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Éric Laurent

Aux banques les milliards, à nous la crise

Flammarion

Collection : Flammarion EnQuête


Maison d’édition : Flammarion

© Flammarion, 2015.
Dépôt légal : septembre 2015

ISBN numérique : 978-2-0813-6038-9


ISBN du pdf web : 978-2-0813-6039-6

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0813-3198-3

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

2008 ne leur a pas suffi ; vous allez encore les renflouer.


Depuis le krach de 2008, les États sont devenus les complices des
banques et les contribuables leurs otages, tout juste bons à les
renflouer. Or, ces établissements violent toutes les règles et
bénéficient d’une impunité absolue. Ils ne prêtent pratiquement plus
mais spéculent pour leur seul profit, tandis que les bonus des
dirigeants explosent.
Avec une indifférence cynique et une cupidité sans limite, les
banques vont bientôt nous ruiner à nouveau, certaines que les
pouvoirs politiques de gauche comme de droite voleront encore à
leur secours au lieu de leur faire payer ces excès.
Ce livre est une plongée saisissante au cœur d’un secteur financier
devenu incontrôlable, qui a pris le pouvoir à travers le monde. Une
prise de contrôle feutrée, irrésistible, décrite avec minutie au fil des
pages de cette enquête sans concessions qui multiplie les révélations
inouïes. Révélations qui nous concernent tous alors que les banques
façonnent un monde dominé par l’arbitraire et l’inégalité.
Du même auteur
La Conspiration Wao Yen, Flammarion, 2013.
Le Roi prédateur, Seuil, 2012.
Le Scandale des délocalisations, Plon, 2011.
La Face cachée des banques, Plon, 2009.
Bush, l’Iran et la Bombe, Plon, 2007.
La Face cachée du pétrole, Plon, 2005.
La Face cachée du 11-Septembre, Plon, 2004.
Le Monde secret de Bush, Plon, 2003.
La Guerre des Bush, Plon, 2003.
Le Grand Mensonge, Plon, 2001.
Guerre du Kosovo, Plon, 1999.
Les Fous de la paix (en collaboration avec Marek Halter),
Plon/Laffont, 1994.
La Mémoire d’un roi, Entretien avec Hassan II, Plon, 1993.
Tempête du désert, Olivier Orban, 1991.
Guerre du Golfe (en collaboration avec Pierre Salinger), Olivier
Orban, 1990.
Un espion en exil, roman, Olivier Orban, 1988.
Karl Marx Avenue, roman, Olivier Orban, 1987.
La Corde pour les pendre, Fayard, 1985.
La Puce et les Géants, préface de Fernand Braudel, Fayard, 1983.
Vodka Cola (en collaboration avec Charles Levinson), Stock, 1977.
Aux banques les milliards,
à nous la crise
À Anne-Marie,
formidable combattante,
dont le courage et la dignité
forcent le respect.
Avec tendresse.
Avant-propos

Messieurs les banquiers,

Aussi incroyable que cela puisse paraître, vous êtes les


représentants de la seule corporation en faillite qui, après avoir
provoqué l’effondrement de l’économie mondiale et la ruine de
millions de personnes, s’est vue généreusement renflouée. Qui plus
est par les dirigeants politiques qui auraient dû vous sanctionner, et
grâce à l’argent que ceux-ci ont prélevé sur les centaines de millions
de contribuables que vous avez considérablement appauvris ! Un
comble, non ?
En octobre 2009, des deux côtés de l’Atlantique, de battre vos
cœurs se sont arrêtés. Enfin, je veux parler de ceux de vos banques,
minées par une spéculation effrénée, un mépris total des lois et de
l’intérêt général, gouvernées, grâce à vous, par la cupidité,
l’arrogance et le cynisme.
Un secteur financier gangrené à un tel niveau par la corruption
des méthodes et des esprits aurait dû être englouti par le chaos qu’il
avait provoqué. Mais il n’en fut rien. Vous avez donc dû éprouver un
sentiment grisant de pouvoir en bénéficiant d’une telle impunité.
Même l’influent hebdomadaire britannique The Economist, proche
des milieux d’affaires, s’est ému de cette mansuétude : « Il est
stupéfiant, a-t-il écrit, de constater que, malgré la crise de 2008, pas
un seul banquier n’ait fini en prison. »

L’Américain Lévine, financier et fraudeur, connaisseur intime des


arcanes du secteur bancaire, n’évoquait-il pas devant une sous-
commission de la chambre des Représentants l’ampleur du problème
et le moyen radical d’y remédier : « Arrêtez 300 dirigeants et faites-
les sortir menottes aux poignets » ? N’ajoutait-il pas : « Ils changent
constamment les règles du jeu, sont en infraction permanente et
gagnent trop en travaillant si peu » ?
Là est le cœur du drame : la crise la plus grave survenue depuis
le krach de 1929 – et son cortège de drames – a été provoquée par
des dirigeants majoritairement incompétents, uniquement
préoccupés par les montants obscènes de leurs bonus. 33 milliards
de dollars n’ont-ils pas été versés en 2008 aux responsables des
banques américaines, qui venaient juste d’être renflouées à hauteur
1
de 700 milliards de dollars par l’argent des contribuables ?

Les États captifs de leurs banques


Si la politique est avant tout un champ de bataille, celui-ci a été
déserté par les responsables successifs, qui ont abandonné le terrain
aux lobbies financiers. Conséquence de ce mélange de complicité et
de lâcheté : « Les États sont désormais captifs de leurs banques »,
selon Simon Johnson, ancien chef économiste du FMI.
Les suites de la crise de 2008 en furent la démonstration. Nous
savons désormais que le secteur financier défie l’état de droit et les
fondements de la démocratie par ses méthodes et la mentalité qui
l’animent.

En 2008, les hommes au pouvoir, sous prétexte de sauver un


système, ont opéré le plus grand transfert de richesse de toute
l’histoire de l’humanité. Ils ont prélevé auprès d’une vaste majorité
des sommes colossales données à une minorité cupide,
incompétente, déjà très riche. Curieux phénomène que ce transfert
alors que les populations en difficulté ne recevaient aucune aide,
alors même que les banques étaient renflouées sans condition.
Pourtant, ceux qui ont vu leurs maisons saisies n’étaient en rien des
récidivistes, à l’inverse des banquiers.
Avertissements et mises au point n’avaient pourtant pas manqué,
formulés parfois avec un cynisme tranquille par ceux qui furent les
propres artisans du drame. Benoîtement, le PDG de Goldman Sachs,
la banque emblématique de toutes les dérives et pires
manipulations, confiait avant le krach : « Il ne faut pas faire
confiance aux banquiers. » S’exprimait-il en votre nom à tous ? En
tout cas, il a dû s’esclaffer en observant ensuite l’impensable :
10 000 milliards de dollars transférés aux banques entre 2008
et 2010 par les gouvernements américains et européens, avec
l’appui de leurs banques centrales. Au nom d’une équation
totalement fallacieuse : préserver les établissements bancaires
permettrait de sauver l’économie, donc les emplois.
Malheureusement, ce n’était en rien votre objectif. De fait, sept
ans plus tard, les emplois sont définitivement perdus et les banques
n’ont jamais réinjecté l’argent, donné sans condition, dans
l’économie réelle. Impitoyables avec les faibles, vos établissements
gorgés de fonds publics, financés par les contribuables, ont refusé de
restructurer les prêts immobiliers défaillants des débiteurs les plus
fragiles, sous prétexte qu’il s’agissait d’un mauvais exemple adressé
à ceux continuant de payer leurs crédits !

Ce livre, messieurs les banquiers, va donc décrire l’iniquité


toujours croissante qui vous caractérise, les moyens que vous
utilisez pour la renforcer, les abus auxquels vous vous livrez. Les
mesures prises pour vous contrôler sont, vous le savez, une aimable
fiction.
Il va montrer que vous persistez à mettre le monde en danger,
tant la finance défie ou ignore les règles et les cadres fixés, contrôles
devenus obsolètes, inefficaces, ou qui ont volé en éclats grâce à la
complicité de la classe politique.

En France, pas une critique


Et la France ?
Après 2008, en Angleterre et en Allemagne, quelques banques
renflouées ont vu leurs dirigeants congédiés par les gouvernements.
Aux États-Unis, des manifestants brandissant des pancartes « Honte
à vous » ont pris à partie les dirigeants de Wall Street.
Mais, dans l’Hexagone, entre 2008 et aujourd’hui, très peu de
critiques ont été formulées à l’encontre des dirigeants de nos
établissements. Normal : ce sont des hommes compétents et
intègres, à la tête d’établissements gérés de manière exemplaire !
L’efficacité du puissant lobby bancaire, allié à la complaisance de
la plus grande partie des médias, a permis d’imposer cette évidence.
BNP Paribas, Société générale, le Crédit agricole seraient des havres,
que dis-je, des oasis de calme et de bonne gouvernance, dans un
monde en proie pourtant aux convulsions.
Bien entendu, cette vérité vendue à l’opinion est totalement
fausse ; mais, comme l’expliquait l’expert en communication d’un
président américain, « ce qui n’est pas imprimé dans les journaux ou
diffusé à la télévision n’existe pas pour l’opinion ».

Et puis, nous sommes en France, pays de tradition où les


banquiers au pouvoir ont repris à leur compte le vieil adage d’un
confrère de la fin du XIXe siècle selon lequel « le bien ne fait pas de
bruit, le bruit ne fait pas de bien ». Quelle sage maxime, hélas
contredite par les faits. En 2008, le bien a fait énormément de mal
et beaucoup de bruit.
Des événements imprévus lézardent depuis peu cette apparence
de respectabilité et révèlent une réalité plus triviale. En 2014, BNP
Paribas, le premier établissement français, rigoureusement géré
selon la légende, s’est vu infliger une amende record de 6,6 milliards
d’euros par les autorités américaines pour des opérations effectuées
en dollars à travers sa filiale suisse violant l’embargo à destination
d’un pays bien peu recommandable, le Soudan. Or, les deux
principaux dirigeants de la banque – Michel Pébereau, président
d’honneur, personnage de pouvoir et de réseaux, et Baudouin Prot,
président de l’établissement – auraient vendu d’importants blocs
d’actions en 2013, soit juste avant que la décision américaine ne soit
rendue publique. Profit approximatif : 2,46 millions d’euros pour le
premier et 9,24 millions d’euros pour le second. Le parquet national
financier a ouvert, le 7 novembre 2014, une enquête préliminaire
pour délit d’initiés à l’encontre des deux hommes.

Pour conclure cet avant-propos, il me faut évoquer une étude


édifiante publiée en février 2012 par l’Académie des sciences de
Grande-Bretagne. Elle souligne que les personnes détenant un statut
ou un revenu élevé sont davantage mues par l’intérêt personnel et
manifestent moins de scrupules à violer les règles que les autres.
Faut-il y voir un diagnostic du mal qui gangrène l’univers bancaire
mondial ? Peut-être.

Messieurs les banquiers, à vous maintenant d’entrer en scène.


Prologue
Les rapaces

Le saviez-vous, messieurs les banquiers ? Votre histoire et votre


nom commencent sur de modestes bancs disposés au cœur de
Florence, à proximité du palais Cavalcanti, à l’intersection des rues
Porta Rossa et Arte Della Lana. Un emplacement rudimentaire,
exposé aux regards et aux bruits, qui permettait aux premiers
Médicis de traiter leurs affaires. Leur banque n’existait pas encore
mais le terme, lui, s’apprêtait à traverser les âges et les événements.
« Biancheri », le mot utilisé pour désigner les banquiers, correspond
aux sièges sur lesquels ils étaient assis.

Autrefois déjà, les politiques dépendaient


des banquiers
Au milieu des années 1960, l’économiste américain Hyman
Minsky décrivait le système financier comme le cœur du
capitalisme, une espèce de soleil autour duquel gravitaient, à l’instar
des planètes, tous les composants de l’économie : agriculture,
e
industrie, etc. Une réalité oubliée au milieu du XX siècle ; une
évidence pour les Médicis, cette famille qui consacra les prêts qu’elle
consentait à l’achat de sa respectabilité. Il fallait détenir beaucoup
d’argent pour effacer le déshonneur : une réputation de délinquants
ponctuée par l’exécution pour crimes de cinq Médicis, entre 1343
et 1360.
À partir de 1385, les Médicis développèrent un système bancaire
qui servit ensuite de modèle aux futures puissances commerciales de
l’Europe, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. Avec ce constat qui se
reproduit : la révolution financière précéda toujours et partout la
fabrication de biens et de produits, puis la révolution industrielle.
Le système financier sur lequel reposaient alors les échanges
commerciaux – puis s’ancrera le futur système capitaliste – ne
manifesta jamais la moindre loyauté envers qui que ce soit. Et pour
cause, il tissait – déjà – des alliances de circonstances. Toujours à
son profit. Aujourd’hui, en 2015, exactement comme il y a cinq
cents ans, les États sont vos otages et ceux qui les dirigent se
comportent à la fois comme vos obligés et comme vos complices.
À leur apogée, les Médicis devinrent les premiers créanciers d’un
Vatican régnant sur la chrétienté mais perclus de dettes. Peu après
son intronisation, le pape Pie II définissait l’étendue du pouvoir de
Côme de Médicis – surnommé avec respect comme dans les familles
maffieuses le « Capo della Casa » – en ces termes : « Les problèmes
politiques se règlent chez lui. L’homme qu’il choisit est nommé… Il
décide de la paix et de la guerre et contrôle les lois. Il a tout du roi
sauf le nom. »
Mais les Médicis ne voulaient pas seulement détenir le pouvoir,
ils désiraient accéder à la postérité. Deux d’entre eux, Léon X et
Clément VII, devinrent papes. Ce qui signifie, en clair, qu’ils prirent
le contrôle effectif de leur principal investissement. Deux femmes,
Catherine et Marie, furent reines de France.
Mieux : ils n’ignorèrent pas que l’art est le passeport le plus sûr
pour permettre à la vanité de traverser les siècles et ils financèrent
des créateurs, à leur profit et pour leur gloire. L’examen attentif de
L’adoration des Rois mages peinte par Botticelli révèle ainsi la
présence au complet de la famille Médicis. Côme l’ancien et ses deux
fils Pierre et Jean entourent l’Enfant Jésus, ainsi que Laurent et
Julien. Il est évidemment plus improbable aujourd’hui d’envisager
sa postérité à travers un ballon de Jeff Koons ou un crâne de
Damien Hirst.

Au Nord aussi, cette sujétion des politiques aux banquiers fut


renforcée par une autre dynastie, du nord de l’Europe, elle : les
Fugger. Ces derniers prêtaient au futur Charles Quint
543 000 florins pour acheter le vote des grands électeurs et écarter
er
son rival, François I . Devenu empereur du Saint Empire romain
germanique, il resta l’obligé des Fugger, qui financèrent ses guerres
comme son train de vie.
À perte ? Certainement pas, leurs emprunts étant toujours liés à
des hypothèques. De fait, l’empereur Maximilien, qui avait réclamé
de grosses sommes pour financer ses opérations militaires, devra,
incapable de rembourser, abandonner aux Fugger les riches mines
de cuivre argentifère qu’il possédait au Tyrol. Les banquiers,
originaires d’Augsbourg, sont donc alors incontournables. Ils
commercialisent ainsi pour le Vatican en difficulté, moyennant une
confortable commission, le premier produit dérivé de l’histoire de la
finance : les indulgences, qui reposent, pour chaque croyant, sur le
rachat de ses péchés. Un système qui conduira à une véritable
spéculation et provoquera un séisme politico-religieux majeur dont
les Fugger seront les responsables indirects.
Ils avaient en effet prêté beaucoup d’argent au prince
archevêque de Magdebourg afin d’acquérir l’archevêché de Mayence
et tenter de gagner les bonnes grâces du pape Léon X. Mais, pour
tenter d’éponger ses dettes, le prélat se lança dans la vente effrénée
d’indulgences. Ce qui suscita l’indignation de Martin Luther et le
conduisit au schisme avec l’Église catholique.

Dettes, emprunts, cupidité


Dès cette époque, messieurs, le triptyque que vous appliquez
toujours si efficacement se mit donc en place : dettes, emprunts,
cupidité. Comme aujourd’hui, la dette était au cœur de votre métier.
Elle tissait un filet au maillage serré dans lequel tous furent
emprisonnés.
Un rapport, publié en 2007 en Grande-Bretagne, soulignait ses
excès les plus choquants : 165 000 foyers britanniques utilisaient les
services illégaux de prêteurs sur gages auxquels ils avaient emprunté
40 millions de livres sterling, mais remboursé le triple. Un abus à
nos yeux effarant qui était pourtant la pratique « normale » chez les
banquiers dès le XVe siècle. Confrontés aux besoins des négociants et
aux exigences des princes et des souverains, ils appliquaient des
méthodes proches de celles des usuriers mais, pour diversifier et
diminuer les risques, opéraient sur une plus vaste échelle.
Le financier connaissait la force du lien qui le rattachait à ses
clients ; un principe élémentaire dont les conséquences hantaient
chaque débiteur : celui qui perdait son crédit était mort aux yeux de
tous. La réputation du négociant et ses activités se voyaient
irrémédiablement compromises ; le désaveu qui frappait le
souverain lui faisait perdre autorité et prestige aux yeux de ses
adversaires, mais aussi de ses sujets. Pour éviter le spectre de la
faillite, la dette se distillait donc, tel un poison, à travers tous les
secteurs de la société. Afin d’honorer ses créances, le souverain
écrasait ses sujets (surtout les plus pauvres) sous les impôts et le
commerçant répercutait ses charges sur ses fournisseurs et
intermédiaires.

La dette était donc un fardeau au poids écrasant injustement


réparti, l’argent le cœur du pouvoir, et les financiers devenaient les
véritables maîtres du temps, politique, économique, commercial. En
somme, dès sa naissance, le capitalisme contredisait le fameux
postulat tant vanté selon lequel il aurait un lien avec la liberté.
Cette sujétion va se perpétrer et même s’amplifier au fil des
siècles. Au milieu des années 2000, des économistes américains
conservateurs s’efforcèrent de justifier les inégalités croissantes en
élaborant la théorie du ruissellement : les revenus des plus riches,
tel un effet de cascade, couleraient vers le bas et répandraient leurs
nombreux bienfaits sur les couches intermédiaires et inférieures de
la société.
Bien entendu, cette justification de l’inégalité n’a jamais
démontré son bien-fondé. Pourtant, la théorie du ruissellement
existe bel et bien, mais en sens inverse : du bas vers le haut. Ce sont
en fait les plus modestes qui aident les plus nantis.

Le communisme des riches


Je l’ai dit, le krach de 2008 fut, à cet égard, un moment
historique où l’on vit surgir un communisme des riches, avec des
centaines de millions de contribuables ponctionnés pour éponger les
conséquences de vos excès et fraudes, messieurs les banquiers,
quelle puissance que la vôtre ! Vous êtes, dans toute l’histoire
humaine, le seul secteur en faillite renfloué grâce à l’argent de ceux
que vous aviez appauvris.

e e
Aux XVII et XVIII siècles, vos prédécesseurs maniaient de façon
avisée l’expansion du crédit, un mot engageant pour qualifier une
dette destinée à s’accroître. Comme une paire d’alliés, le commerce
et la guerre se mondialisèrent. En 1602, les Provinces-Unies créèrent
la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, dotée du monopole
commercial à l’est du cap de Bonne-Espérance et à l’ouest du détroit
de Magellan. Les navires affrétés entraient en conflit, en Asie, avec
les Portugais et les Espagnols. Qu’importe : en 1608, la Compagnie
avait dégagé davantage de profits en arraisonnant des navires
ennemis que par le commerce. Elle ne connut son véritable essor
qu’un an plus tard, en 1609, lorsque les banquiers hollandais
entrèrent dans le jeu et acceptèrent les actions de la société en
garantie de leurs prêts. En quelques décennies, cette compagnie
devint la plus grande et la plus puissante société au monde.
On le voit, la formule de Balzac trouve ici tout son sens : « À
l’origine d’une grande fortune, il y a presque toujours un grand
crime. » Car l’expansion commerciale se doubla presque toujours
d’affrontements militaires pour écraser les rivaux ou assujettir les
populations locales. D’ailleurs, comme le rappelle David Graeber,
e e
aux XVII et XVIII siècles, trois piliers assuraient la prospérité du
marché : le commerce des armes, celui des esclaves et celui de la
drogue1. Dès ses débuts, l’éthique du capitalisme, bien malmenée,
pourrait donc être remplacée par cette devise : « Un minimum de
principes au service d’un maximum de profits. »

Londres aide deux trafiquants d’opium


Vous voulez un autre exemple ?
La conquête de la Chine, en 1840, ne fut rien d’autre que l’appui
militaire apporté par le gouvernement de Londres à deux trafiquants
d’opium écossais, William Jardine et James Matheson. Ces derniers
créèrent Hong- Kong, y installèrent leur quartier général et
transformèrent l’empire chinois en nation de drogués, avec le
soutien des autorités britanniques. Pourquoi ? En raison des
pressions exercées sur elles par la communauté financière.
Selon Palmerston, à l’époque ministre des Affaires étrangères,
« l’Angleterre n’a pas d’amis ni d’ennemis permanents, elle n’a que
des intérêts permanents ». Et les banquiers étaient le cœur de ces
intérêts. Ils approuvaient, en Chine, le trafic de drogue dont les
importations ruinèrent pourtant littéralement le pays en drainant
l’argent vers l’étranger, créant une véritable crise fiscale à travers
l’empire, compromettant le paiement des impôts. Mais qu’importe :
un pays à genoux comme l’empire du Milieu constituait, pour le
monde financier, une véritable aubaine en matière d’affaires, qui
aiguise les appétits.

L’air du large stimulait aussi le goût pour les investissements.


Entre 1870 et 1914 se déroula une première mondialisation d’une
ampleur sans comparaison avec celle que nous vivons aujourd’hui.
Les grandes économies s’ouvrirent en effet dans une proportion
considérable. La mobilité des capitaux, les échanges commerciaux et
l’immigration revêtirent une ampleur incomparable avec les
phénomènes actuels. Le commerce extérieur, entre 1800 et 1900, fut
presque multiplié par neuf. Tous les responsables politiques et
financiers eurent la certitude que cette mondialisation était
irréversible. Lors de l’Exposition universelle de 1900, organisée à
Paris, Le Figaro titrait même : « Quelle chance nous avons de vivre
e
ce premier jour du XX siècle. »
Pourtant, quatorze ans plus tard, le monde plongeait dans le
chaos et la guerre. Le conflit de 14-18 fut suivi de la révolution
communiste en Russie puis du krach financier de 1929…

En vérité, la hausse nourrissait la hausse et des millions


d’hommes et de femmes empruntaient pour spéculer. Tout comme
les courtiers qui s’endettaient à court terme auprès des banques
après avoir prêté à leurs clients en prenant en garantie les titres
achetés. Une euphorie mortelle semblable à celle que vous avez
générée jusqu’au krach de 2008.
Le 24 novembre 1929 – je ne crois pas, hélas, que ce moment
historique soit gravé dans vos mémoires –, il fallut 104 minutes à la
Bourse de New York pour s’effondrer et perdre en une seule séance
9 milliards de dollars. La course à l’abîme débutait.

Des marchands de dette


Le grand économiste John Kenneth Galbraith, géant au regard
ironique, me résuma un jour d’une formule choc l’impact du krach
de 1929 aux États-Unis : « Durant la première semaine, ce fut le
massacre des Innocents. Puis, durant la seconde semaine, il semble
que les gens aisés et riches furent soumis à un processus de
nivellement comparable en grandeur et soudaineté à celui auquel
Lénine avait procédé en Union soviétique douze ans auparavant. »
Mais il fallut plusieurs mois pour que la crise s’étende au reste du
monde, disloque l’économie et porte les germes de la Seconde
2
Guerre mondiale .
L’explication d’un tel désastre est simple, puisqu’elle ressemble
exactement à celui que vous avez provoqué quatre-vingts décennies
plus tard. Vos innovations financières ou prétendues telles
recouraient aux mêmes artifices que ceux utilisés en 1929 pour
maximiser les profits et assouvir la cupidité de vos prédécesseurs :
fabriquer de la monnaie à partir de rien. Réaliser un tour de passe-
passe où l’argent devient virtuel. En arriver à un monde où tous
vous redoutent mais où personne ne vous contrôle. Or l’impunité
conduit toujours aux pires dérives. Grisés, vous pensiez, au milieu
des années 1920 comme aujourd’hui, devenir des illusionnistes,
alors qu’en réalité vous étiez de vulgaires escrocs.
Le corollaire de la dette, c’est le crédit, et face au nombre
impressionnant de personnes qui empruntaient, vous réalisiez des
bénéfices record en devenant des « marchands de dettes » – ce qui
est toujours le cas. Aussi, à la veille du krach de 1929, pour mieux
abuser les emprunteurs, vos prédécesseurs mirent en place toute une
architecture spéculative fondée sur la société d’investissement.
Laquelle ne crée pas, selon Galbraith, « de nouvelles entreprises et
n’agrandit pas les anciennes, mais s’arrange pour que des gens
puissent posséder les titres de vieilles sociétés par l’entremise de
nouvelles ». Selon lui, la découverte de l’« effet de levier »,
probablement au début de l’année 1929, fut, pour ces firmes
spéculatives, un tournant capital. Un tournant comparable à celui
qui suivit l’invention de la roue.
« C’était de la magie, expliquait l’économiste. Si les actions
ordinaires de la société qui avaient si miraculeusement augmenté en
volume étaient détenues par une autre société ayant un levier
semblable, les actions ordinaires de cette autre société connaîtraient
une augmentation d’entre 700 et 800 % par rapport à l’avance
originelle de 50 %, et ainsi de suite. » Une bulle énorme.
Galbraith avait déclaré : « L’avidité, on ne peut le déplorer,
puisque c’est ainsi, est le ressort humain essentiel pour comprendre
l’activité financière. » Et de souligner la redoutable ingéniosité
déployée par une société d’investissement créée en 1928 du nom
de… Goldman Sachs Trading Company. Celle-ci avait émis 1 million
de parts qu’elle acheta à 100 dollars l’action, soit 100 millions de
dollars. 90 % des parts avaient été vendues au public 104 dollars.
Trois mois après, la part atteignait 136 dollars, cinq jours plus tard,
elle crevait le plafond de 222 dollars.
« Immédiatement après, grâce à la découverte du levier,
Goldman créa la société Shenandoah, qui, elle, émit pour
102 500 000 dollars de titres. Ceux-ci furent souscrits sept fois et
l’action émise à 17,50 dollars atteignit le premier jour un sommet de
36 dollars. Goldman créa dans la foulée une nouvelle société, Blue
Ridge Corporation, qui émit 7 250 000 actions, dont 6 250 000
étaient possédées par la société précédente, Shenandoah. Goldman
3
tirait tous les fils . »

« Les banques possèdent la Terre »


Ces pratiques, vous en conviendrez aisément, messieurs les
banquiers, ressemblent étrangement aux mécanismes de la crise de
2008 et s’apparentent aux schémas de l’escroc Ponzi qui sévissait
dans les années vingt. Ce n’était rien d’autre qu’un système de
cavalerie bâti sur une pyramide de sociétés ; dès l’instant où le
dernier fonds commençait à perdre de sa valeur, l’argent manquait
pour payer les investisseurs et ruinait l’ensemble des clients.
Un ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Josiah Charles
Stamp, aurait confié : « Les banques possèdent la terre. Si on la leur
prend mais qu’on leur laisse le pouvoir de créer du crédit, d’un trait
de plume ils la rachèteront. » L’exemple même d’une formule
totalement exacte, même si elle est peut-être apocryphe.
Il est une évidence longtemps soigneusement cachée : cupidité et
fraude ne sont pas des excès et des dérives du système financier,
mais le fondement, le moteur même de ce système. Des Médicis en
1385 à Goldman Sachs aujourd’hui.

Qu’on en juge. En 2009, conséquence du krach, 500 000


Américains perdirent leur travail chaque mois, mais Goldman Sachs
gagna 38 millions de dollars par jour, soit 1,58 million de dollars
par heure et 439 dollars par seconde. La firme se prépare même à
répartir à la fin de l’année 2015 10 milliards de dollars de
bonus entre ses 22 000 employés. Un bénéfice largement obtenu
grâce aux milliards de dollars prélevés dans les poches des
contribuables américains et complaisamment octroyés, en 2008, par
le ministre des Finances, Henry Paulson… qui n’était autre que
l’ancien président de Goldman.
Ultime satisfaction pour la banque : son taux d’imposition est
inférieur à 1 % puisqu’elle ne paie que 14 millions de dollars
d’impôt pour un profit déclaré de 2 milliards de dollars.

« J’accepte volontiers leur haine »


J’ai longtemps cherché une explication au cynisme et à la
violence de vos comportements. Je pense que la soif
d’enrichissement, si importante soit-elle, n’est qu’une part de la
réponse. Je crois, messieurs les banquiers, que vous vous succédez à
la tête des établissements bancaires en perpétuant un code
génétique où l’arrogance le dispute à une indifférence totale envers
l’économie réelle et l’évolution de la société.
Et, surtout, vous voulez que les pouvoirs politiques continuent de
plier devant votre volonté pour effacer définitivement le souvenir de
celui qui s’est opposé à vous avec succès : Franklin D. Roosevelt.
Peu après son arrivée au pouvoir, en 1932, le président
américain mit en effet en place un certain nombre de garde-fous
efficaces destinés à protéger les citoyens de vos pratiques douteuses.
Il fut probablement l’homme que le monde de la finance a le plus
détesté. Car, alors qu’en 2008 les dirigeants occidentaux ouvraient
les bras à leurs banquiers en déclarant : « Comment puis-je vous
aider ? », Roosevelt, après avoir adopté ses mesures, répliquait avec
panache, face à la colère qui vous habitait : « J’accepte volontiers
leur haine. »
Votre chance, aujourd’hui, est qu’aucun nouveau Roosevelt n’a
surgi. Sans doute parce que vous êtes désormais bien plus proches
du pouvoir politique qu’autrefois, étant souvent même logés au
cœur de ce dernier.
Chronologie

1929
Octobre. Effondrement de Wall Street. Le krach financier se
transforme en une immense dépression économique qui se prolonge
jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

1932
Novembre. Élection à la présidence des États-Unis de Franklin D.
Roosevelt.

1933
Juin. Le 16, Roosevelt signe la loi Glass-Steagall, qui interdit aux
banques de poursuivre leurs activités frauduleuses et spéculatives.
Désormais, elles sont étroitement encadrées et scindées entre
banques d’affaires et banques de dépôts, sans liens entre elles. Elles
n’ont plus le droit de posséder une compagnie d’assurances.

1998
Octobre. Citibank, première banque mondiale, annonce sa fusion
avec Travelers Group, l’une des principales compagnies
d’assurances, pour créer Citigroup. Une opération juridiquement
illégale pourtant approuvée par la Fed (Federal Reserve).

1999
Novembre. Le 12, Bill Clinton appose sa signature au bas de
l’« Acte de modernisation des services financiers », qui efface
totalement l’amendement Glass-Steagall. Cette nouvelle loi autorise
des fusions, mais aussi la concurrence entre banques de dépôts et
banques d’investissements. Ce qui favorisera les surenchères et les
excès, ceux-ci débouchant huit ans plus tard sur le krach de 2008.

2001
Le marché mondial des CDS, crédits dérivés spéculatifs
échappant à tout contrôle, atteint 631 milliards de dollars cette
année-là, pour passer à 62 000 milliards en 2008.

2002/2007
Entre 2002 et 2007, le montant des prêts immobiliers à risques
(subprimes) dépasse les 2 500 milliards de dollars.

2007
Juin. Le 12, un fonds spéculatif lié à Bear Stearns, la cinquième
banque d’investissement de Wall Street, se retrouve en difficulté en
raison de son exposition aux subprimes.
Septembre. Citigroup, la première banque mondiale, est au bord
du défaut de paiement.
Octobre. Le 31, le Dow Jones, l’indice boursier américain, bat un
record à la baisse.

2008
Mars. Le 13, Bear Stearns, virtuellement en faillite, est rachetée à
un prix dérisoire par JP Morgan, qui bénéficie de 29 milliards de
dollars d’aide financière de la Federal Reseve de New York.
Mi-octobre. La crise financière, doublée d’une crise de confiance,
a vu, en moins de douze mois, la capitalisation boursière mondiale
passer de 63 000 milliards à 36 000 milliards.
15 septembre. La banque Lehman Brothers fait faillite et la Fed se
refuse à tout renflouement.
18 septembre. Le ministre des Finances américain, Henry Paulson,
ancien président de Goldman Sachs, présente au Congrès un plan
prévoyant l’octroi de 700 milliards de dollars pour racheter les actifs
toxiques détenus par les banques.
6 novembre. Un examen attentif des comptes de la Fed révèle
qu’elle a consenti aux banques onze « prêts d’urgence » d’un
montant total de 2 000 milliards de dollars. La Fed refuse de révéler
les noms des bénéficiaires.
16 novembre. AIG, premier assureur mondial, est renfloué par
l’État américain. Celui-ci injectera au total 182 milliards de dollars
dans cette entreprise qui réclamera, ensuite, un remboursement
d’impôts.

2010
Entre 2008 et 2010, les banques européennes et américaines
auront reçu plus de 10 000 milliards d’euros d’argent public,
intégralement payés par les contribuables.
Chapitre 1
Les hommes du président

Le pouvoir est un prodigieux révélateur qui démontre que la


politique doit être, avant tout, la volonté appliquée à la résistance
des faits. Roosevelt, vis-à-vis des banques, en fut l’illustration. Bill
Clinton, lui, en est la négation.
Pendant des décennies, les milieux financiers américains
menèrent un combat acharné pour obtenir la suppression des
mesures édictées par Roosevelt, qu’ils considéraient comme une
limitation intolérable de leurs perspectives accrues de profits.
Lorsque, au terme de cette longue marche, ils obtinrent enfin
gain de cause, leur succès coïncida avec l’emprise sans partage qu’ils
exerçaient à nouveau sur le pouvoir politique.
Le plus troublant est de constater que d’un président démocrate
à l’autre, les mœurs avaient bien changé. Roosevelt disait non aux
banques, Clinton leur ouvrait les bras !

La rupture Clinton
Bill Clinton, à son arrivée à la Maison-Blanche, en 1992, était
l’élu désargenté d’un des États les plus pauvres des États-Unis,
l’Arkansas. Bien que s’étant fait élire sur une rhétorique anti-Wall
Street, peu après son entrée en fonction, il devint fasciné par les
responsables des grands établissements financiers. Ces derniers
mettaient à sa disposition les résidences luxueuses qu’ils possédaient
sur l’île chic et branchée de Martha’s Vineyard, dans le
Massachusetts, ou à East Hampton, la banlieue huppée de New
York, en bord de mer. Le chroniqueur d’un journal local de
Hampton qualifia d’ailleurs le président, à l’occasion d’un de ses
séjours, d’« inspirateur du marché haussier ».
En vérité, les financiers incarnaient, aux yeux de Clinton le
provincial, un véritable style de vie, mélange de luxe et de
cosmopolitisme. En retour, ceux-ci pouvaient compter sur sa docilité
et ses talents de communicant pour vendre à l’opinion américaine ce
qui allait se révéler comme la plus scandaleuse des escroqueries.
Toujours est-il que, enfin, sous sa présidence, le monde financier
redevenait ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être à ses propres
yeux : le pouvoir naturel, le véritable centre de gravité, autour
duquel tournoyaient les politiques et des poussières d’autres obligés.
Quel message fit passer le président démocrate ? Bill Clinton
s’efforça ni plus ni moins de convaincre les Américains que ce qui
était bon pour Wall Street était bon pour l’Amérique.
Une manipulation de grande ampleur destinée à convaincre la
majorité de la population de céder aux sirènes des investisseurs se
préparant à frapper à leur porte.
Pour les banquiers américains, l’instant était historique : grâce à
cet homme sous influence installé à la Maison- Blanche, ils allaient
enfin effacer d’un trait de plume les décennies d’entraves et de
régulations édictées sous Roosevelt. La dérégulation massive qui se
préparait visait en effet à installer durablement la spéculation au
cœur du système américain et mondial. Sous toutes ses formes et
hors de tout contrôle.
De fait, le comportement des banques, avant, pendant et après la
crise de 2008, se caractérisera par une véritable agression à
l’encontre des consommateurs et contribuables qui les renfloueront ;
notamment en leur imposant des conditions exorbitantes sur les
prêts et les cartes de crédit.

Mais, pour que s’opère un tel basculement, un responsable


politique qui vous est acquis, si cynique ou falot soit-il, doit
demeurer sous contrôle.
Le monde de la finance installa donc ses hommes à la Maison-
Blanche comme à l’Élysée ou au 10 Downing Street. Aux côtés de
Clinton, Wall Street plaça deux personnages au pedigree
impressionnant. Le ministre des Finances, Robert Rubin, fut
président de Goldman Sachs, dont la culture interne se résume à un
principe que les responsables inculquent à tout nouvel arrivant : la
rapacité sur le long terme. Selon un observateur, « le seul sentiment
que l’on pouvait envisager chez Rubin était que l’idée d’emprunter
un vol régulier et de voler sur un banal avion de ligne était pour lui
1
un cauchemar . » À croire qu’arrogance et mépris envers la vie
ordinaire et la majorité de la population sont deux des traits les plus
répandus chez les dirigeants financiers.
L’adjoint de Rubin, qui lui succéda en 1999, était fondu dans le
même moule. Larry Summers, quelques années plus tard, s’enrichira
considérablement à la tête d’un fonds spéculatif. Avant, tel un
berger chargé de guider les pas indécis des responsables politiques,
de retourner à la Maison-Blanche et de devenir le principal
conseiller économique d’Obama.
En France, une véritable consanguinité
À Londres, haut lieu stratégique, avec la City, première place
financière mondiale, les Premiers ministres Tony Blair, puis Gordon
Brown, ont eux aussi été étroitement flanqués de représentants du
secteur bancaire. En France, la situation s’avéra encore beaucoup
plus simple : nul besoin de contrôler les politiques, puisque la
situation leur échappait. Et pour cause : il existe une véritable
consanguinité entre les banquiers et leurs interlocuteurs du
ministère des Finances, de la Direction du Trésor. Leurs trajectoires
sont les mêmes – l’ENA et l’Inspection des finances – et tous
partagent la même vision, des intérêts identiques. Le député français
Éric Bocquet évoque volontiers le « verrou de Bercy » qui protège les
banques… et les plans de carrière des hauts fonctionnaires. Quant
aux responsables du Trésor, nombre d’entre eux savent que leur
docilité, voire leur complaisance, sera récompensée par un poste de
responsabilité dans une grande banque où ils toucheront un salaire
trente ou quarante fois supérieur à ceux de la fonction publique le
jour où ils auront envie d’aller pantoufler. Ce mécanisme, où des
élites se protègent et se cooptent en permanence, est peut-être le
plus efficace, tant l’administration, chargée en théorie de contrôler
les banques, est devenue leur bras armé.

La révolution Clinton
Mais revenons aux États-Unis et à Clinton.
En 1999, le président démocrate déclenche une véritable
révolution copernicienne. Le 12 novembre, il supprime d’un trait de
plume les remparts juridiques et législatifs qui protégeaient encore
la société de la rapacité sans limite du secteur financier. Si ce
démantèlement est une victoire éclatante pour ce dernier, il se
révèle une défaite terrible du pouvoir politique, puisque celui-ci
renonce à exercer ses prérogatives, se renie et abdique tout courage.
Sur le coup, l’opinion ne soupçonne pas la gravité des changements
qui vont s’opérer dans sa vie quotidienne. Quelques années plus
tard, lorsqu’elle les comprendra, il sera trop tard.
La nouvelle loi autorise la concurrence entre banques de dépôts,
banques d’investissements et compagnies d’assurances. Elle permet
également les fusions entre établissements différents. Concrètement,
elle favorise et encourage les excès qui déboucheront sur la crise de
2008 et celle qui se prépare à nouveau aujourd’hui.

Dès 1999, l’attention des organismes financiers se concentre sur


ses nouvelles proies, ce marché captif composé de centaines de
millions de personnes, en Europe, aux États-Unis et dans le reste du
monde, prisonnières du piège épuisant de l’endettement. Leur
volonté ? Modeler une économie où les lois et règlements seront
édictés à leur seul avantage en dépouillant les consommateurs de
toute protection.
Ce pouvoir, ils l’exercent sans entraves, puisqu’il découle de
l’irrésistible montée en puissance de l’industrie financière. Aux
États-Unis, entre 1973 et 1985, les profits du secteur financier se
chiffraient à seulement 16 % de l’ensemble de ceux dégagés par le
monde de l’entreprise. En 1986, ce chiffre montait à 19 %, puis
31 % dans les années 1990, 41 % au début du nouveau millénaire –
et plus de 50 % aujourd’hui, malgré la crise, salaires et bonus
internes explosant au même rythme.
L’endettement croissant
Un essor qui repose sur deux piliers dont les États-Unis sont
l’implacable illustration. Primo, le recours croissant à l’endettement
d’une classe moyenne qui voit ses revenus et sa situation se
dégrader, se précariser. Secundo, sur l’autre versant, une pseudo-
Banque centrale, la Fed, dont le président de l’époque, Alan
Greenspan, offre aux banques un véritable pont de liquidités en
obtenant que le gouvernement refinance leurs dettes à chaque crise.
Le patron de la Fed aménage en effet pour ces établissements un
monde enchanté, taillé sur mesure, où les prises de risques sont de
facto éliminées. Mieux (pis, en vérité), il les encourage à la
spéculation, en fait à une cupidité et un aveuglement accrus ; des
agissements qui aboutiront au krach de 2008, puisque chacun s’était
mis à croire que la bulle de l’endettement pouvait grossir
indéfiniment et sans interruption.
Une attitude qui illustre parfaitement l’analyse de l’économiste
comportementaliste Daniel Kahneman, selon qui tout un jeu de
perceptions erronées rend la perspective de gains plus probable que
celle de pertes.

Concrètement, la création des produits dérivés, CDO, CDS,


permet aux investisseurs de se lancer dans des paris fous alors qu’ils
ne détiennent pas le moindre actif. Une recherche du profit
maximum qui conduit les banques à se détourner peu à peu de
l’économie réelle et de ses exigences : épargner, produire, investir.
Hélas, au même moment, pour la grande majorité de la
population américaine, la situation s’annonce beaucoup moins gaie.
Elle a recours à des banques ou à des établissements de crédits
devenus de véritables trafiquants de dettes, voire des usuriers.
Entre 1990 et 2003, le nombre d’Américains détenteurs de cartes de
crédit passe de 82 à 144 millions ; et les montants dépensés durant
la même période décollent de 338 milliards de dollars à 1
500 milliards. L’économiste Meredith Whitney évalue, en 2009, à 5
000 milliards de dollars le montant des lignes de crédit consenties
aux détenteurs de cartes. Avec des pénalités liées au défaut de
paiement ou aux découverts sur ces cartes permettant aux banques
d’accroître leurs bénéfices de 28 % en 1999 et 39 % en 2000, pour
atteindre en 2008 le record de 60 %2.
Or, cette frénésie d’emprunt n’illustre pas l’insouciance des
Américains, mais, au contraire, leur inquiétude croissante face à une
diminution de leur pouvoir d’achat.

La classe moyenne menacée sur chaque


front
En 2006, un an avant la crise des subprimes, une étude publiée
par le magazine de l’université Harvard frappe les esprits. Par la
qualité de son analyse, comme par son titre – « La classe moyenne
au bord du précipice. Les risques financiers augmentent pour les
familles américaines3. » Par le fait que la situation décrite s’applique
tout autant aux classes moyennes européennes.
L’auteur, Elizabeth Warren, est à l’époque professeur à Harvard.
Elle est aujourd’hui sénateur démocrate du Massachusetts, et la
personne la plus haïe par la communauté financière. Pourquoi ?
Parce qu’elle a vu juste et proposé, après 2008, des mesures de
contrôle… que Barack Obama n’a pas eu le courage d’accepter.
La chercheuse souligne d’abord dans son travail de 2006 que le
foyer type de la classe moyenne ne repose plus sur le seul revenu du
père, comme ce fut le cas pendant des décennies. Ensuite, que le
revenu moyen d’un salarié à plein temps est de 41 678 dollars, soit
quasiment 800 dollars de moins qu’une génération auparavant.
Conséquence : les couples n’ont pas la moindre marge d’erreur et la
perte d’un des deux salaires se révèle souvent catastrophique tant
leurs frais fixes (impôts, emprunts immobiliers, frais d’assurances et
coûts des études pour les enfants…) n’ont cessé de s’alourdir.
Conclusion d’Elizabeth Warren : les deux salaires assurent à cette
famille un pouvoir d’achat inférieur de 1 500 dollars, pour les
dépenses courantes, à celui qui découlait d’un seul revenu au début
des années 1970.
Pis, une famille de la classe moyenne vivant sur un seul revenu,
une fois ses frais fixes payés, n’a plus que 5 500 dollars par an, soit
moins de 500 dollars par mois, pour acheter nourriture, vêtements,
fournitures diverses et paiement d’une assurance-vie. Son niveau de
vie a chuté de 72 % par rapport aux revenus disponibles une
génération auparavant.
Le piège de l’endettement qui se referme sur des millions
d’Américains provient, tout comme en Europe, du fait qu’ils ne
disposent pas des ressources suffisantes pour assurer les dépenses de
la vie courante.
« Les familles de la classe moyenne, estimait alors Elizabeth
Warren, sont menacées sur chaque front et les vieilles règles
financières du crédit ont été réécrites par des puissantes firmes qui
considèrent les familles de la classe moyenne comme le butin
obtenu grâce à leur influence politique. »
Évidemment, face à de tels propos, les lobbies ont fait pression
pour marginaliser la chercheuse. Pourtant, avec des mots précis,
justes, elle décrivait l’ampleur du racket pratiqué : les banques
considéraient les surendettés comme des « centres de profits » et
avaient le champ d’autant plus libre que les débiteurs étaient
totalement démunis face à leur toute-puissance.

Un coût humain énorme


Quand Clinton quitta la Maison-Blanche, les financiers firent de
lui un homme riche. Mais, à son départ, il laissait un pays à la
population dramatiquement endettée. Entre 1993 et 2001, la dette
sur le marché du crédit américain avait augmenté de 72 %, passant
de 16 000 milliards à 27 700 milliards de dollars. Sur ce montant
vertigineux, plus de 10 000 milliards correspondaient à
l’endettement privé, celui des particuliers et des ménages.
La dérégulation qu’il avait engagée eut ensuite un coût humain
énorme : emplois supprimés, revenus revus à la baisse, difficultés de
vie croissantes pour des millions de personnes. Mais cette
précarisation croissante devint un atout pour le secteur bancaire, qui
découvrit l’usage des crédits dérivés, transformés par avidité en
véritables poisons injectés à doses mortelles dans tous les circuits
financiers. Ces produits dérivés permettaient de détourner toutes les
règles du jeu. Même pour les banques de dépôt classiques, qui
prêtaient traditionnellement de l’argent, récupéraient les
remboursements des prêts et dont les profits reposaient sur la
différence entre le coût du financement bancaire et ce que
l’emprunteur repayait.
Une étude réalisée en 1995, en interne, par JP Morgan révélait
que les quatre cinquièmes du capital des banques étaient liés à des
activités leur rapportant moins de 10 points de base. Recourir à ces
dérivés lucratifs constituait pour eux un moyen infaillible de
repousser à l’infini toutes les contraintes tout en accroissant les
profits avec démesure. Pour nourrir cette spéculation, la dette des
classes moyennes et même des plus pauvres devint la matière
première idéale. Plus cynique encore : plus les emprunteurs
s’endettaient et perdaient du pouvoir d’achat, plus ce mécanisme
infernal se développait et prospérait. La finance pouvait adopter le
slogan : « L’accroissement de la dette, c’est la pauvreté au service
des banquiers. »

Un témoin parle
Un responsable de Morgan Stanley, rencontré en 2014 à deux
pas de son siège, situé dans un immeuble de verre donnant sur
Times Square, me livre quelques clés de cette frénésie d’alors mais
m’interdit de révéler son nom et sa fonction exacte au sein de la
banque. Sans la moindre gêne, mon interlocuteur évoque « les
profits obscènes et l’absence totale de scrupules des milieux
financiers », hier comme aujourd’hui. Il ajoute : « Il faut bien
comprendre que les marchés financiers ne respectent jamais les
règles du marché… ils les manipulent. Depuis 1989, nous avons pu
observer que la Federal Reserve, mais aussi le ministère des
Finances par le biais d’agences qu’ils contrôlent ou de brokers,
rachetaient massivement des stocks d’actions ou des contrats à
terme pour éviter un effondrement des marchés. Ce qui signifie que,
chaque fois que nous sautons, nous savons qu’un filet nous protège.
C’est pour cela que nous sommes prêts à faire courir tellement de
risques aux autres. Pour le gouvernement, la stabilité à tout prix du
secteur financier relève d’une priorité de sécurité nationale. Les
marchés américains et les banques du pays garantissent la
prééminence des États-Unis sur le reste du monde. Alors on
continue. »
Je lui demande quelle est la plus grande faiblesse des produits
dérivés. « Leur complexité. » Et leur plus grand avantage ?
« Également leur complexité. Ils forment un monde opaque et
incompréhensible qui sert parfaitement les intérêts des banquiers et
4
décourage tous ceux qui cherchent à en découvrir les failles . »
Ils présentent surtout un avantage considérable pour le monde
de la finance : avec une mise de fonds dérisoire, celui-ci obtient des
profits record et inonde la planète !
Chapitre 2
Autopsie d’un meurtre

Au début des années 2000, l’« innovation financière » devint


l’écran derrière lequel les banques s’abritèrent pour contourner les
lois et réglementations et se livrer à la plus gigantesque escroquerie
jamais réalisée. Les règles du jeu, violées, contribuaient à créer sans
cesse davantage de richesse à leur profit et de plus en plus
d’inégalité pour la majorité des citoyens.
Dès le milieu des années 2000, l’immobilier et les services
financiers représentaient à eux deux près de 50 % de la croissance
du secteur privé américain, par ailleurs atone. En 2006, Ben
Bernanke, homme dépourvu de charisme et de courage, succéda à
Alan Greenspan, qui avait régné sur la Fed pendant vingt ans. Enfin,
« régné » est exagéré : ce sont plutôt les banques qui régnaient
naturellement sur la Fed, la rendant impropre à prendre des
décisions bénéfiques à l’ensemble de l’économie. Et, pour préserver
leur liberté de mouvement, Bernanke fit le même choix que son
prédécesseur, résumé d’une formule assassine : « Greenspan dort
tandis que la dette soustraite au bilan échappe à tout examen. »
À cette époque, personne n’a décelé l’essentiel : les banques se
sont affranchies des règles du marché qui déterminent les gagnants
et les perdants. L’absence de courage des responsables politiques va
favoriser l’impunité accrue de la finance. C’est un système que ne
cesse d’enrichir l’appauvrissement des plus faibles et de la classe
moyenne.

Les banques, de gigantesques trous noirs


A posteriori, il est angoissant et révélateur de constater que le
secteur bancaire, auquel nous confions notre argent, qui est
impliqué dans la vie quotidienne des gens, se révèle un monde d’une
opacité absolue, où toute information concernant son
fonctionnement réel et ses méthodes est occultée.
Les banques, nos banques, ne sont rien d’autre que de
gigantesques boîtes noires ayant essaimé à travers le monde des
stocks gigantesques d’armes financières de destruction massive. Des
armes sur le point d’exploser.

En 2007, la richesse cumulée de tous les pays de la planète


s’élève à 54 000 milliards de dollars. Le montant des fameux crédits
dérivés, émis et vendus par les établissements financiers, se chiffre,
lui, à 596 000 milliards de dollars. Soit dix fois plus. Une valeur
strictement spéculative qui ne repose sur rien de tangible ni de
concret.
La Banque des règlements internationaux, installée à Bâle, en
1
Suisse, détaille ces montants exorbitants : 398 000 milliards de
dollars entrent dans la catégorie des contrats dérivés liés à
l’évolution des taux d’intérêt, 56 000 milliards reposent sur les
variations des parités monétaires et 58 000 milliards – contre
43 000 un an plus tôt – sont des CDS, le produit dérivé spéculatif le
plus commercialisé. Des CDS qui atteignent peu après
62 000 milliards de dollars, chiffre vertigineux excédant de loin la
richesse mondiale et ses capacités de remboursement. En 2006, leur
montant sur le seul marché américain était égal au total des dépôts
bancaires à l’échelle de la planète ! Une folie.
La banque JP Morgan, qui les a initiés, en détient 7 000 milliards
de dollars, Citigroup 3 200 milliards et Bank of America
1 600 milliards. Non régulés, grâce aux décisions que Robert Rubin
et Larry Summers ont fait adopter à Clinton quelques années plus
tôt, ils permettent de spéculer sur les évolutions des marchés sans
que les opérateurs aient besoin de constituer des réserves ou de
disposer de fonds propres. Avantages supplémentaires : ces CDS ne
dépendent d’aucun marché, puisque, qualifiés de contrat
d’assurance, ils échappent à toute réglementation, notamment celles
qui s’appliquent aux assurances, car leurs vendeurs n’ont aucune
obligation de détenir des actifs permettant de garantir des
opérations de remboursement. Une absence de contrainte également
valable pour les acheteurs, qui n’ont pas à prouver qu’ils détiennent
les fonds correspondant à leur acquisition.
Personne ne soupçonne que cette hystérie spéculative menace
d’engloutir l’économie mondiale, mais la planète est saturée par
l’ampleur de ces dérivés. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il
n’existe aucune limite fixée au montant total de ces contrats, ce qui
explique leurs niveaux incroyables.
Cela dit, pour la première fois dans l’Histoire, des chiffres précis
permettent de mesurer l’ampleur de la cupidité des banquiers.
Comme le déclare alors Chuk Prince, président de Citigroup, la
première banque mondiale et probablement une des pires dans ce
domaine, « tant que dure la musique, nous dansons ». Pour tous,
c’est l’accès au Saint Graal : dégager des profits gigantesques avec
des mises de fonds dérisoires.

« Tant que dure la musique, nous


dansons »
En théorie, il existe des règles de prudence et bonne conduite
imposées aux établissements. Les accords de Bâle, édictés sous
l’égide de la Banque des règlements internationaux, prévoient que
toute banque s’engage à détenir 8 % de ses engagements, soit
800 millions pour un prêt de 10 milliards. Or, douze ans plus tard,
aucune banque européenne ne détenait seulement 1 dollar de
capital pour 11 dollars d’actifs à hauts risques ; ce qui signifie que
l’argent prudemment déposé par leurs clients était (est) détourné à
des fins hautement spéculatives et uniquement pour le profit de
l’établissement.
De plus, la moitié de ces actifs douteux, soigneusement
dissimulés aux regards, n’apparaît sur aucun compte. Plus ce
système s’emballe et plus il devient meurtrier. Le mécanisme de
titrisation permet de fabriquer des nouveaux dérivés regroupant des
centaines de morceaux de prêts, notamment à la consommation ou
immobiliers. Cette méthode exige qu’au début de cette chaîne de
production les crédits continuent d’affluer en masse.
L’industrie du crédit à la consommation n’est plus dès lors qu’un
système destiné à arnaquer les plus modestes et à alimenter la
machine spéculative. De même pour les subprimes, ces prêts
immobiliers consentis quasi sans condition. On place donc entre les
mains des emprunteurs une grenade qui va exploser et les détruire
mais qui fera la fortune du détenteur de CDS dès l’instant où les
premiers ne pourront pas rembourser leurs prêts. La ruine de
l’emprunteur provoque la fortune du propriétaire de dérivés. Et il
est important que ces faillites aient lieu le plus rapidement possible.
Ces activités se transforment donc en une monstrueuse
escroquerie pratiquée à l’échelle planétaire. Des activités que l’on
cache, puisque les prêts subprimes disparaissent des livres de
comptes de ceux qui les fabriquent puis les revendent par tranches.
Parallèlement, les banques ou les organismes de crédit créent sans
arrêt de nouveaux prêts et dégradent constamment les conditions
d’octroi. Ils n’envisagent pas un seul instant que l’emprunteur puisse
rembourser mais revendent son prêt à des établissements comme
Goldman Sachs, qui les assemblent et les revendent à leur tour.
Ces assemblages titrisés, où des crédits normaux sont mélangés à
des empilements de prêts pourris, sont comparables aux opérations
frauduleuses consistant à vendre de la viande avariée, transformée,
mélangée et réétiquetée après son importation.
Le tableau qui se dessine à mesure qu’approche 2007 est d’une
incroyable ampleur. Et d’une immense perversité. Car, garanti en
théorie contre le risque, le CDS va paradoxalement générer les
risques qu’il est censé éviter. Les investisseurs qui achètent ces
dérivés, CDS ou CDO, ignorent que ce sont des bombes à
retardement, puisque ceux qui les ont conçus et vendus spéculent à
la baisse contre ces produits afin de gagner le maximum.

Une manipulation, un abus de confiance


J’exagère ? Hélas non. Le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz,
ancien chef économiste à la Banque mondiale, déposa en
octobre 2008, en pleine tourmente financière, devant une
commission du Congrès. Et décrivit la titrisation comme « reposant
sur des prémices selon lesquels un imbécile naît chaque minute. La
mondialisation signifie qu’il existe un paysage mondial où ils
peuvent partir à la recherche de ces imbéciles et ils les ont trouvés
2
partout ». Qu’on en juge : en 1994, le montant des dérivés reposant
sur des emprunts immobiliers se montait à 35 milliards de dollars.
En 2007, on le chiffrait à 700 milliards de dollars.
Dans le monde des affaires américain, les secteurs des crédits
dérivés sont devenus le plus important secteur à l’exportation du
e
XXI siècle : 14 000 milliards de dollars en 1993 pour frôler les

600 000 milliards en 2007.


La titrisation fit évidemment des émules en Europe, passant de
78 milliards d’euros en 2000 à 435 milliards en 2007.
Les banques du Vieux Continent, notamment françaises, ne
furent donc pas en reste, reprenant à leur compte « L’essayer, c’est
l’adopter ». Et elles titrisèrent à tout-va. La titrisation regroupait les
prêts et découpait en tranches les risques de défaut de paiement.
Elle ne supprimait donc pas le risque, mais le dispersait.

Au début, les prêts immobiliers étaient garantis par l’État


américain, mais, rapidement, la nécessité de conserver un volume de
crédits élevé pour fabriquer ces dérivés poussa les apprentis sorciers
à cibler les moins solvables avec des prêts n’offrant, eux, aucune
garantie : les subprimes.
Une manipulation, un abus de confiance. On promet d’abord à la
classe moyenne qu’elle pourra emprunter massivement à des taux de
plus en plus bas, puis ce discours sur le rêve américain s’étend à la
femme de ménage afro-américaine qui se retrouve propriétaire de
cinq maisons et se voit offrir un refinancement de 250 000 dollars
pour en acquérir une sixième. Une spirale hallucinante.
En 2007, à New York, 47 % des crédits hypothécaires ont été
accordés à des Afro-Américains, contre 1 % à des Blancs. Il s’agissait
de crédits quasi indexés à la couleur de peau, puisque les Latinos ou
les Afro-Américains payaient plus cher que les Blancs. Alors qu’ils
étaient les plus fragiles financièrement et les moins bien armés
psychologiquement !

Le crime parfait
Si, comme on se plaît à le dire, « les politiques ont été dépassés
par les événements », les banquiers, eux, n’ont pas voulu voir que ce
système conçu pour accoucher de profits démesurés portait en lui les
germes de la destruction et constituait un danger mortel pour la
démocratie et la société.
Il est vrai que ces deux notions ne les passionnent guère. Les
dérivés qu’ils achètent ou élaborent sont en moyenne revendus par
leurs soins trois mois plus tard pour réduire leurs risques. Mais, en
pariant en permanence sur l’échec de ces produits, ils provoquent
également l’échec de l’économie réelle et de tous ceux qui créent,
innovent, fabriquent, génèrent des emplois.
Voilà une autre évidence qui n’intéresse pas le moins du monde
les banquiers. Ils sont animés par une seule certitude : pile, les
banques gagnent ; face, les autres perdent. Peu importe l’ampleur
des désastres provoqués, puisqu’ils sont les seuls que les États et les
gouvernements sauveront !
La dépendance des dirigeants politiques envers le secteur
financier est constante, étroite, profonde. Mais la crise dite des
subprimes, qui éclatera en 2007 et provoquera l’effondrement de
l’économie mondiale, révéla une forme inédite de crime parfait.
D’habitude, l’absence de preuve permet de faire acquitter le suspect.
Dans le cas des banques, c’est au contraire l’abondance de preuves
accablantes qui garantira leur impunité. Il serait trop risqué,
estimèrent les politiques, de punir des établissements déjà fragilisés
par leurs propres excès.
Le futur président américain Thomas Jefferson déclarait au début
du XIXe siècle : « Les institutions bancaires sont plus dangereuses
qu’une armée et, si nous les laissons faire, elles dépouilleront
totalement le peuple américain. » Deux cents ans plus tard, Jamie
Dimon, président de la banque JP Morgan Chase, conforta ce
jugement en osant déclarer : « Les banquiers, et pour cause, sont les
premiers à savoir que la pyramide de la dette va s’effondrer,
détruisant tout. » Aveu d’initiés, Dimon étant unanimement
considéré comme l’un des plus impitoyables rapaces du monde
financier. Ce n’était donc pas de la méconnaissance, de
l’aveuglement, juste du cynisme et un goût du gain à court terme.

La complicité des agences de notation


Le mécanisme de la titrisation est au fond assez simple. Il repose
sur le découpage des prêts en fines lamelles par les banquiers, ce qui
garantit une succession de commissions profitables à chaque vente
et l’octroi, à terme, de bonus qui dépassent l’entendement.
Une escroquerie réussie – comme celle-ci – exige souvent des
complices. Les agences de notation vont jouer ce rôle.
Moody’s et Standard & Poor’s contrôlent 80 % du marché
mondial des notations. Leurs appréciations déterminent la qualité
d’un produit, la solvabilité d’un État ou d’une entreprise. Et
pourtant, avec un cynisme incroyable, elles vont accorder à des
montagnes de dérivés reposant sur des « crédits pourris » la note
triple A, la plus haute, réservée aux bons du Trésor américains.
80 % de ces prêts à risques bénéficiaient de ce triple A.
Le rôle des agences fut en l’occurrence de piéger les investisseurs
en leur faisant croire que les banques, et les produits dérivés qu’elles
commercialisent, sont fiables. La synergie entre agences de notation
et financiers relevait d’un intérêt bien compris. C’est comme si les
3
restaurants payaient le guide Michelin . De fait, les agences notent
la qualité du produit conçu par des firmes qui les paient. Elles
savent pertinemment qu’en l’absence de notations séduisantes elles
perdront le contrat. En 2007, au cours d’une présentation
confidentielle, le président de Moody’s, Raymond McDaniel, déclara
devant son conseil de direction à propos de la notation des produits
dérivés : « Ils pourraient être structurés par des vaches, nous les
noterions quand même4. »
Résultat, les agences ont noté et valorisé des produits pourris,
des dérivés offrant des effets de levier, qui atteignirent jusqu’à
trente-cinq fois le montant de la somme investie mais propagèrent
l’endettement à travers le monde à la vitesse du feu.

« Un monde dépourvu de principes »


L’homme que je rencontre au bar de l’hôtel Waldorf Astoria a,
pendant des années, vendu pour un grand établissement new-
yorkais des « quantités impressionnantes » de dérivés, selon ses
propres mots. Là encore, anonymat exigé. Lui décrit la « véritable
addiction des acheteurs. J’avais l’impression de fournir de la cocaïne
à des clients en manque ». Et sourit en évoquant cette période :
« Aux yeux de nous tous, les dérivés étaient l’arme spéculative
parfaite. D’abord le détail des transactions et les prix des produits
étaient tenus secrets par l’acheteur et le vendeur. Un marché de gré
à gré où tout se négociait dans la plus grande opacité. » Et
d’ajouter : « Ils échappaient ainsi à tout contrôle, personne, de toute
façon, n’avait la volonté politique ou la capacité technique de les
contrôler. Le ministre des Finances ou le président de la Fed
ignoraient tout de la composition et du fonctionnement des
dérivés. »
Il marque une pause avant d’ajouter avec un large sourire :
« Tout comme nous, d’ailleurs. Élaborés par des mathématiciens, qui
eux-mêmes ne les maîtrisaient pas totalement, ils étaient si
complexes et sophistiqués que, je le reconnais, nous ne comprenions
rien à leur fonctionnement. Nous constations seulement qu’ils
permettaient de réaliser des bénéfices colossaux et qu’il fallait donc
sans cesse concevoir et vendre de nouveaux produits, censés
dépasser en performance ceux de nos rivaux. »
Le salon où nous sommes installés est une pièce lambrissée,
discrètement éclairée, à droite de la réception. L’homme, âgé d’une
quarantaine d’années, paraît observer le hall à moitié désert.
Je lui demande les termes qui qualifieraient le mieux son
comportement et celui de ses pairs durant cette période. La réponse
fuse : « L’arrogance et l’aveuglement. La finance ne s’intéresse pas à
la société et à l’économie réelle. Nous étions persuadés, devant
l’ampleur des profits, d’avoir fait le bon choix. Nous nous
considérions au fond comme les héritiers du roi Midas. Et quand, en
2007, nous avons commencé d’essuyer des pertes gigantesques,
beaucoup de responsables déclaraient en interne : “Le pire est
derrière nous.” C’était une phrase absurde seulement en apparence,
puisque, quelques mois plus tard, nous avons été renfloués par
l’argent public. C’est l’essence même de la finance. Un monde
dépourvu de principes et qu’aucun politique n’a ni le pouvoir ni le
désir de moraliser. »

Je l’interroge sur le rôle des agences de notation qui ont


encouragé ces dérives. Il ouvre les bras en un geste ironique : « Elles
étaient prêtes à tout pour obtenir leur part du gâteau. Le spectacle
qu’elles avaient sous les yeux était, il faut le dire, alléchant. Elles
voyaient les banques prélever des commissions importantes tandis
que les fonds spéculatifs ou les véhicules d’investissement qui les
achetaient réalisaient eux aussi des bénéfices considérables. Alors,
elles nous ont dit : “On peut faire mieux et rendre vos produits plus
attrayants qu’un stock d’or.” Ces agences ont soigneusement
maquillé nos dérives et les employés qui les notaient se disaient :
“Ainsi, je vais plaire à Goldman Sachs, Merrill Lynch, JP Morgan et
peut-être décrocher un emploi chez eux.” Pour le monde de la
finance, les agences de notation n’étaient rien d’autre qu’un univers
d’employés médiocres et mal payés auxquels on offrait, une fois par
an, un déjeuner dans un restaurant chic. Histoire de les faire rêver et
de les tenir en laisse. Personne n’ignorait que si les banques
consentaient des prêts à taux faible, c’est parce qu’elles gagnaient de
l’argent en les titrisant, et peu leur importait la qualité du prêt et de
l’emprunteur5. »

Permettre aux banques de gagner encore


du temps
Cette folie, cette frénésie se reflète dans les chiffres. Le montant
des crédits dérivés vendus entre 2001 et 2007 s’élève à 27
000 milliards de dollars, soit près de deux fois le PNB des États-Unis,
qui est de 13 800 milliards de dollars. Durant cette même période,
le montant des prêts immobiliers à risques, les fameuses subprimes,
a dépassé les 2 500 milliards de dollars. Dès 2006, la société
IndyMac, le plus gros fournisseur américain de crédits immobiliers,
ne demandait même plus aux emprunteurs d’apporter la preuve de
leurs revenus. Le monde bancaire et financier oubliait toute
prudence.
La Banque centrale américaine, la Fed, relayée par ses douze
filiales implantées à travers l’ensemble du territoire, aurait dû être
l’observatoire idéal pour déceler la menace d’éclatement de la pire
bulle spéculative de l’Histoire. Au lieu d’alerter, de siffler la fin de la
partie, ses dirigeants choisirent de ne rien divulguer. En mai 2006,
Alan Greenspan, sur le point de céder sa place à la tête de la Fed,
évoqua pourtant des signes de spéculation sur le prix des habitations
dans quelques régions et la formation de « bulles spéculatives au
niveau local ». Il ajouta cependant qu’il ne voyait pas la formation
d’une bulle immobilière au niveau national et que l’économie ne
présentait pas de risques.
L’homme qui lui succède quelques mois plus tard, Ben Bernanke,
tient des propos encore plus lénifiants. En 2005, il estimait : « Les
prix immobiliers reflètent la croissance de l’économie, la croissance
de l’emploi et des revenus. » En janvier 2006, il évoquait même « la
grande atmosphère de calme qui règne sur les marchés » et confia
que les produits dérivés étaient suffisamment disséminés pour
pouvoir être absorbés sans risques.
Ben Bernanke, choisi pour son allégeance à la politique suivie
par les milieux financiers, prit ses fonctions en 2006 et, alors que le
monde s’approchait du gouffre à grands pas, il affirma : « La gestion
du risque sur les marchés et le crédit est devenue incroyablement
sophistiquée. Les organisations bancaires de toute taille ont réalisé
des progrès substantiels au cours des deux dernières décennies, dans
leur capacité à évaluer et gérer les risques. » Un chef-d’œuvre de
langue de bois ? En apparence. En réalité, ses propos étaient d’une
malhonnêteté intellectuelle inouïe et ont permis aux banques de
gagner encore du temps pour poursuivre ce rallye si juteux.

Dans toute cette affaire, celles-ci se montrèrent apparemment


totalement inconscientes des risques qu’elles prenaient et des
conséquences de leurs actes pour les emprunteurs : des millions
d’entre eux allaient perdre leur argent, leur maison, leur dignité, des
régions entières deviendraient sinistrées.
Mais il faut aller au-delà des apparences trompeuses : ces excès
de risques ne sont qu’un leurre, une illusion, puisque les banques
savaient qu’elles seraient renflouées par les États et les
contribuables.

Un Himalaya de dettes
Entre octobre et décembre 2006, les banques diffusèrent
130 milliards de CDO, dérivés à haute teneur toxique où les
subprimes tenaient une large part. Et 470 milliards de dollars sur
l’année complète. Les commissions générées variaient entre 0,4 % et
2,5 du montant vendu. 336 milliards de dollars de crédits
immobiliers transformés en CDO rapportaient entre 1,8 et
8 milliards de dollars de commission. Les agences de notation, elles,
étaient largement récompensées pour le maquillage frauduleux
auquel elles se livraient : le revenu net de Moody’s passa de
159 millions de dollars en 2000 à 705 millions en 2006, grâce
notamment aux commissions sur ces produits dérivés.
Si bien que la croissance, aux États-Unis comme en Europe et
dans les pays émergents, reposait uniquement sur une montagne,
que dis-je, un Himalaya de dettes. Aux États-Unis, entre 2000
et 2008, le revenu réel d’un ménage de la classe moyenne diminua
de 4 %. Sa consommation reposait sur l’endettement, qui devint le
socle de l’économie.

Face à cette situation, quelques voix isolées – et ignorées –


sonnèrent pourtant le tocsin. Dès 2005, le célèbre économiste Kurt
Richebächer dressa un diagnostic alarmant : « Historiquement, les
bulles immobilières ont été régulièrement la cause essentielle des
principales crises financières. Toutes les bulles spéculatives
s’achèvent douloureusement, mais en particulier celles liées à
l’immobilier. Ce sont des bulles particulièrement dangereuses en
raison de leur extraordinaire intensité en termes d’endettement. Les
chiffres parlent d’eux-mêmes. En 1996, aux États-Unis, les
propriétaires des maisons empruntèrent 332,2 milliards ; en 2000,
ces emprunts se montèrent à 558,6 milliards de dollars, pour
atteindre 1 017,9 milliards en 2004, avec le grossissement de la
6
bulle . »
Un chiffre qui tripla en 2007, veille de l’éclatement de cette
fameuse bulle.
Mais personne n’était prêt à lire des vérités que tout le monde
voulait ignorer, surtout au moment où la partie touchait à sa fin.
Chapitre 3
Petits meurtres entre amis

Un observateur averti de la scène financière a déclaré :


« L’industrie des subprimes était un cancer attendant de se
métastaser. »
Au début de l’année 2007, la gravité de la maladie commença à
apparaître aux yeux de tous. Étrange cas de prophylaxie, les
banques furent les seules à ne pas être directement atteintes par les
virus mortels qu’elles avaient créés et disséminés. Pendant des
années, elles avaient manipulé l’opinion en faisant diffuser de
fausses informations et des chiffres truqués afin de soutenir
l’endettement, mais, désormais, le défi auquel elles devaient s’atteler
était d’une autre nature : il consistait à falsifier la réalité, étape par
étape, tout comme elles avaient falsifié leurs comptes durant des
années.
Une vérité réécrite en faisant un usage judicieux des médias.
L’impunité découle de l’oubli et l’information télévisée est le vecteur
parfait pour évacuer la complexité des problèmes. Neil Postman le
dit avec finesse : « Nous ne vivons que dans un présent continu et
fragmenté qui est un abonnement à l’oubli. La grammaire de la
télévision ne connaît pas le passé1. »
Donc, tout se conjugua au présent, en éludant soigneusement le
fond des problèmes. Objectif : créer une tension dramatique
suffisamment forte pour que l’opinion ne se penche pas sur la
responsabilité écrasante des banques mais se préoccupe
exclusivement de la nécessité urgente de les renflouer. Il fallait à
tout prix éloigner des esprits tout risque de défiance : doutes sur la
bonne gestion des banques, doutes sur les agences de notation et
enfin scepticisme envers les États eux-mêmes, qui tentaient de
rassurer sur la solidité du système financier. Bref, chaque dérive fut
traitée comme un phénomène isolé, sans lien direct les unes avec les
autres.
Ce qui permit de brouiller la compréhension. Les faits,
uniquement les faits, mais détachés de leur contexte. Les sociétés de
crédit, étant les premières à s’effondrer, constituèrent des coupables
idéales alors qu’elles n’étaient qu’un des rouages du système. On
fustigea leur cynisme, leurs prêts octroyés sans garantie à des
emprunteurs incapables de rembourser, et le projecteur braqué sur
elles permit de dissimuler l’essentiel : l’escroquerie était au cœur du
système, ou plutôt le cœur du système financier impulsait
l’escroquerie.

Fannie Mae et Bear Stearns dans


la tourmente
Deux établissements semi-publics l’illustrèrent cruellement.
Fannie Mae, créé en 1938 par Roosevelt pour aider les familles
modestes à accéder à la propriété, était le garant d’un marché
hypothécaire qui permettait, à l’époque, d’alléger le bilan des
banques pour les autoriser à prêter davantage. Une sœur jumelle,
Freddie Mac, fut créée en 1970.
À la veille de la crise de 2007, le bilan des deux sociétés abritait
80 % des crédits à risques du marché hypothécaire américain. Bref,
une agence fédérale se portait garante des méthodes spéculatives de
Wall Street et de sa course au profit. Une aberration quand on songe
qu’un ancien dirigeant de Fannie Mae avouait, dès 2006 : « 10 %
des prêts que nous avons rachetés n’ont pas été honorés dès la
première échéance. » Ce qui signifiait que l’emprunteur était
insolvable.
La logique aurait voulu qu’une telle situation inquiète les
investisseurs et les responsables de ces organismes. Mais cette
logique n’existait plus, balayée par une immense excitation.
Entre 2004 et 2007, au moment où les conditions d’emprunt
devenaient inexistantes, le marché des dérivés s’envolait. Tout le
monde voulait en acquérir, d’où, pour les banques, un gigantesque
marché acheteur aux profits démesurés ; il suffisait de spéculer sur
ces CDO ou CDS juste après les avoir vendus. Au milieu de l’année
2007, alors que le majestueux paquebot de la finance commençait à
s’enfoncer, victime de voies d’eau, personne ne s’inquiétait encore
de tous ceux qui allaient périr noyés.
En 2007, les loups de Wall Street commençaient à retrousser les
babines et à montrer leurs crocs, mais cette fois-ci uniquement pour
s’emparer des plus faibles d’entre eux et accroître ainsi territoire et
butin.
Le 12 juin, un fonds d’investissement lié à Bear Stearns, la
cinquième banque d’investissement de Wall Street, se retrouva en
difficulté en raison de l’ampleur de ses effets de levier et de sa forte
exposition aux subprimes. Les créateurs du fonds avaient levé, en
2002, 925 millions de dollars et, devant l’ampleur du succès, créé en
2006 un nouveau fonds qui garantissait un retour sur investissement
de 20 dollars pour chaque dollar placé.
Or, plus les pertes des deux fonds se creusaient et plus les
pressions sur Bear Stearns s’accentuaient. Lesquelles n’émanaient
pas des responsables politiques ou de ceux qui, en théorie, avaient la
charge de surveiller le secteur financier. Non, depuis plusieurs
années, un spectacle sordide se jouait en coulisse. Avec comme
principal acteur la SEC.

La Commission des opérations de Bourse, organisme fédéral


chargé de traquer et réprimer les fraudes sur les marchés financiers,
se montra le complice zélé de ceux qu’elle aurait dû épingler.
Comme un policier ripou qui libère un coupable, elle ferma les yeux
sur de nombreuses affaires de fraudes et délits d’initiés accomplies
par d’importants établissements financiers et leur évita de sévères
sanctions.
« C’est avant tout un mécanisme d’autocorruption, estime un
ancien responsable de la SEC, que j’ai rencontré et qui travaille
désormais comme consultant à Washington. Les salaires dans la
fonction publique américaine sont dérisoires. Vous dépensez une
énergie considérable pour traquer des milliardaires protégés par les
meilleurs avocats du pays. Ils vivent dans des penthouses dominant
Central Park et vous, chaque soir, vous regagnez une banlieue triste
et lointaine au volant d’une voiture fatiguée dont pourtant vous
devez penser à payer les traites. Alors vous contemplez votre
logement, votre avenir et vous vous dites : à quoi bon ! Aucun
responsable ne nous soutient, donc autant passer dans l’autre camp.
C’est mon cas. Je suis aujourd’hui lobbyiste pour le secteur financier
auprès du Sénat. »
L’homme a un peu plus de 40 ans, l’allure fragile mais le regard
déterminé. « Je ne regrette rien, ajoute-t-il, la SEC ne pèse d’aucun
poids face à la relation fusionnelle qui existe entre le ministère des
Finances et le secteur bancaire. »
Et il me parle alors de l’épisode de juin 2007 qui va tout
précipiter et de la banque Bear Stearns aux abois. « C’était le début
de la curée, de la part de ses concurrents. Une mise à mort qui a
duré plusieurs mois2. »

Le déclencheur
Les CDO commercialisés par ces deux fonds en difficulté sont
alors également détenus par JP Morgan, Merrill Lynch et Goldman
Sachs, qui menacèrent de les vendre et d’en faire circuler la liste
auprès des investisseurs potentiels, ce qui resserra le nœud coulant
autour de la gorge de Bear Stearns. Or intervint alors un événement
qui mit en avant une banque française, la BNP, sur lequel je dois
m’attarder, longue parenthèse essentielle pour comprendre le
processus global de la descente aux enfers de 2007-2008.
Le 9 août 2007, BNP Paribas – qui se présentait comme le joyau
du secteur financier français en termes de gestion, fable
complaisamment relayée par une bonne partie des médias – dut
fermer trois de ses fonds qui avaient spéculé sur les subprimes.
Les détails de l’histoire se révélaient bien scabreux. En effet, BNP
Paribas annonça à ceux qui avaient investi dans les sicav monétaires
détenues par ces fonds qu’ils ne pouvaient retirer leurs économies en
raison des problèmes posés par les crédits subprimes. La banque
agissait donc sans aucun scrupule vis-à-vis de clients qui lui avaient
confié leur argent en ignorant très probablement jusqu’au nom et à
la nocivité de ce terme exotique de « subprimes ». Cette défaillance
aurait dû mettre la puce à l’oreille, alerter des fissures qui
lézardaient l’édifice, mais personne, dans le grand public, n’y prêta
attention. Or, la dégringolade s’y annonçait.

Il est vrai que, encore une fois, « communication » oblige,


l’accident fut présenté comme isolé et déconnecté de ceux qui
avaient déjà surgi ou se préparaient à éclater. En ce mois
d’août 2007, en Europe comme aux États-Unis, le début de la crise
passa bel et bien inaperçu. Et l’opinion ne pouvait soupçonner
l’ampleur du tsunami qui allait tout balayer.

Les banques, en revanche, tentaient d’évaluer le risque que les


CDO, qu’elles avaient créés, leur faisaient courir.
Ainsi UBS Amérique, la filiale du géant suisse, avait un
endettement soixante fois supérieur à ses fonds propres, utilisant
chaque dollar de son capital pour en emprunter 60 et parier sur les
dérivés à risques. Heureusement, elle possédait un atout : son
président, l’homme qui avait conduit à cette désastreuse situation.
Car Robert Wolf disposait d’un carnet d’adresses à faire pâlir
d’envie. Dans les mois qui s’écoulèrent, de septembre 2007 à
mars 2008, il négocia avec opiniâtreté l’investissement
probablement le plus important de sa carrière : devenir le cerveau
économique et financier du prochain président, Barack Obama. Ses
conseils rythmaient la campagne du candidat démocrate et ses
assistants confirmaient que souvent, avant une réunion électorale,
ou en arrivant à l’hôtel, ce dernier s’isolait pour dialoguer au
téléphone avec Wolf. Pour le président d’UBS, c’était un trophée ;
pour Barack Obama, la confirmation des liens étroits qu’il avait
noués avec un secteur financier dont il était le candidat préféré et
qui finançait abondamment sa campagne.
Ces largesses illustraient l’étroite collaboration entre le monde
politique et les dirigeants financiers. Dans le cas d’Obama, en 2007,
le financement de sa campagne revêtait un caractère amer, douteux.
En effet, ces sommes, destinées à soutenir la campagne du candidat
démocrate, étaient au fond de l’argent de poche, prélevé sur les
profits gigantesques réalisés par les banques et les fonds à la suite
d’actions spéculatives sur la création et la vente de ces crédits
pourris. Le candidat démocrate à la présidence recevait un argent
découlant d’opérations hautement douteuses.
Barack Obama ne bénéficiait pas, pour sa course à la présidence
de 2008, du simple soutien des banques. En réalité, il avait été
adoubé par un groupe d’hommes qui représentaient l’aristocratie de
la finance. Réunis au sein du très discret « forum des services
financiers », tous se trouvaient à la tête d’institutions contrôlant un
total de plus de 20 000 milliards de dollars, soit le PIB des États-
Unis et de la Chine réunis. On aurait pu ajouter, sans risque de se
tromper, qu’il s’agissait d’hommes qui n’aimaient guère perdre et
pour qui un investissement, fût-ce celui en faveur d’un candidat à la
présidence, devait à coup sûr être fiable et rentable. Ils allaient
bénéficier, avec Obama, d’un large retour sur investissement…

Jusque-là, le secteur financier ne restait pas inactif, obtenant du


pouvoir politique qu’il multiplie les passe-droits en sa faveur. Et pas
seulement aux États-Unis. En effet, quand la fête cessa, en 2008, on
découvrit que 40 % des pertes essuyées par les banques américaines
se situaient à l’étranger. Cela découlait d’une autre manipulation.
Henry Paulson, le président de Goldman Sachs, avait fait
pression en 2004 sur la Maison-Blanche pour obtenir que la SEC les
exonère de la règle du « capital net » qui les obligeait à détenir des
réserves limitant leur effet de levier. Paulson, appuyé par les autres
dirigeants, avait également obtenu de Bush que les autorités
américaines mettent le couteau sous la gorge de la Commission et
des États membres de l’Union européenne afin que ceux-ci
n’appliquent pas les règles de contrôle européennes aux opérations
effectuées à l’étranger par les banques d’investissement
américaines : aucun membre de l’Union européenne n’aurait le droit
de vérifier le montant et la nature des réserves détenues dans les
filiales d’établissements américains.
L’Europe se livra à une véritable capitulation en acceptant sans
discuter les conditions posées par Washington. Mais ce n’était pas le
pouvoir américain qui triomphait, c’est Wall Street qui avait imposé
sa loi à la Maison- Blanche et au reste du monde. Et le départ, peu
après, de Henry Paulson de la présidence de Goldman Sachs pour le
poste de ministre du Trésor illustra cette évidence.
Paulson arriva à Washington lesté de 700 millions de dollars,
bonus, primes de départ… généreusement accordés par la firme qu’il
quittait et à laquelle il rendrait encore nombre de services. Cela dit,
il allait bientôt se retrouver confronté à la crise la plus grave
survenue depuis 1929. Or toute son action se concentrera sur un
seul objectif : la sauvegarde et l’intérêt des banques.

« Un bain de sang »
En novembre 2007, la survie de Bear Stearns – revenons-y – ne
tenait plus qu’à un fil ; et ses concurrents se demandaient lequel
d’entre eux le trancherait. En revanche, tous savaient que la mise à
mort se déroulerait sur le Repo Market, qualifié par un ancien
banquier de Wall Street de « sale petit secret utilisé par les firmes
3
d’investissement de Wall Street ».
Chacune d’elles finançait en effet ses activités de cette manière et
se retrouvait toujours au bord d’une crise de liquidités. La clé de
cette survie au jour le jour reposait sur l’habileté avec laquelle les
dirigeants de Wall Street géraient la réputation de leur firme sur la
place financière.
Le Repo Market illustrait les extraordinaires opacité, fragilité et
dangerosité des méthodes utilisées par le secteur financier. À Wall
Street, les cinq grandes banques d’investissement fonctionnaient en
vérité sur une fiction. Elles n’exerçaient aucune activité de dépôt et
ne pouvaient donc utiliser l’argent de leur client pour financer leurs
opérations. Elles disposaient de peu de capitaux et ne se trouvaient
pas en mesure d’obtenir un emprunt de la Fed en cas de crise. Alors,
chaque jour, les opérateurs de ces établissements empruntaient pour
quelques semaines, quelques jours, voire vingt-quatre heures, à
d’autres opérateurs des sommes dépassant fréquemment les
100 milliards. Des opérations rééditées quotidiennement, les
emprunts étant garantis par les actifs détenus par l’emprunteur. Le
Repo Market était donc un château de cartes en mesure de
provoquer l’effondrement immédiat d’un de ses acteurs.
C’est ce qui arriva pour Bear Stearns.
Dans ses quinze derniers jours d’existence, la banque devait lever
chaque jour 50 milliards de dollars pour se refinancer.
Malheureusement, elle n’apportait en garanties que des prêts titrisés
et autres dérivés, certes toujours garantis AAA, mais dont chacun
commençait à sentir l’odeur faisandée.
Un indice ne trompait pas : le coût d’une assurance pour se
prémunir contre un défaut de paiement de Bear grimpait en flèche.
En 2006, 100 000 dollars suffisaient pour garantir 10 millions de
dollars de dérivés émis par cet établissement. Au début 2008, le
montant était passé à 600 000 dollars, pour atteindre le million de
dollars en février de la même année. Début mars, les traders de Bear
qui opéraient sur le Repo dressèrent même la liste – qui ne cessait
de s’allonger – des partenaires qui désormais se dérobaient et
refusaient de leur prêter quoi que ce soit.
Résultat : la firme, qui disposait encore de 17 milliards en
liquide, n’avait plus en caisse, trois jours plus tard, que 2 milliards
de dollars. Or elle possédait également 11 milliards de dollars en
capital qui soutenaient 395 milliards d’actifs. Un effet de levier dont
le ratio dépassait le niveau de 35,1.
Si « le Repo Market, selon un témoin, baignait dans le sang », la
mort programmée de Bear Stearns se joua à quelques kilomètres de
là. Au siège de la Federal Reserve de New York, un bâtiment situé
au 33 Liberty Street, à proximité des anciennes tours du World
Trade Center.

Collusion entre la Fed et Wall Street


Depuis sa création, en 1913, la Federal Reserve se compose de
douze entités, quadrillant géographiquement les États-Unis. Mais
une seule exerçait depuis des décennies un poids financier sans
équivalent : la Fed de New York. Dans ses sous-sols (et non à Fort
Knox) se trouvait stocké l’or appartenant aux États-Unis, mais aussi
à de nombreux autres pays ayant préféré le laisser en dépôt dans les
entrailles de l’établissement.
Depuis 2003, la Fed est dirigée par un homme de 47 ans, Tim
Geithner, qui, grâce à son père, travailla aux côtés de Henry
Kissinger puis du milliardaire Peter Peterson, surnommé
« l’éminence grise de Wall Street » et créateur du gigantesque fonds
d’investissement Blackstone.
À sa manière, le patron de la Fed représentait lui aussi un « effet
de levier » fort profitable pour tous les dirigeants des grands
établissements financiers qui siégeaient au conseil d’administration
de la Fed de New York. La chute de Bear Stearns en fut une
illustration. L’ambitieux président de JP Morgan, Jamie Dimon,
convoitait Bear et siégeait à la direction de la Fed. Il proposa à
Geithner de racheter Bear au prix dérisoire de 2 dollars l’action,
alors qu’elle en valait 93 peu auparavant. L’accord fut approuvé et
plusieurs observateurs, dont l’ancien économiste du FMI Simon
Johnson, firent remarquer que cette vente constituait un véritable
cadeau offert à JP Morgan et à son président, Jamie Dimon, par Tim
Geithner et le ministère des Finances.
Dimon, fils d’émigrants grecs, rêvait de transformer JP Morgan
en plus grand empire financier de la planète ; l’acquisition de Bear
Stearns lui permettait d’annexer un nouveau territoire à son
royaume. Pourtant, le 13 mars au soir, au moment de signer
l’accord, il fut traversé d’une ultime inquiétude : et si les comptes de
Bear Stearns se révélaient plus détériorés qu’envisagé ? Dans la nuit,
il envoya vingt de ses banquiers passer les bilans au crible. Le
rapport qui lui fut adressé à 7 heures du matin indiquait que Bear ne
recelait aucune autre mauvaise surprise, mais que l’établissement
risquait à tout moment le défaut de paiement en raison de ses
240 milliards de dollars d’actifs toxiques.
À 5 heures du matin, Tim Geithner coordonna de son bureau une
conférence téléphonique avec Ben Bernanke et Henry Paulson, tous
deux à Washington. Ils mirent au point les détails du montage
financier qui devait être présenté quatre heures plus tard. Une
course contre la mort débutait, car les trois hommes et Dimon
savaient qu’en cas de faillite – imminente – Bear provoquerait une
conflagration majeure. L’établissement ne détenait-il pas 14 000
milliards de dollars de transactions sur les dérivés, montant
supérieur au PIB américain ?
À 9 heures du matin, Dimon, en présence de Geithner, annonça
que JP Morgan accordait à Bear un prêt temporaire de 29 milliards
de dollars qui le sauverait de la faillite. En omettant de préciser que
ces 29 milliards provenaient de la Fed de New York, somme mise à
la disposition de JP Morgan sans la moindre condition alors que la
Fed avait peu avant refusé toute aide à Bear Stearns ! Entre « amis »,
on s’arrange toujours.
Ce véritable tour de passe-passe, impeccablement négocié dans
le plus grand secret, échappa totalement à l’attention et à la
compréhension du public. Pourtant, les citoyens américains seraient
restés sans voix en découvrant le rôle majeur qu’on leur faisait jouer
dans cette opération cachée : ils la finançaient intégralement, à
hauteur de 29 milliards de dollars, pour le seul profit de l’oligarchie
financière ! Mieux encore, la Fed de New York s’engageait à essuyer
les pertes, à hauteur de ces 29 milliards, que JP Morgan pourrait
rencontrer…

Au tour de Lehman Brothers


Après l’absorption de Bear Stearns, l’ensemble de la communauté
financière se prépara à l’effondrement de Lehman Brothers. La
quatrième banque d’investissement américaine appartenait depuis si
longtemps au paysage financier que tout le monde envisageait sa
chute mais personne ne croyait en sa disparition.
Le président de Lehman, Richard Fuld, accumulait tous les traits
caricaturaux des dirigeants financiers qui conduisirent leurs
établissements à l’abîme. Fuld était en effet un homme méprisant,
incapable d’admettre la moindre erreur et d’une rapacité sans limite.
Quand Lehman fut déclaré en faillite, en septembre 2008, on
découvrit que le PDG l’ayant amenée à cette lugubre extrémité avait
perçu 484,8 millions de dollars… alors même que les images
diffusées en boucle par toutes les chaînes de télévision new-
yorkaises montraient les employés quittant le siège de l’entreprise,
hagards, tenant entre les mains un carton contenant leurs affaires.
La banque gérait 20 milliards de dollars d’actifs en provenance
des épargnants. Un montant modeste, mais gavé d’actifs toxiques.
Au cours des neuf derniers mois de son existence, Lehman avait
connu une perte de 18 milliards de dollars, possédait plus de
90 milliards de produits pourris, dont 57 milliards, montant
provisoire, issus des subprimes.
La moitié des 639 milliards de dollars d’actifs de Lehman, au
moment de la faillite, soit 300 milliards, provenaient du fameux
Repo Market. Un continent inconnu et dangereux dont ceux qui en
découvrirent l’existence ignoraient jusqu’alors les contours. Il fallut
des explorations postérieures et plus poussées pour constater
l’ampleur vertigineuse du problème : le Repo Market s’élevait à
12 000 milliards de dollars, soit plus que tous les encours bancaires
américains, et les transactions quasi quotidiennes opérées sur ce
marché clandestin n’apparaissaient dans aucun livre de comptes des
banques, ce qui leur permettait de continuer à s’endetter à l’abri.
La mise à mort de Lehman Brothers fut froidement décidée par
certains acteurs, dont Henry Paulson. L’ancien président de
Goldman Sachs prit-il le pas sur le ministre des Finances qu’il était
devenu et vit-il les difficultés rencontrées par ce rival comme une
formidable opportunité de l’effacer définitivement ? Sa décision de
ne pas voler au secours de Lehman, de lui refuser toute aide, ce qui
précipita sa faillite, prit de court tous les acteurs et déclencha une
nouvelle panique.
Et pour cause : durant les mois d’agonie, de nombreux fonds
spéculatifs avaient acheté une partie de la dette de Lehman,
convaincus que le gouvernement volerait à son secours. D’un coup,
ce qu’ils possédaient n’existait plus. En France, cette faillite aggrava
la crise des subprimes : 60 millions de dollars furent perdus par la
Banque postale, près de 500 millions par le Crédit mutuel.

Une vérité soigneusement inexacte


La chute de Lehman a marqué les esprits. Et aussi permis une
réécriture totale et efficace des événements. Un véritable storytelling,
habilement propagé, qui offrit au public des éléments de langage
convaincants. Mais faux. La chute de Lehman devenait la cause
essentielle de la crise qui s’abattait sur le monde et non plus une de
ses nombreuses conséquences.
Oubliés, les excès et les violations constantes des lois. Oubliées,
les prises de risque inconsidérées en fabriquant et revendant des
« produits pourris » soigneusement falsifiés. Oubliés,
l’irresponsabilité et le sentiment d’impunité du monde de la finance,
tout comme l’absence de contrôle des gouvernements ! À en croire
les médias, soigneusement orientés, la faillite d’une seule banque, à
New York, avait mis à terre l’économie mondiale, vérité propagée
avec succès.
À bien y réfléchir, l’argument était stupide, dépourvu de
fondement, mais possédait l’avantage inestimable de dissimuler les
véritables causes et responsabilités du drame qui éclatait.
Chapitre 4
L’arnaque

Ce fut en effet une gigantesque arnaque – même si le terme


d’escroquerie serait en réalité mieux approprié – à laquelle se livra
en toute impunité le secteur financier au cours des huit années qui
précédèrent l’effondrement de 2008. Après le krach, ceux qui
avaient emprunté pour acheter des habitations furent qualifiés de
« spéculateurs » alors qu’ils étaient des victimes et que ce terme
infamant, paradoxalement, ne fut jamais appliqué aux banques
s’étant enrichies sur leur dos. Une manipulation cynique destinée à
détourner l’attention des vrais coupables, les banques…
Parvenir à effacer la réalité au moment même où celle-ci éclatait
au grand jour releva d’une manipulation des esprits parfaitement
réussie que je vais décrire en détail. Les faits sont têtus et
démontrent sans l’ombre d’un doute que, si l’on cherche un facteur
déclenchant à cette crise majeure, ce ne fut pas la chute de Lehman
Brothers en septembre 2008, mais celle de la première banque
mondiale, Citigroup, pratiquement un an plus tôt, en octobre 2007,
qui joua ce rôle.
« Trop gros pour être renfloué »
« La City ne dort jamais. » Ce slogan publicitaire caractérisant la
première banque mondiale en termes de capitalisation était exact.
Au fil des décennies et de ses acquisitions, l’établissement était
devenu un véritable conglomérat, gérant en 2007 plus de 2
200 milliards de dollars d’actifs. Il employait plus de trois cent mille
personnes et administrait plus de 200 millions de comptes dans plus
de cent pays. Et illustrait à la perfection le slogan des banquiers :
« Trop gros pour faire faillite », maxime qui serait plus crédible si on
la transformait en : « Trop gros pour être renfloué. »
Quatre PDG s’étaient succédé en moins de dix ans à la tête de
Citigroup et tous avaient témoigné, de l’avis général, d’une
affligeante incompétence. Ils travaillaient étroitement avec le
président du comité exécutif, Robert Rubin, ancien PDG de Goldman
Sachs et artisan de la dérégulation financière mise en place par
Clinton. Pendant les huit années où Rubin siégea à la direction de
Citigroup, la banque perdit 70 % de sa valeur. Et quand il
démissionna, en janvier 2009, le cours de l’action était passé de
58 dollars à moins de 1 dollar. Beau palmarès. Rubin partit pourtant
avec 126 millions de dollars d’indemnités, contredisant le principe
selon lequel salaires et bonus des dirigeants de banques ne
dépendent pas des profits à long terme mais de la valeur de l’action.

Mais l’effondrement de Citigroup tenait moins à la mauvaise


gestion de ses dirigeants qu’à la faillite d’un système bancaire
parallèle qui échappait à tout contrôle. Un système que Paul
McCulley, dirigeant de Pimco, leader mondial sur le marché des
obligations, baptisa « Shadow Banking System (Système bancaire de
l’ombre, ou fantôme) parce que caché pendant des années, épargné
par la régulation, encore libre de créer et de transformer
magiquement en contrats des prêts immobiliers à risques acheminés
ensuite dans des conduits à trois lettres, SIV (véhicules
d’investissements spéciaux), que seuls les magiciens de Wall Street
pouvaient expliquer1 ».
À quoi servaient ces structures camouflées de Citigroup ? À
placer hors bilan tous les dérivés douteux, à masquer les pertes, à
manipuler les résultats et, accessoirement, à valoriser les stock-
options des dirigeants. Bref : à se soustraire à toute règle. De très
nombreuses banques, à l’instar de Citigroup, en avaient créé.

Sauver un secteur qui n’existe pas


Ce système bancaire parallèle, c’était là le plus scabreux,
s’inscrivait dans une zone grise située aux confins de la loi, une
région de non-droit inaccessible aux sanctions. Où les banques
pouvaient agir en toute impunité. Françaises, américaines ou
britanniques, elles abusèrent de cette clandestinité si profitable pour
elles.

Bien entendu, le sort des épargnants ne préoccupait pas une


seconde les autorités financières, dont l’un des soucis consistait à
tenir les responsables politiques – et notamment le président des
États-Unis – totalement à l’écart de ces réalités.
De fait, à partir d’août 2007, le pouvoir changea réellement de
mains à Washington, George W. Bush étant heureux d’abandonner à
son ministre des Finances, Henry Paulson, la gestion d’une crise trop
indéchiffrable à son goût. Pendant quatorze mois, jusqu’à l’élection
d’Obama en novembre 2008, le chef de l’exécutif américain ne fit
qu’avaliser les décisions prises par le monde financier. Paulson, à la
tête d’une équipe réduite, travailla en effet en étroite coopération
avec le président de la Fed, Bernanke, et Tim Geithner, responsable
de la Fed de New York, qui allait lui succéder comme ministre des
Finances d’Obama.
Or, ces deux hommes à l’allure frêle et réservée donnaient
l’impression d’être sous l’emprise de Paulson, dont la stature de
géant, le crâne chauve et les manières brutales laissaient penser qu’il
était prêt à broyer tous ceux qui s’opposeraient à lui.
Bulldozer dépourvu de vision, Paulson (comme ses partenaires)
était confronté à un problème presque insoluble : comment venir en
aide à ce secteur bancaire « fantôme » – celui des produits toxiques,
etc. – qu’aucune autorité de régulation n’était en mesure de
renflouer ou de sauver, puisque, officiellement, il n’existait pas !
Le ministère des Finances et la Fed évoluaient dans une totale
hypocrisie. Ils clamaient publiquement leur impuissance alors
qu’officieusement chaque minute de Paulson, Bernanke et Geithner
était consacrée à la recherche d’une solution rapide.
L’effondrement de ce système parallèle risquait d’entraîner
toutes les banques dans sa chute. Les chiffres publiés en
novembre 2008 révélaient que Citigroup possédait 306 milliards de
dollars en dérivés liés aux crédits immobiliers. Or les sept structures
fantômes que la banque contrôlait étaient victimes du retournement
croissant du marché immobilier et de la hausse brutale du montant
des impayés émanant des cartes de crédit.

Jusqu’ici, les établissements financiers avaient manipulé les


marchés, mais, en poussant leur avantage trop loin, elles
commençaient à en perdre le contrôle. Les résultats obtenus jusqu’en
2007 par les banques d’investissement (plus de 90 milliards de
dollars de profit net pour l’année 2006) découlaient de l’ampleur
des effets de levier. Chez Goldman Sachs, ils atteignaient 25 fois les
fonds propres, 29 fois chez Lehman Brothers, 32 chez Merrill Lynch
et 33 chez Morgan Stanley. Les dirigeants de ces établissements
ressemblaient à des joueurs accros, assis à une table de casino et ne
cessant de miser à crédit des sommes toujours plus élevées.
Citigroup posait un problème encore plus grave. Cette banque
globale détenait des centaines de millions de comptes et des
milliards de dollars d’actifs qu’elle ne pouvait plus rembourser,
puisqu’ils s’étaient évaporés dans ses structures spéculatives
clandestines qui avaient tout perdu. L’annonce de la faillite de
Citigroup déclencherait donc à coup sûr une vague de panique dans
l’opinion qui, par ricochet, toucherait toutes les autres banques. Un
scénario inenvisageable.

Une solution qui trébuche ; une autre


qui coûte une fortune
Paulson et les deux responsables de la Fed réussirent à
convaincre les autres grands établissements financiers, qui
détenaient 326 milliards de dollars dans leurs entités clandestines,
d’en consacrer 80 au rachat des actifs toxiques de Citigroup.
Un scénario ingénieux mis en échec quelques jours plus tard, car,
le 31 octobre, alors que le Dow Jones connaissait un plongeon, une
analyste travaillant pour Oppenheimer Securities publia une étude
qui allait provoquer l’effondrement de Citigroup et des marchés.
Quasi inconnue, Meredith Whitney expliqua que les responsables
de Citigroup avaient eu une gestion si désastreuse qu’il ne leur
restait plus qu’à choisir entre réduire drastiquement le montant des
dividendes à distribuer ou se déclarer purement et simplement en
faillite. Des conclusions qui suscitèrent une véritable panique et
réduisirent de 400 milliards de dollars la valeur des firmes
financières2. La crise explosait, le monde entrait en zone d’énormes
turbulences, la tension et la peur conquirent la planète.
Dès lors, une seule alternative demeurait. À laquelle les
responsables politiques américains et européens se rallièrent sans
condition : renflouer massivement les banques en utilisant l’argent
des contribuables. Citigroup fut la première illustration de ces
pratiques honteuses vite généralisées. Le 25 octobre 2007, le
président de cette banque mal gérée reçut un chèque de 25 milliards
de dollars émanant du ministère des Finances. Un mois plus tard, le
24 novembre, il se vit octroyer à nouveau 20 milliards. Le ministère
se portait également garant de 306 milliards d’actifs de la banque,
garantie offerte sans la moindre exigence ni contrepartie qui
permettait au géant bancaire de maintenir l’illusion d’être solvable
même si un examen plus poussé révélera qu’il détenait 600 milliards
de dollars d’actifs toxiques. Mais personne n’avait voulu le voir ni
accepté d’entendre les Cassandre.

« Un système financier pourri »


Pendant des années, les rares responsables politiques qui
s’inquiétaient de la spéculation croissante sur les produits dérivés
avaient été tenus à distance au nom du principe d’incompétence. Les
dérivés, leur disait-on, sont trop complexes pour que vous puissiez
les réguler ; nous, les financiers, sommes les seuls à les comprendre
et les maîtriser.
Un argument faux. Car, depuis le début, le secteur des produits
dérivés volait en fait à haute altitude dans un appareil privé de tout
pilote.
Des « ingénieurs financiers » avaient été payés à prix d’or pour
concevoir des produits bardés d’algorithmes dont personne ne
comprenait le fonctionnement, sauf qu’ils étaient conçus comme des
bombes à retardement dont l’explosion ruinerait l’acheteur et
enrichirait le vendeur. Bref, des gens avaient touché des fortunes
pour créer de la valeur négative.
Paul Volcker, octogénaire bourru et ancien patron de la Fed,
partisan d’une position dure envers les banques, résuma avec
humour la situation lorsqu’on découvrit une part du pot aux roses :
« Nous avons un déficit d’ingénieurs du génie civil aux États-Unis ;
le seul domaine qui connaît une large production, c’est celui des
ingénieurs financiers. Résultat : nous avons des ponts pourris et un
système financier pourri. » Plus jupitérien que jamais, ce conseiller
d’Obama – que le futur président hésitera à suivre, le trouvant trop
radical envers le secteur bancaire – déclara, au plus fort de la crise
de 2008, à l’Economic Club de New York, devant une salle comble :
« Le système financier a trahi le marché. » Aux États-Unis, malgré
les centaines de banques implantées à travers le pays, le système
financier se résumait en fait à dix-sept établissements, banques
d’investissement, de dépôt, compagnies d’assurances et de crédits
qui contrôlaient 90 % du marché mondial des produits dérivés,
lequel se chiffrait alors à 68 000 milliards de dollars.
La seule préoccupation de Ben Bernanke n’était donc pas de
sauver les banques, comme affirmé trop souvent, mais d’utiliser
l’argent du contribuable pour préserver les opérations sur les
dérivés ; c’est-à-dire les plus profitables et les plus illégales, celles
qui échappaient au champ de l’économie réelle.
Les banques prennent en otages
les contribuables
Devant les financiers réclamant des mesures de sauvetage, tous
les responsables, à Washington comme à Paris, Londres, Berlin,
Rome, pris à la gorge et complètement paniqués, cédèrent telle une
digue fragile. Ils firent leur choix avec une rapidité et une absence
d’hésitation fascinantes : privilégier le secteur financier au détriment
des citoyens contribuables qui les élisent et leur font confiance. Sans
le percevoir, ils venaient de valider un acte fondateur par lequel les
banquiers prenaient en otages les contribuables et les États.
Les quelques règles qui devaient, en partie, assurer la protection
du système furent en effet violées, détournées. Puisque les banques
décidaient des règles du jeu au lieu de respecter celles existantes
débuta une ère inédite dans l’histoire du capitalisme : celle où des
montants gigantesques furent prélevés sur la classe moyenne et les
plus modestes, transfert massif qui, contrairement aux informations
soigneusement propagées, ne reposait sur aucune nécessité
financière.
Là se situe le cœur de l’arnaque. Car, avec ces nouveaux impôts
arbitrairement levés, la communauté financière put confortablement
éponger ses pertes sur ces produits dérivés. General Electric, un
conglomérat géant au chiffre d’affaires annuel de plus de
41 milliards de dollars, apura ainsi les pertes essuyées par la banque
que le groupe possédait grâce à 30 milliards de dollars reçus de
l’État, donc du contribuable.
Mais si les uns gagnaient, les autres perdaient. En six mois,
3,5 millions d’emplois disparurent aux États-Unis et plusieurs
millions en Europe. Alors que l’argent public continuait de couler à
flots et que tous les établissements à l’origine de la crise se
préparaient à recevoir cette manne.

Le scandale AIG
Jusqu’à ce que…
Le 16 novembre 2008, au lendemain de la faillite de Lehman
Brothers, AIG, le premier assureur mondial, fut pris à son tour dans
la tourmente.
Officiellement AIG, de par son poids et sa taille, représentait un
véritable risque systémique. Rien qu’aux États-Unis, il assure
180 000 entités, usines, hôpitaux, laboratoires, qui emploient
106 millions de personnes. 81 millions de personnes à travers le
monde détiennent ses assurances-vie pour un montant de
200 milliards de dollars. Sur le seul territoire américain, AIG a émis
pour 19 000 milliards de dollars de polices d’assurance.
La présentation officielle des faits, vendue à la presse et à
l’opinion, les travestit pourtant totalement. Officiellement, AIG
aurait commis l’imprudence de s’aventurer un peu trop loin sur le
marché dangereux des produits dérivés et aurait perdu de vue les
priorités essentielles de son métier. La vérité s’avère beaucoup
moins noble : AIG était en fait l’un des responsables majeurs de la
crise. Pendant des années, la compagnie fut l’un des pires
pourvoyeurs en dérivés douteux, les fabriquant et les vendant à
travers sa filiale britannique AIG Products, dont les agissements
échappaient à tout contrôle.
À la fin 2008, AIG avait perdu plus de 100 milliards de dollars –
et sa filiale londonienne détenait en portefeuille 2 700 milliards de
dollars de dérivés. Dont elle était, bien entendu, incapable de
couvrir les défauts de paiement. Pis encore : sur les quatre derniers
mois de l’année, la filiale londonienne avait perdu 25 milliards de
dollars – tandis que son PDG, lui, avait gagné en huit ans
280 millions de dollars et vivait dans un hôtel particulier de trois
étages en plein quartier de Knightsbridge.

Officiellement, le ministre des Finances américain, Henry


Paulson, critiqua durement le comportement d’AIG, mais en passant
totalement sous silence l’existence de la filiale à l’origine du séisme.
Bref, les éléments de langage étaient à la disposition de l’opinion
mais les éléments de compréhension, eux, leur étaient
soigneusement soustraits et occultés.
Cette désinformation constitua l’une des clés de la manipulation
mise en place, manipulation qui conditionna toute la suite des
événements. L’imposture consista à faire croire à la nécessité de
voler au secours d’AIG, alors que la manœuvre visait seulement à
aider quelques dizaines de spéculateurs. À la mi-septembre 2008, la
Fed prêta donc 85 milliards de dollars à AIG. Six mois plus tard,
Geithner avait remplacé Paulson à la tête des finances, mais suivait
la même politique. Si bien que, le 11 mars 2009, AIG avait reçu au
total 182 milliards de dollars d’aide du gouvernement. Une somme
extravagante qui n’empêcha pas l’assureur, le même jour,
d’annoncer une perte de 62 milliards de dollars pour le dernier
trimestre 2008. Et ce alors même que ses trois cent six dirigeants
s’apprêtaient à se répartir un bonus de 165 millions de dollars… tiré
du plan de sauvetage !

20 milliards pour la Société générale


Plus aberrant encore : le public, déjà ulcéré, aurait été horrifié
s’il avait découvert les manœuvres se déroulant en coulisse. Une
partie des sommes gigantesques versées ne visait pas à renflouer AIG
mais transitait par l’assureur pour se retrouver sur le compte de
certains de ses clients. Et pas n’importe lesquels : des banques
détentrices de dérivés douteux. La Société générale reçut ainsi
20 milliards de dollars des contribuables américains, soit trois fois
plus que le montant annuel de l’aide accordée par les États-Unis à
l’Afrique.
Plus grave : 90 % d’AIG demeurait solvable et les banques qui
bénéficiaient de cette aide publique détenaient un total de
20 000 milliards de dollars d’actifs alors que leurs pertes collectives
face à l’assureur n’excédaient pas 80 milliards de dollars. Juste de
quoi écorner un peu le montant des bonus des hommes à leur tête.
De même, les 400 milliards de dollars d’EDS (une autre variété
de fausses assurances et de vrais crédits pourris) délivrés par AIG
étaient détenus par un petit nombre d’institutions financières et en
aucune façon par les banques abritant les dépôts ou les comptes
courants des particuliers.
Plus aberrant enfin, les établissements qui avaient spéculé sur les
produits d’AIG pouvaient tous, aisément, encaisser et absorber ces
pertes sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’aide des
contribuables. Or les 182 milliards d’argent public alloués
dépassèrent de loin le montant de l’aide sociale attribuée aux plus
pauvres pendant dix-huit ans, de 1990 à 2008 !
Écœurant, non ? En 2008, les responsables américains sonnèrent
donc le tocsin, parlant d’un « risque de contagion mortelle » qui
déclencherait des faillites en cascade et un véritable cataclysme si
on ne prenait pas des mesures d’urgence. Mais, en fait,
instrumentalisé par ceux qui auraient dû le juguler, le krach
aboutissait à une immense arnaque dont quelques dizaines
d’hommes tiraient les fils et profitèrent.
Chapitre 5
Le grand chantage

Distiller la peur est une stratégie de manipulation efficace.


L’argument avancé par Paulson, Bernanke et Jean-Claude Trichet en
Europe, selon lequel les pertes de Wall Street allaient déstabiliser les
12 000 milliards de dollars détenus par les banques commerciales,
puis infecter l’économie réelle, était totalement fallacieux.
Ces banques réclamaient des dizaines de milliards de dollars ou
d’euros en se disant victimes de la crise alors qu’elles en étaient les
responsables, détenant toutes les cartes.

« L’oligarchie financière »
Le secteur bancaire, ou plutôt les grands établissements
européens et américains, renouait avec le temps de l’oligarchie
financière, toute-puissante jusqu’au krach de 1929. Un jugement
formulé par trois personnalités à l’indépendance indiscutable.
Le premier, Simon Johnson, ancien chef économiste du FMI,
déclara en effet : « La grande richesse que le secteur financier a
créée et concentrée confère aux banquiers un poids politique sans
équivalent depuis l’époque du banquier JP Morgan… Mais ce
premier âge des banquiers oligarques prit fin avec la mise en place
d’importantes mesures de régulation, en réponse à la Grande
Dépression ; la réémergence d’une oligarchie financière américaine
est tout à fait récente1. »
Le second, Henry Kaufman, est une des figures les plus
respectées du monde financier. Ses jugements lucides lui avaient
déjà valu le surnom de « gourou de Wall Street » ; il fit une nouvelle
fois preuve de son sens aiguisé de l’observation en affirmant, en
décembre 2008 : « Les récents événements ont accru la domination
des quinze principales institutions qui, désormais, détiennent plus
de la moitié de la dette non financière du pays. Ce sont des firmes
qui ont joué un rôle central en créant de la dette à une échelle sans
précédent, via de nouveaux instruments de crédit complexes et en
faisant pression sur les structures légales, ce qui permit de maintenir
l’opacité sur de nombreux aspects du marché financier. » Selon lui,
« ces géants limiteront dans l’avenir tout espoir pour les États-Unis
d’évoluer vers une plus grande démocratie économique, en raison
des multiples rôles et conflits d’intérêts dans lesquels ils sont
impliqués2 ».
Enfin, le troisième, Michel Barnier, commissaire européen qui
avait déployé de louables efforts pour tenter de contrer le lobby
bancaire régnant à Bruxelles, déclara de son côté : « L’oligarchie
financière s’est cru tout permis en raison de la passivité des hommes
politiques. »
Des verdicts sans appel. Et justes.

C’était une partie du problème. Les banques méprisaient toute


tentative de régulation mais insistaient pour être secourues par les
gouvernements quand les choses tournaient mal pour elles. Le FDIC
(Federal Deposit Insurance Corporation), organisme créé en 1938
par Roosevelt, produisit en 2011 un rapport éclairant sur ce point
indiquant : « Une combinaison d’emprunts excessifs,
d’investissements risqués et de manque de transparence a précipité
le système financier dans une course à la collision avec la crise. Une
crise qui a instauré l’insolvabilité. »
Or le fonctionnement incontrôlé de la finance et la perversion
cupide qu’il révéla contribuèrent à développer dans l’opinion un
sentiment d’injustice et de perte de confiance. Le poids croissant du
secteur financier accentua les inégalités et l’éclatement de la crise de
2008 rapprocha dangereusement de ce constat sans espoir : « La
finance est censée servir l’économie et non l’inverse, or si une part
sans cesse croissante bénéficie arbitrairement à une infime minorité,
je n’ai plus rien à attendre de l’économie de mon pays. » Ce qui
accentue la crise.

Les responsables politiques fermaient


les yeux
La comptabilité des banques était opaque parce que truquée et
faussée, mais l’essentiel tenait à la façon dont les responsables
politiques fermaient les yeux face à la gravité extrême des actes
commis.
Du 7 au 9 juillet 2008, un sommet du G8 se tint sur l’île
d’Hokkaido, au Japon. Le choix du lieu constituait déjà une
métaphore soulignant combien les chefs d’État et de gouvernement
semblaient coupés du monde et des réalités. Les responsables
présents évoquèrent en effet l’élargissement du G8 et le
réchauffement climatique, mais pas un mot ne fut prononcé sur le
krach planétaire qui semblait imminent. Le G8 semblait en état de
mort clinique et ses dirigeants totalement déconnectés face à la
gravité de la situation.
Un mois plus tard, la crise atteignait un niveau d’amplitude sans
précédent et avait déjà détruit 27 000 milliards de dollars sur
l’ensemble des marchés financiers. En moins de douze mois, la
capitalisation boursière, au niveau planétaire, était passée de
63 000 milliards de dollars à 36 000 milliards. Ce gouffre immense
non seulement engloutissait l’argent des spéculateurs, mais ruinait
ou appauvrissait durablement un grand nombre de personnes
modestes qui avaient vu s’évanouir leurs économies, leurs fonds de
retraite et leurs projets de financer les frais d’université de leurs
enfants.
Toute cette population, sans aucune prise sur les événements,
allait payer le prix fort. Elle perdait son argent et, de surcroît, fut
ponctionnée par les États pour renflouer Wall Street ou les grandes
banques européennes. Et chacun put discerner le champ de ruines
qui allait s’offrir désormais à son regard. Il n’y avait pas seulement
ce qui était déjà perdu, mais également ce qui ne serait jamais
produit en raison de la crise. Le coût d’une économie brusquement à
l’arrêt se chiffrait en milliers de milliards de dollars de richesses en
moins, et donc d’appauvrissement en plus.

« Est-ce que nos bonus seront


préservés ? »
Or, parallèlement, la faillite supposée des banques
s’accompagnait de la faillite réelle des politiques et des organismes
de régulation. Dès 2007, Ben Bernanke, à la tête de la Fed, avait –
on l’a vu – déversé gratuitement des centaines de milliards de
dollars aux banques. Des subsides qui violaient toutes les règles,
exigeant que l’origine de l’argent public soit connue et
comptabilisée. Mais la Fed, étant une organisation inclassable, créée
et contrôlée par les intérêts financiers, ne portant pas le nom de
banque centrale, elle faisait ce qu’elle voulait. Prouvant ainsi a
posteriori combien les raisons de deux anciens présidents américains
qui n’avaient pas voulu autoriser sa création, Thomas Jefferson et
Andrew Jackson, étaient justes : la Fed ne détient pas l’argent, elle
le crée ; d’emblée le ver était dans le fruit. En 2008, c’est ce qui
arriva.

Le 18 septembre de cette année-là, Henry Paulson présenta


devant le Congrès son plan de sauvetage. Celui-ci se résumait à deux
pages et demie rédigées en termes vagues, prévoyant l’octroi de
700 milliards de dollars pour le rachat des actifs toxiques détenus
par les banques… sans que soient évoqués les problèmes juridiques
liés à ces transactions.
Le plan Paulson visait à sauvegarder les intérêts du secteur
financier en leur « surpayant », grâce à cet argent public, le rachat
des actifs douteux. Le « sauvetage » prévoyait également le recours à
des sociétés privées de gestion pour sélectionner et vendre ces actifs,
sociétés qui recevraient en honoraires une partie des 250 milliards
de dollars alloués au ministère par le Congrès et correspondant à la
première phase du plan de sauvetage. De quoi laisser le champ libre
à toutes les manipulations et aux pires conflits d’intérêts.
De fait, sur les 700 milliards débloqués, 265 furent utilisés.
L’État perçut 50 cents pour chaque dollar qu’il avait dépassé. En
juin 2009, une première estimation révéla que l’État américain avait
ainsi perdu 159 milliards de dollars. Devant les difficultés à faire
racheter à des prix exorbitants les actifs pourris, Paulson décida,
parallèlement au plan annoncé, de recapitaliser les banques, même
celles qui n’en avaient nul besoin, par des injections de fonds
propres.
Le 13 octobre 2008, les dirigeants de principaux établissements
bancaires se retrouvèrent assis autour de lui, dans la salle de
conférences du ministère, et l’entendirent égrener ses « dons » :
25 milliards de dollars pour Bank of America, 25 milliards pour
Citigroup, 25 milliards pour JP Morgan, 25 milliards pour Wells
Fargo, 10 milliards pour Goldman Sachs et 10 milliards pour
Morgan Stanley. Une litanie de cadeaux.
John Thain, ancien patron de Merrill Lynch tout juste absorbée
par Bank of America, osa lever la main pour demander : « Est-ce
que, malgré ces aides, nos bonus seront préservés ? » Une question
choquante qui résumait à elle seule l’état d’esprit des dirigeants
financiers et les raisons de leurs dérives sidérantes.

Même pas la reconnaissance du ventre


Aux États-Unis comme dans certains pays d’Europe, les
contribuables devinrent, de facto, les propriétaires des banques,
mais les États, malgré les sommes engagées, se refusèrent à exercer
le moindre contrôle sur elles et les contribuables ne surent jamais
que leur argent servait à financer des primes et accroître les
dividendes versés.
Pis encore : en 2007, l’équipe de campagne d’Obama affichait un
slogan ambigu : « Ne jamais laisser passer l’opportunité d’une bonne
crise. » Celle qui se profilait allait se révéler un casse-tête insoluble
pour le futur président et une aubaine pour les prédateurs.
Le 18 mars 2009, 42 membres du Sénat et de la chambre des
Représentants envoyèrent une lettre indignée au patron de JP
Morgan Chase, dont l’établissement détenait d’importantes
participations dans de nombreuses sociétés :

« Cher monsieur Dimon,


Nous sommes indignés par les actions potentielles de votre
compagnie visant à délocaliser des dizaines de milliers d’emplois
américains… Nous aimerions vous rappeler que les contribuables
ont donné 25 milliards de dollars à votre compagnie pour aider à
stabiliser notre économie et non pas pour transférer des emplois à
l’étranger.
Hier encore, vous indiquiez que “la calomnie constante de
l’entreprise américaine par nos officiels est ce qui nuit à notre pays”.
Ces propos ont été tenus moins de soixante-douze heures après que
des rapports remontés à la surface indiquaient que votre compagnie
prévoyait de dépenser près de 400 millions de dollars pour des
emplois délocalisés en Inde… 651 000 Américains ont perdu leur
emploi en février 2009, 3,8 millions ont perdu leur emploi au cours
des douze derniers mois. Chaque jour, 21 000 hommes et femmes en
moyenne reçoivent un avis de licenciement avec la peur d’un avenir
économique incertain.
Comment ces travailleurs américains, dont beaucoup sont vos
consommateurs, peuvent-ils espérer un avenir meilleur quand les
compagnies financières qu’ils ont aidées à travers le plan de
sauvetage délocalisent les emplois dont ils ont désespérément
besoin3 ? »

Trop tard, la nasse s’était refermée.


Le grand chantage exercé par les secteurs financiers sur les
responsables politiques avait fonctionné avec une redoutable
efficacité. Les hommes au pouvoir, avec une immense naïveté
doublée d’incompétence, croyaient que les marchés fonctionnaient
seuls, harmonieusement, et s’autorégulaient ; que les grandes
banques tireraient les leçons de la crise, agiraient différemment,
comprendraient l’intérêt général. Mais c’était un véritable conte de
fées pour grandes personnes, inventé et narré par des agents
d’influence travaillant pour le secteur financier.
En acceptant depuis des années la dérégulation, ces dirigeants
avaient complaisamment encouragé la dictature des marchés, ce qui
n’était pas du tout la même réalité. Les destructions d’emplois dans
l’industrie manufacturière s’accélérèrent en Europe et aux États-Unis
au même rythme que la montée en puissance de l’industrie
financière.
Les grandes banques étaient devenues les nouveaux champions
nationaux, dotés de moyens de se faire entendre et d’imposer leurs
vues. Reçues à la Maison-Blanche, à l’Élysée ou au 10 Downing
Street, elles ne défendaient pas l’intérêt général, mais leur propre
stratégie : une totale liberté pour spéculer à outrance, grâce aux
produits dérivés douteux. Jamais autant de richesses n’avaient été
gagnées de façon aussi facile, rapide et illicite par un aussi petit
nombre de personnes. Pourquoi songer à les redistribuer, même
modestement ?
Sans l’aide des gouvernements, le système bancaire aurait dû
voler en éclats. « Moi ou le chaos » : il avait suffi aux banquiers
d’énoncer la formule de De Gaulle pour obtenir ce qu’ils voulaient
alors qu’il aurait été plus exact de dire : « Nous sommes le chaos. »
Chapitre 6
Prends l’oseille et tire-toi

Les esprits lucides qui examinèrent attentivement les ressorts du


plan élaboré en 2008 par Paulson résumèrent en une formule le
projet de rachats d’actifs toxiques par l’État : « De l’argent frais
contre des déchets. »

Le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz dressa à ce sujet un


parallèle édifiant. En 1997, les financiers occidentaux avaient
brutalement rapatrié leur argent investi dans les pays d’Asie du Sud-
Est, provoquant un effondrement de cette région. Le FMI, mais aussi
le ministère des Finances américain, toujours implacable avec les
faibles, étaient intervenus pour obtenir la fermeture immédiate de
seize banques indonésiennes, provoquant la destruction totale de
l’économie du pays1.
Or, onze ans plus tard, la partition interprétée en 2008 était tout
autre. Henry Paulson autorisa Goldman Sachs, l’établissement qu’il
avait présidé, ainsi que Morgan Stanley à abandonner leur statut de
banque d’investissement pour devenir des Bank Holding Company.
Une conversion juridique qui leur garantissait désormais l’accès
aux fonds publics. De surcroît, Goldman et Morgan étaient placées
sous la « bienveillante tutelle » de la Fed de New York dont le
président, après la nomination de Tim Geithner pour succéder à
Paulson, était Stephen Friedman, lui-même ex-co-président de
Goldman Sachs. Lequel Friedman, pendant un moment, dirigea la
Fed tout en continuant de siéger à la direction de Goldman, ce qui
révélait un formidable mépris des règlements, mais surtout les
relations totalement fusionnelles entre deux mondes en théorie
indépendants ! Décidément, le cynisme des financiers se montrait
sans limites.
Une autre preuve ? À la fin 2008, neuf établissements d’un
secteur financier pourtant en théorie sinistré envisagèrent de
distribuer à leurs dirigeants et cadres supérieurs 33 milliards de
dollars de bonus. 33 milliards dont une bonne partie provenait des
125 milliards de dollars reçus au titre du plan de capitalisation
financé par l’argent des contribuables2 !

En fait, le plan de sauvetage de Paulson semblait viser à


engranger le maximum de bénéfices dans un minimum de temps. Il
cherchait également à doper les actions de Goldman et des autres
établissements impliqués comme la Deutsche Bank en Allemagne, la
Société générale et BNP Paribas en France. Encore une fois pour le
plus grand bénéfice des dirigeants.

Des secrets enfouis


La crise de 2008 est un vaste cimetière de secrets restés
soigneusement enfouis. Ainsi, Goldman Sachs reçut au total
29 milliards de dollars d’aides en raison des préjudices subis en tant
que client de l’assureur AIG. Mais, en vérité, les dirigeants du géant
de l’assurance avaient considérablement grossi le montant de leurs
pertes. En accord avec leurs fausses victimes et uniquement pour
obtenir des aides accrues qu’ils se partageraient.
Comme l’analyse David Stockman, ancien directeur du Budget et
financier de renom, « AIG détenait dans ses filiales des stocks de
haute qualité, des obligations et autres investissements, d’un total de
800 milliards de dollars. À la différence des dépôts en banque, ces
avoirs détenus par les filiales d’AIG ne pouvaient être vulnérables à
un mouvement de panique ou exposés à un risque de contagion. Il
suffisait de mettre sous séquestre ces actifs pour retrouver un cours
normal ».
Pour lui, « dans le pire des cas, ces banques auraient perdu 20
cents sur chaque dollar de crédit AAM assuré par AIG, ce qui aurait
amené à une perte totale de 80 milliards de dollars pour des
établissements dont la surface dépassait les 1 000 milliards de
dollars ».
Son constat est donc sans appel : « L’aide réellement vitale pour
les banques ne dépassait pas 0,5 % de leur bilan3. »
En somme, les montants injectés dépassaient de très loin
l’ampleur des pertes subies. Mais les décisions avaient été prises
avec une promptitude remarquable. Au moment même où il
présentait son plan de sauvetage devant le Congrès, en
septembre 2008, Paulson modifiait la section 382 du Code des
impôts et accordait aux banques un incroyable cadeau fiscal.
Ce nouveau texte permettait en effet à celles qui fusionnaient
d’économiser des dizaines de milliards de dollars d’impôts. Le rachat
de Merrill Lynch par Bank of America se profilait et celui de
Wachovia par Citigroup venait d’être conclu. Heureuse coïncidence !
La firme juridique Jones Day chiffra le coût de cette mesure
imposée subrepticement à plus de 140 milliards de dollars
d’économie d’impôts pour les banques, somme qui serait supportée
bien sûr par les contribuables4. Le monde marchait sur la tête :
dopées par la crise, les banques se préparaient à fusionner pour
gagner encore en taille et puissance.

Une loi du silence impossible à briser


Le 7 novembre 2008, l’agence de presse Bloomberg News
engagea une action contre la Fed devant un tribunal fédéral, en
invoquant le Freedom Information Act qui oblige les agences
fédérales à rendre publics des documents gouvernementaux.
Bloomberg avait découvert que la Fed avait consenti aux
établissements financiers onze prêts d’urgence atteignant le total
vertigineux de 2 000 milliards de dollars.
Or aucune précision ne permettait de connaître la répartition des
sommes et le nom des bénéficiaires. La Fed répondit en
décembre 2009 en refusant catégoriquement de divulguer l’identité
des sociétés. Elle ajouta dans sa réponse : « Les États-Unis
affrontaient une crise sans précédent et une perte de confiance dans
et entre les institutions financières pouvait surgir et se propager à la
vitesse de la lumière avec des effets dévastateurs5. »
En janvier 2009, Obama succéda à Bush, mais surtout Tim
Geithner, promu au ministère des Finances, devint, en matière de
choix stratégiques et de prises de décision, un véritable clone de
Paulson.

Les banques continuaient de pousser leurs avantages en


brouillant le jeu. Cumulés, les actifs des six plus grandes banques
américaines représentaient 60 % du PIB américain. Leur lobby
insistait sur l’urgence et l’ampleur de l’aide pour éviter que la faillite
de l’une d’elles n’entraîne l’effondrement du système.
C’était du pipeau, un scénario construit à partir des ingrédients
classiques du film catastrophe. Aussi réaliste que l’apparition de
Godzilla dans les rues de New York. Mais il permettait encore une
fois de masquer la vérité. Les banques, au lieu de s’affaisser durant
ces mois de crise, avaient gagné en ampleur et en concentration
pendant que le reste de la société s’appauvrissait.
Aux États-Unis comme en Europe, les revenus de la classe
moyenne stagnaient depuis trente ans. En 2010, deux ans après
l’éclatement du krach, 93 % du revenu supplémentaire créé aux
États-Unis étaient accaparés par le 1 % les plus riches, dont un
grand nombre de financiers. Pourtant, et c’était là le plus sinistre :
ce que les banques gagnèrent à l’occasion de la crise fut, malgré
l’ampleur des sommes, largement inférieur aux montants des pertes
infligées au reste de la société.
Cette opacité du secteur financier, mais surtout les conditions de
son sauvetage, révélaient la faillite d’un monde politique qui avait
accepté que le système dont il avait la responsabilité soit
littéralement aux mains des intérêts d’argent. Et n’obéisse à
personne et encore moins aux lois.

Un hold-up à l’encontre
des contribuables
Le plan de sauvetage que détailla Tim Geithner, le 23 mars 2009,
en fut une autre illustration. Ce programme prévoyait, cette fois, de
débloquer jusqu’à 1 000 milliards de dollars pour racheter les actifs
toxiques des établissements. Et suscita une énorme déception.
L’économiste Robert Reich, ancien ministre du Travail de
Clinton, le qualifia même de « plan Paulson-Geithner » afin de
souligner l’identité de vue entre les deux hommes.
Aux yeux du célèbre économiste Jeffrey Sachs, ce n’était qu’une
« tentative à peine voilée de transférer des centaines de milliards de
dollars des contribuables vers les banques commerciales ».
Paul Krugman, futur Prix Nobel d’économie et éditorialiste au
New York Times, écrivit, lui, qu’il était « désespéré de voir qu’Obama
(…) est parti du principe que les banques sont fondamentalement
saines et que les banquiers savent ce qu’ils font. À croire que le
président fait tout pour confirmer le sentiment que lui-même et son
6
équipe sont coupés des réalités ».

Le montage proposé par Geithner était doublement choquant par


ce qu’il révélait : le refus des banquiers de se comporter comme des
citoyens assumant leurs responsabilités et le recours aux
prélèvements sur les plus modestes.
Joseph Stiglitz en démonta les tenants avec une précision toute
chirurgicale qui révéla à quel point ce plan agissait encore une fois
comme un véritable hold-up à l’encontre des contribuables. « En
réalité, écrivit-il, tout le monde n’y gagne pas : les banques et les
investisseurs, oui, mais les contribuables en sortent grands perdants.
Le ministère des Finances espère nous tirer de l’ornière en
reproduisant le système pernicieux dont s’est servi le secteur privé
pour mener le monde à la catastrophe. »
Le décor ainsi planté, Stiglitz disséqua les détails du plan
Geithner : « En théorie, le plan du gouvernement se fonde sur la
liberté laissée au marché de déterminer les prix des actifs toxiques
des banques… Mais en réalité, ce que le marché fixera, ce ne sont
pas les prix des actifs toxiques eux-mêmes, mais le prix des options
sur ces actifs. Or il s’agit de deux choses bien différentes. Le plan de
Timothy Geithner équivaut à une assurance pour toutes les pertes.
Comme les investisseurs échappent pour l’essentiel à ces pertes, ils
valorisent surtout leurs gains potentiels. » Et de fournir un exemple :
« Prenons un actif qui a des chances égales de valoir dans un an soit
0 dollar soit 200 dollars. Sa valeur moyenne est de 100 dollars. C’est
à ce prix qu’il se vendrait sur un marché concurrentiel. Dans le
cadre du plan, le gouvernement apporterait environ 92 % des
capitaux nécessaires pour racheter cet actif mais il ne recevra que
50 % des gains éventuels tout en absorbant la quasi-totalité des
pertes. Voilà un partenariat pour le moins déséquilibré. »
Le jugement final de Stiglitz était d’une extrême sévérité : « Ce
que fait Obama est bien pire que la nationalisation. C’est la
privatisation des bénéfices et l’étatisation des pertes. C’est un
partenariat dans lequel une des parties vole l’autre. Alors quels sont
les avantages d’un plan comme celui-là ? Sans doute est-ce le genre
de dispositif qu’adore Wall Street : astucieux, complexe et opaque,
autorisant d’énormes transferts de richesse vers les marchés
7
financiers . »

Évidemment, les relais du secteur financier dans les médias


comme parmi les « experts » avançaient le contraire, ne cessant de
marteler : « Toute tentative de régulation nuira à la confiance. »
Mais l’opinion évoluait. Depuis 2008, elle avait compris qu’on la
flouait. La colère et la frustration montèrent devant le constat de
l’avidité sans limite des banques. La plupart des gens ne le savaient
pas mais le sentaient confusément : la libéralisation des marchés de
capitaux n’avait en aucune manière stimulé la croissance ; elle avait
au contraire accentué les inégalités et l’instabilité.
Une réunion piteuse
Le secteur financier est l’un des rares où les hauts bonus ne sont
pas liés, corrélés, aux résultats obtenus. La finance vivait à l’abri du
risque en le faisant assumer par les autres : les rémunérations et
bonus des dirigeants demeuraient élevés que les résultats soient
bons ou mauvais. Bref, c’était un univers enchanté dans un monde
en crise. Aussi, lorsque le sommet du G20 s’ouvrit à Londres, le
2 avril 2009, il suscita une immense attente dans l’opinion, avec
notamment l’espoir d’une mise au pas de ce genre de dérives.
Cette réunion regroupait vingt dirigeants de pays représentant
65 % de la population et 85 % du PIB de la planète. De nombreux
commentateurs attendaient que ce sommet jette les bases d’un
nouveau Bretton Woods qui, en 1944, avait créé le système
monétaire moderne.
Les responsables internationaux auraient dû, en effet, envisager
que le danger dominant ne fût plus l’arme nucléaire, mais la
richesse incontrôlée et spéculative d’un secteur financier devenu un
risque de destruction et d’appauvrissement de tous les pays. Mais
pouvaient-ils agir sur ce sujet alors que des banques finançaient
leurs campagnes, leur garantissaient ensuite de lucratives
reconversions (voir les cas de Bill Clinton, Tony Blair et, à un degré
moindre, Nicolas Sarkozy) et, surtout, encadraient leurs
mouvements et prises de décision à travers nombre de relais placés
au cœur du pouvoir politique ?
La réponse est évidemment : non. Aussi, le sommet du G20 de
Londres se résuma-t-il, pour ces hommes, à un exercice surréaliste
où toute mise en cause du comportement des banques fut exclue.
On égrena un véritable catalogue à la Prévert où les États
s’engageaient à intervenir massivement afin de restaurer la
confiance des marchés et éviter la faillite de l’économie mondiale.
On exigea des banques des bilans plus sains et, pour faire
diversion, quelques méchants furent pointés du doigt : les paradis
fiscaux (dont on voit mal en quoi ils sont au cœur de la crise), les
fonds spéculatifs (qui n’ont fait que l’amplifier) et les agences de
notation (dont ces États sont les premiers à quêter les notes). Mais
rien de concret ; ce fut une réunion piteuse, crépusculaire. La
finance de l’ombre et les bonus ne furent pas mentionnés. Chaque
gouvernement, sans concertation, s’était déjà lancé dans son propre
plan de sauvetage. Et la gabegie, l’indécence perdurèrent.

Des banques gavées


Aux États-Unis, l’épicentre, la Fed, laissa le robinet couler à flots.
De fin 2007 à novembre 2009, elle distribua 3 500 milliards de
dollars à 0 % aux banques, sociétés financières, sociétés
d’investissement.
Au début 2010, selon Ron Suskind, « les banques avaient
remporté la victoire la plus facile de leur histoire en reprêtant les
capitaux tout frais de la Fed au plus grand client, le plus sûr et
toujours le plus affamé de dettes du monde : le gouvernement
américain lui-même. Recevoir de l’argent gratuit puis, en achetant
des bons du Trésor, le reprêter au gouvernement à 3 % générait
d’énormes bénéfices8 ».
Les banques n’étaient pas choyées, mais gavées. À l’aube de cette
même année 2010, on commença également à avoir une estimation
plus précise du coût supporté par les seuls contribuables
américains : la Fed, le ministère des Finances, les agences fédérales
et les villes avaient émis pour environ 14 000 milliards de dollars
d’obligations achetées par les banques et les investisseurs à
l’étranger. L’écart entre les taux à court terme à 0 % et les 3 % à
moyen et long terme se chiffrait à près de 400 milliards par an de
bénéfices.
Une question pouvait paraître légitime : « Pourquoi injecter
autant d’argent public dans les banques avec l’espoir qu’elles
l’utiliseraient pour relancer l’économie ? »
En réalité, l’interrogation était absurde. Les banques réclamaient
cet argent, mais, dès 2009, reprirent leurs pires habitudes : se
concentrer sur la spéculation dangereuse et douteuse et des
investissements risqués à l’étranger.

Au final, aucun observateur ne semble avoir relevé à quel


point 2008 fut à la fois l’aboutissement et le point de départ d’une
situation désastreuse et choquante.
Renflouer les banques avait alourdi partout, de façon
catastrophique, les finances publiques, en France comme aux États-
Unis, et avait imposé aux contribuables, comme aux futures
générations un fardeau considérable, tandis que, confrontés à une
croissance mondiale négative, les taux de chômage explosaient.
Mais, sur l’autre versant, « le système bancaire parallèle », grâce
aux pertes épongées par l’argent des citoyens, redevenait plus
prospère que jamais. Fin 2014, ce système, qui continue d’échapper
à toute règle et permet aux banques européennes comme
américaines de frauder, se montait à 75 000 milliards de dollars,
soit plus de la moitié de la totalité du système bancaire mondial. Or
aucun responsable politique n’a tenté, même timidement, de le
mettre au pas…
Chapitre 7
L’arrangement

Le 29 juin 2009, dix-neuf jours après son entrée en fonctions,


Barack Obama fut informé que Wall Street allait – comme j’en ai
parlé plus avant – distribuer à ses dirigeants et cadres 33 milliards
de bonus pour l’année 2008, soit autant qu’au cours de la très
prospère année 2001.
Le nouveau président, selon un témoin de la scène, afficha un
regard incrédule avant de déclarer : « Comment est-ce possible qu’ils
se paient de telles primes après avoir été sauvés par le
gouvernement ? »
Obama aurait dû se rappeler que la plus belle prime que le
secteur bancaire s’était offerte était son élection, somptueusement
financée. Or l’arrangement auquel il avait consenti le plaçait
totalement entre ses mains.

Un Obama piégé
2008, année de son élection, marqua l’aboutissement d’une
décennie de spéculation et de financiarisation de l’économie.
Pendant ses longs mois de campagne électorale, Barack Obama avait
lui-même été nourri, gavé de conseils par ses amis banquiers,
propriétaires de fonds spéculatifs. Mais ces suggestions reposaient
sur un profond malentendu. Ils n’étaient pas ses amis tandis que lui
était leur investissement. Et leur façon désinvolte de s’attribuer,
juste après son élection, des milliards de dollars de bonus montrait
qu’ils exigeaient indirectement de sa part un soutien sans limite,
même si l’octroi de cette manne compliquait officiellement sa
position. Elle confirmait aussi que le sens de la mesure, certaines
valeurs morales, voire éthiques, n’entraient pas une seconde dans
leurs modes de pensée.

Toujours est-il que, de 2009 à aujourd’hui, Barack Obama ne


combla jamais le fossé qui existait entre sa rhétorique séduisante et
ses actes timorés, entre les attentes de ses millions d’électeurs et des
lois tièdes. Les problèmes énormes provoqués par le secteur
financier constituaient une ligne rouge qu’il s’employa, tout au long
de ses deux mandats, à ne jamais franchir.

Un seuil d’indécence à ne pas franchir


Au début de son premier mandat, les affrontements étaient vifs
entre ses principaux conseillers économiques. Ou plutôt, comme le
confia un des proches collaborateurs qui assista à ces joutes, « il
avait déjà arbitré avant même que les conflits ne prennent de
l’ampleur. Il voulait donner l’illusion que toutes les options possibles
étaient sur la table, à égalité des chances1 ».
Ce qui était faux. Le ministre des Finances, Tim Geithner, qui
venait juste de quitter la Fed de New York, et Larry Summers,
autrefois conseiller et chantre de la dérégulation auprès de Bill
Clinton, avaient gagné la partie avant même qu’elle n’ait commencé.
À eux deux, ils ne représentaient pas les intérêts de Wall Street, ils
les incarnaient. Leur principal adversaire était Paul Volcker, un
homme qui, paradoxalement, avait personnifié pendant des
décennies l’establishment financier américain à la tête de la Fed.
Mais, à plus de 80 ans, il reflétait l’état d’esprit des dirigeants
d’autrefois, celui d’hommes convaincus que la cohésion politique,
économique et sociale du pays ne pouvait continuer de fonctionner
que si les règles du jeu donnaient le sentiment d’être respectées par
tous. Selon Volcker, il existait un seuil d’indécence que même les
plus riches ne devaient pas franchir sous peine de remettre en
question une règle non écrite : chaque citoyen, quel que soit son
niveau, détient une parcelle de pouvoir et participe par son action à
la destinée commune de l’Amérique. C’était peut-être naïf et
arbitraire, mais ce contrat social consistait un véritable ciment. Or,
depuis quinze ans, il avait volé en éclats.
Le basculement était du reste impressionnant. Le secteur
financier avait toujours été censé appuyer l’économie. Pourtant,
désormais, 40 % des bénéfices des entreprises américaines allaient
aux banques qui en détenaient les actifs. Un banal morceau de
plastique comme la carte bancaire permettait à l’établissement
financier qui le gérait de réaliser un bénéfice supérieur au profit
obtenu par le magasin qui vendait le produit acheté par elle. Comme
l’écrivit un expert, ce bout de plastique générait à lui seul plus de
profit que l’économie complexe d’un centre commercial. Tout
marchait sur la tête.
Si bien que les événements de 2008 avaient été d’une violence
sans précédent parce que, pour la première fois, se conjuguaient
krach boursier, resserrement du crédit, crise immobilière et
ajustements des stocks.

Tous devaient payer leurs dettes, sauf


les banques
Un faisceau de contraintes s’abattait sur tous les acteurs
économiques, sauf sur les banques à l’origine du désastre. Comme
l’estima fort justement David Graeber, « le principe selon lequel il
faut payer ses dettes était applicable à tous sauf aux banques ». Et
d’ajouter : « Tandis que des emprunteurs floués perdaient leur
maison, étaient traînés devant les tribunaux, les sommes
gigantesques de Wall Street, qui n’existaient que virtuellement,
étaient renflouées par l’argent réel des contribuables2. »
Face à cette rupture, selon lui, du lien social, Paul Volcker se
transformait en saint Georges tentant de terrasser le dragon. Que
déclarait-il à Barack Obama, devant une assistance médusée, dans le
bureau ovale de la Maison-Blanche ? « Pendant toutes ces années,
les dirigeants de Wall Street n’ont été que des marchands de dette.
Vous devez planter votre lance au cœur de ces types. »

Mais, au fil des mois, son influence auprès du président


américain commença à décroître. Face à un Obama partisan, selon
ses mots, « de ne pas nuire aux banques et au secteur financier », il
incarnait une position trop radicale. Lui estimait que l’État devait
restaurer la confiance envers l’opinion en sévissant à l’encontre des
banques aux dérives les plus scandaleuses ; à l’inverse, Geithner
prônait la confiance, mais uniquement celle que les banques
devaient retrouver vis-à-vis d’elles-mêmes, en se voyant octroyer des
milliers de milliards de dollars par un État bienveillant et muet, ne
posant pas de questions et ne formulant aucune condition.

Outre les innombrables largesses financières dont elles


bénéficiaient, on découvrit alors que la Fed payait des intérêts sur
les réserves que les banques avaient en dépôt chez elle. Un nouveau
cadeau qui incitait ces dernières à garder l’argent au lieu de le
prêter et qui constituait le plus sûr moyen de neutraliser le
redémarrage du crédit.
Mais cette relance du crédit permettant à l’économie réelle de
fonctionner à nouveau normalement n’était qu’un leurre, un faux-
semblant. En 2014, Ben Bernanke, homme prudent et convenu,
confia en petit comité que de nombreux secteurs d’activité, dont
celui de l’automobile, avaient sollicité l’aide de la Fed pour affronter
la crise, mais que lui-même avait décidé de limiter l’intervention de
la Federal Reserve au seul secteur financier.
Un aveu imprudent, ou cynique, qui offrait une compréhension
accrue des deux événements hautement symboliques qui
s’entrecroisèrent au même moment à Washington.

« Je vous protège »
Le 27 mars 2009, Rick Wagoner, PDG du géant de l’automobile
General Motors, en difficulté, fut reçu au ministère du Trésor par un
collaborateur de Geithner. Qui lui annonça qu’il devait
immédiatement quitter ses fonctions pour que la mise en application
du plan de restructuration de GM et Chrysler devienne effective.
Pour la première fois dans l’Histoire, un président-directeur général
était démissionné par un chef de l’exécutif.
GM et Chrysler employaient à eux deux plus de 500 000 salariés,
et l’administration démocrate subordonnait l’octroi de 50 milliards
de dollars à un plan drastique de restructuration. Cette éviction
aurait moins choqué si elle n’avait pas révélé à quel point il existait
deux poids, deux mesures.
Car, au même moment, les patrons des treize plus grandes
banques du pays attendaient dans l’antichambre de l’aile ouest de la
Maison-Blanche. Lorsque Obama les rejoignit, ils s’assirent avec lui
autour d’une table d’acajou, dans la State Dressing Room, sous un
portrait de Lincoln.
Selon les confidences d’une des personnalités présentes,
« Geithner, au cours des jours précédents, nous avait rassurés, mais
Obama nous a tout de même surpris en déclarant d’emblée : “Je ne
suis pas là pour vous pourchasser, je vous protège de la colère du
peuple et des élus, mais vous devez faire une concession sur ces
3
histoires de rémunération .” »
Face à des hommes qui ne croyaient qu’au rapport de forces,
Barack Obama venait, en deux phrases, de perdre tout crédit. Un
autre banquier présent à la réunion confia ensuite à des proches :
« Qu’il n’ait rien exigé et qu’il n’ait pas cherché à sauver la face est
l’un des comportements les plus stupides de toute l’histoire politique
moderne. »
En somme, le PDG du premier groupe automobile mondial, qui
produisait 7 millions de véhicules par an, avait été licencié comme
un domestique par un second couteau de l’administration Obama
alors même que des financiers qui avaient allumé la mèche de la
crise et recevaient des milliers de milliards de dollars sans
contrepartie étaient reçus par un président qui s’affichait comme
leur protecteur. Chacun, après cet agréable intermède
washingtonien, regagna son bureau new-yorkais, pendant que le
PDG de General Motors, lui, se préparait à déménager le sien à
Detroit.
Pendant les longs mois où la crise resta à son paroxysme, le rôle
d’Obama fut moins de diriger le pays que d’avaler les couleuvres
successives que lui infligeait le secteur financier. Les banquiers reçus
à la Maison-Blanche n’avaient pas fait le moindre geste de
conciliation, espéré par le président ; pire, selon un observateur,
« ils avaient encore gonflé le montant des bonus qu’ils
s’attribuèrent ».
Ces hommes témoignaient tous d’une indifférence cupide face à
la gravité de la situation. Et le président des États-Unis, lui,
découvrait l’étendue de son impuissance.

La menace d’AIG
En mars 2009 toujours, les dirigeants de l’assureur en faillite AIG
annoncèrent le versement de 165 millions de dollars de bonus. Les
responsables finançaient les primes qu’ils s’octroyaient en piochant
dans les 182 milliards de dollars d’aide fédérale injectés pour les
sauver. Choqué, Barack Obama réagit alors en qualifiant AIG de
« firme qui s’est retrouvée elle-même en détresse financière en
raison de ses imprudences et de sa rapacité ». Et d’ajouter : « Il est
difficile de comprendre que des traders de dérivés puissent justifier
de ces bonus », précisant : « J’ai demandé à Tim Geithner d’explorer
toutes les voies légales pour bloquer le versement de ces bonus. »
Mais le ministre des Finances n’avait aucune intention
d’obtempérer ; l’assureur déclara de son côté qu’il n’existait pas de
recours légal, l’examen des contrats révélant qu’AIG était tenu de
verser ces bonus et qu’un refus entraînerait des poursuites et un coût
financier plus important. Obama fut même désavoué par son
principal conseiller économique, Larry Summers, qui déclara sur la
chaîne de télévision CBS : « Nous ne sommes pas un pays où les
contrats sont soudain abrogés bon gré mal gré. »
Trois mois après son entrée en fonctions, l’autorité présidentielle
était donc au mieux ignorée, au pire bafouée par ses principaux
collaborateurs économiques et financiers. Geithner, au ministère des
Finances, avait accepté la version d’AIG et n’avait même pas
demandé que son administration consulte ces contrats et effectue
une contre-expertise.
Les 165 millions de dollars de bonus étaient destinés à 360
personnes, toutes décidées à engager des poursuites en cas de non-
versement. Et la plupart des bénéficiaires, déjà considérablement
enrichis, appartenaient à la filiale londonienne d’AIG, qui avait
fabriqué et vendu les dérivés à l’origine des pertes colossales
essuyées par l’assureur.

Peu après cette affaire, dans la salle de presse de la Maison-


Blanche, un échange entre le journaliste d’ABC Jake Trapper et le
porte-parole d’Obama Robert Gibbs attesta du malaise de l’exécutif4.
— Vos gars, déclaraient le journaliste, ont découvert ces bonus la
semaine dernière ?
— Je pense que c’est vrai, répondit Gibbs, en me basant sur ce
que je lis dans les journaux.
— Mais vous aviez donné de l’argent à AIG, 30 milliards de
dollars supplémentaires en provenance des contribuables, deux ou
trois semaines auparavant ?
— Mmm, Mmm, répondit Gibbs.
— Pourquoi Geithner ne s’est-il pas renseigné sur ces bonus
avant de donner l’argent à AIG ?
— Je le demanderai au ministère des Finances.
On attend toujours la réponse.
Le versement des 165 millions de dollars n’interrompit même pas
les actions judiciaires à l’encontre des autorités américaines. Au
moment où ils encaissaient leur bonus, les dirigeants londoniens
d’AIG Financial Products engagèrent en effet des poursuites contre
l’État américain, qui les avait renfloués, pour réclamer un
remboursement d’impôts. De quoi révéler l’ampleur des abus,
imprudences et complicités tissées entre les acteurs du système
bancaire mondial. « Une réalité, selon la formule de Winston
Churchill, soigneusement protégée par des mensonges », et donc
cachée à la connaissance du public.
AIG Londres, dans sa plainte, soulignait que les impôts lui
reprochaient de ne pas avoir montré que « ses opérations étaient
suffisamment fondées d’un point de vue économique pour justifier
5
des avantages fiscaux ». Or elles constituaient un écheveau
complexe qu’on peut démêler en deux temps.
D’abord, le plan de sauvetage d’AIG était un trompe-l’œil destiné
à reverser, via l’assureur, une partie des sommes à des banques
comme Goldman Sachs, mais aussi, UBS, BNP Paribas, la Société
générale et le Crédit agricole. Au total, 52 milliards de dollars
provenant du plan de sauvetage seront reversés à des banques
américaines et étrangères pour éponger leurs pertes découlant de la
spéculation sur les subprimes et autres dérivés.
Ensuite, AIG et sa filiale londonienne avaient élaboré des
montages fiscaux complexes permettant à plusieurs banques, dont le
Crédit agricole en France, de payer moins d’impôts. L’une des
opérations consistait à utiliser une filiale offshore d’AIG, qui
empruntait l’argent d’une banque étrangère. En 2008, Calyon, la
banque d’affaires new-yorkaise rachetée par le Crédit agricole,
perçut 3,3 milliards de dollars financés par des plans de
renflouement d’AIG.
Dans cette course à l’évasion fiscale, les banques françaises se
situaient dans le peloton de tête. En 2008, BNP Paribas, la Société
générale et le Crédit agricole disposaient, selon une enquête publiée,
au total de 360 entités dans les paradis fiscaux. Banque populaire
était présente dans les îles Caïmans, à Malte et au Panama6. Des
chiffres non contestés qui ont encore grossi depuis.
La situation d’AIG, au début de l’année 2009, pouvait donc se
résumer à une phrase : « Grâce à l’argent des contribuables
américains, AIG remboursa ses dettes de jeu à ses partenaires assis
autour du tapis vert. »

« L’opinion ne l’accepterait pas »


La crise financière connut aussi une telle ampleur en raison d’un
déficit de gouvernance, d’une absence de volonté des autorités.
À la tête de la Fed et de la BCE, Ben Bernanke et Jean-Claude
Trichet, hommes infiniment prudents préoccupés par le souci de ne
pas déplaire, partageaient le même point de vue jusqu’à l’éclatement
du krach en 2008 : « Les bulles spéculatives n’existent pas et on ne
gâche pas une fête en l’interrompant. »
Or le rôle dévolu à ces deux banques centrales contrôlées par les
banques et le poids dont elles pesaient sans qu’existe le moindre
contrepoids démocratique empêchèrent les citoyens d’être informés
et, plus encore, de peser sur les décisions prises. D’une certaine
manière, ce début du XXIe siècle ressemblait à la fin du XIXe, où on
méprisait l’opinion. Dans le secret le plus absolu, les cadeaux faits
aux banques, comme autrefois, échappèrent à tout contrôle
démocratique.
Mais il y eut plus grave : des banques centrales, hors de tout
contrôle des États et des gouvernements, engagèrent de l’argent
public dans des opérations de renflouement du secteur financier
sans qu’aucune autorité n’exige d’elles la moindre transparence.
MM. Trichet et Bernanke, qui se préoccupaient peu de l’état des
populations livrées au chômage et à l’appauvrissement, durent donc
se montrer agacés par l’avertissement que formula, en 2009, le FMI.
Le Fonds monétaire international n’avait jamais témoigné d’une
culture de la résilience ni d’aspirations sociales très poussées, mais
le regard qu’il porta sur la situation traduisit officiellement son
inquiétude : « Un second renflouement des banques menacerait la
démocratie. L’opinion ne l’accepterait pas », dit-il.

La mythologie des tests de résistance


Pour tenter de restaurer la confiance, les États-Unis puis l’Europe
se lancèrent alors dans une autre opération de mystification : les
tests de résistance. Ces derniers devaient convaincre que les grandes
banques, minutieusement sondées et auscultées, disposaient
désormais des fonds propres nécessaires pour résister à une nouvelle
crise.
Soit. Mais ces examens scrupuleux et attentifs furent menés
conjointement aux États-Unis par la Fed et le ministère des Finances.
Qui, de l’avis général, ne disposaient pas d’experts assez compétents
et en nombre suffisant pour conduire ce genre de procédure !
Pis, les critères choisis pour ces évaluations et les actifs retenus
étaient discutables. Enfin, dans cette pseudo-partie de bras de fer,
les banques disposaient d’un avantage psychologique considérable :
le désir obsessionnel du pouvoir politique d’annoncer des nouvelles
rassurantes à l’opinion.

Résultat : pendant des mois, les résultats définitifs ne furent pas


annoncés. Pour une raison simple : les dirigeants des établissements
financiers exerçaient une pression incessante sur Tim Geithner afin
que le montant des pertes réellement découvertes soit revu à la
baisse. Ils exigèrent également que les montants de recapitalisation
envisagés soient réduits d’un trait de plume. Bank of America n’eut
plus besoin de 50 milliards, mais « seulement » de 33,9 milliards de
dollars, et les besoins de Citigroup se virent réduits de 35 à
5 milliards de dollars. De quoi afficher des données moins
stressantes pour le public.
Ce lifting effectué, les résultats définitifs furent enfin annoncés.
On apprit, le 27 mars 2009, que dix établissements allaient encore
devoir lever 74,6 milliards de dollars de fonds propres, tandis que
les réserves des neuf autres étaient considérées comme tout à fait
suffisantes pour résister à une crise. Un écran de fumée total et une
contre-vérité absolue.
Comme me le confia cet ancien dirigeant de Morgan Stanley,
« ce résultat était savoureux car tout le monde, dans le milieu, savait
que plusieurs établissements financiers évoqués étaient
7
techniquement insolvables ».

« Trop d’établissements insolvables »


Le FMI, lui, avançait des prévisions beaucoup plus pessimistes. Il
estimait que les banques américaines auraient besoin de
275 milliards de dollars de capitaux supplémentaires, d’ici à 2010,
pour assainir leurs comptes.
« Il faut se rendre à l’évidence, écrivait dès février 2009 Martin
Wolf dans le Financial Times, trop d’établissements financiers
américains sont insolvables. » Et d’ajouter : « Tout rachat d’actifs
toxiques est une façon inefficace, inutile et injuste de sauver des
établissements insuffisamment recapitalisés. »
Les plans de sauvetage, en Europe comme aux États-Unis, ne
faisaient donc qu’ajouter de la dette aux dettes et comme une idée
mal pensée est souvent celle qui a le plus de succès, le principe du
test de résistance franchit l’Atlantique et la BCE décida de
l’appliquer aux banques européennes.
À Washington cette initiative avait été un ratage,
maladroitement dissimulé. À Francfort, en 2010, ce fut une véritable
pitrerie, illustrée par le cas de Dexia.

Le fiasco Dexia
Entre 2008 et 2009, cette banque franco-belge avait été
littéralement renflouée par la Fed américaine, à hauteur de
30 milliards de dollars. Pourquoi ? Parce que pseudo-victime d’AIG !
On peut d’emblée s’interroger sur le bien-fondé d’une telle
intervention étrangère alors qu’il aurait été plus logique qu’elle
reçoive une aide émanant de la Banque de France, mais bon… Et
aussi se demander si les raisons invoquées étaient réelles. Car, si
Dexia faisait partie des nombreuses banques présentées comme des
victimes de la crise, en réalité elle l’avait aussi provoquée. Mais la
presse adhéra à cette version officielle sans émettre la moindre
réserve ni formuler la plus petite interrogation. Il est vrai que la
« communication financière et politique » avait balayé, dans la
plupart des médias, toute quête sérieuse d’information.
Or, l’exemple Dexia illustrait les trois ingrédients ayant abouti au
krach de 2008 : rapacité, incompétence et corruption. Dexia
possédait 238 milliards d’euros d’actifs douteux et s’était endettée à
plus de 97 % pour acheter ces actifs ! Beau palmarès, non ?

En plus des 30 milliards de la Fed, la banque reçut en 2008


6 milliards d’euros provenant des gouvernements français, belges et
luxembourgeois, auxquels s’ajoutèrent 4 milliards d’euros en 2011.
Sa situation était donc comparable à celle de Lehman Brothers,
qui, au moment de sa faillite, affichait une valeur nette d’environ
26 milliards de dollars, alors même que le trou dans ses comptes
approchait les 200 milliards de dollars. Lorsque l’effet de levier
pratiqué par une banque d’affaires atteint le niveau délirant de 30
contre 1, il suffit d’une baisse de 3 % de ses actifs pour qu’elle
disparaisse.
Dexia aurait dû connaître ce sort, mais elle jouissait d’un statut
privilégié. Grâce aux contribuables français et belges, elle fut
nationalisée par Paris et Bruxelles en 2008, ce qui lui permit de
franchir avec succès, en 2010, l’épreuve des tests de résistance !
Mais on a ensuite fini par admettre qu’il n’était plus possible de
cacher l’évidence : Dexia, qui avait perdu 15 milliards d’euros en
trois ans, malgré un nouveau renflouement de 5,5 milliards en 2012,
n’était plus une banque, mais une vaste poubelle où s’entassaient les
plus toxiques de tous les crédits conçus par l’avidité humaine. Les
fameux tests n’avaient pas vu que le bateau était vermoulu et
sombrait.
Une loi pro-banque… socialiste
Pendant des années, Dexia avait endetté les collectivités locales
françaises en leur accordant des emprunts toxiques dont les taux
d’intérêt étaient libellés en devises étrangères ou en matières
premières. Ces taux grimpèrent en flèche, imposant des niveaux de
remboursement intolérables à ces collectivités, puisque certains
dépasseront les 10 %. Plusieurs conseils généraux, municipalités et
régions gagnèrent avec succès des actions en justice. Jusqu’en
juillet 2014, au moment où le Conseil constitutionnel valida une loi
présentée par le gouvernement socialiste et protégeant les banques
de tels recours. Un établissement financier ne pouvait plus être
condamné pour ne pas avoir mentionné le taux effectif global (TEG)
mesurant le taux du crédit, ainsi que la durée réelle, dans les
documents rédigés pour ses clients.
Comme l’a déclaré, avec « clairvoyance », Michel Sapin, ministre
des Finances d’un gouvernement français initialement socialiste, le
gouvernement aime la « bonne finance ». À croire que, dans les
méandres de son esprit, Dexia devait encore probablement en faire
partie. En réalité, les autorités, en faisant voter cette mesure
arbitraire, cherchèrent à éviter l’éclatement d’un nouveau scandale
de 19 milliards d’euros.
Avec la déconfiture de Dexia, l’État français devint actionnaire à
75 % de la SFIL, la société de financement local qui avait repris
l’essentiel des actifs français de la banque. Or les pouvoirs publics
redoutaient de devoir renflouer une nouvelle fois cet établissement,
pourtant quasi en état de mort clinique, avec une avalanche de
procès à la clé, à coup sûr perdus. Il faut dire qu’on estimait à près
de 19 milliards d’euros le montant des dérivés toxiques de cette
entité. Mais l’ensemble du secteur bancaire put remercier cet
établissement et ses lobbyistes, à la manœuvre depuis plusieurs
mois : une nouvelle fois, le pouvoir politique avait ployé – ou plutôt
plié – devant les pressions du secteur financier.

L’économiste iconoclaste et ancien financier Paul Jorion souligna


avec justesse que le projet de loi adopté constituait « une véritable
escroquerie qui transformait les collectivités locales emprunteuses
en assureurs des banques, les couvrant pour des risques de change
ou de taux8 ». De fait, les banques devenaient judiciairement
intouchables, grâce à cette amnistie inqualifiable adoptée par les
autorités, ou plutôt par des hommes ayant abdiqué aussi bien
autorité que sens des responsabilités.

Des élites opportunistes jusqu’au bout


Mais le scandale Dexia n’était pas total. Il lui manquait la touche
de cupidité feutrée qui caractérise les élites opportunistes de notre
République.
En trois ans, les effectifs de cet établissement avaient fondu,
passant de 22 000 à 1 300 personnes. Dexia, à la fin de l’année
2014, n’était plus qu’une entité en voie de disparition, un fantôme
de banque dont les deux activités restaient le creusement de ses
pertes et… l’augmentation des rémunérations de ses dirigeants !
Durant les trois derniers mois de 2014, l’établissement avait
encore perdu 166 millions d’euros, mais les salaires de ses
responsables, eux, avaient bondi de 30 % depuis le début de l’année.
Le patron, Karel De Boeck, émargeait déjà à 600 000 euros, et le
directeur financier, le responsable des risques et le secrétaire général
virent leur rémunération passer de 340 000 à 450 000 euros
annuels.
Dexia n’était plus une banque, mais une sinécure où l’on ne se
gavait pas de crédits toxiques mais de séminaires opulents, comme
celui qui regroupa soixante-dix cadres dans un luxueux château de
l’Oise. 20 000 euros au total, pour une nuit en pension complète,
afin d’échanger sur la « stratégie » de l’établissement. N’était-ce pas
aussi incongru que de préparer un cul-de-jatte à une épreuve du
100-mètres ?
Chapitre 8
Le pigeon

L’ampleur du krach et ses conséquences incitèrent les États


occidentaux à mettre rapidement en place un filet de protection
suffisamment solide pour résister aux coups de boutoir de la crise.
Malheureusement pour les citoyens directement touchés, ce filet de
sécurité concernait seulement les banques. Plus l’inégalité
s’accentuait et moins l’État semblait disposé à la corriger.
Les établissements financiers, seuls bénéficiaires de la
spéculation prédatrice à laquelle ils s’étaient livrés durant des
années, allaient réussir une manipulation encore plus magistrale :
empocher deux fois l’argent des contribuables. Ainsi, après avoir
obtenu que l’État renfloue leurs pertes, ils réussirent à leur faire
payer le montant, énorme, des CDS et autres crédits dérivés pourris
dus aux banques qui les détenaient ! Pour renflouer les fautifs qui
allaient créer des millions de chômeurs et de pauvres, on
augmenterait les impôts des plus modestes ! Un tour de passe-passe
aussi magistral que choquant !
Cet usage « judicieux » de l’argent public survint alors même
qu’au plus fort de la récession de 2008 aux États-Unis 1 million de
personnes présentaient leur candidature aux 50 000 postes proposés
par McDonald’s.
Le chômage des deux côtés de l’Atlantique flirtait avec ses
niveaux les plus élevés et les emplois à bas salaires atteignaient plus
de 60 % du total, dont 20 % étaient temporaires ! En vérité, partout
dans le monde les gouvernements mirent tout en œuvre pour sauver
le soldat Finance en mettant plus encore la tête sous l’eau aux
chômeurs et aux classes moyennes.

Une crise financière devenue humaine


La crise de 2008 amplifia deux tendances extrêmement
inquiétantes : l’accroissement rapide des pertes d’emploi et l’absence
de création de nouveaux postes de travail. Durant les six premiers
mois de cette année-là, quand elle quitta la planète finance pour
gagner l’économie réelle, 82 % des emplois supprimés touchèrent les
hommes. Pour une raison simple : une femme coûte 20 % moins
cher et, en période sensible, c’est un critère essentiel pour la garder
aux yeux de nombreux chefs d’entreprise. Ce qui affaiblit plus que
jamais le système et les familles.

Louis Uchitelle, l’un des meilleurs journalistes économiques du


New York Times, a enquêté sur les conséquences d’un licenciement
auprès de ceux qui en sont frappés. Et il a constaté combien la
fermeture d’une entreprise fait disparaître un énorme montant de
capital humain et aussi le fait que pratiquement aucune victime ne
retrouvera un emploi aussi bien payé. De plus, les licenciements ne
renforcent jamais les compagnies qui les pratiquent, mais poussent
ceux qui en sont victimes vers une rapide descente aux enfers. Une
situation à ses yeux bien pire en 2008-2009 que celle des chômeurs
de la Grande Dépression des années 1930, qui, eux retrouvèrent
ensuite un travail sûr et correctement payé. Un temps qui ne
reviendra jamais pour les licenciés d’aujourd’hui, tant les emplois
sont durablement détruits1.

Or aucun dirigeant occidental, pendant ou après 2008, n’a osé


déclarer coupable le secteur financier, qu’il s’agisse d’Obama,
Sarkozy, Zapatero en Espagne, Monti ou Berlusconi en Italie. Une
lourde faute qui incita la majorité de l’opinion à considérer que
certains pouvaient aisément s’exonérer de leurs outrances et
n’avaient aucun compte à rendre.
Un constat d’autant plus amer que la contribution des banques à
la prospérité de la société apparaissait alors objectivement négative.
Les banques ne produisaient aucun bien et n’irriguaient plus
l’économie. 2008 instaura dans les populations européennes et
américaines des poches croissantes de pauvreté durable. Et un
sentiment de colère tout aussi durable.

Un système véritablement injuste


En Amérique du Nord, un Américain sur six vivait au lendemain
du krach dans la pauvreté, tout comme un enfant sur quatre. Le
déclassement et la misère sociale touchèrent de manière croissante
la France, tandis que l’Espagne et la Grèce, sacrifiées aux intérêts
des banques, comme je l’expliquerai plus loin, virent plus du quart
de leur population plonger dans la pauvreté et la moitié de leur
jeunesse condamnée au chômage. Des situations dramatiques
toujours d’actualité en 2015.
Or, si tous les États renflouaient leurs banques sans hésiter,
beaucoup rechignaient à prolonger les allocations-chômage. Les
citoyens découvrirent avec colère que le système économique et
financier qui régissait leur vie n’était pas seulement inefficace et
instable, mais véritablement injuste. Un grand nombre d’entre eux,
victimes de la crise, virent se dresser le spectre du chômage et de la
ruine, alors que les financiers responsables de ce jeu de massacre
bénéficiaient, eux, de revenus indécents.

Chômage massif contre bonus indécents


Mentir en manipulant le sens des mots étant devenu, pour les
banquiers, une véritable stratégie, les polémiques sur leurs salaires
ou bonus (de plus en plus nombreuses depuis 2008) virent leur
communication évoluer. Les hauts revenus qu’ils perçoivent ont été
qualifiés de « salaires d’incitation », ayant l’étrange caractéristique
de rester anormalement élevés, que les bilans annuels soient bons ou
mauvais. Mieux : afin de caractériser les bonus indécents octroyés
au lendemain du krach de 2008, on glissa du mensonge à la
provocation. Ils furent, en effet, présentés comme des « primes de
résultats » !
Pour justifier le versement de 165 millions de dollars de bonus à
300 personnes, alors que son groupe venait d’être renfloué par l’État
à hauteur de 182 milliards de dollars, le président d’AIG, Edward
Liddy, avança ainsi l’argument repris depuis par tous ses collègues
banquiers, européens ou nord-américains : « Nous ne pouvons pas
attirer et retenir les meilleurs et les plus brillants talents si les
employés croient que les dédommagements qu’ils recevraient
seraient sujets à des ajustements continus et arbitraires de la part du
ministère des Finances. »

1 700 lobbyistes à Bruxelles


Autrement dit, payer sans discuter, avec l’argent des
contribuables, les brillants talents ayant conduit leurs établissements
et l’économie mondiale à la faillite permettait de dissimuler le plus
scabreux : les gouvernements n’avaient pas renfloué le secteur
financier, ils le subventionnaient littéralement grâce aux multiples
aides directes ou dissimulées qu’ils leur octroyaient. Une rétention
efficace de l’information.
L’homme qui me fait face dans cette brasserie bruxelloise occupe
un poste important au sein de la Commission européenne et suit les
affaires bancaires depuis 2008. « Le secteur financier peut compter
sur plus de 1 700 lobbyistes qui travaillent pour lui, uniquement à
Bruxelles, confie-t-il, même si beaucoup, évidemment, n’y résident
pas. Aucun autre secteur d’activité ne dispose d’une telle influence
et d’une telle capacité de parasitage des décisions communautaires.
Sachez que la spéculation a repris de plus belle après les
renflouements massifs effectués en 2008, mais qu’aucune mention
ou critique publique n’en a été faite. Nous avons mis en cause
l’absence de contrôle des fonds accordés aux banques ; on nous a
rétorqué que ceci relevait de la compétence de la BCE et que nous
n’avions pas à interférer. Ces problèmes, ces pressions, ces fins de
non-recevoir, nos homologues américains les ont également
affrontés quand ils ont évalué les centaines de milliards injectés sans
le moindre droit de regard dans les bilans des banques. Quelle
situation insensée que celle où l’on observe une étroite
interconnexion entre le renflouement des banques par les États et le
retour en force d’une spéculation effrénée, mais soigneusement
2
soustraite aux regards . »

La rigueur et l’austérité… Sauf pour


eux !
Avant 2008, les pays occidentaux évoluaient dans un système
déconcertant, dominé par une croissance dépourvue de création
d’emploi. Le choc survenu accéléra cette évolution où les progrès
techniques et les délocalisations se conjuguèrent pour assécher un
marché de l’emploi devenu de plus en plus précaire.
Or, avec une impudeur inouïe, la stratégie exposée par les
banquiers face au désastre qu’ils avaient provoqué tenait en deux
mots : la rigueur et l’austérité (sauf pour eux, bien entendu !). Ils
prônaient la baisse des salaires et celle des budgets afin de réduire
les déficits et retrouver la prospérité, mais désiraient plus que jamais
se goberger de bonus et de dividendes. Et ce alors que des
projections révélaient que les sommes englouties dans les plans de
sauvetage avaient endetté l’Occident pour près d’un siècle et
plusieurs générations. En France, les ménages de la classe moyenne
n’ont-ils pas perdu du pouvoir d’achat depuis la crise ? L’investisseur
multimilliardaire Warren Buffett, adepte du parler franc, a déclaré
d’un ton amusé : « Bien sûr qu’il existe une lutte des classes, et c’est
la mienne qui a gagné. »

Les plans d’austérité entrés en vigueur ont restreint la liberté de


populations ployant déjà sous le fardeau des prélèvements opérés
durant la crise. Si bien qu’aujourd’hui le clivage ne se situe plus
entre pays riches et pays pauvres mais entre une minorité détentrice
de toutes les opportunités et l’immense majorité sous-informée et
sans pouvoir.
Un phénomène inédit s’est superposé à ce constat. Ceux qui
détiennent la richesse et le pouvoir sont désormais essentiellement
ceux qui créent, possèdent et manipulent de l’immatériel, qu’il
s’agisse de Google, Facebook ou Twitter, pour l’information, ou des
banques, avec les produits dérivés et autres outils financiers. Ce qui
constitue une révolution fondamentale du système ! Une de plus…
et forcément, là encore, pour le bien commun.

Une rupture du lien de confiance


Après 2008, nombre de questions essentielles demeurèrent sans
réponse, liées à la faiblesse de la gouvernance telle qu’elle s’exerçait
en Europe et aux États-Unis. Dont celle-ci : pourquoi, à l’exception
des autorités britanniques ayant nationalisé un certain nombre
d’établissements aux excès révoltants, aucun responsable n’a-t-il osé
faire supporter aux banques au moins les coûts directs de leur
remise à flot ? Parce qu’elles affirmaient que de telles mesures
auraient compromis leur reprise ? Ces réponses, risibles et cyniques,
furent entendues par les autorités, hélas.
Pis encore : en théorie, les banques généreusement renflouées
devaient utiliser cet argent pour prêter, financer les entreprises, et
notamment les projets des PME. Eh bien, elles préférèrent garder cet
argent pour reconstituer leurs fonds ou se lancer dans de nouvelles
opérations douteuses et spéculatives, tout en prétendant qu’elles ne
prêtaient pas en raison de la récession ayant fait disparaître toutes
les bonnes opportunités de prêt. Bref, ce fut : « Prends l’oseille, tire-
toi » et ne retiens aucun argument.

Nous avons donc, désormais, le recul suffisant pour constater à


quel point 2008 marqua la rupture, peut-être irrémédiable, du lien
de confiance censé unir dirigeants politiques et citoyens.
Tous les ingrédients d’un désaveu étaient réunis : explosion du
chômage, baisse de la production, choix de l’austérité et impunité
dont bénéficiaient les banques depuis 2008. Les politiques
d’austérité furent pratiquées avec le même aveuglement que les
saignées des médecins caricaturés par Molière.

La faillite d’Obama
Plus que tout autre, Barack Obama paraît l’illustration de ce
désaveu, objet d’un double rejet assez rare. Celui d’une part
croissante de l’opinion, bien sûr, mais aussi des financiers qu’il avait
pourtant choyés. Comme le confia Paul Volcker : « Être élu Président
n’est pas tout, encore faut-il être capable de faire preuve de
3
leadership . » Or, aux yeux de tous, Obama en a singulièrement
manqué.
En septembre 2009, six mois après avoir rassuré les banquiers
reçus à la Maison-Blanche, le président américain prit la parole au
Federal Hall, temple néoclassique situé face à Wall Street où George
Washington prêta serment comme président. Eh bien, preuve qu’en
peu de temps la parole présidentielle s’était démonétisée, les
dirigeants des grands établissements financiers lui infligèrent un
véritable camouflet. Alors que leurs bureaux étaient situés à
quelques centaines de mètres du lieu de l’allocution présidentielle,
ils ne firent même pas l’effort de se déplacer. Et pour cause : sûrs de
leur impunité, ils baignaient dans la satisfaction et le mépris. Mépris
pour sa mollesse passée et présente et satisfaction des immenses
avantages qu’elle leur apportait.
Après ce discours, un banquier – dont l’établissement avait reçu
des dizaines de milliards de dollars d’aide publique – confia
d’ailleurs à des proches collaborateurs : « Si ce gouvernement
s’imagine que les banques vont recommencer à prêter à l’Amérique,
il rêve totalement. Nous trouverons d’autres opportunités, des pays
non régulés, par exemple, pour dégager de gros profits. Mais ce
4
pays, c’est fini . »
Un propos d’un cynisme inouï, témoignant d’une « émouvante »
reconnaissance envers les efforts déployés et les sommes injectées.
Un propos, surtout, qui résumait mieux qu’une longue enquête l’état
d’esprit de ces hommes, mélange d’opportunisme et d’indifférence.
Et pendant ce temps-là, les classes modestes se paupérisaient, les
classes moyennes s’appauvrissaient…

Méprisé par les banquiers, Obama suscita parallèlement une


déception croissante au sein de la population américaine. Les
hommes dont il s’était entouré, Tim Geithner en premier, firent
l’objet de violentes critiques. « Pourquoi des types comme lui sont-
ils toujours là ? » pouvait-on entendre : ou encore : « Vont-ils nous
faire souffrir encore longtemps ? »
Mais le choix des hommes n’était pas le pire des griefs adressés
au président américain. Désormais, les banques « criminalisaient le
crédit » en demandant l’aide de l’État (qui les avait largement
renflouées) pour expulser de leurs habitations ceux qui étaient leurs
victimes ; un arsenal juridique à la disposition d’Obama, permettant
d’éviter, de retarder, voire d’entraver ces saisies et les processus
engagés existait. Auquel le président refusa catégoriquement de
recourir. Des expulsions massives se déroulèrent à travers le pays,
sans qu’il réagisse. L’homme, porteur de grandes espérances,
rechignait au moindre geste. Et ce alors même que 50 milliards
pouvaient permettre d’élaborer un plan de sauvetage des crédits
hypothécaires à risque et épargner nombre de drames humains.
Mais Obama n’en utilisa que 3,4 milliards, cédant à la pression des
5
banques .

Incohérences
L’excès de risque chez les banquiers, selon une observation
judicieuse, « permet de maximiser les profits personnels les bonnes
années, de faire supporter les pertes aux actionnaires les mauvaises,
et au contribuable les très mauvaises ». Dans ce dernier cas de
figure, le président américain se révéla un allié précieux, puisque
son administration s’opposa même à certains États de l’Union, tel le
Massachusetts, désireux de demander des comptes aux banques.
Obama montra en fait une capacité peu commune à vendre une
vérité totalement opposée à la réalité. De son action comme de l’état
des lieux.
Medicare en offrit une autre preuve. Dans ce projet, alors que
l’État devenait le plus gros acheteur de médicaments du pays, le
gouvernement refusa de négocier des rabais sur le prix des produits
avec les laboratoires pharmaceutiques, offrant à des groupes déjà
riches et puissants une véritable rente, un cadeau de 500 millions de
dollars sur dix ans. Comprenne qui pourra.
L’embrouille
L’ignorance des clients avait permis aux banques de spéculer,
frauder et gagner des fortunes à leur détriment. Pis, les plus fragiles
et les moins informés s’étaient vu offrir des prêts qu’ils ne
pourraient jamais rembourser, alors que leur crédit n’était qu’une
matière première transformée en titres hautement rentables. Tout
était vérolé.
L’un des établissements les plus impliqués, Bank of America,
utilisait un mot-code extrêmement significatif pour définir ces
programmes de subprimes et crédits immobiliers non contrôlés :
l’« embrouille ». Un nom sacrément bien trouvé et d’un cynisme
édifiant. Mais, face à cette embrouille, au final le président
américain se révéla impuissant, voire peu désireux de la dénouer et
de l’empêcher, ne protégeant pas ceux qui avaient cru en lui.
En janvier 2015, le grand écrivain Russell Banks, qui lui avait
apporté son soutien, confia avec amertume : « À croire que ce boulot
l’a écrasé, transformé en porte-parole officiel de la classe dirigeante
politique et financière. Il paraît dénué de toute sincérité, de toute
authenticité. »

Vendre une histoire fausse


Pour faire passer la pilule et calmer les esprits tout en
dissimulant les causes réelles de la crise, il fallut vendre un discours
cohérent à l’opinion, quitte à l’enfumer. En Europe comme aux
États-Unis, le secteur financier élabora un double écran de
désinformation, extrêmement efficace. Reposant sur le verrouillage
de l’information et la parole d’« experts » bien orientés très prisés
des plateaux de télévision. Estampillés « économistes », le plus
souvent donnant des cours dans les universités et des « conseils »
dans les banques où ils émargent comme consultants.
Avant 2008, la majorité du public ignorait l’ampleur de la
catastrophe à venir. Dans les mois et les années qui suivirent,
responsables politiques et financiers adoptèrent une stratégie
commune : s’agiter, laisser croire qu’ils travaillaient à la recherche
de solutions, alors que rien n’avançait et qu’il s’agissait de cacher
l’absence de résultats et leur volonté de ne rien régler. Nous étions
entrés dans un monde où il fallait dissimuler que le fonctionnement
des banques s’avérait inavouable.
Redevenues, dès 2009, des instruments de spéculation, elles
considéraient en effet les clients comme une entrave aux profits
rapides et importants. Prêter à des entreprises se révélait le dernier
de leurs soucis… mais ces mêmes établissements poursuivaient en
justice ceux qu’ils avaient ruinés.
Pis. Si, lors du krach de 2008, de nombreuses voix s’élevèrent
pour souligner que la finance menaçait l’économie, rapidement elles
prêchèrent dans le désert, les marchés retrouvant au fil des mois une
puissance accrue, au point d’étouffer une économie dont ils se
désintéressent et de prendre en otages le pouvoir politique comme
les banques centrales et les consommateurs contribuables. Le
communisme des riches marqués par un soutien sans faille de l’État
s’est mis en marche.

De véritables pillages
Les politiques ayant favorisé la finance au détriment des autres
composantes de la société en osant leur aménager un cadre
juridique favorable tentèrent de s’exonérer, mal à l’aise, de cette
évidence : ils n’auraient pas dû – et ne devraient pas – être des
spectateurs incompétents ou ignorants, alors que seul un État a le
pouvoir de contrôler les mouvements d’argent. Mais nos démocraties
fonctionnaient mal, et ne vont pas mieux depuis.

Un exemple ? Aux États-Unis, nombre de retraités ayant placé


leur épargne en bons d’État constatèrent que leurs revenus avaient
disparu, leur argent, soigneusement siphonné, ayant transité par des
circuits étatiques pour se voir réattribué aux banques. Des situations
choquantes et inédites qui accentuèrent l’inégalité et la pauvreté. La
création, l’utilisation massive de crédits dérivés, tout comme les
commissions abusives prélevées sur les cartes de crédit, avaient
souligné à quel point les banques exploitaient le reste de la société
et transféraient les risques sur les contribuables, y compris les plus
fragiles. La dérive perdurait avec l’aval des autorités.
Dans cette course au cynisme, les agences de notations – qui
avaient fabriqué des faux pendant des années – usèrent de menaces
concertées contre plusieurs États américains (dont celui de Géorgie)
parce qu’ils voulaient faire appliquer une loi, adoptée en 2002,
protégeant les consommateurs de prêts immobiliers. Quant aux
propriétaires en difficulté, alors qu’ils auraient pu et dû être aidés
par les États sans que cela coûte un euro ou un dollar au
contribuable, on ne vint pas les secourir. La « finance » fut toujours
préservée au détriment des citoyens. Comme le nota un observateur,
« aujourd’hui on pénalise une entreprise qui pollue mais en aucune
façon les banques, qui, avec les crédits toxiques, ont pollué encore
plus gravement l’économie mondiale et le bien-être des
travailleurs ».
« Nous n’estimons pas inutile de nous souvenir, estima de son
côté Neil Postman dans son livre sur le rôle des médias ; on nous
rend même incapables de nous souvenir, ce qui garantit l’impunité,
puisque les leçons du passé ne sont pas tirées6. »

Au final, quel constat faire ? Celui d’un changement d’ère. Nous


n’avons pas vécu un simple krach en 2008, mais une transformation
radicale du monde, dominé par une financiarisation de tous les
secteurs de l’économie et de la société. Avec, parallèlement, le
chômage et les saisies immobilières en pleine explosion alors même
que l’économie mondiale, elle, s’est appauvrie.

Asphyxiés
Depuis 2008, le krach lié aux banques et le renflouement
indécent de celles-ci, tous les États occidentaux ploient sous
l’accroissement des dettes publiques (plus de 2 000 milliards d’euros
en France). Mais pas une voix ne rappelle le poids financier de la
crise d’il y a sept ans dans cette explosion de l’endettement, ne
souligne pourtant que le soutien aux banques, au plus fort de la
crise, atteignit 13 % du PNB de l’Union européenne !
Personne ne prend conscience qu’entre octobre 2008 et
octobre 2011, la Commission européenne, dans la plus grande
discrétion, a approuvé une aide d’État et des mesures de soutien aux
établissements financiers s’élevant à 4 500 milliards d’euros, soit
37 % du PNB européen, soit quasi la moitié de la richesse totale de
l’Europe.
Dès lors, pas étonnant que les contribuables et les États se
retrouvent littéralement à genoux, asphyxiés. Le secteur financier a
suscité dans chaque pays des séismes d’une ampleur inégalée. Car, à
l’endettement abyssal conjugué à l’effondrement des budgets
nationaux, se sont ajoutés des plans de relance de plus en plus
coûteux, des indemnités-chômage aux montants en hausse
vertigineuse, un effondrement drastique des recettes fiscales.
L’Europe elle-même s’est retrouvée dans une impasse où
l’explosion des dettes publiques a rendu impossible le financement
des budgets. Des secteurs comme la santé, l’éducation ont été
littéralement sacrifiés dans de nombreux pays, comme la recherche
fondamentale, alors que les progrès médicaux, scientifiques, dans un
pays comme la France, découlent de la recherche alimentée par des
fonds publics.

En 2015, nous vivons donc dans une réalité scandaleuse : la


finance a imposé sa loi et modelé nos systèmes pour en retirer le
maximum d’avantages. Et les systèmes ne se sont pas révoltés, mais
adaptés au nom d’un discours global faux et comme s’il n’y avait
qu’une solution. On a fait payer aux populations les fautes des
banques qui puisaient dans les fonds de leurs clients. Ceux-ci ont
casqué deux fois : quand ils ont perdu leurs mises dilapidées par les
organismes financiers intolérants et, après la crise, en payant plus
d’impôts, subissant le chômage, etc. Tandis que les dirigeants des
banques, eux, continuaient à se verser de gros bonus. Quel monde !
Résultat : en 2015, il continue d’être plus avantageux pour les
banques d’investir dans des titres de dettes souveraines étrangères
que dans des prêts à l’économie de leurs pays, parce qu’elles
considèrent que le ratio de solvabilité est plus grand. Cela signifie
qu’elles n’accordent plus aucun avenir aux pays qu’elles ont ruinés
ni à leurs habitants, ces pigeons sans aucun droit qui les ont
pourtant sauvées. Elles sont tout simplement malhonnêtes, cyniques
et amorales !
Chapitre 9
Les Incorruptibles

Les digues de protection sont parfois simples à ériger. Il aurait


suffi de deux vertus – le courage et l’honnêteté – pour neutraliser
cette crise et endiguer ses excès.
Hélas, les dirigeants européens et américains ont préféré fermer
les yeux, laisser les banques se livrer aux pires excès (dont le trucage
de leurs comptabilités).
Ils ont accepté sans discuter d’injecter des sommes folles sous
l’argument fallacieux que ces « banques étaient trop grosses pour
faire faillite », et continuent de subventionner ou d’apporter la
garantie des États qu’ils dirigent à ce secteur, tout aussi néfaste au
monde que l’industrie chimique qui pollue lacs, rivières et zones
habitées.
Les responsables politiques n’ont pas renoncé, ils ont failli. Ils
n’ont pas sauvé les banques, ils les ont subventionnées ! Avec un
argument – ces plans de financement constituaient la seule option
pour préserver l’économie – totalement fallacieux. Car l’argent a
uniquement permis aux établissements bancaires de se recapitaliser,
de relancer leur activité de spéculation et de trading, de s’octroyer
des bonus conséquents. Le secteur financier n’a pas connu et ne
connaît toujours pas la crise qu’il a, pourtant, provoquée.
Face à un tel naufrage, il est important de rappeler que quelques
voix, trop isolées, ont fait preuve de courage et d’honnêteté en tirant
les signaux d’alarme. Des voix qui, si elles avaient été relayées,
auraient pu empêcher le pire.

Des voix trop isolées


En 1998, Brooksley Born, âgée de 58 ans, avait déjà un caractère
inflexible.
Après des études de droit à l’université de Stanford, en
Californie, elle avait pris la direction de la CFTC (Commodities
Futures Trading Commission), un organisme créé en 1936 par
Roosevelt pour éviter tout risque de manipulation des marchés,
notamment de matières premières, et de spéculation de la part des
banques. Elle était en poste durant l’administration Clinton, au
moment où se profila la dérégulation souhaitée par Wall Street,
dérégulation défendue par le ministre des Finances, Robert Rubin,
son adjoint Larry Summers, ainsi qu’Alan Greenspan, président de la
Fed.
Et Brooksley Born perturba leur agenda et se révéla, pour eux,
un obstacle inattendu.

À cette époque, un fonds spéculatif appelé LTCM (Long-Term


Capital Management) venait de faire faillite. Or, lors de sa création,
quelques années auparavant, il incarnait l’extrême sophistication du
monde financier. Son fondateur, John Meriwether, s’était entouré de
deux Prix Nobel d’économie, Scholes et Merton, qui avaient
longuement travaillé sur ce futur Graal qu’étaient les produits
dérivés, tous convaincus d’avoir trouvé la martingale en utilisant le
prix des actions pour calculer la valeur de ces dérivés. LTCM, fonds
créé à partir de leur théorie, était ensuite intervenu sur les titres
obligataires et avait fourni un retour sur investissement de 40 % par
an. Une machine à rêves qui s’enraya en 1998.
Entre mai et septembre, le fonds s’effondra, perdant 6,4 milliards
de dollars et provoquant la panique sur les marchés financiers. Pour
la première fois, les dérivés reposant sur des calculs mathématiques
complexes se révélaient faillibles et dangereux.
La Fed épongea les pertes considérables du fonds. Quant à son
fondateur, lucide, il formula un constat qui aurait dû, déjà, alerter :
« Rédiger des contrats d’assurance protégeant contre les risques
d’ouragan n’augmente pas les probabilités que ceux-ci surviendront.
Sur les marchés financiers, cette règle n’est pas valable : plus il exige
de personnes rédigeant des contrats d’assurance financière et plus la
probabilité d’un désastre est grande, parce que ceux qui savent que
vous avez vendu l’assurance peuvent s’employer à faire en sorte que
le désastre se produise. » C’était précisément le scénario qui allait se
produire dix ans plus tard.

Face à cette déconfiture, Brooksley Born réagit, confia-t-elle,


« comme si une sonnerie de réveil » avait retenti. Elle découvrit,
effarée, que le fonds – qui possédait un peu moins de 100 milliards
de dollars d’actifs – détenait des contrats dérivés pour un montant
incroyable à l’époque : 1 000 milliards de dollars. Il permettait, à
partir de mises modestes, d’obtenir des effets de levier
considérables. Elle déclara donc publiquement que ces dérivés,
échappant à toute régulation, créaient un grave danger pour
l’économie et recommanda un strict contrôle de ces produits.
Évidemment, les dirigeants des grands établissements financiers
réagirent avec colère devant la menace, tandis que Rubin et
Summers, eux, furent ivres de rage d’une telle remise en cause1.
Trois jours après sa prise de position, Born reçut un appel
téléphonique de l’adjoint du ministre des Finances, Larry Summers,
qui lui précisa d’emblée que plusieurs responsables de grandes
banques étaient présents dans son bureau et s’opposaient totalement
à toute forme de régulation, conduisant, « selon eux », à une crise
économique.
« Il faut les comprendre, m’a confié, désabusé, un ancien
collaborateur de Brooksley Born. Avec ces dérivés, ils accédaient à
une nouvelle terre promise. Ces produits, développés sur une large
échelle, représentaient une gigantesque vache à lait. En réalité, le
rapport de forces, dès le début, nous était défavorable mais, seule
2
Brooksley a continué de leur tenir tête . »
Elle répliqua en effet à l’intervention-pression de Summers en
demandant publiquement que la commission qu’elle présidait puisse
étendre ses contrôles aux contrats dérivés vendus par les banques et
les brokers. Un scénario cauchemardesque pour les financiers qui,
mis en œuvre, aurait abouti à ce que ces dérivés, soumis au cadre de
la loi, reposent sur un échange réel et ne puissent plus être
transformés par Wall Street en immense bulle spéculative échappant
à toute régulation.
Robert Rubin, ministre des Finances et ancien président de
Goldman Sachs, répliqua sèchement à la proposition : « Nous nous
interrogeons sérieusement sur les compétences de cet organisme
dans ce domaine. » Au fil de la semaine, Brooksley Born se vit
totalement isolée, privée de tout soutien. Rubin, Summers et
Greenspan réclamèrent son départ. Bill Clinton se rallia à leur vue
rapidement.
Quand elle comprit que la situation était sans issue, elle choisit
(avec beaucoup d’élégance) de se retirer sans un mot. Elle entra
ensuite dans un cabinet d’avocats et ne livra jamais le moindre
commentaire sur ces événements, même lorsque la crise de 2008 lui
donna raison. « Ce fut une véritable mise à mort, m’expliqua un
témoin, elle entravait trop d’intérêts. »
Au moins, elle avait vu juste et parlé sans retenue.

Volcker balance
Paul Volcker, lui, aurait dû se retrouver dans le camp hostile à
Born. Pourtant, il fut la seule personnalité politique et financière de
premier plan à mettre en accusation les banques et à demander
qu’on prenne des mesures sévères à leur encontre. Ce géant bourru,
que son grand âge semblait avoir libéré de tout devoir de réserve,
portait un sceptre qui lui assurait légitimité et prestige : la
présidence de la Fed, entre 1979 et 1987. De fait, au moment de la
crise de 2008, il déclara : « Le nouveau système financier et ses
produits dérivés ont échoué à passer les tests du marché. »
Cette sentence définitive n’était qu’un des nombreux jugements
sévères dont il émaillait ses propos. Ses fonctions précédentes
faisaient de lui un observateur incomparable des évolutions
survenues, et notamment de la naissance de la finance moderne.
« Un monde qu’il observait, selon le journaliste Suskind, comme un
parent observe ses enfants. Enfants qui, adultes, auraient très mal
tourné3. »
Il était, de fait, étrange de voir un homme ayant si longtemps été
l’un des rouages du système s’en affranchir aussi bruyamment et
radicalement. Le système n’avait plus de prise sur lui, alors que la
Fed – qu’il avait dirigée – était désormais totalement inféodée à
Wall Street.

En 2007, ce conseiller de Barack Obama, arborant un cigare


mâchonné au coin des lèvres, ressemblait à un imprécateur,
préparant avec gourmandise les missiles verbaux qu’il allait lancer.
Mais il prodiguait au futur président des conseils précieux
qu’Obama, avec une détermination rare chez lui, était bien décidé à
ne pas suivre. Il ne voulait pas déplaire aux dirigeants de Wall
Street, que Volcker exaspérait. Certes, la politique ne se façonne pas
avec des « si » ; mais, si le chef de l’exécutif américain avait eu le
courage d’appliquer les vues de ce conseiller si atypique, là encore
le plus dramatique de la crise aurait été évité.
Que préconisait l’ancien président de la Fed ? D’assigner aux
banques leur rôle historique et traditionnel : au cœur du système,
servant les besoins de leurs clients, accueillant des dépôts, accordant
des prêts ou des conseils en investissements. Tout retour à la
stabilité, selon lui, passait par le démantèlement des mécanismes de
crédit sur lesquels reposait la fructueuse spéculation de Wall Street.
« Ces banques, disait-il, n’auraient pas à se lancer dans des hedge
funds (fonds spéculatifs) ou les fonds d’investissement, ni à gagner
leur vie sur les marchés. Elles seraient donc sous surveillance,
comme autrefois. »
Il dénonça par ailleurs, avant 2007 comme en 2008, les
rémunérations scandaleuses des dirigeants : « Lorsque des gens sont
payés des dizaines de millions pour des activités sans valeurs
sociales ou économiques réelles, voire qui ont une valeur négative,
comme l’a montré le krach, cela déchire la société à tous les
niveaux, de haut en bas… Sauf peut-être le haut. »
« Tout le monde s’en mettra plein
les poches »
Indifférent à l’argent et aux honneurs, quand Barack Obama lui
préféra Tim Geithner comme ministre des Finances, Paul Volcker
conserva sa liberté de parole. Une liberté qu’il fit bien sentir au
président en 2009.
Ce jour-là, Obama voulut évoquer avec lui les prochains tests de
résistance imaginés par Geithner, mais Volcker le coupa. « Ne me
parlez pas de ces tests », assena-t-il, catégorique. Et en quelques
phrases, il en disséqua tous les effets pervers. « Les banques mal
notées vont rechercher une aide accrue des gouvernements, tandis
que les bien notées se précipiteront sur les marchés pour lever de
nouveaux fonds qu’ils s’emploieront à faire garantir par le
gouvernement. » « Bref, tout le monde s’en mettra plein les poches »,
conclut-il devant un président médusé. Il s’attaqua ensuite au risque
systémique, « ce mot magique que les banquiers adorent utiliser
pour se protéger et se faire protéger ».
Implacable, il démonta les mécanismes de l’ingénierie financière,
mise en place depuis plusieurs années, uniquement pour fabriquer,
vendre et diffuser les dérivés douteux et risqués. Il fallait selon lui
remettre en état de marche un univers bancaire assaini, auquel on
aurait fait payer les conséquences des nombreux coups tordus dont
il s’était rendu coupable.
Une analyse cohérente qui s’acheva par une remarque à Obama,
totalement erronée en revanche : « Après tout, monsieur le
président, c’est l’homme de la rue qui vous a élu et qui sera sensible
à ces mesures. » Le président américain, lui, n’ignorait pas qu’il
fallait soigneusement dissocier ceux qui votent pour vous de ceux
qui financent vos campagnes. L’espoir d’un électeur pèse moins
lourd que l’attente de celui qui règle vos factures.

Les audaces de Warren


La troisième et dernière personne méritant d’être mentionnée
pour ses prises de position audacieuses et iconoclastes sur le monde
de la finance est Elizabeth Warren, professeur de Harvard qui attira
l’attention sur l’appauvrissement constant des classes moyennes et
leur endettement croissant.
Si, aujourd’hui, elle siège au Sénat comme représentant de l’État
du Massachusetts, son élection doit beaucoup à Barack Obama. Ou,
pour être plus exact, au refus d’Obama de la prendre à ses côtés au
sein de son administration !
L’histoire vaut d’être contée !
Depuis 2008, Elizabeth Warren dénonçait haut et fort l’emprise
usuraire des organismes financiers, cette dette dont ils se gavaient
pour la titriser et en retirer des bénéfices scandaleux au détriment
des citoyens consommateurs. Elle recommandait la création d’une
grande agence fédérale consacrée aux produits financiers grand
public, indépendante et financièrement autonome.
Des propositions chocs qui alimentèrent le débat et lui attirèrent
autant l’attention que les foudres de certains. Une telle voix, la
Maison-Blanche ne pouvait l’ignorer. Aussi, le président, après
l’avoir longuement évitée, la reçut en août 2010 et s’entretint
longuement avec elle, comme s’ils étaient de vieux amis, issus de la
même promotion à Harvard. Mais, en réalité, Elizabeth Warren,
avec ses dénonciations et son projet d’agence, constituait une sacrée
épine dans le pied d’Obama. La seule question qui le préoccupait en
vérité était de savoir si elle serait moins embarrassante au sein de
son équipe ou à l’extérieur.
Une énième fois, le chef de l’État n’eut pas à trancher : le monde
de la finance, remonté, le fit pour lui. À travers quelques
conversations avec Tim Geithner, il fit comprendre qu’une agence
au pouvoir édulcoré, placée par exemple sous la tutelle de la Fed
chargée de la vider de toute substance, ne serait pas impossible.
Mais, avec Warren à sa tête, sûrement pas. Le message fut transmis
et le souhait de Wall Street immédiatement mis à exécution.
Elizabeth Warren ne fut nommée à aucune fonction officielle et
n’eut plus jamais le privilège d’être reçue à la Maison-Blanche. Ce
qui l’incita à se présenter, avec succès, devant les électeurs et à
occuper désormais au Sénat le siège qui fut celui de Ted Kennedy
pendant plus de quarante ans.
Chapitre 10
Les affranchis

Ils sont des milliers infiltrés au cœur du système politique, aux


États-Unis comme en Europe. Leur mission : tout noyauter. Pour
diffuser la « bonne parole », passer des messages, lancer des
offensives, bref, « communiquer ». Et surtout servir les intérêts de
leurs employeurs, les banques ! Un chiffre : le lobby bancaire
américain a dépensé, en 2011, 317 millions de dollars pour
empêcher – avec succès – la mise en place d’une réforme du système
bancaire.
À Washington comme à Bruxelles, ils constituent une véritable
armée aux objectifs clairement identifiés : combattre toute tentative
de régulation, gagner à leur cause, acheter ou neutraliser le
maximum de parlementaires afin qu’ils ne votent aucune mesure
défavorable au secteur financier. Les moyens déployés sont à la
mesure de l’enjeu. Aux États-Unis, tandis que le Congrès se compose
de 100 sénateurs et 535 membres de la chambre des Représentants,
il y a en moyenne 2,5 lobbyistes pour chaque élu, soit près de
2 000 personnes. Pour lesquelles tous les moyens sont bons.
Un lobbyiste pour chaque milliard
d’euros
Selon le discours officiel, soigneusement martelé, les forces du
marché doivent être encadrées par le processus politique, ses lois,
ses réglementations et ses institutions. Une totale fiction, tant les
parlementaires, placés sous « influence » par ces lobbies, ne sont en
rien « isolés ». Désormais, au sein des parlements, à Washington
comme à Bruxelles, il n’existe plus de majorité introuvable, du
moins en ce qui concerne les enjeux financiers. Soigneusement
influencés, « filtrés », nos élus votent les mesures prises en faveur
des banques, beaucoup en étant conscients que ces dernières sont
des appuis irremplaçables pour le financement des campagnes
électorales.
À Bruxelles, 1 700 lobbyistes opèrent pour le seul secteur
bancaire. Soit, étrange symbole, un lobbyiste pour chaque milliard
d’euros de fonds publics injectés afin de sauver les banques. 1
700 milliards dépensés en pure perte, puisque les établissements
européens ne consacrent que 12 % de leurs actifs aux prêts aux
entrepreneurs, 16 % à ceux aux particuliers, plus de la moitié des
actifs restants servant à des activités sans rapport avec l’économie
réelle, autrement dit des opérations exotiques spéculatives.
Ces femmes et ces hommes travaillent avec une remarquable
efficacité afin de faire appliquer la formule du « Guépard » de
Lampedusa : « Tout changer pour que tout reste pareil. » Il serait
même plus exact d’écrire que pratiquement rien n’a changé et que
tout est resté comme avant la crise.

Quelques histoires en font foi.


Aux États-Unis, la loi qui porte le nom de Paul Volcker, et qui
aurait dû entrer en vigueur depuis un an, n’est toujours pas
appliquée. Pourquoi ? Parce qu’elle interdit aux banques de spéculer
pour leur propre compte. En somme, six ans après 2008, le poids de
la finance n’a cessé de croître, tout comme les risques qu’elle fait
courir à nouveau. Et le système n’a pas été régulé.
La manipulation la plus magistrale est certainement la rédaction,
en 2010, de la loi Dodd-Frank au Congrès américain. 2 300 pages de
mesures… destinées à être édulcorées. Sur les 350 articles
composant cette loi, 150 ont été mis en place, mais très efficacement
amendés pour devenir… totalement inopérants et inapplicables.
Quant aux 200 articles restants, tous les responsables américains
admettent qu’ils n’entreront jamais en vigueur. Bref, cette vaste
réforme, la plus ambitieuse en théorie depuis les années 1930, car
censée renforcer le contrôle des régulateurs sur des pans entiers de
la finance qui leur échappait, n’est qu’un immense leurre. Un texte
destiné à favoriser quinze grandes banques au détriment de
320 millions d’Américains.
La trajectoire de Dodd, coauteur de la loi portant son nom,
illustre l’ampleur de la collusion. Sénateur du Connecticut, il préside
la puissante commission bancaire du Sénat, se montre un défenseur
acharné des fonds spéculatifs et de placement, dont un certain
nombre ont installé leur siège dans sa circonscription.
Théoriquement garant du contrôle législatif sur les activités
financières, il est le politicien américain qui a reçu les plus
importantes donations électorales en provenance de ce secteur.
Mieux : sa femme travaille pour le géant de l’assurance AIG,
renfloué en 2008 par l’État. Mme Dodd dirige une filiale installée
aux Bermudes, considérées comme un très agréable paradis fiscal.
Conçue pour être ignorée ou tournée, la loi soigneusement
rédigée par le sénateur Dodd permet notamment aux banques de
continuer à loger leurs activités de dérivés dans leurs filiales ou
leurs « structures fantômes », si dommageables, au lieu d’être
contraintes de les céder. 90 % du marché des dérivés échappent
donc à toute réglementation. CQFD, et l’argent va toujours à
l’argent !

Bruxelles, le double langage permanent


Un témoin travaillant dans la City de Londres m’a décrit le
monde financier comme le plus opaque de tous les secteurs
d’activité, d’où ne filtre jamais la moindre parcelle de vérité.
Bruxelles en est une autre illustration, théâtre d’un double langage
permanent.
De nombreux parlementaires et responsables gouvernementaux
qui affichent en public leur désir d’instaurer plus de régulation
financière sont approchés puis tissent des liens étroits avec des
groupes de lobbyistes s’employant à défendre les banques de leurs
pays, érigées en champions nationaux. Ce qui explique sans doute
pourquoi, fin 2008, devant l’ampleur du carnage, tous les
responsables politiques avec lesquels on discutait se disaient
conscients et convaincus de la nécessité de réformes radicales visant,
en taillant dans le vif du secteur financier, à restructurer ce dernier
pour mieux le contrôler. Au fil des mois, ces propos devinrent plus
rares, jusqu’à disparaître complètement. Personne, en vérité, ne
voulait ou ne pouvait affronter le secteur bancaire, ses lobbies et ses
puissants relais.
Choyées, ignorées par la crise, les banques n’ont alors cessé de
croître en taille et en puissance et les banquiers de s’enrichir. Sur les
cinquante Américains les plus riches, douze appartiennent au
secteur financier.
Or cette puissance décuplée asphyxie les économies de pays dont
elle se désintéresse au lieu de les soutenir. Le monde, plus que
jamais, appartient aux établissements financiers, et le champ de
leurs opportunités s’élargit alors qu’il se réduit dramatiquement
pour les citoyens.

Partout les pouvoirs publics ont renfloué ces établissements, puis


ont ensuite infligé à leurs populations des politiques drastiques. La
crise a fait rogner tous les budgets : santé, éducation,
environnement, lutte contre la pauvreté ne semblent plus, faute de
moyens, faire partie des priorités des gouvernants. Bertolt Brecht
écrivait autrefois : « Quel est le plus grand crime ? Voler une banque
ou en créer une ? » La boutade est devenue réalité. Et pour les
dérives de quelques rapaces fautifs, bien identifiés et non punis, ce
sont leurs proies aujourd’hui qui paient les pots cassés.
Je vais même ajouter que les renflouements massifs effectués
depuis 2007 constituent le crime parfait. Celui qui garantit tout à la
fois l’enrichissement et l’impunité, même si l’on sait que le système
mis en place favorise naturellement l’enrichissement accru des plus
riches grâce à l’appauvrissement constant de la classe moyenne !

Des outils spéculatifs sans but ni objectif


social
Dans un monde où les changements sont si rapides et les défis à
relever colossaux, l’Europe a fait le choix d’hypothéquer son avenir
en se laissant totalement paralyser.
Elle a institué un marché unique lent et lourd. Or le krach
financier de 2008 fut d’abord celui de la vitesse, ainsi que l’écrit
Paul Virilio : « L’économie de la richesse est devenue l’économie de
la vitesse1. » Le secteur financier est le seul totalement mondialisé,
capable de transférer en un instant à l’autre bout de la planète le
produit capitaliste parfait : l’argent. Il échappe à tout contrôle et les
hommes à sa tête se livrent en toute impunité à tous les excès
puisque les banques sont devenues des outils de spéculation sans but
ni objectif social.

Pendant ce temps, l’Europe, brave fille, s’offre avec son marché


unique à la concurrence internationale tout en pratiquant une
politique interne tatillonne, qui interdit à ses États membres de
fournir à leurs industries un soutien public. Comme c’est le cas en
Chine ou aux États-Unis. L’équation terrible paralysie/rapidité
donne même aux banques une opportunité accrue. Ainsi, une
banque américaine ou européenne peut opérer dans d’autres pays de
l’Union, mais c’est au pays d’origine qu’incombe la responsabilité du
contrôle sur les filiales de cet établissement. L’inaction de l’Europe
crée donc un vide juridique favorable aux établissements bancaires
mais désastreux pour le client : des millions de citoyens d’autres
pays peuvent se retrouver ruinés, perdre toutes leurs épargnes, sans
réel recours judiciaire.

Obama ne comprend rien à rien


En mars 2009, l’économiste Martin Feldstein, l’un des visiteurs
du soir réguliers de la Maison-Blanche, brossa à Barack Obama un
tableau inquiétant : « L’économie américaine, lui dit-il, est
confrontée à un déficit de la demande d’un montant de
750 milliards de dollars. Un chiffre qui découle d’une baisse de
richesse des ménages équivalente à 12 000 milliards de dollars2. »
Son diagnostic était sans appel : la crise avait considérablement
appauvri la population et la consommation, clé de toute relance de
la croissance, était pratiquement au point mort. En toute logique,
Obama aurait dû consacrer ses priorités à relancer cette
croissance… Il choisit, à l’inverse, d’injecter de l’argent dans les
banques dirigées, dixit le Prix Nobel Paul Krugman, « par des génies
du secteur privé qui ont perdu plus de 1 000 milliards de dollars en
l’espace de quelques années. Ceci, conclut-il, me semble être une
réponse pervertie de l’administration à la crise financière ».

Deux tiers des sociétés ne paient aucun


impôt
En vérité, aujourd’hui les banques se considèrent comme des
affranchies. Fortes de leur impunité, de leur puissance, de la
croyance selon laquelle, si elles flanchaient, le monde s’écroulerait,
de la menace que cela distille et qui effraie les politiques, des
lobbies qu’elles entretiennent avec efficacité, elles se jugent au-
dessus des lois comme de la morale et de l’éthique. Leur seul
objectif : faire tout leur possible pour avoir les mains libres et agir à
leur guise. Aux États-Unis, alliées parfois à d’autres, elles ont gagné.
Qu’on en juge.
Pendant des décennies, la vie publique américaine a été rythmée
par des débats sur la nécessité de combattre les monopoles
industriels. Des lois furent adoptées, qui se révélèrent généralement
assez rapidement inopérantes parce que élus et lobbyistes
s’employaient à paralyser ces initiatives et, parallèlement, à faire
sauter des verrous juridiques afin d’octroyer à leurs clients de
nouveaux privilèges, notamment fiscaux. Motivées par le même
intérêt, banques et entreprises agissaient main dans la main. Au
détriment de l’intérêt général.

Un rapport du General Accounting Office (GAO), l’équivalent de


la Cour des comptes, révéla par exemple que près des deux tiers des
sociétés opérant aux États-Unis ne payaient aucun impôt. Parce que
des banques comme Goldman, JP Morgan et autres utilisent des
pays étrangers pratiquant une fiscalité douce et compréhensive, et
s’offrent le luxe, lorsqu’elles rapatrient ces bénéfices, de réclamer au
Trésor américain des réductions d’imposition. Or les manipulations
comptables et l’usage intensif des paradis fiscaux ne semblent guère
inquiéter l’administration américaine3. Comment ne pas se sentir
pousser des ailes !
Forte de ces exemples, l’industrie imita ces méthodes. Des géants
comme Google et Apple se sont livrés aux mêmes pratiques à
l’étranger. En théorie, les sommes échappent à l’impôt tant qu’elles
ne sont pas rapatriées aux États-Unis. En théorie seulement. La
réalité, elle, est beaucoup plus savoureuse. Ces bénéfices énormes
toujours non taxés sont, en réalité, détenus par des banques
américaines, sur le territoire des États-Unis, investis en bons du
Trésor et autres valeurs de bon père de famille.

Voici un véritable tour de prestidigitation juridique : l’argent


« rapatrié » n’existe pas et ne peut pas être imposé, puisqu’il n’est
officiellement ni déclaré ni enregistré ! Comment ne pas y voir une
connivence entre élus et dirigeants des firmes privées ? En tout cas,
les sommes sont colossales : imaginez qu’au titre du « congé fiscal »
(sic) le géant Microsoft a pu rapatrier 32 milliards de dollars aux
4
États-Unis, pratiquement sans payer d’impôts .
En somme, le secteur financier gagne sur tous les tableaux. Et ce
parce qu’il bénéficie notamment de deux atouts : la complicité des
régulateurs, mais aussi sa vitesse de fonctionnement et d’adaptation,
qui lui permet de trouver la parade aux mesures de réglementation
mises en place, toujours trop tardivement. Le lièvre, cette fois, a
gagné sur la tortue.

« Une lessiveuse à blanchir l’argent sale »


En 2014, après des années d’effort des lobbies, de matraquage de
l’opinion pour asséner qu’une seule politique économique est viable,
les choses en Europe semblent être enfin « rentrées dans l’ordre ».
Les populations ploient sous des mesures d’austérité croissantes,
tandis que les banques ne cessent de grossir et prospérer tout en
constatant avec satisfaction que les dernières mesures
d’encadrement sont en passe d’être définitivement démantelées.
À cet égard, l’Union européenne nous offre un spectacle sans
précédent : l’entrée en fonction, en novembre 2014, d’une nouvelle
Commission, dont le président, Jean-Claude Juncker, fut, de 1989 à
2013, ministre des Finances puis Premier ministre du Luxembourg,
paradis fiscal européen surnommé l’« île Caïman, sans le soleil ».
Mais ne soyons pas injuste : ce minuscule territoire n’est pas
seulement, selon le mot d’un expert, une « lessiveuse à blanchir
l’argent sale », il se charge également de favoriser l’optimisation
fiscale des grands groupes ! À croire qu’on a sciemment fait entrer le
loup dans la bergerie ou le renard dans le poulailler.
Car Juncker, à la tête du gouvernement luxembourgeois, a
négocié 548 accords confidentiels conclus entre les autorités du
Grand-Duché et plus de 340 multinationales. Où figurent Amazon,
Apple, Pepsi, Ikea, Deutsche Bank, BNP Paribas, Crédit agricole,
Axa. 230 accords secrets ont été passés avec des groupes américains,
197 avec des britanniques, 86 avec des allemands, 67 avec des
suisses, 58 avec des français. Au total, 82 pays sont concernés.
Qu’élaborent ces accords ? Un système selon lequel toute firme
domiciliée au Luxembourg bénéficie d’une imposition souvent
proche de zéro.
Si ces accords ont été conclus sous la gouvernance de Juncker, le
mécanisme, lui, fut mis en place dès 1929. Depuis, il s’est affiné. Un
régime de holding permet aux entreprises de ne payer aucun impôt
sur les revenus provenant des filiales ou de bénéficier d’un régime
extrêmement favorable pour l’utilisation des marques et brevets.
Ne jouons pas sur les mots, il s’agit bel et bien d’un mécanisme
d’évasion fiscale qui aboutit à un système de fraude. Grâce à cet État
croupion, des milliards d’euros d’impôts sont donc soustraits chaque
année aux caisses des pays européens, et ne sont pas redistribués à
une population pourtant déjà éprouvée. Bien employées, ces
sommes auraient pu permettre d’alléger les déficits et la pression sur
les contribuables.

À la tête d’un paradis fiscal


Les parlementaires présents à Strasbourg, les gouvernements des
28 États membres de l’Union, ont dès lors envoyé, avec la
nomination de Juncker, un signal fort qui est, aussi, le pire des
signaux. « Tout le monde feint la surprise, mais c’est un peu
hypocrite », déclare l’eurodéputé Vert Philippe Lamberts, tandis que
sa collègue Pervenche Berès ajoute : « On lui a donné notre
confiance en sachant que nous avions devant nous quelqu’un qui a
été à la tête d’un paradis fiscal. On attend de lui qu’il soit un parrain
5
repenti . »
Eh bien, madame, c’est raté ! Interrogé sur les mécanismes mis
en place sous son gouvernement ayant transformé son pays en
plaque tournante de l’évasion fiscale mondiale, Jean-Claude Juncker
a déclaré que, si c’était à refaire, il recommencerait6. Bel exemple
d’éthique donné par celui qui préside aux destinées de l’Europe.

Si l’on examine en détail la construction européenne, on


découvre qu’elle repose, concernant le secteur financier, sur une
énorme imposture.
En 1992, l’Union économique et financière, au cœur du traité de
Maastricht, eut pour maître d’œuvre Jean-Claude Juncker. Ce
dernier élabora un ensemble de règles bientôt violées constamment,
avec la complicité de ses partenaires européens. Choisir un homme
dont tous les efforts ont abouti à renforcer la situation financière des
entreprises américaines, à affaiblir l’Union en dit donc long sur la
perte d’éthique des dirigeants européens !

Nos amis de la finance


Pour qu’enfin tous les masques tombent, il faut signaler aussi que
le nouveau commissaire aux services financiers, le Britannique
Jonathan Hill, a fait part de son désir d’enterrer l’ambitieuse
réforme de son prédécesseur, le Français Michel Barnier. Laquelle,
s’inspirant de la loi Volcker, visait à interdire, dès 2017, aux plus
grosses banques européennes de spéculer pour leur propre compte
sur les produits financiers s’échangeant sur les matières premières,
leur faillite risquant de déstabiliser l’économie. Il demandait
également aux autorités bancaires nationales, au-dessus d’un certain
volume d’activité, d’obliger les banques à filialiser leurs activités à
risque.
Barnier et Volcker se sont retrouvés bien isolés. Leurs projets,
parfaitement cohérents, heurtaient des intérêts trop puissants. À
Paris, Londres et Berlin, les responsables politiques s’opposèrent à
cette réglementation trop contraignante. En France, le gouverneur
de la Banque de France lui-même, Christian Noyer, répercuta le
mécontentement en qualifiant le projet Barnier de « mesure
irresponsable ». Chez un homme aussi réservé que le gouverneur, le
choix d’un tel mot traduisait la colère de la communauté financière,
rejetant toute tentative visant, au fond, à protéger la société de son
arrogance et de ses dérives. L’argument avancé pour écarter
l’initiative ? Elle « fra-gi-li-se-rait les banques ». Quelle plaisanterie.

La proposition de M. Hill n’a bien entendu aucun rapport, réel


ou supposé, avec les liens étroits qu’il entretient depuis des années
avec le monde financier, notamment celui de la City.
Une telle insinuation serait parfaitement malveillante ; d’ailleurs,
Jean-Claude Juncker lève à ce sujet toute équivoque. La Commission
qu’il préside souhaite se concentrer sur des sujets prioritaires
comme le numérique ou l’énergie. Les économies durablement
plombées par l’irresponsabilité des banques, la menace d’un
prochain krach qui découlerait une nouvelle fois de ses excès
semblent donc, par comparaison, des dossiers secondaires, futiles,
même…
Chapitre 11
La grande bouffe

Avez-vous observé l’attitude de nos dirigeants quand ils prennent


la parole pour évoquer la crise : leurs visages sont graves, le ton
solennel et tous vantent la nécessité de l’austérité, seule capable, à
les en croire, d’apporter la reprise. En écoutant les responsables
européens, on a l’impression d’entendre un chœur antique vantant
les vertus de Sparte, monde reposant sur la frugalité et la privation.
Il est vrai que la cité grecque fut le seul lieu, et l’unique moment
dans l’Histoire où l’austérité se révéla efficace. Mais l’Europe n’est
pas Sparte.
Et tous les gouvernants actuels ont sous-estimé l’ampleur et la
durée de la crise. Comme ils n’ont pas envisagé ses effets massifs sur
l’économie réelle. Emplois détruits, souvent irrémédiablement,
explosion du travail précaire et à bas salaires, sans oublier que
certains pensent que l’avenir sera marqué durablement par une
croissance sans emploi… rien ne va plus.
De fait, en France, comme dans de nombreux pays européens, les
faillites d’entreprise se multiplient. Plus de 15 000 dans l’Hexagone.
Or, alors que 70 % d’impôts nouveaux ont été décrétés, votés et
prélevés depuis 2011, que 67 % des dirigeants d’entreprise français
confient manquer de financement (Baromètre Ifop pour KPMG), les
marchés financiers, eux, sont en plein essor ! Comprenne qui pourra.

Les banques possèdent l’Europe


Un autre constat accable : les banques qui nous ont précipités
dans la crise, elles, vont bien. Merci. Elles ont même grossi et
prospéré depuis 2008. Aujourd’hui, les institutions financières
représentent plus de 35 % du PIB de l’Union européenne, et aux
États-Unis la valeur des actifs des dix plus grands établissements
bancaires est passée de 7 810 milliards de dollars, à la fin de l’année
2006, à 10 970 milliards au second trimestre 2013 ! Les moribonds
fautifs vous saluent bien.
Si bien que, désormais, les banques ne contrôlent plus l’Europe,
elles la possèdent. Idem aux États-Unis. Le secteur financier est
redevenu prospère, grâce à nous qui sommes juste bons à payer mais
ne méritons même pas de connaître le fardeau de la dette pesant sur
les générations futures.
Aux États-Unis, selon l’organisme fédéral FDIC (Federal Deposit
Insurance Corporation), les actifs des six plus grandes banques
représentaient en 2012 60,1 % du produit national brut des États-
Unis, contre 17,1 en 1995 et 48,4 % en 2005. Malgré la crise ? Non,
grâce à elle. Car ces mêmes banques qui plaident pour un
renflouement par les États se montrent férocement opposées à toute
remise de dette aux plus vulnérables en cas de surendettement.
Alors même qu’elles sont subventionnées par les pouvoirs publics,
elles continuent de prêter aussi peu, et le plus souvent à des taux
scandaleux !
Une preuve ? En 2014, 75 % des dirigeants d’entreprise
françaises observaient depuis plusieurs mois un durcissement des
conditions de financement. Alors que, selon les évolutions de Paris
Europlace, les besoins en France se chiffreront à plus de
100 milliards de dollars en 2020.
Dans un marché déprimé, ou pour être plus exact dans un
marché dont elles ont cassé la croissance, les banques alignent
bénéfices et profits. Comment ? Tout simplement en pratiquant un
recours accru à l’« innovation financière », terme trompeur qui
consiste à tourner et violer les réglementations existantes pour
spéculer sur des dérivés hautement toxiques.
Ceux qui croyaient cette période révolue sont bel et bien des
naïfs.

En décembre 2007, à la veille de l’éclatement de la crise, la


Banque des règlements internationaux, dont le siège se trouve à
Bâle, évaluait à 596 000 milliards de dollars le montant des dérivés
disséminés par les établissements financiers à travers le monde. Six
ans plus tard, ils atteignaient 700 000 milliards de dollars, pour
frôler les 800 000 milliards aujourd’hui.
La BRI, censée veiller à la stabilité des marchés et proposer au
monde bancaire des règles de fonctionnement, a pris une nouvelle
mesure extrêmement dangereuse : les banques sont autorisées à
financer jusqu’à 97 % de leurs actifs au moyen d’argent emprunté…
Le compte à rebours menant au déclenchement de la prochaine
crise est donc déjà enclenché. De nombreux opérateurs bien
informés de la situation parient même, depuis 2014, sur un prochain
effondrement… qui leur rapportera gros. À Paris, le lobby bancaire
n’a cessé de répéter au cours des dernières années que « plus de
réglementations enfoncera la France dans la crise ». Peut-être
consentira-t-il à admettre, trop tard, que c’est plutôt l’absence de
régulations sérieuses qui plonge notre pays dans un marasme
profond ?

Des résultats tragiques, des chiffres


falsifiés
Jamais l’Europe, dans ses méthodes, son fonctionnement et ses
institutions n’est apparue aussi opaque. Et si totalement arbitraire.
Très rapidement après l’éclatement du krach, les banques ont
obtenu des États et des institutions que leurs discours ne se
traduisent jamais en actes. Les tests de résistance des établissements
financiers divulgués en 2009 aux États-Unis, et un an plus tard en
Europe, furent taillés sur mesure pour satisfaire leur volonté et
apaiser la colère de ceux voulant à tout prix dissimuler leurs
déficiences et leur dangerosité. Conséquence : des résultats
trafiqués, des chiffres falsifiés. Or, pas un seul gouvernement, de sa
propre initiative, au sein du G8 ou du G20, ne se pencha sur la
nécessaire régulation de ces dérivés susceptibles de déclencher un
séisme en chaîne, un nouveau Fukushima, selon la formule parfaite
d’un expert. Pourtant, ces produits conçus par les banques et pour
les banques ne dopent que les revenus à court terme, sans aucune
incidence sur la politique réelle.

L’information, aujourd’hui, est plus rapide et abondante que


durant le krach de 1929, mais, paradoxalement, la capacité à
l’effacer et à provoquer l’oubli dans l’opinion s’avère imparable. Les
chaînes de télévision et de radio provoquent l’obsolescence
immédiate des informations diffusées, fonctionnent comme des
vagues qui effacent méthodiquement sur le sable les pas qu’elles ont
imprimés. 2008 est donc désormais soigneusement occulté et les
dangers qui menacent à nouveau ignorés de tous.
Pour comprendre l’ampleur du scandale, il est donc nécessaire de
démonter la longue chaîne des responsabilités.

Une tragédie en trois actes


Acte I.
Après l’effondrement, en 2008, du système financier et de
l’économie mondiale, les États-Unis et chaque État européen
élaborent des plans de sauvetage massifs. Les gouvernements de ces
pays, garants pourtant des principes et des pratiques financières,
n’ont ni le courage ni la volonté de les faire respecter. Face à ces
injections massives de montants phénoménaux, la réaction des
responsables financiers, relayés par leurs lobbies, est la même : ces
injections sont insuffisantes pour éviter un effondrement.
Fin de l’acte I : une fois confortablement recapitalisées, les
banques remboursent rapidement l’argent versé par les États pour
s’adonner à nouveau aux mêmes pratiques spéculatives
frauduleuses.
En somme : tout demeure inchangé. Si bien que les
gouvernements n’ont pas eu à répondre à une question évidente et
pleine de bon sens : puisque les États peuvent emprunter à des taux
singulièrement bas, avec des risques de défaut quasi nuls, pourquoi
ne pas avoir instauré des crédits bon marché pour les propriétaires
en difficulté, eux aussi à des taux extrêmement faibles… plutôt que
de prêter aux banques !? Une telle mesure aurait permis d’éviter des
saisies, des drames humains, mais aussi de maintenir ou restaurer la
stabilité du marché immobilier. Seul inconvénient : ce genre
d’initiative était dans l’intérêt de tous… sauf des banques, pour qui
la classe moyenne et les pauvres représentent une source d’argent
facile. Une évidence trop choquante à formuler.
En cachant si soigneusement la vérité, les responsables politiques
ont gagné le mépris des financiers qu’ils ont aidés et perdu toute
crédibilité auprès d’une opinion découvrant qu’on lui ment. Le
jugement sévère porté sur Barack Obama par Paul Volcker, en 2010,
s’applique donc à tous les responsables occidentaux : « Être élu
président n’est pas tout, encore faut-il être capable de leadership. »
De fait, tous ces hommes en ont singulièrement manqué. Ils n’ont
pas, comme on se plaît à le dire, « été dépassés par les événements »,
ils ont été « ensevelis » par eux. Résultat : leur parole est aujourd’hui
totalement démonétisée.

Acte II.
Aux États-Unis, la Fed prend le relais du gouvernement et laisse
un robinet d’argent gratuit couler à flots. Entre 2007 et 2009, la soi-
disant « banque centrale » américaine distribue aux établissements
financiers 3 500 milliards de dollars à 0 %. En Europe, la BCE se
laissera aller aux mêmes méthodes.
Aucun responsable ne s’inquiète de telles initiatives qui
accentuent les dérives d’un système financier vicié. Les banques ne
sont plus qu’un immense risque systémique, reliées entre elles par
une chaîne toxique composée de titrisations, de dérivés revendus.
Ce qu’il y a de beau dans le geste de la Fed (j’ironise), c’est de
voir à quel point il est désintéressé. Les banques qui obtiennent cet
argent gratuit ne font pas même le geste de baisser les taux de
crédit, ce qui augmente encore leurs marges bénéficiaires. D’ailleurs,
pourquoi prêter à des particuliers quand il est possible de reprêter
cet argent frais et gratuit au taux de 3 % à celui qui vous a fait une
faveur : l’État américain ou ses homologues européens. Il ne s’agit
plus d’une situation privilégiée mais d’un système ubuesque.
Quant aux dérivés toxiques toujours détenus par les
établissements bancaires qui constituaient une véritable bombe à
retardement, tout le monde fait preuve à leur sujet d’une pudeur
remarquable. La Fed ne les évoque pas tandis que les banques les
dissimulent dans le Shadow Banking System qui a repris de la
vigueur et permet d’entreposer tout ce qu’on ne souhaite pas voir
apparaître dans les actifs. Personne n’évoque un quelconque prix de
vente les concernant ; de fait, pourquoi les banques se
compliqueraient-elles la tâche à essayer de les vendre alors qu’on
leur propose une manne d’argent frais et gratuit ? La seule initiative
lancée par Obama de rachat de ces actifs vénéneux était une
arnaque, puisque seul l’État, en fait le contribuable, avançait
l’argent, supportant seul les pertes et n’obtenant qu’une petite part
de gains.
En enquêtant plus profondément, on découvre que les
entreprises, surtout les plus importantes, capitalisent elles aussi sur
la crise, avec l’aide du secteur financier. Ces groupes profitent de la
récession pour diminuer les coûts, augmenter leurs marges sans
embaucher ni investir. Leurs services financiers confient des sommes
énormes aux banques en vue de placements à court terme. Ce
qu’elles font, notamment sur le Repo Market. Des agissements
pratiqués dans le plus grand secret et cette opacité est utilisée aussi
bien par les constructeurs automobiles, français notamment, que par
les laboratoires pharmaceutiques et les sociétés de haute
technologie. Bref, la logique des entreprises se financiarise à son
tour tandis que les établissements financiers ont franchi le point de
non-retour et ne reviendront jamais à leurs activités de prêteur
traditionnel.

Acte III.
Les établissements financiers ont grossi en ayant, pour certains
d’entre eux, élargi leur périmètre grâce à des fusions ou des
acquisitions. Ces dernières pèsent très lourd mais l’endettement est,
lui aussi, gigantesque. Celui de JP Morgan, première banque
américaine, s’élevait en 2012 à 2 490 milliards de dollars… plus
important que la dette publique française.
La dette de Bank of America, 1 900 milliards de dollars,
correspond à trois fois celle de Lehman Brothers, déclarée en faillite.
Les cinq plus grosses banques américaines atteignent un
endettement total de 8 000 milliards de dollars, gouffre qui serait
plus élevé encore en prenant les normes comptables européennes.
Quand des établissements pèsent un tel poids, en termes d’actifs
et de dettes, le moindre problème peut engendrer des conséquences
incalculables. Qui plus est si l’on songe que l’endettement
mentionné n’intègre pas forcément tous les crédits dérivés.
Une telle croissance vertigineuse de l’endettement n’a rien de
surprenant quand on pense que l’« innovation financière », pratiquée
si intensément, vise à accroître de façon considérable le montant des
dettes sans avoir à assumer les risques qui en découlent. Gagner,
même quand on est perdant et qu’on a triché, est-ce moral ?
Viable ? Je ne le pense pas.

Un plan de relance décidé


en dix minutes
Comme je ne pense pas que l’on sauve le monde sur un coin de
table.
Or, en 2008, au moment de l’entrée en fonction d’Obama à la
Maison-Blanche, le montant du plan de relance à déterminer pour
tenter de juguler faillites et chômage fit l’objet, selon un témoin,
d’une discussion d’à peine quelques minutes entre deux des
conseillers du nouveau président.
Larry Summers, l’homme de Wall Street, le chiffrait à
400 milliards.
— Trop peu, rétorqua l’économiste Christina Romer à la tête du
Conseil d’analyse, organisme qui allait être vidé par Obama de tout
pouvoir.
— Combien ? rétorqua Summers.
— Au moins 800 milliards.
— Je suis d’accord.
Elle insista pour aller jusqu’à 1 200 milliards, mais Summers
préférait que le total ne dépasse pas les 1 000 milliards. « Après,
ajouta-t-il, ce serait impossible à vendre au Congrès. » Autrefois,
Clinton avait proposé 16 milliards pour une phase de relance qui
surfait sur un océan de croissance. Selon ce témoin, le sort des
1
Américains fut donc tranché en moins de dix minutes ! Avec un
chiffre non étayé, analysé, évalué scientifiquement mais quasi au
doigt mouillé.

La modestie du plan envisagé pour extraire de l’ornière plus de


300 millions d’Américains rendit encore plus choquants les flots
d’argent distribués aux banques sans conditions par la Fed. Prise la
main dans le sac à distribuer, entre 2008 et 2011, 2 000 milliards de
dollars, la Federal Reserve Bank se battit bec et ongles pour éviter
toute divulgation de ses modes de décision, prétendant qu’elle
n’était autorisée à révéler ni le contenu des mémos échangés en
interne ni la moindre information relative à des secrets
commerciaux2.
Le ministre des Finances, Tim Geithner, résuma quant à lui la
situation et les rapports de forces : « Nous avons un système
financier contrôlé par des actionnaires privés et nous aimerions faire
de notre mieux pour préserver ce système. » Tout était dit.
Résultat, ces 2 000 milliards qualifiés par la Fed de prêts
d’urgence furent suivis de 1 500 milliards supplémentaires
distribués avec les mêmes conditions d’opacité. D’autant plus
grandes que le Congrès ne dispose d’aucun droit de regard sur la
politique menée par la Réserve fédérale et ses membres et aucune
envie d’enquêter sur de telles pratiques.

Des banques vite soignées


Comme la BCE agit en sœur jumelle de la Fed – même
indépendance vis-à-vis des gouvernements et dépendance
inconditionnelle à l’égard du secteur financier –, des deux côtés de
l’Atlantique les banques comprirent rapidement que la crise, dont
elles portaient la responsabilité, leur offrait de superbes
opportunités : celles d’exiger des accords sur mesure, des
financements massifs et le droit de « protéger leurs bilans » en
choisissant arbitrairement les clients qu’elles aideraient à prospérer
et ceux qu’elles abandonneraient.
Dès l’automne 2009, grâce aux prêts gratuits des gouvernements,
de la Fed et de la BCE, elles s’étaient d’ailleurs refait une santé. Et
pourtant, au même moment en France le nombre d’emplois perdus
s’avérait déjà largement supérieur au nombre de postes de travail
créés au long de l’année 2008. Les prévisions indiquaient un taux de
chômage au sein de l’Union européenne proche de 11,5 % en 2010
et annonçaient que plus de 4,5 millions d’Européens perdraient leur
emploi durant les mois suivants. Aux États-Unis, 14 millions
d’Américains se retrouvèrent sans job, le chiffre le plus élevé depuis
1983 ; en juin 2009, le nombre de chômeurs avait crû de 476 000.
On estima à près de 12 millions le nombre de foyers américains
incapables de rembourser leurs emprunts immobiliers au cours des
quatre prochaines années. Peur, incertitude, lendemains qui
déchantent, les populations morflèrent.
Mais, pour les banques, si loin de cet univers d’angoisse et de
pauvreté, le meilleur était à vivre.
Chapitre 12
La belle vie

« Impudence. » Le terme provient du latin « impudentia » et revêt


la même signification : « Manque de pudeur, effronterie extrême. »
Le Larousse, pour illustrer une « parole ou une action impudente »,
écrit : « De telles impudences sont inacceptables. »
Le mot peut paraître désuet, néanmoins ces définitions et cet
exemple sont les plus justes et précis pour qualifier le comportement
des banquiers français en septembre 2013.

Résumé
En quelques lignes, faisons un résumé des chapitres précédents.
Les établissements ayant littéralement « sinistré » l’économie
mondiale en 2008 bénéficient de plans de relance de la part des
États, payés par les contribuables, et de plans d’aide concoctés aux
États-Unis par la Fed et en Europe par la BCE.
Pour minorer leurs impôts, ils peuvent compter sur les refuges
douillets que sont leurs filiales implantées dans les paradis fiscaux.
En 2009, Alternatives économiques révélait, sans que ce soit contesté,
que BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole disposaient
de 361 entités offshore. BNP Paribas arrivait en tête de ce douteux
palmarès avec 189 filiales réparties entre une trentaine de
territoires. Si on ajoute la Banque populaire, Dexia et la Banque
postale, on atteignait 467 implantations dans les paradis fiscaux1.
Effarant.
Pis, selon une étude récente, le quart du chiffre d’affaires réalisé
à l’international par la BNP, la Société générale, le Crédit agricole,
le Crédit mutuel et la BPCE provient des paradis fiscaux2. Avec
117 filiales implantées, le Luxembourg de Jean-Claude Juncker
apparaît comme la destination privilégiée des établissements
français, suivi de Hong Kong. Ces banques réalisent dans ces zones
un chiffre d’affaires triple de celui qu’elles obtiennent en Inde, en
Chine, au Brésil, en Russie, en Afrique du Sud, soit les principales
économies des pays dits émergents. Un bilan qui révèle deux
réalités : les paradis fiscaux sont au cœur du fonctionnement des
établissements bancaires et la nomination de Jean-Claude Juncker à
la tête de la Commission démontre l’emprise décomplexée qu’ils
exercent sur l’Europe.

Trente milliards du Livret A accordés


aux banques
Bien entendu, aucune action coordonnée des politiques n’a tenté,
depuis 2009, d’encadrer ou de réduire ces pratiques. En France,
François Hollande, le président pour qui la « finance sans visage »
était, avant son élection, l’ennemi public numéro un, a même reçu à
l’Élysée les dirigeants des grandes banques. C’était le 19 juillet
2013.
Disons, pour être plus précis, que le chef de l’État a cédé à toutes
les exigences des banques et qu’il a rendu les armes sans combattre
une seconde. Preuve de sa bonne volonté, il leur a proposé ce jour-là
de piocher dans l’épargne des Français. Les montants colossaux du
livret A, symbole du bas de laine, étant détenus par la Caisse des
dépôts et consignations, eh bien désormais les banques auront accès
à cette épargne à hauteur de 30 milliards d’euros. Officiellement
pour consolider leurs bilans, en réalité comme bon leur semble.
Une décision minutieusement pesée, soigneusement dissimulée
et totalement invraisemblable.
Alors que la dette publique ne cessait de s’alourdir sous l’effet
des plans de relance, de la croissance… du chômage, le président
français, parce qu’il devait montrer sa bonne volonté à la Bourse et
aux milieux d’affaires, offrit aux banquiers, déjà bien choyés, de
puiser dans les économies des Français les plus modestes. Un tribut
payé aux plus puissants qui illustre l’ampleur de sa capitulation
comme de celle des élites politiques en général.
Mais, les banquiers étant des gens foncièrement impudents,
méprisant la faiblesse, celle de Hollande leur parut si grande qu’ils
décidèrent de s’engouffrer dans la brèche pour accroître leur
avantage. Deux mois plus tard, en septembre 2013, alors que
70 milliards d’euros d’impôts nouveaux se sont abattus sur les
contribuables, les banques affichèrent leur indignation à la
perspective avancée d’une taxation accrue. Et ce alors que l’un des
impôts envisagés s’adresse à toutes les entreprises et que le second
vise à financer un fonds de soutien aux collectivités locales
gravement affectées par les crédits toxiques contractés auprès des
banques. Il ne s’agit pas d’un geste de solidarité, mais d’une simple
mesure de réparation. Inacceptable selon ces responsables financiers
aussi dépourvus de sens moral que de sens de l’intérêt général.
Alors que les citoyens croulent sous les impôts, eux renâclent à
en payer davantage. Mais, n’ayant pas le courage de leur cynisme,
ils préfèrent s’abriter derrière des arguments récurrents, éternels,
largement décrédibilisés au fil des ans. Le directeur général de la
Fédération bancaire, Pierre de Lauzun, excelle dans cette langue de
bois qui affiche les apparences de la réalité mais ne contient aucune
once de vérité. « Ces impôts qui s’additionnent et s’alourdissent
d’année en année, déclare-t-il, ne sont pas seulement désagréables,
ils font peser un risque sur l’économie. Un milliard d’euros de
prélèvements de plus par an, compte tenu du fait qu’il faut respecter
les ratios réglementaires, c’est 100 milliards de prêts de moins sur
dix ans3. »
Un discours soigneusement ritualisé qui mêle menaces et
fictions. « Trop d’impôts tuent les prêts », déclare en substance le
représentant du syndicat des banques. Alors que la réalité est
inverse : les banques ne paient pas assez d’impôts et accordent trop
peu de crédits. Un allégement fiscal ne changerait donc rien à leur
comportement.

On le constate : pour garantir leur survie et leur stabilité, les


banques ont pris le contrôle des États au détriment des citoyens, en
violant tous les processus démocratiques, en désinformant l’opinion,
en faisant pression, en propageant un discours économique faux que
tous les béni-oui-oui reprennent et colportent. Si elles ne détenaient
pas tant de leviers, il suffirait de taxer habilement et efficacement
les banques pour parvenir à renflouer le Trésor public, de dénoncer
avec autant de virulence dans les médias les banques fraudeuses
installées dans les paradis fiscaux que les particuliers pratiquant
l’évasion fiscale, d’inciter le secteur financier à prendre en compte
les intérêts des clients emprunteurs en élaborant des crédits
hypothécaires permettant réellement aux particuliers d’accéder à la
propriété avec des coûts de transactions peu élevés et des taux
d’intérêt faibles plutôt que de tout leur céder. Mais je rêve.

« Des Fukushima financiers


en puissance »
Cette parenthèse (idéale) refermée, voyons la réalité en face.
Entre 2008 et aujourd’hui, la Fed américaine, la Banque centrale
européenne, la Banque centrale d’Angleterre et celle du Japon ont
accepté de récupérer et stocker plus de 11 000 milliards de dollars
de crédits toxiques pourris détenus par les banques, tout en leur
injectant, sans condition aucune, un même montant d’argent frais…
qui ne sera jamais remboursé.
En échange, qu’a-t-on eu ? Rien. Ah si, les banques européennes
ont vigoureusement approuvé la politique d’austérité adoptée par
les gouvernements, hostiles aux dépenses publiques… sauf lorsqu’il
s’agit de les recapitaliser elles-mêmes.
Simple indication des rapports de forces à noter : les six
établissements financiers français les plus importants détiennent
près de 8 000 milliards d’euros d’engagement, alors que le PIB de
notre pays est d’environ 2 000 milliards. Les montants manipulés
sont quatre fois supérieurs à la richesse nationale et l’argent placé
par leurs clients leur sert à nantir ces opérations démesurées. Il y a
donc bien un énorme déséquilibre et de sacrés orages à l’horizon.
Contrairement au discours ambiant, la stabilité et la sûreté des
placements ne sont en rien garanties. La menace demeure.
Qu’on en juge. En 2009, le G20 dressait la liste des 28 banques
les plus risquées au monde. Quatre d’entre elles étaient françaises :
BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole, BPCE. La situation a-
t-elle changé ? Oui, elle s’est aggravée.
Selon un rapport adressé par le centre d’analyse Alpha Value en
2013, plusieurs banques sont des « Fukushima financiers en
puissance » en raison des montants astronomiques de crédits dérivés
qu’elles détiennent, qui leur permettent de spéculer sur une action,
un taux de change, un taux d’intérêt.
Dans cette course à l’« implosion systémique », la Deutsche Bank
arrive en tête, détentrice de 55 600 milliards de dollars de dérivés.
Devant BNP Paribas, détentrice de 48 300 milliards, soit plus de
vingt-quatre fois la richesse nationale. Pour l’analyste financier
Christophe Nijdam, « les activités des dérivés de BNP Paribas sont
plus importantes que celles de Goldman Sachs ».
La Barclays se situe en troisième place de cet effrayant palmarès
avec 47 900 milliards, suivie de la Société générale, pourvue de
« seulement » 19 200 milliards, puis du Crédit agricole avec 16
800 milliards4. Il convient d’ajouter que 93 % des opérations
effectuées sur ces dérivés se déroulent entre institutions financières,
c’est-à-dire totalement hors du champ de l’économie réelle, et
relèvent de la plus pure spéculation.

« Soyons réalistes, m’a confié un ancien banquier installé dans la


City comme consultant d’un des fleurons de la place financière. Tout
est en place pour un nouveau krach de grande ampleur. Les
banquiers sont de cupides amnésiques qui ne pensent qu’à court
terme. Ils ont repris, en les aggravant, leurs mauvaises habitudes,
parce que, de leur point de vue, il n’existe aucun autre moyen de
fonctionner efficacement. Pour chacun d’eux, l’idée même de
devenir vertueux équivaut à un suicide professionnel… et financier.
Alors, ils reculent les limites et, en face, les politiques qui n’ont
cessé de les soutenir s’épongent le front en permanence, priant le
ciel qu’il ne leur tombe pas, bientôt, sur la tête. »
Et d’ajouter : « Le tableau que je brosse n’inclut que deux
parties : les financiers et les politiciens. Un binôme indissociable où
chacun se faisait en permanence la courte échelle… avant que les
banquiers n’acquièrent une supériorité écrasante. Vous remarquez
que j’exclus volontairement le troisième acteur, l’opinion publique,
tout simplement parce que banquiers et hommes politiques, d’un
commun accord, lui dénient tout droit d’avoir une opinion5. »

L’épargne peut être totalement détruite


Depuis six ans, par séquences successives, tout a été entrepris
pour rassurer cette opinion et lui faire oublier les excès et les
scandales passés. Mais rassurer et faire diversion durant ces années
impliqua également que les affaires puissent continuer en toute
quiétude. Concevoir et produire des biens oblige à dépendre des
autres – fournisseurs, clients, marchés ; à l’inverse, manipuler et
créer de la monnaie, c’est faire en sorte que les autres dépendent de
vous.
Pour continuer à fonctionner, le système financier agit comme
un consommateur insatiable, ogre avide d’argent frais, même
virtuel, et de nouveaux crédits. Ce monde opaque est totalement
interconnecté et la solvabilité d’une banque en principe garantie par
toutes les autres. En principe seulement, car la réalité est
radicalement opposée : l’effondrement d’un établissement
provoquerait une défiance totale envers et entre tous les autres, qui
refusent de se prêter quoi que ce soit. Aussi, en constatant les
montants faramineux des crédits dérivés inscrits aux comptes de
multiples établissements, force est d’avoir peur. Si l’une flanchait, la
réaction en chaîne serait immédiate et le château de cartes
s’écroulerait.
Comme en 2008 ? Pire qu’en 2008 ! Quand, à l’exemple des
banques françaises, elles pratiquent des effets de levier atteignant
jusqu’à vingt-cinq fois le montant de leurs fonds propres, pas de
doute que l’épargne des clients pourrait être totalement détruite par
le moindre assèchement des liquidités.

Le fiasco du QE
Les autorités monétaires, et plus précisément les responsables
des banques centrales, ne l’avouent pas, mais elles sont conscientes
du danger explosif d’une telle situation. Aussi s’employèrent-elles à
alléger la pression. Adopter un langage technique et afficher de
nobles ambitions est un moyen efficace de travestir ses objectifs et
la réalité.
De 2008 à nos jours, la Federal Reserve américaine a pris des
mesures spectaculaires pour relancer l’économie. Notamment un
véritable plan Marshall baptisé « Quantitative Easing », « QE » pour
les initiés. Le but affiché ? Abaisser le chômage et faciliter la reprise
du crédit. Disons-le tout de suite : aucun des deux objectifs n’a été
atteint. Les banques prêtent toujours aussi peu et, sur les
6,8 millions d’Américains qui, pendant la crise, se sont retrouvés au
chômage plus de six mois, seuls 20 % ont récupéré un emploi à
plein temps.
L’économiste Joseph Lake a conclu, avec raison, que « la crise
financière a fait beaucoup plus de dégâts à l’économie américaine
qu’au cours des cycles précédents de récession, provoquant une
reprise terne et décevante6 ». Corollaire de ce fiasco : l’inégalité n’a
cessé de croître, creusée par la crise. Les emplois proposés s’avèrent
de plus en plus précaires et mal payés. Entre 1997 et 2013, les
revenus des Américains gagnant moins de 200 000 dollars annuels
ont baissé de 6 %.
Joseph Stiglitz souligne de son côté que « 8 millions d’emplois
perdus en 2002 n’avaient pas encore été reconstitués en 2013, ce
qui signifie qu’un grand nombre d’Américains sont définitivement
sortis du marché du travail et des statistiques, ne bénéficiant
d’aucune aide. Par contre, le plan mis en place par la Fed bénéficie
aux ménages aisés, qui détiennent déjà 20 % des actifs financiers du
pays, en favorisant la hausse de la Bourse ».

Les objectifs officiellement assignés à ce plan QE ne sont donc


qu’un leurre : chômage, absence de crédits, inégalités sont
secondaires ; aux yeux de la Fed, seul le soutien aux banques est
prioritaire.

85 milliards rachetés chaque mois


Le dispositif de Quantitative Easing, impressionnant, a été conçu
pour marquer les esprits. De 2008 à janvier 2014, la Fed a racheté
chaque mois aux établissements financiers 85 milliards de dollars
d’« obligations du Trésor et de créances hypothécaires »… avec des
dollars créés pour l’occasion. À partir de janvier 2014, le montant
mensuel des rachats a été abaissé à 75 milliards, avant d’être réduit
à 15 milliards en octobre 2014.
Si les économistes et les experts dissertent doctement sur
l’efficacité des limites d’un tel plan, ils ne regardent pas dans la
bonne direction. Pour coller au plus près de la vérité, exprimons les
choses crûment : pendant six années, la Fed s’est transformée en une
entreprise de ramassage mensuel des ordures, doublée d’une usine
de retraitement des déchets. Chaque mois, elle a collecté des crédits
toxiques détenus par les banques dont personne n’est en mesure
d’estimer ou de fixer la valeur, puisqu’il n’existe aucun prix de
marché pour les actifs pourris.
Pourtant, sans formuler la moindre condition, la Fed les reprend
au prix fort et règle aux banques le montant du rachat, en argent
frais, nouvellement créé. Or cet argent massivement injecté est le
moyen le plus sûr d’encourager les banquiers à ne plus prêter et à
spéculer massivement !

C’est si vrai que, grâce à ces liquidités, les marchés boursiers


flambent en dehors de toute réalité. Pourquoi les CAC et autres NEX
montent-ils alors que les 10 % de ménages français les plus pauvres
vivent avec moins de 978 euros par mois, alors qu’aux États-Unis,
malgré la « reprise », le niveau de l’aide alimentaire n’a pas baissé –
baromètre irréfutable – et que plus de 50 millions d’Américains
dépendent de ces « Food Stamps » pour survivre ? Pourquoi ces
grands écarts, sinon parce que l’économie réelle n’est plus prise en
compte dans la tête des boursicoteurs ?

Le secteur financier est dénué


de mémoire, de scrupules
L’homme attablé face à moi dans un pub de Broad Street, à New
York, à quelques encablures de son bureau, est l’un des cadres
dirigeants de Goldman Sachs. Après l’intervention insistante d’un
ami commun, il a accepté de me rencontrer.
Son visage fermé se déride quand j’évoque l’initiative de la Fed.
« Une belle opération, dit-il, dont je m’étonne qu’elle ait suscité
aussi peu de controverses. Ce fut un tour de passe-passe sous
prétexte de relancer l’économie. On pouvait vendre à des montants
incroyables des actifs vérolés dont les banques pensaient qu’elles ne
pourraient jamais se débarrasser, en raison de leur nombre et d’un
marché déprimé. Le secteur financier a une idée fixe : son propre
intérêt. Il est dénué de mémoire, de scrupules. Avec ces rachats
massifs, Goldman mais aussi JP Morgan et d’autres ont réalisé des
bénéfices colossaux, en vendant ou en rachetant ces actifs décotés.
Des responsables au sein de la Fed nous informaient à l’avance de
leurs futures acquisitions et des bonnes affaires que nous pouvions
réaliser. »
Il s’interrompt en voyant mon visage stupéfait :
« Vous voulez décrypter Wall Street ? Alors comprenez qu’ici
tout est un deal permanent. Nous spéculons sur tout, les dérivés, les
matières premières, notamment le pétrole à la hausse ou à la baisse,
et l’intervention de la Fed nous a permis de faire flamber les
marchés pendant des années. Oui, nous sommes devenus accros à
cet argent injecté, mais avouez que c’était une sacrée opportunité :
recevoir de l’argent frais pour retourner spéculer sur le marché
obligataire, en échange de produits avariés et dangereux dont on
rêvait de se débarrasser. C’est comme si un brocanteur s’évertuait à
vous racheter très cher des objets sans valeur. »
Il sourit, amusé :
« L’absurde est aussi une des composantes de la finance. Du
moins, parfois7. »

Les spéculateurs sont sur le pont


Troisième activité de la Fed, après la collecte des ordures et le
retraitement des déchets : l’émission de monnaie. Ou, pour être
encore une fois plus précis, la fabrication d’argent virtuel, puisque
gagé sur rien.
Une véritable énigme qui défie les lois de la finance et celles de
l’économie, puisque la demande a toujours reposé sur un cycle de
production où des biens fabriqués se voyaient achetés et favorisaient
ainsi la création et l’acquisition d’autres produits. En revanche, des
injections massives de liquidités ne relancent en rien l’économie,
elles gonflent seulement les actifs financiers.
Bref, les spéculateurs sont sur le pont et les citoyens attendent
toujours au fond de la soute en observant cet exercice de
prestidigitation où de l’argent est déversé à flots sans qu’il repose
sur une activité réelle et sans qu’on sache ce qui le garantit.

Les responsables de la Fed, et ceux de la BCE qui vont suivre leur


exemple, ne sont pas des imbéciles, même si l’on peut émettre des
réserves quant à leur intégrité. Ben Bernanke, puis Janet Yellen, qui
lui a succédé, savent bien que leurs mesures constituent une
bénédiction pour les banques et les marchés, mais sont inopérantes
et contre-productives pour l’économie. Ne facilitent-elles pas la
spéculation et le rachat d’actions au détriment de la création de
nouvelles entreprises ? Alors, pourquoi agir ainsi ?
Par osmose envers un milieu, le fait d’une pensée économique
incapable d’envisager d’autres voies. Par imprégnation
philosophique selon laquelle une seule politique est possible. Ces
rachats ont gonflé démesurément le bilan de la Fed à plus de 4
500 milliards de dollars.
De quoi justifier les violentes critiques proférées par
l’investisseur milliardaire Warren Buffett, pour qui « la Banque
centrale, à travers ces rachats massifs d’actifs pourris, est devenue le
plus gros fonds spéculatif de l’Histoire ». Son jugement, plein de bon
sens, est probablement exact. La Federal Reserve comme la BCE sont
devenues les rouages essentiels d’une immense machinerie
spéculative bénéficiant seulement au secteur financier. Pour
continuer de fonctionner, le système doit occulter toute idée de
crise, sinon plus aucun acteur ne continuera d’investir, donc de
spéculer. Le cercle vicieux tourne à plein régime, exercice de
funambulisme où les banques centrales jouent tant bien que mal le
rôle de filet. Preuve, extrêmement inquiétante, que les intérêts et les
objectifs de la finance sont totalement déconnectés des exigences
économiques !

Les dirigeants des banques centrales sont-ils des imbéciles ou


nous prennent-ils pour tels ? Je crains, hélas, que la seconde réponse
ne soit la bonne.
Ils ont nettoyé les banques de leurs dérivés les plus pourris, mais
avec l’argent frais injecté ces derniers peuvent investir dans de
nouveaux crédits dérivés tout aussi douteux et dangereux. Où est la
logique ? Que la Fed autorise les établissements bancaires à replacer
cet argent gratuit dans ses coffres où il est rémunéré à 1 %, quelle
est la philosophie ? Alors que cet argent détourné de toute activité
de crédit contribue à hypothéquer la croissance, à fragiliser les
entreprises et à limiter les investissements, pourquoi poursuivre ?
Qu’est-ce qui pousse des institutions a priori responsables à rendre
plus pénible et incertain l’avenir de dizaines de millions de
personnes ?
Le degré de connivence, de complicité avec les responsables
financiers : une proximité si forte qu’elle interdit toute
indépendance de vue et même d’expression.
Chapitre 13
Escrocs, mais pas trop

QE, Quantitative Easing, donc. Un slogan hermétique,


suffisamment dissuasif pour détourner l’attention du grand public.
Grâce à cette « discrétion », le monde se scinde en trois catégories.
• Primo, l’immense majorité – vous, moi – qui continue d’ignorer
qu’à son insu les banques bénéficient toujours de prêts massifs dont
ils épongeront les passifs.
• Secundo, la communauté des journalistes financiers qui, à force
de côtoyer les décideurs riches et puissants, a l’illusion d’exercer une
fonction noble. Cette caste d’intouchables finit par s’identifier aux
brahmanes qu’elle croise et ne réalise pas qu’elle se contente de
relayer les informations que ceux-ci lui fournissent. Bref, à quelques
rares et courageuses exceptions, la presse financière n’est rien
d’autre que le journal officiel de la haute finance.
• Il existe une troisième tribu aveuglée par le QE : les
économistes. Ceux dont un humoriste dit un jour qu’ils connaissent
le prix de tout et la valeur de rien. Eux se livrent des guerres
picrocholines où keynésiens et partisans de Milton Friedman (les
monétaristes) s’écharpent constamment par articles interposés.
Avec, au milieu de ce ballet virevoltant, tous ceux, appointés ou
travaillant pour des établissements financiers, qui apparaissent
régulièrement dans les médias, prodiguant des propos creux et
rassurants. Ces « experts » qui personnifient, en France comme aux
États-Unis, la trahison des clercs, ceux qui mentent, dupent, pour
quelques prébendes.

En vérité, l’appareil médiatique, au sens premier du terme, avec


sa force de contestation, n’existe quasi plus. Et chaque cercle de
pouvoir s’essuie les pieds sur lui puisqu’il lui a substitué la diffusion
de la communication politique au sens large, à la recherche de la
véritable information. Les médias, notamment les chaînes
d’information, ne sont plus un filtre, le tamis par lequel on parvient
à l’information, mais un robinet d’eau tiède coulant en permanence
pour diffuser des « éléments de langage » officiels.
Dans ce monde où plus personne ne remplit son rôle, la voie est
donc libre, que dis-je, royale, pour la manipulation par le QE.

La manipulation
La Federal Reserve a opéré en trois étapes pour récupérer les
actifs pourris des banques.
Le premier QE a racheté 1 750 milliards de dollars de dérivés
avariés. Le second en a acquis 600 milliards. Le troisième, à hauteur
de 85 milliards de dollars par mois, a drainé le reste. Au total, le
bilan de la Fed est passé de 800 milliards de dollars à 4
500 milliards de dollars, soit le quart du PIB américain. Des déchets
qui ont vicié l’économie mondiale et la vie des gens, mais que la Fed
a rachetés à un prix élevé. Pour satisfaire les banques et
probablement aussi masquer la réalité : si la Fed prenait en compte
la valeur réelle de tous ces actifs, qui est nulle, elle aurait dû elle-
même, tout simplement, se déclarer en faillite… Étrange, quand
même, de voir que bien peu de personnes soulèvent ce point.
Ce que la Fed a effectué, la BCE l’a réalisé à son tour. Après une
tournée triomphale, pour les banques, aux États-Unis, le
Quantitative Easing débarqua donc en Europe. Surtout, ne manquez
pas ses tours d’illusionniste, ses numéros de prestidigitation.
Pourquoi cette arrivée tardive sur notre Vieux Continent ? Parce
que la situation financière, économique, sociale, de l’Europe n’y est
pas bonne. L’heure est même grave, nous dit-on. En décembre 2014,
les prix ont reculé de 0,2 % dans l’union monétaire, qui risque de
sombrer dans la déflation, comme un nageur happé par les
tourbillons et coulant à pic.
La déflation, terme barbare et technique, décrit la paralysie de
l’économie par le recul des prix : face à ce péril, la BCE déploie son
chapiteau et, officiellement, va « acheter la dette publique des pays
membres de l’Union monétaire ». Sans ce QE, selon les fameux
« experts », l’Europe peinera à retrouver le chemin de la croissance.

Des banques devenues ingouvernables


Sortons des sentiers battus et examinons plus sérieusement la
situation point par point. En nous appuyant sur des faits.
Secteur protégé contre le public, les banques hexagonales n’ont
cessé de croître et de se renforcer. Surtout en France, où elles
disposent d’un périmètre et d’une influence surdimensionnés. Les
deux premiers groupes bancaires hexagonaux représentent
aujourd’hui 70,2 % de toutes les transactions, contre 57,8 % en
Suisse. D’autre part, la collusion entre gouvernements et dirigeants
financiers permet de demander aux banques nationales de se porter
acquéreuses de dettes souveraines. Mais ces établissements
souhaitent voir la BCE prendre le relais, car, étrange caractéristique,
elles fonctionnent avec d’énormes montants d’actifs et très peu de
capitaux. Pourquoi ? Parce qu’elles utilisent leurs capitaux souvent à
plus de 90 % afin de s’endetter et spéculer.

Simon Johnson, ancien chef du FMI, dresse un constat sans


appel : « Les banques sont devenues ingouvernables et les membres
de leurs conseils d’administration n’ont ni les compétences ni la
volonté pour évaluer les opérations complexes et douteuses qui
peuvent mettre en péril la survie de leurs établissements1. »
Alors la décision annoncée solennellement le 23 janvier 2015 par
Mario Draghi, au siège de la BCE à Francfort, mérite qu’on la
décrypte. Officiellement, la BCE va racheter chaque mois
60 milliards d’euros d’actifs publics et privés.

Les mots sont si pudiques qu’ils jettent un voile épais sur la


réalité. Actifs publics et privés ? Ceci signifie tout simplement que la
BCE va racheter, elle aussi au prix fort, les dettes souveraines et les
actifs pourris détenus par les banques, lesquelles vont réaliser ainsi
une jolie culbute financière et bénéficier d’un agréable nettoyage de
pré-printemps.
Seule différence minime entre les établissements français et leurs
homologues américains : les premiers n’ont pas créé de subprimes
mais massivement acheté des dérivés titrisés qui en contenaient.

La BCE, une « bad bank »


Majestueux, Mario Draghi, devant un public émerveillé, a fait
miroiter son nouveau plan : plus de 1 000 milliards d’euros de
dettes privées et publiques devront être rachetés en dix-huit mois.
Pour parvenir à un tel résultat, les banques centrales des dix-neuf
pays de la zone euro feront tourner la planche à billets, les statuts
de la BCE ne l’y autorisant pas.
En théorie, seuls 20 % des titres achetés verraient leurs pertes
éventuelles assumées par les contribuables de la zone euro. Une
déclaration à accueillir, évidemment, avec le plus extrême
scepticisme.

Mario Draghi a l’apparence d’un Monsieur Loyal un peu raide,


mais cet ancien vice-président pour l’Europe de Goldman Sachs – à
l’époque où la banque aida les dirigeants grecs à manipuler
l’ampleur de leur endettement – a plus d’un tour dans son sac. Grâce
à lui, la BCE va ressembler à la Fed en devenant une « bad bank »,
une banque de défaisance où l’on récupère et stocke tous les actifs
vérolés.
Jusqu’ici, la Fed et la Banque centrale européenne soutenaient,
finançaient les banques, au détriment des citoyens et de l’économie.
Ces dernières n’étaient soumises à aucune obligation de transformer
en prêts cet argent, ni leurs dirigeants de réduire leur bonus. Mais,
avec ces mesures, les banques centrales franchissent un nouveau
palier : désormais, elles subventionnent les banques.

La presse aveugle
Face au rideau de fumée déployé pour masquer cette stratégie
parfaitement inavouable, les médias, sous influence, décrivent Mario
Draghi comme un nouveau Churchill. Et son plan comme l’ultime
moyen de sauver une Europe en récession.
« Un véritable coup de maître », peut-on lire, ou encore : « La
BCE va injecter au total 1 100 milliards. » Diable ! Les excès, surtout
quand ils sont involontaires, dérangent toujours, car ils soulignent
une véritable incompréhension de la réalité.
Il faut dire que le monde de la finance est le cadre idéal pour
égarer les commentateurs. On pourrait le comparer, en termes
d’écosystème, à une forêt dense et sombre, d’accès difficile, peuplée
d’arbres exotiques et souvent vénéneux ; ceux qui s’y aventurent
peinent à s’orienter. C’est aussi un cadre qui, curieusement, semble
provoquer une certaine amnésie.
Car personne ne rappelle que ce « plan pour sauver l’Europe »
n’est rien d’autre que la réplique exacte, en plus modeste, du
Quantitative Easing appliqué par la Fed avec les avantages que l’on
connaît pour les banques et les marchés. La BCE, comme son
homologue américain, va injecter de l’argent créé pour la
circonstance, argent qui permettra au secteur financier européen de
se recapitaliser et se débarrasser des dérivés toxiques accumulés
depuis des années, lesquels constituaient une véritable bombe à
retardement financière menaçant l’économie mondiale.

Ceux à qui on ne la fait pas


Pour une Europe à l’économie en panne, sur le point de basculer
dans la déflation et les crises politiques, l’annonce de « super
Mario » devait donc apparaître pour ce qu’elle n’était pas : une
initiative courageuse capable de redonner confiance à des Européens
rongés par le doute.
Malheureusement, le marketing financier est une discipline toute
nouvelle, encore mal maîtrisée. En tout cas par les stratèges de la
BCE.
Premier obstacle, quasi insurmontable : la personnalité de
Draghi. Le président de la BCE, aussi séduisant qu’un abribus,
suscite non pas l’adhésion, mais la méfiance dans l’opinion. Au-delà
de son allure grise, froide, l’organisme qu’il dirige est perçu comme
l’un des principaux vecteurs de l’austérité en Europe. Notamment en
Grèce, où Draghi se montre implacable envers un pays qu’il a
pourtant poussé à s’endetter lorsqu’il œuvrait chez Goldman Sachs.
Autant de données contribuant à créer autour de lui un halo de
défiance.
Second obstacle, le scepticisme qui s’exprime chez certains, une
fois le plan de 1 100 milliards annoncé. La Tribune relaie les propos
de Christine Lagarde, directrice du FMI, pour qui ce « ne sera pas
suffisant pour relancer l’activité européenne et soutenir la croissance
exclusivement ». Et formule une interrogation fort embarrassante
pour la BCE, mais qui conforte ce que j’écris : « La question qui va se
poser, c’est : “est-ce que les banques vont se sentir suffisamment en
confiance pour prêter à l’économie”2. » Qu’avec pudeur ces choses-là
sont dites…
Le Figaro Économie renchérit en titrant : « Les Français n’en
verront jamais la couleur, les banques si3. » Le quotidien donne la
parole à un économiste, Christopher Dembik, qui explique : « La
BCE va augmenter la masse monétaire pour acheter des dettes
d’État. Comme la dette est essentiellement détenue par les banques,
celles-ci vont avoir leur bilan qui s’allège et elles vont bénéficier
d’un supplément de liquidités qui devraient leur permettre
d’octroyer plus de crédits aux consommateurs et aux entreprises.
[…] Beaucoup d’économistes, dont moi, considèrent que la
transmission des dernières mesures de politique monétaire ne
permettra pas un choc de confiance propice à la relance de la
consommation. Il serait extrêmement plus opportun d’envoyer un
chèque à chaque citoyen de la zone euro. »
Question : « La monnaie soi-disant injectée sera juste du prêt
pour les banques, pas de l’argent disponible pour des travaux
européens ou des prêts pour les PME. Le citoyen lambda n’en verra
jamais la couleur, les banques si. »
Pour Dembik, en effet, les banques peuvent décider de ne pas
jouer le jeu et utiliser ce supplément d’argent à d’autres fins (comme
accroître leurs marges)…
Le Figaro s’interroge : « N’est-ce pas la création d’une bulle
financière européenne ? Qui va payer les dettes achetées par la
BCE ? Je suis convaincu que Bruxelles va créer un impôt pour les
contribuables européens. En réalité, les dettes des pays européens
seront toujours des dettes européennes, via la BCE. »
Réponse : « La création d’une bulle spéculative liée aux
politiques monétaires accommodantes mises en œuvre à travers le
monde depuis 2008 ne fait pas de doutes […] Les
dysfonctionnements de marché sont de plus en plus nombreux […]
Tôt ou tard, il y aura un krach et l’économie réelle ne sera très
certainement pas épargnée par les errements des dernières années. »

L’échange est d’autant plus intéressant que les questions, à la fois


pertinentes et sceptiques, émanent d’internautes, donc de personnes
comme vous et moi auxquelles Le Figaro a eu la bonne idée de
donner la parole. Les réponses de l’économiste, elles, sont un
mélange de franchise et de résignation : le constat qu’un prochain
krach est inéluctable et que tout dépend de la volonté des banques
qui semblent à nouveau décidées à s’affranchir des obligations
qu’elles devraient s’imposer. De quoi rendre morose, en effet.

Un fardeau pour tous


Il est vrai que les privilèges, ou plutôt les passe-droits, dont les
établissements bancaires n’ont cessé de bénéficier au cours des
dernières années ont renforcé leurs mauvaises habitudes et les pires
de leurs comportements. Cela dit, on doit reconnaître, à leur
décharge, qu’ils vivent une révolution copernicienne ayant
totalement changé leur appréhension du monde et modifié les
mentalités de leurs dirigeants. Auparavant, les banques exigeaient
d’être correctement couvertes, pour les risques, supposés, qu’elles
prenaient en prêtant de l’argent. Désormais, l’argent qu’on leur
« donne » – j’insiste sur ce terme – les incite à ne plus prêter et à se
réjouir que les contribuables les finançant soient dans l’impossibilité
d’être un jour dédommagés.
La puissance et l’impunité des banques s’accroissent, tout autant
que leur discrédit, et le lien de confiance existant entre les
établissements bancaires et nombre de leurs clients est aujourd’hui
rompu. C’est un gigantesque fardeau qui fut imposé, et qui continue
à l’être, à une part grandissante des citoyens. Dans toutes les
initiatives envisagées, appliquées, par les banques centrales, la
question de l’« équité », d’une répartition plus égalitaire des charges
et des sacrifices n’a jamais été prise en compte.
Pis, des phénomènes se sont télescopés sans qu’il puisse s’agir
d’une coïncidence : la financiarisation et la puissance croissante des
marchés se sont accompagnées d’une diminution de l’effort fiscal
demandé aux… plus riches ! Pour eux, la finance ressemble
désormais au monde enchanté de « Camelot. »

Le terrorisme intellectuel de la BCE


Ce déni démocratique, ressenti par l’opinion, est très mal vécu
par les États de l’Union économiquement fragiles.
2011, l’Italie : après la quasi-faillite de la Grèce, alors que
Berlusconi est au pouvoir, la BCE estime que les mesures d’austérité
présentées par Rome sont insuffisantes. Tandis que les marchés
accentuent leur pression, le seul espoir pour Rome de desserrer
l’étau est que la BCE continue d’acheter ses obligations d’État. Mais
une lettre adressée au gouvernement italien par le président de la
Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, courrier cosigné
par son futur successeur, Mario Draghi, arrive comme un couperet.
Tranchant, son contenu est sans appel : sans efforts supplémentaires,
la BCE n’interviendra pas.
Le ministre italien des Finances, Giulio Tremonti, confiera à ses
collègues européens : « Nous avons reçu deux lettres de menaces. La
première émanait d’un groupe terroriste et la seconde, de la BCE ;
4
c’était la pire . »
L’avertissement de la Banque centrale européenne va au-delà de
l’Italie, il s’adresse à tous les pays qui seraient tentés de se montrer
indociles : pas d’achats de bons souverains pour les États de la zone
euro qui ne se plient pas à ses décisions.

« Personne ne devrait nous faire


confiance »
« Personne ne devrait nous faire confiance et celui qui le fait est
un imbécile », lançait un jour un banquier à des collaborateurs.
Pourtant, cette BCE, qui pressure ses concitoyens et menace les
États fragiles, leur accorde une entière confiance. Par imbécillité ?
Plutôt par connivence, comme l’atteste une réunion de 2008
évoquée par Simon Johnson, ancien chef économiste du FMI,
réunion tenue à Washington à laquelle « participaient des décideurs
politiques de premier plan, provenant d’une poignée de pays
riches ». « Ils approuvaient les propos de l’orateur qui affirmait que
la meilleure préparation pour devenir gouverneur d’une banque
centrale consistait d’abord à travailler dans une banque
d’investissement5 », explique-t-il. Soit le profil type de Draghi et de
la majorité de ceux qui l’entourent. Tous font preuve d’une vigilante
sollicitude. Envers l’économie européenne et les difficultés de ses
habitants ? Absolument pas. Leurs soins, ils les réservent au secteur
financier.

Ainsi, le plan annoncé le 22 janvier 2015 par Mario Draghi avait


fait l’objet d’une ébauche sept mois auparavant. En juillet 2014, le
président de la BCE annonçait en effet que les banques de la zone
euro pourraient emprunter à son organisme 1 000 milliards d’euros.
Un emprunt décomposé en huit tranches : les deux premières,
lancées le 18 septembre et le 11 décembre, porteraient sur
400 milliards d’euros, suivies de six autres étalées sur 2015 et 2016
pour un montant de 600 milliards d’euros. Les fonds seraient prêtés
pour quatre ans, au taux directeur de la BCE, qui est de 0,15 %.
Objectif affiché : permettre aux banques de disposer de ressources
quasi gratuites pour les inciter à prêter davantage aux ménages et
aux entreprises.
L’effet d’annonce cache une clause soigneusement soustraite aux
regards : la BCE mentionne qu’« aucune pénalité ne sera infligée à
l’encontre des banques qui ne pourront pas prouver qu’elles auront
utilisé cet argent pour des prêts aux particuliers et aux entreprises ».
Bref, l’usage de ces sommes énormes est laissé au bon vouloir
des établissements bancaires. Comme le souligne l’économiste
Simone Wapler, il s’agit donc d’argent totalement gratuit pour les
banques, puisque payer l’intérêt sur 1 000 euros se résume, dans ce
cas, à quelques pièces jaunes. Et de souligner que ces taux zéro,
dans le passé, ont toujours provoqué des bulles spéculatives, liées
aux excès qu’ils génèrent.

Malgré ces conditions favorables et ce beau cadeau bien


empaqueté avec rubans et sourires du prêteur, les banques
européennes font la fine bouche, renâclent. Elles se comportent en
enfants gâtés et dédaignent les mesures offertes par la BCE. Au final,
elles n’emprunteront que 82 milliards sur les 400 proposés. Et ce
pour deux raisons. Primo, elles disposent déjà d’assez de liquidités
grâce aux énormes perfusions mensuelles effectuées via la Fed ;
secundo, elles jugent ces mesures insuffisantes : même à un taux
tournant autour de zéro, elles estiment que c’est encore trop élevé.
Plus grave, elles exigent que la BCE se lance à son tour dans un
rachat massif d’actifs toxiques. Une initiative maquillée derrière
l’argument de soutien à l’économie qui leur permettrait de se
débarrasser des quantités vertigineuses d’ABS dont elles disposent,
ces crédits titrisés adossés aux prêts hypothécaires à l’origine du
krach et de la crise de 2008.

Rachats massifs et injection de liquidités nouvelles destinées à


rester aux mains des banques et à ne jamais parvenir jusqu’aux
circuits de l’économie réelle sont les deux priorités qu’elles assignent
à la BCE. Un ordre exécuté par la Banque centrale avec l’annonce du
Quantitative Easing de janvier 2015.

Un verrou et un cartel
L’homme qui a choisi le restaurant, à l’écart du siège de la
Commission européenne, à Bruxelles, est l’un des rouages essentiels
de l’Union. Notamment par son expertise de la régulation des
banques. Âgé d’une cinquantaine d’années, habillé avec élégance, il
a accepté cette rencontre, à condition lui aussi que son nom ne soit
pas mentionné. À croire que parler des banques et de leurs
méthodes fait peur à tous !
« Vous voulez une illustration symbolique du rapport de forces,
me dit-il d’emblée. Allez au troisième étage du bâtiment situé square
de Meeus. Là sont réunis les dizaines de salariés de l’AFME,
Association for Financial Markets in Europe, l’un des plus gros
lobbies financiers, qui dispose d’un budget annuel dépassant les
15 millions d’euros et, à quelques mètres, vous verrez les locaux de
Finance Watch, une ONG disposant de peu de collaborateurs et de
moyens ridicules pour enquêter et dénoncer les dérives du milieu
bancaire. »
Deux poids, deux mesures, deux mondes. Et d’ajouter : « Il existe
une différence entre la stratégie suivie par le secteur financier à
Bruxelles et celle appliquée au sein de la BCE : à Bruxelles, ces
lobbies dépensent annuellement plus de 150 millions d’euros pour
laminer, écarter les lois communautaires qui risquent d’entraver leur
bon fonctionnement. Si bien qu’a débuté une véritable guerre de
position entre les uns et les autres, doublée d’une infiltration en
règle des organismes dirigeants communautaires. L’emprise de
l’ISDA – il détache les mots –, l’International Securities Dealers
Association, en est l’illustration la moins connue mais la plus
saisissante. Cherchez dans cette direction et vous aurez toutes les
clés pour décrypter l’attitude de l’Europe durant la crise grecque.
Verrou, cartel, à vous de juger ! »
Et quelle est la stratégie des lobbies financiers envers la BCE ?
« Au sein de celle-ci, ils n’ont aucun effort particulier à déployer
puisqu’ils sont directement aux commandes. En principe, la Banque
centrale européenne, créée sur le modèle de la banque centrale
allemande, est un organisme chargé en priorité de la lutte contre
l’inflation et de la protection de l’euro. Ses statuts garantissent son
indépendance à l’égard des États, mais à l’égard des banques, c’est
une autre affaire… Les trois tranches de 1 000 milliards d’euros,
baptisées LTRO, censées, à partir de septembre 2014, relancer le
crédit et l’économie du continent ne visaient qu’à refinancer à long
terme ces établissements. Mais ça n’a pas marché, parce que les
banques, depuis les plans de sauvetage lancés en 2008, ont
développé une allergie absolue à l’idée de payer des intérêts, même
minimes et quasi symboliques. Elles veulent qu’on les débarrasse de
leurs crédits douteux en échange d’argent frais et gratuit. Un peu
comme des cyclistes dopés qui exigent des transfusions sanguines
pour continuer de tricher6. »

Charles Sannat, fin connaisseur – critique – du secteur financier,


ne dit pas autre chose quand il énumère la gamme des profits que
les banques peuvent retirer d’un tel argent gratuit.
Primo, elles peuvent acheter des bons d’État à long terme qui
rapportent 3 %. 1 000 milliards prêtés par la Fed ou la BCE leur
donnent donc 30 milliards de dollars ou d’euros.
Secundo, il y a une autre option encore plus rémunératrice :
prêter à 10 % à des entreprises notées AAA. Bénéfice net :
100 milliards sur les 1 000 milliards perçus.
« Enfin, elles peuvent redéposer à la Fed ou à la BCE l’argent
prêté par ces deux banques centrales et recevoir, en contrepartie,
7
des intérêts sur leurs dépôts . »

Spolier les épargnants


et les contribuables
Ces bénéfices record, obtenus sans prendre le moindre risque,
transforment les banquiers en rentiers, point essentiel sur lequel je
veux revenir tant la clé du problème est là.

De tels comportements ne sont-ils pas indécents, intolérables,


alors que la déflation menace les ménages fragiles et surendettés ?
Ces attitudes n’attestent-elles pas que les problèmes à l’origine du
krach de 2008 n’ont pas été résolus, comme le soulignent nombre de
chiffres inquiétants : un endettement public de la zone euro passé de
92,3 % à 93,4 %, fin 2008 ; une dette publique de la zone euro
atteignant 450 milliards sur la seule année 2014 alors que les
banques et les marchés n’ont manifesté aucune nervosité ?

En vérité, tous les scénarios envisagés pour pallier une nouvelle


catastrophe liée aux dettes souveraines sont favorables aux banques.
En cas de restructuration des dettes des pays les plus en
difficulté, les pertes subies par les banques obligeront les États à leur
venir une nouvelle fois en aide, au détriment bien sûr des
contribuables.
Autre hypothèse envisagée, et approuvée à Bruxelles : taxer 10 %
de l’épargne des ménages les plus aisés. Le FMI a suggéré d’utiliser
cette somme pour effacer ou du moins réduire l’endettement public.
Autant de solutions qui présentent le double avantage de spolier
les épargnants et les contribuables pour compenser les désagréments
vécus par les banques. Comme s’il fallait les plaindre !
Chapitre 14
Boulevard du crépuscule

Dans son livre consacré au krach de 1929, le brillant économiste


John Kenneth Galbraith évoquait « la presse londonienne à bon
marché qui parlait avec délices des scènes de la cité de New York :
les piétons se frayaient avec précaution un chemin entre les corps
des financiers tombés. Le correspondant américain de The Economist
adressa un papier indigné à son journal, protestant contre le tableau
d’un carnage imaginaire. Aux États-Unis, la vague de suicides qui
suivit la catastrophe boursière fait également partie de la légende de
19291 ».
Ce qui fut une fiction à cette période, alors même que les
banquiers affrontaient le discrédit, la colère populaire et les mises
en accusation du pouvoir politique, s’avéra évidemment impensable
en 2008. Les financiers, cette fois protégés, choyés par des États
volant à leur secours, ne passèrent pas par la fenêtre, ne furent en
rien conspués ou vilipendés. Dès lors, ils purent se féliciter de leur
incompétence et de leur rapacité.
La gravité des souffrances infligées
Si les banquiers ne pâtirent pas vraiment des conséquences de
leurs turpitudes, la gravité et l’ampleur des souffrances infligées aux
millions de victimes de la crise, et les séquelles qui en découlèrent,
ne furent pas du tout anodines.
Les premières conclusions sérieuses à ce sujet sont contenues
dans une étude publiée le 17 septembre 2013 par le British Medical
Journal. Objectif de l’enquête : évaluer « l’impact de la crise
économique mondiale de 2008 sur les tendances suicidaires, au plan
international, et identifier les sexes, les âges, les groupes et les pays
les plus affectés ».
Dans leurs conclusions, les auteurs « constatent une nette
augmentation du nombre de suicides, après la crise de 2008 ». Et
évaluent, pour la seule année 2009, à « 4 900 le nombre de suicides
supplémentaires par rapport aux prévisions précédentes couvrant les
années 2000 à 2007 ».
Les chercheurs précisent que les difficultés à obtenir ou
rembourser des crédits constituent un facteur de suicide qu’ils ont
peut-être sous-estimé. Enfin, en une phrase, ils soulignent l’ampleur
du drame : « L’augmentation du nombre de suicides est seulement
une petite partie de la détresse causée par la crise économique2. »

« Le rêve américain est devenu hors de portée », a de son côté


déclaré le sénateur républicain de Floride Marco Rubio,
reconnaissant implicitement que les emplois précaires et mal payés
ont relancé la croissance mais tué les illusions de la classe moyenne
et les espoirs de leurs enfants.
En 2012, les 10 % d’Américains les plus riches se partageaient
près de la moitié du revenu national et les 1 % les plus fortunés,
22 % de la richesse du pays. En 2014, sur l’autre versant, aride,
dévasté, les habitants les plus pauvres de nombreux États américains
devaient passer par des sociétés d’encaissement pour toucher leurs
chèques, avec 20 % du montant perdu en commission.

Les prêts étudiants ont eux aussi été affectés, illustrant la


capacité du secteur financier à imposer ses règles du jeu aux
pouvoirs publics. Alors que l’État fédéral américain garantit ces
prêts, il autorise les banques à facturer un taux d’intérêt élevé,
comme s’il existait un danger de non-remboursement. Coût du
cadeau : 80 milliards de dollars sur dix ans.

Quant au chômage des jeunes, celui qui hypothèque l’avenir,


depuis 2008 il a explosé. Dans les pays développés, il atteint en
moyenne 18 % pour les 16-24 ans, 16 % aux États-Unis et en
Grande Bretagne, mais dépasse les 50 % en Grèce et en Espagne. Or
aucun responsable ne semble vraiment s’intéresser à cette
génération perdue.

« Les banques sont attaquées »


Si l’avenir des jeunes est hypothéqué, celui des banques – à les
en croire – serait sombre. À cause de quoi ? De mesures destinées à
contenir leurs turpitudes, envisagées par certains et dont leurs
responsables ne veulent surtout pas. Jamie Dimon, PDG de JP
Morgan Chase, première banque américaine en termes d’actifs, a
ainsi osé déclarer, le 14 janvier 2015 : « Les banques sont
attaquées. »
Ce banquier, qui vient de toucher 20 millions de dollars pour
2014, précise l’ampleur de la menace. « Avant, vous deviez
composer avec un ou deux régulateurs lorsque vous aviez un
problème. Maintenant, c’est cinq ou six. Cela rend les choses très
difficiles et très compliquées. » En somme, alors que les populations
souffrent, doivent vendre leurs biens, payer plus d’impôts, etc., ce
haut responsable se plaint de quelques procédures supplémentaires.
Des entraves – supposées – qui n’ont pas empêché les premières
banques américaines d’engranger, en 2014, 72,57 milliards de
dollars de profits ! Les quatre premières banques outre-Atlantique
affichent un bilan qui correspond à la moitié du PNB américain.
Jamie Dimon, personnage vaniteux, égocentrique, ne supportant
pas que les individus ou les événements ne se plient à sa volonté,
lançait en fait un avertissement au Congrès à propos du seul homme
ayant osé se mettre en travers de sa route : le vénérable Paul
Volcker, roc insensible aux pressions. La loi qui porte son nom et
doit être discutée ces mois-là ressemble à une arête plantée au fond
de la gorge des banquiers. Et pour cause : elle veut les contraindre à
réduire leur exposition au risque en se délestant de certains produits
dérivés.
Si Volcker tient, les efforts du lobby bancaire ont abouti à un
report de l’entrée en application de sa loi jusqu’en 2017, délai qui
pourrait être prolongé jusqu’en 2018. Commentaire ironique de
l’auteur du texte : « Il est frappant de voir que les grandes banques
d’affaires, connues pour leur intelligence et leur agilité à conseiller
leurs clients sur la façon de restructurer leurs entreprises, ne soient
pas capables de réorganiser leurs propres activités en plus de cinq
ans. »
Pourquoi évoquer cette anicroche ? Parce qu’elle est
symptomatique de l’état d’esprit des banquiers de Wall Street et de
leur vie déconnectée de la réalité ; ainsi que du sentiment
d’impunité qui les habite. Totalement dépourvu d’humour, Jamie
Dimon n’a guère dû apprécier la saillie de Volcker, lui qui se
considère comme le roi sans couronne de Wall Street.
Né dans une famille grecque immigrée de Smyrne, Dimon est un
homme pressé qui a grimpé rapidement tous les échelons. D’abord
chez Citigroup, avant, ambitieux et impatient, d’être à la tête de son
propre empire. JP Morgan, au fil des ans, rachète la Chase
Manhattan, appartenant autrefois à la famille Rockefeller, puis en
2004 l’établissement de Chicago Banker One, que dirige alors
Dimon, doté d’un formidable réseau à travers le Middle West et
considéré comme le plus important diffuseur aux États-Unis de
cartes Visa. Il prend rapidement la tête du nouvel ensemble avec un
salaire considérable et une prime annuelle, hors stock-options, de
20 millions de dollars.
Bien qu’ayant quitté Chicago, il continue de financer la carrière
qu’il juge prometteuse de son ami Barack Obama, élu depuis peu au
Sénat. Lui-même siège au conseil d’administration de la Fed de New
York et lorsque, le 18 mars 2008, il apprend que le Repo Market est
« plongé dans un bain de sang » en raison du refus des investisseurs
de prêter à Bear Stearns, il négocie avec Tim Geithner, président de
la Fed de New York, le rachat pour une bouchée de pain de la
cinquième banque d’investissement américaine.

Le marasme de 2008-2009 n’a pas vraiment affecté JP Morgan et


Jamie Dimon. D’abord parce que, le 10 juin 2009, Geithner,
nouveau ministre des Finances d’Obama, annonça l’abandon de tout
projet de loi visant à limiter les rémunérations et les bonus des
patrons et cadres dirigeants des sociétés financières ayant bénéficié
de centaines de milliards de dollars d’aide fédérale, en plus des
garanties. De quoi le réjouir.
Il est vrai que, la veille, fort discrètement, le même ministre
avait autorisé dix grandes banques américaines à rembourser
68 milliards de dollars d’aide fédérale, mettant fin à ce « calvaire »,
pour reprendre les propos de Dimon tenus en mai : « Cette
intervention de l’État fut très traumatisante puis douloureuse pour
nous. » Ben tiens : grâce aux remboursements, ces établissements
retrouvaient leur marge de manœuvre, se remirent à spéculer sur les
dérivés et à attribuer à leurs dirigeants des revenus indécents. La
preuve, le 23 mars 2009, ABC News révéla que JP Morgan venait
d’acheter à Gulfstream deux jets 650 pour 120 millions de dollars,
auxquels il fallait ajouter 18 millions de rénovation du hangar
destiné à les abriter, hangar situé à Westchester, aéroport proche de
New York. Une acquisition surprenante pour une banque ayant
exigé une aide massive de l’État, JP Morgan ayant obtenu
25 milliards de dollars au titre du plan de sauvetage3 !
D’autant que des rumeurs bien informées, en provenance de la
banque elle-même, laissèrent entendre qu’une partie de ces aides
avait été utilisée pour l’achat des jets. Le porte-parole de la banque
réfuta l’info, mais les hangars furent bien agrandis pour accueillir
les quatre appareils privés que possédait désormais l’établissement
financier. Bonus sur le gâteau : la décoration du bâtiment prévoyait
le recours à des bois rares, ainsi que l’aménagement d’un jardin sur
le toit du hangar. En trois mots, sobre, élégant et fort coûteux, bien
sûr !
Des chiffres triturés
Le président de JP Morgan incarne les dérives et travers de
nombreux dirigeants du secteur financier : sentiment de toute-
puissance, refus du moindre contrôle, relations méprisantes envers
leurs collaborateurs – que Dimon a transformés en serviles
courtisans –, impunité totale. Mais s’il n’y avait que cela ! Lui
comme les autres sont allés parfois bien plus loin. En cachant l’état
réel de leur solvabilité, voire grâce à certains chiffres plus que
suspects. L’histoire vaut d’être contée.

Les pseudo-tests de résistance effectués en 2009 cachaient une


réalité inavouable, révélée par un document confidentiel de la Fed
dont le Wall Street Journal put prendre connaissance : les banques
américaines risquaient fort d’essuyer, en 2010, des pertes beaucoup
plus importantes que prévu si le taux de chômage atteignait 10,3 %
à la fin de l’année. Pourquoi ? Parce que, dans cette hypothèse, elles
devraient calculer deux années de pertes supérieures, à 8,5 % pour
leurs portefeuilles d’emprunts immobiliers, 11 % pour leurs lignes
de crédits concernant les Home Equity, 8 % pour les prêts
industriels et commerciaux, 12 % pour les prêts concernant
l’immobilier commercial et 20 % pour les portefeuilles liés aux
cartes de crédit4. Soit des montants considérables, soigneusement
chiffrés par la société d’investissement new-yorkaise Westwood
Capital. Celle-ci évaluait les pertes éventuelles des treize grandes
banques (dont JP Morgan) à 240,2 milliards de dollars, soit 56 % de
leur capital Tier 1 (une évaluation du capital lié aux risques
représentés par les actifs détenus). La note de Westwood concluait
que « ces chiffres [étaient] très perturbants5 ». On le comprend.
« Il faut se rendre à l’évidence, écrivait d’ailleurs dès
février 2009 l’éditorialiste du Financial Times Martin Wolf, trop
d’établissements financiers américains sont insolvables. » Et
d’ajouter : « Tout rachat d’actifs toxiques est une façon inefficace,
inutile et injuste de sauver des établissements financiers
insuffisamment recapitalisés. » Reste que le spectre d’un taux de
chômage supérieur à 10,3 % donna des sueurs froides aux banquiers
tout au long de 2010.

Et puis, miracle, une embellie totalement imprévue survint et la


menace d’un chômage à 10,3 % – qui aurait envoyé au tapis une
banque comme JP Morgan, lestée d’une dette de 2 130 milliards de
dollars – disparut. Fin 2010, le taux baissa à 9,4 %. Or il s’agissait
d’une « parenthèse enchantée » digne d’« Alice au pays des
merveilles ». Comme Austan D. Goolsbee, amateur du roman de
Lewis Carroll, le nota… pour souligner les trucages des chiffres du
chômage.
Professeur à l’université de Chicago, lui qui travaillait désormais
à la Maison-Blanche aux côtés d’Obama confia, en privé, que les
indices statistiques avaient été volontairement faussés et ne
reflétaient pas la réalité. À en croire son propos, les gouvernements
successifs truquaient les chiffres depuis longtemps, et d’une manière
fort simple. À la fin des années 1990, le Congrès avait assoupli les
règles permettant de recevoir des allocations pour handicap ou
infirmité. Résultat, les bénéficiaires disparaissaient des statistiques,
reclassés comme n’appartenant pas à la force de travail. Or la
récession avait vu, entre 1999 et 2003, augmenter de plus de 50 %
le nombre de pensionnés d’invalidité. Conséquence : plus d’un
million de personnes furent soustraites aux statistiques du chômage
6
et classées ailleurs, dans les limbes de la comptabilité publique .
Si prolixe devant des intimes sur ces dérives, Goolsbee ne
broncha pas, en 2010, quand les mêmes artifices comptables furent
mis en œuvre. L’analyste et blogueur Olivier Berruyer enfonça le
clou le 10 janvier 2011, en évoquant « la fausse baisse du chômage
américaine ». Il écrivit : « La population active a cessé de croître
depuis le printemps 2009 […] elle a même diminué depuis. Un tel
phénomène n’est tout simplement jamais arrivé aux États-Unis
depuis quarante ans […] Ce sont près de 6 millions d’Américains qui
manquent à l’appel de la population active […] Oubliée des
statistiques, [cette population] doit être ajoutée aux 8 millions de
chômeurs supplémentaires, ce qui aboutit à près de 15 millions de
victimes majeures de la crise. Tout ceci montre qu’il faut se méfier
de l’indicateur “taux de chômage”. […] Le taux de chômage officiel
n’est donc plus de 9,4 %, mais de 12,4 % ». Soit au-delà du chiffre
qui aurait dû pousser les banques à afficher des résultats pires
encore. Heureusement, politique et finance firent une nouvelle fois
bon ménage.

De quel poids pèse une réalité cachée devant un tour de passe-


passe réussi ? Les chiffres publiés officiellement écartèrent tout
risque systémique pouvant provenir des banques. Même si tout était
faux, ces « altérations » successives de la vérité permirent à Jamie
Dimon, et à ses confrères, de poursuivre leur route arrogante,
jonchée de chômeurs sans avenir et de travailleurs précaires.

JP Morgan s’installe à Buckingham


Palace
Énième preuve d’une certaine arrogance et d’une envie de
s’ancrer dans la cour des grands, au sens premier du terme, en
novembre 2013, le président de JP Morgan et sa cour s’installèrent à
Buckingham Palace. Que peut acheter un financier, sinon du temps
et du prestige, ces denrées éphémères ? En échange d’un chèque
colossal, la reine Elizabeth II lui abandonna en effet son palais le
temps d’une soirée, laissant à Dimon l’illusion d’être le maître des
lieux. Deux cents personnes se pressèrent dans l’enceinte royale.
Le roi d’un soir avait invité ses principaux clients, ses associés,
ainsi que les consultants les plus prestigieux de la banque, l’ancien
secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, et l’ex-Premier ministre
britannique Tony Blair – triste illustration de la collusion la plus
servile entre le monde politique et l’univers financier. Les invités
prirent place, dans le cadre imposant de l’immense salle à manger
du palais, autour d’une table d’acajou. Les nombreux couverts en
argent portaient les armoiries royales, les assiettes en vermeil et
argent massif étaient recouvertes d’une fine pellicule d’or et chaque
invité disposait de six verres7.
Bref, un banquet royal qui se résumait à un dîner de parvenus
dont certains traînaient derrière eux un parfum de scandale. Blair,
méprisé par l’opinion, constamment dans la ligne de mire de la
presse pour son affairisme, était alors embarassé par une grave
affaire de corruption au Malawi, petit pays d’Afrique australe dont il
conseille la présidence.
Dimon, souverain d’un soir, commençait à être malmené dans
son pays. Juste avant de s’envoler pour la capitale britannique, il
avait eu connaissance, par ses avocats, du résultat des négociations
menées pour clore une partie des poursuites portant sur le scandale
des subprimes. Les juristes du boss de JP Morgan bataillaient sur
plusieurs fronts : contre le ministère de la Justice, mais également
contre les États de New York et de Californie. Objectif : arriver à un
compromis financier au civil afin d’éteindre les poursuites visant la
banque. De fait, le 19 novembre 2013, JP Morgan annonça qu’elle
acceptait de régler une amende record de 13 milliards de dollars.
Cette pénalité sans équivalent dans l’histoire valait bien un dîner
tout aussi extravagant.

Des sanctions symboliques… dans tous


les sens du terme
Les excès de Wall Street et les scandales des prêts toxiques sont
restés vivaces dans la mémoire de millions d’Américains traumatisés
par leurs pratiques et le krach de 2008. Aussi, la sanction infligée à
JP Morgan devait solder tous les litiges liés aux scandales des
subprimes. Moins d’un an plus tard, ce fut au tour de Bank of
America de se voir infliger une amende record, cette fois de
17 milliards de dollars, portant elle aussi sur les scandales liés aux
crédits toxiques. Dès lors, l’opinion américaine put penser que,
même tardivement, justice avait été rendue.
Il s’agirait en vérité, selon certains spécialistes, d’un tour de
prestidigitation où l’on se serait employé à détourner l’attention du
public. Dans le calme feutré des cabinets d’avocats et des bureaux
du ministère de la Justice, un compromis aurait en effet été
minutieusement élaboré. Qui prévoyait que les deux banques
condamnées pourraient… déduire de leurs impôts la plus grosse
partie des amendes en utilisant la législation en vigueur. Laquelle
autorisait ce genre de manœuvre, sauf pour ce qui est caractérisé
comme relevant d’une amende civile ou pénale. Or, sur le montant
de 13 milliards de dollars, seuls 2 auraient été officiellement
qualifiés comme tels pour JP Morgan. Pour Bank of America,
l’amende ne dépasserait pas 5,02 milliards. Bénéfices nets :
11 milliards de dollars pour le premier et 12 milliards pour son
concurrent. Si cette manipulation devait être confirmée, ce serait un
tour de passe-passe magistral, négocié à l’amiable, énième preuve –
s’il était avéré – de la collusion entre les banques et les autorités, au
détriment des contribuables américains. Cela dit, même condamnés
à verser la totalité de leurs amendes, les établissements bancaires
s’en sortent bien : les montants infligés restent en effet inférieurs
aux profits réalisés sur les opérations douteuses.
Chapitre 15
La grande illusion

Aussi surprenant que cela puisse paraître, à l’été 2009 on vit


apparaître une nette embellie. Sur le front du chômage ? Sur celui
de l’endettement, mortel, qui s’ouvrait sous les pieds de nombreuses
familles ? Hélas non. Mais dans le moral des banquiers, oui ! Un
retour au beau fixe perceptible à Paris comme à Washington. Tous
avaient compris que les discours vindicatifs tenus à leur encontre
par les dirigeants politiques ne se traduiraient jamais en actes… sauf
à leur avantage.
Ils bénéficiaient déjà d’accords sur mesure et d’aides sans limite.
Pour bloquer toute réforme de fond, malgré leurs profits record, les
banques avaient insisté sur leur grande fragilité. Le secteur financier
offrait donc l’exemple saisissant d’un domaine d’activité florissant,
malgré l’incompétence avérée de ses dirigeants, vendant à l’opinion
une pseudo-fragilité.

Les États casquent


Les États, traditionnellement considérés comme de piètres
gestionnaires et de mauvais actionnaires, n’auraient sans doute pas
agi mieux que les banques, mais ils auraient difficilement pu faire
pire. Cependant, face à des responsables bancaires s’exonérant de
toute responsabilité et refusant de se comporter en citoyens
normaux, ils payaient, docilement, massivement, sans émettre la
moindre condition.
Les banques, alléchées, poussaient leur avantage, exigeant non
seulement d’être recapitalisées, mais que soient rachetés fort cher
leurs actifs toxiques. En octobre 2009, selon le FMI, les pertes
mondiales du secteur bancaire s’élevaient à 3 600 milliards de
dollars, chiffre bientôt revu à la hausse. Ce fut un long rallye où se
succédaient les plans de sauvetage et de refinancement gratuit.
Il y eut cependant un pays plus ferme que les autres à leur
encontre : la Grande-Bretagne. Londres fut ainsi la seule capitale où
des patrons de banques furent écartés et où le gouvernement exigea
que les contribuables obtiennent, en échange des renflouements, une
« juste valeur » de leurs apports. Non par position morale, mais par
pragmatisme, le Premier ministre travailliste Gordon Brown ayant
lui aussi noué avec les dirigeants de la City des liens aussi étroits
que son prédécesseur, Tony Blair. Du reste, l’écrivain britannique
Jonathan Coe écrivit : « Margaret Thatcher faisait pâle figure
comparée à Blair, Brown et Cameron. La gauche anglaise est
confrontée à un vrai problème, car ces institutions financières ont
acquis un pouvoir phénoménal. Elles sont devenues presque
inattaquables1. »
Mais au moins la Grande-Bretagne s’efforça-t-elle de calmer
l’opinion publique. Il est vrai que les responsables de la plupart des
banques anglaises ne s’étaient pas seulement comportés en pirates
de la finance, ils avaient aussi agi en « prédateurs-escrocs-usuriers »,
dont les agissements provoquaient la colère et le dégoût dans
l’opinion.

Des clients coulés par leur banque


Premier établissement du pays au moment du krach, la Royal
Bank of Scotland fut sauvée de la faillite en 2008 lorsque le
gouvernement acquit 83 % de son capital. Mais ses méthodes,
exposées alors au grand jour, révélèrent à quel point le métier de
banquier était dénaturé par ceux qui l’exerçaient. RBS détroussait et
poussait à la faillite un certain nombre de petites entreprises
clientes, en utilisant de façon vicieuse l’arme des prêts.
L’établissement s’appropriait ensuite les meilleurs avoirs au rabais.
Les cibles visées ? Des sociétés saines mais affaiblies que la
banque coulait en modifiant brusquement les conditions du prêt
hypothécaire octroyé. La RBS disposait d’une vaste zone de chasse,
puisqu’elle émettait 40 % des prêts accordés aux PME. En usant de
telles méthodes, la banque n’opérait plus en organisme de prêt, mais
se transformait en piège reposant sur une sorte d’abus de confiance
et de position dominante, avec pour réel objectif de ruiner ses
clients à son seul profit.

Cet exemple prouva à Marvin King, gouverneur de la Banque


centrale d’Angleterre au moment de la crise, combien le pouls de la
City battait au rythme de Wall Street et combien les pratiques
dévoyées avaient fait tache d’huile : la même avidité dans la quête
des profits, doublée d’une indifférence absolue aux conséquences
des choix adoptés, animait les banquiers des deux côtés de
l’Atlantique. Et quand, à partir d’août 2007, les dirigeants de
puissants établissements comme la Barclays vinrent le voir, tels des
créanciers aux abois, pour quêter une aide d’urgence, il prit la
mesure du cynisme des banquiers, lesquels refusaient tout contrôle
de leurs activités mais exigeaient le secours de l’État dès que leurs
stratégies se révélaient catastrophiques.
Ce qui lui fit dire, plus tard : « Si ces banques, comme elles le
prétendent, sont trop grandes pour faire faillite, elles sont également
trop grandes pour exister, et il convient de les restreindre2. »

Aux États-Unis, Obama était le mieux à même de garantir un


statu quo favorable aux banquiers.
« En fait, confie un témoin qui l’a côtoyé et a assisté à son
ascension, il était bluffé durant sa campagne par l’ampleur des
soutiens dont il bénéficiait de la part du monde financier. Grâce aux
conversations et notes de travail émanant de ses amis, patrons de
grandes banques ou de fonds spéculatifs, il pouvait parler finance
comme un pro, ce qui ne signifiait pas le moins du monde qu’il
comprenait pour autant la complexité des problèmes et qu’il avait la
volonté de les résoudre.
Le monde financier l’a choisi comme candidat parce que, à leurs
yeux, il possédait deux atouts essentiels : un caractère profondément
ambigu ; élu depuis peu sénateur, il n’était absolument pas mûr
pour devenir président et enfin, peut-être le plus important à leurs
yeux, son charisme masquait une absence totale de leadership3. »

Les banques françaises coulent des jours


heureux
En France, les choses se passèrent fort paisiblement, et les
problèmes furent aplanis par des gens appartenant au même monde,
ou du moins au même club. Tout se déroula dans une ambiance
feutrée, à l’abri des regards, la finance française mettant un point
d’honneur à ne pas compter parmi ses dirigeants d’aventuriers sans
manières comme ceux sévissant à Londres ou à New York.
Pour autant, les mauvaises manières se cachaient derrière des
comportements policés. Les inspecteurs des Finances ne se
retrouvaient-ils pas à la tête des banques comme à la Direction du
Trésor, à Bercy, voire à Matignon ou à l’Élysée, où ils jouaient le
rôle d’efficaces relais ? Bref, la France appliquait à la perfection un
colbertisme inversé, où le secteur privé, notamment financier,
phagocytait l’État et l’utilisait au service de ses intérêts.
Grâce à ce dispositif, le secteur bancaire bénéficia d’une
protection absolue qui lui permit de se développer de façon
impressionnante. Le plan d’aide accordé aux banques hexagonales
par l’État avait été remarquable par son ampleur et sa discrétion.
Les autorités chargées de contrôler leurs activités, en l’occurrence la
Direction du Trésor à Bercy, constituaient en fait leur plus sûr
rempart. Si seul le Trésor pouvait engager des poursuites et mener
une enquête sur la fraude fiscale opérée par les établissements
bancaires dans les paradis fiscaux, il se garda bien de le faire. Et les
années passèrent sans grand bouleversement.

Après avoir habilement joué la montre, le lobby bancaire était


arrivé à ses fins en 2014 : la date légale pour engager des poursuites
contre les banques venait d’expirer. Aucun établissement ne se vit
donc inculpé pour des faits se rattachant aux dérives de 2008.
Comme se plaisaient à le répéter leurs dirigeants, les banques
françaises étaient saines et bien gérées.
D’autant que François Hollande avait concocté, pour « la finance,
cet ennemi sans visage et qui ne vote jamais », une réforme
bancaire, promulguée en 2013, qui ne risquait ni de la gêner ni de la
froisser. Et pour cause, comme le reconnut le PDG de la Société
générale, Frédéric Oudéa, auditionné par la commission des
Finances, le texte concernait moins de « 1 % de l’activité de sa
banque ». Les banques françaises pouvaient donc aspirer à continuer
de couler des jours heureux.
Des jours d’autant plus paisibles qu’en décembre 2013 le
ministre français de l’Économie, Pierre Moscovici, retira Jersey et
les Bermudes de la liste noire des paradis fiscaux. Ce
« blanchiment », sans mauvais jeu de mots, de deux micro-entités au
cœur du dispositif d’évasion et de fraude fiscale tenait, selon Bercy
« aux efforts accomplis par Jersey et les Bermudes pour coopérer
avec l’administration fiscale française ». Une explication pour le
moins loufoque ! Banques et assureurs français, actifs dans ces deux
zones, remercièrent discrètement le ministre français. La Direction
du Trésor ayant son agenda, ses priorités, les déclarations du
président de la République n’en faisaient pas partie.

1,7 milliard remboursé


par les contribuables à la Société
générale
L’influence des banques, réelle ou dans les têtes, s’exerça sur tous
les pouvoirs. L’affaire du trader Jérôme Kerviel l’illustre bien,
puisque la justice s’est benoîtement contentée d’une simple
déclaration de la Société générale pour fixer le montant du préjudice
supposé subi par cet établissement.
Et, dans la foulée, la Direction du Trésor s’est appuyée sur cette
évaluation, totalement partiale et arbitraire, pour accepter la
demande de déduction d’impôts réclamée par la Société générale.
Bénéfice pour cette dernière : 1,7 milliard d’impôts, qui lui ont été
remboursés par les contribuables français. Une Direction du Trésor
complice et une justice aveugle prenant des décisions moralement
scandaleuses, qui, de plus, contredisent la jurisprudence du Conseil
d’État… Beau tableau, encore plus accablant après les récentes
révélations de la commissaire de police chargée de l’enquête : la
banque l’aurait manipulée et ne pouvait ignorer les opérations de
Jérôme Kerviel.

Des traders en goguette


Selon les économistes, la durée d’une crise financière est en
moyenne de cinq ans. Celle-ci, pour la majorité de la population,
dure depuis sept ans. Mais la France connaît une catégorie qui
échappe à ce couperet. Une catégorie qui est pourtant à la source du
marasme, au cœur du système : les traders.
Songez qu’en 2014 les 351 traders de la Société générale se sont
partagé 298 millions, les 353 de BNP Paribas quasi le même
montant. Des chiffres en augmentation sur l’année précédente. Un
joli pied de nez de la profession à l’encontre de Nicolas Sarkozy, qui
la clouait au pilori, et de son successeur, François Hollande, qui
s’efforça de faire oublier son discours électoral du Bourget de 2012
en ne disant pas un mot sur le sujet. Ce mutisme a de quoi
surprendre. Mais cela tient peut-être au rapprochement étroit qu’il a
opéré avec les plus influents des responsables financiers.
« Accroître nos privilèges »
Le seul dirigeant européen à se montrer implacable dans la lutte
contre les errances financières et les paradis fiscaux est en fait le
Premier ministre britannique David Cameron. Sur ce dernier point,
il a intensifié les pressions pour obliger la Suisse à abandonner son
secret bancaire. Engagement sincère ? Politique d’affichage ?
En tout cas, un tel comportement paraît d’un courage inouï
venant d’un responsable dont la famille a fait fortune dans la
finance et dont les liens avec la City sont si étroits qu’ils relèvent de
la consanguinité.
L’explication réside peut-être ailleurs. Ne vous leurrez pas :
« Cameron, me confia un ancien banquier britannique influent, n’a
qu’un objectif : accroître nos privilèges, déjà considérables. Il faut
replacer sa posture dans un contexte plus large, celui de la rivalité
sans merci que se livrent New York et la City. En termes de
capitalisation boursière, le New York Stock Exchange est plus
important, mais pour beaucoup d’opérateurs Londres est
indiscutablement la première place financière mondiale, notamment
pour les marchés des changes, des métaux ou des dérivés. Plus
ouverte à l’international, elle utilise ses dominions, comme Jersey,
pour fabriquer des trusts inviolables, au bénéfice d’entreprises ou de
riches particuliers, dont les montants sont ensuite réinjectés dans la
City. Ce sont des apports colossaux gérés par Londres. […]
Aussi Cameron, en soutenant Washington et Berlin qui veulent
mettre à genoux la Suisse, opère en fait un choix tactique : éliminer
un concurrent traditionnel et gênant, pour laisser le champ libre aux
dix paradis fiscaux éparpillés entre la Manche et les Caraïbes qui ne
sont, au fond, que des excroissances de la City. Ces confettis sont des
pièces importantes sur l’échiquier dans la partie serrée que joue
Londres contre son rival américain4. » Signe de cet optimisme
britannique, le gouverneur de la Banque centrale d’Angleterre, le
Canadien Mark Carney, estime qu’à l’orée 2050 « les actifs bancaires
britanniques pèseront neuf fois le produit intérieur brut du pays ».
Des actifs qui équivalent, aujourd’hui, à cinq fois la richesse
intérieure (PIB) de la Grande-Bretagne. Et que le 10 Downing Street
tient à protéger !

Rien n’a changé


Derrière les belles paroles, il faut donc toujours chercher la
raison cachée. En politique comme en finances. Quand on entend
dire que « les banques ont changé », rien n’est plus faux. Ou plutôt
si, elles ont changé, mais en pire. La directrice du FMI, Christine
Lagarde, que l’on peut difficilement considérer comme une
adversaire déclarée du monde financier et de ses dirigeants, a du
reste prononcé un véritable réquisitoire contre eux, le 25 mai 2014,
à Londres, devant une assemblée de dirigeants stupéfaits. « Le
comportement du secteur financier, a-t-elle notamment affirmé, n’a
pas fondamentalement changé dans un certain nombre de ses
aspects depuis la crise […] Il continue de valoriser le profit à court
5
terme aux dépens de la prudence à long terme . »
La directrice du FMI a également accusé les banques d’avoir
freiné les tentatives de réformes et décrit une situation où le monde
se retrouve à nouveau au bord du gouffre.
Deux indices l’attestent : les fonds spéculatifs, qui devaient être
encadrés, n’ont jamais été aussi puissants et, sur les marchés des
matières premières, la spéculation atteint des sommets inégalés.
Ainsi, aujourd’hui, 85 % des transactions alimentaires sont réalisées
par des établissements financiers, comme Goldman Sachs, Morgan
Stanley, et non par des groupes légitimes du secteur. Le pétrole, le
cacao sont poussés artificiellement à la hausse ou joués à la baisse
par les établissements bancaires et non pour des raisons réelles.

Bill Gross, jusqu’à ces derniers mois patron de Pimco, le leader


du marché mondial des obligations, détenant 2 000 milliards de
dollars, a lui aussi décrit la folie meurtrière d’une finance qui court
à sa perte, détruisant tout sur son passage. « L’économie financière
dans laquelle nous vivons, explique-t-il, repose, pour survivre, sur
un crédit incessant dont le volume doit augmenter constamment.
Sans crédit nouveau, les intérêts sur les dettes qui ont été émises
auparavant ne peuvent être payés. »
À en croire cet expert mondial sur le sujet, la survie exige une
croissance exponentielle du crédit, qu’il évalue à 2 500 milliards de
dollars par an, soit environ 208 milliards de dollars, chaque mois, de
pure création monétaire.
Des montagnes de crédits virtuels émis par les établissements
bancaires tous les trente jours avec l’illusion de s’octroyer une rente
permanente. Un aveuglement mortel, dont les banques centrales, en
Europe et aux États-Unis, sont complices. Combien de temps un
monde peut-il continuer de fonctionner aussi artificiellement alors
que le capital classique, au cœur de notre développement, a
pratiquement cessé d’exister ?
Le plus affligeant, dans ce désastre programmé, c’est qu’il a pour
cause exactement les mêmes dérives et excès que ceux ayant
provoqué le krach de 2008.
Chapitre 16
La règle du jeu

Plus les choses empirent, plus il convient de faire diversion.


Ainsi, moins la régulation financière fonctionne, plus il faut
s’efforcer de la présenter comme omniprésente. Et si elle n’existe
plus, il importe de la créer, de l’inventer, tels de nouveaux villages
Potemkine.
Le favori de l’impératrice Catherine II de Russie dressait sur le
parcours de la souveraine des façades de villages pimpants pour
l’assurer du bien-être et de la prospérité de ses sujets. La
Commission de Bruxelles et la BCE agissent de même. Non pour
duper une personne ou quelques dirigeants, mais pour berner les
500 millions d’habitants des 28 pays de l’Union européenne. Qu’on
en juge.

Des risques systémiques majeurs


La Banque centrale européenne est la première à savoir que le
secteur financier, miné par ses excès, ne va pas bien et représente à
nouveau un danger croissant.
À sa manière feutrée, la BRI (Banque des règlements
internationaux) fut ainsi la première à tirer la sonnette d’alarme.
Selon ses informations, toujours extrêmement précises, dès 2009
le marché mondial des crédits dérivés avait rebondi à 426 milliards
de dollars. Soit une hausse de 16 % moins d’un an après le krach.
Le chef économiste de cette organisation, dont le siège se situe à
Bâle, estimait dès 2011 que cette reprise de la spéculation sur les
dérivés posait « des risques systémiques majeurs ». Dès 2009, son
prédécesseur, William White, alla encore plus loin en soulignant que
« le monde ne s’est pas attaqué aux problèmes qui sont au cœur du
déclin économique », ajoutant : « Il est probable qu’il entre à
nouveau en récession1. »
Donc, sans respecter le moindre délai de décence, gorgées de
l’argent des plans de sauvetage, les banques, avides de nouveaux
profits immédiats, ont repris leur danse du scalp ; le scalp étant
celui du contribuable.
Les méthodes et les outils utilisés sont les mêmes que pour le
casse précédent : des produits toxiques et dangereux, capables à
nouveau de provoquer une déflagration planétaire, des règles de
fonctionnement qui semblent conçues pour être violées.
Les banquiers paraissent d’autant plus inconscients des risques
auxquels ils exposent les populations que, secrètement, ils
encadrent, figent et occultent les marchés sur lesquels ils opèrent.
Selon Reuters, deux banques américaines prodiguaient, en 2012,
des conseils à leurs clients sur l’usage le plus judicieux des paradis
fiscaux afin d’utiliser leurs dérivés. Et ce alors même que le krach de
2008 découlait en partie des montants considérables concentrés
dans ces zones offshore. Si une équipe d’experts-comptables se
penchait aujourd’hui sur les comptes des banques, elle serait à coup
sûr horrifiée par ce qu’elle y découvrirait.

Libor and Co
Le scandale du Libor prouve à quel point il est aisé de truquer
des chiffres dans le domaine de la finance et quasi impossible
d’espérer y dénicher des données exactes.
Le Libor, abréviation de London Interbank Offered Rate, est le
taux interbancaire qui sert, notamment, de référence aux
350 000 milliards de dollars (plus de 250 000 milliards d’euros) de
produits financiers à terme qui s’échangent chaque jour.
Or, depuis 2007, les traders d’une dizaine de grandes banques
s’entendaient pour fausser son calcul et falsifier les données
communiquées à l’association des banques britanniques. Une fois le
pot aux roses découvert, le principal inculpé – un Britannique
appelé Tom Hayes travaillant pour Citigroup – a confié, lors de son
inculpation : « Tout ceci dépasse ma petite personne. » Et accusé sa
hiérarchie de l’encourager dans ces fraudes qui gonflaient les primes
annuelles.
Le scandale de Libor s’est doublé d’un autre scandale, analogue,
avec l’Euribor, qui porte cette fois sur l’euro. Le mécanisme était
identique : un groupe de banques fixait les taux auxquels les
établissements bancaires se prêtaient de l’argent entre elles et sur
lesquels la plupart des crédits étaient indexés. Accusées de
manipuler ces taux, la Société générale, la Royal Bank of Scotland et
la Deutsche Bank acceptèrent de régler une amende à la Commission
européenne, dans le cadre d’un accord à l’amiable.
Malheureusement, le vent du scandale sembla chasser un nuage
pour aussitôt en faire surgir un autre. La manipulation du cours des
devises succéda à celle des taux interbancaires.
Le Forex londonien, le plus important marché des changes de la
planète, traitait 160 devises vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Or, entre 2010 et 2013, les échanges de devises augmentèrent de
plus d’un tiers, pour atteindre quotidiennement 5 300 milliards de
dollars (3 929 milliards d’euros). Des manipulations qui firent
gagner beaucoup d’argent aux traders de cinq grandes banques, dont
JP Morgan, et en perdre à leurs clients.

La flibuste informatique
Sur ces marchés, l’utilisation délictueuse de l’informatique révéla
une nouvelle brèche. Les informations remontant des milieux
bancaires soulignèrent la gravité du problème : malgré 2008 et leurs
promesses, les années suivantes, les banques se soucièrent bien peu
de l’économie réelle, 85 % de leurs profits découlant des activités de
trading et de spéculation sur les produits dérivés. Le « Flash
Trading », trading à haute fréquence, était devenu un instrument de
rapacité inégalée.
« Des logiciels entièrement automatisés, souligna Marc Roche,
achetaient et vendaient sans intervention humaine dans des
intervalles de temps allant jusqu’à la nanoseconde, en vue de
prendre avantage des anomalies les plus minimes du marché. Le
pied au plancher, les flibustiers font grimper ou baisser les cours
artificiellement en plaçant des ordres d’achat ou de ventes massifs
qu’ils annulent avant même leur exécution, pour faire fructifier leurs
positions. Les faibles marges bénéficiaires sont largement
compensées par le volume colossal des investissements. En
mitraillant littéralement le marché bien plus vite qu’un battement
de cils, les opérateurs peuvent manipuler les cours à leur profit2. »
Or le flash trading accroît l’instabilité et ne procure aucune
valeur ajoutée. Pour ces opérateurs, réduire la vitesse, ne serait-ce
que d’une seconde, équivaut à un retour au Moyen Âge. Ces 85 % de
profits réalisés par les banques, qui reposaient seulement sur la
spéculation et la fraude, constituaient bien le reflet précis de leurs
activités.

Draghi passe à l’offensive


« Dans les dernières années, au sein de la BCE, m’a confié un
collaborateur de haut niveau sous couvert d’anonymat, nous avons
eu le sentiment que l’activité financière s’emballait et, même,
victime de ses excès, se déréglait peu à peu, échappant à tout
contrôle. »
Face à cette situation, que pouvait-elle faire, elle qui souffrait à
la fois d’un déficit d’image et d’un déficit d’action ? Très peu
d’Européens connaissaient ses dirigeants et tous ignoraient pourquoi
elle avait été créée. « Et puis, ajoute mon contact, Draghi a beau être
italien, il a mal interprété sa partition. On disait, fréquemment, face
à la détérioration de la situation en Europe, que la BCE était prête à
agir. Résultat : Draghi donnait l’impression de chanter “Avanti,
Avanti”, seul et immobile au milieu de la scène. » En vérité : « Il ne
disposait ni des pouvoirs ni de la stratégie nécessaire pour agir. Puis,
en 2013, face à la multiplication des scandales ressemblant à autant
3
de mauvais présages, il a décidé de passer à l’offensive . »
Une offensive qui, à mon sens, servit surtout à masquer le fait
que la véritable bataille n’aurait pas lieu.

Car l’Europe créa une de ces immenses usines à gaz dont elle a le
secret, lourde, complexe et inefficace, peuplée comme dans un
comité Théodule de fonctionnaires nationaux promus fonctionnaires
européens. Si l’emploi est en panne en Europe, il explose au sein de
la bureaucratie bruxelloise. Ainsi, plus de 1 000 personnes sont
recrutées pour composer l’ossature et les effectifs du Mécanisme de
supervision unique (MSU), mécanisme qui, depuis le
1er janvier 2014, contrôle les 130 grandes banques de la zone euro
ainsi que les petits établissements porteurs de risques systémiques.
Le MSU, qui officie sous la tutelle de la BCE, est présenté comme
un gendarme capable d’imposer aux établissements le renforcement
de leurs niveaux de liquidités ou de fonds propres, et même de
retirer la licence bancaire à ceux qui persisteraient dans leurs
dérives. La Française Danièle Nouy, qui prit la direction du nouvel
ensemble, tint d’ailleurs des propos implacables lors de son entrée
en fonction : « Nous devons accepter que certaines banques n’aient
pas d’avenir et les laisser faire faillite, sans chercher à les faire
fusionner avec d’autres4. »
Des propos destinés à marquer les esprits à défaut d’infléchir les
réalités.

La baleine blanche de la MSU


Bruxelles et son accueillante bureaucratie se sont donc adjoint
un millier de justiciers animés d’une détermination identique à celle
des héros des « Incorruptibles » ou du « Train sifflera trois fois ».
Ceci pour la propagande, relayée par une presse en émoi se laissant
aller à un florilège assez cocasse : « Chantier aussi titanesque
qu’inédit », « Défi sans précédent », « Une œuvre gigantesque ». Or
on met en branle une sorte de baleine blanche qui, nous le verrons,
va rapidement s’échouer.

Mme Nouy, pas avare de déclarations martiales avant de


retourner dans les rangs et le silence, précise à l’époque – on est au
mois de février 2014 – qu’elle cherche à affaiblir les liens existant
entre les gouvernements et le secteur bancaire. Une détermination
d’autant plus impressionnante que Danièle Nouy, à son poste
précédent, ne s’était jamais fait remarquer pour sa sévérité envers la
communauté financière. Secrétaire générale de l’ACP (Autorité de
contrôle prudentiel), organisme chargé de surveiller banques et
compagnies d’assurances, elle agissait pour le moins avec discrétion.
Comment va-t-elle faire plier la toute-puissante Direction du
Trésor, à Bercy, et les non moins influents dirigeants des grandes
banques françaises ? Un projet aussi réaliste que d’espérer voir
éclore des palmiers en pleine forêt sibérienne !
Sur les 1 000 nouveaux recrutés, 750 seront affectés au contrôle
des banques en tant que « spécialistes des risques, experts en
décryptage des bilans, analystes ». Voilà qui tombait à pic, puisque,
dans la foulée de la création du MSU, la Banque centrale
européenne annonça l’entrée en vigueur, courant 2014, de nouveaux
tests de résistance à l’encontre des banques européennes.
Une initiative destinée à accroître la confiance des Européens
envers leurs banques, tâche pour le moins difficile, et à faire oublier
le fiasco de 2011, les tests de résistance publiés cette année-là
s’étant révélés un vaste bidonnage au cours duquel les régulateurs
de l’autorité bancaire européenne s’étaient servilement pliés aux
caprices et aux injonctions des établissements examinés. Exactement
comme un contrôle fiscal où le contribuable en faute imposerait aux
contrôleurs des impôts l’abandon de toute pénalité. Les
conséquences s’étaient d’ailleurs révélées désastreuses, puisque
l’ensemble du secteur bancaire irlandais s’était effondré après avoir
passé victorieusement les tests, bientôt suivi des banques grecques.
Un établissement aussi mal géré et aussi dangereux que Dexia
n’avait-il pas franchi l’examen avec succès, faisant faillite peu après,
gorgé de crédits pourris le rendant aussi rassurant pour la
communauté qu’un kamikaze revêtu d’une ceinture de bombes ?

Mais, cette fois, la BCE le martelait : l’affaire allait être menée


avec le plus grand sérieux et l’organisme installé à Francfort y
engageait toute sa crédibilité.
Pourtant, l’opération partit sur de bien mauvaises bases. Mario
Draghi décida que le contrôle des 130 banques européennes serait
confié à un cabinet de conseil privé américain, Olivier Wyman. Exit,
donc, les 750 enquêteurs recrutés par Mme Nouy et son organisme
européen. Étrange qu’à peine embauchés ils se retrouvent déjà au
chômage forcé, aux frais des contribuables.

« La BCE n’a pas droit à l’erreur »


« La BCE n’a pas droit à l’erreur », estimait alors Paul de Grauwe,
professeur à la London School of Economics. Or l’erreur a bel et bien
été commise, et elle est de taille : si la BCE voulait entacher de
suspicion les futurs résultats des tests, elle ne s’y serait pas prise
autrement. Pourquoi sous-traiter une initiative cruciale à une société
privée américaine qui n’a aucune compétence en matière d’audit et
ne fait pas partie des géants de la profession, comme Deloitte ou
Ernst & Young ? Pourquoi, en outre, choisir, en matière d’évaluation
des risques, une société comme Wyman, qui avait déjà un lourd
passif ?
Après un audit approfondi, elle avait classé en 2006 l’Anglo Irish
Bank comme la première banque du monde… avant qu’elle ne soit
emportée peu après par la crise financière. N’était-ce pas la même
structure qui, en 2012, à la demande du gouvernement de Madrid,
avait sondé le cœur et les reins des banques espagnoles et évalué à
60 milliards d’euros le montant nécessaire pour les recapitaliser ?
Nouvelle erreur d’estimation : les besoins des banques espagnoles
dépassaient les 100 milliards d’euros.
La décision de Mario Draghi laissa donc tous les experts
perplexes, mais un scénario plausible se fait jour : en cas d’erreur,
de sous-estimations des risques contenus dans les bilans de certains
établissements, le cabinet Wyman aurait le profil du coupable idéal
sur lequel la BCE pourrait faire retomber la responsabilité. Quand
elle justifie son manque d’implication directe en expliquant qu’elle
ne dispose pas d’experts en nombre suffisant et ignore tout de la
manière d’identifier des actifs douteux, la BCE ne prend-elle pas les
devants, réaffirmant son souci de « rigueur » dans la méthodologie
appliquée pour ces tests de résistance mais se défaussant sur des
spécialistes extérieurs ?
Or la résistance des banques est testée sur un scénario de
récession en zone euro entre 2014 et 2016 (c’est déjà le cas), de
montée du chômage (c’est également la réalité), et de crise boursière
(elle est à venir), sans oublier l’éclatement de bulles immobilières.
Comme l’écrit une journaliste du Monde, impressionnée, « ce sont de
véritable crash-tests bancaires ».
Des banques aux capitaux insuffisants
La réalité s’est écrite de façon peu glorieuse. En octobre 2013,
Mario Draghi, président de la BCE, rencontra à Francfort les
dirigeants des grands établissements bancaires européens et leur fit
part de son projet. Pendant les mois qui suivirent, les banques se
préparèrent aux tests en augmentant leurs fonds propres de plus de
35 milliards de dollars, soit 70 % de plus que ce qu’elles détenaient
en 2013. Une progression qui pouvait passer pour impressionnante
mais restait nettement insuffisante.
Selon une étude du cabinet Ernst & Young, il aurait fallu que ces
banques, pour être à niveau, augmentent encore de 22 % le montant
des capitaux détenus, chiffre fixé à 35 % pour les établissements
espagnols. Dès lors, il ne fallait à aucun prix que l’évidence
apparaisse au grand jour : les grandes banques européennes allaient
mal et représentaient un risque grandissant.
Une étude, publiée en janvier 2014 par l’agence Bloomberg,
estimait de son côté qu’il manquait 767 milliards d’euros
(1 000 milliards de dollars) de capitaux propres aux banques
européennes, soit 50 % du PIB français. Et de préciser : « Ce sont les
banques françaises qui offrent le plus grand écart, avec
285 milliards d’euros, suivies… des banques allemandes, auxquelles
manquaient 199 milliards5. » Bloomberg s’appuyait sur une étude
réalisée par des chercheurs du CEPS (Center for European Policy
Studies).
Ces informations provoquèrent la consternation à Paris et Berlin
comme au siège de la BCE. Elles battaient en brèche tous les efforts
de « communication » déployés pour faire apparaître le secteur
financier français comme un modèle de rigueur et de bonne
gouvernance. Et inversaient la hiérarchie de l’accusation : jusqu’ici,
tous les clichés distillés par la BCE ainsi que de nombreux membres
de la Commission européenne dénonçaient l’absence de rigueur dans
la gestion des banques espagnoles ou italiennes. Une fatalité
supplémentaire, en somme, pour des pays si laxistes.
Pourtant, cette fois, le constat était non seulement accablant,
mais dérangeait beaucoup. La Deutsche Bank, premier établissement
allemand et poids lourd mondial, connaissait des difficultés
croissantes, plus importantes que celles rencontrées par ses
homologues du sud de l’Europe. Une preuve supplémentaire que
l’Europe se mentait à elle-même.

Un travail de sape systématique


On s’en doute : dans ce contexte, les contrôles effectués par les
vérificateurs du cabinet Wyman se déroulèrent dans un climat
tendu, souvent hostile.
« C’était d’autant plus intéressant à observer, confie un cadre de
la BCE, que les interventions nous parvenaient à l’état brut. C’est en
France que l’arrogance et les crispations se manifestèrent le plus.
Des banquiers reçurent les enquêteurs de Wyman avec, auprès
d’eux, des responsables de la Direction du Trésor ergotant sur
chaque point. Comme des avocats aux côtés de leurs clients durant
une audition par la police. Leur volonté ? Arriver à réduire le
périmètre d’enquête fixé, obtenir que les enquêteurs ne puissent
remonter trop loin dans le temps, avant fin 2013. Bref, un travail de
sape systématique… qui a produit ses effets. La plupart des banques
européennes refusèrent de transmettre l’ensemble des informations
réclamées, infos qui auraient pourtant permis de dessiner un tableau
extrêmement complet de l’état des actifs et des bilans. On savait que
les banquiers ne se laisseraient pas docilement ausculter, mais leur
mauvaise volonté fut payante et obligea les superviseurs de Wyman
à infléchir leurs démarches. Le bilan fut simple : l’objectif que la
BCE avait fixé n’a pas été atteint et la sévérité dont nous voulions
faire preuve s’est diluée tout au long de cette guérilla6. »
Les résultats des tests, annoncés le 26 octobre 2014, se
révélèrent si banalement prévisibles qu’ils n’auraient presque rien
rapporté s’ils avaient fait l’objet de paris chez un bookmaker
londonien. Sur 130 banques contrôlées, 25 seulement étaient
recalées mais, quelle surprise, pratiquement toutes se situaient dans
le sud de l’Europe, en Grèce, à Chypre, au Portugal, en Italie, ou
encore à l’est, en Slovénie par exemple. Bref, à la périphérie du
système financier européen, qui, lui, sortit victorieux et intact de ces
contrôles censés être rigoureux.
Le secteur bancaire français fut quant à lui crédité d’un sans-
faute. Mais comment avaient pu être comblés les 285 milliards de
dollars de capitaux manquants ? S’agissait-il d’une simple rumeur
malveillante ?

Dans les médias, personne ne contesta ce résultat rassurant pour


les citoyens. Et toute la presse, régionale comme nationale, monta
en une ces bulletins de victoire. Mention spéciale au supplément
Économie du Monde qui titra : « La BCE dicte sa loi aux banques. »
Au milieu d’une telle clameur, qui aurait osé émettre la moindre
réserve quant à la fragilité de certains critères d’analyse retenus ?

« Le contribuable ne paiera plus pour


les banques »
Le 4 novembre 2014, l’Autrichienne Sabine Lautenschläger,
membre du directoire de la BCE et vice-présidente du nouveau
mécanisme de supervision des banques, le fameux MSU cher à
Danièle Nouy, déclara : « Le contribuable ne paiera plus pour les
banques. »
Une bonne nouvelle, douchée par les propos suivants, fort
inquiétants quant à sa compréhension du secteur bancaire et à sa
logique. Elle commença en effet par comparer les banques à un
« athlète qui doit s’entraîner chaque jour pour rester en forme »,
estimant qu’elles opèrent dans un milieu très concurrentiel, donc
doivent « adapter en permanence leur modèle et leur stratégie ». Et
d’ajouter : « Avec un système bancaire européen solide et résilient,
nous faisons un grand pas en avant. Mais ce n’est pas suffisant si l’on
veut que les banques prêtent davantage. Celles-ci assument un
risque lorsqu’elles accordent des prêts à l’économie réelle. Elles
doivent être convaincues que leurs clients, comme les PME, feront
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des bénéfices leur permettant de rembourser les crédits . »

La vice-présidente de la BCE est-elle maladroite, incompétente


ou cynique ? Je crains que la réponse ne soit un cocktail des trois. Si
ses propos ont dû rassurer la communauté financière, sa
comparaison entre les banques et des athlètes de haut niveau dut
susciter l’hilarité dans les conseils de direction dont les responsables
savent déjà être de nouveaux rentiers s’agitant bien peu, guère
passionnés par les prêts aux entreprises.
Que la responsable européenne évoque les risques pris par les
banques alors qu’elles n’en prennent aucun et en font courir un
maximum traduit un aveuglement effarant. Et qu’elle inverse la
charge de la preuve en pointant un doigt accusateur sur les
entreprises, notamment les PME, censées devoir convaincre les
banques pour obtenir des prêts et être en mesure de réaliser des
bénéfices, alors que ce sont elles qui créent de la vraie richesse et se
plaignent de ne plus être soutenues, vaut son pesant de mauvaise
foi.
Il est assez insupportable, madame, de lire de tels propos. Car
vous ne pouvez ignorer que, malgré les largesses consenties aux
banques, le nombre et la qualité des prêts accordés a diminué ou
ralenti à travers l’Europe. Qu’en outre les prêts destinés aux PME
sont soumis à des conditions beaucoup plus drastiques que pour les
grands groupes : taux d’intérêt plus élevés, échéances plus courtes et
contrôles plus rigoureux.
La dirigeante de la BCE feint surtout d’ignorer que les banques,
malgré l’argent reçu, n’ont aucune envie de prêter, que ce soit aux
acteurs économiques ou aux particuliers.

Les banques ne se font pas confiance


Plus grave encore.
L’opération (spectaculaire) des tests de résistance visait à
restaurer la confiance des Européens envers leurs banques. Seul
problème, mais de taille : les banques, elles, n’ont aucune
confiance… entre elles et continuent de refuser de se prêter !
Le crédit interbancaire demeure bloqué. Ce qui pourrait conduire
à un constat inquiétant : la Banque centrale européenne, malgré les
contrôles opérés, ignorerait la gravité de l’état réel des banques ?
L’hypothèse est à écarter. Au contraire, elle se comporte en complice
installé aux premières loges. N’a-t-elle pas, en juillet 2014, abaissé
son taux de dépôt de 0,10 % à – 0,10 % ? Or, malgré ce taux
négatif, n’a-t-on pas vu les banques européennes préférer placer leur
argent excédentaire sur ses comptes plutôt que de les prêter à
d’autres établissements financiers ? 214 milliards d’euros ont été
déposés à taux négatif auprès de la BCE, milliards auparavant
accordés par la même BCE. Avant le krach de 2008, les dépôts
effectués par les banques auprès de la BCE se situaient dans une
fourchette n’excédant pas 20 à 40 milliards d’euros…

Alerte à la démocratie
Protéger l’illusion et dissimuler les réalités est devenu, pour les
instances nationales ou européennes, une priorité. L’activité
financière est aujourd’hui une puissance déstabilisante,
antidémocratique, source d’inégalité, qu’il importe de dissimuler à
l’opinion. Alors, comme les mots n’ont plus que le sens vers lequel
on les oriente, la BCE affirme avoir lancé une vaste « opération
vérité » se résumant à un jeu de dupes où banque centrale et
banques privées n’ont qu’un objectif : abuser une nouvelle fois les
citoyens européens, qui voient leurs factures s’alourdir.
En plus des plans de sauvetage, de relance, ils doivent désormais
payer les 1 000 fonctionnaires engagés pour rien puisque leur
mission, contrôler les banques, s’avère irréalisable. Des
fonctionnaires fraîchement recrutés qui, à la différence des
contribuables, ne paient pas d’impôts.
Dès lors, la question gênante est définitivement évacuée :
comment faire confiance à des banques qui ne se font pas confiance
parce qu’elles connaissent, elles, leur état réel ?
Chapitre 17
Hibernatus

On l’a vu et on le voit chaque jour, les banques s’acharnent sur


les deux proies qu’elles jugent les plus faibles : les citoyens qui les
renflouent et les politiques qui les aident. Les premiers, face à
l’ampleur des sacrifices qu’on leur impose, deviennent exsangues ;
les seconds se fossilisent et deviennent de purs archaïsmes
incapables de répondre au moindre défi contemporain. C’est à eux
qu’il faut s’intéresser un peu.

Le souffle de la mondialisation n’a pas fait renaître les élus à la


vie, alors qu’il a permis aux banques d’élargir le champ de leurs
opportunités et d’accélérer la vitesse, déjà considérable, de leurs
prises de décision. Résultat, les responsables politiques ressemblent
au héros du film Hibernatus, ce personnage emprisonné dans les
glaces pendant plus de soixante-dix ans et qui, ramené à la vie, ne
comprend rien au monde qui l’entoure. Alors que le cadre d’une
comédie est prétexte à de nombreuses situations comiques et
saugrenues, rapporté au monde actuel et à ceux qui devraient
décider, c’est proprement consternant et effrayant.
Au sein de l’équipe Hollande, un homme se détache
irrésistiblement dans cette incapacité à voir le monde tel qu’il est
réellement. Un homme qui semble récemment sorti d’un long
sommeil et qui, confronté à la complexité et à la puissance du
secteur financier, dont visiblement il n’a aucune idée, tente de
formuler des propos dont l’apparent bon sens n’a plus de prise et
rien à voir avec la réalité. Dans cette course au casting pour incarner
Hibernatus, le ministre des Finances, Michel Sapin, arrive en tête. Il
suffit de plonger dans ses déclarations pour le constater.

Michel Sapin, nouvel Hibernatus


Le 16 juin 2014, à l’occasion de l’installation du « Comité place
de Paris 2020 », dont le slogan affirme en toute simplicité militer
« pour une finance au service de l’économie », le ministre encourage
« le développement d’une industrie financière qui assure le
fonctionnement de l’économie dans ses différentes composantes, et
notamment celui de nos entreprises ».

Je vous l’affirme, Michel Sapin est donc notre nouvel


Hibernatus ! À coup sûr, pour tenir ce genre de propos, il dormait
pendant le krach de 2008, puis durant les années de scandales qui
ont suivi. Il est vrai que son sommeil doit remonter à assez loin,
puisqu’il paraît qu’il ne sait pas à quel objet se rattache le mot
iPhone, qu’il appelle « le machin avec la pomme1 », comprend très
peu l’informatique et, cela devient une évidence, pas du tout la
stratégie des banques, qui n’ont aucune envie de jouer le moindre
rôle pour aider au retour de la croissance.
Pis : béat, il ajoute : « Notre survie, c’est la finance, la bonne
finance. » Et enfonce le clou en disant : « Nous avons encore besoin
de régulation financière. Pour tout ce qui est bancaire, on a bien
avancé. »
Cet homme a vécu hors du temps, je vous dis ! Il n’a en tout cas
jamais pris connaissance des propos du président de la Société
générale qui évaluait à 1 % ses activités bancaires concernées par
les mesures de régulation prises en France. Il est fort probable même
que les crédits dérivés et la gravité des dangers qu’ils constituent ne
fassent pas partie de son univers. Bercy, une île isolée de notre
monde ?

Avec une candeur touchante, Michel Sapin aime donc un monde


financier qui le lui rend bien, mais il ignore tout de ses vices cachés.
Selon sa déclaration de patrimoine, cet homme prudent a investi des
avoirs – conséquents – loin des mirages de la finance, dans la terre
et la forêt. Une nouvelle preuve de son peu de connaissance du
monde de la finance. Est-il au courant des dizaines de milliards
d’euros de profit que les banques, notamment françaises, ont réalisés
grâce à leurs spéculations douteuses sur les CDS, les dérivés à haut
risque ? Est-il conscient que les injections massives de liquidités
opérées par les États et la BCE pour aider les établissements
bancaires ont totalement déconnecté les marchés, en hausse
constante, de la réalité économique ? J’ose l’espérer, même si le
crois peu probable puisqu’à ma connaissance il n’a pas évoqué ces
questions.

Des mondes déconnectés


Trêve d’humour noir : revenons au triste état des lieux de notre
monde pollué par la banque. En 2008, la crise s’est propagée
immédiatement parce que la mondialisation en marche a permis au
secteur financier d’acquérir un pouvoir et une impunité sans
précédent. L’argent, essence même du capitalisme, est devenu, avec
la globalisation, le produit capitaliste parfait : immatériel, pouvant
être transféré en un instant à l’autre bout de la planète, échappant à
tout contrôle. Grâce à la vitesse, le système financier s’est
transformé en écosystème global. Totalement déconnecté des
réalités, il ne s’intéresse qu’à lui et aux profits qu’il peut amplifier.
La mondialisation a engendré des univers totalement
désynchronisés où aucun des protagonistes ne vit au même rythme
ni ne poursuit les mêmes objectifs. À l’opposé de la finance, le
monde politique, comme la justice, semble obsolète, incapable de
répondre aux défis contemporains, doté d’outils et de visions hérités
du début du XXe siècle donc antiques, dépassés.
Et, tels de monstrueux aliens ne cessant de croître en taille et en
dangerosité, les banques se nourrissent de l’impuissance des États.

Les banquiers, nouveaux rentiers


Dans le monde actuel où ce qui est bon pour les banques est
préjudiciable aux pays et à l’économie, les banquiers se sont
métamorphosés en espèce nouvelle, ou plutôt font renaître une
espèce que l’on croyait définitivement révolue : celle des rentiers.
Le célèbre économiste John Maynard Keynes estimait que la
crise de 1929 avait provoqué « l’euthanasie des rentiers ». Il resterait
à coup sûr sans voix en constatant que celle de 2008 les a, au
contraire, fait resurgir, plus prospères que jamais, sous les traits,
ironie de l’Histoire, de ceux qui sont à l’origine du marasme.
À quatre-vingts ans d’intervalle, les objectifs de ces privilégiés
restent absolument identiques : accroître leurs rentes en ne prenant
aucun risque. Dans un monde où les inégalités ne cessent de croître,
ils font figure de nantis. La banque devient, paradoxe incroyable, un
secteur encore mieux protégé par l’État que la fonction publique.

L’inégalité est le vecteur de l’injustice. Face à la fiscalité, elle est


criante. Alors que les banques, les grands groupes et les plus aisés
pratiquent sans vergogne l’évasion fiscale, les PME (qui représentent
pourtant 60 % de l’emploi en France) voient leur imposition
alourdie. La nasse se referme sur l’immense majorité des salariés. La
différence de traitement entre ces deux univers tient à la mobilité
dont bénéficient les plus favorisés. Pour eux, les frontières sont un
obstacle théorique et leur franchissement, au profit de zones
fiscalement plus douces, voire de véritables paradis, une stratégie de
maximisation des profits et de minoration de l’impôt.
Mais, quand les plus riches échappent ainsi à l’impôt, l’aveu
d’impuissance de l’État consiste à alourdir les montants infligés à la
classe moyenne, pourtant déjà à la peine. Un véritable enfer fiscal
attend les plus modestes tandis que les banquiers, eux, sont
protégés.

Je l’ai indiqué : en Europe, les établissements bancaires ne


prêtent que très peu. Si bien qu’entre 2011 et 2012 – la situation ne
s’est pas améliorée – les défaillances d’entreprise ont augmenté de
près de 40 % au sein de l’OCDE, selon un rapport de cette
organisation regroupant 34 États, dont toutes les puissances
économiques occidentales, États-Unis, Japon, pays européens.
Derrière ces 40 %, combien de faillites occasionnées par les refus de
crédit des banques, qui auraient pu assurer leur survie ? Beaucoup.
Et cela n’empêche pas à leur égard une mansuétude des pouvoirs
publics qui est totale. Les Hibernatus de tout pays et de tous bords
ne voient rien. Pis : ils leur laissent les clés du coffre !

Les livrets de Caisse d’épargne utilisés


pour spéculer
Le Conseil de stabilité du G20, créé à l’occasion du sommet de
Londres, a dressé une cartographie précise des risques bancaires. Où
l’on voit la France au premier rang, ex aequo avec la Chine. Sur les
cinq banques présentées comme les plus fragiles, quatre sont
françaises : BNP Paribas, la Société générale, le Crédit agricole et
BPCE (Banque populaire, Caisse d’épargne). Dès lors, on devrait
surveiller leurs actions, d’une certaine manière les tenir un peu en
laisse. Au contraire, on accepte de les laisser jouer avec de l’argent
qui ne leur appartient pas.

Vous avez aimé l’épisode où François Hollande accorde aux


banques 30 milliards d’euros prélevés sur les Livrets A ? Alors vous
allez adorer l’usage fait des fonds déposés sur les livrets de Caisse
d’épargne. Car cet autre symbole de la quiétude des épargnants,
rassurés que leur argent soit placé entre les mains de gestionnaires
prudents, est en fait devenu une pure imposture.
Ainsi Natixis, l’une des filiales de la BPCE, utilise les dépôts des
Caisses d’épargne sur les marchés financiers. Lorsque vous croyez
votre argent en train de dormir paisiblement, il est en fait prélevé
subrepticement et joué sur les tables d’un casino financier où il peut
brusquement disparaître. Mais vous n’en savez rien.
Hibernatus-Sapin a-t-il connaissance de ce scandale et, si oui, a-t-
il pris des mesures pour l’interrompre ? Pas du tout. Sait-il que les
opérations de spéculations actuelles sur les dérivés à hauts risques,
effectuées par BNP Paribas, représentent vingt-trois fois la valeur de
l’économie française ? Peu probable. En tout cas, ce genre de danger
ne paraît pas susciter chez lui la moindre réaction.
Il est vrai qu’il n’est que ministre des Finances, c’est-à-dire le
locataire d’une administration toute-puissante, celle de Bercy,
citadelle inexpugnable du pouvoir bancaire, royaume où l’Inspection
des Finances, l’élite de l’Ena, contrôle totalement le ministère, la
Direction du Trésor, les principaux ministères et même l’Élysée. Le
secrétaire général de la présidence, Jean-Pierre Jouyet, ami très
proche, comme Sapin, de François Hollande, fut directeur du Trésor
de 2000 à 2004. Les dirigeants des quatre plus grandes banques
hexagonales sont originaires du même corps, qui plus est dans un
secteur bancaire qui emploie au total plus de 300 énarques.

L’omnipuissance de la finance, son mépris des règles et de


l’intérêt général révèlent au bout du compte la faillite des politiques,
incapables de la juguler, canaliser ou sanctionner.

Un danger mortel pour les citoyens


Pourtant, le danger approche avec une rapidité inquiétante. La
danse macabre des dérivés a repris de plus belle. Selon une étude du
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cabinet AlphaValue, publiée fin 2013 , le niveau total des crédits
dérivés fabriqués et disséminés à travers le monde dépassait
nettement les montants déjà affolants de la période 2007-2008, juste
avant l’éclatement du krach.
L’étude évalue d’ailleurs leur ampleur, au premier
semestre 2013, à 693 000 milliards de dollars, soit dix fois le PIB
mondial. Ces dérivés, au début des années 2000, atteignaient
« seulement » trois fois la richesse mondiale. Instruments d’une
spéculation effrénée pour les banques, ils représentent bel et bien un
danger mortel pour les citoyens, qui peuvent tout perdre en cas
d’accident et se voir, en plus, contraints de renflouer à nouveau les
établissements financiers. Pile je gagne, face tu perds.
Car, ne nous leurrons pas, en l’absence de toute réforme de fond
européenne, les contribuables seront contraints de supporter encore
les pertes à venir des futures banques en faillite. En attendant, leurs
bilans ne sont rien d’autre que des actifs financiers subventionnés
par les États européens. Des rentiers, vous dis-je, qui recueillent sans
effort les fruits de leur cupidité.

Les acquis en ligne de mire


Ri-gueur et éco-no-mies sont les deux impératifs martelés par les
gouvernements. Les budgets de la santé, de l’éducation et de la
protection sociale se réduisent comme peau de chagrin et l’État
providence, partout où il existe, se vide de son contenu. Traquer la
moindre économie conduit à détricoter, démanteler les acquis
sociaux.
Aux États-Unis, un chiffre donne le vertige : la baisse de la part
des salariés, et donc de leurs revenus, se chiffre à 500 millions de
dollars par an. Le retour à plus d’emploi, outre-Atlantique, est un
trompe-l’œil, car ce sont en majorité des postes de travail précaires
et à bas salaires qui sont créés.
Plus pervers encore : les politiques de démantèlement des
systèmes sociaux sont suscitées, appuyées, incitées par les banques,
qui exercent de fortes pressions en faveur d’une réduction des
dépenses publiques. Alors qu’elles-mêmes sont responsables !
Songeons que la dette publique française, passée de 60 % du PIB
en 2006, niveau tolérable, à près de 100 % en 2014, en est arrivée
là notamment à cause du sauvetage des banques et de la récession
massive que ces dernières ont enclenchée ! Rappelons qu’en 2008
l’État, n’écoutant que sa générosité, mobilisa 360 milliards d’euros
pour sauver ces établissements, qu’en 2011 rebelote, la BCE (en
coordination avec la Banque de France) prêta 232 milliards aux
mêmes établissements en difficulté.
Réaction de ces établissements face aux colossales dettes de jeu
ainsi épongées ? Une ingratitude totale, le mépris, l’absence de la
moindre bienséance de la part de ceux qui furent sauvés et
reprirent, tels des joueurs compulsifs, leurs opérations de
spéculation massive.
Des manipulations et opérations que seuls les plus gros, ceux
ayant obtenu la majeure partie des soutiens européens, ont les
moyens de se permettre. Ainsi, plus de 6 000 banques composent la
communauté financière mondiale, mais seuls les grands
établissements sont en mesure de spéculer sur la quasi-totalité des
700 000 milliards de dollars (plus de 615 000 milliards d’euros) de
crédits dérivés. Des opérations aussi juteuses qu’opaques, négociées
à travers des contrats de gré à gré, n’apparaissant dans aucun bilan
officiel, conclues hors de tous les marchés réglementés, pratiquées
sur une immense zone de non-droit, un Far West financier,
favorisant profits démesurés et manipulations toxiques pour la santé
de l’économie mondiale.
La crise de 2008 a mis en branle un mécanisme de déclassement
professionnel et financier croissant des populations, ayant entraîné
une pauvreté durable. La finance, indifférente, pratique, elle, une
concentration monopolistique à l’ancienne. Aux États-Unis, quatre
banques seulement, sur les centaines qui existent, concentrent plus
de la moitié des actifs bancaires du pays, avec des profits annuels
atteignant 115 milliards de dollars. En 2015, outre Atlantique, cinq
établissements dominent et contrôlent le marché mondial de CDS,
évalués à plus de 62 000 milliards de dollars.

Une fiction fabriquée par les banques


En France, la concentration est analogue. BNP Paribas, le Crédit
agricole, la Société générale, BPCE et Crédit mutuel contrôlent plus
de 85 % du marché bancaire. Leur poids, quatre fois le PIB de la
France, se double d’une taille qui, malgré ou plutôt grâce à la crise
de 2008, a augmenté de 60 % entre 2002 et 2012. Or ces banques,
si elles ne fabriquent pas de dérivés, en sont de gros acheteurs. Les
activités « de marché » (terme pudique pour décrire les opérations
spéculatives) de BNP Paribas représentent 42 % du PIB Français.
On est donc bien loin des spots publicitaires et autres publicités
d’une tonalité mièvre montrant, ici, la petite agence attentive aux
besoins et à l’avenir de ses clients digne d’un brave médecin de
campagne dévoué ; là, des conseillers efficaces, avertis, au service
du petit client. La nostalgie, qui n’est plus ce qu’elle était, reste une
fiction payante pour les banques.
Un chiffre souligne le gouffre existant entre ces campagnes
publicitaires et la réalité. Selon une étude publiée fin 2003 par
l’agence de notation Fitch, les seize plus grandes banques
européennes, dont les françaises, préféraient spéculer sur les dettes
publiques qu’elles avaient contribué à aggraver plutôt que de prêter.
Leurs prêts aux États avaient augmenté de 560 milliards d’euros
pendant qu’elles diminuaient, dans le même temps, leurs crédits aux
entreprises de 440 milliards.

La morale de l’histoire est assez simple, bien que totalement


déconcertante : des États (durement éprouvés par la crise provoquée
par les banques) les ont refinancées avec largesse. Puis, devant
l’accroissement de leurs dettes publiques, ont accepté que ces
établissements bancaires leur prêtent l’argent qu’eux-mêmes leur ont
donné, devenant leurs créanciers ! Ubuesque, courtelinesque,
kafkaïen, aberrant.

L’inversion des rôles


Au final, les États souverains se sont vus relégués au rang de
simples obligés. Les banques ont renoué avec la tradition des
Médicis et des Fugger, pour qui le contrôle effectif du pouvoir
passait par l’octroi massif de prêts à des rois ou des États souvent en
peine de rembourser. Mais, alors qu’autrefois les banques
prétendaient aider les pouvoirs politiques grâce aux sommes qu’elles
leur octroyaient, cette fois, « innovation financière », ce sont les
États qui les ont renflouées, sans condition, avant d’accepter de
passer sous leur coupe et de devenir leurs otages.

Si bien que la loi du marché, tant vantée, n’a librement


fonctionné, au fond, que pour le secteur financier et que les
plaidoyers en faveur d’une libre circulation du capital ont abouti à
ce que ces droits revendiqués pour le capital anéantissent ceux des
travailleurs, et placent sous leur tutelle étroite l’action politique.
Dès lors, l’impensable s’explique. Malgré la répétition lassante
des plans de sauvetage, la profusion d’argent gratuit déversé par la
BCE, les banquiers européens ont réussi le rêve de tous les rentiers
les ayant précédés : continuer de percevoir de l’argent, beaucoup
d’argent, une véritable rente, en se faisant subventionner par des
États leur garantissant qu’ils échapperont à la ruine. Cela s’appelle
obtenir le beurre, l’argent du beurre, le sourire de la crémière et
toute la ferme avec !

3
Dans un rapport de 2014, le FMI s’est alarmé des subventions
implicites accordées par les États à leurs banques. Selon le Fonds
monétaire international, le montant de ces subventions atteignait
70 milliards de dollars pour les banques américaines, et
300 milliards de dollars pour les européennes.
4
La New Economic Foundation chiffre de son côté à 48 milliards
d’euros le gain reçu en tout par les banques françaises, dont
24 milliards pour la BPCE, 12 milliards pour le Crédit agricole et
5 milliards pour la Société générale.
À la demande du groupe des eurodéputés écologistes, l’expert
financier Alexander Kloeck a rédigé une étude ayant abouti à des
5
conclusions similaires. Publiée en janvier 2014 , elle évaluait les
subventions reçues par les banques européennes, de 2007 à 2012,
entre 208,8 et 320,1 milliards d’euros, les grands établissements
bancaires étant les principaux bénéficiaires de cette « garantie des
États », ce qui leur permet de bénéficier de taux d’intérêt plus faibles
et de meilleures notations de la part des agences.
Bref, elles réalisent des profits grâce aux États qui les
soutiennent et dont les garanties sont un encouragement à prendre
le maximum de risques qui ne seront jamais sanctionnés puisque les
États leur éviteront toujours la faillite. Pour la seule année 2012, ces
subventions implicites ont atteint 234 milliards d’euros, montant
vertigineux et infondé qui alourdit encore la dette des États.

Sans que vous le sachiez, ces banques utilisent votre argent, que
vous croyez paisiblement géré, pour acheter et spéculer sur des
crédits dérivés ou des dettes d’États en difficulté. Peu importe,
d’ailleurs, puisqu’en cas de crise le seul perdant déjà désigné, ce sera
vous.
Ces avantages et bénéfices indus sont soigneusement chiffrés par
le rapport Kloeck. Ils représentent une fois et demie le PIB
Européen, c’est-à-dire la richesse produite par notre continent…
Chapitre 18
Zorba le Grec

À la fin des années 1970, fervent partisan d’une adhésion de la


Grèce à l’Union européenne, Valéry Giscard d’Estaing balayait toute
objection hostile à l’entrée d’Athènes d’une phrase aussi belle
qu’enflammée : « On ne fait pas jouer Platon en deuxième division. »
La référence au philosophe né il y a plus de deux mille ans
s’affranchissait des réalités : le président français parlait culture,
histoire, mais fermait les yeux sur le triste spectacle qu’offrait déjà
la Grèce contemporaine.
C’est un pays pauvre qui, en 1981, devint le dixième membre
d’un club d’États riches. Et aucun responsable européen ne prit la
peine de mesurer l’ampleur de l’écart entre l’économie grecque et
celle de ses nouveaux partenaires. Pourtant il portait en germe les
difficultés actuelles. Ce petit pays de 12 millions d’habitants
possédait en effet un secteur agricole qui employait encore 26 % de
la population active et affichait un PIB inférieur de 50 % à la
moyenne communautaire.
D’un strict point de vue comptable, la Grèce n’avait donc pas sa
place dans l’Union. Et encore moins, vingt ans plus tard, dans la
zone euro. Mais les symboles du passé occultaient les aspects
gênants du présent. Ce berceau, tout relatif, de notre démocratie
devait à tout prix s’ancrer à l’ensemble européen démocratique,
quelques années après la fin d’une dictature militaire entamée en
1967.

Un État clientéliste
Après son entrée dans l’Union européenne, la Grèce devint, au fil
des ans, le concentré de tous les problèmes : dérives, falsifications
que personne ne voulait voir ou admettre. Le pays devint
progressivement une bombe à retardement dont la minuterie
s’égrena avec lenteur jusqu’au début de 2009, où, de l’aveu du
Premier ministre Georges Papandréou, la Grèce admit ne plus être
en mesure d’honorer ses engagements.
Les Européens, par un curieux phénomène d’aveuglement,
voyaient le petit État comme un pays démocratique alors qu’il était
gangrené par le clientélisme et son gouvernement aux mains
d’héritiers de dynasties politiques. Le populiste Andréas
Papandréou, fondateur du Pasok, le Parti socialiste grec, gouvernait
au moment de l’entrée d’Athènes dans l’Union européenne. Il était
lui-même le fils du Premier ministre Georges Papandréou, destitué
par les colonels en 1967, et le père de Georges Papandréou, à la tête
du gouvernement qui reconnut la faillite en 2009.

Les majorités successives distribuaient postes et privilèges,


relayées par une administration totalement corrompue. La
généralisation des pots-de-vin permettait d’éviter le paiement de
l’impôt, de construire sans autorisation ou d’être opéré en priorité.
Ce vide administratif, conjugué à une absence totale du sens de
l’intérêt général, faisait de la Grèce un État incapable de remplir ses
obligations communautaires.
On peut dire que les Grecs eurent beaucoup de chance. Les
Européens avaient voté l’adhésion d’un symbole, « un pays au nom
merveilleux », selon un responsable de Bruxelles, sans se livrer au
moindre état des lieux. Mais, quand ils commencèrent à entrevoir
leur erreur, ils refusèrent de la reconnaître publiquement. Athènes
était entrée dans l’Union européenne cinq ans avant l’Espagne et le
Portugal, pourtant mieux gérés et plus développés. Alors, on la
soutint à bout de bras.
Ce qui n’interrompit en rien la course au clientélisme de ses
dirigeants. Au contraire. Tandis que les effets du second choc
pétrolier de 1979 se font toujours sentir, le Premier ministre
Andréas Papandréou choisit peu après de relever les bas revenus, les
retraites et d’indexer les salaires sur les prix. Une décision politique
qui creusa les finances publiques et dégrada un peu plus la situation
économique.
Certes, à l’échelon européen, l’agacement ne cessa de croître,
nombre de « partenaires » jugeant qu’Athènes n’y mettait pas du
sien, violait sans cesse les règles de la Politique agricole commune,
par exemple. Pour autant, on n’alla guère plus loin. Bénéficier de
financements importants et prendre ses aises avec les obligations
communes résume le comportement d’Athènes. Et l’Europe, bien
qu’avertie, échaudée même, au lieu de limiter les risques, choisit la
voie de l’aveuglement.

Des chiffres falsifiés


Le 25 mars 1998, la Commission européenne publia la liste des
onze pays qui allaient composer la zone euro à partir du 1er janvier
1999. La Grèce, qui ne remplissait pratiquement aucun des critères
de convergence définis par le traité de Maastricht, se vit
naturellement écartée. Et pour cause : alors que le plafonnement du
déficit était fixé à 3 %, celui d’Athènes dépassait « officiellement »
les 4 %.
Pourtant, dès décembre 1999, l’Union européenne leva la
procédure engagée cinq ans plus tôt à l’encontre de la Grèce pour
déficit excessif. En janvier 2000, le pays réévalua sa monnaie et le
déficit passa de 10 % à 2 %. Un sacré tour de passe-passe… gagnant.

Le 9 mars 2000, la Grèce apprit qu’elle satisfaisait aux critères de


convergence et, quelques mois plus tard, les chefs d’État européens,
dont Jacques Chirac et Lionel Jospin en pleine cohabitation,
donnèrent leur feu vert à l’entrée du pays dans l’euro et lui
adressèrent leurs félicitations pour ses politiques saines. On parlait
même d’un miracle économique grec. Oui, c’était un miracle, mais
uniquement comptable !
Car les chiffres présentés étaient falsifiés. Un maquillage inventif
des comptes publics publiés qui cachait que, de 1997 à 1999,
période retenue pour satisfaire aux critères d’adhésion, le déficit
n’était pas passé de 4 % à 1,8 % mais de 6,6 % à 3,4 % !

Ses partenaires eurent beau réagir vivement en demandant la


réduction rapide des déficits excessifs et la désignation des
responsables de ces trucages, l’opération fut un succès : la Grèce
entra dans la zone euro en fraudant. Or un tel sentiment de
satisfaction, et d’impunité, ne peut qu’inciter à continuer.
Dès 2001, l’archaïsme politique grec et le goût de Goldman
Sachs pour réaliser des profits dans des conditions douteuses
aboutirent à un résultat étonnant : une réduction de 2 % du montant
de la dette grecque grâce à un « échange de devises » qui,
techniquement, n’est pas un emprunt. Une opération qui
n’apparaissait pas sur les comptes du budget. Ainsi, Goldman Sachs
accorda plusieurs milliards de dollars au gouvernement en échange
des recettes du Loto et des taxes d’aéroport. Sans oublier une
commission de 300 millions de dollars pour avoir conçu le
montage ! Le ver était dans le fruit.

Le double jeu de Goldman Sachs


Les dirigeants d’Athènes, qui se crurent habiles en négociant cet
accord, ne soupçonnaient pas une seconde qu’ils venaient de
commettre l’irréparable. Ouvrir la boîte de Pandore.
Les responsables de Goldman Sachs sont rompus aux opérations
les plus vicieuses et les dettes des pays en difficulté sont un de leurs
secteurs d’activité les plus juteux.
La Grèce, sans le savoir, se retrouvait dans la position d’un client
auquel on vient de refiler un gigantesque crédit subprime. La
banque américaine accepta d’aider Athènes à camoufler une partie
de sa dette, composée en majorité de dollars et de yens, juste avant
d’entrer dans la zone euro, lui proposa un crédit swap de devises où
le pays lui empruntait des euros mais lui fournissait la contre-valeur
en dollars. À échéance, elle devrait rembourser les montants en
euros à la banque et recevoir des dollars afin de rembourser ses
créanciers.
Cette opération s’est en outre accompagnée d’une manipulation
du taux de change officiel euro-dollar, afin de réduire
artificiellement le montant de la dette locale. Athènes emprunta
2,8 milliards de dollars à Goldman Sachs, sans réaliser que le
produit dérivé utilisé par Goldman pour l’opération augmentait
l’endettement du pays envers la banque. Les 2,8 milliards de 2001
devinrent ainsi 5,1 milliards en 2005. Cerise sur le gâteau : le
produit dérivé utilisé par la banque aurait été conçu en étroite
collaboration avec… JP Morgan. Toujours les mêmes.
Parenthèse intéressante et détail à noter : en 2002, un vice-
président responsable de l’Europe fut nommé chez Goldman Sachs ;
il restera en poste jusqu’en 2005. Son nom ? Mario Draghi. Oui,
l’actuel président de la BCE, impitoyable envers les dérives
financières de la Grèce, était à l’époque chargé de la dette
souveraine des États, notamment celle d’Athènes.

L’exemple grec est un formidable argument commercial pour


souligner l’efficacité des produits dérivés utilisés pour dissimuler
l’ampleur des dettes. Goldman Sachs ne se contente pas d’allumer la
mèche de la crise, elle accompagne ses clients jusqu’à leur dernier
souffle, prenant ainsi tout son temps pour pouvoir les dépouiller au
maximum.

Goldman Sachs joue contre l’euro


et la Grèce
En novembre 2009, la dette grecque atteignit 115 % du PIB,
l’euro plongea et les taux d’intérêt payés par le pays s’envolèrent.
Athènes voulut émettre pour 3 milliards d’euros d’emprunts.
Goldman Sachs proposa naturellement son aide pour placer cet
argent et rassurer les acheteurs potentiels, fonds de pension,
compagnies d’assurances, quant à la solidité du pays.
L’opération se révéla un énorme succès, puisque, le 26 janvier
2010, 25 milliards d’euros furent souscrits et 8 milliards d’euros
émis au taux de 6 %. Un résultat inespéré, suivi cependant, le
lendemain, d’une sacrée douche froide. Le Financial Times affirma
que la Chine avait refusé d’acheter 25 milliards d’euros d’emprunt
grec. Athènes démentit, le président de Goldman réfuta, indigné,
mais les marchés, inquiets, exigèrent une prime de risque plus
élevée. La spirale infernale s’enclenchait.

Les opérateurs avaient deux certitudes : aucun pays, même la


Chine, ne se risquerait à acheter seul un tel montant, mais si
l’organe des milieux d’affaires avait publié cette info, c’est que
Goldman Sachs y avait un intérêt. La vérité allait progressivement
apparaître dans toute sa noirceur : Goldman Sachs, banque conseil
de la Grèce, avait en fait spéculé contre la capacité du pays à
rembourser ses dettes. En utilisant des CDS et en conseillant à ses
clients privilégiés d’en acheter. La banque avait, une nouvelle fois,
joué sur les deux tableaux.
Entre le 26 janvier et le 2 février 2010, Goldman et d’autres
spéculèrent massivement contre l’euro, affaibli par la crise grecque.
Bilan : 43 741 contrats en euros vendus, soit un bénéfice total de
5,5 milliards d’euros, soit plus que les montants négociés lors du
krach de 2008. Le marché des dérivés constitua une nouvelle fois
l’arme fatale et parfaite, puisque négocié de gré à gré dans la plus
totale opacité, ne laissant derrière lui aucune preuve. Goldman
Sachs n’a jamais réagi aux accusations.

Confidences
Lorsque je demande au cadre dirigeant de Goldman que
j’interroge à New York comment il ressent ce genre de duplicité, il
me regarde, étonné, avant de répondre :
« Contrairement à ce que vous laissez entendre, ce sont des
stratégies dépourvues de cynisme, car il n’y a rien de personnel dans
une telle attitude.
— Et les relations de confiance instaurées avec les dirigeants
politiques ?
— Écoutez, nous sommes payés pour leur rendre des services et
nous le faisons. Dans le cas de la Grèce, si vous l’examiniez
attentivement, vous constateriez que nous n’avons pas spéculé
contre ce pays, mais contre l’euro.
— Mais les difficultés d’Athènes vous ont facilité les choses.
— Nous ne sommes pas responsables de l’endettement
vertigineux du pays. Au contraire, nous avons été engagés pour le
réduire. Dans tout affaiblissement d’une monnaie, plusieurs
paramètres interviennent. Quand, voilà plus de vingt ans, George
Soros a spéculé contre la livre sterling et gagné plus d’un milliard de
livres, tout le monde a pointé du doigt la mauvaise santé
économique de la Grande-Bretagne et pas l’opportunisme du
financier. Votre problème, à vous Européens, c’est que vous avez fait
de l’euro une monnaie mythique censée être capable d’éviter les
crises et les offensives des spéculateurs. Eh bien, c’est raté, et le
1
mythe a été pour le moins écorné . »

Athènes devient un cauchemar


En 2009, la volonté autrefois affirmée par Valéry Giscard
d’Estaing de faire jouer Platon en première division risquait de se
transformer en cauchemar pour l’Europe. La Grèce était le maillon
faible de l’Union, mais également une cigale insouciante.
Entre 2004 et 2009, le gouvernement conservateur avait aggravé
les choix irresponsables de ses prédécesseurs. Le pays s’offrait le
luxe de vivre au-dessus de ses moyens grâce à l’argent bon marché
obtenu en tant que membre de la zone euro. Des sommes utilisées
pour accroître un secteur public déjà surabondant et inefficace :
75 000 nouveaux fonctionnaires rejoignirent le million déjà en
place, soit un Grec actif sur quatre. Salaires et retraites furent
augmentés de 30 %. En somme, c’est l’Europe qui finançait le
clientélisme grec.
La crise de 2008 tomba comme un couperet.

De nouvelles élections amenèrent au pouvoir le Pasok (Parti


socialiste), spécialiste lui aussi en prébendes et dérives comptables.
Entre-temps, la crise avait plongé le pays dans la récession, bloquant
toute marge de manœuvre. Le nouveau Premier ministre, Georges
Papandréou, s’employa à un exercice inédit pour un homme
politique, surtout grec : formuler et dévoiler la vérité.
Il révéla que les statistiques avaient été truquées pour améliorer
l’image du pays auprès des investisseurs. Que le gouvernement
précédent avait menti sur l’ampleur du déficit budgétaire en
soutenant qu’il était de 3,7 % en 2009 alors qu’il s’élevait en réalité
à 12,9 %, soit l’équivalent de 115 % du PIB. Le choc fut énorme.

Le journaliste grec Takis Michas, citant les propos du professeur


George Bitros de l’université d’Athènes, pour qui la falsification des
données stratégiques est une longue tradition locale, expliqua :
« C’est un échec sérieux et systémique qui a ses racines dans la
faillite du système politique comme dans la structure et le manque
de transparence du secteur public. Cela signifie que le cancer s’est
2
répandu très loin dans la structure du système . »
Reste que, pour un avocat, la Grèce apparaît comme un client ni
éminemment sympathique ni aisément défendable. D’autant plus
qu’un courant d’opinion de plus en plus répandu à travers le pays
reproche au Premier ministre Papandréou d’avoir eu le mauvais
réflexe : il aurait dû continuer à dissimuler et maquiller l’ampleur
des déficits plutôt que d’avouer ces trucages aux responsables
européens !

Trop tard. Athènes s’engagea à réduire son déficit à 8,7 % en


2010. Hélas, la confiance était rompue. C’est seulement en
contrepartie d’un plan d’économie drastique, qui passe par une
diminution des retraites, des salaires de la fonction publique, que
l’Union européenne et le FMI s’engagèrent à fournir au pays une
aide financière de 110 milliards d’euros, étalée sur trois ans.
Une aide dont les modalités contribuèrent à transformer la Grèce
de coupable en victime. Un soutien empreint d’ambiguïtés où les
milieux financiers, à la manœuvre, allaient se tailler la part du lion
et engranger, malgré leurs dénégations, d’énormes bénéfices en
appliquant leur principe : « L’appauvrissement est notre plus grosse
source de profits. »
Chapitre 19
Jamais le dimanche

En février 2015, il flotte toujours sur Athènes un nuage épais de


pollution, auquel s’ajoute désormais un voile dense, mélange de
tristesse et de résignation, qui imprègne l’atmosphère de la capitale.
Le pays entame la sixième année d’un purgatoire qui paraît sans
fin. Sa dette se chiffrait à 115 % en 2009 lors de l’aveu de sa faillite
et, malgré les nombreuses fées européennes penchées à son chevet,
elle s’élève en 2015 à 175 % de la production économique. Tel
Sisyphe, Athènes s’efforce de rembourser les 321 milliards d’euros
prêtés par l’Union européenne, la BCE et le FMI, trois partenaires
étant les premiers à savoir que le pays ne sera jamais en mesure
d’honorer ses engagements.
Quelle est donc la liste des erreurs commises ? Eh bien, pour être
franc, il n’y en a eu aucune, car l’objectif inavoué des créanciers
d’Athènes n’était pas de sauver le pays, mais d’abord de protéger les
intérêts de leurs banques, et accessoirement les États de la zone
euro.

Avant de décrire les coulisses de ce faux sauvetage, il faut


ajouter que l’arrivée au pouvoir de la gauche radicale Syriza a, en
fait, été une bénédiction pour les stratèges européens. Alexis Tsipras
et son ministre des Finances ne vont-ils pas s’incliner devant les
oukases de Bruxelles et rentrer docilement dans le rang ?
L’objectif des pouvoirs européens est de contraindre le pouvoir
grec à s’engager à accomplir ce qu’il rejetait hier, à signer sa
capitulation politique, une retraite en rase campagne qui va
définitivement tuer l’espoir chez tous les Grecs ayant voté pour eux
et renforcer leur résignation comme… leur docilité.

Une solidarité de façade


Arrivé au pouvoir en 2009, le Premier ministre Georges
Papandréou demanda au FMI, dès janvier 2010, « une assistance
technique pour évaluer les besoins en matière d’administration
fiscale et de budget ».
Mais c’est trop peu, trop tard. Car des fonds spéculent sur
l’effondrement du pays et la chute de l’euro, ce qui conduisit les
dirigeants européens, lors d’un sommet tenu le 11 janvier, à affirmer
qu’ils aideraient Athènes en cas de besoin.
L’appel au secours est formulé par Papandréou à la fin avril alors
que la Grèce ne pouvait plus emprunter sur les marchés et avait vu
ses obligations dégradées par l’agence de notation Standard & Poor’s
au rang d’« obligations pourries. »
Le 2 mai, l’Union européenne se mit d’accord sur un plan de
sauvetage de 110 milliards d’euros étalés sur trois ans, en échange
d’économies chiffrées à 30 milliards d’euros, prévoyant notamment
des coupes dans les salaires et les plans de retraite.
Cette solidarité apparente n’était qu’une façade. Car, en privé, les
dirigeants européens n’avaient pas de mots assez durs pour qualifier
le comportement des responsables politiques grecs : « Escrocs,
truqueurs, irresponsables, profiteurs » sont les quatre épithètes qui
revenaient – et reviennent – le plus fréquemment dans le florilège de
critiques. N’écoutant que leur conscience, les vertueux Européens
ont cependant volé au secours d’un pays qui a beaucoup abusé de
leur confiance. Voilà en tout cas le scénario vendu à l’opinion.
En réalité, le comportement des gouvernements de l’Union est
beaucoup plus ambigu. Il est d’abord surprenant de constater que les
responsables européens, si prompts à dénoncer l’endettement
excessif de la Grèce, n’ont jamais eu le même discours critique à
l’égard des dérives et faillites de leurs propres banquiers.
Autre fait surprenant : entre 2001 et 2008, la dette grecque a
doublé alors que Goldman Sachs, la banque conseil du pays, était à
la manœuvre, prodiguait ses conseils sur l’usage des crédits dérivés
afin de mieux frauder.
Pourquoi la Commission européenne n’a-t-elle pas engagé des
poursuites contre l’établissement de Wall Street et réclamé des
dommages et intérêts alors que sa responsabilité dans la crise
grecque est prouvée, indiscutable ? N’a-t-il pas aidé les responsables
d’Athènes à dissimuler l’importance de leurs déficits publics, puis,
en violation de toute déontologie, vendu pour son propre compte la
dette obligataire de l’État grec, son client ? Il existe des faisceaux de
charges pour le moins accablants ! Pourtant, Goldman ne sera
jamais inquiété, pas même évoqué. Probablement parce qu’un
certain nombre de ses anciens employés siègent à la direction de la
BCE ou sont à la tête de gouvernements, tel Mario Monti en Italie.
Un document accablant du FMI
Un document du FMI, classé « strictement confidentiel » et daté
de 20131, lève le voile sur certaines stratégies édifiantes. Il a circulé
au sein de l’organisation internationale avant que des copies ne
parviennent au siège de l’Union européenne, à Bruxelles, ainsi que
chez les responsables des pays de la zone euro.
Ce rapport dressait un bilan de la stratégie d’aide adoptée envers
la Grèce, depuis 2010, et des résultats obtenus. Et évoquait les
divergences de vues apparues entre les participants sur la ligne à
adopter et les erreurs commises. Erreur est, en réalité, un terme
inapproprié pour évoquer les choix opérés ; il s’agit plutôt d’une
stratégie délibérée.
Le document confidentiel pointait du doigt plusieurs déficiences,
lourdes de conséquences, du plan de sauvetage : les prévisions de
croissance élaborées par les créanciers étaient irréalistes ; l’absence
de volonté de restructurer la dette grecque rendait illusoire une
solution efficace. Enfin, il soulignait que le poids du fardeau imposé
à la population grecque était beaucoup trop lourd et douloureux.
Le rapport levait également (discrètement) le voile sur ce qui
constituait l’inquiétude prioritaire des Européens, notamment la
France et l’Allemagne : les pertes qui pourraient être essuyées par
leurs banques en cas de restructuration de la dette. Les responsables
des principaux établissements français, relayés par Bercy et la
Direction du Trésor, exercèrent de fortes pressions sur François
Hollande à ce sujet. Leur argument : accepter de restructurer les
montants de la dette grecque aurait des effets incontrôlables sur le
secteur financier.
Les banques françaises très exposées
On comprend mieux leur nervosité quand on découvre que la
France, devant l’Allemagne, était et reste très exposée à la dette
grecque. Selon l’évaluation de la Banque des règlements
internationaux, à la fin 2009 les établissements français étaient les
plus impliqués au monde, à hauteur de 57,41 milliards d’euros,
devant leurs homologues allemands avec 45 milliards, suivis de la
Grande-Bretagne.
L’ensemble des banques européennes détenait 141,8 milliards
d’euros de créances grecques, mais la France et l’Allemagne à elles
seules, près de 70 % de cette somme. Avec une exposition de
29,5 milliards d’euros, le Crédit agricole arrivait en tête, suivi de
BNP Paribas (5 milliards d’euros), Société générale (3 milliards),
BPCE (2,1 milliards)…

Les banquiers, comme tous les rentiers, éprouvent une aversion


pour le risque, et là ils se retrouvaient en première ligne ; face à un
défaut de paiement des Grecs, ils risquaient de voir fondre beaucoup
plus que leurs bénéfices. Un cauchemar hantait même les nuits du
président de la BCE, Jean-Claude Trichet, qui partageait les
inquiétudes du secteur financier. Un cauchemar au nom
déconcertant de banalité : « L’événement de crédit. »
De quoi s’agit-il ? D’une procédure déclenchée en Europe dans
trois cas : l’incapacité de payer l’échéance d’une dette, la
restructuration de cette dette ou la contestation par le débiteur de la
validité de ses engagements.
La crise grecque correspondait parfaitement à une de ces trois
possibilités, ce qui la rendait particulièrement dangereuse aux yeux
de la BCE et de la communauté bancaire. Car le déclenchement
d’une telle procédure aurait exigé que les gouvernements européens
demandent à leurs banques de contribuer au sauvetage de la Grèce,
alors que toute l’énergie de ces dirigeants tendait, au contraire, à
épargner à ces établissements les inconvénients du sauvetage
d’Athènes.
Une autre question demeurait en suspens : en cas de procédure
d’événement de crédit, les CDS (Credit Default Swaps), ces fameux
dérivés dangereux ayant les apparences de contrats d’assurance,
devraient être enclenchés. Or les multiples banques qui en
détenaient pour effectuer des opérations de spéculation risquaient
de perdre des sommes importantes si ces produits étaient mis à
contribution avec un défaut de paiement grec. Que des catastrophes
en perspective, en somme !

Faire payer les Grecs pour épargner


les banques
Le renflouement d’Athènes se résumait donc à deux options : une
restructuration involontaire de la dette impliquant une contribution
des banques créancières ou un plan de sauvetage étalé dans le
temps, dont l’effort financier serait intégralement supporté par la
population grecque.
Jean-Claude Trichet et les gouverneurs de la BCE écartèrent
vigoureusement le premier scénario, si contrariant pour les
établissements financiers. Mais, étrangement, la décision finale ne
leur appartenait pas – ce qui en dit long sur la dépendance totale de
la BCE vis-à-vis du secteur bancaire. La Banque centrale européenne
était en effet sous l’influence de groupes de pression déterminant sa
politique et dictant ses choix. La restructuration de la Grèce, au
final, fut décrite comme « volontaire », donc ne déclenchant pas
d’événement de crédit. Les dirigeants grecs, pris à la gorge,
acceptèrent ; Paris et Berlin, soulagés, virent leurs banques
épargnées.

Un véritable comité secret


Tout ceci fut possible grâce au verdict de l’ISDA, une association
regroupant les principales banques émettant des produits dérivés,
dont la BCE attendait la décision. Celle-ci tomba et fut sans appel :
le cas grec n’impliquait pas un événement de crédit, donc le
paiement des CDS, ces dérivés sur lesquels l’ISDA avait la haute
main.
L’ennui est que cette association agissait, au sein de la BCE
comme de la Fed, tel un véritable cartel de fabricants, d’émetteurs et
d’utilisateurs de toutes les gammes de produits dérivés opérant, la
plupart du temps, sur le marché opaque et incontrôlable du gré à
gré. Bref, l’ISDA, qui regroupait plus de 820 établissements membres
répartis dans 57 pays, fixait et modifiait, au gré de son intérêt, les
règles du jeu de ces marchés hautement spéculatifs et toxiques. Pour
preuve, en 2005 déjà, une modification des règles sur les CDO avait
permis à des établissements comme Goldman Sachs de retirer des
gains fructueux grâce à l’autorisation de parier contre des titres
adossés à des hypothèques.

Reste que le verdict émis à l’encontre de la Grèce était choquant.


Et pour cause : une sorte de comité secret, dont les activités
consistaient à opérer hors de tout contrôle pour maximiser les
profits de ses membres, décida du sort d’un pays et de sa population.
À travers un jugement sans appel, puisque aucun recours en justice
n’était possible.
Joseph Stiglitz nota avec pertinence qu’il paraissait « curieux que
la BCE soit apparemment prête à déléguer à une institution privée
opérant en secret son pouvoir de dire ce qui est ou n’est pas une
restructuration acceptable. […] Bel exemple de transparence et de
2
responsabilités démocratiques ».

« La politique européenne, une véritable


fiction »
Pour ceux qui croyaient encore que le pouvoir du secteur
financier était largement exagéré, cette attitude du « club de
détenteurs de dérivés » à l’encontre d’un pays souverain était plus
qu’édifiante.
L’ISDA, au mépris de tout concept de souveraineté, imposait ses
propres règles du jeu et s’affranchissait de toutes les contraintes
existantes. Ce qui ramenait la Banque centrale européenne au rôle
d’organisme falot, sous influence, de simple chambre
d’enregistrement de décisions secrètes. Un comble.
Le marché tout-puissant des dérivés avait, à nouveau, envahi le
monde et conquis le pouvoir au sein des instances européennes. Il
est vrai que l’examen du conseil de direction de l’ISDA révélait que
tous les grands établissements bancaires s’y trouvaient représentés
(JP Morgan, Morgan Stanley, Citigroup, BNP Paribas…), et que son
actuel président est un dirigeant de la Société générale. Autant de
représentants d’un monde sensible à la moindre décision susceptible
de leur rapporter ou faire perdre des milliards. D’où leur usage
parcimonieux, et subjectif, de l’« événement de crédit ».
Les longues négociations avec les Européens sur le cas grec leur
ont donné l’occasion de faire passer certains messages, menaçants,
incitant nombre d’acteurs à mieux coopérer à la restructuration de
la dette. Un responsable italien m’a confié : « Ils nous ont fait
clairement comprendre, à nous et à d’autres pays, que si nous
n’agissions pas dans le sens qu’ils souhaitaient, ils pouvaient à
l’avenir fixer encore plus haut les règles déclenchant un événement
de crédit ; j’ai appris, ce jour-là, à quel point la politique
3
européenne devenait une véritable fiction . »

Une Grèce sans espoir


L’ISDA et la BCE voulaient faire de la Grèce un contre-exemple.
Si Athènes avait choisi la voie de la restructuration involontaire,
c’est-à-dire du défaut de paiement, et était parvenue à s’en sortir,
son succès aurait servi de modèle à bien d’autres pays européens.
Une perspective inacceptable pour la BCE et le secteur financier.
Aussi ont-ils tout entrepris et sont-ils parvenus à transformer la
Grèce en pays semblant avoir perdu tout espoir.
Si, en 2009, 7,5 % des habitants étaient au chômage, le taux
dépasse 28 % aujourd’hui, dont près de 60 % de jeunes. 24 % de la
population est passée sous le seuil de pauvreté. Tous les centres de
soins primaires ont été fermés et les dépenses d’éducation ont baissé
de 24 % tandis que les retraites, déjà amputées en 2010, ont encore
été réduites (de 5 % à 15 %) en 2014.
Et si 40 milliards d’euros furent perdus par les créanciers privés
de la Grèce en raison du double jeu joué par Goldman Sachs,
contrairement à ce que l’on a clamé haut et fort, le pays n’a pas reçu
au total 321 milliards d’euros d’aide, puisqu’une partie ne transita
même pas par le territoire grec. Nombre des milliards évoqués
servirent à rembourser directement ses créanciers, au premier rang
desquels la BCE, le FMI, les banques privées. Pour ses prêteurs,
Athènes devint peu à peu le lieu virtuel d’une manipulation
comptable. Ce n’est donc pas le pays qui était sous perfusion, mais
ses créanciers, qui bénéficiaient de la manne. L’enfumage total.

Merkel et Sarkozy « laissent pourrir


la situation »
La directrice du FMI, Christine Lagarde, décrivit l’année 2011
comme une « année perdue » et admit différentes erreurs commises
par son organisme. Notamment d’avoir gravement sous-estimé les
dommages occasionnés par la politique d’austérité, l’organisation
ayant modifié en 2010 ses règles pour favoriser un « accès
exceptionnel » de la Grèce à des lignes de crédits ou des prêts plus
importants qu’à l’ordinaire.
L’« année perdue » ne le fut cependant pas pour tout le monde. À
Paris et à Berlin, les responsables politiques avaient été à la
manœuvre, mais il leur fallut une année supplémentaire, jusqu’à fin
2012, afin d’obtenir un résultat satisfaisant… pour leurs banques.
Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, en étroite concertation, laissaient,
4
selon le mot de Paul Jorion, « pourrir la situation ».
Le président français ne se privait ainsi pas de répéter que lui,
président, jamais un pays comme la Grèce, ne remplissant aucun des
critères, ne serait entré dans la zone euro. Un langage admirable de
fermeté et de lucidité qui cachait une réalité beaucoup moins
reluisante. Car la première tranche d’aide de 110 milliards d’euros
accordée à Athènes sous forme d’emprunts ne vint pas au secours de
la Grèce, mais permit aux banques françaises et allemandes de
récupérer leurs prêts. On rejoua le scénario devenu habituel : des
banques refinancées, gavées avec, en parallèle, le transfert de tous
les actifs pourris à la BCE, de plus en plus transformée en banque de
défaisance.

2011 et 2012 virent ces opérations s’accomplir. Comme il fallait


être absolument sûr que les établissements bancaires, objets de
toutes les attentions, soient rentrés dans leurs fonds et que la BCE
ait, elle, récupéré tous les déchets sans valeur – réglés comme il se
doit par les contribuables européens –, on avança vite. Des
manœuvres couronnées de succès, alors même que les responsables
européens exigeaient des efforts d’austérité accrus de la population
grecque.
L’Europe offrit donc une image bien différente, opposée, même,
à la solidarité que l’on aurait été en droit d’attendre d’elle envers
l’un de ses membres. Ses dirigeants semblaient avoir définitivement
abdiqué courage et morale, préférant secourir un secteur financier
proche de l’hydre étouffant toute résistance.
En tout cas, les citoyens grecs, sur qui pesait l’effort, auraient été
enchantés de savoir que le plan d’assistance mis en place par les
organismes européens avait permis de renflouer les banques,
d’éviter qu’elles ne remboursent les dérivés, mais aussi de leur
épargner des pertes trop importantes sur les décotes des obligations
grecques. En somme, les Grecs payaient, s’appauvrissaient tandis
que leurs bourreaux fossoyeurs et complices, eux, s’enrichissaient
encore sur leur dos.
Chapitre 20
Les animaux malades de la peste

Commentant à chaud les détails du « Plan d’Aide » à la Grèce


conclu le 13 juillet 2015 à Bruxelles, l’influent hebdomadaire
allemand Der Spiegel le qualifia de « catalogue des horreurs ».
Athènes, quelles que soient ses responsabilités, sortait humiliée
de ces négociations et voyait à l’avenir sa souveraineté limitée par
des instances européennes qui plaçaient le pays sous surveillance. Le
cas grec et les manœuvres des États membres de l’Union
constituaient une parfaite illustration de la fable de la Fontaine :
« Les animaux malades de la peste », une réflexion sur l’arbitraire du
pouvoir mais aussi sur la partialité de la justice et la quête du bouc
émissaire. « Selon que vous serez puissant ou misérable, écrivait La
Fontaine, la justice vous considérera blanc ou noir. » Et d’ajouter,
« Haro sur le baudet ». La Grèce fut en effet, durant ces journées
dramatiques, l’âne de la fable sur lequel se cristallisèrent toutes les
accusations hypocrites puis la condamnation.

Dans les jours qui suivirent, ces réquisitoires furent relayés par
de nombreux « experts » présents dans les médias, rappelant que le
pays était entré dans l’Europe et dans la zone euro quasiment par
effraction, avec des chiffres truqués.
C’est tout à fait exact, mais cette démonstration soulignait avant
tout l’extrême légèreté des dirigeants européens, qui avaient
approuvé l’adhésion de ce pays, puis son intégration au sein de la
zone euro, uniquement pour des calculs politiques. Et sans se
pencher un instant sur l’état de ses comptes ni sur le comportement
clientéliste de ses dirigeants. Aujourd’hui, austères et révulsés, à la
tête d’une cohorte de bien-pensants, les Allemands et leurs alliés
découvraient ce qu’ils n’avaient, bien entendu, jamais soupçonné
pendant quinze ans.
Bref, toutes les négligences du passé ont été compensées par la
sévérité récente à l’encontre d’Athènes. Mais de qui se moque-t-on !

La Grèce est le bouc émissaire idéal pour dissimuler toutes les


erreurs et les ambiguïtés de la construction européenne. Une union
édifiée sans contrepoids démocratique, ou l’intégration accélérée de
nouveaux États-membres n’a jamais fait l’objet de consultation
populaire au niveau national. Une Europe qui confirme, avec cette
crise, ce que l’on soupçonnait depuis longtemps : la démocratie n’est
pas le ciment de son union et encore moins le moteur de son
fonctionnement ; ou pour être plus exact : une union européenne
reposant sur une opacité croissante et des arrangements tissés avec
les intérêts privés, notamment financiers, qui lui font craindre le
regard et les réactions de colère d’opinions publiques qu’il faut à
tout prix maintenir à l’écart.
Il est tout à fait éclairant de comparer les différences de
traitement opérées pour le sauvetage de la Grèce et celui des
banques. Deux événements survenus pratiquement à la même
époque. Les banques en 2008 ont fait l’objet de sauvetages massifs
accordés sans la moindre condition. La Grèce, elle, a dû accepter des
plans d’austérité croissants qui ont fait exploser le taux de chômage,
réduit dramatiquement le niveau de vie des plus modestes et endetté
la population pour plusieurs générations. Une dette insoutenable et
abyssale dont personne ne croit qu’elle puisse être remboursée un
jour.
Une situation qui n’avait pourtant rien d’une fatalité comme
nous l’avons écrit dans le chapitre 19. Sous la pression des banques,
l’Europe a décidé de faire payer le prix fort aux contribuables grecs
puis européens, pour épargner ses établissements financiers,
notamment français et allemand, et leur permettre de récupérer
leurs montants investis en Grèce. Et au lieu de laisser, comme il
aurait été naturel, les banques assumer et éponger leurs pertes.
Aujourd’hui, la Grèce ressemble à la victime d’un crédit
subprime dont on saisit tous les biens et qui, en plus, est accusée par
la banque qui l’expulse après l’avoir roulée, d’être un
« spéculateur ». Inversion révoltante des rôles. Le drame grec peut
inquiéter les dirigeants européens. En allant trop loin dans les
concessions aux banques, ils ont allumé avec Athènes la première
mèche qui menace de se propager et d’exploser, ébranlant tout
l’édifice européen.

Au bout de cinq années de plans d’austérité, la situation du pays


est pire que jamais. Le PNB a chuté de 25 % et le chômage des
jeunes atteint les 60 %. Malgré cette situation et de nouvelles
mesures d’austérité, les ministres des Finances de l’Euro Groupe
imposent au pays de dégager un excédent budgétaire de 3,5 % dès
2017. Une mesure au caractère clairement punitif. La population a
voté pour un parti et un Premier ministre affichant clairement un
programme anti-austérité ? Il fallait à tout prix humilier et
discréditer l’homme qui défendait cette ligne. En revenant vaincu à
Athènes et en vendant à son opinion un plan d’austérité encore plus
draconien, Alexis Tsipras perdra à terme tout crédit. Ce qui est
l’objectif.
Il faut enfin rappeler une vérité : les énormes montants des plans
d’aide octroyés à la Grèce n’ont pratiquement jamais bénéficié au
pays. Ils ont servi avant tout à payer les créanciers privés,
notamment les banques allemandes et françaises.

Durant les négociations des 11 et 12 juillet, les Allemands ont


exigé – sans sursis – que « la Grèce transfère 50 milliards d’euros
d’actifs privatisables » à un fond luxembourgeois qui est une filiale
de la KIW, la Caisse des Dépôts Allemands. Un établissement
compétent et vigilant qui, le 19 septembre 2008, a transféré 300
millions d’euros à Lehman Brothers, au moment même où la banque
annonçait sa faillite. Une somme immédiatement engloutie dans le
crash…
Épilogue
Apocalypse Now

Messieurs les banquiers,

Quel bilan !
Le Prix Nobel d’économie Paul Krugman a raison de dire que ce
sont « les mauvais acteurs qui ont été récompensés, ceux qui ont fait
exploser l’économie et escroqué les contribuables ».
Les pages précédentes ont souligné à quel point vous vous êtes
affranchis de toutes les règles jusqu’à devenir de véritables hors-la-
loi, uniquement en quête de butin, indifférents à l’avenir des
sociétés dans lesquelles vous opérez, déconnectés de l’économie
réelle, celle qui produit, crée des emplois.
Votre puissance, votre aveuglement et vos méthodes font de vous
un danger encore plus vaste et menaçant qu’en 2007, veille du krach
dont nous payons encore les conséquences.
Votre prétendue « inventivité financière » vous avait permis, à
l’époque, de réaliser le maximum de profits en bafouant les
régulations, plutôt timides, et en déjouant les contrôles des États,
pourtant peu tatillons à votre égard. Surtout en France. Et, depuis,
notre pays s’est transformé, envers vous, en zone de non-droit où
vous prospérez à l’écart des contraintes et contrôles, protégés par
une haute administration et un pouvoir politique ressemblant aux
« hommes d’honneur » des organisations mafieuses chargés de
protéger les « capo ».
Vous trouverez sans doute la comparaison exagérée, outrancière.
Moi, j’y vois plutôt de nombreuses similitudes pour avoir pu
observer ces deux mondes. Banques et mafieux se considèrent
comme au-dessus des lois, éprouvent le même mépris envers les
politiques, dont ils se servent pour accroître leurs privilèges et leur
impunité. Les deux mondes, également arrogants, sont indifférents
aux souffrances qu’ils occasionnent et ne pensent qu’aux profits
injustifiables qu’ils peuvent extorquer.
Car c’est ainsi que vous opérez, messieurs les banquiers. Et
désolé de déchirer le voile de pudeur dans lequel vous vous drapez !
Les sommes gigantesques que vous avez reçues en récompense
de votre incompétence, les crédits privilégiés à taux zéro mis à votre
disposition le furent à un coût qui relève de l’extorsion, puisqu’il est
assumé par les contribuables innocents, lesquels n’ont jamais
participé à vos manœuvres et n’ont en rien bénéficié de votre
enrichissement.
Les groupes occultes ne prélèvent-ils pas, eux aussi, un impôt
arbitraire auprès des citoyens, des commerçants ? Un impôt
beaucoup moins important que ce que vous avez exigé et obtenu ?

Des syndics de faillite de la démocratie


Messieurs les banquiers, vous êtes le signe, profondément
inquiétant, que nous avons basculé dans un monde où, pour la
première fois, un acteur jusqu’ici essentiel ne respecte plus aucune
règle du jeu. Manifester une indifférence méprisante envers ceux qui
vous sauvent et prennent la mesure de l’arbitraire de la situation
contribue à saper puis détruire tout fonctionnement démocratique.
Une société, dit-on, fonctionne efficacement si elle repose sur la
confiance. Eh bien, celle-ci n’existe plus. Vous l’avez bafouée, violée,
détruite pour instaurer à la place la peur, l’arbitraire, la précarité.
Vous êtes des syndics de faillite de la démocratie. Et, lors de la
prochaine crise, que vos pratiques rendent inéluctable et proche,
quel nouvel arbitraire parviendrez-vous à instaurer : les banques, à
nouveau en difficulté, seront-elles autorisées à prélever une partie
des dépôts déposés sur leurs comptes ? Auront-elles réussi le hold-up
du millénaire en escroquant vos clients jusqu’au bout avec l’aval
bienveillant des autorités politiques ? Je le crois et je le crains.
En Espagne, les pouvoirs publics ont déjà décidé de taxer les
comptes d’épargne bancaire à hauteur de 0,03 %, avec effet
rétroactif qui plus est, jusqu’au 7 juillet 2014. Le prétexte :
« Relancer la croissance et les créations d’emplois. » Gardons aussi à
l’esprit le cas de Chypre, pays membre de l’Union, où les comptes
au-delà de 100 000 euros ont été sévèrement ponctionnés pour
éponger la faillite des banques. Sur l’île, de nombreux épargnants
ont vu la plus grande partie d’économies déposées pour garantir
leurs vieux jours fondre. La méthode utilisée à Chypre a créé
beaucoup d’émulation à Bruxelles et au sein de la BCE, où la seule
question qui vaille est de savoir si ce sont les contribuables ou les
épargnants qui, à l’avenir, devront être mis à contribution.
Distinguo subtil, mais fallacieux, n’est-ce pas, messieurs ? Car il
ne vous a pas échappé qu’une banque qui prélèverait l’épargne de
ses clients aurait l’avantage de pouvoir continuer à fonctionner.
Après tout, un dépôt bancaire est un prêt fait à une banque… Il
suffit de se rappeler la désinvolture de vos établissements à
l’encontre des prêts reçus ou accordés pour éprouver quelques
inquiétudes à ce sujet.

Une crainte générale


Vous suscitez la crainte des épargnants, des citoyens, qui se
demandent quel sera votre prochain mauvais coup. Une inquiétude
partagée par vos principaux soutiens, la Fed et la BCE, qui, au fond,
se montrent généreuses envers vous surtout parce qu’elles sont
préoccupées par votre santé, le niveau exact de vos liquidités.
Car les informations vous concernant venant aux oreilles des
banques centrales ne sont pas rassurantes. Le crédit interbancaire
n’est toujours pas reparti, ce qui signifie que les banques – pour
beaucoup dans une santé délicate, on l’a vu tout au long de ce livre
– ne se font toujours pas confiance et refusent de se prêter, la
plupart des établissements préférant reprêter à la BCE, même à taux
faiblement négatif ! Une défiance qui en dit long.
Les banques, longtemps considérées comme un mal nécessaire,
sont devenues, en raison de leur comportement, un mal inutile et
dangereux. Un problème qu’il faudrait avoir le courage (et la
volonté) de réformer rapidement et en profondeur !

La finance remodèle l’inégalité


Mais vous savez à quel point, messieurs, il est important, pour
conserver le contrôle des esprits, de les sous-informer, de les
maintenir dans l’ignorance des réalités et des enjeux réels.
Ainsi, les discours autour des nombreux bienfaits de la
mondialisation appartenaient à cette mise en condition. En
examinant lucidement les effets de cette globalisation, on constate
qu’elle entre en réalité constamment en conflit avec la démocratie et
l’indépendance des États souverains. On s’aperçoit que son principal
avantage est d’offrir des bénéfices fiscaux aux plus privilégiés,
groupes industriels et financiers, riches particuliers. Bref, c’est
l’évasion fiscale octroyée à quelques-uns, la pression fiscale imposée
à presque tous.
Le secteur financier, principal bénéficiaire de ces privilèges, a
modelé, au cours des quinze dernières années, le visage du monde
actuel, plus profondément qu’aucun autre acteur. Dans cet univers
high-tech du XXIe siècle, il a su remodeler, le même visage
e
inégalitaire que celui du tout début du XX siècle.

Messieurs les banquiers, vous avez réussi l’exploit de créer des


usines à cash fonctionnant sur de l’argent virtuel, mais aussi
d’inventer la machine à remonter le temps. Ou, pour être plus
pragmatique, un instrument de régression social et humain. Une
mécanique impitoyable où tous les indices deviennent des
impostures. Comment concevoir que le PIB de la France, c’est-à-dire
la richesse nationale, augmente, alors que les classes moyennes et
modestes n’en voient pas les effets ? Tout est à l’avenant.
De manière inlassable, la manipulation des idées et la distorsion
des faits telles que vous savez les pratiquer visent à atteindre un
objectif : élaborer un monde qui fonctionnera selon vos règles où les
inégalités seront non seulement admises mais justifiées de façon
convaincante. Déjà les marchés – vos marchés – agissent comme ils
l’entendent. Les agences de notation baissent les notes des pays
indociles et le référendum que le Premier ministre grec Georges
Papandréou avait voulu organiser en 2009, sur le programme
d’austérité proposé, avait été violemment rejeté par les banques, et
immédiatement annulé sous la pression des Européens. Quel plus
terrifiant déni de démocratie et manifestation de votre mainmise sur
le monde !

Vous faites peur à vos soutiens


Pourtant, vos excès constants commencent à faire peur. Même à
vos soutiens indéfectibles. Ils sentent enfin que vous représentez une
menace. Ce qui les dérange, au fond, ce n’est pas que vous soyez une
industrie plus polluante que celles utilisant du charbon ou du
pétrole, mais que votre délire spéculatif entraîne, tels les excès du
scorpion, une autodestruction du secteur et un effondrement total de
l’économie mondiale.
L’usage massif et incontrôlé des dérivés a totalement gangrené
vos mentalités. Trop de profits sont en jeu et vos prises de risques –
ou plutôt les risques démesurés que vous faites courir aux autres –
ne sont plus supportables. Cela dit, cela ne vous empêche pas de
continuer à élargir, à la hache, le champ de vos privilèges. Le projet
de réforme et de contrôle des banques a été enterré à l’échelon
européen à cause de vos pressions, tandis que, dans la plus grande
discrétion, la Commission européenne et la BCE travailleraient sur
un texte visant à limiter à 100 euros les retraits quotidiens des
clients dont les banques se trouveraient en difficulté.

Caruana enquête
L’inquiétude la plus nettement exprimée provient d’un homme
inconnu du grand public, Jaime Caruana, directeur d’un organisme
aussi discret que lui mais à l’influence considérable : la Banque des
règlements internationaux.
Créée en 1930, cette organisation dont le siège se trouve à Bâle
est surnommée la « banque centrale des banques centrales », son
capital étant en effet exclusivement détenu par 60 banques
centrales. Sa mission ? Œuvrer à la coordination des politiques
monétaires entre les principales économies mondiales.
Austère, communiquant très peu, la BRI ne fait jamais parler
d’elle. Mais les informations et les expertises qu’elle reçoit, souvent
sensibles, hautement confidentielles, lui permettent de posséder une
connaissance inégalée des forces et faiblesses du secteur financier et
du paysage mondial actuel. Ainsi, dans la période précédant le krach
de 2008, la banque a alerté, de manière feutrée, sur la gravité de la
situation, mis en lumière la prolifération démesurée des crédits
dérivés disséminés à travers le monde et averti des risques qu’ils
faisaient courir à l’économie. Elle n’est donc pas l’ennemi des
banques – bien au contraire, puisqu’elle s’affiche comme un allié –
mais, en gestionnaire prudent et avisé, elle observe avec une
inquiétude croissante l’évolution actuelle des événements, tous
marqués par les agissements d’un secteur financier incontrôlable.
En juin 2014, dans son rapport annuel, le directeur de la BRI se
montre particulièrement préoccupé. « L’économie mondiale,
souligne-t-il, reste confrontée à de graves difficultés […] Et bien que
les perspectives à long terme ne soient pas radieuses, la dette
continue d’augmenter. On évoque même une stagnation séculaire.
Quelles sont les raisons de cette situation ? Pour comprendre cette
dynamique, il faut revenir à la grande crise financière. La crise qui
s’est déclarée en août 2007, pour atteindre son paroxysme environ
un an plus tard, a marqué un tournant décisif dans l’histoire
économique, aussi bien au plan économique qu’intellectuel.
Aujourd’hui, nous divisons naturellement l’évolution récente en
deux parties : avant la crise et après la crise. La crise a projeté une
ombre longue sur le passé : loin de surgir de nulle part, elle a
constitué l’issue presque inévitable de forces souterraines qui étaient
à l’œuvre depuis des années, si ce n’est des décennies. Elle jette une
ombre longue sur l’avenir. Ses traces sont encore bien présentes et
déterminent la trajectoire future. »
Présenté dans un cadre officiel qui exige une retenue de ton, le
rapport de Caruana projette donc un regard pessimiste sur l’avenir.
Quant à l’allusion feutrée aux « forces souterraines » à l’origine de la
crise, elle évoque sans doute les dérives spéculatives du secteur
financier et son recours frénétique aux crédits hautement toxiques.
Mais quelle portée, quelle incidence peut bien avoir ce document s’il
reste cantonné aux seuls cercles financiers ?

Un signal d’alarme venu de l’intérieur


Conscient du problème, sachant que la lecture de son rapport
aride risque de se voir limitée à un public d’initiés, Jaime Caruana
choisit, démarche rare chez lui, de se confier au quotidien
britannique Daily Telegraph, de quoi lui garantir une large audience.
Et les propos qu’il tient le 13 juillet 2014 sont clairement
alarmistes1.
« L’économie mondiale, déclare-t-il, est tout aussi vulnérable à
une crise financière qu’en 2007, avec le danger supplémentaire que
les ratios d’endettement sont maintenant beaucoup plus élevés et
que, cette fois, les marchés émergents seraient directement
concernés […] Les investisseurs ignorent le risque de resserrement
monétaire dans leur quête vorace du rendement. Les marchés
semblent ne considérer qu’un spectre très étroit d’options possibles.
Ils sont devenus convaincus que les conditions monétaires
resteraient faciles pour un temps très long et affichent peut-être plus
d’assurance que les Banques centrales ne le souhaiteraient. »
Le directeur de la Banque des règlements internationaux tire
donc clairement la sonnette d’alarme, affirmant que le système
international est, à bien des égards, plus fragile que lors des faillites
de Lehman Brothers, avec des ratios d’endettement dans les pays
développés ayant augmenté de 20 points de pourcentage pour
atteindre 275 % du PIB.
Il évoque également, comme dans son rapport, « l’euphorie des
marchés financiers dont la volatilité a chuté à un plus bas niveau
historique. Les actions européennes ont augmenté de 15 % en un an,
malgré une croissance proche de zéro et une baisse des bénéfices
attendus ». Et d’ajouter : « Les crises financières ne deviendront pas
moins fréquentes ou moins intenses, alors que les dettes publiques et
privées continuent d’augmenter. » Il assène même cette remarque
pertinente : « Il est étrange de combattre l’endettement par un
accroissement de la dette. »
À une question demandant si l’éclatement de la prochaine bulle
spéculative est proche, il répond par une boutade : « Comme l’a dit
Keynes, les marchés peuvent rester irrationnels plus longtemps que
vous pouvez rester solvables. »

Il n’est pas tolérable de vous laisser


continuer ainsi
J’avoue, messieurs les banquiers, que je suis assez intrigué en
tentant d’imaginer vos réactions à l’analyse du directeur de la BRI.
Manifesteriez-vous de l’agacement, de l’indifférence ? Sentiment
qu’il est allé trop loin ou certitude que ses propos seront vite
oubliés ? En tout cas, le tableau qu’il brosse de la situation est tout à
fait inquiétant, et sa dénonciation de votre aveuglement aussi sévère
qu’accablante.
Vous êtes des êtres égoïstes et irresponsables, qui jouent avec nos
existences. Cela est intolérable. Votre quête effrénée du profit et
votre indifférence aux réalités vous ont transformés en individus à
l’abri du besoin mais profondément étriqués, dépourvus de tout
élan, n’éprouvant aucune curiosité. Comme les rentiers d’autrefois,
vous vous croyez à l’abri, protégés cette fois par la complaisance et
la lâcheté des responsables politiques, mais peut-on rejouer deux
fois la même scène, et infliger à nouveau les mêmes épreuves à des
populations que vous avez déjà durement éprouvées ?
Si vous le pensez, je crois que vous êtes dans l’erreur. Vous
incarnez l’indécence suprême dans l’inégalité et une forme de
privilège que même l’Ancien Régime, durant la période précédant la
Révolution française, n’aurait jamais tolérée. Si bien qu’aujourd’hui,
même si vous vous efforcez de cacher les réalités, vos excès font
bouger les lignes, prendre conscience à une part croissante de
l’opinion qu’il n’est pas tolérable de vous laisser continuer ainsi.
Dès lors, même si vous siégez à Wall Street ou au cœur de la
City, vous incarnez, messieurs, un ancien régime appelé à
disparaître. Pas seulement parce que jamais une poignée d’hommes,
dans l’histoire, n’a joui d’autant de privilèges au détriment d’un si
grand nombre, mais parce que vous êtes dangereux. Vos activités
menacent en effet, comme en 2007, de provoquer un nouvel
effondrement mondial.
Vous tuez l’espoir, provoquez la peur et la ruine.
Mais les gens comprennent peu à peu que « la » banque qu’ils ont
connue autrefois n’existe plus, que sa façade est maintenue
seulement pour prolonger l’illusion et cacher vos véritables activités,
les plus lucratives, celles n’ayant rien à voir avec la vie quotidienne,
industrieuse, des individus.

Pour conclure, messieurs, voyez-vous, je suis optimiste. Un


optimisme né de vos agissements et de votre arrogance. Vous êtes
allés trop loin pour pouvoir poursuivre indéfiniment. Vous pensez
être à l’abri, derrière les pouvoirs que vous contrôlez : Banques
centrales, dirigeants veules et appareil médiatique qui fabrique un
déficit d’information, mais ces remparts sont insuffisants. Vous avez
frappé et trompé les gens avec trop de mépris et de perversité pour
que ceux-ci l’oublient et puissent un jour vous le pardonner.
TABLE

Avant-propos
Prologue - Les rapaces
Chronologie

Chapitre 1 - Les hommes du président


Chapitre 2 - Autopsie d’un meurtre
Chapitre 3 - Petits meurtres entre amis
Chapitre 4 - L’arnaque
Chapitre 5 - Le grand chantage
Chapitre 6 - Prends l’oseille et tire-toi
Chapitre 7 - L’arrangement
Chapitre 8 - Le pigeon
Chapitre 9 - Les Incorruptibles
Chapitre 10 - Les affranchis
Chapitre 11 - La grande bouffe
Chapitre 12 - La belle vie
Chapitre 13 - Escrocs, mais pas trop
Chapitre 14 - Boulevard du crépuscule
Chapitre 15 - La grande illusion
Chapitre 16 - La règle du jeu
Chapitre 17 - Hibernatus
Chapitre 18 - Zorba le Grec
Chapitre 19 - Jamais le dimanche
Chapitre 20 - Les animaux malades de la peste
Épilogue - Apocalypse Now
Notes

1. Suzanne Craig et Deborah Solomon : « Bank and Bonus Tab : $33


Billion », The Wall Street Journal, 3 juillet 2008.
Notes

1. David Graeber, Dette : 5 000 ans d’histoire, Les liens qui libèrent,
2013.
2. Entretien avec l’auteur, juin 1980.
3. John Kenneth Galbraith, La Crise économique de 1929, Payot,
2008.
Notes

1. Matt Taibbi, « The Great American Bubble Machine », Rolling


Stone, 13 juillet 2009.
2. Meredith Whitney, The Wall Street Journal, 11 mars 2009.
3. Elizabeth Warren, « The Middle Class on the Precipice. Rising
Financial Risks for American Families », Harvard Magazine, janvier-
février 2006.
4. Entretien avec l’auteur, mai 2009, septembre 2014.
Notes

1. « Coming soon : The $600 Trillion Derivatives Emergency


Meeting », Seekingalpha.com, 13 octobre 2008.
2. Mark Pittman, « Evil Wall Street Exports Boomed with “Fools”
Born to Buy Dept », Bloomberg News, 27 octobre 2008.
3. Cécile Prudhomme, « Quand Denis Kessler se paye les agences de
notation », Le Monde, 5 avril 2009.
4. Credit Rating Exec : « We Sold our Souls to the Devil », Mother
Jones, 22 octobre 2008.
5. Entretien avec l’auteur, septembre 2014.
6. Kurt Richebächer, « Property Bubbles », The Richebächer Letter,
7 juillet 2005.
Notes

1. Neil Postman, Se distraire à en mourir, préface de Michel Rocard,


Nova Éditions, 2011.
2. Entretien avec l’auteur, juillet 2014.
3. William D. Cohan, House of Cards, Doubleday, 2009.
Notes

1. Bill Gross, « Beware our Shadow Banking System », Fortune, 28


novembre 2007.
2. Michel Lewis, « The End », Portfolio, 20 novembre 2008.
Notes

1. Simon Johnson, « The Quiet Coup », The Atlantic, mai 2009.


2. « Up and Down Wall Street », Barron’s, 8 décembre 2008.
3. The Huffington Post, 18 mars 2009.
Notes

1. Joseph Stiglitz, Le Triomphe de la cupidité, Les liens qui libèrent,


2010.
2. Suzanne Craig et Deborah Solomon, « Bank Bonus Tab : $33
Billion », The Wall Street Journal online, 3 juillet 2009.
3. David A. Stockman, The Great Deformation, Public Affairs, 2013.
4. « A Quiet Windfall for U.S. Banks », The Washington Post,
10 novembre 2008.
5. Mark Pittman, « Fed Refuses to Disclose Recipients of
$2 Trillion », Bloomberg News, 12 décembre 2008.
6. Paul Krugman, « Bailouts for Bunglers », The New York Times, 1er
février 2009.
7. Joseph Stiglitz, « Obama’s Ersatz Capitalism », The New York
Times, 31 mars 2009.
8. Ron Suskind, Confidence Men, HarperCollins, 2011 ; Éditions
Saint-Simon, 2012.
Notes

1. Entretien avec l’auteur, juillet 2014.


2. David Graeber, op. cit.
3. Ron Suskind, op. cit.
4. Ron Suskind, op. cit.
5. John Tilak, Agence Reuters, 24 mars 2009.
6. Alternatives économiques, « La présence des entreprises du CAC 40
dans les paradis fiscaux », 11 mars 2009.
7. Entretien avec l’auteur, mai 2009 et septembre 2014.
8. Paul Jorion, Le Monde, 2014.
Notes

1. Louis Uchitelle, The Disposable American : Layoffs and their


Consequences, Alfred A. Knopf.
2. Entretien avec l’auteur, septembre 2014.
3. Ron Suskind, op. cit.
4. Ibid.
5. Joseph Stiglitz, The Price of Inequality, Norton, 2012 ; Les liens qui
libèrent, 2012.
6. Neil Postman, op.cit.
Notes

1. Matthew Leising et Roger Runningen, « Brooksley Born


“Vindicated” as Swap Rules Take Shape », Bloomberg.com, 13
novembre 2008.
2. Entretien avec l’auteur, mai 2009.
3. Ron Suskind, op.cit.
Notes

1. Paul Virilio, Le Monde, 19-20 octobre 2008.


2. Ron Suskind, ibid.
3. Carol D. Leonnig, « Bailed-out Firms Have Tax Havens, GAO
Finds », The Washington Post, 17 janvier 2009 ; Rapport GAO sur les
sociétés américaines et les paradis fiscaux, 18 août 2011.
4. Joseph Stiglitz, ibid.
5. Cécile Ducourtieux, Le Monde, 8 novembre 2014.
6. « Non, je ne regrette rien », De Tijd et Financiel Times,
28 novembre 2014.
Notes

1. Entretien avec l’auteur, septembre 2014 ; Ron Suskind, ibid.


2. Mark Pittman, « Fed Refuses to Disclose Recipients of
$2 Trillion », Bloomberg News, 12 décembre 2008.
Notes

1. Alternatives économiques, 11 mars 2009.


2. « Paradis fiscaux et judiciaires », 2014.
3. Anne Michel, Le Monde, 19 septembre 2013.
4. Rapport AlphaValue, « Quelles banques sont des Fukushima en
puissance ? » 17 décembre 2013.
5. Entretien avec l’auteur, octobre 2014.
6. « La Fed réduit encore son soutien à l’économie américaine », Le
Monde, 18 juin 2014.
7. Entretien avec l’auteur, juillet 2014.
Notes

1. Simon Johnson, Le Monde, 1er juin 2013.


2. La Tribune, 23 janvier 2015.
3. « Les Français n’en verront jamais la couleur, les banques, si », Le
Figaro Économie, 23 janvier 2015.
4. Marcus Walker, Charles Forelle, « Deepening Crisis Over Euro Pits
Leader Against Leader », Wall Street Journal, 30 décembre 2011.
5. Simon Johnson, « The Quiet Coup », The Atlantic, mai 2009.
6. Entretien avec l’auteur, septembre 2014.
7. Charles Sannat, Économie matin, 2014.
Notes

1. John Kenneth Galbraith, La Crise économique de 1929, Payot,


2008.
2. British Medical Journal, 17 septembre 2013.
3. AbcNews, « JP Morgan Chase to Spend Millions on New Jets and
Luxury Airport Hangar », 23 mars 2009.
4. Deborah Solomon et Damian Paletta, The Wall Street Journal,
22 avril 2009.
5. Daniel Alpert, Managing Direction, Investment Bank Westwood
Capital, 2009.
6. Austan Goolsbee, « The Unemployment Myth », The New York
Times, 30 novembre 2003.
7. « Buckingham Palace “hired out” for Bank Dinner », Daily
Telegraph, 24 novembre 2013.
Notes

1. Jonathan Coe, Le Nouvel Observateur, 27 février 2014.


2. Discours devant le Lord Maire de la City, Mansion House,
17 juin 2009. Bankofengland.co.uk/publications/speeches.
3. Entretien avec l’auteur, septembre 2014.
4. Entretien avec l’auteur, juillet 2014.
5. Christine Lagarde, « Le Capitalisme inclusif », Londres, 25 mai
2014.
Notes

1. Rapport trimestriel de la Banque des règlements internationaux,


octobre 2009.
2. Marc Roche, « Malheur au vainqueur », Le Monde, 9 avril 2014.
3. Entretien avec l’auteur, octobre 2014.
4. « Let Weak Banks Fail, Says New Regulator », Financial Times,
10 février 2014.
5. Charles Sannat, ÉconomieMatin, 21 janvier 2014.
6. Entretien avec l’auteur, novembre 2014.
7. « Le contribuable ne paiera plus pour les banques », Le Monde,
4 novembre 2014.
Notes

1. Le Figaro, 8 août 2014.


2. Christophe Nijdam, « Produits dérivés, quelles banques sont des
Fukushima en puissance ? » AlphaValue, décembre 2013.
3. FMI, « Rapport sur la stabilité financière dans le monde », 2014.
4. New Economic Foundation, « Redressing the Privileges of the
Banking Industry », 2011.
5. « Implicit Subsidies in the EU Banking Sector », janvier 2014.
Notes

1. Entretien avec l’auteur, septembre 2014.


2. Takis Michas, « Aux origines de la crise grecque », Libre Afrique,
23 février 2010.
Notes

1. « IMF Country Report », no 13/156, juin 2013.


2. Joseph Stiglitz, The Price of Inequality (Le Prix de l’inégalité), ibid.
3. Entretien avec l’auteur, mars 2015.
4. Paul Jorion, « La Troïka à hue et à dia », Le Monde, 18 juin 2013.
Notes

1. Ambrose Evans-Pritchard, « BIS Chief Fears Fresh Lehman from


Worldwide Debt Surge », Daily Telegraph, 13 juillet 2014.
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