus vite les
inégalités aux États-Unis en utilisant les marges
d’augmentation des impôts que permet un niveau de
prélèvements obligatoires très faible, 25 %, sont très
intéressantes et courageuses. En faisant le lien entre
inégalités et spéculation, Joseph Stiglitz s’attaque au
cœur des dérèglements du système capitaliste. Dans son
livre sur la Grande Dépression 38, J. K. Galbraith avait
déjà relevé que tout au long des années 1920 les
inégalités n’avaient cessé de se développer. Il en faisait
même le premier facteur qui expliquait la Grande
Dépression, le basculement dans un régime qui était
beaucoup trop dépendant des « riches ».
Ce capitalisme américain qui génère tant
d’entreprises emblématiques, qui illustre si bien la
volonté entrepreneuriale, l’innovation créatrice, la
réussite individuelle, est devenu beaucoup plus dur, plus
inégalitaire, en partie sous la pression de la
mondialisation qui tire en permanence les entreprises
vers plus de compétitivité. Le capitalisme des Trente
Glorieuses décrit par Galbraith dans Le Nouvel État
industriel, où les travailleurs avaient un sentiment
d’appartenance à l’entreprise, où la « technostructure »
se donnait pour objectif d’assurer le succès collectif, loin
du pouvoir des actionnaires et de la pression des
marchés, apparaîtrait pour un peu aujourd’hui comme
un paradis perdu. Le basculement e ectué à partir des
années 1980 vers une société sans règles, ou si peu, vers
un individualisme exacerbé, a été d’une rapidité inouïe.
À aucun moment les dirigeants américains n’ont
tenté, jusqu’à la dernière crise et l’élection de Barack
Obama, de donner un coup d’arrêt à ces déséquilibres.
L’Amérique a donné l’exemple de la réforme pendant
quelques mois après l’élection du nouveau président,
mais l’espoir immense suscité par son arrivée au pouvoir
a vite été déçu par la mise en place de son équipe
économique et par le blocage complet des institutions à
partir de novembre 2010 avec l’arrivée d’une majorité
républicaine à la Chambre des représentants. À partir de
cette date, les députés ont démantelé les textes mis au
point par les sénateurs.
La reconduction de la cohabitation entre un président
démocrate et une Chambre des représentants
républicaine en novembre 2012 était naturellement de
très mauvais augure pour les réformes de régulation
nancière et pour le redressement des dé cits, comme
l’a con rmé à la n de l’année 2012 la négociation du
scal cli (la falaise budgétaire) qui s’est traduite par un
accord a minima. La hausse de l’imposition des plus-
values et des dividendes de 15 à 20 %, le relèvement de
la dernière tranche d’imposition de 35 à 39,6 % pour les
2 % de ménages américains les plus riches, la
suppression de quelques niches scales, au total une
soixantaine de milliards de dollars de recettes
complémentaires par an, et quelques coupes budgétaires
automatiques, temporaires et à usage politique, sont
hors de proportion avec l’e ort qu’il faudrait accomplir
pour avoir une chance de freiner la dette fédérale. Celle-
ci est passée de 9 000 milliards de dollars en 2008 à
17 000 milliards en 2013 et, selon les prévisions, elle
devrait atteindre 22 000 milliards en 2017 si aucune
réforme importante n’intervient d’ici là.
Les États-Unis veulent éviter à tout prix l’ajustement
par les hausses d’impôt, les yeux rivés sur Wall Street,
mais ils risquent de laisser un bien lourd héritage aux
générations futures avec la possibilité d’une implosion
du système nancier. Les mots très durs utilisés par
John A. Boehner, président de la Chambre des
représentants, le 28 février 2013 pour exprimer sa
position dans la négociation sur la dette en dit long sur
l’état d’esprit de parlementaires qui pensent que
l’Amérique est au-dessus des lois économiques : « Le
débat sur les impôts est clos. Combien d’argent voulons-
nous encore voler aux Américains pour nancer plus
d’État ? Je suis pour que l’on s’arrête. »
On est pris de vertige devant ces blocages politiques,
l’accélération des déséquilibres, la responsabilité
historique des dirigeants américains pour faire
rapidement les bons choix. L’Amérique connaît certes
une croissance plus élevée qu’en Europe. Mais à quel
prix ! La fragilité de la puissance américaine vient d’un
cocktail très dangereux, entre une économie réelle en
proie à de profonds déséquilibres de long terme et des
marchés nanciers très puissants. D’un côté, une dette
publique et privée très élevée, une absence d’épargne,
un dé cit commercial et un dé cit des paiements
courants énormes, une forte dépendance pour le
nancement de ces déséquilibres à l’égard d’un pays
comme la Chine qui n’est pas l’allié le plus proche des
États-Unis, des inégalités sociales record. De l’autre côté,
une vaste sphère nancière, alimentée par la banque
centrale depuis vingt-cinq ans, peu réglementée et
faisant, du fait même de sa puissance, la pluie et le beau
temps dans le monde. La première puissance
économique mondiale présente des caractéristiques que
l’on ne retrouve nulle part ailleurs et reste totalement
sourde aux appels de ceux qui, observant la
multiplication des krachs nanciers, avertissent que cela
risque de très mal se terminer.
On pourrait nuancer cette vision pessimiste en
soulignant que l’Amérique est tout de même, grâce à la
liberté d’entreprendre et à une capacité sans égal
d’adaptation, le pays de l’innovation – ce que
Schumpeter appelait « un changement historique et
irréversible dans la manière de faire les choses ». Ce don
des États-Unis peut réserver des surprises dans l’avenir,
un potentiel de croissance insoupçonné. Et, à voir
comment les États-Unis ont conduit la révolution
Internet, comment ils entreprennent aujourd’hui la
révolution énergétique autour du schiste 39, il faut bien
entendu se garder de tout jugement dé nitif.
On retiendra de cette brève promenade dans le
cimetière des économistes quelques noms, Ricardo pour
le mécanisme implacable de la mondialisation, Marx
pour son analyse des excès du capitalisme qui guettent
plus que jamais le système, Keynes pour le rôle
incontournable de l’État, Schumpeter pour la divine
surprise de l’innovation dans les périodes de dépression.
Des messages à ne pas oublier dans la confusion
actuelle.
Et c’est au moment où le capitalisme américain
traverse cette crise, est confronté à autant de doutes et
d’inégalités, exporte ses déséquilibres vers le reste du
monde, que nous voudrions en Europe abandonner notre
modèle social, un modèle qui doit être réformé mais qui
fonctionne depuis plusieurs dizaines d’années dans le
respect d’un minimum de solidarité ?

Comment mettre n à cette


fuite en avant ?
Résumons-nous. Une bulle spéculative considérable
s’est accumulée depuis une trentaine d’années au-dessus
d’une économie mondiale entièrement nanciarisée ; des
politiques monétaires dictées par les marchés inondent
le monde de liquidités de manière continue et non pas
seulement dans les périodes d’e ondrement ;
l’endettement public, privé, extérieur des États-Unis
atteint un sommet à force de réductions d’impôts et de
krachs nanciers ; le capitalisme américain, en dépit de
la réussite de ses entreprises, parfois emblématiques,
génère de très grandes inégalités qui sont elles-mêmes à
l’origine de nouveaux déséquilibres.
L’économie américaine fait actuellement penser à un
paquebot propulsé par deux moteurs en état de
surchau e, politique monétaire et politique budgétaire,
le cap mis sur un libéralisme d’un autre temps. La plus
grande partie des économies occidentales lui ressemble,
à des degrés divers. Mais avec une di érence :
l’Amérique croit qu’avec le dollar comme monnaie de
réserve la croisière peut durer indé niment alors que les
autres seraient condamnés aux ajustements, aux grands
équilibres. Or la con ance dans le dollar ne tient que le
temps où les investisseurs ont des raisons de faire
con ance à l’Amérique. Depuis qu’elle a coupé son lien
avec l’or, la monnaie américaine est une monnaie
comme les autres, aussi fragile que les autres.
Que faire ? Face aux déséquilibres, les Américains
devront nir par prendre les mesures, notamment
scales, qui leur permettront de sortir des inégalités
criantes et de la prospérité à crédit. La banque centrale
américaine devra freiner une création monétaire qui fait
amber les actifs, provoque des krachs nanciers, sans
pour autant relancer durablement l’économie réelle.
C’est aux États-Unis que réside la cause des déséquilibres
mondiaux, c’est là qu’il faut agir par priorité. La mise
sur pied d’un nouveau système monétaire international
serait naturellement une incitation forte à réduire les
dé cits mais il ne faut pas rêver : l’Amérique défendra
ses intérêts avant de veiller à l’équilibre mondial 40.
En Europe, où la dette publique reste sensiblement
inférieure à la dette américaine (85 % du PIB au sein de
l’Union européenne et 92 % au sein de la zone euro au
lieu de 130 % aux États-Unis, toutes dettes publiques
confondues), l’e ort de rééquilibrage doit se faire par un
ajustement budgétaire étalé dans le temps, en réformant
le modèle de solidarité en place sans le détruire. Ce
modèle est un acquis précieux pour protéger les citoyens
face à la mondialisation.
Aux États-Unis comme en Europe, l’e ort de
désendettement prendra dix ou quinze ans, ce qui
limitera la croissance potentielle. Dans leurs malheurs,
les États-Unis ont d’importantes marges de manœuvre
du côté des prélèvements obligatoires, restés stables
autour de 30 % de 1975 à 2000 et tombés à 25 %
actuellement. Cela devrait leur permettre d’agir vite. En
Europe, l’existence d’un capitalisme bien tempéré est
une chance, pas un handicap. L’Europe doit avoir
con ance en elle dans la compétition mondiale. La
France aussi doit avoir con ance en elle, défendre avec
erté son rang de cinquième puissance économique du
monde.
À condition toutefois d’arriver à traiter le problème
de l’euro, soit en assurant entre États membres la
solidarité propre à une fédération, soit en gérant le
moins mal possible un éclatement si un tel dénouement
nissait par s’imposer.

Barack Obama, Les Rêves de mon père [1995], Paris, Presses de la


1.
Cité, 2008. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle Darneau.

2. Joseph Stiglitz, entretien au Point, 4 octobre 2012.


La baisse du dollar provenant notamment du creusement du
3. dé cit commercial américain et de la politique de la banque
centrale américaine.

4. Étude du 8 février 2013 (Recherche Natixis).


Étude du 28 février 2013 (Recherche Natixis).
5.
Chine et Japon détiennent à eux seuls près de la moitié des
6. réserves de change mondiales.
Alan Greenspan, « Speech to the Annual Dinner of the American
7.
Enterprise Institute for Public Policy Research », le 5 décembre
1996. Au moins Alan Greenspan reconnaissait-il, à la di érence de
Ben Bernanke et de la plupart des actuels présidents des banques
centrales, que la lutte contre la spéculation doit faire partie de la
politique monétaire : « Thus, evaluating shifts in balance sheet
generally, and in assets prices particularly, must be an integral part of
the development of monetary policy » (trad. de l’auteur : « Ainsi,
évaluer les changements dans les bilans en général, et dans les
prix des actifs en particulier, doit être une partie intégrante de
l’évolution de la politique monétaire »). Mais cette belle intention
est restée un vœu pieux.
Milton Friedman, The Optimum Quantity of Money and Others
8.
Essays, Chicago, Aldine, 1969 (4e éd., 2009).

9. Cette politique non conventionnelle de création monétaire fut


pratiquée sans succès au Japon de 2001 à 2006. Elle y est à
nouveau pratiquée depuis la n 2010, avec une très forte
accentuation depuis 2013.
Mortgage Based Security.
10.
Le Nikkei est passé de 8 500 points à 15 000 points de
11. novembre 2012 à mai 2013.

Paru dans Le Figaro les 12, 19 et 26 octobre 1998.


12.
John Kenneth Galbraith, La Crise économique de 1929, anatomie
13. d’une catastrophe nancière, op. cit.

Fourteenth Annual Report, Federal Reserve Bank of New York.


14.
Ben Bernanke, discours prononcé à l’Université de Chicago le
15. 8 novembre 2002.

« Le modèle social européen est déjà mort quand nous voyons le


16.
taux de chômage des jeunes dans certains pays. » Interview au
Wall Street Journal, le 24 février 2012.

17. Reuters, le 1 décembre 2012.


er

Par exemple, non-prise en compte du travail à temps partiel


18. contraint et des chômeurs de plus d’un an.

Paul Krugman écrit : « À bien y regarder cette dé nition courante


du chômage ne tient pas compte d’un grand nombre de situations
de détresse. […] Le Bureau américain des statistiques de l’emploi
s’e orce ainsi de comptabiliser ces malheureux […] ; le nombre
des Américains sans emploi atteindrait vingt-quatre millions – à
peu près 15 % de la population active. » Sortez-nous de cette crise…
maintenant !, op. cit. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anatole
Muchnik avec la collaboration scienti que d’Eloi Laurent.
Joseph Stiglitz, Le Prix de l’inégalité, Paris, Les Liens qui libèrent,
19.
2012. Traduit de l’américain par Françoise et Paul Chemla.

20. SNAP : Supplemental Nutrition Assistance Program.


Épargne brute : épargne nancière + épargne immobilière.
21.
Le lecteur peut se référer aux chi res donnés par le site
22. « www.usdebtclock.org » qui reprend les sources américaines
o cielles (département du Trésor et Congrès). Dans l’évaluation
de la dette publique américaine, il est étonnant que l’on fasse
généralement abstraction en Europe de la dette des États (States
debt) et de la dette des municipalités (Local entities debt) qui
représentent un montant global de plus de 3 000 milliards de
dollars, un montant qui a doublé depuis dix ans. Dans la dette
publique o cielle, seule la dette émise par le Trésor américain est
comptabilisée. Fin 2013, la dette publique américaine dépasse
ainsi 20 000 milliards de dollars.

23. Soit : dette privée, 1,6 fois le PIB, et dette publique (dette
fédérale, États, municipalités), 0,3 fois le PIB.
Voir le chapitre suivant, consacré à la crise de l’euro.
24.
Fitch Ratings, China Full Rating Report, 17 avril 2013.
25.
Par crainte des désordres monétaires qui suivraient la n du
26. système de Bretton Woods et aussi par alignement sur les
pratiques de marché américaines, Valéry Giscard d’Estaing t
voter les lois des 3 janvier et 21 décembre 1973 interdisant à la
banque centrale de nancer l’État (les avances de la Banque de
France au Trésor public avaient servi avant 1958 à nancer sans
intérêt l’e ort de guerre et bien souvent les dé cits).

27. L’émission publique la plus coûteuse fut lancée quinze jours après
le vote de la loi de janvier 1973 : le fameux emprunt Giscard,
indexé sur l’or, coûtera lors de son remboursement 8 fois son
montant initial.
Les lois interdisant à la Banque de France de nancer l’État
28.
passèrent presque inaperçues en 1973 tant la France avait pris
l’habitude d’équilibrer ses nances publiques depuis une
quinzaine d’années. La dette publique représentait 20 % du PIB.
Seul un sénateur communiste, Louis Talamoni, s’inquiéta « qu’en
cas de di cultés nancières le gouvernement ne puisse faire appel
aux avances de l’État ».

29. Répartition de la dette américaine détenue par les non-résidents


en 2013 : Chinois 25 % ; Japonais 20 % ; paradis scaux des
Caraïbes (Bahamas, Bermudes, îles Caïmans) 5 % ; pays
producteurs de pétrole 5 % ; Brésil 5 %, etc.
Le prix du pétrole passe de 2 dollars à 10 dollars pendant le
30.
premier choc pétrolier puis à 30-40 dollars pendant la révolution
iranienne.

31. Ce chi re représente le dé cit des biens. En tenant compte de


l’excédent des services, le dé cit de la balance commerciale est
ramené de 741 milliards de dollars à 539 milliards de dollars.
Ex-Fan des sixties, 1978.
32.
Milton Friedman, The Optimum Quantity of Money and Others
33. Essays, op cit. Titre du paragraphe évoqué : « E ect of a once and
for all change in the nominal quantity of money » (trad. de l’auteur :
« E et d’un changement, une fois pour toutes, de la quantité
nominale de monnaie »). Et Milton Friedman précise : « a unique
event which will never be repeated » (trad. de l’auteur : « un
événement unique qui ne sera jamais répété »).
Jacques Rue , L’Âge de l’in ation, op. cit.
34.
Michel Albert, Le Pari français, Paris, Le Seuil, 1982.
35.
Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI, et Daniel Leigh :
36. « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », Working Paper,
FMI, 3 mars 2013.
Raymond Barre écrivait : « La grandeur scienti que de Marx ne
37.
vient pas tant de sa contribution à la théorie économique, malgré
quelques intuitions géniales, que de son apport sur le plan de la
méthode des sciences sociales », in Économie politique, Paris, PUF,
1969.

38. J. K. Galbraith, La Crise économique de 1929, anatomie d’une


catastrophe nancière, op. cit.
C’est une simple constatation et non une ré exion admirative. En
39.
e et, les États-Unis se sont lancés dans l’exploitation intensive du
schiste sans attendre les résultats des recherches d’impact de la
fracturation hydraulique sur la pollution des nappes phréatiques et
sur le réchau ement climatique (fuites de méthane).

40. C’est pour cette raison que la Chine commence à se protéger


contre une crise de liquidité en signant des accords de swaps avec
ses grands partenaires commerciaux. La Chine souhaite ainsi
garantir ses échanges commerciaux avec quelques grands pays
(Australie, Brésil, etc.) en cas de crise du dollar.
3

Crise de l’euro

Sortir de l’idéologie
« Le mariage est une tentative de résoudre ensemble
des problèmes que vous n’aviez même pas quand
vous étiez seul. »
Eddie Cantor 1
« Il est surprenant que ce qui semble aujourd’hui si
facile à discerner restât aussi embrouillé et aussi
voilé aux yeux les plus clairvoyants. »
Alexis de Tocqueville 2

Si le débat autour de l’euro divise depuis vingt ans


l’opinion et les politiques, souvent au sein d’un même
parti, il existe en revanche une quasi-unanimité sur les
raisons qui ont présidé à sa création. C’était un projet
politique. Par idéal selon les uns, par idéologie selon les
autres, probablement un peu des deux.
Dans la droite ligne des convictions de Jean Monnet,
la création de la monnaie unique procédait de la
convergence de deux idées : la poursuite d’un dessein
fédéral et la volonté d’arrimer l’Allemagne à la France.
Les plus fédéralistes y ont vu un moyen d’arbitrer en n,
et de manière dé nitive, le débat européen des quarante
dernières années, entre fédéralisme et coopération
intergouvernementale. Quant aux dirigeants français, ils
y ont vu, juste après la chute du mur de Berlin, un
moyen d’éviter un glissement à l’Est de la nouvelle
puissance germanique. Ce qu’Alain Minc résumait d’une
formule : « Il est urgent de visser l’Allemagne à l’Ouest,
la monnaie unique constitue la meilleure des vis
platinées 3. »
Mais prendre dans des délais aussi rapides des
décisions économiques aussi lourdes, pour des raisons
strictement politiques, peut avoir des conséquences
redoutables. Le traité de Versailles, qui imposait des
réparations considérables à l’Allemagne au lendemain de
la Première Guerre mondiale pour éviter la renaissance
de la puissance germanique (déjà !), avait contribué,
selon nombre d’historiens et d’économistes dont Keynes,
à la naissance d’un ressentiment très fort en Allemagne.
Tous ces Cassandre avaient mis en garde à l’époque sur
les dangers futurs.
En faisant le choix de la monnaie unique, les
dirigeants européens ont décidé de faire basculer les
nations européennes vers le fédéralisme, mais sans qu’à
aucun moment ils l’aient dit ouvertement, ni qu’ils en
aient évalué les implications économiques et sociales, ni
même qu’ils en aient précisé les conditions préalables.
La monnaie unique était avant tout considérée comme
une avancée décisive de la construction européenne, un
moyen pour l’Europe de compter davantage dans le
concert des nations, économiquement et politiquement.

Une monnaie sans État :


une audace politique mais
une vraie stupidité économique
Le référendum sur le traité de Maastricht t honneur
à l’idée européenne tant les arguments échangés de part
et d’autre furent de qualité. Au-delà de l’opposition
exprimée par certains à l’égard de toute idée fédérale,
les critiques adressées au projet de monnaie unique
étaient le plus souvent de nature strictement
économique. Elles visaient avant tout la conception très
monétariste du traité, la croissance ralentie qui pourrait
résulter de la surévaluation de la nouvelle devise, les
transferts de main-d’œuvre et de capitaux intra-
européens jugés inévitables puisque les divergences de
compétitivité ne pourraient plus être compensées par
des ajustements monétaires. Des politiques scales,
économiques et sociales de type fédéral seraient
indispensables, des subventions de l’Europe du Nord
vers l’Europe du Sud le seraient aussi. Mais tout cela
était-il possible ? Tous ces doutes exprimés dès le début
des années 1990 re étaient le sentiment que la monnaie
unique ne pouvait être que le couronnement d’un long
processus.
Bien avant l’avènement de l’euro, de grands
malentendus apparaissaient et auguraient mal de
l’avenir. Alors que la France plongeait dans une longue
récession au début des années 1990 avec des taux
d’intérêt atteignant jusqu’à 15 ou 16 % pour maintenir
la parité monétaire avec l’Allemagne, des pays comme
l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce continuaient à
jouer la carte de la dévaluation compétitive, avec des
dévaluations allant de 10 à 25 %. Dès 1993,
l’élargissement spectaculaire des marges de uctuation
du Système monétaire européen avait envoyé un signal
pour le moins négatif. Ces divergences ne freinèrent pas
les ardeurs.
Plus fondamentalement, les interrogations portaient
sur la coexistence de modèles économiques, sociaux,
culturels très hétérogènes. Pourrait-on transformer en si
peu de temps les cigales méditerranéennes en fourmis
germaniques ? La France elle-même, avec sa tradition
révolutionnaire à tendance libertaire, était-elle capable
de se fondre dans un modèle beaucoup plus discipliné,
beaucoup plus contraignant, elle qui avait connu
Mai 68, qui connaissait si souvent les grèves et les
dé lés protestataires ?
Les années 1960 avaient été des années
exceptionnelles puisque la France avait atteint pendant
une dizaine d’années un taux de croissance de 5 %,
équivalent sinon supérieur à celui de l’Allemagne, avait
béné cié du plein emploi, équilibré ses budgets,
remboursé la totalité de sa dette extérieure, tout en
assurant une hausse régulière du pouvoir d’achat. Un
scénario qui aurait été a priori parfait pour constituer
une union monétaire avec l’Allemagne ! C’était donc
possible ! Et pourtant, l’augmentation du salaire
minimum (SMIG) de 36 % et la dévaluation qui
suivirent Mai 68 ne constituaient-elles pas un
dénouement incontournable après dix ans d’e orts ? Et
si cela n’était pas le cas, cette période est venue au
minimum démontrer, une fois de plus, que l’histoire est
faite d’événements irrationnels qui, pour être surmontés
à plusieurs, impliquent une solidarité à toute épreuve.
Plus près de nous, le plan Kohl qui suivit la
réuni cation de l’Allemagne, puis le plan Schröder des
années 2003-2004 qui reposait sur l’âge de la retraite à
67 ans, l’obligation d’accepter un emploi sous peine de
perdre les prestations chômage, la limitation à un an de
ces prestations chômage, la création de « mini-jobs »
facilitée par l’absence de salaire minimum (4 millions de
salariés à moins de 6 euros de l’heure), n’auraient-ils pas
mis la France à feu et à sang quand on se souvient des
di cultés rencontrées par le gouvernement pour faire
passer la retraite de 60 à 62 ans ? Et comment oublier le
message de con ance, plein d’humour, envoyé par
Gerhard Schröder aux industriels allemands en sortant
du bureau de Dominique Strauss-Kahn, ministre de
l’Économie, des Finances et de l’Industrie, en
septembre 1997 : « J’espère que la France décidera de
passer à la semaine de 35 heures. Ce sera très bon pour
l’industrie allemande 4… »
Depuis l’avènement de la monnaie unique, les
divergences structurelles entre les modèles français et
allemand ont dépassé tout ce que l’on avait pu anticiper.
D’un côté, une économie française connaissant une
croissance faible mais tout de même supérieure à celle
de l’Allemagne, avec une consommation soutenue, mais
une perte très importante de compétitivité industrielle,
ce qui a entraîné une forte hausse des importations et un
creusement du dé cit commercial. De l’autre, une
économie allemande fonctionnant au ralenti, avec une
démographie déclinante et une industrie entièrement
tournée vers l’exportation grâce à des coûts salariaux
maîtrisés.
Et que dire des pays d’Europe du Sud ? Les Italiens,
habitués depuis toujours aux dévaluations pour doper la
compétitivité de leur industrie, les Grecs, habitués à la
dévaluation de la drachme pour attirer les touristes,
allaient-ils changer leurs modèles ?
Avoir un seul taux de change dans un monde qui a
adopté un régime de exibilité complète des changes,
avoir une seule politique de taux d’intérêt pour des pays
aux structures et aux conjonctures si di érentes, a
quelque chose d’irrationnel, d’incompréhensible. Cette
politique monétaire de taux bas a donné pendant
quelques années l’illusion d’une croissance robuste.
Jacques Rue aurait probablement comparé cette
période à la phase d’éthylisme qui accompagne le début
des périodes d’in ation. Aux années d’euphorie ont très
vite succédé l’éclatement des bulles, les désastres
nanciers et la réapparition des problèmes de
compétitivité.
Audacieuse sur le plan politique, la monnaie unique
était une vraie stupidité économique, dans le sens où
La Bruyère dé nissait la stupidité : « une pesanteur
d’esprit qui accompagne nos discours et nos actes ». Une
pesanteur, une idéologie, qui fausse depuis vingt ans le
débat et qui nous empêche de voir les réalités
économiques en face. En quelque sorte, c’est l’euro ou le
chaos. Au minimum, il aurait fallu prévoir une monnaie
commune 5, ne serait-ce que de manière transitoire, une
monnaie qui aurait laissé la possibilité de procéder à des
ajustements monétaires à intervalles réguliers entre pays
de l’Union. Mais supprimer toute possibilité
d’ajustement était un pari à très haut risque.
Tout au long de ces dernières années, la plupart de
ceux qui avaient émis des doutes sur la monnaie unique
ont considéré qu’il fallait jouer le jeu, qu’il fallait oublier
ces considérations économiques – divergences
structurelles, xité du change dans un univers de
exibilité des changes, politique de taux unique – et
croire qu’après tout un miracle allait peut-être se
produire, que le fédéralisme européen réglerait la
question en instituant une solidarité illimitée entre les
peuples. Il fallait donc soutenir la monnaie unique tant
le choc risquait d’être brutal en cas d’implosion. Dès
janvier 1996, dans son discours d’Aix-la-Chapelle,
Philippe Séguin avait appelé à une avancée politique de
l’Europe pour « sauver » la monnaie unique. Déjà ! Alors
qu’elle n’était pas encore née !
La crise de la monnaie unique est arrivée beaucoup
plus vite que ne le pensaient ses anciens adversaires,
accélérée par la crise mondiale de 2007-2008. Elle a pris
de court tout le monde, à commencer bien sûr par ceux
qui ont toujours considéré qu’une fois l’euro créé le plus
dur était fait, que le passage à l’euro était irréversible.
Comme d’autres considèrent que la solvabilité de
l’Amérique est assurée tant que le dollar est monnaie de
réserve. La spéculation rêve toujours de bousculer les a
priori, les certitudes, surtout lorsqu’il s’agit des
monnaies ! Le dollar en a fait la démonstration en 1971,
la livre en 1992, le baht thaïlandais en 1997, le rouble
en 1998, le peso argentin en 2001. Et chacune de ces
monnaies était liée par des accords considérés comme
immuables. Le défaut originel de la monnaie unique est
brutalement réapparu aux yeux des investisseurs : « le
monde a choisi la exibilité totale des parités
monétaires, pas les nations de la zone euro… » Lorsque
la spéculation détecte la moindre faiblesse chez un
animal a priori bien portant, elle lâche rarement l’a aire.

2010-2013 : crise
de surendettement ou crise
de la monnaie unique ?
La période qui s’écoule entre le mois d’octobre 2009,
date de la découverte de la falsi cation des comptes
grecs, et le mois de juillet 2012, où le président de la
BCE trouve les mots pour calmer la spéculation, est
révélatrice de l’immense incrédulité des dirigeants
européens face à l’hypothèse d’une crise de la monnaie
unique. C’est cette même incrédulité qui les conduit
aujourd’hui à déclarer que l’euro est éternel,
irréversible. Toujours cette « pesanteur d’esprit » qui
interdit de voir les réalités économiques.
Dans un premier temps, ils ont donné l’impression de
ne pas prendre la dimension des événements. Peut-être
était-il di cile pour ceux qui avaient porté la monnaie
unique sur les fonts baptismaux d’admettre qu’elle
traversait une crise existentielle. Le fameux week-end
des 8 et 9 mai 2010 où l’euro vraiment faillit imploser a
dû constituer pour beaucoup d’entre eux un vrai
traumatisme. Si l’Allemagne était restée sur son refus de
tout plan d’aide à la Grèce, n’avait pas accepté d’aller
jusqu’à 110 milliards d’euros d’aide, et surtout si un
fonds de 440 milliards d’euros, complété par le FMI,
n’avait pas été annoncé, après un week-end de
négociations absolument dramatiques, il est probable
que le lundi matin la tempête sur les marchés aurait été
dévastatrice.
Mobiliser quelques dizaines de milliards d’euros
seulement, comme cela avait été très sérieusement
envisagé, cela revenait à envoyer quelques Canadair en
Grèce alors que le feu était partout. Le lundi matin, la
spéculation aurait vendu massivement la dette
souveraine grecque et les dettes des pays d’Europe du
Sud, jouant le défaut de paiement de la Grèce, la
contagion avec les pays voisins, l’éclatement de l’euro.
Des faillites en chaîne de plusieurs banques européennes
auraient eu lieu, tant les bilans étaient chargés de
créances intra-européennes, de créances devenues en
quelques semaines complètement toxiques, des
instruments de transmission immédiate de la crise. Les
banques françaises et allemandes, détenant à cette
époque des montants très importants de dettes grecques
et des montants considérables de créances sur les pays
d’Europe du Sud, auraient dû comptabiliser des pertes
dépassant largement leur capacité à les absorber. En
quelques jours, les taux d’intérêt seraient montés en
èche, au risque de provoquer l’asphyxie de l’économie,
et les capitaux auraient massivement quitté la zone
euro. Dans l’état d’impréparation où tout le monde se
trouvait – banques, entreprises, pouvoirs publics,
banques centrales –, une implosion de l’euro aurait été
un vrai cataclysme mondial. Le plus étonnant dans cette
crise, c’est l’incrédulité de dirigeants qui n’avaient à
aucun moment anticipé la moindre menace sur la
monnaie unique.
Deux leçons peuvent être tirées de ces événements :
face à la spéculation, les moyens utilisés doivent
toujours être considérables ; tant que la zone euro n’a
pas adopté de structures fédérales, il est irresponsable de
considérer, au nom de la monnaie unique, qu’une
créance sur l’Italie est équivalente à une créance sur
l’Allemagne. En cas d’éclatement de l’euro ou en cas de
défaut d’un pays, ces créances deviennent en e et
autant de risques, autant de pertes potentielles (pertes
de change en cas de retour aux devises nationales,
pertes liées à un défaut en cas de restructuration de
dettes). La monnaie unique ne devra être considérée
comme irréversible que le jour où les citoyens de la zone
euro auront décidé de basculer dans le fédéralisme, si
toutefois ils le décident un jour.
Les dirigeants européens ont commis l’erreur de faire
la monnaie unique avant de faire l’Europe politique. Ils
ne doivent pas en plus faire l’erreur de gérer les risques
comme si le fédéralisme était déjà là, comme si la
monnaie unique était irréversible.
La réaction euphorique des marchés au cours des
semaines suivantes a contribué à calmer les peurs, à
faire oublier le risque systémique, et pendant de longs
mois la plupart des dirigeants européens évoquèrent,
conformément à l’analyse allemande, une « crise de la
dette », une « réaction logique des marchés au
surendettement » de certains pays. Alors qu’il s’agissait
en réalité des premiers frottements des plaques
tectoniques au sein de la zone euro, des premières
manifestations de la crise de la monnaie unique.
Surendettée l’Europe ? Certes mais, comme cela a été dit
dans le chapitre 2, plutôt moins que les États-Unis, la
Grande-Bretagne et le Japon. La spéculation contre la
zone euro était en réalité à l’o ensive depuis le tout
début de l’année 2010. Il était possible de constater en
2010, puis en 2011, que les taux d’emprunts d’un pays
comme la Grande-Bretagne ne bougeaient pas, restaient
au niveau très bas de ceux de l’Allemagne, alors que la
Grande-Bretagne était pourtant plus endettée que
l’Espagne. Les rachats de dettes opérés par la Banque
centrale britannique ne pouvaient su re à expliquer
cette stabilité.
Il était également possible de constater l’avancée
régulière de la spéculation sur les marchés de dérivés de
crédit des pays périphériques. Ces marchés sont un
terrain d’observation privilégié pour anticiper les
événements. Les gérants de hedge funds savent bien
qu’avec quelques interventions ciblées sur ces marchés
peu liquides il est possible de faire décaler des marchés
beaucoup plus importants, beaucoup plus liquides, sur
lesquels il est alors possible de gagner beaucoup
d’argent en vendant à découvert. Lorsque la spéculation
réussit à faire monter les taux du marché secondaire 6 de
dette souveraine d’un pays aux environs de 6 ou 7 %, la
crise change de dimension. L’asphyxie menace ce pays
qui ne peut plus se nancer. La hausse des taux se
transmet aux banques et aux entreprises 7. Il devient
alors nécessaire de demander l’aide de l’Europe. Et les
marchés actions s’e ondrent pour le plus grand plaisir
de ceux qui ont vendu à découvert.
Avant l’été 2010, après que les attaques se furent
multipliées contre la Grèce, l’Irlande et le Portugal, les
opérateurs de marché avaient prédit que ce serait
bientôt le tour de l’Espagne et de l’Italie. La spéculation
commence toujours par les maillons les plus faibles et
remonte ensuite la chaîne. La zone euro, véritable jeu de
dominos, constituait un terrain privilégié pour une telle
o ensive. La crise asiatique des années 1997-1998 avait
déjà montré comment des pays qui croyaient leur parité
dé nitivement xée par rapport au dollar pouvaient être
victimes d’une vague spéculative emportant tout sur son
passage, frappant tous les pays du sud-est du continent
les uns après les autres, une fois la Thaïlande tombée.
À cette hésitation sur la nature même de la crise s’est
ajoutée une sous-estimation de son ampleur. Depuis
mai 2010, l’Europe avait donné l’impression de faire une
guerre purement défensive contre la spéculation. Faire
des annonces sans avoir de calendrier rapproché pour
l’entrée en vigueur des décisions, sous-estimer les
moyens à mettre en œuvre, ne jamais prendre les
marchés par surprise, voilà la façon la plus sûre de
laisser l’initiative à l’adversaire et de permettre à
l’incendie de prospérer. Sur des marchés devenus
tellement puissants et volatils, les incendies se
propagent aussi vite que dans le maquis corse. Ils
sautent d’une colline à l’autre, d’une dette souveraine à
l’autre. Et le temps perdu coûte extrêmement cher.
Au lendemain du Sommet du 21 juillet 2011, au
cours duquel la crise avait changé de dimension avec
l’annonce que les créanciers privés seraient mis à
contribution sur la dette grecque 8, tous les médias
nanciers anglo-saxons évoquèrent la nécessité de
mettre en place un fonds de solidarité allant bien au-
delà des 440 milliards d’euros du FESF 9. La
restructuration de la dette grecque envoyait en e et
pour la première fois le message que la dette des pays
européens n’était plus sans risque, que la solvabilité au
sein de la zone euro était en question. Les investisseurs
évoquèrent la nécessité d’un big bazooka de manière à
éteindre l’incendie qui risquait de se propager à l’Italie
et à l’Espagne. Tout le monde partit pourtant en
vacances alors que les marchés, eux, ne partent jamais
en vacances, surtout dans les pays anglo-saxons, surtout
au mois d’août, période au cours de laquelle l’histoire
économique des cinquante dernières années démontre
que la faible liquidité du marché est propice à une
déstabilisation. Le mois d’août fut e ectivement
meurtrier.
Rien ne fut décidé pour encadrer les transactions sur
les dettes souveraines, là où il y avait le feu, alors qu’il
aurait été tellement facile de le faire dès le mois de
mai 2010 lorsque les Allemands prirent une initiative
dans ce sens 10, certes éphémère, ou bien au cours du
Sommet du 21 juillet 2011, en interdisant par exemple
d’acheter des CDS souverains à nu, c’est-à-dire d’acheter
des protections sur dette souveraine alors que l’on n’en
détient pas. Ces achats purement spéculatifs ont en e et
pour conséquence immédiate de faire décaler à la hausse
les taux de la dette concernée et de répandre
l’inquiétude. Le marché de la dette souveraine est resté
paradoxalement le moins réglementé de tous les
marchés alors qu’il était le plus attaqué. Les mesures
d’encadrement ne sont entrées en vigueur qu’en
novembre 2012, sur une initiative du commissaire
européen et du Parlement, date à partir de laquelle le
marché des CDS souverains a commencé à s’assagir.
L’obligation de prévoir des clauses d’action collective
dans les contrats d’emprunts, c’est-à-dire la possibilité
d’imposer aux investisseurs l’abandon d’une partie de
leurs créances, évoquée dès le printemps 2010 par les
Allemands, décidée par l’Eurogroupe le 28 novembre
2010 et inscrite dans le TSCG (Traité sur la stabilité, la
coordination et la gouvernance), a également jeté un
doute sur la crédibilité du discours o ciel qui a rmait
que la restructuration de la dette grecque était un
événement « exceptionnel », qu’elle se faisait sur une
base « volontaire », et qu’elle ne se reproduirait jamais
dans un autre pays de la zone euro. Dans le même
temps, on envoyait en e et le message aux marchés que
les clauses 11 d’action collective permettraient à un pays
de « faire défaut de manière ordonnée ».
Les propositions d’amélioration de la gouvernance
économique annoncées pour la n du mois d’août 2011
lors d’un Sommet franco-allemand exceptionnel tenu
dans l’urgence à la mi-août, en pleine tempête des
marchés, ne sont venues que trois mois plus tard, lors du
Sommet des 8 et 9 décembre. Elles se limitèrent au
Pacte budgétaire, c’est-à-dire à la mise en place de la
règle d’or souhaitée par l’Allemagne, avec l’instauration
de sanctions automatiques, sans le volet croissance jugé
pourtant indispensable par le FMI. Ce volet fut annoncé
lors du Sommet des 28 et 29 juin 2012 à la demande de
la France, de manière extrêmement timide. Et plus d’un
an après, il n’est toujours pas mis en place au point que
certains observateurs se demandent s’il existe toujours.
Entre-temps, le vote du budget européen est venu
con rmer que la croissance et l’investissement n’étaient
plus vraiment à l’ordre du jour de l’agenda européen.
L’Allemagne et les marchés ont gagné sur toute la ligne.
L’austérité, symbolisée par l’obligation de respecter le
critère des 3 % de dé cit public, en pleine récession, a
été étendue à l’ensemble de la zone euro. Une obligation
naturellement théorique car lorsqu’un État est dans
l’impossibilité de la respecter, la Commission donne
généreusement son accord sur de nouveaux délais… Ces
événements nous dépassent, feignons de les organiser !

Pare-feu : un instrument utile


mais limité aux pays
périphériques
La création d’un pare-feu européen permanent, à
l’image du FMI, était indispensable pour faire face à la
crise de con ance. Le MES (Mécanisme européen de
stabilité) fut créé par le traité du 2 février 2012 et mis
en place le 8 octobre de cette même année. Doté d’un
capital initial de 80 milliards d’euros avec la possibilité
de libérer un montant de capital pouvant aller jusqu’à
700 milliards d’euros, sa capacité d’intervention a été
xée à 500 milliards d’euros. Avec la mise en sommeil
du FESF et le transfert de ses encours vers le MES, la
capacité de ce dernier a été portée à 700 milliards
d’euros. Son périmètre d’intervention est plus large que
le FESF puisqu’il peut non seulement accorder des prêts
aux États, mais également intervenir sur les marchés
secondaires de dettes souveraines et recapitaliser
directement les banques. Reposant à hauteur de 27,1 %
sur la participation de l’Allemagne et de 20,4 % sur celle
de la France, il est de fait dédié aux pays périphériques
car on voit mal comment il pourrait survivre à un
problème de l’un des deux grands. Compte tenu des
utilisations déjà en place, le solde disponible de
400 milliards d’euros 12 exclut même un sauvetage de
l’Italie. Les juges de la Cour constitutionnelle fédérale de
Karlsruhe ont clairement indiqué en septembre 2012
que toutes les décisions du MES devraient être soumises
au Parlement allemand 13. Il est curieux qu’il n’en aille
pas de même en France.
La mise en place de ce pare-feu permanent est venue
solder trois ans d’hésitations au cours desquels les
dirigeants européens mirent vraiment beaucoup de
temps à admettre que la crise était une crise de la
monnaie unique avant d’être une crise de la dette. Tout
au long de cette période, un décalage permanent a été
observé entre les o ensives des marchés et la réplique
des gouvernements. Les dirigeants européens ont une
fâcheuse tendance à croire que les marchés se
contentent de compromis approximatifs, laissant place à
des interprétations multiples, jusqu’à ce que les textes
coulent une version plus précise dans le bronze.
Cette période est très instructive pour la suite des
événements. Elle démontre qu’en cas de crise majeure
de la monnaie unique, par exemple à la suite d’attaques
des marchés sur la dette française, seules des structures
fédérales permettraient de faire face à l’urgence de la
situation, c’est-à-dire des structures permettant des
décisions rapides et reposant sur une solidarité illimitée
entre les États. En aucun cas la crise ne pourrait être
gérée comme elle l’a été avec les pays périphériques.
Face aux marchés, la rapidité dans la prise des décisions
et dans leur mise en application est un élément décisif.
Justi er les retards par les contraintes du débat
démocratique ou par le processus de décision très
complexe au sein de l’Union n’est plus recevable
lorsqu’il s’agit de gérer un risque systémique. C’est aux
dirigeants et aux structures de s’adapter aux marchés
pour mieux les combattre, car l’inverse est tout
simplement impossible. La guerre avec les marchés ne
peut être qu’une guerre de mouvement.
Peut-être était-ce le sentiment de Timothy Geithner
lorsqu’il rendit une visite impromptue aux dirigeants de
la zone euro lors du Sommet de Varsovie en
octobre 2011. Ayant joué un rôle clé dans la gestion de
la crise asiatique en 1997-1998 comme représentant du
Trésor américain, ayant contribué comme président de
la Fed de New York, aux côtés du secrétaire au Trésor
Henry Paulson, en septembre 2008 à mettre en place en
trois semaines le fonds d’intervention TARP (Troubled
Assets Relief Program) pour un montant de
700 milliards de dollars, Timothy Geithner sait mieux
que quiconque la rapidité avec laquelle il faut intervenir
face aux marchés. Il était probablement venu le rappeler
à sa manière aux dirigeants européens, en prenant le
risque de froisser quelques susceptibilités !

Le tournant de la BCE :
intervention oui, mais sous
condition…
Dans le même temps, la Banque centrale européenne
a joué son rôle pour apaiser les tensions, de manière de
plus en plus active, de plus en plus lisible. La période
qui va du déclenchement de la crise au cours du mois
d’août 2007 jusqu’à l’automne 2011, c’est-à-dire
jusqu’au départ de Jean-Claude Trichet, a été marquée
par l’allocation d’importantes liquidités aux banques, sur
des périodes plus longues que pour des opérations de
politique monétaire classique, avec un assouplissement
des exigences de collatéraux 14. À partir de mai 2010, la
BCE a mis en place le programme d’achat d’obligations
souveraines sur les marchés secondaires pour les dettes
grecque, espagnole et italienne (SMP 15). En matière de
taux d’intérêt, elle a continué à exercer sa « vigilance »,
avec deux hausses de taux en avril et juillet 2011 (de 1 à
1,25 %, puis 1,50 %).
Autant la politique suivie par Jean-Claude Trichet
comme gouverneur de la Banque de France avait donné
prise à la critique tout au long des années 1990 pour
avoir ajouté la récession à la récession, autant la
politique qu’il a suivie comme président de la BCE
pendant la crise de 2007-2009 et pendant la crise de
l’euro a été saluée pour sa réactivité mais aussi son
caractère équilibré et respectueux des traités.
L’arrivée de Mario Draghi a marqué une nette
évolution, presque une rupture. En matière de taux
d’intérêt, la politique a été très vite beaucoup plus
accommodante avec quatre baisses de taux en novembre
et décembre 2011, puis en juillet 2012 et en n en
mai 2013. Avec un taux directeur à 0,50 % au printemps
2013, la BCE s’est ainsi rapprochée du niveau américain
de 0,25 %. Surtout, la BCE a donné une dimension
entièrement nouvelle à la politique monétaire non
conventionnelle inaugurée par Jean-Claude Trichet. La
BCE a conduit deux grandes opérations d’apport de
liquidités aux banques en décembre 2011 et
février 2012, pour un montant annoncé comme
« illimité », nalement de 1 018 milliards d’euros (10 %
du PIB de la zone euro), à un taux de 1 % et sur une
durée inédite de trois ans. Ces deux opérations, dites
LTRO 16, furent souscrites par 800 banques de la zone
euro, en majorité des banques espagnoles, italiennes et
françaises. Le Financial Times a évoqué une participation
des banques espagnoles à hauteur de 700 milliards
d’euros. Compte tenu des di cultés de nancement des
banques espagnoles, le taux extrêmement favorable de
l’opération 17 ne pouvait que pousser à une participation
massive. À l’issue de ces opérations, le bilan de la BCE a
augmenté d’un tiers, à plus de 3 000 milliards d’euros,
davantage que la Fed.
Ces nancements en faveur des banques espagnoles
et italiennes sont venus s’ajouter à d’autres nancements
moins connus, bien involontaires, mais tout aussi
importants, dont les experts prennent conscience depuis
quelque temps seulement, les « soldes Target2 ». De quoi
s’agit-il ? Target2 est le système de paiement en temps
réel de la zone euro qui permet aux banques
commerciales d’e ectuer les règlements transfrontaliers
pour le compte de leurs clients via les banques centrales,
notamment lorsque le marché bancaire fonctionne mal
en raison du peu de con ance que les banques se font.
Elles préfèrent alors passer par les banques centrales.
Alors que, dans les premières années de l’existence de
l’euro, ces soldes quotidiens étaient de nature purement
technique, généralement inférieurs à la dizaine de
milliards d’euros, ils ont augmenté de manière
spectaculaire avec la crise. Ils sont devenus structurels.
C’est ainsi que les banques centrales espagnole,
italienne, grecque, française, portugaise, autrichienne,
irlandaise sont devenues constamment débitrices face à
la banque centrale allemande, aux banques nlandaise,
néerlandaise et luxembourgeoise 18. Ces soldes
considérables sont en réalité des nancements de
banques centrales créditrices vers des banques centrales
débitrices. Lorsque la crise s’intensi e, ils augmentent
immédiatement. En 2013, ils sont stabilisés à des
niveaux élevés. Ces soldes sont une caractéristique
spectaculaire et totalement imprévue de l’Eurosystème,
un organe qui regroupe les banques centrales de la zone
euro autour de la BCE.
Mais le grand tournant de la politique monétaire
européenne est naturellement venu des déclarations de
Mario Draghi, annonçant en juillet et septembre 2012
que « pour faciliter la transmission de la politique
monétaire » il était prêt à acheter des titres souverains
pour des « montants illimités ». C’est ce que l’on a
appelé le programme de « transactions monétaires au
comptant » (OMT 19), applicable aux titres déjà émis de
maturité inférieure à 3 ans. Ce programme dit bien
transactions « monétaires », pas transactions de titres
souverains, ni, comme dans le SMP version Jean-Claude
Trichet, « transactions d’obligations »… De manière à ce
qu’aucune mauvaise pensée ne traverse des esprits qui
pourraient être mal intentionnés. Qui pourrait imaginer
que la BCE nance les États ?
Sur le moment, tout le monde a interprété ces
déclarations de manière extrêmement positive. La BCE
allait beaucoup plus loin que précédemment. Les OMT,
c’était la même chose que le SMP mais pour des
« montants illimités ». Mario Draghi faisait le grand saut
que jusque-là tout le monde pensait impossible. Les
marchés ont salué cette déclaration. Un élément leur a
cependant échappé, à moins que ce ne soit pour eux un
point de détail. La BCE mettait cette fois une condition à
son intervention : que les États qui appellent à l’aide
signent des engagements sur un programme de réformes
et sur le retour à l’équilibre 20. Avec qui signer ? Avec la
Troïka 21, c’est-à-dire le MES, la BCE et le FMI…
La BCE se proclamait prêteur en dernier ressort, mais
à condition d’être à la manœuvre dans les négociations
avec les États ! Du jamais vu de la part d’une banque
centrale ! L’arrivée du FMI dans la gestion de la zone
euro avait déjà suscité des critiques de la part de ceux
qui sont attachés à la souveraineté européenne. Cette
fois, on proposait de faire de la banque centrale le pilote
des plans de redressement. Ce discours ne pouvait que
combler les marchés. Il fallait tout le talent d’un
banquier d’a aires pour leur parler aussi habilement et
e cacement. En allant aux limites de ce que lui
autorisaient les textes, Mario Draghi avait réussi à jeter
un doute sur l’interprétation donnée jusque-là d’une
Banque centrale européenne ne disposant pas du statut
de prêteur en dernier ressort, un point clé dans la lutte
contre la spéculation. Une accalmie s’est immédiatement
produite sur les marchés.
En 1998, dans un rapport sur l’instabilité du système
nancier international demandé par le Premier ministre
Lionel Jospin, dans le cadre du Conseil d’analyse
économique, l’économiste Olivier Davanne avait très
clairement exposé l’importance du prêteur en dernier
ressort, notamment à la lumière des crises mexicaine,
asiatique et russe des années 1990 : « Pour stopper le
processus de contamination systémique, la seule solution
réside dans l’intervention d’un prêteur en dernier
ressort, c’est-à-dire d’une institution ayant les capacités
nancières pour soutenir seule le ou les débiteurs
solvables mais illiquides. Plus ce prêteur en dernier
ressort interviendra tôt, moins il aura besoin d’engager
des fonds. […]. L’existence même du prêteur en dernier
ressort est un facteur essentiel de stabilisation du
système nancier car il ralentit fortement la vitesse de
contamination. La con ance dans la capacité du prêteur
en dernier ressort à sauver les institutions solvables
limite les risques de panique et de rupture irrationnelle
de la chaîne de crédit. » Tout était dit.
Mandat de la BCE : politique
d’open market ou sauvetage
des États ?
La question se pose néanmoins de savoir si les
déclarations de Mario Draghi s’attribuant ce rôle de
prêteur en dernier ressort sont une simple posture
destinée à calmer la spéculation ou si elles constituent
une évolution sur le fond, une évolution durable.
L’utilisation de l’argument de la « transmission de la
politique monétaire » pour justi er des interventions
illimitées sur la dette des États pourrait se heurter dans
la durée à des éléments d’ordre juridique, d’ordre
nancier et d’ordre politique.
Sur le plan juridique, ou bien les interventions de la
BCE sont des opérations de « politique monétaire » et
l’on comprend mal comment la BCE peut conditionner
ses interventions à la mise en œuvre de réformes par les
États, à l’intervention du MES et à la sollicitation du
FMI, ou bien ces interventions sont des opérations de
sauvetage des États et l’on voit mal comment elles
pourraient être compatibles avec les traités. La seule
présence du FMI dans le dispositif permet a priori de
répondre à cette question. Mais de manière plus
fondamentale, comment peut-on à ce point inverser les
rôles ? Imagine-t-on la Fed posant ses conditions au
gouvernement américain, menaçant de suspendre sa
politique non conventionnelle si un certain nombre de
mesures n’étaient pas adoptées par le gouvernement et
par le Congrès ? Les banques centrales sont attachées à
leur indépendance vis-à-vis des gouvernements, mais on
comprendrait mal que celle-ci ne fonctionne pas dans les
deux sens.
À partir du moment où la Banque centrale pose de
telles conditions, où l’État abandonne sa souveraineté, il
est assez clair que les interventions ne se situent plus
dans le cadre de la politique monétaire. Cela explique
que l’Espagne ait préféré se tenir à distance du nouveau
dispositif à l’automne 2012 22. Ce sont des interventions
destinées à sauver des États en détresse. L’acceptation
du pilotage par la Troïka n’est concevable que dans ce
cas.
Or, les opérations de sauvetage d’un État membre par
un autre État, ou par l’Union, sont strictement interdites
par l’article 125 du traité de Lisbonne. C’est la fameuse
clause de « no bail out » (« pas de ren ouement »), qui
était déjà un pilier du traité de Maastricht. L’article 122
prévoit des exceptions, mais elles sont limitées aux
di cultés d’un État qui serait confronté… à des
problèmes d’approvisionnement énergétique, à des
catastrophes naturelles ou à des « événements
exceptionnels échappant à son contrôle ». Rien à voir
avec ce qui est en discussion ici !
En ce qui concerne la BCE, l’article 123 du traité de
Lisbonne déclare que l’« acquisition directe » par la
Banque centrale, c’est-à-dire sur le marché primaire, des
instruments de dette auprès des États membres est
interdite. Cette disposition qui gurait déjà dans le
traité de Maastricht est reprise dans les statuts de la BCE
(article 21). Les opérations dites d’open market
consistant à acheter des titres négociables sur les
marchés secondaires sont libres (article 18 des statuts),
comme pour toute banque centrale, à partir du moment
où elles lui permettent d’atteindre ses objectifs
statutaires, de remplir ses missions. Dans un souci de
clari cation, le Conseil européen du 13 décembre 1993
avait arrêté un règlement qui précisait que « les achats
e ectués sur le marché secondaire ne doivent pas servir
à contourner » l’interdiction des interventions sur le
marché primaire prévue à l’article 123. Une disposition
logique qui allait presque de soi car l’interdiction
d’interventions sur le marché primaire serait autrement
une disposition virtuelle. Les traders du monde entier
savent bien qu’il su rait d’intervenir sur le marché
quelques secondes après l’émission primaire pour que
cette intervention soit considérée comme relevant des
opérations du marché secondaire, donc de la politique
d’open market 23…
Avec beaucoup de malice, Mario Draghi a préféré ne
retenir que l’article 18 qui dé nit les attributions en
matière d’open market, évoquer des « transactions
monétaires », en oubliant tout le reste, notamment la
clause de « no bail out ». Dans l’état d’angoisse où était la
zone euro, en lutte contre la spéculation, personne en
dehors des Allemands n’a contesté cette interprétation.
Mais personne ne peut être dupe non plus des limites de
ce tour de passe-passe.
Contrairement à Mario Draghi, Ben Bernanke fait une
di érence très claire entre la politique monétaire
traditionnelle, l’action sur les taux et sur la liquidité à
très court terme, et la politique non conventionnelle
d’achat de titres d’État sur le marché secondaire. Dans
un discours en août 2012, il déclarait que la première
catégorie relève de la politique monétaire d’open
market 24, la seconde d’une politique entièrement
nouvelle utilisant le bilan de la Fed 25. Il ajoutait que
cette deuxième catégorie avait une base légale aux États-
Unis 26. Open market et achat de titres souverains sont
deux catégories distinctes et il est di cile de ranger la
seconde dans la première, au prétexte de rester dans le
cadre de l’article 18 des statuts de la BCE… D’autant
qu’en Europe la politique non conventionnelle n’a pas
simplement pour objet de faire baisser les taux à long
terme comme aux États-Unis, mais aussi de sauver des
États menacés d’asphyxie.
Les limites du mandat de la BCE ne sont pas
seulement juridiques. Elles sont aussi nancières. Si la
politique de sauvetage des États devait prendre de
l’ampleur, il viendrait un moment où il faudrait évaluer
les conséquences nancières des interventions de la
BCE. En e et, à la di érence des autres banques
centrales, il n’y a pas derrière la Banque centrale
européenne un État mais dix-sept États. Derrière le
talent du magicien, les nances publiques sont engagées.
Des augmentations de capital de la Banque centrale
peuvent devenir nécessaires pour faire face à
l’alourdissement de son bilan, à d’éventuelles pertes sur
les re nancements des banques en di culté et sur les
créances souveraines achetées 27. L’arti ce comptable de
la BCE consistant à ne pas provisionner les obligations
souveraines grecques acquises dans le cadre du
programme SMP ne pourra pas tenir si la crise doit
s’aggraver. Plusieurs dirigeants allemands ont ainsi
manifesté en 2012 leur opposition à la politique
annoncée par la BCE. Jens Weidmann, président de la
Bundesbank, a notamment déclaré « qu’en démocratie,
ce devrait être les parlements et non les banques
centrales qui décident d’une telle mutualisation des
risques ». La banque centrale allemande a également
manifesté son inquiétude sur la gestion du système de
transfert Target2 qui pourrait se traduire par des pertes
très importantes pour les contributeurs en cas de défaut
d’un pays 28.
En d’autres termes, l’indépendance de la BCE et sa
générosité nancière ne signi ent en aucun cas qu’avec
ces interventions « illimitées » une solution miraculeuse
a été trouvée à la crise de l’euro. La BCE n’est pas un
astre salvateur qui appartiendrait à une autre galaxie.
Un jour arrive la facture, pour des États qui ont chacun
des intérêts à défendre, pour des États qui ne sont pas
encore unis par un lien fédéral et qui ont donc des
comptes à rendre à leurs citoyens. Comme le dit le
président de la BCE lui-même : « Les gens ont tendance à
oublier que l’argent dépensé par la BCE n’est pas de
l’argent privé. C’est de l’argent public. C’est l’argent des
contribuables 29. »
En faisant cette déclaration, Mario Draghi se rendait-
il compte qu’il xait lui-même une limite politique à son
propre mandat ? Comment engager en e et de
« manière illimitée » les nances de certains
contribuables au pro t d’autres contribuables sans agir
dans un cadre fédéral ? Et, dans l’intervalle, sans rendre
compte aux États ? Le statut d’indépendance absolue de
la BCE est en réalité incompatible avec le maintien
d’États souverains. Le statut de prêteur en dernier
ressort que s’est attribué le président de la Banque
centrale va au-delà de l’esprit des traités.
Les limites du mandat de la BCE sont d’ordre
politique, dans le sens le plus noble du terme. Le rôle de
prêteur en dernier ressort ne peut être assumé par la
BCE que si des progrès très signi catifs sont faits dans la
voie du fédéralisme. Engager la collectivité des citoyens
de la zone euro dans un e ort de solidarité nancière
important, avec l’intervention conjointe de la BCE et du
MES, ne peut être décidé pour des montants signi catifs
qu’à partir du moment où les citoyens eux-mêmes ont
donné des signes de plus en plus tangibles d’approbation
du modèle fédéral, de volonté de vivre ensemble.
Cette évolution exige bien sûr une consultation des
citoyens sur de futurs traités, sur la réforme des
institutions. Elle peut aussi passer par la possibilité de
lever des ressources communes, mais elle doit surtout
passer par une convergence avancée dans les domaines
de la politique scale et de la politique sociale, deux
domaines qui concernent directement les citoyens dans
leur vie quotidienne, deux domaines tellement
importants pour la croissance et dans lesquels pourtant
rien, vraiment rien, n’a pour le moment été entrepris.
Comment peut-on parler de marché unique, de monnaie
unique, quand les écarts en matière d’impôts sur les
sociétés ou de scalité de l’épargne sont aussi
considérables d’un pays à l’autre ? Quand les écarts en
matière de salaire minimum – lorsque cette notion existe
– et de durée du travail sont également considérables ?
La solidarité ne peut se limiter à une comptabilité
budgétaire et à la mise en place de nancements lors des
opérations de sauvetage des États. Pour le moment, les
dirigeants politiques organisent les distorsions de
concurrence plutôt qu’ils n’aident l’Europe à se
construire et à converger vers le fédéralisme. Cette
divergence entre une monnaie unique et une réalité
économique et sociale multiple peut devenir explosive à
terme. Les dirigeants européens avaient inversé l’ordre
des facteurs avec la création de l’euro, la monnaie avant
la convergence. Ils ne font rien pour corriger ce
malentendu.
Les pauses qui peuvent être observées dans la lutte
que se livrent les dirigeants européens et les marchés
constituent par conséquent un équilibre fragile. La force,
mais aussi la faiblesse, du Fonds européen (MES), c’est
de reposer sur le tandem franco-allemand (47 % du
Fonds). Tout a aiblissement de la France dans la crise
serait fatal. Et une aggravation de la situation dans les
pays périphériques se traduirait par un tel
alourdissement de la dette pour les pays contributeurs
qu’elle risquerait de mettre en danger tout l’édi ce.

Les limites de l’Union bancaire


Le projet d’Union bancaire, annoncé lors du Sommet
européen de juin 2012 et con rmé lors du Sommet de
juin 2013, recouvre des éléments très di érents les uns
des autres : la supervision des banques, la garantie des
dépôts, la gestion d’un établissement en di culté, la
mobilisation de moyens nanciers pour éviter de faire
appel aux contribuables en cas de faillite d’une banque,
la tentative de couper le lien entre les banques et les
États. Ce qui fait dire à certains qu’il s’agit d’une fusée à
plusieurs étages susceptible de mettre n à la crise de la
monnaie unique. En réalité, tous ces éléments sont assez
autonomes les uns par rapport aux autres.
La supervision bancaire a été décidée en
décembre 2012. Elle constitue un grand progrès, ou
plutôt le comblement d’un grand retard. La Banque
centrale européenne était la seule banque centrale dans
le monde à ne pas pouvoir superviser le système
bancaire qui dépendait d’elle. Au-delà de ce qui était un
vrai problème de gouvernance pour la zone euro, la
mise en place d’une supervision devenait indispensable
après les accidents survenus récemment dans plusieurs
banques. On peut cependant déplorer que la supervision
ne couvre pas l’un des pays les plus importants sur le
plan bancaire au sein de l’Union, le Royaume-Uni. Cette
décision consacre un peu plus une construction
européenne à deux vitesses. George Osborne, chancelier
de l’Échiquier, a pu se féliciter, sans doute avec un
humour tout britannique, de ce « succès pour l’Union
européenne » ! Le Royaume-Uni s’est même assuré,
grâce à un système de vote cantonné aux pays qui
n’adhèrent pas à la supervision, que des règles néfastes
pour lui ne puissent être adoptées en son absence. On
peut également déplorer que le conseil de supervision de
la BCE ne surveille directement que 130 des
6 000 banques de l’Union. Il aura toutefois la possibilité
de prendre la main, à tout moment, sur les banques qui
ne seront pas directement contrôlées.
La garantie des dépôts à hauteur de 100 000 euros
par déposant et par établissement, déjà actée au plan
national, allait de soi depuis la crise et davantage encore
depuis la crise chypriote. Les mesures arrêtées le
16 mars 2013 par la Troïka pour le sauvetage de Chypre
avaient en e et montré que la restructuration pouvait
s’étendre aux déposants 30, un procédé assimilé à une
espèce de « hold-up » par l’homme de la rue. Il serait
logique que le montant européen soit ajusté sur le
montant américain (250 000 dollars depuis 2008, soit
175 000 euros).
La gestion d’un établissement en di culté et la
mobilisation des moyens nanciers pour combler les
pertes d’un établissement en faillite sont les deux volets
de ce que l’on appelle la « résolution bancaire ». Souvent
présentée en Europe comme un outil magique pour
éviter de faire appel aux contribuables, la résolution
bancaire existe aux États-Unis pour les banques de
dépôts… depuis 1933. Elle a été renforcée par la loi
Dodd-Frank de juillet 2010, notamment pour les
établissements bancaires systémiques. Il s’agit de cette
façon d’éviter le « crash immédiat », la banqueroute, une
situation dans laquelle le tribunal ne peut plus mettre en
place de nancements, n’a plus qu’à constater les dégâts,
avec d’éventuelles conséquences systémiques majeures
comme ce fut le cas pour Lehman Brothers 31.
Le premier volet de la résolution bancaire consiste à
désigner le pilote qui prendra le moment venu les
commandes, pour éviter que le droit des sociétés ne soit
un obstacle à une action immédiate. Aux États-Unis,
cette autorité est la FDIC 32. Elle travaille très
étroitement avec le Trésor qui a la responsabilité
capitale d’apprécier les circonstances systémiques et de
décider de la poursuite de l’activité d’une banque ou de
son évolution vers la liquidation. Cette période où l’on
ne sait pas encore si l’établissement doit être sauvé ou
faire faillite est une zone grise. Les nancements doivent
pouvoir être débloqués instantanément. Une fois qu’elle
est mandatée par le Trésor pour organiser la faillite, la
FDIC peut intervenir elle-même en nancements, elle
peut délivrer des garanties, et pour cela elle se nance
auprès du Trésor. Elle évalue les risques, prend des
mesures protectrices en matière de trésorerie et de
cession d’actifs. Imaginer que cette gestion de crise
puisse être assurée en Europe par une autorité éloignée
du territoire national et du pouvoir politique est une vue
de l’esprit, une vision étrange de la réalité bancaire à un
moment où celle-ci exige rapidité, con dentialité et
décision au plus haut niveau. C’est aussi fermer les yeux
sur les réalités sociales. Les banques françaises
emploient 370 000 salariés. Est-il concevable que la
Commission soit directement en charge du destin d’une
partie de ces salariés ?
Le deuxième volet de la résolution bancaire,
purement nancier, est au moins aussi délicat. La mise à
contribution, de manière prioritaire, des actionnaires et
des créanciers subordonnés (la dette « junior 33 ») est
naturelle. En revanche, la mise à contribution des
créanciers ordinaires (la dette « senior ») et des dépôts
(les « gros investisseurs institutionnels »), un modèle qui
avait été évoqué au moment de la crise chypriote 34 et
qui a été retenu avec quelques nuances lors du Sommet
européen de juin 2013, est une disposition qui peut
paraître excellente sur le papier pour laisser croire aux
contribuables que l’on ne fera jamais appel à eux, mais
qui peut avoir des e ets pervers en période de crise.
Lorsque les créanciers et les déposants savent à l’avance
qu’ils seront piégés, la perspective d’une résolution
bancaire peut devenir procyclique, systémique. Une
rumeur sur un établissement en di culté peut accélérer
la perte de con ance, rendre plus di cile le
nancement de l’établissement, encourager les
demandes de garanties. C’est pour cette raison que les
Américains se sont bien gardés là aussi de dé nir un
modèle rigide.
De manière plus générale, imaginer qu’un terme sera
mis à l’aléa moral 35, que les banques ne coûteront plus
rien aux citoyens et que le lien entre les banques et les
États peut être coupé est une illusion. Après l’échec du
projet de dette mutualisée (eurobonds), on comprend
bien l’enthousiasme des pays d’Europe du Sud pour
l’Union bancaire, un projet qui va, pour eux, beaucoup
plus loin que la simple supervision et que la résolution
des di cultés d’un établissement. L’Union bancaire,
c’est en fait la supervision accompagnée d’une nouvelle
forme de solidarité nancière, une solidarité dans
laquelle les États ne seraient plus directement impliqués.
En quelque sorte, des eurobonds qui ne diraient pas leur
nom ! De l’argent venu d’ailleurs, des créanciers, des
déposants, du MES et peut-être même de la BCE qui sera
en charge de la supervision et ne pourra se désintéresser
de l’a aire, même si une solide muraille de Chine
protège en principe le conseil de supervision de tout
con it d’intérêts entre la mission de surveillance et la
politique monétaire 36. Un nouveau type de
mutualisation des risques et des crises, un nouveau pare-
feu serait ainsi miraculeusement trouvé !
Il faut avoir vécu les crises bancaires de vraiment très
loin pour imaginer qu’il pourrait en être ainsi. Les crises
touchent parfois des établissements dont le bilan
représente une part très signi cative du PIB du pays
concerné, sans compter les engagements souvent
considérables de produits dérivés en hors bilan. Les
dénouements de positions par cession des instruments
nanciers sur le marché sont par nature systémiques. Ils
peuvent provoquer des décalages de marché importants,
mettre en di culté des banques ayant traité avec
l’établissement en question. Dans certains cas, les
positions doivent être dénouées en très peu de temps. La
réglementation nancière interdit en e et de garder
con dentielle une information, ayant un caractère
précis, qui pourrait avoir un impact sur le cours boursier
de l’établissement concerné. La banque doit informer au
plus vite le marché. Lors de l’a aire Kerviel,
l’information a été gardée con dentielle pendant trois
jours, pas plus, ce qui a tout de même permis de
dénouer l’ensemble des positions et d’évaluer le montant
de l’augmentation de capital à réaliser. La Société
générale a ainsi pu résoudre son problème par elle-
même, avec l’appui des autorités de régulation. Mais,
dans d’autres cas, lorsque les montants en jeu sont
considérables, ce sont les États qui interviennent, au
début dans la plus grande con dentialité et, dès que
l’information est publique, en a chant des moyens
nanciers considérables pour rassurer les marchés,
éviter des mouvements de panique.
Les sauvetages de LTCM, Bear Stearns, AIG 37,
Northern Rock, Merrill Lynch, Citigroup, RBS, HBOS,
Dexia, Société générale, Hypo Real Estate et tant
d’autres, pour des raisons toutes di érentes, ont été
décidés en moins de quarante-huit heures, parfois en
une nuit, et non pas à l’issue de semaines de
négociations quasi publiques… Un modeste dossier
comme celui du Crédit immobilier a conduit l’État
français à délivrer une garantie de 28 milliards d’euros.
L’Union bancaire est un moyen utile dans la panoplie
des dispositifs qui doivent être mis à contribution pour
résoudre les crises bancaires, mais elle ne nous mettra
jamais à l’abri des conséquences catastrophiques que
peut avoir une menace de faillite bancaire.

Faire payer les investisseurs,


les épargnants
et les contribuables
Reste une dernière solution pour sauver la monnaie
unique en cas de crise majeure : aller chercher un
soutien, non pas du côté des États membres, du MES, de
l’Union bancaire et du FMI, mais du côté des
investisseurs et des épargnants. L’intervention de la BCE
sur le marché secondaire dans le cadre du
programme OMT (« Outright Monetary Transactions »)
pourrait être conditionnée à des e orts satisfaisants des
créanciers. En quelque sorte le renouvellement des
négociations grecques à grande échelle. L’introduction
des clauses d’action collective à la demande insistante
des Allemands pourrait s’inscrire dans cette perspective.
Mais la monnaie unique devient alors un vrai
cauchemar !
Dans un tel schéma, la demande d’assistance du pays
en di culté serait l’élément déclencheur d’un processus
dans lequel ce pays abandonnerait provisoirement sa
souveraineté au pro t de la Troïka. Les conditions très
strictes posées par Mario Draghi à l’intervention de la
BCE – appel au MES et signature d’engagements en
matière de rigueur budgétaire et de réformes
structurelles, sollicitation du FMI 38 – pourraient être le
signe d’un dessein caché. La BCE deviendrait le grand
ordonnateur du plan de redressement, avec une
restructuration de la dette sur le modèle naguère retenu
par le FMI pour les pays du tiers-monde 39.
De quoi s’agit-il exactement ? Pour assurer le
sauvetage de la Grèce sans avoir à déclarer
o ciellement son défaut, la BCE avait eu recours à un
habile procédé qui consistait à organiser un échange
volontaire de titres souverains, réservé aux investisseurs
privés sur la base d’une très forte décote. De cette
manière, le défaut grec n’était que partiel, ne touchait
en aucune manière les créanciers publics, notamment la
BCE. Et pour convaincre les récalcitrants, un petit coup
de pouce juridique avait été donné aux contrats
existants, avec l’introduction rétroactive de clauses
d’action collective permettant de soumettre les
minoritaires à la loi de la majorité. Cette fois, les clauses
seront là. Elles font partie du contrat. Plus besoin
d’arti ces, de mise en place d’un échange volontaire. La
dette ordinaire sera de fait « junior ». Elle aura vocation
à être restructurée dès lors que la BCE le décidera. Les
investisseurs se verront imposer des allongements de
dettes et des abandons de créances à partir du moment
où une majorité quali ée d’investisseurs se sera
prononcée en faveur de l’accord. Compte tenu de la part
importante de dettes publiques détenue par les banques
au sein de la zone euro, on peut penser qu’il su ra que
la Troïka se mette d’accord avec les banques pour que
les restructurations s’imposent à tous. Et l’on voit mal
comment la BCE ne pourrait pas se mettre d’accord avec
les banques puisqu’elle les nance…
L’euthanasie des rentiers décrite par Keynes 40 serait
bien douce à côté de celle-ci. Cette fois, ce n’est pas la
rémunération de l’épargne qui serait faible, mais le
capital qui serait entamé, celui des investisseurs et à
travers eux celui des épargnants. Rien de tel pour
ramener la con ance en zone euro ! Cette nouvelle
méthode de résolution des crises est une bien mauvaise
idée. L’Europe a-t-elle mérité qu’on la traite de la sorte ?
A-t-elle tout simplement mesuré la portée de ce qui se
mettait en place ? Peut-elle accepter que la BCE dicte ses
conditions aux États, à des gouvernements
démocratiquement élus ? Et si cette voie est la seule
manière de sauver la monnaie unique, l’Europe doit-elle
vraiment s’y engager ?
Si les épargnants devenaient des contributeurs des
plans de sauvetage, ils pourraient être tentés d’exprimer
le moment venu leur mécontentement avec la seule
arme qui leur reste, le bulletin de vote. On peut retirer
aux seniors leurs économies, mais pas leur droit de vote.
Ce risque politique ne doit pas être sous-estimé pour les
années à venir. Il viendra un moment où le coût des
plans de sauvetage de la monnaie unique sera jugé
démesuré.
D’ores et déjà, les citoyens français ont-ils conscience
de leur contribution au nancement des plans d’aide et
aux pare-feu ? Reconstituer le montant total des aides
apportées dans le cadre des plans de sauvetage n’est pas
un exercice facile tant l’information semble con squée.
Le ministère des Finances allemand et le MES qui émet
de la dette sur les marchés sont de loin les sites qui
communiquent l’information de la manière la plus
précise. La publication en juin 2013 d’un rapport de la
Cour des comptes, réalisé à la demande de la
commission des nances du Sénat, intitulé « Le
recensement et la comptabilisation des engagements
hors bilan de l’État », permet également d’y voir un petit
peu plus clair. D’après ce rapport, l’exposition en
garantie apportée par la France au FESF, une exposition
dont le rapport précise qu’elle est en grande partie
« subie par les autorités nationales », atteint
58,1 milliards d’euros n 2012 au lieu de 7,3 milliards
n 2011.
En procédant par apport de garantie, les États
béné cient d’un avantage, celui de ne pas comptabiliser
la plus grande partie de leurs contributions au sauvetage
des États dans les chi res o ciels de la dette publique.
Par un miracle de la comptabilité européenne et
contrairement aux règles internationales de comptabilité
privée qui prévoient qu’une garantie doit être inscrite au
bilan si elle a des chances raisonnables d’être exercée
(normes IFRS), le Système européen des comptes (SEC)
a en e et décidé qu’Eurostat ne comptabiliserait pas les
garanties délivrées par les États dans la dette publique
nationale.
À ces 58,1 milliards d’euros, il faut ajouter les prêts
bilatéraux consentis dans le cadre du premier plan
d’aide à la Grèce, soit 11,4 milliards d’euros, et les fonds
versés au titre de l’augmentation de capital du MES, soit
16,3 milliards d’euros. Au total, 85,8 milliards d’euros.
Près d’une fois et demie l’impôt sur le revenu de 2012 41.
Comme le rappelle le rapport, la France devra
également « honorer, si nécessaire, son engagement de
libérer tout ou partie de sa quote-part appelable pour un
montant maximal de 126,4 milliards d’euros 42 ». Une
garantie non formalisée mais bien réelle. Au total, les
engagements de la France atteignent 212,2 milliards
d’euros. Les agences de notation intègrent désormais ce
paramètre des plans de sauvetage dans leurs évaluations
de la dette française. Moody’s souligne ainsi dans son
communiqué de novembre 2012 annonçant la
dégradation de la note française que l’exposition de la
France aux pays périphériques est une des raisons de sa
décision. Cette exposition est mesurée de trois façons
par l’agence : les échanges commerciaux, les
interconnexions du système bancaire, l’assistance
nancière.
Si l’on comptabilise l’ensemble des aides apportées en
trésorerie et en garantie par la zone euro, l’Union
européenne, le FMI, les créanciers privés et les
déposants, le montant total des aides apportées depuis
2010 aux pays en di culté de la zone euro est très
exactement de 605 milliards d’euros : 383 milliards pour
la Grèce, 79 milliards pour le Portugal, 85 milliards
pour l’Irlande, 41 milliards pour l’Espagne et
17 milliards pour Chypre. Si l’on ajoute à ces montants
le solde de l’aide non encore utilisée par l’Espagne,
l’enveloppe dépasse légèrement 660 milliards d’euros,
répartis de la manière suivante : 440 milliards en
provenance des nations européennes, 90 milliards en
provenance du FMI et 130 milliards de provenances
diverses (créanciers, déposants, etc.). Par comparaison,
on rappellera que le montant du prêt du FMI à
l’Argentine en 2000-2001 représentait 20 milliards de
dollars (soit 15 milliards d’euros), alors même que le
défaut argentin était considéré comme un événement
très grave au plan mondial.
À ces 660 milliards, il faut ajouter les nancements
de dettes souveraines e ectués par la BCE (programme
SMP de 217 milliards d’euros d’achat de dettes
souveraines grecque 43, italienne et espagnole), soit
autour de 880 milliards d’euros. En cas de défaut de la
dette publique grecque, on voit mal en e et comment
les États pourraient échapper à une recapitalisation de la
BCE 44. En ajoutant la garantie délivrée au MES au titre
du capital appelable, le montant total des engagements
donnés sous forme de trésorerie ou de garantie par les
di érents contributeurs aux pays de la zone euro en
di culté atteint très exactement 1 500 milliards d’euros
(hors soldes Target2).
Si les plans de redressement en cours dans les pays
d’Europe du Sud se soldaient par une série d’échecs,
démontraient un appauvrissement continu sans
perspective d’amélioration, la fuite des capitaux et du
capital humain vers l’Allemagne et d’autres régions du
monde risquerait de s’accélérer. Cet engrenage
deviendrait très coûteux pour les investisseurs et pour
les contribuables. Sur le plan humain, le coût serait
immense puisque l’on assisterait dans le même temps à
la poursuite de la récession, de la désindustrialisation et
de la montée du chômage, une situation absolument
dramatique pour les jeunes. Cette évolution serait
d’autant moins bien acceptée que la situation des pays
de la zone euro était au commencement de la crise de la
monnaie unique beaucoup moins dégradée que celle de
pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon.
L’austérité freine les rentrées scales et creuse les
dé cits, des dé cits que l’on cherche à rééquilibrer par
davantage d’austérité…

La loi d’airain du « triangle


d’or »
Sur le long terme, le sauvetage de la monnaie unique
ne dépend pas de subterfuges tels que les pare-feu, le
statut de la BCE, l’Union bancaire, la restructuration de
la dette, mais de deux curseurs absolument
fondamentaux qui re éteront l’évolution des structures
économiques, sociales et politiques de l’Europe, le
curseur de la convergence et celui de la solidarité. C’est
sur ce terrain-là que se jouera dans la durée l’avenir de
la monnaie unique.
L’Europe a le choix entre une très grande
convergence et un peu de solidarité, ou bien une
convergence un peu moins forte et une solidarité quasi
illimitée. Mais dans les deux cas la convergence doit
exister. Et l’on découvre depuis quelque temps qu’elle va
bien au-delà du respect des critères énoncés par le traité
de Maastricht. On a voulu en 2011 réduire la
convergence à la dé nition d’une règle d’or, la
limitation du « dé cit structurel » à 0,5 % du PIB, sans
d’ailleurs très bien savoir comment on devrait le
calculer. Mais l’équation des équilibres à respecter pour
éviter le déclenchement des crises va bien au-delà. Il
faudrait plutôt évoquer un « triangle d’or » qu’une
« règle d’or » !
Les foyers potentiels d’incendie sont de trois ordres.
Ils sont d’abord du côté de la dette publique : on l’a vu
avec la Grèce, le Portugal et l’Italie. Ils sont du côté de
la dette privée : on l’a vu avec l’Irlande, l’Espagne et
Chypre ; on le verra peut-être un jour avec les Pays-Bas
qui ont un taux d’endettement des ménages de 250 %.
Ils sont en n du côté des équilibres extérieurs. C’est le
problème très complexe de la perte de compétitivité qui
est discuté depuis l’été 2012 en France.
Si l’un des trois pôles de ce triangle est atteint – dette
publique, dette privée, compétitivité et équilibres
extérieurs –, c’est la solvabilité du pays qui est fragilisée,
c’est la monnaie unique qui est en danger.
Naturellement, chacun de ces trois pôles interagit sur les
autres. On l’a constaté par exemple en Espagne
lorsqu’une partie de la dette privée est devenue
insolvable et qu’il a fallu mobiliser les pouvoirs publics
pour sauver les banques. La dette publique, jusque-là
plus que raisonnable, est passée de 36 % en 2007 à
95 % en 2013, sous l’e et certes des fonds alloués au
sauvetage des banques, mais surtout des pertes de
recettes scales consécutives à l’entrée en récession. Il
en a été de même en Irlande où la dette publique est
passée de 25 % en 2007 à 120 % en 2013. Pour ces deux
pays, la règle d’or ne voulait donc à peu près rien dire.
C’est bien le pôle dette privée qu’il fallait surveiller.
Bien que négligé jusqu’à une période récente, le
troisième pôle du triangle d’or, celui de la balance
commerciale, de la balance courante, de la dette
extérieure, bref de la compétitivité, n’est pas moins
important. La solvabilité d’un pays commence même de
ce côté-là. Pour rétablir l’équilibre de la balance
commerciale et de la balance courante, un univers de
solutions est possible. Innovation 45, qualité du service,
formation, design, mais pour l’essentiel, c’est la
réduction des coûts de production, facteur déterminant
dans une économie ouverte sur l’extérieur lorsque les
ajustements monétaires ont disparu. Le problème
devient ici beaucoup plus compliqué que pour la dette
publique et la dette privée car, derrière les coûts de
production, il y a les charges sociales et les salaires.
Dans une étude de novembre 2011 46, Patrick Artus a
comparé l’évolution de la balance courante de deux
groupes de pays au sein de la zone euro, celui d’Europe
du Nord et celui d’Europe du Sud, groupe dans lequel il
range la France. Alors que ces deux groupes de pays
avaient des situations assez proches de l’équilibre en
1999-2000, une divergence considérable est apparue au
l des années : autour de 4 à 6 % d’excédent des
balances courantes par rapport au PIB pour les pays du
Nord, autour de 4 % de dé cit pour les pays du Sud. Les
divergences d’évolution du coût salarial unitaire de
1999 à 2012 re ètent parfaitement cette évolution des
balances courantes : moins de 10 % de hausse des coûts
salariaux en Allemagne, de 30 à 40 % dans le groupe
des pays d’Europe du Sud. La France a un écart
d’environ 20 % avec l’Allemagne.
Les chi res cités par le rapport de Louis Gallois 47
résument bien les conséquences d’une telle divergence :
la part de l’industrie dans la valeur ajoutée française est
passée de 18 % en 2000 à 12,5 % en 2011, versus
26,2 % pour l’Allemagne ; la part de marché à
l’exportation de la France en Europe est passée de
12,7 % en 2000 à 9,3 % en 2011, versus une progression
de 21,4 à 22,4 % en Allemagne. En trente ans, la France
a perdu 2 millions d’emplois industriels. Il ne restait
plus que 3,1 millions de salariés dans l’industrie en
2011.
Les conséquences de ce modèle français, où l’on
produit de moins en moins mais où l’on consomme
toujours autant, sont sans appel pour nos équilibres
extérieurs : le dé cit commercial de la France a atteint
67 milliards d’euros en 2012 après 74 milliards d’euros
en 2011 et 51 milliards d’euros en 2010, versus
188 milliards d’euros d’excédent en Allemagne en 2012,
après 158 milliards d’euros en 2011 et 155 milliards
d’euros en 2010. Le dé cit de la balance commerciale
française se situe autour de 3 % du PIB depuis cinq ans
alors qu’il était en excédent dans les années 2000. Le
taux de couverture de la balance commerciale, de
86,8 % en 2012, retrouve exactement le niveau atteint
en 1982, une année pourtant considérée comme
dramatique en termes d’équilibre extérieur. Le dé cit de
la balance courante atteint 2 % du PIB, à distance de
l’Italie (3,2 %) et de l’Espagne (3,5 %), mais pas très
loin. La dette extérieure brute française dépasse deux
fois le PIB.
Ces chi res donnent une juste idée de l’ampleur du
problème et de la di culté de trouver des solutions
satisfaisantes pour le résoudre. Les mesures de
dévaluation interne 48, du type hausses ciblées de la TVA
pour nancer un crédit d’impôt 49 assis sur la masse
salariale des entreprises, comme cela a été annoncé dans
le prolongement du rapport Gallois, ou peut-être un jour
hausse de la CSG pour réduire les charges des
employeurs, ne peuvent avoir qu’un e et limité sur les
coûts de production et la compétitivité. Un choc de
20 milliards d’euros de crédit d’impôt, réparti sur le
secteur concurrentiel comme sur le secteur abrité de la
concurrence, ne représente en e et que 2 à 3 % de la
totalité des coûts salariaux des entreprises (charges
comprises). Dans les trois mois qui ont suivi la
publication du rapport Gallois, l’euro s’est réévalué de
3 %, comme pour rappeler que la compétitivité se joue
davantage sur le front monétaire que sur un crédit
d’impôt. Cette mesure permet néanmoins de donner un
ballon d’oxygène aux entreprises qui ont vu leurs
marges et leurs trésoreries chuter avec la dernière crise.
Leur taux de marge qui s’était situé en permanence entre
30 et 32 % du milieu des années 1980 jusqu’à 2007 est
en e et tombé brutalement à 28,6 % n 2011 (34,4 %
en Allemagne).
Les marges de manœuvre pour opérer une
dévaluation interne sont donc extrêmement faibles,
surtout si dans le même temps des mesures plus
structurelles comme l’aménagement de la durée du
travail et la recherche sur l’exploitation des gaz de
schiste restent des tabous. Escompter une parité plus
favorable de l’euro pour améliorer la compétitivité serait
par ailleurs illusoire, car lorsque les taux sont proches
de zéro dans l’ensemble du monde occidental, il devient
impossible de jouer sur les di érences de taux pour agir
sur les parités. Seule une accélération de la politique
non conventionnelle permettrait de retrouver,
provisoirement, des marges de manœuvre sur le change,
mais le bilan déjà lourd de la BCE l’interdit et le recours
à la planche à billets est un jeu dangereux. De plus, on
oublie souvent que le cours de l’euro est autant le re et
des excédents allemands, de la bonne santé de certains
pays d’Europe du Nord, que de la faiblesse des pays
d’Europe du Sud. L’exercice de convergence devient
donc de plus en plus complexe.
Les peuples d’Europe du Sud arriveront-ils à
supporter les plans d’austérité qui leur sont imposés ?
Les résultats escomptés dans la réduction des dé cits
seront-ils tout simplement au rendez-vous ? Depuis la
mise en place de ces politiques, les seuls résultats
positifs a chés par les autorités européennes
concernent le rétablissement des balances commerciales.
Quand un peuple ne consomme plus, il importe
e ectivement beaucoup moins… La réalité, c’est que les
plans d’austérité actuels ne sont pas tenables. En 2013,
la Grèce connaît sa sixième année de récession (– 5 % en
2013) et les autres pays sous assistance ne cessent de
revoir à la baisse leurs prévisions de croissance et à la
hausse leurs estimations de dé cits. En Grèce, le dé cit
budgétaire reste aux alentours de 5 % en 2013, en
Espagne autour de 6 %. Ces deux pays dépassent le seuil
de 25 % de chômeurs, un niveau équivalant à celui des
grands pays industrialisés pendant les années 1930. Le
Portugal et l’Irlande sont à plus de 15 %, l’ensemble de
la zone euro à 12 %. Chez les jeunes, le taux de
chômage dépasse 25 % en France, 50 % en Espagne,
60 % en Grèce ! On peut s’habituer à ces chi res à force
de les lire, mais ils sont dramatiques. L’inquiétude que
cette situation génère dans tous ces pays pousse les
jeunes à l’émigration et les capitaux à fuir vers des cieux
plus cléments, au moment même où ces pays en auraient
le plus besoin.
Le prix à payer pour la monnaie unique risque de
devenir exorbitant pour les peuples concernés.
Naturellement, ces peuples manifestent un attachement
à la monnaie unique car ils craignent qu’une sortie de
l’euro ne signi e l’arrêt des aides nancières. On les
comprend. Mais il arrivera peut-être un moment où l’on
s’interrogera sur la possibilité de résoudre di éremment
les problèmes de l’économie européenne. Jean-Pierre
Chevènement déclarait à propos de l’euro que, l’avion
ayant décollé, il ne proposait pas « de sauter par le
hublot 50 ». Mais peut-être qu’un jour, épuisés par les
turbulences d’un vol de plus en plus sinistre, les
passagers demanderont à l’avion d’atterrir…

L’e cacité limitée


des dévaluations internes
Les dirigeants européens, qui sont convaincus que
l’austérité budgétaire et des réformes de structures
assurant davantage de exibilité sont le seul moyen de
rétablir les équilibres des pays en di culté, citent
souvent les exemples de ceux qui dans le passé ont
réussi à se redresser de cette manière. Mais ils oublient
de dire que ces e orts ont été accompagnés dans la
quasi-totalité des cas par une dévaluation monétaire.
Ainsi en a-t-il été pour le Canada et la Suède, cités pour
leurs politiques en matière de réduction des dépenses
publiques, des politiques qui ont permis de redresser les
comptes et de faire repartir la croissance. Ces deux pays
ont accompagné leurs plans de redressement de
dévaluations très signi catives. Le Canada, dont le
dé cit budgétaire avait atteint un record en 1992 avec
un solde négatif représentant 9 % du PIB et qui a
retrouvé l’équilibre budgétaire en 1997-1998, a
béné cié pour accompagner son programme de rigueur
d’une dévaluation de son dollar par rapport au dollar
américain de 30 %. L’environnement économique
immédiat était de plus très favorable avec une
croissance de 4 % par an en moyenne aux États-Unis à
partir de 1994. La Suède a également accompagné ses
mesures de redressement d’une dévaluation de sa
monnaie de 23 % à la n de l’année 1992 et s’est bien
gardée ensuite de rejoindre l’Union monétaire pour
rester compétitive. En 1934, Roosevelt a accompagné la
politique du New Deal d’une dévaluation de 41 %. En
1958, de Gaulle a accompagné le plan de redressement
d’une dévaluation de 18 %. À la n des années 1990,
tous les pays qui ont connu une crise nancière au sein
d’une zone monétaire se sont redressés avec des
dévaluations. En 1997, la Thaïlande dévalue sa devise
de 40 %, la Corée de 40 % également, la Malaisie de
50 %, l’Indonésie de 70 %, des devises qui avaient
pourtant une parité immuable avec le dollar (le PEG).
Victime d’une crise de solvabilité, la Russie dévaluera le
rouble de 70 % en 1998. Quant à l’Argentine, ce n’est
qu’après avoir dévalué le peso de 60 % au début de
l’année 2002 qu’elle commence à se redresser. Plus près
de nous, après la crise d’octobre 2008, l’Islande n’a pu
commencer à se redresser qu’avec une dévaluation de la
couronne de plus de 50 %.
Tous ces exemples n’ont pas pour objet de faire
l’éloge de la dévaluation, mais seulement de montrer
que l’ajustement par la dévaluation interne, c’est-à-dire
la baisse drastique des coûts salariaux, est un exercice
extrêmement di cile quand la perte de compétitivité
devient importante. Retirer à la politique économique la
variable d’ajustement monétaire est pour le moins
problématique lorsque les États-Unis ne cessent de
pratiquer le dumping monétaire avec une sous-
évaluation systématique du dollar, que le Japon mène
une politique équivalente depuis l’arrivée au pouvoir de
Shinzo Abe et que la Chine reste insensible aux
injonctions américaines pour une réévaluation du yuan.
La renonciation du Conseil européen à exercer ses
responsabilités en matière de politique de change depuis
la création de l’euro, alors qu’elles sont clairement
dé nies depuis l’origine de la monnaie unique et
reprises dans le cadre de l’article 219 du traité de
Lisbonne, n’a fait qu’aggraver la situation 51. L’euro n’a
cessé d’être surévalué par rapport aux autres devises,
sauf en 2000-2002. La réaction assez vive du président
de la BCE sur l’éventualité d’une in exion de la
politique de change européenne montre que le dialogue
n’est pas près de s’ouvrir à ce sujet 52. De toute façon, il
est maintenant trop tard puisqu’il ne servirait à rien de
surenchérir sur des politiques monétaires devenues
dangereuses et ine caces, du fait même de leurs excès.
Sou rant déjà d’une politique commerciale quali ée de
naïve par le commissaire au marché intérieur lui-même,
d’une politique de la concurrence imprégnée d’un
libéralisme quasi idéologique, l’interdiction des
ajustements monétaires est une chaîne de plus autour de
la pauvre Europe.
La politique commerciale européenne reste en e et
une véritable passoire à côté du protectionnisme
intelligent, parfois ouvertement déclaré, pratiqué par
d’autres. Les exemples de la grande naïveté européenne
abondent face aux multiples normes industrielles, face
au Small Business Act, souvent évoqué mais jamais
appliqué. L’attribution du « marché du siècle » à Boeing,
alors qu’Airbus avait été initialement désigné, a été
jugée presque normale. Tout cela n’a pas empêché le
président de la Commission européenne de répondre
avec enthousiasme, avant même d’avoir consulté les
États, à l’invitation du Congrès américain de négocier un
large accord de libre-échange transatlantique. Dans le
domaine de la politique de la concurrence, le veto mis
par la Commission à une fusion NYSE Euronext-
Deutsche Börse en 2012 a été une nouvelle illustration
du néolibéralisme toujours en vigueur à Bruxelles 53.
L’année suivante, la prise de contrôle de NYSE Euronext
par le groupe américain ICE semble avoir posé beaucoup
moins de problèmes à la Commission !
On peut se demander si l’économie moderne
mondialisée qui place la compétitivité au cœur de
l’action économique et qui exige des ajustements
monétaires permanents depuis la n des accords de
Bretton Woods ne discrédite pas le modèle monétaire
européen qui interdit les ajustements de parités. Ce n’est
peut-être pas un hasard si le SME a vu ses marges de
uctuation élargies de 2,25 à 15 % en 1993, cela
quelques années avant la naissance de l’euro. La
exibilité totale des changes, chère à Milton Friedman,
l’absence d’un système monétaire international xant un
minimum de discipline sont extrêmement regrettables,
mais elles sont une réalité avec laquelle il faut
malheureusement composer. C’est ce qui conduisit
Milton Friedman à déclarer au cours d’une conférence
en novembre 2000 : « Je pense que l’euro est dans sa
période de lune de miel. J’espère qu’il va réussir mais
j’ai très peu d’espoir pour cela. Je pense que les
di érences vont s’accumuler dans les divers pays et les
chocs asymétriques vont les a ecter. L’Irlande a besoin
d’une politique monétaire di érente de l’Espagne ou de
l’Italie. Il est di cile de croire que cela restera un
système monétaire stable pendant très longtemps 54. » Et
c’est ce qui conduit aujourd’hui Paul Krugman à écrire :
« Voici ce qu’est la Grande Illusion européenne : la
croyance que la crise est essentiellement due à
l’irresponsabilité budgétaire […]. L’Europe n’est pas un
tout. C’est un assemblage de nations possédant chacune
son propre budget et son propre marché du travail mais
pas sa propre monnaie. Et c’est cela qui crée la crise 55. »
Pour ces deux économistes américains, l’absence
d’ajustements monétaires est la vraie raison de la crise
de la monnaie unique à partir du moment où la
convergence n’est pas, ne peut pas être, au rendez-vous.
L’Allemagne est un exemple de redressement réussi
sans dévaluation monétaire grâce à une exibilité
imposée et acceptée, qui n’a fonctionné que parce que
ses voisins n’ont pas fait la même chose. Comme cela a
été dit précédemment, on voit mal comment les Français
auraient accepté le quart des mesures qui étaient
contenues dans les plans Kohl et Schröder, mesures qui
se sont traduites par beaucoup de précarisation et un
appauvrissement de certaines catégories de population,
en Allemagne de l’Ouest surtout. Toute cette politique
s’est inscrite par ailleurs dans le grand projet de
réuni cation qui a redonné à l’Allemagne une place
exceptionnelle en Europe, sa erté, et lui a permis de
béné cier d’une production à faibles coûts en Europe
centrale où s’organise la sous-traitance. À des Grecs qui
lui demandaient autrefois quelle était la meilleure
Constitution, le sage Solon répondit : « Dites-moi
d’abord pour quel peuple et à quelle époque 56 ! »
D’autres politiques de dévaluation interne ont en
revanche conduit au désastre. Comment les Allemands,
traumatisés par l’in ation du début des années 1920,
peuvent-ils oublier la politique dé ationniste du
Reichsmark fort d’Heinrich Brüning entre 1930 et 1932,
politique qui contribua à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en
janvier 1933 ? Et comment les Français oublieraient-ils
le cas tellement caricatural de la politique conduite par
Pierre Laval entre 1933 et 1936, surtout à partir des
décrets de juillet 1935, dans le cadre de la défense du
bloc-or 57 ? Très forte réduction des dépenses publiques,
baisse de tous les salaires en valeur nominale,
augmentation massive des impôts sur le revenu, toutes
ces mesures inspirées de la notion de dévaluation
interne n’ont pas réussi à restaurer la compétitivité.
Elles se sont soldées par un e ondrement de la
croissance et une dévaluation de 30 % en
septembre 1936 après l’arrivée de Léon Blum au
pouvoir. Même Jacques Rue , pourtant attaché à
l’étalon-or, avait déclaré que cette politique n’avait
aucune chance de réussir sans une dévaluation « de
toute évidence indispensable 58 ».
Après avoir déclaré avant d’accéder au pouvoir qu’on
ne verrait pas sous son gouvernement « les murs de Paris
couverts des a ches blanches de la dévaluation », Léon
Blum fut convaincu par un brillant attaché nancier à
Londres, Emmanuel Monick 59, avec qui il entretenait
d’étroites relations, de mettre n au bloc-or défendu par
Laval et de dévaluer le franc de 29 % le 28 septembre
1936. Dans ses Mémoires 60, Emmanuel Monick
explique : « Notre politique de dé ation empêchait notre
reprise économique. Elle freinait notre réarmement. Elle
engendrait les pires récriminations sociales. Pour sortir
du marasme, il fallait trancher le nœud gordien, c’est-à-
dire qu’il fallait dévaluer. Mais l’opinion publique était
aveuglément attachée à la parité-or du franc 61. »
Emmanuel Monick fut chargé par Léon Blum, très
soucieux de la relation avec l’Amérique du New Deal,
d’aller consulter Roosevelt qui approuva
chaleureusement. Dans ses Mémoires, Jean-Marcel
Jeanneney observe que « d’octobre à mars, on assiste à
un renouveau de l’activité économique ». Et Alfred
Sauvy regrettera que cette embellie soit
malheureusement interrompue par la généralisation de
la semaine de 40 heures en avril 1937. Ces ré exions
gardent toute leur actualité. François Hollande les
méditera peut-être un jour, avant d’envoyer un de ses
proches conseillers sonder Berlin si la dé ation
européenne venait à s’aggraver…

Dans tous les cas de gure :


poursuivre la renationalisation
de la dette souveraine
La mise en place du MES et les moyens a chés par la
BCE permettent de gagner du temps dans la crise. Ce
temps est extrêmement précieux pour gérer le plus
e cacement possible une crise de la monnaie unique
dont l’issue reste imprévisible. Dans une hypothèse
favorable, les décisions prises au cours des années 2012-
2013 auront permis une transition vers un retour à des
conditions de fonctionnement normal de la monnaie
unique. Dans une hypothèse qui le serait moins, elles
auront permis de se mettre en situation de gérer le plus
e cacement possible une crise appelée à s’aggraver.
Chaque mois qui est gagné sur la crise est utile. La
renationalisation des dettes souveraines 62 qui s’opère
depuis trois ans est en e et la meilleure des protections
contre le risque systémique. Elle doit se poursuivre, pour
deux raisons : les États réduisent les risques d’une
attaque sur leur dette, les créanciers réduisent les
risques de pertes en cas d’aggravation de la crise.
Dès 2007, Thierry Breton, ministre de l’Économie, des
Finances et de l’Industrie, avait déclaré que la France
entrait « dans une zone rouge pour son indépendance
économique » compte tenu de la part prise par les non-
résidents dans le nancement de la dette 63. Cette
déclaration avait surpris, mais elle était prémonitoire.
Une forte présence de non-résidents est en e et atteuse
pour les dirigeants d’un pays. Fin 2012, les non-
résidents détenaient 62,5 % de la dette publique
française négociable 64. Un taux élevé, inférieur certes
aux 70,6 % de juin 2010, lorsque l’euro faillit éclater,
mais très éloigné des taux d’il y a dix ans (25 % en 2000
et même 15 % en 1998). C’est un signe de con ance
dans la situation française, notamment de la part des
investisseurs qui ont fui l’investissement dans les dettes
espagnole et italienne et souhaitent béné cier avec la
dette française de taux plus rémunérateurs que les taux
allemands devenus parfois négatifs. Mais c’est aussi une
fragilité pour l’avenir.
La France fait un peu gure d’exception. Elle est loin
devant l’Allemagne où la part des non-résidents est de
57 % alors même que ce pays est devenu un refuge pour
les investisseurs. En Espagne, en raison de la crise, la
part des non-résidents est passée de 55 à 34 % en 2012.
En Italie, cette part est passée de 50 à 35 %, et même
probablement moins puisque la Banque d’Italie estime
que 10 % de la dette comptabilisée au titre des non-
résidents sont détenus par des Italiens qui interviennent
à partir de holdings à l’étranger. Des chi res qui restent
néanmoins éloignés des niveaux de 15 et de 19 % qui
caractérisaient les dettes publiques espagnole et
italienne juste avant le passage à la monnaie unique. Les
Irlandais, dont la dette publique était détenue aux trois
quarts par des non-résidents avant la crise, savent mieux
que quiconque ce qu’il en coûte de placer sa dette
souveraine entièrement entre les mains d’investisseurs
qui peuvent vous abandonner en quelques jours. En cas
de problème, les non-résidents s’en vont toujours les
premiers. À l’inverse, les Japonais dont la dette est
détenue à 9 % seulement par des non-résidents savent
qu’en dépit d’une dette publique représentant 240 % du
PIB ils sont plutôt à l’abri d’un risque de dé ance des
investisseurs. D’autres pays comme le Canada et le Brésil
ont des politiques identiques (part des non-résidents
inférieure à 20 %). Les Anglais et les Américains dont la
dette est détenue respectivement à hauteur de 29 et
34 % par des non-résidents, et même à hauteur de 50 %
de la dette négociable pour les États-Unis, sont plus
exposés.
Bien gérer le risque de la zone euro, c’est
renationaliser la dette, au moins le temps d’avoir une
meilleure visibilité sur l’avenir de la monnaie unique.
Un objectif raisonnable serait de revenir à un taux de
détention par les non-résidents de 25 à 30 %. Le temps
est révolu où les gouvernements pouvaient faire de la
détention de la dette par les non-résidents un élément de
erté nationale. La gestion du risque systémique doit
désormais être prioritaire.
L’État peut naturellement encourager cette évolution,
mais ce sont surtout les investisseurs et les acteurs
économiques qui, dans leur gestion des risques,
donneront ou non de l’ampleur au mouvement amorcé
en 2010. À partir du moment où l’on introduit des
clauses d’action collective dans les contrats d’emprunt
de la zone euro 65, où l’on considère qu’en cas de
di cultés d’un pays un e ort sera demandé aux
créanciers pour aider ce pays, à partir du moment où
des institutions fédérales ne sont pas en place en zone
euro, où la monnaie unique reste donc réversible, il faut
que les nanciers et les industriels aillent jusqu’au bout
de cette logique, qu’ils évitent de détenir des montants
trop importants de dettes de ces pays pour ne pas
risquer des pertes considérables en cas de crise.
Comme cela a déjà été mentionné, si l’implosion de la
monnaie unique s’était produite en mai 2010, la crise
aurait été dramatique. Les bilans des banques, des
compagnies d’assurances, des entreprises, des sociétés de
gestion étaient tous chargés de dettes souveraines intra-
européennes. Depuis, la situation s’est considérablement
améliorée. Il su t de lire les bilans des grandes banques
françaises ou allemandes et de constater qu’elles se sont
massivement dégagées des pays périphériques. Les
grandes banques françaises ne détiennent pratiquement
plus de dettes sur ces pays, à l’exception notable et peu
compréhensible de l’Italie 66. Il est indispensable de
poursuivre, de ne pas se laisser tenter par une obligation
qui rapporte 4 ou 5 % mais qui devient un titre subprime
en cas de crise. Si elle était bien faite, la régulation
prudentielle inciterait à de tels ré exes de prudence au
lieu de fermer les yeux sur le risque des dettes
souveraines.
Tout le monde ne partage pas cette analyse de la
nécessité d’une renationalisation de la dette souveraine,
au nom de la philosophie même de la monnaie unique.
Jean Pisani-Ferry, par exemple, semble déplorer cette
situation de renationalisation des dettes lorsqu’il écrit à
l’automne 2012 : « L’écheveau d’interdépendances
nancières au sein de la zone euro se défait à grande
vitesse. La menace est proprement existentielle : quel
sens y aurait-il à conserver une monnaie commune dans
un contexte de désintégration nancière 67 ? » Mais le
débat n’est plus de savoir comment on revient au monde
idéal imaginé par ceux qui ont créé la monnaie unique.
Il est tout simplement de gérer au mieux le risque.
Renationaliser la dette c’est autant de pertes évitées
pour les investisseurs si la crise doit s’aggraver. Mais
c’est surtout éviter au monde de courir un risque
systémique du même ordre que celui qu’il courait en
mai 2010 ou à l’automne 2011.
Bien gérer le risque, c’est aussi limiter les montants
de dettes souveraines domestiques achetées par les
banques. Or, ce que l’on pouvait craindre au moment du
lancement par la BCE des opérations LTRO s’est
produit : les liquidités injectées par la Banque centrale
n’ont pas été vers les entreprises mais vers la dette
souveraine domestique. Entre novembre 2011 et
avril 2013, le montant de la dette souveraine détenue
par les banques françaises a augmenté de 30 % à
282 milliards d’euros, le montant détenu par les banques
italiennes a augmenté de 60 % à 404 milliards d’euros,
le montant détenu par les banques espagnoles a
augmenté de manière presque équivalente à
283 milliards d’euros 68. Les banques ont emprunté à la
BCE au taux de 1 % et replacé les fonds en dettes
souveraines à des taux compris entre 2 et 5 % selon les
pays. Si l’on compare ces chi res à d’autres chi res qui
sont communiqués pour l’année 2007 dans une étude
très intéressante de l’Institut Bruegel (Silvia Merler, Jean
Pisani-Ferry) qui couvre la période 2007-2011 69, il
semble qu’en cinq ans les montants de dettes
souveraines domestiques aient triplé pour les banques
françaises, quadruplé pour les banques espagnoles, qu’ils
aient été multipliés par deux et demi pour les banques
italiennes. En cas de retournement du marché
obligataire national ou européen, soit en raison des
di cultés d’un pays de la zone euro, soit pour des
raisons internationales, les pertes essuyées par les
banques sur ces portefeuilles souverains seraient
considérables. Est-ce vraiment la vocation des banques
européennes de détenir de tels montants de dettes
souveraines, situation qui contraste étrangement avec
celle des banques américaines ? Toujours selon l’étude
de l’Institut Bruegel, en 2011, la dette souveraine
domestique détenue par les banques représentait 6,2 %
du PIB en France, 15,9 % en Espagne, 16,9 % en Italie, à
comparer avec 1,9 % aux États-Unis. Encore ces chi res
ne tiennent-ils pas compte de la forte augmentation de
2012 en zone euro. Comment peut-on prétendre couper
les liens entre les banques et les États lorsque les
opérations de nancement de la BCE ne font que les
renforcer ? La dette d’État n’a-t-elle pas pour vocation
d’être placée avant tout auprès des investisseurs de long
terme ?

Techniquement préparée,
la n de la monnaie unique
ne serait pas le chaos
La crise de la monnaie unique doit être regardée sans
a priori, sans idéologie, comme un problème strictement
économique. Mieux vaut un débat sur la monnaie
qu’une montée des tensions entre les peuples de la zone
euro, voire des manifestations d’antigermanisme. Ce
serait une abomination. Ceux qui confondent l’avenir de
la monnaie unique avec celui de l’Europe, en expliquant
que la n de la monnaie unique ce serait la n de
l’Europe, rendent un mauvais service à la cause
européenne.
L’immense majorité des citoyens européens préfère
naturellement que l’euro puisse continuer. Personne ne
conteste qu’il soit un des symboles de la construction
européenne, notamment pour les jeunes qui sont nés
avec l’euro, qui ont aujourd’hui quinze ans. Mais
derrière le symbole monétaire, nous devons regarder les
réalités économiques. Ce sont elles qui doivent décider
de l’avenir de la monnaie unique. En cas de disparition
de l’euro, rien n’interdirait d’ailleurs de conserver des
eurofrancs et des euromarks, d’allier le symbole à une
vision plus réaliste de l’économie. Rien n’interdirait non
plus de conserver l’euro pour les échanges extérieurs
comme le proposaient autrefois Édouard Balladur et
John Major. Mais les dirigeants européens ne doivent
pas refaire aujourd’hui l’erreur dramatique de ceux qui
défendirent dans l’entre-deux-guerres, avec une passion
aveugle, un bloc monétaire surévalué quand l’évolution
de l’économie leur disait tous les jours qu’ils faisaient
fausse route.
Ce n’est pas non plus rendre service à l’Europe que de
faire peur aux citoyens en les menaçant de l’apocalypse
si par malheur la monnaie unique venait à imploser.
Laurence Parisot nous promettait par exemple en 2012
« des décennies d’appauvrissement » en cas de
démantèlement de l’euro 70 ! Et lorsque Alain Minc
déclare : « L’euro est éternel car aucun responsable
politique ne prendra le risque d’un drame économique
auprès duquel la faillite de Lehman Brothers ferait gure
de bluette 71 ! », on a envie d’ajouter : « Mais alors, si
c’est si grave, pourquoi avez-vous pris le risque de nous
mettre dans cette galère ? » De même, il n’est pas
convenable de la part de certains dirigeants politiques
de véhiculer des idées fausses en déclarant que la n de
l’euro signi erait un doublement de la dette. La dette
publique française n’est pas libellée en devises
étrangères, elle est entièrement libellée en euros, c’est-à-
dire en monnaie domestique 72.
La n de l’euro serait un saut dans l’incertitude,
comme l’a été sa création, mais pas un saut dans le
néant. Il n’est tout de même pas totalement
inconcevable que l’on puisse défaire l’euro sans défaire
l’Europe, que l’on puisse gérer ce passage très di cile
sans drame majeur. D’une certaine manière, les drames
sont déjà là. Dans son livre Zone euro, éclatement ou
fédération, Michel Aglietta écrit à propos d’une
éventuelle sortie de la Grèce : « Une sortie unilatérale de
l’euro est un pari parce qu’elle est catastrophique à court
terme, mais elle donne l’espoir d’un rebond capable
d’engager le pays sur une voie de croissance 73. » Michel
Aglietta montre dans le cas de l’Argentine les e ets
béné ques d’une sortie de la zone monétaire qui avait
été créée avec le dollar : « Au bout de six mois, la
situation a commencé à s’améliorer très fortement, ce
qui n’a pas manqué de surprendre les observateurs. »
Si pour une raison ou pour une autre – impatience
des marchés, accumulation des déceptions en matière de
réduction des dé cits et de croissance, handicaps
insurmontables en matière de compétitivité, divergences
structurelles accentuées, insu sante solidarité intra-
européenne, récession mondiale, révoltes sociales, choc
externe – l’éclatement de la zone euro devait un jour se
produire, ou si les coûts économiques, sociaux et
nanciers de la continuation devenaient supérieurs aux
coûts de la rupture, la sortie de l’euro devrait être
soigneusement organisée et maîtrisée, surtout pas subie.
Il faut se tenir prêt à gérer toutes les situations car toute
journée perdue face à la spéculation risquerait d’être
dramatique. Lors de la crise de liquidité de Lehman
Brothers, les plus hauts dirigeants de la planète et les
nanciers les plus réputés ont pris en très peu de temps
une décision d’une extrême gravité dont ils n’avaient à
aucun moment anticipé les conséquences. Ces paris
hasardeux peuvent être suicidaires. Il appartient aux
dirigeants économiques et politiques d’anticiper les
scénarios les moins favorables a n d’y faire face le
moment venu dans les moins mauvaises conditions pour
le cas où ils se concrétiseraient. Exactement dans le
même état d’esprit que celui qui animait Christine
Lagarde, directrice générale du FMI, lorsqu’elle déclarait
à propos d’une sortie ordonnée de la Grèce : « Cela fait
partie des options qu’on est obligé de regarder
techniquement 74. »
Cet examen est d’autant plus nécessaire qu’il serait
vain d’escompter une embellie due à l’amélioration de
l’environnement économique et nancier. Dans les
années à venir, la croissance restera lente du fait du
poids de la dette et les déséquilibres continueront à
fragiliser l’édi ce nancier international. Des éléments
qui n’aideront pas la monnaie unique.
Les lignes qui suivent ne sont donc pas des
suggestions, encore moins des préconisations. Elles sont
simplement là pour montrer que dans la crise actuelle il
existe, en cas de nécessité, une sortie de secours.
Dans un scénario d’éclatement, une douzaine de
conditions devraient a priori être respectées pour tenter
de traverser avec le minimum de dommages une phase
extrêmement délicate :
1. La suppression de l’euro serait décidée de manière
ordonnée et simultanée dans tous les pays de la zone euro,
solution nettement préférable à une sortie isolée de tel
ou tel pays en di culté qui risquerait d’entraîner un
e et de contagion di cile à maîtriser.
2. L’euro serait remplacé par la monnaie nationale de
chaque pays. Tout État a le droit de déterminer lui-
même sa monnaie conformément au principe de
souveraineté monétaire reconnu par le droit
international (décision de la Cour permanente de justice
internationale de La Haye en 1929 75 et note du
ministère de l’Économie des Finances et de l’Industrie de
novembre 1997 a rmant que « La France est
entièrement libre de modi er son unité monétaire 76 »).
Le 15 août 1971, lorsque les Américains ont décidé
unilatéralement de suspendre la convertibilité du dollar
en or, jusque-là garantie à tous les créanciers des États-
Unis sur la base de 35 dollars l’once, ils ont privé ces
créanciers de la possibilité d’être remboursés en or. Des
pays comme la France et l’Allemagne, qui avaient exigé
dans les années précédentes d’être payés en or plutôt
qu’en dollar, ont été mis devant le fait accompli. Les
créanciers des États-Unis ont été remboursés dans une
monnaie qui s’est dévaluée puis réévaluée au l des
uctuations de marché. Ici, il en serait de même. Autre
exemple, lors du passage du Deutsche Mark à l’euro,
d’une monnaie forte à une monnaie réputée faible, les
créanciers de l’Allemagne ont parfaitement accepté la
situation nouvelle, sans que cela soulève la moindre
discussion juridique.
3. Pour déterminer la parité initiale, la solution la plus
simple serait de décréter qu’un eurofranc est égal à un
euro 77. De même, un euromark serait égal à un
euro, etc. La dette publique française étant aujourd’hui
entièrement libellée en euros, c’est-à-dire en monnaie
domestique, pas en yen, en francs suisses ou en sterling,
le montant de cette dette convertie en monnaie
nationale resterait inchangé pour la France, quelles que
soient les uctuations ultérieures de la monnaie.
4. Des parités indicatives entre monnaies de la zone
euro seraient publiées, tenant compte des évolutions
respectives de compétitivité depuis la création de l’euro,
a n d’éclairer les investisseurs.
5. Les banques centrales seraient dotées d’un statut
de prêteur en dernier ressort. Les États membres qui le
souhaiteraient pourraient autoriser leur banque centrale
à intervenir librement sur le marché de leur dette.
6. Les États membres devraient se tenir prêts à
nationaliser les banques pour éviter la fuite des dépôts
ou en cas de problème de solvabilité d’un établissement.
7. Les dépôts seraient garantis par chaque État
membre.
8. Un contrôle des capitaux serait instauré avant et de
manière temporaire. Des pénalités sur les sorties de
capitaux seraient établies au niveau européen.
9. Un plan de redressement, accompagné de mesures
structurelles, serait annoncé comme lors de toute
dévaluation, a n de tourner l’appareil productif vers
l’exportation.
10. L’e ort de baisse des dé cits publics serait
durablement maintenu a n d’asseoir la crédibilité de la
nouvelle monnaie nationale et d’obtenir rapidement sur
les marchés la con ance des investisseurs.
11. La construction européenne serait renforcée a n
de tuer au plus vite l’idée que la n de l’euro serait la n
de l’Europe.
12. Un projet de monnaie commune serait mis à
l’étude avec un encadrement souple des marges de
uctuation, par exemple plus ou moins 15 % comme en
1993, en vue d’une mise en place une fois les nouvelles
parités à peu près stabilisées.

Cette énumération ressemble peut-être à un chemin


de croix, mais il est rare qu’une crise de cette ampleur se
termine dans l’allégresse.

Les citoyens doivent avoir


le choix
Contrairement à ce que laissent entendre certains
dirigeants à Paris, à Francfort, à Bruxelles ou à Davos, ce
lieu magique où tout le monde semble appartenir à la
même famille, où les banquiers se muent en chefs de
gouvernement et les chefs de gouvernement en
banquiers, la crise de l’euro n’est pas derrière nous.
Cette crise ne se réduit pas à l’analyse des avancées ou
des reculs de quelques vagues spéculatives. Comment
peut-on dire que la situation s’améliore fortement en
zone euro quand l’accalmie sur les marchés n’a été
obtenue qu’au prix d’un glissement vers la dé ation et
un chômage record ? Le sort de la monnaie unique ne se
joue pas sur la réaction des marchés, tellement
versatiles, mais sur des évolutions beaucoup plus
structurelles.
Les facteurs qui pèsent sur la situation économique et
sociale de la zone euro remontent à la conception même
de la monnaie unique : incongruité d’une politique de
changes xes dans un monde de changes exibles,
handicap d’une parité systématiquement surévaluée
alors que tous les grands pays industriels mènent une
guerre des changes, di culté d’avoir un taux d’intérêt
unique pour des États pratiquant des politiques
di érentes dans à peu près tous les domaines,
insu sances d’une solidarité limitée à la recherche de
l’équilibre budgétaire. Les résultats sont pour le moment
assez catastrophiques : austérité sans perspective
tangible de retour aux équilibres, plans de sauvetage de
plus en plus coûteux et peu transparents vis-à-vis des
citoyens, politique monétaire à risque élevé 78, montée
des tensions politiques. La crise de la monnaie unique
n’est pas vraiment derrière nous.
Un seul facteur permettrait d’éviter l’éclatement : un
basculement rapide dans le fédéralisme. Pas un
fédéralisme limité à la politique monétaire, mais un
fédéralisme économique, social, politique. Un
fédéralisme qui consacrerait une solidarité illimitée
entre tous les pays de la zone euro, identique à celle qui
existe entre l’État de New York et celui de Californie. Et
surtout un fédéralisme accepté et validé par les citoyens.
Dans une tribune du Monde signée en janvier 2013
par un collectif réuni autour de Bernard-Henri Lévy, les
auteurs résument fort bien cette conviction que, sans un
vrai fédéralisme, la monnaie unique a les plus grandes
chances de mourir : « C’est une certitude. Un horizon
indépassable et fatal. Tout le reste – incantations des
uns, petits arrangements des autres, fonds de solidarité
truc, banques de stabilisation machin – ne fait que
retarder l’échéance et entretenir le mourant dans
l’illusion d’un sursis. » Mais, comme souvent lorsqu’il
s’agit de convaincre, les auteurs se laissent emporter par
un pessimisme noir en a rmant que la n de la
monnaie unique serait la n de l’Europe, un saut dans
« la barbarie », une conviction qu’il est impossible de
partager. L’idée européenne ne se réduit pas à
l’existence d’une monnaie. Après plus d’un demi-siècle
de coopération continue, l’Europe est désormais
su samment forte autour de ses valeurs humanistes
pour surmonter une crise monétaire.
L’Histoire dira si ce pari fou du fédéralisme est
gagnable. Aucun signe tangible n’en est donné pour le
moment, ni dans un e ort de relance par les pays les
moins endettés, ni dans la politique scale, ni dans la
politique sociale, ni dans la politique énergétique, ni
dans la politique étrangère, s’il est même possible
d’utiliser ce terme à propos de l’Europe, ni surtout dans
les opinions exprimées par les citoyens. Un sondage 79 de
janvier 2013 laisse ainsi apparaître que seuls 23 % des
Français considèrent qu’il faut renforcer les pouvoirs de
l’Europe. Comment faire le fédéralisme sans renforcer
les pouvoirs de l’Europe ? Face à autant de scepticisme,
ceux qui proposent comme remède de prendre exemple
sur l’Amérique de la n du XVIIIe siècle et d’instaurer une
gouvernance de type fédéral sans le dire oublient juste
deux choses : les États-Unis se sont créés sur un
territoire vierge, ou plutôt sur l’élimination des
Amérindiens, pas avec des peuples qui ont deux mille
ans d’histoire derrière eux 80 ; rien ne peut et ne doit se
faire sans l’adhésion des citoyens si l’on veut éviter des
réveils douloureux, des crises dramatiques 81.
À force de courage et de lucidité, l’Europe choisira
peut-être la voie d’une vraie solidarité, une marche lente
et miraculeuse vers les États-Unis d’Europe. Mais
l’Histoire réservant toujours sa part de surprise, il faut se
tenir prêt à a ronter une situation très di érente, à
prendre acte avec pragmatisme des erreurs commises au
début des années 1990. Si le sauvetage de la monnaie
unique devait passer par le maintien d’un engrenage
dé ationniste, par la poursuite de la désindustrialisation
de nombreux pays, par des e orts sans cesse plus
importants demandés aux contribuables, aux
investisseurs et aux épargnants, le tout sans le moindre
rayon de soleil à l’horizon, il viendrait un moment où
l’euro serait condamné, peut-être du fait d’une tempête
sur les marchés, certainement du fait d’un rejet par les
peuples.
Un abandon de la monnaie unique serait aujourd’hui
beaucoup moins grave qu’au printemps 2010, et même
qu’à l’automne 2011 ou à l’automne 2012 puisque les
banques se sont considérablement allégées en dettes
souveraines intra-européennes. Chaque mois qui est
gagné sur la crise est un mois utile. Si l’on veut laisser la
liberté aux citoyens de choisir le moment venu la
solution la plus pertinente sur le plan économique, si
l’on veut éviter qu’ils ne se sentent en quelque sorte pris
en otage par les dirigeants européens – « vous n’avez pas
d’autre choix que la monnaie unique car le risque est
systémique 82 » –, il est indispensable de poursuivre ce
mouvement, de limiter également les investissements
des banques dans leurs propres dettes souveraines. C’est
l’application par les acteurs économiques d’un principe
de précaution.
Sortir de la crise de la monnaie unique ne sera pas un
exercice simple car la politique y est davantage
qu’ailleurs mêlée à l’économie. Un nœud gordien qu’il
faudra bien nir par trancher, par le fédéralisme ou par
la n de l’expérience, mais toujours avec l’adhésion des
citoyens.
Cité par
1.
www.brainyquote.com/quotes/authors/e/eddie_cantor.html (trad.
de l’auteur).

2. L’Ancien Régime et la Révolution.


Alain Minc, Philippe Séguin, Deux France ?, Paris, Plon, 1994.
3.
Gerhard Schröder (ministre-président de Basse-Saxe) n’était pas
4. encore chancelier, ce qui lui laissait une certaine liberté de
parole…
La monnaie commune, proposée notamment par Édouard Balladur
5.
dès la n des années 1980, approuvée par le Premier ministre
anglais John Major, consistait à maintenir les monnaies nationales
et à créer une monnaie parallèle pour les échanges internationaux,
une monnaie de réserve internationale.

6. Marché secondaire de dette publique : marché sur lequel


s’échange la dette déjà émise. Marché primaire : émission de dette
nouvelle.
Dans un délai de six mois selon le FMI.
7.
Cette décision, passée inaperçue dans un premier temps, sauf des
8. investisseurs anglo-saxons, constitue un tournant majeur de la
zone euro.
Fonds européen de stabilité nancière.
9.
Le 18 mai 2010, les autorités allemandes décidèrent d’interdire
10. certaines opérations spéculatives sur la dette souveraine (ventes à
découvert à nu, achats de CDS à nu), il est vrai sans concertation.
Elles ne seront pas suivies.
Ces clauses ont été introduites à partir des années 2000 dans le
11.
droit américain pour faciliter la restructuration des dettes des pays
émergents suite aux crises mexicaine et argentine. Jusque-là, le
droit de l’État de New York prévoyait que les contrats pour les
émissions de dette ne pouvaient être modi és qu’à l’unanimité des
porteurs.

12. Solde disponible du MES : capacité de nancement de


700 milliards d’euros moins 188 milliards d’engagements du FESF
(Grèce, Irlande, Portugal), moins 100 milliards d’engagements
pour l’Espagne (dont 41 milliards sont déjà utilisés), moins
9 milliards pour Chypre. Soit 400 milliards environ.
Avant même cette décision de septembre 2012, la Cour avait déjà
13.
insisté lors de l’examen du traité de Lisbonne, en juin 2009, sur la
souveraineté du Parlement allemand à l’égard des décisions de
l’Union européenne.

14. Collatéraux : titres donnés en garantie des nancements qui sont


accordés par la BCE.
Securities Market Program, un programme utilisé à hauteur de
15.
207 milliards d’euros.

16. Long Term Re nancing Operations.


Les taux espagnols se situaient à 5-6 %.
17.
Les soldes négatifs des pays du Sud ont représenté en 2011-2012-
18. 2013 : – 250 à – 400 milliards d’euros pour l’Espagne ; – 200 à –
300 milliards pour l’Italie ; – 50 à – 100 milliards pour la Grèce et
même – 50 à – 150 milliards pour la France. Le solde créditeur de
l’Allemagne s’est stabilisé entre + 500 et + 700 milliards. Les
soldes du Luxembourg et des Pays-Bas ont été créditeurs de + 50
à + 100 milliards d’euros.
Outright Monetary Transactions.
19.
Mario Draghi le 6 septembre 2012 : « Le respect des engagements
20. pris par les gouvernements et l’accomplissement des missions
dévolues aux FESF/MES sont des conditions nécessaires pour la
mise en œuvre et l’e cacité des OMT. »
La Troïka est un triumvirat composé de la Commission
21.
européenne, de la BCE et du FMI. Elle a été mandatée par
l’Eurogroupe a n de négocier avec les États. À noter que, dans
tous les plans de sauvetage internationaux, la banque centrale
était jusqu’à présent aux côtés des États, non face à eux.

22. D’autant que l’Espagne n’avait aucune assurance sur le niveau de


taux qu’aurait visé la BCE.
Au cours de sa conférence de presse le 6 septembre 2012, Mario
23.
Draghi déclarait : « La violation des statuts de la BCE aurait pu
être constatée dans le cas où ces transactions étaient réalisées sur
le marché primaire. Or, elles se dérouleront sur le marché
secondaire. »

24. Federal Open Market Committee Policy.


Balance-sheet Policy.
25.
Ben Bernanke, conférence du 31 août 2012 : « Monetary Policy
26. Since the Onset of the Crisis » (Federal Reserve Bank of Kansas
City, Economic Symposium).
Articles 32 et 33 du Protocole dé nissant les statuts du Système
27.
européen de banques centrales et de la Banque centrale
européenne.

28. Les textes prévoient cependant que les pertes soient alors réparties
en fonction de la clé habituelle (France 20,4 %) et non en fonction
de la situation des soldes des pays créditeurs à un instant donné.
Mario Draghi, interview au Wall Street Journal le 24 février 2012.
29.
Prélèvement initialement prévu sur tous les dépôts, puis revu avec
30. une exonération des dépôts inférieurs à 100 000 euros et un
prélèvement important sur les autres dépôts.
La procédure de banqueroute est connue aux États-Unis sous le
31.
nom de « Chapter 11 ». Pour Lehman Brothers, elle s’est appliquée
à partir du 15 septembre 2008.

32. La FDIC, Federal Deposit Insurance Corporation, a été créée par


Roosevelt en 1933 pour garantir les dépôts, superviser une partie
des banques et assurer la gestion des banques au bord de la
faillite. Les cinq membres du conseil sont nommés par le président
des États-Unis avec l’accord du Sénat.
Dette remboursée après la dette ordinaire et rémunérée par des
33.
taux d’intérêt plus élevés.

34. Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe, a con rmé que le


plan de sauvetage de Chypre pourrait faire école, déclarant au
Financial Times le 25 mars 2013 : « If there is a risk in a bank, our
rst question should be : […] What can you do to recapitalize
yourself ? If the bank can’t do it, then we’ll talk to the shareholders
and the bondholders. We’ll ask then to contribute in recapitalizing the
bank. And if necessary the uninsured deposits holders » (trad. de
l’auteur : « S’il y a un risque sur une banque, notre première
question devrait être : […] Que pouvez-vous faire pour vous
recapitaliser ? Si la banque ne peut pas le faire, alors nous
devrions parler aux actionnaires et aux créanciers. Nous devrions
alors leur demander de contribuer à la recapitalisation de la
banque. Et si nécessaire aux déposants qui ne sont pas garantis »).
La certitude qu’un État ne peut laisser une banque importante
35.
faire faillite est une incitation à la prise de risque.

36. C’est pour se prémunir contre le risque d’une muraille de Chine


poreuse que le rapport du groupe de travail de Jacques de
Larosière s’était prononcé en février 2009 contre le fait de con er
à la BCE une mission de supervision.
Les autorités américaines ont immédiatement injecté 182 milliards
37.
de dollars, ce qui a permis de restaurer la con ance… et de
reverser au titre des CDS 12,9 milliards de dollars à Goldman
Sachs, 11,9 milliards de dollars à la Société générale et
11,8 milliards de dollars à la Deutsche Bank.

38. L’aide du FMI est nancièrement marginale, mais politiquement


elle marque très clairement le renoncement de l’État secouru à sa
souveraineté et, au-delà, de l’ensemble de la zone euro à une
partie de sa liberté de décision. Dès le début de la crise, Jean-
Claude Trichet s’était très fermement opposé à l’intervention du
FMI dans la crise européenne : « Le recours au FMI serait une
humiliation » (11 février 2010), « un aveu d’échec pour l’Europe »
(4 mars 2010).
La lourdeur de ce processus conduit à s’interroger sur l’e cacité
39.
même des OMT. En e et, s’il faut négocier les montants d’aide, la
liste des réformes à e ectuer, éventuellement le montant des
abandons de créances, avant la mise en place des OMT, il n’est pas
sûr que les marchés attendent.

40. L’euthanasie dont il s’agissait consistait à appliquer un faible


niveau de taux d’intérêt a n d’accroître la propension à
consommer.
Les engagements de la France sur la Grèce représentent un
41.
montant de 11,4 milliards au titre des prêts bilatéraux, plus une
part de 20,4 % des prêts accordés par le FESF pour un montant de
144,6 milliards d’euros, soit 29,5 milliards d’euros. Au total
41 milliards d’euros, soit deux tiers de l’impôt sur le revenu de
2012.

42. Le rapport de la Cour des comptes précise que cet engagement se


traduit par « une mention littéraire dans l’annexe du compte
général de l’État au titre du capital appelable »…
Selon l’Institut Bruegel, les créances grecques nancées par la BCE
43.
représenteraient 42 milliards d’euros (Silvia Merler et Jean Pisani-
Ferry, « Who is Afraid of Sovereign Bonds ? », février 2012).

44. À moins qu’un nouveau système d’échange « volontaire » de dette


ne soit mis en place pour préserver les arti ces comptables.
Dans son rapport annuel publié le 6 mars 2013, l’O ce européen
45.
des brevets montre que la France dépose trois fois moins de
demandes de brevets que l’Allemagne : 4,7 % des demandes pour
la France au lieu de 13,3 % pour l’Allemagne. Les chi res sont de
24,6 % pour les États-Unis, 20,1 % pour le Japon, 7,3 % pour la
Chine et 5,6 % pour la Corée.

46. « La crise de la zone euro est nalement facile à comprendre »,


Recherche Natixis (15 novembre 2011).
« Pacte pour la compétitivité de l’industrie française », rapport au
47.
Premier ministre (5 novembre 2012).

48. Les dévaluations internes ont pour objet de faire baisser les coûts
de production, notamment salariaux, dans des économies qui ne
peuvent plus recourir (zone euro), ou ne veulent plus recourir aux
dévaluations monétaires (France entre 1933 et 1936).
« Crédit d’impôt pour la compétitivité et pour l’emploi »,
49.
représentant 6 % de la masse salariale brute pour la partie
inférieure à 2,5 SMIC à partir de 2014.

50. Jean-Pierre Chevènement sur France Inter le 6 janvier 2011 :


« J’étais contre le traité de Maastricht. J’étais contre le décollage
de l’avion. Maintenant que l’avion a décollé, je ne propose pas de
sauter par le hublot ! Je propose de se rapprocher de la cabine de
pilotage, de prendre en main les commandes, de réaliser
l’atterrissage en douceur et de changer les règles de l’euro sur trois
points […]. »
« Le Conseil […] peut formuler les orientations générales de
51.
politique de change vis-à-vis de ces monnaies [celles des États
tiers]. »

52. Mario Draghi à Moscou le 15 février 2013 : « Le débat sur les


changes est inapproprié, stérile et contre-productif. »
Pour examiner ce projet, la Commission s’est appuyée sur des
53.
critères régionaux et non pas mondiaux (part du nouvel ensemble
sur les marchés de dérivés), comme si les marchés nanciers
étaient régionaux !

54. Milton Friedman, conférence à la Banque du Canada, le


3 novembre 2000, « Revisiting the Case for Flexible Exchange
Rates ».
Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise… maintenant !, op. cit.
55.
Cité par de Gaulle dans le discours de Bayeux, le 16 juin 1946.
56.
Avant la France, le Royaume-Uni avait fait l’expérience d’une
57. politique identique en décidant de revenir à l’étalon-or en 1925,
avec la parité d’avant-guerre et après une cure d’austérité de cinq
ans. Il dut renoncer à cette politique absurde dès 1931. Poincaré
avait rejoint l’étalon-or en 1928, mais après une sage dévaluation.

58. Jacques Rue , De l’aube au crépuscule, Paris, Plon, 1977.


« Sa connaissance des problèmes économiques et monétaires et
59. son indépendance de caractère lui méritèrent très vite une estime
exceptionnelle », dira de lui Michel Debré dans ses Mémoires,
Paris, Albin Michel, 1984.

60. Emmanuel Monick, Pour mémoire, Paris, Mesnil, 1970.


Les citations de ce paragraphe sont extraites du livre de Jean
61. Lacouture, Léon Blum, Paris, Le Seuil, 1977.

62. C’est-à-dire la détention de la dette d’un État par les résidents de


cet État.
Thierry Breton, Le Monde, 13 août 2007.
63.
La dette négociable sur le marché représente 77 % de la dette
64. publique, ce qui veut dire que les non-résidents détiennent n
2012 un montant de dette d’environ 870 milliards d’euros. La part
de la dette détenue par les non-résidents hors zone euro serait de
moitié environ.
Ce type de clauses n’existe que dans les contrats de quelques pays
65.
émergents.

66. Rapport annuel de l’Autorité de contrôle prudentiel, 29 mai 2013.


Jean Pisani-Ferry, article dans Le Monde, 17 septembre 2012.
67.
Article de Solenn Poullennec dans L’AGEFI Quotidien, 12 juin 2013
68. (chi res BNP Paribas CIB).
Silvia Merler et Jean Pisani-Ferry, « Who is Afraid of Sovereign
69.
Bonds ? », art. cit.

70. Laurence Parisot, tribune dans Le Monde, 15 février 2012.


Alain Minc, entretien aux Échos, 14 octobre 2012.
71.
En cas d’éclatement de l’euro, la dette publique d’un montant de
72. 2 000 milliards d’euros en 2013 deviendrait une dette de
2 000 milliards d’eurofrancs. Cela n’entraînerait aucun
changement pour le contribuable. Elle aurait été de
2 000 milliards de dollars, il aurait fallu 2 400 ou 2 500 milliards
d’eurofrancs pour la rembourser. Nous avons la chance d’avoir
une dette entièrement libellée en monnaie domestique. En
revanche, nous subirions une hausse du coût de nos importations.
Et nos exportations seraient plus compétitives.
Michel Aglietta, Zone euro, éclatement ou fédération, Paris,
73.
Michalon, 2012.

74. Christine Lagarde, entretien sur France 24 le 15 mai 2012.


Dans l’a aire des « Emprunts serbes et brésiliens », la Cour de La
75. Haye a rme : « C’est un principe généralement admis que tout
État a le droit de déterminer ses monnaies. »

76. Note juridique du ministère de l’Économie, des Finances et de


l’Industrie publiée le 19 novembre 1997 : « Le passage à l’euro et
les conventions internationales – décembre 1996. »
Cette parité de un pour un est proposée par plusieurs économistes
77.
européens dont Gérard Lafay en France (tribune Le Figaro,
21 novembre 2011). La sortie de l’euro serait ainsi beaucoup plus
facile à gérer que l’entrée dans l’euro pour les citoyens. De plus,
elle ne comporterait pas de risque d’in ation cachée.

78. Achat de créances souveraines des pays en di culté, Target2,


exposition des banques à la dette souveraine domestique (voir
l’étude de l’Institut Bruegel déjà citée).
Sondage IPSOS-Le Monde.
79.
Raymond Aron dans la revue Pouvoirs en 1983 (« Entretien avec
80. Yann Coudé du Foresto ») : « Les États-Unis ne sont pas un grand
empire au sens de Montesquieu, mais une communauté politique
créée par des immigrants, à partir de rien. »
Cette hésitation à consulter les peuples est une limite, assez
81.
évidente aujourd’hui, de la « méthode Monnet » instituant des
« solidarités de fait » pour aboutir à une fédération. Dans ses
Mémoires, Jean Monnet écrit : « Je n’ai jamais cru que l’Europe
pourrait naître un beau jour d’une grande mutation politique et je
ne pensais pas que l’on dût commencer par consulter les peuples
sur les formes d’une Communauté dont ils n’avaient pas
l’expérience », Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976.
Les dirigeants qui déclarent que la crise est terminée entretiennent
82.
ce risque systémique en incitant les acteurs économiques à une
prise de risque sur la dette souveraine.
4

Des réformes simples


et décisives

Comment maîtriser
la spéculation et mieux
distribuer le crédit
« Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia
nostra ? »
Cicéron 1
« Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait
que se creuser un tombeau. »
Saint-Just 2

Du printemps 2003, période où les levées de capitaux


reprirent sur les marchés nanciers après le krach,
jusqu’au printemps 2007, période où l’on entendit les
premiers coups de tonnerre annonciateurs de la nouvelle
crise, le monde de la nance connut une période qu’il ne
reverra plus jamais. La créativité nancière était sans
limites, le crédit abondant, les objectifs de pro t des
banques à des niveaux records et la con ance dans
l’avenir inébranlable. Tout au long de ces années, douter
de ces perspectives enthousiasmantes aurait été déplacé
tant la con ance était ancrée aux quatre coins de la
planète nancière. Comme toujours dans la nance,
l’angoisse a ressurgi à la vitesse de l’éclair.
Dans le monde politique, il a fallu beaucoup plus de
temps pour prendre la dimension de la crise, surtout
dans les pays anglo-saxons où le mélange des genres
conduit souvent à confondre l’horizon de l’économie
nationale avec celui des marchés nanciers. Henry
Paulson, secrétaire au Trésor, déjà cité au début de ce
livre pour avoir fait toute sa carrière chez Goldman
Sachs avant d’en prendre la direction générale, a rmait
le 28 novembre 2006 : « Nous avons la chance de faire
face à nos dé s à long terme en position de force.
Comme acteur des marchés nanciers depuis trente ans,
je dis avec con ance qu’au cours des deux dernières
années l’économie mondiale n’a jamais été aussi forte. »
On taira ici par indulgence d’autres déclarations,
d’autres tribunes publiées jusqu’à la veille de la crise, en
Europe et aux États-Unis, où l’on expliquait au bon
peuple que tout allait pour le mieux dans une nance
autorégulée et qu’il ne fallait surtout pas édicter de
nouvelles règles. Lorsque les premiers signes de la crise
immobilière américaine apparurent, nombre de
dirigeants européens a rmèrent que cette crise était
sectorielle, régionale, et qu’elle n’aurait aucun impact
sur le reste du monde.
Ce n’est qu’à l’automne 2008, quand tout s’est
e ondré, que les dirigeants ont vraiment pris conscience
que la crise ne s’arrêterait pas aux rives de l’Atlantique
et qu’elle risquait surtout de déclencher la faillite en
chaîne de tout le système nancier. L’aveuglement avait
été collectif. Quelques mois plus tard, dans son
remarquable et très long communiqué du 2 avril 2009,
le G20 de Londres faisait un diagnostic extrêmement
clair sur la crise, sur les dysfonctionnements du système
nancier, sur la dizaine de chantiers qu’il fallait ouvrir
rapidement. Si tous les G20 qui ont suivi celui de
Londres avaient été de la même qualité, il ne fait pas de
doute que l’exécution de la feuille de route serait
aujourd’hui beaucoup plus avancée.
Si l’on veut éviter une nouvelle crise systémique à
brève échéance, il est indispensable de réaliser quelques
réformes clés. Le survol qui suit va tenter de montrer
que, contrairement à ce que l’on croit souvent, les
solutions sont simples. En paraphrasant de Gaulle qui
faisait route vers « l’Orient compliqué », on pourrait dire
qu’à la complexité de la nance il faut toujours essayer
de répondre par des principes simples, voire par des
interdictions. Ne jamais se laisser distraire par ceux qui
suggèrent de complexi er les réformes pour mieux les
neutraliser. Lorsque l’essentiel est en jeu, il ne peut y
avoir de compromis.
La réforme de la régulation nancière est une vraie
révolution qu’il faut accomplir sans tarder. Elle doit
avoir pour objectif de réduire la place prise par la
spéculation et de rendre la main à l’autorité politique et
aux citoyens. Certaines révolutions méritent d’être
conduites jusqu’au bout, surtout lorsqu’elles sont
paci ques !

Les institutions de régulation


européennes doivent être
vraiment supranationales
Une première série de réformes a été menée à bien,
très rapidement. Ces réformes concernent les nouvelles
institutions de régulation, en Amérique et en Europe.
Mais c’est surtout en Europe que le besoin était urgent
compte tenu de la multiplicité des autorités de
régulation agissant sans coordination, avec bien souvent
le seul souci de la compétitivité de place et l’indi érence
au risque systémique. Comme l’avait joliment résumé
Jean-Pierre Jouyet : « Il s’agissait de remettre l’église au
milieu du village. »
Trois institutions européennes de supervision,
l’ESMA 3 pour les marchés nanciers, l’EBA 4 pour les
banques et l’EIOPA 5 pour les assurances, ont été créées
dans le prolongement du remarquable rapport du
groupe de travail présidé par Jacques de Larosière,
ancien directeur général du FMI et ancien gouverneur de
la Banque de France 6. Ces nouvelles institutions
fonctionnent depuis janvier 2011.
À côté de ces trois institutions, un Conseil européen
du risque systémique, l’ESRB 7, a été mis en place pour
détecter les risques à un stade précoce, pour alerter les
autorités nationales ou internationales sur les risques
systémiques. Le Conseil peut aussi émettre des alertes
publiques à l’égard d’un acteur ou d’un produit qui
présenterait des dangers pour la stabilité nancière.
Cette mission, qui exige une collecte d’informations la
plus large possible et surtout une grande réactivité, était
considérée comme très importante par le groupe de
travail de Jacques de Larosière. Le décalage est grand
aujourd’hui entre le rôle d’observatoire avancé des
risques que l’on souhaitait con er à cette institution et
la réalité de son fonctionnement. Les réunions ne
rassemblent pas moins d’une centaine de personnes !
Tous les régulateurs de l’Union sont représentés,
régulateurs nationaux et régulateurs européens. Et, idée
pour le moins étrange, la présidence des réunions a été
con ée à la BCE qui voit naturellement dans l’ESRB une
institution assez inutile puisque la supervision des
risques lui a été con ée à elle, la BCE. L’autorité
politique brille par son absence. Bref l’ESRB est un peu à
l’image de l’Europe ! Aux États-Unis, l’organisme
équivalent, le FSOC 8, est présidé par le secrétaire au
Trésor et réunit seulement une quinzaine de personnes.
Néanmoins, il est possible que le nouveau rôle attribué à
la BCE dans la supervision microprudentielle des
banques aide l’ESRB à trouver sa place d’observatoire
avancé des risques.
La priorité au lendemain de la crise était
naturellement de mettre en chantier la nouvelle
régulation de marché. De manière étonnante, les États-
Unis ont maintenu un pilotage de la régulation à deux
têtes, avec d’un côté la SEC 9, qui est l’autorité générale,
et de l’autre la CFTC 10, qui régule depuis 1974 la plus
grande partie du marché des dérivés. Les
chevauchements de frontières, les di cultés à échanger
de l’information et parfois les rivalités entre les deux
institutions sont l’assurance d’une perte d’e cacité dont
cherchent naturellement à pro ter les acteurs, aussi bien
lors de l’élaboration des règles que dans leur
interprétation.
En Europe, l’ESMA fonctionne à plein régime, avec
des e ectifs encore limités, un objectif de deux cents
personnes d’ici 2015, et une contribution active des
autorités de régulation nationales pour l’aider à monter
en puissance. Mais il est encore un peu tôt pour faire un
premier bilan. L’ESMA a pour mission d’arrêter des
« standards techniques », c’est-à-dire des normes
contraignantes pour les régulateurs nationaux et les
acteurs nanciers dans le cadre de la transposition des
directives et des règlements européens, d’émettre des
lignes directrices (guidelines) et des recommandations 11,
de prendre des mesures à l’encontre des régulateurs
récalcitrants, d’arbitrer d’éventuels con its entre
régulateurs, d’intervenir si nécessaire directement
auprès d’acteurs de marché, en n d’agréer et de
superviser directement les agences de notation et les
référentiels centraux de données, des entités qui
recueilleront les informations sur les transactions de
produits dérivés.
Ces pouvoirs sont en apparence très larges, même si
on peut regretter que l’ESMA n’ait pas directement en
charge la supervision d’autres grands acteurs nanciers
d’importance systémique, par exemple les hedge funds les
plus importants et les chambres de compensation, ces
organismes nanciers qui centraliseront les transactions
sur les produits dérivés. Naturellement, il est essentiel
que l’ESMA soit la plus forte possible, qu’elle ne
fonctionne en aucun cas comme une instance de simple
coordination ou comme une instance où chacun des
27 régulateurs présents serait tenté de voir un moyen de
défendre la compétitivité de sa place. Instance à
caractère supranational, l’ESMA doit se situer au-dessus
des intérêts nationaux. La régulation européenne est
vouée à l’échec si cette condition n’est pas respectée.
On voit bien où pourraient se trouver certaines
dérives futures. Par exemple lorsque les textes des
directives ou des règlements européens élaborés dans le
cadre du trilogue entre la Commission, le Parlement
européen et le Conseil des ministres restent trop vagues.
Il est tentant pour certains régulateurs nationaux de
négocier des dispositions beaucoup plus souples, grâce à
des majorités de circonstance, d’obtenir que ces
dispositions gurent dans de simples guidelines au lieu
d’être formulées dans des standards techniques
contraignants. Les guidelines ont en e et l’immense
avantage pour les régulateurs récalcitrants d’être
soumises au régime du « comply or explain ». L’autorité
nationale se conforme ou bien elle explique pourquoi
elle ne se conforme pas. Au cours de l’hiver 2013,
certaines dispositions sur les ventes à découvert qui
devaient initialement être rédigées par la Commission
ont par exemple basculé dans la catégorie de simples
guidelines rédigées par l’ESMA… Les Anglais auront ainsi
le loisir d’« expliquer » pourquoi ils n’appliqueront pas
la dé nition retenue pour l’activité des teneurs de
marché 12, une disposition pourtant fort importante. Mais
les Anglais ne se sont pas arrêtés en si bon chemin.
Manœuvre inédite, ils ont obtenu quelques semaines
plus tard que l’ESMA revienne vers la Commission pour
demander une révision de la directive elle-même, a n
d’assouplir d’autres dispositions, pourtant déjà très
souples. L’ESMA, institution en charge de l’application
des directives, se retourne ainsi vers la Commission pour
lui demander de revoir ses textes ! Le monde à l’envers.
Si ce genre d’initiatives prospérait, la crédibilité de
l’ESMA pourrait vite se révéler fragile.
Dans le nouveau dispositif institutionnel, le pouvoir
de sanction pour les manquements nanciers reste du
ressort des autorités nationales. C’est elles qui veillent à
l’intégrité du marché et au respect des obligations
professionnelles. Toutefois, la coopération européenne
dans le domaine des enquêtes devra être renforcée si
l’on veut parvenir à démanteler des réseaux
internationaux très organisés qui sont susceptibles
d’utiliser des informations privilégiées.
Sur le plan international, le Conseil de stabilité
nancière (FSB 13), bras armé du G20, a été doté de la
personnalité juridique en 2011. Cela lui permet de jouer
encore plus e cacement son rôle de veille et de
proposition pour le contrôle du risque systémique, dans
le prolongement des réunions annuelles du G20. Celui-ci
reste la clé de voûte de la régulation mondiale. Depuis le
G20 de Washington le 15 novembre 2008, il rassemble
tous les ans les chefs d’État et de gouvernement des
économies les plus puissantes du monde (85 % du PIB
mondial). Mais les communiqués publiés, si précis et
mobilisateurs au moment de la crise, ressemblent
désormais davantage à des déclarations d’intention qu’à
des engagements. Comme s’il fallait attendre de
nouvelles tempêtes pour avancer ! Les pages qui suivent
montrent que, sur chacun des grands chantiers en cours,
les dirigeants savent très bien quels sont les enjeux,
quels sont les dangers et comment il faut faire pour
avancer. C’est donc en parfaite connaissance de cause
qu’ils décident d’agir ou de ne rien faire.

Les dérivés au cœur


de la spéculation
En 2013, un peu moins de 10 % des dérivés sont
traités de manière transparente sur des marchés
organisés – sur des plates-formes d’échange ou des
plates-formes électroniques – et un peu plus de 90 %,
sur les marchés dits de gré à gré (OTC 14), sous forme
d’accords bilatéraux. C’est une des grandes critiques qui
avaient été faites par le G20 de Londres en 2009. Ces
opérations traitées en gré à gré de manière bilatérale
impliquent en e et une prise de risque très importante
tenant à la défaillance éventuelle de l’entité avec
laquelle la transaction est faite, à l’absence de liquidité
et à l’absence de transparence vis-à-vis des régulateurs
sur des produits parfois très complexes.
Les encours de dérivés avaient atteint un sommet à la
veille de la crise de 2008. Depuis, ils sont restés à peu
près au même niveau alors qu’après la crise on était en
droit d’attendre une certaine diminution. Seuls les
encours de dérivés de crédit ont baissé, de moitié. Selon
la Banque des règlements internationaux (BRI) 15,
l’encours des dérivés OTC était de 633 000 milliards de
dollars n 2012 16. Cet encours a été multiplié par sept
depuis l’année 2000. Si l’on ajoute les dérivés traités sur
les plates-formes électroniques des marchés organisés,
l’encours global des dérivés se situe à 685 000 milliards
de dollars, soit très exactement dix fois le PIB mondial.
Pour avoir une idée du montant des risques encourus,
il faut regarder la valeur de marché de l’ensemble des
opérations à un instant donné. Fin 2012, dans une
période à peu près calme, ces risques sur les dérivés OTC
– les montants qui seraient dus en cas de dénouement
immédiat des opérations – représentaient
25 000 milliards de dollars. Un montant qui a doublé
par rapport à 2007. Il est équivalent aux PIB réunis des
États-Unis et de la zone euro. Naturellement, en cas de
volatilité des marchés, cette évaluation peut augmenter
fortement. Mais, compte tenu de l’opacité qui entoure
ces marchés, surtout lorsque les opérations sont
enregistrées dans des territoires o shore 17, il est di cile
de connaître précisément les risques.
Warren Bu et, quatrième fortune mondiale avec un
patrimoine de 53 milliards de dollars en 2013, écrivait
déjà en 2003 : « Les dérivés sont des armes nancières
de destruction massive, porteuses de dangers qui, bien
que latents, sont potentiellement mortels 18. » Et guère
plus rassurant, l’ancien gérant de hedge fund Georges
Soros, reconverti dans le mécénat, concédait en
janvier 2013 au Forum de Davos : « Nous avons inventé
des produits dérivés dont nous ne comprenons pas
vraiment les e ets qu’ils peuvent avoir. »
Les produits dérivés, produits complexes et risqués,
susceptibles de faire apparaître des pertes considérables
en cas de volatilité importante, des pertes qui peuvent se
répercuter en chaîne en cas de défaillance d’un acteur,
sont donc traités dans leur immense majorité en dehors
de tout contrôle des régulateurs. Les opérateurs eux-
mêmes ne savent pas toujours quels risques ils prennent,
soit que les historiques de volatilité se révèlent faux en
période de forte baisse des marchés, ce qui a été
largement démontré en 2008, soit que la solidité des
contreparties avec lesquelles ils traitent est mal connue.
C’est le marché des dérivés de crédit qui a déclenché
la tempête en 2007-2008. Le segment de marché des
CDS (Credit Default Swaps) ne représentait pourtant que
10 % du marché global des dérivés (5 % en 2013). Au
cours des années précédentes, les CDS avaient permis de
dissimuler les créances hypothécaires américaines, les
subprimes, qui remplissaient les salles de trading d’un
grand nombre de banques dans le monde entier. Lorsque
la qualité des créances immobilières américaines s’est
détériorée au cours de l’été 2007 du fait de la hausse des
taux qui avait rendu une partie des ménages américains
insolvables, les banques ont commencé à se préoccuper
de la qualité de la couverture représentée par ces
dérivés de crédit. Or, ceux-ci avaient souvent été
délivrés par des hedge funds et par des établissements
nanciers appelés monolines, des assureurs béné ciant
de la meilleure notation et spécialisés, jusqu’au début
des années 2000, dans la délivrance de garanties aux
collectivités locales 19.
L’attirance des monolines pour ce marché
rémunérateur des dérivés de crédit provoqua un vrai
désastre, d’autant que leur surface nancière était
généralement faible. Lorsque la qualité des créances
hypothécaires se détériora, les notations des monolines
furent dégradées. Les CDS furent appelés en garantie et
les monolines rent faillite. Les banques se retrouvèrent
en risque direct sur les subprimes avec des pertes
massives. Le leader mondial de l’assurance, AIG, avait
fait de la délivrance des CDS une part tellement
importante – et rémunératrice – de son activité qu’il
s’est également retrouvé en situation de faillite, sauvé au
dernier moment par les autorités américaines.
Les dérivés de crédit sont certes des instruments
utiles pour les banques qui doivent gérer au mieux leurs
risques sur les clients. C’est ce que l’on appelle la
« respiration des actifs ». Lorsqu’une banque estime
qu’elle est trop engagée sur un client, elle peut acheter
un CDS. Les banques doivent également gérer au plus
près leurs ratios réglementaires. Un achat de CDS leur
permet de réduire leur utilisation de fonds propres et
d’arbitrer en faveur d’une opération plus rentable. En
revanche, le fait de pouvoir échanger des CDS dans des
salles de trading est une pratique dont la justi cation
économique est plus douteuse. Lorsqu’un banquier fait
un crédit, il connaît en e et le risque de son client alors
que cela est moins évident pour un trader qui achète un
risque sur une entreprise qu’il ne connaît pas, dont le
siège social est parfois à l’autre bout du monde…
Les dérivés de crédit sont surtout des véhicules idéals
pour la spéculation, d’autant que ce marché est dominé
par quelques grands acteurs. Un organisme de
supervision bancaire du marché américain, l’OCC 20,
estimait en juin 2012 que quatre banques seulement –
JP Morgan, Citibank, Bank of America et HSBC –
réalisaient plus du tiers des opérations. D’autres banques
jouent également un rôle signi catif, notamment
Goldman Sachs et Morgan Stanley. En Europe, une
dizaine de banques dominent le marché. Cette
concentration du marché et sa faible liquidité,
notamment sur les dettes d’entreprises et sur les dettes
souveraines européennes, facilitent la spéculation.
Quelques interventions su sent en e et quelquefois à
faire décaler les prix et à déclencher des mouvements de
grande ampleur sur d’autres marchés beaucoup plus
importants.
En 2008-2009, on a pu observer la pression qui était
mise par la spéculation pour faire monter les primes sur
les marchés de dérivés de crédit de certaines entreprises
et répandre l’inquiétude sur leur solvabilité. Ces
o ensives de la spéculation peuvent avoir des
conséquences dramatiques. Les entreprises attaquées
risquent en e et tout simplement de perdre la con ance
de leurs banquiers. Pas de fumée sans feu, dit-on… La
rumeur accompagne généralement l’o ensive. Ce
phénomène avait été observé dès le krach de 2002-2003
alors que le marché des CDS n’en était pourtant qu’à son
démarrage. Au cours de l’été et de l’automne 2011, la
spéculation s’est emparée du marché des dérivés de
crédit de plusieurs grandes banques européennes, jetant
le même doute sur leur solvabilité.
En n, comment oublier le rôle joué par les dérivés de
crédit dans le déclenchement de la crise de l’euro à
partir de l’hiver 2010 ? En quelques mois, la spéculation
t monter les primes des dérivés sur des pays comme la
Grèce, l’Irlande et le Portugal dont les marchés sont très
peu liquides, répandant l’inquiétude autour d’un
prochain risque de défaut et provoquant de fait une fuite
massive des capitaux hors des pays concernés. En 2011
et 2012, les mêmes tensions ont été observées sur les
marchés des dérivés de crédit espagnols et italiens, avec
les mêmes répercussions sur l’ensemble des marchés
obligataires de ces pays, publics et privés, et la même
incitation à la fuite des capitaux, par exemple vers
l’Allemagne où certaines émissions de dettes ont pu être
faites à taux négatifs. Il est impossible de refaire
l’histoire et de mesurer le rôle exact de la spéculation
dans l’accélération de la crise des pays périphériques,
mais ce rôle est incontestable.
Fort heureusement, en novembre 2012, la nouvelle
réglementation européenne est entrée en vigueur. Au
sein de l’Union européenne, il n’est plus possible
d’acheter un CDS souverain sans détenir de la dette
souveraine. Le dérivé de crédit souverain ne peut être
utilisé qu’à titre de couverture, pour se protéger contre
un risque et non pour spéculer. Il faudrait élargir cette
règle à toutes les catégories de dettes, conditionner
l’achat d’un dérivé de crédit à l’existence d’une dette, en
faire exclusivement un produit de couverture. Et peut-
être même faudrait-il aller plus loin, interdire tout
simplement ce marché. Il arrive un moment où les
risques sont tels qu’il vaut mieux interdire un produit
que de tenter d’adapter sans cesse la règle à
l’innovation. Avec toujours un temps de retard !

Rendre plus transparents, plus


sûrs et plus coûteux
les produits dérivés
La réforme des dérivés prend du temps. C’est un
chantier très lourd, très technique, d’une importance
considérable pour la maîtrise du risque systémique.
Nous allons essayer d’en dégager ici les caractéristiques
essentielles, sans verser dans une technicité inutile, a n
d’aider le lecteur à en mesurer les enjeux, les
insu sances, les risques.
Le G20 avait arrêté six réformes clés qui devaient être
réalisées pour n 2012 : la dé nition par les régulateurs
de listes de dérivés « normalisés », c’est-à-dire liquides,
susceptibles d’être échangés sur le marché ; le
traitement en chambres de compensation 21 de ces
produits considérés comme liquides alors que jusqu’à
présent ils étaient négociés de manière bilatérale, sans
intervention d’une autorité régulée ; leur négociation sur
des plates-formes d’échange ou des plates-formes
électroniques ; la déclaration de tous les produits, sans
exception, à des organismes dédiés a n de collecter
l’information sur ces marchés à haut risque ; la xation
d’appels de marge, c’est-à-dire de garanties, pour faire
face aux uctuations du marché concerné ; des
exigences de capital réglementaire supplémentaires pour
les produits dérivés échappant à la compensation.
L’objectif de ces réformes était d’assurer davantage de
transparence, une plus grande sécurité pour les
opérateurs et pour le système nancier dans son
ensemble, un meilleur suivi du risque systémique.
Ces réformes ont pris un peu plus de deux ans de
retard, notamment en Europe. Cela n’a pas facilité la
coordination avec l’Amérique, une coordination
pourtant indispensable puisqu’il n’y a en réalité qu’un
seul grand marché. Les Américains ont avancé seuls,
sans concertation. Or, sans application du principe de
reconnaissance mutuelle, sans dé nition de standards
techniques communs, les arbitrages réglementaires
risquent de se multiplier, les opérateurs choisissant le
lieu de négociation le moins contraignant. De plus, les
dispositifs seront plus compliqués à appliquer et les
réformes perdront en e cacité. Mais surtout les
réformes ont révélé au fur et à mesure de leur mise en
œuvre des insu sances qui risquent de nuire à une
bonne maîtrise du risque systémique.
Le G20 aurait dû aller plus loin dans la dé nition
même des objectifs en précisant que la négociation des
dérivés devait se faire sur des plates-formes de marché
réglementées, et non pas sur de simples plates-formes,
a n d’éviter le risque que 90 % des transactions ne
soient durablement réalisées sur des marchés de gré à
gré. Cette lacune est un encouragement à la poursuite
du développement de plates-formes non réglementées,
de plates-formes internes aux banques. Ce n’est pas le
meilleur moyen de garantir la transparence, notamment
sur les prix, ni de réduire la fragmentation des marchés,
ni de limiter les risques. L’objectif a ché par tous les
dirigeants en 2009 était pourtant d’inverser le rapport
entre transactions de gré à gré (90 %) et transactions sur
les marchés organisés (10 %). Les chi res de la BRI
montrent que ce ratio n’a pas bougé depuis quatre ans.
Par ailleurs, on peut craindre qu’une forte pression
s’exerce pour qu’une grande partie des dérivés soit jugée
peu liquide, échappant ainsi à l’obligation de
compensation. Le risque existe que la CFTC et l’ESMA
fassent dans un premier temps une liste assez restrictive
des produits obligatoirement compensés, essentiellement
à partir des propositions des chambres de compensation
et non pas dans une approche volontariste,
contraignante. Or, ces chambres de compensation seront
tentées de ne traiter que les produits les plus rentables.
Il est donc loin d’être acquis que la liste soit demain
aussi large que possible 22, qu’elle inclut par exemple la
quasi-totalité des dérivés de crédit.
Nombre d’observateurs considèrent que le
pourcentage de produits traités en chambre de
compensation après l’entrée en vigueur des réformes
pourrait se situer aux environs de 50 %, un résultat qui
serait très insu sant. Fin 2011, selon une étude
conduite auprès d’intervenants représentant 75 % des
marchés de dérivés, 28 % des dérivés étaient compensés,
soit 35 % des produits de taux, 12 % seulement des
dérivés de crédit, produits réputés les plus dangereux,
13 % des dérivés de matières premières, 2 % des actions
et rien sur les taux de change 23. L’exemption des
transactions sur les taux de change décidée aux États-
Unis, au prétexte qu’il existe déjà un système de
règlements internationaux 24 dans ce domaine, est
di cilement compréhensible. L’enjeu est en e et de
bien gérer le risque systémique et non pas seulement de
procéder au règlement des opérations. Compte tenu de
la volatilité considérable des devises, notamment
pendant les périodes de crise 25, les banques, les
entreprises, les hedge funds peuvent se retrouver en très
peu de temps dans des situations de risque totalement
imprévues. En revanche, l’exonération de l’obligation de
compensation pour les produits de couverture des
entreprises semble logique à partir du moment où les
transactions restent de dimension modeste.
Deux autres outils vont peut-être compléter
e cacement ce dispositif pour convaincre les
intervenants de quitter le gré à gré et d’aller vers la
compensation : la mise en place d’appels de marge 26 et
des exigences renforcées de fonds propres
réglementaires. Les appels de marge doivent être
soigneusement calibrés, ni trop importants car ils
peuvent avoir des e ets procycliques en cas
d’e ondrement des marchés, ni indolores car il faut les
rendre incitatifs. Ils sont indispensables puisque les
exigences de fonds propres réglementaires ne
s’appliquent qu’aux banques (deux tiers des transactions
de dérivés).
La localisation à Londres de la plus grande partie des
chambres de compensation pose un problème majeur
pour la gestion du risque systémique, un risque qui est
désormais concentré dans ces institutions. En dehors de
LCH Clearnet (dérivés de crédit à Paris), et d’Eurex à
Francfort, les dérivés seront pour l’essentiel compensés
en dehors de la zone euro, à la City. Une situation pour
le moins étrange et inquiétante compte tenu de la
nécessité d’accéder rapidement à la liquidité en euro en
cas de crise systémique pour toutes les transactions
compensées dans cette devise. Les Anglais qui
craignaient de voir les chambres de compensation
s’installer en zone euro se sont très vigoureusement
opposés à cette exigence réglementaire de liquidité. Une
fois de plus, la compétitivité de place l’emporte sur la
gestion du risque systémique ! C’est à la BCE, en charge
de la stabilité nancière au sein de l’Union européenne,
qu’il reviendra d’imposer cet accès des chambres à la
liquidité des banques centrales.
En n, la mise en place de référentiels centraux de
données 27 est un volet très important de la réforme des
dérivés. Ces entités permettent aux régulateurs de
connaître, dès le lendemain, la totalité des transactions
réalisées dans la journée et de surveiller ainsi les risques
et les abus de marché. De New York à Hong Kong, la
collecte des informations est assurée par un grand
nombre de référentiels de données. Plusieurs dizaines
d’entre eux se font concurrence. Cette multiplicité
d’intervenants opérant avec des méthodes et des formats
très divers, des niveaux d’agrégation des données
di érents, est un obstacle évident à une vision globale
du marché, pourtant indispensable aux régulateurs et au
suivi du risque systémique. Une centralisation mondiale,
par exemple autour de la BRI, serait donc indispensable.
La sagesse aurait voulu que, dès la mise en place de la
réforme, le nombre des référentiels de données soit
limité au strict minimum, avec la dé nition de standards
pour la collecte des informations.
Aux États-Unis, c’est la DTCC 28 qui centralise la plus
grande partie des données sur les marchés de dérivés.
Cette société mutualiste, très largement implantée à
l’international, mérite que l’on s’y arrête un instant.
Opérant au cœur du capitalisme anglo-saxon, elle
démontre par son e cacité unanimement reconnue que
le modèle mutualiste n’est pas incompatible avec les
technologies nancières les plus avancées. Elle donne un
aperçu de ce qu’aurait pu devenir la Société de Bourse
française, naguère considérée comme un bien public, si
elle avait conservé un statut mutualiste à la n du siècle
dernier au lieu d’être délaissée et nalement cédée par
ses banques utilisatrices dans l’indi érence des pouvoirs
publics au moment de l’introduction en Bourse en
juillet 2001. Sans actionnaire de contrôle, ni même de
référence, en dehors de quelques hedge funds, elle a
terminé dans les bras des Américains (rachat d’Euronext
par le New York Stock Exchange, puis rachat de NYSE
Euronext par ICE 29). Le mutualisme n’est ni démodé ni
inadapté dans l’univers de la nance moderne. DTCC
démontre également ce qu’aurait pu entreprendre
l’Europe pour créer un référentiel de données unique si
elle avait voulu oublier un instant ses divisions.
En conclusion, les outils de régulation existent pour
donner un coup d’arrêt à la croissance incontrôlée des
marchés de dérivés dans un délai rapproché. Reste à
savoir s’ils seront tous utilisés et s’ils le seront avec la
fermeté nécessaire. D’ores et déjà, des insu sances se
font jour. Pour le moment, rien ne permet d’a rmer que
la réforme des dérivés atteindra son but. Si 90 % des
transactions restent traitées en dehors des plates-formes
réglementées puisque seul le passage par des plates-
formes, réglementées ou non, a été rendu obligatoire, si
la compensation ne dépasse pas 40 à 50 % des
transactions (notamment sur les dérivés de crédit et les
matières premières), si l’exonération de compensation
des opérations de change est con rmée, si le volume du
marché des dérivés ne se réduit pas en montant global
(685 000 milliards de dollars n décembre 2012), ni en
position de marché (25 000 milliards de dollars), si les
référentiels de données ne sont pas consolidés, si les
chambres de compensation européennes n’ont pas accès
à la liquidité en euro, si en n les Américains ne
reconnaissent pas les règles européennes, la réforme
n’aura pas atteint son but et le risque systémique
demeurera. C’est en surveillant ces di érents signaux
que l’on pourra porter un jugement d’ici 2015.

Les mystères de la nance


de l’ombre
Le shadow banking, littéralement la « nance de
l’ombre », pour certains le parallel banking, la « nance
parallèle », ce qui est tout de même plus élégant ou plus
rassurant, a pris une importance croissante au cours des
dernières années. Évaluer son importance n’est pas un
exercice facile par dé nition. Elle recouvre des activités
non régulées et d’autres activités qui le sont faiblement.
Elle recouvre quelques activités illégales et un très grand
nombre d’activités parfaitement légales mais mal
connues.
La Fed a mentionné des chi res intéressants en 2009,
pour les seuls États-Unis. Ils donnent une idée de
l’évolution spectaculaire qui s’est produite en une
dizaine d’années. De 1997 à 2007, les capitaux gérés par
les banques américaines, la nance réglementée, ont
progressé de 5 000 milliards de dollars à
10 000 milliards de dollars, alors que dans le même
temps la nance de l’ombre, la nance non réglementée,
passait de 5 000 milliards de dollars à 20 000 milliards
de dollars. Il semble que depuis 2007 la nance de
l’ombre ait régressé aux environs de 15 000 milliards de
dollars, notamment avec l’e ondrement des titrisations
subprimes, mais cela représente encore l’équivalent du
PIB américain.
Dans son rapport publié en novembre 2012, le
Conseil de stabilité nancière (FSB) estime par ailleurs
que les capitaux de ces institutions nancières
américaines non réglementées atteignaient n 2011 un
montant de 23 000 milliards de dollars, un chi re
proche de celui qui est mentionné par la Fed pour 2007,
mais marquant tout de même une nouvelle progression.
Selon le FSB, l’ensemble des capitaux gérés aux États-
Unis se répartissent ainsi : 35 % pour la nance de
l’ombre, 22 % pour les banques, 27 % pour les
compagnies d’assurances et les fonds de pension, 11 %
pour les institutions nancières publiques et 5 % pour la
banque centrale.
Toujours selon ce même rapport, avec des capitaux
gérés de 23 000 milliards de dollars n 2011, la nance
de l’ombre américaine arrivait juste devant celle de la
zone euro avec 22 000 milliards de dollars. Le Royaume-
Uni arrivait en troisième position avec 9 000 milliards
de dollars. Cette zone géographique couvrant les États-
Unis, la zone euro et le Royaume-Uni représenterait
ainsi 81 % d’une nance de l’ombre évaluée à
67 000 milliards de dollars à l’échelon mondial,
l’équivalent du PIB mondial. Une multiplication par 2,5
depuis 2002. La nance de l’ombre n’est pas seulement
importante, elle se situe essentiellement en Occident.
Selon le FSB, la nance de l’ombre représente ainsi
une part de 25 % dans l’ensemble de la nance
mondiale. Les 75 % de la nance réglementée se
partageraient entre 48 % pour les banques, 16 % pour
les assurances et fonds de pension, 8 % pour les banques
centrales et 3 % pour les institutions nancières
publiques.
Tous ces chi res sont impressionnants. Néanmoins,
ils sont très certainement sous-estimés. Comme cela est
mentionné discrètement dans le rapport du FSB, ces
chi res… ne couvrent pas les territoires o shore dont on
estime qu’ils pourraient abriter environ 25 000 milliards
de dollars. Ceci explique que les hedge funds ne
représentent dans l’étude que 1 % des capitaux de la
nance de l’ombre. On est également en droit de
s’interroger sur la abilité des chi res obtenus car les
superviseurs ne disposent actuellement que de très peu
d’informations sur certaines activités comme les prêts de
titres. Il ne serait donc pas étonnant qu’au total la
nance de l’ombre représente un pourcentage de la
nance mondiale se situant plus près de 50 % que du
chi re o ciel de 25 %.
David Wright, secrétaire général de l’OICV 30,
organisme qui regroupe les régulateurs des marchés
nanciers dans le monde, déclarait en novembre 2012
que « demander à des régulateurs de superviser la
nance de l’ombre, c’est en quelque sorte leur demander
de superviser des centrales nucléaires sans pouvoir
connaître leurs tuyauteries 31 ».
Cette nance recouvre des activités très diverses,
entre absence complète de régulation et faible
régulation. Pêle-mêle, on y retrouve les fonds transitant
par les paradis scaux, les hedge funds, le prime
brokerage 32, les prêts-emprunts de titres, les fonds
monétaires américains, certaines formes de titrisation.
Ces activités nancières ont une utilité économique
extrêmement variable. La titrisation de créances par
exemple est utile pour le nancement de l’économie
lorsqu’elle est bien pratiquée. Elle permet de nancer à
des taux intéressants des entreprises qui disposent de
créances sur des clients de bonne qualité, donc des
créances susceptibles d’être détenues directement par
des investisseurs. La titrisation est un complément de
nancement utile pour des entreprises endettées. Mais la
titrisation peut également conduire au pire comme l’a
montré la crise des subprimes.
L’utilisation des titres sous forme de prêts et de
collatéraux, de garanties, a également une utilité pour
apporter de la liquidité au marché, mais à condition de
rester modérée, car les risques inhérents à cette pratique
sont multiples : di culté pour récupérer les titres en cas
de crise de liquidité ; procyclicité en cas de baisse
brutale des marchés 33 ; réutilisation hasardeuse de la
trésorerie 34 ; interconnexion des opérations puisque,
comme cela a été mentionné au premier chapitre, un
même titre est utilisé plusieurs fois au même moment
(2,5 fois selon le FMI).
Tous ceux qui s’opposent vigoureusement à une
réglementation de l’activité des prêts de titres, y compris
parfois les banques centrales, en utilisant l’argument de
la liquidité du marché, et qui veulent convaincre de ne
rien faire, entretiennent un énorme malentendu : le
développement spectaculaire de cette activité ne
s’explique pas par l’irrigation indispensable des activités
de marché, mais par le développement de la spéculation.
Les grands utilisateurs de prêts de titres et de
collatéraux sont les hedge funds qui s’endettent, les
vendeurs à découvert qui empruntent pour vendre, les
opérateurs sur produits dérivés. Les besoins en prêts de
titres seraient bien moindres si l’on se décidait à réduire
la spéculation en amont. Autrement, ce sera la fuite en
avant.
Le FSB a annoncé qu’il ferait des propositions sur
l’encadrement des prêts de titres. Certaines statistiques
dont la abilité est incertaine font état d’un montant
global de 20 000 milliards de dollars dont le tiers en
zone euro. S’ils sont exacts, ces montants sont
considérables (davantage que le PIB américain). Trois
règles de bon sens devraient au minimum s’appliquer
aux fonds qui e ectuent ce type de transaction : une
transparence vis-à-vis des régulateurs, par exemple via
un registre, une information préalable des investisseurs
sur la politique que va suivre la société de gestion, la
xation d’une limite au montant susceptible d’être prêté.
Des règles toutes simples, susceptibles d’être mises en
application rapidement. Mais, de manière plus générale,
au-delà de l’encadrement des fonds, il conviendrait
d’interdire la pratique qui consiste à utiliser plusieurs
fois un même titre au même moment. Le développement
de ces activités est un nouvel exemple du contraste entre
les enjeux systémiques de certains produits nanciers et
l’inertie des autorités, non par di culté à trouver des
pistes de réforme, mais par souci de ménager certains
acteurs de l’industrie nancière 35.
Tout reste donc à faire pour lever le voile sur la
nance de l’ombre, pour encadrer ces opérations à
risque élevé qui représentent entre le quart et la moitié
de la nance mondiale.

Les hedge funds, propagateurs


du risque systémique,
individuellement
et collectivement
Rendus en partie responsables de la chute accélérée
des marchés pendant la crise, les hedge funds étaient un
des chantiers prioritaires du G20 de Londres. Nombre
d’observateurs avaient alors considéré que l’ère des
hedge funds était probablement terminée. Qui aurait pu
imaginer qu’en 2013, aussi peu de temps après la crise,
ils allaient revenir au premier plan, au point de servir
dans certains cas de structure d’accueil aux équipes qui
quittent des banques où les prises de risque et les
rémunérations ne sont plus tout à fait ce qu’elles
étaient ?
Les hedge funds gardent aujourd’hui les mêmes
caractéristiques qu’avant la crise : des objectifs de
surperformance, des prises de risque souvent très
élevées, l’absence de transparence sur leurs opérations,
le retournement rapide des stratégies, le recours aux
techniques les plus sophistiquées, la domiciliation
presque systématique dans les paradis scaux, l’absence
de responsabilité juridique en cas de faillite, et surtout…
un partage de la plus-value annuelle entre gérants et
investisseurs (pas des pertes). Tous ces facteurs font des
fonds spéculatifs un univers tout à fait à part dans le
monde de la nance. Leur stratégie de gestion est
indissociable de la personnalité et des qualités de leurs
gérants, souvent très riches.
Après leur e ondrement en 2008-2009, le montant
des fonds gérés par les hedge funds est repassé en 2013
nettement au-dessus de la barre des 2 000 milliards de
dollars. Mais leur in uence sur les marchés est très
supérieure à ce que ce chi re laisse paraître en raison de
l’e et de levier qui peut être considérable (les actifs
détenus représentent plusieurs fois le montant des fonds
con és par les investisseurs en raison du recours à la
dette et aux produits dérivés). Les hedge funds ont un
impact considérable sur les marchés, non seulement en
raison de cet e et de levier mais aussi par le fait qu’ils
représentent environ la moitié des transactions à Wall
Street et même davantage dans les périodes de forte
volatilité des marchés.
L’économiste Michel Aglietta avait très bien montré,
avant même l’e ondrement des marchés, dans un long
rapport rédigé en 2007-2008 et publié en janvier 2009
par l’AMF 36, puis repris dans un livre publié en 2010 37,
comment certains de ces hedge funds avaient stocké
pendant les années favorables, les années 2004-2007,
des créances risquées et peu liquides, les CDO 38,
comment ils avaient acheté des produits dérivés sur des
risques quali és d’extrêmes, c’est-à-dire sur des risques
dont on dit généralement qu’ils ont peu de chances de se
concrétiser. En cas de forte chute des marchés, tous ces
hedge funds avaient vocation à imploser puisqu’ils
seraient dans l’incapacité de céder des actifs dont plus
personne ne voudrait et qu’ils ne pourraient faire face
aux appels de marge des banques qui leur prêtaient pour
couvrir des risques qui se détérioreraient alors très vite.
Évoquant un « e et domino », Michel Aglietta et Sandra
Rigot écrivaient : « La combinaison du levier et de la
détention de positions illiquides est un processus
générateur de risque systémique. » C’est exactement ce
qui s’est passé.
Fort heureusement pour les gérants, pendant ces
années 2004-2007, quand tout allait bien sur les
marchés, ils avaient pu encaisser chaque année, en plus
de la commission de gestion de 2 ou 3 %, une part de 20
à 30 % de la performance annuelle (la « commission de
performance »), une incitation majeure à prendre des
risques puisque la performance éventuelle est partagée
entre les gérants et les investisseurs alors que la perte
est uniquement pour les investisseurs.
La performance avait été d’autant plus élevée pour les
hedge funds qui avaient investi dans les subprimes que les
produits stockés dans les fonds étaient risqués, donc
rémunérateurs. À l’automne 2008, les hedge funds ont
déversé chaque jour des milliards de dollars d’actifs sur
les marchés et accéléré ainsi leur e ondrement. Près de
la moitié des fonds ont fait faillite. L’industrie des hedge
funds a dit que sur les marchés actions elle n’avait perdu
« que 20 % », là où le Dow Jones avait perdu 40 %. Elle
a juste oublié de préciser que les fonds qui avaient fait
faillite ne guraient pas dans les statistiques. Dans
l’industrie des hedge funds, on appelle cela « le biais du
survivant 39 », une jolie formule pour dire que les
courbes qui sont présentées dans les journaux, re étant
les performances spectaculaires des hedge funds sur
plusieurs années, n’ont absolument aucune signi cation.
Nombre de gérants qui font faillite, le plus souvent dans
les paradis scaux, ouvrent vite d’autres fonds, quelques
mois après leur faillite, et réintègrent alors les
statistiques…
La crise ne fut pas mortifère pour tous les hedge funds.
John Paulson, gérant du troisième hedge fund américain,
prit des positions très agressives en pariant sur le
désastre des subprimes, ce qui lui permit de gagner pas
moins de 15 milliards de dollars. En 2008, encaissant les
premiers milliards de pro t, il avait con é au Wall Street
Journal 40 : « Je ne m’étais encore jamais lancé dans une
transaction qui ait des perspectives de hausse aussi
illimitées avec un risque de baisse très limité ! » Alan
Greenspan, qui venait de rejoindre ce fonds comme
conseiller, pouvait assister de près au spectacle. Avoir
été gouverneur de la Banque centrale américaine
pendant près de vingt ans et nir un peu plus d’un an
après dans les bras d’un hedge fund qui parie sur le
désastre de l’économie américaine et mondiale est assez
pathétique et malheureusement révélateur de l’état
d’esprit de certains dirigeants de ce monde, au-delà de
leurs professions de foi et de leurs discours.
Certains gérants de fonds à fort e et de levier
a rment que chacun a le droit de prendre ses risques et
refusent que l’on décèle dans leurs activités un danger
plus global, de nature systémique. Mais dès 1998, la
faillite du fonds LTCM, sauvé grâce à l’intervention très
vigoureuse des autorités américaines, avait démontré
qu’avec les e ets de contagion c’est tout l’écosystème
mondial qui était menacé. Quelques années plus tard, le
monde a également retenu son sou e lors de la faillite
du fonds Amaranth qui avait pris des positions très
importantes dans le secteur du gaz naturel en
manipulant le marché des dérivés.
Une démonstration complète du lien entre hedge funds
et risque systémique a été apportée en mars 2008 par le
fonds Carlyle Capital. Pour 670 millions de dollars
gérés, ce fonds avait emprunté un peu plus de
20 milliards de dollars auprès de plusieurs banques. Il
détenait ainsi des actifs pour un montant de 21 milliards
de dollars. Parmi les banques qui lui avaient prêté,
gurait la banque Bear Stearns, déjà dans un état
critique. Le lendemain de la faillite de Carlyle Capital,
Bear Stearns, qui avait prêté 2 milliards de dollars à
Carlyle Capital, était emportée et se faisait racheter en
urgence par JP Morgan sous l’égide des autorités
américaines. Le lendemain, on spéculait déjà sur la
prochaine victime bancaire. On susurrait le nom de
Lehman Brothers. La faillite de Lehman se produisit
e ectivement six mois plus tard. Et cette fois, Henry
Paulson, secrétaire au Trésor, ancien président de
Goldman Sachs, choisit de taper du poing sur la table,
de faire un exemple, certains diront « de laisser tomber
un concurrent ». Acte manqué ou non, il ne vint pas au
secours de Lehman et la dé agration fut immédiate.
Certes, les hedge funds ne doivent pas pour autant être
diabolisés. Il arrive que certains soient gérés de manière
exemplaire. Ils ne doivent surtout pas être confondus
avec le capital-risque, le private equity, qui nance
l’économie, souvent de manière très utile. Ces fonds,
généralement très professionnels, mènent souvent une
action e cace pour restructurer, réorganiser et
développer certaines entreprises grâce à une présence
active auprès des dirigeants. La philosophie et le mode
de fonctionnement des hedge funds et des fonds de
private equity sont très di érents : un gérant de hedge
fund agit dans le très court terme, prend sa plus-value
tous les ans et peut sortir du fonds à tout moment
lorsqu’il est lui-même investisseur dans le fonds, alors
que le gérant d’un fonds de private equity est investi à
titre personnel sur de très longues années, sans
possibilité de sortie 41.
Les hedge funds ne doivent pas non plus être
confondus avec les fonds souverains qui se sont très
rapidement développés depuis quelques années et gèrent
plus de 5 400 milliards de dollars en 2013. Venus des
pays du Golfe, de Chine, de Singapour, de Hong Kong,
de Norvège, ils recherchent des investissements stables
et de qualité, notamment des participations dans des
entreprises cotées et des actifs immobiliers.

Contrôler strictement l’e et


de levier des hedge funds
La réglementation américaine sur les hedge funds est
entrée en application au printemps 2012, permettant
leur enregistrement et leur surveillance alors que jusque-
là il n’existait aucune règle. Du côté européen, après
avoir été amendée sur de très nombreuses dispositions,
tant par le Conseil des ministres que par le Parlement,
tous deux soumis à une intense pression anglaise et à
celle des lobbies, ce qui en l’occurrence est à peu près
pareil, la directive européenne a pu être adoptée n
2010 pour une entrée en application en 2013. Comme
dans la réglementation américaine, une des grandes
faiblesses des textes européens est de prévoir un
contrôle des gérants et non pas directement des fonds.
Les gérants sont à Londres et les fonds sont en très
grande majorité situés dans les paradis scaux 42. Une
autre faiblesse est d’avoir traité dans une même
directive les règles applicables aux hedge funds et au
private equity alors que la nature des risques suivis est
très di érente. Cela ne pouvait que tirer la
réglementation vers le bas.
Il est naturellement très important que l’autorité
européenne, et pas seulement l’autorité nationale, se
donne les moyens de suivre le mieux possible les risques
systémiques que quelques hedge funds peuvent faire
courir au système nancier. Or, le texte de la directive
qui a été rédigé dans la précipitation par l’ancien
commissaire, Charlie McCreevy, au lendemain du G20
de Londres, est loin de répondre aux attentes de tous
ceux qui avaient souhaité quatre choses : un contrôle
strict de l’e et de levier des fonds, l’intervention directe
de l’autorité européenne pour agréer les fonds à e et de
levier et les suivre, l’interdiction de commercialiser ces
fonds en dehors du territoire national sans une nouvelle
autorisation du régulateur du pays d’accueil, un contrôle
indirect des fonds via leurs prêteurs. Aucune de ces
dispositions n’a été retenue.
L’idée d’une limite en valeur absolue 43 à l’e et de
levier a vite été balayée des négociations alors qu’elle
aurait été un moyen très simple et e cace de contrôler
le risque systémique. Probablement trop simple et trop
e cace… Un reporting très détaillé sera certes exigé
pour les fonds à e et de levier « substantiel », c’est-à-
dire supérieur à trois 44, mais seulement de manière
trimestrielle. On peut faire con ance aux gérants pour
que la photo trimestrielle soit la plus convenable
possible. Dans son texte initial, la Commission avait
proposé la possibilité pour l’ESMA et les autorités
nationales d’exiger un reporting inopiné, « à tout
moment », un système naturellement beaucoup plus
e cace pour le contrôle du risque systémique, une
disposition qui a elle aussi été abandonnée. Le contrôle
des fonds a en réalité été entièrement con é à l’autorité
nationale, c’est-à-dire dans la très grande majorité des
cas aux Anglais.
Un « passeport européen » a été créé, qui permet de
commercialiser librement les hedge funds européens
auprès des investisseurs professionnels dans l’ensemble
de l’Union européenne. Le passeport a même de fortes
chances d’être attribué ultérieurement aux hedge funds
domiciliés dans des pays tiers, par exemple dans les
paradis scaux, à partir du moment où une autorisation
sera obtenue auprès de l’un des 27 régulateurs
nationaux, donc très certainement auprès du régulateur
britannique (les gérants étant eux-mêmes à Londres).
Le contrôle indirect des hedge funds qui avait été
demandé par le G20 de Londres, un contrôle exercé via
les prime brokers, ces banques qui prêtent aux fonds, est
pour le moment oublié. La Commission européenne a
pourtant rappelé son importance dans son Livre vert sur
la nance de l’ombre en mars 2012. Sans une
connaissance parfaite, à tout moment, de l’e et de levier
de leurs clients, de la stratégie qu’ils suivent, de
l’évolution du risque de contrepartie, les prime brokers
ne devraient pas avoir le droit de prêter aux fonds
spéculatifs.
En cédant aux demandes d’amendements des gérants
de hedge funds et des représentants de l’industrie
nancière qui travaillent avec eux, les dirigeants
européens et américains ont accepté, en parfaite
connaissance de cause, de maintenir et même de
développer cette partie de la nance qui présente des
risques parfois très élevés. L’exil de nombreux traders
des banques vers l’industrie des fonds spéculatifs où ils
pourront agir avec une grande liberté n’en est que plus
compréhensible.
Les mesures susceptibles d’encadrer strictement
l’activité des fonds spéculatifs sont donc bien connues.
Seuls les liens économiques et humains entre gérants de
hedge funds, dirigeants de banques et parfois dirigeants
politiques peuvent expliquer que cette industrie ait été
aussi préservée par la réglementation. Les fonds
spéculatifs représentent près de la moitié des
transactions de marché, un recours systématique aux
produits les plus innovants et les plus risqués, un side-
business comme disent les banquiers 45 absolument
considérable, donc une forte rentabilité, et une
régulation prudentielle qui les traite de manière
privilégiée 46.

La vente à découvert,
ce miracle de la nance
La vente à découvert qui consiste à vendre un actif,
en l’occurrence un titre, que l’on ne détient pas – action,
obligation d’entreprise, obligation souveraine – est un
exercice peu banal. C’est une pratique très ancienne qui
n’existe que dans la nance. Le vendeur espère gagner
de l’argent sur la baisse du titre. Encore lui demande-t-
on, normalement, d’emprunter ce titre a n de pouvoir le
livrer à son acheteur. S’il rachète son titre très
rapidement, il peut même ne pas avoir à l’emprunter.
La technique est extrêmement simple : un investisseur
qui anticipe une baisse du marché vend un titre qu’il ne
détient pas, par exemple à 100 euros. Pour pouvoir le
vendre il l’emprunte, livre à l’acheteur ce titre
emprunté, et quelques jours après il rachète le titre sur
le marché, lorsqu’il a su samment baissé, par exemple
à 80 euros. La plus-value à la baisse est de 20 euros. Si
au contraire le titre a monté à 120 euros, il perd
20 euros puisqu’il le rachète plus cher qu’il ne l’a vendu.
Dans les périodes de krach boursier, les pro ts à la
baisse peuvent naturellement être extrêmement rapides,
d’autant que les marchés sont alors à l’écoute de la
moindre rumeur, que l’angoisse des opérateurs est forte,
et que les investisseurs ont peur de vendre trop tard.
Alors que sur des marchés haussiers, la réalisation d’une
plus-value demande généralement un peu de patience.
La vente à découvert a une certaine utilité pour
apporter de la liquidité dans un marché haussier a n
d’éviter un emballement à la hausse du marché. Certains
investisseurs peuvent ainsi considérer que le cours d’une
action est fortement surévalué. Ils vendent à découvert
ce qui a pour e et de calmer la spéculation. La vente à
découvert est également utile comme produit de
couverture, pour protéger par exemple un portefeuille
d’actions 47. Elle permet également de structurer les
produits dérivés.
Mais sur des marchés baissiers, l’intérêt de la liquidité
apportée par la vente à découvert disparaît car les
acheteurs éprouvent généralement peu de di cultés à
trouver des titres ! Dans ces marchés baissiers, la vente à
découvert peut avoir un e et procyclique, voire
systémique, en créant un véritable engrenage à la baisse.
Lors du krach de l’automne 2008 ou lors de la baisse
d’août-septembre 2011, cet e et accélérateur, auto-
entretenu, a pu être constaté. Des études
« académiques » essayent pourtant de démontrer
l’inverse, à intervalles réguliers, a n de convaincre les
autorités de l’ine cacité des mesures d’interdiction
prises à titre exceptionnel. L’interdiction des ventes à
découvert gêne considérablement les gérants de hedge
funds qui ne négligent aucun moyen pour se faire
entendre…
Dans les périodes de grande nervosité des marchés, le
« sport » favori de quelques traders consiste à vendre à
découvert le matin, répandre une rumeur ensuite et
racheter la position quelques minutes ou quelques
heures plus tard en empochant la plus-value à la baisse,
avant naturellement que la rumeur ne soit démentie. Les
régulateurs luttent contre ce genre de manipulations,
avec beaucoup de di culté. En favorisant cette di usion
de rumeurs non fondées, la vente à découvert contribue
à créer un climat de dé ance autour d’un émetteur,
banque, entreprise ou État. Au moment de la crise, les
procédures qui encadraient ces ventes à découvert
étaient très souples sur certaines grandes places et toutes
sortes d’excès étaient possibles. Un an après la faillite de
Bear Stearns, les autorités américaines ont ainsi révélé
que les actions en circulation représentaient 130 % des
actions émises ! Le nombre d’actions vendues avait
dépassé celui des actions existantes, situation rendue
possible par le fait que les actions vendues n’avaient
nalement jamais été empruntées.
En 2013, le fonds SAC Capital Advisors, un des très
grands hedge funds américains, a été condamné par la
SEC à une amende record de 616 millions de dollars à la
suite d’une vente à découvert. Ce fonds avait réalisé un
pro t indu de 276 millions de dollars en vendant à
découvert pour 1 milliard de dollars en une semaine les
actions de deux laboratoires américains. Les gérants
avaient utilisé une information privilégiée au sujet d’un
médicament destiné à lutter contre la maladie
d’Alzheimer 48. Les pro ts peuvent aller très vite sur la
vente à découvert, au point qu’il est parfois di cile de
résister à la tentation de « jouer gros », en oubliant
même les radars du régulateur.
En 2011, alors que le marché de la dette souveraine
européenne était en proie à une crise violente, les ventes
à découvert d’obligations souveraines et les CDS
souverains sont restés les transactions les moins
réglementées des marchés ! Il a fallu attendre
novembre 2012, avec l’entrée en application du
règlement européen sur les CDS souverains ainsi que sur
les ventes à découvert d’actions et d’obligations
souveraines, pour faire respecter quelques règles sur ces
marchés.

Quelques règles simples pour


les ventes à découvert
L’initiative des nouvelles règles sur les ventes à
découvert revient à Michel Barnier qui avait annoncé
dès sa première intervention au Parlement européen, en
janvier 2010, son intention de légiférer pour combler le
retard de l’Europe par rapport aux États-Unis, un retard
qui était agrant sur la place de Londres. Ces textes
n’étaient initialement dans l’agenda ni des dirigeants
politiques, ni de la Commission. L’Europe a pris exemple
sur les États-Unis et a même étendu la réglementation à
la dette souveraine compte tenu de la situation
particulière de la zone euro.
En moins de trois semaines, en octobre 2008, les
Américains avaient mis en place une règle radicale qui
avait permis de mettre n à des situations totalement
anormales, à savoir le décalage de plusieurs semaines,
voire de plusieurs mois, dans la livraison des titres
vendus dans le cadre d’opérations de ventes à découvert
(short selling). Pour cela, ils ont imposé un délai strict de
trois jours pour la livraison des titres empruntés ainsi
que le dénouement obligatoire de la position le
quatrième jour après la transaction en cas d’absence de
livraison trois jours après la vente. Des mesures de bon
sens, très e caces, mais qui n’allaient manifestement
pas de soi pour beaucoup d’opérateurs ou de
régulateurs.
En s’inspirant des textes américains, la Commission
européenne a proposé quelques règles simples : la
transparence des positions les plus spéculatives 49 ; la
nécessité pour les donneurs d’ordres de s’assurer de
pouvoir emprunter les titres qu’ils vont vendre ; la
livraison des titres deux jours après la vente ; le rachat
obligatoire en cas d’absence de livraison quatre jours
après la date normale de livraison. Les deux premières
règles sont entrées en application, les deux autres
restent en discussion.
Les Anglais, qui ne s’avouent jamais vaincus dans leur
combat pour réguler le moins possible, cherchent
néanmoins à utiliser une autre directive pour neutraliser
la disposition sur le rachat obligatoire en introduisant la
possibilité d’un accord contractuel pour di érer la
livraison des titres. Les chevauchements de textes font
partie de la gamme des astuces que les lobbies savent
utiliser pour parvenir à leurs ns. À Londres, même si le
délai de livraison est o ciellement de trois jours, les
dérogations contractuelles permettent ainsi de ne
dénouer la position, en cas d’absence de livraison, que
vingt-cinq jours après la transaction et seulement si
l’acheteur réclame ses titres ! Au moment où ces lignes
sont écrites, il est di cile de dire si l’o ensive anglaise
va réussir, mais si tel est le cas, une partie du travail de
régulation sur les ventes à découvert sera détruite par
l’ajout de cette simple disposition.
La tentation est grande également d’élargir la notion
de teneurs de marché 50 (market makers), car ceux-ci
béné cient d’une dérogation sur les règles de
transparence des positions et sur l’obligation de
documenter l’emprunt des titres qui vont être vendus.
Comme cela a été précisé à propos de l’ESMA, les
Anglais mènent un combat dans ce sens a n de
béné cier dans un grand nombre de cas de ces
dérogations. La dé nition des market makers, pourtant
très souple 51, ne sera probablement pas appliquée par
les Anglais car ramenée au rang de simples guidelines.
La « traçabilité » des transactions de ventes à
découvert allait en principe de soi. Lorsque des
transactions à risque existent, il est préférable de se
donner les moyens de les suivre. Et pourtant les Anglais
se sont vigoureusement opposés à un système de
marquage des ordres de vente, un système qui est
appliqué aux États-Unis et qui avait été proposé par la
Commission. Aux États-Unis, le banquier qui reçoit un
ordre de vente doit demander à son client si son ordre
de vente est une vente à découvert ou s’il détient déjà
les titres qu’il vend. Y a-t-il là quelque chose de
vraiment choquant ? Le banquier marque aussitôt la
réponse du client et, dans le cas d’une vente à
découvert, il doit véri er que son client peut emprunter
les titres. Cela engage sa responsabilité et permet
d’assurer l’intégrité du marché sur des transactions
spéculatives qui se dénouent souvent en quelques
heures 52, voire en quelques minutes. Une protection
contre le « ni vu ni connu ». Tout cela est du simple bon
sens. Mais cela était trop compliqué pour nos amis
anglais, trop coûteux, inutile. Finalement, ce système
sera remplacé par une déclaration des opérations en n
de journée. Une disposition qui n’est pas le moyen le
plus e cace de saisir la spéculation à l’intérieur de la
journée. Mais peut-être était-ce le but recherché…
Pendant la crise, la SEC et certains sénateurs
américains avaient ré échi à une règle beaucoup plus
stricte que celles qui viennent d’être évoquées,
l’emprunt préalable des titres. Ce moyen serait
naturellement radical pour réduire la spéculation au sein
de la journée puisqu’il rendrait plus lourde et plus
coûteuse l’opération d’aller-retour. Les spéculateurs qui
interviennent à l’intérieur de la journée n’empruntent en
e et même pas les titres : après avoir vendu « à nu », ils
rachètent sur le marché sans passer par un emprunt de
titres, ce qui dispense du coût de l’emprunt.
En revanche, l’interdiction à titre permanent des
ventes à découvert demandée par plusieurs dirigeants
politiques et économistes lors des deux derniers krachs
nanciers et lors de la dernière campagne présidentielle
semble complètement irréaliste. Même si elle a quelque
chose d’atypique pour un économiste un peu rigoureux,
il faut prendre acte du fait que la vente à découvert
existe depuis que les marchés nanciers existent et qu’il
est vraiment très peu probable que les Anglo-Saxons
reviennent un jour sur cette disposition.
En cas de tempête sur les marchés, des mesures
d’interdiction à titre exceptionnel ont toutefois une
grande utilité, si elles sont prises à temps et de manière
stricte. Ces mesures permettent d’éviter que certains
traders ne di usent des rumeurs dans le seul but de
réaliser un pro t à court terme. Elles permettent de
casser un engrenage procyclique à la baisse. Le
règlement européen prévoit ainsi que l’ESMA puisse
jouer un rôle de coordination entre les autorités
nationales dans ce genre de circonstances.
Tous ces détails techniques, un peu austères, donnent
une illustration de la di culté de réguler lorsque la
volonté politique de certains États n’est pas là, alors que
les règles strictes qu’il faudrait appliquer sont assez
simples. Le texte initial de la Commission était un bon
texte dont la portée a été réduite par toutes sortes de
pressions, y compris dans ses modalités d’application,
après son adoption. Michel Barnier a cependant réussi à
gagner une bataille di cile avec l’appui très actif du
Parlement européen, notamment de Pascal Can n, et
avec l’approbation bien tacite des gouvernements, pour
interdire la spéculation sur les CDS souverains en
exigeant que désormais les acheteurs de CDS justi ent
leur achat par la détention d’une dette équivalente.
L’achat d’un CDS souverain est devenu une opération de
couverture. Reste à savoir si ceux qui délivrent ces
couvertures en ont bien les moyens puisqu’il n’existe
aucune obligation d’avoir des fonds propres comme pour
un assureur. Dans le cadre réglementaire actuel, il peut
arriver que des gestionnaires de fonds délivrent des CDS
a n d’améliorer leur rentabilité en considérant que les
risques couverts sont quasi inexistants, jusqu’au jour où
le risque se concrétise 53. C’est ce qu’ont fait les
monolines avant la dernière crise. Ces couvertures
peuvent alors se révéler virtuelles. Raison de plus pour
envisager d’interdire ce marché comme cela a déjà été
évoqué dans le développement sur la réglementation des
dérivés.
Le chantier des ventes à découvert marque un
progrès, il reste inachevé. Comme souvent à Bruxelles,
le texte initial de la Commission était de bonne qualité,
mais quelques mesures clés ont disparu dans les
compromis intergouvernementaux.

La nanciarisation
des matières premières
En dépit de multiples déclarations d’indignation des
dirigeants mondiaux ces dernières années, dans les pays
développés comme dans les pays émergents, rien –
vraiment rien – n’a changé dans l’organisation des
marchés de matières premières. Qu’il s’agisse des
matières énergétiques, des métaux ou des produits
agricoles, la volatilité de ces marchés reste toujours
aussi importante. Comment oublier l’épisode caricatural
des années 2007-2009 où le prix du pétrole avait doublé
en un an, de 70 dollars le baril en juillet 2007 à
145 dollars en juillet 2008, avant d’être divisé par trois
dans les mois suivants, à 40 dollars en mars 2009 ?
Toutes les matières premières sans exception avaient
suivi à peu près le même mouvement, quel que fût le
produit concerné. Les courbes de prix du cuivre et du riz
avaient exactement le même pro l que celle du pétrole.
Une sécheresse frappe-t-elle les États-Unis au cours de
l’été 2012 ? La spéculation se jette sur le marché des
céréales et des oléagineux, deux produits dont les cours
s’envolent aussitôt de 20 à 30 % en un mois.
Il n’est pas question ici de tomber dans la caricature,
d’a rmer que les intervenants sur les marchés à terme
« papier » déterminent les tendances à long terme des
marchés. C’est bien l’o re et la demande réelles qui font
cette tendance, mais personne ne peut en revanche
contester que la volatilité des prix se soit très fortement
accrue avec l’intervention des acteurs nanciers et que
l’opacité des marchés soit devenue la règle.
Les grands fonds d’investissement, des hedge funds
aux sociétés de gestion d’actifs traditionnelles,
interviennent désormais massivement sur tous ces
produits. Des banques comme Morgan Stanley ou JP
Morgan achètent des entrepôts de manière à disposer de
stocks de matières premières su sants pour faire face à
leurs activités tant dans les dérivés que dans la gestion
collective 54. Elles ampli ent souvent de manière
considérable les variations de prix, à la hausse comme à
la baisse, avec parfois le développement de goulots
d’étranglement. Dans un monde plus raisonnable, leur
rôle devrait être limité à l’apport de liquidité et à la
réalisation d’opérations de couverture pour le compte de
leurs clients industriels.
En décembre 2012, après six mois d’hésitation, la SEC
a autorisé JP Morgan à lancer un nouveau fonds indiciel
sur le cuivre impliquant la détention d’un stock de
62 000 tonnes. En février 2013, c’est le gestionnaire de
fonds BlackRock qui a obtenu un agrément impliquant
la détention d’un stock de 121 000 tonnes après la
publication d’un rapport du régulateur a rmant qu’il
était impossible de démontrer que ces fonds puissent
entraîner des perturbations du marché. Les stocks de
cuivre détenus par ces deux fonds représentent près de
50 % des stocks de matières premières livrables
immédiatement par le LME 55. Les grands
consommateurs de cuivre, tel Southwire, leader pour la
fabrication de câbles électriques sur le continent
américain, ont beau s’émouvoir auprès du régulateur des
e ets pervers de ces agréments sur les prix du cuivre, ce
sont progressivement tous les segments des marchés de
métaux qui sont laissés à la nance, or, argent, platine,
palladium, aluminium, cuivre.
Dans une étude rendue publique à l’automne 2012, la
CNUCED considère que désormais les interventions des
institutions nancières représentent 85 % des
interventions sur les marchés de matières premières et
que les dérivés représentent 20 à 30 fois les montants de
production des matières premières correspondantes 56 !
Comment les marchés de matières premières ne seraient-
ils pas livrés ensuite à des uctuations complètement
erratiques ? Les chi res de la CNUCED sont proprement
stupé ants, pas vraiment atteurs pour les dirigeants
occidentaux qui sont incapables d’agir autrement que
par le verbe, de freiner une évolution qui est tout
simplement indécente.
L’opacité des marchés de matières premières est telle
que les spécialistes, industriels ou nanciers, ont peiné à
expliquer la di érence de prix, parfois considérable, qui
est apparue sur les marchés du pétrole de la n 2010 à
l’été 2013. Entre le cours du WTI américain au Texas
(West Texas Intermediate) et le cours du Brent à
Londres, l’écart a été compris entre 10 et 25 % alors que
les cours étaient auparavant identiques. Certains
observateurs ont vu dans cette situation très nouvelle
des aspects purement techniques, notamment
l’accumulation de réserves dans le grand centre de
stockage de Cushing dans l’Oklahoma en raison de
di cultés d’écoulement dues à une insu sance du
réseau d’oléoducs. D’autant que l’arbitrage entre les
marchés est rendu di cile non seulement par les
dispositions réglementaires américaines, mais également
par l’incompatibilité des ra neries européennes avec la
qualité du pétrole texan. Ces explications techniques
semblent toutefois un peu courtes pour justi er une telle
di érence de prix sur une période aussi longue.
En réalité, l’interprétation la plus pertinente semble
être que les investisseurs ont brutalement anticipé les
e ets de l’exploitation du pétrole de schiste et du gaz de
schiste aux États-Unis, des sables bitumineux au Canada.
Le directeur général de la multinationale américaine
ConocoPhillips Company a déclaré au printemps 2012
que « l’Amérique du Nord sera autosu sante en pétrole
et en gaz en 2025 ». Fin 2012, c’est l’Agence
internationale de l’énergie qui a annoncé que les États-
Unis deviendront dès 2017 le premier producteur de
pétrole devant l’Arabie saoudite. Toutes ces déclarations
font le miel des nanciers.

Réduire l’emprise
des nanciers sur les matières
premières
Pour réduire la spéculation sur les marchés de
matières premières, la Commission a proposé dans la
directive MiFID II 57, à l’image de ce que les Américains
essayent de faire, des « limites de position ». Cette
excellente mesure aurait pour objet de réduire l’emprise
de quelques intervenants nanciers, généralement moins
d’une dizaine, qui « font » les marchés et représentent
parfois jusqu’à 90 % des transactions, alors que leur rôle
serait, dans un univers nancier plus sain, d’être
simplement des apporteurs de liquidité.
Malheureusement, les lobbies, là aussi, font leur travail
pour essayer de neutraliser ces mesures. À la suite des
initiatives prises par l’ISDA 58 et la SIFMA 59, deux lobbies
bancaires très puissants auprès des politiques et des
régulateurs, un tribunal américain a annulé une
disposition clé de la loi Dodd-Frank qui devait entrer en
application en octobre 2012, la xation de ces limites de
position par le régulateur américain des marchés de
matières premières (la CFTC). Une disposition qui était
de nature à changer le cours des choses vient une fois de
plus d’être anéantie par l’action puissante des lobbies.
En France, une initiative très modeste comme la
proposition d’interdire les opérations spéculatives sur les
matières premières agricoles a été nalement
abandonnée lors de la discussion sur la loi bancaire pour
répondre à la préoccupation des lobbies. Ceux-ci ont fait
valoir que l’instabilité de plus en plus forte des
conditions climatiques exigeait le maintien de ces
activités, apporteuses de liquidité pour le marché.
Quand le réchau ement climatique vient au secours de
la nance !
Les négociations intergouvernementales qui ont suivi
la publication du projet de directive par la Commission
sont une nouvelle illustration des résistances opposées
par les États et les opérateurs à tout changement dans le
fonctionnement actuel de ces marchés. L’o ensive
conjuguée des Anglais, qui sont catégoriquement
opposés à la xation de limites à la spéculation, et des
Allemands, qui veulent défendre leurs grands industriels
de l’énergie, va très certainement rendre inopérants les
dispositifs réglementaires envisagés par la Commission.
Cinq mesures clés seraient de nature à changer la
donne. Premièrement, soumettre à un agrément strict
tous les intervenants, nanciers et industriels, a n de
leur imposer des règles d’intervention. Deuxièmement,
donner compétence à l’ESMA pour xer des limites de
position a n d’éviter tout laxisme d’un régulateur
national. Troisièmement, exiger que les positions des
opérateurs soient consolidées, toutes plates-formes de
traitement des ordres confondues. Quatrièmement,
autoriser l’ESMA à demander à tout moment à un
opérateur le relevé de ses interventions. Cinquièmement,
obliger les opérateurs à publier leurs positions de
manière hebdomadaire, une mesure qui serait
particulièrement e cace puisque les opérateurs qui sont
au cœur de la spéculation détestent révéler leurs
stratégies.
Sauf revirement en n de négociation, rien de tout
cela ne sera appliqué. Le texte de la Commission est vidé
de son contenu. Quantité d’acteurs seront exonérés
d’agrément, ce qui les dispensera d’appliquer les
dispositions réglementaires ; les limites de position
seront dé nies par le régulateur national, c’est-à-dire le
plus souvent par le régulateur anglais ; le calcul des
limites de position ne se fera pas de manière agrégée
pour chaque intervenant ; l’ESMA ne pourra intervenir
que si la stabilité nancière est en danger ; la
publication des positions ne sera pas publique ; les
opérations de gré à gré ne rentreront pas dans le champ
réglementaire. Pourquoi perdre son temps à écrire des
textes ?
Peut-être faudra-t-il adopter un jour des mesures
beaucoup plus radicales : revenir à l’interdiction
d’intervention des acteurs nanciers sur l’ensemble des
marchés de matières premières, à la situation d’avant
1992, ou bien, dans une première étape, n’autoriser que
les interventions des « teneurs de marché », de manière
à ce que les nanciers ne soient là que pour apporter la
liquidité nécessaire aux industriels pour leurs opérations
de couverture. Le spectacle auquel nous assistons depuis
une vingtaine d’années sur ces marchés de matières
premières est devenu inacceptable tant pour des raisons
économiques que sociales ou morales. En dehors de
quelques déclarations lors des périodes de ambée des
prix, peu de dirigeants politiques donnent l’impression
de vouloir sincèrement inverser le cours des choses.
Cinq ans après les dysfonctionnements extravagants des
marchés de matières premières, alors même que les
chi res les plus récents sur les marchés de dérivés
montrent que la spéculation n’a jamais été aussi forte,
aucune règle nouvelle n’est en place, ni aux États-Unis
ni en Europe.

Taxe sur les transactions


nancières : donner dès
maintenant l’exemple
La taxe sur les transactions nancières (TTF),
proposée par la Commission européenne à horizon de
2014-2015 et o ciellement soutenue par la France,
l’Allemagne et neuf autres pays de l’Union européenne,
a une vraie légitimité pour au moins deux raisons : la
nécessité de freiner la croissance démesurée de la sphère
nancière, la nécessité de réduire la volatilité des
marchés. C’est une contribution à la stabilité nancière
à long terme. Proposée il y a une quarantaine d’années
par James Tobin pour les seules opérations de change,
après la disparition du système de Bretton Woods, cette
taxe avait déjà à cette époque un objectif de réduction
de la volatilité des marchés. En présentant le projet, le
président de la Commission avait ajouté une raison plus
pragmatique : une contribution normale du système
nancier après « les aides et garanties apportées pour un
montant global de 4 600 milliards d’euros » lors du
sauvetage des banques. Mais, à peine mis en chantier, le
projet de TTF a malheureusement été neutralisé par
l’action conjuguée des lobbies, des banques centrales et
des gouvernements eux-mêmes.
Le projet présenté le 28 septembre 2011 par la
Commission prévoyait de taxer à 0,1 % les transactions
sur les actions et sur les obligations, à 0,01 % les
transactions sur les dérivés et les produits structurés.
Selon la Commission, il devait rapporter jusqu’à
55 milliards d’euros si les vingt-sept pays de l’Union
décidaient de l’appliquer et 34 milliards d’euros pour les
onze pays nalement engagés dans le projet. Ces taux
signi catifs et cette assiette large étaient le seul moyen
d’éviter que la taxe ne ressemble à un simple impôt de
Bourse comme celui qui est appliqué en France depuis
2012 60. Bien entendu, les idées pour l’a ectation d’une
telle taxe ne manquaient pas : contribution à l’équilibre
des nances publiques, nancement de projets
européens, aide au développement, lutte contre le
réchau ement climatique, etc.
La campagne engagée contre cette taxe par les
acteurs nanciers était logique. Si une telle taxe était
mise en œuvre, la compétitivité de place ne pouvait en
e et qu’en sou rir. Où a-t-on vu qu’une nouvelle taxe
améliore la compétitivité d’une activité ? Les acteurs
nanciers étaient dans leur rôle. Plus étonnante fut la
réaction très vive des gouverneurs des banques centrales
française et allemande et des membres du directoire de
la BCE, qui se joignirent au cortège. Mais c’est la
rapidité du retournement des gouvernements qui a été
proprement stupé ante, comme s’ils avaient soudain été
pris d’e roi devant un acte insensé : tenir parole !
Que l’on en juge… Le 7 février 2012, dans une lettre
adressée à la présidence du Conseil, neuf pays de
l’Union européenne dont la France et l’Allemagne
avaient apporté un plein soutien à la Commission sur le
projet présenté en septembre 2011. Le 28 septembre
2012, Pierre Moscovici et Wolfgang Schäuble avaient
adressé une lettre commune à la Commission
européenne pour lui demander la mise en place d’une
« coopération renforcée 61 ». Le 12 décembre 2012, le
Parlement européen avait approuvé cette initiative. Le
22 janvier 2013, le Conseil avait autorisé onze pays à
lancer une procédure de coopération renforcée pour
appliquer la taxe. Et Pierre Moscovici avait salué à cette
occasion une « étape historique », a rmant que cette
taxe pourrait rapporter « plusieurs dizaines de milliards
d’euros 62 ». Après autant de déclarations fortes, la taxe
Tobin, véritable arlésienne de la régulation nancière –
en parler toujours mais ne jamais la faire –, allait-elle
en n entrer en application ? Le 30 mai, une dépêche de
l’agence Reuters rapportait qu’au cours d’une réunion de
travail intergouvernementale, le 22 avril, une division
par dix des taux de la taxe avait été évoquée et le
lendemain d’autres médias con rmaient l’information 63.
Ces commentaires de la presse n’ont pas été démentis et
n’avaient probablement pas de raison de l’être. Une fois
encore, les dirigeants avaient fait des annonces et
organisaient aussitôt le repli, cette fois de manière
particulièrement cynique. Un discours avait été tenu vis-
à-vis des citoyens, un autre vis-à-vis des négociateurs et
des nanciers. Le débat a été renvoyé au lendemain des
élections allemandes, peut-être même des élections
européennes. Donner le sentiment que « l’on s’occupe de
la nance », le temps des élections…
Pour apprécier le moment venu la portée de la future
TTF, si elle voit bien le jour, le lecteur devra garder à
l’esprit deux déclarations : celle de la Commission qui
annonçait que la TTF à onze devait rapporter
« 34 milliards d’euros », celle du ministre de l’Économie
et des Finances français qui apportait son plein soutien à
une taxe devant rapporter « plusieurs dizaines de
milliards d’euros ».
La taxe Tobin a pourtant un vrai sens : réduire la
place de la sphère nancière par rapport à l’économie
réelle. Faudra-t-il attendre une nouvelle dé agration
nancière pour la faire progresser ? Ceux qui
approuvent le principe de cette taxe tout en mettant
comme condition qu’elle devrait s’appliquer dans le
monde entier, comme les Anglais, la condamnent
naturellement par avance. Chacun se rend bien compte
que cette condition ne sera tout simplement jamais
réalisée. Il est donc indispensable d’avancer à quelques-
uns, notamment dans le cadre de la coopération franco-
allemande, a n de faire avancer les autres. Mais,
derrière ce projet, c’est la volonté de construire l’Europe
qui est en jeu. Comment l’Union peut-elle accepter de
rester coupée en deux sur un projet politique de cette
importance, d’un côté ceux qui aspirent à rester des
paradis scaux, de l’autre ceux qui n’en sont pas ?

Paradis scaux : le problème


est d’abord politique
La lutte contre les paradis scaux rejoint le débat sur
la taxe nancière. Les dirigeants politiques ont-ils le
désir sincère de passer à l’acte ? Les dénoncer toujours,
les interdire jamais… Au cours du G20 de Londres en
avril 2009, des déclarations très volontaristes avaient
été faites contre le blanchiment, le secret bancaire et la
fraude scale. Au printemps 2013, les mêmes
déclarations ont été faites lorsque les médias ont levé le
voile sur certaines fraudes. C’est dire si l’on avait
progressé entre-temps ! Tout cela donne le sentiment
d’une commedia dell’arte où la Couronne britannique
s’indigne que ses îlots n’appliquent pas les mêmes lois
qu’à Londres, où les gouvernements du G20 se déclarent
prêts à déclencher les hostilités avec des « juridictions à
palmiers 64 », où les dirigeants européens découvrent
subitement qu’il existe des taux d’imposition très
di érents au sein de l’Union.
L’action contre la fraude scale, c’est-à-dire le fait de
ne pas avoir déclaré un compte à l’étranger, ne doit pas
cacher le problème de fond, l’évasion légale des capitaux
favorisée par des distorsions scales considérables. Le
débat autour des paradis scaux renvoie en fait les
hommes politiques à leurs propres responsabilités.
Les montants de capitaux abrités par les paradis
scaux augmentent de manière exponentielle depuis
vingt ans. Ces territoires servent de lieu de passage pour
les opérations des multinationales, de refuge pour les
fortunes mal acquises dans les pays émergents, de base
opérationnelle pour les hedge funds 65, de lieu de
domiciliation pour la gestion collective la plus
traditionnelle, de terre d’accueil pour des opérations que
quelques grandes banques souhaitent gérer loin du
regard des régulateurs 66.
Il est très di cile d’avoir des statistiques puisque le
principe même de ces territoires est d’o rir aux capitaux
un hébergement discret. L’organisation internationale
indépendante Tax Justice Network a publié en
août 2012 une étude évaluant ces capitaux à
25 000 milliards de dollars, soit le PIB des États-Unis et
de la zone euro. Selon cette étude, les deux tiers des
capitaux viendraient de pays émergents et un tiers des
pays développés. En 2012, le G20 avait demandé à
l’OCDE un rapport sur « la lutte contre l’érosion de la
base d’imposition et le transfert des béné ces ». Remis
en février 2013, ce rapport a donné quelques chi res qui
illustrent l’ampleur du problème. L’évasion scale
concernant les États-Unis se chi rerait ainsi à
1 700 milliards de dollars. Pour l’Union européenne, le
montant serait de 1 000 milliards d’euros. Mais surtout
le rapport cite quelques exemples assez intrigants qui
permettent de mesurer l’ampleur du problème. Les îles
Vierges britanniques sont le deuxième investisseur en
Chine, après Hong Kong et avant les États-Unis. L’île
Maurice est le premier investisseur en Inde. Les îles
Vierges britanniques, Chypre, les Bermudes et les
Bahamas sont les premiers investisseurs en Russie…
Pour faire avancer le chantier des paradis scaux, il
faut en réalité distinguer trois types de problèmes. Il y a
d’abord un problème moral : la fraude scale des
particuliers. Il est impossible de fermer les yeux sur le
fait qu’un certain nombre de contribuables ne
remplissent pas leur devoir civique. Il y a ensuite un
problème de régulation et de risque systémique :
l’opacité des opérations. Il est impératif que les règles
élémentaires de marché soient respectées. Il y a en n un
problème économique : les distorsions scales, c’est-à-
dire les di érences spectaculaires de taux d’imposition
d’un pays à l’autre. Comment des nations peuvent-elles
accepter de se laisser spolier par des territoires dont le
principal avantage comparatif est leur taux d’imposition.
Ces problèmes appellent tous les trois des solutions
politiques et il ne faut surtout pas chercher à donner
l’impression qu’en traitant le premier problème, le plus
spectaculaire, on a résolu les deux autres qui comportent
des enjeux nanciers considérables.
L’obtention d’un « échange automatique
d’informations » est un premier pas dans la bonne
direction. Mais les montages nanciers dans les
territoires o shore sont très complexes, utilisent des
noms, des formes juridiques et des territoires multiples
qui brouillent facilement les pistes. Seule une
transparence complète et non pas simplement formelle
peut être e cace. Les contrôles sur sites (on-sites visits)
seraient le moyen le plus e cace d’assurer la
transparence. Le refus d’agréer des fonds ayant des
rami cations dans ces pays serait une mesure plus
radicale mais simple à décider. L’interdiction de ces
territoires aux multinationales pourrait également être
envisagée. Mais on peut douter que les Anglais soient
prêts à prendre le risque de perturber leur industrie des
hedge funds et que les Américains soient prêts à faire
payer l’impôt aux entreprises qui font monter les cours à
Wall Street… Ceci explique peut-être que dans son
deuxième rapport, remis en juillet 2013, l’OCDE
n’envisage que des mesures compatibles avec le principe
sacro-saint de la liberté complète des capitaux. Les
dirigeants du G20 et du G8 risquent ainsi de limiter leur
action au lancement d’études et à des recommandations,
comme si les décisions dépendaient d’autres dirigeants
que d’eux-mêmes.
Au sein de l’Union européenne, le problème est
naturellement très di érent car il ne peut être question
d’interdiction. L’harmonisation scale est absolument
incontournable. Ou bien le marché unique ne veut rien
dire. Le problème est là aussi strictement politique. En
acceptant des écarts considérables dans les taux
d’imposition, l’Union européenne attise une concurrence
absurde, provoque des appels d’air, encourage
l’optimisation scale et la délocalisation. Quatre des
grands paradis scaux de l’Union européenne présentent
des structures économiques complètement
déséquilibrées comme on vient de le voir avec la crise
chypriote, comme on l’a vu avec la crise irlandaise. Dans
quatre pays, Chypre, Irlande, Malte et Luxembourg, le
système nancier représente 7 à 10 fois le PIB. Cherchez
l’erreur ! La France elle-même n’a pas vraiment donné le
bon exemple en s’érigeant en paradis scal pour le
Qatar, même si elle ne peut naturellement que se
féliciter des investissements de ce pays sur son
territoire 67.

Des régulateurs sans écrans


radar
De manière générale, le sentiment qui domine
aujourd’hui sur les marchés nanciers, c’est toujours la
très grande opacité, y compris pour les transactions les
plus simples, les plus classiques, celles des marchés
d’actions. Fin 2012, en Europe comme aux États-Unis,
plus de la moitié des transactions sur ces marchés
actions se faisaient en dehors des marchés réglementés,
sur des plates-formes opaques où, comme par hasard,
aucun abus de marché n’est jamais relevé. Sur les
marchés de dérivés, 90 % des transactions se font de gré
à gré, également sans aucune transparence. Les hedge
funds sont en très grande majorité domiciliés dans les
paradis scaux. Quant au trading à haute fréquence, il
faut plusieurs mois de travail au régulateur pour
analyser quelques minutes de transactions lorsqu’il veut
véri er qu’il n’y a pas de manipulation de marché. Tout
cela démontre que nous sommes encore très loin d’avoir
fait la lumière sur les marchés.
Ce qui est encore plus préoccupant, c’est la rapidité
avec laquelle certaines dérives se sont développées.
Jusqu’au début des années 2000, la totalité des
transactions s’e ectuait en toute transparence sur des
marchés réglementés, avec une seule exception,
parfaitement légitime, celle des « blocs » de taille
exceptionnelle qui étaient négociés de manière bilatérale
et anonyme a n d’éviter de déséquilibrer le marché. Au
l des années, ces transactions, traitées sur des lieux de
transaction appelés dark pools, des plates-formes qui
portent bien leur nom, ont été de tailles de plus en plus
modestes. Les dark pools sont devenues du dark trading.
À partir de novembre 2007 68, la libéralisation
complète des marchés actions, introduite par la directive
européenne MiFID dans le but de renforcer la
concurrence et de faire baisser le coût des transactions,
a provoqué un vrai recul en termes de transparence. Les
acteurs de marché se sont précipités dans les brèches
ouvertes par le texte.
La création de très nombreuses plates-formes de
négociation alternatives, appelées MTF 69, réglementées
mais le plus souvent spécialisées par type d’actions a n
de ne traiter que les courants d’a aires les plus
rentables, a conduit à la fragmentation du marché et à
une perte de liquidité sur les valeurs, l’inverse de ce qui
était recherché. Jamais à une baisse du coût des
transactions.
Mais c’est surtout le développement du marché non
réglementé, le marché de gré à gré, qui est devenu très
préoccupant avec l’utilisation des dérogations prévues
par le texte européen. La création de plates-formes
internes a permis aux banques 70 de traiter directement
les ordres de leurs clients, en dehors des règles normales
de marché. Sur ces plates-formes, la transparence est
limitée à la publication des ordres une fois qu’ils sont
traités au lieu de respecter le principe de double
transparence, avant et après la transaction. De plus, les
banques ont été tentées de se placer en face des ordres
des clients, d’utiliser leur compte propre. Développée
depuis la n des années 1990 par les grandes banques
d’a aires américaines, Goldman Sachs, Merrill Lynch,
Morgan Stanley, Citigroup, Lehman Brothers, cette
pratique est devenue une menace redoutable pour les
marchés actions. Le marché est non seulement
fragmenté, mais totalement opaque. C’est la notion
même de marché qui est ici en cause.
En 2012, les transactions de gré à gré, c’est-à-dire
non réglementées, notamment les dark pools et les
crossing networks, ont représenté 55 % des transactions
e ectuées sur le CAC 40. Les 45 % restants ont été
partagés entre le marché réglementé et les MTF. Quel
chemin parcouru en dix ans dans la voie de la
déréglementation ! La directive MiFID est assez
révélatrice de l’état d’esprit qui animait la Commission
dans les années qui ont précédé la crise. Entrée en
application en novembre 2007, alors même que la crise
était déjà amorcée, cette directive a déstabilisé le
dernier marché qui fonctionnait à peu près
correctement !
Faire la lumière sur toutes
les transactions sans exception
Jean-Pierre Jouyet disait souvent que sa plus grande
surprise en prenant la présidence de l’AMF avait été de
découvrir qu’un chef d’entreprise n’avait aucun moyen
de savoir ce qui se passait sur le titre de l’entreprise qu’il
dirigeait. Il n’a cessé de plaider avec vigueur jusqu’à son
départ pour que l’on revienne à un vrai marché des
actions, plus transparent, plus intègre, moins fragmenté.
Le projet de directive MiFID II, publié par la
Commission européenne à l’automne 2011, se donne
pour objectif d’aller dans cette direction, de redresser la
situation. Il propose de réglementer l’ensemble du
marché, toutes les plates-formes de négociation, toutes
les transactions, tous les acteurs. Une fois que le
Parlement européen et le Conseil des ministres seront
parvenus à un texte de compromis, il risque
malheureusement de comporter à nouveau de multiples
dérogations en raison des amendements de ceux qui ne
veulent rien changer. Ces dérogations seront utilisées de
la même façon que celles qui avaient été créées par la
directive précédente, MiFID I.
Les points clés d’une remise en ordre sont pourtant
très clairs, très simples à mettre en œuvre : transparence
des prix avant et après négociation ; maintien de seuils
élevés pour les blocs traités sur les dark pools a n que
cette négociation dérogatoire reste vraiment
exceptionnelle ; interdiction très stricte des
interventions des banques pour compte propre et
encadrement rigoureux des teneurs de marché. Aucune
de ces conditions ne sera vraiment respectée. Les
banques continueront à utiliser les dispositions
dérogatoires pour traiter en compte propre actions et
dérivés. Les régulateurs nationaux, certes sous le
contrôle de l’ESMA, pourront eux-mêmes élargir le
champ des dérogations, par exemple sur la taille des
ordres traités dans les dark pools, par exemple sur
l’obligation de transmettre les prix avant négociation.
Au mieux, la situation des marchés actions sera
améliorée de manière très marginale. La fragmentation
et l’opacité des marchés continueront à prospérer.
Le progrès ne viendra pas non plus de la création
d’un registre unique 71 destiné à relever toutes les
transactions, comme l’avait pourtant proposé la
Commission et comme cela existe depuis longtemps aux
États-Unis grâce à la DTCC, déjà citée à propos des
produits dérivés. Le système de collecte des données va
rester fragmenté, alors qu’un registre unique serait le
seul moyen pour les régulateurs d’avoir dans un délai
court une vision globale des transactions et pour les
acteurs de marché des informations précises sur la
formation des prix.

Encadrer, voire interdire,


le trading à haute fréquence
Le trading à haute fréquence a de plus en plus
mauvaise presse chez de nombreux professionnels qui
considèrent que c’est l’intégrité même du marché qui est
atteinte. Ils dénoncent son emprise sur les transactions
(plus de la moitié d’entre elles), son côté obscur, son
rôle déstabilisateur et procyclique, ses risques
systémiques 72. Le trading à haute fréquence va bien au-
delà de l’exécution d’ordres à grande vitesse. Il consiste
à lire le marché avant les autres, à pro ter de la
connaissance des ordres des clients pour prendre
position avant eux. Des algorithmes très performants
permettent de deviner le comportement des opérateurs
de marché, d’ajuster dans la nanoseconde à venir les
ordres à passer, d’in uencer même le comportement des
opérateurs. Le trading à haute fréquence est en réalité la
version moderne d’une pratique ancienne, strictement
interdite, le front running, qui consiste à pro ter de la
connaissance des ordres d’un client pour passer avant lui
et en tirer pro t.
Le développement du trading à haute fréquence a
bouleversé l’industrie nancière. Les brokers ont été
obligés de se doter des mêmes moyens que les traders à
haute fréquence, de se délocaliser à Londres, a n de
rester compétitifs, de ne pas perdre la nanoseconde qui
peut être décisive dans la transaction. Mais pour le
moment, rien n’a été fait pour freiner ces dérives. Le
rapport publié par le gouvernement anglais en
octobre 2012, après deux ans de recherche académique,
concluant que le HFT (High Frequency Trading) permet
d’augmenter la liquidité du marché et de diminuer les
coûts de transaction a rencontré peu d’écho au-delà des
frontières britanniques tant les professionnels eux-
mêmes sont convaincus du contraire. Con er un rapport
au monde académique, en connaissant parfaitement les
liens qui le relient au monde de la nance, est pourtant
généralement un moyen assez e cace pour tuer une
réforme.
Deux mesures sont avancées par la Commission pour
limiter cette pratique. La première consiste à
réglementer les « pas de cotation » (tick size), c’est-à-dire
le nombre de chi res après la virgule, une mesure qui
pourrait être considérée au premier abord comme assez
anodine, mais qui aurait en réalité un e et immédiat en
réduisant les occasions d’arbitrage. La seconde serait
d’imposer le respect d’un ratio minimal d’ordres traités
par rapport aux ordres entrés. Ce serait un progrès
puisque 90 %, voire 95 %, des ordres entrés sont
annulés, ce qui biaise complètement le marché. Le
Parlement européen propose en plus l’introduction d’un
temps de latence d’une demi-seconde pour les ordres
entrés, ce qui représente une éternité pour des
opérateurs qui travaillent en nanosecondes. Mary
Shapiro, ancienne présidente de la SEC, avait envisagé
d’imposer un temps de latence, mais elle y a très vite
renoncé. Les Allemands ne le souhaitent pas non plus,
considérant qu’il aurait pour e et de tuer le trading à
haute fréquence. Une facturation obligatoire des ordres
entrés mais non exécutés serait également e cace pour
faire tomber les modèles économiques des traders les
plus agressifs. Les règles qui interdisent les
manipulations de marché pourraient par ailleurs être
durcies a n d’empêcher des pratiques qui ont pour but,
en envoyant des signaux haussiers ou baissiers grâce aux
ordres entrés mais non exécutés, grâce aussi à des ordres
très décalés et non exécutés, de vendre ou d’acheter à un
prix favorable. En n, l’obligation faite aux gérants de
conserver leurs algorithmes permettrait aux régulateurs
d’exercer un contrôle beaucoup plus e cace sur les
risques de manipulation de marché.
Plusieurs de ces dispositions pourraient se cumuler
a n de freiner des pratiques qui n’existaient pas il y a
encore six ou sept ans, des pratiques qui marginalisent
complètement la place des investisseurs de long terme
sur les marchés. Selon certaines statistiques, la place de
ces investisseurs ne représente plus aujourd’hui que 10 à
15 % des transactions. Une vraie boîte à outils est à la
disposition des régulateurs pour encadrer le trading à
haute fréquence mais pour le moment rien n’a été fait
pour encadrer cette pratique dont l’utilité économique
est extrêmement douteuse. Les solutions sont connues, il
faut avoir le courage politique de les appliquer et
éventuellement d’aller plus loin, d’interdire.
En n, il est indispensable que, comme dans la
nouvelle réglementation américaine, des coupe-circuits
soient mis en place sur l’ensemble des marchés
européens, couvrant toutes les plates-formes de trading
sans exception, a n de suspendre les transactions
lorsque les cours décalent trop fortement. Deux
exemples récents sont particulièrement éloquents.
Le krach éclair ( ash crash) qui s’est produit à Wall
Street le 6 mai 2010 a quelque chose de proprement
terri ant du point de vue du contrôle du risque
systémique. L’entrée d’un ordre de 4,1 milliards de
dollars sur les produits dérivés a déclenché un
emballement du trading à haute fréquence, un désordre
tel que plusieurs plates-formes de trading ont été
brutalement asséchées et que des chutes de cours
spectaculaires ont eu lieu, ramenant parfois le cours de
très belles valeurs tout près de zéro ! Le Dow Jones qui
avait baissé de 10 % en quinze minutes est remonté de
7 % en dix minutes ! Un nombre considérable de
transactions a du être annulé. En l’espace d’une demi-
heure, un magni que coup de projecteur venait d’être
donné sur le caractère parfois absurde de nos marchés
modernes et sur les e ets pervers du trading à haute
fréquence.
En août 2012, le courtier américain Knight Capital,
un des grands opérateurs du trading à haute fréquence à
Wall Street, a été sauvé de la faillite grâce à une
recapitalisation e ectuée en urgence par les banques de
la société. Un accident consécutif à un bug informatique
non expliqué s’est produit et le logiciel algorithmique
s’est mis à bombarder à la hausse les cours de plusieurs
sociétés, ce qui a entraîné une perte de 457 millions de
dollars pour le broker avant que l’on puisse en n
l’arrêter.
Ces exemples illustrent les dangers de cet univers
étrange, apparu il y a seulement quelques années, où
l’homme est dépassé par ses robots.

Converger vers la vérité


des comptes
Le chantier des normes comptables n’est une a aire
technique qu’en apparence. L’enjeu, c’est la stabilité
nancière mondiale. Pour des marchés devenus volatils
et globalisés, il est indispensable d’avoir des normes qui
re ètent davantage que par le passé la valeur des actifs
en intégrant la durée et le principe de prudence. Il est
également indispensable de pouvoir faire des
comparaisons entre les deux rives de l’Atlantique. Si les
acteurs économiques ne disposent plus de thermomètres
ables, les pires erreurs de gestion peuvent être
commises, tant du côté des chefs d’entreprise que des
investisseurs. Les régulateurs auront de leur côté le plus
grand mal à assurer la stabilité nancière avec des
mesures e caces. La vivacité du débat autour des
normes comptables n’est en réalité que le re et du
dysfonctionnement des marchés.
Les normes comptables avaient été très critiquées
pendant la crise de 2008-2009, notamment par les
banques européennes, pour avoir joué un rôle
procyclique, systémique, avec la prise en compte sans
nuance de la « juste valeur » (fair value), de la valeur de
marché des instruments nanciers à un instant donné.
Avec une volatilité des marchés qui atteint parfois des
sommets, où la valeur d’un instrument nancier peut
varier de 10 ou 20 % d’un jour à l’autre, la référence
exclusive à la valeur de marché pour arrêter les comptes
un jour donné, surtout avec la publication de comptes
trimestriels, est e ectivement une idée dangereuse
lorsqu’elle devient systématique. Appliquée strictement,
elle aurait par exemple comme conséquence en plein
krach nancier de laisser à la spéculation le soin
d’arrêter le montant des fonds propres des banques, en
l’occurrence de les réduire fortement, au moment même
où elles en auraient le plus besoin. Néanmoins, les
banques ne peuvent approuver les normes comptables
lorsque les marchés montent et les critiquer lorsqu’ils
baissent…
Certaines banques auraient pu être d’autant plus
discrètes dans leurs critiques que des traitements
comptables d’opportunité avaient été réalisés avec le
classement d’un certain nombre de transactions dans les
opérations de marché (trading book) alors que ces
transactions auraient logiquement dû gurer dans les
opérations de crédit (banking book), cela a n de mieux
les valoriser tant que les marchés montaient et de
béné cier par ailleurs d’exigences de capitaux propres
réglementaires limitées. Pendant la crise, il a fallu
obtenir l’autorisation de faire le mouvement inverse.
Pour éviter des e ets pervers multiples, il faut donc
appliquer la juste valeur avec nuance, en prenant en
considération un horizon de long terme. C’est ce que
semblent tout de même permettre les normes
internationales, les IFRS, moins dogmatiques sur la juste
valeur que les normes américaines, les US GAAP.
Dé nies en 2002 et adoptées par l’Union européenne en
2005, les IFRS sont désormais appliquées par plus des
deux tiers des pays du G20 et par plus d’une centaine de
pays, avec des variantes importantes d’un pays à l’autre,
parfois au sein d’un même pays. Elles reposent sur une
conception mixte, entre « juste valeur » et « coût
amorti » (le coût historique), avec un équilibre tout de
même plus proche de la juste valeur que du coût amorti,
plus proche des préoccupations des investisseurs et des
nanciers que de celles des dirigeants d’entreprise. Mais
les chefs d’entreprise souhaitent surtout maintenant un
peu de stabilité des normes, ne serait-ce que pour alléger
leur travail et permettre des comparaisons de données
dans le temps, celles-ci étant aussi importantes que les
comparaisons internationales.
Dès 2002, il avait été prévu qu’une convergence soit
assurée, de manière progressive, entre les deux rives de
l’Atlantique autour des normes IFRS. Quelques années
après, en septembre 2009, le G20 de Pittsburg avait
même déclaré que la convergence devait être réalisée
pour 2011. Les deux institutions pilotant les normes,
l’IASB 73 pour les IFRS et le FASB 74 pour les US GAAP,
devaient avancer dans cette direction. Mais le blocage a
été complet, au désespoir des émetteurs et des
investisseurs qui aimeraient pouvoir comparer les bilans
des banques et des entreprises et délivrer une
information lisible au marché international, au désespoir
des régulateurs qui ont beaucoup de mal a appliquer des
règles homogènes lorsque les bilans n’ont pas la même
signi cation. Au cours de l’été 2012, les Américains ont
fait savoir qu’ils reportaient sine die l’e ort de
convergence comptable. Cette prise de position a le
mérite de la clarté. Ce n’est pas au moment où les
marchés montent que l’on va appliquer avec plus de
nuance la fair value… La stabilité nancière
internationale ici aussi pourra attendre !
Seul point de réconfort, près de la moitié des
500 plus grandes sociétés internationales (classement du
magazine américain Forbes) utilisent désormais les
normes IFRS. Les multinationales japonaises adoptent
sur une base volontaire les IFRS. Les autorités
américaines elles-mêmes autorisent les entreprises non
américaines à utiliser les normes IFRS. Il est possible
que la convergence prenne en dé nitive un peu plus de
temps mais qu’elle nisse ainsi par progresser sur le
terrain. Le président de la Fondation IFRS, Michel
Prada 75, s’y emploie compte tenu de son excellente
connaissance des interlocuteurs étrangers.
Dans ce contexte d’a rontement entre l’Amérique et
le reste du monde, ce n’est pas le moindre des paradoxes
de constater que les Américains, champions de la fair
value, continuent d’y renoncer pour l’évaluation de leurs
fonds monétaires. Ce sujet d’importance systémique, à la
frontière du chantier des normes comptables et de la
gestion d’actifs, mérite que l’on s’y arrête un instant.
Les fonds monétaires américains sont calculés à
« valeur constante 76 », sauf en cas d’accident. La
détention d’une obligation sur une entreprise qui fait
faillite conduit en e et à ajuster la valeur du fonds. Les
tout premiers investisseurs sortis sont donc avantagés.
On imagine le risque qui est encouru sur le plan
systémique en cas de crise. L’Europe a peu entendu
parler de la panique qui a frappé les investisseurs en
fonds monétaires américains en septembre 2008 après la
faillite de Lehman Brothers. Une véritable course aux
guichets (run) a eu lieu pendant quelques jours, ce qui a
provoqué un e ondrement des encours de
2 400 milliards à 2 100 milliards de dollars en moins
d’une semaine, au point que le Trésor américain a été
obligé de donner sa garantie aux investisseurs pendant
un an.
En 2013, la situation réglementaire reste inchangée et
le montant des encours atteint un niveau record de
2 900 milliards de dollars. La SEC avait renoncé à
l’automne 2012 à réformer le système, compte tenu de
l’opposition de la place et d’une majorité de ses
commissaires. Il a fallu que ce soit le secrétaire au
Trésor, Timothy Geithner, qui saisisse le Conseil des
risques systémiques, le FSOC, dont il était secrétaire
général aux côtés d’Elisse Walter, la nouvelle présidente
de la SEC, et de Ben Bernanke. Lorsqu’il a remplacé
Timothy Geithner, Jack Lew a pris le relais. En
juin 2013, dans un rapport de… 700 pages, la SEC a mis
sur la table un projet proposant de supprimer certains
fonds à valeur constante, ceux qui sont souscrits par les
investisseurs institutionnels les plus importants. Ces
fonds ne représentent que 37 % des encours. Et une
solution alternative à cette interdiction est même
évoquée. Or, le FSOC, comme le FSB, avait préconisé la
suppression de tous les fonds à valeur constante. Cinq
ans après la course aux guichets, le débat reste donc
ouvert sur l’opportunité d’une réglementation ! Un
nouvel exemple de la puissance des lobbies qui auraient
dépensé 65 millions de dollars en deux ans pour faire
obstacle à la réforme. Leur emprise sur les régulateurs
des fonds monétaires n’est pas propre à l’Amérique. En
Europe, la Commission européenne a nalement
renoncé elle aussi à une interdiction des fonds
monétaires à valeur constante pour préserver l’industrie
nancière au Luxembourg et en Irlande 77.
Derrière cette opposition très vive à tout changement,
aux États-Unis comme en Irlande et au Luxembourg, se
cachent en réalité les gestionnaires d’actifs américains,
les mutual funds, qui ne veulent pas voir les fonds gérés
basculer du côté des dépôts bancaires. Ces fonds ont des
noms célèbres : BlackRock, Vanguard, State Street,
Pimco, Fidelity. Ces cinq leaders représentent, chacun
d’entre eux, des montants d’actifs sous gestion du même
ordre que le PIB de la France (une fois et demie pour
BlackRock). Cette industrie des mutual funds est
solidement défendue par la toute-puissante association
ICI (Investment Company Institute) qui représente
11 000 milliards de dollars de fonds gérés, la moitié de
l’encours mondial de la gestion d’actifs traditionnelle 78.
Un État dans l’État. Si cette a aire des fonds monétaires
ne présentait pas des aspects systémiques, on serait tenté
de sourire en constatant que les Américains, champions
de la fair value, ne veulent surtout pas l’appliquer à leurs
propres fonds ! Money, money…
Un système bancaire plus
solide
Le chantier bancaire est immense, car tout était à
reconstruire après les faillites en chaîne des années
2008-2009. Ce chantier est d’une importance
considérable puisqu’il touche à l’essentiel, la distribution
du crédit dans le monde et le risque systémique. Le sujet
est un peu technique, mais les enjeux sont tels qu’il est
important d’en comprendre les éléments clés. L’objectif
doit être triple : avoir un système bancaire plus solide,
permettre une distribution du crédit plus équitable,
remettre les banques au service de l’économie réelle. La
solidité des banques a été renforcée, mais sur les deux
autres aspects, à peu près tout reste à faire.
Le renforcement des fonds propres des banques était
la priorité puisqu’il s’agissait de leur survie. Ce volet des
réformes est très positif. Si les méthodes utilisées sont
extrêmement compliquées, comme cela a déjà été
évoqué au premier chapitre, l’objectif à atteindre est
simple : il faut que les banques mettent le maximum de
fonds propres en face de leurs risques et qu’elles
disposent des liquidités nécessaires pour éviter une
faillite en cas d’e ondrement des marchés.
Le ratio de solvabilité dé ni par la régulation
prudentielle est un rapport entre les fonds propres au
numérateur du ratio et le montant pondéré des risques
de la banque au dénominateur. Ce ratio doit être le plus
élevé possible et respecter un minimum. La complexité
vient essentiellement du dénominateur, de la manière de
calculer le montant des risques, les accords de Bâle II
ayant introduit une extrême sophistication dans le
calcul, comme cela a été démontré avec le
fonctionnement de la « boîte noire » (la pondération des
risques). Les Américains, de bonne ou de mauvaise foi,
avaient pris argument de cette complexité pour ne pas
appliquer les règles de Bâle III, pas plus qu’ils n’avaient
appliqué celles de Bâle II. Une situation assez cocasse
puisque c’est un Américain, William McDonough,
président de la Federal Reserve Bank de New York, qui
avait dirigé les travaux du Comité de Bâle mettant au
point cette boîte noire.
Les chi res qui suivent démontrent, a contrario, par
leur progression importante, à quel point les exigences
réglementaires décidées par le Comité de Bâle en 2004
avaient pu fragiliser les banques. Le ratio de solvabilité,
celui des fonds propres « durs » (Core Tier One), les vrais
fonds propres, qui avait été xé à 2 % dans les accords
de Bâle II, est désormais porté à 4,5 %. Il est majoré
d’un « coussin de sécurité » (conservation bu er) de
2,5 % destiné à faire face aux risques de pertes à titre
exceptionnel, soit 7 %. Ce ratio est lui-même majoré
d’un coussin contra-cyclique de 2,5 % (countercyclical
bu er) destiné à éviter une expansion trop rapide du
crédit dans les périodes favorables, soit 9,5 %. En n,
une réserve de fonds propres de 1 à 2,5 % pour les
établissements considérés comme systémiques en raison
de leur taille est ajoutée, ce qui porte le ratio à 12 % (à
partir de 2016). L’exigence passe de 2 à 12 %. C’est dire
à quel point la réglementation de Bâle II était peu
raisonnable.
Elle était d’autant moins raisonnable que l’évaluation
des fonds propres réglementaires elle-même prêtait à
discussion puisque certaines dettes, dites
subordonnées 79, pouvaient être assimilées à ces fonds
propres réglementaires. En 2003, le Comité de Bâle
avait publié une étude décrivant le développement très
important de ces émissions de dettes 80. Cette pratique
introduite par les accords de Bâle en 1988 – toujours la
dérégulation – avait pour avantage d’éviter une dilution
de la rentabilité pour l’actionnaire, mais elle fragilisait
naturellement le système nancier. Selon l’étude, ce
furent les banques allemandes, anglaises et américaines
qui utilisèrent le plus cette facilité réglementaire. Une
belle époque où les banques pouvaient créer des fonds
propres en s’endettant ! Désormais, les banques seront
incontestablement mieux protégées pour faire face à
d’éventuelles pertes exceptionnelles avec de vrais fonds
propres.
À l’échelon international, les comparaisons de ratios
de fonds propres, par exemple entre banques
américaines et européennes, sont extrêmement di ciles
puisque les méthodes comptables sont di érentes. De
plus, les calculs de pondération des risques sont en
partie laissés à la main des établissements, comme cela a
été souligné dans le premier chapitre. Une même
banque cumule souvent plusieurs méthodes de calcul
selon les zones géographiques où elle est implantée,
selon le type d’établissements qu’elle contrôle. Les ratios
de solvabilité ont par conséquent une grande importance
mais ils doivent être interprétés et comparés avec
précaution. L’essentiel est que la réforme aille dans la
bonne direction. Si les banques ont protesté
vigoureusement contre les nouvelles contraintes qui leur
sont imposées, elles n’ont pas attendu que les ratios
soient durcis pour renforcer leurs fonds propres et
maîtriser davantage leur bilan et leur hors-bilan. De
plus, dès juin 2011 les règles ont été durcies sur les
dérivés (Bâle 2,5). Les quatre grandes banques
françaises ont désormais des ratios de solvabilité de
l’ordre de 10 %, supérieurs au minimum de 9 % imposé
par l’EBA 81.
Le ratio de levier des grandes banques européennes –
le rapport des fonds propres au total des actifs non
pondérés, y compris les dérivés – est également revenu
pour la plupart d’entre elles à des niveaux beaucoup
plus raisonnables après les excès des années
précédentes. Le niveau actuel, aux environs de 20,
venant de 30 à 40, reste en apparence supérieur au
niveau des banques américaines, en moyenne de 12.
Mais les comparaisons ont là aussi une portée très
limitée, cette fois en raison des divergences comptables.
Les normes américaines prennent ainsi en compte les
risques sur les dérivés en valeur nette à un instant donné
et non les encours en valeur absolue, ce qui réduit
considérablement leurs risques dans le calcul du ratio.
Cela n’a pas échappé à la Deutsche Bank qui calcule son
ratio de levier en appliquant les normes comptables…
américaines et non les normes européennes (IFRS). Dans
une interview à Reuters, le vice-président de l’autorité
de régulation bancaire américaine FDIC, Thomas
Hoenig, a ainsi déclaré le 14 juin 2013 que la banque
était « horriblement sous-capitalisée », même après son
augmentation de capital, bien qu’a chant un ratio de
solvabilité de très bon niveau de 9,5 % (avec la boîte
noire). Selon lui, le ratio de levier de la banque était en
e et de 61 en décembre 2012 en appliquant les normes
européennes (de 48 en mars après augmentation de
capital), alors que la banque a chait o ciellement n
mars un e et de levier de 22… avec les normes
américaines. Pas vraiment la même chose ! Entre
l’utilisation de la boîte noire et les normes comptables,
la boîte à outils réglementaire ne manque pas de
ressources… La standardisation du calcul de l’e et de
levier proposée par le Comité de Bâle le 26 juin 2013,
un calcul que les banques devront rendre public à partir
de 2015, constituera un réel progrès si elle est adoptée.
Le régulateur prudentiel souhaite par ailleurs imposer
de manière progressive le respect de ratios de liquidité à
partir de 2015 a n de permettre aux banques de faire
face le mieux possible à une crise très brutale,
notamment en cas de retraits de dépôts et de di cultés
pour emprunter sur le marché. Ces ratios encadrent la
politique de transformation des banques, c’est-à-dire
leur capacité à prêter sur des durées longues avec des
ressources courtes. Les faillites de Lehman Brothers, de
Dexia, de Northern Rock, de Bankia ou du Crédit
immobilier de France sont venues rappeler qu’un bon
niveau de fonds propres ne dispense pas d’une bonne
gestion de la liquidité.
Dans l’avenir, les entreprises savent qu’elles ne
devront pas toujours compter sur les banques pour se
nancer. Elles devront davantage recourir aux marchés
comme cela est le cas aux États-Unis où les deux tiers
des nancements des entreprises viennent des marchés
alors qu’en Europe les deux tiers viennent des banques
pour les multinationales, la quasi-totalité pour les
autres. Les PME sou riront de cette situation
puisqu’elles n’ont que très peu accès aux marchés
obligataires. Raison supplémentaire de réformer la petite
boîte noire de la pondération des risques qui les
désavantage.

Une distribution du crédit plus


équitable
Autant la régulation prudentielle donnait prise à la
critique dans sa version Bâle II des exigences de fonds
propres, autant elle peut être saluée depuis la crise pour
sa célérité à corriger la trajectoire précédente. Michel
Barnier n’a pas échi devant les levées de boucliers. Une
petite partie seulement du chemin a cependant été
parcourue. Les autorités européennes devront demander
un jour au Comité de Bâle de faire une évaluation en
profondeur du système de pondération des risques, de la
fameuse boîte noire. Cette réforme essentielle est pour le
moment totalement absente de l’agenda des régulateurs,
même si les experts du Comité de Bâle commencent à se
pencher sur les dysfonctionnements actuels.
Comme cela a été dit au premier chapitre, la méthode
utilisée par les banques pour pondérer leurs risques et
calculer les exigences de fonds propres réglementaires
est peu transparente, beaucoup trop sophistiquée et
d’une abilité douteuse. Elle est susceptible d’être
biaisée car en grande partie à la main des banques,
frappée du sceau d’une autorégulation que l’on croyait
démodée. Elle est beaucoup trop discriminante en
fonction de la notation, favorisant de manière excessive
les entreprises les mieux notées, et par conséquent
inéquitable dans la distribution du crédit. Elle favorise
la nanciarisation de l’économie en faisant trop de place
aux garanties. Ce sont des critiques très fortes qu’il faut
accepter d’a ronter. Les écarts « inexplicables » de
pondération des risques d’une banque à l’autre, pour un
même crédit, ont jeté à ce point le trouble que le G20
vient de s’emparer de l’a aire. Ces dysfonctionnements
sont le signe qu’il faut procéder à une refonte du
système de pondération des risques, pas à de simples
ajustements. De ce système dépendent en e et
l’allocation des ressources et la stabilité nancière
mondiale.
La seule manière de remédier à l’ensemble des critiques
serait de revenir à un système plus équilibré, à mi-chemin
entre Bâle I et Bâle II, avec une pondération des risques
standardisée et non pas laissée à la main des banques, une
pondération moins discriminante établie par le régulateur et
contrôlée par le régulateur. Ce point est absolument capital.
Cette pondération standardisée devrait permettre de
réduire les écarts dans le calcul des risques entre les
crédits bien notés et ceux qui le sont moins, permettrait
de mieux prendre en compte le risque généré par les
hedge funds, les marchés de matières premières, les
nancements immobiliers, la dette souveraine,
permettrait d’homogénéiser les évaluations faites par les
banques sur les produits dérivés, les produits structurés
et plus généralement sur l’ensemble de leurs risques.
Avec ces normes standardisées, validées par l’autorité
politique dans le cadre d’une directive, le régulateur
prudentiel retrouverait les prérogatives qu’il a eu
tendance à abandonner aux banques, aux agences de
notation et… à la boîte noire.
De manière plus générale, il est urgent que les
responsables politiques s’intéressent à cette boîte noire
que les banquiers et les assureurs sont à peu près les
seuls à connaître avec les experts du Comité de Bâle. Les
directives CRD du 14 juin 2006 xant les règles
prudentielles de Bâle II étaient la transposition d’un
texte adopté en 2004 par les experts du Comité de Bâle.
L’intervention du Conseil des ministres européens ne
s’est faite qu’en bout de chaîne, près de deux ans après.
Il est un peu étonnant que sur un texte aussi important
le pouvoir politique ne soit pas intervenu en amont,
dans les discussions préparatoires et surtout dans la
validation des grands principes de fonctionnement du
système d’allocation des ressources.
Des problèmes de gouvernance sont parfois évoqués à
propos des autorités comptables, IASB et FASB, deux
autorités jugées parfois trop indépendantes par l’autorité
politique, mais que dire du Comité de Bâle qui joue un
rôle non moins stratégique dans le domaine des normes
prudentielles ? La Commission européenne a obtenu
depuis janvier 2009 la création d’un Comité de
surveillance (Monitoring Board) de la Fondation IFRS
qui contrôle l’IASB. Le Comité est composé de cinq
membres parmi lesquels gurent la Commission
européenne et la SEC pour les Américains ainsi qu’un
observateur du Comité de Bâle. Le commissaire
européen, Michel Barnier, assiste à toutes les réunions.
Comment se fait-il qu’un organe équivalent n’existe pas
pour le Comité de Bâle ? Certes, il existe un organe de
gouvernance, le GHOS 82. Actuellement présidé par le
gouverneur de la Banque d’Angleterre et regroupant les
gouverneurs des banques centrales, il contrôle le Comité
de Bâle qui est lui-même présidé par la Banque royale
de Suède et qui réunit les régulateurs prudentiels… En
quelque sorte de l’autocontrôle !
Il serait souhaitable que dans l’avenir un Comité de
surveillance, équivalent à celui qui contrôle l’autorité
comptable, soit créé. La Commission européenne y serait
présente au niveau le plus élevé, celui du commissaire
européen. L’IASB pourrait en faire partie comme
observateur. Cela permettrait d’avoir en amont des
décisions un dialogue étroit entre les experts et l’autorité
politique, ainsi qu’une validation par celle-ci. Par
ailleurs, associer l’IASB comme observateur aux travaux
du Comité de Bâle ne serait que le juste retour de la
présence d’un observateur du Comité de Bâle aux
réunions du Comité de surveillance de l’autorité
comptable.
Remettre les banques
au service de l’économie réelle
Le métier des banques est de prendre des risques.
Elles le font tous les jours en prêtant à leurs clients. Elles
le font en empruntant à court terme et en prêtant à long
terme (la « transformation »). Elles le font en proposant
des produits de couverture aux clients sans avoir
toujours la possibilité de se couvrir elles-mêmes sur le
marché (la tenue de marché). Ces activités sont des
activités au cœur du métier de banquier. En revanche,
tenter d’améliorer ses pro ts en investissant ses fonds
propres dans des activités de marché purement
spéculatives devrait être strictement interdit. La
« banque casino » devrait être dé nitivement bannie.
Toute l’activité d’une banque devrait être tournée vers le
nancement de l’économie réelle et la fourniture de
services aux clients.
La faillite du courtier américain MF Global en 2011,
les pertes de marché exceptionnelles enregistrées par
JP Morgan et UBS en 2012 montrent que dans certaines
banques les démons reviennent très vite, dès que la
situation des marchés s’améliore. Il a été calculé que le
trader d’UBS, entré comme stagiaire en 2006,
responsable d’une perte de trading de 2,3 milliards de
dollars six ans après, aurait pu réaliser une perte allant
jusqu’à 12 milliards de dollars, soit 30 % des fonds
propres de la banque. Dans de nombreuses banques, fort
heureusement, le trading pour compte propre a été
considérablement réduit depuis la crise, voire supprimé.
Les dirigeants des banques ont fait de l’autorégulation,
pour une fois dans la bonne direction, sans attendre de
nouvelles lois.
La réforme des structures bancaires doit éviter deux
écueils : penser qu’en cassant les banques en deux, sur
un modèle Glass-Steagall Act, on résoudrait le
problème ; faire une réforme pour rien, c’est-à-dire une
réforme qui ne serait là que pour donner l’illusion de la
réforme, répondre à une préoccupation d’a chage
politique. Le Glass-Steagall Act avait complètement
séparé les activités de banque d’a aires des activités de
dépôts au lendemain de la crise de 1929, mais on oublie
généralement de rappeler que ce texte avait été sans
cesse amendé dans les années 1970-1980 avant d’être
dé nitivement supprimé en 1999 par l’administration
Clinton (à l’initiative de Robert Rubin).
Un retour strict au Glass-Steagall Act n’a été retenu
nulle part en dépit des multiples déclarations qui
allaient initialement dans ce sens. Depuis les années
1930, l’environnement économique et nancier a en
e et complètement changé. Les marchés ont pris une
importance considérable et pour nancer l’économie il
faut pouvoir aller chercher l’argent où il est, c’est-à-dire
sur les marchés. De plus, toute une gamme de services et
de produits nanciers doit être proposée par les banques
qui sont là pour aider les entreprises à faire face à la
mondialisation, pour les aider à a ronter des marchés
beaucoup plus volatils qu’autrefois en leur vendant
notamment des produits de couverture adaptés. Le
service des clients est donc étroitement imbriqué dans la
vie des marchés.
Mais cela ne justi e pas que l’on ne fasse rien après
les excès des vingt dernières années. Or le
« cantonnement » des dépôts et de la banque de détail
comme au Royaume-Uni, ou des activités spéculatives
comme en France, ne change à peu près rien au contrôle
du risque systémique. Dans les deux cas, la spéculation
peut continuer. Et qui peut croire vraiment à la solidité
d’un cantonnement ? C’est une protection illusoire, une
muraille de papier. L’établissement qui laisserait une
liale aller à la faillite, fût-elle dédiée à des activités
spéculatives, verrait immédiatement sa réputation
atteinte, sa crédibilité sur les marchés internationaux
anéantie. La propagation du risque systémique serait
immédiate. La loi de séparation et de régulation des
activités bancaires française prévoit d’ailleurs
explicitement la possibilité d’augmenter le capital de la
liale dédiée aux activités spéculatives. Ce qui signi e
qu’en cas de problème la recapitalisation n’est pas
interdite (sous réserve de l’accord du régulateur). La
di érence avec la situation antérieure est vraiment
subtile !
Le projet anglais, dit règle Vickers, est le plus proche
de la version traditionnelle du Glass-Steagall Act, mais il
laisse prospérer les activités spéculatives, ce qui est
di cilement acceptable du point de vue de la maîtrise
du risque systémique. Le projet a certes le temps
d’évoluer puisqu’il ne s’appliquera qu’à partir de…
2019. Le projet français isole, lui, les activités
spéculatives puisqu’il les lialise mais, dans le même
temps, il les légitime. Il ne cantonne même pas les
nancements aux hedge funds à partir du moment où
ceux-ci laissent en garantie des titres. Or, les hedge funds
laissent toujours en garantie des titres… qu’ils
empruntent.
Si l’on veut interdire pour de bon la « banque
casino », il existe une solution, proposée aux États-Unis
par Paul Volcker, c’est tout simplement d’interdire le
casino. Prétendre comme les Anglais que l’on ne sait pas
faire la di érence entre les activités de spéculation pour
compte propre et les activités de tenue de marché est
assez habile. Cela permet de justi er que l’on n’interdise
pas les activités spéculatives… puisqu’on ne les connaît
pas ! Les banquiers sauraient donc dé nir les activités
spéculatives et les autorités ne le sauraient pas ? Encore
une jolie fable que l’on raconte aux citoyens !
Une règle claire interdisant les activités spéculatives,
appliquée de manière stricte, serait certainement une
force pour les banques européennes. Elles verraient leur
attractivité renforcée. Une banque ne pourrait plus être
soupçonnée d’avoir des positions perdantes sur les
marchés, ne pourrait plus être la proie de rumeurs
infondées. C’est tout le système nancier qui
béné cierait d’une image améliorée.
La n de la « banque casino » dépend en n de
l’encadrement des rémunérations des opérateurs de
marché a n d’éviter qu’elles ne les conduisent à prendre
des risques excessifs. À l’initiative de Michel Barnier et
du Parlement européen, l’Europe avait donné l’exemple,
dès juillet 2010, en liant la distribution des bonus à la
performance à moyen terme plutôt qu’à la performance
immédiate. Mais c’est surtout en mars 2013 qu’un pas
décisif a été franchi. Le plafonnement des bonus au
montant de la rémunération xe, éventuellement à deux
fois cette rémunération si les actionnaires donnent leur
accord, constitue un progrès très important pour limiter
la prise de risque. Rien n’a été fait en revanche aux
États-Unis où les bonus se sont stabilisés autour de
20 milliards de dollars en 2011-2012 après un pic à
35 milliards en 2006, trois fois le niveau pourtant
impressionnant de la City. L’idée d’un plafonnement
réglementaire des rémunérations est tellement contraire
à la culture d’entreprise américaine que l’espoir d’une
législation dans ce sens est très faible.
La réforme du système bancaire a été commencée
avec la remise à niveau des exigences de fonds propres,
la dé nition de ratios de liquidité. Elle doit être
poursuivie avec le réexamen de la boîte noire et
l’interdiction des activités spéculatives. C’est à ces
conditions que l’on pourra assurer une distribution du
crédit plus équitable, assurer une meilleure stabilité du
système nancier et le remettre au service de l’économie
réelle.

Des assurances également


tournées vers le nancement
de l’économie
Dans le secteur des assurances, les nouvelles règles
prudentielles, dites « Solvabilité II » (Solvency II), ne
sont toujours pas en application. Et c’est heureux !
Élaborées il y a plusieurs années par le Comité européen
des contrôleurs des assurances et des pensions
professionnelles 83, ces règles xaient des exigences de
fonds propres qui pénalisaient très fortement les actions,
les nancements d’infrastructures et la titrisation
classique, pourtant tellement nécessaires à l’économie.
En revanche, la dette souveraine était très favorisée. La
simple annonce de ces règles a eu pour e et de conduire
les compagnies d’assurances à alléger considérablement
la part des actions dans l’allocation des actifs et à
accroître fortement la part des dettes souveraines. La
boîte noire ici aussi décide de l’allocation des actifs. Or,
ces sociétés ne gèrent pas moins de 7 700 milliards
d’euros d’actifs en Europe. Va-t-on laisser les hedge funds
– qui ne sont pas soumis comme les sociétés
d’assurances aux règles prudentielles – prendre encore
plus de place sur les marchés actions ? Où seront bientôt
les investisseurs de long terme ? La Commission a décidé
sagement de reporter dans le temps la mise en place des
règles, mais ici aussi c’est d’une refonte complète de la
boîte noire, de la pondération des risques, dont
l’économie a besoin.

Des agences de notation


remises à leur vraie place :
le conseil aux investisseurs
Depuis cinq ans, pas une semaine sans que les grands
médias n’évoquent les agences de notation ! Pas un
vendredi soir ou presque, au moment où chacun pense
au week-end, libéré de la pression des marchés, en n
fermés pour quarante-huit heures, où une agence
n’annonce qu’un État est dégradé ou mis sous
surveillance.
Combien d’hommes politiques, de responsables
économiques, de banquiers, de chefs d’entreprise ont-ils
dénoncé le « pouvoir exorbitant » des agences qui se
relaient dans ce qui ressemble parfois à un concours de
beauté ? Mais combien d’entre eux savent-ils réellement
que ce ne sont pas les agences qui se sont arrogé ce
pouvoir considérable ? Ce sont les régulateurs
prudentiels qui le leur ont donné ! Les agences ne sont à
peu près pour rien dans la place qu’elles occupent au
sein de la sphère nancière.
Le système de pondération d’actifs qui a été évoqué
précédemment, cette boîte noire qui gouverne
l’allocation des ressources, repose entièrement sur la
notation. Concrètement, un crédit d’une valeur nominale
de 100 est comptabilisé après passage dans la boîte
noire pour une valeur de 0, de 15, de 50, de 75 ou de
100, selon que l’agence note favorablement ou non
l’actif en question. Comment voudrions-nous ensuite que
les agences ne fassent pas la pluie et le beau temps sur
la planète tout entière ? Du temps de Bâle I, dans les
années 1990, un crédit d’une valeur de 100 était
comptabilisé 100, et personne ou à peu près personne ne
parlait des agences de notation. Leur mission était avant
tout de conseiller les investisseurs.
Certains régulateurs a rment que les banques
doivent davantage recourir à la notation interne, faire
abstraction des notes des agences, se « désintoxiquer »
des agences. Comment cela serait-il possible ? Les
banquiers savent en e et qu’à vouloir s’éloigner de plus
d’un ou deux crans des notes des trois agences, ils
pourraient éveiller chez le régulateur prudentiel un
soupçon de traitement un peu « agressif », destiné à
minorer les actifs pondérés sur tel ou tel emprunteur. La
présence des régulateurs dans les grands établissements
depuis la crise conduit très naturellement à une forme
d’autocensure.
Si les agences ne peuvent donc être critiquées pour
s’être arrogé un pouvoir excessif, la question essentielle
est de savoir si elles font de manière professionnelle leur
travail d’appréciation du risque. Généralement
constituées d’équipes d’analystes d’une qualité
remarquable, il leur arrive bien entendu de se tromper
et, compte tenu de la place qu’elles ont acquise dans le
système nancier, les conséquences peuvent être
dramatiques. On leur pardonne d’autant moins. Ainsi en
a-t-il été de quelques exemples emblématiques : les
subprimes, béné ciant de la meilleure note jusqu’à
l’e ondrement brutal de leur prix 84 ; Enron et Lehman
Brothers, béné ciant d’un triple A jusqu’au jour de leur
faillite ; l’Irlande, notée triple A jusqu’en mars 2009.
Mais les agences admettent parfaitement aujourd’hui
qu’il y ait place pour l’exercice d’un droit de critique. La
notation n’est qu’une opinion parmi d’autres. Si son
impact sur la régulation est aussi important, ce n’est pas
de leur fait.
La régulation des agences de notation a été amorcée
aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. En Europe, les
agences sont enregistrées par l’ESMA depuis l’automne
2011. Cet encadrement a pour objet de mieux contrôler
les con its d’intérêts et les méthodologies suivies 85,
d’assurer plus de transparence là où il y en avait peu, de
sanctionner si les textes ne sont pas respectés. Le
règlement européen permet également aux investisseurs
et aux émetteurs de poursuivre au civil une agence en
cas de préjudice et de négligence grave.
Les notations souveraines ont pris une importance
particulière avec la crise européenne et avec la
dégradation de la note américaine en août 2011. Elles
peuvent avoir des e ets procycliques et systémiques. Le
paradoxe, c’est que ces notations aux conséquences
lourdes sont a priori de moindre qualité. Elles ne
reposent en e et le plus souvent que sur des
informations publiques et non sur des informations
recueillies au cours de longues réunions de travail
comme c’est généralement le cas pour les banques et les
entreprises. Les notations de pays comme les États-Unis,
la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni sont « non
sollicitées », c’est-à-dire établies sans que le pays en ait
fait la demande et sur la base d’informations publiques.
Cela explique peut-être que de temps à autre de
« petites » erreurs soient commises, par exemple l’erreur
de 2 000 milliards de dollars sur la dette américaine que
Standard & Poor’s a reconnue après avoir dégradé les
États-Unis en août 2011.
Quelques règles sont prévues par le règlement
européen pour encadrer la publication de ces notations
souveraines « non sollicitées » : limitation des notations
à trois par an, calendrier de publication, communiqué le
vendredi soir après la fermeture des marchés. Si l’on
souhaitait aller plus loin, une réforme assez simple
pourrait être de con er le pouvoir de notation au FMI
dont les analystes connaissent la situation de chaque
pays mieux que personne. À condition bien sûr de
séparer ces analystes des autres équipes par une
muraille de Chine destinée à leur assurer une totale
indépendance de jugement.
Mais le cœur de la réforme doit se situer du côté de la
régulation prudentielle puisque c’est de là que vient le
problème. Tant que cette remise en cause n’aura pas eu
lieu, la réforme des agences n’aura pas été faite. Si l’on
revoit un jour le système de pondération des risques, en
le rendant beaucoup moins discriminant, la notation
fera moins varier la consommation de fonds propres des
banques, les agences ne joueront plus le rôle exorbitant
qui leur est reproché, et leurs erreurs, lorsqu’elles se
produiront, auront beaucoup moins de conséquences.
Elles retrouveront alors leur vraie mission, celle de
conseil aux investisseurs.

Quelques réformes peuvent changer le cours des


choses dans la nance, dans des délais rapides. C’est une
certitude. C’est pour cela que les projets de réformes
rencontrent autant de résistances et que tant d’astuces
sont utilisées pour les combattre. Si la course de lenteur
continue, il arrivera un moment où il faudra passer des
mesures d’encadrement aux mesures d’interdiction, car
plus on attend, plus les risques s’accumulent. Au moins
les opérateurs n’auront-ils plus à se plaindre de la
complexité des textes ! Certaines de ces mesures
d’interdiction ont été évoquées, pour les dérivés de
crédit, les interventions des nanciers sur les marchés de
matières premières, le trading à haute fréquence, les
paradis scaux, les fonds monétaires à valeur constante,
la réutilisation des titres prêtés, l’utilisation par les hedge
funds d’e ets de levier excessifs, les opérations
spéculatives des banques.
Dès que le risque systémique est en jeu, il faut être
in exible, faire passer la stabilité nancière avant les
intérêts particuliers et nationaux, avant certains
principes que l’on nous a inculqués depuis une
quarantaine d’années, comme s’ils allaient de soi, par
exemple la liberté de circulation des capitaux, par
exemple la liberté d’innover. La liberté complète de
circulation des capitaux est incompatible avec la
nécessité de combattre la nance de l’ombre et les
paradis scaux. Elle est incompatible avec la gestion
e cace des crises. La liberté complète d’innover est
incompatible avec la maîtrise du risque systémique.
Ce survol des réformes en cours, et surtout de celles
qu’il faudrait faire, montre qu’il est possible de
neutraliser la centrale nucléaire dont il était question au
début de ce livre. On peut éradiquer l’hyperspéculation
du système, toute cette activité nancière qui n’a
aucune utilité économique et qui provoque des
déséquilibres considérables, qui conduit à une
nanciarisation totalement excessive de l’économie.

Cicéron, Discours (tome X), Catilinaires, Paris, Les Belles Lettres,


1.
2011. Texte établi par Henri Bornecque, traduit par Édouard
Bailly. Discours au Sénat le 8 novembre 63 avant Jésus-Christ :
« Jusques à quand en n, Catilina, abuseras-tu de notre
patience ? »

2. Saint-Just, discours à la Convention nationale le 8 ventôse an II


(26 février 1794), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Folio »,
2012.
European Securities and Markets Authority.
3.
European Banking Authority.
4.
European Insurance and Occupational Pensions Authority.
5. Rapport publié en février 2009 à la demande de la Commission
européenne.
6.
European Systemic Risk Board.
7.
Financial Stability Oversight Council.
8. Securities and Exchange Commission.

9. Commodity Futures Trading Commission.


Les directives et règlements sont des textes de « niveau 1 », les
10. standards techniques de « niveau 2 », et les guidelines et les
recommandations de « niveau 3 ».
11.
L’activité de « teneur de marché » donne droit à des dérogations.
12.
Financial Stability Board.
Over The Counter.
13.
En anglais, Bank of International Settlements (BIS). La BRI est
14. détenue par les banques centrales.

15. Le stock de produits dérivés est constitué aux trois quarts


d’opérations sur les taux d’intérêt, le reste se répartissant entre
16. change, actions, matières premières, crédit.

17. Voir au chapitre 1 le discours prononcé par Gary Gensler le


14 juin 2012.
Lettre de Warren Bu et aux actionnaires le 21 février 2003
18.
(Warren Bu et’s Letter to Berkshire Shareholders).

19. Les monolines délivraient des garanties aux collectivités locales


pour les emprunts réalisés sur le marché. Un exemple de plus
d’établissements qui sont sortis de leur métier traditionnel.
O ce of the Controller of the Currency.
20.
Organismes nanciers s’intercalant entre vendeurs et acheteurs
21. pour assurer la bonne n des opérations. Les chambres de
compensation xent le niveau des dépôts de garantie et les appels
de marge. Elles ont vocation à centraliser les opérations de
dérivés.
La liquidité est une notion très subjective qui est fonction du
22.
volume échangé sur le marché. Les produits dérivés sont souvent
des produits « sur mesure », donc sans équivalent en termes
d’échéance et de caractéristiques sur le marché.

23. Document du FSB du 15 avril 2013 : OTC Derivatives Market


Reforms.
Le système Continuous Linked Settlement (CLS), contrôlé par les
24.
Américains, assure la bonne n du règlement des opérations de
change, mais ne répond pas aux objectifs de contrôle du risque
systémique qui ont été xés aux chambres de compensation.

25. En trois mois, de juillet à octobre 2008, l’euro a perdu 20 % de sa


valeur contre le dollar. En un mois, d’août à septembre 2011, il a
perdu 10 % de sa valeur.
Dépôts en espèces ou en titres donnés en garantie dès la
26.
réalisation des transactions (marges initiales) et augmentés ou
réduits en fonction de l’évolution du marché (marges de
variation).

27. En anglais, trade repositories. Les référentiels centraux de données


sont des registres dans lesquels sont inscrites les transactions.
Depository Trust and Clearing Corporation.
28.
IntercontinentalExchange est une entreprise de marché, créée il y
29. a une dizaine d’années, qui a bâti son succès sur le trading de
dérivés de produits agricoles et de matières premières. Ce succès
fulgurant est à l’image de l’évolution récente des marchés de
dérivés de produits agricoles et de matières premières…

30. Organisation internationale des commissions de valeurs. En


anglais, IOSCO (International Organization of Securities
Commissions).
Intervention de David Wright aux Entretiens de l’AMF, le
31.
15 novembre 2012.

32. Activité de nancement de hedge funds.


Le prêteur peut être tenté de liquider précipitamment la position
33. devant l’incapacité de l’emprunteur à donner de nouveaux titres
en garantie.

34. En 2008, AIG, qui prêtait 75 milliards de dollars de titres


moyennant des collatéraux sous forme de dépôts, utilisait ces
derniers pour investir dans des subprimes particulièrement
rémunérateurs.
Alors que le FMI estime qu’un même titre est utilisé en moyenne
35.
2,5 fois à un instant donné (voir chapitre 1), il est di cile
d’invoquer la liquidité nécessaire au bon fonctionnement des
marchés pour refuser d’encadrer les prêts de titres.

36. Michel Aglietta et Sandra Rigot, Hedge funds, marchés nanciers et


régulation, deuxième partie du rapport. La première partie de ce
rapport de 240 pages est rédigée par Georges Cavalier, Élisabeth
Suel et Yamina Tadjeddine.
Michel Aglietta, Sabrina Khanniche et Sandra Rigot, Les Hedge
37.
Funds, entrepreneurs ou requins de la nance ?, Paris, Perrin, 2010.

38. Collateralized Debt Obligations : des créances adossées à des


crédits hypothécaires.
Le biais du survivant (survivorship bias) permet non seulement de
39.
sortir des bases de données les fonds qui ont fait faillite, mais
aussi les fonds dont on ne souhaite plus assurer la publicité.

40. Article de Greg Zuckerman dans le Wall Street Journal du


15 janvier 2008.
Sans cette prise de risque à long terme du gérant, sans cette
41.
marque de con ance dans le succès du fonds, les investisseurs ne
souscriraient pas aussi facilement.

42. Le G20 de Londres avait prévu la supervision « des gérants ou des


fonds… ». Il semble que les autorités en charge de la régulation
n’aient pas eu de mal à choisir entre les deux…
Par exemple, interdiction de détenir des actifs représentant plus de
43.
trois ou quatre fois le montant des fonds gérés.

44. Fonds ayant investi dans des actifs représentant au moins trois fois
le montant des fonds gérés.
Ensemble des opérations générées à côté de la relation de
45.
nancement.

46. Les nancements consentis aux hedge funds sont toujours


accompagnés de garanties sous forme de titres (empruntés), ce qui
limite les exigences réglementaires de fonds propres.
En cas de baisse des cours, le pro t réalisé compense la baisse du
47.
portefeuille d’actions et en cas de hausse des cours, la perte subie
sur la vente à découvert est équilibrée par le pro t réalisé sur le
portefeuille.

48. Transmission par un professeur de neurologie d’informations


con dentielles concernant l’échec d’un traitement contre la
maladie, ce qui ne pouvait que faire chuter fortement le titre le
jour où la nouvelle fut rendue publique.
Transparence vis-à-vis des régulateurs quand les positions
49.
dépassent 0,2 % du capital de l’émetteur et vis-à-vis du public
lorsqu’elles dépassent 0,5 %. Le calcul de ces positions inclut les
produits dérivés, ce qui n’est pas le cas aux États-Unis.

50. Fourniture d’un service de cotation de manière continue aux


clients.
À lire la dé nition actuelle, on peut déjà se demander qui ne sera
51.
pas market maker puisque celui-ci est dé ni de manière très large :
une entité qui procède à des transactions « dans le cadre de son
activité habituelle, en exécutant des ordres initiés par des clients
ou en réponse à des demandes d’achat ou de vente de leur part ».

52. Ces opérations, dites intra-day, représentent d’après les autorités


européennes la grande majorité des opérations de ventes à
découvert.
Voir chapitre 1.
53.
Notamment pour lancer leurs ETF (Exchange-Traded Funds), ces
54. fonds indiciels qui détiennent directement des matières premières
(voir chapitre 1).
London Metal Exchange, premier marché mondial traitant les
55.
métaux non ferreux.

56. Le rapport de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le


commerce et le développement – UNCTAD en anglais), publié le
17 septembre 2012, porte sur la « Corrélation entre la spéculation
nancière et les prix des matières premières ». Ce rapport a rme
que « la nanciarisation est la cause principale de la volatilité des
prix du pétrole et des matières premières ».
Markets in Financial Instruments Directive.
57.
International Swaps and Derivatives Association. Le conseil de
58. l’ISDA regroupe les plus grandes banques, sociétés de gestion
collective et compagnies d’assurances internationales a n de
défendre leurs intérêts sur les marchés de dérivés.

59. Securities Industry and Financial Market Association.


Un impôt très ancien qui avait été supprimé en janvier 2008…
60.
Action coordonnée mise en place par un nombre limité d’États
61. européens.
Le Monde, 23 janvier 2013.
62.
Reuters, 30 mai 2013 : « Les pays européens envisagent de réduire
63. radicalement la portée d’une future taxe sur les transactions
nancières, dite taxe Tobin, dont le taux e ectif serait divisé par
dix par rapport au projet initial. » Le 31 mai 2013, Les Échos
rapportent les propos d’un « proche des discussions » : « Lors du
groupe de travail qui s’est réuni le 22 avril, les représentants
français ont exprimé leur préférence pour que la taxe soit abaissée
à 0,01 % sur les actions et les obligations. »
Expression utilisée par Le Monde pour quali er les paradis scaux
64.
dans le cadre des révélations de l’opération « O shoreLeaks » en
avril 2013.

65. Les îles Caïmans hébergent la très grande majorité des hedge funds,
à l’abri de la Couronne britannique.
Voir au chapitre 1 les déclarations de Gary Gensler, président de
66.
la CFTC (14 juin 2012).

67. Le 14 janvier 2008, la France a signé un avenant à la convention


scale avec le Qatar. Cet accord prévoit l’exonération des plus-
values immobilières et des gains en capital pour toutes les
opérations réalisées par ce pays sur le territoire français.
Incongruité d’un texte qui libéralise complètement les marchés
68.
actions alors que nous sommes déjà en pleine crise nancière.
C’est dire si certains dirigeants avaient conscience de la gravité de
la situation !

69. Multilateral Trade Facilities (Systèmes multilatéraux de


négociation).
Crossing networks (Systèmes d’appariement d’ordres internes).
70.
En anglais : consolidated tape.
71.
Contrairement à ce que l’on croit souvent, le trading à haute
72. fréquence exige une présence humaine constante derrière les
ordinateurs pour surveiller les algorithmes, les modi er, les
arrêter. Une faute d’inattention de quelques secondes peut avoir
parfois des conséquences catastrophiques pour l’opérateur, mais
aussi pour l’ensemble du marché.

73. International Accounting Standards Board.


Financial Accounting Standards Board.
Ancien président de l’AMF, Michel Prada est au titre de la
74.
Fondation IFRS en charge de la di usion de ces normes IFRS à
75. l’échelon mondial. La Fondation nomme également les membres
de l’IASB.

76. Les parts des fonds sont souscrites pour un dollar et restent à un
dollar. La rémunération est directement versée sur le compte.
L’encours des fonds monétaires en Europe est de 1 milliard d’euros
77.
environ, répartis pour l’essentiel entre trois leaders avec chacun
une part de marché de 30 % : Irlande, Luxembourg et France. Les
fonds français sont intégralement en « valeur de marché » alors
que les fonds irlandais et luxembourgeois sont en grande majorité
en « valeur constante ». Ces fonds en valeur constante recueillent
surtout la trésorerie des multinationales américaines, restée en
Europe pour éviter de payer aux États-Unis l’impôt sur les sociétés.

78. L’encours mondial des mutual funds est un peu supérieur à


20 000 milliards de dollars, un montant équivalant à celui des
fonds de pension et à celui des fonds des compagnies d’assurances.
Ces dettes subordonnées sont des prêts de durée très longue qui
79.
sont remboursés après tous les autres créanciers en cas de faillite.

80. Rapport du Comité de Bâle d’août 2003 : Basel Committee, Working


Paper, n° 12, « Markets for Bank Subordinated Debt and Equity ».
Une décision de la Commission et du Conseil des ministres de
81.
juin 2012 a anticipé les nouveaux ratios pour faire face à la crise
de la dette souveraine européenne.

82. Group of Governors and Heads of Supervision.


CEIOPS en anglais. Le CEIOPS avait dé ni les règles prudentielles
83. sous le contrôle de la Commission européenne du temps de
l’ancien commissaire, Charlie McCreevy. Le CEIOPS est remplacé
depuis janvier 2011 par l’EIOPA, l’autorité européenne de
régulation du secteur des assurances.

84. 12 000 dégradations en 2007 au lieu d’une dizaine en 2006


(rapport annuel de l’AMF pour l’année 2007) !
Le travail de notation étant rémunéré par l’entreprise qui demande
85.
la notation, pour elle-même ou pour un produit qu’elle veut
émettre, il existe de fait un con it d’intérêts. Mais aucune autre
méthode de rémunération n’a pu être trouvée.
Conclusion

Les citoyens doivent


s’approprier le débat
sur la nance sans
complexe !
Depuis quelques années, la nance conduit le monde
occidental vers des chemins totalement déraisonnables.
Des masses de capitaux gigantesques se déplacent hors
de tout contrôle, menaçant à tout moment de faire
basculer le monde dans une nouvelle dépression. Les
dirigeants américains eux-mêmes semblent avoir perdu
la main pour enrayer le glissement vers les dé cits, les
inégalités, la place sans cesse grandissante de l’argent,
loin du rêve américain. L’Amérique s’est installée dans
l’univers de la croissance à crédit et avec elle de
nombreux autres pays occidentaux. Cette course e rénée
aura nécessairement une n, soit par un changement de
politique, soit de manière dramatique.
C’est au moment où le monde aurait le plus besoin de
l’Europe que sa voix est devenue inaudible. Avec la
monnaie unique, nous avons ajouté une crise
européenne à la crise occidentale. Cette crise est injuste
pour l’Europe, elle qui a une situation nancière
globalement plus saine que les États-Unis et un modèle
social plus équilibré. Le développement des
régionalismes, la montée des populismes, la fracture
entre la zone euro et le reste de l’Europe, et maintenant,
au sein même de la zone euro, l’éloignement du
Royaume-Uni ressemblent parfois à des menaces de
désintégration. Et pourtant, rien de tout cela n’est
certain, à condition de réagir très vite. Nous avons
essayé de montrer comment des réformes sont possibles,
en Europe et en Amérique.
L’urgence est de réduire la bulle spéculative. C’est
une action que nous devons poursuivre à l’échelon
international avec beaucoup plus de fermeté. Ne pas le
faire serait absolument irresponsable. Ce serait une vraie
folie. Autant l’exercice de rééquilibrage des dé cits et
d’ajustement de la politique monétaire est devenu
délicat dans l’ensemble du monde occidental, tant la
situation est détériorée, autant les marges de manœuvre
sont considérables en matière de régulation nancière. Il
faut les utiliser.
Pour faire face à leurs dé cits, les Américains doivent
augmenter fortement l’impôt, accepter un moindre
recours au crédit international. La politique monétaire
doit abandonner en douceur un mode de gestion qui est
indexé sur les cours de Wall Street et nous conduit
depuis vingt ans à des chocs de plus en plus violents. En
Europe, nous devons analyser la crise de l’euro sans le
prisme de l’idéologie, envisager toutes les hypothèses
sur le seul critère de l’e cacité des politiques
économiques. En n, la France doit réformer son modèle
social a n de le préserver.
Mais au-delà des remèdes purement nanciers, c’est
probablement d’une réforme de la démocratie
représentative dont le monde occidental a besoin. La
démocratie américaine sou re d’un con it d’intérêts
énorme, qui saute aux yeux de tous, dans les rapports
entre l’argent et la politique, notamment au moment des
campagnes électorales. L’argent est partout. C’est lui qui
conduit l’Amérique. En Europe, nous rencontrons un
problème di érent. Pour s’être tenus trop longtemps à
l’écart des problèmes posés par la nanciarisation de
l’économie et s’être peu préparés à les traiter, les
dirigeants politiques ont du mal à mesurer la nature et
l’urgence des réformes à accomplir, laissant la place à
ceux qui organisent silencieusement le grand « western »
dont parlait Michel Albert dès 1982, qui entretiennent le
« culte de l’argent » dont parlait Maurice Allais en 2002.
En Amérique comme en Europe, une forme de
dépendance est acceptée par les gouvernements, plus ou
moins ouvertement, plus ou moins consciemment, à
l’égard des lobbies, des puissances d’argent, de tous ceux
qui refusent de donner la priorité au contrôle du risque
systémique sur la défense des intérêts privés.
De manière plus générale, le projet démocratique qui
n’avait cessé de progresser depuis le siècle des Lumières,
à l’exception de quelques périodes abominables, semble
à l’arrêt. L’écart est grand entre la manière dont les
citoyens sont invités à tout instant à prendre
connaissance de l’évolution du monde à travers les
médias et leur sentiment d’impuissance, leur incapacité
à peser sur le cours des choses, leur di culté à se faire
entendre par les partis politiques traditionnels. La
démocratie doit s’adapter au nouvel état du monde. Le
référendum peut être une des réponses à cette aspiration
à plus de démocratie, par exemple pour peser sur
l’évolution de l’Europe. Il faut rendre la parole aux
citoyens. Les démocraties prendront moins de risques à
permettre aux citoyens de s’exprimer, quels que soient
les résultats, qu’à leur con squer durablement la parole
sur des sujets qui engagent leur destin.
Face aux crises nancières, c’est aux citoyens qu’il
revient de prendre le relais des politiques et de
s’approprier le débat sur la nance. Depuis une
vingtaine d’années, la nance est devenue pour la
plupart d’entre eux un monde impénétrable, d’une
complexité in nie. Ou du moins le croient-ils. Les choses
sont beaucoup plus simples que tout ce que l’on a bien
voulu leur expliquer.
Ce bref coup de projecteur sur les crises nancières
occidentales n’a d’autre but que de démythi er ce
monde de la nance, de montrer que des mesures de
grande ampleur doivent être prises et de tenter de
convaincre qu’au lieu de continuer à croire au
redressement spontané des déséquilibres, aux sorties de
crises rapides, chacun dans son coin, les dirigeants
occidentaux devraient en n regarder la réalité en face et
unir leurs e orts pour tenter d’échapper à une
catastrophe programmée.
Annexe

Traitement de la bulle
spéculative
Évaluation de l’avancement des réformes

Chantiers Europe États-


Unis

Nouvelles institutions 3 2

Dérivés (compensation) 1 2

Dérivés (reporting) 2 3

Hedge funds 1 1

Ventes à découvert 3 4

Matières premières 0 0

Finance de l’ombre 0 0

Paradis scaux 1 1

Taxe nancière 1 0

Marchés actions 1 1

HFT (trading à haute fréquence) 0 0

Innovation nancière 2 1

Fonds propres des banques 4 2

Boîte noire (distribution du crédit) 0 0

Structures bancaires 1 2

Agences de notation 1 1

Bonus 5 0

Normes comptables 3 1

Total (sur 85) 29 21


Chemin parcouru 34 % 25 %
La notation de 0 à 5 est fonction de l’état
d’avancement de la réglementation, de son éventuelle
entrée en application et de l’appréciation que l’on peut
porter sur la qualité de son fonctionnement. Elle
n’engage naturellement que l’auteur.
Date de l’évaluation : mi-2013.

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