Vous êtes sur la page 1sur 154

Ce livre numérique est une création originale notamment protégée par

les dispositions des lois sur le droit d’auteur. Il est identifié par un
tatouage numérique permettant d’assurer sa traçabilité. La reprise du
contenu de ce livre numérique ne peut intervenir que dans le cadre de
courtes citations conformément à l’article L.122-5 du Code de la
Propriété Intellectuelle. En cas d’utilisation contraire aux lois, sachez
que vous vous exposez à des sanctions pénales et civiles.
Bertrand Badie

Quand le Sud réinvente

le monde

Essai sur la puissance de la faiblesse

2018
Présentation

Dans Nous ne sommes plus seuls au monde, Bertrand Badie mettait en

évidence les blocages d’un ordre international pris au piège de la

mondialisation. Il montre ici comment le Sud, largement issu de la

décolonisation, réagit à cette situation et, reprenant la main, recompose

le système.

Jusqu’à la fin de la Guerre froide, la compétition entre puissances a

fait l’histoire. Aujourd’hui, non seulement elle est mise en échec, mais la

faiblesse, à l’origine de la plupart des conflits (à travers celle des États,

des nations institutionnalisées, ou du lien social), définit les enjeux

internationaux et produit la plupart des incertitudes qui pèsent sur

l’avenir. Le sens de la conflictualité mondiale s’en trouve

particulièrement bouleversé. Devenue compétition de faiblesses, elle

n’est plus territorialisée, n’oppose plus exclusivement des armées et des

États ; peut-être a-t-elle même pour seule finalité de perpétuer des

« sociétés guerrières ». Elle produit une violence diffuse, se déplace par

rhizome, atteint tout le monde. Les vieilles puissances peinent à

l’admettre.

Le système international se transforme, inévitablement, sans que les

États n’en prennent la mesure : il intègre de nouveaux acteurs et réécrit

l’agenda international jusqu’à faire des questions sociales les enjeux

majeurs de notre temps (démographie, inégalités, sécurité humaine,

migrations). Reste à inventer les remèdes à ces nouvelles « pathologies

sociales internationales ».

Pour en savoir plus…

L’auteur
Professeur des universités à Sciences Po-Paris, Bertrand Badie s’est

imposé comme l’un des meilleurs experts en relations internationales. Il

est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages qui font référence.

Collection

Cahiers libres
PARMI LES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur l’« ordre

international », La Découverte, Paris, 2016.

Un monde de souffrances, Salvator, Paris, 2015.

Le Temps des humiliés, Odile Jacob, Paris, 2014.

Quand l’Histoire commence, CNRS Éditions, Paris, 2012.

La Diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système

international, La Découverte, Paris, 2011 (nouv. éd., 2013).

(avec D. BERG-SCHLOSSER et L. MORLINO), International Encyclopedia of

Political Science, Sage, Londres, 2011.

Le Diplomate et l’Intrus, Fayard, Paris, 2008.

L’Impuissance de la puissance, Fayard, Paris, 2004 (CNRS Éditions, Paris,

2012).

La Diplomatie des droits de l’homme, Fayard, Paris, 2000.

Un monde sans souveraineté, Fayard, Paris, 1998.

La Fin des territoires, Fayard, Paris, 1995 (CNRS Éditions, Paris, 2012).

L’État importé, Fayard, Paris, 1992.

Les Deux États, Fayard, Paris, 1987.


Copyright

© Éditions La Découverte, Paris, 2018.

ISBN numérique : 978-2-3480-4135-8

ISBN papier : 978-2-348-03737-5

Composition numérique : Facompo (Lisieux), Septembre 2018.

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à

l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à

titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement

interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et

suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit

de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les

juridictions civiles ou pénale.

S’informer

Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous

suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d’information bimensuelle

par courriel, à partir de notre site www.editionsladecouverte.fr, où vous

retrouverez l’ensemble de notre catalogue.

Nous suivre sur


Remerciements. Je remercie tout spécialement mon ami Dominique Vidal

pour l’appui remarquable qu’il m’a apporté dans la réalisation de ce livre

qui lui doit beaucoup, en termes de soutien et de conseil. Notre amitié et

notre complicité intellectuelle ont été parmi les moteurs de mon écriture ;

son aide en a été le support. Je remercie aussi Élisabeth Lau pour son

amical et efficace accompagnement dans l’édition du manuscrit.


Table

Introduction

1. - L’échec de la décolonisation

Une occasion manquée

Variations contrôlées

Un processus entravé par la violence coloniale, les institutions

postcoloniales et les libérateurs eux-mêmes

Contre-socialisation par l’islam

Un nationalisme de combat plus que de projet

L’échec de l’« État importé »

2. - Comment le vieux monde résiste au nouveau

L’insertion des « intrus »

La résistance des organisations internationales

Les puissances se replient : l’ère des « clubs » et des groupes

Valeurs d’un autre âge et décisions tièdes

De nouveaux modes scabreux de domination postindépendances

Rapports asymétriques et présidents « clientélisés »

3. - La politique de la faiblesse

De la puissance à l’hégémonie « bienveillante »

Comment la faiblesse est devenue sujet de l’histoire

L’effet de faiblesse

La nuisance, nouvelle arme du faible

« Pour la première fois dans l’histoire, les moins puissants exigent

quelque chose des plus puissants »

4. - Sociétés en guerre et sociétés guerrières

Guerres d’hier, conflits d’aujourd’hui

L’essor de la déviance, violence sociale internationale

Boko Haram, ou la contre-socialisation violente


Entre militantisme politique et simple criminalité

Les exportateurs de violence

Des sociétés guerrières

5. - Interventions d’hier, interventions d’aujourd’hui

La transgression de la souveraineté, un certain goût pour le péché

Nouveau contexte, nouvelles formules

Sociologie d’un échec

L’usage de la puissance, ou le cercle vicieux

Intervenir par-delà la puissance ?

6. - Réinventer le système international

Adaptation douce ou réaction violente

Un espace public de discussion métasouveraine

Les piliers de la reconstruction

Dépolarisation, multilatéralisme réel, intégration sociale,…

Conclusion
Introduction

Le système international est une œuvre humaine qui reproduit de façon

troublante les traits les plus courants de la sociologie, voire de la

psychologie. Ainsi son histoire est-elle faite de changements subis ou

provoqués, de résistances désespérées et de conservatismes invétérés.

Comme toujours, cependant, l’audace du changement cède devant la crainte

qu’il inspire. Quelques-uns des acteurs ou des observateurs, parmi les plus

téméraires, prennent la mesure des transformations qui s’annoncent, mais la

plupart préfèrent le déni de réalité.

Il faut dire qu’en la matière le conservateur est gâté : notre système

international, sa grammaire, ses pratiques, son droit, dans leurs bases,

remontent jusqu’à la Renaissance. Certes, de nombreux aménagements sont

intervenus au fil des siècles, mais les principes constitutifs restent les

mêmes. Pourtant, quand ce système fut pensé, la population mondiale

s’élevait à quelque 500 millions d’âmes : on dépasse aujourd’hui les

7,5 milliards. Sa géographie correspondait à celle d’une Europe entourée de

terres sinon inconnues, du moins marginalisées, angles morts du jeu

international, si l’on excepte le Proche-Orient et ses lieux saints. La

communication était rudimentaire, et l’autre était par définition proche…

Le progrès technique fit pourtant son œuvre. Les Grandes Découvertes

effectuées par les navigateurs ont peu à peu construit un monde fini, et

pourtant rien de fondamental n’a changé : le Vieux Continent a rencontré

l’Amérique sans modifier ses principes ; il se contenta de s’enrichir de son

or et d’élargir le champ de sa domination. Quand vint le tour de l’Asie,

celle-ci fut installée dans une périphérie assez hétérogène, où coexistèrent

des genres variés de domination européenne, de la simple colonisation à de


plus prudentes férules, à l’instar de celle qu’eut à subir la Chine au

e
XIX siècle, à travers concessions et capitulations, expéditions et trafics de

toute espèce.

La prudence n’avait pas en revanche le même cours en Afrique, où les

Européens mirent au point un régime beaucoup moins subtil de soumission.

En fait, jusqu’à la décolonisation, les seuls accommodements concédés au

principe d’altérité se limitaient à la reconnaissance formelle qu’on octroyait,

avec un hautain mépris, aux rares souverains « barbares » qui subsistaient,

et peut-être aussi à l’engouement mondain témoigné par épisodes aux arts

d’Asie, à leurs porcelaines et à leurs terres cuites, plus rarement à ceux

d’Afrique. L’autre demeurait un simple espace de manœuvre qui permettait

l’épanouissement et l’extension de la compétition entre princes européens…

Le système international d’alors, dit « westphalien » (du nom de la paix

de Westphalie, conclue en 1648, inaugurant un nouveau type d’ordre

européen, ancêtre de notre système international moderne) s’ossifiait, se

formalisait, se complexifiait, mais restait fidèle à ses principes, faits d’État,

de souveraineté, de territorialité et de guerre frontale. Quand vint la

décolonisation – qui ouvrait la voie à un monde global – peu de

changements furent réellement opérés : les autres furent priés de faire

comme nous faisions auparavant.

Rien de plus normal en somme, puisque l’Europe avait inventé

l’universel. Et ce club que les souverains du Vieux Continent constituaient

autrefois était naturellement appelé à se proroger, à renaître, à peine modifié,

sous les formes que nous lui connaissons aujourd’hui encore : P5 (les cinq

membres permanents du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations

unies), G7, groupes de contact de toute nature… Rien de décisif n’a été

bouleversé depuis le congrès de Vienne (1814-1815) et le Concert européen

qui en découla : à l’aube malheureuse de chaque nouveau conflit éclatant à

l’un des quatre coins du monde, les vieilles chancelleries continuent à

prendre leur air le plus grave et le plus condescendant pour « appeler les

parties à la retenue » ; le lendemain, elles décrètent leur plan de paix, pour


bientôt exiger puis imposer son exécution. Le résultat de l’éternelle tutelle

n’est jamais concluant, mais on recommence dès qu’une nouvelle occasion

se présente.

Rien ne change dans la pratique internationale, malgré les innovations

institutionnelles les plus remarquables, à l’instar du multilatéralisme,

immédiatement domestiqué quant à l’essentiel par les anciens modes de

puissance depuis longtemps brevetés. Cette inertie du système ne renvoie-t-

elle pas à des causes fortes, souvent oubliées ou neutralisées par la pensée

unique ?

Et si le monde avait bel et bien raté sa décolonisation, occasion pourtant

unique de construire une véritable mondialisation ? Et si cet échec, présenté

sous le masque du succès, avait finalement permis de pérenniser les vieilles

certitudes, les anciens concepts et les pratiques, militaires et diplomatiques,

éculées ? Et si nous vivions dans l’illusion d’un monde figé, ripoliné par de

faux airs de modernité juste bons à maquiller le réel ?

La mondialisation, dans le sillage de la décolonisation, a fait entrer, en

l’espace de quelques années, les deux tiers de l’humanité dans un jeu

international dont ils étaient jusque-là exclus, avec leurs cultures

millénaires, leurs problèmes propres et leur mémoire faite d’humiliations

récurrentes. Comment peut-on encore croire que cette irruption pouvait se

réduire à un événement marginal ? Certes, les vieilles puissances étaient

alors occupées ailleurs, tout à leur guerre froide et à leurs « trente

glorieuses ». Mais les tensions qui dérivèrent de cette négligence furent – et

restent – des plus considérables.

Le projet de ce livre est de les mesurer, les analyser, les expliquer et de

montrer comment nous en subissons aujourd’hui, souvent de façon tragique,

les conséquences encore très vives. Le précédent ouvrage portait sur la

difficile découverte, par les vieilles puissances, d’un monde dans lequel elles

1
n’étaient plus seules . Celui-ci se place délibérément de l’autre côté, celui de

l’« intrus » ou perçu comme tel, celui de cette part majoritaire de

l’humanité qui entre dans le monde et bouleverse, de façon inédite, le

système international, jusqu’à le reconstruire de manière implicite.


Pourtant, l’idée même de « système international » n’a pas bonne presse,

y compris dans la science. L’acteur n’a jamais aimé le système, qui échappe

à son contrôle, et ici à sa souveraineté, voire à sa puissance, qui contraint,

entrave. L’étude des relations internationales lui a toujours préféré l’idée de

compétition, voire d’anarchie qui dégagent, l’une et l’autre, un parfum


2
rassurant de liberté .

Certains choisissent plutôt de distinguer la géopolitique, en oubliant de

dire qu’elle conforte les dominants, tant elle préfabrique un monde structuré

par un modèle de pouvoir qui ne doit changer qu’à la marge. Pourtant, dans

cet univers communicant et interdépendant, le système existe, plus que

jamais, et encadre l’action internationale de chacun. Comme tous les

systèmes, il est pérenne, mais instable, sensible à l’événement et à

l’évolution des ressources ; il conditionne les initiatives, décide des

possibilités de victoire ou des risques de défaite ; il change, évolue, se

transforme hors du décret de l’acteur : il enregistre ces innombrables

rapports d’interdépendance économique, politique et sociale, ces multiples

paramètres de l’action qui produisent l’international au quotidien.

On sait qu’un système international se caractérise par son degré

d’inclusion des acteurs, par la configuration des rapports de pouvoir dont il

est porteur, et par sa capacité délibérative. Aujourd’hui, l’inclusion s’est

considérablement renforcée, précisément sous l’effet de la décolonisation et

de la mondialisation ; le pouvoir s’est très fortement modifié, dans ce

contexte remarquable d’impuissance croissante des puissances, tandis que la

capacité délibérative est restée la même, oligarchique, préférentielle,

confisquée par les vieilles puissances.

Une telle distorsion devient vite insupportable et pèse fortement sur

l’évolution même du système international. Notre propos est de décrire et

d’analyser ces tensions, de montrer comment elles sont devenues l’une des

matrices essentielles organisant les transformations du système. Nous

émettons l’hypothèse que les violences internationales contemporaines, loin

d’être conjoncturelles ou accidentelles, sont la face visible de ces altérations


et conduisent, dans la douleur et la souffrance, à une réorganisation

profonde du système international, peut-être à la rupture la plus substantielle

que le système westphalien ait eu à affronter depuis sa création.

Nous verrons qu’il en dérive une évolution profonde, affectant la nature

même de cette violence, aujourd’hui plus diffuse, moins martiale et plus

sociale. À mesure qu’il affiche sa prétention universelle et englobante, le

système international produit de la déviance, à l’instar de ces urbanisations

naguère trop rapides ou de ces changements sociaux trop brutaux. Il nous

faut prendre la mesure de cette « socialisation » progressive du jeu

international, marquée par une impressionnante dialectique de réseaux

sociaux de violence et de répliques militaires conventionnelles.

Dans ce combat de la puissance contre la faiblesse, dont la seconde sort

souvent vainqueur aux dépens de la première, les hiérarchies les plus

installées semblent défiées, tandis que l’incertitude et l’aléa paraissent être

les grands gagnants du jeu. Le monde, ainsi dominé désormais par la

politique de la faiblesse, éprouve, au quotidien, l’inefficacité des vieilles

recettes écrites pour un monde périmé et subit le ressentiment que celui-ci

continue à susciter chez ceux qui n’en étaient pas.

Nourrir une telle hypothèse est également une manière d’intégrer

l’analyse du changement dans le champ des relations internationales, là où

domine, au contraire, la prise en compte des continuités, et où se profile,

plus rarement, l’analyse comparative d’autres modèles, présupposés

appartenir à d’autres histoires, à l’instar de ce que pouvait être la conception

de l’altérité dans les empires chinois ou les empires musulmans. Connaître

son système international, en percevoir les échecs, ne pas s’imaginer éternel

dans celui qu’on inventa jadis constituent le moyen le plus sûr de

comprendre des enchaînements tragiques, qu’on ne saurait mettre sur le seul

compte d’égarés, de « fous » ou de « bad guys ».

Pour ce faire, il est temps d’accorder une place à l’acteur venu du Sud, de

la périphérie, hors du champ officiel, de ces lieux où l’on « n’est pas entré

dans l’Histoire », à en croire certains. Certes, en parler au singulier ne peut

être qu’une hardiesse sémantique, tant est grande la variété de ceux que le
vocable recouvre. Le temps est pourtant venu d’utiliser les méthodes de la

sociologie compréhensive pour connaître et identifier les attentes, les

manières de penser et de recevoir, les visions et les projets de ceux qui

avaient en commun d’entrer dans un système qui n’était pas le leur et qui

leur était imposé pour gagner pleinement leur droit à l’affranchissement. Il

est temps de reconstituer ce que furent leurs stratégies d’entrée et les

violences qui les ont accompagnées. Il est temps d’admettre qu’une histoire

différente de la nôtre puisse rencontrer nos propres trajectoires sans jamais

pouvoir les épouser complètement.

Naguère, cet intrus était nommé « tiers monde » et ne récusait d’ailleurs

pas vraiment l’appellation. Celle-ci ne fait plus sens aujourd’hui. D’abord,

parce que la bipolarité n’existe plus et que son effondrement a emporté, avec

elle, ce « tiers état » défunt de la vie internationale. Ensuite, parce que

l’invention conceptuelle, quelles qu’en fussent les motivations réelles, s’est

révélée funeste : en installant les deux tiers de l’humanité dans le statut de

reliquat de l’histoire, en pariant sur l’homogénéité qui en dérivait, et surtout

en agrémentant des analyses politiques et sociologiques souvent pauvres de

jugements normatifs, voire de postures d’affection qui ne purent que réjouir

les adeptes d’une vision classique et oligarchique des relations

internationales.

Le terme de « Sud » n’est pas à l’abri de certaines de ces critiques, bien

au contraire. Il relève pourtant d’une double intuition positive.

D’une part, il distingue utilement les vieilles puissances issues de

l’histoire westphalienne de celles qui ont dû prendre le train en marche, peu

à peu s’agréger à cet ordre qui n’était pas le leur ni même de leur cru.

Certes, l’illusion géographique est quelque peu marquée, mais elle est

suffisamment évocatrice, notamment pour toute une génération sortant du

clivage Est-Ouest, frappé en son temps du même simplisme géographique.

D’autre part, ce vocable rompt heureusement avec l’image du reliquat et

traduit une unité (l’entrée commune dans un système relevant d’une autre

histoire) et une dynamique (la volonté partagée, mais diversifiée de

réappropriation). Celle-ci n’est évidemment pas en passe d’être l’œuvre


d’un deus ex machina, mais s’impose comme la résultante d’une série

d’événements contemporains dont on se propose de retourner l’histoire

présumée : il ne s’agit pas, comme on le dit généralement pour caractériser

le jeu international actuel, de remettre de l’ordre au sein d’un prétendu

« chaos mondial », mais de percevoir comment se forge, au jour le jour, de

façon consciente ou non, un nouveau système international réellement

inclusif et donc peut-être sur le point d’être fonctionnel…

Il ne peut y avoir, dans cette démarche, ni complaisance ni moralisation.

De même qu’il n’y a, dans la compréhension, ni approbation ni

condamnation. Chercher à confondre l’explication et l’excuse est l’arme de

ceux qui ont peur de la réalité sociale, parce qu’ils pressentent confusément

qu’ils se trompent. Reconnaître l’autre n’est pas donner de lui une image

angélique, mais tout simplement faire l’apprentissage dont on a besoin, en

science comme en politique, pour concevoir un système réellement mondial.

Une science de l’international n’est plus concevable aujourd’hui sans cet

effort de reconstruction patiente et froide de la subjectivité de tous ses

acteurs, touchant, en priorité, ceux qui relèvent d’une autre histoire. C’est ce

que la vieille science politique tenait pour inutile et peut-être poétique, ce

que la culture westphalienne tenait pour folklorique et ce que l’école du

rational choice considère toujours comme hors de propos. Les trois, face au

monde tel qu’il est aujourd’hui, divers et intersubjectif, ont totalement

failli…

1. Bertrand BADIE, Nous ne sommes plus seuls au monde, La Découverte, Paris, 2016.

2. Hedley BULL, The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, Columbia University

Press, New York, 1977. Sur l’introduction de l’idée de système, voir Morton A. KAPLAN, System and

Process in International Politics, J. Wiley, New York, 1957 et Kenneth WALTZ, Theory of

International Politics, Addison Wesley, New York, 2000 [1979].


1.

L’échec de la décolonisation

La décolonisation constitue le grand événement de l’après-Seconde

Guerre mondiale. De par sa signification profonde, elle aurait pu marquer

une rupture majeure dans notre système international. D’une part, parce

qu’elle nous faisait basculer d’un monde restreint à un monde beaucoup plus

large, de 51 États fondateurs des Nations unies à plus d’une centaine dès

1961, pour atteindre 193 aujourd’hui. D’autre part, parce qu’elle devait nous

conduire, d’un ordre construit sur une vision naïve de l’universalité, à un

autre, désormais fondé sur l’altérité, d’un modèle de domination à un

modèle d’égale souveraineté, d’un système eurocentré – dont font partie des

États-Unis européanisés – à une communauté internationale inclusive.

Bref, la décolonisation aurait pu déboucher sur un monde pour la

première fois unifié, à l’exception de quelques scories résistantes de la

colonisation, dont le cas palestinien offre aujourd’hui l’un des exemples les

plus frappants. Si elle avait abouti, nous serions entrés dans un système

radicalement différent. L’ordre politique international aurait connu sa

première vraie rupture depuis la Renaissance. Cette rupture ne s’est pas

produite, ou du moins a-t-elle été dangereusement repoussée, condamnée à

intervenir dans un contexte de violence aggravée qu’une décolonisation

réussie nous aurait probablement épargné.

Le monde westphalien, on le sait, s’est constitué progressivement à

l’issue du Moyen Âge européen, à travers l’invention d’un système

continental très original, formé par la juxtaposition d’entités territoriales

souveraines. Cette configuration ne se voulait dominée par aucune autre

puissance, au contraire de ce qui existait auparavant du fait des tutelles

exercées par la papauté ou le Saint-Empire romain germanique. L’ordre ainsi


conçu était remarquable en ce qu’il se cristallisait dans l’accomplissement

total d’un principe de souveraineté particulièrement exigeant et jusque-là

sans pareil : les États, qui se construisaient sur des territoires précisément

délimités, revendiquaient des compétences exclusives, que nulle autre

puissance – « plus petite, plus grande ou égale de soi », écrivait le

1
philosophe et magistrat Jean Bodin (1530-1596) – ne pouvait contraindre,

ouvrant la voie à une compétition infinie entre puissances équivalentes.

Cet ordre s’est pérennisé au fil des siècles et a été officialisé par la paix de

Westphalie qui, en 1648, a mis fin à la guerre de Trente Ans. Il s’est

maintenu sans aménagement à mesure qu’il s’ouvrait à de nouveaux

mondes, l’Amérique d’abord, puis l’Asie et l’Afrique : ces nouvelles entités

ont été peu à peu incluses, sans être elles-mêmes « westphalianisées », du

moins pour la plupart d’entre elles. Telle est l’origine de la contradiction qui

va nous retenir tout au long de ce chapitre : Westphalie s’est en quelque

sorte trahi à mesure qu’il s’accomplissait, ouvrant sur un monde

profondément asymétrique et hiérarchique.

Avec la décolonisation, cette longue histoire pouvait prendre fin, tandis

que la colonisation avait en son temps renforcé le système : elle l’avait étayé,

selon des modalités qui l’ont en réalité rendu difforme. Pour preuve, en

1885, le partage de l’Afrique opéré au congrès de Berlin fut rythmé par la

compétition entre États européens. Mais la logique s’arrêtait là même où le

régime colonial commençait : le découpage était conforme au système, mais

le régime qui en dérivait, niant les souverainetés et récusant toute égalité, lui

était étranger !

De même, la paix de Versailles marquera-t-elle l’aboutissement paradoxal

de cet ordre, en réaffirmant un rapport absolu de puissance allant jusqu’à la

négation temporaire de la souveraineté des vaincus, manifeste à travers leur

exclusion des négociations : extrême limite qui, par ses excès, annonçait

déjà son échec. En même temps, avec ses quatorze points, édictés en

janvier 1918, le président américain Woodrow Wilson lui porta un coup

rude, en suggérant que le système westphalien s’inscrivait inévitablement


dans une logique de guerre infinie. Il proposa une série d’antidotes, à

commencer par les principes de sécurité collective et de droit des peuples à

disposer d’eux-mêmes.

Cela marquait, au moins en paroles, la fin de l’asymétrie entre peuples

éduqués, développés, dignes d’être souverains, et peuples sous-développés,

prétendument indignes de le devenir. Cette première brèche n’eut pas de

suite immédiate, les années d’entre-deux-guerres consacrant la défaite du

wilsonisme : le Concert des puissances l’emporta sur l’idée de sécurité

collective, de Locarno (1925) à Munich (1938), en passant par Stresa

(1935), et donc la continuité sur le changement.

La rupture de l’après-1945 pouvait, au contraire, aider à sortir de cette

asymétrie et de ces distorsions de sens. La décolonisation, dans sa logique,

devait conduire vers un monde d’altérité, d’inclusion, d’égalité, prêt à faire

face à cet enjeu nouveau qu’on appellerait plus tard la mondialisation. Il

n’en a rien été, sous l’effet d’une convergence qui se révéla fatale : la

décolonisation fut une occasion manquée ; son processus a été

inexorablement entravé ; elle a connu enfin une réalisation dangereusement

bricolée et, partant, fragile.

Une occasion manquée

La décolonisation aurait pu favoriser le passage d’un ordre

« international » à un format « mondial ». Jusqu’en 1945, le système était

resté essentiellement européen. En sortant progressivement de la doctrine

Monroe qui, dès 1823, séparait le système américain du système européen,

les États-Unis prirent pied sur le Vieux Continent, de façon discrète en 1917

et explicite à la faveur du second conflit mondial. Il eût été possible d’aller

plus loin avec la fin du temps colonial, mais le rendez-vous n’a pas eu lieu.

La décolonisation aurait pu porter les trois propriétés qui donnèrent peu à

peu corps à la mondialisation : l’inclusion, l’interdépendance et la mobilité.

Elle ne l’a pas fait. Elle s’en est jouée, en un fatal déni du réel.
D’abord, l’inclusion : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité,

la décolonisation permettait de construire un système international unique.

Il le sera formellement, mais jamais concrètement. Telle est la première

faille : les États décolonisés obtiennent chacun un siège à l’Assemblée

générale des Nations unies, le droit international les reconnaît comme

souverains, mais il s’agit là d’une reconnaissance incomplète. Le politiste

Mattias Iser remarque fort à propos que toute reconnaissance est complexe

et comporte en réalité trois dimensions : juridique, politique et morale.

La première, la plus évidente, se trouve acquise par la proclamation

formelle de l’indépendance et l’admission au sein des Nations unies, même

si celle-ci n’a malgré tout pas été sans problème pour certains États, comme

la Mauritanie qui eut le plus grand mal à faire son entrée dans la Maison de
2
verre .

La deuxième, politique, va plus loin : il s’agit d’admettre, sur un pied

d’égalité, l’autre en tant qu’acteur politique interagissant sur toutes les

grandes questions internationales. Or, l’histoire n’a cessé de le montrer, on

peut reconnaître un État juridiquement sans l’accepter comme une force

politique à part entière. Ce travers intervient très tôt, dès les lendemains de

la décolonisation qu’il affadit d’emblée : l’indépendance reste alors plus

formelle que réelle, et les États nouvellement nés n’ont déjà plus tous les

atours de la souveraineté… Ils restent comme sous tutelle. On leur dénie de

facto le droit de gérer de manière vraiment indépendante leurs affaires

intérieures comme celui d’intervenir dans les disputes régionales ou de

s’insérer de plain-pied dans le système international. Voilà un trait durable

de l’échec de la décolonisation, que l’on retrouve, aujourd’hui encore, dans

la fameuse expression de « responsabilité particulière », utilisée à l’envi par

les gouvernements français successifs pour intervenir en Afrique, mais qui

marque aussi la différence autoproclamée entre États à vocation universelle

et ceux qui ne sauraient regarder au-delà de leurs frontières.

Iser distingue une troisième reconnaissance, cette fois de nature morale,

qu’il associe à l’estime. Celle-ci implique qu’un État, porteur de valeurs

propres, de son histoire et de sa culture, soit tenu pour aussi respectable


qu’un autre. Sa difficile mise en application nous renvoie au piège de

l’universalité, à l’idée persistante selon laquelle l’universel procéderait

d’abord de l’histoire européenne. On considère alors comme suspects tous

les traits qui n’appartiennent pas à cette tradition, quand on ne s’autorise

pas à les mettre en accusation : on refuse de les compter parmi les parties

prenantes du patrimoine mondial de la pensée ; leur culture est même tenue

pour douteuse, voire présentée comme dangereuse, prétotalitaire, parfois

violente. Ainsi la mettra-t-on sous surveillance, ou du moins

l’occidentalisera-t-on, à l’instar de ces « islams de France » qu’on réinvente

politiquement de manière récurrente, comme pour suggérer l’ardente

obligation de corriger ses origines extra-européennes.

Mattias Iser aurait pu adjoindre une quatrième reconnaissance qui eût été,

cette fois, d’extraction sociale, d’autant que cette autre variante est

apparentée au principe même d’inclusion supposant un minimum

d’intégration sociale mondiale, de sécurité humaine partagée. Qui dit

monde unique pense en effet à un monde potentiellement inégalitaire et

donc générateur de frustrations sociales et de violences, bien plus encore

que ne l’étaient les systèmes internationaux précédents, constitués d’États

dont le niveau de développement était comparable. Pis : le système qui se

met en place avec la décolonisation s’impose immédiatement comme le plus

inégalitaire jamais inventé, découvrant un enjeu fondamental et critique de

notre modernité internationale.

Un homme ou une femme vivant dans un des dix-huit pays les plus riches

de la planète dispose aujourd’hui d’un revenu moyen 33,5 fois supérieur à

celui ou celle qui vit dans un des trente pays les plus pauvres. On ne saurait

mieux dire que le système mondial contemporain a atteint un palier

d’inégalité insupportable, qui donne une dimension nouvelle et dramatique à

la reconnaissance de l’autre. Lorsque l’Europe a parachevé son


e
industrialisation, au XIX siècle, on considérait le contexte tellement

inégalitaire que les classes dirigeantes de l’époque crurent nécessaire

d’inventer des politiques sociales capables de donner un minimum de


stabilité à leur ordre. Pourtant, on estime l’indice de Gini de la France de

3
1890 à 0,46 , tandis que de nos jours il atteint 0,62 à l’échelle de la planète !

Dans un monde unifié, ce niveau d’inégalité sans précédent engendre toutes

les violences, parmi les pires, d’autant qu’il est désormais visible aux yeux

de tous et que les réactions qu’il provoque, individuelles et sociales,

demeurent incontrôlables…

La mondialisation présente, avec l’interdépendance, une deuxième

caractéristique, qui se met progressivement en place. La décolonisation était

censée promouvoir un régime de gouvernance globale qui l’aurait

authentifiée en rompant avec le vieux Concert des puissances. Or elle n’a

pas été accompagnée, pour cela, d’un remaniement suffisant des institutions

internationales. La Charte des Nations unies, à la rédaction de laquelle très

peu d’États du Sud ont participé, n’a été modifiée qu’à la marge. Et les

nouvelles institutions, qui auraient dû faciliter l’intégration des pays

nouvellement indépendants à la gestion du monde, ont été très rares : la

Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement

(CNUCED), en 1964, le Programme des Nations unies pour le

développement (PNUD), en 1966, font figure d’exception. Ils ont certes

marqué un réel progrès dans l’intégration du Sud, mais leur rôle est resté

limité : nous verrons qu’au lieu d’être les instances fonctionnelles de

cogestion des périls sociaux attendues, ils ont dû trouver leur chemin entre

un statut de forum et celui, à peine plus efficace, d’assistance urgentiste.

Troisième caractéristique de la mondialisation, la mobilité devait conduire

à régénérer l’ordre westphalien, à sortir d’une territorialisation extrême pour

tendre vers un ordre moins sédentaire. Là où la spatialisation régnait en

maître depuis des siècles, où la distance était une ressource politique

privilégiée, les progrès de la communication appelaient à concevoir un

espace mondial plus fluide qui aurait pu s’imposer comme le débouché

naturel de la fin des tutelles coloniales. Ce processus était appuyé par la

mondialisation croissante des imaginaires et par la volonté, désormais

banale, de découvrir ces terres, de mieux en mieux connues de tous, où

l’herbe semblait plus verte…


Or la décolonisation a peu à peu débouché sur un ordre inverse, marqué

par le temps des murs. Au sens figuré d’abord, comme l’évoque le

cartiérisme, prônant, à l’initiative du journaliste français Raymond Cartier,

que chacun reste chez soi et proclamant, au début des années 1960, que « la

Corrèze devait passer avant le Zambèze ». Au sens propre ensuite, avec la

matérialisation de véritables barrières qui dominent aujourd’hui le jeu

international. N’oublions pas que la première loi américaine, datant

d’avril 1924 et restreignant l’immigration, notamment asiatique, a suscité la

première grande crispation nationaliste qui ait affecté le Japon. À mesure

que les anciennes puissances dominantes répondaient par l’enfermement au

monde nouveau qui accomplissait sa décolonisation, le Sud réagissait

mécaniquement par une radicalisation lestée d’une orientation identitaire de

plus en plus agressive et probablement revancharde.

Toutes ces raisons expliquent que la décolonisation ait tourné à l’occasion

manquée. Au lieu de sanctionner un changement du sens donné à la

mondialité, au lieu de marquer le passage réel de l’international au mondial,

le grand événement fut géré a minima, au point d’accuser les failles

résultant de quatre siècles de dérives. Non seulement la nécessaire évolution

ne s’est pas produite, mais l’ère des indépendances est advenue dans un

contexte de dangereuse crispation du monde westphalien et de ses

institutions. Ultime effort pour conserver l’ordre ancien, au risque de

renforcer ses torsions et ses contradictions : le changement de paradigme n’a

pas eu lieu.

Variations contrôlées

Bien entendu, de fortes spécificités distinguaient les types de colonisation

propres à chaque puissance occidentale, comme les expériences réalisées

dans chaque empire. Reste que les similitudes sont pour l’essentiel très

fortes.

D’abord, dans la conduite de l’événement lui-même, dans la gestion des

indépendances, dans le statut concédé aux nouveaux membres, dans la


position qui leur est octroyée au sein du système resté westphalien. Il en va

de même des circonstances de la décolonisation, de l’omniprésence de la

violence, qui domine partout sur le plan symbolique et apparaît souvent sur

le plan matériel, aux Indes ou au Kénya pour le Royaume-Uni, en Indochine

ou en Algérie pour la France, en Angola ou au Mozambique pour le

Portugal, au Congo pour la Belgique.

Autre point commun : le caractère désastreux de l’immédiateté. La

décolonisation appartient au temps très court, relève même du moment, tout

en hypothéquant le temps très long, puisqu’elle est censée être porteuse de

ruptures. Or le système international gère mal ces dernières dès lors qu’elles

touchent à son identité globale. Jusqu’en 1945, l’Europe a toujours réussi à

dominer ses conquêtes sans devoir se transformer, à surmonter ses conflits à

travers des traités de paix capables de construire de manière consensuelle un

nouveau monde, à maîtriser ses productions institutionnelles. Cette fois, elle

n’a pas su faire face à la décolonisation : parce qu’elle ne l’a pas comprise et

n’a pas su gérer l’événement.

Encore que le choc ressenti n’ait pas été partout le même. L’Union

soviétique, puis, après guerre, le camp socialiste n’étaient pas directement

concernés par ce processus. La Russie avait eu l’habileté d’intégrer ses

colonies à l’Empire, donnant l’illusion qu’elle n’en avait pas. Et Lénine

avait eu l’intelligence de comprendre le parti qu’il pouvait tirer de ces

mouvements émancipateurs. L’attitude de Moscou a donc été plus proactive

que réactive, manipulatrice que défensive. Ainsi, par deux fois, l’URSS a-t-

elle dû inventer une posture face à un événement qui lui était extérieur.

La première fois, peu après la révolution d’Octobre, a pour cadre le

congrès de Bakou d’août 1920 : Lénine tranche de manière offensive en

faveur de l’alliance avec les peuples en quête d’émancipation, y compris

avec leur composante bourgeoise, et Grigori Zinoviev n’hésite pas à appeler

à une « guerre sainte anti-impérialiste ». Puis, au congrès des « travailleurs

d’Extrême-Orient » qui devait se tenir à Irkoutsk en décembre 1921,


l’Union soviétique se présente comme la protectrice du panasiatisme

naissant dans les esprits et essaie, avec difficulté, de drainer des délégués

d’Asie orientale, mais aussi du subcontinent indien.

Moscou entre ainsi, avec un succès inégal mais réel, dans le mouvement

d’émancipation qui s’annonce, d’autant que, dans le sillage de ces

conférences, une Association des peuples opprimés voit le jour, permettant

au Parti communiste soviétique de se profiler comme une des forces

dirigeantes des entreprises de libération. Le symbole a fait date : Staline

reçoit en grande pompe, à Moscou en 1926, Nehru père (Motilal) et fils

(Jawaharlal), scellant une amitié indo-soviétique qui durera jusqu’au

tournant libéral amorcé par Narasimha Rao au début des années 1990, et

même jusqu’à l’arrivée au pouvoir du Parti du peuple indien (BJP) en 2014.

Au-delà, si certains leaders nationalistes, dans une gestion précipitée de la

décolonisation, ont reproduit le modèle colonial, non sans un certain

sentiment de fierté, d’autres ont cru poursuivre leur engagement anti-

impérialiste en important des institutions d’apparence soviétique, à l’instar

de ce qui s’est imposé dans le Ghana de Kwame Nkrumah, la Guinée de

Sékou Touré, ou le Mali de Modibo Keita. Il en est allé de même dans

certains pays arabes, comme l’Égypte avec l’Union socialiste arabe, l’Irak et

la Syrie avec les partis Baas, voire la Jamahiriyya libyenne, discrètement

inspirée des utopies d’un pouvoir concédé aux soviets, non des ouvriers,

mais de « la population tout entière ». Le monopartisme qui en a résulté a

inévitablement contribué aux dérives autoritaires de ces régimes.

Le second moment offensif se situe en pleine période de décolonisation,

durant laquelle l’URSS se découvre un rival inattendu : les États-Unis, à

l’origine très hostiles aux vieilles pratiques coloniales. Dès les années 1930,

la puissance américaine avait mesuré combien elle profiterait d’une

dénonciation de l’entreprise coloniale. Elle ne possédait pratiquement pas

de colonies au sens propre du terme et pouvait donc jouer cette carte à bon

compte pour disqualifier ses rivaux européens. Du coup, Roosevelt et Staline

se trouvaient paradoxalement sur la même longueur d’onde. Sauf que

Washington a été très vite piégé par les circonstances de la décolonisation


qui l’ont amené à plus de retenue dans le soutien aux mouvements

émancipateurs, tandis que Moscou pouvait plus que jamais s’y inscrire

pleinement.

L’URSS n’a pas pour autant échappé à un effet boomerang, lié au

positionnement qu’il convenait d’accorder aux États nouvellement

indépendants. Dans l’esprit de Nikita Khrouchtchev, ceux-ci devaient

rejoindre le camp socialiste, par nature anti-impérialiste. Le Mouvement des

non-alignés n’avait dès lors que peu de sens à ses yeux, suscitant sa

méfiance et même son hostilité. Il alla jusqu’à insulter certains de ses

protagonistes. Le journaliste égyptien Mohamed Heikal (1923-2016)

rapporte que, lors de l’inauguration de la première tranche des travaux du

barrage d’Assouan, Monsieur K. demanda à Nasser de lui épargner la

présence du « bouc », désignant ainsi le général Abdel Salam Aref, alors

président de l’Irak, qu’il ne supportait pas tant il incarnait ce tiers-

4
mondisme en gestation .

Bizarrement, les États-Unis et l’Union soviétique se retrouvèrent pour

condamner la conférence de Bandung (1955) et le Mouvement des non-

alignés, eux qui, du temps de Roosevelt et de Staline, dénonçaient la

colonisation ! Ce double anathème fut assez fort et pesant pour

compromettre durablement la construction d’un système international

réellement intégré.

Un processus entravé par la violence coloniale,

les institutions postcoloniales et les libérateurs

eux-mêmes

Cet échec de la décolonisation ne relève pas pour autant uniquement d’un

phénomène systémique. Embûches et erreurs stratégiques précipitèrent le

processus dans des impasses profondes.

La première de ces difficultés dérive de la nature intrinsèquement

violente de la colonisation comme de la décolonisation. On peut même

parler d’une culture de la violence qui a accompagné tous ces processus, qui
en a été solidaire et qui occupe, aujourd’hui encore, l’essentiel de la

mémoire des peuples décolonisés. Elle continue à orienter les

comportements sociaux et la stratégie de nombre d’acteurs.

La deuxième tient aux ambiguïtés récurrentes d’une décolonisation qui

n’a jamais été franche : elle a produit quantité de procédures de rétro-

freinage au fur et à mesure qu’elle se développait.

La troisième est liée à la conduite des acteurs eux-mêmes, héros d’un

tiers monde en gestation, qui furent davantage des libérateurs que des

bâtisseurs d’État. Autant dire que leur rôle politique n’a jamais pu

s’accomplir totalement, surtout dès lors qu’ils durent gouverner.

La décolonisation a été violente, parce que la colonisation l’avait été

préalablement et au plus profond d’elle-même. On peut même parler d’une

réelle continuité qu’on pouvait difficilement rompre, malgré le souhait du

Mahatma Gandhi en son temps. Ce cycle de violence échappait à toute

discipline, tant il était inscrit dans la logique de la colonisation, dans ses

outrances constitutives, essentiellement dans la vision qu’elle donnait de

l’être humain. Il découle clairement de cette violence symbolique

fondatrice, celle d’un Jules Ferry appelant, dans un discours datant de

juillet 1885, à éduquer les « races inférieures », ouvrant la voie à une longue

histoire de hiérarchisation des peuples, restée inachevée, y compris de nos

jours. Mais elle se prolonge en violence physique, récurrente dans presque

tous les pays occupés.

De 1880 à 1920, l’Afrique équatoriale française a en particulier été

amputée du tiers de sa population, du fait de la mise en place

d’invraisemblables méthodes de production et d’exploitation, dont le

fameux « caoutchouc rouge », ainsi appelé de par le sang et les souffrances

qu’il a soutirés, est l’illustration la plus patente. Gardons en tête, également,

l’organisation d’un système de porteurs, épuisant pour les Africains qui en

étaient victimes, mais aussi pour leur famille, femmes et enfants pris en

otages afin d’empêcher les hommes d’échapper au travail forcé. Tout

comme la construction des 140 premiers kilomètres de la voie ferrée entre

Brazzaville et Pointe-Noire, aux lendemains de la Première Guerre


5
mondiale, qui a coûté quelque 17 000 vies africaines … La violence

coloniale résultait aussi d’une addition d’outrances individuelles, liées à

l’arbitraire de l’administrateur ou du simple colon. Faut-il rappeler l’épisode

tragique de ce repris de justice africain vivant en Oubangui-Chari, à qui on

avait placé un pétard dans l’anus pour le faire exploser le soir d’un

6
14 Juillet ?

Autant d’événements qui ne s’effacent pas, mais s’inscrivent, de manière

plus ou moins latente, dans la mémoire collective, encore vivace

aujourd’hui. Ils contribuent évidemment à l’essor des processus de remise

en cause de l’ordre colonial : on les retrouvera dans la trivialité des horreurs

des guerres de décolonisation qui ont été, on le sait, extraordinairement

violentes. Que l’on songe à l’Algérie, au Kénya et à la répression des Mau

Mau, au Cameroun, à l’Indochine et à tant d’exemples, hélas, de même

nature.

La violence coloniale a profondément marqué les sociétés concernées, et

persisté dans les mémoires longtemps après la décolonisation. Le cas

algérien le montre à l’envi : les horreurs de la conquête, de la colonisation et

de la guerre resurgissent, des décennies plus tard, dans les « années de

plomb », à partir de 1991. Cette violence est une construction sociale, qui se

loge dans l’inconscient individuel, pour se transmettre à travers les

générations. Elle a rendu d’autant plus délicate la construction du lien social

dont toute société civile a besoin pour se pérenniser. Si la formation de

celle-ci est si difficile dans les États postcoloniaux, c’est probablement parce

que cette violence y a déformé le regard porté sur l’autre. Pour reprendre

l’exemple algérien, des émeutes de Sétif et Guelma de mai 1945 à


er
l’insurrection du 1 novembre 1954, et de la guerre d’indépendance à la

guerre civile, l’enchaînement est quasi mécanique : il s’appuie sur le

souvenir, le ressentiment, l’humiliation et l’invention de pratiques sociales

inédites appelées à durer.

Le deuxième obstacle tient au constant dérapage des institutions

postcoloniales mises en place lors des indépendances. Les exemples ne

manquent pas en la matière. Prenons celui de la jeune armée du Congo-


Kinshasa. Elle resta dirigée, les premiers jours de l’officielle souveraineté,

par des officiers belges, ce qui nourrit la révolte parmi les soldats et

contribua à enclencher cette guerre civile de plus de soixante ans qui saigne

encore la République démocratique du Congo. La décolonisation a été plus

généralement neutralisée par l’instauration de relations de clientèle entre le

nouveau pouvoir et l’ancienne puissance coloniale : ainsi, en Afrique

francophone, avec la Communauté franco-africaine, puis dans ce que l’on a

appelé la Françafrique. Gravissime, cette entrave-là porte atteinte à la

reconnaissance politique et morale évoquée plus haut et limite l’édification

de la communauté politique souveraine qui aurait dû découler de la

généralisation du système westphalien.

Le troisième élément, probablement le plus important, tient à une

contradiction gigantesque, occultée dans la mémoire des peuples libérés

comme dans celle nourrie, de l’autre côté, par les historiens occidentaux.

Les acteurs de la décolonisation sont plus des libérateurs et des

émancipateurs que des bâtisseurs d’États. Il s’agit là d’une vieille histoire

qui pèse encore sur la plupart des pays du Sud, qui a profondément nui à la

construction d’un ordre politique nouveau et efficace, et qui a, en fin de

compte, contribué à régénérer les vieilles dominations et à forger le système

international postcolonial. Cette tradition qui mit la libération au-dessus de

la construction remonte aux origines du temps colonial et aux processus de

résistance entamés d’emblée.

Tournons-nous à ce propos vers cette page trop souvent marginalisée et

pourtant annonciatrice des processus contemporains. Et prenons, pour

l’illustrer, quelques grands héros de la résistance amorcée dans l’anonymat

e
du XIX siècle africain : Mamadou Lamine Dramé (~ 1840-1887), Hadj

Omar Tall (1794 ou 1797-1864) ou Samory Touré (1830-1900). Ces

hommes ne cherchaient évidemment pas à construire un État westphalien.

Ils n’entendaient même pas vraiment ressusciter les Empires africains


défunts. Ils animaient une révolte tout entière dirigée contre une double

domination : celle de la puissance coloniale et celle des chefferies locales

qui lui étaient alliées en jouant les supplétifs.

Mamadou Lamine Dramé lance au Sénégal une insurrection durant le

e
dernier quart du XIX siècle. Il se distingue très tôt par une éducation

coranique poussée et étudie l’islam avec zèle. Très jeune, il attire l’attention

de ses maîtres, au sein de l’école religieuse, par une parfaite connaissance

du Livre saint musulman. Auparavant, dans la même région, Hadj Omar Tall

avait déjà appris le Coran par cœur. Tous deux effectuèrent le pèlerinage à

La Mecque, et Tall s’arrêta même longuement à l’université Al-Azhar,

au Caire.

Contre-socialisation par l’islam

Leur profil comporte un paramètre durable qui se prolonge aujourd’hui :

la recherche d’une contre-socialisation dans l’islam, devenu, dans cette

ambiance coloniale, la seule façon de construire une altérité face au

dominant. Cette religion ne représente pas en soi un facteur de guerre, mais

un moyen d’exister hors du maillage colonial, hors de la tutelle de l’armée

d’occupation et de ses alliés des chefferies.

Bref, l’islam est saisi et réinventé comme un moyen de créer un espace

politique autonome. Ceux qui le font se positionnent en même temps contre

le pouvoir colonial et contre le régime des chefferies ; ils rassemblent toute

une population marginalisée que ni l’un ni l’autre de ces pouvoirs

n’intègrent réellement. Le processus était immanquablement amorcé dès

lors que l’entreprise coloniale ne pouvait pas – par définition – assurer la

fonction d’intégration sociale, là où le maillage musulman le réalisait

aisément. Cet espace de contre-socialisation conduisit progressivement ces

entrepreneurs à mobiliser la population contrôlée, à l’orienter de façon

militante contre l’ordre colonial et contre les embryons d’ordre politique

locaux. L’entreprise devient stratégique, elle apparaît déjà fonctionnelle et

rétributrice pour ceux qui la mènent.


Cet usage inventé du djihad distingue déjà Omar Tall comme Lamine

Dramé. On le retrouve presque à l’identique à notre époque, quand le

mouvement djihadiste contemporain se dresse autant contre les États issus

de l’indépendance que contre les puissances néocoloniales. Se manifeste, de

nos jours comme alors, la même méfiance vis-à-vis de tout pouvoir

politique constitué et excluant, la même critique de toute institution

dominée par la fibre coloniale, la même dénonciation d’une impossible

intégration sociale par les institutions existantes. Cette contre-socialisation

est d’autant plus violente qu’elle exprime cette tension explosive entre une

intégration humainement recherchée et une intégration institutionnellement

refusée.

Dans ces périodes fondatrices, apparaissent déjà des taliban (étudiants en

théologie), ainsi nommés, dès les premiers temps, pour désigner l’entourage

de Tall ou de Dramé. Et se manifeste déjà le cycle répressif que l’on connaît

aujourd’hui. Lorsque Dramé lance son attaque contre le fort de Bakel en

avril 1886, l’armée française, menée par le colonel Frey, riposte en

détruisant plus de cent villages aux alentours. Le cycle djihad /répression

inaugure ainsi une logique, non pas de construction d’un État, mais de

contestation permanente, de violence récurrente et d’une quête

d’émancipation qui n’aboutit jamais. Toutes ces caractéristiques demeurent,

presque intactes, aux différentes étapes du processus. Il ne se produit aucune

rupture dans cette continuité. Y compris dans la seconde moitié du

e
XX siècle, quand on entrera véritablement dans l’ère de la décolonisation

pensée…

Parmi les figures de libérateurs de cette nouvelle période, deux

pourraient, parmi tant d’autres, attirer l’attention : celle de Nnamdi Azikiwe

(1904-1996), premier président du Nigéria, et celle de Kwame Nkrumah

(1909-1972), premier président du Ghana.

Suivons l’itinéraire d’Azikiwe : son identité se construit entre sa référence

communautaire, que d’aucuns diraient ethnique, et sa référence

panafricaine. La nation, elle, reste significativement dans les limbes, et le

É
projet d’État futur encore davantage. Enfant, son père l’emmène au nord du

pays, mais le réexpédie vite au sud-est, en pays ibo, jugeant insupportable

que son fils ne soit pas élevé dans la langue propre à ses ancêtres. Au

collège de Calabar, il découvre des figures qui vont marquer sa carrière

politique comme celle de nombre de ses condisciples : le journaliste

jamaïcain Marcus Garvey (1887-1940) et l’historien noir-américain

W. E. B. Du Bois (1868-1963). L’homme s’initie ainsi au panafricanisme,

dans lequel il enracine une volonté d’émancipation beaucoup plus que de

construction stato-nationale.

Azikiwe, comme Nkrumah, part étudier aux États-Unis, où il découvre le

racisme anti-Noirs qui y sévissait. Le journalisme l’attire et il retrouve, dans

le journal afro-américain de Baltimore, les thématiques panafricanistes dont

il fait sa ligne de mire. De retour en Afrique, il s’installe, mais au Ghana, à

Accra, où il devient, à la fin des années 1930, éditorialiste du Morning Post.

Il cherche même, un moment, à devenir diplomate libérien. Autant dire que

son horizon ne se réduit pas à son pays officiel, le Nigéria : l’Afrique tout

entière constitue sa référence. Pour lui, le panafricanisme comporte une

double vertu qui prime sur tout le reste : celle de l’émancipation et celle

d’une totale égalité des droits dont il ne supporte pas que ses congénères

soient privés. Il ne s’agit pas tant de construire un État souverain, que de

donner aux Noirs – qu’il a vu vivre et souffrir chez lui comme aux États-

Unis – des droits égaux à ceux des Blancs.

L’histoire de Nkrumah est très comparable. L’homme se réfère aussi à

Garvey et à Du Bois. Il accueillit d’ailleurs ce dernier chez lui à Accra, en

1961, pour l’accompagner dans ses derniers jours, tout comme il hébergea

le Trinitréen George Padmore (1903-1959), autre figure du panafricanisme.

Le Congrès panafricain qui se tient à Manchester en 1945 – et auquel il

assiste en compagnie de ce dernier – le marque dans ses convictions. Il

prend alors la tête du WANS (West African National Secretariat) qui ne

parle que de décolonisation africaine. Dans son fameux livre emblématique,

Le Néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme, il explique que

l’indépendance – très proche – de son pays n’a de sens que si elle s’inscrit
dans un projet de libération totale de l’Afrique. Lorsqu’il devient le premier

Premier ministre noir, il convoque à Accra le Congrès des peuples africains,

qui réunit en 1958 tous les libérateurs du continent. Dans la Constitution

qu’il rédige pour le Ghana indépendant, il conçoit un article prévoyant un

abandon de souveraineté à mesure que se construira l’unité africaine. Il a

consacré sa vie à la lutte pour l’indépendance : pourtant, l’aliénation de la

souveraineté au profit d’un ensemble plus vaste lui paraît plus importante

que la conservation formelle de celle-ci !

Le concept est installé, qui renvoie à la certitude que construire des États

westphaliens sur les ruines de la colonisation risque de conduire à une

nouvelle mise sous tutelle impériale et néocoloniale. Pour un Nkrumah

comme pour un Julius Nyerere (1922-1999), un Modibo Keita (1915-1977),

un Sékou Touré (1922-1984) ou même un Azikiwe, l’édification d’États-

nations s’apparentait à un piège risquant de rétablir le joug colonial.

Parvenus au pouvoir, ces dirigeants vont poursuivre un rêve d’émancipation

qui ne s’arrêtera pas à la construction de leur État, laquelle ne les a jamais

véritablement motivés, en tout cas comme finalité.

Tel est l’un des éléments déterminants de ce tournant majeur du

e
XX siècle : l’utopie qui se crée derrière ces grands mouvements de

libération vise à rassembler beaucoup plus qu’à bâtir un État. D’où le

panafricanisme, le panasiatisme, le panislamisme et le panarabisme. Le

panafricanisme est le premier dans l’histoire : il apparaît dès la Conférence

panafricaine de Londres de 1900, organisée par des personnages

remarquables et pourtant presque oubliés. Qui se souvient des Haïtiens

Anténor Firmin (1850-1910) ou Bénito Sylvain (1868-1915) ?

Celui-ci, journaliste, avocat, diplomate, vient en France faire ses études

dans le très bourgeois collège Stanislas, pour préparer le concours de

l’École navale qu’il ne peut pas passer, faute d’être français. Sa frustration

ne l’empêche pas de fonder en Haïti une Alliance française. Son

militantisme ne le conduit pas pour autant vers les problématiques de la

souveraineté ou de l’indépendance – plutôt formelle – de sa patrie : il


l’oriente surtout vers la dénonciation de l’esclavage, du racisme, des

inégalités et vers la promotion d’un panafricanisme capable de faire

triompher ces causes. Il rend même hommage au Négus d’Éthiopie qui, à la

fameuse bataille d’Adoua, en 1896, a vaincu l’armée italienne, c’est-à-dire

une armée européenne.

La conférence de Londres, elle-même, ne se fixa d’ailleurs pas pour but la

création d’États en Afrique. Elle dénonça plus précisément l’esclavagisme,

le racisme et le colonialisme, auxquels elle opposa l’émancipation de

l’homme noir. Cette perspective inspira aussi le deuxième Congrès

panafricain tenu à Paris, en 1919, puis celui de Bruxelles, en 1923, qui

choisit pour objectif d’arracher la citoyenneté que les métropoles refusaient

aux Noirs : une utopie égalitaire plus qu’indépendantiste. À Paris, Blaise

Diagne (1872-1934), premier député africain à siéger au Palais Bourbon,

célébra même les vertus du colonialisme français comme mode

d’émancipation des Noirs ! Ce qui évidemment divisa profondément le

Congrès, suscitant l’ire passionnée de George Padmore…

L’injustice au quotidien nourrit les cœurs et les esprits bien plus que les

projets étatiques. Jeune infirmier brancardier mozambicain, le futur

président Samora Machel (1933-1986) découvre la brutalité de l’armée

portugaise confrontée aux manifestants de Mueda, en juillet 1960. Ce

spectacle sanglant en fait un militant, non pas encore de l’indépendance,

mais de la dénonciation de la répression. De même, la grève des dockers de

Pidjiguiti – la PIDE (Police internationale et de défense de l’État) portugaise

y fait cinquante morts – forge en 1959 la conscience d’Amílcar Cabral

(1924-1973) qui sera assassiné six mois avant l’indépendance de la Guinée-

Bissau. Bref, la révolte contre l’injustice l’emporte sur le projet

institutionnel.

Un nationalisme de combat plus que de projet

La contre-socialisation est à l’œuvre partout dans le monde. Le

panasiatisme est le deuxième à entrer en scène. Il se construit tant bien que


mal au fil d’une série d’événements qui ont lieu au Japon, pourtant pays

vainqueur de la Russie en 1905, comme il le fut également à l’issue de la

Première Guerre mondiale.

À Kobé, en novembre 1924, Sun Yat-sen prononce une conférence

intitulée « China and Japan : Natural Friends, Unnatural Enemies », dans

laquelle il présente le panasiatisme comme une façon de se rassembler face

à l’impérialisme occidental, trouvant un écho certain auprès d’Indiens,

d’Indonésiens, et de Japonais : on est encore très loin de la rivalité sino-

japonaise de la décennie suivante ! Une conférence « des peuples

asiatiques » est convoquée à Nagasaki en 1926, avec un succès, il est vrai,

mitigé, même si les délégations venaient de toute l’Asie orientale, jusqu’à

l’Inde, puisque le parti du Congrès y envoya Subhas Chandhra Bose (1897-

1945), militant indépendantiste reconnu qui se rapprocha de l’Allemagne

nazie par anglophobie militante. Dans son sillage, fut créée la Ligue des

peuples asiatiques. Surtout, l’idée grandit d’une identité asiatique faisant

désormais face à une Europe qui l’a toujours dominée et méprisée.

Cette utopie fut d’ailleurs durable. Elle marqua profondément la pensée

des Nehru, père et fils : le second, au printemps 1947, juste avant

l’indépendance de l’Inde, convoqua à Delhi la Conférence des relations

asiatiques pour exalter cette personnalité distincte de l’identité européenne.

On peut considérer que le président singapourien Lee Kuan Yew et le

Premier ministre malaisien Mahathir sont les héritiers lointains de ce

mouvement qui ne s’essouffla pas après les indépendances, bien au

contraire. Héros de l’indépendance de l’Inde, Nehru lui-même voulut

constituer, au sein des Nations unies, un groupe panasiatique pour marquer

la solidarité des nations du continent.

Le panislamisme précède le panarabisme. Sa première conférence se tient

au Caire en 1926, au moment même où se pose la question de la

reconstruction du califat aboli par Atatürk, au grand désespoir de bien des

musulmans. L’islam apparaît, une nouvelle fois, comme un lieu de contre-

socialisation. Structuré et organisé tant qu’il existait un calife, aussi formel

fût-il au cours des dernières décennies, il souffre évidemment de la fin de


cette grande institution multiséculaire. La conférence du Caire résulte de la

volonté de la rétablir et, au-delà, d’exprimer une identité musulmane.

D’autres suivent, d’abord à La Mecque (toujours en 1926), puis à Jérusalem

(en 1931). Comme par hasard, le mouvement des Frères musulmans

apparaît en 1928 dans le delta du Nil. Là encore, on observe une continuité

dans l’effort pour faire vivre, non un projet étatique, mais un espace de

contre-socialisation à opposer à la domination occidentale, en l’occurrence

à l’échelle mondiale.

Le panarabisme est, d’un certain point de vue, l’héritier de ce

panislamisme. Il va dominer les lendemains du processus de décolonisation

du monde arabe. Porté par Gamal Abdel Nasser, il s’est vite confondu avec

l’utopie arabe de l’émancipation totale. Le président égyptien était tellement

marqué par ce projet, ou cette utopie, qu’il a demandé un jour à Fidel Castro

si l’on pouvait trouver dans le monde sud-américain l’équivalent du

7
panarabisme pour servir de vecteur au même projet émancipateur .

D’où le reformatage du monde arabe à travers la création de la

République arabe unie (RAU) en 1958, puis les différentes tentatives de

fusion qu’on aurait tort de juger anecdotiques, comme on l’a souvent fait en

Occident. On n’a alors cessé de tenter de s’écarter de la géométrie

westphalienne de l’État-nation. Mouammar Kadhafi a rêvé successivement

d’une fusion avec l’Égypte de Nasser, puis avec la Syrie de Hafez el-Assad,

avec la Tunisie de Bourguiba… Cette stratégie du leader libyen traduit son

incompréhension profonde, peut-être son mépris pour l’État-nation de

facture européenne. À défaut de dissoudre l’État hérité de la monarchie

Senoussi dans un ensemble panarabe, il le transforma en Jamahiriya,

concept inédit, en cherchant un nouveau moule dans lequel l’État ne serait

plus une réalité focale, mais un modèle à dépasser.

Ainsi se constitue peu à peu un imaginaire un peu étrange, difficile à

réduire aux catégories classiques de la science politique occidentale, mais

suffisamment fort pour soustraire le processus de décolonisation à la

construction mécanique de l’État-nation, considéré jusque-là comme sa

finalité naturelle. Cet imaginaire semble à première vue reposer sur une
apologie du nationalisme. On prête à Nasser l’idée qu’après la

décolonisation, il ne resterait plus que deux modèles : le nationalisme et le

communisme qu’il faudrait à son tour vaincre à cause de son matérialisme et

de l’échec que constitue le modèle soviétique. S’agit-il d’un « nationalisme

du tiers monde », produit inédit et régénérateur ? La réalité se révèle

beaucoup plus complexe : on est en fait en présence d’un nationalisme de

combat plus que de projet. L’obsession de dépasser un ordre injuste a

socialisé tous ces leaders sans pour autant qu’ils s’identifient à la géographie

d’une nation. Cette spécificité oppose les nationalismes du Sud à ceux du

Nord.

Nasser lui-même raconte combien il a été marqué par la commémoration

de la déclaration Balfour chaque 2 décembre de sa jeunesse. Pour sa part,

Hassan al-Banna (1906-1949), le fondateur des Frères musulmans, évoque

une enfance imprégnée, à Ismaïlia, du spectacle de la toute-puissance des

administrateurs et des ingénieurs de la Compagnie du canal de Suez. Bref,

l’observation quotidienne de l’injustice coloniale alimentait le nationalisme

de l’époque. Lequel se caractérisait par la volonté de rechercher activement

un contre-modèle, non pas dans une nation westphalienne, incomprise en

terre africaine, arabe ou asiatique, mais dans des formes de regroupement

inspirées d’un passé précolonial que l’on entendait ressusciter. D’où le rôle

de l’islam en Afrique et au Moyen-Orient, de l’âme asiatique avec ses

traditions multiséculaires, voire multimillénaires en Orient, en Inde comme

en Chine et au Japon.

Ce nationalisme conteste, certes, l’ordre colonial, mais aussi la

collaboration avec celui-ci. Pour Hadj Omar Tall ou Lamine Dramé, on l’a

vu, la chefferie compromise dans la collaboration constitue une cible égale à

la colonisation elle-même. Chez un Nasser profondément humilié par la

réalité de l’Égypte khédivale, aux ordres du tuteur britannique, la haine de

l’État collaborateur représente une composante essentielle du nationalisme.

Et, aujourd’hui encore, elle motive souvent les entrepreneurs de violence,

souvent plus sévères envers les États jugés collaborateurs de l’Occident au


sein du monde arabe que vis-à-vis de l’Occident lui-même, comme on le

voit en Arabie saoudite, en Égypte, en Jordanie ou bien en Algérie, en

Tunisie et au Maroc.

Cependant, à partir de ces utopies émancipatrices guidées, faute de

substituts politiques, par des référents plus religieux et ethniques que

réellement institutionnels, l’État qui se met en place relève d’un fragile

bricolage. C’est la troisième raison de l’échec de la décolonisation.

L’échec de l’« État importé »

Bien sûr, il fallait un État, sans lequel l’indépendance n’aurait eu aucun

sens. Mais la reconnaissance politique, condition d’entrée dans le système

international, s’incarnait nécessairement dans une parfaite imitation du

modèle occidental. Telle fut la grande contradiction institutionnelle de la

décolonisation : on s’émancipe d’un ordre colonial, mais, pour acter cette

émancipation, on copie l’État du colonisateur. Et on le fait sans conviction,

sans histoire, sans légitimité. D’où le drame persistant des sociétés du Sud.

Le plus cruel tient au paradoxe qui privait les libérateurs de tout choix :

comment inventer en quelques années un système inédit là où l’Europe avait

eu besoin de plusieurs siècles pour parachever le sien ? Cet exercice de

copie se fondait, en outre, sur l’illusion qu’en imitant le plus fort, on

deviendrait soi-même puissant ; qu’en s’inspirant du respectable on le

deviendrait soi-même davantage ; qu’en ressemblant au colonisateur, on

se… décoloniserait ! Cette erreur, tous les premiers présidents africains

l’ont commise. Et pour cause : ils avaient presque tous siégé au Parlement

français, notamment grâce à la loi-cadre Defferre, réformant, en 1956, le

statut des colonies, comme l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, le Sénégalais

Léopold Sédar Senghor, le Malgache Philibert Tsiranana, le Camerounais

Ahmadou Ahidjo, le Gabonais Léon Mba, le Nigérien Hamani Diori, ainsi

que Modibo Keita au Mali, Hubert Maga et Sourou Migan Apithy au

Dahomey, etc.
Cette imitation va évidemment devenir perverse : plus on imitera, moins

on sera efficace, et plus on dépendra de l’ancienne puissance coloniale.

Trois défis suffisent à mesurer l’ampleur du problème.

D’abord, celui de l’identité que chaque État-nation westphalien a jadis

construite au fil du temps. Là, il s’agit au contraire d’une identité prescrite

par la géométrie coloniale, au sein de frontières absurdes, parfois négociées

sur le tapis de la conférence de Berlin (1884-1885) : la tâche était lourde,

presque impossible, d’inventer dans l’instant, ex nihilo, une communauté

politique niée par les chefferies traditionnelles et divisées de tout temps par

le colonisateur afin de mieux régner. C’est le cas de l’Afrique comme du

Moyen-Orient avec le partage, par le Royaume-Uni et la France, d’un

Empire ottoman agonisant aux lendemains du premier conflit mondial.

Le deuxième défi était de nature institutionnelle : il fallait sans délai

pourvoir les nouveaux États d’une Constitution et d’institutions. Or ces

dernières étaient le plus souvent inspirées par des professeurs de droit

constitutionnel européens, qui bridaient ainsi le souffle revendiqué par les

émancipateurs.

Troisième gageure : le modèle westphalien exige une société civile

pourvue de fortes solidarités horizontales, alors qu’en l’occurrence toute

l’histoire coloniale avait inventé et reproduit des liens verticaux

d’allégeance, nourris de clientélisme de tous ordres.

D’où deux blocages majeurs.

En premier lieu, une très faible légitimité des institutions mises en place à

la hâte, entretenant une impression d’aliénation politique, les populations se

sentant étrangères aux pouvoirs censés les gouverner : il en dérivait

évidemment une distance critique entre les espaces sociaux et l’État lui-

même.

En second lieu, une improbabilité de produire de réelles politiques

publiques, otages perpétuelles d’institutions incapables de pénétrer au sein

de sociétés repliées et continuant à vivre en développant des liens de

clientèle hostiles à toute innovation. Isolés, les hommes au pouvoir ont

logiquement transformé les institutions nationales en instruments de

É
reproduction de leur mainmise sur le pays. Ainsi apparaît l’« État importé »,

dont les maîtres, coupés de leur société, n’ont d’autre choix que de

s’extravertir, de renforcer leur dépendance vis-à-vis de l’ancienne

métropole. Son échec a donc favorisé la « reclientélisation » des dirigeants

politiques africains à l’échelle mondiale. Ainsi commence la longue histoire

de la « Françafrique »…

Une autre conséquence s’est révélée tragique. N’ayant que peu de prise

sur leur société, ces États ont cultivé un autoritarisme banalisant l’effroi.

Paradoxal et révélateur est, à cet égard, le cas de Sékou Touré. Ce grand

émancipateur de l’Afrique, chantre de la liberté et pourfendeur de

l’oppression coloniale, enterré aujourd’hui aux côtés de Samory Touré, en

vint à gouverner son pays de manière tyrannique, son exercice du pouvoir se

soldant par quelque 50 000 morts, disparus dans les cachots du camp Boiro

ou pendus sous le fameux pont enjambant l’unique autoroute qui traverse la

capitale, Conakry, et tristement rebaptisé ensuite « pont des Pendus ».

Mais cet échec de l’« État importé » a aussi transformé la contestation en

acte politique qui l’emporte désormais sur l’acte de gouvernement lui-

même. A fortiori dans le monde musulman, où un certain usage de l’islam

permet de présenter l’opposition au pouvoir impie comme plus légitime que

l’exercice de celui-ci : le mouvement des Frères musulmans a pris appui sur

cette vision, en faisant du djihad contre le tyran une source privilégiée de

mobilisation. D’où la chronologie des révoltes sanglantes des États arabes,

mais aussi africains et asiatiques.

Conformément à cette grammaire politique, Mao Zedong s’est davantage

accompli dans la contestation que dans l’invention d’un État qui reste,

institutionnellement, un pâle compromis entre la vieille tradition impériale

et un modèle monopartisan emprunté à l’Union soviétique. De ce point de

vue, la révolution culturelle (1966-1976) représente une période

exceptionnelle, où la manipulation de la contestation assure une

rémunération politique bien supérieure à l’exercice institutionnel du


pouvoir, et consacre en l’espèce la revanche de Mao sur Zhou Enlai,

autrement dit celle de la révolution sur le mandarin. Dans ce tableau au

moins, la Chine est profondément du Sud.

1. Jean BODIN, Les Six Livres de la République, Arthème Fayard, Paris, 1986 [1576].

2. Mattias ISER, « Recognition between states ? », in Christopher DAASE, Caroline FEHL, Anna

GEIS et Georgios KOLLIARAKIS (dir.), Recognition in International Relations. Rethinking a Political

Concept in a Global Context, Palgrave, Londres, 2015, p. 36 et suiv.

3. L’indice de Gini calcule l’inégalité propre à un ensemble donné. S’il est de 1, il signifie qu’une

seule personne concentre toutes les richesses. S’il est de 0, les richesses sont réparties entre tous de

manière absolument égale. Voir Christian MORRISSON et Wayne W. SNYDER, « Les inégalités de
e o
revenus en France du début du XVIII siècle à 1985 », Revue économique, vol. 51, n 1, 2000, p. 119-

154.

4. Mohamed Hassanein HEIKAL, Nasser. Les documents du Caire, J’ai lu, Paris, 1973

[Flammarion, Paris, 1972], p. 140.

5. Voir Yanis THOMAS, « La razzia coloniale », in Centrafrique : un destin volé. Histoire d’une

domination française, Agone, Marseille, 2016.

6. Ibid., p. 19-20.

7. Mohamed Hassanein HEIKAL, Nasser, op. cit., p. 263.


2.

Comment le vieux monde résiste au nouveau

Les nouveaux États font une fausse entrée dans le système international.

Ces ambiguïtés de départ, qui vont peser très lourd dans les décennies

suivantes, hypothèquent aujourd’hui encore l’ordre mondial. On ne peut

évidemment pas dire que le système international soit resté insensible à

l’arrivée massive de ces nouvelles composantes : il s’est quelque peu adapté,

mais il s’est surtout bloqué. Hélas, l’histoire de ces blocages a souvent été

négligée : les conditions d’entrée de nouveaux venus sur la scène

internationale ont rarement retenu l’attention des analystes, tant l’événement

est rare, surtout à cette échelle, quand on pense que le nombre d’États

adhérant aux Nations unies a triplé en quarante ans, passant de 60 en 1950 à

179 en 1992 ; elle n’a guère davantage capté celle des acteurs déjà installés,

qui préféraient miser sur une continuité, plus confortable et pourtant

impossible. Cet échec de la transition d’un monde à un autre est une vraie

variable explicative : il introduit aux impasses contemporaines.

On a qualifié l’équilibre étrange, apparu dans les années 1960, de

« postcolonial ». La réalité se révèle différente. Le système qui naît avec les

indépendances n’est pas simple, à la fois prolongement de l’ordre colonial et

rupture mal assumée avec lui. Il paraît profondément asymétrique, et donc

non westphalien puisqu’il ne respecte pas l’égalité entre États et se construit

même sur sa négation. Il est conçu par et pour les dominants, car il

reconduit, sous des formes parfois consolidées mais souvent fragiles, les

vieilles hégémonies.

Il s’agit aussi d’un système déstabilisé, inefficace, probablement

incapable d’aller jusqu’au bout de ses fonctions, même s’il a permis une

meilleure prise en compte d’aspects essentiels du développement. Hybride,

É
il souffre, comme aurait dit Émile Durkheim, de « pathologies fortes ».

D’où des éléments novateurs qui, à terme, amènent, de manière inattendue

et parfois peu visible, à un ordre international de facto renouvelé, chez les

dominants d’hier comme chez les dominés d’aujourd’hui.

La tension internationale qui dérive de cette maldonne s’exprime sur trois

fronts.

D’abord, à travers la volonté des acteurs du système bipolaire de ne rien

concéder à l’apparition de forces nouvelles, d’agents inconnus jusque-là,

d’idéologies inédites : les pays récemment décolonisés deviennent en

quelque sorte les otages des deux Grands, mais leur réticence à s’aligner sur

l’un ou l’autre ouvre déjà les premières lézardes dans la bipolarité Est-

Ouest.

Apparaît ensuite la résistance des institutions internationales, qui

éprouvent le plus grand mal à s’adapter à l’apparition de ces nouveaux

venus, pourtant désormais majoritaires en leur sein.

On observe enfin la conversion nécessairement rapide, mais très

périlleuse, des modes de domination que les vieilles puissances

reproduisaient de siècle en siècle depuis l’avènement des États à la

Renaissance : les formes nouvelles qui vont surtout s’exercer face au Sud et

contre lui se révéleront très vite bancales, car ceux qui résistaient ne leur

opposèrent pas, tant s’en faut, les mêmes ressources de puissance dont ils

étaient évidemment privés. De là surgit peu à peu ce nouveau mode de

conflictualité qui va progressivement révolutionner le système international.

L’insertion des « intrus »

Dans le système bipolaire, l’insertion des « intrus » constitue sans doute

la grande surprise des temps qui suivent immédiatement la décolonisation.

D’un point de vue purement logique, on pouvait s’attendre à ce que la

bipolarité, née une quinzaine d’années auparavant, s’adaptât simplement

aux données nouvelles. Les facteurs favorables à cet ajustement ne

manquaient pas, car les grands leaders du tiers monde qui s’affirmaient alors
n’avaient pas de préjugés majeurs à l’égard des deux Grands : l’URSS leur

apparaissait comme le parrain de nombreux mouvements de libération, et

les États-Unis n’avaient pas encore une mauvaise image.

Pour Gamal Abdel Nasser, par exemple, le véritable ennemi, c’était

Londres et non Washington qui critiquait plus ou moins discrètement

l’entreprise coloniale. La Central Intelligence Agency aurait même, semble-

t-il, prêté main-forte aux Officiers libres en les aidant à renverser, en 1952,

le roi Farouk d’Égypte : l’opération, pilotée par Kermit Roosevelt, petit-fils

du président Theodore Roosevelt, avait été baptisée, avec une incroyable

1
élégance, « FF », soit « Fat Fucker » . Le raïs, averti de ces nobles

intentions, ne manqua d’ailleurs pas de se tourner régulièrement vers

l’administration républicaine américaine pour lui réclamer des armes.

Ses échanges avec le président Dwight Eisenhower furent presque aussi

chaleureux que ceux que Sékou Touré chercha de son côté à promouvoir.

Car le président guinéen, leader radical de l’émancipation du Sud, a lui

aussi une approche très positive d’Eisenhower et de ses propos sur la

colonisation. Il qualifie même John Fitzgerald Kennedy de « véritable ami »

et se rend en visite officielle aux États-Unis, en 1962, pour saluer ce climat

d’entente entre les deux pays. Alors qu’il était au plus mal, au stade de

l’agonie, il choisit d’être transféré dans un hôpital américain, à Cleveland,

où il mourut en 1984.

Mais revenons à Nasser. Le dirigeant égyptien récuse l’idée de

« s’aligner », de choisir entre Washington et Moscou : il refuse de s’allier à

l’un des deux Grands contre l’autre. Lorsque le secrétaire d’État John Foster

Dulles le presse de rejoindre le pacte antisoviétique qu’il met sur pied au

Proche-Orient, il répond que l’Union soviétique se trouve à 7 500

kilomètres de l’Égypte et qu’il n’a donc aucune raison de s’opposer à elle.

L’essentiel est dit : s’ils ne sont hostiles à aucune superpuissance, les

nouveaux États se montrent fortement réticents à la notion de « camp » et a

fortiori à ce qui deviendra la théorie du « campisme ». Au fond, leurs


dirigeants entendent déjà transformer le système international et sortir de la

logique de polarisation pour appliquer leur propre conception de la nation et

du nationalisme.

De leur côté, les deux Grands semblent n’avoir jamais pris la mesure de

ce qui se passait au Sud. Cette méconnaissance est doublement

significative : l’histoire ne les avait jamais exposés au poids des voix venues

d’un autre monde. Le long malentendu qui se forme tient à la volonté

d’étendre de force une bipolarité qui ne recouvrait déjà plus l’intégralité de

la planète. Cette dissonance va jouer par érosions successives, conduisant le

jeu international à muter en profondeur, selon un mode inédit qui n’est

même pas réellement perçu par les puissances du Nord. Dans l’esprit de

Staline et surtout de ses successeurs, en particulier Khrouchtchev, le Sud qui

s’émancipe a vocation à se fondre dans le camp anti-impérialiste : Bandung

n’aurait rien de progressiste. Pour un Foster Dulles, plus en pointe sur ce

sujet qu’Eisenhower ne le fut, les pays nouvellement émancipés ne peuvent

que rejoindre le « camp de la liberté » afin de confirmer ce que les

indépendances leur ont formellement apporté. Chacun est prisonnier de son

propre messianisme : l’hégémonie rend sourd et aveugle…

Dès le départ, le Sud sait instrumentaliser ce hiatus, en jouer et en tirer le

maximum de bénéfices. D’abord en reconstruisant ses propres institutions,

en usant de référents empruntés au camp occidental – autour d’une

idéologie nationale souvent anti-collectiviste – ou en se parant au contraire

des vieux habits du socialisme et même du soviétisme, moyen hypocrite

mais commode de glaner à bon prix quelque assistance. Ainsi voit-on les

partis embryonnaires en passe d’éclore au Sud choisir des étiquettes

comportant toutes les combinaisons possibles des mots « socialisme »,

« peuple » ou « démocratie ». La manipulation ira beaucoup plus loin que le

simple jeu des symboles.

En Angola, à mesure que la mobilisation s’opérait contre l’occupation

portugaise, le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA)

apprit à gauchir son discours afin de bénéficier du soutien de l’URSS et du

camp soviétique. La démarche était purement tactique, même si les vieilles


puissances se laissèrent prendre au jeu : certes, le fondateur du mouvement,

Mário de Andrade (1893-1945), avait aussi créé un Parti communiste

angolais, mais dont la signification était restée idéologiquement assez floue.

Son successeur, Augustinho Neto (1922-1979), et lui-même se retrouvaient

surtout, comme bien des libérateurs africains, dans les idéaux

panafricanistes et, en ce qui les concernait plus particulièrement, dans

l’amour de la poésie.

Ce qui n’empêcha pas la tactique de remporter un franc succès : non

seulement des conseillers soviétiques arrivèrent en nombre, mais des soldats

cubains – ils étaient 36 000 en 1975 – participèrent également aux combats,

laissant d’ailleurs derrière eux de nombreux morts, ainsi que, on le sait

moins, des militaires nord-coréens et un mélange révélateur de techniciens

venus d’Europe de l’Est (Tchécoslovaquie, Hongrie, République

démocratique allemande [RDA]) et de pays du Sud progressistes comme

l’Algérie ou la Tanzanie.

Cette alliance ne dispensait pourtant pas le mouvement d’entretenir

depuis toujours d’excellentes relations avec les compagnies pétrolières

américaines. Dès que le MPLA accéda au pouvoir, à la faveur de

l’indépendance (le 11 novembre 1975), Chevron en fut parmi les principaux

bénéficiaires, et les rapprochements avec l’Ouest furent vite spectaculaires :

il n’était pas question d’alignement idéologique, seulement d’adaptations

utilitaires, dont la réalité affaiblissait déjà la sacro-sainte bipolarité. Suivant

la même démarche, l’Union nationale pour l’indépendance totale de

l’Angola (UNITA) trouva, de son côté, d’autres parrains, à l’Est avec la

Chine, et du côté des États-Unis comme de l’Afrique du Sud de l’apartheid.

Cette stratégie s’était déjà imposée ailleurs. Dès les années 1950, le

Pakistan avait par exemple quêté le soutien de Pékin comme de Washington

face à l’Inde qui s’était elle-même tournée vers Moscou. Ce n’étaient que

des associations, là où les vieilles puissances croyaient voir des alliances


2
tissées de convictions… Des symmachies, comme le dirait Thucydide , loin

É
des intégrations campistes : le processus est vivace et les États-Unis ne

comprennent toujours pas aujourd’hui pourquoi le Pakistan appuie

discrètement les talibans tout en se réclamant de Washington…

L’erreur fut aussi de croire trop vite que se constituait un jeu de

« clientélisation » réinventant purement et simplement la domination

mécanique des vieilles puissances. La réalité était là aussi plus complexe,

car le « client » avait désormais les moyens d’exercer d’efficaces pressions,

peut-être même de faire peser un discret chantage sur son « patron », le

menaçant de le quitter ou de franchir la ligne : ainsi la Somalie, lâchée par

Moscou, se réfugia-t-elle dans le camp de Washington, comme l’Égypte

d’Anouar el-Sadate après 1973, qui prit le même chemin, mais de façon

proactive, ou, dans l’autre sens, le Mali de Modibo Keita, ou le Congo

d’Alphonse Massamba-Debat (1921-1977), qu’Ernesto « Che » Guevara

visita à Brazzaville en 1965 afin de célébrer la rupture de ses relations

diplomatiques avec Washington. C’est dire que les acteurs dominant le

système bipolaire restaient campés sur leur vision du monde traditionnelle,

tandis que les dirigeants du Sud entendaient en jouer, à défaut de pouvoir

l’anéantir. Le nouveau système n’élargissait nullement au monde les règles

rigides de la bipolarité Est-Ouest. Autre chose se formait.

Cette curieuse partie se trouve au centre des transformations qui ont

marqué la diplomatie des nouveaux pays du Sud. Celles-ci s’effectuèrent en

deux étapes qui ne se ressemblaient qu’en apparence : la première, celle de

Bandung, en avril 1955, et la seconde, inaugurée en 1961 avec la création du

Mouvement des non-alignés (MNA). Bandung se voulait le « rassemblement

des peuples opprimés », formule déjà brevetée, avec la conviction qu’une

trop forte individualisation des États indépendants depuis peu réduirait leurs

capacités et leurs marges de manœuvre. Bref, la conférence manifestait la

volonté de célébrer et de matérialiser la solidarité afro-asiatique, fusion

entre ces deux moteurs de l’émancipation, déjà connus et répertoriés à

travers la description du panasiatisme et du panislamisme.

Dans le communiqué final, les têtes de chapitre désignaient d’abord la

coopération économique, puis culturelle, puis politique. Cette dernière, plus


offensive, reste insuffisamment mûre pour encadrer un troisième monde :

elle se contente d’appeler au dépassement des dépendances, à la réforme du

Conseil de sécurité, au désarmement, à la réaffirmation des souverainetés, à

la non-ingérence et à la méfiance envers tout pacte de défense, tant on

pressentait, comme nous l’avons déjà noté chez Nasser, que de tels accords

camouflaient une volonté d’aligner leurs signataires sur un camp contre

l’autre. Un peu comme les grandes conférences panafricaines, Bandung

rassemblait des libérateurs plus que des bâtisseurs. À côté des États, encore

peu nombreux, ayant accédé à l’indépendance, figuraient d’ailleurs quantité

de mouvements de libération, fêtés et encouragés. L’heure n’était toujours

pas à la construction, mais à la mobilisation, et la cause restait celle de

l’émancipation.

Avec l’apparition du MNA, en septembre 1961, et sa première conférence

constitutive, à Belgrade, un format nouveau venait à s’esquisser. La

puissance invitante était cette fois européenne, et pas n’importe laquelle : le

maréchal Josip Broz Tito s’était déjà distingué par son refus des blocs et son

hostilité à l’égard de toute forme d’allégeance à l’Union soviétique. La

Ligue des communistes de Yougoslavie, rappelons-le, avait été exclue du

Kominform, le Bureau européen des Partis communistes, en 1948. Il se

produisait donc un saut qualitatif : la conférence de Belgrade ne se situait

plus dans le prolongement des vieilles conférences panafricaines ou

panasiatiques, mais s’installait désormais dans le militantisme anticampiste,

avec le désir de s’affirmer comme une éventuelle troisième force.

Ce MNA, qui va croître de manière spectaculaire jusqu’au milieu des

années 1970, reflète bel et bien un échec : l’insertion manquée des nouveaux

États dans l’ordre international. Mais il représente en même temps le point

de départ d’une aventure nouvelle, non seulement en remettant en cause une

bipolarité rigide, mais plus encore en jetant les bases d’une nouvelle

grammaire, inaugurant une recomposition des principaux concepts

internationaux.
La résistance des organisations internationales

Le deuxième front paraît beaucoup plus rugueux, car il ne se cantonne

pas aux agencements souvent symboliques du système international, mais se

construit cette fois sur une véritable confrontation : entre des institutions

créées par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et des acteurs

nouveaux qui, dans leur immense majorité, n’ont pris part ni à la cérémonie

de baptême de l’ONU ni à l’élaboration de sa Charte. Ceux-ci vont

cependant réclamer avec une certaine impatience leur entrée dans ce cénacle

sans jamais réussir à s’y intégrer totalement.

Là, la faille est beaucoup plus profonde : derrière cette insertion qui ne se

fait pas, apparaissent des lézardes évidentes ébranlant gravement un ordre

international qui prouve son incapacité à s’adapter, suscitant impasses et

frustrations bientôt belligènes. À mesure qu’ils accèdent à l’indépendance,

les pays du Sud se montrent pourtant très favorables au multilatéralisme. Ils

le considèrent comme une double aubaine : l’appartenance au système

onusien vient formaliser leur nouvelle souveraineté ; et elle les met

juridiquement sur un pied d’égalité avec tous les autres, en particulier les

puissances et les superpuissances. Les petits États peuvent ainsi pleinement

exister, avec leurs symboles, leurs délégations et célébrer, avec les anciens,

la commune grand-messe de la session plénière annuelle.

Autant d’aspects favorables qui auraient pu permettre une reconstruction

de l’égalité souveraine. S’il n’en a pas été ainsi, c’est du fait de quatre

malencontres : la résistance des puissances en place, l’essor surprenant du

« clubisme » comme moyen pour les Grands de se retrouver entre eux, sans

les « parvenus » du Sud, l’étonnant contrôle social exercé sur les institutions

par les vieilles idéologies, et enfin la déviation de ces institutions vers une

pratique plus rhétorique et contestataire que réellement gouvernante.

La résistance apparaît très tôt et très fort. De toute évidence, les

puissances – en fait, la quasi-totalité des fondateurs – s’étaient entendues

pour n’ouvrir que formellement la porte aux nouveaux venus. On en prend

vite la mesure. En nombre limité à l’époque, les États indépendants depuis


peu portent la question de la décolonisation devant l’Assemblée générale,

notamment à propos du Maroc en 1951 et de la Tunisie l’année suivante. Au

départ, les puissants semblent divisés. Pour les raisons déjà évoquées,

Washington et Moscou soutiennent l’Inde et quelques pionniers des

indépendances acquises qui sont ainsi les premiers acteurs de cette

dénonciation. Très vite, les États-Unis quittent pourtant cette majorité

potentielle pour reconstituer un camp occidental imperméable aux

revendications de cette nature. Il en ira de même, les années suivantes, face

à d’autres résolutions prônant des réformes agraires audacieuses : on essaie

déjà de réorienter, mais en vain, l’agenda onusien vers des questions

économiques et sociales.

La véritable première bataille se livre, en 1954, sur la question du droit

des États à disposer d’une pleine souveraineté sur leurs ressources

naturelles : on voit poindre là une revendication majeure, qui se retrouvera

au cœur des négociations internationales au cours des décennies suivantes.

Vieille obsession au Sud, déjà portée par l’un des pères de l’islamisme

e
militant, Jamal al-Din al-Afghani, qui s’inquiétait, dès le XIX siècle, des

risques de contrôle des puissances occidentales sur les richesses du sous-


3
sol . Le thème n’a cessé de faire recette pour être encore aujourd’hui un

enjeu majeur de la recomposition du système international. Dès 1954, les

Américains jettent tout leur poids dans le débat, non seulement pour bloquer

les résolutions souverainistes, mais aussi pour proposer un texte cherchant à

diviser les pays du Sud, et notamment à rallier ceux de l’Amérique latine. Ils

l’emportent : le premier Sud commence, dans cette défaite, à se parer d’une

identité contestataire, faute d’être décisionnaire.

L’autre grande bataille porte sur le Conseil de sécurité et prend corps lors

de la session plénière de l’automne 1963 : son élargissement s’imposait,

puisque à l’époque de la rédaction de la Charte les États indépendants en

Afrique et en Asie restaient rares. Le Conseil comportait alors onze

membres, dont les cinq permanents : quatre sièges supplémentaires étaient

donc proposés, deux pour l’Asie et deux pour l’Afrique, répondant ainsi à
une revendication raisonnable. En Assemblée générale, la France et l’URSS

votent pourtant contre, tandis que les États-Unis et le Royaume-Uni

s’abstiennent. Il faudra un jeu diplomatique complexe pour que, finalement,

les membres permanents du Conseil ne fassent pas usage de leur droit de

veto : le Conseil s’élargissait timidement, dans la douleur…

À côté de ces blocages, apparaissent néanmoins des innovations

remarquables, notamment la création de plusieurs institutions qui semblent

faire écho aux énormes enjeux sociaux nés en même temps de la

décolonisation et d’une mondialisation qui se profile. Une crise alimentaire

grave provoque la création du Programme alimentaire mondial (PAM) en

1963. L’année suivante, la Conférence des Nations unies sur le commerce et

le développement (CNUCED) ouvre un cycle de conférences destinées à

faire de l’activation du commerce international un instrument de

développement. En 1965, voit le jour le Programme des Nations unies pour

le développement (PNUD), dont la carrière sera particulièrement riche.

Voilà des avancées majeures, à deux réserves près, cependant, et ô combien

significatives.

La première tient à l’inquiétante division du travail que l’on voit peu à

peu apparaître : tout se passe comme si on concédait les questions sociales

au Sud, pour mieux garantir au Nord le monopole en matière de sécurité

collective et, plus généralement, sur les questions politiques. Cette tension

était déjà apparue à travers la difficile réforme du Conseil de sécurité et

même, dès 1952, lors de la désignation du successeur du Norvégien Trygve

Lye au secrétariat général de l’organisation : les pays du Nord avaient

imposé la candidature du Suédois Dag Hammarskjöld, alors que les (rares)

pays du Sud déjà admis à l’Assemblée générale poussaient vigoureusement

celle d’une Indienne, d’un Philippin ou d’un Iranien, de manière à défendre

le caractère nécessairement universaliste de l’ONU à venir.

Les candidatures de Vijaya Pandit, la sœur de Jawaharlal Nehru, de

Carlos Pena Romulo et de Nasrollah Entezam furent ainsi repoussées au

profit du Suédois, qui ralliait l’Est et l’Ouest à un profil considéré comme

neutre, et affirmait, déjà, un Nord uni, au-delà de ses querelles, contre le


Sud. Pas question d’accepter un candidat nouveau, venu de contrées encore

marginales au sein du grand marché international : un tel profil aurait

cependant pu jouer utilement les médiateurs ; il aurait en tout cas consacré

une première entrée du Sud dans le nouveau système international, peut-être

le début d’un vrai changement qui ne viendra que neuf ans plus tard, avec

l’élection du Birman U Thant !

La seconde réserve tient à un contraste aussi saisissant que durable : ces

nouvelles institutions vont certes briller par certaines performances, mais se

voir aussi bridées dès lors qu’elles toucheront aux intérêts fondamentaux des

pays du Nord. Si bien qu’elles s’embourberont davantage dans la rhétorique

qu’elles ne déboucheront sur des choix et des décisions. Encore faut-il

distinguer, à l’intérieur même de l’espace de la délibération

socioéconomique quelque peu concédé aux pays du Sud, les institutions

amorçant une sorte d’action caritative du Nord et celles qui ont réellement

pour fonction de gérer l’ensemble de l’économie mondiale : le PNUD et le

PAM appartiennent à la première catégorie, la CNUCED à la seconde. Dès

1983, un diplomate américain condamna d’ailleurs sévèrement les

« dérives » de cette dernière, « dévorée par l’idéologie », comme s’il

convenait de la marginaliser pour éviter qu’elle ne menace l’« ordre

économique mondial » ; on entendra plus tard le même refrain à propos de

l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, les sciences et la culture

(UNESCO). On peut pourtant formuler l’hypothèse inverse et suggérer que

l’idéologie règne justement dès lors que la cogestion se révèle impossible !

Les puissances se replient : l’ère des « clubs »

et des groupes

La seconde tension relève du repli et de l’enfermement progressivement

repérables parmi les principales puissances. À mesure que le Sud contrôle la

majorité des membres du système onusien, on voit apparaître au Nord des

« clubs » réunissant les puissants qui, hors de portée des « manants »,

peuvent prendre librement les vraies décisions. On pourrait le dire de


l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE),

qui rassemble essentiellement les économies développées du Nord et

s’accapare le droit de gérer des dossiers aussi importants que, par exemple,

l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en 1995.

Le phénomène est plus remarquable encore quand, en 1975, naît le G6

(rassemblant l’Allemagne, les États-Unis, la France, l’Italie, le Japon et le

Royaume-Uni), qui va devenir bientôt le G7, en intégrant le Canada l’année

suivante : Valéry Giscard d’Estaing convoque le groupe pour la première

fois à Rambouillet, afin de discuter « informellement » des grandes

questions économiques et notamment monétaires, qui posent d’énormes

problèmes à l’époque. Ce club n’est alors qu’occidental : l’URSS en était

exclue ; la Russie l’intégra en 1997, mais en fut écartée en 2014, suite à sa

décision d’annexer la Crimée dans le feu du conflit ukrainien. C’étaient là

les prémices d’un repli oligarchique face à des institutions internationales

que des diplomates occidentaux distingués n’hésitèrent pas à qualifier de

« hall de gare » et à juger « ingérables ». La composition du G7 ignore

totalement le Sud, même quand il vient à se saisir des grandes questions

mondiales, au-delà de celles liées au seul marasme occidental.

Quand la création du G20 des chefs d’État, en 2008, permit enfin de

s’ouvrir à quelques émergents venus du Sud (un seul et unique, en ce qui

concerne l’Afrique), on prit soin de ne coopter, au-delà de ceux qui

s’imposaient comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, que les plus « sages », ou

jugés tels, à l’instar de l’Australie ou de l’Arabie saoudite. On ne tarda pas

non plus à reléguer la nouvelle formation au profit du vieux G7, bien plus
4
sûr . On pourrait en dire autant des institutions de Bretton Woods et de leurs

pratiques des quotas, qui donnent aux grandes puissances un droit de

blocage, dont le Sud pâtit inévitablement.

Il en est allé de même avec les « groupes de contact » constitués ad hoc

pour suivre de nombreux conflits, comme celui de l’ex-Yougoslavie auquel

fut consacré le premier de ces groupes, créé en avril 1994, puis ceux de

Somalie, du Soudan, du Liban ou encore de Libye, sans oublier celui, plus

restreint, baptisé « contact trilatéral », portant sur l’Ukraine. Jacques Chirac


en avait réclamé un sur l’Afghanistan qui fut créé bien plus tard, et

Emmanuel Macron un autre sur la Syrie, mort dans l’œuf. Il en fut de même

sur la question du nucléaire iranien et la constitution du « 5+1 » qui

déboucha sur des négociations et la conclusion du traité du 14 juillet 2015.

Ces groupes ont pour effet d’établir une distinction entre des États actifs,

qui jouissent du droit d’accéder à tous les dossiers internationaux, et les

États passifs, qui en sont privés. Ils permettent d’assurer un contrôle

permanent des vieilles puissances sur les dossiers sensibles, tout en en

écartant les États venus d’ailleurs, soigneusement filtrés et sélectionnés.

Ainsi celui constitué à Londres, en mars 2011, sur la Libye, se composait-il

essentiellement de puissances occidentales et de quelques-uns de leurs alliés

arabes.

On pourrait le dire enfin de l’armée d’experts qui animent – parfois

contrôlent – le système onusien et qui, pour les mieux placés d’entre eux,

sortent le plus souvent de Harvard ou du Massachusetts Institute of

Technology (MIT), à mille lieues des endroits de socialisation des

diplomates du Sud. Et si quelques-uns de ces derniers font exception, ils

appartiennent davantage au réseau des grandes universités américaines qu’à

5
leur propre pays et à leur propre histoire . Sans compter ceux, nombreux,

qui, au sein des institutions de Bretton Woods, sont directement issus du

Département du Trésor américain.

Valeurs d’un autre âge et décisions tièdes

La troisième source de tension se trouve dans les fondements

idéologiques du système institutionnel qui exercent à terme un fort contrôle


6
sur ses agents, jusqu’à les socialiser à des valeurs qui n’étaient pas les leurs .

Nul ne peut sérieusement tenir les institutions internationales, telles qu’elles

ont été conçues, telles qu’elles s’insèrent dans le jeu international, telles

qu’elles se reproduisent aussi, pour angéliquement neutres.

Elles sont nées dans l’ambiance de la victoire de 1945, à partir de valeurs

alors dominantes : soit celles de la puissance dans ses dimensions les plus
politiques, soit celles d’une économie libérale qui dominait à Bretton

Woods et dont les pays socialistes étaient exclus. Elles véhiculent un

système idéologique qui n’est pas nécessairement explicite, mais que l’on

retrouve toujours au détour de leur mode de fonctionnement.

L’aboutissement de cette pensée apparaît notamment dans le fameux

« consensus de Washington » élaboré en 1980 et qui encadra longtemps

l’économie mondiale, condamnant le Sud à une obéissance passive ou à une

imitation fiévreuse, à un alignement sur des règles qui se révélèrent à coups

d’ajustements structurels, de plans de restructuration, de privatisations, de

démantèlement des services publics, de suppression de subventions – autant

de facteurs de tension et de violence durables.

On ne peut pas imaginer que ces institutions se débarrassent de ces

vieilles valeurs qui furent à la base de leur construction. Impossible de

miser sur l’effacement décrété des idéologies reproduites par des experts

formés dans les meilleures universités américaines : la neutralité

économique et politique dans la gestion de ce système n’est même pas

sociologiquement concevable. Morten Bøås et Desmond Mc Neill, qui

relèvent d’un courant critique de l’étude des relations internationales,

considèrent même ce carcan idéologique comme une fatalité qui ne pourra

en aucune manière être levée et qui marque profondément les institutions

7
spécialisées dans les questions de développement . Autrement dit, cet ordre

qui nous vient du fond des âges européens aurait la capacité de se reproduire

à l’infini, avec des valeurs qu’aucun État du Sud n’a ratifiées et sur

lesquelles aucun n’a été consulté.

Le quatrième blocage résulte des trois premiers : de la résistance des

puissants, de leurs réflexes oligarchiques, du contrôle idéologique pesant

qu’ils exercent dérivent inévitablement des négociations inachevées, une

incapacité programmée de prendre des décisions fortes et volontaristes

visant à transformer, reconstruire le système international. Les institutions

qui gèrent ce dernier deviennent ainsi conservatrices de l’ordre ancien, et


garantissent de fait une marginalisation pérenne des pays du Sud : elles

« westphalianisent » l’ordre international, tout en « déwestphalianisant » le

Sud.

Dès lors, elles sont porteuses de deux fonctions auxquelles les pères

fondateurs ne s’attendaient probablement pas et qui ont plus d’une fois

désespéré certains secrétaires généraux de l’ONU, notamment Boutros

Boutros-Ghali et Kofi Annan. Elles servent, d’une part, à légitimer la

domination des plus puissants, comme autorisée par la délibération

formellement multilatérale, et rendent, d’autre part, leur ordre supportable

et acceptable, puisque ratifié par l’apparente communauté des nations. Ces

institutions, qui devaient assurer la cogouvernance du monde, viennent ainsi

alimenter un dangereux statu quo.

Autant dire que les décisions de rupture sont presque impossibles à

prendre, tandis que la rhétorique souvent gratuite et la reproduction des rites

l’emportent sur le fond. On comprend pourquoi les canoniques « photos de

famille » semblent plus importantes que la réalité des politiques arrêtées.

Les assemblées se perpétuent ainsi en forum, en lieu de confrontation

verbale, préférant les modes formels à la réelle cogestion de l’espace

mondial. On pourrait même pousser plus loin l’hypothèse, admettre que les

organisations non gouvernementales (ONG), qui s’affirment

progressivement à partir de 1945 et sont accréditées les unes après les autres

par le système onusien, viennent équilibrer les organisations

intergouvernementales (OIG), compenser ce que ces dernières ne peuvent

plus faire. Une terrible division du travail en découle : elle laisse aux unes la

gestion de l’urgence et aux autres le travail de conservation. Entre panser les

plaies et maintenir un ordre, il n’y a plus d’espace pour gérer l’essentiel,

c’est-à-dire transformer l’ordre international et l’adapter au contexte

nouveau. C’est là toute l’ambiguïté de l’« urgence humanitaire », qui

8
« complète » peu à peu l’apparent statisme des OIG .

Le bilan n’est pas pour autant entièrement négatif. À travers la rhétorique

qui se banalise, s’affirme et s’authentifie l’existence du Sud comme entité

propre et incontournable. Parce que le discours multilatéral ne peut, par

É
définition, que mettre en valeur l’interdépendance des États, même s’il ne la

traite pas au fond. Parce qu’il ne peut que désigner les pays du Sud, à travers

les statistiques du PNUD notamment, comme les grandes victimes de la

pérennisation de l’ordre international. Dans ce jeu étrange, le Sud s’affirme,

mais ne décide pas formellement : il prend corps et s’invente une existence

et une solidarité, pourtant peu évidente, vu ses disparités économiques. En

témoigne l’émergence d’un G77, qui réunit les États du Sud lors de la

première CNUCED en 1964, pour constituer un groupement durable qui

pèsera fortement sur l’avenir du système international. Cette équation, qui

donne aux États nouveaux une place centrale, contribue, souterrainement et

à pas lents, à la grande transformation, implicitement à l’œuvre au fil des

années. Faute de cogérer le monde, les pays d’Afrique, d’Amérique latine et

d’Asie affirment une existence qui n’est plus réductible à la grammaire des

puissants.

C’est probablement dans cet affichage mécanique que se trouvent les

fondements du MNA, rassemblant ces États dont le jeu international montre

de plus en plus la centralité sans être toutefois en mesure de prendre en

charge les besoins et les attentes. Son succès, même s’il s’estompe dès les

années 1970, s’explique comme celui d’un instrument d’affirmation

nouvelle, qui érode le système. Les régressions institutionnelles n’y changent

rien : dans la confection de l’agenda international, dans les champs de

bataille qui se profilent, le Sud l’emporte désormais face au Nord ; et les

pôles d’hier deviennent progressivement des périphéries. Avant même la

chute du Mur, ce nouvel équilibre dessine en filigrane un nouveau système

international.

De nouveaux modes scabreux de domination

postindépendances

On aurait pu s’attendre à ce que la marginalisation des puissances dans

l’agenda international suscitât des stratégies réactives et une volonté de

reconstruire les logiques hégémoniques. Or si le Nord a parfaitement


maîtrisé le jeu complexe de l’hégémonie au sein de son propre espace, il a

eu beaucoup plus de mal à l’exercer effectivement au Sud. L’enjeu était

pourtant considérable. D’une part, les puissances du Nord devaient garder la

main sur le système international. D’autre part, il leur fallait conserver leur

statut, « rester en première division » et barrer l’accès de celle-ci à certains

pays nouvellement indépendants, désireux de la rejoindre.

L’importance accordée au statut dans les relations internationales signale

déjà, en soi, que la puissance se défait, que son affichage symbolique a pris

le pas sur sa capacité réelle, que la nostalgie l’emporte sur la vision

d’avenir. Pour la France, le jeu devient même pathétique : il ne s’agit plus de

rester une puissance, mais, comme le disait le général de Gaulle, de

restaurer une « grandeur », sinon perdue, du moins érodée. Hégémonie,

statut, grandeur deviennent les points de mire de la réadaptation stratégique

des grandes puissances, qui devront exercer leurs talents, face non plus à

leurs égales, mais à beaucoup plus petit qu’elles. Stupéfiant paradoxe : il

leur sera beaucoup plus difficile d’exercer leur domination sur les petits

frères d’aujourd’hui que sur les grands cousins d’hier.

Cette curieuse histoire commence incontestablement dans les affres de

l’indépendance du Congo ex-belge. Dans la semaine qui suivit la

proclamation de celle-ci, le 30 juin 1960, des troubles apparaissent, liés à la

volonté du colonisateur de garder des avantages, notamment au sein de

l’armée, tandis que des sécessions, qu’il encourage, se déclenchent dans le

Kasaï et surtout au Katanga. Fidèle au credo que nous avons rappelé, Patrice

Émery Lumumba (1925-1961), Premier ministre en exercice, a pour

premier réflexe de faire appel aux Nations unies : celles-ci répondent en

envoyant quelque 20 000 agents, civils et militaires, dont beaucoup

proviennent de pays frères africains.

Mais, très vite, l’ONU semble paralysée, en réalité décidée à ne rien

faire : elle ne combat pas la dissidence katangaise et pousse ainsi Lumumba

à demander l’aide de Moscou, démarche qu’il n’envisageait pas à l’origine.

Quelques semaines plus tard, la même ONU soutient discrètement

l’éviction… de Lumumba et l’action entreprise par Mobutu Sese Seko pour


neutraliser le Premier ministre pourtant issu du vote démocratique. Plus

embarrassante encore apparaît cette lettre écrite par l’homme d’État déchu

pour se plaindre de ses conditions de détention auprès de Dag Hamarskjöld,

alors secrétaire général de l’organisation, qui, gêné, la transmet à son propre

secrétaire. On se souvient aussi des propos tenus par le représentant des

Nations unies au Congo, l’Américain Andrew Cordier, qui comparait

Nkrumah à Mussolini et Lumumba à Hitler.

En janvier 2014, les États-Unis de Barack Obama ont d’ailleurs reconnu

leur implication dans ce processus qui donna un nouveau sens à l’histoire de

l’après-décolonisation. Certes, le Congo – et principalement Lumumba,

assassiné le 17 janvier 1961 par des mercenaires belges – en est la première

victime. Mais cette tragédie montre que l’ONU rechigne à accompagner

pleinement et franchement les processus d’indépendance : les Occidentaux

hésitent à sauver la mise de ceux qui apparaissent comme les futurs leaders

d’un camp en passe de devenir majoritaire à l’Assemblée générale, ce qui

était de nature à les inquiéter. Pire : le rôle joué par l’ONU au Congo vient

délibérément installer l’Afrique nouvelle dans la position d’otage du conflit

Est-Ouest. Ce que Bandung craignait et que, quelques mois plus tard, la

conférence des non-alignés à Belgrade va dénoncer, prenait corps : la

logique « campiste » l’emportait sur la transformation nécessaire du

système. Le gel se révélait plus fort que les mutations.

Ce qui s’est passé au Congo s’est très vite généralisé à l’ensemble de

l’Afrique, à travers une forme nouvelle et vite banalisée de domination. Les

anciennes puissances coloniales tentent désormais de « clientéliser » les

nouveaux gouvernements, par l’intermédiaire du Commonwealth

britannique ou, plus directement, par le bilatéralisme asymétrique établi

entre l’ex-colonisateur et l’ancien colonisé. Ce que l’on a appelé, en France

à l’époque, les « accords de défense », liant la République, ancienne tutrice,

aux États nouvellement constitués illustre cette nouvelle tendance. On en

compte onze en 1960, presque autant que d’anciennes colonies. Frôlant le

cynisme, leur rhétorique très particulière les présente comme « mutuels »,

assurant donc une double obligation dont on appréciera la subtilité : la

É
France doit aider ces États lorsqu’ils sont en péril, ceux-ci s’engageant

réciproquement à venir en aide à la France si, par exemple, les troupes du

pacte de Varsovie l’envahissaient.

Se profilait ainsi un remarquable échange fonctionnel : la possibilité, pour

l’ancienne métropole, de garder un pied botté dans son ancienne colonie

contre la garantie, pour les nouveaux dirigeants, d’être doublement protégés

par une intervention française. Contre une émeute ou une révolution, mais

aussi contre leur propre armée qui, de toute façon, grâce à ces accords,

n’avait nul besoin d’être conséquente : les deux parties, le patron et le client,

gagnaient sur tous les plans. À cela s’ajoutaient, de façon remarquable, des

stipulations permettant à la France de garder un regard sur les sources

d’approvisionnement en matières premières, présentées comme incluses

dans les questions de défense : une histoire ouverte depuis déjà longtemps

se prolongeait par le truchement de nouvelles normes.

Depuis, la France est intervenue plus de cinquante fois en terre africaine,

ouvrant la voie à ce que l’on peut tenir pour des « interventions de la

première génération », distinctes de celles, plus sophistiquées, lancées après

la fin de la bipolarité Est-Ouest et que nous étudierons dans le chapitre 5.

Les gouvernements français successifs ont ainsi réagi aux premières

émeutes qui suivirent les indépendances, au Gabon, au Tchad ou en

Mauritanie. La France a également répondu à l’appel du président

sénégalais Léopold Sédar Senghor lorsque ce dernier s’est senti menacé par

son Premier ministre et rival Mamadou Dia, en 1962. Deux ans plus tard,

elle a rétabli dans ses fonctions le chef d’État gabonais Léon Mba. En 1965,

en Centrafrique, elle laisse Jean-Bedel Bokassa participer à un coup d’État

contre le premier président, son cousin David Dacko. Autoproclamé

empereur en 1977, Bokassa est cependant destitué près de deux ans plus

tard par l’armée française, qui lui substitue… Dacko, alors présenté comme

le président légitime face à un ancien usurpateur !

Les accords de défense abandonnent un droit souverain à l’ancienne

puissance coloniale, qui peut, en fonction des circonstances et probablement

de ses intérêts, décider soit de ne pas intervenir – elle a laissé déposer l’abbé
Fulbert Youlou au Congo-Brazzaville en 1963 et, on l’a vu, Dacko au profit

de Bokassa en 1965 –, soit d’intervenir, par exemple pour sauver la

présidence de Léon Mba en 1964 ou celle du Togolais Gnassinbgé Eyadéma

en 1986, voire celle d’Idriss Déby, au Tchad, en 2008. Une part essentielle

de la souveraineté – celle se rapportant au choix du dirigeant – revient ainsi

à l’ancien souverain.

Rapports asymétriques et présidents

« clientélisés »

Il s’agit là d’une forme tout à fait inédite d’exercice de la domination. Car

elle repose sur l’asymétrie construite entre un pouvoir formel installé dans

ces pays africains et le gouvernement français. Mais aussi parce qu’elle

résulte d’un pouvoir fonctionnel, fait d’échange inégal. Elle est porteuse

d’une dysfonction considérable, celle de bloquer toute possibilité de

transformation et d’autorégulation du système politique ainsi à la merci des

choix élyséens. Enfin, elle vient délégitimer un peu plus, par la nature

étrangère de l’intervention, celui que l’on veut sauver parce qu’on le juge

précisément trop fragile. Cet exercice instaure un cercle vicieux qui sera

fatal à nombre de chefs d’État et suscitera des conflits sans fin. On a vu

pourtant que son efficacité n’était pas sans failles : le clientélisme offre aussi

des échappatoires qui laissent le dominant à son impuissance.

Les accords de défense furent peu à peu remplacés par d’autres, plus

atténués, parfois plus hypocrites, pudiquement baptisés « accords de

coopération » ou d’« assistance technique ». Un rapport parlementaire,

présenté par François Lamy en 2000, en recense quatre-vingt-dix entre la

France et les États africains, soulignant même que certains semblent

9
inconnus : ils sortent de l’ombre en tant que de besoin . Ajoutons les bases

militaires, il est vrai moins nombreuses aujourd’hui, ou les champs

d’expérimentation d’armes utilisés par la France dans certains pays.

Sans oublier le mercenariat. Entre intervenir avec ses propres forces

armées ou ne pas intervenir du tout, figure une zone grise qui mérite une
particulière attention. Là encore, l’histoire commence avec le Congo

lorsque, discrètement, le gouvernement de Michel Debré choisit de soutenir

la sécession du Katanga menée par le « pro-occidental » Moïse Tshombé,

avec l’appui actif de l’ancien colonisateur et de quelques grandes

entreprises. On entre dans le domaine de l’informel et de l’officieux : en

avril 1961, un certain colonel Frank, alias colonel Bistos, est envoyé en

mission à Élisabethville pour soutenir Tshombé. Très vite, la France y ouvre

un curieux consulat confié à un certain Joseph Lambroschini, que l’on

nommera « consulat corse ». On s’arrange même pour que la compagnie

aérienne UTA, à l’époque spécialisée dans l’Afrique, crée une escale à

Élisabethville, sur la route de l’Afrique australe. Voilà une forme inédite

d’intervention et de domination qui n’est plus régalienne, sans être non plus

10
totalement différente, un consulat n’ayant rien de privé .

Ainsi se construit une figure connue de la Françafrique, faite de zones

intermédiaires, de variations à l’infini qui vont de la présence militaire

officielle à des interventions déguisées conduisant même à retrouver des

membres du service d’ordre du Front national dans l’entourage de

11
présidents africains . Il s’agit bien là de pratiques de domination d’autant

plus nouvelles que, si l’informel était déjà présent autrefois, il paraît

désormais jouer un rôle plus important que l’institutionnel.

La France n’a évidemment pas l’exclusivité de ces pratiques

asymétriques. Les Britanniques conclurent ainsi avec la monarchie

égyptienne, dès le 26 août 1936, un « traité d’alliance » qui reconnaissait

son indépendance tout en multipliant les pratiques de tutelle, sous forme

d’engagements de défense notamment. Peu de temps auparavant, ils avaient

accompagné l’indépendance de l’Irak par un traité conclu en 1930 qui

prévoyait le même droit d’intervention militaire, ce qui leur permit de réagir

au coup d’État républicain mené par Rachid Ali en 1941, et de rétablir sur le

trône le roi déposé et surtout leur précieux client, Nouri Saïd. Notons que

ces deux traités furent en tête des causes qui mobilisèrent dans les deux pays

et qui, notamment, donnèrent corps, en Égypte, à l’opposition islamiste la

plus violente…
Dès le départ, le cynisme était d’ailleurs de mise, si l’on en croit cette

étonnante lettre adressée à la fin de la Première Guerre à Gertrude Bell,

archéologue et « exploratrice » britannique, par lord Hardinge, sous-

secrétaire au Foreign Office britannique, dans laquelle il disait à propos du

futur gouvernement irakien placé sous mandat : « Cela n’aurait vraiment

aucune importance si nous choisissions trois des plus gros bonshommes de

Bagdad ou trois des plus barbus qu’on installerait en emblèmes du pouvoir


12
arabe . » Voilà qui inaugure une histoire dont on peut se demander si elle

est close aujourd’hui et qui confirme toutes les ambiguïtés entre une

westphalianisation de façade et un enchevêtrement de pratiques bricolées et

contraires qui dénaturent l’ensemble.

Certes, on essaie toujours de sauver les apparences, d’afficher la

souveraineté des présidents en place, en réalité « clientélisés » sur un mode

parfois des plus cyniques. L’intervention française au Mali, ouvrant la voie à

l’opération Serval en 2013, n’a été décidée qu’à la demande du très faible

président par intérim de l’époque, Dioncounda Traoré. Quelle pouvait être

sa part réelle de souveraineté dans son appel même ?

De telles pratiques de placement sous surveillance et d’octroi ne peuvent

évidemment que susciter à terme sentiments d’humiliation et de rejet. Ceux-

ci, qui ne sont qu’exceptionnellement rapportés par la presse, apparaissent

rarement au grand jour. Les responsables officiels ne les prennent pas en

considération, voire les nient. Et pourtant, il s’agit d’une histoire qui s’écrit

au quotidien et qui se poursuit, s’amplifie et s’aggrave, qui fait la nature

même du temps postcolonial, qui érode le système international tout en

préparant sa mutation en profondeur.

Avant de devenir Premier ministre d’Irak en 1923, Jafar al-Askari

répondait à une interlocutrice britannique qui lui certifiait que son pays lui

donnerait un jour l’indépendance complète : « L’indépendance complète,

13
Madame, ne se donne pas, elle se prend . » Belle prémonition : c’est très

exactement cette appropriation de l’indépendance qui a marqué – et marque

encore – la période postcoloniale. Elle a lieu à travers les stratégies de

pouvoir qui se déploient dans l’ombre, mais encore plus à travers celles qui
nourrissent des contestations croissantes, les interactions qui en dérivent et

les dysfonctions qui s’en dégagent, jusqu’aux assauts de violence qui les

ponctuent. Violence d’autant plus redoutable qu’elle reste insensible aux

instruments militaires traditionnels. La faiblesse du système et de certains

de ses acteurs bloque ainsi peu à peu les effets de puissance qui structuraient

depuis longtemps les interactions sur la scène internationale.

1. Matthew F. HOLLAND, America and Egypt : from Roosevelt to Eisenhower, Praeger, Westport,

1996, p. 24-27.

2. Dans son analyse de la Ligue de Délos, Thucydide conçoit la symmachie comme une alliance

temporaire, strictement utilitaire, qui, réalisée dans un but précis, se défait dès que celui-ci est atteint.

3. Edward BROWNE, The Persian Revolution of 1905-1909, Cambridge university Press,

Cambridge, 1966.

4. Bertrand BADIE, La Diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système

international, La Découverte, Paris, 2013 (nouv. éd.).

5. Pierre DE SENARCLENS, « Les organisations internationales face aux défis de la mondialisation »,


o
Revue internationale des sciences sociales, n 170, 2001/4, p. 559-572.

6. Martha FINNEMORE, « International organizations as teachers of norms. The United Nations

Educational, Scientific, and Cultural Organization and science policy », International Organization,

vol. 47, aut. 1993, p. 565-597.

7. Morten BØÅS et Desmond MC NEIL (dir.), Global Institutions and Development. Framing the

World ?, Routledge, Londres, 2004 ; Morten BØÅS et Desmond MC NEIL, Multilateral Institutions. A

Critical Introduction, Plato, Londres, 2003.

8. Rony BRAUMAN, Humanitaire, diplomatie et droits de l’homme, Éditions du Cygne, Paris, 2009.

9. Raphaël GRANVAUD, « De l’armée coloniale à l’armée néo-coloniale (1960-1990) », NAQD,


o
vol. 31, n 1, 2014, p. 202.

10. Jean-Pierre Bat, « “La fabrique de barbouzes” : réseaux au Katanga » : Le Monde Afrique,

19 mars 2015.

11. Raphaël GRANVAUD, « De l’armée coloniale à l’armée néo-coloniale (1960-1990) », loc. cit,

p. 218.

12. Cité dans Peter FRANKOPAN, Les Routes de la Soie. L’histoire du cœur du monde (trad. de

l’anglais par Guillaume Villeneuve), Nevicata, Bruxelles, 2015, p. 413.

13. Ibid., p. 430.


3.

La politique de la faiblesse

On dit depuis fort longtemps que la puissance commande l’ensemble du

dispositif pratique et intellectuel des relations internationales. Cet

apparentement s’explique très bien : il est clairement contemporain du

système westphalien qui, à son époque, paraît novateur et constructeur. En

plaçant la souveraineté au centre de sa réflexion politique, le philosophe

Thomas Hobbes (1588-1679) amenait tout naturellement à l’idée de


1
puissance, et singulièrement dans le domaine des relations entre États .

Par définition souverains, les États se trouvent inévitablement en situation

de compétition incessante. Et celle-ci ne peut être arbitrée par personne ni

par aucune institution, étant donné que la propriété de souveraineté dispense

d’obéir à qui que ce soit. Dans cet esprit, la puissance devient la seule unité

de compte du jeu international. Elle apparaît même comme la base de survie

de chaque État : dans cette compétition infinie, la pérennité de chacun passe

par la capacité de maintenir un niveau suffisant de puissance. Autrement dit,

cette dernière nourrit le système international et, pour éviter qu’elle ne

débouche invariablement sur la guerre, il n’est d’autre moyen que de tenter

de l’équilibrer : ainsi surgit le concept clé d’équilibre de puissance, garantie

de stabilité du système international. Dans la gestion occidentale du monde,

tout tourne donc autour de cette idée.

Devenue le fétiche des relations internationales, elle va alimenter un

énorme débat. En son centre, l’école réaliste, largement dominante depuis

1945, considère la science des relations internationales comme étant

naturellement celle de la puissance. N’a-t-elle pas permis de vaincre le

monstre nazi ? Efficace, elle peut donc aussi se révéler vertueuse. C’est à ce

titre que les relations internationales, constituées au lendemain de la


Seconde Guerre mondiale, avaient pour sous-titre implicite celui de « Power

Politics », tant la dénomination représentait naturellement la clé de voûte du

nouvel édifice. Le « réalisme offensif », né quelques décennies plus tard et

forgé dans le contexte de la bipolarité, est venu ajouter une idée qui

annonçait déjà bien des problèmes et bien des tensions : dans cette

compétition hobbesienne, la chance de survie tiendrait au fait de détenir une

2
puissance non pas équivalente à celle du rival, mais légèrement supérieure .

Avoir une longueur d’avance permettait non seulement de gagner, mais tout

simplement d’exister. D’où la course aux armements et l’escalade

étroitement associée à la rivalité. Car mon voisin, comme moi, va

immanquablement chercher à être sans cesse plus puissant. Et ainsi de suite.

De la puissance à l’hégémonie « bienveillante »

Aux États-Unis qui rêvaient, depuis 1945, d’incarner cette puissance, la

notion se pare peu à peu d’une vertu nouvelle en devenant l’attribut d’un

hegemon considéré comme utile et rassurant pour l’humanité tout entière.

S’appuyant sur la crise de 1929, particulièrement désastreuse faute, à

l’époque, d’un espace mondial dominé par un leader capable d’y faire face,

Charles P. Kindelberger et Robert Gilpin posèrent les fondements de l’école

américaine de l’Économie politique internationale en considérant que la

stabilité internationale passait par la présence durable de ce « leader

3
bienveillant », de ce « grand stabilisateur » de l’ordre international . La

puissance serait non seulement l’attribut du plus fort, mais aussi la garantie

de la stabilité du système tout entier : l’hegemon servirait tous les peuples

qui, seuls, ne pourraient pas assurer pleinement leur destin ni garantir leur

sécurité.

Cette thèse n’a jamais rencontré de soutien unanime. D’autres se sont

empressées de contester les vertus de la puissance et même d’alerter sur ses

dangers. Le libéralisme qui s’inspire du discours et de la pratique du

président Wilson donne peu à peu naissance à une véritable école de science

politique jugeant trop intime le lien entre puissance et guerre. Ses tenants
leur opposent nettement l’idée de sécurité collective, l’équilibre entre

puissances étant en soi trop fragile pour que l’on puisse s’y fier, comme les

deux conflits mondiaux l’avaient d’ailleurs dramatiquement montré. Il

fallait plus : un régime international de sécurité collective à même

d’encadrer, voire d’endiguer le gladiateur de Hobbes. Certains plaident que

toute puissance est par essence précaire, condamnée au déclin, idée que l’on

trouve déjà chez Robert Gilpin. L’hegemon s’épuise à la tâche, sa capacité

s’érodant et appelant à une relève par un autre, à son tour plus puissant : à ce

compte-là, la Chine devrait bientôt remplacer les États-Unis dans cet

exercice.

Une autre école va jusqu’à douter de l’efficacité même de la puissance

lorsqu’elle revêt des habits militaires : le choc créé par la défaite américaine

au Vietnam lorsque, le 30 avril 1975, les troupes du Nord-Vietnam entrèrent

à Saïgon, amena toute une partie du courant libéral à reconcevoir la

puissance en distinguant sa version hard de sa version soft. La première lui

semblait mal adaptée au monde tel qu’il était devenu, tandis que la seconde,

plus prometteuse, se rapprochait de la conception classique de

l’« influence ». La brèche était importante. Pour la première fois, une

théorie niait la capacité reproductrice et protectrice de la puissance

classique. Après tout, Washington ne subissait-il pas sa première grande

défaite militaire ?

Néanmoins, la thèse, séduisante, du soft power n’a jamais réellement


4
convaincu . Bien sûr, dans ce domaine, les États-Unis gardent plusieurs

longueurs d’avance : leur système universitaire, leur recherche scientifique,

leurs capacités technologiques, la force d’entraînement de la langue anglaise

américanisée, le prestige de quantité de marques de consommation font

incontestablement la différence. Pour autant, même si la boisson d’Atlanta a

pu facilement s’universaliser et si la planète entière porte des blue jeans, la

diplomatie américaine n’en a tiré qu’un faible profit pour se redresser et

s’imposer dans le monde. Au contraire : c’est souvent dans les lieux où cette

consommation semble la plus massive que l’on considère la politique


américaine avec le plus de défiance, à l’instar de l’Amérique latine qui

combine antiaméricanisme et adhésion au consumérisme américain. Il en va

de même pour le Moyen-Orient.

Le débat n’est pas clos, mais totalement renouvelé. Il a même changé de

sens, tant la transformation du monde, beaucoup plus importante qu’on ne le

croit souvent, relègue aux oubliettes les thèses les plus anciennes. L’enjeu

actuel n’a plus grand-chose à voir avec les prudentes discussions d’hier : la

puissance elle-même perd de sa pertinence. Qui gagne encore les guerres de

nos jours ? Les superpuissances militaires se voient un peu partout mises en

échec : l’URSS en Afghanistan, les États-Unis au Vietnam, en Afghanistan,

eux aussi, comme en Irak, sans compter les puissances régionales de

moindre envergure lorsqu’elles recourent aux mêmes pratiques, comme

l’Arabie saoudite au Yémen, ou, de façon moins martiale, face au Qatar. Les

rares victoires remportées, à l’instar de la Russie en Syrie, des États-Unis

face à Saddam Hussein, ou des Franco-Britanniques face à Kadhafi valent

comme capacité de détruire, jamais de construire, encore moins d’ordonner.

La puissance n’organise plus l’agenda international comme elle l’a fait de

manière ininterrompue depuis la fin du Moyen Âge européen. Elle perd de

sa superbe, de sa crédibilité, face à un concept nouveau qu’on peine à définir

et qui pourtant place l’idée de faiblesse au centre des nouvelles dynamiques

internationales. Cette formidable revanche de la faiblesse est souvent niée,

voire ignorée, essentiellement parce que les vieilles chancelleries savent que

leur destin se confond avec celui de la puissance, dont la réputation doit

donc rester intacte. Du coup, l’actualité nous offre le spectacle d’un

dialogue de sourds entre puissants – qui se croient toujours dominants – et

faibles qui tirent de leur précarité des avantages de plus en plus

considérables : ils deviennent comme invincibles face à leurs tuteurs d’hier

et aux puissants d’aujourd’hui.

Trois questions viennent, dès lors, à l’esprit : Comment la faiblesse est-

elle devenue ce nouveau sujet de l’histoire ? À quels symptômes se

reconnaît-elle ? Quelle nouvelle pratique internationale vient-elle susciter ?


Comment la faiblesse est devenue sujet

de l’histoire

Nombre de facteurs ont favorisé l’amorce de ce bouleversement : la

brutale perte d’efficacité de la puissance, mais aussi la rupture du vieil

équilibre entre puissants qui fondait traditionnellement les ordres

internationaux passés, tout comme, enfin, l’apparition d’un ensemble

d’aubaines qui ont avantagé le faible en lui apportant des ressources

inattendues. Ces trois hypothèses se complètent évidemment et ne peuvent

être pleinement comprises que par un effort de relecture historique d’un

processus de transformation qui n’a jamais vraiment connu d’événement

fondateur.

À l’origine de cette nouvelle et étrange construction, se trouve un

processus que l’on pourrait considérer comme le « boomerang de la

puissance ». Le phénomène date de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

La puissance avait accumulé, au fil des siècles, tant de résultats qu’à un

moment, ceux-ci, trop pesants et trop nombreux, se sont retournés contre

leurs producteurs. L’humiliation représente probablement le facteur clé qui a

craquelé l’édifice : accumulée des centaines d’années durant, elle a

inévitablement acquis un important effet retour. Longtemps, l’Europe en

avait fait un instrument de domination sur les autres : d’abord sur le

e
continent américain découvert à la fin du XV siècle, reléguant les

civilisations précolombiennes à l’âge de pierre, puis face à l’Asie

progressivement dévoilée, en direction aussi des Empires musulmans qui

5
furent les plus fidèles des infidèles, et enfin à l’encontre de l’Afrique .

On peut dominer en humiliant. Mais sans doute n’avait-on pas à l’esprit,

en ces temps-là, qu’il était possible de s’appuyer sur l’humiliation subie

pour mobiliser contre la domination. Le sentiment d’être relégué aux

échelons inférieurs de l’humanité, d’être nié dans ses droits essentiels,

d’être moqué ou stigmatisé crée à terme un sentiment réactif des plus

redoutables. L’exclusion récurrente a servi de point de départ aux

mouvements qui ont conduit à des guerres de décolonisation victorieuses.


L’humilié, dans son étymologie même (humus), est celui que l’on place au

ras du sol, dont l’identité est conçue comme la plus basse et la plus faible.

Et le refus de ce statut est à l’origine d’une révolte qui n’a jamais et nulle

part été mise en échec par les puissants d’hier. Partout, les guerres de

libération ont abouti à la victoire du plus faible : elles ont, pour la première

fois dans l’histoire, authentifié la faiblesse comme une capacité réelle de

lutte.

Le deuxième stade de cette histoire de la faiblesse confortée se situe dans

l’essor même de la mondialisation : celle-ci s’est peu à peu imposée

en faisant valoir ses propriétés déjà citées, lesquelles ont brisé bien des

tabous, bien des certitudes installées depuis Hobbes. Ainsi le projet

d’inclusion met-il en évidence, à travers ses échecs et les inégalités qu’il

engendre, des enjeux internationaux nouveaux, de nature sociale cette fois.

À la faveur de ce monde unique en construction, on découvre que la stabilité

internationale ne dépend plus tellement de l’équilibre de puissance, mais de

l’équilibre très précaire des conditions sociales. Autrement dit, le

positionnement du faible et son excès d’impuissance deviennent presque

mécaniquement la source des grandes menaces qui pèsent sur la stabilité de

l’ensemble. À mesure que la globalisation progresse, elle est gravement

hypothéquée par les disparités qu’elle engendre elle-même. La faiblesse ne

représente pas seulement une pathologie. Elle s’impose comme le moteur

d’une contre-mobilisation, d’autant plus efficace que, dans ce monde, plus

rien n’est caché ni même occultable : le faible voit le fort, le pauvre voit le

riche. La dénonciation du fort et du riche devient facteur de mobilisation à

l’échelle mondiale et ainsi sujet de l’histoire.

De même en va-t-il de l’interdépendance. Si le système mondialisé est

plus interdépendant que souverain, son sort dépendra prioritairement des

conditions propres au maillon le plus faible. Les économies régionales et

l’économie mondiale deviennent peu à peu les otages des maillons les plus

incertains de la grande chaîne qui se constitue. L’avenir économique de la

Grèce ou de quelques pays méditerranéens fragiles est plus déterminant

pour l’Europe et son avenir que celui de la puissance allemande. On pourrait


en dire autant à l’échelle mondiale où, effectivement, les zones de faiblesse,

tant en matière d’approvisionnement que de production ou de

consommation, arbitrent l’évolution de l’économie de la planète. La

mondialisation conduit en outre à une progressive déterritorialisation du

politique, les frontières s’estompant et les souverainetés se défendant de plus

en plus mal. Dans ce jeu, les plus puissants perdent des atouts considérables.

Les États-Unis qui, dans un modèle international classique, semblaient

totalement sanctuarisés se trouvent désormais vulnérables, notamment à la

progression d’une violence transnationale.

La mondialisation consacre enfin une étonnante prolifération d’acteurs

non étatiques, qui sont tous potentiellement des acteurs internationaux, de

plus en plus présents sur la scène mondiale, parties prenantes de toutes les

formes de confrontation et d’antagonisme. Ils n’obéissent pourtant pas aux

règles westphaliennes ni aux logiques de puissance. Ils appartiennent à un

univers affranchi des règles traditionnelles de la puissance politique et

peuvent, avec leurs propres ressources infiniment plus faibles, perturber

gravement le jeu international. Que l’on songe, par exemple, aux hackers

dans le champ de la communication informatique, aux mafias de toute

nature, à la contrebande et à l’économie grise, aux contrefaçons et autres

productions industrielles semi-clandestines, aux acteurs « gérant » les

populations migrantes, à la piraterie maritime, et à bien d’autres « intrus ».

Sur un autre plan, la mondialisation a favorisé, ces dernières décennies,

une croissance exponentielle du nombre d’États. Constitué d’une dizaine

d’entre eux, le système westphalien en inclut maintenant près de deux cents.

Cette mutation a plusieurs conséquences. Réduire autant d’acteurs aux

règles simples de la puissance est devenu difficile. Concevable dans une

histoire européenne très oligarchique où un petit nombre d’États

n’éprouvaient aucune difficulté à se faire contrepoids, l’équilibre de

puissance perd son sens et son effectivité face à pareille inflation. La

multiplication des États vient dérégler le jeu classique édicté par les

théoriciens et les stratèges d’autrefois. À mesure que le nombre d’États

souverains augmente, l’asymétrie entre eux se renforce. Le temps n’est plus


celui où la France avait pour rivale l’Angleterre ou l’Espagne : désormais,

Sainte-Lucie et Tuvalu coexistent sur la même scène que la Chine et les

États-Unis, mais surtout la République centrafricaine s’affiche face à la

communauté des vieux États, comme le Libéria, la Sierra Léone ou le

Burundi et bien d’autres victimes de crises hautement déstabilisatrices pour

tous.

Autrefois, le petit avait pour seul espoir de pouvoir se tenir à l’écart du

jeu, ce qu’il cherchait à faire presque systématiquement. Car, face au

nombre restreint de grands, ses chances de gagner paraissaient infimes.

L’option de la neutralité n’était pourtant jamais gagnée d’avance. Ainsi,


e
durant la guerre du Péloponnèse, au V siècle av. J.-C., les habitants de la

petite île de Mélos refusaient-ils de s’aligner sur Sparte ou Athènes (416-

415) : Thucydide, dans son Dialogue mélien, explique comment ils

plaidaient leur neutralité en invoquant le désir de rester hors d’un conflit qui

ne les concernait pas. Mais les Athéniens n’acceptaient pas ce discours, peu

compatible avec leur propre appétit, et considéraient en conséquence que les

principes de justice ne devaient plus s’appliquer, ceux-ci n’étant pertinents

qu’entre puissances égales. En vertu de quoi ils attaquèrent Mélos, tuèrent

tous les hommes en âge de combattre et réduisirent femmes et enfants en

esclavage.

Aujourd’hui, la donne a changé : le feu peut venir du petit et emporter

tous ceux qui participent des mêmes enjeux, car, précisément, il ne dépend

plus de la puissance, mais du délitement et de la décomposition de celle-ci.

Les puissants restent adeptes de la logique athénienne qui, de plus en plus,

leur échappe : dans leur volonté de faire comme jadis et d’utiliser, face aux

petits, la loi du plus fort, ils en subissent régulièrement des déroutes.

L’Arabie saoudite ne parvient pas à s’imposer face au Qatar. Une des plus

vastes coalitions occidentales n’a pas réussi à faire rendre gorge aux talibans

afghans, comme, plus tôt, l’URSS, défaite à Kaboul. Les États-Unis n’ont
pu réduire la rébellion déclenchée en Irak après la chute de Saddam

Hussein. Le petit n’a plus le statut de Mélos ; il apparaît au contraire au

centre du jeu international.

Derrière ces facteurs, se profile une tendance nouvelle, qui s’apparente

presque à une loi et tend à s’imposer. Hier marginale, la faiblesse devient le

nouveau sujet de l’histoire, qui a d’ailleurs déserté le Vieux Continent :

l’Europe ne constitue plus le champ de bataille du monde. Les principaux

cratères se trouvent au Sud, dans cette vaste zone sahélienne, qui s’enfonce

jusque dans les profondeurs du bassin du Congo, mais aussi au Moyen-

Orient, avec ses deux ramifications : vers le Yémen au sud, vers

l’Afghanistan et jusqu’au Pamir à l’est. Ces nouveaux champs de bataille ne

sont plus la demeure des puissants, animés qu’ils sont par des acteurs

souvent dépourvus d’identité claire et de visibilité nette. Ils se structurent

autour d’une compétition, non de puissance, mais de faiblesse.

Ainsi s’articule le nouveau jeu des relations internationales : pendant des

siècles, la guerre a mis en scène la passion et la raison des puissants jusqu’à

en devenir leur mode de survie, leur façon de s’affirmer et de se régénérer.

Bref, la guerre ressemblait à un vieux tournoi dont les chevaliers étaient les

puissants consacrés. Aujourd’hui, l’inverse tend à s’imposer : certes, les

puissants ne se retirent pas sur l’Olympe ; ils continuent d’utiliser leur

vieille grammaire, de se mêler des conflits, mais ils ne sont plus que

réactifs, mis en échec, rejetés, presque marginalisés et parfois même

humiliés. Dans cette situation inédite, domine une étrange concurrence de

faiblesse, comme si cette dernière devenait le paramètre principal de conflits

que, pour cette raison, on n’ose plus appeler « guerres ».

L’effet de faiblesse

Identifions plus précisément les trois grandes faiblesses qui structurent

aujourd’hui le jeu international et se révèlent à ce titre déterminantes : celle

É
affectant certains États, celle pesant sur certaines nations et celle

caractérisant des liens sociaux qui ne parviennent pas à se construire pour

donner naissance à des sociétés civiles suffisamment fortes.

On a très vite repéré la faiblesse de l’État comme un enjeu majeur de la

période postcoloniale. Au début des années 1990, le Mur à peine tombé,

d’aucuns forgent le concept d’« État failli », qui s’appuie à l’époque sur une

réalité assez spectaculaire : celle de la Somalie du dictateur Siad Barre, dont


6
la chute débouche sur un chaos où s’affrontent une infinité de clans .

Confortés par leur succès dans l’opération Tempête du désert contre l’Irak

de Saddam Hussein (1991), les États-Unis prétendent y rétablir l’ordre, pour

assurer la sécurité hautement stratégique de la Corne de l’Afrique.

George H. Bush, qui vit alors un moment électoral pénible, puisqu’il venait

d’être battu à l’élection présidentielle de novembre 1992, demande aux

Nations unies de lui confier cette mission. Pour légitimer l’opération Restore

Hope, le Département d’État doit démontrer que celle-ci ne viole pas la

souveraineté de l’État somalien, membre de l’ONU. Quelle meilleure façon

de le prouver que de déclarer ce dernier en faillite complète et en situation

d’effondrement ?

Ce concept connaîtra évidemment une belle carrière, devenant vite la clé

de bien des interventions occidentales. Il se révèle en effet moralement et

juridiquement indispensable : la rupture du contrat social dans un pays

justifie que l’on vienne porter secours à sa population en détresse. Mais, au-

delà de cet usage politique, nul ne peut contester que l’effondrement des

États représente un symptôme majeur des faiblesses politiques constatées au

Sud, une raison décisive d’inscription à l’agenda international, et l’une des

causes les plus répandues de conflit, en Asie et surtout en Afrique, tout

particulièrement en République démocratique du Congo, en guerre

pratiquement depuis soixante-huit ans, mais aussi en République

centrafricaine, en Somalie, un temps au Libéria, en Sierra Léone et au

Soudan du Sud, comme au Yémen et probablement en Afghanistan.

Au moins aussi ravageuse, la deuxième faiblesse affecte la construction

nationale de nombre de pays récemment parvenus à l’indépendance. En


Europe, les nations ont mis des centaines d’années à se constituer. Jusqu’au
e
XIX siècle, leur faiblesse n’avait que peu de pertinence stratégique,

l’essentiel de la dynamique westphalienne, à la Renaissance et jusqu’en

1789, se trouvant dans l’institution monarchique. Il en va tout autrement

aujourd’hui : la faiblesse d’une nation condamne son système politique, met

en évidence la nature factice de son contrat social et tend à dresser élites et

populations les unes contre les autres.

Pire : elle crée des solidarités transfrontalières, ceux de la même langue,

de la même ethnie ou de la même religion vivant dans des pays voisins

apportant naturellement leur aide à leurs « cousins » au-delà des frontières,

favorisant une internationalisation rapide du conflit. Ainsi en a-t-il été de

l’apparentement entre les Pachtounes afghans et les Pathans pakistanais,

entre les Kurdes syriens et turcs, entre les Turcs et les Chypriotes turcs,

entre les Touaregs des différents États du Sahel, etc. Cette faiblesse de la

nation constitue la cause directe de quelques-uns des conflits les plus

meurtriers parmi ceux qui ensanglantent actuellement la planète, comme au

Mali, avec l’opposition entre berbérophones, arabophones et Touaregs du

Nord, Bambaras et Dogons du Sud.

Les cas syrien et irakien apparaissent, dans ce genre, comme les plus

violents. En Irak, l’exemple frise le paroxysme : totalement irrationnelle,

l’intervention américaine fut organisée autour d’une stratégie explicite

visant à opposer sunnites, chiites et kurdes dans l’espoir d’abord d’isoler le

pouvoir sunnite de Saddam Hussein, puis de concevoir le rêve désastreux

d’une fédération qui ressemblerait aux États-Unis. Le cas syrien semble plus

complexe, mais la prolifération d’organisations combattantes montre

combien la société s’est déchirée dans son hostilité au pouvoir dictatorial de

Damas, mais aussi dans l’extraordinaire variété de ses composantes :

sunnites majoritaires mais divisés entre sensibilités quiétistes, salafistes de

diverses obédiences, chrétiens, kurdes, turkmènes, druzes et, bien entendu,

alaouites. Dans l’un et l’autre cas, nul ne peut soupçonner les États de

faiblesse. Certes, leur légitimité était plus que douteuse et d’une intensité
très faible, mais leur capacité d’action et de répression restait

extraordinairement élevée, surtout en Syrie. C’est donc bien la nation, et

non l’État, qui se trouvait en situation d’échec, alimentant la violence des

combats et surtout leur durée.

La troisième faiblesse vient moins spontanément à l’esprit, mais se révèle

pourtant éminemment belligène : elle touche, cette fois, au lien social. Nous

avons vu à quel point les États accédant à l’indépendance avaient eu du mal

à gérer la naissance d’une véritable société civile capable de les stabiliser.

Deux facteurs interviennent de manière remarquable.

Le premier tient à la difficulté de concevoir des solidarités horizontales là

où l’emportent les solidarités verticales, notamment les liens de clientèle, et

là où les réalités segmentaires, opposant clans, tribus, familles, voire ethnies

gênent la construction d’une culture associative : autant d’éléments qui, en

faisant échec à la société civile, affaiblissent le jeu social et le soumettent

soit au pouvoir politique d’un État-patron, soit à l’arbitraire du jeu

intertribal.

L’autre facteur est lié au niveau très bas des indices de développement

humain (IDH). Déjà, à la fin des années 1960, dans le contexte d’une pensée

développementaliste, on considérait qu’un développement trop faible ne

pouvait que nuire à la démocratie et, d’une façon plus générale, à la stabilité

7
politique des nouveaux États . Depuis, les recherches se sont affinées : elles

dénoncent moins l’insuffisance du développement économique que celle du

développement social. Elles démontrent notamment qu’une urbanisation

rapide, comme en Afrique, avec un niveau moyen du produit intérieur brut

(PIB) par habitant d’environ 1 000 dollars, ne peut en aucun cas être aussi

harmonieuse que celle qui s’est réalisée très lentement en Europe ou plus

activement en Asie avec, à l’époque, un PIB par habitant d’environ

3 600 dollars.

En Afrique, le phénomène intervient dans la douleur et dans la violence,

avec force bidonvilles, habitats précaires, coexistences extraordinairement

dangereuses entre populations très pauvres et très riches. À Lagos, depuis le

pont qui domine le bidonville de Makoko construit sur la lagune pour


quelque 100 000 âmes, on devine avec peine, à travers les épais nuages de

pollution, les immeubles prestigieux que la bourgeoise pétrolière nigériane a

pu se faire construire à quelques encablures. Le contraste est assez fort pour

tuer dans l’œuf toute tentative de constitution d’une société civile capable

d’un minimum de coexistence et d’harmonie. On perçoit aussi les

nombreuses antennes paraboliques qui permettent aux plus pauvres de

découvrir les plus riches, là-bas, au-delà des mers, de mondialiser ainsi leur

imaginaire et de lui donner un tour revendicatif souvent violent.

Dans ce contexte désolé et incroyablement tendu, la délinquance devient

ce que Durkheim appelait en son temps un « phénomène normal », tant

apparaît évident et brutal le décalage entre les attentes des nouvelles

populations urbanisées et leur sort réel. Ici, faiblesse se combine avec

déviance pour expliquer une forme de mobilisation potentielle très

dangereuse. Cette dernière allie frustration sociale et besoin de transgresser

les normes, mettant la délinquance au service d’une protestation dirigée

contre un jeu social qui exclut. Elle place du même coup les futurs

entrepreneurs de violence en situation objective de coopération avec les

entrepreneurs mafieux.

Cette curieuse alliance, qui conduit à d’innombrables tractations entre

djihadistes et trafiquants en tous genres, constituera une base solide pour les

formes nouvelles de conflictualité internationale. Tout l’effet d’aubaine se

trouve ainsi en place. Il est trop fort, trop tentant peut-être, aux yeux des

entrepreneurs de violence, pour ne pas conduire à des options stratégiques

qui expliquent ces comportements et ces processus sociaux violents, parfois

déroutants vus du Nord, mais d’une rare banalité dans les mobilisations

politiques au Sud.

La nuisance, nouvelle arme du faible

Au niveau des États eux-mêmes, la même logique fait son chemin. Dans

un premier temps, les plus faibles d’entre eux avaient pris tellement

d’importance avec les guerres de décolonisation qu’il leur fallait trouver


sans tarder des moyens d’exister et peut-être de contrebalancer la puissance

des anciens. La découverte fut progressive, commençant par ce que la

science politique américaine nomme le soft balancing : faute de disposer du

hard power, il est nécessaire de se procurer d’autres ressources peu

8
dispendieuses, accessibles aux plus pauvres .

D’où le recours à la propagande qui, même rudimentaire, joua un rôle si

important dans les premiers temps des indépendances. Les idées de nation,

de souveraineté et de développement, qui forgeaient la cause du faible

comme évidemment plus juste et plus urgente que celle du fort, furent

mobilisées face à une puissance encore incomplètement vaincue. Les ONG

qui se constituèrent dans cette période de notre histoire contemporaine

furent les premières à répondre à cet appel : elles conçurent peu à peu une

idéologie humanitaire, première forme de rééquilibrage d’une puissance

maintenue, en face, dans ses équations d’origine.

Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur ce que d’aucuns ont qualifié de

« dérive humanitaire », et beaucoup à épiloguer sur les contradictions que

cette dernière venait alimenter. Ne jonglait-elle pas de manière étrange avec

le concept de souveraineté, pourtant chèrement acquise ? N’ouvrait-elle pas

la porte de l’intervention et de l’ingérence, que les puissances sauront

franchir à titre de revanche, comme pour se refaire une santé ? N’aidait-elle

pas à survivre dans le malheur et la souffrance, certaines ONG devenant un

genre de « Samu » mondial, bien plus qu’une source de solutions

nouvelles ? Peu à peu s’ouvrait ainsi une sorte de marché mondial de la

pitié, donnant des pays du Sud une image où seuls les prospectus vantant

leur sable blanc nuançaient la dureté de la réalité. Le soft balancing a vite

échoué et ne s’est donc jamais imposé comme le recours privilégié des

faibles.

Très vite, certains d’entre eux comprirent que le vrai levier se trouvait

dans la capacité de faire mal et peut-être plus mal que le puissant ne le

pouvait désormais : la nuisance s’imposa comme la nouvelle arme du faible.

Avec un peu de ruse et très peu de moyens matériels, on pouvait frapper le

géant, le blesser et même le neutraliser dès lors qu’on atteignait son opinion
publique. Quand l’armée du Nord-Vietnam lança la grande offensive du Têt,

au début de l’année 1968, le corps expéditionnaire américain avait marqué

son avantage sur le terrain. Mais les victimes en son sein étaient

suffisamment nombreuses pour que la majorité de la population américaine

se retournât et exigeât l’arrêt des hostilités. Voilà comment une victoire

militaire peut se transformer en défaite politique, prouvant, du même coup,

que le faible n’était pas désarmé, et qu’il l’emportait même en jouant sur

l’opinion publique de son adversaire. Quelques années auparavant, la France

avait connu le même processus en Algérie : son armée, sortie victorieuse de

la bataille d’Alger en 1957, avait dû, cinq ans plus tard, se résigner aux

accords d’Évian, après un retournement de l’opinion métropolitaine, suite

notamment aux attentats de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) et à la

tuerie de Charonne.

Une nuisance bien exploitée peut donc désormais vaincre la puissance.

Cette leçon a été comprise très tôt, si bien qu’elle a ouvert la voie à des

entrepreneurs politiques d’un nouveau genre : ils pariaient que certains

instruments de nuisance, au demeurant peu coûteux, leur assureraient une

mobilisation politique efficace au sein d’une population meurtrie, encore

gouvernée par l’humiliation et les frustrations. Plus : qu’ils feraient d’eux

des acteurs politiques majeurs. Ces organisations nouvelles se sont vite

imposées comme « entrepreneurs de violence », au sens wébérien du terme,

c’est-à-dire comme des acteurs qui poursuivent un objectif rationnel, sans

nécessairement y mettre de la passion, mais simplement la volonté de

mobiliser les instruments adéquats leur permettant d’exister, de s’implanter,

de dominer, donc de gagner. Une longue histoire s’amorce ainsi, où l’on

retrouvera des noms bien connus : Al-Qaida, Al-Qaida au Maghreb

islamique (AQMI), Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), État

islamique (Daesh), Ansar Dine, etc.

Cette élaboration stratégique mérite d’être ramenée aux descriptions que

les sociologues nous proposent de la « déviance » : un comportement de

transgression qui naît d’une trop forte distorsion entre les espoirs et les

réalisations et qui ouvre tout un marché, où des entrepreneurs se disputent


des clientèles. Le canon ne peut plus grand-chose contre un processus dont

l’enracinement social est plus qu’évident. Les vieilles solutions

westphaliennes sont ainsi puissamment défiées : là où la mise en échec des

entrepreneurs de violence supposerait d’abord de les priver de clientèle en

agissant sur le tissu social, la culture stratégique traditionnelle penche

presque toujours du côté de l’intervention militaire et de la réédition

scabreuse d’une hypothétique nouvelle bataille de la Marne qui déciderait

du vainqueur…

Jouissant de ressources qui s’enracinent au cœur même de sociétés

meurtries, ces entrepreneurs se sont imposés comme de vraies entités

proactives du jeu international, à même de contrôler, à coups de drames, les

principales pages de l’agenda des événements mondiaux. Au vu de ce que

fut le début de notre troisième millénaire, on peut même se demander qui,

d’Oussama Ben Laden ou de George W. Bush, a le plus contribué à en

écrire l’histoire…

« Pour la première fois dans l’histoire,

les moins puissants exigent quelque chose

des plus puissants »

Les entrepreneurs de violence ne sont bien entendu pas les seuls à tirer

profit de cette politique de la faiblesse. Celle-ci peut également bénéficier,

beaucoup plus noblement, à l’ensemble des États nés de la décolonisation.

Une formule prémonitoire est attribuée à Jawaharlal Nehru, prononcée lors

du premier sommet des non-alignés à Belgrade en 1961. Dans un contexte

de guerre froide extrêmement tendu, la conférence avait décidé d’envoyer

des émissaires à John F. Kennedy et à Nikita Khrouchtchev pour leur

demander instamment de modifier leur politique internationale afin de

s’engager dans un début de détente. Le Premier ministre indien aurait alors

eu cette réflexion : « Pour la première fois dans l’histoire, les moins


9
puissants exigent quelque chose des plus puissants . » Peut-être était-ce là le

début d’une longue aventure, d’une formidable inversion que, bien sûr, les

puissants de l’époque n’ont pas immédiatement saisie.

Un système international s’esquissait encore timidement, où le puissant

ne pouvait plus faire ce qu’il voulait : certes, à l’époque, on restait sur un

plan rhétorique, avant que ces orientations ne prennent une forme

revendicative plus concrète, à laquelle la conférence d’Alger, tenue en

septembre 1973, donna un visage officiel, en réclamant un « nouvel ordre

économique international » qui allait devenir la nouvelle grammaire des

pays du Sud, singulièrement du G77.

Aujourd’hui, en revanche, l’innovation affecte jusqu’aux principaux

conflits : de plus en plus, les puissants sont amenés à frapper à la porte des

moyens ou des faibles afin de revenir dans le jeu, de participer aux

solutions, même lorsque les enjeux ne les concernent pas, d’éviter à leur

tour de subir une humiliation sur la scène mondiale. De ce point de vue, les

tristes épisodes de la guerre de Syrie, de la prise d’Alep, en décembre 2016,

à l’assaut contre la Ghouta orientale, au début du printemps 2018,

démontrent à l’envi non seulement le désarroi des Occidentaux,

complètement hors-jeu, mais aussi l’embarras d’un pouvoir russe qui, par-

delà de faciles victoires militaires, ne parvient pas à trouver, encore moins à

imposer, une issue politique et diplomatique.

Cette inversion fait que, de nos jours, l’acteur régional détient plus de

capacité que l’acteur mondial, et que l’acteur local apparaît lui-même plus

fort que l’acteur régional. Plus proches, plus socialement et politiquement

impliquées, les puissances régionales moyen-orientales – l’Iran, l’Arabie

saoudite et la Turquie – disposent, dans le conflit syrien, d’une capacité

d’action supérieure à celle des puissances mondiales, la Russie et a fortiori

les États-Unis. Quant aux acteurs locaux, de Jaish al-Islam (l’Armée de

l’islam, proche de l’Arabie saoudite) à Ahrar al-Sham (Mouvement des

hommes libres de Syrie, de sensibilité nationaliste et salafiste), Liwa al

Tawhid (Armée de l’unicité, proche des Frères musulmans) et ces


innombrables autres milices qui se font, se défont, s’allient, puis

s’affrontent, ils jouissent d’une bien plus grande latitude d’action que leurs

protecteurs, et ces protecteurs que leurs chaperons de naguère…

Face à cette extraordinaire mutation, les grandes puissances d’hier sont

paradoxalement prisonnières de ressources prodigieuses, dont l’arme

nucléaire constitue le plus beau chevron. Celle-ci s’affirme pourtant en

décalage croissant par rapport aux nouveaux enjeux conflictuels. Quant aux

doctrines sophistiquées, forgées au temps de la guerre froide, reposant sur la

dissuasion et l’équilibre de la terreur, elles sont comme pétrifiées dans leur

gloire passée : la question de leur réengagement dans les formes nouvelles

de conflictualité est à peine posée, si l’on excepte le projet parfois évoqué,

par George W. Bush, puis par Donald Trump, de miser sur leur

miniaturisation pour pouvoir en faire usage « face au terrorisme » et donc

dans les conflits nouveaux.

En même temps, l’arme atomique devient, pour les puissances

contestataires du Sud, un instrument d’affirmation. La course à sa

possession apparaît de plus en plus comme un moyen privilégié de

s’arracher au statut de « citoyen passif » du monde et d’accéder à la

« première division ». Ici, à nouveau, la puissance est rattrapée par la

faiblesse, les superpuissants se révélant incapables d’empêcher l’ascension

des petits vers le club nucléaire, comme le montre la crise coréenne…

La montée de la capacité d’action du faible suscite plusieurs réactions de

la part des vieilles puissances. Celle des néoconservateurs s’apparente au

déni : selon eux, l’histoire n’a pas changé, la puissance permet toujours de

maîtriser le jeu conflictuel, et cette mission doit plus que jamais être

accomplie au nom de la vertu et des valeurs universelles. Telle était la vision

de George W. Bush, manifeste dans sa thèse concernant le Greater Middle

East, comme celle, plus atténuée, de Nicolas Sarkozy et de François

Hollande dans leurs multiples entreprises africaines.

La deuxième réaction est au cœur du débat qui déchire le camp libéral

américain. L’un de ses représentants, John Ikenberry, professeur à

Princeton, plaide pour un Léviathan libéral qui, à ses yeux, reste possible :
quelles que soient l’usure de la puissance, « victime, dit-il, de ses propres

succès », et l’incertitude des formes nouvelles de conflictualité, l’Empire

libéral peut toujours triompher et jouer le rôle de « stabilisateur », à

10
condition d’agir de façon adroite, en mobilisant le smart power . La thèse

influença fortement Hillary Clinton, face à Barack Obama qui incarna

l’autre terme du débat.

Jugeant acquise la modification profonde des rapports entre faiblesse et


e
puissance, le 44 président des États-Unis a conçu, sans toutefois la

théoriser, une stratégie, et même une politique étrangère nouvelles. Celles-ci

sont faites de retraits, de défiance à l’égard de toute intervention militaire,

compensés dans son esprit par une réactivation des vieux principes libéraux

de libre-échangisme, de libéralisation de l’économie mondiale,

d’intensification des échanges.

Une ultime variante semble aujourd’hui faire fortune avec l’élection de

Donald Trump : la volonté, devant l’épuisement du vieux monde, de se

replier frileusement à l’intérieur des nations et de se référer plus

prioritairement que jamais à une idée, réincarnée ou recyclée, d’intérêt

national. Ce n’est plus America everywhere, mais America first qui revient

sur le devant de la scène, faisant écho à la montée des discours ethno-

nationalistes et des politiques étrangères néonationalistes qui s’imposent un

peu partout sous des formes diverses : au Royaume-Uni avec le Brexit, en

Europe de l’Est à travers le discours d’un Viktor Orbán ou d’un Jarosław

Kaczyński, mais aussi chez Poutine en Russie, Recep Tayyip Erdogan en

11
Turquie, Rodrigo Duterte aux Philippines… . Comme si, face à ce monde

qui n’est plus vraiment westphalien ni même autorégulé par la puissance,

l’essentiel était de se claquemurer chez soi, et d’utiliser la force dès que son

intérêt national est gravement menacé, ou plutôt quand on prétend qu’il

l’est… Pourtant, tel qu’il est porté par les anciens, ce néonationalisme

confirme, par l’absurde, le succès de la faiblesse.

1. Thomas HOBBES, Léviathan, Sirey, Paris, 1971 [1651].


2. John MEARSHEIMER, « The false promise of international institutions », International Security,
o
vol. 19, n 3, hiver 1994-1995, p. 5-49 ; idem, The Tragedy of Great Power Politics, W.W. Norton,

New York, 2001.

3. Charles KINDLEBERGER, La Grande Crise mondiale, 1929-1939 (trad. de l’allemand par

H. P. Bernard), Economica, Paris, 1988 [1973] ; Robert GILPIN, War and Change in World Politics,

Princeton University Press, Princeton, 1981.

4. Joseph NYE, Soft Power. The Means to Success in World Politics, Public Affairs, New York,

2004.

5. Voir Bertrand BADIE, Le Temps des humiliés, Odile Jacob, Paris, 2014.

6. William ZARTMAN (dir.), The Collapsed State. The Disintegration and Restoration of Legitimate

Authority, Lynne Riener, Boulder, 1995.

7. Voir notamment les travaux de Bruce M. RUSSETT (dir.), Economic Theories of International

Politics, Markham, Chicago, 1968.


o
8. Robert PAPE, « Soft balancing against the United States », International Security, vol. 30, n 1,

été 2005, p. 7-45.

9. Cité dans Mohamed Hassanein Heikal, Nasser, op. cit., p. 330.

10. John IKENBERRY, Liberal Leviathan. The Origins, Crisis, and Transformation of the American

World Order, Princeton University Press, Princeton, 2012.

11. Voir Bertrand BADIE et Michel FOUCHER, Vers un monde néo-national ? Entretiens avec Gaïdz

Minassian, CNRS Éditions, Paris, 2017 ; Bertrand BADIE et Dominique VIDAL (dir.), Le Retour des

populismes. L’état du monde 2019, La Découverte, Paris, 2018.


4.

Sociétés en guerre et sociétés guerrières

La politique de la faiblesse, telle que nous l’avons définie, a transformé en

profondeur le système international, jusqu’à modifier totalement la nature

même des conflits, à tel point qu’il paraît désormais plus raisonnable de

parler, à leur propos, de « nouvelle conflictualité internationale » que de

1
guerre . Qui dit faiblesse dit décomposition des institutions, effondrement

de l’État ou de la nation, affaissement du lien social. Du coup, la faiblesse

vient recentrer la conflictualité sur la vie intérieure des États : les

statistiques le montrent sans conteste, nous sommes entrés dans une période

de l’histoire où les conflits intra-étatiques l’emportent très largement en

2
nombre sur les conflits interétatiques . Plus encore : leur essence même,

c’est-à-dire leur mode de formation et de transformation, s’en trouve

massivement affectée. En même temps, cette nouvelle forme de

conflictualité, surgissant de l’intérieur des sociétés, se distingue par une

capacité d’internationalisation exceptionnellement rapide.

Il convient donc de comprendre la genèse de ces conflits d’un nouveau

type, ces mécanismes nés dans l’intimité des sociétés et non plus dans la

rivalité de puissance, mais prompts à acquérir une dimension internationale

des plus sensibles. Cette dernière prend une tournure d’autant plus

remarquable que de telles crises amorcent le plus souvent une intervention

étrangère, laquelle va accélérer le processus d’internationalisation, le

compliquer encore davantage et le rendre instable.

Le grand virage tient à l’identité plus sociale que politique de cette

nouvelle conflictualité. On est comme déporté de la science politique vers la

sociologie, comme si les instruments de la seconde se révélaient plus

opératoires que ceux, classiques, de la première et, plus encore, que ceux
issus des études stratégiques. Pour prendre la mesure de cette intense

transformation, il faut passer de l’étude phénoménologique de ces nouveaux

affrontements à la prise en compte de ce qui leur est sous-jacent et qui

apparaît comme une forme nouvelle de violence internationale. Nous voici

au fond du problème : il s’agit de réinterpréter cet inédit qui ne ressemble

plus en rien à la violence interétatique d’autrefois que Thomas Hobbes

symbolisait par le combat de gladiateurs. Partant de là, il convient de

prendre en compte l’identité des acteurs impliqués qui ne sont plus les

mêmes : ces conflits n’opposent plus des armées, mais des milices qui

s’enracinent dans l’ordinaire de la vie sociale quotidienne, non plus

seulement les princes auxquels l’histoire nous avait habitués, mais, plus

fréquemment, des seigneurs de guerre, au profil souvent déroutant. D’où une

représentation nouvelle de la carte du monde, dans laquelle le rôle

déterminant revient aux sociétés elles-mêmes, parfois sur un mode

tragiquement paroxystique donnant naissance à de véritables « sociétés

guerrières ».

Guerres d’hier, conflits d’aujourd’hui

Par rapport à la guerre classique, la distance est considérable et souvent

négligée. Certes, la conflictualité interétatique n’a pas totalement disparu,

lorsqu’elle oppose, par exemple, le Pakistan à l’Inde ou les deux Corée entre

elles. Mais la référence systématique au passé reste dangereusement

exagérée : tout se passe comme si les vieilles puissances recomposaient les

conflits d’aujourd’hui par un habillage forcé, emprunté aux guerres

répertoriées.

L’erreur est aussi profonde que coûteuse : hier, la guerre s’apparentait à

une compétition de puissance ; aujourd’hui, elle apparaît comme une

compétition de faiblesse. Un éclairage géographique suffit à s’en convaincre.

Pour la première fois depuis des siècles, le champ de bataille du monde ne

se situe plus en Europe, cœur battant de la puissance d’autrefois et où ne

demeurent que quelques scories de l’ancienne conflictualité : il se trouve à


la fois au Moyen-Orient et en Afrique, là où la puissance cède devant la

faiblesse. Cette conflictualité nouvelle connaît en outre une dynamique

d’expansion en tache d’huile pour couvrir une zone toujours plus vaste que

le foyer d’origine. Elle perd même tout sens géopolitique en disposant d’un

système complexe de rhizomes, grâce auquel l’écho des conflits partis du

Sahel ou de la Mésopotamie retentit dans les banlieues de Paris, de Londres

ou de Munich, voire de Karachi, Dar es Salam ou Istanbul.

Derrière cette configuration nouvelle, forgée dans une crise où se mêlent

faiblesses institutionnelles et délitement des liens sociaux, s’impose un

3
acteur devenu central : le seigneur de guerre, maître des milices . Ce couple

warlord-milice révolutionne les données mêmes des conflits. Le seigneur de

guerre est irréductible à l’État westphalien qui s’est précisément construit

contre lui à l’origine. Cette revanche est celle d’un entrepreneur qui sait

capter à son profit les allégeances déçues ou dispersées, les identités

déstabilisées, les fonctions politiques inaccomplies : son succès tient à sa

capacité de ramasser à son profit tous les symptômes de faiblesse qui furent

fatals à l’État, à la nation et aux sociétés civiles avortées.

S’appuyant, pour gagner, sur les faiblesses de la « modernité politique »,

il dispose presque partout de l’initiative stratégique qui se présente à lui

comme un choix : il opte soit pour une attitude coopérative, soit pour une

pratique compétitive plus ou moins violente. Il peut choisir de négocier des

compromis avec ses semblables pour gérer de fait un État effondré ou

préférer, dans les contextes de crise les plus aigus, affronter directement ses

rivaux dans l’espoir de prendre l’avantage. Dans le second cas, il déploie

une action faite d’imprévisibilité, de retournements de positions, de

scissions de toute nature, de négociations impossibles, de conversions d’un

camp à l’autre… Ainsi, en Somalie, se révélèrent, au rythme de la guerre,

des seigneurs sans cesse nouveaux, dont la prolifération alimenta le conflit,

tout comme au Libéria, au Congo, en Afghanistan, en Syrie. L’inflation fait

la loi.

Le seigneur de guerre n’existe que grâce à ses milices, ces armées privées

qui portent cette conflictualité, et au milieu desquelles se perdent les armées

É
traditionnelles des États survivants. Pire : pour réagir, ceux-ci recrutent ou

contractualisent à leur tour des milices privées, à l’instar de Bachar el-Assad

dans le conflit syrien, imité par la Russie elle-même dans ses

démonstrations de puissance en Mésopotamie ou en Ukraine, où elle

mobilise le groupe Wagner, véritable armée privée financée par Evgueni

Prigojin, oligarque proche du Kremlin.

Ces milices obéissent à une tout autre grammaire, comme l’évoque

l’exemple des Maï-Maï, particulièrement significatif des belligérants sur le

sol africain. Les origines de cette étrange milice demeurent assez floues :

e
elle apparaît sous cette appellation, au début du XX siècle, au Tanganyika,

issue d’une révolte organisée par des combattants dotés de pouvoirs

magiques ; elle se voulait alors société de résistance à des pouvoirs et à des

oppressions devenus insupportables pour la population. C’est dans

l’accomplissement de cette fonction qu’elle se transforme en milice et bâtit

peu à peu une société guerrière.

On la retrouve parfois lorsqu’une nouvelle conflictualité prend forme. Elle

réapparaît ainsi lors de la deuxième guerre qui affecte la République

démocratique du Congo (1998-2002), d’abord pour résister à la pression du

voisin rwandais, puis, ralliée soudainement à celui-ci, pour combattre le

gouvernement de Kinshasa. Autrement dit, elle évolue d’une posture à une

autre avec, pour seule rationalité, la détermination de survivre et de croître à

travers les conflits. Elle s’active, par la suite, dans d’autres régions du

Congo, et notamment au Katanga, où elle viendra vite alimenter et renforcer

le jeu conflictuel. L’essence de tous ces conflits consiste dans l’art de

savoir… les entretenir, dans cette capacité des milices à renforcer la

confrontation pour construire, par sa pérennisation, un nouveau système

social.

La guerre perd alors de sa finalité pour devenir sa propre fin : elle fait, de

cette manière, le jeu de nombreux acteurs. D’abord, celui des seigneurs de

guerre qui s’y renforcent, tels ces généraux maï-maï, Lwengamia Dunia,

dans le Kivu, ou Gédéon Kyungu Mutanga (« commandant Gédéon »), au


Katanga : ils apparaissent et réapparaissent d’un conflit à l’autre, au gré du

rebondissement des scénarios, dans des alliances complexes, mais surtout

dans des jeux qui ne sont jamais durablement coopératifs. Ensuite, celui des

milices elles-mêmes qui profitent de la guerre, occasion de razzias, de

captation de troupeaux, de vols, de viols, de confiscations en tous genres : le

banditisme devient le nerf de cette nouvelle guerre, après en avoir été le

simple supplétif. Bref, le conflit s’entretient par un jeu infini de scissions,

permettant au plus grand nombre d’acteurs de faire fortune : les causes

originelles sont loin et le jeu social s’en trouve rigoureusement inversé par

rapport à son essence contractuelle.

C’est ce que l’on retrouve au Libéria, lors de la scission intervenue en

1990 au sein du Front national patriotique du Libéria (NPFL) qui oppose

Prince Johnson à Charles Taylor, avant que d’autres scissions

n’interviennent à leur tour. C’est aussi ce que l’on observe en Somalie,

quand la victoire d’Ali Mahdi qui conquit la tête du Congrès de la Somalie

unie (USC, dominée par le clan Hawiye) conduisit, en février 1991, son

rival, Mohamed Farah Aïdid, à faire scission au nom… du sous-clan Haber

Guedir et à créer la Somalia Salvation Alliance, officialisée comme nouvelle

force et nouvel acteur : le tissu social ne cesse ainsi d’être réinventé, la

prolifération des seigneurs devient donc bien en elle-même un instrument de

pérennisation de la guerre.

Pour la même raison, disparaît, avec ces guerres de faiblesse, la sacro-

sainte distinction entre État et société. Dans le modèle westphalien, la

guerre passait pour la propriété exclusive des États, la société se trouvant, à

l’origine, largement à l’extérieur, indirectement touchée par les hostilités

opposant des armées formées de nobles ou de professionnels. Dans la

nouvelle conflictualité, la société occupe au contraire une position centrale :

c’est en son sein que l’on trouve les principaux acteurs et surtout les

principales victimes. La mobilisation des populations civiles représente le

cœur de la confrontation, tandis que l’armée va jusqu’à se protéger en

priorité ou à profiter de la situation, restant souvent en marge des

affrontements entre les éléments les plus violents.


On comprend à quel point Clausewitz est loin : le modèle qui a sacralisé

la conception westphalienne de la guerre ne joue plus aucun rôle ; rien ou

presque ne subsiste de la grammaire qui en a dérivé. Pour le stratège

prussien, la guerre n’existait que par sa finalité politique, tandis que la

nouvelle conflictualité se caractérise par le décrochage de celle-ci, voire par

une totale « définalisation », ou, en tout cas, un éparpillement des buts qui

perdent de ce fait tout ordre hiérarchique. Dans le modèle clausewitzien, il

s’agissait de terrasser l’ennemi : aujourd’hui, l’ennemi apparaît fragmenté,

disséminé et instable, quand on parvient encore à l’identifier. L’idée de

pouvoir clore un conflit par une bataille décisive se transforme en pure

illusion. De même, dans l’ancien modèle, le territoire était roi et

s’accomplissait militairement à travers l’idée-maîtresse de « champ de

bataille » ; la nouvelle conflictualité ne connaît plus de territoire, les acteurs

n’en sont plus propriétaires ni dépositaires. Même l’espace de mobilisation

semble incertain.

À travers cette première approche de la nouvelle conflictualité, on perçoit

comme une graduation en forme d’itinéraire. De cette violence sociale

inédite se dégagent en effet des zones de conflictualité à intensité variable

qui, dans les cas les plus dramatiques mais hélas les plus accomplis,

donnent naissance enfin à des sociétés guerrières. Comment cette

décomposition interne crée-t-elle les conditions de l’internationalisation

brutale que nous avons suggérée ? Souvent mal connue et mal comprise,

parfois même invisible, cette dernière se place pourtant au cœur de notre

sujet. On ne peut l’appréhender qu’en prenant pleinement en compte les

dynamiques sociales inédites qui la sous-tendent.

L’essor de la déviance, violence sociale

internationale

En réalité, nous faisons tout simplement face à une nouvelle histoire de la

violence internationale, émancipée des notions de souveraineté et même

d’État et de nation. Cette séquence inédite surgit des profondeurs d’un jeu
social anomique, troublé et dénaturé. Comme si se constituait, avec les

processus issus de la décolonisation et de la mondialisation, une déviance

qui, d’origine nationale, s’internationaliserait progressivement, avec, au

nombre de ses expressions, la figure connue du djihadisme. Ce n’en est

évidemment pas la seule, n’en déplaise à ceux qui voudraient faire de

l’islam la seule source contemporaine de violence, alors que, dans bien des

lieux, les musulmans deviennent au contraire la cible de telles violences :

que l’on pense aux Rohingyas en Birmanie, aux incidents

intercommunautaires au Sri Lanka ou encore aux tensions interreligieuses

en Inde…

La faiblesse de l’État, de la construction nationale et du lien social pèse

sur les normes qui gèrent les sociétés du Sud, les rendent étrangères à bon

nombre de ses acteurs, inefficaces, illégitimes, mais aussi suspectes,

partiales, voire a priori hostiles, donc promptes à susciter la déviance, de

façon assez marquée pour provoquer des conflits potentiellement violents. À

cela s’ajoute l’effet majeur et décisif de la mondialisation, telle qu’elle s’est

amorcée et qui a favorisé une brusque invasion normative de l’espace

mondial, peu comprise et mal acceptée au Sud, tant les règles et les valeurs

qui en dérivaient reproduisaient et renforçaient, dans l’esprit des populations

mobilisées sur des sujets plus domestiques, l’image déjà bien connue de la

domination.

On retrouve ainsi toutes les composantes répertoriées de la déviance, telle

4
qu’une sociologie de tradition durkheimienne l’a conceptualisée. La

déviance se caractérise par l’adjonction de trois éléments : une norme mal

acceptée, sa transgression sous forme de protestation brutale et la réaction

de la société pour neutraliser les déviants. Le phénomène est évidemment

remarquable à l’intérieur des sociétés issues de la décolonisation, faiblement

institutionnalisées, dotées de régimes peu légitimes, autoritaires et peu

redistributeurs, piégés par la nature dysfonctionnelle de l’État importé, mais

il est inédit et plus profond encore sur le plan international. La

mondialisation produit aujourd’hui, à l’échelle planétaire, ce que


e
l’urbanisation provoquait au sein des nations européennes au XIX siècle et

e
au début du XX : un changement social brutal, incontrôlé, donnant

naissance à un espace inédit et désormais sans limites, qui socialise à la

violence et à la déviance.

La violence internationale qui se forme à notre époque peut se

comprendre à travers la difficulté de passer d’un monde dont le système

normatif se limitait à régler grossièrement la compétition stato-nationale à

un monde dans lequel la norme se mêle de tout, conduites politiques,

sociales, économiques, consommation, culture, art… Cette foudroyante

« normalisation » de l’espace mondial est perçue comme d’autant plus

agressive qu’elle provient des mêmes lieux, qu’elle se berce du même

universalisme naïf et provocant, sans disposer des relais institutionnels dont

elle aurait besoin pour s’imposer partout. La règle n’existe en effet à

l’échelle mondiale qu’à travers la domination lointaine exercée par ceux qui

en sont les entrepreneurs. De ce point de vue, le contraste avec l’ancien jeu

international paraît saisissant : celui-ci rassemblait un petit nombre d’États

de même culture et ne comptait que très peu de normes communes, tout

juste assez pour régler le jeu de compétition interétatique. Aujourd’hui, la

norme doit tout couvrir… et s’imposer, en moins d’une génération, au

monde entier dans son extrême complexité sociale et culturelle…

Au lieu de construire prudemment, ensemble, un système normatif

permettant à tous de vivre avec tous, les vieilles puissances ont prétendu

forger seules les notions de justice universelle, mais aussi de « guerre juste »

qui fait un retour en force pour sanctionner le respect de principes devenus

brutalement universels. Même si certains manifestaient ainsi de nobles

intentions, la perception de cette nouvelle guerre par ceux qui la subissent

ne pouvait qu’être funeste.

On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que des comportements

sociaux de transgression violente aient surgi dans la plupart de ces espaces

sociaux brutalement intégrés au jeu international. La transgression est

devenue un langage de doute, puis de contestation et enfin de rébellion


contre un ordre international décrété, considéré comme venant du dehors,

c’est-à-dire aux couleurs de l’ancien colonisateur, le chrétien, l’Occidental,

voire le « Blanc »… Pour reprendre la formule du sociologue américain

Edwin Lemert, on dira même que cette forme de déviance est « plus

secondaire que primaire », dans la mesure où elle suscite un véritable rôle


5
de déviant, conduisant celui qui en est porteur à se définir comme tel : un

nouveau rôle social international est ainsi inventé.

Cette violence sociale internationale intervient comme la projection d’un

comportement de transgression face à une adhésion immédiatement

réclamée à tous, quels que soient leur culture, leur statut social et leur

situation économique. Les formes nouvelles qui en dérivent s’inscrivent

donc comme résultats des stratégies avortées d’intégration sociale, aussi

bien sur le plan national qu’international. Cette mobilisation inédite recrute

ceux qui se trouvaient objectivement hors de portée des instances classiques

de socialisation. C’est dans la pauvreté du lien social, dans la déliquescence

des familles traditionnelles, mais surtout dans des formes inédites de contre-

socialisation que ces nouveaux réseaux de violence se constituent une base

populaire, voire forment une véritable contre-société.

Boko Haram, ou la contre-socialisation violente

À travers l’exemple de Boko Haram, on mesure le rôle de la

décomposition sociale comme vecteur de recrutement. Ceux-là mêmes qui

se trouvent éloignés de leur famille, jeunes chômeurs, mendiants aux

« petits boulots », livrés à la rue d’énormes macropoles ou simplement de

villes grandissantes, ceux qui n’ont aucune chance d’intégration sociale et

notamment scolaire, ceux qui pratiquent la petite délinquance quotidienne,

tous sont en quête de ces contre-socialisations que nous observions déjà du

temps de Lamine Dramé et qui prennent aujourd’hui une importance

centrale et un statut banal…

Pour mobiliser, Boko Haram utilise toutes les formes intermédiaires de

contre-socialisation : les guildes, corporations de bouchers, de barbiers, de


garagistes, de réparateurs, autant de structures forgées au fil du temps pour
6
compenser une absence d’emplois et de mécanismes socialisateurs publics .

Autant d’antichambres donnant accès aux écoles coraniques qui prolifèrent

dans l’État du Borno, et singulièrement à Maiduguri, sa capitale, au nord-est

du Nigéria. Le lien subtil qui unit l’apprenti au maître fait office d’initiation.

Pour compléter le tableau, l’échec des chefferies d’hier se reproduit derrière

celui des États d’aujourd’hui et poursuit la même histoire tragique contre

laquelle le canon ne peut pas grand-chose, sauf l’encourager davantage.

Or la genèse même du Groupe sunnite pour la prédication et le djihad,

nom officiel de Boko Haram, illustre parfaitement les mécanismes de

contre-socialisation violente. Il a été fondé en 2002 par Mohamed Yusuf, un

prêcheur musulman originaire de l’État du Yobe, au nord du Nigéria. À

l’instar de Tall ou de Dramé, Yusuf avait visité l’Arabie saoudite, étudié à

Médine et cherché à concevoir cette contre-socialisation autour d’une

activité de prêche qui donna progressivement naissance à une entreprise

religieuse sectaire.

Les jeux n’étaient cependant pas faits. La contre-socialisation s’opérait

certes à travers un discours religieux de plus en plus autoritaire. Mais, à ses

débuts, Mohamed Yusuf n’avait pas renoncé à l’action politique

institutionnelle, voire la recherchait là où elle était à sa portée. Ainsi passa-t-

il, en 2003-2004, des accords, d’ailleurs assez obscurs, avec Ali Modo

Sheriff, élu à la tête du gouvernorat du Borno : Yusuf semble même avoir

pris part au choix du ministre des Cultes de cet État. Tout changea lorsque le

processus de mobilisation donna lieu à des manifestations de plus en plus

violentes, notamment celle qui, en juin 2009, fit quinze morts parmi les

miliciens cernés par la police et frappés sous prétexte qu’ils ne portaient pas

de casque sur leur moto. Cette répression entraîna, un mois plus tard, la

vengeance de Yusuf, dont les partisans se livrèrent à de véritables attaques, à

leur tour violemment réprimées : on releva entre 700 et 1 300 morts le

27 juillet.

À cette occasion, Yusuf fut arrêté, très vraisemblablement torturé. Al-

Jazeera diffusa de façon décisive les images du gourou ensanglanté. Il


mourut, mais ses troupes n’ont cessé, depuis, de commémorer ce deuil en se

mobilisant de façon de plus en plus violente. Tel fut le point de départ de

l’aventure, hélas familière aujourd’hui, d’une entreprise de violence

désormais placée sous l’autorité d’Abubakar Shekau, qui succéda à l’imam

martyr. En moins de dix ans, les affrontements avec Boko Haram se

soldèrent par plus de 20 000 morts et 2,5 millions de réfugiés, sans oublier

un nombre considérable d’enlèvements, dont le plus tragique fut celui des

jeunes lycéennes de Chibok en avril 2014.

La leçon que l’on peut tirer de cette lente évolution est particulièrement

significative : d’instance de contre-socialisation, Boko Haram devint très

vite une instance de séparation, de confiscation et de réintégration. Dès lors,

l’organisation s’exprima par une violence ritualisée et banalisée qui, par le

jeu de la répression, transforma une entreprise sectaire ou religieuse en

véritable agent de routinisation de la violence. On en perçoit la logique :

l’entrepreneur se dote d’une clientèle nombreuse, totalement à ses ordres,

mobilisable et manipulable à merci, lui offre une ressource suffisamment

forte pour profiter de cette faiblesse sociale de manière à exercer pleinement

son autorité. La rhétorique du martyre alimente cette autorité, mais renforce

aussi son besoin de victimes. Elle façonne pour cela un discours d’inversion,

c’est-à-dire de dénonciation de la « justice » issue de l’Occident, à laquelle

elle oppose une représentation identitaire spécifique pratiquant évidemment

l’amalgame entre la norme internationale et l’ennemi.

La clientèle est facile à trouver. Ce genre de mouvement cible en priorité

une jeunesse désœuvrée, à laquelle la famille n’offre plus un cadre

d’intégration suffisant, qui, de surcroît, ne connaît pas l’État et n’en

comprend pas les subtilités institutionnelles. Cette génération se perçoit

comme exclue dans un univers dont les normes ne sont pas les siennes, et

n’a de cesse de retrouver un cadre d’intégration. Tout est bon pour accélérer

le recrutement. Ces organisations jouent sur le chômage des jeunes,

particulièrement massif en Afrique (près de 70 % au Sierra Leone,

aujourd’hui, cas extrême, certes, mais de plus de 30 % dans le paisible

Ghana).
Elles exploitent l’ambiguïté du tribalisme, forme particulière

d’intégration prisonnière d’un dilemme, comme on peut le noter au

quotidien dans le Sinaï : soit le tribalisme se reproduit en marge de l’État,

qui généralement le délaisse, et il enferme sa population dans un espace

social clos qui nourrit peu à peu des sentiments d’hostilité à l’égard de toute

forme d’institution ; soit il se clientélise à l’État, perd sa personnalité au

profit d’institutions qui ne savent pas rétribuer les allégeances et offrir un

débouché attirant aux siens, accélérant d’autant des comportements

d’aliénation sociale. Mais, quelle que soit la forme de mobilisation,

l’essentiel de la base sociale déviante reste constitué par tous ceux que

lèsent les mutations économiques et sociales, dont ils ne perçoivent pas ce

qu’elles peuvent leur apporter, mais devinent aisément ce qu’elles peuvent

leur coûter.

Entre militantisme politique et simple

criminalité

Sollicitons autrement le cadre évocateur du Nigéria. Le Mouvement pour

la survie du peuple ogoni (MOSOP) s’est constitué en 1990, cette fois dans

le Sud chrétien, pour protester contre les effets dévastateurs de l’exploitation

des gisements de pétrole par les compagnies multinationales et notamment

Shell. Ces pollutions ne ruinent pas seulement les petits paysans locaux ou

les pêcheurs du delta du Niger : elles créent un malaise profond dans toute la

société locale qui voit en elles un défi lancé à sa volonté de s’intégrer à un

ensemble national construit.

Aussi le mouvement a-t-il organisé différentes manifestations, notamment

un grand rassemblement non violent de quelque 300 000 personnes le

4 janvier 1993. Cette mobilisation n’a pas lieu au nom de l’islam, car nous

sommes hors de ses terres, mais au nom de l’idéalisation de l’identité d’un

peuple abandonné, les Ogonis. Derrière le MOSOP, on voit donc poindre un

néonationalisme ethnique qui interpelle l’État-nation nigérian. D’où la

réaction violente de celui-ci : en 1995, les autorités finissent par pendre le


chef du mouvement, Ken Saro-Wiwa, sous l’ordre exprès, semble-t-il, du

dictateur Sani Abacha. D’autres leaders du MOSOP sont assassinés et trente

villages ogonis détruits. Ce qui, au départ, était une manifestation non

violente et une entreprise associative verse ainsi dans la violence et

transforme son ethnicisation en mobilisation contre l’État, les firmes

multinationales et, partant, contre une mondialisation s’incarnant dans un

pouvoir perçu comme pro-occidental.

De même prolifèrent de nouvelles organisations, comme les Vengeurs du

delta du Niger, qui protestent contre les pollutions provoquées par les

oléoducs mal entretenus – que certains militants n’hésitent pas à percer pour

s’enrichir en les ponctionnant. Ce passage progressif à des formes variées de

violence s’opère certes au nom de l’identité, puis à travers une revendication

de sécession au profit d’ethnies considérées comme victimes, accompagnées

parfois de conversions à l’islam, favorisant donc la progression de celui-ci

vers le sud du Nigéria.

Au-delà, ces nouvelles formes de violence rejoignent parfois des formes

courantes de criminalité. On retrouve là l’un des éléments forts de

la sociologie de la déviance, qui tend à présenter la délinquance comme une

des incarnations possibles de celle-ci, renvoyant aux mêmes causes et à la

même volonté de transgresser. Face à une intégration souvent jugée

impossible, le choix tend à se limiter à deux options qui peuvent se

combiner : l’action de déviance politique, qui installe peu à peu ses réseaux

et ses formes d’organisation combattante, et la criminalité simple, qui

constitue une autre réponse à ces défis perçus comme douloureux.

On cherche à percer des oléoducs pour prélever un pétrole qui devient

lucratif sur le marché noir, tout en exprimant, de cette manière, son hostilité

à la présence de compagnies étrangères. Ainsi voit-on, autre exemple, les

éleveurs condamnés à l’exil pénétrer dans les espaces de culture, les piller,

en saisir la production en ayant conscience de lutter pour leur survie et de

protester contre un changement social et écologique tenu pour détestable.

Les cultivateurs, se sentant démunis et terrorisés par ces pratiques,


abandonnés ou mal protégés, viennent, à leur tour, s’emparer des troupeaux

de tel et tel pasteur. La confusion grandit entre militantisme politique et

criminalité simple.

Cette fusion naturelle donne souvent naissance à des formes de

coopération inattendues entre entrepreneurs de violence et flux mafieux. Les

premiers savent les avantages matériels qu’ils peuvent tirer d’une telle

coopération avec les seconds : issus de la déviance, ils ont besoin de celle-ci

pour survivre et prospérer. De façon tout aussi surprenante, les organisations

construites comme déviantes vont elles-mêmes avoir besoin de dénoncer

d’autres déviances pour s’alimenter.

D’où, comme en retour, l’acharnement des organisations djihadistes

sunnites à persécuter les minorités musulmanes dénoncées comme

hétérodoxes, anormalement dérogatoires du modèle de pureté qu’elles ont

réinventé pour se distinguer. Ainsi Boko Haram a-t-il ciblé, en

novembre 2015, un défilé chiite commémorant pacifiquement l’Achoura

(jour de l’assassinat de l’imam Hussein), dans la ville de Zaria, au nord du

Nigéria. Pour les mêmes raisons, cette violence a visé les chrétiens, comme

lors du massacre perpétré, pendant la veillée de Noël 2017, dans l’église de

Ungwan Mailafiya, également située au nord du pays : en moins d’une

7
décennie, près de 1 500 chrétiens ont ainsi été tués dans cette région .

Cet acharnement cible en fait les minorités de toute nature, celles-ci

devenant le mode d’expression constant de cette identité déviante qu’on

combat au nom de la déviance. Chacun se souvient de la fusillade

d’Orlando, en juin 2016, où quarante-neuf personnes périrent dans un club

gay de cette ville de Floride, abattues par un individu ayant soi-disant prêté

allégeance à Daech qui poursuit l’homosexualité de sa haine… Chiites,

chrétiens, jeunes filles cherchant à s’éduquer, gays : tout est bon pour

fabriquer un imaginaire de déviance que l’on combat au nom de cette

contre-socialisation sectaire, elle-même issue d’une volonté active de

transgresser les normes.

Ces processus inédits font ainsi une partie des souffrances de l’actualité

mondiale en se cristallisant dans le rejet d’un système international dénoncé


comme étranger, hostile et animé de normes imposées : la perception qui en

ressort est évidemment mythifiée et certainement caricaturée. Mais elle

séduit une fraction particulière de la population, toutes ces catégories en

situation d’aliénation sociale, brisées par l’effet trop brutal et trop

mécanique du jeu banal de la mondialisation. Il en dérive une exportation

inévitable des dynamiques de violence dont il convient maintenant d’en

repérer les agents, labellisés un peu partout dans le monde, et notamment en

Europe, comme ceux d’un « terrorisme » semant drames et effroi.

Les exportateurs de violence

Lorsqu’on se penche sur la biographie de ces agents exportateurs, on est

troublé de voir à quel point ils expriment, à tout point de vue, le paroxysme

d’une intégration sociale totalement manquée. Comme la tradition

sociologique l’avait très tôt remarqué, les troubles psychologiques

8
constituent un marqueur essentiel de ce défaut .

Prenons-en la mesure : Adel Kermiche, qui assassina le père Hamel à

Saint-Étienne-du-Rouvray, le 26 juillet 2016, avait effectué plusieurs séjours

en hôpital psychiatrique ; Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, auteur de la tuerie

de Nice du 14 juillet 2016, cumulait dépression et troubles psychologiques

qui se traduisaient notamment par des violences conjugales à répétition ;

Salah Abdeslam, le seul tueur survivant des attentats du 13 novembre 2015,

gérait à Molenbeek un bar où circulaient librement des substances

hallucinogènes.

Le lien paraît presque ininterrompu avec d’autres formes de violence que

l’on avait interprétées, plus ou moins à tort, comme politiques, alors qu’elles

découlaient sans doute pour l’essentiel de troubles psychologiques

individuels. Ainsi l’Irano-Allemand David Ali Sonboly, qui tua neuf

personnes à Munich en juillet 2016 : loin d’être islamiste, son acte procédait

d’un dérèglement personnel, mais lié au même échec d’insertion sociale

propre à un individu vivant mal son défaut d’insertion au sein d’une

Allemagne que ses parents avaient rejointe dans l’exil. En réalité, la


frontière entre comportement psychopathique et acte militant n’est pas

toujours nette. À l’instar de cette attaque au couteau perpétrée, en

juillet 2016, dans la banlieue sud-est de Tokyo, contre une institution pour

handicapés, qui fit dix-neuf morts. Ou encore cette autre, mais au poignard,

à Russell Square, à Londres, en août 2016. Ce continuum le montre bien :

l’« islamisme radical » n’est qu’un marqueur parmi d’autres de cette attente

déçue d’une intégration qui ne vient pas.

En témoigne, chez tous ces acteurs, un parcours de vie tumultueux,

expression presque caricaturale de l’impression de désorganisation sociale

qui bouleverse le jeu mondial. Les frères Kouachi étaient orphelins de père

tandis que leur mère vivait épisodiquement de la prostitution. Mohamed

Merah avait été placé en famille d’accueil à l’âge de dix ans : entre autres

faits d’armes, il gifla une assistante sociale qui l’avait pris en charge. Tous

ou presque passent par la case prison, et se font remarquer par des actes de

délinquance qui constituent un stade élémentaire de la transgression

sociale : les Kouachi avec quelques petits trafics, Merah avec des

cambriolages, Amedy Coulibaly avec des vols à main armée et des actions

de délinquance en bande, Lahouaiej-Bouhlel condamné pour vols et

dégradations, tandis que Radwan Lakhdim, l’auteur de la tuerie de l’Aude,

en mars 2018, avait été arrêté et emprisonné pour usage de stupéfiants.

La plupart se caractérisaient par une vie sociale instable et notamment

des comportements sexuels qui ne ressemblent en rien à l’éthique islamiste :

Lahouaiej-Bouhlel se targuait de nombreuses conquêtes féminines et

masculines ; on a retrouvé, chez les Kouachi, un abondant matériel

pornographique. Nombre de djihadistes avaient recours à l’alcool, violant là

aussi les règles de leur orthodoxie religieuse.

Nous retrouvons là les visages connus de la déviance et non ceux de

l’éthique religieuse. Mais, au-delà de ces aspects triviaux, on distingue

toujours la même pression de l’identification manquée. Dans les foyers

conflictuels du Moyen-Orient et de l’Afrique, celle-ci résulte bien entendu

de la faiblesse, voire de la décomposition de l’État et de la nation. Elle

À
s’inscrit bien dans l’histoire ordinaire de la déliquescence du lien social. À

l’échelle mondiale, de telles inclinations activent de façon remarquable les

logiques de conversion.

Un quart des djihadistes français combattant en Syrie passaient pour

convertis. Plus généralement, la société française en compterait entre 70 000

et 120 000. La conversion, en soi, n’est évidemment pas un acte de violence,

de rébellion ou de mobilisation politique, mais elle ouvre un champ

important pour la compréhension des transformations à l’œuvre. Elle

s’inscrit très banalement dans le processus de mondialisation des

imaginaires, marque essentielle des formes nouvelles de mobilisation et, à

un stade ultime, de la conflictualité.

Les guerres nouvelles ne sont plus le fait de nations, ni d’individus

mobilisés pour défendre leur patrie : elles procèdent de la déformation

sociale, de la difficulté à s’identifier aux institutions auxquelles on est censé

adhérer. Pire : elles sont l’expression d’un divorce accompli entre ce que

l’on est et l’allégeance que l’on attend de vous. Afin de gérer ces distorsions,

la réidentification apparaît comme une alternative, une façon de renaître

dans un état nouveau, une manière d’adhérer à une cause que l’on ne vous

impose pas, mais qu’au contraire vous choisissez contre le contrôle social.

Des études montrent que les djihadistes français convertis ne viennent ni de

la délinquance (5 % seulement) ni d’un milieu social particulier, mais que

40 % d’entre eux ont été préalablement sujets à une dépression, à une

9
insertion manquée . Commence alors la même quête : formation religieuse,

et détour, pour les plus déterminés, vers des lieux de socialisation à la

culture coranique (à l’instar de Maxime Hauchard, natif de l’Eure, passé par

une formation salafiste en Mauritanie), puis, dans les cas les plus extrêmes,

par un entraînement militaire en Syrie, au Yémen ou en Afghanistan.

Ces processus d’identification bouleversée nourrissent l’imaginaire des

uns et des autres. Dans un contexte d’intégration mise en échec, cette

démarche peut se fixer sur des conflits lointains, sur des situations dont on

n’est pas physiquement partie prenante et sur des identités qui ne sont pas
celles qui vous ont été transmises. La réincarnation dans un modèle

alternatif apparaît ainsi comme un acte volontaire, une façon de prendre sa

revanche sur la société.

Aussi un chrétien confronté à une insertion sociale qu’il juge manquée

peut-il chercher à s’identifier à une autre communauté et embrasser d’autres

étendards, autant par provocation que pour se réconcilier avec lui-même.

Aussi le jeune Français, Belge, Britannique ou Italien peut-il s’identifier à

un conflit en cours au Moyen-Orient pour choisir un autre destin que celui

qui lui a été prescrit. Les distances commencent à ne plus compter dès qu’il

s’agit de s’identifier : cette extraordinaire mobilité des allégeances contredit

l’économie classique de la guerre.

Là où régnait hier la fidélité citoyenne, tend à s’imposer aujourd’hui cette

nouvelle forme de libre circulation dans l’espace mondial, en quête de la

mobilisation que l’on veut faire sienne. Cette volatilité, qui s’inscrit en

contradiction avec un modèle institutionnel devenu trop faible pour

mobiliser, se retrouve à tous les étages de l’espace mondial. Au niveau

national, elle explique l’embrigadement dans des organisations qui, au nom

d’un islamisme radical, combattent un État qu’on a appris à détester. Au

plan régional, elle rend compte de l’extraordinaire mobilité des combats, le

fait que, du Sinaï à la Libye, du Mali au Niger et jusqu’au Burkina Faso, les

mêmes combattants nourrissent la formidable capacité d’expansion des

conflits. À l’échelle mondiale, enfin, ce processus explique comment on a

pu retrouver, dans le conflit syrien, jusqu’à 40 000 combattants étrangers,

dont, dit-on, 1 700 Français, aux côtés notamment de Russes, de

Britanniques et d’Américains.

Le territoire perd de son sens, et l’identité nationale ne tient plus lieu

d’indicateur exclusif, là où Carl Schmitt y voyait la composante essentielle

de la guerre traditionnelle. L’espace de mobilisation n’a plus rien à voir avec

la confrontation des États et des nations : ce n’est rien d’autre que

l’expression d’une instabilité sociale chronique, découlant elle-même d’un

ensemble d’institutions trop fragiles pour construire un jeu social ordonné.

Trois matrices viennent alors activer le passage au conflit.


Dans la dissolution du lien social, l’humiliation constitue un élément

essentiel. L’extension du conflit sahélien dans le Soum, au nord du Burkina

Faso, a par exemple été entretenue par une humiliation des populations de la

région, dont on a aujourd’hui des récits précis : pensons à ces armées, en

principe officielles et régulières, faisant irruption dans des villages

« suspects », se livrant à des vexations vis-à-vis des plus anciens, les

obligeant à se dévêtir, à « faire des pompes », à courir, à danser, bref à se


10
ridiculiser devant les plus jeunes . Voilà qui actualise la longue mémoire de

l’humiliation, forgée au long de décennies de dictature, elles-mêmes

précédées de décennies d’administration coloniale arbitraire, sur fond d’une

marginalisation se perdant dans la fin des temps.

Après l’humiliation, mentionnons l’incapacité tragique de trouver ailleurs

que dans le conflit un moyen de survivre. Il s’agit de la certitude angoissante

que la guerre constitue la seule chance – hautement paradoxale – de s’en

sortir, de trouver une raison d’être, de se mobiliser, de se dépenser, offrant

jusqu’aux vêtements et à la protection sociale.

Troisième matrice, la réaction de l’autre : le jeu répressif, son effet

d’entraînement, avec ces villages détruits et ces populations emprisonnées,

ces groupes jugés suspects ou présumés sans preuves collaborateurs des

entrepreneurs de violence. Les conséquences sont d’autant plus graves que

la répression est souvent le fait de troupes étrangères, portant des uniformes

venus d’ailleurs, prétendant incarner une civilisation qui n’est en réalité

qu’une culture dont on perçoit spontanément le caractère lointain et

probablement hostile.

On voit tous les avantages que l’entrepreneur de violences peut en retirer.

Plus il radicalisera son discours, plus celui-ci passera pour une réponse à ce

qui a été vécu comme insupportable. L’inflation rhétorique, l’escalade dans

l’intolérance deviennent paradoxalement des moyens de rassurer ceux qu’il

embrigade. On y retrouve pêle-mêle l’histoire quotidienne d’Al-Qaida, de

l’État islamique, de Boko Haram comme de toutes leurs réincarnations, à

l’instar d’AQMI, AQPA, Jaish al-Islam, le Front al-Nosra, et bien d’autres.

Autant d’entrepreneurs qui capitalisent tous les échecs d’intégration que


nous décrivions et qui constituent bien sûr les instruments actifs de

l’internationalisation de la colère. Il en va de même, et plus encore, des

réseaux apparentés, exportateurs de cette violence : entre juin 2014 et

février 2017, à lui seul, l’État islamique aurait ainsi commis 143 attentats

hors de la zone mésopotamienne, faisant quelque 2 000 morts.

Des sociétés guerrières

Toute cette histoire débouche sur un drame, dont on peut craindre qu’il

soit l’image achevée de la conflictualité contemporaine. Les nouveaux

conflits inventent en effet une forme inédite de société que l’on nommera

« société guerrière ». Autrefois, l’anthropologie – et notamment Pierre

Clastres – décrivait celle-ci comme une forme pérenne de mobilisation


11
destinée à bloquer la construction de l’État .

Désormais nous vivons le processus inverse : la société guerrière ne se

mobilise pas contre l’État, mais devient un moment de son dépassement.

Elle se définit d’abord par son aptitude à durer, à l’instar du conflit afghan

(quarante ans), de celui de Somalie (plus de trente ans), de l’Irak (quinze

ans), voire, par séquences successives, de celui de la République

démocratique du Congo (RDC, cinquante-huit ans). Plus inquiétant encore,

la société guerrière apparaît comme une forme nouvelle de socialisation,

une organisation du jeu social qui ne passe plus par l’institution, mais par la

banalisation et la systématisation de la violence échangée. Ce que l’État et la

nation n’ont pas su faire, la guerre le fait de manière ordinaire : elle offre

une structure d’intégration politique, un mode d’accomplissement

économique et, pire encore, une forme d’intégration sociale.

Sur le plan politique, la capacité des seigneurs de guerre à établir l’ordre

dans les zones qu’ils contrôlent parle d’elle-même. Des milices se

constituent, qui exercent une véritable autorité sur la population, qu’elles

parviennent ainsi à rassurer. Le constat vaut pour les phases actives des

conflits comme pour les périodes intermédiaires, ou immédiatement

postconflictuelles. Ainsi les milices chiites de la Mobilisation populaire,


dans l’Irak d’aujourd’hui, jouent-elles un rôle efficace de maintien de l’ordre

dans les espaces libérés de l’État islamique : autour de Mossoul, souvent

inspirées par l’Iran, elles disposent d’une capacité d’intégration politique

bien supérieure à celle de l’administration irakienne officielle.

Cette manière de pérenniser les warlords et de les transformer en

instruments de maintien de l’ordre représente la preuve ultime de l’échec

persistant de la construction de l’État. Mais peut-elle déboucher sur un ordre

stable de coopération entre autorités ainsi décentralisées ? Et ces seigneurs

de guerre, recyclés dans des fonctions administratives, y trouveront-ils une

raison d’abandonner définitivement leur comportement belliqueux ? C’est

évidemment peu probable…

Sur le plan économique, la démonstration n’est plus à faire : ces conflits

nouveaux entretiennent une extraordinaire économie de guerre, lucrative

pour bien des acteurs. Les puissances étrangères en profitent pour accentuer

leur pillage des richesses du sous-sol, utilisées comme monnaie d’échange

par des milices qui financent ainsi leur propre survie. On sait à quel point

celui de la RDC a été ravagé par à peu près toutes les grandes puissances du

monde ; de même en fut-il avec les fameux diamants de Sierra Leone, sans

même parler des trésors archéologiques de Mésopotamie.

Les économies mafieuses y trouvent leur consécration. Ce n’est pas un

hasard si Mokhtar Belmokhtar, l’un des dirigeants d’AQMI, a été surnommé

« Monsieur Marlboro » : la connivence entre les entrepreneurs de violence

et les flux mafieux permettait aux uns et aux autres de prospérer au sein de

l’immense Sahara. Les premiers y dégageaient les ressources suffisantes

pour acquérir des armes nouvelles, tandis que les seconds y trouvaient un

moyen peu coûteux de se déplacer en quasi-liberté sur de vastes territoires,

de franchir les frontières et d’activer un trafic dont ils partageaient les

bénéfices avec des organisations qui se voulaient politiques. À chacun de ces

conflits correspond souvent une aggravation bien connue du trafic de drogue

et, pis encore, d’êtres humains. Faut-il mentionner ici la tragédie libyenne et

ses conséquences esclavagistes ? Enfin, le marché des armes, surtout

légères, plus adaptées à la nature même de ces affrontements, devient


florissant pour beaucoup, fournisseurs comme intermédiaires. Qui, dans ces

conditions, aurait économiquement intérêt à mettre fin à ces conflits, plus

lucratifs, de ce point de vue du moins, que ne l’étaient les guerres

westphaliennes ?

Le pire se situe dans le domaine de l’intégration sociale. Située, par son

absence, à l’origine des conflits, celle-ci subit aussi les conséquences de leur

aboutissement dramatique. Non sans cynisme, cette conflictualité offre de

nombreux « conforts » à ceux qui, face aux défauts, voire à l’effondrement

de l’État, ne bénéficiaient d’aucune protection. Car la société guerrière

protège, parfois même soigne, organise des formes diverses de prestations

qui n’existaient pas auparavant. Elle mobilise, donne des raisons d’exister,

de se dépenser.

Le phénomène effroyable des enfants-soldats – entre 200 000 et 400 000

à travers le monde – éclaire peut-être les vraies raisons de la pérennisation

de ces conflits. Dans des sociétés où plus des deux tiers de la population ont

moins de vingt ans, la survie d’un jeune tient hélas souvent à la possibilité

d’être employé par une milice. L’enfant des rues, abandonné et déscolarisé,

cherche à y suivre son semblable, à avoir une chance d’être nourri, logé,

vêtu. Il tente également d’exister socialement en portant à l’épaule une

kalachnikov qui, au Nord-Kivu, se négocie autour de vingt dollars. Et que

dire des jeunes filles soldats, souvent violées à douze ou treize ans, dans

l’impossibilité de revenir dans leur famille, obligées de rallier leurs

bourreaux et de se mettre à leur disposition pour des tâches toutes plus

horribles les unes que les autres ? En se faisant abri, la société guerrière

prend sa revanche sur les sociétés et le système international qui se sont

montrés incapables d’intégrer ces enfants.

Parce qu’elles deviennent de véritables systèmes sociaux, ces sociétés

guerrières vivent, c’est-à-dire se projettent et s’étendent. Nous avons déjà

caractérisé cet effet « rhizomatique » qui assure la projection de ces conflits

« hors zone », jusqu’au cœur même des vieilles puissances, à Londres,


New York, Boston, Paris ou Molenbeek, par l’intermédiaire d’agents

exportateurs, même souvent importateurs, comme dans des périphéries

éloignées, Karachi, Istanbul ou Bali…

Il faut y ajouter un effet de « contagion » qui, mécaniquement, étend le

conflit aux zones attenantes, dès lors que celles-ci sont porteuses des mêmes

pathologies sociales. Ainsi en fut-il du conflit des Grands Lacs, en 1994, qui

a bien vite gagné la RDC limitrophe, et a en partie inspiré les premiers

12
travaux consacrés au phénomène . Ainsi en fut-il aussi des effets de la

guerre d’Afghanistan sur le Pakistan, du conflit libérien sur la Sierra Leone

ou la Côte d’Ivoire, à la fin des années 1990, ou de la déstabilisation de la

Libye affectant le Mali puis l’ensemble du Sahel.

Ce processus est d’autant plus remarquable qu’il passe par les réseaux

sociaux, réseaux miliciens et de trafics d’armes, réseaux tribaux ou

ethniques, réseaux de réfugiés, réseaux économiques et mafieux, à l’instar

de la contrebande des diamants de la Sierra Leone, exerçant un effet

d’attraction sur les seigneurs de guerre libériens et, en tout premier lieu, sur

Charles Taylor. À la différence de la guerre interétatique, contrôlée et

disciplinée, les nouveaux conflits sont ainsi animés de dynamiques sociales

d’autant plus difficiles à contenir.

Face à une violence aussi diffuse, disséminée, complexe, contradictoire,

la tentation est grande, du côté des vieilles puissances, de simplifier le jeu,

de le travestir, afin de lui donner l’allure d’une guerre moderne et d’y

répondre par des interventions dont il leur arrive de se flatter…

1. Mary KALDOR, New Wars and Old Wars. Organized Violence in a Global Era, Polity Press,

Cambridge, 2012 [1999] ; Herfried MÜNKLER, The New Wars, Polity Press, Cambridge, 2005.

2. Lotta THEMNÉR et Peter WALLENSTEEN, « Armed conflicts, 1946-2013 », Journal of Peace

Research, juillet 2014 ; Peter WALLENSTEEN, Uppsala Conflict Data Program, Uppsala University.

3. William RENO, Warlords and African States, Lynne Rienner, Boulder, 1999 ; Romain

MALEJACQ, « Warlords, intervention, and state consolidation : A typology of political orders in weak
o
and failed states », Security Studies, vol. 25, n 1, 2016, p. 85-110.

4. Voir Robert K. MERTON, Éléments de théorie et de méthode sociologique (trad. et adapt. de

Henri Mendras), Plon, Paris, 1953 ; Jack D. DOUGLAS et Frances WAKSLER, The Sociology of
Deviance : an introduction, Little Brown, Boston, 1982 ; Albert OGIEN, Sociologie de la déviance,

Colin, Paris, 1995.

5. Edwin LEMERT, « Déviance primaire et déviance secondaire », in Jean ÉTIENNE et Henri

MENDRAS, Les Grands Thèmes de la sociologie par les grands sociologues, Colin, Paris, 2002,

p. 152-155.

6. Christian SEIGNOBOS, « Comment le piège Boko Haram s’est refermé sur le lac Tchad »,

Le Monde.fr/Afrique, 20 septembre 2017.

7. Vatican News, 26 décembre 2017.

8. Erving GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, Paris,

1963.

9. UCLAT, mars 2015, cité dans Les Échos.fr, 18 novembre 2015.

10. Morgane LE CAM, « Au Burkina Faso, c’est comme si tous les Peuls étaient djihadistes »

Le Monde, 4 janvier 2018, p. 4.

11. Pierre CLASTRES, La Société contre l’État, Minuit, Paris, 1974.

12. Barnett RUBIN, Blood in the Doorstep. The Politics of Preventive Action, Century Foundation,

New York, 2002.


5.

Interventions d’hier, interventions d’aujourd’hui

L’histoire récente a été marquée par une double rupture dans l’usage de

l’instrument militaire par les principales puissances.

La première est intervenue avec la décolonisation et a conduit à

l’émergence d’interventions de « première génération » : celles, déjà

répertoriées, auxquelles recourt l’ancienne puissance coloniale pour

consolider le pouvoir des princes mis en place lors de l’indépendance. Il

s’agit de venir au secours d’un gouvernement défaillant, pâtissant de

faiblesses que nous avons analysées auparavant, de le conforter dans son

statut d’obligé, sans aller réellement au-delà.

La fin de la bipolarité a ensuite favorisé l’apparition d’interventions

d’une tout autre nature et d’une tout autre ampleur, de « seconde

génération » : elles ne visent plus seulement à consolider un pouvoir, mais à

réagir aux formes nouvelles de conflictualité que nous avons décrites et qui

tendent à se répandre et se banaliser. L’importance qu’elles ont prise en fait

le mode privilégié, même exclusif, des rapports de belligérance entre le

Nord et le Sud. Pour autant, leurs résultats paraissent plutôt négatifs : non

seulement elles ne parviennent pas à mettre fin à ces nouvelles et

nombreuses conflictualités, mais elles viennent souvent les amplifier, les

réorienter et leur conférer un sens nouveau, plus complexe et surtout plus

incertain.

Cette seconde rupture suivit de peu la chute du mur de Berlin, comme

l’atteste la concordance des temps. L’opération américaine Restore Hope,

organisée en Somalie, dans cette Corne de l’Afrique stratégique à tous

égards, marqua ainsi le début d’une nouvelle histoire. George H. Bush

estimait alors essentiel d’intervenir dans un conflit qui commençait à capter


l’attention, officiellement pour y mettre fin et limiter les effets ravageurs

d’une famine croissante. Mais il s’agissait, également et surtout, de garantir

la sécurité de ce lieu décisif de passage, d’échange et de communication

entre l’Afrique et le reste du monde…

La résolution 794 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le

3 décembre 1992, décréta donc la création d’un corps expéditionnaire, qui

passa rapidement de 20 000 à 30 000 marines, répondant ainsi « à l’offre

d’un État membre ». Cette armée missionnée était désormais présentée

comme la garantie du nouvel ordre international qui se mettait en place : la

seule superpuissance sortie grandie de la guerre froide prétendait à la fois

contenir les explosions conflictuelles et jouer un rôle humanitaire face aux

désastres que ces nouvelles violences suscitaient au sein des populations.

Les mois qui suivirent consacrèrent un énorme paradoxe : il fallut moins

d’une année de présence sur le terrain pour que le corps expéditionnaire

américain fût perçu comme une force militaire étrangère intervenant dans le

jeu somalien, en aggravant les données, devenant la cible favorite des luttes

de clans et s’enfermant dans un ensemble de combats retentissants,

notamment la bataille de Mogadiscio, en octobre 1993, où 19 marines

furent malmenés et tués sur ordre du chef de guerre Mohamed Farah Aidid,

lui-même poursuivi par l’armée américaine.

Une intervention n’est jamais neutre ni surtout perçue comme telle : en

prenant part à des conflits de nouvelle facture, même avec les meilleures

intentions du monde en apparence, on transforme la puissance intervenant

en belligérant parmi d’autres. Intégrer des forces militaires, en principe

pacificatrices, dans un combat complexifie ce dernier sans jamais le

résoudre. Le successeur de George H. Bush, Bill Clinton, comprit vite, sous

la pression de son opinion publique, les risques de l’aventure et décida d’y

mettre brutalement un terme. L’opération fut rendue aux Nations unies, qui

lui substituèrent, par la résolution 954 du Conseil de sécurité (4 novembre

1994), une version édulcorée de l’Unosom II (Opération des Nations unies

en Somalie), peut-être peu efficace, mais libérée de tout parfum de

puissance.
La transgression de la souveraineté, un certain

goût pour le péché

Cette initiative resta emblématique : bien qu’ayant abouti à un échec

patent, elle fut répétée maintes fois, sous des formes extrêmement variées.

e
Au fil des années et a fortiori au début du XXI siècle, elle incarna un mode

apparemment nouveau de gestion de la conflictualité contemporaine par le

système international. En réalité, rien de tout ce qu’elle évoquait n’était

franchement original.

En effet, derrière Restore Hope, cette forme apparemment inédite

d’intervention, se cachaient les principaux éléments d’un très vieux débat.

Dès 1625, dans De jure belli ac pacis, Hugo Grotius lui-même posait la

question clé, avant même que ne fût négociée la fameuse paix de

Westphalie : doit-on intervenir lorsqu’un prince cruel viole le droit naturel ?

Ce faisant, ne risque-t-on pas, demandait le juriste et philosophe hollandais,

de provoquer des effets contraires, c’est-à-dire de faire souffrir un peuple

1
sans parvenir à le débarrasser de son tyran ? L’intervention suscite donc dès

l’origine une série d’interrogations qui taraudent les principaux acteurs du

jeu westphalien : la souveraineté peut-elle vraiment demeurer absolue,

comme elle le proclame ? N’y a-t-il pas, au contraire, un moment où il

convient de la dépasser et de concevoir une sorte de « métasouveraineté » ?

Dans certaines circonstances, l’« urgence humanitaire », comme on dit

aujourd’hui, ne l’emporte-t-elle pas sur les considérations politiques et

stratégiques, au risque de se révéler encore pire que le mal ?

En réalité, le principe de souveraineté n’a jamais été absolu dans

2
l’histoire . Il fut violé allègrement, jusques et y compris à la « belle

époque » westphalienne. Lorsque les Anglais intervenaient, au temps des

guerres de religion, aux côtés des protestants français, tandis que les

Espagnols aidaient les catholiques, les uns et les autres pratiquaient une

forme d’ingérence caractérisée. Quand se multipliaient les « guerres de


succession », en Autriche, en Pologne, en Espagne ou en Bavière, les

intervenants entraient même sans ambages dans la zone la plus intime de la

souveraineté, celle qui décide de sa dévolution.

Ces premières formes d’intervention n’étaient pourtant pas présentées

comme des transgressions, à l’instar de ces manquements aux principes

fondamentaux qu’on tient volontiers pour honnêtes et serviables, dont on

oublie qu’ils sont savoureux tant ils flattent et recyclent la puissance, tant ils

font écho à la peur, l’intérêt et l’honneur, éternels traits de l’action

3
internationale, décrits par le politiste américain Ned Lebow . La

transgression par les puissants relève toujours des meilleures intentions et

laisse immanquablement cette impression du péché noble, voire

valorisant…
e
Le véritable tournant ne se produisit pourtant qu’au début du XIX siècle,

4
avec la mise en place du « Concert européen » et l’édiction des grands

principes de l’intervention. Dans ce sillage, et dès 1821, le roi Louis XVIII,

après en avoir délibéré avec ses alliés, envoya « 100 000 fils de saint

Louis », au sud de l’Espagne, pour reprendre le Trocadéro aux

révolutionnaires libéraux constitutionnalistes.

De façon plus sophistiquée, la conférence de Londres de 1827, se

penchant sur le conflit grec, vint à débattre de la meilleure méthode de

« pacification » qu’il convînt de lui administrer. Le Concert se montra

d’ailleurs divisé : l’Autriche et la Prusse ne s’y présentèrent pas, insistant de

manière cocasse sur le droit de l’Empire ottoman à la souveraineté et ne

souhaitant pas prêter main-forte aux résistants grecs de peur d’en subir les

contrecoups ; l’Angleterre, la France et la Russie voyaient, au contraire, dans

cette première guerre de décolonisation, un moyen d’étendre leur influence

dans les Balkans et manifestaient volontiers leur sympathie pour la partie

grecque.

La conférence ouvrit une longue tradition diplomatique de calculs subtils

et d’éléments de langage encore vivaces aujourd’hui : elle proposa ainsi une

médiation, acceptée par les Grecs, mais refusée par les Ottomans. Ce rejet
amena les trois alliés du Concert à recourir à la force : pour, officiellement,

« maintenir la paix », ils envoyèrent une flotte qui défit celle des Ottomans à

la bataille de Navarin (1827). Et, pour faire bonne mesure, la France monta

un corps expéditionnaire, baptisé « force d’interposition » : l’expédition de

Morée contre Ibrahim Pacha et son armée fut ainsi mise sur pied (1828-

1833), première d’une très longue série de ce type…

Le même modèle s’imposa en 1860, lorsque fut conçue, toujours à

l’initiative du Concert européen, une expédition au Levant : il s’agissait de

réagir aux massacres de milliers de chrétiens du Mont-Liban par des

« seigneurs de guerre » druzes, puis à Damas par des musulmans sunnites.

Une conférence se tint à Paris, à l’initiative de Napoléon III, qui, pour la

première fois, parla d’« opération à but humanitaire », officiellement

organisée pour « aider le Sultan ». Bien différent, le véritable but était

bientôt atteint : le remplacement du gouvernorat druze par un gouvernorat

chrétien.

On retrouve là, encore une fois, tout le vocabulaire contemporain : la

même mauvaise conscience invoque « interposition », « pacification »,

« médiation » et « maintien de la paix » pour travestir une belligérance

presque ouverte. Voilà une autre façon de faire la guerre : non plus pour se

renforcer, mais… pour instaurer la paix ! Avec, bien sûr, des arrière-pensées

de puissance. De cette époque datent en tout cas tous les ingrédients d’une

modification profonde des stratégies internationales.

À mesure que le système se construit et se personnalise sous la férule de

leaders comme Napoléon III, il tend à définir une forme d’intervention

qualifiée d’« humanitaire » qui apparaît comme une réinvention de la

guerre, destinée en fait à l’adapter à de nouvelles conflictualités : il

s’agissait de mettre celles-ci sur des rails plus familiers à la culture politique

et stratégique des vieilles puissances. Le prix à payer était de transgresser le

principe fondateur de souveraineté, auquel aucun prince puissant n’avait

jamais fait sincèrement allégeance : le péché a un goût de plaisante

revanche.
Nouveau contexte, nouvelles formules

La version moderne, et consolidée, de ces prémisses s’imposa

essentiellement à la fin de la guerre froide. Un double mouvement

précurseur se dessinait pourtant dès les années 1960.

D’abord, celui d’un monde dominé par la décolonisation, par la pression

démographique et politique qui venait du Sud et qui suggérait timidement

l’incapacité du condominium américano-soviétique à tout résoudre : il

convenait désormais d’agrémenter cette dyarchie de modes plus complexes

de gestion de la nouvelle conflictualité qui perçait. Les premiers signes se

retrouvent dans la résolution 2625 de l’Assemblée générale des Nations

unies, adoptée le 24 octobre 1970, qui rappelle le principe de non-ingérence

et juge inadmissible toute intervention contre un État souverain dès lors que

celui-ci respecte ses engagements internationaux et agit conformément au

droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et aux règles démocratiques et

constitutionnelles. Étonnante candeur : aucun État ne peut se parer d’autant

de vertus !

Nombreux furent ceux qui y virent un moyen discret d’autoriser, dans

certaines circonstances bien sûr exceptionnelles, l’intervention chez l’autre,

lorsque celui-ci a manqué aux obligations internationales les plus

fondamentales. Indira Gandhi ne s’y était pas trompée, en intervenant,

l’année suivante, aux côtés des résistants bengalis contre le Pakistan, violant

d’une certaine manière la souveraineté de ce dernier et s’ingérant dans le

processus conduisant à l’indépendance du Bangladesh (1971).

De même Julius Nyerere envoya-t-il des troupes tanzaniennes en Ouganda

pour en chasser Idi Amin Dada (1978-1979). À la même période, le Parti

communiste vietnamien décida d’en finir avec les Khmers rouges en entrant

au Cambodge. C’est dire la fragilité de la clé de voûte souverainiste : même

les plus ardents partisans de l’ordre westphalien n’y ont jamais totalement

adhéré, cultivant l’art subtil d’une « métasouveraineté » que nul n’a osé

clairement codifier avant 1989.


Mais c’est bel et bien la chute du Mur qui, paradoxalement, libéra une

nouvelle génération d’acteurs internationaux des derniers scrupules

souverainistes. Moins d’un an auparavant, l’Assemblée générale des Nations

unies avait adopté sa fameuse résolution sur le « devoir d’assistance

humanitaire » (43/131), proposée par la France par l’entremise du juriste

Mario Bettati et de Bernard Kouchner, à l’époque médecin et militant de

Médecins sans frontières. La notion d’opération « humanitaire » –

d’inspiration napoléonienne, on l’a vu – resurgit dans le contexte du début

de la crise somalienne. On perçoit déjà l’ambition de couvrir des formes de

conflictualité en plein essor au Sud.

La quasi-unanimité obtenue à l’Assemblée générale, plutôt surprenante

tant elle ne s’imposait pas lors du dépôt du texte, suggère que le système

international était prêt à franchir le pas et à officialiser ces interventions de

« seconde génération ». La tendance s’accéléra après le 11 septembre 2001.

Ce dernier provoqua une réaction interventionniste qui n’était plus d’ordre

humanitaire, mais inaugurait une politique mêlant réaction et proactivité,

volonté des vieilles puissances de se défendre et désir militant de

promouvoir un peu partout des conversions thérapeutiques au modèle libéral

occidental, ce « regime change » qui donna au néoconservatisme ses lettres

de créance. Cette réaction fut quasi automatique de la part des États-Unis,

en Afghanistan un mois après les attentats, puis en Irak, un an et demi plus

tard.

Parallèlement, la réflexion multilatérale continua à progresser. Pour

preuve, le fameux rapport de la Commission de l’ICISS (International

Commission on Intervention and State Sovereignty), sur la « responsabilité

de protéger », établie à l’initiative du gouvernement canadien, en 2000, en

écho à un appel lancé par Kofi Annan dans son adresse du « Millénaire ».

La commission, présidée par Gareth Evans et Mohamed Sahnoun, anciens

ministres des Affaires étrangères, d’Australie et d’Algérie, rendit son rapport


5
à la fin de l’année 2001 .

Celui-ci formalisait une doctrine beaucoup plus sophistiquée et nuancée

que celle qui se dégageait de la résolution Bettati-Kouchner : partant des

É
prémisses hobbesiennes, il affirmait que, dès qu’un État n’était plus en

mesure d’appliquer le pacte social, c’est-à-dire d’assurer la sécurité de ses

sujets, il appartenait à la communauté internationale tout entière – comme

par subrogation – de le faire à sa place. Une façon de rendre évidente et

fonctionnelle la nécessité d’intervenir.

Le rapport restait cependant beaucoup plus prudent que l’usage qu’il a pu

inspirer : cette intervention, soulignait-il, n’était pas forcément militaire,

même si nombre de ses lecteurs eurent immédiatement ce réflexe en tête. Il

insistait sur l’importance de la diplomatie préventive, montrant de manière

judicieuse que, face à la faiblesse d’un État, la réaction la plus rationnelle

consistait à accomplir un travail de consolidation institutionnelle afin

d’éviter que ces manquements n’aboutissent à une explosion meurtrière.

Quant à l’intervention militaire, considérée comme le dernier recours, elle

se voyait précisément encadrée : l’usage de la force devait être proportionné

et adapté, et ne devait pas risquer d’aggraver en quoi que ce soit le conflit.

Lorsqu’il fut déposé, en plein contexte d’attaque contre le World Trade

Center, ce rapport suscita un débat en partie marqué par des réactions

souverainistes, notamment de la part de la Russie, des puissances

émergentes et de la plupart des États du Sud. Tous y voyaient une reprise en

main du jeu international par des puissances rendues particulièrement

impuissantes dans le contexte de la nouvelle conflictualité. Ils devinaient

aussi les bases d’une charte reconstituant une oligarchie occidentale, seule à
6
même d’assumer cette responsabilité dans la pratique . Les éléments (plus

théoriques que matériels, d’ailleurs) furent cependant repris et officialisés

dans le cadre des résolutions adoptées à la faveur du soixantième

anniversaire des Nations unies. Les termes de cette adoption restaient

pourtant vagues et rien n’indiquait par quelles modalités précises la

communauté internationale s’autoriserait à agir.

Ce cheminement révèle l’effet de trois dynamiques qui ont, de facto, très

vite favorisé l’extension et la banalisation de cette pratique nouvelle.

D’abord, la disparition de la dyarchie : on pouvait, à deux, négocier

l’extinction d’un conflit, surtout lorsque figuraient parmi les protagonistes


des clients des deux superpuissances, mais, au-delà d’une unipolarité que

les États-Unis ont très vite perçue comme ingérable, l’idée s’est imposée

de définir un nouveau code de conduite permettant de faire face aux formes

nouvelles de conflictualité.

Dans ce contexte inédit, Jacques Chirac et d’autres considéraient que

l’ère de la « multipolarité » était advenue et que celle-ci tendait

naturellement à investir les « puissances moyennes » d’un rôle nouveau,

même si les premières concernées visaient une appellation plus noble. Le

retour de la France et, probablement, du Royaume-Uni dans le jeu

international semblait faire naturellement écho à la disparition de la

bipolarité. Certes, personne n’a jamais su exactement ce qu’était une

puissance moyenne, concept inventé en son temps par le Premier ministre

canadien William Lyon Mackenzie King (1874-1950) pour expliquer que

certains États semblaient trop petits pour gouverner le monde, mais trop

grands pour y subsister passivement. L’appel à de nouveaux « gendarmes du

monde » était une aubaine, une occasion rêvée de recycler les puissances

moyennes, de leur redonner du service et une responsabilité qu’elles avaient

7
perdue dans la simplification du conflit Est-Ouest .

La deuxième dynamique découle de l’évolution même de la conflictualité

internationale. Les formes nouvelles, apparues au Congo et étendues à

certains autres pays africains avant de toucher le Moyen-Orient,

constituaient, au fil des années, des marques d’affaiblissement d’un système

westphalien ainsi dépossédé de sa dimension universelle. Comme si les

conflits afghan, congolais, tchadien, soudanais puis somalien venaient défier

un ordre parfaitement sous contrôle jusque-là. Intervenir en leur sein

revenait en quelque sorte à les « rewestphalianiser » et à les replacer sous la

tutelle de la puissance, double finalité très rassurante pour les acteurs de

l’ancien système. La réalité sera tout autre : ces interventions ne firent que

compliquer et pérenniser les conflits ; elles leur donnèrent une dimension

définitivement rétive à toute solution traditionnelle.

Troisième dynamique, enfin, la constitution d’un espace public

international. Par le jeu subtil d’une communication de plus en plus nourrie,


en cette fin de millénaire, aucun conflit n’échappait plus à l’opinion

publique internationale, tant du Nord que du Sud. Autrefois, seule une toute

petite élite était informée des chroniques de la guerre : ce type

d’information s’étendit un peu durant la guerre du Vietnam, dont on tentait

pourtant de taire le plus d’aspects possibles. Aujourd’hui, ces conflits

transpercent les écrans et couvrent quelques minutes de choix du journal de

20 heures : les populations les mieux dotées et les plus confortablement

installées peuvent ainsi voir les violences inouïes qui dérivent des

événements guerriers.

S’est ainsi constitué, de manière probablement cynique, un marché

mondial de la pitié : d’un côté, des « offreurs », souvent des ONG sincères

et dévouées à la cause des victimes, mais entraînées par une surchauffe

médiatique visant à exposer à tous les malheurs de certains, soigneusement

choisis ; de l’autre, des « demandeurs », issus d’un monde soudain exposé à

ces horreurs, mêlant mauvaise conscience, désir naturel d’aider et révolte

contre un ordre international que nul ne semble plus parvenir à encadrer ni

humaniser.

Très vite, les gouvernements comprirent qu’ils devaient nourrir ce

marché, conscients qu’ils ne pouvaient pas rester indifférents aux appels

provenant de leur opinion publique comme de populations plus lointaines. Il

leur fallut prendre des initiatives pour répondre à certains de ces drames,

même si l’on sait aujourd’hui que plusieurs épisodes médiatisés résultaient

aussi d’une exploitation éhontée des fibres compassionnelles.

Souvenons-nous de la mise en scène du malheur des Biafrais lors du

conflit du Nigéria, en 1967, ou des boat people sur les côtes vietnamiennes

en 1979 : autant d’émotions sélectives, parmi bien d’autres, en faveur de

conflits sur lesquels on braquait les projecteurs, jusqu’à manipuler des

scènes car le spectacle servait certains intérêts, tandis que d’autres restaient

dans l’ombre parce qu’elles contrariaient d’autres intérêts, voire les mêmes !

Cette exploitation de la pitié a subi une politisation étoffée, à mesure que

É
certains États comprenaient le parti qu’ils pouvaient tirer de telles

interventions, avec l’espoir secret de réactiver leur puissance dans un jeu qui

les avait marginalisés.

Ces interventions de deuxième génération devinrent très vite la marque


e
du système international, dès la dernière décennie du XX siècle. Certes, il y

eut des interruptions, souvent douloureuses et vigoureusement critiquées :

on pense évidemment aux terribles massacres de l’Afrique des Grands Lacs

en 1994, durant lesquels la communauté internationale n’a pas su – ou pas

voulu – trouver l’entrée qui lui aurait permis d’intervenir efficacement.

Derrière ces hésitations, se profile peut-être la réalité intime de notre sujet :

l’intervention reste soumise à une logique de puissance et s’impose comme

recyclage de celle-ci. Lorsque les puissances ne veulent pas, ne peuvent pas

ou ne savent pas, le besoin d’assistance devient secondaire et l’histoire se

poursuit sur le mode ancien. Le bilan est accablant : aucune des

interventions issues des utopies de 1989 ou de 2001 ne s’est révélée

probante.

Sociologie d’un échec

Quel exemple pourrait-on présenter comme preuve indiscutable des

vertus d’une intervention bien préparée ? Lequel s’est imposé comme

moyen efficace de mettre fin à une conflictualité qu’on ne contrôle plus ?

La pente est contraire : d’une part, l’échec des interventions confirme que

les formes nouvelles de conflictualité échappent par essence au jeu de

puissance et donc à la « thérapie » traditionnelle ; d’autre part,

l’intervention rehausse toujours la conflictualité, au lieu de l’éteindre : elle

l’accomplit, la parachève, lui donne cette forme définitive qui la rend encore

plus rebelle à toute solution. Il est désormais acquis que

l’internationalisation par le jeu de puissance, loin de servir la paix, devient

mécaniquement un outil de guerre et même aggrave la situation initiale. Car


l’intervention militaire classique ne saurait venir à bout de la nature avant

tout sociale de la conflictualité moderne : à l’inverse, elle l’alimente

dangereusement.

Quatre facteurs aident à comprendre cet échec.

Le premier tient à la contradiction entre le rôle de gendarme, désormais

valorisé, et le refus patent de s’investir préalablement dans un travail de

prévention. Celui qui intervient répond à différents types d’appels, mais il

s’inscrit mécaniquement dans une logique d’usage de la force qui minimise

voire ignore les soubassements sociaux et institutionnels du conflit.

L’intervention militaire conduit à postuler que les fondements de la

conflictualité tiennent principalement à la volonté agressive des partenaires

qu’on cherche à désarmer, voire à « détruire » sans se pencher sur les causes

profondes de la belligérance.

L’hypothèse pouvait faire sens dans un monde où la base du conflit

résidait dans la rivalité de puissance : elle perd de sa logique lorsque le

conflit ne s’apparente plus au fameux jeu de gladiateurs, mais dérive de

pathologies qui viennent au contraire affaiblir ceux-ci. L’idée, avancée par


8
Boutros Boutros-Ghali dans son Agenda pour la paix , lui avait valu bien

des rancœurs. Reprise par son successeur, elle avait aussi été mise en

évidence par le rapport sur la responsabilité de protéger, mais vite oubliée

par ceux qui disaient s’en inspirer. En fait, la difficulté est double : les

principes westphaliens n’ont jamais su intégrer la prévention ; l’opinion

publique se détourne de celle-ci, peu prompte à dépenser lorsque la pitié

n’est pas encore arrivée sur le marché et que l’enjeu demeure invisible.

Campées sur une justice que Durkheim qualifierait de répressive, les vieilles

puissances peinent à admettre que la mondialisation suppose de passer à une

justice que le sociologue disait coopérative ou restitutive : or, dans un

monde globalisé et inégalitaire, la recomposition sociale l’emporte en


9
efficacité sur la coercition .

Deuxième facteur qui scelle la faiblesse de l’intervention : celle-ci est

menée à l’initiative d’un gendarme… qui n’a pas de réelle gendarmerie. Le

système international repose aujourd’hui sur des gendarmes souvent


autoproclamés, qui possèdent, pour toute gendarmerie, une institution

onusienne particulièrement limitée dans son autorité propre et ses capacités

autonomes d’intervention. Si bien que le gendarme n’est commandé ni

contrôlé par personne d’autre que… lui-même, c’est-à-dire son État

d’appartenance ou la coalition dont il relève. L’ONU n’a pas d’armée :

même les soldats mobilisés pour mettre en œuvre les résolutions du Conseil

de sécurité appartiennent à des forces nationales et sont placés sous une

chaîne de commandement qui échappe largement à l’institution

multilatérale.

Sur le terrain, l’état-major onusien est à la merci des commandements

propres à chaque contingent national, exerçant le « commandement

organique » des troupes engagées. Rares sont les États qui acceptent

d’abdiquer ce droit : même les États scandinaves, pourtant sincères adeptes

d’un multilatéralisme intégré, ont refusé, dans le cadre de l’opération menée

en Bosnie, d’abandonner leur souveraineté. Le commandement fut

américain dans le cas de Tempête du désert, comme il fut exercé par

l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Libye ou en

Afghanistan… Le secrétaire général ne dispose d’aucun pouvoir réel dans

l’utilisation de ces troupes. De ce fait, l’intervention remet la puissance en

selle : elle projette sur le terrain un acteur qui se surajoute aux belligérants,

moins perçu comme un médiateur que comme partie prenante.

On le voit d’ailleurs à travers l’extraordinaire diversité et la réelle

ambiguïté des modes juridiques d’intervention. Certaines ont lieu hors de

tout mandat onusien, soit par décision unilatérale, comme l’intervention en

Afghanistan, décidée le 7 octobre 2001 par le président américain et le

Premier ministre britannique, ou encore l’invasion de l’Irak en 2003 par les

États-Unis et une quarantaine de leurs alliés, soit sur la base d’une lettre

d’invitation, à l’instar, on l’a vu, de celle du président intérimaire du Mali

au gouvernement français en janvier 2013.

Parfois, le Conseil de sécurité donne un mandat ex post : mis devant le

fait accompli, il entérine une intervention qu’il n’avait pas décidée, voire à

laquelle il s’opposait : ainsi la résolution prend-elle en compte, sans la


ratifier explicitement, une opération organisée sans son accord. Il en alla

ainsi avec les résolutions 1483 (22 mai 2003), 1511 (16 octobre) et 1518

(24 novembre) qui confiaient aux Nations unies le mandat de gérer l’Irak

après une intervention unilatérale américaine amorcée sept mois plus tôt. La

même remarque vaudrait pour l’intervention en Afghanistan et la résolution

1386 (20 décembre 2001) qui plaçait la Force internationale d’assistance à

la sécurité (ISAF) sous chapitre VII de la Charte de l’ONU, sans que celle-

ci n’ait jamais eu à se prononcer sur cette opération… Cas extrême, une

action peut être menée contre l’avis explicite du Conseil de sécurité, comme

celle de l’OTAN au Kosovo, contraire à la résolution 1244 du 10 juin 1999

réaffirmant l’intégrité territoriale de la Serbie.

D’autres interventions découlent d’une décision onusienne, comme la

résolution 1973 du 17 mars 2011 autorisant l’usage de la force en Libye. En

revanche, la résolution excluait tout recours aux troupes au sol et la

perspective d’un changement de régime : les instigateurs de l’opération – en

l’occurrence, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis – ont sciemment

outrepassé le contenu même de leur mandat, instaurant une dynamique de

puissance dont on connaît les résultats.

Parfois, l’ambiguïté figure dans la nature même du mandat : dans les

années 1990, le Conseil de sécurité invente les « coalitions of the winners »,

mandat donné à une coalition d’États assurant le travail au nom des Nations

unies. Dans le cadre de cette réelle « délégation de puissance », ont

notamment été mises sur pied Restore Hope en Somalie, le 2 décembre

1992, la Force multinationale pour rétablir la démocratie en Haïti, le

31 juillet 1994, ou encore la coalition dirigée par l’Australie pour rétablir la

paix au Timor-Oriental, où les troupes débarquèrent le 20 septembre 1999.

Autrement dit, le gendarme agit souvent hors de sa gendarmerie et de ses

institutions, de manière parfois légale mais en outrepassant aussi son

mandat, voire en allant contre lui. En tout état de cause, la capacité de

contrôle sur les opérations s’avère faible et l’intervention vient très vite
émanciper les parties actives de tout contrôle institutionnel, ce qui renforce

l’impression de puissance et offre aux belligérants sur le terrain le spectacle

d’une armée étrangère, au service des intérêts nationaux de quelques pays.

L’usage de la puissance, ou le cercle vicieux

Le troisième facteur tient au cercle vicieux que la puissance tend

inévitablement à former. À partir du moment où celle-ci entre dans un

champ conflictuel, sa signification ne cesse de se réévaluer et sa prégnance

sur le jeu des acteurs de se confirmer.

Lorsque l’Éthiopie s’ingéra dans le conflit somalien en 1996, elle avait

évidemment en tête ses décennies de litiges frontaliers avec son voisin

oriental, obsession que partageaient les parties qui lui faisaient face. Il en

allait de même, un peu plus tôt, lors de l’opération Turquoise (juin 1994),

organisée par la France avec l’autorisation de l’ONU, dans le contexte du

génocide rwandais : les velléités d’intervention française obéissaient en

partie à la volonté de mettre en échec Paul Kagame, formé au métier des

armes au Kansas et soupçonné par Paris de vouloir faire glisser le Rwanda

hors de la zone d’influence française et de s’entendre, aux dépens de la

France, avec son voisin et allié ougandais Yoweri Museveni. Qui peut, de

même, contester que le très ancien rêve saoudien de contrôler son voisin

méridional hypothèque l’intervention dirigée par l’Arabie saoudite au

Yémen ?

L’exemple syrien apparaît réellement archétypique : la Russie y intervient

conformément à ses vieux instincts impériaux qui la conduisent à

s’intéresser à ses marges, la Syrie étant proche du Caucase dont elle partage

plusieurs des composantes ethno-nationales ; elle éprouve surtout le besoin

de revenir dans un jeu dont elle était exclue et de restaurer sa puissance sur

la scène internationale. Autrement dit, elle instrumentalise manifestement sa

participation au conflit pour reconquérir ses galons de superpuissance,

perdus du temps de Boris Eltsine. Et qui peut considérer que l’intervention

de la Turquie dans le même conflit est désintéressée, quand on sait le poids


de la question kurde dans sa politique et comment elle gère cette dernière au

nord de la Syrie ? Qui peut nier les intérêts iraniens dans ce même pays ? Et

qui peut ignorer qu’une partie des origines de ce drame se trouve dans le

parrainage accordé par l’Arabie saoudite à certains mouvements

contestataires islamistes ? On pourrait en dire très probablement autant du

Qatar, sans parler du rôle du Hezbollah, de l’autre côté.

Le conflit syrien, né de la décomposition nationale et sociale que nous

avons décrite, n’a cessé d’être activé par le jeu de puissances régionales et

internationales conscientes de son utilité dans leurs propres intérêts, comme

par celui d’autres États qui, sortis du jeu, n’ont de cesse d’y retourner, non

pas pour faire la paix, mais pour retrouver une place, un statut.

Enfin, dernier facteur d’échec, cette dynamique de la puissance se nourrit

d’un instrument militaire inadapté aux conflits. Elle ajoute en quelque sorte

la guerre classique à une nouvelle conflictualité qui n’en relevait pas. La

seule présence française au Mali a donné au conflit sahélien une dimension

supplémentaire qui rend encore plus incertaine la position des uns et des

autres, et brouille le jeu qui devait conduire à son extinction. L’instrument

militaire, tel qu’on le mobilise, n’est pas de nature à remédier aux causes de

conflits dont on connaît la nature essentiellement sociale : plus on use de la

puissance, plus on tire à côté de la cible.

Revenons plus précisément sur le conflit malien, à propos duquel on a

très vite crié au triomphe. Il convenait politiquement, hors des choix

tactiques et stratégiques les plus sages, de libérer en priorité les villes, et

notamment Tombouctou, pour y organiser, le plus tôt possible, le défilé de

la victoire. On a présenté l’épisode comme le fleuron de la diplomatie de

l’ancien président François Hollande, et pourtant le bilan reste des plus

négatifs : les combattants ont été dispersés plus que « détruits » ; ils n’ont

pas été désarmés, mais se sont déplacés, y compris vers les pays voisins :

jusqu’au Burkina Faso, au nord de la Guinée, à l’ouest du Niger, peut-être

plus loin encore. Fragmentés au début de l’intervention, ils ont saisi

l’occasion de se rassembler au sein du Groupe de soutien à l’islam et aux

musulmans (GSIM), réincarnation des anciens groupes combattants


d’autant plus préoccupante qu’elle semble capable de transcender les

différences culturelles et identitaires, pourtant à l’origine du conflit :

l’évolution de celui-ci a joué comme un catalyseur de fusion. Sans parler

des innombrables enfants-soldats, victimes innocentes d’une conflictualité

dont ils étaient otages…

Non seulement l’armée malienne ne parvient pas à se reconstituer, mais

elle souffre de corruption et de désertions, dont un grand nombre ont été

enregistrées en janvier 2018. Les accords d’Alger de 2015 n’ont jamais pu

entrer en application : si l’on en croit l’ancien Premier ministre malien

Moussa Mara, seuls 10 % en ont été mis en œuvre. Les réformes

indispensables pour surmonter la faiblesse de la nation et de l’État n’ont pas

commencé. On essaie de compenser cette dernière par un jeu électoral

formel, dont la signification et la profondeur sociologiques interrogent tous

les observateurs.

Les violences reprennent, notamment dans des zones que les groupes

rebelles n’occupaient pas jusque-là, comme dans les villes de Mopti et de

Ségou. Se diffusent même, çà et là, des formes individuelles de violences

plus accusées qu’autrefois, de Bamako, la capitale, jusqu’à Bandiagara, en

pays dogon, attaqué en mars 2018, pourtant jusque-là épargné et ancré dans

une placidité touristique. Tout se passe comme si la société malienne,

malade, réintégrait clandestinement les acteurs du conflit pour mieux en

restituer, le moment venu, les effets de violence, tandis que croît la défiance

à l’encontre des armées étrangères et de plus en plus perçues comme telles.

De même que l’échec de la coalition montée par l’OTAN en Libye a

abouti à cette énorme tache d’huile qui répand la violence bien au-delà des

frontières de l’ancien royaume senoussi, de même les déboires de

l’intervention au Mali dessinent une énorme zone d’instabilité infiltrant la

10
violence de la Mauritanie jusqu’au Soudan. À travers le G5 Sahel , on voit

même s’esquisser un tableau plus inquiétant que la situation antérieure, où

s’opposent les combattants issus de la décomposition sociale, les

entrepreneurs de violence, les États faibles et fragiles et, de plus en plus, des

puissances européennes s’agrégeant à un jeu de conflictualité qui, leur

É
coûtant cher, doit être subventionné par d’autres États au positionnement

stratégique incertain. Ainsi l’Arabie saoudite devient-elle le principal

bailleur de l’entreprise, avec sa propre posture à l’échelle mondiale, faite

d’alliance explicite avec les États-Unis, d’entente implicite avec Israël et de

connivences multiples avec les mouvements salafistes.

Ce dangereux imbroglio sert l’entrepreneur de violences qui a besoin de

voir s’incarner l’ennemi et de le dénoncer à sa population, qui prend pour

une aubaine qu’on nourrisse son jeu. Ainsi faut-il comprendre qu’Abou

Moussab al-Zarkawi, alors chef d’Al-Qaida au Levant, ait présenté

l’intervention américaine en Irak, en 2003, comme « une providence

divine » et que, cinq ans auparavant, Mollah Omar, l’un des dirigeants du

mouvement taliban, ait prévenu l’administration Clinton des ravages que

constituerait pour les États-Unis un bombardement de l’Afghanistan, comme

représailles voulues aux lendemains de l’attaque par Ben Laden des

ambassades américaines à Nairobi et Dar es Salam (août 1998). Le mollah

avait prédit qu’elles seraient « contre-productives » et « alimenteraient la

11
haine des Afghans contre l’Amérique » .

Intervenir par-delà la puissance ?

Face à une telle déroute, nul ne peut évidemment plaider les vertus

rassurantes de l’isolationnisme ou de l’indifférence. Si l’intervention se

révèle être un échec patent, il convient de la corriger en surmontant ses

défauts pour la rendre plus fonctionnelle. Cette réinvention du mode de

résolution des conflits doit répondre à trois questions : Qui ? Comment ?

Pourquoi ?

Qui est habilité à intervenir ? Aujourd’hui, deux réponses concurrentes

viennent communément à l’esprit : « la communauté internationale tout

entière », mais elle est présentée comme une utopie, dont l’incarnation reste

aujourd’hui incertaine, ou bien « les États qui en ont les moyens », ce qui

réintroduit le facteur puissance. Mais, puisque ce dernier mène à la faillite,

la solution suppose une recomposition profonde du multilatéralisme, dont


nous sommes certes très loin, mais qui reste la condition sine qua non pour

surmonter ces formes nouvelles de conflictualité. L’efficacité passe en effet

par un endiguement de la puissance, par son extraction et son remplacement

par un jeu coopératif. Vieux rêve tenace depuis la rhétorique wilsonienne.

Pourtant, la puissance résiste à coups d’alibis : l’alibi humanitaire, dont

on a déjà vu la fragilité et les incohérences ; l’alibi messianique, porté par

12
les États-Unis via leur « Manifest Destiny », qui engendre essentiellement

un effet contre-mobilisateur ; et l’alibi colonial, reformaté par le fameux

argument de la « responsabilité particulière ». Celle-ci a notamment été

mise en avant par les gouvernements français successifs pour justifier leur

intervention dans les anciennes colonies. Quel est le fondement de cette

« responsabilité particulière de la France », qui l’amène à se déployer au

Mali, en Centrafrique, au Tchad et ailleurs et qui la distinguerait de manière

convaincante de celle de la Russie en Ukraine ? Ajoutons cette question

lancinante : qui a objectivement les moyens de telles opérations ?

L’intervention des États-Unis en Irak leur a, selon certains, coûté jusqu’à

13
6 000 milliards de dollars , tandis que la France peine à aligner chaque

année les 3 milliards d’euros nécessaires pour financer ses opérations

extérieures.

La question du comment est au moins aussi délicate. Car il ne s’agit plus

de se demander comment une puissance peut en équilibrer une autre, mais

comment endiguer les effets violents d’une décomposition sociale, politique

et institutionnelle : autrement dit, on sait intervenir contre la force, mais pas

contre la faiblesse. Quel est le remède pour soigner cette dernière et

garrotter ses effets belligènes ?

Peu de réponses probantes ont été apportées, à l’exception d’efforts

remarquables, entrepris avec succès par les Nations unies dans le cadre de

leur programme « Démobilisation, démilitarisation, réintégration » (DDR).

Ces initiatives ont pu aboutir çà et là, grâce notamment à l’habileté de

certains envoyés spéciaux du secrétaire général, tels l’Italien Aldo Ajello au

Mozambique (1992-1994), ou l’Américain Jacques-Paul Klein au Libéria

(2003-2005).
Le premier était parvenu à démobiliser 76 000 combattants, à réintégrer

leurs principaux cadres dans l’administration mozambicaine, à récupérer

155 000 armes, à rapatrier 1,7 million de réfugiés et à réinsérer 4 millions

de déplacés ; il développa en outre une politique de partage des fonctions

administratives entre les anciens combattants du Front de libération du

Mozambique (Frelimo) et de la Résistance nationale du Mozambique

(Renamo), de manière à rendre la démobilisation attrayante pour les ex-

guerriers. Le tout fit suite aux accords de paix obtenus en octobre 1992,

grâce à une médiation réalisée, non pas sous la pression d’une puissance,

mais par celle de la communauté catholique de Sant’Egidio.

Quant au second, J.-P. Klein, il a assuré, dans le cadre de la Minul

(Mission des Nations unies au Libéria) et grâce à la force d’interposition

mise en place par les États voisins (ECOMIL, Mission de la CEDEAO au

Libéria), la démobilisation de 106 000 miliciens, dont 12 000 enfants-

soldats, organisé le retour de 350 000 réfugiés et de 450 000 déplacés, tout

en faisant vacciner contre la polio et la rougeole 1,4 million d’enfants, et en

veillant à la mise en place du processus électoral.

Autre succès onusien, la Mission d’observation des Nations unies au

Salvador (ONUSAL, 1991-1995) a permis de conclure l’accord de

Chapultepec entre les parties combattantes (janvier 1992), incluant de

profondes rénovations des institutions étatiques, désormais consolidées, et

une réforme foncière conséquente. Preuve qu’il est possible de penser un

mode fonctionnel de solution à ces formes nouvelles de conflictualité, dès

lors qu’on ne tient pas l’usage de la force comme la réponse dominante et

que l’on substitue à l’action de puissance celle de la médiation multilatérale.

Enfin, la question du pourquoi taraude tout militaire formé à la

grammaire clausewitzienne : faire la guerre suppose de définir des finalités

politiques claires. Ces formes nouvelles d’intervention souffrent d’une

imprécision croissante sur les vrais buts de l’action martiale. S’agit-il de

contenir la violence, de l’éradiquer, de changer de régime, de déposer un

prince qui ne satisfait pas, de réorienter des politiques publiques, de

modifier le contrat social ou encore d’endiguer une influence étrangère


jugée rivale, à l’instar de la volonté de tenir la Chine à l’écart d’une Afrique

dans laquelle elle se serait par trop impliquée ? Sans objectif, le militaire est

impuissant : il ne peut même plus évaluer ses éventuels succès.

Une dernière hypothèse se profile. Si l’intervention extérieure ne marque

pas le début espéré d’une solution, peut-être les puissances régionales et les

acteurs locaux possèdent-ils une capacité supérieure qui pourrait esquisser

une forme nouvelle de résolution des conflits. Dans cette forme de

conflictualité nouvelle, plus on est éloigné du cratère, plus on est impuissant

et même présumé hostile. La Communauté économique des États de

l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avait pu, dans le conflit malien, parvenir à

un certain nombre d’accords efficaces ; ceux de Cotonou, en 1993,

permirent de mettre en place la Minul ; la CEDEAO y créa aussi les

conditions favorables à la tenue des élections de 1997 et de 2003.

La solution au Moyen-Orient, comme l’avait évoqué l’ex-président

égyptien élu, Mohamed Morsi, aurait pu passer par la réactivation d’un jeu

cohérent des puissances régionales – dans son esprit, l’Égypte, l’Arabie

saoudite, l’Iran et la Turquie – hors de toute influence de puissances

internationales. Est-ce à dire que le processus de « re-régionalisation » du

monde pourrait esquisser une solution ? Le système international a échoué

dans une universalisation naïve et brutale : le retour à des régulations

régionales pourrait-il amorcer une histoire plus positive ? On est

évidemment encore loin d’une réponse claire…

1. Hugo GROTIUS, Le Droit de la guerre et de la paix (trad. du latin par P. Pradier-Fodéré), PUF,

Paris, 2012 [1625].

2. Steven KRASNER, Sovereignty. Organized Hypocrisy, Princeton University Press, Princeton,

1999.

3. Ned LEBOW, A Cultural Theory of International Relations, Cambridge University Press,

Cambridge, 2008.

4. Né du Congrès de Vienne (1814-1815), il comprend, à l’origine, les quatre grandes puissances

ayant vaincu Napoléon (l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse), auxquelles la France s’est jointe

en 1818. L’Allemagne remplacera la Prusse, et l’Italie rejoindra plus tard le système qui s’effondrera

avec la Première Guerre mondiale. Voir Paul SCHROEDER, The Transformation of European Politics,

1763-1848, Clarendon Press, Oxford, 1994.


5. CIISE, La Responsabilité de protéger, CRDI, Ottawa, 2001.

6. Rama MANI et Thomas WEISS (dir.), Responsibility to Protect. Cultural Perspectives in the

Global South, Routledge, New York, 2011.

7. Sur les puissances moyennes, voir notamment Andrew COOPER (dir.), Niche Diplomacy, Middle

Powers After the Cold War, Palgrave, New York, 1997.

8. Boutros BOUTROS-GHALI, Agenda pour la paix, Nations unies, New York, 1992.

9. Émile DURKHEIM, De la division du travail social, PUF, Paris, 1973 [1893], p. 98 et suiv.

10. Créée en 2014, l’institution, centrée autour des thèmes de la « sécurité » et du

« développement », regroupe le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad. Elle est le

support de l’opération Barkhane, montée en août 2014 par la France pour lutter contre le terrorisme

djihadiste dans la région.

11. Peter FRANKOPAN, Les Routes de la Soie, op. cit., p. 596.

12. Le journaliste new-yorkais John O’Sullivan utilisa l’expression « Manifest Destiny » en 1845

dans un article de United States Magazine and Democratic Review lors de l’annexion du Texas. C’est

notre destinée manifeste, écrit-il, de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le

libre développement de notre grandissante multitude. »

13. Il est très difficile de parvenir à un chiffrage précis et incontestable : les montants avancés sont

très différents selon les sources. Le Watson Institute for International Studies de l’université de Brown

avance le chiffre de 6 000 milliards de dollars en incluant les intérêts d’emprunts contractés et les

pensions à verser aux anciens combattants jusqu’en 2053. Joseph Stiglitz et Linda Bilmes estimaient,

en 2008, à 3 000 milliards de dollars la somme déjà dépensée, sans anticiper sur les dépenses futures

(in The Three Trillion Dollar War : The True Cost of the Iraq Conflict, Norton and Co., New York,

2008), soit l’équivalent du financement de 8 millions de logements, ou un budget mensuel supérieur

au budget annuel des Nations unies.


6.

Réinventer le système international

L’évolution du système international reste très peu étudiée par la science

1
politique . Et pourtant rien n’est figé, dans l’ordre international autant

qu’ailleurs. Le changement est un phénomène banal dans le jeu social et

plus particulièrement dans l’espace mondial, car celui-ci dérive

d’interactions beaucoup plus nombreuses et complexes que dans tout autre

domaine. C’est l’inverse qui serait étonnant : que les systèmes

internationaux restent immuables, indifférents au temps. Il est vrai

néanmoins que les transformations des décennies et même des siècles

précédents paraissent modestes, comme si elles avaient été bridées. Ce

statisme, caractéristique d’un temps long qui va de la Renaissance à la chute

du Mur, s’explique par un certain nombre de données propres à ce

« moment conservateur ».

En premier lieu, durant cette longue période, le centre même du système

n’a pas changé d’identité, à l’exception près de la montée des États-Unis

comme puissance sinon hégémonique, du moins dominante – encore que

ceux-ci appartiennent historiquement et culturellement au monde européen

dont ils forment, à l’origine, une extension. Les États-Unis n’ont, en outre,

pris toute leur ampleur diplomatique, militaire et internationale que

lorsqu’ils sont devenus des acteurs décisifs des champs de bataille du Vieux

Continent. À travers l’avènement progressif des puissances émergentes, la

question du centre de gravité du monde se pose à nouveau aujourd’hui, mais

de manière infiniment plus bouleversante. Sans doute s’agit-il là de l’amorce

principale de la réinvention présente du système international.

Deuxième facteur du conservatisme passé : depuis la Renaissance, les

conflits se limitaient à une compétition entre puissances. Cette façon de les


comprendre inaugurait un jeu durable, transformant l’interaction de ces

puissances en vecteur d’évolution et de confirmation du système

international dans son modèle d’origine. Aujourd’hui, la conflictualité s’est

brutalement inversée : animée davantage par les faibles que par les forts, elle

a quitté pour l’essentiel le champ de l’Europe pour gagner ceux de l’Afrique

et du Grand Moyen-Orient. Ce retournement, très récent au vu de la longue

histoire westphalienne, constitue un autre vecteur déterminant de

réinvention.

Troisième élément : jusqu’à il y a peu, le système international se bornait

à une représentation très précise de la puissance, intimement liée à la

ressource militaire. Cette symbiose permanente entre le politique et le

militaire organisait une trajectoire de développement qui, de ce fait, n’avait

pas à modifier son orientation. Désormais, les registres de la puissance se

diversifient considérablement : non seulement la ressource militaire se voit

contestée par d’autres facteurs, tels que l’économie, la technologie, la

démographie ou la culture, mais elle est mise en échec, un peu partout, dès

que le pouvoir politique y recourt pour promouvoir ses propres finalités.

Un modèle étrangement stable pendant cinq siècles est donc entré en

quelques décennies dans une zone de turbulences renforcées par

l’aveuglement des dirigeants qui les minimisent, à dessein ou

inconsciemment. Il ne fallait surtout pas, dans leur esprit, risquer de perdre,

par une appréhension nouvelle du jeu international, les avantages

exceptionnels que le modèle westphalien offrait aux princes des États les

plus puissants.

Comprendre cette transformation suppose d’en envisager soigneusement

les modalités et d’abord de distinguer les modifications obtenues par

adaptation progressive de celles qui procèdent de réactions forcées. Il

convient ensuite de repérer la nouvelle façon d’aborder, de définir et de

construire les catégories clés du jeu international : souveraineté,

territorialité, hégémonie, multilatéralisme, gouvernance globale, acteurs,

conflit, et bien d’autres revêtent aujourd’hui un sens nouveau. Autant de

ruptures fortes qui autorisent à parler de réinvention profonde du système


international, principalement sous l’effet d’un vent venu du Sud et très

accessoirement sous celui des transformations accomplies au Nord. Bref, les

faibles mènent en bonne partie la danse et se révèlent proactifs là où les

forts sont de plus en plus réactifs.

Adaptation douce ou réaction violente

Ce changement procède d’un jeu subtil d’adaptations fonctionnelles et de

réactions contraintes.

Côté adaptation, les pistes ne manquent pas : tout d’abord, le système

international est mécaniquement amené à se recomposer sous la pression

des bouleversements incroyables qui affectent les modes de communication

et les technologies qui les sous-tendent. Nous sommes entrés dans un

monde de l’information immédiate qui remet en cause distance et

territorialité en englobant le Sud à un rythme soutenu.

Au moment de la décolonisation, la révolution des communications

commençait au Nord et ignorait le reste du monde. Désormais, le Sud vit

pleinement cette révolution : un tiers des Africains sont aujourd’hui des

internautes, et le seul Nigéria en compte près de cent millions.

Sans oublier la télévision : absente du Sud lors de la décolonisation, elle y

projette aujourd’hui massivement les images venues du Nord. Le Mali, dont

on connaît l’insertion dans le jeu conflictuel, compte à lui seul pas moins de

trente-cinq chaînes. Et, dans un monde où l’on achète sept téléviseurs par

seconde, on conçoit sans mal comment cette propagation de l’image

mondialise les imaginaires, construit de nouveaux comportements sociaux

et surtout accélère l’entrée des populations du Sud, en particulier africaines,

sur la scène internationale. Un Gabonais regarde la télévision en moyenne

4 h 31 par jour ! Les deux tiers des Nigérians interrogés par Gallup, urbains

et ruraux, affirment s’enquérir une fois par jour des nouvelles du monde, un

phénomène qui vaut aussi bien pour les bidonvilles que pour les quartiers

riches de Lagos. On peut en dire autant de l’Amérique latine : 70 millions de


foyers brésiliens, soit presque tous, ont la télévision. Il en va de même en

Asie : plus de 80 % de la population urbaine indienne en sont équipés,

même si la proportion descend à 41,6 % au sein de la population rurale.

Même remarque pour la progression de l’usage des smartphones : leurs

possesseurs, en Côte d’Ivoire, représentaient 15 % de la population en 2013

contre 87 % en 2016, tandis que, dans l’ensemble de l’Afrique, on compte


2
aujourd’hui plus de 350 millions de smartphones connectés !

On mesure combien la révolution de la communication mondialise les

comportements sociaux, fait entrer dans l’espace mondial les populations

autrefois dominées et les rend arithmétiquement majoritaires au sein de

celui-ci. La réinvention du système international relève ainsi moins de choix

stratégiques que de l’aboutissement d’un processus social, ordinairement

méprisé, qui enclenche des phénomènes de transformation venus de la base

vers le sommet.

Les progrès de la communication débouchent également sur la

déterritorialisation qui s’impose comme une deuxième source d’adaptation

fonctionnelle. Car l’ascension fulgurante de ces techniques brise le carcan

territorial. La frontière comme la distance prennent un autre sens. Bref, le

principe westphalien de territorialité tremble sur ses bases et perd en

efficacité. D’où une coupure Nord-Sud moins tranchée : l’obstination du

Nord à placer des frontières fortes à sa bordure méridionale est une initiative

réactive dont la pertinence semble déjà dépassée. Frontières ou pas, la

communication unifie le monde et encourage la mobilité physique.

Déterritorialisé, l’espace mondial est aussi de plus en plus

interdépendant, ce qui bénéficie évidemment plus au Sud qu’au Nord. Qui

dit interdépendance suggère que la faiblesse hypothèque les chances de la

puissance. Que, dans les économies fortement interactives, le stable dépend

de l’instable, infiniment plus que le contraire. Que les économies du Nord

sont toujours plus tributaires des incertitudes, des tressaillements et des

fluctuations de celles du Sud, notamment dans le domaine des

approvisionnements en ressources énergétiques et en matières premières.

Que l’évolution de la consommation au Sud conditionne de plus en plus


celle de la production au Nord, à un moment où la croissance tend à stagner

dans les économies anciennement développées et progresse chez les

émergents, voire dans certains pays en développement. Autant d’éléments

qui recentrent le système international autour de zones situées davantage

dans les nouvelles parties de l’espace mondial que dans ses bastions de

vieille installation.

Dernière tendance profonde d’adaptation fonctionnelle, le monde se

régionalise, en grande partie sous l’effet de la globalisation. La création

d’espaces régionaux, non seulement lézarde la grammaire westphalienne,

mais donne au Sud des chances supplémentaires qu’il parvient, çà et là, à

transformer en acquis décisifs. L’importance de ces regroupements est

perceptible en Afrique, notamment à travers l’exemple de la CEDEAO,

active en bien des domaines, tant politico-militaires qu’économiques. La

régionalisation, proliférante, connaît des succès inégaux en Amérique latine.

Le phénomène répond en partie à l’appel lancé par Kwame Nkrumah voici

plus de soixante ans, qui voyait en l’État-nation territorialisé non pas

l’avenir du Sud, mais un piège néocolonial. Cette recomposition des espaces

régionaux peut représenter, à terme, un modèle de substitution à l’État

importé qui a échoué. Elle semble d’ailleurs en meilleure voie dans le Sud,

incertain dans son passé étatique et son identité territoriale, que dans le

Nord, profondément marqué par l’héritage westphalien.

Cette adaptation fonctionnelle se cristallise dans le système international,

défini par sa structure de pouvoir, sa capacité inclusive et son aptitude


3
délibérative .

Si on examine le premier de ces éléments, on ne peut que constater une

évidente révolution qui s’est accélérée depuis la chute du Mur : non

seulement la capacité propre à la puissance diminue nettement, mais

l’effondrement des hégémonies et la fin des illusions unipolaires ne cessent

de se confirmer. La notion même de leadership subit les attaques conjointes

d’une mondialisation qui lui résiste et des transformations en cours au Sud

qui concèdent à celui-ci une autonomie croissante. Le modèle du grand frère

est obsolète. La capacité des acteurs locaux à délibérer seuls et à récuser la


tutelle des vieilles puissances coloniales atteint un niveau tel qu’elle remet

en cause comme jamais la configuration classique du pouvoir. Cette dernière

est davantage mise sous pression au Sud qui vit encore les séquelles des

humiliations passées qu’au Nord qui demeure culturellement attaché au jeu

de l’hégémonie – que l’on songe à ce ministre des Affaires étrangères

français déclarant craindre, du temps de la présidence Obama, la

disparition, ou du moins le déclin, du leadership américain.

Il en va de même de l’inclusion, plus formelle que réelle dans les années

qui suivirent la décolonisation. Le cap a bien changé depuis : non seulement

l’acteur du Sud n’est plus docile, aligné ou clientélisé, mais il devient

rebelle à l’ordre et prompt à bouleverser l’agenda international au gré de ses

souffrances, de ses ambitions et de ses propres enjeux. À tel point que cet

agenda dépend désormais en majeure partie du Sud, de sa conflictualité, de

ses rythmes politiques, de ses évolutions économiques et démographiques.

Quant à la capacité délibérative du système international, plus le temps

passe, et moins la traditionnelle délibération oligarchique apparaît efficace et

concluante, même si elle cherche à tout prix à se pérenniser. La revanche de

l’acteur local, comme celle de la milice anonyme qui se bat en Afrique ou

au Moyen-Orient, rend intenable la réorganisation forcée du monde autour

d’une table récupérée dans les greniers du congrès de Vienne.

Un espace public de discussion métasouveraine

À la jointure de l’adaptation fonctionnelle et de la réaction par contrainte,

se révèle au fil du temps la vitalité d’un espace public mondial, notamment

depuis 1989. Le sociologue allemand Jürgen Habermas notait, on s’en


e
souvient, que le XVIII siècle européen avait favorisé la naissance d’espaces

4
publics qui avaient très vite structuré les espaces nationaux . Des lieux où,

hors du pouvoir, une bourgeoisie montante et critique se saisissait du

politique, le discutait, le reformatait, préparant la démocratie future.

Le même processus a lieu aujourd’hui, mais à l’échelle de la scène

internationale tout entière : un espace public de discussion métasouveraine


se met en place. Dans le rôle des « bourgeois » d’hier, figurent

principalement les ONG, véritables acteurs performants de l’invention de

cet espace. Ces organisations jouent une partition tout à fait décisive dans la

circulation de l’information, dans la publicisation de ce qui relevait autrefois

du secret diplomatique, dans la mobilisation en faveur de droits nouveaux et

dans la constitution d’une sorte d’opinion publique internationale ou du

moins de sa préfiguration. Là aussi, cette incarnation nouvelle, ce débat

inédit se cristallisent davantage au Sud qu’au Nord. Le rôle de ces nouveaux

« bourgeois » consiste essentiellement à populariser les questions de

développement, de droits humains, de respect de la personne, mais aussi de

pluralisme culturel. Et à se faire l’écho des effets dévastateurs tant des

autoritarismes sanguinaires que des nouveaux conflits, désormais

majoritairement africains ou moyen-orientaux.

Il convient surtout de retenir l’aspect de plus en plus dynamique de cet

espace public de discussion et de contestation. Dans un premier temps, on

aurait pu croire qu’il se bornerait à alimenter le « marché de la pitié »

destiné à drainer les remords et les bonnes volontés issus des anciennes

puissances. En fait, ces ONG, en plein essor, jouissent d’une capacité

mobilisatrice croissante, notamment des populations urbaines d’Afrique,

d’Asie et d’Amérique latine, contre les politiques économiques socialement

destructrices, contre les effets néfastes du changement climatique et ceux,

particulièrement cruels, d’une pollution souvent exportée par les puissances

du Nord vers les zones dites « en développement », etc.

Se font jour un peu partout, dans les nouveaux espaces urbains en

développement, des mobilisations destinées à revendiquer davantage de

droits sociaux et à endiguer activement les conséquences de pollutions

redoutables : avec de réels succès, comme on l’a vu en Chine qui annonce

périodiquement, depuis 2014, la fermeture de centaines de mines de

charbon et, plus récemment, la construction de purificateurs d’air, comme à

Xian en 2017, et ce sous la pression d’une opinion de plus en plus


mobilisée ; on le voit aussi en Afrique, où régresse la pratique autrefois

courante des « États-poubelles », ainsi nommés car ils servaient de

déchetteries pour les puissances du Nord.

Citons aussi les mobilisations, un peu partout sur le continent africain,

contre certains abus des Accords de partenariat économique avec l’Union

européenne et, comme le montre l’exemple du Mali, la mobilisation contre

la privatisation du rail (2005), contre l’exploitation de la mine d’or de

Sadiola, contre l’introduction des organismes génétiquement modifiés

(OGM), en 2006, ou pour le respect de la biodiversité. On pourrait aussi

pointer, dans le cas nigérien, les mouvements contre le démantèlement des

services publics de l’enseignement supérieur (2001), ceux dirigés, l’année

suivante, contre la privatisation de l’eau, ou contre la fiscalisation des

produits alimentaires de première nécessité (2005). Autant d’expressions

nouvelles qui pèsent, au-delà des sociétés concernées, sur le quotidien de la

vie internationale.

Cette adaptation lente et fonctionnelle est loin d’être négligeable.

Pourtant, comme toujours hélas, son principal aiguillon se trouve dans la

lutte, dans le conflit, dans la violence. Le système international réagit à ces

formes impétueuses de déstabilisation selon quatre axes très marqués

aujourd’hui.

Le premier tient aux tensions de plus en plus fortes qui opposent une

diffusion accélérée de normes venues du Nord au sentiment des populations

du Sud d’y être étrangères, de devoir les subir et de n’avoir à leur opposer

que leurs propres réactions de déviance, plus accusées à mesure qu’elles

restent incomprises. La vitesse à laquelle le système est passé de la

compétition anonyme à l’intégration autour de valeurs essentiellement

pensées et proclamées par les vieilles puissances d’hier explique cette

crispation anti-occidentale qui va s’accentuant depuis la décolonisation.

Partie d’une discrète contestation amorcée au temps du Mouvement des

non-alignés, cette tension aboutit, dans des cas extrêmes, à des formes de

délinquance internationale mobilisant certains États et divers groupes

dressés contre une représentation trop simplifiée, trop lisse, trop


occidentalisée du processus de dotation en normes de la scène

internationale. À travers de multiples formes allant jusqu’à la violence dite

« terroriste », les progrès de cette déviance internationale (course aux

armements prohibés, diffusion de la violence transnationale, propagandes

aux relents xénophobes ou identitaristes…) montrent à quel point ce

premier axe peut conduire à une recomposition, parfois sanglante, du jeu

mondial.

Le lien avec le deuxième axe est évident. Devant l’homogénéisation du

monde, en termes de valeurs, de consommation et de pratiques

quotidiennes, celles et ceux qui se sentent agressés favorisent l’émergence,

un peu partout, de formes variées de contre-socialisation. Celles-ci

s’élaborent à partir de la réactivation d’identités marginalisées ou inquiètes,

de référents religieux, de liens tribaux, d’exaltations ethniques ou claniques,

bref d’un ensemble de repères communautaires apparaissant de plus en plus

comme des points d’équilibre face à la brutalité d’une mondialisation

perçue comme unilatérale. Les espaces de contre-socialisation ne sont pas

stables : ils se veulent à la fois conquérants et contestataires des valeurs

dominantes. On peut donc postuler que l’évolution des rapports entre

homogénéisation croissante et contre-socialisation représente un moteur

actif de la réinvention du système international.

Les nouveaux conflits internationaux constituent logiquement notre

troisième axe. Le changement est fort : le champ de bataille du monde a

traversé la Méditerranée pour se déplacer vers le Sud ; les nouveaux conflits

deviennent le principal facteur de déstabilisation de l’ordre westphalien, que

la guerre classique entretenait ; les vieilles puissances ne remplissent leurs

fonctions militaires qu’en s’appropriant difficilement des conflits qui ne sont

pas les leurs. Cet ordre nouveau conduit à une profonde mutation de

l’espace de la stratégie et des rapports de puissance à venir. Parce qu’elle nie

l’omnipotence de la puissance, cette conflictualité nouvelle dessine la mort

de la géopolitique classique et promeut l’intersocialité comme une tendance

profonde du nouveau jeu mondial. Désormais, l’imbrication et souvent

l’entrechoc des sociétés créent l’événement, le conflit, la déstabilisation. Il


faut s’habituer au fait que le social, plus que le politique ou le militaire,

conditionne de manière croissante la sécurité. D’où la nécessité de

réinventer la façon de penser l’action sur la scène mondiale.

Le dernier axe tient enfin à la complète transformation des coûts de la

guerre. À l’âge d’or westphalien, ceux-ci semblaient totalement

contrôlables, ou du moins prévisibles. La guerre opposait des armées et ne

visait que marginalement les populations civiles, même si le second conflit

mondial faisait déjà dramatiquement exception. Aux temps classiques, elle

s’attaquait aux États infiniment plus qu’aux sociétés. Ses modes de

traitement et d’endiguement étaient parfaitement rodés.

Désormais, les nouvelles conflictualités désarment les vieilles puissances,

incapables de comprendre comment réagir à ce qu’elles qualifient

d’« attaques terroristes ». Cette dissémination de la violence dessine un

paysage international entièrement nouveau que l’on ne sait même plus gérer.

Les interventions engendrent des coûts économiques pharamineux : des

milliers de milliards de dollars dépensés par les États-Unis au Moyen-

Orient, et les 2 à 3 milliards d’euros que coûteraient, chaque année, à la

France ses « opérations extérieures », pesant ainsi lourdement sur son

déséquilibre budgétaire.

Les piliers de la reconstruction

Les moteurs du changement, profondément ancrés, ne semblent pas près

de s’éteindre. Comment penser les résultats de ces révolutions

précautionneusement occultées par les princes qui gouvernent les vieilles

puissances ? Il est possible d’appréhender les fruits de cette reconstruction

silencieuse, de concevoir ces nouveaux piliers sur lesquels tend à reposer

notre nouvelle vie internationale. Nous en identifions au moins huit.

D’abord, la souveraineté est totalement repensée et reconstruite. Concept

simple, mais mystérieux dans l’édifice westphalien, elle devient aujourd’hui

plurale. Le système international renaît, non pas d’une nouvelle définition

de la souveraineté, mais de la coexistence, désormais solide, de trois


5
conceptions très différentes du concept d’origine . S’il existe une

souveraineté conservatrice, celle des gardiens du temple westphalien, deux

formes nouvelles et parfois inattendues apparaissent simultanément, qui lui

donnent des incarnations surprenantes.

Le droit international public porte toujours un souverainisme classique et

donc conservateur, en rappelant que chaque État dispose de l’absolue

puissance précédée par nulle autre. Cette posture conduit à une vision

prudente de la mondialisation, que l’on souhaite voir construite dans le

cadre de la vieille grammaire politique. Cette vision s’oppose à toute

innovation institutionnelle, comme le confirme le blocage de toute réforme

substantielle des Nations unies ; elle tend désespérément à prolonger les

vieux combats conceptuels autour de ce qui reste l’idée maîtresse, le

principal pilier de l’ordre international. On la trouve dans la politique

étrangère des principales puissances du Nord aujourd’hui.

Face à elle, se développe très vite, à travers le néosouverainisme, une

conception profondément renouvelée de la souveraineté, envisagée comme

compatible avec la mondialisation. Cette vision est portée par les puissances

émergentes qui concilient un souverainisme sourcilleux et une adhésion

franche à une mondialisation dont elles ont à juste titre l’intuition qu’elle

leur est utile.

Cette souveraineté, qui habille les émergents, possède un goût de

revanche ou de vigilance. Elle se veut égalitaire, remet en cause le vieux

rêve hiérarchique du souverainisme conservateur et entend protéger le droit

de chaque peuple à disposer de lui-même, condamnant vigoureusement

toute forme d’interventionnisme. Jalouse de son intégrité territoriale, elle

refuse toute discussion de ses frontières. Cette approche, très courante en

Chine, en Inde, au Brésil ou en Afrique du Sud, caractérise l’aile marchante

du système international. Par sa capacité à adhérer aux paramètres nouveaux

de la mondialisation, elle modernise le concept et défie donc les tenants du

souverainisme conservateur.

Diamétralement opposé, l’archéo-souverainisme récuse autant le

néosouverainisme que le souverainisme conservateur. Il se veut intraitable


face à une mondialisation qu’il rejette et dont il craint les effets. Il prend

corps, non dans les vieilles doctrines de la souveraineté nationale, mais dans

la reconstruction d’une souveraineté plus identitaire que politique, fondée

sur le référent ethnique. Il s’allie avec l’ethno-nationalisme pour contester la

mondialisation et les conceptions les plus libérales de l’État souverain.

Apparu dans un premier temps comme force protestataire au sein des

vieilles puissances, animant certains mouvements d’extrême droite et plus

tard même quelques franges de l’extrême gauche, cet archéo-souverainisme

tend désormais à prendre le pouvoir çà et là, comme le montrent ces axes

étranges qui rapprochent des régimes que tout opposait jusque-là, de Trump

à Poutine, ou Orbán…

Le jeu international intervient à présent dans la confrontation quotidienne

entre ces trois conceptions de la souveraineté. D’où son instabilité. Car ces

trois conceptions ne sont pas également armées pour gérer la mondialisation

de façon fonctionnelle : le néosouverainisme a l’énorme avantage de prendre

appui sur la modernité pour supplanter les deux autres ou, au moins, les

mettre en difficulté. C’est dire à quel point le jeu diplomatique des

puissances émergentes tend à l’emporter sur celui des vieilles puissances et

a fortiori des archéo-puissances.

Le deuxième pilier est celui de la territorialité, principe autrefois

intangible et pourtant fort malmené par les transformations de l’espace

mondial. La frontière perd de sa pertinence et donne lieu à une surenchère

désespérée louant les vertus de l’enfermement le plus extrême, à coups de

murs construits ou planifiés, dont on mesure déjà sans mal l’inanité.

Parallèlement, nombre d’inventions recomposent en profondeur la

conception même de l’espace. La mondialisation des imaginaires, qui fait fi

des frontières, des distances et des territoires, réinvente le processus de

socialisation des individus.

Au Nord comme au Sud, celui-ci dépend de moins en moins du cadre

national et de plus en plus de l’effet communication globale : du coup, une

opinion publique réellement transnationale vient bousculer la territorialité,

et rend la délibération politique incertaine. La démocratie actuelle doit tenir


compte de paramètres autrement plus complexes que l’unité territoriale. Il

s’agit là d’une révolution considérable qui appelle une réinvention de la

démocratie et conduit à une reconfiguration tranquille de l’international, de

plus en plus conditionné par les pressions d’un espace public mondialisé,

qui s’empare de toutes les questions qui se voulaient autrefois intimement

nationales : les conflits, les biens matériels, les réformes socioéconomiques

des autres…

Autre mutation et troisième pilier, la réaction « néoparticulariste » qui

cherche à définir son espace et à l’imposer. La territorialité politique perd

du terrain par rapport à cette contre-offensive du localisme, qui donne

souvent naissance à des mouvements revendiquant un droit de scission à

l’intérieur des territoires nationaux : les crises écossaise, corse et catalane

en représentent, en Europe, les exemples les plus sensibles et rappellent, au

passage, qu’aucune frontière n’est figée de toute éternité.

En même temps, la mondialisation des imaginaires et la mobilité sans

cesse accrue des individus conduisent de facto à une hybridation croissante

des cultures qu’on perçoit à tous les niveaux : la socialisation nationale perd

le caractère unique et exclusif qu’elle avait autrefois. Quelle que soit cette

dynamique géographiquement particulariste, toute nation se construit

désormais presque mécaniquement sur des référents religieux et identitaires

multiples. Les comportements quotidiens se trouvent redistribués sur le plan

artistique comme sur celui de la consommation courante par ces référents

pluraux venus de partout et qui destituent le principe même d’uniformité

culturelle. Soit on apprendra à gérer cette hybridation et celle-ci contribuera

peu à peu à une formidable réactivation fonctionnelle du jeu politique,

historiquement garant des coexistences réussies, soit on la niera contre toute

évidence et elle aboutira tout aussi inévitablement à ce « choc des

civilisations » naguère annoncé par le politologue américain Samuel

Huntington.
Dépolarisation, multilatéralisme réel,

intégration sociale,…

Quatrième pilier : l’hégémonie et la puissance cèdent progressivement la

place à la dépolarisation et à la perte d’influence des logiques de pouvoir.

Sous la pression des transformations venues du Sud, nous sommes entrés

dans un monde dépolarisé, qui n’est pas sans évoquer celui ayant précédé la

guerre froide, mais qui présente la caractéristique supplémentaire de s’être

bâti sur la ruine des pôles passés. Le monde dépolarisé reste porteur d’une

mémoire bipolaire et « campiste ». Cette contradiction pèse lourdement sur

l’élaboration des politiques étrangères. Elle explique certaines persistances,

notamment celle de la notion d’alliance, à l’instar de l’OTAN, qui détonne

dans un monde se prêtant davantage à ce que Thucydide nommait des

« symmachies ».

L’inclination à composer sans cesse avec un passé révolu retarde la

réinvention d’un système international où les coalitions pragmatiques

l’emportent de plus en plus sur les alliances structurées et pérennes, comme

le montre notamment le conflit syrien. Ici, l’innovation est décisive, car le

monde ignore désormais la victoire autrefois célébrée qui alimente toutes les

nostalgies. L’instrument militaire traditionnel n’aboutit plus à cette défaite

indiscutable de l’ennemi qu’il convenait de « terrasser », ni à cette victoire

décisive qui permettait d’imposer un nouvel ordre international. Cette

évolution découle des mutations des conflits et apparaît comme la chance

unique de concevoir, au-delà des souffrances, un jeu coopératif auquel

chacun est contraint, la victoire complète de l’un sur l’autre étant désormais

impossible.

Le cinquième pilier dessine les conditions de l’invention réelle du

multilatéralisme. Celui-ci a connu une lente et discrète ascension à la fin du


e
XIX siècle, avec les premières organisations internationales, telle l’Union

postale universelle. Il prit un essor manqué au lendemain de la Première

Guerre mondiale, avec la Société des Nations (SDN), pour être

courageusement réactivé par Franklin Delano Roosevelt après la Seconde


Guerre mondiale. Mais le jeu de puissance l’a immédiatement confisqué à

travers notamment la réponse donnée aux problèmes de sécurité collective

et aux questions politico-militaires, laissant aux Grands un droit de veto

dont ils ont abondamment fait usage.

Au fil du temps, on découvre un multilatéralisme qui se veut beaucoup

plus conservateur que fonctionnel, à l’instar de ce que souhaitait Lloyd

George lorsqu’il pensait faire de la SDN le prolongement du Concert

européen d’antan et donc du jeu oligarchique international. De nos jours,

derrière l’idée de multilatéralisme, se cache celle, beaucoup plus pertinente,

de l’impératif d’une gouvernance globale, c’est-à-dire d’une recomposition

coopérative de l’espace mondial faisant écho à la genèse des biens publics

mondiaux, dont nous sommes dépositaires pour la survie de tous.

Ce qui, à nouveau, place le Sud au centre du jeu, car c’est en son sein que

se décide l’avenir des principales sécurités humaines : alimentaire, sanitaire,

environnementale, économique, individuelle, culturelle et politique. Cela

implique une véritable régulation globale, se distinguant de la régulation

oligarchique que le Concert instituait. Cela suppose surtout une forte

extension du multilatéralisme vers le secteur social, inscrit au cœur de

l’agenda international par la décolonisation et la poussée démographique

des pays du Sud.

Le sixième pilier concerne justement l’intégration sociale internationale.

Boutros Ghali en avait déjà l’intuition quand il parlait de l’injustice sociale

comme principale cause des guerres, avant que Kofi Annan n’appelle
6
explicitement à concevoir un multilatéralisme social . Ce projet s’articule

directement à la nature nouvelle des conflits venus du Sud, davantage liés à

une stérilité de la production sociale et au manque de redistribution qu’à un

jeu de puissance. Surmonter ces faiblesses économiques et sociales devient

donc essentiel pour la paix et même la façon moderne de définir celle-ci.

L’innovation consiste ici à transposer dans l’espace mondial actuel le

projet durkheimien jadis conçu à l’échelle nationale, celui d’un État-

providence capable de mettre en échec les inégalités les plus marquantes

pour obtenir une nouvelle stabilité politique. Cet enjeu majeur est

É
évidemment lesté par une difficulté nouvelle : il n’existe pas d’État mondial

capable de prendre en charge pareille fonction. Seule permettrait donc

d’avancer la prise en compte, par chaque État souverain, de l’utilité d’un

abandon partiel de souveraineté et de puissance. Ce choix, éminemment

rationnel, devient affaire d’auto-assurance dans un monde globalisé, une

manière de payer par avance pour se prémunir des risques les plus rudes

d’insécurité.

Les deux derniers piliers dérivent directement de ce besoin nouveau de

gouvernance.

L’un conduit à penser des formes renouvelées de régionalisation, qui

permettraient de corriger en même temps la pression de la mondialisation et

celle – tout en appétit de domination – des vieilles puissances coloniales,

tout en inventant une échelle nouvelle dans la construction d’une véritable

délibération démocratique des populations. Ces mouvements de

régionalisation connaissent des succès inégaux.

Assez remarquables en Asie, ils existent sous des formes

désinstitutionnalisées (à l’instar des nombreux « triangles de croissance », et


7
des diverses coopérations par le bas) . Ils ont marqué la transformation de

l’Amérique latine, où ils demeurent cependant anarchiques et incertains

dans leurs résultats, chaque institution étant aujourd’hui ébranlée, même les

plus fortes comme le Marché commun du Sud (Mercosur). Ils foisonnent en

Afrique, qui se distingue par le nombre très élevé de formes d’organisation

régionale, avec un niveau d’effectivité inattendu, surtout lorsqu’on les

compare à la seule zone en panne de régionalisation, celle, martyre, du

Moyen-Orient.

Toutes ces formes, plus ou moins prometteuses, sont néanmoins en

manque de modèle, toutes plus ou moins conditionnées par des bricolages

incertains de la grammaire westphalienne, mais privées de formules

inédites, telle l’Europe, écartelée entre des déclinaisons savantes du principe

de souveraineté, « partagée », mise en « pool » ou recomposée sans

qu’aucun nouveau concept n’émerge réellement.

É
Le dernier pilier provient aussi de la remise en cause conjuguée de l’État

et des conceptions classiques de la souveraineté : il se construit autour de

l’immanquable retour de l’acteur local. Face à une mondialisation

prétentieuse et à des États affaiblis, ce dernier reprend du sens à tous les

niveaux. Il porte l’espoir de recomposer les systèmes politiques à partir

d’initiatives que l’on décrivait naguère, avec mépris, comme « venues du

bas », mais il implique aussi la découverte, accablante pour les vieilles

puissances, qu’il n’est plus possible de tuteurer les acteurs combattants et

que la solution des conflits passe aussi par leur écoute. Il exprime enfin la

conviction que le jeu politique n’est plus possible sans la participation

effective de ceux qui prennent les risques et qui font l’événement.

1. Les analyses portent essentiellement sur les transformations du contexte international (Gary

GOERTZ, Contexts of International Politics, Cambridge University Press, Cambridge, 2010), ou sur

l’effet du contexte sur le changement démocratique (Kristian GLEDITSCH et Michael WARD,

« Diffusion and the international context of democratization », International Organization, vol. 60,
o
n 4, 2006, p. 911-933).

2. Voir notamment Jeune Afrique, 31 janvier 2017 et 20 février 2017 ; Maliactu.net ; BBG Gallup ;

Quaderni, printemps 2004.

3. Bertrand BADIE, La Diplomatie de connivence, op. cit.

4. Jürgen HABERMAS, L’Espace public (trad. de l’allemand par Marc B. Delaunay), Payot, Paris,

1975.

5. Delphine ALLÈS et Bertrand BADIE, « Sovereigntism in the international system : From change to
o
split », European Review of International Studies, vol. 2, n 2, 2016.

6. Kofi ANNAN, Interventions. Une vie dans la guerre et dans la paix, Odile Jacob, Paris, 2013

[2012], chapitre 6.

7. Robert SCALAPINO, The Politics of Development. Perspectives on Twentieth Century Asia,

Harvard University Press, Cambridge, 1989 ; William COLEMAN et Geoffrey UNDERHILL (dir.),

Regionalism and Global Economic Integration, Routledge, Londres, 1998.


Conclusion

Les décennies à venir réintroduiront-elles la puissance d’antan, qui

n’aurait eu qu’un accès de faiblesse transitoire ? L’âme de Westphalie se

réveillera-t-elle pour fermer ce qui n’aura été qu’une parenthèse, ce que la

vieille science politique appelle pudiquement un phénomène de transition ?

1
La thèse a déjà été plaidée, tant par les réalistes que par les libéraux : on

peut faire dire bien des choses à la futurologie. Pourtant, les facteurs de

rupture que nous avons pris en compte sont loin de relever de la seule

conjoncture. Deux processus majeurs pèsent de tout leur poids dont rien ne

présage qu’il diminue : un différentiel de puissance suffisamment marqué

pour détruire durablement le jeu traditionnel, et une mondialisation qui

impose des règles nouvelles qu’on ne veut pas voir et qui se font d’autant

plus rudes.

La forte inégalité de puissance qui s’est révélée à la faveur d’une

décolonisation manquée s’est refermée tel un piège sur le vieux monde. Le

politiste américain Quincy Wright avait posé avec force, tandis que se

déroulait sous ses yeux le second conflit mondial, que la guerre supposait

2
d’abord et avant tout une compétition entre protagonistes de poids égal .

Une supériorité trop affirmée et répertoriée n’est pas un avantage, bien au

contraire : elle contraint le faible à chercher d’autres recours qui prennent le

fort au dépourvu. La capacité du plus puissant reste toujours aussi

destructrice, mais l’essai n’est plus transformé : la victoire politique ne suit

plus la victoire militaire, brouillée, invisible ou, au mieux, imparfaite.

Même si la chute de Saddam Hussein, comme de Mouammar Kadhafi, a été

rapide, le système qui en a dérivé s’est retourné contre le vainqueur, comme

au Vietnam, en Algérie, au Mali ou en Afghanistan. La faiblesse peut même


parfois tout simplement l’emporter, avec beaucoup plus d’atouts, comme

l’ont montré bien des exemples qui jalonnèrent les processus de

décolonisation.

La faiblesse devient ainsi, en relations internationales, un principe

agissant et même un principe constructeur. Ses vertus actives ne font guère

de doute : la puissance n’organise plus l’agenda international. Les

événements fondateurs du jeu contemporain sont détachés de la concurrence

des grands, à l’image des principaux foyers conflictuels au sein desquels ils

peinent même à trouver leur place. De même les véritables enjeux de la

gouvernance mondiale, en termes de sécurité, humaine ou politique, de

développement ou de migration, se trouvent-ils du côté des faibles. Et si

certains semblent davantage liés à la puissance, comme le commerce, la

consommation énergétique, voire le progrès technologique, ils relèvent plus,

aujourd’hui, du rôle actif des puissances émergentes que de celui des

puissances classiques qui campent, de plus en plus, dans le seul domaine de

la réactivité à l’événement.

La nouvelle conflictualité, inventée et imposée par ce déséquilibre de

puissance, excessif et pervers, crée une situation inédite qui laisse le fort sur

sa faim, tout en empêchant de pérenniser l’idée classique de victoire. Elle

fait plus : elle ouvre une séquence, dont on ignore la durée, qui interroge le

vieux système international : est-il capable de supporter longtemps le poids

de conflits dont on ignore les potentielles solutions et qui, en outre, se

révèlent fort coûteux ? Peut-il pérenniser un mode d’affrontement où

personne ne gagne réellement et où seules les destructions sont clairement

(bien qu’imparfaitement) chiffrables ? Peut-il banaliser une guerre nouvelle

qui cible les civils plus que les militaires ? Peut-il se régénérer dans le

sillage de conflits qui n’ont plus de finalités politiques claires et qui

n’existent souvent que pour perdurer ?

Le dilemme est le suivant : soit la puissance domine et le faible n’est rien,

ce qui est devenu fort heureusement impossible, soit le faible mène le jeu et

conduit le monde à l’entropie, ce qui n’est dans l’intérêt de personne.


C’est la raison pour laquelle la gestion de la mondialisation devient

doublement déterminante : elle permet, d’une part, de réévaluer la puissance

et d’organiser sa mutation ; elle conduit, d’autre part, à gérer la faiblesse et à

en assurer la pleine insertion dans le jeu mondial. Incontestablement, la

mondialisation relativise la puissance et ses capacités. En incluant des

protagonistes autrefois marginalisés, ou différemment « étagés », elle

alimente la mise en contact direct des puissants et des faibles, leur

découverte réciproque et leur confrontation. En banalisant

l’interdépendance, elle brise et recompose les logiques souveraines, et place,

bien plus qu’hier, le fort sous la dépendance ou, du moins, le

conditionnement du faible. En promouvant la mobilité des êtres humains,

des images et des sons, elle affaiblit la territorialité qui était autrefois le

principal bastion, la meilleure protection du fort. En suscitant une profusion

de biens communs, elle oblige au partage, au-delà de la conservation

souveraine : le privilège du fort se révèle, aux plus lucides, plus coûteux

pour lui que le partage ou la cogestion.

Mais il y a plus : la mondialisation contient le rôle des États, ces

managers de puissance, au profit d’un épanouissement international des

sociétés. Celles-ci ne peuvent plus être tenues à l’écart du jeu mondial, tant

elles y sont de fait impliquées, par les progrès de la communication, par la

visibilité croissante des événements, par la prise de conscience de plus en

plus rapide des inégalités, par la découverte au quotidien et par chacun des

méfaits du jeu international, de la pollution, des maladies nouvelles, des

insécurités en tout genre, par l’expérience douloureuse des nouveaux

conflits qui touchent plus les civils que les armées.

En devenant des acteurs conscients du jeu mondialisé, les sociétés

recomposent la faiblesse qui n’est plus seulement celle de nouveaux États

marginalisés et déviants, mais aussi celle d’acteurs sociaux de tous les jours.

Les acteurs non étatiques du nouvel espace mondial ne sont pas seulement

constitués de firmes multinationales puissantes ni même d’ONG structurées,

mais aussi d’anonymes des plus précaires, qui pèsent d’autant plus dans la
nouvelle arène qu’ils sont en nombre, livrés à eux-mêmes et potentiellement

sous la coupe d’entrepreneurs qui peuvent très vite en faire des déviants,

peut-être violents.

À partir de la fin 2010, le « Printemps arabe » l’a démontré, tout comme,

en leur temps, les émeutes de la faim et en particulier le fameux Caracazo

qui, en 1989, avait fait jusqu’à 3 000 morts au Vénézuela. Que ces

mouvements aient échoué n’a ici aucune importance, dès lors que l’on

convient qu’ils ont largement contribué à structurer le système international

et à faire l’événement…

C’est dire que la mondialisation refait l’histoire internationale, la remet à

l’échelle des sociétés, relativise la puissance et ses effets, conduit à imaginer

une nouvelle gouvernance. Elle ouvre à un nouveau mode d’évaluation des

capacités. Évidemment, elle ne cède pas la couronne aux faibles, loin s’en

faut, mais elle donne à ceux-ci des capacités nouvelles d’intrusion et

d’action, et conduit à des formes de régulation qui n’ont plus rien à voir avec

le jeu classique de puissance, dont la diplomatie de club est aujourd’hui le

conservateur le plus intransigeant et le plus funeste au vu de ses résultats.

Autant d’éléments qui viennent immanquablement « sociologiser » les

relations internationales contemporaines, qui obligent à fixer du regard cette

« intersocialité » proliférante qui, plus que jamais, commande l’histoire.

Certes, la sociologie a eu son mot à dire à chaque étape de la vie

internationale : mais elle est aujourd’hui convoquée de façon totale. Elle

abandonne la théorie classique à l’illusion explicative nourrie par les

nostalgiques d’un passé qu’ils jugent plus glorieux, parce que davantage

élitiste, voire aristocratique.

Les dynamiques sociales deviennent ainsi les vrais moteurs de la

réinvention, c’est-à-dire de l’adaptation et du recentrage du jeu

international. Encore faut-il redire qu’elles sont soumises à la médiation des

choix politiques qui décideront de leurs modalités, entre l’adaptation forcée

ou la réforme voulue. En tout état de cause, le classique rapport de

puissance ne couvre plus l’essentiel des changements au sein de l’arène

internationale.
Certes, on ne saurait prétendre qu’un tel jeu, issu du fond des âges de la

modernité européenne, n’opère plus aujourd’hui : il est vivace dans l’esprit

des princes, il inspire leur conduite et bien souvent aussi leurs échecs ; mais

il se reproduit également, sous une forme inédite, à travers l’émergence de

puissances nouvelles, précisément venues du Sud et qui doivent leur

promotion à leurs caractéristiques socioéconomiques plus qu’à l’histoire

westphalienne.

Mais l’émergence elle-même est prise à son propre piège. À mesure

qu’elle s’affirme et se pare des atours classiques de la puissance, elle

s’expose aux pressions de la faiblesse, à l’instar de ce que la Chine éprouve

aujourd’hui dans le quotidien de sa présence en Afrique, dans ses rapports à

ses voisins extrême-orientaux ou même à l’intérieur de ses frontières, au

Tibet ou au Xinjiang. Ainsi s’explique, très probablement, la politique

étrangère prudente déployée par Pékin sur la scène internationale, son

attitude de retrait face aux principaux conflits mondiaux, sa réserve au sein

du Conseil de sécurité, illustrée par son usage très limité du droit de veto,

son acharnement à se présenter comme un « État en développement »,

même si la posture est de plus en plus difficile à tenir, alors qu’elle est tenue

à l’intransigeance sur le plan régional.

Et que dire des tensions que l’essor du Brésil a suscitées avec ses voisins :

comment comprendre autrement la volonté de Lula da Silva d’accompagner,

du temps de sa présidence, la montée en puissance de son pays d’une

promotion volontariste et spectaculaire de la coopération Sud-Sud, tout

particulièrement avec le monde arabe et l’Afrique ?

Au-delà des variations du jeu de puissance et de son irrésistible

déplacement vers le Sud, la pertinence de l’intersocialité ne cesse de

s’affirmer. Le besoin de réinventer la diplomatie en recourant à l’action

sociale et aux solutions qu’elle inspire devient l’axe majeur, et pourtant

hautement négligé, de notre espace mondial contemporain. Certes, il impose

un changement de temporalité. Le politico-militaire se jouait dans le temps


court, là où ces formes nouvelles d’intersocialité ne s’accomplissent que

dans la durée, celle de la restructuration des ordres sociaux et de la

transformation des imaginaires.

Un temps honni par le jeu démocratique et les rites électoraux, méprisé

du fait des facilités propres à la société de communication. Mais un temps

beaucoup plus humain : c’est peut-être le prix élevé auquel les princes

devront consentir pour réconcilier l’international et l’humain, pour que

celui-ci ne soit plus, comme avant, dangereusement chassé du jeu

international.

1. Pour les réalistes, voir John MEARSHEIMER, The Tragedy of Great Power Politics, op. cit. ; pour

les libéraux, voir John IKENBERRY, Liberal Leviathan, op. cit.

2. Philip QUINCY WRIGHT, A Study of War, University of Chicago Press, Chicago, 1942.

Vous aimerez peut-être aussi