Vous êtes sur la page 1sur 443

ISBN 978-2-02-145204-4

© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 2022

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et
dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
Antonio Gramsci
TABLE DES MATIÈRES
Titre

Copyright

Prologue - État d'impuissance

Partie I - Rester dans le jeu

Chapitre 1 - Grosse fatigue au Quai


Chapitre 2 - L'excuse de l'« État profond »

Chapitre 3 - Business en Arabie

Partie II - Liaisons dangereuses


Chapitre 4 - L'amiral de l'Élysée

Chapitre 5 - Déconfiture à Beyrouth

Chapitre 6 - Affaires africaines

Chapitre 7 - Alexandre et Genève

Partie III - Nos amis américains

Chapitre 8 - La guerre du gaz


Chapitre 9 - À l'assaut d'Airbus

Chapitre 10 - Agents doubles

Chapitre 11 - La faute Alstom

Partie IV - La Chine à l'offensive

Chapitre 12 - Tout commence à Taïwan


Chapitre 13 - Huawei occupe la ligne
Chapitre 14 - Les mystères de Wuhan

Chapitre 15 - Convoitises nucléaires

Partie V - Guerres de l'ombre


Chapitre 16 - La tentation israélienne

Chapitre 17 - La grande famille de l'eau

Chapitre 18 - Bolloré, la retraite d'Afrique

Épilogue - À la périphérie du monde

Bibliographie

Remerciements
PROLOGUE

État d’impuissance

« Personne ne s’en aperçoit, mais nous sommes revenus au temps de la


guerre froide, et le nouvel ennemi des États-Unis, c’est la Chine. » La
personne qui me délivre cette sentence par un soir paisible de juillet 2019 à
Paris n’est pas une adoratrice de Donald Trump. Elle travaille au cœur de la
finance mondiale. Prenant l’avion à toute heure, connectée vingt-quatre
heures sur vingt-quatre à l’ensemble du globe, elle dispose d’un poste
d’observation idéal pour comprendre que le monde est en train de basculer
et que les tensions entre les deux superpuissances ne peuvent aller qu’en
s’aggravant. Les États-Unis ont peur de la Chine et ne souhaitent pas se
faire ravir la première place sur le podium des grandes puissances.
Qu’importe les dégâts collatéraux.
J’ai voulu comprendre la place de la France dans cette nouvelle guerre
froide. Cette tension naissante, je l’aperçois dès 2019 à travers mes
enquêtes sur le monde des affaires et de la politique. Pourtant, quand je
commence à m’atteler à ce livre, le sujet est loin de faire les gros titres à
Paris. Depuis des années, une guerre économique est en cours entre grandes
puissances. Le monde est en train de basculer. Mais le temps semble arrêté
dans l’Hexagone.
Dans cet affrontement, la France apparaît démunie, sous emprise et
dépourvue de toute stratégie. Les chantres de la « mondialisation
heureuse », du libre-échange et des « entreprises sans usines », souvent des
Français ayant fait de brillantes carrières dans les institutions
internationales, sont en train de perdre pied. « L’Histoire en Europe
redevient tragique », dit souvent Emmanuel Macron, qui semblerait presque
s’en féliciter. Comme s’il aspirait à tirer parti de la situation.
En 2019, la pandémie de Covid-19 s’approche silencieusement, mais
l’Histoire est déjà en pleine accélération. Encore faut-il accepter de le voir.
Cette année-là, les Russes livrent des missiles S-400 à la Turquie ; quelques
mois après l’affaire Khashoggi, les Américains vendent leur participation
dans la société israélienne NSO, qui commercialise le logiciel espion
Pegasus, et se préparent à quitter l’Afghanistan. Deux ans plus tard, en
2021, de manière bien plus discrète que son départ de Kaboul, l’armée
américaine retire ses batteries de missiles Patriot de l’Arabie saoudite pour
les redéployer notamment dans le Pacifique, sur l’île d’Hawaï. Tout un
symbole.
Entre 1979 et 2019, le monde a connu un bouleversement stratégique,
une réorganisation des alliances entre grandes puissances, dont la France
s’aperçoit un peu tard avec l’« affaire des sous-marins » en Australie, à
quelques mois de l’élection présidentielle – scrutin si important sous la
Ve République. L’exécutif français est pris de court par AUKUS, l’alliance
stratégique entre États-Unis, Royaume-Uni et Australie.

L’agitation présidentielle
Depuis le début de son quinquennat, Emmanuel Macron s’active
beaucoup à l’international. Il ambitionne de restaurer « l’image de la
France » à l’étranger, et cherche à se construire une stature aux côtés des
grands de ce monde, récoltant ici ou là les lauriers de la presse
internationale. Mais quel est son bilan diplomatique après cinq ans ? La
France trouve-t-elle sa place sur cette planète en plein bouleversement ?
« Je me suis fait une certaine idée de la France », écrivait le général
de Gaulle dans ses Mémoires de guerre. C’était au siècle dernier. Ses
successeurs du XXIe siècle ne paraissent avoir aucune idée, et Emmanuel
Macron remplit ce vide avec des discours parfois contradictoires.
L’agitation présidentielle masque la fragilité de ce « vieux pays » dans
le concert des nations. Depuis le refus de Jacques Chirac de participer à la
guerre américaine en Irak, en dehors peut-être des accords de Paris sur le
climat, à l’issue de la fameuse COP21 en 2015, la France n’a guère
démontré son influence. Son image a été abîmée par la violente répression
des Gilets jaunes qui a fait le tour des télévisions du monde. Et puis
Emmanuel Macron montre un certain talent depuis cinq ans pour
surprendre. Que dissimulent ces multiples revirements, ce « en même
temps » international ? Mes interlocuteurs se perdent en conjectures.
Certains diplomates ou grands patrons – en off, bien sûr – vont jusqu’à
dire : « Il est tenu. » Ou bien Emmanuel Macron doit-il tout simplement
composer avec de multiples contraintes dans un monde de plus en plus
interdépendant ?
En écoutant le président, on constate cependant qu’il présente souvent
le monde qui l’entoure comme une menace. En février 2020, en pleine
affaire de la sextape de Benjamin Griveaux, il affirme à la conférence sur la
sécurité, à Munich, que la Russie va « continuer à essayer de déstabiliser »
les démocraties occidentales par la manipulation des réseaux sociaux ou des
opérations offensives numériques. Puis, soudainement, le président français
met en garde contre « les tentatives d’ingérence » de la Turquie dans
l’élection présidentielle de 2022.
Quelques mois plus tard pourtant, le silence est lourd du côté de
l’Élysée et de l’État quand des journalistes du monde entier dévoilent
l’ampleur de l’espionnage réalisé via le logiciel israélien Pegasus. On
apprend à cette occasion que plusieurs ministres et l’un des téléphones
portables personnels du président français apparaissent sur un listing
d’écoutes et d’interceptions. Un conseil de défense est convoqué dans
l’urgence, mais aucune commission d’enquête parlementaire n’est
organisée, et plus personne n’évoque ensuite les « ingérences ». Pour
justifier ce silence, on invoque la « raison d’État ».
Sur le front de la pandémie, le pouvoir est moins silencieux : les
« éléments de langage » empreints de langue de bois se succèdent mois
après mois. Mais le vent de la défaite souffle sur cette « guerre ». Certains
évoquent même devant moi une « débâcle ». Il est loin le temps où la
France s’enorgueillissait d’être une nation d’ingénieurs et de scientifiques.
La pandémie de Covid-19 a provoqué la sidération dans la population :
impréparation de l’État, échec de la « Big Pharma » française à développer
un vaccin (la France est le seul pays du Conseil de sécurité de l’ONU à
n’avoir pas fabriqué le sien), incapacité à mobiliser des ressources
industrielles suffisantes pour disposer en urgence ne serait-ce que de
masques.
Mais cette perte considérable de puissance de la France ne date pas
d’hier. Elle est la conséquence de choix anciens. Il faut revenir à Valéry
Giscard d’Estaing et à François Mitterrand. Ces deux présidents ont opté
pour une « économie de services », accélérant la désindustrialisation du
pays, pariant sur le développement du tourisme et des loisirs. Insouciante,
convertie à marche forcée à la financiarisation de l’économie, la France
s’est finalement désarmée sur le front industriel depuis une quarantaine
d’années. Airbus, Alstom, Alcatel… : nos industries stratégiques se sont
retrouvées attaquées par les États-Unis comme par la Chine.
Depuis trente ans, nos dirigeants politiques et économiques se
désintéressent des questions stratégiques et industrielles. Résultat, le pays
est ballotté au gré des interventions des uns et des autres, des présidents
Sarkozy, Hollande ou Macron. Tous ces dirigeants sont finalement les pions
d’une partie d’échecs qui les dépasse entre Chine et États-Unis. Sans qu’on
y prenne garde, la France a abandonné la maîtrise de son destin.
Concrètement, cela se paie par des emplois perdus, mais aussi par une
sécurité nationale affaiblie ou par l’absence d’actions efficaces face à la
crise écologique.

Un bouleversement géopolitique mondial


De fait, la crise mondiale du Covid-19 survient à un moment charnière.
La Chine, au fil des années, a capté l’essentiel de la production mondiale
manufacturière (28,7 % du total en 2020). Depuis une dizaine d’années, elle
ne se contente plus du terrain économique. L’hyperpuissance affirme ses
prétentions géopolitiques. C’est la raison pour laquelle elle oriente
l’Organisation de coopération de Shanghai vers les questions
d’infrastructures (avec les « nouvelles routes de la soie »), d’énergie, de
recherche et de communication. À travers cette structure diplomatique, elle
tente de fédérer la Russie et plusieurs pays eurasiatiques, mais également,
depuis 2017, l’Inde et le Pakistan.
C’est aussi dans cette optique d’affirmation que, depuis 2018, la Chine
entend diminuer sa dépendance au dollar. À cet effet, la deuxième puissance
mondiale réduit discrètement son portefeuille de bons du Trésor américain,
comme la Russie d’ailleurs. Dans sa guerre économique contre les États-
Unis, l’empire du Milieu mise ainsi sur ses réserves considérables en or (la
superpuissance en est le premier producteur mondial), tandis que la Banque
populaire de Chine multiplie depuis 2019 les acquisitions d’or sur le marché
mondial. Selon l’hebdomadaire MoneyWeek, la Chine disposerait de
14 000 tonnes d’or, contre 8 000 pour les États-Unis et environ 2 500 pour
la France, quatrième réserve mondiale.
Autre front de bouleversement géopolitique mondial : celui de la tech et
du numérique. Chine et États-Unis sont lancés dans une course aux métaux
rares, notamment en Afrique. La maîtrise des ports devient plus que jamais
stratégique. Le contrôle des câbles sous-marins qui parcourent les océans du
monde entier – une infrastructure essentielle permettant à l’Internet de
fonctionner – devient un enjeu crucial, et la France se trouve aux premières
loges. De même, en ces temps de transition écologique, la maîtrise de
l’acheminement du gaz est un atout maître.
Dans cette guerre d’influence et d’espionnage, tous les coups sont
permis. Les États-Unis et la Chine ne sont pas les seuls acteurs. On trouve
également la Russie, l’Allemagne, la Turquie, Israël et d’autres puissances
régionales. Là aussi, dans un jeu complexe et sans le dire ouvertement,
Américains et Israéliens optent de plus en plus pour des stratégies
antagonistes. L’administration Biden reprend les axes du discours de Barack
Obama au Caire en 2009, qui prônait une réconciliation avec le monde
arabo-musulman, loin de l’idée du « choc des civilisations ». De son côté,
Israël continue d’avoir comme objectifs premiers son autonomie et sa
sécurité.
En France, face à cette nouvelle guerre froide qui ne dit pas son nom,
face aux défis économiques, écologiques, énergétiques et démographiques,
nos dirigeants semblent incapables de proposer une vision à moyen ou long
terme. Depuis des décennies, ils tentent de réagir à l’urgence, sans se
projeter dans l’avenir, sans anticiper. Les dossiers sont traités sans
perspective et relèvent le plus souvent de la petite histoire des coups bas et
des secrets. « L’équipe France part souvent divisée à l’étranger », se
désespère un initié des grands contrats commerciaux. Notre pays s’enlise
dans des guerres de réseaux au plus haut niveau, loin des enjeux
stratégiques. On va le voir avec la haute main prise par Alexis Kohler, le
secrétaire général de l’Élysée, auprès du président de la République sur les
dossiers industriels, à travers le conflit Veolia-Suez, la lutte entre Vincent
Bolloré et l’Élysée, et les clans qui s’entredéchirent dans le nucléaire.
Les élites françaises, en manque d’inspiration, effrayées par l’ampleur
de la tâche sans doute, par leur inexpérience aussi, préfèrent entonner les
sirènes du rejet plutôt que de proposer un nouveau chemin. Ces héritiers
arrogants ressassent une vision nostalgique de l’histoire à défaut d’offrir un
cap aux Français. Cette absence de réflexion stratégique pousse au repli.
Plutôt que d’ouvrir les vrais débats, responsables politiques et médias ont
laissé monter les démagogues d’extrême droite. À défaut d’avoir réussi à
assurer l’indépendance du pays, on cherche des boucs émissaires.

Puissance de la filière nucléaire


C’est d’autant plus vrai que la guerre économique mondiale en cours est
sans foi ni loi. Elle mobilise banques d’affaires, services secrets, avocats
internationaux et divers barbouzes. Dans ce monde néolibéral, la France n’a
pas d’alliés, seulement des concurrents. Cette guerre se déroule sur tous les
fronts : industrie, transport, énergie, numérique, espace. On s’offusque de la
rupture du contrat des sous-marins par l’Australie, mais cela fait longtemps
que nos « alliés » américains ont déterré la hache de guerre. Ces dernières
années, la France est pourtant apparue inerte face à la multiplication d’actes
hostiles, venus notamment de la secrète NSA (National Security Agency),
le service d’espionnage électronique le plus puissant du monde. Une
compétition stratégique s’est mise en place, au niveau tant industriel que
géopolitique et diplomatique.
Une chose m’a frappé lors de mes nombreuses rencontres : chefs
d’entreprise, espions, diplomates, experts, tous accordent une grande
importance à la filière nucléaire, tant civile que militaire, comme s’il
s’agissait de l’un des derniers ferments de puissance du pays. Une histoire
ancienne. Après la Seconde Guerre mondiale, la France défaite, vaincue,
s’est retrouvée confrontée à la décolonisation. Son empire colonial perdu,
elle s’est tournée vers l’atome, jusqu’à obtenir la bombe nucléaire. Dans
l’appareil d’État, cette filière est restée puissante, jalouse de ses privilèges,
préférant se réfugier dans le secret. Résultat, les pouvoirs publics opposent
leur silence quand le laboratoire biologique haute sécurité de Wuhan, livré
par la France à la Chine il y a quelques années, suscite la polémique au
niveau international. Même langue de bois pour l’incident, révélé par la
chaîne américaine CNN, qui s’est produit à la centrale nucléaire de Taishan,
située au sud de la Chine, un EPR (European Pressurized Reactor) français.
C’est tout le paradoxe de ce pays pétri d’ambition démocratique depuis
1789 : son État est opaque, notamment dans ses aspects les plus
stratégiques. L’importance de la bombe est inscrite au cœur même du
cérémonial républicain. À chaque passation de pouvoir, un nouveau
président a trois rendez-vous à l’Élysée : il rencontre son prédécesseur, puis
le chef d’état-major et le chef d’état-major particulier, et il s’entretient enfin
avec le directeur de la DAM (Direction des applications militaires), qui gère
la force de dissuasion nucléaire. C’est ce haut fonctionnaire qui transmet les
codes de la bombe au nouveau président.
Il y a douze ans, alors qu’il participait à la Commission Attali,
Emmanuel Macron, jeune banquier d’affaires chez Rothschild, était loin
d’imaginer tout cela. Au printemps 2010, durant une séance de travail, il
expose aux membres présents une proposition pour le moins osée :
supprimer la force de dissuasion nucléaire pour faire des économies ; « Ce
n’est pas très compliqué de trouver 4 milliards d’euros d’économies. La
dissuasion nucléaire, ça sert à rien. Les Allemands n’en ont pas », affirme-t-
il. À ces mots, Jacques Attali, ancien conseiller spécial et « sherpa » de
François Mitterrand, voit rouge. Il interrompt sèchement son protégé : « Tu
ne te rends pas compte de ce que tu dis. Tu racontes n’importe quoi ! » Un
recadrage en bonne et due forme : « La force de dissuasion nous permet
d’avoir un siège au Conseil de sécurité de l’ONU ! Les Allemands n’en ont
pas pour des raisons particulières… La question essentielle est celle de la
souveraineté. » Autour de la table, où ont pris place Serge Weinberg,
président de Sanofi, Xavier Fontanet, ancien dirigeant d’Essilor, ou le
journaliste Yves de Kerdrel, patron à l’époque de Valeurs actuelles, les
membres de la commission renchérissent : pas question de supprimer la
dissuasion, outil majeur de l’influence française dans le monde.

Ces guerres de l’ombre


Manifestement, la leçon a été retenue. En février 2020, lors d’un
discours très offensif à l’École de guerre devant une bonne partie de la
hiérarchie militaire, le jeune président affirme désormais que « notre force
de dissuasion nucléaire demeure, en ultime recours, la clé de voûte de notre
sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux ». À cette occasion, le chef de
l’État annonce la modernisation de cette force, pour un coût de 25 milliards
d’euros jusqu’en 2023. Emmanuel Macron voit grand. Il déclare, au tout
début de son quinquennat, que « la France doit redevenir une grande
puissance tout court. C’est une nécessité 1 ». Quarante ans en arrière,
Giscard parlait lui de « grande puissance moyenne ». En a-t-elle encore les
capacités ? Dès 2019, le président français exhorte ses partenaires
européens à assurer l’« autonomie stratégique » de l’Europe 2. En pleine
pandémie de Covid-19, il ambitionne – rien que ça – de « rebâtir notre
souveraineté nationale et européenne ».
Souveraineté : un mot qui détonne, loin de la vulgate néolibérale qui
s’est imposée au cœur de l’État depuis trente ans. Auprès de ses partenaires,
la France promeut la « puissance » européenne, mais préfère ignorer les
intérêts nationaux des uns et des autres. Mettre sur la table les divergences
stratégiques entre Européens pourrait permettre au contraire d’avancer sur
des bases claires. Plus largement, Emmanuel Macron exprime de grandes
ambitions sans en avoir forcément les moyens. Peu de temps avant le G7
qui s’est tenu au Royaume-Uni en juin 2021, le président français avait
rappelé que sa « ligne […] n’est ni d’être vassalisés par la Chine ni d’être
alignés sur ce sujet avec les États-Unis d’Amérique ». Cette prise de
distance franche, toute gaullienne, à l’égard de Joe Biden et de sa stratégie
de « containment » (endiguement) de la Chine n’a pas manqué d’irriter nos
alliés américains.
Ce livre lève un coin du voile sur ces guerres de l’ombre que se livrent
les grandes puissances, y compris sur notre territoire et au sein même de
nos institutions. C’est une guerre économique et géopolitique dont certains
de nos plus grands fleurons industriels sont les victimes. La France apparaît
clairement sous l’emprise des deux superpuissances, ces deux empires qui
dominent aujourd’hui le monde.

1. Le Point, 31 août 2017.


2. The Economist, 7 novembre 2019.
PARTIE I

RESTER DANS LE JEU


CHAPITRE 1

Grosse fatigue au Quai

Les diplomates français sont perdus. Tout va trop vite pour eux.
Dépassés par la fureur des réseaux sociaux, les alertes des chaînes d’info en
continu, les confidences échangées entre les « grands » de ce monde par
messageries électroniques. Face à ces bouleversements, le Quai d’Orsay
paraît inaudible, diminué. Sans cap ni boussole. Comme si la « voix de la
France » dans le monde, souvent attendue par le passé, ne comptait plus, ou
moins qu’avant. C’est le sentiment de nombreux diplomates que j’ai
rencontrés au cœur de la pandémie de Covid-19. L’un d’eux, actuellement
en poste à Paris, n’a pas encore cinquante ans. Sa barbe de quelques jours
lui donne des airs d’étudiant. Cela fait pourtant déjà un quart de siècle qu’il
a embrassé cette carrière considérée, dans un lointain XXe siècle, comme
l’une des plus prestigieuses au sein de l’État. « On assiste à la mise en
cercueil de la politique gaullienne de la troisième voie », juge-t-il
gravement. Il sait bien que la diplomatie se forge ailleurs que parmi les
hommes du rang dont il fait partie. Au Quai, il y a toujours eu les
exécutants et les diplomates de pouvoir, ou proches du pouvoir. Il
n’empêche, ce n’est pas une raison pour laisser filer les choses sans réagir :
« C’est le renoncement à une forme d’ambition. La France avait la
possibilité de créer un espace dans le jeu international, pour ouvrir une voie
différente. Aujourd’hui, la France est clairement en perte de vitesse,
incapable de préserver sa singularité. » On sent ce « jeune » diplomate
encore concerné par l’avenir du pays et l’état du monde. Il n’a pas prévu de
raccrocher, comme tant d’autres de ses confrères, qui se laissent tenter par
des carrières dans le privé, bien plus lucratives. Du moins tant que la France
n’oublie pas les leçons de la realpolitik : « On ne pèse pas très lourd, mais
on ne pèse pas rien non plus. Les États-Unis, la Russie, la Chine, eux, sont
constamment dans le rapport de force. »
Quand ce n’est pas l’actualité de la pandémie ou les nouvelles tensions
internationales entre Chine et États-Unis qui bousculent les diplomates du
Quai, les surprises proviennent du plus haut niveau de l’État. Comme en
cette fin d’août 2019 à l’Élysée, pour la traditionnelle « conférence des
ambassadeurs et des ambassadrices ». Rassemblés face au chef de l’État, les
diplomates écoutent silencieusement plusieurs mises au point
présidentielles. C’est l’occasion pour Emmanuel Macron de discourir sur sa
vision de la politique étrangère : « Nous sommes en train de vivre la fin de
l’hégémonie occidentale sur le monde. Nous nous étions habitués à un ordre
international qui, depuis le XVIIIe siècle, reposait sur une hégémonie
occidentale. Les choses changent. »
Face aux diplomates, ce jeune président est bien obligé de reconnaître
que, dans ce contexte international bouleversé, la place de la France est
menacée : « Cela doit nous conduire à interroger notre propre stratégie : les
deux qui ont les vraies cartes en main sont les États-Unis d’Amérique et les
Chinois. Et ensuite, nous avons un choix face à ce grand basculement :
décider d’être des alliés minoritaires de l’un ou l’autre, ou un peu de l’un et
un peu de l’autre, ou décider d’avoir notre part du jeu, et de peser. » Rester
dans le jeu : voilà l’objectif d’une France en voie de marginalisation.
Quand il était ministre de l’Économie, Emmanuel Macron avait su
séduire les milieux diplomatiques. Il n’avait quasiment aucune expérience
internationale, mais qu’importe, on lui prêtait déjà de grandes qualités.
Entre les deux tours de l’élection présidentielle, soixante ambassadeurs à la
retraite lui déclaraient leur flamme dans un appel publié dans Le Figaro :
« Seul Emmanuel Macron saura défendre les intérêts de la France en
Europe et dans le monde », écrivaient-ils alors. Ajoutant : « Emmanuel
Macron possède cette qualité de n’avoir marqué aucune complaisance à
l’égard d’aucune puissance extérieure. »
Une fois élu, le président veille donc à s’imposer à l’international. Son
image de jeune premier lui sert, et il communique tous azimuts :
« bromance » sous l’œil des caméras et des photographes avec le Premier
ministre canadien Justin Trudeau dans le cadre du G7, prise à partie de
Donald Trump lorsque ce dernier décide de sortir de l’accord de Paris sur le
climat, en s’adressant aux Américains en anglais – « Make our planet great
again » –, ou invitation en grande pompe de Vladimir Poutine au château
de Versailles. Emmanuel Macron prétend troquer les « valeurs » pour la
realpolitik. Il entend parler avec tout le monde. Voilà pour les intentions.
Deux ans plus tard, le bilan est moins brillant. L’image internationale
d’Emmanuel Macron s’est ternie. L’affaire Benalla comme le mouvement
des Gilets jaunes et sa répression violente sont passés par là. Plus grave, le
président a du mal à convaincre ses partenaires européens de la nécessité de
défendre la « souveraineté européenne » qu’il appelle de ses vœux. Et si la
presse française et internationale le félicite pour la réussite de son G7 à
Biarritz, Emmanuel Macron sait au fond que sa marge de manœuvre est
réduite. C’est pourquoi il n’hésite pas à faire la leçon à ses propres
diplomates : « Si on continue à faire comme avant, qu’on soit une
entreprise, un diplomate, un ministre, un président de la République, un
militaire… tous ici dans cette salle, si on continue à faire comme avant,
alors nous perdrons définitivement le contrôle, et alors ça sera l’effacement.
Je peux vous le dire avec certitude. Nous savons que les civilisations
disparaissent, les pays aussi : l’Europe disparaîtra. » Tout est dit :
Emmanuel Macron souhaite conserver le contrôle du pays comme il croit
maîtriser son destin.
Au Quai d’Orsay, ce rappel à l’ordre – bien que ponctué d’une touche
d’autocritique – est peu apprécié. Les diplomates ont l’impression d’être
pointés du doigt pour les échecs du président. La lune de miel entre
Emmanuel Macron et le corps diplomatique est terminée. En off, un
diplomate de la direction Afrique du Nord, Moyen-Orient l’assure : « Il y a
un fort sentiment de malaise au Quai d’Orsay, avec l’impression d’un
déclassement. Les diplomates se sentent méprisés. Il n’y a plus la
considération d’avant. » Ce n’est pas la première fois que le Quai se sent
mal aimé par l’Élysée. Bien avant Emmanuel Macron, cette défiance
présidentielle à l’égard de l’administration diplomatique s’était déjà
exprimée. En 2007, en pleine campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy
avait carrément lâché : « Il devient important de se débarrasser du Quai
d’Orsay. » Quelques années plus tard, sous Emmanuel Macron, un
diplomate en poste m’avoue que son administration est totalement
contournée par le président : « Le Quai est souvent mis devant le fait
accompli par le Château, on découvre dans le journal des trucs décidés par
l’Élysée, comme l’initiative d’Emmanuel Macron sur la Libye. » Un dossier
dans lequel le président a effectivement multiplié les canaux de diplomatie
parallèle, comme je l’ai découvert au cours de mon enquête (voir
chapitre 6). Le diplomate poursuit : « Dans le même temps, on assiste à une
désorganisation totale du travail. Il n’est pas rare que de simples conseillers
techniques de l’Élysée interpellent directement les directions du Quai.
Résultat, avec ces demandes immédiates sur des dossiers de fond, on ne
réfléchit plus à ce qu’on fait. Et puis, chaque fois que Macron intervient, on
ne sait pas ce qu’il va dire : c’est déstabilisant. »
Depuis l’établissement de la Ve République en 1958, la diplomatie, au
même titre que la défense, relève du « domaine réservé » du président.
Résultat, plus le pouvoir politique du ministre des Affaires étrangères est
faible, plus la centralisation du pouvoir à l’Élysée est importante. Sans
ministre fort, le Quai est écrasé sous les foucades présidentielles et les
désirs de la « cellule diplomatique », qui rassemble quelques hauts
diplomates autour du président. Sous le quinquennat d’Emmanuel Macron,
Jean-Yves Le Drian est souvent apparu effacé, mis de côté, lui qui avait
pourtant été l’un des piliers de l’équipe de François Hollande comme
ministre de la Défense. Face à l’Élysée, le Breton n’a pas servi de tampon.
Au grand dam des diplomates : « Jean-Yves Le Drian, ce n’est pas un
ministre des Affaires étrangères, c’est un ministre des affaires
sahéliennes », ironise l’un d’eux. Ancien conseiller presse de Laurent
Fabius au Quai d’Orsay, Gaspard Gantzer se souvient : « La concentration
du pouvoir à l’Élysée en matière de diplomatie s’est accentuée sous Nicolas
Sarkozy. À l’époque, Jean-David Levitte, patron de la “cellule diplo”, avait
clairement l’ascendant sur Bernard Kouchner. » Et le communicant de
confirmer : « Aujourd’hui, Le Drian fait de la figuration. »

Des moyens en chute libre


Le malaise au Quai s’explique aussi par une paupérisation accrue du
troisième réseau diplomatique mondial : malgré l’entretien de
178 ambassades et représentations permanentes, de 88 consulats, le
ministère pèse moins de 1 % du budget de l’État. En trente ans, le Quai
d’Orsay a perdu 53 % de ses effectifs, dont un tiers ces dix dernières
années, avec 13 791 emplois à temps plein pour l’ensemble du réseau
diplomatique (en 2018). À l’inverse, les espions de la DGSE (Direction
générale de la sécurité extérieure) ont vu leurs effectifs bondir. Alain Juppé,
ministre des Affaires étrangères de 1993 à 1995 puis de 2011 à 2012, se
souvient : « Quand je suis arrivé, j’ai trouvé un Quai qui avait le blues. Nos
diplomates sont prompts à s’angoisser, à considérer que la fonction a perdu
de son intérêt, la maison se sentait abandonnée après le passage de Roland
Dumas. J’essayais de considérer les diplomates, de les écouter. Chaque jour,
je m’astreignais à lire une cinquantaine de télégrammes diplomatiques, et je
les annotais. » Lorsque je l’interviewe au Conseil constitutionnel dont il est
membre, Alain Juppé souligne qu’il a été l’un des rares ministres à s’être
battu pour le budget du Quai d’Orsay : « La principale difficulté que j’ai
rencontrée, c’est celle des moyens. Bercy a toujours considéré que les
ambassadeurs ne faisaient qu’organiser des thés avec des petits fours. » Et
de conclure, non sans lassitude : « Au fil des années, le Quai a été maltraité.
Cette question de l’adéquation des moyens avec une ambition mondiale
d’influence n’a jamais été réglée. »
Concrètement, le réseau d’enseignement à l’étranger – les fameux
lycées français – est peu à peu sacrifié. Idem pour la présence culturelle
française. Un diplomate en poste en Amérique du Sud se désespère : « À
l’étranger, il y a de moins en moins de professeurs français, ils sont
remplacés par des locaux. La France se désengage aussi de la gestion de
nombre de lycées français. Seul le “label” reste. En pratique, les parents
d’élèves, issus souvent des grandes bourgeoisies locales, prennent la main
sur les conseils d’administration des établissements, les frais d’inscription
sont en augmentation. L’esprit critique s’étiole et disparaît de plus en plus.
Ce réseau était pourtant inestimable. C’est un instrument de soft power.
Cela permettait de créer des sphères de compréhension immédiate, c’était
très utile pour faire passer nos idées. On le paiera à l’échelle d’une
génération. » Pour boucler les fins de mois, le ministère rogne également
sur son patrimoine immobilier. Tout un symbole : certaines des résidences
les plus prestigieuses du réseau diplomatique français, pour certaines
choisies par le général de Gaulle lui-même, ont été vendues ces dernières
années, comme en Espagne, à Hong Kong ou à Buenos Aires.
Les grands groupes privés et les riches donateurs sont appelés en renfort
par les ambassades pour financer certaines manifestations françaises à
l’étranger. Depuis le succès de la COP21, la diplomatie française préfère
traiter les questions environnementales à travers le One Planet Summit,
organisé par un prestataire extérieur : le publicitaire Richard Attias.
Reprenant les codes d’une émission de télévision, Emmanuel Macron peut
y discourir, façon « grand débat », au milieu de quelques chefs d’État. En
Afrique, c’est la puissante Agence française de développement (AFD) qui a
pris le leadership sur le Quai d’Orsay en finançant pour près de 1,6 milliard
d’euros de projets dans le Sahel : « On amène les entreprises françaises en
Afrique pour investir sur des projets de développement durable », se félicite
son patron Rémy Rioux, parfois considéré comme « le ministre bis des
Affaires étrangères ». Toujours dans cette même veine de confusion entre
public et privé, l’AFD s’est associée à la société financière américaine
BlackRock – peu connue pour son expertise dans ce domaine – pour
constituer un fonds sur le climat.
Au-delà des moyens, la priorité donnée ces dernières années à la
« diplomatie économique », en particulier par Laurent Fabius, a renforcé la
pression du chiffre sur les ambassadeurs. Résultat, nombreux sont ceux qui
aspirent désormais à vendre leurs services en fin de carrière. Ancien
secrétaire général du Quai, Gérard Errera conseille le groupe financier
Blackstone et a fait de même avec l’opérateur téléphonique chinois Huawei.
Jean-David Levitte, qui fut conseiller diplomatique des présidents Jacques
Chirac et Nicolas Sarkozy, a été recruté comme conseiller spécial par Rock
Creek Global Advisors, une société de conseil fondée par Joshua Bolten,
ancien directeur de cabinet du président George W. Bush. Plus récemment,
l’ancien ambassadeur à Tel-Aviv et à Washington Gérard Araud a rejoint
durant quelques mois la société de communication de Richard Attias, qui
appartient pour moitié à un fonds souverain saoudien. Ce diplomate de haut
vol a même collaboré avec NSO Group, société israélienne de
renseignement électronique, confrontée à une polémique mondiale sur son
logiciel espion Pegasus. Ce qui lui est âprement reproché. Le conseiller
diplomatique de François Hollande Jacques Audibert, en quittant l’Élysée, a
décidé de rejoindre Suez comme secrétaire général. « C’est un signe du
temps. Il aurait dû terminer ambassadeur à Washington ou à New York. Le
Quai n’a pas réussi à le retenir », constate Gaspard Gantzer.

La « secte » impose ses vues


Le malaise ressenti au Quai d’Orsay ne s’explique pas uniquement par
un manque de moyens. L’institution baigne aussi dans la nostalgie de l’âge
d’or de la diplomatie française, lorsqu’elle portait l’héritage gaullien : une
France alliée mais non alignée avec les États-Unis. Un axiome qui avait
toute sa pertinence en pleine guerre froide, et qui a permis à l’Hexagone de
faire entendre une musique différente dans l’affrontement entre les deux
superpuissances de l’époque. Depuis la chute du Mur en 1989 et la
dislocation de l’URSS en 1991, c’est comme si la France avait perdu son
chemin. Alors, quand en 2009 Nicolas Sarkozy fait revenir la France dans
le commandement intégré de l’OTAN (Organisation du traité de
l’Atlantique Nord), une partie du Quai d’Orsay y voit un déclassement
définitif. Aujourd’hui avocat au cabinet August & Debouzy, situé dans le
« triangle d’or » parisien, à deux pas des banques d’affaires Rothschild et
Lazard, où il me reçoit, l’ancien haut diplomate Pierre Sellal, longtemps
représentant de la France à Bruxelles et secrétaire général du Quai d’Orsay
entre 2009 à 2014, confirme ce sentiment : « Le retour de la France dans le
commandement intégré de l’OTAN a été vécu au Quai comme une perte de
spécificité. La France perdait sa singularité. Les diplomates ont été très
partagés sur cette décision de Nicolas Sarkozy. »
Le président ne cessait alors de revendiquer la place de la France dans
la « famille occidentale », le « camp occidental ». En réalité, cette rupture
avait été amorcée bien en amont. Lors de la guerre du Kosovo en 1999, les
forces françaises ont ainsi participé à des frappes en Serbie sous
commandement opérationnel américain. Dès 1995, le président Jacques
Chirac, s’affirmant pourtant « gaulliste », avait réfléchi à un retour de la
France dans le commandement intégré de l’OTAN. Mais le projet a achoppé
sur le refus américain de céder le commandement sud de l’Alliance en
Méditerranée à un officier français, ce qui aurait signifié un contrôle partagé
de la sixième flotte américaine basée à Naples.
Les choses s’accélèrent après 2003 et le refus des Français de suivre les
Américains dans leur seconde guerre d’Irak. La menace par la France
d’utiliser son droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU, par la voix du
ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac, Dominique de Villepin,
et son discours flamboyant, a laissé de profondes cicatrices entre les deux
pays. Dès lors, de nombreux acteurs se mobilisent, y compris au sein du
Quai d’Orsay, pour réaligner la France sur les États-Unis.
L’ambassadeur à Washington Jean-David Levitte, ancien sherpa à
l’Élysée, multiplie les initiatives pour rapprocher Jacques Chirac et George
W. Bush. Et, au cœur de l’appareil d’État, de nombreux réseaux profitent de
la santé défaillante du président pour imposer leur vision. Pour les tenants
du « camp occidental », la France ne peut plus se permettre de mener une
politique étrangère indépendante, elle n’en a plus les moyens, ni
économiques ni militaires. La solution est toute trouvée : mieux vaut alors
pour la France devenir le meilleur élève de la « famille occidentale ». « En
quelques années, le vent dominant de la pensée occidentale a fini par
s’abattre totalement sur le Quai d’Orsay. Les néoconservateurs ont gagné »,
dénonce aujourd’hui Dominique de Villepin, lui-même diplomate de
carrière, lorsqu’il me reçoit au Cercle Interallié, l’un des clubs les plus
sélects de Paris, situé dans un hôtel particulier rue du Faubourg-Saint-
Honoré, à deux pas de l’Élysée. L’ancien ministre des Affaires étrangères se
souvient avoir affronté de grandes résistances en France lors de la seconde
guerre d’Irak : « Ces réseaux atlantistes sont extrêmement forts chez les
militaires français, et ils sont également en lien avec les activités
économiques. Ils sont anglo-saxons d’esprit », m’assure-t-il.
Un sentiment partagé par Jacques Chirac, qui fait état dans ses
Mémoires des mêmes difficultés quand il a décidé de s’opposer aux États-
Unis sur le sujet irakien. Il raconte : « Chez certains de nos diplomates, une
inquiétude feutrée mais perceptible tend à se propager, quant aux risques
d’un isolement de la France. Du Medef et de certains patrons du CAC 40
me parviennent des messages plus insistants, où l’on me recommande de
faire preuve de plus de souplesse à l’égard des États-Unis, sous peine de
faire perdre à nos entreprises des marchés importants. Je me souviens du
baron Seillière venant se faire l’interprète auprès de moi des doléances de
ses pairs. Les courants les plus atlantistes au sein de la majorité comme de
l’opposition ne sont pas en reste, où l’on dénonce, à visage plus ou moins
découvert, mon obstination à paraître défier les Américains 1 ! »
Depuis vingt ans, dans les milieux diplomatiques, on assiste ainsi à une
guerre larvée entre partisans du « gaullo-mitterrandisme », pour qui la
France doit préserver sa singularité face aux États-Unis, et
« néoconservateurs », soucieux que la France devienne la meilleure élève
du « camp occidental ». Lancé dans les années 1970, le
« néoconservatisme » est un courant de pensée diffusé par des intellectuels
américains venus du camp démocrate, qui dénonçaient alors la realpolitik
de Henry Kissinger. Anticommunistes, partisans d’une défense agressive
des « valeurs » occidentales et de l’hégémonie américaine, ils ont rejoint les
républicains et connu leur heure de gloire sous la présidence de George
W. Bush, entre 2001 et 2009. Dans ce sillage, en 2003, l’opposition
déterminée du président Jacques Chirac à la guerre américaine en Irak
suscita en France la mobilisation intellectuelle, médiatique et diplomatique
de réseaux néoconservateurs, réclamant une rupture avec l’héritage gaulliste
et la « politique arabe de la France ». Des diplomates en poste notamment à
Washington, Tel-Aviv ou auprès de l’OTAN se déclarèrent en faveur de la
guerre, au prétexte de la solidarité transatlantique, de la « famille
occidentale », des droits de l’homme ou du droit d’ingérence.
« Gérard Araud était à l’époque [de la cohabitation Chirac-Jospin] le
directeur des affaires stratégiques. Lors des réunions chez Pierre Sellal, qui
était le directeur de cabinet d’Hubert Védrine, il tenait des discours d’une
grande fermeté sur le Hamas et le Hezbollah », me raconte l’ancien
diplomate Yves Aubin de La Messuzière, patron de la direction Afrique du
Nord, Moyen-Orient du Quai entre 1999 et 2002, et ancien ambassadeur en
Irak. Il poursuit : « Il y avait aussi toute cette mouvance autour de Thérèse
Delpech, patronne des affaires stratégiques au Commissariat à l’énergie
atomique. Pour eux, il fallait aller dans le sens des Américains. Lors d’un
dîner avec Thérèse Delpech, alors qu’elle m’expliquait que l’Irak était
proche de la bombe, je lui rétorquai que les Irakiens étaient dans
l’incapacité de reprendre leur programme. Mais, avant 2003, il ne fallait pas
être sur cette ligne. » Qualifié de proaméricain à l’époque, Gérard Araud,
parti à la retraite, esquisse en 2019 dans Le Monde un mea culpa sur toute
cette période, non sans autodérision : « Je ne suis pas assez con au point
d’être le chef des néocons. » Le diplomate, qui considérait qu’il valait
mieux faire profil bas face à George W. Bush, affirme aujourd’hui : « En y
repensant, j’ai eu tort, contrairement à Chirac et Villepin. »
Jusqu’à sa mort en 2012, la politologue Thérèse Delpech, longtemps
compagne de l’historien anticommuniste François Furet, agrégea autour
d’elle tout un groupe de hauts fonctionnaires du Quai spécialisés dans les
affaires stratégiques et la lutte contre la prolifération nucléaire, rapidement
surnommé la « secte » par ses détracteurs. C’est aussi l’époque du Cercle de
l’Oratoire, un club de réflexion créé après les attentats du 11 septembre
2001, clairement favorable à la guerre en Irak. Dès lors, ces diplomates ne
cesseront de voir leur influence grandir, notamment après le retour de la
France dans le commandement intégré de l’OTAN à l’initiative de Nicolas
Sarkozy. Son successeur, François Hollande, décide pour sa part d’aligner
sa politique au Moyen-Orient sur celle de la monarchie saoudienne (voir
chapitre 3). Sur le dossier du nucléaire iranien, son ministre des Affaires
étrangères, Laurent Fabius, revendique même une ligne plus dure que celle
de l’administration Obama. La « secte » a l’oreille de gouvernants de droite
comme de gauche. Lors de la conférence des ambassadeurs de 2019, le
ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, rend d’ailleurs un
hommage appuyé à Thérèse Delpech et mentionne dans son discours son
ouvrage L’Ensauvagement du monde en 2005.
« En une quinzaine d’années, ces diplomates “occidentalistes”, qui
considèrent que la France doit défendre les “valeurs occidentales” et ne peut
pas avoir une politique étrangère trop autonome, se sont installés aux
commandes de la direction politique et stratégique du Quai », déplore
Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, au temps
de la cohabitation Chirac-Jospin, et aujourd’hui un des conseillers du soir
d’Emmanuel Macron. En vingt ans, les rapports de force au sein du
ministère des Affaires étrangères ont été bouleversés : « La noblesse du
Quai, c’étaient les arabisants. Maintenant, ce sont les énarques qui font
carrière », pointe le chercheur Christian Lequesne.
Peu à peu, la direction Afrique du Nord, Moyen-Orient, creuset de la
« politique arabe de la France », a perdu de son influence. Ce sont les
diplomates de la direction des affaires stratégiques qui ont fini par prendre
le dessus et par imposer leur vue. Au Quai, ces derniers se vivent désormais
comme une élite. Ils occupent des locaux sécurisés selon les normes de
l’OTAN, avec autorisations spéciales pour y accéder, ont régulièrement des
échanges avec le cabinet du ministre des Armées ou avec des officiers. Car
l’« occidentalisme » ne se résume pas à un atlantisme : « La position
commune des “néocons” à la française, c’est la défense des valeurs
démocratiques, mais surtout le soutien inconditionnel à Israël, le refus de la
prolifération des armes nucléaires et l’importance de notre force de
dissuasion. Ce qui explique pourquoi ces diplomates tiennent autant à lutter
contre la perspective de voir l’Iran se doter de l’arme nucléaire »,
m’explique un ancien directeur des affaires stratégiques.
La direction des affaires stratégiques au Quai d’Orsay ainsi que sa
jumelle du ministère de la Défense, la Direction générale des relations
internationales et de la stratégie (DGRIS), sont en effet les héritières des
pionniers de la bombe nucléaire française sous la IVe République, qui
pensaient pouvoir continuer à préserver la puissance de la France, alors
bousculée par la perte de son empire colonial, grâce à la constitution d’une
force de dissuasion. Une histoire méconnue, et qui a vu la France aider le
tout jeune État d’Israël à se doter aussi de l’arme atomique. Un rare
gaulliste encore assumé au cœur de l’appareil d’État, attaché à l’ancienne
« politique arabe » de la France, me présente de cette manière la « secte » :
« J’appelle cela la bande des cinq : Gérard Araud, ancien du cabinet de
François Léotard à la Défense et ancien ambassadeur à Tel-Aviv, Philippe
Errera, ancien directeur de cabinet de Bernard Kouchner et ancien directeur
de la DGRIS, Jean-Claude Mallet, ancien conseiller de Jean-Yves Le Drian
et ancien patron du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN),
François Richier, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy aux affaires
stratégiques à l’Élysée, et enfin Jacques Audibert, ancien directeur des
affaires stratégiques au Quai devenu premier conseiller diplomatique de
François Hollande. »
Avant même la présidence de Nicolas Sarkozy, lequel ne manquait pas
une occasion d’afficher au début de son mandat sa proximité avec les États-
Unis, le « tournant occidental » de la diplomatie hexagonale remonte à la
fin du quinquennat de Jacques Chirac. À l’été 2005, Israël décide d’évacuer
la bande de Gaza, et le président français commence à considérer que les
pays arabes ne sont pas assez fiables. C’est à ce moment-là que Paris
esquisse un rapprochement avec Israël pour faciliter le retour d’un dialogue
entre la France et les États-Unis, comme me l’explique un ancien diplomate
de la direction des affaires stratégiques : « À cette époque, pour les
“néocons”, le pivot stratégique, c’est Israël, et Chirac l’admet. »
Au Quai d’Orsay, c’est alors que les diplomates partisans de la « rue
arabe » perdent définitivement la main. Une transformation accélérée par la
nouvelle concentration du pouvoir sur des postes clés dans l’administration
du ministère : « Les directions géographiques ont moins de pouvoir
qu’avant, elles dépendent désormais de la direction des affaires politiques et
de sécurité [sous laquelle on trouve la direction des affaires stratégiques],
qui règne sur le Quai, et cela change tout », m’explique l’ancien
ambassadeur Yves Aubin de La Messuzière. À cela s’ajoute un phénomène
générationnel : « Les diplomates entre quarante-cinq et cinquante-cinq ans
sont imprégnés d’occidentalisme, souligne le chercheur Christian Lequesne.
Notamment parce que, depuis les années 2000, l’enseignement des relations
internationales à Sciences Po – où la plupart des futurs diplomates français
continuent à être formés – confronte les étudiants à d’autres représentations
de la politique étrangère de la France que celles de l’indépendance et du
rang. »

Macron cherche une martingale


En 2017 pourtant, le candidat Macron, comme aujourd’hui le président,
prend le contre-pied de ces évolutions. À plusieurs reprises au cours de sa
campagne présidentielle, il critique le « néoconservatisme ». Une fois élu, il
fait vite entendre sa différence dans une grande interview donnée au
Figaro : « Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néoconservatisme
importée en France depuis dix ans. La démocratie ne se fait pas depuis
l’extérieur à l’insu des peuples. La France n’a pas participé à la guerre en
Irak et elle a eu raison. Et elle a eu tort de faire la guerre de cette manière en
Libye. Quel fut le résultat de ces interventions ? Des États faillis dans
lesquels prospèrent les groupes terroristes. Je ne veux pas de cela en
Syrie. » Sur ce dernier dossier, le nouveau président ne souhaite plus faire
du départ de Bachar Al-Assad un préalable. À la lecture de cet entretien, le
spécialiste en relations internationales Bruno Tertrais, copatron de la
Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et proche de Thérèse
Delpech, manque de s’étrangler et publie le tweet suivant : « Syrie.
Ukraine. Les prises de position du PR [président de la République] suscitent
la perplexité et l’incompréhension #euphémisme. »
Emmanuel Macron se moque des critiques. Dès ses premiers pas sur la
scène internationale, le jeune président multiplie les coups d’éclat : il
accueille à Paris Donald Trump le 14 juillet 2017, puis Benyamin
Nétanyahou deux jours plus tard, évoque ses grands projets pour l’Europe à
la Sorbonne ou devant le Parthénon à Athènes. « Emmanuel Macron ne
considère pas que la France doit faire profil bas. Il n’achète pas l’idée d’une
France qui devrait se fondre dans le magma occidental. Il a l’ambition de
jouer un rôle », assure Hubert Védrine, qui ajoute : « Il n’est pas gaullo-
mitterrandien, il n’est pas néoconservateur. La synthèse macronienne
emprunte à tous les courants. » Pragmatisme gaullien ou opportunisme ?
« C’est une diplomatie par défaut », estime pour sa part Bertrand Badie,
spécialiste des relations internationales : « Il s’inscrit comme un bon élève
de Sciences Po dans une certaine continuité gaullo-mitterrandienne, tout en
reprenant certains thèmes néoconservateurs. Tout cela repose sur un très
faible renouvellement de logiciel de notre diplomatie. »
Comme à son habitude, Emmanuel Macron aime brouiller les pistes à
défaut d’avoir une stratégie d’ensemble. Dès 2016, dans son ouvrage
Révolution (XO Éditions), il souligne qu’il faut assurer un « rééquilibrage
de notre relation » avec les États-Unis. Mais, depuis, le président peine à
faire sien l’axiome gaulliste : une France alliée mais non alignée. En
février 2019, la France reconnaît précipitamment Juan Guaido, l’homme de
Washington, comme « président en charge » du Venezuela. En janvier 2020,
alors qu’un drone américain assassine le général iranien Qassem Soleimani,
il exprime son « entière solidarité » avec les États-Unis et appelle l’Iran à
s’abstenir « de toute mesure d’escalade militaire ». Au Proche-Orient, en
dehors de relations soutenues avec les Émirats arabes unis, la France brille
par son absence : « Emmanuel Macron n’a pas de vision sur les crises de la
région, souligne Yves Aubin de La Messuzière. Sur le sujet israélo-
palestinien, si essentiel, ne pas s’exprimer, c’est s’aligner sur la politique
américaine [du temps de Trump]. »
Paris a également du mal à préciser sa relation avec la Chine : « Macron
est ambigu, estime un diplomate. Il souhaite établir un vrai partenariat, tout
en n’ayant pas confiance, et en adoptant une stratégie du cordon sanitaire »
contre Pékin. Le président évoque la bascule stratégique vers la région
« indo-pacifique » et multiplie les initiatives auprès de l’Australie, de l’Inde
et du Japon. En mai 2021, la France participe ainsi à des exercices militaires
avec le Japon, les États-Unis et l’Australie. Or, peu de commentateurs
relèvent qu’un mois après, au G7, Emmanuel Macron prend ses distances
avec Joe Biden : « Je vais être très clair, le G7 n’est pas un club hostile à la
Chine. Notre volonté est que ce cadre de relations soit assumé, mais ne soit
pas dramatisé et qu’au contraire le rôle des puissances du G7 est de
proposer un agenda positif. »
« Comme souvent, remarque Bertrand Badie, la France regarde la Chine
tantôt comme un danger, tantôt comme un marché. Macron, comme ses
prédécesseurs, dévalue les partenaires extra-européens et extra-occidentaux,
et appréhende mal les puissances régionales. » Toutefois, un redéploiement
des diplomates français vers les pays du G20 comme la Chine, le Brésil,
l’Afrique du Sud ou l’Inde devrait porter leurs effectifs dans ces régions de
13 à 25 % de l’effectif total d’ici 2025. « Quand je suis arrivé au Quai dans
les années 1970, se rappelle en souriant Pierre Sellal, la direction Asie
semblait exotique et principalement axée sur les questions culturelles. » Cet
ethnocentrisme, cet ancien mépris expliquent pour une large part
l’aveuglement des responsables politiques français à l’égard de la Chine.
Visiblement, cette situation persiste aujourd’hui, comme j’ai pu m’en rendre
compte au cours de l’enquête : mes questions auprès de mes interlocuteurs
– experts, diplomates, responsables politiques – sur la place de la France en
Asie restaient le plus souvent sans réponses et sans analyse ; comme un
impensé de notre diplomatie. Il aura fallu attendre 2021, et la crise du
contrat australien des sous-marins, pour que les différents acteurs
commencent à entamer une réflexion.
Plus globalement, le jeu diplomatique paraît marginalisé au profit d’une
vision manichéenne du monde, qui privilégie la guerre et les sanctions
commerciales comme instruments de la politique étrangère : « Le Quai
subit la militarisation de la diplomatie française depuis Sarkozy, estime
Dominique de Villepin. Il a perdu beaucoup de ses capteurs dans le monde,
notamment en Afrique. Il n’est plus à l’avant-garde mais dans une gestion
de l’intendance. » Longtemps en poste en Afrique, l’ancien diplomate
Laurent Bigot s’en désole : « Les diplomates ne sont plus capables de
produire des analyses et une stratégie. Sur le Sahel, les seuls qui produisent,
ce sont le ministère de la Défense et la DGSE. Les militaires ont occupé
l’espace vide. »
Cette évolution du rôle des diplomates, et de leur place, se constate dans
d’autres pays. Le journaliste américain Ronan Farrow, qui a travaillé au
département d’État américain, s’est ainsi mis à enquêter pour son livre Paix
en guerre sur la militarisation de la politique étrangère après le
11 septembre 2001 2. Il y décrit « l’éviction du département d’État […] dans
la guerre mondiale contre le terrorisme, dont s’empara un Pentagone en
plein essor pour en faire son domaine exclusif ». Au cours de sa présidence,
Barack Obama a approuvé le doublement en dollars des ventes d’armement
à des régimes étrangers. Aux États-Unis, on assiste, comme en France, à
une centralisation du pouvoir diplomatique à la Maison Blanche, à un
« dépérissement » du département d’État et au déclin du travail
diplomatique. « Le service extérieur a continué sa chute sous Obama,
comme sous Trump », décrit le journaliste, jusqu’à dépeindre les diplomates
américains « à l’agonie », dépassés par ces « alliances des temps modernes
forgées sur la terre entière par des soldats et des espions ». Une
marginalisation du travail diplomatique du fait également de la technologie.
Et de conclure : « On ne peut se passer d’experts de pointe, formés à l’art de
la négociation dure. Une technologie en évolution et une offre militaire à la
hausse ne peuvent s’y substituer. » « Le département d’État a cédé une
grande partie de ses prérogatives à celui de la défense depuis 2001 »,
explique également Madeleine Albright, patronne de la diplomatie
américaine sous la présidence de Bill Clinton. Les diplomates seraient ainsi
une espèce en voie de disparition. En France, la nouvelle réforme de la
haute fonction publique décidée par Emmanuel Macron, regroupant les
hauts fonctionnaires dans un seul corps, celui des administrateurs d’État,
risque de diluer encore un peu plus le rôle et le poids des diplomates au sein
de l’État.
Quand il évoque cette situation, Dominique de Villepin se raidit, l’air
grave : « C’est un monde très différent. Les États-Unis essaient de préserver
leur domination. C’est extrêmement difficile. Car la Chine est en train de
prendre des positions menaçantes. Au même moment, on assiste à
l’émergence de puissances régionales, comme la Turquie, l’Iran, la Russie,
le Brésil, etc. Notre diplomatie ne peut pas rester crantée sur l’OTAN,
comme étouffée, inerte, comme si rien ne s’était passé. On a besoin de
nouveaux leviers. » Ajoutant, dramatique : « L’Europe joue sa place pour
les trois prochains siècles. » Emmanuel Macron dit la même chose. Mais le
président a-t-il pour autant une stratégie pour s’en sortir ? On peut en
douter : ses premiers pas dans la diplomatie mondiale montrent qu’il est
loin de réussir à atteindre ses objectifs ambitieux, ceux d’une France
puissance.

1. Jacques Chirac (en collaboration avec Jean-Luc Barré), Mémoires. T. 2, Le Temps


présidentiel, Paris, Nil, 2011.
2. Ronan Farrow, Paix en guerre. La fin de la diplomatie et le déclin de l’influence
américaine, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Paris, Calmann-Lévy,
2019.
CHAPITRE 2

L’excuse de l’« État profond »

Lorsque le président français ne réussit pas ce qu’il entreprend, il a


tendance à rejeter la faute sur les autres. En diplomatie, « domaine réservé »
par excellence, il est souvent confronté à l’impuissance, à la faiblesse du
pays ou aux contingences des événements. Le Quai d’Orsay est un bouc
émissaire facile. En août 2019, lors de la traditionnelle « conférence des
ambassadeurs et des ambassadrices », alors que le président annonce le
renforcement du dialogue avec la Russie, les diplomates ne sont pas au bout
de leurs surprises. Emmanuel Macron profite de son long discours aux
analyses multiples pour révéler et dénoncer l’existence d’un « État
profond » au Quai d’Orsay ! « Alors je sais, comme diraient certains
théoriciens étrangers, nous avons, nous aussi, un État profond, explique-t-il
soudainement. Et donc parfois le président de la République dit des choses,
et puis la tendance collective pourrait être de dire “il a dit ça, mais enfin,
nous on connaît la vérité, on va continuer comme on a toujours fait”. Je ne
saurais vous recommander de ne pas suivre cette voie. » Des paroles fortes
et menaçantes, que d’aucuns auraient qualifiées de « complotistes » si elles
n’avaient été celles du président.
Des rires gênés fusent dans l’assistance : ces hauts fonctionnaires, qui se
comportent comme les aristocrates de la République, ne sont guère habitués
à se faire malmener de la sorte. De fait, cette démonstration d’autorité sur le
dossier russe – certains y voient un aveu de faiblesse – n’est pas du goût de
tous : « Cette déclaration a été très mal prise au Quai. C’était la
consternation », nous confie l’un des diplomates présents. L’ancien
secrétaire général du Quai d’Orsay Pierre Sellal me fait part de son
incompréhension : « J’ai été un peu étonné par la référence à l’État profond.
Le Quai est l’administration la plus loyale qui soit, et la plus profondément
régalienne. Il existe un continuum entre les ambassadeurs et le président de
la République. La politique étrangère, c’est la parole de l’État, celle du
président de la République. »
Pourquoi diable le président français a-t-il emprunté l’une des
expressions favorites de Donald Trump ? L’ancien président américain
l’utilisait pour décrédibiliser son appareil de renseignements (FBI, CIA en
tête), accusé de ne pas lui être loyal. Est-ce à dire qu’Emmanuel Macron,
lui aussi, considère que son administration diplomatique n’est pas digne de
confiance, en l’occurrence sur le dossier russe ? Comment un président qui,
en vertu de la Constitution, dispose de tant de pouvoirs dans le domaine
étranger peut-il se plaindre de ne pas être suivi par ses propres diplomates ?
Cette remarque étrange ne va en tout cas pas arranger leurs relations. Les
commentateurs en conviennent : ce jeune président doit améliorer le
management de ses équipes. En diplomatie, comme dans d’autres
domaines, on a parfois l’impression qu’Emmanuel Macron organise sa
propre impuissance. Dans le cas des relations avec la Russie, davantage
qu’au Quai d’Orsay, l’explication est peut-être à chercher en Europe.
Une semaine avant cette mise au point présidentielle, Emmanuel
Macron avait accueilli Vladimir Poutine, avec les honneurs, au fort de
Brégançon. Or, en juin 2017, le président russe avait déjà été invité en
grande pompe, sous les ors du château de Versailles, pour marquer le
tricentenaire de Pierre le Grand, premier empereur russe. Je découvre que
cette idée avait déjà germé dans l’équipe de François Fillon, au cours de la
campagne présidentielle, et que de nombreux diplomates au Quai d’Orsay y
étaient opposés, et n’avaient pas manqué de l’écrire dans des notes.
Cette fois-ci, l’invitation à Brégançon est pleinement le choix
d’Emmanuel Macron. Le président souhaite marquer le coup. Car cette
visite estivale intervient juste avant l’organisation par la France du sommet
du G7 à Biarritz – la Russie étant exclue du G8 depuis 2014. Dans ce
contexte, Emmanuel Macron décide, rien de moins, lors de son discours
devant les ambassadeurs, d’exhorter ses diplomates à « repenser […] notre
relation avec la Russie » et à renforcer le dialogue avec celle-ci, car
« pousser la Russie loin de l’Europe est une profonde erreur stratégique,
parce que nous poussons la Russie soit à un isolement qui accroît les
tensions, soit à s’allier avec d’autres puissances comme la Chine, ce qui ne
serait pas du tout notre intérêt ». Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel
Macron affirme une telle conviction. Dans son livre Révolution, publié lors
de la campagne présidentielle, il annonçait son intention de « travailler avec
les Russes pour stabiliser leur relation avec l’Ukraine et permettre que
soient levées progressivement les sanctions de part et d’autre ».
À l’Élysée, ce discours n’est pas du goût de tous. En particulier, la
« cellule diplomatique », ce groupe de diplomates affectés au cabinet
présidentiel, ne semble guère enthousiaste à l’idée de dialoguer davantage
avec Vladimir Poutine. Un conseiller tient à me rappeler, quelques mois
après Brégançon, qu’« il n’y a pas de virage à 180° à l’égard de la Russie »,
ajoutant qu’il « ne s’agit en aucun cas d’absoudre la Russie ». Un autre se
veut également très prudent : « Cela part d’un constat : un certain nombre
de crises ne peut pas être réglé sans la Russie. Mais la somme des
malentendus et des oppositions est quand même extrêmement importante.
Personne ne s’est dit qu’en l’espace de quinze jours tout sera réglé. C’est un
processus long. »
Au fort de Brégançon, derrière les sourires et les bouquets de fleurs, il y
a de la place pour des escarmouches entre les deux dirigeants. Lorsque le
président français expose ses réserves quant au respect des libertés
publiques en Russie et au jeu d’influence de la chaîne russe d’État RT, son
homologue ironise immédiatement sur le traitement infligé aux Gilets
jaunes par les forces de l’ordre. Un échange qui, en écho, rappelle celui qui
s’était tenu lors de la conférence de presse à Versailles en juin 2017 :
Emmanuel Macron avait déjà critiqué, devant Vladimir Poutine, les médias
russes internationaux que sont RT et Spoutnik, et avait rappelé que toute
ingérence étrangère dans une élection était inacceptable. « Poutine a un
avantage sur nous : il n’a pas d’opinion publique, pas de presse, pas de
problème budgétaire », se plaint un ancien sherpa de l’Élysée.
Voilà pour le théâtre médiatique. Dans les coulisses, plusieurs dossiers
sont sur la table, notamment celui, très sensible, de la sécurité collective
européenne. Kosovo, Géorgie, Ukraine, Syrie : depuis une vingtaine
d’années les confrontations se multiplient avec Moscou, qui n’a pas digéré
les promesses non tenues, celles des Américains et des Européens qui
s’étaient engagés après l’éclatement de l’URSS à ne pas élargir l’OTAN aux
pays de l’est de l’Europe. Or, les États-Unis ont poussé leur avantage au
maximum, jusqu’à sortir unilatéralement de plusieurs traités de contrôle des
armements 1.
Cette reprise d’un dialogue bilatéral entre la France et la Russie, en
partie interrompu après la crise ukrainienne de 2014, suscite vite les
critiques appuyées de certains des partenaires européens de la France, qui
n’apprécient guère d’être placés devant le fait accompli par Paris. Le
directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, Bruno
Tertrais, affiche son scepticisme : « Le raisonnement d’ensemble
d’Emmanuel Macron à l’égard de la Russie me semble très peu
convaincant. Et, sur un sujet qui concerne l’Europe tout entière, la France a
choisi de jouer seule… Conclusion : non, ça n’aboutira à rien de concret. Ce
qui ne veut pas dire qu’il a tort d’essayer. Au moins personne ne pourra plus
nous reprocher de “ne pas assez parler à la Russie”. » C’est que, au sein de
l’administration diplomatique française, certains attendaient cette reprise du
dialogue : « Une grande partie du Quai, estime même Pierre Sellal, a la
nostalgie d’une grande politique vis-à-vis de la Russie, politique qui s’est
réduite aux sanctions. S’il y a eu des éléments de résistance, ils étaient
ailleurs, parmi les ONG, les médias. »

Chevènement et la bataille de Russie


Emmanuel Macron découvre le dossier russe en janvier 2016, quand il
se rend à Moscou comme ministre de l’Économie. Lors de ce voyage, Jean-
Pierre Chevènement, nommé quatre ans plus tôt « représentant spécial de la
France pour la Russie » dans le cadre de la « diplomatie économique »,
l’accompagne. Les deux hommes s’apprécient. Quand je rencontre l’ancien
ministre socialiste dans les locaux de la Fondation Res Publica, à deux pas
de l’Assemblée nationale, il me rappelle que Macron fut plus jeune, à la fin
des années 1990, engagé dans son parti le Mouvement des citoyens
(MDC) : « J’avais remarqué qu’il était très réceptif à mes analyses. J’ai
appris plus tard qu’il avait été dans nos rangs », m’expose-t-il au préalable.
Dans les derniers mois du quinquennat de François Hollande,
Chevènement trouve ainsi une écoute bienveillante auprès de Macron, alors
que le « représentant spécial », partisan d’un renforcement des liens avec la
Russie, peine à convaincre l’exécutif. Il est d’ailleurs à deux doigts de
démissionner, mais tout change avec l’arrivée du nouveau président : « En
2017, Emmanuel Macron me demande de reprendre du service », me
raconte-t-il, avec pour mission cette fois-ci de réintégrer pleinement la
Russie au sein du Conseil de l’Europe – une instance intergouvernementale
qui regroupe quarante-sept pays, soit toute l’Europe au sens large sauf la
Biélorussie. Ce sera chose faite en juin 2019, la Russie retrouvant ses droits
de vote perdus après l’annexion de la Crimée en 2014. Jean-Pierre
Chevènement assure que les deux présidents étaient alors en confiance :
« Les choses s’étaient préparées au sommet de Saint-Pétersbourg un an plus
tôt. Une rencontre a été organisée après le dîner officiel au domicile privé
du président russe. Il s’est passé quelque chose entre eux. Cela a duré trois
heures. L’ambiance était sympathique. L’une des filles de Vladimir Poutine
était présente. »
Sur le fond du dossier, Jean-Pierre Chevènement n’hésite pas à me tenir
un discours de realpolitik : « Les exportations françaises vers la Russie sont
aujourd’hui inférieures à ce qu’elles étaient en 2012. La France a perdu
20 % en part de marché, au bénéfice de la Chine, qui se retrouve désormais
loin devant l’Union européenne. » Et l’ancien ministre d’ajouter :
« L’affaire qui domine toutes les autres est bien sûr le dossier ukrainien,
mais il ne faut pas oublier non plus qu’à l’origine, c’est l’intervention
militaire de la France en Libye sous Nicolas Sarkozy qui explique
l’éloignement de Vladimir Poutine vis-à-vis de la France, même si cela
reste dans le non-dit. »
Avec Emmanuel Macron, c’est comme si Jean-Pierre Chevènement
tentait de contrer la diplomatie menée au cours du précédent quinquennat :
« J’avais accompagné François Hollande à Moscou en 2013. Vladimir
Poutine lui avait demandé : “Quelle est la cohérence de votre politique ?
Vous combattez les djihadistes au Mali et vous les soutenez en Syrie.” »
Arrivé à ce moment de son récit, Jean-Pierre Chevènement n’utilise pas de
pincettes diplomatiques lorsqu’il me décrit les résistances au sein du
ministère des Affaires étrangères : « Quand le président Macron me reçoit
avec tout son staff, je sens très vite qu’il y a des gens sur l’ancienne ligne.
Je me heurte à tous les étages à cet État profond. Toutes mes propositions
contredisaient nombre de responsables du Quai. » Ni lorsqu’il commente
leur origine idéologique : « Depuis Bernard Kouchner [ministre des
Affaires étrangères de 2007 à 2010], et les nominations qui en ont résulté, la
ligne sur ce dossier est celle des néoconservateurs américains. Les
diplomates de la nouvelle génération sont formatés à l’américaine. » « État
profond » : là encore, Jean-Pierre Chevènement n’hésite pas à affubler le
Quai d’Orsay de cette formule. À l’origine, c’est d’ailleurs l’ancien ministre
de Mitterrand qui l’utilise dans ses entrevues et échanges avec le président
de la République. Manifestement, la parole du « Che » compte pour
Emmanuel Macron.
Ce n’est pas la seule de ses influences. Au cours de la campagne
présidentielle, le futur président, adepte du « en même temps », commence
par écouter tous les clans du Quai d’Orsay. Si les médiatiques Gérard Araud
ou Justin Vaïsse espèrent, en se rapprochant des équipes du candidat, faire
partie de la future cellule diplomatique, Emmanuel Macron s’appuie
également sur toute une ancienne génération de diplomates, le canal
historique du Quai, se définissant pour la plupart comme « gaullo-
mitterrandiens ». Le candidat reçoit ainsi les conseils de Pierre Vimont,
ancien directeur de cabinet de Dominique de Villepin, ou de Jean-Claude
Cousseran, ancien des cabinets ministériels de Claude Cheysson et de
Roland Dumas, également ex-patron de la DGSE. Tous deux participent à
des réunions de campagne. À la même période, il reçoit l’aide d’Hubert
Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, notamment pour la
rédaction du chapitre sur les relations internationales dans son livre
Révolution. Au point qu’un diplomate sur une ligne opposée, et très réticent
à l’idée de faire de Poutine un partenaire pour la France, s’emporte :
« Védrine, c’est lui le vrai État profond ! »
Parmi ces « gaullo-mitterrandiens », le candidat Macron reçoit aussi le
soutien de Maurice Gourdault-Montagne, ancien sherpa de Jacques Chirac,
qu’il nommera, dès son arrivée à l’Élysée, au stratégique poste de secrétaire
général du Quai d’Orsay. Chose peu connue, bien que n’étant pas de la
même génération et faisant partie de la chiraquie historique, le diplomate
est devenu un « intime » du président, comme me le confie une
connaissance commune aux deux hommes. En septembre 2017, Emmanuel
Macron demande ainsi à « MGM » de lui préparer son premier discours à
l’ONU. Et le président utilisera régulièrement le haut diplomate (jusqu’à
son départ à la retraite à l’été 2019) pour contourner le cabinet de Jean-Yves
Le Drian, allant jusqu’à l’appeler directement dans le dos du ministre et de
son équipe.
Tout au long du quinquennat Macron, on retrouve, pour chaque
nomination, cette bataille entre les deux principaux clans du Quai. Et, dans
ce domaine, on se demande si ce n’est pas Emmanuel Macron lui-même qui
conforte ce qu’il appelle avec Jean-Pierre Chevènement l’« État profond »
du Quai d’Orsay, plaçant des occidentalistes à certains postes clés. Au
printemps 2019, ces derniers retrouvent ainsi le sourire avec l’arrivée d’un
nouveau conseiller diplomatique à l’Élysée : pour remplacer Philippe
Étienne, nommé ambassadeur, le président choisit Emmanuel Bonne, qui a
été conseiller de François Hollande. Surtout, peu après, Philippe Errera,
ancien directeur de cabinet de Bernard Kouchner et ancien ambassadeur à
l’OTAN, est nommé directeur des affaires politiques et de sécurité du
ministère, et Nicolas Roche, ancien conseiller à l’ambassade de
Washington, devient directeur de cabinet du ministre Jean-Yves Le Drian.
De son côté, Martin Briens reste directeur de cabinet de Florence Parly, la
ministre de la Défense. Or, ces trois diplomates, Errera, Roche et Briens,
occupaient des postes clés durant la présidence très atlantiste de Nicolas
Sarkozy.
Pour quelles raisons le chef de l’État a-t-il accepté de telles nominations
pour ensuite dénoncer l’existence d’un « État profond » ? S’est-il fait
imposer ces choix ou joue-t-il avec les nerfs des uns et des autres ? Un
diplomate se désespère : « Macron ne s’est pas donné les moyens de
prendre le contrôle de l’appareil. Il se retrouve seul à la fois face à son
administration, mais aussi au sein même de l’Élysée. » Le crédit de la
France en pâtit. Vladimir Poutine a lui-même relevé cette confusion lors du
forum international Valdaï à l’automne 2019 : « Je ne sais pas ce qu’est
l’État profond. En Russie, il y a un État qui obéit au président », a répondu
le président russe à Pascal Boniface, géopolitologue et spécialiste en
relations internationales, qui lui demandait de réagir aux propos du
président Macron.

Un général interdit de voyage à Moscou


Dans ses relations avec Vladimir Poutine, Emmanuel Macron ne cesse
de souffler le chaud et le froid. En mars 2018, en pleine affaire Skripal, du
nom de cet ex-espion russe empoisonné en Angleterre, le président français
décide soudainement de boycotter le stand officiel de la Russie au Salon du
livre à Paris, alors que le pays est l’invité d’honneur de l’événement
culturel. Moins de deux mois après, cela ne l’empêche pas de se déplacer au
forum économique de Saint-Pétersbourg et de rencontrer en tête à tête
Vladimir Poutine dans l’une des propriétés de l’homme fort du Kremlin
après un dîner officiel. Le 15 juillet de la même année, les deux hommes se
voient à Moscou quelques heures avant la finale de la Coupe du monde de
football.
C’est durant cette période qu’Emmanuel Macron se frotte aux
diplomates les plus réservés quant à la reprise d’un dialogue soutenu entre
les deux présidents, comme Florence Mangin, une ancienne conseillère de
Bernard Kouchner devenue au Quai d’Orsay directrice Europe continentale
(chargée des Balkans, de la Russie et de ses voisins du Caucase du Sud, et
de l’Asie centrale). De fait, au début du quinquennat, plusieurs initiatives de
Paris en direction de la Russie sont freinées par le Quai d’Orsay. Jouissant
de son poste de « représentant spécial de la France », Jean-Pierre
Chevènement ne manque pas une occasion de dénoncer auprès d’Emmanuel
Macron l’attitude des diplomates à l’égard de la Russie, qu’il estime contre-
productive.
Je découvre que le cabinet de Florence Parly interdit à plusieurs reprises
au chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, de se rendre
à Moscou pour voir son homologue. Mais c’est une initiative russe qui va
mettre le feu aux poudres entre le président et son administration
diplomatique. Dans le cadre de la conférence internationale pour le
désarmement, Vladimir Poutine fait plusieurs propositions pour diminuer
l’arsenal nucléaire mondial et avancer sur la question de la sécurité
européenne. Las ! Le représentant du Quai d’Orsay à l’OTAN, qui participe
aux discussions, répond par une fin de non-recevoir, suivant la position
américaine sur ce dossier hautement sensible. Cet alignement d’un
diplomate français sur les États-Unis provoque, en privé, l’ire du président
français, comme plusieurs sources me l’ont confirmé.
Face à ces blocages, Emmanuel Macron se résout à contourner le Quai
d’Orsay. En avril 2019, il confie le soin à Jean-Pierre Chevènement
d’apporter en mains propres une lettre personnelle à Vladimir Poutine.
Chevènement est chargé, par ailleurs, d’expliquer que la France envisage
d’organiser un G8 à Biarritz (et donc avec Vladimir Poutine). Une initiative
finalement avortée, mais qui préfigure l’invitation au fort de Brégançon.
Quelques semaines plus tard, tout s’accélère : le 24 juin, Édouard Philippe
accueille au Havre son homologue Dmitri Medvedev. Le même jour, la
Russie est pleinement réintégrée au Conseil de l’Europe. Au cours de l’été,
Emmanuel Macron reçoit à l’Élysée le diplomate Philippe Errera pour
s’assurer de sa loyauté sur le dossier russe. Au même moment, le président
fait nommer un nouveau directeur Europe continentale, Frédéric
Mondoloni, ancien ambassadeur à Belgrade qui a autrefois conseillé la
ministre chiraquienne Michèle Alliot-Marie. « Frédéric Mondoloni dispose
d’un accès direct à la cellule diplo de l’Élysée, lui permettant de contourner
Nicolas Roche, directeur du cabinet Le Drian », me souffle un diplomate.
En septembre, les ministres Florence Parly et Jean-Yves Le Drian sont
envoyés à Moscou pour rencontrer leurs homologues. À l’ambassade de
France, leurs directeurs de cabinet respectifs, Martin Briens et Nicolas
Roche, bien à contrecœur, se réjouissent d’un dialogue retrouvé.

La faiblesse d’un entre-deux


Pour Vladimir Poutine, qui adore plus que tout jouer sur le terrain
victimaire, les mots d’Emmanuel Macron ne suffisent pas. Il attend des
actes, un engagement clair de la France à l’égard de la Russie. De prudents,
les Russes deviennent circonspects. Comme je le raconterai dans le
chapitre 8, sur un dossier aussi stratégique que le gazoduc Nord Stream 2,
dans lequel la société française Engie est engagée, la France multiplie dès
janvier 2019 les prises de position alignées sur Washington, qui a entamé
depuis de longs mois une bataille contre le projet. Pour le président russe,
ce dossier est un casus belli. « La qualité d’un chef d’État pour Vladimir
Poutine est sa capacité à tenir parole », remarque un haut diplomate russe.
L’excuse de l’« État profond » a bon dos. Certes, une partie du Quai
d’Orsay a traîné des pieds. Mais ces comportements ne peuvent expliquer à
eux seuls les difficultés de la diplomatie Macron vis-à-vis de Vladimir
Poutine. Le principal obstacle reste stratégique. Le président français n’est
pas arrivé à convaincre ses partenaires européens de dialoguer avec
Moscou. À force de vouloir concilier les contraires, la France n’avance pas.
Cet entre-deux d’Emmanuel Macron sur le dossier russe constitue sa
principale faiblesse : « Quand on joue une partie, et qu’on ne la joue pas à
fond, le partenaire a tendance à vouloir vous contourner, m’assure
Dominique de Villepin, ancien ministre des Affaires étrangères. En fait, on
ne joue pas assez avec l’autre monde, on continue de préférer un partenaire
central, les États-Unis. Je me souviens que, sur l’Irak en 2003, j’avais mis
des mois à convaincre Poutine que nous étions sérieux, c’est-à-dire que
nous étions prêts à mettre notre veto au Conseil de sécurité. Le problème
aujourd’hui est que, sur plusieurs sujets, Poutine doute que la France soit
prête à payer le prix. Est-on pris au sérieux ? Nos hésitations, notre confort
atlantique nous mettent dans une position où l’on perd sur tous les
tableaux. »
Conséquence : sur la question ukrainienne, un seul des neuf points
convenus lors du sommet au « format Normandie » (c’est-à-dire
rassemblant les deux belligérants, l’Ukraine et la Russie, ainsi que
l’Allemagne et la France) qui s’est tenu à Paris en décembre 2019 a été mis
en œuvre à ce jour, l’échange de détenus entre Kiev et le Donbass. Et, sur le
dossier si sensible de la « sécurité européenne », Moscou a été tenté, très
vite, d’enjamber l’Europe. C’était la crainte du diplomate Pierre Vimont,
nommé représentant spécial de la France pour la Russie après Jean-Pierre
Chevènement, comme il l’a expliqué le 19 février 2020 à la commission des
affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat : « Nous
assistons au développement d’un dialogue direct, au-dessus de nos têtes,
entre Russes et Américains sur des questions qui intéressent la sécurité des
États européens, ce qui me dérange quelque peu. Les Européens doivent
défendre leurs propres intérêts. »
À la même époque, Emmanuel Macron dit exactement la même chose,
dans un discours à l’École de guerre en février 2020 : « Ce débat crucial ne
doit pas se dérouler au-dessus de la tête des Européens, dans une relation
directe et exclusive entre les États-Unis, la Russie, la Chine. » Sa démarche
à l’égard de la Russie, assure-t-il alors, « c’est l’amélioration des conditions
de la sécurité collective et de la stabilité de l’Europe », qui « s’étalera sur
plusieurs années ». François Hollande se souvient que, en pleine crise entre
Russie et Ukraine en 2014, les États-Unis faisaient déjà tout pour
contourner les Européens : « Angela Merkel avait tenté une médiation avec
la France. Barack Obama avait laissé faire, mais il ne souhaitait pas du tout
qu’on réussisse à mettre en place le “format Normandie” », me confie
l’ancien président.
Voilà pourquoi Emmanuel Macron plaide, dès 2017, pour
l’établissement d’une « Europe de la défense », passant par un « dialogue
stratégique avec l’Allemagne ». À l’automne 2019, dans une interview
fleuve donnée à The Economist, il réaffirme cette ambition en déclarant
souhaiter que l’Europe acquière sa pleine « autonomie stratégique », tout en
déplorant que l’OTAN se retrouve, selon lui, en « état de mort cérébrale ».
Par crainte de susciter l’opposition immédiate de plusieurs États membres
de l’Union européenne, notamment ceux d’Europe centrale, Emmanuel
Macron considère que son rêve d’Europe de la défense doit continuer de
s’inscrire dans l’OTAN.
En France comme en Allemagne, certaines voix laissent pourtant
entendre une autre musique au sujet de l’Organisation du traité de
l’Atlantique Nord héritée de la guerre froide. En mai 2020, lors d’une
conférence peu médiatisée au Centre d’étude et prospective stratégique
(CEPS), le général Vincent Desportes, ancien directeur de l’École de
guerre, n’y va pas par quatre chemins pour critiquer l’OTAN :
« L’organisation est devenue désormais plus dangereuse qu’utile, car elle
donne aux Européens un faux sentiment de sécurité. » Il ajoute : « Pour le
dire autrement, brutalement et au risque de choquer, l’OTAN, même en
“état de mort cérébrale”, est devenue une menace pour notre sécurité, celle
de la France et celle de l’Europe. »
Des propos chocs dans la bouche d’un militaire qui n’a jamais caché sa
sympathie pour les États-Unis. C’est précisément parce que Washington
s’éloigne du Vieux Continent – un éloignement alors incarné par Donald
Trump – qu’il est nécessaire d’en tirer la leçon : « Il est parfaitement
déraisonnable pour l’Europe de lier son destin stratégique à une puissance
dont les intérêts stratégiques sont de plus en plus divergents des siens »,
estime le général Desportes. Une perspective à laquelle se refuse l’ancien
président François Hollande, qui me confie ses doutes à ce sujet : « Si on
sort de l’OTAN, il n’y aura pas d’Europe de la défense. Il faut ménager nos
partenaires. » Si Emmanuel Macron ne remet pas en cause l’OTAN, tout en
expliquant qu’elle se trouve en « état de mort cérébrale », il annonce,
toujours à l’École de guerre dans son discours de février 2020, vouloir
mettre en place un « dialogue stratégique avec nos partenaires européens
qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre
sécurité collective ». « Les Européens doivent saisir cette proposition »,
déclare à cette occasion un proche de la chancelière Angela Merkel. Mais, à
ce sujet, François Hollande renvoie au principe de réalité, et me souligne un
fait qui lui semble indépassable : « Ni la France ni l’Allemagne ne sont
prêtes à une codécision en matière de dissuasion nucléaire. »

Macron hors jeu face à Poutine


Dès le début de son quinquennat, Emmanuel Macron avait pourtant mis
beaucoup d’espoirs dans le couple franco-allemand. « On mise sur
Merkel », me confie alors un conseiller présidentiel. Emmanuel Macron
multiplie les déclarations sur la nécessité d’une « Europe souveraine ». Il
n’hésite pas à mettre de nouveau sur la table la question, si chère aux
Français, d’une Europe puissance. C’est pourquoi, au-delà même de la
Russie, c’est l’avenir d’une Europe de la défense dont il est question.
Par ses initiatives, Emmanuel Macron interroge ses partenaires
européens : souhaitent-ils prendre leur autonomie par rapport aux États-
Unis ? Une question abyssale, tant les liens avec les États-Unis de certains
pays, comme les Pays-Bas, la Belgique ou le Danemark, sont anciens et
profonds. De la même manière, Emmanuel Macron titille la mauvaise
conscience des Allemands, et leurs propres ambiguïtés, eux qui n’ont cessé,
depuis la Seconde Guerre mondiale, de se reposer sur le bouclier américain,
et son parapluie nucléaire, pour assurer leur sécurité. Directeur du service
de presse de Mikhaïl Gorbatchev lorsqu’il était président de l’URSS,
Andreï Gratchev, installé désormais à Paris, analyse les difficultés pour
Emmanuel Macron de trouver dans ces conditions un terrain d’entente avec
Vladimir Poutine : « On assiste au retour des relations naturelles entre la
France et la Russie. Mais avec deux grands changements par rapport à
l’époque de Gaulle et sous Mitterrand. D’abord, l’Allemagne n’est plus
prête à laisser à la France le rôle de premier violon. D’où la réaction
prudente de Poutine vis-à-vis du “tournant” de Macron : en quoi ce garçon
est-il représentatif ? Comment peut-il entraîner l’Europe, et notamment
l’Allemagne et les pays de l’Est ? Et puis, à l’époque de l’URSS, la
diplomatie soviétique n’avait pas d’autre choix qu’entre les États-Unis
d’Amérique et l’Europe. Aujourd’hui, il y a la Chine. Poutine a la
possibilité de jouer la carte chinoise vis-à-vis de l’Occident. » La Chine est
pourtant rarement évoquée dans le débat franco-français au sujet de la
Russie ces dernières années. Or, le rapprochement entre les deux géants
eurasiatiques est bien en cours, même s’il n’allait pas de soi il y a encore
peu : depuis cinq ans, la Russie a ainsi augmenté ses exportations de gaz et
de pétrole vers l’Asie, Chine, Japon et Inde en tête. De même, Russes et
Chinois renforcent leur coopération dans le domaine militaire.
Manifestement, Emmanuel Macron n’a pas réussi à convaincre ses
partenaires européens d’affirmer leur autonomie vis-à-vis des États-Unis.
Et, après avoir promu le dialogue avec Vladimir Poutine, à grands renforts
de formules chocs, le président français multiplie les déclarations
contradictoires. En février 2020, à la conférence sur la sécurité à Munich, il
affirme que la Russie va « continuer à essayer de déstabiliser » les
démocraties occidentales, provoquant le mécontentement du Kremlin.
L’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny au cours de l’été
2020 finit par dégrader de nouveau la relation. Alexandre Orlov,
ambassadeur de Russie en France entre 2008 et 2017, critique une
« certaine incohérence dans la démarche de M. Macron. Il tient parfois des
propos gaullistes sur la nécessité d’une relation forte avec la Russie, puis
lance des accusations contre nous sans aucune preuve 2 ».
Après la rencontre au fort de Brégançon à l’été 2019, la France et la
Russie ont pourtant avancé dans de nouvelles relations bilatérales. Des
groupes de travail thématiques ont été mis en place entre les deux pays. Un
diplomate du Quai d’Orsay s’en félicite : « Ça fonctionne plutôt bien. Au
tout début, les Russes étaient assez réticents, et finalement, tout le monde
joue le jeu, la confidentialité est totale. » Macron et Poutine échangent
régulièrement au téléphone, mais la confiance entre les deux chefs d’État
est rompue. Les rencontres entre les ministres des Affaires étrangères et de
la Défense des deux pays sont régulièrement reportées, ainsi qu’une
nouvelle visite à Moscou d’Emmanuel Macron.
De fait, le président français n’a pas réussi à mettre en œuvre
« l’architecture de sécurité et de confiance » qu’il proposait en 2019 à la
Russie, et il peine à faire entendre une voix française et européenne dans le
contrôle des armements. Accusé par certains de jouer cavalier seul sur le
dossier russe, Emmanuel Macron essaie finalement d’emporter l’adhésion
de l’ensemble des partenaires européens à sa vision, mais sans réussir à
convaincre. Privé d’un leadership au sein de l’Union européenne sur cette
question, il a fini par se trouver marginalisé. Qu’il est difficile aujourd’hui
pour un président français d’affirmer une position diplomatique originale
tout en devant composer avec la diplomatie européenne, surtout quand ces
deux voies semblent antagonistes sur un sujet aussi stratégique que la
Russie ! La France n’a-t-elle plus la capacité de faire valoir ses vues en
Europe ?
Les conséquences de cette impasse ne se font pas attendre. Le
15 juin 2021, Français et Européens assistent, impuissants, à la rencontre à
Genève entre Joe Biden et Vladimir Poutine, désormais tout sourire. Les
Américains, soucieux de concentrer leurs efforts contre la Chine, décident
d’enterrer leurs menaces de sanctions à l’égard du projet Nord Stream 2, au
grand dam de l’Ukraine. Quelques jours plus tard, le pourtant très
francophile secrétaire d’État Antony Blinken annonce que « les États-Unis
n’ont pas […] de meilleur ami dans le monde que l’Allemagne » lors d’une
visite à Berlin. Un camouflet pour la France guère souligné par la presse à
Paris, trois mois à peine avant la crise des sous-marins australiens. Dans
une ultime tentative pour reprendre la main, Emmanuel Macron propose
alors à Angela Merkel d’organiser une rencontre entre l’Union européenne
et le président russe. Lors d’un conseil européen qui se tient le même mois,
les pays les plus hostiles à Moscou (Pologne, pays Baltes, Suède, Roumanie
et Pays-Bas) torpillent pourtant cette initiative. Exaspéré, Emmanuel
Macron parle alors de « l’aberration » d’être « la puissance [l’UE] la plus
dure avec la Russie ». Et le président français d’exprimer son impuissance :
« Je l’ai dit à mes amis autour de la table, “le président Biden ne vous a pas
demandé votre avis [avant de rencontrer Poutine]. Et vous, vous les
regardez se réunir, faire un sommet, ça ne vous choque pas ?” On est quand
même des drôles. »
« Plus le temps passe, et plus toutes les initiatives françaises à l’égard
de la Russie tombent à l’eau », me confie un haut diplomate français. Cette
situation d’attentisme s’explique également par les jeux de pouvoir en
Russie. Plus le temps passe, et plus Vladimir Poutine doit composer avec
différents acteurs au sein du système russe. Car, si les députés de la Douma
ont voté en mars 2020, en pleine pandémie, un texte permettant à Poutine
de se représenter aux élections présidentielles de 2024 et 2030, des
concurrents sérieux apparaissent, tel le ministre de la Défense Sergueï
Choïgou, né dans la province de Touva, située tout près de la Mongolie. Cet
ancien membre du GRU, le renseignement militaire, parle chinois et connaît
bien l’Asie. S’il réussit à s’allier à Sergueï Narychkine, un autre homme fort
du régime russe, quant à lui patron du SVR, les services de renseignement
extérieur, les voies du pouvoir pourraient lui être ouvertes. « Choïgou fait
partie des personnalités pressenties pour succéder à Vladimir Poutine
comme président de la fédération de Russie en 2024 », me confirme
l’historien Alexandre Adler, spécialiste de la Russie : « Il est d’origine
mongole en fait, et les Mongols se méfient de la Chine. Il pourrait être tenté
de revenir vers l’Europe. C’est le caractère double de la Russie, tournée à la
fois vers l’Ouest et vers l’Est. »
Loin de prendre en considération ces enjeux internes, Emmanuel
Macron semble s’être fait une raison, tout comme Vladimir Poutine :
« L’Élysée laisse entendre, par voie de presse, que la France est déçue de
l’absence de réponses russes, mais les Russes n’attendent plus rien de
Macron désormais. Il ne se passera plus rien d’ici les prochaines
élections », analyse le même haut diplomate français. Un de ses
homologues russes me confirme un « sentiment de déception à l’égard
d’Emmanuel Macron chez Poutine ». Et d’ajouter : « Le président français
fait de très beaux discours, mais ce n’est pas suivi d’actes. Deux ans après,
nous constatons que l’État profond est plus puissant qu’Emmanuel Macron.
Or, chez les Russes, la France a toujours occupé une place à part. Par le
passé, on a signé des contrats uniquement parce que c’était la France.
L’alignement de votre pays sur les États-Unis est une trahison de la
politique du général de Gaulle. Le jour où vous êtes entrés dans le
commandement intégré de l’OTAN, vous êtes sortis du jeu. »
À en croire notre diplomate russe, Vladimir Poutine aurait la nostalgie
des années de Gaulle et Mitterrand. Le maître du Kremlin dirait en petit
comité qu’Emmanuel Macron est « mieux qu’Hollande, mais pire que
Chirac ». Pour se consoler, le président Poutine peut compter sur les visites
régulières de Nicolas Sarkozy comme de François Fillon. L’ancien Premier
ministre, devenu « consultant international », est entré au conseil des
directeurs du pétrolier russe Zaroubejneft, spécialiste dans l’exportation
pétrolière. Rien de mieux que le business pour se rapprocher. Mais ce qui
vaut pour des acteurs privés ne vaut pas forcément pour des États. Ces
dernières années, la « diplomatie économique », promue notamment par
Laurent Fabius, a semblé servir de succédané à la France, faute d’avoir su
réinventer une stratégie diplomatique cohérente. « Avec la fin de la guerre
froide avec l’URSS, la France a perdu ses points d’appui fondamentaux »,
constate Hubert Védrine. Dans ce contexte mouvant, la convocation de
grilles de lecture désuètes cohabite souvent avec un opportunisme
diplomatique justifié par la signature de quelques grands contrats. Un
mélange des genres qui ne grandit pas la France sur la scène internationale,
notamment au Moyen-Orient.

1. En 2002, les États-Unis sont sortis du traité sur les missiles antimissiles, puis en 2019
du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) qui avait permis le
dénouement de la crise des euromissiles (mettant fin au déploiement des missiles SS-
20 soviétiques et des Pershing américains). En février 2021, le traité New Start est
arrivé à expiration.
2. Le Monde, 6 décembre 2020.
CHAPITRE 3

Business en Arabie

Février 2018. Salle de réception de l’Élysée. Ce jour-là, quelques


députés La République en marche (LREM) et MoDem de la commission
des affaires étrangères de l’Assemblée nationale ont été conviés par le
président de la République. Comme souvent, Emmanuel Macron arrive très
en retard. Cela ne l’empêche pas d’entamer un long discours, avant de
passer au traditionnel jeu de questions-réponses. Présidente de la
commission, la députée Marielle de Sarnez prend la parole. En guise de
question, elle explique combien la politique étrangère d’Emmanuel Macron
est extraordinaire. Puis d’autres députés interviennent et questionnent le
président sur des sujets peu sensibles, comme la francophonie ou l’Europe.
Emmanuel Macron savoure. Jusqu’à ce que Sébastien Nadot, député LREM
de Toulouse, intervienne : « Excusez-moi, Monsieur le Président. J’ai
entendu parler de possibles matériels français utilisés dans la guerre au
Yémen où des populations civiles sont touchées. C’est contraire au droit et
aux engagements de la France. Qu’en est-il ? » Emmanuel Macron reprend
sa respiration et se tourne vers son ministre des Affaires étrangères : « Jean-
Yves [Le Drian], je parle sous ton contrôle, hein […] À ma connaissance, si
jamais on trouvait des armes françaises, elles seraient vraiment très
vieilles. » Ajoutant : « De toute façon, s’ils ont des armes, il ne peut s’agir
que d’armes défensives. » Une hypocrisie malencontreuse, qui sera vite
démentie par les faits.
Depuis 2015, l’Arabie saoudite, un temps accompagnée par les Émirats
arabes unis et quelques autres pays, est engagée dans une guerre meurtrière
au Yémen, contre les rebelles houthistes, une minorité chiite proche de
l’Iran. Sous la férule du prince héritier Mohammed Ben Salman, Riyad
multiplie les frappes aériennes et maritimes ainsi que les offensives
terrestres sur cette bande de terre le long du golfe d’Oman et de la
mer Rouge. Les civils sont aux premières loges. Sur le terrain, on ne
compte plus les « dommages collatéraux », euphémisme admis pour
rappeler que la guerre reste la guerre. Or, l’Arabie saoudite est le principal
client des armements made in France. Face à ce conflit peu médiatisé,
plusieurs ONG cherchent des relais dans les pays occidentaux,
parlementaires comme journalistes, pour alerter les opinions publiques.
Sébastien Nadot est l’un d’eux. Quelques jours après son échange avec
le premier personnage de l’État, le député ne se démonte pas, et réclame la
suspension des ventes d’armes aux pays du Golfe qui en usent sur les
populations civiles, à l’occasion d’une interview grand public donnée à
Quotidien, le talk-show présenté par Yann Barthès sur TMC. Peu importe si
ses « chefs » LREM à l’Assemblée lui déconseillent une telle initiative. Ce
jeune député passe outre. Ancien prof, fraîchement converti à la politique et
à la macronie, il garde ses convictions de gauche : engagé depuis quelques
années dans le « mouvement des progressistes », c’est un proche de Robert
Hue, ancien secrétaire national du Parti communiste, lui aussi soutien d’En
marche ! en 2017.
Quand Emmanuel Macron avait promis de faire de la politique
autrement lors de sa campagne présidentielle, au-delà des clivages et des
petites habitudes, Sébastien Nadot l’avait cru. Il pensait sincèrement que ce
jeune président pourrait enfin changer les choses dans le pays, qu’il avait la
capacité, et l’envie, de mettre à mal les injustices et les dysfonctionnements
du système. Alors, face à l’attentisme élyséen sur la question du Yémen qui
le scandalise, il ne peut rester inactif. Malgré les pressions amicales de ses
collègues LREM, Nadot continue de poser des questions sur les armes
françaises en Arabie saoudite à des conseillers ministériels, à des hauts
fonctionnaires de la défense, à des responsables de la majorité. À
l’Assemblée nationale, il dépose même deux questions écrites au
gouvernement, restées sans réponse. Comme si cela ne suffisait pas,
quelques jours après la visite démonstrative du prince Mohammed Ben
Salman à Paris en avril 2018, le député Nadot demande l’ouverture d’une
commission d’enquête parlementaire. « Là, c’est parti en cacahuète, j’ai
signé mon arrêt de mort à LREM », se rappelle-t-il. Il est finalement exclu
en décembre 2018 de La République en marche pour avoir voté contre le
projet de budget 2019 du gouvernement. Une façon de démissionner.

Un rapport accablant du renseignement


militaire
En janvier 2019, la question de l’utilisation des armes françaises au
Yémen refait surface. La presse commence à s’intéresser au sujet. Les
multiples alertes du député Nadot n’auront pas été vaines. Sur France Inter,
la ministre des Armées Florence Parly reprend pourtant, droite dans ses
bottes, les « éléments de langage » inaugurés par le président lui-même
quelques mois plus tôt devant la commission des affaires étrangères : « Je
n’ai pas connaissance du fait que des armes [françaises] soient utilisées
directement dans ce conflit. » Six mois plus tôt, cette fois-ci devant la
commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée, la
ministre avait précisé sa « pensée » : « À ma connaissance, les équipements
terrestres vendus à l’Arabie saoudite sont utilisés non pas à des fins
offensives, mais à des fins défensives à la frontière avec le Yémen. »
Quatre mois plus tard, les journalistes du site Disclose révèlent pourtant
l’existence d’un rapport de la Direction du renseignement militaire (DRM)
qui présente la liste détaillée des armes françaises impliquées dans la guerre
au Yémen. Rédigé le 25 septembre 2018, intitulé sobrement « Yémen –
situation sécuritaire », ce document « confidentiel défense » a été transmis
à Emmanuel Macron et à Florence Parly. Parmi les armements concernés,
des chars Leclerc et des Mirage 2000-9 que la France a vendus aux Émirats,
et de nombreux camions Caesar, dont les canons peuvent tirer six obus par
minute sur une cible située jusqu’à quarante-deux kilomètres, de funestes
bijoux de technologie fabriqués par Nexter, le groupe d’armement issu de
GIAT Industries, vendus quant à eux à l’Arabie saoudite. Depuis 2010, la
France en a livré 132 au royaume saoudien ; 48 d’entre eux sont positionnés
à la frontière pour appuyer « les troupes loyalistes et les forces armées
saoudiennes dans leur progression en territoire yéménite ». La note de la
DRM dévoilée par Disclose précise même, sur un ton glacial : « Population
concernée par de possibles frappes d’artillerie : 436 370 personnes. » Ces
révélations provoquent un malaise parmi la classe politique française et le
silence des autorités, qui iront jusqu’à tenter d’intimider les journalistes en
les convoquant à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pour
rupture du secret défense.

Une lune de miel nouée à La Mecque


Pas question de provoquer une crise diplomatique. L’amitié entre la
France et l’Arabie saoudite est ancienne, et on peut la dater d’un événement
précis qui rapproche les deux pays : le 20 novembre 1979, premier jour de
l’an 1400 du calendrier musulman, un groupe terroriste composé de deux
cents Saoudiens et Égyptiens, des étudiants de l’université islamique de
Médine, prend le contrôle par la force de la Grande Mosquée de
La Mecque. Durant de nombreux jours, plusieurs centaines de pèlerins sont
gardés en otage, sans que les forces spéciales saoudiennes réussissent à les
libérer. C’est dans ce contexte particulièrement dramatique que le président
français Valéry Giscard d’Estaing décide d’aider les autorités saoudiennes
en envoyant sur place plusieurs gendarmes du GIGN (Groupe
d’intervention de la gendarmerie nationale) et des officiers du SDECE
(Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, ex-DGSE),
afin de mettre au point une intervention dans les sous-sols de la Grande
Mosquée. L’opération est rondement menée.
En remerciement de l’intervention de la France, l’Arabie saoudite
augmente ses commandes militaires à partir de 1980. À la même époque, le
royaume aide financièrement la France alors que la place de Paris souffre de
multiples dévaluations. Cette lune de miel entre l’industrie hexagonale de
l’armement et Riyad va aller croissant, au point de défrayer la chronique
judiciaire franco-française, avec les fameuses rétrocommissions des
contrats Sawari (vente de frégates) dans les années 1990. Malgré ces
quelques désagréments, la France avait alors peu de réticences à vendre à
l’Arabie saoudite des armes que le royaume n’utilisait pas, ou peu.
De leur côté, les Saoudiens usent de cette « diplomatie du carnet de
chèque » pour influencer les prises de position de la France au Moyen-
Orient. L’Hexagone n’est alors qu’un atout de plus pour les Saoudiens,
soucieux avant tout de conserver le soutien des États-Unis. L’arrivée de
Barack Obama à la Maison Blanche en 2008 rebat pourtant les cartes. Les
Américains réorientent leur politique au Moyen-Orient, se désengagent
militairement de l’Irak et se rapprochent de l’Iran, ennemi éternel de
l’Arabie saoudite. Une révolution est en cours : devenant autosuffisants
dans le domaine énergétique avec le pétrole et le gaz de schiste, les États-
Unis ont moins besoin des Saoudiens. C’est en raison de ce relatif désamour
entre les deux pays que les Français comptent prendre l’avantage sous
François Hollande.
C’est effectivement durant le mandat du président socialiste que la
France et sa diplomatie multiplient les démonstrations d’amitié à l’égard de
l’Arabie saoudite. Comme ce 4 mars 2016 où François Hollande reçoit à
l’Élysée Mohammed Ben Nayef, ministre de l’Intérieur, alors prince héritier
d’Arabie saoudite. Une visite que le président français souhaite discrète.
Sur son agenda officiel, un simple « entretien » est inscrit. Le chef de l’État
ne tient pas à ce que soit rendue publique sa remise de la Légion d’honneur
au prince d’un régime qui mène une guerre monstrueuse au Yémen,
multiplie les exécutions capitales (cent cinquante en 2015) pour le seul
« crime » d’apostasie, persécute les chrétiens et bafoue les droits des
femmes.
L’hommage rendu par la France à l’Arabie saoudite est trop symbolique
pour que Riyad fasse preuve de la même pudeur que Paris. Quelques heures
après la cérémonie, l’agence de presse saoudienne diffuse de nombreuses
photos de cette délicate attention à l’égard de Ben Nayef et considère que
cette « plus haute distinction française » consacre l’Arabie saoudite « pour
tous ses efforts dans la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme ». Dès lors,
les officiels français ont beau minimiser l’offrande, décrite comme une
simple « pratique protocolaire », la Légion d’honneur princière enflamme
les réseaux sociaux dans un concert de colère et d’indignation. Au-delà des
polémiques, l’épisode de la décoration a au moins la vertu de mettre en
lumière la véritable nature des relations entre les deux pays. Car le ministre
de l’Intérieur saoudien ne s’est pas rendu seul à Paris. Le ministre des
Affaires étrangères, le ministre de la Culture et de l’Information, le chef des
services spéciaux et une trentaine de journalistes s’y trouvaient avec lui.
Une délégation reçue à sa descente d’avion par Ségolène Royal et
raccompagnée à son départ par Emmanuel Macron. Les Saoudiens sont
venus en force pour communiquer sur l’excellence de leurs rapports avec la
France au moment où ils s’inquiètent d’un éventuel Yalta régional entre les
États-Unis et la Russie qui se ferait dans leur dos.
À Paris, le malaise est en revanche palpable. Alors que l’Arabie
saoudite est peu à peu mise au ban des nations et que le Parlement européen
vient d’adopter, le 25 février, une proposition d’embargo européen,
« compte tenu de la gravité des accusations qui pèsent sur elle au regard de
la violation des droits humanitaires au Yémen », le gouvernement, quant à
lui, fait profil bas. Pas un mot, pas une critique sur cette guerre, pas plus sur
les exécutions. Pis, dans les milieux autorisés, on se dit soulagé de
l’annonce saoudienne d’honorer le contrat d’armement Donas de 3 milliards
d’euros environ : des armes destinées à l’origine au Liban, et désormais
livrées à… l’Arabie saoudite.
Au fond, malgré une gêne médiatique, le pouvoir socialiste accepte sans
barguigner de servir de caution morale aux Saoudiens. Souvenons-nous
d’ailleurs que Manuel Valls, en visite officielle dans le royaume wahhabite
le 13 octobre 2015, déclarait déjà sa flamme au régime, au nom de la sacro-
sainte « diplomatie économique », cette novlangue qui a remplacé toute
vision de la place de la France dans le monde : « Venez investir dans notre
pays, au cœur de l’Europe, c’est le moment, plus que jamais. Avec l’Arabie
saoudite, nous avançons en confiance, nous approfondissons une relation
économique que nous tournons résolument vers l’avenir », affirme alors le
Premier ministre, en parfait dircom de l’entreprise France.

Des circuits de financement des islamistes


Après 2012, François Hollande a sciemment voulu faire de l’Arabie
saoudite un partenaire stratégique de la France au Moyen-Orient.
Essentiellement pour des raisons financières. Sur place, l’ambassadeur
Bertrand Besancenot a fait miroiter à l’Élysée des contrats de plusieurs
milliards. Le mystérieux royaume d’Arabie – premier client historique de
notre industrie de défense – a toujours été vu par la République française
d’abord comme un coffre-fort.
Mais les intérêts stratégiques et sécuritaires de la France sont également
en jeu en Arabie saoudite. Il ne faut jamais oublier que la famille royale,
gardienne des Lieux saints de La Mecque et de Médine, détient son pouvoir
d’un compromis avec le clergé wahhabite. Les nombreux princes préservent
leur position dans la société saoudienne en échange de la promotion à
travers le monde du wahhabisme, cette version autoritaire et antimoderne de
l’islam, à coups de pétrodollars. Avec pour ennemi principal le chiisme.
Dans cette vision binaire du monde, la priorité des Saoudiens est bien de
contrecarrer les ambitions de l’Iran – depuis son retour sur la scène
régionale à la suite de l’accord sur le nucléaire avec les Américains –, non
la destruction de l’État islamique en Syrie. « Ils n’alignent qu’une dizaine
d’avions contre Daech alors qu’ils en mobilisent plus d’une centaine au
Yémen, ils veulent montrer qu’ils sont les réels défenseurs des sunnites »,
estime Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense.
« Leur ennemi public numéro un reste l’Iran, pas Daech, auquel ils ont
contribué en réalité directement ou indirectement », nous confie un
diplomate français particulièrement amer.
C’est un secret de polichinelle dans les chancelleries occidentales :
l’argent et l’armement saoudiens ou qataris, qu’on fournit généreusement
aux rebelles sunnites en Irak ou en Syrie, ont finalement servi aux groupes
djihadistes les plus dangereux, qu’ils s’appellent État islamique, Al-Qaida
ou Al-Nosra. Le richissime prince Al-Walid le reconnaissait en
octobre 2014, sur CNN, quand une journaliste lui demandait : « Qu’en est-il
du financement du terrorisme par les grandes fortunes saoudiennes ? – Très
honnêtement, je dois vous dire que, oui, on avait une faiblesse de ce côté-là,
malheureusement, quelques éléments extrémistes en Arabie saoudite ont
financé des éléments extrémistes en Syrie, mais maintenant, tout ça, c’est
terminé. » Le 23 janvier 2016, The New York Times révélait, dans une
longue enquête, que l’Arabie saoudite avait financé la guerre secrète de la
CIA contre Bachar Al-Assad en Syrie dès 2013, avec l’accord de Barack
Obama, et ce à hauteur de « plusieurs milliards de dollars ». Selon le
quotidien américain, le financement saoudien constitue de loin la principale
contribution étrangère à ce programme de fourniture d’armes aux
combattants antigouvernementaux. Un article qui constate au passage la
responsabilité de Mohammed Ben Nayef, le prince décoré par François
Hollande.
Dès 2012, quatre mois après son arrivée au Quai d’Orsay, Laurent
Fabius est d’ailleurs alerté par ses services sur la situation critique en Syrie.
Une note de la direction de la prospective du ministère des Affaires
étrangères du 15 octobre 2012, envoyée à son cabinet ainsi qu’à l’Élysée,
que j’ai pu consulter, pointe clairement la responsabilité de l’Arabie
saoudite et du Qatar dans le financement en Syrie de groupes djihadistes
luttant contre Bachar Al-Assad. Son titre est sans équivoque : « Opposition
syrienne de l’intérieur : le piège islamiste vient du Golfe, et nous risquons
d’y tomber. »
L’analyse de cette note du Quai d’Orsay est très précise : « La visibilité
croissante des islamistes dans l’opposition armée est un phénomène
marquant depuis quelques semaines, même s’ils ne sont pas dominants dans
le champ de l’opposition syrienne. Ceci pose toutefois la question du poids
réel de l’islamisme dans ses diverses composantes (djihadistes,
salafistes, etc.). » Le document est aussi alarmiste concernant la « direction
politique de l’insurrection qui n’apparaît pas clairement », et sur le fait que
« des milieux de l’opposition de l’intérieur proches des “coordinations
civiles” font de plus en plus grief à leurs soutiens extérieurs, y compris
occidentaux, de privilégier quasi systématiquement le financement, et donc
l’armement, des brigades islamistes ».
Toujours selon des informations provenant d’activistes syriens, le
scénario décrit dans la note est implacable : « Dès l’apparition des premiers
groupes armés qui allaient former l’ASL [Armée syrienne libre] (été 2011),
des donateurs privés du Golfe auraient mis en place des circuits de
financement au bénéfice de groupes affichant une coloration islamiste ;
ceux-ci auraient pu se fournir assez massivement en armes légères sur le
“marché libre”, augmentant ainsi leurs capacités et leur attractivité face à la
constellation des groupes d’autodéfense qui accompagnaient alors la
contestation pacifique. L’effet “boule de neige” se serait confirmé au fil des
mois, avec un effet d’accélération plus récemment : la nécessité de
s’approvisionner en armes et en moyens de subsistance provoque
l’islamisation de circonstance de plusieurs groupes pour accéder aux
circuits de financement qui ont fait la preuve de leur générosité ; ceux-ci
deviennent les vecteurs d’influence des services de renseignement des États
d’origine (Arabie, Qatar) et s’inscrivent davantage dans la réalité politique
de l’insurrection armée. »
Les services secrets occidentaux, et leur aveuglement dans leur soutien
sans réserve aux plus radicaux dans le cadre de l’opposition anti-Bachar, ne
sont pas épargnés : « Lorsque les autres services de renseignements (turcs et
occidentaux notamment) s’intéressent (avec un temps de retard) aux
facteurs structurants de la mouvance armée, ils privilégient les circuits
d’influence et de financement existants et pour mieux “contrôler” la
coopération avec leurs États d’origine (Arabie, Qatar). Les groupes armés
non islamistes, “laïques”, pluriconfessionnels, chrétiens, alaouites ou druzes
(il y en a quelques-uns), extérieurs à ces circuits, ne bénéficient pas des
retombées de cette coopération et se retrouvent chaque jour plus
marginalisés. » Plusieurs pistes d’action pour contrer cette dynamique
d’« islamisation par le financement (et par les services) du Golfe » sont
évoquées : une meilleure coordination avec nos partenaires occidentaux ;
« traiter de front ce sujet dans notre dialogue politique avec les puissances
régionales concernées (Arabie, Qatar notamment) » ; ou aider en priorité les
coordinations politiques civiles. Manifestement, nos services de
renseignements, comme la CIA américaine, n’auront pas reçu ces pistes de
réflexion à temps.

La France tend l’oreille en Arabie saoudite


Durant toute cette période, les Saoudiens se sont servis de la France
pour faire pression sur l’administration Obama, beaucoup plus timorée sur
le dossier syrien. Lors de mon enquête, j’ai pu consulter plusieurs
télégrammes diplomatiques (ces messages envoyés par les ambassades). On
y apprend qu’un diplomate français a rencontré le Saoudien Rihab Massoud
du Conseil national de la sécurité, lequel lui dévoile les pressions exercées
par l’Arabie saoudite aux États-Unis pour faire bouger Barack Obama sur la
question des armes chimiques et attend dans la foulée de ses confidences
une prise de position de la France. « Il y a en cette matière une forte attente
à l’égard de la France », analyse alors l’ambassadeur Bertrand Besancenot.
Ce message à l’égard de la France, les Saoudiens ne vont cesser de le
rappeler, comme je m’en rends compte à la lecture de plusieurs
télégrammes diplomatiques rédigés par le Quai d’Orsay. L’un d’eux,
particulièrement éclairant, relate une rencontre cruciale organisée en Arabie
saoudite le 2 février 2013. Ce jour-là, une délégation française – composée
d’Emmanuel Bonne, alors conseiller à l’Élysée pour l’Afrique du Nord, le
Moyen-Orient et les Nations unies, d’Éric Chevallier, ambassadeur en
Syrie, et du colonel Piccirillo, membre de l’état-major particulier du
président de la République – est reçue par le prince Bandar Ben Sultan, chef
des services de renseignements extérieurs du royaume saoudien (il fut
écarté de son poste en mars 2014), en présence de son frère Salman Ben
Sultan, chargé du soutien à l’opposition armée en Syrie. Le prince flatte ses
interlocuteurs français en rappelant que la position de François Hollande sur
la Syrie « est très appréciée et que Sa Majesté a été impressionnée par le
courage du président Hollande ». Et Bandar de développer un réquisitoire
contre l’attentisme américain : « Les Américains ne sont pas compris. Ils
veulent tout : ne rien faire mais être associés au succès. Je l’ai clairement dit
à nos amis américains lors de notre dernière réunion en Jordanie : j’en ai
assez des réunions multiples que les Américains demandent. Que nous
offrent-ils ? Formation à la vision de nuit, des vêtements et équipements.
C’est bien, mais il faut passer à autre chose… Les gens de Washington
aujourd’hui vivent sur la Lune et pas dans le monde réel… L’obstination de
Bachar révèle, en contrepoint, la dangerosité de l’inaction américaine… Les
Américains ont pris une décision : celle de ne pas prendre de décision. »
Durant plus de quatre heures, le prince sort donc le grand jeu à ses
interlocuteurs français pour « faire passer des messages » sur le dossier
syrien. Rappelant que le roi Abdallah (mort le 23 janvier 2015) lui a assigné
trois objectifs – faire chuter Bachar Al-Assad, isoler le Hezbollah et
contenir l’Iran –, il affirme que « le dossier syrien est une question
aujourd’hui entre les mains des gens du renseignement et donc dans les
miennes ». Il faut rappeler que le prince Bandar a été ambassadeur du
royaume saoudien à Washington de 1983 à 2005, et a noué des relations très
fortes avec les services de renseignements américains (CIA en tête) et avec
les néoconservateurs de l’administration américaine, en particulier les Bush,
père et fils, ainsi que Dick Cheney. Le « faucon » assure aux diplomates
français que la chute du régime syrien peut être rapide : « Pourquoi ? Le
mur de la peur a été brisé, et Bachar, par stupidité, tombe dans la surenchère
et la violence. Il aurait dû réagir dans les dix jours du mouvement : faire
une offre politique que personne n’aurait pu refuser et sortir par la grande
porte. Bachar n’a pas l’expérience de son père, rompu aux expériences
révolutionnaires et aux coups d’État. Il est désemparé… Je crois à la
possibilité d’une victoire militaire en Syrie. […] Bachar ne fait pas
confiance à ses propres forces, ses moyens sont beaucoup plus limités que
sur le papier. Rappelez-vous comme nous avons surestimé les moyens
militaires de Saddam ! » Le patron du renseignement saoudien affirme que
le soutien de l’Arabie saoudite aux rebelles syriens est total : « Quand on
entre dans une guerre, il faut y aller sans état d’âme et multiplier les moyens
pour qu’elle soit la plus brève possible […] J’ai souhaité qu’on donne
12 millions de dollars par mois pour financer l’ensemble des combattants. »
S’il assure dans un premier temps contrôler « 80 % des combattants sur le
terrain », il reconnaît que les forces armées de l’opposition gardent leur
autonomie : « Si je me rendais sur le terrain en leur disant : “Écoutez, les
gars, voilà 100 millions, rendez les armes, on fait un cessez-le-feu”, ils
prendraient les 100 millions… et reprendraient le combat ! »
Les diplomates français découvrent à cette occasion que Selim Idriss, à
l’époque chef d’état-major du conseil militaire suprême de l’Armée
syrienne libre, n’est pas l’interlocuteur privilégié des Saoudiens. Surtout, ils
feignent d’ignorer que l’Arabie saoudite et le Qatar jouent un rôle clé dans
le financement des djihadistes luttant contre Bachar. « Sur le terrain, nous
avons à gérer l’éclatement des groupes, les inimitiés personnelles, etc. »,
indique simplement Bandar. Tout juste si la délégation française s’inquiète
de la montée en puissance des groupes radicaux. Bandar élude et se
contente de répondre pour le seul domaine militaire : « Sur la question des
livraisons d’armes, notre meilleur scénario consiste à rééquilibrer le rapport
de force sur le terrain pour forcer à une solution politique avec le départ de
Bachar, avant même une victoire totale qui pourrait détruire Damas. »
Les diplomates français apprennent alors que l’Arabie saoudite
approvisionne l’opposition en armes à un rythme croissant. « Nous avons
livré 1 500 tonnes au jour d’aujourd’hui. Avec un objectif de 2 000 tonnes.
Elles ne sont pas toutes sur le terrain mais stockées en Jordanie », leur
expose ainsi Bandar. Le responsable saoudien insiste sur la nécessité de
livrer des armes sophistiquées et donc de lever les blocages à leur livraison :
« Ce sont surtout les armes antiaériennes qui font défaut. [Si les Américains
ou les Français l’autorisent à livrer ce type d’armes], ce sera une vraie
rupture sur le terrain et la clé de la victoire pour la bataille de Damas. » Il
en profite pour critiquer de nouveau l’allié américain : « J’ai parlé avec eux
des armes antiaériennes et de la nécessité d’en doter les combattants. Que
n’avais-je pas dit ! Cris d’orfraie à Washington ! Il y a néanmoins de vifs
débats internes au sein de l’administration à ce sujet. Petraeus [le patron de
la CIA] m’a dit qu’il avait un plan avec Clinton pour livrer des armes, mais
que la Maison Blanche l’avait rejeté… » À la lumière de l’enquête du New
York Times, qui démontre que la CIA a financé dès 2013, pour plusieurs
milliards de dollars, via l’Arabie saoudite, la livraison d’armes – y compris
des missiles antiaériens – aux rebelles syriens, ces paroles mettent en
lumière la duplicité des Saoudiens qui n’hésitent pas à instrumentaliser la
France pour faire pression en retour sur les États-Unis et l’administration
Obama.
Tout au long de l’entretien, Bandar assure ne pas livrer d’armes à des
mouvements affiliés aux Frères musulmans – critiquant au passage la
légèreté du Qatar dans ses propres livraisons d’armes –, mais à aucun
moment il ne parle des groupes héritiers d’Al-Qaida. Il préfère asséner à ses
interlocuteurs français que sa priorité reste la chute de Bachar Al-Assad, par
tous les moyens : « Je vous donne la garantie qu’une fois à Damas nos gars
ne se rendront pas coupables de choses affreuses contre les populations
civiles. Mais je veux être franc : ma garantie ne vaut pas plus que celle que
le général de Gaulle avait donnée de la Résistance au moment de la
Libération ! » À la suite de cet entretien haut en couleur, l’ambassadeur
français Bertrand Besancenot se félicite de la détermination saoudienne à
faire tomber Bachar, mais tempère auprès de Paris les ardeurs de son
interlocuteur : « Tout à la mise en œuvre du mandat qu’il a reçu du roi, le
prince Bandar est davantage préoccupé de damer le pion aux Iraniens que
de créer les conditions d’une négociation politique favorable à l’opposition.
Il reste vague sur la sécurité des communautés syriennes et les contours de
la nouvelle Syrie. » Un flou et une absence de proposition politique qui
deviendront vite criminels. Pour les civils syriens comme pour la paix et la
stabilité dans la région.

Une « diplomatie économique » à courte


vue
Si le rapprochement, voire l’alignement diplomatique, de la France avec
l’Arabie saoudite durant le quinquennat de François Hollande est inédit,
Nicolas Sarkozy avait, lui aussi, essayé de mettre la main sur le coffre-fort
saoudien. Sans succès. Son activisme avait agacé le roi Abdallah, qui l’avait
qualifié de « cheval fougueux qui doit connaître l’épreuve des rênes » lors
d’une de ses visites officielles. Au grand dam des Saoudiens, Nicolas
Sarkozy avait bousculé à de multiples reprises le protocole diplomatique.
Ainsi, lors de ses deux visites éclair (dont une n’a duré que quatre heures),
il n’avait pas dormi une seule fois sur place. Et, crime de lèse-majesté, il
avait voulu s’adresser en anglais directement au roi lors d’un aparté. Pour
l’inauguration de l’université du roi Abdallah, Nicolas Sarkozy avait
préféré envoyer Claude Guéant, le secrétaire général de l’Élysée, mais aussi
un de ses conseillers de l’ombre, l’intermédiaire franco-tchadien Abakar
Manany, ancien conseiller spécial du président Idriss Deby.
Autre source de mésentente entre l’Élysée de l’époque et le roi
Abdallah : l’insistance des Français à imposer dans la plupart des
négociations les réseaux de Khaled Bugshan, homme d’affaires d’origine
yéménite, en lien avec l’intermédiaire Alexandre Djouhri. Les Saoudiens
voient alors d’un mauvais œil le retour des turpitudes du passé, celles des
contrats de frégates Sawari. Cette incompréhension entre Nicolas Sarkozy
et les Saoudiens amène le premier à privilégier, dès le début de son
quinquennat, les affaires avec le Qatar. Au point de perdre un contrat
historique en Arabie saoudite, celui du TGV entre La Mecque et Médine,
finalement remporté par les Espagnols, alors que les études préliminaires
avaient été confiées à SNCF International.
La stratégie de François Hollande a-t-elle pour autant apporté des
résultats commerciaux et financiers à la France ? Si l’ambassadeur
Besancenot proclamait en début de quinquennat que la France pouvait
obtenir plus de 30 milliards d’euros de contrats avec l’Arabie, rien n’est
arrivé ou presque. À la suite de sa visite en Arabie saoudite en
octobre 2015, Manuel Valls continuait pourtant à se féliciter dans un tweet
de promesses qu’il considérait comme des affaires conclues : « France-
Arabie saoudite : 10 milliards d’euros de contrats ! Le gouvernement
mobilisé pour nos entreprises et l’emploi. » Au final, le Premier ministre
n’aura obtenu que l’annulation d’un ancien embargo sur la viande française
pour cause de vache folle. Et la filiale internationale de la RATP est la seule
à avoir signé un contrat ferme, pour la gestion des lignes de bus à Riyad.
Avec Airbus, la déconvenue est totale. Le PDG Fabrice Brégier devait
signer, lors de cette visite, un mémorandum d’entente avec les Saoudiens
pour développer une version plus économe de l’A380. Mais, une fois les
Français sur place, les Saoudiens ont annoncé qu’ils renonçaient à ce projet.
Alors que Paris espérait signer jusqu’à 50 milliards d’euros de contrats,
presque rien n’a été obtenu.
L’erreur française tient au fait que la « diplomatie économique » de
François Hollande et Laurent Fabius a concentré ses efforts sur l’entourage
du roi Abdallah… qui est donc mort le 23 janvier 2015. Cette « diplomatie
du prince », faisant fi de la complexité de la société saoudienne, a fini par
mettre la France dans une impasse. En quelques semaines, les intérêts
hexagonaux se sont retrouvés sans relais légitimes dans le royaume
saoudien, pour avoir trop misé sur les précédents maîtres du régime.
L’ambassadeur Bertrand Besancenot avait ainsi conseillé aux grandes
sociétés de l’énergie (Areva, EDF, Veolia, etc.) de s’allier avec le groupe
Ben Laden, géant saoudien du BTP… qui subira la disgrâce du roi Salman.
Côté industrie de défense, Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense de
François Hollande, et son directeur de cabinet Cédric Lewandowski avaient
tout misé sur les réseaux du patron de la garde nationale Mitab Ben
Abdallah, fils de l’ancien roi. Là encore, fiasco : le nouvel homme fort du
régime, Mohammed Ben Salman (MBS), devenu ministre de la Défense, a,
dès juin 2015, prévenu Paris qu’il allait faire le ménage : « La France n’a
vraiment pas vu venir MBS. En ne misant pas sur lui, elle s’est marginalisée
en Arabie », déplore un initié.
Enfin, ultime signe d’échec, alors que la France espérait vendre ses
satellites d’observation, les Saoudiens préfèrent en acheter six aux
Américains, pour plusieurs milliards de dollars. « Les responsables
politiques français ont l’impression que, s’ils boivent avec l’émir sous la
tente, c’est dans la poche ! Mais ça ne fonctionne plus comme ça à l’heure
de la globalisation, s’irrite un intermédiaire français. L’Arabie saoudite a
changé, les cadres de l’État ont fait Harvard et les pressions politiques ne
suffisent plus. Le pire, c’est que les grands groupes français laissent faire le
pouvoir politique… et, au final, on multiplie les déconvenues. Quand la
République se met à vouloir faire du commerce, elle le fait mal, avec les
anciennes recettes. »

Un bon client des marchands d’armes


À la décharge des Français, la situation économique de l’Arabie
saoudite s’est beaucoup dégradée ces dernières années. Avec la baisse des
rentes pétrolières, le royaume fait face à de graves difficultés budgétaires.
Engagée dans une féroce guerre des prix pour contrer le pétrole de schiste
américain, la monarchie saoudienne, qui tiraient il y a encore peu 90 % de
ses recettes de l’or noir, doit désormais se serrer la ceinture. Au point
d’interpeller le Fonds monétaire international (FMI), qui s’alarme dès
l’automne 2015 d’une possible faillite de l’État saoudien dans les années à
venir. The Financial Times révèle que la banque centrale saoudienne a
liquidé en six mois près de 75 milliards de dollars d’actifs détenus par le
royaume à l’étranger.
Durant la même période, le cabinet royal et le ministère des Finances
saoudiens ont édité deux circulaires confidentielles exigeant clairement des
coupes budgétaires drastiques. Ces télégrammes « extrêmement secrets et
urgents » que j’ai réussi à consulter concernent « la clôture des comptes et
l’exercice fiscal 1436-1437 [équivalant aux années 2015 et 2016] ». Il y est
notifié notamment d’« avancer la date d’arrêt des dépenses », d’arrêter
« toute contractualisation portant sur de nouveaux projets », « l’achat de
voitures, de fournitures, d’équipements, quel qu’en soit le motif », « toutes
les embauches ou promotions de fonctionnaires à tous les échelons et
grades professionnels », de cesser « les expropriations publiques et leur
indemnisation », de « ne plus conclure de nouveaux contrats de location ».
Ces circulaires confidentielles exigent aussi d’« accélérer les procédures
de recouvrement par le ministère des Finances », et notamment les
transactions de pétrole : « il s’agit d’accélérer les tâches administratives
pour collecter au plus vite les revenus du pétrole ». Toutes ces « directives
royales » ont un effet immédiat, et à tous les échelons du gouvernement et
de l’État saoudien. Dans un royaume où, sur 5 millions d’actifs, 3 millions
sont fonctionnaires, on mesure la portée de telles économies. Face à ces
difficultés, le magazine américain The Atlantic exhortait même en 2016 à
« se préparer à l’effondrement de l’Arabie saoudite ». La guerre au Yémen
coûte alors entre 4 et 7 milliards de dollars par mois au royaume. Une
situation intenable, même au pays de l’or noir.
C’est dans ce contexte pour le moins troublé que Mohammed Ben
Salman finit par imposer définitivement son pouvoir. Le jeune prince va
profiter de la victoire de Donald Trump aux États-Unis fin 2016 – qui a
annoncé vouloir prendre le contre-pied de Barack Obama, du Pentagone et
du département d’État sur le dossier iranien – pour retrouver un peu
d’oxygène. Dès le printemps 2017, le président américain promet la
signature de 380 milliards d’euros de contrats, dont 110 milliards dans
l’armement. C’est l’analyse de l’ancien ambassadeur Bertrand Besancenot,
interrogé par la commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées de l’Assemblée nationale en décembre 2017 : « Les choses
ont bougé avec l’élection de Donald Trump considérée, par les Émiriens et
les Saoudiens, comme annonciatrice d’une nouvelle donne pour la région
du Golfe. Ceux-ci avaient ainsi l’impression de renouer avec leurs alliés
traditionnels. De surcroît, à la volonté proclamée du nouveau président de
faire refluer l’influence iranienne s’ajoutait son état d’esprit en faveur des
affaires. À cet égard, Mohammed Ben Salman et Mohammed Ben Zayed
[prince héritier des Émirats arabes unis] ont fait le pari de jouer
ouvertement la carte de Donald Trump et se sont félicités ouvertement de
l’élection d’un président qui enfin revenait, selon eux, à un comportement
normal vis-à-vis des alliés du Golfe. Le Qatar avait fait le pari opposé, en
finançant notamment la campagne d’Hilary Clinton. » Ajoutant,
prémonitoire : « Se dessine ainsi une véritable convergence d’intérêts entre
l’Arabie saoudite et Israël : les contacts discrets se sont renforcés et les
bonnes relations des uns et des autres avec la nouvelle administration
Trump favorisent les choses. »
Dans ce contexte, la France, qui avait misé sur l’Arabie saoudite durant
le quinquennat Hollande, au point d’être alignée sur le royaume, se retrouve
plus démunie encore, sur la touche au Moyen-Orient. Devant les députés,
l’ambassadeur Besancenot, tout juste nommé par Emmanuel Macron
conseiller diplomatique du gouvernement, en charge d’aider la médiation du
Koweït entre l’Arabie saoudite et le Qatar, alors en pleine confrontation
diplomatique, ne cache même pas la situation d’impuissance dans laquelle
s’est placée la France ces dernières années : « Le président de la République
et M. Jean-Yves Le Drian ont sollicité l’ensemble des protagonistes au
téléphone. Malheureusement, ces tentatives se sont révélées vaines. »
Si la France n’a pas misé sur MBS, Emmanuel Macron a pourtant tenté
de se rapprocher de lui, alors que ses tentatives de médiation sur le dossier
du nucléaire iranien sont très mal vues à Riyad. À l’occasion de son voyage
à Abu Dhabi pour l’inauguration du Louvre, à l’automne 2017, le président
français a profité du retour pour rendre visite à Mohammed Ben Salman en
Arabie saoudite afin de faire libérer le Libanais Saad Hariri, alors en
résidence forcée à Riyad. Une de ses rares victoires diplomatiques. C’est
Mohammed Ben Zayed qui a rendu possible cette rencontre entre
Emmanuel Macron et le leader saoudien. Mais, depuis, les relations se sont
tendues entre le prince héritier des Émirats arabes unis et MBS : le premier
s’est retiré de la coalition au Yémen, et le second refuse que les Émirats y
créent une sorte de comptoir dans le sud du pays, un nœud pétrolier et
gazier.
En avril 2018, à Paris, lors de la visite de MBS, un traité entre la France
et l’Arabie saoudite est signé, créant une vaste zone de développement
touristique et culturel, un complexe de 22 000 m2, autour du site
archéologique d’Al-Ula (constitué de tombes nabatéennes), au nord-ouest
de l’Arabie saoudite. À la tête de l’agence française qui pilote ce projet,
Emmanuel Macron a nommé Gérard Mestrallet, l’ancien patron d’Engie,
qui dispose d’un bon réseau dans cette monarchie du Golfe : il est l’un des
rares étrangers à émarger au conseil d’administration de la société
d’électricité d’Arabie saoudite, la SCECO. Engie a en effet construit dans le
royaume d’importantes usines de désalinisation qui produisent de
l’électricité. Un proche d’Emmanuel Macron, le consultant François-Aïssa
Touazi, responsable des pays du Golfe pour le fonds d’investissement
Ardian, s’active beaucoup pour faire avancer ce projet culturel et…
économique. En plein désert, un aéroport doit être construit, ainsi qu’une
trentaine d’hôtels. L’architecte français Jean Nouvel est également de la
partie, ainsi que la Caisse des dépôts. Mestrallet a même convaincu Bercy
de ne pas passer par le code français des marchés publics ; les Saoudiens
veulent aller vite. Pour MBS, il s’agit de préparer enfin l’Arabie saoudite à
l’après-pétrole.
Mais la stratégie de soft power de MBS prend du plomb dans l’aile avec
l’affaire Khashoggi (du nom de cet opposant saoudien assassiné en
octobre 2018 au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul), ainsi qu’avec le
scandale Pegasus, ce logiciel israélien d’espionnage des smartphones que le
royaume a largement utilisé ces dernières années. Depuis, les relations entre
les deux pays sont en dents de scie. Dix jours après le meurtre de Jamal
Khashoggi, l’Élysée demande à Patrick Pouyanné, le puissant patron de
Total, de ne pas se rendre au Forum de Riyad, et Emmanuel Macron
explique dans une interview à France 24 et RFI que ce sont « des faits très
graves », précise que pour la France « le politique prime sur les intérêts
économiques », et que, de toute façon, « l’Arabie saoudite n’est pas un
grand client de la France ». Pourtant, l’année précédente, la France avait
livré pour 1,38 milliard d’euros d’armements à Riyad, ce qui en fait le
deuxième plus gros client dans ce secteur, après l’Égypte. Et ce qui
explique pourquoi, contrairement à l’Allemagne, elle n’a pas suspendu ses
livraisons d’armes à l’Arabie saoudite. Fin 2020, Thales a d’ailleurs
remporté un contrat de radars pour la détection des drones pour environ
600 millions d’euros : « Avec l’arrivée de Biden, MBS est bien obligé de
trouver des alternatives », commente un marchand d’armes.
Les Français comptent bien profiter de ce nouveau revirement
américain dans le Golfe. Début décembre 2021, lors d’une tournée
diplomatique express, Emmanuel Macron accepte ainsi de rencontrer
Mohammed Ben Salman à Djeddah, malgré la réputation sulfureuse du
leader saoudien. Un jour plus tôt, les groupes français Dassault et MBDA
signaient un contrat record de 16 milliards d’euros pour la livraison de
80 Rafale tous équipés aux Émirats arabes unis.
Manifestement, la France persévère sur le chemin de la diplomatie
économique, pour le meilleur et pour le pire, en y perdant souvent sa
crédibilité internationale comme son influence. Car, à force de tenter de se
vendre au plus offrant, elle finit par brouiller son image et par invalider ses
grands principes. Peut-être parce que, trop souvent, derrière ces postures,
prévalent des intérêts privés.
PARTIE II

LIAISONS DANGEREUSES
CHAPITRE 4

L’amiral de l’Élysée

L’homme aime se présenter comme un simple « chef de gare », ou


même un « horloger ». Secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler,
quarante-neuf ans, est pourtant l’un des personnages les plus importants à la
tête de l’État, la pièce maîtresse du pouvoir macronien. Comme en son
temps Claude Guéant, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ce pur produit
de la technocratie d’État est craint des hauts fonctionnaires comme des
grands patrons du CAC 40. Au Château, certains conseillers le surnomment
« le cardinal ». Austère, taiseux, cet Alsacien aime se faire oublier derrière
ses petites lunettes et ses costumes grisâtres. Avec Emmanuel Macron,
Alexis Kohler partage le goût du secret et du cloisonnement. Dépeint
comme un bourreau de travail – dans la macronie, certains s’amusent à le
surnommer « le smartphone » –, il garde un œil sur tout, traite des dossiers
nationaux comme de l’international, s’intéresse aux derniers potins
politiques et arbitre les sujets les plus stratégiques : diplomatie,
renseignement, défense, armement, nucléaire.
Depuis bientôt cinq ans, Alexis Kohler a la haute main sur l’ensemble
des dossiers industriels et régaliens : au cœur de la raison d’État et de la
sécurité nationale. L’homme a du pouvoir, peut-être comme jamais
auparavant un secrétaire général de l’Élysée. L’un de ses prédécesseurs me
le présente comme le « numéro un bis de la République ». Un autre le
qualifie même de « vice-président ». À en croire de nombreux
interlocuteurs, Alexis Kohler est tout-puissant derrière le président :
« Emmanuel Macron n’a jamais vu Édouard Philippe seul, Alexis était
toujours là, témoigne un ancien de l’Élysée. Ça ne s’est jamais fait sous la
Ve République ! Certes, Guéant, qui était déjà très puissant comme
secrétaire général, se permettait même de s’exprimer dans la presse, ce qui
n’est pas le cas de Kohler, mais, dans le détail des dossiers, au niveau des
arbitrages, il va beaucoup plus loin. »
Durant la première partie du quinquennat, les deux têtes de l’exécutif
déjeunaient effectivement ensemble chaque lundi toujours flanquées de
leurs bras droits respectifs, Alexis Kohler pour Emmanuel Macron et Benoît
Ribadeau-Dumas pour Édouard Philippe. Une incongruité dans le cadre de
la Ve République. À son arrivée à Matignon, Jean Castex imposera de
rétablir le traditionnel déjeuner en tête à tête entre le président de la
République et le Premier ministre, revenant ainsi à l’esprit des institutions.
Au plus haut de l’État, l’omniprésence d’Alexis Kohler s’explique aussi par
l’hyperprésidence qu’instaure Emmanuel Macron dès son arrivée au
pouvoir. Tout remonte à l’Élysée. Les ministres n’ont quasiment aucune
marge de manœuvre politique, et Matignon pas davantage. C’est Alexis
Kohler qui se charge de recevoir chaque mois les ministres pour leur
examen de contrôle sur l’avancée de leurs résultats. C’est également lui qui
voit les patrons du CAC 40. Emmanuel Macron lui délègue énormément de
dossiers. « Ça tourne en cercle fermé à l’Élysée entre Macron et Kohler. Un
véritable théâtre d’ombres au sein de l’État », déplore un chef d’entreprise,
qui m’explique être souvent suspendu aux décisions de la présidence pour
faire avancer un dossier.
À l’origine, le tandem se forme à Bercy, quand Emmanuel Macron est
sacré ministre de l’Économie par François Hollande. L’ancien secrétaire
général adjoint de l’Élysée fait le choix d’un homme peu connu pour le
seconder : Alexis Kohler devient directeur de cabinet. Les deux s’étaient
croisés quelques années auparavant sur le dossier Renault, Macron pour
Rothschild, Kohler comme représentant de l’État actionnaire. En quelques
mois, alors qu’ils travaillent désormais côte à côte, la confiance s’installe.
Une alliance indéfectible se noue entre les deux hommes. À Macron, la
lumière, l’esbroufe, les effets de communication. À Kohler, la haute main
sur les dossiers industriels. Directeur de cabinet, il dispose d’une grande
autonomie sur les sujets de fond : Macron laisse à son numéro deux toute
latitude pour arbitrer. Chacun joue sa partition et se couvre mutuellement. À
l’époque, le directeur de cabinet ne laisse rien paraître des véritables
ambitions politiques de son ministre. Entre non-dits, mensonges par
omission et manipulations.
Il n’est donc guère étonnant que, au cours de la campagne
présidentielle, Emmanuel et Alexis décident déjà de tout… avec Brigitte. À
l’Élysée, ce fonctionnement restreint n’a pas beaucoup évolué, malgré les
frictions entre les uns et les autres : « Kohler est très jaloux de sa relation
avec Macron », constate un conseiller. Résultat, le secrétaire général est
présent à toutes les réunions politiques, y compris celles du mardi soir avec
les ténors de la majorité. Il participe à de nombreuses discussions relatives à
la diplomatie. Rien ne lui échappe. Alexis Kohler aime les conciliabules, les
manigances, la « politique de l’ombre », remarque l’un de ses anciens
condisciples.
Cela fait longtemps que le jeu politique l’attire. Du temps de sa
jeunesse, il se frotte au terrain militant, recruté chez les jeunes rocardiens
par… Édouard Philippe. La voie qu’il choisit est pourtant celle du service
de l’État, après être passé par l’ESSEC, la prestigieuse école de commerce.
Simple « administrateur civil » à sa sortie de l’ENA, il fait ses gammes à
Bercy, d’abord à la direction générale du Trésor, puis en mission à
Washington au Fonds monétaire international (FMI), avant d’intégrer la
stratégique Agence des participations de l’État (APE), bras armé de l’État
actionnaire. Un intime de François Hollande conclut, sentencieux :
« Macron, à tort, le croit bon. »
Celui qui veille, à tout instant, à rester discret se retrouve pourtant au
cœur de la tourmente médiatique et judiciaire. Le 4 mai 2018, quasiment un
an jour pour jour après la victoire d’Emmanuel Macron à la présidentielle,
Mediapart publie une longue enquête sur le principal collaborateur du
président, intitulée « Alexis Kohler, un mensonge d’État à l’Élysée ».
Martine Orange y révèle que le haut fonctionnaire a des liens familiaux
avec les Aponte, actionnaires du groupe de transport maritime MSC
(Mediterranean Shipping Company), principal client des chantiers navals de
Saint-Nazaire, dans lesquels l’État a des parts. Mediapart dénonce un
« conflit d’intérêts majeur » au sujet des différentes missions de contrôle
dont Alexis Kohler a eu la charge durant toute sa carrière à Bercy.
En poste à l’APE, Kohler est en effet durant près de trois ans au début
des années 2010 le représentant de l’État au conseil d’administration de
STX France, la société des chantiers navals de Saint-Nazaire. À la même
époque, toujours pour l’État, il est membre du cabinet d’audit et du conseil
de surveillance du grand port maritime du Havre où MSC, via sa filiale de
gestion de port TIL (Terminal Investment Limited), gère plusieurs quais de
débarquement de conteneurs. Les années suivantes, les cabinets ministériels
de Pierre Moscovici (où Kohler est directeur adjoint) et d’Emmanuel
Macron n’ont de cesse de gérer des dossiers où MSC apparaît. Et pour
cause : depuis la crise financière de 2008, les banques classiques renâclent à
financer des grands projets, et notamment la construction de bateaux ; c’est
donc l’État français, pour sauver l’emploi et assurer le maintien de STX,
qui y supplée, en proposant aux armateurs de nombreuses facilités de
paiement et surtout sa garantie financière, leur permettant ainsi de
bénéficier de prêts à taux ultra bonifiés et sans supporter le risque de tels
investissements.
Face à la polémique, l’Élysée publie un communiqué succinct affirmant
qu’Alexis Kohler « a toujours informé ses hiérarchies » de ses liens
familiaux et « s’est toujours déporté » en cas de conflits d’intérêts. En
parallèle, à coups de off auprès des journalistes politiques, l’entourage du
président minimise l’incident. Dans un premier temps, la polémique semble
maîtrisée : le dossier est complexe, concerne des dossiers industriels peu
médiatisés, la presse est loin d’accorder une grande attention aux
révélations de Mediapart. C’est sans compter avec Anticor, l’association de
lutte contre la corruption, qui dépose très vite une plainte, amenant le
Parquet national financier (PNF), tout début juin 2018, à confier une
enquête préliminaire à la brigade de la répression de la délinquance
économique de la préfecture de Paris. En quelques semaines, les policiers
vont multiplier les perquisitions au ministère des Finances, à la commission
de déontologie, à la direction du Trésor. Mais pourquoi s’inquiéter ? Un an
auparavant, dans le cadre d’un portrait que lui consacrait L’Express, Alexis
Kohler avait déjà tenté de désamorcer le sujet en concédant qu’« un lointain
cousin est actionnaire de MSC ». L’occasion toutefois pour lui d’exposer
officiellement de nouvelles règles du jeu : « La nature du lien que j’ai
entretenu importe peu. Ce qui compte, c’est que je ne traite plus du sujet :
c’est Anne de Bayser, secrétaire générale adjointe, qui s’en charge. »
Étrange ambiguïté à un an d’intervalle : celui qui « s’est toujours déporté »,
selon l’Élysée, ne « traite plus du sujet » depuis 2017 ? Et ce cousin, est-il
aussi « lointain » qu’Alexis Kohler essaie alors de le faire croire à la presse
et à l’opinion publique ? Le haut fonctionnaire n’est-il pas devenu directeur
financier de la branche croisière de MSC, avec un salaire entre 28 000 et
40 000 euros brut par mois, durant les sept mois de la campagne
présidentielle ?
MSC, un groupe familial à la puissance
géopolitique
Je découvre que, comme le président, le secrétaire général a une histoire
de famille digne d’une saga. À première vue, Alexis Kohler n’est qu’un
« petit cousin » de la puissante famille Aponte, dont la fortune pèse plus de
10 milliards de dollars, record du genre en Suisse selon le magazine Forbes,
où le « clan » s’est établi il y a une trentaine d’années, après avoir fondé
MSC. Ce groupe maritime tentaculaire de 27 milliards de dollars de chiffre
d’affaires, devenu en moins de vingt ans l’un des leaders des croisières,
numéro deux mondial du transport de conteneurs, est une puissance
géopolitique : gérant de nombreuses routes maritimes et ports stratégiques,
il contrôle une partie de la mondialisation.
Ce que mon enquête révèle, c’est qu’en réalité Alexis Kohler est depuis
des décennies intimement lié à la famille Aponte : sa mère, Sola Hakim, est
la cousine germaine de Rafaela Aponte, cofondatrice du groupe MSC avec
son mari Gianluigi. Une mère qui a connu les horreurs du XXe siècle au plus
près de sa chair. Née le 16 février 1932 à Haïfa, en Palestine sous mandat
britannique, Sola Hakim est issue d’une famille de sabras (ces juifs nés en
Palestine avant la création de l’État d’Israël, en 1948) établie depuis
plusieurs générations dans la même région : un de ses grands-pères est né à
Akko (Saint-Jean-d’Acre). Quant au père de Sola, Victor Hakim, il était un
commerçant propriétaire à Haïfa d’une société de transport et de trading, lui
permettant de subvenir aux besoins de sa famille dans une période
dramatique.
Après la Seconde Guerre mondiale, tout juste âgée de vingt ans, Sola
Hakim fait le chemin inverse de nombreux juifs et émigre vers la Suisse.
Là, elle retrouve sa tante, Régine Hakim, qui s’est mariée un peu plus tôt à
Pinhas Diamant, un banquier qui est alors un cadre dirigeant de la banque
Leumi (littéralement la banque « nationale », le premier établissement
bancaire de l’État d’Israël), et qui participe à établir à partir de 1953 la
première filiale suisse du groupe à Zurich. Régine et Pinhas Diamant sont
les parents de Rafaela, qui deviendra Aponte par mariage. J’apprends que
Sola Hakim côtoie à cette époque les milieux diplomatiques israéliens en
Europe, en pleine ébullition après la création de l’État d’Israël. Quelques
années plus tard, l’un des frères de Pinhas, Mordechai Diamant, alias
« Miki Diamant », sera le fondateur de MSC Israël LTD. Le groupe
maritime établi à Genève et l’État hébreu ont donc une histoire commune
méconnue. Après la mort de Mordechai, en 2010, la filiale israélienne
continue d’être dirigée en famille : c’est son épouse, Esther Diamant, qui
prend la succession (jusqu’à son décès en 2016). Une forte personnalité : en
2006, on la voit poser fièrement pour une photo dans un port, devant l’un
des plus grands porte-conteneurs du groupe, livré par les chantiers navals
coréens. Le navire porte son nom, MSC Esthi, un signe supplémentaire du
poids des Diamant au sein du groupe MSC.
La famille du secrétaire général de l’Élysée révèle d’autres surprises.
C’est à Genève que le père d’Alexis Kohler, Charles, se marie en 1953 avec
Sola Hakim. Le couple aura son premier enfant dix-sept ans après leur
union. Alexis est le cadet. Tout jeune adulte à la sortie de la guerre, Charles
Kohler, fils d’un pâtissier de Colmar, commence l’École hôtelière de
Lausanne avant de s’engager dans des études de droit. Sola deviendra
avocate au barreau de Strasbourg. La période de la guerre est une blessure
dans la famille. Jeune Alsacien, avec des grands-parents allemands, Charles
Kohler se retrouve incorporé comme Flakhelfer, ces « aides à l’armée de
l’air » allemande, en réalité des mineurs, des enfants-soldats, que les nazis
en pleine déroute utilisent dans leurs forces armées, parfois en lien avec les
jeunesses hitlériennes. On apprend dans un portrait que lui consacre le
quotidien L’Alsace en août 2017 que Charles Kohler estime avoir échappé
de cette manière à l’incorporation de force dans les Waffen SS,
contrairement à de nombreux autres jeunes Alsaciens, les « malgré-nous ».
Étonnamment, dans cet article de la presse régionale, il n’est pas fait
mention du tout nouveau secrétaire général de l’Élysée. Après la guerre,
soucieux de tourner la page de ce terrible conflit, Charles Kohler deviendra
haut fonctionnaire au Conseil de l’Europe, situé à Strasbourg, une
institution cruciale dans la défense des droits humains sur le continent. À la
fin de sa vie, ce père si discret se lance dans l’arbre généalogique de la
famille, ayant en tête de raconter toute cette histoire dans un livre, idée qu’il
finit par abandonner. En 2019, Emmanuel Macron sera présent à ses
obsèques, manière pour le président de témoigner son attachement à son
secrétaire général et à sa famille.
La saga familiale ne s’arrête pas là. Gianluigi Aponte, le mari de
Rafaela, a grandi entre le sud de l’Italie et la Somalie, colonie italienne
avant la guerre, où son père Aniello a ouvert un hôtel, La Croix du Sud, à
Mogadiscio. Né à Sant’Agnello, près de Sorrente, dans la région de Naples,
le jeune Gianluigi doit affronter très tôt – à tout juste cinq ans – la dureté de
la vie, quand son père succombe à une forme sévère de paludisme.
Descendant de marins (ses ancêtres exploitaient depuis le XIXe siècle des
petits bateaux dans la baie de Naples), c’est tout naturellement que
Gianluigi s’engage dans la flotte du célèbre armateur napolitain Achille
Lauro, et gravit les échelons jusqu’à devenir capitaine de ferry entre Capri
et Naples. Selon la légende familiale, c’est lors d’une de ses traversées en
tant que capitaine qu’il rencontre la jeune Rafaela Diamant : il l’épouse à la
fin des années 1960.
Comme dans toute bonne success story, sa vie est changée pour
toujours. À tout juste trente ans, Gianluigi débarque à Genève, où il troque
l’uniforme de marin pour celui de banquier, ou plutôt gestionnaire de
fortune, au sein de la société financière Investors Overseas Services (IOS),
créée par un financier hors norme, Bernard Cornfeld. Je découvre qu’il
sympathise avec l’un de ses collègues genevois, Dominique Denat : tous
deux se mettent soudainement en tête de créer une compagnie maritime. Ce
sera la Aponte Shipping Company, fondée en 1969 à Monrovia, au Liberia.
Les deux entrepreneurs ont le nez creux : ils se lancent peu de temps avant
que l’empire de Bernard Cornfeld ne sombre dans l’un des plus grands
scandales financiers des années 1970, une pyramide de Ponzi façon Madoff
avant l’heure. Pour monter la compagnie, ils utilisent une partie de
l’héritage de Patricia, la femme de Dominique Denat, et de l’argent de la
famille Diamant. Leur premier investissement est un vraquier d’occasion,
d’origine allemande, qu’ils renomment Patricia, puis ils acquièrent vite un
autre bateau, cette fois-ci dénommé Rafaela. Ils lancent une desserte
régulière entre l’Italie, la Somalie et la mer Rouge, où est situé le port
d’Eilat, au sud d’Israël. Le marché est tout trouvé, car, deux ans à peine
après la guerre des Six Jours contre l’Égypte, qui a vu Israël occuper
l’ensemble du Sinaï, le canal de Suez se retrouve fermé jusqu’en 1975,
bouleversant durant près de huit ans le commerce maritime mondial.

La compagnie maritime
de la mondialisation
Un an plus tard, en 1970, la Mediterranean Shipping Company (MSC)
est fondée en Belgique, s’installant donc dans un premier temps à Bruxelles
et au port d’Anvers, avant de rejoindre Genève. C’est à cette époque que les
familles Denat et Aponte se séparent sur un désaccord. Les Aponte
poursuivent seuls l’aventure. Si les affaires sont difficiles au début, elles
s’améliorent lorsque, dès 1973, une banque américaine, la First National
Bank of Chicago, investit dans le groupe. Gianluigi, un bourreau de travail,
vit alors sept jours sur sept pour sa compagnie. Le capitaine napolitain
achète des navires d’occasion à bas prix qui lui permettent de facturer à ses
clients des tarifs défiant toute concurrence. MSC ne renâcle pas non plus à
acheminer des déchets toxiques ou des matières dangereuses, chimiques ou
radioactives, tout en se diversifiant dans les minerais et le pétrole.
Changement de cap dans les années 1980 : Gianluigi a l’intuition que le
transport de conteneurs est l’avenir. Pour se lancer et s’équiper de nouveaux
bateaux, il n’hésite pas à vendre sa flotte d’une vingtaine de cargos. En
1996, la société a suffisamment grossi pour commander ses premiers
navires neufs auprès des chantiers navals de toute la planète. En moins de
trente ans, MSC rafle 15 % du marché mondial des conteneurs.
Dans notre monde globalisé, environ 80 % du commerce mondial se fait
par les mers et les océans. Au même titre que les câbles internet qui
parcourent les mers du globe, les routes maritimes, devenues de vrais
« méga-couloirs » de circulation, sont les veines de la mondialisation. Avec
un principe : la livraison juste à temps. Les bateaux, des porte-conteneurs
toujours plus gros, ne restent jamais plus de quelques heures dans les ports.
Tout, ou presque, est automatisé et fait pour abaisser les coûts. Les
armateurs en profitent pour investir tous azimuts, dans la gestion de port,
les entrepôts, le transport routier, ferroviaire, pour éviter les ruptures de
charges et améliorer la compétitivité. On assiste à une course au gigantisme,
amenant une intégration verticale croissante des groupes maritimes
mondiaux dans le transport terrestre et logistique, à l’heure où la Chine met
en place ses « nouvelles routes de la soie ». À travers l’alliance mondiale
2M, le groupe MSC coopère avec son concurrent direct, le Danois Maersk,
numéro un mondial du transport de conteneurs, mais également avec la
société israélienne ZIM Integrated Shipping Services. Cette course a son
revers. Selon l’ONG Transport et Environnement, MSC est le huitième plus
gros pollueur européen, ses navires émettent chaque année 11 millions de
tonnes de CO2. Près de deux cent soixante-dix conteneurs ont été perdus en
deux ans dans la mer du Nord du fait d’intempéries. Mais, en dehors de
quelques accidents spectaculaires, ces dégâts collatéraux du transport
maritime mondial ne font pas les gros titres.
MSC pratique le culte du secret. Cette société familiale domiciliée en
Suisse n’est pas cotée en Bourse. Elle n’est donc pas tenue de publier ses
résultats financiers. « Un groupe impénétrable », témoigne un initié en
Italie. Cette opacité est renforcée par un écheveau de holdings et filiales
dans les paradis fiscaux. Les navires du groupe, comme dans le reste du
secteur maritime, naviguent sous pavillon de complaisance. Malgré la crise
financière de 2008, la pandémie de Covid-19, MSC tient bon.
Insubmersible. Cette réussite suscite de nombreuses jalousies. Le groupe
maritime semble résister plus facilement que ses concurrents à tout
retournement de conjoncture, et il est l’un des rares de son secteur à ne pas
procéder à des licenciements. Avec 70 000 salariés dans le monde,
510 navires, 200 routes maritimes et 500 ports desservis, MSC est un
empire. En 2001, le slogan du groupe était conquérant : « Un tiers du globe
est couvert par la terre, le reste, nous le couvrons. »

Des bateaux prisés par les trafiquants


de drogue
Chez MSC, tout est affaire de famille. Ce groupe est géré comme une
grosse PME familiale, reconnaît Gianluigi Aponte dans un rare entretien au
Monde en juin 2017 : « Mon fils Diego s’occupe des porte-conteneurs et
des terminaux portuaires ; mon gendre Pierfrancesco Vago, des croisières et
des ferrys ; ma fille Alexa, des finances ; ma belle-fille Ela, de l’achat et de
la vente des cargos, ainsi que des relations avec les banques. Quant à ma
femme, Rafaela, elle se charge de la décoration des paquebots, tout en étant
au courant de tout ce qui se passe… » Et, depuis quelques années, la famille
s’est agrandie en Turquie. Ela, qui a épousé Diego Aponte, est la fille de
l’homme d’affaires turc Ahmet Soyuer, copropriétaire, avec la filiale de
MSC, de l’Asyaport à Tekirdag : ce port, l’un des plus stratégiques du pays,
situé à l’entrée du Bosphore, à cent trente kilomètres à l’ouest d’Istanbul,
dispose d’installations en eau profonde et d’un terminal à conteneurs ultra
moderne. En 2019, le plus grand porte-conteneurs du groupe, le
MSC Gülsün, un géant de près de quatre cents mètres de long, a d’ailleurs
été nommé à partir du nom de la belle-mère turque de Diego.
Dans son pays d’origine, Gianluigi Aponte se montre rarement, en
dehors de quelques fêtes, notamment avec son amie Sophia Loren. Le grand
patron ne rechigne pourtant pas à recevoir certains honneurs. Ainsi, en
2009, Silvio Berlusconi, président du Conseil, lui remet un prix
d’excellence au théâtre royal San Carlo à Naples. « En Italie tout le monde
respecte Aponte, il est craint également, notamment par les responsables
politiques », remarque un de nos interlocuteurs italiens. Et Gianluigi n’a pas
oublié d’où il venait. À Genève, au siège de MSC, comme pour de
nombreux postes dans la compagnie, il fait embaucher des Italiens ayant
grandi dans la région de Naples. En famille, on se comprend.
Les Aponte fuient les projecteurs. Or, depuis une vingtaine d’années, le
groupe a fort affaire avec le trafic de drogue international, notamment celui
de la cocaïne. Régulièrement, les bateaux MSC font les gros titres des faits
divers : les polices du monde entier y réalisent des saisies de drogue
toujours plus spectaculaires. Les mafias ont toujours adoré utiliser les
bateaux de commerce pour passer en contrebande leurs marchandises
illégales. Depuis l’avènement des porte-conteneurs, les flux ont été
démultipliés. MSC plaide non coupable et se dit victime. À chaque
opération de police, le groupe explique aux journalistes qu’il collabore avec
la justice. Comme ce 17 juin 2019 : l’une des plus importantes saisies de
drogue dans l’histoire américaine a lieu à Philadelphie, lorsqu’un navire
exploité par la compagnie, le MSC Gayane, propriété de la banque
JPMorgan Chase, est inspecté par les autorités américaines. En valeur
marchande, la saisie – 17,5 tonnes de cocaïne – représente 1,3 milliard de
dollars ! Plusieurs membres de l’équipage sont arrêtés. « Nous avons de
longs antécédents de coopération avec les autorités américaines », tient
immédiatement à rappeler Giles Broom, le responsable des relations presse
du groupe. Le MSC Gayane revenait du Pérou en passant par le Panama et
les Bahamas. Hauts lieux du trafic de drogue international.
En effet, Gianluigi Aponte n’hésite pas à se développer sur des terrains
difficiles. En décembre 2013, une enquête criminelle avait été ouverte sur la
gestion du port de Naples, pour appels d’offres irréguliers, fraude fiscale et
corruption. À l’ouverture de l’enquête, le nom de Gianluigi Aponte figurait
parmi une liste assez longue de suspects, avant de disparaître de la
procédure. Plus au sud, en Calabre, le groupe a décidé d’investir fortement
le port de Gioia Tauro. En 2019, sa filiale de gestion de port, Terminal
Investment Limited (TIL), a racheté 50 % des parts de la société
concessionnaire, Medcenter Containers Terminal (MCT), afin de faire du
site calabrais un hub MSC à 100 %. Ce port moderne est idéalement situé
au cœur de la Méditerranée, à mi-chemin entre le canal de Suez et le détroit
de Gibraltar. L’objectif pour TIL/MSC est de concurrencer le port du Pirée,
en Grèce, qui appartient désormais au groupe chinois Cosco Shipping, l’un
de ses concurrents directs sur les routes d’Asie.
Alors, peu importe si Gioia Tauro n’a pas bonne réputation. En 2019,
plus de 2,5 tonnes de cocaïne y sont saisies par la police italienne, pour
275 millions de dollars. Depuis plusieurs années, le port calabrais est utilisé
par la ‘Ndrangheta, la mafia la plus puissante de la Péninsule et l’une des
plus dangereuses. « 80 % de la cocaïne en provenance de Colombie arrive à
Gioia Tauro aux côtés des cargaisons de Kalachnikov et d’Uzi », affirmait
The Guardian en 2006, citant les autorités italiennes. Dix ans plus tard,
dans ses rapports de 2016 et 2017, la direction nationale antimafia ne peut
que constater la dégradation de la situation : « La ‘Ndrangheta […] contrôle
complètement le port de Gioia Tauro. Elle a une capacité d’infiltration
étendue, grâce à son réseau d’alliances et ses relations élargies collusives
dans le port de Gênes et dans d’autres ports européens importants
(Amsterdam, Rotterdam, Anvers, etc.). » Un an plus tard, un rapport
parlementaire de la commission antimafia tire de nouveau la sonnette
d’alarme, expliquant que « le port de Gioia Tauro est l’un des carrefours du
trafic de drogue en partance de l’Amérique du Sud vers l’Europe. Les gangs
contrôlent les activités de gestion au sein des services portuaires, où ils
peuvent compter sur la complicité des techniciens et des travailleurs pour
les opérations de transbordement de la drogue du support de conteneur au
sol ».
Une situation que l’on retrouve dans d’autres ports internationaux. Le
quotidien belge L’Écho le révèle dans une enquête choc publiée début
2021 : « À Anvers, dans les griffes de la mafia de la cocaïne ». Selon les
journalistes, 62 tonnes de cocaïne ont été saisies dans le port anversois en
2019, dont 26,9 tonnes rien que pour le MPET, le terminal ultra-moderne
géré par le groupe MSC, qui voit passer 60 % des conteneurs transitant par
Anvers. Cet équipement est protégé par les dernières technologies (tous les
mouvements de conteneurs sont enregistrés), mais l’emprise mafieuse
continue de peser sur la vie du port, notamment en matière de recrutement
des personnels chargés de la maintenance des conteneurs. Le 13 mai 2019,
une descente d’ampleur amène la police à saisir plusieurs kilos de cocaïne
dans les casiers de différents ouvriers. Et, en 2020, un salarié de
MSC Belgique est arrêté pour avoir livré des informations à un gang
néerlandais. À chaque affaire, la direction de MSC collabore avec les
autorités.

Des vacances familiales sur le yacht


de MSC
Face aux enquêteurs qui l’interrogent en ce début de juillet 2019, Alexis
Kohler reste imperturbable. Durant de nombreuses heures, le principal
collaborateur du président de la République, sous le coup d’une enquête
préliminaire du Parquet national financier pour « conflit d’intérêts » et
« prise illégale d’intérêts », répond calmement aux différentes questions des
policiers qui, pour y voir clair, ont dû se familiariser en quelques mois avec
le fonctionnement des cabinets ministériels de Bercy. Devant eux, le
secrétaire général de l’Élysée l’assure : il n’a été, tout au long de sa carrière,
et notamment comme directeur de cabinet d’Emmanuel Macron quand
celui-ci était ministre de l’Économie, qu’un « chef de gare » ou un
« horloger ». C’est pour lui une manière de minimiser son rôle et de faire
comprendre qu’il n’a jamais donné « son avis » sur les dossiers où pouvait
surgir MSC, notamment celui de STX France, les chantiers navals de Saint-
Nazaire.
Cependant, aucun déport officiel n’a jamais été formalisé ni organisé
dans ses différentes fonctions avant qu’il n’atteigne les plus hautes marches
élyséennes. Certes, Kohler a, dès 2009, prévenu oralement certains de ses
supérieurs hiérarchiques de ses liens familiaux avec les propriétaires de
MSC. Mais ni le conseil d’administration de STX, ni le conseil de
surveillance du port du Havre, où siégeait Édouard Philippe (alors maire),
ni l’ensemble des directions de Bercy (qui ont continué à le tenir informé de
ce dossier brûlant) n’avaient été mis dans la confidence. En tout état de
cause, le haut fonctionnaire a participé à plusieurs votes favorables à des
opérations en lien avec MSC. Des notes de l’Agence des participations de
l’État et du Trésor concernant le groupe maritime de la famille Aponte, tant
sur les contrats d’achats de paquebots à STX que sur les problèmes de
garantie de financement, ont été saisies où apparaît le nom d’Alexis Kohler
parmi les destinataires. À de multiples reprises, le haut fonctionnaire s’est
retrouvé dans des boucles de mails qui évoquaient le sujet. Quand il devient
directeur de cabinet d’Emmanuel Macron en 2014, il ne prend aucune
mesure formelle pour organiser un déport, alors que le rapporteur de la
commission de déontologie vient de rendre un avis défavorable à son
premier projet d’embauche chez MSC (évoquant pudiquement dans sa
décision le « contexte familial ») ; il lui conseille même dès le début de sa
prise de fonction d’organiser un déport officiel sur les questions relatives à
MSC. À la même époque, lors de ses différentes déclarations d’intérêts à la
Haute Autorité de la transparence de la vie publique (HATVP), Alexis
Kohler ne fait jamais mention de son lien avec la famille Aponte. Sur le
projet de recapitalisation de STX France, en juillet 2016, « toutes les
informations lui remontaient », constatent les enquêteurs, « et il devait très
certainement en parler à son ministre », estiment-ils.
Si les policiers sont aussi affirmatifs dans ce rapport provisoire
d’enquête daté du 7 juin 2019, c’est qu’ils ont constaté le fossé entre les
déclarations publiques de l’Élysée sur l’affaire et la réalité des liens
familiaux qui unissent Alexis Kohler à la famille Aponte. Contrairement à
ce qu’il affirme depuis le début du quinquennat, le secrétaire général de
l’Élysée n’est pas un cousin « éloigné ». Sur son mail professionnel, les
policiers ont ainsi découvert plusieurs photos qui soulignent la forte
proximité du haut fonctionnaire avec la famille Aponte. De 2009 à 2013,
son épouse et ses enfants partent presque chaque été en vacances en Croatie
à bord du Radial, le yacht de la société MSC, avec les Aponte, en présence
de Rafaela et d’Alexa. Sa femme lui envoie par exemple un mail intitulé
familièrement « Rafaela et nous ». D’autres voyages en bateau sont
organisés en Grèce, et les Kohler retrouvent parfois les Aponte à la station
de ski de Megève.
Face à ces éléments, l’Élysée enclenche la contre-attaque. À partir de
mai 2019, le Parquet national financier reçoit de nombreuses attestations
officielles affirmant qu’Alexis Kohler n’a jamais caché ses liens familiaux.
Celles-ci sont signées de ses anciens supérieurs hiérarchiques, comme le
ministre Pierre Moscovici, de ses anciens collègues, comme Julien
Denormandie, aujourd’hui ministre. Le 1er juillet, quelques jours avant
l’audition d’Alexis Kohler par les policiers, le PNF reçoit même une
attestation d’Emmanuel Macron sans en-tête de l’Élysée. La contre-attaque
tombe à point nommé : le Parquet national financier se trouve alors en plein
intérim (sa patronne, Éliane Houlette, vient de partir à la retraite).
Mais ce n’est pas tout : quelques jours plus tard, Bruno Dalles, le patron
de Tracfin, le service de renseignement de Bercy chargé de la lutte contre la
corruption et le blanchiment, pourtant renouvelé jusqu’en 2021, est
discrètement remercié, remplacé par l’inspectrice des finances Maryvonne
Le Brignonen. Cette décision, qui passe inaperçue, est entérinée en conseil
des ministres le 10 juillet 2019. La faute de Dalles ? A-t-il transmis les
informations que le PNF lui avait demandées sur Alexis Kohler et
Alexandre Benalla sans en avoir référé à sa propre hiérarchie ? (Bruno
Dalles, que nous avons interrogé, n’a pas souhaité s’exprimer sur cette
question.) La contre-attaque est en tout cas une réussite.
Comme le révèlera Mediapart un an plus tard, les policiers chargés de
l’enquête sur Kohler rédigent le 18 juillet 2019 un « rapport de synthèse
définitif » qui finit par blanchir totalement le secrétaire général de l’Élysée,
en reprenant largement ses explications. Dans ses articles, Mediapart pointe
les différences béantes entre les deux rapports, celui du 7 juin et celui du
18 juillet. En cet été 2019 si particulier, l’enquête préliminaire est classée
sans suite. L’association Anticor décide alors de porter plainte devant le
doyen des juges d’instruction pour « conflit d’intérêts », « non-respect des
codes déontologiques » et « trafic d’influence ». Une information judiciaire
sera ouverte un an plus tard, avec la nomination de juges d’instruction.
En juillet 2019, face aux enquêteurs, Alexis Kohler balaie d’un revers
de main tout problème de conflit d’intérêts : « J’ai toujours considéré qu’il
n’y avait pas de conflit d’intérêts dès lors que je n’avais pas et n’ai pas
d’intérêts dans le groupe MSC. Je n’étais pas et ne suis pas actionnaire et je
n’étais pas et ne suis pas dirigeant de ce groupe. » Ajoutant : « Je suis
toujours allé au-delà des obligations légales qui s’imposaient. » Concernant
les notes dont il était le destinataire, le secrétaire général minimise, là
encore : « Il s’agissait juste de s’assurer de la bonne attribution des notes
aux conseillers concernés. C’est un processus “industriel” qui est nécessaire
pour répondre au flux massif de notes qui vont vers le ministre, de l’ordre
de plusieurs dizaines par jour. » Il tient toutefois à procéder à une
distinction, hasardeuse tant les deux sujets sont liés : « Il faut distinguer de
manière claire les sujets relatifs à MSC d’une part, des sujets relatifs à STX
d’autre part. Je m’étais interdit de traiter les premiers mais pas les seconds
aussi longtemps que MSC n’avait pas manifesté son éventuel intérêt pour
rentrer au capital de STX. »
J’apprends pourtant avec surprise que, devant les policiers, Godefroy
Beauvallet, ancien directeur de cabinet de Christophe Sirugue, secrétaire
d’État à l’Industrie à la fin du quinquennat Hollande, prend ses distances
avec la version délivrée par Alexis Kohler. Il est l’un des rares hauts
fonctionnaires interrogés à oser le faire, et le fait est important. Il lui suffit
pour cela de citer l’exemple de Thierry Aulagnon, ancien directeur de
cabinet de Michel Sapin, « ayant des attaches personnelles avec
Air France » (sa femme en était administratrice) : « Il était officiellement
déporté. Il y a une lettre (papier) ou une note interne, signée de Michel
Sapin, adressée à tous les membres du cabinet informant tout le monde de
ce déport. » En pratique, Thierry Aulagnon était « déporté, donc sans être
informé », et n’était « destinataire ni des notes ni des mails concernant
Air France, et il n’assistait pas aux réunions diverses sur le sujet », alors
que « le fonctionnement normal du cabinet aurait voulu que M. Aulagnon
soit mis dans la boucle ». Manifestement, les ministres Pierre Moscovici et
Emmanuel Macron n’ont pas jugé utile de faire une circulaire à tous les
membres de leur cabinet ni aux directions des administrations centrales de
leur ministère pour les informer qu’Alexis Kohler devait être écarté de tout
dossier portant sur MSC.
Au cabinet Moscovici, Alexis Kohler s’active beaucoup. Il obtient la
transformation de la Société de financement local (Sfil), créée à l’origine
pour gérer les prêts toxiques de Dexia aux collectivités locales, en société
de refinancement des crédits exports, notamment pour la construction de
paquebots… En 2020, dans un projet de note interne dévoilé par Mediapart,
la Sfil se félicite ainsi « que l’aide apportée au MSC a été très appréciée en
haut lieu et nous a acquis définitivement le soutien d’ Alexis Kohler ».
L’encours des crédits export accordés à MSC s’élève à 2,6 milliards
d’euros. Du début à la fin de cette histoire, la légèreté des hiérarchies
interroge. En 2009, Bruno Bézard, alors patron de l’Agence des
participations de l’État, décide de nommer Alexis Kohler administrateur des
chantiers navals de Saint-Nazaire, alors qu’il connaît les liens familiaux qui
l’unissent aux propriétaires de MSC. Justement, cette année-là, Alexis
Kohler échange plusieurs mails ayant pour objet « STX conflit d’intérêts »
et qui portent sur le projet de lettre au nom de Bruno Bézard destinée au
directeur de STX France, afin de l’informer du lien familial du représentant
de l’APE avec les Aponte. « Sérieux, c’est pas facile. Difficile d’expliquer
pourquoi on ne l’avait pas informé [le directeur de STX] auparavant »,
constate alors Antoine Cordier, l’un de ses collègues, en réponse. Cette
lettre restera à l’état de projet. Le directeur général de STX France ne sera
finalement pas informé. Décision incroyable.

Un poste de directeur chez MSC pour


Kohler
Les juges d’instruction s’intéressent aujourd’hui particulièrement au
lobbying exercé par MSC pour empêcher les chantiers navals Fincantieri,
une entreprise publique italienne, de racheter les chantiers navals de Saint-
Nazaire. « Depuis longtemps, ils ont pour objectif d’empêcher le rachat par
un autre constructeur » : là encore le témoignage de Godefroy Beauvallet
est implacable. Les premières discussions sur la composition du capital de
STX France, la société des chantiers navals de Saint-Nazaire, remontent à
l’automne 2013. À l’origine, l’APE voit d’un bon œil un rapprochement
entre les chantiers navals italiens de Fincantieri et ceux de Saint-Nazaire,
qui permettrait à ces derniers de se soustraire au chantage exercé par leurs
clients. Le 2 décembre 2013, Julien Denormandie, le conseiller en charge
du dossier au cabinet de Pierre Moscovici, informe par mail plusieurs de ses
collègues conseillers de l’intérêt de Fincantieri pour entrer dans le capital de
STX. Alexis Kohler lui répond alors sèchement que « l’intérêt de
Fincantieri [lui] semble farfelu. Ils sont déjà en surcapacité, ils n’ont aucun
intérêt à acheter un chantier sans plan de charge ». Le 25 mars 2014, le
patron de STX France, Laurent Castaing, envoie un mail à Alexis Kohler où
il mentionne : « Merci aussi au superviseur discret que tu as été. »
Très tôt, Alexis Kohler n’est donc pas convaincu par Fincantieri. Ce
n’est pourtant pas la position des services de Bercy. Dans une note
d’août 2016, l’APE comme la Direction générale des entreprises (DGE) n’y
vont pas par quatre chemins pour fusiller le projet de MSC Cruises et de la
Royal Caribbean Cruise Line (RCCL), qui souhaitent entrer dans le capital
de STX France, alors qu’ils en sont les deux principaux clients. Les hauts
fonctionnaires de Bercy s’alarment des « conflits d’intérêts des armateurs,
qui souhaitent être représentés au conseil d’administration des Chantiers »
et pointent le « risque de limitation de la base de clients STX, voire de
captivité des Chantiers vis-à-vis de ses deux clients actuels ». Ils assènent
également : « Les exigences de MSC et RCCL en termes de gouvernance
sont inacceptables. » Comme le remarque le journal économique La
Tribune, faire entrer MSC et RCCL au capital de STX, deux de ses
principaux clients qui connaissent sur le bout des doigts le marché et ses
prix, c’est comme faire entrer Air France ou Lufthansa dans le capital
d’Airbus.
Durant toute cette période, le lobbying de MSC à l’égard de l’État
français est constant. Difficile pour les gouvernants de l’ignorer alors que le
croisiériste s’engage dans le même temps à commander pour plusieurs
milliards d’euros de nouveaux paquebots auprès des chantiers navals de
Saint-Nazaire. Le 2 septembre 2015, un entretien est organisé entre les
dirigeants de MSC et Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie. Le
groupe annonce qu’il commande deux paquebots supplémentaires à Saint-
Nazaire, tout en proposant d’entrer au capital de STX France, et d’en
prendre le contrôle avec l’État. En février 2016, Emmanuel Macron se rend
à Saint-Nazaire pour la traditionnelle « cérémonie des pièces 1 » et lancer la
phase finale des travaux du paquebot Meraviglia. Ce jour-là, Édouard
Philippe est présent comme maire du Havre. Les grandes manœuvres vont
bientôt commencer car, au printemps, l’actionnaire coréen de STX France
est déclaré en faillite. Le 2 août 2016, plusieurs responsables de MSC
rencontrent plusieurs membres du cabinet d’Emmanuel Macron à Bercy. Un
autre rendez-vous a lieu le 30 du même mois. Les croisiéristes souhaitent
aller vite, peu importe s’ils ne sont plus accompagnés d’un partenaire
industriel dans leur projet de reprise. Entre-temps, Emmanuel Macron s’est
lancé dans la campagne présidentielle et Alexis Kohler s’est fait embaucher
comme directeur financier de MSC Cruises.
À ce poste, il va reprendre de plus belle le lobbying du groupe maritime
pour convaincre l’État français de le laisser investir dans les chantiers
navals de Saint-Nazaire. C’est ainsi que le 22 mars 2017, à trois semaines
du premier tour de la présidentielle, plusieurs dirigeants de MSC, dont
Alexis Kohler, rencontrent les membres du cabinet de Christophe Sirugue,
secrétaire d’État à l’Industrie. Les croisiéristes proposent encore une fois de
monter au capital du chantier français afin de bloquer l’offre Fincantieri.
Lors de cette réunion, Alexis Kohler se souvient avoir défendu le projet
porté par MSC et RCCL « sur des considérations industrielles ».
Aujourd’hui, Godefroy Beauvallet, ancien directeur de cabinet de
Christophe Sirugue, ne peut s’empêcher de s’interroger quant à la régularité
de la présence d’Alexis Kohler à cette réunion, organisée dans des délais
très courts : « C’était un peu étrange. Je pensais que, s’il avait traité le
dossier, il n’avait pas ensuite à représenter MSC. » Faisant part de sa
surprise – et je vois à la lecture du dossier d’instruction qu’il parle
désormais devant les enquêteurs de « zone grise » et de « situation
gênante » –, il estime : « Se faire représenter par Alexis Kohler cela pouvait
être interprété comme une pression envers l’État français en quelque sorte,
il était au cœur du cabinet, et je ne trouve pas cela une bonne idée. »
Pourtant, à l’époque, la direction juridique de Bercy, interrogée
ultérieurement, n’avait rien trouvé à redire à la présence de l’ancien
directeur de cabinet d’Emmanuel Macron. Quelques jours après la réunion,
le même a d’ailleurs réussi à organiser un rendez-vous entre François
Hollande et Gianluigi Aponte, mais sans que cela amène le président à
revoir sa décision de céder STX France à Fincantieri.
Tout change après la victoire d’Emmanuel Macron. Le 14 mai 2017,
pour son premier déplacement présidentiel, le jeune président, auréolé de sa
victoire, choisit de retourner aux chantiers de Saint-Nazaire pour le
lancement du MSC Meraviglia. Il annonce que l’accord de cession de STX
doit être revu : « Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, aura à
négocier un nouvel actionnariat dans les prochaines semaines. » L’une des
premières décisions industrielles du président de la République est donc de
briser un accord négocié durant des mois par les gouvernements Valls et
Cazeneuve entre STX et le chantier Fincantieri, signé seulement un mois
plus tôt (le 12 avril 2017). Cette dénonciation provoque stupeur et colère à
Rome, mais va dans le sens des intérêts du groupe MSC. Début juin,
histoire de faire monter la pression, Gianluigi Aponte sort d’ailleurs de
l’ombre en donnant une interview au Monde. Il réaffirme son souhait de
devenir actionnaire des chantiers navals français, avec son concurrent Royal
Caribbean Cruise Line, « afin d’éviter le pillage » de Saint-Nazaire. « Si les
chantiers devaient tomber entre les mains de leur concurrent Fincantieri,
cela créerait sinon un monopole, du moins une position dominante
problématique. » Le 27 juillet, coup de tonnerre qui provoque une crise
diplomatique entre la France et l’Italie : le gouvernement français annonce
son intention de nationaliser temporairement les chantiers navals de Saint-
Nazaire. Les Italiens s’indignent : ils estiment que leur entreprise publique
est moins bien traitée que les actionnaires coréens de STX France : « Le
nationalisme et le protectionnisme ne sont pas des bases acceptables sur
lesquelles régler les rapports entre deux grands pays européens », réagissent
les ministres italiens dans un communiqué.
Encore aujourd’hui, tout cet épisode est difficile à comprendre, car, le
1er février 2018, un accord définitif est finalement trouvé entre STX et
Fincantieri. Les observateurs peinent à saisir pourquoi l’Élysée a pris le
risque de déclencher une telle crise franco-italienne, pour finalement
aboutir à une solution où, comme dans la première mouture, Fincantieri se
trouve majoritaire. « Franchement, je n’y comprends rien. Qu’a obtenu de
plus le gouvernement avec ce nouvel accord avec Fincantieri ? », réagit
avec étonnement Michel Sapin, ministre des Finances de François
Hollande. Bien évidemment, comme le nouveau pacte d’actionnaires n’est
pas publié, difficile de savoir quelles garanties MSC et RCCL ont obtenues.
Dès novembre 2017 pourtant, le DG France de MSC, Patrick Pourbaix, ne
peut cacher sa grande satisfaction aux Échos : « Nous sommes ravis qu’il y
ait eu un très bon accord, orchestré par les Italiens et par la France, qui
convient à tout le monde et ramène de la sérénité sur ce marché de la
construction de navire. » Reste qu’en pleine pandémie de Covid-19
Fincantieri a finalement annoncé sa volonté de jeter l’éponge.
Pour anticiper la baisse de commandes de paquebots géants du fait de la
crise mondiale, le gouvernement français a décidé que la future coque du
nouveau porte-avion national serait construite à Saint-Nazaire, alors que le
Charles de Gaulle avait été entièrement construit à Brest, sur les chantiers
navals militaires de Naval Group. L’annonce a été discrètement faite par
Florence Parly, la ministre aux Armées, en mai 2020, quelques jours après
la fin du confinement. Les Bretons des arsenaux militaires le vivent comme
une trahison, même si Naval Group conserve une partie de la conception de
ce bâtiment militaire hautement stratégique. Car les chantiers de Saint-
Nazaire, historiquement propriété d’Alstom, autre fleuron industriel qui a
eu à souffrir par le passé de décisions incohérentes de l’État, ne possèdent
tout simplement plus les compétences pour construire un tel bâtiment
militaire. L’histoire ne dit pas si Alexis Kohler a eu l’occasion, depuis, de
discuter avec les Aponte de ces considérations stratégiques.
Au vu de mon enquête se pose, de façon plus marquée encore,
l’hypothèse du conflit d’intérêts pour celui qui s’est montré
particulièrement discret sur ses liens avec une famille si puissante dans le
commerce maritime mondial. Au détour du dossier judiciaire, j’apprends
ainsi, par un mail qu’il a envoyé à son père, qu’il avait personnellement
rendu visite aux Aponte en juillet 2016 : « Je me rends compte aussi que je
ne vous avais pas raconté ma visite chez les Aponte du 14 juillet. » Étant
donné le poids de l’entreprise familiale MSC et ses nombreux intérêts à
travers le monde, on peut sérieusement s’interroger sur l’influence de
Kohler dans la gestion des dossiers industriels et diplomatiques dont il a la
charge dans ses nouvelles fonctions. A fortiori dans un exercice du pouvoir
solitaire et à l’abri de tout contrôle. On le verra dans les prochains chapitres,
ce soupçon de conflit d’intérêts au plus haut niveau de l’État sera à maintes
reprises pointé par différents acteurs, tant en France qu’à l’étranger.

1. La « cérémonie des pièces » est une tradition navale qui consiste à intégrer dans la
structure des navires des pièces d’or ou d’argent pour porter chance au bateau, à
l’équipage et aux passagers. La cérémonie marque les tout débuts du chantier.
CHAPITRE 5

Déconfiture à Beyrouth

Le 4 août 2020, vers 18 heures, une énorme explosion terrasse le port de


Beyrouth. Un stock de nitrate d’ammonium laissé à l’abandon depuis des
années dans un entrepôt vétuste s’est enflammé. En quelques secondes, une
partie de la capitale libanaise bascule dans l’horreur. Des bâtiments
s’écroulent, des vies s’arrêtent, d’autres sont durablement marquées par la
violence du choc. Plus de deux cents morts, des milliers de blessés et
d’énormes dégâts matériels. Les images de l’immense boule de feu font le
tour de la planète. Deux jours plus tard, voilà qu’Emmanuel Macron
débarque à Beyrouth, en bras de chemise, déambule dans les décombres de
la ville, rencontre au détour de quelques ruelles bien choisies des habitants
hagards, choqués, parfois blessés. Comme à son habitude, il ne se fait pas
prier pour embrasser les uns et les autres, écouter leurs doléances, les
regarder droit dans les yeux. Il n’hésite pas à les toucher, à les prendre dans
ses bras pour les réconforter. Ce genre de bain de foule est un exercice qu’il
affectionne ; devant les caméras, il assure le show. À Beyrouth, le président
français prend la posture du sauveur – « Je ne vous lâcherai pas », lance-t-
il – et fait comme chez lui, non sans maladresses.
Dans ce dossier libanais, la France apparaît ici encore fébrile et
impuissante. Auprès d’Emmanuel Macron, des intérêts opposés liés au
Liban, un pays particulièrement complexe, se mobilisent. Une nouvelle fois,
le Quai d’Orsay et Jean-Yves Le Drian sont mis sur la touche, tandis
qu’Alexis Kohler, le puissant secrétaire général de l’Élysée, prend les
choses en main. Pour ne rien arranger, le président utilise des acteurs aux
vues divergentes, d’Emmanuel Bonne, le chef de la cellule diplomatique de
l’Élysée, à Bernard Émié, le patron de la DGSE (Direction générale de la
sécurité extérieure). À la tête de l’État, la cacophonie règne, les frictions se
multiplient. Très vite, les sceptiques dénoncent un mélange des genres. La
France est, au pire, soupçonnée de complaire à des intérêts privés. Ses
motivations au Liban apparaissent pour le moins confuses.
C’est que l’explosion du 4 août tombe au plus mauvais moment pour le
pays du Cèdre, qui subit depuis deux ans l’une des crises les plus violentes
de son histoire. Sur le plan tant politique qu’économique. En octobre 2019,
c’est d’abord un mouvement populaire d’une rare ampleur, la « thawra »
(révolution), qui se soulève face à l’oligarchie et dénonce la corruption. Des
centaines de milliers de personnes se révoltent et manifestent en masse dans
les rues. Dans les mois qui suivent, l’économie commence à donner de
graves signes de faiblesse. En mars 2020, alors que la pandémie de Covid-
19 touche de plein fouet le pays, l’État libanais fait défaut sur sa dette
extérieure pour la première fois de son histoire. La monnaie locale, la livre,
subit une chute vertigineuse de 70 % en six mois. Les pénuries de
médicaments et de produits de première nécessité commencent, les
coupures d’électricité se multiplient, les files d’attente s’allongent devant
les stations-service… Une partie de la classe moyenne bascule dans la
pauvreté. L’argent n’a plus de valeur, l’épargne des Libanais reste bloquée.
Dès le 6 août 2020, Emmanuel Macron réunit six représentants des
différentes factions libanaises à la résidence des Pins – où demeurent les
ambassadeurs de France – afin de leur arracher quelques promesses. Se
retrouvent autour d’Emmanuel Macron Hassan Nasrallah, leader du
Hezbollah chiite, mouvement lié à l’Iran, Saad Hariri, leader sunnite ayant
poursuivi les politiques de son père Rafic (assassiné en 2005), soutenu par
l’Arabie saoudite, Samir Geagea, chef des Forces libanaises, qui regroupent
les milices de la droite radicale chrétienne, Michel Aoun, leader des
chrétiens maronites devenu président en 2006 en s’alliant avec le
Hezbollah, Walid Joumblatt, leader druze qui dirige le Parti socialiste
progressiste, enfin Nabih Berri, président de l’Assemblée nationale et chef
du mouvement chiite Amal, situé à gauche et allié avec le Hezbollah.
Le président français sait que ces représentants traditionnels des
différents clans du pouvoir libanais subissent depuis des mois la profonde
défiance de la population, qui ne supporte plus ce régime de « démocratie
consociative » qui a fini par se scléroser autour de quelques oligarques 1.
C’est tout le paradoxe de la posture française dans cette crise :
historiquement, ce système multiconfessionnel et oligarchique a été mis en
place par la France elle-même dans le contexte du mandat français (1920-
1943), et ce partage a largement perduré avec son soutien. Cette histoire
n’empêche nullement Emmanuel Macron de tout remettre en cause
aujourd’hui à travers son « initiative française », en proposant rien de moins
qu’un nouveau « pacte politique national » et en appelant à la nomination
immédiate d’un nouveau Premier ministre et d’un « gouvernement de
mission ».

Macron attaque de front


Au Liban, Macron veut faire tabula rasa. Le président français n’hésite
pas à prodiguer ses conseils aux différents protagonistes pour la constitution
d’un futur gouvernement. Dès le premier jour de son voyage, il s’en prend
au système financier libanais, clé de voûte du pays, largement à l’origine du
statu quo politique. Emmanuel Macron dénonce la « pyramide de Ponzi »
que constitue, selon lui, le système bancaire et financier, et propose un audit
de la banque centrale du Liban par la Banque de France. Il n’est pas le seul
à critiquer l’institution financière libanaise. Le Fonds monétaire
international (FMI) reproche à celle-ci de ne pas avoir encore mis en place
des procédures d’audit robustes, et conditionne son plan d’aide à leur
instauration. Dans l’ensemble du système financier libanais, l’opacité règne.
Durant de nombreuses années, la Banque du Liban a mené une cavalerie
financière devenue insoutenable, alors que, depuis 1997, le pays indexe sa
livre au taux de 1 507,5 pour un dollar.
Sur la table, il y a en réalité plusieurs plans de sauvetage économique.
Les banques libanaises ont proposé le leur. C’est également le cas de
Lazard, la banque d’affaires franco-américaine, qui conseille le Liban (son
coprésident à Paris, François Kayat, est d’ailleurs franco-libanais). Le
gouvernement d’Hassan Diab a fait aussi ses propositions. Durant les six
mois qui ont précédé la catastrophe, les négociations ont été très difficiles,
frôlant souvent invectives et empoignades. À peine une semaine avant
l’explosion s’étaient retrouvés autour de la table la banque centrale, les
banques libanaises et le ministre des Finances, sans aboutir à de grandes
avancées.
La solution technique proposée par Lazard a été validée par le Fonds
monétaire international. Mais l’administration Trump refuse la mise en
place de ce premier plan de restructuration et bloque les projets du FMI. La
raison du veto américain : le Hezbollah, bête noire d’Israël, pousse lui aussi
à mettre à plat le système financier libanais, dont il a été récemment
victime. En effet, le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, avait
décrété des sanctions financières pour corruption contre des proches du
Hezbollah, et ces rétorsions ont été appliquées par les banques présentes au
Liban et la banque centrale libanaise.
Pour les opposants au Hezbollah, s’attaquer à Riad Salamé, le patron de
la Banque du Liban, est une folie. Le gouverneur est pourtant devenu le
symbole, pour la rue libanaise, des dérives financières de l’oligarchie, et le
président français compte l’utiliser comme un bouc émissaire.
« L’obsession d’Emmanuel Macron, c’est le gouverneur de la banque
centrale », m’assure un banquier libanais. Les tensions ne datent pas de la
catastrophe du 4 août 2020. Dans les mois précédant l’explosion,
Emmanuel Moulin, le directeur de cabinet de Bruno Le Maire à Bercy, s’est
ainsi retrouvé à élever le ton à plusieurs reprises face à Riad Salamé. Assez
rapidement, la France semble donc le désigner comme le responsable de
toute la situation politique au Liban, alors que les États-Unis menés par
Donald Trump le voient encore comme un rempart contre un Hezbollah qui
ne cache pas ses vues sur la banque centrale et l’ensemble du système
financier libanais.
C’est là qu’Emmanuel Macron se prend très vite les pieds dans le tapis.
« Tout le monde essaie de se maintenir au Liban, et ce n’est pas une bonne
stratégie d’attaquer sur le système », remarque un observateur. En tentant de
se faire bien voir de la population exténuée par la crise économique et
révoltée par le niveau de corruption des élites libanaises, le président
français a voulu renverser la table en poussant une solution financière. Mais
il n’a pas pris en considération les subtils équilibres politiques du pays, ni
intégré suffisamment les problématiques régionales et internationales.
Forcément, cette posture française aboutit à une impasse : « Le FMI
pousse à une solution technique mettant à plat le système financier libanais,
mais les Américains essaient de sortir le Hezbollah du jeu, comme le
souhaite Israël, constate alors l’un des acteurs du dossier. Résultat, le
président Aoun, allié du Hezbollah, refuse catégoriquement d’avancer. » En
réalité, dans un premier temps, la France oscille entre les deux positions,
critiquant à la fois la banque centrale du Liban et le Hezbollah.

L’opacité du système bancaire libanais


Pour le comprendre, il faut revenir en arrière. Les années précédentes, la
plupart des banques libanaises ont donc régulièrement coupé les vivres au
Hezbollah, sous la supervision de Riad Salamé et de la banque centrale. À
l’époque, la France laisse faire. François Hollande envoie même à plusieurs
reprises au Liban son ministre délégué chargé du Développement,
l’écologiste Pascal Canfin, qui veut conditionner les aides françaises à la
mise en place d’une lutte efficace contre la corruption. En 2016, sous
l’impulsion du Congrès américain, puis de l’administration Trump, c’est
une centaine de comptes bancaires liés à des institutions ou à des personnes
proches du Hezbollah qui sont fermés ou bloqués.
Plusieurs députés du bloc parlementaire du mouvement chiite accusent
alors la banque centrale de « se plier aux diktats américains » et de
« contribuer à une guerre d’élimination interne ». Ce gel des avoirs
bancaires est sans précédent et sera répété en 2019. « Riad Salamé a fait le
job », se félicite l’un de ses soutiens. Depuis, le Hezbollah souhaite se
venger du gouverneur. En avril 2021, le député Ibrahim Moussaoui, affilié
au Hezbollah, a ainsi appelé la banque centrale à se conformer aux
obligations d’audit, imposées aussi par Michel Aoun, qui en a également
fait son principal cheval de bataille.
Résultat, lorsqu’il critique vertement le système bancaire et financier
libanais, le président Macron se met à dos la puissante association des
banques du Liban et ses soutiens, notamment les partis sunnites et chrétiens,
qui profitent par ailleurs de ce système bancaire et refusent de se retrouver à
découvert. « Macron au Liban n’a fait que viser la communauté chrétienne.
Il a fait n’importe quoi ! », s’emporte un soutien du système bancaire
libanais en France. « Faire payer les banques, tuer le système bancaire, ne
serait-ce pas la ligne Aoun-Hezbollah ? », se demande un banquier libanais.
Et pourtant, malgré une campagne de presse internationale lancée à son
encontre durant de longs mois, Riad Salamé reste en place.
L’indéboulonnable gouverneur continue à voyager régulièrement à Paris et
Genève, comme si de rien n’était. Ancien banquier de Merrill Lynch entre
Beyrouth et Paris, il gérait la fortune de Rafic Hariri, l’ancien Premier
ministre et ami du président Jacques Chirac qui l’a toujours soutenu. Durant
de longues années, clan Hariri et clan Chirac n’ont fait qu’un. « Et puis
Salamé a toujours backé [couvert] les banques libanaises. On le maintient
car personne n’a intérêt à ce qu’il parle. De même, les banques sont en
situation de quasi-faillite, mais personne n’ose le dire », constate un
observateur. En réalité, contrairement à l’ensemble de la population, les
grandes familles libanaises n’ont guère souffert du bras de fer entre le FMI
et la Banque du Liban, ayant largement fait sortir leur argent du pays en
amont de la crise. Aucun de ces super-riches n’est poursuivi en Europe, et
notamment en France, dans le cadre de procédures judiciaires dites de
« biens mal acquis », dont certains potentats africains sont eux
régulièrement la cible. Seul Riad Salamé fait l’objet d’investigations en
Suisse, et d’une enquête préliminaire du Parquet national financier sur son
patrimoine en Europe.
Le Liban des banques et de la finance sait conserver ses mystères.
Durant très longtemps, le pays a été le support de multiples transactions
financières entre le Golfe et la France concernant de grands contrats
internationaux. L’opacité intrinsèque à ce système financier à bout de
souffle a donc servi à plus d’un, côté français. Au-delà de la droite
chiraquienne, des sociétés stratégiques comme Airbus et Thales ont disposé
très longtemps de comptes dans les banques libanaises pour leurs filiales
internationales et leurs agents au Moyen-Orient. Le père de l’actuel patron
de Thales, Yves Caine, qui fut dans les années 1990 et 2000 PDG de la
Sofinfra, filiale BTP de la Sofresa, société parapublique chargée de tous les
contrats d’armement entre la France et l’Arabie saoudite, travaillait ainsi
avec le Liban. La filiale internationale d’Aéroports de Paris, ADPI,
disposait également d’une filiale à Beyrouth, ADPI Middle East, qui
intéresse aujourd’hui beaucoup la justice française. Derrière elle, on trouve
un certain Roger Samaha, homme d’affaires libanais, proche d’Omar
Zeidan, l’intermédiaire préféré des Français au Moyen-Orient sur les
contrats d’armement durant une vingtaine d’années.
Utiliser le pays du Cèdre était, pour ces compagnies hexagonales, une
manière de contourner le système financier américain et de se protéger
d’éventuelles opérations de déstabilisation venant des États-Unis. Mais,
depuis vingt ans, la plupart des intérêts financiers français ont quitté le
Liban, préférant notamment les places offshore du Golfe, comme l’émirat
de Dubaï ou celui de Ras Al-Khaïmah, qui garantissent une bien plus
grande opacité. C’est ainsi que, récemment, la Société générale a souhaité
se désengager de l’une de ses filiales libanaises, la Société générale de
banque au Liban (SGBL), jugée défaillante. Dix ans auparavant, la Banque
Saudi Fransi, l’ancienne filiale saoudienne du Crédit agricole (issu de la
banque historique Indosuez), a vendu ses parts de la banque libanaise
Bemo. Là encore, on touche du doigt les circuits financiers historiques
utilisés lors des ventes d’armes françaises dans le Golfe. Un sujet brûlant.

Kohler a l’œil sur le port de Beyrouth


Voilà peut-être pourquoi, à l’Élysée, on retrouve Alexis Kohler à la
manœuvre sur le dossier du Liban. C’est pourtant un pays qu’il connaît mal,
et le haut fonctionnaire n’a pas d’expérience diplomatique en dehors de sa
mission au Fonds monétaire international à Washington, une dizaine
d’années auparavant. Mais l’homme de confiance d’Emmanuel Macron fait
du Liban un dossier prioritaire au cœur de l’été 2020. Plusieurs sources
m’alertent sur son omniprésence sur le sujet. Selon l’une d’entre elles, c’est
même lui qui « dicte la politique française au Liban ». « C’est incroyable
qu’un secrétaire général s’occupe autant de politique étrangère ! »,
s’exclame un autre. À l’Élysée toujours, le mystérieux Ludovic Chaker,
chargé de mission auprès du chef d’état-major particulier du président,
apparu au moment de l’affaire Benalla, à l’origine cheville ouvrière de la
campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2017 et premier salarié
d’En marche !, s’active aussi sur le dossier.
C’est dans les coulisses que tout se joue. Lors de son voyage du 6 août à
Beyrouth, Emmanuel Macron est accompagné de deux proches
connaissances : Samir Assaf, un haut cadre dirigeant de la banque HSBC, et
Rodolphe Saadé, PDG de la compagnie maritime CMA CGM. Ces deux
Franco-Libanais connaissent le chef de l’État depuis longtemps. Le premier
a même organisé en septembre 2016 un dîner de fundraising à Londres pour
sa future campagne présidentielle. Quant à la CMA CGM, elle s’est alliée
en février 2020 au groupe MSC pour faire une offre au gouvernement
libanais afin de reprendre la gestion du terminal de conteneurs du port de
Beyrouth, un site clé pour le réseau de transport mondial.
Très vite, les banques libanaises, leur association en tête, et les milieux
sunnites et chrétiens développent un storytelling visant Alexis Kohler. Ces
derniers se mettent à évoquer « un conflit d’intérêts avec MSC » ainsi
qu’« une lutte entre banquiers et armateurs », où la France aurait choisi les
seconds. Selon la rumeur, l’Élysée aimerait placer son homme de confiance,
Samir Assaf, à la tête de la banque centrale du Liban, ce qui expliquerait
« l’obsession anti-Salamé » d’Emmanuel Macron.
Là encore, les choses sont plus complexes que les éléments de langage
des uns et des autres. « Au port de Beyrouth, on trouve toutes les
obédiences », nous confie un bon connaisseur de la région : chiites, sunnites
et chrétiens y sont tous représentés. À l’origine, CMA et CGM étaient deux
sociétés distinctes, moribondes. L’État français a poussé à leur
rapprochement et a permis aux frères Saadé de reprendre l’ensemble. Car
les Saadé, des chrétiens orthodoxes originaires de Syrie, étaient proches de
Jacques Chirac, mais aussi des socialistes français. À la fin du XIXe siècle,
un chemin de fer avait été construit par les Français entre Beyrouth et les
ports de la Syrie ottomane, comme Tartous et Lattaquié. Historiquement,
ces deux ports sont gérés par CMA CGM, notamment pour assurer le
ravitaillement en pétrole. Les Saadé conservent ainsi des intérêts importants
en Syrie, en particulier via la banque Audi, et la compagnie maritime
compte reprendre pied dans un pays en pleine reconstruction.
Au Liban, la compagnie MSC est passée par d’autres réseaux pour
mettre un pied dans le marché local. En 1996, la filiale MSC Liban est
fondée par Khairallah El-Zein, qui en est toujours propriétaire. La
soixantaine, l’homme a le soutien du président du Parlement, le chiite
Nabih Berri. Il n’en faut pas plus pour présenter l’armateur comme proche
du Hezbollah. Comme souvent chez MSC, le business se règle en famille.
La filiale libanaise ne déroge pas à la règle : le fils El-Zein, Samih, et sa
sœur Rif travaillent avec leur père dans des bureaux situés dans le quartier
de Gemmayzeh, au nord de Beyrouth, non loin du port. En vingt-cinq ans,
MSC au Liban a connu une ascension fulgurante, car Khairallah El-Zein a
su construire de très fortes relations avec l’Afrique, et assure la majorité des
imports/exports entre le Liban et le continent africain. Malgré l’explosion
d’août 2020, MSC Liban reste associé à CMA CGM pour reprendre le
terminal à conteneurs du port, dont la concession doit encore leur être cédée
par les autorités. De son côté, CMA CGM a annoncé vouloir investir près
de 600 millions d’euros dans le port de Beyrouth pour sa reconstruction.

Guerre d’ambassadeurs sur le front


libanais
Après son voyage à la suite de l’explosion du port début août 2020,
Emmanuel Macron commet en fait une première faute. Il annonce d’emblée
qu’il reviendra un mois plus tard pour constater les avancées des
négociations. À certains de ses conseillers qui osent émettre des doutes sur
ce calendrier, le président balance des soufflantes. Pour ce deuxième
voyage, le chef de l’État souhaite s’entourer d’un cortège de grands patrons
français pour reconstruire le Liban. Las ! Alors que le président se donne la
peine de téléphoner personnellement à certains, aucun ne lui répond
positivement. Leur excuse est toute trouvée : le Covid-19 les oblige à rester
à leur poste à Paris. La récolte est tellement maigre que Bruno Le Maire, le
ministre de l’Économie, qui devait faire partie du voyage, annule son
déplacement. Il n’est pas l’heure pour la France de faire du business au
Liban. Pour le remplacer, l’Élysée demande au dernier moment à Jean-Yves
Le Drian de participer à la délégation française, alors que le ministre des
Affaires étrangères, comme c’est souvent le cas sur d’autres dossiers, est
tenu à l’écart de l’action diplomatique du président sur le Liban.
Lors de ce second déplacement à Beyrouth, début septembre 2020, le
président français a du mal à cacher sa fébrilité. Bien qu’un nouveau
Premier ministre, Moustapha Adib, vienne d’être désigné, il s’entretient
avec les chefs des principales factions politiques, et annonce de lui-même
que tous viennent de s’engager à former un gouvernement de mission d’ici
quinze jours. Une nouvelle fois, le président français s’avance d’une
manière hasardeuse sur le dossier libanais et continue de s’agiter. Devant
les caméras, lors d’un point presse, il s’emporte contre le journaliste
Georges Malbrunot du Figaro. À l’origine du coup de sang d’Emmanuel
Macron : un article du 30 août, intitulé « Macron revient au Liban face aux
chefs de clan », évoquant une menace française de sanctions contre les
responsables libanais qui bloqueraient les réformes. Parmi les personnes
visées par la France, selon Malbrunot, le gendre du président Aoun, Gebran
Bassil, lié au Hezbollah, mais aussi Saad Hariri, qui aurait réclamé une
commission de 20 % sur un projet d’aide exceptionnelle de 11 milliards
d’euros de la communauté internationale. « Macron a commencé de
travailler avec Donald Trump sur un régime de sanctions avec déjà des
noms », assure Malbrunot, en citant une « source informée ». Le président
qualifie cet article d’« irresponsable », de « non professionnel » et même de
« mesquin ». Ajoutant : « Irresponsable pour la France, pour les intéressés
ici, et grave d’un point de vue déontologique. » Cette réprimande théâtrale
est en réalité destinée au camp Hariri. Car Emmanuel Macron est allé
jusqu’à envisager de menacer les différents leaders politiques libanais du
gel de leurs avoirs à l’étranger.
Les jours passent et rien ne se produit. Pire, Adib renonce. Fin
septembre, Emmanuel Macron exprime un mécontentement peu commun
en diplomatie. Lors d’une conférence de presse à l’Élysée, il affirme avoir
« honte » pour les dirigeants libanais. Il les accuse de « trahison collective »
et d’entretenir un « système de corruption ». Devant les journalistes, il
reconnaît vouloir « mettre la pression sur tout le monde ». Et de conclure,
grandiloquent : « Je ne peux pas me substituer au président de la
République du Liban et aux autres responsables, c’est à eux maintenant de
décider d’être à la hauteur de leur pays et de leur histoire, ou pas. » Ces
déclarations suscitent un grand malaise, y compris dans l’entourage
d’Emmanuel Macron. Samir Assaf commence à prendre ses distances.
Le banquier d’affaires Bernard Mourad, passé par Bank of America et
le groupe Altice de Patrick Drahi (SFR, BFM TV, etc.), multiplie les
critiques dans tout Paris. Mourad avait pourtant participé à la campagne
d’Emmanuel Macron en 2017, mais il s’est éloigné par la suite. Au Liban,
le coup de pression du président français fait un flop. Rien ne bouge. À
l’Élysée, Emmanuel Bonne, le responsable de la cellule diplomatique, part à
New York rencontrer le cabinet Alvarez & Marsal mandaté par le Liban
pour auditer la banque centrale. En août, le diplomate s’était largement
mobilisé pour préparer le second voyage d’Emmanuel Macron à Beyrouth.
Il connaît bien le Liban : ancien conseiller Afrique du Nord, Moyen-Orient
de François Hollande, il était devenu ambassadeur de France à Beyrouth en
2015, l’un des postes les plus prestigieux du Quai d’Orsay. Pour l’aider
dans cette entreprise, Emmanuel Bonne demande à l’actuel conseiller
Afrique du Nord, Moyen-Orient de la cellule diplomatique, Patrick Durel,
de se rendre au Liban. Mais, là-bas, ce dernier est « vu comme arrogant,
cassant », assure l’un de ses interlocuteurs sur place. Emmanuel Macron
découvre en outre que son diplomate en chef est discrédité au Liban. De
fait, Emmanuel Bonne est fragilisé depuis la seconde visite du chef de l’État
au Liban. « Début août, Bonne avait convaincu le président de faire un
discours très violent, et ça n’a servi à rien », m’assure un proche du dossier
libanais. Car Bonne, tout en conseillant à Macron d’apparaître comme le
dynamiteur du vieux système politique, continue de relayer la position
traditionnelle de la France au Liban, qui soutient en priorité les clans
sunnites et chrétiens. « Bonne a tenu un discours très pro-sunnite et chrétien
qui était voué à l’échec dans les négociations », décrypte une source
libanaise.
Ainsi, malgré l’agitation présidentielle d’août 2020, l’offensive
française au Liban est un échec diplomatique sur toute la ligne. Emmanuel
Macron comptait pourtant se refaire une santé internationale dans la région
en jouant les sauveurs au pays du Cèdre. Il tombe de haut. Durant la même
période, il apparaît particulièrement isolé en Europe, tandis que son
homologue turque, Recep Tayyip Erdogan, l’humilie constamment, allant
jusqu’à le juger « en état de mort cérébrale », alors que les deux leaders
s’opposent en Libye. En outre, la France se trouve marginalisée en Syrie et
absente du Moyen-Orient.
En réaction, le président Macron décide de faire appel à d’autres
ressources pour se mouvoir dans les méandres de la vie politique libanaise.
La cellule diplomatique dirigée par Emmanuel Bonne se retrouve court-
circuitée. C’est là qu’entre en scène Bernard Émié, diplomate émérite et
actuel patron de la DGSE, nommé par Emmanuel Macron en 2017, et
désormais « envoyé spécial » au pays du Cèdre. Malgré leur différence
d’âge, les deux hommes sont très proches. Comme diplomate, Émié connaît
sur le bout des doigts le Moyen-Orient, et en particulier le Liban, où il a été
ambassadeur à la fin du quinquennat de Jacques Chirac, en pleine crise
post-assassinat de Rafic Hariri. Pour les leaders libanais, Émié a le mérite
d’être connu.
Au cours de l’automne 2020, le patron de la DGSE multiplie les
voyages à Beyrouth. « Émié gère tout au Liban. Il est en train de doubler la
cellule diplomatique », constate un diplomate. Au Quai, les diplomates
n’apprécient guère cette initiative présidentielle avec celui qui dirige
désormais les espions français. Certains vont jusqu’à dénoncer des
« méthodes de barbouzes » auprès de leurs collègues. De son côté, le
ministre Jean-Yves Le Drian semble absent du dossier, alors que l’un de ses
proches, le député LREM de Lorient, Gwendal Rouillard, séjourne
régulièrement à Beyrouth, où il a épousé Joêlle Bou Abboud, avocate et
femme politique libanaise, filleule de l’ancien président Amine Gemayel.
À l’Élysée, rien ne va plus. Entre le président et Emmanuel Bonne, il y
a comme un froid. Début octobre, un rapport d’audit commandé par la
présidence sur la désastreuse gestion humaine de la cellule diplo fuite
d’ailleurs dans le magazine féminin Elle, sous la plume de la journaliste
Ava Djamshidi, coautrice d’un livre sur Brigitte Macron. Bonne se trouve
dans le viseur : le rapport évoque des « burn out » à répétition, des « départs
précipités » de diplomates, et pointe le management « brutal », et même
« infernal », du chef de la cellule. Émié multiplie auprès du président les
critiques à l’égard de la méthode employée par Bonne. En réaction,
l’entourage du chef de la cellule diplo à l’Élysée s’offusque que le patron de
la DGSE prenne toute la place au Liban, dans ce qui ressemble à une
diplomatie parallèle. Cette montée en puissance de l’espion en chef sur le
dossier libanais irrite également Alexis Kohler, qui perd la mainmise.
Sous Jacques Chirac, Bernard Émié avait accompagné la politique de
soutien de la France à l’égard des clans sunnite et chrétien au Liban. Cette
« stratégie », mise en place après l’assassinat de Rafic Hariri, est l’héritière
du passé colonial : les réseaux sunnites ont historiquement servi de courroie
commerciale entre la France, le Liban et les autres pays du Golfe, Arabie
saoudite en tête. Les réseaux chrétiens, eux, ont permis d’apporter la
« caution de Rome » à l’action française dans le pays et la région.
En dépit de ce passé diplomatique, Émié conseille au chef de l’État de
jouer avec toutes les composantes de la société libanaise, chiites compris,
qui sont désormais majoritaires dans le pays. Le président Aoun, allié au
Hezbollah, avait fait passer le message aux Français : « Si vous fermez la
discussion, vous n’aurez rien. » Émié prend discrètement contact avec les
différents représentants chiites. « Macron essaie de faire un gouvernement
d’union nationale avec le Hezbollah qui serait minoritaire », croit savoir
l’un de ses proches. Depuis une quinzaine d’années pourtant, la France au
Liban s’attelait à isoler le Hezbollah, à la grande satisfaction d’Israël, qui
considère le mouvement chiite comme une grave menace pour sa sécurité.
Pour tenter de renouer un réel dialogue avec le mouvement chiite, la France
sollicite Abbas Ibrahim, le chef de la sûreté libanaise, un homme clé dans le
pays. Parmi les faits de gloire de ce militaire chiite : l’arrêt négocié avec le
Hezbollah des kidnappings et la libération d’otages occidentaux en Syrie.
Résultat, Ibrahim parle d’égal à égal avec les chefs du Hezbollah et a aussi
toute la confiance de Washington.

Un recul de l’influence française


au Proche-Orient
Malgré ces initiatives, la France n’obtient quasiment rien au Liban. Les
relations entre les élites libanaises et le président français deviennent
tendues. Lors de la visioconférence des donateurs du 2 décembre 2020
organisée par la France et l’ONU, Michel Aoun prononce son discours… en
anglais. Toutefois, l’idée de la mise en place d’un gouvernement technique
fait son chemin. Mais, un an après la visite spectaculaire d’Emmanuel
Macron à Beyrouth à la suite de l’explosion sur le port, le statu quo
prédomine, et l’enquête sur les causes de la catastrophe piétine. « Les
dirigeants libanais semblent faire le pari du pourrissement […]. Je pense
que c’est une faute historique et morale », lance Emmanuel Macron depuis
le fort de Brégançon lors d’une nouvelle visioconférence le 4 août 2021.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron doit méditer plus que jamais cette
phrase du général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre : « Vers l’Orient
compliqué je volais avec des idées simples. » Son premier envol vers le
Liban date de janvier 2017, en pleine campagne présidentielle. Le candidat
débarque alors à Beyrouth avec une partie de son équipe. Il est conseillé par
le banquier d’affaires franco-libanais Bernard Mourad. Côté « diplos »,
Aurélien Lechevallier, un ex-condisciple de l’ENA et futur conseiller à la
cellule diplomatique de l’Élysée, organise une partie du voyage avec les
moyens du bord. Sur place, Emmanuel Macron rencontre l’ambassadeur
Emmanuel Bonne, puis le banquier Jean Riachi, camarade de promo HEC
de l’ancien journaliste Emmanuel Chain, lui-même du voyage, lors d’un
cocktail où se trouve… Riad Salamé. Le candidat français recherche alors
encore de l’argent pour sa campagne. Ce voyage est l’occasion de
démarcher financièrement des supporters et trouver de nouveaux soutiens.
Lechevallier et Mourad sont à la manœuvre et font preuve d’imprudence.
Certains des bienfaiteurs qui ont décidé de donner de l’argent au candidat
français à la présidentielle sont, au goût de plusieurs conseillers, trop
proches du Hezbollah. Emmanuel Macron est alerté. Machine arrière,
toute ! Le trésorier de la campagne, Christian Dargnat, s’active pour
rattraper le coup. Les donateurs sont immédiatement remboursés. Pas
question de prêter le flanc à des critiques ou polémiques. « Ils ont été au
Liban comme des Pieds Nickelés », me relate un des participants du
voyage.
À cette occasion, le futur président avait commencé à brosser les
grandes lignes de la diplomatie qu’il voulait pour la France, célébrant la
posture « gaullo-mitterrandienne » et rejetant le « néoconservatisme ». Un
discours plaisant à entendre pour les élites libanaises, nostalgiques de la
position d’un de Gaulle qui, en 1968, décréta un embargo sur les armes
françaises à destination d’Israël à la suite de la guerre des Six Jours, et alors
que les deux pays sont encore aujourd’hui virtuellement en état de guerre.
À l’été 2020, Emmanuel Macron comptait surtout se refaire
diplomatiquement. La carte libanaise était fondamentale pour une France
largement exclue du Moyen-Orient, évincée du dossier syrien, marginalisée
par les accords d’Ankara avec Moscou. En une quinzaine d’années, la
France a vu son influence reculer considérablement dans la région. L’un de
ses derniers succès diplomatiques remonte à 1996, lorsqu’elle s’est imposée
à la table des négociations en vue d’un cessez-le-feu entre Israël et le
Hezbollah, qui souhaitait sortir Tsahal du Sud-Liban. En juillet 2014, en
pleine offensive israélienne à Gaza, Laurent Fabius, ministre des Affaires
étrangères, a tenté une tournée au Moyen-Orient : il est allé à Tel-Aviv,
au Caire et à Amman, mais presque personne ne l’a vu. « Du temps de
Jacques Chirac, rien n’était possible au Moyen-Orient sans la France.
Aujourd’hui, on n’existe plus », se désole Erwan Davoux, ex-conseiller
d’Alain Juppé.
Mais ce qui préoccupe le plus Emmanuel Macron en cet été 2020, c’est
son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, qui multiplie les provocations
en Méditerranée orientale à l’encontre de la France. Paris a été jusqu’à
envoyer deux Rafale B, qui peuvent porter la bombe nucléaire, sur l’île de
Chypre, située face à la Turquie. Depuis plusieurs mois, Erdogan, soutenu
en réalité par les Américains, avance également ses pions en Afrique, et
notamment en Libye. Pour Emmanuel Macron, il n’y a pas que l’Orient qui
est compliqué. Le terrain africain recèle lui aussi de nombreux pièges.

1. Le confessionnalisme en cours au Liban est un système politique basé sur l’équilibre


entre les différentes communautés religieuses. Le pacte national, datant de 1943,
partage le pouvoir entre confessions.
CHAPITRE 6

Affaires africaines

Décidément, en diplomatie, Emmanuel Macron aime surprendre son


monde. C’est encore le cas ce 30 septembre 2021, lorsqu’il reçoit à l’Élysée
dix-huit jeunes gens d’origine algérienne, binationaux ou pour certains
algériens, afin d’échanger « librement » sur la guerre d’Algérie. La période
est particulière : le 17 octobre, c’est la commémoration – soixante ans après
les faits – de la répression meurtrière par la police française, sous l’autorité
du préfet Maurice Papon, d’une manifestation d’Algériens organisée à Paris
par le Front de libération nationale (FLN), le mouvement indépendantiste.
Le président français sait aussi que, pendant la prochaine campagne
présidentielle, tombe l’anniversaire des accords d’Évian, signés le 18 mars
1962 par le général de Gaulle et mettant fin à la guerre d’Algérie.
Cette rencontre à l’Élysée est couverte par un journaliste du Monde,
Mustapha Kessous. Le chef de l’État ne l’ignore pas, mais cela ne
l’empêche pas d’affirmer que « la nation algérienne post-1962 s’est
construite sur une rente mémorielle et qui dit : tout le problème, c’est la
France ». Il estime que l’histoire officielle de l’Algérie est « totalement
réécrite ». Dans son viseur : « le système politico-militaire ». Et Emmanuel
Macron ajoute : « La construction de l’Algérie comme nation est un
phénomène à regarder. Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la
colonisation française ? Ça, c’est la question. Il y avait de précédentes
colonisations. Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire
totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle
a exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les
Algériens y croient. »
Des propos chocs qui soulèvent immédiatement un tollé de la part des
autorités algériennes et des Algériens. Pour ne rien arranger, ces paroles
sont lancées en pleine crise diplomatique entre Paris et Alger. Deux jours
plus tôt, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé que la
France allait réduire de moitié l’octroi des visas pour l’Algérie et le Maroc,
de 30 % pour la Tunisie, en réponse au refus de ces trois pays « de
reprendre des ressortissants que la France ne souhaite pas et ne peut pas
garder sur son territoire ». À la suite de cette décision qu’il juge
« unilatérale », le gouvernement algérien rappelle dès le lendemain son
ambassadeur en France. Après les déclarations d’Emmanuel Macron, la
colère monte d’un cran : l’Algérie interdit le survol du pays aux avions
militaires français qui participent notamment à l’opération militaire
Barkhane au Sahel. La tension est à son comble. Un mois plus tard, elle
n’est pas retombée. Quand Emmanuel Macron cherche à joindre début
novembre le président algérien Abdelmadjid Tebboune pour le convaincre
de participer à Paris à une nouvelle conférence internationale sur la Libye,
ses appels restent sans réponse. Quelques jours plus tôt, Tebboune avait
donné le ton en déclarant au magazine allemand Der Spiegel : « On n’a plus
à coopérer ensemble, peut-être que c’est simplement fini maintenant. »
C’est l’une des plus graves crises entre l’Algérie et la France depuis une
quinzaine d’années.
Le « système » algérien, Emmanuel Macron le connaît pourtant bien. Il
le découvre dans un premier temps quand il est ministre de l’Économie. À
deux reprises, il se rend alors en Algérie, en novembre 2014 et mai 2015,
avec le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, pour inaugurer des
usines, dont une chaîne de montage Renault. Ces deux voyages sont
l’occasion pour le futur candidat d’établir certains contacts, notamment
avec le ministre de l’Industrie et des Mines, Abdeslam Bouchouareb. Au
nom de la « diplomatie économique », le ministre français fait la
connaissance de plusieurs responsables algériens mais aussi
d’intermédiaires utiles entre les deux pays.
Emmanuel Macron rencontre ainsi François-Aïssa Touazi, un consultant
qui travaille entre Paris et le Golfe notamment pour Ardian, un fonds
français d’investissement. Sa famille vient d’Algérie. Ses parents, harkis
d’origine kabyle, se sont installés à Dreux, en Normandie, après
l’indépendance. Issu d’un milieu modeste, il va se hisser au plus haut
niveau de l’État. Grâce à son entregent, il occupe de multiples fonctions au
Quai d’Orsay, jusqu’à devenir conseiller spécial de Philippe Douste-Blazy,
ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Dominique
de Villepin (entre 2005 et 2007). Ce parcours méritocratique ne peut que
plaire à Emmanuel Macron. Parmi ces Franco-Algériens ayant réussi en
France et en Europe, ils sont nombreux à vouloir aider le ministre de
l’Économie dans son aventure présidentielle.
C’est ainsi que Touazi et quelques autres, tombés sous le charme de la
nouvelle vedette de la politique française, organisent pour le candidat
Macron un voyage en Algérie pendant la campagne, les 13 et 14 février
2017. Le futur président paie alors de sa personne en accordant une
interview à la chaîne Echorouk News, au cours de laquelle il qualifie la
colonisation française de « crime contre l’humanité » et de « vraie
barbarie ». Des propos forts, qui tranchent avec les déclarations officielles
de la France sur le sujet, mais aussi avec les prises de position antérieures
d’Emmanuel Macron : en novembre 2016, dans une interview au Point, tout
en critiquant la colonisation, il avait estimé que des « éléments de
civilisation » l’avaient accompagnée. Bien sûr, en Algérie, ses déclarations
de février 2017 sont appréciées. En France, elles provoquent une
polémique. Quatre jours plus tard, Emmanuel Macron tente de corriger le tir
au cours d’un meeting à Toulon, dans le Var, une terre d’accueil des pieds-
noirs. Il lance alors un « je vous ai compris et je vous aime ». Déclaration
étrange, qui renvoie bien sûr à celle du général de Gaulle lançant en 1958 à
Alger un « je vous ai compris ! » aux « 10 millions de Français d’Algérie »
– avant de proclamer quinze mois plus tard le droit des Algériens à
l’autodétermination et d’entamer le processus qui aboutira aux accords
d’Évian.

Un projet de gazoduc Alger-Lagos


Comme souvent dans les premiers pas d’Emmanuel Macron en
diplomatie, on trouve un mélange des genres entre politique et business. À
Alger comme à Beyrouth, les liens établis au cours de la campagne
présidentielle vont peser lourd dans les relations ultérieures entre les États.
Et, en Afrique – terrain qu’Emmanuel Macron connaissait peu, ayant
comme seule expérience son stage de l’ENA, six mois à l’ambassade de
France au Nigeria –, le jeune président affronte dès les premiers mois de sa
présidence de nombreuses interférences étrangères, après avoir joué tous les
réseaux à la fois au cours de son ascension. Adepte de la diplomatie
parallèle et des envoyés spéciaux, souvent au nom de l’efficacité et de la
disruption, Emmanuel Macron, une fois au pouvoir, apprend vite à ses
dépens qu’en diplomatie, si le business peut être une aide, il ne suffit pas à
combler l’absence de stratégie française, depuis une bonne vingtaine
d’années, à l’égard du continent africain.
Ainsi, Macron profite surtout de son voyage de campagne à Alger pour
rencontrer discrètement plusieurs responsables économiques.
Principalement des oligarques haïs par le peuple algérien car ils concentrent
la rente pétrolière dans leurs mains. Emmanuel Macron n’a aucun scrupule
à discuter avec eux. Peu médiatisées, ou organisées résolument à l’écart de
la presse, ces entrevues sont décisives, comme je l’ai montré dans mon
précédent livre 1. En effet, en février 2017, la campagne du candidat Macron
se trouve dans une impasse financière : il manque de trésorerie, malgré les
5 millions d’euros de dons reçus au cours de l’année 2016. Cette somme ne
suffit pas à couvrir les nombreuses dépenses. Tout soutien est donc le
bienvenu. Lors de son voyage à Alger, Emmanuel Macron rassemble ainsi
lors d’une soirée plusieurs dizaines de Franco-Algériens et d’expatriés afin
d’encourager les dons.
Les choses sérieuses commencent pour le candidat Macron lors d’un
petit-déjeuner de travail organisé le 14 février 2017 sur la terrasse de l’hôtel
El Aurassi avec les représentants du Forum des chefs d’entreprise (FCE),
l’équivalent algérien du Medef. Son président, le grand patron Ali Haddad,
est tout sourire. À la tête d’Entreprise des travaux routiers, hydrauliques et
bâtiments (ETRHB), un conglomérat qui s’est d’abord développé dans le
BTP, ce dirigeant est très proche de Saïd Bouteflika, le frère et conseiller du
président algérien. Le Hirak, ce mouvement populaire qui renversera le
régime Bouteflika en 2019, n’est pas encore survenu, mais Ali Haddad est
déjà le symbole d’un pouvoir vacillant, le représentant d’oligarques qui
accaparent les richesses du pays, soupçonnés de corruption par le peuple
algérien. À peine quelques mois plus tôt, le scandale international des
Panama Papers, et en particulier les enquêtes du journaliste algérien Lyas
Hallas, a éclaboussé plusieurs membres de l’élite algérienne qui disposent à
l’étranger de comptes offshore. Le « pragmatique » Emmanuel Macron s’en
accommode. Pour ce petit-déjeuner au sommet avec le patronat algérien, il
s’est entouré : sont présents le consultant François-Aïssa Touazi, l’avocat
Jean-Pierre Mignard, un ancien ami de François Hollande qui connaît bien
l’Algérie, mais aussi la cheffe de cabinet de Macron à Bercy, Sophie
Ferracci, son directeur de communication, Sylvain Fort, et l’ancienne
ministre Nicole Guedj. Sur les photos de ce déplacement algérien apparaît
aussi Alexandre Benalla, faisant office de garde du corps – il sera ensuite
chargé d’organiser les déplacements d’Emmanuel Macron à l’Élysée.
À cette époque, Ali Haddad, le patron des patrons algériens, souhaite
faire avancer un dossier stratégique pour l’Algérie, un projet de gazoduc
entre Alger et Lagos, capitale du Nigeria. Envisagé dès les années 1980, ce
gazoduc trans-saharien (dit aussi Nigal) nécessite des investissements
considérables. Les trois États concernés (Algérie, Niger et Nigeria) n’ont
signé un protocole d’accord qu’en 2009. Depuis, sa mise en œuvre traîne :
car il s’agit d’installer en plein Sahel un tube de plus de quatre mille
kilomètres de long.
Les enjeux sont énormes : le Nigeria est l’un des gros fournisseurs de la
France en gaz (environ 10 %), mais le transfert est assuré par des
méthaniers en GNL (gaz naturel liquéfié). L’installation d’un gazoduc par
voie terrestre pourrait donc augmenter les capacités d’importation. De quoi
ravir l’Union européenne, qui souhaite diversifier ses ressources face à la
Russie. À la manœuvre du projet, on trouve la Nigerian National Petroleum
Corporation (NNPC), mais aussi la Sonatrach, la société algérienne de
pétrole et de gaz. Pour l’Algérie, qui voit ses propres ressources en gaz
s’amenuiser, ce projet de gazoduc trans-saharien est crucial à long terme.
En juillet 2016, à l’occasion du 27e sommet de l’Union africaine, le Nigeria
a réaffirmé sa volonté d’engager son lancement. Mais l’Algérie doit aussi
compter avec le Maroc, qui propose un projet concurrent de gazoduc reliant
le Nigeria à l’Afrique du Nord par la façade atlantique, utilisant en partie
une voie existant en Afrique de l’Ouest et traversant treize États.
Alors, quelques semaines avant la visite d’Emmanuel Macron à Alger,
les réseaux se mobilisent pour faire valoir le point de vue algérien. Entre les
3 et 6 décembre 2016, un « forum africain d’investissements et d’affaires »
est organisé par le FCE d’Ali Haddad. Le patron du BTP lorgne sur les
futurs contrats du gazoduc et a prévu de monter une filiale à Oran pour
fournir en tubes le prochain chantier. D’autres personnalités françaises et
algériennes sont présentes lors de ce forum, notamment Jean-Louis Borloo
et Yamina Benguigui, qui dirigent la fondation Énergies pour l’Afrique,
mais aussi Henri Proglio, Alexandre Djouhri, Jean-Louis Guigou ou
Abderrahmane Hadj-Nacer, ancien gouverneur de la banque d’Algérie. De
leur côté, Jean-Louis Borloo et Yamina Benguigui se sont rapprochés
d’Emmanuel Macron depuis l’automne 2016. Bien évidemment, ce projet
de gazoduc fait partie des discussions entre le futur président français et les
représentants du FCE qui le reçoivent à l’hôtel El Aurassi ce 14 février
2017.
Mais, pour Emmanuel Macron, ce n’est pas la seule rencontre
confidentielle de ce voyage de campagne à Alger. De nouvelles sources
m’apprennent que, pendant ces deux jours, le candidat rencontre aussi
Rédha Kouninef, également très proche de Saïd Bouteflika, grand patron du
groupe KouGC, spécialisé dans le BTP, le génie civil et l’hydraulique. Et, le
soir du 13 février, le candidat à la présidentielle dîne avec Issad Rebrab,
propriétaire du conglomérat Cevital (industrie agroalimentaire, grande
distribution, industrie et services), qui affiche en 2017 un chiffre d’affaires
de 2,7 milliards d’euros, et fondé à l’origine à Béjaïa en Kabylie. Les deux
hommes se connaissent bien : l’industriel algérien investit en France depuis
plusieurs années ; il a notamment racheté le groupe FagorBrandt, numéro
un hexagonal de l’électroménager. En Algérie, il est proche de l’ancien chef
des services secrets algériens, le général Mohamed Mediène, dit Toufik.
À l’origine, Emmanuel Macron se rapproche d’Issad Rebrab par
l’entremise de plusieurs personnes, comme François-Aïssa Touazi, Jean-
Pierre Mignard, mais aussi le trader Farid Belkacemi, qui fut longtemps un
des mentors d’Alexandre Benalla, ou encore Abderrahmane Hadj-Nacer,
ancien banquier d’affaires chez Lazard. Avant de se mettre au service
d’Emmanuel Macron pour la présidentielle, Alexandre Benalla a par
ailleurs travaillé sur des missions de sécurité pour le groupe Cevital en
Europe.
Autre signe de leur proximité : en janvier 2019, Issad Rebrab a le
privilège de partager la table du président Macron lors du sommet Choose
France au château de Versailles, où sont rassemblés cent cinquante grands
patrons français et étrangers quelques heures avant Davos. Quelques
semaines auparavant, lors de sa « semaine mémorielle » dans le nord-est de
la France, en novembre 2018, Emmanuel Macron a profité d’une halte à
Charleville-Mézières pour inaugurer en présence d’Issad Rebrab le site
d’une future usine Cevital. La capitale des Ardennes est la ville natale de
Kamal Benkoussa, l’un des plus proches conseillers de Rebrab et ancien
trader de Londres, ami d’un avocat local, Ahmed Harir, qui travaille en
France mais aussi au Luxembourg, au Maroc et en Suisse. À la presse
locale, il est alors annoncé que ce projet d’usine, porté par Cevital via sa
filiale EvCon, représente un investissement de 250 millions d’euros, en
partie financé par la Banque publique d’investissement (BPI), et permettra à
cette ville industrielle sinistrée de bénéficier de mille emplois. La future
usine est censée fabriquer un procédé révolutionnaire de purification d’eau.
Un énième effet d’annonce : elle ne sortira jamais de terre. Et EvCon se
trouvera au cœur d’ennuis judiciaires en Algérie.

Vieux réseaux et nouvelles têtes à Alger


De l’autre côté de la Méditerranée, la surprise survient quelques mois
plus tard. Le mouvement populaire du Hirak et la chute du clan Bouteflika
au printemps 2019 privent, du jour au lendemain, le président Macron de
ses contacts privilégiés avec l’oligarchie algérienne : fin avril, tous les
grands patrons qu’il a rencontrés deux ans plus tôt sont arrêtés et mis en
prison. C’est le moment où le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah prend le
pouvoir. Et il est bien décidé à faire le ménage. Entre Paris et Alger, en ce
printemps 2019, c’est la panique dans les réseaux de pouvoir. Plusieurs
articles de la presse algérienne vont jusqu’à évoquer l’hypothèse d’un
financement de la campagne du président français par ces oligarques
déchus. À Paris, Amirouche Laïdi, un communicant qui travaille pour Issad
Rebrab, tient à m’informer que ce dernier « n’a jamais financé Emmanuel
Macron ». Un participant du voyage de campagne me confie sa crainte de
voir déraper les événements en cours en Algérie. L’inquiétude est palpable.
Les petites habitudes du passé sont en train de s’effondrer.
C’est qu’à Alger la foule veille à ce que le régime Bouteflika tombe
entièrement. Pas question pour la France d’avoir son mot à dire. Et si
Ahmed Gaïd Salah décède brutalement le 23 décembre 2019, quatre jours
après l’élection d’Abdelmadjid Tebboune, la plupart des oligarques
algériens continuent de subir les foudres de la justice après avoir été pris
pour cible dans les manifestations. En 2020, Ali Haddad est ainsi condamné
à dix-huit ans de prison, notamment pour « corruption », « blanchiment
d’argent », « financement occulte de la campagne électorale ». Un jugement
en partie confirmé dans les mois qui suivent : l’ancien patron des patrons
algériens écopera de douze ans ferme. En mai 2021, les frères Kouninef,
Rhéda, Noah et Karim, sont eux aussi définitivement condamnés,
respectivement à seize, quinze et douze ans de prison pour « trafic
d’influence », « blanchiment d’argent », « perception d’indus avantages » et
« financement occulte de la campagne électorale ». De son côté, Saïd
Bouteflika est condamné à une peine de quinze ans pour « atteinte à
l’autorité de l’armée » et « complot contre l’autorité de l’État ». Quant à
l’ex-ministre de l’Industrie et des Mines Abdeslam Bouchouareb, il écope
de la plus lourde peine, vingt ans de prison. Jugé par contumace, il est
toujours en fuite à l’étranger. Depuis, seul Issad Rebrab est ressorti libre
après huit mois de détention, même s’il est condamné à dix-huit mois de
prison, dont six ferme, et à une amende de 10,3 millions d’euros pour des
infractions fiscales, bancaires et douanières. Tout d’un coup, entre le
pouvoir français et les oligarques algériens, il n’est plus question de
multiplier les amabilités. L’Élysée est désormais aux abonnés absents. On
touche là les limites d’une « diplomatie économique » axée sur le business
et les réseaux. D’autant que ces tractations n’améliorent guère l’image de la
France auprès des sociétés civiles et des populations des pays étrangers.
Dans Le Grand Manipulateur, j’avais fait état d’une possible rencontre
à Alger, lors du déplacement de campagne d’Emmanuel Macron, entre le
candidat et l’intermédiaire Alexandre Djouhri, que la justice française
essayait à la même époque d’interroger dans le dossier sur le financement
libyen présumé de la campagne de Nicolas Sarkozy. Trois sources
différentes me confirment cette entrevue, qu’elles situent à l’hôtel El
Aurassi, juste avant le petit-déjeuner organisé avec les responsables du
patronat algérien. Quand je contacte Alexandre Djouhri en février 2019 à ce
sujet, il dément toute rencontre avec Emmanuel Macron durant la
campagne. Pourtant, à l’automne suivant, mes confrères du Monde Joan
Tilouine et Simon Piel, dans un ouvrage consacré au célèbre intermédiaire
(Stock, 2019), rapportent des propos chocs que leur a tenus Alexandre
Djouhri, alors sous contrôle judiciaire à Londres : « Macron c’est un pote,
j’avais filé 18 millions d’euros pour sa campagne. On a dîné ensemble à
Alger. Il a même voulu prendre un selfie avec moi, mais je lui ai dit :
“Arrête tes conneries, Emmanuel.” » L’Élysée dément immédiatement et
avec force ces affirmations dans L’Obs, qui leur a consacré une brève. Ce
n’est pas la seule « carte postale », cette stratégie médiatique pour rappeler
son existence, laissée par l’homme d’affaires franco-algérien. À l’automne
2018, Alexandre Benalla, mis en cause pour ses agissements sur la place de
la Contrescarpe lors des manifestations du 1er Mai, rencontre à plusieurs
reprises Alexandre Djouhri à Londres. On verra que certaines figures du
réseau historique de ce dernier ont aidé au financement d’Emmanuel
Macron pour sa campagne (chapitre 7).
Ce n’est pas la seule zone d’ombre de l’« affaire Benalla ». Après avoir
été licencié de l’Élysée, celui-ci côtoie également un homme d’affaires
syrien, Mohamad Izzat Khatab, réfugié depuis plusieurs années à Paris 2,
présenté par la presse comme « le sulfureux bienfaiteur de Benalla », et qui
adore se faire prendre en selfie auprès des « grands de ce monde »,
notamment Emmanuel Macron, François Hollande, le roi du Maroc
Mohammed VI ou Benyamin Nétanyahou, le Premier ministre israélien.
Alexandre Benalla connaît Mohamad Izzat Khatab depuis 2012, et il a
même travaillé pour lui entre fin 2015 et mi-2016, assurant la gestion de
son équipe de sécurité. À Paris, Izzat Khatab mène alors la grande vie,
profitant d’un appartement place de l’Alma et d’un autre avenue
Montaigne, toujours accompagné dans ses déplacements de plusieurs gardes
du corps.
Cette proximité entre Benalla et Izzat Khatab s’explique aussi par
l’Algérie. L’homme d’affaires syrien reçoit en effet le soutien du financier
franco-algérien Prosper Amouyal, un proche d’Ali Haddad, le patron des
patrons algériens. En février 2017, quelques jours après le voyage
d’Emmanuel Macron à Alger, Prosper Amouyal se fait d’ailleurs prendre en
photo, tout sourire, avec le futur président lors du dîner du CRIF (Conseil
représentatif des institutions juives de France). Quelques mois plus tôt,
Amouyal et Izzat Khatab ont également rencontré à Paris, dans sa suite du
Bristol, Denis Sassou-Nguesso, le président du Congo-Brazzaville, qui
jouera un rôle dans le dossier de la Libye. Est-ce pour cela que l’un des plus
mystérieux conseillers de l’Élysée, Ludovic Chaker, le premier salarié d’En
marche !, qui a embauché Alexandre Benalla sur la campagne, a été aperçu
chez Izzat Khatab au cours du quinquennat ?
C’est en tout cas dans ce contexte particulier entre la France et l’Algérie
que le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah décide de procéder à un grand
ménage à Alger après son accession au pouvoir, au printemps 2019. Durant
cette période cruciale, les critiques se multiplient à son encontre. À Paris,
l’inquiétude est palpable. Un proche d’Alexandre Djouhri, le journaliste
Charles Villeneuve, s’emporte devant moi en juin 2019 : « Gaïd Salah est
entièrement aux mains des Russes ! C’est très grave ! » Voilà pourquoi,
quand arrive au pouvoir Abdelmadjid Tebboune, à la fin de 2019, certains
dans l’entourage du président français se réjouissent. Les tractations
s’intensifient. François-Aïssa Touazi m’annonce ainsi qu’Issad Rebrab va
bientôt sortir de prison (ce sera effectivement le cas en janvier 2020).
Bernard Émié, patron de la DGSE (Direction générale de la sécurité
extérieure), se félicite de cette libération auprès de l’un de ses proches :
« Rebrab est un investisseur important pour la France. »
À Paris, certains spécialistes du régime algérien estiment que l’arrivée
de Tebboune correspond à un retour en force des vieux réseaux de
renseignement de l’ex-DRS (Département du renseignement et de la
sécurité), contrôlés historiquement par Toufik, l’ancien chef des services
secrets algériens. En réalité, la jeune garde des services de sécurité et de
renseignement, des quarantenaires et cinquantenaires bien décidés à
continuer le ménage en cours au cœur du régime algérien, conserve le
pouvoir acquis au moment de la chute de Bouteflika, et ce malgré la mort
brutale d’Ahmed Gaïd Salah fin 2019. Une anecdote est révélatrice à cet
égard : en octobre 2020, lors d’une rencontre organisée par un think tank, le
consul général d’Algérie à Paris, Saïd Moussi, pique une colère quand il est
informé de la présence dans l’assistance de François-Aïssa Touazi. Le
consultant est considéré comme bien trop proche des oligarques déchus.
Ces tensions de réseaux entre les deux pays n’arrangent pas les affaires
d’Emmanuel Macron. De fait, dès janvier 2020, le président français décide
de reporter un voyage prévu en Algérie : « les relations ne sont pas
bonnes », me confie alors une source algérienne. Autre élément de
contrariété pour Paris : Tebboune est considéré comme trop proche de la
Turquie. Comme ancien ministre de l’Habitat, il a été très actif pour ouvrir
son pays aux entreprises turques de BTP. La Turquie investit chaque année
plus de 5 milliards d’euros en Algérie. Et, durant l’été 2020, elle manifeste
son soutien à l’égard du nouveau régime algérien en acceptant d’extrader
Guermit Bounouira, secrétaire particulier de Gaïd Salah, en contrepartie de
l’achat de drones de combat. Le président français apprécie peu ce
rapprochement.

Embrouilles turques sur le front libyen


Pour comprendre cette mauvaise humeur, il faut remonter à un autre
épisode. Durant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron et ses
équipes multiplient les contacts informels avec de nombreux réseaux et
intermédiaires sur le dossier de la Libye. Cet « activisme », qui emprunte
des canaux parallèles contournant l’administration du Quai d’Orsay, permet
d’organiser, dès juillet 2017, le sommet surprise de La Celle-Saint-Cloud
(dans les Yvelines, où se situe un château qui appartient au ministère des
Affaires étrangères) : y sont réunis autour d’une même table Fayez Al-
Sarraj, qui dirige le gouvernement de Tripoli, et le maréchal Khalifa Haftar,
qui contrôle l’est de la Libye et est soutenu par la France.
Un premier « coup diplomatique » suivi de peu d’effets. Dès son arrivée
au pouvoir, le président Macron a pourtant ambitionné de jouer le « faiseur
de paix » en Libye. Dans le plus grand secret, à l’Élysée, il prépare ce
« coup » avec ses quelques hommes de l’ombre. Au Château sont mandatés
pour gérer ce dossier libyen les deux « chargés de mission » qu’il a placés
auprès du chef d’état-major particulier du président de la République :
Ludovic Chaker et Paul Soler, un ancien militaire parachutiste, dont le frère,
Laurent, est également un ancien militaire, devenu durant quelques années
le chambellan du prince Albert de Monaco. Chaker et Soler sont aidés par
Aurélien Lechevallier, numéro deux de la cellule diplomatique de l’Élysée,
ex-camarade d’Emmanuel Macron à l’ENA. Soler comme Lechevallier
multiplient alors les déplacements en Libye sans en référer au Quai d’Orsay.
« Monsieur Paul » s’impose comme la figure centrale du dispositif et
rencontre, dès les premières semaines du quinquennat, de nombreux acteurs
du conflit.
Pour solliciter le maréchal Haftar, les hommes de l’Élysée passent
notamment par le Comité de haut niveau sur la Libye de l’Union africaine
(UA), alors dirigée par Denis Sassou-Nguesso. En réalité, les premiers
contacts sont établis dès la fin de l’automne 2016, à quelques mois de la
présidentielle, notamment via la productrice Yamina Benguigui, très proche
à la fois de Brigitte Macron, d’Abdelaziz Bouteflika et de Denis Sassou-
Nguesso. Emmanuel Macron tente en effet de s’attirer le soutien d’Alger
dans le règlement du dossier libyen. Le Château n’est donc passé ni par les
voies diplomatiques officielles ni par celles qui avaient été instaurées sous
le précédent quinquennat, c’est-à-dire par les équipes de Jean-Yves
Le Drian.
Ainsi, quand, à l’été 2017, l’Élysée annonce, à peine quelques jours
avant, la tenue d’une conférence diplomatique sur la Libye à La Celle-
Saint-Cloud, c’est la surprise au Quai d’Orsay. Jean-Yves Le Drian lui-
même n’est pas au courant du projet. Pour respecter le protocole, le ministre
des Affaires étrangères est cependant invité le jour J : « Sur la Libye, on
était au mieux des exécutants », témoigne un membre du Quai. De leur
côté, les diplomates de carrière dénoncent une « diplomatie parallèle ». Par
ailleurs, cette initiative lancée sans concertation renforce un peu plus les
tensions entre la France et l’Italie, au moment où les deux pays s’affrontent
sur plusieurs dossiers industriels, de STX à STMicroelectronics (voir
chapitres 4 et 13).
Sur le dossier libyen, si Emmanuel Macron a souhaité frapper fort, c’est
qu’il voulait réussir là où ses prédécesseurs avaient échoué. D’abord
Nicolas Sarkozy, qui a lancé la France dans une hasardeuse intervention
militaire contre Mouammar Kadhafi. Puis François Hollande, qui a dû gérer
les suites désastreuses de cette opération : il a laissé d’un côté son ministre
des Affaires étrangères, Laurent Fabius, soutenir Al-Sarraj et le
gouvernement de Tripoli, seul reconnu par la communauté internationale et
l’ONU, et, de l’autre, son ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian,
s’engager auprès de Haftar, en envoyant des forces spéciales et des agents
de la DGSE dans l’est du pays. Durant cette période, ni la France ni l’Italie,
pas plus l’Allemagne n’ont réussi à trouver la voie d’un apaisement en
Libye. Sur ce dossier, le bilan européen est même désastreux.
Et c’est justement sur le terrain de la Libye que les tensions entre la
France et la Turquie atteignent leur acmé, à l’ombre de la pandémie de
Covid-19. Depuis l’automne 2019, la guerre totale s’est installée dans le
pays. En mai 2020, la crise est à deux doigts de devenir régionale. Les
États-Unis dénoncent l’utilisation de Mig russes par le maréchal Haftar. Le
jour précédent, la Turquie, qui soutient le gouvernement d’union national
(GNA) installé à Tripoli, reconnaît la perte de plusieurs drones engagés en
Libye, ainsi que d’une frégate attaquée par un sous-marin égyptien. Un
rapport de l’ONU s’inquiète pour sa part des livraisons d’armes effectuées
par la Turquie ou du soutien financier du Qatar aux troupes du président
Fayez Al-Sarraj. Trump et Macron dénoncent timidement les « ingérences »
étrangères.
À l’inverse, le porte-parole de la présidence turque critique les partisans
du maréchal Haftar, homme fort de l’Est et du Sud libyens, soutenu par les
Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte. Ces trois États luttent
contre les Frères musulmans et la politique hégémonique de la Turquie en
Méditerranée et au Moyen-Orient. Haftar, contraint de se replier au
printemps 2020 alors qu’il avait, depuis presque un an, lancé une grande
offensive sur Tripoli, bénéficiait jusqu’alors également du soutien de
Vladimir Poutine et, dans une moindre mesure, de la France. De part et
d’autre de la ligne de front, deux membres de l’OTAN, la Turquie et la
France, se font donc face. L’enjeu du gaz et du pétrole libyens est bien
évidemment à prendre en compte pour comprendre ce conflit.
Ce contexte explique en partie pourquoi Emmanuel Macron se trouve
dans le viseur de Recep Tayyip Erdogan. Dès novembre 2019, le chef d’État
turc s’en prend directement, dans l’un de ses discours, au président
français : « Il dit que l’OTAN est en train de vivre une situation de mort
cérébrale, je m’adresse depuis la Turquie à M. Macron, et je le redirai à
l’OTAN, vous devez d’abord vérifier si vous n’êtes pas en état de mort
cérébrale. » Cette phrase choc fait suite à l’interview d’Emmanuel Macron
dans The Economist, dans laquelle il critique l’offensive turque dans le
nord-est de la Syrie contre les Kurdes, lancée sans concertation avec les
alliés, en dehors de l’approbation de Trump.
Au printemps 2020, l’ONU ne peut que constater l’arrivée en Libye, via
l’aéroport turc de Gaziantep, de plusieurs milliers de djihadistes, anciens
mercenaires syriens désormais au service d’Al-Sarraj. Le chef du
gouvernement de Tripoli peut également compter sur la présence de deux
mille officiers et cadres des armées turques. Si Erdogan s’engage autant sur
le terrain libyen, c’est qu’il souhaite renforcer l’hégémonie de son pays sur
la Méditerranée, et y contrôler à terme l’industrie du gaz et du pétrole, en
Libye comme dans les eaux orientales de la Mare Nostrum. Un enjeu
crucial pour lui, tant la Turquie dépend historiquement du gaz russe.
Derrière le conflit libyen sont à l’œuvre d’énormes enjeux géopolitiques et
géostratégiques. En effet, en 2018, Chypre, la Grèce et Israël ont signé un
accord pour lancer un projet de pipeline destiné à l’acheminement du gaz
issu des immenses réserves découvertes au large d’Israël et du Liban, le
nouveau gisement Léviathan.

La France entre deux eaux avec Haftar


Loin des considérations du moment et de l’attention des médias
parisiens, tout s’accélère en fait à la mi-mai 2020 sur le dossier libyen. Dans
une interview accordée au quotidien italien La Repubblica, le secrétaire
général de l’OTAN, dont la Turquie est toujours membre (même si elle s’est
fournie l’année précédente en missiles russes S-400), déclare que son
organisation « est prête à venir en aide au gouvernement de Tripoli ». Jens
Stoltenberg affirme donc être prêt à intervenir en Libye auprès du
gouvernement d’union nationale, comme le réclame Ankara.
« Manifestement, les forces occidentales sont en train de choisir leur camp,
c’est-à-dire l’axe Turquie-Qatar-Frères musulmans », déplore un bon
connaisseur du dossier libyen. De son côté, un ancien haut responsable du
renseignement français que je rencontre juge que « les Américains utilisent
la Turquie contre l’Europe et la Russie ». Donald Trump avait plutôt, quant
à lui, soutenu Haftar. Le maréchal de soixante-seize ans a passé près de
vingt et un ans en exil aux États-Unis, du fait de son opposition à Kadhafi.
À Washington, cela n’empêche nullement le département d’État et une
partie du Pentagone de le dépeindre comme un « prorusse » et ancien
kadhafiste.
Dans ce contexte, la position de la France apparaît illisible, alors qu’elle
a joué sur tous les tableaux, avec tous les acteurs en même temps, non sans
ambiguïtés. En juillet 2019, The New York Times révélait la découverte de
missiles Javelin, de fabrication française, dans le QG de campagne
d’attaque de Tripoli des forces du maréchal Haftar. À l’inverse, entre mars
et mai 2020, l’un des anciens collaborateurs d’Emmanuel Macron à
l’Élysée multiplie les contacts avec le pouvoir de Tripoli. En mars, on
apprend dans La Tribune que la France pourrait vendre des hélicoptères
Airbus à ce même gouvernement. Cela signifie-t-il que Paris lâche le
maréchal Haftar ? L’homme fort de l’est de la Libye, échouant à envahir
Tripoli et sa région, semble d’un coup affaibli. Les mercenaires russes de la
société Wagner qui l’aidaient sont peu combatifs ces dernières semaines, et
même son allié le plus proche, l’Égypte, se pose des questions à son sujet.
Au printemps 2020, les signaux d’alerte se multiplient ainsi pour Haftar.
Mais, face à l’offensive turque en Libye, la France se réfugie dans le
silence. Aucune condamnation claire ne vient de Paris face au renforcement
de l’implication d’Erdogan sur le terrain, avec l’aide des anciens
mercenaires de Daech… Manifestement, après avoir soutenu le maréchal
Haftar – il est encore reçu par Emmanuel Macron le 9 mars ! –, l’Élysée
veut se protéger. « Trop de coups à prendre », glisse-t-on dans les couloirs
du pouvoir. Cette nouvelle ligne est portée par le conseiller diplomatique
Emmanuel Bonne. Mais Jean-Yves Le Drian ne l’entend pas de cette oreille,
pas près quant à lui de lâcher le maréchal Haftar, qu’il soutient depuis le
quinquennat Hollande. Le ministre se trouve, soudain, en opposition
frontale avec le président.
L’Europe aussi reste divisée en ce printemps 2020. L’Italie, la
Royaume-Uni et l’Allemagne ne cachent plus leur volonté de légitimer la
prise de contrôle turque en Méditerranée. Seules la Grèce et Chypre, aux
avant-postes, tiennent le front contre la Turquie, accompagnant en cela
l’Égypte. Dès lors, on peut se demander si le terrain libyen, nouvelle guerre
par proxy (par procuration) après l’épisode syrien, n’est pas le levier idéal
des puissances américaine, russe et turque pour déstabiliser l’Europe. Une
source proche de la Direction du renseignement militaire (DRM) me
confirme : « La Russie, les États-Unis et la Turquie sont en train de se
partager la Libye. Et ils affaiblissent durablement l’Europe au passage. » En
pleine crise mondiale du Covid-19, les intérêts respectifs des grandes
puissances prévalent, plus que jamais, sur la diplomatie et le
multilatéralisme. L’Europe risque d’être encore un peu plus reléguée à la
périphérie du monde.
Ce n’est que fin juin 2020 qu’Emmanuel Macron se résout à sortir du
silence. Et, comme à son habitude sur ce dossier, ses déclarations sont
tonitruantes. Le chef de l’État se met à dénoncer « le jeu dangereux que la
Turquie joue en Libye » et Paris qualifie d’« inacceptable » l’intervention
militaire d’Erdogan auprès du gouvernement de Tripoli. La réponse turque
ne se fait pas attendre : aussitôt, Ankara juge à son tour « inacceptable le
soutien qu’apporte la France au maréchal Haftar », qualifié par le ministre
des Affaires étrangères turc de « voyou ». Et d’accuser la France de « porter
atteinte à la sécurité de l’OTAN, à la sécurité de la Libye et de soutenir le
dictateur-président égyptien Fattah Al-Sissi ». Des mots durs, et ce ne sont
pas les seuls. Un peu plus tôt, le porte-parole du ministre des Affaires
étrangères avait expliqué à la presse qu’Emmanuel Macron avait « perdu la
tête » (utilisant l’expression « eclipse of mind ») en s’opposant au soutien
qu’apporte Ankara au gouvernement de Tripoli reconnu par l’ONU. Ce
n’est pas la première fois que les autorités d’Ankara osent insulter le
président français : « Erdogan respectait Tsipras, l’ancien Premier ministre
grec pourtant de gauche, mais il méprise Macron », me confirme un intime
du président turc. Cette guerre des mots se traduit également sur le terrain
militaire. Le 10 juin 2020, la frégate française Courbet, en mission pour le
compte de l’OTAN, souhaite contrôler un cargo turc battant pavillon
tanzanien soupçonné de livrer des armes en Libye (le pays est
officiellement sous embargo). Mais le cargo poursuit sa route, protégé par
deux frégates turques, qui n’ont pas hésité à viser le Courbet avec leur laser
de conduite de tir.

Turquie et Israël poussent en Afrique


La nouvelle stratégie turque a pour point de départ la réorientation de
son industrie militaire vers la fabrication de drones (dont la technologie
provient d’Israël) : « La Turquie voit dans les systèmes militaires sans
pilote et la guerre robotique plus qu’une simple modernisation de son
portfolio. C’est une opportunité d’être à l’avant-garde de la prochaine
percée géopolitique », expose Can Kasapoglu, spécialiste des questions de
défense pour le think tank stambouliote Edam. De fait, les drones armés de
fabrication turque utilisés par le gouvernement de Tripoli ont été achetés
aussi par le Qatar, le Maroc et la Tunisie. La Hongrie et l’Albanie s’y
intéressent de près. Ces drones de combat Bayraktar TB2 sont conçus par
l’entreprise privée Baykar, dont le directeur technique n’est autre que
Selçuk Bayraktar, gendre du président turc Recep Tayyip Erdogan. En
moins de dix ans, la Turquie s’est hissée au rang des plus importants
fabricants de drones, aux côtés des États-Unis, d’Israël et de la Chine. Ces
nouvelles armes n’ont pas joué un rôle uniquement en Libye, mais aussi au
Yémen, en Syrie et en Arménie.
En réalité, la stratégie de la Turquie est multiple. Depuis quelques
années, le pays investit dans le soft power, en particulier en Afrique :
chaînes de télévision par satellites, production de séries télévisées,
tourisme, etc. Grâce à Turkish Airlines, Istanbul est l’un des principaux
hubs aériens pour les Maghrébins qui désirent se rendre à La Mecque. La
Turquie a déclaré 2005 « année de l’Afrique » et est devenue un partenaire
stratégique de l’Union africaine, également membre non régional de la
Banque africaine de développement. Le pays ouvre des ambassades aux
quatre coins du continent, et Erdogan multiplie les visites dans les différents
pays. Son influence grandissante passe aussi par des aides au
développement.
En parallèle de cette avancée turque, d’autres acteurs poussent leur
avantage en Afrique. Paris se trouve en effet aussi confronté à la
concurrence de la Russie et d’Israël. L’État hébreu entretient désormais des
relations diplomatiques avec une quarantaine d’États africains. Parmi les
premiers pays à les avoir rétablies (elles avaient été interrompues à la suite
de la guerre du Kippour, en 1973), on trouve le Zaïre de Mobutu en 1982,
devenu depuis la République démocratique du Congo (RDC), le Liberia de
Samuel Doe en 1983 et le Cameroun en 1986. Avec Benyamin Nétanyahou
Premier ministre, la stratégie africaine d’Israël s’affermit sous l’action des
services de sécurité et de renseignement. Comme c’est le cas dans de
nombreux autres pays, dont la France, les diplomates israéliens traditionnels
perdent peu à peu la main en Afrique. L’une des réussites de l’ancien
Premier ministre a été l’ouverture par Félix Tshisekedi, président de la
RDC, d’une ambassade à Tel-Aviv. La République démocratique du Congo
est un pays stratégique sur le front des mines et des métaux rares,
composants essentiels pour les industries de la tech au niveau mondial.
Chaque puissance essaie de mettre un pied dans cette région d’Afrique très
riche en matières premières.
Dès son élection, Emmanuel Macron cherche ainsi à se rapprocher
diplomatiquement de Joseph Kabila, alors président de la RDC. En
juin 2017, le directeur Afrique du Quai d’Orsay, Rémi Maréchaux, se
déplace à Kinshasa, avec des conseillers de l’Élysée et Alexandre Benalla.
Ce n’est donc pas un hasard si on retrouve en août 2019 l’ex-chargé de
mission de l’Élysée en Dordogne, dans le château de l’homme d’affaires
Vincent Miclet, en compagnie d’Antoine Ghonda, ancien conseiller de
Joseph Kabila. C’est loin d’être le seul voyage d’Alexandre Benalla en
Afrique avant et après l’élection présidentielle. L’ancien responsable
sécurité de la campagne Macron s’est aussi déplacé à plusieurs reprises au
cours de cette période au Tchad et à l’île Maurice.
On retrouve cette diplomatie parallèle ou officieuse dans d’autres pays
d’Afrique. Elle ne démontre pourtant pas son efficacité. Alors que chaque
grande puissance pousse son avantage, la France apparaît brouillonne, y
compris là où elle a longtemps été très présente. Ainsi, en République
centrafricaine, le président Touadéra reçoit le soutien actif des Russes, tant
pour sa communication que pour sa sécurité. Comme en Libye, ou bientôt
au Mali, la société Wagner y a ses habitudes. Certes, le déclin de l’influence
de la France en Afrique est aussi structurel. Mais, en l’absence d’une réelle
stratégie, le pays perd du terrain. On l’a vu en Algérie : la multiplication des
canaux de communication complique les relations. Si Emmanuel Macron
affirmait en 2017 sa volonté de mettre fin à la pratique des intermédiaires,
la réalité a été tout autre en Afrique.
Signe qu’au sein de la Ve République les vieilles habitudes ont la vie
dure : Alexandre Benalla n’a pas manqué d’expliquer à de multiples
reprises que l’un de ses modèles n’était autre qu’Alexandre Djouhri. Et
l’homme d’affaires franco-algérien dispose également d’un gros réseau à
Genève.

1. Le Grand Manipulateur. Les réseaux secrets de Macron, Paris, Stock, 2019.


2. Lire mon enquête « Izzat Khatab, l’“ami” d’Hollande, Macron et Benalla, fait l’objet
d’une plainte pour agression », QG, 16 septembre 2019.
CHAPITRE 7

Alexandre et Genève

C’est une déflagration médiatique. En janvier 2018, l’homme d’affaires


Alexandre Djouhri, ciblé par plusieurs mandats d’arrêt, est arrêté à Londres
à sa descente d’avion. Le mystérieux intermédiaire est au cœur de la vie
politique française depuis une trentaine d’années et tait de nombreux secrets
depuis longtemps. Ce jour-là, malgré un contrôle approfondi à l’aéroport de
Genève, où il prend son avion, il ne se méfie pas. Il habite en Suisse une
grande partie de l’année, dans une villa cossue située dans la chic bourgade
du Chêne-Bougeries, près de la cité helvétique, et se déplace régulièrement
à Londres pour affaires ou pour rejoindre sa fille.
Cela fait des mois que Djouhri joue au chat et à la souris avec la justice
française, qui lui a fait comprendre, notamment via des SMS, qu’elle
souhaite l’auditionner dans le cadre du dossier sur le présumé financement
libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy. Certains de ses amis lui
conseillent de se présenter devant les juges, mais lui n’en fait qu’à sa tête :
il argue qu’il n’a pas reçu de convocation en bonne et due forme envoyée à
son domicile, et il ne veut pas retourner à Paris. Sa dernière apparition
remonterait à septembre 2016 : l’ancien grand flic Frédéric Péchenard, en
visite au domicile de Carla Bruni et Nicolas Sarkozy, croit l’apercevoir chez
eux. Alexandre Djouhri, qui dispose de plusieurs passeports, multiplie les
voyages entre Djibouti, le Qatar, les Émirats arabes unis, la Russie, la
Suisse ou encore l’Algérie, mais en évitant soigneusement la France.
Après son arrestation, « Monsieur Alexandre », comme on l’appelait du
temps de sa splendeur, se retrouve assigné à résidence dans un beau quartier
de la capitale anglaise. En dépit de ce contexte pour le moins troublé,
plusieurs de ses amis français entreprennent de faire le voyage à Londres
pour lui fêter par surprise son anniversaire. Il doit avoir cinquante-neuf ans
le 18 février 2018. Pour l’occasion, un restaurant espagnol étoilé, le Sabor,
situé dans le quartier huppé de Mayfair, est privatisé par sa fille Candice.
Au sein de cette étrange délégation qui prend le même Eurostar, on trouve
l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin ou l’ancien grand patron
du renseignement intérieur Bernard Squarcini. Malheureusement pour cette
petite troupe, le train s’immobilise à la gare de transit de Calais, juste avant
de prendre le tunnel sous la Manche, à cause d’une avarie technique sur
l’essieu avant. L’attente est interminable. Villepin saisit son téléphone pour
appeler directement le patron de la SNCF, Guillaume Pépy. Mauvaise
nouvelle : il n’y aura pas de train de substitution avant quatre heures.
Si certains décident de prendre leur mal en patience et attendent sur
place un autre train afin de rejoindre leur ami à Londres, d’autres préfèrent
rebrousser chemin jusqu’à Paris. C’est le cas de Dominique de Villepin, qui
repart vers la capitale grâce à son chauffeur venu le chercher. Lassée
d’attendre également, la femme d’affaires Pascale Jeannin-Perez, une
proche amie d’Alexandre Djouhri, monte dans la voiture de l’ancien
Premier ministre. À l’époque, elle est quasiment une inconnue et souhaite
préserver son anonymat. Elle apparaîtra pourtant médiatiquement quelques
mois plus tard, au moment où éclatera l’affaire Benalla, pour avoir accueilli
l’ancien chargé de mission de l’Élysée, ainsi que sa famille, dans son
appartement parisien de l’avenue Foch, à la suite des révélations du Monde
sur les événements de la place de la Contrescarpe le 1er mai 2018.
Des « amis » haut placés
Décidément, pour Djouhri, l’heure n’est pas à la fête. À Paris, le juge
d’instruction Serge Tournaire l’attend de pied ferme pour l’interroger. Après
de longs mois de bataille juridique, l’homme finit par être extradé en France
début 2020. Entre-temps, Djouhri, habitué jusqu’à présent à l’ombre,
apparaît dans les médias : interview à France 3 et à David Pujadas sur LCI,
de même à L’Obs… Le plan de com vise à améliorer son image : à l’écran,
l’homme apparaît élégant, s’exprime de façon calme et posée, presque
affable, de quoi trancher avec sa réputation sulfureuse. En privé, il dit
vouloir se défendre, assure que le dossier est vide. « La vérité est en
marche », promet-il. « Alexandre, je l’appelle “IM”, pour intelligence
méconnue », me précise le journaliste Charles Villeneuve en 2019, au
moment de cette opération médiatique. « À son sujet, comme concernant
Benalla, j’ai le même avis qu’Alain Minc, ce sont de vraies intelligences. Ils
auraient mérité d’être poussés vers les études, vers l’élite. »
En mars 2020, quelques heures avant l’établissement du premier
confinement national décidé par le président Macron, Alexandre Djouhri
commence à reprendre espoir : alors qu’il est incarcéré à la prison de
Fresnes depuis son retour en France, la justice décide de le sortir de là, en le
mettant discrètement sous contrôle judiciaire, pour raisons médicales. La
nouvelle passe quasiment inaperçue au moment où le pays tout entier
sombre dans l’épidémie de Covid-19. Équipé d’un bracelet électronique,
Djouhri s’installe à Paris, dans un appartement du 16e arrondissement qui
appartient à David Tordjman, cofondateur de l’enseigne de mode pour ados
Jennyfer, l’une de ses plus anciennes connaissances dans la capitale
française. Rue Octave-Feuillet, dans un discret immeuble des années 1960,
non loin de la porte de la Muette : c’est ici qu’Alexandre Djouhri vit de
longs mois à l’abri des regards.
Forcément, l’impatience taraude rapidement cet homme habitué à faire
le tour de la planète. Alors, pour tuer le temps, il ne loupe aucune miette des
dernières actualités politiques. « On l’a sauvé ! Son quinquennat était foutu,
il n’avait plus rien à dire… », expose « Alex » à l’un de ses amis. La
personne au centre de son attention ? Emmanuel Macron, bien sûr. Auprès
de son entourage, Djouhri se targue d’avoir son soutien, et constate avec
satisfaction que le président vient de nommer au gouvernement le
sarkozyste Gérald Darmanin comme ministre de l’Intérieur, tandis que son
ancien avocat maître Dupont-Moretti n’est autre que le nouveau garde des
sceaux. Une maigre consolation. Car, au fin fond du 16e arrondissement, les
visites se font rares, en dehors des nombreuses sollicitations des juges ayant
repris le dossier. Certains amis ont déserté, d’autres restent fidèles : « Il ne
vient jamais me voir, dis-lui qu’il a intérêt à venir », lance-t-il à l’un d’eux à
propos d’un ami commun. Parmi les fidèles, Pascale Jeannin-Perez lui rend
régulièrement visite le soir. La femme d’affaires est aux petits soins pour
son ami, affaibli par de graves soucis cardiaques ; elle fait quelques courses
et lui prépare parfois à manger.

La volte-face de Takieddine
En septembre 2020, nouvelle alerte pour le « clan » Djouhri : la justice
souhaite remettre ce dernier en prison. Ses avocats réussissent néanmoins à
gagner du temps, malgré l’appel du Parquet national financier (PNF). En cet
automne d’après-confinement, l’attention médiatique se focalise sur Nicolas
Sarkozy et son show au « procès des écoutes ». Au même moment, le
calendrier judiciaire s’accélère. Dans le fameux dossier sur le financement
libyen présumé, plusieurs figures de la droite française sont mises en
examen pour « association de malfaiteurs » : Claude Guéant, Brice
Hortefeux, Thierry Gaubert et… Nicolas Sarkozy. Une première sous la
Ve République pour un ancien président ! Ce dernier se défend comme un
beau diable, s’emporte devant Ruth Elkrief sur BFM TV ; ses soutiens
assurent à bas bruit qu’il pourrait même revenir sur le devant de la scène
politique pour 2022. À droite pourtant, la sauce a du mal à prendre, malgré
les succès à répétition de l’intéressé en librairie.
Au sein du tribunal, les réflexes de l’avocat Nicolas Sarkozy font
mouche devant une partie de la presse. Et voilà qu’un premier coup de
théâtre vient du Liban. Là-bas, l’intermédiaire et homme d’affaires franco-
libanais Ziad Takieddine, autre personnage clé du dossier libyen, revient
contre toute attente sur ses déclarations mettant en cause Nicolas Sarkozy,
dans une interview à Paris Match. Une opération montée de toute pièce, et
qui vaut à Mimi Marchand, la patronne de l’agence de paparazzis
Bestimage, comme le révèlera Mediapart, une mise en examen pour
« subordination de témoin » et « association de malfaiteurs en vue de
commettre une escroquerie en bande organisée ». Quelques jours plus tard,
nouvelle surprise : Takieddine, qui fait l’objet d’une notice rouge à Interpol
(un mandat d’arrêt international), est arrêté à Beyrouth, alors qu’il est
poursuivi dans deux affaires de financement de campagne électorale, celle
d’Édouard Balladur en 1995 et celle de Nicolas Sarkozy en 2007.
Coïncidence ? Au même moment, le bruit court dans quelques cercles
d’initiés à Paris qu’Alexandre Djouhri, présenté comme un acteur central du
dossier libyen, est désormais libre de ses mouvements. Face à mes
questions insistantes, l’embarras du Parquet national financier est palpable.
« Je ne suis pas en mesure de communiquer à ce propos », me répond une
magistrate. De leur côté, les avocats parisiens d’Alexandre Djouhri restent
muets comme des tombes. Le bruit court, et les questions s’accumulent :
« S’agit-il d’un deal ? », se demande un observateur informé. « Cela
n’existe pas dans la justice française, le PNF a manifestement été
contourné », rétorque un autre. Encore aujourd’hui, le mystère reste entier
sur cette « libération ». Une chose est sûre : Alexandre Djouhri, alors mis
en examen pour neuf chefs d’inculpation dans le dossier du financement
libyen présumé, dont « corruption active » ou « complicité et recel de
détournements de fonds publics », « mais pas pour association de
malfaiteurs », comme le rappellent régulièrement ses amis et soutiens, est
désormais libéré du bracelet électronique et a rejoint Genève en toute
discrétion. Quand je sors ce scoop sur Twitter, puis dans La Tribune,
quelques jours avant la Noël 2020, le silence à Paris est total. Aucun média
ne reprend l’info, même pas ceux qui ont largement couvert l’affaire
judiciaire du financement libyen présumé. Même Le Journal du dimanche
ou Paris Match, dont les rédactions sont alors dirigées par Hervé Gattegno,
censé être un proche ami d’Alexandre Djouhri, restent silencieux. Seul Le
Figaro, avec l’AFP, se fend d’un article sur Internet pour confirmer la fin de
la surveillance électronique d’Alexandre Djouhri, sans expliquer qu’il se
trouve à Genève depuis bientôt trois semaines.
Dans la cité helvétique, l’homme d’affaires semble déjà avoir tourné la
page, multipliant les rendez-vous au vu et au su de tous à l’hôtel Four
Seasons, situé sur les bords du lac Léman. Via son entourage, j’ai essayé de
rencontrer Alexandre Djouhri, sans succès. « Alexandre est en pleine
forme ! », se réjouit l’un de ses proches, qui ajoute, comme un
avertissement : « Et il conserve de solides soutiens en Algérie ! » Cela fait
d’ailleurs plusieurs mois que l’universitaire algérien Naoufel Brahimi El
Mili annonce régulièrement, dans des articles qu’il publie dans Le Soir
d’Algérie, son intention de sortir un livre d’entretiens exclusifs avec
Alexandre Djouhri. Une manière de menace ? Mais, on l’a vu, ce ne sont
pas les seuls soutiens de l’homme d’affaires. À Genève, où elle habite une
bonne partie de l’année, Pascale Jeannin-Perez rend régulièrement visite à
son ami. Leurs réseaux sont très liés, et saisir les relations de l’un c’est
comprendre l’influence de l’autre dans les dossiers les plus sensibles,
nationaux comme internationaux, en Chine, en Russie ou en Afrique. Les
deux complices adorent également commenter la vie politique française, et
ils sont bien informés…

Les réseaux internationaux de l’amie


des Macron
C’est une proximité méconnue (y compris dans le microcosme
politique) et pourtant déterminante : Pascale Jeannin-Perez entretient depuis
longtemps des relations amicales avec le couple Macron. Celle que la
presse présente comme l’« amie de Benalla » est d’abord une proche du
couple présidentiel, et notamment de Brigitte Macron. « Les deux femmes
se rencontrent régulièrement », m’assure un proche. Dans mon précédent
livre, Le Grand Manipulateur, je raconte comment Jeannin-Perez entretient
des relations de proximité avec l’un des conseillers les plus officieux de
l’Élysée, Ludovic Chaker, « chargé de mission » auprès du chef d’état-
major particulier et premier salarié d’En marche !, qui avait embauché
Alexandre Benalla au tout début de la campagne. Mais le lien avec l’Élysée
est en fait plus direct : « Elle a été présentée aux Macron bien avant qu’ils
n’arrivent à l’Élysée, par des amis communs », me révèlent plusieurs
sources au cours de l’enquête.
Comme Chaker, Jeannin-Perez s’est retrouvée sous les feux des
projecteurs après les révélations du Monde de juillet 2018 sur l’affaire
Benalla, mais la femme d’affaires a finalement réussi à conserver un certain
anonymat. C’est qu’elle possède un réseau puissant. À Genève, elle
s’occupe des « routes de la soie » en Europe pour SICO, un organisme
parapublic lié à l’État chinois ; elle multiplie également depuis de
nombreuses années les voyages en Russie, dans tout l’ex-bloc soviétique, et
a été trésorière de l’association Dialogue franco-russe, très proche de
Vladimir Poutine. Mais elle a aussi participé durant trois ans à la
commission environnement de la Fondation Clinton.
Vivant entre Genève, Londres et Dubaï, Jeannin-Perez travaille comme
intermédiaire pour des sociétés en Afrique et dans le Golfe, après avoir
longtemps été une cadre dirigeante du groupe Derichebourg, spécialisé dans
la collecte des déchets. À Paris, elle connaît deux autres « protagonistes »
de l’affaire Benalla, l’ancien journaliste Marc Francelet et Michèle
Marchand, alias « Mimi », la reine des paparazzis. Son carnet d’adresses est
éclectique. Sa vie l’est tout autant. Véritable touche-à-tout, elle s’intéresse à
la finance, à l’industrie, au sport, mais aussi au cinéma… C’est une amie de
Gérard Depardieu qui l’a embarquée dans la coproduction de Welcome to
New York, le film d’Abel Ferrara sur l’affaire DSK. Elle s’est également
essayée au business d’agent de joueurs dans le football. Par le passé, elle a
ainsi frayé avec Alain Pedretti, patron de l’AS Cannes, durant l’ère Michel
Mouillot à la mairie. Elle est aussi une amie de l’ancien footballeur George
Weah, devenu président du Liberia, s’occupe de la fondation de Didier
Drogba, ou fréquente Kylian Mbappé.
C’est ainsi qu’en février 2018, un mois à peine après son élection au
Liberia, George Weah est reçu par Emmanuel Macron à l’Élysée, qui se
félicite de ce « partenariat avec un président qui incarne la nouvelle
génération de chefs d’État ». Signe de cette proximité : à l’entrée des
bureaux de la cellule diplomatique de l’Élysée, on trouve une photo
d’Emmanuel Macron tout sourire avec George Weah. L’après-midi du
14 juillet 2018, quatre jours avant l’article du Monde sur Alexandre
Benalla, Pascale Jeannin-Perez présente son ami Tom Cruise, alors en visite
à Paris, aux Macron. La star mondiale, et par ailleurs l’un des piliers de
l’Église de scientologie, a droit à une visite privée du palais de l’Élysée, aux
côtés du couple présidentiel, de la femme d’affaires et d’Alexandre Benalla.
Deux jours plus tôt, l’ancien responsable de la sécurité de la campagne
Macron était présent avec Ludovic Chaker et Sébastien Ménard, un ex-
militant UMP devenu un temps très proche d’Emmanuel Macron, à la
soirée exceptionnelle organisée au Trocadéro, en face de la tour Eiffel, pour
l’avant-première mondiale de Mission impossible : Fallout, en grande partie
tourné à Paris, avec toute l’équipe du film. À cette soirée se trouvait aussi
Pascale Jeannin-Perez, accompagnée de sa grande amie Patricia Chapelotte,
communicante parisienne qui assure à l’occasion ses relations publiques, et
qui fut, par le passé, l’attachée de presse de Dominique Perben.
De fait, les points d’entrée de Pascale Jeannin-Perez au sein de la
macronie se trouvent principalement dans l’entourage de la « Première
Dame ». Auprès de Brigitte Macron, on trouve la « bande de Poitiers », ces
anciens militants du MJS (Mouvement des jeunes socialistes) qui ont créé
les « Jeunes avec Macron » (les « JAM ») dès 2015.
Depuis cette époque, ces fidèles soutiens d’Emmanuel Macron se
confrontent à la « bande de la Planche », ces anciens strauss-kahniens amis
d’Ismaël Emelien, un temps conseiller spécial à l’Élysée, qui ont lancé en
Marche ! On verra par la suite (chapitre 17) que ces oppositions au sein de
la macronie recouvrent des guerres de réseaux bien plus larges.
Ainsi, auprès de ses amis, Pascale Jeannin-Perez ne tarit pas d’éloges
sur son chouchou Gabriel Attal, l’actuel porte-parole du gouvernement,
ainsi que sur son compagnon, Stéphane Séjourné, l’un des conseillers
politiques d’Emmanuel Macron et par ailleurs député européen tous deux
issus des JAM. Pour l’aider à assurer cette fonction de porte-parole, Gabriel
Attal peut compter sur son conseiller presse, Louis Jublin, longtemps salarié
d’Albera Conseil, l’ancienne boîte de com de Patricia Chapelotte. Un autre
cofondateur des « JAM », Pierre Le Texier, très actif sur Twitter (son nom
est apparu dans l’affaire Benalla), est d’ailleurs également passé par Albera
Conseil, avant de s’engager dans la campagne présidentielle.
Gabriel Attal, Louis Jublin et Stéphane Séjourné, tout comme Pascale
Jeannin-Perez, fréquentent tous Daniel Vial, un homme de l’ombre à
l’entregent incroyable, exerçant l’activité de lobbyiste pour les grands
groupes pharmaceutiques. Ayant travaillé auparavant pour Sanofi, Daniel
Vial met le pied à l’étrier à Jérôme Cahuzac, ancien ministre du Budget,
dans la « big pharma » au tout début des années 1990, et devient ami avec
Philippe Douste-Blazy, ancien ministre de la Santé. Pour élargir toujours
plus le cercle de ses « amis », Vial organise des grandes soirées dans son
appartement du boulevard de La Tour-Maubourg, à deux pas des Invalides :
« Il aime bien les soirées à thème, l’une des dernières fut une soirée
smoking », me précise l’une de ses connaissances.
Quand ce n’est pas à Paris qu’il reçoit, c’est dans sa propriété du
Lubéron, dans le Vaucluse, le Prieuré de Bonnieux. Depuis la victoire
d’Emmanuel Macron, Jublin, Séjourné et Attal – qui, rappelons-le, fut
conseiller de Marisol Touraine, la ministre de la Santé de François
Hollande – y séjournent régulièrement. Outre la Santé, Daniel Vial se
retrouve aussi au cœur des réseaux français en lien étroit avec la Chine. Son
ami couturier Pierre Cardin lui a fait découvrir l’empire du Milieu dès les
années 1990, et il fréquente Patricia Tartour, patronne de la Maison de la
Chine. À Paris, il est également proche de l’éditeur Jean-Luc Barré. Ces
deux-là ont pour connaissance commune… Ludovic Chaker, autre
amoureux de la Chine. Entre 2007 et 2009, le proche conseiller
d’Emmanuel Macron avait travaillé au consulat de Shanghai.

Un courtier d’assurance au cœur d’or


Cet entre-soi ne se limite pas à la capitale. À l’heure de la finance reine
et du « village global », l’endogamie des élites est devenue internationale.
C’est de l’autre côté des Alpes, à Genève, qu’il faut chercher les liens
initiaux entre Pascale Jeannin-Perez et le couple Macron, et en particulier à
la Compagnie financière Edmond de Rothschild, dirigée par Benjamin
de Rothschild (jusqu’à sa mort brutale en janvier 2021) et sa femme Ariane.
C’est là aussi que l’on comprend mieux comment se sont noués certains
réseaux essentiels d’Emmanuel Macron.
À l’origine, Pascale Jeannin-Perez est une intime de Benjamin
de Rothschild, mais aussi de l’ex-directeur général du groupe, Michel
Cicurel. La petite-fille de ce dernier a été élève à Saint-Louis-de-Gonzague,
alias « Franklin », cet établissement huppé du 16e arrondissement parisien
où Brigitte Macron a enseigné durant plusieurs années. La demi-sœur de
Michel Cicurel, Ilana, est par ailleurs députée européenne LREM depuis
2019.
La compagnie Edmond de Rothschild ne doit pas être confondue avec la
banque d’affaires parisienne Rothschild & Co, où Emmanuel Macron a fait
ses premières armes dans le milieu des affaires parisien, dirigée, elle, par
David de Rothschild, un lointain cousin de Benjamin. Sur un plan
personnel, les deux cousins n’ont jamais eu d’atomes crochus. Cette
distance est aussi une affaire de gros sous : si historiquement
Rothschild & Co est spécialisée dans l’activité de fusions et acquisitions et
sa cousine genevoise dans la gestion de fortune, aujourd’hui les deux firmes
se trouvent en concurrence sur différents segments, notamment dans le
capital investissement.
Comme à son habitude, Emmanuel Macron a su jouer des réseaux
contraires, travaillant pour Rothschild & Co tout en ayant un pied chez
Edmond de Rothschild. Un rôle d’équilibriste qu’il affectionne. Ces
dernières années, les deux branches de la famille sont entrées en guerre
totale, s’opposant sur l’exploitation commerciale du nom familial pour leurs
activités respectives. Début 2018, un accord a finalement été trouvé, et la
hache de guerre a été enterrée, au moins pour un temps. Grâce à l’action du
président, m’assure un banquier parisien : « Emmanuel Macron a joué un
rôle de réconciliation entre Rothschild & Co et le groupe Edmond
de Rothschild. »
Lorsque je me penche sur l’écheveau de holdings qui contrôlent la
banque d’affaires Rothschild & Co, je m’aperçois que l’assureur Allianz et
la compagnie Edmond de Rothschild y détiennent des parts, notamment via
la holding de tête Paris Orléans, et une autre société plus discrète, la RCH,
Rothschilds Continuation Holdings, domiciliée dans le canton de Zoug, en
Suisse. Des précisions importantes au regard de la suite de l’histoire.
Dans l’environnement de la Compagnie financière Edmond
de Rothschild, on trouve aussi Pierre Donnersberg. Ce discret mais puissant
courtier en assurances de la place de Paris va aider le candidat Macron à un
moment clé de sa campagne présidentielle. Son entreprise, la Siaci Saint
Honoré, est à l’origine une filiale du groupe genevois, créée à la fin des
années 1990 par Bernard Esambert, alors PDG d’Edmond de Rothschild. La
« Siaci » a fait fortune dans les années 1990 en travaillant avec les
mutuelles 1. Donnersberg touche le gros lot en rachetant le cabinet Bouvier,
courtier spécialiste en risques nucléaires. Cela lui permet de faire de juteux
profits en proposant des produits de réassurance à toute la filière nucléaire
française, d’Areva à EDF, des groupes à la peine pour trouver des assureurs
après les accidents de Tchernobyl et de Fukushima. C’est aussi le courtier
du groupe Bolloré, proche historiquement de la Compagnie financière
Edmond de Rothschild.
Le parcours de Pierre Donnersberg est une success story. Né à Oran, en
Algérie, il fait partie, avec sa mère, des rapatriés de 1962. Sans avoir
accompli de grandes études, il finit par travailler dans le domaine des
assurances, notamment à l’UAP. Alors, quand Esambert lui donne sa
chance, il ne laisse pas passer l’occasion et monte en quelques années un
empire du courtage en assurances. Durant toute cette période, l’homme
d’affaires se rapproche de la mère d’Ariane de Rothschild.
À Paris, Pierre Donnersberg a l’habitude de déjeuner chez Laurent, un
restaurant étoilé en bas des Champs-Élysées. Dans un décor Napoléon III,
l’homme d’affaires adore recevoir ses amis à sa table. C’est le cas de
Michel Cicurel, dont il est très proche, mais également d’Alain Dinin, du
groupe Nexity, de Valérie Hortefeux, l’ex-femme du ministre, avec qui il
partage une passion pour la Chine (décidément !), ou de Thierry Gaubert,
ancien conseiller de Nicolas Sarkozy (condamné dans le dossier de l’affaire
Karachi à quatre ans de prison, dont deux ferme). Par le passé, il déjeunait
régulièrement avec Alexandre Djouhri ou Patrick Kron, l’ancien PDG
d’Alstom. Il est d’ailleurs arrivé que Donnersberg et Djouhri fassent des
affaires ensemble. Autre signe de leur proximité : c’est la Siaci qui contrôle
durant un temps le capital d’I2F, une boîte d’« intelligence économique »
dirigée par l’ancien policier Hervé Séveno, un ami de « Monsieur
Alexandre ».
La main sur le cœur, toujours jovial, Pierre Donnersberg aime rendre
service à ses amis. En juin 2016, Emmanuel Macron le décore du grade
d’officier de la Légion d’honneur dans les salons de l’hôtel des Ministres à
Bercy. En 2017, en pleine présidentielle, il apprend qu’Emmanuel Macron
rencontre des difficultés pour financer sa campagne, notamment parce qu’il
ne parvient pas à trouver un assureur acceptant de lui faire un contrat auprès
des banques, condition sine qua non pour que lesdites banques lui accordent
des prêts bancaires. Donnersberg s’active et permet au candidat d’obtenir
un engagement ferme de l’assureur Allianz, ce qui débloquera des prêts
auprès de la BRED et du Crédit mutuel, pour 10,7 millions d’euros, juste
avant et après le premier tour de l’élection : Emmanuel Macron peut in
extremis boucler le budget de sa campagne 2. Un service qui ne s’oublie
pas : aux dernières rencontres économiques d’Aix-en-Provence, la
proximité de Donnersberg et Séjourné était visible. Et Christian Dargnat,
ancien responsable de l’équipe financière d’Emmanuel Macron, travaille
pour Pierre Donnersberg comme consultant. Quand je l’interroge sur l’aide
qu’il a apporté durant la campagne, Pierre Donnersberg m’assure que c’est
« tout à fait par hasard » car il avait « croisé quelqu’un dans l’entourage de
M. Macron à l’époque » qui lui avait parlé « des difficultés pour obtenir un
crédit ».

Du côté de chez Qwant


Pierre Donnersberg n’est pas le seul soutien d’Emmanuel Macron à se
trouver dans l’environnement du groupe Edmond de Rothschild. L’un de
ses plus fidèles supporters est l’homme d’affaires Jean-Manuel Rozan, qui
n’a jamais caché sa sympathie pour le président de la République, au point
d’avoir écrit en 2019 un livre plaidoyer, Macron, maillot jaune (Coup de
gueule), en réponse aux Gilets jaunes. Comme d’autres de ses camarades,
Rozan a également mis la main au portefeuille pour aider son champion.
C’est ainsi que, le 6 mars 2017, il est invité avec d’autres donateurs pour un
petit cocktail au siège de campagne d’En marche !, rue de l’Abbé-Groult,
dans le 15e arrondissement, en présence du couple Macron. Né à Genève,
Rozan est connu pour être le cofondateur et actionnaire du moteur de
recherche Qwant, largement financé par des subsides versés par la Caisse
des dépôts, l’un des bras financiers de l’État français (qui décide en
janvier 2017 d’y investir de nouveau 15 millions d’euros) 3. C’est un très
bon ami d’Ariane et Benjamin de Rothschild, mais aussi de Philippe
Douste-Blazy, de Dominique de Villepin et de… Pascale Jeannin-Perez.
Après des études à Paris, c’est à New York, diplôme de Wharton en
poche, qu’il navigue au milieu des années 1980 entre finance et jet set,
ouvrant là-bas durant quelques mois le restaurant La Coupole (en référence
à la brasserie parisienne). Il devient ensuite trader à Wall Street, notamment
pour la puissante banque Indosuez, au cœur de nombreux contrats
d’armement entre la France et le Golfe. Au tout début des années 1990,
Rozan rejoint Paris, et la banque Duménil-Leblé, dirigée par le banquier
Alain Duménil, avant de lancer sa propre société de conseil en finance. À
cette époque, il rencontre Vincent Bolloré qui commence à construire son
empire, mais s’occupe surtout de la fortune personnelle de Gustave Leven,
ancien propriétaire et patron du groupe Perrier, dont la source et les usines
d’embouteillage se situent à Vergèze, à quelques kilomètres de Nîmes. En
région parisienne, Gustave Leven – dont on verra plus loin l’importance
lors d’un épisode méconnu de la IVe République (chapitre 16) – disposait
d’un château pas loin de Chantilly, à quelques kilomètres de la propriété
d’Henry Hermand, ce financier qui a fait fortune dans les centres
commerciaux ; ami de Michel Rocard qui côtoyait François Hollande et
Dominique de Villepin, et fut le principal mentor d’Emmanuel Macron 4.
Hermand et Leven se fréquentaient dans l’Oise.
L’Oise : c’est une période encore méconnue dans le parcours du futur
président, mais, à l’automne 2002, Emmanuel Macron est en stage à
Beauvais, préfecture du département. C’est alors qu’il rencontre Henry
Hermand, lors d’un déjeuner organisé par le préfet de l’Oise de l’époque,
Michel Jau. À la suite de cette rencontre cruciale, Henry Hermand se prend
d’affection pour ce jeune homme qui lui paraît si brillant et lui ouvre son
carnet d’adresses, en particulier au niveau local : Macron fait ainsi la
connaissance du directeur général de France Galop, le préfet Hubert Monzat
(par le passé directeur de cabinet d’Éric Woerth, maire de Chantilly
jusqu’en 2017), qui l’introduit au monde des courses de chevaux. C’est
également par cette filière de l’Oise, celle d’Henry Hermand, qu’Emmanuel
Macron rencontre le diplomate Jean-Marc Simon, qui sera son maître de
stage à l’ambassade du Nigeria (et qui fut l’attaché parlementaire d’Éric
Woerth) ; ou Édouard Courtial, sénateur LR et conseiller départemental,
ancien de chez Ernst & Young et de Capgemini, recruté comme conseiller à
la Siaci Saint Honoré par Pierre Donnersberg. Toutes ces relations autour
d’Emmanuel Macron expliquent pourquoi le patron de Qwant, Jean-Manuel
Rozan, rencontre le futur candidat dès 2015.
Parmi les actionnaires privés de Qwant, on trouve aussi d’autres
donateurs de la campagne d’Emmanuel Macron. Ainsi le producteur de
télévision Claude Berda, qui a participé en octobre 2016 à un dîner de levée
de fonds pour le candidat chez Marc Grosman à Uccle, commune huppée de
Bruxelles. Ce dernier, autre actionnaire de Qwant, fondateur de Celio, a
racheté il y a quelques années l’enseigne Jennyfer à David Tordjman, l’ami
historique d’Alexandre Djouhri à Paris. D’autres personnalités, pourtant
bien éloignées du monde de la tech ou de la « start-up nation », ont aidé
Qwant en devenant actionnaires, comme l’ancien ministre Philippe Douste-
Blazy, soutien d’Emmanuel Macron en 2017, mais aussi Thierry Gaubert ou
encore Michel Cicurel. On est décidément entre amis…
Par Jean-Manuel Rozan, le moteur de recherche Qwant est finalement
en lien avec tout le réseau financier de Genève. Dans l’actionnariat aux
allures de bottin mondain de cette start-up, on trouve aussi le banquier
Roger Pennone, via la GS Banque SA (devenue One Swiss Bank),
spécialisée dans la « navigation fiscale », c’est-à-dire les « structures
légales déclarables qui permettent d’alléger la charge fiscale » (sic) !
« Robert Pennone, à l’origine, c’est LE réviseur bancaire de Genève, c’était
les yeux du régulateur, tout le monde le connaît, il est passé aujourd’hui
côté business. Je pense que GS Banque a dû porter des actions de Qwant
pour un tiers qui ne souhaite pas apparaître… », m’explique un initié du
petit monde bancaire de Genève. Pennone est en tout cas un proche de
l’avocat Thierry Ulmann, qui a eu pour client le cabinet panaméen Mossack
Fonseca, contraint à la fermeture en mars 2018 suite aux révélations des
Panama Papers. C’est aussi l’ami d’enfance d’un autre avocat genevois,
Christian Fischele, un temps administrateur de l’une des sociétés
d’Alexandre Djouhri, et par ailleurs avocat fiscaliste de Pascale Jeannin-
Perez. Du moteur de recherche Qwant à l’homme d’affaires Alexandre
Djouhri, le réseau genevois réserve décidément de multiples surprises.
Copains et coquins de Nîmes
On le voit, Genève est un village. Haut lieu du système bancaire
international, où l’on retrouve de nombreuses institutions internationales
rattachées à l’ONU, c’est la ville de tous les secrets. Guère étonnant si les
services de renseignement du monde entier y sont présents en nombre. Et
Genève est le « refuge » d’Alexandre Djouhri et de Pascale Jeannin-Perez.
Les deux comparses ont en commun un ami proche, le journaliste Charles
Villeneuve, qui les aurait présentés. Ils ont également une autre ville en
commun, plus insoupçonnée, Nîmes, dans le Gard.
Pour le comprendre, il faut remonter le temps, revenir au milieu des
années 1980, quand Djouhri fréquente le milieu du banditisme entre
Sarcelles et le Sentier, notamment les frères Zemour, mais aussi Claude
Pieto, un ancien du gang des Lyonnais. Alors qu’il séjourne à l’hôpital en
avril 1986 après avoir reçu une balle dans le cadre d’un règlement de
comptes entre bandes rivales, la première personne à l’appeler pour prendre
de ses nouvelles est Pierre Mutin, un Nîmois. Cet ingénieur en irrigation, de
sensibilité tiers-mondiste (il est né à Alger où il a appris l’arabe), se trouve
au cœur du pouvoir socialiste depuis 1981, car proche d’Edgar Pisani,
ancien ministre de l’Agriculture du général de Gaulle devenu conseiller
spécial de François Mitterrand à l’Élysée. C’était avant qu’Alexandre
Djouhri commence sa carrière dans les réseaux de la Françafrique avec
l’aide de hauts responsables de la compagnie pétrolière Elf, André Tarallo
puis Alfred Sirven, mais également par l’entremise du chiraquien Michel
Roussin, ancien ministre de la Coopération et ex-directeur de cabinet de
Jacques Chirac, ou encore du préfet Jean-Charles Marchiani, un proche de
Charles Pasqua. À cette époque, Alexandre Djouhri navigue déjà de la
gauche à la droite, pratique déjà le « en même temps » politique.
Dans les premières années du septennat, le discret Mutin est embauché
au Château comme conseiller technique auprès de Pisani. Puis il rejoint le
cabinet de Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales et originaire de
Nîmes également, avant d’intégrer l’équipe de Pierre Joxe, ministre de
l’Intérieur de François Mitterrand. C’est également auprès de Pierre Joxe
que travaille François Roussely, comme directeur de cabinet, une
personnalité que l’on retrouvera dans les grands dossiers industriels de la
République, comme je l’expliquerai dans de prochains chapitres. C’est la
« bande des protestants » de la mitterrandie, m’explique un témoin, qui
recoupe assez bien une autre bande, celle de Gaston Defferre, puissant
maire de Marseille, protestant lui aussi et nîmois d’origine. François
Roussely est d’ailleurs passé dans son cabinet à l’Intérieur, et le père de
Georgina Dufoix est également l’un de ses amis. Ce sont en fait les réseaux
de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) de la
IVe République, viscéralement anticommunistes, très actifs aussi dans
l’importante fédération PS du Pas-de-Calais avec Jacques Mellick, ancien
député maire de Béthune, et Daniel Percheron, qui fut sénateur et président
du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais.
Pas-de-Calais, Marseille… Personne ne s’y est attardé, mais il faut
rappeler qu’Emmanuel Macron a commencé sa « carrière » politique
comme simple militant PS dans le département du nord de la France. Il
connaît donc cette histoire oubliée. Il dit souvent en privé admirer
Percheron. Et un intime du président, le « jeune » Nicolas Bays, devenu
député PS du Pas-de-Calais sous François Hollande, et désormais
compagnon de la ministre déléguée à l’Industrie Agnès Pannier-Runacher, a
lui aussi eu comme mentor local Jacques Mellick. Par ailleurs, Emmanuel
Macron a toujours multiplié les voyages à Marseille. Au début des années
1980, on retrouvait au cabinet de Defferre à Marseille des soutiens actifs de
l’actuel président, comme Michel Charasse (décédé en 2020) ou Jean-Marc
Borello, patron du Groupe SOS, mastodonte du travail social, et ami
historique de Georgina Dufoix.
Rappeler cette histoire est important, car, dans le fonctionnement de la
Ve République, le temps long prédomine, en particulier pour les réseaux
influents sur les dossiers industriels et stratégiques. On le verra par la suite,
mais François Roussely, qui lui aussi connaît très bien Alexandre Djouhri
(il l’a rencontré dès cette époque), est devenu patron d’EDF, avant de
recycler son expérience dans la banque d’affaires.
Pour en revenir à Pierre Mutin, l’autre grand ami d’Alexandre Djouhri
dans la mitterrandie, il s’occupe de dossiers sensibles au cabinet de Joxe,
comme celui de la Nouvelle-Calédonie ou l’affaire des otages du Liban. Le
20 mars 1986, Edwy Plenel lui consacre un portrait dans Le Monde :
« M. Mutin : un proche de M. Pisani ». L’article en accompagne un autre,
intitulé « L’ombre des otages », sur l’attentat commis trois jours plus tôt
dans le TGV Paris-Lyon qui a fait dix blessés légers, tout juste avant les
élections législatives où triomphe Jacques Chirac et qui amènent droite et
gauche à cohabiter. Par la plume d’Edwy Plenel, on apprend que Mutin a
accompagné à Damas l’homme d’affaires syrien Omrane Adham, nommé
émissaire spécial de Mitterrand dans l’affaire des otages au Liban. Ce sont
ici les réseaux diplomatiques les plus secrets qui sont à la manœuvre, en
lien avec Alexandre Djouhri. « Alexandre Djouhri connaît déjà quelques-
uns des principaux acteurs de la diplomatie secrète de la France : Roussin,
Pisani, Mutin, Marchiani, Adham… Est-il utilisé comme “petite main” ?
C’est probable », commente le journaliste Pierre Péan dans La République
des mallettes 5. Bien plus tard, Mutin confiera, lors d’une cérémonie à
l’Académie de Nîmes, être « plus habitué au secret de l’âme et de l’action
par les fonctions [qu’il a] pu occuper ».
À Nîmes, dans les années 1980 l’ambiance est particulière. Sur le plan
politique, l’inamovible maire communiste, Émile Jourdan, est délogé par la
droite, menée par Jean Bousquet, patron de Cacharel. La socialiste
Georgina Dufoix devient conseillère municipale d’opposition, et Pascale
Jeannin, alors militante chez les jeunes RPR (Rassemblement pour la
République), est propulsée adjointe au maire. Issue d’une famille
protestante des Cévennes, la future femme d’affaires se marie bientôt à
Richard Perez, fils de Roger Perez, entrepreneur dans le bâtiment. À la tête
des sociétés Sonevie et Soneco, Richard Perez récupère à la fin des années
1980 la concession de ramassage des poubelles de Nîmes. Jean Bousquet a
en effet souhaité laisser l’activité au privé pour casser le tout-puissant
syndicat CGT chez les éboueurs. Cette opportunité en or permet en tout cas
au groupe de Richard Perez de se développer à toute vitesse, à travers le sud
de la France, dans le secteur des ordures ménagères et des déchets. Le « roi
de la poubelle », comme il est alors surnommé par la presse, remporte
notamment le marché de la ville de Lourdes, dont le maire est Philippe
Douste-Blazy (un vieux copain donc), mais aussi celui de la Seyne-sur-Mer,
dans le Var. C’est une ascension fulgurante pour les Perez, famille modeste
originaire d’Espagne, et pour Pascale Jeannin également, fille d’institutrice
et d’un petit chef d’entreprise passionné de compétitions de moto trial.
Le jeune entrepreneur Richard Perez se lie avec le milieu nîmois et de la
Côte d’Azur, en embauchant dans ses sociétés des membres éminents du
grand banditisme. À l’été 1996, c’est la fin de la saga du roi des poubelles.
La justice met en examen pas moins de six personnes et place en détention
provisoire le PDG du groupe, Richard Perez, et son père, Roger. Richard est
soupçonné d’avoir opéré d’importantes surfacturations au profit de sociétés
d’intérim, pour un montant de 20 millions de francs. La Compagnie
générale des eaux (qui deviendra Veolia) en profite pour racheter le groupe
Perez via sa filiale Onyx Méditerranée.
Dans les mois qui suivent, Pascale Jeannin-Perez demande le divorce et
obtient la garde de son fils Lucas, né en 1992, dont le nom a été cité dans
l’affaire Benalla. Pour les Perez, la descente aux enfers n’est pourtant pas
terminée. Car la guerre des poubelles continue de faire rage. À Nîmes, de
nombreux camions poubelles sont incendiés volontairement. Et Roger, le
père de Richard, est assassiné en 2002, criblé de balles en sortant de sa villa
près de La Grande-Motte. Il était pourtant protégé par le milieu corse, de la
« French Connection » à la bande de la Brise de mer. Cette exécution ne
sera jamais élucidée. Depuis, dans une autre affaire, Richard Perez a été
placé sous contrôle judiciaire, en attendant son procès aux assises de Nîmes
pour avoir commandité une tentative d’assassinat, ce qu’il conteste.
Poursuivant sa propre route, Pascale Jeannin-Perez continue néanmoins
dans le secteur des déchets, en devenant l’une des dirigeantes de la société
Derichebourg, ce qui lui vaut d’être condamnée à un an de prison avec
sursis pour « corruption active et recel de favoritisme » dans le cadre d’un
marché conclu avec la Ville de Paris sous le premier mandat de Bertrand
Delanoë. C’est à Nîmes qu’elle fait la connaissance de Gérard Depardieu,
alors marié à l’actrice Carole Bouquet, franco-suisse, nièce du puissant
avocat de Genève Marc Bonnant. Cette rencontre, Jeannin-Perez la doit à
son amie Sophie Rigon, une restauratrice de Nîmes, alors amie du couple de
stars. La fidélité en amitié est d’ailleurs une constante chez Pascale Jeannin-
Perez. La femme d’affaires revient régulièrement à Nîmes. Il y a une
douzaine d’années, elle a partagé un dîner avec son ex-mari, le fantasque
photographe François-Marie Banier et le promoteur nîmois Olivier Moran
(lié à l’actuel patron de la métropole nîmoise, Franck Proust).

Bons baisers de Russie


Pascale Jeannin-Perez fait des affaires dans toute l’ex-URSS et en Asie.
Aux jeunes RPR, elle rencontre Thierry Mariani, qui devient dans les
années 1980 député du Vaucluse, puis député de la 11e circonscription des
Français établis à l’étranger, qui rassemble un immense territoire de la
Russie à l’Océanie. Le 14 juillet 2011, l’ancien responsable de la droite
locale, passé depuis au Rassemblement national, lui remet l’ordre du Mérite
dans son appartement parisien de l’avenue Foch. Mariani dirige
l’association Dialogue franco-russe, dont Pascale Jeannin-Perez devient un
temps trésorière. Ils ont comme ami commun l’homme d’affaires Jean-Luc
Haguenauer, témoin de mariage, avec elle, de Mariani. Les trois compères
connaissent Iskander Makhmudov, oligarque russo-ouzbek dont la fortune
est estimée par Forbes à 3,5 milliards d’euros, fondateur de la compagnie
minière Ural Mining and Metallurgical Company et actionnaire majoritaire
de Transmashholding (TMH), premier fabricant russe de matériel
ferroviaire et principal fournisseur de l’opérateur étatique Russian
Railways RZD, l’un des gros partenaires en Russie d’Alstom (sous Patrick
Kron) et de Martin Bouygues. Dans le volet des « contrats russes » de
l’affaire Benalla, l’un des contrats est signé avec Iskander Makhmudov.
En 2012, via sa société Oxyzo Eco Strategies Partner, installée à Ras
Al-Khaïma, un centre offshore particulièrement opaque des Émirats arabes
unis, Pascale Jeannin-Perez décroche un gros marché de 32 millions d’euros
pour le traitement des déchets dans la ville azérie de Soumgaït. En 2019, la
femme d’affaires internationale est allée au moins à deux reprises en
Russie. Petit détail insolite, elle en rapporte un pull à l’effigie de Vladimir
Poutine pour l’un de ses amis nîmois.
Lors du quinquennat Sarkozy, Pascale Jeannin-Perez profite de ses liens
historiques avec la droite pour participer à plusieurs voyages présidentiels à
l’étranger. En plus de l’Azerbaïdjan, elle multiplie les contacts avec le
Kazakhstan, notamment avec le président Nazarbaïev, à l’époque l’homme
fort du pays. Le dirigeant est alors reçu en grande pompe à Paris, où il
participe notamment au « dîner de l’Atlantique », un pince-fesses organisé
au très chic hôtel d’Évreux, où se retrouvent de nombreux amis de Jeannin-
Perez : notamment une partie des membres de la cellule diplomatique de
Nicolas Sarkozy dirigée par Jean-David Levitte, comme Damien Loras,
jeune et ambitieux conseiller Asie centrale, Russie et Amériques du
président, ou Olivier Colom, sherpa adjoint à l’Élysée.
Ces deux jeunes diplomates sont très amis avec une autre relation de
Pascale Jeannin-Perez, Sébastien de Montessus, ancien patron des mines
d’Areva, aujourd’hui PDG d’Endeavour Mining, qui appartient à Naguib
Sawiris, un richissime Égyptien proche de la droite française. Cette discrète
société spécialisée dans les mines d’or installe un temps ses locaux
parisiens au 56 bis rue du Faubourg-Saint-Honoré, à deux pas de l’Élysée,
avant de se relocaliser à Londres. Elle est particulièrement active en
Afrique 6. Depuis cette grande époque Sarkozy, Olivier Colom, après un
passage comme secrétaire général du groupe Edmond de Rothschild, a
d’ailleurs rejoint le conseil d’administration d’Endeavour Mining, et s’est
mis à son compte comme consultant en créant le cabinet OC Conseil, très
présent en Afrique, notamment auprès de Denis Sassou-Nguesso, le
président du Congo-Brazzaville.
Par ses réseaux nîmois et ceux du Vaucluse, Pascale Jeannin-Perez
sympathise également avec une autre figure du quinquennat Sarkozy, Éric
Besson, alors secrétaire d’État chargé de l’industrie, transfuge du Parti
socialiste et ex-député de la Drôme toute proche. Au nord du département
du Vaucluse, fief de Thierry Mariani, Pascale Jeannin-Perez a rencontré par
le passé l’ancien sénateur socialiste Guy Penne, figure du Grand Orient, et
surtout ex-« monsieur Afrique » de François Mitterrand à l’Élysée, qui
travaillait ainsi à la cellule Afrique avec l’un des fils du président, Jean-
Christophe Mitterrand. C’est pour cette raison que Roland Dumas comme
Christine Deviers-Joncour ont pu côtoyer cette femme d’affaires
décidément multicarte et au réseau tentaculaire, tant en France qu’à
l’international. Côté CAC 40, elle est proche de Jean-Charles Naouri, PDG
du groupe Casino, mais aussi d’Olivier et William Bouygues, qui ont
investi, via leur holding familiale, dans un champ de gaz en Côte-d’Ivoire,
un pays que Jeannin-Perez connaît bien, au point de s’associer à Didier
Drogba sur certains projets. Lors des dernières élections, elle a conseillé
l’opposant au pouvoir Guillaume Soro.
On le voit, la puissance et l’influence de Pascale Jeannin-Perez sont
considérables. Elles interrogent jusqu’aux proches d’Alexandre Djouhri.
Comme le souligne l’un de ses amis : « Alex, il domine ou il n’y est pas. On
travaille pour lui, mais pas avec lui. » La femme d’affaires semble pourtant
largement mener sa barque par elle-même. L’un de ses amis, admiratif, me
la présente comme une « guerrière, bosseuse, dynamique ».

Partie de poker à Téhéran


Du temps de sa splendeur, Alexandre Djouhri côtoyait lui aussi de
nombreux PDG du CAC 40, tels Serge Dassault, Patrick Kron, Henri
Proglio ou Antoine Frérot (avant de rompre avec lui). Très vite, son réseau
s’étend également à l’international. C’est ainsi qu’il se rapproche, dès les
années 1990, de Marc Rich, grand négociant et trader en pétrole et matières
premières, fondateur du groupe Glencore, basé près de Zurich, dans le
canton de Zoug, qui propose aux groupes financiers des dispositions
fiscales très avantageuses. Djouhri et Rich ont un contact commun,
l’homme d’affaires irlandais Thomas Francis Gleeson, qui vit en partie à
Paris, dans le quartier privé de la villa Montmorency dans le
16e arrondissement. Si Gleeson est en France, c’est qu’il a épousé la fille du
« milliardaire rouge », le Toulousain Jean-Baptiste Doumeng, ancienne
figure du Parti communiste et spécialisé dans le négoce de céréales entre
l’URSS et l’Europe durant toute la guerre froide.
L’histoire de Marc Rich, décédé en 2013, est un roman et permet de
mieux saisir les réseaux internationaux d’Alexandre Djouhri. Disposant de
plusieurs nationalités (il était à la fois israélien, américain, belge et
espagnol), il a trouvé refuge en Suisse. Pourchassé par le FBI durant plus de
vingt ans, il a été gracié in extremis par le président Bill Clinton en
janvier 2001, peu de temps avant l’arrivée de George W. Bush à la Maison
Blanche. Si le trader est devenu l’un des « ennemis publics numéro un » des
États-Unis, c’est qu’il a continué à commercer avec l’Iran après la
révolution islamique de 1979, malgré l’embargo américain.
Dans la biographie que lui consacre le journaliste suisse Daniel
Ammann, on apprend que Marc Rich avait commencé à exporter du pétrole
iranien dix ans auparavant, notamment vers Israël suite au blocus de huit
ans du canal de Suez après la guerre des Six Jours (alors que l’Iran ne
reconnaissait pas l’État hébreu). Durant cette période, les Israéliens avaient
construit un oléoduc entre le port d’Eilat, sur la mer Rouge, et Ashkelon, au
nord de Gaza, sur la mer Méditerranée, permettant à Rich d’exporter le
pétrole iranien vers l’Europe et l’Amérique sans avoir à contourner
l’Afrique par la mer. Un gain de temps et… d’argent. Résultat, ce
mécanisme, largement profitable à Israël, ayant pour pivot central Marc
Rich, a continué à fonctionner après la révolution islamique !
Est-ce pour cela que, depuis de nombreuses années, plusieurs témoins
dans l’appareil d’État français m’expliquent qu’Alexandre Djouhri disposait
d’« un gros réseau en Iran », sans en comprendre les raisons ? Son lien avec
Marc Rich en est manifestement une. C’est ainsi que, sous Jacques Chirac,
l’intermédiaire participe à un voyage officiel à Téhéran, avec Veolia et EDF,
à un moment de levée de l’embargo international, au grand étonnement de
plusieurs participants.
On constate avec la même surprise aujourd’hui qu’Alexandre Djouhri,
malgré les gros titres de la presse française ces dernières années, a retrouvé
la pleine liberté de ses mouvements, et multiplie les voyages entre Genève
et Paris. Selon son entourage, il aurait récupéré un passeport français. Fini
le jeu du chat et de la souris. Il répond désormais présent aux convocations
de la juge Aude Buresi dans le cadre du dossier du financement libyen
présumé de la campagne de Nicolas Sarkozy. Comme le 20 juillet 2020 : ce
jour-là, la magistrate l’interroge sur le cadeau qu’il a fait à Claude Guéant,
secrétaire général de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, une montre Patek
Philippe d’une valeur de 11 300 euros. À cette occasion, la juge lui notifie
une nouvelle mise en examen pour « association de malfaiteurs ». Cela
n’empêche pas Alexandre Djouhri de se vanter de recevoir des émissaires
de l’Élysée à Genève, ou de retrouver avec plaisir ses habitudes parisiennes,
parmi lesquelles séjourner au Ritz, l’un des plus prestigieux palaces de la
capitale, voisin du ministère de la Justice, place Vendôme. Comme un pied
de nez aux magistrats.
Pour comprendre ces retournements de situation, il faut sans doute se
pencher sur l’ouvrage très documenté de Pascale Jeannin-Perez, coécrit
avec un universitaire géographe : Crime, trafics, réseaux : géopolitique de
l’économie parallèle 7. Elle y livre plusieurs analyses particulièrement
intéressantes sur ce clair-obscur de plus en plus prégnant à la tête des États,
même démocratiques. Les auteurs rappellent d’abord que « le criminel est
aussi un caméléon. Il devient ce que son environnement désire qu’il soit. Il
peut aussi bien vêtir les habits d’un terroriste (sans pour autant partager ses
convictions) que ceux d’un gentilhomme flamboyant, d’un condottiere,
d’un homme d’affaires agressif, ou d’un citoyen inodore et incolore ».
Puis ils dressent le constat qu’économie criminelle et économie
financière sont de plus en plus liées, soulignant que « les pratiques
trafiquantes se sont multipliées, touchant de plus en plus de produits,
mélangeant légal et illégal, toléré et interdit, le tout se confondant dans une
cuve commune, celle des bénéfices issus des pratiques de blanchiment,
créatrices de produits financiers innovants largement adoptés par
l’économie formelle » ; ils pointent également l’imbrication du politique,
des services secrets et de la « globalisation criminelle ». Un « en même
temps » sur lequel les justices du monde entier ont de moins en moins prise.
Et pour cause : on oppose souvent la raison d’État aux enquêteurs, y
compris dans des dossiers d’apparence criminelle. Les auteurs, décidément
prolixes, lèvent un coin du voile dans leur analyse fulgurante : « Le pouvoir,
souvent au nom de la sécurité, s’est lui-même criminalisé. En Amérique du
Nord, des hommes d’affaires (Marc Rich) et des organismes d’État (CIA)
en ont fait de même. Si le phénomène est ancien, aujourd’hui, il persiste, en
s’éloignant de plus en plus des excuses d’ordre idéologique qui avaient
permis son développement. » Et, comme le souligne José Grinda, procureur
espagnol du pôle anticorruption et crime organisé : « Tandis que le
terrorisme vise à détruire l’État, le crime organisé devient de plus en plus un
partenaire, un complément supplémentaire aux structures étatiques. » De
cette dialectique infernale, les États-Unis sont passés maîtres, dans la guerre
économique mondiale : ils luttent, côté face, contre la corruption, pour
mieux déstabiliser les entreprises de leurs pays partenaires, et permettent,
côté pile, à la finance folle de servir de paravent aux pires activités
criminelles.

Djouhri à La Réserve avec Dassault ?


Bien avant la crise des sous-marins australiens, la France a d’ailleurs eu
fort affaire avec les États-Unis dans un autre dossier d’armement. Au début
du quinquennat d’Emmanuel Macron, la société Dassault, fabricant du
Rafale, le célèbre avion de chasse français, s’est retrouvée en concurrence
frontale pour un marché en Belgique avec les Américains de Lockheed
Martin et leur F-35, un avion dernier cri mais très cher, et considéré par le
camp français comme insuffisamment fiable. Les lobbyistes des deux pays
s’activent, car les armées belges souhaitent remplacer leurs vieux F-16
américains. Après plusieurs contacts initiaux, les soutiens de la société
Dassault semblent confiants. Dans les négociations avec l’État belge, les
Français prévoient en effet de faire construire une partie des futurs Rafale
en Belgique, via la société belge SABCA (Société anonyme belge de
constructions aéronautiques), qui appartient à Dassault. La perspective
qu’un contrat signé avec la société française d’avion puisse créer des
emplois en Belgique réjouit de nombreux responsables politiques belges.
Et pourtant, malgré de premiers signaux positifs venus du plat pays, la
mauvaise nouvelle tombe comme un couperet en octobre 2018 : la Belgique
opte finalement pour la solution américaine, et décide de signer avec
Lockheed Martin pour trente-quatre avions F-35, pour un montant de
3,8 milliards d’euros. En France, l’information est reçue dans un silence
assourdissant alors qu’Emmanuel Macron multiplie depuis son arrivée au
pouvoir les déclarations sur la nécessité d’une « souveraineté européenne »
et de l’« autonomie stratégique » de l’Europe. Les plus fatalistes expliquent
alors que la Belgique est depuis longtemps sous domination américaine et
rappellent que, depuis la sortie de la France du commandement intégré de
l’OTAN décidée par le général de Gaulle en 1966, Bruxelles est le siège de
l’organisation militaire. Emmanuel Macron n’est pas de ceux-là. Le
président français critique alors un choix qui « va a contrario des intérêts
européens ».
À propos de ce dossier Rafale en Belgique, le marchand d’armes
français Bernard Cheynel me rapporte une information particulièrement
intrigante : l’intermédiaire m’assure que, durant les négociations du contrat
belge, qui se sont déroulées entre la fin du quinquennat Hollande et les
premiers mois d’Emmanuel Macron au pouvoir, les négociateurs belges ont
trouvé sur leur route Alexandre Djouhri ! « Un de mes contacts côté belge
m’a appelé pour me dire que des cadres de chez Dassault les invitaient à
déjeuner au restaurant de La Réserve, à Genève. Je leur déconseille d’y
aller, je vais à Bruxelles avec ma voiture pour leur parler, et ils
m’apprennent que M. Trappier [PDG de Dassault Aviation] sera présent au
déjeuner. Je leur ai dit : “vous allez vous retrouver en face de Djouhri, n’y
allez pas !” Mais ils n’ont pas suivi mes conseils et se sont déplacés à
Genève pour ce déjeuner à La Réserve, et il y avait Djouhri ! » Alexandre
Djouhri a-t-il alors négocié auprès des Belges au nom de la France et de
Dassault ? Nous ne le saurons pas, mais le lieu de ce rendez-vous d’affaires
a de quoi interroger. Contacté au sujet des négociations avec la Belgique, et
des intermédiaires utilisés, le groupe Dassault n’a pas réagi.
Proche de Jean-Paul Perrier, un ancien haut cadre de chez Thomson,
aujourd’hui en contrat avec Naval Group, Bernard Cheynel décide alors
d’alerter l’Élysée : « J’ai appelé la secrétaire d’Alexis Kohler qui m’a dit de
faire un rapport au colonel Mandon, en poste à l’état-major particulier du
président, ce que j’ai fait. J’ai même envoyé jusqu’à onze lettres en
recommandé à l’Élysée, mais je n’ai jamais eu de réponse, rien ! » Depuis
cette alerte de l’automne 2017, Bernard Cheynel n’a toujours pas reçu de
réponse de l’Élysée. Fabien Mandon est devenu général, et chef du cabinet
militaire de la ministre Florence Parly. Pour ce marchand d’armes, il ne fait
aucun doute que ce silence est dû à la puissance d’Alexandre Djouhri,
malgré ses ennuis judiciaires. « Emmanuel Macron est tenu ! », ose Bernard
Cheynel quand je le rencontre dans son appartement situé non loin de
Deauville, en Normandie. Une chose est sûre : après son arrestation à sa
descente d’avion en janvier 2018, Alexandre Djouhri a retrouvé sa maison
de Genève, un passeport, et il ne porte plus de bracelet électronique. Et tout
cela sans susciter beaucoup de commentaires à Paris.
En attendant, les Américains ont vendu les F-35 en Belgique et
continuent de pousser largement leur avantage dans le monde entier, sans
que les pays européens réussissent à s’organiser. Sur les dossiers de
l’énergie, de l’aéronautique, des télécoms et du numérique, l’Union
européenne, et particulièrement la France, semble comme écartelée entre les
deux grands géants que sont les États-Unis et la Chine.

1. L’ancien socialiste Jean-Marie Le Guen, passé par la MNEF, la mutuelle des étudiants,
est devenu conseiller spécial de Pierre Donnersberg après avoir « abandonné » la
politique en 2017.
2. Comme je l’ai expliqué dans le chapitre 7, ces 10,7 millions d’euros de prêts sont une
aubaine pour Emmanuel Macron. En effet, alors que le candidat se trouvait, dès
février 2017, dans une impasse financière, cet argent arrivé en toute fin de campagne
lui permet de boucler son budget. Dans les comptes du candidat, déposés en
juillet 2017 auprès de la commission chargée de les contrôler, les recettes officielles
sont décomposées de la manière suivante : seulement 1 million d’euros de dons
venant de l’association de campagne, 4,2 millions d’euros de dons issus d’En
marche !, auxquels il faut donc ajouter les 10,7 millions d’euros de prêts et
408 000 euros en nature, soit un budget total de 16,8 millions d’euros. On est très loin
du storytelling d’un candidat croulant sous les dons privés.
3. Au sujet de Qwant, lire mon enquête publiée le 18 mai 2020 sur Le Média, « Qwant,
boulet d’État ».
4. À lire, mon livre publié dès 2015, L’Ambigu Monsieur Macron, Paris, Seuil,
« Points », 2018.
5. Pierre Péan, La République des mallettes. Enquête sur la principauté française de
non-droit, Paris, Fayard, 2011.
6. C’est en 2012 qu’Areva vend discrètement à Sawiris La Mancha, une pépite
méconnue du groupe nucléaire rassemblant déjà de nombreuses mines d’or, qui
permettra à Endeavour Mining de prendre son envol. Lors de cette vente, Sébastien
de Montessus, alors qu’il est déjà sur le départ à Areva, est à la manœuvre et se
retrouve finalement nommé quelques mois plus tard à la tête d’Endeavour, une fois la
vente de La Mancha conclue.
7. Michel Koutouzis et Pascale Perez, Crime, trafics, réseaux : géopolitique de
l’économie parallèle, Paris, Ellipses, 2012.
PARTIE III

NOS AMIS AMÉRICAINS


CHAPITRE 8

La guerre du gaz

Le réchauffement des relations entre Emmanuel Macron et Vladimir


Poutine aura été de courte durée. En ce début de février 2021, Alexeï
Navalny, l’opposant numéro un au régime russe, empoisonné l’été
précédent, prend le risque de revenir en Russie. Il est immédiatement
emprisonné par les autorités, qui le condamnent aux travaux forcés. Le tollé
est international. Les médias occidentaux, notamment américains,
redoublent de critiques à l’égard de l’homme fort du Kremlin. C’est dans ce
contexte qu’un proche d’Emmanuel Macron, le secrétaire d’État aux
Affaires européennes, le jeune Clément Beaune, qui fut son conseiller à
l’Élysée et à Bercy, explique sur France Inter que de nouvelles sanctions à
l’encontre de la Russie peuvent s’envisager, rappelant que la France est
favorable à l’abandon du projet Nord Stream 2, un gazoduc qui doit relier
directement la Russie à l’Allemagne, sans pays de transit. Paris a toujours
eu les « plus grands doutes sur ce projet », rappelle Beaune, allant jusqu’à
souligner, que, en termes de sanctions possibles contre la Russie, « l’option
Nord Stream se regarde ». Le ton est ferme, assuré. Pour les Russes, c’est
une mise en garde claire, venant directement de l’Élysée, la proximité du
secrétaire d’État et du président de la République étant connue. Au point
que, trois jours plus tard, Jean-Yves Le Drian, le ministre des Affaires
étrangères, doit nuancer les propos de son subordonné : « Il ne faut pas
confondre les sujets. Nous avons avec les Allemands une discussion sur
Nord Stream mais qui concerne essentiellement les enjeux de souveraineté
énergétique européenne. »
Pas question pour le patron du Quai d’Orsay de se laisser entraîner dans
une surenchère contre Nord Stream 2, au cœur des critiques américaines
depuis de nombreuses années. D’autant qu’aux côtés du géant gazier russe
Gazprom, à l’origine de ce projet de 11 milliards de dollars, on trouve la
société française Engie, issue de la fusion de l’ancien groupe public Gaz de
France et du conglomérat financier Suez, ainsi que d’autres partenaires
européens, comme les Allemands Uniper et Wintershall, l’Autrichien OMV
et l’Anglo-Néerlandais Shell, à hauteur de 10 % chacun. La France se
retrouve donc au cœur d’un dossier très sensible du point de vue tant
diplomatique que géopolitique, sans parler des enjeux économiques.
Une fois le chantier terminé, ce nouveau tuyau reposant en partie au
fond de la mer Baltique – doublant Nord Stream premier du nom, en service
depuis 2012 – permettra théoriquement le transport de 55 millions de
mètres cubes de gaz, soit 11 % de la consommation annuelle de l’Union
européenne (UE). De fait, Nord Stream 2 est une carte maîtresse pour
l’Allemagne, lui offrant la possibilité de devenir l’acteur central, un hub de
la distribution de gaz dans l’UE. Si la France doute de Nord Stream 2, c’est
sans doute pour l’avantage qu’à terme il donnera à Berlin.
Ces multiples enjeux amènent l’exécutif français en début de
quinquennat à être prudent dès qu’il s’agit d’évoquer publiquement Nord
Stream 2 : le ministre Le Drian n’ignore pas que ce projet se trouve au cœur
d’une bataille féroce entre les États-Unis et la Russie. De son côté, le
président Macron sait bien que les dossiers énergétiques, et notamment
l’exportation de gaz qui assure une grande part des revenus de la Russie,
sont un des pivots de la diplomatie de Vladimir Poutine. On l’a vu les
années précédentes en Ukraine, le président russe sait manier l’arme du gaz
en sa faveur et fait souvent des questions énergétiques un casus belli face à
ses interlocuteurs.
Cela n’a pas échappé aux Américains. Dès la fin août 2016, Joe Biden,
alors vice-président, s’est rendu à Stockholm pour déclarer l’opposition des
États-Unis à Nord Stream 2. Pour les Américains, il s’agit bien sûr de
limiter l’influence russe sur l’« Occident ». Toutefois, l’opposition à ce
méga-projet de gazoduc est loin d’être seulement d’ordre politique. Depuis
une dizaine d’années, on assiste en effet à une révolution de l’énergie aux
États-Unis, avec le développement exponentiel sur le territoire du pétrole et
du gaz de schiste. En quelques années, Oncle Sam est devenu autosuffisant,
et même exportateur de pétrole et de gaz. Alors qu’une loi adoptée après le
premier choc pétrolier de 1973 interdisait l’exportation de pétrole brut
extrait aux États-Unis en dehors de l’Amérique du Nord, le Congrès
américain a finalement décidé, en décembre 2015, de lever cette
interdiction.
Un changement majeur dont les Européens ne semblent pas encore
percevoir les conséquences. Si les États-Unis continuent d’importer du
pétrole et du gaz conventionnels (car davantage adaptés aux process
industriels utilisés dans leurs raffineries), ils n’en sont plus aussi
dépendants. C’est ainsi que, en 2019, seulement 11 % des importations
américaines de pétrole provenaient du golfe Persique. Un an plus tôt, les
États-Unis étaient devenus le plus gros producteur mondial de pétrole,
dépassant la Russie et l’Arabie saoudite, une position qu’ils avaient perdue
quarante ans plus tôt. « La révolution du pétrole et du gaz de schiste a
transformé le marché mondial du pétrole et fait évoluer les enjeux de
sécurité énergétique. OPEP 1 versus non-OPEP, le dispositif qui a défini le
marché mondial du pétrole durant des décennies a été dépassé par un
nouveau paradigme, les “trois grands” [“Big Three”], les États-Unis, la
Russie, et l’Arabie saoudite », estime l’historien Daniel Yergin, spécialiste
de l’énergie, dans son dernier ouvrage The New Map 2.
Cependant, la part prise par les États-Unis dans les exportations
mondiales de pétrole et de gaz reste modeste. En 2019, les Américains ont
exporté 3 millions de barils par jour en moyenne, soit environ 3 % de la
demande mondiale. La politique américaine à l’encontre de Nord Stream 2
est donc largement influencée par le besoin de l’industrie gazière
américaine de sécuriser des débouchés à l’exportation. L’État du Texas
dispose aujourd’hui de nombreuses usines de liquéfaction de gaz le long de
sa côte et cherche à exporter davantage le GNL (gaz naturel liquéfié) issu
de sa production de gaz de schiste. Les républicains texans mènent un
lobbying intense à Washington pour promouvoir cette nouvelle production.
C’est la raison pour laquelle Donald Trump, dès ses premiers pas de
président, s’est transformé en VRP du GNL américain, notamment auprès
des « alliés » de l’Amérique, n’hésitant pas à provoquer des crises
diplomatiques. À l’été 2018, il affirme ainsi sur Twitter que « l’Allemagne
est aux mains de la Russie » et ose se demander : « À quoi sert l’OTAN si
l’Allemagne paie à la Russie des milliards de dollars pour le gaz et
l’énergie ? » Ce tweet tombe peu de temps avant l’échange que Donald
Trump doit avoir avec Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN,
lors du sommet de l’organisation à Bruxelles.
Durant tout le mandat du président américain, la vente de GNL sera une
obsession. Donald Trump ira jusqu’à imaginer des moyens extrêmes de
pression sur ses partenaires : dans son livre (Talent Éditions, 2020), l’ex-
conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche John Bolton confie
qu’il a envisagé d’annoncer aux États membres de l’OTAN que les États-
Unis quitteraient l’alliance si la réalisation de Nord Stream 2 se poursuivait.
In extremis, John Bolton le convainc, avec l’aide de Mike Pompeo, le
secrétaire d’État, de ne pas utiliser cette menace. Face aux gesticulations de
Donald Trump, la chancelière allemande Angela Merkel hausse le ton :
« L’approvisionnement en énergie de l’Europe est une affaire européenne,
pas des États-Unis d’Amérique. »
Quelques mois plus tard, le 2 mai 2019, dans le cadre du conseil de
l’énergie UE-États-Unis organisé à Bruxelles par la Commission
européenne, un événement de lobbying est organisé, le B2B Energy Forum,
où se réunissent décideurs américains et européens et acteurs privés du
GNL. À cette occasion, Rick Perry, alors secrétaire américain à l’Énergie,
affirme que « les États-Unis offrent à nouveau une forme de liberté au
continent européen et, plutôt que sous la forme de jeunes soldats
américains, c’est sous la forme de gaz naturel liquéfié ». En promouvant
leur « freedom gas », les Américains souhaitent faire du commerce et
rétablir leur balance commerciale.

La sécurité énergétique angoisse les états-


majors
Sur le front géopolitique, la stratégie russe est claire : contourner le plus
possible l’Ukraine pour pouvoir livrer les pays européens sans payer de
taxes au passage, et affaiblir du même coup un pays qui ose défier depuis de
nombreuses années le Kremlin en se rapprochant de l’Union européenne.
« Certains pays européens et les États-Unis vont dire que Nord Stream 2 est
un projet géopolitique, et les Russes et les Allemands vont dire que c’est un
projet économique. Tout le monde a raison et tort à la fois », constate
Nicolas Mazzucchi, de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Dès 2011, lors de l’inauguration à Lubmin, en Allemagne, du premier
gazoduc Nord Stream, Dmitri Medvedev, alors président de la fédération de
Russie, donne le ton : « C’est notre contribution à la sécurité énergétique
européenne. » Deux mois plus tôt, à Vyborg, au nord-ouest de Saint-
Pétersbourg, Vladimir Poutine, alors chef du gouvernement russe, explicite
la conception russe de la sécurité énergétique en soulignant que Nord
Stream mettrait fin « à la tentation de l’Ukraine de bénéficier de sa position
exclusive ». Au forum économique international de Saint-Pétersbourg, la
même année, le PDG de Gazprom, Alexeï Miller, est également très clair :
« Surmontez votre peur de la Russie, ou manquez de gaz. » Pour l’Ukraine,
cette stratégie russe sur le gaz est potentiellement une catastrophe : la
société publique Naftogaz contribue chaque année à hauteur de 10 % au
budget de l’État ukrainien.
De fait, la multiplication des conflits sur le gaz entre la Russie et
l’Ukraine instaure un climat de guerre froide. Et la notion de « sécurité
énergétique » est peu à peu intégrée aux problématiques de défense de
nombreuses puissances. Face au dérèglement climatique, « l’énergie devient
une priorité pour les états-majors », remarque Pierre Laboué, de l’Institut
des relations internationales et stratégiques (IRIS). Depuis 2010, l’OTAN
ne cesse de renforcer son action sur la sécurité énergétique. Dans ce
contexte, l’influence américaine sur les enjeux énergétiques de l’Europe est
croissante. En décembre 2019, de nouvelles sanctions sont ainsi décidées
par le Sénat américain à l’encontre des sous-traitants en train de construire
Nord Stream 2. Au même moment pourtant, Gazprom et Naftogaz trouvent
un accord pour garantir cinq ans de volume de gaz en transit à travers
l’Ukraine, et assurer la stabilité de ses revenus. Et la Russie accepte de
payer 3 milliards d’euros à l’Ukraine. En pleine guerre froide, quarante ans
plus tôt, le président américain Ronald Reagan avait également mené une
bataille féroce contre les exportations soviétiques d’énergie. Mais, à
l’époque, l’Europe avait su dire non aux Américains. Même Margaret
Thatcher avait refusé les sanctions américaines.
C’est qu’aujourd’hui les pays membres de l’Union européenne sont plus
que jamais divisés sur l’énergie, alors que cette compétence est partagée
entre Bruxelles et les États. « Dans le domaine énergétique, la politique
américaine sert d’abord les intérêts américains. Les Européens n’ont pas
forcément les mêmes intérêts. L’Europe est incapable de définir un
minimum d’intérêts communs face aux États-Unis », se désespère un ancien
haut dirigeant d’EDF. Les Européens ne sont d’accord sur rien. L’urgence
est là pourtant. Car l’immense champ gazier de la mer du Nord, découvert
en 1959 et partagé entre la Norvège, les Pays-Bas et le Royaume-Uni,
commence à donner des signes de faiblesse. Ses jours sont comptés.
L’Europe est sur le point de perdre ses ressources domestiques en gaz et a
donc besoin de nouvelles sources d’approvisionnement. Elle consomme en
moyenne chaque année 450 millions de mètres cubes de gaz naturel, et la
Russie peut théoriquement lui fournir, via ses gazoducs, 344 millions de
mètres cubes. « Notre consommation a tendance à stagner, mais notre
sécurité énergétique va mécaniquement baisser », analyse le chercheur
Nicolas Mazzucchi.
Lors du réchauffement des relations entre Nicolas Sarkozy et Vladimir
Poutine, après la crise géorgienne de 2008, les discussions entre la France et
la Russie portaient déjà sur le projet de construction d’un nouveau gazoduc
entre la Russie et l’Europe, contournant également l’Ukraine, mais cette
fois-ci par la mer Noire. Le 27 novembre 2009, lors d’une rencontre
officielle, un « séminaire bilatéral » à Rambouillet avec le Premier ministre
François Fillon, Vladimir Poutine va de lui-même mettre sur la table
l’opportunité pour la France de participer à ce projet South Stream censé
connecter la Russie à la Bulgarie par la mer Noire. Alors que GDF-Suez
(future Engie) est en discussion avec Gazprom sur le premier projet Nord
Stream, le gouvernement français propose aux Russes d’associer EDF sur
ce second. South Stream aurait eu une capacité théorique de 63 millions de
mètres cubes, pour un coût estimé à 25 milliards d’euros. En plus d’EDF,
l’Allemand Wintershall (groupe BASF) et l’Italien Eni devaient être de la
partie. L’Italie, alors dirigée par Silvio Berlusconi, espérait assurer ses
approvisionnements en gaz pour son industrie directement par la Russie,
sans l’intermédiaire de pays tiers. C’est justement pour cette raison que
cette voie sud, portée par la Russie, sera finalement torpillée par l’Union
européenne, poussée par… l’Allemagne, qui espère bénéficier, elle, de
l’ouverture de Nord Stream.
Face aux atermoiements européens (et, déjà, face à l’opposition
américaine), Vladimir Poutine abandonne brutalement en décembre 2014 le
projet South Stream et se tourne vers la Turquie de Recep Tayyip Erdogan :
cinq ans plus tard, les Russes inaugurent TurkStream, prévu pour faire
transiter 31,5 millions de mètres cubes de gaz en reliant la Russie à la
Turquie d’Europe. « Les pays d’Europe du Nord sont focalisés sur Nord
Stream, alors que TurkStream est beaucoup plus stratégique, estime Nicolas
Mazzucchi. À la frontière avec la Grèce, il se connecte à Trans-Balkan,
gazoduc historique utilisé par les Russes pour l’approvisionnement de cette
région du Nord ukrainien vers le sud de l’Europe. Or, c’est désormais un
gazoduc à double flux, selon les normes européennes fixées depuis 2009 et
le troisième paquet climat. Les Russes ont donc la possibilité de mettre du
gaz vers ces pays sans passer par l’Ukraine, mais en passant par le sud, la
Grèce et la Turquie. Les Russes savent donc jouer avec les réglementations
de l’Union européenne. Même s’ils n’ont pas intérêt à se couper totalement
de l’Ukraine, mais seulement de laisser planer la menace pour jouer un
rapport de force efficace dans les négociations commerciales. » Justement,
pour tenter de diversifier ses sources d’approvisionnement, l’Union
européenne a investi dans un autre gazoduc, le projet TANAP, ou gazoduc
transanatolien : traversant la Turquie, il doit permettre de relier l’Europe
aux pays producteurs d’Asie centrale, notamment l’Azerbaïdjan, et, à terme,
le Turkménistan, l’Ouzbékistan et même le Kazakhstan. Les capacités de
transit de ce « corridor sud » alternatif sont pourtant actuellement bien plus
modestes que celles du gazoduc TurkStream, porté par la Russie et la
Turquie.

Un bras de fer avec l’Allemagne


Ces dernières années, le gaz a d’abord été vu à Bruxelles comme une
dépendance à l’égard des Russes. Mais le choix unilatéral des Allemands de
sortir du nucléaire l’a transformé en « énergie de transition », certes fossile,
mais bien moins polluante que le charbon aujourd’hui utilisé dans leur pays.
De leur côté, Allemands comme Italiens sont d’abord soucieux de protéger
la compétitivité de leurs industries respectives. Chacun dans leur coin :
« Quand on a arrêté South Stream, les Italiens étaient fous de rage, et les
Allemands jubilaient », me confirme cet ancien cadre d’EDF ayant participé
au projet. C’est pourquoi l’Italie s’est opposée avec force au projet Nord
Stream 2 passant par l’Allemagne, craignant de devoir payer davantage de
taxes de transit. Parmi les pays européens fortement opposés à Nord
Stream 2, on trouve la Pologne et les pays Baltes, très dépendants du gaz
russe, mais aussi d’autres pays d’Europe centrale comme la Slovaquie ou la
République tchèque, ou ceux jusqu’alors pays de transit comme l’Ukraine,
qui se trouvent court-circuités par cette liaison directe entre la Russie et
l’Allemagne. Ce n’est guère étonnant, par conséquent, que le milliardaire
tchèque Daniel Kretinsky, magnat de l’énergie, qui a racheté en 2013 à
Engie le gazoduc Eustream qui relie la Slovaquie à l’Ukraine, essaie de
faire valoir son point de vue en Allemagne comme en France, en multipliant
les acquisitions, notamment dans la presse. Dès 2018, Kretinsky a racheté
plusieurs journaux français, comme Marianne ou Elle, et il a même
largement investi dans le quotidien du soir Le Monde, et maintenant dans
TF1.
Dans un premier temps relativement silencieuse, la France va s’opposer
de plus en plus fortement au projet Nord Stream 2. Une position qui étonne
dans les cercles diplomatiques, car Emmanuel Macron avait débuté son
quinquennat en affirmant sa volonté de renforcer le couple franco-allemand.
En 2018, le président français avait ainsi prononcé ses grands discours
proeuropéens à Athènes et à la Sorbonne, allant jusqu’à proposer à
l’Allemagne une plus grande intégration fédérale, sans toutefois susciter
beaucoup d’enthousiasme du côté de la chancelière. Autre étrangeté :
l’Élysée commence à s’opposer à Nord Stream 2 au moment même où le
président Macron souhaite rétablir un dialogue bilatéral avec la Russie de
Vladimir Poutine. Alors qu’en août 2019 Emmanuel Macron dénonce un
« État profond » au Quai d’Orsay rétif à la Russie, c’est bien l’Élysée
quelques mois plus tôt qui s’oppose à l’Allemagne sur le projet Nord
Stream 2, provoquant l’irritation de Moscou. La France semble alors
s’aligner sur les États-Unis. Début 2019, cette opposition hexagonale prend
la forme d’un soutien au projet de directive européenne visant à durcir les
règles encadrant l’activité des gazoducs qui relient des États membres à un
pays tiers : Gazprom est clairement visé. En Allemagne, cette position de la
France à Bruxelles déclenche de nombreuses critiques. La presse outre-
Rhin multiplie les articles vengeurs contre Emmanuel Macron. Au Conseil
européen de la mi-février 2019, un compromis provisoire est toutefois
trouvé entre les deux pays.
Le bras de fer avec les Allemands ne cesse pas pour autant. « Macron a
compris trop tard que les Allemands nous roulaient dans la farine en
profitant de Nord Stream 2 pour tenir les cordons du dispatching du gaz sur
une bonne partie de l’Europe », analyse un expert français en intelligence
économique. Les relations vont rester tendues du fait du nucléaire. La
France souhaite en effet, avec la Pologne, la République tchèque, la
Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie, que la Commission
européenne inscrive le nucléaire comme énergie « verte » permettant
d’atteindre la « neutralité climatique » en 2050 (l’objectif affiché
correspond à une réduction des émissions de CO2 de 55 % d’ici 2030).
L’enjeu, pour l’industrie nucléaire européenne, d’intégrer la « taxonomie
verte » de l’Union européenne est de bénéficier plus facilement de
subventions publiques et de financements privés. Mais l’Allemagne s’y
oppose, comme l’Autriche, l’Irlande ou l’Italie, des États antinucléaires.
Au final, ces désaccords sur l’énergie font le jeu des Américains, qui
peuvent, comme sur les dossiers de défense, imposer leur tempo
diplomatique à l’Europe. Courant 2021, le président Joe Biden négocie
ainsi en direct avec Vladimir Poutine et Angela Merkel sur le sujet Nord
Stream 2, et les États-Unis décident finalement de lever les sanctions en
juillet, après avoir trouvé un accord avec l’Allemagne : les deux pays
s’engagent à compenser la perte subie par l’Ukraine et prévoient des
sanctions à l’égard de la Russie en cas de « dérapages ». Cette décision
américaine apparaît comme un soudain changement de pied. Mais Joe
Biden n’a plus uniquement les producteurs texans de gaz de schiste en tête :
il sait que la Russie se tourne vers la Chine pour exporter son énergie. En
2005, seulement 5 % des exportations de pétrole russe partaient en Chine,
aujourd’hui c’est 30 %. Et, depuis décembre 2019, un pipeline de gaz a été
ouvert entre la Sibérie et la Chine. De son côté, n’ayant pas trouvé d’accord
avec l’Allemagne, la France se retrouve isolée, et ballottée par le jeu
diplomatique entre Russie et États-Unis. Les diplomates français qui
craignaient que les deux puissances trouvent un point d’entente en les court-
circuitant ont vu leurs craintes confirmées.

Total en position de force


Pour les positions diplomatiques de la France, c’est une déconvenue.
D’autant que l’Hexagone est loin d’être dépendant du gaz russe. En 2019, la
Norvège demeure son principal fournisseur en gaz naturel (36 %), devant la
Russie (20 %), les Pays-Bas (8 %), le Nigeria (8 %), l’Algérie (7 %) et le
Qatar (4 %). Son approvisionnement est donc très diversifié. Dans les
années 1980, l’Algérie représentait 30 % du gaz consommé en France. En
1982, les Algériens avaient obtenu auprès du nouveau pouvoir socialiste un
contrat gazier historique de vingt ans. François Mitterrand avait alors
accepté de payer le gaz algérien 30 % plus cher que le prix du marché, pour
rapprocher les deux pays. C’est la grande époque de la société publique Gaz
de France.
En 2017, le président Macron, nouvellement élu, envisage d’augmenter
les achats de la France à l’Algérie, face aux Russes. Lors de son voyage en
Algérie pendant la campagne présidentielle, le dossier a été évoqué avec ses
interlocuteurs. « En 1982, pour essayer également de contrer la politique
américaine de séduction des Algériens, via la compagnie pétrolière
nationale, la Sonatrach, François Mitterrand a l’idée d’assurer la sécurité
des approvisionnements auprès de l’Algérie. C’est Claude Cheysson et
Roland Dumas qui négocient. C’est l’idée d’une troisième voie, qui n’est ni
soviétique ni américaine. Emmanuel Macron a repris l’idée en 2017 »,
m’assure l’historien Alexandre Adler. En avril 2017, quelques jours avant la
victoire d’Emmanuel Macron, Total signe un gros contrat de gaz avec la
Sonatrach pour l’exploitation du champ gazier de Timimoun, qui représente
pour les partenaires 1,5 milliard d’investissements. Au même moment,
Engie règle un contentieux antérieur avec la Sonatrach et signe plusieurs
contrats auprès d’elle.
L’Algérie tente tant bien que mal de protéger ses exportations de gaz
assurées par des contrats de long terme. Du fait d’un sous-investissement
chronique dans ses installations, elle se trouve de moins en moins
compétitive sur ce marché. Pire, les réserves algériennes s’amenuisent. Les
Algériens se considèrent menacés par les Russes et font pression sur la
France pour préserver leur rente gazière. La position d’Emmanuel Macron
contre Nord Stream 2 les a donc réjouis.
L’Algérie est d’autant plus fébrile que d’autres concurrents arrivent sur
le marché, avec la découverte en Méditerranée orientale de gisements
géants de gaz. Ce champ gazier du Léviathan a en partie été découvert au
large d’Israël, qui a négocié un projet de gazoduc avec la Grèce et Chypre.
Mais, surtout, le marché du gaz en Europe est en train de vivre une
révolution avec le « big bang du GNL », comme le souligne Pierre Laboué.
Pour diversifier les approvisionnements du continent, l’UE finance des
terminaux GNL le long des côtes européennes. Alors que les gazoducs
obligent à nouer des relations de long terme entre États, le GNL flexibilise
celles-ci entre acheteurs et vendeurs. Discrètement, un marché mondial de
trading se développe pour le gaz naturel. Le GNL est devenu une industrie
globale fondée sur un marché de gré à gré.
En France, si Gaz de France assurait historiquement les importations de
gaz naturel algérien par méthaniers, c’est d’abord Total qui a compris
l’intérêt d’un tel marché. Chez le pétrolier, l’ancien PDG, Christophe
de Margerie, saisit très tôt que le gaz naturel est une énergie d’avenir. Dans
les années 1990, il devient directeur général de Total Moyen-Orient, et c’est
lui qui négocie avec le Qatar pour exploiter le plus grand champ gazier du
monde, situé sous le golfe Persique et partagé avec l’Iran. Depuis cette
époque, le Français Total s’investit très largement dans l’extraction de gaz
et son exportation en GNL, bien plus que les grandes majors américaines du
pétrole. Résultat, Total se trouve en situation de force sur le marché du gaz.
Outre sa présence au Qatar, le géant français se positionne sur les plus
grands gisements mondiaux de gaz, en Russie, en Iran, au Mozambique. Et,
pour assurer les importations en France, il dispose des terminaux de gaz
historiques, Saint-Nazaire et Fos, près de Marseille, et rachète en 2018 à
EDF le terminal GNL de Dunkerque. Avant sa mort brutale en octobre 2014
(son jet d’affaires s’écrase en décollant de Moscou), Christophe
de Margerie pensait délaisser à terme le pétrole au profit du gaz, promu
« énergie de transition ».
Ce nouveau marché du GNL menace dans un premier temps la position
des Russes. Ces derniers décident donc de développer leur propre filière.
Cela tombe bien : quand il devient PDG de Total en 2010, Christophe
de Margerie veut faire de la Russie une priorité pour son groupe. Entre le
patron français et Vladimir Poutine se noue une amitié forte. Le président
russe apprécie la bonhommie du pétrolier, mais également sa vision
stratégique. Margerie souhaite faire de la Russie un acteur central du
marché du GNL en train de se constituer au niveau mondial. À l’inverse, la
société publique Gazprom est engoncée dans ses petites habitudes,
davantage soucieuse de faire fructifier ses bénéfices à court terme. Total
frappe donc un grand coup en investissant à partir de 2014, avec la
compagnie russe Novatek, dans un projet pharaonique d’extraction de gaz à
Yamal, une presqu’île située à l’extrémité de la Sibérie, à six cents
kilomètres au nord du cercle polaire. Comme Vladimir Poutine a pour
objectif de développer la Sibérie du Nord, ainsi que la route maritime du
Nord-Est proche du pôle qui commence à se libérer du fait du
réchauffement de la planète, il soutient à fond ce projet de Total et de
Novatek, qui devient la seconde société russe de gaz naturel. L’homme fort
du Kremlin va jusqu’à rompre le monopole d’exportation du gaz dont
disposait Gazprom et assure à Novatek des réductions de taxes durant douze
ans. Ces faveurs montrent l’attachement du président russe à ce projet mené
avec Total dans le Grand Nord sibérien.
Yamal, qui signifie « la fin de la terre » en russe, est plongée dans
l’obscurité la plus complète deux mois par an durant l’hiver, subit un jour
total de deux mois en été, l’eau de l’océan s’y trouve gelée pendant six à
neuf mois. Dans ces conditions extrêmes, Total et Novatek construisent des
usines de liquéfaction, un port avec des terminaux GNL, mais aussi un
aéroport et une ville pour loger les employés. Un projet de 27 milliards de
dollars, financé par des banques et des fonds chinois, et en monnaie
chinoise, pour contourner les sanctions américaines. Total dispose de 20 %
du capital de Novatek et contrôle en réalité près de 30 % du projet Yamal.
Le défi n’est pas que financier, il est aussi technique. La compagnie
française apporte son savoir-faire dans le GNL et permet aux Russes de
bénéficier de nombreux transferts de technologie. À terme, ce seront près de
quinze méthaniers géants équipés de brise-glaces qui seront livrés à Total et
Novatek, et qui pourront approvisionner l’Europe ou l’Asie en un temps
record (avec un gain de trois semaines). Autre avantage de ce projet fou :
les températures extrêmes facilitent le processus de réfrigération du gaz et
permettent donc de réduire les coûts. En 2017, le premier méthanier,
dénommé en hommage le Christophe de Margerie, effectue sa première
livraison. La même année, The Financial Times salue « la meilleure
illustration de la résilience de la Russie face aux sanctions internationales ».
En moins de sept ans, la Russie est devenue l’un des quatre plus gros
pays exportateurs de GNL, avec les États-Unis, le Qatar et l’Australie. En
Europe, Christophe de Margerie avait proposé à l’origine à Vladimir
Poutine la stratégie suivante : « À l’ouest de l’Europe, avec les terminaux
gaziers, c’est Total. À l’est, c’est Gazprom, avec ses gazoducs. Et ça
éliminait du jeu au passage les Algériens », m’explique une source.
Novatek et Total investissent désormais en Russie dans un second projet
pharaonique de GNL, dénommé Arctic LNG 2 et installé sur la péninsule de
Gydan, en face de Yamal. Estimé à 21,3 milliards de dollars, il est mené
tambour battant : la première ligne de production sera lancée en 2023. Total
joue une partie de son avenir dans ce chantier spectaculaire. La Russie
représente désormais 9 % des capitaux investis par la compagnie (plus de
10 milliards de dollars), selon le Crédit suisse : le groupe français partage
donc toujours plus son destin avec le pays des tsars. Total et Novatek en
profitent pour développer une stratégie commune au Moyen-Orient, en
Syrie, au Liban, dans la mer Égée ou dans l’Est libyen.

Macron balance entre Engie et Total


Lors du quinquennat de François Hollande, la compagnie française
bénéficie, dans sa stratégie vers la Russie, de solides soutiens à l’Élysée.
C’est que la mère de Christophe de Margerie était une Taittinger, famille
puissante, propriétaire des champagnes du même nom. Ainsi, à l’Élysée, le
PDG de Total peut compter sur le secrétaire général, Jean-Pierre Jouyet, un
ami de quarante ans de François Hollande, marié à Brigitte Taittinger. Au
Château, le successeur de Margerie, Patrick Pouyanné, aura également
l’écoute du conseiller économie, industrie et numérique, Julien Pouget, un
X-Mines proche d’Anne Lauvergeon, ex-patronne d’Areva et
administratrice de Total jusqu’en 2015. Pouget sera embauché par le
pétrolier en juillet 2016 pour s’occuper de la branche des énergies
renouvelables.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron souffle le chaud et le froid sur Total,
en fonction des dossiers et de son humeur. S’il soutient dans un premier
temps les projets Yamal et Arctic 2, à l’occasion de sa visite à Vladimir
Poutine pendant le forum économique de Saint-Pétersbourg en mai 2018, il
semble prendre ses distances à l’égard de Total lors du congrès mondial de
l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui se tient
à Marseille en septembre 2021. Il affirme alors : « La France n’attendra pas
les lois pour prendre toutes les mesures qu’elle peut pour que rien de la
biodiversité dans la région en Arctique ne puisse être dégradé par des
projets économiques portés par des entreprises. » Tandis que Bercy
envisage d’apporter son soutien à ce projet par le biais de garanties à
l’export, le ministère de la Transition écologique freine des quatre fers.
Or, si Total est un groupe transnational très puissant, « aussi puissant
que le Quai d’Orsay », avait remarqué un observateur du secteur de
l’énergie au moment de la mort de Christophe de Margerie, la compagnie
pétrolière, dont les intérêts dépassent largement aujourd’hui l’Hexagone,
continue de rechercher le soutien de l’État français. C’est le cas au
Mozambique, où le pétrolier a décidé au printemps 2021 un retrait
temporaire de son activité GNL au nord du pays, alors que sa sécurité
n’était plus assurée du fait de groupes djihadistes agissant dans la province
de Cabo Delgado. La zone était auparavant sécurisée par Wagner, la société
paramilitaire russe, mais, devant son échec, le Rwanda a décidé cet été
d’envoyer ses propres troupes pour rétablir la situation, en coordination
avec la France.
En France, Total, qui souhaite prendre la main, seul, sur le marché du
gaz naturel, a des arguments qui font mouche à l’Élysée. Chez Engie, ex-
Gaz de France, un cadre déplore que le PDG, Jean-Pierre Clamadieu,
nommé par l’État actionnaire, soit là « pour appliquer la doctrine Macron
dans l’énergie. Dans son esprit, le gaz pour la France, c’est Total ». Dans
l’Hexagone, selon l’ancien banquier d’affaires qu’est le président Macron,
le marché de l’énergie devrait idéalement se partager entre deux acteurs,
Total dans le pétrole et le gaz, EDF dans l’électricité nucléaire et le
renouvelable. Avec un mantra : l’État actionnaire, qui détient notamment
23,6 % du capital d’Engie, doit être davantage rémunéré. Alors que le
groupe de Clamadieu plafonne depuis de nombreux mois à des niveaux
historiquement bas en Bourse, les salariés de la société s’attendent à ce que
leur groupe soit, au final, démantelé. Chez Engie, les grandes manœuvres
ont déjà commencé : vente de Suez à Veolia, revue stratégique des actifs,
réorganisation des business units, vente d’Equans, son pôle services, pour
6 milliards d’euros, etc. Sur le front de l’énergie, Total ne souhaite pas que
Nord Stream puisse vendre du gaz à Engie, et l’État considère qu’Engie doit
se spécialiser sur le consommateur. Pour 1,5 milliard de dollars, Total a
d’ailleurs racheté au cours de l’été 2018 les actifs GNL d’Engie, notamment
sa flotte historique de méthaniers. Le groupe de Clamadieu a également
vendu l’année dernière sa filiale stratégique GTT, spécialisée dans le lissage
des cuves des méthaniers, à un groupe italien. À l’Élysée, c’est bien sûr
Alexis Kohler, le tout-puissant secrétaire général, qui a la haute main sur les
destinées d’Engie. Fin 2020, l’État français s’est fortement opposé à la
signature par Engie d’un contrat de près de 7 milliards de dollars avec une
compagnie américaine exportant du gaz de schiste. Face aux pressions de
l’État, Engie a renoncé à ce contrat géant, au grand dam des Américains.
Emmanuel Macron peut donc s’opposer à la fois à Nord Stream 2 et au gaz
de schiste américain.
Chez Total, Patrick Pouyanné essaie de gérer au mieux l’héritage russe
de Christophe de Margerie. En 2020, le géant français détient 24 % de ses
réserves prouvées en Russie et y réalise 17 % de sa production de pétrole et
de gaz, ce qui lui a permis de devenir le deuxième plus grand acteur privé
mondial du GNL. En mai 2018, Total a conclu un contrat avec Novatek qui
lui accorde une participation directe de 10 % à 15 % dans tous les futurs
projets GNL de la compagnie russe sur les péninsules de Yamal et de
Gydan. Cette stratégie a pris une telle importance dans le fonctionnement
du pétrolier français qu’il n’est plus possible aujourd’hui de l’abandonner,
et ce malgré les sanctions américaines contre la Russie : « Le groupe est
confronté à un risque accru d’imposition de sanctions économiques
internationales, de plus en plus fréquentes et de moins en moins
coordonnées au niveau international », souligne d’ailleurs le rapport annuel
de la compagnie en 2020. Certes, Pouyanné apparaît aux autorités
américaines comme moins prorusse que son illustre prédécesseur.
Christophe de Margerie n’hésitait pas en effet à rêver tout haut de la
possibilité, à l’avenir, de négocier le baril de pétrole dans d’autres monnaies
que le dollar…
Une telle provocation n’est plus d’actualité chez Total. Patrick
Pouyanné tente de diversifier les ressources du groupe. En 2021, il s’est
ainsi déplacé en Algérie et en Libye. C’est que, entre-temps, Total a
renoncé en 2018 à s’investir en Iran, face aux nouvelles sanctions
américaines décidées par Donald Trump, alors que le groupe avait signé un
an plus tôt un contrat de 5 milliards de dollars auprès du régime des mollahs
pour développer le gisement gazier de South Pars. Une surprise alors que,
jusqu’à présent, Total n’avait jamais coupé les ponts avec Téhéran,
conservant depuis des années une représentation sur place. Mais les
Américains ont aujourd’hui de puissants arguments à faire valoir auprès de
Total, qui réalise près de 90 % de ses opérations de financement à travers
des banques américaines, sans compter que 30 % de son actionnariat
provient des États-Unis : avec 5,9 % des titres, la multinationale de gestion
d’actifs BlackRock est son premier actionnaire. Au siège du groupe
français, cent salariés s’occupent aujourd’hui à plein temps des risques
juridiques face à la nouvelle arme favorite des Américains :
l’extraterritorialité de leur droit anticorruption, qui leur permet à tout
moment de dégainer leurs procureurs et policiers contre des groupes
européens qui auraient le tort de leur faire trop d’ombre.

1. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) a été créée en 1960. Ce


regroupement de pays producteurs vise à l’origine à influer sur le cours du pétrole
face aux grandes compagnies pétrolières.
2. Daniel Yergin, The New Map. Energy, Climate, and the Clash of Nations, New York,
Allen Lane, 2020.
CHAPITRE 9

À l’assaut d’Airbus

La scène se déroule en juin 2017 lors du Salon international de


l’aéronautique du Bourget. Emmanuel Macron arrive sur le tarmac de
l’aéroport à bord d’un A400M, l’avion militaire de transport d’Airbus, et se
dirige vers le stand du groupe aéronautique. Là, l’attend Tom Enders, le
PDG allemand. « Bienvenue Monsieur le Président », lui lance-t-il en
souriant. Réponse glaciale du chef de l’État : « En France, personne ne me
souhaite la bienvenue. Je suis chez moi. » D’une formule, Emmanuel
Macron manifeste sa défiance à l’égard du patron d’Airbus. Enders est sur
la sellette.
C’est que le PDG a lancé depuis 2014 un vaste « audit » sur les agents
commerciaux du groupe aéronautique, confié à un cabinet d’avocats new-
yorkais, Hughes Hubbard & Reed. Des avocats américains ! L’objectif est
de répondre aux règles américaines drastiques de lutte contre la corruption
qui s’imposent aujourd’hui dans le monde entier, alors même que cette
« extraterritorialité » juridique est devenue l’arme favorite des États-Unis
pour déstabiliser les entreprises européennes, et françaises, à coups de
fortes amendes et de poursuites à l’encontre des dirigeants d’entreprise.
En France, ce qui deviendra l’affaire Airbus n’est pas encore rendu
public. En dehors de quelques initiés, personne ne s’attend au tsunami
judiciaire sur le point de s’abattre sur le constructeur aéronautique, l’une
des plus grandes réussites industrielles européennes de ces quarante
dernières années. Personne ne s’attend à ce que le puissant Department of
Justice (DOJ) américain poursuive le groupe aéronautique, comme Alstom
quelques années plus tôt. Tout juste sait-on, par des révélations dans la
presse britannique l’été précédent, que le Serious Fraud Office (SFO),
l’organisme de lutte contre la corruption en Grande-Bretagne, enquête sur le
groupe au sujet d’irrégularités concernant la vente d’avions civils à l’export.
Les familiers d’Airbus peuvent également suivre l’avancement de l’audit
commandé par Tom Enders et le directeur juridique du groupe, le
Britannique John Harrison, par quelques brèves qui paraissent dans des
lettres confidentielles comme Intelligence Online. Dans celles-ci, la
communication d’Airbus délivre régulièrement ses « éléments de
langage » : tout est sous contrôle ; il n’y a aucune raison de s’inquiéter ; il
s’agit simplement de s’adapter aux nouveaux standards internationaux de la
lutte contre la corruption ; la direction du groupe collabore avec la justice
britannique.
En coulisses, pourtant, la panique est totale. À Toulouse, au siège du
groupe, le travail des cadres est complètement désorganisé. Au sein du top
management, c’est le sauve-qui-peut qui règne. Personne n’a envie de
porter le chapeau de tout un système. Entre les dirigeants, les couteaux sont
tirés : « Enders ne partira pas tout seul, il va tout faire pour emmener dans
sa chute son numéro deux, Fabrice Brégier [alors responsable des avions
civils] », analyse à l’époque un initié. C’est ce qui se passera quelques mois
plus tard. Pour ne rien arranger, d’autres figures d’Airbus sont sur le départ,
comme le mythique directeur commercial, l’Américain John Leahy. Une
fébrilité que l’on trouve à tous les échelons du groupe, comme le montre le
SMS inquiet que l’un de ses chargés de communication m’envoie quelques
jours avant le bouclage d’un article : « Des sources proches du dossier me
disent que vous seriez sur le point d’écrire un article sur Airbus avec de
nouvelles révélations. »
À l’Élysée, Emmanuel Macron suit personnellement le dossier. En ce
début de quinquennat, Airbus est l’un de ses principaux sujets de discussion
avec la chancelière Angela Merkel. Le secrétaire général, Alexis Kohler,
multiplie les réunions sur le sujet, s’entourant des différents services à sa
disposition : « L’Élysée utilise tous les moyens de l’État pour y voir clair.
Tout le monde s’en occupe », confie une source de renseignement. La
DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) est mandatée pour
enquêter sur les différents protagonistes à l’intérieur comme à l’extérieur de
l’entreprise. Kohler s’intéresse aussi aux scénarios de succession d’Enders.
Les réseaux X-Mines poussent à la candidature de Patrice Caine, PDG de
Thales, entreprise clé du complexe militaro-industriel français, mais
l’intéressé décline la proposition. L’idée d’un candidat interne fait son
chemin. Ce sera Guillaume Faury, qui prendra ses fonctions dès 2019, alors
qu’il était jusqu’alors patron d’Airbus Helicopters (ex-Eurocopter). Si
Macron et Merkel souhaitent pousser vers la sortie la direction d’Airbus,
c’est que les dirigeants sont ulcérés par le comportement et la stratégie de
Tom Enders au cours des dernières années.

Un ami américain à la tête d’Airbus


« Enders est “anti-État”. Il ne jure que par les États-Unis. Son rêve
aurait été de devenir patron de Boeing. » Cette sentence émane d’un grand
patron du CAC 40. C’est dire si « Major Tom », comme on le surnomme à
Airbus – du fait de son passé de parachutiste –, n’a plus bonne presse dans
les cercles économiques et politiques à Paris. Ce fils de berger, longtemps
encarté à la CSU, le parti chrétien-social bavarois, a un caractère en acier
trempé. La cinquantaine, il revendique ses convictions atlantistes avec
fierté. Celles-ci datent de sa jeunesse d’étudiant en économie, en histoire et
en science politique à l’université de Bonn, à la fin des années 1970, qui
l’ont conduit jusqu’à l’université de Californie (UCLA). Devenu depuis
membre de l’un des cénacles les plus puissants de la globalisation, le
groupe Bilderberg, un forum annuel qui rassemble décideurs américains et
européens, il participe aussi à l’Atlantik-Brücke (« Pont atlantique » en
allemand), une association visant à promouvoir le dialogue entre les États-
Unis et l’Allemagne. Ultralibéral en économie, Tom Enders est proche de
Friedrich Merz, rival d’Angela Merkel à la CDU (l’Union chétienne-
démocrate). En France, dans les milieux de la défense notamment, certains
n’hésitent pas à le présenter, sans preuves, comme un agent de la CIA !
« On me reproche parfois d’être trop américain, c’est stupide », réagira le
grand patron dans Le Monde à l’automne 2017, face aux critiques qui se
multiplieront contre lui en plein cœur du scandale. « En privé, Merkel
n’hésitait pas à le soupçonner de financer l’AFD, le parti d’extrême droite,
pour l’embêter ! Quant à la CIA, c’est du pur fantasme. Pour Enders, le vrai
sujet, c’est la bourse, le cours de l’action, les actionnaires, le Wall Street
Journal », sourit un ancien haut cadre du groupe.
C’est qu’en quelques années Tom Enders a bouleversé la stratégie
d’Airbus. Quand il devient PDG en 2012 (après avoir longtemps travaillé
dans la branche défense d’EADS, le précédent nom de la société), il
souhaite faire du constructeur aéronautique un « groupe global ». Dès son
arrivée, il transforme à marche forcée l’organisation du groupe, qui compte
alors 134 000 salariés dans le monde (pour 66,6 milliards d’euros de chiffre
d’affaires). D’un conglomérat industriel rassemblant plusieurs structures
indépendantes (EADS, pour European Aeronautic Defence and Space
Company), où les États français et allemand disposaient d’une vraie
influence, le PDG allemand réussit en cinq ans à faire un groupe intégré
sous la seule marque Airbus, avec, selon lui, une vocation globale : « C’est
l’un des atouts d’Airbus d’être, dans son ADN, véritablement international
et de savoir profiter de la diversité mondiale pour en faire un avantage
compétitif », expliquait-il en 2016 aux Échos. « Enders fait tout pour
assurer son indépendance, il ne veut dépendre ni de la France ni de
l’Allemagne », déplore un haut fonctionnaire français.
Un vrai changement d’époque : dans les milieux économiques, on parle
désormais de la « marque » Airbus. Fini le temps où l’on évoquait le
constructeur aéronautique comme l’un des plus beaux projets de
coopération industrielle entre les États européens, le fameux
« consortium ». Dès l’automne 2012, Enders se lance d’ailleurs dans un
projet de fusion avec le Britannique BAE Systems (ex-British Aerospace)
qui ne suscite guère la polémique en France. Il a pourtant comme
conséquence la dilution des participations de l’État dans un groupe
stratégique. Le PDG annonce la couleur : « Nous voulons créer une société
beaucoup plus forte sur le plan international, qui attire les investisseurs, et il
y a de nombreux exemples qui montrent que les sociétés de ce secteur et de
cette taille ne doivent pas forcément faire l’objet d’un engagement de
l’État. »

La faiblesse des États actionnaires


À l’Élysée, les réunions s’enchaînent comme si de rien n’était pour
traiter ce dossier en présence d’Emmanuel Macron, secrétaire général
adjoint, et de David Azéma, patron de l’Agence des participations de l’État
(APE). Le président Hollande ne voit rien à y redire. « Enders a flatté les
Français, en décidant de mettre la recherche en France (en profitant des
“crédits recherche”) et d’installer le siège du groupe à Toulouse », se
souvient un ancien membre de la direction. C’est finalement de
l’Allemagne que vient le blocage de l’opération entre EADS et BAE :
Angela Merkel émet de fortes réserves, craignant que les sites industriels
d’EADS ne disparaissent à terme du pays. Pour Enders, ce rapprochement
avec BAE Systems aurait permis une expansion commerciale vers les États-
Unis, son objectif numéro un. Quelques jours après cet échec, le
5 décembre 2012, il peut néanmoins crier victoire : le PDG vient d’imposer
un changement considérable des statuts d’EADS, transformant le
conglomérat aéronautique en société transnationale, dont il devient le seul
chef. « Ce changement de gouvernance, c’est la fin des accords entre la
France et l’Allemagne, Enders est le patron, qu’on le veuille ou non »,
commente un cadre du groupe.
Dans les mois qui suivent, EADS devient Airbus Group, et les
actionnaires privés historiques Daimler et Lagardère se désengagent,
bénéficiant d’une opération de rachat d’actions par le groupe (Lagardère en
a tiré une plus-value de 1,8 milliard d’euros). Au total, l’opération réduit
très fortement la place des États. Le pacte d’actionnaires qui donnait des
prérogatives à Berlin et à Paris est dissous, et les différents États
actionnaires (France, Allemagne, Espagne) ne pèsent plus que 28 %, contre
35,5 % auparavant, et ne disposent plus de représentants officiels au conseil
d’administration. À la grande satisfaction de Tom Enders. Il confie aux
Échos : « Ma crainte en 2012 était […] que nous passions d’une
coentreprise entre Daimler et Lagardère à une coentreprise entre les
gouvernements français et allemand […]. Vous imaginez ce qu’une
renationalisation aurait eu comme effet pour un groupe comme le nôtre,
engagé dans une compétition mondiale ? »
Manifestement, la direction d’Airbus oublie un peu vite que les succès
du groupe européen ont été rendus possibles grâce à des années
d’investissements publics des deux côtés du Rhin, et surtout grâce au passé
technologique de l’ancienne société publique Aérospatiale, à l’origine des
projets Caravelle et Concorde, de la construction d’Ariane, mais aussi de
l’avion militaire Transall ou des hélicoptères Gazelle, Lynx et Puma…
Aérospatiale s’est alliée dès les années 1970 avec ses homologues
allemand, britannique et espagnol pour lancer le consortium Airbus. « Les
Allemands ne disposaient plus, après la guerre, de l’expérience pour lancer
des projets d’une telle envergure, et ce sont les Français qui ont apporté les
bureaux d’études dans le cadre de ce rapprochement européen », rappelle
un cadre du secteur. De fait, Airbus est devenu un groupe de hautes
technologies, souvent en avance sur son rival, l’Américain Boeing, en
matière de commandes électriques, de matériaux composites, de fibre
optique ou de soudage laser. En 2012, un ancien d’Airbus France se
souvient dans La Tribune : « On doit se rappeler que c’est le leadership de
cette société et les investissements de l’État français pendant plus de
quarante ans qui ont permis à Airbus au moment de la création d’EADS
d’être l’égal de Boeing dans la construction aéronautique civile. C’est tout
cela qui a été offert au Groupe Lagardère en 1998. »
En effet, à la fin des années 1990, pour constituer le groupe européen
EADS, le gouvernement socialiste avait préalablement poussé à la fusion
d’Aérospatiale avec la PME Matra, appartenant à Jean-Luc Lagardère. À
l’époque, certains avaient dénoncé un hold-up, tant l’État avait joué avec les
valorisations des deux entités pour rendre possible l’opération : « On a
considéré que la valeur de l’Aérospatiale était égale à sa participation dans
Airbus. Toutes les autres activités, les hélicoptères comme les missiles, ont
été considérées comme n’ayant aucune valeur », racontera plus tard l’un des
négociateurs. Par ce tour de passe-passe, Lagardère n’avait eu à payer
qu’une « soulte » de 2 milliards de francs, alors que la valeur
d’Aérospatiale était estimée à 60 milliards de francs !
Cette histoire a laissé des traces. Début 2017, la Cour des comptes
s’étonnait du rôle des États dans le groupe Airbus, et jugeait « la situation
atypique où les trois États actionnaires (Allemagne, France et Espagne) ne
sont pas représentés au conseil d’administration bien qu’ils détiennent à eux
trois plus de 25,9 % du capital ». Les États ont pourtant tous les moyens de
peser car, comme le rappelle un haut fonctionnaire, « Airbus vit de la
commande publique, et les marchés de l’aéronautique sont particulièrement
régulés par les pouvoirs publics, dans le cadre européen. Ce rapport de
force, il faut le faire vivre. Jusqu’à présent, la France n’a pas exercé de
pression, Bercy n’a pas fait son job ».

La fuite en avant de Tom Enders


Pour Tom Enders, Airbus n’est donc plus réellement un groupe
européen. Le PDG souhaite se concentrer principalement sur l’aviation
civile, et profiter des renouvellements massifs des flottes d’avions des
compagnies américaines dans les années à venir. Le nouveau patron
annonce très vite son intention d’ouvrir une usine d’assemblage à Mobile,
dans l’Alabama, aux États-Unis. Ce sera chose faite en 2015. Ce n’est pas
la première délocalisation de la production : depuis 2008, le groupe dispose
d’une usine d’assemblage à Tianjin, en Chine, pour le marché asiatique.
Airbus marque des points face à son concurrent américain Boeing. Et cela
fait des années qu’États-Unis et Union européenne s’écharpent à
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur la question des
subventions publiques à l’aéronautique.
Dans la guerre économique que mènent les États-Unis depuis la crise
financière de 2008, y compris à l’égard de ses alliés, Airbus est devenue
une cible de choix. À la suite des révélations d’Edward Snowden sur le
renseignement électronique américain, le quotidien allemand Bild dévoile
en 2015 plusieurs documents qui démontrent que les services de
renseignement allemands (BND) ont espionné EADS et Eurocopter durant
dix ans pour le compte de la NSA (National Security Agency) américaine.
Le constructeur aéronautique sait qu’il peut, à tout moment, se retrouver
dans l’œil du cyclone. À la mi-août 2016, lorsque l’enquête du SFO est
rendue publique en Grande-Bretagne, The Times publie un article passé
inaperçu qui annonce que les États-Unis « s’apprêtent à rejoindre »
l’enquête sur la corruption d’Airbus.
Les Américains se font désormais une spécialité de poursuivre
judiciairement les groupes étrangers pour les déstabiliser. À l’origine, on
trouve le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), une loi édictée en 1977 en
réponse à la célèbre affaire du Watergate, qui dévoilait un gigantesque
système de financement occulte et de corruption, notamment à l’étranger. À
l’époque, quatre cents entreprises américaines se retrouvent impliquées. Le
président Jimmy Carter décide de réagir en interdisant dorénavant aux
compagnies américaines de payer des commissions à des « agents publics
étrangers ». Le patronat américain est vent debout contre cette loi
considérée comme contraire à ses intérêts, même si le DOJ ne sanctionnera
qu’une vingtaine d’entreprises en un quart de siècle. Tout change en 1998,
lorsque le Congrès modifie la loi pour la rendre extraterritoriale. Le FCPA
pourra s’appliquer aux sociétés étrangères. Les États-Unis se considèrent en
droit de poursuivre toute entreprise qui aura conclu un contrat en
dollars US, ou même simplement lorsque des mails – considérés comme
instruments de commerce international – auront été échangés, stockés (ou
auront transité) via des serveurs basés aux États-Unis.
Il faut attendre dix ans avant que les amendes se multiplient et que leurs
montants explosent. Quand Barack Obama devient président des États-Unis
en 2008, en pleine crise financière mondiale, son administration utilise tous
les moyens à sa disposition pour défendre les fleurons américains. Dès
2003, le Patriot Act, promulgué à la suite des attentats du 11-Septembre, a
donné aux agences américaines (NSA, CIA, FBI) le droit d’espionner
massivement les entreprises étrangères et leurs employés, sous couvert de
lutte contre le terrorisme. En 2014, dans un rapport de la délégation
parlementaire au renseignement, le député PS Jean-Jacques Urvoas décrit le
« puissant instrument de prédation » qu’est devenue la justice américaine
dans un paragraphe intitulé « Un espionnage paré des vertus de la légalité ».
Pour Enders et Airbus, les ennuis commencent en 2014. « C’était le
début de la fin. Au comité exécutif, ils ont compris que la fête était finie »,
se souvient un ancien haut cadre. Depuis quelques années déjà, le groupe
fait l’objet de différentes enquêtes judiciaires. En 2010, dans l’affaire dite
du « Kazakhgate », la justice française soupçonne EADS d’avoir versé des
commissions à un proche du Premier ministre kazakh pour décrocher la
vente de quarante-cinq hélicoptères et deux satellites. En 2012, les justices
allemande et autrichienne poursuivent le groupe dans une affaire de fraude
et de corruption liée à la vente en Autriche de dix-huit Eurofighters, des
avions de combat, conclue neuf ans plus tôt. Le ministre de la Défense
autrichien soupçonne Airbus d’avoir gonflé les prix et réclame jusqu’à
1,1 milliard d’euros de dédommagement. Des accusations qui visent Tom
Enders. Deux ans plus tard, un scandale de corruption éclate en Roumanie,
autour d’un contrat de 1 milliard d’euros que la branche défense
d’EADS Allemagne a remporté en 2004 pour la sécurisation des frontières
du pays qui allait rejoindre l’UE. Le contrat a été signé lors d’une visite du
chancelier allemand, Gerhard Schröder. « Quand les premières affaires
sortent, leur obsession [au conseil d’administration] est que tout ça prenne
en masse, et que les journalistes fassent le lien », se rappelle un ancien
membre du conseil d’administration.
C’est justement à cette période qu’au sein d’Airbus Tom Enders décide
de lancer un vaste audit sur les agents commerciaux du groupe et
d’interrompre les versements des commissions auprès d’eux. Du jour au
lendemain, Airbus arrête tout simplement de payer ses agents locaux, ou
certains consultants et prestataires extérieurs, les « partners », comme on
les appelle en interne. La plupart d’entre eux sont en fait issus des réseaux
historiques de l’industriel français Jean-Luc Lagardère, disparu en 2003, et
de ses équipes. Un héritage commercial considérable dans de nombreuses
parties du monde. En quelques jours, ce sont près de 80 % des agents
traditionnels d’Airbus (soit environ deux cents intermédiaires) qui reçoivent
par courrier une fin de non-recevoir de la direction d’Airbus. Cela concerne
un montant de commissions bloquées de plus de 600 millions d’euros
chaque année. En quelques semaines, tout le réseau commercial du groupe
aéronautique est paralysé.
« C’est nous qui avons diligenté ces enquêtes, et c’était la meilleure
chose à faire », se félicitera Tom Enders quelques années plus tard. « Dans
toute cette histoire, Enders cherche surtout à garantir son immunité. En
interne, il appelle ça “la purge” », raille un haut fonctionnaire français de la
défense. C’est la stratégie adoptée depuis 2014 par Enders : ouvrir lui-
même la boîte de Pandore pour éviter des procès en France, en Grande-
Bretagne et aux États-Unis, en préférant payer de grosses amendes. « Mais,
en voulant laver plus blanc que blanc, Enders s’est piégé tout seul »,
constate Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE.
En quelques mois, la folie s’empare de cette entreprise si stratégique.
Une ambiance digne de l’affaire Clearstream, qui avait vu s’opposer les
clans et les écuries politiques peu de temps après la mort de l’industriel
Jean-Luc Lagardère. « Tout le monde doit garder son calme. Car si certains
envoient la merde en direction du ventilateur, tout le monde va s’en prendre
dans la figure », me confie alors un haut cadre associé aux décisions du
PDG. « Il y a comme un parfum d’affaire Elf. À l’époque, le PDG du
pétrolier, Philippe Jaffré, avait voulu avoir la peau de son prédécesseur, en
dénonçant ses turpitudes. Au final, totalement déstabilisé, Elf fut racheté
par Total. »
Pourtant, Enders ne pouvait pas ignorer que cette enquête interne, en
plus de déstabiliser le groupe, exhumerait les grands contrats historiques du
groupe, avec leur lot de commissions et de rétrocommissions éventuelles
liées aux réseaux politiques de la République française et de l’État fédéral
allemand. « En prenant une telle décision, il revenait sur toute la période de
Jean-Paul Gut [directeur de l’international chez EADS de 2000 à 2007], un
des fidèles de Jean-Luc Lagardère, qui connaît tout des secrets du groupe,
de la période de la banque Arjil et de Matra, de Taïwan, aux contrats au
Qatar, en Arabie saoudite ou en Libye. C’est comme si vous ouvriez un
placard et qu’il y avait douze squelettes qui vous tombaient dessus ! »,
ironise un expert des dossiers de défense. Pour ne rien arranger, les agents
commerciaux d’Airbus travaillent pour l’ensemble des groupes français de
défense.
En pratique, pour mener cette opération « mains propres » et apparaître
« compatible » aux yeux des Américains, le PDG d’Airbus fait appel à un
Britannique, John Harrison, devenu en 2015 directeur juridique et secrétaire
général du groupe ; il s’agit d’un ancien responsable juridique d’EADS,
parti entre-temps chez Technip, fleuron français de l’ingénierie du pétrole
(les raffineries, les plates-formes, etc.) devenu américain, en 2016, dans
l’indifférence générale (après avoir subi l’assaut de la justice américaine et
payé une amende de 338 millions d’euros). Dans ses précédentes fonctions
chez Technip, Harrison s’occupait déjà avec zèle de la sacro-sainte
« compliance » (« conformité ») vis-à-vis des règles OCDE anticorruptions,
elles-mêmes inspirées du FCPA américain.
Cette opération « mains propres » d’Enders est d’autant plus mal vécue
au sein d’Airbus qu’elle se déroule « avec brutalité et une certaine absence
de maîtrise », selon un des prestataires du groupe aéronautique. Les
auditeurs passent au crible les ordinateurs et les téléphones portables des
cadres, avec collecte systématique de leurs données informatiques. Même
topo pour les agents extérieurs, qui sont obligés de transmettre l’ensemble
de leurs rapports d’activité (et donc leurs réseaux…). « Les gens sont
scandalisés qu’on prenne leurs carnets d’adresses, leurs disques durs… »,
rapporte l’un d’eux. L’audit, qui devait durer quelques mois, s’éternise. Des
contrats civils, il est élargi aux contrats de défense. En trois ans, le groupe
aéronautique aura dépensé 180 millions d’euros pour le réaliser. Les
auditions s’enchaînent, toujours en anglais. Certains cadres sur la sellette
ont l’interdiction de rencontrer une liste de personnes, comme s’ils
subissaient un contrôle judiciaire. « C’était une véritable inquisition, tout le
monde dénonçait tout le monde », se souvient un ancien membre du comité
exécutif. Une centaine de contrats sont concernés par des investigations
plus poussées, notamment en Chine, en Turquie, en Corée, au Moyen-
Orient. En retour, les plaintes d’agents contre Airbus se multiplient. « Le
vrai sujet, c’est la disparition industrielle d’Airbus à terme, avec ce vrai
pillage d’information ! », s’emporte un autre. À travers cet audit
exceptionnel, certains secrets du groupe aéronautique pourraient-ils tomber
entre de mauvaises mains ? « On a violé toute la politique commerciale du
groupe. En bazardant nos réseaux, Airbus devient aveugle dans tout un tas
de pays compliqués. C’est comme si le groupe avait perdu d’un coup la
compréhension de ces marchés potentiels. C’est une perte considérable »,
déplore de son côté un commercial du groupe.

Les services français tétanisés


L’initiative du PDG d’Airbus suscite très vite d’autres inquiétudes. Car
ce fameux audit a été confié à un cabinet d’avocats new-yorkais, Hughes
Hubbard & Reed, qui possède une antenne dans la capitale française près de
la place de l’Étoile. Durant tout le processus, John Harrison, à l’origine de
ce choix, dispose d’un bureau au siège parisien de H & R. Très proche des
milieux démocrates américains, ce cabinet a travaillé par le passé pour
KBR, une filiale de Halliburton, société pétrolière très liée aux réseaux
néoconservateurs sous la présidence de George W. Bush. « Du côté des
services français, tout le monde a été alerté, la DGSE, la DGSI, le
Secrétariat général de la défense nationale, mais personne n’a vraiment
réagi, ils sont tous tétanisés à l’idée que les vieux dossiers sortent », se
désespère un industriel de la défense. Chez l’avionneur européen, un haut
cadre reconnaît que « le fait de passer par des avocats extérieurs pour cet
audit augmente la vulnérabilité de l’entreprise. En ouvrant nos archives,
cela intéresse forcément des gens. Mais si nous avions pris un cabinet bien
de chez nous, on se serait retrouvés avec la même problématique. Vous
savez, les Américains ont des agents de toutes les nationalités… ».
C’est le statut même des avocats dans le droit américain qui pose
problème : « Aux États-Unis, ce sont des officers of the court. Ils ne
peuvent pas mentir à un juge ni à un procureur. Dans le cadre d’un audit en
entreprise, ils sont tenus, s’ils sont interrogés, de révéler les infractions
mises au jour », explique au Monde le bâtonnier Paul-Albert Iweins, avocat
associé au cabinet Taylor Wessing. « L’avocat français ou allemand, lui, est
tenu au secret professionnel. » En réalité, Hughes Hubbard & Reed est l’un
des deux seuls cabinets d’avocats présents à Paris reconnus par les
institutions américaines pour travailler sur des dossiers de « compliance »
dans le cadre de la loi fédérale contre la corruption. En choisissant dès 2014
ce cabinet, Tom Enders et John Harrison anticipent bien d’éventuelles
poursuites du DOJ américain.
Officiellement pourtant, hors de question pour la direction d’Airbus de
reconnaître publiquement un tel risque ou une telle stratégie. Durant près de
trois ans, le silence règne au plus haut niveau. Au cours de l’audit, la
direction peaufine son storytelling. Fin 2015, Tom Enders, John Harrison et
Marwan Lahoud, alors directeur général de l’international et de la stratégie,
enregistrent une vidéo à destination de tous les salariés du groupe pour leur
expliquer pourquoi « l’éthique » est importante. Quelques mois plus tard,
un des services stratégiques, le SMO (Strategy and Marketing
Organization), situé boulevard Montmorency, à Paris, et chargé de tous les
grands contrats internationaux du groupe, en fera les frais : Enders le
supprime du jour au lendemain et explique à ses collaborateurs qu’il s’agit
de « tourner la page des anciennes pratiques ». Exit donc Jean-Pierre
Talamoni, le dernier directeur du service. Le financier Olivier Brun,
surnommé au sein du groupe « le notaire », est également remercié. « Dans
les armoires d’Olivier Brun, le comptable, il y avait tout. Rien ne sortait
sans signature. Tout était bien répertorié, classifié. À mon époque, un
séminaire était organisé tous les ans par EADS International. Chaque
business unit exposait sa campagne commerciale. Il s’agissait de faire
pression pour vendre. C’était un système », se souvient un des anciens
grands commerciaux du groupe.
Supprimer le SMO – qui centralisait tous les paiements et les agents
utilisés – est une manière pour le PDG de désigner des boucs émissaires,
alors que la plupart des grands contrats sont signés par plusieurs hauts
cadres du groupe. « La thèse d’Enders est que toutes les “affaires”
proviennent de ce service. En interne, il l’a même appelé le “bullshit
castle”, comme si tout était la faute des Français, mais ce n’est pas vrai, me
raconte un ancien d’Airbus. De nombreux hauts cadres sont impliqués dans
l’ensemble du groupe, et une partie des dossiers proviennent en réalité de la
branche défense d’Airbus en Allemagne, qui avait été dirigée auparavant
par Enders, aidé d’Harrison, lequel avait été, avant 2007, son directeur
juridique. »
Les scandales de corruption à Airbus ressemblent aux traditionnelles
matriochkas, ces poupées russes emboîtées. Tout est dans tout. En pleine
affaire Airbus, Der Spiegel et Mediapart vont le rappeler. Tom Enders est
mis en cause dans la création d’une société écran, autour d’une filiale de
maintenance aéronautique, Vector Aerospace. Or, selon les procureurs
allemands, Vector était une « caisse noire » qui aurait servi à distribuer des
pots-de-vin pour vendre à l’Autriche les dix-huit avions Eurofighter en
2003.
Dans ce contexte de tous les dangers, les États français et allemand sont
mis à l’écart de plusieurs décisions stratégiques prises par la direction
d’Airbus, comme je le révèle en août 2017 1. Enders et Harrison ont en effet
décidé, seuls, en mars 2016, de s’autodénoncer auprès du Serious Fraud
Office, après avoir constaté des anomalies dans les déclarations envoyées à
l’UK Export Finance (UKEF), l’équivalent de la Coface française, qui
assure les crédits à l’exportation. Airbus avoue notamment au SFO ne pas
avoir mentionné la présence d’intermédiaires lors de négociations de
contrats à l’étranger, comme l’exige l’UKEF. De sérieuses erreurs, mais
« pas de soupçons de corruption », selon un cadre. Une enquête est pourtant
immédiatement diligentée, et le robinet des crédits export, tant en Grande-
Bretagne qu’en France ou en Allemagne, est interrompu pour le groupe.
« La direction a convoqué un conseil d’administration téléphonique à la
dernière minute un vendredi soir pour nous annoncer que le SFO allait
enquêter, se rappelle un ancien du board. En nous présentant la situation, ils
en ont fait un sujet formel alors que la situation était gravissime. »
À l’été 2016, quand le SFO dévoile officiellement son enquête sur
Airbus, il est déjà trop tard pour arrêter le processus « livres ouverts » chez
l’avionneur. Et Bercy, qui a la tutelle du groupe aéronautique, via l’Agence
des participations de l’État, va suivre le même chemin que les Britanniques.
Au nom de l’article 40 du code de procédure pénale, qui oblige tout
fonctionnaire à dénoncer tout crime ou délit dans l’exercice de ses
fonctions, les services du ministère saisissent dès l’automne 2016 le Parquet
national financier (PNF), qui ouvre une enquête préliminaire quelques mois
plus tard, en pleine élection présidentielle. « Ah, pour ouvrir le parapluie, ils
sont bons !, ironise-t-on du côté de l’hôtel de Brienne, le ministère des
Armées. L’État a totalement été aveugle sur le sujet. Nos représentants ne
voient rien. Le président du conseil de surveillance d’Airbus, Denis
Ranque, ne voit rien, et il n’y a aucun pilotage de notre prise de
participation dans le groupe. Bercy préfère regarder ailleurs et se réfugier
derrière la loi Sapin 2 sur la transparence, la lutte contre la corruption et la
modernisation de la vie économique… » Certes, l’Élysée n’a guère apprécié
avoir été mis devant le fait accompli par la direction d’Airbus et convoque
immédiatement John Harrison pour obtenir des explications. Mais, sur le
fond, l’État français, en cette fin de présidence Hollande, semble comme
tétanisé, incapable de réagir à la scène judiciaire qui se met en place autour
de cette entreprise hautement stratégique.
D’autant que personne ne s’attendait à cela. En effet, même Marwan
Lahoud, le directeur de l’international et de la stratégie d’Airbus, n’a pas
été informé par Enders et Harrison de l’autodénonciation du groupe
aéronautique au SFO. Or, Lahoud est devenu ces dernières années le
principal interlocuteur de l’État français chez Airbus. L’homme est un
rouage essentiel du complexe militaro-industriel. À l’origine, ce Libanais,
élève étranger à Polytechnique, a été naturalisé français grâce à Jacques
Chirac, qui connaissait son père, un ingénieur travaillant pour le groupe
Dassault. En 1995, le jeune Lahoud devient conseiller de Charles Millon, le
ministre de la Défense de Jacques Chirac. À ce poste, il va s’occuper des
dossiers d’armement, notamment le dossier Sawari II sur lequel
balladuriens et chiraquiens vont s’entredéchirer. Lahoud se retrouve au
cœur de toutes les « affaires » du secteur. Recruté chez Aérospatiale, c’est
lui qui va gérer la fusion avec la société Matra de Jean-Luc Lagardère,
première étape de la création d’EADS. Il devient ensuite patron de MBDA
(les missiles), avant d’être propulsé patron de l’international d’EADS.
L’un des interlocuteurs de Lahoud au sein de l’État sous François
Hollande est Cédric Lewandowski, le puissant directeur de cabinet de Jean-
Yves Le Drian, alors ministre de la Défense. Encore aujourd’hui,
Lewandowski ne décolère pas de ne pas avoir été mis au courant à temps de
ce qui se tramait chez Airbus. Lui comme son ministre ne comprendront
qu’à la fin 2016 que le groupe aéronautique s’est autodénoncé au SFO. Et
ils n’apprendront également qu’en janvier 2017, par le plus grand des
hasards lors d’une réunion à l’Élysée, que l’APE, sur demande de Michel
Sapin, alors ministre des Finances, a saisi le PNF au nom de l’article 40,
sans que cela suscite davantage de discussions au sein de l’appareil d’État,
malgré les risques d’ingérence américaine.
La crainte de tomber dans des mains
américaines
Jusqu’à l’été 2017, la direction d’Airbus tente, tant bien que mal, de
conserver le secret sur ces dossiers explosifs pour l’avenir du groupe. Il
n’est surtout pas question de laisser entendre publiquement que le groupe
aéronautique pourrait faire l’objet, à terme, d’une déstabilisation judiciaire
américaine. En coulisses, tout le monde y pense pourtant. Alors, quand je
contacte la direction de communication du groupe en juillet 2017, pour en
savoir plus sur les raisons de cette autodénonciation au SFO, ainsi que pour
avoir des explications sur l’action du cabinet Hughes Hubbard & Reed
auprès d’Airbus, c’est le branle-bas de combat. À l’époque, la direction
d’Airbus, et notamment Tom Enders, est épaulée dans ses relations
publiques par la puissante agence Havas. Celle-ci restera dans l’ombre.
C’est un jeune attaché de presse d’Airbus qui va gérer mon « cas », jusqu’à
négocier avec moi un rendez-vous téléphonique d’une heure avec l’un des
hauts cadres de la direction juridique : un Américain qui a travaillé par le
passé chez Halliburton. L’échange doit rester off, car Airbus ne souhaite pas
communiquer officiellement.
Il faut attendre l’automne 2017 pour que la direction sorte de son
silence en communiquant dans Le Monde. Tom Enders accorde au quotidien
du soir une grande interview pour rassurer les investisseurs et répond aux
questions soulevées trois mois plus tôt dans mon enquête. Dans ce même
dossier, les journalistes expliquent dans un long article que si Airbus s’est
autodénoncé auprès de la justice britannique, puis française, c’est d’abord
pour essayer de couper l’herbe sous le pied au Department of Justice
américain, au nom du principe juridique du Non bis in idem, ce droit à ne
pas être jugé deux fois pour une même infraction. Plus question pour Airbus
de nier le risque de l’extraterritorialité du droit américain, car il s’agit
désormais de démontrer à la presse et aux services de l’État que la direction
du groupe a agi au mieux en s’autodénonçant au SFO, malgré les dégâts
collatéraux… Toute cette stratégie permettrait d’éviter, si l’on en croit alors
la communication d’Airbus, une éventuelle attaque américaine.
Là où le bât blesse, c’est qu’une telle présentation omet de rappeler
l’antériorité de l’opération « mains propres », lancée au sein du groupe dès
2014, tout en faisant croire que le DOJ ne s’est pas encore intéressé au
dossier Airbus, malgré tous les signaux qui démontrent le contraire. À la
même période, Tom Enders se présente d’ailleurs devant son conseil
d’administration comme une « victime sacrificielle » et déclare au quotidien
allemand Handelsblatt qu’il ne « s’accrocher[a] pas » à la tête du groupe.
Le conseil d’administration entérine que Tom Enders ne briguera pas un
troisième mandat. C’est la panique. Auprès des journalistes, certains cadres
évoquent désormais en off la possibilité pour le groupe de payer entre 3 et
6 milliards d’euros d’amende dans les années à venir. En réalité, la direction
estime alors que le risque pour le groupe pourrait atteindre 11 milliards
d’euros !
Les Américains sont-ils prêts à attaquer ? Fin octobre 2017, alors que
les journaux européens commencent à multiplier les articles sur la situation
du constructeur, Airbus reconnaît finalement s’être auto-dénoncé, fin 2016,
aux autorités américaines pour avoir transmis de fausses informations afin
d’obtenir des licences pour l’exportation de matériels militaires. Des
« inexactitudes » au titre de la partie 130 de la réglementation ITAR
(International Traffic In Arms Regulations), qui permet aux États-Unis
d’autoriser ou non une exportation d’un pays étranger vers un autre quand
un matériel militaire a des composants américains. « Airbus n’est pas en
mesure d’estimer raisonnablement ni le temps nécessaire à la résolution de
ces questions ni le montant ou l’étendue des pertes potentielles », explique
alors pudiquement le groupe dans un communiqué. Alors que
l’administration américaine n’a pas encore décidé de saisir officiellement la
justice, les dirigeants d’Airbus ont donc, par anticipation, choisi de
collaborer totalement avec elle, au point d’accepter la transparence à tous
les étages du groupe. Ainsi, le DOJ dispose, dès l’automne 2017, de
l’ensemble des procès-verbaux du conseil d’administration de l’avionneur,
ainsi que de nombreux autres documents internes à l’entreprise, rassemblés
outre-Atlantique dans une « war room » spéciale. Sur le terrain médiatique,
il faudra encore attendre un an avant d’apprendre que le DOJ américain a
bien ouvert dès décembre 2017 une procédure à l’encontre d’Airbus.
Au sein du groupe, les cadres ont l’impression que les jeux sont faits. Ils
sont de plus en plus nombreux à penser qu’à terme Airbus va tomber aux
mains des Américains. La stratégie de Tom Enders axée depuis cinq ans sur
le marché nord-américain n’est pas là pour les rassurer. À Toulouse, les
rumeurs vont bon train. Certains croient savoir que le siège d’Airbus
pourrait être délocalisé aux États-Unis (la holding financière est aujourd’hui
située aux Pays-Bas). Mais d’autres décisions sont décriées : en 2017,
Airbus vend son activité d’électronique de défense au fonds
d’investissement américain KKR pour 1,1 milliard d’euros. Par ailleurs,
pour augmenter les cadences de production de son A350, mais également
pour en améliorer la maintenance, le groupe n’hésite pas à faire appel à
Palantir, une discrète start-up américaine spécialisée dans le big data, une
entreprise aidée par In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA.
Surtout, en 2015, Tom Enders recrute l’Américain Paul Eremenko, âgé
d’à peine trente-sept ans, un ancien de Google et surtout de la Defense
Advanced Research Projects Agency (DARPA), l’agence de recherche du
Pentagone. « Tom Enders est allé faire ses courses de Noël à la Silicon
Valley », raille un ingénieur de l’avionneur. En effet, fin 2014, au moment
même où est lancé au sein d’Airbus le vaste audit sur ses pratiques
commerciales pour répondre aux normes américaines, le PDG du groupe se
rend en Californie, avec plusieurs cadres, notamment Jean Botti, le
directeur technique, c’est-à-dire le grand patron de la R&D (recherche et
développement), pour rencontrer des jeunes chercheurs prometteurs. Six
mois après, Tom Enders embauche donc Eremenko, ainsi que des anciens
de la prestigieuse école du MIT (Massachusetts Institute of Technology),
mais aussi de la DARPA, et les propulse à la tête d’un nouveau centre de
recherche expérimental installé au cœur de la Silicon Valley, baptisé « A3 »
(« A Cube »). Parmi ces jeunes premiers, Rodin Lyasoff, un spécialiste des
drones, qui a eu le même directeur de thèse qu’Eremenko au Georgia
Institute of Technology, le Français Éric Féron. Un autre Américain rejoint
l’équipe, Joshua Walker, pour s’assurer des aspects juridiques. Il travaillait
pour un cabinet d’avocats, Greenberg Traurig.
Présenté en interne comme un petit génie, Eremenko brille aussi par sa
brutalité à l’égard des équipes : « Notre mission n’est pas seulement de
bouleverser Airbus, mais aussi de bouleverser l’industrie aéronautique tout
entière ! », déclare-il aux Échos en 2016. De grandes prétentions pour celui
qui n’avait jusqu’alors jamais assuré le suivi de longs programmes en
aéronautique. Car, dans ce domaine, le temps de développement nécessaire
au lancement de nouveaux produits se compte en dizaines d’années. Peu
importe, l’Américain préfère alors communiquer sur ses recherches : un
service d’hélicoptères à la demande avec Uber ou un projet de plate-forme
volante intitulé Vahana.
En France, la priorité donnée à ces innovations passe mal au sein des
équipes. « Ils ont préféré faire du buzz plutôt que d’assurer des programmes
de recherche véritablement structurants pour l’avenir industriel du groupe,
comme proposer un remplaçant dans les prochaines années à l’A320,
déplore un ancien ingénieur du groupe. C’est d’autant plus rageant qu’ils
ont dépensé près de 150 millions d’euros par an dans ce projet de centre de
recherche en Californie, alors que, ces dernières années, il était toujours très
difficile de négocier nos propres budgets de recherche. On a vraiment
l’impression d’un véritable sabotage… » Un sentiment de gâchis partagé
par bon nombre de ses collègues : « Ce qu’il [Eremenko] a réussi à faire,
c’est casser la recherche chez Airbus », balance, à l’automne 2017,
Françoise Vallin, coordinatrice du syndicat CFE-CGC, à La Dépêche du
Midi. Des mots durs, mais qui correspondent à une réalité.
En 2016, Jean Botti est poussé vers la sortie, et Enders et Eremenko
décident de supprimer quatre cents postes d’ingénieurs (sur huit cents) à la
direction technique, au point de fermer le siège historique de la R&D du
groupe, qui était jusqu’à présent à Suresnes, en banlieue parisienne. Un
héritage de recherche inestimable reçu de l’Aérospatiale, l’ancienne société
publique d’aéronautique, à l’origine de la plupart des grands programmes
d’avions chez Airbus. La fermeture du site de recherche en France est vécue
comme un traumatisme au sein du groupe, d’autant que la même année
Eremenko est propulsé par Enders directeur technique, le plus haut poste
concernant la recherche à Airbus.
Au final, la greffe Eremenko ne prend pas, le jeune ingénieur sort par la
petite porte en novembre 2017, au moment où le groupe se retrouve en
pleine tourmente médiatique. À peine un an après avoir été nommé
directeur technique, l’Américain annonce en effet son départ pour UTC, un
des plus gros sous-traitants américains d’Airbus. Encore aujourd’hui, les
salariés s’interrogent sur un aller-retour si rapide. « Il a eu accès à toute
notre connaissance et maintenant il s’en va ! », s’étonne un ingénieur.
D’autres se demandent pourquoi deux anciens du MIT et de la NASA,
Olivier Ladislas de Weck et Alessandro Golkar, ont été propulsés durant
cette période responsables de l’ensemble des plans de développement chez
l’avionneur européen. « En aéronautique, toutes les technologies sont
duales, quand elles sont développées pour le civil, elles peuvent très bien
être utilisées militairement », rappelle un ingénieur dépité par la situation.
Tous ces Américains ont finalement quitté Airbus.

La Chine monte au ciel


Durant toute cette période, les analystes se perdent en conjectures sur
les réelles intentions des Américains. Ont-ils le projet de déstabiliser
durablement Airbus ? Les spécialistes du secteur aéronautique rappellent
que le secteur de l’aviation civile fonctionne déjà en interdépendance entre
Europe et États-Unis. La plupart des sous-traitants des deux côtés de
l’Atlantique travaillent autant pour Boeing que pour Airbus. Sans compter
que l’un des leaders des moteurs d’avions, CFM International, est une
coentreprise entre la société américaine General Electric et la société
motoriste française Safran Aircraft Engines (ex-SNECMA). Avec son
turboréacteur CFM56, elle équipe la majorité des A320 et la quasi-totalité
des Boeing 737. La société franco-américaine propose aujourd’hui un
moteur nouvelle génération, le LEAP, qui équipe déjà de nombreux
appareils.
Certains salariés d’Airbus en sont persuadés : le projet d’Enders, à
terme, aurait été de fusionner le groupe européen avec Boeing pour lutter
contre la concurrence naissante des Chinois. « Si Boeing n’avait pas eu ses
graves problèmes techniques sur son appareil 737 Max, la messe était dite.
C’est un coup du destin qui sauve Airbus, et pas l’appareil d’État »,
remarque l’un d’eux. C’est que le constructeur aéronautique chinois
COMAC avance à grands pas, s’alliant avec les Russes pour développer son
nouvel avion, le 929 (sur le créneau des A350 et des 787). « Avec Boeing,
le jeu va bientôt se faire à trois, annonce un spécialiste du commerce
international. Mais, dès 2025, il n’y aura de place que pour deux. Face aux
grandes puissances que sont la Chine et les États-Unis, Airbus est
finalement dans une situation fragile. Car les Américains préféreront
toujours privilégier un nouvel entrant plus faible, c’est-à-dire les Chinois.
Leur rêve est de mettre sous tutelle Airbus, de transformer le groupe en un
gros sous-traitant pour Boeing. » Dans le cadre de cette bataille homérique,
Airbus s’accorde un peu de répit à l’automne 2017, en rachetant par
surprise les activités aéronautiques du Canadien Bombardier, que les
Chinois de COMAC convoitaient.
Signe que le monde évolue vers une nouvelle confrontation : en
juin 2021, après dix-sept ans de différend commercial devant l’OMC, les
États-Unis et l’Union européenne trouvent un accord sur le dossier Boeing-
Airbus. De leur côté, Emmanuel Macron et Angela Merkel n’ont réussi
qu’une chose : changer la direction du groupe. Derrière les esclandres
politiques, les États français et allemand n’ont toujours pas voix au chapitre
au board du groupe.
Sur le front judiciaire, le SFO, le PNF et le DOJ ont fixé la note pour
Airbus à 3,6 milliards d’euros d’amende. John Harrison, le seul haut cadre
de la direction Enders à être resté en poste, peut souffler, lui qui craignait un
montant plus élevé. Pourtant, si la justice américaine ne fait payer pour
l’instant que 700 millions d’euros à Airbus, elle se réserve le droit de
poursuivre le groupe dans les années à venir. « L’accord n’est pas si propre,
ils ont laissé une clé dans la mécanique qui leur permettra de rebondir le
moment venu », m’assure un des anciens hauts cadres visés par ces terribles
enquêtes. Au-delà du montant des amendes, l’opération « livres ouverts » a
permis aux Américains de se considérer comme chez eux chez Airbus.

1. Marc Endeweld, « Airbus risque de tomber aux mains des Américains », Marianne,
4 août 2017.
CHAPITRE 10

Agents doubles

L’homme face à moi est assis sur un tas de secrets d’État. Au cœur de la
machine française de renseignement depuis près de trente ans, il confie son
dépit quant au « monstre » qui a été créé ces dernières années, à base
d’espionnage électronique de masse, au nom de la lutte contre le
terrorisme : « L’affaire Pegasus est en réalité le résultat d’un long processus.
C’est un problème persistant. Les services de renseignement sont-ils
devenus incontrôlables ? Peut-on donner à des groupes d’individus des
moyens d’exception aussi colossaux ? » Les interceptions de masse comme
les opérations ciblées d’espionnage électronique se trouvent aujourd’hui au
cœur des rivalités mondiales. Dans les entrailles de l’Internet, et avec
l’explosion des communications, le numérique est devenu un Far West où
les moyennes et grandes puissances se livrent une guerre sans merci. Selon
un ancien ponte du renseignement français, près d’une quarantaine de pays
disposent désormais de moyens électroniques offensifs.
Au début de l’été 2021, les révélations journalistiques sur le logiciel
d’espionnage Pegasus, vendu par la société israélienne NSO, provoquent un
séisme international. En France, pourtant, les réactions politiques sont
timides, voire gênées (du fait notamment des États concernés, le Maroc
comme Israël), jusqu’à ce qu’on apprenne que le chef de l’État lui-même
aurait pu être une cible. Pour montrer l’extrême gravité de la situation,
Emmanuel Macron convoque un conseil de défense exceptionnel. Une bien
maigre initiative au regard des enjeux, mais il faut bien faire un peu de
théâtre pour les médias. Sur le fond, le président français, comme ses
prédécesseurs, semble impuissant face au pouvoir des services de
renseignement qui espionnent sans limites, cet « État profond mondial des
services », comme l’évoque avec effroi mon interlocuteur. La même
semaine, Guillaume Poupard, directeur de l’Agence nationale de la sécurité
des systèmes d’information (ANSSI), chargée de la cybersécurité en
France, en profite pour alerter, par un étrange statut sur son profil LinkedIn,
sur une autre menace, « une vaste campagne de compromission, toujours en
cours et particulièrement virulente, touchant de nombreuses entités
françaises. Elle est conduite par le mode opératoire APT31 ». Derrière ce
nom de code, on trouve en fait la Chine, qui serait donc en train d’attaquer
numériquement plusieurs « entités » françaises.
C’est un secret de polichinelle : toutes les puissances réalisent
aujourd’hui des captations électroniques à grande échelle. Officiellement
pour lutter contre le terrorisme. En réalité, ce renseignement numérique
concerne avant tout la guerre économique entre nations parfois amies, et la
lutte pour le leadership mondial. À ce petit jeu, la France n’est d’ailleurs
pas la plus mal placée, avec l’expertise de la puissante « direction
technique » de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Cette
dernière dispose du monopole des moyens techniques d’interception, de la
captation des données informatiques et de la crypto-analyse. La « piscine »,
comme est surnommée la DGSE, mène ses premiers piratages
informatiques en 1992. Trois ans plus tard, elle acquiert ses premiers
moyens d’interception et sa capacité de crypto-analyse, alors que le
terrorisme frappe de nouveau durement la France, au cœur des années
noires en Algérie. Ses premiers outils sont d’origine américaine –
notamment les supercalculateurs Cray pour procéder au déchiffrement –,
mais, très vite, la direction technique de la DGSE demande à différentes
sociétés françaises qui travaillent pour le secteur de la défense de lui
concocter des moyens indépendants. Il y a urgence : lors de la vague
d’attentats de 1995, la géolocalisation du terroriste Khaled Kelkal n’a été
possible qu’avec l’aide des services britanniques, qui, eux, possédaient déjà
les moyens techniques pour le faire. Avec le développement de l’Internet,
l’échange de données devient de plus en plus massif. À cette époque, seuls
les États-Unis et leur allié britannique, la Russie et la France sont capables
de procéder à des interceptions électroniques. Reste que la puissante
National Security Agency (NSA), responsable du renseignement d’origine
électromagnétique et de la sécurité des systèmes d’information du
gouvernement américain depuis sa création en 1952, en pleine guerre
froide, est la seule à disposer de moyens hors normes, et la DGSE est
souvent confrontée à son agressivité.

Une double attaque contre l’Élysée


En matière de renseignement électronique, la DGSE doit beaucoup à un
ingénieur, Bernard Barbier, à la carrière fulgurante. Fils de paysans du
Loiret ayant fait de brillantes études jusqu’à Centrale, il entre au
Commissariat à l’énergie atomique (CEA), au sein de la très secrète
Direction des applications militaires (DAM), qui gère depuis de Gaulle la
force de dissuasion nucléaire de la France. On retrouvera la DAM dans les
prochains chapitres, à l’origine de nombreux savoir-faire français dans
l’ingénierie et l’industrie de pointe. Barbier y développe un programme de
supercalculateurs nécessaires aux simulations de l’arme nucléaire française.
Après un premier passage au début des années 1990, il revient à la DGSE
en 2006, en tant que patron de la direction technique. L’ingénieur participe
à la révolution du renseignement extérieur hexagonal en développant les
capacités techniques de captation. Près de deux mille agents travaillent alors
sous ses ordres (sur un total de six mille), faisant de la direction technique
le plus gros service de la « piscine ». Une évolution qui ne se fait pas sans
heurts au sein de la maison : les espions de la vieille école ont parfois du
mal à cohabiter avec les hackers et autres geeks, qui ont fait des réseaux
leur terrain de jeu.
Bernard Barbier est un perfectionniste. Et, malgré ses efforts pour
développer les capacités offensives de la France en matière de
renseignement électronique, le maître espion doit souvent affronter le
désintérêt et la désinvolture des responsables politiques, l’ignorance et le
dédain des hauts fonctionnaires, les erreurs et la naïveté des entreprises
françaises face aux menaces venues du nouveau continent numérique. En
2016, alors qu’il n’est plus en fonction, Barbier provoque un beau bazar en
révélant, lors d’une conférence donnée à Centrale auprès d’étudiants, que
les Américains ont attaqué l’Élysée en mai 2012, entre les deux tours de
l’élection présidentielle. Cette attaque d’ampleur, qui consistait à s’installer
à demeure au cœur de la présidence sans se faire voir, avait amené la DGSE
à intervenir durant trois jours afin de la bloquer et « reconstruire de fond en
comble les systèmes d’informations » des services du palais. Quatre ans
après les faits, l’ancien maître espion fait état de sa sidération : « J’ai reçu
l’ordre du successeur de M. Sarkozy d’aller aux États-Unis les engueuler.
Ce fut le 12 avril 2013 et vraiment un grand moment de ma carrière
professionnelle. On était sûrs que c’étaient eux. À la fin de la réunion, Keith
Alexander [directeur de la NSA de 2005 à 2014] n’était pas content. Alors
que nous étions dans le bus, il me dit qu’il est déçu car il pensait que jamais
on ne les détecterait. Et il ajoute : “Vous êtes quand même bons.” Les
grands alliés, on ne les espionnait pas. Le fait que les Américains cassent
cette règle, ça a été un choc. » Mais les États-Unis n’étaient pas les seuls à
être soupçonnés de cette attaque.
Cette réunion du 12 avril 2013 au siège de la NSA, lors de laquelle
Bernard Barbier était accompagné de Patrick Pailloux, patron de l’ANSSI, a
été révélée peu de temps après par Edward Snowden, l’ancien contractuel
de la NSA qui a informé le monde entier de l’ampleur de l’espionnage
électronique américain. « Snowden a montré que l’espionnage entre alliés
existait et que le matériel était piraté par les Américains, comme celui
vendu par l’entreprise Cisco, ce qui pose un problème d’indépendance pour
la technologie. À ce titre, Snowden nous a plutôt aidés », a souligné
Bernard Barbier lors de sa conférence à Centrale. Lanceur d’alerte pour les
uns, traître pour les autres, Snowden fournit en juin 2013 au Monde une
note interne de quatre pages de la NSA, qui prépare la visite de Barbier et
Pailloux au siège de l’agence : elle oriente les soupçons plutôt vers les
services secrets israéliens. Dans cette note, il est écrit que le service TAO
(Tailored Access Operations), qui conduit les cyberattaques de la NSA, n’a
pas participé à l’attaque de l’Élysée, tout en précisant que le Mossad et
l’ISNU (la célèbre Unité 8200 israélienne, spécialisée dans le
renseignement numérique) n’ont pas été questionnés « volontairement »,
car « la France n’est pas une cible commune à Israël et aux États-Unis ». Et
Le Monde de commenter qu’il s’agit d’une manière détournée de viser les
services israéliens. « Israël est un pays ami, allié et partenaire de la France
et ne gère aucune activité hostile qui pourrait porter atteinte à sa sécurité »,
a alors réagi le bureau du Premier ministre israélien.
En réalité, au cours du printemps 2012, l’Élysée n’a pas subi une, mais
deux attaques informatiques d’ampleur, comme l’avait initialement révélé
Le Télégramme : un détail vite oublié… À tort. Comme me le dévoile une
source au plus proche de l’histoire, l’attaque américaine a en effet été
précédée d’une première opération, plusieurs semaines en amont. En pleine
campagne présidentielle, un spyware (logiciel espion) réussit à voler toutes
les données du palais présidentiel. Alors qu’il joue sa réélection, Nicolas
Sarkozy est furieux. Une enquête est immédiatement diligentée auprès du
SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) et de
la DGSE. Le rapport qui en découle ne sera jamais publié. Il recèle pourtant
des informations cruciales, notamment les pays d’origine de l’attaque, soit
les États-Unis coordonnés avec Israël, comme me l’apprennent aujourd’hui
plusieurs sources de renseignement. Celles-ci me révèlent la vraie cible de
ces attaques : il s’agit alors de tester la vulnérabilité des réseaux
stratégiques de communication de l’Élysée. « Ils se sont aperçus que ces
réseaux n’étaient pas en circuit totalement fermés, mais seulement semi-
fermés. Il y avait une faille dans la chaîne de commandement entre l’Élysée
et les officiers chargés de la force de dissuasion qui sont, eux,
historiquement basés à Taverny, et à l’époque sur la base de Villacoublay »,
m’assure même une source. Interrogé sur ce sujet, le Ministère de la
Défense ne fait pas de commentaire.

L’enjeu stratégique des câbles sous-marins


Alors qu’elle a été attaquée au cœur de son pouvoir, la France préfère
garder le silence et ne pas exprimer sa réprobation. Les raisons sont
multiples : d’abord, elle procède elle aussi à des opérations offensives
(Bernard Barbier a reconnu que la France avait espionné le Canada en
2009) ; ensuite, il n’est pas forcément du meilleur effet de souligner
l’humiliation technique par une protestation diplomatique ; enfin,
l’Hexagone n’en a tout simplement plus les moyens. Pourtant, pour Bernard
Barbier, une ligne rouge a été franchie : dans son esprit, des alliés ne
peuvent pas s’espionner entre eux. Lors de la fameuse réunion à la NSA, les
Américains lui font pourtant comprendre avec arrogance qu’ils n’ont aucun
compte à rendre à leurs « amis » français.
Pour l’espion ingénieur qui n’a cessé de militer, au sein de la DGSE, en
faveur du renforcement de la collaboration de la France avec les États-Unis
dans le domaine des écoutes et des interceptions, c’en est trop ! Tout juste
nommé patron de la DGSE par François Hollande, le diplomate Bernard
Bajolet, qui avait été choisi comme coordonnateur national du
renseignement sous Nicolas Sarkozy, est d’ailleurs sur la ligne Barbier à
l’égard des Américains : il faut être ferme à leur égard. Mais Bajolet a beau
être un ami du président Hollande, il n’arrive pas à le convaincre de hausser
le ton à l’égard de la puissante Amérique après les attaques contre l’Élysée
et les révélations de Snowden. Face à cet espionnage tous azimuts, le
président est mal à l’aise : « François Hollande ne supportait pas tout cet
univers du renseignement. Il n’avait qu’une peur, c’était qu’on monte des
cabales contre lui », remarque un initié. À l’Élysée, Barbier et Bajolet
s’entendent dire par le secrétaire général de l’époque, le préfet Pierre-René
Lemas : « Vous savez, on ne fera rien contre les États-Unis. » Le président
François Hollande ne souhaite pas s’opposer aux Américains et se contente
des molles réactions officielles d’usage.
Le président socialiste semble découvrir tardivement que le démocrate
Barack Obama a décidé depuis la crise économique de 2008 de mener une
guerre économique intense, y compris contre ses alliés, pour permettre aux
États-Unis de conserver la première place sur le podium des puissances.
C’est à cette époque que l’administration américaine commence à utiliser la
norme ITAR (International Traffic in Arms Regulations) pour faire pression
sur ses « partenaires », en ciblant les entreprises stratégiques. C’est aussi la
raison pour laquelle François Hollande n’a guère fait entendre sa
réprobation à l’égard de l’espionnage électronique américain. À la même
époque, Thales et Airbus essaient de vendre deux satellites espions aux
Émirats arabes unis – c’est le contrat Falcon Eye –, et, après de longs mois,
les États-Unis finissent par autoriser leur exportation.
Deux ans plus tard, en 2015, le sujet de l’espionnage américain de la
France refait les gros titres de la presse. WikiLeaks, via Mediapart et
Libération, dévoile plusieurs documents top secrets qui démontrent que la
NSA espionne la France régulièrement depuis 2002, et n’hésite pas à cibler
les plus hautes autorités de l’État, des collaborateurs de l’Élysée comme des
ministres, mais également les présidents, Chirac, Sarkozy et Hollande. Les
Américains s’intéressent aux débats internes de l’État français sur
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le traité transpacifique, le
G7 et le G20, le budget français de 2013, mais également au déclin de
l’industrie automobile dans le pays, ou encore à l’implication d’entreprises
hexagonales dans le programme pétrole contre nourriture mené en Irak dans
les années 1990. Certains documents sont même partagés avec les
partenaires « Five Eyes », le groupe d’États anglophones qui coopèrent
étroitement avec les États-Unis (Canada, Nouvelle-Zélande, Australie et
l’allié théorique de la France au sein de l’Union européenne, le Royaume-
Uni).
À cette occasion, Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, déclare :
« Les États-Unis d’Amérique ont mené un espionnage économique
permanent contre la France depuis plus d’une décennie. Non seulement ils
ont espionné le ministre des Finances français, mais ils n’ont pas hésité à
ordonner la mise sur écoute de chaque entreprise française négociant ou
ayant obtenu un contrat ayant une valeur supérieure à 200 millions de
dollars. » Et il ajoute : « Le peuple français a le droit de savoir que son
gouvernement et ses élus sont sujets à une surveillance hostile provenant
d’un allié supposé. »
Malgré toutes ces alertes publiques, l’espionnage systématique s’est
poursuivi. Six ans plus tard, un nouveau scandale éclate : la NSA a été
aidée par le Danemark pour ses opérations de surveillance des dirigeants
européens, notamment Angela Merkel, et de hauts fonctionnaires français et
allemands. De son côté, Julian Assange, qui avait trouvé refuge dans
l’ambassade équatorienne à Londres, est arrêté par la police britannique.
Alors qu’il se trouve détenu dans une prison de haute sécurité en Grande-
Bretagne, les États-Unis demandent toujours son extradition, malgré un
premier refus de la justice britannique. Durant toute cette période, ni
François Hollande ni Emmanuel Macron ne lui ont proposé l’asile en
France.
C’est que la DGSE collabore avec la NSA et l’aide dans son espionnage
mondial. Cela se sait peu, mais la France est un pays stratégique pour le
fonctionnement de l’Internet. Comme carrefour géographique, l’Hexagone
est le lieu de jonction de très nombreux câbles sous-marins en contact avec
les États-Unis, l’Afrique, l’Asie et le reste de l’Europe : 99 % des
communications internationales, et notamment tout le trafic internet
mondial, transitent par ces tuyaux reposant au fond des mers, et qui
intéressent donc grandement militaires et espions. Comme l’a révélé
Edward Snowden, c’est principalement par l’intermédiaire des câbles sous-
marins que les États-Unis ont déployé leurs programmes de collecte
massive de données.
Dans cette bataille, la France constitue une cible de choix. Pas moins de
quatorze câbles sous-marins se branchent au continent européen à
Marseille. Pour la NSA, la capitale phocéenne comme la Camargue toute
proche représentent donc un point essentiel d’interception. L’agence
américaine dispose ainsi d’une vingtaine de spots privilégiés dans le monde.
La maîtrise de ces tuyaux de communication est « le nerf de la guerre »,
comme le souligne notre espion anonyme. Si les services de renseignement
peuvent ponctuellement se « brancher » via des dispositifs sous-marins,
l’enjeu numéro un pour eux est d’avoir accès aux stations terrestres
d’« atterrage », gérées par les opérateurs téléphoniques. C’est là que les
câbles sous-marins se connectent aux réseaux terrestres. Ces stations sont
généralement installées dans les ports, dont la maîtrise, au-delà du
commerce mondial, devient toujours plus stratégique.
Selon des documents fournis par Edward Snowden au journal Der
Spiegel, la NSA a introduit en février 2013 un virus informatique au cœur
du site d’administration et de gestion d’un immense câble sous-marin de
vingt mille kilomètres, le SEA-ME-WE-4, qui relie l’Europe à l’Afrique du
Nord, au Moyen-Orient et à l’Asie du Sud-Est via le port de Marseille. En
réalité, des accords secrets ont été formalisés entre la DGSE et ses
homologues anglo-américaines. D’où l’énervement de Bernard Barbier
quand il s’est aperçu que la NSA en profitait pour écouter son cher allié, la
France.
C’est Nicolas Sarkozy qui a autorisé la DGSE à procéder de la même
manière. Depuis 2008, Paris dispose ainsi de son propre programme
d’écoute des communications internationales transitant par les câbles sous-
marins. En 2009, la DGSE resserre sa coopération avec le GCHQ
(Government Communications Headquarters), le service britannique chargé
de la surveillance des réseaux informatiques, allié de la NSA, dans la
« poursuite des interceptions massives en cassant les systèmes de cryptage
livrés par des fournisseurs privés ». Grâce à Edward Snowden, on apprend
que cinq câbles sont mis sur écoute entre 2008 et 2013, avec la complicité
d’Orange.
Pour espionner de telles quantités de données, les services de
renseignement utilisent des sondes qui copient en temps réel l’intégralité
des données en circulation sur les fibres optiques. Se brancher sur un câble
et traiter le flux d’informations est une opération très difficile à réaliser.
« C’est aussi compliqué que de tirer un missile sous l’eau », remarque
l’espion de la DGSE. Seuls quatre ou cinq pays dans le monde en sont
capables, dont la France. Traiter en temps réel une masse considérable
d’informations demande des sources d’énergie phénoménales et d’énormes
capacités de stockage.
Ces câbles en fibre optique sont au départ une technologie française.
Malheureusement, le Français Alcatel Submarine Networks (ASN), leader
mondial de la fabrication des câbles sous-marins (47 % de parts de marché),
situé à Calais, a été vendu dans la plus totale indifférence à Nokia en 2015,
avec l’accord du ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron
(voir chapitre 13). Or, le Finlandais Nokia, en difficulté, est aujourd’hui
convoité par des fonds d’investissement américains. La France dispose
aussi de la technologie des sondes. La société française Qosmos, sous statut
confidentiel défense, est l’un des leaders mondiaux de la technologie DPI,
« Deep Packet Inspection », qui consiste à placer des sondes de capture de
« trafic réseau » aux points de concentration de ce trafic, et elle travaille
avec les services de renseignement français. Concrètement, par un
branchement sur des éléments du réseau, notamment sur les câbles sous-
marins, cette technologie permet de tout voir et de tout lire des échanges.
De fait, avec la fibre optique, la technologie des câbles sous-marins a
connu une révolution à la fin du XXe siècle. En 2000, un seul câble posé au
fond de l’océan pouvait déjà faire transiter 100 millions d’appels
téléphoniques simultanés. Vingt ans plus tard, la capacité des câbles à base
de fibres optiques a été multipliée par vingt. Parmi les dernières
innovations, le multiplexage en longueur d’onde (WDM, Wavelength
Division Multiplexing) permet d’augmenter le débit sur une fibre optique
en faisant circuler plusieurs signaux de longueurs d’onde différentes sur une
seule fibre, et cela en les mélangeant à l’entrée à l’aide d’un multiplexeur et
en les séparant à la sortie par un démultiplexeur. Un câble moderne
comprend quatre fibres optiques. Bientôt, c’est près de 100 gigabits par
seconde qui pourront être transportés. On trouve désormais au fond des
océans plus d’un million de kilomètres de câbles optiques. Avec la
multiplication des centres de stockage, ces infrastructures sont le squelette
physique des fameux clouds (nuages) informatiques.
Les États-Unis et la Chine sont engagés dans une course contre la
montre pour équiper l’ensemble du globe de ces câbles en fibre optique.
Qui contrôlera ces tuyaux contrôlera l’Internet du futur. Dans cette bataille,
l’Europe est déjà largement dépassée. La Chine assure désormais 9 % des
investissements dans le domaine, et participe à 20 % des constructions de
câbles. Huawei Marine est l’un des plus grands poseurs de câbles
mondiaux. Ces « routes de la soie » numériques ont pour objectif de
connecter les continents européen et africain à la Chine. Tout naturellement,
c’est à Marseille que se connecte la première liaison à fibre optique
chinoise entre la France et l’Asie, baptisée Pakistan and East Africa
Connecting Europe (PEACE). De leur côté, les GAFAM américains
déploient leurs propres câbles, comme le Dunant de Google, près de deux
cents fois plus puissant que les fibres posées il y a vingt ans, et reliant
Virginia Beach à Saint-Hilaire-de-Riez, en Vendée.

Des responsables politiques « totalement


niais »
La souveraineté numérique et la cybersécurité sont aussi une affaire de
logiciels. Sous François Hollande, Bernard Barbier, directeur technique de
la DGSE, proteste fortement, peu avant son remplacement, contre
l’utilisation de logiciels Microsoft par le ministère de la Défense. Le contrat
initial, dénommé « open bar », avait été conclu en 2009, mais il a été
reconduit quatre ans plus tard, en 2013, puis encore en 2017. Un contrat qui
n’a donné lieu à aucun appel d’offres ni à aucune procédure publique ! « La
généralisation de tous les produits Microsoft à l’ensemble du système
d’information et de communication entraînera une accoutumance de
l’ensemble du personnel aux seuls produits Microsoft, renforçant son
emprise sur le ministère », mettent en garde des experts militaires dès 2008,
rappelant au passage la nécessité de maîtriser les codes sources des
programmes utilisés, ce qui est impossible avec les « logiciels
propriétaires » de Microsoft. En quelques années, les deux cent mille
ordinateurs de l’armée française se trouvent équipés en Windows, Internet
Explorer, Word, Skype, etc. Des officiers sont déchargés de leurs fonctions
parce qu’ils s’opposent à ces contrats. Ils estiment qu’utiliser ces logiciels
américains au cœur même du ministère de la Défense est une hérésie en
termes de souveraineté et de sécurité informatique. Mais, en France, comme
dans bien d’autres pays, Microsoft use d’un lobbying intense auprès des
pouvoirs publics. Alain Bauer, alors conseiller informel du Premier ministre
Manuel Valls, est d’ailleurs l’un de ses consultants dans l’Hexagone.
Quelques années plus tôt, en 2005, l’armée avait pourtant fait le choix
des logiciels libres, via le système d’exploitation Linux. La décision de
prendre Microsoft est d’autant plus incompréhensible que la gendarmerie
utilise les logiciels libres pour ses ordinateurs. En 2013, lors de la
reconduction du contrat (pour 120 millions d’euros !), la Grande Muette
tente une explication dans Le Canard enchaîné. C’est Patrick Bazin,
directeur central de la Direction interarmées des réseaux d’infrastructure et
des systèmes d’information (DIRISI), qui s’y colle : il justifie le choix de
Microsoft par des contraintes d’« interopérabilité entre alliés », dans la
mesure où « l’OTAN a fait le choix des solutions Microsoft pour ses postes
de travail ». Une fausse excuse car, trois ans plus tard, l’Italie, membre de
l’OTAN, fait quant à elle le choix des logiciels libres pour des raisons
économiques et de sûreté. Il faut attendre 2019 pour que la ministre
Florence Parly commence à faire machine arrière, annonçant lors d’une
séance de questions à l’Assemblée que son ministère étudie la possibilité de
s’équiper de postes de travail entièrement dotés de logiciels libres… Une
annonce timide et qui ne vaut pas engagement. La ministre est mal à l’aise
car le contrat Microsoft vient d’être renouvelé, en août 2017, sous sa
responsabilité.
Dès 2008, les experts du ministère avaient pourtant rappelé dans leur
rapport que « la NSA introduit systématiquement des portes dérobées, ou
backdoors » dans les logiciels exportés, ce qui rendrait le système
informatique de l’armée française « susceptible d’être victime d’une
intrusion de la NSA dans sa totalité ». Et le rapporteur pour la commission
des marchés publics de l’État de confier à Marianne en 2017 : « Il n’y avait
aucune raison de favoriser Microsoft. Il n’a pas le monopole du traitement
de texte… On était dans un délit de favoritisme, ce contrat aurait dû passer
par une procédure de marché public, ça relève du pénal. Ce contrat aurait dû
finir devant un tribunal, mais personne n’a osé. »
Côté matériels, le journaliste Glenn Greenwald révèle en 2014 que la
NSA intercepte les routeurs, serveurs et autres périphériques de réseau
informatique exportés des États-Unis, notamment ceux de la compagnie
Cisco, avant qu’ils ne soient livrés aux clients internationaux. L’agence
américaine de renseignement peut ainsi y implanter des outils de
surveillance via des portes dérobées, avant de reconditionner les appareils
avec un sceau d’usine et de les envoyer. Un an après ces nouvelles
révélations, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense de François
Hollande, signe un contrat avec Cisco pour constituer un pôle de
« cyberdéfense » en Bretagne. C’est également Cisco qui équipe les
nouveaux locaux du ministère de la Défense à Balard, le « Pentagone à la
française »…
Résultat, « la France est une passoire », se désole un industriel du
secteur. Au pouvoir, Nicolas Sarkozy semble ne pas s’en soucier : il ne se
protège pas particulièrement et a l’habitude d’affirmer que « le secret
n’existe pas ». Sous François Hollande, la lutte défensive en matière
informatique n’est pas affichée comme une priorité politique. Et si, depuis
son élection, Emmanuel Macron a consacré trois conseils de défense aux
questions de cybersécurité, tout évolue lentement. « Nos responsables
politiques sont totalement niais ! », s’emporte une figure du contre-
espionnage. Et de viser deux États en particulier : « Israël et les États-Unis
ont des capacités de manipulation technique bien supérieures à la plupart
des États, et souvent retournées contre nos responsables politiques. Au
programme ? Chantages aux kompromats et espionnage économique. Ces
derniers ne se rendent pas compte qu’il faut se protéger. » Plus largement,
les responsables politiques paraissent effacés, prostrés face à l’immensité
des défis : « En cinq à dix ans, on a connu une évolution phénoménale sur
le Big Data […]. Jamais l’Homme n’a eu des capacités d’intrusion aussi
importantes. C’est aux responsables politiques de décider quel choix faire
dans la balance entre vie privée et sécurité », alerte Bernard Barbier.

Retard à l’allumage pour le cryptage


En 1999, le Premier ministre socialiste Lionel Jospin avait signé un
décret important autorisant, de fait, la mise à disposition de moyens de
cryptologie pour le grand public : « un service de confidentialité mis en
œuvre par un algorithme dont la clé est d’une longueur d’onde inférieure ou
égale à 128 bits ». Depuis, services de renseignement, responsables
politiques et défenseurs des libertés publiques s’affrontent régulièrement sur
la question des capacités techniques d’interception : « Un rapport de force
s’est instauré entre les services et les responsables politiques, et pas
forcément en faveur des derniers. Avec leurs moyens colossaux, les services
échappent à tout contrôle », me confie un professionnel du secteur de la
sécurité informatique qui préfère rester anonyme. En pratique, le Règlement
général sur la protection des données (RGPD) européen n’est pas assez
appliqué, faute de moyens de contrôle. Pire, la Commission nationale de
l’informatique et des libertés (CNIL), chargée de faire respecter la
réglementation en matière de protection des données, est de plus en plus
contrainte par les services de l’État censés s’occuper de cybersécurité,
notamment l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information
(ANSSI). « La loi internationale sur les télécommunications est fondée sur
la surveillance. Il est ainsi interdit en France de vendre un cœur de réseau
qui ne permet pas de surveiller les usagers », nous rappelle un ingénieur
informatique.
De fait, la DGSE et ses alliés font tout pour diminuer sur le territoire
national les capacités de cybersécurité, laquelle passe notamment par le
cryptage des données. La situation en devient ubuesque : hors de question
pour eux de soutenir des solutions françaises de cybersécurité (développées
par la Compagnie des signaux ou par Thales), au point de laisser le marché
de la cryptologie aux mains des États-Unis et d’Israël. L’ANSSI a ainsi pris
l’habitude de labelliser des produits étrangers. La confusion est totale… En
2014, c’est l’ex-patron de l’ANSSI, Patrick Pailloux, qui a remplacé
Bernard Barbier à la tête de la direction technique de la DGSE.
Dans le monde entier, les États financent des hackers pour découvrir les
failles des logiciels et les utiliser. Avec le temps, un marché noir de ces
failles, surnommées « zero-day » (ce laps de temps avant que les opérateurs
et éditeurs ne s’aperçoivent du problème et le corrigent), s’est mis en place,
permettant aux officines et autres barbouzes au service d’entreprises privées
comme de groupes mafieux de hacker les smartphones sans aucun contrôle.
Ces officines, qui lancent leurs offensives numériques en Europe via la
Pologne, l’Ukraine ou la Suisse, peuvent également travailler pour les
services eux-mêmes, leur offrant la possibilité de « sous-traiter » certaines
opérations sensibles et de contourner les différentes lois dans les pays
démocratiques.
Lorsque l’affaire Pegasus éclate, Will Cathcart, PDG de WhatsApp,
pousse un coup de gueule dans une interview au Guardian : « Je pense que
c’est le bon moment pour que les gouvernements cessent de nous demander
d’affaiblir à dessein la sécurité [des messageries], et que nous ayons, à la
place, une discussion à l’échelle de toute l’industrie sur la meilleure
manière de rendre Internet et nos communications plus sûrs. » Ajoutant :
« Toute l’industrie doit s’allier pour mettre fin aux logiciels espions et
changer la manière dont les gouvernements réfléchissent à ces sujets […].
Plusieurs gouvernements appellent publiquement à ce qu’on affaiblisse le
chiffrement des communications, et nous pensons que c’est une erreur. » En
2019, WhatsApp a découvert que la société NSO avait utilisé une faille
dans son logiciel pour infecter des téléphones avec Pegasus. Cette position
libertaire portée par de nombreux ingénieurs, d’abord soucieux du respect
des libertés publiques, est mise à mal depuis des années par les tenants de la
« lutte contre le terrorisme ». Le 11 août 2015, après l’attentat contre
Charlie Hebdo, plusieurs procureurs, dont celui de Paris, François Molins,
avaient publié une tribune dans le New York Times intitulée « Quand le
cryptage des téléphones bloque la justice » pour alerter l’opinion sur les
difficultés des enquêteurs à accéder à certaines informations : « Maintenant,
au nom des victimes d’actes criminels du monde entier, nous demandons si
ce cryptage en vaut vraiment le coût. »

Deals d’espions avec le Maroc et Israël


Dans l’affaire Pegasus, où le Maroc est accusé d’avoir espionné une
quantité phénoménale de « cibles », ce sont également les liens forts entre
services de renseignement français et marocains, au nom de la « lutte contre
le terrorisme », qui expliquent la passivité des autorités françaises.
J’apprends ainsi que, quelques jours seulement après les révélations du
Monde et du consortium de journalistes Forbidden Stories, le chef espion
marocain Abdellatif Hammouchi se rend discrètement à Paris. Même
lorsque les relations diplomatiques sont houleuses entre Rabat et Paris, la
DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) continue de collaborer
activement avec ses homologues marocains contre les terroristes islamistes
et, en contrepartie, ferme les yeux sur la surveillance sur le territoire
français d’opposants au régime de Mohammed VI. Cette collaboration est si
étroite que des officiers de renseignement marocains, officiellement des
« interprètes », se trouvent en permanence au siège de la DGSI à Levallois.
Les services français sous-traitent la surveillance qu’ils ne peuvent pas
effectuer aux services marocains. « On est revenu à la situation de l’affaire
Ben Barka 1 », nous confie un proche de la DGSE. Dans l’esprit des chefs
espions, ces échanges sont « donnant-donnant ». « Le deal est le suivant :
vous surveillez les islamistes et leurs bases arrière, et vous pouvez
espionner vos opposants chez nous », ajoute notre source. De fait, la France
aide le Maroc à surveiller sa population, alors que le roi a la hantise ces
dernières années qu’un nouveau printemps arabe survienne dans le pays.
L’alliance entre la France et le Maroc dans le domaine du
renseignement a été officialisée et structurée sous Nicolas Sarkozy. À
l’époque, le patron de la DCRI (Direction centrale du renseignement
intérieur), Bernard Squarcini, est autorisé à négocier des accords entre les
deux pays en matière de renseignement, au nom de la « lutte contre le
terrorisme ». C’est depuis cette époque que des « interprètes » marocains se
trouvent en permanence au siège de la DGSI. Au départ, ils n’étaient que
quatre, ils seraient aujourd’hui beaucoup plus selon nos sources. Le
Ministère de l’Intérieur n’a pas répondu à mes questions mais un ancien de
la DGSI m’explique : « Sans le Maroc, on est à poil sur ce qui se passe de
l’autre côté de la Méditerranée. » Et en pleine polémique Pegasus, l’ancien
chef espion Bernard Squarcini vient au secours du Maroc, déclarant sur
Europe 1 : « Le Maroc est un partenaire, il est adossé à d’autres grands
pays, d’autres grandes puissances avec lesquelles il coopère. » Parmi eux, la
France, les États-Unis et Israël.
Justement, à Paris, les liens sont également forts entre la DGSI et le
Mossad, dont la culture de renseignement est très marquée par l’action
clandestine. Entre les deux pays, la collaboration se renforce discrètement
après les attentats islamistes de 2015 à Paris. Quelques jours après les
attaques contre Charlie Hebdo et le supermarché Hyper Cacher de
Vincennes, le Premier ministre Benyamin Nétanyahou vient à Paris et
propose son aide à la France. Comme pour le Maroc, des officiers israéliens
sont présents à la DGSI. Selon nos informations, ils seraient un peu plus
d’une quinzaine à Levallois. Cela tombe bien, historiquement, la France a
toujours constitué un champ de bataille idéal pour le renseignement de
l’État hébreu : « Le Mossad est très présent à Paris ! », s’exclame un
officier de renseignement français. Pour mener leurs actions clandestines en
Europe, les services israéliens utilisent l’Hexagone comme base de repli,
notamment la Haute-Savoie, située idéalement à proximité de la Suisse.
À l’inverse, le renseignement intérieur français est encore pétri des
débats qui l’ont traversé au cours de la guerre froide. La Russie est-elle
encore un ennemi ? On peut même remonter plus loin : dès la révolution
bolchevique de 1917, le contre-espionnage français fait du « rouge » une
priorité, au point de collaborer durant la Seconde Guerre mondiale avec
l’occupant nazi ou de se focaliser sur la lutte contre les anticolonialistes
après la guerre. Aujourd’hui, le principal « ennemi », en plus du terrorisme
islamique, c’est la Chine. Autant dire que la DGSI n’a pas comme priorité
de lutter contre la guerre économique menée par les États-Unis. Il y a
encore une dizaine d’années, à peine quatre agents du renseignement
intérieur étaient chargés de s’occuper des espions américains présents à
Paris.

Les Américains, des amis qui se méfient


Historiquement, c’est la sous-direction K à la Direction de la
surveillance du territoire (DST) qui s’occupe du renseignement économique
et financier, ainsi que de « la protection du patrimoine », c’est-à-dire la
protection des entreprises françaises stratégiques et des activités de
recherche sensibles. « K comme Kapital », s’amuse un ancien espion.
Rattachée au ministère de l’Intérieur, la DST est un service de police qui
s’occupe du contre-espionnage. En 2008, sous Nicolas Sarkozy, la DST
fusionne avec les Renseignements généraux et devient la DCRI, qui sera
réorganisée sous François Hollande et prendra le nom de DGSI.
« La DST a toujours été proche des Américains, et notamment de la
CIA, qui la considéraient comme un service crédible, alors qu’ils estimaient
que la DGSE était pénétrée par les services russes », m’explique
aujourd’hui Alain Juillet, ancien patron de la direction du renseignement de
la DGSE. Après le second conflit mondial, et alors que la guerre froide
s’installe avec le bloc soviétique, les services américains, la Central
Intelligence Agency (CIA) en tête, font de Paris et de la France leur terrain
de jeu. Dès 1945, le syndicat American Federation of Labor (AFL) apporte,
avec l’aide de la CIA, « l’assistance stratégique nécessaire » et les fonds qui
permettent la scission de la CGT, avec la création à cette occasion du
syndicat Force ouvrière. À l’époque, l’agence de renseignement a
également l’obsession de pénétrer les milieux intellectuels hexagonaux,
avec pour objectif de réduire l’influence du marxisme au sein de
l’université française.
Si l’étau de la domination américaine se desserre peu à peu sur le terrain
économique, avec le redressement du pays et le retour de la croissance, en
revanche l’intégration de la France à l’OTAN maintient une tutelle militaire
que renforce la guerre d’Indochine. En 1958, avec le retour au pouvoir du
général de Gaulle, triomphe l’idée d’une France moderne passant par
l’indépendance nationale vis-à-vis des États-Unis, tout en maintenant une
politique de fermeté à l’égard de l’URSS. Le Général veut bâtir cette
indépendance sur les plans industriel, scientifique et militaire. Il entend se
libérer des contraintes étrangères, c’est-à-dire essentiellement américaines.
L’industrie aéronautique fait l’objet d’un développement prioritaire. Mais
c’est surtout la filière nucléaire qui est privilégiée, avec, en ligne de mire,
force de frappe et indépendance énergétique.
Autant de points de friction avec les Américains. L’administration
Kennedy refuse ainsi que les États-Unis apportent leur concours au
développement de l’atome français. Comme les Américains n’aident pas la
France pour sa filière nucléaire, le général de Gaulle ordonne en 1963 au
SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage,
l’ancêtre de la DGSE) de mettre en place une équipe de scientifiques
espions capables d’opérer au sein des centres de recherche nucléaire
américains. L’affaire est rapportée par Philippe Thyraud de Vosjoli, ancien
chef de poste du SDECE à Washington, qui décide de faire défection. Dans
son livre Lamia. L’anti-barbouze, il explique que sa hiérarchie du SDECE
lui a demandé de constituer un réseau de renseignement destiné « à
recueillir des informations sur les installations nucléaires américaines et sur
la recherche », ce qu’il a refusé 2. Cela n’empêche pas les Français
d’espionner les Américains jusqu’à l’explosion de la première bombe H
française, sur un atoll polynésien en août 1968. Dans les années 1960, le
SDECE dispose aux États-Unis d’un réseau de « correspondants », parmi
lesquels des banquiers, des représentants de commerce ou des
fonctionnaires.
Durant toute cette période, les services américains sont persuadés que
les services secrets français sont un nid d’agents soviétiques et le font
savoir au général de Gaulle. Un transfuge russe passé côté américain assure
que les services français et l’entourage du président sont infiltrés par des
agents communistes. Sont visés des gaullistes de la première heure, comme
Louis Joxe ou Jacques Foccart, le « monsieur Afrique » du général
de Gaulle. L’affaire envenime les relations entre la CIA et le SDECE, et
l’histoire est révélée au grand public via le roman Topaze de l’écrivain
américain Leon Uris. C’est en tout cas à partir de ce moment que la CIA
travaille avec la DST, qui renforce son image d’un service « allié » auprès
des Américains. En 1967, la DST apporte d’ailleurs son aide logistique à la
CIA en installant un système d’écoute clandestin dans l’ambassade de
Cuba. Et, contre les services spéciaux de l’Est, la DST demeure l’un des
alliés les plus efficaces des Américains durant toute la période de la guerre
froide, contrairement à son homologue anglais, le MI5, largement noyauté.
Dans les années 1970, les Américains se lancent dans la « guerre contre
la drogue » et découvrent qu’un des membres de la « French Connection »,
un réseau de drogue international basé à Marseille, qui importe aux États-
Unis de l’héroïne, est un informateur du SDECE. C’est suffisant pour que la
CIA considère le SDECE comme impliqué dans ce trafic. Il est vrai que,
durant la guerre d’Indochine, les services français ont revendu de la drogue
produite dans le « triangle d’or », entre Vietnam et Nord-Laos, pour
financer le maquis anticommuniste… Une recette reprise par les
Américains eux-mêmes lors de la guerre du Vietnam.
Si les tensions entre services français et américain sont alors
nombreuses, c’est qu’au début des années 1970 20 % des effectifs du
SDECE sont affectés à l’espionnage industriel contre les États-Unis. Une
histoire depuis oubliée, car, sous Pompidou, le nouveau patron du SDECE,
Alexandre de Marenches, purge très largement le service français de ses
agents gaullistes en se fondant sur les accusations portées par la CIA, ce qui
calme un temps les Américains. Quand François Mitterrand arrive au
pouvoir en 1981, l’affaire Farewell finit de les rassurer. Le Soviétique
Vladimir Ippolitovitch Vetrov, un spécialiste scientifique du KGB, offre ses
services aux Français en leur proposant des documents ultrasecrets sur le
pillage technologique du KGB en Occident (deux cent cinquante entreprises
françaises ont été espionnées). Il se rapproche de salariés du groupe
Thomson qu’il connaissait et qui se trouvent en contact avec la DST.
Baptisé « Farewell », Vetrov sera également traité par la DGSE. Les
renseignements ont été présentés à François Mitterrand qui a décidé
d’informer Ronald Reagan lors d’un sommet du G7 à Ottawa. Les
Américains ont ainsi pu vérifier la loyauté du président socialiste, car ils
avaient réussi, au préalable, à récupérer les informations grâce à la DST.
Autre motif de satisfaction : quarante-sept « diplomates » soviétiques sont
expulsés de Paris.
Cela n’empêche pas Pierre Marion, tout juste nommé par Mitterrand
patron du SDECE, de créer une division autonome consacrée au
renseignement économique. Ancien haut cadre d’Aérospatiale, ayant connu
le secteur privé, le nouveau chef espion décide d’envoyer des taupes au sein
des grandes entreprises américaines, de jeunes agents qui seront détectés à
la fin des années 1980 par le FBI. Marion quitte son poste dès 1982, ne se
sentant pas soutenu par le pouvoir politique. Dans Mémoires de l’ombre, il
critique vivement l’absence de culture économique de François Mitterrand
et son désintérêt pour le renseignement dans ce domaine : « Son approche
des problèmes internationaux se lit à travers le prisme de la politique
politicienne : il a une mauvaise connaissance du monde extérieur, sur lequel
il ne semble avoir aucune culture historique. Il comprend mal les questions
économiques et financières 3. » En 1989, il n’est plus question d’embêter
nos « amis » américains : le patron de la DGSE, Claude Silberzahn, se rend
aux États-Unis pour enterrer la hache de guerre.
Tandis que la DGSE prend l’engagement de cesser ses activités
d’espionnage sur le territoire américain, la CIA recrute… à Paris. « En
France, les Américains ne se sont jamais gênés pour espionner les
Français », constate Alain Juillet. « La DST a régulièrement viré de France
les agents russes, mais il a fallu attendre Charles Pasqua pour virer
également des agents américains. Il n’avait pas digéré que les Américains
l’accusent de collusion avec les Russes ! », ajoute l’ancien maître espion.
Durant de nombreuses années, la DGSE a quasiment abandonné toute
démarche de renseignement économique. « La DGSE ne sait pas faire. Le
renseignement économique, ça n’a jamais été la tasse de thé du
renseignement français. Leur truc, c’est le barbu », balance un ancien de la
maison. L’affaire Alstom, qui éclate en 2014, démontre l’extrême faiblesse
de nos services face aux États-Unis et à leur guerre économique. L’année
suivante, la DGSE, qui a vu son budget augmenter de 30 % (notamment
pour assurer le renseignement électronique), crée un service de sécurité
économique au sein de la direction du renseignement. Une petite révolution.
Quant à la DGSI, des contre-espions de la sous-direction K assurent que
« la sécurité économique est devenue une de nos missions prioritaires ». Il
était temps. Car les dégâts sont déjà considérables.

1. Mehdi Ben Barka, socialiste, fut l’un des principaux opposants au roi Hassan II, le
père de Mohammed VI. Le 29 octobre 1965, il est enlevé à Paris ; son corps ne sera
jamais retrouvé. Malgré une enquête interminable, la complicité entre les services
secrets français et marocains n’a jamais pu être totalement établie. L’implication du
Mossad a également été pointée. Une chose est sûre : le général Mohamed Oufkir,
ministre marocain de l’Intérieur et chef des services secrets, est arrivé le 30 octobre à
Paris, avant de repartir le lendemain.
2. Philippe Thyraud de Vosjoli, Lamia. L’anti-barbouze, Paris, Éditions de l’Homme,
1970.
3. Pierre Marion, Mémoires de l’ombre. Un homme dans les secrets de l’État, Paris,
Flammarion, 1999.
CHAPITRE 11

La faute Alstom

« La vente d’Alstom, c’est une catastrophe ! » Cette sentence est


d’Édith Cresson, Première ministre entre 1991 et 1992, qui n’a cessé, au
cours de sa carrière politique, de porter les dossiers industriels, parfois
jusqu’à l’épuisement. L’ancienne responsable socialiste, qui a également été
ministre du « redéploiement industriel » dans les années 1980 et maire de
Châtellerault, une ville accueillant de nombreuses usines, se souvient de ses
difficultés quand elle était en poste. Elle dresse notamment un réquisitoire à
l’encontre des hauts fonctionnaires et de la technocratie : « Les énarques
disaient : “L’industrie, c’est fini, maintenant c’est les services.” C’est
totalement stupide. Un pays qui veut être indépendant a besoin d’avoir sa
propre industrie. Pour les énarques, l’industrie, c’était quelque chose de
sale, avec des ouvriers ! Or, services et industrie, ça fonctionne ensemble.
Les Chinois ont d’ailleurs compris qu’il fallait produire pour être
respecté. » Plus largement, Cresson s’alarme de l’avenir de la France, et
peste contre une « classe dirigeante » qui tient « un langage contre les
intérêts du pays ».
Le ton est grave. À quatre-vingt-sept ans, l’ancienne responsable
politique a depuis longtemps abandonné la langue de bois, et dit ce qu’elle a
sur le cœur. Elle en veut « aux journalistes qui ne travaillent plus les
dossiers de fond », s’inquiète du « départ de nos cerveaux parmi les plus
brillants » et n’hésite pas à comparer l’épidémie de Covid-19 à la débâcle
de 1940 : « En France, il faut des accidents de ce type pour s’apercevoir des
problèmes. Toujours au dernier moment bien sûr. Dans L’Étrange Défaite,
l’historien Marc Bloch explique cela aussi par le dédain qu’a la classe
dirigeante française pour ce qui se passe à l’étranger. »
Alors que la guerre froide est en train de prendre fin sous ses yeux, avec
la chute de l’URSS, Édith Cresson profite de son court passage à Matignon
pour lancer l’idée de l’ADIT (Agence pour la diffusion de l’information
technologique), aujourd’hui leader français du secteur de l’« intelligence
économique », anticipant l’aspect guerrier que prendront les relations
économiques entre pays « alliés » de l’ancien bloc occidental : « Mitterrand
ne s’intéressait pas à l’industrie, mais essentiellement à la construction
européenne et à la monnaie unique », ajoute-t-elle. À l’époque, elle doit se
coltiner les hiérarques socialistes, entre ceux incapables de réfléchir aux
enjeux industriels et des entreprises, et ceux passés un peu rapidement au
fric facile et à la finance reine, tout en subissant l’inertie des services de
l’État. Elle initie des groupes de travail avec les grandes entreprises et les
administrations, « mais le Quai a refusé d’y participer ! C’est toute cette
mentalité française horriblement conservatrice et réactionnaire qui ne
comprend pas le monde qui vient. Les hauts fonctionnaires ne comprennent
rien à la révolution technologique. En Chine, les dirigeants sont souvent des
ingénieurs, cela fait une très grande différence. Nous, on est aujourd’hui à
un moment crucial ».
Alstom est, en ce sens, un symbole. Au fil des années, son destin est
devenu l’illustration du déclassement industriel de la France. À ses débuts,
l’entreprise est un « joyau », selon mes interlocuteurs. Après 1945, elle
participe activement à la reconstruction de la France. Ferroviaire, turbines
hydrauliques, turboalternateurs, grands réseaux électriques : le conglomérat,
qui s’appelait la Compagnie générale d’électricité (CGE), intervient dans
tous les domaines et assure la souveraineté industrielle d’un pays sorti tout
juste de la Seconde Guerre mondiale. À l’image d’autres conglomérats
étrangers, comme Siemens en Allemagne, General Electric (GE) aux États-
Unis, les keiretsu au Japon ou, plus tard, les chaebol en Corée du Sud,
notamment avec Samsung. Dans les années 1970, la CGE fusionne avec les
célèbres Chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire, d’où est sorti le
paquebot France. C’est l’époque des grands programmes industriels
suscités par les pouvoirs publics, par le général de Gaulle puis par le
président Georges Pompidou. C’est la France conquérante des Trente
Glorieuses, ces années de grande croissance d’après-guerre. C’est l’époque
où les ingénieurs des grandes écoles de la République comme le progrès
technique sont célébrés dans les « actualités » de l’ORTF. Pour les Français,
l’avenir s’annonce souriant.
Début des années 1980, c’est la consécration : les rames de TGV sortent
des ateliers Alsthom (le nom ne sera transformé en « Alstom » qu’en 1999),
et si la CGE, associée à General Electric, n’a pas été retenue pour la
construction des nouveaux réacteurs nucléaires (confiés à Framatome et à
l’Américain Westinghouse, voir chapitre 15), l’entreprise récupère le quasi-
monopole de la fabrication des turbo-alternateurs pour centrales nucléaires,
équipés des fameuses turbines maison. En 1981, François Mitterrand
nationalise la CGE, avant qu’elle ne soit privatisée en 1986 par Édouard
Balladur, ministre des Finances de Jacques Chirac. Cinq ans plus tard, la
CGE se rebaptise Alcatel-Alsthom. Le groupe français rachète alors les
actifs télécommunications du géant américain ITT (International Telephone
and Telegraph), qui n’a pas fait les bons choix technologiques, mais il va
très rapidement être dépassé lui-même dans la course de vitesse entamée
par les nouveaux géants de la tech de la Silicon Valley. En 1995, le
polytechnicien Serge Tchuruk prend la tête du conglomérat, poussé par
l’ancien patron de la CGE, Ambroise Roux, l’un des « parrains » du
capitalisme français d’après-guerre. Il entame une dislocation financière du
groupe : Alstom et Alcatel sont séparés. Tchuruk se gargarise alors de la
stratégie « fabless » (contraction de « fabrication » et de « less »), c’est-à-
dire une société sans usines, qui sous-traite l’intégralité de sa production.
C’est le début de la fin pour Alstom. Au milieu des années 1990,
l’entreprise, qui est alors alliée au Britannique GEC (General Electric
Company), vend son activité de turbines à gaz de Belfort à GE (les
Américains avaient à l’origine cédé aux Français leur licence dans le
domaine), se retrouvant absente sur ce marché particulier. C’est alors que le
nouveau PDG Pierre Bilger, un inspecteur des Finances, commet l’erreur en
1999 de revenir sur le marché des centrales à gaz, en rachetant les turbines à
gaz du groupe helvético-suédois ABB (Asea Brown Boveri), alors que les
points forts d’Alstom sont déjà les turbo-alternateurs pour le nucléaire,
l’hydraulique, le charbon, et les smart grids, ou réseaux intelligents. Or,
l’expérience avec ABB se révèle difficile – les procédés ne sont pas les
mêmes, les normes sont différentes –, et leurs turbines ne sont pas
suffisamment fiables. Au final, l’opération est catastrophique : Alstom,
confronté à de nombreux retards, doit indemniser ses clients, et le groupe
français perd des parts de marché, au moment où les Suisses se désengagent
de la coentreprise ABB Alstom Power. Le nouveau PDG d’Alstom, Patrick
Kron, doit faire face en 2002-2003 à des pertes de 2,3 milliards d’euros
pour l’ensemble de son groupe.
Tout juste nommé ministre de l’Économie et des Finances par Jean-
Pierre Raffarin, Nicolas Sarkozy s’empare du dossier. Le futur président de
la République est bien décidé à « sauver » une entreprise aussi symbolique
que stratégique. Alstom entretient en effet, et renouvelle, tous les turbo-
alternateurs des cinquante-six réacteurs nucléaires installés sur notre
territoire, et le groupe produit les turbines Arabelle des nouveaux réacteurs
EPR (European Pressurized Reactor). De par ses activités dans
l’hydraulique et les réseaux, il peut constituer un outil majeur pour la
transition énergétique du pays. « La France ne comptera pas dans le monde
si elle perd une à une ses industries », affirme Nicolas Sarkozy, qui
s’engage « à ne pas laisser tomber Alstom ». Un grand plan de
refinancement est mis en place, et l’État français prend environ 21 % du
groupe, après avoir tordu le bras à la Commission européenne. Tout est bon
pour conserver Alstom dans le giron national. Patrick Kron ne souhaite en
aucun cas se laisser absorber par l’Allemand Siemens, qui manifeste
pourtant son intérêt durant cette période décisive. Deux ans plus tard, le
groupe de BTP Bouygues investit largement dans Alstom, reprenant
notamment les parts de l’État, ayant des vues sur le secteur nucléaire.

Une cible de choix pour les Américains


Au milieu des années 1990, les Français Alstom et Alcatel font partie
des cibles américaines. Sous l’administration Clinton, le secrétaire au
Commerce, le démocrate Ronald Brown, lance son pays dans la guerre
économique en usant d’une diplomatie économique et industrielle
agressive, et en utilisant l’extraterritorialité du droit américain contre la
corruption. Une stratégie dans laquelle les espions, CIA et NSA en tête,
vont jouer un rôle crucial. En 1996, Bill Clinton affirme dans un discours
que les « services de renseignement américains servent la stratégie
d’expansion économique du pays et collaborent avec les entreprises ». Dès
mars 2000, James Woolsey, qui a été le directeur de la CIA entre 1993 et
1995 sous Bill Clinton, reconnaît dans Le Figaro la mise en place de cette
stratégie agressive : « C’est un fait : les États-Unis ont clandestinement
amassé des renseignements contre des firmes européennes et je crois que
c’est tout à fait justifié. Notre rôle est triple. D’abord, surveiller les
entreprises qui rompent les sanctions décidées par l’ONU ou par les États-
Unis. Ensuite, suivre à la trace des technologies aux applications civiles et
militaires. Enfin, traquer la corruption dans le commerce international. » On
comprend mieux pourquoi le même Woolsey déclare en 2015 sur CNN que
l’ex-analyste de la NSA Edward Snowden devrait être « pendu par le cou
jusqu’à ce que mort s’ensuive plutôt que simplement électrocuté ».
Pour les Américains, Alstom est une proie facile. Car le groupe français
est malade de la corruption. À plusieurs reprises, il a été condamné : au
Mexique en 2007, en Italie en 2008, en Suisse en 2011. L’année suivante, la
Banque mondiale a radié Alstom Hydro France et Alstom Network
Schweiz AG pour avoir reconnu des actes illicites dans le cadre d’un projet
hydroélectrique financé par la banque. En décembre 2014, alors que le
département de la Justice américain (DOJ) vient de condamner Alstom à
une lourde amende de 772 millions de dollars, pour avoir versé des
bakchichs dans le cadre d’un contrat en Indonésie, les procureurs
américains résument, dans un communiqué, les faits reprochés au groupe
français : « Ainsi qu’il a été reconnu par les sociétés concernées, Alstom,
Alstom Prom, Alstom Power et Alstom Grid, par le biais de plusieurs
dirigeants et salariés, ont versé des pots-de-vin à des représentants du
gouvernement, et falsifié des livres et registres relatifs à des projets
d’électricité, de réseaux et de transports pour des entités publiques à travers
le monde, notamment en Indonésie, en Égypte, en Arabie saoudite, aux
Bahamas et à Taïwan. »
Ces poursuites américaines à l’encontre d’Alstom ont-elles joué un rôle
déterminant dans le choix de vendre en avril 2014 la branche énergie du
groupe français à la société américaine General Electric ? Devant la
commission d’enquête parlementaire de 2018 chargée d’« examiner les
décisions de l’État en matière de politique industrielle » et présidée par le
député LR Olivier Marleix, Patrick Kron s’offusque d’une telle « rumeur »
et de tels « commentaires complotistes » : « Je n’ai jamais subi quelque
pression que ce soit, affirme-t-il devant la représentation nationale. Je n’ai
jamais été soumis à quelque chantage, ni des Américains ni d’aucune autre
juridiction. Je n’ai bénéficié d’aucune protection que ce soit. Ces
accusations sont infondées, insultantes à mon égard. » L’ancien PDG ajoute
qu’« on essaie de créer des liens entre deux phénomènes indépendants : une
enquête judiciaire aux États-Unis, une cession pour des raisons
stratégiques ». Droit dans ses bottes, Kron estime que « le statu quo était
dangereux » pour Alstom, et continue d’assumer la cession à General
Electric, qui a pourtant suscité un tollé politique et médiatique : « Deux
années se sont passées depuis la réalisation de cette opération, […] les faits
m’ont donné raison. »
Patrick Kron est un industriel autoritaire, arrogant, mais également
assez original au sein du CAC 40, car aimant la fête. Sans état d’âme quand
il s’agit de faire des économies, cet ingénieur polytechnicien, un X-Mines,
pur produit de l’élite républicaine, a commencé sa carrière dans l’industrie à
Pechiney, un groupe depuis disparu, leader dans l’aluminium, les
emballages et la chimie. En 2002, pour l’aider à sauver Alstom, Patrick
Kron embauche l’ancien PDG d’Elf Philippe Jaffré, comme conseiller puis
comme directeur financier. À cette époque, le patron d’Alstom est obsédé
par le fait qu’il ne dispose pas de suffisamment de fonds propres.
Face aux députés, Kron est toujours aussi sûr de lui, niant jusqu’au bout
toute pression de la justice américaine sur l’entreprise. Le député Marleix
finit par s’agacer de l’« ironie » utilisée par l’ex-PDG. Le président de la
commission lui rappelle que, durant les années précédentes, General
Electric a acquis plusieurs sociétés de différentes tailles qui ont dû faire face
à des enquêtes pour corruption du DOJ. En 2007, GE achète ainsi Vetco
Gray, un industriel britannique dans le secteur pétrolier, pour 1,9 milliard de
dollars. L’annonce de la transaction intervient en janvier 2007 et, en février
de la même année, un accord de « plaider coupable » est signé entre Vetco
Gray et la justice américaine pour des affaires de corruption au Nigeria. On
pourrait aussi citer le cas d’Alcatel, dont les dirigeants ont été inculpés par
la justice américaine en 2005, pour des opérations au Costa Rica. Ce
fleuron français a fusionné l’année suivante avec l’Américain Lucent.
Enfin, l’exemple du Français Technip, spécialiste des techniques
d’extraction du pétrole, est également significatif. Quinze ans après avoir
payé des responsables nigérians pour le contrat d’une usine de liquéfaction
de gaz, le parapétrolier est parvenu, en 2010, à négocier la fin des
poursuites contre lui aux États-Unis. À l’époque, son directeur juridique
était le Britannique John Harrison, qui occupe aujourd’hui les mêmes
fonctions à Airbus. Le groupe Technip est passé discrètement sous pavillon
américain en 2016, après avoir fusionné avec le groupe texan FMC. Le
ministre de l’Économie de l’époque, un certain Emmanuel Macron, avait
soutenu l’opération en saluant le plus sérieusement du monde la
constitution d’« un Airbus du parapétrolier ».
En juin 2014, la délégation interministérielle à l’intelligence
économique, rattachée à Matignon, alerte le gouvernement, dans une note
confidentielle que j’ai pu consulter, sur un éventuel accord de « plaider
coupable » entre Alstom et la justice américaine. Celle-ci souligne que, au-
delà du montant de l’amende, « ces deals se traduisent par des atteintes
économiques qui peuvent être graves », et que « les systèmes mis en place
peuvent aboutir à une prédation des connaissances et des informations
stratégiques de l’entreprise concernée ». Par ces « deals of justice »,
l’entreprise concernée renonce à tout autre recours, reconnaît sa culpabilité,
s’engage à payer une amende et à mettre en place un « monitor », dont le
choix est soumis à l’autorité américaine : « On ne peut exclure le risque
d’instrumentalisation des procédures pour, en amont, affaiblir une
entreprise, avant un rachat par exemple, ou, en aval de la procédure, pour
s’approprier certaines informations voire pour lui interdire certains marchés
si à la lecture du rapport du moniteur tout n’apparaît pas clair », estime la
délégation interministérielle à l’intelligence économique. Manifestement,
pour Patrick Kron, cette note relève de « commentaires complotistes ».
De son côté, en avril 2015, la DGSI (Direction générale de la sécurité
intérieure), dans une note confidentielle à laquelle j’ai pu avoir accès, fait le
point sur cette guerre économique américaine, rappelant qu’« au total,
depuis 2006, l’État américain a engrangé plus de 6,393 milliards de dollars
via les condamnations de 95 sociétés ». Cette note en profite pour dénoncer
l’extrême légèreté de l’encadrement des grands groupes : « Des entreprises
européennes, en particulier françaises, continuent toutefois à s’exposer,
anticipant mal les menaces pesant sur elles, notamment pour cause de
défaillances dans la politique interne de conformité. Ainsi, certains cadres
d’un groupe du CAC 40 n’ont pas hésité à mentionner, sur des courriers
électroniques non cryptés, avoir concédé à des clients certains avantages
commerciaux pouvant être appréciés par la justice américaine comme des
actes positifs de corruption. Une autre grande entreprise française,
soucieuse de mettre en conformité ses procédures avec les dispositions du
FCPA [Foreign Corrupt Practices Act], a recruté un ancien membre du
département de la Justice, spécialiste de la matière. Il pourrait cependant,
par devoir, obligation ou inclination personnelle, être amené à
communiquer certaines pièces sensibles à la justice américaine. Le
dispositif FCPA se présente ainsi comme un outil de domination
particulièrement efficace pour les États-Unis, plaçant les sociétés étrangères
ciblées dans une situation d’infériorité juridique, économique et
commerciale. »

La mauvaise humeur de Martin Bouygues


Jusqu’à l’affaire Alstom, les pouvoirs publics et les responsables
politiques français ont pourtant totalement sous-estimé ces menaces
judiciaires. Comme si l’allié américain ne pouvait attaquer, d’une manière
ou d’une autre, les intérêts nationaux de la France. Une naïveté qui confine
à la cécité volontaire. En effet, dans le cas d’Alstom, la menace est en
réalité ancienne. On apprend ainsi, lors de la commission Marleix, que les
procédures du DOJ à l’encontre d’Alstom ont été initiées dès 2010. D’après
Fred Einbinder, l’ancien directeur juridique mis sur la touche la même
année, les véritables ennuis judiciaires d’Alstom remontent en fait au milieu
des années 2000. Et des « signaux faibles » d’alerte, il y en a eu. Comme
l’arrestation par le FBI de Frédéric Pierucci, haut cadre d’Alstom, chargé du
département des chaudières, le 14 avril 2013 – un an avant la vente de la
branche énergie d’Alstom à General Electric – à sa sortie d’avion à
l’aéroport JFK à New York. Cet « événement » ne suscitera que quelques
brèves dans la presse française. Lors de son premier interrogatoire, les
procureurs américains présentent à Pierucci les pièces dont ils disposent
contre lui et son entreprise : des milliers de mails… récupérés par la NSA.
Un an après, le 24 avril 2014, lorsque l’agence Bloomberg annonce le
rachat par General Electric de la branche énergie d’Alstom, c’est la panique
au gouvernement. « La sécurité extérieure, la célèbre et si utile DGSE
[Direction générale de la sécurité extérieure] qui savait me faire des notes
sur les étrangers qui demandaient à être reçus à Bercy ? Elle n’a rien vu,
rien entendu ! », s’indigne aujourd’hui Arnaud Montebourg 1. « Personne
n’a mesuré, moi le premier, à quel point les Américains ne sont plus les
alliés et les amis que désigne notre mythologie collective, estime l’ancien
ministre de François Hollande. Le libérateur de 1944 s’est mué en
oppresseur en 2014, soixante-dix années plus tard. » Montebourg dit avoir
appelé le patron de la DGSE, Bernard Bajolet, qui lui aurait rétorqué :
« Nous n’enquêtons pas sur nos alliés américains. »
Le député LR Olivier Marleix me confie ses sentiments sur cette affaire.
Pour lui, le ministre Montebourg a été court-circuité au sein de l’État, et par
l’Élysée : « Dans toute cette histoire, Arnaud Montebourg est vraiment le
dindon de la farce. Il rencontre Patrick Kron en mars 2014, qui lui dit droit
dans les yeux : “Il n’y a aucun projet.” Un mois plus tard, ils lancent
l’opération. Pourquoi Kron a-t-il menti aussi facilement ? Il n’a pu le faire
que parce qu’il avait eu des assurances au plus haut niveau. »
Au sein de l’État, certains fonctionnaires tentent pourtant de donner
l’alerte sur la situation critique d’Alstom, mais ils ne sont pas entendus. En
octobre 2013, la délégation interministérielle à l’intelligence économique
transmet à l’Élysée, à Matignon et à Bercy un rapport de trente pages sur les
différentes vulnérabilités concernant les entreprises françaises, dont Alstom.
Personne ne réagit ! Deux mois plus tard, la DGSI écrit quant à elle, dans
une note confidentielle que j’ai pu lire, que « GE a confié au cabinet
Edelman le soin d’organiser une opération de cyber influence, afin de
soutenir sa candidature au rachat d’Alstom Énergie. Si l’industriel
américain est choisi face à l’Allemand Siemens, le cabinet McKinsey
pourrait être chargé d’accompagner l’opération ».
Pour le moment, pourtant, personne, au sein de l’État, ne fait le lien
avec l’arrestation de Pierucci aux États-Unis. Personne ne semble vouloir
s’en soucier. Un incroyable laissez-faire. Ou les arbitrages avaient-ils déjà
été pris en faveur de l’opération GE ? Aujourd’hui, François Hollande
préfère renvoyer la faute sur Martin Bouygues, le principal actionnaire
d’Alstom à l’époque des faits, coupable, selon lui, de ne pas avoir alerté
l’État suffisamment à temps : « Bouygues avait établi depuis plusieurs
semaines un contact confidentiel avec le groupe américain General Electric
pour lui vendre la branche énergie d’Alstom. Chose extraordinaire, l’État
n’en avait pas été informé : nous étions devant un intolérable fait
accompli 2. »
Bouygues est en effet un acteur majeur dans le dossier Alstom. Le
groupe de BTP est pourtant souvent mis de côté dans les articles ou livres
consacrés à l’affaire. Pour comprendre, il faut remonter à la fin du
quinquennat de Nicolas Sarkozy. Le temps du Fouquet’s est alors révolu.
Depuis 2010, l’amour fusionnel entre le président et les grands patrons du
CAC 40 s’est dissipé. Constatant la situation, un petit groupe
d’inconditionnels de Nicolas Sarkozy se constitue autour de Jean-René
Fourtou, alors patron de Vivendi : l’objectif est de réparer les dégâts avant
l’élection présidentielle de 2012, en faisant la tournée des patrons et des
médias, entre séance de lobbying et câlinothérapie. Parmi eux, trois anciens
de TF1, Gérard Carreyrou, Étienne Mougeotte et Charles Villeneuve, tous
journalistes, sont persuadés que leur ancienne chaîne (filiale du groupe
Bouygues) ne roule plus pour Sarkozy. « Nous sommes en train de nous
faire avoir par TF1, et l’Élysée ne réagit pas. Franck Louvrier [conseiller
communication de Nicolas Sarkozy] n’a pas vu ce tournant ! », s’alarment-
ils auprès d’un proche à l’automne 2010, en pleine affaire Woerth-
Bettencourt.
Fini la victoire de 2007. Désormais, entre Nicolas Sarkozy et Martin
Bouygues, « les rapports sont francs », confie-t-on à l’Élysée. Même s’il
reste discret à ce sujet, Martin Bouygues, témoin du second mariage de
Nicolas Sarkozy et parrain de son fils Louis, est clairement déçu par le
sarkozysme. Lors d’une rencontre organisée à HEC le 28 janvier 2010, le
grand patron laisse filtrer ses regrets, rappelant qu’en deux ans et demi son
ami Nicolas Sarkozy n’a toujours pas privatisé Areva, a bradé une licence
de téléphonie mobile (donnée à Free de Xavier Niel) et gratifié TF1 d’une
nouvelle taxe : « Cette relation avec Nicolas Sarkozy est plus un handicap
qu’un avantage », confie-t-il, presque la larme à l’œil. Résultat, six mois
avant la présidentielle, Martin Bouygues rencontre discrètement François
Hollande, candidat du Parti socialiste.
Martin Bouygues n’est pas irrité uniquement de voir débarquer un
nouveau concurrent dans la téléphonie mobile. Comme principal
actionnaire d’Alstom, il est également ulcéré par l’attentisme de Nicolas
Sarkozy sur le dossier du nucléaire. Malgré un lobbying intense de Patrick
Kron et de ses soutiens, le président renâcle à accélérer le rapprochement
avec Areva. « Il refuse clairement de faire l’opération », regrette un des
participants. Bouygues lui avait pourtant fait comprendre en début de
quinquennat son intention de s’engager davantage dans la filière nucléaire,
et de devenir, via Alstom, son chef de file. C’était compter sans la
résistance farouche de la grande patronne d’Areva, Anne Lauvergeon, qui
n’a cessé de défendre l’intégrité de son groupe face à toute velléité de
démantèlement venue du camp EDF et Alstom (voir chapitre 15). Celle-ci
reçoit notamment le soutien de poids du Premier ministre François Fillon,
mais aussi de Patrick Balkany, un intime du président, et peut compter sur
l’action de son lobbyiste en chef, un certain Édouard Philippe, qui travaille
alors à Areva comme responsable des relations publiques. Résultat,
« Atomic Anne », comme le Paris des affaires la surnomme alors, ne sera
poussée vers la sortie qu’en juin 2011, empêchant, de fait, toute fusion entre
Alstom et Areva. Cette année-là, l’accident de Fukushima au Japon rebat
les cartes du marché mondial du nucléaire, Areva se trouve en grave
difficulté. Bouygues et ses alliés peuvent remettre leurs projets de fusion
dans leurs cartons.
Ce contexte, c’est Martin Bouygues lui-même qui le rappelle devant la
commission d’enquête en 2018 : « Nous sommes rentrés dans le capital
d’Alstom en 2006, en acquérant les 21 % détenus par l’État, à un prix élevé,
2 milliards d’euros ; l’État, au passage, a réalisé une très belle plus-value,
car c’était 1,2 milliard d’euros. Pourquoi avons-nous pris, ai-je pris cette
décision ? Nous nous sommes intéressés à Alstom parce que cette
entreprise, avec l’État, était porteuse d’un grand projet, celui de la création
d’un puissant pôle nucléaire. Beaucoup des acteurs concernés, l’État, EDF,
Alstom, considéraient qu’une réunion des forces et des compétences
d’Areva, d’Alstom et de Bouygues avait un sens et contribuait à ce qui
apparaissait à l’époque comme un enjeu majeur, la relance du nucléaire
[…]. Bouygues souhaitait être un acteur important de cette politique
industrielle, à la fois comme industriel et comme actionnaire. Vous savez
que cette politique n’a pas pu voir le jour… »
Au même moment, Bouygues commence à ressentir les effets de
l’arrivée de Free sur le marché de la téléphonie. Après avoir espéré un
temps racheter le réseau SFR, afin de récupérer des capacités
d’investissement, la tentative échoue. Résultat, au début du quinquennat
Hollande, le groupe de BTP est en recherche de cash, et Martin Bouygues
se résout à vendre sa participation dans Alstom. Sur le front de l’énergie, les
turbines à gaz d’ABB Alstom finissent par devenir compétitives, et, avec
Siemens, General Electric a également fort à faire sur ce segment de
marché. Martin Bouygues l’assure : « Il s’agissait d’un problème purement
industriel, d’un problème de marché. Une évolution structurelle très brutale
et profonde qui conduisait nécessairement à la concentration des acteurs. »

Le rôle clé de Rothschild & Co


Chez Alstom, Patrick Kron comprend que Bouygues l’abandonne peu à
peu. « Jeffrey Immelt de GE se rend compte qu’il a en face de lui quelqu’un
de complètement affolé. Car, en 2013, Kron est à poil. Le responsable
principal de la vente d’Alstom, c’est en réalité Bouygues », estime un
acteur industriel du secteur. Le PDG d’Alstom se met en tête de se trouver
un « partenaire ». Mais pas question de regarder vers Siemens. Lui qui se
présente souvent auprès de ses interlocuteurs comme « un fils de déporté »
n’a aucune envie de collaborer avec les Allemands. Pour lui, seul General
Electric a les moyens de racheter la branche énergie de son groupe.
Chez Alstom, Kron mandate alors discrètement deux hauts cadres sur le
dossier, Keith Carr, le directeur juridique, et l’un de ses lieutenants,
Grégoire Poux-Guillaume, responsable du département réseaux. Ce jeune
quadra, dont le père, un ancien de Pechiney, est un ami de Kron, est chargé
d’approcher GE. Un choix logique car, lors de son précédent job, au sein du
fonds CVC Capital Partners, il s’était occupé de négociations (non abouties)
entre Areva et GE. Le géant nucléaire français souhaitait céder sa filiale
T&D (Transmission et Distribution), qui appartenait auparavant à Alstom.
Cela ne se sait pas, mais Anne Lauvergeon avait envisagé de racheter
l’ensemble des activités nucléaires historiques de GE. Cependant, privée du
soutien de l’État, elle avait abandonné le projet. Quelle ironie !
Officiellement, Martin Bouygues ne rencontre Jeffrey Immelt, le PDG
de General Electric, que le 13 mars 2014, soit un peu plus d’un mois avant
la fuite de Bloomberg sur le rachat par GE : « Il voulait savoir si nous le
soutiendrions. » Face aux députés, il nie avoir entamé un dialogue plus en
amont. Et, quant au fait d’avoir mandaté les mois précédents
Rothschild & Co, la banque d’affaires historique du groupe de BTP, pour la
vente de ses parts dans Alstom, le PDG répond d’une manière évasive, et
évoque des « suppositions de journalistes ». Chez Bouygues, les affaires
restent souvent en « famille ». Le patron de la branche transport d’Alstom,
par exemple, Henri Poupart-Lafarge, n’est autre que le fils d’Olivier
Poupart-Lafarge, directeur financier historique du groupe Bouygues. Une
fois la vente de la branche énergie du groupe à GE, il deviendra PDG
d’Alstom.
Mais Bouygues, qui a l’oreille du président Hollande au début de son
quinquennat, n’est pas le seul à avoir intérêt à vendre. Dans l’entre-soi du
capitalisme parisien, de nombreux acteurs ont profité de cette vente d’un
« joyau » industriel à un géant américain. Une situation ancienne :
« Lorsque le général de Gaulle arrive au pouvoir en 1958, il porte une
pensée de souveraineté. Ceux qui ont flingué sa stratégie, c’est le
capitalisme français et ses grands patrons qui n’ont pas voulu le soutenir
dans sa démarche », m’assure Christian Harbulot, expert en intelligence
économique et directeur de l’École de guerre économique. « L’élite qui
entoure Macron ne croit plus que la France peut avoir une politique qui
assure son indépendance. L’ambition n’existe plus dans le système politique
et bancaire français », juge de son côté Olivier Marleix, qui a d’ailleurs saisi
en 2019 le Parquet national financier en dénonçant un éventuel « pacte de
corruption ». Arnaud Montebourg, lui, a expliqué à plusieurs reprises que
« tout Paris a été loué ». Pour le député LR comme pour l’ex-ministre
socialiste, cette vente d’Alstom a d’abord permis aux banquiers d’affaires,
avocats et autres communicants de la place de Paris de se gaver. Côté
Alstom, on compte ainsi dix cabinets d’avocats, deux banques conseils
(Rothschild & Co, Bank of America Merrill Lynch) et deux agences de
communication (DGM et Publicis). Côté GE, on compte deux banques
conseils (Lazard, Crédit suisse), l’agence de communication Havas et de
nombreux cabinets d’avocats. Et, dans cet entre-soi, s’il y en a un qui
connaît tout ce beau monde, c’est Emmanuel Macron, pour avoir lui-même
été, comme chacun sait, banquier d’affaires durant près quatre ans chez
Rothschild & Co.
Patrick Kron, d’abord, est un proche de David de Rothschild, le grand
patron de la banque d’affaires. Devant la commission d’enquête, Olivier
Labesse, de chez DGM, est d’ailleurs le communicant à la fois de David
de Rothschild et de Patrick Kron. C’est donc tout naturellement que ce
dernier se tourne vers Rothschild & Co pour être la banque d’affaires
d’Alstom sur l’opération. Par ailleurs, deux autres personnalités de
l’écosystème Rothschild à Paris sont des intimes d’Emmanuel Macron,
alors secrétaire général adjoint à l’Élysée : le grand avocat d’affaires Jean-
Michel Darrois, qui est l’avocat d’Alstom, et Serge Weinberg, PDG de
Sanofi, qui connaît très bien Kron, au point de l’accueillir comme
administrateur de son groupe pharmaceutique. À l’origine, Macron avait
rencontré Darrois et Weinberg à la Commission Attali. Et les deux hommes
ont joué un grand rôle dans l’embauche d’Emmanuel Macron à la banque
Rothschild, comme je l’expliquais dans mon livre L’Ambigu Monsieur
Macron.
Mais l’entre-soi parisien des affaires ne s’arrête pas là. Le patron de
Bank of America à Paris n’est autre que Bernard Mourad, qui apportera un
soutien actif à la campagne d’Emmanuel Macron en 2017 (voir chapitre 5).
C’est d’ailleurs chez Bank of America que David Azéma, le patron de
l’Agence des participations de l’État (APE) durant tout le processus de
vente d’Alstom, trouvera « refuge » en juillet 2014 : « J’ai donc engagé des
discussions avec des gens de chez Bank of America, qui ne m’ont
évidemment jamais dit qu’ils étaient conseil d’Alstom : c’est seulement
quelques jours après la fuite que je l’ai découvert », expliquera-t-il devant
les parlementaires. Enfin, chez Crédit suisse, on trouve une autre figure des
réseaux d’affaires qui va se rapprocher d’Emmanuel Macron quand celui-ci
sera à Bercy : c’est François Roussely, ancien PDG d’EDF, ancien haut
fonctionnaire issu du Parti socialiste, devenu lui aussi banquier d’affaires, et
qui continue alors de jouer un rôle crucial sur les questions industrielles
liées au nucléaire (voir chapitre 15).
Pour compléter le tableau, on peut également citer Pierre Donnersberg,
patron de Siaci Saint Honoré, un puissant courtier en assurances sur la place
de Paris et ami personnel de Patrick Kron. En juin 2016, Donnersberg
recevra la Légion d’honneur des mains d’Emmanuel Macron. Lors de la
cérémonie à Bercy, Patrick Kron sera évidemment présent. Des relations qui
pèsent car, comme je l’ai expliqué (voir chapitre 7), c’est Pierre
Donnersberg, via la Siaci, qui permettra au candidat Macron de boucler in
extremis le budget de sa campagne, en lui trouvant un assureur pour
débloquer plusieurs prêts bancaires à hauteur de 11 millions d’euros.

Macron ministre au cœur des dossiers


industriels
La mise à plat de toutes ces relations d’affaires donne le tournis. Elle
permet au moins de prendre une certaine distance avec les propos du
ministre Macron tenus lors de son audition par la commission des affaires
économiques en mars 2015, au cours de laquelle il déclare que la vente en
avril 2014 l’avait « pris par surprise » : « à titre personnel, en effet, j’étais
moi-même persuadé du lien de cause à effet entre cette enquête
[américaine] et la décision de M. Kron, mais nous n’avons aucune preuve »,
ajoute-t-il. « Pris par surprise », vraiment ? Emmanuel Macron est en réalité
à la manœuvre sur ce dossier depuis le début du quinquennat. Dans le plus
grand secret, dès septembre 2012, le secrétaire général adjoint de François
Hollande demande à l’APE de commander un rapport sur la situation
d’Alstom au cabinet américain AT Kearney, dans le dos du ministre Arnaud
Montebourg. Concrètement, ce rapport fixe déjà dans les grandes lignes le
démantèlement du groupe français, avec un scénario de vente clairement
privilégié, celui de General Electric. C’est ce que découvre la commission
d’enquête parlementaire présidée par Olivier Marleix au printemps 2018
quand elle interroge David Azéma, patron de l’APE au moment des faits,
qui lâche cette « bombe » au détour de son audition. Il s’agit alors de
« traiter de manière préventive une éventuelle sortie de Bouygues », comme
le confie l’un des responsables du cabinet à la commission d’enquête.
Jusqu’en 2018, ce rapport est donc resté secret. Là encore, les conflits
d’intérêts sont multiples : à l’époque des faits, Pascal Colombani, président
du comité stratégique d’AT Kearney, est également administrateur
d’Alstom, membre du comité d’audit et président du comité d’éthique, de la
conformité et du développement durable. De son côté, Patrick Kron lui-
même reconnaît à demi-mot qu’il a eu un contact avec l’Élysée dans les
jours qui précèdent l’annonce de la vente de la branche énergie d’Alstom à
GE : « Ce n’est pas impossible », a-t-il répondu aux députés.
Pour Olivier Marleix, le doute n’est plus possible : « Emmanuel Macron
est au courant bien avant que l’opération se fasse. Sur ce dossier, il a été
maladroit. Il ne se voyait pas forcément candidat dès 2017. Son réflexe a été
de rendre service, de faire jouer son carnet d’adresses. » Et de pointer
également la responsabilité du futur président quand il est arrivé à Bercy
comme ministre : « Alstom, Alcatel, Technip, Lafarge et STX sont tous
passés entre les mains d’Emmanuel Macron quand il était ministre de
l’Économie sous François Hollande. Sur chacun de ces dossiers, il a dû
donner son accord. C’est un rythme de fusions acquisitions jamais vu en
France ! »
Forcément, dans ces conditions, les agitations d’Arnaud Montebourg
après l’annonce de la vente, et ses sincères tentatives de contre-attaque,
n’ont guère pesé dans la balance. Jusqu’au bout, au printemps 2014, il a
cherché à susciter une proposition alternative, notamment avec les
Allemands de Siemens, qui auraient uniquement racheté les activités des
turbines à gaz. Cela aurait permis à Alstom de conserver le contrôle
majoritaire, via une joint-venture avec les Japonais de Mitsubishi, de ses
activités dans les turbines vapeur (pour les centrales nucléaires), dans les
réseaux et l’hydraulique. Cette offre était également la mieux-disante en
termes de cash, avec 900 millions d’euros de plus que l’offre de GE. Mais,
en vingt-quatre heures, le ministre Montebourg a dû se résoudre à baisser
les armes. Lors de la réunion finale d’arbitrage à l’Élysée, le 19 juin 2014,
le socialiste, partisan du « redressement productif », tente d’arracher
quelques éléments, et notamment une nationalisation partielle, de ce qui
reste d’Alstom. Il s’entend alors dire par Emmanuel Macron : « On n’est
quand même pas au Venezuela ! »
Depuis, l’État n’a guère fait valoir ses droits – pourtant initialement
négociés par les équipes d’Arnaud Montebourg –, tant au niveau des trois
coentreprises créées suite au rachat sur les activités stratégiques de la
branche énergie que sur le suivi du respect des engagements de GE en
termes d’emplois en France. Au final, le géant américain ne crée pas les
mille emplois promis, ne paie pas l’amende de 50 millions d’euros prévue
en cas de non-respect de cette clause et lance même plusieurs plans sociaux.
En mars 2015, devant la commission des affaires économiques de
l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron s’était pourtant engagé à faire
respecter les « intérêts nationaux », et il assurait que lui et ses équipes
seraient « très vigilants sur le respect de l’ensemble des engagements pris
par General Electric ». L’État a tellement été vigilant qu’au printemps 2017
le représentant de l’État au sein de la société Geast, la coentreprise abritant
les technologies liées aux centrales nucléaires, et notamment les fameuses
turbines vapeur Arabelle, Benjamin Gallezot, démissionne de son poste…
sans être remplacé durant un an.
Sur le plan politique, la polémique sur l’affaire Alstom n’a cessé de
poursuivre Emmanuel Macron devenu président. Il sait que ce dossier est
un symbole, et que son action comme secrétaire général adjoint puis comme
ministre est considérée comme une faute. Le futur candidat à sa réélection
saisit alors une opportunité. Car Frédéric Pierucci, revenu en France après
vingt-cinq mois passés en prison aux États-Unis, s’est mis en tête de
racheter les anciennes activités nucléaires d’Alstom, désormais propriété de
General Electric. L’ancien haut cadre sait que le groupe américain ne s’est
jamais vraiment intéressé à ces turbines vapeur qui équipent nos centrales
nucléaires, y compris les fameuses turbines Arabelle censées équiper les
EPR. Initialement, GE souhaitait racheter avant tout les turbines à gaz.
Pierucci sait aussi que le groupe américain est aujourd’hui en délicate
situation économique et cherche par tous les moyens à se renflouer. GE a
fait connaître son intention de vendre plusieurs de ses actifs. Sa filiale
GE Steam Power, qui rassemble les anciennes activités nucléaires
d’Alstom, est évaluée aux alentours de 800 millions d’euros.
Durant de longs mois, Pierucci prend son bâton de pèlerin pour
convaincre investisseurs français et pouvoirs publics du bien-fondé d’une
telle reprise. Mais son dossier finit par s’enliser. L’ancien commercial
d’Alstom est baladé de ministère en ministère et s’entend dire : « Ce n’est
pas nous qui décidons, il faut aller voir Kohler et Macron. » En réalité,
l’Élysée n’est guère convaincu par la personne de Pierucci. Faire racheter
ces activités stratégiques par un ancien détenu ? Le symbole aurait été
pourtant très fort, tant Pierucci passe désormais dans l’opinion publique
pour une victime de l’affaire Alstom. Mais ce dernier n’utilise peut-être pas
les bons réseaux parisiens pour convaincre l’Élysée. Il s’appuie notamment
sur l’ancien patron d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent, toujours passionné par
l’industrie mais qui a le tort de rester proche d’Henri Proglio, que Kohler et
Macron ont viré de la tête d’EDF en 2014. Les Américains font également
savoir qu’ils ne souhaitent pas revoir Pierucci dans le jeu.
Surtout, EDF renâcle à s’investir comme potentiel repreneur, alors que
sa filiale Framatome discute alors avec GE sur un autre dossier. L’actuel
patron d’EDF, Jean-Bernard Lévy, ne cache pas son scepticisme quant à
l’utilité pour son groupe public, fortement endetté, de racheter ce joyau
industriel. « En turbine, je peux me fournir en Chine, ou chez Siemens »,
avoue-t-il à Pierucci venu le voir. Auprès de l’Élysée, Jean-Bernard Lévy en
profite pour faire monter les enchères, essayant de remporter un
engagement sur la construction des EPR. De leur côté, les Russes de
Rosatom, qui ont créé en 2008 une joint-venture avec Alstom sur les
turbines pour leurs centrales nucléaires vendues à l’international, se
déclarent intéressés.
« Techniquement, GE considère que son avenir n’est plus là. Ce n’est
plus un problème américain, c’est un problème franco-français, et c’est sans
doute plus compliqué. Durant de longs mois, le dossier s’est retrouvé
bloqué pour des raisons d’ego dans tous les sens du terme. Quand ce n’était
pas Lévy, c’était Kohler », soupire un acteur du dossier. Face à de telles
difficultés, Jean-Pierre Chevènement, ancien maire de Belfort (où sont
produites les turbines), monte au créneau à plusieurs reprises au plus haut
niveau : « Je vais en parler au président Macron », affirme-t-il
régulièrement à ses interlocuteurs. La coloration politique du dossier est
renforcée par les acteurs en présence. En plus d’Alexis Kohler qui suit
l’affaire à l’Élysée, le préfet de Belfort n’est autre que Jean-Marie Girier,
ancien chef de cabinet de Gérard Collomb, devenu homme de confiance
d’Emmanuel Macron au cours de la campagne présidentielle de 2017. Le
président de GE France, Hugh Bailey, a été conseiller du ministre Macron à
Bercy. Quant au DG de GE Renewable Energy, qui regroupe les activités
GE Grid et GE Hydro, c’est Jérôme Pécresse, le mari de Valérie Pécresse,
alors candidate à la présidentielle.
Plus grand monde ne croyait à une issue heureuse quand j’annonce, fin
août 2021 dans La Tribune, que l’électricien national EDF s’apprête bien à
racheter à General Electric les anciennes activités nucléaires d’Alstom. Si le
gouvernement a fini par convaincre EDF de faire une offre de reprise,
plusieurs questions restent en suspens. D’abord, une partie seulement serait
concernée, c’est-à-dire le site de Belfort et un autre en Roumanie. Ensuite,
est-il bien utile de racheter aujourd’hui cette technologie si les brevets ont
pu être copiés entre-temps, par les Américains comme par les Chinois ?
« Lors des contrats passés en Chine, on n’a pas communiqué toute la
technologie aux Chinois mais certaines erreurs ont pu être commises », me
rapporte un ancien cadre. Enfin, à Belfort, l’inquiétude prime : malgré la
reprise des turbines vapeur, les syndicats craignent la fermeture par GE des
autres activités sur place.
Frédéric Pierucci est convaincu, aujourd’hui encore, que la
déstabilisation d’Alstom a commencé avec les investissements du groupe en
Chine. « Les Américains avaient peur d’une alliance avec les Chinois »,
m’assure-t-il. En 2011, Alstom entame en effet un rapprochement avec le
groupe chinois Shanghai Electric dans le business des chaudières pour les
centrales à charbon, nombreuses en Chine. Depuis des années, Alstom,
présent dans l’empire du Milieu depuis 1958, collabore activement avec les
différents acteurs du nucléaire chinois. À Taishan, les EPR sont équipés de
turbines Arabelle. Pourtant, sur la même période, la branche transport
d’Alstom se trouve en conflit avec la Chine qui souhaite développer un
train à grande vitesse. « Toute cette histoire ne s’explique pas uniquement
par des considérations géopolitiques », estime un expert en intelligence
économique. On l’a vu, si les États-Unis ont joué à merveille leur partition,
les petits arrangements parisiens du monde des affaires ont été
déterminants. Et, face à la Chine, ces considérations financières ne sont pas
à la hauteur.

1. Arnaud Montebourg, L’Engagement, Paris, Grasset, 2020.


2. François Hollande, Les Leçons du pouvoir, Paris, Stock, 2018.
PARTIE IV

LA CHINE À L’OFFENSIVE
CHAPITRE 12

Tout commence à Taïwan

11 mai 2020. La France vient à peine de sortir de son premier


confinement imposé pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Quelques
jours auparavant, Donald Trump, le président américain, a proféré des
accusations très graves contre la Chine, qui serait responsable, selon lui, de
cette épidémie. Il appelle le SARS-CoV-2 le « virus chinois » et met en
cause le laboratoire P4 de haute sécurité de Wuhan, livré par la France en
2017. Mais, ce jour-là, dans Le Monde, le passé se rappelle à lui sur un tout
autre sujet, qui concerne toutefois les relations complexes entre l’empire du
Milieu et l’Hexagone. On apprend dans un assez long article qu’un marché
de modernisation des frégates de Taïwan, remporté par Défense conseil
international (DCI), un opérateur du ministère aux Armées, « irrite Pékin »,
et que l’ambassadeur chinois en France, Lu Shaye, l’a fait savoir à François
Delattre, le secrétaire général du Quai d’Orsay, lors d’un entretien
téléphonique. Pékin rappelle dans la foulée ses « sérieuses préoccupations à
la France ».
Or, ces fameuses frégates – six navires de classe Lafayette –, vendues
par Thomson-CSF (devenu Thales) en 1991 pour 16 milliards de francs
(2,5 millions d’euros), se sont déjà trouvées en France au cœur d’un long
feuilleton judiciaire. Un vrai serpent de mer. On se souvient des multiples
interrogations quant à d’éventuelles rétrocommissions qui auraient profité
aux responsables politiques français. L’enquête se conclura par un non-lieu
général en 2008. Et on se rappelle l’affaire Clearstream 2, à base de vrai-
faux listings qui évoquaient des acteurs de la vente des frégates, au début
des années 2000, sur fond de bataille politique au sein de la droite française.
La Chine semble craindre aujourd’hui que la France se mette à vendre de
nouveaux armements à Taïwan. Mais rappeler l’épisode des frégates, c’est
d’abord une manière pour elle de faire monter la pression sur les élites
hexagonales, toujours embarrassées, près de trente ans plus tard, par ce
dossier. Dans le jargon politique et diplomatique, on appelle cette stratégie
une « carte postale ».
Il y a trente ans, la Chine n’était pas aussi puissante qu’aujourd’hui,
mais s’il y avait déjà un dossier sensible, pouvant provoquer
immédiatement un casus belli, c’était bien Taïwan. Depuis 1949 et
l’installation des nationalistes du Kuomintang à Taipei, le régime
communiste estime que l’île fait partie intégrante de son territoire. Elle
considère Taïwan comme une province rebelle, avec laquelle les
gouvernements étrangers ne doivent pas officiellement discuter. Paris n’a
jamais reconnu l’île nationaliste, et a toujours privilégié l’ennemi juré, la
Chine, qui siège à ses côtés au Conseil de sécurité de l’ONU. « Nous
exhortons à nouveau la partie française à respecter le principe d’une seule
Chine et à annuler le projet de vente d’armes à Taïwan pour éviter de nuire
aux relations sino-françaises », réaffirme le ministère des Affaires
étrangères chinois à la suite de ce contrat de rénovation des frégates, qui ne
se monte qu’à 25 millions d’euros. Trente ans en arrière, comment la France
a-t-elle réussi à vendre à Taïwan des contrats d’armement autrement plus
importants ?
Si l’affaire des frégates de Taïwan a abouti à un non-lieu (car la justice
s’est vu opposer le secret défense à de nombreuses reprises), plusieurs
témoins ont néanmoins assuré connaître l’existence d’importantes
commissions et rétrocommissions sur le contrat Bravo. Au cours de
l’instruction du juge Renaud Van Ruymbeke, Roland Dumas, ancien
ministre des Affaires étrangères, affirme ainsi sur procès-verbal qu’à sa
connaissance le président François Mitterrand avait autorisé le versement
d’une commission de 400 millions de dollars aux décideurs taïwanais et de
100 millions à des responsables chinois, notamment l’entourage du
président Jiang Zemin, de son Premier ministre Zhu Rongji (venu à Paris le
16 avril 1991), de Jia Chunwang, le patron du Guoanbu (le service secret
chinois), ou encore de Wang Baosen, l’ancien maire de Pékin qui s’est
suicidé en 1995. De son côté, Christine Deviers-Joncour, poursuivie dans
l’affaire Elf, assure que l’ancien ministre lui avait affirmé que des
commissions avaient été aussi versées en retour à des responsables
politiques et dirigeants d’entreprise français. Encore aujourd’hui, les
autorités chinoises n’ont rien oublié…
Dans l’ordonnance de non-lieu du juge Van Ruymbeke, le socialiste
Alain Richard, qui était à l’époque rapporteur général de la commission des
finances de l’Assemblée nationale, confirme sans ambiguïté l’existence de
rétrocommissions en France dans le dossier des frégates : « Des
interlocuteurs dignes de foi m’ont affirmé que, dans le pourcentage
particulièrement élevé de ces commissions, une partie était destinée à des
reversements en France. » Ajoutant : « Ce dont je suis convaincu, c’est que
ces bénéficiaires ont été désignés par les dirigeants des deux majorités
politiques successives avant et après mars 1993 […]. Avant mars 1993,
l’orientation de ces commissions n’a pu se faire que sous l’autorité du
président de la République, et après mars 1993 que sous celle du Premier
ministre. » Devant le juge, Alain Richard mouille donc autant François
Mitterrand qu’Édouard Balladur. Le contrat Bravo comporte en effet trois
avenants avant et après la cohabitation.
Trente ans plus tard, ce dossier des frégates est toujours sensible, tant
les zones d’ombre sont nombreuses. À Taïwan comme en France, une
dizaine de morts suspectes ont concerné d’anciens protagonistes du dossier.
Notamment, Thierry Imbot, un ancien officier de la DGSE (Direction
générale de la sécurité extérieure), envoyé à Taïwan à la Direction des
relations économiques extérieures (DREE) au moment de la signature du
contrat, qu’on a retrouvé mort au milieu de la cour de son immeuble le
10 octobre 2000, après une chute de la fenêtre de son appartement. Son
père, le général René Imbot, ancien patron de la DGSE nommé par François
Mitterrand après l’affaire du Rainbow Warrior, a déclaré au juge
Van Ruymbeke être convaincu de l’assassinat de son fils : « Je savais qu’il
savait tout et qu’il tenait la DGSE informée […]. Il avait aussi des relations
avec l’armée taïwanaise. Il m’avait parlé du capitaine de la marine qui avait
été assassiné à Taïwan, courant 1993, qu’il connaissait. Il connaissait Wang
[Andrew Wang, agent à Taïwan de Thomson-CSF, qui a reçu 500 millions
de dollars de commissions] et le représentant de Thomson, M. Albessart. »
Au sujet des commissions, « il m’a seulement dit que des gens, à Taïwan et
en France, au plus haut niveau chez Thomson [à la direction du groupe],
avaient bâti des fortunes colossales à l’occasion de ces contrats […]. Le
mercredi, au lendemain de sa mort, mon fils avait rendez-vous avec un
journaliste qui devait le rencontrer au sujet de toutes ces affaires de Taïwan
[…]. Je peux vous dire que le rendez-vous avec le journaliste était
important. Mon fils y attachait de l’importance : il me l’avait dit. »
L’historien Alexandre Adler, un proche de Thierry Imbot, confie en 2002 au
journaliste Christophe Deloire que des sources internes aux milieux du
renseignement en Chine populaire lui ont parlé d’un assassinat « avec main-
d’œuvre chinoise et commandite française 1 ». Comme le journaliste Pierre
Péan l’a écrit dans son ouvrage La République des mallettes, publié il y a
tout juste dix ans : « Tout commence à Taïwan. »
Lors d’un procès qui s’est tenu en 2005 sur une tout autre affaire, qui
opposait alors le groupe Lagardère à Thomson, Alain Gomez n’a pas dit
autre chose au sujet des frégates : « Tout commence là », a assuré l’ancien
PDG de Thomson 2. Gomez est à l’origine un grand commis de l’État, un
haut fonctionnaire qui milite dans les années 1970 au Centre d’études, de
recherches et d’éducation socialiste (CERES) de Jean-Pierre Chevènement,
et qui deviendra un proche de Pierre Joxe, autre figure de la mitterrandie et
ministre de la Défense durant la négociation des frégates de Taïwan. À la
barre, l’ancien PDG explique qu’à l’époque Alfred Sirven, numéro deux
d’Elf, au cœur des réseaux de corruption du groupe pétrolier français, et
Christine Deviers-Joncour, alors maîtresse de Roland Dumas, viennent lui
proposer leur « aide », via une mystérieuse société, Frontier AG Bern, pour
décrocher le contrat des seize frégates : « Très rapidement, je me suis rendu
compte que cette société Frontier AG était proche de hauts personnages de
l’État… Très rapidement, j’ai reçu la visite du général chef de l’état-major
particulier du président de la République qui m’a informé que l’Élysée était
au courant et qui s’est étonné que Thomson n’honore pas ses engagements
[…]. Il me parvenait le message qui sera sans cesse et continument réitéré
jusqu’à mon départ de Thomson : il faut payer. Le langage, le style, tout
était tactique de mafia. J’ai eu affaire à une mafia. On m’a dit : “Tu veux
pas payer : on t’aura.” » Dans le cadre du dossier des frégates, la justice
française s’est intéressée à ce réseau Elf, sans pouvoir apporter les preuves
de son implication dans d’éventuels versements de rétrocommissions à des
responsables politiques français. Une chose est sûre : pour remporter ce
marché auprès des décideurs taïwanais, tout en ne s’attirant pas les foudres
de la Chine, Thomson-CSF va plutôt passer par deux autres réseaux.

Une jet-setteuse chinoise à la manœuvre


Au départ, c’est peu après la présidentielle de 1988 que l’entreprise
d’électronique et d’armement présidée par Alain Gomez évoque pour la
première fois dans les milieux gouvernementaux la possibilité de vendre
des frégates à Taïwan. Au Quai d’Orsay, le directeur de la zone Asie-
Pacifique, Claude Martin, écrit une note virulente contre un tel projet.
Surviennent alors les révoltes étudiantes chinoises qui se termineront dans
le sang sur la place Tian’anmen, à Pékin. Durant quelques mois, la Chine
est mise au ban des nations. Fin 1989, le gouvernement cède : une
autorisation de vente est délivrée par la Commission interministérielle pour
l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). À Pékin,
l’ambassadeur français est furieux et monte au créneau auprès de son
ministre Roland Dumas, qui en fait de même auprès du Premier ministre,
Michel Rocard. En 1990, l’équipe Gomez comprend qu’« il lui suffirait de
faire sauter le verrou chinois pour conclure l’affaire », témoigne un des
négociateurs de l’époque. Mais l’entreprise a peu de points d’appui en
Chine. C’est à ce moment-là que, du côté d’Elf, Alfred Sirven fait une offre
de service à Thomson. Mais les mois passent et, soudainement, Claude
Martin, qui est devenu ambassadeur à Pékin, répond cette fois que la France
peut vendre ses frégates sous certaines conditions.
Pour remporter la timbale, Thomson-CSF doit résoudre trois
problèmes : persuader la marine taïwanaise que son offre est la meilleure,
convaincre l’État français que l’enjeu vaut une brouille éventuelle avec la
Chine, et s’assurer que le Parti communiste chinois ne considérera pas
l’opération Bravo comme un casus belli. Le patron de Thomson-CSF ne
veut en aucun cas se brouiller avec la Chine. Il est bien conscient que ce
pays-continent peut très rapidement devenir un immense marché.
C’est là que les intermédiaires vont entrer dans le jeu. À Taïwan,
Thomson fait appel à Wang Chang Poo, alias Andrew Wang, un négociateur
spécialisé dans les marchés d’armement. Mais la personne qui aurait joué
un rôle clé vis-à-vis de la Chine est une certaine Lily Liu, selon plusieurs de
nos interlocuteurs. À l’origine, cette Chinoise d’une quarantaine d’années a
grandi à Taïwan, fille d’un officier de l’armée de l’air nationaliste et d’une
hôtesse de l’air, mais elle s’est ensuite installée à Hong Kong, où sa sœur
Liu Chuan est devenue top model. C’est dans la colonie britannique que
Lily Liu devient l’amie d’un diplomate français en poste au consulat, qui
jouera un rôle dans la libération de dissidents chinois en 1989. Et c’est par
cette connexion diplomatique qu’elle va rencontrer le PDG de Thomson :
« Lily, c’était une bombe ! C’est elle qui a fait que les Chinois ont accepté
le marché. Elle était devenue amie avec Gomez », se souvient un ancien de
chez Thomson. Call-girl de haut niveau pour certains, Lily est assurément
une agente multicarte, parlant six langues, partageant son temps entre
Hong Kong, Pékin, Londres et Paris.
En réalité, selon le journaliste Roger Faligot, le contre-espionnage
français considère cette Lily comme une « honorable correspondante » du
Guoanbu, protégée notamment par le fils de Deng Xiaoping, l’ancien
dirigeant chinois. Pour assurer sa mission en Chine pour Thomson-CSF,
Lily aurait reçu jusqu’à 80 millions de francs, selon le journaliste Karl
Laske. Une note de synthèse établie à l’intention d’Alain Gomez précise
qu’entre mars et octobre 1990 « une série d’actions » a été lancée par Lily
Liu pour « préparer les rencontres d’octobre 1990 avec les dirigeants
chinois, au niveau essentiellement du ministère de la Défense et des
commissions politiques correspondantes du comité central du PCC ». Dans
un courrier daté du 19 décembre 1991, Alain Gomez affirme lui-même que
le réseau de Lily Liu a « prouvé son efficacité ».
Dans son livre Opération Bravo, Christine Deviers-Joncour met les
pieds dans le plat, estimant que, « grâce à Lily Liu, le matériel militaire
vendu par Thomson n’a plus de secrets pour Pékin. La corruption
hexagonale non plus, puisque la Chinoise est informée sur le retour et sans
doute la répartition des rétrocommissions. Tout cela est évidemment de la
plus grande utilité pour récupérer Taïwan sans que Paris puisse dire grand-
chose. […] Elle détient sinon des explosifs qui pourraient faire sauter notre
République, du moins assez de détergent pour faire une grande lessive.
Jamais vraiment abordé, cet autre aspect barbouzard de l’affaire des
frégates mériterait une analyse en profondeur : a-t-on délibérément livré
tous les secrets des navires à la direction du Parti communiste chinois tout
en les vendant à leurs adversaires taïwanais ? […] De même, qu’est-ce qui
empêche les services chinois d’exercer des pressions sur les hommes
politiques français 3 ? ».

L’opération Bravo fait des petits


Durant près de trois ans, tout ce beau monde va en fait se retrouver
régulièrement à Mascate, la capitale portuaire du sultanat d’Oman, entourée
de montagnes et de déserts. Loin de l’Asie, de la Chine et des regards
indiscrets parisiens, plusieurs rencontres secrètes y sont organisées au tout
début des années 1990, comme je l’apprends aujourd’hui de différents
interlocuteurs. Et plusieurs responsables français vont y prendre l’habitude
de croiser des intermédiaires venus d’Asie. La compagnie Gulf Air propose
alors une ligne directe entre Hong Kong et Mascate, ce qui permet à Lily
Liu de rencontrer facilement Alain Gomez qui, lui, arrive en jet privé
depuis l’aéroport du Bourget, à Paris. À plusieurs reprises, le ministre Pierre
Joxe se rend à Mascate. À l’époque, Oman est encore la chasse gardée des
Britanniques, également des Grecs et des Chypriotes, mais le sultanat
entame depuis 1989 un rapprochement avec la France. Cette année-là, le
sultan rencontre François Mitterrand à Paris, qui lui offre un livre sur les
corsaires qui décrivent la côte d’Oman sous Louis XV. Et, trois ans plus
tard, le président français se rendra en Concorde au sultanat d’Oman, pour
une grande visite d’État. Reste qu’à l’époque seules quelques sociétés
hexagonales y sont installées, comme la Société générale, Thomson, UTA,
Elf et Paribas. Mascate est donc l’endroit idéal pour mener ces négociations
ultra secrètes avec la Chine.
En quelques mois, Lily Liu se retrouve au cœur de la République
française. L’intermédiaire parle en direct à Alain Gomez, mais aussi à Pierre
Joxe, et, fait plus méconnu encore, elle dispose également d’un accès direct
à François Mitterrand. Quant au réseau Elf, qui a fait couler tant d’encre, il
est « by-passé », selon un ancien protagoniste ayant participé aux
négociations. Très vite, Roland Dumas fait comprendre qu’il est opposé à
ce que la France vende des armements à Taïwan. Par cette posture, le
ministre des Affaires étrangères relaie la position traditionnelle du Quai
d’Orsay, toujours soucieux de ne pas s’attirer les foudres de la Chine. En
réalité, Dumas s’intéresse de près à l’évolution des négociations. Par
l’entremise de sa maîtresse et conseillère officieuse, Christine Deviers-
Joncour, il est au courant de tout. De son côté, Lily Liu fait comprendre à
Pékin que la Chine peut trouver intérêt à cette opération Bravo.
L’intermédiaire convainc donc les Chinois de ne pas s’opposer au contrat
sur les frégates. Ces derniers posent toutefois leurs conditions, et
notamment que les navires vendus par la France ne soient pas armés. Les
frégates ont donc été vendues initialement sans système de combat offensif.
En France, l’Élysée ne voit finalement rien à redire sur cette vente à
Taïwan. Et le Château ordonne à Édith Cresson, depuis quelques mois à
Matignon, de donner son accord à la future signature du contrat. Comme
l’État français ne peut apparaître en première ligne dans ce dossier, c’est
Thomson-CSF qui s’y colle, devenant maître d’œuvre de bateaux fabriqués
à Lorient par la DCN (la Direction des constructions navales, qui deviendra
Naval Group). Le maire de Lorient est alors le socialiste Jean-Yves
Le Drian, qui se mobilise pour que les autorités françaises acceptent ce
contrat avec Taïwan. Lui aussi est au courant de l’avancée des négociations.
Il préside la commission défense à l’Assemblée nationale et, à ses yeux,
s’intéresser au commerce international de l’armement est vital pour
l’emploi des Lorientais et, plus largement, des Bretons (DCN est présent
aussi à Brest). Cela fait donc longtemps que Jean-Yves Le Drian considère
de près les contrats d’armements à l’international…
Cette opération Bravo est tellement efficace que, six mois après la
signature pour les frégates, deux autres entreprises françaises, Dassault et
Matra, frappent un grand coup en réussissant à vendre à Taïwan soixante
Mirage 2000, et pour les équiper, de nombreux missiles Mica (fabriqués par
Matra), pour 30 milliards de francs. C’est le contrat Tango : « Jean-Paul
Gut, monsieur grands contrats chez Matra, s’est débrouillé pour que, sur les
30 milliards de ce contrat Tango, 10 milliards concernent les missiles, qui
étaient au nombre de cent ! Soit 10 millions le missile ! Et il les a vendus en
direct ! », s’exclame un ancien commercial dans l’armement. Un pactole.
Cette fois-ci, sur ces nouveaux contrats avec Taïwan, le ministre des
Affaires étrangères français ne fait entendre aucune opposition. Son silence
vaut accord tacite. Comme Pékin n’y voit rien à redire, Dumas, le « pro-
Chinois », se convertit à Taïwan pour quelques mois…
On est alors en 1992. Ce contrat géant de missiles donne la possibilité à
Matra, propriété de Jean-Luc Lagardère, de se développer très fortement, à
la grande satisfaction de Jacques Chirac, proche du groupe et de son
propriétaire. « À l’époque, cela a permis à Jean-Luc Lagardère de sauver
Hachette et La Cinq, alors en grande difficulté », remarque un ancien de
chez Thomson-CSF. Ce succès marque aussi le début de la guerre fratricide,
qui durera une dizaine d’années, entre le groupe Lagardère et Thomson-
CSF. En parallèle du contrat des missiles, Matra remporte opportunément
un contrat à Taipei, la capitale taïwanaise, celui du VAL, le métro
automatique de la firme française. En apparence, ce contrat de génie civil
est loin du domaine des armements, mais il est très courant que des contrats
d’armes s’accompagnent de programmes de BTP dans les pays acheteurs –
au point que la Sofresa, qui s’occupait des contrats d’armements entre la
France et l’Arabie saoudite, avait fondé une filiale BTP, la Sofinfra, dirigée
par Yves Caine, le père de l’actuel PDG de Thales, Patrice Caine.
Vingt-cinq ans plus tard, comme pour les frégates, la France n’en a
pourtant pas fini avec ce contrat Tango. Dans le cadre d’une procédure
arbitrale internationale, Airbus (dont Matra est aujourd’hui une filiale) s’est
vu infliger en 2018 (le groupe aéronautique était alors empêtré dans de
nombreux dossiers judiciaires comme on l’a vu au chapitre 9) une amende
de 104 millions d’euros pour régler le litige qui l’opposait à Taïwan.
Dassault Aviation, fabricant des Mirage, Thales, qui fournit les radars et les
systèmes de combat, et Safran, qui fournit les moteurs, ont quant à eux
écopé d’une amende combinée de 227 millions d’euros.

Jean-Marie Le Guen, de Taïwan à Pékin


Pour Taïwan, la signature de ces contrats militaires était alors bien plus
qu’une affaire d’armements. Il s’agissait d’élargir ses soutiens
internationaux face à la Chine. En septembre 1990, plusieurs élus
socialistes sont ainsi invités sur l’île. Le voyage est organisé par Jean-Marie
Le Guen, député du 13e arrondissement de Paris, où vit une partie de la
communauté chinoise parisienne. Il est alors très proche des frères Tang,
entrepreneurs exilés opposés à la Chine continentale. Parmi les participants
au voyage, on trouve les députés Julien Dray et Jean-Christophe
Cambadélis, ainsi que Patrick Sève, alors député-maire de L’Haÿ-les-Roses.
« On est reçus comme des rois, comme des présidents », se souvient l’un
d’entre eux. C’est la première fois que des parlementaires de gauche se
déplacent à Taïwan, considéré comme une création américaine.
Conformément à sa tradition diplomatique vis-à-vis de la Chine, la France
ne dispose que d’une représentation diplomatique sur l’île nationaliste.
À ces parlementaires et élus socialistes, les officiels taïwanais disent
avoir écouté avec un grand intérêt le discours de François Mitterrand sur le
massacre des étudiants chinois de la place Tian’anmen. Ce discours marque
effectivement une rupture : c’est la première fois que la France prend ses
distances avec la Chine continentale depuis le voyage du général de Gaulle
en 1966. Les Taïwanais sont conscients que, dans quelques années à peine,
Hong Kong passera de nouveau sous domination chinoise. Soutenus depuis
l’origine par les États-Unis, ils cherchent à diversifier leurs alliances et sont
intéressés par la position de la France à l’international, qui dispose d’un
siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Tenu au courant de ces
échanges, François Mitterrand les soutient discrètement. L’association
France-Taïwan va naître quelques mois plus tard, en septembre 1991, tout
juste après le contrat des frégates. À sa tête figurent Jean-Marie Le Guen,
Jacques Cresson, le mari d’Édith Cresson, alors haut cadre de PSA Peugeot
Citroën, et Olivier Spithakis, qu’on retrouvera dans l’affaire de la MNEF.
Très vite au moment du scandale des frégates, la presse s’interroge sur
l’implication de cette association. En réalité, elle n’en aurait eu aucune dans
la négociation des contrats. Les rétrocommissions sont passées ailleurs,
notamment via des comptes au Luxembourg, comme l’a déclaré en 2001
Joël Bucher, ancien directeur général adjoint de la Société générale à Taipei,
à Arnaud Montebourg, rapporteur de la mission d’information
parlementaire sur la délinquance financière et le blanchiment des capitaux.
Près de trente ans plus tard, alors que la pandémie de Covid-19 vient de
débarquer en France, l’un des participants au voyage à Taïwan organisé par
Jean-Marie Le Guen ne cache pas son amertume sur toute cette histoire :
« Les Chinois ont laissé les Français s’engager avec cette affaire de contrats
et ont ensuite soufflé sur les braises du scandale. Après ça, c’en était fini de
la relation avec Taïwan, assure ce responsable politique. Roland Dumas a
foutu des bâtons dans les roues au rapprochement diplomatique avec
Taïwan, tout en faisant affaire avec les Chinois qui ont ensuite manipulé
tout le monde. On s’est retrouvés dans la main des Chinois. »
À la suite de ce premier voyage, Jean-Marie Le Guen va retourner à
Taïwan plusieurs fois avec Olivier Spithakis. Là-bas, les deux socialistes
retrouvent Denis Forman, un ancien cadre de l’UNEF, le syndicat étudiant
proche du Parti socialiste, devenu avocat sur l’île. C’est à ce moment-là que
Jean-Marie Le Guen est invité par l’ambassadeur de Chine en France, qui
lui propose d’aller découvrir l’empire du Milieu. « Et là, il se prend d’une
véritable passion pour la Chine, et il fera partie des proches contacts des
Chinois en France avec Jean-Pierre Raffarin », nous confie l’un de ses
anciens camarades du PS. Le Guen joue désormais les gentils organisateurs
pour Dominique Strauss-Kahn ou Manuel Valls quand ils désirent se rendre
en Chine. Pour l’ancien député PS du 13e arrondissement, ancien cadre de
l’UNEF, fini Taïwan, place au Parti communiste chinois (PCC).
Lorsque Emmanuel Macron s’envole pour la première fois en Chine en
tant que président, en janvier 2018, Jean-Marie Le Guen fait partie du
voyage, comme Buon Tan, député LREM, l’un de ses proches qui a repris
sa circonscription depuis 2017. D’origine chinoise, la famille de Buon Tan
est arrivée en France dans les années 1970, ayant fui le Cambodge et les
Khmers rouges, et a fait fortune après avoir fondé une société d’import de
thé. L’homme d’affaires préside aujourd’hui le groupe d’amitié France-
Chine de l’Assemblée nationale.
Les liens entre les élites françaises et la nomenklatura chinoise sont
donc souvent faits de concours de circonstances. Contrairement aux États-
Unis, qui disposent de forts relais d’influence en France depuis la Seconde
Guerre mondiale, la Chine a dû s’arranger avec les moyens du bord. Ancien
conseiller industriel de Georges Pompidou et ancien haut cadre dans
plusieurs grands groupes français, Bernard Ésambert se souvient d’ailleurs
que ses premiers pas en Chine, comme ceux des autres Français, dans les
années 1980, sont « artisanaux » et font l’objet de réticences
institutionnelles et d’un large désintérêt du côté des Français dans les
sphères économiques : « Lorsque je travaillais pour la compagnie financière
de Rothschild, la secrétaire d’Edmond de Rothschild était une jeune femme
chinoise. J’en ai fait l’attachée Chine du groupe. C’était la petite-fille du
directeur de cabinet d’un ancien dirigeant chinois. Elle était respectée par
les communistes et avait de nombreuses informations. Grâce à elle,
Framatome a pu mener ses négociations. J’avais noué également des
contacts amicaux avec M. Wang, le maire de Shanghai. Je n’ai toutefois pas
réussi à intéresser les groupes de BTP français à cette ville, qui va pourtant
connaître un boom économique à partir des années 1990. Shanghai était une
porte importante en Chine, et j’avais mon rond de serviette à la mairie. Et
me voilà parti pour organiser une conférence des grandes écoles entre les
deux pays, mais je n’avais aucun titre officiel, et il fallait que le ministère
des Affaires étrangères donne son accord, ce qu’il n’a jamais fait. Je l’ai
raconté à Jacques Chirac, qui m’a dit : “Ils sont fous, je vais en voyage
officiel, tu viens avec moi.” À la table du dîner officiel, Chirac se tourne
vers moi, et il évoque mon idée, mais malgré ça, le Quai n’a pas cédé ! »

La Chine soigne ses amis français


Les autorités chinoises se souviennent encore aujourd’hui de ces
vexations du passé et récompensent plus que tout la fidélité. C’est le cas
pour Jean-Pierre Raffarin, qui a découvert la Chine dans les années 1970, au
moment de l’ouverture entamée par Deng Xiaoping, comme jeune étudiant
giscardien : il a donc conservé avec le temps des liens forts avec les plus
hautes autorités chinoises. Très logiquement, en 2018, Jean-Pierre Raffarin,
qui a soutenu Emmanuel Macron à la présidentielle, est nommé
représentant pour la France en Chine. Un an plus tard, l’ancien Premier
ministre se voit décoré de la médaille de l’amitié, la plus haute distinction
chinoise pour des personnalités étrangères, aux côtés notamment de
l’ancien président cubain Raúl Castro.
Cette proximité lui permet de faciliter certains contacts en France.
Ainsi, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, reçoit en début de
quinquennat plusieurs patrons chinois présentés par Jean-Pierre Raffarin.
Cet amour de l’ancien Premier ministre pour la Chine interroge de plus en
plus à Paris. Au point que le patron du Conseil national du renseignement
(CNR), Pierre de Bousquet de Florian, décide de mettre le holà à ces visites
intempestives à Bercy. L’ex-patron de la DST (Direction de la surveillance
du territoire) le fait vite comprendre à l’intéressé. En juillet 2018, via
Valeurs actuelles, on apprend que Jean-Pierre Raffarin a été entendu par la
DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) sur ses liens avec la
Chine.
« En privé, le président Macron dit pis que pendre des réseaux chinois
en France. Les Borloo, Raffarin et Bartolone notamment », nous assure un
ancien ministre. À l’occasion de plusieurs conseils de défense, Emmanuel
Macron n’a pas hésité à exprimer son hostilité à leur égard. Le président est
inquiet de voir la Chine commencer à contrôler les points d’entrée vers
l’Europe, notamment en rachetant des opérateurs portuaires. Dans son
viseur en particulier : l’Italie, coupable à ses yeux d’avoir pactisé sur le port
de Gênes. Lors d’un conseil de défense organisé juste avant la visite
européenne de Xi Jinping, en mars 2019, il s’énerve ainsi contre « tout cet
establishment français qui vient se faire gratter le ventre par les Chinois. Je
les connais, ils sont stipendiés par les Chinois ! ». Ces critiques
présidentielles n’empêchent pas Emmanuel Macron de décorer Claude
Bartolone de la Légion d’honneur quelques mois plus tard. À l’Assemblée
nationale, quand il présidait le perchoir, l’ancien responsable socialiste ne
cachait pourtant pas son intérêt pour la Chine : il avait décidé de célébrer
chaque année le Nouvel An chinois.
Mais, depuis 2013, avec le lancement en grande pompe des « nouvelles
routes de la soie », la Chine est partie à la conquête de l’Europe. Dans un
continent en crise, elle a lancé son offensive pour acquérir la gestion
partielle ou totale d’une douzaine de ports (Rotterdam, Marseille, Le Havre,
Valence, Zeebruges, etc.), soit plus de 10 % des capacités portuaires
européennes. Le grand port du Pirée, en Grèce, a été racheté par les Chinois
après la crise financière, et il est devenu une escale clé de ces routes de la
soie sur le Vieux Continent. Alors que le déficit commercial ne cesse de se
creuser entre l’Europe et la Chine (175 milliards d’euros en 2018), la
Commission européenne qualifie désormais cette dernière de « rival
systémique », et l’Union européenne (UE) durcit le ton à son égard. Bien
que toujours décrite comme un « partenaire de négociation avec lequel l’UE
doit parvenir à un équilibre d’intérêts », elle est désormais présentée comme
un « concurrent économique ». Mais, si la Commission s’oppose à ces
fameuses routes de la soie, plusieurs États membres ont déjà négocié
directement avec la Chine, notamment la Grèce, l’Italie, la République
tchèque et le Portugal. Après une phase de séduction, l’empire du Milieu
devient de plus en plus arrogant vis-à-vis de ses partenaires. « Nous traitons
nos amis avec du bon vin, mais pour nos ennemis nous avons des fusils », a
ainsi déclaré à la presse locale, le 2 décembre 2019, l’ambassadeur de
Chine en Suède.
Arrogants, mais plus que jamais nécessaires pour l’économie française.
Loin des premiers pas des entrepreneurs français dans les années 1980,
plusieurs groupes français assurent désormais une grande part de leur
chiffre d’affaires en Chine. C’est le cas, par exemple, du groupe de luxe
LVMH, dirigé par Bernard Arnault, un grand patron proche du président de
la République. Lorsque la pandémie de Covid-19 commence à déferler sur
l’Europe, au printemps 2020, Bernard Arnault traite directement avec les
autorités chinoises pour organiser l’importation en France de masques et de
matériels. Un an plus tôt, lors du dîner d’État donné à l’Élysée pour Xi
Jinping, en pleine tournée européenne, Bernard Arnault était à la table
d’honneur. Brigitte Macron a alors demandé au président chinois : « Vous
ne connaissez pas Delphine Arnault ? » Et la première dame a amené la
patronne de Vuitton, et épouse de Xavier Niel, à la table d’honneur. Tout le
monde s’est levé, y compris Xi Jinping.
Les dirigeants chinois sont très sensibles au protocole. Lors du voyage
d’Emmanuel Macron dans l’empire du Milieu, en janvier 2018, le président
français a pourtant fait attendre Xi Jinping durant deux heures, alors qu’il
devait visiter Xian, une cité millénaire. Lors de ce voyage, Jean-Yves
Le Drian, ministre des Affaires étrangères, dîne avec son homologue
chinois, qui lui fait la proposition suivante : « Tout ce qui nous intéresse, ce
sont les routes de la soie. En 2049, il y en aura une jusqu’à Lorient. » Le
ministre français répond alors : « C’est très bien vos routes de la soie, mais,
pour moi, sur une route, on circule dans les deux sens. » Il est loin le temps
où la France laissait l’un de ses fleurons industriels, Thomson-CSF, traiter
avec les autorités chinoises grâce à une certaine Lily Liu. Aujourd’hui, la
Chine est devenue une superpuissance, se trouvant même à la première
place de l’économie mondiale, devant les États-Unis. En tout juste trente
ans, les rôles se sont inversés avec la France, et ce dans tous les domaines.

1. Christophe Deloire, « Les morts mystérieuses », Le Point, 11 octobre 2002.


2. Le Parisien, 15 novembre 2005.
3. Christine Deviers-Joncour, Opération Bravo. Où sont passées les commissions de la
vente des frégates à Taïwan ?, Paris, Plon, 2000.
CHAPITRE 13

Huawei occupe la ligne

Ce dimanche 24 mars 2019, des drapeaux chinois flottent sur Monaco.


Xi Jinping, le président chinois, est attendu au palais princier. C’est la
première fois qu’un chef d’État chinois visite officiellement la principauté.
Le soir même, il met le cap sur Beaulieu-sur-Mer, près de Nice, pour dîner
avec le couple Macron, avant d’entamer, le lendemain matin, une visite
d’État dans l’Hexagone. Derrière les sourires officiels, l’escapade
monégasque de Xi Jinping irrite l’Élysée. D’autant plus que le dirigeant
chinois arrive tout juste d’Italie, où il vient d’officialiser de nombreux
contrats dans le cadre des fameuses « routes de la soie ». Au Château, la
visite à Monaco est perçue comme un soutien de la Chine à Huawei.
De fait, alors que de nombreux pays européens prennent des mesures
pour écarter l’industriel chinois, Monaco, de son côté, lui déroule le tapis
rouge. C’est le prince Albert lui-même qui a sollicité Huawei pour nouer un
accord sur la 5G dans la principauté. Celui-ci est signé le 7 septembre 2018,
à Pékin, en présence du prince et de Ren Zhengfei, le patron et fondateur de
Huawei, avec Monaco Telecom, détenu à 55 % par Xavier Niel, via sa
holding personnelle NJJ Capital. Trois semaines plus tard, l’opérateur
dévoile son nouveau réseau 5G en grande pompe lors du Monaco Yacht
Show. L’événement est une nouvelle fois fêté en présence d’Albert II. Pour
l’occasion, l’état-major de l’opérateur annonce que la principauté sera
totalement couverte en 5G en juillet 2019, une première en Europe. En deux
ans, Monaco est donc devenue la vitrine de Huawei et sa technologie sur le
Vieux Continent. Ce n’est pas un hasard si le groupe a décidé d’installer son
centre de R&D (recherche et développement) à Sophia Antipolis, la Silicon
Valley du sud de la France, près de Nice.
Monaco Telecom appartient donc à Xavier Niel, le fondateur de Free.
Et, quelques jours avant la visite de Xi Jinping dans la principauté,
Emmanuel Macron charge, lors d’un conseil de défense, le ministre Bruno
Le Maire de rencontrer le grand patron des télécoms pour lui demander de
se tenir à l’écart de la visite officielle : « Il fait appel à Huawei, il faut que
tu convoques Niel ! » La perspective de voir Xi Jinping visiter Monaco
Telecom et son réseau 5G Huawei en présence de Xavier Niel insupporte
l’Élysée. Quelques jours avant ladite convocation par Bruno Le Maire,
Xavier Niel ne manque pas d’exprimer son insatisfaction auprès de ses
proches quant au « traitement » qu’il subit de la part du gouvernement.
Finalement, le patron de Free renonce à son déplacement sur le Rocher. Et,
pour éviter les susceptibilités diplomatiques avec la France, aucune
escapade chez Monaco Telecom ne figure dans le programme officiel du
président chinois. Signe du malaise : Xavier Niel n’accompagne pas sa
compagne, Delphine Arnault, au dîner d’État organisé le 25 mars en
l’honneur de Xi Jinping à l’Élysée.
Si le dossier Huawei empoisonne les relations entre Niel et l’exécutif, il
en va de même avec les autres patrons des télécoms français. À l’automne
2018, à Bercy, les services de Bruno Le Maire sont à cran. Ils viennent
d’apprendre que Patrick Drahi, le propriétaire de SFR, mécontent des
services de Nokia, veut davantage recourir à Huawei. Les antennes du géant
chinois sont déjà déployées sur la moitié du réseau mobile de l’opérateur au
carré rouge. Non seulement Patrick Drahi veut aller « un peu au-delà »,
mais il envisage aussi de déployer ses équipements en Île-de-France.
Aux yeux du gouvernement, ces perspectives sont intolérables.
L’exécutif et les services de renseignement se méfient du géant chinois,
soupçonné, du fait de sa gouvernance opaque, d’être à la botte de Pékin.
Surtout, SFR en viendrait à violer de vieilles règles informelles définies il y
a près de dix ans entre l’État et les opérateurs. Celles-ci sont claires : les
opérateurs télécoms peuvent recourir aux services de Huawei, mais dans
une limite de 50 % de leur réseau. Surtout Huawei est banni des « cœurs de
réseau », des infrastructures sensibles où transitent toutes les
communications. Pas question en particulier de déployer des antennes du
groupe chinois à Paris, en Île-de-France et à proximité des lieux de pouvoir.
Le gouvernement, très agacé par l’initiative de SFR, veut mettre les points
sur les i. Lors d’une rencontre discrète, Bruno Le Maire monte en première
ligne pour sonder Patrick Drahi. Le message de l’exécutif est ferme : les
règles informelles restent d’actualité et demeurent identiques pour la 5G.
Si SFR et le gouvernement finissent par temporiser, l’épisode constitue
un électrochoc. Avec l’arrivée imminente de la 5G, le gouvernement doit
décider si Huawei garde sa place dans les réseaux français. Il faut tout
réexaminer, y compris les règles informelles. C’est aussi qu’à terme la 5G
ne vise pas qu’à connecter les particuliers : elle a été développée pour
permettre une numérisation massive des villes et des entreprises, rendant
cette technologie encore plus sensible. « L’usage principal de la 5G n’est en
réalité pas grand public. C’est d’abord une technologie “Machine to
Machine”, qui permettra l’établissement des voitures connectées, des villes
intelligentes et la numérisation de la santé », me détaille un expert, ancien
salarié d’Orange. Autrement dit, la 5G permettra l’interconnexion de
nombreux réseaux stratégiques pour le fonctionnement d’un pays ou d’une
ville (électricité, énergies, transports).

Un groupe dans le collimateur de Trump


Au moment de la prise de bec entre le gouvernement français et SFR, le
contexte international se tend à l’égard du groupe chinois. Le dossier
Huawei devient un enjeu géopolitique. L’administration Trump accuse
l’entreprise d’espionnage au profit de Pékin, et se lance dans un lobbying
effréné pour forcer les Européens à la boycotter à leur tour, poussant chaque
pays à choisir son camp. C’est qu’au départ ce géant des télécoms a été
fondé en 1987 par Ren Zhengfei, un ancien colonel de l’Armée populaire de
libération (APL). Trente-cinq ans plus tard, Huawei est présent dans tous
les métiers des télécoms. Le groupe compte 194 000 salariés dans 170 pays,
et consacre 10 % de ses bénéfices annuels à la R&D. Et ça paye : en 2019,
Huawei développe ses premiers microprocesseurs, à base de technologie
ARM, un groupe britannique leader dans les puces pour smartphones.
Jusque-là, Huawei était dépendant du géant américain Intel. Une petite
révolution vécue par Donald Trump comme une déclaration de guerre.
Les hostilités américaines sont ouvertes dès 2018, avec l’arrestation de
la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, par le Canada, sur
demande du DOJ (Department of Justice) ; elle est par ailleurs la fille du
fondateur du groupe. Utilisant les mêmes recettes qu’à l’encontre des
entreprises européennes, dont françaises, la justice américaine retient treize
chefs d’inculpation, notamment le non-respect de l’embargo américain sur
l’Iran. Wanzhou, la princesse de Huawei comme certains la surnomment,
sera finalement relâchée en septembre 2021, après un accord avec la justice
américaine et en échange de la libération d’un diplomate et d’un homme
d’affaires canadiens qui avaient été arrêtés en représailles par les autorités
chinoises pour « espionnage ».
C’est sur le front économique que les Américains attaquent le plus
durement le groupe chinois. Le 15 mai 2019, Donald Trump interdit aux
entreprises américaines d’acheter des équipements de télécommunication
auprès de Huawei. Un an après, il interdit aux firmes américaines de fournir
le géant chinois : du jour au lendemain, Huawei se voit privé de tous les
composants et services américains, dont Google. Commencée sous Donald
Trump, la guerre américaine contre Huawei s’intensifie durant les premiers
mois de la présidence démocrate de Joe Biden. Début juin 2021, le
président signe un décret interdisant tout investissement américain dans
cinquante-neuf entreprises chinoises soupçonnées d’avoir des liens avec
l’armée : Huawei se trouve sur cette « liste noire ». Les services secrets
américains soupçonnent l’entreprise de glisser des backdoors (portes
dérobées) dans ses différents matériels de réseaux, permettant à Pékin
d’accéder aux données y transitant. Bref, les Américains veulent empêcher
les Chinois de procéder exactement de la même manière que leur puissante
NSA. Leur animosité à l’égard de Huawei a d’ailleurs commencé après les
accusations d’Edward Snowden en 2013 contre la puissante agence
américaine de renseignement et contre l’équipementier américain de
réseaux Cisco, ce qui a fait perdre à ce dernier des parts de marché en
Chine.
Face à l’intransigeance américaine à l’égard de Huawei, le Royaume-
Uni doit se positionner. Durant plusieurs mois, le débat fait rage outre-
Manche. C’est que l’opérateur national, British Telecom (BT), travaille
avec Huawei depuis 2005. Cette année-là, Alcatel perd un gros contrat de
10 milliards de livres sterling au profit du géant chinois. À la clé, livraison
de routeurs, d’équipements de transmission et d’accès Internet, mise à
niveau du réseau. Pour le groupe français, c’est un coup dur. Dès 2010,
pourtant, BT remarque que les commutateurs installés par Huawei émettent
une quantité inhabituelle de « bavardages ». Le service de renseignement
électronique britannique, le GCHQ, crée alors le HCSEC (Huawei Cyber
Security Evaluation Centre), connu sous le nom de « The Cell », dont
l’objectif est d’étudier, aux frais de Huawei, chaque élément matériel ou
logiciel destiné au marché britannique, à la recherche de codes
potentiellement malveillants. Peu de temps après, un Britannique, John
Suffolk, devient « chef de la sécurité » pour Huawei dans le monde entier.
« C’est un arrangement unique où Huawei a permis aux Britanniques
d’accéder à leurs codes sources ! », s’exclame un acteur français. De fait,
cet accès au code source par un tiers interroge. Comment Huawei dans ces
conditions peut-elle garantir la sécurisation de ses services auprès d’autres
États, notamment en Afrique ? Par ailleurs, conservant des intérêts à
Hong Kong, le Royaume-Uni convoite alors les activités high tech de
Shenzhen, en Chine, où se situe Huawei. Cela explique pourquoi, encore en
février 2019, le chef de la cybersécurité britannique déclare avoir confiance
dans ses relations avec le géant chinois. Ciaran Martin, directeur du Centre
national de la cybersécurité (NCSC), rattaché au GCHQ, ne constate
« aucune activité hostile de la part de la Chine ».
En janvier 2020, Londres décide dans un premier temps d’ouvrir en
partie son réseau 5G à Huawei, au grand dam des États-Unis. Six mois plus
tard, changement de pied de la part de l’exécutif britannique. Les pressions
américaines auront été les plus fortes, et l’achat de nouveaux équipements
Huawei est interdit dès la fin de l’année 2020 ; les équipements existants
devront être retirés d’ici à 2027. Et le NCSC s’alarme désormais dans un
rapport de « vulnérabilités découvertes […] en mesure d’affecter le
fonctionnement d’un réseau britannique ».

Offensive et contre-offensive en France


En Europe, si la Grande-Bretagne finit par vouloir chasser Huawei,
l’Allemagne, dont la Chine constitue le premier marché pour ses voitures de
luxe, n’a toujours pas tranché. En France, dès la fin 2015, est créé un
comité de pilotage réunissant Matignon, cinq ministères, les services de
renseignement et l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes
d’information), pour constituer un « dispositif de veille et d’action contre
l’ingérence de Huawei ». « La loi chinoise impose aux entreprises chinoises
de répondre favorablement aux demandes du gouvernement sur les enjeux
de renseignement », me rappelle un ancien grand ponte du renseignement.
« En France, de multiples réunions ont été organisées en haut lieu durant
une dizaine d’années, mais n’ont débouché sur aucune décision. On me
répondait souvent : “Il faut bien vendre nos centrales nucléaires et nos
Airbus aux Chinois.” »
L’activisme américain contre Huawei finit pourtant par payer. L’idée
que les réseaux pourraient se trouver bloqués par une attaque chinoise fait
son chemin au sein de l’État. À la manœuvre, l’ANSSI et la DGSI
(Direction générale de la sécurité intérieure), avec Bercy, font partie des
services qui se mobilisent le plus fortement. À l’été 2019, le sujet revient à
l’Assemblée nationale sous la forme d’une proposition de loi portée par de
nombreux députés de la majorité, « visant à préserver les intérêts de la
défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de
l’exploitation des réseaux radioélectriques mobiles ». Concrètement, SFR et
Bouygues Telecom sont autorisés à conserver Huawei pour quelques
années, dans certains territoires. En revanche, Orange et Free, qui n’ont
jusqu’à présent jamais utilisé d’antennes chinoises en France, sont priés de
ne pas y recourir pour la 5G. Pour Xavier Niel, ces dispositions sont une
« rupture d’égalité » entre opérateurs. « Le gouvernement ne nous dit pas
clairement aujourd’hui s’il souhaite que Huawei soit interdit en France »,
fustige alors Didier Casas, président de la Fédération française des
télécoms, le lobby du secteur, et DG adjoint de Bouygues Telecom.
Et pour cause : Emmanuel Macron reste « très ambigu » sur le dossier
Huawei, comme plus généralement vis-à-vis de la Chine. Le président doit
composer avec d’autres facteurs, tant politiques, économiques que
diplomatiques, comme le souligne pour moi un membre influent de LREM :
« La meilleure preuve est que Xavier Niel continue son offensive sur le
dossier Huawei, il n’a pas abandonné. Il ne faut pas oublier que son beau-
père, Bernard Arnault, réalise une bonne partie du chiffre d’affaires de
LVMH avec la Chine. Or, se fâcher avec les Chinois, c’est fermer la porte à
Arnault. À un an de la présidentielle, ce n’est pas la meilleure idée… Par
ailleurs, la France est également impliquée avec la Chine sur le dossier du
nucléaire… »
Pour faire valoir ses intérêts en France, Huawei ne lésine pas sur les
efforts de lobbying. Le groupe est l’un des principaux financeurs du fonds
de dotation de l’Institut Henri-Poincaré, présidé par le mathématicien
Cédric Villani, et l’un des gros sponsors de la France China Foundation,
une organisation qui vise à resserrer les liens entre les élites de Paris et
Pékin. Huawei mise également sur l’aura de personnalités économiques,
politiques et scientifiques pour s’imposer dans le paysage français et
favoriser ses relations avec les autorités. Sa plus belle prise est sans doute
Jean-Louis Borloo. L’ancien ministre de l’Économie de Nicolas Sarkozy a
siégé pendant quatre ans, jusqu’en 2020, au conseil d’administration de
Huawei France. Un ancien secrétaire d’État, le socialiste Jean-Marie
Le Guen, l’a remplacé. La même année, c’est l’ex-président de la
prestigieuse École polytechnique, Jacques Biot, qui assure la présidence du
board. Toutes ces personnalités, rompues à la communication et aux
médias, n’ont qu’un objectif : intégrer Huawei dans le pays. Le groupe
chinois, qui compte près de mille employés en France, veut s’y ancrer
durablement. Outre ses laboratoires de recherche, il est en train de bâtir
dans l’Hexagone sa première usine hors de Chine. Située à Brumath, à une
dizaine de kilomètres de Strasbourg, elle fabriquera des équipements 5G et
emploiera dans un premier temps trois cents personnes. Histoire de montrer
à l’Élysée et au gouvernement français que le géant chinois n’a pas dit son
dernier mot sur la 5G en France.
« Huawei, ils auront du mal à l’interdire complètement », constate un
expert du secteur. Pour de nombreux observateurs, Huawei a déjà gagné la
bataille de la 5G. Le groupe chinois pèse quatre fois plus lourd que les
Européens Ericsson et Nokia, et dispose de huit fois plus de chercheurs.
Huawei est présent dans toute l’Afrique, au Moyen-Orient, en Inde, dans
une partie de l’Asie et maintenant en Amérique du Sud. À l’inverse, le
géant suédois Ericsson craint des représailles en Chine, l’un de ses plus gros
marchés, après l’interdiction en Suède de Huawei et de ZTE, un autre
concurrent chinois, de participer au déploiement des réseaux 5G. « J’espère
qu’il n’y aura pas d’impact. J’espère que nous pourrons continuer notre
activité en Chine », déclare, début 2021, le directeur général d’Ericsson,
Börje Ekholm.
Sur la 5G, comme sur bien d’autres dossiers, les Chinois parient en
réalité sur le long terme et font le constat que les Européens, et en
particulier la France, ont perdu la maîtrise technique de leurs réseaux.
« Depuis la dilution d’Alcatel [l’équipementier français a été vendu à Nokia
en 2015], on n’a pas les moyens de faire totalement sans Huawei. Il faut se
rappeler qu’Alcatel, dans les années 1990, avait 56 % du marché mondial
des réseaux. On avait un leader mondial, on se retrouve avec un nain. C’est
d’ailleurs en 2007, lors du lancement de la 3G en France, que Huawei
commence à s’y implanter… Et on s’en étonne aujourd’hui ? », s’agace un
ancien ingénieur.
De fait, l’avenir des télécoms et du numérique en France se joue dès le
milieu des années 1990. « Notre intelligentsia a sabordé Alcatel », se
désespère un ancien de Centrale. Le groupe, qui s’appelle alors Alcatel-
Alsthom, est le numéro un mondial des télécoms (devant Lucent, Nortel et
Ericsson). C’est à cette époque que Serge Tchuruk engage la scission entre
Alstom et Alcatel, dont il deviendra le PDG, et prophétise ensuite
« l’entreprise sans usines », le modèle fabless, qui se révélera funeste pour
la filière des télécoms en France, comme pour le reste de l’industrie
hexagonale. C’est pourtant la tendance de l’époque. Pour Tchuruk, il s’agit
désormais de vendre des « services », il n’est plus nécessaire de fabriquer
en France le hardware, qui peut être délocalisé en Asie ; peu importe si cela
provoque des fuites de technologies et des pertes d’emploi… Deux autres
dirigeants qui vont marquer de leur empreinte le secteur français des
télécoms, Didier Lombard et Thierry Breton, approuvent cette stratégie. Le
premier est alors le puissant directeur de la stratégie industrielle de Bercy (il
y restera quinze ans). Ancien du CNET (Centre national d’études des
télécommunications), ce polytechnicien fait la carrière du second, qui a
commencé à l’origine au Futuroscope auprès de son fondateur, René
Monory : « Sous le gouvernement Balladur, Thierry Breton devient DG de
Bull. Il doit en fait son job à Didier Lombard. Breton va “redresser” Bull
grâce à de l’argent public, puis il se rapproche de Chirac qui le nomme chez
Thomson Multimédia », me rappelle un patron du secteur, un brin amer.
À Thomson, Breton tente de fusionner avec Alcatel, mais Tchuruk l’en
empêche. Les deux patrons font finalement alliance contre Michel Bon,
PDG de France Télécom, alors que l’opérateur national est confronté au
développement de la téléphonie mobile. En 2002, Thierry Breton finit par
ravir la place de Michel Bon, et la cède ensuite à son ami Didier Lombard,
quand il est nommé ministre des Finances et de l’Économie du
gouvernement Raffarin en 2005. À Bercy, Thierry Breton approuve un an
plus tard la fusion entre Alcatel et l’Américain Lucent, voulue par Serge
Tchuruk. « Ces trois-là font cause commune », s’irrite un spécialiste du
secteur.
Décidément, dans le capitalisme d’État à la française, l’entre-soi prime.
Quand Thierry Breton devient en 2009 patron d’Atos, une entreprise de
services du numérique, il fait travailler la banque d’affaires Rothschild sur
plusieurs dossiers. C’est le jeune Macron qui en a alors la charge. Thierry
Breton est aussi un proche de Bernard Arnault et de sa famille. Il est même
devenu le légataire universel du grand patron. Cela tombe bien car c’est le
ministre Breton qui a inspiré le « pacte Dutreil », permettant aux
propriétaires d’une entreprise familiale de bénéficier, dans le cadre d’une
succession, d’une exonération des droits de mutation, jusqu’à 75 % de la
valeur de leurs actions.
Les erreurs fatales d’Alcatel
Loin de ces considérations de pouvoir franco-françaises, Alcatel est
également dans le viseur d’intérêts étrangers. Dès son lancement en Bourse
en 1998, le groupe se retrouve dans la tourmente. Une polémique s’engage
sur des manipulations supposées du cours des actions. Des actionnaires
montent au créneau publiquement, s’estimant floués. La presse relaie. Le
cours de Bourse d’Alcatel s’effondre. Le 17 septembre 1998, Alcatel perd
37,8 % de sa valeur. Pour beaucoup, il ne fait pas de doute que le groupe est
alors l’objet d’une campagne de dénigrement dans le cadre d’une
déstabilisation américaine. Ceux qui en sont persuadés pointent l’une des
banques à la manœuvre, qui est aussi cliente du groupe américain Lucent,
principal concurrent d’Alcatel à l’époque.
« Sur le dossier Alcatel, nos dirigeants et ceux de la boîte sont les
principaux responsables », temporise aujourd’hui un grand ponte du
renseignement. Justement, entre 1998 et 2006, Serge Tchuruk met en place
sa stratégie fabless. En quelques années, le groupe passe de 100 000 salariés
à moins de 58 000. Plusieurs cessions sont réalisées. Alcatel, qui détient
près d’une centaine d’usines, dont une vingtaine en France, souhaite ne plus
en posséder qu’une douzaine. Devenu un pure player des télécoms, il subit
de plein fouet l’explosion de la bulle Internet. Tchuruk finit par fusionner
Alcatel à Lucent en 2006. Les négociations entre les deux groupes avaient
en réalité débuté dès 2001, mais, à l’époque, les Américains avaient refusé
qu’Alcatel prenne le contrôle du futur ensemble.
En 2010, les États-Unis mènent la danse. Le groupe doit s’acquitter
d’une amende de 137 millions de dollars auprès de la justice américaine, et
un monitoring est mis en place. En France, courant 2014, le groupe fait
appel à l’avocat Laurent Cohen-Tanugi, diplômé de Harvard et membre des
barreaux de Paris et New York, pour assurer la fonction de moniteur, avec
l’aide du cabinet d’audit anglo-néerlandais KPMG. Le premier rapport
qu’Alcatel-Lucent s’apprête alors à envoyer aux autorités judiciaires est
truffé d’informations stratégiques sur l’ensemble des filiales mondiales du
groupe. Du côté de l’État français, la DGSI n’est pas mise dans la boucle,
mais Bercy et la délégation interministérielle à l’intelligence économique
commencent à exprimer leur mécontentement, et demandent que soit écrit
un rapport plus édulcoré, au nom de la « loi de blocage » qui, comme on l’a
vu dans le cas d’Airbus (chapitre 9), est rarement ou mal appliquée.
Il y a dix ans, Alcatel-Lucent était encore le troisième fournisseur
mondial en réseaux de télécommunications, derrière Ericsson et Huawei,
mais devant Nokia. Alors que le groupe souffre de la concurrence de
Huawei sur les marchés émergents et occidentaux, un Français est nommé
en 2013 à la direction générale, Michel Combes, qui met en place son
« plan shift » prévoyant le recentrage des activités vers les cœurs de
réseaux, l’optique, le cloud computing et le très haut débit. En deux ans, le
groupe vend plusieurs activités à des groupes américains, mais aussi
chinois. « Comme si Combes avait eu pour mission de couper la boîte entre
les États-Unis et la Chine », raille un acteur français du numérique.
En 2014, Alcatel-Lucent annonce ainsi la cession de sa division
entreprises à China Huaxin. Cette société a été créée en 1993 par l’État
chinois, et son capital est historiquement contrôlé par la SASAC (State-
owned Assets Supervision and Administration Commission), une agence
qui gère les participations de l’État dans les entreprises. Ce capital a ensuite
été transféré, en 2011, à la China Reform Holdings Corporation, qui
détenait déjà la participation de l’État chinois dans… Alcatel Shanghai Bell,
la gigantesque coentreprise chinoise d’Alcatel-Lucent, mise sur pied très
discrètement en 2001 par Serge Tchuruk.
Alcatel sans usines est en fait un Alcatel chinois ! Shanghai Bell fournit
différents systèmes de communication, notamment des cœurs de réseau,
pour les infrastructures fixes et mobiles, et la coentreprise a entièrement
accès au portefeuille technologique d’Alcatel. Forts de l’expérience des
Français, les « partenaires » chinois développent peu à peu leurs propres
technologies. Alcatel Shanghai Bell est tellement chinois qu’il bénéficie des
crédits à l’export des banques d’État. Voilà où mène, pour l’industrie
française, la stratégie du fabless… Elle a fait d’un champion industriel
hexagonal une multinationale sans attaches, un groupe en apparence franco-
américain, mais dont la principale base industrielle est chinoise. En 2014,
Alcatel-Lucent n’emploie d’ailleurs plus que 68 000 salariés à travers le
monde, alors qu’en 2006 les deux groupes faisaient travailler séparément
plus de 230 000 personnes, et la plupart des équipements qu’il
commercialise encore sont en réalité fabriqués en Chine par Alcatel
Shanghai Bell. En quelques années, du fait de transferts de technologie avec
la Chine et d’un sous-investissement industriel, les équipementiers
européens ont donc tout perdu. L’Europe et la France sont devenues les
vassaux soit des États-Unis, soit de la Chine !
En 2015, comme s’il n’y avait déjà plus rien à sauver, Emmanuel
Macron, alors ministre de l’Économie de François Hollande, arbitre en
faveur du rachat d’Alcatel-Lucent par le groupe finlandais Nokia, devenu
numéro trois du marché mondial des télécommunications derrière Huawei
et Ericsson, alors qu’Arnaud Montebourg, son prédécesseur au ministère de
l’Économie, y était opposé. Pour convaincre de la pertinence d’une telle
opération, Emmanuel Macron multiplie les promesses : ce
« rapprochement » entre Alcatel-Lucent et Nokia permettra de créer « un
champion européen et de concurrencer le groupe chinois ». Surtout, « il n’y
aura aucune destruction d’emplois en France » ; « le nombre d’emplois sera
le même, et même davantage », ajoute-t-il. Las, depuis que Nokia a avalé ce
fleuron français, le géant finlandais, qui a pris un retard technologique sur
son rival suédois Ericsson, et surtout sur Huawei, multiplie les
restructurations dans l’Hexagone. Quatre plans de suppressions de postes
ont vu le jour ces quatre dernières années.
La mise à mort de la filière bretonne
Ainsi, en 2020, contrairement aux engagements pris par Nokia auprès
des pouvoirs publics, le groupe annonce dans le plus grand silence la
suppression d’un tiers de ses effectifs en France. Le communiqué laconique
de l’entreprise explique qu’il s’agit d’un « projet de rationalisation de ses
activités », avec la fermeture des fonctions centrales des sites de Nozay
(Essonne) et du site historique de Lannion (Côtes-d’Armor), et le
dégraissage de 1 233 postes dans la R&D… sur un total d’un peu plus de
5 000 salariés. Dans ce communiqué, le cynisme s’étale en toutes lettres :
« Nokia continuera à être un employeur important en France avec un
ancrage solide au niveau R&D. » Toutes les promesses d’avenir qui avaient
été faites par Nokia sur le développement de la 5G ou la cybersécurité ont
disparu ! Parmi les engagements initiaux, une augmentation de 25 % des
effectifs de R&D, à 2 500 salariés, n’aura été qu’une chimère… Si les
gouvernements successifs ont organisé pas moins de vingt « réunions de
suivi » avec le groupe finlandais, ils n’ont pris aucune décision (ni même
sanction). En octobre 2017, le ministre de l’Économie et des Finances,
Bruno Le Maire, fait dans la méthode Coué, déclarant que Nokia « ne
reviendra pas sur la parole donnée ».
Pour Bercy, comme pour l’Élysée, il est urgent d’attendre. Or, dans la
plus totale indifférence médiatique et la passivité des pouvoirs publics et
des responsables politiques, le cœur historique d’Alcatel est en train de
mourir sous nos yeux. Selon les syndicats, Nokia prévoit, à terme, de se
désengager de France. Il est vrai que son programme d’économies ne
touche ni les États-Unis ni la Chine. Ces dernières années, si son concurrent
Ericsson a bénéficié dans l’Hexagone des déboires de Huawei face aux
récriminations des pouvoirs publics, Nokia a peiné à en faire autant. Ses
choix technologiques – notamment le retour à des puces électroniques
programmables plus flexibles mais plus coûteuses – ont réduit ses marges et
nui à sa compétitivité. Résultat, le groupe finlandais regarde de plus en plus
vers les États-Unis dans l’espoir d’un sauvetage. Outre-Atlantique, de
nombreux fonds d’investissement s’intéressent à cet équipementier télécom
« européen ».
Cette perspective de voir Nokia sous la coupe des Américains a plongé
l’exécutif dans un profond embarras sur un autre dossier. Car, en rachetant
l’équipementier télécom, le groupe finlandais a aussi mis la main sur
Alcatel Submarine Networks (ASN), le champion français des câbles sous-
marins. Une activité hautement stratégique. Ces dernières années, l’État, qui
dispose d’un droit de regard sur une vente d’ASN, a élaboré différents
montages pour conserver l’entreprise sous pavillon français. Ces tentatives
ont toutes échoué. Pour ne rien arranger, Nokia, qui souhaitait initialement
vendre ASN, ne veut plus lâcher cet actif, du fait de l’appétit des géants du
net américains – Google, Amazon, Facebook en tête – pour les câbles sous-
marins, essentiels pour relier les centres de données entre les continents.
On se demande bien pourquoi Emmanuel Macron, alors ministre de
l’Économie, a autorisé en 2015 le rachat d’Alcatel-Lucent par Nokia au
nom de la « souveraineté européenne »… « Dans un contexte de
concurrence accrue, accentuée par la fragilité des opérateurs et l’agressivité
croissante du Chinois Huawei, l’acquisition d’Alcatel-Lucent permettrait à
Nokia de renforcer sa position sur le marché américain et de mettre la main
sur le portefeuille de 29 000 brevets », alertait, dès 2014, la délégation
interministérielle à l’intelligence économique dans une note confidentielle
transmise à l’Élysée et Matignon. « Le cas d’Alcatel est probablement celui
qui pose les questions les plus sensibles concernant le potentiel scientifique
et technologique de la Nation », conclut cette note, non sans gravité.
Cet épilogue mortifère met fin à une grande histoire technique et
scientifique. C’est sous le général de Gaulle, en 1963, que sort de terre à
Lannion le Centre national d’études des télécommunications. L’année
précédente, dans la commune voisine de Pleumeur-Bodou, a ouvert le
mythique centre de télécommunication par satellite, avec le radôme B1,
construit à l’origine pour les premières expérimentations de
télécommunications via l’espace. Des milliers d’ingénieurs venus de toute
la France débarquent dans ce coin de Bretagne. Cet écosystème de
recherche débouche très vite sur des milliers de brevets : c’est ici que furent
inventés les premiers commutateurs téléphoniques numériques, permettant
bientôt les réseaux digitaux, mais aussi la fibre optique, les premiers
téléphones mobiles, les télécommunications satellite ou encore les écrans
plasma ou à cristaux liquides. Ces milliers de brevets seront ensuite
appropriés par Lucent et des entreprises chinoises. Ce scandale industriel
est d’abord le résultat de l’inconséquence et de l’incompétence d’un haut
management français issu d’une technostructure pantouflarde, qui
s’improvise dirigeante d’entreprise sans aucune vision technologique ni
stratégique.
Justement, à Bercy, le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Alexis
Kohler, ne semble pas inspiré par l’idée de souveraineté économique : « Je
me souviens qu’il m’avait dit un jour : “c’est bien, c’est intéressant, mais il
ne faut pas oublier que nous sommes dans la globalisation” », me confie un
interlocuteur. Aujourd’hui, le président en appelle à une « souveraineté
européenne » qui reposerait sur Nokia et Ericsson pour le déploiement de la
5G en France. Ces deux groupes n’ont pourtant plus aucune usine en
France, et développent des supply chains (chaînes d’approvisionnement) en
Chine et aux États-Unis. Et, pour autant, l’État français ne réclame aucune
réparation à Nokia, malgré le non-respect de ses engagements, et il
n’envisage pas d’alternatives pour sauver ce qui reste de la filière télécoms
hexagonale. En attendant, le groupe finlandais essaie de sauvegarder les
apparences en créant en Bretagne un « centre de cybersécurité », avec, à la
clé, une centaine d’embauches promise. Il reçoit à ce titre 10,5 millions
d’euros de l’État au titre du plan de relance. En septembre 2021, seules
quinze embauches sont effectives sur le site. Ce projet est aujourd’hui
contesté par la filiale américaine de Nokia. Et si le groupe a embauché deux
cents personnes en France entre 2017 et 2019, les postes en question
concernent des fonctions de « support » pour son déploiement 5G à partir
d’équipements importés de ses laboratoires et usines chinois.
À Bercy, la ministre déléguée chargée de l’industrie ne souhaite pas
communiquer sur des entreprises précises « au nom du secret des affaires »
comme me l’explique l’un de ses conseillers. Quand la ministre me reçoit,
elle reconnait que « la thématique des fabless a créé des
incompréhensions » et souligne que « la France a beaucoup plus délocalisé
que d’autres pays ». Après cinq ans de « macronisme », la ministre tire un
premier bilan : « En 2017, quand Emmanuel Macron arrive, un million
d’emplois industriels net ont été supprimés entre 2000 et 2016. Par notre
action, notamment vis-à-vis des investisseurs étrangers, on a recréé de
l’emploi industriel avec 37 000 emplois industriels net crées. » Ce
renversement de tendance apparait bien léger.

Défaite européenne dans la guerre


des puces
L’Occident est pris au piège de l’illusion de son avance éternelle sur la
Chine. L’idée à la mode dans les années 1990 était d’abandonner les
industries lourdes pour concentrer les efforts sur les secteurs à haute valeur
ajoutée et dans la conception des produits. Cette doxa a pris le nom
d’« économie de la connaissance ». C’était l’idée également que les
industries s’effaceraient à terme derrière une économie dominée par les
services. Comme Alcatel, la plupart des grandes entreprises européennes se
sont séparées de leurs usines pour avoir recours à la sous-traitance en Asie,
et en Chine en particulier. « La France a renoncé à toute souveraineté dans
le domaine des composants électroniques et des télécoms », déplore un
historique du secteur.
Entre les États-Unis et la Chine, la guerre est désormais totale dans la
maîtrise industrielle du hardware informatique et des télécoms. Durant des
années, les entreprises américaines de la Silicon Valley ont délocalisé leurs
activités industrielles en Chine et en Asie. En trente ans à peine, la zone
économique spéciale de Shenzhen, collée à Hong Kong, a connu un
développement considérable, devenant même la capitale mondiale du
smartphone, et rassemblant désormais 13 millions d’habitants. Huawei y a
implanté son siège social. Mais, surtout, le géant taïwanais Foxconn dispose
là-bas de nombreuses usines (comme à Wuhan ou Chengdu), qui
fournissent de multiples composants électroniques pour les produits de la
plupart des entreprises mondiales de la tech : Apple, Motorola, Amazon,
Cisco, Dell, Intel, Microsoft, Sony, Nintendo, Samsung, Nokia, mais aussi
Huawei. Ces usines, régulièrement pointées du doigt par les ONG pour
leurs conditions de travail inhumaines, assemblent aussi les smartphones
d’Apple.
Taïwan se trouve au cœur de cette guerre. « L’endroit le plus dangereux
du monde », titre le magazine britannique The Economist en mai 2021. Les
fonderies de l’île produisent en effet la majeure partie des semi-conducteurs
de dernière génération, composants indispensables à l’économie numérique
mondiale. Pour autant, les États-Unis ont amorcé un virage sans précédent,
suscitant des programmes de relocalisation industrielle dans ce secteur si
stratégique des puces électroniques, les fameux semi-conducteurs, mais
également des microprocesseurs, le cerveau de tout appareil informatique,
bien plus complexes à concevoir et à fabriquer. Ces derniers mois, le géant
sud-coréen Samsung a annoncé vouloir investir des milliards de dollars
dans la construction d’usines aux États-Unis, tout comme le joyau industriel
de Taïwan, le fondeur TSMC, qui prévoit d’investir 12 milliards de dollars
pour y installer une usine de puces, à la suite des pressions du président
Donald Trump. Reste que les usines de semi-conducteurs sont
principalement situées à Taïwan, en Corée du Sud et en Chine. C’est dans
ce contexte que l’un des rares fondeurs européens performants, le
Britannique ARM, leader des puces pour smartphones (mais aussi
négociant stratégique en droits de propriété intellectuelle dans le secteur des
puces), fait l’objet d’une offre de rachat au Japonais Softbank par le géant
américain Nvidia, pour 40 milliards de dollars !
À la suite de la crise mondiale consécutive à la pandémie de Covid-19,
de nombreux secteurs industriels affrontent une pénurie de composants
électroniques et de semi-conducteurs, notamment le secteur automobile. Un
véhicule dernière génération contient entre 1 400 et 3 500 semi-
conducteurs, et l’électronique représente plus de 40 % de son coût. Dans ce
contexte, l’Europe se retrouve en délicate posture : « Il ne me semble pas
normal qu’un bloc de la taille de l’Union européenne ne soit pas en mesure
de produire ses propres semi-conducteurs », remarque en mai 2021 la
chancelière allemande Angela Merkel. Et d’ajouter : « Au pays de
l’automobile, c’est un comble de ne pas pouvoir produire soi-même le
composant principal. » Les chiffres parlent d’eux-mêmes : alors qu’en 1990
les États-Unis et l’Europe produisaient 80 % des semi-conducteurs
mondiaux, à parts égales, l’UE n’en produit plus en 2020 que 9 % et les
Américains à peine 10 %. Tout le reste est désormais fabriqué en Asie.
Produire une puce électronique n’est pas une mince affaire. Les
capacités de miniaturisation, passant notamment par la finesse de la
gravure, sont le nerf de la guerre. Jusqu’à récemment, la fameuse « loi de
Moore », en hommage à Gordon Moore, cofondateur d’Intel, qui postulait
le doublement de la puissance des puces tous les dix-huit mois, guidait le
marché des semi-conducteurs et des microprocesseurs. Résultat, les
producteurs doivent investir dans des équipements toujours plus onéreux.
Auparavant, les Intel, IBM, Texas Instrument assuraient l’ensemble de la
chaîne de fabrication de leurs puces, de la conception à la production en
passant par la commercialisation. C’est à la fin des années 1980 que ces
géants américains ont commencé à délocaliser leur production en Asie.
Aujourd’hui, TSMC dispose d’une avance technologique considérable. Le
groupe est désormais capable de graver des puces au niveau des
5 nanomètres, le monde de l’infiniment petit.
Le géant chinois du secteur, SMIC, situé à Shanghai, se limite pour
l’instant à des gravures de 14 nanomètres. Pour ralentir cette course, les
Américains tentent d’empêcher les Chinois de disposer des machines de
gravure les plus évoluées. Si la Chine est encore en retard sur le marché des
puces de pointe, sa stratégie est aussi fondée sur la maîtrise de la chaîne
d’approvisionnement dans le secteur des hautes technologies, de plus en
plus gourmandes en métaux rares : « La Chine n’a pas trusté une, mais deux
étapes de la chaîne industrielle », s’alarme le journaliste Guillaume Pitron,
qui a enquêté sur le marché mondial des métaux rares. Le pays cherche
ainsi des matériaux de substitution au silicium, comme le nitrure de
gallium.
La Chine a aussi fortement investi dans la R&D – depuis 2015, elle est
le pays au monde qui a déposé le plus de brevets –, un effort permis par des
capacités d’investissement considérables. Depuis sept ans, la Chine a ainsi
investi plus de 180 milliards de dollars dans le secteur des semi-
conducteurs, pour rattraper son retard. Le président Xi Jinping a annoncé en
2020 vouloir investir dans les six prochaines années 1 400 milliards de
dollars dans les technologies stratégiques. De son côté, la Corée du Sud
prévoit d’investir jusqu’à 450 milliards de dollars dans les semi-
conducteurs durant les dix prochaines années. Des montants astronomiques
qui font passer les plans de relance économique des pays européens pour
des pis-aller.

La bataille de Grenoble
En Europe justement, la Commission européenne, pétrie d’idéologie
néolibérale et obsédée durant de longues années par le respect de la
« concurrence libre et non faussée », commence tout juste à se réveiller face
à l’immensité de ces sujets industriels sur un plan stratégique. Au printemps
2021, Thierry Breton, désormais commissaire chargé de la politique
numérique, explique soudainement que l’Union européenne devrait changer
sa politique en la matière, « trop naïve et trop ouverte », et rattraper son
retard en visant au moins 20 % de la production mondiale de semi-
conducteurs d’ici à 2030.
Les fabricants européens de semi-conducteurs, même s’ils ont parfois
conservé leurs chaînes de production sur le continent, se sont spécialisés sur
des secteurs très particuliers, comme celui de l’automobile, se concentrant
sur des circuits intégrés bien moins évolués que les microprocesseurs les
plus innovants, qui nécessitent des investissements colossaux.
Parmi ces fabricants, on trouve STMicroelectronics, un groupe franco-
italien de 46 000 salariés, dont 10 200 en France, qui grave pour l’instant
des puces entre 22 et 28 nanomètres, et vise les 18. Après avoir été fragilisé
il y a quelques années à la suite de l’alliance avec Ericsson, au moment où
le Suédois était lui-même en difficulté sur le marché des téléphones, ST
retrouve des couleurs en produisant plusieurs composants des iPhones
dernière génération d’Apple. En France, sa plus grosse usine se situe près
de Grenoble, à Crolles. Sur ce site exceptionnel, les ingénieurs, issus
souvent du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et de son LETI
(Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information), ont réussi à
construire plusieurs salles blanches, totalement hermétiques, sur une dalle
de béton gigantesque, reposant elle-même sur le sol grâce à des centaines de
pieux de vingt-cinq mètres enfoncés, pour éviter toute vibration. Une
« cathédrale de technologie », comme s’extasie un élu local que j’ai
interrogé, où sont disposées plusieurs machines de gravure, d’une valeur de
150 millions de dollars chacune.
Parmi les élus les plus mobilisés depuis les années 1990 pour
sauvegarder, malgré la concurrence internationale, ce site industriel
exceptionnel, trois socialistes : l’ancien maire de Grenoble, Michel Destot,
l’ancien député-maire de Crolles, François Brottes, et la députée Geneviève
Fioraso, dont Olivier Véran, devenu ministre de la Santé, a été le suppléant.
« On était trois à se battre contre Bruxelles, les chantres du fabless, cette
idée idiote de garder l’amont, la R&D, et l’aval, les services ; et de laisser à
l’Asie le manufacturing. Or, la maîtrise de la chaîne doit être complète »,
m’explique l’un d’eux. Élus comme ingénieurs militent pour investir de
nouveau dans le site de Grenoble, alors que STMicroelectronics se trouve
dans le creux de la vague. Considérée comme une industrie stratégique,
cette activité est l’une des rares pour lesquelles Bruxelles accepte les
subventions directes. Une « lutte entre ingénieurs et financiers » débute au
sein de ST. Les Grenoblois craignent que les futurs investissements partent
à Milan, en Italie, où le groupe dispose d’un autre site industriel. Les
tensions montent. D’autant que le PDG du groupe, Carlo Bozotti, ne fait
plus l’unanimité. Il est loin le temps où Pasquale Pistorio, patron
charismatique de ST dans les années 1990, réussissait à contenter Italiens
comme Français, avec les deux États actionnaires.
Très vite, côté français, tout un tas de hauts fonctionnaires se mobilisent
sur le dossier. Le cabinet d’Emmanuel Macron à l’Économie également,
avec bien sûr Alexis Kohler, son dir’ cab. Le dossier traîne pourtant. Alors
que les élus locaux craignent pour la survie du site de Grenoble et savent
que l’industrie des microprocesseurs nécessite des milliards
d’investissements pour se maintenir dans la course mondiale, à Paris, les
jeux de pouvoir et les manigances en coulisses priment. En mai 2016, un an
avant la présidentielle, Emmanuel Macron flingue sans le nommer Carlo
Bozotti au Sénat, en dénonçant devant les parlementaires « un management
qui ne répond plus à nos objectifs, qui a une politique de communication
non coordonnée et qui a, à plusieurs reprises, tiré contre son camp ».
Alexis Kohler à Bercy, Boris Vallaud à l’Élysée, alors secrétaire général
adjoint de François Hollande, et Nicolas Dufourcq, patron de la Banque
publique d’investissement (BPI), actionnaire pour l’État de
STMicroelectronics avec le CEA, conjuguent leurs efforts pour virer Carlo
Bozotti. Cinq ans après, un élu grenoblois soupire encore : « Les ministres
n’ont jamais fait la différence entre des neutrons, des microprocesseurs, et
les technos ne connaissent rien à la technique. Nous, on en avait marre. Le
seul truc qu’ils avaient compris, c’est qu’on ne voulait plus de Bozotti qui
était surtout dans une logique financière, et pas assez industrielle. »
Mais, dans les faits, cette campagne française contre le patron italien
aiguise surtout les appétits de pouvoir des uns et des autres. Ancien haut
cadre de France Télécom dans les années 1990, Dufourcq vise en réalité la
tête de ST. C’était compter sans la proximité de Bozotti avec le ministre
italien de l’Industrie et du Développement économique, Carlo Calenda,
alors nommé dans le gouvernement centriste de Matteo Renzi. Les Italiens
argumentent en soulignant que la plupart des sites industriels de ST sont
situés en France. Côté français, l’impatience gagne la technostructure qui se
raidit mois après mois face à l’opposition italienne : « On ne veut pas traiter
avec Bozotti, on veut sa peau », balance Vallaud. Le temps passe et la crise
s’amplifie, alors que le marché mondial des microprocesseurs évolue à
vitesse grand V. Les tensions entre Chine et États-Unis s’intensifient. Ces
enjeux fondamentaux passent à la trappe face aux batailles de strapontins
entre la France et l’Italie.
Cette bataille est aussi une guerre de position entre réseaux français. À
Paris, un ancien de Publicis, Jean-Yves Naouri (frère de Jean-Charles,
patron du groupe Casino), fait campagne pour devenir patron de ST. Et
Yazid Sabeg, puissant patron de CS (ex-Compagnie des signaux), un groupe
technologique très discret qui travaille notamment pour la DGSE (Direction
générale de la sécurité extérieure), essaie de trouver un accord actionnarial
entre sa filiale Altis, qui produit des semi-conducteurs en région parisienne,
et ST. De son côté, Carlo Bozotti a le soutien sans failles de l’un de ses
administrateurs, qui n’est autre que Didier Lombard, l’ancien patron de
France Télécom, qui ne supporte pas son ancien salarié Nicolas Dufourcq,
et peut compter sur l’appui de Pascal Faure et de Benjamin Gallezot à la
Direction générale des entreprises. Son fidèle acolyte, Thierry Breton,
s’intéresse également au dossier. Les deux hommes constatent qu’Alexis
Kohler multiplie les aller-retours entre Paris et Rome, et le font savoir. Au
point que, cinq ans plus tard, un des élus interrogés se souvient de l’ancien
directeur de cabinet d’Emmanuel Macron comme de « celui qui se déplaçait
à Rome ». Kohler rencontre effectivement à plusieurs reprises le ministre
Calenda, mais participe également à toutes les réunions sur le sujet, jusqu’à
assister à un conseil d’administration de l’entreprise. Devenu secrétaire
général à l’Élysée, il continue de suivre de près STMicroelectronics, mais
ce dossier percute ceux de STX et Fincantieri. En Italie, on n’hésite plus à
parler de « mélange des genres », et on pointe les liens personnels du
secrétaire général avec le groupe MSC (voir chapitre 4).
Finalement, début 2018, un accord est trouvé avec les Italiens. Nicolas
Dufourcq devient bien président de ST, mais c’est un ingénieur maison,
Jean-Marc Chéry, jusqu’alors patron de la production, qui se voit bombardé
directeur général. Un an plus tard, le groupe annonce la construction d’une
nouvelle usine à Milan pour un peu plus de 1 milliard d’euros… Les
Français ont donc obtenu la tête de l’entreprise, mais le site de Grenoble
peut encore attendre.
Un autre dossier montre la légèreté de l’État sur ces dossiers industriels
pourtant stratégiques et le poids des réseaux de pouvoir parisiens. Peu de
temps avant le dénouement sur STMicroelectronics, le groupe Atos, dirigé
alors par Thierry Breton, annonce une OPA (offre publique d’achat) hostile
sur la société de sécurité numérique Gemalto (issue de Gemplus, société
française mythique qui fabriquait les premières cartes à puce), dont l’État
est actionnaire, via le Fonds stratégique d’investissement. Fin
décembre 2017, la bataille s’engage durant une semaine décisive. Alors que
Thierry Breton a le soutien de Martin Vial à l’Agence des participations de
l’État et pense également être soutenu par le président Macron (qu’il n’a
pas manqué d’informer), il se trouve confronté, trois jours après son
annonce, à une contre-offre blitzkrieg de Thales. Tandis qu’Emmanuel
Macron part avec sa femme Brigitte se reposer au château de Chambord
pour le week-end, une conférence téléphonique est organisée le vendredi
soir entre Alexis Kohler et toute l’équipe de Thales, ainsi que leurs conseils.
C’est notamment le banquier d’affaires François Roussely (que l’on a déjà
croisé à plusieurs reprises dans ce livre), un homme de réseaux toujours très
puissant sur la place de Paris, patron de la Police nationale sous François
Mitterrand et Pierre Joxe, qui deviendra patron d’EDF, qui se trouve à la
manœuvre pour Thales. Au téléphone, Roussely dit au passage à Kohler,
pour emporter l’offre : « C’est pour le bien de la France ! » Volte-face de
l’État. Atos perd son soutien, et le lendemain c’est l’offre de Thales qui
l’emporte. Au grand dam de Thierry Breton, qui laisse éclater sa colère
quelques jours plus tard dans le bureau du ministre de l’Économie, Bruno
Le Maire. Mais le protégé de Bernard Arnault ne perd pas tout. À l’automne
2019, sur les recommandations du grand patron du luxe, Emmanuel Macron
le fait nommer, contre l’avis d’Alexis Kohler, commissaire européen chargé
de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense
et de l’espace.
CHAPITRE 14

Les mystères de Wuhan

Il y aura un avant et un après la pandémie de Covid-19. Le « virus


chinois », comme l’appelle toujours Donald Trump, l’ancien président
américain, a incontestablement accéléré les évolutions géopolitiques
internationales. Avec la survenue de cette maladie, l’ensemble du système
monde a été touché. La guerre froide latente entre la Chine et les États-Unis
est apparue au grand jour. Les deux pays se rejettent la faute de cette
pandémie. Chacun fourbit ses armes de communication. Au centre de cette
guerre informationnelle, l’Institut de virologie de Wuhan (IVW), et en
particulier son laboratoire haute sécurité « BSL-4 » (biosafety level 4) si
l’on s’en tient à la terminologie internationale, ou « P4 » dans le jargon
technique français (pour pathogènes de classe 4). Depuis 2020, ce labo livré
à la Chine par la France se retrouve au cœur d’une controverse mondiale, et
l’objet de l’attention des médias du monde entier. À Paris pourtant, tant du
côté de la presse que des institutions politiques et sanitaires, sans parler des
industriels de la santé, le « P4 » est devenu un sujet tabou, en dehors de
quelques articles publiés, dédouanant presque tous la responsabilité de la
France.
« Laissons le débat aux scientifiques », me rétorque ainsi un haut
responsable français au début de la pandémie, quand j’ose l’interroger sur le
sujet. On le sait aujourd’hui, ce « débat » a été, durant encore de longs
mois, brouillé, biaisé, en raison de multiples conflits d’intérêts et des
opérations d’enfumage organisées par certains experts travaillant de longue
date avec l’Institut de virologie de Wuhan. Malgré tout, des éléments ont
été peu à peu dévoilés par un petit groupe d’experts dénommé DRASTIC,
pour Decentralized Radical Autonomous Search Team Investigating Covid-
19.
Ces bénévoles, qu’ils soient virologues, ingénieurs ou médecins,
viennent des quatre coins de la planète et se sont regroupés, grâce aux
réseaux sociaux, pour enquêter sur l’origine du SARS-CoV-2. La grande
presse américaine, relayée avec force par les députés et sénateurs du
Capitole, à travers des commissions et des rapports, a également enquêté
sur les multiples conflits d’intérêts de Peter Daszak, ce zoologue
britannique responsable de l’association EcoHealth Alliance, qui avait
suscité dès février 2020 la publication d’un article dans la prestigieuse
revue scientifique The Lancet pour disqualifier toute hypothèse de fuite de
laboratoire, et qui avait également fait partie de la première équipe de
scientifiques envoyée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à
Wuhan, en janvier 2021.
Les conclusions définitives de cette première mission, qui indiquent que
l’hypothèse d’une fuite de laboratoire reste « extrêmement improbable »,
ont été largement contredites, jusque par Tedros Ghebreyesus, directeur
général de l’OMS : « Toutes les hypothèses restent ouvertes et nécessitent
une analyse approfondie », a-t-il affirmé. De nombreuses voix ont alors
réclamé que de nouvelles enquêtes soient lancées et que toute la
transparence soit faite par les autorités chinoises. Quelque temps plus tard,
les presses américaine et britannique révèlent que Peter Daszak et ses vingt-
six coauteurs à l’origine de l’article de The Lancet ont des liens avec
l’Institut de virologie de Wuhan. Trois d’entre eux travaillent ainsi pour un
organisme britannique qui a financé des recherches à l’IVW. En août 2021,
Peter Ben Embarek, chef de la mission de l’OMS à Wuhan, reconnaît à la
télévision danoise que la formule « extrêmement improbable » n’aurait été
qu’un « compromis » avec les autorités chinoises.
En France, il faut attendre octobre 2020 pour qu’un scientifique crédible
entrouvre l’hypothèse d’une fuite de laboratoire, dans une interview donnée
au journal du CNRS. Il s’agit d’Étienne Decroly, directeur de recherche au
CNRS, au laboratoire Architecture et Fonction des Macromolécules
Biologiques (AFMB), rattaché à l’université d’Aix-Marseille. Un an plus
tard, le chercheur constate quand je l’interviewe que « l’origine du SARS-
CoV-2 est clairement devenue un sujet de controverse scientifique » et qu’il
n’existe toujours « pas de preuves scientifiques pour conclure » et
déterminer si cette pandémie vient d’une « zoonose », un réservoir dans la
nature, ou d’un des nombreux laboratoires présents à Wuhan. Après cette
interview, Étienne Decroly et son collègue Bruno Canard se mettent à
travailler en France avec le journaliste indépendant Brice Perrier qui publie
quelques mois plus tard un livre entièrement consacré « aux origines du
mal » (c’est son titre, Belin, 2008). Étienne Decroly attend que l’OMS
puisse réellement enquêter en Chine, comme il me l’expose : « En l’absence
de faits probants, on n’avance pas. De nouvelles investigations sont
nécessaires. Il est nécessaire que l’OMS ait les mains libres. Il faut qu’elle
ait accès à l’ensemble des échantillons prélevés sur des patients à Wuhan au
cours de l’année 2019 afin de rechercher vraiment le patient zéro, pour
pouvoir comprendre l’ensemble de la chaîne de transmission. »
En Chine, Wuhan est La Mecque de la recherche virologique. En plus
de l’Institut de virologie, sont installés dans cette mégalopole de 11 millions
d’habitants une grande université, un institut de technologie, l’université
agricole de Huazhong ou encore le Centre de contrôle des maladies de la
province du Hubei. Toutes ces institutions disposent de laboratoires de type
BSL-2 ou BSL-3, des niveaux de sécurité inférieurs au BSL-4. Les services
de renseignement du monde entier se sont pourtant focalisés sur le
laboratoire BSL-4, livré par la France, car cette technologie est duale, c’est-
à-dire utilisable pour des activités à la fois civiles et militaires.

« Potentiellement, les Français sont


coresponsables »
À Paris, Alain Juillet, ancien patron du renseignement à la DGSE
(Direction générale de la sécurité extérieure), me fait part de ses doutes et
parle cash : « Les Chinois ont pris des mesures terribles car ils
connaissaient la gravité de la situation. Je pense qu’ils ont essayé de
comprendre ce qu’il s’était passé. Manifestement, il y a eu des failles dans
le système. À mon avis, ils ont été eux-mêmes surpris. En utilisant un
laboratoire P4, qui permet de faire des recherches sensibles avec un très
haut niveau de sécurité, ils pensaient que le produit était fiable et qu’il n’y
aurait pas de problèmes. Les Français ont vendu le P4 et ils se sont occupés
de la formation des chercheurs chinois pour l’utiliser. Potentiellement, nous
sommes donc coresponsables. » Des paroles fortes et qu’il a décidé
d’assumer publiquement au vu de la gravité de la situation mondiale. Il me
précise toutefois ne disposer que de sources indirectes. Reste que l’ancien
maître espion ne croit pas aux différents « éléments de langage » diffusés à
la presse française par des sources institutionnelles anonymes : « Les deux
niveaux de défense des Français ont été les suivants : si la fuite est avérée,
cela ne provient pas du laboratoire P4, mais d’un laboratoire à niveau de
sécurité inférieur, comme il en existe également à Wuhan, ce qui permet de
laisser entendre que la France n’a rien à voir avec tout ça ; et, par ailleurs,
ils ont expliqué que nous nous étions fait mettre de côté par les Chinois
depuis plusieurs mois ou années, et que nous n’avions donc pas collaboré
activement dans la période récente avec l’Institut de virologie de Wuhan et
son BSL-4. L’analyse froide de tous les éléments dont nous disposons
aujourd’hui devrait toutefois amener un vrai débat en France sur le sujet,
afin de comprendre réellement comment est survenue cette pandémie
mondiale. » Dans la communauté du renseignement français, Alain Juillet
n’est en réalité pas le seul à se poser de nombreuses questions et à
considérer l’hypothèse d’une fuite de laboratoire comme crédible. Celle-ci
fut pourtant dénoncée au début de la pandémie comme « complotiste ».
Aux États-Unis, de nombreux hauts responsables ont déjà publiquement
fait part de leur conviction, comme Robert Redfield, ancien patron du CDC,
le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies, situé à Atlanta, en
poste au moment de la survenue de l’épidémie. Il a déclaré sur CNN en
mars 2021 : « Si je devais formuler une hypothèse, [je dirais que] ce virus a
commencé à se propager autour de septembre-octobre à Wuhan, en Chine
[…]. Je pense toujours que l’étiologie [la cause] la plus probable de ce
pathogène à Wuhan est un laboratoire dont il s’est échappé », soulignant
aussi qu’il s’agissait « seulement d’une opinion ». Depuis, le président Joe
Biden a demandé à l’ensemble de ses services de renseignement d’enquêter,
mais le rapport que les différentes agences américaines ont rendu fin
août 2021 n’a pas permis de trancher la question.
Revenons au déroulé des faits. Le 30 janvier 2020, S. V., une ancienne
cadre du laboratoire pharmaceutique britannique GSK (GlaxoSmithKline),
membre de l’agence européenne de la sécurité des médicaments, est
d’astreinte et doit partir à Genève pour un comité d’urgence de l’OMS sur
la situation à Wuhan. Au tout début du mois, l’organisation s’est mise en
« état d’urgence » pour affronter la pandémie qui vient. Depuis quelques
jours, les alertes publiques s’enchaînaient. À la mi-janvier, un laboratoire
chinois a communiqué la séquence génétique du SARS-CoV-2 aux
scientifiques du monde entier via Internet. Le pays a décidé de mettre
Wuhan en quarantaine : les images de la fermeture de la mégalopole du
reste de la Chine et du monde ont fait le tour des télévisions internationales.
Cela faisait pourtant plus d’un mois que les médecins de Wuhan alertaient
les autorités et les Chinois du début d’une nouvelle épidémie.
Si, dans un premier temps, l’OMS est restée (trop) rassurante, elle a fini
par pointer un « risque d’épidémie d’ampleur » et de « transmission inter-
humaine ». Et, après la visite d’une délégation à Wuhan, elle convoque à
deux reprises son comité d’urgence. Le 30 janvier, elle annonce que la
flambée épidémique à Wuhan constitue « une urgence de santé publique
internationale ». En France pourtant, la ministre de la Santé, Agnès Buzin,
lors d’un point presse quelques jours plus tôt, affirme que « les risques de
propagation du coronavirus sont très faibles ». Et de préciser : « Le risque
d’importation de cas depuis Wuhan est modéré, il est maintenant
pratiquement nul parce que la ville est isolée. »

« La source labo se confirme »


Six jours plus tard, les discussions qui se tiennent à huis clos au comité
d’urgence de l’OMS sont d’une tout autre teneur. C’est ce que j’apprends
dès cette époque via des contacts en lien avec S. V. Selon les dires rapportés
par l’entourage de cette responsable haut placée dans la structure sanitaire
mondiale, la situation est en réalité déjà « très grave », « hors de contrôle »
même, le virus se transmet principalement par « aérosolisation » et sa
séquence génétique est considérée au sein des réunions de l’OMS comme
« suspecte ». Les scientifiques qui participent alors à ce comité d’urgence
craignent un « gros risque de mutation du virus » en l’absence de vaccin et
l’« aggravation de sa viralité », et prédisent déjà une « récurrence constante
l’année prochaine ». Ce qui inquiète les chercheurs présents à Genève lors
de ce comité d’urgence, c’est que, entre les premiers échantillons dont ils
disposent et les tout derniers, le virus a muté trois fois et s’est
considérablement renforcé.
Autre signe de la gravité de la situation : S. V. est toujours à Genève
deux semaines après son arrivée. Les réunions s’enchaînent et les éléments
échangés indiquent clairement le caractère critique de la situation. « C’est si
violent que le virus pourrait être aussi difficile à maîtriser que le sida. Elle
pense qu’on est parti pour longtemps et qu’il va y avoir des morts. Elle me
dit que ce qui est dérangeant, c’est qu’il devient de plus en plus agressif
chez la personne jeune en bonne santé », peut-on lire dans un échange de
SMS de l’un de ses proches datant du 10 février 2020 que j’ai pu consulter
plusieurs mois après. Ce jour-là, les échanges se font encore plus précis :
« la source labo (manipulation) se confirme elle me dit », est-il ajouté dans
un SMS. Dès le lendemain, le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom
Ghebreyesus, qualifie l’épidémie de « très grave menace » pour le monde,
en préambule d’une conférence de presse qui passe pourtant inaperçue dans
les médias français, bientôt focalisés sur l’« affaire » des sextapes de
Benjamin Griveaux.
L’hypothèse d’une fuite de laboratoire semble donc considérée, dès
cette époque, comme un scénario à prendre en compte au sein du comité
d’urgence de l’OMS, rassemblant des scientifiques et des représentants
sanitaires du monde entier. Bien plus tard, dans le cadre de la loi américaine
sur la liberté d’information, CNN, le Washington Post et BuzzFeed
obtiendront l’accès aux mails du médecin Anthony Fauci, directeur de
l’Institut américain des allergies et des maladies infectieuses, envoyés entre
janvier et juin 2020 : de nombreux scientifiques y font déjà part de leurs
doutes quant à l’origine du virus.
Ce 30 janvier, la compagnie Air France décide de supprimer tous ses
vols réguliers à destination et en provenance de la Chine continentale,
« jusqu’au 9 février 2020 », précise son communiqué ; signe de la fébrilité
ambiante, c’est la deuxième décision de la compagnie aérienne en moins de
vingt-quatre heures : elle avait d’abord bloqué uniquement ses vols pour
Wuhan. La gradation dans le blocus aérien est notable. Air France prend
donc l’initiative de couper la Chine du monde. Les discussions internes à
l’OMS ont-elles pesé dans cette décision ? Manifestement, oui. Le jour
même, le cabinet d’Agnès Buzyn passe une commande exceptionnelle de
masques, comme la ministre en informera plus tard les députés, lors de son
audition à l’Assemblée nationale.
La convocation par l’OMS d’un nouveau comité d’urgence ce
30 janvier 2020 n’est pas allée de soi : l’organisation subit depuis plusieurs
jours d’énormes pressions venant de la Chine pour retarder ses annonces et
ses alertes à l’international. Lors de son point presse le lendemain, Agnès
Buzyn commente les premiers rapatriements organisés de Wuhan et se veut
rassurante face aux journalistes, sûrement pour ne pas créer de panique dans
la population. La ministre explique à cette occasion que l’Institut Pasteur a
procédé à un « séquençage complet du virus » sur un premier prélèvement
recueilli, et que « la séquence génétique est identique à celle publiée
initialement par les autorités chinoises ; cela montre que le virus ne mute
pas, c’est déjà une information ». Selon mes informations, les services de
renseignement français étaient pourtant informés jour après jour des
discussions internes à l’OMS : comment la ministre de la Santé pouvait-elle
ignorer la gravité des éléments échangés à Genève ? L’Élysée comme le
ministère de la Défense l’ont-ils délibérément mise à l’écart ? Début
mai 2020, dans Le Canard enchaîné, le journaliste Claude Angeli affirme
qu’« en décembre 2019, peu avant l’arrivée du coronavirus en Europe, le
Quai d’Orsay et l’Élysée avaient reçu des informations alarmantes dont ils
n’ont tenu aucun compte ».

Des passagers mystères lors d’un


rapatriement
Le 31 janvier 2020, environ deux cent vingt Français rapatriés de
Wuhan atterrissent à la base aérienne d’Istres, à bord d’un Airbus A340 de
l’escadron de transport 3/60 Esterel. Ces personnes sont immédiatement
placées en quarantaine dans un centre de vacances à Carry-le-Rouet, près
d’Aix-en-Provence. Quelques jours plus tôt, on apprenait par un article de
Libération que cette mission de rapatriement était encore prévue « sous
conditions », « les autorités chinoises renâclant devant le statut “militaire”
de l’avion, qui ne peut atterrir sans autorisation de leur part… ».
Si la Chine a finalement accepté l’arrivée de cet A340 de l’armée
française, les choses se sont compliquées une fois sur place. En effet, après
l’atterrissage de l’Airbus à l’aéroport de Wuhan, les autorités chinoises ont
eu la désagréable surprise de constater que le nombre de passagers inscrit
sur la liste dont elles disposaient, transmise par les autorités françaises, ne
correspondait pas à celui des passagers effectifs dans l’avion : « il y avait
bien un différentiel de passagers », m’affirme un diplomate du Quai
d’Orsay. Au final, l’avion a été bloqué durant près de trois heures. Et il
faudra un appel passé au plus haut niveau entre autorités françaises et
chinoises pour qu’il puisse décoller avec l’ensemble de ses passagers, les
officiels comme les officieux. Qui étaient ces passagers « mystères » ? Des
espions des services de renseignement français envoyés à Wuhan ? D’autres
Français ayant des activités sensibles à Wuhan devaient-ils être exfiltrés
discrètement ?
En tout, entre la fin janvier et la fin février 2020, quatre rapatriements
de ce type sont organisés. Car Wuhan n’est pas, pour la France, n’importe
quelle ville chinoise. En 1966, Zhou Enlai, le Premier ministre francophile
de Mao Zedong, conclut un partenariat avec le général de Gaulle, et les
deux hommes décident de faire de Wuhan un lieu privilégié de cette
coopération. Les premiers liens sont universitaires. Mais, à la fin des années
1970, la capitale de la province du Hubei commence à devenir l’une des
principales portes d’entrée économique de l’Hexagone dans l’empire du
Milieu. À l’époque, c’est le président Deng Xiaoping, promoteur d’une
Chine s’ouvrant à l’« économie de marché », qui suggère de nouveau à son
homologue Valéry Giscard d’Estaing de concentrer les entreprises
françaises dans cette conurbation. Depuis, de nombreux groupes français y
ont installé des usines, notamment les groupes automobiles Renault et PSA,
mais aussi Alstom, L’Oréal ou Total. En tout, plus de quatre-vingt-dix
entreprises tricolores sont implantées à Wuhan, qui concentre à elle seule
40 % des investissements français en Chine. En janvier 2020, pourtant,
quasiment personne ne souligne ce lien si particulier qui unit la mégalopole
chinoise à la France.
Et il faudra attendre le printemps 2020 et deux grands articles du
Washington Post pour que le sujet des laboratoires de Wuhan commence à
être sérieusement évoqué. Le premier, publié dès le 4 avril, est celui de
David Ignatius, qui envisage l’hypothèse d’une fuite de laboratoire. Le
second, écrit par le journaliste Josh Rogin, révèle le 14 avril deux câbles
diplomatiques (des messages transmis par l’ambassade américaine de
Pékin) faisant état des doutes de diplomates américains quant aux
conditions de sécurité des expériences menées à l’Institut de virologie de
Wuhan, qu’ils avaient pu visiter en janvier 2018. « Le nouveau laboratoire
manquait sérieusement de techniciens et d’enquêteurs correctement formés
pour faire fonctionner en toute sécurité ce laboratoire à haut confinement »,
est-il écrit dans l’un des câbles diplomatiques dévoilés par le Post. Dès le
lendemain, lors d’une conférence de presse, le président Donald Trump
annonce que les États-Unis mènent une enquête sur le laboratoire. Dans les
jours qui suivent, la polémique enfle au niveau international. Le 16 avril,
dans une interview au Financial Times, Emmanuel Macron évoque à demi-
mot le sujet : « Il y a clairement des choses qui se sont passées que nous ne
savons pas. »
En France justement, la presse, du Figaro à Radio France, publie une
série d’articles sur le fameux laboratoire P4. Tous soulignent l’inexistence
depuis plusieurs années de collaboration active entre l’Institut de virologie
de Wuhan et les différentes institutions françaises. Il est expliqué que les
responsables chinois n’auraient pas joué le jeu de la coopération pourtant
prévue initialement, et que les scientifiques français auraient été peu à peu
mis à l’écart. Les Français apparaissent démunis, incapables de faire
entendre leur voix face aux Chinois. Au cours de mon enquête, je rencontre
un ancien haut responsable du renseignement français qui précise le
contexte de ce qu’il considère comme une mésalliance : « On s’est fait
avoir. Les Chinois ont en partie écarté les équipes scientifiques françaises.
On avait pourtant mis en garde. Au final, la France ne s’y retrouve pas du
tout. La coopération scientifique envisagée n’est pas profitable pour elle et
elle finit par n’avoir aucun contrôle sur ce qui se passe. On pourrait faire un
parallèle avec le nucléaire : contrairement aux États-Unis, la France ne
dispose pas de la puissance suffisante pour s’imposer face à la Chine, et on
est obligé de faire des concessions dommageables. Quand on est embarqué
dans un projet, on se retrouve sans avoir la possibilité de pouvoir dire
“stop”. C’est le problème d’un petit pays. À un moment, on se trouve pris
en otage. »

La visite d’Alexandre Mérieux à Wuhan


Dans un long article du Point, dans lequel interviennent publiquement
différents responsables politiques français, notamment les anciens Premiers
ministres Jean-Pierre Raffarin et Bernard Cazeneuve, l’histoire racontée est
quelque peu différente : la responsabilité de la faible coopération n’est plus
mise sur le dos des Chinois, mais sur celui des hauts fonctionnaires de la
défense en France, qui se sont toujours opposés à l’ouverture d’un
laboratoire P4 en Chine, craignant notamment le détournement de cette
technologie à des fins militaires. Ces oppositions anciennes à l’encontre du
projet P4 de la part des militaires et des espions français ont largement été
racontées par Antoine Izambard, de Challenges, dans un livre publié en
2019 consacré aux réseaux franco-chinois (Stock). Bref, chacun se renvoie
la balle à coups de off auprès des journalistes. Dans les déclarations
confidentielles ou officielles recueillies alors par les médias du côté des
autorités françaises, tout est fait pour ne plus associer la France au
laboratoire de Wuhan, qui se trouve au cœur de la polémique depuis les
accusations américaines.
Après de multiples déclarations américaines comme chinoises, Mike
Pompeo affirme désormais qu’il dispose de « preuves immenses ». Le 7 mai
2020, la Chine réagit. « Le labo P4 de Wuhan est [le fruit d’]une
collaboration entre les gouvernements chinois et français », déclare devant
la presse le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Hua
Chunying, qui ajoute : « Sa conception, sa gestion et sa construction ont
toutes respecté des normes internationales strictes, ses premiers employés
ont été formés dans des laboratoires P4 aux États-Unis et en France. »
Deux jours plus tard, le 9 mai, une dépêche AFP confirme, en forme de
réponse, que le laboratoire P4 de Wuhan « mène des recherches avec des
scientifiques français », mais que « cette collaboration, entamée en 2017,
est encore balbutiante ». Dans cet article, on apprend qu’il existe un « grand
programme » en cours entre la France et le laboratoire P4 de Wuhan sur le
virus Nipah, un pathogène très dangereux découvert en Asie du Sud-Est. On
le voit, côté français, les éléments de langage se multiplient en ce printemps
2020, et se contredisent parfois, entre « collaboration balbutiante » et
« grand programme ».
De facto, les liens entre la communauté scientifique française et
l’Institut de virologie de Wuhan sont loin d’être coupés. Quelques jours
après les premières alertes mondiales, l’ambassadeur de Chine en France,
Lu Shaye, rencontre le 14 février 2020 à Paris Stewart Cole, le directeur
général de l’Institut Pasteur. « L’Institut Pasteur de Shanghai-Académie
chinoise des sciences joue un rôle clé d’incubateur/accélérateur des projets
de coopération entre les équipes françaises et les équipes chinoises », se
félicite l’Institut Pasteur. Surtout, j’apprends par trois sources que, début
2020, Alexandre Mérieux, PDG des laboratoires BioMérieux, se déplace
discrètement à Wuhan sur demande des autorités chinoises. Qu’est-il allé
faire sur place ? Les Chinois font-ils appel à son expertise sur les
événements en cours sur le front de la pandémie ? Contacté, BioMérieux
me dément tout voyage d’Alexandre Mérieux en Chine à cette période.
Cela a été peu dit depuis le début de la crise du Covid-19, mais les liens
économiques entre les laboratoires BioMérieux, un groupe au chiffre
d’affaires de plus de 3 milliards d’euros, et la Chine sont très importants. En
mai 2019, dans le cadre d’un reportage sur BFMTV, Wang Haofeng,
directeur général de BioMérieux Greater China, filiale chinoise du groupe,
déclare : « Notre stratégie en Chine est tout simplement : “en Chine, avec la
Chine, et pour la Chine”. C’est une stratégie que l’entreprise a même
marquée en deux langues, en français et en chinois, sur le bâtiment de notre
quartier général à Lyon. C’est bien ancré dans l’ADN des employés de
BioMérieux, mais aussi dans la famille Mérieux : apporter des solutions
adaptées à la Chine, c’est ce que nous faisons tous les jours […]. La Chine
est devenue maintenant le pays numéro deux sur la carte mondiale de
BioMérieux monde. »
Un mois après ces déclarations, le groupe français porte à 67 % sa part
dans la société chinoise Hybiome, spécialisée dans les tests d’immuno-
essais automatisés. En Chine, la présence de BioMérieux est multiple :
siège Asie à Shanghai, site de production et de R&D dans le diagnostic in
vitro, laboratoires d’analyse de Mérieux NutriSciences, et aussi une filiale
de Transgène, la biotech du groupe dédiée à l’immunothérapie des cancers.
BioMérieux a ainsi procédé en Chine à de nombreux essais cliniques sur le
cancer des poumons. Mais il n’est pas le seul géant pharmaceutique français
à faire du pays une priorité : en 2018, la Chine est devenue le deuxième
marché mondial du groupe Sanofi, derrière les États-Unis et devant la
France. Sanofi est présidé par Serge Weinberg, un proche du président
Macron, qui l’avait aidé à entrer chez Rothschild après l’avoir rencontré à la
Commission Attali. « Il y a deux domaines dans lesquels la France
collabore activement avec la Chine, le nucléaire et la santé », analyse un fin
connaisseur de l’empire du Milieu. Bien entendu, ces multiples liens
financiers et économiques n’incitent pas ce « petit pays » qu’est la France à
réclamer à la Chine plus de transparence sur ce qui s’est réellement passé à
Wuhan au cours de l’année 2019.
À l’Élysée, l’inquiétude est palpable. « Ils prennent ça très au sérieux et
Emmanuel Macron est très inquiet », me confie une source au cœur de
l’État. Le président demande alors à Ludovic Chaker, son conseiller de
l’ombre rattaché à l’état-major particulier, de lui produire une note sur les
tentatives étrangères de déstabilisation autour du P4, mais également sur le
laboratoire lui-même. Chaker connaît bien la Chine pour avoir été en poste
au consulat de France à Shanghai entre 2007 et 2009. Il se méfie des
éléments d’ambiance diffusés par les Américains. Il n’est pas le seul. « Les
Américains nous embêtent avec leur storytelling sur le P4 », me lance une
source de renseignement haut placée. Pour ce haut fonctionnaire, le P4 de
Wuhan n’est pas un sujet. « D’ailleurs, contrairement à ce qui a été raconté
par le Washington Post, les diplomates américains n’ont jamais réussi à
visiter le P4 à Wuhan », ajoute-t-il. Si fuite de labo il y a eu, cela vient
forcément d’un des laboratoires P3 de Wuhan. Et, face à mes questions
insistantes, il ajoute : « Et puis, de toute manière, il n’y a pas eu de réunions
de crise sur le sujet du côté de l’État. » Nous voilà rassurés…

La filière lyonnaise de Wuhan


Pour la France, tout commence en fait le 9 octobre 2004 avec la
signature d’un accord de coopération avec la Chine sur le contrôle des
infections émergentes. L’année précédente, l’épidémie de SARS-CoV ou
SRAS (pour syndrome respiratoire aigu sévère) a touché durement l’Asie
(plus de huit mille cas), et la Chine cherche à renforcer ses capacités de
recherche dans le domaine pour pouvoir affronter d’éventuelles futures
épidémies. Côté français, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin n’hésite
pas à se déplacer en Chine en pleine épidémie de SRAS. Avec quelques
autres, il convainc le président Jacques Chirac de développer une
coopération ambitieuse. Dans les mois qui suivent l’accord, l’Institut
Pasteur s’installe à Shanghai et ouvre un laboratoire P3. Un comité franco-
chinois est mis en place, mais le projet n’avance pas aussi vite que
l’espéraient les Chinois. Il suscite des crispations au sein de l’administration
française. Les militaires et les services de renseignement craignent le
détournement de cette technologie duale.
En 2004, Matignon autorise pourtant l’exportation de quatre
laboratoires mobiles P3 en Chine. Trois ans plus tard, le SGDSN
(Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) donne son
autorisation pour l’exportation d’un laboratoire P4 en Chine. « Après le
programme vit sa vie, m’explique un haut fonctionnaire de la défense.
Même s’il y a eu des cordes de rappel quand il y avait de nouveaux
éléments donnant lieu à des autorisations. » Cela a été le cas par exemple
lorsque les Chinois ont voulu se procurer des combinaisons haute sécurité
fabriquées en France pour équiper leurs chercheurs au sein du P4. Ma
source râle contre « la stratégie du siphonnage des Chinois » qui « veulent
toujours la technologie la plus poussée, de telle sorte qu’on se retrouve en
situation d’infériorité ». Mais, pour ce haut fonctionnaire également habitué
aux cabinets ministériels, la responsabilité appartient principalement aux
Français : « Tout cela est pernicieux, et s’explique aussi en grande partie par
l’entre-soi de la décision en France, les multiples va-et-vient entre haute
fonction publique, secteur privé, vie politique. Avec la financiarisation,
c’est le règne des banquiers d’affaires. Ce n’est pas de Gaulle ! »
Face à ces résistances, Alain Mérieux, alors PDG des laboratoires
BioMérieux, décide de prendre la présidence en 2008 du comité de pilotage
du projet. Cet ami de Jacques Chirac, un temps membre du Rassemblement
pour la République (RPR), fait tout pour faire avancer le dossier. En France,
il a déjà initié l’ouverture d’un laboratoire haute sécurité P4 à Lyon,
désormais dirigé par l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche
médicale), et souhaite doter la Chine du même outil. L’homme connaît très
bien l’empire du Milieu : il le sillonne depuis quarante ans. Proche de
l’ancien Premier ministre Zhu Rongji, il est également connu pour ses liens
avec l’épouse du président Xi Jinping. En 2018, Alain Mérieux reçoit ainsi
« la médaille de l’amitié pour la réforme de la Chine », distingué pour son
aide « au développement de la médecine et l’hygiène en Chine ». Une
histoire ancienne : il a découvert l’empire du Milieu grâce à son beau-père,
Paul Berliet, un industriel de l’automobile basé à Lyon, qui fut le premier
Occidental à vendre des camions à la Chine. En mars 2014, lors de sa
première visite d’État en France, le président Xi Jinping se rend ainsi à
Lyon, fief de la famille Mérieux, pour visiter le siège de la société familiale.
Alain Mérieux, désormais à la tête de la fondation familiale, ne cultive
pas ses relations politiques uniquement en Chine. Dès 2016, il se rapproche
d’Emmanuel Macron. Cette année-là, il est présent à la réception organisée
le 2 juin à l’hôtel de ville de Lyon par Gérard Collomb en l’honneur
d’Emmanuel Macron. Pour écouter le ministre de l’Économie, l’ancien
grand patron s’installe au premier rang. Quatre mois plus tard, il participe à
un dîner lors d’une seconde visite d’Emmanuel Macron, bientôt candidat à
la présidentielle.
Sur le projet P4, si du côté des militaires ça coince, du côté des
scientifiques les échanges s’intensifient entre la France et la Chine. En
2011, un symposium franco-chinois sur les maladies infectieuses est ainsi
organisé à Annecy, au domaine des Pensières, qui appartient à la Fondation
Mérieux. L’année suivante, un second symposium entre Chinois et Français
se tient à Wuhan et rassemble une centaine de participants. Les
représentants du laboratoire P4 de Lyon s’y rendent. L’Académie nationale
de médecine y est représentée par les professeurs Patrice Debré et Laurent
Degos. Patrice est le fils du peintre Olivier Debré et le neveu de Michel. Il
est chef de service du laboratoire d’immunologie cellulaire et tissulaire de
l’hôpital Pitié-Salpêtrière. Son ami Laurent Degos est quant à lui professeur
à l’hôpital Saint-Louis. Tous les deux connaissent très bien le ministre de la
Santé Chen Zhu, qui joue alors un rôle crucial dans l’avancée du projet P4.
Ce dernier a beaucoup fréquenté la France quand il étudiait l’hématologie et
la biologie auprès de… Laurent Degos.
Résultat, malgré les résistances du côté de l’administration française, le
P4 sort bien de terre à Wuhan. Durant plusieurs mois, les inaugurations
officielles s’enchaînent et, le 23 février 2017, à l’occasion de son
accréditation officielle par les agences nationales chinoises et par la France,
le Premier ministre Bernard Cazeneuve fait le déplacement pour marquer le
coup. De son côté, l’Inserm a déjà formé au P4 de Lyon plusieurs
chercheurs chinois. Dans un article de Nature du 23 février 2017
entièrement consacré au laboratoire de haute sécurité, on apprend ainsi que
« de nombreux personnels du laboratoire de Wuhan ont été entraînés au
laboratoire BSL-4 de Lyon ». En juin 2017, dans une interview au magazine
de l’Inserm Science&Santé, le patron du P4 de Lyon, Hervé Raoul, se
félicite de cette collaboration : « Le laboratoire P4 de Wuhan est une
réussite pour la coopération franco-chinoise. » Et de préciser : « Des
chercheurs chinois ont bénéficié depuis plusieurs années de formations à
Lyon sur la culture cellulaire en milieu P4, ce programme étant toujours en
cours. La mise en service du laboratoire de Wuhan devrait se faire
progressivement, avec des premiers projets de recherche sur des pathogènes
de niveau inférieur. » Six chercheurs ont été formés en 2009, puis trois
autres en 2015 et 2016, dont le vétérinaire de la future animalerie. La
directrice du centre des maladies infectieuses de l’Institut de virologie, Shi
Zhengli, surnommée « Batwoman », qui a étudié à Montpellier dans sa
jeunesse, est également formée au sein du P4 de Lyon.
Cinq mois plus tard, le 24 novembre 2017, l’Institut Pasteur,
l’Académie chinoise des sciences et la Fondation Mérieux signent à Pékin
un accord de coopération portant sur la création d’un groupe de recherche à
quatre ans. Localisé à l’Institut Pasteur de Shanghai, qui dispose d’un
laboratoire P3, ce nouveau groupe doit « mener des recherches innovantes
dans le domaine des maladies infectieuses, tropicales ou négligées en lien
avec le laboratoire P4 de l’Institut de virologie de Wuhan », comme
l’annonce l’Institut Pasteur sur son site Internet. Lors de cette signature sont
présents Alain Mérieux, président de la Fondation Mérieux, et Jean-Yves
Le Drian, ministre des Affaires étrangères. Dans son interview de juin 2017,
Hervé Raoul évoquait l’annonce faite quelques mois plus tôt par Bernard
Cazeneuve d’une future coopération pour une durée de cinq ans et 1 million
d’euros de budget, « qui devrait concerner une cinquantaine de scientifiques
français, sous l’égide et le pilotage de l’Inserm. Parmi les pistes qui sont
aujourd’hui discutées, le virus Nipah est privilégié car nous avons très peu
de connaissances à son sujet ».
Au printemps 2020, quand la polémique sur le laboratoire P4 de Wuhan
enfle sur les réseaux sociaux, bien avant que les grands médias ne s’en
emparent, un historique des laboratoires BioMérieux, Guy Vernet, devenu
directeur scientifique de la Fondation Mérieux, puis patron de la branche
américaine de celle-ci, ose écrire le commentaire suivant sur LinkedIn :
« En effet, j’ai été surpris qu’on ait dû attendre aussi longtemps avant que
quelqu’un essaye d’établir un lien entre le fait que cette épidémie a
commencé apparemment à Wuhan et l’existence d’un BSL-4 dans cette
ville. Au fait, c’est quoi une “open culture” ? » Après toutes ces années au
service de l’empire Mérieux, ce grand professionnel quitte la fondation en
mars 2020 et retrouve finalement un job un mois plus tard à l’Institut
Pasteur de Bangui, en Centrafrique.

Quand la techno française est infaillible


Pour autant, après les annonces faites en 2017, la cinquantaine de
scientifiques français évoqués par Bernard Cazeneuve ne se déplacent pas à
Wuhan. La France avait prévu d’envoyer des chercheurs du Commissariat à
l’énergie atomique (CEA). Depuis sa création dans les années 1950, le CEA
a développé plusieurs recherches dans le domaine du vivant, comme me
l’explique une de ses figures : « Comme la radioactivité détruit les tissus
humains, il y a toujours eu de nombreux biologistes au CEA. »
Cette histoire méconnue montre de nouveau le caractère dual de ces
recherches sur les virus. Lors de sa création à la fin des années 1990, le
laboratoire P4 de Lyon tisse de nombreux liens avec le laboratoire P3 de
Grenoble, un centre de recherches rattaché au service de santé des armées
(CRSSA). Hervé Raoul lui-même, pourtant à la tête d’un P4 civil, est en fait
un ancien de la Direction des applications militaires (DAM), qui gère la
force de dissuasion nucléaire française. L’Hexagone dispose d’ailleurs de
deux autres laboratoires P4, mais militaires, situés dans l’Essonne. Le
premier est rattaché à l’Institut de recherche biomédicale des armées
(IRBA), installé à Brétigny, une composante du service de santé des
armées. Le second, rattaché à la Direction générale de l’armement (DGA), a
ouvert en 2013 sur un site particulièrement sensible et secret, celui du
Bouchet, près du petit village de Vert-le-Petit. Dès les années 1920, ce site a
accueilli un centre d’études des armements chimiques et biologiques. C’est
ici également que fut installée à la sortie de la Seconde Guerre mondiale la
première usine française de traitement de minerais d’uranium, permettant
l’extraction des premiers milligrammes de plutonium, étape essentielle pour
la fabrication de la bombe atomique.
Lors de l’enquête, j’ai pu rencontrer un ingénieur ayant participé à
l’aventure du site du Bouchet et qui connaît bien les laboratoires BSL-4.
Selon lui, même ce type de laboratoires ne permet pas une sécurité totale.
Le zéro défaut n’existe pas. Un laborantin peut se faire contaminer en
commettant une erreur de manipulation. L’origine peut être aussi d’ordre
technique : une chute accidentelle de la pressurisation de l’air ou des
défauts de maintenance des filtres dans ces laboratoires peuvent provoquer
des fuites dans les différents effluents. Un « accident d’exploitation » est
donc un scénario crédible, mais, selon notre interlocuteur, « la conception
ne peut être mise en cause ». À l’écouter, la technologie française serait
infaillible. Par le passé, un accident majeur est survenu en 1979 dans un lieu
ultra secret de l’URSS, une usine de production d’armes bactériologiques
maquillée en laboratoire civil, située à Sverdlovsk, dans l’Oural. Une erreur
humaine : un technicien a dû démonter un filtre encrassé et il a laissé un
mot à son supérieur (« je l’ai démonté, remplacement demandé ») qui n’en
a pas tenu compte, provoquant une fuite d’anthrax dans l’atmosphère, l’un
des plus graves accidents bactériologiques de l’histoire. L’épisode révèle
que l’Union soviétique mène un gigantesque programme d’armement
bactériologique sous le nom de Biopreparat.
Pourtant, pour Gabriel Gras, l’expert technique en poste entre 2012 à
2017 à l’ambassade de France, chargé du suivi du chantier du laboratoire P4
de Wuhan et de son accréditation, il est impossible qu’un accident de ce
type ait pu survenir à Wuhan : « zéro chance », assure-t-il en juin dans le
South Morning Post, le quotidien anglophone de Hong Kong. Quelques
jours plus tard, il répète cette affirmation à la télévision chinoise.
Entre 2017 et 2018, Gabriel Gras a travaillé pour le bureau d’études
Gopura (ex-Climaplus), un « joyau » français et une « référence
mondiale », comme l’explique son site Internet, qui a conçu le laboratoire
haute sécurité de Wuhan et bien d’autres labos dans le monde : pas moins
de trois autres de type BSL-4 et cent dix-neuf de type BSL-3. Aujourd’hui,
Gras a rejoint la France. Cet ancien du CEA travaille désormais au BIAM,
un centre de recherche sur les biotechnologies de l’université d’Aix-
Marseille. Et, en 2020, le fondateur de Gopura, Thierry Morand, est parti
d’Asie, où il était pourtant depuis quatre ans, pour installer son entreprise si
stratégique à Orsay, en région parisienne. Pour le laboratoire de Wuhan,
Climaplus-Gopura a également travaillé avec Altergis, une société de
Marseille, filiale de Veolia, spécialisée dans l’« ingénierie du
confinement ».
Voilà les vrais prestataires techniques qui ont conçu et mis en place le
laboratoire P4 de Wuhan et sa technologie de confinement. Car,
contrairement à ce qui a été parfois expliqué dans la presse, les Français ont
fait bien plus que délivrer les plans du site. Ces derniers ont été réalisés par
le cabinet d’architecture lyonnais RTV, qui avait déjà travaillé sur le P4 de
Lyon. De leur côté, les Chinois, via IPPR Engineering International, n’ont
assuré que le gros œuvre du bâtiment. Un tour de force : avec ses trois mille
mètres carrés d’espaces de laboratoires et son animalerie, le P4 de Wuhan
est le plus grand labo haute sécurité civil du monde.
Le 7 novembre 2021, l’ingénieur français Gilles Demaneuf, membre de
DRASTIC, assure néanmoins à La Dépêche du Midi que les Chinois « ont
beaucoup retouché la technologie fournie par la France » et qu’ils avaient
« des problèmes de coordination et de supervision des règles et normes
applicables » après avoir analysé les rapports techniques et de maintenance
des laboratoires de Wuhan.

Les services français au courant dès 2019 ?


On le sait désormais, l’épidémie est survenue à Wuhan bien plus tôt
qu’on ne le pensait. Les premières alertes dateraient de l’été 2019. En
septembre, la base de données de l’Institut de virologie a été déconnectée.
Les autorités chinoises se sont justifiées en expliquant qu’il s’agissait de la
protéger d’une attaque informatique. Sauf que, depuis, elles ne l’ont
toujours pas remise à disposition. Les Américains ont découvert que, au
même moment, les autorités chinoises avaient décidé d’investir dans des
systèmes d’aération à l’Institut de virologie.
Une chose est sûre : dès le début de l’épidémie, les militaires s’en
mêlent. En février 2020, le major général Chen Wei, spécialiste des armes
biochimiques, est nommée par les autorités de Pékin coordinatrice de la
lutte contre le coronavirus dans la région, établissant son quartier général au
laboratoire P4. De son côté, le renseignement français est convaincu que les
Chinois ont depuis longtemps dupliqué le laboratoire P4, afin de pouvoir
utiliser la technologie pour des expériences de type militaire. Un contact
m’apprend également que la Chine aurait tenté ces dernières années de
prendre le contrôle de l’Institut Pasteur.
Une source haut placée en France m’indique que les services de
renseignement, notamment la Direction du renseignement militaire (dont le
siège est situé à la base de Creil, dans l’Oise, comme les bureaux de
l’escadron de l’Esterel), mais également la DGSE et même la DAM, ont
bien été mandatés, dès l’automne 2019, pour enquêter sur ce qui était en
train de se passer à Wuhan. « Les Français ont été parmi les premiers au
monde à savoir », m’indique cette source. Sur l’action des services en
Chine à cette période, le Ministère de la Défense reste silencieux. À
l’Institut de virologie de Wuhan, il n’y avait pas à l’époque les cinquante
scientifiques annoncés en 2017, mais il y aurait eu jusqu’à sept chercheurs
français présents. Un ancien haut responsable du renseignement que
j’interroge sur le sujet me confie toutefois que les services français
« manquent de capteurs en Chine ». Le même reconnait que « les Jeux
sportifs militaires de Wuhan organisés en octobre 2019 ont pu être une
occasion pour enquêter sur place ». Ajoutant : « Pour moi, la France
s’intéresse au sujet après les Jeux ». C’est-à-dire bien avant janvier 2020. Si
ces éléments étaient avérés, on comprendrait mal pourquoi l’État français a
mis tant de temps à réagir sur le plan sanitaire au début de l’année 2020.
Sauf si les secrets étaient trop lourds à porter pour être confiés au ministère
de la Santé.
Cette situation n’est pas propre à la France : l’OMS et les autres
institutions sanitaires mondiales n’ont pas la main sur le contrôle des
cinquante-neuf laboratoires P4 qui existent aujourd’hui dans le monde. Une
consultante qui travaille pour l’OMS m’explique ainsi : « Dans le
processus, les premiers qui interviennent face au risque biologique, ce sont
en fait les militaires. Dans le cadre du Global Health Security Agenda
(GHSA), on essaye de faire des passerelles avec le règlement sanitaire
international de l’OMS, mais en fait ce sont les militaires qui ont la haute
main sur le réseau des P4, même si l’OMS essaie de reprendre le contrôle. »
Et, contrairement à une idée reçue, il n’existe pas de classification
obligatoire des niveaux de sécurité en fonction de la dangerosité des virus.
Un pathogène considéré comme dangereux peut très bien être étudié dans
des laboratoires BSL-3, et des virus moins dangereux peuvent l’être au sein
de labos BSL-4. Dans ces derniers peuvent être étudiés des coronavirus.
Tout le monde l’a oublié, mais, en décembre 2003, un chercheur a contracté
le SRAS (ou SARS-CoV) en manipulant le virus dans un centre médical
militaire de Taïwan, qui est en fait un laboratoire BSL-4 livré… par la
France au début des années 1980. En réalité, les normes sont nationales et
varient en fonction des pays, et les rares organismes de contrôle dans le
domaine ne sont pas coordonnés au niveau international. « Les normes
varient d’un pays à l’autre, il n’existe pas de règles internationales à ce
sujet », me confirme le chercheur Étienne Decroly quand je l’interroge à ce
propos. Il ajoute : « Les quelques articles scientifiques qui évoquent des
expériences sur les coronavirus à Wuhan signalent qu’elles ont été réalisées
en BSL-2 ou BSL-3. » Mais qu’en est-il des expériences qui n’ont pas
donné lieu à des articles rendus publics ? Quant aux « experts » qui ont
expliqué à longueur de temps que les incidents dans ce type de laboratoires
étaient impossibles, une source ayant eu accès à un rapport secret défense
m’explique qu’« entre deux cent cinquante et trois cents incidents ont été
recensés de par le monde dans des BSL-3 ou BSL-4 ». La même source
m’oppose la « raison d’État » quand je lui demande pourquoi cette
information n’est pas rendue publique. Si l’hypothèse d’une fuite de
laboratoire n’est toujours pas avérée sur un plan scientifique, l’absence de
transparence de la Chine comme des autres pays sur les laboratoires haute
sécurité devrait au moins susciter les questions, tant dans les médias qu’au
sein de la représentation nationale dans un pays démocratique comme la
France.
Aux États-Unis, médias et responsables politiques continuent de
questionner les collaborations nombreuses des chercheurs américains,
institutions sanitaires et experts avec les laboratoires de Wuhan. Le rôle de
Peter Daszak (qui entretient de nombreux liens avec la communauté
scientifique française) est pointé, mais également celui du directeur de
l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses, Anthony Fauci.
La Chine a quant à elle abandonné son hypothèse sur le pangolin et le
marché humide de Wuhan, et accuse désormais les États-Unis d’être à
l’origine de l’épidémie : selon ce récit développé par les médias d’État en
Chine et les ambassades chinoises dans le monde entier, la pandémie de
Covid-19 serait en fait la conséquence d’une fuite de laboratoire à Fort
Detrick, un centre biomédical militaire américain. Mais ce n’est pas le seul
secteur sensible où États-Unis et Chine s’opposent. Et, dans un autre
domaine stratégique, le nucléaire, la France se retrouve également piégée
entre les deux superpuissances.
CHAPITRE 15

Convoitises nucléaires

S’il y a un secteur qui suscite les convoitises des grandes puissances,


c’est bien l’énergie. On l’a vu pour le gaz, c’est aussi le cas du nucléaire.
Une technologie parfaitement duale. Malgré l’accident de Fukushima en
2011, qui a ralenti durant un temps le développement du nucléaire civil au
niveau mondial, Coréens, Japonais, Chinois, Russes, Français et Américains
(depuis peu) se livrent une lutte sans merci à l’international pour remporter
de nouveaux marchés, en priorité dans les pays dits « émergents ».
Notamment la Chine, vorace en énergie pour assurer son développement
économique à marche forcée. Ce n’est guère un hasard si, le
26 octobre 2021, l’énergie se trouve au cœur d’un échange téléphonique
entre Emmanuel Macron et son homologue chinois Xi Jinping. Le
communiqué de l’Élysée qui fait suite à cette prise de contact encourage la
Chine « à donner un signal décisif en rehaussant son niveau d’ambition et
en avançant concrètement sur la sortie du charbon ». Quant au communiqué
chinois, il souligne que « la Chine attache une grande importance au
développement de ses relations avec la France », et évoque les domaines
dans lesquels la coopération bilatérale pourrait être renforcée, dont
l’aéronautique et… le nucléaire civil.
Dans ce contexte en plein bouleversement – avec des enjeux colossaux
qui se chiffrent à plusieurs dizaines, voire centaines de milliards d’euros –,
le groupe public EDF (Électricité de France) s’est transformé en champ de
bataille. Au printemps 2019 est dévoilé à la presse le plan « Hercule ». Les
communicants le présentent comme un projet interne au groupe public. Il
n’en est rien. Ce plan, qui vise à scinder EDF en plusieurs entités
permettant d’en valoriser certaines en bourse tout en « sanctuarisant »
officiellement les activités nucléaires dans une filiale 100 % publique, est
en réalité un projet d’Emmanuel Macron et d’Alexis Kohler, comme je le
révélais dans mon précédent livre, Le Grand Manipulateur, publié
justement au printemps 2019. En 2017, dès les premiers mois du
quinquennat et dans la plus grande discrétion, l’Élysée travaille sur ce
projet de scission d’EDF, une entreprise dont l’État détient 83,7 % du
capital : « Je me souviens que les syndicats ont été invités à l’Élysée par un
conseiller dès l’été 2017, pour une première prise de température. Et ce
dernier nous avait demandé : “On envisage une scission de l’entreprise,
qu’en pensez-vous ?” », me relate des mois après un syndicaliste d’EDF.
Certes, il y a urgence à trouver une solution : le groupe (70 milliards
d’euros de chiffre d’affaires, 150 000 salariés) est endetté à hauteur de
33 milliards d’euros et doit faire face à de gigantesques investissements.
Mais ce projet de scission, qui rencontre l’hostilité des syndicats, n’a pas
été soumis aux électeurs lors de la présidentielle. À l’été 2018, Jean-
Bernard Lévy, PDG d’EDF, est lui-même moyennement convaincu de
l’utilité de ce plan, qui reviendrait, pour les syndicats, à un
« démantèlement du groupe ». Le patron du groupe public craint la
mobilisation des salariés et sait que le modèle EDF ne peut fonctionner
qu’en préservant son caractère intégré, de la production à la
commercialisation de l’électricité. Ce modèle a fait ses preuves après la
guerre et permis l’électrification rapide d’un pays en pleine reconstruction.
Mais il n’est pas du goût de Bruxelles et des acteurs privés de l’énergie, qui
poussent à une libéralisation totale du marché de l’énergie.
Après plusieurs mois de relative indifférence, le sujet devient politique à
l’automne 2020. La CGT ainsi que certains partis d’opposition, des LR au
PCF, décident enfin d’alerter l’opinion publique. Certains médias, comme
Contexte, expliquent alors que ce plan de scission est imposé par Bruxelles,
comme semble le faire croire une note de l’Agence des participations de
l’État (APE) opportunément dévoilée. Là encore, c’est trahir l’origine et
l’esprit du projet. Faire des activités nucléaires historiques une branche
100 % publique ne peut être une idée de Bruxelles, rétive à toute étatisation.
Cette « solution » est d’ailleurs présentée dans un premier temps aux
syndicats, pour les amadouer, comme une forme de « nationalisation »
permettant la relance du nucléaire à coups de subventions publiques
(l’horreur pour la Commission européenne…). Tout est bon pour faire
passer la pilule. Non, Hercule est bien le fils de « Jupiter » et de son fidèle
Alexis Kohler.
Tout commence lorsque Emmanuel Macron devient ministre de
l’Économie. Dès l’automne 2014, le futur président s’intéresse au nucléaire.
Il est alors influencé par plusieurs acteurs des dossiers Areva et EDF, deux
groupes publics en fâcheuse posture financière. Pour Areva, l’APE, dirigée
alors par David Azéma, fait appel aux services du banquier d’affaires Jean-
Marie Messier, coassocié chez Messier Maris, une petite « boutique » de la
place de Paris. Cela tombe bien, Messier se met à travailler avec un
spécialiste du secteur de l’énergie : François Roussely, ancien PDG d’EDF
devenu banquier d’affaires, qui rejoint Messier Maris pour quelque temps
avec l’un de ses proches, le banquier Fady Lahame. Messier et Roussely
prodiguent alors leurs conseils à Emmanuel Macron et Alexis Kohler sur le
secteur : ils prônent le démantèlement d’Areva et la scission d’EDF. À la
même époque, une note produite par Rothschild & Co conseille également
cette scission. François Roussely explique à Emmanuel Macron que
l’électricien national doit devenir le chef de file du nucléaire français – une
de ses vieilles marottes – et que les contrats d’État à État dans ce domaine
vont se généraliser sur le marché international. Azéma, Messier et
Roussely : on retrouvera ces trois-là dans le dossier Veolia dans le
chapitre 17.
En attendant, Emmanuel Macron a bien appris la leçon. Le futur chef de
l’État déclare lors d’une audition à l’Assemblée nationale en mars 2016 que
« le statut d’objet coté [en bourse] du nucléaire français [n’était] pas
satisfaisant » et qu’une évolution pourrait consister à « rompre le lien entre
les activités dans le domaine du nucléaire en France et le reste du groupe ».
Macron évoque l’idée d’une scission, tout en rappelant, « dans l’entreprise,
chez les salariés et les dirigeants, une volonté forte de maintenir l’intégrité
du groupe ». À l’époque, il conclut son intervention sur la difficulté de
mettre en œuvre un tel schéma qui « impliquerait […] un démantèlement »
d’EDF.

« L’Allemagne a intérêt à attaquer EDF »


Quand le plan Hercule est finalement lancé après la victoire de 2017, à
l’Élysée Alexis Kohler peut compter au sein d’EDF sur l’aide d’Aymeric
Ducrocq, copain de promo d’Emmanuel Macron à Sciences Po puis à
l’ENA, « extrêmement proche de Macron », commente un haut cadre
d’EDF. Les deux hommes ont déjà travaillé ensemble à Bercy : Kohler était
alors directeur adjoint de cabinet de Pierre Moscovici, puis directeur de
cabinet d’Emmanuel Macron, et Ducrocq était en poste à l’APE, en charge
de la cession d’Alstom Énergie au géant américain General Electric. Après
avoir représenté l’État dans les chantiers navals de Saint-Nazaire (STX) ou
à l’Office d’exportation d’armement (ODAS), il est devenu responsable
« fusions acquisitions » du groupe EDF. Il s’y est notamment occupé de
céder les parts de l’électricien dans RTE (Réseau de transport d’électricité)
ou d’acquérir la société Areva NP (ex-Framatome). « Hercule permet en
fait à l’État de prendre la main sur le nucléaire », analyse un ancien
ingénieur d’EDF.
À l’Élysée, Alexis Kohler considère EDF comme une administration à
sa merci. Après la Seconde Guerre mondiale, la création du groupe public
s’est pourtant faite à partir d’un grand principe : c’est le tarif de l’électricité
qui finance EDF et non le contribuable. « N’oublions pas qu’historiquement
le parc nucléaire français a été construit et financé par EDF. Le risque a été
porté par l’usager. C’est le tarif qui finançait les investissements.
Aujourd’hui, il est porté par les contribuables », me rappelle Henri Proglio,
PDG d’EDF de 2010 à 2014, sous Sarkozy et Hollande. Il me reçoit à Paris
dans le grand bureau qu’EDF continue de lui mettre à disposition, comme
tous les anciens PDG du groupe public, dans un discret immeuble du
8e arrondissement, non loin du boulevard Haussmann et des banques
d’affaires Rothschild et Lazard. Devant moi, cet industriel au parcours
iconoclaste ne cesse de pester contre « le lobbying des banquiers
d’affaires » à Bercy et contre la Commission de Bruxelles, obsédée par « la
concurrence » et qui ne comprend pas qu’EDF est à la fois « un outil
industriel » et « un opérateur de service public ». Au passage, il règle
également ses comptes avec Angela Merkel, la chancelière allemande, qui a
décidé unilatéralement de sortir du nucléaire : « Je l’ai rencontrée avec
François Fillon lors de la foire d’Hanovre en novembre 2011. Lors d’un
dîner en petit comité, elle nous a rappelé qu’elle était une ancienne
scientifique d’Allemagne de l’Est et qu’elle était donc pronucléaire, tout en
nous confiant qu’elle avait abandonné le nucléaire par nécessité politique
par rapport aux écologistes. En réalité, l’Allemagne a intérêt à attaquer
EDF, notamment via l’Union européenne, pour diminuer la compétitivité de
l’industrie française qui bénéficiait jusqu’alors de tarifs d’électricité
avantageux. » Derrière les « banquiers d’affaires », Henri Proglio pense-t-il
à son ami François Roussely, qui dispose d’un bureau au même étage et qui
est l’un des inspirateurs du plan Hercule ? Sur ce sujet, l’ancien grand
patron ne répondra pas à mes questions et mes relances, préférant me parler
des enjeux globaux de la politique énergétique.
Au cours de mon enquête, un proche des deux hommes me confie : « Le
fond du problème, c’est qu’Henri Proglio ne remet pas en cause son lien
avec François Roussely. Les deux ont été très proches par le passé et ils
conservent des liens. Il y a encore quelques mois, ils ont d’ailleurs déjeuné
ensemble, mais, en réalité, leurs vues sur le dossier EDF et le nucléaire
divergent totalement. » On le verra dans le chapitre sur Veolia, ces
divergences sont aussi une affaire de réseaux concurrents qui se livrent une
lutte acharnée au plus haut niveau sous le quinquennat d’Emmanuel
Macron. Autant Roussely a parié sur Macron très tôt, « en espérant qu’avec
son équipe, il pourra reprendre pied », comme le remarque un observateur,
autant Proglio s’est violemment affronté à Macron et Kohler à l’automne
2014, alors qu’il tentait de se faire renouveler à la tête d’EDF. Ainsi c’est
Emmanuel Macron qui annonce au grand patron qu’il est remercié par
l’État, une demi-heure à peine avant la tenue d’un conseil des ministres à
l’Élysée. Le même Macron, comme ministre de l’Économie, propose à
François Hollande de remplacer Henri Proglio par Jean-Bernard Lévy, alors
patron de Thales. Si le président socialiste connaît bien Lévy, c’est son
ministre qui est à la manœuvre : il le fait recevoir un week-end à l’Élysée
pour finaliser sa nomination.
Trois ans plus tard, « Roussely continue de passer des coups de fil sur le
dossier du nucléaire », m’assure un syndicaliste d’EDF, mais, affaibli par la
vieillesse et la maladie, il ne peut plus être « au cœur de tout » comme par
le passé. En juin 2019 toutefois, Cédric Lewandowski, son ancien directeur
de cabinet à EDF, qui occupa le même poste auprès de Jean-Yves Le Drian
au ministère de la Défense, est nommé directeur du parc nucléaire et
thermique, devenant de fait le numéro deux du groupe public. Reste
qu’aujourd’hui le nucléaire est d’abord un dossier élyséen. Certes, les
présidents ont toujours décidé des grandes orientations dans ce domaine.
Mais, sous Emmanuel Macron, la filière française, exsangue
financièrement, semble se trouver sous tutelle directe du Château. Le
20 juin 2019, lors d’une réunion avec des syndicats au siège d’EDF, avenue
de Wagram à Paris, Jean-Bernard Lévy ne le cache pas : « Le président de
la République m’a demandé de travailler à la réorganisation des actifs. »

Des « investisseurs étrangers » pour


le nucléaire
À l’Élysée, Alexis Kohler mène avec Bruxelles les discussions sur
Hercule. Mais les négociations s’enlisent. Le gouvernement français essaie
tant bien que mal de convaincre les services de la Commission que la future
filiale EDF 100 % publique chargée de rassembler l’ensemble du parc
nucléaire existant (56 réacteurs depuis la fermeture de Fessenheim) sera
comparable à une structure de défaisance (permettant le transfert sur celle-
ci des actifs mais aussi des dettes), compatible par conséquent avec de
larges subventions publiques. En contrepartie, l’idée est de vendre au même
prix l’ensemble de cette production à toutes les entreprises du secteur
énergétique qui le souhaitent : Engie, Total (Direct Énergie), ainsi que la
branche commerciale d’EDF. Rappelons que, en 2019, 72 % de l’électricité
consommée en France provient d’une centrale nucléaire. Dans ce schéma,
le groupe public perd bien la maîtrise verticale de la chaîne électrique, de la
production à la distribution en passant par la commercialisation.
À l’automne 2020, la CGT, le PCF et d’autres partis politiques
commencent à se mobiliser fortement contre le projet. Car le diable se loge
dans les détails : les syndicats s’aperçoivent un peu tard que, derrière
Hercule et le « nouveau nucléaire » promu en interne, le projet est en fait de
relancer une filière grâce à des investisseurs extérieurs. On est donc très
loin de la « nationalisation » que l’exécutif avait « vendue » aux
« partenaires sociaux ». Ces investisseurs seraient même des étrangers.
C’est Norbert Tangy, représentant de l’association EDF Actionnariat
salariés, un ancien directeur de centrale nucléaire, qui découvre le pot aux
roses lors d’une « visio » organisée le 12 janvier 2021 avec Jean-Bernard
Lévy. À cette occasion, le PDG d’EDF lâche : « Nous trouverons bien une
solution avec la Commission européenne pour loger dans EDF bleu [censé
rassembler les activités nucléaires] une entité pour le “nouveau nucléaire”,
qui sera un actionnaire minoritaire d’un consortium d’investisseurs
étrangers. » Faire financer ce « nouveau nucléaire » par des financiers non-
français n’est pas forcément chose aisée sur un plan politique. D’autant que
pour Norbert Tanguy, comme pour beaucoup de salariés d’EDF, il ne fait
pas de doute que ces investisseurs « étrangers » seront chinois.
Car, dans le monde du nucléaire, les potentiels investisseurs ne sont pas
nombreux. À l’international, les Japonais et les Chinois s’opposent avec
force. Les Russes, qui ont réussi à relancer leur filière nucléaire après
l’éclatement de l’URSS en 1991, via l’entreprise publique Rosatom, restent
considérés comme des pestiférés en Europe de l’Ouest, malgré de
nombreux soutiens dans l’industrie nucléaire française. Sous Patrick Kron,
Alstom crée ainsi une joint-venture avec Rosatom sur les turbines vapeur
pour centrales nucléaires (car les Russes avaient perdu la maîtrise de cette
technologie basée en Ukraine après la chute de l’URSS). Aujourd’hui,
Henri Proglio travaille comme consultant pour le groupe russe. Sous sa
présidence à EDF, il avait d’ailleurs fait signer un contrat avec les Russes
pour la fourniture de combustible nucléaire. Une première : jusqu’à présent,
les fournisseurs historiques d’EDF étaient la Cogema (devenue par la suite
Areva, puis Orano) et les Américains de Westinghouse. À noter que les
États-Unis ont délaissé ces dernières années les investissements dans le
nucléaire civil, au niveau tant national qu’international. Ce n’est que très
récemment qu’ils ont décidé de s’y investir de nouveau pour contrer les
ambitions chinoises dans le secteur.
Ce ne sera pas facile. General Electric, qui avait historiquement un
modèle de réacteurs nucléaires à eau bouillante (ceux de Fukushima), se
retrouve en difficulté, et le groupe Westinghouse, qui propose des réacteurs
à eau pressurisée, n’a pas été loin de la faillite, vendu au groupe japonais
Toshiba avant d’être cédé à Brookfield Asset Management, un fonds
canadien, proche de Donald Trump selon The New York Times.
« Westinghouse n’investit plus, ne construit pas actuellement de centrales,
et ne gère que son parc existant en assurant la fourniture d’équipements,
estime un expert du secteur nucléaire. De leur côté, les Russes sont plutôt
bons à l’international, mais il leur manque une capacité financière. Seuls les
Chinois ont les moyens d’investir. Ils disposent de fonds énormes qui leur
permettent de décider des investissements colossaux. »
En réalité, ce ne serait pas la première fois que la France ferait appel à
un pays étranger pour relancer son programme nucléaire. Contrairement
aux idées reçues, la filière nucléaire civile dans l’Hexagone n’est pas
d’origine 100 % franco-française. Et de loin ! Alors que les ingénieurs du
Commissariat à l’énergie atomique (CEA) avaient supervisé après la guerre
la construction de plusieurs réacteurs français au graphite-gaz, le
gouvernement gaulliste, pour des raisons techniques et de coût, décida en
1958 d’utiliser d’autres solutions pour construire les futures centrales. La
société Framatome (Franco-américaine de constructions atomiques) est
créée : elle détient alors la propriété en France des licences de l’Américain
Westinghouse et de son réacteur à eau pressurisée (équipant aujourd’hui les
deux tiers du parc mondial). C’est le choix du Premier ministre Michel
Debré. En effet, si la filière graphite-gaz est idéale pour se constituer
rapidement un arsenal nucléaire, puisque ce genre de centrale produit en
bonne quantité trois résidus essentiels à la construction des bombes
atomiques (le plutonium, le tritium et le deutérium), ces réacteurs sont
difficiles à stabiliser et particulièrement coûteux. Avec le « plan Messmer »,
cinquante-neuf réacteurs à eau pressurisée sont construits entre 1974 et
1993. Au cours de cette période, Westinghouse se désengage peu à peu de
l’actionnariat de Framatome, laissant la place au CEA. À la fin des années
1990, l’entreprise française fusionnera avec la Cogema pour donner Areva.
Signe des liens entre les deux pays en matière de nucléaire : ces
dernières années, les Américains se sont rapprochés à différentes occasions
des patrons du nucléaire français pour essayer de leur vendre certaines de
leurs activités dans le secteur. Bien avant l’affaire Alstom, General Electric
a ainsi négocié avec Areva, à la fin des années 2000, pour le rachat de son
activité historique dans le nucléaire, mais les discussions n’ont pas abouti.
Et, plus récemment, « les Américains auraient été ravis que les Français
rachètent Westinghouse, mais Jean-Bernard Lévy a refusé. Une occasion
loupée », me confie une figure de la filière nucléaire française. Qui ajoute :
« Le nucléaire est le seul domaine où les Américains respectaient les
Français. Nos relations ont toujours été compliquées, mais la France était
respectée dans ce domaine. Je pense notamment à Jacques Bouchard, un
ancien du CEA, qui a été le patron de la Direction des applications
militaires (DAM), et qui avait de nombreux liens avec ses homologues
américains. Résultat, même après le refus de la France de participer à la
seconde guerre en Irak, les États-Unis ont conservé le contact dans le
nucléaire. » C’est ainsi que François Roussely, alors PDG d’EDF, se rend
aux États-Unis en 2004. Mais, dans ce domaine, proximité ne signifie pas
alignement. Bien au contraire : « Contrairement aux Anglais, les filières
nucléaires française comme japonaise ont toujours eu une culture
d’indépendance nationale. À partir du moment où la France maîtrisait
l’enrichissement, il n’y avait pas de problème », me confie un « ancien ».
« Les jeunes ont perdu cette mémoire », se désespère le même.
Construire un réacteur nucléaire est extraordinairement complexe et
nécessite de multiples corps de métiers (des ingénieurs, des électriciens, des
chaudronniers, etc.). Ces dernières années, la filière hexagonale a
particulièrement souffert, entre l’arrêt de la construction de nouvelles
centrales en France et les difficultés post-Fukushima à l’international. Les
départs à la retraite se sont multipliés, sans que la transmission entre
générations soit assurée. Loin des polémiques médiatiques entre pro et
antinucléaires, on assiste en silence au délitement de la filière industrielle
de l’atome en France. Dans son rapport sur l’échec du chantier de l’EPR (le
réacteur pressurisé européen) de Flamanville, l’ancien patron de PSA Jean-
Martin Folz déplore une « perte de compétence généralisée », tant chez
EDF que chez les industriels fabricants de composants ou les organismes et
entités chargés du contrôle : « Mention spéciale à la faiblesse des ressources
et talents en technique et réalisation de soudage. » Ce document de trente-
quatre pages pointe également « une gouvernance de projet inappropriée »,
« des équipes de projet à la peine », « des études insuffisamment avancées
au lancement » ou encore « des relations insatisfaisantes » entre le maître
d’œuvre EDF et les entreprises appelées à fournir des matériels ou des
équipements et à intervenir sur le chantier. « Avec le projet Hercule, EDF a
été passé au crible, et les cadavres cachés dans le placard sont apparus. Le
système ne fonctionne pas. Le groupe n’est pas passé au tout numérique. En
outre, il lui manque de nombreuses compétences. Tout est sous-traité. Chez
EDF, on sous-traite même le dessin des plans ! La filière a joué aux
apprentis sorciers », s’indigne un cadre.
À l’inverse, les entreprises chinoises du nucléaire n’ont jamais arrêté de
construire des réacteurs. Résultat, la Chine dispose de filières solides de
sous-traitance dans le domaine, sans compter un nombre important
d’ingénieurs. « Ils sont devenus peu à peu indépendants, constate une figure
du secteur. Ils sont notamment géniaux en génie civil, avec des chefs de
projet ultra-compétents. Ce que Bouygues faisait en trois mois à
Flamanville, les Chinois le faisaient en trois jours ! »

La France et la Chine, une longue histoire


À l’origine, c’est le président Valéry Giscard d’Estaing qui ouvre la
collaboration nucléaire entre la France et la Chine, en 1980. Deux ans plus
tard, son successeur, François Mitterrand, accepte de réaliser les premiers
transferts de technologie. De premiers accords de coopération sont signés,
même si la Chine ne dispose des droits de propriété que pour son marché
national. « Les Chinois apprennent le nucléaire en France », remarque un
ancien cadre d’EDF. La Chine est le premier producteur mondial de
charbon et assure alors par cette énergie une grande partie de son électricité.
À cette époque, les Français s’allient à des membres du Parti
Communiste à Canton au sud de la Chine. EDF collabore ainsi avec
CGNPC (China Guangdong Nuclear Power Company), appelée aussi CGN,
une société du nucléaire civil. Car, à Pékin, siège du comité central du Parti
Communiste Chinois, les Américains traitent avec le groupe CNNC, qui est
à la fois nucléaire et civil. Une répartition historique : cela se sait peu mais,
face à l’URSS, les États-Unis ont discrètement aidé les Chinois dans leur
programme nucléaire militaire.
Côté français, un homme méconnu joue alors un rôle important. Il s’agit
de René Viénet, au parcours détonnant : leader des situationnistes en
mai 1968 à Paris, fils de dockers havrais, il « s’exile » dans les années 1970
à Taïwan et se marie à une Chinoise. Rapidement, il devient agent
commercial entre Paris et Taïwan, et c’est en partie lui qui vend des
centrales nucléaires françaises aux Chinois. Travaillant pour la Cogema, il a
également l’idée de vendre une coopération tripartite dans le nucléaire entre
la France, la Chine et Taïwan, pour apaiser les tensions politiques tout en
renforçant les liens entre la Chine continentale et l’île nationaliste, mais ce
projet osé n’aboutira pas.
Grâce aux Français, deux premiers réacteurs nucléaires sortent de terre
à la centrale de Daya Bay, près de Canton, au début des années 1990.
Quelques années plus tard, deux autres sont mis en service à Ling Dao, une
centrale située seulement à quelques kilomètres. « À l’origine, dans les
années 1980, la CGT n’était pas contre les transferts technologiques vers la
Chine. À EDF, même les patrons et ingénieurs étaient communistes !, se
rappelle en souriant un ancien ingénieur d’EDF. Ce fut une véritable
aventure. Autant le premier réacteur Daya Bay a principalement été
construit par les ingénieurs français, autant lors du chantier de Ling Dao les
Chinois ont quasiment tout fait, en dehors du cœur. C’est impressionnant la
vitesse à laquelle ils ont appris. »
En 2002, les grandes manœuvres commencent. Le nouveau président
chinois, Hu Jintao, souhaite développer un programme nucléaire d’ampleur
dans le pays. Français et Américains fourbissent leurs armes pour placer
leurs réacteurs. Côté français, deux solutions techniques s’opposent. D’un
côté, le projet franco-allemand EPR soutenu par Areva. De l’autre, un
schéma porté par un haut cadre d’EDF, Hervé Machenaud, qui milite pour
proposer aux Chinois des réacteurs de 1 450 MW, ceux du « palier N4 »,
dont il a supervisé la construction à Chooz et à Civaux dans les années
1990. Ingénieur fidèle à l’entreprise pour les uns, trop proche des Chinois
pour les autres, Hervé Machenaud souhaite perfectionner les réacteurs
nucléaires français issus du programme Westinghouse-Framatome des
années 1980, plutôt que d’entamer une lourde coopération industrielle avec
les Allemands sur l’EPR, dont le principe avait été acté par le président
François Mitterrand et le chancelier Helmut Kohl.
La Chine apparaît alors comme un eldorado pour la filière nucléaire
française, qui se désespère de ne pouvoir construire de nouveaux réacteurs
sur le sol français, faute de décision politique dans ce sens. Areva et EDF se
mettent à prospecter activement. Les Français rêvent d’y construire des
dizaines de réacteurs. Hervé Machenaud se souvient de cette « bataille » :
« Hu Jintao visite à la fin 2001 la centrale du Bugey avec François
Roussely, qui était le PDG d’EDF. Quand il prend le pouvoir, il décide de
relancer le nucléaire dans les mois qui suivent. Toute la Chine vient alors en
France. Ils veulent des N4 mais Areva leur promeut l’EPR. Côté EDF,
quand Pierre Gadonneix devient PDG en 2005, je lui dis de ne pas aller sur
l’EPR, car cela va être une catastrophe, mais je ne faisais pas le poids face à
Lauvergeon, la patronne d’Areva. » Au final, la Chine commande quatre
centrales AP1000 aux Américains de Westinghouse et deux EPR à EDF
finalement allié à Areva.
La coopération entre EDF et les Chinois de CGN connaît en fait une
accélération fulgurante durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Dès
2007, une collaboration est officiellement entamée entre les deux groupes,
puis complétée par un premier accord de partenariat en avril 2010.
Quelques mois plus tard, en octobre de la même année, une réunion est
organisée à l’Élysée. Autour de Claude Guéant, alors puissant secrétaire
général de Nicolas Sarkozy, se réunissent Henri Proglio, nouveau PDG
d’EDF, Hervé Machenaud, haut cadre d’EDF qui s’occupe de la Chine,
Anne Lauvergeon, PDG d’Areva, ainsi que les directeurs de cabinet des
ministres concernés par le dossier. Principal sujet abordé à cette occasion :
les négociations autour d’un marché de quatre centrales nucléaires de
troisième génération en Afrique du Sud. Les discussions avaient été
engagées en 2008 sous la présidence de Thabo Mbeki, et Areva se trouvait
alors en bonne position face aux Américains de Westinghouse. Mais, à
l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma en 2009, les cartes sont rebattues : les
négociations s’enlisent. « On avançait très bien avec l’électricien sud-
africain Eskom, on était même à deux doigts d’annoncer que ça allait être
nous. Thabo Mbeki perd le pouvoir un samedi alors qu’on aurait dû être les
vainqueurs le lundi », me raconte Anne Lauvergeon. Ce contretemps donne
lieu à un nouvel épisode de la guerre entre l’électricien national et « Atomic
Anne » comme on surnomme alors la grande patronne. EDF en profite en
effet pour proposer que CGN, son partenaire historique en Chine, livre deux
réacteurs de 1 000 MW à l’Afrique du Sud, avant de construire les fameux
EPR promus par Anne Lauvergeon. CGN dispose en Chine des droits sur ce
réacteur 1 000 MW, mais pas pour le reste du monde. Seul un transfert de
droits pourrait permettre à la Chine de vendre ces réacteurs à l’Afrique du
Sud. Anne Lauvergeon s’y oppose : « Lors de la réunion, ils me demandent
d’abandonner à CGN les droits de propriété intellectuelle sur les réacteurs
1000 MW. EDF était prêt à laisser leurs droits. Je leur dis alors : “À quoi ça
sert, qu’est-ce que la France gagne à faire ça ? Cela va créer zéro emploi en
France.” À ce moment-là, Machenaud prend la parole, et nous explique que
les Chinois seront d’accord pour refaire toutes nos centrales en France ! Il
lâche même : “Ça sera formidable, les Chinois vont nous permettre de
refaire le parc français.” Silence gêné. Et il ajoute : “Ça coûtera moins
cher” », m’assure l’ancienne grande patronne d’Areva.
De fait, les choses s’accélèrent après le départ d’Anne Lauvergeon, en
juin 2011. Dès octobre de la même année, son successeur, Luc Oursel,
proche de François Roussely, entame des négociations tripartites entre
Areva, EDF et CGN. Il s’agit de lancer des réacteurs 1 000 MW qui
pourront être vendus à l’international, et notamment en France. Areva aurait
été jusqu’à fournir sa propriété intellectuelle sur le cœur de réacteur aux
deux autres partenaires. Une syndicaliste CFDT d’Areva, Maureen
Kearney, se procure alors les projets d’accord et se met à alerter plusieurs
responsables politiques : « Je préviens Bernard Cazeneuve, maire de
Cherbourg, que je connaissais depuis 2008 et qui était dans l’opposition, et
Anne Lauvergeon en parle à François Fillon. Ce premier projet est
finalement arrêté, mais il était bien en route. » Dans les mois qui suivent,
Maureen Kearney subit une agression à son domicile, dans les Yvelines,
ligotée à une chaise, bâillonnée, un « A » scarifié sur le ventre avec un
couteau dont le manche a servi pour son viol. Les gendarmes l’accusent
d’avoir tout inventé 1.

Quand EDF souhaite se fournir en Chine


Au printemps 2012, EDF formalise en fait un autre accord avec le
groupe chinois CGN, qui est présenté à certains administrateurs du groupe
public, notamment Olivier Bourges, alors numéro deux de l’Agence des
participations de l’État. Bercy fait entendre son opposition. Dans ce projet
d’accord, que j’ai pu consulter, la coopération proposée entre EDF et le
Chinois CGNPC, présenté à cette occasion comme un « investisseur », est
particulièrement extensive. Elle y est d’ailleurs qualifiée de « vaste ».
Dès l’article 3, on mesure le haut niveau de coopération envisagée entre
les électriciens français et chinois : celui-ci annonce le lancement d’études
communes pour le développement d’un nouveau réacteur nucléaire à eau
pressurisée de 1 000 MW dit de troisième génération. La future
collaboration concerne autant la conception du design des futures centrales
que la construction et l’exploitation. Chose surprenante, dans cet article, le
texte explique qu’EDF et CGNPC ont déjà lancé séparément des études sur
un réacteur 1 000 MW… En France, c’est pourtant Areva NP qui a procédé
à de telles études et non EDF.
L’accord évoque alors la stratégique et sensible question des droits de
propriété intellectuelle de ce nouveau projet, mais précise que CGNPC
comme EDF se partageront la pleine propriété du nouveau réacteur. La
question des droits portant sur la supply chain (chaîne
d’approvisionnement) est renvoyée à un accord ultérieur. Pour autant, un
calendrier du futur programme est déjà posé. Et il est particulièrement
serré : quatre ans et demi pour développer le design des futurs réacteurs et,
ensuite, cinq ans de construction jusqu’à la certification.
En progressant dans la lecture de l’accord, je comprends que cette
coopération permettra au groupe chinois de devenir leader à l’export. Les
« opportunités » pour CGNPC sont en effet listées, notamment le fait de
« sécuriser plus rapidement le passage entre le développement et l’opération
des centrales nucléaires », mais surtout de « faciliter son accès au marché
international », y compris sur « les marchés existants et potentiels d’EDF »,
en particulier dans les domaines « des pièces de rechange », tant au niveau
des générateurs vapeur que du contrôle commande des centrales.
À ce stade de l’accord n’est plus évoqué un simple « rapprochement »
des chaînes d’approvisionnement : pour EDF, il s’agit de se fournir en
priorité auprès des industriels chinois du nucléaire, et CGNPC se propose
de servir aux Français d’interface principale pour organiser cette nouvelle
supply chain… de fait, principalement chinoise. CGNPC pourra ainsi
apporter des services et assurer l’approvisionnement en fournitures des
centrales « exploitées par EDF », est-il écrit, sans précision de zones
géographiques. De son côté, EDF se félicite dans cet accord de pouvoir
« mieux comprendre l’industrie nucléaire chinoise », « améliorer son accès
aux industriels et sous-traitants en Chine », améliorer « sa compétitivité »,
et « obtenir de meilleurs prix » autant pour la gestion de ses centrales
nucléaires que dans le cadre de nouveaux projets. EDF cède finalement à
CGNPC sa fonction d’achat pour ses fournitures. Autant dire que
l’électricien national souhaite externaliser en Chine l’industrie nucléaire
française, tout en facilitant pour les sous-traitants chinois l’accès aux
marchés européens et à ceux d’EDF. De son côté, CGNPC exprime son
intérêt pour une coopération avec EDF afin de « profiter de son
expérience » dans le domaine des opérations de maintenance de ses
centrales. Les Chinois souhaitent alors avoir accès aux précieuses bases de
données historiques du groupe français sur l’ensemble de l’exploitation du
parc nucléaire hexagonal.
Concernant la coopération des deux groupes sur le projet d’un nouveau
réacteur nucléaire, ce sont de nouveau les marchés internationaux qui se
trouvent dans le viseur de CGNPC. Le groupe chinois exprime ainsi son
désir de participer avec EDF au lancement de centrales nucléaires « à
l’extérieur de Chine, en particulier en Afrique du Sud, comme investisseur
et/ou fournisseur de services ». Un projet au Vietnam est également évoqué
en toutes lettres dans ce projet d’accord. Via EDF, la France se propose
donc d’aider la Chine à percer sur le marché international du nucléaire,
alors que cette dernière n’a pu vendre des réacteurs, ces dernières années,
qu’au Pakistan.
Ces projets sont dans un premier temps arrêtés par le nouveau
gouvernement socialiste. L’Inspection générale des finances est mandatée
pour faire un rapport, notamment sur les conditions financières du projet de
deux EPR à Taishan. Une enquête est engagée par les services de
renseignement sur la teneur de cette coopération entre EDF et CGN. Ses
résultats resteront bien sûr confidentiels, « raison d’État » oblige.

Un « dragon » à Hinkley Point


Au cours de mon enquête, je découvre pourtant que cette coopération
sur le nucléaire entre la France et la Chine s’intensifie entre 2013 et 2015.
Durant cette période, il est admis au plus haut niveau de l’État que l’avenir
du nucléaire passe forcément par la Chine. Chez EDF, le nouveau PDG,
Jean-Bernard Lévy, ne cache pas qu’il compte utiliser les capacités
industrielles chinoises pour assurer le bon fonctionnement de la filière
nucléaire française. « La Chine est devenue un prêt-à-penser », me confie
un ancien de la maison.
Cette coopération renforcée entre EDF et la Chine se concrétise au
Royaume-Uni. Depuis 2013, EDF Energy, la filiale britannique de
l’électricien français, s’est jetée à corps perdu dans le projet d’EPR à
Hinkley Point dans le sud-ouest de l’Angleterre. Il s’agit en fait de
construire plusieurs nouveaux réacteurs sur les sites nucléaires existants
d’Hinkley Point, de Sizewell et de Bradwell. Les premières discussions ont
été entamées dès le règne de Roussely à EDF au début des années 2000.
L’affaire se conclut en 2008 sous Gadonneix. L’électricien rachète à prix
d’or British Energy, une société chargée de gérer les huit centrales
nucléaires du pays, pour 15,6 milliards de dollars. « Les capitaux propres
d’EDF à l’époque, c’est environ 20 milliards d’euros, cette décision de
rachat est incompréhensible encore aujourd’hui. D’autant qu’on disposait
déjà de terrains disponibles en Grande-Bretagne », commente un ancien du
groupe. Durant dix ans, c’est Vincent de Rivaz, nommé à la tête
d’EDF Energy, qui assure les relations avec les responsables outre-
Manche : « Il est proche du prince Charles et du Premier ministre David
Cameron. Il avait les clés du système politique anglais », me raconte un de
ses anciens collègues.
Le projet EDF d’Hinkley Point prend véritablement son envol après les
accords de Lancaster House entre la France et le Royaume-Uni, qui
formalisent une coopération militaire renforcée entre les deux pays :
« Derrière le projet HP [Hinkley Point], il y avait également la question du
nucléaire militaire, m’assure un ancien haut cadre d’EDF. Les Britanniques
avaient d’ailleurs envie de nous refourguer leur trop-plein de plutonium. »
C’est la grande époque où Français et Anglais souhaitent avancer de concert
sur l’idée d’une Europe de la défense. Le groupe Thales a racheté dix ans
plus tôt le Britannique Racal. Des discussions s’engagent sur un porte-avion
franco-britannique, et les Français souhaiteraient vendre des sous-marins
nucléaires à leurs voisins. C’est dans ce contexte que le Royaume-Uni
annonce vouloir relancer un programme nucléaire civil. Encore faut-il
trouver les financements…
C’est là que les Chinois apportent leur aide : « En Grande-Bretagne, on
convainc les Chinois de venir avec nous. C’est l’époque où la coopération
entre la France et la Chine est à son apogée, me raconte Hervé Machenaud.
À tel point que les Chinois nous proposent d’entrer dans l’ingénierie de leur
réacteur 1 000 MW. En retour, on leur a proposé d’être actionnaires
d’Areva, puis de Framatome et Orano, c’était inespéré pour l’industrie
nucléaire française. On leur apportait notre retour sur expérience, et eux
construisaient une centrale par mois. » En avril 2015, Jean-Bernard Lévy
rencontre Ma Kai, vice-Premier ministre chinois en charge du dossier. Deux
mois plus tard, en juin, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères,
signe des accords intergouvernementaux avec la Chine sur le nucléaire qui
sont validés par Manuel Valls. La signature donne lieu à une cérémonie
officielle à Paris entre le Premier ministre français et son homologue
chinois, Li Keqiang. Des négociations s’engagent alors entre Areva, proche
de la faillite, et le groupe chinois CNNC. Pourtant, les premières difficultés
surviennent : dès l’automne, la France noue un accord stratégique entre
Areva et les Japonais Mitsubishi, déjà présents au capital d’Areva. La Chine
tousse. C’est que, au sein de l’État français, les desseins du « clan chinois »
dans le nucléaire hexagonal ne sont pas du goût de tous.
Cela n’empêche pas le dossier Hinkley Point d’avancer : EDF Energy
signe des accords avec CGN en octobre 2015 pour le financement du projet
britannique. La banque HSBC est à la manœuvre. Pour EDF Energy, la
banque britannique Rothschild (à ne pas confondre avec Rothschild & Co à
Paris) s’active auprès du gouvernement à Londres. Dans la capitale
britannique, on retrouve aussi sur le dossier David Azéma, l’ancien patron
de l’APE, devenu banquier d’affaires chez Bank of America Merrill Lynch.
Les discussions sont également facilitées par le fait que Vincent de Rivaz,
patron d’EDF Energy, connaît bien les responsables chinois du nucléaire.
L’ingénieur maison a en effet été par le passé le responsable Chine de la
direction internationale. En outre, il est proche de Maurice Gourdault-
Montagne, alors ambassadeur de France à Pékin. Si les Chinois de CGN
acceptent de participer au financement des EPR sur les sites d’Hinkley
Point C et de Sizewell C, ils remportent en retour un sacré cadeau : à
Bradwell, les accords stipulent que c’est leur réacteur Hualong (« dragon »
en chinois), un réacteur de troisième génération d’une puissance de
1 000 MW, conçu en Chine, qui doit être construit. Une première en
Europe. Dans leur viseur : la qualification du Hualong par l’autorité de
sûreté britannique, et par la même l’accès au marché international. Pour la
certification, EDF va jusqu’à se porter garant de ce réacteur chinois au
Royaume-Uni.

Le forcing d’Emmanuel Macron


Outre-Manche, ce partenariat franco-chinois provoque des polémiques
et fait couler beaucoup d’encre. À l’été 2016, la Première ministre Theresa
May, fraîchement élue après le vote du Brexit, annonce même un report de
la signature définitive des contrats, avant de se raviser quelques semaines
plus tard. Côté français, le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron,
tient particulièrement à la signature de ces contrats, malgré l’opposition des
syndicats : « Le projet d’Hinkley Point promeut dans le monde notre savoir-
faire dans cette technologie majeure. C’est aussi un projet nécessaire pour
la présence d’EDF en Grande-Bretagne », déclare-t-il au Journal du
dimanche en avril 2016.
Quelques jours plus tôt, opposé au projet, le directeur financier d’EDF,
Thomas Piquemal, un proche de l’ancien PDG Henri Proglio, démissionne
pour alerter l’opinion publique et les responsables politiques sur les risques
financiers pris par le groupe. C’est en effet principalement EDF qui
supporte les garanties et les éventuels surcoûts de ces pharaoniques
chantiers britanniques. Certes, les Chinois de CGN investissent désormais
8 milliards d’euros dans le projet, alors qu’ils étaient initialement engagés à
hauteur de 2 milliards. Chez EDF, Jean-Bernard Lévy s’en félicite. En
interne, pourtant, les inquiétudes sont grandes parmi les salariés de voir le
géant chinois améliorer encore son expérience technique sur le dos du
groupe français, ce à quoi la direction rétorque : « On ne vend pas le même
produit. »
De son côté, l’électricien chinois n’est pas pressé. Son objectif principal
reste la certification à l’international de son modèle de réacteur Hualong,
via l’autorité de sûreté britannique. Les accords entre Français et Chinois
prévoient ainsi qu’EDF participe au processus de certification effectué par
le régulateur britannique. Dans des documents présentés par la direction
d’EDF aux syndicats en juillet 2016, il est spécifié que l’accord « intégrerait
le groupe EDF dans le processus de certification par le régulateur
britannique de la technologie nucléaire chinoise adaptée en Grande-
Bretagne UK Hualong ». En échange, CGN donne accès aux droits d’usage
de la propriété intellectuelle de l’adaptation anglaise du Hualong au groupe
français. EDF se voit ainsi octroyer le droit de construire le réacteur UK
Hualong seul en France, avec CGNPC au Royaume-Uni, et dans le monde
en dehors de la Chine : « Cette technologie sera déployable dans le monde
entier, en ligne avec l’objectif stratégique du groupe EDF d’élargir sa
gamme de réacteurs à l’export. Le groupe EDF se verra octroyer le droit de
construire le réacteur UK Hualong (i) seul en France, (ii) avec CGN au
Royaume-Uni, et dans les pays tiers (sauf la Chine) », est-il également
précisé dans ces documents.
Quelques jours plus tard, tout s’accélère. La direction d’EDF convoque
en urgence un conseil d’administration le 26 juillet 2016. Pourtant, Theresa
May demande toujours un délai. Peu importe pour Jean-Bernard Lévy, qui
réussit à faire voter la décision finale d’investissement lors du conseil.
Alors que les syndicats déposent une demande de référé auprès du tribunal
de grande instance de Paris ainsi qu’un autre recours auprès du tribunal de
commerce, leurs représentants sont convoqués par Emmanuel Macron à
Bercy pour évoquer la filière nucléaire : « Ça s’est très mal passé, seul EDF
était invité, mais pas Areva ni le CEA, se souvient un des participants. Il
voulait publier un communiqué pour dire que les syndicats étaient d’accord.
On s’est alors levé. “Monsieur le Ministre, on s’en va.” Il n’y a que la
CFDT qui est restée. » Lors du vote du 26 juillet, l’ensemble des syndicats
a voté contre le projet Hinkley Point, ainsi que d’autres administrateurs,
notamment Laurence Parisot, l’ancienne patronne du Medef. Mais, à une
voix près, Jean-Bernard Lévy emporte le morceau : le projet est voté. Par la
suite, le tribunal de commerce donne raison aux syndicats sur la présence de
conflits d’intérêts au sein du conseil d’administration, mais n’annule pas la
décision.
Au cœur de l’été, c’est bien la précipitation du côté de l’État français :
« Le projet Hinkley Point assurait alors un plan de charge à l’industrie
nucléaire française alors qu’Areva se retrouvait en très mauvaise posture
financière, c’est la raison pour laquelle tout le monde voulait aller dans le
sens de la signature malgré le risque pris », me raconte un ancien
collaborateur de François Hollande à l’Élysée. Sur le dossier Hinkley Point,
EDF prend effectivement tous les risques financiers en cas de retard.
Initialement, les Anglais étaient d’accord pourtant pour assumer une partie
du risque sur la filiale, mais à la condition expresse que l’EPR de
Flamanville soit mis en service. Lors des nouvelles négociations en 2016,
cette condition n’était plus tenable pour EDF, et le groupe a accepté de
prendre tout le risque sur son dos. Et, après un voyage en Chine où elle
rencontre le président Xi Jinping, Theresa May accepte de signer les
accords définitifs sur Hinkley Point à la fin septembre 2016, quelques mois
avant la présidentielle en France.

Poker menteur chez les pronucléaires


Depuis, les Chinois ont réussi à mettre en service le premier EPR au
monde à Taishan, un site situé à une centaine de kilomètres de Hong Kong,
c’est-à-dire bien avant qu’EDF et Areva parviennent à le faire en Europe.
Dans ce projet, EDF détient 30 % des parts de la joint-venture avec CGN.
Officiellement les deux groupes sont coexploitants, mais ce sont de fait les
Chinois qui exploitent la centrale. Pour en rajouter dans l’humiliation, en
2019, le premier réacteur Hualong a été construit en cinq ans à peine et mis
en service à Fuqing, pour un coût inférieur à 6 milliards de dollars. La
même année, EDF a dû rendre publics de nouveaux dépassements de coûts
sur son chantier de Hinkley Point C. « Chez EDF, ils ont longtemps vécu
dans le mythe qu’ils étaient les égaux de la Chine, voire qu’EDF était le
“grand frère”. Mais le rapport de force a fini par s’inverser. À EDF, ils sont
en plein déni. Comment lutter face à plus de cent mille ingénieurs en
Chine ? Les Chinois ne sont pas des partenaires. Ils mettent un pied dans la
porte et nous bouffent », m’assure un ancien ingénieur de l’électricien
français.
Au Royaume-Uni, le processus de certification du Hualong se poursuit
discrètement. L’Office for Nuclear Regulation (ONR), l’autorité de sûreté
britannique, et l’Environnement Agency ont achevé, le 13 février 2020, la
troisième étape du processus de certification du design du réacteur, le
Generic Design Assessment (GDA), qui en compte quatre. Au début du
quinquennat, l’un des administrateurs d’EDF, le diplomate Maurice
Gourdault-Montagne, tout juste nommé secrétaire général du Quai d’Orsay
par Emmanuel Macron, ne cachait pourtant pas son inquiétude, expliquant à
une connaissance qu’il était « difficile de certifier le Hualong en Grande-
Bretagne ».
Chez EDF, l’ambiance est particulièrement pesante. Chaque clan
compte les points et tente de préserver ses positions. En octobre 2017, un
haut cadre du département nucléaire, partisan d’une solution américaine
avec Westinghouse, meurt brutalement en tombant accidentellement d’une
fenêtre d’un appartement à Paris. Signe des tensions au sein de la maison
EDF et de l’importance des enjeux : certains de ses anciens collègues
n’hésitent pas à s’interroger en privé sur cet accident. À la même période,
Jean-Bernard Lévy renouvelle entièrement les hauts cadres du groupe.
Plusieurs figures historiques sont mises à la porte, comme Dominique
Minière, le grand patron de la production thermique et nucléaire. Ces
départs sont analysés par un de mes interlocuteurs comme « le fait que le
clan prochinois à EDF s’estompe ». De nouvelles nominations interviennent
et certains des cadres concernés sont considérés comme des proches de
François Roussely, qui garde de nombreux contacts dans l’entreprise.
Beaucoup de cadres attachés au nucléaire raillent l’inexpérience du nouveau
responsable du « nouveau nucléaire », Xavier Ursat, qui vient à l’origine du
département hydraulique. Justement, au sein de Framatome, qui a intégré
EDF en 2015 au moment du démantèlement d’Areva, près de deux mille
ingénieurs travaillent d’arrache-pied sur le projet d’un EPR 2, de plus petite
dimension. Au même moment, en Grande-Bretagne, des équipes conjointes
EDF/CGN travaillent à Bristol, près d’Hinkley Point, pour élaborer le
permis de construire du futur Hualong auprès des autorités britanniques.
De son côté, Emmanuel Macron souffle le chaud et le froid. Laissant
entendre dès le début du quinquennat son attachement au nucléaire auprès
de son entourage, le chef de l’État tarde à opérer des arbitrages. Et face aux
critiques et à l’échec des négociations avec Bruxelles, le projet Hercule est
pour le moment enterré. Pour les commentateurs politiques, il s’agit de
ménager l’électorat écologiste. Cet attentisme s’explique davantage par les
luttes en coulisses entre les différents lobbys autour d’EDF, que l’on pense
aux pro-EPR 2 ou aux pro-Chinois, sans compter les quelques partisans des
Américains ou des Russes. Si, fin 2019, Emmanuel Macron annonce sa
décision de lancer un nouveau porte-avion nucléaire lors d’un déplacement
à l’usine Framatome du Creusot, à l’automne 2021, à quelques mois de la
présidentielle, il ne s’engage officiellement dans un premier temps que sur
le lancement d’études sur des petits réacteurs, les SMR (Small Modular
Reactor) avant d’annoncer la construction de nouveaux réacteurs sans
préciser lesquels.
« En réalité, Macron a lâché l’EPR mais pas le nucléaire. On assiste à la
fin de l’EPR, mais c’est quoi la suite ? C’est la Chine pour remplacer le
parc. Leur réacteur, le Hualong, est constructible en France dès 2022 », ose
un spécialiste du secteur mais sans m’apporter de faits tangibles. De leur
côté, plusieurs proches de François Roussely m’opposent le « secret
défense » quand j’évoque cette hypothèse chinoise. À l’inverse, plusieurs
personnalités attachées à la collaboration avec la Chine dénoncent auprès de
moi les positions supposées proaméricaines d’Emmanuel Macron et de
Jean-Bernard Lévy. Elles remarquent que les négociations entre la Chine et
la France pour que le groupe CNNC investisse Orano (ex-Areva) ont
achoppé. L’un d’elles évoque même « une pression américaine pour arrêter
le projet ». L’un de ces contacts qui voulait me persuader que Lévy et
Macron jouaient la carte américaine est capable de dire exactement le
contraire à une autre de mes sources, soulignant que leur projet est plutôt de
donner le bébé aux Chinois…
Sur Orano, la question soulevée serait d’ailleurs plus prosaïque, selon
une autre de mes sources : « Ce ne sont pas les Américains qui ont posé
problème dans ce dernier projet, ce qui a bloqué c’est la question cruciale
de la propriété intellectuelle. Les Chinois voulaient avoir accès à tout. Ce
n’était juste pas possible. » En parallèle justement, les tractations continuent
sur la vente éventuelle à la Chine d’une usine de retraitement équivalente à
La Hague. Ce contrat géant est évalué à 20 milliards d’euros. En mai 2020,
durant les premières semaines de la pandémie, l’Élysée a toutefois décidé
de commander un audit juridique sur le projet pour évaluer les risques
d’éventuels détournements de technologie. Comme dans le cas du
laboratoire P4, les militaires français ont exprimé leur opposition au projet :
« EDF est un cache-sexe, le vrai problème, c’est celui de la souveraineté
nucléaire de la France. La Hague est source d’approvisionnement. Roussely
est pour l’hybridation militaro-industrielle énergétique », me confie l’un de
ses proches, d’une manière énigmatique.

Coup de théâtre à Taishan


C’est dans ce contexte pour le moins troublé que la chaîne américaine
CNN lance un pavé dans la marre, en pointant une « menace radiologique
imminente » à la centrale de Taishan. Ce « scoop », dévoilé le lendemain du
sommet du G7 en juin 2021, met la grande famille du nucléaire français
dans une position délicate à l’égard de ses partenaires chinois. D’autant que
les journalistes américains ont dévoilé une étrange lettre que Framatome,
concepteur de l’EPR, a adressée le 8 juin au Department of Energy
américain. Il y est expliqué que les autorités de sûreté chinoises ont
augmenté les seuils limites de radioactivité, afin d’éviter l’arrêt du réacteur,
ajoutant que la « situation posait une menace imminente de radioactivité
pour le site et la population avoisinante ».
Concrètement, une fuite de gaz radioactifs a été constatée dans le circuit
primaire du réacteur, causée « par environ cinq barres de combustibles
endommagées », selon l’autorité de sûreté chinoise. C’est donc Framatome
(via sa filiale américaine) qui a donné l’alerte auprès des autorités
américaines. « C’est du jamais vu ! Jamais on ne procède ainsi. En plus
Framatome a fait ça tout seul, sans demander ni à CGN ni à EDF », me
confie un vieux routier du nucléaire en France. L’entreprise aurait agi sous
la menace de l’extraterritorialité du droit américain, alors que CGN est
inscrit sur la liste des entreprises chinoises bannies du territoire américain
(Entity List). C’est dans le but de préserver son accès au marché américain
et d’éviter des sanctions que Framatome aurait donné ces informations aux
Américains. « C’est d’autant plus incompréhensible que Framatome est une
société qui vit principalement de contrats de service. En écrivant cette lettre,
ils ont détruit leur capital confiance auprès de leurs potentiels clients à
travers le monde », estime ma source.
Chez EDF, le malaise est palpable. L’électricien a publié des
communiqués minimisant la situation à Taishan. La conception même de
l’EPR pourrait être mise en cause : « On peut se demander si la puissance
d’un EPR, 1 650 MW, et ses dimensions n’auraient pas pour conséquence
d’user les matériaux plus vite qu’on ne le pensait… », me confie un
ingénieur d’EDF. Un autre de ses collègues se fait plus précis : « Ce sont les
vibrations de l’eau dans la cuve du réacteur, dues à des effets de turbulence,
qui se transmettent aux structures internes de la cuve et se répercutent plus
ou moins directement sur les assemblages combustibles et les détériorent.
C’est un problème gravissime de conception. » Enfin, un partisan du
réacteur Hualong m’assure : « L’EPR est mort, son design est en cause. »
De leur côté, les Chinois sont furieux et décident de faire partir du site la
trentaine de salariés d’EDF encore sur place. Au lendemain des révélations
de CNN, les quatre fédérations syndicales représentatives du groupe sont
convoquées pour une réunion. L’un des participants m’explique qu’à cette
occasion Sylvie Richard, numéro deux de la direction de la production
nucléaire, aurait déclaré : « Framatome fait son cinéma sur les assemblages
de combustible nucléaire à Taishan. »
Dans les semaines qui suivent, la polémique enfle de nouveau au
Royaume-Uni sur la participation chinoise dans Hinkley Point. Pour EDF,
une exclusion de CGN pourrait être une catastrophe financière. Au même
moment, les Américains ont conclu un accord intergouvernemental en
Pologne sur le nucléaire, alors qu’en Belgique, pays pourtant proaméricain,
l’ancien PDG d’Engie, Gérard Mestrallet, proche du China Investment
Corporation, le fonds souverain chinois, tente de placer les Chinois pour
reprendre les centrales nucléaires appartenant à Engie. La Belgique a en
effet décidé de sortir du nucléaire dès 2025. Cela permettrait aux Chinois
d’avoir accès à tout l’historique d’exploitation de ces centrales, et
d’améliorer la maintenance de leur propre parc nucléaire. En attendant, en
France, les paris sont ouverts : « L’industrie nucléaire, c’est comme un
porte-conteneur. Ce sont des cycles très longs, avec une forte inertie.
Macron a créé une inertie qui consiste à laisser la structure en place durant
tout son mandat. Mais, plus le temps passe, et plus ça sera difficile sans le
remorqueur, et celui-ci sera la Chine », m’analyse une source. Au même
moment, j’apprends que Framatome avait engagé à l’origine des
négociations avec les Américains de GE pour la reprise de l’ensemble de
leurs activités nucléaires (et pas uniquement celles issues d’Alstom). Mais
en pleine polémique sur Taishan, l’ancien ministre de l’Environnement
François de Rugy me confie : « Le scénario chinois dans le nucléaire
français est encore totalement sur la table, avec Roussely à la manœuvre
notamment. » Décidément, dans l’Hexagone, dans ces dossiers industriels
pourtant stratégiques pour le pays, tout est encore affaire de réseaux franco-
français.
On va maintenant le voir : face aux bouleversements géopolitiques en
cours, cette France qui part divisée à l’international ne fait que s’affaiblir
encore plus. D’autant qu’au-delà du choc entre Chine et États-Unis, les
puissances régionales sont de plus en plus nombreuses à s’affirmer un peu
partout sur le globe.

1. Lire à ce sujet Caroline Michel-Aguirre, La Syndicaliste, Stock, 2019.


PARTIE V

GUERRES DE L’OMBRE
CHAPITRE 16

La tentation israélienne

En octobre 2020, le porte-conteneurs MSC Paris arrive au port d’Haïfa,


en Israël. C’est le premier bateau cargo à venir directement des Émirats
arabes unis, deux mois après l’annonce de l’accord de paix entre les Émirats
et Israël, qui marque le début d’un service hebdomadaire entre Dubaï et
Israël. Le Premier ministre Benyamin Nétanyahou salue le MSC Paris sur
Twitter : « Pour la première fois, un cargo venant des Émirats arabes unis
est entré au port d’Haïfa. Une nouvelle route commerciale s’ouvre entre les
Émirats et Israël ! » Cette nouvelle intervient quelques heures seulement
avant que son cabinet n’entérine l’accord de paix, avant un débat et un vote
à la Knesset, le Parlement israélien. À cette occasion, huit conteneurs sont
déchargés. MSC est la première compagnie à offrir ce service.
Si les fameux « accords d’Abraham » ont été signés à la Maison
Blanche, à Washington, en présence de Donald Trump, c’est bien Israël qui
a joué un rôle moteur dans ce rapprochement diplomatique avec les
Émirats, Bahreïn, mais aussi le Maroc et le Soudan. « S’ils font ces
rapprochements, c’est qu’ils ne comptent plus sur le parapluie américain.
C’est un signal fort d’émancipation à l’égard des États-Unis, et ça arrange
finalement ces États arabes qui se détachent de la pression américaine »,
estime un ancien diplomate français. Depuis de nombreuses années, Israël
visait le « saut stratégique » lui permettant d’étendre son influence au-delà
de son terrain régional, mais dans le sillage de l’ami américain.
Aujourd’hui, l’État hébreu cherche à gagner en autonomie, du fait du
bouleversement majeur de la stratégie américaine au Moyen-Orient et dans
le monde.
À bas bruit, sans que les Européens y prennent garde, une certaine
distance s’est instaurée entre Israël et les États-Unis, allant parfois jusqu’au
désamour. Au cours de mon enquête, cette distance m’a été confirmée par
de nombreux interlocuteurs, la plupart du temps en off : des grands pontes
du renseignement, des hauts diplomates, des chefs d’entreprise. D’autres, au
contraire, ne semblent percevoir aucun changement. Pourtant, vu de
Jérusalem, Washington a bien perdu de son crédit. Le moment Trump ne fut
en réalité qu’une parenthèse. Depuis le discours du Caire de Barack Obama
en 2009 – si peu commenté à Paris –, les Américains ont décidé de se
réconcilier, par tous les moyens, avec le monde arabo-musulman. À
Washington, l’heure n’est plus à la défense de l’« Occident » face à l’Islam.
« Le consensus néoconservateur de l’après-2001 a explosé en vol »,
constate un observateur. Pour les Américains, la lutte contre la montée
hégémonique de la Chine devient la priorité. Dans cette nouvelle stratégie,
les États-Unis se désengagent du Moyen-Orient d’un point de vue
sécuritaire. À l’été 2021, le départ des forces américaines d’Afghanistan est
à replacer dans cette réorientation profonde de la politique menée depuis
1979 par le Pentagone et le département d’État dans cette région.
La reprise des discussions sur le nucléaire entre l’Iran et les États-Unis
par l’administration Biden provoque ainsi l’ire d’Israël. Alors que Donald
Trump avait décidé unilatéralement de sortir de l’accord nucléaire iranien
de 2015 (connu sous le nom d’accord de Vienne), Joe Biden décide de
reprendre les négociations avec le pays des mollahs dès son arrivée à la
Maison Blanche. À la manœuvre, on trouve le principal négociateur
américain de l’accord de 2015, Robert Malley, nommé émissaire spécial par
le président démocrate. Un signal fort. Robert Malley, avocat et politologue,
spécialiste de la résolution des conflits, est considéré à Tel-Aviv comme un
ennemi d’Israël. C’est lui qui a coécrit, sous Barack Obama, dont il était
conseiller, le fameux discours du Caire. Il est surtout le fils d’un journaliste
juif d’origine égyptienne, Simon Malley, engagé dans les années 1960
et 1970 dans les luttes de libération nationale, très proche du FLN algérien,
et qui a vécu entre Paris et New York.
Depuis 2015, une révolution silencieuse est en cours : avec le
développement du pétrole et du gaz de schiste, les États-Unis sont devenus
autonomes sur le plan énergétique (tant que le baril est au-dessus des
50 dollars, l’extraction du pétrole de schiste étant, sinon, plus difficile à
rentabiliser). Ils se sont ainsi peu à peu désengagés militairement des pays
du Golfe, pour se concentrer de nouveau sur ce que Zbigniew Brzezinski,
ancien chef du conseil de sécurité du président américain Jimmy Carter,
appelait l’« arc de crise », c’est-à-dire la Turquie, l’Iran et le Pakistan, trois
pays alliés aux Américains contre l’URSS durant la guerre froide. En
pariant de nouveau sur un axe Ankara-Téhéran-Karachi, Washington tente
d’utiliser ces pays comme pivot contre les grandes puissances eurasiatiques
que sont la Russie et surtout la Chine. C’est pour faire face à cette nouvelle
compétition, et pour ne pas se faire doubler par d’autres puissances, que les
États-Unis ont rouvert les négociations avec Téhéran. L’Iran vient en effet
de signer un « partenariat stratégique » avec la Chine, pour une durée de
vingt-cinq ans. Depuis 2015, autant les États-Unis sont plus autonomes sur
un plan énergétique, autant la Chine est devenue le premier importateur
mondial de pétrole.

Le désamour américain
À travers l’affrontement de plus en plus virulent entre les États-Unis et
la Chine, assisterait-on à un bouleversement des alliances internationales,
notamment au Moyen-Orient ? À Paris, je rencontre en pleine pandémie
l’historien Alexandre Adler, ancien journaliste et spécialiste en
géopolitique. Il me lance, un brin provocateur : « Il faut revenir à un
principe général : tout change. Les choses qui semblaient intangibles,
indiscutables, ne le sont pas forcément après un certain temps. Dans cette
optique, même l’alliance des États-Unis avec Israël n’est pas intangible. »
Un tabou est levé, l’air de rien. Au sujet de Trump et Biden, il ajoute :
« Certaines parenthèses se ferment assez vite, et, parfois, il y a des
tendances plus longues. » Les Européens ont encore du mal à l’admettre
mais, derrière le slogan de l’« America First », les États-Unis se replient en
fait sur leur espace continental, à travers l’ALENA, l’accord de libre-
échange avec le Mexique et le Canada. Même au temps de Joe Biden.
Certes, « depuis toujours, les Israéliens et les Américains s’aiment
beaucoup », me rappelle Adler. Mais, au-delà de ces considérations
stratégiques et géopolitiques, l’historien me fait remarquer que l’on est en
train d’assister à un changement notable au sein de la société américaine en
général, et dans la communauté juive en particulier : « Je remarque un
désengagement de plus en plus fort des élites de la communauté juive
américaine vis-à-vis des intérêts d’Israël. D’année en année, cette élite juive
est de plus en plus intégrée aux États-Unis, et se vit d’abord comme une
classe universelle. Dans le fond, ses membres restent attachés à Israël, mais
ils sont plus proches des démocrates et de la gauche, voire de l’extrême
gauche, au sein des universités. Les seuls soutiens indéfectibles d’Israël
restent finalement les évangéliques. » De fait, les milieux progressistes
américains ont multiplié ces dernières années les critiques à l’égard de
l’alliance entre Donald Trump et Benyamin Nétanyahou.
Ce désamour de l’élite américaine vis-à-vis d’Israël n’est pas du goût
d’Adler. Comme la stratégie du Pentagone et du département d’État au
Moyen-Orient n’est pas la tasse de thé du gouvernement israélien. Et
l’historien de lancer un autre pavé dans la mare : « Les Américains
n’accepteront pas la destruction d’Israël, et les Israéliens se disent qu’ils
peuvent encore compter sur les États-Unis en dernière instance. Mais le
pays le plus soucieux de la stabilité du Moyen-Orient, c’est la Chine. »
Depuis une petite dizaine d’années, la Chine s’intéresse de plus en plus
au processus de paix au Moyen-Orient, dépêchant ses propres envoyés
spéciaux, et même ses troupes dans une mission de paix au Liban. La
superpuissance asiatique n’a plus envie de laisser ces tractations
diplomatiques, qui n’ont cessé de s’enliser depuis la seconde Intifada du
peuple palestinien, dans les seules mains des États-Unis et de l’Europe. À
l’origine, si leurs relations diplomatiques n’ont été pleinement établies qu’à
partir de 1992, il faut se souvenir qu’Israël fut l’un des premiers pays à
reconnaître la République populaire de Chine, quelques mois à peine après
sa proclamation en 1949.

Un oléoduc technologique entre Israël


et la Chine
Et s’il y a une chose qui irrite les États-Unis depuis quelque temps, c’est
bien qu’Israël soit l’un des principaux fournisseurs de technologies
avancées de la Chine. Depuis 1992, Israël est même le plus important
vendeur d’armements à la Chine, après la Russie. D’année en année, les
Américains ont beau avoir imposé à Israël des restrictions de plus en plus
drastiques sur les exportations de composants à double usage (civil et
militaire), ils n’ont jamais réussi à contrôler les coulisses de cette relation
particulière entre les deux pays. Leur inquiétude, pourtant exprimée à
maintes reprises, porte sur les transferts vers la Chine de technologies
militaires, qu’elles soient pleinement israéliennes ou dérivées de brevets
américains. Ce fut le cas pour les missiles Patriot, l’avion de chasse Lavi,
les systèmes de radar aéroporté Phalcon ou le drone israélien Harpy.
En apparence, à chaque fois que les Américains ont exprimé leur
mécontentement, les Israéliens ont reculé. Au début des années 2000, ils ont
ainsi payé 319 millions de dollars à la Chine en compensation de
l’annulation de la transaction sur le Phalcon. C’est de nouveau le cas en
2005, sur un contrat de drones bloqué par Washington. L’année suivante, les
États-Unis haussent le ton et interdisent toute exportation militaire vers la
Chine.
Étonnament, ces restrictions américaines ne concernent pas la high-tech,
alors qu’Israël dispose d’un écosystème unique de start-up, dont de
nombreuses spécialisées dans des domaines stratégiques comme la
cybersécurité, l’espionnage électronique, la chimie, l’agriculture, etc. De
fait, malgré les haussements de ton des Américains, les transferts de
technologies avancées à la Chine ont continué. En 2008, les Chinois
achètent ainsi des satellites de fabrication israélienne pour assurer la
retransmission des Jeux olympiques. Dans le domaine militaire, si de
nombreux contrats ont été cassés par les Américains, certains transferts ont
tout de même pu aboutir. C’est le constat d’Alexandre Adler : « Dans
l’affaire du Lavi, la vente a été officiellement bloquée par les États-Unis,
qui ont protesté, mais, en réalité, l’avion chinois est israélien. Depuis, Israël
n’a plus cessé de faire marcher dans les deux sens un véritable oléoduc
technologique avec la Chine. » L’État hébreu vend une masse
impressionnante de brevets à l’empire du Milieu. Durant de nombreuses
années, la place financière de Singapour, un des clients traditionnels de
l’industrie israélienne de défense et de sécurité, a joué un rôle clé dans ces
échanges.
En 2011, la visite en Chine du ministre israélien de la Défense Ehud
Barak marque un tournant. Les deux pays renforcent leurs relations dans les
domaines scientifique et technique. Une coopération se met en place entre
le Technion, situé à Haïfa, la grande université de technologies de pointe, et
Beida, l’université de Pékin. À terme, l’idée des Chinois est de créer un
Technion dans leur pays. Plus globalement, la Chine est devenue l’un des
plus gros investisseurs en Israël, et y « exporte » aussi de nombreux
ouvriers, une main-d’œuvre bon marché et docile. Les chiffres parlent
d’eux-mêmes : les échanges bilatéraux sont passés de 51 millions de dollars
en 1992 – début des relations diplomatiques – à 14 milliards en 2018.
Le commerce n’est pas l’essentiel, l’enjeu est avant tout technologique,
à travers des investissements dans des start-up, l’implantation de centres de
R&D (recherche et développement), la coopération scientifique et
universitaire, la participation dans plusieurs chantiers d’infrastructures.
Nombre de grandes entreprises chinoises (Lenovo, Fosun, Xiaomi, Baidu,
Huawei, Haier, Alibaba) ont installé un centre de R&D en Israël. La China
National Chemical Corporation a pris une participation dans Makhteshim,
spécialiste des engrais, et Bright Food dans Tnouva, première société
alimentaire du pays, un investissement particulièrement symbolique
puisque cette société, fondée en 1926 par le mouvement des kibboutz, a
contribué à la création de l’État d’Israël. Les Chinois ont aussi remporté
l’appel d’offres pour la construction du nouveau port d’Ashdod et de la
ligne ferroviaire reliant ce dernier au port d’Eilat, sur la mer Rouge, ou
encore la concession du nouveau port d’Haïfa, le Bayport Terminal,
remportée par la société publique chinoise SIPG (Shanghai International
Port Group), à la fureur des Américains. Signe des tensions, ces derniers
sont allés jusqu’à menacer Israël de ne plus faire accoster à Haïfa leur
sixième flotte qui opère en mer Méditerranée. Une menace restée sans suite.
À l’inverse, en août 2012, le destroyer lance-missiles Qingdao, le frégate
lance-missiles Yantai et le navire d’approvisionnement Weishan Lake de la
onzième flotte d’escorte navale chinoise ont accosté durant quatre jours
dans le port d’Haïfa. C’était la première fois que des navires militaires de
l’empire du Milieu visitaient Israël.
Benyamin Nétanyahou a compris très tôt que la Chine devait devenir un
interlocuteur privilégié d’Israël, et on lui doit ce grand rapprochement sur la
high-tech. Quelque temps après les débuts de la seconde Intifada, il se rend
ainsi à Pékin comme ministre des Affaires étrangères. Il est reçu comme un
chef d’État. Parmi les bonds technologiques permis par cette coopération
entre Israël et la Chine, on trouve la reconnaissance faciale. Un autre
domaine a également intéressé les Chinois : l’aéronautique. Depuis la visite
d’Ehud Barak en 2011, une coopération s’est instaurée dans une usine
d’avions à Chengdu. Trois ans plus tôt, la Chine a fondé la COMAC
(Commercial Aircraft Corporation of China), l’équivalent d’Airbus, qui a
lancé le C919, un avion « monocouloir » de cent cinquante places. « Si
beaucoup de sociétés européennes sont derrière, l’avionique est
israélienne », me confie un ingénieur commercial. Les Israéliens, via leur
industrie aéronautique, avec en particulier Israel Aerospace Industries (IAI)
ou Elbit, en liaison avec des industriels arméniens – à l’origine des
mythiques Mig russes (un de leurs co-inventeurs est un ingénieur arménien,
Artem Mikoïan) –, ont ainsi participé au lancement de ce C919. Ils aident
également les Chinois sur un projet d’avion « double couloir », le C929,
actuellement en cours de finalisation avec l’industrie russe, et qui doit
entrer en service entre 2025 et 2028.
Grâce à ces transferts de technologie, la Chine rattrape une grande
partie de son retard dans l’aéronautique. Mais cela ne se passe pas sans
heurts. « Les Israéliens ont vendu la lune aux Chinois », estime le même
ingénieur commercial. Alors que Benyamin Nétanyahou s’était engagé à les
aider à décrocher – grâce à l’industrie israélienne dans ce domaine – des
certifications internationales pour leurs avions COMAC, les Israéliens n’y
sont pas parvenus, provoquant un fort mécontentement chinois. Autre objet
de tensions : l’État hébreu commerce également avec Taïwan dans le
domaine militaire.
Pour autant, lors d’une visite de Benyamin Nétanyahou en Chine en
mai 2013, le Premier ministre israélien n’hésite pas à faire part de ses
grands espoirs quant au renforcement de la coopération industrielle et
technique entre les deux pays : « Nous n’avons pas besoin de rivaliser… Si
nous nous unissons, nous pouvons avoir une position compétitive
dominante dans le monde. » Des mots peu équivoques. Cet engagement
explique en grande partie pourquoi « Israël fait tout pour éviter une rupture
totale entre la Chine et les États-Unis », estime Alexandre Adler : « C’est
une contradiction non antagoniste. Car si cela explose entre les deux
grandes puissances, c’est au détriment de tout le monde. Les actifs chinois
dans les banques américaines sont énormes. Ils disposent des bons du
Trésor américain, et les réserves d’or en Chine sont de plus en plus
importantes. Leurs économies sont extrêmement imbriquées. Mais les
démocrates américains ne l’entendent pas de cette façon. » Si Donald
Trump avait demandé à son ami Benyamin Nétanyahou de limiter cette
coopération avec la Chine entre 2019 et 2020, l’arrivée de Joe Biden début
2021 a renforcé en coulisses les tensions entre Israël et les États-Unis.
Comme à d’autres moments de leur histoire, le « champ de bataille » n’est
ni officiel ni public, il se joue sur le front de la lutte d’espionnage. Il est vrai
que, dans ce domaine, il n’y a pas d’alliés. Moins encore dès qu’il s’agit de
guerre économique. Adler l’assure : en dehors de la lutte contre le
terrorisme, il n’y a plus « aucune confiance » entre les services américains
et israéliens. « Les bisbilles sont permanentes entre le Mossad et la CIA »,
et « la CIA de Bush est d’ailleurs devenue très anti-israélienne ».

Tensions sur la ligne Washington-


Jérusalem
Dans l’ombre, la CIA et l’ensemble de l’appareil sécuritaire du
renseignement américain se sont retrouvés dans un combat homérique à
l’encontre de l’administration de Donald Trump, allié de Benyamin
Nétanyahou. Cette histoire reste à raconter. Mais certains événements sont à
interpréter comme des signes de cette lutte autant nationale
qu’internationale. Lorsque l’affaire Pegasus éclate en juillet 2021, mettant
les projecteurs sur la société israélienne NSO, cela fait longtemps que les
services américains ont décidé de couper les liens avec cette start-up si
particulière, intégrée à l’écosystème du renseignement électronique
israélien. Durant de nombreuses années, l’entreprise a été utilisée par
Benyamin Nétanyahou (au pouvoir entre 2009 et 2021) comme outil
géopolitique, permettant à l’État hébreu d’élargir ses relations
diplomatiques, notamment au Moyen-Orient. Ce n’est pas un hasard si les
Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, Bahreïn ou le Maroc font partie des
clients de NSO. L’administration Trump approuve cette stratégie, malgré les
récriminations récurrentes de la puissante NSA (National Security Agency),
qui voit d’un mauvais œil qu’un acteur privé puisse donner accès à des
outils offensifs de renseignement électronique à n’importe quel État en
capacité d’aligner quelques millions de dollars.
NSO a pourtant déployé à Washington un lobbying intense en sa faveur.
En 2014, la société américaine Francisco Partners de capital-investissement,
spécialisée dans les technologies, est ainsi devenue le principal actionnaire
de NSO pour 145 millions de dollars. Mais, en 2019, on assiste à un
changement notable, peu commenté : deux des fondateurs de NSO, Shalev
Hulio et Omri Lavi, rachètent l’entreprise à Francisco Partners pour 1
milliard de dollars. Ce rachat intervient quelques mois à peine après
l’affaire Khashoggi, qui a provoqué un tollé mondial. Il est aujourd’hui
établi que les Saoudiens ont utilisé Pegasus dans cette malheureuse
opération. Même Jeff Bezos, puissant patron d’Amazon (et propriétaire du
Washington Post), a été victime d’un piratage informatique de son
téléphone portable. Depuis cette époque, NSO n’a pas bonne presse aux
États-Unis. Et début novembre 2021, le département du commerce place la
société israélienne sur une liste noire du fait d’activités « contraires à la
sécurité nationale ».
Les tensions entre soutiens de Benyamin Nétanyahou et nouvelle
administration Biden se traduisent également sur le terrain africain. C’est
ainsi que le milliardaire israélien Dan Gertler, roi des mines et des diamants
en République démocratique du Congo (RDC), se retrouve dans le
collimateur de Joe Biden. Dès les premiers jours de son mandat, le
président démocrate revient sur la décision de Donald Trump de lever les
sanctions américaines contre Dan Gertler : depuis 2017, elles empêchent le
milliardaire d’utiliser dans ses transactions des dollars, la devise en vigueur
en RDC. Cette clémence trumpienne à quelques jours de la fin de son
mandat avait suscité un tollé aux États-Unis.
L’homme d’affaires israélien est arrivé à l’âge de vingt ans en RDC.
Devenu proche de l’ancien président Joseph Kabila, il s’est taillé un empire
colossal en quelques années. Sa pratique favorite ? Racheter des permis
miniers à l’État congolais pour les revendre ensuite très cher aux grandes
multinationales comme Glencore. Un système lucratif qui lui a permis
d’amasser une fortune de 1,5 milliard de dollars. Depuis plusieurs années,
les ONG dénoncent un pillage des ressources de la RDC. Mais rien n’arrête
Gertler, qui a pris des positions dans le fer, le cuivre, le cobalt, mais aussi
d’autres métaux rares, autant de ressources stratégiques pour le monde de la
tech, notamment la fabrication des smartphones.
Quelques jours après la réactivation des sanctions à l’encontre de Dan
Gertler par Joe Biden, le 8 mars 2021, on apprend, via l’agence américaine
Bloomberg, que, sous le mandat Trump, Yossi Cohen, chef du Mossad, et
l’ancien ambassadeur d’Israël aux États-Unis Ron Dermer « se sont
entretenus avec de hauts responsables américains pendant de nombreux
mois » sur le cas de Dan Gertler, présenté alors comme « un atout vital pour
la sécurité nationale » d’Israël. Dans cette dépêche particulièrement
informée, on découvre que Yossi Cohen a voyagé à deux reprises en RDC
pour rencontrer Gertler et l’ancien président Joseph Kabila. Gertler aurait
ainsi joué un rôle dans le rétablissement des liens d’Israël avec le Tchad et
le Soudan. Un autre oligarque israélien présent lui aussi en Afrique s’est
retrouvé ces dernières années dans le collimateur de la justice américaine :
Beny Steinmetz. La guerre américaine de l’ombre est donc d’abord une
lutte contre une partie des milieux de pouvoir israéliens. Depuis juin 2021
et l’accession au poste de Premier ministre de Naftali Bennett, à la faveur
d’une coalition hétéroclite rassemblant forces de gauche et d’extrême
droite, les tensions sont toujours présentes avec les États-Unis. Fin octobre,
Bennetta rencontre Vladimir Poutine à Sotchi. Ces dernières années, son
prédécesseur avait multiplié les visites auprès du Kremlin. Ce
rapprochement avec la Russie s’est fait dans la même optique que celui
opéré avec la Chine : s’autonomiser à l’égard de Washington.

Le retour de la grande alliance avec Israël


Dans ce contexte tendu, la France se trouve dans une position délicate,
comme Israël. Depuis juin 2021, Emmanuel Macron ne cesse de prendre ses
distances avec les États-Unis au sujet de leur nouvelle guerre froide contre
la Chine. Ainsi, depuis la « détente » entre Biden et Poutine, qui s’est
concrétisée par le sommet de Genève et un accord sur le gazoduc Nord
Stream 2, le président français multiplie, comme à contre-pied, les
déclarations critiques à l’égard de la stratégie américaine vis-à-vis de la
Chine, notamment au moment du G7.
Aux États-Unis, certains milieux démocrates avaient été choqués par les
effusions diplomatiques d’Emmanuel Macron à l’égard de Donald Trump
au début de son mandat. Mais la rupture semble plus profonde et ancienne.
Quelques mois avant l’élection présidentielle de 2020, Emmanuel Macron
n’a pas caché en privé sa préférence entre les deux candidats, en mode
realpolitik : « Je préférerais que Donald Trump soit réélu, Joe Biden, ça ne
sera pas bon pour nous », lâche-t-il à la maire de Paris, Anne Hidalgo, lors
d’un entretien. L’entourage de Trump n’a pourtant pas été tendre à l’égard
du président français. John Bolton, ancien conseiller de Donald Trump, le
laisse entendre. Mais d’autres conseillers ont été plus explicites : « Quand
est-ce que votre clown va la fermer ? », lance l’un d’eux à une femme
d’affaires française.
Prenant acte de la stratégie Biden, de plus en plus de voix s’élèvent à
Paris en faveur d’un renforcement des liens, sur un plan stratégique, entre la
France et Israël. C’est ce que dit Manuel Valls, ancien Premier ministre,
dans une interview donnée à Actualité juive le 8 avril 2021 : il souhaite que
« l’État juif constitue un partenaire stratégique majeur pour l’Europe. Les
accords d’Abraham scellent, face au déploiement par l’Iran de l’“arc chiite”
en Irak, en Syrie, au Liban et, pour partie, au Yémen, un basculement
historique qui recompose la région. C’est fascinant ». Et l’ancien
responsable socialiste ajoute : « Disons-le franchement : la France a
vocation à sortir du langage diplomatique désormais dépassé, sur les
frontières de 1967 par exemple, pour bâtir une alliance stratégique avec
Israël. Novatrice. Audacieuse. Solide. Elle passe par le transfert de notre
ambassade à Jérusalem. Nos deux pays iront loin ensemble. » C’est mot
pour mot la politique qu’ont menée Donald Trump et son gendre Jared
Kushner vis-à-vis d’Israël. Ce que propose Manuel Valls, c’est finalement
le retour à la grande alliance de la France avec Israël entamée sous la
IVe République. Un lien fort entre les deux pays que le général de Gaulle
avait décidé de rompre après la guerre des Six Jours, en 1967.
Dès les années 1950, la coopération française avec l’État hébreu devient
stratégique. Confrontée à la décolonisation et à la vague de libération
nationale dans le tiers-monde, la IVe République s’appuie sur son allié
israélien, notamment lors de la crise du canal de Suez, en 1956. Dans le
secret le plus absolu, la France et Israël s’entraident sur la fabrication de
leurs premières bombes nucléaires. Sous Guy Mollet, l’action de Maurice
Bourgès-Maunoury, le ministre de la Défense, un ami de Shimon Pérès,
futur Premier ministre israélien, est décisive dans cette collaboration.
L’accord est conclu lors d’une réunion secrète qui se tient au château de
Vémars, près de Chantilly, propriété de Gustave Leven, patron du groupe
Perrier et ami de Bourgès-Maunoury. L’aide hexagonale sera décisive pour
l’État hébreu, mais les échanges scientifiques avec les chercheurs israéliens
permettront également à la France de gagner du temps. C’est ainsi que la
centrale nucléaire de Dimona est en partie construite par des sociétés et des
ingénieurs français. Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) est alors
entièrement à la manœuvre. En France, la société Saint-Gobain Nucléaire
(rattachée au groupe Saint-Gobain) est créée (elle deviendra la Cogema,
puis Areva). Dans le même temps, le groupe Dassault aide Israël sur la
construction de son premier avion de chasse, le Kfir (« lionceau » en
hébreu), sur le modèle des premiers Mirage. Sous la Ve République, le
général de Gaulle met peu à peu un terme à cette collaboration, instaurant
sa fameuse « politique arabe », notamment après la guerre des Six Jours.
Après des années de distance, les industries militaires française et
israélienne ont fini par se rapprocher depuis la fin des années 1990,
notamment sur les drones, mais également sur le programme Scorpion du
soldat du futur.
Comme pour la Chine, les relations entre la France et Israël se sont
également renforcées dans le domaine de la high-tech. En septembre 2015,
Emmanuel Macron, ministre en charge de l’économie, mais aussi de
l’industrie et du numérique, se rend en Israël pour promouvoir les start-up
françaises. À cette occasion, il multiplie les rencontres et lance
officiellement le French Tech Hub Tel-Aviv, destiné à resserrer les liens
entre les entrepreneurs du numérique des deux pays. Dans la même optique,
le ministre signe un accord de partenariat entre Polytechnique et le
Technion, la grande université technologique d’Israël. Une délégation d’une
cinquantaine de chefs d’entreprise l’accompagne. Parmi eux, Jean-Manuel
Rozan, cofondateur du moteur de recherche Qwant, soutenu par l’État
français. Pour l’organisation du voyage, Emmanuel Macron reçoit l’aide de
Philippe Guez, alors banquier d’affaires chez Rothschild et président du
conseil des chefs d’entreprise France-Israël du Medef. Ce déplacement, à
deux ans de la présidentielle, est l’occasion pour Emmanuel Macron de
s’adresser aux nombreux expatriés, plutôt tentés par un vote Fillon. Lors de
sa visite au lycée franco-israélien, il n’hésite pas à faire entendre une petite
musique qui nourrira son futur projet présidentiel : « En France, nous
sommes à la frontière technologique de la taxation, nous avons inventé des
taxes sur tout ce qui est possible et puis on les modifie souvent, c’est un
beau sujet d’études, tiens on pourrait faire un partenariat avec le
Technion… », s’amuse-t-il devant les parents d’élèves.
Depuis qu’il est au pouvoir, Emmanuel Macron a brillé par son absence
sur le conflit israélo-palestinien. Certes, la position officielle de la France
n’a pas changé : refus de la colonisation, solution des deux États, Jérusalem
double capitale. Peu à peu pourtant, l’alignement se renforce. Lorsque
Donald Trump a présenté en janvier 2020 son « marché du siècle », qui
liquidait les droits nationaux des Palestiniens, l’Élysée a inspiré un
communiqué du Quai d’Orsay qui allait jusqu’à « saluer les efforts du
président Trump » et promettait d’« étudier avec attention le plan de paix »,
sans rappeler pour autant la position traditionnelle de Paris. Un plan de paix
enterré depuis par Joe Biden.
Les 16 et 17 juillet 2017, Benyamin Nétanyahou se rend à Paris pour
une visite d’État. Au cours de la conférence de presse à l’Élysée, le Premier
ministre israélien évoque les nécessaires coopérations entre la France et
l’État hébreu dans les activités du cyber, mais également en Afrique.
« Nous croyons qu’il y a de grandes occasions de coopération dans les
domaines technologiques et d’innovation. La France et Israël sont des
nations d’innovation. Ensemble, nous pouvons faire beaucoup plus que
séparément », affirme-t-il. Avant d’ajouter : « Il y a des liens profonds de la
France avec l’Afrique, et je pense que c’est une occasion qu’il nous faut
saisir, nous avons parlé de l’opportunité de faire travailler de concert votre
ministre des Affaires étrangères et le mien sur ce dossier. »
Partenaires mais aussi concurrents. Car, au-delà des accords d’Abraham
et de ses proches voisins, Israël fait de l’Afrique sa priorité. Dans la grande
bataille des puissances sur un continent en plein essor, l’État hébreu joue sa
carte avec efficacité depuis quelques années. Le pays y est surtout présent
sur le marché de la sécurité : sociétés de sécurité spécialisées, systèmes de
renseignements nationaux, sécurité rapprochée pour les chefs d’État, gardes
du corps, dispositifs de renseignement, matériel ou encore formation
professionnelle. Au-delà de Pegasus, Israël propose d’importants moyens
d’espionnage aux chefs d’État africains. « Sur toutes nos opérations
militaires, les Israéliens savent tout », nous confie un ancien diplomate
français. « Sur l’opération Licorne en Côte d’Ivoire, les militaires français
se sont aperçus que toutes leurs communications ont été écoutées. »
Comme si les Israéliens avaient fait leur la formule prêtée à Lénine :
« Qui tiendra l’Afrique tiendra le monde ! » Cette présence israélienne
remonte à 1960. C’est au lendemain du choc provoqué par la conférence de
Bandung, d’où l’État hébreu a été exclu sur pression de l’Égypte, qu’Israël
cherche à briser son isolement, tant au Proche-Orient et au Moyen-Orient
qu’en Asie, en jouant la carte africaine. Par ce compagnonnage, le pays
espère également peser sur les institutions internationales. En juillet 2016,
Benyamin Nétanyahou réalise une tournée sur le continent. En quatre jours,
il visite quatre pays d’Afrique de l’Est : Ouganda, Kenya, Rwanda et
Éthiopie. En Afrique de l’Ouest, Israël est présent au République
démocratique du Congo, au Togo, en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou au
Tchad. « Israël revient en Afrique et l’Afrique revient en Israël », prévient
Benyamin Nétanyahou en février 2016. À l’inverse, les Français
apparaissent prostrés, incapables de développer une stratégie de long terme,
englués dans des guerres franco-françaises de réseaux. Le « pré carré »
africain, hérité de la période coloniale, est un lointain souvenir. D’une
tutelle politique qui ne disait pas son nom, on est souvent passé au court
terme, à l’opportunisme économique et à l’affairisme. Comme d’autres
présidents avant lui, Emmanuel Macron avait promis de rompre avec ces
pratiques. Dans la réalité, on l’a vu, sa politique africaine s’est parfois
révélée hasardeuse, du fait, là encore, de guerres de réseaux dans les
coulisses.
CHAPITRE 17

La grande famille de l’eau

Le 12 septembre 2021, dans un parc de Montreuil, une cérémonie


émouvante est donnée en la mémoire de Jean-Charles Nègre, mort du
Covid-19 quelques mois plus tôt, militant communiste de la première heure,
conseiller municipal de la ville, ancien vice-président du conseil
départemental de Seine-Saint-Denis. À la tribune, les hommages des
responsables du Parti communiste français (PCF) se succèdent. Durant son
discours, Patrice Bessac, maire de la ville, surprend son auditoire quand il
commence à lire une lettre du président de la République reçue le jour
même : elle salue un « infatigable militant de la justice sociale », « une
figure majeure » du PCF et souligne que Jean-Charles Nègre « se distingua
[dans le domaine international] par une parfaite maîtrise des enjeux
diplomatiques et géopolitiques ». Emmanuel Macron conclut, en passant à
l’écriture manuscrite, par ces mots : « J’avais respect et affection pour Jean-
Charles Nègre. » Derrière l’élu local, ce dernier était surtout le responsable
international du PCF et son financier de l’ombre. « Tout le monde sait que
Jean-Charles Nègre était bien plus qu’un vice-président de conseil
départemental », remarque d’ailleurs Georges-François Leclerc, le préfet de
Seine-Saint-Denis venu apporter le message présidentiel, et rendant
hommage, lui aussi, à « un protagoniste majeur de la vie politique
française ».
Parmi la centaine de personnes rassemblées pour l’occasion, on trouve
plusieurs figures qui ont beaucoup à voir avec les méandres du capitalisme
à la française et de la Ve République : Henri Proglio, ex-PDG d’EDF et
ancien grand patron de Veolia, le mastodonte de l’eau et des déchets (ex-
Vivendi et ex-Compagnie générale des eaux, CGE) ; André Santini,
inamovible maire UDI d’Issy-les-Moulineaux et surtout président du
puissant Syndicat des eaux d’Île-de-France (SEDIF) ; son collègue Jean-
Christophe Lagarde, président de l’UDI (Union des démocrates et
indépendants) et député de Seine-Saint-Denis.
Dans ces univers de pouvoir, parmi ceux qui ont bien connu Jean-
Charles Nègre, on trouve Jean-Marie Messier, autre grand patron, qui a
présidé la Compagnie générale des eaux au milieu des années 1990 avant de
devenir banquier d’affaires, ou Anne Lauvergeon, ancienne patronne
d’Areva. Si on remonte le temps, dans les années 1980, on peut également
citer quelques figures aujourd’hui disparues comme Guy Dejouany (lui
aussi ancien patron de la CGE), Jérôme Monod (patron de la Lyonnaise des
eaux et conseiller de Jacques Chirac) ou André Rousselet (bras droit de
François Mitterrand, financier du Parti socialiste, devenu patron de la
compagnie de taxis G7 avant de diriger Canal +).
C’est que Jean-Charles Nègre était un rouage essentiel entre forces
sociales de gauche et dirigeants du capitalisme français. Il était aussi bien
sûr proche d’une autre figure du PCF, le Toulousain Jean-Baptiste
Doumeng, le « milliardaire rouge », grand négociant en céréales entre
l’URSS et l’Europe, décédé en 1987. Tous les deux appartenaient au réseau
du mystérieux « Jean Jérôme », alias Michel Feintuch, autre homme de
l’ombre du PCF disparu en 1990, un des responsables des finances du parti
et trait d’union essentiel avec l’URSS et ses dirigeants.
Si le président a tenu à rendre hommage à Jean-Charles Nègre, c’est
qu’il connaissait très bien son histoire ; son importance pour le PCF. Et pour
cause : alors jeune étudiant tout juste débarqué d’Amiens, Emmanuel
Macron rencontre à Paris Robert Piumati, passé par le Parti communiste à
Toulouse et un temps responsable de section dans le 5e arrondissement, et il
en devient un ami proche, malgré leur grande différence d’âge, comme on
l’apprend dans un article d’Ariane Chemin dans Le Monde. Piumati, qui a
côtoyé plus jeune Jean-Charles Nègre et Jean Jérôme, dirige Touristra
Vacances, une agence de tourisme social liée au PCF. C’est l’époque où
Emmanuel Macron est étudiant à Sciences Po, à la fin des années 1990, peu
de temps après avoir fait une « prépa » littéraire à Henri-IV, le prestigieux
lycée situé sur la montagne Saint-Geneviève, près du Panthéon.

Une amitié née place de la Contrescarpe


À Sciences Po, Emmanuel Macron se lie d’amitié avec Marc Ferracci.
Ce dernier est le fils de Pierre, patron du cabinet de conseil social Secafi-
Alpha, qui travaille pour les syndicats, et notamment la CGT. Son grand-
père est Albert Ferracci, ancien responsable du PCF en Corse, un
compagnon de la Libération, grand résistant. Ces histoires du passé,
Emmanuel, Marc et Robert ne cessent de les évoquer quand ils se
retrouvent à la brasserie La Rotonde, près de Montparnasse, ou à une
terrasse de café place de la Contrescarpe, leur fief dans le
5e arrondissement. L’histoire joue parfois des tours aux puissants : c’est sur
cette place qu’éclatera la fameuse affaire Benalla. De là à y voir un signe du
destin…
Les Ferracci deviennent des intimes d’Emmanuel Macron. Le jeune
homme passe ses vacances dans la villa de la famille au sud de la Corse,
près de Bonifacio. Emmanuel fait de Marc l’un de ses témoins de mariage.
Puis il croise Pierre à la Commission Attali. Un peu plus tard, devenu
secrétaire général adjoint de l’Élysée, c’est par l’entremise de Pierre
Ferracci qu’il fait la connaissance d’une autre figure de l’ombre du PCF,
Paul Pion, fervent défenseur de l’industrie française et lien officieux du
Parti communiste et de la CGT avec le haut patronat du CAC 40. Disparu
en 2015, Pion a rencontré Macron quelque temps avant sa mort, mais le
ministre de l’Économie tient à lui rendre un hommage appuyé, tout comme
Jean-Charles Nègre, dans un petit livre qui lui est consacré : « Tout en étant
un homme de dialogue, il avait une vraie culture du conflit et des rapports
de force, comme tout communiste qui se respecte […]. Je l’aimais. C’est un
bout de l’histoire française », y écrit le futur président.
Une fois arrivé au pouvoir, Emmanuel Macron prend pourtant ses
distances avec les Ferracci, peut-être, au bout du compte, uniquement une
famille d’adoption parmi d’autres. Du jour au lendemain, il ne répond plus
au téléphone, ou si peu. En 2017, Pierre Ferracci caressait le secret espoir
d’être le Raymond Soubie, le « monsieur social » du nouveau président,
tout comme son fils espérait devenir ministre, ou au moins député. Alors
que Marc a démissionné de son poste de professeur d’université, il ne sera
qu’un modeste conseiller de la ministre Muriel Pénicaud, puis il se
débrouille seul pour devenir conseiller de Nicolas Revel, le directeur de
cabinet du Premier ministre Jean Castex. « Marc Ferracci a été abandonné
par Macron, il ne lui a rien donné », me confie l’un de ses amis.
« Comme s’il souhaitait rompre avec tous ceux qui l’ont vu grandir
avant de se lancer dans le grand bain de la politique. Un autre de ses
mentors en a fait les frais, c’est Henry Hermand, cet industriel de la grande
distribution qui était l’ami et le financier de Michel Rocard, mort peu de
temps avant la campagne de 2017 », m’expose un ancien compagnon de
route d’Emmanuel Macron. D’autres hommes de l’ombre, qu’il a rencontrés
plus récemment, semblent compter davantage pour lui. Son principal
conseiller et stratège politique à Bercy puis à l’Élysée, Ismaël Emelien, est
ainsi plus que jamais en lien avec le président, malgré son départ du
Château quelques mois après l’affaire Benalla.
Des réseaux qui prospèrent à Maurice
Ce jeune conseiller d’Emmanuel Macron, qui a commencé sa carrière à
Havas, l’agence de communication et de lobbying appartenant au groupe
Bolloré, se trouve au cœur de réseaux puissants. En 2005, il est envoyé à
l’île Maurice par Havas pour aider Navin Ramgoolam à se faire réélire
comme Premier ministre. Sur cette île si particulière pour le monde
international des affaires, le jeune homme fait la rencontre de Laurent
Obadia, un communicant de la puissante agence, propulsé « conseiller
économique » de Navin Ramgoolam. Laurent Obadia est un homme aux
réseaux multiples : proche de Stéphane Fouks, le grand manitou d’Havas
(ami avec Manuel Valls depuis leur jeunesse militante), il a travaillé dans
l’un des départements de Vivendi comme collaborateur de l’ancien juge
antiterroriste Alain Marsaud, haut cadre de la société d’eau et de déchets
sous le règne de Jean-Marie Messier. Dans la République, Alain Marsaud,
un temps député UMP, est de ceux qui pèsent, étant lui-même ami avec
deux poids lourds de la politique : le gaulliste Charles Pasqua et le
mitterrandien Michel Charasse, tous deux très proches ; « Ils se tutoyaient
et s’entendaient comme larrons en foire », se souvient une connaissance.
Naviguant entre communication et renseignement, Laurent Obadia côtoie
alors Alexandre Djouhri et un autre habitué de l’île Maurice, l’homme
d’affaires Thomas Francis Gleeson.
En quelques années, Ismaël Emelien et Laurent Obadia deviennent
inséparables. Après avoir rejoint en 2006 l’équipe de campagne, pour la
primaire du Parti socialiste, de Dominique Strauss-Kahn, Emelien continue
de travailler à Havas sur plusieurs dossiers pour Veolia, où Laurent Obadia
est devenu directeur de communication de la filiale eau. Au début du
quinquennat d’Emmanuel Macron, les liens entre les deux hommes restent
méconnus. Dans mon précédent livre, j’avais dévoilé en partie leur
existence, mais, en dehors du Monde, peu de médias les ont relevés. Ces
liens sont pourtant essentiels à prendre en compte pour comprendre les
luttes de pouvoir qui s’engagent autour d’Emmanuel Macron dès la
campagne présidentielle de 2017, luttes qui deviendront structurantes après
sa victoire dans plusieurs dossiers industriels dans lesquels l’État a son mot
à dire.
Lors du mariage d’Ismaël Emelien à l’automne 2018, organisé au
château de Giscours, à quelques kilomètres de Bordeaux, une bonne partie
de la macronie qui compte est présente, comme le député (et futur secrétaire
d’État) Gabriel Attal, le conseiller politique Stéphane Séjourné, mais aussi
le secrétaire général Alexis Kohler, le ministre Julien Denormandie, ou
encore les communicants Gilles Finchelstein et Laurent Obadia. Preuve de
sa proximité avec Ismaël Emelien, ce dernier se trouve à la table d’honneur
des mariés, bien qu’il semble éviter d’apparaître sur les photographies
prises à l’occasion, préférant, comme toujours, la discrétion.
Laurent Obadia n’était pas prédestiné à ce parcours fulgurant. Ses
parents sont d’origine modeste. Fils unique, il commence à travailler à la
mairie de Clichy, cette commune située au nord-ouest de Paris où il est né
en 1972, tout en s’engageant dans le milieu associatif de la ville comme
prof de tennis de table. C’est au milieu des années 1990 qu’il fait la
connaissance d’un proche de Charles Pasqua, Didier Schuller, patron de
l’office HLM des Hauts-de-Seine, l’un des acteurs du système de
financement occulte du RPR (Rassemblement pour la République, le parti
de Jacques Chirac) et chef de l’opposition municipale au maire de Clichy,
ainsi que de sa femme, Christel Delaval. À la suite de l’affaire Schuller-
Maréchal (cette opération de déstabilisation du juge Éric Halphen qui
enquêtait sur les fausses factures des HLM d’Île-de-France), Schuller
s’enfuit à l’étranger, au Bahamas, puis en République dominicaine, avant de
revenir en France dix ans plus tard pour se faire juger.
Auprès d’Alain Marsaud, Laurent Obadia, homme à tout faire, gravit
rapidement les échelons et devient un très proche de Jean-Marie Messier,
alors tout-puissant patron de Vivendi, tout comme d’Alexandre Djouhri.
Quelques années plus tard, c’est lui qui présente Christel Delaval (qui a
divorcé avec Didier Schuller) à Jean-Marie Messier, devenu banquier
d’affaires : ils se marieront en 2012. La carrière de Laurent Obadia
commence à décoller quand il rejoint Havas en 1999. Puis il se fait
embaucher par Veolia (ex-Vivendi Environnement) comme dircom auprès
de Patrice Fonlladosa, le principal conseiller d’Antoine Frérot, patron de la
branche eau du groupe (après avoir dirigé la branche transport), tout en
continuant à travailler pour Havas, ou pour son propre compte.
L’homme entre par la petite porte, mais, grâce à son habileté et son côté
« no limit », comme en témoigne une ancienne connaissance, il s’impose
rapidement. Auprès de ses chefs à Veolia, l’ancien joueur de ping-pong
distille des informations de première main, et ses liens avec de nombreux
journalistes, policiers et magistrats lui permettent de rendre à tout moment
des services. Avec le succès, et l’argent qui va avec, il abandonne son petit
appartement situé dans une tour de la région parisienne pour s’installer dans
un pavillon pourvu d’équipements derniers cris à Ruel-Malmaison dans le
grand Ouest parisien. En 2002, alors qu’Henri Proglio prend la tête de
Veolia, après la réélection de Jacques Chirac à l’Élysée et le retour de la
droite à Matignon, Alexandre Djouhri devient un mentor pour Laurent
Obadia. « C’est Alex, alors très proche de Proglio, qui l’impose à Veolia »,
me confie un ancien ami. L’homme d’affaires, désormais intermédiaire
incontournable de la droite française, ne tarit pas d’éloges sur son « petit
Laurent », qu’il décide de prendre sous son aile. Le journaliste Hervé
Gattegno, qui ne s’est pas encore fâché avec lui, explique à ses
connaissances que « Laurent a un potentiel énorme ».
Sa présence et son entregent sur l’île Maurice permettent à Laurent
Obadia de s’imposer dans ces coulisses de la politique française. Dès 2000,
lui et Alain Marsaud se rapprochent de Dawood Rawat, l’un des dirigeants
de la British American Insurance et beau-frère de Rashid Beebeejaun, vice-
Premier ministre de Maurice. Tous les trois créent une société commune,
Dataceo SA, où ils occupent des postes d’administrateurs. En son sein sont
également présents Jean-Marie Messier (PDG de Vivendi), en tant
qu’associé-gérant, mais aussi Jean-Charles Brisard (consultant et ex-attaché
parlementaire d’Alain Marsaud), comme président du conseil
d’administration. Durant cette période, le cœur de réseau d’Alexandre
Djouhri reste Djibouti, où il rencontre dès 2002 le banquier Wahib Nacer et
son beau-frère, l’avocat Mohamed Aref, qui lui permettent de développer sa
force de frappe financière. Nacer est un personnage clé du contrat
d’armement Sawari II entre la France et l’Arabie saoudite, qu’on retrouve
dans le dossier du présumé financement libyen.

Guerre au sommet chez Veolia


À Veolia, avenue Kléber, dans le 16e arrondissement de Paris, à deux
pas de la place de l’Étoile, Laurent Obadia doit partager son bureau, situé
au sixième étage, avec Marie-Dorothée Riet, qui travaille aussi pour la
communication de la filiale eau. S’il n’est pas loin du bureau d’Antoine
Frérot, il ne le rencontre presque jamais. Et il met rarement les pieds au
huitième étage, où sont situés les services de la présidence et le bureau
d’Henri Proglio, qui gère l’ensemble du groupe. Du fait de sa relative
discrétion, le « communicant » réussit à traverser sans trop d’encombres
toutes les crises et luttes de clans. Ainsi, sous la pression d’Alexandre
Djouhri, Henri Proglio vire brutalement Éric de Ficquelmont, le DRH du
groupe. Au même moment, exit trois consultants : le grand maître Alain
Bauer, son ami criminologue Xavier Raufer et la célèbre communicante
Anne Méaux. La guerre est déclarée entre ces trois-là et Alexandre Djouhri.
Mais, sous Jacques Chirac, Proglio et Djouhri connaissent une première
défaite, avec le non-renouvellement de François Roussely à la tête d’EDF.
Le Premier ministre d’alors, Jean-Pierre Raffarin, s’y oppose avec force,
allant jusqu’à mettre sa démission dans la balance.
Sous Nicolas Sarkozy, Henri Proglio prend la présidence d’EDF, tout en
conservant un temps son poste à la tête de Veolia. L’idée est de fusionner à
terme les deux groupes. C’est alors qu’Antoine Frérot, devenu DG de
Veolia, commence à vouloir s’émanciper. Djouhri joue les conciliateurs
entre les deux hommes, et, fin 2010, Proglio, qui fait l’objet de multiples
critiques dans la presse, finit par céder son siège de président de Veolia à
Frérot. C’est alors qu’Henri Proglio contre-attaque et entreprend de faire un
putsch à la tête de son ancienne boîte, pour placer à sa tête son ami Jean-
Louis Borloo. La guerre entre Frérot et Proglio est totale. À cette occasion,
le dircom Laurent Obadia obtient ses galons de conseiller auprès d’Antoine
Frérot. Les deux hommes se rapprochent également sur un plan privé : le
PDG de Veolia est un grand amateur d’art contemporain. Cela tombe bien,
la nouvelle femme d’Obadia gère une galerie d’art à Londres, ville où vit
désormais en grande partie le couple.
Peu à peu, Laurent Obadia élargit ses pouvoirs auprès d’Antoine Frérot.
Il se rapproche de Dinah Louda, devenue dircom du groupe puis conseillère
en relations internationales. Il fait venir comme consultant son ami juriste
Xavier Boucobza, ou fait travailler l’avocat Jean-Philippe Lambert, patron
de l’antenne parisienne de Mayer Brown, dont il est proche. Il se rapproche
également de l’avocat Jean-Marc Fédida. Avec brio, Laurent Obadia mène
désormais le combat contre le clan Henri Proglio à la grande satisfaction de
son patron Antoine Frérot. Sous François Hollande pourtant, le
communicant de Veolia n’est pas tranquille. Les réseaux sarkozystes et de
droite font l’objet de multiples enquêtes judiciaires, initiées notamment par
le tout nouveau Parquet national financier. Nombre de ses connaissances se
retrouvent au cœur de ces dossiers, comme Alexandre Djouhri, Bernard
Squarcini… Plus se rapproche l’élection de 2017, plus les réseaux Sarkozy
et Valls se livrent une guerre sans merci.
C’est alors que Laurent Obadia se place dans la roue du futur candidat
Emmanuel Macron. Celui-ci vient de débarquer à Bercy comme ministre de
l’Économie. On le sait, le futur candidat prend alors comme principal
conseiller Ismaël Emelien, très proche de Laurent Obadia. Et, on l’a rappelé
(chapitre 15), à la même époque, son ami Jean-Marie Messier et l’associé
de ce dernier François Roussely deviennent banquiers conseils de l’État sur
Areva et ont l’écoute d’Emmanuel Macron et d’Alexis Kohler sur les
dossiers énergie. Cela tombe bien : au fil des années, Messier et Obadia
n’ont cessé de se rapprocher. Entre 2009 et 2013, les deux hommes
détiennent des parts dans la même société, Messier et associés.
Ce concours de circonstances permettra à Laurent Obadia de profiter à
plein de la victoire d’Emmanuel Macron. En attendant, il se rapproche aussi
du clan vallsiste, notamment d’Alain Bauer, conseiller informel de Manuel
Valls à Matignon, et de Cédric Lewandowski, puissant directeur de cabinet
de Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense. Autant dire que
Laurent Obadia lâche totalement son ancien mentor Alexandre Djouhri, de
plus en plus inquiété par la justice française, ainsi que le clan Sarkozy. Voilà
pourquoi, en juin 2017, il propose à Cédric Lewandowski, en disgrâce
auprès d’Emmanuel Macron et d’Alexis Kohler, d’être embauché chez
Veolia. Celui-ci refuse poliment, préférant revenir dans son ancienne
maison, EDF, mais l’essentiel est là : les ennemis d’hier sont devenus bons
amis.
Dans le sillage d’Alain Bauer, Xavier Raufer et Anne Méaux font même
la paix avec Laurent Obadia, qu’ils avaient pourtant dans leur viseur à peine
quelques mois plus tôt. « Laurent a trahi Alex, et a choisi Valls, en se
mettant à distance de la droite, et de Sarkozy, englué dans les affaires. C’est
très bien joué, et même Alexandre a du mal à l’admettre. En privé, il
réserve surtout ses flèches à son ennemi de toujours, Alain Bauer »,
constate un proche de « Monsieur Alexandre ». Finalement, tout sourit à
Laurent Obadia, le puissant conseiller d’Antoine Frérot. Comme une bonne
nouvelle n’arrive jamais seule, il est élu en 2021 « meilleur directeur de
communication » du CAC 40 par les journalistes de la place de Paris (après
l’avoir déjà été en 2015). Grâce à ce retournement de situation, Laurent
Obadia apparaît comme le grand gagnant du « en même temps » macronien.
D’autant qu’il réussit à garder auprès de lui Thomas Francis Gleeson et son
frère John, qui vit en Irlande, rouages essentiels utilisés par le passé par
Alexandre Djouhri (voir chapitre 7). C’est d’ailleurs en Irlande que Laurent
Obadia domicilie sa société personnelle de conseil, Opus Management
Consultancy.
Seule ombre au tableau : lui comme Ismaël Emelien ne s’attendent pas,
après la victoire de 2017, à ce qu’Alexandre Djouhri sauve sa peau en
profitant, lui aussi, du « en même temps » macronien. « Pour Alexandre,
l’alignement des planètes est idéal », me souffle pourtant un contact en
début de quinquennat. On pense à son ami diplomate Maurice Gourdault-
Montagne, nommé par le président secrétaire général du Quai d’Orsay, à
l’entregent de son amie Pascale Jeannin-Perez ou encore à ses multiples
réseaux internationaux dans la finance, en Suisse, à Monaco comme en
Algérie, qui se sont trouvés, à un moment ou à un autre, sur le chemin
d’Emmanuel Macron vers la victoire, comme je l’ai montré au début de cet
ouvrage. « On est confronté à des réseaux surpuissants ! », confie Ismaël
Emelien, faussement naïf, à l’une de ses connaissances, non initiées à tous
les méandres de la lutte qui se joue en coulisses entre des « clans » pas si
éloignés que ça historiquement… Leur affrontement en coulisses
compliquera les choses pour le président.
Durant la campagne présidentielle et au début du quinquennat.
Emmanuel Macron tente de jouer les équilibristes entre ces deux réseaux de
l’ombre au cœur de la République depuis déjà de nombreuses années. Après
la victoire de 2017, chacun de ces réseaux trouvent ainsi des relais au cœur
même de l’Élysée. On l’a déjà vu (chapitre 7), ils profitent alors des luttes
d’influence entre Brigitte Macron et Ismaël Emelien au Château. Comme
son « patron », Alexandre Benalla tente de jouer sur tous les tableaux.
L’affrontement de ces clans complique les choses pour le jeune président.
Alors, pour éviter toutes interférences, Laurent Obadia se met à faire le
ménage parmi les consultants externes de Veolia. Exit Hervé Séveno, cet
ancien policier devenu patron d’un cabinet d’intelligence économique (I2F),
proche ami d’Alexandre Djouhri ; terminé le contrat de consultant avec
Bernard Squarcini, ancien grand patron du renseignement intérieur sous
Nicolas Sarkozy. Du jour au lendemain, de juteux contrats sont
interrompus. Mais, surtout, le « squale » (surnom de Bernard Squarcini) est
congédié par un simple SMS, envoyé par le monsieur sécurité de Veolia,
l’ancien policier du RAID Jean-Louis Fiamenghi, sur ordre de Laurent
Obadia. Il ne s’en est toujours pas remis. Au fil des années, même l’ancien
maître espion avait fini par croire qu’entre Obadia et lui c’était du sérieux.
« Comme Emmanuel Macron, Laurent utilise les gens, puis hop, il
change », commente, mi-amusé mi-contrarié, l’un de ses anciens « amis ».
D’ailleurs, Fiamenghi lui-même se trouve désormais sur la touche à Veolia.
Au sein du mastodonte de l’eau, certains se félicitent d’une
« dédjouhrisation », tandis que d’autres constatent qu’« Obadia a viré le
clan corse ».

Rivalités dans l’« intelligence


économique »
Dans cette guerre de l’ombre, Laurent Obadia s’appuie sur une discrète
société dite d’« intelligence économique », Axis & Co, particulièrement
redoutée dans le monde des affaires et du renseignement. Elle a été
cofondée par un ancien militaire des forces spéciales de la DGSE (Direction
générale de la sécurité extérieure), Bertrand de Turckheim, ingénieur
polytechnicien et télécom de formation, aujourd’hui basé à Genève, et par
un ancien saint-cyrien, Jean-Renaud Fayol, un Versaillais qui ne cache pas
ses convictions catholiques et droitières, et qui a combattu plus jeune auprès
de la guérilla karen, une minorité chrétienne de Birmanie où sévit une
dictature qui se présente encore comme « marxiste ». En plus de Paris,
Axis & Co dispose d’un bureau en Suisse, près de Genève, ainsi qu’au
Liban. Sur son site Internet, la société précise succinctement ses « talents »
et ses services : « L’équipe de consultants d’Axis est constituée d’analystes
polyglottes diplômés des meilleures écoles et universités françaises et
étrangères, et de techniciens experts en computer forensics et en
cybersécurité. » Et de préciser sur une autre page web que ses « missions »
sont « défensives et réactives » dans le « renseignement »,
l’« investigation » et la « protection ».
Ces mots clés semblent ouvrir de nombreuses possibilités aux clients
potentiels. C’est ainsi que la communicante Anne Méaux, patronne de
l’agence Image 7, qui conseille de nombreux grands patrons du CAC 40,
fait régulièrement appel aux services d’Axis & Co : par exemple pour l’un
de ses clients, le groupe de luxe Hermès, qui s’est retrouvé en guerre contre
Bernard Arnault et LVMH, et dont le monsieur sécurité était il y a peu
encore Bernard Squarcini, l’ancien maître espion. « Jean-Renaud est le
spadassin de Laurent, il lui fait tout », ose un initié. En réalité, Jean-Renaud
Fayol est à la fois proche de Laurent Obadia, d’Ismaël Emelien et…
d’Emmanuel Macron lui-même. À l’un de ses clients, il confie qu’il aime
« beaucoup Macron » et qu’il ne fera « rien contre lui ». « S’il n’y avait pas
eu l’affaire Benalla, Ismaël Emelien serait devenu le directeur de la
stratégie d’Axis », croit savoir l’un de ses proches. Aujourd’hui entre
Londres et Paris, Ismaël Emelien a des projets de conseil auprès des chefs
d’État africains avec son ami Laurent Obadia, et continue de conseiller
« pour un tiers » de son temps Emmanuel Macron, comme il l’a confié à
l’un de ses contacts.
« En face » d’Axis & Co, on trouve une autre boîte également dite
d’« intelligence économique », Avisa Partners, dirigée par Mathieu Creux et
Arnaud Dassier, l’ancien responsable Internet de la campagne de Nicolas
Sarkozy en 2007, domiciliée à Paris et à Bruxelles. Cette société est la cible
de critiques des espions officiels de la DGSE, car elle génère plus de 50 %
de son chiffre d’affaires grâce à des institutions et des groupes étrangers. Le
Figaro a été attaqué en diffamation pour une brève qui faisait état de ces
tensions. Le fonds d’investissement Raise, codirigé par Clara Gaymard
(l’ex-patronne de General Electric France), est entré en 2019 dans son
actionnariat. Parmi les experts d’Avisa, on trouve Éric Besson, ancien
ministre de Nicolas Sarkozy, ami de Pascale Jeannin-Perez, et Gérard
Askinazi, ancien patron d’Agence Publics, une boîte d’événementiel qui
avait assuré la conception des trois grands meetings du candidat Sarkozy en
2012. Depuis 2020, Sylvain Fort, ancien conseiller communication
d’Emmanuel Macron, est devenu associé d’Avisa Partners, et arrondit
souvent les angles sur des dossiers avec l’Élysée.
Axis & Co reste clairement le chouchou du pouvoir actuel, même si
Avisa peut travailler sur plusieurs dossiers où on retrouve le gouvernement,
liés à l’énergie. À Paris, amusant hasard, les locaux de ces deux sociétés
rivales sont situés tour Montparnasse, l’un au-dessus de l’autre. En tout cas,
elles ne se font pas de cadeaux : « À une occasion, Sylvain Fort a évoqué
Axis, et il était blanc comme un linge… », me confie un contact. Pour
compléter le tableau, à proximité de ces étages stratégiques, on trouve les
locaux de sociétés de promotion du Qatar à Paris. C’est également dans
cette tour infernale (bientôt en travaux) qu’Emmanuel Macron a domicilié
ses premiers locaux de campagne en 2016, après sa démission du
gouvernement. Le candidat était alors en bonne compagnie…

Une offensive suivie de près à l’Élysée ?


Quand, à l’été 2020, Antoine Frérot, PDG de Veolia, annonce par
surprise son intention de racheter à Engie, vendeur depuis la fin juillet,
29,9 % des actions Suez, il s’appuie donc fortement sur Laurent Obadia et
ses réseaux. Le puissant conseiller fait désormais partie du comité exécutif,
et son avis compte. Pour l’opération blitzkrieg de Veolia sur Suez, il fait
bien sûr appel à Axis & Co, ainsi qu’à une autre société spécialisée dans les
« relations publiques et l’e-reputation », Reputation Squad.
Auprès de Veolia, on trouve évidemment Jean-Marie Messier comme
banquier conseil. Pour cet ancien inspecteur des finances, ex-conseiller
d’Édouard Balladur, cette offensive de Veolia sur Suez a comme un goût de
revanche. En 1994, il avait pris la succession de Guy Dejouany à la tête de
la Générale des eaux. Il s’était alors lancé dans la constitution du groupe
Vivendi, en séparant l’activité eaux – rebaptisée Vivendi Environnement,
puis Veolia – pour la faire coter séparément. On connaît la suite… Peu de
temps après la seconde victoire de Jacques Chirac, en 2002, il sera éjecté de
son groupe. Depuis, Messier a retissé patiemment – et loin des médias – sa
toile d’influence dans le Paris des affaires et de la politique. Il est
notamment devenu incontournable sous l’actuel quinquennat, du fait de sa
proximité avec certains personnages clés de la macronie.
Le patron de Veolia, Antoine Frérot, peut compter sur d’autres soutiens
de poids. Ainsi David Azéma (via la banque d’affaires Perella Weinberg),
ex-patron de l’Agence des participations de l’État (APE) à Bercy (alors
proche d’Emmanuel Macron, qui était secrétaire général adjoint de l’Élysée
lors de l’affaire Alstom), et qui fut au début des années 1990 conseiller au
sein du cabinet de Martine Aubry, ministre du Travail, comme un certain…
Jean-Pierre Clamadieu, PDG d’Engie, nommé par Emmanuel Macron.
Comme si ça ne suffisait pas, Veolia utilise aussi pour cette offensive les
services d’experts en relations publiques comme Stéphane Fouks, patron
d’Havas, et donc d’Ismaël Emelien comme du consultant Alain Bauer ou de
la communicante Anne Méaux. Les ennemis d’hier sont devenus amis.
La bataille s’annonce pourtant plus rude que prévu. Dans un premier
temps, le plan se déroule sans accroc. En annonçant vouloir racheter tout
juste 29,9 %, Veolia évite de lancer une OPA (offre publique d’achat) en
bonne et due forme. Cela y ressemble pourtant. L’objectif de l’ex-Générale
des eaux est bien de réussir à fusionner avec son concurrent historique, l’ex-
Lyonnaise des eaux (devenue Suez-Lyonnaise des eaux, puis Suez). Dès le
début du mois de juin, Antoine Frérot a annoncé ses projets à Emmanuel
Macron lors d’une entrevue à l’Élysée, manière de prendre la température
du pouvoir sur un secteur économique éminemment politique – d’autant
que l’État est actionnaire d’Engie à hauteur de 23,6 %. Le feu vert du
pouvoir suprême semble acquis.
Pourtant, dès l’annonce officielle de rachat, Suez mène une contre-
offensive d’ampleur, tant syndicale que médiatique et politique. Le groupe
est alors conseillé par la banque Rothschild, Goldman Sachs et JPMorgan.
Bref, à la fin de l’été 2020, c’est tout le capitalisme qui entre en ébullition à
la faveur de l’offensive d’Antoine Frérot. Pas moins de quinze banques
d’affaires sont engagées dans l’opération. Sur la place de Paris, les pro
comme les anti-Frérot fourbissent leurs armes. Du côté de Suez, Éric
Ghebali, chargé du développement international, mobilise ses multiples
réseaux, tant dans le monde politique que dans le milieu des affaires. En
deux semaines, l’intersyndicale de Suez, qui s’adjoint les services de
l’avocat médiatique Jean-Pierre Mignard, tente par tous les moyens de
« desserrer l’étau ».
Travaillant pour Suez, Henri Proglio, ancien patron de Veolia, ne cache
pas en privé ses réserves sur l’offensive en cours. « Ils ont tous un compte à
régler. Frérot veut tuer tout le monde, Proglio veut se venger, Messier veut
tuer Proglio. Dallas, c’est plus simple ! », s’amuse un initié. De son côté,
farouchement opposé à une telle opération, Jean-Louis Borloo multiplie les
contacts auprès des élus. Et Arnaud Montebourg, ancien ministre du
Redressement productif, monte au créneau à plusieurs reprises, dénonçant
un « scénario à la russe » dans lequel le pouvoir aurait décidé « de prendre
une proie et de l’offrir à l’un de ses amis ». Dans L’Opinion, plusieurs
élus LR publient une tribune dans laquelle ils disent craindre que les
« synergies » promises par Veolia ne se traduisent par des « fermetures de
sites industriels ». Parmi les opposants, ils sont nombreux à relever que le
fonds Meridiam, dirigé par Thierry Déau, un proche d’Emmanuel Macron,
proposé par Antoine Frérot pour reprendre les activités eau en France de
Suez, n’est pas un opérateur industriel et n’a jamais géré d’entreprise.
Même le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, se désole
auprès de l’un de ses interlocuteurs : « C’est Alexis Kohler, le secrétaire
général de l’Élysée, qui décide de tout, c’est comme ça que ça marche. »
Les critiques publiques se multiplient d’ailleurs sur ce dossier contre
l’action du cardinal de l’Élysée. Bref, l’affaire prend une tournure politique.
« La “loge P2” décrite par Anne Lauvergeon par le passé comme
agissant dans les dossiers industriels durant le quinquennat Sarkozy, a
explosé en vol !, constate un observateur. Du côté de Veolia, on trouve
Jean-Marie Messier et François Roussely, du côté de Suez, on trouve
Proglio et Borloo. Il ne manque plus que Guéant ! » Chose incongrue : au
sein du conseil d’administration de Suez, c’est Anne Lauvergeon qui, dans
un premier temps, mène la fronde contre l’offensive de Veolia, en
compagnie de Delphine Ernotte, actuelle présidente de France Télévisions,
et d’Isabelle Kocher, ancienne directrice générale d’Engie. « Les trois
sorcières de Suez », balance, non sans misogynie, un partisan de l’opération
en cours. Tandis que, parmi les soutiens de Suez, certains n’hésitent pas à
pointer les « réseaux gays du patronat » qui soutiendraient Veolia.
Ambiance…
Dans son combat contre la direction de Veolia, l’ancienne patronne
d’Areva se retrouve donc « aux côtés » de certains de ses ennemis
historiques ayant choisi, comme elle, de soutenir Suez. Au même moment,
Jean-Pierre Jouyet, ancien secrétaire général de François Hollande à
l’Élysée, publie un livre incendiaire contre Emmanuel Macron, qui lui
envoie en retour un petit mot manuscrit : « Le livre est bien, mais les
interviews me gênent. » Entre les couples Jouyet et Macron, rien ne va plus.
Brigitte Taittinger-Jouyet, qui fait également partie du conseil
d’administration de Suez, s’emporte un jour au téléphone contre le
président de la République : « Tu paieras très cher en 2022 ! », lui lance-t-
elle. De son côté, François Hollande est aujourd’hui convaincu que le
réseau de Michel Charasse, Laurent Obadia, Jean-Marie Messier et François
Roussely a concouru à sa perte peu avant l’élection de 2017 en s’alliant
avec Emmanuel Macron et ses équipes : « Roussely a eu le parcours d’un
grand serviteur de la République. Mitterrand le nomme d’ailleurs secrétaire
général de sa campagne de 1988. Mais, quand il arrive à EDF à la fin des
années 1990, il devient un autre personnage et bascule dans autre chose »,
lâche l’ancien président auprès de ses proches.

Claude Serra, avocat et arme de Macron


Quoi qu’il en soit, Laurent Obadia n’a pas ménagé sa peine au cours de
la bataille de titans entre Veolia et Suez. Le 2 mars 2021, lors d’une
manifestation de l’intersyndicale de Suez rue La Boétie, dans le
8e arrondissement, au pied du nouvel immeuble de la direction de Veolia, le
communicant essaie d’amadouer les syndicalistes en leur proposant de venir
discuter avec Antoine Frérot, tout en leur apportant boissons chaudes et
croissants… Les syndicalistes tiennent bon et préfèrent rester dans le froid,
mais le front Suez vit ses derniers jours. Après de multiples
rebondissements et une véritable drôle de guerre, le dossier finit par
s’accélérer début avril. Dans un communiqué, l’Autorité des marchés
financiers (AMF) se montre réservée quant à la proposition alternative du
clan Suez avec l’aide des fonds français Ardian et américain GIP. De son
côté, Veolia décide de menacer de poursuivre en justice les administrateurs
de Suez (en leur réclamant tous solidairement 300 millions d’euros de
dommages), pour avoir voté la création d’une fondation de droit néerlandais
destinée à bloquer son OPA.
Dans ce contexte tendu, la médiation surprise de Gérard Mestrallet,
ancien PDG d’Engie (ex-GDF-Suez) et du groupe Suez, et proche d’Anne
Lauvergeon, finit par mettre toutes les parties d’accord. Alors que
Mestrallet vient de lancer Equanim, « une plateforme de médiation », avec
notamment l’aide de plusieurs anciens responsables socialistes (les avocats
Patrick Klugman, Matthias Fekl et Bernard Cazeneuve), il convainc la
direction de Suez d’accepter une dernière offre de Veolia (20,50 euros par
action), soit une surenchère d’un peu plus de 1,5 milliard d’euros pour un
total de 13 milliards d’euros. Entre Antoine Frérot, PDG de Veolia, et
Philippe Varin, président de Suez, l’accord est trouvé un dimanche de
mai 2021, après une dizaine d’heures de discussion au Bristol, le palace
situé à deux pas de l’Élysée.
De quoi faire des heureux du côté des banquiers d’affaires, mais les
salariés, eux, sont dépités : la proposition financière a primé sur le souci
d’un périmètre industriel cohérent. Peu importe : en à peine dix jours,
Voelia gagne par KO sur Suez. Et, côté Veolia, avocats, banquiers
d’affaires, communicants et officines diverses vont se partager près de
160 millions d’euros de commissions. Jean-Marie Messier, dont la banque
d’affaires a mené l’opération depuis l’été 2020, toucherait un super bonus
supplémentaire de 25 millions d’euros, et Equanim, pour sa médiation,
10 millions ! « Le jeu de rôle a pris fin. Alors qu’Alexis Kohler jouait le
rôle du méchant, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire étaient les gentils.
En réalité, la proposition alternative du fonds Ardian et de GIP n’en était
pas réellement une, dès lors qu’ils laissaient passer le tempo d’une OPA.
Résultat, Suez et ses salariés se sont retrouvés à poil. Pour Suez, Ardian
aura été un faux espoir », juge un initié du dossier. Un mois après la
médiation de Mestrallet, le groupe CDC (Caisse des dépôts et CNP
Assurances), par ailleurs l’un des principaux actionnaires de Veolia, et les
fonds d’investissement Meridiam et GIP signent un accord de principe pour
constituer l’actionnariat de long terme du « nouveau Suez 1 ».
Du côté de l’État, c’est bien Alexis Kohler, le puissant secrétaire
général de l’Élysée, qui a suivi le dossier Veolia-Suez de bout en bout.
« Tout ce monde-là, Kohler en tête, a soutenu Veolia », estime l’un des
syndicalistes de Suez. Le dossier est sensible. Car une plainte a été déposée
par plusieurs syndicats de Suez pour « trafic d’influence », dénonçant
« l’intervention à différents niveaux de nombreux acteurs proches du
pouvoir » pour acter la fusion des deux entreprises. Et le Parquet National
Financier a ouvert une enquête. Un élément interroge sur la consanguinité
du capitalisme avec les pouvoirs publics : à Bercy, le patron de l’Agence
des participations de l’État, Martin Vial, a préféré laisser l’Élysée s’occuper
du dossier, ne souhaitant pas se retrouver, côté Veolia, face à un ancien
patron de l’APE, David Azéma, désormais chez Perella Weinberg. « C’est
Kohler qui amène Mestrallet », assure ainsi l’un de nos interlocuteurs.
Là encore, un homme discret a joué un rôle méconnu dans cette arrivée
surprise de Gérard Mestrallet comme grand médiateur entre Veolia et Suez :
l’avocat Claude Serra, qui travaille à Paris pour le cabinet américain Weil,
Gotshal & Manges. Il est l’un des avocats de Rothschild & Co, et fréquente
depuis longtemps Emmanuel Macron. Signe de leurs liens, l’homme a
dirigé l’équipe d’avocats du candidat durant la campagne présidentielle de
2017. Très proche de Thierry Breton, il est également l’avocat personnel de
Gérard Mestrallet, et l’un des avocats d’Alexis Kohler ; il est aussi très ami
avec Brigitte Macron. Originaire de Corse du Sud, il se rend régulièrement
dans sa villa située près de Bonifacio. Et, comme l’entre-soi parisien est
décidément une toute petite famille, on retrouve en Afrique de nombreux
acteurs de cette histoire de l’eau : Veolia, Laurent Obadia, Havas,
Meridiam, Thierry Déau, la Caisse des dépôts. Mais également MSC,
Bolloré… et les réseaux corses. Et, là-bas, loin des regards des médias, tous
ces acteurs se livrent de rudes batailles qui peuvent avoir, à terme, des
conséquences considérables pour la France, tant à Paris qu’à l’étranger.

1. 40 % pour Meridiam, 40 % pour GIP et 20 % pour le groupe CDC.


CHAPITRE 18

Bolloré, la retraite d’Afrique

L’histoire entre Vincent Bolloré et Emmanuel Macron avait pourtant


bien commencé. À l’été 2015, lorsque j’interviewe à plusieurs reprises le
ministre de l’Économie pour mon livre d’enquête L’Ambigu Monsieur
Macron, il rend un hommage appuyé à ce patron breton, qu’il n’hésite pas à
décrire comme « un grand industriel ». Un brin flatteur, ainsi qu’à son
habitude. On est pourtant en pleine prise de contrôle brutale par le magnat
breton de Canal +, une chaîne mythique, lancée en 1984 sous François
Mitterrand.
Tout commence en fait à l’été 2011, quand Vincent Bolloré entre dans le
capital de Vivendi, la maison mère de Canal +. Quelques jours avant
l’opération, l’industriel en informe Nicolas Sarkozy, ne lui cachant pas sa
volonté de prendre à terme le contrôle de la chaîne cryptée. Pour le chef de
l’État, c’est une très bonne nouvelle : la télé « bobo » est dans son viseur
car, du fait de son origine et de certains de ses programmes (notamment Les
Guignols de l’info), elle lui apparaît comme trop favorable à ses adversaires
socialistes. À l’époque, les commentateurs expliquent à longueur d’articles
qu’il s’agit d’abord d’un coup financier, oubliant un peu vite la stratégie de
long terme du Breton dans les médias.
En septembre 2011, Vincent Bolloré ne dissimule pourtant pas ses
ambitions, déclarant à Challenges : « La télévision, ce sont des
programmes, et nous étions, dans ce domaine [avec Direct 8], tout petits
face à Canal +. C’est une chance de pouvoir monter sur la banquette arrière
des meilleurs. » On connaît la suite de l’histoire : il s’agissait bien de
prendre le volant de la chaîne cryptée fondée par André Rousselet, ancien
directeur de cabinet et argentier de François Mitterrand, propulsé dans les
années 1980 à la tête d’Havas. Voici comment le publicitaire Jacques
Séguéla, vice-président d’Havas, dévoile en 2012 le dessein de son ami
Bolloré : « Sa volonté, c’est de reconstruire le grand Havas. Le Havas qui a
créé Canal +, qui avait des parts dans RTL, qui était sa régie, qui avait des
journaux et même Havas Voyages. Cela arrivera peut-être un jour si l’on est
fusionné avec Vivendi. C’est une possibilité. »
Dix ans plus tard, Vincent Bolloré se trouve en position de force dans le
monde des médias en France, disposant d’une chaîne d’info en continu,
d’une radio, de plusieurs chaînes et magazines grand public, de nombreuses
maisons d’édition. Son raid sur le groupe Lagardère est en passe de réussir,
et, parmi les journalistes et « gens de médias », tout le monde s’inquiète
désormais de son appétit de pouvoir et de ses sympathies pour le polémiste
candidat Éric Zemmour, qui a profité de son exposition médiatique comme
chroniqueur sur CNews, que les conseillers de l’Élysée dépeignent
désormais comme une Fox News à la française. Même au sein du CAC 40,
on dit de Bolloré qu’il est « devenu obsédé par les islamo-gauchistes ».

Havas sur la rampe de lancement


À la fin du quinquennat de François Hollande, l’ambiance est bien
meilleure qu’aujourd’hui. Au cours de son mandat, le président socialiste
s’est considérablement rapproché du grand patron breton. Ainsi, l’Élysée
comme le gouvernement, malgré les inquiétudes des journalistes et du
monde du cinéma, restent muets sur la prise de contrôle de Canal + en
2015 : « Bolloré est alors à tu et à toi avec Hollande », me confirme un
ancien ministre socialiste.
Comme chaque année à la même période, Vincent Bolloré reçoit, dans
son fief breton, un hôte de marque en mémoire de son grand-père. Le
15 janvier 2016, c’est Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, que
l’industriel accueille tout sourire, en compagnie d’un de ses amis, l’ex-
maire socialiste de Quimper Bernard Poignant, ancien conseiller de
François Hollande. Au programme : inauguration d’une usine de fabrication
de bus électriques à Ergué-Gabéric, près de Quimper, puis déjeuner au
manoir familial d’Odet. « Quand on a des rêves, c’est pour les faire vivre »,
déclare alors Emmanuel Macron devant les journalistes.
À l’origine, c’est Henry Hermand, qui a fait fortune dans les centres
commerciaux, ami et financier de Michel Rocard, qui présente Emmanuel
Macron à Vincent Bolloré. L’ancien mentor du ministre de l’Économie (il a
été l’un de ses témoins de mariage en 2007) et le patron breton étaient amis,
comme me l’apprend un proche du premier : « C’est Hermand, qui
connaissait Bolloré par l’Afrique notamment, qui l’attire vers Macron au
départ. La mort du vieil homme fin 2016 a joué pour beaucoup dans la
brouille qui est survenue ensuite entre Macron et Bolloré. Celui qui avait
été à l’origine de leur rencontre avait disparu et ne pouvait plus jouer le rôle
de conciliateur. Sans compter que Macron ne peut pas être amoureux de
tous les contraires. Plus il se rapprochait d’Arnault, et plus il s’éloignait de
Pinault et de Bolloré. Car les trois grands patrons se détestent. »
En attendant, entre 2015 et 2016, alors que le ministre de l’Économie se
prépare à se lancer dans la présidentielle, ses équipes n’hésitent pas à
mobiliser de nombreux canaux du groupe Bolloré. Logique pour un futur
candidat qui a pour principal conseiller Ismaël Emelien, un « bébé » Havas,
cette puissante agence de communication et de lobbying (la mythique
Euro RSCG), rachetée par Bolloré en 2005. À chacun de ses déplacements
de ministre à l’Économie à l’étranger, c’est d’ailleurs Havas qui s’en
occupe, via les contrats dont l’agence dispose auprès de Business France,
organisme public chargé de faire la promotion de la France à l’étranger. Par
petites touches, de plus en plus grossières, Macron, qui fuit plutôt la presse
traditionnelle (en dehors de Paris Match et du Journal du dimanche),
n’hésite pas à communiquer régulièrement via les émissions du groupe
Canal +. L’humoriste Cyrille Eldin, qui dispose d’une « pastille » de
quelques minutes dans Le Petit Journal, émission alors diffusée sur
Canal +, suit le ministre à chacun de ses déplacements, et ce dernier ne se
prive pas de multiplier les petites blagues, les clins d’œil et les cartes
postales avec lui. Entre les deux tours, le désormais favori à l’élection
présidentielle répond longuement en duplex à Cyril Hanouna, l’animateur
fétiche de Vincent Bolloré, qui fait des cartons d’audience avec son
émission TPMP (Touche pas à mon poste) sur la chaîne C8. « L’écosystème
Bolloré place ses pions auprès de la macronie », commente un observateur.
Lors du premier meeting d’Emmanuel Macron, à la Mutualité en
juillet 2016, Yannick Bolloré est en effet présent. « Le père Bolloré utilise
son entourage et ses enfants pour faire ses relations publiques », décrypte
un de ses anciens proches. Pendant la suite de la campagne, Yannick
Bolloré rencontre de nouveau le candidat, au moins à deux reprises, à
l’occasion de dîners organisés par le publicitaire Jacques Séguéla, proche de
Brigitte Macron et du journaliste Bruno Roger-Petit. « Yannick Bolloré et
Emmanuel Macron sont alors très proches », m’assure un ami du président.
« Le groupe Bolloré à l’Élysée, notamment avec Havas, c’est encore plus
fort qu’avant », remarque un autre macroniste dans les premiers mois du
quinquennat.

Des clins d’œil appuyés à la Chine


Tout change à partir de l’automne 2017. Mes différents contacts dans la
macronie, qui se félicitaient il y a peu de la proximité entre le groupe
Bolloré et Emmanuel Macron, se font moins prolixes à ce sujet. Le malaise
est palpable, mais je l’attribue à la distance que le tout nouveau président
instaure, dès les premiers mois de son quinquennat, avec les patrons du
CAC 40. Jusqu’à un événement : en avril 2018, Vincent Bolloré se retrouve
mis en garde à vue durant deux jours par le juge Serge Tournaire, ainsi que
deux autres hauts cadres du groupe, sur un dossier qui concerne les
conditions d’attribution de concessions portuaires en Guinée et au Togo.
Tous sont alors soupçonnés par la justice d’avoir utilisé Havas pour faciliter
l’accession au pouvoir de dirigeants africains et obtenir, en contrepartie, les
concessions. À sa sortie, le grand patron est mis en examen pour
« corruption d’agent étranger », « complicité d’abus de confiance » et
« complicité de faux », tout comme Gilles Alix, directeur général du groupe
Bolloré, tandis que Jean-Philippe Dorent, « monsieur Afrique » chez Havas,
l’est pour « abus de confiance et faux et usage de faux », mais placé sous
statut de témoin assisté pour « corruption d’agent public étranger ».
Pour Bolloré, cette mise en cause par la justice (même s’il est alors
présumé innocent) est dévastatrice pour son image, d’autant que la presse la
relaie avec force. La nouvelle est ainsi annoncée quelques jours avant dans
Challenges, puis ses dessous sont dévoilés dans Le Monde sur deux pleines
pages, tandis que le magazine Marianne consacre le 2 mai 2018 sa
couverture à « Bolloré, la chute », avec un dossier de huit pages (journaliste
à l’époque pour le magazine, j’en écris quatre, sur demande de la direction
de la rédaction). Du côté du clan Bolloré, on raille en coulisses une
« campagne de presse ». C’est pourtant dans les médias que Vincent Bolloré
contre-attaque, publiant une tribune dans Le Journal du dimanche (JDD)
intitulée « Faut-il abandonner l’Afrique ? » : il y fait état de ses doutes après
« les deux jours pénibles » de sa garde à vue.
Dans son texte, Bolloré rappelle que son groupe a déjà dépensé
4 milliards d’euros en Afrique et qu’il y fait vivre trente mille familles,
mais il brandit, dans le même temps, la menace d’un « abandon du
continent », tout en disant craindre que la France brise « le lien d’amitié »
qui l’unit à ses anciennes colonies. Et d’ajouter : « Je crois que, dans un
avenir proche, la France aura plus besoin de l’Afrique que l’inverse. » En
off, il fait alors courir le bruit dans le monde des affaires parisien et auprès
de certains médias qu’il serait tout à fait capable de vendre ses activités en
Afrique à des groupes chinois.
En utilisant le chiffon rouge de la Chine, le grand patron essaie de
rappeler à l’Élysée et à l’État la nécessité qu’ils ont, à ses yeux, de soutenir
en Afrique un groupe français comme Bolloré. C’est l’analyse d’un ancien
conseiller de Vincent Bolloré, Alain Minc, qui m’explique : « La tribune
dans le JDD est un signal d’alerte. C’est une forme de chantage. Il se met
en situation de vendre l’Afrique à des Chinois. » Est-ce la raison pour
laquelle les annonces de coopération avec des groupes chinois se succèdent
dans les mois qui suivent ? En juillet 2018, le groupe Bolloré dévoile un
« partenariat mondial » pour « développer des projets communs » avec
Alibaba, le géant chinois de l’Internet. En novembre de la même année,
Bolloré Transport & Logistics, 36 700 salariés répartis dans 106 pays et sur
les cinq continents, signe un accord de coopération stratégique, notamment
sur des services de fret aérien, avec le groupe maritime chinois Cosco
Shipping, se classant au quatrième rang mondial et à la première place en
Asie. Cosco gère 376 porte-conteneurs, opère 362 liaisons maritimes et
dessert 329 ports. Pour bien faire passer le message, trois mois plus tard, un
nouvel accord est signé entre les deux sociétés à Shanghai, en présence de
Cyrille Bolloré, afin de « développer les synergies ». Fin 2019, Bolloré,
allié au groupe public chinois PowerChina, remporte au Nigeria une
concession de cinquante ans pour construire ex nihilo un port en eau
profonde dans l’État d’Akwa Ibom, frontalier du Cameroun, un projet de
2 milliards d’euros.
En réalité, cela fait déjà quelque temps que le groupe français se tourne
vers la Chine. En 2016, Bolloré Logistics commence à opérer des flux entre
l’Asie et l’Europe par voie ferroviaire, en empruntant les corridors mis en
place dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » ; la filiale transport
de Bolloré propose aussi à ses clients une offre « tout route » entre les deux
continents. Un marché en plein essor. Les échanges par l’Eurasie entre la
Chine et l’Europe ne cessent en effet de croître : durant les deux premiers
mois de l’année 2021, ce sont près de deux mille trains de marchandises qui
ont circulé entre les deux continents. Et, depuis 2016, ce mode de transport
a grimpé de 700 % en activité !

La piste d’un obscur complot


À peu près au même moment, Vincent Bolloré écrit une assez longue
lettre à l’ensemble des salariés du groupe, dans laquelle il se justifie de
nouveau et en profite pour critiquer ses ennemis (mais sans les nommer).
On pense notamment à Jacques Dupuydauby, un ancien associé de Bolloré
qui s’est retrouvé en grave conflit avec lui au Togo. L’Obs lui consacre un
portrait dans les jours qui suivent la garde à vue spectaculaire de Bolloré et
ses cadres, soulignant qu’il « a alimenté » la justice sur ce dossier. Dans sa
longue lettre aux salariés, Vincent Bolloré ajoute de manière énigmatique :
« Il a été rejoint il y a environ trois ans par des intérêts beaucoup plus
puissants qui ont pu donner une résonance beaucoup plus forte à ces
accusations, entraîner la justice à nouveau contre nous. » Que s’est-il passé
« il y a environ trois ans » ? Vincent Bolloré a alors pris le contrôle de
Canal +, après être monté dans le capital de Vivendi en 2011. C’est
également à cette époque que le Breton a commencé son offensive en Italie
sur Telecom Italia, provoquant de nombreuses réticences de l’autre côté des
Alpes (l’offensive échouera). Quoi qu’il en soit, en Afrique, plusieurs chefs
d’État africains expliquent l’épisode judiciaire dont Vincent Bolloré est la
cible par le fait qu’il serait « lâché par l’Élysée ». Il est vrai qu’Emmanuel
Macron, qui avait appelé Nicolas Sarkozy après sa garde à vue quelques
jours plus tôt, ne s’est pas donné la peine de faire de même avec le grand
patron.
Ainsi, quelques semaines après l’affaire Benalla, à la fin de l’été 2018,
le documentariste Bertrand Delais, patron de La Chaîne parlementaire, ami
du couple Macron et conseiller du soir du président, m’alerte sur les
tensions entre les deux hommes : « On attaque Emmanuel Macron car il ne
joue pas le jeu de la vieille Françafrique. D’où la colère de Jean-Louis
Borloo comme de Vincent Bolloré, qui ont des intérêts en Afrique, à
l’encontre de l’Élysée. Ils n’ont pas été protégés par le président. » Ces
propos m’intriguent, mais me laissent dubitatif, car leur auteur met ces
dissensions sur le compte de la « sarkozie », laquelle se rebifferait dans les
coulisses contre Emmanuel Macron, ce dont Alexandre Benalla aurait fait
les frais…
Or, je découvre, durant la même période, le rôle de Pascale Jeannin-
Perez auprès de l’ancien chargé de mission de l’Élysée (Le Monde dévoile
que c’est elle qui l’accueille avec sa famille dans son appartement de
l’avenue Foch), sans compter la présence de multiples réseaux sarkozystes
au cœur même de la macronie, ce dont je ferai état dans Le Grand
Manipulateur. Au début de l’été 2018, quelques jours avant l’affaire
Benalla, Nicolas Sarkozy et son épouse, Carla Bruni, dînent ainsi avec le
couple présidentiel à l’Élysée, et Emmanuel Macron ne manque pas une
occasion depuis 2017 d’afficher sa proximité et sa bonne entente avec
l’ancien chef de l’État.
À la même époque cependant, une étrange rumeur se développe au sein
de la macronie. Selon celle-ci, les révélations du Monde auraient été
suscitées par Bernard Squarcini, patron du contre-espionnage sous Nicolas
Sarkozy, devenu patron de la sécurité du groupe LVMH de Bernard Arnault.
L’ex-grand manitou du renseignement n’entretient pourtant pas de très
bonnes relations avec l’un des auteurs du papier qui a mis le feu aux
poudres. Par le passé, Ariane Chemin lui a consacré de nombreux articles
parfois féroces.
L’idée fait néanmoins son chemin dans l’entourage du chef de l’État,
qui ne veut pas croire que les révélations du Monde soient d’abord le
résultat d’une enquête journalistique… Deux jours après l’article sur
Alexandre Benalla, une réunion de crise est organisée en petit comité à
l’Élysée. Face au ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, Emmanuel
Macron hurle : « C’est un coup de Bernard Squarcini ! » On comprend
mieux comment cette théorie du complot a pu à ce point « prendre » parmi
les soutiens du président. Pourtant, à l’époque, j’essaie de creuser cette
piste, sans grand résultat – quand je l’interroge à ce sujet, Bernard Squarcini
s’en amuse ouvertement : « On m’a dit assez vite après la publication de
l’article que j’aurais remis la vidéo à cette journaliste, j’ai bien rigolé ! » Et,
quelque temps plus tard, Bertrand Delais me confie qu’il a parlé au
président de cette supposée attaque de la sarkozie à son encontre : lui
semble-t-il opportun de raconter cette histoire à la presse ? (cela aurait été
une manière facile de se victimiser…) ; en guise de réponse, Emmanuel
Macron lui oppose un long silence : le signe, parmi d’autres, des relations
complexes qui le lient à Nicolas Sarkozy.

Les grandes manœuvres africaines


de MSC
En 2018, quelques semaines après la garde à vue spectaculaire de
Vincent Bolloré et de plusieurs autres cadres, je rencontre Jacques
Dupuydauby au Cercle national des armées, à côté de l’église Saint-
Augustin, à Paris. Au détour de notre conversation, l’homme d’affaires
donne une explication à son apparente disgrâce : « Manifestement, il s’est
passé un truc entre Bolloré et Macron. Je pense qu’il y a un problème avec
Alexis Kohler à l’Élysée. Il a dû écarter Bolloré des circuits Macron au
niveau du business. Il ne faut jamais oublier que les Aponte, qui détiennent
et dirigent MSC, sont les pires ennemis de Bolloré, qui les a trahis plusieurs
fois, notamment au Togo. Sans compter qu’il est associé au Danois Maersk
[géant du transport maritime mondial] et a mis la main sur CMA
manutention en Afrique. » Sur le moment, je ne fais pas attention à cette
remarque, je n’ai pas encore enquêté sur Alexis Kohler et le groupe MSC.
Mediapart vient de publier ses premiers articles, en mai 2018, et j’ai
d’autres sujets à traiter. Ce n’est que plusieurs mois après que je retombe,
dans mes carnets, sur cette confidence qui me saute alors aux yeux.
Un an plus tard, nouveau rebondissement : le groupe Bolloré, associé à
l’armateur Maersk, perd la concession du port de Douala, au Cameroun,
détenue pourtant depuis 2005. Le grand gagnant de l’appel d’offres est
justement TIL (Terminal Investment Limited), la filiale de gestion de port
de MSC. Après quinze ans d’activités à Douala, Bolloré se fait donc sortir
par le groupe maritime dont les propriétaires et dirigeants sont de la famille
d’Alexis Kohler, le puissant secrétaire général de l’Élysée. « L’épicentre des
difficultés pour Bolloré, c’est Kohler », m’assure alors un proche de
Vincent Bolloré. Une phrase définitive, mais que mon interlocuteur
n’alimente pas d’éléments précis, en dehors des récentes déconvenues du
groupe français en Afrique. À la même époque, la presse camerounaise fait
état d’une rencontre qui aurait eu lieu à Genève le 19 août 2019, soit
quelques jours avant que le port de Douala n’annonce son choix pour la
future concession, entre Alexis Kohler et son homologue camerounais,
Ferdinand Ngoh Ngoh. Présenté dans ces articles comme l’initiateur de
cette entrevue, Jean-Luc Schaffhauser, député européen (ex-RN), qui
connaît bien le Cameroun, dénonce des « mensonges » quand je l’interroge
à ce sujet.
Le port de Douala est stratégique, et notamment pour la France. À lui
seul, il assure 95 % des échanges de marchandises avec le Cameroun, le
Tchad et la République centrafricaine. Dans le même pays, Bolloré avait
d’ailleurs connu en 2015 un premier revers en n’étant pas retenu pour la
concession du port en eau profonde de Kribi. Un an plus tard, signe de
l’importance du sujet, c’était François Hollande lui-même qui avait plaidé
la cause du groupe Bolloré, lors d’un voyage officiel au Cameroun, et
permis son retour dans le projet. Cette fois-ci, lorsque Jean-Yves Le Drian,
ministre des Affaires étrangères, proche de Vincent Bolloré, se rend au
Cameroun le 23 octobre 2019 et rencontre Paul Biya, il évoque bien
évidemment le revers subi par le groupe français. Cette information fuite
immédiatement dans la lettre d’information Africa Intelligence, qui souligne
que le ministre « s’invite dans la course au port de Douala ». Mais, au lieu
d’annuler l’appel d’offres contesté par Bolloré, l’État camerounais opte
pour la nationalisation du port : s’ensuit une bataille judiciaire qui n’est pas
encore terminée 1.
Une chose est certaine : MSC semble avoir de grandes ambitions
africaines et le fait savoir. Dans une interview donnée à Jeune Afrique dès
novembre 2016, Diego Aponte, fils de Gianluigi, désormais président
exécutif de MSC, affirme : « L’Afrique, c’est l’histoire de ma famille. » Le
dirigeant rappelle que son père a vécu en Somalie et qu’il a commencé
l’activité de MSC en 1969 par une desserte entre l’Italie et l’Afrique de
l’Est. Un an après cette interview, le groupe MSC se voit confirmer en 2017
et pour trente-cinq ans la concession du port ivoirien de San Pedro, à trois
cent cinquante kilomètres d’Abidjan, après l’avoir récupérée en 2008 face
à… Bolloré. Le contrôle de San Pedro permet à MSC d’acheminer des
marchandises dans tout l’« hinterland » (l’arrière-pays), c’est-à-dire tous les
pays qui ne possèdent pas un accès direct à la mer, en particulier le Burkina
Faso et le Mali. Au Togo, où Bolloré a ses ennuis judiciaires, MSC gère
depuis 2009 le port en eau profonde de Lomé, capable d’accueillir des
porte-conteneurs de trois cent cinquante mètres de long. À terme, le groupe
situé à Genève souhaite en faire l’un de ses hubs africains : « Lomé est
devenu le premier terminal à conteneurs du continent, pas seulement de la
région », se félicite ainsi Diego Aponte. À Lomé, MSC prévoit d’investir
500 millions d’euros dans les dix années à venir et a déjà ouvert une ligne
directe avec la Chine : « Avec la mondialisation, l’Afrique achète en Chine,
il nous fallait donc être présents avec un service en direct », expose le fils
Aponte.
Le deuxième armateur mondial, comme d’ailleurs ses concurrents,
s’investit de plus en plus sur l’ensemble de la chaîne logistique, pour
maximiser ses profits. Comme l’annonce Diego Aponte lui-même : « Nous
croyons en l’intégration verticale en tant que groupe. Nous ne pouvons pas
nous contenter du versant maritime. » Dans un autre article, David El Bez,
directeur des investissements Afrique de TIL, la filiale de MSC, rappelle
qu’un conteneur « passe un tiers de son temps en mer et deux tiers de son
temps sur terre ». L’armateur investit ainsi de plus en plus dans les
transports terrestres… et se retrouve donc en Afrique en concurrence
frontale avec Bolloré, dont la logistique est le cœur de métier. Un de mes
interlocuteurs m’explique ainsi que « les chargeurs » (les propriétaires de
bateaux dans le jargon du transport maritime) commencent à « vouloir aller
à terre ». Résultat, en quelques années, MSC a doublé ses parts de marché
en Afrique face à Maersk et à CMA CGM. Ce développement du groupe
génévois laisse pourtant dubitatif un salarié de Bolloré : « Cela fait vingt
ans qu’ils expliquent qu’ils ont une stratégie pour l’Afrique, mais celle-ci
est difficilement lisible. Leur port au Togo, ils l’utilisent surtout comme un
outil pour gérer leurs bateaux qui font le tour du continent, plus que pour le
pays. »
Un terrain clé également pour Israël
Dans l’entourage de Vincent Bolloré, le silence est de mise. Et, comme
journaliste (une profession détestée par le Breton), j’ai bien du mal à
recueillir le moindre commentaire sur ce sujet sensible. Un proche de
l’ancien policier Ange Mancini, coordonnateur national du renseignement
sous Nicolas Sarkozy, devenu conseiller auprès de Bolloré, me dévoile
toutefois certaines analyses qui ont cours au sein du groupe français face à
ce qui est vécu comme une « déstabilisation ». Pour Vincent Bolloré, les
attaques à son égard viennent à la fois d’une concurrence exacerbée sur le
terrain africain et de considérations plus géopolitiques. Voilà pourquoi le
grand patron, dans sa lettre aux salariés, parle lui-même d’« intérêts
beaucoup plus puissants ».
Car, derrière la maîtrise des ports, on trouve un autre enjeu : celui de la
guerre des câbles sous-marins de télécommunications entre les continents.
Comme je l’ai expliqué (chapitre 10), la France est un nœud de
communication idéal, et les services de renseignement américains, NSA en
tête, sont, encore aujourd’hui, obligés de passer par l’Hexagone, d’où
partent et où arrivent une grande partie des câbles sous-marins connectés à
l’Afrique. C’est une de leurs faiblesses : les États-Unis ne disposent pas de
câbles sous-marins en lien direct avec ce continent pourtant en plein essor
économique, et de plus en plus stratégique dans le domaine de
l’exploitation des minerais et des métaux rares, ingrédients indispensables à
la tech américaine.
Dans ce jeu mondial entre grandes puissances pour l’accès aux
ressources indispensables à la maîtrise des chaînes technologiques qui
fondent l’économie du numérique, l’Afrique est en effet un terrain clé. En
République démocratique du Congo et dans toute l’Afrique des Grands
Lacs, les grands groupes miniers s’écharpent pour contrôler les mines et
remporter les concessions. Pour les services de renseignement du monde
entier, l’accès aux informations dans ces zones stratégiques est donc une
priorité. Comme me le confie un ancien responsable des renseignements
français : « Le nerf de la guerre pour eux est la maîtrise des tuyaux de
communication, et donc des câbles sous-marins. En Afrique, les Américains
cherchent à se connecter directement, sans passer par la France. L’ancien
patron de la CIA, Leon Panetta, nous avait d’ailleurs confié que l’Afrique
était devenue l’enjeu numéro un pour les Américains, mais ils y ont
finalement peu de supports. Ils disposent d’un bureau du FBI en Algérie,
mais c’est compliqué. »
En Afrique, les États-Unis et la Chine se livrent une guerre sans merci,
et l’ancienne hyperpuissance américaine se retrouve en position de
faiblesse, largement tributaire de son « allié » israélien, très présent dans le
domaine de la sécurité et du renseignement dans de nombreux pays du
continent. Depuis des années, des mercenaires israéliens s’occupent de la
sécurité de Paul Biya au Cameroun, à travers le bataillon d’intervention
rapide (BIR). Au-delà de la société NSO Group, dévoilée avec le scandale
Pegasus, on trouve une myriade de start-up israéliennes qui proposent aux
chefs d’État africains des solutions d’espionnage électronique prêtes à
l’emploi, comme Elbit Systems ou Verint – dont une brochure de promotion
était un temps titré Localiser. Pister. Manipuler. Dans ce contexte, les
tensions entre les services de renseignement américains, d’une part, les
équipes de Donald Trump et de Benyamin Nétanyahou, d’autre part, n’ont
pas facilité les choses pour les États-Unis. Raison supplémentaire qui les
pousse aujourd’hui à vouloir améliorer leurs propres capacités
d’interception en Afrique, sans sous-traiter ce travail à Israël. Si j’en crois
mon interlocuteur, quand Bolloré utilise le chiffon rouge de la Chine, c’est
aussi une manière d’envoyer des signaux aux Américains.
Un autre proche de Vincent Bolloré m’assure : « Vincent Bolloré n’a
pas de problème avec Emmanuel Macron. Le souci, c’est Alexis Kohler ».
De son côté, un ancien du groupe Bolloré me confirme les tensions avec le
groupe genevois. « Au départ, Bolloré rêvait de s’allier avec MSC contre
Maersk. MSC essayait de se développer en Afrique à partir du Havre. Mais
Bolloré ne s’est pas entendu avec eux et a fini par s’allier avec Maersk. »

Les Émirats à bon port


En Afrique, face à Bolloré, le groupe MSC n’est pas pour autant le seul
acteur. Le Breton se trouve également en concurrence frontale avec Dubaï
Port World (DP World, société de participation appartenant au
gouvernement de Dubaï). Le groupe émirati, troisième exploitant portuaire
mondial, possède quarante-neuf terminaux et prévoit d’en acquérir douze
autres. En 2006, DP World rachète la société britannique P&O, qui était
alors le quatrième exploitant portuaire mondial. Un an plus tard, les
Émiratis de Dubaï Port remportent la concession du port de Dakar, que
détenait jusqu’alors Bolloré. Un camouflet pour le groupe français, présent
au Sénégal « depuis quatre-vingts ans », comme le rappelle alors le groupe
sur Internet. DP World étend donc son influence sur toute l’Afrique, comme
en République démocratique du Congo, alors que son implantation initiale
concernait davantage l’est du continent. Depuis janvier 2021, DP World est
également présent à Luanda, en Angola. En juillet, le groupe annonce son
intention d’acquérir l’une des plus importantes plateformes de transport
maritime en Afrique du Sud, Imperial Logistics, pour 887 millions de
dollars.
Au Moyen-Orient, Dubaï Port World intensifie depuis les accords
d’Abraham ses relations avec Israël. Le groupe émirati doit ainsi participer
à la modernisation du port d’Haïfa dans le cadre de sa privatisation. Il a
signé pour cela un accord de coopération exclusive avec Dover Tower,
propriété de l’homme d’affaires israélien Shlomi Fogel, actionnaire des
chantiers navals israéliens Israeli Shipyards et du port d’Eilat. DP World a
aussi signé un protocole d’accord avec la banque israélienne Leumi pour
qu’ils travaillent ensemble sur l’augmentation du commerce entre Israël et
le reste du Moyen-Orient. « Les Émirats ont l’ambition de devenir une
véritable thalassocratie, une puissance politique fondée sur la domination
des mers. C’est le vrai sens de leur réconciliation avec Israël », décrypte
pour nous un spécialiste du transport maritime.
Pour Bolloré, la lutte est bien entendu rude avec ce genre de concurrents
aidés par leurs pays respectifs. Dubaï Port World est en partie adossé à
l’État émirati comme China Merchants Group (CMG) est la propriété de
l’État chinois. Sur le long terme, le groupe Bolloré ne peut se permettre de
se mettre à dos l’État français. À l’automne 2020, leurs relations se tendent
pourtant sur tous les fronts. Les équipes de Canal + sont alors rudoyées par
Bercy alors qu’elles espèrent faire baisser le taux de TVA auquel la chaîne
est astreinte (10 %), afin de retrouver de l’oxygène face aux plateformes de
contenu américaines, notamment le géant Netflix. « Bolloré n’est bien en
cour ni à Bercy ni à l’Élysée. Il existe de vraies tensions. Et, chez Bolloré,
ils ne se rendent pas compte qu’ils ne peuvent pas faire un bras de fer en
même temps avec le monde du cinéma et avec l’État », me confie alors un
responsable de l’audiovisuel. Seul sujet où l’Élysée finit par consentir à un
geste : la bataille des droits du foot entre Canal + et la Ligue de football sur
la diffusion de la Ligue 1.

Bolloré prend le train des privatisations


En Afrique, les activités logistiques du groupe Bolloré sont importantes,
avec une quinzaine de ports gérés sur le continent, principalement en
Afrique de l’Ouest, mais aussi des routes et des lignes de chemin de fer, des
plateformes de marchandises. Toutes ces activités assurent au groupe des
rentrées régulières d’argent, mais coûtent cher également : 1 milliard
d’euros doivent être investis en 2021 pour assurer la continuité de service,
selon le cabinet AlphaValue. Au départ, la saga africaine de Vincent Bolloré
doit beaucoup à un homme, Dominique Lafont. Après Sciences Po et HEC,
et un passage par Arthur Andersen, le cabinet d’audit américain, ce fils de
bonne famille travaille au sein du groupe Rivaud, bien installé en Afrique et
en Asie, au moment où Vincent Bolloré est en train d’en prendre le
contrôle. Le Breton repère vite ce jeune cadre qui présente bien et qui
n’hésite pas à lui proposer ses services sur l’Afrique, un continent qu’il
connaît un peu. « Vincent me fascinait, mais à la fin des années 1990, le
groupe était très franco-français. Ce qui n’était pas ma culture. C’était une
belle endormie, mais, sur ma demande, il me positionne sur l’Afrique », se
souvient devant moi Dominique Lafont. En quelques mois, véritable
bourreau de travail, le cadre tout juste nommé crée Bolloré Africa Logistics
(BAL) et en prend les commandes. « J’avais une très grande liberté. Je
mobilise tout le monde, on se met à faire du lobbying, on essaie de donner
aux gouvernements un cap stratégique pour leur port. » Son idée ? Devenir
« panafricain », se tourner vers l’Afrique de l’Est, notamment l’Érythrée, la
Somalie…
C’est l’époque où les institutions financières internationales, comme le
FMI ou la Banque mondiale, poussent les États africains à privatiser leurs
ports dans le cadre des fameux programmes d’« ajustements structurels »
(des aides conditionnées à des « réformes » libérales). En quelques années,
Lafont développe le groupe sur les infrastructures. Bolloré se met à investir
300 millions d’euros par an. Le groupe français remporte le marché du
deuxième port de conteneurs de Lagos, au Nigeria, le Tincan Terminal :
« Bolloré reçoit alors les félicitations de Jacques Saadé, de la CMA CGM.
Ensuite, on a gagné 80 % des appels d’offres », se rappelle Dominique
Lafont. Déjà, pourtant, la concurrence arrive sur le continent. On l’a vu, le
groupe perd la concession du port de Dakar, remportée par Dubaï Port. Et,
surtout, la Chine commence à placer ses pions : « Et, dès les années 2000,
je vois les Chinois arriver, en Angola, au Soudan, en République
démocratique du Congo. Ils investissaient dans les pays compliqués, dans
les zones instables et très riches en ressources. J’en parle à Vincent, c’est
une lutte contre le temps, il faut très vite investir les ports avant que les
Chinois ne le fassent, et c’est ce que nous avons fait. »
Après cette période à fort développement en Afrique, le groupe Bolloré
« semble comme immobile. Il n’investit plus assez », ce dont témoignent
tous mes interlocuteurs. Une tendance amorcée avec le départ du groupe de
Dominique Lafont, en 2014. « Lafont n’a pas compris que Bolloré avait des
enfants », ironise un ancien. Depuis, c’est Cyrille Bolloré qui a la main sur
les métiers de base du groupe, notamment dans la logistique. Son père
s’occupe principalement de Vivendi et des médias. Et le groupe a été
organisé en différents métiers (ports, logistiques, etc.), la filiale Afrique a
disparu. On me pointe également un problème générationnel. À quatre-
vingt-deux ans, l’un des conseillers les plus importants de Vincent Bolloré,
le chiraquien Michel Roussin, ancien espion au SDECE et ancien ministre
de la Coopération, a rendu tous ses mandats en 2020, notamment au Medef.
Et si Bolloré a annoncé vouloir investir dans le port d’Abidjan, en Côte
d’Ivoire, en participant à la construction d’un deuxième terminal capable
d’accueillir les plus grands porte-conteneurs fréquentant les côtes
africaines, ses concurrents remarquent que le groupe ne se bat plus autant
pour récupérer de nouvelles concessions. Au niveau de la gestion de ports,
il n’est d’ailleurs toujours pas présent en Afrique de l’Est. « Cyrille Bolloré
n’est pas encore dans le coup. Il ne voyage pas assez. L’Afrique, ce n’est
pas son truc », se désespère un proche de son père, Vincent. Résultat, en
Afrique, un autre vieux de la vieille, Ange Mancini, copain de Bernard
Squarcini, « joue les anges gardiens de Cyrille », m’explique l’un de ses
proches, et « continue de jouer un rôle très important sur les affaires
africaines ».
Un prestataire constant de l’armée
française
Car Bolloré n’a jamais été n’importe quel groupe en Afrique. « Quand
Bolloré contrôle un port, ça crée une pesanteur dans le pays. Ce n’est pas la
même chose d’être ambassadeur à Abidjan si Bolloré maîtrise ou non les
terminaux de porte-conteneurs », m’explique un haut diplomate français.
Qui ajoute : « Certains réseaux nationalistes dans l’armée sont très en
défense de Bolloré. » Pour ces militaires, Bolloré représente d’abord la
France. Cette défense du « bleu-blanc-rouge » est marquée également dans
les réseaux corsico-africains. À sa grande époque, Bernard Squarcini,
patron du renseignement intérieur sous Nicolas Sarkozy, utilisait
régulièrement cet argument « patriotique ».
En Afrique, le lien du groupe Bolloré avec l’armée est quasiment
organique : l’une de ses filiales a remporté par le passé le contrat de
logistique pour l’opération Barkhane au Sahel. La Côte d’Ivoire, et le port
d’Abidjan, cogéré par Bolloré, est la porte d’entrée principale de l’armée
française au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Le groupe est devenu le
premier prestataire logistique des forces armées, avec un chiffre d’affaires
de 104 millions d’euros entre 2014 et 2017, et 65,3 millions d’euros pour la
seule année 2018. À l’automne 2020, le ministère aux Armées a lancé un
nouvel appel d’offres. Signe du poids de Bolloré au sein de l’armée :
Vincent Bolloré est décoré dans l’ordre de la Légion d’honneur au sein de la
promotion militaire (et non de la promotion civile), qu’il reçoit à l’origine
des mains d’Antoine Bernheim – c’est lui qui a conseillé à l’homme
d’affaires de racheter la très stratégique SCAC (Société commerciale
d’affrètement et de combustibles), appelée aujourd’hui SDV (SCAC
Delmas Vieljeux), spécialisée dans le courtage et l’affrètement de vraquiers
à des porte-conteneurs, qui lui permet de contrôler une bonne partie des
échanges maritimes de plusieurs pays africains.
Le groupe Bolloré possède aussi de nombreux terrains autour des
différents ports qu’il gère. Un foncier en partie hérité du groupe Rivaud, à
la tête sous la colonisation de nombreuses plantations et activités en Afrique
et en Asie, également de comptoirs de commerce. « Le jour où ils vont
vendre ce foncier, ça va être le jackpot ! », nous explique un ancien
d’Havas. En attendant, ces larges espaces permettent au groupe français de
disposer de « ports secs » un peu partout en Afrique, grâce auxquels il
organise dans des trains ou des camions la distribution du contenu des
conteneurs maritimes. Une stratégie dite des « corridors », instaurée dans
les années 2000, au moment où la Chine commençait à pointer son nez en
Afrique, aujourd’hui taxée de pratique « dominante et anticoncurrentielle »
par ses adversaires. Cette stratégie commerciale vise à maîtriser « toute la
chaîne de valeur », comme se félicite le groupe, grâce à la construction d’un
réseau routier ou ferroviaire permettant d’assurer le transport de
marchandises « du port jusqu’au destinataire ! ». Un ancien haut cadre qui a
connu Vincent Bolloré au début des années 1990 est définitif dans son
jugement : « Pour lui, l’Afrique, c’est une pompe, il n’a jamais investi.
Macron sait que les Africains n’en veulent plus. »
Au cours de mon enquête, ils sont ainsi nombreux à m’avoir annoncé
que Bolloré allait « vendre ses activités africaines », notamment parce qu’il
a, selon l’un de mes interlocuteurs, « de plus en plus de problèmes en
Afrique » et qu’il est « de moins en moins bien vu sur le continent ». Le
monde a changé, et Vincent Bolloré semble se désintéresser de l’Afrique.
Trop de coups à prendre. À l’automne 2021, alors que la presse politique
glose sur le soutien exclusif que Vincent Bolloré semble apporter, d’une
manière plus ou moins affichée, à Éric Zemmour face à Emmanuel Macron,
Le Monde révèle que le groupe a mandaté la banque d’affaires Morgan
Stanley à Paris pour essayer de vendre ses activités logistiques et portuaires
africaines. Et le quotidien du soir d’expliquer que la compagnie maritime
CMA CGM, contrôlée par la famille franco-libanaise Saadé et le groupe
danois Maersk, s’intéresse à ces actifs. Depuis des années, les banques
d’affaires de la place parisienne estiment la valeur des activités portuaires
de Bolloré entre 5 et 6 milliards d’euros. « Soit c’est une cession d’un bloc,
soit c’est cédé à plusieurs acteurs », constate un ancien de la maison
Bolloré. Selon mes informateurs, CMA CGM a bien déposé une offre, mais
le groupe Bolloré est également en discussions avancées avec… MSC.

Contre-offensive éclair à partir du Gabon


Cette annonce sur une éventuelle vente des activités africaines du
groupe français constitue-t-elle un premier épilogue des bagarres en cours ?
Comme le rappelle Vincent Bolloré lui-même, les tensions autour de son
groupe avaient commencé bien en amont de ses ennuis judiciaires. Une
partie de l’histoire, où l’on retrouve de nombreux réseaux français cités
dans ce livre, s’est jouée au Gabon. Dans ce pays, pièce maîtresse de la
Françafrique durant des années, Bolloré avait table ouverte, comme le
pétrolier Total, héritier d’Elf Aquitaine. Sous Nicolas Sarkozy, le secrétaire
général Claude Guéant demande à Bernard Squarcini, tout nouveau patron
de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur, remplacée par la
DGSI sous François Hollande), d’utiliser le pays comme base de
renseignement.
Le maître espion s’appuie alors sur ses réseaux corsico-africains, et
notamment sur son ami Michel Tomi, patron de casinos surnommé « le
parrain des parrains », devenu en quelques années le roi des jeux et du PMU
dans toute l’Afrique de l’Ouest. C’est Tomi qui donne à Bernard Squarcini
l’accès aux ministres de l’Intérieur, voire aux chefs d’État de la région, et
notamment au Gabon. Depuis cette époque faste, Michel Tomi a subi de
nombreuses enquêtes de police, engagées sous le quinquennat Hollande, et
souvent sur l’initiative de son ministre de l’Intérieur, Manuel Valls. Mis en
examen en 2014 pour dix-sept délits financiers, Michel Tomi est condamné,
au final, pour complicité et recel d’abus de biens sociaux à un an de prison
avec sursis et 375 000 euros d’amende dans une procédure de « plaider
coupable » à la française. Michel Tomi s’est retiré du Gabon et vit
désormais à Dubaï.
C’est justement durant la même période (entre 2015 et 2017) qu’un
nouvel acteur économique déboule au Gabon comme dans le reste de
l’Afrique de l’Ouest. Un homme d’affaires indien de la nouvelle génération,
Gagan Gupta, qui a alors l’habileté de s’unir avec plusieurs institutions et
réseaux français. Travaillant pour le groupe singapourien Olam, un
mastodonte du négoce des matières premières agricoles (21,1 milliards de
dollars de chiffre d’affaires), Gagan Gupta réussit en une quinzaine de mois
un raid éclair au Gabon, construisant pas moins de deux ports ultra-
modernes à Owendo (un port minéralier et un port cargo), juste à côté du
port géré par le groupe Bolloré, tout en aménageant plusieurs nouvelles
infrastructures, comme des routes. « Il réussit à convaincre Ali Bongo, le
président, de faire sauter le monopole portuaire. Comment résister à Gagan
Gupta ? C’est un monsieur qui arrange tout et fait vite. Ali lui demande par
exemple de s’occuper de l’électrification rurale, et il le fait ! », m’explique
un très bon connaisseur du Gabon. Jusqu’alors, Olam était spécialiste de la
culture d’huile de palme et de cacao, mais le groupe singapourien se met à
vouloir gérer des ports, pour diminuer ses coûts logistiques. Gagan Gupta
est tellement rapide qu’il commence à construire ses ports sans disposer de
la concession ! Face à cette offensive soudaine, Vincent Bolloré réagit
immédiatement. Il débarque en jet à Libreville pour avoir une discussion
personnelle avec Ali Bongo. Malgré ce rappel à l’ordre, le président
gabonais ne tranche pas. Comme contrepoids à la puissance de Bolloré, le
soutien d’Olam lui permet d’avoir désormais ses entrées à Singapour, une
place financière discrète, ainsi qu’à l’île Maurice. Un accord est finalement
trouvé en septembre 2017 : « Bolloré était fou de rage, mais cède
finalement à Gagan Gupta la gestion de l’ensemble. C’est une aventure
personnelle. Gagan Gupta fait tout lui-même, c’est un bosseur. Il n’a peur
de rien. Il a réussi à agréger autour de lui de nombreux réseaux et
notamment l’État français », me confie un homme d’affaires français.
Le patron d’Olam Afrique, dénommé désormais Arise, Gagan Gupta,
évite de venir en France durant toute cette période, tant les tensions avec
Bolloré sont fortes. Mais c’est bien à Paris que l’entrepreneur trouve des
alliés de poids dans cette bataille. Arise se rapproche du groupe Meridiam
de Thierry Déau, un proche d’Emmanuel Macron, ancien de la Caisse des
dépôts, qu’on retrouve dans le dossier Veolia. Pour Gupta, ce n’est pourtant
pas une affaire d’argent : le fonds singapourien Temasek lui permet déjà de
disposer d’une surface financière importante. « En fait, par cette alliance,
c’est comme s’il était devenu un peu “français”. C’est d’ailleurs deux
anciens officiers français qui gèrent ses investissements en Afrique, et les
autorités françaises l’ont aidé en Mauritanie », remarque un connaisseur de
l’Afrique de l’Ouest. En dupliquant son modèle gabonais, l’homme
d’affaires indien multiplie les projets au Togo, au Nigeria, en Côte d’Ivoire,
au Bénin. « Toutes des terres de Bolloré ! », s’exclame un proche du
Breton, qui ajoute : « Pour taper sur Bolloré et lever des financements, il
savait que ça se passait à Paris. » Si Gagan Gupta n’est pas un mondain et
ne profite pas de ses séjours parisiens pour déjeuner avec Emmanuel
Macron, il sait toutefois entretenir ses relations dans la capitale française. Il
finance par exemple les cinquante ans de Maixent Accrombessi, ancien
directeur de cabinet d’Ali Bongo, un anniversaire organisé place Vendôme.
À Paris, Gagan Gupta reçoit alors les conseils de Bruno Delaye, un ancien
ambassadeur français, notamment au Brésil, très en cour du temps de la
mitterrandie, proche de Michel Charasse, et qui travaille aujourd’hui dans la
filiale diplomatie de l’ADIT, le groupe d’intelligence économique.
Les connexions corses des guerres
africaines
Durant toute cette période, c’est l’ébullition à Paris dans les réseaux
traditionnels de la Françafrique. Chaque clan se positionne autour de Jean
Ping ou d’Ali Bongo, les deux concurrents à l’élection présidentielle de
2016. Contre toute attente, Bongo se maintient au pouvoir. Ping dénonce
des irrégularités. Le groupe français Veolia en fait les frais quelques mois
plus tard, perdant début 2018 la gestion de la société d’eau du Gabon.
Ces guerres africaines percutent au même moment des batailles
homériques en Corse. C’est qu’entre 2018 et 2020 la justice, aidée des
gendarmes, met un terme dans plusieurs dossiers aux aventures de la
célèbre « bande du Petit Bar », originaire d’Ajaccio. En septembre 2020,
leur chef présumé, Jacques Santoni, est arrêté et mis en examen pour
« complicité de tentative d’homicide en bande organisée » contre un rival
présumé, Guy Orsoni, en septembre 2018. Or Guy est le fils d’Alain
Orsoni, ancien leader nationaliste du Mouvement pour l’autodétermination
(MPA), qui a travaillé un temps au Nicaragua pour la société de jeux Grupo
Pefaco, qui gère des casinos, des machines à sous et des hôtels en Afrique
et en Amérique du Sud, dirigée par Francis Perez. Alain et Francis sont
amis car leurs pères respectifs étaient engagés à l’OAS (Organisation armée
secrète), partisans de l’Algérie française (Jean-Claude Perez est l’un des
cofondateurs de l’OAS). « Alain Orsoni est en guerre contre les membres
du Petit Bar à cause de son fils. Sur le long terme, c’est lui qui va gagner, il
est puissant par son réseau politique », m’expose un ancien gangster corse.
Durant la même période, Grupo Pefaco prend une place de plus en plus
importante en Afrique face à la société Kabi, appartenant à Michel Tomi. À
l’origine, Francis Perez a fait ses armes dans les jeux auprès de Jules
Filippeddu, issu d’une influente famille de Bonifacio et figure reconnue du
monde des jeux. Et qui n’est autre que l’oncle de Laurent Obadia, puissant
directeur de communication du groupe Veolia, conseiller personnel
d’Antoine Frérot, qui s’est rapproché des équipes Valls à la fin du
quinquennat Hollande (voir chapitre 17). Dans cet imbroglio, on retrouve
Francis Perez dans le dossier judiciaire qui concerne Bolloré au Togo. En
effet, initialement, les enquêteurs se sont interrogés sur des versements,
d’un montant total de 450 000 euros, effectués par Francis Perez en 2010 au
profit de Jean-Philippe Dorent, responsable international d’Havas. Les deux
hommes sont amis. Dans un article de Vanity Fair, Francis Perez, mis en
garde à vue pour cette affaire en avril 2018, au même moment que Vincent
Bolloré, Jean-Philippe Dorent et Gilles Alix, fanfaronne : « Bolloré, je ne le
connais pas, je l’ai croisé cinq minutes ce jour-là dans les couloirs de la
police judiciaire à Nanterre, alors que nous étions l’un et l’autre en garde à
vue. Contrairement à lui, je suis ressorti libre. »
C’est en réalité un épisode de plus dans la guerre que se livrent des
clans opposés depuis plusieurs années, notamment autour de Veolia. D’un
côté, les anciens ennemis devenus amis, qui se disent proches du pouvoir,
de l’autre, des « amis » d’Alexandre Djouhri et certaines anciennes figures
de la sarkozie, comme Bernard Squarcini, exclus de la reconfiguration des
réseaux depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée. À certains de ses
proches, Alexandre Benalla confie sa conviction qu’il doit sa chute « à des
Corses ». On n’en saura pas plus.

Bolloré veut « emmerder Macron »


De son côté, Vincent Bolloré ne fait confiance à personne, y compris au
sein de son groupe, et surtout pas aux équipes Havas. Depuis qu’il a racheté
la célèbre agence de communication en 2005, il s’est toujours méfié de son
patron, Stéphane Fouks, proche de Manuel Valls. Pour sa communication
personnelle, il préfère même travailler avec un autre communicant de la
place de Paris, Michel Calzaroni, de DGM Conseil. À Puteaux, au siège
d’Havas, à l’étage de la direction, Stéphane Fouks aime pourtant
impressionner ses visiteurs en leur montrant la porte située juste à côté de
son bureau, permettant d’accéder directement à l’immeuble du groupe
Bolloré (collé à celui d’Havas), et donc à l’étage de la présidence. Les liens
entre les deux hommes restent toutefois distants.
Pour préparer sa contre-offensive vis-à-vis de l’Élysée, Vincent Bolloré
s’adjoint les services d’une petite équipe de free-lances, issus de l’entourage
de Nicolas Sarkozy et de Dominique Strauss-Kahn, des « anti-Fouks »,
selon un initié qui me parle au printemps 2020, « qui sont en train de bâtir
un système anti-Macron ». Mon interlocuteur, en lien à la fois avec Vincent
Bolloré et Éric Zemmour, continue à me distiller ses confidences :
« Vincent sait ce qu’il fait quand il prend Zemmour, avec qui il a des
conversations personnelles très appuyées. Il sait ce qu’il fait quand il prend
Pascal Praud sur CNews. Pareil quand il choisit Cyril Hanouna. Autant pour
le dernier, c’est pour le pognon, parce qu’il fait de l’audience, autant les
deux autres, c’est autre chose, ils sont drivés de façon intentionnelle pour
emmerder Macron. »
Après plusieurs mois de bataille autour du groupe Lagardère,
Emmanuel Macron et Vincent Bolloré se rencontrent en juin 2021. Selon un
proche de l’industriel breton, l’entrevue ne s’est pas bien passée. « Les
enjeux sont colossaux. Le président ne pense qu’à sa réélection. Y a-t-il une
paix des braves entre Bolloré et Macron ? », se demande de son côté un
sarkozyste. Un autre ajoute : « Bolloré veut faire monter les enchères auprès
de Macron. Sans Alexis Kohler, il n’y a pas de problème entre Bolloré et
Macron. » L’éventuelle vente des activités logistiques et portuaires de
Bolloré en Afrique à MSC pourrait-il signifier la fin des tensions ? Pas
forcément. L’épisode a laissé des traces. En février 2021, Vincent Bolloré et
ses deux collaborateurs, Jean-Philippe Dorent et Gilles Alix, acceptent le
« plaider coupable » à l’initiative du Parquet national financier (PNF). La
société Bolloré reconnaît également les faits qui se sont déroulés au Togo en
tant que personne morale et accepte de s’acquitter d’une amende de
12 millions d’euros en faveur du Trésor public. Or, si la convention
judiciaire d’intérêt public (CJIP) ayant entraîné la responsabilité de la
personne morale Bolloré est homologuée, le « plaider coupable » de la
personne physique Bolloré est, quant à lui, rejeté au tribunal par la juge
Isabelle Prévost-Desprez. Cette dernière estime dans son ordonnance de
refus que les « peines proposées [soit une simple amende de 375 000 euros
(le maximum légal), sans peine de prison (alors que dix années étaient
encourues) et sans inscription au casier judiciaire] […] sont inadaptées au
regard des circonstances de l’infraction et de la personnalité de leur
auteur ».
Selon Le Canard enchaîné du 27 octobre, Vincent Bolloré aurait « vu
dans cette volte-face judiciaire la patte de Macron ». Depuis, après une
tentative avortée d’un nouveau « plaider coupable », le dossier a été
renvoyé à l’instruction. Et les acheteurs des activités africaines du groupe
Bolloré se bousculent. Un habitué de la Françafrique commente : « Les
grandes entreprises françaises en Afrique, c’est fini. Les exportations au
Mali par exemple, c’est peanuts, à peine 9 millions d’euros. » Autant dire
que la France n’a plus les moyens de ses ambitions sur le continent. Mais
c’est d’abord de sa faute et de celle des réseaux parisiens aveuglés par leurs
appétits de pouvoir.

1. Un recours est immédiatement déposé au tribunal administratif de Yaoundé, lequel


ordonne deux mois plus tard l’annulation de la procédure d’attribution à TIL, la filiale
de MSC. Mais, au lieu de lancer un nouvel appel d’offres, les autorités camerounaises
ordonnent la nationalisation du port. Un marathon judiciaire s’engage : Bolloré et son
associé Maersk se tournent vers la cour internationale d’arbitrage de la Chambre de
commerce internationale (CCI), qui demande un an après au port de Douala de lancer
un nouvel appel d’offres. Les deux sociétés évincées réclament aujourd’hui
3,9 milliards d’euros au port de Douala, soit le manque à gagner estimé de l’activité
perdue sur dix-huit mois.
ÉPILOGUE

À la périphérie du monde

« Comme d’habitude, les Français étaient organisés comme des


manches à balai. » Cette sentence provient d’un commercial habitué des
grands contrats à l’étranger, notamment dans l’armement. Voilà plus de
trente ans qu’il sillonne le globe pour vendre des produits français. Alors,
l’affaire du contrat des sous-marins brutalement cassé le 15 septembre 2021
par l’Australie ne l’étonne pas. Signé cinq ans plus tôt par Naval Group (ex-
DCNS) pour la livraison de douze sous-marins conventionnels, il était
présenté, comme bien d’autres avant lui, comme le « contrat du siècle ».
« En fait, pour faire une sous-marinade, il faut vingt ans !, s’exclame
mon interlocuteur. Il faut construire des ports, il faut une logistique à terre,
assurer la maintenance. Car, une fois que vous êtes sous l’eau, il n’y a plus
le droit à l’erreur. En cas d’accident, un sous-marin ne peut pas remonter
immédiatement. » Cela signifie qu’une bonne partie de ce contrat devait
être réalisée en Australie même. « Une construction australienne, des
emplois australiens et de l’acier australien », s’était félicité le Premier
ministre d’alors, Malcolm Turnbull. Sur 50 milliards de dollars, seuls
8 milliards devaient entrer dans les caisses de Naval Group et d’autres
entreprises françaises.
Dès le départ, « c’est un projet nouveau », précise mon interlocuteur : il
s’agit de « diéséliser » des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) français
issus du programme Barracuda, les sous-marins de classe Suffren ; les sous-
marins diesel français classiques ne sont pas assez grands pour répondre
aux besoins des Australiens, qui doivent parcourir de très grandes distances
dans le Pacifique. Les Français proposent donc aux Australiens les mêmes
coques que leur SNA mais équipées de moteurs Diesel pour la propulsion.

Des secrets éventés


À l’époque de la négociation du contrat des sous-marins, les Japonais de
Mitsubishi et Kawasaki et les Allemands de HDW, le chantier naval de Kiel
(groupe TKMS), se retrouvent concurrents directs de la France. Mais, bien
avant l’arrivée de Trump, les relations entre l’Allemagne et les États-Unis
se sont dégradées. Les révélations d’Edward Snowden en juin 2013 sur les
programmes d’espionnage de la NSA sont passées par là. C’est alors que la
France réussit à pousser son avantage : elle accepte de larges transferts de
technologie aux Australiens, et les États-Unis donnent leur accord à la
condition que les systèmes de combat des futurs sous-marins soient équipés
par Lockheed Martin, le géant américain de la défense. Deux appels
d’offres sont lancés en parallèle, l’un portant sur les coques et les machines
de propulsion, l’autre sur les systèmes de combat.
Les Français disposent d’un avantage technique qui se révélera décisif
sur leurs concurrents : ils proposent un dispositif technologique de
production intelligente d’oxygène silencieux, un enjeu clé pour des sous-
marins d’attaque censés naviguer dans des eaux ennemies. « Dans un sous-
marin, quand il y a une menace, il ne faut pas faire de bruit », m’explique
un expert. Après l’abandon du Japon, le deal entre la France et l’Australie
est scellé en avril 2016 sous la présidence d’Hervé Guillou à la tête de
Naval Group. C’est un ancien de la branche défense d’Airbus, qui se
rapproche d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle. Il est le
seul grand industriel du secteur à être présent lorsque le candidat prononce
un discours sur les questions de défense en mars 2017.
Quelques mois plus tard, le bazar débute dans les coulisses côté
français. En juillet 2017, la numéro deux de Naval Group, Marie-Pierre de
Bailliencourt, directrice générale adjointe arrivée trois ans plus tôt, est
poussée vers la sortie. C’est pourtant elle qui a négocié le contrat. Une
« mésentente entre les dirigeants » est évoquée dans la presse. Bailliencourt
a le défaut d’avoir été nommée à son poste grâce à Cédric Lewandowski,
tout-puissant directeur de cabinet de Jean-Yves Le Drian à la Défense sous
François Hollande, qu’Emmanuel Macron et Alexis Kohler ont écarté du
dispositif gouvernemental après leur victoire.
Bien éloignés de ces enjeux de pouvoir et de ces réseaux parisiens, les
Australiens constatent surtout que l’avancée du dossier des sous-marins ne
les satisfait pas. Alors qu’ils avaient choisi les Français parce que ces
derniers leur avaient proposé un « fort partenariat industriel », ce dernier
n’est pas à la hauteur des attentes. Entre Sydney et Paris, il y a plus de
vingt-trois heures de vol, et les équipes des deux pays ont du mal à
travailler ensemble, notamment quand survient la pandémie de Covid-19.
En Australie, les Français sont accusés à demi-mot de travailler « dans leur
coin », comme me le confie un acteur du dossier. Le malaise s’est déjà
installé avec la révélation dans la presse australienne, en août 2016,
quelques mois seulement après la signature du contrat, d’une fuite massive
de documents confidentiels concernant la nouvelle génération de sous-
marins Scorpène, notamment sur son système de défense, sous-marins que
Naval Group vend à l’Inde, au Brésil, à la Malaisie et au Chili. La DGSE
pense à une possible cyber-attaque du GCHQ, le service de renseignement
électronique britannique, contre le groupe hexagonal. « Les Français
savent-ils garder un secret ? », ironise la presse australienne.
Vers la prolifération nucléaire
Dans ce contexte, les États-Unis ont beau jeu de bouleverser la donne,
cinq ans plus tard, en proposant aux Australiens une alliance militaire
d’envergure avec le Royaume-Uni, le fameux pacte AUKUS (pour
Australia, United Kingdom et United States), qui prévoit cette fois la
livraison de sous-marins nucléaires d’attaque à l’Australie (et pas de
simples sous-marins Diesel), passant outre, au passage, le traité de non-
prolifération nucléaire. Toutefois, l’accord ne concernerait que des sous-
marins d’attaque, non des sous-marins lanceurs d’engins (SNLE), qui
disposent, eux, de missiles à longue portée équipés d’ogives nucléaires.
Au-delà de la propulsion de ces futurs sous-marins, se pose la question
des futurs systèmes de combat et des armements qui seront finalement
proposés par les États-Unis à l’Australie. Car le modèle du pacte AUKUS
est bien l’accord de défense mutuelle de 1958 signé entre les États-Unis et
le Royaume-Uni, en pleine guerre froide, et qui prévoyait explicitement une
coopération sur les armes nucléaires, avec la livraison d’une usine complète
de sous-marins à propulsion nucléaire ainsi qu’un approvisionnement en
uranium enrichi, ouvrant la voie au programme Polaris, quatre sous-marins
nucléaires avec lanceurs d’engins. L’Australie ne dispose actuellement
d’aucune filière nucléaire, ni civile ni militaire.
Cette alliance stratégique de l’AUKUS est en fait censée répondre à la
montée en puissance d’une marine chinoise de plus en plus agressive dans
le Pacifique. Pékin dispose de trois cent soixante navires de combat, dont
six sous-marins lanceurs d’engins porteurs de missiles nucléaires (SNLE),
et d’une quarantaine de sous-marins d’attaque, dont six nucléaires. La
Chine a également entamé la construction de son troisième porte-avion et se
lance dans le développement de nouveaux sous-marins lanceurs d’engins,
les JL-3 SLBM. En 2020, le nombre de bateaux militaires produits par les
Chinois était équivalent à l’ensemble de la flotte française !
Or, si la France fait la promotion ces dernières années de sa propre
stratégie « indo-pacifique », au motif qu’elle dispose de nombreux
territoires dans la zone (Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Wallis et
Futuna, La Réunion et Mayotte), elle apparaît trop timorée, aux yeux de
l’Australie, à l’égard de la Chine. Ainsi en mai 2021, lorsque la France
participe à de grandes manœuvres navales dans le Pacifique en compagnie
des États-Unis, du Japon, de l’Australie et du Royaume-Uni tout en
appelant à une troisième voie entre les deux superpuissances. Lors du
sommet du G7 qui se tient au mois de juin suivant au Royaume-Uni,
Emmanuel Macron affirme que le regroupement de ces sept pays dits
« développés » « n’est pas un club hostile à la Chine », et que cet
« ensemble de démocraties » souhaite même « travailler avec la Chine sur
tous les sujets mondiaux ». Le lendemain de ces déclarations, la chaîne
américaine CNN dévoile l’incident à la centrale nucléaire de Taishan,
vendue par la France à la Chine. « La France fait tout et son contraire avec
la Chine, on ne comprend rien », s’agace un partisan d’une ligne gaullienne
de non-alignement sur Washington.
Dans cette nouvelle donne internationale, la France apparaît brouillonne
et, pire, aveugle : « Certes, sur la question des sous-marins, les Français
n’ont pas été à la hauteur, mais nos systèmes d’information, nos services
n’ont rien vu venir. Les Français sont arrogants et ne suivent pas l’exécution
des grands contrats », assure ma première source sur le dossier. « Pierre
Éric Pommellet, le patron de Naval Group depuis 2020, a reçu un coup de
fil seulement à la veille de l’annonce de la rupture du contrat ! » Ce n’est
d’ailleurs que deux jours à peine avant l’annonce du pacte AUKUS
qu’Emmanuel Macron envoie ce SMS, empreint d’inquiétude, au Premier
ministre australien, Scott Morrison : « Dois-je m’attendre à de bonnes ou de
mauvaises nouvelles pour notre ambition conjointe sur les sous-marins ? »
La partie globale se poursuit
La France s’est donc retrouvée devant le fait accompli, mais elle le doit
beaucoup à elle-même. À l’annonce du pacte AUKUS, le ministre des
Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, abandonne le vocabulaire
diplomatique, parle d’un « coup dans le dos », d’une « confiance trahie » et
d’une « décision unilatérale ». La France rappelle immédiatement ses
ambassadeurs en poste en Australie et aux États-Unis. Une première. La
presse hexagonale évoque la crise diplomatique la plus grave entre les
États-Unis et la France depuis le « non » français à la guerre d’Irak en 2003.
Comme souvent avec le président français, le théâtre est de mise. François
Hollande laissait faire, Emmanuel Macron ne peut s’empêcher de s’emparer
d’un sujet. Pourtant, on a l’impression qu’à chaque dossier il commence
une nouvelle partie d’échecs, alors que la partie globale, elle, se poursuit
sans l’attendre.
Après les haussements de ton, Paris finit par revenir à un échange plus
civilisé avec les amis américains. Il est bien difficile pour la France – voire
impossible – de se fâcher durablement avec une telle superpuissance. Au
moins Emmanuel Macron compte-t-il sur ce théâtre diplomatique pour se
rappeler au bon souvenir de ses « partenaires » et « alliés ». En son temps,
François Hollande n’avait guère exprimé sa colère lors des révélations
d’Edward Snowden sur l’espionnage généralisé de la puissante NSA.
Pour montrer leur bonne volonté diplomatique à l’égard du président
français, les Américains donnent dans la calinothérapie. Outre-Atlantique,
pourtant, la crise des sous-marins est un non-sujet. Après un court appel
téléphonique, Joe Biden est reçu par Emmanuel Macron à la villa
Bonaparte, siège de l’ambassade de France au Vatican, en marge du G20 de
Rome qui se tient à la fin octobre 2021. Le président américain déclare à
cette occasion qu’il « pensai[t] que les Français étaient au courant que
l’accord allait être remis en cause », tout en reconnaissant que les États-
Unis avaient agi de manière « maladroite ». Le body language est
significatif : lorsqu’il fait amende honorable, Joe Biden tapote en même
temps la cuisse d’Emmanuel Macron. Décidément, pour les États-Unis,
l’Europe et la France ne sont plus les priorités du moment, contrairement au
Pacifique.
À la mi-juillet 2018, Donald Trump avait été plus loin, en déclarant sur
la chaîne CBS : « Je crois que l’Union européenne est un ennemi. Bien sûr,
on ne penserait pas à l’Union européenne, mais c’est un ennemi. » Le
président américain a en tête principalement la guerre économique en cours,
mais manifestement, derrière son slogan de campagne « America First », se
cache une inflexion plus profonde de la stratégie américaine. Quelques
semaines avant la crise des sous-marins, le monde entier constate, éberlué,
que les Américains peuvent engager le retrait de leurs troupes en
Afghanistan sans vraiment se coordonner avec leurs « alliés » européens.
En septembre 2021, Emmanuel Macron feint la surprise, mais le
président français n’est pas dupe. Deux ans auparavant, dans son interview
choc à The Economist, dans laquelle il constate déjà « la mort cérébrale de
l’Otan », il dresse un diagnostic sans concession de la nouvelle donne
internationale. Prenant acte du désengagement américain vis-à-vis de
l’Europe, il souligne « l’effondrement du bloc occidental ». Il exhorte ses
partenaires à assumer l’établissement d’une « Europe puissance » pour
assurer leur autonomie stratégique et leur sécurité : « Vous devez
réinternaliser votre politique de voisinage, vous ne pouvez pas la laisser
gérer par des tiers qui n’ont pas les mêmes intérêts que vous. » Ajoutant :
« Je pense que l’Europe ne sera respectée que si elle-même a une réflexion
en termes de souveraineté. »
Dans cette analyse, Emmanuel Macron semble prendre en compte
l’actuel renversement du monde. Au temps de la guerre froide opposant
l’URSS et le « bloc occidental », l’Europe était au cœur du choc.
Aujourd’hui, l’Asie se retrouve au centre du jeu, tant au niveau économique
que d’un point de vue géopolitique. Depuis une quinzaine d’années, la
guerre commerciale que se livrent Chine et États-Unis a fini par
marginaliser l’Europe. Aujourd’hui, les enjeux ont monté d’un cran : ils
sont géostratégiques.
Emmanuel Macron a pourtant du mal à convaincre ses partenaires
européens de l’urgence de la situation : « C’est normal parce que les
Allemands ont une stratégie idéale pour leurs intérêts. Ils font une alliance
stratégique avec les États-Unis, une alliance économique avec la Chine, et
une alliance énergétique avec la Russie », analyse une ponte du
renseignement.

Un consulat chinois
Le fond de l’air a même un goût de guerre. Taïwan est bien sûr dans
toutes les têtes. La République populaire de Chine n’a jamais caché son
intention d’annexer un jour la petite île. Et, dans ce contexte, les défenseurs
du « bloc occidental » comme les tenants du « gaullo-mitterrandisme », les
deux écoles du Quai d’Orsay (voir chapitre 1), semblent impuissants face
aux menaces croissantes qui visent le Vieux Continent. N’oublions pas que,
durant la guerre froide entre URSS et États-Unis d’Amérique, les « conflits
périphériques » se multipliaient en Asie et en Afrique. Peu de diplomates,
de journalistes ou d’intellectuels s’en aperçoivent, ou veulent le reconnaître,
mais l’Europe est bel et bien en train de devenir la périphérie du monde.
Une anecdote est particulièrement révélatrice : il y a quelques années,
lorsque le Quai d’Orsay décide d’ouvrir un consulat à Shanghai, les
diplomates français s’attendent à ce que la Chine renvoie la pareille en
ouvrant un consulat à Lyon, la seconde ville de France. Ce n’est pourtant
pas le choix des Chinois : en retour, ils décident d’ouvrir un consulat à
Papeete, chef-lieu de la Polynésie française, situé sur l’île de Tahiti. « À
l’époque, cela avait beaucoup perturbé nos analystes du Quai », s’amuse un
ancien diplomate. C’est aussi que la Chine a des vues sur les gisements de
nickel en Nouvelle-Calédonie et sur la société minière française Eramet.
Face à ce basculement du monde, Emmanuel Macron tente tant bien que
mal de convaincre ses homologues européens de constituer une vraie
Europe de la défense, afin d’assurer « l’autonomie stratégique » du
continent et « la souveraineté européenne ». De fait, la rupture du contrat de
sous-marins avec l’Australie est d’autant plus grave qu’elle constitue
également un échec pour l’Union européenne. En effet, ces dernières
années, un embryon d’Europe de la défense s’était constitué à partir d’un
rapprochement entre Français et Britanniques. Depuis le début des années
2000, les industriels européens avaient amorcé un rapprochement. C’est
ainsi que se crée MBDA, rassemblant le Français Matra (Airbus), le
Britannique BAE, l’Allemand DASA et l’Italien Leonardo, pour produire
des missiles européens. En 2000, Thales rachète le groupe britannique
Racal, et, six ans plus tard, met la main sur l’Australien ADI, devenant le
premier fournisseur d’armement de l’Australie. À tel point que les
Australiens préfèrent s’équiper en Tigre, ces hélicoptères de combat
européens, plutôt qu’en Apache américains. Ce sont enfin les discussions
entre Français et Britanniques sur un nouveau porte-avion commun, après
les accords de Lancaster House entre les deux pays. Mais, en quelques
années, à la suite du Brexit, tous ces efforts sont réduits à néant. Et les
Américains en profitent pour vendre leur F-35 à la Belgique ou à la Suisse :
« Les banquiers suisses ont plié face aux États-Unis qui ont utilisé tous les
moyens pour s’imposer. On est face à une véritable guerre économique ! »,
me confirme un des participants aux négociations.
Pendant longtemps, de nombreux économistes ont pris leurs distances à
l’égard de cette lecture du monde économique axée sur la « guerre ». Il y a
une vingtaine d’années, Paul Krugman, spécialiste du commerce
international et éditorialiste au New York Times, ne cessait de critiquer les
tenants de cette vision guerrière de l’économie mondiale. Une de ses cibles
favorites était le géopolitologue Edward Luttwak, par ailleurs conseiller de
Bill Clinton à la Maison Blanche, qui fut l’un des premiers à utiliser ce
concept de « guerre économique », inventé à l’origine par Bernard
Ésambert, conseiller industriel de Georges Pompidou. L’heure n’est plus
aux débats d’experts. L’évidence saute aux yeux : la globalisation est
désormais synonyme de tensions. Et, contrairement aux rêves de certains,
les États sont loin d’avoir disparu.
Dans cette bagarre mondiale, la France s’est peu à peu désarmée sur le
plan industriel, préférant miser depuis trente ans sur une « économie de
services ». Cette doxa ne date pas d’hier. Le député LR Olivier Marleix
rapporte les propos tenus au début des années 1990 par un collaborateur de
Dominique Strauss-Kahn : « L’industrie, c’est fini, la mondialisation
appelle la spécialisation des économies, nous devons devenir une économie
de services, comme l’ont fait les Anglais avec la finance. » Nommé par
Emmanuel Macron « haut-commissaire au plan », François Bayrou
confirme l’enracinement de cette stratégie : « Cet abandon ne vient plus
aujourd’hui du coût de la main-d’œuvre supposée trop chère en France mais
d’un état d’esprit », a-t-il déclaré récemment. Face à cet état d’esprit, le
président français s’agite à quelques mois de la présidentielle, promeut un
« plan France 2030 », 30 milliards d’euros sur cinq ans pour « faire émerger
dans notre pays et en Europe les champions de demain ». Il cite plusieurs
domaines prioritaires, les composants électroniques, les avions à bas
carbone, les « biomédicaments », l’exploration des fonds marins et la
relance de la conquête spatiale, la sécurisation de l’accès aux matières
premières stratégiques, etc. Autant de priorités rarement mises en avant par
des médias trop souvent empreints de doxa financière et davantage
soucieux de polémiques identitaires et d’audimat facile.
Face à l’immensité des enjeux, ces 30 milliards promis par le président
Macron à quelques mois de la présidentielle ressemblent à une goutte d’eau.
Lorsque je rencontre Agnès Pannieu-Runacher, ministre déléguée chargée
de l’industrie, dans son bureau de Bercy début décembre 2021, elle semble
en être consciente en évoquant une nécessaire « reconstruction » : « C’est
un enjeu géopolitique. Si la France et l’Europe veulent rester fortes, il va
falloir investir. Qui ne fait rien au niveau européen recule mécaniquement
face à la Chine et aux États-Unis ». Pour éviter d’être « pris au piège » entre
ces deux superpuissances, la ministre parie sur « des formes de
convergence » avec le Canada et la Corée du Sud. Car, comme elle le
rappelle d’elle-même, cette question de la réindustrialisation fait pleinement
partie d’enjeux encore plus larges : « Sous l’effet des importations,
l’empreinte carbone de la France augmente de 17%. C’est une double
peine : en délocalisant, vous perdez des emplois et vous échouez à préserver
le climat ». Dans la bouche d’une fidèle supportrice d’Emmanuel Macron,
ce discours détonne. À la faveur de la pandémie de Covid-19, la promotion
de la globalisation néolibérale et de la start-up nation n’a plus bonne presse.
Signe d’un changement durable ? Face à l’intensité de la crise écologique,
au réarmement des puissances et aux crises migratoires, l’état d’urgence
mondial exige, plus que jamais, une vision, une stratégie et la volonté de
renverser la table.
Bibliographie

Daniel AMMANN, The King of Oil : The Secret Lives of Marc Rich,
New York, St Martin’s Press, 2009.
Bernard ATTALI, Un vent de violence, Paris, Descartes & Cie, 2019.
Matthieu AUZANNEAU, Or noir. La grande histoire du pétrole, Paris, La
Découverte, 2016.
Bertrand BADIE et Dominique VIDAL (dir.), La France, une puissance
contrariée. L’état du monde 2022, Paris, La Découverte, 2021.
John BOLTON, La Pièce où ça s’est passé. 453 jours dans le bureau
ovale avec Donald Trump, traduit de l’anglais par Grégory Berge,
Olivier Bougard, Jehanne Hénin et Yannick Brolles, Paris, Talent
Éditions, 2020.
Fabrizio CALVI et Frédéric LAURENT, France États-Unis, cinquante ans
de coups tordus, Paris, Albin Michel, 2004.
Fabrizio CALVI et Thierry PFISTER, L’Œil de Washington, Paris, Albin
Michel, 1997.
Christian CHESNOT et Georges MALBRUNOT, Nos très chers émirs :
sont-ils vraiment nos amis ?, Paris, Michel Lafon, 2016.
John K. COOLEY, CIA et jihad, 1950-2001. Contre l’URSS, une
désastreuse alliance, traduit de l’anglais par Laurent Bury, Paris,
Autrement, 2002.
Roger FALIGOT et Jean GUISNEL (dir.), Histoire secrète de la
Ve République, Paris, La Découverte, 2007.
Ronan FARROW, Paix en guerre. La fin de la diplomatie et le déclin de
l’influence américaine, traduit de l’anglais par Marie-France de
Paloméra, Paris, Calmann-Lévy, 2019.
Jacques FOLLOROU, Parrains corses, la guerre continue. Au cœur du
système mafieux, Paris, Plon, 2019.
Thierry GADAULT, EADS, la guerre des gangs, Paris, First Editions,
2008.
Antoine GLASER et Thomas HOFNUNG, Nos chers espions en Afrique,
Paris, Fayard, 2018.
Andreï GRATCHEV, Un nouvel avant-guerre ? Des hyperpuissances à
l’hyperpoker, Paris, Alma Éditeur, 2017.
Gabrielle HECHT, Le Rayonnement de la France. Énergie nucléaire et
identité nationale après la Seconde Guerre mondiale, traduit de
l’anglais par Guenièvre Callon, Paris, Amsterdam, 2014.
Antoine IZAMBARD, France-Chine, les liaisons dangereuses, Paris,
Stock, 2019.
Vincent JAUVERT, La Face cachée du Quai d’Orsay. Enquête sur un
ministère à la dérive, Paris, Robert Laffont, 2016.
Michel KOUTOUZIS et Pascale PEREZ, Crime, trafics et réseaux.
Géopolitique de l’économie parallèle, Paris, Ellipses, 2012.
Christian LEQUESNE, Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des
diplomates français, Paris, CNRS Éditions, 2017.
Marc LEVINSON, The Box. Comment le conteneur a changé le monde,
traduit de l’anglais par Antonine Thiollier et Pauline Buscail, Max
Milo, 2011.
Kishore MAHBUBANI, Le jour où la Chine va gagner. La fin de la
suprématie américaine, traduit de l’anglais par Olivier Salvatori,
Paris, Saint-Simon, 2021.
Olivier MARLEIX, Les Liquidateurs. Ce que le macronisme inflige à la
France et comment en sortir, Paris, Robert Laffont, 2021.
Caroline MICHEL-AGUIRRE, La Syndicaliste, Paris, Stock, 2019.
Martine ORANGE, Rothschild, une banque au pouvoir, Paris, Albin
Michel, 2012.
Pierre PÉAN, Les Deux Bombes. Ou comment la guerre du Golfe a
commencé le 18 novembre 1975, Paris, Fayard, 1991.
—, La République des mallettes. Enquête sur la principauté française
de non-droit, Paris, Fayard, 2011.
Brice PERRIER, Sars-CoV-2, aux origines du mal, Paris, Belin, 2021.
Simon PIEL et Joan TILOUINE, L’Affairiste. L’incroyable histoire
d’Alexandre Djouhri, de Sarcelles à l’Élysée, Paris, Stock, 2019.
Frédéric PIERUCCI, avec Matthieu ARON, Le Piège américain. L’otage
de la plus grande entreprise de déstabilisation économique
témoigne, Paris, JC Lattès, 2019.
Guillaume PITRON, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la
transition énergétique et numérique, Paris, Les liens qui libèrent,
2018.
Jean-Michel QUATREPOINT, Alstom, scandale d’État, Paris, Fayard,
2015.
Franck RENAUD, Les Diplomates. Derrière la façade des ambassades
de France, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010.
Roberto SAVIANO, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne,
Paris, Gallimard, 2014.
Jean-Michel VALANTIN, L’Aigle, le dragon et la crise planétaire, Paris,
Seuil, 2020.
Daniel YERGIN, The New Map. Energy, Climate, and The Clash of
Nations, New York, Allen Lane, 2020.

Quelques articles
Jérémy ANDRÉ, « Origine du Covid : le tabou français », Le Point,
2 septembre 2021.
Ariane CHEMIN, « “C’était mon copain, Robert” : l’énigmatique ami de
jeunesse d’Emmanuel Macron », Le Monde, 9 juillet 2019.
Sylvain CYPEL, « La cybersurveillance, une redoutable arme politico-
commerciale pour Israël », Orient XXI (orientxxi.info),
20 juillet 2021.
Catherine DUPEYRON, « Israël, nouveau champ de bataille entre
Chinois et Américains », Les Échos, 2 mars 2020.
Katherine EBAN, « The Lab-Leak Theory : Inside the Fight to Uncover
Covid-19’s Origins », Vanity Fair, 3 juin 2021.
Marc ENDEWELD et Pierre MANIÈRE, « Huawei en France, la drôle de
guerre de la 5G », La Tribune, 25 janvier 2021.
David IGNATIUS, « How Did Covid-19 Begin ? Its Initial Origin Story
is Shaky », The Washington Post, 2 avril 2020.
Jean-Dominique MERCHET, « Sous-marins australiens : une claque
pour la France et une rupture stratégique », L’Opinion,
16 septembre 2021.
Caroline MICHEL-AGUIRRE, « Pascale Perez, l’amie mystérieuse
d’Alexandre Benalla », L’Obs, 7 novembre 2019.
Evgeny MOROZOV, « Bataille géopolitique autour de la 5G », Le
Monde diplomatique, octobre 2020.
—, « Doit-on craindre une panne électronique ? Les semi-conducteurs
au centre d’une bataille planétaire », Le Monde diplomatique,
août 2021.
Martine ORANGE, « Les non-dits d’Emmanuel Macron dans l’affaire
Alstom », Mediapart, 20 avril 2018.
—, « Alexis Kohler, un mensonge d’État à l’Élysée », Mediapart,
4 mai 2018.
—, « Affaire Kohler : comment la police a écrit l’inverse de ce qu’elle
avait démontré », Mediapart, 23 juin 2020.
—, « L’enquête Kohler a été classée après une lettre d’Emmanuel
Macron », Mediapart, 23 juin 2020.
Charles PERRAGIN et Guillaume RENOUARD, « Les câbles sous-marins,
une affaire d’États », Le Monde diplomatique, juillet 2021.
Josh ROGIN, « State Department Cables Warned of Safety Issues at
Wuhan Lab Studying Bat Coronaviruses », The Washington Post,
14 avril 2020.
Jean STERN, « Comment Israël développe Scorpion, futur cœur de la
défense française », Orient XXI, 30 mars 2021.
Remerciements

Je tiens d’abord à remercier l’ensemble de mes interlocuteurs qui ont


bien voulu prendre le temps de répondre à mes questions tout au long de
cette enquête.
Je remercie également l’ensemble des équipes du Seuil pour leur
confiance et leur infinie patience.
Enfin, un grand merci à mes premiers relecteurs, mes amis, Françoise,
François, Jean et mon compagnon Sébastien.

Vous aimerez peut-être aussi