Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
DE JACQUES GÉNÉREUX
ISBN 978-2-02-112293-0
© Éditions du Seuil, octobre 2013
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
À ceux de mes concitoyens
qui sont indignés par la nance
et qui veulent comprendre.
T
Couverture
Copyright
Dédicace
Remerciements
Avertissement
Que constatons-nous ?
Un constat accablant
Des marchés
qui ne fonctionnent plus
Le marché est au cœur du développement
économique, du système capitaliste, des échanges
internationaux. Absolument irremplaçable, il est le
moteur de la croissance, même s’il n’est jamais parfait.
Tout le monde ou presque en convient. Le marché
permet l’échange, il est révélateur des prix, régule
l’activité économique. Dans son livre La Société des
égaux 15, Pierre Rosanvallon montre même comment le
marché a pu être au XVIIIe siècle « indissociable d’une
société civile émergente qui cherchait à s’émanciper des
autorités traditionnelles ». Le marché a fait tomber les
despotes, il fera peut-être tomber demain des régimes
autoritaires qui lorgnent vers le capitalisme.
Mais, utiles à l’économie et à la société, les marchés
peuvent tuer l’économie lorsqu’ils deviennent trop
puissants, volatils, aveugles. Aujourd’hui, nous avons
basculé dans un système où la place prise par les
marchés est telle qu’ils occupent absolument tout
l’espace de la vie économique, sociale et politique.
L’expression « dictature des marchés » n’est pas
exagérée. Elle est la vérité d’un instant. À force de
déréglementation, de création de liquidités par les
banques centrales, d’innovation nancière, de
spéculation, les marchés ont pris une place laissée
inoccupée par le pouvoir politique. Dans la seconde où
un gouvernement envisage une réforme qui ne
répondrait pas à leur attente immédiate, les marchés
sanctionnent le pouvoir. Les capitaux commencent à s’en
aller et le gouvernement fait très vite marche arrière. La
dictature des marchés ne peut donc être écartée d’un
revers de la main. Les marchés ont le pouvoir de mettre
un pays à terre et tant que la bulle spéculative n’a pas
été réduite on est malheureusement obligé de faire avec
cette réalité. Comme il est loin le temps des Trente
Glorieuses, une période où les marchés n’occupaient pas
une telle place et où la croissance était pourtant
nancée de manière e cace !
La nanciarisation de l’économie a par ailleurs
conduit à une volatilité extrême des marchés.
L’évolution de l’indice VIX, déjà évoquée pour la
période 2007-2009, en est le re et. Elle montre qu’en
très peu de temps les marchés peuvent passer d’une
situation de sérénité absolue à une panique extrême,
avec une violence et une imprévisibilité inconnues
depuis les années 1920. Les conséquences sur l’économie
réelle sont considérables. En 2008-2009, le monde a
connu de multiples faillites, une récession générale, une
injection massive de liquidités, une tentative de relance
par les dé cits publics, et par conséquent de nouveaux
déséquilibres. Un engrenage infernal.
Plus grave, ces marchés absolument ivres de
puissance et de volatilité se trompent, parfois sur de
longues périodes, ce qui biaise toute l’allocation des
ressources. Leur aveuglement avait été dénoncé pendant
les années qui avaient précédé le krach Internet. Les
valorisations atteignaient alors des niveaux
extravagants, sans rapport avec la création de richesse.
Certains économistes croyaient à l’arrivée d’une
« nouvelle ère » au cours de laquelle la croissance serait
forte et durable, où il n’y aurait plus de cycles. Dans leur
enthousiasme aveugle, une grande partie des analystes,
n’ayant jamais connu de krach, calculaient leurs
objectifs de valorisation en appliquant des multiples aux
chi res d’a aires et non plus aux pro ts. Et dans
certains cas, par exemple dans le secteur des médias, les
pertes étaient considérées comme un gage de
dynamisme et de création de valeur. Il su sait alors au
président d’un grand groupe du CAC 40, opérant
pourtant dans un secteur on ne peut plus traditionnel,
d’évoquer au détour d’une phrase le développement
d’Internet pour que le cours monte de 10 % dans la
journée ! Il était devenu décidément très facile de créer
de la valeur.
Les mêmes erreurs d’anticipation ont été commises
quelques années plus tard. Au cours du second semestre
de l’année 2007, un des analystes de la place parisienne,
très con ant dans le potentiel de hausse des actions
françaises, présentait à ses clients un document sur
lequel gurait en titre : « Les marchés actions vont
exploser en 2008. » Il voyait le CAC 40 passer de 5 500
à 6 500 points, voire à 7 000 points. Les marchés ont
e ectivement explosé, les résultats des entreprises se
sont e ondrés et l’indice est tombé à 2 900 points ! Cet
analyste était extrêmement compétent et brillant. Sa
seule erreur, son seul tort, était de s’être risqué à une
prévision aussi audacieuse. La présence d’une bulle
nancière quasi permanente, reconstituée peu de temps
après avoir éclaté, rend désormais les marchés très
di cilement prévisibles.
En 2013, l’adulation des analystes pour cinq
entreprises – Microsoft, Google, Intel, Oracle, Apple –,
qui représentent entre 40 et 50 % de la capitalisation
globale du Nasdaq, n’est pas sans rappeler quelques
souvenirs de la période Internet. L’introduction en
Bourse de Facebook a été une nouvelle illustration
caricaturale de la versatilité des « experts ». Alors que le
débat sur la valorisation avant la première cotation
portait sur l’importance de la hausse du cours qui allait
suivre, au moins 10 %, un désastre inexplicable est
arrivé le jour même, avec une chute vertigineuse du titre
et au total une diminution de la capitalisation de moitié
en trois mois 16 ! Les investisseurs redécouvraient
subitement que même dans le secteur Internet les arbres
ne montent pas jusqu’au ciel.
L’aveuglement des marchés peut toucher tous les
domaines de la sphère nancière. En 2006, et jusqu’au
printemps 2007, les marchés ont cru que le risque de
crédit n’existait plus 17. Les marges rémunérant les
investisseurs lors des émissions obligataires, les marges
prises par les banques sur les crédits, étaient proches de
zéro pour les très grandes entreprises. Du jamais vu !
Lorsque est arrivée la crise des subprimes, un choc
extrêmement brutal s’est produit sur tous ces marchés de
crédit et l’aversion pour le risque est devenue la règle en
quelques semaines, quels que soient les emprunteurs.
Sur les marchés actions, la myopie fut la même. Le
11 octobre 2007, alors que l’on était déjà en pleine crise
des subprimes, le Dow Jones touchait en séance son
record historique de 14 198 points !
De 2004 à 2008, le marché avait réellement cru
comme Ben Bernanke en 2005 18 qu’aux États-Unis les
prix des maisons ne baissent jamais. Il était possible de
distribuer le crédit immobilier sans examen de la
situation de solvabilité des ménages, avec la bénédiction
des deux agences proches du gouvernement, Fannie Mae
et Freddie Mac, des agences privées qui béné cient de
garanties gouvernementales. Seule était prise en
considération la qualité de l’hypothèque. C’était la
grande idée de George Bush qui avait xé comme
objectif en 2002 de permettre à au moins 5,5 millions
d’Américains à faible revenu de devenir propriétaires de
leur maison avant la n de la décennie 19. Les notations
triple A des agences sur les produits structurés ne rent
que renforcer l’aveuglement des opérateurs. Tout le
monde a embarqué sur le Titanic, dans le grand silence
des marchés !
Et tout au long des années 2000, combien de
dirigeants, d’acteurs nanciers, d’investisseurs, ont-ils
cru que la nouvelle monnaie européenne pourrait
coexister avec des politiques économiques et sociales
di érentes, avec des évolutions structurelles
profondément divergentes ! La monnaie unique devait se
traduire par une circulation totalement uide des
capitaux au sein de la zone euro, notamment des dettes
souveraines, et un taux de nancement identique dans
tous les pays. Pendant dix ans, les taux d’intérêt de la
Grèce, de l’Espagne, de l’Italie sont e ectivement restés
au même niveau que ceux de l’Allemagne. À partir de
2010, le réveil des marchés a été à la mesure de leur
aveuglement précédent.
Aujourd’hui même, comment ne pas être désarçonné
par les réponses qu’apportent les économistes lorsqu’on
leur demande comment le di érentiel de taux peut être
aussi faible entre la dette française et la dette allemande
alors que les situations économiques sont a priori assez
di érentes ? « Le marché de la dette française possède
une grande qualité, c’est d’être très liquide », nous
répond-on… La liquidité explique tellement de choses
en matière nancière ! L’explication est identique au
Royaume-Uni et en Amérique où des taux très bas
semblent compatibles avec des situations économiques
totalement déséquilibrées. Les prix sur les marchés
obligataires veulent-ils encore dire quelque chose
lorsque ce sont les banques centrales elles-mêmes qui
faussent ces prix avec des taux maintenus à zéro sur
longue période, des rachats de dettes souveraines
massifs, directement ou via les banques, lorsque ce sont
les banquiers centraux qui sont les premiers artisans des
bulles spéculatives ?
Les retournements spectaculaires des marchés, cette
capacité à partir dans une direction puis dans une autre
en quelques semaines, ne peuvent qu’inciter à une
grande circonspection dans l’interprétation des messages
qu’ils sont censés nous envoyer. Ce mystère existait déjà
dans les années 1920. John Kenneth Galbraith montre
dans son livre sur la Grande Dépression 20 comment un
découplage entre la réussite de quelques grands
capitalistes et la réalité économique et sociale a pu se
produire. Après une forte hausse totalement
irrationnelle, une fois que les investisseurs sont
rassasiés, apparaissent les premiers doutes, les premiers
vertiges, et d’un seul coup tout bascule, dans une course
e rénée à la vente ! C’est un petit peu comme dans le
lm d’Hitchcock : quelques oiseaux se posent sur un l
électrique, passent totalement inaperçus, et de manière
imperceptible le spectacle devient e rayant…
Aujourd’hui, le rapport de la nance à l’économie
réelle est à certains égards plus préoccupant qu’au cours
des années 1920. L’économie est mondialisée et la masse
des capitaux en circulation n’a plus rien à voir en termes
de montant et de vitesse de circulation transfrontalière.
Et tellement de déséquilibres se sont accumulés depuis
une trentaine d’années, tout particulièrement ces quinze
dernières années !
Croire que 1929 était une exception, que la science
économique a fait de très gros progrès qui nous
éviteront en toutes circonstances de revivre de tels
événements, que la vie des marchés est toujours faite de
mouvements de balanciers, de cycles, comme cela a été
le cas pendant une grande partie de l’histoire
économique, serait une explication parfaitement
rassurante de la vie des marchés mais un peu courte. Il
arrive un moment où, face aux désordres, les outils vont
tout simplement manquer.
Certains avancent parfois qu’après tout ces crises ont
un e et salutaire, qu’elles sont le seul moyen de
ramener nos démocraties dans le droit chemin : « Si les
réformes ne sont pas faites rapidement, les marchés
feront leur travail. » Les marchés viennent alors fort
opportunément au secours de certaines déclarations
moralisatrices qui se désespèrent de l’inertie des
gouvernements. Mais des marchés à ce point
déboussolés peuvent-ils vraiment faire un travail
e cace ?
’
Dans son livre Obama. Les secrets d’une victoire 73,
Guillaume Debré, qui a suivi les trois dernières
campagnes présidentielles américaines, d’abord pour
CNN puis pour TF1, décrit « les primaires de l’argent »
qui ont permis à Barack Obama de devenir président en
2008 : « Il a enrôlé cinq milliardaires, vingt et un PDG
de Wall Street, plusieurs milliers d’avocats et de
banquiers – 27 000 personnes au total qui lui ont
adressé des chèques du montant maximal :
2 300 dollars. » Le système de nancement américain,
organisé autour des fundraisers, des collecteurs de fonds,
permettait de lever des sommes limitées en montant au
niveau des donateurs (2 300 dollars pour la primaire et
à nouveau 2 300 dollars pour la présidentielle) mais
considérables au niveau des fundraisers eux-mêmes
puisque les dépenses de campagne n’étaient pas
plafonnées. Les fundraisers étaient tout sauf anonymes
vis-à-vis du candidat. Ils représentaient de multiples
catégories d’intérêts bien précises.
Le nancement des campagnes électorales, déjà
largement dérégulé 74, l’a été presque totalement en
2010 par une décision de la Cour suprême 75. Des
montants illimités peuvent désormais être versés par les
entreprises, les particuliers, les lobbies et les syndicats,
via les super-PACs (super-comités d’action politique), des
collecteurs théoriquement indépendants qui font
néanmoins campagne pour un candidat. Les banques, les
multinationales ont ainsi un PAC, un comité, qui
soutient l’un des candidats et collecte des fonds auprès
du personnel. Selon certains témoignages, il semble qu’il
n’est pas très facile pour un employé de refuser
d’apporter une contribution lorsque le président a
a ché clairement son choix politique et lève des fonds
électoraux via son « PAC maison ». Des associations
théoriquement caritatives peuvent également faire des
dons, avec un avantage, la possibilité de préserver
l’anonymat des donateurs. L’association apporte ensuite
ses fonds… à un super-PAC.
Ce système est extravagant. Il est à l’opposé de la loi
française qui plafonne les dépenses des candidats depuis
1995 et interdit les subventions d’entreprises. Le coût de
la campagne 2012 des deux nalistes américains fut de
2,6 milliards de dollars, 50 fois le montant des dépenses
de campagne des deux nalistes français. Le coût global
de la campagne 2012, campagne présidentielle et
élection au Congrès, fut de 6 milliards de dollars.
L’emprise traditionnelle de l’argent sur la politique
américaine ne fait donc que s’accroître. Dans son livre,
Guillaume Debré précise : « Ils [les fundraisers] sont
souvent remerciés à hauteur de leur participation. En
2000, cent soixante-dix des plus gros contributeurs de
George W. Bush furent grati és de postes
gouvernementaux. Quatre d’entre eux décrochèrent une
place dans son cabinet à la Maison-Blanche. » En
mars 2013, Barack Obama avait annoncé son intention
de nommer comme ambassadeur à Paris un… gérant de
hedge fund, un important contributeur de sa campagne
en 2012. Celui-ci a nalement renoncé à la dernière
minute, jugeant probablement le cadeau trop beau pour
quelqu’un qui n’avait jamais fréquenté le corps
diplomatique.
Goldman Sachs fut pendant plus de vingt ans un
contributeur nancier très dèle du Parti démocrate 76.
Robert Rubin, qui t toute sa carrière chez Goldman
Sachs avant d’en être vice-président, devint le principal
conseiller économique de Bill Clinton à partir de 1992
puis son secrétaire au Trésor 77. Un rôle absolument clé
pour conduire la politique budgétaire de l’époque, la
gestion des crises nancières internationales mais aussi
la dérégulation des années 1990.
Son bras droit, Larry Summers, lui avait succédé
comme secrétaire au Trésor et s’était battu avec lui pour
la dérégulation bancaire et contre l’encadrement des
produits dérivés 78. Or, c’est ce même Larry Summers
qui, après avoir travaillé pour un grand hedge fund (D.
E. Shaw) en pleine crise des subprimes, sera nommé
conseiller économique de Barack Obama n 2008 ! À ce
poste, il devait préparer les grandes réformes de la
régulation sur les hedge funds, les banques, les produits
dérivés dans le prolongement du G20 de Londres
d’avril 2009. Une situation un peu schizophrénique 79.
Au moins aurait-il l’avantage de connaître ses
interlocuteurs…
Timothy Geithner, l’autre protégé de Robert Rubin
dans l’équipe Clinton, fut nommé n 2008 secrétaire au
Trésor par Barack Obama. Il succédait à Henry Paulson,
ancien président de Goldman Sachs et ancien collègue
de Robert Rubin chez Goldman Sachs.
Et quel secrétaire au Trésor succède à Timothy
Geithner en 2013 ? Jack Lew, ancien collaborateur de
Robert Rubin dans l’équipe Clinton, ancien collaborateur
de Robert Rubin chez Citigroup, de 2006 à 2008, où il
dirigeait l’activité hedge funds.
Rubin, Summers, Paulson, Geithner et Lew se sont
entendus comme les cinq doigts de la main pour assurer
une in uence sans égale sur la vie économique
américaine de 1993 à 2013 80. « Ce qu’il y a de pire à
Washington, déclare Paul Volcker en con ant sa
déception devant l’action d’Obama, c’est l’argent 81. » La
lenteur des réformes aux États-Unis ne s’explique pas
par le seul blocage des institutions, ni par le seul travail
de conviction mené par les lobbies auprès des
parlementaires. On serait tenté de dire, de manière un
peu triviale, que le ver est dans le fruit, au sommet de
l’État.
Comment peut-on espérer avancer dans la
réglementation de la nance quand les réformes sont
con ées à ceux qui ont toujours milité pour la
dérégulation ? Comment expliquer qu’un homme
comme Barack Obama qui arrive à la présidence en
pleine crise, qui se donne pour objectif de réformer la
nance, qui utilise à son égard des mots très durs, qui a
lui-même de très grandes compétences économiques,
décide de s’appuyer sur cette équipe ? Il n’avait
probablement pas le choix.
La moitié des 6 milliards de la campagne 2012 a été
dépensée pour inonder les médias en publicité politique,
en spots souvent mensongers dont les neuf dixièmes
avaient pour but de ridiculiser l’adversaire et non
d’apporter des idées dans le débat public. En quelque
sorte de lessiver le cerveau des citoyens pendant que
quelques-uns tirent les celles.
La démocratie américaine n’est-elle pas en train de
glisser vers un « despotisme doux », hérité non pas d’un
excès de pouvoir et d’administration comme le craignait
Tocqueville, mais d’un excès d’argent ? Ce despotisme
doux des puissances d’argent laisserait peu de place à
une régulation nancière mondiale 82.
7. E E ,
32. Aux États-Unis, le marché des ETF est partagé à peu près à égalité
entre professionnels et particuliers.
Paul Volcker, interview au Telegraph le 23 septembre 2012.
33.
HFT, High Frequency Trading.
34.
De 5 à 10 % seulement des ordres sont traités en moyenne.
Autorités qui supervisent les banques.
35.
Le Comité de Bâle, qui réunit les gouverneurs des banques
36. centrales et les autorités prudentielles des pays ayant une présence
nancière signi cative, dé nit les standards techniques de la
37.
régulation prudentielle internationale sous l’égide de la BRI
(Banque des règlements internationaux) à Bâle. Le Comité a été
créé en 1974. En 2004, les accords de Bâle II ont remplacé les
accords de Bâle I (1988).
Déclaration de Jean-Claude Trichet à Bâle le 26 juin 2004 :
38.
« Opening remarks of Mr Jean-Claude Trichet at the press conference
announcing the publication of Basel II. »
73. Guillaume Debré, Obama. Les secrets d’une victoire, Paris, Fayard,
2008.
Un système de nancement public optionnel existe également,
74.
mais il présente le « gros inconvénient » de plafonner la totalité
des dépenses…
Un demi-siècle de croissance
américaine à crédit
« L’Amérique vit à crédit, mais elle a le dollar ! »,
entend-on parfois. Et d’ajouter : « Cela peut durer encore
très longtemps… » Cela était peut-être vrai dans les
années 1970 ou 1980, dans une période où les États-
Unis dominaient le monde de manière incontestable,
mais cela l’est un peu moins aujourd’hui. Et le sera de
moins en moins.
Le rééquilibrage de la croissance mondiale se fait au
pro t des pays émergents où les taux de croissance sont
en moyenne de 4 à 6 %. Les pays occidentaux, du fait de
l’arrivée à maturité de leurs économies, de leur
démographie et des contraintes du désendettement,
s’installent quant à eux dans un rythme de croisière de 1
à 2,5 % lorsque tout va bien et basculent dans la
récession dès qu’il y a une crise nancière. Dans ce
contexte qui est tout sauf conjoncturel, les investisseurs
peuvent un jour modi er leur analyse du risque.
L’Amérique reste encore le refuge dans les périodes
di ciles. Mais demain, si les investisseurs non-résidents,
qui détiennent 34 % de la dette publique américaine 29 et
même 50 % si l’on ne comptabilise que la dette
négociable sur le marché, perdent con ance, les risques
d’un nouvel e ondrement nancier peuvent se
concrétiser, avec des conséquences dramatiques pour les
États-Unis mais aussi pour le reste du monde. Les
investisseurs peuvent être tentés de rapatrier une partie
de leurs capitaux vers leurs bases nationales, et
l’épargne domestique, inexistante, serait bien en mal de
prendre le relais pour nancer l’économie. Aucun pays
au monde, aucune région du monde, ni les États-Unis ni
l’Occident, ne sont à l’abri d’un défaut. Il est vrai
qu’aucun des pays émergents n’a intérêt à interrompre
les ux d’exportations vers l’Amérique, mais les placer
en situation de décider seuls de l’avenir ne serait pas
très responsable. La Chine détient désormais le tiers des
réserves mondiales de devises.
Au cours d’une mémorable conférence de presse, en
1965, de Gaulle avait dénoncé avec vigueur un système
monétaire international qui permettait aux États-Unis
d’entretenir un dé cit constant de leur balance des
paiements courants, dé cit qui s’expliquait à l’époque
essentiellement par la guerre du Vietnam. Au même
moment, Jacques Rue publiait son livre intitulé Le
Lancinant Problème des balances de paiements. Ce qui
inquiétait, ce n’était pas tellement le dé cit en lui-
même, l’épaisseur du trait quand on le compare à ce
qu’il est aujourd’hui, mais le risque qu’avec le système
de Bretton Woods les États-Unis ne s’installent dans les
dé cits durablement.
C’est e ectivement ce qui s’est passé. Dès 1971, les
Américains ont fait sauter le dernier verrou susceptible
de les freiner dans cette politique de dé cits. Au dé cit
de la balance des capitaux est venu s’ajouter le dé cit
spectaculaire de la balance commerciale. Le solde
commercial bascula en une quinzaine d’années de
l’équilibre vers 150 milliards de dollars de dé cit,
re étant l’absence d’ajustement face aux deux chocs
pétroliers de 1971-1973 et de 1979-1980 30. Le taux de
croissance de l’économie américaine fut maintenu aux
environs de 3 % tout au long de ces années comme si le
prix de l’énergie n’avait pas varié. L’e et sur la balance
commerciale fut d’autant plus spectaculaire qu’à partir
de 1970 la production de pétrole américaine allait
décliner après avoir atteint un pic.
Quel banquier, quel économiste, ne se souvient que,
dans les années 1980, les marchés attendaient avec
angoisse tous les mois le chi re du dé cit commercial
américain ? Ce chi re tournait à l’époque autour de
10 milliards de dollars par mois. Selon que l’on se
rapprochait de 13 milliards ou que l’on restait autour de
10, les investisseurs achetaient ou vendaient du dollar,
des actions. Aujourd’hui, ces chi res mensuels tournent
autour de 40 à 60 milliards de dollars, quatre fois plus,
et ils passent à peu près inaperçus ! Il est toujours
étonnant de constater à quel point, selon les périodes,
les marchés peuvent décréter qu’un chi re plutôt qu’un
autre doit faire la tendance.
Depuis dix ans, le dé cit commercial américain se
situe tous les ans entre 510 et 840 milliards de dollars.
En 2012, il a atteint 741 milliards de dollars 31. Le dé cit
de la balance courante (solde des biens + solde des
services + solde des transferts + solde des revenus) est
de 3 à 4 % du PIB, après avoir atteint un record de
6,1 % en 2006, et la dette extérieure brute, celle qui est
contractée par l’État, les entreprises et les ménages
auprès des investisseurs étrangers, a de ce fait triplé à
16 000 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB. Dès
que la croissance s’accélère, comme dans les années
2004-2007, les importations augmentent sensiblement,
générées par la consommation américaine qui repose
elle-même sur une accélération de la dette des ménages
et l’Amérique vit un petit peu plus à crédit, nancée par
le monde extérieur.
Certains esprits optimistes pourraient faire valoir que
l’exploitation intensive du pétrole de schiste et du gaz
de schiste permettra de résorber progressivement le
dé cit énergétique, actuellement de 300 milliards de
dollars. D’autres feront observer que la stagnation des
salaires et le développement des inégalités sont le prix à
payer pour créer des entreprises emblématiques et
permettre la révolution Internet. D’autres en n diront
que la exibilité du capitalisme américain est telle qu’il
trouvera toujours des marges pour étonner le monde.
Mais c’est aussi avec ce genre de raisonnements et le
plus souvent d’illusions que l’on di ère sans cesse les
ajustements, en l’occurrence les hausses d’impôts.
23. Soit : dette privée, 1,6 fois le PIB, et dette publique (dette
fédérale, États, municipalités), 0,3 fois le PIB.
Voir le chapitre suivant, consacré à la crise de l’euro.
24.
Fitch Ratings, China Full Rating Report, 17 avril 2013.
25.
Par crainte des désordres monétaires qui suivraient la n du
26. système de Bretton Woods et aussi par alignement sur les
pratiques de marché américaines, Valéry Giscard d’Estaing t
voter les lois des 3 janvier et 21 décembre 1973 interdisant à la
banque centrale de nancer l’État (les avances de la Banque de
France au Trésor public avaient servi avant 1958 à nancer sans
intérêt l’e ort de guerre et bien souvent les dé cits).
27. L’émission publique la plus coûteuse fut lancée quinze jours après
le vote de la loi de janvier 1973 : le fameux emprunt Giscard,
indexé sur l’or, coûtera lors de son remboursement 8 fois son
montant initial.
Les lois interdisant à la Banque de France de nancer l’État
28.
passèrent presque inaperçues en 1973 tant la France avait pris
l’habitude d’équilibrer ses nances publiques depuis une
quinzaine d’années. La dette publique représentait 20 % du PIB.
Seul un sénateur communiste, Louis Talamoni, s’inquiéta « qu’en
cas de di cultés nancières le gouvernement ne puisse faire appel
aux avances de l’État ».
Crise de l’euro
Sortir de l’idéologie
« Le mariage est une tentative de résoudre ensemble
des problèmes que vous n’aviez même pas quand
vous étiez seul. »
Eddie Cantor 1
« Il est surprenant que ce qui semble aujourd’hui si
facile à discerner restât aussi embrouillé et aussi
voilé aux yeux les plus clairvoyants. »
Alexis de Tocqueville 2
2010-2013 : crise
de surendettement ou crise
de la monnaie unique ?
La période qui s’écoule entre le mois d’octobre 2009,
date de la découverte de la falsi cation des comptes
grecs, et le mois de juillet 2012, où le président de la
BCE trouve les mots pour calmer la spéculation, est
révélatrice de l’immense incrédulité des dirigeants
européens face à l’hypothèse d’une crise de la monnaie
unique. C’est cette même incrédulité qui les conduit
aujourd’hui à déclarer que l’euro est éternel,
irréversible. Toujours cette « pesanteur d’esprit » qui
interdit de voir les réalités économiques.
Dans un premier temps, ils ont donné l’impression de
ne pas prendre la dimension des événements. Peut-être
était-il di cile pour ceux qui avaient porté la monnaie
unique sur les fonts baptismaux d’admettre qu’elle
traversait une crise existentielle. Le fameux week-end
des 8 et 9 mai 2010 où l’euro vraiment faillit imploser a
dû constituer pour beaucoup d’entre eux un vrai
traumatisme. Si l’Allemagne était restée sur son refus de
tout plan d’aide à la Grèce, n’avait pas accepté d’aller
jusqu’à 110 milliards d’euros d’aide, et surtout si un
fonds de 440 milliards d’euros, complété par le FMI,
n’avait pas été annoncé, après un week-end de
négociations absolument dramatiques, il est probable
que le lundi matin la tempête sur les marchés aurait été
dévastatrice.
Mobiliser quelques dizaines de milliards d’euros
seulement, comme cela avait été très sérieusement
envisagé, cela revenait à envoyer quelques Canadair en
Grèce alors que le feu était partout. Le lundi matin, la
spéculation aurait vendu massivement la dette
souveraine grecque et les dettes des pays d’Europe du
Sud, jouant le défaut de paiement de la Grèce, la
contagion avec les pays voisins, l’éclatement de l’euro.
Des faillites en chaîne de plusieurs banques européennes
auraient eu lieu, tant les bilans étaient chargés de
créances intra-européennes, de créances devenues en
quelques semaines complètement toxiques, des
instruments de transmission immédiate de la crise. Les
banques françaises et allemandes, détenant à cette
époque des montants très importants de dettes grecques
et des montants considérables de créances sur les pays
d’Europe du Sud, auraient dû comptabiliser des pertes
dépassant largement leur capacité à les absorber. En
quelques jours, les taux d’intérêt seraient montés en
èche, au risque de provoquer l’asphyxie de l’économie,
et les capitaux auraient massivement quitté la zone
euro. Dans l’état d’impréparation où tout le monde se
trouvait – banques, entreprises, pouvoirs publics,
banques centrales –, une implosion de l’euro aurait été
un vrai cataclysme mondial. Le plus étonnant dans cette
crise, c’est l’incrédulité de dirigeants qui n’avaient à
aucun moment anticipé la moindre menace sur la
monnaie unique.
Deux leçons peuvent être tirées de ces événements :
face à la spéculation, les moyens utilisés doivent
toujours être considérables ; tant que la zone euro n’a
pas adopté de structures fédérales, il est irresponsable de
considérer, au nom de la monnaie unique, qu’une
créance sur l’Italie est équivalente à une créance sur
l’Allemagne. En cas d’éclatement de l’euro ou en cas de
défaut d’un pays, ces créances deviennent en e et
autant de risques, autant de pertes potentielles (pertes
de change en cas de retour aux devises nationales,
pertes liées à un défaut en cas de restructuration de
dettes). La monnaie unique ne devra être considérée
comme irréversible que le jour où les citoyens de la zone
euro auront décidé de basculer dans le fédéralisme, si
toutefois ils le décident un jour.
Les dirigeants européens ont commis l’erreur de faire
la monnaie unique avant de faire l’Europe politique. Ils
ne doivent pas en plus faire l’erreur de gérer les risques
comme si le fédéralisme était déjà là, comme si la
monnaie unique était irréversible.
La réaction euphorique des marchés au cours des
semaines suivantes a contribué à calmer les peurs, à
faire oublier le risque systémique, et pendant de longs
mois la plupart des dirigeants européens évoquèrent,
conformément à l’analyse allemande, une « crise de la
dette », une « réaction logique des marchés au
surendettement » de certains pays. Alors qu’il s’agissait
en réalité des premiers frottements des plaques
tectoniques au sein de la zone euro, des premières
manifestations de la crise de la monnaie unique.
Surendettée l’Europe ? Certes mais, comme cela a été dit
dans le chapitre 2, plutôt moins que les États-Unis, la
Grande-Bretagne et le Japon. La spéculation contre la
zone euro était en réalité à l’o ensive depuis le tout
début de l’année 2010. Il était possible de constater en
2010, puis en 2011, que les taux d’emprunts d’un pays
comme la Grande-Bretagne ne bougeaient pas, restaient
au niveau très bas de ceux de l’Allemagne, alors que la
Grande-Bretagne était pourtant plus endettée que
l’Espagne. Les rachats de dettes opérés par la Banque
centrale britannique ne pouvaient su re à expliquer
cette stabilité.
Il était également possible de constater l’avancée
régulière de la spéculation sur les marchés de dérivés de
crédit des pays périphériques. Ces marchés sont un
terrain d’observation privilégié pour anticiper les
événements. Les gérants de hedge funds savent bien
qu’avec quelques interventions ciblées sur ces marchés
peu liquides il est possible de faire décaler des marchés
beaucoup plus importants, beaucoup plus liquides, sur
lesquels il est alors possible de gagner beaucoup
d’argent en vendant à découvert. Lorsque la spéculation
réussit à faire monter les taux du marché secondaire 6 de
dette souveraine d’un pays aux environs de 6 ou 7 %, la
crise change de dimension. L’asphyxie menace ce pays
qui ne peut plus se nancer. La hausse des taux se
transmet aux banques et aux entreprises 7. Il devient
alors nécessaire de demander l’aide de l’Europe. Et les
marchés actions s’e ondrent pour le plus grand plaisir
de ceux qui ont vendu à découvert.
Avant l’été 2010, après que les attaques se furent
multipliées contre la Grèce, l’Irlande et le Portugal, les
opérateurs de marché avaient prédit que ce serait
bientôt le tour de l’Espagne et de l’Italie. La spéculation
commence toujours par les maillons les plus faibles et
remonte ensuite la chaîne. La zone euro, véritable jeu de
dominos, constituait un terrain privilégié pour une telle
o ensive. La crise asiatique des années 1997-1998 avait
déjà montré comment des pays qui croyaient leur parité
dé nitivement xée par rapport au dollar pouvaient être
victimes d’une vague spéculative emportant tout sur son
passage, frappant tous les pays du sud-est du continent
les uns après les autres, une fois la Thaïlande tombée.
À cette hésitation sur la nature même de la crise s’est
ajoutée une sous-estimation de son ampleur. Depuis
mai 2010, l’Europe avait donné l’impression de faire une
guerre purement défensive contre la spéculation. Faire
des annonces sans avoir de calendrier rapproché pour
l’entrée en vigueur des décisions, sous-estimer les
moyens à mettre en œuvre, ne jamais prendre les
marchés par surprise, voilà la façon la plus sûre de
laisser l’initiative à l’adversaire et de permettre à
l’incendie de prospérer. Sur des marchés devenus
tellement puissants et volatils, les incendies se
propagent aussi vite que dans le maquis corse. Ils
sautent d’une colline à l’autre, d’une dette souveraine à
l’autre. Et le temps perdu coûte extrêmement cher.
Au lendemain du Sommet du 21 juillet 2011, au
cours duquel la crise avait changé de dimension avec
l’annonce que les créanciers privés seraient mis à
contribution sur la dette grecque 8, tous les médias
nanciers anglo-saxons évoquèrent la nécessité de
mettre en place un fonds de solidarité allant bien au-
delà des 440 milliards d’euros du FESF 9. La
restructuration de la dette grecque envoyait en e et
pour la première fois le message que la dette des pays
européens n’était plus sans risque, que la solvabilité au
sein de la zone euro était en question. Les investisseurs
évoquèrent la nécessité d’un big bazooka de manière à
éteindre l’incendie qui risquait de se propager à l’Italie
et à l’Espagne. Tout le monde partit pourtant en
vacances alors que les marchés, eux, ne partent jamais
en vacances, surtout dans les pays anglo-saxons, surtout
au mois d’août, période au cours de laquelle l’histoire
économique des cinquante dernières années démontre
que la faible liquidité du marché est propice à une
déstabilisation. Le mois d’août fut e ectivement
meurtrier.
Rien ne fut décidé pour encadrer les transactions sur
les dettes souveraines, là où il y avait le feu, alors qu’il
aurait été tellement facile de le faire dès le mois de
mai 2010 lorsque les Allemands prirent une initiative
dans ce sens 10, certes éphémère, ou bien au cours du
Sommet du 21 juillet 2011, en interdisant par exemple
d’acheter des CDS souverains à nu, c’est-à-dire d’acheter
des protections sur dette souveraine alors que l’on n’en
détient pas. Ces achats purement spéculatifs ont en e et
pour conséquence immédiate de faire décaler à la hausse
les taux de la dette concernée et de répandre
l’inquiétude. Le marché de la dette souveraine est resté
paradoxalement le moins réglementé de tous les
marchés alors qu’il était le plus attaqué. Les mesures
d’encadrement ne sont entrées en vigueur qu’en
novembre 2012, sur une initiative du commissaire
européen et du Parlement, date à partir de laquelle le
marché des CDS souverains a commencé à s’assagir.
L’obligation de prévoir des clauses d’action collective
dans les contrats d’emprunts, c’est-à-dire la possibilité
d’imposer aux investisseurs l’abandon d’une partie de
leurs créances, évoquée dès le printemps 2010 par les
Allemands, décidée par l’Eurogroupe le 28 novembre
2010 et inscrite dans le TSCG (Traité sur la stabilité, la
coordination et la gouvernance), a également jeté un
doute sur la crédibilité du discours o ciel qui a rmait
que la restructuration de la dette grecque était un
événement « exceptionnel », qu’elle se faisait sur une
base « volontaire », et qu’elle ne se reproduirait jamais
dans un autre pays de la zone euro. Dans le même
temps, on envoyait en e et le message aux marchés que
les clauses 11 d’action collective permettraient à un pays
de « faire défaut de manière ordonnée ».
Les propositions d’amélioration de la gouvernance
économique annoncées pour la n du mois d’août 2011
lors d’un Sommet franco-allemand exceptionnel tenu
dans l’urgence à la mi-août, en pleine tempête des
marchés, ne sont venues que trois mois plus tard, lors du
Sommet des 8 et 9 décembre. Elles se limitèrent au
Pacte budgétaire, c’est-à-dire à la mise en place de la
règle d’or souhaitée par l’Allemagne, avec l’instauration
de sanctions automatiques, sans le volet croissance jugé
pourtant indispensable par le FMI. Ce volet fut annoncé
lors du Sommet des 28 et 29 juin 2012 à la demande de
la France, de manière extrêmement timide. Et plus d’un
an après, il n’est toujours pas mis en place au point que
certains observateurs se demandent s’il existe toujours.
Entre-temps, le vote du budget européen est venu
con rmer que la croissance et l’investissement n’étaient
plus vraiment à l’ordre du jour de l’agenda européen.
L’Allemagne et les marchés ont gagné sur toute la ligne.
L’austérité, symbolisée par l’obligation de respecter le
critère des 3 % de dé cit public, en pleine récession, a
été étendue à l’ensemble de la zone euro. Une obligation
naturellement théorique car lorsqu’un État est dans
l’impossibilité de la respecter, la Commission donne
généreusement son accord sur de nouveaux délais… Ces
événements nous dépassent, feignons de les organiser !
Le tournant de la BCE :
intervention oui, mais sous
condition…
Dans le même temps, la Banque centrale européenne
a joué son rôle pour apaiser les tensions, de manière de
plus en plus active, de plus en plus lisible. La période
qui va du déclenchement de la crise au cours du mois
d’août 2007 jusqu’à l’automne 2011, c’est-à-dire
jusqu’au départ de Jean-Claude Trichet, a été marquée
par l’allocation d’importantes liquidités aux banques, sur
des périodes plus longues que pour des opérations de
politique monétaire classique, avec un assouplissement
des exigences de collatéraux 14. À partir de mai 2010, la
BCE a mis en place le programme d’achat d’obligations
souveraines sur les marchés secondaires pour les dettes
grecque, espagnole et italienne (SMP 15). En matière de
taux d’intérêt, elle a continué à exercer sa « vigilance »,
avec deux hausses de taux en avril et juillet 2011 (de 1 à
1,25 %, puis 1,50 %).
Autant la politique suivie par Jean-Claude Trichet
comme gouverneur de la Banque de France avait donné
prise à la critique tout au long des années 1990 pour
avoir ajouté la récession à la récession, autant la
politique qu’il a suivie comme président de la BCE
pendant la crise de 2007-2009 et pendant la crise de
l’euro a été saluée pour sa réactivité mais aussi son
caractère équilibré et respectueux des traités.
L’arrivée de Mario Draghi a marqué une nette
évolution, presque une rupture. En matière de taux
d’intérêt, la politique a été très vite beaucoup plus
accommodante avec quatre baisses de taux en novembre
et décembre 2011, puis en juillet 2012 et en n en
mai 2013. Avec un taux directeur à 0,50 % au printemps
2013, la BCE s’est ainsi rapprochée du niveau américain
de 0,25 %. Surtout, la BCE a donné une dimension
entièrement nouvelle à la politique monétaire non
conventionnelle inaugurée par Jean-Claude Trichet. La
BCE a conduit deux grandes opérations d’apport de
liquidités aux banques en décembre 2011 et
février 2012, pour un montant annoncé comme
« illimité », nalement de 1 018 milliards d’euros (10 %
du PIB de la zone euro), à un taux de 1 % et sur une
durée inédite de trois ans. Ces deux opérations, dites
LTRO 16, furent souscrites par 800 banques de la zone
euro, en majorité des banques espagnoles, italiennes et
françaises. Le Financial Times a évoqué une participation
des banques espagnoles à hauteur de 700 milliards
d’euros. Compte tenu des di cultés de nancement des
banques espagnoles, le taux extrêmement favorable de
l’opération 17 ne pouvait que pousser à une participation
massive. À l’issue de ces opérations, le bilan de la BCE a
augmenté d’un tiers, à plus de 3 000 milliards d’euros,
davantage que la Fed.
Ces nancements en faveur des banques espagnoles
et italiennes sont venus s’ajouter à d’autres nancements
moins connus, bien involontaires, mais tout aussi
importants, dont les experts prennent conscience depuis
quelque temps seulement, les « soldes Target2 ». De quoi
s’agit-il ? Target2 est le système de paiement en temps
réel de la zone euro qui permet aux banques
commerciales d’e ectuer les règlements transfrontaliers
pour le compte de leurs clients via les banques centrales,
notamment lorsque le marché bancaire fonctionne mal
en raison du peu de con ance que les banques se font.
Elles préfèrent alors passer par les banques centrales.
Alors que, dans les premières années de l’existence de
l’euro, ces soldes quotidiens étaient de nature purement
technique, généralement inférieurs à la dizaine de
milliards d’euros, ils ont augmenté de manière
spectaculaire avec la crise. Ils sont devenus structurels.
C’est ainsi que les banques centrales espagnole,
italienne, grecque, française, portugaise, autrichienne,
irlandaise sont devenues constamment débitrices face à
la banque centrale allemande, aux banques nlandaise,
néerlandaise et luxembourgeoise 18. Ces soldes
considérables sont en réalité des nancements de
banques centrales créditrices vers des banques centrales
débitrices. Lorsque la crise s’intensi e, ils augmentent
immédiatement. En 2013, ils sont stabilisés à des
niveaux élevés. Ces soldes sont une caractéristique
spectaculaire et totalement imprévue de l’Eurosystème,
un organe qui regroupe les banques centrales de la zone
euro autour de la BCE.
Mais le grand tournant de la politique monétaire
européenne est naturellement venu des déclarations de
Mario Draghi, annonçant en juillet et septembre 2012
que « pour faciliter la transmission de la politique
monétaire » il était prêt à acheter des titres souverains
pour des « montants illimités ». C’est ce que l’on a
appelé le programme de « transactions monétaires au
comptant » (OMT 19), applicable aux titres déjà émis de
maturité inférieure à 3 ans. Ce programme dit bien
transactions « monétaires », pas transactions de titres
souverains, ni, comme dans le SMP version Jean-Claude
Trichet, « transactions d’obligations »… De manière à ce
qu’aucune mauvaise pensée ne traverse des esprits qui
pourraient être mal intentionnés. Qui pourrait imaginer
que la BCE nance les États ?
Sur le moment, tout le monde a interprété ces
déclarations de manière extrêmement positive. La BCE
allait beaucoup plus loin que précédemment. Les OMT,
c’était la même chose que le SMP mais pour des
« montants illimités ». Mario Draghi faisait le grand saut
que jusque-là tout le monde pensait impossible. Les
marchés ont salué cette déclaration. Un élément leur a
cependant échappé, à moins que ce ne soit pour eux un
point de détail. La BCE mettait cette fois une condition à
son intervention : que les États qui appellent à l’aide
signent des engagements sur un programme de réformes
et sur le retour à l’équilibre 20. Avec qui signer ? Avec la
Troïka 21, c’est-à-dire le MES, la BCE et le FMI…
La BCE se proclamait prêteur en dernier ressort, mais
à condition d’être à la manœuvre dans les négociations
avec les États ! Du jamais vu de la part d’une banque
centrale ! L’arrivée du FMI dans la gestion de la zone
euro avait déjà suscité des critiques de la part de ceux
qui sont attachés à la souveraineté européenne. Cette
fois, on proposait de faire de la banque centrale le pilote
des plans de redressement. Ce discours ne pouvait que
combler les marchés. Il fallait tout le talent d’un
banquier d’a aires pour leur parler aussi habilement et
e cacement. En allant aux limites de ce que lui
autorisaient les textes, Mario Draghi avait réussi à jeter
un doute sur l’interprétation donnée jusque-là d’une
Banque centrale européenne ne disposant pas du statut
de prêteur en dernier ressort, un point clé dans la lutte
contre la spéculation. Une accalmie s’est immédiatement
produite sur les marchés.
En 1998, dans un rapport sur l’instabilité du système
nancier international demandé par le Premier ministre
Lionel Jospin, dans le cadre du Conseil d’analyse
économique, l’économiste Olivier Davanne avait très
clairement exposé l’importance du prêteur en dernier
ressort, notamment à la lumière des crises mexicaine,
asiatique et russe des années 1990 : « Pour stopper le
processus de contamination systémique, la seule solution
réside dans l’intervention d’un prêteur en dernier
ressort, c’est-à-dire d’une institution ayant les capacités
nancières pour soutenir seule le ou les débiteurs
solvables mais illiquides. Plus ce prêteur en dernier
ressort interviendra tôt, moins il aura besoin d’engager
des fonds. […]. L’existence même du prêteur en dernier
ressort est un facteur essentiel de stabilisation du
système nancier car il ralentit fortement la vitesse de
contamination. La con ance dans la capacité du prêteur
en dernier ressort à sauver les institutions solvables
limite les risques de panique et de rupture irrationnelle
de la chaîne de crédit. » Tout était dit.
Mandat de la BCE : politique
d’open market ou sauvetage
des États ?
La question se pose néanmoins de savoir si les
déclarations de Mario Draghi s’attribuant ce rôle de
prêteur en dernier ressort sont une simple posture
destinée à calmer la spéculation ou si elles constituent
une évolution sur le fond, une évolution durable.
L’utilisation de l’argument de la « transmission de la
politique monétaire » pour justi er des interventions
illimitées sur la dette des États pourrait se heurter dans
la durée à des éléments d’ordre juridique, d’ordre
nancier et d’ordre politique.
Sur le plan juridique, ou bien les interventions de la
BCE sont des opérations de « politique monétaire » et
l’on comprend mal comment la BCE peut conditionner
ses interventions à la mise en œuvre de réformes par les
États, à l’intervention du MES et à la sollicitation du
FMI, ou bien ces interventions sont des opérations de
sauvetage des États et l’on voit mal comment elles
pourraient être compatibles avec les traités. La seule
présence du FMI dans le dispositif permet a priori de
répondre à cette question. Mais de manière plus
fondamentale, comment peut-on à ce point inverser les
rôles ? Imagine-t-on la Fed posant ses conditions au
gouvernement américain, menaçant de suspendre sa
politique non conventionnelle si un certain nombre de
mesures n’étaient pas adoptées par le gouvernement et
par le Congrès ? Les banques centrales sont attachées à
leur indépendance vis-à-vis des gouvernements, mais on
comprendrait mal que celle-ci ne fonctionne pas dans les
deux sens.
À partir du moment où la Banque centrale pose de
telles conditions, où l’État abandonne sa souveraineté, il
est assez clair que les interventions ne se situent plus
dans le cadre de la politique monétaire. Cela explique
que l’Espagne ait préféré se tenir à distance du nouveau
dispositif à l’automne 2012 22. Ce sont des interventions
destinées à sauver des États en détresse. L’acceptation
du pilotage par la Troïka n’est concevable que dans ce
cas.
Or, les opérations de sauvetage d’un État membre par
un autre État, ou par l’Union, sont strictement interdites
par l’article 125 du traité de Lisbonne. C’est la fameuse
clause de « no bail out » (« pas de ren ouement »), qui
était déjà un pilier du traité de Maastricht. L’article 122
prévoit des exceptions, mais elles sont limitées aux
di cultés d’un État qui serait confronté… à des
problèmes d’approvisionnement énergétique, à des
catastrophes naturelles ou à des « événements
exceptionnels échappant à son contrôle ». Rien à voir
avec ce qui est en discussion ici !
En ce qui concerne la BCE, l’article 123 du traité de
Lisbonne déclare que l’« acquisition directe » par la
Banque centrale, c’est-à-dire sur le marché primaire, des
instruments de dette auprès des États membres est
interdite. Cette disposition qui gurait déjà dans le
traité de Maastricht est reprise dans les statuts de la BCE
(article 21). Les opérations dites d’open market
consistant à acheter des titres négociables sur les
marchés secondaires sont libres (article 18 des statuts),
comme pour toute banque centrale, à partir du moment
où elles lui permettent d’atteindre ses objectifs
statutaires, de remplir ses missions. Dans un souci de
clari cation, le Conseil européen du 13 décembre 1993
avait arrêté un règlement qui précisait que « les achats
e ectués sur le marché secondaire ne doivent pas servir
à contourner » l’interdiction des interventions sur le
marché primaire prévue à l’article 123. Une disposition
logique qui allait presque de soi car l’interdiction
d’interventions sur le marché primaire serait autrement
une disposition virtuelle. Les traders du monde entier
savent bien qu’il su rait d’intervenir sur le marché
quelques secondes après l’émission primaire pour que
cette intervention soit considérée comme relevant des
opérations du marché secondaire, donc de la politique
d’open market 23…
Avec beaucoup de malice, Mario Draghi a préféré ne
retenir que l’article 18 qui dé nit les attributions en
matière d’open market, évoquer des « transactions
monétaires », en oubliant tout le reste, notamment la
clause de « no bail out ». Dans l’état d’angoisse où était la
zone euro, en lutte contre la spéculation, personne en
dehors des Allemands n’a contesté cette interprétation.
Mais personne ne peut être dupe non plus des limites de
ce tour de passe-passe.
Contrairement à Mario Draghi, Ben Bernanke fait une
di érence très claire entre la politique monétaire
traditionnelle, l’action sur les taux et sur la liquidité à
très court terme, et la politique non conventionnelle
d’achat de titres d’État sur le marché secondaire. Dans
un discours en août 2012, il déclarait que la première
catégorie relève de la politique monétaire d’open
market 24, la seconde d’une politique entièrement
nouvelle utilisant le bilan de la Fed 25. Il ajoutait que
cette deuxième catégorie avait une base légale aux États-
Unis 26. Open market et achat de titres souverains sont
deux catégories distinctes et il est di cile de ranger la
seconde dans la première, au prétexte de rester dans le
cadre de l’article 18 des statuts de la BCE… D’autant
qu’en Europe la politique non conventionnelle n’a pas
simplement pour objet de faire baisser les taux à long
terme comme aux États-Unis, mais aussi de sauver des
États menacés d’asphyxie.
Les limites du mandat de la BCE ne sont pas
seulement juridiques. Elles sont aussi nancières. Si la
politique de sauvetage des États devait prendre de
l’ampleur, il viendrait un moment où il faudrait évaluer
les conséquences nancières des interventions de la
BCE. En e et, à la di érence des autres banques
centrales, il n’y a pas derrière la Banque centrale
européenne un État mais dix-sept États. Derrière le
talent du magicien, les nances publiques sont engagées.
Des augmentations de capital de la Banque centrale
peuvent devenir nécessaires pour faire face à
l’alourdissement de son bilan, à d’éventuelles pertes sur
les re nancements des banques en di culté et sur les
créances souveraines achetées 27. L’arti ce comptable de
la BCE consistant à ne pas provisionner les obligations
souveraines grecques acquises dans le cadre du
programme SMP ne pourra pas tenir si la crise doit
s’aggraver. Plusieurs dirigeants allemands ont ainsi
manifesté en 2012 leur opposition à la politique
annoncée par la BCE. Jens Weidmann, président de la
Bundesbank, a notamment déclaré « qu’en démocratie,
ce devrait être les parlements et non les banques
centrales qui décident d’une telle mutualisation des
risques ». La banque centrale allemande a également
manifesté son inquiétude sur la gestion du système de
transfert Target2 qui pourrait se traduire par des pertes
très importantes pour les contributeurs en cas de défaut
d’un pays 28.
En d’autres termes, l’indépendance de la BCE et sa
générosité nancière ne signi ent en aucun cas qu’avec
ces interventions « illimitées » une solution miraculeuse
a été trouvée à la crise de l’euro. La BCE n’est pas un
astre salvateur qui appartiendrait à une autre galaxie.
Un jour arrive la facture, pour des États qui ont chacun
des intérêts à défendre, pour des États qui ne sont pas
encore unis par un lien fédéral et qui ont donc des
comptes à rendre à leurs citoyens. Comme le dit le
président de la BCE lui-même : « Les gens ont tendance à
oublier que l’argent dépensé par la BCE n’est pas de
l’argent privé. C’est de l’argent public. C’est l’argent des
contribuables 29. »
En faisant cette déclaration, Mario Draghi se rendait-
il compte qu’il xait lui-même une limite politique à son
propre mandat ? Comment engager en e et de
« manière illimitée » les nances de certains
contribuables au pro t d’autres contribuables sans agir
dans un cadre fédéral ? Et, dans l’intervalle, sans rendre
compte aux États ? Le statut d’indépendance absolue de
la BCE est en réalité incompatible avec le maintien
d’États souverains. Le statut de prêteur en dernier
ressort que s’est attribué le président de la Banque
centrale va au-delà de l’esprit des traités.
Les limites du mandat de la BCE sont d’ordre
politique, dans le sens le plus noble du terme. Le rôle de
prêteur en dernier ressort ne peut être assumé par la
BCE que si des progrès très signi catifs sont faits dans la
voie du fédéralisme. Engager la collectivité des citoyens
de la zone euro dans un e ort de solidarité nancière
important, avec l’intervention conjointe de la BCE et du
MES, ne peut être décidé pour des montants signi catifs
qu’à partir du moment où les citoyens eux-mêmes ont
donné des signes de plus en plus tangibles d’approbation
du modèle fédéral, de volonté de vivre ensemble.
Cette évolution exige bien sûr une consultation des
citoyens sur de futurs traités, sur la réforme des
institutions. Elle peut aussi passer par la possibilité de
lever des ressources communes, mais elle doit surtout
passer par une convergence avancée dans les domaines
de la politique scale et de la politique sociale, deux
domaines qui concernent directement les citoyens dans
leur vie quotidienne, deux domaines tellement
importants pour la croissance et dans lesquels pourtant
rien, vraiment rien, n’a pour le moment été entrepris.
Comment peut-on parler de marché unique, de monnaie
unique, quand les écarts en matière d’impôts sur les
sociétés ou de scalité de l’épargne sont aussi
considérables d’un pays à l’autre ? Quand les écarts en
matière de salaire minimum – lorsque cette notion existe
– et de durée du travail sont également considérables ?
La solidarité ne peut se limiter à une comptabilité
budgétaire et à la mise en place de nancements lors des
opérations de sauvetage des États. Pour le moment, les
dirigeants politiques organisent les distorsions de
concurrence plutôt qu’ils n’aident l’Europe à se
construire et à converger vers le fédéralisme. Cette
divergence entre une monnaie unique et une réalité
économique et sociale multiple peut devenir explosive à
terme. Les dirigeants européens avaient inversé l’ordre
des facteurs avec la création de l’euro, la monnaie avant
la convergence. Ils ne font rien pour corriger ce
malentendu.
Les pauses qui peuvent être observées dans la lutte
que se livrent les dirigeants européens et les marchés
constituent par conséquent un équilibre fragile. La force,
mais aussi la faiblesse, du Fonds européen (MES), c’est
de reposer sur le tandem franco-allemand (47 % du
Fonds). Tout a aiblissement de la France dans la crise
serait fatal. Et une aggravation de la situation dans les
pays périphériques se traduirait par un tel
alourdissement de la dette pour les pays contributeurs
qu’elle risquerait de mettre en danger tout l’édi ce.
Techniquement préparée,
la n de la monnaie unique
ne serait pas le chaos
La crise de la monnaie unique doit être regardée sans
a priori, sans idéologie, comme un problème strictement
économique. Mieux vaut un débat sur la monnaie
qu’une montée des tensions entre les peuples de la zone
euro, voire des manifestations d’antigermanisme. Ce
serait une abomination. Ceux qui confondent l’avenir de
la monnaie unique avec celui de l’Europe, en expliquant
que la n de la monnaie unique ce serait la n de
l’Europe, rendent un mauvais service à la cause
européenne.
L’immense majorité des citoyens européens préfère
naturellement que l’euro puisse continuer. Personne ne
conteste qu’il soit un des symboles de la construction
européenne, notamment pour les jeunes qui sont nés
avec l’euro, qui ont aujourd’hui quinze ans. Mais
derrière le symbole monétaire, nous devons regarder les
réalités économiques. Ce sont elles qui doivent décider
de l’avenir de la monnaie unique. En cas de disparition
de l’euro, rien n’interdirait d’ailleurs de conserver des
eurofrancs et des euromarks, d’allier le symbole à une
vision plus réaliste de l’économie. Rien n’interdirait non
plus de conserver l’euro pour les échanges extérieurs
comme le proposaient autrefois Édouard Balladur et
John Major. Mais les dirigeants européens ne doivent
pas refaire aujourd’hui l’erreur dramatique de ceux qui
défendirent dans l’entre-deux-guerres, avec une passion
aveugle, un bloc monétaire surévalué quand l’évolution
de l’économie leur disait tous les jours qu’ils faisaient
fausse route.
Ce n’est pas non plus rendre service à l’Europe que de
faire peur aux citoyens en les menaçant de l’apocalypse
si par malheur la monnaie unique venait à imploser.
Laurence Parisot nous promettait par exemple en 2012
« des décennies d’appauvrissement » en cas de
démantèlement de l’euro 70 ! Et lorsque Alain Minc
déclare : « L’euro est éternel car aucun responsable
politique ne prendra le risque d’un drame économique
auprès duquel la faillite de Lehman Brothers ferait gure
de bluette 71 ! », on a envie d’ajouter : « Mais alors, si
c’est si grave, pourquoi avez-vous pris le risque de nous
mettre dans cette galère ? » De même, il n’est pas
convenable de la part de certains dirigeants politiques
de véhiculer des idées fausses en déclarant que la n de
l’euro signi erait un doublement de la dette. La dette
publique française n’est pas libellée en devises
étrangères, elle est entièrement libellée en euros, c’est-à-
dire en monnaie domestique 72.
La n de l’euro serait un saut dans l’incertitude,
comme l’a été sa création, mais pas un saut dans le
néant. Il n’est tout de même pas totalement
inconcevable que l’on puisse défaire l’euro sans défaire
l’Europe, que l’on puisse gérer ce passage très di cile
sans drame majeur. D’une certaine manière, les drames
sont déjà là. Dans son livre Zone euro, éclatement ou
fédération, Michel Aglietta écrit à propos d’une
éventuelle sortie de la Grèce : « Une sortie unilatérale de
l’euro est un pari parce qu’elle est catastrophique à court
terme, mais elle donne l’espoir d’un rebond capable
d’engager le pays sur une voie de croissance 73. » Michel
Aglietta montre dans le cas de l’Argentine les e ets
béné ques d’une sortie de la zone monétaire qui avait
été créée avec le dollar : « Au bout de six mois, la
situation a commencé à s’améliorer très fortement, ce
qui n’a pas manqué de surprendre les observateurs. »
Si pour une raison ou pour une autre – impatience
des marchés, accumulation des déceptions en matière de
réduction des dé cits et de croissance, handicaps
insurmontables en matière de compétitivité, divergences
structurelles accentuées, insu sante solidarité intra-
européenne, récession mondiale, révoltes sociales, choc
externe – l’éclatement de la zone euro devait un jour se
produire, ou si les coûts économiques, sociaux et
nanciers de la continuation devenaient supérieurs aux
coûts de la rupture, la sortie de l’euro devrait être
soigneusement organisée et maîtrisée, surtout pas subie.
Il faut se tenir prêt à gérer toutes les situations car toute
journée perdue face à la spéculation risquerait d’être
dramatique. Lors de la crise de liquidité de Lehman
Brothers, les plus hauts dirigeants de la planète et les
nanciers les plus réputés ont pris en très peu de temps
une décision d’une extrême gravité dont ils n’avaient à
aucun moment anticipé les conséquences. Ces paris
hasardeux peuvent être suicidaires. Il appartient aux
dirigeants économiques et politiques d’anticiper les
scénarios les moins favorables a n d’y faire face le
moment venu dans les moins mauvaises conditions pour
le cas où ils se concrétiseraient. Exactement dans le
même état d’esprit que celui qui animait Christine
Lagarde, directrice générale du FMI, lorsqu’elle déclarait
à propos d’une sortie ordonnée de la Grèce : « Cela fait
partie des options qu’on est obligé de regarder
techniquement 74. »
Cet examen est d’autant plus nécessaire qu’il serait
vain d’escompter une embellie due à l’amélioration de
l’environnement économique et nancier. Dans les
années à venir, la croissance restera lente du fait du
poids de la dette et les déséquilibres continueront à
fragiliser l’édi ce nancier international. Des éléments
qui n’aideront pas la monnaie unique.
Les lignes qui suivent ne sont donc pas des
suggestions, encore moins des préconisations. Elles sont
simplement là pour montrer que dans la crise actuelle il
existe, en cas de nécessité, une sortie de secours.
Dans un scénario d’éclatement, une douzaine de
conditions devraient a priori être respectées pour tenter
de traverser avec le minimum de dommages une phase
extrêmement délicate :
1. La suppression de l’euro serait décidée de manière
ordonnée et simultanée dans tous les pays de la zone euro,
solution nettement préférable à une sortie isolée de tel
ou tel pays en di culté qui risquerait d’entraîner un
e et de contagion di cile à maîtriser.
2. L’euro serait remplacé par la monnaie nationale de
chaque pays. Tout État a le droit de déterminer lui-
même sa monnaie conformément au principe de
souveraineté monétaire reconnu par le droit
international (décision de la Cour permanente de justice
internationale de La Haye en 1929 75 et note du
ministère de l’Économie des Finances et de l’Industrie de
novembre 1997 a rmant que « La France est
entièrement libre de modi er son unité monétaire 76 »).
Le 15 août 1971, lorsque les Américains ont décidé
unilatéralement de suspendre la convertibilité du dollar
en or, jusque-là garantie à tous les créanciers des États-
Unis sur la base de 35 dollars l’once, ils ont privé ces
créanciers de la possibilité d’être remboursés en or. Des
pays comme la France et l’Allemagne, qui avaient exigé
dans les années précédentes d’être payés en or plutôt
qu’en dollar, ont été mis devant le fait accompli. Les
créanciers des États-Unis ont été remboursés dans une
monnaie qui s’est dévaluée puis réévaluée au l des
uctuations de marché. Ici, il en serait de même. Autre
exemple, lors du passage du Deutsche Mark à l’euro,
d’une monnaie forte à une monnaie réputée faible, les
créanciers de l’Allemagne ont parfaitement accepté la
situation nouvelle, sans que cela soulève la moindre
discussion juridique.
3. Pour déterminer la parité initiale, la solution la plus
simple serait de décréter qu’un eurofranc est égal à un
euro 77. De même, un euromark serait égal à un
euro, etc. La dette publique française étant aujourd’hui
entièrement libellée en euros, c’est-à-dire en monnaie
domestique, pas en yen, en francs suisses ou en sterling,
le montant de cette dette convertie en monnaie
nationale resterait inchangé pour la France, quelles que
soient les uctuations ultérieures de la monnaie.
4. Des parités indicatives entre monnaies de la zone
euro seraient publiées, tenant compte des évolutions
respectives de compétitivité depuis la création de l’euro,
a n d’éclairer les investisseurs.
5. Les banques centrales seraient dotées d’un statut
de prêteur en dernier ressort. Les États membres qui le
souhaiteraient pourraient autoriser leur banque centrale
à intervenir librement sur le marché de leur dette.
6. Les États membres devraient se tenir prêts à
nationaliser les banques pour éviter la fuite des dépôts
ou en cas de problème de solvabilité d’un établissement.
7. Les dépôts seraient garantis par chaque État
membre.
8. Un contrôle des capitaux serait instauré avant et de
manière temporaire. Des pénalités sur les sorties de
capitaux seraient établies au niveau européen.
9. Un plan de redressement, accompagné de mesures
structurelles, serait annoncé comme lors de toute
dévaluation, a n de tourner l’appareil productif vers
l’exportation.
10. L’e ort de baisse des dé cits publics serait
durablement maintenu a n d’asseoir la crédibilité de la
nouvelle monnaie nationale et d’obtenir rapidement sur
les marchés la con ance des investisseurs.
11. La construction européenne serait renforcée a n
de tuer au plus vite l’idée que la n de l’euro serait la n
de l’Europe.
12. Un projet de monnaie commune serait mis à
l’étude avec un encadrement souple des marges de
uctuation, par exemple plus ou moins 15 % comme en
1993, en vue d’une mise en place une fois les nouvelles
parités à peu près stabilisées.
28. Les textes prévoient cependant que les pertes soient alors réparties
en fonction de la clé habituelle (France 20,4 %) et non en fonction
de la situation des soldes des pays créditeurs à un instant donné.
Mario Draghi, interview au Wall Street Journal le 24 février 2012.
29.
Prélèvement initialement prévu sur tous les dépôts, puis revu avec
30. une exonération des dépôts inférieurs à 100 000 euros et un
prélèvement important sur les autres dépôts.
La procédure de banqueroute est connue aux États-Unis sous le
31.
nom de « Chapter 11 ». Pour Lehman Brothers, elle s’est appliquée
à partir du 15 septembre 2008.
48. Les dévaluations internes ont pour objet de faire baisser les coûts
de production, notamment salariaux, dans des économies qui ne
peuvent plus recourir (zone euro), ou ne veulent plus recourir aux
dévaluations monétaires (France entre 1933 et 1936).
« Crédit d’impôt pour la compétitivité et pour l’emploi »,
49.
représentant 6 % de la masse salariale brute pour la partie
inférieure à 2,5 SMIC à partir de 2014.
Comment maîtriser
la spéculation et mieux
distribuer le crédit
« Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia
nostra ? »
Cicéron 1
« Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait
que se creuser un tombeau. »
Saint-Just 2
La vente à découvert,
ce miracle de la nance
La vente à découvert qui consiste à vendre un actif,
en l’occurrence un titre, que l’on ne détient pas – action,
obligation d’entreprise, obligation souveraine – est un
exercice peu banal. C’est une pratique très ancienne qui
n’existe que dans la nance. Le vendeur espère gagner
de l’argent sur la baisse du titre. Encore lui demande-t-
on, normalement, d’emprunter ce titre a n de pouvoir le
livrer à son acheteur. S’il rachète son titre très
rapidement, il peut même ne pas avoir à l’emprunter.
La technique est extrêmement simple : un investisseur
qui anticipe une baisse du marché vend un titre qu’il ne
détient pas, par exemple à 100 euros. Pour pouvoir le
vendre il l’emprunte, livre à l’acheteur ce titre
emprunté, et quelques jours après il rachète le titre sur
le marché, lorsqu’il a su samment baissé, par exemple
à 80 euros. La plus-value à la baisse est de 20 euros. Si
au contraire le titre a monté à 120 euros, il perd
20 euros puisqu’il le rachète plus cher qu’il ne l’a vendu.
Dans les périodes de krach boursier, les pro ts à la
baisse peuvent naturellement être extrêmement rapides,
d’autant que les marchés sont alors à l’écoute de la
moindre rumeur, que l’angoisse des opérateurs est forte,
et que les investisseurs ont peur de vendre trop tard.
Alors que sur des marchés haussiers, la réalisation d’une
plus-value demande généralement un peu de patience.
La vente à découvert a une certaine utilité pour
apporter de la liquidité dans un marché haussier a n
d’éviter un emballement à la hausse du marché. Certains
investisseurs peuvent ainsi considérer que le cours d’une
action est fortement surévalué. Ils vendent à découvert
ce qui a pour e et de calmer la spéculation. La vente à
découvert est également utile comme produit de
couverture, pour protéger par exemple un portefeuille
d’actions 47. Elle permet également de structurer les
produits dérivés.
Mais sur des marchés baissiers, l’intérêt de la liquidité
apportée par la vente à découvert disparaît car les
acheteurs éprouvent généralement peu de di cultés à
trouver des titres ! Dans ces marchés baissiers, la vente à
découvert peut avoir un e et procyclique, voire
systémique, en créant un véritable engrenage à la baisse.
Lors du krach de l’automne 2008 ou lors de la baisse
d’août-septembre 2011, cet e et accélérateur, auto-
entretenu, a pu être constaté. Des études
« académiques » essayent pourtant de démontrer
l’inverse, à intervalles réguliers, a n de convaincre les
autorités de l’ine cacité des mesures d’interdiction
prises à titre exceptionnel. L’interdiction des ventes à
découvert gêne considérablement les gérants de hedge
funds qui ne négligent aucun moyen pour se faire
entendre…
Dans les périodes de grande nervosité des marchés, le
« sport » favori de quelques traders consiste à vendre à
découvert le matin, répandre une rumeur ensuite et
racheter la position quelques minutes ou quelques
heures plus tard en empochant la plus-value à la baisse,
avant naturellement que la rumeur ne soit démentie. Les
régulateurs luttent contre ce genre de manipulations,
avec beaucoup de di culté. En favorisant cette di usion
de rumeurs non fondées, la vente à découvert contribue
à créer un climat de dé ance autour d’un émetteur,
banque, entreprise ou État. Au moment de la crise, les
procédures qui encadraient ces ventes à découvert
étaient très souples sur certaines grandes places et toutes
sortes d’excès étaient possibles. Un an après la faillite de
Bear Stearns, les autorités américaines ont ainsi révélé
que les actions en circulation représentaient 130 % des
actions émises ! Le nombre d’actions vendues avait
dépassé celui des actions existantes, situation rendue
possible par le fait que les actions vendues n’avaient
nalement jamais été empruntées.
En 2013, le fonds SAC Capital Advisors, un des très
grands hedge funds américains, a été condamné par la
SEC à une amende record de 616 millions de dollars à la
suite d’une vente à découvert. Ce fonds avait réalisé un
pro t indu de 276 millions de dollars en vendant à
découvert pour 1 milliard de dollars en une semaine les
actions de deux laboratoires américains. Les gérants
avaient utilisé une information privilégiée au sujet d’un
médicament destiné à lutter contre la maladie
d’Alzheimer 48. Les pro ts peuvent aller très vite sur la
vente à découvert, au point qu’il est parfois di cile de
résister à la tentation de « jouer gros », en oubliant
même les radars du régulateur.
En 2011, alors que le marché de la dette souveraine
européenne était en proie à une crise violente, les ventes
à découvert d’obligations souveraines et les CDS
souverains sont restés les transactions les moins
réglementées des marchés ! Il a fallu attendre
novembre 2012, avec l’entrée en application du
règlement européen sur les CDS souverains ainsi que sur
les ventes à découvert d’actions et d’obligations
souveraines, pour faire respecter quelques règles sur ces
marchés.
La nanciarisation
des matières premières
En dépit de multiples déclarations d’indignation des
dirigeants mondiaux ces dernières années, dans les pays
développés comme dans les pays émergents, rien –
vraiment rien – n’a changé dans l’organisation des
marchés de matières premières. Qu’il s’agisse des
matières énergétiques, des métaux ou des produits
agricoles, la volatilité de ces marchés reste toujours
aussi importante. Comment oublier l’épisode caricatural
des années 2007-2009 où le prix du pétrole avait doublé
en un an, de 70 dollars le baril en juillet 2007 à
145 dollars en juillet 2008, avant d’être divisé par trois
dans les mois suivants, à 40 dollars en mars 2009 ?
Toutes les matières premières sans exception avaient
suivi à peu près le même mouvement, quel que fût le
produit concerné. Les courbes de prix du cuivre et du riz
avaient exactement le même pro l que celle du pétrole.
Une sécheresse frappe-t-elle les États-Unis au cours de
l’été 2012 ? La spéculation se jette sur le marché des
céréales et des oléagineux, deux produits dont les cours
s’envolent aussitôt de 20 à 30 % en un mois.
Il n’est pas question ici de tomber dans la caricature,
d’a rmer que les intervenants sur les marchés à terme
« papier » déterminent les tendances à long terme des
marchés. C’est bien l’o re et la demande réelles qui font
cette tendance, mais personne ne peut en revanche
contester que la volatilité des prix se soit très fortement
accrue avec l’intervention des acteurs nanciers et que
l’opacité des marchés soit devenue la règle.
Les grands fonds d’investissement, des hedge funds
aux sociétés de gestion d’actifs traditionnelles,
interviennent désormais massivement sur tous ces
produits. Des banques comme Morgan Stanley ou JP
Morgan achètent des entrepôts de manière à disposer de
stocks de matières premières su sants pour faire face à
leurs activités tant dans les dérivés que dans la gestion
collective 54. Elles ampli ent souvent de manière
considérable les variations de prix, à la hausse comme à
la baisse, avec parfois le développement de goulots
d’étranglement. Dans un monde plus raisonnable, leur
rôle devrait être limité à l’apport de liquidité et à la
réalisation d’opérations de couverture pour le compte de
leurs clients industriels.
En décembre 2012, après six mois d’hésitation, la SEC
a autorisé JP Morgan à lancer un nouveau fonds indiciel
sur le cuivre impliquant la détention d’un stock de
62 000 tonnes. En février 2013, c’est le gestionnaire de
fonds BlackRock qui a obtenu un agrément impliquant
la détention d’un stock de 121 000 tonnes après la
publication d’un rapport du régulateur a rmant qu’il
était impossible de démontrer que ces fonds puissent
entraîner des perturbations du marché. Les stocks de
cuivre détenus par ces deux fonds représentent près de
50 % des stocks de matières premières livrables
immédiatement par le LME 55. Les grands
consommateurs de cuivre, tel Southwire, leader pour la
fabrication de câbles électriques sur le continent
américain, ont beau s’émouvoir auprès du régulateur des
e ets pervers de ces agréments sur les prix du cuivre, ce
sont progressivement tous les segments des marchés de
métaux qui sont laissés à la nance, or, argent, platine,
palladium, aluminium, cuivre.
Dans une étude rendue publique à l’automne 2012, la
CNUCED considère que désormais les interventions des
institutions nancières représentent 85 % des
interventions sur les marchés de matières premières et
que les dérivés représentent 20 à 30 fois les montants de
production des matières premières correspondantes 56 !
Comment les marchés de matières premières ne seraient-
ils pas livrés ensuite à des uctuations complètement
erratiques ? Les chi res de la CNUCED sont proprement
stupé ants, pas vraiment atteurs pour les dirigeants
occidentaux qui sont incapables d’agir autrement que
par le verbe, de freiner une évolution qui est tout
simplement indécente.
L’opacité des marchés de matières premières est telle
que les spécialistes, industriels ou nanciers, ont peiné à
expliquer la di érence de prix, parfois considérable, qui
est apparue sur les marchés du pétrole de la n 2010 à
l’été 2013. Entre le cours du WTI américain au Texas
(West Texas Intermediate) et le cours du Brent à
Londres, l’écart a été compris entre 10 et 25 % alors que
les cours étaient auparavant identiques. Certains
observateurs ont vu dans cette situation très nouvelle
des aspects purement techniques, notamment
l’accumulation de réserves dans le grand centre de
stockage de Cushing dans l’Oklahoma en raison de
di cultés d’écoulement dues à une insu sance du
réseau d’oléoducs. D’autant que l’arbitrage entre les
marchés est rendu di cile non seulement par les
dispositions réglementaires américaines, mais également
par l’incompatibilité des ra neries européennes avec la
qualité du pétrole texan. Ces explications techniques
semblent toutefois un peu courtes pour justi er une telle
di érence de prix sur une période aussi longue.
En réalité, l’interprétation la plus pertinente semble
être que les investisseurs ont brutalement anticipé les
e ets de l’exploitation du pétrole de schiste et du gaz de
schiste aux États-Unis, des sables bitumineux au Canada.
Le directeur général de la multinationale américaine
ConocoPhillips Company a déclaré au printemps 2012
que « l’Amérique du Nord sera autosu sante en pétrole
et en gaz en 2025 ». Fin 2012, c’est l’Agence
internationale de l’énergie qui a annoncé que les États-
Unis deviendront dès 2017 le premier producteur de
pétrole devant l’Arabie saoudite. Toutes ces déclarations
font le miel des nanciers.
Réduire l’emprise
des nanciers sur les matières
premières
Pour réduire la spéculation sur les marchés de
matières premières, la Commission a proposé dans la
directive MiFID II 57, à l’image de ce que les Américains
essayent de faire, des « limites de position ». Cette
excellente mesure aurait pour objet de réduire l’emprise
de quelques intervenants nanciers, généralement moins
d’une dizaine, qui « font » les marchés et représentent
parfois jusqu’à 90 % des transactions, alors que leur rôle
serait, dans un univers nancier plus sain, d’être
simplement des apporteurs de liquidité.
Malheureusement, les lobbies, là aussi, font leur travail
pour essayer de neutraliser ces mesures. À la suite des
initiatives prises par l’ISDA 58 et la SIFMA 59, deux lobbies
bancaires très puissants auprès des politiques et des
régulateurs, un tribunal américain a annulé une
disposition clé de la loi Dodd-Frank qui devait entrer en
application en octobre 2012, la xation de ces limites de
position par le régulateur américain des marchés de
matières premières (la CFTC). Une disposition qui était
de nature à changer le cours des choses vient une fois de
plus d’être anéantie par l’action puissante des lobbies.
En France, une initiative très modeste comme la
proposition d’interdire les opérations spéculatives sur les
matières premières agricoles a été nalement
abandonnée lors de la discussion sur la loi bancaire pour
répondre à la préoccupation des lobbies. Ceux-ci ont fait
valoir que l’instabilité de plus en plus forte des
conditions climatiques exigeait le maintien de ces
activités, apporteuses de liquidité pour le marché.
Quand le réchau ement climatique vient au secours de
la nance !
Les négociations intergouvernementales qui ont suivi
la publication du projet de directive par la Commission
sont une nouvelle illustration des résistances opposées
par les États et les opérateurs à tout changement dans le
fonctionnement actuel de ces marchés. L’o ensive
conjuguée des Anglais, qui sont catégoriquement
opposés à la xation de limites à la spéculation, et des
Allemands, qui veulent défendre leurs grands industriels
de l’énergie, va très certainement rendre inopérants les
dispositifs réglementaires envisagés par la Commission.
Cinq mesures clés seraient de nature à changer la
donne. Premièrement, soumettre à un agrément strict
tous les intervenants, nanciers et industriels, a n de
leur imposer des règles d’intervention. Deuxièmement,
donner compétence à l’ESMA pour xer des limites de
position a n d’éviter tout laxisme d’un régulateur
national. Troisièmement, exiger que les positions des
opérateurs soient consolidées, toutes plates-formes de
traitement des ordres confondues. Quatrièmement,
autoriser l’ESMA à demander à tout moment à un
opérateur le relevé de ses interventions. Cinquièmement,
obliger les opérateurs à publier leurs positions de
manière hebdomadaire, une mesure qui serait
particulièrement e cace puisque les opérateurs qui sont
au cœur de la spéculation détestent révéler leurs
stratégies.
Sauf revirement en n de négociation, rien de tout
cela ne sera appliqué. Le texte de la Commission est vidé
de son contenu. Quantité d’acteurs seront exonérés
d’agrément, ce qui les dispensera d’appliquer les
dispositions réglementaires ; les limites de position
seront dé nies par le régulateur national, c’est-à-dire le
plus souvent par le régulateur anglais ; le calcul des
limites de position ne se fera pas de manière agrégée
pour chaque intervenant ; l’ESMA ne pourra intervenir
que si la stabilité nancière est en danger ; la
publication des positions ne sera pas publique ; les
opérations de gré à gré ne rentreront pas dans le champ
réglementaire. Pourquoi perdre son temps à écrire des
textes ?
Peut-être faudra-t-il adopter un jour des mesures
beaucoup plus radicales : revenir à l’interdiction
d’intervention des acteurs nanciers sur l’ensemble des
marchés de matières premières, à la situation d’avant
1992, ou bien, dans une première étape, n’autoriser que
les interventions des « teneurs de marché », de manière
à ce que les nanciers ne soient là que pour apporter la
liquidité nécessaire aux industriels pour leurs opérations
de couverture. Le spectacle auquel nous assistons depuis
une vingtaine d’années sur ces marchés de matières
premières est devenu inacceptable tant pour des raisons
économiques que sociales ou morales. En dehors de
quelques déclarations lors des périodes de ambée des
prix, peu de dirigeants politiques donnent l’impression
de vouloir sincèrement inverser le cours des choses.
Cinq ans après les dysfonctionnements extravagants des
marchés de matières premières, alors même que les
chi res les plus récents sur les marchés de dérivés
montrent que la spéculation n’a jamais été aussi forte,
aucune règle nouvelle n’est en place, ni aux États-Unis
ni en Europe.
44. Fonds ayant investi dans des actifs représentant au moins trois fois
le montant des fonds gérés.
Ensemble des opérations générées à côté de la relation de
45.
nancement.
65. Les îles Caïmans hébergent la très grande majorité des hedge funds,
à l’abri de la Couronne britannique.
Voir au chapitre 1 les déclarations de Gary Gensler, président de
66.
la CFTC (14 juin 2012).
76. Les parts des fonds sont souscrites pour un dollar et restent à un
dollar. La rémunération est directement versée sur le compte.
L’encours des fonds monétaires en Europe est de 1 milliard d’euros
77.
environ, répartis pour l’essentiel entre trois leaders avec chacun
une part de marché de 30 % : Irlande, Luxembourg et France. Les
fonds français sont intégralement en « valeur de marché » alors
que les fonds irlandais et luxembourgeois sont en grande majorité
en « valeur constante ». Ces fonds en valeur constante recueillent
surtout la trésorerie des multinationales américaines, restée en
Europe pour éviter de payer aux États-Unis l’impôt sur les sociétés.
Traitement de la bulle
spéculative
Évaluation de l’avancement des réformes
Nouvelles institutions 3 2
Dérivés (compensation) 1 2
Dérivés (reporting) 2 3
Hedge funds 1 1
Ventes à découvert 3 4
Matières premières 0 0
Finance de l’ombre 0 0
Paradis scaux 1 1
Taxe nancière 1 0
Marchés actions 1 1
Innovation nancière 2 1
Structures bancaires 1 2
Agences de notation 1 1
Bonus 5 0
Normes comptables 3 1