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TRIBUNE n° 448

BILLET

Amérique année zéro


Jean-Philippe Immarigeon Avocat, docteur en droit, essayiste et historien. Prix d’honneur Marcel Duval 2012.
A publié plusieurs essais sur la crise atlantique, dont L’imposture américaine
(Bourin, 2009) et Pour en finir avec la Françamérique (Ellipses, 2012).

C
ertes le débat sur la dette qui va à nouveau secouer les États-Unis dans les
prochains mois semble n’être que l’onde de choc d’une crise financière de
2008 qui n’a jamais été résolue, la poussière ayant été mise sous le tapis.
Certes tous les pays industrialisés connaissent ce débat. Mais une évidence a surgi,
qu’il est inconséquent d’ignorer : les États-Unis vont faire défaut à leur dette mais
surtout à leur rôle de locomotive, et la seule question est désormais de savoir quand.

Vous avez dit « surprise stratégique » ?

Depuis que la Chambre des Représentants à majorité républicaine a rejeté,


à l’automne 2008, la première mouture du Plan Paulson de sauvetage du système
financier, vote inspiré par la colère de ce qu’on pourrait appeler l’Amérique
profonde, on sait qu’un jour où l’autre, avec ou sans ce Tea Party né quelques
semaines après ce vote mais engendré par lui, les États-Unis vont faire banqueroute.
Rien de nouveau en soi, nombre d’historiens rappellent depuis plusieurs mois les
précédents de Philippe le Bel avec les Templiers, de François II avec les banquiers
transalpins ou de Sully.

Il est vrai que, en cette fin d’année 2013, le Trésor américain est autorisé à
emprunter jusqu’au 7 février prochain, et l’État fédéral est financé jusqu’au 15 janvier.
Mais après ? Le déficit public sera encore de 800 milliards en 2014 et au mieux
de 600 milliards en 2018, et encore si la croissance atteint 4 % par an. La balance
des paiements enregistre un déficit de l’ordre de 500 milliards par an depuis plus de
dix ans. Le plafond autorisé de la dette va donc être franchi quels que soient les relè-
vements votés. La crise peut recommencer dès le début de l’année prochaine, et plus
sûrement le 1er octobre prochain, premier jour de la nouvelle année fiscale, en pleine
campagne électorale, moment où les élus comptent leurs troupes.

Mais laissons de côté ce débat finalement secondaire. Si les Américains vont


faire défaut, c’est qu’à l’occasion du dernier rebondissement du feuilleton de la
dette, celle-ci a fait irruption dans leur imaginaire collectif comme le symbole de
cette intrusion de l’étranger qu’ils refusent depuis la Farewell Address de George
Washington, et même depuis cette Tea Party de Boston de 1773 qui sert de raison
sociale aux trublions du Congrès et qui fut déjà une prophylaxie. Ce jour-là, de

www.defnat.fr - 11 décembre 2013


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surprise stratégique, il n’y aura guère, d’autant que, depuis la débâcle irakienne, les
Américains se replient dans leur île-continent.

La grande prédation

Certes ils font preuve d’un activisme certain en Amérique latine, au


Moyen-Orient ou en Asie. Mais à y regarder de près, cette agitation s’apparente à
un vaste repli stratégique laissant derrière lui des marchés ou ses gisements de
matières premières indispensables à une société gaspilleuse. Plus que jamais, les
États-Unis ne se sentent tenus à aucun engagement vis-à-vis du « Reste du monde »
qui n’est pour eux, comme je l’écrivais dès 2006, que le « Rien du monde ».
Tocqueville l’avait déjà compris : ils n’ont aucune vraie politique extérieure parce
qu’ils n’ont aucun intérêt autre que ce qui leur permet de survivre.

Et ils sont entrés dans un processus de survie. Car s’ils vont faire défaut,
c’est aussi et surtout parce qu’ils savent mieux que quiconque que leur sous-
productivité ne leur permettra jamais de rembourser la dette abyssale qu’ils ont
accumulée depuis le milieu des années 1970, lorsqu’ils ne firent pas les mêmes
efforts de productivité que le reste des pays industrialisés. Ils font semblant de faire
de la croissance dans une économie subventionnée à tous les étages : c’est un Plan
Marshall à l’envers. Cette croissance n’est tirée que par la production de dollars, ce
qui permet de gaspiller davantage de richesses qu’il ne s’en crée.

Et tout le monde triche, parce que personne ne peut envisager que la loco-
motive du monde n’en soit pas une. C’est comme au Monopoly, les après-midis
pluvieux de vacances bretonnes : il arrive un moment où la petite sœur n’a plus de
quoi acheter l’hôtel de l’avenue Mozart, alors on lui fait une avance pour que le jeu
continue, qu’il fait trop froid pour aller se baigner et qu’on est déjà allé à la crêpe-
rie hier. C’est à peu près ce que dénonce Charles de Gaulle dès février 1965 : « Le
fait que de nombreux États acceptent des dollars pour compenser les déficits que
présente à leur profit la balance américaine des paiements, amène les États-Unis à
s’endetter gratuitement vis-à-vis de l’étranger, avec des dollars qu’il ne tient qu’à
eux d’émettre, et alors que le dollar est un moyen de crédit approprié à un État ».

L’Amérique et ses « Schpountz »

« Amérique, devenue cette faible main de pierre séparée d’une statue »,


écrivit Supervielle. Que vaut aujourd’hui ce dollar-assignat ? Lorsque Richard
Nixon, en avril 1973, décide de le découpler de l’or, une once s’achète 35 dollars :
quarante ans plus tard, il faut débourser 1 200 dollars. Or les États-Unis refusent
obstinément d’aborder la question monétaire, on le voit à chaque G 20, et ils vont
encore s’y refuser lors des négociations du Grand marché transatlantique.

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TRIBUNE
D’où vient alors que ceux qui passent la Grèce en coupe réglée au nom du
respect des critères de Maastricht, supplient dans le même temps les États-Unis de
laisser filer leur déficit et de relever le plafond de leur endettement ? « Un
Schpountz n’est pas un idiot, il raisonne parfaitement sur toute chose, il a même du
bon sens, sauf en ce qui concerne l’Amérique », fait dire Marcel Pagnol, au début
du film, à un de ses personnages, à un mot près, bien sûr. Il y a dans nos élites une
véritable addiction à l’Amérique, on ne sait plus faire sans elle, et on ne lui connaît
pas de méthadone de substitution.
Mais un jour tout va s’arrêter. « C’est le mal des empires, écrivait Jean
Giraudoux dans Sodome et Gomorrhe. Tout se rue sur l’empire, de la chenille à
l’ennemi héréditaire et aux hypothèques de Dieu. Le mal surgit là même d’où il
était délogé pour toujours, et les fleuves tournent, les armées tournent, le sang et
l’or tournent, et il ne reste plus que la faillite, la honte, un visage d’enfant crispé
de famine, une femme folle qui hurle, et la mort ».
Et cette fois-ci, de manière totalement prévisible, ce sont les Américains
eux-mêmes qui vont dire : ça suffit !

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