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Flammarion
© Flammarion, 2015.
Dépôt légal : septembre 2015
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Aux XVII et XVIII siècles, vos prédécesseurs maniaient de façon
avisée l’expansion du crédit, un mot engageant pour qualifier une
dette destinée à s’accroître. Comme une paire d’alliés, le commerce
et la guerre se mondialisèrent. En 1602, les Provinces-Unies créèrent
la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, dotée du monopole
commercial à l’est du cap de Bonne-Espérance et à l’ouest du détroit
de Magellan. Les navires affrétés entraient en conflit, en Asie, avec
les Portugais et les Espagnols. Qu’importe : en 1608, la Compagnie
avait dégagé davantage de profits en arraisonnant des navires
ennemis que par le commerce. Elle ne connut son véritable essor
qu’un an plus tard, en 1609, lorsque les banquiers hollandais
entrèrent dans le jeu et acceptèrent les actions de la société en
garantie de leurs prêts. En quelques décennies, cette compagnie
devint la plus grande et la plus puissante société au monde.
On le voit, la formule de Balzac trouve ici tout son sens : « À
l’origine d’une grande fortune, il y a presque toujours un grand
crime. » Car l’expansion commerciale se doubla presque toujours
d’affrontements militaires pour écraser les rivaux ou assujettir les
populations locales. D’ailleurs, comme le rappelle David Graeber,
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aux XVII et XVIII siècles, trois piliers assuraient la prospérité du
marché : le commerce des armes, celui des esclaves et celui de la
drogue1. Dès ses débuts, l’éthique du capitalisme, bien malmenée,
pourrait donc être remplacée par cette devise : « Un minimum de
principes au service d’un maximum de profits. »
1929
Octobre. Effondrement de Wall Street. Le krach financier se
transforme en une immense dépression économique qui se prolonge
jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
1932
Novembre. Élection à la présidence des États-Unis de Franklin D.
Roosevelt.
1933
Juin. Le 16, Roosevelt signe la loi Glass-Steagall, qui interdit aux
banques de poursuivre leurs activités frauduleuses et spéculatives.
Désormais, elles sont étroitement encadrées et scindées entre
banques d’affaires et banques de dépôts, sans liens entre elles. Elles
n’ont plus le droit de posséder une compagnie d’assurances.
1998
Octobre. Citibank, première banque mondiale, annonce sa fusion
avec Travelers Group, l’une des principales compagnies
d’assurances, pour créer Citigroup. Une opération juridiquement
illégale pourtant approuvée par la Fed (Federal Reserve).
1999
Novembre. Le 12, Bill Clinton appose sa signature au bas de
l’« Acte de modernisation des services financiers », qui efface
totalement l’amendement Glass-Steagall. Cette nouvelle loi autorise
des fusions, mais aussi la concurrence entre banques de dépôts et
banques d’investissements. Ce qui favorisera les surenchères et les
excès, ceux-ci débouchant huit ans plus tard sur le krach de 2008.
2001
Le marché mondial des CDS, crédits dérivés spéculatifs
échappant à tout contrôle, atteint 631 milliards de dollars cette
année-là, pour passer à 62 000 milliards en 2008.
2002/2007
Entre 2002 et 2007, le montant des prêts immobiliers à risques
(subprimes) dépasse les 2 500 milliards de dollars.
2007
Juin. Le 12, un fonds spéculatif lié à Bear Stearns, la cinquième
banque d’investissement de Wall Street, se retrouve en difficulté en
raison de son exposition aux subprimes.
Septembre. Citigroup, la première banque mondiale, est au bord
du défaut de paiement.
Octobre. Le 31, le Dow Jones, l’indice boursier américain, bat un
record à la baisse.
2008
Mars. Le 13, Bear Stearns, virtuellement en faillite, est rachetée à
un prix dérisoire par JP Morgan, qui bénéficie de 29 milliards de
dollars d’aide financière de la Federal Reseve de New York.
Mi-octobre. La crise financière, doublée d’une crise de confiance,
a vu, en moins de douze mois, la capitalisation boursière mondiale
passer de 63 000 milliards à 36 000 milliards.
15 septembre. La banque Lehman Brothers fait faillite et la Fed se
refuse à tout renflouement.
18 septembre. Le ministre des Finances américain, Henry Paulson,
ancien président de Goldman Sachs, présente au Congrès un plan
prévoyant l’octroi de 700 milliards de dollars pour racheter les actifs
toxiques détenus par les banques.
6 novembre. Un examen attentif des comptes de la Fed révèle
qu’elle a consenti aux banques onze « prêts d’urgence » d’un
montant total de 2 000 milliards de dollars. La Fed refuse de révéler
les noms des bénéficiaires.
16 novembre. AIG, premier assureur mondial, est renfloué par
l’État américain. Celui-ci injectera au total 182 milliards de dollars
dans cette entreprise qui réclamera, ensuite, un remboursement
d’impôts.
2010
Entre 2008 et 2010, les banques européennes et américaines
auront reçu plus de 10 000 milliards d’euros d’argent public,
intégralement payés par les contribuables.
Chapitre 1
Les hommes du président
La rupture Clinton
Bill Clinton, à son arrivée à la Maison-Blanche, en 1992, était
l’élu désargenté d’un des États les plus pauvres des États-Unis,
l’Arkansas. Bien que s’étant fait élire sur une rhétorique anti-Wall
Street, peu après son entrée en fonction, il devint fasciné par les
responsables des grands établissements financiers. Ces derniers
mettaient à sa disposition les résidences luxueuses qu’ils possédaient
sur l’île chic et branchée de Martha’s Vineyard, dans le
Massachusetts, ou à East Hampton, la banlieue huppée de New
York, en bord de mer. Le chroniqueur d’un journal local de
Hampton qualifia d’ailleurs le président, à l’occasion d’un de ses
séjours, d’« inspirateur du marché haussier ».
En vérité, les financiers incarnaient, aux yeux de Clinton le
provincial, un véritable style de vie, mélange de luxe et de
cosmopolitisme. En retour, ceux-ci pouvaient compter sur sa docilité
et ses talents de communicant pour vendre à l’opinion américaine ce
qui allait se révéler comme la plus scandaleuse des escroqueries.
Toujours est-il que, enfin, sous sa présidence, le monde financier
redevenait ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être à ses propres
yeux : le pouvoir naturel, le véritable centre de gravité, autour
duquel tournoyaient les politiques et des poussières d’autres obligés.
Quel message fit passer le président démocrate ? Bill Clinton
s’efforça ni plus ni moins de convaincre les Américains que ce qui
était bon pour Wall Street était bon pour l’Amérique.
Une manipulation de grande ampleur destinée à convaincre la
majorité de la population de céder aux sirènes des investisseurs se
préparant à frapper à leur porte.
Pour les banquiers américains, l’instant était historique : grâce à
cet homme sous influence installé à la Maison- Blanche, ils allaient
enfin effacer d’un trait de plume les décennies d’entraves et de
régulations édictées sous Roosevelt. La dérégulation massive qui se
préparait visait en effet à installer durablement la spéculation au
cœur du système américain et mondial. Sous toutes ses formes et
hors de tout contrôle.
De fait, le comportement des banques, avant, pendant et après la
crise de 2008, se caractérisera par une véritable agression à
l’encontre des consommateurs et contribuables qui les renfloueront ;
notamment en leur imposant des conditions exorbitantes sur les
prêts et les cartes de crédit.
La révolution Clinton
Mais revenons aux États-Unis et à Clinton.
En 1999, le président démocrate déclenche une véritable
révolution copernicienne. Le 12 novembre, il supprime d’un trait de
plume les remparts juridiques et législatifs qui protégeaient encore
la société de la rapacité sans limite du secteur financier. Si ce
démantèlement est une victoire éclatante pour ce dernier, il se
révèle une défaite terrible du pouvoir politique, puisque celui-ci
renonce à exercer ses prérogatives, se renie et abdique tout courage.
Sur le coup, l’opinion ne soupçonne pas la gravité des changements
qui vont s’opérer dans sa vie quotidienne. Quelques années plus
tard, lorsqu’elle les comprendra, il sera trop tard.
La nouvelle loi autorise la concurrence entre banques de dépôts,
banques d’investissements et compagnies d’assurances. Elle permet
également les fusions entre établissements différents. Concrètement,
elle favorise et encourage les excès qui déboucheront sur la crise de
2008 et celle qui se prépare à nouveau aujourd’hui.
Un témoin parle
Un responsable de Morgan Stanley, rencontré en 2014 à deux
pas de son siège, situé dans un immeuble de verre donnant sur
Times Square, me livre quelques clés de cette frénésie d’alors mais
m’interdit de révéler son nom et sa fonction exacte au sein de la
banque. Sans la moindre gêne, mon interlocuteur évoque « les
profits obscènes et l’absence totale de scrupules des milieux
financiers », hier comme aujourd’hui. Il ajoute : « Il faut bien
comprendre que les marchés financiers ne respectent jamais les
règles du marché… ils les manipulent. Depuis 1989, nous avons pu
observer que la Federal Reserve, mais aussi le ministère des
Finances par le biais d’agences qu’ils contrôlent ou de brokers,
rachetaient massivement des stocks d’actions ou des contrats à
terme pour éviter un effondrement des marchés. Ce qui signifie que,
chaque fois que nous sautons, nous savons qu’un filet nous protège.
C’est pour cela que nous sommes prêts à faire courir tellement de
risques aux autres. Pour le gouvernement, la stabilité à tout prix du
secteur financier relève d’une priorité de sécurité nationale. Les
marchés américains et les banques du pays garantissent la
prééminence des États-Unis sur le reste du monde. Alors on
continue. »
Je lui demande quelle est la plus grande faiblesse des produits
dérivés. « Leur complexité. » Et leur plus grand avantage ?
« Également leur complexité. Ils forment un monde opaque et
incompréhensible qui sert parfaitement les intérêts des banquiers et
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décourage tous ceux qui cherchent à en découvrir les failles . »
Ils présentent surtout un avantage considérable pour le monde
de la finance : avec une mise de fonds dérisoire, celui-ci obtient des
profits record et inonde la planète !
Chapitre 2
Autopsie d’un meurtre
Le crime parfait
Si, comme on se plaît à le dire, « les politiques ont été dépassés
par les événements », les banquiers, eux, n’ont pas voulu voir que ce
système conçu pour accoucher de profits démesurés portait en lui les
germes de la destruction et constituait un danger mortel pour la
démocratie et la société.
Il est vrai que ces deux notions ne les passionnent guère. Les
dérivés qu’ils achètent ou élaborent sont en moyenne revendus par
leurs soins trois mois plus tard pour réduire leurs risques. Mais, en
pariant en permanence sur l’échec de ces produits, ils provoquent
également l’échec de l’économie réelle et de tous ceux qui créent,
innovent, fabriquent, génèrent des emplois.
Voilà une autre évidence qui n’intéresse pas le moins du monde
les banquiers. Ils sont animés par une seule certitude : pile, les
banques gagnent ; face, les autres perdent. Peu importe l’ampleur
des désastres provoqués, puisqu’ils sont les seuls que les États et les
gouvernements sauveront !
La dépendance des dirigeants politiques envers le secteur
financier est constante, étroite, profonde. Mais la crise dite des
subprimes, qui éclatera en 2007 et provoquera l’effondrement de
l’économie mondiale, révéla une forme inédite de crime parfait.
D’habitude, l’absence de preuve permet de faire acquitter le suspect.
Dans le cas des banques, c’est au contraire l’abondance de preuves
accablantes qui garantira leur impunité. Il serait trop risqué,
estimèrent les politiques, de punir des établissements déjà fragilisés
par leurs propres excès.
Le futur président américain Thomas Jefferson déclarait au début
du XIXe siècle : « Les institutions bancaires sont plus dangereuses
qu’une armée et, si nous les laissons faire, elles dépouilleront
totalement le peuple américain. » Deux cents ans plus tard, Jamie
Dimon, président de la banque JP Morgan Chase, conforta ce
jugement en osant déclarer : « Les banquiers, et pour cause, sont les
premiers à savoir que la pyramide de la dette va s’effondrer,
détruisant tout. » Aveu d’initiés, Dimon étant unanimement
considéré comme l’un des plus impitoyables rapaces du monde
financier. Ce n’était donc pas de la méconnaissance, de
l’aveuglement, juste du cynisme et un goût du gain à court terme.
Un Himalaya de dettes
Entre octobre et décembre 2006, les banques diffusèrent
130 milliards de CDO, dérivés à haute teneur toxique où les
subprimes tenaient une large part. Et 470 milliards de dollars sur
l’année complète. Les commissions générées variaient entre 0,4 % et
2,5 du montant vendu. 336 milliards de dollars de crédits
immobiliers transformés en CDO rapportaient entre 1,8 et
8 milliards de dollars de commission. Les agences de notation, elles,
étaient largement récompensées pour le maquillage frauduleux
auquel elles se livraient : le revenu net de Moody’s passa de
159 millions de dollars en 2000 à 705 millions en 2006, grâce
notamment aux commissions sur ces produits dérivés.
Si bien que la croissance, aux États-Unis comme en Europe et
dans les pays émergents, reposait uniquement sur une montagne,
que dis-je, un Himalaya de dettes. Aux États-Unis, entre 2000
et 2008, le revenu réel d’un ménage de la classe moyenne diminua
de 4 %. Sa consommation reposait sur l’endettement, qui devint le
socle de l’économie.
Le déclencheur
Les CDO commercialisés par ces deux fonds en difficulté sont
alors également détenus par JP Morgan, Merrill Lynch et Goldman
Sachs, qui menacèrent de les vendre et d’en faire circuler la liste
auprès des investisseurs potentiels, ce qui resserra le nœud coulant
autour de la gorge de Bear Stearns. Or intervint alors un événement
qui mit en avant une banque française, la BNP, sur lequel je dois
m’attarder, longue parenthèse essentielle pour comprendre le
processus global de la descente aux enfers de 2007-2008.
Le 9 août 2007, BNP Paribas – qui se présentait comme le joyau
du secteur financier français en termes de gestion, fable
complaisamment relayée par une bonne partie des médias – dut
fermer trois de ses fonds qui avaient spéculé sur les subprimes.
Les détails de l’histoire se révélaient bien scabreux. En effet, BNP
Paribas annonça à ceux qui avaient investi dans les sicav monétaires
détenues par ces fonds qu’ils ne pouvaient retirer leurs économies en
raison des problèmes posés par les crédits subprimes. La banque
agissait donc sans aucun scrupule vis-à-vis de clients qui lui avaient
confié leur argent en ignorant très probablement jusqu’au nom et à
la nocivité de ce terme exotique de « subprimes ». Cette défaillance
aurait dû mettre la puce à l’oreille, alerter des fissures qui
lézardaient l’édifice, mais personne, dans le grand public, n’y prêta
attention. Or, la dégringolade s’y annonçait.
« Un bain de sang »
En novembre 2007, la survie de Bear Stearns – revenons-y – ne
tenait plus qu’à un fil ; et ses concurrents se demandaient lequel
d’entre eux le trancherait. En revanche, tous savaient que la mise à
mort se déroulerait sur le Repo Market, qualifié par un ancien
banquier de Wall Street de « sale petit secret utilisé par les firmes
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d’investissement de Wall Street ».
Chacune d’elles finançait en effet ses activités de cette manière et
se retrouvait toujours au bord d’une crise de liquidités. La clé de
cette survie au jour le jour reposait sur l’habileté avec laquelle les
dirigeants de Wall Street géraient la réputation de leur firme sur la
place financière.
Le Repo Market illustrait les extraordinaires opacité, fragilité et
dangerosité des méthodes utilisées par le secteur financier. À Wall
Street, les cinq grandes banques d’investissement fonctionnaient en
vérité sur une fiction. Elles n’exerçaient aucune activité de dépôt et
ne pouvaient donc utiliser l’argent de leur client pour financer leurs
opérations. Elles disposaient de peu de capitaux et ne se trouvaient
pas en mesure d’obtenir un emprunt de la Fed en cas de crise. Alors,
chaque jour, les opérateurs de ces établissements empruntaient pour
quelques semaines, quelques jours, voire vingt-quatre heures, à
d’autres opérateurs des sommes dépassant fréquemment les
100 milliards. Des opérations rééditées quotidiennement, les
emprunts étant garantis par les actifs détenus par l’emprunteur. Le
Repo Market était donc un château de cartes en mesure de
provoquer l’effondrement immédiat d’un de ses acteurs.
C’est ce qui arriva pour Bear Stearns.
Dans ses quinze derniers jours d’existence, la banque devait lever
chaque jour 50 milliards de dollars pour se refinancer.
Malheureusement, elle n’apportait en garanties que des prêts titrisés
et autres dérivés, certes toujours garantis AAA, mais dont chacun
commençait à sentir l’odeur faisandée.
Un indice ne trompait pas : le coût d’une assurance pour se
prémunir contre un défaut de paiement de Bear grimpait en flèche.
En 2006, 100 000 dollars suffisaient pour garantir 10 millions de
dollars de dérivés émis par cet établissement. Au début 2008, le
montant était passé à 600 000 dollars, pour atteindre le million de
dollars en février de la même année. Début mars, les traders de Bear
qui opéraient sur le Repo dressèrent même la liste – qui ne cessait
de s’allonger – des partenaires qui désormais se dérobaient et
refusaient de leur prêter quoi que ce soit.
Résultat : la firme, qui disposait encore de 17 milliards en
liquide, n’avait plus en caisse, trois jours plus tard, que 2 milliards
de dollars. Or elle possédait également 11 milliards de dollars en
capital qui soutenaient 395 milliards d’actifs. Un effet de levier dont
le ratio dépassait le niveau de 35,1.
Si « le Repo Market, selon un témoin, baignait dans le sang », la
mort programmée de Bear Stearns se joua à quelques kilomètres de
là. Au siège de la Federal Reserve de New York, un bâtiment situé
au 33 Liberty Street, à proximité des anciennes tours du World
Trade Center.
Le scandale AIG
Jusqu’à ce que…
Le 16 novembre 2008, au lendemain de la faillite de Lehman
Brothers, AIG, le premier assureur mondial, fut pris à son tour dans
la tourmente.
Officiellement AIG, de par son poids et sa taille, représentait un
véritable risque systémique. Rien qu’aux États-Unis, il assure
180 000 entités, usines, hôpitaux, laboratoires, qui emploient
106 millions de personnes. 81 millions de personnes à travers le
monde détiennent ses assurances-vie pour un montant de
200 milliards de dollars. Sur le seul territoire américain, AIG a émis
pour 19 000 milliards de dollars de polices d’assurance.
La présentation officielle des faits, vendue à la presse et à
l’opinion, les travestit pourtant totalement. Officiellement, AIG
aurait commis l’imprudence de s’aventurer un peu trop loin sur le
marché dangereux des produits dérivés et aurait perdu de vue les
priorités essentielles de son métier. La vérité s’avère beaucoup
moins noble : AIG était en fait l’un des responsables majeurs de la
crise. Pendant des années, la compagnie fut l’un des pires
pourvoyeurs en dérivés douteux, les fabriquant et les vendant à
travers sa filiale britannique AIG Products, dont les agissements
échappaient à tout contrôle.
À la fin 2008, AIG avait perdu plus de 100 milliards de dollars –
et sa filiale londonienne détenait en portefeuille 2 700 milliards de
dollars de dérivés. Dont elle était, bien entendu, incapable de
couvrir les défauts de paiement. Pis encore : sur les quatre derniers
mois de l’année, la filiale londonienne avait perdu 25 milliards de
dollars – tandis que son PDG, lui, avait gagné en huit ans
280 millions de dollars et vivait dans un hôtel particulier de trois
étages en plein quartier de Knightsbridge.
« L’oligarchie financière »
Le secteur bancaire, ou plutôt les grands établissements
européens et américains, renouait avec le temps de l’oligarchie
financière, toute-puissante jusqu’au krach de 1929. Un jugement
formulé par trois personnalités à l’indépendance indiscutable.
Le premier, Simon Johnson, ancien chef économiste du FMI,
déclara en effet : « La grande richesse que le secteur financier a
créée et concentrée confère aux banquiers un poids politique sans
équivalent depuis l’époque du banquier JP Morgan… Mais ce
premier âge des banquiers oligarques prit fin avec la mise en place
d’importantes mesures de régulation, en réponse à la Grande
Dépression ; la réémergence d’une oligarchie financière américaine
est tout à fait récente1. »
Le second, Henry Kaufman, est une des figures les plus
respectées du monde financier. Ses jugements lucides lui avaient
déjà valu le surnom de « gourou de Wall Street » ; il fit une nouvelle
fois preuve de son sens aiguisé de l’observation en affirmant, en
décembre 2008 : « Les récents événements ont accru la domination
des quinze principales institutions qui, désormais, détiennent plus
de la moitié de la dette non financière du pays. Ce sont des firmes
qui ont joué un rôle central en créant de la dette à une échelle sans
précédent, via de nouveaux instruments de crédit complexes et en
faisant pression sur les structures légales, ce qui permit de maintenir
l’opacité sur de nombreux aspects du marché financier. » Selon lui,
« ces géants limiteront dans l’avenir tout espoir pour les États-Unis
d’évoluer vers une plus grande démocratie économique, en raison
des multiples rôles et conflits d’intérêts dans lesquels ils sont
impliqués2 ».
Enfin, le troisième, Michel Barnier, commissaire européen qui
avait déployé de louables efforts pour tenter de contrer le lobby
bancaire régnant à Bruxelles, déclara de son côté : « L’oligarchie
financière s’est cru tout permis en raison de la passivité des hommes
politiques. »
Des verdicts sans appel. Et justes.
Un hold-up à l’encontre
des contribuables
Le plan de sauvetage que détailla Tim Geithner, le 23 mars 2009,
en fut une autre illustration. Ce programme prévoyait, cette fois, de
débloquer jusqu’à 1 000 milliards de dollars pour racheter les actifs
toxiques des établissements. Et suscita une énorme déception.
L’économiste Robert Reich, ancien ministre du Travail de
Clinton, le qualifia même de « plan Paulson-Geithner » afin de
souligner l’identité de vue entre les deux hommes.
Aux yeux du célèbre économiste Jeffrey Sachs, ce n’était qu’une
« tentative à peine voilée de transférer des centaines de milliards de
dollars des contribuables vers les banques commerciales ».
Paul Krugman, futur Prix Nobel d’économie et éditorialiste au
New York Times, écrivit, lui, qu’il était « désespéré de voir qu’Obama
(…) est parti du principe que les banques sont fondamentalement
saines et que les banquiers savent ce qu’ils font. À croire que le
président fait tout pour confirmer le sentiment que lui-même et son
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équipe sont coupés des réalités ».
Un Obama piégé
2008, année de son élection, marqua l’aboutissement d’une
décennie de spéculation et de financiarisation de l’économie.
Pendant ses longs mois de campagne électorale, Barack Obama avait
lui-même été nourri, gavé de conseils par ses amis banquiers,
propriétaires de fonds spéculatifs. Mais ces suggestions reposaient
sur un profond malentendu. Ils n’étaient pas ses amis tandis que lui
était leur investissement. Et leur façon désinvolte de s’attribuer,
juste après son élection, des milliards de dollars de bonus montrait
qu’ils exigeaient indirectement de sa part un soutien sans limite,
même si l’octroi de cette manne compliquait officiellement sa
position. Elle confirmait aussi que le sens de la mesure, certaines
valeurs morales, voire éthiques, n’entraient pas une seconde dans
leurs modes de pensée.
« Je vous protège »
Le 27 mars 2009, Rick Wagoner, PDG du géant de l’automobile
General Motors, en difficulté, fut reçu au ministère du Trésor par un
collaborateur de Geithner. Qui lui annonça qu’il devait
immédiatement quitter ses fonctions pour que la mise en application
du plan de restructuration de GM et Chrysler devienne effective.
Pour la première fois dans l’Histoire, un président-directeur général
était démissionné par un chef de l’exécutif.
GM et Chrysler employaient à eux deux plus de 500 000 salariés,
et l’administration démocrate subordonnait l’octroi de 50 milliards
de dollars à un plan drastique de restructuration. Cette éviction
aurait moins choqué si elle n’avait pas révélé à quel point il existait
deux poids, deux mesures.
Car, au même moment, les patrons des treize plus grandes
banques du pays attendaient dans l’antichambre de l’aile ouest de la
Maison-Blanche. Lorsque Obama les rejoignit, ils s’assirent avec lui
autour d’une table d’acajou, dans la State Dressing Room, sous un
portrait de Lincoln.
Selon les confidences d’une des personnalités présentes,
« Geithner, au cours des jours précédents, nous avait rassurés, mais
Obama nous a tout de même surpris en déclarant d’emblée : “Je ne
suis pas là pour vous pourchasser, je vous protège de la colère du
peuple et des élus, mais vous devez faire une concession sur ces
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histoires de rémunération .” »
Face à des hommes qui ne croyaient qu’au rapport de forces,
Barack Obama venait, en deux phrases, de perdre tout crédit. Un
autre banquier présent à la réunion confia ensuite à des proches :
« Qu’il n’ait rien exigé et qu’il n’ait pas cherché à sauver la face est
l’un des comportements les plus stupides de toute l’histoire politique
moderne. »
En somme, le PDG du premier groupe automobile mondial, qui
produisait 7 millions de véhicules par an, avait été licencié comme
un domestique par un second couteau de l’administration Obama
alors même que des financiers qui avaient allumé la mèche de la
crise et recevaient des milliers de milliards de dollars sans
contrepartie étaient reçus par un président qui s’affichait comme
leur protecteur. Chacun, après cet agréable intermède
washingtonien, regagna son bureau new-yorkais, pendant que le
PDG de General Motors, lui, se préparait à déménager le sien à
Detroit.
Pendant les longs mois où la crise resta à son paroxysme, le rôle
d’Obama fut moins de diriger le pays que d’avaler les couleuvres
successives que lui infligeait le secteur financier. Les banquiers reçus
à la Maison-Blanche n’avaient pas fait le moindre geste de
conciliation, espéré par le président ; pire, selon un observateur,
« ils avaient encore gonflé le montant des bonus qu’ils
s’attribuèrent ».
Ces hommes témoignaient tous d’une indifférence cupide face à
la gravité de la situation. Et le président des États-Unis, lui,
découvrait l’étendue de son impuissance.
La menace d’AIG
En mars 2009 toujours, les dirigeants de l’assureur en faillite AIG
annoncèrent le versement de 165 millions de dollars de bonus. Les
responsables finançaient les primes qu’ils s’octroyaient en piochant
dans les 182 milliards de dollars d’aide fédérale injectés pour les
sauver. Choqué, Barack Obama réagit alors en qualifiant AIG de
« firme qui s’est retrouvée elle-même en détresse financière en
raison de ses imprudences et de sa rapacité ». Et d’ajouter : « Il est
difficile de comprendre que des traders de dérivés puissent justifier
de ces bonus », précisant : « J’ai demandé à Tim Geithner d’explorer
toutes les voies légales pour bloquer le versement de ces bonus. »
Mais le ministre des Finances n’avait aucune intention
d’obtempérer ; l’assureur déclara de son côté qu’il n’existait pas de
recours légal, l’examen des contrats révélant qu’AIG était tenu de
verser ces bonus et qu’un refus entraînerait des poursuites et un coût
financier plus important. Obama fut même désavoué par son
principal conseiller économique, Larry Summers, qui déclara sur la
chaîne de télévision CBS : « Nous ne sommes pas un pays où les
contrats sont soudain abrogés bon gré mal gré. »
Trois mois après son entrée en fonctions, l’autorité présidentielle
était donc au mieux ignorée, au pire bafouée par ses principaux
collaborateurs économiques et financiers. Geithner, au ministère des
Finances, avait accepté la version d’AIG et n’avait même pas
demandé que son administration consulte ces contrats et effectue
une contre-expertise.
Les 165 millions de dollars de bonus étaient destinés à 360
personnes, toutes décidées à engager des poursuites en cas de non-
versement. Et la plupart des bénéficiaires, déjà considérablement
enrichis, appartenaient à la filiale londonienne d’AIG, qui avait
fabriqué et vendu les dérivés à l’origine des pertes colossales
essuyées par l’assureur.
Le fiasco Dexia
Entre 2008 et 2009, cette banque franco-belge avait été
littéralement renflouée par la Fed américaine, à hauteur de
30 milliards de dollars. Pourquoi ? Parce que pseudo-victime d’AIG !
On peut d’emblée s’interroger sur le bien-fondé d’une telle
intervention étrangère alors qu’il aurait été plus logique qu’elle
reçoive une aide émanant de la Banque de France, mais bon… Et
aussi se demander si les raisons invoquées étaient réelles. Car, si
Dexia faisait partie des nombreuses banques présentées comme des
victimes de la crise, en réalité elle l’avait aussi provoquée. Mais la
presse adhéra à cette version officielle sans émettre la moindre
réserve ni formuler la plus petite interrogation. Il est vrai que la
« communication financière et politique » avait balayé, dans la
plupart des médias, toute quête sérieuse d’information.
Or, l’exemple Dexia illustrait les trois ingrédients ayant abouti au
krach de 2008 : rapacité, incompétence et corruption. Dexia
possédait 238 milliards d’euros d’actifs douteux et s’était endettée à
plus de 97 % pour acheter ces actifs ! Beau palmarès, non ?
La faillite d’Obama
Plus que tout autre, Barack Obama paraît l’illustration de ce
désaveu, objet d’un double rejet assez rare. Celui d’une part
croissante de l’opinion, bien sûr, mais aussi des financiers qu’il avait
pourtant choyés. Comme le confia Paul Volcker : « Être élu Président
n’est pas tout, encore faut-il être capable de faire preuve de
3
leadership . » Or, aux yeux de tous, Obama en a singulièrement
manqué.
En septembre 2009, six mois après avoir rassuré les banquiers
reçus à la Maison-Blanche, le président américain prit la parole au
Federal Hall, temple néoclassique situé face à Wall Street où George
Washington prêta serment comme président. Eh bien, preuve qu’en
peu de temps la parole présidentielle s’était démonétisée, les
dirigeants des grands établissements financiers lui infligèrent un
véritable camouflet. Alors que leurs bureaux étaient situés à
quelques centaines de mètres du lieu de l’allocution présidentielle,
ils ne firent même pas l’effort de se déplacer. Et pour cause : sûrs de
leur impunité, ils baignaient dans la satisfaction et le mépris. Mépris
pour sa mollesse passée et présente et satisfaction des immenses
avantages qu’elle leur apportait.
Après ce discours, un banquier – dont l’établissement avait reçu
des dizaines de milliards de dollars d’aide publique – confia
d’ailleurs à des proches collaborateurs : « Si ce gouvernement
s’imagine que les banques vont recommencer à prêter à l’Amérique,
il rêve totalement. Nous trouverons d’autres opportunités, des pays
non régulés, par exemple, pour dégager de gros profits. Mais ce
4
pays, c’est fini . »
Un propos d’un cynisme inouï, témoignant d’une « émouvante »
reconnaissance envers les efforts déployés et les sommes injectées.
Un propos, surtout, qui résumait mieux qu’une longue enquête l’état
d’esprit de ces hommes, mélange d’opportunisme et d’indifférence.
Et pendant ce temps-là, les classes modestes se paupérisaient, les
classes moyennes s’appauvrissaient…
Incohérences
L’excès de risque chez les banquiers, selon une observation
judicieuse, « permet de maximiser les profits personnels les bonnes
années, de faire supporter les pertes aux actionnaires les mauvaises,
et au contribuable les très mauvaises ». Dans ce dernier cas de
figure, le président américain se révéla un allié précieux, puisque
son administration s’opposa même à certains États de l’Union, tel le
Massachusetts, désireux de demander des comptes aux banques.
Obama montra en fait une capacité peu commune à vendre une
vérité totalement opposée à la réalité. De son action comme de l’état
des lieux.
Medicare en offrit une autre preuve. Dans ce projet, alors que
l’État devenait le plus gros acheteur de médicaments du pays, le
gouvernement refusa de négocier des rabais sur le prix des produits
avec les laboratoires pharmaceutiques, offrant à des groupes déjà
riches et puissants une véritable rente, un cadeau de 500 millions de
dollars sur dix ans. Comprenne qui pourra.
L’embrouille
L’ignorance des clients avait permis aux banques de spéculer,
frauder et gagner des fortunes à leur détriment. Pis, les plus fragiles
et les moins informés s’étaient vu offrir des prêts qu’ils ne
pourraient jamais rembourser, alors que leur crédit n’était qu’une
matière première transformée en titres hautement rentables. Tout
était vérolé.
L’un des établissements les plus impliqués, Bank of America,
utilisait un mot-code extrêmement significatif pour définir ces
programmes de subprimes et crédits immobiliers non contrôlés :
l’« embrouille ». Un nom sacrément bien trouvé et d’un cynisme
édifiant. Mais, face à cette embrouille, au final le président
américain se révéla impuissant, voire peu désireux de la dénouer et
de l’empêcher, ne protégeant pas ceux qui avaient cru en lui.
En janvier 2015, le grand écrivain Russell Banks, qui lui avait
apporté son soutien, confia avec amertume : « À croire que ce boulot
l’a écrasé, transformé en porte-parole officiel de la classe dirigeante
politique et financière. Il paraît dénué de toute sincérité, de toute
authenticité. »
De véritables pillages
Les politiques ayant favorisé la finance au détriment des autres
composantes de la société en osant leur aménager un cadre
juridique favorable tentèrent de s’exonérer, mal à l’aise, de cette
évidence : ils n’auraient pas dû – et ne devraient pas – être des
spectateurs incompétents ou ignorants, alors que seul un État a le
pouvoir de contrôler les mouvements d’argent. Mais nos démocraties
fonctionnaient mal, et ne vont pas mieux depuis.
Asphyxiés
Depuis 2008, le krach lié aux banques et le renflouement
indécent de celles-ci, tous les États occidentaux ploient sous
l’accroissement des dettes publiques (plus de 2 000 milliards d’euros
en France). Mais pas une voix ne rappelle le poids financier de la
crise d’il y a sept ans dans cette explosion de l’endettement, ne
souligne pourtant que le soutien aux banques, au plus fort de la
crise, atteignit 13 % du PNB de l’Union européenne !
Personne ne prend conscience qu’entre octobre 2008 et
octobre 2011, la Commission européenne, dans la plus grande
discrétion, a approuvé une aide d’État et des mesures de soutien aux
établissements financiers s’élevant à 4 500 milliards d’euros, soit
37 % du PNB européen, soit quasi la moitié de la richesse totale de
l’Europe.
Dès lors, pas étonnant que les contribuables et les États se
retrouvent littéralement à genoux, asphyxiés. Le secteur financier a
suscité dans chaque pays des séismes d’une ampleur inégalée. Car, à
l’endettement abyssal conjugué à l’effondrement des budgets
nationaux, se sont ajoutés des plans de relance de plus en plus
coûteux, des indemnités-chômage aux montants en hausse
vertigineuse, un effondrement drastique des recettes fiscales.
L’Europe elle-même s’est retrouvée dans une impasse où
l’explosion des dettes publiques a rendu impossible le financement
des budgets. Des secteurs comme la santé, l’éducation ont été
littéralement sacrifiés dans de nombreux pays, comme la recherche
fondamentale, alors que les progrès médicaux, scientifiques, dans un
pays comme la France, découlent de la recherche alimentée par des
fonds publics.
Volcker balance
Paul Volcker, lui, aurait dû se retrouver dans le camp hostile à
Born. Pourtant, il fut la seule personnalité politique et financière de
premier plan à mettre en accusation les banques et à demander
qu’on prenne des mesures sévères à leur encontre. Ce géant bourru,
que son grand âge semblait avoir libéré de tout devoir de réserve,
portait un sceptre qui lui assurait légitimité et prestige : la
présidence de la Fed, entre 1979 et 1987. De fait, au moment de la
crise de 2008, il déclara : « Le nouveau système financier et ses
produits dérivés ont échoué à passer les tests du marché. »
Cette sentence définitive n’était qu’un des nombreux jugements
sévères dont il émaillait ses propos. Ses fonctions précédentes
faisaient de lui un observateur incomparable des évolutions
survenues, et notamment de la naissance de la finance moderne.
« Un monde qu’il observait, selon le journaliste Suskind, comme un
parent observe ses enfants. Enfants qui, adultes, auraient très mal
tourné3. »
Il était, de fait, étrange de voir un homme ayant si longtemps été
l’un des rouages du système s’en affranchir aussi bruyamment et
radicalement. Le système n’avait plus de prise sur lui, alors que la
Fed – qu’il avait dirigée – était désormais totalement inféodée à
Wall Street.
Acte II.
Aux États-Unis, la Fed prend le relais du gouvernement et laisse
un robinet d’argent gratuit couler à flots. Entre 2007 et 2009, la soi-
disant « banque centrale » américaine distribue aux établissements
financiers 3 500 milliards de dollars à 0 %. En Europe, la BCE se
laissera aller aux mêmes méthodes.
Aucun responsable ne s’inquiète de telles initiatives qui
accentuent les dérives d’un système financier vicié. Les banques ne
sont plus qu’un immense risque systémique, reliées entre elles par
une chaîne toxique composée de titrisations, de dérivés revendus.
Ce qu’il y a de beau dans le geste de la Fed (j’ironise), c’est de
voir à quel point il est désintéressé. Les banques qui obtiennent cet
argent gratuit ne font pas même le geste de baisser les taux de
crédit, ce qui augmente encore leurs marges bénéficiaires. D’ailleurs,
pourquoi prêter à des particuliers quand il est possible de reprêter
cet argent frais et gratuit au taux de 3 % à celui qui vous a fait une
faveur : l’État américain ou ses homologues européens. Il ne s’agit
plus d’une situation privilégiée mais d’un système ubuesque.
Quant aux dérivés toxiques toujours détenus par les
établissements bancaires qui constituaient une véritable bombe à
retardement, tout le monde fait preuve à leur sujet d’une pudeur
remarquable. La Fed ne les évoque pas tandis que les banques les
dissimulent dans le Shadow Banking System qui a repris de la
vigueur et permet d’entreposer tout ce qu’on ne souhaite pas voir
apparaître dans les actifs. Personne n’évoque un quelconque prix de
vente les concernant ; de fait, pourquoi les banques se
compliqueraient-elles la tâche à essayer de les vendre alors qu’on
leur propose une manne d’argent frais et gratuit ? La seule initiative
lancée par Obama de rachat de ces actifs vénéneux était une
arnaque, puisque seul l’État, en fait le contribuable, avançait
l’argent, supportant seul les pertes et n’obtenant qu’une petite part
de gains.
En enquêtant plus profondément, on découvre que les
entreprises, surtout les plus importantes, capitalisent elles aussi sur
la crise, avec l’aide du secteur financier. Ces groupes profitent de la
récession pour diminuer les coûts, augmenter leurs marges sans
embaucher ni investir. Leurs services financiers confient des sommes
énormes aux banques en vue de placements à court terme. Ce
qu’elles font, notamment sur le Repo Market. Des agissements
pratiqués dans le plus grand secret et cette opacité est utilisée aussi
bien par les constructeurs automobiles, français notamment, que par
les laboratoires pharmaceutiques et les sociétés de haute
technologie. Bref, la logique des entreprises se financiarise à son
tour tandis que les établissements financiers ont franchi le point de
non-retour et ne reviendront jamais à leurs activités de prêteur
traditionnel.
Acte III.
Les établissements financiers ont grossi en ayant, pour certains
d’entre eux, élargi leur périmètre grâce à des fusions ou des
acquisitions. Ces dernières pèsent très lourd mais l’endettement est,
lui aussi, gigantesque. Celui de JP Morgan, première banque
américaine, s’élevait en 2012 à 2 490 milliards de dollars… plus
important que la dette publique française.
La dette de Bank of America, 1 900 milliards de dollars,
correspond à trois fois celle de Lehman Brothers, déclarée en faillite.
Les cinq plus grosses banques américaines atteignent un
endettement total de 8 000 milliards de dollars, gouffre qui serait
plus élevé encore en prenant les normes comptables européennes.
Quand des établissements pèsent un tel poids, en termes d’actifs
et de dettes, le moindre problème peut engendrer des conséquences
incalculables. Qui plus est si l’on songe que l’endettement
mentionné n’intègre pas forcément tous les crédits dérivés.
Une telle croissance vertigineuse de l’endettement n’a rien de
surprenant quand on pense que l’« innovation financière », pratiquée
si intensément, vise à accroître de façon considérable le montant des
dettes sans avoir à assumer les risques qui en découlent. Gagner,
même quand on est perdant et qu’on a triché, est-ce moral ?
Viable ? Je ne le pense pas.
Résumé
En quelques lignes, faisons un résumé des chapitres précédents.
Les établissements ayant littéralement « sinistré » l’économie
mondiale en 2008 bénéficient de plans de relance de la part des
États, payés par les contribuables, et de plans d’aide concoctés aux
États-Unis par la Fed et en Europe par la BCE.
Pour minorer leurs impôts, ils peuvent compter sur les refuges
douillets que sont leurs filiales implantées dans les paradis fiscaux.
En 2009, Alternatives économiques révélait, sans que ce soit contesté,
que BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole disposaient
de 361 entités offshore. BNP Paribas arrivait en tête de ce douteux
palmarès avec 189 filiales réparties entre une trentaine de
territoires. Si on ajoute la Banque populaire, Dexia et la Banque
postale, on atteignait 467 implantations dans les paradis fiscaux1.
Effarant.
Pis, selon une étude récente, le quart du chiffre d’affaires réalisé
à l’international par la BNP, la Société générale, le Crédit agricole,
le Crédit mutuel et la BPCE provient des paradis fiscaux2. Avec
117 filiales implantées, le Luxembourg de Jean-Claude Juncker
apparaît comme la destination privilégiée des établissements
français, suivi de Hong Kong. Ces banques réalisent dans ces zones
un chiffre d’affaires triple de celui qu’elles obtiennent en Inde, en
Chine, au Brésil, en Russie, en Afrique du Sud, soit les principales
économies des pays dits émergents. Un bilan qui révèle deux
réalités : les paradis fiscaux sont au cœur du fonctionnement des
établissements bancaires et la nomination de Jean-Claude Juncker à
la tête de la Commission démontre l’emprise décomplexée qu’ils
exercent sur l’Europe.
Le fiasco du QE
Les autorités monétaires, et plus précisément les responsables
des banques centrales, ne l’avouent pas, mais elles sont conscientes
du danger explosif d’une telle situation. Aussi s’employèrent-elles à
alléger la pression. Adopter un langage technique et afficher de
nobles ambitions est un moyen efficace de travestir ses objectifs et
la réalité.
De 2008 à nos jours, la Federal Reserve américaine a pris des
mesures spectaculaires pour relancer l’économie. Notamment un
véritable plan Marshall baptisé « Quantitative Easing », « QE » pour
les initiés. Le but affiché ? Abaisser le chômage et faciliter la reprise
du crédit. Disons-le tout de suite : aucun des deux objectifs n’a été
atteint. Les banques prêtent toujours aussi peu et, sur les
6,8 millions d’Américains qui, pendant la crise, se sont retrouvés au
chômage plus de six mois, seuls 20 % ont récupéré un emploi à
plein temps.
L’économiste Joseph Lake a conclu, avec raison, que « la crise
financière a fait beaucoup plus de dégâts à l’économie américaine
qu’au cours des cycles précédents de récession, provoquant une
reprise terne et décevante6 ». Corollaire de ce fiasco : l’inégalité n’a
cessé de croître, creusée par la crise. Les emplois proposés s’avèrent
de plus en plus précaires et mal payés. Entre 1997 et 2013, les
revenus des Américains gagnant moins de 200 000 dollars annuels
ont baissé de 6 %.
Joseph Stiglitz souligne de son côté que « 8 millions d’emplois
perdus en 2002 n’avaient pas encore été reconstitués en 2013, ce
qui signifie qu’un grand nombre d’Américains sont définitivement
sortis du marché du travail et des statistiques, ne bénéficiant
d’aucune aide. Par contre, le plan mis en place par la Fed bénéficie
aux ménages aisés, qui détiennent déjà 20 % des actifs financiers du
pays, en favorisant la hausse de la Bourse ».
La manipulation
La Federal Reserve a opéré en trois étapes pour récupérer les
actifs pourris des banques.
Le premier QE a racheté 1 750 milliards de dollars de dérivés
avariés. Le second en a acquis 600 milliards. Le troisième, à hauteur
de 85 milliards de dollars par mois, a drainé le reste. Au total, le
bilan de la Fed est passé de 800 milliards de dollars à 4
500 milliards de dollars, soit le quart du PIB américain. Des déchets
qui ont vicié l’économie mondiale et la vie des gens, mais que la Fed
a rachetés à un prix élevé. Pour satisfaire les banques et
probablement aussi masquer la réalité : si la Fed prenait en compte
la valeur réelle de tous ces actifs, qui est nulle, elle aurait dû elle-
même, tout simplement, se déclarer en faillite… Étrange, quand
même, de voir que bien peu de personnes soulèvent ce point.
Ce que la Fed a effectué, la BCE l’a réalisé à son tour. Après une
tournée triomphale, pour les banques, aux États-Unis, le
Quantitative Easing débarqua donc en Europe. Surtout, ne manquez
pas ses tours d’illusionniste, ses numéros de prestidigitation.
Pourquoi cette arrivée tardive sur notre Vieux Continent ? Parce
que la situation financière, économique, sociale, de l’Europe n’y est
pas bonne. L’heure est même grave, nous dit-on. En décembre 2014,
les prix ont reculé de 0,2 % dans l’union monétaire, qui risque de
sombrer dans la déflation, comme un nageur happé par les
tourbillons et coulant à pic.
La déflation, terme barbare et technique, décrit la paralysie de
l’économie par le recul des prix : face à ce péril, la BCE déploie son
chapiteau et, officiellement, va « acheter la dette publique des pays
membres de l’Union monétaire ». Sans ce QE, selon les fameux
« experts », l’Europe peinera à retrouver le chemin de la croissance.
La presse aveugle
Face au rideau de fumée déployé pour masquer cette stratégie
parfaitement inavouable, les médias, sous influence, décrivent Mario
Draghi comme un nouveau Churchill. Et son plan comme l’ultime
moyen de sauver une Europe en récession.
« Un véritable coup de maître », peut-on lire, ou encore : « La
BCE va injecter au total 1 100 milliards. » Diable ! Les excès, surtout
quand ils sont involontaires, dérangent toujours, car ils soulignent
une véritable incompréhension de la réalité.
Il faut dire que le monde de la finance est le cadre idéal pour
égarer les commentateurs. On pourrait le comparer, en termes
d’écosystème, à une forêt dense et sombre, d’accès difficile, peuplée
d’arbres exotiques et souvent vénéneux ; ceux qui s’y aventurent
peinent à s’orienter. C’est aussi un cadre qui, curieusement, semble
provoquer une certaine amnésie.
Car personne ne rappelle que ce « plan pour sauver l’Europe »
n’est rien d’autre que la réplique exacte, en plus modeste, du
Quantitative Easing appliqué par la Fed avec les avantages que l’on
connaît pour les banques et les marchés. La BCE, comme son
homologue américain, va injecter de l’argent créé pour la
circonstance, argent qui permettra au secteur financier européen de
se recapitaliser et se débarrasser des dérivés toxiques accumulés
depuis des années, lesquels constituaient une véritable bombe à
retardement financière menaçant l’économie mondiale.
Un verrou et un cartel
L’homme qui a choisi le restaurant, à l’écart du siège de la
Commission européenne, à Bruxelles, est l’un des rouages essentiels
de l’Union. Notamment par son expertise de la régulation des
banques. Âgé d’une cinquantaine d’années, habillé avec élégance, il
a accepté cette rencontre, à condition lui aussi que son nom ne soit
pas mentionné. À croire que parler des banques et de leurs
méthodes fait peur à tous !
« Vous voulez une illustration symbolique du rapport de forces,
me dit-il d’emblée. Allez au troisième étage du bâtiment situé square
de Meeus. Là sont réunis les dizaines de salariés de l’AFME,
Association for Financial Markets in Europe, l’un des plus gros
lobbies financiers, qui dispose d’un budget annuel dépassant les
15 millions d’euros et, à quelques mètres, vous verrez les locaux de
Finance Watch, une ONG disposant de peu de collaborateurs et de
moyens ridicules pour enquêter et dénoncer les dérives du milieu
bancaire. »
Deux poids, deux mesures, deux mondes. Et d’ajouter : « Il existe
une différence entre la stratégie suivie par le secteur financier à
Bruxelles et celle appliquée au sein de la BCE : à Bruxelles, ces
lobbies dépensent annuellement plus de 150 millions d’euros pour
laminer, écarter les lois communautaires qui risquent d’entraver leur
bon fonctionnement. Si bien qu’a débuté une véritable guerre de
position entre les uns et les autres, doublée d’une infiltration en
règle des organismes dirigeants communautaires. L’emprise de
l’ISDA – il détache les mots –, l’International Securities Dealers
Association, en est l’illustration la moins connue mais la plus
saisissante. Cherchez dans cette direction et vous aurez toutes les
clés pour décrypter l’attitude de l’Europe durant la crise grecque.
Verrou, cartel, à vous de juger ! »
Et quelle est la stratégie des lobbies financiers envers la BCE ?
« Au sein de celle-ci, ils n’ont aucun effort particulier à déployer
puisqu’ils sont directement aux commandes. En principe, la Banque
centrale européenne, créée sur le modèle de la banque centrale
allemande, est un organisme chargé en priorité de la lutte contre
l’inflation et de la protection de l’euro. Ses statuts garantissent son
indépendance à l’égard des États, mais à l’égard des banques, c’est
une autre affaire… Les trois tranches de 1 000 milliards d’euros,
baptisées LTRO, censées, à partir de septembre 2014, relancer le
crédit et l’économie du continent ne visaient qu’à refinancer à long
terme ces établissements. Mais ça n’a pas marché, parce que les
banques, depuis les plans de sauvetage lancés en 2008, ont
développé une allergie absolue à l’idée de payer des intérêts, même
minimes et quasi symboliques. Elles veulent qu’on les débarrasse de
leurs crédits douteux en échange d’argent frais et gratuit. Un peu
comme des cyclistes dopés qui exigent des transfusions sanguines
pour continuer de tricher6. »
Libor and Co
Le scandale du Libor prouve à quel point il est aisé de truquer
des chiffres dans le domaine de la finance et quasi impossible
d’espérer y dénicher des données exactes.
Le Libor, abréviation de London Interbank Offered Rate, est le
taux interbancaire qui sert, notamment, de référence aux
350 000 milliards de dollars (plus de 250 000 milliards d’euros) de
produits financiers à terme qui s’échangent chaque jour.
Or, depuis 2007, les traders d’une dizaine de grandes banques
s’entendaient pour fausser son calcul et falsifier les données
communiquées à l’association des banques britanniques. Une fois le
pot aux roses découvert, le principal inculpé – un Britannique
appelé Tom Hayes travaillant pour Citigroup – a confié, lors de son
inculpation : « Tout ceci dépasse ma petite personne. » Et accusé sa
hiérarchie de l’encourager dans ces fraudes qui gonflaient les primes
annuelles.
Le scandale de Libor s’est doublé d’un autre scandale, analogue,
avec l’Euribor, qui porte cette fois sur l’euro. Le mécanisme était
identique : un groupe de banques fixait les taux auxquels les
établissements bancaires se prêtaient de l’argent entre elles et sur
lesquels la plupart des crédits étaient indexés. Accusées de
manipuler ces taux, la Société générale, la Royal Bank of Scotland et
la Deutsche Bank acceptèrent de régler une amende à la Commission
européenne, dans le cadre d’un accord à l’amiable.
Malheureusement, le vent du scandale sembla chasser un nuage
pour aussitôt en faire surgir un autre. La manipulation du cours des
devises succéda à celle des taux interbancaires.
Le Forex londonien, le plus important marché des changes de la
planète, traitait 160 devises vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Or, entre 2010 et 2013, les échanges de devises augmentèrent de
plus d’un tiers, pour atteindre quotidiennement 5 300 milliards de
dollars (3 929 milliards d’euros). Des manipulations qui firent
gagner beaucoup d’argent aux traders de cinq grandes banques, dont
JP Morgan, et en perdre à leurs clients.
La flibuste informatique
Sur ces marchés, l’utilisation délictueuse de l’informatique révéla
une nouvelle brèche. Les informations remontant des milieux
bancaires soulignèrent la gravité du problème : malgré 2008 et leurs
promesses, les années suivantes, les banques se soucièrent bien peu
de l’économie réelle, 85 % de leurs profits découlant des activités de
trading et de spéculation sur les produits dérivés. Le « Flash
Trading », trading à haute fréquence, était devenu un instrument de
rapacité inégalée.
« Des logiciels entièrement automatisés, souligna Marc Roche,
achetaient et vendaient sans intervention humaine dans des
intervalles de temps allant jusqu’à la nanoseconde, en vue de
prendre avantage des anomalies les plus minimes du marché. Le
pied au plancher, les flibustiers font grimper ou baisser les cours
artificiellement en plaçant des ordres d’achat ou de ventes massifs
qu’ils annulent avant même leur exécution, pour faire fructifier leurs
positions. Les faibles marges bénéficiaires sont largement
compensées par le volume colossal des investissements. En
mitraillant littéralement le marché bien plus vite qu’un battement
de cils, les opérateurs peuvent manipuler les cours à leur profit2. »
Or le flash trading accroît l’instabilité et ne procure aucune
valeur ajoutée. Pour ces opérateurs, réduire la vitesse, ne serait-ce
que d’une seconde, équivaut à un retour au Moyen Âge. Ces 85 % de
profits réalisés par les banques, qui reposaient seulement sur la
spéculation et la fraude, constituaient bien le reflet précis de leurs
activités.
Car l’Europe créa une de ces immenses usines à gaz dont elle a le
secret, lourde, complexe et inefficace, peuplée comme dans un
comité Théodule de fonctionnaires nationaux promus fonctionnaires
européens. Si l’emploi est en panne en Europe, il explose au sein de
la bureaucratie bruxelloise. Ainsi, plus de 1 000 personnes sont
recrutées pour composer l’ossature et les effectifs du Mécanisme de
supervision unique (MSU), mécanisme qui, depuis le
1er janvier 2014, contrôle les 130 grandes banques de la zone euro
ainsi que les petits établissements porteurs de risques systémiques.
Le MSU, qui officie sous la tutelle de la BCE, est présenté comme
un gendarme capable d’imposer aux établissements le renforcement
de leurs niveaux de liquidités ou de fonds propres, et même de
retirer la licence bancaire à ceux qui persisteraient dans leurs
dérives. La Française Danièle Nouy, qui prit la direction du nouvel
ensemble, tint d’ailleurs des propos implacables lors de son entrée
en fonction : « Nous devons accepter que certaines banques n’aient
pas d’avenir et les laisser faire faillite, sans chercher à les faire
fusionner avec d’autres4. »
Des propos destinés à marquer les esprits à défaut d’infléchir les
réalités.
Alerte à la démocratie
Protéger l’illusion et dissimuler les réalités est devenu, pour les
instances nationales ou européennes, une priorité. L’activité
financière est aujourd’hui une puissance déstabilisante,
antidémocratique, source d’inégalité, qu’il importe de dissimuler à
l’opinion. Alors, comme les mots n’ont plus que le sens vers lequel
on les oriente, la BCE affirme avoir lancé une vaste « opération
vérité » se résumant à un jeu de dupes où banque centrale et
banques privées n’ont qu’un objectif : abuser une nouvelle fois les
citoyens européens, qui voient leurs factures s’alourdir.
En plus des plans de sauvetage, de relance, ils doivent désormais
payer les 1 000 fonctionnaires engagés pour rien puisque leur
mission, contrôler les banques, s’avère irréalisable. Des
fonctionnaires fraîchement recrutés qui, à la différence des
contribuables, ne paient pas d’impôts.
Dès lors, la question gênante est définitivement évacuée :
comment faire confiance à des banques qui ne se font pas confiance
parce qu’elles connaissent, elles, leur état réel ?
Chapitre 17
Hibernatus
3
Dans un rapport de 2014, le FMI s’est alarmé des subventions
implicites accordées par les États à leurs banques. Selon le Fonds
monétaire international, le montant de ces subventions atteignait
70 milliards de dollars pour les banques américaines, et
300 milliards de dollars pour les européennes.
4
La New Economic Foundation chiffre de son côté à 48 milliards
d’euros le gain reçu en tout par les banques françaises, dont
24 milliards pour la BPCE, 12 milliards pour le Crédit agricole et
5 milliards pour la Société générale.
À la demande du groupe des eurodéputés écologistes, l’expert
financier Alexander Kloeck a rédigé une étude ayant abouti à des
5
conclusions similaires. Publiée en janvier 2014 , elle évaluait les
subventions reçues par les banques européennes, de 2007 à 2012,
entre 208,8 et 320,1 milliards d’euros, les grands établissements
bancaires étant les principaux bénéficiaires de cette « garantie des
États », ce qui leur permet de bénéficier de taux d’intérêt plus faibles
et de meilleures notations de la part des agences.
Bref, elles réalisent des profits grâce aux États qui les
soutiennent et dont les garanties sont un encouragement à prendre
le maximum de risques qui ne seront jamais sanctionnés puisque les
États leur éviteront toujours la faillite. Pour la seule année 2012, ces
subventions implicites ont atteint 234 milliards d’euros, montant
vertigineux et infondé qui alourdit encore la dette des États.
Sans que vous le sachiez, ces banques utilisent votre argent, que
vous croyez paisiblement géré, pour acheter et spéculer sur des
crédits dérivés ou des dettes d’États en difficulté. Peu importe,
d’ailleurs, puisqu’en cas de crise le seul perdant déjà désigné, ce sera
vous.
Ces avantages et bénéfices indus sont soigneusement chiffrés par
le rapport Kloeck. Ils représentent une fois et demie le PIB
Européen, c’est-à-dire la richesse produite par notre continent…
Chapitre 18
Zorba le Grec
Un État clientéliste
Après son entrée dans l’Union européenne, la Grèce devint, au fil
des ans, le concentré de tous les problèmes : dérives, falsifications
que personne ne voulait voir ou admettre. Le pays devint
progressivement une bombe à retardement dont la minuterie
s’égrena avec lenteur jusqu’au début de 2009, où, de l’aveu du
Premier ministre Georges Papandréou, la Grèce admit ne plus être
en mesure d’honorer ses engagements.
Les Européens, par un curieux phénomène d’aveuglement,
voyaient le petit État comme un pays démocratique alors qu’il était
gangrené par le clientélisme et son gouvernement aux mains
d’héritiers de dynasties politiques. Le populiste Andréas
Papandréou, fondateur du Pasok, le Parti socialiste grec, gouvernait
au moment de l’entrée d’Athènes dans l’Union européenne. Il était
lui-même le fils du Premier ministre Georges Papandréou, destitué
par les colonels en 1967, et le père de Georges Papandréou, à la tête
du gouvernement qui reconnut la faillite en 2009.
Confidences
Lorsque je demande au cadre dirigeant de Goldman que
j’interroge à New York comment il ressent ce genre de duplicité, il
me regarde, étonné, avant de répondre :
« Contrairement à ce que vous laissez entendre, ce sont des
stratégies dépourvues de cynisme, car il n’y a rien de personnel dans
une telle attitude.
— Et les relations de confiance instaurées avec les dirigeants
politiques ?
— Écoutez, nous sommes payés pour leur rendre des services et
nous le faisons. Dans le cas de la Grèce, si vous l’examiniez
attentivement, vous constateriez que nous n’avons pas spéculé
contre ce pays, mais contre l’euro.
— Mais les difficultés d’Athènes vous ont facilité les choses.
— Nous ne sommes pas responsables de l’endettement
vertigineux du pays. Au contraire, nous avons été engagés pour le
réduire. Dans tout affaiblissement d’une monnaie, plusieurs
paramètres interviennent. Quand, voilà plus de vingt ans, George
Soros a spéculé contre la livre sterling et gagné plus d’un milliard de
livres, tout le monde a pointé du doigt la mauvaise santé
économique de la Grande-Bretagne et pas l’opportunisme du
financier. Votre problème, à vous Européens, c’est que vous avez fait
de l’euro une monnaie mythique censée être capable d’éviter les
crises et les offensives des spéculateurs. Eh bien, c’est raté, et le
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mythe a été pour le moins écorné . »
Dans les jours qui suivirent, ces réquisitoires furent relayés par
de nombreux « experts » présents dans les médias, rappelant que le
pays était entré dans l’Europe et dans la zone euro quasiment par
effraction, avec des chiffres truqués.
C’est tout à fait exact, mais cette démonstration soulignait avant
tout l’extrême légèreté des dirigeants européens, qui avaient
approuvé l’adhésion de ce pays, puis son intégration au sein de la
zone euro, uniquement pour des calculs politiques. Et sans se
pencher un instant sur l’état de ses comptes ni sur le comportement
clientéliste de ses dirigeants. Aujourd’hui, austères et révulsés, à la
tête d’une cohorte de bien-pensants, les Allemands et leurs alliés
découvraient ce qu’ils n’avaient, bien entendu, jamais soupçonné
pendant quinze ans.
Bref, toutes les négligences du passé ont été compensées par la
sévérité récente à l’encontre d’Athènes. Mais de qui se moque-t-on !
Quel bilan !
Le Prix Nobel d’économie Paul Krugman a raison de dire que ce
sont « les mauvais acteurs qui ont été récompensés, ceux qui ont fait
exploser l’économie et escroqué les contribuables ».
Les pages précédentes ont souligné à quel point vous vous êtes
affranchis de toutes les règles jusqu’à devenir de véritables hors-la-
loi, uniquement en quête de butin, indifférents à l’avenir des
sociétés dans lesquelles vous opérez, déconnectés de l’économie
réelle, celle qui produit, crée des emplois.
Votre puissance, votre aveuglement et vos méthodes font de vous
un danger encore plus vaste et menaçant qu’en 2007, veille du krach
dont nous payons encore les conséquences.
Votre prétendue « inventivité financière » vous avait permis, à
l’époque, de réaliser le maximum de profits en bafouant les
régulations, plutôt timides, et en déjouant les contrôles des États,
pourtant peu tatillons à votre égard. Surtout en France. Et, depuis,
notre pays s’est transformé, envers vous, en zone de non-droit où
vous prospérez à l’écart des contraintes et contrôles, protégés par
une haute administration et un pouvoir politique ressemblant aux
« hommes d’honneur » des organisations mafieuses chargés de
protéger les « capo ».
Vous trouverez sans doute la comparaison exagérée, outrancière.
Moi, j’y vois plutôt de nombreuses similitudes pour avoir pu
observer ces deux mondes. Banques et mafieux se considèrent
comme au-dessus des lois, éprouvent le même mépris envers les
politiques, dont ils se servent pour accroître leurs privilèges et leur
impunité. Les deux mondes, également arrogants, sont indifférents
aux souffrances qu’ils occasionnent et ne pensent qu’aux profits
injustifiables qu’ils peuvent extorquer.
Car c’est ainsi que vous opérez, messieurs les banquiers. Et
désolé de déchirer le voile de pudeur dans lequel vous vous drapez !
Les sommes gigantesques que vous avez reçues en récompense
de votre incompétence, les crédits privilégiés à taux zéro mis à votre
disposition le furent à un coût qui relève de l’extorsion, puisqu’il est
assumé par les contribuables innocents, lesquels n’ont jamais
participé à vos manœuvres et n’ont en rien bénéficié de votre
enrichissement.
Les groupes occultes ne prélèvent-ils pas, eux aussi, un impôt
arbitraire auprès des citoyens, des commerçants ? Un impôt
beaucoup moins important que ce que vous avez exigé et obtenu ?
Caruana enquête
L’inquiétude la plus nettement exprimée provient d’un homme
inconnu du grand public, Jaime Caruana, directeur d’un organisme
aussi discret que lui mais à l’influence considérable : la Banque des
règlements internationaux.
Créée en 1930, cette organisation dont le siège se trouve à Bâle
est surnommée la « banque centrale des banques centrales », son
capital étant en effet exclusivement détenu par 60 banques
centrales. Sa mission ? Œuvrer à la coordination des politiques
monétaires entre les principales économies mondiales.
Austère, communiquant très peu, la BRI ne fait jamais parler
d’elle. Mais les informations et les expertises qu’elle reçoit, souvent
sensibles, hautement confidentielles, lui permettent de posséder une
connaissance inégalée des forces et faiblesses du secteur financier et
du paysage mondial actuel. Ainsi, dans la période précédant le krach
de 2008, la banque a alerté, de manière feutrée, sur la gravité de la
situation, mis en lumière la prolifération démesurée des crédits
dérivés disséminés à travers le monde et averti des risques qu’ils
faisaient courir à l’économie. Elle n’est donc pas l’ennemi des
banques – bien au contraire, puisqu’elle s’affiche comme un allié –
mais, en gestionnaire prudent et avisé, elle observe avec une
inquiétude croissante l’évolution actuelle des événements, tous
marqués par les agissements d’un secteur financier incontrôlable.
En juin 2014, dans son rapport annuel, le directeur de la BRI se
montre particulièrement préoccupé. « L’économie mondiale,
souligne-t-il, reste confrontée à de graves difficultés […] Et bien que
les perspectives à long terme ne soient pas radieuses, la dette
continue d’augmenter. On évoque même une stagnation séculaire.
Quelles sont les raisons de cette situation ? Pour comprendre cette
dynamique, il faut revenir à la grande crise financière. La crise qui
s’est déclarée en août 2007, pour atteindre son paroxysme environ
un an plus tard, a marqué un tournant décisif dans l’histoire
économique, aussi bien au plan économique qu’intellectuel.
Aujourd’hui, nous divisons naturellement l’évolution récente en
deux parties : avant la crise et après la crise. La crise a projeté une
ombre longue sur le passé : loin de surgir de nulle part, elle a
constitué l’issue presque inévitable de forces souterraines qui étaient
à l’œuvre depuis des années, si ce n’est des décennies. Elle jette une
ombre longue sur l’avenir. Ses traces sont encore bien présentes et
déterminent la trajectoire future. »
Présenté dans un cadre officiel qui exige une retenue de ton, le
rapport de Caruana projette donc un regard pessimiste sur l’avenir.
Quant à l’allusion feutrée aux « forces souterraines » à l’origine de la
crise, elle évoque sans doute les dérives spéculatives du secteur
financier et son recours frénétique aux crédits hautement toxiques.
Mais quelle portée, quelle incidence peut bien avoir ce document s’il
reste cantonné aux seuls cercles financiers ?
Avant-propos
Prologue - Les rapaces
Chronologie
1. David Graeber, Dette : 5 000 ans d’histoire, Les liens qui libèrent,
2013.
2. Entretien avec l’auteur, juin 1980.
3. John Kenneth Galbraith, La Crise économique de 1929, Payot,
2008.
Notes
Z-Access
https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi
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