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Bertrand Badie
le monde
2018
Présentation
le système.
fait l’histoire. Aujourd’hui, non seulement elle est mise en échec, mais la
l’admettre.
sociales internationales ».
L’auteur
Professeur des universités à Sciences Po-Paris, Bertrand Badie s’est
Collection
Cahiers libres
PARMI LES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur l’« ordre
2012).
La Fin des territoires, Fayard, Paris, 1995 (CNRS Éditions, Paris, 2012).
S’informer
notre complicité intellectuelle ont été parmi les moteurs de mon écriture ;
son aide en a été le support. Je remercie aussi Élisabeth Lau pour son
Introduction
1. - L’échec de la décolonisation
Variations contrôlées
3. - La politique de la faiblesse
L’effet de faiblesse
Conclusion
Introduction
qu’il inspire. Quelques-uns des acteurs ou des observateurs, parmi les plus
effectuées par les navigateurs ont peu à peu construit un monde fini, et
e
XIX siècle, à travers concessions et capitulations, expéditions et trafics de
toute espèce.
sous les formes que nous lui connaissons aujourd’hui encore : P5 (les cinq
unies), G7, groupes de contact de toute nature… Rien de décisif n’a été
prendre leur air le plus grave et le plus condescendant pour « appeler les
se présente.
elle pas à des causes fortes, souvent oubliées ou neutralisées par la pensée
unique ?
éculées ? Et si nous vivions dans l’illusion d’un monde figé, ripoliné par de
difficile découverte, par les vieilles puissances, d’un monde dans lequel elles
1
n’étaient plus seules . Celui-ci se place délibérément de l’autre côté, celui de
y compris dans la science. L’acteur n’a jamais aimé le système, qui échappe
dire qu’elle conforte les dominants, tant elle préfabrique un monde structuré
par un modèle de pouvoir qui ne doit changer qu’à la marge. Pourtant, dans
d’analyser ces tensions, de montrer comment elles sont devenues l’une des
Pour ce faire, il est temps d’accorder une place à l’acteur venu du Sud, de
la périphérie, hors du champ officiel, de ces lieux où l’on « n’est pas entré
être qu’une hardiesse sémantique, tant est grande la variété de ceux que le
vocable recouvre. Le temps est pourtant venu d’utiliser les méthodes de la
avaient en commun d’entrer dans un système qui n’était pas le leur et qui
violences qui les ont accompagnées. Il est temps d’admettre qu’une histoire
parce que la bipolarité n’existe plus et que son effondrement a emporté, avec
internationales.
à peu s’agréger à cet ordre qui n’était pas le leur ni même de leur cru.
Certes, l’illusion géographique est quelque peu marquée, mais elle est
traduit une unité (l’entrée commune dans un système relevant d’une autre
ceux qui ont peur de la réalité sociale, parce qu’ils pressentent confusément
qu’ils se trompent. Reconnaître l’autre n’est pas donner de lui une image
acteurs, touchant, en priorité, ceux qui relèvent d’une autre histoire. C’est ce
rational choice considère toujours comme hors de propos. Les trois, face au
failli…
1. Bertrand BADIE, Nous ne sommes plus seuls au monde, La Découverte, Paris, 2016.
2. Hedley BULL, The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, Columbia University
Press, New York, 1977. Sur l’introduction de l’idée de système, voir Morton A. KAPLAN, System and
Process in International Politics, J. Wiley, New York, 1957 et Kenneth WALTZ, Theory of
L’échec de la décolonisation
une rupture majeure dans notre système international. D’une part, parce
qu’elle nous faisait basculer d’un monde restreint à un monde beaucoup plus
large, de 51 États fondateurs des Nations unies à plus d’une centaine dès
1961, pour atteindre 193 aujourd’hui. D’autre part, parce qu’elle devait nous
modèle d’égale souveraineté, d’un système eurocentré – dont font partie des
colonisation, dont le cas palestinien offre aujourd’hui l’un des exemples les
plus frappants. Si elle avait abouti, nous serions entrés dans un système
sans pareil : les États, qui se construisaient sur des territoires précisément
1
philosophe et magistrat Jean Bodin (1530-1596) – ne pouvait contraindre,
Cet ordre s’est pérennisé au fil des siècles et a été officialisé par la paix de
moins pour la plupart d’entre elles. Telle est l’origine de la contradiction qui
que la colonisation avait en son temps renforcé le système : elle l’avait étayé,
selon des modalités qui l’ont en réalité rendu difforme. Pour preuve, en
le régime qui en dérivait, niant les souverainetés et récusant toute égalité, lui
était étranger !
exclusion des négociations : extrême limite qui, par ses excès, annonçait
déjà son échec. En même temps, avec ses quatorze points, édictés en
disposer d’eux-mêmes.
n’en a rien été, sous l’effet d’une convergence qui se révéla fatale : la
les États-Unis prirent pied sur le Vieux Continent, de façon discrète en 1917
plus loin avec la fin du temps colonial, mais le rendez-vous n’a pas eu lieu.
Elle ne l’a pas fait. Elle s’en est jouée, en un fatal déni du réel.
D’abord, l’inclusion : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité,
Mattias Iser remarque fort à propos que toute reconnaissance est complexe
si celle-ci n’a malgré tout pas été sans problème pour certains États, comme
la Mauritanie qui eut le plus grand mal à faire son entrée dans la Maison de
2
verre .
politique à part entière. Ce travers intervient très tôt, dès les lendemains de
formelle que réelle, et les États nouvellement nés n’ont déjà plus tous les
pas à les mettre en accusation : on refuse de les compter parmi les parties
Mattias Iser aurait pu adjoindre une quatrième reconnaissance qui eût été,
cette fois, d’extraction sociale, d’autant que cette autre variante est
Un homme ou une femme vivant dans un des dix-huit pays les plus riches
celui ou celle qui vit dans un des trente pays les plus pauvres. On ne saurait
3
1890 à 0,46 , tandis que de nos jours il atteint 0,62 à l’échelle de la planète !
les violences, parmi les pires, d’autant qu’il est désormais visible aux yeux
demeurent incontrôlables…
pas été accompagnée, pour cela, d’un remaniement suffisant des institutions
peu d’États du Sud ont participé, n’a été modifiée qu’à la marge. Et les
marqué un réel progrès dans l’intégration du Sud, mais leur rôle est resté
cogestion des périls sociaux attendues, ils ont dû trouver leur chemin entre
que chacun reste chez soi et proclamant, au début des années 1960, que « la
ne s’est pas produite, mais l’ère des indépendances est advenue dans un
pas eu lieu.
Variations contrôlées
dans chaque empire. Reste que les similitudes sont pour l’essentiel très
fortes.
violence, qui domine partout sur le plan symbolique et apparaît souvent sur
ruptures. Or le système international gère mal ces dernières dès lors qu’elles
n’a pas su faire face à la décolonisation : parce qu’elle ne l’a pas comprise et
Encore que le choc ressenti n’ait pas été partout le même. L’Union
que réactive, manipulatrice que défensive. Ainsi, par deux fois, l’URSS a-t-
elle dû inventer une posture face à un événement qui lui était extérieur.
naissant dans les esprits et essaie, avec difficulté, de drainer des délégués
Moscou entre ainsi, avec un succès inégal mais réel, dans le mouvement
tournant libéral amorcé par Narasimha Rao au début des années 1990, et
certains pays arabes, comme l’Égypte avec l’Union socialiste arabe, l’Irak et
inspirée des utopies d’un pouvoir concédé aux soviets, non des ouvriers,
l’origine très hostiles aux vieilles pratiques coloniales. Dès les années 1930,
de colonies au sens propre du terme et pouvait donc jouer cette carte à bon
émancipateurs, tandis que Moscou pouvait plus que jamais s’y inscrire
pleinement.
non-alignés n’avait dès lors que peu de sens à ses yeux, suscitant sa
4
mondisme en gestation .
réellement intégré.
eux-mêmes
parler d’une culture de la violence qui a accompagné tous ces processus, qui
en a été solidaire et qui occupe, aujourd’hui encore, l’essentiel de la
tiers monde en gestation, qui furent davantage des libérateurs que des
bâtisseurs d’État. Autant dire que leur rôle politique n’a jamais pu
juillet 1885, à éduquer les « races inférieures », ouvrant la voie à une longue
étaient victimes, mais aussi pour leur famille, femmes et enfants pris en
avait placé un pétard dans l’anus pour le faire exploser le soir d’un
6
14 Juillet ?
nature.
plomb », à partir de 1991. Cette violence est une construction sociale, qui se
celle-ci est si difficile dans les États postcoloniaux, c’est probablement parce
que cette violence y a déformé le regard porté sur l’autre. Pour reprendre
par des officiers belges, ce qui nourrit la révolte parmi les soldats et
contribua à enclencher cette guerre civile de plus de soixante ans qui saigne
comme dans celle nourrie, de l’autre côté, par les historiens occidentaux.
qui pèse encore sur la plupart des pays du Sud, qui a profondément nui à la
e
du XIX siècle africain : Mamadou Lamine Dramé (~ 1840-1887), Hadj
e
dernier quart du XIX siècle. Il se distingue très tôt par une éducation
coranique poussée et étudie l’islam avec zèle. Très jeune, il attire l’attention
du Livre saint musulman. Auparavant, dans la même région, Hadj Omar Tall
avait déjà appris le Coran par cœur. Tous deux effectuèrent le pèlerinage à
au Caire.
est d’autant plus violente qu’elle exprime cette tension explosive entre une
refusée.
théologie), ainsi nommés, dès les premiers temps, pour désigner l’entourage
inaugure ainsi une logique, non pas de construction d’un État, mais de
e
XX siècle, quand on entrera véritablement dans l’ère de la décolonisation
pensée…
É
projet d’État futur encore davantage. Enfant, son père l’emmène au nord du
que son fils ne soit pas élevé dans la langue propre à ses ancêtres. Au
construction stato-nationale.
son horizon ne se réduit pas à son pays officiel, le Nigéria : l’Afrique tout
double vertu qui prime sur tout le reste : celle de l’émancipation et celle
d’une totale égalité des droits dont il ne supporte pas que ses congénères
donner aux Noirs – qu’il a vu vivre et souffrir chez lui comme aux États-
1961, pour l’accompagner dans ses derniers jours, tout comme il hébergea
l’indépendance – très proche – de son pays n’a de sens que si elle s’inscrit
dans un projet de libération totale de l’Afrique. Lorsqu’il devient le premier
souveraineté au profit d’un ensemble plus vaste lui paraît plus importante
Le concept est installé, qui renvoie à la certitude que construire des États
e
XX siècle : l’utopie qui se crée derrière ces grands mouvements de
l’École navale qu’il ne peut pas passer, faute d’être français. Sa frustration
L’injustice au quotidien nourrit les cœurs et les esprits bien plus que les
institutionnel.
nazie par anglophobie militante. Dans son sillage, fut créée la Ligue des
dans l’effort pour faire vivre, non un projet étatique, mais un espace de
à l’échelle mondiale.
du monde arabe. Porté par Gamal Abdel Nasser, il s’est vite confondu avec
marqué par ce projet, ou cette utopie, qu’il a demandé un jour à Fidel Castro
7
panarabisme pour servir de vecteur au même projet émancipateur .
fusion qu’on aurait tort de juger anecdotiques, comme on l’a souvent fait en
d’une fusion avec l’Égypte de Nasser, puis avec la Syrie de Hafez el-Assad,
finalité naturelle. Cet imaginaire semble à première vue reposer sur une
apologie du nationalisme. On prête à Nasser l’idée qu’après la
socialisé tous ces leaders sans pour autant qu’ils s’identifient à la géographie
Nord.
inspirées d’un passé précolonial que l’on entendait ressusciter. D’où le rôle
en Chine et au Japon.
collaboration avec celui-ci. Pour Hadj Omar Tall ou Lamine Dramé, on l’a
Tunisie et au Maroc.
sans histoire, sans légitimité. D’où le drame persistant des sociétés du Sud.
Le plus cruel tient au paradoxe qui privait les libérateurs de tout choix :
l’ont commise. Et pour cause : ils avaient presque tous siégé au Parlement
Dahomey, etc.
Cette imitation va évidemment devenir perverse : plus on imitera, moins
politique niée par les chefferies traditionnelles et divisées de tout temps par
émancipateurs.
En premier lieu, une très faible légitimité des institutions mises en place à
évidemment une distance critique entre les espaces sociaux et l’État lui-
même.
É
reproduction de leur mainmise sur le pays. Ainsi apparaît l’« État importé »,
dont les maîtres, coupés de leur société, n’ont d’autre choix que de
de la « Françafrique »…
Une autre conséquence s’est révélée tragique. N’ayant que peu de prise
sur leur société, ces États ont cultivé un autoritarisme banalisant l’effroi.
soldant par quelque 50 000 morts, disparus dans les cachots du camp Boiro
accompli dans la contestation que dans l’invention d’un État qui reste,
1. Jean BODIN, Les Six Livres de la République, Arthème Fayard, Paris, 1986 [1576].
2. Mattias ISER, « Recognition between states ? », in Christopher DAASE, Caroline FEHL, Anna
3. L’indice de Gini calcule l’inégalité propre à un ensemble donné. S’il est de 1, il signifie qu’une
seule personne concentre toutes les richesses. S’il est de 0, les richesses sont réparties entre tous de
manière absolument égale. Voir Christian MORRISSON et Wayne W. SNYDER, « Les inégalités de
e o
revenus en France du début du XVIII siècle à 1985 », Revue économique, vol. 51, n 1, 2000, p. 119-
154.
4. Mohamed Hassanein HEIKAL, Nasser. Les documents du Caire, J’ai lu, Paris, 1973
5. Voir Yanis THOMAS, « La razzia coloniale », in Centrafrique : un destin volé. Histoire d’une
6. Ibid., p. 19-20.
Les nouveaux États font une fausse entrée dans le système international.
Ces ambiguïtés de départ, qui vont peser très lourd dans les décennies
mais il s’est surtout bloqué. Hélas, l’histoire de ces blocages a souvent été
est rare, surtout à cette échelle, quand on pense que le nombre d’États
179 en 1992 ; elle n’a guère davantage capté celle des acteurs déjà installés,
impossible. Cet échec de la transition d’un monde à un autre est une vraie
même sur sa négation. Il est conçu par et pour les dominants, car il
reconduit, sous des formes parfois consolidées mais souvent fragiles, les
vieilles hégémonies.
incapable d’aller jusqu’au bout de ses fonctions, même s’il a permis une
É
il souffre, comme aurait dit Émile Durkheim, de « pathologies fortes ».
fronts.
quelque sorte les otages des deux Grands, mais leur réticence à s’aligner sur
l’un ou l’autre ouvre déjà les premières lézardes dans la bipolarité Est-
Ouest.
Renaissance : les formes nouvelles qui vont surtout s’exercer face au Sud et
contre lui se révéleront très vite bancales, car ceux qui résistaient ne leur
opposèrent pas, tant s’en faut, les mêmes ressources de puissance dont ils
manquaient pas, car les grands leaders du tiers monde qui s’affirmaient alors
n’avaient pas de préjugés majeurs à l’égard des deux Grands : l’URSS leur
t-il, prêté main-forte aux Officiers libres en les aidant à renverser, en 1952,
1
élégance, « FF », soit « Fat Fucker » . Le raïs, averti de ces nobles
chaleureux que ceux que Sékou Touré chercha de son côté à promouvoir.
d’entente entre les deux pays. Alors qu’il était au plus mal, au stade de
où il mourut en 1984.
l’un des deux Grands contre l’autre. Lorsque le secrétaire d’État John Foster
du nationalisme.
De leur côté, les deux Grands semblent n’avoir jamais pris la mesure de
significative : l’histoire ne les avait jamais exposés au poids des voix venues
même pas réellement perçu par les puissances du Nord. Dans l’esprit de
mais commode de glaner à bon prix quelque assistance. Ainsi voit-on les
l’amour de la poésie.
l’Algérie ou la Tanzanie.
Cette stratégie s’était déjà imposée ailleurs. Dès les années 1950, le
face à l’Inde qui s’était elle-même tournée vers Moscou. Ce n’étaient que
É
des intégrations campistes : le processus est vivace et les États-Unis ne
d’Anouar el-Sadate après 1973, qui prit le même chemin, mais de façon
trop forte individualisation des États indépendants depuis peu réduirait leurs
pressentait, comme nous l’avons déjà noté chez Nasser, que de tels accords
rassemblait des libérateurs plus que des bâtisseurs. À côté des États, encore
l’émancipation.
maréchal Josip Broz Tito s’était déjà distingué par son refus des blocs et son
années 1970, reflète bel et bien un échec : l’insertion manquée des nouveaux
bipolarité rigide, mais plus encore en jetant les bases d’une nouvelle
internationaux.
La résistance des organisations internationales
construit cette fois sur une véritable confrontation : entre des institutions
nouveaux qui, dans leur immense majorité, n’ont pris part ni à la cérémonie
cependant réclamer avec une certaine impatience leur entrée dans ce cénacle
Là, la faille est beaucoup plus profonde : derrière cette insertion qui ne se
juridiquement sur un pied d’égalité avec tous les autres, en particulier les
exister, avec leurs symboles, leurs délégations et célébrer, avec les anciens,
de l’égalité souveraine. S’il n’en a pas été ainsi, c’est du fait de quatre
« clubisme » comme moyen pour les Grands de se retrouver entre eux, sans
les « parvenus » du Sud, l’étonnant contrôle social exercé sur les institutions
par les vieilles idéologies, et enfin la déviation de ces institutions vers une
départ, les puissants semblent divisés. Pour les raisons déjà évoquées,
économiques et sociales.
Vieille obsession au Sud, déjà portée par l’un des pères de l’islamisme
e
militant, Jamal al-Din al-Afghani, qui s’inquiétait, dès le XIX siècle, des
Américains jettent tout leur poids dans le débat, non seulement pour bloquer
diviser les pays du Sud, et notamment à rallier ceux de l’Amérique latine. Ils
L’autre grande bataille porte sur le Conseil de sécurité et prend corps lors
donc proposés, deux pour l’Asie et deux pour l’Afrique, répondant ainsi à
une revendication raisonnable. En Assemblée générale, la France et l’URSS
significatives.
collective et, plus généralement, sur les questions politiques. Cette tension
le début d’un vrai changement qui ne viendra que neuf ans plus tard, avec
voir aussi bridées dès lors qu’elles toucheront aux intérêts fondamentaux des
amorçant une sorte d’action caritative du Nord et celles qui ont réellement
et des groupes
s’accapare le droit de gérer des dossiers aussi importants que, par exemple,
non plus à reléguer la nouvelle formation au profit du vieux G7, bien plus
4
sûr . On pourrait en dire autant des institutions de Bretton Woods et de leurs
fut consacré le premier de ces groupes, créé en avril 1994, puis ceux de
Emmanuel Macron un autre sur la Syrie, mort dans l’œuf. Il en fut de même
Ces groupes ont pour effet d’établir une distinction entre des États actifs,
arabes.
contrôlent – le système onusien et qui, pour les mieux placés d’entre eux,
5
leur propre pays et à leur propre histoire . Sans compter ceux, nombreux,
ont été conçues, telles qu’elles s’insèrent dans le jeu international, telles
alors dominantes : soit celles de la puissance dans ses dimensions les plus
politiques, soit celles d’une économie libérale qui dominait à Bretton
système idéologique qui n’est pas nécessairement explicite, mais que l’on
miser sur l’effacement décrété des idéologies reproduites par des experts
7
spécialisées dans les questions de développement . Autrement dit, cet ordre
qui nous vient du fond des âges européens aurait la capacité de se reproduire
à l’infini, avec des valeurs qu’aucun État du Sud n’a ratifiées et sur
Sud.
Dès lors, elles sont porteuses de deux fonctions auxquelles les pères
mondial. On pourrait même pousser plus loin l’hypothèse, admettre que les
progressivement à partir de 1945 et sont accréditées les unes après les autres
plus faire. Une terrible division du travail en découle : elle laisse aux unes la
8
« complète » peu à peu l’apparent statisme des OIG .
É
définition, que mettre en valeur l’interdépendance des États, même s’il ne la
traite pas au fond. Parce qu’il ne peut que désigner les pays du Sud, à travers
témoigne l’émergence d’un G77, qui réunit les États du Sud lors de la
d’Asie affirment une existence qui n’est plus réductible à la grammaire des
puissants.
charge les besoins et les attentes. Son succès, même s’il s’estompe dès les
international.
postindépendances
main sur le système international. D’autre part, il leur fallait conserver leur
déjà, en soi, que la puissance se défait, que son affichage symbolique a pris
des grandes puissances, qui devront exercer leurs talents, face non plus à
leur sera beaucoup plus difficile d’exercer leur domination sur les petits
Kasaï et surtout au Katanga. Fidèle au credo que nous avons rappelé, Patrice
embarrassante encore apparaît cette lettre écrite par l’homme d’État déchu
hésitent à sauver la mise de ceux qui apparaissent comme les futurs leaders
était de nature à les inquiéter. Pire : le rôle joué par l’ONU au Congo vient
É
France doit aider ces États lorsqu’ils sont en péril, ceux-ci s’engageant
par une intervention française. Contre une émeute ou une révolution, mais
aussi contre leur propre armée qui, de toute façon, grâce à ces accords,
n’avait nul besoin d’être conséquente : les deux parties, le patron et le client,
gagnaient sur tous les plans. À cela s’ajoutaient, de façon remarquable, des
dans les questions de défense : une histoire ouverte depuis déjà longtemps
sénégalais Léopold Sédar Senghor lorsque ce dernier s’est senti menacé par
son Premier ministre et rival Mamadou Dia, en 1962. Deux ans plus tard,
elle a rétabli dans ses fonctions le chef d’État gabonais Léon Mba. En 1965,
empereur en 1977, Bokassa est cependant destitué près de deux ans plus
tard par l’armée française, qui lui substitue… Dacko, alors présenté comme
de ses intérêts, décider soit de ne pas intervenir – elle a laissé déposer l’abbé
Fulbert Youlou au Congo-Brazzaville en 1963 et, on l’a vu, Dacko au profit
en 1986, voire celle d’Idriss Déby, au Tchad, en 2008. Une part essentielle
à l’ancien souverain.
« clientélisés »
elle repose sur l’asymétrie construite entre un pouvoir formel installé dans
résulte d’un pouvoir fonctionnel, fait d’échange inégal. Elle est porteuse
choix élyséens. Enfin, elle vient délégitimer un peu plus, par la nature
étrangère de l’intervention, celui que l’on veut sauver parce qu’on le juge
précisément trop fragile. Cet exercice instaure un cercle vicieux qui sera
pourtant que son efficacité n’était pas sans failles : le clientélisme offre aussi
Les accords de défense furent peu à peu remplacés par d’autres, plus
9
inconnus : ils sortent de l’ombre en tant que de besoin . Ajoutons les bases
armées ou ne pas intervenir du tout, figure une zone grise qui mérite une
particulière attention. Là encore, l’histoire commence avec le Congo
avril 1961, un certain colonel Frank, alias colonel Bistos, est envoyé en
d’intervention et de domination qui n’est plus régalienne, sans être non plus
10
totalement différente, un consulat n’ayant rien de privé .
11
présidents africains . Il s’agit bien là de pratiques de domination d’autant
au coup d’État républicain mené par Rachid Ali en 1941, et de rétablir sur le
trône le roi déposé et surtout leur précieux client, Nouri Saïd. Notons que
ces deux traités furent en tête des causes qui mobilisèrent dans les deux pays
plus violente…
Dès le départ, le cynisme était d’ailleurs de mise, si l’on en croit cette
est close aujourd’hui et qui confirme toutes les ambiguïtés entre une
l’opération Serval en 2013, n’a été décidée qu’à la demande du très faible
considération, voire les nient. Et pourtant, il s’agit d’une histoire qui s’écrit
répondait à une interlocutrice britannique qui lui certifiait que son pays lui
13
Madame, ne se donne pas, elle se prend . » Belle prémonition : c’est très
pouvoir qui se déploient dans l’ombre, mais encore plus à travers celles qui
nourrissent des contestations croissantes, les interactions qui en dérivent et
les dysfonctions qui s’en dégagent, jusqu’aux assauts de violence qui les
de ses acteurs bloque ainsi peu à peu les effets de puissance qui structuraient
1. Matthew F. HOLLAND, America and Egypt : from Roosevelt to Eisenhower, Praeger, Westport,
1996, p. 24-27.
2. Dans son analyse de la Ligue de Délos, Thucydide conçoit la symmachie comme une alliance
temporaire, strictement utilitaire, qui, réalisée dans un but précis, se défait dès que celui-ci est atteint.
Cambridge, 1966.
Educational, Scientific, and Cultural Organization and science policy », International Organization,
7. Morten BØÅS et Desmond MC NEIL (dir.), Global Institutions and Development. Framing the
World ?, Routledge, Londres, 2004 ; Morten BØÅS et Desmond MC NEIL, Multilateral Institutions. A
8. Rony BRAUMAN, Humanitaire, diplomatie et droits de l’homme, Éditions du Cygne, Paris, 2009.
10. Jean-Pierre Bat, « “La fabrique de barbouzes” : réseaux au Katanga » : Le Monde Afrique,
19 mars 2015.
11. Raphaël GRANVAUD, « De l’armée coloniale à l’armée néo-coloniale (1960-1990) », loc. cit,
p. 218.
12. Cité dans Peter FRANKOPAN, Les Routes de la Soie. L’histoire du cœur du monde (trad. de
La politique de la faiblesse
d’obéir à qui que ce soit. Dans cet esprit, la puissance devient la seule unité
monstre nazi ? Efficace, elle peut donc aussi se révéler vertueuse. C’est à ce
forgé dans le contexte de la bipolarité, est venu ajouter une idée qui
annonçait déjà bien des problèmes et bien des tensions : dans cette
2
puissance non pas équivalente à celle du rival, mais légèrement supérieure .
Avoir une longueur d’avance permettait non seulement de gagner, mais tout
notion se pare peu à peu d’une vertu nouvelle en devenant l’attribut d’un
l’époque, d’un espace mondial dominé par un leader capable d’y faire face,
3
bienveillant », de ce « grand stabilisateur » de l’ordre international . La
puissance serait non seulement l’attribut du plus fort, mais aussi la garantie
qui, seuls, ne pourraient pas assurer pleinement leur destin ni garantir leur
sécurité.
président Wilson donne peu à peu naissance à une véritable école de science
politique jugeant trop intime le lien entre puissance et guerre. Ses tenants
leur opposent nettement l’idée de sécurité collective, l’équilibre entre
puissances étant en soi trop fragile pour que l’on puisse s’y fier, comme les
toute puissance est par essence précaire, condamnée au déclin, idée que l’on
s’érodant et appelant à une relève par un autre, à son tour plus puissant : à ce
exercice.
lorsqu’elle revêt des habits militaires : le choc créé par la défaite américaine
semblait mal adaptée au monde tel qu’il était devenu, tandis que la seconde,
défaite militaire ?
s’imposer dans le monde. Au contraire : c’est souvent dans les lieux où cette
croit souvent, relègue aux oubliettes les thèses les plus anciennes. L’enjeu
actuel n’a plus grand-chose à voir avec les prudentes discussions d’hier : la
l’Arabie saoudite au Yémen, ou, de façon moins martiale, face au Qatar. Les
voire ignorée, essentiellement parce que les vieilles chancelleries savent que
de l’histoire
fondateur.
e
continent américain découvert à la fin du XV siècle, reléguant les
5
furent les plus fidèles des infidèles, et enfin à l’encontre de l’Afrique .
ras du sol, dont l’identité est conçue comme la plus basse et la plus faible.
Et le refus de ce statut est à l’origine d’une révolte qui n’a jamais et nulle
part été mise en échec par les puissants d’hier. Partout, les guerres de
libération ont abouti à la victoire du plus faible : elles ont, pour la première
lutte.
en faisant valoir ses propriétés déjà citées, lesquelles ont brisé bien des
rien n’est caché ni même occultable : le faible voit le fort, le pauvre voit le
l’économie mondiale deviennent peu à peu les otages des maillons les plus
en plus mal. Dans ce jeu, les plus puissants perdent des atouts considérables.
plus en plus présents sur la scène mondiale, parties prenantes de toutes les
gravement le jeu international. Que l’on songe, par exemple, aux hackers
multiplication des États vient dérégler le jeu classique édicté par les
tous.
plaidaient leur neutralité en invoquant le désir de rester hors d’un conflit qui
ne les concernait pas. Mais les Athéniens n’acceptaient pas ce discours, peu
esclavage.
tous ceux qui participent des mêmes enjeux, car, précisément, il ne dépend
leur échappe : dans leur volonté de faire comme jadis et d’utiliser, face aux
L’Arabie saoudite ne parvient pas à s’imposer face au Qatar. Une des plus
vastes coalitions occidentales n’a pas réussi à faire rendre gorge aux talibans
afghans, comme, plus tôt, l’URSS, défaite à Kaboul. Les États-Unis n’ont
pu réduire la rébellion déclenchée en Irak après la chute de Saddam
cratères se trouvent au Sud, dans cette vaste zone sahélienne, qui s’enfonce
sont plus la demeure des puissants, animés qu’ils sont par des acteurs
Bref, la guerre ressemblait à un vieux tournoi dont les chevaliers étaient les
vieille grammaire, de se mêler des conflits, mais ils ne sont plus que
L’effet de faiblesse
É
affectant certains États, celle pesant sur certaines nations et celle
d’aucuns forgent le concept d’« État failli », qui s’appuie à l’époque sur une
Confortés par leur succès dans l’opération Tempête du désert contre l’Irak
George H. Bush, qui vit alors un moment électoral pénible, puisqu’il venait
Nations unies de lui confier cette mission. Pour légitimer l’opération Restore
d’effondrement ?
justifie que l’on vienne porter secours à sa population en détresse. Mais, au-
delà de cet usage politique, nul ne peut contester que l’effondrement des
entre les Kurdes syriens et turcs, entre les Turcs et les Chypriotes turcs,
entre les Touaregs des différents États du Sahel, etc. Cette faiblesse de la
Les cas syrien et irakien apparaissent, dans ce genre, comme les plus
d’une fédération qui ressemblerait aux États-Unis. Le cas syrien semble plus
alaouites. Dans l’un et l’autre cas, nul ne peut soupçonner les États de
faiblesse. Certes, leur légitimité était plus que douteuse et d’une intensité
très faible, mais leur capacité d’action et de répression restait
pourtant éminemment belligène : elle touche, cette fois, au lien social. Nous
intertribal.
L’autre facteur est lié au niveau très bas des indices de développement
humain (IDH). Déjà, à la fin des années 1960, dans le contexte d’une pensée
pouvait que nuire à la démocratie et, d’une façon plus générale, à la stabilité
7
politique des nouveaux États . Depuis, les recherches se sont affinées : elles
(PIB) par habitant d’environ 1 000 dollars, ne peut en aucun cas être aussi
harmonieuse que celle qui s’est réalisée très lentement en Europe ou plus
3 600 dollars.
tuer dans l’œuf toute tentative de constitution d’une société civile capable
découvrir les plus riches, là-bas, au-delà des mers, de mondialiser ainsi leur
contre un jeu social qui exclut. Elle place du même coup les futurs
entrepreneurs mafieux.
djihadistes et trafiquants en tous genres, constituera une base solide pour les
trouve ainsi en place. Il est trop fort, trop tentant peut-être, aux yeux des
déroutants vus du Nord, mais d’une rare banalité dans les mobilisations
politiques au Sud.
Au niveau des États eux-mêmes, la même logique fait son chemin. Dans
un premier temps, les plus faibles d’entre eux avaient pris tellement
8
dispendieuses, accessibles aux plus pauvres .
important dans les premiers temps des indépendances. Les idées de nation,
comme évidemment plus juste et plus urgente que celle du fort, furent
furent les premières à répondre à cet appel : elles conçurent peu à peu une
pitié, donnant des pays du Sud une image où seuls les prospectus vantant
faibles.
Très vite, certains d’entre eux comprirent que le vrai levier se trouvait
géant, le blesser et même le neutraliser dès lors qu’on atteignait son opinion
publique. Quand l’armée du Nord-Vietnam lança la grande offensive du Têt,
son avantage sur le terrain. Mais les victimes en son sein étaient
que le faible n’était pas désarmé, et qu’il l’emportait même en jouant sur
la bataille d’Alger en 1957, avait dû, cinq ans plus tard, se résigner aux
tuerie de Charonne.
Cette leçon a été comprise très tôt, si bien qu’elle a ouvert la voie à des
transgression qui naît d’une trop forte distorsion entre les espoirs et les
du vainqueur…
écrire l’histoire…
Les entrepreneurs de violence ne sont bien entendu pas les seuls à tirer
début d’une longue aventure, d’une formidable inversion que, bien sûr, les
conflits : de plus en plus, les puissants sont amenés à frapper à la porte des
solutions, même lorsque les enjeux ne les concernent pas, d’éviter à leur
tour de subir une humiliation sur la scène mondiale. De ce point de vue, les
complètement hors-jeu, mais aussi l’embarras d’un pouvoir russe qui, par-
Cette inversion fait que, de nos jours, l’acteur régional détient plus de
capacité que l’acteur mondial, et que l’acteur local apparaît lui-même plus
s’affrontent, ils jouissent d’une bien plus grande latitude d’action que leurs
décalage croissant par rapport aux nouveaux enjeux conflictuels. Quant aux
par George W. Bush, puis par Donald Trump, de miser sur leur
déni : selon eux, l’histoire n’a pas changé, la puissance permet toujours de
maîtriser le jeu conflictuel, et cette mission doit plus que jamais être
Princeton, plaide pour un Léviathan libéral qui, à ses yeux, reste possible :
quelles que soient l’usure de la puissance, « victime, dit-il, de ses propres
10
condition d’agir de façon adroite, en mobilisant le smart power . La thèse
compensés dans son esprit par une réactivation des vieux principes libéraux
national. Ce n’est plus America everywhere, mais America first qui revient
11
Turquie, Rodrigo Duterte aux Philippines… . Comme si, face à ce monde
l’essentiel était de se claquemurer chez soi, et d’utiliser la force dès que son
l’est… Pourtant, tel qu’il est porté par les anciens, ce néonationalisme
H. P. Bernard), Economica, Paris, 1988 [1973] ; Robert GILPIN, War and Change in World Politics,
4. Joseph NYE, Soft Power. The Means to Success in World Politics, Public Affairs, New York,
2004.
5. Voir Bertrand BADIE, Le Temps des humiliés, Odile Jacob, Paris, 2014.
6. William ZARTMAN (dir.), The Collapsed State. The Disintegration and Restoration of Legitimate
7. Voir notamment les travaux de Bruce M. RUSSETT (dir.), Economic Theories of International
10. John IKENBERRY, Liberal Leviathan. The Origins, Crisis, and Transformation of the American
11. Voir Bertrand BADIE et Michel FOUCHER, Vers un monde néo-national ? Entretiens avec Gaïdz
Minassian, CNRS Éditions, Paris, 2017 ; Bertrand BADIE et Dominique VIDAL (dir.), Le Retour des
même des conflits, à tel point qu’il paraît désormais plus raisonnable de
1
guerre . Qui dit faiblesse dit décomposition des institutions, effondrement
statistiques le montrent sans conteste, nous sommes entrés dans une période
2
nombre sur les conflits interétatiques . Plus encore : leur essence même,
type, ces mécanismes nés dans l’intimité des sociétés et non plus dans la
des plus sensibles. Cette dernière prend une tournure d’autant plus
opératoires que ceux, classiques, de la première et, plus encore, que ceux
issus des études stratégiques. Pour prendre la mesure de cette intense
prendre en compte l’identité des acteurs impliqués qui ne sont plus les
mêmes : ces conflits n’opposent plus des armées, mais des milices qui
seulement les princes auxquels l’histoire nous avait habitués, mais, plus
guerrières ».
lorsqu’elle oppose, par exemple, le Pakistan à l’Inde ou les deux Corée entre
répertoriées.
d’expansion en tache d’huile pour couvrir une zone toujours plus vaste que
le foyer d’origine. Elle perd même tout sens géopolitique en disposant d’un
3
acteur devenu central : le seigneur de guerre, maître des milices . Ce couple
contre lui à l’origine. Cette revanche est celle d’un entrepreneur qui sait
capacité de ramasser à son profit tous les symptômes de faiblesse qui furent
comme un choix : il opte soit pour une attitude coopérative, soit pour une
préférer, dans les contextes de crise les plus aigus, affronter directement ses
la loi.
Le seigneur de guerre n’existe que grâce à ses milices, ces armées privées
É
traditionnelles des États survivants. Pire : pour réagir, ceux-ci recrutent ou
sol africain. Les origines de cette étrange milice demeurent assez floues :
e
elle apparaît sous cette appellation, au début du XX siècle, au Tanganyika,
travers les conflits. Elle s’active, par la suite, dans d’autres régions du
social.
guerre qui s’y renforcent, tels ces généraux maï-maï, Lwengamia Dunia,
dans des jeux qui ne sont jamais durablement coopératifs. Ensuite, celui des
originelles sont loin et le jeu social s’en trouve rigoureusement inversé par
unie (USC, dominée par le clan Hawiye) conduisit, en février 1991, son
pérennisation de la guerre.
c’est en son sein que l’on trouve les principaux acteurs et surtout les
une totale « définalisation », ou, en tout cas, un éparpillement des buts qui
semble incertain.
qui, dans les cas les plus dramatiques mais hélas les plus accomplis,
brutale que nous avons suggérée ? Souvent mal connue et mal comprise,
internationale
d’État et de nation. Cette séquence inédite surgit des profondeurs d’un jeu
social anomique, troublé et dénaturé. Comme si se constituait, avec les
l’islam la seule source contemporaine de violence, alors que, dans bien des
en Inde…
sur les normes qui gèrent les sociétés du Sud, les rendent étrangères à bon
mondial, peu comprise et mal acceptée au Sud, tant les règles et les valeurs
mobilisées sur des sujets plus domestiques, l’image déjà bien connue de la
domination.
4
qu’une sociologie de tradition durkheimienne l’a conceptualisée. La
e
au début du XX : un changement social brutal, incontrôlé, donnant
violence et à la déviance.
l’échelle mondiale qu’à travers la domination lointaine exercée par ceux qui
permettant à tous de vivre avec tous, les vieilles puissances ont prétendu
forger seules les notions de justice universelle, mais aussi de « guerre juste »
Edwin Lemert, on dira même que cette forme de déviance est « plus
réclamée à tous, quels que soient leur culture, leur statut social et leur
des familles traditionnelles, mais surtout dans des formes inédites de contre-
du Nigéria. Le lien subtil qui unit l’apprenti au maître fait office d’initiation.
religieuse sectaire.
il, en 2003-2004, des accords, d’ailleurs assez obscurs, avec Ali Modo
pris part au choix du ministre des Cultes de cet État. Tout changea lorsque le
violentes, notamment celle qui, en juin 2009, fit quinze morts parmi les
miliciens cernés par la police et frappés sous prétexte qu’ils ne portaient pas
de casque sur leur moto. Cette répression entraîna, un mois plus tard, la
27 juillet.
soldèrent par plus de 20 000 morts et 2,5 millions de réfugiés, sans oublier
La leçon que l’on peut tirer de cette lente évolution est particulièrement
aussi son besoin de victimes. Elle façonne pour cela un discours d’inversion,
comme exclue dans un univers dont les normes ne sont pas les siennes, et
n’a de cesse de retrouver un cadre d’intégration. Tout est bon pour accélérer
Ghana).
Elles exploitent l’ambiguïté du tribalisme, forme particulière
social clos qui nourrit peu à peu des sentiments d’hostilité à l’égard de toute
l’essentiel de la base sociale déviante reste constitué par tous ceux que
leur coûter.
criminalité
la survie du peuple ogoni (MOSOP) s’est constitué en 1990, cette fois dans
Shell. Ces pollutions ne ruinent pas seulement les petits paysans locaux ou
les pêcheurs du delta du Niger : elles créent un malaise profond dans toute la
4 janvier 1993. Cette mobilisation n’a pas lieu au nom de l’islam, car nous
delta du Niger, qui protestent contre les pollutions provoquées par les
oléoducs mal entretenus – que certains militants n’hésitent pas à percer pour
combiner : l’action de déviance politique, qui installe peu à peu ses réseaux
lucratif sur le marché noir, tout en exprimant, de cette manière, son hostilité
éleveurs condamnés à l’exil pénétrer dans les espaces de culture, les piller,
criminalité simple.
premiers savent les avantages matériels qu’ils peuvent tirer d’une telle
coopération avec les seconds : issus de la déviance, ils ont besoin de celle-ci
Nigéria. Pour les mêmes raisons, cette violence a visé les chrétiens, comme
7
décennie, près de 1 500 chrétiens ont ainsi été tués dans cette région .
gay de cette ville de Floride, abattues par un individu ayant soi-disant prêté
chrétiens, jeunes filles cherchant à s’éduquer, gays : tout est bon pour
Ces processus inédits font ainsi une partie des souffrances de l’actualité
troublé de voir à quel point ils expriment, à tout point de vue, le paroxysme
8
constituent un marqueur essentiel de ce défaut .
hallucinogènes.
l’on avait interprétées, plus ou moins à tort, comme politiques, alors qu’elles
personnes à Munich en juillet 2016 : loin d’être islamiste, son acte procédait
juillet 2016, dans la banlieue sud-est de Tokyo, contre une institution pour
l’« islamisme radical » n’est qu’un marqueur parmi d’autres de cette attente
qui bouleverse le jeu mondial. Les frères Kouachi étaient orphelins de père
Merah avait été placé en famille d’accueil à l’âge de dix ans : entre autres
faits d’armes, il gifla une assistante sociale qui l’avait pris en charge. Tous
ou presque passent par la case prison, et se font remarquer par des actes de
sociale : les Kouachi avec quelques petits trafics, Merah avec des
cambriolages, Amedy Coulibaly avec des vols à main armée et des actions
À
s’inscrit bien dans l’histoire ordinaire de la déliquescence du lien social. À
logiques de conversion.
adhérer. Pire : elles sont l’expression d’un divorce accompli entre ce que
l’on est et l’allégeance que l’on attend de vous. Afin de gérer ces distorsions,
dans un état nouveau, une manière d’adhérer à une cause que l’on ne vous
impose pas, mais qu’au contraire vous choisissez contre le contrôle social.
9
insertion manquée . Commence alors la même quête : formation religieuse,
une formation salafiste en Mauritanie), puis, dans les cas les plus extrêmes,
démarche peut se fixer sur des conflits lointains, sur des situations dont on
n’est pas physiquement partie prenante et sur des identités qui ne sont pas
celles qui vous ont été transmises. La réincarnation dans un modèle
qui lui a été prescrit. Les distances commencent à ne plus compter dès qu’il
mobilisation que l’on veut faire sienne. Cette volatilité, qui s’inscrit en
fait que, du Sinaï à la Libye, du Mali au Niger et jusqu’au Burkina Faso, les
Britanniques et d’Américains.
Faso, a par exemple été entretenue par une humiliation des populations de la
probablement hostile.
Plus il radicalisera son discours, plus celui-ci passera pour une réponse à ce
février 2017, à lui seul, l’État islamique aurait ainsi commis 143 attentats
Toute cette histoire débouche sur un drame, dont on peut craindre qu’il
conflits inventent en effet une forme inédite de société que l’on nommera
Elle se définit d’abord par son aptitude à durer, à l’instar du conflit afghan
une organisation du jeu social qui ne passe plus par l’institution, mais par la
nation n’ont pas su faire, la guerre le fait de manière ordinaire : elle offre
parviennent ainsi à rassurer. Le constat vaut pour les phases actives des
pour bien des acteurs. Les puissances étrangères en profitent pour accentuer
par des milices qui financent ainsi leur propre survie. On sait à quel point
celui de la RDC a été ravagé par à peu près toutes les grandes puissances du
monde ; de même en fut-il avec les fameux diamants de Sierra Leone, sans
et les flux mafieux permettait aux uns et aux autres de prospérer au sein de
pour acquérir des armes nouvelles, tandis que les seconds y trouvaient un
et, pis encore, d’êtres humains. Faut-il mentionner ici la tragédie libyenne et
westphaliennes ?
absence, à l’origine des conflits, celle-ci subit aussi les conséquences de leur
qui n’existaient pas auparavant. Elle mobilise, donne des raisons d’exister,
de se dépenser.
de ces conflits. Dans des sociétés où plus des deux tiers de la population ont
moins de vingt ans, la survie d’un jeune tient hélas souvent à la possibilité
d’être employé par une milice. L’enfant des rues, abandonné et déscolarisé,
cherche à y suivre son semblable, à avoir une chance d’être nourri, logé,
dire des jeunes filles soldats, souvent violées à douze ou treize ans, dans
horribles les unes que les autres ? En se faisant abri, la société guerrière
conflit aux zones attenantes, dès lors que celles-ci sont porteuses des mêmes
pathologies sociales. Ainsi en fut-il du conflit des Grands Lacs, en 1994, qui
12
travaux consacrés au phénomène . Ainsi en fut-il aussi des effets de la
Ce processus est d’autant plus remarquable qu’il passe par les réseaux
d’attraction sur les seigneurs de guerre libériens et, en tout premier lieu, sur
1. Mary KALDOR, New Wars and Old Wars. Organized Violence in a Global Era, Polity Press,
Cambridge, 2012 [1999] ; Herfried MÜNKLER, The New Wars, Polity Press, Cambridge, 2005.
Research, juillet 2014 ; Peter WALLENSTEEN, Uppsala Conflict Data Program, Uppsala University.
3. William RENO, Warlords and African States, Lynne Rienner, Boulder, 1999 ; Romain
MALEJACQ, « Warlords, intervention, and state consolidation : A typology of political orders in weak
o
and failed states », Security Studies, vol. 25, n 1, 2016, p. 85-110.
Henri Mendras), Plon, Paris, 1953 ; Jack D. DOUGLAS et Frances WAKSLER, The Sociology of
Deviance : an introduction, Little Brown, Boston, 1982 ; Albert OGIEN, Sociologie de la déviance,
MENDRAS, Les Grands Thèmes de la sociologie par les grands sociologues, Colin, Paris, 2002,
p. 152-155.
6. Christian SEIGNOBOS, « Comment le piège Boko Haram s’est refermé sur le lac Tchad »,
8. Erving GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, Paris,
1963.
10. Morgane LE CAM, « Au Burkina Faso, c’est comme si tous les Peuls étaient djihadistes »
12. Barnett RUBIN, Blood in the Doorstep. The Politics of Preventive Action, Century Foundation,
L’histoire récente a été marquée par une double rupture dans l’usage de
réagir aux formes nouvelles de conflictualité que nous avons décrites et qui
Nord et le Sud. Pour autant, leurs résultats paraissent plutôt négatifs : non
incertain.
américain fût perçu comme une force militaire étrangère intervenant dans le
jeu somalien, en aggravant les données, devenant la cible favorite des luttes
furent malmenés et tués sur ordre du chef de guerre Mohamed Farah Aidid,
prenant part à des conflits de nouvelle facture, même avec les meilleures
mettre brutalement un terme. L’opération fut rendue aux Nations unies, qui
puissance.
La transgression de la souveraineté, un certain
patent, elle fut répétée maintes fois, sous des formes extrêmement variées.
e
Au fil des années et a fortiori au début du XXI siècle, elle incarna un mode
franchement original.
Dès 1625, dans De jure belli ac pacis, Hugo Grotius lui-même posait la
1
sans parvenir à le débarrasser de son tyran ? L’intervention suscite donc dès
2
l’histoire . Il fut violé allègrement, jusques et y compris à la « belle
guerres de religion, aux côtés des protestants français, tandis que les
Espagnols aidaient les catholiques, les uns et les autres pratiquaient une
oublie qu’ils sont savoureux tant ils flattent et recyclent la puissance, tant ils
3
internationale, décrits par le politiste américain Ned Lebow . La
valorisant…
e
Le véritable tournant ne se produisit pourtant qu’au début du XIX siècle,
4
avec la mise en place du « Concert européen » et l’édiction des grands
après en avoir délibéré avec ses alliés, envoya « 100 000 fils de saint
souhaitant pas prêter main-forte aux résistants grecs de peur d’en subir les
grecque.
médiation, acceptée par les Grecs, mais refusée par les Ottomans. Ce rejet
amena les trois alliés du Concert à recourir à la force : pour, officiellement,
« maintenir la paix », ils envoyèrent une flotte qui défit celle des Ottomans à
la bataille de Navarin (1827). Et, pour faire bonne mesure, la France monta
Morée contre Ibrahim Pacha et son armée fut ainsi mise sur pied (1828-
chrétien.
presque ouverte. Voilà une autre façon de faire la guerre : non plus pour se
renforcer, mais… pour instaurer la paix ! Avec, bien sûr, des arrière-pensées
de puissance. De cette époque datent en tout cas tous les ingrédients d’une
s’agissait de mettre celles-ci sur des rails plus familiers à la culture politique
revanche.
Nouveau contexte, nouvelles formules
et juge inadmissible toute intervention contre un État souverain dès lors que
de vertus !
l’année suivante, aux côtés des résistants bengalis contre le Pakistan, violant
communiste vietnamien décida d’en finir avec les Khmers rouges en entrant
les plus ardents partisans de l’ordre westphalien n’y ont jamais totalement
adhéré, cultivant l’art subtil d’une « métasouveraineté » que nul n’a osé
tant elle ne s’imposait pas lors du dépôt du texte, suggère que le système
tard.
écho à un appel lancé par Kofi Annan dans son adresse du « Millénaire ».
É
prémisses hobbesiennes, il affirmait que, dès qu’un État n’était plus en
aussi les bases d’une charte reconstituant une oligarchie occidentale, seule à
6
même d’assumer cette responsabilité dans la pratique . Les éléments (plus
les États-Unis ont très vite perçue comme ingérable, l’idée s’est imposée
nouvelles de conflictualité.
certains États semblaient trop petits pour gouverner le monde, mais trop
monde » était une aubaine, une occasion rêvée de recycler les puissances
7
perdue dans la simplification du conflit Est-Ouest .
l’ancien système. La réalité sera tout autre : ces interventions ne firent que
publique internationale, tant du Nord que du Sud. Autrefois, seule une toute
installées peuvent ainsi voir les violences inouïes qui dérivent des
événements guerriers.
mondial de la pitié : d’un côté, des « offreurs », souvent des ONG sincères
humaniser.
leur fallut prendre des initiatives pour répondre à certains de ces drames,
conflit du Nigéria, en 1967, ou des boat people sur les côtes vietnamiennes
scènes car le spectacle servait certains intérêts, tandis que d’autres restaient
dans l’ombre parce qu’elles contrariaient d’autres intérêts, voire les mêmes !
É
certains États comprenaient le parti qu’ils pouvaient tirer de telles
interventions, avec l’espoir secret de réactiver leur puissance dans un jeu qui
probante.
La pente est contraire : d’une part, l’échec des interventions confirme que
l’accomplit, la parachève, lui donne cette forme définitive qui la rend encore
dangereusement.
qu’on cherche à désarmer, voire à « détruire » sans se pencher sur les causes
profondes de la belligérance.
des rancœurs. Reprise par son successeur, elle avait aussi été mise en
par ceux qui disaient s’en inspirer. En fait, la difficulté est double : les
n’est pas encore arrivée sur le marché et que l’enjeu demeure invisible.
Campées sur une justice que Durkheim qualifierait de répressive, les vieilles
même les soldats mobilisés pour mettre en œuvre les résolutions du Conseil
multilatérale.
organique » des troupes engagées. Rares sont les États qui acceptent
selle : elle projette sur le terrain un acteur qui se surajoute aux belligérants,
États-Unis et une quarantaine de leurs alliés, soit sur la base d’une lettre
fait accompli, il entérine une intervention qu’il n’avait pas décidée, voire à
ainsi avec les résolutions 1483 (22 mai 2003), 1511 (16 octobre) et 1518
(24 novembre) qui confiaient aux Nations unies le mandat de gérer l’Irak
après une intervention unilatérale américaine amorcée sept mois plus tôt. La
la sécurité (ISAF) sous chapitre VII de la Charte de l’ONU, sans que celle-
action peut être menée contre l’avis explicite du Conseil de sécurité, comme
mandat donné à une coalition d’États assurant le travail au nom des Nations
contrôle sur les opérations s’avère faible et l’intervention vient très vite
émanciper les parties actives de tout contrôle institutionnel, ce qui renforce
oriental, obsession que partageaient les parties qui lui faisaient face. Il en
allait de même, un peu plus tôt, lors de l’opération Turquoise (juin 1994),
France, avec son voisin et allié ougandais Yoweri Museveni. Qui peut, de
même, contester que le très ancien rêve saoudien de contrôler son voisin
Yémen ?
s’intéresser à ses marges, la Syrie étant proche du Caucase dont elle partage
de revenir dans un jeu dont elle était exclue et de restaurer sa puissance sur
nord de la Syrie ? Qui peut nier les intérêts iraniens dans ce même pays ? Et
qui peut ignorer qu’une partie des origines de ce drame se trouve dans le
avons décrite, n’a cessé d’être activé par le jeu de puissances régionales et
par celui d’autres États qui, sortis du jeu, n’ont de cesse d’y retourner, non
pas pour faire la paix, mais pour retrouver une place, un statut.
d’un instrument militaire inadapté aux conflits. Elle ajoute en quelque sorte
supplémentaire qui rend encore plus incertaine la position des uns et des
militaire, tel qu’on le mobilise, n’est pas de nature à remédier aux causes de
négatifs : les combattants ont été dispersés plus que « détruits » ; ils n’ont
pas été désarmés, mais se sont déplacés, y compris vers les pays voisins :
les observateurs.
Les violences reprennent, notamment dans des zones que les groupes
pays dogon, attaqué en mars 2018, pourtant jusque-là épargné et ancré dans
restituer, le moment venu, les effets de violence, tandis que croît la défiance
abouti à cette énorme tache d’huile qui répand la violence bien au-delà des
10
violence de la Mauritanie jusqu’au Soudan. À travers le G5 Sahel , on voit
entrepreneurs de violence, les États faibles et fragiles et, de plus en plus, des
É
coûtant cher, doit être subventionné par d’autres États au positionnement
une aubaine qu’on nourrisse son jeu. Ainsi faut-il comprendre qu’Abou
divine » et que, cinq ans auparavant, Mollah Omar, l’un des dirigeants du
11
haine des Afghans contre l’Amérique » .
Face à une telle déroute, nul ne peut évidemment plaider les vertus
Pourquoi ?
entière », mais elle est présentée comme une utopie, dont l’incarnation reste
aujourd’hui incertaine, ou bien « les États qui en ont les moyens », ce qui
12
les États-Unis via leur « Manifest Destiny », qui engendre essentiellement
mise en avant par les gouvernements français successifs pour justifier leur
13
6 000 milliards de dollars , tandis que la France peine à aligner chaque
extérieures.
remarquables, entrepris avec succès par les Nations unies dans le cadre de
(2003-2005).
Le premier était parvenu à démobiliser 76 000 combattants, à réintégrer
grâce à une médiation réalisée, non pas sous la pression d’une puissance,
soldats, organisé le retour de 350 000 réfugiés et de 450 000 déplacés, tout
dans laquelle elle se serait par trop impliquée ? Sans objectif, le militaire est
pas le début espéré d’une solution, peut-être les puissances régionales et les
égyptien élu, Mohamed Morsi, aurait pu passer par la réactivation d’un jeu
1. Hugo GROTIUS, Le Droit de la guerre et de la paix (trad. du latin par P. Pradier-Fodéré), PUF,
1999.
Cambridge, 2008.
ayant vaincu Napoléon (l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse), auxquelles la France s’est jointe
en 1818. L’Allemagne remplacera la Prusse, et l’Italie rejoindra plus tard le système qui s’effondrera
avec la Première Guerre mondiale. Voir Paul SCHROEDER, The Transformation of European Politics,
6. Rama MANI et Thomas WEISS (dir.), Responsibility to Protect. Cultural Perspectives in the
7. Sur les puissances moyennes, voir notamment Andrew COOPER (dir.), Niche Diplomacy, Middle
8. Boutros BOUTROS-GHALI, Agenda pour la paix, Nations unies, New York, 1992.
9. Émile DURKHEIM, De la division du travail social, PUF, Paris, 1973 [1893], p. 98 et suiv.
« développement », regroupe le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad. Elle est le
support de l’opération Barkhane, montée en août 2014 par la France pour lutter contre le terrorisme
12. Le journaliste new-yorkais John O’Sullivan utilisa l’expression « Manifest Destiny » en 1845
dans un article de United States Magazine and Democratic Review lors de l’annexion du Texas. C’est
notre destinée manifeste, écrit-il, de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le
13. Il est très difficile de parvenir à un chiffrage précis et incontestable : les montants avancés sont
très différents selon les sources. Le Watson Institute for International Studies de l’université de Brown
avance le chiffre de 6 000 milliards de dollars en incluant les intérêts d’emprunts contractés et les
pensions à verser aux anciens combattants jusqu’en 2053. Joseph Stiglitz et Linda Bilmes estimaient,
en 2008, à 3 000 milliards de dollars la somme déjà dépensée, sans anticiper sur les dépenses futures
(in The Three Trillion Dollar War : The True Cost of the Iraq Conflict, Norton and Co., New York,
1
politique . Et pourtant rien n’est figé, dans l’ordre international autant
« moment conservateur ».
dont ils forment, à l’origine, une extension. Les États-Unis n’ont, en outre,
lorsqu’ils sont devenus des acteurs décisifs des champs de bataille du Vieux
brutalement inversée : animée davantage par les faibles que par les forts, elle
réinvention.
démographie ou la culture, mais elle est mise en échec, un peu partout, dès
exceptionnels que le modèle westphalien offrait aux princes des États les
plus puissants.
réactions contraintes.
on connaît l’insertion dans le jeu conflictuel, compte à lui seul pas moins de
trente-cinq chaînes. Et, dans un monde où l’on achète sept téléviseurs par
4 h 31 par jour ! Les deux tiers des Nigérians interrogés par Gallup, urbains
et ruraux, affirment s’enquérir une fois par jour des nouvelles du monde, un
phénomène qui vaut aussi bien pour les bidonvilles que pour les quartiers
vers le sommet.
Nord à placer des frontières fortes à sa bordure méridionale est une initiative
dans les nouvelles parties de l’espace mondial que dans ses bastions de
vieille installation.
importé qui a échoué. Elle semble d’ailleurs en meilleure voie dans le Sud,
incertain dans son passé étatique et son identité territoriale, que dans le
est davantage mise sous pression au Sud qui vit encore les séquelles des
souffrances, de ses ambitions et de ses propres enjeux. À tel point que cet
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publics qui avaient très vite structuré les espaces nationaux . Des lieux où,
cet espace. Ces organisations jouent une partition tout à fait décisive dans la
destiné à drainer les remords et les bonnes volontés issus des anciennes
vie internationale.
aujourd’hui.
Le premier tient aux tensions de plus en plus fortes qui opposent une
du Sud d’y être étrangères, de devoir les subir et de n’avoir à leur opposer
non-alignés, cette tension aboutit, dans des cas extrêmes, à des formes de
mondial.
pas les leurs. Cet ordre nouveau conduit à une profonde mutation de
paysage international entièrement nouveau que l’on ne sait même plus gérer.
déséquilibre budgétaire.
puissance précédée par nulle autre. Cette posture conduit à une vision
compatible avec la mondialisation. Cette vision est portée par les puissances
franche à une mondialisation dont elles ont à juste titre l’intuition qu’elle
souverainisme conservateur.
corps, non dans les vieilles doctrines de la souveraineté nationale, mais dans
étranges qui rapprochent des régimes que tout opposait jusque-là, de Trump
à Poutine, ou Orbán…
entre ces trois conceptions de la souveraineté. D’où son instabilité. Car ces
appui sur la modernité pour supplanter les deux autres ou, au moins, les
plus en plus conditionné par les pressions d’un espace public mondialisé,
des autres…
des cultures qu’on perçoit à tous les niveaux : la socialisation nationale perd
le caractère unique et exclusif qu’elle avait autrefois. Quelle que soit cette
Huntington.
Dépolarisation, multilatéralisme réel,
intégration sociale,…
dans un monde dépolarisé, qui n’est pas sans évoquer celui ayant précédé la
bâti sur la ruine des pôles passés. Le monde dépolarisé reste porteur d’une
« symmachies ».
monde ignore désormais la victoire autrefois célébrée qui alimente toutes les
chacun est contraint, la victoire complète de l’un sur l’autre étant désormais
impossible.
Ce qui, à nouveau, place le Sud au centre du jeu, car c’est en son sein que
comme principale cause des guerres, avant que Kofi Annan n’appelle
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explicitement à concevoir un multilatéralisme social . Ce projet s’articule
pour obtenir une nouvelle stabilité politique. Cet enjeu majeur est
É
évidemment lesté par une difficulté nouvelle : il n’existe pas d’État mondial
manière de payer par avance pour se prémunir des risques les plus rudes
d’insécurité.
gouvernance.
dans leurs résultats, chaque institution étant aujourd’hui ébranlée, même les
Moyen-Orient.
É
Le dernier pilier provient aussi de la remise en cause conjuguée de l’État
que la solution des conflits passe aussi par leur écoute. Il exprime enfin la
1. Les analyses portent essentiellement sur les transformations du contexte international (Gary
GOERTZ, Contexts of International Politics, Cambridge University Press, Cambridge, 2010), ou sur
« Diffusion and the international context of democratization », International Organization, vol. 60,
o
n 4, 2006, p. 911-933).
2. Voir notamment Jeune Afrique, 31 janvier 2017 et 20 février 2017 ; Maliactu.net ; BBG Gallup ;
4. Jürgen HABERMAS, L’Espace public (trad. de l’allemand par Marc B. Delaunay), Payot, Paris,
1975.
5. Delphine ALLÈS et Bertrand BADIE, « Sovereigntism in the international system : From change to
o
split », European Review of International Studies, vol. 2, n 2, 2016.
6. Kofi ANNAN, Interventions. Une vie dans la guerre et dans la paix, Odile Jacob, Paris, 2013
[2012], chapitre 6.
Harvard University Press, Cambridge, 1989 ; William COLEMAN et Geoffrey UNDERHILL (dir.),
1
La thèse a déjà été plaidée, tant par les réalistes que par les libéraux : on
peut faire dire bien des choses à la futurologie. Pourtant, les facteurs de
rupture que nous avons pris en compte sont loin de relever de la seule
conjoncture. Deux processus majeurs pèsent de tout leur poids dont rien ne
impose des règles nouvelles qu’on ne veut pas voir et qui se font d’autant
plus rudes.
politiste américain Quincy Wright avait posé avec force, tandis que se
déroulait sous ses yeux le second conflit mondial, que la guerre supposait
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d’abord et avant tout une compétition entre protagonistes de poids égal .
décolonisation.
des grands, à l’image des principaux foyers conflictuels au sein desquels ils
la réactivité à l’événement.
puissance, excessif et pervers, crée une situation inédite qui laisse le fort sur
fait plus : elle ouvre une séquence, dont on ignore la durée, qui interroge le
qui cible les civils plus que les militaires ? Peut-il se régénérer dans le
ce qui est devenu fort heureusement impossible, soit le faible mène le jeu et
des images et des sons, elle affaiblit la territorialité qui était autrefois le
sociétés. Celles-ci ne peuvent plus être tenues à l’écart du jeu mondial, tant
plus rapide des inégalités, par la découverte au quotidien et par chacun des
marginalisés et déviants, mais aussi celle d’acteurs sociaux de tous les jours.
Les acteurs non étatiques du nouvel espace mondial ne sont pas seulement
mais aussi d’anonymes des plus précaires, qui pèsent d’autant plus dans la
nouvelle arène qu’ils sont en nombre, livrés à eux-mêmes et potentiellement
sous la coupe d’entrepreneurs qui peuvent très vite en faire des déviants,
peut-être violents.
qui, en 1989, avait fait jusqu’à 3 000 morts au Vénézuela. Que ces
mouvements aient échoué n’a ici aucune importance, dès lors que l’on
et à faire l’événement…
capacités. Évidemment, elle ne cède pas la couronne aux faibles, loin s’en
d’action, et conduit à des formes de régulation qui n’ont plus rien à voir avec
nostalgiques d’un passé qu’ils jugent plus glorieux, parce que davantage
internationale.
Certes, on ne saurait prétendre qu’un tel jeu, issu du fond des âges de la
des princes, il inspire leur conduite et bien souvent aussi leurs échecs ; mais
westphalienne.
du Conseil de sécurité, illustrée par son usage très limité du droit de veto,
même si la posture est de plus en plus difficile à tenir, alors qu’elle est tenue
Et que dire des tensions que l’essor du Brésil a suscitées avec ses voisins :
beaucoup plus humain : c’est peut-être le prix élevé auquel les princes
international.
1. Pour les réalistes, voir John MEARSHEIMER, The Tragedy of Great Power Politics, op. cit. ; pour
2. Philip QUINCY WRIGHT, A Study of War, University of Chicago Press, Chicago, 1942.