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HISTOIRE

DE
L’ARMÉE
ALLEMANDE
HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE
(1918-1946)
I

L’effondrement (191 8-1919).

II
La discorde (1919-1925).

III
L’essor (1925-1937).

IV
L’expansion (1937-1938).

V
Les épreuves de force (1938-1939).

VI
L’apogée (1939-1942).

VI1
Le tournant (1942-1943).

VI11
Le reflux (1943-1944).

IX
L’agonie (1944-19 4 5 ) .

X
Le jugement ( 1 945-1946).
BENOIST-MÉCHIN

HISTOIRE
DE
L’ARMÉE
ALLEMANDE
Tv
L’EXPANSION
1937-1938
Avec 9 cartes

ÉDITIONÇ ALBIN MICHEL


22, RUE EUYGEENS

PARIS
IL A ~ T TIRB
É DE
L’ N HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE B
110 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DU MARAIS,
DONT CENT NUMÉROTÉS D E 1 A 100
ET DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE,
NUMÉROTÉS H. C. I. A H. X, C.
LE NUMÉRO JUSTIFICATIF DE CHAQUE SÉRIE
SE TROUVANT EN TÊTE DU DERNIER TOME D E L’OUVRAGE.

Droite de baduction et de reproduction r 4 s e d p o w tous paye.


0 1884 by ÉD~IIONB
ALBINMICHEL.
Il faut renoncer à considérer les
faits particuliers et isolés. Seul leur
ensemble peut nous donner une
explication plausible de l'histoire.
Plus le champ de ce mouvement
s'élargit sous nos y e w , et plus nous
sommes à même de comprendre les
forces qui le mènent.
ToLsToï.
PREMIÈRE PARTIE

LI: MONDE EN 1937


I

L E JAPON DEVIENT
UNE PUISSANCE MONDIALE

Oui, l’ère des surprises commence... Coups de théâtre e t


épreuves de force vont se succéder à une cadence toujours
plus rapide. Mais contrairement à ce que l’on pourrait pen-
ser, les remous qu’ils engendrent ne se limitent pas à 1’Alle-
magne : ils s’étendent à l’univers entier. E n Europe cen-
trale, en Méditerranée, en Afrique et en Extrême-Orient,
des motifs de conflit apparaissent et des antagonismes se
nouent, qui préfigurent déjà les fronts de la Seconde
Guerre mondiale.
Pour saisir dans toute son ampleur le drame qui se prépare,
il faut examiner attentivement chacune de ces zones de ten-
sion. On s’aperçoit alors que loin d’être isolées, elles sont
liées les unes aux autres. Mieux encore : comme sous
l’effet d’une attraction irrésistible, elles convergent, s’in-
terpénètrent e t finiront par fusionner.
Ce jour-là, elles ne formeront plus qu’une conflagration
unique, qui bouleversera de fond en comble la physionomie
des continents.
t
r r

E n 1937, c’est-à-dire à l’heure où Hitler s’apprête à pas-


ser aux actes, c’est en Extrême-Orient que la situation est la
plus tendue. Un conflit dont l’origine remonte à la fin d u
siècle dernier met au x prises les États-Unis, le Japon,
1’U. R. S. S. e t la Chine. Son enjeu est la domination d u
marché chinois et, plus précisément, la possession de la
Mandchourie.
12 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

De toutes les grandes Puissances, la Russie a été la pre-


mière à convoiter ce territoire dont la superficie -
1.306.605 km2 - est supérieure à celles de la France, de
l’Allemagne et des îles Britanniques réunies.
Dès le 27 août 1689 l, les Russes de Pierre le Grand sont
arrivés aux frontières septentrionales de la Mandchourie e t
à la mer d’Okhotsk. Durant les deux siècles suivants, leur
influence s’est étendue vers le sud, en Mongolie et en Chine.
E n mai 1858, par le traité d’Aigon, l’empereur Hsien-Fong
a cédé au tsar Alexandre I I tout l’espace situé au nord du
fleuve Amour jusqu’à la mer de Behring. Après quoi, par
le traité de Pékin (2 novembre 1860), la Russie a pris pos-
session de la large bande de terre située entre le fleuve
Oussouri et la mer du Japon. Les Russes l’appelleront la
Province maritime )) et y construiront Vladivostok, Kha-
barovsk e t Nikolaïevsk.
Sous l’influence des gouverneurs des provinces sibériennes,
- et notamment de Mouravief qui ne cesse d’attirer l’atten-
tion du tsar Alexandre II sur les richesses de ces régions - le
gouvernement russe décide de relier la Russie d’Europe à
Vladivostok par une ligne de chemin de fer. E n 1892, le comte
Witte entreprend ce qui sera une des grandes réalisations
du règne d’Alexandre I I I : la construction du Transsibé-
rien. Tandis q d u n premier tronçon partant de l’ouest
atteint rapidement Irkoutsk, le lac Baïkal et Tchita, un
second tronçon partant de l’est relie Vladivostok à Khaba-
rovsk. Mais le raccordement des deux lignes pose de graves
problèmes. Contourner le fleuve Amour, pour demeurer en
territoire russe, allonge le parcours de quelque neuf cents
kilomètres. Ne serait-il pas plus simple de raccorder Tchita
à Vladivostok en passant directement à travers la Mand-
chourie? De plus, le port de Vladivostok est bloqué par
les glaces durant une grande partie de l’année. Les Russes
ne peuvent s’en contenter. Ils préféreraient faire déboucher
le Transsibérien sur des mers plus chaudes, la mer Jaune,
par exemple, ou le golfe du Petchili. La solution la meilleure
consisterait à faire aboutir la ligne soit à Séoul, en Corée,

1. Le traité de Nerchinsk prévoyait l’annexion par la Russie de la Sibérie


orientaie jusqu’au fleuve du Dragon Noir. Par a Dragon Noir I), les Chinois
entendaient la Léna et les Russes l’Amour. Ce fut l’interprétation russe qui
l’emporta. (Voir Les a Traités inégaux n entre la Russie et la Chine. Le Monde,
21 mars 1963.)
LE M O N D E EN 1937 13
soit à Dalny (Daïren), un petit port situé à la pointe méri-
dionale de la presqu’île d u Liao-tung 1.
Ces plans ne vont pas sans inquiéter les Japonais. Eux
aussi convoitent la Corée et la Mandchourie. Mais alors que
les projets russes s’inspirent du désir d’ajouter de nou-
veaux espaces aux étendues immenses qu’ils détiennent
déjà, ceux des Japonais répondent à une nécessité vitale.
Car le Japon se sent à l’étroit sur son territoire exigu.
Cramponnées à un chapelet de volcans constamment en
éruption, ses populations augmentent à une cadence ver-
tigineuse 2. Pour parer à ses besoins, il doit s’assurer à tout
prix un débouché sur le continent. Va-t-il s’en laisser fermer
l’accès par le (( Géant du Nord 1) ?
Déjà en 1876, les troupes du général Kuroda lui ont
(( ouvert N la Corée 3. Par le traité de Séoul, le gouvernement

nippon a arraché au gouvernement coréen une déclaration


aux termes de laquelle (( la Corée se considère comme indé-
pendante de la Chine et ne reconnaît pas sa souveraineté n.
Mais Pékin refuse d’admettre cette amputation. Une
série d’incidents sanglants éclatent à Séoul. E n 1882, la
légation du Japon est attaquée et mise à sac par des par-
tisans de Pékin. La même scène se renouvelle à plusieurs
reprises au cours des années suivantes. Exaspéré, le Japon
décide de mettre un terme à cette situation en déclarant
brusquement la guerre à la Chine (1894).
A la stupéfaction générale, la Chine est écrasée en quelques
semaines. L’écroulement d u Céleste Empire révèle au monde
que l’État chinois est beaucoup plus fragile qu’on ne le pen-
sait et que ses richesses sont à la merci de qui voudra les
prendre. La chasse aux concessions commence. Par le traité
de Shimonoseki (14 avril 1895), le gouvernement de Pékin
se voit contraint de reconnaître l’indépendance de la Corée,
de céder au Japon la presqu’île du Liao-tung, l’île Formose
(Taïwan),l’archipel des Pescadores et de lui verser une indem-
nité de deux cents millions de taëls. Du jour au lendemain,
1 . Prolongement maritime du Kouan-tung, le Liao-tung est la province la
plus méridionale de la Mandchourie. (Voir la carte p. 40-41).
2. Avec un accroissement annuel de 400 t~700.000 âmes, la population du Japon
finira par atteindre 93.200.000 habitants en 1940, ce qui correspond, pour une
superficie de 369.661 km* a une densité de 248 habitants par kilomètre carré
(Belgique : 297).
3. Le 7 juillet 1853, le commodore Perry avait I ouvert )I le Japon à la civili-
sation occidentale. Ce terme avait fait fortune. En u ouvrant u la Corée, le général
Kuroda était convaincu qu’il ne faisait que suivre l’exemple américain.
14 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

cette victoire hausse l’Empire du Soleil-Levant au rang de


Puissance asiatique.
Mais en s’emparant du Liao-tung, le gouvernement nip-
pon a porté u n coup d’arrêt aux ambitions tsaristes. N’est-ce
pa2 là où les Russes voudraient faire aboutir le Transsibé-
rien? Laisser les Japonais s’installer dans cette presqu’île
équivaudrait à la ruine d e tous leurs espoirs...
Effrayé par la progression rapide du Japon, le gouverne-
ment de Saint-Pétersbourg lance un appel au secours à
Paris et à Berlin. La réaction de l’occident est immé-
diate. Neuf jours après la signature du traité de Shimo-
noseki, la France, l’Allemagne e t la Russie adressent une
note conjointe au gouvernement de Tokyo, par laquelle ils
lui (( conseillent 1) de restituer le Liao-tung à la Chine, moyen-
nant une indemnité de quatre cents millions de francs-or l.
Ce (( conseil n rédigé en termes comminatoires, est en réalité
une mise en demeure devant laquelle le Japon ne peut que
s’incliner (6 mai 1895). Mais il en éprouve une humiliation
cuisante et conserve soigneusement le texte de la note -
rédigée en allemand - pour la retourner contre ses auteurs
à la première occasion.
*
* *
L’éviction du Japon de la presqu’île du Liao-tung ouvre
largement la porte à l’expansionnisme russe. (( En remercie-
ment pour la bienveillante rétrocession du Liao-tung )), la
Chine autorise la Russie à construire le chemin de fer trans-
mandchourien qui raccordera directement Tchita à Vladi-
vostok (22 mai 1895).Quelques mois plus tard (8 septembre
1896), un accord subsidiaire, relatif à la création du (( Che-
min de fer de l’Est chinois )), est signé à Berlin. P a r cet acte,
la Chine abandonne aux Russes, pour une durée de quatre-
vingt-dix ans, tous ses droits de souveraineté sur une bande
de terrain traversant d’est en ouest la Mandchourie du
Nord. Sans doute la compagnie conserve-t-elle un nom chi-
nois, mais ce n’est qu’une façade. Ce sont les Russes qui
dirigent effectivement les travaux, fixent les tarifs et drainent
tout le commerce de la région, ce qui leur permet d’orienter
. e t de contrôler son développement économique.
1. Comme le gouvernement chinois ne dispose pas de cette somme, le gouver-
nement francais la lui avance, sous forme d’un emprunt à 4 % garanti par la
...
Russie. La France, il va sana dire, ne sera jamais remboursée
LE MONDE E N 1937 15
Ce succès, par son ampleur même, attire sur les lieux de
nouveaux compétiteurs. E n novembre 1897, l’Allemagne
- qui a contribué elle aussi à la ((bienveillanterétrocession
du Liao-tung )) - s’installe dans la baie de Kiao-tchéou e t
obtient du gouvernement chinois le droit de fortifier Tsing-
tao et d’exploiter pendant quatre-vingt-dix-neuf ans des
concessions dans le Shantung. L’année suivante (1898),
c’est a u tour des États-Unis de faire leur apparition sur
la scène asiatique. A la suite de leur victoire sur les Espa-
gnols à Cuba, ils prennent possession des Philippines, fondent
l’rlmerican-Chinese Development Co et acquièrent la conces-
sion de la partie méridionale de la grande artère ferroviaire
Canton-Pékin, destinée dans leur esprit à devenir une trans-
versale continentale qui ouvrira la Chine entière aux capi-
t a u x américains l. Enfin en 1899, M. Hay, Secrétaire d’État
américain, formule la doctrine dite de la (( porte ouverte »,
selon laquelle (( toutes les Puissances occidentales doivent
jouir des mêmes avantages commerciaux en Extrême-
Orient ». Pour la première fois, l’impérialisme du dollar se
profile à l’horizon.
Craignant de se laisser distancer par ces nouveaux venus,
la Russie décide de précipiter les choses. Sans tenir aucun
compte des protestations chinoises, Nicolas II fait occuper
militairement toutes les rades et les ports du Liao-tung.
A la faveur de cette démonstration de force, il obtient à bail,
pour une durée de vingt-cinq ans renouvelable, toute la por-
tion sud de la presqu’île, y compris Port-Arthur (27 mars
1898), ainsi que l’autorisation de construire un embranche-
ment ferroviaire qui reliera Kharbine à Port-Arthur, en
passant par Moukden. Deux accords complémentaires, signés
le 7 mai et le 6 juillet, étendent à la nouvelle ligne 2 les pri-
vilèges déjà accordés au Chemin de fer de l’Est chinois. Cou-
ronnant le tout, le ministre de Russie à Pékin parvient à se
faire reconnaître le monopole de la construction des voies
ferrées dans la province du Jéhol, c’est-à-dire dans tout
l’espace compris entre Moukden et la capitale chinoise
(ler juin 1899). Les Russes exultent : leur rêve va enfin
1. Ce projet est patronné par Edward Henry Harriman, le propriétaire du
Northern Pacific et du Great Northern Railroad CO, qui songe dès cette époque
B créer un chemin de fer qui fera le tour du monde et dans lequel un réseau mand-
chourien futur jouera un rôle important. (Cf. Giselher WIRSING, Roosevelt et l’Eu-
rope, p. 220.)
2. Kharbine-Port-Arthur.
16 HISTOIRE DE L ’ A R M É ~ALLEMANDE

pouvoir prendre corps. Rien n’empêche plus le terminus des


réseaux transsibérien et transmandchourien d’être porté
au golfe du Petchili. Quant au Japon, son éviction de
cette partie du continent paraît définitive ...
Sur ces entrefaites survient la révolte des Boxers (1900).
Un corps expéditionnaire international, commandé par le
Feldmaréchal von Waldersee, est envoyé à Pékin pour y réta-
blir l’ordre. Sous couvert de cette intervention, la Russie
s’empare de Moukden et installe des garnisons dans les prin-
cipales villes de Mandchourie; l’Allemagne accroît considé-
rablement ses avantages au Shantung l . Quant au Japon, il
en profite pour reprendre pied sur le continent, en installant
quelques garnisons dans la région de Pékin.
Croyant la partie gagnée, les Russes ne cherchent plus à
dissimuler leurs visées annexionnistes. E n quelques années,
ils investissent 558 millions de roubles en Mandchourie,
agrandissent considérablement les villes de Moukden et de
Kharbine, et construisent 2.688 kilomètres de voies ferrées
nouvelles 2. Enfin, ils fortifient Port-Arthur e t le trans-
forment en base navale.

* +
C’est alors au tour de l’Angleterre de s’alarmer. Si l’accrois-
sement rapide de la puissance russe en Asie se limitait à la
Mandchourie, elle n’en prendrait pas ombrage. Mais elle se
traduit également par des infiltrations en Mongolie et au
Sin-Kiang, et par une pression constante sur 1’Afghanistan
et la Perse 3. Or, cette poussée générale en direction du sud
représente une menace grave pour la sécurité des Indes 4.
1. N En Chine, écrit le prince d e Bülow, il [Waldersee] ne s’est pas borné à
maintenir l’harmonie entre les Puissances. I1 a beaucoup contribué à accroître
les positions politiques e t économiques si prometteuses que nous avons détenues
en ExtrCme-Orient jusqu’en 1914. u (Afémoirea, I, p. 541.)
2. Dont 1.481 kilomètres pour prolonger le Transsibérien, e t 941 kilomètres
représentés par l’embranchement Kharbine-Port-Arthur.
...
3 . a La Russie n’avait point fini encore d’arrondir ses acquisitions en Asie
centrale. Poussant toujours davantage vers ïAfghanistan, les Russes s’annexèrent
Merv, l’oasis d’Akhal e t mcme Saraks. Leurs progrès ne s’arrêtèrent pas là, même
...
après la nomination d’une Commission d e délimitation [des frontières] Ce fut
sous les yeux des envoyés anglais qu’ils battirent les Afghans et s’emparèrent d e
Pendjeh en 1885. Un moment, on p u t croire la guerre imminente, en raison des
armements actifs d e 1’Angieterre e t d e la longueur des négociations. D (N. BnIAN-
CHANINOV, ifistoire de Russie, p. 430-431.)
4. Dans une conférence prononcée le 21 mars 1884 devant la Société d e Géo-
graphie, Gabriel Benoist-Méchin, qui venait d e parcourir le Turkestan à l a tête
LE M O N D E EN 1937 17
Cherchant un allié en Extrême-Orient capable d’endiguer
l’avance du colosse russe, le gouvernement de Londres se
tourne vers le Japon et lui propose son alliance. Flatté d’être
l’objet d’avances de la part d’un grand pays européen, le
Cabinet de Tokyo accepte avec empressement. C’est ainsi
qu’est signé le 30 janvier 1902, un traité défensif entre la
Grande-Bretagne e t le Japon l.
Se sentant protégé) grâce à cette alliance, contre le retour
de circonstances semblables à celles qui l’ont obligé à rétro-
céder le Liao-tung, le Japon n’attend plus qu’une occasion
pour fondre sur la Russie. Nicolas I I ne tardera pas à lui en
fournir le prétexte.
Invité par les Anglais à retirer les troupes qu’il a instal-
lées en Mandchourie)le Tsar commence par acquiescer. Puis,
il se ravise. Non content de maintenir ses divisions à Mouk-
den e t à Kharbine, Nicolas I I renforce son armée e t sa
flotte, à Vladivostok et à Port-Arthur. Pour aggraver encore
les choses, il soutient ouvertement la Compagnie d u Yalou 2,
qui, sous prétexte d’exploitation forestière, s’efforced’étendre
l’influence russe sur la Corée du Nord. Or, selon le dicton, la
Corée (( est une dague pointée sur le cœur du Japon ».
Si jamais les troupes tsaristes arrivaient à y prendre pied,
le peuple nippon aurait vécu en tan t que nation indépendante.
Se sentant directement menacé dans ses intérêts vitaux,
Tokyo entame des négociations avec Saint-Pétersbourg pour
l’amener à reconnaître ses droits spéciaux sur la Corée.
Le gouvernement tsariste fait traîner les choses en longueur,
convaincu que le Japon finira par se lasser. Tragique erreur!
Le 17 janvier 1904, Tokyo rompt les relations diploma-
de sa caravane, avait signalé la grave tension anglo-russe qui régnait dans cette
région. a Les Russes, avait-il déclaré, se trouvent aujourd’hui d’un côté de 1‘Afgha-
nistan e t les Anglais d e l‘autre, c’est-A-dire dans la position que prévoyaient
depuis longtemps ceux qui s’occupent d e la question centrale asiatique, qui devien-
dra la question européenne le jour où l’empereur de Russie croira devoir faire
la guerre A l’impératrice des Indes. u (Bulletin de la Société de Géographie, l e rtri-
mestre 1885, p. 26-27.)
1. Ce traité est conclu pour une durée d e cinq ans, renouvelable. Ses principales
dispositions sont les suivantes :
I. - A u cas où l’une des Parties Contractantes se trouverait engagée dans un
conflit avec une tierce Puissance, l’autre userait de son influence pour empêcher
d’aufres Puissances de se joindre à son adversaire.
II. - E n cas d’intervention d‘une tierce Puissance, l’autre Partie Contracfanfeae
rangerait aux côtés de son alliée et prendrait part aux opérations militaires.
La Russie, de ce fait, s e trouve isolée.
2. Nommée d’après le fleuve Yalou qui sert d e frontibre naturelle entre la
Mandchourie e t la Corée.
IV 2
18 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

tiques avec Saint-Pétersbourg et lui donne quarante-huit


heures pour évacuer le Liao-tung. Le gouvernement du
Tsar n’ayant pas répondu à cet ultimatum dans les délais
prescrits, la guerre russo-japonaise devient inévitable. Elle
éclate sept mois seulement après l’achèvement du Trans-
mandchourien.
A vrai dire, personne n’a pris la menace nippone a u
sérieux. Chacun pense que le Japon est fou de s’attaquer à
un adversaire aussi puissant et que son écrasement final ne
saurait faire de doute. Mais au cours des vingt dernières
années, l’Empire du Soleil-Levant a subi une transformation
profonde. Brisant le cocon soyeux de ses institutions féo-
dales, un Samouraï nouveau a surgi de sa chrysalide, prodi-
gieusement armé pour les guerres modernes. La Russie ne
s’en apercevra que lorsqu’il sera trop tard.
Les hostilités débutent sans préavis le 9 février 1904, par
une attaque foudroyante de l’amiral Togo sur les navires
russes ancrés dans la rade de Port-Arthur. La I r e flotte
du Pacifique est coulée en quelques heures l. La ville elle-
même, réputée imprenable, capitule après vingt-huit jours
de siège. Entre-temps, le général Kouropatkine s’est fait
écraser sur le Yalou. Cette victoire ouvre au x troupes japo-
naises le chemin de la Mandchourie. Une bataille décisive se
déroule à Moukden où, à la suite d’un mouvement tournant
audacieux effectué par l’amiral Nogi, les Russes perdent
27.000 tués e t 110.000 blessés. Mais c’est sur mer que la
Russie reçoit le coup de grâce. Le 27 mai 1905, toute la flotte
russe, commandée par l’amiral Rodjestvensky, est coulée
par les Japonais dans le détroit de Tsoushima 2.
La nouvelle de ce désastre retentit comme un coup de
tonnerre et plonge le monde entier dans la stupéfaction. C’est
l a premièrefois qu’un pays asiatique a fait mordre la pous-
sière à u n E t a t européen 3. E n dix-huit mois, la puissance

1. Les Américains applaudissent à cette attaque-éclair. Ils y voient a un acte


d e bravoure exceptionnel 8 , u un témoignage d’audace e t d’intrépidité II. Ils ne
prévoient certes pas que le Japon emploiera dans moins de quarante ans la
même tactique à leur égard.
2. On compte 4.000 marins tués ou noyés, e t 7.000 prisonniers du côté russe;
116 tués e t 538 blessés d u côté japonais. II s’en est fallu d e peu que la guerre
russo-japonaise ne se transforme en guerre mondiale, car la France, ayant fait
mine d e se porter au secours d e la Russie, le Président Théodore Roosevelt a
décl& sans ambages uque si une tierce Puissance se mêlait au conflit, les États-
Unis n’hésiteraient pas à se ranger aux c8tés du Japon u.
3. L’historien américain Homer Lee s’écriera : a Moukden est i’écho d’Arbèles! P
LE MONDE EN 1937 19
russe en Asie s’est écroulée. Mais le Japon, qui n’a remporté
la victoire qu’au prix d’un effort surhumain, est militai-
rement e t financièrement épuisé.
Théodore Roosevelt, président des fitats-Unis, offre alors
sa médiation. Elle est acceptée de part et d’autre avec sou-
lagement. Le 10 août 1905, les plénipotentiaires russes et
japonais se réunissent à Portsmouth, dans le New Hampshire.
Après trois semaines de négociations, le Traité de Paix est
signé ( 5 septembre). I1 consacre la ruine des ambitions russes.
Le Japon obtient, outre la reconnaissance de sa liberté
d’action en Corée, la cession de la moitié sud de l’île Sakha-
line, la péninsule du Liao-tung (y compris Daïren et Port-
Arthur) et la propriété de la moitié méridionale du chemin
de fer mandchourien.
Néanmoins, les clauses du traité de Portsmouth provo-
quent plus d’amertume que de satisfaction dans les milieux
dirigeants nippons. Sous la pression de Roosevelt, le Japon
a dû renoncer à réclamer à la Russie l’indemnité de cinq
cents millions de dollars qu’il comptait consacrer au déve-
loppement du réseau ferroviaire mandchourienl. I1 attribue
cet échec à une manœuvre américaine, tendant à le frustrer
à la dernière minute du bénéfice de sa victoire, en l’obli-
geant à contracter un emprunt aux États-Unis 1.
Pourtant, les avantages moraux que le Japon retire de cette
affaire sont considérables. Nul ne le traite plus en nation
de second ordre. I1 est devenu une force dont chacun doit
tenir compte. Le 20 août 1910, le gouvernement de Tokyo
annexe la Corée, sans que personne élève la moindre pro-
testation.
E n quelques mois, la victoire nippone a complètement
bouleversé le rapport des forces en Extrême-Orient. La
guerre sino-japonaise de 1894 avait fait du Japon une Puis-
sance asiatique. La guerre russo-japonaise de 1905 en fait
une Puissance mondiale.
faisant allusion à la bataille par laquelle Alexandre le Grand avait fracassé les
armées de Darius, e t assuré d’un coup la prépondérance de l’Europe sur l’Asie.
1. n L’imagination japonaise, écrit Herbert Gowen, n’a pas manqué d'établir
une relation entre la perte de l’indemnité à laquelle on s’attendait et la présence
à Tokyo d‘E. H. Harriman, dont l’ambition dsassurer aux ktats-Unis le contrôle
financier des lignes mandchouriennes était bien connu. n (Herbert H. GOWEN,
Histoire du Japon, Paris, 1932, p. 363-364.)
II

NAISSANCE DE L’ANTAGONISME
AMERICANO-NIPPON

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, le 1er août


1914, l’alliance anglaise - qui a été renouvelée en 1906 e t
en 1911-amène le Japon à se ranger au x côtés de son
alliéel. Pour prix de sa coopération, le gouvernement de
Londres promet de lui laisser la possession de toutes les
dépendances allemandes situées au nord de l’équateur, à
condition qu’il s’en empare lui-même.
Fort de cette assurance, à laquelle la France a donné son
aval, le Japon envoie au gouvernement de Berlin un ulti-
matum exigeant le retrait immédiat de ses vaisseaux de
guerre des eaux chinoises et japonaises, ainsi quel’évacuation
de sa concession de Kiao-tchéou, (( en vue de sa restitution
éventuelle à la Chine N. Ce texte d’une rare insolence est
rédigé dans les termes mêmes de la note par laquelle 1’Alle-
magne avait sommé le Japon de quitter le Liao-tung, dix-
neuf ans auparavant.
Berlin ayant opposé à Tokyo un silence méprisant, le
Japon ouvre aussitôt les hostilités. Le 16 novembre, des
corps de débarquement obligent la garnison de Tsing-tao
à capituler et s’emparent coup sur coup des îles Marshall,
de l’archipel Bismarck, des Mariannes et des Carolines. E n
moins de trois mois, plus rien ne subsiste de la puissance
allemande dans le Pacifique.
L’incorporation de la Corée à l’Empire e t la facilité avec
1. a Le Japon n’a aucun désir d’être impliqué dans le présent conflit, déclare
le baron Kat0 à la Diète nippone. Mais il croit de son devoir de se montrer fidèle
B l’alliance et de consolider sa position, en assurant la paix en Orient et en pro-
tégeant les intérêts spéciaux des deux Puissances alliees n (la Grande-Bretagne
e t le Japon).
LE M O N D E E N 1937 21
laquelle ils ont triomphé de l’Allemagne e t de la Russie sur
les champs de bataille de l’Est asiatique, incitent les diri-
geants de Tokyo à considérer que rien ne saurait plus .faire
obstacle à leurs ambitions. Cette conviction va les amener
à abattre leurs cartes, e t à les abattre trop tôt.
Le 8 janvier 1915, le Japon charge son ministre à Pékin de
présenter à M. Yuan Che-kaï, Président de la nouvelle Répu-
blique chinoise, un ensemble de (( vingt et une demandes »,
réparties en cinq groupes. Le Japon y exige, entre autres :
10 L e transfert e n sa faveur de tous les privilèges que compor-
tait la concession allemande dans le Shantung;
20 L a reconnaissance de sa (( position spéciale B e n M a n d -
chourie;
30 Cestension à quatre-vingt-dix ans de la durée de la conces-
sion de Port-Arthur;
40 L’acceptation d‘une véritable tutelle japonaise sur la
Chine l.
Ces (( vingt e t une demandes )), auxquelles Yuan Che-kaï
oppose un refus indigné, sont fort mal accueillies en Europe
e t en Amérique. E n Amérique surtout, pour de multiples
raisons.
D’abord, les financiers américains n’ont pas renoncé à
conquérir le marché chinois. Ils continuent à être hantés par
ce réservoir colossal de quelque quatre cent cinquante mil-
lions d’habitants, qu’ils croient en mesure d’absorber une
masse incalculable dc produits fabriqués aux U. S. A. 2.
1. Cette intention ressort clairement des demandes formulées dans le Groupe V,
dont voici les principales :
ARTICLE I . - Le gouvernement cilinois Sera assislé de Japonais compétents, à
titre de conseillers, dans les affaires politiques, financières et militaires.
A m . I I I . - Dans les bcalilés chinoises importantes, fa police sera assurée conjoin-
tement par les Japonais et les Chinois.
ART. IV. - L a Chine achètera au Japon environ 50 % de ses munition8 de guerre
ou bien le Japon établira en Chine u n arsenal mixte dont les experts techniques seronl
Japonais et qui achètera au Japon se9 matières premières.
ART. V I . - La Chine reconnaît au Japon le droit de construire des chemina de
fer et des ports, et d’exploiter des mines dans la province de Fou-kien. Au cas o ù
elle aurait besoin de recourir ù des capitaux étrangers, le Japan serait consuW en
prem ier lieu.
(Cf. Henry CHUNG, The oriental Policy of We United States, Appendice N , p. 271
e t s.)
2. a Depuis 1899, écrit Charles Callan Tansill, beaucoup d’Américains s’étaient
monté la tete en songeant au grand courant d’exportations dont ils pourraient
submerger les populations grouillanies de la Chine. Bien que ce courant commer
cia1 ne se soit jamais développé, ils continuaient à cultiver leurs illusions, tout
en méconnaissant les possibilités beaucoup plus grandes que leur offrait le Japon.
II était devenu évident, depuis longtemps, aux diplomates réalistes, que les échanges
22 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

Mais contrairement au x autres Puissances, qui cherchent à


s’approprier telle ou telle portion du pays, la politique de la
Maison-Blanche consiste à défendre (( l’intégrité de la Chine »,
dans l’espoir de pouvoir l’exploiter un jour dans sa totalité.
Ensuite, la Chine n’est plus l’empire vermoulu qu’elle
était a u début du siècle, sous les derniers empereurs de la
dynastie Tchin. A la suite de la révolution de 1911, elle est
devenue - du moins en apparence - une république démo-
cratique sur le modèle occidental. Convaincus que leur mis-
sion-consiste à (( rendre le monde sûr pour la démocratie »,
les Etats-Unis se doivent de soutenir la jeune république
sœur. Ils ne sauraient en aucun cas prendre parti pour (( la
camarilla militaire 1) dont l’influence ne cesse de croître.
à l’intérieur d u gouvernement nippon.
Un autre facteur vient renforcer l’hostilité des États-
Unis. E n 1905 au temps de la guerre russo-japonaise, Théo-
dore Roosevelt avait considéré le Japon comme (( un bon
allié, une nation amie ». Depuis lors, les choses ont beau-
coup changé. Taft a succédé à Roosevelt, et Woodrow Wil-
son à Taft. Or, Wilson et ses collaborateurs - au nombre
desquels figure le jeune Franklin Roosevelt - ne sont pas
seulement imbus de messianisme démocratique : ils sont
profondément influencés par la propagande chinoise dont
M. Wellington Koo, ambassadeur itinérant du gouverne-
ment de Pékin, est u n des porte-parole les plus efficaces.
Celui-ci ne cesse de dénoncer les exactions du gouvernement
de Tokyo et les agressions réitéréesauxquelles il se livre sur
son pays 2. Aussi le Président des Etats-Unis e t son entou-
rage immédiat éprouvent-ils pour la Chine une sympathie
grandissante, à mesure que s’accroît leur aversion pour le
Japon.
D’ailleurs, qui pourrait s’opposer à présent a u x ambitions
américaines? Pas la France, saignée à blanc par sa luttecontre
entre la Chine e t les États-Unis ne seraient jamais très considérables. Comme
le Dr Jacob Schurmann l’avait fait remarquer ti M. Hamilton, d e l a Division
d’Extréme-Orient [du Département d’État] : nLa Chine n’a jamais été U R g r a d
marché pour les produits américains, et il y a peu de raisom de croire qu’elle le
devienne jamais. n (Back Door to W a r , p. 143.)
1. Make the world safe for Democracy. C’est le slogan au nom duquel les États-
Unis sont entrés en guerre en 1917.
2. Les dépêches que M. Reinsch, ministre des États-Unis à Pékin, adresse au
Département d’État font écho aux déclarations de M. Wellington Koo. n Elles
sont d’un ton si critique, écrit Tansill, qu’elles contribuent A ancrer dans les esprits
américains, une notion d e la ((vilenie japonaise u qui finira p a r rendre la guerre
inévitable. D (Op. cit., p. 51.)
LE MONDE EN 1937
I’AIIemagne; pas l’Angleterre, trop occupée aux Indes e t a u
Moyen-Orient; encore moins la Russie, que la révolution de
1917 a écartée temporairement de la compétition interna-
tionale. I1 ne reste donc que le Japon. Par la force même des
choses, l’Empire du Soleil-Levant va devenir peu à peu
l’ennemi no 1a e s États-Unis, qui redoutent qu’il n’utilise
sa puissance grandissante pour mettre fin a u régime de la
(( porte ouverte )) en Chine.

+ +

C’est pourquoi l’Amérique a réagi brutalement, dès qu’elle


a eu connaissance des (( vingt et une demandes )) japonaises.
Le 11mai 1915, par une note très sèche adressée au gouver-
nement de Tokyo, le Secrétaire d’État Bryan a fait savoir
(( que même si le Japon réalisait ses ambitions en Chine,

le gouvernement des États-Unis ne les reconnaîtrait


jamais 1). Mais ce premier coup de semonce est passé inaperçu,
car il a été submergé par le fracas de la guerre. C’est à la
Conférence de la Paix, en 1919, que la tension américano-
nippone se manifeste pour la première fois au grand jour.
L’Amérique - qui ne veut ratifier aucune mesure suscep-
tible d’accroître la puissance d u Japon - s’oppose formel-
lement à ce qu’on lui abandonne les possessions allemandes
dans le Pacifique, ni qu’on lui rétrocède les concessions accor-
dées précédemment à l’Allemagne au Shantung. L’Angle-
terre et la France sont dans une position embarrassée, car ils
les ont promises au Japon, pour prix de son entrée en guerre1.
Elles font valoir l’importance de la contribution nippone
à la victoire des Alliés. La puissance et le prestige de sa
flotte n’ont-ils pas permis aux nayires de la Grande-Bretagne
et - plus tard - à ceux des Etats-Unis d’assurer libre-
ment le service de 1’AtIantique et de la mer d u Nord?Le
Japon a expulsé les Allemands de Tsing-tao et de leurs pos-
sessions insulaires; il a nettoyé le Pacifique des navires de
guerre ennemis e t a obligé l’escadre de von Spee à se réfugier
dans l’Atlantique, où elle a été détruite; il a fourni le ton-
nage nécessaire aux convois qui ont amené les contingents
australiens e t néo-zélandais en Égypte et aux Dardanelles;
1. M. Balfour en avait pourtant informé le Président Wilson et le Secrétaire
d’État Lansing, lon de sa visite à Washington en 19.17. (Ci. F. SEvMoun COCKS,
The secret Treaties and Undersfandings during Ilie world war, p. 84-88.)
24 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

il a permis d’envoyer au moment critique des armes et des


munitions à la Russie. Enfin, l’Amérique ne vient-elle pas
de lui demander comme une faveur de prendre en main le
contrôle du Transsibérien, pour assurer, par Vladivostok,
le rapatriement des légionnaires tchèques qui ont combattu
sur le front d’Ukraine I?
Mais le Président Wilson demeure inébranlable. I1 exige que
le Shantung soit restitué à la Chine e t que les possessions
allemandes du Pacifique soient remises à l’Australie.
Le marquis Saionji, qui préside la délégation japonaise,
proteste contre ce manquement à la parole donnée. Il
menace de quitter la Conférence s’il n’obtient pas satis-
faction. Pour éviter la rupture, on convient de partager les
îles allemandes ep deux lots : les unes, situées au sud de
l’équateur, iront à l’Australie; les autres, situées a u nord,
seront remises au Japon, mais seulement sous la forme de
mandats, confiés par la Société des Nations 2. E n ce qui
concerne le Shantung, les Alliés ne parviennent pas à se
mettre d’accord, de sorte que la solution est remise à plus
tard, dans l’espoir que la Société des Nations saura trouver
dans l’intervalle une solution à ce problème.
Mais la Conférence de Paris laisse derrière elle des séquelles
regrettables. Elle a éveillé les suspicions des Japonais, à

1. Depuis 1917, quelque 90.000 soldats tchèques (prisonniers appartenant à


i’armée austro-hongroise ou volontaires venus combattre les Empires centraux
dans les rangs d e l’armée tsariste) se frayaient péniblement un chemin vers Vla-
divostok, afin d e rejoindre le front occidental. Ils devaient traverser pour cela
toute la Sibérie, en empruntantleTranssibéricn.Mais laligne du eheminùc ferétait
bloquée en divers endroits par des élémcnis russes (tantôt Bolchéviks, tantbt
Russes blancs) qui rendaient leur progression extrcmement dificile. Le 6 juil-
let 1918, le secrétaire d’État Lansing s’était adressé au Japon pour lui demander
de prendre en main la ’portion orientale du Transsibérien et de se porter au-devant
des Légionnaires tch&ques,pour faciliter leur retour. C’est ainsi qu’un corps mixte
nippo-américain de 14.000 hommes avait été débarqué ii Vladivostok. Sa mission
consistait A .assurer le contrôle d e la ligne du chemin d e fer jusqu’à Irkoutsk.
11 L’Anabase des Légionnaires tchèques w , pour reprendre l’image d e BenAs, ne se
termina que vers 19-1. Ces soldats avaient dû faire le tour du monde, pour ren-
trer chez eux. Au cours de cette opération, 700 soldats japonais seront massacrés
par les Russes à Nikolaievsk (mars 1920). Les Japonais saisiront ce prétexte pour
tenter d e conserver la Province maritime, en accord avec Semenov, le Hetman
des cosaques blancs de Sibérie. (Cf. B E N ~ SMémoires;
, Jaroslav PAPOUZEIC, La
Lictfe pour l’indépendance d u peuple tchécoslnvape, Prague, 1928; général Wil-
liam S. GRAVES,Afriericn’r Siberian Adventure, New York, 1931.)
2. Ce système permet d e sauvegarder - du moins en apparence - le principe
invoqué par le Président Wilson dans son message au Congrès américain du
11 février 1918, selon lequel Ics États-Unis sont entrés en guerre pour assurer
une paix a sans indemnités ni annexions B, fondée sur a le libre droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes D.
LE M O N D E EN 1937 25
l’égard des États-Unis, et elle a confirmé les Américains dans
leur volonté de mettre u n frein à l’expansionnisme nippon.
t
1 1

Cet antagonisme se précise en novembre 1921, lors de la


Conférence navale de Washington l. A en croire les déclara-
tions officielles, celle-ci a pour but de parvenir à une réduction
générale des armements sur mer. E n réalité il s’agit d’as-
surer la suprématie navale aux pays anglo-saxons, en empê-
chant le Japon d’avoir une flotte égale à la leur 2, D’entrée
de jeu, la délégation nippone demande la parité avec
Londres et Washington. Anglais et Américains se récrient
qu’il ne saurait en être question. Le 12 novembre, M. Hughes,
le chef de la délégation américaine, propose les proportions
suivantes : 5 pour l’Angleterre, 5 pour les États-Unis e t
3 pour le Japon 3. Ces quotients seront obtenus par le contin-
gentement de certaines catégories de navires et la suppres-
sion des capital ships. Les Japonais finissent par s’incliner 4.
Mais au lieu de poursuivre le développement de leur flotte,
ils devront en désarmer une partie.
Simultanément, on leur impose en marge de la Conférence
un règlement de l’affaire du Shantung qui équivaut à l’aban-
don de toutes leurs prétentions sur cette province5. On
1. Y prennent part la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, la Hollande, la
Belgique, le Portugal, la Chine, le Japon e t les États-Unis.
2. La France e t l’Italie ne sont pas mieux traitées.
3. Pour l’Angleterre aussi, la pilule est amère - ce qu’on ne comprendra ni
à Rome, ni à Tokyo, ni à Paris. Car le traité de Washington oblige l’Amirauté
britannique à renoncer au principe dont elle ne s’est jamais départie jusqu’ici :
p s s i d e r une force navale de combat Pgale ou supérieure à la coalition des deux porles
l e s p l u puissantes après la sienne.
4. La demaiide de parité n’était évidemment qu’une u exigence maxima *. Si
la délégation japonaise finit par accepter la proportion 5-5-3, c’est qu’elle ne
pouvait raisonnablement espérer davantage. Ce f u t seulement par la suite - et
notamment à partir de 1930 - que l’opinion japonaise se cabra contre une limi-
tation qui faisait obstacle à son espoir d e posséder i( la flotte la plus puissante
du monde n, exigence qui ne pouvait que lui valoir la double hostilité de l‘An-
gleterre e t des États-Unis.
5. hf. Hughes e t hl. Balfour s’enfermércnt, pour ainsi dire, avec les délégués
chinois et japonais, pour les I( aider I) à résoudre cette question litigieuse. Le Japon
f u t contraint d’accepter les conditions suivantes :
1” La restitution à la Chine du territoire à ùail, à condition qu’il restât ouverl au
commerce international.
2 O L a renonciation ci établir une conression à Tsing-tao.
3 O La renonciation aux trois lignesde cheminde fer enconstriletion d a m la province.
Enfin, il s’engageait à retirer toutes ses troupes stationnées dans la région.
Cet a arrangement D, inscrit dans u n protocole spécial, f u t signé le ler février
1922.
26 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

exige également qu’ils évacuent Vladivostok e t la Province


maritime, indûment occupée à l’occasion du rapatriement
des légionnaires tchèques1. Enfin, sous la pression de 1’Amé-
rique, l’alliance anglo-japonaise est dissoute comme N ayant
fait son temps D. Elle est remplacée par u n traité collectif
dit des u Neuf Puissances D qui a pour objet, dans l’esprit
de ses promoteurs, de garantir d’une façon explicite e t
absolue la souveraineté, l’indépendance e t l’intégrité ter-
ritoriale de la Chine. C’est bien à contrecœur que le Japon
appose sa signature au bas de ce document. Le seul avan-
tage qu’il rapporte de la conférence de Washington est la
promesse des États-Unis de ne fortifier ni les Philippines
ni l’île de Guam. La base navale américaine la plus avancée
vers l’Asie sera Pearl Harbor.
hilais à peine les délégués sont-ils rentrés chez eux, que le
Japon se voit infliger une nouvelle humiliation. Déjà entravé
dans son essor sur mer, on lui interdit la possibilité de faire
essaimer le trop-plein de sa population vers les Etats-Unis.
En 1922, Washington promulgue une loi qui déclare les
Japonais (( inéligibles à la citoyenneté américaine ». Puis,
l’année suivante, une nouvelle loi, portant le nom significatif
d’oriental Exclusion Act, interdit ïimmigratio? (( à to u t indi-
vidu non susceptible de devenir citoyen des Etats-Unis 4 ».
Cette législation, fondée sur une discrimination raciale,
blesse profondément l’amour-propre nippon. M. Hanihara,
ambassadeur du Japon à Washington proteste avec vigueur
auprès des autorités américaines.
- Le Japon n’a-t-il pas droit a u même respect e t à la

1. Voir plus haut, p. 24.


2. L’alliance anglo-japonaise expirait en juillet 1921. u L’opinion des &tats-
Unis, écrit Herbert H. Gowen, craignait que l’alliance n’eût été conçue d e maniére
à rendre nécessaire l’intervention d e l’Angleterre, toutes les fois que le Japon se
trouverait en conflit avec une autre Puissance. I) S i l’alliance subsistait e t si la
flotte britannique conjuguait ses forces avec celles du Japon, la parité 5-5 établie
entre les G.S . A. e t l’Angleterre se trouverait détruite. L’Amérique se trouverait
alors i 5 contre 8 (Angleterre 5 + Japon 3).
3. Cette mesure semble avoir été prise SOUS l’effet d e la propagande chinoise,
Beaucoup d e Chinois, déjà installés en Californie, redoutaient la concurrence des
nouveaux arrivants japonais e t s’ingéniaient à stimuler l’antipathie que leur
portaient les Américains.
4. D’après les statistiques ollicielles, 26.300.000 personnes ont immigré aux
États-Unis entre 1820 e t 1920 (dont 5.500.000 d e 1910 A 1920). E n 1924, p a r
suite d e la nouvelle loi d’immigration, basée sur l’origine raciale, le nombre des
immigrants se trouve limité à 165.000, dont 86 yo sont réservés aux pays nor-
diques e t 13,4 % sont à la disposition des Europécns méridionaux, des Mexicains
e t des Slaves. L‘immigration des Japonais est totalement interdite.
LE MONDE E N 1937 27
même considération que. les autres nations? demande-t-il à
M. Hughes, secrétaire d’Etat l . La ratification de ces mesures
risque d’avoir des conséquences graves, qui pourraient être
évitées par l’adoption d’un autre type de restriction
- Des conséquences graves? riposte le sénateur Lodge
en apprenant cette démarche. Voilà une provocation que les
États-Unis ne sauraient tolérer!
M. Hanihara a beau répéter que l’on déforme sa pensée,
que jamais il n’a eu l’intention de formuler une menace 4,
la loi d’immigration est votée à une forte majorité. Mesu-
rant tout à coup les conséquences de cet acte, M. Hughes
écrit au sénateur Lodge : (( J e crains qu’un mal irrépa-
rable ait été fait, non au Japon, mais à nous-mêmes. I1
a été déplorable de susciter chez un grand nombre de
Japonais un ressentiment amer à l’égard des États-Unis.
J e préfère ne pas penser à ce que nous récolterons, le jour
où lèvera le grain que nous avons semé 5 . ))
Mais ces regrets tardifs n’y peuvent rien changer. Durant
les années suivantes, le gouvernement japonais s’efforcera
de surmonter son amertume e t tendra à plusieurs reprises la
main aux États-Unis. I1 n’essuiera que des rebuffades e t ne
parviendra jamais à regagner leur sympathie. Désormais,
l’antagonisme américano-nippon ne cessera de croître. On
dirait que les deux pays sont pris dans un engrenage dont
ils ne sont plus les maîtres. Malgré tous leurs efforts, les
dirigeants de la Maison-Blanche, n’arriveront pas à enrayer
l’expansionnisme nippon, ce qui entretiendra leur dépit et les
amènera - par contrecoup - à s’engager toujours plus pro-
fondément a ux côtés de la Chine.
1. Noie de I’arnbassadeur du Japon au Dipariement d’Étai, 15 janvier 1924.
2. IBid., 10 avril 1924.
3. Le président d e la Commission de l’Immigration à la Chambre des Rcpré-
sentants.
4. u J e n’arrive pas A comprendre, écrit M. Hanihara hl. Hughcs, commcnt
ces deux mots [conséquences graves], lus dans leur contexte, peuvent h e intcr-
prétés en quoi que ce soit comme une menace. (17 avril 1924.)
))

5. Leiire du Secrétaire d ’ p l a t Huglzes au sénateur Lodge, 17 avril 1924.


III

LA CONQUÊTE DE LA MANDCHOURIE

Ligoté par les accords de Washington l, évincé des Etats-


Unis par la nouvelle loi d’immigration, gêné dans son déve-
loppement économique par les restrictions de plus en plus
sévères imposées par le Service des Douanes américain à
l’importation des produits japonais aux États-Unis 2, que
peut faire le Japon pour ne pas être asphyxié dans ses îles
et résoudre les problèmes dramatiques que lui pose l’accrois-
sement toujours plus rapide de sa population3? E n 1875,
il aurait pu acheter Sakhaline au x Russes pour un mil-
lion de dollars. Mais à présent les Soviets, qui y o n t décou-
vert d’importants gisements de charbon et de pétrole, lui
en demandent un prix exorbitant 4. E n 1897, il aurait
pu acquérir les Philippines (( pour une bouchée de pain D!
mais les Américains s’y sont installés avant lui. Force lui
est donc de chercher un exutoire sur le continent asiatique
et cet exutoire, il ne peut le trouver qu’au détriment de
la Chine. Pour y parvenir, il devra violer le traité des
Neuf Puissances 6 (destiné à protéger l’intégrité de ce
pays) e t le Pacte Briand-Kellogg (conçu pour mettre la

1. u Plus le temps passe, plus l’orgueil national nippon s’irrite du rapport 5-3
fixé pour Ics llottes américaine et japonaise. n (Cf. ESPAGNAC D U RAVAY,Vingt
ans de poliLique nacdc, 1919-1939, p. 1h3.)
2. Cf. iYote de J I . Grew, ambassadeur des ÉiaLs-Unis à Tokyo au Secrétaire d’État
Stiinson, 24 février 1933.
3. Inférieure, en chiffres absolus, B la population des États-Unis, elle n’en est
pas moins dirfois plus /orta au point de vue de la densité (U.S. A. : environ 20 h.
par kni2; Japon 203 h. par km2).
4. Vers 1924, Joiïé en demande 750 millions de dollars.
5. Herbert H. GOWEN, Op. cit., p. 397-398.
6. Signé à Washington en février 1922.
LE MONDE E N 1937 29
guerre hors la loi) l. C’est ce que les dirigeants améri-
cains ne lui pardonneront jamais 2.
Mais les Japonais ne sont pas disposés à se laisser détour-
ner de leurs buts par des appels à la vertu ou des homélies
moralisatrices sur (( le caractère sacré des traités ».L’aven-
ture dans laquelle ils se sont engagés leur paraît une ques-
tion de vie ou de mort pour leur nation S. Ils savent qu’on ne
fonde pas un empire sans en payer le prix, et que ce prix est
(( beaucoup de sang, de sueur et de larmes ».
Déjà solidement implantés en Mandchourie du Sud, les
Japonais vont progresser vers le nord et vers l’ouest, agran-
dissant leur domaine. avec une obstination inlassable, jus-
qu’au jour où il formera un ensemble d’un seul tenant,
d’une superficie de plus d’un million et demi de kilomètres
carrés.
Pendant ce temps, la République chinoise s’enfonce dans
le chaos. Le Kuo-Min-Tang est de moins en moins capable
de faire respecter son autorité. Fomentés par des agents
communistes 6, des troubles éclatent à Canton et à Shanghaï.
Installés respectivement à Nankin et à Pékin, deux gouver-
nements rivaux se disputent le pouvoir, tandis qu’une demi-
douzaine de maréchaux factieux ravagent les campagnes à
la t ê t e de leurs armées.
L’un d’eux, le maréchal Tchang Tso-lin, a voulu profiter
de l’anarchie qui règne dans la Chine du Sud pour se tailler
un domaine personnel dans les trois provinces orientales.
Dès 1922, il a rendu la Mandchourie indépendante du gou-
vernement central. Pendant un temps, les Japonais ont
cru pouvoir s’entendre avec lui 7, mais Tchang Tso-lin a
péri en 1928 dans des conditions mystérieuses. Son fils

1. Signé à Paris, le 27 août 1928.


2. Dans un article du 10 janvier 1932, I’éditorialistc du San Francisco Examiner
soulèvera u n W e général, en faisant remarquer aux dirigeants d e la Maison-
Blanche a qu’ils ont tort de bldmer l’action <lu Japon en Mandchourie, car 1‘Amé-
rique n’a pas agi différcmment a l’égard du Mexique, lors de l’annexion du Texas B.
3. u Le public japonais est convaincu que toute son action en Mandchourie
est d’un intérCt national suprcme e t vital, écrit hi. Grew, ambassadeur des États-
Unis à Tokyo au Secrétaire d‘Êtat Stimson le 3 septembre 1932, e t il est résolu
à faire face à toute opposition, si nécessaire par les armes. n
4. Déclaration de M. Matsuoka, ministre des M a i r e s étrangères du Japon à
M. Frederic Moore. (With Japan’s Leaders, p. 38-39.)
5 . Ou Parti National du Peuple, fondé par Sun Yat-sen.
6. Dont les chefs d e file sont Borodine à Canton, e t Karakhan à Pékin.
7. Le général IIonjo, commandant en chef des troupes japonaises dans les pro-
vinces orientales, a été pendant huit ans son conseiller militaire (Rapport LytbOn).
30 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Tchang Hsue-liang lui succède. Intrigant e t cupide, c( le


jeune Maréchal D ne tarde pas à se faire haïr de ses troupes,
qu’il paie irrégulièrement et sur lesquelles il finit par
perdre tout contrôle. Le 18 septembre 1931, 120.000 sol-
dats chinois se révoltent à Moukden et commencent à
piller et à détruire tout ce qu’ils trouvent autour d’eux.
Faisant tache d’huile la rébellion menace de s’étendre à la
province entière. Déjà des groupes de mercenaires chinois
s’attaquent aux formations japonaises, chargées d’assurer
la garde des voies ferrées ...
Cette fois-ci, c’en est trop pour l’gtat-Major nippon.
Tandis que des avions japonais bombardent Chinchow e t
Tsitsikar pour rétablir l’ordre dans les garnisons mutinées,
des renforts sont amenés en toute hâte de Corée e t les mili-
taires faisant partie du Cabinet impérial exigent que le gou-
vernement de Tokyo prenne en main l’administration
du pays. Simultanément, l’armée japonaise du Kouan-tung
s’empare de sa propre autorité de tous les centres stratégi-
ques de la région.
A partir de ce moment, les événements se précipitent. Le
16 février 1932, un (( Comité national )) d’obédience japonaise
se réunit à Moukden. I1 proclame la déchéance de Tchang
Hsue-liang et l’indépendance de la Mandchourie, qui
prend désormais le nom de Mandchoukouo. Le l e r mars, le
Comité se dissout, après avoir posé les bases du nouvel É t a t
e t remis le pouvoir à Pou-Yi, le dernier descendant de la
dynastie mandchoue 1.
Le l e r mars 1934, Pou-Yi monte sur le Trône du Dra-
gon »,sous le nom de K’ang-Te et prend le titre d’empereur,
ce qui permet à la propagande japonaise de présenter sa
mainmise comme un simple (( retour au x traditions 1).
Comme la Chine proteste et prend la S. D. N. à témoin de
l’agression qu’elle vient de subir, le Japon proclame (( qu’il
a des intérêts spéciaux dans l’Est asiatique qui peuvent
1. La dynastie mandchoue des ((Tchin a a gouverné la Chine d e 1616 à 1911.
Pou-Yi lui-m&me a occupé le trône du Dragon de 1908 à 1911, date à laquelle
a éclaté la révolution. Depuis lors, il a séjourné successivement à Pékin, à Tien-
tsin e t A Port-Arthur, sans renoncer pour autant à ses droits sur ïEmpire.
2. Par son couronnement, Pou-Yi devient virtuellement empereur d e toute la
Chine, de Canton à la Sibérie e t du Pacifique a u Turkestan. C’est là u n véritable
défi à la République chinoise, que le gouvernement de Nankin ne peut pas ne
pas relever. L’explication japonaise est que CI Pou-Yi est empereur spirituel de
la Chine, mais chef temporel d u seul Mandchoukouo n. (Cf. D. N. B. COLLIER,
Le Mandchoukouo, p. 214.)
LE M O N D E E N 1937 31
l’amener à agir indépendamment des autres nations n e t
avertit le monde (( qu’il n’hésitera pas à employer la force
pour s’opposer à tout projet international susceptible de
contrecarrer ses desseins 3 (17 avril 1934).
Mais la conquête japonaise n’est pas encore achevée. I1 y
manque la clé de voûte :le chemin de fer transmandchourien
(ou (( Chemin de fer de l’Est chinois 1)) que le gouverne-
ment de Pékin a concédé à la Russie en 1897. Les Nip-
pons le considèrent comme l’artère jugulaire du Japon.
Depuis deux ans, Tokyo négocie avec Moscou pour en
obtenir la cession. Mais les dirigeants du Kremlin font la
sourde oreille. Ils ne veulent lâcher à aucun prix ce dernier
lambeau de leur ancienne grandeur.
Soudain, au moment où les pourparlers semblent arrivés
au point mort, la Russie cède sur toute la ligne (23 mars
1935). Elle accepte de vendre au Japon tous ses droits sur le
Transmandchourien, moyennant une indemnité de cent qua-
rante millions de yens, payable pour les deux tiers en mar-
chandises. On se perd en conjectures sur les causes de ce
revirement. Faut-il l’attribuer à la terrible crise intérieure
qui secoue le régime? Ou encore au désir de monnayer un
gage que le Kremlin estime ne plus pouvoir conserver long-
temps 2 1 Toujours est-il que cette acquisition équivaut, p0.u:
les Japonais, à une victoire éclatante : désormais, la totalite
des voies ferrées mandchouriennes est entre leurs mains.
*
+ +
Alors commence une des épopées industrielles les plus
étonnantes du X X siècle.
~ Si l’Arabie Séoudite est un royaume
fondé sur le pétrole, le Mandchoukouo, lui, est un empire
érigé autour d’un chemin de fer. C’est la Compagnie du
chemin de fer mandchourien qui gouverne, qui organise et qui
1. Cette théorie des a droits spéciaux Y s’inspire visiblement de la Doctrine de
Monroe. Remarquons que l’Angleterre avait fait N réserver >I dans le Pacte Briand-
Kellogg, les régions o ù elle détenait des I( droits spéciaux », e t oii il lui était permis
de recourir d la guerre, sans violer pour autant le Pacte de Paris. N’était-ce pas
donner i d’autres l’envie d’en faire autant? u E n agissant comme il le fait en
Mandchourie, déclare M. Matsuoka, le Japon ne fait que suivre l’exemple des
Puissances occidentales. Ce sont elles qui nous ont appris ce jeu de poker. Mais
après en avoir tiré tous les avantages, elles le déclarent à présent immoral e t
prétendent nous exclure de la table de jeu. )>

2. Les militaires japonais s’insurgérent contre cet achat, négocié par Shiganori
Tojo, tant ils étaient sûrs, t5t ou tard, de s’approprier cette ligne par la force.
(Cf. TOJO,Japan irn zweiterr WeZtlîrieg, p. 30-31.)
32 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

anime toute la vie du pays. Ses administrateurs tiennent sou-


vent tête aux gouverneurs militaires et son directeur général
est plus puissant que l’Empereur On a souvent comparé
son action à celle de l’ancienne Compagnie des Indes, car,
comme elle, elle s’est assigné la tâche grandiose d’ouvrir
un morceau de continent i la civilisation moderne. Véri-
table É t a t dans l’État, ((plus redoutée, nous dit Anton
Zischka, que Tokyo et tous ses soldats »,elle possède sa
propre Garde armée, sa police, son bureau de renseigne-
ments, ses 3.500 fonctionnaires, son personnel qui s’élève à
203.337 agents e t employés 2, sa banque d’émission 3, sa
flotte marchande 4, ses docks par lesquels transitent 11 mil-
lions de tonnes de marchandises par an, ses écoles et ses
universités 5, ses centres de recherche scientifique 6, ses hôpi-
tau x 7, ses hôtels * et une foule d’entreprises annexes qu’il
serait trop long d’énumérer O. Enfin, elle contrôle 75 yo de
toute l’énergie électrique produite au Mandchoukouo lo.
Grâce a u rétablissement rapide de la sécurité 11, le pays
1. Pou-Yi. Les pouvoirs du directeur sont en réalité ceux d’un Résident générai.
2 . Au 31 décembre 1937.
3. L a Banque centrale mandchoue. L e capital de la Société, qui était, en 1907
de 200 millions de yens (2 milliards d e francs français de 1939), s‘élèvera en1938
à 800 millions de yens (soit 8 milliards de francs français).
4. Quarante-trois navires totalisant plus de 500.000 tonnes.
5. Notamment à Daïren, à Kharbine et à Moukden. Dans cet ensemble Bduca-
tif, on compte 2 universités, 5 écoles techniques et 25 bibliothèques.
6. Entre autres u n Laboratoire central pour les recherches chimiques, un Insti-
t u t de recherches sur les maladies des animaux et un Institut agronomique, auquel
est rattaché u n des plus beaux jardins botaniques du monde (à Kharbine).
7. Quarante hôpitaux e t sanatoria reçoivent phis d e 3 millions de patients par
an. Les principaux sont ceux de Daïren, d e Mo Lden e t de Fushun. A l’hôpital
d e Daïren est adjoint un colkge de médecins. E n outre, la Compagnie a nommé
u n certain nombre de médecins de districts, ékablis dans les villes e t les cantons
tant du Mandchoukouo que du Jéhol. Ils vaccinent, surveillent les œuvres sani-
taires e t donnent des secours médicaux aux nécessiteux. Des postes d‘infirmiéres
sont installés dans dix endroits de la zone ferroviaire éloignés des hôpitaux. (Cf.
COLLIER, Le Mandchoukouo, p. 135-136.)
8. Dans les principales villes du Mandchoukouo, la Compagnie a installé une
chaîne de onze hôtels modernes, pourvus du dernier confort.
9. Notamment une Compagnie de transports routiers, exploitant 3.000 kilo-
métres de routes. En règle générale, la Compagnie a adopté la méthode suivante :
elle fonde une industrie, la développe; puis, quand elle est en plein essor e t n’a
plus besoin d e son soutien, elle abandonne sa participation à des groupements
privés, pour consacrer ses capitaux B d’autres fondations.
I O . Celle-ci passe de 264.000 kWh en 1932 à 600.000 kWh en 1939, grâce a u
développement d e la Manchurian Electric CO qui détient le monopole d e la pro-
duction d’énergie électrique e t dont la Compagnie du chemin de fer posséde l a
majorité des parts.
11. a Les habitants d u Mandchoukouo jouissent d’une sécurité croissante ainsi
que d’un gouvernement d’ordre. Ils sont maintenant à l‘abri des déprédations
e t des exactions du militaire. Ils sont soumis à un système d‘impôts raisonnables,
LE MONDE E N 1937 33
se développe à pas de géant l. E n 1937, le réseau ferroviaire
s’étend sur 9.653 kilomètres (contre 3.500 en 1907) 2. Le
réseau routier s’accroît de 22.462 kilomètres de routes nou-
velles. De 1932 à 1939, le nombre des personnes trans-
portées passe de 19.502.000 à 52.966.000 ; le volume des
marchandises, de 29.283.000 à 53.734.000 tonnes’; les
exportations augmentent de 6 milliards de francs à 8.260 mil-
lions; les importations de 3.300 millions à 17.830 millions.
La même progression se manifeste dans toutes les branches
de l’activité industrielle 3, grâce à la richesse peu commune
du sous-sol. On y trouve d’énormes dépôts de fer et de char-

bien administrés e t ils bénéficient d’une monnaie saine. On établit des plans qui
sont en voie d’exécution, pour l’amélioration des transports, des commufiications,
de la navigation intérieure, du contrôle des inondations, des hôpitaux, d e l’en-
seignement médical. De tout ceci, on peut envisager l’importance que le Mand-
choukouo prendra comme marché d e produits industriels. Un g t a t moderne est
en formation. a (Rapport de la mission industrielle britannique de 1935.)
1. u Tous les voyageurs sont impressionnés par l’état d’avancement du chemin
de fer e t des routes. Nulle part ailleurs dans le monde, la construction des cbe-
mins de fer est aussi rapide qu’au Mandchoukouo. I1 eat d’une évidence écrasante
qu’en ce moment, le pays progresse à une allure sans précédent. D (Déclaration du
DI Dorffmann,de la Commission Lytton, envoyée en Extrême-Orient par la S. D . N .
en 1934.)
2. u Ce que j’ai vu cette fois-ci a u Mandchoukouo n’existait pas quand j’y étais
sous le régne de Tchang Hsue-liang. I1 y a beaucoup d’écoles, des routes admi-
rables qui s’étendent rapidement, u n système monétaire, un développement indus-
triel et agricole, des constructions d’édifices, un plan d’urbanisme merveilleux et
une foule d’autres choses q$ n’existaient pas auparavant. L’œuvre du gouver-
nement e t des autorités militaires est stupéfiante et le Mandchoukouo est u n des
grands centres mondiaux qui méritent l’attention. L’expérience réalisée peut être
qualifiée d e chef-d’œuvre de science gouvernementale. B (Déclaration de Francis
W . Clarke, sous-directeur de L‘Atlanta Constitution et correspondant spécial de L‘Al-
liance des journaux amdricains.)
3. Les quelques chiffres suivants donnent une idée de l’expansion rapide du
Mandchoukouo :
~

Domaine de production Année


-
Minerai de fer. ..... 1930 825.000 1936 2.600.000
. . . . . .. .. .. ..
Schistes bitumeux - 900.000 - 3.400.000
Acier. 1931 137.000 1937 1.180.000
Ciment.
Fonte
........
.........
-
-
157.000
342.000
-
-
800.000
677.000
Charbon ........ 1932 7.132.000 - 20.000.000

De 1929 à 1938, le niveau de la production industrielle lobale du Japon pro-


gresse de 185 % (contre 121 % en Allemagne, 81 % aux k a t s - U n i s et 76 ’% en
France). (Histoire du Parti communiste de l’Union Soviétique, Moscou, 1960, p. 575.)
IV 3
34 HISTOIRE DE L’ARMBB ALLEMANDE

bon 1, d u cuivre, d u plomb, d u manganèse, du molybdène,


de l’amiante, du tungstène, des barytes e t même de l’or. Les
ressources agricoles ne sont pas moins abondantes : soja,
koliang, blé, maïs, riz, coton, orge, avoine, sarrasin, mauve,
chanvre e t tabac y voisinent avec des forêts, dont l’étendue
dépasse 360.000 km2. E n quelques années, la Mandchourie
devient une sorte de Ruhr japonaise 2 et apparaît à tous les
observateurs comme une réussite extraordinaire 3.
Une fois franchie la barrière du Grand Sing-Han, cette
haute muraille de glace qui sépare le Mandchoukouo de la
Mongolie orientale, les wagons laqués blanc e t or d u Trans-
mandchourien glissent silencieusement à travers un paysage
de rêve, où des lacs couleur de turquoise alternent avec des
vallées couvertes d’azalées e t de cerisiers sauvages. Au
coucher du soleil, tout l’espace n’est plus qu’une immense
flamme rose, une gloire cramoisie... Mais à la tombée de
la nuit, le décor se transforme. Le rougeoiement de l’horizon
annonce la proximité des aciéries et des hauts fourneaux.
Voici les fonderies de la Showa ... voici de vastes groupes
de cheminées, (( géants du monde nouveau, dont le dernier
érigé forme l‘énorme soufflerie d’une fournaise de 500 ton-
nes 4 ».
Ainsi se constitue sous le vieux ciel mandchou, que conti-
nuent à sillonner les vols d’oies sauvages, un des paysages
industriels les plus impressionnants de la planète.

1. On estime les réserves de charbon de la Mandchourie à 18.763 millions de


tonnes. Les principales mines exploitées sont celles de Fuahun (réserves : 950 mil-
lions de tonnes); Fushin (réserves estimées A plus de l milliard de tonnes); Pen-
d i u (réserves de i’ordre de 320 millions de tonnes); Hsian (réserves de l’ordre
de 310 millions de tonnes).
2. La valeur totale de la production mécanique et de l’outillage passe en deux
ans de 19.400.000 yens (1934) à 50.400.000 yens (1936).
3. Cf. J. PINELLI, L a Situation économique d u Mandchoukouo, Paris, 1939; Kate
MITCHELL, Japans industrial strength, Institute of Pacific relations, Washington,
January, 1942; JONES,Manchuria since 1931, London, 1949, Royal Institute of
International affairs; Cheng Kur-I, L a Compagnie du chemin de fer sud m a d -
chourien, Paris, 1939; Japan completes two more strategic railways in Manchuria,
Chinese Weekly Review, 11 juillet 1936.
4. Cf. D. M. B. COLLIER, Le MaBdehouhouo, p. 178.
IV

LE JAPON S’ATTIRE L’INIMITIÉ DE L’U. R. S. S.,


DE L’AMÉRIQUE, DE L’ANGLETERRE ET DE
LA CHINE

Sans doute le Japon n’a-t-il pu réaliser tout cela sans se


faire un monde d’ennemis. I1 a dressé contreluiles États-Unis,
l’Angleterre et la Chine. Mais plus grave encore est l’inimi-
tié de 1’U. R. S. S. dont la remontée est devenue un des fac-
teurs déterminants de la politique asiatique.
Écartée de la scène internationale par la révolution
de 1917, 1’U. R. S. S.y a fait sa rkapparition vers 1924
et, à partir de 1927, le renforcement de son influence a
été très rapide. Refoulée vers le nord par la puissance
japonaise, ce n’est pas de gaieté de cœur qu’elle s’est vue
contrainte d’abandonner des territoires qui avaient fait
l’orgueil de. la Russie tsariste. Est-ce à dire qu’elle ait
renoncé à ses ambitions sur la Chine? Nullement. On connaît
les thèses de Lénine sur le (( détour asiatique ».C’est par la
possession de l’Asie que le communisme triomphera du
capitalisme occidental. Les méthodes ont changé, mais
l’objectif reste le même. A présent, la Russie Soviétique
entend l’atteindre par d’autres moyens, c’est-à-dire en
substituant la pénétration politique à la conquête militaire.
Elle s’infiltre en Mongolie extérieure, et s’y installe sous
couvert d’un gouvernement communiste l. Elle exerce une
pression continue sur le Sinkiang et contrôle virtuellement
le Kian-si et le Kouan-tung. Après avoir passé des accords
1. a Il est étrange, remarque Tansill, que le gouvernement des Jhats-Unis n’ait
jamais envoyé de note à Moscou pour protester contre l’absorption de cette pro-
vince, alors qu’il ne cesse de dénoncer les activités japonaises en Mandchourie,
au nom de la défense de l‘intégrité du territoire chinois. D (Back Door to War,
p. 154155.)
36 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

avec le Kuo-Min-Tang l,.elle s’efforce de le disloquer et


fournit à son aile gauche les moyens de s’affirmer en t a n t
que Parti communiste indépendant. Ses chefs - Chou Teh,
Chou En-laï et Mao Tsé-toung - ne se contentent pas d’ap-
peler ((tousles Chinois, sans distinction de parti ni de classe, à
former un front commun contre les envahisseurs japonais ».
Ils organisent sur place une armée autochtone, qui compte
36 corps et 15 divisions locales en 19323. L’année suivante,
ces effectifs atteignent 350.000 hommes bien entraînés, aux-
quels il faut ajouter les 600.000 hommes des milices auxi-
liaires, qui contrôlent une population d’environ 60 millions
d’habitants 4.
Tandis que ces forces rouges grandissent à l’intérieur du
pays et que Tchang Kaï-chek, en butte à présent à l’hosti-
lité des communistes, s’efforce d’étendre son pouvoir vers
le nord, YU. R. S. S. renforce son dispositif militaire en Sibé-
rie orientale et en bordure du Mandchoukouo S. Elle y entre-
tient une armée permanente de 300.000 hommes échelonnée
en profondeur, dont le fer de lance est constitué par les
13 divisions d’élite placées sous le commandement du Maré-
chal Blücher 6. A tout instant, ces unités peuvent faire irrup-
tion en Mandchourie pour opérer leur jonction avec les
forces de l’intérieur.

1. La scission s’accomplit en avril 1927, après le fiasco d u soulèvement de


Canton, fomenté par Michel Grusenberg, dit Borodine, pour forcer la main à
Tchang Kaï-chek. Le Maréchal rompt alors avec Moscou et expulse les éléments
communistes de son Cabinet, pour former un gouvernement plus modéré, ce qui
lui vaudra d’être reconnu par les États-Unis, le 25 juillet 1928.
2. Proclamation de Mao Tsé-toung au peuple chinois(octobre 1934). uC’est ainsi
que les communistes chinois. se placèrent à la pointe de la résistance héroïque
de leur peuple contre les impérialistes japonais, qui menaçaient d’asservir tout
le pays. D (Histoire du Parti communisb de 1’Union Soviétique, Moscou, 1960,
p. 576.)
3. Rapport du Parti communis& chinoia au Komintern. Stationnées principale-
ment dans le Kiang-si .et le Kouan-tung, ces troupes, qui ne s’y sentent pas en
sécurité, accompliront en 1934 la fameuse 0: longue marche ~i
de 10.000 kilomètres
- -
qui les m h e r a au Kansu et au Shensi, où une seconde République soviétique
Sera instaurée en 1935.
4. David J. DALLIN,Soviet Russia and the FarEast, p. 111-112.Mao Tsé-toung
écrit de son c8té : u Depuis le commencement de la guerre contre les envahis-
seurs japonais, aucun des gouvernements des États impérialistes ne nous a apport6
une aide véritable. Seule l’Union Soviétique nous a aidés en nous prêtant des
avions de guerre et des ressources matérielles. D (@urres choisies, édition russe,
vol. III, p. 190.)
5. Sur l’augmentation du budget militaire soviétique e n 1933-1934-1935, voir
vol. III, p. 219.
6. Celui-ci est bien connu des Chinois : c’est lui qui, sous le nom de général
Galen, a dressé le plan de campagne du Kuo-Min-Tang en 1926.
LE MONDE E N 1937 37
Effrayés par la rapidité de la progression communiste e t
convaincus qu’une nouvelle guerre russo-japonaise est deve-
nue inévitable, les dirigeants de Tokyo répètent inlassable-
ment aux Américains (( que les Japonais sont le seul barrage
capable d’endiguer la marée rouge. )) Ils leur font valoir qu’ils
sont en train de vaincre l’anarchie qui régnait en Mandchou-
rie, qu’ils représentent un facteur d’ordre en Extrême-Orient
et qu’en dernière analyse, le conflit réel n’est pas entre
le Japon et les États-Unis, mais entre le capitalisme anglo-
saxon e t le communisme sino-russe 1: Ils n’arrivent pas à
comprendre pourquoi les dirigeants de Washington persistent
dans leur hostilité de principe envers le Japon, a19rs que se
prépare une lutte gigantesque pour laquelle les Etats-Unis
auraient tout intérêt à s’assurer son concours.
Mais les Américains restent insensibles à ces raisonne-
ments. A leurs yeux, to u t ce que le Japon a accompli en
Mandchourie est foncièrement mauvais, parce qu’il a été
réalisé en violation des traités. (( C’est un défi à la civilisa-
tion 2, une plaie purulente qui finira par engendrer la
guerre 3. )) Ils s’obstinent à répondre à leurs interlocuteurs
japonais que rien ne saurait justifier leurs agressions, pas
même l’argument de la pression démographique. Comment
pourraient-ils raisonner autrement, eux qui n’ont jamais
connu un problème de cette nature et qui disposent de tout
l’espace nécessaire à leur expansion? Exaspéré par ce qui
lui apparaît comme u n entêtement inexplicable, M. Stim-
son exhume des Archives d u Département d ’Et a t la note
adressée par M. Bryan à Tokyo à l’époque des ((vingt e t
une demandes et s’en inspire pour forger sa politique de
(( non-reconnaissance 5 1). E n vertu de cette doctrine, les
1. R Nous e t nos enfants aurons à faire un choix irréversible entre le capita-
lisme anglo-saxon e t le communisme sino-russe. Si la Chine devient communiste
e t si le Japon reste fidéle à sa politique actuelle, ce qui est certain, il y a de fortes
chances pour que nous soyons amenés ... à servir de poste avancé au capitalisme
anglo-saxon. n (Lettre de l’amiral Toyada à M . Forbes, ambassadeur des États-
Unis, 6 mars 1933.) Beaucoup d’hommes politiques japonais partageaient ce point
de vue.
2. a Si la progression japonaise en Mandchourie n’est pas stoppée définitive-
ment, la civilisation elle-mGme sera replongée dans les âges obscurs. n (Déclaration
d u professeur Tyler Bennett dans le u New York Times a du 26 février 1932, par-
lant au nom d’un groupe de 10.000 citoyens américains qui ont adressé une péti-
tion dans ce sens au Président des États-Unis.)
3 . Ddclaraiwn du gdnéral Frank R. Mac Coy à M . Grew, ambassadeur des États-
Unis c i Tokyo. (Cité par TANSILL, Back Door lo W a r , p. 110.)
4. Voir plus haut, p. 23.
5 . Non Recognition poky.
38 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Etats-Unis érigent en principe qu’ils R ne reconnaîtront


jamais aucune modification territoriale imposée par la
force ». C’est en vain que M. Matsuoka lui fait remarquer
que cette volonté de maintenir à tout prix le statu quo terri-
torial est incompatible avec le bouillonnement qui agite les
peuples asiatiques et que la (( morale internationale N ne
consiste pas à éterniser des traités inégaux mais à rétablir
l’ordre, là où il est menacé. I1 l’avertit que (( l’irritation long-
temps refoulée des Japonais pourrait prendre subitement
une forme explosive n. Bien que fréquemment répétées,
ses exhortations se perdent dans le vide. Les Américains
ne modifieront pas leur ligne de conduite. Ce faisant, ils
retourneront contre leur propre pays une force qui ne
demandait qu’à s’enfoncer au cœur de l’Asie ...
*
r r

Le 24 octobre 1931, lorsque les troupes japonaises sont


entrées en collision avec les soldats chinois mutinés à Mouk-
den, la S. D. N., saisie de l’incident,a donné vingt jours au
Japon pour (( ramener ses troupes à l’intérieur de la zone du
chemin de fer ».Une telle exigence, si on lui donnait suite,
équivaudrait à l’abandon de la Mandchourie. Bien que les
États-Unis ne soient pas membres de la Ligue,M. Stimson,
s’appuyant sur le Pacte Briand-Kellogg, s’empresse de faire
savoir au cabinet de Tokyo que le gouvernement américain
s’associe pleinement à cette initiative, par une note dont les
termes sont calqués sur l’ultimatum de Genève 2. Comme le
Japon lui oppose une fin de non-recevoir, M. Stimson réunit
d’urgence le Cabinet à la Maison-Blanche (( pour examiner
toutes les mesures de coercition - à l’exclusion de la guerre
- que les Etats-Unis pourraient prendre à l’encontre du
Japon, pour l’obliger à respecter les décisions de la Ligue n.
Comme les États-Unis ne peuvent amener le Japon à renon-
cer à sa conquête qu’en recourant aux armes, l’Amirauté
japonaise met sa flotte en état d’alerte. L’Amirauté améri-
caine en fait autant. Toutes les permissions sont suspendues.
Les deux escadres du Pacifique sont sur le pied de guerre,

1. Xofe de M. Stiinson à M. Grew, Washington, 21 novembre 1932. (Voir éga-


lement Japan and the United Stoles, 1931-1941; I, p. 104-105.)
2. La seule diliércnce est que la note américaine ne contient pas de date limite
pour l’évacuation.
LE MONDE EN 1937 39
prêtes, d’un instant à l’autre, à ouvrir le feu l’une sur
l’autre. Les hostilités ne sont évitées que de justesse, grâce
a u sang-froid du Président Hoover. Effrayé par l’impétuo-
sité de son bouillant Secrétaire d’État (et nullement assuré
du concours de l’Angleterre, dont les dépêches conservent
un ton prudemment évasif) 2, il l’informe (( que la voie dans
laquelle il s’est engagé mène droit à la guerre, et qu’il ne veut
en entendre parler à aucun prix D.
Du coup, M. Stimson est obligé de s’incliner.
Une nouvelle levée de boucliers a lieu en février 1933,
lorsque le Japon reconnaît le nouvel É t a t du Mandchoukouo.
A la suite des incidents de Moukden, la S.D. N. a envoyé
en Extrême-Orient une mission d’enquête présidée par
Lord Lytton 4. De retour à Genève, cette mission a rédigé un
rapport qui, bien qu’il fasse allusion aux progrès inquiétants
du communisme en Chine, n’en est pas moins u n réquisitoire
sévère contre le gouvernement de Tokyo. (( A la lumière de
nos observations, il est impossible de trouver la moindre
justification à l’action japonaise en Mandchourie »,y lit-on
en guise de conclusion. Ce rapport est transmis à Un comité
de dix-neuf membres, qui se déclare, à une écrasante majo-
rité, en faveur d’une condamnation du Japon.
Bouleversé, M. Matsuoka B’eff orce d’écarter une décision
dont il mesure mieux que quiconque les conséquences
néfastes :
- Vous dites que rien ne saurait justifier l’action du Japon
en Mandchourie, s’écrie-t-il avec une émotion intense qui
1. n Faire taire M. Stimson, écrit Tansill, était aussi dificile quo d’arrêter les
cataractes du Niagara. N (Back Door lo War, p. 111.)
2. K E n prenant le Covenant au pied d e la lettre, écrit Keith Feiling, nous
aurions été tenus de maintenir par la force les frontières d e chaque É t a t existant
e t de protéger une paix indivisible en rendant chaque guerre universelle. Comme
si la défense d’un Empire vaste et vulnérable n’était pas une tâche sufisante
pour quarante millions d’Anglais! I1 était clair qu’aucun gouvernement britan-
...
nique ne remplirait d e pareilles obligations Les implications du Covenant parais-
saient moralement indéfendables à beaucoup d’esprits. n (( L’idée d e recourir à
la guerre pour empecher la guerre ne me plait nullement,disaitSir Edward Grey,
tandis que des groupes puissants, dont Lothian était un représentant typique,
protestaient contre l’application automatique de sanctions. 9 (The Life of Neville
Chamberlain, Londres, 1946, p. 261.)
3. R a y L. WILBURe t Arthur M. HYDE, The Hoover policies, p. 603.
4. L a mission Lytton est arrivée A Tokyo le 29 février 1932, pour y avoir u n e
série d’entretiens avec les principaux hommes politiques e t les chefs d’organisa-
tions japonais. Du 20 avril au 4 juin, elle s’est rendue en Mandchourie, puis est
retournée à Tokyo pour un bref séjour. Elle s’est transférée finalement à Pékin,
pour achever la rédaction d e eon rapport. (TANSILL,op. cit., p. 110.)
~

L’EXPANSION
JAPONAISE EN MAN
DURIE ET EN CHINE (1904-1939).
42 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

tranche sur son impassibilité habituelle. Songez à la gravité


d’une pareille affirmation! L’anarchie règne en Chine... I1
n’existe plus de gouvernement central chinois. Le pays s’est
littéralement décomposé. Le Tibet s’est rendu indépendant.
Le Turkestan a rompu pratiquement tout lien avec la Chine
proprement dite et la Mongolie extérieure est devenue, depuis
plusieurs années, partie intégrante de 1’U. R. S. S. C’est pour-
quoi le Japon a désiré que la Mandchourie, cette portion du
territoire qui lui est la plus proche, soit dotée d’un régime
stable et légal. Nous avons rétabli la sécurité dans ce pays.
Nous lui avons donné des institutions. Nous avons tout fait
pour le développer et lui apporter une prospérité qu’il n’avait
jamais connue auparavant. En récompense de nos efforts,
nous n’avons recueilli que des calomnies et des injures ...
«Nous avons fait preuve de patience, de beaucoup de
patience. Mais tout a des limites. A présent, notre patience est
à bout ... ))

Pourtant aucune adjuration, si pathétique soit-elle, ne


saurait modifier le cours des événements. Le 24 février
1933, la Société des Nations réunie en Assemblée extraor-
dinaire, ratifie par 42 voix contre 1 - celle d u Japon - la
recommandation formulée par le Comité des Dix-Neuf.
Une fois de plus, Tokyo est mis en demeure (( d’évacuer
dans les plus brefs délais, toute la portion d u territoire
chinois qu’il occupe indûment 1).
Alors, sans ajouter u n mot, M. Matsuoka se lève e t quitte
la salle des séances, suivi par tous les membres de la délé-
gation japonaise. Un silence angoissé succède à leur départ.
Ne sachant que faire, M. Hymans, le délégué belge qui
préside l’Assemblée, se résout à lever la séance dans l’es-
poir de rendre moins sensible la consternation générale.
a Pour la première fois, écrit Hugh Wilson, représentant
des États-Unis à Genève, j e commençai à m’interroger sur
la validité de notre politique de non-reconnaissance. Plus
j’y pensais e t plus il m’apparaissait que nous nous étions
fourvoyés dans une impasse l. n
Le 26 mars, le Japon annonce officiellement son retrait
de la Société des Nations 2. Presque a u même moment,
comme pour montrer que rien ne le fera dévier de la ligne
1. Hugh R. WILSON, Diplomat between wars, p. 279-281.
.2. Ce retrait est d’autant plus grave que le Japon est, depuis la fondation
d è la S. D. N., une des quatre Puissances (avec la France, la Grande-Bretagne
et l’Italie) disposant d’un siège permanent au Conseil.
LE MONDE EN 1937 43
qu’il s’est tracée, le gouvernement de Tokyo occupe le Jéhol
- cette (( province impériale par excellence )) - et l’annexe

au Mandchoukouo.
Cette fois-ci c’est l’Angleterre qui veut recourir aux sanc-
tions. Elle concentre d’importantes forces navales à Singa-
pour et se tourne vers l’Amérique pour lui demander son
appui: Mais, entre-temps, M. Cordell Hull a remplacé
M. Stimson au Département d’État. C’est un homme plus
pondéré que son prédécesseur. Ne voulant pas donner
l’impression d’être à la remorque de Downing Street,
il se borne à répondre que l’Angleterre a beaucoup plus
d’intérêts au Jéhol que les États-Unis et que c’est à elle, en
conséquence, de prendre les mesures nécessaires.
- Quant à nous, ajoute-t-il, nous n’estimons pas opportun
de pratiquer, en la circonstance, une politique conjointe
Trop souvent dans le passé, et notamment en 1931, nous
nous sommes mis en avant sans rencontrer chez nos parte-
naires la compréhension à laquelle nous étions en droit de
nous attendre ... E tan t donné la confusion extrême qui règne
actuellement en Chine, nous n’envisageons même pas de
proposer notre médiation 2...
Du coup, tout espoir d’appliquer des sanctions doit être
abandonné 3. Ce qui fera dire, d’un ton désabusé, à un diplo-
mate chinois (( que la morale internationale varie, selon
la densité des voies ferrées 4 1).

Entre-temps, Franklin Delano Roosevelt a succédé a u


Président Harding ( 4 mars 1933). Conseillé par un (( brain-
trust )) dont les sympathies pour 1’U. R. S. S.et la Chine ne
sont un secret pour personne 5, un de ses premiers actes en
1. Joint policy.
2. Cf. Memorandum de M . S. K. Hornbeck, directeur de la Section d’Extrème-
Orient a u Département d‘État, le 26 avril 1933.
3. a Depuis la guerre de Mandchourie, remarque Keith Feiling, il était devenu
évident [aux dirigeants anglais] que des sanctions économiques ne pouvaient irtre
couronnées de S U C C ~ Ssans l’aide de l’Amérique. u (Op. cit., p. 261.)
4. A cette date, l’Amérique est aux prises avec une des plus graves tourmentes
économiques d e son histoire, qui oblige ses dirigeants à concentrer tous l e u n
efforts sur la politique intérieure. E n février 1933, une nouvelle vague d e crises
a plongé le paya dans des convulsions. I1 a fallu fermer les banques, e t l’on compte
entre 13 e t 15 millions de chômeurs. (Statistique-s officielks de Z‘Arnerican Federa-
tion of Labour.)
5. Certains d’entre eux se révéleront plus tard comme des agents communistea.
44 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

politique extérieure consiste à reconnaître de jure le gouver-


nement des Soviets et à établir avec lui des relations diplo-
matiques normales. L’année suivante, 1’U. R. S. S. est admise
à la Société des Nations (18 septembre 1934). Ces deux suc-
cès retentissants, remportés coup sur coup, ne confèrent pas
seulement aux dirigeants du Kremlin des possibilités d’im-
mixtion accrues dans les affaires européennes :ils renforcent
considérablement leur prestige en Asie.
Qu’un pays qui a pratiquement absorbé la Mongolie et
qui s’efforce d’étendre son emprise sur tout le reste de la
Chine soit invité à prendre place au Palais des Nations et y
soit accueilli comme un défenseur de la morale internatio-
nale, voilà qui apparaît aux Japonais comme un défi au bon
sens et un outrage personnel. Impossible d’ignorer désor-
mais où vont les préférences des Puissances occidentales!
Blessé dans son orgueil, le Japon réagit en se repliant sur
lui-même et en prenant une conscience accrue de sa (( mis-
sion asiatique )).
Déjà le 17 avril 1934, M. Amau, chef du Service d’informa-
tion d u ministère des Affaires étrangères nippon, a procla-
mé une sorte de (( Doctrine de Monroe pour l’Est asiatique 11,
en affirmant que le Japon était investi de (( responsabilités
spéciales dans cette région d u monde ».Le 29 décembre
de la même année, M. Hirota dénonce le traité naval de
Washington qui vient à expiration quarante-huit heures
plus tard S. Par là, le Japon reprend sa liberté d’action en
1. E E n 1937, écrit Tansill, la Russie avait pratiquement détaché la Mongolie
extérieure de la Chine et les délégués chinois s’évertuaient à dissimuler ce fait,
t o u t en dénonçant violemment l‘expansion du Japon en Chine du Nord. Le
14 octobre, M. Hull, secrétaire d’État, eut une conversation avec l’ambassadeur
d e Chine (le Dr C. T. Wang). I1 lui demanda a très confidentiellement quelle était
l’attitude d e la Russie à l’égard de la Mongolie extérieure, et comment elle
respectait l’intégrité de la Chine en général n. L’ambassadeiir prit soin de ne
laisser transparaître aucune opinion à ce sujet, se bornant à minimiser l’influence
de la Russie en Mongolie extérieure et à aflirmer que la Mongolie se proclamait
toujours partie intégrante de la Chine. Étant donné la quantité d’informations
contraires qui affluaient au Département d’État, il est peu probable que M. Hull
ait accordé beaucoup de crédit à cette observation. D (Memorandum du Secrétaire
d’Éfat Hull, relatif à un enirefien avcc I’ambassadew de Chine, le 14 octobre 1937.
Cité par TANSILL, op, cit., p. 480.)
2. GREW,Journal, 22 avril 1934; Ten years in Japan, p. 125-127.
3. Le 4 mars 1933, la marine américaine était à 65 % du niveau autorisé par
l e traité, alors que le Japon était à 95 %. Si le Japon poursuivait son effort
et si les États-Unis continuaient à négliger leurs constructions, ia parité serait
bientôt atteinte et même dépassée. Le Président Roosevelt avait réduit à néant
ces espoirs de l’amirauté nippone en allouant 238 millions de dollars à l’ami-
rauté américaine? pris sur les fonds recueillis grâce au National Indusfrial Reco-
wry Act. A partir du retrait du Japon de la Société des Nations, les conférences
LE MONDE E N 1937 45
matière d’armements navals. Se doter désormais d’une
flotte égale ou supérieure à celle de la Grande-Bretagne ou
des États-Unis, ne dépend plus que de la capacité de pro-
duction des chantiers nippons.
Très vite, le Japon va démontrer que cette capacité
dépasse toutes les prévisions des experts occidentaux. Alors
que les plus gros bateaux anglais et américains jaugent
35.000 tonnes et les français (Dunkerque, Strasbourg, Riche-
lieu) 26.500 tonnes e t sont armés de canons de 305, le Japon
met en chantier, dès l’année suivante, 5 bâtiments de ligne
de 40.000 à 45.000 tonnes, armés de pièces de 406 ou de 457
(le Nisin, le Takamatu, le Kii, le Tosa et l’ûwari); 3 bâti-
ments de 55.000 tonnes (le Iwahi, le A k i et le Satsuma) et
2 mastodontes de 63.600 tonnes (le Musashi et le Yamato) l,
auxquels il faut ajouter 11 porte-avions, 99 torpilleurs de
Ire classe et 7 1 sous-marins 2, sans parler d’une foule d’autres
bâtiments de moindre importance : canonnières, chasseurs
de sous-marins, mouilleurs et dragueurs de mines, ravitail-
leurs, escorteurs et transporteurs de matériel S.
C’est avec effroi que les dirigeants américains assistent à
cette montée vertigineuse de la puissance navale japonaise.
Leur inquiétude est encore accrue par les affirmations de
M. Maïsky, le nouvel ambassadeur des Soviets à Washing-
ton, qui répète à qui veut l’entendre (( que le Japon médite
une agression contre 1’U. R. S. S., ou contre les États-Unis
- voire contre les deux à la fois ».
M. Hirota a beau répéter que (( le véritable ennemi du
Japon n’est pas les États-Unis, mais la Chine )), Washington
refuse d‘autant plus de le croire que l’État-Major nippon n’a
nullement besoin d’une flotte aussi considérable pour venir
à bout des forces terrestres de Nankin. E t pourtant,, les décla-

navales interalliées perdirent beaucoup de leur intérêt. u Était-il utile, écrit Espa-
gnac du Ravay aprés la conférence navale de 1935-1936,de continuer à délibérer
sur des limitations de flottes, alors que l’une des plus grandes Puissances navales
du monde, régnant sans conteste sur les eaux d’Extrême-Orient, se refusait B
accepter tout systhme de limitation d’inspiration anglo-saxonne? (Vingt ana de
politique nutale. p. 161.)
I.Le plus grand mystere a toujours entouré ces deux <Y géants des mers *.
Tout ce qu’on sait d’eux est qu’ils mesuraient plus de 300 mètres de long et étaient
armés de 9 piéces de 460 (outre un certain nombre de pièces de 180, de 155 e t
de 120).
2. Totalisant respectivement 151.O00 tonnes, 146.993 tonnes et 95.869 tonnes.
(Cf. Edmond DELAGE, La Puissance navale nippone, Le Temps, 6 mai 1938.)
3. E n 1940, les forces navales japonaises atteindront environ 1.375.900 tonnes.
4. Memorandum de l‘ambasaadeur Grew, 15 novembre 1937.
46 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

rations japonaises sont sincères, d u moins quant a u pré-


sent...
Car la trêve signée à Tangku le 31 mai 1933 entre le gou-
vernement de Tokyo et celui de Nankin -qui prescrit la créa-
tion d’une zone démilitarisée entre les deux armées adverses
- n’aura duré que quelques mois. Environ 100.000 soldats
chinois occupent encore le Jéhol et refusent d’évacuer cette
province. P a r mesure de représailles, des unités japonaises
pénètrent dans la zone démilitarisée. Du coup les forces
communistes de Mao Tsé-toung se font de plus en plus mena-
çantes l. Si le Japon reste inactif, le jour ne tardera guère
où la Corée e t la Mandchourie seront submergées par des
masses rouges fanatisées. Un examen objectif de la situa-
tion démontre que le Japon n’a pas le choix : s’il -étend pas
ses frontières du côté de la Chine, ses troupes finiront par
être rejetées à la mer *.
E n octobre 1935, M. Hirota fait parvenir aux autorités du
Kuo-Min-Tang une note en trois points dont l’adoption pour-
rait faciliter un accord sino-japonais 3. Mais le gouvernement
de Nankin ayant déclaré ces propositions inacceptables, le
Japon fait Connaître, le 24 novembre, son intention de sou-
tenir les mouvements sécessionnistes qui se dessinent dans
le Cha-har, le Ho-Pei, le Chan-si e t le Suiyan e t sa volonté
d’ériger ces cinq provinces en une unité autonome 4.
Cette déclaration porte à son point culminant la tension
sino-japonaise.
- Nous vivons sur un volcan! s’écrie M. Grew, l’ambas-
sadeur des États-Unis à Tokyo, e t nul ne peut savoir à
quel moment l’éruption surviendra 5...

1. Memorandum de fil.Hugh Wilson au secretaire d’État Hull.


2 . TANSILL, Back Door to W a r , p. 147.
3. Ces trois points sont les suivants :
-
I. La reconnaissance du Mandchoukouo.
II. - La suppression de toutes les activités antijaponaises en Chine.
III. - L’adht%ion d un programme commun d’action aniicomrnuniste.
4. C’est l’ancien projet de Tchang Tso-Lin que le Japon reprend à son compte.
I1 ne sera pas exécuté, mais le Japon n‘en instaurera pas moins un u gouverne-
ment autonome anticommuniste n dans le Ho-pei.
5. GREW,Journal, 19 mars 1937.
V

LES SAMOURAÏS
A L’ASSAUT
DU DIEU-EMPEREUR

Quel est l’élément moteur de l’expansion nippone? L’Em-


pereur? Non. Le Cabinet politique? Pas davantage. Le Par-
lement? Encore moins. Ce sont les militaires qui entourent
le trône de leurs sabres étincelants et masquent leurs
ambitions illimitées derrière un calme impénétrable.
Durant plus de cinq cents ans, les Shoguns ont main-
tenu le Mikado sous leur dépendance absolue. E n 1863, I’arri-
vée dans la rade d’0saka d’une flotte américaine commandée
par le commodore Perry, a forcé le Japon à (( s’ouvrir à la ))

civilisation moderne et a mis fin à la tutelle de ces Maires


du Palais. Mais la restauration du pouvoir impérial a été
plus nominale que réelle. Elle n’a changé qu’en apparence
la situation du souverain.
Au début de l’ère Meiji2, le Japon, quitâtonne àlarecherche
d’une formule de gouvernement moderne, s’est senti attiré
par les institutions britanniques. Mais après 1871, l’ascension
rapide de la puissance prussienne a incité les militaires japo-
nais à tourner leurs regards vers l’Allemagne 3, et notamment
vers Bismarck. Le 15 mars 1875, une délégation nippone
présidée par le prince Ito s’est rendue à Friedrichsruh, pour
y prendre les conseils d u Chancelier de Fer.
1. On appelle ainsi les chefs militaires qui régnèrent sur le Japon, à c6tB du
Mikado, de 1186 à 1868, c’est-à-dire durant toute la période féodale.
2. Cette kre correspond, dans l’histoire japonaise, à la d e u x i h e partie du
règne de l’Empereur Mutsu-Hito (1862-1912).
3. Le choix de la Prusse comme mod6le pour la modernisation nationale du
Japon était significatif : il indiquait clairement que les dirigeants japonais consi-
déraient la Prusse comme le seul pays ayant su appliquer au monde moderne den
principes e t des pratiques auxquels le peuple nippon était déjà habitué depuis
des siècles.
48 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

- La protection de votre pays réside uniquement dans


sa propre force, a affirmé à ses visiteurs le fondateur du
IIe Reich. La loi internationale n’est qu’une fiction. Les
Britanniques l’invoquent quand ils y trouvent leur avantage.
Mais lorsqu’ils s’aperçoivent qu’elle s’oppose à leur intérêt
national, ils font appel à leurs soldats, non à leurs experts
juridiques. Donnez une Constitution à votre peuple, p G -
qu’il la réclame. Cela ne peut pas faire de mal, mais à
une condition : c’est que vous y insériez, comme nous
l’avons fait nous-mêmes, une clause stipulant que votre
armée dépend uniquement de l’Empereur et échappe
au contrôle du Parlement e t du Cabinet politique. I1 est
essentiel que dans les périodes critiques, les forces militaires
...
ne relèvent que du souverain Après quoi, votre tâche
consistera à vous serrer autour du trône et à fabriquer les
crises e t les circonstances critiques, selon vos besoins l.
Cette leçon n’avait pas été perdue et lorsque le prince Ito,
d’accord avec le prince Yamagata - le père de l’armée
japonaise moderne -
avait fait promulguer la nouvelle
Constitution2, il y avait inséré un article IX qui spécifiait :
L’Empereur est le chef suprême des forces armées. Cette auto-
rité ne peut être déléguée à personne 3. Le pays y avait vu un
moyen d’empêcher les militaires de s’emparer du pouvoir
et de se substituer à l’Empereur sous prétexte de le (( proté-
ger ».Le prince Yamagata y avait vu un moyen de soustraire
l’Armée au contrôle du Parlement. Quant aux généraux, ils
n’avaient plus eu qu’à suivre le conseil de Bismarck : se tenir
à côté du tri3ne et provoquer les crises nécessaires à la réa-
lisation de leurs desseins.
Leur politique était dominée par deux objectifs : à l’inté-
rieur, accroître les pouvoirs que leur accordait la Constitu-
tion; à l’extérieur, assurer la grandeur de l’Empire. E t il
faut reconnaître que les succès qu’ils avaient remportés
depuis un demi-siècle étaient impressionnants. Ils avaient
1. Cf. Gary GORDON, Ascension et déclin de l‘Empire japonais, p. 88 e t s.
2. Le 11 février 1889.
3. Cette disposition avait été précisée plus tard par un rescrit impérial, qui
proclamait : II Le coinmandenient supréniedeNos forces est entre Nos mains, et bien
que A’ous puissions confier ci Nos sujets des cominandeinents sirbordonnb, l’ultime
autorité Kous appartient et n e peut janiaisêtre déléguée ic aucun de Kos sujets. C’est
h’otre toionté que ce principe soit soigneilsenient I é g i i i ic la posiirité et que l‘Enipc+
reur conserve toujours le coiiininndenient suprême, afin que la honte des années pas-
sées ne puisse se renouveler.:, (Cf. Gary GORDON, op. cit., p . 89.) La honte, c’est-
à-dire l’intrusion des Puissances étrangéres.
LE MONDE E N 1937 49
conquis la Corée, écrasé la Chine, b attu les Russes sur terre et
sur mer, occupé la Mandchourie, chassé les Allemands du
Pacifique, créé de toutes pièces le Mandchoukouo et cons-
truit la flotte de guerre la plus puissante du monde. E n fal-
lait-il davantage pour leur inspirer une légitime fierté?
Au regard de ce palmarès, l’activité des dirigeants civils
paraissait tristement négative. Ils avaient encaissé l’ulti-
matum franco-germano-russe de 1895, rétrocédé le Liao-
tung aux Chinois, renoncé au Shantung, consenti aux limi-
tations du traité naval de Washington, accepté l’Orienta1
Exclusion Act et essuyé les foudres de la Société des Nations1.
Le contraste entre les victoires militaires et les humi-
liations politiques était trop flagrant pour ne pas ancrer les
généraux dans la conviction que c’était à eux de prendre
en main les destinées du pays, en jouant auprès de 1’Empe-
Peur le rôle d’un u Shogun collectif ».Déjà les militaires
avaient imposé au Mikado de ne confier les ministères de la
Défense qu’à des candidats désignés par l’Armée et la Marine,
qui devenaient ainsi leurs porte-parole au sein du Cabinet.
Mais ce n’était qu’un commencement.
L’invasion brusquée de la Mandchourie, exécutée le
18 septembre 1931 sur l’initiative de l’armée du Kouan-tung,
avait considérablement accru le prestige de l’armée 2. Non
seulement elle avait provoqué dans tout le pays un immense
sursaut patriotique, mais elle avait suscité une prolifération
de groupements et de ligues nationalistes, d’associations
activistes et de clubs d’officiers.
Bien que les programmes de ces groupes fussent différents,
l’esprit qui les animait était à peu près le même. Les étu-
diants et les jeunes officiers qui les composaient se disaient :
- E n nous obligeant à nous ouvrir à ce qu’on appelle la
civilisation moderne, l’occident a violenté et bafoué ce que
nous avons de plus précieux : nos traditions ancestrales.
Or, nous répudions catégoriquement l’esprit mercantile
1. Le seul succès que l’on pût inscrire à leur actif était la négociation, menée
à Moscou par Shiganori Tojo, et qui avait abouti à la cession du chemin de fer
transmandchourien par les Soviets. (Voir plus haut, ,p. 31.)
2. C‘est de ce moment que l’on peut dater le véritable essor d’un fascisme
japonais. L’incident d e Mandchourie lui-même peut être qualifié de coup d’État
réussi par de jeunes fascistes (comprenant un grand nombre d’officiers) sur un
théâtre d’opérations mterne, alors que les conditions métropolitaines internes
semblaient encore peu mûres pour une opération de cette nature. A ce titre, on
peut dire que l‘occupation de Kharbine e t d e Moukden était apparue à de nom-
breux militaires comme une première étape dans la conquête du pouvoir.
xv 4
50 HISTOIRE DE L ’ A R M I ~ E ALLEMANDE

e t démocratique que l’on veut nous imposer. Nous haïs-


sons le libéralisme, le capitalisme et la corruption qu’ils
engendrent. Nous ne tenons nullement à commercer avec le
monde. Nous voulons revenir à nos anciennes règles de vie,
à la primauté de l’honneur guerrier défini par le Bushido 1.
Notre force ne réside pas dans nos richesses matérielles, mais
dans notre discipline et notre loyauté envers l’Empereur,
dans notre capacité aussi de nous sacrifier à notre idéal.
Adopter les techniques modernes n’offre pas d’inconvénient,
à condition qu’elles servent à nous rendre plus forts et nous
permettent de battre l’occident avec ses propres armes.
Mais gardons-nous de les laisser entamer notre âme. Der-
rière la cuirasse des acquisitions extérieures doit continuer
à battre le cœur indompté des Samouraïs.
Déjà deux groupements politiques, le Sakura-Kaï et le
Kozakura-Kaï avaient été fondés en septembre 1930. Le
premier réunissait des jeunes officiers du ministère de la
Guerre et de l’État-Major Général, pour la plupart capi-
taines, commandants et lieutenants-colonels; le second était
constitué en majorité par des officiers encore plus jeunes.
Mais la conquête de la Mandchourie avait précipité le mou-
vement et une foule d’autres organisations étaient venues
s’y ajouter. E n 1932 était apparu le M e i r i n - K a ï , groupant
des officiers de réserve passablement influents. Cette asso-
ciation, présidée par le général Kunishigé Tanaka, luttait
pour les principes suivants :
Suprématie absolue de l‘autorité impériale, avec toutes les
prérogatives que lui attribue le Manuel militaire 2;
Fidélité inconditionnelle à l’Empereur et subordination de
tous les intérêts privés à I‘intérêt de la patrie;
Suppression des partis politiques existants et instauration
d‘un ordre gouvernemental centré sur la dynastie impériale;
1. Le Bushido, ou u Voie du guerrier u, était une règle d e vie qui s’inspirait de
la loi du sabre e t du code moral des anciens Samouraïs. Sa remise en honneur
traduisait l a volonté du Japon de se ressaisir, pour faire face aux empiétements
d e l’esprit occidental. <L I1 s’agissait, nous dit André Bellessort, d’empêcher que le
peuple japonais p û t oublier le code d’honneur non écrit, mais gravé dans le cœur
de ses ancêtres et d e lui rappeler que ce n’étaient point les importations d‘Europe
qui avaient triomphé sur les champs d e bataille de Mandchourie, mais bien le
vieil héroïsme que la caste militaire lui avait transmis. C‘était à ses antiques
générations d e Samouraïs, dont l’esprit s’était communiqué à toute la nation,
que le Japon devait d’avoir vaincu. D (Inazo NITOBÉ,Le Bushido, l‘âme du Japon,
Préface, p. 11.)
2. Par opposition à ceux qui ne voient dans l’Empereur qu’un des organes de
la souveraineté d e l’État.
LE M O N D E E N 1937 51
Libre exercice de la souveraineté nationale à l’extérieur, par
l‘abolition des traités navals de Washington et de Londres. Retrait
de la Société des Nations;
- Remise e n ordre de l‘Administration et des Finances; déve-
loppement des industries sous le contrôle de l’État;
- Poursuite, jusqu’à son achèvement, de la politique d’occupa-
tion du continent chinois.
Mais le M e i r i n - K a ï n’était pas le seul à propager ces mots
d’ordre. I1 existait beaucoup d’autres organisations du même
genre, notamment le K o d o - K n ï , fondé en 1933 sous l’impul-
sion d’un certain nombre de membres de l’Union agricole
japonaise; le K o k u m i n - D o m e ï , ou Ligue nationaliste; le
K e t s u m e i - D a n , fondé par cinq jeunes fascistes qui avaient
fait le serment de consacrer leur vie à la réforme de leur
pays et qui s’étaient juré d’exécuter, l’une après l’autre,
les personnalités les plus marquantes des milieux politi-
ques et financiers opposées à leurs points de vue Groupés
autour d’Isai Satô, un officier général du corps de la marine,
et d’un agitateur redoutable d u noin.d’Akira (( Nisshô D
Inoue, leur quartier général se trouvait à Gokokudô, sur la
côte de l’océan Pacifique. Ils étaient secrètement en liaison
avec un grand nombre d’officiers de la marine, de l’armée
e t de la police.
Il y avait également le J i m n u - K a ; , le K i n n o - l s h i n - D o m e ï ,
le T e n r o - K a ï , le Y o k o k u - S h a , le S e i k y o - S h a , et le K o k u t a ï
Y o g o R e n g o K a ï qui groupait à lui seul plus de soixante-dix
organisations nationalistes. Mais peut-être l’association la
plus ambitieuse e t la plus fanatique de toutes était-elle le
D a i Nihon S h i n p e i - T a ï , ou (( Corps des Soldats divins du
Grand Japon »,fondé en 1932 par Tatsuo Amano, e t dont
les principes constitutifs étaient les suivant :
-.Les Soldats divins, gardiens de l’épée divine 2, se consa-
creront corps et âme à l’accomplissement de la réforme de
1. Y compris les Zaibatzu, ou grands trusts familiaux japonais, dont les chefs
d e file étaient les Mitsui e t les Mitsubishi. Outre les membres de ces deux familles,
le Ketsurnei-Dan visait particulièrement le Premier ministre Inukaï, le Cenro
Kinmochi Saïonji, Shinken Makino, Iésato Tokugawa, Takéjirô Tokonami, Rei-
jorô Wakatsuki, Kijuro Shidehara, Seihin Ikeda, Seinosuke Go, etc. Comment
se fait-il que Nisshô Inoue, impliqué dans chacun de ces assassinats ou tentatives
d’assassinat, n’ait jamais eu à en répondre devant les tribunaux?
Cela tient tout d’abord ti la complicité d e In police, qui gardait un secret absolu
sur les complots qu‘elle découvrait; ensuite au fait que beaucoup d e membres
d e la magistrature étaient ralliés à la vague nationüliste qui déferlait sur le pays.
2. Avec le miroir et les joyaux, 1’Opéc de l’auguste deesse du Soleil (Ameratasu
52 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Sh6wa1, afin de faire bénéficier le Japon de la plus grande


prospérité possible;
- Les Soldats divins répudieront toute théorie et toute pratique
liées à lu démocratie et au socialisme, et viseront à instaurer une
politique, une économie et une culture ressortissant véritablement
à l’esprit national japonais;.
- Les Soldats divins élimrneront les trusts opposés au déve-
loppement du pays et tous les politiciens profiteurs de ten-
tourage de l‘Empereur, afin d’achever la rLforme du Japon
et de faire rayonner la nation japonaise sur l‘ensemble du
monde.

Tandis que les ligues nationalistes se multipliaient en


marge du Parlement, les grands partis politiques subissaient
eux aussi une transformation profonde. D’un côté, le Japon
métropolitain traversait une récession économique grave,
avec son cortège de chômage et de misère que le régime par-
lementaire semblait incapable de juguler. Del’autre, le Mand-
choukouo, administré suivant des principes rigoureusement
étatiques et qui était en quelque sorte un fief de l’armée,
connaissait un essor et une prospérité inouïs. La compa-
raison n’était guère en faveur du régime parlementaire ...
E n juillet 1931, le vieux Parti social-démocrate Shaka’i
Minshuto, s’était scindé en deux. Le chef de‘son aile droite,
Katsumaro Akanatsu, avait quitté le Parti avec sa fraction
pour fonder, avec Shumeï Okawa, le Parti national-socialiste
japonais, ou Nihon K o k k a Shakae Tô (mai 1932) 2. Celui-ci
se proposait (c d’édifier un nouveau Japon, délivré de l’exploi-
tation sociale et fondé sur le principe nationaliste : 1’Empe-
reur, seul souverain, règne indistinctement sur l’ensemble
de ses sujets n. Pour y parvenir, le Parti national-socialiste
nippon préconisait les réformes suivantes :

Omikami, origine de la lignée impériale) était le Palladium de l’Empire duSoleil-


Levant.
1. Pour comprendre le sens mystique qui s’atta.che à ce.terme, il faut rappeler
que chaque Empereur du Japon reçoit, i o n de son couronnement, u s nom secret,
qui n’est pas utilisé de son vivant, mais qui deviendra le sien après sa mort e t
servira à désigner son règne.
L’ére Slwwa (correspondant au règne de l’Empereur Hirohito) devait, dans la
pensée des promoteurs du nationalisme réformiste, completer et achever la Res-
tauration de l’ère Meiji,qui avait inauguré la transformation du Japon ancien
en Japon moderne. Cet a achévement B devait consister dans le remplacement
de la monarchie constitutionnelle par une dictature militaire, directement placée
sous l’autorité de l’Empereur.
2. Les grands-parents avaient demandé des conseils à Bismarck; les petits-fils
se tournaient vera Ludendorff e t Hitler.
LE M O N D E E N 1937 53
Abolition du règne des puissances financières et avènement
véritable & la souveraineté impériale;
Abolition du système capitaliste et instauration d‘une écorw-
mie d’État;
Lutte contre le chômage et extinction du paupérisme;
Libération des races asiatiques en application du principe
de l’égalité des races et de la distribution équitable des ressourm
mondiales 1.
Ces prises de position avaient rallié d’une façon massive
la clientèle des organisations de gauche et des syndicats
ouvriers. Pour tenter de la retenir, les partis parlementaires
se livrèrent à une surenchère éhontée. Mais leurs efforts
se révélèrent vains. Ils se discréditèrent rapidement et ne
sufirent même plus à appuyer des gouvernements de leur
choix. On vit se succéder de faibles cabinets de coalition. La
récession agricole s’aggrava. Les grèves se multiplièrent.
Les ultras prirent le dessus dans les rangs de l’armée et de
la marine. Les éléments modérés durent s’incliner ou se
démettre. Ainsi furent créées les conditions favorables à
l’éclosion d’un fascisme moderne, typiquement japonais z.
- Nous vivons sur un volcan! s’était écrié M. Grew e t
rien n’était plus exact. Car le Japon connut alors une période
d’instabilité e t de fièvre. Complots, coups de force et atten-
tats terroristes transformaient la vie en un véritable cauche-
mar 3.
A l’explosion des bombes et au x rafales des mitrailleuses
venaient s’ajouter les coups de sabre silencieux qui ensan-
glantaient les antichambres des ministères en faisant tomber,
l’une après l’autre, les têtes des opposants.
1. E n ce qui concerne l’égalité des races, le Parti national-socialiste japonais
professait u n point d e vue opposé à celui du Mouvement hitlérien.
2. a Quand nous employons ce terme d e fascisme moderne, écrit Bersihand, e t
que nous voulons marquer les différences d’un mouvement qui s’en réclame avec
un autre, simplement e t traditionnellement réactionnaire, nous attribuons a u
premier, comme caractéristique principale, l’étroite liaison qu’il entretient avec le
monde ouvrier e t paysan, dont il proclame faire siennes les revendications, pour
...
les intégrer dans le cadre d’une vaste organisation A ce titre, l’incident d e Mand-
chourie, par l‘immense vague nationaliste qu’il souleva dans la population japo-
naise, venant se conjuguer avec le mécontentement engendré par la crise écono-
mique, lança véritablement le vrai fascisme a u pays du Soleil-Levant, où l’on vit
les organisations socialistes s’incliner l’une aprbs l’autre veri une position chau-
viniste de plus en plus exigeante e t perdre, malgré cela, jusqu’au tiers de leur8
membres, au profit des mouvements de tendance nationale-socialiste. *(BERSIRAND,
Histoire du Japon, des origines à nos jours, Paris, 1959.)
3. L e processus est le même - avec un decalage d e dix ana- que celui auquel
nous avons assisté durant la République de Weimar, avec la création de laSainte
Vehme e t des associations secrètes. (Voir vol. II, p. 154-155.)
54 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

Complot de mars 1931; assassinat du ministre des Finances


Unnosuké Inoue, le 9 février 1932; assassinat, un mois plus
tard, de Takuma Dan, l’administrateur délégué d u tout-
puissant cartel Mitsui; assassinat du Premier ministre Inu-
kaï; attentats à la bombe ou au poignard contre le prince
Saïonji, premier conseiller de l’Empereur; contre le comte
Makino, Gardien du Sceau impérial; contre l’Amiral Suzuki,
Grand Chambellan; contre les ministres Shidehara, Ikéda,
Tokugawa, etc., coup d’État manqué du 15 mai 1932;
complot du Shinpei-Tai le 10 juillet 1933; révolte des jeunes
officiers de l’École militaire, le 20 novembre 1934, entre-
tinrent le pays dans une atmosphère de terreur et de cons-
piration permanentes.
Très vite, il apparut que l’action désordonnée de ces
associations, agissant chacune pour son propre compte e t
vouées à un scissionnisme endémique, n’était qu’une agita-
tion stérile, qui n’aboutirait à rien. I1 fallait autre chose que
des actes de terrorisme - aussi fréquemmentrépétés fussent-
ils - pour venir à bout du régime parlementaire. De plus,
les associations nationalistes étaient paralysées par ces deux
arguments que leurs adversaires ne se faisaient pas faute
de leur opposer : comment pouvaient-elles justifier leurs
complots, alors qu’elles exaltaient sans cesse l’esprit de dis-
cipline? Comment comptaient-elles faire triompher leur révo-
lution, alors que l’Empereur était une incarnation divine qu’il
ne pouvait être question de détrôner? I1 apparaissait claire-
ment que les réformes préconisées ne se réaliseraient jamais
qu’avec le consentement de l’Empereur. Pour obtenir son
concours, de tout autres moyens devaient être mis en œuvre.
I1 fallait le détacher de ses ((mauvais conseillers »,discrédi-
ter dans son esprit les principes démocratiques, l’entourer
d’hommes (( sûrs I), resserrer la garde autour du trône pour en
écarter les libéraux, les tièdes et les opportunistes et lui forcer
la main, si c’était nécessaire. C’était là une tâche qui dépas-
sait de beaucoup les possibilités de groupuscules politiques,
même animés d’un patriotisme fervent. Seule l’armée était
en mesure de la mener à bien.
*
i *

Mais pour y parvenir, l’armée devait commencer par se


renouveler e t surmonter ses propres contradictions internes.
De t out temps, la vie politique du Japon avait été domi-
LE MONDE EN 1937
née par des luttes que se livraient une multitude de clans,
dont les membres éprouvaient à l’égard de leurs chefs un
loyalisme beaucoup plus grand qu’à l’égard du souverain.
Lors de la restauration du pouvoir impérial en 1867, quatre
d’entre eux, originaires de l’Ouest du Japon - les clans de
Satsuma, d’Hizen, de Tosa et de Choshu - s’étaient arran-
gés pour prendre en main la direction des affaires. La pro-
mulgation de la Constitution de 1889 et l’instauration du
système parlementaire avaient estompé leurs rivalités sur le
plan politique. Mais elles s’étaient prolongées longtemps au
sein de l’armée et avaient exercé sur son développement une
influence déterminante.
Au cours des dix premières années qui suivirent la restau-
ration, le commandement de l’armée f u t partagé entre les
hommes du Choshu et ceux du Satsuma l. Peu à peu, les
hommes du clan Choshu avaient éliminé leurs rivaux, tandis
que les Satsumas en faisaient autant au sein de la marine.
De 1867 à 1930, trois hommes de Choshu - Aritomo Yama-
gata, Masataka Teraushi et Giishi Tanaka - exercèrent le
commandement de l’armée et y détinrent un pouvoir quasi
absolu. Chacun des trois occupa pendant un temps les postes
de ministre de la Guerre et de Premier ministre. Tanaka
f u t en outre, pendant deux ans, ministre des Affaires étran-
gères 2.
Cette mainmise du clan Choshu sur les forces armées n’alla
pas sans provoquer des réactions violentes de la part des
clans adverses. Leur mécontentement se traduisit par une
succession de crises, dont les plus graves éclatèrent en 1924
et en 1930 3. Mais les hommes de Choshu sortirent victorieux
1. Sur les 16 généraux que comptait l’Armée nippone à cette kpoque, 5 appar-
tenaient au clan Choshu, 5 au clan Satsuma et 1 au clan Tosa. Sur 11 colonels,
3 étaient d e Choshu e t 2 de Satsuma.
2. Le général baron Tanaka fut un des champions les plus résolus de l’expan-
sionnisme nippon. On l’accusa par la suite d’avoir remis à l’Empereur u n Mémoire
dans lequel la conquête d e la Mandchourie était présentée comme un prelude
A la conquête de la Chine, e t la conquête de la Chine comme le premier pas vers
la conquête du monde. Ce fameux N Plan Tanaka n fit le tour des Chancelleries
où il suscita une vive émotion. Les Japonais ont toujours contesté l’authenticité
d e ce document, rendu public par les services chinois de propagande, et tous
les historiens sérieux sont convaincus aujourd’hui de son caractère apocryphe.
(Cf. Pierre RENOUVIN, L a Quafion d’Exfrême-Orient, Paris, 1946, p. 370-371;
E. REISHAUER, Japan, i r ~past and present, p. 170.) Mais il n’en eut pas moins
un grand retentissement au moment où il f u t publié. Les Américains y virent
la preuve que le Japon n’entendait nullement édifier a une sphère de coprospérité
en Asie D, comme ils le pdtendaient, mais visaient à l’hégémonie mondiale.
3. Elles étaient toujours provoquées par l’attribution des postes d e miniatre
56 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

de l’épreuve et continuèrent à tenir fermement les postes-


clefs de l’armée.
La marine souffrait moins de ces rivalités internes, malgré
la place prédominante qu’y occupaient les Satsumas. Mais
elle était en conflit permanent avec l’armée. Ici, les fric-
tions n’étaient pas dues à des rivalités de clans, mais a u
fait que l’armée et la marine n’avaient pas les mêmes
conceptions idéologiques et puisaient leur inspiration à des
sources différentes. Alors que l’armée japonaise s’était tout
d’abord modelée sur l’armée française et, après 1871, sur l’ar-
mée prussienne, la marine, obligée de partir de zéro, avait
emprunté aux Anglais non seulement leurs techniques de
navigation, d’armement et de construction, mais aussi
quelque chose de leurs traditions politiques, foncièrement
hostiles à toute ingérence des militaires dans la conduite de
l’État.
Cependant, les années passaient. Le Japon se transfor-
mait. La population, qui était de trente millions en 1868,
dépassait à présent quatre-vingt-deux millions d’âmes. Une
nouvelle génération d’officiers, de tendances révolutionnaires,
montait derrière la haie des généraux traditionalistes. Sous
l’effet des ligues patriotiques et des associations militaires,
le public japonais était de plus en plus convaincu que le
pays devait être dirigé par un gouvernement fort, s’appuyant
sur une armée et une marine puissantes. Les intrigues e t les
rivalités de clans qui accaparaient l’attention des vieux géné-
raux, paraissaient incompréhensibles aux jeunes officiers qui
se battaient sur les champs de bataille du Jéhol et de la
Mandchourie. E n face des dures réalités qui étaient leur lot
quotidien, ces disputes leur semblaient ridicules et suran-
nées. Que signifiaient ces conflits incessants entre Hizens
e t Tosas, Satsumas et Choshus? Pour leur part, ils avaient
bien autre chose à faire qu’à assurer la prépondérance d’un
clan sur un autre.. .
Pour montrer aux généraux que la tâche qui leur incom-
bait était d’une tout autre envergure, un groupe de jeunes
officiers avait publié en octobre 1934, sous l’égide de la Sec-
tion de presse du ministère de la Guerre, une brochure d’une
cinquantaine de pages intitulée : L e s principes de la défense
de la Guerre et de chef d’État-Major Génhal, que les hommes du Choshu consi-
déraient comme leur chasse gardée et que les autres clans s’efforçaient d’arracher
à leur emprise.
LE MONDE EN 1937 57
nationale et quelques propositions pour la renforcer 1. Ce fac-
t u m s’ouvrait par la phrase, souvent citée depuis lors :
(( La lutte engendre la création et enfante la culture. n Après

avoir insisté sur les dangers que la situation internationale


faisait courir au Japon, la brochure abordait le point central
de sa démonstration : à savoir que toute défense nationale
efficace exigeait l’extinction préalable du paupérisme. Pour
résorber le chômage et faire reculer la misère, il fallait répu-
dier le libéralisme économique, restreindre la liberté de la
concurrence, étendre le contrôle de l’État à la production
e t à la distribution des biens. Seules des mesures dirigistes
appliquées avec sévérité, permettraient d’élever le niveau
de vie des masses e t d’adapter la production industrielle
aux besoins de l’armée.
Cette publication, qui débordait largement les questions
militaires pour s’engager sur le terrain social, économique
et financier, eut un retentissement énorme dans toute la
nation. Elle sonna comme un coup de clairon dans les hautes
sphères militaires et sema la consternation au sein du Cabi-
net, des trusts et des milieux parlementaires, auxquels elle
révéla brutalement l’étendue des réformes que les jeunes
officiers entendaient imposer au pays.
Mais elle eut une autre conséquence que ses auteurs
n’avaient pas prévue : elle accéléra la rupture entre les élé-
ments de base de l’armée, qui se battaient sur les champs de
bataille du continent asiatique, et les Excellences qui sié-
geaient à Tokyo, dans les bureaux de 1’Etat-Major. A vrai
dire, il y avait quelque temps déjà que ce processus était
entamé 2. Mais lorsqu’en 1935 la cassure fut consommée et
que les dirigeants de l’armée s’en aperçurent, il était trop
tard. L’initiative leur avait glissé des mains pour passer
entre celles de colonels, de capitaines, voire de simples chefs
de section qui portaient l’uniforme gris-vert des troupes en
campagne. Ceux-ci n’obéissaient plus aux ordres venus
d’en haut 3 et décidaient de leur propre autorité des opéra-
1. Nous l’avons déjà évoquée au cours de cet ouvrage. On en trouvera des
extraits au vol. III, p . 217I218.
2. En 1933 et en 1934 plusieurs conférences présidées par le Premier ministre
et réunissant les ministres de la Guerre, de la Marine, des Finances et des Affaires
étrangeres s‘étaient efforcées de resserrer les liens entre les autorités militaires
centrales et les autorités en campagne, mais sans aucun résultat.
3. Lorsqu’en septembre 1937, l’armée japonaise du Kouan-tung avait occup6,
motu proprio, tous les points stratégiques de la Mandchourie, un membre du
Cabinet civil était venu trouver le prince Saïonji, conseiller intime de l’Empereur,
58 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

tions à entreprendre. De ce fait, la politique étrangère


du Japon échappait au gouvernement : elle était définie
(( sur place »,à l’échelon subalterne. Situation paradoxale,

devant laquelle le ministre de la Guerre et le Cabinet civil


étaient également impuissants, car les régiments ‘de Mand-
chourie étaient dotés du matériel le plus moderne et pou-
vaient détourner à leur profit les subventions énormes que
l’État japonais versait au Mandchoukouo. I1 ne leur restait
donc rien d’autre à faire qu’à s’incliner devant leur volonté
en avalisant, comme émanant d’eux, ce qui était en réalité
une succession de faits accomplis, ne serait-ce que pour sau-
ver la face et maintenir le mythe de (( l’unité de l’armée ».
I1 était clair qüe cet état de choses ne pouvait durer
indéfiniment. Les actes d’insubordination se multipliaient
de jour en jour. La discipline se relâchait. Seul un sursaut
d’énergie pouvait permettre aux autorités militaires cen-
trales de rétablir leur prestige déjà gravement compro-
mis. Et pourtant, leur volonté semblait paralysée ...
t
* *
Elle l’était en effet. Non plus par les luttes de clans. Cette
phase était dépassée. Mais par le fait que deux (( écoles de
pensée n le Kodo-Ha et le Tosei-Ha - qui avaient pour
corollaires deux stratégies opposées, se partageaient les têtes
pensantes de la hiérarchie militaire. Partisans du Kodo-Ha
et partisans du Tosei-Ha avaient fini par constituer deux
factions antagonistes, qui se livraient au sein de l’armée une
lutte acharnée. Chacun d’eux s’efforçait d’y acquérir la
suprématie, afin de pouvoir imposer ses idées au gouverne-
ment.
pour lui demander si Hirohito accepterait, le cas échéant, de donner à l’armée
l’ordre d‘évacuer l a Mandchourie.
- Dans le cas où l’Empereur donnerait un tel ordre, avait répondu le Prince,
qu’adviendrait4 si l’armée refusait d e l’exécuter?
- Elle n’oserait pas! avait répliqué le ministre en pâlissant.
- E n êtes-vous certain? lui avait alors demandé le Prince avec un sourire
ironique.
Effrayé, le gouvernement japonais s’était hat6 d’approuver l’opération, pour
ne pas avoir à reconnaître, à la face du monde, qu’il &taitincapable de contrôler
l’armée du Kouan-tung. (Ci. Gary GORDON, op. cit., p. 92.)
1. Sans vouloir établir un parallélisme trop étroit entre lea deux situations,
on ne peut manquer de constater que l’épreuve d e force engagée, en 1935, entre
l’armée japonaise de Mandchourie e t le gouvernement de Tokyo, offre plus d’une
analogie avec celle qui devait avoir lieu, en 1958, entre l’armée française d’Algérie
e t le dernier gouvernement d e la IV’ République.
LE MONDE E N 1937 59
Le Kodo-Ha, ou (( École de la Voie impériale »,représen-
tait les tendances radicales des officiers de troupe, plus jeunes
et d’origine surtout rurale, impatients de renverser le régime
capitaliste - au besoin par la violence et le terrorisme -
e t liés de fort près aux associations civiles ayant le même
programme Mais ils comptaient aussi des sympathisants
parmi les cadres supérieurs de l’armée l.

PLANSD’EXPANSION DE NIPPON (1936)


L’ÉTAT-MAJOR
Le ToseL-Ha, ou (( École du Contrôle »,représentait la
tendance des officiers d’un grade plus élevé, en particulier
les membres de l’État-Major Général, pour qui le retour à une
société primitive décentralisée représentait une dange-
reuse utopie. Ceux-là préféraient conserver l’administration
bureaucratique existante, qu’ils se faisaient forts de contrôler
en substituant aux partis politiques u n parti unique e t en se
1. Notamment lea généraux Araki e t Mszaki.
60 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

subordonnant plus étroitement les milieux industriels et les


fonctionnaires de la Cour. Ils prétendaient parvenir à ce b u t
par étapes, sans coups d’État violents, tout en profitant des
attentats commis par le Kodo-Ha, qui éliminaient leurs
adversaires déclarés e t terrorisaient les autres l.
Sur le plan de la politique étrangère, le Kodo-Ha, obsédé
par l’éventualité d’une guerre avec 1’U. R. S. S., considérait
l’occupation de la Mandchourie comme le préambule d’un
nouveau conflit russo-japonais. Ses regards étaient tendus
vers la Mongolie et la Sibérie orientale. C’est pourquoi les
projets d‘avance japonaise en Chine, au sud de la Grande
Muraille, ne l’intéressaient pas. I1 était partisan du (( Nor-
thern Thrust, )) ou coup d’épée vers le nord.
E n revanche, le Tosei-Ha estimait plus sage d’entretenir
de bonnes relations avec 1’U. R. S. S. et, après s’être soli-
dement implanté en Mandchourie, de faire de la Chine le
terrain principal de l’expansion nippone. I1 était partisan
du (( Southern Thrust »,ou coup d’épée vers le sud. Selon que
l’un ou l’autre l’emporterait, tout l’avenir du Japon s’enga-
gerait dans une voie différente ...
Ces deux groupes, de force à peu près égale, se tenaient
en respect. C’est pourtant de leur rivalité qu’allait naître
le coup d’État du 26 février 1936, qui devait donner à la
politique japonaise son orientation définitive ...
* *
Au matin d u 11 août 1935, le lieutenant-colonel Saburo
Aizawa de la garnison de Fukuyama, se rend à Tokyo, au
ministère de la Guerre. I1 entre dans le bureau du général
Nagata, le directeur des Affaires générales 2, l’abat d’un
coup de sabre et tranche la tête du colonel de gendarmerie
qui se trouve à ses côtés. Malgré le bruit de la bagarre, aucun
des secrétaires qui travaillent dans la pièce attenante n’inter-
vient. Conformément à la tradition samouraï, Aizawa essuie
la lame de son sabre sur les vêtements de sa victime, avant
de le remettre au fourreau. Puis il rentre à son domicile où

1. Parmi les principaux tenants du Tosei-Ha, on comptait les généraux Minami,


Matsui, Itagaki, Tôjô, Tatekawa, Watanabe e t Nagata.
2. Ce poste était u n des plus importants d u ministère. La chef d u service des
Affaires générales n’était pas seulement chargé des nominations e t des promo-
tions. I1 avait l a haute main sur l’administration d e l’aimée.
LE MONDE E N 1937 61
il se prépare à regagner Fukuyama. Quelques instants plus
tard, la police vient l’arrêter.
(( Encore un attentat de plus! 1) se disent les habitants

de Tokyo,, en ouvrant leur journal le lendemain matin. Mais


ils n’y prêtent guère attention, tan t le fait est coutumier.
N’est-ce pas le trentième assassinat depuis le début de l’an-
née? Jamais ce genre de crime n’a eu de suites judiciaires.
Il en sera de même cette fois-ci. L’affaire sera classée et on
n’en parlera plus ...
Les Japonais se trompent. Cette affaire n’est pas comme
les autres. Le général Nagata était un des chefs de file du
Tosei-Ha. I1 venait de destituer le général Mazaki, de la ten-
dance adverse l. Son meurtrier était intervenu pour venger
cet affront. C’est la première fois que les deux (( écoles )) en
viennent a ux mains. Pour Ie Tosei-Ha, le meurtre du général
Nagata équivaut à une déclaration de guerre. I1 exige que le
colonel Aizawa soit traduit en justice et sévèrement châtié.
L’amiral Okada, Premier ministre, le baron Ikki, Président
du Conseil privé, et la plupart des membres du Cabinet civil
soutiennent le même point de vue. Ils affirment qu’il faut
faire un exemple, si l’on veut endiguer la vague mon-
tante du terrorisme. Fait sans précédent : l’armée autorise
l’intrusion de la politique dans un procès public qui la
concerne.
Les débats s’ouvrent au début de décembre 2. Les tenants
du Kodo-Ha savent que ce qui se joue dans l’enceinte du
tribunal, n’est pas simplement le sort d’un de leurs cama-
rades : c’est l’avenir de leur faction. Ils se rangent comme
un seul homme derrière l’inculpé, lui fournissent des avo-
cats et s’efforcent de gagner du temps. Aizawa en profite
pour faire un certain nombre de déclarations retentissantes.
- Sa Majesté l’Empereur est le Dieu vivant qui règne sur
l’univers! s’écrie-t-il de son box d’accusé. Le b u t de l’exis-
tence est de grandir en accord avec les désirs du Dieu-
Empere.ur. Le monde d’aujourd’hui est détruit par les forces
qui s’y opposent : le capitalisme, le communisme, l’athéisme
1. L’argument invoqué par le général Nagata pour justifier ce limogeage était
que le général Masaki encourageait l‘agitation des jeunes o f b i e n extrémistes
dont il était l‘idole, e t que son maintien à la tête de l’Inspection générale de
l‘Instruction militaire était nuisible à la discipline d e l’armée.
2. II semble que des influences occultes se soient exercées sur les magistrats,
pour provoquer I’arreit d e l’instruction. Interrompue à plusieurs reprises, le gou-
vernement était intervenu chaque fois pour la faire reprendre.
62 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

et l’anarchie! Nous autres, défenseurs du Saint-Empire japo-


nais, devons considérer comme notre devoir de délivrer le
monde de ces fléaux, en accord avec le désir sacré de 1’Empe-
reur!
- J e demande à la Cour d’écouter attentivement les
paroles de mon client! renchérit l’avocat d’bïzawa. C’est un
grand patriote. Son acte est sans doute grave. Mais il importe
moins que les motifs qui l’ont inspiré ...
- J’ai fini par me rendre compte, poursuit Aïzawa, que
ceux qui approchaient le trône étouffaient les désirs de
l’Empereur, et que certains généraux n’agissaient que dans
leur propre intérêt. Lorsque j’ai vu ces choses horribles,
l’enseignement que j’ai reçu dans ma jeunesse s’est ranimé
en moi. J e me suis alors souvenu que tous les Japonais
devaient être prêts à sacrifier leur vie à l’Empereur. J’ai
compris alors qu’il fallait agir et que nous devions res-
taurer aujourd’hui la puissance de l’Empereur, comme les
patriotes d’hier ont restauré celle de l’Empereur Meiji. Ce
sera la restauration de Showa l!
Un tonnerre d’applaudissements répond à ces paroles.
Déconcertée, la Cour s’ajourne pour examiner ce qu’il y a
lieu de faire.
Aizawa voit ses déclarations reproduites dans tous les
journaux du lendemain. Ses avocats sont submergés de
lettres de félicitations. I1 est clair que l’opinion publique
le considère comme un héros. Déjà le bruit circule qu’il ne
sera condamné qu’à une peine de principe, qui ne sera jamais
appliquée. ..
Pour les tenants du Tosei-Ha, comme pour le gouverne-
ment, cette réaction de l’opinion est une surprise complète.
Ne pouvant supporter la perspective d’un échec, le Cabi-
net enjoint aux magistrats de reprendre l’interrogatoire e t
d e le mener tambour battant jusqu’au verdict final.
Lorsque les débats reprennent, en février 1936, le vent a
tourné. Les actions d u Kodo-Ha sont en baisse. Des élec-
tions récentes ont infligé une défaite sévère au Parti Seyukaï,
favorable à l’armée. Celui-ci a perdu quatre-vingt-treize sièges
au bénéfice du Parti Minseito. Ce renversement de la majorité
au sein du Parlement incite les Libéraux à relever la tête.
Aïzawa qui se voyait déjà libre et porté en triomphe,
1. Cf. Gary GORDON,op. cit., p. 99-100.Sur le sens mystique du mot Showa,
voir plus haut, p. 52, note 1.
LE M O N D E E N 1937 63
comprend qu’il n’a plus guère de chances d’échapper au
bourreau. A la fin de l’audience du 25 février, ses avocats font
appel au témoignage du général Mazaki. N’est-ce pas pour
venger sa disgrâce qu’hïzawa a abattu le général Nagata?
N’a-t-il rien à dire en faveur de l’inculpé?
Mais arrivé à la barre, le général Mazaki toise la Cour
d’un air hautain et refuse de répondre aux questions qu’on
lui pose.
Alors, sentant son client perdu, l’avocat d’Aizawa s’écrie
sur un ton pathétique :
- J’adjure la Cour de comprendre l’esprit dans lequel a
agi l’accusé! Car si elle ne le comprend pas, il y aura un
deuxième, puis un troisième, puis un quatrième Aizawa
... autant qu’il en faudra jusqu’à ce que le dernier réussisse!
- J e somme la défense de retirer ces paroles! rugit le
Président. De pareilles menaces sont un outrage à 1’Em-
pereur !
- Ce ne sont pas des menaces. C’est un avertissement!
rétorque l’avocat.
Affolé, le Président lève la séance au milieu d’un vacarme
indescriptible.. .
+ *
Le lendemain, 26 février, avant le lever d u jour, 1.480 offi-
ciers, sous-officiers et soldats du 3e régiment de la Garde
impériale se soulèvent. Les hommes,- qui représentent un
dixième de la garnison de Tokyo, descendent de leurs dor-
toirs e t se rassemblent dans la cour. Ils sont en tenue de
campagne e t portent leur armement de combat.
Intrigué par ce bruit, u n colonel de la Garde se précipite
dans la cour e t leur demande des explications. I1 se heurte au
capitaine Nonaka qui a donné le signal de l’insurrection.
- Vous rendriez le plus grand service à l’Empire en ren-
trant chez vous, plutôt que de vous opposer à une mission
sacrée! lui déclare Nonaka.
Furieux, le colonel lève le poing pour frapper le rebelle.
Nonaka recule d’un pas et dégaine son sabre. Le colonel
crie aux soldats d’arrêter le capitaine. Aucun soldat ne bouge.
Blême e t tremblant de colère, le colonel rentre chez lui
et se suicide devant le portrait de l’Empereur, pour expier
son incapacité à maîtriser la rébellion.
Nonaka, suivi de sa troupe, se rend à l’hôtel Sanno où
64 HISTOIRE DE L ' A R M ~ ~ EALLEMANDE

il installe son Quartier Général. Puis il forme u n certain


nombre de détachements qu'il charge de s'emparer des
principaux bâtiments publics. Trois cents soldats envahissent
le Q . G. de la police, en passant par les douves du Palais
impérial. Un autre groupe prend possession du Palais du
Parlement. Le nouveau ministère de la Guerre est également
occupé, tandis qu'une vingtaine de commandos se rendent
aux domiciles des personnalités politiques réputées hostiles
aux thèses du Kodo-Ha.
Lorsque l'aube se lève, des pelotons d'hommes casqués,
accroupis derrière leurs mitrailleuses, occupent tout le centre
de la ville et cernent le Palais impérial.
Une petite neige fine tombe sur Tokyo, e t les Japonais
sont stupéfaits d'entendre le communiqué suivant, diffusé
par la radio d'0saka :
(( A 5 heures ce matin, un groupe de jeunes officiers a tenté un

coup d'État. Ils ont attaqué les chefs d u gouvernement à leurs


résidences privées. Ils se sont d'abord rendus chez l'amiral Okada,
Premier ministre, dont ils ont tué le beau-frère, le colonel e n
retraite Donzo M a t s u i ensuite chez l'amiral vicomte Saïto,
qui a également été tué. Les mutins se sont alors rendus chez le
général W a t a n abé, inspecteur général des Services de l'Instruc-
tion militaire 2,.qui, l u i aussi, a été assassiné. O n ignore le sort
d u comte Makrno, qui se trouvait e n villégiature à A t a m i , à
proximité de Tokyo.
(( Les rebelles ont ensuite attaqué chez lui l'amiral S u z u k i , grand

chambellan et l'ont grièvement blessé S.


u M . Takahashi, ministre des Finances, a été blessé4.
u Enfin, les mutins ont envahi les bureaux du journal Asahi
Shimbun.
(c Nous apprenons à la dernière minute que M . Takahashi est
mort des suites de ses blessures 5. n

Pour répondre h ce communiqué, le capitaine Nonaka fait


publier un manifeste dans lequel il énumère les raisons qui
l'ont poussé à déclencher l'insurrection :
1. L'amiral Okada réussit à échapper aux meurtriers qui ont fait irruption
chez lui, en se cachant dans un grenier et en se faisant passer pour mort. Un autre
cadavre que le sien sera enterré à sa place.
2. Où il a succédé au général Mazaki.
3. L'amiral Suzuki ne doit la vie qu'au courage de sa femme qui s'est précipitée
sur les meurtriers et les a empêchés de lui porter le coup de grâce.
4. M. Takahashi s'était rendu particulièrement impopulaire dans l'armée par
son refus constant d'augmenter les crédits militaires.
.5. Les Archivas contemporaines, sysïèrne Kecsing, no 245, p. 1961, A.
LE MONDE E N 1937 65
u La tâche impériale échouera, déclare-t-il, à moins que noua ne
prenions les dispositions nécessaires à la sauvegarde du pays.
Nous ne pouvons le faire qu’en liquidant tous ceux qui s’opposent
à la restauration Showa ...
(( Nous considérons comme un devoir sacré d’éliminer l’influence

pernicieuse qui entoure le trône et de détruire le groupe de poli-


ticiens tarés qui tiennent l’Empereur sous leur coupe.
(( Que les d i e m nous bénissent et nous aident dans notre action

pour sauver notre glorieux pays de la catastrophe qui le guettel. u

Cet appel vaut au capitaine Nonaka le ralliement des


l e r et3e régiments d’infanterie, ainsi que du 7e régiment
d’artillerie de campagne. Vers 16 heures presque toute la
garnison de Tokyo s’est jointe au soulèvement.
A la tombée du jour, la capitale est paralysée par les
patrouilles qui parcourent les rues. La circulation des voi-
tures est interdite. Des réseaux de barbelés s’étirent en tra-
vers des avenues principales et autour des bâtiments publics.
Des sentinelles en armes gardent les issues des ministères.
E t dans ces heures dramatiques, le Japon n’a plus de gou-
vernement, car la plupart de ses membres ont été exécutés.
Le lendemain, 27 février, la situation s’aggrave. Les
rebelles, qui occupent tout le centre de la ville, tiennent le
quartier des ministères sous le feu de leurs canons. Pourtant
le calme règne. Un calme insolite, pesant, qui semble pré-
sager quelque cataclysme.
M. Tom0 Goto, ministre de l’Intérieur -un des rares digni-
taires qui aient échappé aux exécutions de la veille -a assumé
les fonctions de Premier ministre, en attendant qu’on puisse
former un nouveau Cabinet. D’accord avec le général Kishii,
gouverneur militaire de Tokyo, il a fait proclamer la loi mar-
tiale et l’état de (( gravité exceptionnelle D. Puis, il a rameuté
les éléments de la garnison restés fidèles au gouvernement,
notamment la l r e division de dépôt, qui prend position en
tenue de combat, face aux mutins. Durant la nuit, d’autres
unités loyalistes viennent la renforcer, notamment des déta-
chements de la marine, rendus furieux parl’attentat perpétré
contre l’amiral Okada 2.
Le 28, Tokyo ressemble au cratère d’un volcan. Au centre

1. Cf. Gary GORDON, op. c i f . , p. 103.


2. A ce moment, on croyait encore que le Premier ministre était mort. I1 y
avait également deux autres amiraux sur la liste des a personnalités A abattre D
dressée par Nonaka.
IV 5
66 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ ALLEMANDE

se trouve le Palais impérial avec l’Empereur et ses conseil-


lers. Ils sont cernés par les insurgés, eux-mêmes encerclés
par les forces loyalistes. Celles-ci se composent de comman-
dos de la marine et de bataillons d’infanterie, amenés par
camions de garnisons extérieures.
Pour un observateur étranger, la situation est incompré-
hensible. Les fusils sont chargés; les mitrailleuses en position.
,La tension des esprits atteint son paroxysme. Et pourtant,
pas un coup de feu n’est tiré. Les rebelles restent l’arme
au pied. Ils se contentent de monter une garde silencieuse
autour du Palais impérial.
Les conseillers civils de l’Empereur l’adjurent d’employer
la manière forte, même si l’affaire doit seterminer par un bain
de sang. Le ministre de la Marine - violemment hostile
au Kodo-Ha - partage ce point de vue. I1 sait que la
majeure partie des forces loyalistes est constituée par des
matelots qui lui obéiront aveuglément et se déclare en
mesure d’écraser les mutins, dès que Sa Majesté en donnera
l’ordre. Déjà la population civile a été priée d’évacuer les
quartiers occupés par les insurgés. Le bombardement peut
commencer d’un moment à l’autre.
Mais au dernier instant, le général Kishii, gouverneur mili-
taire de Tokyo, s’y oppose. Il n’admet pas que la marine
intervienne dans ce qui n’est, après tout, qu’un conflit
(( intérieur )) de l’armée. C’est à l’armée elle-même de régler

cette affaire. Cependant, lorsqu’il veut passer a u x actes, il se


heurte à son tour au refus du général Hayashi, ministre de la
Guerre. Bien que contrôlant 90 des forces armées de la
métropole, Hayashi craint qu’au premier coup de feu,
l’unité de l’armée soit irrémédiablement brisée. Qu’arri-
verait-il si l’armée de Mandchourie se solidarisait avec les
rebelles et prenait position contre les forces de la métropole?
Ce serait le début d’une guerre civile, telle que le Japon
n’en a encore jamais connue.
- I1 est impensable, déclare-t-il d’une voix grave, que
l’armée tire sur ses propres soldats, et de plus sur des soldats
dont le seul crime est l’amour qu’ils portent à l’Empereur!
1. La marine était opposée aux théses du Koào-Ha et au a coup d’épée vers
I.
le nord Si l’Armée se couvrait de gloire dans ses opérations purement terrestres
en Mongolie et en Sibérie orientale, la Marine n’y jouerait aucun rôle e t serait
r8léguée par la suite dans une position subalterne. Le I( coup d’épée I vers le sud
l’intéressait bien davantage par l’importance qu’y prendraient les opérations
aéro-navales.
LE MONDE E N 1937 67
Ne sachant plus que faire, M. Goto s’adresse directement
aux mutins :
-Au nom de l’Empereur, leur dit-il, je vous somme
de vous disperser!
Tremblant de rage, le capitaine Nonaka lui crache à la
figure :
- C’est là une ruse digne d’un malhonnête homme qui
cherche à usurper les droits d u trône! Nous seuls parlons ici
a u nom de l’Empereur! Notre action n’a pas d’autre but que
d’accroître son pouvoir en éliminant les éléments sinistres qui
gravitent autour de lui!
Quant à l’Empereur lui-même,. jamais il n’a été placé
dans une situation aussi dramatique. Entouré d’hommes
qui invoquent tous leur loyalisme envers sa personne, il est
soumis à une série de pressions et de conire-pressions into-
lérables. Tous les antagonismes, toutes les crises qui cou-
vaient au fond de la vie japonaise depuis la restauration
Meiji semblent éclater en même temps : conflit entre les
civils et les militaires, entre la marine et l’armée, entre par-
tisans du K o d o - H a et du T o s e i - H a , entre les divisions
de Mandchourie et les unités de la métropole ... A la pre-
mière explosion, l’Empire du Soleil-Levant va-t-il voler
en éclats? Il sait que la majorité des officiers partage les
opinions du capitaine Nonaka. Que lui reste-t-il à faire, dans
des conditions pareilles, sinon à négocier? Renonçant à
employer la manière forte, il invite les insurgés à envoyer
une délégation au Palais impérial. Une commission de
généraux, désignée par lui, examinera leurs revendications
et se mettra d’accord avec eux sur les conditions auxquelles
ils pourront déposer les armes...
A l’aube du 29 février, une petite procession d’officiers
rebelles émerge de la brume et franchit les douves du Palais
impérial. Ils sont reçus par le gouverneur militaire de
Tokyo, qui les invite à lui exposer les raisons pour lesquelles
ils ont déclenché ce coup de force.
Mais les insurgés sont eux aussi dans une situation inte-
nable. Leur but est d’amener l’Empereur à se séparer de son
entourage e t à charger les militaires (( d’appliquer une poli-
tique à la fois énergique et claire )). Mais l’idée de le détrôner
ne les emeure même pas. Ils ne font rien pour s’emparer eux-
mêmes du pouvoir, ni pour constituer u n gouvernement de
68 HISTOIRE DE L’ARM$E ALLEMANDE

leur choix1. Ils savent qu’ils ne sont pas assez nombreux


pour l’emporter par les armes. Leur épreuve de volonté est
arrivée à sa limite :un seul pas de plus, et tout serait compro-
mis ...
C’est dans cette atmosphère tendue à l’extrême que
s’ouvrent les pourparlers. Ils durent pendantplusieurs heures,
sans que les deux parties parviennent à se mettre d’accord.
Finalement, l’Empereur consent à appeler des hommes nou-
veaux, pour faire une politique nouvelle. Mais lorsque les
insurgés expriment le désir de connaître leurs noms e t
mettent en avant celui du général Mazaki, l’Empereur se
cabre. I1 leur fait répondre que cette exigence est incompa-
tible avec leur propre programme : restaurer dans toute sa
plénitude la souveraineté impériale.
A 10 heures, les pourparlers sont rompus. Le capitaine
Nonaka regagne son Quartier Général. A 11heures, le géné-
ral Kishii lui envoie un ultimatum, annonçant que si les
rebelles persistent dans leur insubordination, ils seront consi-
dérés comme des traîtres et qu’à midi, les troupes gouver-
nementales ouvriront le feu.
Cette note sème la consternation au Quartier Général de
Nonaka.
- Notre but est atteint, déclarent la plupart des jeunes
officiers, puisque l’Empereur a promis de faire une politique
nouvelle avec des hommes nouveaux. Nous n’avons pas le
droit de suspecter sa parole. Poursuivre l’insurrection serait
un sacrilège ...
Pendant que des débats orageux se poursuivent à l’hôtel
Sanno, le général Kishii fait diffuser la proclamation sui-
vante :

a: Il n’est pas encore trop tard pour rejoindre vos postes. Ceux
qui continueront à résister seront fusillés. Vos familles pleurent
parce que vous voulez devenir des traîtres! 1)

Du coup, des groupes importants de soldats commencent


à se désolidariser de leurs chefs.A 15 heures, l’ensemble des
insurgés a déposé les armes. Le capitaine Nonaka se suicide
dans son bureau de l’hôtel Sanno. Une vingtaine de jeunes
officiers suivent son exemple. Ils se donnent volontairement
1. Ce fait a beaucoup frappé certains chargés d’affaires étrangers qui l’ont
signal6 dans leurs télégrammes à leurs gouvernements respectifs.
LE MONDE EN 1937 69
la mort (( pour expier leur acte d’indiscipline et sceller de
leur sang les promesses de l’Empereur n.
A la fin de la journée tout est rentré dans l’ordre.
t
* *
Le coup de force du 26 février 1936 représente une victoire
éclatante pour l’armée. Mais jamais victoire n’aura été aussi
inextricablement mêlée à la défaite. A dater de ce moment,
ce seront les généraux qui exerceront le pouvoir. Les civils du
Cabinet ne feront qu’exécuter leurs volontés. Mais l’insur-
rection a porté un coup fatal au Kodo-Ha. Elle l’a discrédité
pour longtemps dans l’opinion publique. Tous les postes de
commandement seront confiés par l’Empereur au x tenants
du Tosei-Ha. C’est lui, en fin de compte, qui triomphe sur
toute la ligne.
Un nouveau gouvernement se constitue le 9 mars sous la
présidence de M. Hirota Ses maîtres véritables sont le
général Teraushi, ministre de la Guerre, et l’amiral Nagano,
ministre de la Marine.
Les principaux chefs de la rébellion sont traduits devant
une cour martiale et sévèrement châtiés. 13 officiers et civils
sont condamnés à mort. Ils mourront tous en criant : Ban-
zai’! Vive l’Empereur! )) 5 officiers sont condamnés à la pri-
son à perpétuité. 1 officier, 17 sous-oficiers et 6 civils à des
peines allant de deux à quinze ans de fopteresse, 27 sous-
officiers et soldats à des emprisonnements allant de dix-huit
mois à deux ans, E n même temps que sa propre démission,
le général Hayashi, ancien ministre de la Guerre, remet à
l’Empereur la démission des autres membres du Conseil supé-
rieur de la Guerre, notamment celles des généraux Araki,
Mazaki, Abé, Nishi et Uyeda, (( ceux-ci voulant partager la
responsabilité des événements du 26 février ». Le colonel
Aizawa, dont les déclarations retentissantes ont été à l’ori-
gine de toute l’affaire, est jugé à huis clos et promptement
exécuté. Tous ces militaires sont remplacés par des tenants
du Tosei-Ha. C’est alors que l’on voit apparaître au premier
plan le général Hideki Tojo, à qui tous prédisent un grand
avenir. Ce sera le futur Premier ministre de la Deuxième
Guerre mondiale.
1. L’amiral Okada a repris le pouvoir, au soir du 29 février. Mais ce n’est que
pour la forme, car l’Armée tout entibre est à présent contre lui.
70 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Parallèlement à cette promotion des militaires, les hommes


politiques civils s’effacent de la scène. Le baron Ikki, pré-
sident du Conseil privé, qui a toujours soutenu la thèse
selon laquelle l’Empereur n’est (( qu’un organe de la Consti-
tution »,se démet de ses fonctions. I1 n’y a plus de place
pour lui dans la politique qui se prépare.
Le 16 mars, le nouveau gouvernement fait connaître son
programme. I1 se ramène aux six points suivants :

10 Modification d u sens de la Constitution; reconnaissance de


la souveraineté absolue de l’Empereur; réaaffirmation de son carac-
tère divin;
20 M i s e a u point des relations internationales, basées sur une
politique extérieure énergique et libre, et sur le rôle d u J a p o n
comme force stabilisatrice principale e n Extrême-Orient;
30 Renforcement de l‘armée et de la marine; augmentation de
50 % d u budget de la Défense nationale;
40 Reprise e n m a i n des associations patriotiques et stabilisa-
tion de l’activité nationale;
. .50 Augmentation des impôts frappant les grands trusts indus-
triels;
60 Contrôle, p a r l‘État, des principales industries.

E n somme, les ‘jeunes officiers extrémistes ne sont pas


morts pour rien. Ils ont fini par faire triompher l’essentiel
de leurs revendications e t ont assuré la prééminence de
leur Corps au sein de l’État, - même si, à la place du
K o d o - H a , désormais écarté du pouvoir, ce sont les membres
du T o s e i - H a qui assument l’exécution de leur politique.
L’insurrection du 26 février 1936 a donc pratiquement
réussi. Elle a donné à tout le pays un choc aussi profond
que la conquête de la Mandchourie. L’Empire menaçait de
s’écrouler : le coup de force manqué a tout remis en place.
Partis à l’assaut du Dieu-Empereur, les Samouraïs ont fini
par lui imposer leur volonté. Ils l’ont obligé sinon à renvoyer
le Parlement, du moins à prendre ses distances à l’égard des
partis politiques. Balayés les antagonismes entre civils e t
militaires, entre la marine et l’armée, entre divisions en
campagne et autorités métropolitaines! L’unité de comman-
dement restaurée, la discipline rétablie, les contradictions
internes enfin surmontées, rien n’empêche plus le Japon d’al-
1. C’est la théorie des Libéraux, telle qu’elle a été formulée par le professeur
Minob4.
LE M O N D E EN 1937 71
ler de l’avant. Et parce que les leviers de commande sont
tous entre les mains des tenants du Tosei-Ha, - c’est-à-dire
des partisans du (( coup d’épée vers le sud N - la primauté
se trouve accordée à l’expansion japonaise en Chine l. Dès
lors, les généraux nippons tendent leurs regards dans cette
direction et n’attendent plus qu’une occasion pour passer aux
actes.
1. Ils ne voient pas que cette stratégie les rapproche du Pacifique, c’est-à-dire
des zones d’influence anglo-américaines, e t ne peut manquer d’accroître la tension
entre Tokyo et Washington. Le a coup d’épée vers le sud D les engage dans une
voie au terme de laquelle il y aura Pearl Harbor et Hiroshima.
VI

LA CONQUÊTE DE LA CHINE AMÈNE


LE JAPON A SE RAPPROCHER DU REICH

Cette occasion ne tarde guère. Le 7 juillet 1937, à Oan-


ping, une localité située à proximité de Pékin, une compa-
gnie japonaise de l’armée du Kouan-tung qui effectue une
manœuvre de nuit près du pont Marco-Polo, essuie des
rafales de mitrailleuse tirées par la garnison chinoise qui
occupe la ville 1. Le commandant nippon appelle aussitôt
des renforts. Puis, de sa propre autorité, il. ouvre le feu sur
la garnison chinoise et s’empare d’0an-ping après deux
jours de combats.
Le gouvernement de Nankin ordonne l’envoi de nouvelles
troupes en Chine du Nord. Mais le Japon se montre résolu à
exploiter l’incident, et même à le transformer en épreuve de
force. Par une note du 17 juillet, non seulement il s’oppose à
l’arrivée des renforts de Nankin, mais il exige le retrait de
la 29e armée chinoise, stationnée dans la province. La note
stipule en outre que le gouvernement de Nankin devra renon-
cer à intervenir (( dans tout arrangement qui pourrait être
conclu au sujet de la Chine du Nord ».
Tchang Kaï-chek répond fièrement le 19 juillet, (( qu’il ne
renoncera jamais à ses droits de souveraineté sur la Chine
du Nord 1) et refuse de retirer sa 29e armée. Du coup, le
Haut-Commandement japonais dénonce la trêve de Tangku
et annonce qu’il reprend (( sa liberté d’action D. Le 25 juillet,
1 . E n vertu d’un protocole signé à l’époque de la révolte des Boxers, le Japon
et les autres Puissances avaient obtenu du gouverncrnent chinois le droit d’en-
tretenir des troupes en certains points fixés entre Pékin et la mer. Contrairement
aux autres pays, ,qui n’avaient pas fait usage de ce droit, le Japon avait maintenu
des effectifs équivalant à une division dans la région de Pékin-Tien-tsin. (Voir
plus haut, p. lû.) C’est une de ces formations qui se trouve à Oan-ping.
2. Voir plus haut, p. 46.
LE MONDE EN 1937 73
par un nouvel ultimatum, il exige que toutes les troupes
clîinoises évacuent la région de Pékin dans un délai de vingt-
quatre heures. N’ayant pas reçu satisfaction l, il engage les
hostilités le 26, sans déclaration de guerre préalable z. Qua-
rante-huit heures plus tard, Pékin tombe aux mains de l’ar-
mée du Kouan-tung, commandée par le général Tojo (8 juil-
let).
Alors, les armées japonaises déferlent comme une trombe
sur le corps de la Chine. Les opérations se déroulent avec une
rapidité fulgurante, car 1’Etat-Major nippon veut placer
l’occident devant le fait accompli. En novembre, l’offensive
japonaise traverse de part en part les provinces du Ho-pei
et du Honan e t s’étend le long de la voie ferrée du Chan-si,
jusqu’à Tai-Yan-Fou 3.
Simultanément (25 octobre) u n corps expéditionnaire
nippon est débarqué à Shanghaï. I1 s’empare le 27 octobre
de la ville chinoise. Le 30 novembre, les troupes du Kuo-
Min-Tang commandées par Tchang Kaï-chek, battent en
retraite e t tentent de défendre Nankin, mais la ville succombe
le 14 décembre. E n même temps, la lutte commence dans
la province du Shantung, oii les Chinois ont saccagé les
établissements japonais. Le 10 janvier 1938, le com-
mandement nippon fait débarquer des troupes à Tsing-tao,
tandis que l’armée de Pékin franchit le fleuve Jaune et
occupe Tsi-nan. Le gouvernement de Tchang Kaï-chek se
replie sur Han-kéou.
Durant la campagne de 1938, Han-kéou - le nouveau
siège du gouvernement national chinois - est le principal
objectif de l’offensive japonaise. La ville tombe entre leurs
mains à la fin d’octobre. Le 21 du même mois, c’est au tour
de Canton. Le gouvernement de Tchang Kaï-chek se réfugie
à Tchung-king.
L’année suivante, les armées nippones élargissent leur
zone d’occupation sur le littoral de la Chine du Sud, dans
la province de Kiang-si ainsi qu’au sud de la moyenne vallée
du Yang-tsé; en Chine du Nord, elles pénètrent profondé-
ment dans le Chang-si 4.
1. Une telle exigence était techniquement irréalisable dans un délai aussi bref.
2. a L’attaque surprise I est la tactique coutumière des Japonais. Ils l’ont déjà
employée en 1894 contre les Chinois, en 1904 contre les Russes et en 1914 contre
les Allemands. Ils en feront de même en 1941 contre les États-Gnis.
3. Voir la carte I, p. 40-41.
4. Peut-être pour préparer une offensive dans la direction de Sian et de Liang-
74 HISTOIRE DE L’ARMSE
ALLEMANDE

Lorsque le mouvement s’arrête enfin, les Japonais occupent


toute la Chine du Nord jusqu’au coude d u fleuve Jaune,
la vallée du Yang-tsé jusqu’à I-Chang e t la zone littorale de
la Chine du Sud. Ils se sont emparés de 2 millions de kilo-
mètres carrés, soit un cinquième du territoire chinois l.
Les régions qu’ils contrôlent sont les plus importantes pour
l’activité économique du pays et aussi les plus peuplées,
puisqu’elles contiennent 200 millions d’habitants, c’est-
à-dire 42 yode la population totale 2.
A vrai dire, l’invasion s’enlise, plus qu’elle ne s’arrête.
Pour ne pas se dissoudre dans l’immensité chinoise, les
armées japonaises doivent se contenter, pour l’instant, de
tenir les villes principales, les lignes de chemin de fer e t le
cours des fleuves. La conquête des campagnes est remise à
plus t a r d S...
t
* *
Jusque-là Roosevelt est demeuré silencieux. Mais ce nou-
veau bond en avant des armées nippones le fait sortir de
ses gonds. Le 5 octobre 1937, il a prononcé à Chicago u n dis-
cours dans lequel il a donné libre cours à son indignation e t
a évoqué la possibilité d’une nouvelle guerre mondiale :
K Des peuples et des États innocents, s’écrie-t-il, sont cruel-
lement sacrifiés à un désir avide de puissance et de supréma-
tie qui ne tient aucun compte de la justice ... Si de telles choses
peuvent se passer dans d’autres parties du monde, nul ne doit
s’imaginer que l’Amérique sera épargnée, qu’elle peut s’at-
tendre à la clémence, que notre hémisphère occidental ne sera
pas attaqué et qu’il pourra continuer à mener une vie tran-
quille et paisible... Les nations qui aiment la paix doivent
s’unir pour se défendre contre ces violations des traités et ce
mépris des plus nobles instincts humains. Ils créent aujour-
d’hui un état d’anarchie et d’instabilité internationales aux-
quelles on ne saurait échapper ni par l’isolement ni par la
neutralité ... La paix, la liberté et la sécurité de 90 yo de la
population du globe sont menacées par les 10 % qui sont sur
tchéou par où passent les envois de matériel de guerre, expédiés à la Chine par
YU. R. S. S.
I.Compte non tenu de la Corée et du Mandchoukouo.
2. Les territoires conquis par les Japonais comprennent Pékin (4 millions d’ha-
bitants), Shanghai (6.900.000), Nankin (l.ZOO.OOO), Tien-bin (3.300.000) et une
dizaine de villes de près de 1 million d’habitants.
3. Elle ne sera pas encore terminée en 1945. (Cf. TOGO,op. ci:., p. 29.)
LE MONDE E N 1937 75
le point d’anéantir t o u t ordre international et toute équité.
Quand une maladie physiologique commence à se répandre de
façon épidémique, la collectivité doit s’associer pour mettre
les malades en quarantaine, afin de préserver la collectivité
de la contagion. 1)
C’est la première fois que le Président des Êtats-Unis
invite les neuf dixièmes de la population du globe à s’unir
pour mettre en quarantaine le dixième (( qui est sur le point
d’anéantir tout ordre international ». Aussi son discours
sonne-t-il, aux oreilles les moins averties, comme le pre-
mier coup de clairon d’un conflit approchant l.
(( Comment Roosevelt peut-il raisonner de la sorte? ))
se demande-t-on à Berlin, à Rome et à Tokyo. (( E n quoi
la volonté de l’Allemagne de briser les chaînes du traité
de Versailles, la lutte de l’Italie pour se tailler u n empire
en Afrique e t les efforts du Japon pour former sous son
égide une grande Fédération en Extrême-Orient menacent-ils
l’avenir des citoyens américains? Le chef de la Maison-
Blanche est-il sincère lorsqu’il parle ainsi, ou cherche-t-il
un dérivatif à ses difficultés intérieures 2 ? E t s’il est sin-
cère, comment peut-il classer 1’U. R. S. S. - dont le b u t
1. Le 3 janvier 1936, le Président Roosevelt avait déjà adressé u n message
au Congrés, dans lequel il avait sermonné r les chefs nationaux, auxquels manque
la patience nécessaire pour atteindre des objectifs raisonnables e t légitimes par
des négociations pacifiques ou par un appel aux instincts plus nobles de la justice
mondiale n. Comme le remarque Tansill, le Président était parfaitement conscient
du fait qu’aucune des injustices du traité d e Versailles ne serait jamais rectifiée
par Ia-Société des Nations. I1 savait que ce qu’il disait d é t a i t R que du verbiage P
(sonorous nonsenae). Ce qui ne l’empêchera pas de poursuivre son rôle de u pré-
dicateur pour nations errantes D en les fustigeant dans les termes suivants : I L‘AI-
lemagne, l’Italie e t le Japon ... sont retournés a la vieille croyance en la loi du
sabre, e t à la conception fantastique qu’ils ont - e t eux seuls! - une mission
...
à remplir J e reconnais volontiers que les mots que j’ai employés à dessein ne
seront bien accueillis chez aucune nation qui a choisi de suivre cette voie, en
croyant y trouver chaussure à son pied. n (Peace and W a r :United Stales Foreign
Policy, 1931-1941,p. 304-307. Cité p a r TANSILL, O p . cit., p. 152.)
2. Certains auteurs, notamment Giselher Wirsing, affirment que Roosevelt
cherchait une diversion extérieure pour camoufler l’échec retentissant du New
Deal e t l’ampleur d e la crise économique qui sévissait aux États-Unis. I1 était,
écrit-il, à la recherche d’un ennemi. n
Tansill, pour sa part, estime que le Président des Etats-Unis aurait prononcé
le même discours, si la situation intérieure avait été normale. Mais il n’en signale
pas moins qu’entre août e t décembre 1937,à l’époque où l’Allemagne avait à peu
prés résorbé son chômage, l a production industrielle américaine avait baissé de
27 %; que durant les derniers quatre mois de l’année, 850.000 ouvriers de plus
avaient été mis au chômage e t que le passage de la prospérité à la dépression
était I( le plus dur que le pays ait jamais connu dans un laps d e temps aussi court r.
(TANGILL, op. ci;., p. 380. Chiffres cités d’aprhs The United Stalas in World Aflairs,
1937, p. 90.)
76 HISTOIRE DE L’ARMÉE. ALLEMANDE

avoué est la révolution mondiale - parmi les garants de la


paix, de la liberté et de la sécurité internationale? 1)
Roosevelt n’est d’ailleurs pas approuvé par tous ses
concitoyens. Beaucoup d’entre eux sont alarmés par le ton
belliqueux de son discours Pourtant, lorsque M. Dieck-
hoff, ambassadeur du Reich à Washington, demande au
Département d’État (( qui le Président a voulu viser dans
son discours de quarantaine »,.on lui répond sans hésiter
(( qu’il s’agit plus particulièrement. du Japon, mais que les

autres pays expansionnistes feraient bien de méditer sur le


sens de cet avertissement ».
Transmise à Tokyo, cette réponse n’est évidemment pas
de nature à y calmer les esprits. Les dirigeants nippons y
voient une aggravation de l’hostilité américaine.
-Vous avez tort de nous clouer au pilori, a prévenu
M. Matsuoka, lors de son départ de la. Société des Nations,
car les pays que vous mettez ainsi au ban de votre orga-
nisation auront tendance & former une communauté de
réprouvés. N’ayant plus rien à perdre et convaincus qu’ils
n’obtiendront jamais rien par voie de négociations, ils n’en
seront que plus enclins à réaliser leurs aspirations par les
armes...
Ces craintes, comme on le verra, ne sont que trop
justifiées.
*
* *
Mais l’Amérique, sûre de son bon droit, n’en est que plus
résolue à poursuivre l’isolement du Japon. Puisque la poli-
tique de (( non-reconnaissance )) n’a donné aucun résultat,
elle passe à la politique du (( cordon sanitaire ». Elle invite
sept des pays signataires du traité des (( Neuf Puissances ))
à se réunir pour signifier au gouvernement de Tokyo (( que
son action est incompatible avec les règles qui régissent les
relations internationales et équivaut à une violation du Pacte
Briand-Kellogg n. Les dirigeants chinois et américains
1. C’est ainsi que le Chicago Tribune, exprimant l’inquiétude d’une partie de
l’opinion américaine, écrira le 6 octobre 1937 : u La politique de M. Roosevelt
ne nous rapproche-t-elle pas du jour où lui non plus n’aura plus d’autre choix
que le recoups aux armes? AI (Cité par TANSILL, o p . cit., p. 383.)
2. C’est-A-dire la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, la Hollande, la Belgique,
le Portugal et la Chine.
3. Le 16 novembre, le ministre des Affaires etrangères du Japon fait savoir 8.
bl. Grew u qu’aux yeux du public japonais, les États-Unis, qui ont pris une part
prépondérante dans la convocation de la Conférence e t dans la fixation de son
LE M O N D E EN 1937 77
espèrent parvenir ainsi à une nouvelle condamnation du
Japon, qui permettra enfin de lui appliquer des sanctions.
La Conférence siège à Bruxelles du 3 au 24 novembre 1937.
Mais malgré les pressions exercées par le Département d’État,
les Puissances ne peuvent se mettre d’accord sur une ligne de
conduite commune. L’Italie,mise en accusation à Genève pour
sa campagne contre l’Abyssinie, montre peu d’empressement
à jouer le rôle de procureur. La Hollande et le Portugal
n’ont aucune envie de s’engager sur le sentier de la guerre.
La Belgique encore moins, qui vient de proclamer sa neu-
tralité. La France redoute qu’un conflit, éclatant inopportu-
nément en Extrême-Orient, ne détourne l’Angleterre du
problème allemand l. Bref, la résolution finale est rédigée
en termes si vagues que, tout en étant une condamnation
de principe, elle n’entraîne aucune sanction à l’égard du
Japon.
* *
A Washington, les dirigeants de la Maison-Blanche ne
dissimulent pas leur dépit. A Tokyo, on respire. Mais on n’en
est pas moins anxieux pour l’avenir. On sait bien que le
Japon ne s’en tirera pas toujours à si bon compte. L’inimitié
de l’Angleterre, l’hostilité de la Russie, la condamnation de
la S. D. N., la mise en quarantaine dont le menace le Prési-
dent des États-Unis, lui font prendre la mesure de son isole-
ment. E n 1902, il avait réussi à rompre le cercle de ses enne-
mis grâce à l’alliance anglaise. Cette fois-ci il se tourne vers
l’Allemagne, comme vers la seule Puissance capable de lui
apporter un appui.
L’attaché militaire nippon à Berlin, le colonel Oshima a
déjà eu plusieurs entrevues à ce sujet avec M. von Ribben-
trop 2. Leurs entretiens ont abouti, le 25 novembre 1936, à
la signature d u Pacte anti-Komintern, aux termes duquel,
l’Allemagne et le Japon sont convenus des clauses suivantes :
ordre du jour, apparaissent comme les véritables meneum du jeu D. (Memorandum
de M. Grew, ambassadeur des États-Unis à Tokyo, le 16 novembre 1937.)
1. M. Neville Chamberlain a reconnu lui-même, au printemps de 1937, u que
l’Angleterre ne pouvait se préparer à la fois à une guerre contre le Japon et à
une guerre contre l’Allemagne I ) .(Keith FEILING, The Life of Neville Chamber-
lain, p. 253.)
2. Le fait que ce soit l’attaché militaire nippon qui ait pria les pourparlers
en main confirme le rôle primordial assumé par l’armée, depuis le coup de force
de février 1936.
78 HISTOIRE DE L ’ A R Y ~ ~ E
ALLEMANDE

ARTICLEPREMIER. - Les Hautes Parties contractantes con-


viennent de s’informer mutuellement de l’activité de l’Interna-
tionale communiste, de se consulter sur les mesures de déjense
nécessaires et d‘exécuter ces mesures e n étroite collaboration.
ART.2. -Les Hautes Parties contractantes inviteront e n com-
mun les États tiers dont la p a i x intérieure est menacée p a r
le travail de décomposition de l‘Internationale communiste, 6
prendre toutes mesures de défense dans l’esprit de cet accord, ou
bien à adhérer à celui-ci.
ART.3. - Cet accord entre e n vigueur le jour de sa signature
et aura la durée de cinq ans.
Berlin, le 25 novembre 1936, c’est-à-dire
le 25 novembre de la onzième année de
l’ère Showa.
VON RIBBENTROP,
MUSHAKOGI.

Cet accord est complété par le protocole suivant :

A l’occasion de la signature de raccord contre l’Internationale


communiste qui a eu lieu aujourd’hui, les plénipotentiaires sous-
signés sont convenus des points suivants :
a ) Les autorités des deux Parties Contractantes collaboreront
étroitement, aussi bien pour l’échange des informations sur
l‘activité de l’Internationale communiste que pour les mesures
destinées à éclairer l‘opinion et les mesures de défense contre l‘In-
ternationale communiste.
b) Les autorités compétentes des deux hautes parties contrac-
tantes prendront, dans le cadre des lois existantes, des mesures
sévères contre ceux qui exercent à l’intérieur o u à l’étranger,
directement o u indirectement, une activité e n faveur de l‘Inter-
nationale communiste o u q u i aident a u travail de décomposition
opéré par celle-ci.
c) Pour faciliter la collaboration fixée par le point A entre
les autorités compétentes des deux Hautes Parties contractantes,
une Commission permanente sera constituée. Cette Commission
étudiera les mesures ultérieures de défense nécessaires pour
combattre le travail de décomposition de l’Internationale commu-
niste. Ces mesures feront l‘objet de délibérations.
Berlin, 25 novembre 1936, c’est-à-dire
le 25 novembre de la onzième année de
l’ère Showa.
VON MUSHAKOGIl.
RIBBENTROP,
1. Texte cité d’aprbs L’Europs nouvelle documenlaire, no 72, 4 décembre 1937.
LE MO NDE EN 1937 79
I1 va sans dire que le Kremlin a éprouvé une vive appré-
hension en apprenant la signature de cet accord. Que signi-
fient les (( mesures de défense 1) auxquelles il y est fait allu-
sion e t jusqu’où s’étendent-elles? Ne faut-il pas y voir
l’amorce d’une alliance militaire, que Staline redoute par-
dessus tout, car elle obligerait l’Armée rouge à combattre
sur deux fronts? Cette perspective est devenue pour lui un
véritable cauchemar. Aussi ne se contente-t-il pas d’élever
une protestation énergique : il met en branle tous les
rouages de sa propagande pour dresser l’opinion contre ce
qu’il dénonce comme u une provocation fasciste 1). I1 fait
répandre le bruit, par ses ambassadeurs à Paris, à Londres
et i Washington que (( le Pacte anti-Komintern comporte
des clauses militaires secrètes et qu’il menace à ce titre,
non seulement 1’U. R. S. S., mais les riches empires colo-
niaux britannique et néerlandais ».
E n dépit de ces afirmations, ce traité ne comporte aucune
clause militaire2. C’est justement pour cela que Tokyo va
s’efforcer de resserrer ses liens avec Berlin, dans l’espoir de
leur donner une base plus concrète.
Depuis quelque temps déjà, M. Mushakogi, ambassadeur
du Japon à Berlin, se pIaint amèrement au ministère des
Affaires étrangères allemand (( du manque total de compré-
hension dont fait preuve le Reich, à l’égard du caractère
foncièrement anticommuniste des opérations engagées par
les Japonais contre le gouvernement de Nankin ».Durant
le premier semestre de 1937, le colonel Oshima multiplie ses
démarches auprès des autorités allemandes 4. L’insistance
avec laquelle il revient à la charge indispose d’autant plus
les dirigeants de la Wilhelmstrasse qu’elle voudrait les obliger
à opter entre le Japon et la Chine5. Or c’est là, justement,

1. Déclaraiion de l’ambassadeur de-s Soviets à Tokyo à M . Grew, ambassadeur


des États-Unis. (Cité par TANSILL, o p . c i f . , p. 157.)
2 . Ce fait a été affirmé, dès la signature du pacte, par M. von Ribbentrop et
confirmé à hi. Grew par M. Horinouchi, vice-ministre japonais des Affaires étran-
gères. Mais beaucoup d’esprits P l’époque se sont refusé à le croire. Grâce à la
publication des archives secrètes de la Wilhelmstrasse, nous savons aujourd’hui
que ces affirmations étaient conformes à la vérité.
3 . Memorandum de M . von Weimïcker relatif à un entretien avec l‘ambassadeur
du Japon, le 28 juillet 1937.
4 . Memorandum du m i n i s h e des Affaires Etrangèrss du Reich.
5 . Voulant se faire une opinion sur la situation, les chefs de la diplomatie
allemande consultent simultanément M. von Dirksen, ambassadeur du Reich à
Tokyo, et M. Trautmann, ambassadeur du Reich à Nankin (31 juillet 1937.)
Leurs réponses sont absolument contradictoires. a M. H k o t a , répond M . Dirksen,
80 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

ce qu’ils veulent éviter, car depuis la guerre russo-japonaise,


les diplomates berlinois ont toujours considéré l’amitié avec
la Chine comme une des constantes de la politique allemande
en Extrême-Orient. Contrairement aux apparences, les liens
sino-allemands n’ont pas été brisés par la défaite de 1918.
Non seulement certains industriels allemands se sont réins-
tallés au Shantung, mais après son départ de la Heereslei-
tung, le général von Seeckt a été envoyé en Chine oii il a
séjourné pendant deux ans (1933-1935). I1 en a rapporté la
conviction que le maréchal Tchang Kaï-chek se débat dans
une situation inextricable qui l’oblige à faire de temps à
autre quelques concessions aux Soviets, mais que celles-ci ne
correspondent nullement à ses convictions intimes. Sur ses
conseils, le général von Blomberg a dépêché à Nankin,
sous l’égide du général von Falkenhausen, une mission
militaire de cent officiers, pour aider le chef du Kuo-
Min-Tang à réorganiser son armée. Pourquoi l’Allemagne
renoncerait-elle à cette amitié, pour tendre la main à une
Puissance qui ne lui a jamais ménagé les marques d’hos-
tilité? Le Japon n’a-t-il pas pris position contre elle, lors
de la Première Guerre mondiale? N’est-ce pas lui qui l’a
chassée de Tsing-tao et du Shantung, qui l’a dépouillée de
ses possessions insulaires dans le Pacifique ét qui a été res-
ponsable de la fin tragique de l’escadre de l’amiral von Spee?
Si Tokyo a conservé pendant dix-neuf ans le souvenir cuisant
de son éviction du Liao-tung, Berlin n’a pas oublié non plus
l’insolence de l’ultimatum japonais de 1914. Tous ces fac-
teurs rendaient déjà très dificile un revirement de 1’Alle-
magne. Le fait que le Japon se trouve à présent en conflit
avec la Chine le rend plus difficile encore...
Mais qu’arriverait-il si la mission militaire allemande se
trouvait entraînée dans les hostilités? Ne serait-ce pas la
fin du Pacte anti-Komintern e t de tout espoir de rapproche-

a attiré mon attention sur le caractère irréfutablement anticommuniste d e


l’action japonaise. Celle-ci résulte d e l‘intensification des activités commu-
nistes en Chine, t a n t d e la part des communistes chinois que d e celles d u
Komintern et du gouvernement soviétique. (No& de M.Dirksen, Tokyo, 3 août
1937.)
- Les déclarations japonaises, répond d e son côté M. Trautmann, n e reposent
sur aucun fondement. Elles sont d e la pure propagande e t personne en Extrême-
Orient ne leur accorde le moindre crédit. Le Japon ne lutte pas contre le commu-
nisme, mais pour ses intérêts propres. En revanche, il n’est pas exclu qu’il finisse
p a r jeter les Chinois dans les bras des Communistes. D (Note de M. Trautrnann,
Pékin, ler août 1937.) C’est ce qui finira p a r arriver.
LE MONDE EN 1937 81
ment germano-nippon ? M. von Neurath, ministre des
Affaires étrangères du Reich, ne sait comment trancher ce
dilemme. D’une part, les Japonais se font de plus en plus pres-
sants; de l’autre, M. Trautmann, ambassadeur du Reich en
Chine lui assure (( que Tchang Kaï-chek a encore beaucoup
d’atouts en main, et qu’il serait urgent de convaincre les
chefs militaires comme le maréchal von Blomberg que la
victoire du Japon est loin d’être assurée ».
Afin de gagner du temps, M. von Neurath commence par
adopter une ligne politique médiane. I1 interdit tout envai
d’armes à la Chine et recommande à la mission allemande
de ne pas se départir d’une stricte neutralité. Puis, se
tournant vers les Japonais, il leur déclare que le Pacte
anti-Komintern R ne saurait s’appliquer à un conflit avec
Tchang Kaï-chek )) et cherche à les persuader que le retrait
de la mission militaire allemande ne les avantagerait nul-
lement, car les officiers de la Wehrmacht seraient immédia-
tement remplacés par des conseillers militaires soviétiques3.
Enfin, il offre sa médiation à Tokyo et à Nankin. Espérant
mettre ainsi un terme aux hostilités, il rédige un (( plan de
paix )) qu’il soumet simultanément aux deux belligérants.
(( Ces conditions sont si modérées, assure M. Dirksen, que

Tchang Kaï-chek devrait pouvoir les accepter sans perdre


la face 4. ))
Mais M. von Neurath a sous-estimé l’acuité du conflit.
Ses propositions provoquent autant d’irritation dans un
camp que dans l’autre. Le gouvernement de Tokyo les
1. C’est pourquoi le colonel Oshima insiste tout particulièrement a pour que
la mission militaire allemande en Chine ne prenne aucune part ÛUX opérations D.
(Mémorandum de la Wilhelmstrasse, 30 juillet 1937.)
2. Note de M . Trautmann au ministère des Aflaires étrangères du Reich,21 juil-
let 1937.
3. I1 y en a déjà sur place, notamment le général Vlassov. Quant au propre
fils de Tchang Kaï-chek, il poursuit ses études au Collège militaire de Moscou.
4. Note de M . Dirksen au ministère des Affaires étrangères du Reich, 3 novembre
1937. Ces conditions sont les suivantes :
l o Un Gouvernement autonome sera constitué en Mongolie intérieure, correspon-
dant au statut de la Mongolie extérieure.
20 Une wne démilitarisée sera créée en Chine du Nord, le long de la frontière du
Mandchoukouo, @qu’à u n point situé au sud de la ligne de chemin de fer reliant
Pékin à Tim-bkn.
30 Une W M démilitarisée sera dtablie à Shanghai, plus vaste que ceUe qui existait
auparavant. Elle sera placée sous le contrôle d’une force de police internationale.
40 Le Gouvernement chinois rerwncera à toute politique antijaponaise.
50 Le Japon et la Chine s’uniront pour lutter contre le communisme.
60 Les tazes douanières imposées aux produits japonais seront abaissdes.
70 Tous les biens étrangers en Chine aeront assuda d’une protection efficace.
1v 6
82 XIISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

déclare ridiculement insuffisantes, e t lorsque Mme Tchang


Kaï-chek en prend connaissance, elle croit défaillir. a Si
le gouvernement chinois les prenait en considération, assure-
t-elle, il serait immédiatement balayé par la colère d u
peuple l. D Le généralissime abonde dans le sens de son
épouse et répond à M. von Neurath par une fin de non-
recevoir. La tentative de médiation se solde par un échec.
La politique allemande en Extrême-Orient est arrivée au
point mort.
Alors, Joachim von Ribbentrop - qui ne serait sans
doute pas fâché de marquer un avantage sur Neurath, -
intervient auprès d’Hitler pour faire pencher la balance en
faveur du Japon. I1 lui fait valoir que les Samouraïs sont
l’équivalent asiatique des Junkers prussiens, que l’Empire
du Soleil-Levant est la seule Puissance du monde qui ait pris
résolument parti contre le communisme et que l’attitude
ambiguë de la Wilhelmstrasse est en train de vider le Pacte
anti-Komintern de son contenu. Sans doute le gouverne-
ment japonais est-il en lutte avec les Chinois? Mais à tra-
vers Nankin, c’est Moscou qui est visé. Ce duel gigantesque
qui se poursuit depuis un demi-siècle au sujet de la Mandchou-
rie ne fait-il pas du Japon l’allié naturel de l’Allemagne?
La volonté du Japon de se tailler un espace vital en Asie
n’est-il pas symétrique aux ambitions du Reich dans l’Est
européen? I1 suffit de considérer l’hostilité instinctive que
lui ont vouée les Puissances signataires du traité de Versailles,
les membres de la S. D. N. et les partisans du statu quo,
pour comprendre dans quel camp il se trouve réellement.
Conclure une alliance avec lui consiste simplement à inscrire
dans des textes ce qui existe déjà à l’état de fait. Pourquoi
ne pas se servir de l’antagonisme qui dresse Tokyo contre
Moscou pour prendre la Russie à revers? Une telle combi-
naison ouvrirait au IIIe Reich des perspectives autrement
intéressantes que les tergiversations mesquines des fonc-
tionnaires de la Wilhelmstrasse ...
Hitler, qui n’a qu’une confiance mitigée dans les diplo-
mates de carrière, écoute avec faveur les arguments de
Ribbentrop. Le Japon l’intéresse parce qu’il y voit non
seulement une nation guerrière qu’inspire un nationalisme
passionné, mais un partenaire indispensable dans le grand

1. Note de M. Trautmann à la Wilhelrnstraasq le 5 novembre 1937.


LE MONDE E N 1937 83
(( triangle politique )) avec lequel il espère en imposer à l’An-

gleterre e t qui se matérialisera bientôt dans le Pacte Berlin-


Rome-Tokyo. I1 donne l’ordre à Neurath de rompre avec
Tchang Kaï-chek; à Blomberg, celui de rappeler la mission
militaire allemande en Chine.
Désormais la voie est libre pour une alliance militaire ger-
mano-nippone. A Berlin comme à ToLyo, les tentatives d’inti-
midation américaines et les menaces de sanctions brandies
par la S. D. N., n’ont abouti, en fin de compte, qu’à ce seul
résultat : faire triompher les affinités idéologiques sur l’ini-
mitié traditionnelle.
VI1

L’ITALIE TOURNE SES REGARDS


VERS L’AFRIQUE

Quand on passe de l’Extrême-Orient à la Méditerranée, on


constate que la tension n’y est pas moins grande, ni le ciel
moins chargé d’orage. Tandis que les Japonais consolident
leur avance en Mandchourie, Mussolini est en train de scru-
ter la carte de l’Afrique pour y trouver une région suscep-
tible de doter l’Italie de frontières impériales.
Mais où aller? Ayant réalisé tardivement son unité natio-
nale, l’Italie n’a commencé à regarder au-delà de ses fron-
tières qu’à une époque où presque toute l’Afrique était déjà
occupée. La France, la Grande-Bretagne, la Belgique, la
Hollande et le Portugal s’y étaient déjà taillé des domaines
immenses. On n’y trouvait plus guère d’espaces vacants en
dehors de l’Abyssinie. Or celle-ci, avec ses 1.184.320 km2
et ses quelque 10 millions d’habitants était trois fois plus
étendue et quatre fois moins peuplée que la Péninsule l.
Elle contenait en outre des richesses immenses : de l’or,
du pétrole, du cuivre, d u molybdène. On pouvait y faire
pousser de l’orge, du maïs, du froment, du tabac, du café,
du coton, des hévéas, de la canne à sucre. Comment le
chef d’un pays pauvre e t surpeuplé n’aurait-il pas été fas-
ciné par l’idée de s’approprier les trésors de l’antique Ophir,
et comment cette opération ne lui aurait-elle pas paru jus-
tifiée par l’état d’inculture où la laissaient les populations
autochtones?
A vrai dire, les aspirations impériales de l’Italie n’étaient
pas nées avec l’avènement du fascisme : elles étaient bien
1. La superficie de 1’Italie n’est que de 301.226 k m * pour une population de
40 miilions d‘habitants.
LE MONDE EN 1937 85
antérieures. Dès 1838, un jeune missionnaire florentin du
nom de Sapeto avait débarqué à Massaoua, sur la côte de la
mer Rouge qui fait face au Yémen. Après avoir minutieuse-
ment exploré la région, il s’était fait octroyer en 1869 une
concession dans la baie d’hssab, pour le compte de la compa-
gnie de navigation Rubbatino. E n mars 1882, cette société
avait cédé tous ses droits au gouvernement italien, transac-
tion que le Parlement romain avait ratifiée le 5 juillet de la
même année. Cet événement, qui était passé inaperçu à
l’époque, marquait un tournant capital dans l’histoire de
la péninsule : il inaugurait sa politique d’expansion en
Afrique 2.
. Ne voulant pas brusquer les choses, le ministère italien
des Affaires. étrangères’avait attendu, pour faire un pas de
plus, que le gouve,rnement britannique eût reconnu la sou-
veraineté italienne sur le territoire d’bssab. Mais sitôt cette
reconnaissance acquise, il avait occupé le port de Massaoua
(février 1885). Puis, ayant fait avancer des troupes le long de
la mer Rouge, il s’était emparé de tout le territoire côtier
compris entre le cap Ras- Kasar et Raheita, auquel il avait
rendu son ancien nom d’Erythrée. De là; les Italiens avaient
étendu leur zone d’influence vers le sud. Celle-ci avait grandi si
rapidement qu’en 1889,le traité d’ucciali, signé avec 1’Einpe-
reur Ménélik 3, avait placé non seulement I’crythrée inais
l’Abyssinie tout entière sous le protectorat nominal de
l’Italie 4.
Pour faire pièce à la France, qui s’était emparée de la
Tunisie avec la bénédiction de I’Allemagne e t qui s’inté-
1. Date de l’ouverture du canal d e Suez. Cet événement avait considCr;il>lc-
ment accru l’intérêt de tous les gouvernements européens pour les pays river:iins
de la mer Rouge.
2. Maxwell H. H. hIAcAwNEY et Paul CREMONA, Italy’s Foreign and Colorrial
Policy, 1914-1937, New York, 1938, p. 276. (Cf. également Charles F. REY, The
real Abyssinia, Philadelphia, 1935, p. 139.)
3. Le u Lion d’Éthiopie I) n’était, a l’origine, qu’unpetit potentat local qui s’était
proclamé lui-même roi de la province de Choa. Victor-Emmanuel Ier l’avait
reconnu empereur d’lhhiopie, le 10 novembre 1872, dans l’intention d’obtenir
d e lui les avantages énumérés, ultérieurement, dans le trait6 d’ucciali.
4. Le Protectorat était fondé sur l’article 17 du Traité. Mais le texte amha-
rique - le seul qui e a t été signé - différait de la traduction italienne en ce sens
qu’il ne plaçait pas la politique étrangère abyssine sous le contrôle de l’Italie.
Ce fait légitimait les protestations de l’Empereur Ménélik, qui afirmait n’avoir
jamais aliéné l’indépendance de son pays. (Cf. TANSILL, op. cit., p. 165; William
L. LANGER, The DipZomacy of imperialism, New York, 1935, I, p. 109, 272; Eli-
zabeth R. Mac CALLUM, Rivalries in Ethiopia, World Anairs Panphlels, no 12,
p. 28.)
5. Mai 1881. Lors du Congrès de Berlin (1877-1878) e t au cours des mois
86 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

ressait d’un peu trop près à l’Égypte et au Soudan, l’Angle-


terre avait soutenu les prétentions italiennes. P a r un traité
conclu le 15 avril 1891, elle avait reconnu à l’Italie un droit
de contrôle sur une large portion du Nord-Est africain.
Mais le gouvernement français était sur ses gardes. Déjà
installé à Obok, dans la région de Djibouti, il échafaudait
lui aussi des projets sur cette partie de l’Afrique1. Aussi
avait-il vu d’un fort mauvais œil l’arrivée des Italiens à Mas-
saoua. Il y avait répliqué en poussant l’Empereur Ménélik
à s’insurger contre l’interprétation abusive donnée par le
gouvernement italien au traité d’ucciali, et à revendiquer
comme faisant partie de son royaume, tout le territoire sou-
danais situé à l’est du Nil, y compris Khartoum. Cette atti-
tude avait fait à Londres l’effet d’une provocation. Elle avait
amené le gouvernement anglais à resserrer ses liens avec
l’Italie en concluant avec elle un second accord, qui plaçait
sous son contrôle virtuel toute la province du Harrar (5 mai
1894).
Du coup, la France et la Russie s’étaient entendues pour
soutenir l’indépendance de l’Abyssinie. Des armes et des
munitions de provenance française avaient commencé à
affluer à Addis-Ahéha. Encouragé dans sa résistance, 1’Empe-
reur Ménélik avait dénoncé le traité d’ucciali. A quoi l’Italie
avait riposté en débarquant un corps expéditionnaire à
Massaoua. Avançant rapidement vers l’intérieur du pays,
les troupes italiennes commandées par le général Baratieri
avaient occupé le Tigré et semblaient devoir s’emparer sans
dificulté de toute l’Éthiopie, lorsqu’un désastre effrayant
s’était abattu sur elles. Surprises par les guerriers du ras
Makonnen au moment où elles s’engageaient dans les défi-
lés d’Adoua, elles avaient été précipitées dans des ravins et
presque entièrement anéanties (ler mars 1896).
Ce désastre avait obligé le gouvernement italien à signer le
suivants, Bismarck n’avait cessé d e répéter aux envoyés français a que la poire
tunisienne était mûre et qu’il était temps pour la France de la cueillir n. (GAXOTTE,
Histoire de Z’Aileningne, 11, p. 284.) Sans doute espérait-il ainsi détourner les
regards de la France de l’Europe centrale e t la mettre en conflit avec l’Angleterre
et l‘Italie.
1. I1 songeait notamment à la construction d’un chemin de fer long de 784 kilo-
mètres, reliant Djibouti à Addis-Abéba. Celui-ci devait comporter par la suite
des embranchements menant à Harrar et à Kaffa.
2. Le ras Makonnen, un ami intime de Ménélik, était le père du jeune prince
Tafari-Makonnen qui devait monter sur le trône le 2 novembre 1930, et se faire
proclamer roi - à la suite d’intrigues machiavéliques - sous le nom d e Haï16
Sélassii. Ces mots signifient en amharique a Force de la Sainte-Trinité 1.
LE MONDE E N 1937 87
traité d’hddis-Abéba, par lequel il s’était vu forcé de I n o n -
cer à sa conquête e t de reconnaître l’indépendance de 1’Ethio-
pie. Cette défaite avait été ressentie par toute l’Italie comme
une terrible humiliation. Sans doute ses dirigeants s’étaient-ils
juré de prendre un jour leur revanche l. Seulement, il était
devenu clair que leurs ambitions ne pourraient se réaliser
qu’à condition d’être cautionnées à la fois par Londres et
par Paris.
Pour l’instant, la chose paraissait impossible, ta n t était
grande la tension qui régnait entre les deux capitales. L’inci-
dent de Fachoda, survenu en 1898, avait fait passer sur la
France une vague d’anglophobie. Toutefois, Delcassé s’était
rendu compte que cette politique purement passionnelle
ne menait à rien. Résolu à écarter l’un après l’autre tous les
obstacles qui pouvaient s’opposer à une réconciliation franco-
britannique, il avait fait quelques pas en direction de l’Italie.
C’était tout ce qu’attendait Rome. Le dialogue, rapidement
noué, avait abouti en décembre 1900, à la signature d’une
Convention secrète, par laquelle la France déclarait (( ne
voir aucun inconvénient à ce que l’Italie s’emparât éven-
tuellement ... de la Tripolitaine ». Le l e r novembre 1902,
ces avances avaient pris un caractère plus concret. Desser-
rant - sans cependant les rompre - les liens qui l’unis-
saient à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, l’Italie avait
promis de demeurer neutre, au cas où la France se trouve-
rait engagée dans (( un conflit qu’elle n’aurait pas provo-
qué 2 ».
Durant la Conférence d’Algésiras, tenue au printemps de
1906, l’attitude amicale du délégué italien, le marquis Vis-
conti-Venosta, avait grandement facilité la tâche des pléni-
potentiaires français et britanniques. E n retour, Londres e t
Paris avaient conclu, le 13 décembre suivant, un accord
tripartite avec le gouvernement italien qui, tout en réa&

1. (I Adoua, écrit Erwin Faller, demeura comme u n fanal rouge dans l’histoire
des relations italo-éthiopiennes. Durant quarante ans, le nom de cette localité
entretint, chez les Italiens, l’espoir de la revanche. Durant quarante ans, il entre-
tint, chez les Éthiopiens, un sentiment d’invincibilité que rien ne justifiait. I1
f u t le poteau indicateur qui mena I\.Iussolini s u r la route de l’Empire. o a i s il
f u t aussi la cause d u sourire condescendant [ à l’égard de l‘Italie] q u e les Ethio-
piens adoptèrent, pour leur malheur, en 1935-1936. m
2. C’était la conquête d e la Tunisie par la France, en 1881, qui avait poussé
l’Italie a se tourner vers les Empires centraux. Le Traité d’alliance entre l’Italie,
I’hllemagne et l’Autriche-Hongrie avait été signé le 20 mai 1882. (Cf. Les Accords
franco-italiens de 1900-1902. Livre jaune, Paris, 1920, p. 7-9.)
88 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

mant pour la forme l’indépendance de l’ethiopie, n’en fai-


sait pas moins une allusion discrète au traité anglo-italien
d’avril 1891 l.
Lorsque la Russie eut suivi l’exemple de Londres et de
Paris en signant la Convention de Racconigi (octobre
1909), on pouvait dire que les portes de l’Afrique étaient
largement ouvertes aux ambitions italiennes.
Les dirigeants romains avaient le regard trop tendu vers
les horizons africains pour ne pas saisir cette occasion au vol.
E n octobre 1911, Giolitti avait débarqué sans préavis un
corps expéditionnaire en Libye, qui s’était emparé sans coup
férir de Tripoli et de la côte. De ce fait, les Italiens s’étaient
trouvés en guerre avec l’Empire ottoman. Mais la Turquie,
prise à la gorge par la Grèce et la Bulgarie, n’avait pas été
en mesure de les rejeter à la mer 2. La campagne s’était ter-
minée à l’avantage de l’Italie, qui avait annexé la Tripoli-
taine et la Cyrénaïque (octobre 1912) 3.
Cette victoire, remportée sans grande difficulté, avait
déchaîné un grand sursaut d’enthousiasme dans toute la
Péninsule. Des foules brandissant des drapeaux vert blanc
rouge et scandant des mots d’ordre nationalistes avaient
défilé pendant des heures dans les rues de Milan e t de Rome.
E n louvoyant astucieusement entre la Triple Entente et la
Triplice, les diplomates italiens avaient réussi à atteindre
un de leurs premiers objectifs : l’Italie était devenue une
Puissance africaine.
*
r i

E n août 1914, lorsque avait éclaté la Première Guerre


mondiale, 1’Italie était restée neutre, conformément aux
engagements qu’elle avait contractés en 1902. Mais lors-
qu’elle s’était aperçue que les Empires centraux ne gagne-
raient pas la guerre, elle s’était habilement écartée de
I. Qui reconnaissait à l’Italie u n droit de contrôle sur toute cette portion de
l’Est africain. (Voir plus haut, p. 86.)
2. Sur la campagne de Tripolitaine, voir BENOIST-MÉCHIN,Mustapha Kemal ou
la mort d’un Empire, Paris, 1954, p. 118-123.
3. La conquête d c la Tripolitaine avait provoqué un grand mouvement d’indi-
gnation dans l’opinion autrichienne. Sans doute craignait-elle qu’un renforcement
de l’Italie n’amenit le gouvernement romain à revendiquer avec plus d’ardeur
Trieste et le Trentin. Cette réaction avait naturellement contribué à envcnimer
les relations entre Rome et Vienne, justifiant la prédiction de Bismarck ; N Entre
l’Italie e t l’Autriche, il ne peut y avoir que l’alliance ou la guerre. D
L’EMPIRE
ITALIEN (1912-1935).
90 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Vienne e t de Berlin pour se rapprocher de Londres et de


Paris. Ce changement de front avait été facilité par I’impo-
pularité de l’alliance autrichienne. Ses diplomates s’étaient
efforcés d’arracher aux Alliés le plus de concessions possibles
pour prix de son intervention l. Par le traité de Londres du
26 avril 1915, la France, l’Angleterre et la Russie lui avaient
promis le Trentin, le Tyrol du Sud jusqu’au Brenner, les
comtés de Goritzia et de Gradiska, toute l’Istrie jusqu’au
Carnaro, les îles de Cherso et de Lussin, Valona et l’Albanie
méridionale, un Protectorat sur l’Albanie centrale, des îles
de la mer Égée et le Dodécanèse, une partie de la Turquie 2,
un agrandissement de son empire colonial au cas où la France
et l’Angleterre conserveraient les colonies allemandes, enfin
un emprunt de cinquante millions de livres sterling. Après
quoi, l’habileté de Barrère et les harangues enflammées de
d’Annunzio avaient fait le reste 4. Un mois plus tard (23 mai),
l’Italie avait déclaré la guerre à l’Allemagne e t à l’Autriche.
Dans un ordre du jour adressé à ses armées, le roi Victor-
Emmanuel avait annoncé que l’heure des revendications
((

nationales avait sonné ».


Ces revendications - dont l’acceptation avait été confir-
mée le 19 avril 1917 par l’accord de Saint-Jean-de-Mau-
rienne - témoignaient d’un appétit robuste puisqu’elles por-
taient non seulement sur l’Europe et l’Asie Mineure, mais
incluaient aussi la possibilité, pour l’Italie, de donner libre
cours à sa (( vocation africaine ».
Pourtant, la plupart de ces espoirs allaient être déçus.
L’intervention italienne avait été trop tardive - et trop
calculée - pour lui valoir un pareil butin. Les Alliés n’igno-
raient pas que, sans l’arrivée rapide de divisions françaises
e t anglaises 5, le front italien aurait été enfoncé sur l’Isonzo.
Ils savaient aussi à quoi s’en tenir sur la prétendue victoire
1. rn De toutes les Puissances alliées, écrit Lloyd George, l’Italie fut la seule
à exiger des accroissements territoriaux substantiels, comme prix de son entrée
en guerre. Avant de se dbcider, elle marchanda avec ténacité pour se faire octroyer
une partie des dépouilles du vaincu. Durant des mois, ses diplomates négocièrent
avec les deux camps. Les Alliés étant en mesure de lui offrir davantage, elle
opta finalement pour ces derniers. I) (The Truth about the Peace Treaties, I,
p. 2 7 . )
2. Notamment Antalya, et des intérêts dans le Villayet de Rlossoul. (Cf. BENOIST-
M E C H I N , Afustapka Kenid o u la mort d’un Empire, carte, p. 241.)
3. L’ambassadeur de France à Rome.
4. Notamment ses discours de G h e s ( 4 mai 1915) e t de Rome (12 mai 1915).
(Cf. Gabriele D’ANNUNZIO, Per In Più Grande Italia, Milan, 1915.)
5 . Commandées par le générai Fayolle.
LE M O N D E E N 1937 91
de Vittorio Veneto l. Liés par les engagements qu’ils avaient
contractés envers le Roi Pierre Ier de Serbie 2, ils trouvaient
les exigences italiennes trop gênantes pour ne pas les décla-
rer injustifiées. Ne sachant comment dissimuler leur embar-
ras, ils avaient traité la délégation italienne à la Conférence
de la Paix avec une désinvolture méprisante. Malgré l’ac-
quisition de Trieste, du Tyrol du Sud et des îles du Dodéca-
nèse, l’Italie était loin d’avoir retiré de la guerre tous les
avantages qu’elle en avait escomptés.
L’équipée romantique de d’Annunzio sur Fiume s’était
heurtée au veto catégorique de Wilson, et lorsque le Prési-
dent des États-Unis s’était adressé au peuple italien par-
dessus la tête de ses dirigeants, pour l’inviter (( à se désolida-
riser de ceux qui cherchaient à l’entraîner dans une voie
aventureuse », Orlando e t Sonnino, en proie à une colère
légitime, avaient quitté la Conférence de la Paix en clamant
que la France e t l’Angleterre violaient outrageusement leur
parole, en ne tenant pas les promesses qu’elles avaient
faites pour obtenir l’entrée en guerre de l’Italie 3. On
comprend leur indignation. Mais l’adage selon lequel les
absents ont toujours tort allait se vérifier une fois de plus.
La France e t l’Angleterre avaient profité de leur absence
pour se partager les possessions allemandes d’Afrique
en ne laissant à l’Italie que quelques miettes du festin. La
Grande-Bretagne s’était arrogé 1.200.000 km2 de territoire;
la France, environ 500.000; l’Italie, pour sa part, n’en avait
reçu que 80.000.
Cette répartition était par trop inégale. L’Italie ne s’y

1. Par suite d‘une erreur d’interprétation dans les conditions de l’armistice,


les troupes autrichiennes avaient déposé les armes trente-six heures avant les
troupes italiennes. L’État-Major italien en avait profité pour faire avancer des
colonnes rapides à travers les lignes autrichiennes, qui ne leur opposèrent aucune
résistance puisqu’elles croyaient l’armistice déjà en vigueur. Faisant brusque-
ment volte-face, les Italiens déclarèrent alors prisonniéres toutes les troupes
qu’elles avaient dépassées, ce qui leur permit de capturer sans combat 300.000
hommes. C’est ce mélange de perfidie, de malentendu, de desordre et de désa-
grégation intérieure chez l’ennemi que Ics Italiens ont baptisé la victoire de
Vittorio Veneto. n (Walter SCHNEEFUSS, Esterrcich, Zer/ail und Wt-rden eims
SfaatLs, p. 93.)
2. Auquel ils avaient promis de constituer, après la guerre, une (( Grande
Yougoslavie 1 composée des territoires habités par les Serbes, les Croates et les
Slovénes, avec un large débouché sur la mer Adriatique.
3. La non-observance des promesscs contenues dans le traité de Londres devait
avoir, sur la psychologie italienne d’après guerre, la mCme influence que la vio-
lation de l’accord de préarmistice, basé sur les quatorze points de Wilson, sur la
psychologie allemande.
92 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

était résignée que moyennant la promesse de recevoir des


compensations u ailleurs ».Mais comme ces compensations
n e venaient jamais e t que leur discussion était toujours
remise au lendemain, l’Italie eut l’impression d’avoir fait
un marché de dupe et commença à accumuler en elle des
sentiments de rancune, de colère et de frustration.
E n novembre 1919, les Italiens avaient pourtant fait u n
effort pour se concilier les bonnes grâces des Anglais. Ils
leur avaient proposé u n arrangement aux termes duquel
l’Angleterre conserverait le droit d’ériger un barrage sur le
lac Tana e t de relier ce lac au Soudan, par une route qui
benéficierait du privilège de l’extra-territorialité, même si
1’Ethiopie entière venait à être incluse dans la sphère d’inté-
rêt italienne. En échange, l’Italie serait autorisée à relier
Massaoua, en Erythrée, à Mogadiscio, en Somalie italienne,
par une voie ferrée passant à l’ouest d’hddis-Abéba. Elle
demandait en outre à se voir confier le monopole de l’exploi-
tation économique de l’Éthiopie.
Mais l’Angleterre, devenue la championne d u statu quo
en Afrique (pour ne pas avoir à rétrocéder les colonies alle-
mandes), avait fait la sourde oreille. Elle n’entendait laisser à
personne le droit de contrôler les sources du Nil l. La France,
de son côté, ne tenait pas à voir l’Italie porter un intérêt
trop vif à l’Éthiopie. Pour faire comprendre aux dirigeants
romains que les portes de l’Afrique, qui étaient largement
ouvertes devant eux en 1912, s’étaient refermées depuis lors,
l’Abyssinie avait été admise à la Société des Nations, ce qui
était une façon de la rendre intangible. Décision surpre-
nante, comme Churchill devait le reconnaître par la suite,
(( car ni le caractère du gouvernement éthiopien, ni les condi-

tions de vie existant dans ce pays arriéré, livré à la tyrannie,


à l’esclavagisme et aux guerres tribales endémiques, n’étaient
compatibles avec les standards moraux exigés des membres
de la Ligue ».

1. L’Angleterre craignait que l’Italie ne détournât les eaux du Nil vers les
plaines arides d’une Érythrée (( élargie n, pour la transformer en un pays produc-
teur de coton, ce qui aurait porté un préjudice considérable à l‘économie égyp-
tienne. (CI. Sir John HaRnrs, Italy and Abyssinia, Conternporary Review, août
1935, CXLVIII, p. 151.)
2. Winston CHURCHILL, Th? Gathering Storm, Cambridge, 1948, p. 166. I1 faut
cependant signaler, pour Cire équitable, que l’esclavagisme n’était pas tant le
fait de l‘Abyssinie elle-méme, que de l’Arabie Séoudite qui s’y pourvoyait en
main-d‘œuvre A bon marché. Les trafiquants d’esclaves étaient, pour la plupart,
LE MONDE EN 1937 93

i *

Entre-temps, Mussolini avait accédé au pouvoir (28 octobre


1922). Les Anglais avaient cru tout d’abord que le régime
fasciste ne se maintiendrait pas. Devant la preuve d u
contraire, ils avaient estimé plus sage de réviser leur poli-
tique. Un échange de notes avait eu lieu en 1925 entre
Mussolini e t Sir Ronald Graham, ambassadeur de Grande-
Bretagne à Rome, aux termes desquelles, accordant au dic-
tateur fasciste ce qu’elle avait obstinément refusé à ses
prédécesseurs, l’Angleterre déclarait qu’elle ne voyait aucun
inconvénient à la construction du chemin de fer Massaoua-
Mogadiscio e t allait jusqu’à reconnaître à l’Italie le droit
exclusif d’exploiter les richesses de l’Éthiopie. Elle deman-
dait, en échange,. que l’Italie abandonnât toutes les préten-
tions qu’elle avait maintenues jusque-là sur l’Asie Mineure
et la région pétrolifère de Mossoul l.
Ç’avait alors été au tour de la France de s’insurger contre
un arrangement au sujet duquel elle n’avait pas été consul-
tée. Elle le dénonça avec indignation comme (( une manœuvre
tendant à porter atteinte à l’intégrité territoriale d’un des
membres de la Société des Nations n. Déconcertées par la
vigueur de cette attaque, à laquelle elles ne s’attendaient
p ~ s ,la Grande-Bretagne et 1’Italie s’étaient empressées
d adresser des notes au Secrétaire général de la Ligue, pour
protester de leurs bonnes intentions à l’égard de l’Éthiopie.
Mais il était évident que ces déclarations lénifiantes ne chan-
geaient rien à leurs dispositions réelles z.
Se croyant assuré d u soutien de l’Angleterre, Mussolini
était allé hardiment de l’avant. I1 avait même conclu un
traité d’amitié avec l’Éthiopie (2 août 1928). Cet acte diplo-
matique comportait, outre un certain nombre de clauses
des blancs appartenant aux pays européens qui s’élevaient avec une vertueuse
indignation contre ces pratiques abominables.
1. Compton MACKENZIE, The Windsor Tapestry, Londres, 1938, p. 191, e t
Robert G. WOOLBERT, Italy in Abyssinia, Foreign Afluirs, 1935, XIII, p. 499-508.
2. A propos de l’accord anglo-italien de 1925, Gaetano Salvcmini remarque
très justement : a I1 ne pouvait guère avoir échappé au Foreign Ofice que 1’Abys-
sinie consentirait d i h i l e m e n t à la construction d’une ligne de chemin de fer qui
impliquerait une occupation militaire et une forme quelconque de contrôle poli-
tique. L’accord de 1925 ne pouvait signifier qu’une chose : à savoir que le Foreign
Ofïice laissait les mains libres à Mussolini e t lui donnait toute latitude d’agir à
sa guise dans unc large portion de l‘Abyssinie II. (Mussolini, the Foreign Ofice u r d
Abyssinia, Conîenrporary Review, septembre 1935, CXLVIII, p. 271.)
94 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

concernant la mise en valeur économique du pays, une


convention additionnelle portant sur la construction d’une
autoroute reliant Assab à Dessié. Malheureusement tout
travail avait dû être interrompu lorsque la chaussée avait
atteint la frontière éthiopienne. Par ailleurs, le gouverne-
ment du Négus mettait un mauvais vouloir évident à rem-
plir ses obligations économiques. Force avait donc été a u
gouvernement italien de constater que le traité de 1928
demeurait lettre morte, sauf en ce qui concernait l’arbitrage
et la conciliation.
L’Italie n’était pas une île, comme le Japon. Pourtant la
situation des deux pays offrait certaines analogies. Baignée
par la mer sur trois côtés, la Péninsule n’était riche que dans
sa moitié septentrionale. Toute la papie située au sud de
Rome était pauvre et aride. La superficie des terres culti-
vables n’était pas proportionnée à l’accroissement de la
population. En 1913, 700.000 Italiens avaient dû s’expa-
trier pour chercher fortune ailleurs. D,epuis lors, un demi-
million d’émigrants étaient partis chaque année pour
l’Amérique e t le montant total de subsides qu’ils envoyaient
à leurs familles permettait à l’Italie d’équilibrer ta n t bien
que mal la balance de ses paiements extérieurs. Or, la nou-
velle loi d’immigration américaine promulguée en 1924 (qui
avait provoqué - comme nous l’avons déjà vu- une réac-
tion très vive au Japon) avait brusquement arrêté ce double
flux de main-d’œuvre et de capitaux. Ne disposant plus
de débouchés susceptibles d’absorber l’excédent de sa popu-
lation, l’Italie avait considéré comme une nécessité vitale
l’acquisition de colonies où ses ressortissants sans emploi
trouveraient du travail et son industrie métropolitaine des
matières premières payables, non en devises étrangères,
mais en lires italiennes. Malgré son climat tropical, l’Éthio-
pie semblait répondre à toutes ces conditions. Ses popula-
tions pouvaient même constituer, avec le temps, un marché
intéressant pour les produits italiens. En fallait-il davantage
pour accroître encore l’attrait irrésistible qu’elle exerçait
sur les esprits?
Malheureusement, un facteur inquiétant venait constam-
ment troubler u la délicate équation éthiopienne ».C’était
l’agressivité croissante manifestée par les tribus de 1’Empe-
1. Voir plus haut, p. 26-27.
2. La formule est de Tansill.
LE M O N D E E N 1937 95
reur Haïlé Sélassié à l’égard des ressortissants italiens ins-
tallés en bordure des frontières de l’Érythrée et de la Çoma-
lie. (( Même après son entrée à la Société des Nations,
remarque Macartney, 1’Ethiopie était demeurée une mau-
vaise voisine pour tous les pays limitrophes, et particuliè-
rement pour l’Italie ... On ne saurait nier que les colons ita-
liens aient eu beaucoup à souffrir des incursions réitérées des
bandes abyssines l. )) Au cas où l’Italie se trouverait engagée
dans une guerre en Europe, ces bandes représenteraient une
grave menace pour l’Empire colonial italien 2.
Or, les risques d’un conflit aux frontières italo-éthio-
piennes grandissaient de jour en jour. Depuis 1896, on
n’avait cessé d’y accumuler des matières explosives. Ici
encore, il suffisait d’une étincelle pour mettre le feu aux
poudres. Elle allait jaillir, le 5 décembre 1934, de l’incident
d’Oual-Oual.

* +
Les frontières de la Somalie italienne et de la province
éthiopienne de l’Ogaden n’avaient jamais été clairement
définies. Dans l’espèce de (( no man’s land qui séparait les
deux pays, se trouvait l’oasis d’Oual-Oual, importante par
ses points d’eau et sa position stratégique. Les Italiens s’y
étaient installés e t l’avaient fortifiée, sans soulever la
moindre protestation de la part des Éthiopiens. Leurs troupes
l’occupaient depuis plus de cinq ans, lorsque soudain 1’Empe-
reur Haïlé Sélassié avait revendiqué cette oasis en affirmant
qu’elle se trouvait à l’intérieur de ses frontières et avait
exigé son évacuation immédiate. Comme le gouvernement
romain s’y était refusé, une partie de la garnison italienne
avait été massacrée. Le reste n’avait eu que le temps de se
replier vers la côte. Mussolini avait riposté en envoyant
quatre bataillons d’infanterie à Massaoua, qui semblaient
être l’avant-garde d’un nouveau corps expéditionnaire.
(( Le déclenchement des hostilités à Oual-Oual, écrit Tan-

sill, pouvait fort bien être l’amorce d’une guerre italo-

1. MACARTNEY,op. cit., p. 285.


2. u Je ne puis tolérer, devait déclarer Mussolini dans son discours du 14 mai
1935, que l’Abyssinie demeure éternellement un pistolet braqué sur nous, qui
rendrait notre position en Afrique intenable, au cas où surviendrait une crise
européenne. B
96 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

abyssine. Mais plusieurs barrières se dressaient sur le che-


min d’un conflit armé. E n ce qui concernait l’Italie, ces
barrières étaient formidables. Elles étaient constituées : 10
par les obligations que lui imposait le Pacte de Genève;
20 par les stipulations du Pacte de Paris l; 30 par les garan-
ties inscrites dans le Pacte franco-anglo-italien de 1906;
40 par les procédures prévues par le traité italo-éthiopien de
1928. Mais Mussolini n’était pas homme à se laisser arrêter
par des barrières de papier 2. D I1 était convaincu, depuis
1933, qu’une guerre avec l’Éthiopie était inévitable et avait
même donné l’ordre à l’État-Major italien de s’y préparer 3.
Afin de contrecarrer les desseins de Mussolini, l’Empereur
d’Éthiopie avait immédiatement offert de recourir à un arbi-
trage. Le gouvernement italien avait rejeté cette proposi-
tion 4. L’Éthiopie avait alors attiré l’attention de la Société
des Nations a sur les conséquences extrêmement graves qui
pouvaient découler de ce refus N (14 décembre 1934). Le sur-
lendemain, l’Italie avait soumis à la Ligue sa version de
l’affaire, où elle rejetait toutes les responsabilités sur Haïlé
Sélassié. Trois semaines plus tard (3 janvier 1935), l’Éthio-
pie avait lancé un appel angoissé à la Société des Nations,
lui demandant d’appliquer à l’Italie l’article 11 du Pacte S.
A la prochaine session du Conseil,.qui devait se réunir le
11janvier 1935, chacun était convaincu que l’on n’éviterait
1. C’est-à-dire le Pacte Briand-Kellogg, signé à Paris, le 27 août 1928, e t dont
les signataires s’étaient engagés à ne pas recourir à la guerre pour régler leurs
diflérends.
2. TANSILL, op. cif., p. 170.
3. Général Emilio DE BONO,Anno X I I I , Londres, 1937, p. 1-17 e t 55-89.
4. Le raisonnement d e Mussolini était à peu près le suivant : a La conquête
de l’Abyssinie prendra peut-Ctre beaucoup de temps. Mais j’y parviendrai avec
le seul concours des troupes coloniales e t de la Milice fasciste. J e conserverai
donc intact mon potentiel militaire en Europe. Les Puissances d e Geneve pro-
testeront peut-cire. Mais elles n’iront pas jusqu’à m’appliquer des sanctions, car
cela ne s’est encore jamais vu. Si elles y recouraient quand mdme, elles se gar-
deront bien d e me faire sérieusement du mai, car elles ont trop besoin de moi
comme allié contre l’Allemagne. La peur du Reich couvrira mes arrières. Les
Français n’ignorent pas que la seule éventualité d’un conflit franco-italien encou-
ragera les Allemands à faire main basse sur l’Europe centrale. n Le Duce était
tellement convaincu d e la justesse d e ce calcul, qu’il n’estimait m6me pas néces-
saire d e ménager la susceptibilité d e la Société des Nations, en donnant à ses
refus un caractère moins blessant.
5. ARTICLE11 D U PACTEDE GENÈVE: r Toute guerre ou menace de guerre étant
un grave aujet de préoccupation p o w l’ensemble des membres de ha Ligue, celle-ci
eat habilitée à prendre toutes les mesures qu’elle estimerait raisonnables et efieaces
en vue de sauvegarder la pa& des nations. D Malheureusement, comme devait le dire
Sir Robert Vansittart, l’avenir devait démontrer a que les mesures raisonnables
n’étaient pas efficaces, e t que les mesures efiicaces n’étaient pas raisonnables 8 .
LE MONDE EN 1937 97
pas un débat orageux, dont l’issue ne pouvait être qu’une
condamnation de l’Italie l.
Or, tout donnait à penser que Mussolini ne s’inclinerait
pas devant ce verdict. La Société des Nations se verrait
alors obligée de lui appliquer des sanctions, et ces sanctions
pouvaient fort bien conduire à une guerre générale. Le feu
qui couvait depuis longtemps SOUS les broussailles abyssines
risquait de s’étendre, non seulement à l’Afrique, mais à tout
le bassin de la Méditerranée ...

1. Cette condamnation ne résulterait pas tant de l’occupation d’Oual-Oual (qui


demeurait contestable) que du refus du gouvernement italien de soumettre le
litige à une procédure d’arbitrage dont le Pacte de Genève et le Traité italo-
éthiopien de 1928 lui faisaient une obligation.

IT
VI11

DES ACCORDS DE ROME


AU ((FRONT, DE STRESA

C’est alors que Pierre Laval était intervenu, pour empê-


cher que les choses ne se détériorent davantage. Justement
ému par la gravité de la situation et voulant éviter à tout prix
que la Société des Nations n’infligeât à l’Italie une condamna-
tion qui mettrait le comble à son exaspération et la pousse-
rait peut-être à des actes irrémédiables, le ministre français
des Affaires étrangères s’était rendu dans la capitale ita-
lienne pour tenter de trouver une solution a u problème,
grâce à des entretiens directs avec Mussolini (4-8janvier 1935).
Quelles étaient les pensées du maire de Châteldon, dans le
wagon-salon qui l’emmenait à Rome? Devant l’imbroglio
provoqué par le conflit italo-éthiopien, elles avaient a u
moins le mérite d’être simples et claires : elles consistaient à
accorder à Mussolini quelques satisfactions en Afrique, tout
en permettant à la S. D. N. de ne pas perdre la face. Car
si la (( vocation africaine n de l’Italie était passée au premier
plan, il ne fallait pas oublier pour autant qu’elle était égale-
ment investie d’une u mission européenne ».Cette mission
consistait à monter la garde au Brenner, pour empêcher
Hitler de faire main basse sur l‘Autriche.
Mussolini, pour sa part, était pleinement conscient de
l’importance de cette tâche. I1 ne tenait nullement à avoir
une frontière commune avec le Reich - qui risquerait alors
de revendiquer le Trentin et le Tyrol du Sud que le traité de
Versailles avait enlevés à l’Autriche - e t l’avait exprimé
clairement en plusieurs occasions En octobre 1925, lors des
1. s De leur côté, écrit Robert Ingrim, la France et l’Angleterre se complai-
saient à l’idée que l’Autriche était une pomme de discorde providentielle entre
LE MONDE EN 1937 99
négociations qui avaient précédé la signature des Accords
de Locarno, le Duce avait fait une brusque apparition dans la
petite ville helvétique où siégeaient les plénipotentiaires
alliés, pour demander que la garantie accordée à la frontière
franco-belgo-allemande soit étendue à la frontière austro-
italienne. Stresemann avait rQliqué, avec beaucoup d’à-pro-
pos, que (( le but du Traité était de garantir les limites de
l‘Allemagne, et que l’étendre au Brenner serait admettre
implicitement que l’Autriche faisait partie du Reich ».Du
coup, Mussolini n’avait pas insisté. I1 était reparti dès le
lendemain sur une vedette rapide, en soulevant un remous
d’écume à la surface du lac Majeur.
Six ans plus tard, lorsque le Dr Curtius, ministre de l’Éco-
nomie du Reich, et le Chancelier Schober avaient préconisé
la création d’une union douanière entre l’Autriche et l’Alle-
magne (1931), Mussolini s’y était opposé avec la dernière
énergie.
L’arrivée d’Hitler au pouvoir, le 30 janvier 1933, n’avait
fait qu’aggraver ses appréhensions. Le Duce avait lu attenti-
vement Mein Kampf et savait la place prépondérante qu’y
occupait l’Autriche. Dès le 14 mars, il avait chargé son
ambassadeur à Berlin, M. Vittorio Cerutti, de bien faire
comprendre à M. von Neurath, que si l’Italie était disposée,
comme par le passé, à soutenir certaines revendications alle-
mandes, - notamment l’égalité des droits en matière d’ar-
mements, -il y en avait une, en revanche, qu’elle ne tolé-
rerait jamais : c’était le rattachement de l’Autriche au
Reichl. L’avis, pour être courtois, n’en était pas moins for-
mel.
M. von Neurath ayant répondu (( qu’il n’entrait pas dans
les intentions de l’Allemagne de changer quoi que ce soit au
statut de l’Autriche, du moins dans l’immédiat »,Mussolini
ne s’était pas contenté d’une formule aussi ambiguë. I1 s’était
tourné vers la France et l’Angleterre, pour leur demander s’il
pourrait compter sur leur concours, au cas où l’Allemagne
tenterait de modifier la situation existante. Le 17 février
1934, les trois Puissances avaient publié une déclaration

l’Allemagne et l’Italie, qui les prémunissait contre la crainte de voir ces deux
pays constituer un front commun diplomatique ou même militaire. I (Hifiers
güicklichaler Tag, Stuttgart, 1962, p. 82.)
1. On s’étonne que Mussolini n’ait pas vu que l’une menait directement à l’autre.
Mais il était préoccupé, lui aussi, d’accroître son armée.
100 HISTOIRE D E L>ARMÉE ALLEMANDE

commune, dans laquelle elles affirmaient (( leur volonté de


maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’Autriche D.
Malgré le caractère anodin de ce texte, Mussolini l’avait
considéré comme une garantie sufisante, et c’est avec UIS
sentiment de supériorité marqué qu’il avait reçu Hitler à
Venise, le 14 juin de la même année.
La politique du Duce à l’égard de l’Autriche n’avait pas
varié depuis son accession au pouvoir 2. I1 la considérait
toujours comme sa chasse gardée, et entendait la rendre
aussi forte et aussi indépendante que possible, pour lui
permettre de résister à toutes les pressions extérieures,
qu’elles vinssent de Berlin, de Londres ou de Paris. Aussi,
s’était-il abstenu d’en parler à Hitler, et lorsque celui-ci avait
voulu aborder ce sujet, le chef du gouvernement italien s’était
cantonné dans les banalités, en déclarant a que la question
n’était pas à l’ordre du jour n. Quant au communiqué final,
publié à l’issue de cette rencontre, il ne pouvait guère être
plus laconique :
Le chef du Gouvernement italien et le Chancelier allemand,
y lisait-on, ont continué et terminé aujourd’hui dans un esprit
de collaboration cordiale, l‘examen des problèmes de politique
générale et de ceux qui intéressent plus directement les deux pays.
Les rapports personnels ainsi amorcés entre les deux chefs de
Gouvernement continueront à l‘avenir.
Que le Duce n’ait éprouvé aucune sympathie pour Hitler
n’avait rien de surprenant. Rivaux quant à l’Autriche
comme sur beaucoup d’autres points, leurs caractères étaient
trop dissemblables pour qu’un courant d’amitié pût s’établir
entre eux dès leur première rencontre. Autant Hitler était
sombre et replié sur lui-même, tout préoccupé par les
conflits qui l’attendaient à son retour à Berlin, autant Musso-
lini était souriant et expansif, comme si l’avenir ne lui
réservait qu’une suite ininterrompue de victoires.
I. a Le Gouvernedent autrichien s’est adressd a m Gouvernements français, anglais
et italien, pour connaitre leur sentirnent au sujef du dossier qu’il a préparé aFn
d’établir ïingérence allemande dans les anaires intérieures de ïdutriche et dont il
bur a donné communication.
u Les wnversations qui ont eu lieu à ce suiet entre les trois Goucernernmts ont &mon-
tré leur communauté de vues en ce qui wnmrne la nécessitt? de maintenir l‘indépen-
dance et l‘intégrité de L‘Autriche, conforrntment a w trait& en vigueur. n (Signé :
SUVITCH, Sir Eric DRIJMMOND, DE CHAMLIRUN.)
2. II L’Italie ne tolérera jamais cette violation ouverte des traités que serait
l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne 8 , avait-il déclaré dans un discours B
la Chambre italienne, le 20 mai 1925.
LE MONDE E N 1937 101
Certes, il ne lui déplaisait pas de voir en son interlocuteur
un disciple qui suivrait docilement ses conseils. (I1 ne se pri-
vait d’ailleurs pas de lui en prodiguer.) Mais les suivrait-il
toujours? Ne serait-il pas bientôt enclin à lui parler en
maître? Mussolini n’ignorait rien des qualités de l’Allemagne.
I1 connaissait son esprit de méthode, son acharnement a u
travail et ses capacités éminentes dans le domaine militaire.
I1 avait suivi avec attention les étapes de son réarmement
et savait que le jour n’était pas loin où le Reich disposerait
de forces imposantes avec lesquelles l’armée italienne ne
pourrait pas rivaliser. Tout cela représentait assurément
un danger. Mais alors qu’il pensait avoir vaincu toute
opposition dans son pays et évoluait avec aisance entre
le Saint-Siège et la Maison de Savoie - dont il recevait les
hommages avec une satisfaction évidente - ses informa-
teurs l’avaient averti que la situation du Führer était loin
d’être solide et qu’une rébellion couvait jusque dans les
rangs de son entouragel.
La façon dont Hitler avait écrasé la révolte des S. A., dans
la nuit du 30 juin 1934a, l’avait rempli de stupeur. Elle
lui avait fait comprendre que son rival était d’une tout autre
trempe qu’il ne l’avait supposé et qu’il était dangereux
d’encourir sa colère. Mais il n’en avait pas moins exprimé
son dégoût pour (( ce travail mal fait, cette boucherie inu-
tile n. Quant aux théories racistes que le Führer avait longue-
ment.développées dans Mein Kampf,il n’hésitait pas à en dire,
avec un sourire méprisant, que (( trente siècles d’histoire per-
mettaient aux Italiens de considérer avec une indifférence
souveraine les doctrines professées par les descendants de
Barbares qui ne savaient encore ni lire ni écrire, à une
époque où leurs ancêtres s’enivraient des chants d’Horace
et de Virgile 3 ».
Mais ces sarcasmes ne reflétaient qu’une partie de sa pensée.
Au fond de lui-même, Mussolini savait fort bien que 1’Alle-

1. Quelques jours auparavant, M. von Papen lui avait dépêché un de ses amis,
M. von Lersner, pour le supplier d’exercer une influence modératrice sur Hitler,
(Cf. PAPEN,Mémoires, p. 240.) I1 est probable que M. von Lersner en avait profité
pour mettre le chef du gouvernement italien au courant de la situation très trouble
qui régnait à ce moment en Allemagne. Cela expliquerait l’ironie condescendante
avec laquelle le Duce avait conseillé à Hitler de y commencer par mettre de l’ordre
dans sa propre maison II. (Voir vol. III, p. lu.)
2. Voir vol. III, p. 169 et 8.
3. DiScours prononcé à Bari, le 6 septembre 1934.
102 HISTOIRE DE L’ARWBE ALLEMANDE

magne et l’Italie n’avaient pas le m&me poids, et que Ber-


lin pèserait bientôt plus lourd que Rome dans les destinées
de l’Europe centrale. Aussi se demandait-il, avec une secrète
appréhension, si l’apparition d’Hitler sur la scène inter-
nationale n’allait pas assombrir sa vie, jusque-là si enso-
leillée, en y introduisant un élément de tension et de drame.
Ce pressentiment avait paru se confirmer, quelques jours
plus tard, lorsque le Chancelier Dollfuss avait été assassiné
par les membres du Parti national-socialiste autrichien
(25 juillet 1934).
Dollfuss! L’homme avec lequel il avait conclu un accord
important moins de quatre mois plus tô t l, celui qu’il consi-
dérait comme son protégé et son ami! I1 y avait de quoi
mettre en fureur le tempérament le plus calme. Circonstance
aggravante : Mme Alwine Dollfuss était justement son invitée
à Riccione et le Duce s’était trouvé dans la triste obligation de
devoir lui annoncer lui-même la mort de son époux, abattu
par les partisans du Chancelier du Reich!
E n réalité, ce coup de revolver venait trop tô t pour
Hitler. I1 contrariait ses desseins plus qu’il ne les favo-
risait car il n’avait pas encore rétabli le service militaire
obligatoire et n’avait pas non plus réoccupé la rive gauche
du Rhin s, de sorte qu’il ne pouvait intervenir en Autriche
sans exposer son flanc droit aux représailles éventuelles de la
France. Mais ce drame n’en avait pas moins failli provoquer
une rupture entre les deux dictateurs. La mort du Chance-
lier autrichien avait rempli Mussolini de colère. Pour bien
montrer qu’il était prêt à toute éventualité, il avait mobilisé
cinquante mille hommes et les avait massés à la frontière d u
Brenner.
Car l’Italie n’entendait renoncer ni à son rôle de protec-
trice de l’Autriche, ni à son influence prépondérante sur les
Éta t s danubiens 4. Elle ne pouvait donc tolérer aucune

1. Le 17 mars 1934, Mussolini, le Chancelier Dollfuss e t M. Gombœs s’étaient


réunis à Rome et avaient signé un a Pacte consultatif D aux termes duquel les gou-
vernements italien, autrichien e t hongrois avaient décidé de pratiquer une poli-
tique commune et de se consulter sur les décisions à prendre chaque fois que
l’un des trois gouvernements l’estimerait nécessaire. Mussolini avait vu, dans cet
accord, la confirmation de sa prépondérance dans le bassin danubien.
2. Cette mesure ne sera prise que le 15 mars 1935.
3. La remilitarisation de la rive gauche du Rhin n‘aura lieu que le 7 mars 1936.
4. a A cette époque, leministred’ltalie à Vienne était presque vice-roi d’Autriche
et occupait sensiblement la même situation dans cette capitale que le Haut-
Commissaire britannique au Caire. * (CHURCHILL, Paris-Soir, 19 mai 1938.)
LE MONDE EN 1937 103
extension de la puissance allemande en direction de Vienne,
de Belgrade ou de Budapest.
L’intérêt des Alliés allait dans le même sens. S’iIs voulaient
contenir l’Allemagne et prévenir une explosion, il était indis-
pensable que l’Italie continuât à monter la garde sur le
Brenner. C’est pourquoi le 27 septembre, MM. Barthou,
Eden et Aloïsi avaient réaffirmé leur volonté de maintenir
l’indépendance et l’intégrité de l’Autriche l.
Or, telle était exactement la pensée de Laval 2.
- Quand un incendie menace un village, que font les
paysans? demandait-il de sa voix grave et chantante. Ils font
la chaîne. E h bien! faisons comme eux! Pour empêcher Hitler
de s’emparer de l’Europe, faisons la chaîne de Londres à
Paris, avec Rome, Belgrade, Budapest, Prague, Varsovie et
Moscou, sinon c’est l’Allemagne qui gagnera 3...
Dans cette chaîne, l’Italie représentait le maillon central.
Et c’était ce maillon, justement, que la S. D. N. s’apprê-
tait à faire sauter! Par quelle aberration les délégués réunis
à Genève ne voyaient-ils pas qu’il fallait, au contraire, le ren-
forcer à tout prix? Une querelle en Méditerranée survenant
à ce moment précis, à propos d’un misérable village éthio-
pien que personne n’était capable de situer sur la carte,
aurait des conséquences incalculables : elle bouleverserait de
fond en comble l’équilibre européen. L’encerclement de
l’Allemagne exigeait la participation de l’Italie. Laval savait
que Mussolini estimait ce concours à sa juste valeur et qu’il
réclamerait en échange des compensations en Afrique. Mais
comme il considérait que l’enjeu en valait la peine, il était
prêt à les lui offrir.
Comment les deux hommes ne se seraient-ils pas entendus?

1 . i~Après atair prockdl à un nouvel examen dela situation de l’Autriche, lapreprd-


sentants de la France, de la Grande-Bretagne et de l‘Italie sont tombés d’accord, a u
nom de leurs gouvernements respectifs, pour reconnaître que la declaration d u 17 février
1934, en ce qui concerne la ntcessité de maintenir l‘indkpenàance et l‘intégrité da
I‘dutricht, conformdment aux traitls m vigueur, conserve wute sa force et continuera
à inspirer l e i v politique commune. n (Communiqué conjoint du 27 septembre 1934.)
2. Barthou avait été assassiné à Marseille, le 9 octobre 1934, en allant y accueil-
lir le Roi Alexandre I I de Yougoslavie. Au lendemain de sa mort, Flandin avait
demandé à Laval de reprendre le portefeuille des Affaires 6trangères.
3. Intervention de Pierre Laval à la Commission des Affaires étrangères du Sénat,
réunie en séance secrète le 16 mar8 1939. a Je suis allé voir le Saint-PBre, je suis
a116 voir Mussolini, je suis a116 voir Staline, je serais aI1é voir le diable pour assu-
...
rer la paix en Europe et la sécu it6 de mon pays B, ajoutera-t-il à la séance
du 14 mars 1940.
104 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

*
i l

Ils vont s’entendre, en effet, et plus rapidement qu’on ne


l’eût pensé.
Si le premier contact avec Hitler a été franchement mauvais,
il en va tout autrement avec Pierre Laval. Le paysan auver-
gnat et le paysan romagnol se comprennent à demi-mot, car
ils ont plus d’un point commun. Ils sont tous deux passionné-
ment attachés à leur terre natale et sont fiers l’un et l’autre
de la modestie de leurs origines l, - peut-être parce qu’elle
rehausse encore l’éclat de leur réussite. Avant d’avoir
accédé aux plus hautes charges de l’État, ils ont commencé
par militer dans les Partis socialistes de leurs pays respec-
tifs, l’un à Aubervilliers et l’autre à Milan. Mais ils ont suivi,
depuis lors, une évolution parallèle, qui les a conduits -
comme le dira Mussolini lui-même - (( de l’universalisme
socialiste, nécessairement quelque peu utopique, aux réa-
lités nationales, profondes et indestructibles ».Ils sont tous
deux conscients de leur valeur, rancuniers et superstitieux.
Ils croient au (( mauvais œil »,et -ce qui est encore mieux-
ils attribuent ce pouvoir maléfique aux mêmes personnes. Ils
ont un sens très vif des petites ironies de la vie et savent discer-
ner rapidement les points faibles de leurs adversaires. Mais
si Sun s’imagine parfois être un nouveau César, le second ne
se prendra jamais pour un autre que Pierre Laval. L’Italien
étale ses visées; le Français tait les siennes. De sorte qu’on ne
saura jamais lequel est le plus ambitieux pour son pays ...
A cette époque, Mussolini est au sommet de sa forme e t
Laval est en possession de tous ses moyens. Tels qu’ils sont,
les deux hommes se plaisent et comme ils veulent se com-
prendre, ils y arrivent facilement. E n quarante-huit heures,
tous les litiges pendants entre la France et l’Italie sont réglés
Dans la soirée du 7 janvier 1935, plusieurs accords sont
paraphés sous les lustres scintillants du Palais de Venise.
u Les bons traités, a dit Paul Valéry, sont ceux qui seraient

1. a A la maison, écrira plus tard Mussolini, le menu le plus habituel était la


soupe, du pain, un peu de légumes, c’est tout... Ma maison était pauvre, pauvre
...
ma vie a Et Laval : a Je suis un enfant du peuple. Je ne m‘en cache, ni ne m’en
loue. Mais je nais une chose : dent que je dois ma réussite B mes origines. I) ( C f .
Charlea Roux. La Chuta da Mursolini, Paris, 1961, p. 37, e t BARADUC, Dans l u
ccuula as Piwre Lwd,p. 30.)
LE M O N D E E N 1937 105
signés entre les arrière-pensées. 1) I1 semble que ceux-là
correspondent à cette définition.
Les accords de Rome portent à la fois sur la Tunisie, la
Libye, Djibouti et l’Afrique orientale.
E n T u n i s i e , la Convention d’Établissement relative à la
nationalité des ressortissants italiens conclue le 28 mars 1896
pour une durée de quarante ans, et qui vient à expiration,
est prorogée jusqu’en 1965. Le statut des écoles italiennes
demeurera inchangé jusqu’au 28 mars 1955 l. Au Sud d e
la L i b y e , grâce à une rectification de frontières, l’Italie se
voit accorder la province du Fezzan, dont les 114.000 km2
viendront s’ajouter aux 80.000 qu’elle a déjà reçus en 1919.
A D j i b o u t i , la participation italienne au chemin de fer
d’Addis-Abéba sera accrue. Enfin, en A f r i q u e orientale, un
millier de kilomètres carrés sera cédé au gouvernement
romain, pour lui permettre d’établir un port sur le détroit
de Bab el-Mandeb.
Comme on le voit, Laval a fait bonne mesure. Mais il a
obtenu, en échange, que Mussolini adhère au (( Pacte consul-
tatif )) suivant :
Les Gouvernements français et italien se déclarent d’accord
pour recommander aux États principalement intéresses la conclu-
sion d’une Convention de non-ingérence par laquelle ils s’engage-
raient à ne p a s s’immiscer dans leurs affaires respectives, c’est-
à-dire à n’entreprendre ni à favoriser aucune action ayant pour
objet de porter atteinte, par l a force, à l’intégrité territoriale, ou
au régime politique o u social d’un autre pays.
Cette Convention devrait être conclue, e n premier lieu, entre
l’Italie, l’Allemagne, la Hongrie, la Tchecoslovaquie, la Yougo-
slavie et l’Autriche, c’est-à-dire entre tous les pays ayant une fron-
tière commune avec l’Autriche, et l’Autriche elle-même. Elle pour-
rait être étendue, par la suite, à la France, à la Pologne et à
la Roumanie.
En outre, les Gouvernements français et italien, fermement
résolus à maintenir l’indépendance et l’intégrité de l‘Autriche,
s’engagent dès à présent à ouvrir des consultations entre eux,
d‘une part, et l’Autriche, d‘autre part, sur les mesures à prendre
au cas où l’indépendance et l’integrite’ de l’Autriche seraient
menacées.
Ces consultations seraient ensuite étendues a u x pays cités p l u s
haut, pour s’assurer leur concours 2.
1. Passé cette date, elles deviendront des écoles italiennes privées, soumises
A la legislation scolaire française en vigueur en Tunisie.
2. C‘est la traduction exacte, sur le plan diplomatique, de la formule de Laval :
106 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ ~ EALLEMANDE

Cet accord public est complété par une convention mili-


taire secrète, dont les termes n’ont jamais été divulgués
jusqu’ici, mais dont il est impossible, aujourd‘hui, de contes-
ter la réalité l.
Lorsque le journaliste anglais Ward Price demandera
quelques mois plus tard à Mussolini :
- Est-il vrai que Laval vous ait donné carte blanche en
Abyssinie par le Pacte de Rome?
Le Duce se bornera à lui répondre, d’un ton détaché :
- I1 n’est pas inexact d’affirmer que tous les désaccords
italo-français aient été réglés par les accords du 7 janvier ...
Mais les commentaires du général de Bono sont beaucoup
plus explicites : (( Les conversations avec Laval, écrit-il dans
ses Mémoires,nous avaient permis de penser que la France,
tout au moins, ne dresserait plus d’obstacles sur la route
menant à une action éventuelle en Abyssinie. ))
Mussolini n’a donc aucune raison de dissimuler sa satis-
faction, lorsqu’il paraît à la réception que Laval donne au
soir du 8 janvier dans les salons du Palais Farnèse pour
célébrer (( la réconciliation des deux sœurs latines ».Un sou-
rire de triomphe éclaire son visage tandis qu’il s’avance en
serrant les mains à travers le grand salon de l’ambassade de
France auquel le plafond d’Annibal Carrache confère un sur-
croît de majesté. Son destin semble à l’échelle des demi-dieux
qui s’y ébattent. Comment ne se féliciterait-il pas de la
double victoire qu’il vient de remporter, puisque tout en
renforçant l’encerclement de l’Allemagne, le Pacte de Rome
met fin à son propre isolement 2?

I: Pour empêcher Hitler de s’emparer d e l’Europe, faisons l a chaîne (de Londres


à Paris) avec Rome, Belgrade, Budapest, Prague, Varsovie ( e t Moscou). n Mais
c’est aussi le développement de l a politique mussolinienne, telle qu’elle a Pté
formulée dans le Pacte consultatif italo-austro-hongrois du 17 mars 1934. (Voir
plus haut, p. 100.)
1. L’existence d’un accord militaire secret a été révélée pour la première fois
au cours du procès intenté au général Roatta à Rome, en février 1945. C’est le
25 janvier 1935 que le général Badoglio demande à notre attaché militaire, le
général Parisot, d‘étudier les modalités d e cette coopération. Les entretiens se
poursuivent les 4 e t 20 février. L e 6 avril, le Haut-Comité militaire décide que
les trois chefs d‘État-Major (Terre, Mer e t Air) présenteront une note commune
sur l’aide éventuelle à apporter à l’Italie. Le 25 mai, les généraux Gamelin e t
Denain partent pour Rome. Des accords plus précis seront signés entre le générai
Gamelin e t le général Badoglio, d’une part; entre le générai Valle, ministre d e
1’Air en Italie, e t le général Denain, ministre d e l’Air en France, de l’autre. (Cf.
général GAMELIN, Servir, II, p. 166, e t Alfred MALLET, Pierre Laud, I, p. 71:)
2. a I1 est rare, écrit Alfred Mallet, qu’une conversation diplomatique soit
accueillie avec une faveur aussi unanime que les Accords d e Rome. Le 23 mars,
LE MONDE EN 1937 107

* *
A Berlin, on ne s’y trompe pas. La signature du Pacte de
Rome y cause un émoi considérable. On considère qu’une
alliance militaire a été conclue entre Rome et Paris, et que
l’Autriche est devenue (( un Protectorat franco-italien 1).
M. von Neurath parle d’un (( fait accompli D, parce que la
pièce maîtresse de l’accord - le Pacte consultatif - est
entré en vigueur le jour de sa signature. Pour aggraver
encore les choses, Mussolini prend la plume à quelques
jours de là pour célébrer (( la vocation latine de l’Autriche ))
dans un article qui paraît dans le Pop010 d’Italia l. Sa lecture
met Hitler au comble de la fureur :
- Étant né en Autriche, s’écrie-t-il, je connais mieux que
quiconque la vocation germanique de mes compatriotes!
Et quand on voit l’État croupion que les signataires du traité
de Saint-Germain ont fait de ce malheureux pays, on se
demande comment ils osent encore parler de son ((intégritér!
Mais c’est de Londres qu’arrivent les nouvelles les plus
alarmantes. M. von Hœsch, ambassadeur du Reich en
Grande-Bretagne, envoie à la Wilhelmstrasse des télégrammes
pessimistes. «Lesbases d’un encerclement de l’Allemagne sont
posées, y déclare-t-il. Cet encerclement est même plus étroit
que jamais. I1 sunirait à présent que l’Angleterre tende la
main à la Russie, pour qu’il devienne total. )) Et l’ambassa-
deur recommande à M. von Neurath (( d’agir avec la plus
grande circonspection, de persuader le Führer de renoncer
aux décisions unilatérales, de freiner le réarmement de la
Wehrmacht, peut-être même de réintégrer la Société des
Nations. N
Mais l’ambassadeur du Reich voit les choses trop en noir.
Sous un calme apparent, Londres n’est pas moins inquiet
que Berlin. Une alliance franco-italienne serait peut-
être plus dangereuse encore pour les Anglais que pour les
Allemands, car elle menacerait l’hégémonie britannique en

la Chambre des Députés les approuve par 555 voix contre 9. Le 27 mars, à l’una-
nimité, le Sénat, sur l’intervention d’Henry de Jouvenel, les approuve à son
tour. La Petite Entente affirme son contentement. Le 11 janvier à Ljubljana,
les ministres des Affaires étrangères d e Roumanie, de Tchécoslovaquie e t de You-
goslavie manifestent leur satisfaction quant aux résultats auxquels ont abouti ka
Jgociations de Rome. (Op. cit., I, p. 76.)
i. 13 février 1935.
108 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ ~ E
ALLEMANDE

Méditerranée. Cette crainte sufit à déclencher leurs réflexes


impériaux. (( Nous exerçons la suprématie en Méditerranée
depuis la guerre de Succession d’Espagne, c’est-à-dire
depuis deux cent trente ans, écrit Churchill, e t nous
n’avons jamais permis que l’on discutât le droit qu’ont nos
navires de guerre de circuler librement dans cette mer inté-
rieure. Ce n’est pas aujourd’hui que nous allons le tolérer! 1)
Cet avertissement donne la mesure des appréhensions
britanniques. Celles-ci sont encore avivées par les inscrip-
tions Mare nostrum! qui commencent à fleurir sur les murs des
villes italiennes. Non seulement l’Italie s’est dotée d’une avia-
tion puissante, sur laquelle les raids spectaculaires d’ Italo
Balbo ont attiré l’attention du rnonde, mais on apprend que
Mussolini, s’évadant des limitations imposées par les traités
de Washington et de Londres, vient d’adopter - comme le
Japon - un vaste programme de réarmement naval. Déjà
les quatre cuirassés italiens de 23.600 tonnes, lancés en 1913
-l’Andrea Doria, le Caio Duilio, le Giulio Cesare et le
Conte di Cavour - ont été entièrement transformés et moder-
nisés. A ceux-ci vont venir s’ajouter quatre navires de ligne
de 35.000 tonnes, le Vittorio Veneto, le Littorio, l’Imper0
et le Roma, comparables aux plus gros vaisseaux de la
flotte britannique. Avec ses 12 croiseurs de bataille, ses 61 tor-
pilleurs e t ses 106 sous-marins l, l’Amirauté italienne dis-
posera bientôt de forces sufisantes pour tenir tête à la marine
britannique en Méditerranée, d’autant plus que l’Italie peut
masser toutes ses unités à proximité de ses côtes, alors que
l’Angleterre doit disséminer les siennes à travers tous les
océans du globe 2. Voir couper la route des Indes est un risque
que le gouvernement britannique n’est nullement disposé à
courir 3. Auprès de ce danger majeur, que pèse l’indépendance
de la petite Autriche?
1. Totalisant respectivement 74.488, 123.716 et 102.300 tonnes.
2. Notamment en Extrême-Orient, où elle doit faire face à la montée de la
marine nippone.
3. Les témoignages de cet état d’esprit, qui atteint chez certains hommes poli-
tiques anglais une véritable psychose d’angoisse, sont trop nombreus pour
qu’on puisse les citer tous. Bornons-nous à en donner deux exemples caracté-
ristiques :
a Le gouvernement britannique reçut, durant la crise abyssine, u n rapport de
ses experts navals. Ceux-ci disaient : bien qu’elle ait ét,é renforcée par la totalité
d e la Horne Fleet, la flotte britannique n’est pas en mesure de tenir tète à la marine
e t à l’aviation italiennes. u (TAYLOR, The origins of the second World War, Londres,
1961, p. 92.)
a I1 semble qu’en ce moment (août 1935), nous soyons dans la MBditerranbo,
LE MONDE E N 1937 109
I1 y a longtemps que les dirigeants anglais savent qu’elle
est inviable et ont pris leur parti de la voir s’intégrer à
l’Allemagne. (( J’ai toujours eu le sentiment, écrira Lord Hali-
fax, le l e r novembre 1938 à Sir Eric Phipps, que la supré-
matie allemande en Europe centrale deviendrait inévitable,
pour des raisons à la fois géographiques et économiques, le
jour où l’Allemagne aurait récupéré sa force normale l. n
Ce N sentiment D, Halifax l’éprouvait déjà le 3 mars 1934,
date à laquelle Sir John Addison, ministre anglais à Prague,
écrivait à Sir John Simon, ministre des Affaires étrangères :
(( La fusion de l’Autriche et de l’Allemagne n’est qu’une ques-

tion de temps, et aucune force au monde ne pourra l’empê-


cher. Même Cerutti, l’ambassadeur d’Italie à Berlin, estime
que l’Anschluss austro-allemand est inéluctable et qu’il
entraînera la dislocation de la Tchécoslovaquie 2. n
Faut-il donc que l’Angleterre perde la maîtrise de la
Méditerranée, à seule fin de retarder une évolution en
Europe centrale que ses meilleurs observateurs déclarent
inéluctable? Poser le problème en ces termes, c’est y répondre
d’avance ...
*
r r

Que l’Angleterre ne soit pas disposée à soutenir la politique


autrichienne de Mussolini, c’est ce que Sir John Simon va
faire comprendre à Hitler, au cours de la visite officielle
qu’il effectue à Berlin, du 25 au 27 mars 1935, en compagnie
d’hnthony Eden, Lord du Sceau privé. Le Führer vient de
rétablir le service militaire obligatoire dix jours aupara-
vant (16 mars) 3. C’eût été, en temps normal, un motif
moitié moins forts que Ics Italiens en croiseurs e t en destroyers, e t encore plus
faibles en ce qui concerne les sous-marins. N (CHURCHILL, The second World W a r ,
I, p. 150.)
1. Documents on British Foreign Policy, 3 , III, p. 251.
2. Ibid., 2, VI, p. 516 e t s.
3. Le 18 mars, le Foreign Ofice avait adressé une note trés vive k la Wilhelm-
strasse, protestant contre le rétablissement du service militaire obligatoire. Pour-
tant, à la surprise des Allemanùs, la note se terminait par la phrase suivante,
qui équivalait presque à une absolution : u Le Gouvernement de Sa Majesté aime-
rait savoir si le Gouvernement d u Reich est toujours disposé à recevoir Sir John
Simon, dans le cadre et en vue des objectifs précédemment fixés. n Au même moment,
M. François-Poncet suggérait que toutes les Puissances rappelassent leurs ambas-
sadeurs e t aurait voulu que l’Angleterre fît savoir aux dirigeants du Reich que
a toutes les négociations étaient désormais sans objet N. (Cf. Paul SCHMIDT, Statist
uuf Diplornafischer Bühne, p. 292.) Comme on le voit, les violons français e t
anglais n’étaient guère accordés.
110 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

suffisant pour décommander ce voyage1. Le fait qu’il ne


l’ait pas été prouve que la venue des ministres anglais était
décidée depuis quelque temps déjà e t qu’ils poursuivaient
un objectif dont ils n’entendaient pas s’écarter.
Certes, on ne saurait établir aucun parallèle entre les
conversations Hitler-Simon à Berlin, et les négociations
Mussolini-Laval à Rome, sous prétexte qu’elles se sont dérou-
lées à quelques semaines de distance et se sont terminées
par des réceptions fastueuses. A Berlin, aucun litige n’a été
réglé, aucun accord n’a été conclu. On y a parlé à bâtons
rompus de beaucoup de choses : du taarmement allemand,
des effectifs minima qu’Hitler entendait mettre sur pied,
des conditions dans lesquelles le Reich pourrait revenir à la
Société des Nations. Mais l’élément capital de cet échange de
vues a été une petite phrase anodine, tombée comme inci-
demment des lèvres de Sir John Simon :
- La Grande-Bretagne, a-t-il dit à Hitler, ne porte nulle-
ment le même intérêt à l’Autriche qu’à la Belgique. Nous ne
nous sommes jamais mêlés de ses affaires. Nous nous bor-
nons à espérer que ce problème trouvera, en temps voulu,
une solution satisfaisante...
Hitler comprend immédiatement ce que cela signifie.
L’Angleterre se désintéresse de l’Autriche et ne fera pas la
guerre pour elle. Saisissant la balle au bond, il répond à ses
interlocuteurs qu’il n’a nullement l’intention de brusquer les
choses, qu’il est même prêt à adhérer au Pacte consultatif de
Rome 2, mais qu’il aimerait savoir, auparavant, le sens que
ses signataires donnent au mot (( ingérence ». Enfin, il leur
fait demander, par M.von Neurath, d’user de leur influence
pour empêcher l’Italie de se livrer à des provocations devant
lesquelles le Reich ne pourrait rester indifférent. Le mieux,
pour y parvenir, ne serait-il pas que l’Angleterre adhère elle-
même au Pacte de Rome? Elle serait ainsi à même d’en
contrôler l’application ...
Les ministres anglais y ont déjà pensé, e t c’est pourquoi,
dès le 3 février 1935, le gouvernement britannique a publié
le communiqué suivant :

1. Documenb on British Foreign Policy, 2, VI, p. 516 et s.


2. I1 a déjà donné à M: von Neurath des instructions tendant à y associer le
Reich, mais en posant des conditions telles qu’elles devaient rendre son adh6sion
impossible.
LE M O N D E E N 1937 111
(c Les ministres de Sa Majesté se sont félicités de la conclusion
à Rome, d’un accord relatif à l‘Europe centrale et, se référant
aux déclarations des 17 fivrier et 27 septembre 1934, ils ont
constaté que la Grande-Bretagne se considère comme une des
Puissances qui ont convenu de se consulter, au cas où l‘indépen-
dance et l’intégrité de l’Autriche se trouveraient menacées. D

Pour Laval, le jour où paraît ce communiqué est à mar-


quer d’une pierre blanche. Ses ennemis prétendent qu’il veut
faire cavalier seul avec Mussolini? Bien au contraire! Dans
son esprit, le Pacte de Rome ne prendra toute sa signification
que si le gouvernement anglais s’y associe.
-Puisque vous vous considérez comme une des Puis-
sances consultantes prévues par le Pacte de Rome, demande-
t-il à Ramsay Mac Donald, que diriez-vous d’une conférence
à trois, où nous examinerions avec l’Italie, les problèmes de
l’Europe centrale et de la Méditerranée?
Peut-être s’attend-il à ce que le Premier britannique
se récuse, car - contrairement à Downing-Street - la
presse londonienne a vivement critiqué son voyage à
Rome. De plus, les relations anglo-italiennes sont plutôt
tendues. Mais il n’en est rien. Mac Donald accepte avec
empressement. Peut-être s’apprêtait-il à formuler la même
demande!
Le 12 avril 1935, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie
se réunissent donc à Stresa, au bord du lac Majeur, non loin de
l’endroit oh, dix ans auparavant, Briand, Stresemann e t Sir
Austen Chamberlain avaient mis la dernière main a u Pacte
de Locarno. La France est représentée par MM. Flandin et
Laval; l’Angleterre par Ramsay Mac Donald, Sir John
Simon et Sir Robert Vansittart, Sous-Secrétaire d’État per-
manent au Foreign Office. Quant à Mussolini, il ne se contente
pas, cette fois-ci, de faire une brève apparition en vedette
rapide : il arrive escorté d’une suite imposante et accompa-
gné de ses conseillers pour les Affaires africaines. Le ministre
français des Affaires étrangères et le chef du Gouvernement
italien sont remplis d’optimisme. Ils voient, dans cette confé-
rence à trois, le couronnement de leurs efforts.
On a beaucoup vanté les mérites du (( front de Stresa ».
On a déclaré que si chacun avait joué franc-jeu, si le front
112 HISTOIRE D E L’ARMI$E ALLEMANDE

avait tenu, e t si Londres avait eu les mêmes conceptions


que Paris, on aurait sans doute évité la Seconde Guerre
mondiale. C’est prendre ses désirs pour des réalités. Quand
un accord politique a besoin, pour produire ses effets, de
tan t de conditions préalables qui n’existent pas, on peut dire
qu’il est aussi fragile qu’un château de cartes.
Non que la cordialité des propos puisse être démentie!
On y porte- comme à l’accoutumée- des toasts à la
paix, à la sécurité collective e t à la prospérité des nations.
Mais les termes extrêmement vagues d u communiqué final
auraient d û donner l’éveil au x observateurs l. Écoutons plu-
tôt ce que nous en dit Sir Robert Vansittart :
(( Mussolini voulait savoir jusqu’où nous irions pour empê-
cher l’expansion de l’Allemagne et espérait que j’amènerais
Ramsay [Mac Donald] et Sir John [Simon] à s’en occuper
sérieusement ...
u Le but des Italiens était de sauver l’Autriche; celui des
Français, de protéger l’Europe centrale. M a i s le peuple bri-
tannique n’avait que faire de ces choses. De sorte que ses repré-
sentants se trouvaient placés, comme d’habitude, devant ces
deux vieilles interrogations : jusqu’où pouvons-nous aller, dans
le cadre des traités? Que pouvons-nous faire sans soldats, sans
armes e t sans autre moyen de pression qu’uneflptte démodée 2 ?
(( Les trois participants reconnurent que la nécessité de sau-

1. RÉSOLUTION CONJOINTE,3 : Les représentants des trois Gouvernements ont


examiné à nouveau la situation autrichienne ... Se référant au protocolô franco-italien
d u 7 janvier 1935, dans lequel a éU réafirmée la décision de se consulter sur les
mesureS à prendre au ca8 où l‘inlégrité, ou l’indépendance de l’dutrichr, serait tnena-
cée, ils ont convenu... de recommander que les représentants de tous les Gouvernements
énumérés dans les protocoles de Rome se réunisse& à brève dchéance afin de conclure
une convention relative à l’Europe centrale.
DÉCLARATION FINALE : Les trois Puissances dont la politique a pour objet le
maintien de la sécurité collective dans le cadre de la Sociélé des Nations, se dêclarent
en complet accord pour s’opposer, par tous les moyens en leur poutoir, à toute répu-
diation unilatérale des traités susceptibles de mettre en danger la paix de l’Europe
et agiront, dans ce dessein, en étroite et cordiale collaboration.
2. u Depuis Locarno, écrit Keith Feiling, les estimations des Services du War
Office avaient baissé chaque année jusqu’en 1934; notre marine n‘avait jamais
été plus démunie d e personnel depuis quarante ans; nous avions dissout 9 régi-
ments de cavalerie, 61 batteries e t 21 bataillons d’infanterie. Notre force terrestre
était inférieure de 40.000 hommes à ses effectifs normaux; notre aviation &ait
la cinquième ou la sixième en Europe. Grâce à deux gouvernements travaillistes,
les docks de Singapour ne seraient prêts qu’en 1938, tandis que notre marine,
liée par le traité de 1930, ne pouvait remplacer ses capital ships, ni.accroître ses
bâtiments légers avant 1936. Durant tout ce temps, l’axiome upas de guerre
importante avant dix ans n, établi en 1923 et abandonné seulement en 1932,
avait fait ses ravages, réduisant à néant nos approvisionnements, nos techniciens,
notre main-d’ceuvre spécialisée et notre potentiel productif. a ( T h Life of Nevi&
Chamberlain, p. 261-262.)
LE MONDE EN 1937 113
vegarder l’indépendance et l’intégrité de l’Autriche continue-
rait à inspirer )) leur politique commune. Mais comment?
((

Notre N inspiration )) ne s’appuyait que sur des déclarations


antérieures 1 qui prévoyaient des consultations, en cas de
besoin, et nous nous mîmes d’accord pour recommander que
les représentants de tous les gouvernements énumérés dans le
Pacte de Rome se réunissent à une date rapprochée pour éla-
borer une Convention sur l’Europe centrale...
(( Des mots, des mots, des mots... Nous parvînmes tout juste

à mettre sur pied une Union dotée d’un râtelier artificiel. Nous
voulions montrer les dents, et nous n’en avions pas 2! 1)

E n réalité, la lune de miel franco-italienne a déjà dépassé


son zénith. Son apogée coïncide avec les accords de Rome,
non avec les (( résolutions 1) de Stresa. Chacun y est venu
avec trop d’arrière-pensées et nul n’a eu le courage de les
exprimer ouvertement. Dans ce concours de réserves men-
tales, on s’est contenté d’éluder tous les sujets brûlants e t de
plaquer u n accord de façade sur un faisceau d’équivoques.
On a parlé de l’Autriche, qui ne représente à ce moment
qu’un danger virtuel, mais on s’est gardé d’évoquer les pro-
blèmes de l’Afrique, qui peuvent être l’amorce d’une confla-
gration immédiate. Lorsque Mussolini y a fait allusion, per-
sonne n’a osé lui répondre, de peur de l’indisposer. Une fois
de plus, il a interprété ce silence comme un acquiescement 3.

1. Vansittart fait allusion aux déclarations franco-anglo-italiennes du 17 février


et du 27 septembre 1934. (Voir plus haut, p. 100 et p. 103.)
2. Lord VANSITTART, The Mist Procassion, Londres, 1958, p. 518 e t s.
3. N A Stresa, écrit Churchill, on ne jugea pas à propos de détourner Musso-
lini de l’Abyssinie, ce qu’il n’aurait pas manqué de ressentir vivement. E n consé-
quence, la question ne fut pas posée. On passa outre et Mussolini pensa, non sans
raison, que les Alliés ayant approuvé sa déclaration lui laissaient les mains libres
en Abyssinie. u (Cité par Georges Roux, La Chute de Mussolini, Paris, 1961, p. 51.)
P a r ailleurs, voici comment A. J. P. Taylor raconte l’affaire, e t sa version
paraît être celle qui s e rapproche le plus d e la vérité : u Mussolini passa en revue
les différents aspects de la politique européenne, et demanda aux Anglais s’il y
avait quoi que ce soit d’autre qu’ils désiraient discuter. Mac Donald e t Simon
secouèrent la tête e t Mussolini en conclut qu’ils n’avaient aucune objection à
formuler contre son aventure abyssinienne. D’autre part, l‘expert du Foreign Office
pour les Affaires africaines avait accompagné les ministres anglais ci Stresa e t
il est diîfcile d e croire qu’il n’ait rien trouvé à dire à ses collègues italiens. De
toute façon, les Anglais ne pouvaient ignorer les concentrations de troupes ita-
liennes dans la mer Rouge. Un comité fut constitué pour en examiner les impli-
cations. I1 fit un rapport dans lequel il conclut que la conquête d e l’Abyssinie
n’affecterait en rien les intérêts impériaux d e la Grande-Bretagne. Il n’y avait
qu’un point délicat, à savoir que l’Abyssinie était membre de la Société des Nations
e t le gouvernement britannique ne voulait pas voir se renouveler les dificultés
causées par l‘action du Japon e n Mandchourie. s (Ths origitu of rlia second world
War, p. 89.)
IY 8
114 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Cette erreur d’appréciation va avoir des conséquences


tragiques l.
Le chef du gouvernement italien croit toutes les hypo-
thèques levées, quand rien n’est résolu. Éblouis par ce succès
trompeur, ni lui ni Laval ne semblent s’être rendu compte
qu’aucun accord durable n’était possible entre une Angle-
terre gardienne du statu quo en Afrique, mais favorable au
révisionnisme en Europe centrale, et une Italie, gardienne
du statu quo en Europe centrale, mais ardemment révi-
sionniste quant au continent africain.
Pour le Duce, la (( victoire 1) de Stresa, est une victoire aux
yeux bandés.

1. u La Conférence de Stresa avait été conçue pour établie une alliance selide
contre l’agression. Au lieu de cela, elle ouvrit la porte à des événements qui dis-
IiOlVèrent non seulement cette alliance, mais détruisirent la Société des Nations
et, avec elle, tout le systeme de la securité collective. D (TAYLOR, op. cit., p. 87.)
IX

LA CONQUÊTE DE L’ABYSSINIE

Dès le mois de février 1935, Mussolini a massé d’impor-


tants contingents en Érythrée et en Somalie. Mais il hésite
encore & étaler ses préparatifs au grand jour. Après la Confé-
rence de Stresa, le ton change. On assiste, dans toute la
Péninsule à un branle-bas de combat. Le 8 juin, à Cagliari,
s’adressant à un contingent de Chemises noires qui partent
pour l’Afrique, le Duce leur déclare : (( Nous avons d’anciens
et de nouveaux comptes à régler l. Nous ne nous laisserons
intimider par rien de ce que l’on pourra dire à l’étranger
parce que nous, et nous seuls, sommes juges de nos intérêts
et garants de notre avenir. n
Durant l’été, le bruit de bottes s’intensifie. Des convois de
navires, chargés de miliciens, de dragons et de chasseurs
alpins transitent par Port-Saïd et Suez. Au début d’août,
170.000 hommes sont déjà concentrés en Afrique.
Tendant toutes les énergies italiennes vers un même objec-
tif, Mussolini voit dans l’entreprise éthiopienne la grande
affaire de sa vie. (( Grouper les enfants du même sol dans un
même Empire, les sauver de la misère et leur donner un
patrimoine, voilà son grand dessein. L’impérialisme n’en
est pas absent. Le Duce est hanté par le souvenir de la Rome
antique. Sur la Via del Impero, il a gravé dans le marbre
des cartes retraçant la colonisation romaine. Somalie, Éry-
thrée, Abyssinie, Libye, îles de la Méditerranée orientale :
un monde se cherche, va se souder, se pétrir entre ses doigts.
La Méditerranée redeviendra italienne. S’y ajoute le désir de

1. Le Duce fait sans doute allusion à Adoua e t à Oual-Oual.


116 HISTOIRE DE L’ARMSEALLEMANDE

faire pièce à l’autre dictateur, à Hitler : Mussolini ne veut


pas être le second 1. n
L’Angleterre est effrayée par l’ampleur de ces préparatifs,
car ils témoignent de la volonté du Duce de se lancer dans
une aventure à laquelle elle est décidée à s’opposer coûte
que coûte. Dès le 15 janvier 1935, l’Amirauté britannique
a fait savoir (( que la croisière habituelle de l’Atlantique sera
accomplie cette année non par une escadre, comme il est
d‘usage, mais par deus, e t à Gibraltar n. Le Duce ne sem-
blant pas comprendre le sens de cet avertissement, l’Angle-
terre décide d’envoyer dans la Méditerranée toutes les forces
dont elle dispose. Jusqu’en septembre, elle y concentre la
plus formidable flotte que cette mer ait jamais vue : 134 uni-
tés totalisant plus de 400.000 tonnes. Sans doute l’Italie ne
peut-elle encore lui opposer que quelque 300.000 tonnes.
Mais. les bâtiments italiens ont été modernisés. Leurs équi-
pages sont jeunes, nombreux et enthousiastes, tandis que
les navikes britanniques sont, pour la plupart, vétustes et
démodks. C’est quand même un geste que le gouvernement
romain aurait tort de sous-estimer ...
Mais Mussolini, saisi d’une fièvre guerrière, refuse d’en
tenir compte. Depuis Stresa, il croît avoir gagné la partie.
I1 pense que Laval neutralisera l’Angleterre, que la France
e t l’Angleterre neutraliseront la Société des Nations. E t
même si ce n’était pas le cas, il affirme qu’il est prêt à passer
outre. A partir de juillet, il prononce des discours très vio-
lents et multiplie les interventions qui sentent la poudre.
Au comte de Chambrun, ambassadeur de France à Rome,
il déclare que (( s’il le faut, il n’hésitera pas à déclarer la
guerre à l’Angleterre a n. Mais ce n’est qu’une vantardise. E n
son for intérieur, il est convaincu que l’Angleterre ne bougera
pas S. Même la visite d’Eden, en juillet 1935, ne lui dessille
pas les yeux 4. Par ailleurs, il sait que l’Italie est pauvre,
1. Alfred MALLET, op. cit., p. 96-97.
2. Déclaration du 13 août 1935.
3. a Mussolini est convaincu du consentement britannique. D (WXSKEMANN,
L’Axe Rome-Berlin, p. 56.) Au début du mois de mai, au cours.d’une visite B
Paris, Ciano alErme à Pierre-Étienne Flandin I que l’opération ne souffre auoune
difficulté du côté de l’Angleterre D. ( FLANDIN, Politique francaise, p. 177.)
4. a Après la visite d’Eden à Rome, note Neville Chamberlain dans son jour-
nal à la date du 5 juillet, il est clair que Mussolini est décidé à avaler l‘Éthiopie,
...
sans tenir aucun compte des Traités, des Covenants et des Pactes La solution
idéale serait de l’amener à renoncer à la force. La seule façon d’y parvenir est
de le convaincre qu’il n’a pas d’autre choix. Si nous-mêmes, ensemble avec la
France, décidions de prendre les mesures nécessaires pour l’arrêter, nous y par-
LE MONDE EN 1937 117
qu’on ne saurait lui demander un effort prolongé. I1 lui faut
une guerre rapide, un succès fulgurant.

* *
Or, la conquête de l’Abyssinie n’est pas une entreprise
facile. Ce territoire d’une superficie presque double de celle
de la France l, oppose des obstacles formidables à toute péné-
tration militaire. Une fois franchies les plaines côtières, tan-
t ô t sablonneuses, tantôt couvertes de broussailles, où règne
un climat tropical et déprimant 2, on s’élève par ondulations
successives jusqu’au plateau central, que dominent à leur
tour quelques-uns des sommets les plus elevés de l‘Afrique S.
C’est pourquoi on a comparé l’Éthiopie à un chapeau à
larges bords (( dont la calotte aurait été pétrie et bosselée,
en un jour de colère, par un géant nerveux ».
Ce territoire torturé, raviné, coupé de gorges profondes
est habité par quelque 19 millions d’habitants, réputés pour
leur valeur guerrière. L’Empereur Haïlé Sélassié peut y
puiser plus de 1 million de combattants, commandés par des
chefs qui connaissent admirablement le terrain : le ras
Kassa, le ras Seyoum, le ras Nasibu e t enfin son propre
gendre, le ras Desta.
Les forces du Négus ressemblent, dans leur composition,
à la configuration du pays. I1 y a d’abord la grande masse
de la population, formée de soldats-paysans qui vivent sur
leur terre, le fusil à la main, e t qui sont prêts à répondre au
premier appel aux armes. C’est le bord du chapeau. Puis,
des troupes gouvernementales, levées et entretenues par
les gouverneurs de province, dont le nombre s’élève à
100.000 hommes environ et qui correspondent à la zone des
viendrions très facilement ... Si les Français refusaient d e remplir ce rôle, le mieux
serait d’aller trouver Mussolini à titre privé, pour lui signifier clairement nos inten-
tions. Si la Ligue se montre incapable d’une intervention eflicace pour empêcher
cette guerre, elle deviendra u n mythe dont il sera pratiquement impossible de
justifier l’existence, à quelque titre que ce soit. D
E t il ajoute, le lendemain 6 juillet : a Il paratt plus qu’improbable que Lavai
consente à faire le moindre geste qui puisse le brouiller avec Mussolini. Pourtant,
si ce dernier s’obstine, il torpillera la Ligue, e t les petits États d’Europe accour-
ront tous à Berlin. n (Keith FEILING, The Life of Neville Chamberlain, p. 265.)
1 . 1.060.000 km* (France : 551.208 kml).
2. L a température moyenne annuelle y est d e 300; elle atteint 65O dans le
désert d’Adai, situé à l’est du Soudan.
3. Notamment le Ras Dédjan (4.506 m.), le mont Gouna (4.231 m.), 1’Amba
Alagi (3.411 m.), 1’Amba Uork (3.205 m.) e t le mont Digna (3.120 m.).
118 HISTOIRE DE L’ARMÉB ALLEMANDE

hauts plateaux. Enfin, u n bastion central constitué par la


Garde impériale, forte d’environ 3.500 hommes, recrutés e t
instruits par des officiers étrangers et dotés d’un armement
moderne l.
E n face des forces abyssines, les Italiens ont groupé
500.000 hommes dans u n (( Corps expéditionnaire d’Afrique
orientale )I, placé sous le commandement du général de
Bono a.
Ce corps comprend :

10 Sept divisions d’infanterie de l‘armée réguliére :les divi-


sions Assieta, Casseria, Gavinana, Gran Sasso 3, Peloritana,
Sabauda et Sila.
20 Une division motorisée :la division Trento.
30 Une division d‘Alpins : la division Pusteria.
40 Six divisions de Chemises noires : les divisions Ventitre
Marzo 4, Ventotto Ottobre 5, Ventun Aprile 6, Tre Gennaio 7,
Primo Febbraio 8 et Tevere e.
50 U n certain nombre de formations indigènes : Ascaris,
Arabo-Somalis et Dubats, recrutés en Libye, en Érythrée et
en Somalie italienne (100.000 hommes environ).
60 Un corps de 100.000 ouvriers : sapeurs, terrassiers, pon-
tonniers et maçons.

Les deux voies que peuvent emprunter ces forces pour


pénétrer en Abyssinie sont l’Érythrée et la Somalie italienne.
Le Corps expéditionnaire d’Afrique orientale a donc été
scindé en deux :
1. Lea premières compagnies d e la Garde impériale ont été constituées en 1920
par deux offciers russes. Depuis lors, d e nombreuses missions militaires belges e t
suédoises se sont efforcées d e transformer en une armée moderne les hordes tumul-
tueuses qui ont connu la victoire au temps de Ménélik. Elles ont réussi à orga-
niser une armée à peu près familiarisée avec les méthodes d e combat modernes.
(Jean CLÉMENT, Supériorité et infériorilé de l‘armée éthiopienne, Vu, 8 octobre
1935.)
2. Agé de soixante-neuf ans, Emilio d e Bono a pris part, en 1912, à la conquête
d e la Tripolitaine. I1 a été un des n quadriumvirs n qui ont participé à la marche
sur Rome e t a occupé tour à tour les postes d e Commandant de la Milice fasciste,
d e Gouverneur d e la Libye e t d e ministre des Colonies.
3. Commandée p a r le duc d e Bergame.
4. u X X I I I Mars D, jour anniversaire d e la fondation des faisceaux d e combat.
Cette unité est placfe sous le commandement du duc d e Pistoia.
5. a XXVIII Octobre n, jour d e la marche sur Rome.
6. a X X I Avril D, anniverkaire d e la fondation d e Rome.
7. a I I I Janvier D, commémoration d’un discoun fondamental d u Duce.
8. II ICr Février I, jour d e la fondation de la Milice fasciste.
9. Tibre D. Cette unité est recrutée parmi lm membres des Faisceaux résidant
à l’étranger.
LE MONDE E N 1937 119
l o Au nord : l’armée d’Êrythrée (général de Bono), dont
les bases de ravitaillement sont à Massaoua, sur la mer
Rouge. Son objectif principal est Addis-Abéba, la capitale de
l’Empire.
20 Au sud : l’armée de Somalie (général Graziani), dont la
base est à Mogadiscio, sur l’océan Indien. Son objectif est
Harrar, la capitale de la province d’Ogaden1.
Pour faire face à cette double menace d’invasion, 1’Em-
pereur Haïlé Sélassié a réparti ses forces en quatre groupes :
l o A u nord .- 250.000 hommes environ, commandés par le
ras Kassa et le ras Seyoum. Ceux-ci sont concentrés dans
le massif montagneux qui borde l’Érythrée, avec mission de
barrer aux Italiens la route d’dddis-Abéba.
20 A l’est .- l’armée de l’Ogaden, forte de 40.000 hommes,
commandée par le ras Nasibu. Son rôle consiste à défendre
les approches de Harrar.
30 A u centre .- la Garde impériale et des troupes de réserve,
chargées de la défense d’Addis-Abéba.
40 Au sud .- une armée de 40.000 guerriers massés dans la
région des lacs sous le commandement du ras Desta.

Contrairement a ux forces du Nord e t de l’Est, dont le


rôle est essentiellement défensif, cette dernière armée a été
investie d’une mission offensive. Se précipitant vers le sud-
est, elle devra déjouer toute tentative de Graziani en direction
de Harrar, attaquer le flanc gauche des colonnes italiennes
et s’emparer de Mogadiscio, après les avoir rejetées à la mer.
Ces dispositions suffisent à faire prévoir que la conquête
de l’Abyssinie ne sera pas facile. Elle est rendue plus
difficile encore par la nécessité où se trouvent les Italiens de
verrouiller rapidement toutes les frontières du pays : Soudan
anglo-égyptien à l’ouest, Somalie britannique a u nord-est
et Kenya a u sud, par où les Anglais peuvent faire parvenir,
aux troupes d u Négus, des armes et des munitions qui
risquent de prolonger indéfiniment leur résistance.
Une nature hostile e t presque impénétrable; un climat
accablant; l’impossibilité de se ravitailler dans le pays lui-

1. Deuxième cité de l’Empire, conquise par Mknélik en 1887, Harrar est un


objectif de premier ordre. Centre stratkgique et commercial important, il est situé
d la fois à l’extrémité de la route venant de Berbéra, en Somalie britannique,
et à proximité de la ligne de chemin de fer Djibouti-Addiç-Abéba, dont l’occupa-
tion peut priver la capitale de ressources précieuses.
120 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

même; le mauvais état des routes et la rareté des points


d’eau; l’esprit combatif des Éthiopiens; enfin l’obligation
de soutenir à bout de bras des opérations qui se déroulent
à plus de quatre mille kilomètres de la métropole, au moyen
d’un corps expéditionnaire qui ne lui est rattaché que par
un mince cordon ombilical passant par la Méditerranée
orientale, le canal de Suez, la mer Rouge et, partiellement,
par le détroit de Bal-el-Mandeb, tous ces facteurs géogra-
phiques, climatiques, ethniques et militaires s’additionnent
pour rendre les observateurs très sceptiques sur l’issue
de la campagne. La plupart d’entre eux estiment que la
conquête de l’Abyssinie exigera au moins six à sept ans
- voire m&me une vingtaine d’années, comme n’hésitent
pas à l’écrire certains spécialistes chevronnés des guerres
coloniales.
t
* *
Les hostilités débutent le 3 octobre 1935, à !j heures
d u matin. Répartie en trois colonnes, l’armée d’Erythrée
du général Santini marche sur Adigrat, le long de la (( Voie
Impériale )) Asmara-Dessié-Addis-Abéba. Au centre, le
corps d’armée du général Pirzio Biroli doit s’emparer
d‘Entichio, entre Adoua et Adigrat. A droite, le corps d’ar-
mée du général Maravigna doit conquérir Adoua. Trois
jours plus tard, tous ces objectifs sont atteints, les Éthio-
piens n’ayant opposé qu’une faible résistance l.
Le 5 novembre, .après un mois d’arrêt, les Italiens font
un nouveau bond en avant. Le 8, les troupes du général
Santini s’emparent de Makallé; celles du général Pirzio
Biroli occupent la région d u Tembien méridional, jusqu’aux
hauteurs qui dominent la rivière Ghéva. Quant au corps
d’armée Maravigna, après s’être rendu maître de Selaclaca,
il a installé un cordon d’avant-postes le long du cours
moyen du Tacazzé. Arrivée là, l’offensive italienne marque
un nouveau temps d‘arrêt 2.
Telle est la situation le 28 novembre 1935,lorsque le géné-

1. Ils ne sont pas battus pour autant, comme l’avenir ne tardera pas à le prou-
ver, mais ont préféré se replier dans le massif montagneux qui s’étend au sud
de Makallé, où ils attendent les Italiens de pied ferme.
2. Cf. Général DE BONO,La Préparation ef les premières opérations de la guerre
d‘Éthiopie. (Rapport au Chel du gouvernement italien.)
LE MONDE EN 1937 121
122 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

ral de Bono est relevé de son commandement et remplacé


par le maréchal Badoglio, qui prend le titre de (( Commandant
en chef de l’armée d’Éthiopie ».
A quoi faut-il attribuer cette mutation? Au désir d’assu-
rer une coordination plus étroite entre le front nord et le
front sud? Assurément. Mais aussi au désir de stimuler les
énergies et d’imposer à la campagne une cadence plus
rapide. Mussolini craint, non sans raison, que de Bono ne
s’enlise dans une guerre coloniale de type classique. Le corps
expéditionnaire a débarqué depuis six mois. I1 a déjà sup-
porté bien des fatigues. C’est une armée en campagnequi
use beaucoup de matériel. R Vêtements, camions, mulets,
chaussures, tout cela se consomme. Les hangars construits
pour la saison des pluies sont combles, mais leurs matières
ne sont pas inépuisables. L’armée a avancé depuis la fron-
tière jusqu’à ses boulevards. Mais le plus rude de sa tâche
est devant elle et grandit à mesure qu’elle s’éloigne de sa
base de Massaoua l. n Effrayés par la lenteur des opérations,
certains des conseillers militaires du Duce lui ont remis des
rapports pessimistes sur l’issue de la campagne. Ils ont été
jusqu’à préconiser un arrêt de l’offensive et un retrait der-
rière les frontières de l’Érythrée, jusqu’à ce que la situa-
tion politique soit éclaircie.
Perdre la face, ou aller de l’avant, -Mussolini n’a plus que
cette seule alternative. C’est alors qu’il prend une décision
importante qui va marquer un tournant dans toute sa poli-
tique. E n remplaçant le général de Bono par le maréchal
Badoglio, il ne se borne pas à substituer un homme à un autre;
il modifie la nature et l’économie de la guerre. Ayant pesé
tous ses risques, il préfère diminuer son potentiel militaire en
Europe, plutôt que manquer son opération africaine z.
La nomination du nouveau Commandant en chef, et
l’arrivée à Massaoua d’un matériel de renfort, ont pour
but d’accélérer la cadence des opérations. Mussolini y est
contraint par l’hostilité de l’Angleterre et les menaces de
sanctions brandies par Genève. Mais quels que soient les
impératifs de la politique internationale, ils ne sauraient
modifier la nature du terrain. Si, durant tout le mois de
décembre, le front italien est demeuré stabilisé sur une ligne
1. Edith D E BONNEUIL, La Campagne d’Abyssinie.
2. En d‘autres termes,.pZus d’hommes en Abyssinie signifie moina d‘hommes sur
b Brenner, d‘où I’imposebilit6 de continuer à y monter la garde.
LE MONDE EN 1937 123
allant de Sélaclaca à 10 kilomètres au sud de Makallé, cc
n’est pas par manque d’esprit offensif : c’est à cause du cli-
m a t e t de l’absence de routes. De plus, comme le constate
Badoglio dès son entrée en fonctions, (( la guerre d’Abyssinie
n’est coloniale que par le terrain et non par l’adversaire, qui
peut se présenter à tout moment avec 100.000 hommes
et engager une bataille de masses ».
Cela signifie qu’il faut mener une guerre européenne dans
un cadre africain. Cela implique également que l’armée, qui
est fortement motorisée, doit disposer d’un soutien logis-
tique dont on se passe habituellement dans ce genre d’entre-
prises. Mussolini exige que les opérations soient menées
rondement. Ses généraux ne demandent pas mieux. Mais
pour cela, il faut commencer par construire des routes, car
les pistes ne suffisent pas. Lorsqu’il fait beau, leur tracé
s’accommode de la traction mécanique; mais dès qu’il pleut,
elles deviennent inutilisables. La mobilité d’une colonne est
donc soumise aux caprices du ciel. Avec la pluie, les véhi-
. cules s’enlisent et sont aussitôt figés au sol. I1 arrive ainsi que
des colonnes entières soient immobilisées pendant plusieurs
jours. Obligés de stationner, sans possibilité de ravitaille- I

ment, soldats et officiers doivent attendre qu’on leur para-


chute des vivres. Quant à la construction des routes, elle ne
s’improvise pas du jour au lendemain. D’abord, les nouvelles
voies de communication doivent être permanentes et capables
de résister à la saison des pluies; ensuite, elles doivent être
assez solides pour supporter le passage des unités blindées;
enfin, il faut souvent les creuser à travers le roc e t leur faire
escalader des cols d’une altitude supérieure à 3.000 mètres.
C’est un travail de géant. E n prenant possession de ses nou-
velles fonctions, Badoglio s’aperçoit que ce qui ralentit le
plus l’avance de ses troupes, ce ne sont pas les Abyssins :
c’est l’Abyssinie elle-même ...

* *
Peut-être sera-t-il possible de sortir de cette stagnation
en accélérant les opérations sur le front somalien, où le réseau
routier est meilleur et le tracé des fleuves plus favorable?
Deux voies devraient permettre à Graziani de s’enfoncer

1. Maréchal BADOGLIO,
Commentaires bur la guerre d’Ethiopie, Paris, 1937.
124 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

au cœur du pays : à gauche, la Djouba dont les nombreux


affluents arrosent la province d u Liban; à droite, le Chébéli e t
le Fafan, qui mènent directement à Harrar, à travers
l’Ogaden.
Empruntant l a voie de droite - celle du Chébéli - Gra-
ziani s’est avancé jusqu’à Gorraheï, une antique citadelle
amharique qu’il a enlevée de haute lutte, le 9 novembre.
De là, il se propose de marcher sur Sassanabeh, où il ne
serait plus qu’à 450 kilomètres de Harrar. Mais au moment
d’engager cette opération, il apprend que l’armée du ras
Desta, forte de 40.000 guerriers a quitté la région des lacs
et dévale vers le sud-est, pour attaquer son flanc gauche e t
couper ses lignes de communication avec Mogadiscio. Force
lui est donc de suspendre son offensive, pour se tourner dans
cette direction.
Après avoir massé des forces importantes à Dolo l, Gra-
ziani lance trois colonnes à la rencontre d u ras Desta (12 jan-
vier 1936). L’une, commandée par le général Agostini, a
l’ordre de suivre les rives de la Daoua 2; les deux autres,
fortes de quelque 20.000 hommes 3, doivent remonter le
cours du Ganalé Doria.
Très vite, ces unités se heurtent à des retranchements
improvisés, que les Abyssins ont fortifié à l’aide de mitrail-
leuses. Les chars italiens entrent aussitat en action. Ils
pénètrent au cœur des positions ennemies e t en délogent les
occupants, que l’aviation bombarde ou mitraille à faible
altitude. Mais le gros des forces éthiopiennes se trouve plus en
arrière, entre Galgalo et Odeï-Odeï, par où passe la piste qui
mène à Néghelli. Des combats acharnés se livrent dans cette
région du 13 au 15 janvier. Les Abyssins déclenchent de
violentes contre-attaques, mais n’arrivent pas à rompre la
masse de feu italienne.
Le 15 au matin, le général Graziani lance en avant le gros
de sa colonne motorisée. Mille camions, précédés d’autos
blindées, s’élancent en direction de Filtu-Néghelli. Cette
armée de cars transporte des groupes d’escadrons des lan-
ciers d’Aoste e t des dragons de Gênes (1.600 hommes), u n
bataillon d‘Arabo-Somalis (1.200 hommes), des sections de

1. A la frontière de l’Abyssinie, de la Somalie méridionale e t du Kenya.


2. Elle est composée de Chemises noires.
3. Elles comprennent la division Peloritana, des régiments de cavalerie moto-
risée, des Chemises noires et des bataillons indigènes d’Arabo-Somalie.
LE MONDE EN 1937 125
mitrailleuses e t une batterie de 75 (500 hommes), en to u t
plus de 4.000 hommes, en comptant les conducteurs. Aucun
détachement n’est à pied. A l’arrière-garde, 75 camions-
citernes transportent 75.000 litres d’eau, qui seront dis-
tribués aux troupes à raison d’un litre par tête e t par
jour l.
Battue à Odéi-Odéi, décimée par l’aviation et les blindés,
l’armée du ras Desta reflue en désordre vers le sud e t cherche
un refuge au Kenya britannique. Mais avant d’y parvenir,
elle se heurte aux Chemises noires d’Agostini, qui ont remonté
rapidement le cours de la Daoua. Pris entre deux feux, ce
qui reste de l’armée d u ras Desta est pratiquement anéanti.
Les derniers survivants s’enfuient vers le nord-ouest.
Graziani ordonne alors à la colonne motorisée de pour-
suivre son avance jusqu’à Filtu, important point d’eau et
n e u d de pistes caravanières où les Éthiopiens en déroute
auraient pu se regrouper. Progressant à raison de 70 kilo-
mètres par jour, la colonne motorisée y arrive le 17 janvier.
Le 20, après un bombardement préliminaire, elle fait son
entrée à Néghelli. La population terrorisée n’offre aucune
résistance. L’armée du ras Desta s’est volatilisée.
Le 23 janvier, un groupe de lanciers et de dragons pousse
une pointe jusqu’à Nadara, à 70 kilomètres à l’ouest de
Néghelli. Tout est calme. Partout, chefs et notables font
leur soumission.
E n sept jours, pFès d e 400 kilomètres ont été parcourus à
travers un territoire à peu près inconnu. Les troupes ita-
liennes ont fait preuve d’une audace et d’une endurance phy-
sique remarquables. La coordination parfaite entre l’avia-
tion, les chars e t les automobiles blindées a permis à la
colonne motorisée d’avancer à toute allure et d’anéantir les
dernières formations de l’ennemi 2.
Par la prise de Néghelli et de Nadara, toute menace sur
la Somalie e t sur Mogadiscio est écartée. Les troupes abyssines
sont coupées du Kenya et ne peuvent plus être ravitaillées
par Nairobi. Aller au-delà de Nadara n’offrirait guère d’inté-
rêt car, passé cette localité, la piste se perd dans le vide ...

I . Général GRAZIANI, Le Front Sud.


2. Selon le rapport du général Graziani, durant les deux jours qui ont prkcédé
la prise de Néghelli, l’aviation de Somalie a effectué 190 vols de reconnaissance
et de bombardement, d’une durée totale de 678 heures. 40 tonnes d‘explosifs ont
ét4 déversées sur l’ennemi.
126 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

*
+ i

Entre-temps, les hostilités ont repris sur le front nord,


où 250.000 hommes s’affrontent de part e t d‘autre dans le
Tembien. Jamais une expédition coloniale n’a mis en jeu de
pareils effectifs.
Du côté italien, 5 divisions de l’armée régulière 1, 5 divi-
sions de Chemises noires2 et un certain nombre d’unités
indigènes sont groupées sous les ordres d u maréchal Bado-
glio. Du côté abyssin, des troupes en nombre égal, mais
d’une puissance de feu infiniment moindre, sont placées sous
le commandement des ras Kassa et Seyoum. C’est donc
un demi-miBion d’hommes qui vont lutter pour la pos-
session de la Voie Impériale.
Le plan des Abyssins consiste à attaquer le centre du dis-
positif italien, situé près d’Abbi-Addi, de briser sur ce point
la résistance de l’envahisseur et de s’enfoncer comme un
coin entre Adoua et Makallé. Arrivés là, ils couperont toutes
les communications entre les premières lignes et l’arrière,
privant les Italiens de vivres et de munitions. L’opération
est hardie. Mais Badoglio décide de la devancer en prenant
lui-même l’offensive.
Dès le 19 janvier, il s’empare par surprise de Néguida et
de Debri, deux localités situées sur la piste reliant Abbi-
Addi et Scélicot. Du coup, toute communication est rompue
entre les forces abyssines groupées devant Makallé et celles
du Tembien. Mais les Éthiopiens ne renoncent pas pour
autant à leur projet. De violents combats s’engagent sur les
hauteurs situées à l’est d’Abbi-Addi, entre les guerriers du
ras Kassa et les unités du général Pirzio Biroli. Pendant ce
temps, le gros d’attaque abyssin, se portant au nord d’Abbi-
Addi, tente de menacer l’arrière du front italien et de provo-
quer l’abandon de Makallé s. Du 21 au 23 janvier, les Abys-
sins multiplient leurs assauts. La bataille fait rage sur les
crêtes et dégénère souvent en combats à l’arme blanche. Mais
les attaques répétées de l’aviation et la puissance de feu
1. Les divisions Gavinana, Sabauda, Sila, Gran Sasso (commandées par le
duc de Bergame) et Pusteria.
2. Les divisions XXIII Mars (commandée par le duc de Pistoia), XXVIII Oc-
tobre, XXI Avril, III Janvier et II Février.
3. La ville est défendue par la division XXVIII Octobre et le groupe Diamanti,
débarqué à Massaoua au lendemain de l’incident d‘Ouai-Ouai.
LE MONDE EN 1937 127
des unités italiennes finissent par l’emporter. Les Italiens
conservent toutes leurs positions, tandis que les Abyssins
reculent en laissant 5.000 morts sur le terrain l.
Le temps de regrouper ses unités, de remettre de l’ordre
dans ses lignes de communication, et. Badoglio tente une
nouvelle poussée le long de la Voie Impériale. Le 11 février,
70.000 hommes quittent Makallé, le chef-lieu de la région
d’Enderta. Leur mission consiste à s’emparer d’Antalo, une
agglomération importante située à quelque 25 kilomètres
plus au ,sud. Les forces italiennes sont divisées en deux
groupes :
10 L e I I I e corps #armée d u général Bastico, composé des
divisions Sila et X X I I I Mars.
20 L e l e r corps d’armée d u général Saniini, composé des divi-
sion Sabauda, Pusteria ( A l p i n s ) et I I I Janvier.
La division Assieta et un groupe de bataillons éythréens
(Ascaris) demeurent en réserve.

L’avance est difficile, car un obstacle infranchissable se


dresse sur leur route : c’est le mont Amba Aradam, aux
flancs escarpés. Ne pouvant l’emporter de front, les Italiens
doivent le contourner. Au cours de cette marche, ils tombent
dans une embuscade. Massés sur les hauteurs, 80.000 Éthio-
piens font débouler sur eux des gros quartiers de rochers et
tentent de les précipiter au fond des ravins. Un certain flot-
tement se manifeste parmi les Italiens. Le désastre d’Adoua
va-t-il se renouveler? Les Abyssins ont pour eux l’effet de
surprise et la configuration du sol. Mais cette fois-ci les Ita-
liens ont deux avantages qu’ils ne possédaient pas en 1896 :
des liaisons par radio et l’aviation. Alertée, celle-ci intervient
immédiatement et déverse, en cinq heures, 400 tonnes
d’explosifs. L’effet dévastateur des torpilles aériennes est
encore amplifié par le feu de l’artillerie. 200 pièces, allant des
canons de 75 aux howitzers de 149, pilonnent sans arrêt les
positions éthiopiennes, y causant des pertes sévères. Les
Abyssins ont environ 5.000 morts et 12.000 blessés 2. Fina-
?. Les pertes italiennes s’élbvent Q 25 oniciers et 389 soldats tués.
2. Les Italiens s’en tirent avec 134 morts et 523 blessfs. L’énorme différence
entre ces chiffres souligne la supériorité de feu italienne. On ne peut manquer
d’être frappé par les réactions brutales d’un Badoglio, comparées aux méthodes
appliquées par Gallieni et Lyautey en Indochine, à Madagascar et au Maroc.
Mais Badoglio a une excuse : le manque de temps, qui l’empêche de recourir B
la tactique de la a tache d’huile 8 . Ici, une remarque s’impose : la pression exercée
128 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ ALLEMANDE

lement, les généraux Bastico e t Santini rétablissent la situa-


tion et réussissent à se frayer u n chemin vers Antalo, oii ils
font leur entrée le 16 février. La route menant vers la capi-
tale paraît enfin ouverte...
*
* *
A Rome, on pousse un soupir de soulagement. Après trois
mois d’un piétinement dont on ne s’expliquait pas les causes,
on estime que Badoglio a remporté u n succès décisif. On
croit la résistance éthiopienne brisée et l’on en déduit que
l’entrée des troupes italiennes à Addis-Abéba n’est plus
qu’une question de jours l. Mussolini félicite le commandant
en chef en termes enthousiastes et le presse d’aller de l’avant,
quelle que soit la fatigue de ses troupes, car il voudrait pla-
cer le Conseil de la Ligue - qui doit se réunir dans quelques
jours - devant un fait accompli.
Mais Badoglio est obligé de modérer son ardeur. Foncer
sur Addis-Abéba dans l’état actuel des choses serait la pire
des imprudences. De fortes concentrations abyssines sont
signalées dans le Tembien méridional. Celles-ci risquent à
tout instant de faire irruption dans son Banc droit et de
couper ses communications avec Asmara e t Massaoua 2. De
plus, des approvisionnements et des armes peuvent parvenir
aux Abyssins par le Soudan anglo-égyptien. Avant de pous-
ser vers le sud, il faut éliminer cette double menace : 10 en
écrasant les forces éthiopiennes qui résistent dans le Tem-
bien; 20 en verrouillant la frontière abyssino-soudanaise.
*
* *
La première opération va consister à mettre hors de
combat les armées du ras Kassa e t du ras Seyoum, demeu-
par la S. D. N. sur le gouvernement italien va contribuer à rendre la conquête
de l’Abyssinie infiniment plus meurtrière que si elle s’était déroulée d’une façon
normale. En obligeant les Italiens à achever leur conquête dans les dblais les
plus brefs, les menaces de sanctions vont être responsables des hécatombes
éthiopiennes, au même titre que les canons italiens.
1. L’opinion italienne est trhs mai informée de ce qui se passe en Éthiopie.
Pour maintenir son moral, on lui promet chaque matin la victoire finale, et on
lui décrit des batailles rangées comme des escarmouches sans importance. Aussi
s’impatiente-t-elle de la lenteur d‘opérations dont elle ne mesure aucunement
la difficulté.
2. Par oii doivent passer toua ses approvisionnements : vivres, munitions,
pétrole, etc.
LE MONDE EN 1937 129
rées dans le Tembien 1. Pour y parvenir, Badoglio v a recou-
rir à une manœuvre d’encerclement. Dès le lendemain de la
bataille d’Enderta, c’est-à-dire le 17 février, il donne au
IIIe corps d’armée du général Bastico 2 l’ordre d’infléchir sa
marche vers l’ouest, puis de remonter vers le nord pour se
porter sur les arrières des armées abyssines. La progression
est ralentie par la difficulté du terrain. Néanmoins, les deux
corps d’armée italiens occupent les positions prescrites le
26 février. Le général Pirzio Biroli au nord et le général
Bastico au sud s’apprêtent à broyer les forces éthiopiennes
dans un étau d’acier.
Se sachant encerclées, celles-ci se sont groupées dans un
massif montagneux dont le bastion central est un piton
abrupt de plus de 3.000 mètres d’altitude : 1’Amba Uork.
Pendant la nuit du 26 au 27 février, 100 volontaires - tous
montagnards de l’Italie du Nord - réussissent à escalader
la cime et à surprendre les guetteurs abyssins, qui reculent
en désordre. Cet audacieux coup de main ne coûte a u x Ita-
liens que des pertes infimes 3.
Pendant ce temps, les corps d’armée Biroli et Bastico
attaquent le gros des forces abyssines massées en contrebas.
Bruno et Vittorio Mussolini, les deux fils du Duce, parti-
cipent activement à la bataille, tandis que le comte Ciano
dirige lui-même les opérations aériennes. Durant la journée
du 27, celle-ci déverse 195 tonnes d’explosifs sur les posi-
tions ennemies, remplissant les hautes vallées du Tembien
d’un fracas assourdissant.
‘Malgré cette avalanche de feu, les Abyssins réagissent
avec une bravoure exemplaire. Dans la seule journée du
27 février, ils s’élancent six fois de suite à l’assaut de 1’Amba
Uork où des corps à corps frénétiques se profilent sur le
ciel. On entend, de temps en temps un hurlement rauque,
tandis qu’un corps bascule et va s’écraser 400 mètres plus bas,
au pied de la falaise. La mêlée est trop dense pour que
l’aviation puisse intervenir. Pourtant, les Italiens restent
maîtres de la cime. Le 28, les attaques des Abyssins mol-
lissent. Leurs assauts s’espacent. Le 29, tout est fini. Les

1. En face du général Pirzio Biroli dont les forces, immobilisées devant Abbi-
Addi, comprennent le corps d’armée érythréen, les Chemises noires de la divi-
sion XXVIII Octobre et une division d’Ascaris.
2. Composé des divisions Sila et XXIII Mars.
3. 1 sergent tué et 12 soldats blessés.
IY 9
130 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

pertes éthiopiennes s’élèvent à 10.000 morts, blessés et pri-


sonniers l. A leur tour, les armées des ras Kassa et Seyoum
sont anéanties.
Quarante ans plus tôt, jour pour jour, les Italiens étaient
écrasés dans les gorges d’Adoua. Les soldats de Badoglio
commémorent cet anniversaire en plantant le drapeau vert-
blanc-rouge au sommet de l’Amba Uork.

r *

Reste à verrouiller la frontière soudanaise. A cet effet,


Badoglio a rassemblé à Asmara une importante colonne
motorisée qu’il a placée sous le commandement d’Achille
Starace, le lieutenant-général de la Milice fasciste. Le 15 mars,
cette colonne se rend à Om-Ager 2, qui lui servira de base de
départ. Elle comprend 150 camions transportant 10.000 obus,
80.000 grenades, 3 millions de cartouches, des pelles, des
haches, des pioches, et même de la dynamite pour frayer la
route. D’autres véhicules sont chargés de vivres :80.000 boîtes
de conserves et 60.000 kilos d’autres denrées alimentaires. Un
hôpital volant, des voitures-ateliers, des fours de campagne,
des autos-citernes, des stations radio complètent le convoi.
Celui-ci s’ébranle à l’aube du 20 mars et franchit le Tac-
cazzé. Son objectif est Gondar, qui a été la capitale de
l’Abyssinie au X V I I ~siècle, au temps du Négus Fasiladas.
Mais ce ne sont pas ces souvenirs historiques qui poussent
le commandant en chef italien ’à vouloir s’en emparer a u
plus t ôt : c’est parce que Gondar, situé à 120 kilomètres de
la frontière soudanaise est le point d’aboutissement des cara-
vanes venant de Khartoum. C’est par là que les Anglais
pourraient faire parvenir au Négus les armes e t les muni-
tions qu’il leur réclame à grands cris.
L’avance s’effectué sous une chaleur torride. 400 à l’ombre
le 20 mars, 420 le lendemain. A 39 kilomètres a u nord de
Gondar la colonne est arrêtée par une chaîne de montagnes
escarpée, totalement dépourvue de pistes. Constatant que les
véhicules seront incapables de la franchir, le général Starace
décide de poursuivre la route à pied. Les camions sont dis-

4. Les pertes italiennes s’élèvent à 30 oficiers, 450 soldats et 116 Ascaris.


2. Une localité située au point de rencontre des frontières de l’Érythrée, de
i’dbyssinie et du Soudan. La route qui y mène passe par Agordat, Biscia et Tes-
s6néi.
LE MONDE EN 1937 131
posés en une sorte de camp retranché, qui est confié à la
garde d’un bataillon de bersaglieri.
Le 31 mars, à l’aube, 2 bataillons de bersaglieri et le
bataillon (( Mussolini entreprennent l’escalade de la falaise
de pierre. Ils doivent s’élever de plus de 1.000 mètres au-
dessus de la vallée, en s’agrippant à des dalles rocheuses que
le soleil rend aussi brûlantes que les parois d’un four. Cette
ascension harassante, effectuée avec tout le fourniment, dure
quinze heures. Enfin la barrière est dépassée. Gondar n’est
plus qu’à 15 kilomètres.
Le l e r avril, par une matinée rayonnante, les Italiens
pénètrent dans la vieille cité historique qui semble somno-
ler dans sa ceinture de palmiers. C’est une ville réputée pour
la valeur de ses guerriers et pourtant elle n’oppose aucune
résistance. Massés au sommet des remparts, ses habitants
regardent défiler les Italiens avec une stupeur muette.
L’occupation de Gondar est d’une importance capitale,
car elle coupe l’Abyssinie du Soudan. L’absence de réac-.
tion de la part des populations locales semble indiquer que
les troupes du Négus ont quitté la région.
Le général Starace y fait halte pendant quelques jours,
pour permettre à ses troupes de refaire leurs forces. I1 y est
rejoint le 4 avril par le IIe corps d’armée du général Mara-
vigna l, que suivent, à bref délai, la division Gran Sasso
commandée par le duc de Bergame, la division Gavinana
et la division de Chemises noires XXI Avril z.
Lorsque toutes ces unités se trouvent réunies, Starace
se sent assez fort pour reprendre l’offensive en direction
du lac Tana. Le 11avril, la colonne se remet en marche. Elle
comprend à présent des détachements du 3e régiment de
bersaglieri, des mitrailleurs du 82e bataillon de Chemises
noires, des pelotons d’Ascaris e t d’une batterie d’artillerie
de la 6e brigade indigène.
Le lendemain, 12 avril, elle arrive à Ambo sur les rives
du lac où le Nil bleu prend sa source3. C’est le dimanche
1. 11 a franchi le Taccazzé quatre jours auparavant et s’est emparé d e D a b a t
le 2 avril.
2. Pendant ce temps une autre colonne, partie elle aussi d’Om Ager, a long6
la frontière abyssino-soudanaise, servant en quelque sorte de flanc-garde sur la
droite de la colonne Starace. Poussant plus loin vers le sud, en direction d e Don-
gur, elle occupera Galagu le 1 2 avril.
3. Cette contrée est le cœur stratégique de I’fithiopie. a L’Abyssinie n’est rien,
écrit Erwin Faller, le lac Tana est tout. Si l’Abyssinie n’avait pas le lac Tana,
elle serait demeurée un pays caché e t inconnu. D Depuis 1872, en effet, les Anglais
132 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

de Pâques. Dans une semaine, ce sera l’anniversaire de la


fondation de Rome. Les Italiens célèbrent cette fête dans
u n décor admirable. Ceinturé de falaises roses et bordé de
roseaux argentés, le lac frissonne sous les caresses d’une brise
printanière. La batterie d’artillerie tire une salve d’honneur,
tandis qu’un officier, escorté par un peloton de miliciens, va
planter le drapeau de la Maison de Savoie sur une langue de
terre qui s’avance dans les eaux. Après quoi, Starace, dans
une allocution émue, rappelle à ses soldats (( qu’ils sont arri-
vés en un lieu que même les légionnaires de César n’avaient
pas pu atteindre1 et qu’il faut voir non un hasard mais
une volonté du Ciel, dans le fait que tan t de souvenirs se
rejoignent en ce jour qui évoque à la fois la résurrection d u
Christ et la renaissance de l’Empire romain ». Les soldats
lui répondent par une ovation enthousiaste.
Le lendemain, la colonne Starace reprend sa marche vers
le sud. Avançant par petites étapes, elle contourne la rive
orientale d u lac et parvient à Bahr-Dar au soir d u 24 avril,
non loin de l’endroit où le Nil bleu commence son cours.
Occupation importante, car elle facilite la pénétration ita-
lienne dans la province de Goggiam, dont les habitants sont
en révolte ouverte contre Haïlé Sélassié 2. C’est là, en effet,
que les marchands d’esclaves viennent effectuer leurs raz-
zias pour se pourvoir en matériel humain. Aussi les Italiens
y sont-ils accueillis en libérateurs.
t
* $
Si Starace a pu poursuivre son avance jusqu’au lac Tana
sans se heurter à aucune résistance de la part des Abyssins,
ce n’est pas parce que la guerre est terminée ; c’est parce
que l’Empereur Haïlé Sélassié a rassemblé toutes les forces
qui lui restent en bordure de la Voie Impériale, à la hauteur
d u lac d’bscianghi, pour opposer un ultime barrage a u x

redoutaient de voir une Puissance européenne s’installer dans cette région, car
il suKrait de détourner les eaux du Nil bleu, pour vouer l’ggypte et le Soudan
à la famine.
1. Plutarque nous dit, en effet, qu’au cours de son voyage Bur le Nil avec Cléo-
pâtre, César aurait voulu atteindre les sources du fleuve, dont on croyait à l’époque
*.
qu’il u descendait du ciel I1 en avait été empêché par la révolte de ses légions,
e t avait dû s’arrêter à la première cataracte d’Assouan.
2. Le Goggiam - ou Godjan - est gouverné par le très riche Ras .Haïlou,
qui a voué une haine morteiie à Haïié Sélassié.
LE M O N D E EN 1937 133
divisions de Badoglio l. E n fait, la bataille d’Ascianghi va
être dramatique. C’est là, au pied des contreforts de 1’Amba
Alagi, que le Négus, désespéré, va jouer son va-tout.
Quelques jours auparavant, il a rencontré un de ses géné-
raux, le ras Taffari, qui lui a fait des reproches amers :
- Si t u avais été toi-même à la tête de tes troupes, lui
a-t-il dit, au lieu de rester enfermé dans ton palais d’hddis-
Abéba, les Italiens n’auraient pas passé! Car chacun de tes
hommes se serait fait tuer pour toi ...
Frémissant de colère, Haïlé Sélassié a donné l’ordre qu’on
fouette le ras en public et qu’on le promène à travers les
rues de la capitale, revêtu d’habits féminins. Mais le conseil
a porté 2. L’Empereur a décidé de prendre en personne le
commandement de ses troupes et de faire donner toutes les
réserves dont il dispose encore, y compris la Garde impé-
riale, suprême espoir de la dynastie. Aussi la bataille qui se
déclenche le 31 mars, sur les bords du lac Ascianghi va-t-elle
être la plus violente et la plus meurtrière de toutes. Ce sera
en quelque sorte le Waterloo de l’Abyssinie.
Durant sept jours consécutifs, un des paysages les plus
grandioses du monde va être le théâtre d’une mêlée indes-
criptible où les charges et les contre-charges se succéderont
sans arrêt. Malgré l’abnégation de la Garde impériale, qui
se fera hacher sur place plutôt que de reculer et qui
laissera sur le terrain les huit dixièmes de ses effectifs, les
ethiopiens seront écrasés par l’artillerie et l’aviation ita-
liennes, auxquelles ils n’ont rien à opposer S. Au soir du
6 avril, les Abyssins, qui ont environ 7.000 morts e t
15.000 blessés, sentent fléchir leur courage, car ils s’aperçoi-
vent que rien ne pourra entamer les positions italiennes 4.

1. Un peu a u nord de Quoram.


2. a L’apparence physique d’Haïlé Sélassié, nous dit Erwin Faller, a trompé
tout le monde sur son véritable caractère. Un corps frêle e t débile, un visage
émacié où brillent deux grands yeux remplis de bonté e t de tristesse, des narines
qui frémissent sous l’effet d’une émotion mal contenue, des mains fines comme
celles d’une jeune fille, donnaient l’impression d’un homme faible et peu enclin
à l’action. Sous ces dehors trompeurs, le Négus était doué d’un esprit vif et acéré,
d’une intelligence aux réactions rapides, d’un coup d’œil qui savait simplifier
les choses e t d’une volonté de fer, qui se manifestait brusquement avec une vigueur
inattendue. D
3. Les Italiens nont entrés en campagne avec 300 canons, 3.600 mitrailleuses,
800 avions e t 100 chars; les Éthiopiens avec 50 canons, 200 mitrailleuses, l92avions
démodés e t aucun char. Encore ce maigre matériel a-t-il étB détruit dès les pm-
miers jours de la guerre.
4. Les pertes italiennes s’élèvent à 312 morts e t 87 blessbs.
134 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

A l’aspect de ses troupes qui commencent à se débander,


l e Négus prend peur. Périr avec le dernier carré de sa Garde
serait certes une fin glorieuse. Mais qui lui succédera? Encore
quelques heures et sa défaite sera totale. Alors, gagné par
le désespoir grandissant qui s’est emparé de son entourage,
Haïlé Sélassié cède à un mouvement de panique. I1 s’enfuit
précipitamment, en emmenant avec lui les derniers survi-
vants de sa Gardel, et s’enfonce dans la montagne à la
faveur de la nuit, pour éviter d’être repéré par l’aviation
italienne.. .
Son départ est le .signal d’un sauve-qui-peut général. Au
matin du 7 avril, le champ de bataille n’est plus qu’une
étendue silencieuse, jonchée de cadavres. Huit jours plus
tard, le général Pirzio Biroli fait son entrée à Dessié, à la
tête de 18.000 Ascaris et du corps d’armée érythréen.
La capitale de l’Éthiopie n’est plus qu’à 310 kilomètres
et toutes les routes qui y mènent sont ouvertes devant lui.
t
*.i

Sur ces entrefaites, l’armée de Somalie se met elle aussi


en mouvement. Jusqu’ici le général Graziani s’est contenté
de verrouiller la frontière du Kenya et d’aménager ses
arrières 3. Son aviation a bombardé Giggiga les 22 e t 25 mars,
e t Harrar le 30 mars, pour y disperser des concentrations
de troupes. Mais ces actions ne sont qu’un prélude à l’offen-
sive générale. Celle-ci se déclenche le 14 avril.
Bien qu’Haïlé Sélassié ait groupé toutes ses réserves à
Ascianghi, la province de l’Ogaden a conservé les contin-
gents qui lui sont propres 4. Ceux-ci s’élèvent à environ
40.000 hommes. L’armée de l’Ogaden est une des meilleures
1. 400 hommes sur 3.500.
2. Par son raid sur Filtu et Néghelli. (Voir plus haut, p. 124-125.)
3. Un travail énorme a d’ailleurs été accompli par l’armée Graziani de janvier
à avril 1936. Elle a constitué un grand nombre de dépôts de ravitaillement der-
rikre le front. Elle a construit des routes et des ponts. Elle a prolongé en quatre-
vingt-dix jouis jusqu’à Bulo Burti (130 km.) la voie ferrée qui s’arrêtait aupa-
ravant au village Duca dei Abruzzi. Enfin, elle a construit une chaussée
asphaltée, large de 6 mètres e t bordée de caniveaux, allant de Bu10 Burti à Belet-
nen (110 km.).
4. Annexée par Ménélik en 1887,la province de l’Ogaden semble avoir conserve
une certaine autonomie au sein de l’Empire et le Sultan de Harrar a longtemps
refusé d‘incorporer ses contingents à l’armée impériale. Il n’est pas impossible
que les notables de cette région aient espéré récupérer leur indépendance, à la
faveur de la guerre menée par les Italiens contre le Negus.
LE MONDE E N 1937 135
du pays, t a nt par la qualité de son recrutement que par
l’instruction de ses cadres. Elle est commandée par le ras
Nasibu, qyi a comme chef d’État-Major un ancien oficier
turc, le genéral Wahib Pacha.
Celui-ci a tiré les leçons des batailles précédentes. S’étant
rendu compte que les Italiens détenaient la maîtrise de l’air et
disposaient d’une supériorité écrasante quant à la puissance
de feu, Wahib Pacha estime que c’est une folie de jeter
au-devant d’eux des masses compactes, qui ne peuvent que
se faire décimer inutilement. I1 conseille au ras Nasibu de
n’engager ses troupes que par petits paquets et de dresser
des embuscades, pour profiter de l’effet de surprise. De ce
fait, la campagne de l’Ogaden offrira un caractère moins
spectaculaire que la campagne du Tembien. Mais elle sera
plus retardatrice, et surtout plus meurtrière.
Graziani commence par lancer trois colonnes vers le nord.
Celle de gauche (général Nasi) part de Baou Danane l; celle
du centre (général Fruschi), de Gorraheï 2; celle de droite
(général Santini 7 , de Gherlogubi 4. Mais dès le lendemain,
15 avril, le général Nasi se heurte à une forte résistance de
la part des Éthiopiens. Ceux-ci, au nombre de 10.000 l’at-
taquent à plusieurs reprises. Des combats très durs se pour-
suivent les 16 et 17 avril. Finalement, le 18, la division
libyenne, soutenue par les Dubats, réussit à les encercler et
les oblige à capituler. C’est seulement après cette série d’en-
gagements que la colonne du général Nasi peut reprendre sa
marche en direction de Daga Medo.
Pendant ce temps, la colonne du général Fruschi s’est
emparée de haute lutte de Gadrebare et de Narandab, tan-
dis que celle du général Agostini a attaqué Curali, qu’elle a
occupé le 24 avril.
A ce moment, des pluies diluviennes arrêtent les opéra-
tions. C’est seulement le 28 avril que l’avance peut reprendre.
Le 29, la colonne Fruschi arrive à Sassanabeh qu’elle occupe

1, Elle comprend la division Libyenne et des formations de Dubata.


2. Elle est composée principalement d’hrabo-Somalis.
3. Le général Santini s’est distingué au cours de l’attaque sur Filtu et Néghelli.
4. A 40 kilomètres au sud-ouest d‘Oual-Oual, oti a eu lieu l’incident qui a
déclenché la campagne. Cette colonne se compose de formations de carabiniers
et de bataillons, fournis par les Faisceaux italiens de l’étranger appartenant à
la division Tevere. Le gros de cette division, ainsi que la division Peloritana
demeurent en réserve. Ils ne rejoindront les coloues que lorsque ce8 dernieres
auront fait leur jonction à Dagabur.
136 HISTOIRE DE L’ARMS!E ALLEMANDE

sans combat. Enfin, le lendemain 30 avril, les trois colonnes


font leur jonction à Uscudom (Dagabour).
Malgré leur tactique nouvelle, les Abyssins ont subi des
pertes sévères. 5.000 des leurs sont restés sur le terrain.
L’armée du ras Nasibu peut être considérée comme hors de
combat. Mais les Italiens, eux aussi, ont été plus durement
éprouvés qu’ailleurs. Le nombre de leurs morts et de leurs
blessés s’élève à 1.850 l.
*
* *
Depuis la bataille d’Ascianghi, le Négus n’a pas reparu
dans sa capitale. Complètement désemparé, il erre à travers
la montagne avec les 400 survivants de sa Garde. I1 a cru,
pendant un temps, que les Anglais couperaient le corps
expéditionnaire de ses bases métropolitaines en interdisant
aux convois italiens le passage par Suez; puis, que la S. D. N.
viendrait à son secours en privant l’Italie des matières pre-
mières indispensables à la poursuite des opérations. Tous ces
espoirs se sont révélés vains. 11 a l’impression d’avoir été
dupé, trahi, abandonné par tous ...
L’absence de l’Empereur a été remarquée à Addis-Abéba.
Des bruits circulent, selon lesquels le souverain aurait été
massacré avec le dernier carré de sa Garde sur les rives du
lac Ascianghi. D’autres prétendent qu’il s’est enfui honteu-
sement. Ces rumeurs contradictoires enfièvrent les esprits.
Une effervescence insolite se manifeste dans la capitale. Des
désordres éclatent. Les autorités locales ne semblent plus
capables de maîtriser la colère de la population.
Badoglio décide d’exploiter cette situation en lançant une
forte colonne motorisée sur Addis-Abéba. Le 20 avril, il
concentre à Dessié tous les camions dont il dispose; le 23,
il prend personnellement le commandement.
Deux voies conduisent de Dessié à la capitale. L’une, la
plus courte, puisqu’elle n’a que 310 kilomètres, est une simple
piste caravanière. L’autre, située plus à l’est, déroule sa
chaussée sur 400 kilomètres. C’est la Voie Impériale, cons-

1. La dureté de la campagne de l’Ogaden s’explique par le fait que les chefs


abyssins y avaient engagé leuni meilleurs guerriers. Une ancienne prophétie pré-
disait, en effet, que a le Barbare qui anéantirait le pays du Roi des Rois vien-
drait par le’sud a. (Cf. Henri DE MONFREID, Les Guerrier8 de l’Ogaden, Paris,
1936.)
LE M O N D E EN 1937 137
truite autrefois par l’Empereur Ménélik. Badoglio décide
d’emprunter les deux à la fois. L’ordre de marche est le
suivant :
10 Une colonne à pied, composée de la I r @brigade éry-
thréenne (général Gallina), d’un groupe d’escadrons e t d’un
groupe d’artillerie dos de mulet suivra la piste et marchera
sur Addis-Abéba en passant par Ourro-Ilu et Leghadi;
20 La colonne motorisée comprenant la division Sabauda,
un bataillon de Chemises noires de la division III Janvier,
la 2e brigade érythréenne, trois groupes d’artillerie motorisée
e t des détachements spéciaux du génie, suivra la Voie Impé-
riale;
30 Une colonne érythréenne à pied (colonel Tracchia) compo-
sée de quatre bataillons et d’un groupe d’artillerie & dos de
mulet, s’acheminera également par la Voie Impériale.
La force des trois colonnes s’élève à 20.000 hommes, 11bat-
teries, 1 escadron de chars rapides et 1.600 camions.
Quittant Dessié à l’aube du 26 avril, la colonne motorisée
italienne offre une image saisissante. L’avant-garde est
composée d’un groupe de chars rapides et d’autos blindées.
Les 1.600 camions suivent, séparés les uns des autres par u n
intervalle de 10 mètres, de sorte que le convoi s’étire sur
plus de 16 kilomètres. On dirait u n bélier d’acier, s’enfon-
çant dans le cœur de l’Abyssinie.
Le premier jour, 26 avril, la colonne avance de 85 kilo-
mètres. Le lendemain, la route ayant dû être refaite sur une
longueur de 500 mètres et les sapeurs du génie ayant d û
consacrer treize heures à la reconstruction d’un pont détruit,
la colonne ne progresse que de 27 kilomètres. Elle se rattrape
le surlendemain, avec 69 kilomètres.
Mais plus elle avance, plus la route devient mauvaise.
Non seulement elle a été mal entretenue, mais les Abyssins
ont fait sauter un certain nombre d’ouvrages d’art. De plus,
le temps se gâte. Des cataractes d’eau tombent d u ciel e t
ravinent la chaussée, rendant la progression extrêmement
difficile. Ces retards énervent d’autant plus le commandant
en chef, qu’il reçoit sans cesse des radiotélégrammes de
Rome lui disant : (( E n avant, en avant! Ne perdez pas une
minute! Chaque journée perdue risque de tout compro-
mettre! ))
Car Mussolini, les yeux rivés sur la carte de l’Afrique,
attend avec une impatience grandissante l’annonce que les
138 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

avant-gardes italiennes ont pénétré à Addis-Abéba. Si des


pluies diluviennes submergent les routes d’Abyssinie, le
vent soume en tempête à Genève, à Londres, à Washington e t
à Paris. Le Duce doit tenir tête à une coalition dangereuse,
dont il ne viendra à bout qu’en lui présentant un bulletin de
victoire.
Si ses troupes ne progressent pas plus vite, ce n’est pour-
tant pas leur faute. Tout semble se liguer contre elles : les
dificultés du terrain e t les intempéries.
Le quatrième jour, 29 avril, la route est engloutie par les
eaux sulfureuses d’un torrent. I1 faut surélever la chaussée
pour permettre aux camions de passer. Mais à peine édifié,
le remblai est à nouveau emporté par les eaux. Tout est à
refaire. Les terrassiers travaillent toute la nuit à rétablir le
passage.
Le cinquième jour, la colonne ne progresse que de 15 kilo-
mètres. L’avance est de plus en plus laborieuse. Le ciel est
obstrué de nuées fuligineuses, qui crèvent en déversant de véri-
tables trombes d’eau. La route est complètement à refaire,
pour élargir les passages. L’aviation apporte son concours
aux terrassiers et aux mécaniciens des chars, en leur parachu-
t a n t des outils et des pièces de rechange.
Le l e r mai, les 1.600 camions arrivent au pied d u col
de Termeber, qui s’élève au-dessus d’eux à 3.150 mètres
d’altitude. Une nouvelle interruption de plus de 200 mètres
bloque la colonne entière jusqu’au lendemain, à 14 heures.
150 soldats du génie, aidés par un bataillon d’infanterie,
peinent pendant trente-six heures consécutives pour remettre
la route en état.
I1 leur faut transporter à dos d’homme les 300 m3 de
pierres nécessaires à l’édification d’un mur de soutènement
de 20 mètres de haut, combler l’éboulement et rendre la
voie suffisamment résistante pour supporter le poids des
blindés. L’après-midi du 2 mai, la colonne n’arrive à parcou-
rir que 8 kilomètres, en raison des pentes qui atteignent
300 à certains endroits. E t la pluie persistante menace de
tout emporter.. .
Enfin, le 3 mai, au prix d’un effort surhumain, les
1.600 véhicules réussissent à franchir la montagne. La des-
cente s’amorce. Mais elle n’est pas plus facile que la montée,
car le terrain est glissant. A chaque tournant, les voitures
dérapent et risquent de basculer dans les ravins. Paul Gen-
LE MONDE E N 1937 139
tizon n’hésite pas à comparer cette marche exténuante au
franchissement des Alpes par les éléphants d’Annibal, ou
encore a u passage du Grand-Saint-Bernard par les troupes
de Bonaparte. Quant au maréchal Badoglio, il déclare dans
ses Commentaires, qu’elle mérite de passer dans l’histoire
sous le nom de (( Marche de la volonté de fer n.
Le 4 mai, tous les véhicules se trouvent sur le haut pla-
teau, à quelque 120 kilomètres, d’hddis-Abéba. Pionniers,
terrassiers, conducteurs de chars redoublent d’ardeur. Pour-
tant, la colonne ne réussit à avancer que de 60 kilomètres.
I1 faut quatre heures pour faire 3 kilomètres, car un nouvel
obstacle apparaît à présent : c’est la boue ... Vers 10 heures,
cependant, les nuages se déchirent. Le soleil paraît dans
l’intervalle et sèche un peu la chaussée. Vers 13 heures, les
soldats de l’avant-garde poussent des acclamations qui se
propagent rapidement jusqu’à l’autre bout de la colonne.
Argent sur argent, une ville merveilleuse se profile à l’hori-
zon dans le double scintillement de ses palais et de ses bos-
quets d’eucalyptus : c’est Addis-Abéba.
E n fin d’après-midi, la colonne motorisée prend contact
aux portes de la ville avec les Ascaris du général Gallina,
qui occupent, depuis la veille, les hauteurs environnantes l.
*
* r

Le l e r mai, le Négus a fait une apparition dans sa capitale.


I1 n’y est resté que le temps de mettre sa famille en lieu sûr
et de déménager sa fortune. Puis, avant de prendre le train
qui l’a emmené à Djibouti 2, il a donné l’ordre d’ouvrir les
prisons et de distribuer les stocks d’armes à la population.
Depuis lors, l’anarchie et la terreur sont maîtresses de la
ville. Les règlements de comptes e t les assassinats entre indi-
gènes ne se comptent plus. Tout est saccagé, pillé, démoli, à
commencer par le Palais impérial. La trésorerie, où sont
demeurées d’importantes réserves d’or, est l’objet d’un siège
en règle. Après quoi, les pillards s’entre-tuent pour le partage
du butin.
1. Ce sont les soldats de la premiere colonne à pied qui ont emprunté la piste
caravanière, plus courte de 90 kilomètres, mais par laquelle les camions e t les
chars n’auraient jamais pu passer.
2. On le retrouvera huit jours plus tard à Jérusalem, où il tiendra une confé-
rence de presse, pour vitupérer la Société des Nations e t les Anglais, qu’il accuse
d e n’avoir tenu aueune de leurs promesses à son égard.
140 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Craignant d’être massacrés par les Ethiopiens, les quelques


Blancs demeurés à Addis-Abéba se réfugient dans les léga-
tions. Celles-ci deviennent aussitôt les objectifs vers les-
quels se tourne la haine des Abyssins. Elles doivent se
barricader e t se transformer en fortins. Une véritable
chasse à l’homme s’instaure dans les rues. Quiconque a
le teint clair est sauvagement abattu. D’heure en heure,
la fièvre monte. La populace déchaînée commence à mettre
le feu aux maisons du quartier résidentiel.
Le 4mai, aumatin,la situation est devenue si alarmante que
Sir Sidney Barton, le ministre britannique, agissant au nom
de ses collègues du Corps diplomatique, adresse un S. O. S.
au maréchal Badoglio, pour le supplier d’accélérer sa marche
vers la ville et de procéder au plus vite à son occupation l .
Depuis le début de la campagne, l’avance sur Addis-Abéba
aura été une course contre la montre. D’abord contre les
réactions des Puissances européennes; ensuite contre les
assauts des forces abyssines; enfin contre l’anarchie gui
s’étend de proche en proche, tandis que l’Empire éthiopien
achève de s’écrouler.
Le 4 mai 1936, à 14 h. 30, les avant-gardes italiennes
font leur entrée dans la capitale, suivies à 16 heures par le
maréchal Badoglio et son État-Major. E n quelques heures,
les désordres cessent; le calme se rétablit.
Le 8 mai, le général Graziani e t ses troupes pénètrent à
Harrar et reçoivent la soumission des derniers ras qui
combattent*encore. Enfin, le 9 mai, les divisions de Bado-
glio et celles de Graziani font leur jonction à Diri-Daoua,
à 20 kilomètres au nord-est de Harrar. I1 n’y a plus de solu-
tion de continuité entre l’Érythrée e t la Somalie ...
(( De t a n t de déchirements, de l’Empire détruit, surgissait

immédiatement une vie nouvelle, écrit Badoglio en guise de


conclusion, tandis que le Négus, ayant abandonné la lutte
et son territoire, se réfugiait outre-mer 2. ))
Les experts les plus optimistes avaient prédit que la
conquête de l’Abyssinie exigerait au minimum six ou sept
années. Sept mois et six jours après le début des opérations,
toute l’Éthiopie est au x mains des Italiens,

1. Cet appel est justifié, mais il est quand même empreint d’une ironie
supérieure, quand on songe A tout ce que l’Angleterrea fait pour entraver l’avance
des colonnes italiennes...
2. Cf. L’Illustration, numéro spécial, juillet 1936.
X

LA QUERELLE DES SANCTIONS

Tandis que les soldats de Badoglio se frayaient pénible-


ment un chemin à travers les montagnes et les ravins d’dbys-
sinie, à Rome, Mussolini a dû livrer un combat politique
qui n’a été ni moins âpre ni moins harassant. Pour en
suivre les péripéties, il faut revenir au 11janvier 1935, date
à laquelle le Conseil de la Société des Nations devait pro-
noncer sa sentence sur l’incident d’Oual-Oual.
Le Conseil s’est réuni à la date prévue, mais ses délégués
n’ont pu se mettre d’accord. Deux mois se sont écoulés en
discussions byzantines, sans qu’aucune solution ait pu
être trouvée. Le 17 mars, 1’Ethiopie a renouvelé son appel
à la Ligue. Elle a demandé qu’une Commission d’enquête
soit envoyée sur place pour y examiner la situation, confor-
mément à l’article 15 du Pacte de Genève. Mais six semaines
plus tard, aucune décision n’est encore intervenue. Sur l‘insis-
tance de l’Abyssinie, qui s’énerve de ces atermoiements
alors que l’Italie accélère ses préparatifs d’invasion, le Conseil
se voit contraint de sortir de son inertie. Le 25 mai, il’adopte
deux résolutions : la première invite les deux pays en litige
à nommer les quatre membres du Conseil de conciliation
prévu par le traité italo-éthiopien de 1928, et à faire en
sorte qu’ils soient parvenus à un accord avant le 25 août;
la seconde prévoit une nouvelle réunion du Conseil, au cas
où la Commission d’arbitrage n’aboutirait à aucun résultat
tangible 1.
Comme il était à prévoir, la tentative pour régler le diffé-
rend italo-abyssin par un arbitrage aboutit à un échec et
lorsque, le 9 juillet, le Conseil de la S. D. N. déclare qu’0ual-
1. Survey of Internulional Affairs, 1935, p. 143 e t 8.
142 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Oual fait indiscutablement partie du territoire éthiopien,


le baron Aloïsi - imitant le geste d’Orlando et de Sonnino
à la Conférence de la Paix - quitte la salle des séances,
en proie à une violente colère.
Jusqu’ici, le public n’a guère prêté attention à cette que-
relle. I1 n’a jamais entendu parler d’Qual-Oual et ne sait pas
davantage où se trouve Massaoua. Aussi a-t-il peine à en
croire ses oreilles lorsqu’il entend Ramsay Mac Donald
déclarer d’un ton solennel que (( le monde se trouve devant la
situation la plus grave qu’il ait connue depuis 1914 ». La
situation la plus grave? Comment est-ce possible? Une guerre
européenne pourrait-elle surgir de ce feu de broussailles?
Aussitôt, la presse italienne se déchaîne contre l’Angle-
terre. Dans une série d’éditoriaux publiés par le Giornale
d’Italia, Virginio Gayda, porte-parole officieux du gouverne-
ment italien, l’accuse de jeter intentionnellement de l’huile
sur le feu et de n’être inspirée que par des intérêts égoïstes l.
(( Que faisons-nous d’autre, après tout, écrit-il, que ce que

l’Angleterre elle-même a fait aux Indes e t au Transvaal? Le


souci que le Cabinet de Londres prétend porter à la Société
des Nations est une pure hypocrisie. Sa mauvaise foi est
patente : il suffit! pour s’en convaincre, de relire les disposi-
tions du traité tripartite de 1906 2. D Tous les journaux de la
Péninsule font chorus avec Gayda.
Laval lui-même est effrayé par la violence de cette polé-
mique. Ne risque-t-elle pas de compromettre l’équilibre déli-
cat qu’il s’efforce d’échafauder sur la base des accords de
Rome? I1 fait demander à Mussolini de modérer sa presse
et intervient auprès des Anglais pour calmer leur mauvaise
humeur, sans s’apercevoir, semble-t-il, qu’il s’arroge par là
même un rôle de médiateur que les Anglais ne sont nulle-
ment disposés à lui reconnaître.
1. Pour compliquer les choses, le Négus, croyant s’attirer par là l’appui des
États-Unis, vient d’accorder par l’entremise de hf. Francis Rickett, citoyen bri-
tannique, une concession pétrolière à une filiale de la Standard Oil, I’dfrican
Exploration and Development Company, qui met tout le monde anglo-saxon dans
le plus cruel embarras. M. Cordell Hull, Secrétaire d’État à la Maison-Blanche,
doit intervenir auprès de la Socony Vacuum, pour obtenir que celle-ci résilie le
contrat. (Cf. TANSILL, Back Door to W a r . )
2. On se souvient que l‘accord anglo-franco-italien du 1 3 décembre 1906 se
référait discrètement à l’accord anglo-italien de 1891, par lequel le gouverne-
ment de Londres avait reconnu à l’Italie un droit de contrôle sur une large portion
du Nord-Est africain. I1 avait été confirmé par l’accord de 1894, qui plaçait
toute l a province du Harrar (Ogaden) sous le contrôle de I’Itaiie. (Voir plus haut,
p. 86.)
LE MONDE EN 1937 143
Car depuis la Conférence de Stresa, beaucoup d’eau a
coulé sous les ponts de la Tamise. Stanley Baldwin a succédé
à Mac Donald, et Sir Samuel Hoare a remplacé Sir John
Simon au Foreign Office l. E n prenant possession de son
poste, Sir Samuel a trouvé Anthony Eden installé à Downing
Street, en qualité de ministre adjoint chargé des affaires de
la S. D. N. Hoare n’a pas manqué de faire observer à Baldwin
combien ce chevauchement de compétences était préjudi-
ciable à la bonne marche des affaires et a insisté pour qu’il
définisse exactement leurs attributions respectives. Mais
commeBaldwin n’est pas homme à sauter les obstacleslàoù ils
sont le plus élevés, il s’est contenté de remettre à la presse un
communiqué laconique annonçant qu’Eden occuperait dans
le Cabinet le poste de (( Ministre sans portefeuille, chargé des
questions relevant de la S. D. N. ».Les juristes de la Couronne
s’étant opposés à l’adoption de cette formule, en arguant
qu’elle n’était pas conforme aux traditions britanniques,
les mots (( sans portefeuille ont été rayés du texte, ce qui a
eu pour effet d’instaurer une véritable dyarchie au sein du
Foreign Office.
- La solution qui consiste à scinder en deux un départe-
ment ministériel, est la plus mauvaise de toutes, a déclaré
Churchill à la Chambre des Communes. L’Angleterre ne
peut se payer le luxe d’avoir simultanément deux ministres
des Affaires étrangères, investis de pouvoirs égaux. Lloyd.
George m’a dit un jour, pendant la guerre : (( La question
(( n’est pas de savoir si un général vaut mieux qu’un autre,

(( mais de se dire qu’en toutes circonstances, un seul général

((vaut mieux que deux. )) J’espère que ce n’est là qu’un


expédient temporaire 2...
Mais cet expédient tempotaire durera assez longtemps
pour avoir des conséquences déplorables. Eden, qui voudrait
être seul aux Affaires étrangères, n’aura de cesse qu’il en
ait évincé son rival. Ainsi se greffera, sur le conflit anglo-
italien, un duel Eden-Hoare, qui ira en s’aggravant au fur
et à mesure que leurs politiques divergeront.
Hoare est un homme intelligent mais impulsif 3. I1 possède
1. A tort ou à raison, Sir John Simon a été considéré comme trop conciliant,
comme N trop ingénieux à trouver des excuses à l’agresseur n. On a blâmé la
façon dont il s’est opposé à l’application de sanctions au Japon, lors de la crise
qui a suivi sa mainmise sur la Mandchourie. (Voir plus haut, p. 39.)
2. Winston CHURCHILL, The second World War, I, p. 123.
3. A. J. P. TAYLOR, The origins of the second World War, p. 90.
144 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

aussi une qualité qui le dessert gravement : il ne se dérobe


pas devant l’obstacle et préfère résoudre les problèmes plu-
t ô t que de les esquiver. De plus, il est d’une grande hon-
nêteté intellectuelle et pense que la politique est l’art de
découvrir des solutions pratiques, non celui de se crampon-
ner à des principes inapplicables. Dans l’affaire d’Abyssinie,
après quelques déclarations claironnantes en faveur de la
sécurité collective, il finira par adopter une attitude plus
réaliste, qui le fera taxer de cynisme par les défenseurs
intransigeants de l’idéologie genevoise.
Tout autre est Eden. Comparer leurs caractères c’est
mettre en évidence tout ce qui sépare le pragmatisme
de l’opportunisme. L’ancien Lord du Sceau privé attache
moins d’importance aux réalités elles-mêmes qu’à l’idée que
les gens s’en font. I1 est donc très attentif aux opinions
acquises, et s’ingénie toujours à ne pas les heurter de front.
Sir Robert Vansittart, qui l’a beaucoup pratiqué (et qui ne
semble pas l’avoir porté dans son cœur1), le dépeint sous
ces traits :
(( Eden disait si souvent ,ce qu’il convenait de dire, qu’il

paraissait incapable de dire autre chose. Son avenir etait


assuré au sein de son propre parti 2, mais il tenait égale-
ment à être bien vu de l’opposition. (( Les Travaillistes pré-
tendent que je suis l’homme qu’il faut, fourvoyé dans le mau-
vais camp, - The right man on the wrong side - »,m’a-t-il
confié un jour. Avec un flair infaillible, il avait très vite appris
à dire toutes les choses qu’on aime entendre en Angleterre,
et ces choses étaient justes, mais elles n’étaient pas vraies 3. 1)
C’est un portrait acéré, mais peut-être pas inexact. A l’au-
tomne de 1934, lorsqu’il s’est agi d’appliquer des mesures
de rétorsion au Japon, un sondage d’opinion a révélé que
onze millions et demi d’Anglais étaient favorables à des
sanctions économiques, et que 74 % d’entre eux allaient
même jusqu’à préconiser des sanctions militaires (( contre tout
agresseur désigné comme tel par la Société des Nations 4 ».
Cette consultation a été pour Eden un trait de lumière, car elle
lui a permis de constater que les partisans des sanctions étaient
1. Eden l’a mis B l’écart en 1937-1938, ne tenant pas, semble-t-il, A recourir
A ses conseils. I1 est vrai qu’A cette époque Sir Robert était résolument antialle-
mand, alors qu’Eden ne i’était pas encore.
2. Le Parti conservateur.
3. Lord VANSITTART, The Mist Procession, Londres, 1958, p. 530-531.
4. A. J. P. TAYLOR, op. cif., p. 89.
LE MONDE EN 1937 145
aussi nombreux chez les Travaillistes que chez les Conser-
vateurs l. Elle lui a prouvé également combien l’Anglais
moyen était attaché aux principes de la S. D. N. et combien
serait large l’audience d’un homme d’État dont la politique
consisterait à les défendre envers et contre tout.
Rencontrant Laval à Genève en septembre 1935, il lui
expliquera qu’il ne soutient pas tan t la politique des sanc-
tions parce que c’est le point de vue de son gouvernement,
que (( parce que c’est celui de la grande majorité de l’opinion
publique, de l’Église anglicane, des associations pacifistes et
progenevoises, du Parti libéral et du Parti travailliste ».
Un homme qui manifeste un désir aussi flagrant de se conci-
lier les faveurs de l’opposition sera toujours soupçonné de
manquer de caractère. Ce n’est certes pas le cas, en ce qui
concerne Eden. Mais ce qui le fait paraître à beaucoup
comme un enfant gâté de la politique, c’est que la voie qu’il
choisit est toujours la plus facile. Jamais il n’ira à l’encontre
des idées reçues; jamais il ne luttera à contre-courant. Or
loin de lui nuire, son aptitude innée à se rallier l’appui des
milieux les plus divers a imprimé à sa carrière une incroyable
force ascensionnelle.
A cette époque, Eden n’est nullement antihitlérien. I1 sait
que l‘Angleterre n’a aucune envie d’être entraînée dans un
conflit pour l’Autriche, la Pologne ou la Tchécoslovaquie.
(Elle se souvient vaguement d’avoir été précipitée dans la
guerre de 1914 par la faute de la Russie, et n’a pas l’inten-
tion de retomber dans le même traquenard.) I1 estime que la
France (( a manqué le coche )) en n’acceptant pas les propo-
sitions d’Hitler, lorsqu’il a offert de limiter la Wehrmacht à
300.000 hommes S. Peut-être même n’est-il pas fâché de voir
le Führer rétablir le service obligatoire (comme il s’accom-
modera plus tard de la remilitarisation de la Rhénanie),
parce qu’il estime que plus la France sera contenue dans
ses frontières et moins elle sera tentée de pratiquer une poli-
tique aventureuse‘en Europe centrale. E n 1934, dans un
rapport à Sir John Simon, il a déclaré qu’Hitler avait (( des
1. II y en avait même davantage chez les Travaillistes que chez les Conser-
vateurs car ceux-ci éprouvaient une admiration non déguisée pour Mussolini.
Aux yeux des généraux anglais, le fascisme était u un régime d’ordre qui tendait
à mettre en avant les vertus militaires n. (Cf. TAYLOR, op. cit., p. 93.)
2. Rapport de Theodore Marriner au Secrétaire d’Étai Hull, Paris, le 3 sep-
tembre 1935. Ms. du Département d‘État, 765.84/1013.
3. Voir vol. III, p. 148.
IV 10
146 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

manières très simples et un sens très vif de l’humour »,ce


qui est un grand compliment dans la bouche d’un Anglais.
Quand on sait qu’au cours de son entretien, il lui a
assuré le plus sérieusement du monde (( qu’aucun peuple
d’Europe n’était plus animé de tendances nationalistes »,
on comprend que le Führer ait éclaté de rire 2.
A son retour de Russie, il affirme que Staline (( est u n
honime épris de paix; qu’il le considère comme inoffensif, e t
que le bolchévisme n’est qu’une affaire intérieure russe qui
ne pose plus aucun problème au point de vue internatio-
nal 1).
Lorsqu’il se rend à Rome, en juillet 1935, il propose à
Mussolini un plan qu’il estime de nature à tout arranger.
L’Angleterre offrira à l’Éthiopie un débouché sur la mer, à
Zeila, en Somalie britannique, ainsi qu’une étroite bande de
terre qui reliera ce port à l’arrière-pays. E n échange, 1’Abys-
sinie remettra à l’Italie une portion de l’Ogaden et fera
quelques concessions économiques aux ressortissants italiens
qui s’y trouvent déjà.
A l’énoncé de ce programme, Mussolini explose. Avec
une ironie cinglante, il lui demande à quoi servira ce (( corri-
dor à chameaux D et répète qu’il n’est pas un collectionneur
de déserts. I1 déclare qu’il est décidé,. pour sa part, (( à
annexer toutes les parties de l’Abyssinie qui ne lui appar-
tiennent pas en propre et à exercer un contrôle sur la tota-
lité du pays ».
- Si je suis contraint de faire la guerre pour l’obtenir,
affirme-t-il, je rayerai l’Éthiopie de la carte d u monde ...
Ce langage a au moins le mérite de la franchise : il signifie
qu’aucune rectification de frontières ne le contentera plus.
I1 veut mettre un terme à l’insécurité qui règne en Afrique
Orientale et permettre à l’Italie (( de remplir sa mission civi-
lisatrice D. Plus encore : il veut monter au Capitole et savourer
avec son peuple les joies d’un triomphe, comme l’Italie
moderne n’en a encore jamais connu.
Mussolini trouve Eden grotesque, et Eden trouve Mussolini
odieux. L’entretien devient encore plus orageux lorsque le

1 . Chauviniaiic tendencies.
2. Documents on British Foreign Policy, 2, VI, p. 459.
3. Rapport de M. t o n Neuraih aux nmbassadeurs du Reich, le 29 mars 1935.
Documents on German Foreign Policy, Washington D. C., 1957-1959, C. III,
p. 1094.
LE MONDE E N 1937 147
ministre anglais le menace de la réprobation universelle,
s’il porte la moindre atteinte au Pacte de Genève. Pour
toute réponse, le Duce grommelle quelques phrases bien
senties sur l’hypocrisie britannique, dont le sens n’échappe
pas au représentant de Sa Majesté.
E n quittant le bureau du Palais de Venise, Eden glisse
malencontreusement sur le dallage de marbre et perd
l’équilibre. Lorsqu’il reprend pied et se retourne vers son
hôte, il aperçoit Mussolini assis à son bureau, qui l’observe
avec un sourire goguenard et lui fait les cornes, en poin-
tant sur lui l’index et l’auriculaire comme pour conjurer
le mauvais sort.
C’est un geste qu’Eden ne lui pardonnera jamais. A dater
de ce jour, il sera.irréductiblement antiitalien et encore plus
farouchement antifasciste. Aussi longtemps que Sir Samuel
Hoare pratiquera la même politique que lui, il le soutiendra.
Mais le jour où il fera mine de se rapprocher de Rome, il ne
fera rien pour empêcher ses amis de lui porter le coup de
grâce. Tant il est vrai, comme le remarque Tocqueville,
(( que les grands événements de ce monde naissent de
causes générales, fécondées, pour ainsi dire, par des acci-
dents personnels ».

i i

Devenu le paladin de l’idéologie genevoise, Eden désor-


mais va l’être doublement. Son ressentiment personnel vient
trop opportunément au secours de ses principes pour ne
pas le persuader qu’il est dans la bonne voie. Mais sa bonne
conscience lui masque la faiblesse de son raisonnement.
I1 pense qu’en frappant le Duce, il intimidera le Führer et
qu’en désarçonnant Mussolini, il fera réfléchir Hitler. Ce cal-
cul serait juste si l’Angleterre était puissamment armée.
Mais elle ne l’est pas. De plus, Eden surestime la capacité
de résistance des forces éthiopiennes, qui s’écrouleront sous
les coups de Badoglio plus vite qu’il ne le prévoit. Ces deux
erreurs fondamentales ne tarderont pas à mettre toute sa
politique en porte-à-faux.
Le 18 septembre, le Comité des Cinq, nommé par le Conseil
de la S. D. N. pour trouver une solution au conflit abyssin,
soumet aux deux parties un projet de règlement dont la
naïveté étonne, L’Abyssinie sera placée sous la tutelle de la
148 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Société des Nations. L’Empereur Haïlé Sélassié se verra doté


de quatre conseillers neutres, nommés par la Ligue. Dans le
cadre de ces dispositions, qui visent à sauvegarder l’indépen-
dance de l’Éthiopie, la S. D. N. reconnaîtra à l’Italie (( des
intérêts spéciaux dans le développement économique d u
pays D.
Eden croit-il vraiment que Mussolini se contentera d‘une
aussi maigre pitance l? Dans ce cas, il sera rapidement
désabusé. Car le 21 septembre, le gouvernement italien
repousse ces propositions, qu’il trouve à la fois dérisoires
e t insultantes.
Aussitôt, la tension monte en Méditerranée. L’Angleterre
semble se préparer à u n conflit imminent. Les défenses de
Malte sont remises en état, et l’île tout entière est placée
sur le pied de guerre. La Home Fleet se concentre à Gibraltar
e t à Alexandrie. Eden déclare à Hugh Wilson, le délégué
américain à Genève, (( que la situation lui paraît plus grave
que jamais ».Si grave, que le Cabinet de Londres examine
la possibilité d’interdire le passage d u canal de Suez aux
convois italiens se rendant en Erythrée. Mais ce projet est
aussitôt abandonné, car il reviendrait à déchirer la Conven-
tion de libre navigation du 29 octobre 1888. Peut-on se poser
en champion du droit international, si l’on commence par
le violer soi-même?
Jusqu’ici Mussolini a refusé tout accommodement. Mais il
est bien trop avisé pour ne pas se rendre compte que ses
refus réitérés affaiblissent sa position. Aussi soumet-il à la
Ligue des contrepositions, destinées à répondre au plan d u
Comité des Cinq. Celles-ci s’inspirent des principes suivants :
10 Le droit sera reconnu à l’Italie d’acquérir un territoire
à l’ouest d’Addis-Abéba qui lui permettra d’établir une jonc-
tion entre l’Érythrée et la Somalie.
20 L’offre faite à l’Éthiopie de lui donner un débouché sur
la mer sera réalisée de telle façon que le corridor envisagé
passe en territoire italien, au lieu de traverser des territoires
français ou britanniques.
30 La Ligue adoptera une politique assurant le désarme-
ment et la démobilisation de la plus grande partie de l’armée
1. Laval estimait qu’il fallait permettre à illussolini de gagner une victoire
en ethiopie, afin de satisfaire son amour-propre. a C’est seulement aprés que,l’on
pourra parler sérieusement *, disait-il au comte de Chambrun, qui partageait ce
point de vue. (Rapport de Prentice Gillert au Secrétaire d’État CordeU HuU, le
7 septembre 1935.)
LE MONDE E N 1937 149
éthiopienne. Le reste sera placé sous le commandement d’of-
ficiers italiens 1.
C’est au tour des Anglais de trouver ces conditions inac-
ceptables, car elles équivaudraient à la disparition de 1’Abys-
sinie. Ils voudraient amener Mussolini à réduire ses exigences.
Mais ils savent qu’ils n’y parviendront qu’en accroissant
leur pression, et que cette pression sera beaucoup plus e a -
cace si les États-Unis acceptent de s’y associer.
Pour les Américains, l’affaire abyssine est infiniment moins
importante que l’affaire de la Mandchourie. De plus, n’étant
pas signataires du Pacte de Genève, ils ne se sentent pas
engagés par lui au même titre que l’Angleterre. Mais il
existe un moyen détourné de justifier leur intervention :
c’est le Pacte Briand-Kellogg, ce traité destiné à garantir
la paix, qui se révèle tout à coup une redoutable machine
de guerre 2. Le sénateur Borah et le Secrétaire d’État Stim-
son ont déjà fait remarquer, au moment de sa signature,
(( qu’il obligerait les États-Unis à participer à toute action

collective, destinée , à punir un É t a t agresseur ». Aussi


est-ce le biais qu’emploie Sir Samuel Hoare pour’demander à
M.Cordell Hull quelle serait la nature du concours que pour-
rait lui apporter l’Amérique, au cas où la Grande-Bretagne
se verrait dans l’obligation de recourir aux sanctions 4.
L’Angleterre n’est pas encore écartelée par la dyarchie
que Stanley Baldwin a laissé s’instaurer au sein du Foreign
Ofice. Hoare avance toujours dans la même foulée qu’Eden.
Mais l’Amérique est déjà cruellement divisée. D’un côté, il
y a le Congrès, dont les membres sont acquis en majeure par-
tie à l’isolationnisme 5 et qui voudraient empêcher leur pays
de s’écarter de la neutralité. De l’autre, la Maison-Blanche,
1. TANSILL,op. cit., p. 204.
2. a Mettre la guerre hors la loi n’a de sens que si les peuples s’engagent en
même temps à accepter les arbitrages qui peuvent éventuellement Ctre rendus
contre eux. Mais comme aucun pays vainqueur ne veut engager des négociations
sérieuses pour sortir du déséquilibre engendré par les traités, la renonciation A
la guerre devient un moyen camoufl6 de maintenir le statu quo. Tout Gtat mutilé
par le traité de Versailles, qui prendra les armes pour briser ses chaines, sera
irrémédiablement condamné e t cloué au pilori, même si sa cause est justifiée.
Les promoteurs du Traité le savaient parfaitement, bien qu’ils l’aient soigneuse-
ment caché à l’opinion publique. n (Cf. The Zmplicafions O/ Consultation in The
Pact of Paris, American Journal of InkrnalioMl Law, XXVI, 1932.)
3. Department of State, Press Release, 22 mai 1933.
4. Note de M . Robert Bingham, ambassadeur des Étds-ünis h Londres, à M . Cor-
deU Huli, 25 septembre 1935.
5. Dont le porte-parole est le sénateur Nye.
150 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

où Roosevelt manifeste une propension de plus en plus mar-


quée à exprimer pubIiquement son aversion pour le fascisme.
La réponse de M. Cordell Hull à la demande anglaise reflète
fidèlement cet état d’esprit.
Le Secrétaire d’État commence par déclarer que le gou-
vernement américain ne déclinerait pas des consultations
diplomatiques, destinées à renforcer le respect du Pacte de
Paris l. Mais il estime que cette méthode serait inopportune
parce qu’elle entraverait l’application du Pacte de Genève.
(( Toutefois, ajoute-t-il, l’Italie - comme la plupart des pays

euro éens - ayant commis un manquement grave envers


8
les tats-Unis en négligeant de rembourser ses dettes de
guerre a, le. Johnson Act lui interdit de contracter tout nou-
vel emprunt ou de bénéficier de crédits de source américaine.
E n conséquence, l’Export Import Bank n’accordera plus
aucune avance au gouvernement italien; les institutions ban-
caires privées seront invitées à restreindre les crédits alloués
aux emprunteurs italiens; enfin le nouvel Acte de neutralité
adopté par le Congrès entraînera automatiquement u n
embargo sur les armes, les munitions et les fournitures de
guerre, au cas où l’Italie deviendrait belligérante 3. n
M. Long, ambassadeur des États-Unis à Rome, est d’au-
t a n t plus alarmé par la teneur de cette réponse, qu’il ne
croit pas au succès des négociations. I1 estime que Musso-
lini R préférera faire la guerre, quitte à succomber s’il le faut,
plutôt que de capituler devant la Puissance qu’il a lui-même
provoquée 4 ».Mais pour Hoare e t les autres membres du
Cabinet britannique, l’attitude de M. Cordell Hull est plus
qu’un encouragement. Ils en déduisent que le gouvernement
américain possède à la fois le moyen et la volonté d’exercer
sur l’Italie une pression économique terrifiante, qui aura
autant d’effet que des sanctions proprement dites.
Mais il existe une faille dans le mur que l’Angleterre est
en train de dresser autour de l’Italie: c’est l’attitude ambiguë
de la France, car Laval n’est toujours pas disposé à renoncer
au Pacte de Rome, qu’il considère comme la pierre d’angle
de sa politique extérieure. Seulement, comme il ne peut pas

1.
2.
__
C‘est le nom que les Américains donnent au Pacte Briand-Kelloan.
I1 s’agit de 1a.guerre de 14-18.
3. Note de M. CordeU Hull à M. Robert Bingham, le 27 septembre 1935.
4. Rapport de M . Long, ambassadeur d m &tats-Unw à Rome, d M. CordeU Hull,
24 septembre 1935.
LE MONDE EN 1937 151
afficher ouvertement son scepticisme envers la Ligue l, e t
qu’il ne veut’ à aucun prix d’une rupture avec l’Angleterre,
il est bien obligé de faire quelques concessions au Cabi-
net britannique z. A Eden, qui l’a pressé de se montrer
ferme à l’égard de l’Italie, il a répondu en demandant des
garanties, au cas où la France serait elle-même victime d’une
agression. Eden lui a répondu (( que dans cette circonstance,
l’Angleterre respecterait les obligations découlant du Pacte
de Genève ».Mais Laval a trouvé cette réponse insuffisante.
A présent, Sir Samuel Hoare retourne habilement la ques-
tion. (( Que fera la France, demande-t-il à Laval, au cas où
l’Angleterre serait attaquée par une tierce Puissance, à
laquelle on aurait envisagé d’appliquer des sanctions?
Laval répond aussitôt qu’elle lui porterait assistance, mais
sous trois conditions :
10 Que la promesse d’assistance soit réciproque. La Grande-
Bretagne doit s’engager à assister la France, au cas où elle
se trouverait dans une situation similaire.
20 Que des consultations soient prévues pour définir les
mesures de pr6caution conjointes qu’il conviendrait de prendre.
30 Que ces obligations s’appliquent à tout agresseur, qu’il
soit membre ou non de la Société des Nations 3,
Si ces conditions sont remplies, la France s’associera aux
sanctions, à condition toutefois que celles-ci n’aillent pas
jusqu’à une déclaration de guerre.
Que reste-t-il dès lors des Accords de Stresa, destinés à
parfaire l’encerclement de l’Allemagne? Un monceau de
décombres. A leur place, l’Angleterre est en ‘train d’écha-
fauder une combinaison nouvelle, qui ne tend à rien de
moins qu’à l’encerclement de 1’Italie. Encore quelques
semaines, et celle-ci devra faire face à l’opposition simul-
tanée de l’Angleterre, des États-Unis et de cinquante-deux
États, cimentée par le principe de la sécurité collective.
1. n L a France restera toujours fid8le au Pacte de Genève ... Le principe d e
la Sécurité collective demeure et demeurera la doctrine de la France ... n ( D i c k -
ration de Lacd à 1’Aissemblée de la Soeiéfé des Nations, le 13 septembre 1935.)
2. a Laval a compris qu’il ne doit rien faire pour refroidir le zèle de l’Angle-
terre envers la Ligue, mais en même temps, il doit prêcher la prudence e t empê-
cher Londres de plonger trop profondément dans les dificiiltés, avant que ces
difficultés se soient révélées inéluctables. B (Nokde M. Hugh Wilson à M . Cor-
dell Hull, Genève, 12 septembre 1935.)
3. C‘est une allusion directe à l’Allemagne, qui a quitté la Socihté des Nations
ie 14 octobre 1933.
152 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Mussolini, qui n’est ni sourd ni aveugle, s’en est vite aperçu.


Déjà M. Cordell Hull a fait une déclaration menaçante au
Congrès américain. Déjà il a assuré l’Empereur Haïlé Sélas-
sié qu’il pouvait compter sur le soutien moral des États-
Unis l. Pendant longtemps, le Duce a attendu une réponse aux
contre-propositions qu’il a présentées à Genève. I1 est clair,
à présent, qu’aucune réponse ne viendra plus.
Durant la deuxième quinzaine de septembre, la situation
s’est tellement détériorée que Mussolini décide de ne plus
attendre. Dans une interview accordée à Jules Sauerwein,
il annonce que les hostilités contre l’Abyssinie débuteront
dans une dizaine de jours 2.
- J e m’attends à ce que l’on inflige à l’Italie des sanc-
tions économiques, déclare-t-il, mais je ne pense pas qu’elles
puissent entraver la marche des opérations. ..
Le lendemain, 27 septembre, M. Long, ambassadeur des
États-Unis à Rome, adresse un rapport détaillé à son gou-
vernement. (( Rien n’amènera plus les Italiens à modifier
leur programme africain, écrit-il. S’il est vrai que la présence
de la flotte anglaise en Méditerranée a causé un sentiment
de malaise dans certains milieux romains, il n’y a aucune
raison de croire que le pays tout entier n’est pas prêt à soute-
nir son gouvernement, dans sa volonté de braver toutes les
menaces, plutôt que de se soumettre à une défaite diploma-
tique qui serait fatale au prestige national de l’Italie s. ))
Et c’est vrai. La majorité du peuple fait corps avec Musso-
lini. Des foules enthousiastes l’acclament lorsqu’il apparaît
au balcon du Palais de Venise. Mais, entreprise dans ces
conditions, la guerre à laquelle il s’est acculé lui-même n’en
est pas moins un pari désespéré, un saut dans l’inconnu ...
*
* *
Lorsque les hostilités commencent, le 3 octobre 1935, elles
provoquent à Londres et à Genève un immense sursaut
d’indignation. Eden, qui n’était encore, l’année précédente,
qu’un jeune ministre itinérant, voit sa popularité monter en
1. Note de M. CordeU HuU à M . Cornelius Engert, ministre des États-Unia à
Addis-Abéla, le 1ef octobre 1935.
2. LIMatin, 26 septembre 1935. En divulguant ainsi ses projets, il semble
que Mussolini ait voulu pmvoquer, i n ertremis, une intervention de la France.
Mais cette intervention n’aura pas lieu.
3. Rapport de M . L4ng à M . Cordell Hdl, Rome, 27 aeptembre 1935.
LE M O N D E E N 1937 153
flèche. Du jour au lendemain, il polarise sur lui toute l’atten-
tion du public. Les journaux le dépeignent comme le cham-
pion de la morale internationale, comme le chevalier servant
de la démocratie. Un flot de lettres, de dépêches, de pétitions
et d’encouragements s’accumule sur son bureau. La veille du
jour où doit se réunir l’Assemblée de.Genève, il reçoit un
télégramme de l’archevêque d’York, dont le nom est suivi
des centaines de signatures de personnalités marquantes de
l’Église anglicane. Elles l’assurent de leur soutien fervent e t
l’adjurent (( de tenir bon, d’aller jusqu’au bout, de prendre
toutes les mesures nkcessaires pour faire respecter le Pacte ».
L’archevêque de Cantorbéry lui rappelle en termes brûlants
(( que la loyauté envers la Ligue est, pour un chrétien, une

obligation absolue ». Le même jour, Neville Chamberlain,


recevant Dino Grandi, l’ambassadeur d’Italie, lui déclare :
- I1 ne s’agit plus de guerre en Abyssinie; il ne s’agit
.même plus de soutien à la Ligue; il s’agit d u prestige de
l’Angleterre tout entière l.
Les Trade Unions ne sont pas moins formels que le
Chancelier de l’Échiquier. A son Congrès d u 30 septembre,
le Parti travailliste a voté une motion réclamant l’applica-
tion immédiate de sanctions à l’Italie. Eden l’a approuvé. Du
jour a u lendemain, il est devenu u n porte-drapeau. I1 sym-
bolise l’indignation du petit peuple anglais, mais aussi sa
naïveté, ses illusions et son pacifisme sincère. A ses yeux, il
est le guerrier qui part en guerre pour la justice, le premier
combattant de la Croisade des démocraties. Son nom s’étale
en gros caractères sur la première page des quotidiens amé-
ricains. Seules, quelques feuilles parisiennes apportent une
note discordante dans ce concert delouanges. Elles s’étonnent
de voir (( tout un peuple se convertir brusquement à la Société
des Nations, au moment précis où elle peut le mieux servir
ses intérêts »,e t ne se font pas faute de souligner - par
contraste - l’indifférence avec laquelle les dirigeants anglais
ont accueilli (( certaines violations antérieures du Pacte D.

1. Note de l‘ambassadeur Long d M. Cordell Hull, Rome, 16 octobre 1935.


Mussolini en a conclu que les sanctions n’&aient qu’un prélude et que l’Angle-
terre chercherait à a provoquer une guerre avec l‘Italie, pour détruire sa puis-
sance d’une façon permanente u. C’est inexact, l’Angleterre n’a pas l’intention
de a recourir à la guerre pour lutter contre la guerre IIElle
. estime que des sanc-
tions économiques sufiiront à mettre Mussolini à genoux.
2. P. VAUCHER et P. H. SERIEX, L’Opinion britannique, la Sociétd des Nations
et la guerre ibb-élhiopienne, Paris, 1936, p. 8, 23, 91. Cette allusion &se I’at-
154 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

Le 5 octobre, le Conseil de la Société des Nations se réunit


à Genève. Il nomme un Comité de six membres, qu’il charge
de lui faire un rapport sur le différend italo-éthiopien. Celui-ci
devra être prêt a u plus tard pour le surlendemain.
Le 7 octobre, le Conseil tient une nouvelle séance, au
cours de laquelle il prend connaissance du rapport des Six.
Ce document se termine par ces mots fatidiques : (( Après
avoir examiné les faits incriminés, le Comité est parvenu à la
conclusion que le Gouvernement italien a recouru à la guerre,
en violation de l’article 12 d u Pacte de Genève. D Le Conseil
entérine cette conclusion e t dénonce l’Italie comme (( un
Éta t agresseur 1).
Aussitat, tous les rouages de l’administration genevoise
se mettent en mouvement. Le 11 octobre, l’Assemblée géné-
rale se réunit en séance plénière au Palais des Nations. Elle
approuve à une écrasante majorité la décision prise par le
Conseil, trois jours auparavant, et nomme une Commission
de Coordination de dix-huit membres, à laquelle elle remet
le soin d’établir un programme de sanctions, susceptible
d’être appliqué immédiatement à l’Italie. Ce travail est
grandement facilité par le fait que le mécanisme des sanc-
tions a déjà été mis au point lors de la crise provoquée par
l’intervention japonaise en Mandchourie; il suffit de retour-
ner contre Rome, les mesures de coercition que l’on s’ap-
prêtait à prendre à l’encontre de Tokyo.
La presse italienne écume. M. Long envoie le 9 octobre
un rapport à M. Cordell Hull, dans lequel il ne lui cache pas
combien les esprits sont montés. (( L’Italie considère qu’elle
a été condamnée à Genève, écrit-il, par des procédés qu’aucun
tribunal appartenant à un pays civilisé n’oserait employer
pour réprimer le crime le plus crapuleux. Ét a n t donné le
degré d’animosité qui règne ici à l’égard de la Grande-Bre-
tagne, le pire peut survenir d’un moment à l’autre e t le
Département d’État doit être préparé à un brusque déclen-
chement des hostilités l. ))
Mussolini a cru avoir du temps devant lui. La rapidité
avec laquelle Genève a pris ses décisions déjoue tous ses
calculs; L’’Europe va-t-elle vraiment glisser à l’abîme? Le

titude du Cabinet britannique lors du rétablissement du service militaire obli-


gatoire en Allemagne (16 mars 1935).
1. Rapport ds M. Long à M. Cordeil HuU, Rome, le 9 octobre 1935. Ms. du
Département d’État, 765.8411695 e t 765.8411711.
LE M O N D E EN 1937 155
16 octobre, dans une lettre secrète à Laval, le Duce le sup-
plie (( d’écarter le blocus, de s’opposer auxsanctions militaires
et surtout d’éviter que l’on inclue le pétrole dans la liste des
matières premières sujettes à l’embargo ». Survenant à ce
moment où les stocks de l’armée d’Ethiopie ne sont que par-
tiellement constitués, cette interdiction représenterait pour
lui (( une véritable catastrophe ». E n revanche, il l’assure
qu’il ne serait pas hostile (( à des négociations sérieuses, en
vue d’aboutir à une solution raisonnable ».
Bien que sa marge de manœuvre soit très étroite, Laval
voit, dans cette affirmation, une lueur d’espoir. I1 se fixe
aussitôt une ligne de conduite dont il ne déviera plus. I1
adhérera aux sanctions, pour marquer sa solidarité avec
l’Angleterre en Méditerranée et obtenir, en retour, que
l’Angleterre se solidarise avec la France sur le Rhin. (Durant
toute cette crise, son souci majeur est et restera l’Allemagne,
dont le réarmement se poursuit à une cadence accélérée.)
Mais en mQme temps, pour sauver ce qu’il peut de l’amitié
franco-italienne, il s’efforcera de freiner les sanctions, de
veiller à ce qu’elles ne comportent aucune clause susceptible
d’entraîner une guerre avec l’Italie.
Par malheur, Eden ne l’entend pas ainsi. I1 veut des
décisions claires e t ne se contentera pas de brandir des
foudres mouillées. Galvanisé par l’adhésion enthousiaste de
ses compatriotes e t par l’approbation non déguisée de la
Maison-Blanche 3, il est décidé à pousser l’affaire à fond et
à ne pas décevoir ceux qui ont mis leur confiance en lui*.
Le 2 novembre, la S. D. N. décide de fixer au 18 l’entrée
1. Mussolini en fera l’aveu à Paul Schmidt, au soir de la Conférence de Munich.
(Statist au/ Dipioniatischer Bühne, p. 416.)
2. Voir les Notea anglaises des 14 et 1 6 octobre et les Réponres franmises des
18 et 24 octobre 1935. En apportant une des notes britanniques a u Quai d’Or-
say, Sir George Clark, ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, informe Laval
du paasage d e la Home Fleet à Gibraltar. Laval avertit immédiatement Mussolini,
par l’entremise de M. de Chambrun, que R si un seul bateau italien attaque un
seul bateau anglais, toute la flotte française marchera avec la Home Fleet W. (Charles
DE CHAMRRUN, Traditions et Souvenirs, p. 219-220.)
3. Les U. S. A. ont déjà pris, à l’encontre de l’Italie, toute une série de mesures
financières qui vont plus loin que les restrictions préconisées par la Ligue. Déjà
tous les prêts a u gouvernement italien ou aux individus e t aux sociétés domi-
ciliées en Italie ont été prohibés. Des mesures similaires vont être prises inces-
samment en ce qui concerne tous les crédits bancaires ou autres. Herbert Feis,
du Département d‘État, qualifie ces dispositions de a draconiennes IL
4. D’autant plus que les élections générales doivent avoir lieu en Angleterre
le 14 novembre e t qu’Eden a l’intention de s’y présenter, paré du surcroît de
popularité que lui a valu l’intransigeance de sea prises de position antiitaliennes
e t antitascistea.
156 HISTOIRE DE L’ARMBB ALLEMANDE
en vigueur des sanctions. Le 6, le Comité de Coordination
OU Eden est très écouté, suggère d’étendre l’embargo aux
(( quatre matières de base n : le charbon, le cuivre, le coton et

le pétrole. Pour se prémunir contre une action désespérée


de la marine italienne, il demande à la France de mobi-
liser sa flotte. Une réunion, a u cours de laquelle sera prise
la décision finale, est prévue pour le 29 novembre.
Le 22, l’ambassadeur Cerutti fait savoir à Laval qu’une
adhésion de la France à la sanction pétrolière serait consi-
dérée comme (( un acte d’hostilité ».Laval réussit à faire
repousser la réunion d u 29 novembre, a u 13 décembre.
Quinze jours sont ainsi gagnés. Mais Laval est sur la corde
raide. I1 lui faut absolument parvenir à un accord avant
que la question d u pétrole revienne sur le tapis.
Le 15 novembre, M. Cordell Hull prononce u n discours
menaçant, devant le Congrès américain :
a Le peuple américain a le droit de savoir, déclare-t-il,.que
certains produits comme le pétrole, le cuivre, les camions,
les tracteurs, la ferraille et les riblons sont essentiellement
matériaux de guerre, bien qu’ils n’entrent pas actuelleme?t
dans la rubrique (( armes, munitions ou fournitures militai-
res n. Si l’on en croit les rapports commerciaux parvenus
récemment au gouvernement, leur’ vente aurait augmenté
considérablement au cours de ces dernières semaines. J e tiens
à faire savoir que ce genre de commerce est absolument
contraire à la politique poursuivie par le gouvernement des
États-Unis, teHe que l’ont formulée le Président et le Secré-
taire d’État, et qu’il est également contraire à l’esprit de
l‘Acte de Neutralité, adopté récemment par le Congrès l. n
Suit une longue nomenclature de produits dont l’expor-
tation est prohibée, et qui va beaucoup plus loin que la liste
établie par le Comité de Genève. (( De toute évidence, écrit
Tansill, M. Hull veut placer l’Amérique à l’avant-garde de
la croisade contre les États agresseurs 2. D
C’est en vain que Mussolini cherche à détourner l’orage.
N Cette querelle survenue entre l’Angleterre et nous n’a vrai-
ment aucun sens, déclare-t-il au directeur de Paris-Soir. Un
conflit entre nos deux pays est proprement inconcevable.
Nous ne désirons léser aucun intérêt britannique, ni directe-
ment ni indirectement. Relisez le rapport Maffey. Vous y
1. Department of Skile, Press Release du 16 novembre 1935.
2. TANSILL, op. cit., p. 237.
LE MONDE EN 1937 157
trouverez écrit en toutes lettres que l’Angleterre n’a aucun
intérêt important en Abyssinie, à l’exception du lac Tana, des
eaux du Nil bleu et de certains droits de pacage réservés aux
tribus nomades du Soudan méridional. M. Eden lui-même a
été obligé d’en convenir l... )) Mais c’est peine perdue ...
Le 18 novembre, les sanctions entrent en vigueur. Elles
sont divisées en quatre catégories :
10 un embargo sur les armes, les munitions et le matériel
de guerre;
20 un embargo sur les exportations italiennes;
30 un embargo sur les marchandises à destination de l’Italie;
40 un embargo financier.
La diversité de ces mesures forme un ensemble impres-
sionnant. Toutefois, si certains métaux comme l’aluminium,
l’étain et le manganèse sont inclus dans la liste des produits
prohibés, ni le charbon, ni le cuivre, ni le pétrole n’y figurent.
Laval a obtenu ce premier résultat.
Cinquante-trois pays adoptent ces mesures, dont on espère
qu’elles parviendront à paralyser l’Italie. Mais ce blocus n’est
pas total. Quatre membres de la Ligue ont refusé de s’y
associer : l’Albanie, l’Autriche, la Hongrie et le Paraguay.
I1 y a un homme, surtout, qui a suivi l’évolution des
événements avec une attention vigilante : c’est Hitler.
Depuis 1920, il lutte pour un rapprochement germano-italien,
car il est convaincu - comme Bismarck - que les intérêts’
vitaux de l’Italie sont en Méditerranée, non en Europe cen-
trale, et que sa volonté d’expansion africaine la mènera t ô t
ou tard à entrer en conflit avec la France e t l’Angleterre2.
1. Sir John Maffey, Sous-Secrétaire d’gtat permanent au Colonial Ofice, avait
6th nommé, au début de 1935, président d‘une Commission spéciale chargée d’exa-
miner les répercussions éventuelles d‘un conflit italo-éthiopien sur les intérêts
britanniques. Dans un rapport daté du 18 juin, les experts avaient conclu que
la Grande-Bretagne n’avait aucun intérêt en Abyssinie en dehors du lac Tana,
des eaux du Nil bleu e t de droits de pacage de quelques tribus dont iû zonc de
transhumance se trouvait à cheval sur la frontière abyssino-soudanaise. Interrogé
sur ce rapport à la Chambre des Communes, Anthony Eden avait reconnu le
bien-fondé de ces affirmations. I1 n’en avait été que plus à l’aise pour souligner
le caractere désintéressé de l’intervention britannique. Mais à la suite de la publi-
cation de certains extraits du rapport Maffey dans le Ciornule d’Italia, la plupart
des Italiens en avaient déduit que l’attitude britannique dans le conflit abyssin
était dictée a par l‘hostilité des Anglais envers le fascisme, leur volonté de
détruire l’alliance franco-italienne, leur désir de maintenir leur hégémonie en
Méditerranée, les ambitions personnelles d’Eden et - dans une phase ultérieure
- son inimitié farouche à l’égard de Mussolini D. (Lettre ds M. Long à M. Cordell
HuU, Rome, 27 février 1936.)
2. a Plus l’Italie d‘aujourd’hui prend conscience de ses devoirs envers son
propre peuple e t ronge à une politique d’expansion quasi romaine, plus il est
158 HISTOIRE D E L ’ A R M I ~ ALLEMANDE

Point n’est besoin de décrire la satisfaction que lui a causée


l’écroulement du front de Stresa. I1 n’ignore rien des senti-
ments que lui porte Mussolini, ni son opposition systéma-
tique à ses projets autrichiens. I1 n’a pas oublié non plus la
violence de sa réaction lors de l’assassinat du Chancelier
Dollfus. Un an auparavant, le dictateur italien le traitait
en novice et préparait son encerclement avec la France
et l’Angleterre. Le voilà, à présent, bien plus encerclé que
lui! Mais il ne peut s’empêcher d’admirer son audace et le
courage avec lequel il tient tête à l’adversité. (Plus tard,
il dira de lui : (( I1 m’est supérieur à certains égards’ »,e t
l’on ne connaît pas d’autre homme dont il ait parlé ainsi.)
De plus, il n’a aucun intérêt à ce que le fascisme disparaisse
et voit immédiatement le parti qu’il peut tirer de la situa-
tion. Sans hésiter, il fait savoir au Duce que l’Allemagne,
fournira à l’Italie toutes les matières premières qui pour-
raient lui faire défaut par suite du blocus2. Dès le 4 octobre
1935, M. von Hassel, ambassadeur du Reich à Rome, a
rendu visite à Mussolini pour étudier avec lui la fourni-
ture de quatre millions de tonnes de charbon, destinés à
remplacer les charbons anglais, qui subvenaient jusqu’ici à
environ 50 yo des besoins de l’industrie italienne3. Et ce
n’est qu’un commencement...
Cette proposition, qui restreint considérablement la por-
tée des sanctions, est accueillie par Mussolini avec un
soulagement évident 4. Elle rend moins lourd le poids qu’il

inévitable qu’elle entre en conflit avec le pire concurrent qu’elle ait eu en Médi-
terranée : la France. Celle-ci ne soulïrira jamais que l’Italie domine la Médi-
terranée. Elle cherchera à I’empBcher, soit par ses propres moyens, soit par un
système dalliances ... Quand en 1920, je montrais la possibilité d’une alliance
future avec l’Italie, toutes les conditions semblaient de prime abord faire défaut ...
L’Italie se trouvait dans le clan des vainqueurs ... Pourtant, Bismarck avait mon-
tré que l’Italie devait chercher son dévcloppcmcnt aux Lords d e la Méditerranée.
J e suis sùr que le gouvernement romain en prendra conscience. Ce jour-là, les
obstacles à une alliance germano-italienne seront levés. 11 (Adolf H r r L E R , L‘Expan-
sion di< I l l e Reich, 1961, p. 190-192, 196.)
1. I Er is1 mir in riianclier hinsicht ÜIierbgerr. 1)
2. Celles-ci pourront transiter par l’Autriche, qui a refusé d e voter en faveur
des sanctions. Vicnne cesse, de ce fait, d’Ctre une pomme de discorde entre l’Al-
lemagne e t l’Italie, pour devenir un trait d’union.
3. La seule dificulté réside dans les moyens de paiement, car le D‘ Schacht
ne tient pas à voir l’économie allemande submergée par un trop grand amux
de lires italiennes, dont le cours est en baisse.
4. La presse italienne reconnaît volontiers q u e les dirigeants allemands
n’éprouvent aucun amour pour l’Italie. Mais elle pense qu’Hitler voit dans le
(<

fascisme un rempart contre le communisme et un élément indispensable A la


...
sécurité européenne En un certain sens, les destinées des deux pays e t des
LE MONDE EN 1937 159
porte sur ses épaules. Mais elle n’en a pas moins un arrière-
goût amer. Que le seul homme qui lui tende la main en ces
heures dificiles soit justement le rival qu’il cherchait à
éclipser, le touche mais l’inquiète. De quel prix devra-t-il
payer cette aide qu’en d’autres temps il aurait repoussée?
Pourtant, les circonstances ne lui laissent pas le choix.
Faisant de nécessité vertu, il charge M. Cerutti, son ambas-
sadeur à Berlin, de transmettre ses remerciements person-
nels a u Führer.
*
* *
Malgré l’attitude bienveillante adoptée par l’Allemagne,
les semaines qui suivent représentent pour Mussolini une
période extrêmement critique. Les réserves d’or de la Banque
d’Italie fondent à vue d’œil et c’est là un domaine où la
Reichsbank ne peut lui être d’aucun secours. La pénurie de
devises devient telle qu’elles seront bientôt à peine sufi-
santes pour financer une gueFre courte. Plus que jamais, le
temps est devenu un facteur essentiel. Or, les opérations
piétinent et menacent de s’éterniser. Concentré dans la h e r
Rouge, au-delà de Suez, le gros des forces italiennes est
suspendu à un fil. Du jour au lendemain, ses lignes de ravi-
taillement peuvent être coupées. Pendant ce temps la métro-
pole dégarnie de troupes est exposée sans défense à une
attaque éventuelle de la Home Fleet l. Que se passera-t-il
si la conquête de l’Abyssinie exige plusieurs années? Les
conseillers militaires du Duce lui suggèrent de remettre à
plus tard la suite des opérations...
Mussolini arpente à grands pas son bureau du Palais de
Venise. S’il se rallie à ces conseils de prudence, ses adver-
saires croiront qu’il est déjà aux abois et qu’il sufira de
renforcer les sanctions pour lui porter le coup de grâce.
Plus il retourne cette idée, plus il la trouve intolérable.
Quelle que soit l’ampleur des risques, il ne cédera pas. Le
28 novembre, il remplace le général de Bono par le maré-
chal Badoglio auquel il donne des instructions impératives:
forcer la décision en allant de l’avant, se précipiter à toute

. deux regimes sont liées, car ils ont les mèmes ennemis &rangers, et ils tendent
tous deux à des fins similaires, de qaractère national IL
1. Ce risque n’existe que dans l’esprit de Mussolini car si l’Angleterre SOUS-
estime la valeur du corps expéditionnaire d’Éthiopie, elle surestime, comme nous
l’avons vu, la puissance de la marine de guerre e t de l’aviation italiennes.
160 HISTOIRB DE L’ARMÉE ALLEMANDE

allure sur Addis-Abéba. Mais Badoglio, pas plus que son


prédécesseur, ne peut faire des miracles ...
C’est le moment que choisit Laval pour lancer la grande
manœuvre de conciliation qu’il tient en réserve depuis le
début de la crise. I1 a toujours estimé que le moment le
plus propice pour la faire aboutir serait celui où le Duce,
après avoir remporté quelques succès initiaux, flatteurs pour
son amour-propre, commencerait à éprouver des doutes sur
l’issue de la campagne.
A Genève, le Foreign Office a en Anthony Eden un porte-
parole prestigieux. Mais il possède à Paris, en la personne de
M. Maurice Peterson, un expert à la fois intelligent et dis-
cret, qui comprend si bien la pensée de Laval que celui-ci
ne tarde pas à en faire son confident. I1 charge M. de Saint-
Quentin d’élaborer avec lui un plan susceptible d’être agréé
par les Anglais, tout en donnant de larges satisfactions au
chef du gouvernement italien. Si le Duce est pressé, Laval
ne l’est pas moins. II faut qu’il fasse triompher ses vues
avant le 13 décembre, date à laquelle le Comité de Coordi-
nation doit reprendre la discussion sur les sanctions pétro-
lières.
Le 4 décembre, Laval a un long entretien avec l’ambas-
sadeur d’Italie. I1 lui expose les grandes lignes du plan
qu’il envisage et lui demande s’il croit Mussolini disposé à
l’accepter. Sans se prononcer formellement, l’ambassadeur
lui répond (( que cette combinaison aurait sans doute quelque
chance d’être agréée ».
Laval prie alors Sir Samuel Hoare de venir le voir à Paris.
Le chef du Foreign Ofice,,qui doit passer par la capitale
pour se rendre en Suisse, ou 11 se propose de prendre quel-
ques jours de repos, accepte son invitation.
Le Président du Conseil français a soigneusement préparé
cette entrevue. I1 s é s t entretenu peu auparavant avec le
prince de Galles, au cours d’un déjeuner offert au château
de Rambouillet. Les entretiens entre les deux hommes ont
été longs e t confiants. Laval a expliqué au prince ses vues
sur l’Abyssinie et le futur Édouard VI11 a paru convaincu
(( que cette politique de paix était de loin la plus raison-

nablel n. I1 a promis d’en parler à son père, le roi George V,


dès son retour à Londres.
1. Revenant sur cette conv&sation dans une allocution à l’Hôtel de Ville, le
29 septembre 1943, Lavai dira : (I Le duc de Windsor abondait dans mon sens,
LE MONDE EN 1937 161
Sir Samuel Hoare arrive au Quai d’Orsay le 7 décembre, à
17 h. 30. I1 est accompagné de Sir Robert Vansittart et de Sir
George Clark l. Le ministre anglais est encore sous l’im-
pression d’une entrevue qu’il vient d’avoir avec George V.
Le Roi ne lui a pas caché son désir de voir se terminer cette
malencontreuse guerre abyssine, qui risque d’entraîner l’An-
gleterre dans un conflit généralisé. Par ailleurs, des observa-
teurs militaires neutres, qui reviennent d’Érythrée, lui ont
assuré que la période de crise pouvait être considérée
comme terminée, que les services d’approvisionnement y
fonctionnaient normalement, que le moral des troupes était
élevé, les pertes insignifiantes, l’état sanitaire excellent et
que les positions occupées par les Italiens étaient sûres e t
pouvaient être tenues facilement 1). Tout cela lui a donné
beaucoup à réfléchir. Au cours de sa conversation avec Laval,
il laisse percer son inquiétude de voir l’Éthiopie s’écrouler
plus rapidement qu’on ne le pensait sous les coups de Bado-
glio. Ce jour-là, quelle sera la position de l’Angleterre, avec
toute cette affaire des sanctions sur les bras?
Laval partage les préoccupations de son interlocuteur. I1
lui fait valoir combien il serait préférable de conclure un
accord, avant d’en arriver à cette extrémité. A ses yeux,
l’Éthiopie est 1’ (( Homme malade )) de l’Afrique. Seule une
intervention chirurgicale peut encore la sauver...
Mais il se fait tard. Sir Samuel est fatigué. On décide de
remettre au lendemain la suite de la conversation. Les
Anglais quittent le Quai d’Orsay profondément déprimés.
La suite de l’entrevue a lieu le lendemain (8 décembre).
Laval explique à Hoare que même si le prix exigé par Mus-
solini est élevé, mieux vaut placer quelques milliers d’Abys-
sins arriérés sous la tutelle italienne, que de pousser Musso-
lini dans les bras d’Hitler, car ce jour-là une nouvelle guerre
mondiale sera devenue inévitable. Le maire de Châteldon est
sincère lorsqu’il évoque le spectre d’un accord italo-alle-
me disait que j’avais raison, qu’il fallait poursuivre cette politique de paix. B
Dans son Hisloire d‘un roi, p. 266, le duc de Windsor ne cache pas qu’il ne par-
tageait pas le point de vue de Iil. Anthony Eden dans le conflit halo-éthiopien,
et marque un certain scepticisme à l’égard de la Société des Nations.
1. L’ambassadeur de Grande-Bretagne en France. Du côté français, Laval est
assisté par M. Alexis Léger, Secrétaire général du ministére des Affaires étran-
gères.
2. C’était également l‘opinion du colonel américain William J. Donovan. (Ci.
Leffrede M . Long à M . Cordell Hull, 16 janvier 1936. Ms. du Département d‘État,
765.8413354.)
IV 11
162 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

mand. Et comme ses pouvoirs de persuasion sont immenses,


il finit par convaincre Sir Samuel Hoare que la seule issue
possible est de se rallier à son plan l. Celui-ci est fondé sur
les dispositions suivantes :
10 l’Érythrée sera augmentée de la zone du Tigré, que les
troupes du corps expéditionnaire viennent de conquérir;
20 la superficie de la Somalie italienne sera doublée;
30 une zone de colonisation sera offerte à l‘Italie sur le terri-
toire éthiopien, sow la souveraineté du Négus.
Toutefois, l’un des principaux objectifs de la politique ita-
lienne - la soudure de l’Érythrée et de la Somalie par le
Harrar - sera refusée. Pour la dédommager de ces sacri-
fices, l’Éthiopie recevra un débouché sur la mer Rouge, sous
la forme d’un couloir passant à travers l’Érythrée et. abou-
tissant à Assab.
Sir Samuel Hoare trouve ces dispositions (( ingénieuses et
bien équilibrées ». Après avoir consulté Baldwin par télé-
phone, il accepte d’y adhérer.
Laval a gagné la première manche. Mais i1,lui reste encore
à obtenir l’approbation du Cabinet britannique, l’accepta-
tion de Mussolini, l’adhésion de la S. D. N. et le ‘consente-
ment du Négus. C’est dire qu’il n’est pas encore a u bout de
ses peines. Jusque-là, évidemment, le plan doit rester secret S.
Sir Samuel joue le jeu avec une loyauté parfaite. Le
9 décembre, le (( Plan Laval-Hoare v est adopté par le Cabi-
net britannique. Baldwin annonce qu’il le défendra.lui-même
devant la Chambre des Communes. I1 sait qu’il peut comp-
ter sur l’appui de Neville Chamberlain, Chancelier de &hi-
quier; de Lord Hailsham, Lord-Chancelier; de Sir Bolton
Eyres Monsell, premier Lord de l’Amirauté et de Lord Run-
ciman, président du Board of Trade. Eden, pour sa part,
hésite à se prononcer. I1 attend de connaîire les réactions
du public. Mais en son for intérieur, il sait que l’adoption
de ce plan représente implicitement un désaveu de sa poli-
tique.
Le lendemain 10 décembre, Sir Samuel Hoare écrit à Lord

1. C’est-à-dire au plan élaboré par MM. de Saint-Quentin e t Peterson.


2. a Les termes de ce projet ne peuvent êfre renàw publica avant que le gouverne-
ment les ait approucb U, écrit le Times, le 9 décembre. Un communiqué oficiel
français indique u qu’il n’bpt pa9 question, quant à présent, ds..rendre publiques
ces formules D .
LE MONDE E N 1937 163
Perth-ambassadeur de Grande-Bretagne à Rome et à Sir Sid-
ney Barton, ministre d’Angleterre à Addis-Abéba, pour les
presser d’intèrvenir en faveur de la conciliation, en usant de
leur influence sur les gouvernements auprès desquels ils sont
accrédités l . Après quoi, il commet une erreur monumentale.
Au lieu de rentrer à Londres, pour surveiller la suite des
événements, il part se reposer à Zuoz, en Engadine.
Le même jour, Laval réunit à Paris le Conseil des Ministres,
pour le mettre au courant des pourparlers qu’il a engagés.
L’accord de Baldwin et du Cabinet britannique le remplit
de satisfaction et il se dit à peu près sûr de l’adhésion ita-
lienne. Seul Herriot, ministre d’État, manifeste sa désap-
probation. Le soir même, il se met en rapport avec Sir Robert
Vansittart, pour déplorer (( que l’on se soit écarté à ce point
de l’esprit du Pacte n et le mettre en garde contre les dan-
gers d’une telle procédure 2.,.
Mais Laval, qui pense que ce qui manque le plus aux
hommes politiques est la suite dans les idées, poursuit son
chemin avec une obstination souriante, sans se douter du
drame qui se prépare. A 23 heures, il charge M. de Cham-
brun de soumettre ses propositions à Mussolini et adresse en
même temps au Duce un appel très pressant pour qu’il les
accepte 3.
Le 11 décembre, Laval se rend à Genève, pour saisir la
S. D. N. du projet de compromis. I1 sait que lorsque l’Angle-
terre et la France sont d’accord, elles obtiennent toujours
l’assentiment des autres nations. C’est pourquoi il a pris soin
d’insérer la phrase suivante dans le préambule du texte :

L e Gouvernement d u Royaume-Uni et le Gouvernement fran-


çais useront de leur influence à Genève pour faire accepter par
Sa Majesté l’Empereur Haïlé Sélassié et consacrer par la S. D. N .
la constitution dans l’ethiopie me‘ridionule d’une zone d’expan-
sion économique et de peuplement réservée à l’Italie.

1. a Vous userez de toute votre influence, précise le télégramme du Foreign


Ofice, pour inciter l’Empereur à apporter à ces propositions toute l’attention
et le soin qu’elles méritent, et à ne pas les rejeter à la légère ... II fournira la preuve
de 8es qualités d’homme d’État en comprenant les avantages et les possibilités
de négociation qu’elles présentent. P (.‘Vem Chronicle, 16 décembre 1935.)
2. Cf. HERRIOT,Jadis, II, 621.
3. Télégramme n”2456-2458.Mussolini reçoit M. de Chambrun le 11, à 17 heures.
II demande qu’Aksoum soit annexé à la bande de terrain ajoutée à l’Érythrée.
Laval estime que cette demande est de bon augure : elle prouve que le Duce
ne repousse pas son pian a priori.
164 HISTOIRE DE L’ARMSEALLEMANDE
Quant à l’acceptation du Négus, celle-ci découlera de
l’accord franco-britannique et de la (( recommandation )) de
la S. D. N. l.
Le 12 décembre, le gouvernement italien publie un com-
muniqué annonçant que Mussolini a convoqué le Grand
Conseil fasciste afin d’examiner les propositions franco-
anglaises. Laval a donc tout lieu de croire qu’il touche au
but, lorsqu’il saisit la S. D. N. du projet d’accord.
Sur ces entrefaites, les journaux publient un petit entre-
filet qui prend, en la circonstance, un caractère symbolique :

(( O n annonce de Londres que Sir Samuel Hoare, qui villégia-


ture actuellement à Zuoz, en Suisse, a été victime d’un léger
accident mercredi matin 2, alors qu’il se livrait aux joies d u
patinage. Sir Samuel Hoare s’est cassé le nez. n

Le vendredi 13 décembre-jour qui a toujours été


néfaste à Laval 3 - la bombe éclate qui va pulvériser tous
ses efforts. Par suite d’une indiscrétion 4, le Plan Laval-
Hoare, jusque-là tenu secret, est publié in extenso par
Geneviève Tabouis dans l‘cEuvre et par Pertinax dans
l‘Écho de P a r i s , ainsi que dans le D a i l y T e l e g r a p h de Londres,
dont Pertinax est le correspondant diplomatique.
Cette publication soulève une tempête de protestations dans
la presse britannique. Le L o n d o n S t a r qualifie le Plan Laval-
Hoare (( de parodie sinistre qui horrifie tous ceux qui ont le
sens de la justice )); le Y o r k s h i r e P o s t , le considère comme
(( un manquement inqualifiable à la morale internationale D;

le Liverpool D a i l y Post y voit (( un acte impudique et cho-


quant n; le Manchester G u a r d i a n trouve (( inconcevable que
le gouvernement anglais ait osé donner son aval à un plan
dont on aurait pensé qu’il le trouverait intolérable n j le

1. On ne voit pas, en efîet, comment il pourrait s’y opposer.


2. C‘est-à-dire le 11 décembre.
3. Par une coincidence étrange, c’est le vendredi 13 ilécernbre 1940 que Laval
sera arrcté à Vichy.
4 . C’est Francois Quilici, rédacteur diplomatique à l’Agence Havas, qui a
obtenu d’une secréinire au Quai d’Orsay une copie de l’accord et l‘a transmise à Per-
h a s , ainsi qu’à Gencvievc lahouis. Laval a discuté les modifications à apporter
au projet initial avec Sir Samuel Hoare devant Léger, secrétaire général, e t Dejean,
directeur des Affaires d’Europe au Quai d’Orsay. Pour éviter toute indiscrétion,
il a préféré les dicter à Alîred Mallet. C’est ce texte qui a été remis à la daety-
lographe. (Alfred h fA LL ET, Pierre L a r d , I, p. 111, note 3.) Sir John Simon qua-
lifiera cette publication de II fuite caractéristique n, et pense qu‘elle a été voulue
par le Quai d’Orsay. (Cf. Retrospect, p. 213-214.)
LE M O N D E E N 1937 165
News Chronicle le flétrit comme (( une trahison outrageuse
du Pacte de Genève n; le Daily Herald s’écrie : (( C’est une
vilenie, un parjure, une conspiration pour entrer en collusion
avec l’agresseur et porter un coup fatal à la Société des
Nations. 1) I1 demande avec insistance la dénonciation de
l’accord. Harold Laski, le leader du Parti travailliste, part
en guerre contre Sir Samuel Hoare et le stigmatise en
termes méprisants. (( C’est un vulgaire Tory, écrit-il, que
la plus élémentaire prudence recommanderait de chasser
du pouvoir. )) Eden attendait de connaître les réactions de
l’opinion publique : à présent, il est fixé.
Laval rentre précipitamment à Paris, tandis qu’Eden
regagne Londres e t que Baldwin courbe les épaules sous la
bourrasque. Tous les défenseurs de l’idéologie genevoise, les
antifascistes, les partisans de la sécurité collective et de la
paix indivisible sont indignés. Le lendemain, le surlende-
main, la clameur s’enfle, se propage et prend des dimensions
inouïes. Eden, lui, ne dit rien. I1 contemple ce spectacIe avec
un sourire ironique. Est-ce lui qui a orchestré ce déchaî-
nement de passions? Rien ne permet de l’affirmer. Mais qu’il
l’ait fait ou non, il en sera le bénéficiaire ...
Le 14, sentant qu’il sera renversé s’il ne lâche pas du lest,
Baldwin se désolidarise de Sir Samuel Hoare. Celui-ci est
rentré en toute hâte d’Engadine pour apprendre, coup sur
coup, que Neville Chamberlain s’est prononcé pour l’embargo
sur le pétrole; que Spears, qui passe pour refléter l’opinion
de Churchill, s’est déclaré l’adversaire résolu du u Plan de
Paris D; que la Chambre des Lords l’a mis nommément en
cause, en déplorant (( qu’il ait subi l’influence pernicieuse de
Laval n et en demandant au gouvernement de revenir à (( sa
politique traditionnelle n. Enfin, il s’entend signifier sans
ambages qu’il vaudrait mieux qu’il se démette pour ne pas
entraîner dans sa disgrâce le Cabinet tout entier.
A la séance de la Chambre des Communes qui se tient le
18 décembre, Baldwin doit faire face à une opposition déchaî-
née. I1 ne réussit à la calmer qu’en déclarant qu’il n’a pas
été tenu au courant des pourparlers :
- I1 est aujourd’hui évident, aGrme-t-il, que ces propo-
sitions sont enterrées, complètement et définitivement. Mon
gouvernement ne fera rien pour les exhumer.
Sommé de s’expliquer; Sir Samuel Hoare oppose le
mutisme le plus complet aux questions de ses interpellateurs :
166 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

- Je ne puis rien vous dire, leur répond-il. Mes lèvres


sont scellées!
Le 18 décembre au soir, sa démission d u Cabinet est ren-
due officielle.
- J e crois, déclare-t-il en quittant Downing Street, q,ue
plus tard, lorsque l’opinion e r a un peu moins surexcitee,
quelques-uns t ou t au moins de mes amis découvriront qu’il
y avait, pour justifier ma ligne de conduite, de meilleures
raisons qu’ils ne le pensent aujourd’hui,..
Mais il n’y a pas que la presse anglaise qui soit déchaînée.
Une partie de la presse française et américaine adopte le
même ton. Quant à la presse italienne, elle fulmine, mais
pour des raisons inverses. Mussolini est saisi d‘une rage
indescriptible, car il attribue la divulgation prématurée de
l’accord à une ((machination de Laval )) destinée à lui
forcer la main. Du coup, le Grand Conseil fasciste, réuni
pour entériner la paix, se voit chargé d’examiner les moyens
d’intensifier la guerre. Le Duce exhale sa fureur dans u n
discours très violent qu’il prononce à Pontinia :
(( La guerre que nous avons commencée est une guerre de

civilisation, déclare-t-il, et puisqu’on veut nous bafouer, nous


la mènerons jusqu’au bout. C’est une guerre du peuple, une
guerre des pauvres, une guerre des prolétaires. Contre nous
se dresse le front du conservatisme, de l’égoïsme et de l’hy-
pocrisie l. ))

Pendant ce temps, que fait Laval? Même a u plus fort


de la tourmente, il ne sera pas dit qu’il aura manqué de
ténacité. Pourtant, il a affaire à forte partie. Depuis le
Conseil des Ministres du IO, Herriot vitupère. Le 15 dé-
cembre, il a prononcé à Montbéliard u n discours qui est
devenu, en quelque sorte, la Charte de l’opposition :

a Dans l’ordre international, y a-t-il déclaré, notre pensée


se résume en trois formules :
10 On nous trouvera, 4 tout instant, partisans d’une solu-
tion de conciliation pour mettre fin à une guerre que nous
avons essayé d’éviter et pour rapprocher deux adversaires,
membres tous deux de la Société des Nations. La couleur
différente de la peau n’est pas un argument sufisant pour
1. Discours prononcé à Poniinia,le 18 &cembre 1935, devant les ouvriers occupés
à assécher lea marais Pontins.
LE MONDE E N 1937 167
nous détourner de cette tâche; noirs ou blancs, tous les hommes
ont le sang rouge.
(( 20 Mais cette conciliation, comme le dit le mot lui-même,

ne peut qu’être librement acceptée par les deux parties. Nous


n’admettrions pas qu’elle fût imposée au plus faible par ce
que le délégué du Portugal à Genève a appelé éloquemment
a la spoliation par procédure n.
<( 30 Cette conciliation doit aussi être acceptée par la Société

des Nations. Elle doit donc être conforme au Pacte, aux prin-
cipes de la sécurité collective et de la paix indivisible. Elle
doit préserver et non détruire l’effort admirable de coopéra-
tion réalisé, pour la première fois, à Genève, cette annéel.
Une grande espérance est née; aucun Français réfléchi et son-
geant à l’avenir de son pays ne peut laisser détruire cette
espérance. ))

Le 17, Herriot donne sa démission de la Présidence d u


Parti radical 2, ouvrant ainsi la voie à une crise ministé-
rielle 3. Mais Laval refuse toujours de lâcher la rampe. I1 s’y
cramponnera aussi longtemps qu’il conservera une lueur
d’espoir.
Le 17, il repart pour Genève, dans l’espoir insensé de
convaincre Eden. I1 y trouve une Assemblée houleuse, peu
disposée à l’entendre. Le 18, M. Mariam Aptewold, ministre
d’Éthiopie, lit a ux délégués un mémoire juridique rédigé par
M. Gaston Jèze qui est une protestation véhémente contre
la cession à l’État agresseur de la moitié du territoire natio-
nal éthiopien S. Les délégués, bouleversés, lui répondent
par un tonnerre d‘applaudissements. Malgré l’hostilité géné-
rale, Laval ne perd pas courage. I1 se sent assez ingénieux
pour trouver une solution de rechange, pour peu qu’on lui
en laisse le temps. Il fait connaître à l’Assemblée que (( la
procédure de conciliation est toujours ouverte ». C’est alors
qu’il apprend la démission de Sir Samuel Hoare e t son rem-
placement par Anthony Eden. Cette nouvelle ruine ses der-
niers espoirs e t l’oblige à reprendre le train pour Paris.
Laval est d’autant plus attristé qu’il se savait à la veille
I . L’adoption des sanctions.
2. Où Édouard Daladier lui succède.
3. Lavai n‘avait pu constituer son minist&re,le 7 juin 1935, que grace à I’ap-
point des voix radicalen et à l’inclusion dans son Cabinet d’8douard Herriot, en
tant que ministre d‘gtat.
4. Professeur de Droit international à la Faculté de Paris. (Cf. Paul ALLARD,
L’Aflaire Jele, Vu, 26 février 1936.)
5. 500.000 ha sur 1.060.000.
168 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

de gagner la partie. Dans douze jours, Mussolini lui écrira


que (( sa réponse n’aurait pas été négative n. A quelque
temps de là, le Négus reconnaîtra (( qu’il aurait consenti au
Plan de Paris ». Mais ces déclarations ne viendront que
lorsqu’il sera trop tard ...
L’arrivée d’Eden à Downing Street (22 décembre) enlève à
Laval toute possibilité de manœuvre. Dans la presse, comme
à la Chambre, les attaques contre lui se déchaînent de plus
belle.
- Vous êtes sans doute de bonne foi, mais vous avez créé
le doute dans l’indivisibilité de la paix et dans la sécurité
collective! lui lance Léon Blum de la tribune de la Chambre.
- Vous avez mécontenté tout le monde, sans satislaire
l’Italie! ajoute Yvon Delbos.
- L e Plan Laval-Hoare, c’est tout ce que nous avons
dénoncé pendant quinze ans! renchérit Paul Reynaud.
L’obligation est aujourd’hui impérieuse : choisir entre 1’Ita-
lie, en rupture de Pacte, et l‘Angleterre, gardienne du Pacte ...
Laval a beau se défendre : il est mis en minorité 3.
Au soir du 23 janvier 1936, tandis que les ombres enva-
hissent son bureau du Quai d’Orsay, il prend la plume pour
rédiger un dernier message à Mussolini :
u J e forme des vœux, lui écrit-il, pour que rien n’altère
jamais cette confiance mutuelle que nous mettons tous deux
dans l’œuvre réalisée 4. n
Puis il va porter sa démission au Président de la Répu-
blique.
t
+ +
Eden a gagné. Sir Samuel Hoare a quitté le Foreign Ofice.
Ses amis français l’ont débarrassé de Laval. Pour atteindre
son objectif final, il ne lui reste plus qu’à désarçonner Musso-
lini. Or il semble que ce soit à présent chose facile ...
Sur ces entrefaites, Badoglio remporte deux victoires déci-
sives dans le Tembien (21-23 janvier, 26-29 février 1936) 5.
Cette fois-ci, le gros des forces abyssines est anéanti. Encore
un dernier effort, et ce sera le rush final sur Addis-Abéba.
1. Lettre secrète de Mussolini à Laval, le 25 décembre 1935.
2. Déclaration de l’Empereur Haïlé Sélassié à Bertrand de Jouvenel, L’lnlran-
eigeanl, 20 avril 1937.
3. Alfred MALLET, Pierre Lard, I, p. 120-121.
4. Laval fait allusion au Pacte de Rome.
5. Voir plus haut, p. 126-127 et p. 129.
LE M O N D E E N 1937 169
Ces victoires sont une surprise pour les dirigeants anglais.
Ils refusent de leur accorder l’importance qu’on leur attribue
à Rome. Mais ils y voient quand même un avertissement. S’ils
veulent abattre Mussolini, il faut employer les grands moyens
et appliquer immédiatement l’embargo sur le pétrole
Eden estime qu’il y parviendra aisément, puisque Laval n’est
plus là pour y faire obstruction. Albert Sarraut l’a rem-
placé à la Présidence d u Conseil et Pierre-Étienne Flandin
détient le portefeuille des Affaires étrangères. Le Tou-
lousain est beaucoup plus malléable que l’Auvergnat et
Flandin a trop d’amis à Londres pour vouloir les indispo-
ser.
Le 2 mars, Flandin reçoit la visite de M. Bova Scoppa,
le chef de la délégation italienne à Genève 2.
- J e tiens à vous confirmer ce que nous avons déjà dit à
maintes reprises à votre prédécesseur, lui dit M. Scoppa.
L’Italie considérera l’embargo sur le pétrole comme un
acte de guerre et en tirera, avec regret, les conséquences qui
s’imposent.
Cet avertissement est superflu, car Flandin est aussi décidé
que Laval à ne pas s’engager dans cette voie.
- Mais c’est justement la mesure que mon gouvernement
m’a pressé de faire aboutir! répond Eden d’un ton navré.
- J e regrette, réplique Flandin, mais la France ne s’asso-
ciera pas à votre proposition. D’ailleurs, il est trop tard pour
qu’elle puisse porter ses fruits ...
C’est en vain qu’Eden revient à la charge. Malgré ses
efforts, Flandin demeure inébranlable. Son refus est si caté-
gorique qu’Eden se voit obligé d’en prévenir Baldwin. Déci-
dément, ces Français sont incompréhensibles! Pourquoi
ont-ils renversé Laval, si c’est pour poursuivre la même poli-
tique que lui? Après deux heures de conversation téléphoni-
que, le Premier britannique, qui ne veut pas étaler au grand
jour le désaccord franco-anglais, se résigne à ce que l’em-
bargo sur le pétrole soit remis à plus tard.
Mais d’ici à ce qu’on y revienne, des événements impré-
vus auront considérablement modifié l’équilibre européen.

1. e Mussolini doit être vaincu D, a h i t le professeur Gilbert Murray dans le


Daily Mail du 2 décembre 1935. a Si on ne peut y parvenir qu’en coupant ses appro-
visionnements en pétrole, alors faites-le vite e t universellement. C’est la seule
façon d’arrêter la guerre. a
2. I1 y remplace temporairement le baron Aloïsi.
170 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Le 7 mars, Hitler réoccupe par surprise la rive gauche


du Rhin.
t
r r

Ce coup de théâtre, qui occupe toute la première page des


journaux, éclipse pendant un temps l’affaire d’Abyssinie.
Par cette décision unilatérale, le Führer n’a pas seulement
mis fin au Pacte de Locarno et à l’article 43 du traité de
Versailles. I1 a également violé le Pacte de Genève. Londres
e t Paris n’ayant pu se mettre d’accord sur la conduite à
suivre, le Conseil de la S. D. N. est appelé à se prononcer.
Celui-ci se réunit le 19 mars, au Palais Saint-James, à
Londres. Spectacle déconcertant : l’Italie a été invitée à y
siéger pour condamner l’agresseur et décider des sanctions
qu’il conviendrait de lui appliquer. D’un seul coup, la voici
promue du rang d’accusée à celui de juge. On lui demande
de brandir, a u nom de la Ligue, les foudres dont la Ligue la
menace elle-même! Qui ne serait sensible au côté para-
doxal de cette situation et comment la S. D. N. pourrait-
elle s’en tirer sans perte de prestige?
L’Italie ne manque pas de le faire observer. Mais où les
contradictions dépassent l’entendement, c’est quand on voit
l’Angleterre, qui s’est dressée - et avec quelle vigueur -
contre la conquête de l’Éthiopie, s’arranger pour que le
Reich ne subisse qu’une condamnation platonique, et s’op-
poser à ce qu’on lui applique la moindre mesure de rétor-
sion. Mieux encore : à peine la sentence est-elle prononcée,
qu’Eden s’avance vers Ribbentrop, comme si rien ne s’était
passé, pour renouer le fil des conversations anglo-alle-
mandes l...
Cette indifférence apparente envers un geste qui compro-
met gravement la sécurité de la France choque profondé-
ment la délégation française. E t pourtant l’attitude des Bri-
tanniques s’explique. A leurs yeux, la remilitarisation de la
Rhénanie est sans doute une violation du traité de Ver-
sailles, mais ce n’est pas une agression au sens propre du
terme. Aucune frontière n’a été franchie. Aucun territoire
étranger n’a été envahi. Les soldats de la Wermacht ne
sont pas entrés en conquérants à Cologne et à Mayence. Ils

I. Voir vol. III, p. 298.


LE MONDE E N 1937 171
y ont été accueillis par des acclamations. Impossible d’éta-
blir un parallèle entre un acte de ce genre et la conquête de
l’Abyssinie où des milliers de cadavres se décomposent sous
le soleil africain ...
Mais l’opinion française et italienne ne partage pas cette
manière de voir. La France ne s’est associée aux sanctions
contre l’Italie que dans l’espoir de voir l’Angleterre se
solidariser avec elle sur le Rhin. Or, elle s’aperçoit tout à
coup qu’elle en est pour ses frais l. Quant aux Italiens, ils
constatent que l’Angleterre emploie deux poids et deux
mesures selon qu’il s’agit de l’Europe centrale ou de la
Méditerranée. (Mayence n’est pas, comme Massaoua, sur la
route des Indes.) Mais alors, peut-on prendre au sérieux
ses déclarations de principe et l’indignation qu’elle mani-
feste dans l’affaire éthiopienne?
E n remilitarisant la rive gauche du Rhin, Hitler n’a pas
seulement mis fin au x Accords de Locarno. I1 a enfoncé
un coin entre la France et l’Angleterre et a porté un coup
très dur à la Société des Nations. Beaucoup de petits États
comme la Pologne et la Tchécoslovaquie ont perdu confiance
en elle 2 et se demandent s’ils ne devraient pas chercher
d’autres moyens d’assurer leur sécurité. Le rideau tombe
à Londres sur un malaise général ...
*
* *
Lorsqu’il se relève à Genève, la situation a bien changé.
Les Italiens ont mis en déroute les dernières forces du
Négus S. L’Empereur Haïlé Sélassié ne donne plus signe de
vie. Les divisions de Badoglio, concentrées à Dessié, s’ap-
prêtent à foncer sur la capitale éthiopienne.
Le 15 avril, le baron Aloïsi reparaît à Genève. Le délégué
italien est détendu e t souriant. I1 propose au Conseil (( d’ou-
vrir des négociations de paix, sur la base de la situation
existant après six mois de guerre )). La délégation éthio-
pienne s’insurge (( contre cette proposition cynique, dont
1. Chamberlain a prévenu clairement Flandin a qu’il n’était pas question d’ap-
pliquer des sanctions à l’Allemagne N. (Voir vol. III, p. 294.)
2. Quelques semaines auparavant, le colonel Beck a déclaré à Laval a qu’il
avait perdu toute confiance en la S. D. N. en tant qu’instrument üusceptlble
de promouvoir la paix a. (Rapport du lieutenant de vaisseau L.-N. Miller, attach4
m a l adjoint polonais à Paris, 14 janvier 1936.)
3. A la bataille d’dscianghi (31 mars-6 avril 1936). (Voir plus haut, p. 133-134.
172 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

l’adoption déshonorerait définitivement la Ligue 1) et exige


au contraire un renforcement des sanctions.
Eden, qui semble mal informé ,de la situation militaire l,
abonde dans ce sens, sans s’apercevoir que la majorité du
Conseil n’est plus disposée à le suivre. A la séance du 20 avril,
il déclare que le gouvernement de Sa Majesté est prêt à
intensifier la pression exercée sur l’Italie, en s’associant à
toutes les sanctions supplémentaires que le Conseil estimera
devoir décréter. I1 n’est guère approuvé que par M. Potem-
kine, délégué de 1’U. R. S. S. Quant à M. Paul-Boncour,
délégué de la France, il refuse absolument de lui emboîter
le pas. I1 est encore ulcéré par l’attitude de l’Angleterre
durant la crise rhénane et déclare que la France ne se dépar-
tira pas de la politique de conciliation. A l’encontre du
délégué britannique, il propose d’adresser un appel aux deux
belligérants pour les inviter N à mettre un terme rapide aux
hostilités et à rétablir la paix dans le cadre des Institutions
genevoises 1). Cette proposition est adoptée à une forte majo-
rité.
Bien que cette décision ne veuille pas dire grand-chose,
elle marque, pour Eden, un tournant significatif. (( Le cou-
rant s’est renversé, écrit Hugh Wilson à M. Cordell Hull.
Jusqu’à présent, il existait ici un désir général de renforcer
les sanctions sous la conduite de l’Angleterre et sans se lais-
ser arrêter par les réticences françaises. Maintenant, la marée
reflue et les Anglais se rendent compte qu’ils doivent manœu-
vrer avec beaucoup d’adresse, s’ils ne veulent pas voir balayer
les sanctions déjà édictées ... Le gouvernement de Londres a
misé sur le facteur temps. Si la résistance de l’Abyssinie est
écrasée avant la saison des pluies, c’est-à-dire avant la fin
du mois de mai, la diplomatie britannique subira une défaite
cuisante a. 1)
La situation que prévoyait Laval et que redoutait Sir
1. Le 1 7 mars 1936, M. Engert, ministre des Etats-Unis à Addis-Abéba, écri-
vait à son gouvernement sur la base d e rumeurs qui circulaient au Palais
impérial : a Les Italiens n’ont pas réussi à encercler les forces abyssines. Les
unités italiennes, notamment les Alpins, ont subi des pertes sévères. Le moral
des soldats éthiopiens est excellent e t n’a pas été affecté par les mensonges ita-
liens. Les légions de Mussolini sont dans une situation précaire. Leurs lignes de
communication avec l’arrière sont à la merci des patrouilles éthiopiennes qui
en tirent avantage. L’Éthiopie est résolue à bouter l’envahisseur hors de son
territoire. II Le Département d’État s’était empressé de transmettre ces infor-
mations au Gouvernement britannique.
2. Rapport confidential de M . Hugh Wilson, reprbentant des ÉtatP-Unia auprh
de la Spcüié dm Nalwns, à M. Cordell HuU, Genève, 20 avril 1956.
LE MONDE EN 1937 173
Samuel Hoare est en train de se réaliser. Même Eden ne
peut pas ne pas s’en apercevoir. Rencontrant le repré-
sentant des États-Unis à l’issue de la séance, il lui avoue,
d’un ton désabusé :
- Les choses prennent mauvaise tournure. Nous avons
fait de notre mieux, mais je crains que notre effort collectif
contre l’Italie ne soit en train de s’écrouler l a . .
L’échec de la politique d’Eden ne fait que rehausser la
victoire de Mussolini. Contre vents et marées, il a atteint
son but, Au soir du 4 mai, Haïlé Sélassié est en fuite et les
troupes de Badoglio font leur entrée à Addis-Abéba.

I. Id. Ibid.
XI

MUSSOLINI SE TOURNE VERS HITLER

Quatre jours plus tard (8 mai), l’Empire est proclamé à


Rome. Le Roi Victor-Emmanuel prend le titre d’Empereur
d’Éthiopie. Le maréchal Badoglio est nommé duc d’hddis-
Abéba. Les généraux de Bono et Graziani reçoivent leur
bâton de maréchal.
Le plus à plaindre, dans cette affaire, est Haïlé Sélassié.
Réfugié à Jérusalem, il erre comme une âme en peine autour
du Saint-Sépulcre, avec son visage émacié et ses grands yeux
remplis de larmes. I1 pleure son trône perdu, ses armées
décimées. I1 maudit les Anglais qui l’ont poussé à l’intran-
sigeance et lui ont fait croire que les sanctions viendraient
à bout de l’Italie. I1 ne peut pas prévoir que dans un proche
avenir, l’Angleterre, justement, lui restituera son trane
et qu’il occupera une place de choix parmi les chefs d’État
africains.
E n apprenant que Victor-Emmanuel prend le titre d’Em-
pereur d’Éthiopie, il supplie la Société des Nations d’adop-
t e r à l’égard de l’Abyssinie le principe de (( non-reconnais-
sance déjà appliqué au Mandchoukouo par le Département
d’État américain l. Mais le Conseil de la S. D. N., échaudé
par son expérience récente, trouve plus prudent de remettre
sa réponse à plus tard.
Plus courageux, le Foreign Office relève le défi. Le 12 mai,
sur les instructions d’Eden, l’ambassadeur de Grande-Bre-
tagne à Rome informe Mussolini que le gouvernement de Sa
Majesté n’a pas l’intention de (( reconnaître )) la conquête de
l’Abyssinie et dénie en conséquence au Roi Victor-Emma-

1. Voir plus haut, p. 37-38.


LE MONDE EN 1937 175
nue1 le droit de porter le titre d’Empereur d’Éthiopie. Le
Département d’État adopte une attitude similaire.
Ces prises de position paraissent à Mussolini mesquines et
vexatoires, puisqu’elles ne peuvent plus rien changer à la
situation. L’Italie vient de remporter une double victoire
militaire et diplomatique dont il est vain de chercher à
minimiser les effets.
Le Duce est d’ailleurs au sommet de sa forme. Son
triomphe est si éclatant qu’il peut se payer le luxe de jouer
les vainqueurs magnanimes.
Le 24 mai, dans une interview publiée dans 1’Intransi-
geant, il déclare : (( J e ne demande rien à l’Angleterre et
suit prêt à lui donner toutes les assurances possibles ».
A Londres, Dino Grandi affirme que le Duce est sincère
lorsqu’il affirme qu’il souhaite améliorer ses relations avec
la Grande-Bretagne. Le 28 mai, dans une longue interview
accordée à Gordon Lennox, le correspondant romain du
Daily Mail, Mussolini répète (( que les intérêts de l’Angle-
terre, en ce qui concerne les eaux du lac Tana, seront scru-
puleusement respectés ».Interrogé sur l’avenir des relations
italo-anglaises, il répond sans hésiter :
- Un rapprochement entre nos deux pays n’est pas seu-
lement souhaitable, mais nécessaire. Pour ma part, j e ferai
tout mon possible pour le faciliter.
I1 y a trois mois à peine, le gouvernement anglais estimait
indispensable (( de garder toujours présent à l’esprit, que
l’Italie ne devait jamais être autorisée à dominer I’Abyssi-
nie ».Maintenant que la partie est perdue, les affirmations de
ce genre sont reléguées au second plan. Les Anglais, de plus
en plus nombreux, regrettent que le Plan Laval-Hoare n’ait
pas été appliqué à temps. On trouve tout à coup à l’Italie
des mérites qu’on lui déniait auparavant. Sir Leo Chiozza
Money, l’ancien Secrétaire parlementaire du ministère de la
Marine marchande britannique, envoie une lettre à Roosevelt
pour lui assurer qu’une foule de faits nouveaux jettent une
lumière beaucoup plus favorable qu’on ne le pensait sur la
colonisation italienne en Éthiopie 2.

1. L u r e de Prentiss Gilbert M. Cordell Ifirll, Genéve, 15 avril 1936.


2. Sir Lao Chiozza Mon* au Président Roosevelt, 3 mars 1936 : u On m’assure,
Bcrit-il, que les Italiens défrichent, soignent et enseignent. Ils construisent des
hôpitaux et des dispensaires, creusent des puits et libèrent les esclaves ... Comme
-
l e dit le major Fiske - qui, soit dit en passant, est un de vos compatriotes, ils
176 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

A Londres, comme à Genève, le revirement s’accentue. Par-


lant le 10 juin devant les membres du (( Club 1900 »,Neville
Chamberlain n’hésite pas à dire que le maintien des sanc-
tions serait le comble de la folie. ( T h e m i d s u m m e r of m a d n e s s . )
u I1 serait temps, poursuit-il, que les Anglais ouvrent leurs
yeux aux réalités. La politique des sanctions a été tentée.
Elle s’est avérée incapable de prévenir la guerre, d’arrêter
la guerre, ni même de sauver la victime de l’agression. Une
telle politique doit être abandonnée. n
Ce conseil est rapidement suivi. Pour bien montrer qu’il ne
sert à rien d’éterniser les vieilles querelles, Sir Samuel Hoare
est réintégré a u Cabinet avec le poste de Premier Lord de
l’Amirauté. E n même temps, Eden déclare le 18 juin devant
la Chambre des Communes (( qu’il recommandera lui-même à
Genève, la levée des sanctions contre l’Italie 1). I1 est lon-
guement applaudi par la majorité deses collègues e t la plupart
des journaux l’approuvent chaleureusement. (( La politique
des sanctions est devenue un défi au bon sens et une menace
pour la paix »,écrit le M o r n i n g P o s t 1. (( Nous n’avons cessé
de répéter, affirme le D a i l y M a i l , que la politique des sanc-
tions était aussi stupide que désastreuse 2. ))
Les gouvernements du Canada e t de l’Australie viennent
opportunément au secours du Cabinet britannique. Le 4 juil-
let 1936, à la demande conjointe d’Eden et des membres
du Commonwealth, l’Assemblée de Genève vote la levée des
sanctions. Chacun rentre chez soi, heureux d’être délivré de
ce fardeau encombrant. Seul, le D a i l y Herald appelle les
choses par leur nom. (( Ce changement de front, écrit-il, équi-
vaut à une capitulation complète et inconditionnelle 8. D Mais
peut-être est-ce Churchill qui dresse le plus exactement le
bilan de la situation :
a: Le Gouvernement de S a Majesté s’est fait imprudemment le
champion d’une grande cause mondiale, écrit-il. Il s’est mis à
la tête de cinquante nations et les a poussées e n avant, avec force
belles paroles ...
(( S a politique a été longtemps dictée par le désir de satisfaire

certains puissants courants d’opinion qui se manifestaient chez


nous, plutôt que par le souci des réalités européennes. E n s’alié-
font pius, en cent jours, que les Éthiopiens eux-mêmes n’en ont fait en miiie
ans. n
1. Morning Post, 19 juin 1936.
2. Daily Mail, 19 juin 1936.
3. Daily Herald, l e r juin 1936.
LE MONDE E N 1937 177
nant Z’IiaZie, il a complètement bouleversé l‘équilibre du conti-
nent, sans obtenir pour autant le moindre avantage pour 1’Abys-
sinie l. n
*
+ +

Pourtant, il est vain de s’illusionner : les dégâts sont consi-


dérables. Lorsque le 16 avril 1938 l’Angleterre se résoudra à
(( reconnaître )) la conquête de l’Éthiopie, Mussolini aura
changé de camp.
Car entre-temps le Duce, qui a vu avec quelle unanimité
l’opinion britannique s’est dressée contre lui, a compris que
son revirement n’est dû qu’au succès de ses armes.
L’Amérique ne s’est pas montrée moins hostile que
l’Angleterre. Seule, l’opposition du Congrès a empêché Roo-
sevelt de décréter l’embargo sur le pétrole. Plus rigides
que l’Angleterre, les États-Unis restent inébranlablement
attachés à leur politique de u non-reconnaissance ». Ils font
savoir à Rome, par la voix de leur ambassadeur, (( que rien
n’est modifié dans les principes qui guident leur politique
étrangère ». Et lorsque le 11 novembre, Roosevelt envoie
un télégramme à Victor-Emmanuel pour commémorer le
vingtième anniversaire de l’armistice de 1918, il a soin de
l’adresser a u seul (( Roi d’Italie »,pour bien marquer qu’il
ne reconnaît pas son titre d’Empereur 3.
E n France, les élections de mai 1936 ont amené a u Parle-
ment une majorité de Front populaire 4. Le 4 juin, Léon
Blum a succédé à Sarraut. Pour la première fois, les Commu-
nistes participent à la direction des affaires. Du coup, la
lutte contre le fascisme devient un élément essentiel du pro-
gramme gouvernemental. Le chapitre qui s’ouvre dans l’his-
toire de la République va-t-il consommer la rupture des
relations franco-italiennes?
A Rome, l’ambiance est devenue si mauvaise que M. de
Chambrun évite de se présenter au Palais de Venise. Mais
Bertrand de Jouvenel, qui séjourne dans la capitale, demande
une entrevue au Duce, sur les conseils de l’ambassadeur. Le
1. CHURCHILL, Ths gathering Sform, p. 187.
2. Departrnenf of Side, Press Release, 19 avril 1938.
3. Ibid., 11 novembre 1938.
4. Les Radicaux ont perdu 414.380 voix et 48 sièges; les Socialistes ont perdu
9.073 voix, mais gagné 20 sièges; les Communistes ont gagné 705.774 voix et
62 sièges.
1v 12
178 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

chef du gouvernement italien le reçoit, le jour même où Léon


Blum constitue son ministère.
- Que voulez-vous que je dise à un journaliste français?
déclaTe-t-il d‘un ton rogue à son interlocuteur. vous venez
de vous donner un gouvernement qui a pour principal objec-
tif de lutter contre le fascisme? E h bien, luttez!
Appuyé des deux mains à son bureau, les mâchoires cris-
pées, les sourcils froncés, Mussolini a l’air d’un pugiliste qui
relève un défi.
- .Je ne viens pas vous voir comme journaliste, mais
comme Français, lui répond Jouvenel. C’est le nom de mon
père qui m’a valu d’entrer ici l. A cause de ce nom, écoutez-
moi. L’entente franco-italienne est une nécessité perma-
nente de la vie nationale française. Nos nouveaux dirigeants
le comprendront quand ils seront au pouvoir. J e ne doute pas
qu’ils fassent taire leurs préjugés de parti. S’ils veulent le
rapprochement franco-italien, repousserez-vous cette possi-
bilité?
- Non, répond Mussolini après un long silence. Puis il
ajoute, en pesant chaque mot :
- Connaissez-vous les dirigeants français actuels sufi-
samment pour leur transmettre un message? Oui? Alors
dites à Léon Blum que je veux traiter avec la France, indé-
pendamment de son régime intérieur ... Dites-lui qu’il y a
une forte poussée pour le remaniement de la carte d’Europe,
que cette poussée émane de Berlin, qu’on ne peut pas nier un
dynamisme tel que celui-là, qu’il faut le canaliser, l’enca-
drer, le modérer, faire cela à plusieurs, comme les éléphants
dressés encadrent un éléphant sauvage ... I1 faut empêcher
l’Allemagne de bouleverser l’Europe; non pas en lui refusant
tout, ce qui est absurde, mais en lui défendant de s’emballer.
Si Blum veut reprendre cette politique, j’y suis prêt. J e
demande seulement que la France reconnaisse l’Empire
d’ethiopie ... La France, la première ... J’ai fait entrer l’Italie
en guerre aux côtés de la France ... J’aime votre pays. E t je
promets en échange quelque chose de concret. Vous avez
laissé, par jactance et faiblesse, réoccuper la Rhénanie. Les
Allemands vont la fortifier. Vous ne pourrez plus intervenir
en Europe centrale. Moi, par ma coopération promise à la
1. Henri de Jouvenel avait été ambassadeur à Rome du 3 janvier 1933 au
mois de juillet de la même année. I1 avait entretenu de très bonnes relations
avec Mussolini, qui appréciait sa franchise et sa vaste culture.
LE M O N D E E N 1937 179
France, je vous donne le moyen, le seul moyen que vous ayez
désormais d’y intervenir. E n passant par le Piémont, avec le
concours de l’armée italienne, vous pouvez aller défendre la
Tchécoslovaquie, et c’est la seule chance qui vous reste.
Avec vous, j e défendrai la Tchécoslovaquie, avec moi vous
défendrez l‘Autriche! I1 n’y a pas d’autre moyen d’arrêter la
conquête de l’Europe centrale par l’Allemagne. Dites cela
à Blum! J e signe un traité demain, s’il le veut!
Impressionné par l’importance de ces propositions, Ber-
trand de Jouvenel en fait part à M. de Chambrun, qui les
transmet aussitôt à Paris. Le soir même, Bertrand de Jou-
venel débarque au Quai d’Orsay et demande un rendez-
vous au Président du Conseil. Mais Blum, informé de la
teneur de son message, se dérobe à l’entrevue. Jouvenel
téléphone vainement à M. Blumel, son chef de Cabinet. E n
désespoir de cause, il va voir M. Massigli.
- Le gouvernement est déjà saisi des offres italiennes
par M. de Chambrun, lui répond le Secrétaire général adjoint
du Quai d’Orsay. Mais les engagements électoraux contrac-
tés par M. Blum envers les Socialistes narbonnais, ne per-
mettront sans doute pas de prendre la chose en considé-
ration l...
L’affaire n’aura pas de suite. On n’en parlera plus.
Loin de détendre l’atmosphère, comme le Duce l’avait
espéré, ses offres semblent exaspérer les partis de gauche.
La presse parisienne se déchaîne contre lui et l‘abreuve d’in-
jures. Du coup, Mussolini tire la leçon de cette hostilité.
Estimant qu’il n’a plus grand-chose à attendre de la France,
il répond par des discours de plus en plus virulents aux
attaques dont il est l’objet. A Trieste, à Gorizia, à Udine,
à Trévise, à Padoue, à Bellune, à Vicence, il laisse déborder
sa rancœur et. fustige (( les démocraties obtuses, les conseil-
leurs de pacotille, les adversaires d’au-delà des Alpes, trop
bêtes pour être dangereux ».Puisque la France, l’Angle-
terre et les Etats-Unis refusent la main qu’il leur tend, il
ne lui reste plus qu’à se tourner vers le seul pays qui lui
ait offert son concours à l’heure du péril.
Le virage s’amorce les 24-25 octobre 1936, date à laquelle
le Comte Ciano, ministre des Affaires étrangères italien, se
rend à Berchtesgaden et à Berlin où il procède à ((des
1. Bertrand DE JOUVENEL,La Liberlé, dimanche 13 mars 1938.
2. Aifred MALLET, Pierre Laval, I, p. 125.
180 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

échanges d’idées approfondis )) avec le Führer et M. von


Neurath. Quelques jours plus tard (le* novembre), le Duce
prononce un discours à Milan, où il fait é t a t des conversa-
tions que vient d‘avoir son gendre :

(( I1 existe un grand pays, déclare-t-il, vers lequel sont allées,

ces derniers temps, les vastes sympathies du peuple italien.


Je parle de l’Allemagne. Les récentes rencontres de Berlin ont
eu pour résultat une entente entre les deux pays sur des pro-
blèmes déterminés, dont certains sont particulièrement brû-
lants. (Vifs applaudissements.)
(( Ces entretiens. ont été consacrés par des procès-verbaux

qui ont été dûment signés. La verticale Berlin-Rome n’est


pas un diaphragme : c’est l’axe autour duquel peuvent venir
collaborer tous les États d’Europe...
(( L’Allemagne, bien que sollicitée de toutes parts, n’a pas

adhéré aux sanctions. Je vous rappelle en outre qu’avant


même que le Comte Ciano soit allé à Berlin, le gouvernement
du Reich avait déjd reconnu le nouvel Empire romain n ...
Le 23 avril 1937, c’est a u tour de Gœring de se rendre
à Rome, où il a une longue entrevue avec le chef d u gouver-
nement italien. Paul Schmidt, qui assiste à l’entretien en
qualité d’interprète, est frappé de constater combien l’op-
tique de Mussolini a changé, et combien ses vues se sont
rapprochées des thèses allemandes sur l’Europe centrale l.
Après avoir passé en revue les principaux problèmes d u
moment, les deux hommes en viennent à par+ de l’Autriche.
Sans mâcher les mots, Gœring déclare à Mussolini (( que
l’Anschluss est inéluctable e t que rien ne pourra en empê-
cher la réalisation ».
Mussolini écoute Gœring d’un air grave. Bien qu’il com-
prenne l’allemand, il se fait traduire cette phrase en fran-
çais, pour être sûr d’en avoir saisi exactement le sens.
Mais a u lieu de donner libre cours à son indignation -
comme il l’aurait fait deux ans auparavant -
il se borne à
secouer la tête en silence. I1 comprend que le rattachement
de l’Autriche a u Reich est la rançon inévitable de sa conquête
de l’Abyssinie, e t qu’il ne peut satisfaire à la fois ses ambi-
tions africaines et maintenir son hégémonie sur les a t a t s
danubiens. Non seulement il s‘y résigne, mais il accepte

1. Paul SCHMIDT,
Statist auf diplornalischer B ü h ~p.
, 361.
LE MONDE EN 1937 181
l’invitation de se rendre en Allemagne que Gœring est venu
lui transmettre de la part d u Führer l.
Pour préparer l’opinion italienne à l’annonce d e ce voyage,
Mussolini prononce, le 20 août, u n discours à Palerme, à
l’occasion des manœuvres de Sicile :
(( I1 y a aujourd’hui, une nouvelle éclaircie à l’horizon,
déclare-t-il devant un auditoire de militaires et de marins,
l’Italie est prête à contribuer à la solution de tous les pro-
blèmes qui engagent la vie politique de l’Europe. I1 faut
cependant tenir compte de certaines réalités. La première de
celles-ci est l’Empire z. On a dit que nous désirions qu’il soit
reconnu par la Ligue des Nations. Absolument pas. Nous
ne demandons pas aux officiers d’état civil de Genève, de
dresser son acte de décès. I1 y a, depuis seize mois, un
cadavre qui empuantit l’air. Si vous vous refusez à l’en-
sevelir au nom d’une politique raisonnable, ensevelissez-le
au nom de l’hygiène publique. Et bien que nous ne puis-
sions être soupçonnés d’un intérêt excessif pour l’aréopage de
Genève, nous disons qu’il est superflu d’ajouter aux divisions
qui torturent cet organisme,, une autre division entre ceux
qui ont reconnu et ceux qui n’ont pas reconnu l’Empire de
Rome 3.
(( Une autre réalité, dont il faut tenir compte, est celle que

l’on appelle déjà communément l’Axe Rome-Berlin. On n’ar-


rive pas à Rome en ignorant Berlin, ou contre Berlin; on
n’arrive pas à Berlin en ignorant Rome, ou contre Rome.
(( Entre les deux régimes, il y a une solidariré en actes. Vous

comprenez ce que j’entends par ces mots.


(( Qu’il soit dit en passant de la façon la plus catégorique

que nous ne tolérerons pas, dans la Méditerranée, le bolché-


visme, ni quoi que ce soit qui lui ressemble.
((Étant admis qu’on aura évité que des gens absolument
étrangers à la Méditerranée y provoquent des perturbations
annonciatrices de guerre, il me plaît de conclure mon discours
en lançant un appel de paix à tous les pays que baigne
cette mer, où trois continents ont fait affluer leurs civiiisa-
tions.
(( Nous souhaitons que cet appel soit entendu. Mais s’il ne

l’était pas, nous sommes parfaitement tranquilles, car l’Italie


1. Rappelons qu’après le putsch de Munich en 1923, Gœring s’était réfugib
en Italie, où il avait noué des relations amicales avec les principaux dirigeants
du Parti fasciste. I1 était donc particuliérement bien placé
- -pour délivrer ce mes-
sage.
2. I1 s’agit de l’Empire d’Éthiopie.
3. Ne sachant plus que faire, la S. D. N. a laissé 8es membres libres ou
non de reconnaître l’Empiree romain.
182 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

fasciste a de telles forces spirituelles et matérielles, qu’elle peut


affronter n’importe quel destin. ))
Après quoi Mussolini n’a plus qu’à se mettre en route.
*
v *

Son voyage prendra le caractère #une randonnée triom-


phale, car le maître du IIIe Reich en a décidé ainsi. Rien ne
sera négligé pour lui donner le maximum d’éclat. E n un sens,
on peut dire que la remontée de Mussolini vers Berlin fait
pendant à la descente des divisions motorisées de Badoglio
sur Addis-Abéba.
Le 24 septembre 1937, à 13 heures, le Duce quitte Rome
en train spécial, accompagné par u n groupe de (( hié-
rarquès II en uniformes chamarrés, parmi lesquels on recon-
naît le comte Ciano, ministre des Affaires étrangères; Achille
Starace, Secrétaire général du Parti, ministre d’État; Dino
Alfieri, ministre de la Culture populaire; Osvaldo Sebastiani,
secrétaire particulier d u Duce, ainsi qu’une douzaine de
fonctionnaires appartenant aux divers Cabinets et au Secré-
tariat privé du chef du gouvernement.
Après être passé par Florence, Bologne, Vérone et Bolzano,
le train franchit le Brenner. Le 25 septembre à 8 heures d u
matin, il arrive à Kiefersfelden, première station située en
territoire allemand. Rudolf Hess est venu y accueillir le
Duce, au nom du Chancelier.
A 10 heures précises, le train arrive dans la capitale bava-
roise où le chef du IIIe Reich attend son hôte sur le quai de
la gare. Lorsque Mussolini descend de son wagon, Hitler
s’avance vers lui, les deux mains tendues e t serre longue-
ment les siennes. Puis, il lui présente les membres de sa
suite : M. von Neurath, ministre des Affaires étrangères,
Joseph Gœbbels, ministre de la Propagande, et les membres
du gouvernement bavarois, conduits par le général von Epp
et S. A. R. le prince Philippe de Hesse l.
Depuis huit jours, des milliers de soldats, de Chemises
brunes et de membres du Service du Travail se sont employés à
pavoiser et à décorer la ville, qui est devenue méconnaissable.
On dirait que la gare a ëté reconstruite pour la circonstance.
1. Le gendre du Roi Victor-Emmanuel, dont il a épousé la Me, la princesse
Mafalda.
LE MONDE EN 1937 183
Les piliers qui soutiennent les verrières sont devenues de
hautes colonnes carrées, gainées de velours rouge. Le salon
d’honneur est orné de guirlandes de lauriers dorés. La salle
des pas perdus donnant accès aux quais, est ornée de trois
arches de verdure et de six pilastres supportant des copies
de statues romaines. Quant au hall de distribution des billets,
tout ce qui pouvait en rappeler le souvenir a disparu. C’est
un bouillonnement de drapeaux italiens et d’étendards à
croix gammée. Des arcs de triomphe de verdure encadrent
les cinq portes de sortie qui donnent sur la salle d’attente,
également tendue de brocart rouge et rehaussée de guirlandes
dorées. Un tapis pourpre, long de cent cinquante mètres e t
large de sept, conduit de l’intérieur de la gare au seuil de la
grande place.
Celle-ci aussi a été somptueusement décorée. Deux énormes
faisceaux de licteurs dorés, hauts de onze mètres e t surmon-
tés d’aigles aux ailes éployées, indiquent l’endroit où le Duce
montera en voiture pour traverser la ville. Au fond de la
place se dresse u n arc de triomphe monumental, sur-
monté d’un M gigantesque. Les faisceaux qui ornent
l’arc de triomphe sont enveloppés dans la palpitation
d’innombrables étendards allemands et italiens. Des mil-
liers e t des milliers de drapeaux pavoisent les façades des
maisons. Plus loin, d’immenses bannières aux couleurs ita-
liennes, qui descendent des toits presque jusqu’à ras de
terre et se succèdent à brefs intervalles, offrent l’aspect de
deux draperies uniques étendues sans interruption de chaque
côté de la place l.
Au moment où le cortège apparaît, des sonneries de trom-
pettes éclatent. Les hymnes nationaux retentissent, suivis de
Giovinezza et du Horst Wessel Lied tandis que les 3.000 jeunes
gens des Jeunesses hitlériennes déployés en espalier, saluent
le bras tendu. La première compagnie du 1 9 e régiment d’in-
fanterie, la première compagnie de l’école des officiers de
marine de Kiel, e t la première compagnie de la nouvelle
école de l’armée de l’Air présentent les armes. Un peu en
arrière, un carré de 4.000 hommes, appartenant à la S. A.,
à la S. S. e t aux corps motorisés du Parti, demeurent figés
au garde-à-vous.
Après avoir passé en revue les compagnies d’honneur, le cor-

1. I l Duce in Germania, publication spéciale de i’Agence Stefani, 1937.


184 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

tège se met en route pour se rendre à la Maison Brune. Paul


Schmidt remarque que l’accueil de la ,population est plutôt
réservé. C’est que les Allemands n’ont pas encore oublié le
Front de Stresa, ni l’époque, encore très proche, où Mussolini
se posait en adversaire du IIIe Reich. Mais le Duce ne semble
pas s’en être aperçu. Lorsqu’il descend de voiture devant la
Maison Brune, son visage exprime la plus vive satisfaction.
D’ailleurs, si l’accueil des Munichois est plutôt mitigé, l’en-
thousiasme de la foule ne cessera de grandir au cours des
journées suivantes. Le programme des fêtes est si chargé que
la délégation italienne trouve à peine le temps de changer
d’uniforme.
A Munich, Mussolini préside à une grande parade mili-
taire. Dans le Mecklembourg, il assiste à des manœuvres, au
cours desquelles évoluent les nouvelles unités blindées de
la Wehrmacht. Le Duce est entouré par le maréchal von Blom-
berg, le général Gœring, le général von. Fritsch, l’amiral
Raeder, le général Milch, le général Beck e t un grand nombre
d’autres généraux. De son côté, la délégation italienne s’est
grossie du maréchal Badoglio, des Sous-Secrétaires d’État
Pariani, Cavagnari e t Valle, du chef d’État-Major de la
Milice RUSSO,des attachés militaires de l’Ambassade d’ Ita-
lie à Berlin. A Essen, le cortège parcourt les usines Krupp en
plein travail. Mussolini traverse les ateliers dans le tonnerre
des perceuses e t des marteaux-pilons. (( C’est la forge des
Niebelungen! )) crie-t-il à l’orèille de Ciano. Le Duce est visi-
blement impressionné p ar la taille des laminoirs, sous
lesquels passent les coulées d’acier incandescentes, destinées
au blindage des chars e t aux grosses pièces de marine.
Mais le point culminant du voyage est l’entrée à
Berlin, qui prend le caractère d’une apothéose. Dès
Spandau-Ouest, le train spécial d’Hitler est apparu sur
la voie parallèle à celle que suit celui de Mussolini. Sans
ralentir, les deux rames roulent côte à côte, si exactement
à la même allure que les deux dictateurs, baissant les vitres
de leurs wagons, peuvent s’entretenir comme s’ils étaient
dans le même salon. Après quoi, le train du Führer accélère
et prend quelques minutes d’avance, de sorte que lorsque
Mussolini arrive à la gare de la Heerstrasse, Hitler est déjà
sur le quai, prêt à lui souhaiter la bienvenue l.
1. a C’était la une véritable prouesse des techniciens de la Reiehsbahn, nous
dit Paul Schmidt qui assistait à la s c h e , car il est extrêmement difficile de faire
LE MONDE EN 1937 185
La capitale berlinoise, entièrement décorée par Benno von
Arendt, a été transformée en u n décor d’opéra. Les avenues
sont submergées par une mer de drapeaux où le vert-blanc-
rouge italien alterne avec les étendards à croix gammée. Ce
ne sont partout que pilastres monumentaux, faisceaux de
licteurs, aigles immenses, draperies descendant des toits jus-
qu’à terre. Des milliers de projecteurs tissent une voûte de
lumière au-dessus des avenues qu’emprunte le cortège et
où se presse maintenant une foule compacte, dont les accla-
mations se mêlent au x fanfares d’AXda.
Et c’est de nouveau une suite ininterrompue de festivités,
de parades, de défilés et de banquets qui se termine, a u soir
d u 28 septembre, par u n rassemblement monstre a u Stade
Olympique.
Un million de spectateurs sont venus au Maifeld pour
y acclamer les chefs d u IIIe Reich et de l’Italie fasciste.
Lorsque ceux-ci apparaissent au sommet de la tribune qu’em-
brase le feu de centaines de projecteurs, ils sont salués par
des acclamations frénétiques. Le spectacle est d’autant plus
impressionnant que le temps est à l’orage et que le ciel est
chargé de nuages menaçants.
Hitler s’avance vers les micros et déclare d’une voix forte :
K Nous sommes, en ce moment, témoins d’un événement
historique qui ne s’est jamais déroulé jusqu’ici sous cette
forme et avec une telle ampleur. Plus d’un million d’hommes
se sont rassemblés ici, pour une manifestation à laquelle par-
ticipent avec ferveur les cent quinze millions de ressortissants
des deux peuples, et que des centaines de millions d’autres,
dans le reste du monde, suivent avec plus ou moins d’intérêt
à la radio. Ce que nous ressentons d’abord, en cet instant,
c’est la grande joie d’avoir parmi nous comme hôte, l’un de
ces hommes uniques dans les siècles, un de ces hommes sur
lesquels l’histoire n’éprouve pas sa force, mais qui font eux-
mêmes l’histoire.
a En second lieu, nous sentons que cette manifestation n’est
pas une réunion semblable à celles que l’on peut voir ailleurs :
elle exprime une profession de foi jaillissant d’un idéal commun
et fondé sur des intérêts communs... Cette journée dépasse le
cadre d’une réunion populaire. Elle symbolise la communion de
peuples ...
rouler à la même allure deux rames différentes, tirées chacune par deux loeomo-
tives. Cette synchronisation parfaite avait exigé plusieurs répétitions. B (Op. cit.,
p. 369.)
186 HISTOIRE DE L’ARMSEALLEMANDE
a Le peuple allemand a subi, pendant quinze ans, de ter-
ribles épreuves. Mais l’Italie - et surtout l’Italie fasciste -
n’a jamais été responsable de ses malheurs...
a Aujourd’hui l’Allemagne et l’Italie se trouvent côte à côte.
La force de ces deux Empires constitue la plus puissante
garantie pour le maintien d’une Europe qui a conservé le sens
de sa mission culturelle et qui est résolue à ne pas succomber
à la décomposition que voudraient lui infliger des éléments
destructeurs.
a Toute tentative pour détruire une telle communauté en
dressant nos deux nations l’une contre l’autre, ou en leur
prêtant des desseins qui n’existent pas, se brisera contre le
vœu des cent quinze millions d’hommes qui constituent cette
communauté. Elle se brisera surtout contre la volonté des
deux hommes qui sont debout devant vous, et qui vous
parlent ce soir! D
Puis Mussolini prend la parole à son tour. Son discours
est aussi étroitement synchronisé à celui d’Hitler que les
deux trains spéciaux qui les ont amenés à Berlin :
u La visite que je fais à l’Allemagne et à son Führer, déclare-
t-il, marque un point important dans la vie de nos deux
peuples, et aussi dans la mienne. Les manifestations par les-
quelles j’ai été accueilli m’ont profondément ému. On ne doit
pas mesurer ma visite à la même aune que les visites diplo-
matico-politiques ordinaires. Le fait que je sois venu aujour-
d’hui en Allemagne, ne signifie pas que demain j’irai Felque
part ailleurs1. Le peuple italien, lui aussi, a subi bien des
épreuves. Cinquante-deux États, réunis à Genève, ont voulu
nous infliger des sanctions, dans l’intention de nous humiIier
et de nous mettre à genoux. Bien qu’on l’y ait pressée de
divers côtés, l’Allemagne a refusé de s’associer à ces mesures.
Nous ne l’oublierons jamais ...
u Ce que l’on appelle aujourd’hui l’Axe Berlin-Rome est né
pendant l’automne de 1935. Au cours des deux dernières
années, cet Axe a contribué d‘une manière grandiose à rap-
procher nos deux nations. Le fascisme a une éthique à laquelle
il entend rester fidèle. Elle consiste à parler franchement et
quand on a un ami, à marcher avec lui jusqu’au bout
«Nous luttons pour empêcher la décadence de l’Europe,
...
pour sauver une culture qui peut encore ressusciter, à condi-
tion qu’elle se détourne des dieux faux et menteurs de Genève
et de Moscou ...
1. Le Duce fait ici allusion à Eden, qui, sitôt aprh son voyage à Berlin, était
parti pour Moscou, ce qui avait fortement déplu à Hitler.
LE MONDE EN 1937 187
Je ne sais si, ni quand l’Europe se réveillera, car des forces
((

secrètes que nous connaissons bien sont à l’œuvre pour trans-


former la guerre civile qui ensanglante l’Espagne en un incen-
die mondial. Ce qui est important c’est que nos deux grands
peuples, qui forment une masse formidable et toujours crois-
sante de cent quinze millions d’hommes, se dressent, côte &
côte, dans une résolution unique et inébranlable
(( La manifestation gigantesque d’aujourd’hui en fournit la

preuve au monde l. n
Les dernières phrases de ce discours ont été ponctuées de
longs roulements de tonnerre. A présent, l’orage éclate, qui
menaçait depuis le début de l’après-midi. Des trombes d’eau
se déversent sur l’auditoire, comme pour mettre sa résis-
tance à l’épreuve. Les nuées, le ciel zébré d’éclairs, les rafales
de vent qui sifflent autour de la tribune et font claquer les
étendards mouillés donnent à la scène l’aspect d’une nuit de
Walpurgis. Pourtant, personne ne quitte sa place e t c’est u n
spectacle étonnant que cette foule d’un million d’hommes,
trempée jusqu’aux os, mais comme indifférente au déchaî-
nement des éléments, qui ovationne interminablement les
deux dictateurs.
Les éclairs de cette nuit ont achevé de forger l’Axe Rome-
Berlin. Six semaines plus tard, l’Italie adhère au Pacte anti-
Komintern, le transformant en u n accord italo-germano-nip-
pon dont voici le texte :
Le Gouvernement italien, le Gouvernement d u Reich allemand
et le Gouvernement impérial du Japon,
Considérant que l’Internationale communiste continue à mettre
constamment en danger le monde civilisé en Occident et en Orient
en y troublant et e n y détruisant la p a i x et l’ordre; .
Convaincus que seule une étroite collaboration entre tous les
États intéressés a u maintien de I‘ordre et de paix peut limiter
et éliminer ce danger;
Considérant que l’Italie - qui par l’avènement du régime
fasciste a combattu avec une décision inflexible ce danger et a
éliminé l’lnternationàle communiste de son territoire - a décidé
de se ranger contre l‘ennemi commun aux côtés de I‘dllemagne
et du J a p o n qui, de leur côté, sont animés de la même volonté
de se défendre contre l’Internationale communiste;
Ont, conformément à l‘article 2 de l‘accord conclu à Berlin le
1. 11 suffit de rapprocher ce discours du communiqué publié à la fin de l’en-
trevue de Venise (voir plus haut, p. 100) pour mesurer le chemin p a r c o w depuis
1934.
188 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

25 novembre 1936 entre l’Allemagne et le Japon, convenu ce qui


suit :
ARTICLE PREMIER. -L’Italie d u r e à l’accord contre l‘In-
ternationale communwte et au protocole complémentaire conclus
le 25 novembre 1936 entre l’Allemagne et le Japon.
ARTICLE 2 - Les trois Puissances signataires d u présent pro-
tocole convienneqt que l‘Italie sera considérée comme signataire
originaire de taccord et du protocole complémentaire.
ARTICLE3. - L e présent protocole fait partie intégrante de
l‘accord et d u protocole complémentaire mentionnés plus h u t .
ARTICLE 4.- L e présent protocole entrera e n vigueur le jour
de sa signature.
Fait à Rome, le 6 novembre 1937, An X V I
ds l’ère fasciste?qui correspond au 6 novembre
de la douzreme année de l‘ère Showa.
CIANO, VON RIBBENTROP,
HOTTA.
Par là, les deux Axes Berlin-Tokyo e t Berlin-Rome se
rejoignent, p.réparant l’alliance triangulaire entre i’Alle-
magne, l’Italie et le Japon qu’Hitler considère comme la
base de sa politique extérieure.
XII

STALINE ÉCRASE L’OPPOSITION POLITIQUE

Si le Japon et l’Italie sont aux prises avec l’hostilité


que suscite à Londres, à Paris, à Moscou et à Washington,
leui’ volonté d’expansion en Asie et en Afrique, 1’U. R. S. S.,
elle, se débat dans une suite ininterrompue de convul-
sions, provoquées par l’évolution de sa situation intérieure.
Lorsque Lénine est mort, le 21 janvier 1924, Léon Davi-
dovitch Trotsky ne lui a pas succédé. Contre toute attente,
l’ancien Président du Soviet de Petrograd a été mis à l’écart,
au profit des Bolchéviks de la (( Vieille Garde »,Zinoviev et
Kamenev. Zinoviev est un homme ambitieux e t rusé, un
orateur inépuisable (on l’a surnommé dans le Parti oodolieo
(( l’eau qui coule ))). La plupart des militants le considèrent

comme le Dauphin de Lénine. Kamenev, lui, a moins d’am-


bition, mais aussi moins d’envergure. Gros travailleur, gros
mangeur, artiste mais brouillon, il est Juif comme Trotsky,
dont il a épousé la sœur l. Ni Zinoviev ni Kamenev ne
sont capables d’assurer l’administration du Parti. Ce sont
avant tout des doctrinaires, des théoriciens. Aussi ont-ils
trouvé sage de s’adjoindre un organisateur de talent en la
personne du Secrétaire général du Parti, Joseph Vissario-
novitch Staline. Certains prétendent qu’ils ont conclu avec
lui un pacte secret pour évincer Trotsky, mais ce n’est pas
prouvé. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’ils ont consti-
tué B eux trois une sorte de Triumvirat - une ((TroïkaD
comme disent les Russes - dans laquelle Staline a été
chargé des besognes bureaucratiques, tandis que Zinoviev

1. Cf. Anne MANSON,Ex&&?-;-il un myat.& de la mort de Unine? L’HhtoÙë


pou tour, août 1963, p. 301.
190 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

e t Kamenev se sont réservé les secteurs plus purement


politiques.
Encore pratiquement inconnu du grand public, car il n’a
été ni Président de Soviet ni Commissaire du peuplel, Joseph
Vissarionovitch n’a occupé jusqu’ici que des postes de second
plan 2. Mais ces postes l’ont doté de moyens d‘action consi-
dérables, puisqu’ils lui ont permis de se rendre maître de
1’ u appareil )) du Parti e t de devenir le contrôleur exclusif
dc? la police politique. Dès lors, nommant e t révoquant à
sa guise les secrétaires régionaux, plaçant ses hommes de
confiance aux leviers de commande, il a étendu son influence
dans toutes les directions. Du Secrétariat purement tech-
nique que lui a imprudemment confié Lénine, il a fait, en
peu de temps, le centre réel du pouvoir.
Pourtant Lénine en l’aimait guère. Dès leur première ren-
contre en décembre 1905, il avait été déçu par son aspect
physique. On lui avait dépeint Staline comme un de ces
hommes forts du Caucase que les habitants de ce pays
appellent des (( hommes-chevaux ».(( J e m’attendais à voir
l’aigle des montagnes, un géant, écrit-il. Et voici que j’aper-
çus un homme très ordinaire, plus petit que moi, ne diffé-
rant en rien du commun des mortels 3. D Tout en reconnais-
sant ses qualités d’organisateur, il avait éprouvé pour lui
une méfiance instinctive. Ce sentiment n’avait fait que gran-
dir avec les années, si bien que le chef du Parti communiste
russe avait regretté d’avoir soutenu sa candidature a u Secré-
tariat général.
Pour finir, il avait cru bon de mettre ses amis en garde
contre ((- ce Géorgien antipathique, au x vilains yeux jau-
nâtres 4 ».Le 24 décembre 1922, à un moment où la maladie

1. a Le nom de Staline restait encore effacé dans un quasi-anonymat, ignoré


non seulement du peuple de Russie, mais même dans les rangs du Parti bolché-
vique et à plus forte raison de l’étranger. u (Boris SouvaniNE, Skdiiw, aperGu
historique du bolchévisme, Paris, 1935, p. 1.)
2. a Du vivant de Staline, et bien que Staline fût déjà Secrétaire du Parti
bolchéviste, on accordait relativement peu de place au futur maître de la Russie.
Son nom ne figurait dans aucun ouvrage classique sur l’histoire du socialisme,
du mouvement ouvrier, de la révolution russe. Dans les dix premiers tomes des
œuvres de Lénine, il n’est jamais mentionné; rarement il l’est dans les dix autres
et sans relief, en comparse. Les innombrables mémoires et souvenirs imprimés
...
en dix ans sont muets sur lui sa trace est introuvable dans les publications cen-
...
trales et imperceptible dans la presse locale A première vue, il est mtme plus
gris que bien d’autres. D (Boris SOUVARINE, op. cit., p. 2.)
3. Cf. Emmanuel D’ASTIER,Sur Staline, Paris, 1960, p. 42.
6. Cf. Victor ALEXANDROV, L’Affnire Todchatchesky, Paris, 1962, p. 38.
LE M O N D E E N 1937 191
l’avait déjà terrassé, il avait rédigé à l’intention des membres
du XIIIe Congrès du Parti une lettre destinée à leur faire
part de ses appréhensions. E n termes si précis qu’ils prennent
aujourd’hui un caractère prémonitoire, il avait dénoncé le
caractère despotique de Staline et avait prévu la lutte qui
le mettrait aux prises avec Trotsky :
Devenu Secrétaire général, écrivait-il, le camarade Staline a
concentré entre ses mains un immense pouvoir et je ne suis p a s
sûr qu’il sache toujours e n user avec assez de modération. D’autre
part, le camarade Trotsky n’est pas seulement un homme extra-
ordinairement capable. Il est sans doute le plus capable au sein
d u Comité central actuel. En revanche, son assurance excessive
et son engouement, également excessif, pour le côté purement
administratif des affaires vont trop loin.
A m o n avis, ce sont leurs rapports mutuels qui représentent
le plus grave danger d’une scission. O n pourrait l’éviter e n por-
tant, comme je l’ai proposé, le nombre des membres d u Comité
central de vingt-sept à cinquante, voire même à cent.

Pour rendre sa pensée plus explicite encore, il avait


ajouté le 4 janvier 1923, le codicille suivant :

Staline est trop brutal et ce défaut est inadmissible au poste


de Secrétaire général. Aussi je propose aux camarades de réflé-
chir a u x moyens de déplacer Staline et de le remplacer par un
homme plus tolérant, plus loyal, plus poli, plus attentif à l’égard
des camarades, moins capricieux. O n pourrait croire qu’il s’agit
d’un détail insignifiant. Il n’en est rien. Compte tenu de ce que
j’ai dit plus haut sur les rapports entre Staline et Trotsky, ce
détail peut jouer un rôle décisif I.

Mais comme le XIIIe Congrès ne s’était récni qu’en mai


1924, c’est-à-dire trois mois après la mort de Lénine, Sta-
line avait eu le temps d‘étouffer cette lettre, de sorte
que presque personne n’en avait entendu parler 2. Trot-
sky s’était t u pour des raisons mystérieuses et lorsque
Nadia Kroupskaïa, la veuve de Lénine, avait protesté
1. Lettre de Lénine aux membres d u X I I I e Congrès du Parti, 23 mai 1921.
2. Ce texte, connu SOUS le nom de Testament de Lenine et interdit par Staline
en U. R. S. S., fut publié en Occident en 1926 grace à deux communistcs dissi-
dents, Souvarine et Eastman. Staline obtint, par la menace, que Trotsky et
Kroupskaïa (la veuve de Lénine) déclarassent que c’était un faux. Khrouchtchev
devait en donner lecture pour la première fois devant les membres du XXe Congres
du Parti communiste, réuni à Aloscou, le 25 février 1956. (Rapport secret.)
192 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

contre le silence dont on entourait u n document aussi


important, Staline - qui n’ignorait pas que son destin était
en jeu - avait réussi ce véritable tour de force d’amener le
Comité central à décider, par 40 voix contre 10, que ((l e
testament de Lénine ne serait pas publié ».
Comme on le voit, Lénine n’avait pas tort de se méfier
d u Secrétaire général et c’est en connaissance de cause qu’il
avait dit un jour à son entourage :
- J e crains fort que ce cuisinier ne nous prépare des plats
très épicés...
Mais ni Zinoviev, ni Kamenev, ni Boukharine n’avaient
voulu le croire. Ils étaient liés par quelque chose de plus
fort qu’un pacte secret ou les avertissements de Lénine :
une peur insurmontable de Trotsky l.
Celui-ci avait immédiatement ilairé ce que signifiait son
exclusion du Triumvirat. I1 n’avait pas attendu jusqu’en
1924 pour déclarer que Staline lui inspirait une. véritable
répulsion physique, ni pour dénoncer la centralisation exces-
sive qu’il imprimait au Parti.
- La dictature du Prolétariat, s’était-il écrié, s’est trans-
formée en dictature du Parti; puis en dictature de l’appareil
sur le Parti, et enfin en dictature du Secrétaire général sur
l’appareil ... Pour finir, tout le pouvoir sera concentré entre
les mains d’un seul individu a !
C’est bien ce qu’escompte Staline, mais il se garde de le
dire. Trop d’ennemis l’entourent dont il doit se méfier. Celui
qui lui porte le plus ombrage est naturellement Trotsky, car
il lui paraît le plus capable de percer ses intentions.
Tout sépare ces deux hommes - leur origine, leur carac-
tère, leurs manières d’agir et jusqu’à leur conception de la
révolution.
Trotsky - de son vrai nom Léon Davidovitch Bronstein
- est un Juif cosmopolite. Bien que né en octobre 1879 à
Ianovka, en Ukraine, au sein d’une famille de cultivateurs
aisés, il a passé la majeure partie de son existence à I’étran-
ger : à Zurich, à Genève, à Vienne, à Londres, à Bruxelles,
à Paris. Peu lui importe d’être le chef du Parti communiste
russe, allemand, italien ou français. Si on lui demandait

1. Boukharine lui-rnhe lui dira quelques années plus tard : n II n’y a pas
de dérnocraiie chez nous, Léon Davidovitch, parce que nous avons tous peur
de vous! a
2. T t i o m w , Nos désacwrda.
LE M O N D E EN 1937 193
pourquoi, il répondrait sans doute que cela n’a aucune impor-
tance, puisqu’ils ne sont tous que les sections régionales
d’une formation unique : l’Internationale ouvrière, et que la
victoire de l’une n’a d’intérêt que dans la mesure où elle
prépare la victoire des autres. Aucun lien personnel ne l’at-
tache à la Russie et lorsqu’on lit ses écrits, on y décèle
plutôt une préférence pour le Parti communiste allemand l.
Comme Lénine, il est resté marqué par le Congrès d’Er-
furt 2, où la social-démocratie allemande, redevenue membre
de l’Internationale, a pris tout naturellement la direction
du mouvement.
Tempérament fiévreux, auquel sa crinière échevelée, sa bar-
biche en pointe et ses yeux étincelants donnent un aspect ta n t
soit peu méphistophélique, la seule patrie qu’il se recon-
naisse est la révolution mondiale, dont il aspire ouvertement
à prendre la tête. Organisateur de premier ordre, orateur
prestigieux, doté d’une culture immense qui lui permet
de considérer les choses dans leur perspective historique, il
s’est taillé une grande popularité parmi les étudiants e t les
ouvriers des usines de Petrograd. E n revanche, il n’a jamais
pu se faire comprendre des fonctionnaires du Parti, ni des
masses paysannes dont il ne cesse de dénoncer ((l’esprit
rétrograde ». Sujet à de brusques explosions de colére,
convaincu d’avoir toujours raison, doué, comme l’avait bien
vu Lénine, d’une assurance excessive, il s’est fait beaucoup
plus d’ennemis qu’il ne le pense, par son ironie mordante
et ses sarcasmes cinglants.
Au début, il s’est refusé à voir en Staline un rival. Com-
ment ce petit provincial du Caucase, patoisant, rude e t
cauteleux, dont la seule instruction est celle, assez fruste,
que la Russie tsariste réservait à ses popes de campagne,
pourrait-il se mesurer avec lui, le héros de la guerre civile,
dont le portrait figure partout, accolé à celui de Lénine?

1. a Trotsky, citoyen du monde prolétarien, n’avait pas grande confiance dans


les capacités révolutionnaires de la Russie, écrit Bernard Fkron, ou plus exacte-
ment, il pensait que, si la Russie avüit donné le premier choc, l’entreprise ne
serait pas viable, à moins que d’autres h a t s plus développés n’intervinssent A
leur tour. Plus que quiconque, il guettait les symptômes révolutionnaires en
Allemagne, en Europe centrale et il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour
y provoquer I’explosion. Mais Lénine lui-mCme n’avait-il pas attendu avidement
que l‘Allemagne prît ie relais de la Russie? N’avait-il pas cru, lui aussi, que son
régime périrait s’il était voué à l’isolement? a (Le Géant raincu, p. 11. Preface à
Victor Serge, Vie et mort de Trotsky.)
2. Tenu en 1890-1891.
IV 13
194 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

N Staline m’a toujours répugné, écrira-t-il plus tard, par sa


grossièreté, son manque de culture, l’étroitesse de ses points
de vue et son absence de scrupules. )) I1 ira même jusqu’à
s’écrier un jour, devant un groupe d’amis :
- Staline est la plus éminente médiocrité du Parti 1!
Si Trotsky hait Staline, Staline le lui rend bien. I1 le déclare
(( magnifiquement inutile »,le traite de (( bateleur brouillon

aux muscles creux )) et n’hésite pas à l’accuser publiquement


de lâcheté.
- Celui qui tremble le plus dans les combats, assure-t-il,
c’est notre Commandant en chef!
I1 faut dire que les deux hommes sont aux antipodes
l’un de l’autre. Né à Gori, en Géorgie, le 21 décembre 1879,
d’un cordonnier de village et d’une humble blanchisseuse,
élevé a u séminaire orthodoxe de Tiflis, Staline n’est pour
ainsi dire jamais sorti de Russie, sauf pour de brèves appa-
ritions aux réunions du Parti et pour un séjour à Vienne
de décembre 1912 à février 1913. I1 a épousé en 1904 une
jeune Géorgienne d’une étonnante beauté, Catherine Sva-
nidzé. Constamment traqué par la police du Tsar, il a cru
trouver auprès d’elle ce qui lui manquait le plus : de la cha-
leur humaine, un foyer familial. Sa mort prématurée lui a
porté un coup très rude. (( Elle adoucissait mon cœur de
pierre, aurait-il dit à un ami en sortant du cimetière. Avec
elle sont mortes mes dernières tendresses pour les hommes. ))
Dès lors, plus rien n’a existé pour lui que la révolution.
Silencieux et renfermé, charriant dans son sang des siècles
de méfiance terrienne, il paraît lent et impénétrable auprès
des autres membres du Comité central. Mais sa lenteur est
celle d’un fauve, capable de réflexes fulgurants, et son impé-
. nétrabilité dissimule une ambition forcenée. Esprit métho-
dique et froid, rien n’est laissé chez lui au hasard ni à l’impro-
visation, et ce n’est pas sans raison qu’il a pris à l’âge de
vingt-deux ans le pseudonyme de (( Koba )) - ce qui veut
dire en turc, 1’ (( indomptable D, - ni qu’il a échangé par
la suite son nom de Djougachvili pour celui de Staline, qui
signifie 1’ (( homme d’acier ».
D’un côté, l’exaltation romantique et la fièvre révolution-

1. Anne MANSON, op. cit., p. 299.


2. A Tammerfors en Finlande, en dhcembre 1905, où il rencontre pour la p m
m i h e fois Lénine; à Stockholm e t à Londres, en 1906 et 1907, où il fait la connais-
sance de Trotsky.
LE MONDE E N 1937 195
naire, de l’autre, la froideur méthodique et la conspiration
bien ourdie - en faut-il davantage pour provoquer un
drame? D’autant plus que de graves désaccords techniques
sont venus se greffer sur leur inimitié foncière. R Pendant la
guerre civile, nous dit Bernard Féron, Trotsky s’était opposé
à certaines décisions prises par Staline et le Géorgien n’ou-
bliait jamais les affronts qu’il avait subis l. De plus, Staline
montrait quelque complexe d‘infériorité devant les intellec-
tuels à l’esprit délié qui, par leur seule présence, soulignaient
sa pesanteur 2. Enfin, peut-être l’antisémitisme inspirait-il
pour une part la répulsion qu’il éprouvait à l’égard de son
rival. E n fait, les deux hommes appartenaient à deux uni-
vers très différents : 1’U. R. S. S. ne pouvait avoir le même
visage, selon que l’un ou l’autre triompherait 3. N
Comme si ces contrastes n’étaient pas suffisants, le heurt
des idéologies était venu encore aggraver le choc des carac-
tères. Staline pense que Trotsky a tort de se cramponner à
sa théorie de la (( Révolution permanente 4 1). C’est une thèse
dangereuse, un dogme périmé. Sans doute était-il possible
d’y croire en 1917, quand l’effondrement imminent de
l’Allemagne et de l’Autriche permettait de penser que le
communisme déferlerait bientôt sur toute l’Europe centrale.
Maintenant que la révolution a échoué à Berlin, à Vienne
et à Budapest, que Liebknecht est mort e t Béla Kun en fuite,

1. Durant la défense de Tsaritsyne, nous dit Victor Serge, Trotsky s’était rendu
sur place et avait trouvé une situation si lamentable qu’il avait exigé le déplace-
ment immédiat de Staline ( 8 octobre 1918). Vertement admonesté par le Comman-
dant en chef de l’Armée rouge, Staline s’était fait trés humble devant lui. (Vie
et Mort de Trocsky, p. 143.) u I1 est prurient et patient, nous dit de son côté Emma-
nuel d’Astier. Quand on l’attaque, la riposte, fût-elle à long terme, est impla-
cable. I) (Sur Stallne, p. 20.)
2. u Trotsky était public, ondoyant et humain; il avait trop d’idées, trop d’ima-
gination, n’attendait ou ne persévérait pas. Staline... savait attendre, reculer,
persévérer. Ses discours, ses déclarations, ses articles nous apparaissent d’une
étonnante pauvreté. Paralysé par les foules, les auditoires, les lecteurs, par i’at-
tention publique en somme, il ne savait pas formuler sa pensée, il ruminait les
images, les métaphores les plus piètres, les plus usées ... Mais toui les témoins
- de Lénine à Churchill - reconnaissent que sa pens& se formulait aisément
et avec force dans les situations confidentielles, les messages, les conversations,
les ordres,‘ pour se traduire en actes. II (E. D’ASTIKR, op. cit., p. 67.)
3. Bernard FÉRON, Le Géant vaincu, op. cit., p. 11.
4. (( En étudiant les mouvements historiques, Trotsky avait conclu que toute
révolution est menacée par la réaction qu’elle engendre et il pensait que seule
la révolution permanente permettait de conjurer le péril. Appliquée à la situa-
tion des années 20. cette doctrine signifiait que les révolutions victorieuses d u
prolétariat à l’étranger empkheraient 1’U. R. S. S. de sombrer dans le bonapar-
tisme ou plus immédiatement dans la u réaction bureaucratique.Y, qui était P O U ’
lui l’essence du stalinisme. B (Bernard FERON,Le Ghnt cuincic, op. cit., p. 13)
196 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

que les soulèvements ouvriers ont été écrasés dans la Ruhr,


il serait vain de mettre son espoir dans la IIIe Internatio-
nale. Elle n’est pas assez forte pour que l’on puisse s’appuyer
sur elle. Ce qui viendra de l’extérieur n’est plus le secours,
mais le péril. Loin de s’effondrer, la bourgeoisie capitaliste
relève la tête. Elle n’a qu’un désir : anéantir les Soviets. Pour
permettre à la Russie de résister à ses assauts, il faut déve-
lopper les forces et les ressources qui lui sont propres. I1
faut l’armer. E t pour pouvoir l’armer, il faut l’industrialiser
à outrance. E n d’autres termes, il est grand temps d’aban-
donner la chimère de la u Révolution permanente », pour
procéder à 1’ (( Édification du socialisme dans un seul pays D.
Avant de s’attaquer à Trotsky, Staline va s’efforcer de
discréditer le trotskysme, car il sait que c’est le plus sûr moyen
de ruiner son prestige dans les milieux intellectuels où il
recrute ses partisans. I1 démontre que la théorie de la (( Révo-
lution permanente 1) n’est pas seulement foncièrement anti-
marxiste : elle est contraire aux enseignements de Lénine %.
I1 déclare qu’ (( elle voue la classe ouvrière russe à l’attente
passive de la victoire de la révolution dans les pays capita-
listes‘ européens et fait dépendre l’avenir de la Russie de
l’aide que pourrait lui apporter le prolétariat étranger ».
Or, Staline est trop Russe pour accepter une pareille subor-
dination. I1 dépeint Trotsky comme a un désorganisateur
haineux, un semeur de panique qui ne se lasse pas de pro-
phétiser l’effondrement du Pouvoir des Soviets4».(( La tâche
du Parti, proclame-t-il d’un ton impératif, consiste à enter-
rer le trotskysme en t a n t que courant idéologique 5. ))
Toutes les occasions lui sont bonnes pour revenir sur
ce thème. Mais comme il sait que ce n’est pas sur ce terrain
qu’il abattra son adversaire, mais sur le champ de bataille du

1. Cette théorie est issue des derniers écrits de Lénine en 1923. Mais Lénine
ne la formule encore que d’une façon marginale. Staline en fait le centre de l’or-
thodoxie marxiste. Elle peut (en gros) se résumer comme suit : la victoire du
socialisme en U. R. S. S. ne sera assurée que lorsque l’Union Soviétique sera
assez forte pour résister à toute agression impérialiste. C’est seulement alors que
pourra reprendre la marche en avant vers la révolution universelle qui reste
l’objectif final. Le slogan a ûutcliers russes, armez-tous/ B prend le pas sur Pro-
Utaires de tous les pays unissUz-vousl n C’est ce que Trotsky appellera a le carac-
tère thermidorien de la réaction stalinienne n.
2. Ces mots équivalent en U. R. S. S. A une excommunication majeure.
3. Cf. STALINE, Trotsh-ysme ou Léninisme. La Rétoolution d’Octobre et Ia tactique
des communistes russes.
4. Cf. Histoire du Parti communiste de 1‘Union Soui&iqus, Moscou, 1960, p. 443.
5. STALINE, (Euvrcs wmpièta, VI, p. 357, édition w e .
LE BIONDE EN 1937 197
Parti, il s’emploie à augmenter ses effectifs, afin d’y introduire
partout des créatures à sa dévotion. Au XIIe Congrès d’avril
1923, le Parti comptait 400.000 membres. Au XIIIe Congrès
de mai 1925, il en compte 600.000 et 127.000 stagiaires.
Trotsky ne mesure pas tout de suite la portée de cette trans-
formation. I1 ne sait pas que tous ces nouveaux venus ont
été choisis précisément parce qu’ils lui sont hostiles. Lorsqu’il
s’en aperçoit, il est trop tard. Partout où il apparaît, il est
sifflé et hué. Dans toutes les réunions publiques où il veut
prendre la parole, (( la clameur organisée des fonctionnaires
couvre sa voix ». I1 est réduit au silence. Or, un Trotsky
réduit au silence est déjà à moitié perdu.
Sentant qu’il tient l’appareil du Parti bien en main, Sta-
line développe alors la manœuvre qu’il a longtemps méditée
dans le silence du Kremlin l.
Le 2 janvier 1925, c’est-à-dire un peu moins d’un an après
la mort de Lénine, le Bureau politique - agissant sur pro-
position de son Secrétaire général - relève Trotsky de ses
fonctions de Président du Conseil révolutionnaire de la
Guerre et de Commissaire du peuple à l’Armée et à la Marine.
Quelques semaines plus tard, il lui retire la Présidence de la
IIIe Internationale, pour la confier à Zinoviev. Ces mesures
ont pour objet de faire le vide autour de lui. L’opération
est risquée, mais elle réussit parfaitement : aucune opposi-
tion ne se manifeste au sein du Parti.
Fort de ce premier succès, Staline s’emploie à isoler Trotsky
au sein du Bureau politique. Par un dosage savant de menaces
e t de flatteries, il amène Zinoviev, Kamenev, Boukharine,
Rykov, Molotov et Dzerdjinky à faire bloc contre lui.
Trotsky a beau se débattre, le garrot stalinien commence à
l’étouffer.
E n décembre 1925, le XIVe Congrès du Parti se réunit à
Moscou. De tous, c’est celui qui a été le plus (( bureaucrati-

1. a De ce moment date la fin de l a IIIe Internationale, écrit Victor Serge.


Les émissaires du Président du Comité exécutif, Zinoviev, portent dans tous les
pays le message de I’antitrotskysme. Ils portent aussi des ordres, des fonds. Ils
font prononcer des exclusions ; ils contrôlent les journaux ; ils sélectionnent les
dirigeants des partis, non selon leur popularité ou leur capacité, mais selon le cri-
tére unique : pour ou contre Trotsky ... Le Comité exécutif de l’Internationale
...
communiste est remanié Les partis [communistes étrangers] commencent à for-
mer, par l’approbation servile, le renoncement à toute opinion autorisée, la col-
laboration quotidienne avec les services secrets, les cadres à tout faire d‘un Komin-
tern rigoureusement assujetti à l’État russe. B (Vis et mort de Troteky, Pans,
1962, p. 191.)
198 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

quement 1) préparé. Toutes les délégations sont favorables à


Staline, à l’exception de celle de Leningrad, où Zinoviev a
conservé une grande autorité l.
A l’Assemblée, Staline parle pour la première fois en qua-
lité de Rapporteur du Comité central, titre que personne
n’avait osé revendiquer depuis la mort de Lénine. Ce fait
ouvre soudain les yeux de Zinoviev. I1 s’avise, un peu tard,
que les pouvoirs du Secrétaire général sont devenus exorbi-
tants et qu’il serait grand temps de leur assigner une limite.
I1 demande à son tour la parole, en tant que Rapporteur
adjoint, et prononce un discours dramatique qui n’est qu’un
long réquisitoire contre Staline :
- Nous ne voulons pas que le Secrétariat nous dicte ses
volontés et se considère comme supérieur à l’organisation
politique! s’écrie-t-il. Le Secrétaire doit être subordonné au
Bureau politique ... Le camarade Staline n’a pas l’envergure
requise pour faire l’unité de 1’Etat-Major du bolchévisme ...
A ce moment, une tempête de protestations lui coupe la
parole. La délégation de Leningrad se trouve en minorité.
Ses quelques voix crient : (( Vive le Comité central! Démis-
sion! Démission! )) Mais la foule des congressistes hurle :
(( Staline! Staline! )) Kamenev approuve l’intervention de

Zinoviev, tandis que Trotsky, assis à la tribune, toisel’assein-


blée en silence et demeure les bras croisés.
Dans sa réplique, Staline se présente en conciliateur. I1
affirme n’avoir jamais eu l’intention de dominer le Comité
central. (( Le manteau de Lénine est trop grand pour qu’un
seul puisse se l’approprier. )) Bien plus, il est intervenu à plu-
sieurs reprises pour modérer les décisions de certains de ses
collègues. Non sans perfidie, il reproche à Zinoviev et à
Kamenev, ses Co-Triumvirs de la veille, (( d’avoir voulu enga-
ger le Parti dans une politique d’amputations, en proposant
aux congressistes l’exclusion de Trotsky ». Qui voudrait
s’associer à une mesure de ce genre? Pas lui, en tout cas!
I1 respecte bien trop l’ancien collaborateur de Lénine pour
chercher le moins d u monde à diminuer son prestige 2...
Ses auditeurs interprètent son sourire comme une marque
de bienveillance. Grave erreur! I1 dissimule la satisfaction
d‘un homme qui voit ses ennemis s’enferrer dans le
1. Il y cumule la direction de la III0 Internationale, du Comité régional, du
Parti e t du Soviet.
2. Cf. Lo Prouda. 18 décembre 1924.
LE MO NDE E N 1937 199
piège qu’il leur a tendu. Zinoviev et Kamenev trouvent ses
pouvoirs exorbitants? Que diraient-ils s’ils en mesuraient
vraiment l’étendue! Puisqu’ils ont eu l’audace de se dres-
ser contre lui, il les brisera eux aussi comme des fétus de
paille.. .
Staline commence par s’attaquer à Zinoviev. Celui-ci dis-
pose à Leningrad d’une organisation qui compte plusieurs
milliers d’adhérents. Après l’avoir disloquée par l’entremise
de Serge Kirov l, - l’ancien secrétaire du Soviet de Bakou
qu’il a envoyé sur place pour effect& un travail de sape2-
Staline enlève coup sur coup à Zinoviev ses fonctions de
Président du Soviet de Leningrad et de Président de la
IIIe Internationale. Aucun nouveau titulaire n’est nommé
à ces postes. C’est Boukharine qui en assumera temporaire-
ment le Secrétariat.
Puis Staline se tourne contre Kamenev, qu’il dépouille
de ses fonctions de Président du Soviet de Moscou.
- Vous comprenez à présent à qui VOUS avez affaire!
leur lance Trotsky avec un sourire amer.
Simultanément, les sanctions s’abattent sur tous les fonc-
tionnaires soupçonnés d’être favorables aux deux Trium-
virs.
A la fin du mois d’octobre 1927, Zinoviev et Trotsky, que
le malheur a réconciliés, tentent une suprême manœuvre
devant le Comité central. Entouré d’une dernière poignée de
fidèles, Trotsky monte à la tribune e t prononce un discours
enfiévré :
- Pourquoi, comment, le Parti a-t-il été trompé par ceux
qui le dirigent? demande-t-il en martelant chaque mot.
Pourquoi cette campagne infâme de dénigrements et de
calomnies?... La fraction Staline-Boukharine étouffe la pen-
sée du Parti, non seulement en U. R. S. S. mais dans le
monde entier. Elle jette en prison des hommes comme Net-
chaev, Chtykgold, Vassiliev, Schmidt, Fichtelev ... (( Écartez
Staline! )) disait Lénine dans ses recommandations suprêmes ...
Par le chômage, par la matraque, par la prison, la fraction
1. a Pour évincer Zinoviev de Leningrad, Staline y envoya Serge Kirov Nanti...
de pleins pouvoirs, celui-ci fit appel au a sens de la discipline B des habitants de
Leningrad; et il atteignit rapidement son but, du moins en apparence. La ville
continua i sympathiser avec l’opposition, mais elle se soumit aux ordres du
Secrétaire général. I) (Isaac DEUTSCIIEH, Staliiie: p. 318.)
2. 11 sera le premier A lancer la formule de 8 vrperes lubriques D, pour stigmatiser
l’opposition trotskyste.
200 HISTOIRE DE L’ARMEB ALLEMANDE

dirigeante frappe son propre Parti ... L’ouvrier a peur de dire


...
ce qu’il pense, de voter selon sa conscience votre politique
n’est que zigzags ... derrière les bureaucrates, on voit poindre
la bourgeoisie renaissante ... n
u Ce discours, nous dit Victor Serge, haché d’interruptions
et de clameurs, ponctué dans la salle par les poings tendus,
s’interrompt sous les sirnets, dans le tumulte. Léon Davi-
dovitch hausse la voix pour dominer le bruit, jusqu’au
moment où les membres du Comité central se lèvent en
désordre, ébauchent une agression ... On éprouve, en relisant
le texte officiel des débats l, la déroutante sensation d’un
combat de condamnés contre l’homme qui, seul, entrevoit
clairement l’avenir. La plupart de ceux qui s’efforcent de
couvrir d’outrages sa voix seront plus tard eux-mêmes mas-
sacrés par Staline. Ce sont déjà des fantômes agités, mais
impuissants à conjurer leur destin. Skrypnik, qui interrompt
plus qu’un autre, se fera sauter la cervelle en 1933, pour en
finir avec la persécution. Ounschlicht, Tchoubar, Pétrovsky,
dont les exclamations sont furieuses, disparaîtront dix ans
plus tard, fusillés ou emmurés dans des isolateurs 2... ))
Zinoviev monte à son tour à la tribune. Mais il doit affron-
ter le même torrent d’invectives.
- Ou vous serez contraints de nous laisser parler, rugit-il,
ou vous nous jetterez tous en prison ...
Mais aucune parole n’est capable de (( redresser la ten-
dance ». E n s’en prenant ouvertement au Secrétaire géné-
ral, Trotsky et Zinoviev ont signé leur arrêt de mort. Le
jour même, le Bureau politique prononce leur exclusion du
Parti. De ce fait, ils ne pourront pas prendre la parole a u
XVe Congrès, annoncé pour décembre.
Puisqu’ils n’ont pu avoir raison devant le Comité central,
Trotsky et Zinoviev tentent de porter le débat dans la rue.
Le dixième anniversaire de la Révolution d’octobre 1917
approche. On s’apprête à le fêter sous un véritable déluge de
sanctions, de dénonciations, de polémiques et de menaces.
A Leningrad et à Moscou, l’opposition décide de participer
aux défilés du 7 novembre avec ses propres pancartes et ses
banderoles, portant des inscriptions comme celles-ci : Pour
la véritable unité du Parti! - Contre la dictature de la Bureau-
cratie! - Respectons la pensée de Lénine! A Leningrad, où
1. Publié dans la Prauda.
2. Victor SERGE,Vie et mort da Trotshy,p. 214215.
LE MONDE E N 1937 201
se sont rendus Zinoviev et Radek, des échauffourées éclatent
entre la milice et les opposants. La milice charge mollement
les manifestants. Elle isole Zinoviev, Radek et leur groupe
dans une cour. A MOSCOU,les (( activistes staliniens D du
Comité de la ville suscitent quelques bagarres. Smilga,
membre du Comité central, voit les portraits de Lénine et de
Trotsky qu’il a exposés à son balcon, arrachés et lacérés.
Des ouvriers trotskystes, défilant avec leur rayon, ten-
tent de déployer leur bannière en arrivant sur la place
Rouge. Mais les staliniens veillent. La bannière est déchi-
quetée et ses porteurs à moitié assommés. L’automobile de
Trotsky, prise dans un remous de la foule, essuie deux coups
de revolver. Aucun de ces incidents n’est très grave en lui-
même, mais l’atmosphère surchauffée fait penser à celle d’un
pogrom. Les ouvriers, exclus du Parti par paquets, soulignent
avec amertume (( cette étrange commémoration de la vic-
toire du prolétariat ».
Le soir même (7 novembre 1927), Trotsky décide de quit-
ter le Kremlin, pour éviter l’humiliation d’une expulsion par
la force 2. I1 demande asile avec sa famille, à un ami qui
habite une maison située non loin de la place Rouge. Celui-ci
met à leur disposition une chambre minuscule donnant sur
une cour3.
L’exclusion de Zinoviev et de Trotsky du Parti est rendue
officielle le 15 novembre. Le lendemain, Adolphe Joffé se
tire une balle dans la tête. (c Nous sommes arrivés à une situa-
tion dans laquelle il ne me reste plus qu’à me faire sauter la
cervelle, écrit-il à Trotsky avant de se suicider. Puisse votre
exclusion et celle de Zinoviev donner au Parti le choc salu-
taire qui l’arrêtera sur la pente de Thermidor! D Les services
du G. P. U. s’emparent de cette lettre et l’apportent à Sta-
line. Celui-ci ne peut réprimer un sourire en la lisant. Ther-
midor? Quelle naïveté! Ses adversaires le sous-estiment quand
ils le comparent à Robespierre. I1 n’est pas près de se laisser
désarçonner comme lui ...
Le 2 décembre 1927, le XVe Congrès s’ouvre à MOSCOU,
1. Cf. Victor SERGE,op. cit., p. 215-216. A l’étranger, et même en Russie, ces
incidents sont représentés comme une a manifestation insurrectionnelle de l’op-
position B .
2. Comme le seront bientôt Zinqviev, Kamenev et Radek, qui (re verront inti-
mer l’ordre d’évacuer leurs bureaux.
3. Ils n’y demeureront pas longtemps. Quinze jours plus tard, le Bureau des
Logements de MOBCOUleur prêtera temporairement un petit appartement.
202 HISTOIRE D E L’ARM$E ALLEMANDE

sous les auspices officiels de (( l’unanimité totale »,de l’unité


à cent pour cent »,de (( la discipline d’airain »,du (( léninisme
intégral D. On ne compte en effet pus un seul opposant à
Staline, sur les 1.669 délégués des fonctionnaires locaux, qui
représentent les 1.200.000 membres du Parti. La séance
inaugurale est un triomphe pour le Secrétaire général.
Peu locace d’habitude, il y parle pendant sept heures et sa
péroraison est submergée par un tonnerre d’acclamations.
Toutes ses thèses concernant la (( ligne du Parti »,I’industria-
lisation du pays et l’élaboration du premier Plan quinquen-
nal sont adoptées à l’unanimité.
Le 18 janvier 1928, Trotsky est arrêté et déporté avec sa
femme à Alma-Ata, dans le Kazakstan oriental. Le voyage
s’effectue sous une tempête de neige. Ses principaux amis
connaissent le même sort. Smilga et Sérébriakov sont relé-
gués à Sémipalatinsk; Smirnov, à Kizil-Orda; Sapronov
dans la région d’0néga; Rakovsky, à Astrakhan puis à Bar-
naoul, en Sibérie centrale. Près de 8.000 opposants moins
connus sont frappés de sentences administratives, jetés dans
les caves du G. P; U. ou incarcérés dans des prisons spé-
ciales %.
(( Nous voici à Alma-Ata, écrit Trotsky à un ami, a u pied

des montagnes du Tian-chan, à la frontière de la Chine, à


deux cent cinquante kilomètres du chemin de fer, à quatre
mille kilomètres de Moscou. Une année avec les lettres, les
livres et la nature,.. n Pour commencer, son existence s’orga-
nise assez bien. Condamné à l’inaction, Léon Davidovitch
passe ses journées à dicter son courrier et à rédiger des
articles, des pamphlets, des souvenirs 3.
Mais Staline ne dormira pas tranquille, aussi longtemps
que son rival ne sera pas expulsé de Russie. Ses espions lui
ont signalé son intense activité intellectuelle, et certains de
ses pamphlets, rédigés avec une plume trempée dans du
vitriol, ont été saisis dans des usines de Leningrad. A l’au-
tomne de 1928, Volynsky, un envoyé du G. P. U., apporte à

1. Telles sont les foimules reproduites par la presse de l’époque.


2. a Les chiffres publiés par la Commission centrale de contrôle du Parti et
nos recoupements permettent d’estimer à huit mille au moins les opposants arrê-
tés, déportés et emprisonnés en 1928. II(TROTSKY,Ma vis, cité par Victor SERGE,
op. cit., p. 223-224.)
3. a Entre avril et octobre 1928, nous envoyâmes envimn 800 lettres politiques
et 500 télégrammes; nous reçûmes un millier de lettres et 700 télégrammes. D
(TROTSKY, Ma via.)
LE M O N D E E N 1937
Trotsky un véritable ultimatum : s’il ne renonce pas complè-
tement à son activité politique l, le gouvernement se verra
dans l’obligation d’y mettre fin lui-même ... Trotsky com-
prend la menace. Mais il répond fièrement (( qu’il se refuse à
envisager un abandon du combat qu’il a soutenu, pendant
trente-deux ans, pour la cause du prolétariat D.
Des émissaires de la police s’installent alors chez lui pour
surveiller ses moindres actes. Enfin, le 20 janvier 1929,
Volinsky lui remet la notification suivante :

V u l‘article 58, § 1 d u Code pénal ... et l‘inculpation d’activité


contre-révolutionnaire, sous la forme de l’organisation d’un parti
antisoviétique tendant à préparer la lutte armée contre les Soviets,
il est décidé d’expulser le citoyen Trotsky, Léon D a d o v i t c h , du
territoire soviétique.

(( O ù nous enverra-t-on? 1) se demandent avec angoisse

Trotsky et sa femme. Nul ne le sait au juste. On leur donne


vingt-quatre heures pour boucler leurs valises. Le surlende-
main, une automobile les conduit à Frounzé. De là, un train
de marchandises les amène à Odessa, où on les embarque de
nuit (( sur un quai désert, à bord d’un bateau vide, sur une
mer de glace. Ironie du sort, le cargo s’appelle l’lliitch, du
nom patronymique de Lénine. Vide, glacé, funèbre, 1’IZiitch-
prison lève l’ancre en pleine nuit, remorqué par un brise-
glace 2 ».
A la suite d’un accord passé avec Mustapha Kemal, Sta-
line a décidé d’exiler Trotsky en Turquie. Léon Davidovitch
arrive à Istanbul le 12 février. Les policiers qui l’escortent
le remettent aux autorités kémalistes. Celles-ci lui assignent,
comme lieu de résidence, l’île de Prinkipo, un rocher battu
par les flots de la mer de Marmara, où les Sultans ottomans
déportaient leurs rivaux 3.
1. u L’activité politique, c’étaient les lettres e t les écrits adressés par la poste
à d’autres déportés. a (ID., i b i d . ) I1 faut reconnaître que leur nombre e t leur
volume n’étaient pas faits pour dissiper la méfiance de Staline.
2. Récit de Nathalia Ivanovn Trotsky.
3. Son périple d’exilé ne s‘arrstera pas là. En 1933, Daladier lui offrira un
refuge en France. II résidera pendant deux ans dans une villa de Barbizon, gardé
par une meute de chiens-loups. 1935 e t 1936 le verront successivement en Nor-
vège e t a u Mexique. Entre-temps (19 avril 1936), le Tribunal suprême de Moscou
l’aura condamné à mort par contumace ainsi que son fils. Staline respire-t-il,
maintenant qu’un océan le sépare de son ennemi? Pas encore...
Le 20 août 1940, un agent du N. K. V. D. nommé Jacson Mornard s’introduira
dans sa maison de Cayoacan et lui défoncera le crane à coups d e piolet. Maîtrisé
204 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

* *
Staline l’a emporté. I1 a déchu Trotsky de toutes ses fonc-
tions. I1 l’a exclu du Parti. I1 l’a expulsé du territoire sovié-
tique. Pourtant, il a eu tort. Car un Trotsky exilé, mais
libre de s’exprimer, est beaucoup plus dangereux qu’un
Trotsky muselé par les agents du G. P. U. A peine arrivé à
l’île de Prinkipo, il a fondé un (( Bulletin de l’Opposition D
dans lequel il lance, semaine après semaine, des diatribes
empoisonnées contre le Secrétaire général. Ces attaques,
devant lesquelles Staline est désarmé, le maintiennent dans
un état d’exaspération permanente. D’autant plus que les
critiques de Trotsky sont souvent fondées, et qu’il se trouve
aux prises avec des dificultés redoutables.
La plus grave de toutes est le problème paysan. Trotsky
et les membres de la tendance de gauche l’ont négligé parce
que, ne voyant dans les populations rurales qu’une catégorie
sociale réactionnaire e t arriérée, ils ne l’ont jamais considé-
rée comme un élément moteur de la révolution.
Mais Boukharine e t les membres de la tendance de droite
n’ont pas fait beaucoup mieux : sous couvert de la N. E. P.
ou (( Nouvelle Économie Politique n édictée par Lénine en
1921 l, ils ont laissé s’instaurer le règne des (( koulaks D.
Ces paysans enrichis par la spéculation et le marché noir ont
fini par accaparer la plus grande partie des terres, ne lais-
sant d’autre ressource aux fils des paysans pauvres que de
déserter les campagnes. S’étant rabattus sur les villes pour
y trouver du travail, ils ont considérablement grossi le
nombre des chômeurs. On a vu apparaître alors d’énormes
masses flottantes, mal intégrées au Parti, qui représentent
un danger réel pour l’avenir de la révolution.
Staline est d’autant plus impatient de mettre un terme
par les gardes du corps américains de Trotsky, Mornard s’écriera : a Ils m’ont
obligé de frapper! ... Ils tiennent ma mère! Ils ont emprisonné ma mère! n ...
Transporté d’urgence dans une clinique de Mexico, le Dr Ruben S. Lefiero
tentera I’impossible pour le sauver. Mais sa blessure crânienne, profonde de sept
centimétres, a entraîné la destruction d’une partie du cerveau. Trotsky ne sur-
vivra pas à l’intervention chirurgicale. I1 mourra le lendemain, 21 août 1940.
...
- L’histoire s’accomplit toujours Allez de ravant..., tels seront ses derniers
mots.
1. Pour calmer le mécontentement des populations rurales, Lénine avait décidé,
en 1921, de jeter du lest en autorisant les paysans a conserver les terres qu’ils
avaient prises a u x a seigneurs D. II avait également introduit un certain libéra-
lisme dans les échanges commerciaux.
LE MONDE EN 1937 205
à cet état de choses, que son opinion est faite : jamais on
n’édifiera le (( Socialisme dans un seul pays )) si on ne réussit
pas à intégrer les masses paysannes à la société marxiste.
Aussi décide-t-il Clre recourir à de grands moyens, et ces
moyens s’appellent la collectivisation des terres.
I1 va sans dire que Tai majorité des paysans - et surtout
les (( koulaks n - se montrent farouchement hostiles à une
réforme qui leur apparaît avant tout comme une mesure
de spoliation, destinée à leur arracher un des seuls avan-
tages tangibles que leur ait valu la révolution. Mais ici
encore, Staline est résolu à passer outre, sans tolérer aucune
plainte, aucune récrimination.
A partir de 1927, SOUS son impulsion personnelle, la collec-
tivisation des terres s’accomplit si vite avec une rigueur
telle que presque personne n’y échappe. De 1928 à 1933, le
nombre des paysans qui cultivent eux-mêmes leurs parcelles
de terre individuelles tombe de 73 % à moins de 10 yo
de la population globale. Staline e t ses collègues du Comité
central n’hésitent pas à lancer des commandos d’ouvriers
contre les paysans réfractaires et à briser les cadres tradi-
tionnels dans lesquels la paysannerie russe a vécu depuis
des siècles. Des millions de fermiers sont mis en demeure
de rejoindre les fermes collectives. Ceux qui s’y refusent
n’ont pas d’autre alternative que de périr sur place ou d’aller
grossir les effectifs des bagnes sibériens. Comme beaucoup
d’entre eux se révoltent, une répression terrible s’abat sur les
campagnes. Des villages entiers sont réduits en cendres et
leur population passée par les armes. Certains auteurs
estiment à trois ou quatre millions le nombre des paysans
exterminés au cours de ces opérations l.
Plus tard 2, Staline avouera à Churchill que la collecti-
visation des terres a été une lutte effroyable, qui lui a
imposé des épreuves et une tension d’esprit plus grandes
que la conduite de la Seconde Guerre mondiale.
- J’ai pensé, lui dira le Premier britannique, que cette
épreuve avait dû être très dure pour vous, parce que vous
n’aviez pas affaire à quelques dizaines de milliers d’aristo-
crates, mais à des millions de petites gens ...
A quoi Staline répondra d’un air sombre :
I . J. M. MACKINTOSH,The Red Army, 1920-1936, e t LIDDELL-HART,
The Soviet
Army, p. 58.
2. Lors de sa visite au Kremlin, le 11 août 1942.
206 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

-D i x millions ... Ce fut épouvantable et cela a duré


quatre ans...
On n’inflige pas de pareilles souffrances à un peuple par
simple ambition personnelle 1. Si Staline agit ainsi, c’est qu’il
ne voit pas d’autre moyen de mener au succès la révolution
de Lénine, dont le sort, à cette époque, n’est nullement
assuré. Depuis qu’il a pris en main la direction du Comité
central, la responsabilité de sa victoire ou de sa défaiterepose
sur ses épaules. I1 en est comptable non devant Dieu, ni
même devant les hommes, mais devant le mécanisme inexo-
rable que Marx a baptisé (( les Fins de l’Histoire ».Que pèsent
quelques millions de vies humaines, au regard de cette
tâche? Le crime n’est pas de réprimer : il serait de faiblir.
Les vieilles structures ont été balayées, mais les nouvelles
ne sont pas encore en place. A la fois Moïse et Pharaon d’un
peuple de cent cinquante millions de sujets, Staline doit les
conduire à la Terre promise, par des moyens gigantesques
et cruels, à un rythme infernal 2. Ce n’est pas lui qui dira
comme Trotsky : Nous avons été trop loin! )) I1 ne cessera
de répéter, au contraire :
- Ralentir le pas, c’est rester en arrière. Rester en arrière,
c’est être battus. Nous ne voulons plus être battus comme
nous l’avons été pendant des siècles ... Dans le passé, nous
n’avons pas eu, .nous ne pouvions pas avoir de patrie ...
Nous avons cinquante ou cent ans de retard sur les autres.
Nous devons rattraper ce retard en dix ans. Si nous ne
le faisons pas, nous serons écrasés ...
C’est pour réaliser cet objectif que Staline impose à
YU. R. S. S . une seconde révolution, plus profonde et plus
radicale encore que la première, dont Isaac Deutscher écrit :
(( I1 en résulta une rapide industrialisation de la Russie;

elle obligea plus de cent millions de paysans à abandonner


leurs lopins de terre et à former des fermes collectives; elle
arracha brutalement la vieille charrue de bois des mains du
moujik et le força à prendre le volant d’un tracteur moderne;
elle fit entrer à l’école dix millions d’illettrés et leur fit
apprendre à lire et à écrire; du point de vue spirituel, elle
1. Un homme qui agirait ainsi ne trouverait jamais les concours nécessaires.
Or dans l’ensemble, de 1926 à 1956, c’est-&dire pendant trente ans, u le monde
communiste a soutenu inconditionnellement l’œuvre de Staline, a suivi incondi-
tionnellement la pensée de Staline. D (D’ASTIER,op. cit., p. 17.) Toutes Ics cam-
pagnes de déstalinisation n’y peuvent rien changer ...
2. Cf. Emmanuel D’ASTIER, op. cil., p. 86.
LE MONDE EN 1937 207
détacha la Russie européenne de l’Europe et rapprocha la
Russie asiatique de l’occident. Les résultats de cette révo-
lution furent stupéfiants; mais son prix le f u t aussi : la perte
totale pour une génération, de la liberté spirituelle et poli-
tique. I1 faut faire un immense effort d’imagination pour
mesurer l’énormité et la complexité de ce bouleversement
auquel on ne peut guère trouver de précédent historique.
Même si l’on tient compte de la différence d’échelle que le
recul du temps donne aux affaires humaines, les plus grands
réformateurs de l’histoire russe, Ivan le Terrible et Pierre
le Grand semblent largement dépassés par la silhouette
géante du Secrétaire général l. ))
+ *
- Sommes-nous encore en régime communiste? se
demandent avec angoisse bon nombre de militants.
- Non! répondent les uns! Nous sommes menés par un
Gengis Khan qui aurait lu le Capital de Karl Marx!
- D’accord, rétorquent les autres, c’est un monstre. Mais
s’il disparaissait, la révolution disparaîtrait avec lui!
A quoi Léon Sédov, le fils de Trotsky, fait écho en procla-
mant au nom de son père, en exil à Barbizon :
- I1 ne faut pas user d’égards dans la tactique e t les
méthodes à suivre pour lutter contre Djougachvili : un tyran
mérite d’être combattu comme un tyran ...
Une indéniable crise de confiance s’insinue de ce fait entre
la base e t le sommet du Parti. L’opposition va-t-elle en pro-
fiter pour relever la tête? Bien qu’exclus du pouvoir, Zino-
viev et Kamenev auraient tort de se croire à l’abri, car Sta-
line les fait surveiller par sa police secrète. I1 s’est appuyé
sur eux pour abattre Trotsky. I1 pourrait fort bien s’appuyer
sur Boukharine et Rykov, pour leur servir à leur tour un
plat très épicé ...
A l’automne de 1934, la tension atteint un degré intolé-
rable. Soudain, des coups de feu crépitent à Leningrad. Le
1er décembre, Serge Kirov est abattu à coups de revolver
dans les couloirs de l’Institut Smolny.
Kirov? Celui que Staline a envoyé dans l’ancienne capi-
tale pour en évincer Zinoviev et qui l’a supplanté depuis
peu, à la tête du Soviet de Leningrad!
1. On a parfois attribué cette formule à Lénine. Elle émane en réalité de Kres-
tinsky.
208 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Staline accourt sur-le-champ. I1 est saisi d’une fureur


froide. Il interroge le meurtrier pendant des heures. C‘est
un étudiant inconnu, du nom de Nicolaïev. Malgré cet inter-
rogatoire - ou peut-être à cause de lui - les circonstances
du crime resteront entourées de mystère. Fait troublant :
Nicolaïev a été appréhendé à deux reprises, par la police,
alors qu’il errait, porteur d’une arme, aux alentours de
l’Institut Smolny. Les deux fois, il a été remis en liberté
u sur ordre supérieur ».Quel est le perionnage tout-puissant
qui l’a fait relâcher? Sans doute ne le saura-t-on jamais l...
Serge Kirov était jeune et beau. Son étoile montait au
firmament du Parti et le peuple voyait déjà en lui le suc-
cesseur éventuel de Staline z. Certains prétendent même
qu’au XVIIe Congrès, une de ses motions aurait recueilli
trois cents voix de plus que celle du Secrétaire général.
N’était-ce pas assez pour mettre en éveil un homme aussi
soupçonneux que Staline? Connaîtra-t-on jamais la clé de
l’énigme? Trop de témoins ont disparu, trop d’intérêts sont
en jeu. On accusera Staline d’avoir fait assassiner Kirov,
parce qu’on sait qu’il en était capable e t que sa disparition
ne pouvait que favoriser ses desseins 3.
L‘affaire se clôt, le lendemain, par une scène digne de
Dostoïevsky. Le corps de Kirov repose dans son cercueil, au
centre du grand hall à colonnes de l’Institut Smolny. La
bière est encore ouverte. Staline entre, d’un pas pesant.
Comme il a exprimé la volonté d’être seul, on a fait évacuer
la salle. Mais un traînard est resté, blotti derrière une colonne,
Que lui arrivera-t-il si on le découvre? On ne le découvrira
pas. Aujourd’hui, il vit encore - et il parle. I1 a YU Staline
debout, immobile, contempler quelques moments le cadavre.
Avant de le quitter, il s’est penché vers lui e t l’a baisé sur
la bouche 4.

1. Nicolaïev emportera son secret dans la tombe. Quelques jours plus tard, il
mourra a accidentellement n, dans le camion de la police qui le transporte chez
son juge d’instruction.
2. Certains cadres du Parti se souvenant des mises en garde de Lénine, pensaient
qu’il remplirait mieux que Staline les fonctions de Secrétaire général. (Ct Kirov
rival de Staline? Le Monde, 11 février 1964.)
3. u Plus nous étudions les documents relatifs Q la mort de Kirovo,dira Nikita
Khrouchtchev dans son Rupport secret, lu en 1956 devant le XXe Congrds du
...
Pai ti communiste, a plus de questions surgissent Il y a encore beaucoup de cir-
...
constances non expliquées dans cette affaire s
4. Cf. Emmanuel D’ASTIER,op. cit., p. 92.
LE MONDE EN 1937 209
*
* *
La tragédie est-elle terminée? Loin de là. Elle commence. La
mort de Kirov semble être le signal que Staline attendait pour
liquider, une fois pour toutes, les opposants (( de gauche ».
97 personnes sont arrêtées le jour même, parmi lesquelles
12 chefs de la police secrète. Au cours des semaines sui-
vantes, 117 personnes sont fusillées et quelque 100.000 habi-
tants de Leningrad, déportés en Sibérie.
Rentré à MOSCOU, Staline rédige lui-même la procédure à
appliquer aux procès en perspective :
10 L’enquête doit être terminée en moins de dix jours;
20 L’acte d‘accusation ne sera remis à l’accusé que vingt-
quatre heures avant l’envoi de l’affaire au iribunal;
30 Les affaires seront examinées sans la participation des
intéressés;
40 Le pourvoi en cassation et le recours en grâce ne seront
pas admis;
50 La condamnation au châtiment suprême sera mise à exécu-
tion immédiatement après le verdict.
K Alors, écrit Boris Souvarine, dans tout l’immense pays
soviétique ont lieu des milliers, des dizaines de milliers
d’arrestations, d’emprisonnements et de déportations. Une
grande partie des populations des villes, spécialement les
milieux communistes, vit dans une véritable peur panique ...
Des sanctions pénales, d’une brutalité inouïe, frappent d’an-
ciens dirigeants du Parti, longtemps considérés comme intan-
gibles en raison de leur collaboration intime avec Lénine ...
La preuve est faite que ni l’éminence, ni l’ancienneté des
titres, ni les services rendus ne mettent aucun personnage à
l’abri de la vindicte stalinienne, si haut placé soit-il. Déjà
tous les anciens trotskystes, même repentis, et tous les indi-
vidus plus ou moins arbitrairement soupçonnés de trot-
skysme ont disparu dans les pénitenciers du régime. Aucune
opposition d’aucune sorte n’est possible, ni concevable. Per-
sonne n’ose plus se fier à personne, chacun se sachant épié
par une police omniprésente, chacun craignant soit une traî-
trise, soit la défaillance d’un innocent incapable d’endurer la
cruauté des interrogatoires 2. D
1. Chiffres officiellement donnes par la presse soviétique.
2. Boris SOUVARINE, Le Contrat social, III, no 4, juillet 1959.
IV 14
210 HIÇTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Pendant ce temps, Staline tempête e t fulmine. I1 accuse


les chefs de la police de ne pas savoir le protéger, de ne pas
découvrir à temps les complots que l’on trame contre lui,
d’être de connivence avec ceux qui veulent l’abattre. (( Notre
police politique a quatre ans de retard! )) rugit-il. I1 enlève
à Djerjinsky la direction du G. P. U. et le remplace par
Iagoda, à qui il donne des instructions draconiennes. I1 ne
lui s uf i t pas que les anciens dirigeants soient arrêtés. I1 veut
la preuve qu’ils complotaient contre lui l. Et Iagoda, qvi
craint de se voir traîné lui aussi devant le peloton d’exe-
cution, s’empresse de satisfaire les désirs de son maître.
La terreur atteint son paroxysme quand s’ouvre, le 19 août
1936, le procès du soi-disant (( Centre terroriste trotskyste-
zinovieviste ».
Les débats se déroulent dans la salle bleue à colonnes de
l’ancien Club de la noblesse, oti l’aristocratie tsariste don-
nait autrefois des fêtes somptueuses. A la place de l’or-
chestre, siègent maintenant des juges en vareuse, le prési-
dent Ulbricht et ses assesseurs. Zinoviev et Kamenev - les
deux anciens Triumvirs, - Smirnov, Evdokimov, Bakaïev,
Ter-Vaganian, Mratchkovsky, Reinhold, d’autres encore
comparaissent dans le box des accusés. Le 20 août, après
des débats effarants où les inculpés s’accusent eux-mêmes
des pires forfaits, le procureur général Vychinsky requiert
contre tous la peine de mort. Alors Evdokimov se lève :
- C’est vrai! s’écrie-t-il, Nous sommes des bandits, des
assassins, des fascistes, des agents de la Gestapo! Ma grande
douleur sera adoucie par le fait que j’ai pleinement conscience
de mes crimes et que la destinée de la classe ouvrière est
entre les mains de Staline, notre chef génial et bien-aimé.
Merci au procureur d’avoir requis contre nous la seule peine
concevable.. .
A quoi Vychinsky répond :
- J’exige que ces chiens enragés soient fusillés sans excep-
tion!
Le procès se termine quelques heures plus tard par seize
exécutions capitales.
Le 23 janvier 1937 s’ouvre un nouveau procès : celui d u
(( Centre antisoviétique trotskyste »,dont rien jusqu’ici n’a
confirmé l’existence. Parmi les dix-sept accusés figurent des

1. Ce qui n’est d’ailleurs pas totalement inexact.


LE MONDE E N 1937 211
personnalités de haut rang comme Piatakov, Radek (qui
négocia avec Rathenau le traité de Rapallo l ) , Sokolnikov,
Sérébriakov, Mouralov, Drobnis et Boguslavski. Nul ne se
fait d’illusion sur le sort qui les attend.
Car le cérémonial de la justice stalinienne est plus proche
des rites d’exorcisme qu’aucune procédure contradictoire.
(( Vingt fois, à l’appel de leur nom, les inculpés se dénoncent

comme espions, renégats et saboteurs. Vingt fois ils suren-


chérissent, se traitant d’immonde vermine et appelant la
mort, tandis que l’accusateur, pour qualifier ces dignitaires
déchus, emprunte des images à un bestiaire de cauchemar,
vu par Jérôme Bosch. Oui, ils sont des vipères lubriques.
Oui, ils méritent le sort de rats pesteux ...
(( Le greffier note, le procureur approuve de la tête. Sans

une défection, les accusés s’enfoncent en enfer, sous les yeux


d’un spectateur dont un projecteur mal réglé révèle un ins-
tant la présence dans une loge : Staline, juge ultime 2. ))
E n même temps que se déroule cette lugubre mise en
scène, les mailles du filet de la police se resserrent autour
de la plupart des anciens dirigeants du régime. C’est dans
cette atmosphère qui défie toute description qu’à l’audience
du 24 janvier 1937, l’accusé Karl Radek, répondant à une
question du procureur Vychinsky, prononce (( inopinément
e t comme fortuitement n les noms du général Poutna et du
maréchal Toukhatchevsky.
Les profanes ignorent que Poutna - qui occupe les fonc-
tions d’attaché militaire à Londres - est considéré par ses
chefs comme un des (( cerveaux )) de l’Armée rouge. Mais
Toukhatchevsky, lui, est beaucoup plus connu. C’est le plus
jeune et le plus prestigieux des maréchaux soviétiques. Le
seul fait que son nom ait été prononcé dans l’enceinte du
tribunal suffit à faire comprendre aux initiés que Staline a
décidé sa perte. Radek, en effet, n’a pu se permettre cette
allusion que sur instructions venues (( d’en haut »,le scéna-
rio de chaque procès étant minutieusement réglé d’avance 3.
1. Voir vol. II, p. 211, note 1.
2. André FALK, Le Mystère des procès de Moscou, in Les Années décisitw, p. 269-
271.
3. Walter G. Krivitski, agent du Service Secret soviétique en Europe occi-
dentale, raconte dans son livre Agent de Staline (Paris, 1940), qu’à la lecture du
compte rendu de ïaudiencc du 24 janvier il éprouva comme un choc et dit à sa
femme : a Toukhatchevsky est perdu D, ajoutant pour répondre à une objection :
(I Crois-tu une seconde que Radek aurait osé de lui-même traîner le nom de Tnu-

khatchevsky devant le Tribunal? Non, c’est Vychinsky qui a m i s le nom de Tou-


212 HISTOIRE DE L’ARMER ALLEMANDE

C’est la première fois que l’armée est directement mise


en cause. Malgré le secret des opérations policières, des infor-
mations chuchotées filtrent peu à peu dans le public. On
apprend que plusieurs généraux haut gradés notamment-
Poutna, Primakov et Schmidt - ont déjà été arrêtés. Tous
les membres de l’État-Major vont-ils être pris à leur tour
dans l’engrenage de la répression? Comment vont-ils réagir
devant cette menace?
Avant de répondre à ces questions, qui nous mèneront
des sommets de la raison d’fitat aux bas-fonds d’une des
plus terribles tragédies policières de notre époque, il nous
faut examiner les origines, la structure et l’essor de l’Armée
rouge.

khatchevsky dans la bouche de Radek. E t c’est Staline qui a poussé Vychinsky.


Tu ne comprends donc pas que Radek parle pour Vychinsky, et Vychinsky pour
Staline? J e te le répète : Toukhatchevsky est perdu. D) (p. 257-258.) Tous les
inculpés seront fusillés, à l‘exception de Radek qui s’en tirera avec dix ans de
prison. Cette différence de traitement, que ne justifie aucun des attendus de
l’acte d’accusation, donne du corps A I’hypothhse d’un marchandage avec Staline;
XII1

LA GUERRE CIVILE E T L’OFFENSIVE


CONTRE LA POLOGNE

Contrairement à l’Armée allemande, qui n’a survécu au


désastre de 1918 que grâce à la cohésion du Grand É ta t-
Major, l’Armée rouge est issue de la décomposition des
armées tsaristes. Si la première a puisé sa €orce dans sa fidé-
lité aux traditions, la seconde a tiré la sienne d’un effort
systématique pour faire table rase du passé. L’une s’est
recréée par le sommet; l’autre a surgi de la base. C’est dire
qu’elles offrent, à tous égards, un contraste absolu.
La première manifestation de ce qui sera plus tard l’Ar-
mée soviétique a été l’apparition spontanée, vers février
1917, d’une multitude de petits groupes (( d’ouvriers en
armes »,non orchestrés par le Parti et qui ont reçu, pour
les besoins de la propagande, le nom de (( Gardes rouges ».
Ces formations hétéroclites et dénuées de toute hiérarchie
ont cependant un point commun : elles se considèrent toutes
comme (( la fraction armée du prolétariat ».
Très vite, Gardes rouges, Matelots insurgés et (( Éléments
conscients 1) de l’Armée de terre se sont unis pour former
1’ (( Armée insurrectionnelle D. Afin de coiffer cet ensemble
disparate, le Parti a constitué un Comité militaire révolu-
tionnaire, dont il a confié la direction à Trotsky 3. C’est
1. Ils sont commandés non par des a chefs n - ce mot est honni cvmme
étant un reliquat du militarisme bourgeois - mais par des a responsables D.
2. Selon Lénine, l’Armée insurrectionnelle est u le deuxième stade du Prolé-
tariat en armes n.
3. II e s t assisté dans cette tâche par un petit État-Major, animé d‘une intense
ardeur révolutionnaire. Ses membres sont Antonov-Ovséienko, un ancien officier
d e marine qui a pris part en 1905 à la mutinerie du cuirassé Potemkine; Skliansky,
u n jeune médecin de vingt-six ans que Trotsk, appellera a notre Lazare Car-
not P; un officier agronome d u nom de Mouralov; le mécanicien Ivan Smirnov;
214 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

l’intervention de l’Armée insurrectionnelle qui a permis a u


Soviet de Petrograd de prendre le pouvoir e t d‘instaurer en
Russie un régime communiste (octobre 1917). Mais une fois
la victoire acquise et la dictature d u prolétariat établie,
l’Armée insurrectionnelle a rempli sa tâche : il faut la rem-
placer par autre chose.
U n des premiers soucis de Lénine, en accédant au pouvoir,
a été de précipiter la désagrégation des armées tsaristes.
Pour cela, il a signé u n décret de démobilisation générale
qui a provoqué la dislocation des anciens régiments impé-
riaux. Mais presque en même temps, le gouvernement révo-
lutionnaire a jeté les bases d’une nouvelle armée proléta-
rienne. Par un décret signé le 28 janvier 1918 I, il a institué
c l’Armée rouge des ouvriers et des paysans n. Cette milice
égalitaire, fondée sur le volontariat et dont tous les (( res-
ponsables )) sont élus par la troupe, correspond à la concep-
tion que Lénine et les dirigeants de l’époque se font de la
Force armée du prolétariat au pouvoir ».
Mais à peine l’ancienne armée impériale a-t-elle disparu
que l’Empire des tsars semble se désagréger de lui-même.
Le 3 mars 1918, Trotsky signe avec les Allemands le traité
de Brest-Litovsk 3. Aussitôt, l’Ukraine proclame son indépen-
dance. La Lettonie, l’Estonie, la Finlande en font autant.
Des républiques autonomes naissent dans le Caucase. Le
Don hésite, partagé entre des tendances divergentes. Les
Tatars de Crimée se soulèvent. Une situation anarchique
règne en Sibérie, où des groupes de légionnaires tchèques
occupent des tronçons du Transsibérien. Enfin le Japon,
dont l’avance en Mandchourie a été le grand souci du règne
de Nicolas II, profite du chaos général pour débarquer des
troupes à Vladivostok e t tenter de s’emparer de la Province
maritime 4. Le territoire sur lequel s’étend le pouvoir des
Soviets se rétrécit de jour en jour. Lénine et ses émules

les matelots Dybenko et Markine; l’aspirant de réserve Krylenko; l’enseigne Ras-


kolnikov; l’économiste Smilga; le sergent Blücher, qui deviendra maréchal; le
tourneur Vorochilov, qui deviendra également maréchal; Mratchkovsky et Staline.
I1 faut remarquer toutefois que Vorochilov et Staline ne s’intégreront jamais
compktement à ce groupe et adopteront rapidement une ligne de conduite p e r
sonnelie.
1. Publie le 23 février 1918.
2. Michel GARDER, Histoire rie l’Armée sovidtique, Paris, 1959, p. 40.
3. Voir vol. I, p. 215.
G. Voir plus haut, p. 24.
LE MONDE E N 1937 215
n’auront-ils conquis le pouvoir, que pour le reperdre aussi-
tôt?
Un seul homme paraît capable d’endiguer le péril : c’est
Trotsky. Sans hésiter, Lénine lui remet les pleins pouvoirs
militaires e t le charge de prendre en main la direction des
opérations.
Trotsky se met aussitôt au travail. La tâche qu’il assume
est si écrasante qu’elle ferait reculer tout autre que lui. Elle
exige (( une énergie farouche, alliée à une immense ima-
gination créatrice ».Mais le Président du Commissariat aux
Affaires militaires a des idées sur la question. A peine investi
de ses nouvelles fonctions, il fait promulguer par le gou-
vernement une série de décrets, qui retentissent comme une
salve de coups de canon.
Le 4 mars 1918, c’est-à-dire vingt-quatre heures après la
signature du traité de Brest-Litovsk, un premier décret insti-
tue u n (( Comité supérieur de la Guerre D. Chargé de mettre
sur pied la nouvelle armée bolchévique, celui-ci commence par
définir sa nature e t son rôle. Expression du prolétariat et
émanation du Parti, cette armée - contrairement à ce qui
se passe dans les autres pays - devra avoir un caractère
essentiellement politique.
Le 4 avril, un second décret promulgue la création d’un
(( Corps de Commissaires politiques )) (ou Politkoms). Ce sont

eux qui Teprésenteront le Parti au sein des unités. Émis-


saires directs du Comité central, ils y diffuseront sa doctrine,
y feront connaître ses décisions e t veilleront à ce que cha-
cun s’y soumette aveuglément.
Le 8 avril, un troisième décret répartit le territoire en u n
certain nombre de Régions militaires, de subdivisions, d‘ar-
rondissements et de districts l. E n même temps, le gouver-
nement donne l’ordre de procéder au recensement et a u
recrutement des hommes e t des cadres, par voie de mobi-
lisation. Le volontariat et le système électif ont vécu.
E n ce qui concerne les hommes, la chose est relativement
facile, car des millions de soldats démobilisés traînent encore
dans les dépôts. Mais le recrutement des cadres pose un

1. I1 s’agit IS. en outre - et c’est un fait capital - d’une mesure de centrali-


sation politique, le découpage territorial des régions militaires ne cadrant pas
avec les limites des Républiques de la future Fédération. (Cf. GARDER, op. cit.,
p. 41.) Ce découpage subsistera, même lorsque la Fédération sera constituée,
et prémunira le gouvernement central contre le retour de mouvements séparatistes.
216 HISTOIRE DE L’ARMS~E ALLEMANDE

problème beaucoup plus délicat. Comme on n’a pas le temps


d’en former de nouveaux, Trotsky prescrit d’enrbler les
anciens officiers tsaristes.
Zinoviev, Kamenev e t les bolchéviks de la (( Vieille Garde ))
s’insurgent contre cette mesure. Ils réunissent le Comité cen-
tral pour lui faire part de leur indignation :
- Les officiers, nourris de toutes les idées bourgeoises,
sont les suppôts de la réaction! s’exclament-ils. Ils sont plus
que suspects a priori! E t c’est à ces ennemis de classe que
l’on voudrait confier le commandement de la nouvelle armée?
Le seul fait de le proposer frise déjà la trahison!
- L’imminence du péril ne nous laisse pas d’autre choix,
leur répond Trotsky. I1 y a une technique de la guerre à
laquelle les ouvriers e t les intellectuels révolutionnaires ne
sauraient suppléer par des improvisations l. J e ne doute pas,
quant à moi, qu’un grand nombre d‘anciens officiers soient
prêts à servir, honnêtement et utilement, p?r patriotisme,
par réalisme, par habitude d’obéir ou par intérêt D’ail- ...
leurs, ils ne seront recrutés qu’en t a n t que spécialistes. Ces
(( Spets n n’exerceront aucun commandement direct. On les

cantonnera dans le rôle de (( conseillers techniques ». Ils seront


éliminés, au fur et à mesure que se créeront des cadres
authentiquement prolétariens.
Ne trouvant aucune solution de rechange, Kamenev e t
Zinoviev finissent par s’incliner. Mais ils n’en considèrent
pas moins ces officiers comme des traîtres en puissance. Que
Trotsky recrute d’anciens gradés de l’armée tsariste, soit,
puisqu’il affirme ne pouvoir faire autrement. Mais ils posent
certaines limites à leur recrutement :
10 on ne leur confiera aucun commandement effectif;
20 on maintiendra le principe de l’autonomie des armdes;
30 on augmentera le pouvoir des Commissaires politiques.
Trotsky, pour sa part, n’y voit aucun inconvénient. Fort
de l’autorisation qu’il vient d’arracher au Comité‘ central,
il intensifie immédiatement le recrutement des cadres d’an-
cien régime. Leur concours est obtenu par les moyens les
plus divers. Certains d’entre eux -
plus nombreux qu’on
1. On se souvient que Noske avait bubi les mêmes attaques, de la part des
députés communistes du Reichstag. Ceux-ci l’accusaient de truffer les corps francs
de hobereaux prussiens. Recourant aux mêmes arguments que Trotsky, Noske
leur avait répondu I que pour reconstituer une armée il fallait s’adresser à ceux
qui connaissaient le métier, et qu’il préférait des officiers réactionnaires compé-
tents à des ofilciers socialistes incapables I ) . (Voir vol. I, p. 109.)
LE MONDE E N 1937 217
ne le pense - s’enr8lent volontairement. Les autres sont
soumis à des pressions variées, voire à des menaces. I1 arrive
m&meque leurs familles soient placées en résidence surveillée,
pour pouvoir servir d’otages au cas o h ils feraient preuve
de mauvaise volonté.
Le 22 avril, un quatrième décret institue l’instruction
militaire obligatoire et prescrit - grâce au concours des
Spets, - l’ouverture d’Écoles de Kommandirs l. Peu à peu,
l’Armée rouge commence à prendre forme. Bataillons et
régiments se constituent rapidement. Ils sont bientôt assez
nombreux.pour qu’on puisse les constituer en grandes uni-
tés. L’infanterie est débaptisée. Le terme de (( fantassin )), qui
a pris durant la guerre un sens péjoratif, est remplacé par
celui de (( tirailleur )) (Strelkoviye). Forte de 306.000 hommes
en janvier 1918, l’Armée rouge en comptera 600.000 en
décembre de la même année. La Russie est décidément un
réservoir inépuisable ...
C’est une armée bicéphale qui voit ainsi le jour. A tous
les échelons, l’autorité est partagée entre un (( chef mili-
taire 1) et un (( Commissaire politique n. Au début, il avait
été convenu que les Spets n’exerceraient aucun comman-
dement. Mais sous la pression des événements, il a fallu
recourir de plus en plus souvent à leur expérience, de
sorte qu’ils ont fini par s’imposer un peu partout. Placés
auprès d’eux, Ies Commissaires politiques ont pour mission
de faire régner la discipline et la camaraderie, d’approuver
leurs ordres et de veiller à leur exécution. Recrutés princi-
palement parmi les anciens agitateurs du front et parmi les
plus doués des Gardes rouges, on compte dans leurs rangs
u n certain nombre d’étudiants et un fort pourcentage d’ou-
vriers révolutionnaires ui se révéleront, à l’usage, d’extra-
ordinaires entraîneurs ,!d hommes 2.
Mais le problème de la sécurité n’est pas résolu pour
autant. La nécessité d’un organisme de police capable de
renforcer le dispositif (( psycho-politique )) s’est imposé dès
les premiers jours. Un décret spécial a institué, à cet effet,
un (( Comité extraordinaire N (Tcherezvytchaïnyi Komitiet),
plus connu sous l’abréviation de Tchéka3. Ses membres ont
1. C’est le nom que l’on donne indistinctement à tous les gradés, les termes
d‘oficier et de sous-oficier demeurant proscrits, comme étant une survivance
de l’ancienne sociét6 bourgeoise.
2. Michel GARDER,op. cit., p. 43.
3. A l’origine, il s’agit d‘une organisation à caractare provisoire. C’est, en fait,
218 HISTOIRE DE L’ARMSE
ALLEMANDE

pour mission de dépister e t de réprimer toutes les menées


anticommunistes.
Initialement, la Tchéka devait limiter son action a u sec-
teur civil, l’armée faisant sa propre police. Mais insensible-
ment, du fait de la fluidité des fronts e t de la nécessité
d’assurer la sécurité des arrières, elle a fini par y pénétrer
et par s’y incruster solidement.
Ainsi apparaissent, avec le Commissaire, le Spets et le
Tchékiste, les trois facteurs essentiels de la nouvelle Armée
rouge : l’ezaltation révolutionnaire, la technicité et la peur 1.
*
* *
Tandis que Trotsky procède à l’organisation de la nouvelle
Armée rouge, les Blancs, de leur côté, ne sont pas restés inac-
tifs. Une foule d’étudiants nationalistes, de cadets, de soldats
démobilisés et d’anciens officiers tsaristes - farouchement
hostiles au régime bolchévique et révoltés par le massacre de la
famille impériale, survenu durant la nuit du 15-16juillet 1918
dans le sous-sol d’une maison d’Ekatérinenbourg - se sont
regroupés autour de quelques chefs, auxquels leur nom, leur
grade ou leur passé donne une valeur de symbole. I1 y a là
des hetmans de Cosaques comme Séménov, Krasnov et Pet-
lioura; des représentants de la Marine comme l’amiral Kol-
tchak; d’anciens Commandants en chef comme Alexéiev et
Kornilov; des patriotes finlandais comme Mannerheim, qui
a fait toute sa carrière d’officier dans la Garde impériale;
des généraux comme Wrangel, Denikine, Miller et Youde-
nitch. Rassemblés autour de leurs étendards traditionnels,
ces (( Gardes blancs »,comme ils s’appellent eux-mêmes, se
sont juré de délivrer leur pays de la (( peste marxiste )).
Ceux qui disposent des plus forts contingents sont Deni-
kine et Koltchak. Leur tâche est facilitée par le fait que
leur intervention coïncide avec une jacquerie généralisée
et une insurrection fomentée par les Socialistes révolution-
naires 2.
l a premibre version de ce qui deviendra par la suite l’O.G. P. U. (Guépéou),
puis le N. K. V. D. -- N. K. G. B. (puis M. V. D. - M. G. B.) pour aboutir à la
formule d’un ministère (M.V. D.) e t d’un Commissariat d’État (K. G. B.). Sous
toutes ces formes successives, la Tchéka n’est qu’une adaptation au régime pro-
létarien de l’ancien a Corps des gendarmes D du régime tsariste. (GARDER, op. cit.,
p. 44.)
1. ID., ibid.
2. Ou Menchéviks. Expulsés du pouvoir à la suite d u coup d e force bolchévique
LE MONDE EN 1937 219
Les forces blanches ne sont pas seulement nombreuses e t
bien équipées; composées de volontaires braves jusqu’à la
témérité, elles sont disséminées sur tout le pourtour d u ter-
ritoire, en Carélie, en Finlande, dans les Pays baltes, en
Ukraine, en Crimée, sur la Volga, dans l’Oural e t jusqu’en
Sibérie, où l’amiral Koltchak a installé son Quartier Géné-
ral. Elles sont soutenues par de petits contingents alliés -
français, anglais, américains et japonais - débarqués à
Odessa, à Mourmansk, à Arkhangelsk e t à Vladivostok. Les
formations auxquelles doivent faire face les bataillons de
Trotsky sont disposées de la façon suivante :

Au NORD, en Finlande et en Carélie : les Volontaires de


Mannerheim et les Gardes blancs de Youdenitch qui amorcent
une offensive sur Petrograd. Ils sont soutenus par le corps
expéditionnaire britannique de Mourmansk, où a été créé un
(( Gouvernement régional provisoire de la Russie du Nord »,

placé sous l’autorité du général de Miller.


AU S U D , en Ukraine, en Crimée et au Kouban :l’Armée des
Cosaques du Don, l’Armée des Cosaques d’Ukraine et !’Ar-
mée des (( Volontaires blancs )) composée .d’anciens officiers,
d’élèves-officiers et d’étudiants nationalistes. Constituées en
u Entente N et placées sous l’autorité nominale du général
Alexéiev ces forces seront commandées successivement par
les généraux Kornilov et Denikine. Elles sont appuyées par
un petit contingent français, stationné à Odessa 3.
A L’EST,sur la Volga, en Sibérie et en Extrême-Orient : les
Cosaques du général Krasnov, des groupes de légionnaires
tchèques 4, les forces de l’amiral Koltchak, les Cosaques de
Séménov, les Américains du général Graves et un corps de
fusiliers japonais débarqué à Vladivostok.
A L’OUEST ET AU SUD-OUEST, en Russie blanche, en Lettonie,
e>l Estonie et dans l’Ukraine occidentale :les armées Allemandes
des généraux Hoffmann, von der Goltz, von Falkenhayn et
d’octobre 1917, ils se sont réunis en Congrès à Ourga e t ont nommé u n Direc-
toire de cinq membres qui a remis le pouvoir à l’amiral Koltchak(septembre 1918).
Aussitôt après avoir prêté les serments requis, Koltchak a emprisonné quelques
députés, exilé les directeurs e t pris le titre de (1 Gouvernant suprême de la Russie n.
I., L’ancien commandant en chef des armées de Nicolas II.
2. Tué au combat le 13 avril 1918.
3. Les équipages d’un des bateaux de guerre appartenant à ce corps se muti-
neront à l’appel du lieutenant Marty.
4. Ce sont eux qui occupent des tronçons du Transsibérien. Leur rdle durant
toute cette période sera très ambigu. C’est une intervention intempestive de leur
part qui a provoqué le massacre de la famille impériale. Plus tard, certains d’entre
eux passeront dans le camp des Houges e t seront cause de la mort de l’amiral
Koltchak.
220 HISTOIRE DE L ’ A R M S ~ALLEMANDE

du Maréchal von Eichhorn l; les forces austro-hongroises du


général Arz; les volontaires du colonel Ballodis et de Ber-
mondt-Avaloff 2.

Comment les Rouges pourraient-ils résister à ta n t d‘ad-


versaires à la fois? Sans doute disposent-ils de certains atouts
majeurs : la supériorité des effectifs -car ils sont beaucoup
plus nombreux que les contre-révolutionnaires - e t l’unité
de commandement. De plus, ils contrôlent ce qui reste de
l’industrie de guerre 8, et peuvent puiser dans les énormes
stocks d‘armes e t de munitions de l’ancienne armée. Mais
leurs lignes de communication sont très distendues. Grignotés
de toutes parts sur la périphérie, ils ont également à lutter
contre l’insécurité généralisée qui règne sur leurs arrières.
Par ailleurs, l’Armée rouge est encore loin d’être au point.
u Le système bicéphale n’est pas encore rodé. Les Spets n’ar-
rivent pas toujours à faire prévaloir leur autorité. (Les
hommes s’en méfient d’autant plus que certains d’entre
eux sont transfuges.) Les cadres improvisés manquent d’ex-
périence. La troupe n’a qu’une faible valeur combative.
En dehors des anciens Gardes rouges ou des Soldats e t
Marins révolutionnaires, la masse mobilisée comprend soit
des anciens combattants fatigués, soit des recrues hâtive-
ment instruites. La Tchéka apprend son métier e t agit d’une
manière désordonnée 4. Si l’effet de terreur est obtenu, en
partie par la justice expéditive des tribunaux révolution-
naires 5, le système policier manque encore d’assises 6. ))
Trotsky s’emploie de toutes ses forces à surmonter ces
dificultés 7 . I1 intervient dans les unités pour encourager les

1. Voir vol. I, p. 219, note 1.)


2. Voir vol. II, p. 39. Alors que les corps francs altemands avancent dans
les provinces baltes, le reste des troupes demeure l’arme au pied, immobilisé par
les ordres du Maréchal Foch.
3. Tandis que les Blancs doivent faire venir tous leurs approvisionnements de
l’étranger, ce qui les met A la mërci du bon vouloir des Alliés.
4. a Alon que dans les six premiers mois de leur activité, les Commissions
extraordinaires de répression (Tchékas) n’avaient fusillé que vingt-deux personnes,
plus de six mille exécutions eurent lieu dans les six premiers mois de 1918, d‘aprés
ies statistiques officielles, vraisemblablement sous-estimées. D (Victor SERGE,op.
cif., p. 138.)
5 . K Quand on tue quelques personnes, on en effraie mille D, aimait B dire
Trotsky, qui avait étudié ce qu‘il appelait a la technique de la démoralisation D.
6 . Michel G A R D E R , op. cif., p. 48.
7. a Il ne se consid8rait.pas comme un stratège, il écoutait les spécialistes,
jugeait,. conseillait, décidait en s’inspirant de leurs avis. L’aspect social e t poli-
tique de la lutte était pour lui le plus important e t c’est l’intelligence A la fois
LE MO NDE E N 1937 221
Spets, et imposer leur autorité l. I1 décide, rassemble, orga-
nise et fait lui-même le coup de feu. I1 dirige les opérations
de son train blindé, qui comprend une imprimerie, un wagon-
radio et une bibliothèque, et qui roule sans cesse d‘un front
à un autre avec une telle rapidité qu’il donne à ses parti-
sans l’impression d’être présent partout à la fois. C’est là qu’il
écrit ses articles, prépare ses discours, veille aux fournitures
en armes, en munitions et en vivres. Mais malgré tous ses
efforts, les Rouges n’en sont pas moins contraints de reculer.
Sans se laisser décourager, Trotsky organise la retraite et
ordonne de pratiquer partout la tactique de la terre brûlée :
- Détruisez tout ce qui ne pourca être évacué! ordonne-
t-il aux chefs d’unités. Détruisez tout ce qu’il est impossible
de cacher! Emportez les machines, entières ou démontées!
Démantelez les usines! Enterrez les métaux! Évacuez les
locomotives et les wagons! Arrachez les rails! Minez et faites
sauter les ponts! Incendiez les bois et les récoltes à l‘arrière
de l’ennemi! Combattez à l’arme à feu et à l’arme blanche!
Exterminez sans exception les espions, les provocateurs, les
traîtres contre-révolutionnaires qui secondent directement
ou indirectement l’ennemi! ...
Lorsque les Blancs.arrivent, ils ne trouvent le plus sou-
vent que des champs dévastés et des villages en ruine, dont
la moitié de la population a été passée par les armes. I1
n’est pas rare, alors, qu’ils massacrent ce qui en reste, car
la Terreur blanche n’est ni moins féroce ni moins aveugle
que la Terreur rouge.
Lentement, inexorablement, à travers les rafales de neige,
les volontaires blancs convergent vers le centre de la Rus-
sie. A partir de décembre 1918, l’Armée rouge paraît sur le
point de s’effondrer.
Effrayé par ces revers, Staline adresse un Mémoire a u
Comité central. I1 y dénonce l’action néfaste des Spets. Ce
sont eux qui sont responsables de cette situation désastreuse!
Ce sont eux qui sabotent la révolution! Qu’attend-on pour
les chasser?

claire et intuitive qu’il en avait qui faisait sa supériorité sur les militaires pro-
fessionnels et aussi sur quelques bolchéviks, plus turbulents que capables. B (Vic-
tor SERGE, op. cit., p. 141.)
1. u Trotsky, qui avait invité les oficiers à prendre du service, avait à les
défendre contre le soupçon, contre la démagogie, contre la malveillance - et il
les défendait avec S U C C ~ S D. (ID., ibid., p. 139.)
222 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Lorsque Lénine transmet ce Mémoire à Trotsky, celui-ci


se borne à hausser les épaules.
- C’est de l’enfantillage! répond-il. Savez-vous combien
d’anciens officiers de l’armée tsariste servent dans nos rangs?
- Non.
- Trente mille, au bas mot. Et pour un d’entre eux qui
trahit, il y en a deux ou trois qui se font tuer pour nous.
Si nous les liquidons tous, par qui les remplacerons-nous?
Trotsky dit vrai. Non seulement la majorité des (( Spé-
cialistes 1) s’est montrée loyale, mais certains d’entre eux se
sont signalés par leur héroïsme. Primakov, qui a pris la tête
d’une division de cavalerie, a anéanti une quantité de for-
mations blanches; Poutna a élaboré une tactique nouvelle,
qui a considérablement ralenti l’avance des unités ennemies;
Ouborévitch, qui a été colonel dans l’armée de Nicolas II,
a remporté une victoire éclatante près d’Odessa; son inter-
vention a permis à la 40e division rouge, commandée par
Yakir, d’échapper à l’étreinte de quatre divisions blanches
et de battre en retraite d’Odessa à Ouman Et l’on pourrait
multiplier les exemples de ce genre. Tous ces hommes ont
déjà rendu des services éminents à la Révolution. Ils en ren-
dront encore, pour peu qu’on les laisse faire 2...
La réclamation de Staline est classée : on n’en repar-
lera plus.
Pourtant, aux premiers mois de 1919, la situation des
Rouges empire. L’une après l’autre, les armées blanches se
mettent en mouvement et leurs offensives entament profon-
dément l’Armée rouge. E n janvier, l’avance de l’amiral Kol-
tchak entraîne la débâcle du front rouge en Sibérie. E n mai,
Denikine, ayant brisé le front sud, progresse rapidement vers
Koursk, Orel et Toula. E n juillet, ses unités avancées, sou-
tenues par des chars, ne sont plus qu’à quelques jours de
marche de Moscou. E n septembre, c’est au tour de Youde-
nitch de prendre l’offensive. Dans le nord, la 7 e armée bol-
chévique, exténuée e t affamée, s’effondre sous les coups de
boutoir de l’Armée des Volontaires blancs, dont les avant-
1. Yakir n’est pas un Spets. C‘est un étudiant juif anarchiste. S a retraite d’Odessa
A Ouman - rendue possible grace à Ouborévitch -est un des hauts faits de
cette phase de la guerre civile.
2. Sans eux, la révolution se serait probablement écroulée. Toute la différence
entre VU. R. S. S. e t l‘Allemagne de cette époque est qu’un grand nombre d’of-
ficiers tsaristes accepte d e servir le communisme; le corps des offcien allemands
s’y refuse.
sk

OFFENSIVESBLANCHES (1918-1920).
224 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

gardes arrivent au x portes de Petrograd. E n octobre, la


situation des Rouges est désespérée. A i’étranger, on consi-
dère que la République soviétique vit ses derniers jours l...
L’apparition des forces de Youdenitch devant Petrograd a
déclenché dans la population une véritable panique. Complè-
tement démoralisé, Zinoviev ne voit plus d’autre issue que
l’évacuation de la capitale. A quoi bon gaspiller ses dernières
réserves dans une bataille perdue d’avance? Comme si l’ar-
rivée des volontaires de Youdenitch ne sufisait pas, Man-
nerheim paraît sur le point de déclencher une offensive en
Carélie, et une escadre anglaise croise dans le golfe de Fin-
lande.
Mais Trotsky soutient, envers et contre tout, que rien
n’est perdu, que la victoire est encore possible. Animé d’un
optimisme à toute épreuve, il se rend à Petrograd avec son
train blindé et y rétablit en quelques jours l’esprit de résis-
tance. La ville se couvre de barricades. Les barricades se
hérissent de canons. Des renforts arrivent des Pays baltes z.
Dans l’hémicycle plein à craquer du palais de Tauride,
Trotsky harangue les prolétaires en armes, le Soviet, la gar-
nison. I1 démontre (( que même si les Blancs parvenaient à
pénétrer dans la cité, celle-ci, coupée de canaux, fortifiée
aux carrefours, garnie de canons et de tranchées, serait leur
tombeau 3 ».I1 suscite, partout où il passe, un enthousiasme
héroïque. A cheval e t suivi d’un seul cavalier d’escorte, il
se rend sur la ligne de feu, arrête une panique, ramène à
l’ennemi des combattants stupéfaits, lance en avant des
partisans qui l’acclament.
En même temps qu’il remanie le Haut-Commandement 4,
de nouvelles classes sont mobilisées. Depuis février 1919, les
effectifs de l’Armée rouge dépassent le million. Les cadres
improvisés ou formés à la hâte se rodent dans les combats.
Une discipline de fer maintient non seulement la troupe,
mais empêche le pourrissement des arrières, solidement (( pei-
1. A Paris, notamment, où c’est l’opinion d‘Herriot.
2. C’est ce qui a permis, en partie, l’avance des volontaires allemands de von
der Goltz. (Voir vol. II, p. 42 et S.)
3. Victor SERGE, op. cit., p. 147.
4. Le lieutenant-colonel Vatsetis - un ancien officier breveté d‘origine lettone
- est remplacé par l’ex-colonel Samoilo, puis par l’ex-colonel Serge Kamenev
(qu’il ne faut pas confondre avec Léon Borissovitch Kamenev, Président du Soviet
de Moscou). Celui-ci a la chance d’avoir comme chef d’État-Major un oficier
particulièrement doué, l’ex-colonel Lebédev. Le futur maréchal Chapochnikov
- également ancien colonel breveté - devient chef du Bureau des opérations.
LE MO NDE E N 1937 225
gnés n par la Tchéka. L’effort est porté principalement sur
la cavalerie, arme par excellence de cette guerre de mou-
vement. De remarquables entraîneurs d’hommes s’y révèlent,
tels l’ex-adjudant de dragons Boudienny et l’ex-colonel des
Cosaques du Don, Mironov l. Arc-boutés autour de Petro-
grad, cramponnés à leurs positions au sud de Moscou e t
n’ayant plus à défendre qu’un quadrilatère restreint, les
Rouges s’apprêtent à livrer leur dernière bataille. Si les
Blancs l’emportent, la révolution aura vécu. Le rêve de
Lénine ne sera plus qu’un souvenir ...
Mais les forces contre-révolutionnaires ont accumulé faute
sur faute. D’abord leurs offensives n’ont pas été synchroni-
sées : elles se sont déclenchées au petit bonheur, les unes
après les autres. Ensuite, une sourde rivalité oppose leurs
chefs entre eux. Koltchak n’a pas confiance en Denikine, et
Denikine ne peut souffrir Youdenitch. Leurs querelles person-
nelles et leur incapacité à définir le régime qu’ils projettent
d’instaurer en Russie, commencent à lasser les Alliés. Ceux-ci
ne les soutiennent plus que mollement, car ni Lloyd George,
ni Clemenceau, ni à plus forte raison Wilson - dont le pays
est entré en guerre pour assurer le triomphe de la démo-
cratie - ne veulent entendre parler d’une restauration du
tsarisme z. Mais surtout - et c’est là de loin la plus grande
faute des Blancs - ils n’ont pas su se rallier la grande masse
du peuple qui hésite encore, indécise, entre le bolchévisme
et la réaction. É t a nt donné les dimensions vertigineuses du
pays, quiconque n’a pas les populations avec lui est voué à
la défaite. Isolées, menacées sur leurs arrières et privées de
ravitaillement, les armées ne tardent pas à se dissoudre
dans l’espace. Or, cette guerre psychologique, les généraux
réactionnaires semblent incapables de la mener, ni même
de la concevoir 3.
Tous ces facteurs vont contribuer à la victoire des Rouges.
Aux alentours du 15 octobre 1919, ceux-ci déclenchent une
série de contre-offensives. D’un coup de reins désespéré,

1. Michel GARDER, op. cif., p. 50-51.


2. Les U. S. A. et surtout la Grande-Bretagne voudraient régler le probléme
russe par la négociation. Ils commencent à retirer leurs contingents de Vladi-
vostok et de Mourmansk. Quant aux Français, redoutant de voir leurs troupes
contaminées par le communisme (les équipages d’un petit croiseur se sont déjà
mutinés dans la mer Noire), ils évacuent Odessa avant la fin de la campagne.
3. La désunion e t la maladresse de leurs déclarations politiques leur feront
perdre leurs meilleurs atouts.
IV 15
226 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

ils rejettent Youdenitch des faubourgs de Petrograd, pré-


viennent l’attaque imminente de Mannerheim en Carélie et
arrêtent Denikine avant qu’il atteigne Toula l. Sous la
poussée concentrique des 12e, 14e, 13e, 8e, 9e et 10e Armées
rouges, ses unités refluent précipitamment vers le sud. Les
23 et 24 octobre, sa retraite se transforme en débâcle. L’ar-
mée de Cavalerie de Boudienny coupe les forces blanches en
deux tronçons et sème la panique sur ses arrières. Cette
action est complétée par une percée du corps de Cavalerie
de Dybenko.
Chez les Rouges, l’enthousiasme est indescriptible. Le
plus grand péril s’est transformé en victoire! Partout les
forces blanches reculent, talonnées par les armées commu-
nistes dont les effectifs s’élèvent à présent à trois millions
d’hommes. Au fur et à mesure de leur avance, les masses pay-
sannes - exaspérées par les excès de la répression blanche
- se soulèvent en leur faveur.
Coupée en deux, l’armée de Denikine reflue en désordre
vers la mer Noire. Une partie de ses troupes se réfugie en
Crimée tandis que le reste se replie sur le Kouban, en même
temps que les débris des armées du Don et du Caucase.
Toujours harcelés par les Rouges, ces éléments disloqués
arrivent à Novorossisk où la cavalerie bolchévique les accule
à la mer. Avec l’aide de bateaux alliés, l’infanterie et la
cavalerie démontée réussissent à s’embarquer. Mais le gros
des troupes cosaques doit être abandonné sur le rivage, où
il est massacré. Ainsi périt la fleur de la jeunesse ukrainienne.
Rendu personnellement responsable de ce désastre, le géné-
ral Denikine se démet de son commandement.
Déjà Vorochilov et Staline ont obligé les Cosaques du
général Krasnov à lever le siège de Tsaritsyne. Presque en
même temps, Koltchak a les reins brisés en Sibérie. Son
armée s’effondre avec une rapidité effrayante. Sa décompo-
sition donne lieu à des scènes d’une sauvagerie inouïe 3.
Abandonné de tous, lâché par ses conseillers alliés, cerné
par les bandes de partisans rouges, Koltchak s’est retranché
1. A deux cent cinquante kilomètres a u sud d e Moscou.
2. E t par la crainte d e se voir enlever par les grands propriétaires fonciers
les terres que leur a données la révolution. C‘est un des thèmes que reprendra
sans cesse la propagande gouvernementale. Les paysans n e savent pas encore
que c’est Staline qui les leur enlèvera par la collectivisation.
3. Le général Janin, chef d e la mission militaire française en Extrême-Orient,
nous en dépeint toute l’atrocité dans certaines pages d e ses Mémoires.
DES ROUGES
CONTRE-OFFENSIVES (1919-1921).
228 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

avec une dernière poignée de fidèles dans son Quartier Géné-


ral, lorsque la compagnie de légionnaires tchèques, chargés
d’assurer sa protection, s’empare de lui par traîtrise e t
le livre aux Rouges. Condamné à mort, il est fusillé à
Irkoutsk, le 7 février 1920.
Cette salve de mousqueterie, claquant dans l’air glacé de
la Sibérie centrale ne soulève guère d’écho en Europe. Tout
...
cela est si loin, si dificile à comprendre Elle aurait pour-
tant mérité mieux. Car elle ne marque pas seulement la fin
de la croisade blanche; elle consacre la consolidation d u
régime bolchévique en Russie.
Bientôt le rideau tombera sur une des tragédies les plus
poignantes de notre époque, qui en comptera pourtant beau-
coup- une tragédie qui laissera une amertume d’autant plus
grande à ceux qui l’auront vécue qu’elle se déroulera au
milieu de l’indifférence générale et qu’elle se serait peut-être
effacée de notre souvenir, si l’histoire n’en avait conservé
l’image pour la transmettre à la postérité.
Tout d’abord, les Alliés ont voulu transporter les débris
de l’armée du Kouban à Salonique. Mais les volontaires
blancs s’y sont refusés. Ils ne se résignent pas à abandon-
ner la lutte, ni à laisser leur patrie aux mains d’un régime
qu’ils exècrent. De plus, ils veulent venger leurs camara-
des massacrés sur les plages de Novorossisk, et exigent de
rejoindre le dernier carré des forces blanches réfugié en Cri-
mée. Devant leur attitude résolue, les commandants des
convois les débarquent à Sébastopol, où ils vont grossir les
dernières troupes blanches retranchées dans la presqu’île.
Denikine s’étant démis de son commandement, un conseil
militaire a élu à sa place le général Wrangel. Avec l’éner-
gie du désespoir, celui-ci a regroupé ses maigres forces. Puis
il a fortifié la Crimée et l’a transformée rapidement en un
bastion contre lequel viennent se briser les assauts de la
13e Armée rouge. Au début de juin 1920, l‘armée Wrangel,
qui porte désormais le nom d’ (( Armée russe »,passe à l’of-
fensive. Elle refoule la 13e Armée rouge en direction de
Mélitopol et conquiert un territoire important au nord de
la Crimée. La fortune semble lui sourire e t l’on peut croire
un moment qu’elle atteindra Iékatérinoslav I...
Mais pour les forces de la contre-révolution, l’heure des

1. Aujourd’hui Dniepropbtrowk.
LE MONDE EN 1937 229
victoires est passée. Ecrasés sous le nombre, les volontaires
de 1’ (( Armée russe )) ne tardent pas à être refoulés sur leurs
positions de départ l. Xalgré leur âpreté, les combats qu’ils
livreront ne seront plus que des combats d’arrière-garde,
qui ne changeront plus rien à la situation.
Luttant à un contre dix, parfois même à un contre vingt,
avec une frénésie qui ne le cède en rien à celle des combat-
tants allemands du Baltikum 2, les volontaires blancs se
cramponnent à la Crimée comme au dernier lambeau de
leur patrie. Mais le monde semble se désintéresser de leur
sort. Aucun secours ne leur vient de l’étranger et le rapport
de forces est par trop inégal. Après des combats d’une rare
violence, où les vivants édifient des parapets avec les
cadavres de leurs camarades, l’isthme de Pérékop est forcé
au début de décembre. Dès lors, l’évacuation de la pres-
qu’île n’est plus qu’une question de jours.
Pourtant, cette fois-ci, il n’y aura pas de débâcle. Malgré
les charges fougueuses de la cavalerie rouge, Wrangel réus-
sit à replier le reste de ses hommes en bon ordre et à les
embarquer jusqu’au dernier. C’est un véritable tour de force,
quand on songe aux conditions dans lesquelles s’effectue
la retraite. On est au cœur de l’hiver. Le vent souffle en
rafales. Les routes sont défoncées. I1 faut évacuer les mil-
liers de blessés qui s’entassent à l’hôpital de Simferopol,
pour empêcher qu’ils soient massacrés. Afin d’alléger les
convois, on se voit dans l’obligation d’achever les grands
blessés et les agonisants. Les autres sont empilés sur des
traîneaux et transportés vers la côte. Finalement, le mince
cordon de troupes qui couvrait l’opération se replie à son
tour.
Aux environs de Noël, l’évacuation est terminée. Ce n’est
pas, comme bien l’on pense, sans une émotion profonde,
que les derniers volontaires blancs s’embarquent à leur tour.
Massés à l’arrière de leurs bateaux, les yeux embués de
larmes, ils voient disparaître à l’horizon la terre de leurs
aïeux, qu’ils ne reverront jamais plus ...

1. Pour en finir avec la résistance de la Crimée, les Rouges ont confié le comman-
dement de ce secteur a hlikhaïl Frounzé, qui s’est distingué par sa lutte contre
l’amiral Koltchak. Sous son impulsion, le front rouge se renforce rapidement.
En octobre, il comprend quatorze divisions de tirailleurs et douze divisions de
cavalerie.
2. Voir vol. II, p. 19 et E.
230 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

*
* *
Les Armées rouges ont reconquis tout l’espace compris
entre la Finlande et l’Oural. Ils ont libéré la Volga, le Donetz
e t la Crimée. La guerre civile va-t-elle enfin se terminer?
Pas encore. Car un nouvel adversaire fait soudain irruption
sur le champ de bataille : c’est Pilsudski, le Commandant
en chef des forces polonaises.
La débâcle des armées de Denikine et le retrait des divi-
sions austro-allemandes prescrit par les Alliés, ont permis à
l’Armée rouge de s’emparer de l’Ukraine e t de rejeter vers
l’ouest les forces de Petlioura Les unités bolchéviques se
trouvent ainsi face à face avec la jeune armée polonaise,
pour qui la conqu&tede Lwow et de Kiev constitue un objec-
tif historique. Événement capital, qui aura une importance
déterminante pour l’avenir de l’Armée rouge : pour la pre-
mière fois, elle va se trouver confrontée avec une armée
étrangère.
Le 23 avril 1920, Pilsudski a signé un accord avec l’het-
man Petlioura qui s’est engagé à soulever l’Ukraine sur les
derrières des troupes russes. Le 25, il déclenche une offensive
sur Kiev avec 8 divisions d’infanterie, 2 divisions ukrai-
niennes et 4 brigades de cavalerie 2. Les 12e, 14e, 150 et
16e Armées rouges se replient précipitamment, harcelées dans
leur retraite par les partisans ukrainiens. Pilsudski lance
alors la cavalerie du général Rydz-Smigly sur Koziatin et
parvient à créer une brèche entre la 12e e t la 14e Armée
rouge S. Quelques jours plus tard, les forces polono-ukrai-
niennes font leur entrée à Kiev et établissent une tête de
pont sur la rive est du Dniepr 4.

1. Petlioura, hetman des Cosaques d’Ukraine, n’est ni un a Bolchevik u ni à


proprement parler un a Blanc IL I1 lutte pour assurer l’indépendance de l’Ukraine
contre la mainmise qu’y exerce Moscou depuis Catherine II. A cet effet, il a
regroupé autour de lui quelque 30.000 hommes provenant de L’armée de Galicie,
qu’il a amalgamés avec une masse de volontaires qui ont répondu à son appel.
Ceux-ci ont enlevé de haute lutte les villes principales de Volhynie et de Podolie.
Le 30 avril 1919, Petlioura est entré à Kiev où il a été accueilli par une foule
enthousiaste et où il a déployé le drapeau bleu et or de la République ukrainienne.
C’est la cinquième fois que cette ville a changé de mains depuis 1917. E t ce
n’est pas la dernière ... (Cf. RENOIST-MÉCHIN,L’Ukrains, Paris, 1941, p. 57 e t s.)
2. Paul BARTEL,Le Maréchal Pilsudski, Paris, 1935, p. 193.
3. Ci. PISTOR,La9 Opdrations de la Division de caralsrce en Ukraine, Varsovie,
1926.
4. BARTEL,op. ci&, p. 194.
LE M O N D E E N 1937 231
Devant l’imminence du péril, Serge Kamenev e t Trotsky
décident de donner au front polonais la priorité sur tous
les autres. Faisant faire demi-tour aux unités dispersées au
Nord, à l’Est et au Sud de la Russie, ils concentrent la tota-
lité de leurs forces face à l’Ouest e t déclenchent, le 15 mai
1920, une puissante contre-offensive.
C’est une masse formidable de plus de trois millions
d’hommes, répartis en deux groupes d’armées, qui se rue
littéralement en direction de l’occident. Le Groupe nord est
constitué par les 3‘3, 4e, 15e, 16e Armées et le 3e corps de
Cavalerie, commandés par Toukhatchevsky, un jeune offi-
cier de l’ancienne armée tsariste, dont les talents militaires
se sont révélés au cours de la guerre civile; le Groupe s u d , p:r
la 12e, la 14e Armée et l’armée de Cavalerie (forte de 4 divi-
sions) commandées par Boudienny, auprès de qui Staline
exerce les fonctions de Commissaire politique.
Dans l’esprit de Trotsky, l’offensive rouge contre la Pologne
n’a pas seulement pour objet d’écraser Pilsudski. Elle est
le prélude d’une opération beaucoup plus vaste. Après avoir
franchi le Niémen et la Vistule, l’Armée rouge poursuivra
sa marche sur Berlin où elle tendra la main au prolétariat
occidental et embrasera toute l’Europe des feux de la révo-
lution. Ce sera l’aurore des temps nouveaux, l’apothéose
de la IIIe Internationale, Informés de ces objectifs par les
Commissaires politiques, les combattants de l’Armée rouge
sont animés d’un élan irrésistible. Revenant sur les champs
de bataille de 1917, ils veulent venger les défaites des armées
tsaristes et laver l’humiliation du traité de Brest-Litovsk l.
Ils se disent que leur irruption victorieuse au cœur de l’Eu-
rope ouvrira un chapitre nouveau dans l’histoire de l’hu-
manité.
Pilsudski a sous-estimé l’ampleur de la réaction russe.
Malgré l’arrivée des volontaires du général Haller 2, il se
trouve bientôt dans une situation difficile. Ses effectifs insuf-
fisants sont étirés à l’extrême. La panique et l’hésitation
règnent sur ses arrières. Pour beaucoup de Polonais, la cava-
lerie de Boudienny constitue une force invincible, et cette
1. Cette tendance est si forte qu’elle a m h e le général Broussilov, l’ancien
commandant en chef déjà secrètement converti au régime, A proclamer publi-
quement son ralliement et à lancer un appel u à tous les officiers de l’ancienne
armée D, pour les inciter 4 n’engager dans la nouvelle Armée rouge. Cet appel
obtient un succès marqué. (Cf. Michel GARDER,op. cit., p. 192.)
2. Voir vol. I, p. 215.
232 ’ HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

conviction ne fait que grandir à mesure que l’on s’éloigne


du front. La majorité du pays croit à une défaite certaine.
Ces sentiments s’accentuent le 4 juillet, lorsque Toukha-
tchevsky reprend l’offensive sur le front nord, avec vingt e t
une divisions d’infanterie et deux divisions de cavalerie.
E n quelques jours, les armées polonaises s’effondrent les
unes après les autres. Le 8 juillet, la 2e Armée chancelle et
abandonne Minsk; le 15 juillet, l’aile gauche de cette même
Armée ba t précipitamment en retraite sur Grodno. Ce repli
entraîne la chute de Vilno et un recul général sur toute la
ligne. Prises à revers par la cavalerie de Boudienny, les
troupes polonaises refluent en désordre. C’est alors que Tou-
khatchevsky, accélérant encore sa marche victorieuse, lance
son mot d’ordre célèbre : (( En avant! Sur Varsovie! ))
Grodno tombe le 20 juillet; Bialystock, le 25; puis c’est
l’abandon de la ligne du Niémen. Encore quelques jours et la
Pologne sera engloutie ...
Craignant un effondrement total de la résistance polo-
naise, Pilsudski lance un appel pathétique aux Alliés :
- Ne nous laissez pas périr! Venez à notre secours! s’écrie-
t-il. L’armée polonaise protège l’Europe tout entière contre
la marée bolchévique. Vous n’avez pas le droit de nous aban-
donner! Si notre front est rompu, l’Europe sera submergée ...
Pilsudski a espéré que son cri de détresse lui vaudrait une
aide rapide et massive des Alliés. Mais au lieu de voir arri-
ver des renforts et des munitions, il reçoit un ultimatum
qui le frappe en plein cœur. Le chef des Légions polonaises
n’est pas aimé à Paris où on le soupçonne (à tort) d’être
germanophile l. Ni Wilson ni Lloyd George n’ont approuvé
son offensive sur Kiev, derrière laquelle ils ont cru discer-
ner des visées annexionnistes. Aussi commencent-ils par lui
poser un certain nombre de conditions :
l o Les troupes polonaises se retireront à l’ouest de Irr ligna
Curzon;
1. Notamment Roman Dmowski et lea démocrates libéraux. Ceux-ci &prou-
vent les opinions socialistes de Pilsudski. Ils auraient voulu que la Pologne
se rangeât dès le début de la guerre dans le camp des Alliés et combattît les
Empires centraux au c8té des armées tsaristes. Pilsudski avait pdconisé la tac-
tique inverse : se battre contre les Russes aux côtés, des Empires centraux,
jusqu’à ce que le gouvernement de Petrograd renonce officiellement à la Pologne;
puis, changer de camp e t lutter avec les Russes, jusqu’8 l’écrasement final des
Empires centraux. Dmowski et ses amis n’avaient jamais pardonne il Pilsuddti
d’avoir commenc6 à recruter pes Légions 8oua l’égide de LudendoB.
LE MONDE E N 1937 233
20 L a Pologne abandonnera toutes ses prétentions sur Vilno
et la Lituanie;
30 La Pologne se soumettra aux décisions du Conseil interal-
lié, pour tout ce qui concerne la Galicie orientale, la Haute-
Silésie et le comté de Teschen l;
40 La Pologne acceptera que Dantzig soit érigée en ville libre,
et normalisera sea rapports avec le Sénat de cette ville;
50 Si Pilaudski souscrit à ces conditions, Wilson et Lloyd
George feront une démarche conjointe à Moscou, pour inviter
les dirigeants du Kremlin à conclure un armistice. Ils n’inter-
viendront aux côtés de la Pologne que s’ils se heurtent à un refus.

Cette mise en demeure - car c’en est une - place Pil-


sudski devant un choix dramatique. Accepter les conditions
des Alliés, c’est renoncer à ressusciter la (( Grande Pologne I),
qui est l’ambition de sa vie 2. Mais les repousser, n’est-ce pas
risquer de voir son pays submergé par les Russes, ramener
la Pologne à l’état où elle se trouvait en 1830 e t réduire à
néant plus d’un siècle de luttes pour l’indépendance?
Toute la nuit, il reste assis à sa table de travail, la tête
entre les mains, sans parvenir à se décider. Les fenêtres de
son bureau sont ouvertes, et à travers les grands rideaux
de mousseline blanche, lui arrive la rumeur lointaine de la
canonnade. Elle s’enfle par moments d’une façon inquié-
tante, puis décroît de nouveau.
- Jamais, dira-t-il plus tard au maréchal Rydz-Smigly,
jamais je n’ai vécu une nuit aussi atroce, même lorsque
j’étais enfermé à la prison de Magdebourg 3. Mon esprit oscil-
lait sans cesse entre la colère et le désespoir. J’ai cru, à
certains moments, que ma raison allait sombrer 4...
Finalement, un peu avant l’aube, il décide de s’incliner
et fait savoir au Conseil suprême qu’il accepte ses condi-
tions. Mieux vaut une Pologne mutilée, que pas de Pologne
du tout.. .
Mais lorsque les Alliés s’adressent à Moscou, le Gouver-
nement soviétique fait la sourde oreille et cherche à gagner
I.Certaines de ces conditions, en particulier celles qui ont trait à la Galicie
orientale et au comté de Tescben, semblent avoir été formulées à la demande
de Benes et des membres de la délégation tchécoslovaque h la Conférence de la
Paix. Vingt ans plus tard, la Pologne den souviendra ...
2. Sous Jean III Sobieski (1674-1696) et sous les Rois saxons qui lui avaient
succédé, la Pologne allait de la Baltique à la mer Noire, en suivant le cours moyen
du Dniepr.
3. Voir vol. I, p. 219.
4. Ddclaration du mareehal Rydz-Smigly d l‘auteur.
234 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

du temps. Ce n’est pas au moment où il tient la victoire


qu’il va y renoncer! Des journées s’écoulent, désespérément
longues, pendant lesquelles l’avance des troupes russes se
poursuit inexorablement ...
Cependant, à Paris, un homme s’alarme. C’est Clemen-
ceau. I1 ne s’est rallié qu’à contrecœur aux propositions de
Wilson et semble être seul à mesurer la gravité de la situa-
tion. (( Dans cent ans, l’Europe sera jacobine ou cosaque »,
avait affirmé Napoléon. Cette prédiction va-t-elle se réali-
ser? Le Tigre n’est pas certain que l’Europe devienne jaco-
bine, mais il ne veut à aucun prix qu’elle devienne cosaque.
I1 dépêche à Varsovie le .général Weygand, à la tête d‘une
importante mission militaire française. A défaut de secours
matériels, dont l’acheminement se heurte à une foule de
dificultés l, le chef d’État-Major du maréchal Foch pourra
donner des conseils utiles à Pilsudski.
Pendant ce temps, Toukhatchevsky, ébloui par l’avance
constante de ses armées, croit que l’effondrement de la
Pologne n’est plus qu’une question d’heures. I1 espère pré-
cipiter sa débâcle en accélérant la poursuite et s’attend à
recevoir, d’un moment à l’autre, une dépêche lui annonçant
que la révolution communiste a éclaté à Varsovie.
Déjà les 5 e et 2e Armées polonaises, adossées à la Vistule,
forment un ultime bouclier à l’est de la capitale. E n face
d’elles se déploient les 4e, 15e, 16e et 12e Armées rouges,
prêtes à balayer le dernier rideau de troupes qui les sépare
de l’occident.
A ce moment précis, les Rouges commettent une faute qui
va leur être fatale. Estimant que la ville de Plock, située en
aval de Varsovie, est l’endroit le plus favorable pour opérer
la percée, et désireux de concentrer le maximum de forces
dans ce secteur, Toukhatchevsky demande à l’Armée rouge
du sud-ouest, commandée par Boudienny, de remonter vers
1. Notamment à l’obstruction des autorites allemandes qui refusent de laisser
passer les convois militaires à travers leur territoire. Elles ont même interdit au
cargo Wimbledon, chargé de matériel de guerre, de transiter à travers le canal
de Kiel. Elles opposent deux arguments aux demandes des Alliés :
Le premier est de caractère politique. Le gouvernement de Berlin redoute un
soulèvement général des communistes allemands en faveur de l’Armée rouge. En
certains endroits, les ouvriers se sont insurgés et ont empêché des trains de muni-
tions de rejoindre la Pologne. Mieux vaut ne pas multiplier les incidents de cet
ordre.
Le second argument est de caracthe juridique : le traité de Versailles lui impo-
sant la neutralité, le Reich n’entend contribuer - ni directement ou indirecte-
ment - à l’approvisionnement en armes de. l’un ou l’autre des deux beiligbranta.
LE MONDE EN 1937 235
le nord pour lui prêter main-forte. Mais Staline, qui veut à
tout prix faire son entrée à Lwow l , pousse Boudienny à
refuser. Comme Toukhatchevsky insiste, Staline se retranche
derrière (( l’autonomie des armées )) dont le principe a été
imposé par le Comité central2. Des heures précieuses se
perdent ainsi en tergiversations stériles. I1 faut que Trotsky
intervienne en personne pour ramener à la raison les chefs
récalcitbants. Lorsque l’Armée du sud-ouest esquisse enfin
son mouvement vers !e nord, cinq jours se sont écoulés -
cinq jours durant lesquels la situation se sera modifiée du
tout au tout.
Car a u matin du 14 août, un vide s’est produit entre la
16e Armée rouge, déployée devant Varsovie, et la couver-
ture de son flanc gauche. Pilsudski et Weygand s’en sont
aperçus. Estimant qu’il faut exploiter au maximum (( cette
chance providentielle »,ils décident de lancer toutes les
réserves polonaises dans la brèche.
Le 15 août, fête de l’Assomption de la Vierge, Pilsudski
passe une dernière fois ses troupes en revue. Hâves et dégue-
nillés, ses soldats ne disposent que d’un armement hétéro-
clite 4. Un grand nombre d’entre eux n’ont même pas de sou-
liers. Mais leur exaltation est telle, qu’elle les élève au-dessus
de leurs souffrances. Leur allure est si impressionnante que
Pilsudski en éprouve un sentiment d’orgueil 5. Une troupe
animée d’un moral aussi élevé peut-elle être vaincue? Il
exhorte ses combattants à se faire massacrer sur place, plu-
t ô t que de céder un pouce de terrain et leur rappelle que le
sort du monde va se jouer dans les heures qui viennent.
- Demain, nous serons tous morts, leur dit-il, ou la
Pologne sera libre!
Un frémissement muet parcourt les rangs des soldats.
L’émotion qui les étreint va-t-elle se libérer par des accla-
mations, par des cris? Non. Un silence angoissé plane sur
le front des troupes. Soudain, un soldat,.puis un autre, flé-
chissent le genou. Leur exempie est suivi par l’ensemble de
leurs camarades. A présent, toute l’armée est agenouillée.
1. Lemberg.
2. Voir plus haut, p. 216.
3. L’expression est de Pilsudski.
4. Leun fusils sont tantôt russes, tantôt prélevés dans les stocks d’armes aban-
donnés par les Allemands au moment de l’évacuation de la Pologne. (Voir vol. I,
p. 239.)
5. Paul BARTEL, Ls Maréchal Pibudski, p. 215.
236 HISTOIRE DE L’ARMER ALLEMANDE

Tous les soldats se signent e t se mettent solennellement


sous la protection de la Vierge.

+
* *
Le lendemain, à l’aube, les troupes polonaises s’élancent
sur l’ennemi e t surprennent ses avant-gardes au moment où
elles s’apprêtaient à franchir la Vistule. Bousculées et débor-
dées par les charges de la I r e e t de la 4e division de la
3e Armée polonaise, les colonnes russes s’enfuient dans toutes
les directions. Leur retraite se transforme bientôt en déban-
dade. Au soir du 16 août, tous les objectifs polonais sont
atteints et même dépassés.
Le lendemain, les Polonais poursuivent leur avance et
pénètrent profondément dans les positions ennemies. La
4e Armée polonaise atteint la grand-route allant de Var-
sovie à Brest-Litowsk. A. Kolbiel, elle opère sa jonction
avec la 15e division de la i r e Armée, qui s’est élancée hors
de la tête de pont de Varsovie.
C’est alors- et alors seulement- que Toukhatchevsky
comprend toute la portée de la manœuvre stratégique pré-
conisée par Weygand e t exécutée par Pilsudski. I1 apprend
coup sur coup que la 5e Armée polonaise avance vers le
Narew e t que ses communications avec la 4e Armée sont
rompues. Craignant d’être encerclé, il ordonne la retraite
générale vers le nord-est.
Ce recul élargit la brèche qui existe entre le Groupe d’ar-
mées du nord et l’Armée du sud-ouest. Harcelés, fraction-
nés, décimés sur leurs arrières, les Russes voient leur victoire
se transformer en déroute.., Une clameur immense s’élève
de leurs unités disloquées. La marée humaine reflue plus vite
, qu’elle ne s’était avancée, laissant 40.000 cadavres sur le
terrain. Les Polonais capturent 25.000 prisonniers, plusieurs
dizaines de milliers de chevaux, et s’emparent d‘une quan-
tité énorme d’armes et de munitions. Pendant une semaine
entière, la poursuite continue. Le 25 août, le territoire natio-
nal est entièrement libéré. Le miracle de la ((Marne polo-
naise )) s’achève en triomphe.
Cette fois-ci, le Kremlin ne refuse plus de négocier. Le
18 septembre 1920, des pourparlers russo-polonais s’ouvrent
à Riga. Ils seront longs e t laborieux. Le traité d u m&me
LE MONDE EN 1937 237
nom, fixant les frontières orientales de la Pologne l, ne sera
signé que le 18 mars 1921.
t
+ I .

La défaite de l’Armée rouge devant Varsovie a des consé-


quences militaires énormes, mais ses conséquences idéolo-
giques sont plus considérables encore. Abusé par Trotsky,
Toukhatchevsky a cru jusqu’à la dernière minute que la
révolution marxiste éclaterait à Varsovie. Or, il n’en a rien
été. Malgré tous les efforts de la propagande marxiste, les
ouvriers polonais n’ont pas vu, dans l’Armée rouge, une
armée de libérateurs, mais celle des oppresseurs d’hier, de
l’ennemi héréditaire. Le sentiment national l’a emporté sur
la solidarité prolétarienne.
Cette révélation porte un coup sensible au prestige de
Trotsky. C’est lui, en définitive, le grand vaincu de Varso-
vie. Plus encore que la défaite de l’Armée rouge, l’absence
de réaction de la part des ouvriers polonais et .allemands
démontre que la IIIe Internationale n’est encore ni assez
consciente ni assez organisée pour jouer le rôle historique
qu’il lui attribuait. Son espoir s’est écroulé de voir se déclen-
cher. une révolution mondiale immédiate, dont l’Armée rouge
ne serait que l’élément avancé. Mais avec une obstination
rageuse, il refuse de l’admettre.
Staline en revanche, tire immédiatement la leçon des
événements. Le froid réaliste y voit plus clair que l’idéologue
passionné. La débâcle survenue sur les bords de la Vistule
l’ancre daris ses convictions : il ne faut plus compter sur
l’Internationale ouvrière pour assurer la victoire de la révo-
lution dans le monde. Si l’on veut que le marxisme l’emporte
sur ses ennemis, il faut commencer par lui donner une assise
plus spécifiquement russe.
1. Celles-ci ne seront donc pas imposées par les Alliés à la Pologne, mais par
la Pologne elle-même à 1’U. R. S. S. et à la Lituanie, à laquelle les Polonais
arracheront Vilno, à la suite d’un raid audacieux du général Zeligowski. Les
Polonais annexeront ainsi une large bande de terrain située à l’est de la l i g n e
Curwn. Les Russes devront accepter cet état de choses, mais avec l’ide bien
arrélée de récupérer ces terrifoires à ka première occasion. Quant aux Lituaniens,
ils se dédommageront sur les Allemands, en installant une administration litua-
nienne à Memel (février 1923).
XIV

RECONSTITUTION ET ESSOR
DE L’ARMGE ROUGE

La guerre civile et l’offensive contre la Pologne sont ter-


minées. Le régime soviétique a survécu à la tourmente. Mais
l’Armée rouge sort de ces années de lutte dans un état
lamentable. Ce n’est plus qu’un magma confus e t vague-
ment organisé, un gigantesque rassemblement de partisans
auquel aucun dénominateur commun ne donne une cohésion
comparable à celle que la discipline et la tradition confèrent
aux autres armées du continent. K On y trouve, nous dit
Macintosh, toutes les formes d’unités imaginables, depuis
les bandes à moitié sauvages de brigands forestiers, jusqu’aux
bataillons d’étudiants fanatiquement communistes, et tous
les types concevables de soldats, depuis les anciens sous-ofi-
ciers traîneurs de sabre, jusqu’aux professeurs doctrinaires
et précis des Académies militaires. Elle a livré pendant plu-
sieurs années une guerre de mouvement à travers les vastes
plaines de la Russie; une guerre cruelle au cours de laquelle
les populations civiles ont souffert des déprédations com-
mises par les deux camps; une guerre où la victoire pouvait
signifier la destruction de son propre village et la défaite,
la désertion en masse à l’ennemi. Les deux adversaireS.ont
tiré leur subsistance des campagnes et, en 1922, l’Armée
rouge et les campagnes sont complètement épuisées. A pré-
sent, environnés de tous côtés par les révoltes paysannes, la
disette dans des régions qui étaient jadis des greniers d’abon-
dance, les épidémies, le brigandage et les exactions de toutes
sortes, les nouveaux dirigeants de la nation exsangue doivent
s’asseoir autour d‘une table pour jeter les bases d’une nou-
velle armée 1. ))
1. J. M. MACINTOSU,The Red Army, 1920-1936, et LIDDELL-HART,
The Soviet
Army, p. 52-53.
LE M O N D E EN 1937
Après les (( Groupes d’ouvriers en armes n, 1’ (( Armée insur-
rectionnelle )) et 1’ (( Armée de guerre civile I), .qui n’ont été,
à vrai dire, que de brillantes improvisations, il s’agit à pré-
sent de doter le pays d’une armée définitive qui sera la
gardienne du territoire et la protectrice de la révolution.
Cette armée, au nom de quels principes sera-t-elle orga-
nisée? C’est là une grave question. Elle donne lieu à des
controverses passionnées, au cours desquelles trois groupes
s’affrontent. D’abord les vieux généraux et les colonels bre-
vetés de l’ancienne armée tsariste, dont le porte-parole est
l’ex-major général Svetchine; ensuite les organisateurs de
l’Armée révolutionnaire, c’est-à-dire Trotsky et ses colla-
borateurs les plus proches, Antonov-Ovséienko, Sklyanski
et Smirnov, soutenus par un groupe d’intellectuels. Enfin
l’équipe turbulente des jeunes (( Spécialistes )) qui se sont
distingués durant la lutte contre les Blancs. A ce groupe
appartiennent Frounzé, Gousev, Egorov, Kork, Gamarnik
et Toukhatchevsky. Pour ces hommes, qui ont rompu avec
le passé, tout retour en arrière est désormais impossible.
Leur seul moyen de faire carrière et de justifier leur revi-
rement est d’aller de l’avant, en s’identifiant toujours
plus étroitement à la révolution.
Les (( anciens brevetés voudraient rétablir une armée de
type classique, réglementaire et hiérarchisée, semblable aux
armées bourgeoises des autres pays. Trotsky défend avec
ardeur les milices territoriales, seules capables de sauver
le pays au cas où éclaterait une nouvelle contre-révolu-
tion.
Mais les jeunes (( Spets )) estiment que la contre-révolution
est morte et que le seul danger qui menace la Russie est
une agression extérieure. A l’encontre du théoricien de la
N Révolution permanente », ils estiment que la nouvelle armée
n’est pas destinée à lutter contre des Russes, mais à repous-
ser les assauts d’un ennemi étranger. Aussi, préconisent-ils
un régime mixte, composé d’un nombre restreint de milices
territoriales et d’une armée permanente de 600.000 hommes.
Cette formule présuppose le maintien de la préparation mili-
taire obligatoire, premier maillon de la militarisation du
Pays.
C’est finalement Staline qui arbitrera le conflit. Adver-
saire résolu des anciens officiers tsaristes, dont il a cherché
à imposer le renvoi dès le début de la guerre civile, il exige
240 HISTOIRE DE L’ARPÉE ALLEMANDE

- e t obtient - leur élimination. A quelques exceptions


près 1, on n’en reparlera plus.
Après quoi, Staline s’en prend à Trotsky, le défenseur des
milices territoriales, qu’il déclare (( n’être plus l’homme de la
situation N.Le 2 janvier 1925, passant outre a u x protesta-
tions d’Antonov, il le fait relever de ses fonctions de Pré-
sident du Conseil supérieur de la Guerre et nomme à sa place
Mikhaïl Frounzé z. La mort de Frounzé survenue opportuné-
ment le 31 octobre de la même année, au cours d’une inter-
vention chirurgicale ordonnée par le Comité central 3, lui
permet de le remplacer à la tête de l’Armée rouge par un
homme à sa dévotion : Vorochilov, qui a pris part à ses
côtés à la défense de Tsaritsyne 4.
Intéressé avant tout par les questions d’armements, Voro-
chilov n’est peut-être pas d’une intelligence très déliée. (Tout
ce que lui demande Staline est d’être docile.) Mais il a le
mérite de laisser les mains libres aux jeunes Spets. Ce sont
eux qui vont se lancer avec fougue dans la reconstitution
de l’Armée rouge, entraînés par le plus brillant d’entre eux :
Mikhaïl Toukhatchevsky.

* +
Quel est donc ce jeune homme auquel on prédit le plus
bel avenir, dans les milieux dirigeants de l’U. R. S. S.?
Né le 16 février 1893, Mikhaïl Toukhatchevsky appartient
- autant qu’on le sache - à une famille aristocratique de
l’ancien régime dont le nom figure dans le (( Livre de velours n
de la noblesse moscovite 5. Un de ses ancêtres aurait été
1. Serge Kamenev, l’ancien commandant en chef, sera chargé, sur l’initiative
de Frounzé, de procéder à la refonte des règlements et, en premier lieu, de celui
de l‘infanterie. Ouborévitch deviendra commandant des troupes du district mili-
taire de Biélorussie. Qua. t à Chapochnikov, l’ancien chef du Bureau des opéra-
tions, il deviendra chef $>État-Major général, après la disgrâce d’Egorov.
2. Successivement vainqueur de Koltchak en Sibérie, commandant du u front
du Turkestan B, et vainqueur des forces blanches de Wrangel en Crimée, Frounzé
a été nommé, le l e r avril 1924, adjoint de Trotsky au Commissariat des Affaires
militaires. Lorsque ce dernier est tombé malade, au courant de l‘été, il a assuré
la direction du Commissariat, par intérim.
3. La mort de Frounzé fait toucher du doigt le caractère absolu de la dicta-
ture que Staline exerçait sur le Parti. Le successeur de Trotsky à la Présidence du
Conseil supérieur de la Guerre était tombé gravement malade. Les médecins étaient
partagés quant A l’opportunité d’une opération. Sous la pression du Secrétaire
général, le Comité central idlima l’ordre à Frounzé de se faire opérer. I1 devait
y trouver la mort.
4. Par la suite, cette ville devait être baptisée Stalingrad.
5. Dans un article, publié par la Pratda en 1963, le générai Todorsky prend
LE M ONDE EN 1937 241
nommé par Saltykov adjoint au gouverneur militaire de Ber-
lin, lors de l’occupation de cette ville en 1762. Un autre
aurait pris part à la bataille de Borodino. Destiné dès son
enfance à la carrière des armes, il a été admis à dix-sept
ans dans la Garde impériale, avec le grade d’enseigne. Quatre
ans plus tard, lorsque la guerre a éclaté, il était lieute-
nant. Fait prisonnier en 1915 sur le front de Varsovie, les
Allemands l’ont interné tout d’abord sur le petit îlot de
Dânholm dans la Baltique, d’où il s’est évadé à la nage.
Repris, il s’est évadé de nouveau et n’a été arrêté que près
de la frontière hollandaise, après vingt jours d’une marche
épuisante. Enfermé dans le fort de Küstrin, il a participé
avec Garros à une nouvelle tentative de fuite. Le 19 octobre
1916, les Allemands ont envoyé ce récidiviste de l’évasion
au fort no 9, à Ingolstadt, où ils ont rassemblé tous ceux
qu’ils considèrent comme de (( fortes têtes ».Là, il a rencon-
tré - entre autres - un groupe d’officiers français compre-
nant Remy Roure, le commandant de Goys et le capitaine
Charles de Gaulle. Toukhatchevsky a séduit rapidement ses
compagnons de captivité par son énergie, son charme et sa
vivacité d’esprit.
Lorsque la première révolution éclate en Russie, en février
1917, le jeune officier de la Garde est désemparé. I1 suit avec
attention l’offensive de Broussilov. Son échec le désespère.
Bouillonnant, ambitieux, imprégné d’idées panslavistes qu’il
a puisées dans la lecture de Pogodine et de Dostoïevsky, il
se demande quel sera l’avenir de son pays. Le démocratisme
falot de Kérensky ne lui dit rien qui vaille. I1 ne souhaite
même plus sa victoire, t a n t elle laissera la Russie amputée
et humiliée. En revanche, c’est avec enthousiasme qu’il salue
la Révolution d’octobre. Non parce qu’elle instaure la dic-
tature du prolétariat - les théories de Marx lui sont pour
ainsi dire inconnues - mais parce qu’elle fait table rase
du passé, débarrasse la Russie des hypothèques qu’elle a
contractées à l’égard des Alliés et lui rend les mains libres
en Pologne et en Orient. Bref, il y voit la promesse d’une
résurrection nationale.
- Comment pouvez-vous concilier ces opinions extré-
soin de souligner que Toukhatchevsky serait le fils d’une paysanne de la région
de Smolensk et I d’un petit propriétaire foncier sans fortune, resté toujours trhs
pres du peuple LI Telle est, aujourd’hui, la thèse officielle.
IV 16
242 HISTOIRE D E L’ARMLIÉE ALLEMANDE

mistes avec votre serment de fidélité au Tsar? lui demande


Remy Roure.
- Le tsarisme est mort et ne revivra plus, lui répond
Toukhatchevsky. A quoi bon s’emmurer dans la nostalgie
du passé? La révolution qui laboure profondément la Russie
libérera une foule d’énergies inconnues. Elle offrira des tâches
exaltantes à des masses d’hommes nouveaux. Faut-il rester
à l’écart de ce brassage prodigieux? Non! I1 faut y collabo-
rer de toutes ses forces et adhérer au Parti, pour y jouer
- qui sait? - le rôle d’un nouveau Bonaparte ...
Dès lors, Toukhatchevsky n’a plus eu qu’une idée en tête :
s’évader d’Ingolstadt, pour rejoindre ceux qui sont en train
de forger un visage nouveau à sa patrie. Après plusieurs
tentatives infructueuses, il finit par y réussir l.
Huit mois plus tard, il inaugure une carrière fulgurante.
Promu colonel au débotté 2, il est envoyé par Trotsky
sur le front de la Volga. Ses dons exceptionnels se mani-
festent dès ses premiers combats. Tandis que Vorochilov
e t Staline s’enferment à Tsaritsyne, Toukhatchevsky opte
instinctivement pour la guerre de mouvement.
(( Camarades! Quel est notre but? D
demande-t-il à ses soldats dans son premier Ordre du jour
du 8 juin 1918,
(( Couper aux contre+évolutionnaires la route des plaines fer-

tiles de la Sibérie. Pour cela, il faut marcher de l’avant sans


plus tarder. Il faut prendre l’offensive! Le moindre retard est
un pas vers la mort! n
Les revers qu’il fait subir au x Tchécoslovaques, à l’au-
tomne de 1918, e t les défaites qu’il inflige aux armées de
Koltchak 3 décident le Kremlin à lui confier le commande-
ment d’un Groupe d’armées. A peine âgé de vingt-six ans,
le voilà investi d’un des postes les plus élevés dans la hié-
rarchie militaire soviétique 4. Fin 1919, il combat dans le
1. Cf. Remy ROURE,
Le Chef de 1‘Armée rouge :Mikhail Toukhatehevsky.
2. a Mikhaïl Toukhatchevsky, écrit Anatole de Monzie, jeune aristocrate B peine
évadé depuis huit mois d’un fort d’Ingolstadt, fait colonel presque au jugé, qui
avant de doctriner la révolution comme Trotsky, doctrinait sa propre ambition
comme Saint-Just m...
3. En liaison avec Frounzé.
4. A titre de spécialiste. Ivan Nikititch Smirnov lui est attaché comme Commis-
saire politique.
LE M O N D E EN 1937 243
Kouban, où il donne le coup de grâce aux armées du géné-
ral Denikine. E n 1920, il commande le front nord dans la
campagne de Pologne et se serait probablement emparé
de Varsovie, si Staline n’avait pas empêché Boudienny de
remonter vers le nord,.pour joindre ses forces aux siennes l.
Après quoi, il a rempli deux missions moins glorieuses, qui
rappellent le rôle joué par Bonaparte durant les journées
de Vendémiaire : l’écrasement de la révolte des marins de
Cronstadt en 1921, et l’étouffement de celle d’tlntonov en
1921-1922. Par là, il s’est mis dans les bonnes grâces du
Comité central.
Tel est l’homme qui va se lancer, avec son impétuosité
coutumière, dans la réorganisation de l’Armée rouge. Et très
vite, il va orienter la nouvelle armée vers des structures très
différentes de celles qu’elle a connues précédemment.
Pour Frounzé - comme pour Trotsky -le fascisme repré-
sente (( la forme la plus aiguë et la plus condensée du capi-
talisme mondial ». Contre cette forme de capitalisme, la
meilleure défense possible est une bataille sans armées régu-
lières ni fronts définis, une guerre civile totale menée par des
partisans. Or, Toukhatchevsky trouve cette conception ana-
chronique. Défendable, à la rigueur, jusqu’en 1933 3, elle est
devenue inconcevable depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
Devant la menace que représente le resserrement des liens
entre l’Allemagne et le Japon, YU. R. S. S. doit disposer
d’une armée régulière, prête à intervenir rapidement, à toute
occasion.
- L’activité des partisans a lieu sur les arrières de l’en-
1. Voir plus haut, p. 234-235. u Héros de la guerre civile contre les Russes
blancs, écrit Louis Fischer, le général Toukhatchevsky, alors âgé de vingt-sept ans,
commandait l’Armée rouge qui avança jusqu’aux portes de Varsovie en 1920.
I1 aurait sans doute pris la ville- et quelles n’en auraient pas été les consé-
quences pour l’Europe et le communisme international! - si Staline, qui était
alors le Commissaire politique de Boudienny sur le front sud de la Pologne, ne
s’était pas obstiné à poursuivre sa propre ambition e t à marcher sur Lemberg
(Lwow) au mépris des ordres du Grand État-Major. Dans son rapport écrit sur la
campagne de Pologne, Toukhatchevsky impute la défaite de Varsovie à Staline. D
(Am-portrait du régime soviétique, Preuves, octobre 1959.)
2. Mikhaïl FROUNZÉ, Science militaire et Révoolulion, p. 43-51.Cette interpréta-
tion est d’ailleurs contestable, comme le démontrera plus tard la lutte du capi-
talisme contre le fascisme.
3. Toukhatchevsky a soutenu pendant un temps ce point de vue, notamment
dans son essai sur la Guerre des classes. u En organisant des soulhements e t des
actions de partisans sur les arrières de l’ennemi, y écrit-il, nous créons u n rapport
de forces qui nous est favorable. Y I1 a abandonné cette conception à partir d e
1933.
244 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ ALLEMANDE

nemi, ne cesse-t-il de répéter à ses collègues. Pour qu’une telle


action puisse se dérouler sur une grande échelle, il faut que
l’ennemi se soit profondément avancé dans le pays, ce qui
suppose qu’il ait déjà remporté des victoires importantes ...
Si nous avons demandé au peuple russe d’aussi lourds sacri-
fices, c’est précisément pour pouvoir construire une industrie
moderne, permettant que notre sol ne soit jamais foulé par
aucun envahisseur. La prochaine guerre n’aura aucun rap-
port avec les guerres napoléoniennes, ni avec la guerre civile
de 1918-1922. I1 faudra se battre aux frontières, peut-être
même recourir à la guerre préventive ...
Cette conviction s’est ancrée dans son esprit à la suite des
contacts qu’il a eus avec les dirigeants de la Reichswehr.
En exécution du traité de Rapallo l, un certain nombre d’of-
ficiers de l’Armée rouge ont été admis à faire des stages à
I’Etat-Major de la Reichswehr. Toukhatchevsky a été l’un
d’eux. En 1923, il a fait partie du u Groupe spécial n dirigé
par Piatakov, qui devait prendre le commandement de la
a Garde rouge allemande e »,au cas où la révolution commu-
niste aurait triomphé à Berlin. Depuis lors, il est retourné
cinq fois dans la capitale du Reich : deux fois en t a n t que
membre de la Commission militaire russo-allemande, char-
gée de veiller à l’exécution des Conventions de 1923; une
fois pour faire lui-m&me un stage dans la Reichswehr et
assister aux grandes manœuvres; deux autres fois encore
entre 1926 et 1932 3.
Ces séjours lui ont permis d’observer sur place la montée
irrésistible du National-socialisme. I1 a entendu, à cette occa-
sion, des généraux allemands comme Liese, Wietersheim e t
Guderian, exposer leurs conceptions sur l’emploi des chars.
1. Signé en 1922 entre Rathenau et Tchitchérine. Radek avait pris une p a r t
active dans la négociation. (Voir vol. II, p. 211, note 1.)
2. Voir vol. II, p. 264, note 3.
3. a Nous avons appris à mieux connaître Toukhatchevsky au cours des années 20,
lorsqu’il fut invit4 à prendre part aux grandes manœuvres de la Reichswehr avec
un groupe d’ofieiers soviétiques li, écrit le générai Spalcke, qui était à cette époque
le chef de la Section soviétique au Service des Armées étrangères (Abteiiung T
3) du ministere de la Reichswehr. a I1 fit à cette occasion une excellente impres-
aien à den hommes comme Blomberg, moins en raison de ses capacités techniques
que de ses maniérem mondaines, dont l’élégance tranchait sur le comportement
plus fruste de ses collègues. Mais il devait.plaire moins aux officiers allemands
d’un rang inférieur qui furent amends à avoir des contacts fréquents avec lui.
C‘est ainsi qu’un de mes collaborateurs de longue date de I’Abteilung T 3, le
colonel Miencinski, le considérait comme un homme suprêmement vaniteux et
arrogant, un poseur aux paroles duquel il ne fallait pas se lier. li (Angst w r simm
Ruàsbchen Napoleon, Dsuîsche Zeitung, 2-3 mara 1963, p. 22.)
LE MONDE EN 1937 245
I1 a compris, à travers leurs exposés, que les armees de
l’avenir, rapides et puissamment articulées, grouperaient
leurs forces cuirassées en grandes unités autonomes, pour les
enfoncer comme des coins dans les fronts ennemis. I1 a trouvé
ces vues révolutionnaires, et s’est proposé de les appliquer
dans l’Armée rouge d’une façon plus révolutionnaire encore :
en les faisant accompagner par des unités parachutées.
C’est dans ce sens, en effet, - après une période de tâton-
nements et de mises au point, - que va s’orienter la nou-
velle armée soviétique. Peu à peu, les milices territoriales
disparaissent au profit des unités permanentes l. Les Régions
militaires passent de huit à treize 2. Le 15 mars 1934, le
N Commissariat du peuple aux Affaires militaires et navales
devient le N Commissariat du peuple à la Défense ».Le Conseil
militaire révolutionnaire est dissous. I1 est remplacé par
un N Conseil militaire supérieur de quatre-vingts membres.
Vorochilov demeure Commissaire à la Défense avec deux
N premiers adjoints 1) : Toukhatchevsky (plus spécialement
chargé de l’armée de terre et de l’aviation3) et Gamarnik,
chef de la Direction politique. Il est également assisté par
trois autres (( adjoints )) : Orlov, le commandant des forces
navales; Alksnis, le commandant des forces aériennes et
Egorov, le chef d’etat-Major général.
Jusqu’ici, le service militaire était limité au x ouvriers et
aux paysans. A partir de 1934, il est étendu à tous les
citoyens soviétiques, sans distinction d’origine sociale 4. Du
coup, les effectifs officiels passent de 562.000 hommes à
940.000 hommes, puis à 1.300.000 en 1935. (En fait, les effec-
tifs réels dépassent 2 millions.) E n même temps, la moto-
risation est activement poussée. Le nombre total des batail-
lons de chars passe de 20 à 200 environ. E n attendant la
constitution de grandes unités motorisées (corps mécanisés
ou divisions blindées), ces bataillons sont groupés partiel-

1. En janvier 1936, 77 % de toutes les unités auront été incluses dans l’armée
régulière.
2. Comme le Bureau politique prend trèa au sérieux la menace japonaise en
Mandchourie, les forces armées d’Extrême-Orient sont constituées en entité nuto-
nome, placée sous le commandement du général Blücher (ex Galen).
3. 11 est désigné, en outre, pour assumer les fonctions de Commandant en chef
en temps de guerre.
4. Le budget militaire est porté de 1 milliard H de roubles en 1933, B 14 mil-
liards 800.000 roubles en 1936. L’Armée muge cesse d’étre une armée de classe
pour devenir, au sens propre du terme, une armée nationale.
246 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

lement en brigades1. On constate le même essor dans le


domaine de l’artillerie z. Mais l’arme dont les progrès sont le
plus spectaculaires est l’aviation a. Aux grandes manœuvres
de Kiev, en 1935, les attachés militaires étrangers sont stu-
péfaits de voir évoluer de grandes masses de chars, consti-
tuées en unités autonomes. Mais le clou de la journée est
le largage sur le terrain d’un groupe d’artillerie au complet
e t des 3.000 parachutistes d’un régiment d’infanterie aéro-
porté.
Comme on pouvait s’y attendre, l’augmentation du nombre
des jeunes recrues pose rapidement un problème de cadres.
Pour aller au plus pressé, on mobilise et on (( réactive )) des
officiers de réserve, on prolonge les limites d’âge. Mais la
grande idée de Toukhatchevsky est de recréer un véritable
corps d‘officiers, en empruntant à l’ancien régime ce qu’il
avait de meilleur : des Internats militaires préparatoires (du
genre École de Cadets); des Écoles d’armes d’un niveau
supérieur à celles qui existent et enfin, comme dans toutes
les armées du monde, une véritable hiérarchie militaire. Un
vaste projet dans ce sens est soumis à l’approbation d u
Politburo.
La m@meannée, les grades traditionnels sont rétablis pour
les (( Kommandirs n supérieurs 4. Pour couronner le tout, la
dignité de a Maréchal de l’Union Soviétique )) est instituée.
Le 20 novembre 1935, Staline confère cette distinction à
Vorochilov, Blücher, Boudienny, Egorov et Toukhatchevsky.
De ces cinq maréchaux, Toukhatchevsky est le plus jeune,
puisqu’il a à peine quarante-deux ans.

I.Unc dizaine de brigades sont créées e n 1934. Les divisions blindées feront
leur apparition en 1937.
2. Un nombre impressionnant de nouveaux groupes est créé. L’artillerie d e
réserve générale est portée à 20 régiments d’artillerie légère, 20 régiments d’ar-
tillerie de campagne e t 5 régiments d’artillerie A longue portée (pièces de 200 e t
d e 350. Certains groupes deviennent tractés sur chenilles, des prototypes de
s. u. )aRûts automoteurs) apparaissent. ils seront utilisés par les Soviétiques
comme artillerie d’assaut e t antichars.
3. Les mathiels sortent à u n rythme accéléré; L a formation du personnel
navigant est intensifiée. L’infrastructure se monte rapidement. La doctrine opte
pour u une puissante aviation stratégique D, sans négliger pour autant l‘aviation
tactique. E n 1934, 3 divisions aéroportées sont créées.
4. Le décret du 22 septembre 1935 rétablit les grades de sous-lieutenant, lieu-
tenant, capitaine, major, lieutenant-colonel et colonel. Ce décret ne modifie en
rien la situation des offciers généraux qui restent répartis en Kombriq (général
de brigade), Korndiv (général d e division), Komkor (général de corps d‘armée)
e t Kamandarm (général d’armée).
LE M O N D E E N 1937 247

E n 1936, on peut dire que l’Armée rouge est devenue une


des plus fortes armées du continent. Elle est dotée d’un équi-
pement très moderne et ses effectifs sont remarquablement
aguerris. Quant à la nation, elle est maintenue tout entière
dans un état permanent de u mobilisation psychologique »,
grâce à une propagande incessante, faite sur le thème de
I’ u encerclement de l’Union Soviétique par les Puissances
capitalistes ».
Staline a soutenu ce travail de reconstruction parce qu’il
a vu, dans la nouvelle armée, un corollaire du programme
d’industrialisation dont il est le promoteur et qui a trans-
formé de fond en comble la physionomie du pays.
Mais sa méfiance, toujours en éveil, l’incline à flairer le
danger avant qu’il survienne. Aussi ne tarde-t-il pas à
éprouver un sentiment de malaise devant cette puissance
énorme qui surgit au cœur de l’Union Soviétique et qui ne
lui paraît pas suffisamment intégrée au Parti. I1 commence
à déceler, chez les généraux, une indépendance d’esprit e t
une sorte de (( conscience de classe D, qui l’inquiètent d’au-
tant plus que la pléiade de (( spécialistes »,à laquelle l’armée
doit son essor, n’est pas à sa dévotion, comme Bou-
dienny et Vorochilov. Qu’arriverait-il s’ils en venaient à
contester son autorité?
Déjà, lors de la disgrâce de Trotsky en 1924, Antonov-
Ovsienko, le chef de la Direction politique de l’armée, a
menacé le Politburo d’un soulèvement militaire N pour pro-
tester contre la révocation ignoble du Carnot soviétique Y.
Cette tentative a fait long feu. Mais Staline n’en a pas moins
conservé le souvenir ...
L’armée est intervenue une deuxième fois au temps de
Frounzé. Elle s’est insurgée contre (( le rôle excessif des
Commissaires politiques 1) et s’est efforcée d’obtenir leur sup-

1. J. M.MacKiNTosn, The Red Army, 1920-1936, et LIDDELL-HART, The Soviet


Army, p. 52-64.
2. Alors présidé par Zinoviev.
3. a I1 était question d’arrêter tout le Politburo, de convoquer un Congrès
extraordinaire du Parti et d’élire (à la place de Staline) un nouveau Secrétaire
général (qui eût été Trotsky). (Victor ALEXANDROV. L’Aflairs Toukhatchevsky,
p. 44.)
248 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

pression. Elle s’est heurtée à ce moment-là à la double oppo-


sition du XIIIe Congrès du Parti et du Comité central, très
attentifs à maintenir la primauté du pouvoir civil.
Mais voilà qu’elle s’immisce de plus en plus dans les affaires
générales. Sous prétexte que la grande masse de ses recrues
est d’origine paysanne, elle dénonce les effets déplorables de
la collectivisation des terres et demande que l’on suspende
les mesures de dékoulakisation l. Voilà qui v a trop loin!
Sta1ine:qui n’aime guère qu’on cherche à lui forcer la main,
trouve inadmissible que les militaires se mêlent de questions
qui engagent la direction politique du pays. C’est à lui - e t
à lui seul - qu’il appartient de fixer l’orientation de la
révolution ...
Son inquiétude est encore accrue lorsqu’il lit un tract de
Trotsky, où celui-ci déclare :

Par sa politique néfaste, Staline facilite la tâche des éliments


bonapartistes. Si un conflit militaire éclatait, un Toukhatchevshy
quelconque n’aurait pas beaucoup de peine à renverser le régime,
avec l‘aide de tous les éléments antisoviétiques en U. R. S. S.

Le bonapartisme! Voilà le grand mot lâché. I1 résonne


aux oreilles de Staline, comme un signal d‘alarme. L‘oppo-
sition de gauche l’a sans cesse accusé de préparer Thermidor.
Accusation absurde! Mais saura-t-il se prémunir à temps
contre -un IS-Brumaire? Des textes parus à l’étranger ne
laissaient-ils pas entendre que ce jeune Toukhatchevsky,
si brillant e t si ambitieux, n’est entré dans le Parti que pour
y jouer le rôle d’un nouveau Bonaparte 2? Le plus inquié-
tan t est qu’il semblerait en avoir les capacités ...
1. La réclamation des militaires n’était d’ailleurs pas sans fondement. Les rap-
ports émanant des centres de recrutement signalaient le mauvais moral des recrues
paysannes. a Les jeunes paysans qui arrivent dans les casernes, y lisait-on, sont
souvent moroses et apathiques. Ils ne manifestent aucune envie de se battre
Pour un régime qui leur a confisqué leurs terres et a déporté leurs parents. D
Cf. MACKINTOSH, op. rit., p. 63.) La façon dont les militaires revenaient A la
charge pour faire cesser cet état de choses, déplaisait aux organes du Parti, q u i
y voyaient une prise de position a bourgeoise B en faveur des koulaks, et un desa-
veu de leur propre activité.
2. a Toukhatchevsky, écrit le général Spalcke, avait déjA pris figure dans la
presse française et britannique. Le profil qu’on en traçait évoquait invinciblement
celui du grand Corse. L’intérêt bienveillant que lui témoignait le monde bourgeois
dissimulait mal son espoir inavoué de voir ce renégat [du régime tsariste] mettre
un beau jour un terme à la Révolution e t à ses tirades incendiaires. Quand on
connaît le r81e joué au sein du Parti communiste par le complexe de Napoléon
- cet épouvantail sans cesse engendré par la peur de voir un militaire de haut
LE MONDE EN 1937 249
Staline est désormais terriblement sur ses gardes. Mais
sentant qu’il est encore trop tô t pour frapper, il dissimule
sa méfiance derrière une amabilité de façade. Le Roi d’An-
gleterre George V étant décédé le 19 janvier 1936, il charge
Toukhatchevsky de le représenter à ses obsèques. C’est alors
que le jeune maréchal, enivré par cette faveur et nullement
conscient de la menace qui plane sur sa tête, va commettre
une série d’impairs qui fortifieront dangereusement les sus-
picions de Staline.
*
* *
Durant son séjour à Londres, Toukhatchevsky ne se borne
pas à suivre le convoi funèbre de George V, aux côtés de
Ribbentrop et de Blomberg. I1 en profite pour se faire ména-
ger, par l’entremise du général Poutna l, plusieurs entrevues
secrètes avec les dirigeants de l’$tat-Malor britannique.
Aux yeux du Commissaire adjoint à.la Guerre, un nou-
veau conflit mondial est devenu inévitable. Au lieu d’at-
tendre passivement qu’il éclate, pourquoi n’en pas prévoir
immédiatement les modalités e t conclure dès à présent les
alliances nécessaires? Faut-il assister, sans réagir, à l’essor
militaire allemand? E n 1937, les usines du Reich sortiront
difficilement 500 avions par mois, alors que les usines fran-
çaises et tchèques en produisent à elles seules 600 à 700.
E n 1937, le nombre des corps d’armée allemands atteindra
à peine 14, alors que la France et la Tchécoslovaquie peuvent
en aligner 35. C’est donc en 1937 que se trouveront réunies
les conditions les plus favorables à une guerre préventive ...
Voulant convaincre ses interlocuteurs de la justesse de ses
vues, Toukhatchevsky leur fournit toute une série de don-
nées qu’il estime de nature à dissiper leurs appréhensions. I1
leur fait connaître le volume des effectifs que l’Armée rouge
pourrait engager dès le début d’un conflit e t les délais récla-
més pour une mobilisation générale; il leur expose les grandes
lignes du plan stratégique élaboré par le Conseil supérieur
rang se livrer à un acte d’usurpntion - on conçoit qu’un homme comme Staline,
qui n’était pas précisément confiant, ait vu d’un trhs mauvais œil les éloges décer-
n6s à Toukhatchevsky dans la presse étrangère. Ils constitueraient, vans conteste,
une toile de fond propice Q toutes les accusations, au cas où le Maréchal commet-
trait la moindre imprudence dans ses rapports avec la France ou l’Angleterre. B
(Angel vor einern Ruesischen Napoleon, Deubche Zeifung, 2-3 mars 1963.)
1. L’attaché militaire soviétique Q Londres.
250 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

de la Guerre de 1’U. R. S. S. et souligne son caractère réso-


lument offensif; il leur fournit des indications précises sur
le potentiel de l’industrie de guerre soviétique ainsi que sur
la production mensuelle des canons, des avions et des chars;
il esquisse le plan d’un (( pont aérien )) destiné à venir a u
secours de la Tchécoslovaquie au cas où les avions britan-
niques et français ne pourraient lui fournir une aide immé-
diate. Le maréchal soviétique poursuit en assurant (( que
1’U. R. S. S. remplirait pleinement les obligations que lui
impose son traité avec la Tchécoslovaquie si cette dernière
entrait en conflit avec le Reich, ceci i n d é p e n d a m m e n t de l’ori-
g i n e d u conflit et m ê m e s i elle décidait de parer à u n e éuen-
tuelle agression allemande p a r u n e guerre préventive ».Enfin,
il insiste sur les avantages que comporterait la conclusion
d’un Pacte oriental, semblable à celui que Barthou s’effor-
çait de mettre sur pied à la veille de sa mort l.
Mais les Anglais, dont toute l’attention est fixée sur la
Méditerranée, n’ont aucune envie de se lancer dans une
guerre continentale. Outre qu’ils n’ont jamais été favorables
au projet de Pacte oriental, ils n’entendent pas aliéner leur
liberté d’action en prenant des engagements trop précis
envers la Russie. Ils pensent que les chiffres avancés par
le maréchal sont délibérément grossis pour les besoins de
la cause, car ils ne correspondent nullement à leurs propres
estimations z. Aussi l’écoutent-ils avec une attention polie,
mais sans se départir de la plus extrême réserve. N’ayant
pas réussi à emporter leur conviction, Toukhatchevsky
quitte Londres, profondément déçu.

1. Voir vol. III, p. 288-289.


2. Les témoignages abondent sur le peu de cas que les Anglais faisaient d e
l’Armée rouge à cette époque. a Chacun est convaincu, en Angleterre, a dit Lord
Lothian ti un groupe d e ministres allemands en 1935, qu’une armée allemande
suffisamment équipée n’aurait aucune raison de redouter la Russie. Vous entre-
riez dans I’Arméc russe comme dans du beurre. a (Documenta on German Foreign
Policy, Washington, 1957-1959, p. 887.) a Quoique sans doute adaptée à une
guerre défensive à l’intérieur d e ses frontibres, écrit Lord Chilston, ambassadeur
de Grande-Bretagne à Moscou, le 19 avril 1938, 1’Armée rouge est incapable de
porter la guerre en territoire ennemi. w (Documents on British Foreign Poiiy,
London, 1949-1957,I , III, p. 148.) u J e ne crois pas le moins du monde à la capa-
cité des Russes d e soutenir une véritable offensive, même s’ils le voulaient I,
déclarera de son cOté Neville Chamberlain, le 26 mars 1939. (Keith FEILINC, The
Lifeof Neville Chamberlain, London, 1947, p. 403.)Bref,. presque chaque o b s e r
vateur occidental en 1936 était convaincu que la Russie soviétique était un allie
inutile, écrit A. J. P. Taylor, que son maître était un dictateur féroce e t sans
scrupules, son armée chaotique e t son régime condamné à s’écrouler a u premier
choc. u (The origins O/ Use second World War, Londres 1961, p. 112.)
LE MONDE EN 1937 251
Peut-être aura-t-il plus de succès à Paris, où il a convoqué
les attachés militaires soviétiques à Prague, à Berlin et à
Varsovie? Dès son arrivée, une conférence secrète les réunit
à l’Ambassade de la rue de Grenelle. Le général Semenov,
qui arrive de Pologne, affirme que ce pays ne resterait pas
inactif, dans le cas où les États occidentaux déclencheraient
une offensive brusquée contre Hitler. Dénonçant le traité de
1934, la Pologne appliquerait le plan élaboré par Pilsudski
en 1933, qui consiste à occuper la Silésie, le corridor de
Dantzig et une partie de la Prusse-Orientale. Quant au
gouvernement tchèque, sa position est encore plus nette.
Benès n’a-t-il pas déclaré tout récemment à l’attaché de
1’U. R. S. S. à Prague : ((Dès que vous serez en état de
conflit armé avec l’Allemagne, les forces tchécoslovaques
pénétreront sur le territoire du IIIe Reich et marcheront
simultanément sur Munich et Berlin D?
C’est armé de ce faisceau d’informations que Toukha-
tchevsky rend visite au général Gamelin. 11 lui fait le même
exposé qu’aux dirigeants militaires anglais et le presse de
prendre ses dispositions avant qu’il soit trop tard. Mais
le chef d’État-Major Général de l’Armée française se montre
tout aussi réservé que ses collègues britanniques l. Avec un
sourire affable, mais distant, il répond à Toukhatchevsky
que la France, retranchée derrière sa ligne Maginot, ne se
départira pas de son attitude défensive, aussi longtemps que
l’Allemagne ne se livrera pas à une agression.
- Mais alors, il sera trop tard! se récrie Toukhatchevsky.
- Une guerre préventive ne serait pas seulement contraire
aux principes dont s’inspire la politique française, répond
Gamelin, elle serait désapprouvée par la majorité de l’opi-
nion.
E n revanche, ce qu’il ne dit pas à son interlocuteur, bien
que ce soit probablement le fond de sa pensée, c’est qu’il n’a
guère confiance dans les armements russes et craint que
1. Ceux-ci l’ont informé de la teneur des conversations qu’ils viennent d’avoir
à Londres avec Toukhatchevsky. Leur compte rendu est empreint d’un scepti-
cisme d’autant plus grand qu‘ils ne tiennent nullement à ce que la France prenne
des engagements envers la Russie, sur lesquels ils pourraient être obligés de
s‘aligner à leur tour.
2. Tout comme les Anglais, les milieux militaires français n’avaient qu’une
piètre opinion de la valeur des armements russes. a Les Français ne pensent pas,
qu’en cas d’agression allemande contre la France, l’Armée russe leur soit d‘un
Becours appréciable, même s’il lui était possible de quitter son propre pays B,
écrit Sir G. Clark à Sir John Simon, le 14 juin 1934. (Documents on British Foreign
252 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

les dirigeants soviétiques ne cherchent à précipiter l’Oc&


dent dans un conflit, auquel ils se déroberont à la dernière
minute. E n bref, il ne tient nullement à (( tirer les marrons
du feu )) pour la Russie.
- Encore un coup d’épée dans l’eau, se dit Toukha-
tchevsky,. qui regagne Moscou plus désabusé que jamais.
Les Puissances occidentales sont-elles frappées de cécité?
Ou bien les dirigeants du Politburo auraient-ils raison lors-
qu’ils affirment qu’il y a une complicité tacite entre les pays
capitalistes? Comment convaincre les chefs d’État-Major
français e t britanniques qu’il est sincère, lorsqu’il affirme
que la Russie participerait activement à une guerre pré-
ventive, destinée à libérer le monde de la menace hitlé-
rienne? La prochaine réunion du Soviet suprême va lui en
fournir l’occasion.
Un des points principaux inscrits à l’ordre du jour est la
question des relations germano-soviétiques. Bien qu’Hitler
ait prononcé, peu de temps auparavant, plusieurs discours
très violents contre le péril bofchévique l, les interventions
de Molotov et de Litvinov frappent par leur modération.
On dirait que chaque mot de leurs discours a été soigneu-
sement pesé, pour en éliminer tout ce qui pourrait avoir
l’air d’une provocation. Lorsque Toukhatchevsky monte à
son tour à la tribune, se5 déclarations tranchent sur celles
qui les ont précédées. Ses propos ne sont pas seulement
hostiles à l’Allemagne : ils sont formulés en termes nette-
ment agressifs. S’adressant aux gouvernements occidentaux
par-dessus la tête de ses auditeurs, il affirme qu’une guerre
est devenue inévitable et que le plus sage serait de s’y pré-
parer immédiatement.
Pourquoi parle-t-il ainsi? Pour ajouter du poids a u x paroles
qu’il a prononcées à Londres et à Paris? Assurément. Mais
aussi parce qu’il sait qu’il exprime l’opinion de la grande
majorité des cadres de l’Armée rouge a. Ceux-ci éprouvent
Policy,London, 1949-1957,2, VI, p. 756.) G Dana les milieux militaires français,
notamment ceux qui entourent le general Weygand, écrit M. Kaster, ambas-
sadeur du Reich Paris, le 4 juillet 1934, on ne paraît pas très convaincu de la
valeur de l’Armée soviétique. n (DocumLnts on German Foreign Policy,Washington,
1957-1958, C. III, p. 125.) a En novembre 1937, le gén6rd Gamelin semblait
penser que l’armée roumaine elle-même avait plus de poids que l’armée sovi6-
tique. B (Keith FEIIING, The -Life of Neci& Chumberiuin, London, 1947, p. 334.)
1. Notamment au Congrès de Nuremberg, placé tout entier sous le signe de
i’anticommunisme.
2. Peu après, au cours d’un voyage & Moscou, le générai Spaicke, chef de la
LE MONDE E N 1937 253
une impatience grandissante devant la passivité avec laquelle
les maîtres du Kremlin semblent assister au réarmement
allemand. E n se faisant le porte-parole des officiers supé-
rieurs, Toukhatchevsky espère exercer une pression siir les
membres du Bureau politique et les amener ainsi à modifier
leur attitude.
Son intervention est très remarquée dans les capitales
étrangères. Mais elle déclenche chez Staline un de ces accès
de fureur qui sont le plus souvent mortels pour ceux qui
en sont la cause. Les libertés que prend Toukhatchevsky
dépassent la mesure! Non content de réunir en conférence
secrète les attachés militaires soviétiques à l’étranger 1 et
de divulguer aux Anglais et aux Français - ces alliés
douteux en qui Staline n’a aucune confiance - des secrets
militaires de la plus haute importance, voilà qu’il se permet
de formuler en public des thèses opposées à celles du.gou-
vernement! Est-ce lui qui dirige la politique de 1’U. R. S. S.?
Se prendrait-il déjà pour le maître du Kremlin? Comment ne
voit-il pas que sa volonté de déclencher une guerre préven-
tive contre l’Allemagne serait le plus mauvais service qu’il
puisse rendre à son pays? Attaquer l’Allemagne aurait pour
effet immédiat de cimenter l’unité de l’occident. Tous les
pays capitalistes se grouperaient autour d’Hitler pour l’ai-
der à abattre l’ a agresseur bolchévique ». Si YU. R. S. S.
veut sortir victorieuse du conflit - qui de toute évidence
approche à grands pas - elle doit faire l’opération inverse :
retourner l’Allemagne contre l’occident et s’en servir comme
d’un (( brise-glace )) pour disloquer le monde capitaliste. Pour
cela, loin d’attaquer le Reich, il faut se le concilier. I1
importe de persuader Hitler qu’il a bien moins à redouter
de 1’U. R. S. S. que de l’occident. Rassuré du côté de
Moscou, il n’en sera que plus enclin à lancer la Wehrmacht
Section russe au Service étranger de la Wehrmacht, s‘étonnera devant son homo-
logue russe, le général Ouritzky, de l’attitude inamicale prise envers l’Allemagne
par Toukhatclievsky. a Que voulez-vous, lui répondra Ouritzky, le maréchal Tou-
khatchevsky est devenu le porte-parole des oEciers qui ne veulent plus rien
savoir de leurs longues années de collaboration avec les milieux militaires alle-
mands. B (Angst COI eineni Russischen Napoleon, Dec6kche Zeitung, 3-3 mars 1963.)
1. Staline en a été iniormé par sa propre police. Lorsqu’il a demandé des expli-
cations A Vorochiiov, celui-ci lui a répondu qu’il n’était au courant de rien. Voilà
qui n’est pas fait pour calmet ses inquiétudes ...
2. Depuis la signature du Pacte de Locarno entre la France, l’Allemagne, la
Belgique, l’Angleterre e t l’Italie (16 octobre 1925), Staline se méfie des gouver-
nements occidentaux e t vit dans‘la hantise d’un Pacte occidental D, qui unirait
les pays capitalistes dans u n iront commun contre 1’U. R. S. S.
254 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

à l’assaut de la France et de l’Angleterre. Ce sera une


guerre longue e t coûteuse, au cours de laquelle les deux
adversaires s’épuiseront réciproquement. Pour finir, l’Eu-
rope ne sera plus qu’un champ de décombres. Alors -
mais alors seulement - l‘heure d’une intervention soviéti-
que aura sonné.
Que Toukhatchevsky soit incapable de suivre un raison-
nement de cette nature n’a rien de surprenant. Ce n’est pas
une tête politique. Mais alors, qu’il laisse cette tâche à ceux
dont c’est le métier. Au lieu de cela que fait-il? I1 tient des
conciliabules secrets à l’étranger, cristallise autour de lui le
mécontentement de l’armée et veut imposer ses vues au
Bureau politique ... Des indices sans importance? Que non!
Staline sait trop bien comment on prépare une conspiration.
Tous ces actes prouvent que Toukhatchevsky et ses amis
s’apprêtent à renverser le régime et n’hésiteront pas, pour
y parvenir, à recourir aux moyens les plus brutaux l.
Depuis le jour où Toukhatchevsky l’a dénoncé à Trotsky
comme le principal responsable de la défaite de Varsovie a,
Staline lui a voué une haine d’autant plus vive que la rai-
son d’État l’obligeait à la dissimuler. I1 l’a laissé monter en
grade et l’a nommé Maréchal parce qu’il en avait besoin
pour reconstituer l’Armée. Maintenant que cette tâche est
accomplie et qu’il devient dangereux, Staline le liquidera

1. Plusieurs observateurs hien informés, comme Isaac Deutscher e t Walter


Duranty (qui fut pendant longtemps le correspondant du New York Times à
Moscou), pensaient qu’un coup de force militaire était imminent. Leur témoignage
est intéressant parce qu’il nous prouve que ces craintes étaient répandues a Mos-
cou e t n‘existaient pas seulement dans l’imagination d e Staline, comme les anti-
staliniens l’ont soutenu par la suite. PI Un puissant groupe d e dirigeants d e l’Armée
rouge, dirigé par le maréchal Toukhatchevsky, écrit Duranty, tolérait mal, l’au-
toritarisme de Staline et, après plusieurs mois de controverses, dont l’acrimonie
allait croissant, il décida d’y mettre fin par une action conspiratrice violente ...
E n conséquence Toukhatchevsky, Gamarnik e t la clique militariste de l’Armée
préparèrent un coup d’État contre Staline... Ils espéraient le perpétrer gràce à
la Garde du Kremlin e t aux élèves-officiers de l’Académie militaire, dont les
commandants étaient des leurs. n (Sûzlin a d Co, Sloane, New York, 1949.) u Les
circonstances exactes du complot de Toukhatchevsky e t d e son échec ne sont
pas connues, écrit d e son c8té Isaac Deutscher. Mais toutes les versions non sta-
liniennes s’accordent pour le dire : les généraux préparaient effectivement un
coup d’État. E t cela sur leur propre initiative, pour des raisons qui leur étaient
personnelles e t qui n’avaient rien & voir avec les Puissances étrangéres. L a partie
principale de cc coup devait se jouer a u Kremlin, par une révolte d e palais qui
aboutirait à l’assassinat de Staline. Une opération militaire décisive à l’extérieur
du Kremlin ainsi qu’un assaut du quartier ghnéral du G. P. U. avaient égale-
ment été préparés, Toukhatchevsky était l’âme de la conspiration (?).I (Staline,
p. 379.)
2. Voir plus haut, p. 243, note 1.
LE M ONDE EN 1937 255
comme tous ceux qui ont osé s’opposer à ses desseins.
Car Toukhatchevsky fait planer sur Staline un double
danger : à l’intérieur, la menace d’un coup d’État militaire;
à l’extérieur, le déclenchement d’une guerre préventive dont
il ne veut à aucun prix. Qui sait même si cette volonté de
déclencher un conflit n’est pas dictée par l’espoir de créer,
en Russie même, les conditions favorables à l’exécution d’un
coup de, force? Trotsky, dont l’esprit d’analyse était rare-
ment‘en défaut, n’a-t-il pas mis le doigt sur le mécanisme
de la conjuration, le jour où il a écrit :

SIUN CONFLIT MILITAIRE ÉCLATAIT, un Toulchatcheosky quel-


...
conque n’aurait pas beaucoup de peine à renverser le régime

Cette idée n’a pu germer d’elle-même dans l’esprit d u


Maréchal. Ne lui a-t-elle pas plutôt été soumée par des
membres de l’opposition trotskyste, qu’il aurait rencontrés
au cours de son voyage à l’étranger? Toutes les hypothèses
sont permises, après la légèreté dont il a fait preuve, durant
ses courts séjours à Londres et à Paris ...
Mais malgré tous ses pouvoirs, Staline se rend bien
compte que briser Toukhatchevsky ne sera pas chose facile,
car il jouit d’une grande popularité dans l’armée. L’abattre
parce qu’il veut déclarer la guerre à l’Allemagne? Personne
ne le comprendrait. Le chasser sous prétexte qu’il entre-
tient des relations trop confiantes avec la France et l‘An-
gleterre? Ce serait créer des complications sans fin avec
Londres et avec Paris. Par ailleurs, le traîner devant un
Tribunal politique n’est guère possible non plus. Cela ris-
querait d’amener l’armée entière à se solidariser avec lui.
11 faut donc le faire condamner par l’armée elle-même.
Mais pour y arriver, il sera nécessaire de porter contre lui
des accusations si terribles que Vorochilov et ses pairs
renoncent à le défendre. Or, il n’y en a que deux qui puissent
avoir cet effet : la connivence avec les trotskystes et la
collusion avec l’Allemagne - le complot intérieur et l’intel-
ligence avec l’ennemi. Sa tête ne pèsera plus bien lourd, le
jour où il aura été convaincu de ces crimes ...
Plus Staline réfléchit et plus il est persuadé qu’il faut
frapper vite et fort. I1 commence par remanier les cadres
supérieurs de la police. I1 destitue Iagoda, pour le punir de
sa négligence. Puis, sur le conseil d’Idanov, il fait venir
256 HISTOIRE DE L’ARYSEALLEMANDE
Iéjov, le contrsleur général du N. K. V. D. et le nomme
Commissaire du peuple aux Affaires intérieures. I1 lui expose
ses suspicions à l’égard de l’armée, lui montre les informa-
tions qu’il a reçues à ce sujet e t le charge de procéder lui-
même à l’enquête.
- J’en ai assez de tous ces bavardages, de toute ces conspi:
rations! lui dit-il, d’un ton sans réplique. J e veux y voir
clair! Mais sache que le seul moyen de mériter ma confiance
n’est pas de venir me dire que le complot n’existe pas : c’est
de m’en apporter les preuves.
xv

STALINE DECAPITE
LE HAUT-COMMANDEMENT SOVIÉTIQUE

Alors commence une des plus sinistres machinations poli-


cières de notre époque. Puisque Staline veut des preuves,
Iéjov lui en fournira.
Depuis les débuts de la guerre civile, le G. P. U. possède
un agent secret en la personne de Nadejda Vassilievna Ple-
vitskaya, une jeune femme d’une grande beauté et au passé
romanesque, qui a commencé par être danseuse-étoile à
l’Opéra de Petrograd. Réfugiée à Odessa en 1919, elle y a
chanté dans des cabarets jusqu’au jour OY elle a été faite
prisonnière par les troupes de Denikine. Soupçonnée d’être
une espionne à la solde des communistes on s’apprêtait à
la fusiller lorsqu’elle a croisé par hasard un jeune oficier
blanc, le colonel Nicolas Skobline. Dès le premier regard,
Nicolas est tombé amoureux d’elle. I1 a mis tout en œuvre
pour lui sauver la vie, et y a réussi. Depuis ce jour, Nadejda
Vassilievna lui a voué un .attachement sans bornes. Elle l’a
suivi, comme infirmière bénévole, durant toute la campagne
de Crimée. Tragique odyssée à travers les champs de bataille
jonchés de morts et d’agonisants, que des rafales de neige
recouvrent d’un linceul glacé ...
Promu brigadier le 25 mars 1920 à l’âge de vingt-six ans,
Nicolas Skobline est le plus jeune général de l’Armée blanche
- comme Toukhatchevsky est le plus jeune général de l’Ar-
mée rouge. Nommé commandant du (( Groupe de Pérékop »,
c’est à lui qu’échoit le périlleux honneur de défendre l’isthme
du même nom. Position capitale, qui couvre le dernier bas-

1. El1e.a été la maîtresse d’un agent du G. P. U.


IV 17
258 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

tion des Armées blanches en Crimée. I1 s’y bat vaillamment,


tenant tête avec trois mille hommes au x assauts de quatre
armées rouges. Mais l’héroïsme de cette poignée d’hommes
ne saurait compenser leur infériorité numérique. Une fois
enfoncée cette dernière ligne de défense, il ne leur reste plus
que la retraite e t l’exode. Évacués sur Gallipoli, Nicolas e t
Nadejda décident de se marier. Après quoi, le général Sko-
bline va s’installer à Paris, où sa femme ne tarde pas à le
rejoindre.
Ennemi juré des Rouges, e t notamment de Toukha-
tchevsky - dont il considère le ralliement à la révolution
comme une félonie-, Skoblinenourrit en secret des ambitions
peu communes. Plus jeune que ses collègues, il rêve de
prendre la tête d’une nouvelle (( croisade contre le bolché-
visme »,de venger les défaites de Denikine et de Koltchak
et de chasser Staline de son bureau du Kremlin. I1 compte
pour cela sur l’appui des Allemands, dont il approuve hau-
tement les prises de position anticommunistes et dont il voit
déjà les Panzers avancer victorieusement sur la route de
Moscou. C’est pourquoi il entretient avec eux des relations
suivies, notamment avec l’obergruppenführer Reinhard
Heydrich, le chef des Services de Sécurité du Reich, auquel
il a été présenté par le baron Wrangel1.
Depuis quelques années, Paris est devenu le centre de
ralliement de tous les officiers russes-blancs exilés de Russie.
La R. O. V. S. (ou Organisation mondiale des Militaires
russes en Émigration) y a établi son Quartier Général. Son
chef est le général de Miller, que les Anglais avaient placé
en 1918 à la tête du Gouvernement régional provisoire d’Ar-
khangelsk a. Anglophile et tsariste, Miller a pris pour adjoint
le général Skobline, malgré ses sympathies non déguisées
pour l’Allemagne. Mais alors que son grand âge l’oblige à se
cantonner dans un rôle purement décoratif, c’est Skobline
qui fait tout le travail. Intriguant, remuant, tirant toutes les
ficelles, il finit par indisposer ses compatriotes par ses excès
de zèle. On le devine très arriviste et des rumeurs fâcheuses
circulent sur son compte. Lors de sa fondation, l’organisa-
tion était présidée par le géoéral Koutiépoff. E n janvier 1930,
celui-ci a disparu mystérieusement. Tout le monde est
convaincu qu’il a été enlevé par des agents du G. P. U., et les
1. Qu’il ne faut pas confondre avec le général du même nom.
2. Voir carte p. 229.
LE M ONDE E N 1937 259
mauvaises langues vont jusqu’à insinuer que Skobl’ine et sa
femme ne seraient pas totalement étrangers à sa dispari-
tion.
A présent, Skobline cherche à éliminer le général de Mil-
ler, qu’il déclare trop âgé - et surtout trop anglophile -
pour continuer à présider l’Organisation. I1 se dit que s’il
réussissait à se mettre à sa place, il aurait plus d’autorité
sur ses compatriotes et plus de poids aux yeux des Alle-
mands.
Mais la police moscovite n’a pas perdu la trace de la
Plevitskaya. A l’automne de 1936, elle lui dépêche deux de
ses agents, qui lui proposent le marché suivant : ils se char-
geront de faire disparaître le général de Miller, si Skobline
les aide à abattre Toukhatchevsky, en leur fournissant la
preuve de sa collusion avec les trotskystes. Skobline voit
immédiatement le parti qu’il peut tirer de cette proposition.
Lemarché est vite conclu. Mais les émisaires du N. K. V. D.
connaissent la méfiance maladive de Staline. 11s savent qu’il
ne se fiera jamais aux déclarations d’un Russe blanc. (C’est
à peine s’il a confiance dans sa propre police.) Ils pensent
que les preuves de la culpabilité de Toukhatchevsky l’impres-
sionneraient bien davantage si elles lui étaient fournies
par une haute personnalité étrangère, non impliquée dans
l’affaire, mais qui entretiendrait avec lui des relations d’ami-
tié. L’homme le plus qualifié pour jouer ce rôle serait sans
doute le Président Benès.
Skobline et les agents du G. P. U. s’emploient aussitôt à
le circonvenir. Benès possède à Genève un bureau privé
d’informations que dirige un de ses amis M. Némanov. Heu-
reuse coïncidence : Skobline le connaît. Par ailleurs, les
trotskystes ont créé un réseau de propagande nommé
N Centre parallèle I), dont le représentant à Prague est un
certain Grylévitch. Les trotskystes le tiennent au courant
de toutes leurs activités, sans se douter qu’il est un agent
double qui travaille en même temps pour la police moscovite.
Skobline se rend à Genève où il informe Némanov que
Toukhatchevsky entretient des liaisons suivies avec les
trotskystes. Comme Némanov refuse de le croire, Skobline
lui conseille de faire arrêter Grylévitch. Qu’il le fasse inter-
roger par la police tchèque! L’homme de confiance des trot-
skystes lui confirmera les faits ...
Quelques jours plus tard, Grylévitch est arrêté : comme
260 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

l’avait prédit Skobline, il (( avoue 1) tout... e t même davan-


tage. A l’en croire, Toukhatchevsky préparerait un coup
de force à Moscou, en liaison avec les trotskystes et certains
membres de l’État-Major allemand. Un premier rapport de
police, faisant état de ces déclarations, est remis à Benès.
Le Président de la République tchécoslovaque croit tomber
des nues en en prenant connaissance. Toukhatchevsky à la
solde des Allemands? La chose lui paraît inconcevable.
Pourtant le travail d’intoxication est commencé à son insu.
Au moment de jeter le rapport a u panier, il se ravise e t le
range - à toutes fins utiles - dans son coffre personnel.
Presque en même temps, Nicolas Alexéiev, un ancien
oficier de marine tsariste très lié avec Skobline, s’arrange
pour se faire arrêter à Paris sous l’inculpation d’espionnage.
I1 profite de son internement à la prison du Cherche-Midi
pour faire des (( révélations sensationnelles n à son juge
d’instruction. I1 parle d’un complot fomenté par Toukha-
tchevsky et certains chefs de l’Armée rouge, en liaison
avec les trotskystes et des chefs militaires allemands. Il
indique que lors de son passage à Paris, Toukhatchevsky
a tenu une conférence secrète avec les attachés militaires
soviétiques à Prague e t à Varsovie. Ses dépositions paraissent
si intéressantes à son juge, que son dossier est transmis a u
Tribunal permanent des Forces armées. Une copie du rap-
port est adressée confidentiellement à l’attaché militaire
tchèque, qui la communique à Benès. C’est la deuxième fois
en quelques semaines qu’il reçoit u n document de cette
nature. Les informations venant de Genève et de Paris se
recoupent étrangement. Cette fois-ci le Président Benès est
sérieusement ébranlé. ..
Bientôt, un troisième indice -
provenant cette fois-
ci d’une source officielle- paraît donner du corps à ces
accusations. L’ambassadeur de Tchécoslovaquie à Berlin,
M. Mastny, négocie u n accord économique germano-tchèque
avec M. von Weizsticker l. Comme M. Mastny marque peu
d’empressement à signer le protocole, M. Trautmannsdorf,
u n expert de la Wilhelmstrasse qui assiste au x négociations,
lui glisse incidemment :
- J e vous conseille de vous hâter. J e sais que vous crai-
gnez d’indisposer les Russes en signant cet accord Mais les ...
1. Le Sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères du Reich.
LE MONDE E N 1937 261
milieux militaires russes ont contacté les nôtres, pour liqui-
der la tension existant entre nos deux pays l. La politique
de 1’U. R. S. S. pourrait bien subir un changement de cap.
Alors, il sera trop tard z...
Intrigué par ces paroles dont le sens lui échappe, Mastny
les rapporte aussitôt à Benès. Celui-ci établit immédiate-
ment une relation entre les propos de M. Trautmannsdorf
et le contenu des rapports qu’il a reçus précédemment. Aucun
doute n’est plus permis : Toukhatchevsky complote avec les
services allemands pour renverser Staline. Si les militaires
soviétiques parvenaient à s’entendre avec les dirigeants de
la Bendlerstrasse, ce serait la fin de l’alliance russo-tchèque
et, par voie de conséquence, de la Tchécoslovaquie elle-
même. Manifestement effrayé par cette perspective, et mû
peut-être aussi par le désir de faire de Staline son obligé,
Benès convoque d’urgence M. Alexandrovsky, ministre de
1’U. R. S. S. à Prague, pour l’avertir du complot qui se trame
contre son chef. A l’appui de ses dires, il lui fait part des
renseignements qui lui sont parvenus de Genève, de Berlin
et de Paris. Sans perdre un instant, M. Alexandrovsky les
communique à Staline.
On se refuserait à croire qu’un homme aussi avisé
que Benès ait agi avec autant de légèreté, s’il ne l’avait
raconté lui-même dans ses Mémoires :
En janvier 1937, écrit-il, une communication officieuse de
Berlin m’apprit qu’on y considérait les négociutions [germano-
tchèques] comme ayant échoué. Une note strictement confiden-
tielle ajoutait qu’Hitler poursuivait p o u f l’heure d‘autres entre-
tiens secrets qui, e n cas de succès, auraient aussi des répercussions
sur notre politique. U n mot échappé c i Trautmannsdorf. nous fit
comprendre qu’il s’agissait de négociations avec certains milieux
soviétiques, notamment le Maréchal Toukhatcheosky, Rykov et
d’autres 3. Hitler était si convaincu du succès de ces négociations
qu’il n’insista même pas pour aboutir à u n accord avec nous,
tant il était persuadé de réussir avec Moscou. Certes, s’il était
1. M. Trautmannsdorf fait peut-être allusion à un voyage effectua peu aupa-
ravant par Karl Radek. Sur les instructions de Staline, Radek s’était rendu à
Zoppot, près de Dantzig, ,pour y rencontrer le colonel Nicolaï, de l’État-Major
de la Wehrmacht (qu’il avait connu jadis, lors des négociations du traité de Rapallo)
afin de le sonder sur les possibilités d’un nouveau rapprochement germano-russe.
2. Peter KLEIST, Entre Hitler et Staline, p. 175-176.
3. E n aucun cas, M. Trautmannsdorf n’a pu prononcer lea noms de Toukha-
tchevsky e t de Rykov. Benès fait ici ce qu’en termes policiare on appelle un
amalgame ~i.
262 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

parvenu à ses fins et s’il avait p u modifier la ligne de la poli-


tique soviétique, la face de l’Europe eût été changée. Mais Sta-
line intervint à temps. J’avais informé sur-le-champ M . Alexan-
drovsky, ministre de 1‘U. R. S. S . à Prague, des informations
reçues de Berlin, complétées par la conversation Mastny-Traut-
mannsdorf

Ce récit est corroboré par cette déclaration de Léon


Blum :
(( A la fin de 1936, affirme l’ancien Président du Conseil fran-

çais, j’ai reçu à titre intime et privé de mon ami, M. Édouard


Benès, un avis transmis par mon fils, de passage à Prague,
avis me conseillant instamment d’observer les plus grandes
précautions dans nos rapports avec l’État-Major soviétique.
D’après son propre Service de Renseignements - et le Ser-
vice de Renseignements tchécoslovaque jouissait en Europe
d’une réputation méritée - les dirigeants du Grand État-
Major soviétique entretenaient avec l’Allemagne des relations
suspectes. Peu de mois après a éclaté le procès connu sous le
nom de procès Toukhatchevsky a. s

Boris Souvarine, qui a étudié minutieusement les dessous


de cette affaire, se montre sévère pour la crédulité de Benès.
(( Ainsi, u n mot échappé (?) à Trautmannsdorf, écrit-il, avait

1. Édouard BEN&, Fragments des u Mémoires de m a vie a, Gaze& de Lausanne,


2 mars 1948. Le bruit courra effectivement, en 1937, que les Allemands auraient
conclu un accord secret avec les Russes. Le duc d’Aoste le dira à la femme d u
directeur d’un grand hebdomadaire français.
2. Déposition devant la Commission d‘enquête chargée d’enquêter sur les étdne-
rnents survenu8 en France de 1933 d 1945. Séance du 18 juin 1945, Paris, 1951,
t. I. Benès a dû être très fier du service qu‘il pensait avoir rendu ainsi à Stalinp,
car on en retrouve l’écho jusque dans les Mémoires de Churchill. a Pendant l’au-
tomne de 1936, écrit le Premier britannique, le Président Benès reçut un message
d’une haute personnalité allemande (I)l’informant que, s’il voulait bénéficier des
offres d’Hitler, il lui fallait se presser, car bientôt allaient survenir en Russie des
événements qui permettraient à l’Allemagne de se passer de l’aide des Tchèques.
Tandis que Renés méditait sur le sens de cette allusion inquiétante, il apprit
que le gouvernement [allemand] était en contact avec d’importantes personnalités
russes par le canal de l’ambassade soviétique à Prague (?). Cela faisait partie de
ce qu’on a appelé la conspiration militaire e t le complot de l a Vieille Garde commu-
niste qui visait à renverser Staline et à introduire en Russie un nouveau régime
dont la politique eût été allemande (7). Sans perdre un instant, le Président
Benès fit part à Staline de tous les renseignements qu’il put réunir. II y a quelques
raisons de croire que les informations d e Benés avaient été préalablement commu-
niquées à la police tchèque par le Guépéou, qui désirait les voir atteindre Staline
par une source étrangère amicale. Cela n’enléve rien, toutefois, a u service que
Benés rendit à Staline et peut donc être négligé. I (Mémoires, Paris, 1948, vol. I,
p. 295-296.)
Churchill, Comme on le voit, embrouille encore u n peu les choses. Mais il faut
remnnaitre qu’alles étaient déjA passablement confuse8 ...
LE M O N D E E N 1937 263
sufi pour lui faire comprendre que Toukhatchevsky, Rykov
e t d’autres négociaient avec Hitler? Négociaient quoi, et
comment? Ni Toukhatchevsky, ni Rykov, ni (( les autres ))
n’étaient à Berlin : il leur fallait donc des émissaires, et les
mettre dans le secret? Ces négociateurs allaient et venaient
librement, sous le régime policier le plus dense e t le plus
oppressif qu’ait connu l’histoire? Édouard Benès ne se pose
aucune question. I1 informe Alexandrovsky, qui informe
Staline - ce naïf privé d’informations - lequel intervient
à temps. Sans Benès, Staline n’aurait eu aucun compte à
régler avec Toukhatchevsky l ? ))
En réalité, Staline a dû sourire en recevant le message du
Président de la République tchécoslovaque qui ne lui appre-
nait rien dont il ne fût déjà convaincu. I1 y avait longtemps
que son opinion était faite sur Toukhatchevsky. Ce qui l’inté-
ressait, à présent, c’était de savoir jusqu’où allaient les rami-
fications du complot dont il avait tout lieu de penser qu’il
englobait - à défaut des trotskystes - la plupart des cadres
supérieurs de l’Armée rouge. Il n’y avait qu’à voir l’atti-
tude embarrassée de Vorochilov. D’une part, le vieux maré-
chal multipliait les protestations de dévouement envers le
dictateur, de l’autre il hésitait à prendre les (( révélations )) de
Benès au sérieux, pour ne pas se désolidariser du reste
de l’armée, car Yakir, commandant la région militaire
d’oukrkrim (Ukraine-Crimée), Ouborévitch, commandant
le district de Biélorussie, Blücher, commandant le front
d’Extrême-Orient et Primakov, adjoint au Commandant d u
district de Leningrad, persistaient à déclarer que Toukha-
tchevsky était au-dessus de tout soupçon.
Que s’est-il passé alors? I1 est impossible de le savoir avec
certitude, t a n t les opinions divergent. Tous les témoins
sont morts, les preuves formelles font défaut et les récits
fourmillent de contradictions et d’impossibilités matérielles.
Selon les uns a, Skobline se serait rendu auprès d’Heydrich
à Berlin, vers la fin de décembre 1936, pour lui suggérer de

1. Boris SOUVARINE, L’Aflaire Toukhatchwsky, Le Contrat social, juillet 1959,


p. 207.
2. Cf. Horst FALKENRACEN (alias Walter Hagen, alias Louis Hagen, al&
Wilhelm Hoette), Verhüngniswller Zusammenspiel :Role Armee und Reichswehr,
Die N e w Zeitung, 2 octobre 1948; Walter HAGEN,Le Front secret, Paris, 1950,
p. 45-46; Waiter G. KRIVITSKY, Agent de Staline, Paris, 1940; Walther SCEEL-
LENBERG, Memoirs, New York, 1956; Victor ALEXANDROV, L‘Aflaire Toukha-
rohevrhy, Park, 1962.
264 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

falsifier des pièces qui se trouvaient aux Archives du minis-


tère de la Wehrmacht, depuis le temps où Toukhatchevsky
avait fait des séjours en Allemagne. Séduit par la perspec-
tive de pouvoir (( décapiter l’Armée rouge sans tirer un seul
coup de feu »,le chef des Services de Sécurité du Reich,
d’accord avec Hitler, aurait fait cambrioler les bureaux du
Service des Armées étrangères (T. 3) à la Bendlerstrasse.
Puis, ayant installé une équipe de faussaires dans les sous-
sols de ses propres bureaux, il aurait fait fabriquer, sur la
base des documents volés, un dossier écrasant contre Tou-
khatchevsky, Yakir, Korlr, Poutna et Ouborévitch, prouvant
que ces généraux n’avaient cessé de trahir leur pays depuis
plus de dix ans, en fournissant à l’État-Major allemand
des renseignements militaires de la plus haute importance.
Ce dossier aurait ensuite été remis, contre paiement de la
contre-valeur en roubles de 200.000 marks, à MM. Zakovski,
Zelinsky e t Rodosz, trois agents du N. K. V. D., en pré-
sence de Skobline et du général Behrens. La récompense de
Skobline aurait été la suppression du général de Miller, lequel
a effectivement disparu le 22 septembre 1937 dans des condi-
tions qui n’ont jamais été éclaircies l. Quant à Behrens, Sko-
bline, la Plevitskaya, Zakovski, Zelinsky, Rodosz et Hey-
drich, ils sont tous morts sans avoir livré leur secret 2. Seul
subsiste, pour étayer cette thèse, le fait qu’Heydrich se serait
vanté un lour u d’avoir porté à lui tout seul un coup mortel
à l’Armée rouge ».
Mais d’autres, et notamment le major-général K. Spalcke 3,
assurent que cette histoire rocambolesque relève de la plus
pure fantaisie. (( Étant moi-même, à l’époque, au Service
des Armées étrangères (T. 3) du ministère de la Guerre
allemand, écrit-il, et plus spécialement chargé de tout ce
qui concernait l’Armée soviétique, j’étais mieux placé que
1. II ne fait pas de doute qu’il ait été enlevé par des agents du N. K . V. D.
(On trouvera le récit détaillé de cette affaire dans Geoffrey BAILEY,
La Guerre
des Services Secrets soviétiques, Paris, Pion.)
2. Behrens a été fusillé en 1945, en Yougoslavie, comme criminel de guerre;.
Skobline a disparu brusquement après l’enlèvement du général de Miller et n’a
plus reparu (il aurait été exécuté dans les caves de la Loubianka à 1\Zoçcou);
la Plevitskaya, condamnée d vingt ans de travaux forcés pour I complicité d’en-
Iévement D, est morte a u début de juin 1940, d la prison de Rennes (et non en
octobre 1944, comme l’ont cru certains); Zakovski e t Zelinsky ont été fl liqui-
d é s ~en octobre e t en décembre 1938; Rodosz a péri dans des conditions mal
dafinies, en avril 1956. Quant A Heydrich, il a été assassiné à Prague, le 4 juin 1942.
3. Generalmajor A. D. Dr K. SPALCKE, Angst (or einern Russischen Napoleon,
Hintergründe der Tuchatehewski-Afldre,DeuUche Zeiiung, 2-3 mars 1963, p. 22.
LE MONDE E N 1937 265
quiconque pour connaître la vérité sur cette affaire. Ayant
appris qu’Heydrich s’était vanté u n jour d’avoir décapité
l’Armée rouge, j’ai cherché à savoir ce qu’il en était auprès
des plus hautes sommités de l’Armée allemande. Interrogés
par moi, le maréchal von Blomberg, l’amiral Canaris, les
généraux Beck, Stülpnagel et Kostring, notre attaché mili-
taire à Moscou, m’ont tous affirmé qu’ils ne savaient
absolument rien de cette affaire. Même en supposant qu’ils
aient tous été tenus systématiquement à l’écart du com-
plot, il est impossible que rien n’en soit jamais parvenu
à leurs oreilles l. D’ailleurs ni Heydrich ni ses services
n’étaient à même de faire u n coup pareil. Non seulement
ils ne connaissaient rien aux structures de l’Armée rouge,
mais ils étaient incapables de prévoir l’ampleur de la purge
que Staline lui infligerait à la suite du procès Toukha-
tchevsky. 1) Selon Spalcke, la déclaration d’Heydrich n’était
qu’une simple vantardise, qu’il s’était bien gardé de répéter
par la suite, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire si elle
avait été conforme à la réalité...
En dernière analyse, on ne connaîtra le fond de l’affaire
que lorsque paraîtront les archives secrètes du Kremlin 2 4
Jusque-là, force est de se rabattre sur le seul document
incontestable : le rapport Benès, transmis à Moscou par
M. Alexandrovsky. Jusqu’à plus ample informé, il semble
bien que ce soit lui qui ait déclenché le drame.
Mais qu’il s’agisse de ce rapport, de faux fabriqués à Ber-
lin ou de dossiers constitués sur place par les services de
Iéjov, une chose est certaine : au début de mars 1937, Sta-
line dispose d’éléments suffisants pour lui permettre de sévir.
Lorsqu’il les porte à la connaissance de Vorochilov, en lui
disant qu’il doit désormais choisir entre Toukhatchevsky et
lui, l’ancien défenseur de Tsaritsyne est littéralement eff on-
dré. Les crimes du Maréchal s’étalent sous ses yeux avec une
telle évidence et la menace qui luit dans le regard de Staline
est si peu déguisée,. qu’il n’a qu’une crainte : être inculpé
lui-même de complicité. Lorsque Staline lui demande de
contresigner le procès-verbal, il s’incline sans protester.

1. Au procès de Nuremberg, le procureur soviétique s’est opposé formellement


A ce que l’on évoque l’affaire Toukhatchevsky, sous prétexte que le Tribunal
n’avait à connaître que des faits postérieurs à 1939.
2. Et encore, à condition qu’elIes ne soient pas faussées, elles aussi, pour
servir la cause de la déstalinisation.
266 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

Renonçant à défendre plus longtemps son Premier adjoint,


il reconnaît que ses forfaits sont passibles de la peine de
mort.
Mais Staline, toujours prudent, procédera par étapes. Le
20 mars 1937, Toukhatchevsky, qui rentre de Gagri - une
petite station balnéaire de la mer Noire où il a été se reposer
pendant une dizaine de jours -, reprend ses fonctions à
Moscou. Le 5 avril, il est informé que, contrairement à ce
qui avait été convenu, il n’ira pas à Londres, le 12 mai, pour
représenter Staline au couronnement du roi George VI.
Simultanément, 1’ (( appareil )) stalinien commence à broyer
l’armature politique et militaire du pays. Les généraux
Levandovsky et Kousmitchov ont déjà disparu. Poutna, Pri-
makov et Schmidt ont déjà été arrêtés 2. Maintenant, c’est
au tour des généraux Eidemann, chef de l’Académie militaire
et de Kork, Commandant de l’Aviation. La nomination de
Dybenko au Commandement du district d’Ukraine-Crimée,
révèle la déchéance de Yakir. Le 12 avril, on apprend la
mutation de Toukhatchevsky au Commandement des trou-
pes de la circonscription de la Volga, poste si inférieur a u x
fonctions qu’il occupait jusque-là, qu’il ne signifie pas seu-
lement son éloignement de Moscou, mais une disgrâce cer-
taine. Le 10 juin, cette disgrâce se confirme. Le général
Efremov est nommé à la tête de la circonscription de la
Volga, sans qu’aucune affectation nouvelle soit donnée à
son prédécesseur. I1 ne semble d’ailleurs pas que Toukha-
tchevsky ait jamais rejoint son nouveau poste. Son train
aurait été arrêté en cours de route, et lui-même mis au
secret dans la prison de Lefortovo, à Moscou.
I1 est clair, désormais, que quelque chose de terrible se
prépare dans les coulisses du pouvoir. Du l e r au 4 juin, un
Conseil militaire s’est réuni chez Vorochilov, en présence
des membres du Gouvernement, pour entendre un rapport
du Commissaire à la Défense sur (( la conspiration des traîtres
militaro-fascistes ».La discussion a dû y être d’une rare vio-
lence puisqu’on apprend que Gamarnik, le Chef de la Direc-
tion politique de l’Armée, s’est fait sauté la cervelle, au cours
des débats. Sa mort a entraîné toute une épidémie de sui-

1. I1 semble avoir été très affecté par l’évocation de son nom au procbs de
Radek et par les rumeurs qui ont circulé sui lui à cette occasion.
2. A la suite du pmcbs de Radek. (Voir plus haut, p. 211.)
LE MONDE E N 1937 267
cideç l. Quant à Iagoda, l’ancien chef du Guépéou, il a déjà
pris le chemin de la prison et du supplice.
Enfin, le scandale éclate, semant la terreur dans les milieux
dirigeants communistes. Le 11 juin 1937, un communiqué
officiel fait savoir que le Tribunal militaire est saisi d’une
N vaste affaire de trahison D.

Après instruction, déclare ce communiqué,o n vient de renvoyer


devant le Tribunal l’affaire Toukhatchevsky, Y a k i r , Ouboré-
vitch, Kork, Eidemann, Primakov et Poutna, arrêtés, e n diverses
périodes, par les organes d u Commissariat d u peuple à l‘Inté-
rieur.
Ces détenus sont accwés d‘infraction au devoir militaire (ser-
ment), de trahison envers la patrie, de trahison envers les peuples
de VU. R. S. S., de trahison envers l’Armée rouge ouvrière et
paysmne.
Les éléments recueillis a u cours de l’instruction ont permis
d‘établir la participation des accusés, ainsi que de Gamarnik,
qui s’est suicidé récemment, à une entreprise corüre I‘gtat, e n
liaison avec les milieux miliiaires dirigeants d’un des Etats
étrangers qui mènent une politique inamicale envers 1’U. R. S. S.
Se trouvant a u service de l‘espionnage militaire de cet État, les
accusés remettaient systématiquement des renseignements secrets
sur l’état de l’Armée rouge et accomplissaient un travail de sabo-
tage pour l’affaiblissement de la puissance militaire soviétique;
ils tentaient ainsi de préparer, e n cas d’agression militaire contre
1’U. R. S. S., la défaite de l’Armée rouge, dans le but final de
contribuer à un ritablissement, e n U. R. S. S., d’un pouvoir de
grands propriétaires terriens et de capitalistes 2.
T o u s les inculpés se sont reconnus entièrement coupables des
accusations relevées contre eux.
L‘examen de cette affaire aura lieu aujourd’hui, 11 juin, à
1. I Entre autres suicides déjà divulgués avant celui de Gamarnik, il y avait
eu celui de ilz. Tomsky, ex-membre du Politburo, ex-président du Conseil des
Syndicats, et ceux d e N. Skrypnik, Commissaire à l’Instruction publique en
Ukraine, de V. Lominadzé, ex-secrétaire du Comité central en Géorgie et de l’In-
ternationale des jeunesses communistes, d’A. Kandjian, secrétaire du Parti en
Arménie, etc. On peut dificilement dater les suicides d’A. Tcherniakov, président
du Comité exécutif en Russie blanche, de P. Loubtchenko, président d u Conseil
des Commissaires en Ukraine, qui eurent lieu i la même époque. De tous côtés
parvenaient les échos d‘exécutions quotidiennes, de rafles policiéres, de morts
suspectes. S. Ordjonikidzé, un des proches de Staline, était frappé de mort subite,
deux semaines aprés l’exécution de Piatakov, son plus précieux collaborateur. n
(Boris SOUVARINE, L’Ana& Toukhatchevsslnj,Le Contrat social, juillet 1959, p. 199.)
Ce dernier décés provoqua d’ailleurs une vive colère chez Staline. La police,
apparemment, avait outrepassé les ordres du dictateur.
2. u Si toutes les accusations qui s’accumulaient de procès en procès avaient
kté fondées, remarque Isaac Deutscher, il aurait été impossible d’expliquer ïexis-
tence e t la survivance de l’État soviétique. D
268 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ALLEMANDE

huis clos, par le Tribunal judiciaire spécial de l a Cour suprême


de 1‘U. R. S. S. sous la présidence d u président d u Tribunal
militaire de ladite Cour, Ulrich, le Tribunal étant composé comme
suit :
-le Commissaire d u peuple adjoint à la Défense de 1’U.R. S. S.,
Egorov;
- le Chef des forces aériennes de l’Armée rouge, Alksnis;
- le Maréchal Boudienny;
- le Maréchal Blücher;
- le Chef d‘État-Major Général de r A r m é e rouge, Chapoch-
nikov;
- le Commandant des troupes de la circonscription militaire
de la Russie blanche, Belov;
- le Commandant des troupes de la circonscription militaire
de Leningrad, Dybenko;
- le Commandant des troupes de l a circonscription mili-
taire d u Caucase septentrional, Kachirine;
- le Commandant d u 6 e Corps de Cavalerie cosaque, G‘oriat-
chev.
La formule (( tous les inculpés se sont reconnus entière-
ment coupables )) implique nécessairement la condamnation
à mort. E n réalité, il n’y a ni instruction ni débats, Les
inculpés n’ont même pas été au.corisés à faire valoir leur
défense : ils sont en prison et sous le régime du secret depuis
le début du mois.
Le 12 juin, un communiqué laconique, publié à la der-
nière page des journaux, annonce que Toukhatchevsky,
Iakir, Ouborévitch, Kork, Eidemann, Feldmann, Primakov
et Poutna, ont été passés par les armes l.
Vorochilov n’a pas fait partie du tribunal. I1 n’a obtenu
cette faveur qu’à condition de se désolidariser publique-
ment des inculpés. I1 s’en acquitte dans u n Ordre du jour
qui paraît le surlendemain 14 juin 2. C’est une diatribe hai-
neuse contre (6 la bande contre-révolutionnaire d‘espions et
de conspirateurs qui s’étaient nichés dans l’Armée rouge ».
Vorochilov y flétrit tout particulièrement son ancien collègue
Gamarnik (( ex-Commissaire d u peuple adjoint à la Défense,
traître e t lâche, qui a préféré se suicider plutôt que d’affron-
ter la justice du peuple D.
1. Ils aurzient Btb abattus dans la cave de Iéjov.
2. Ordre du jour du Mmdchal Vorochilov, paru dans La Correspondance infer
riotionale, organe de l‘Internationale communiste, numéro du 14 juin 1937.
3. Mekhliss, le successeur de Gamarnik, ne sera pas moins dur envers son
prédécesseur : I Oh le gang d’espions de Gamarnik fit le pius grand mal à I’ap-
LE MONDE E N 1937 269
Staline n’a assurément rien à redouter de Vorochilov! Mais
.il semble que les autres se soient montrés plus rétifs, car sur
les neuf juges constituant le Tribunal, sept seront fusillés à
leur tour au cours des semaines qui suivant : c’est ainsi que
les maréchaux Egorov et Blücher, les -généraux Alksnis,
Belov, Dybenko, Kachirine et Goriatchev vont rejoindre
leurs victimes dans la fosse commune.
Avant, pendant et après le massacre des généraux, des
épurations sanglantes se poursuivent dans toutes les caté-
gories de la population. 70 yo des membres du Comité cen-
tral (98 sur 139 membres. et membres suppléants), 1.108
délégués sur les 1.966 que comptait le XVIIe Congrès1, dispa-
raissent les uns après les autres. La police n’est pas épar-
gnée : Agranov et Prokofiev, adjoints de Iagoda, partagent
le lot de leur chef, ne précédant que de peu Iéjov e t ses
collaborateurs z. Après l’arrestation de Krestinsky, de Kara-
khan e t de Racovsky, presque tout le corps diplomatique et
le personnel en poste à l’étranger doivent être renouvelés.
Mais c’est sans conteste sur les milieux militaires que la
répression s’abat avec le plus de violence. E n ce qui concerne
le Haut-Commandement, les 11 Commissaires adjoints à la
Défense sont abattus; 75 des 80 membres du Conseil supé-
rieur de la Guerre connaissent le même sort. Le Commandant
en chef des forces navales Orlov, les Inspecteurs généraux de
l’aviation, de l’Ossoaviachim, des blindés, des troupes aéro-
portées et de I’aTtiIlerie, pér‘issent sous les feux de salve des
pelotons d’exécution. 13 Commandants d’armée sur 15,
57 Commandants de corps sur 85, 110 Commandants de
division sur 195, 220 Commandants de brigade sur 406,
disparaissent au cours de cette épuration 3.
Sur 5 hlaréchaux de 1’U. R. S. S.,il n’en reste plus que 2 :
pareil politique, ce fut dans la sphère de son personnel dirigeant II, dira-t-il au
XVIIIe Congrés du Parti. u Ils nommérent aux postes les plus importants, des
ennemis du peuple, incompétents, dégénérés jusqu’à la moelle, qui avaient vendu
leur âme aux agents des Services Secrets étrangers. D
1. Déclaration de M . Chaoumian, la Prarda, I février 1966.
2. u Quand il [Staline] juge l’objectif atteint, il fait disparaitre les inquisiteurs.
II fait fusiller Zakovski, comme il a fait fusiller Iagoda. Iéjov, jeté dans un asile,
est trouvé pendu à un arbre. 8 (Emmanuel D’AsrIEn, Op. cit., p. 102.)
3. Ces chiffres sont confirmés par Raymond GARTHOFF, Soviet Militury doc-
trine, chap. X I I I ; F. BECKe t W. GODIN,Hussian Purge and the e.rlraction of
Confession, New York, 1951; A. BARMINE, One who survived, New Y o r k , 1945;
D. WHITE,The Growth of the Red A r m y ; Boris SOUVARINE, Staline, Paris, 1935
et 1940; Leonard SHAPIRO, The Great Purge, et LIDDELL-HART, The Soviet A r m y ,
Londres, 1956, p. 65-72.
270 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Vorochilov et Boudienny. On estime que 90 % des généraux


et 80 yo des colonels ont été éliminés durant cette période.
Au total, 30.000 militaires ont été frappés, ce qui représente
environ la moitié du corps des officiers spécialisés l. I1 faudra
des années aux forces soviétiques pour se remettre de cette
saignée, et ce n’est pas sans raison que Khrouchtchev pourra
dire, au XXe Congrès du Parti, que (( l’élimination massive
des chefs militaires pratiquée par Staline entre 1937 et 1941
a eu sur l’Armée rouge des effets désastreux, auxquels on
peut imputer ses défaites durant la première phase de la
Seconde Guerre mondiale ».
Mais Staline sait bien, sans avoir jamais lu Nietzsche, que
1’ (( histoire n’est, d’un bout à l’autre, que la réfutation expé-
rimentale du principe dit de l’ordre moral3 ».I1 est vrai qu’il
est d’une suspicion maladive; il est vrai qu’il voit partout
des a ennemis D, des gens à double face », des N espions
à la solde de l’étrange~-4)).Mais que lui importe de faire régner
la terreur ou de (( violer l a légalité révolutionnaire )) - à
supposer que ces mots aient un sens - si ces méthodes lui
permettent d’atteindre le seul objectif qui compte : devenir

I. Vladimir Dedidjer évalue à 3 millions de personnes le nombre des tués en


1936-1937. (Tito parie, Paris, 1953, p. 119.) Nous ne reproduisons ce chiffre que
sous t m t e s réserves. En revanche, 500.000 fonctionnaires nouveaux - c’est-
à-dire staliniens - sont introduits d’un seul coup dans l’appareil du Parti. (Peter
KLEIST,Entre Hiller el Staline, p. 175).
2. Des conséquences trés graves, déclarera Khrouchtchev au XXe Congrès
du Parti, surtout dans les premiers jours de la guerre, résultèrent de l’élimination
par Staline de nombreux chefs militaires et de fonctionnaires politiques entre
1937 et 1941. Pendant ces années, la répression fut instituée contre certaines
parties des cadres militaires, commençant B l’échelon des commandants de compa-
gnies e t de bataillons e t allant jusqu’aux plus hautes sphères militaires. Durant
cette époque, les chefs qui avaient acquis une expérience militaire en Espagne
e t en Extrême-Orient furent presque tous liquidés.
u Cette politique d e vaste répression contre les cadres militaires eut également
pour résultat d e saper la discipline, parce que durant d e nombreuses années on
avait appris aux oficiers de tous grades et même aux soldats, dans le Parti comme
dans les cellules des jeunesses communistes, à u démasquer I leurs supérieurs en
tant qu’ennemis cachés. I1 est naturel que ceci ait eu une influence négative sur
l’état de la discipline militaire dans la première période de la guerre.
a Comme vous le savez, nous avions avant la guerre d’excellents cadres mili-
taires qui, sans le moindre doute, étaient loyaux a u Parti e t à la Patrie. Qu’il
sufise de dire que ceux d‘entre eux qui survécurent aux sévères tortures aux-
quelles ils furent soumis dans les prisons se sont comportés, dès les premiers
jours de la guerre, comme de véritables patriotes e t combattirent héroïquement
pour la gloire ,de la Patrie ... Cependant, de nombreux commandants périrent
dans les camps e t les prisons, et l’armée ne les revit jamais plus. Y (Rapport secret,
25 février 1956.)
3. NIETZSCHE, Ecce homo.
4. KHROUCE~TCHEV, Rapport secret.
LE M O N D E E N 1937 271
le maître incontesté de la Russie, et grâce à la Russie, le
chef de la révolution mondiale?
11 a abattu Trotsky en s’appuyant sur l’opposition de
gauche, composée par Zinoviev, Kamenev et leurs amis de
la (( Vieille Garde ».Puis il a abattu Zinoviev et Kamenev en
s’appuyant sur la tendance de droite, représentée par Bou-
kharine et Rykov. Maintenant qu’il a décapité l’Armée rouge,
en la personne de Blücher, d’Egorov et de Toukhatchevsky,
il ne lui reste plus qu’à se débarrasser de la tendance.de
droite pour en avoir terminé avec toutes les oppositions.
Ce sera chose faite le 1 3 mars 1938, jour où le Tribunal
suprême, sur réquisitoire de Vychinsky, condamnera à mort
Boukharine, Rykov, Krestinsky, Rosengoltz et treize autres
membres influents du Parti, accusés de (( faire bloc avec les
éléments hitléro-trotskystes et de s’être vendus aux services
d’espionnage germano-nippons n.
Lorsque leurs corps tombent, transpercés par les balles,
Staline, ayant fait table rase, n’a plus rien à craindre de per-
sonne. Contrairement à Hitler e t à Mussolini, nul ne le
trahira à l’heure du danger. Qui oserait discuter le moindre
de ses ordres, qui oserait s’opposer au moindre de ses désirs l?
Chacun se soumet, chacun l’approuve, chacun l’encense.
(( Staline est le plus grand génie, le maître et le chef de
l’humanité, s’écrie Khrouchtchev le 6 juin 1937 à une confé-
rence du Parti de la région de Moscou. Sous sa direction
inébranlable, nous anéantirons nos ennemis jusqu’au der-
nier homme et nous rejetterons leurs cendres au vent ».
Figure colossale et énigmatique, investi d’un pouvoir absolu,
Joseph Vissarionovitch concentre entre ses mains la triple
1. u C’était une chose fascinante, écrira plus tard Hugh Songhi, I’interprAte
de Churchill lors de sa visite a u Kremlin, que d’observer la peur qu’inspirait
...
Staline II traitait les hommes politiques - les hlalik, Zorine e t Gromyko - e t
les militaires du plus haut rang - les Boulganine, Vassilievsky e t Koniev -
comme des garçons de courses ou des ordonnances e t ils se comportaient comme
...
tels en sa présence J e n’ai guère vu Staline manifester un sentiment proche
de l’affection que lorsqu’il avait affaire à Vorochilov, maiS.il n’y avait pas de
chaleur dans ces rapports. Dans la ménagerie militaire de Staline, Vorochilov
occupait la place d’un serviteur glorieux. Staline le traitait à la façon d’un
chien vieillissant. n (Face ù face avec Staline, Nouveau Candide, 7-14 mars 1963.)
2. Le Quotidien d u peuple, Prkin, 1 2 septembre 1963. Deux jours plus tard,
Khroutchtchev renchérit en ces termes, au cours d’une conférence du Parti de la
région de Kiev : n Nous avons déjà anéanti u n nombre considérable d’ennemis,
mais pas tous. C’est pourquoi il nous faut garder les yeux ouverts et avoir toujours
présentes à l’esprit les paroles du camarade Staline : t a n t que l’encerclement capi-
taliste existe, nous devons nous attendre constamment à l’infiltration d’espions
e t d e saboteurs dans nos rangs. u (ID., ibid.)
272 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

puissance de l’Armée, de la Police et d u Parti. Nul autre


que lui ne définira la politique de 1’U. R. S. S., nul autre
ne décidera de l’avenir de la révolution ...
Au terme de son ascension, le voici enfin libre. L i b r e de
déclarer la guerre à l’Allemagne s’il le j u g e nécessaire. Libre
de se rapprocher d’Hitler, s’il l’estime plus avantageux.
E t même s’il n’en laisse rien paraître, ce doit être pour-
tant avec un sentiment de triomphe qu’il écoute le concert
de louanges qui monte vers sa personne comme vers un
nouveau Messie et qu’il entend Mekhliss - le successeur
de Gamarnik! - proclamer au XVIIIe Congrès du Parti
que ((ledevoir de tous les militants de l’Union Soviétique est
de propager ses mots d’ordre et de célébrer ses vertus comme
on se consacre à un grand acte d’amour n.

1. Discours de Mekhliss au X V I I P Congrès du Parti, Moscou, 1939. Compb


rendu sthographique.
DEUXIÈME PARTIE

PmLUDE A L'EXPANSION
DU IIIe REICH

IV 18
XVI

HITLER DRESSE LES PLANS


D’UN (( MILLENIUM N GERMANIQUE

Tel est l’état du monde en 1937. Lorsque Hitlerregarde


autour de lui, que voit-il?
Une U. R. S. S. dont Staline vient de décapiter l’armée,
lui infligeant une (( purge N dont elle ne se remettra pas avant
plusieurs années. Une Amérique préoccupée avant tout par
l’expansion japonaise et dont l’opinion semble écouter la
voix du Président Roosevelt avec moins de faveur que
celles qui lui prêchent l’isolationnisme et la neutra-
lité. Une Angleterre infiniment plus sensible aux dangers
qui menacent son hégémonie en Méditerranée qu’au désé-
quilibre créé en Europe centrale par le redressement alle-
mand. Une France paralysée par les conflits sociaux, dont
les seules réactions à ses défis réitérés n’ont été, en fin de
compte, que des protestations verbales. Une Espagne qui se
tord dans les affres de la guerre civile, mais où la victoire de
Franco ne semble plus faire de doute. Une Belgique qui vient
de proclamer sa neutralité et s’est retirée du système de la
sécurité collective l. Une Italie qui a renoncé à monter la
garde sur le Brenner pour s’enfoncer en Afrique et qui a

1. Le 1 4 octobre 1936, IC Roi Léopold III, présidant le Conseil des Ministres,


a prononcé un discours dans lcquel il a déclaré : Nous devons poursuivre une
politique exclusivement e t intégralement beige. Que ceux qui douteraient de la
possibilité d’une pareille politique étrangère considérent l’exemple de la Hollande
et de la Suisse. JI Le Roi souhaite que soient écartés les principes de l’assistance
mutuelle (qui étaient à la base des Accords de Locarno) et de sécurité collective
(inscrits dans le Pacte de la Société des Nations!, afin d‘obtenir des garanties
sans ~Cligatiorisréciproques. u Notre politique militaire, comme notre politique
extérieure, conclut-il, doivent se proposer, non de préférer une guerre plus OU
moins victorieuse à la suite de coalitions, mais d’bcarter la guerre de notrc ter-
ritoire. n
276 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

quitté le camp des démocraties pour nouer avec l’Allemagne


des liens d’amitié. Même dans ses heures les plus exaltées,
jamais Hitler n’a pu imaginer un concours de circonstances
plus favorable à la réalisation de ses projets. Ne dirait-on pas
qu’une main invisible s’est ingéniée à écarter tous les obs-
tacles qui auraient pu se dresser sur sa route?
t
+ 1

Ces projets, quels sont-ils? Point n’est besoin d’un grand


effort pour les connaître, car Hitler n’a cessé de les procla-
mer, aussi bien dans Mein Kampf que dans des centaines de
discours. I1 est rare qu’un homme politique ait formulé des
objectifs avec autant de clarté. Cela tient à ce qu’il ne les
a pas mûris lentement, par la réflexion et l’étude : ils se sont
imposés à lui d’un seul coup, avec les contours intangibles
d’une vérité révélée l. Jamais il ne les a soumis à la moindre
critique et c’est pourquoi il n’admettra jamais qu’on les cri-
tique devant lui. Du jour où il les a entrevus, au temps où il
n’était encore qu’un vagabond errant dans les bas-fonds de
la capitale autrichienne, il les a considérés comme un article
de foi et n’y a rien changé 2. Qu’avait-il besoin dans ces
conditions de les confronter avec le réel? C’était au réel de
se soumettre à eux.
Si le monde s’est refusé longtemps à les prendre à la lettre,
ce n’est pas à cause de leur ambiguïté, mais de leur démesure.
Qu’un inconnu portant en lui des ambitions aussi surprenantes
se soit mis en tête de les réaliser, et qu’ayant remporté ta n t
de succès à l’intérieur de son pays, il ait été prêt à tout
remettre en cause pour entreprendre davantage, voilà qui
paraissait proprement inconcevable. (( I1 bluffe n, affirmait-on,
en partie pour se rassurer. L’avenir devait prouver qu’il ne
bluffait nullement. Ida conquête du pouvoir n’était pour
lui qu’un prélude, un moyen de rassembler entre ses mains
les instruments capables de lui ouvrir un champ d’ac-
tion plus vaste. I1 exprimait incontestablement le fond de
sa pensée le jour où il écrivit : (( Nous marchons à l’attaque,
exactement de la même manière, que l’objectif soit situé à
dix, ou à mille kilomètres de notre ligne de départ. Car
1. C’est ce choc psychologique initial qu’il faudrait connaître. Malheureuse-
ment, il échappe O notre investigation.
2. Cf. Mein Kampf, p. 21.
PRELUDE A L’EXPANSION D U I I I ~R E I C H 277
chaque succès remporté marquera toujours, pour nous, le
début d’un nouveau combat l. ))
Le maître du IIIe Reich estime, en effet, que tous les
dirigeants allemands se sont fourvoyés en basant leur Eoli-
tique sur les notions artificielles de frontières et d’Et&.
Répudiant ces conceptions, Hitler veut asseoir son action
sur les données fondamentales de peuple et d’espace. Quand
il considère le monde, il y voit des millions d’êtres humains
engagés dans une lutte sans merci pour la conservation ou
l’accroissement de leurs moyens d’existence, et employant
tous les moyens imaginables pour y parvenir. Pourquoi cette
compétition est-elle si acharnée? Parce que la nature a doté
les groupes humains d’un pouvoir d’expansion indéfini, mais
que ce pouvoir doit s’exercer dans un espace fini : la surface
non extensible du globe terrestre. C’est la limitation rigou-
reuse de l’espace qui donne son acuité tragique à la lutte
pour la vie 2.
Dans un inonde oii le volume des populations augmente
sans cesse, mais où les dimensions de la Terre demeurent
inchangées, les groupes humains s’affrontent en champ clos
et doivent arracher de haute lutte tout ce dont ils ont
besoin pour assurer leur survie. La guerre revêt, de ce seul
fait, le caractère d’un droit imprescriptible, auquel aucun
peuple ne saurait renoncer sans perdre du même coup son
droit à l’existence. Car ((toutpeuple qui déserte les champs de
bataille ne peut conserver sa place au soleil de la liberté ».
Mais pour inévitable qu’elle soit, la guerre n’en est pas
moins un processus dangereux. Sans doute exalte-t-elle les
vertus héroïques de l’individu; mais elle inflige aux collec-
tivités une saignée d’autant plus grave qu’elle équivaut à une
sélection à rebpurs. Elle détruit les meilleurs, c’est-à-dire les
plus forts, et épargne les moins bons, c’est-à-dire les plus
faibles. Une nation qui se lance sans motifs suffisants dans
une aventure aussi périlleuse peut fort bien remporter une
suite ininterrompue de victoires. Elle n’en sortira pas moins
exsangue et épuisée, comme ces malades que l’on soumet
à des interventions chirurgicales trop fréquentes.
C’est pourquoi un Gouvernement conscient de ses devoirs
ne considérera jamais la guerre comme une fin en soi, mais
comme un moyen d’assurer la vie du peuple dont il a la
1. Adolf HITLER,L‘Expansion du III6 Reich, p. 53.
2. Cf. o p . cii., p. 12.
278 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

charge. (( Il ne craindra pas de l’exposer à la plus sanglante


des ponctions, si son existence est en jeu. Mais il doit penser
qu’il faudra trouver à ce sang une compensation, une fois
la paix revenue. Toutes les guerres dont les objectifs ne
garantissent pas entièrement la compensation du sang versé,
sont des attentats contre le corps social, de véritables crimes
contre l’avenir d’un peuple l. ))
Existe-t-il, dans ces conditions, un enjeu suprême pour
lequel il soit permis de faire courir à une nation les risques
d’une guerre totale? Oui. C’est u n accroissement d’espace suf-
fisant pour établir u n rapport plus favorable entre le volume
de sa population et l‘étendue de son territoire.
C’est le seul qui porte en lui sa justification morale, le seul
dont un chef d’État puisse assumer la responsabilité. Car
(( si l’on gagne l’espace nécessaire à une augmentation ulté-

rieure de la population, le remplacement des hommes


tombés sur le champ de bataille se fera aisément. Le pain de
la paix naîtra alors de la guerre. L’épée ne fera qu’ouvrir
la voie à la charrue; elle donnera au peuple la terre qu’il
cultivera honnêtement, afin d’assurer à ses enfants leur
part de nourriture quotidienne ».
Aussi Hitler s’élève-t-il contre ces nationalistes obtus,
qui estiment que l’Allemagne n’aurait plus rien à réclamer
si elle retrouvait ses frontières de 1914. (( Une telle concep-
tion, écrit-il, est aussi bête que néfaste, car elle ne résoudrait
aucun de nos problèmes vitaux. Faire des frontières existant
à un moment quelconque de l’histoire d’un peuple le b u t
final d’une politique, est absurde. Plutôt que de prendreles
frontières de 1914, pourquoi ne pas choisir celles de 1648,
ou de-1312? D’autant plus que nos frontières de 1914
n’étaient nullement satisfaisantes. Elles n’offraient aucune
garantie au point de vue racial, pas plus qu’au point de vue
militaire ou politique. Elles ne représentaient qu’un moment
du combat de notre peuple, combat qui se déroule depuis des
millénaires. Même s’il n’y avait pas eu la guerre, notre É ta t
n’aurait pas atteint en 1914 son stade définitif 2... Fût-elle

1. ID., p. 16. u Malheur à l’homme d’État qui ne s’efforce pas de trouver un


motif de guerre qui soit encore valable après la guerre D, avait déjà dit Bis-
marck.
2. a Depuis longtemps, reconnaît de son c8té Sir Nevile Henderson, ambassa-
deur de Grande-Bretagne à Berlin, elle [l’unité de la Grande Allemagne] avait
été le rêve de quelques-uns des penseurs allemands les plus éminents et ii faut
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~R E I C H 279
couronnée de succès, une politique tendant à reconstituer nos
frontières de 1914 ne ferait jamais que nous replacer devant
les problèmes économiques et sociaux qui nous assaillaient à
cette époque l. ))
Or, cette situation était loin d’être enviable. La guerre
dans laquelle s’étaient lancés Guillaume I I e t Bethmann-
Hollweg n’était qu’une tentative désespérée pour échapper
à une faillite, dont l’échéance ne pouvait être indéfiniment
retardée2. Et c’est cette situation-là, justement, que l’on vou-
drait faire renaître?
t
i +

Aux yeux d’Hitler, en effet, le plus grave défaut des


frontières de 1914 était de ne pas inclure la totalité des
Allemands. Quinze à vingt millions d’entre eux vivaient en
dehors d’elles, en Autriche, en Bohême, en Pologne, dans
les Pays baltes, sans parler des minorités germaniques dis-
séminées en Hongrie, en Transylvanie et jusque sur les
bords du Dniepr e t de la Volga.
De plus, le territoire du IIe Reich était déjà trop exigu
pour sa population 3. De 1871 à 1900, deux millions et demi
d’Allemands avaient dû émigrer, principalement en Amérique,
pour y chercher de meilleures conditions d’existence 4. On
s’était efforcé de pallier cet exode en accélérant l’industria-
lisation du pays, mais le remède avait été pire que le mal.
Sans compenser en rien cette hémorragie, qui avait fait
perdre à l’Allemagne quelques-uns de ses éléments les plus
entreprenants, on avait augmenté le prolétariat des villes
au détriment des populations rural-es 5 , sans voir qu’on
se rappeler que, même en 1914, l’Allemagne n’avait pas encore atteint son plein
développement en t a n t qu’entité politique. n (Definite Report, p. 2.)
1. Adolf HITLER, L’Eipansion du III’ Reich, p. 103-104.
2. Voir vol. I, p. 46-47. Dès l’été de 1889, lors de son voyage à Berlin, 1’Em-
pereur François-Joseph avait dit au maréchal Waldersee : a J’ai beau chercher,
je ne vois pas comment nous pourrons nous en tirer sans une guerre européenne. a
3. L’Allemagne du x ~ x esiécle a été le pays le plus prolifique d’Europe : 24 mil-
lions d’habitants en 1815, 67 millions en 1914.
4. A partir de 1840, on signale un énorme courant d’émigration vers les États-
Unis e t le Brésil, plus de 100.000 départs certaines années, 220.000 en 1881, année
record. Les émigrants partent d’ailleurs pour des raisons diverses : après 1850,
ce sont les Libéraux qui s’en vont; vers 1880, bon nombre d’artisans, de jeunes
ouvriers, de campagnards aisés qu’attirent les hauts salaires e t lcs occasions de
fortune rapide qu’offrent alors les États-Unis. (Cf. Pierre GAXOTTE, H i s h i r e de
i‘rillemngne, I, p. 277.)
5. La population urbaine représente 36 % de la population totale en 1871,
)ANS L’ESTEUROPÉEN.
282 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

aggravait par là le problème du ravitaillement. Ne sachant


plus que faire et contrairement au x avis de Bismarck1,
Guillaume Ier à la fin de son règne et Guillaume II dès
le début du sien, s’étaient lancés dans une politique
d’expansion coloniale qui .était exactement le contraire
de ce qu’il aurait fallu faire 2, D’abord parce que le climat
tropical des territoires acquis par l’Allemagne ne permet-
tait pas d’en faire des colonies de peuplement 3. Ensuite,
parce que leur défense exigeait une flotte puissante, en raison
de leur éloignement et de leur dispersion. D’où le slogan
lancé par Guillaume II, (( notre avenir est sur l’eau 4 »,qui
n’était pas seulement un mensonge, mais une absurdité.
Un mensonge, parce que l’Allemagne n’est pas e t ne sera
jamais une puissance maritime comparable à l’Angleterre. La
configuration de ses côtes le lui interdit 5. Une absurdité,
parce qu’en s’engageant dans cette voie, l’Allemagne devait
s’attirer immanquablement l’inimitié de la Grande-Bretagnè,
qui ne pouvait tolérer qu’une autre nation vînt concurren-
4.1,5 yo en 1880; 47 % en 1890. En 1870, il n’y a pas en Allemagne plus d e
1 0 villes ayant plus de 100.000 habitants. En 1900, il y en a 33, dont 8 dépassent
300.000 âmes; en 1910, il y en a 48, dont Berlin qui a plus de 2 millions d’habi-
tants, Hambourg plus de 1 million, Cologne, Munich, Leipzig, Dresde et Breslau
plus de 500.000, Francfort plus de 400.000, Düsseldorf, Hanovre et Nuremberg
plus de 300.000 et 1 0 autres, plus de 200.000.
1. Des colonies? écrit Gaxotte, Bismarck n’en voulait pas. I1 le disait à Buseh
(I

en février 1871, comme le bruit avait couru qu’il allait demander à la France
ses Comptoirs des Indes : n J e ne veux pas de colonies; elles ne sont bonnes qu’à
n créer des sinécures. Cette histoire de colonies serait pour l’Allemagne ce que
n la pelisse d’hermine est pour les nobles de Pologne qui n’ont pas de chemise. n
Aux ofires e t aux démarches de commerçants et d’armateurs, il répondait inlas-
sablement : a Toute tentative allemande dans le domaine colonial éveillerait la
a jalousie de la Grande-Brctagne )I (1876). Aussi longtemps que je serai Chan-
(1 celier, nous ne ferons pas de politique coloniale ... Nous ne devons pas avoir
ii dans les autres continents des points vulnérables qui deviendraient le butin
u des Français, aussitôt que les choses iraient mal avec la France I) (1881). (Cf.
GAXOTTE, Op. rit., II, p,. 289.)
2. Cette politique avait i)té marquée par l’acquisition du Togo, du Cameroun,
du Sud-Ouest africain e t de l’Afrique orientale entre 1884 et 1890; par la
signature d’un traité avec la Chine accordant à l’Allemagne la base de Kiao-
tchéou et une espèce de protectorat sur le Chan-tung en 1897; par l’acquisition
de quelques colonies espagnoles dans le Pacifique - les Carolines, les îles
Mariannes e t Palau - en 1898; par le projet de chemin d e fer Berlin-Bagdad en
1903; par des tentatives d‘infiltration a u hlaroc en 1905. C‘était assez pour se
mettre tout le monde à dos.
3. (1 Ce n’étaient pas des opérations susceptibles d’intéresser le peuple allemand,
estime Hitler, car elles ne pouvaient apporter aucune solution à ses problèmes.
C’étaient des entreprises purement bourgeoises et capitalistes, camouflées derrière
u n patriotisme d e facade. 11
4. Dans un discours prononcé à l’inauguration de la Ligue navale en 1898.
5. L’Allemagne n’a d’accès aux grands océans du globe qu’à travers la mer
du Nord, dont il est relativement facile de faire le blocus.
PRELUDE A L’EXPANSION D U I I I ~R E I C H 283
cer son commerce extérieur et menacer ses lignes de commu-
nication impériales.
Une telle politique ne pouvait s’édifier que sur la défaite
de l’Angleterre. Pour la vaincre, il aurait fallu rechercher
l’alliance russe et renoncer à l’alliance avec l’Autriche, dont
les visées sur les Balkans ne pouvaient qu’indisposer le gou-
vernement de Saint-Pétersbourg. Mais même en supposant
toutes ces conditions réunies, une telle combinaison aurait
conduit à une impasse. D’une part, elle aurait consisté à
sacrifier les millions d’Allemands vivant en Autriche et en
Bohême aux quelques milliers de ceux que l’on aurait pu
installer a ux îles Mariannes ou au Cameroun; de l’autre, elle
aurait fermé à l’Allemagne toute possibilité future d’expan-
sion à l’Est.
I1 sautait aux yeux que l’Allemagne ne pouvait se déve-
lopper ù la fois sur terre et sur mer. I1 fallait choisir. Or Guil-
laume II, en optant pour l’expansion maritime, avait lancé
l’Allemagne dans une fausse direction, et les conséquences de
cette erreur ne pouvaient être que tragiques. (( Si l’Allemagne
d’avant 1914 s’était décidée à poursuivre la politique conti-
nentale de la Prusse, assure Hitler, elle aurait pu-porter sa
puissance terrestre à la position dominante que cet E t a t occu-
pait [au X V I I I ~siècle] e t elle n’aurait pas eu à redouter l’hosti-
lité inconditionnelle de l’Angleterre l. Si l’Allemagne avait
consacré à son armée de terre les énormes moyens qu’elle avait
gaspillés pour sa flotte, ses chances auraient été incompara-
blement meilleures sur les champs de bataille européens, et la
nation n’aurait pas vu s’épancher lentement le sang d’une
armée insuffisamment équipée, face à une coalition mondiale
écrasante, tandis que les unités de sa marine de guerre se
rouillaient dans les ports, en attendant de couronner leur car-
rière par une fin plus ignominieuse encore... L’armée de terre
était vraiment l’Armée allemande, née d’une tradition sécu-
laire. Mais sa flotte n’était finalement qu’un jouet roman-
1. (( Croire que l’Angleterre combatte inévitablement toute Puissance euro-
péenne qui tend & l a prédominance est une conception erronée. L’Angleterre ne
combat que celles qui représentent une menace pour sa domination maritime et
coloniale, comme cela a été le cas pour l’Espagne, la Hollande et la France. Dans
chacun de ces conflits, ce que l’Angleterre a protégé, ce sont ses intfrets corn-
...
merciaux e t ses possessions d’outre-mer La conduite de la Grande-Bretagne
vis-à-vis de la Prusse [au temps de Frédéric II] prouve qu’elle n’est pas opposée
par principe & une grande Puissance européenne, dont l’importance militaire
est dominante, aussi longtemps que les buts extérieurs de cette Puissance sont de
nature purement continentale. u(Adolf HITLER, L’Expunsion d u I I l e Reich,p. 176.)
284 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

tique, un objet de parade construit dans ce dessein et qui,


de ce fait même, ne devait pas être utilisé ))
Hitler n’entend pas que le IIIe Reich connaisse le même
sort que l’Empire de Guillaume II. I1 sait que l’avenir de
l’Allemagne n’est pas sur l’eau, mais sur terre 2. Son effon-
drement en 1918 n’en est-il pas la preuve? Ses causes ont été
exclusivement terrestres et continentales : elle a été la vic-
time de son territoire trop exigu et de sa position straté-
gique défavorable, qui permettent aujourd’hui encore à ses
ennemis de l’encercler. C’est ce danger d’encerclement qu’il
faut briser à tout jamais, en renversant l’orientation de sa
politique extérieure. De même que l’expansion maritime et
coloniale aurait dû avoir pour corollaire l’alliance russe
(que Guillaume I I avait repoussée), l’expansion terrestre et
continentale suppose l’assentiment préalable de l’Angle-
terre, (qu’Hitler mettra tout en œuvre pour obtenir 3.)
I1 le fera d’autant plus volontiers que c’est un pays pour
lequel il éprouve une profonde admiration. Ses succès écla-
tants dans le domaine de la politique étrangère, sa volonté
indomptable de se constituer un empire mondial4, les vertus
de ses élites, qu’il compare à celles de l’ancienne Rome,
l’impressionnent visiblement. I1 a déclaré, dans Mein Karnpf,
qu’il ne voyait à l’Allemagne que deux alliés souhaitables :
la Grande-Bretagne et l’Italie5. L’espoir de renouer des liens

1. ID., p. 180-181.
2. I1 n’est pas impossible que ces conceptions aient été renforcées par I’aver-
sion qu’Hitler ressentait pour l’eau. Monter sur u n bateau était pour lui une
épreuve pénible e t lorsqu’il se rendra à Memel, à la fin mars 1939, sur le cui-
rassé Deutschland, il souffrira terriblement du mal de mer. u Sur terre, je suis
un héros, avouera-t-il à l’amiral Raeder, mais sur i’eau, je suis un lâche. N (Lage-
hesprechiingen, p. 910.)
3. En 1898, en 1899,en 1901, l’Angleterre avait constamment offert son amitié
a u IIe Reich. Joseph Chamberlain, ministrc des Colonies avant 1914, n’avait-il
pas été jusqu’a dire, dans un discours retentissant prononcé à Leicester : u J e
pense que l’alliance la plus naturelle serait l’alliance avec l’Empire allemand D?
L a politique coloniale irréfléchie de Guillaume II e t sa volonté de s’adjuger la
première place dans le commerce mondial avaient saboté ces possibilités. Ce
sont ces désirs d’alliance qu’Hitler se propose de faire renaître, en imposant
une conversion complète à la politique étrangère allemande.
4. a Que personne ne s’imagine qu’on puisse jamais former un empire mon-
dial sans avoir la volonté déterminée de le faire. N (Adolf HITLER, L’Erpawion
du I I I e Reich, p. 171.)
5 . Mein Karnpf, p. 705. E n ce qui concerne la France, Hitler considére qu’elle
n’a pas fait la guerre pour récupérer l’Alsace-Lorraine, mais pour s’annexer toute
la rive gauche du Rhin et que, ne l’ayant plus obtenue, elle fera automatique-
ment partie d e toutes les coalitions dirigées contre l’Allemagne. Cette inimitié
traditionnelle est dangereuse, dans la mesure où la France est ia première Puis-
sance militaire du continent. Mais il n’y a pas lieu de s’en pdoccuper outre mesure,
PRELUDE A L’EXPANSION nu I I I ~REICH 285
d’amitié avec l’Angleterre a été fortifié chez lui par I’atti-
tude du gouvernement anglais depuis 1918. Alors que Cle-
menceau aurait voulu imposer à l’Allemagne une paix (( car-
thaginoise », Lloyd George bataillait déjà pour une paix
(( libérale n. I1 n’avait pas accepté que la Sarre fût rattachée

à la France sans plébiscite préalable l, ni que l’on remît à


la Pologne le territoire d’Allenstein et la Haute-Silésie sans
consulter les populations 2. (( Qu’avez-vous? J e vous trouve
tout changé! )) lui avait demandé Clemenceau au soir du
11 novembre. A quoi Lloyd George lui avait répondu : (( Ne
savez-vous donc pas qu’à partir d’aujourd’hui, je suis
devenu germanophile 3? ))
La plupart de ses successeurs à la tête du Gouvernement
de Sa Majesté avaient fait montre des mêmes dispositions
d’esprit 4. Ils s’étaient ouvertement désolidarisés de l’occupa-
tion de la Ruhr. Ils avaient favorisé la liquidation des Répa-
rations. Ils auraient voulu que l’on prît en considération le
plan de réarmement proposé par Hitler le 21 mai 1935 5, au
lieu de claquer la porte comme l’avait fait le Quai d’Orsay.
Ils avaient empêché la France de réagir, lors du rétablisse-
ment du service obligatoire et lui avaient signifié qu’ils
ne la suivraient pas si elle répondait par des mesures de
rétorsion à la remilitarisation de la rive gauche du Rhin 6 .
Hitler en avait conclu qu’il trouverait toujours plus de
compréhension à Londres qu’à Paris. I1 avait reçu, à Ber-
lin ou à Berchtesgaden, nombre de hautes personnalités
britanniques appartenant aux tendances les plus diverses
- Lord Hamilton, Lord Londonderry, M. Lansbury, Sir
John Simon, Anthony Eden, Lloyd George, le Duc de Wind-
sor, Lord Halifax, d’autres encore -qui lui avaient répété
que la guerre anglo-allemande avait été un malentendu tra-
gique, dont il fallait à tout prix éviter le retour.
Mais Hitler savait que ces appels à la réconciliation ne
se matérialiseraient jamais s’il ne donnait pas, de son côté,

aussi longtemps que la France n’est pas assurée du concours de l’Angleterre.


La clé de la politique française n’est donc pas à Paris, mais à Londres.
1. Voir vol. III, p. 255.256.
2. Voir vol. II, p. 167.
3. Cf. Paul Scmwm, Statist auf Diplornatischer Bühne, p. 340.
4. Sauf peut-être Sir Austen Chamberlain, qui avait pourtant apposé sa
signature au bas du Pacte de Locarno.
5. Dans son discours du Reichstag. (Voir vol. III, p. 260 et S.)
6. Voir vol. III, p. 294.
286 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

des assurances à l’Angleterre. Ces assurances ne pouvaient


consister que dans un abandon définitif de toute politique
d’expansion maritime. C’est pourquoi, - lui si intraitable
dans le domaine des armements terrestres, parce qu’il y
voyait l’instrument de la future expansion germanique, -
il avait offert spontanément de limiter la flotte allemande à
35 yo de la flotte britannique. L’Angleterre avait saisi la
balle a u bond. Elle lui avait fait comprendre qu’elle atta-
chait bien moins d’importance aux problèmes de l’Europe
centrale, qu’à ceux qui touchaient sa propre sécurité. Hitler
en avait déduit qu’elle ne s’opposerait pas à ses visées sur
l’Autriche et la Tchécoslovaquie, à condition qu’il les réalisât
sans provoquer une guerre. C’est pourquoi il n’avait pas
hésité à téléphoner à Ribbentrop, au soir de la signature
de l’accord naval anglo-allemand, pour lui dire que ce jour
était (( le plus beau de sa vie ».
*
J $ ?

Dès lors, rassuré de ce côté, Hitler va pouvoir entreprendre


la première partie de son programme : l’incorporation au
Reich de toutes les populations allemandes demeurées jus-
qu’ici en dehors de ses frontières : Autrichiens, Sudètes,
habitants de Dantzig et de la Prusse-Occidentale. (( Intégrer
toutes ces populations au Reich, les ramasser en un seul
bloc compact e t homogène, les débarrasser de tous les élé-
ments étrangers - sémites et slaves - qui brouillaient leurs
idées et les empêchaient de prendre conscience de leur, mis-
sion historique 2 »> tel va être son premier objectif.
Cet objectif, il est bien décidé à l’atteindre sans recourir
à la guerre. Non par amour de la paix (ces mots n’ont aucun
sens pour un homme aux yeux de qui N chaque succès obtenu
n’est que le point de départ d’un nouveau combat D), mais
parce que chacune de ces populations ne représente qu’un
enjeu partiel, pour lequel il serait insensé d’exposer l’en-

1. Voir vol. III, p. 267.


2. u Le mélange des sangs e t l’abaissement de la race entraînent généralement
une dépréciation de la culture nationale, par rapport à celle des pays étrangers.
I)

Des qu’un peuple en arrive là u il renonce à la force qui réside dans l’harmonie
de son sang et de la vie culturelle qui en émane. I1 est comme déchiré, incertain
de son jugement sur le monde et de ses expressions; il perd la connaissance e t
le sentiment de son b u t particulier, pour glisser dans l’errance des idées, des
concepts fondés sur les mélanges d‘influences étrangères u. (Op.cit., p. 38.)
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~R E I C H 287
semble de la nation allemande aux risques d’un conflit glo-
bal. D’autant plus que leur incorporation au Reich ne résou-
dra aucun des problèmes fondamentaux qui se posent à la
collectivité germanique. Assez grand pour contenir ses popu-
lations actuelles, son territoire n’en demeurera pas moins
trop exigu pour satisfaire les besoins des générations à venir.
Toutefois, Hitler estime que la réunion de qyatre-vingt-cinq
millions d’Allemands au sein d’un même E t a t provoquera
chez ses compatriotes un sursaut d’énergie qui les poussera
à vouloir conquérir des espaces plus vastes.
Encore ne suffit-il pas de faire reculer les frontières e t de
remembrer les terres allemandes pour en faire un domaine
d’un seul tenant. I1 faut. forger en même temps une nation
sans classes, où seront abolis tous les cloisonnements inté-
rieurs nés de l’antagonisme des ouvriers et des bourgeois,
des citadins et des paysans, des travailleurs manuels et des
travailleurs intellectuels, bref , une communauté formée de
quatre-vingt-cinq millions d’êtres, mus par les mêmes
réflexes, les mêmes joies, les mêmes haines, les mêmes
appétits e t manœuvrant au cœur de l’Europe comme une
gigantesque phalange macédonienne ...
C’est alors, mais alors seulement, qu’il se trouvera en
mesure d’accomplir la deuxième partie de son programme,
celle qu’il considère comme sa mission essentielle : donner
à la communauté germanique le socle territorial sur lequel
elle pourra croître et se multiplier, et qui lui conférera
une puissance suffisante pour défier les siècles. Ce faisant,
il la mettra à l’abri de tout danger d’encerclement et
N haussera l’histoire allemande au niveau de l’histoire du
monde ».
Car l’avenir n’appartient qu’aux États détenteurs de
grands espaces comme les États-Unis et la Russie. Tous les
autres sont condamnés à décliner et à disparaître, parce
qu’ils ne sont plus à l’échelle des luttes intercontinentales
qui se préparent. Lui, Hitler, le combattant inconnu, rescapé
par miracle des tranchées des Flandres, est apparu à la der-
nière minute pour assurer au peuple allemand cette situa-
tion privilégiée, avant que l’Histoire ne tourne la page e t
qu’il ne soit trop tard.
Sans cesse, il revient sur les vertus des grands espaces et

1. Adolf HITLER,L’Expansion du I I I e Reich, p. 165.


288 EiSTOfRE D E L’ARMSE ALLEMANDE

sur les avantages qu’ils comportent : (( Les choses se passent


différemment, écrit-il, selon qu’un peuple dispose d’un ter-
ritoire de 560.000 ou de 1 million de kilomètres carres.
Abstraction faite des facilités de ravitaillement en cas de
guerre, l’étendue est en elle-même la meilleure protection
possible contre les attaques brusquées. E n outre, seule une
politique de l’espace pratiquée en Europe pourra fournir à
notre peuple le potentiel humain et la puissance militaire
indispensables à sa survie. Un accroissement territorial de
500.000 km2 permettrait à des millions de paysans allemands
de se construire un foyer, et assurerait au peuple allemand
des millions de soldats supplémentaires en cas de crise l. 1)
Mais où trouver ces 500.000 km2? Du côté de l’occident?
Cette solution est à écarter. La population y est trop dense
et les frontières stabilisées depuis trop longtemps. Une vic-
toire à l’ouest obligerait l’Allemagne à assimiler des ressor-
tissants étrangers, de race non germanique. Or, Hitler est
u n adversaire irréductible de toute politique d’intégra-
tion. II la considère comme une utopie bourgeoise, une
aberration aussi dangereuse que l’expansionnisme colonial.
a L’incorporation par la force, d’un peuple dans un autre
peuple qui lui est foncièrement étranger, a-t-il déclaré dans
son discours au Reichstag du 21 mai 1935, n’est pas seule-
ment UP but politique indigne d’être poursuivi : cette façon
d’agir se retourne à la longue contre celui qui la pratique,
car elle finit par saper l’unité intérieure et la force du peuple
conquérant. C’est pourquoi nous nous refusons absolument
à l’envisager ... Nous considérons toute guerre visant à sub-
juguer et à soumettre un peuple étranger comme un acte
qui, t ôt ou tard, modifie la substance interne du vainqueur,
l’affaiblit et le transforme finalement en vaincu ... Nous trou-
vons dans l’histoire des cent cinquante dernières années une
foule d’exemples qui constituent, à cet égard, des leçons e t
des avertissements. Une nouvelle guerre en Occident ne rap-
porterait aux États européens - en dehors d’un affaiblis-
sement temporaire de l’ennemi - aucun autre avantage que
de légères rectifications de frontières, absolument dispro-
portionnées a ux sacrifices consentis.., Une saine politique
consiste à ajouter, en peu d’années, à l’effectif de la popu-
lation nationale, plus d’enfants issus de son propre sung

1. ID., p. 87.
PRÉLUDE A L’EXPANSION DU I I I ~REICH 289
qu’une guerre ne pourrait lui incorporer de nouveaux élé-
ments étrangers, par voie de conquête et de sujétion finalel. ))
A défaut d’espaces vides qui n’existent pas, ce qu’il faut
à l’Allemagne, ce sont des territoires peu peuplés, mais riches
en ressources naturelles, et dont les éléments autochtones
sont encore trop peu nombreux ou trop peu évolués pour
offrir une résistance sérieuse à leur élimination 2. Ces espaces,
où les trouver?

+ +

A l’est, où se déploient des étendues immenses, où la den-


sité des populations décroît rapidement (puisqu’elle passe
de 137 habitants au kilomètre carré en Allemagne, à 7 en
Russie), e t où les divisions de la Wehrmacht, au cours de
leur avance, ne feront que rejoindre les foyers de colonisa-
tion fondés par les pionniers allemands qui les y ont pré-
cédés, et qui forment sur la carte un chapelet d’îlots, dis-
séminés à travers la plaine russe jusqu’aux bords de la Volga.
C’est en termes exaltés qu’Hitler évoque ce nouvel Empire
germanique :
(( I1 doit nous être possible de dominer cette région avec

250.000 hommes encadrés par de bons administrateurs, dira-


t-il à ses familiers. Les c’olons allemands y vivront dans des
fermes belles et spacieuses. Les services allemands seront
logés dans de merveilleux bâtiments, les gouverneurs dans
des palais. A l’ombre des services administratifs s’organisera
peu à peu tout ce qui est indispensable à un certain niveau
de vie. Autour de la ville, sur 30 à 40 kilomètres de pro-
fondeur, se déploiera une ceinture de beaux villages, reliés
entre eux par les meilleures routes ... Ces territoires de l’Est
seront pour nous ce que l’Inde est pour l’Angleterre. J e
transformerai le Sud de l’Ukraine en une colonie exclusive-
ment allemande, peuplée de soldats-laboureurs robustes et
courageux, le meilleur de notre sang... La Crimée nous don-
nera les fruits du Sud, le coton et le caoutchouc. 40.000 hec-

1 . Discours au Reichstag du 21 mai 1935, texte officiel, p. 11-13.


2. L’fitat populaire - à l’inverse de l’État bourgeois - n’aurait sous aucun
prétexte annexé des morceaux de la Pologne, avec l’intention de les faire deve-
nir un jour allemands. I1 déciderait soit d’éliminer cet élément racialement
étranger, pour ne pas laisser corrompre le sang de notre peuple, soit d’éloigner
sans hésiter cet élément, afin de transfërer à natre peuple la terre devenue vide. a
(L’Expansion du I I I e Reich, p. 59.)
IV 19
290 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

tares de plantations suffiront à assurer notre indépendance


dans ce domaine. Les marais du Pripet nous approvision-
neront en roseaux I... Nous relierons le Danube au Dniepr.
Le Donetz nous donnera son charbon. Le Caucase son pétrole.
Des flots de céréales et de pétrole couleront vers nous 2... I1
y aura bientôt 130 millions d’Allemands à l’intérieur d u
Reich et 90 millions dans l’Ukraine 3. La mise en valeur de
ces régions exigera un développement considérable d u réseau
ferroviaire existant ... Nous établirons une liaison rapide entre
la Haute-Silésie et le bassin du Donetz. J’envisage des trains
qui accompliront ce parcours à une vitesse moyenne de
200 kilomètres à l’heure. I1 faudra prévoir des voitures plus
larges e t vraisemblablement à deux étages, de façon à ce
qu’en accédant à l’étage supérieur, les voyageurs aient la pos-
sibilité d’admirer le paysage. Cela impliquera la construction
de voies à écartement beaucoup plus large que les voies
normales e t il y aura lieu de les doubler, afin de permettre
un trafic suffisamment intense. Ces voies comporteront deux
rails supplémentaires pour assurer la circulation des trains de
marchandises, dans les deux sens 4... Grâce aux autoroutes,
les distances auront cessé d’être un problème. Qu’est-ce que
les 1.000 kilomètres qui nous séparent de la Crimée, si nous
pouvons les franchir à une moyenne de 80 à l’heure? Les
autoroutes permettront d’y accéder en deux jours. J e ren-
drai. les territoires de l’Est facilement accessibles par un
immense réseau d’autoroutes rayonnant de Berlin. La chaus-
sée habituelle de 7 m. ’/z sera insufisante. I1 faudra leur
donner d’emblée une largeur de 11 mètres, de façon à ce
que trois files de voitures puissent rouler simultanément
dans le même sens. Les camions, plus lents, emprunteront
la travée de droite, les voitures légères celle du milieu, celle
de gauche sera résérvée aux doublages S... Berlin deviendra
le centre de l’Europe, une capitale qui soit pour tous la
capitale par excellence o... J e couvrirai la ville de palais, j’y
ferai travailler mes meilleurs architectes ... Nous ferons de
Berlin quelque chose de merveilleux, une nouvelle Babylone.
Nous ouvrirons à partir de la Gare d u Sud une immense

1. Adolf HITLER,Libres Propos, recueillis par Martin Bormann, I, p. 35.


2. Id., I, p. 54.
3. Id., II, p. 86.
4. Id., I, p. 211.
5. Id., II, p. 211.
6. Id., I, p. 41.
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~REICH 291
perspective d’une largeur de 300 mètres, avec une vue
sur l’Arc de triomphe et, dans le lointain, la coupole du
Palais de la Nation l... ))
Mais tout cela n’est encore qu’une vision d’avenir. Avant
de pouvoir s’atteler à la mise en valeur de ces territoires, il
faudra les conquérir, et Hitler tient à prévenir ses compa-
triotes que cette entreprise gigantesque imposera à la nation
de lourds sacrifices. ((Car,écrit-il, cet espace ne nous sera pas
donné sans combat. Dans un monde où les planètes et les
soleils suivent une trajectoire déterminée, où la force règne
partout et souverainement sur la faiblesse, l’homme ne peut
prétendre à un traitement de faveur. De même que le soleil
ne peut transgresser les lois de la nature, les peuples ne
peuvent échapper aux lois de l’histoire. Or, jamais, dans
l’histoire, un peuple n’a reçu en don gratuit ce dont il avait
besoin pour vivre. I1 a toujours fallu qu’il le conquière de
haute lutte et s’il ne le conquiert pas, il ne lui reste qu’à dis-
paraître.
(( Gardons-nous de croire que cette conquête sera une épo-

pée enivrante comme celle d’Alexandre le Grand. Elle n’a pas


pour objet de conquérir des villes ou d’accumuler du butin,
c’est-à-dire de nous approprier le travail des autres : nous ne
lui demandons que de nous fournir des terres sur lesquelles
nous puissions travailler nous-mêmes. La mission du National-
socialisme consiste à pénétrer notre peuple de cette idée que
le but à atteindre ne sera obtenu que par le labeur acharné
e t continu de la charrue allemande, à laquelle l’épée ne peut
apporter que le sol.
(( C’est pourquoi nous tirons délibérément un trait sur

notre politique extérieure d’avant 1914. Nous recommençons


là où l’on s’est arrêté il y a six cents ans. Nous mettons un
terme définitif aux éternelles incursions germaniques vers
le sud et vers l’ouest de l’Europe et tournons nos regards
vers les territoires vierges de l’est. Nous liquidons également
l’ancienne politique d’expansion coloniale, pour inaugurer la
politique terrienne et agricole de l’avenir.
(( Tout pousse le Reich à s’étendre dans cette direction :

la nécessité vitale e t sa vocation historique. Cette nécessité


vitale est inscrite dans la courbe ascendante de notre nata-
lité et dans la courbe descendante de la densité des popula-

1. Adolf HITLER,Libres Propos, II, p. 298.


292 HISTOIRE DE L’ARMÉE ACLEMANDE

tions, qui s’accentue au fur et à mesure que l’on avance vers


l’est.
N Quant à notre vocation historique, elle n’est pas moins
évidente. Tous les actes décisifs et féconds de notre histoire
ont été des étapes de notre expansion vers l’est : l’évangéli-
sation e t le défrichage des Pays baltes par les Chevaliers
Porte-Glaive, la germanisation de l’Autriche et de la Bohême
par les ducs de Bavière, enfin l’organisation de l’État brande-
bourgeois et prussien par les Hohenzollern, pour qu’il serve
d’exemple et de centre de gravité au Reich à venir.
(( E n face de cette politique nationale e t populaire, la

politique romaine et méditerranéenne pratiquée par les


empereurs du Saint-Empire n’a été qu’une immense aberra-
tion, une construction contraire aux intérêts vitaux de notre
peuple et dont le temps a fait justice, puisqu’il l’a réduite en
poussière l. n
Radicalement différente est l’œuvre à laquelle Hitler convie
ses compatriotes, puisqu’elle assurera aux multitudes alle-
mandes u mille années de grandeur et de prospérité D...

* +
(( Mille années »! Pourquoi ce chiffre? Nous touchons ici
à la zone la plus profonde et sans doute la plus révélatrice de
la pensée d’Hitler.
- J e ne suis pas un homme politique comme les autres,
a-t-il dit un jour à l’auteur de ces lignes, et ceux qui me
jugent comme tel ne me comprendront jamais ...
A force de répéter que l’avenir de l’Allemagne est (( sur la
terre 1) et de s’exalter à l’idée de l’Empire allemand de l’Est,
il a fini par le parer de tous les prestiges e t l’a identifié à une
sorte de Paradis terrestre, exclusivement réservé aux indivi-
dus de race germanique z. Non point un Paradis intemporel
situé au-delà de la mort, mais un (( Royaume 1) réalisable dans
ce monde-ci, dont il est à la fois le conquérant et l’annoncia-
teur. Car il est convaincu qu’une volonté supérieure à la sienne
l’a désigné pour y conduire ses compatriotes, en brisant tous
1. Ci. Mein Kampf.
2. I1 compte n’y laisser pénétrer que des races qu’il considère comma appa-
rentées aux Allemands par leur type physique - Flamands, Hollandais, Danois
et Scandinaves - B l’exclusion des autres, qui risqueraient d’en compromettre
l’homogénéité. a Nous tirerons de là un nouveau type d‘hommes, écrit-il, une
race de dominateurs, de nouveaux Vice-rois. D (Libres Propos, I, 20.)
P R ~ L U D EA L’EXPANSION D U 1110 REICH 293
les obstacles qu’il rencontrera sur sa route. Tâche vraiment
cyclopéenne l, qui exige d’être menée avec une dureté inexo-
rable, (( car seul un homme qui ne recule devant rien est
capable de mener son peuple jusqu’à la Terre promise ».
Là, dans ce territoire spacieux (( qui sue l’abondance »,
les Allemands régénérés connaîtront mille ans de paix e t
n’auront plus besoin de s’interroger sur leur avenir. Les ver-
tus créatrices de leur sang s’y épanouiront sans entraves.
Leurs dons d’organisation en feront surgir des moissons fabu-
leuses 3, et les assises qu’ils y tiendront auront une ampleur
et une magnificence dont les Jeux Olympiques et les Congrès
de Nuremberg ne sont qu’une pâle préfiguration.
A y regarder de plus près, on s’aperçoit que cette attente
d’un (( millénaire N de bonheur n’est pas une invention hitlé-
rienne. Elle s’apparente au N Millenium N annoncé par cer-
tains illuminés aux foules extasiées du moyen âge et dont la
promesse auréolait certains empereurs du Saint-Empire ?.
La croyance selon laquelle la (( Fin des Temps n serait pré-
cédée d’un (( règne )) de mille années de prospérité et de paix,
était très répandue en Europe centrale entre le XI^ et le
x v e siècle. Elle avait donné naissance à des mouvements
tumultueux comme ceux des Anabaptistes et des Taborites,
aux Croisades des pauvres et des enfants. L’idée d’un Para-

1. u Si j e ne m’étais pas endurci moi-même par l’expérience de la guerre, j’au-


rais été incapable d’entreprendre cette tdche cyclopéenne que représente, pour
un homme seul, l’édification d’un empire. n (id.,I, p. 44.)
2. a J’ai vu les hommes mourir par milliers autour de moi. J’ai appris ainsi
que la vie est une lutte cruelle e t qui n’a d‘autre fin que la conservation de l’es-
pèce. L’individu peut disparaître, pourvu qu’il y ait d’autres hommes pour le
remplacer ... P a r nature, je serais plutôt différent. J’aimerais ne voir souffrir per-
sonne, ne faire de mal à personne. Mais quand je pressens que l’espèce est en
danger, la raison la plus froide se substitue chez moi au sentiment. J e deviens
uniquement sensible aux sacrifices énormes qu’exigera l’avenir, faute d’avoir
consenti aujourd‘hui à des sacrifices limités. N (id., I, p: 44-45.) Inutile de dire
que par n espéce n, Hitler entend exclusivement la nation allemande.
3. (( Imaginez ce que cela pourra être quand nous aurons tout organisé. Brême
si nous ne valions, comme organisateurs, que la moitié de ce que valent les Russes,
cela ferait toujours six millions de tonnes de céréales que nous tirerions de
...
l’Ukraine! Cinquante degrés à l’ombre, puis des averses, puis à nouveau la
...
chaleur. C’est une véritable serre! Si seulement j e pouvais faire comprendre au
peuple allemand ce que cet espace représente pour notre avenir! D (id., II,
p. 255, e t I, p. 25.)
4. Frédéric Barberousse était mort le f e r juin 1190 en se baignant dans le
Cydnus, au cours de la IIIe Croisade, e t avait été enterré à Antioche. Mais une
légende voulait qu’il eût été transporté dans une montagne d’Allemagne, d’où
il ressusciterait un jour pour rendre l’unité à ïEmpire germanique. Ce n’est pas
p a r hasard qu’Hitler donnera le nom de IBarberousse D aux plans d’offensive
contre YU. R. S. S.
294 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

dis suceptible d’être réalisé ici-bas, pour peu que les hommes
aient la force de briser les obstacles qui les empêchaient
d’y pénétrer, s’emparait de loin en loin de l’esprit de pré-
dicateurs exaltés. Ceux-ci déclenchaient alors des courants
passionnés que l’on peut considérer comme les précurseurs
des grands mouvements révolutionnaires modernes l. Ces
visionnaires avaient en général une éloquence brûlante et un
auditoire composé des mêmes couches sociales : une popu-
lation flottante et marginale - paysans sans terre ou que
leur lopin ne pouvait nourrir, journaliers et manœuvres
constamment menacés de chômage, mendiants e t vagabonds
incapables de trouver une piace assurée au sein de la société 2.
Ne possédant aucun moyen légal de faire valoir leurs reven-
dications, ils attendaient qu’un prophète les groupât autour
de lui et leur infusât (( u n enthousiasme délirant né de leur
propre désespoir 1).
Or, nous avons vu que l’inflation, le chômage et la réduc-
tion brutale des effectifs de l’armée consécutifs a u traité de
Versailles, avaient suscité en Allemagne l’apparition de
masses désemparées, reléguées en marge de la nation, e t qui
n’espéraient plus s’y réintégrer que par la violeme; des masses
comparables, en somme, à celles qui avaient été saisies par
le millénarisme médiéval, à cela près qu’elles étaient infini-
ment plus volumineuses et mieux organisées. Nous savons
également que le jour où Hitler s’était aperçu qu’il possé-
dait le don d’éloquence, c’est-à-dire le pouvoir magique
d’imposer ses idées à ses auditeurs au moyen de la parole,
il avait eu l’impression de (( tenir le monde à sa merci 4 1).
Nous savons enfin que beaucoup de ceux qui l’entendaient
parler pour la première fois - nous avons sur ce point le
témoignage de Gœbbels, de Rosenberg e t de Dietrich Eckart
- n’étaient pas tan t frappés par la justesse de ses arguments
que par la force mystérieuse qui émanait de sa personne e t
qui leur causait un véritable choc psychique. A partir de

1. Norman COHK,The Quest of the Alilleniuni (improprement traduit en Iran-


çais par Les Fanatiques de L’Apocalgpse), p. 294.
2. Rappelons la bulle d’Innocent III, invitant les fidèles de Saxe et de West-
phalie à participer à la n Croisade de l’Est 8 et leur promettant, en échange, la
possession de terres et la rémission de leurs péchés. Ceux qui y participérent
avaient frayé la voie aux corps francs de la Baltique en 1918. (Voir vol. II,
p. 12 et 8.)
3. Norman COHN, Op. cit., p. 301-302.
4. Voir vol. II, p. 241.
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~R E I C H 295
ce moment, ils le considéraient comme un guide inspiré,
comme (( l’homme qui réaliserait les espoirs enfouis depuis
des temps immémoriaux au fond de tous les cœurs alle-
mands n.
Ainsi était née une sorte de messianisme national-socia-
liste que ne pouvait entamer aucun argument rationnel. La
certitude d’être chargé d’une mission très différente de celle
des autres hommes d’Etat, d’une tâche dont la politique
n’était que l’enveloppe extérieure, transparaît dans certains
passages des écrits d’Hitler. (( J’ai repris une lutte engagée
depuis des siècles et de l’issue de laquelle dépend le sort final
de l’humanité, déclare-t-il dans Mein Kampf. E n agissant
comme je le fais, j’ai conscience de mener le combat du
Seigneur. )) Nul doute qu’il ne se considère comme le prophète
d’un nouveau peuple élu. Élu, non point parce qu’un Dieu
transcendant et sans figure lui a parlé du haut du Sinaï et a
conclu avec lui une alliance personnelle, mais parce qu’un
Dieu immanent réside dans son sang et lui a infusé des ver-
tus créatrices supérieures à celles des autres. Pour lui, comme
pour Rosenberg, (( le sang aryen est la substance même de la
divinité D, et ceux chez qui ce sang est censé être le plus pur
sont le couronnement de la Création, des surhommes ayant
un droit de domination absolue sur cette terre. K Les Ger-
mains ont tenu le monde entre leurs mains et ils le tien-
dront de nouveau un jour )), avait proclamé Joachim de
Fiore au X I I siècle.
~ Des écrits du mystique médiéval à ceux
des théoriciens du National-socialisme, la filiation est évi-
dente.
Mais, - et c’est là où gît l’amorce d’un drame effroyable
- quiconque est le siège d’une croyance de cet ordre ne peut
que s’identifier lui-même au Bien absolu et ses ennemis à
l’abomination suprême, à l’incarnation du hlal. Son devoir
consiste à les mettre hors d’état de nuire, et à les exterminer
s’ils s’opposent à la réalisation de ses desseins. (( Rien de plus
faux, écrit Norman Cohn, de considérer Hitler et ses associés
comme des nationalistes classiques ou même comme des
racistes ordinaires. Leur imagination était obsédée par un
1. Déclaration de Dietrich Eckart 2 l’auteur. (Sur Dietrich Eckart, voir vol. II,
p. 225-226.)
2. Auprès de la révolution hitlérienne, celle de Mussolini prend le caractBre
d’une simple reconstitution archéologique tendant à la résurrection de l’ancien
Empire romain. Elle ne contient aucun élément d’inspiration eschatologique. C’est
pourquoi elle est plus facilement accessible aux esprits français.
296 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

mythe très spécial : ils étaient convaincus que la (( Juiverie


internationale )) se livrait à un effort gigantesque et secret
pour dominer et enfin pour détruire le monde. E t ils se
voyaient vraiment comme des sauveurs désignés par Dieu
pour délivrer l’humanité aryenne - qui seule compte - de
ce péril monstrueux l. )) (( Si notre peuple succombe aux
coups des Juifs, ces tyrans des nations assoiffés de sang et
d’or, a écrit Hitler, le monde entier sombrera, étouffé par
cette pieuvre; si l’Allemagne se libère de son étreinte, on
pourra considérer le suprême danger comme vaincu pour
toute la terre. Le Juif accomplit sa funeste mission jusqu’au
jour oii une autre puissance se dresse en face de lui et le
rejette au fond de l’abîme au terme d’une lutte inexorable,
lui, l’assaillant des cieux, aux côtés de Lucifer 2. ))
t
+ +

Cependant, dans son combat pour la u régénération )) du


sang allemand et la conquête des territoires de l’Est, Hitler
devra engager une lutte à mort avec deux autres messia-
nismes : le messianisme communiste et le messianisme juif.
Car, bien qu’il s’en défende, le Communisme est impré-
gné, lui aussi, d’esprit eschatologique. Ses précurseurs ont
vécu dans l’attente du (( Grand Soir I), ce cataclysme social
qui balaiera la société bourgeoise e t préludera à l’avène-
ment des Temps nouveaux. Lui aussi prétend réaliser un
rêve aussi vieux que le monde 3 et représenter à ce titre,
l’accomplissement de l’histoire. Lui aussi entend faire
accéder le genre humain à un nouvel Age d’or, p.ar l’ins-
tauration d’une société égalitaire, sans pauvres ni riches,
sans classes et sans État, d’où toute exploitation de
l’homme par l’homme aura disparu.
Engels et Kautsky savaient ce qu’ils faisaient en revendi-
quant comme un des leurs le prédicateur Thomas Müntzer
qui leva l’étendard de la révolte des paysans dans 1’Alle-
magne du x v ~ esiècle. La véhémence avec laquelle ce prêtre
défroqué dénonça les iniquités sociales, promit le châtiment
1. Norman COHN,Op. cit., p. 295-296.
2. Mein Kainpf, p. 751.
3. Puisqu’il prend sa naissance dans le mythe de 8 l’État de Nature n ant&
rieur au moment où les sociétés humaines ont été corrompues par la cupidit6
et l’avarice de quelques-uns de leurs membres.
PRÉLUDE A L’EXPANSION DU 1110 REICH 297
suprême aux Grands de ce monde et annonça la venue d’une
société idéale où régnerait enfin (( la communauté dans l’éga-
lité )) n’évoque pas seulement les appels de Spartacus a u x
gladiateurs révoltés de la cité du Soleil. Elle préfigure les
discours de Lassalle, déclarant aux prolétaires de son pays :
(( Vous êtes le rocher sur lequel se construit 1’Eglise contem-

poraine. )) Quant à Marx lui-même, sa conviction d’apporter


le salut à l’humanité est aussi incontestable que le fait que
ses disciples aient vu, dans le Manifeste communiste, 1’Evan-
gile des Temps nouveaux.
Que l’on ne s’y trompe pas : malgré son athéisme foncier,
son matérialisme dialectique et sa volonté de ne tenir
compte que des seuls facteurs économiques et sociaux, le
marxisme-léninisme présente tous les traits caractéristiques
d’une religion sécularisée l . Écoutez Pasternak : (( A côté
de Lénine, immense, ineffaçable, s’était levée l’image de la
Russie, s’embrasant aux yeux du monde comme un cierge
expiatoire pour toute l’inaction et la détresse de l’huma-
nité. )) Écoutez Emmanuel d’Astier : (( Interprétant Marx,
le codifiant, Staline a substitué à notre Dieu commode ... une
doctrine du sort final de l’Univers qui est le Paradis futur
sur terre et qui passe par une Apocalypse dont Staline est
le héros inévitable ... Tous ceux qui refusent Ia vision du chef
seront nommés bourgeois, capitalistes, révisionnistes,vipères
lubriques. Tout ce qui doute est agent de corruption. On
revient, mille ans après, au manichéisme, au fantastique du
Christ et de l’Antéchrist, au monde dualiste du Bien et du
Mal 2. 1)
Récusera-t-on ces témoignages sous prétexte qu’ils n’éma-
nent pas de communistes de stricte obédience? Alors qu’on
se rapporte à la façon dont les marxistes identifient leur
doctrine au Bien absolu, face au capitalisme dénoncé comme
la personnification du Mal; à leurs disputes proprement
théologiques, poursuivies pendant des années sur des points
1. I II n’y a pas de limites à ce que le peuple russe pourra entreprendre, écrivait
déjà Custine en 1839, le jour où il aura trouvé la religion terrestre e t conquérante à
laquelle il aspire. 1)
2. Lénine, remarque Norman Cohn, paracheva I’anathémisation du capita-
lisme en le présentant comme un systéme d’oppression où la classe dirigeante
ne peut faire autrement que de precipiter la classe ouvrière dans le dernier den
abîmes de pauvreté e t de servitude ... La vision cornmuniste du capitalisme nous
offre la version sécularisée de cette croyance très ancienne, qui veut que l’aube
du Millenium soit immédiatement précédée d’un âge d’angoisses e t de tyrannie
inouïes. D (The Quest of tha Millenium, p. 299.)
298 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

de doctrine; aux mesures d’excommunication prises par le


Parti à l’encontre de ses membres suspectés d’hérésie; à sa
conviction de ne pouvoir parvenir à ses fins que par l’exter-
mination de ses ennemis; enfin au fait de s’adresser, lui
aussi, à des déshérités refoulés en marge de la société.
Seulement, à l’inverse du National-socialisme qui tend
à assurer, par l’esprit de croisade, l’apothéose d’une race
particulière, le Communisme aspire, par la lutte des classes,
à l’avènement de la dictature du prolétariat. I1 ne propose
pas aux (( damnés de la terre )) de les réintégrer à leur com-
munauté historique, telle que l’ont façonnée l’hérédité, le
sang et le sol. I1 les incite à faire table rase du passé pour lui
substituer un système entièrement nouveau, fondé sur une
répartition équitable des fruits du travail et sur la collec-
tivisation des moyens de production. Le jour où ces objec-
tifs seront pleinement atteints, tous les travailleurs du monde
accéderont à la société parfaite qui équivaudra à l’instaura-
tion du Paradis sur terre.
*
* *
Quant au messianisme juif, non seulement il est le plus
ancien de tous, mais on peut y voir la source des différents
courants millénaristes qui ont surgi au cours des siècles.
Depuis les temps les plus reculés, les Juifs ont toujours été
convaincus que Jéhovah veillait avec un soin particulier
sur le sort d’Israël, et qu’Israël seul était chargé de réaliser
Sa volonté sur terre. A leurs yeux, Dieu les avait désignés
pour répandre la lumière chez les Gentils et pour porter le
salut divin jusqu’aux confins du globe. (( Parallèlement à
cette interprétation éthique, une autre s’était bientôt faite
jour, dont.l’emprise devait s’accroître au fur e t à mesure
que la ferveur d’un nationalisme séculaire était soumise à
l’épreuve redoutable des défaites, des déportations et des
dispersions successives. C’est précisément parce qu’ils gar-
daient la conviction intime d’être le peuple élu, qu’ils
opposaient au malheur, au danger et à l’oppression une
résolution farouche, fondée sur le triomphe absolu et la
prospérité sans bornes dont Jéhovah, dans sa toute-puis-
sance, gratifierait ses $lus lorsque les Temps seraient
accomplis l. ))
I. Norman COHN, Op. cit., p. 15-16.
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~R E I C H 299
Cette faveur était la conséquence d’une promesse très
ancienne. Lorsque Abraham, obéissant à la volonté de Dieu,
avait accepté de Lui sacrifier son fils, une Présence invi-
sible lui avait annoncé que (( sa postérité serait aussi nom-
breuse que les étoiles dans le ciel et qu’elle posséderait
toutes les villes de ses ennemis n. Plus tard, le Seigneur
avait enjoint à Moïse de conduire son peuple N vers une terre
ruisselante de lait et de miel, où il connaîtrait enfin le terme
de ses tribulations D. Mais c’est dans le songe de Daniel
que l’avenir prodigieux réservé au peuple juif est décrit de
la .façon la plus précise et la plus spectaculaire. On y voit
l’Ancien des Jours remettre à Israël la Puissance, 1”tIon-
neur et le Royaume. Ces attributs divins lui confèrent une
souveraineté absolue sur l’univers. Désormais (( tous les
peuples, e t toutes les tribus et toutes les langues le servi-
ront; sa’ puissance sera une puissance éternelle, à laquelle
toutes les autres Puissances seront soumises avec une entière
soumission ».
Aucun des Prophètes précédents n’avait été aussi loin.
a Pour la première fois, le royaume glorieux de l’avenir
embrassait, dans l’imagination d’Israël, non seulement la
Terre promise, mais l‘ensemble de l’univers 3.
Cette espérance avait accompagné le peuple juif dans sa
dispersion et sa misère. Ses malheurs n’avaient fait que la
fortifier en lui. N’avait-il pas été prédit que ses souffrances
deviendraient de plus en plus intolérables jusqu’au jour où
il triompherait enfin de ses ennemis? Ce jour-là, par une
sorte de compensation mystérieuse, (( le peuple saint, qui
n’avait cessé de gémir sous le joug de l’oppresseur, hériterait
à son tour de l’hégémonie universelle. Ce serait l’apogée de
l’Histoire. Le Royaume des Saints surpasserait en gloire tous
les règnes antérieurs. Bien plus : il n’aurait pas de succes-
seurs )I.
Parqué dans ses ghettos, constamment menacé dans sa
vie et dans ses biens, accusé par les Chrétiens de se livrer à
toutes sortes de pratiques abominahles, jamais aucun peuple
n’avait été exposé aussi longtemps à des persécutions aussi
cruelles. Ses membres couraient sans cesse le risque d’être

1. Cenése XXII, 1, 18.


2. Daniel, VII, 14, 27.
3. Norman COIIN, Op. cil., p. 17.
4. ID., p. 18.
300 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

exterminés 1. Perspective d’autant plus affreuse que leur dis-


parition ne signifierait pas seulement leur anéantissement
physique : elle équivaudrait à la non-exécution des pro-
messes du Seigneur. La conviction que cette issue était
impossible avait décuplé leur force de résistance. Et comme
ils échappaient toujours à la destruction, le sentiment
d’être l’objet d’une protection surnaturelle avait grandi
à mesure que se prolongeaient leurs tribulations 2.
Disséminés à travers le monde, ne formant ni un E t a t
ni une communauté juridique, condamnés dans certaines
villes à porter l’étoile jaune de David, ils n’avaient survécu
qu’en accentuant encore leur ségrégation e t en s’appliquant à
eux-mêmes des mesures raciales sévères. Durant tout le
moyen âge leurs Rabbins avaient proscrit tout mariage entre
Juifs e t Chrétiens et avaient interdit à leurs coreligion-
naires de servir de domestiques aux familles non judaïques,
afin de préserver la pureté de leur sang.
1. Pour mesurer les conditions inhumaines faites aux Juifs dans certains Ètats
européens jusqu’à la fin du X V I I I ~siècle, il suffit de relire le Décret promulgué le
29 novembre 1798 par le Roi Ferdinand de Naples, lors de son entrée à Rome,
après le départ de Championnet :
I. - Aucun Israélite résidant soit à Rome, soit dans les États romains, ne pourra
plus loger n i nourrir de chrétiens, ni recevoir de chretiens à son service sous peine
d’être puni par les décrets pontificaux;
2. - Tous les Israélites de Rome ct des États pontificaux devront vendre, dans le
délai de irois mois, leurs biens meubles et imnreubles, autrenieni, ils seront vendus à
l’encan;
3. - Aucun Israélite ne pourra demeurer O Rome, ni dans quelque ville que ce soit
des États pontificnuz, sans l‘aiiiorisation d u Gouvernement. E n cas de contravention,
les coupables seront ramenés dans leurs ghettos respectifs;
4. - Aucun Israélite ne pourra passer la nuit loin de son ghetto;
5. - Aucun Israélite ne pourra entretenir de relations d‘amitié avec un chrétien;
6. - Les Israélites ne pourront /aire le commerce des ornements sacrés, ni de
quelque livre que ce soit, SOILS peine de cent écus d’amende et de sept ans de prison;
7. - Tout médecin catholique, appelé par u n J u i f , devra d’abord le convertir; si le
malade s‘y refuse, il l’abandonnera sans secours; en agissant contre cet arrêt, le niéde-
cin s’exposera à toute la rigueur d u Saint-Ofice;
8. - Les Israéliks, en donnant la sépulture à leurs morts, ne pourront faire aucune
cdrémonie et ne pourront se servir de flombeauz, sous peine de confiscation.
L a présenie mesure sera coniniiiniqiiée aux ghettos et nficliéedans les sgnagogiies.
Ce décret ne faisait que rétablir la situation des Juifs, telle qu’elle existait avant
l’arrivée des troupes françaises.
2. a L’idée fondamentale d e la religion juive, écrit Rivarol vers 1782, c’est que
Dieu a préféré les Juifs à tous les peuples. Par cette idée seule, Moïse éleva un mur
d‘airain entre sa nation e t toutes les nations; il fit plus: il dévoua ce malheureux
peuple à une véritable excommunication de la part de l’univers, e t ce qui est admi-
rable c’est que, par cette haine universelle, il lui assura l’immortalité. L’amour ou
même l’indifférence des autres peuples auraient fait disparaître les Juifs depuis
longtemps, puisqu’ils se seraient fondus par les mariages, par l’effet des conquêtes,
par les dispersions; mais cette haine du genre humain les a conservés, e t c’est par
elle qu’ils sont effectivement impérissables. u (Les plus belles pages de Rivarol,
Paris, 1963, p. 38.)
PRÉLUDE A L’EXPANSION DU I I I ~REICH 301
Pour assurer leur subsistance, ils s’adonnèrent à l’usure
(que l’Église interdisait aux Chrétiens mais permettait aux
Juifs) non, comme on l’a prétendu, parce qu’ils étaient
d’une cupidit6 insatiable, mais parce que toutes les autres
professions leur étaient fermées.
Ce métier, réputé infâme, avait mis entre leurs mains de
grandes quantités d’or, et cet or allait être pour eux, avec
le temps, l’instrument de leur libération. Lorsque la Renais-
sance succéda au moyen âge et que le monde s’orienta
vers l’ère capitaliste, les Juifs se trouvèrent pourvus d’avan-
tages inappréciables. Seuls détenteurs de capitaux facile-
ment mobilisables, leur dispersion elle-même devenait un
atout. La Révolution française les avait fait sortir de leurs
ghettos. Le libéralisme du X I X ~siècle avait achevé leur
émancipation. Ils s’étaient alors intégrés à la société bour-
geoise dont ils avaient rapidement gravi tous les échelons,
grâce à leur intelligence supérieure et à leur sens des
affaires.
Au début du X X siècle,
~ les meilleurs d’entre euxoccupaient
une place éminente dans toutes les grandes villes de l’Occi-
dent : à Vienne, à Francfort, à Berlin, à Paris, à Londres, à
Amsterdam et à New York l. Ils formaient, répartis sur plu-
sieurs continents, un réseau ténu, mais solide, cimenté par les
triples liens de la religion, de la finance et du sang. Certes,
ils avaient tout lieu d’être fiers des résultats obtenus, et
c’est avec un sourire de condescendance qu’ils voyaient les
Germains revendiquer le rôle de surhommes, eux qui appar-
tenaient à un peuple dont l’histoire, plus qu’aucune autre,
était imprégnée de surhumanité.
Cette ascension spectaculaire masquait à l’opinion le fait
qu’elle n’avait profité qu’à quelques-uns d’entre eux e t
que la majorité des Juifs était demeurée misérable, notam-
ment dans les pays d’Europe orientale. Mais leur essor avait
été trop rapide et leur puissance financière trop évidente pour
1. Voici comment Victor Basch décrit le quartier juif de New York : 8 Un
ghetto? Allons donc! Une ville dans la ville, une cité dans la cité, à l’étalon pro-
digieux de l’Amérique, la plus colossale agglomération qu’il y a i t dans le monde,
plus grouillante, plus pullulante que Lodz, Cracovie e t Lemberg, les plus larges
réservoirs juifs d e l’Europe; plus peuplée que Lyon e t Marseille; une ville juive
entièrement, mais cependant une grande ville ouverte, où pénètre le soume puis-
sant du large e t qu’occidentalise l’haleine fiévreuse d e l’immense New York, oii
se mêlent fraternellement e t s’harmonisent le tenace labeur de la vieille race indes-
tructible e t le labeur trépidant de la jeune Amérique. u (Cité par Edmond FLEG,
Anthologie juive, II, p. 170.)
302 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

ne pas leur attirer de nouvelles inimitiés, inspirées cette


fois-ci non par des haines religieuses, mais par la jalousie. De
plus, comme la montée des Juifs coïncidait avec la désagré-
gation des modes de vie traditionnels, et que nombre
d’entre eux militaient dans les mouvements révolutionnaires
dont ils avaient pris la tête dans beaucoup dé pays 1, il
était tentant de voir en eux des agents de subversion univer-
sels. Un antisémitisme virulent commença ainsi à prendre
corps, aggravé, d’une part, par le fait qu’un nombre crois-
sant de Juifs occupaient des postes-clés dans beaucoup de
gouvernements 2, de l’autre par les déclarations de certains
de leurs chefs de file qui les exortaient à ne pa5 se laisser
assimiler par le milieu où ils vivaient et leur assuraient N que
l’assimilation représentait pour eux le danger le plus grand,
depuis qu’ils avaient quitté leurs ghettos et leurs mellahs ».
Que certains d’entre eux, plus ambitieux que d’autres,
aient vu, dans ce nouvel état de choses, un premier pas
vers le (( Royaume des Saints n annoncé par Daniel, ne sau-
rait être contesté 4. Mais que tous les Juifs, pris dans leur
ensemble, aient ourdi une conspiration pour régenter le
monde, relève moins de l’histoire que de l’hystérie collective.
Seulement, le jour où Hitler s’était dressé contre eux e t
avait commencé à leur arracher, un à un, tous les avantages
qu’ils avaient si péniblement acquis pour les reléguer de
nouveau dans leur condition de parias, ils ne pouvaient pas
ne pas réagir avec la dernière violence. L’instinct de conser-
vation, cette force la plus profondément ancrée chez l’homme,
jointe à une expérience millénaire de la persécution, leur
commandaient de relever ce défi. Devant un péril qui mena-
1. Notamment Trotsky, Kamenev, Radek, Lounatcharski en Russie: Lieb
kncclit et Rosa Luxemburg en Allemagne; K u r t Eisner, Lewiné e t Lévien a Munich
Adlrr h Vienne; E l a Kun en Hongrie; Borodinc en Chine, etc.
2. Lorsque le 4 juin 1936, Léon Blum avait présenté son ministère au Pré-
sident Lebrun, vingt-neuf Juifs - chefs, sous-chefs et attachés de cabinets - fai-
saient escortc au I’résidcnt du Conseil, lui-rnéme Israélite ainsi que deux de ses
ministres.
3. Cf. Dr Coldrim ,nef en garde Zcs Juifs contre l’assimilation. (Le Blonde, 18 mars
1964.) Cet avertissement fait suite a beaucoup d’autres, de même nature.
4. u Pensez-vous vraiment 1) écrit Disraeli dans son roman Coningsby, paru en
1844, u qu’un représentant. décemment modéré, d’une université anglaise, puisse
écraser ceux qui, t o u r à tour, ont déjoué les Pharaons, Nabuchodonosor, Rome
e t la Féodaliié? Ni les lois pénales, ni les tortures physiques ne peuvent cntraîner
l’absorption ou la destruction d’une race supérieure par une race inférieure. Les
races mélées des persécuteurs disparaissent; la race pure des persécutés reste.
E n ce moment, en dépit des siécles et de milliers d’années de dégradation, l’esprit
judaïque exerce une grande influence sur les affaires de i’Eur0pe.v
PRÉLUDE A L’EXPANSION DU m e R E I C H 303
çait leurs biens, leurs conditions de vie et leur existence
elle-même, ils alertèrent leurs amis, se cherchèrent des alliés
e t firent preuve, en l’occurrence, d’une unanimité sur
laquelle Vladimir Jabotinsky, le fondateur de l’organisation
sioniste Irgoun, nous apporte ce témoignage éloquent :
(( Depuis des mois, le combat contre l’Allemagne est mené

par chaque communauté juive, à chaque conférence, à


chaque congrès, dans tous les syndicats et par chaque Juif
dans le monde. I1 y a des raisons d’admettre que notre part
à ce combat est de valeur générale. Nous déclencherons une
guerre spirituelle e t matérielle du monde entier contre
l’Allemagne. L’ambition de l’Allemagne c’est de redevenir
une grande nation, de recouvrer ses territoires perdus et ses
colonies. Mais nos intérêts juifs exigent la destruction totale
de l’Allemagne. Collectivement et individuellement, la nation
allemande est un danger pour nous autres Juifs I. ))
A la fin de Mein Kampf, Hitler avait recommandé à ses
compatriotes de ne jamais permettre l’instauration en Europe
d’une (( deuxième Puissance Continentale, susccptible de
menacer l’avenir du noyau racial germanique D. Les Juifs
adoptèrent une position identique à l’égard des Nazis : indé-
pendamment des avantages matériels qu’on voulait leur arra-
cher, ils ne pouvaient tolérer qu’un autre peuple que le leur
se proclamât le Peuple élu et prétendît être, à leur place,
l’instrument du Seigneur. Le monde ne pouvait contenir à
la fois deux (( milleniums n ennemis. Si l’un voulait survivre,
l’autre devait périr.
*
+ +

C’est pourquoi la guerre qui se prépare contient dans ses


flancs deux catégories de conflits.
D’une part des combats de type classique entre États
historiques, normalement constitués. Ceux-là peuvent être
menés avec des moyens limités, parce qu’ils ne portent que
sur des questions de territoires, de frontières ou de souve-
raineté nationale.
Mais il en est d’autres dont la nature est beaucoup plus
profonde, parce qu’ils visent à anéantir la substance même
des peuples qui s’y trouvent engagés. Ceux-là exigent la
1. Mascha Rjetsch, janvier 1934. Ce texte est antérieur de dix-huit mois à la
promulgation des lois raciales de Nuremberg (15 septembre 1935).
304 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

mise en jeu de toutes les armes imaginables, car le vaincu


sait à‘avance le sort qui l’attend: il sera rayé de la carte
d u monde. Tel est le corps à corps que se livreront les trois
messianismes hitlérien, communiste et juif. C’est pourquoi
il prendra rapidement le caractère d’une entreprise d’exter-
mination.
- (( Prolétaires de tous les p a y s , unissez-vous! )) avaient
proclamé les Communistes. - ((Anticommunistes de tous les
p a y s , unissez-vous! )) avaient répliqué les Hitlériens. -(( Anti-
nazis de tous les pays, serrez vos rangs! )) ne tarderont pas
à répondre les ennemis du IIIe Reich, confirmant ainsi la
prédiction de Sir Robert Vansittart : (( La prochaine guerre
ne sera pas une guerre comme les autres. Ce ne sera pas
une guerre entre États, mais entre idéologies rivales. A ce
titre, elle passera à travers le corps des nations. ))
XVII

LA CONFÉRENCE MILITAIRE SECRÈTE


DU 5 NOVEMBRE 1937

Le 5 novembre 1937 l, Hitler estime le moment venu de


faire part de ses projets aux principaux chefs militaires du
Reich e t d’examiner avec eux les moyens de les mettre en
œuvre. A cet effet, il les convoque en conférence à la
Chancellerie. Cette séance revêt à ses yeux une importance
exceptionnelle. I1 n’y a convié que très peu de personnes,
pour mieux préserver le secret des débats 2. Autour de la
grande table de la salle d u Conseil prennent place le maré-
chal von Blomberg, Ministre de la Guerre, le général von
Fritsch, Commandant en chef de l’Armée de terre, l’amiral
Raeder, Commandant en chef de la Kriegsmarine, le général
Gœring, Commandant en chef de la Luftwaffe, M. von Neu-
rath, Ministre des Affaires étrangères et le colonel Hoss-
bach, de l’État-Major de la Wehrmacht. Chacun des parti-
cipants a été averti du caractère ultra secret de cette réunion
et c’est au milieu d’un silence attentif qu’Hitler prend la
parole :
- Les choses que j’ai à vous dire aujourd’hui sont si
graves, déclare-t-il, que dans tout autre É t a t que le nôtre
elles seraient débattues en Conseil des M’ iistres. Mais leur
importance même m’a incité à ne les c ,fier qu’à VOUS.
Elles sont le fruit de mes réflexions personnelles, ainsi que
des expériences que j’ai recueillies au cours des quatre années
durant lesquelles j’ai assumé la direction de ce pays. Les
considérations que je vais développer devant vous ont pour
objet de définir notre politique à long terme. C’est pourquoi
1. C’est-à-dire six semaines après la visite de Mussolini à Berlin.
2. I1 e s t de fait que le public n’en aura connaissance qu’en 1946, à la suite
de la publication du Protocole Hossbach.
IV 20
306 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

je vous prie de les considérer comme mon testament, au cas


où je viendrais à disparaître.
Après cet exorde, bien fait pour stimuler l’intérêt de
ses auditeurs, Hitler poursuit en ces termes :
- Cette politique a pour objet d’assurer la sécurité et l’ac-
croissement de la masse du peuple allemand. Elle doit donc
être essentiellement une politique de l’espace. Notre‘ peuple
forme a u centre de l’Europe un noyau racial compact de
quatre-vingt-cinq millions d’individus. Aucune autre nation
ne peut se prévaloir d’une densité ni d’une situation pareilles.
Elles nous imposent l’obligation d’accroître l’aire géogra-
phique sur laquelle nous sommes appelés à vivre.
(( Or, cette masse est l’objet d’une érosion continuelle, tant

sur ses frontières de l’Est, que du Sud. Si nous n’y portons


pas remède, notre nqtion sera vouée à un déclin irrémé-
diable. Au bout de quelques années, ce dépérissement pro-
gressif engendrera de graves troubles sociaux, car les idéo-
logies politiques ne demeurent efficaces qu’aussi longtemps
qu’elles permettent de satisfaire les besoins vitaux d’un
peuple. L’avenir de l’Allemagne dépend donc de la solution
que nous apporterons à son besoin d’espace.
N Avant d’aller plus loin, deux questions se posent :
10 Peut-on remplacer la politique d’expansion spatiale
par l’autarcie économique?
20 Peut-on la remplacer par une participation accrue au
commerce mondial?
(( E n ce qui concerne le premier point, la réponse est néga-

tive. Notre autarcie ne sera jamais totale dans le domaine


des matières premières. Réalisable en ce qui concerne le
charbon, elle est déjà plus difficile en cc qui concerne le fer,
e t impossible en ce qui concerne une foule d’autres niétaux
comme le cuivre, le zinc, l’aluminium, etc. Dans le domaine
des textiles et dos fibres, nous sommes à même de couvrir
nos besoins au i longtemps que nous le permettront nos
ressources foresLLlres.Mais cela ne saurait représenter une
solution définitive.
N Dans le domaine des produits agricoles, en revanche, la
seule réponse possible est un non catégorique. L’Allemagne
n’est pas en mesure de se nourrir elle-même. Ê ta n t donné
l’élévation du niveau de vie survenue depuis une quarantaine
d’années, les producteurs consomment eux-mêmes une plus
forte part de leur production et nous n’arrivons plus à
P R É L U D E A L’EXPANSION DU me REICH 307
satisfaire les besoins du reste de la population. Notre pro-
duction agricole a atteint un plafond qu’elle ne dépassera
plus guère. Nos terres commencent à s’épuiser sous l’effet
des engrais chimiques. Même lorsque les récoltes sont bonnes,
nous devons opérer une véritable ponction sur nos devises,
pour pouvoir assurer le ravitaillement du pays. I1 suffirait
d’une seule mauvaise récolte pour que ce prélèvement prenne
une ampleur catastrophique. Ce risque grandit au fur et à
mesure qu’augmente le volume de la population. Songez que
chaque année, 560.000 bouches nouvelles s’ouvrent à la vie,
ce qui signifie un accroissement considérable de la consom-
mation du pain, car les enfants mangent plus de pain que
les adultes. ))
Hitler passe ensuite en revue plusieurs solutions d e
rechange. Pratiquer le contrôle des naissances? Bonne a u
point de vue sélectif, cette méthode serait criminelle si l’on
s’en servait pour diminuer le nombre des Allemands. u Cela
reviendrait à supprimer des individus appartenant à une
race supérieure pour permettre aux races inférieures de mieux
proliférer ». Réduire le niveau de vie en imposant un ration-
nement sévère? A la longue, le peuple allemand ne le tolé-
rerait pas. Sans doute pourra-t-on apporter quelques amé-
liorations à l’agriculture allemande, mais on ne parviendra
pas à élargir la base alimentaire du pays. Toutes les solu-
tions découlant de l’autarcie sont donc à rejeter. Elles ne
représentent que des pis-aller, applicables tout a u plus en
période de crise ...
- Quant à accroître notre participation au commerce
mondial, .poursuit Hitler, ce système a ses limites et ses
inconvénients. Tous les traités de commerce sont teni-
poraires et révocables. I1 est donc impossible de fonder
notre avenir sur eux. D’autant plus que beaucoup ‘de pays
agricoles se sont industrialisés depuis la guerre. Nous vivons
au milieu d’empires économiques qui se livrent une concur-
rence chaque jour plus acharnée. Des impératifs économiques
semblables à ceux qui se posent à nous sont à l’origine des
expansionnismes italien et nippon.
(( On me dira que l’économie mondiale est en pleine eiipan-

sion. J e répondrai que cette euphorie est due à la course


aux armements. Elle est donc à la fois factice e t éphémère,
e t ne saurait servir de base à un règlement durable ... Comme
notre commerce extérieur devrait traverser des mers sou-
308 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

mises à l’hégémonie anglaise, son développement ne poserait


pas seulement des problèmes de devises; il nous obligerait à
assurer nous-mêmes la sécurité de nos transports. N’oublions
pas que le blocus des vivres en 1918 a été une des causes
principales de notre effondrement. La seule solution capable
de nous tirer d’affaire peut paraître utopique, mais je n’en
vois pas d’autre : elle consiste à élargir notre espace vital.
Si nous accordons la priorité au problème de notre ravitail-
lement, alors l’espace qui nous fait défaut doit être trouvé
en Europe, non dans des colonies lointaines. I1 ne s’agit pas
de nous annexer des hommes, mais des terres susceptibles d’un
rendement élevé. I1 est également plus pratique de chercher
nos sources de matières premières dans des régions situées
à proximité du Reich, que dans des territoires situés au-delà
des mers. Mais il est évident qu’un tel accroissement d’es-
pace ne s’effectuera pas sans risques. I1 n’est même pas exclu
que nous subissions des revers. Aujourd’hui, pix plus qu’hier,
il n’existe de territoires sans maîtres. L’assaillant se heurte
toujours à la présence d’un occupant. Pour l’Allemagne, la
question qui se pose est donc la suivante : dans quel sens
devons-nous orienter nos efforts pour recueillir le maximum
d’avantages, avec le minimum de risques?
u L’Angleterre ne nous rendra jamais nos anciennes colo-
nies car les Dominions s’y opposeront toujours. Inutile de
compter sur une restitution de l’Est africain allemand, après
la perte de prestige que la conquête de l’Abyssinie par les
Italiens vient d’infliger à l’Angleterre. C’est tout au plus si
le Gouvernement de Londres pourrait satisfaire nos désirs en
nous offrant des colonies appartenant à des tierces Puissances,
l’Angola par exemple l. Encore ne serait-ce concevable que
dans le cas où une Angleterre affaiblie se trouverait face à
face avec une Allemagne puissante et fortement armée.
(( On me répète souvent que l’Empire britannique est

indestructible. Ce n’est pas mon avis. Sans doute n’a-t-il pas


grand-chose à craindre de la part des territoires qu’il tient

1. On s’étonnerait de cette remarque si l’on ne savait pas qu’en 1898 un traité


secret avait été conclu entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne, portant sur le
partage des colonies portugaises. En 1911, Sir Edward Grey avait écrit A Sir
Edward Goschen : u I1 est clair que les Allemands souhaiteraient que le partage
... ...
des colonies portugaises ait lieu le plus tôt possible Moi aussi Mais le Portugal
ne veut pas den dessaisir. u En 1912, l’Angleterre avait renouvelé ses avances,
mais Guillaume II les avait repoussées, sous prétexte qu‘elles étaient assorties
d’une demande de réduction de la flotte allemande.
PRÉLUDE A L’EXPANSION DU I I I ~REICH 309
sous sa coupe. Mais il a des concurrents. Ce serait une erreur
de lui attribuer .la même longévité qu’à l’Empire romain,
car à partir de la dernière guerre punique, Rome n’a plus
rencontré aucun adversaire à sa taille, tandis qu’il existe
aujourd’hui des nations rivales, plus puissantes que l’Angle-
terre, qui spéculent sur son déclin. Dès à présent, la Grande-
Bretagne ne peut plus protéger son domaine impérial qu’en
s’alliant étroitement à d’autres pays. Comment défendrait-
elle le Canada contre une attaque éventuelle des États-Unis,
ou ses possessions d’Extrême-Orient contre u n assaut des
Japonais? ))
Passant alors en revue les différentsindices qui permettent
de considérer que l’Empire britannique est déjà engagé sur
une pente descendante, Hitler énumère les efforts de l’Irlande
pour accéder à l’indépendance, la lutte de l’Inde en faveur
du (( self-government »,la menace qui pèse sur ses territoires
asiatiques par suite de l’ascension vertigineuse du Japon,
l’accroissement de la puissance italienne en Méditerranée et
les répercussions inévitables qu’elle aura t ô t ou tard sur le
monde islamique.
La France, en revanche, lui paraît en meilleure pos-
ture. Ses territoires d’outre-mer sont mieux situés et elle
peut y puiser des renforts pour son armée métropolitaine.
Mais elle est guettée par un autre péril : les dissensions
intérieures qui seront pour elle une grave cause d’affaiblis-
sement.
Après cette digression sur la situation de la France e t de
l’Angleterre, Hitler revient aux problèmes spécifiquement
allemands :
-Seul un recours à la force nous permettra de les résoudre,
déclare-t-il, et un recours à la force ne va jamais sans risques.
Les luttes de Frédéric I I pour l’acquisition de la Silésie, celles
de Bismarck contre l’Autriche et la France ont comporté
des risques énormes. E n 1870, seule la rapidité des opéra-
tions a empêché l’Autriche de prendre parti contre nous. Si
l’on admet ces prémisses, la question primordiale devient
alors la suivante : quand et dans quelles conditions devrions-
nous passer aux actes? Dans cette perspective, trois cas sont
à envisager :
(( Cas I : celui oiz notre intervention aurait lieu enire 1943

et 1945. Une fois passée cette date, le temps ne travaillera


plus pour nous et la situation se modifiera à notre désavantage.
310 HISTOIRE D E L ’ A R M É E ALLEMANDE

(( Actuellement, le réarmement de notre armée de terre,

de notre marine et de notre aviation, ainsi que l’instruction


de nos cadres sont à peu près terminés. Nous disposons d’un
matériel moderne qui se démodera si nous attendons trop
longtemps. De plus, il deviendra de plus en plus difficile de
garder le secret autour de nos (( armes spéciales 1).
(( Face à notre réarmement, celui des pays qui nous
entourent ira en augmentant, réduisant peu à peu l’avance
que nous avons prise sur eux. Si nous n’agissons pas en
1943-1945, nous risquerons chaque année une crise de ravi-
taillement, provoquée par l’insufisance de vivres. Or, nous ne
disposons pas suffisamment de devises pour constituer des
stocks. C’est là incontestablement un des points faibles de
notre régime. De plus, le monde s’attend à ce que nous agis-
sions et prend d’année en année des contre-mesures plus
sévères, de sorte que nous serons finalement acculés à l’of-
fensive dans un monde dont toutes les frontières auront été
verrouillées.
(( Nul ne peut prédire dès aujourd’hui ce que sera effective-

ment la situation en 1943-1945. Mais une chose est certaine :


c’est une date limite que nous ne pourrons pas dépasser.
c( Si nous considérons, d’une part, la grande Wehrmacht et
les exigences que posent son maintien et sa subsistance, de
l’autre le vieillissement inéluctable du Mouvement et de ses
cadres, avons-nous, devant cette situation, d’autre choix que
l’action? ))
Hitler s’arrête un instant pour dévisager ses auditeurs.
Ceux-ci semblent très émus par ce qu’ils viennent d’en-
tendre. Leur émotion va croître encore, au fur et à mesure
que le chef du IIIe Reich développera ses intentions.
. - C’est pourquoi, reprend-il en soulignant chaque mot,
c’est pourquoi j’ai pris la décision irrévocable de régler le
problème de l’espace allemand au plus tard en 1943-1945,
si je suis encore en vie. 11 se peut même que nous soyons
amenés à agir avant cette date, pour peu que se réalisent les
hypothèses prévues dans les cas I I e t III.
(( C a s I I : les conflits sociaux e n F r a n c e engendrent u n e
crise politique interne q u i oblige l‘armée française à intervenir
pour rétablir l‘ordre, et l a rend incapable d’effectuer des opé-
1. II s’agit des avions à réaction et des prototypes de fusées V I et V2 que
des équipes de savants sont en train de préparer, dans le plus grand secret, au
centre expérimental de Peenemünde, dans la mer Baltique.
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U 1110 R E I C H 311
rations extérieures. Ce sera alors le moment d’agir contre la
Tchécoslovaquie.
(( C a s I I I : la France se trouve engagée dans un conflit
avec un autre É t a t , q u i la met dans l’impossibilité de réagir
ailleurs.
(( Si nous voulons améliorer notre situation politico-stra-

tégique, notre premier objectif doit consister à éliminer l’Au-


triche et la Tchécoslovaquie, pour écarter la menace qu’elles
font peser sur notre flanc gauche e t nos arrières, en cas
de conflit à l’Ouest. Dans l’éventualité d’un conflit avec la
France, il y a peu de chances pour que la Tchécoslovaquie
nous déclare la guerre le même jour. Mais devant notre affai-
blissement progressif, Prague éprouvera un désir grandissant
de participer a ux hostilités, et ce désir se traduira par des
attaques en direction de la Silésie ou de la Bavière l.
(( Si la Tchécoslovaquie est rapidement écrasée et si une

frontière commune a pu‘être créée entre l’Allemagne et la


Hongrie, il est peu probable que la Pologne intervienne dans
un conflit franco-allemand. Mais nos accords avec la Pologne
ne conserveront leur validité qu’aussi longtemps que nous
serons forts. Si nous subissons des revers, il est à prévoir que
la Pologne attaquera en direction de la Prusse-Orientale,
peut-être même de la Poméranie e t de la Silésie 2 .
(( Pour ma part, je suis intimement convaincu que l’Angle-

terre - et peut-être même la France - ont déjà fait leur


deuil de la Tchécoslovaquie et se sont résignées en silence à ce
que l’Allemagne règle ce problème à sa façon. Les difficultés
qui assaillen t l’Empire britannique, et la crainte d’être entraî-
née dans un nouveau conflit européen, retiendront l’Angle-
terre de nous déclarer la guerre. L’attitude de Londres aura
une influence décisive sur celle de Paris. Sans l’appui de
l’Angleterre, il est peu probable que la France se lance dans
une offensive, qui risque de se briser contre nos fortifications
de l’ouest. I1 est encore moins probable que la France cherche
à les contourner, en envahissant la Belgique e t la Hollande
sans avoir obtenu l’assentiment préalable de l’Angleterre,
car effectuer ces opérations sans son consentement serait

1. Ce n’est pas une hypothése, Hitler se fonde sur le plan élaboré par I’gtat-
Major tchèquc, dont il semble avoir eu connaissance. (Voir plus haut, p. 251.)
2. Plan élaboré par Pilsudski e t I’fitat-Major polonais en 1933, pour soutenir
une éventuelle action militaire franco-britannique destinée A renverser le régime
hitlérien dès le lendemain de son accession au pouvoir.
312 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

considéré par Londres comme un acte d’hostilité. Quoi qu’il


en soit, le verrouillage de notre frontière de l’Ouest est indis-
pensable, pendant toute la durée de nos opérations contre
l’Autriche et la Tchécoslovaquie. I1 faut aussi tenir compte du
fait que les préparatifs tchèques augmentent d’année en
année et que l’armée autrichienne se consolide elle aussi ...
L’acquisition de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie nous
assurera un surplus de produits agricoles susceptibles de
nourrir cinq à six millions d’habitants, à condition toutefois
de procéder à un transfert de populations vers l’intérieur de
l’Allemagne. L’incorporation de ces deux pays au Reich
allégera nos charges politico-militaires. Nos frontières en
seront raccourcies d’autant et deviendront plus faciles à
défendre. Une partie de nos forces armées deviendra dispo-
nible pour d’autres tâches. Enfin, nous serons en mesure de
mettre sur pied douze divisions supplémentaires, puisqu’on
estime qu’un million d’habitants permet de lever les effec-
tifs d’une division.
J e ne pense pas que l’Italie fasse des objections sérieuses
à l’élimination de la Tchécoslovaquie. Quant à sa réaction à
l’égard de l’affaire autrichienne, il est encore trop tô t pour
la prévoir. Elle dépend essentiellement de la présence du
Duce à la tête du gouvernement italien.
(( L’attitude de la Pologne dépendra avant tout de la rapi-

dité de notre action. Elle n’aura guère envie d’intervenir


contre une Allemagne victorieuse, avec la menace russe dans
son dos.
(( Nous devons agir très vite pour prévenir toute interven-

tion de la part de la Russie, bien que cette intervention


paraisse problématiqui, en raison des menaces dont elle est
l’objet de la part du Japon.
(( Si le cas II se réalise - à savoir que la France soit

paralysée par une guerre civile - nous devrons en profiter


pour bondir sur la Tchécoslovaquie.
(( J e crois cependant que le cas III se réalisera plus vite

que le cas II, par suite de la tension qui règne en Méditerra-


née l. J e veux être à même de saisir cette occasion dès 1938.
u Selon les observations que j’ai pu faire sur la guerre

1. A peine la tension s’était-elle relachée en Méditerranée orientale, du fait de


la conclusion de la guerre d‘Éthiopie, qu’une nouvelle tension s’était recréée,
cette fois-ci, en Méditerranée occidentale, du fait de la guerre civile espagnole
e t de l’intervention italienne aux c6tés de Franco.
P R I ~ L U D EA L’EXPANSION DU I I I ~REICH 313
d’Espagne, je n’ai pas l’impression qu’elle se termine de si
tôt. A voir la lenteur avec laquelle progressent les troupes
de Franco, il n’est pas impossible qu’elle dure encore deux
ou trois ans1. Nous n’avons pas intérêt à ce que Franco
remporte une victoire à 100 %. Notre avantage est que la
guerre se prolonge et que la tension subsistez. Le jour où
Franco tiendra en main la totalité de la péninsule Ibérique,
l’Italie ne pourra plus s’immiscer dans le conflit et se verra
dans l’obligation d’évacuer les Baléares 3. Le but de notre
politique, durant les mois qui viennent, doit consister à
fournir à l’Italie des prétextes pour s’y maintenir.
(( La présence des Italiens aux Baléares n’est tolérable à

la longue ni pour les Français, ni pour les Anglais e t peut


fort bien engendrer une guerre franco-anglo-italienne. Dans
ce cas, l’Espagne - même entièrement soumise à Franco -
sera obligée de se ranger au x côtés de Mussolini. I1 est peu
probable qu’un conflit engagé dans ces conditions se termine
par la défaite de l’Italie. D’ailleurs, nous lui fournirons toutes
les matières premières dont elle pourra avoir besoin. ))
Hitler explique ensuite comment il voit le déroulement des
opérations 4. Sur le front des Alpes, l’Italie demeurera sur la
défensive. P a r contre, elle déclenchera, en partant de la
Libye, une offensive sur les possessions françaises d’Afri-
que du Nord.

1. Cette opinion était partagBe par la plupart des observateurs étrangers.


2. L’Italie avait desvisées non déguisées sur l’Espagne, qui rejoignaient ses reven-
dications sur la Savoie, Nice, la Corse e t la Tunisie. Pour l’Allemagne, la tension
en Rléditerranéo avait principalement pour objet d’y fixer les forces de l’Angle-
terre e t de lui Oter l’envie d’intervenir en Europe centrale. L’Axe Berlin-Rome
n’avait pu se constituer qu’après qu’Hitler eut donné l’assurance que l’Allemagne
n’avait aucune ambition dans cette région. (Cf. Pierre BROUEe t Émile TEXINE,
La Rétolulion et la guerre d‘Espagne, p. 318.)
3. Franco n’a jamais renoncé à la souveraineté espagnole sur les Baléares,
mais hfussolini s’y est solidement installé e t cn a fait les bases de son corps d’in-
tervention en Espagne. Celui-ci s’élève, en 1937, à environ cinquante mille hommes,
commandés successivement par les généraux Roatta, Bastico, Berti e t Gambara.
Ce corps est réparti en quatre divisions auxquelles s’ajoutent les brigades mixtes 1)
des Flèches bleues et des Flèches noires. Après la défaite de Guadalajara (9-11 mars
1937), les quatre divisions italiennes ont été réduites à deux : les divisions Lit-
b r i o e t XXIII Marzo.
La marine e t 1’ aviation légionnaire n sont basées à Najorque, oil - selon les
indications données par BIussolini à Ribbentrop - les Italiens disposent de trois
bases aériennes e t de navires de guerre en permanence. C’est de la que partiront
des raids presque quotidiens effectués sur Barcelone e t Valence. IMussolini e t
Ciano ont certainement vu, dans i’occupation de Majorque, l’établissement d‘une
base stratégique qui doit, par sa position, renforcer considérablement la puissance
italienne en Méditerranée. D (Pierre BROUEet Émile TÉHZNE, op. cit., p . 319.)
4. En cas de conflit méditerranéen.
314 HISTOIRE D E L’ARM$E ALLEMANDE

Un débarquement franco-anglais sur les côtes italiennes


étant exclu et le passage des Alpes étant très difficile, en rai-
son des ouvrages fortifiés qu’y ont construits les Italiens, le
théâtre d’opérations principal sera en Afrique du Nord.
Comme les lignes de communication françaises en Méditerra-
née seront constamment perturbées par les attaques de la
marine italienne, la France ne pourra pas ramener en Europe
son armée d’Afrique. Elle en sera donc réduite à ses seuls
effectifs métropolitains pour lutter à la fois contre 1’Alle-
magne et l’Italie.
- Si l’Allemagne met à profit une guerre en Méditerranée
pour régler les problèmes autrichien e t tchèque, assure Hitler,
il est infiniment probable que l’Angleterre s’abstiendra de
nous déclarer la guerre. Or, sans l’appui britannique, il n’y
a pas lieu de redouter une réaction de la France.
(( La date de notre intervention en Tchécoslovaquie dépend

donc de l’évolution de la guerre franco-anglo-italienne et


ne coïncidera pas nécessairement avec son début. J e n’ai pas
l’intention de me lier les mains en concluant des accords
militaires avec l’Italie. J’entends conserver ma pleine liberté
d’action. J e ne vois dans le conflit en Méditerranée qu’une
occasion favorable pour engager e t mener à bien les opéra-
tions contre la Tchécoslovaquie, étant entendu que notre
attaque contre ce pays devra s’effectuer avec une rapidité
fulgurante. 1)
Ayant terminé son exposé, Hitler se tait pour permettre à
ses auditeurs d’exprimer leur opinion. Un silence pesant
succède à ses paroles. Désormais, aucun doute n’est plus
permis : Hitler a décidé de saisir la première occasion favo-
rable pour trancher par les armes ce qu’il appelle (( le pro-
blème de l’espace allemand )). Mais que valent ses hypo-
thèses? Mesure-t:il pleinement les dificultés de cette entre-
prise? Mille questions se pressent dans la tête des généraux.
Hitler semble assuré de l’abstention de la France et de
l’Angleterre. Ne prend-il pas ses désirs pour des réalités?
Ne surestime-t-il pas le potentiel militaire de l’Italie, et ne
fait-il pas trop bon marché de l’obstination britannique?
I1 règle les affaires de l’Europe comme si tout devait lui
obéir.. .
Après mûre réflexion, le maréchal von Blomberg se décide
à parler. Aussi objectifs qu’ils soient, les arguments qu’il
invoque masquent mal son appréhension :
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~R E I C H 315
- E n tout état de cause, déclare-t-il, il ne faudrait à aucun
prix que la France e t l’Angleterre se rangent au x côtés de nos
adversaires! Ce serait d’autant plus dangereux que la guerre
dont vous envisagez l’éventualité entre la France e t l’Italie
n’immobilisera qu’une petite fraction de l’armée française.
Celle-ci continuera à disposer d’une supériorité marquée sur
les forces que nous pourrions aligner le long de nos frontières
occidentales...
- Les opérations sur le front des Alpes, ajoute le général
von Fritsch, ne fixeront pas plus de vingt divisions, de sorte
que les Français disposeront ‘toujours, sur nos frontières de
l’Ouest, d’une supériorité numérique considérable. Ces forces
ne manqueront pas de faire irruption en Rhénanie. Ayant
été mobilisées avant les nôtres, elles jouiront d’un avan-
tage incontestable, dont elles se serviront pour paralyser
notre propre mobilisation.
- N’oubliez pas non plus, renchérit le maréchal von Blom-
berg, que nos fortifications de l’Quest n’ont q u ’me faible
valeur défensive et que les quatre divisioiis motorisées pré-
vues pour ce théâtre d’opérations sont pratiquement immo-
bilisées. Quant à l’offensive que vous préconisez en direc-
tion du sud-est, permettez-moi de vous rappeler la qualité
exceptionnelle des fortifications tchèques. Elles ont pris
récemment l’importance d’une véritable ligne Maginot et
retarderont considérablement notre avance.
- J’ai justement chargé mes services, déclare le général
von Fritsch, de procéder à une étude approfondie sur
la conduite des opérations contre la Tchécoslovaquie, en
tenant compte des obstacles que constituent ces foftifica-
tions. J’avais l’intention de prendre des vacances en Egypte
à partir du 10 novembre prochain. Mieux vaudrait sans
doute que j’y renonce...
- Mais non, mais non, lui répond Hitler, le conflit n’écla-
tera pas dans un délai aussi rapproché ...
- Rien n’indique, en effet, remarque M. von Neurath,
qu’une guerre franco-anglo-italienne soit aussi imminente
que vous ne semblez le croire.
- A mon avis, elle éclatera vers la mi-été de 1938, répond
Hitler. J e suis d’ailleurs convaincu que l’Angleterre n’entre-
prendra rien contre nous et qu’en conséquence aucune
action militaire n’est à redouter de la part de la France.
- A la lumière de vos observations sur la guerre d’Es-
316 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

pagne, demande Gœring, ne serait-il pas indiqué de réduire


par paliers l’importance de notre participation?
- Assurément, répond Hitler. Mais je me réserve d’en
fixer moi-même la cadence e t le moment.
Le reste de la conférence est consacré à l’examen d’un
certain nombre de problèmes techniques, destinés à par-
faire le réarmement de la Wehrmacht.
XVIII

L’OPPOSITION DES GÉNÉRAUX

Hitler a exposé ses projets à ses généraux, sans se douter


qu’il avait des ennemis dans la place. Or, lorsque le géné-
ral von Fritsch e t le colonel Hossbach ont confronté leurs
points de vue en quittant la Chancellerie, ils se sont aperçus
qu’ils étaient aussi consternés l’un que l’autre. Hossbach est
un adversaire déclaré d u régime l. Bien qu’informé du
caractère secret des débats, les déclarations d u Führer lui
paraissent trop graves pour qu’il les garde sous le boisseau.
Comme Fritsch, il estime qu’Hitler conduit l’Allemagne au
tombeau e t pense qu’il faudrait l’arrêter, avant qu’il ne soit
trop tard. Aussi rédige-t-il, à quelques jours de là, un compte
rendu de la séance 2, à l’intention d u général Beck, le chef
d’État-Major Général.
Celui-ci est également un ennemi juré d u Führer. Ayant

1. Ce qui ne l’empêchera pas d’en accepter de l’avancement puisqu’il sera


bientôt promu général et commandera une armée pendant la guerre. (Cf. A. von
R I B R E N T H O P , Verschworung gegen den Frieden, Duffel Verlag, 1962, p. 45.)
2. C’est ce compte rendu, daté du 10 novembre 1937 e t dénommé Probcole
fiossbach, dont nous avons reproduit la substance au chapitre précédent. I1 a
été largement utilisé par l’accusation aux procès de Nuremberg e t figure au dos-
sier américain sous la cote 385 P. S. Pifce d conviction V S , 25. Le fait qu’il ait
été rédigé de mémoire, cinq jours après l a conférence, malgré les consignes for-
melles du Fuhrer, et n’ait été contresigné par aucun des participants a amené
certains auteurs à contester sa véracité. Les opinions violemment antinazies
d’nossbach peuvent fort bien l’avoir amené à déformer certaines paroles d’Hitler.
I1 n’en reste pas moins que les propos que lui prête Hossbach recoupent si exac-
tement certains de ses écrits (notamment son second ouvrage sur L’Expansion
d u I I I e Reich) qu’on peut les considérer comme un reflet fidéle de sa pensée à
condition de ne pas présenter comme des afirmations péremptoires ce qui n’est
qu’une succession d’hypothèses, e t de ne pas transcrire au futur ce qui est au
conditionnel. Nous possédons sur ce point le témoignage de Gaering : u Le Pro-
tocole Hossbach contient toute une série de points qui correspondent exactement
aux déclarations du Führer. Il y en a d’autres, en revanche, que le Führer n‘a
pas exprimés sous une forme aussi catégorique. II (I. M . T., IX S., p. 344).
318 HISTOIRE D E L ’ A R M É E A L L E M A N D E

fait toute la guerre de 1914-1918 dans 1’Etat-Major Impérial,


il appartient à ce petit noyau d’officiers qui ont grandi
dans la Reichswehr et ont attendu pendant des années le
moment où ils rétabliraient un prince de Hohenzollern sur
le trône. Alors qu’ils se croyaient sur le point d’y parvenir,
l’avènement d’Hitler a fait échouer leurs calculs. Aussi le
considèrent-ils comme leur ennemi personnel et ne com-
prennent-ils pas comment Hindenburg a pu lui confier le
pouvoir. Ils haïssent l’homme, ses idées et la violence éruptive
qu’il a donnée à son Mouvement. Ils n’ont pas oublié l’assas-
sinat de Schleicher et en veulent à ce soldat de première
classe qui croit avoir la science infuse et s’arroge le droit de
leur donner des leçons de stratégie. Ne pouvant le renverser
eux-mêmes, ils ont espéré, un instant,. que Rœhm et sa
clique les en débarrasseraient. Cet espoir, lui non plus, ne
s’est pas réalisé. Depuis lors, le Führer n’a cessé de rem-
porter des succès. Mais si ses victoires ont déchaîné l’enthou-
siasme des foules, elles leur sont apparues comme autant de
camouflets, parce qu’en démentant constamment leurs pré-
dictions pessimistes, elles ont entamé leur crédit et sapé leur
autorité 2. Ils avaient prévenu Hitler des risques auxquels il
s’exposait en rétablissant le service obligatoire. Hitler l’a
rétabli, et rien ne s’est passé. Ils l’avaient mis en garde
contre les dangers que comporterait une remilitarisation de
la rive gauche du Rhin. Hitler a passé outre, et personne n’a
bougé. Maintenant, il ne leur reste plus qu’à remâcher leur
amertume, en attendant l’échec qui leur donnera enfin rai-
son.
Or voilà que, pour la première fois, Hitler vient d’abattre
ses cartes et ses projets leur paraissent proprement insensés.
Lorsque Beck en prend connaissance, il en est atterré 3.
Désormais son opinion est faite : Hitler finira par déchaîner
une guerre dans les plus mauvaises conditions possibles, car
tout son raisonnement est fondé sur des jugements erronés. I1
1. Voir vol. III, p. 200.
2. Un exemple de cet état d’esprit nous est fourni par le conseiller de légation
Erich Kordt. R J’avais pris part aux négociations qui avaient abouti au traité
naval anglo-allemand, écrit-il dans ses Mémoires. En fait, cet accord représentait
une tendance à l’équilibre e t à la compréhension, qui aurait peut-être évité une
guerre mondiale si elle avait été pratiquée par l‘Allemagne de Guillaume II.
Mais toutes ces considérations ne devenaient-elles pas caduques, du seul fait que
ce résultat, méritoire en lui-même, s’inscrivait à l’actif d’un homme comme
Hitler? n (Nicht aus den Akten, Stuttgart, 1950, p. 113.)
3. Niedergesehmettert.
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~R E I C H 319
attribue à la Wehrmacht une puissance qu’elle n’a pas et
sous-estime gravement la force de l’armée française. Au
cours d’une récente visite à Paris, Beck a rencontré à plu-
sieurs reprises le général Gamelin. La personnalité brillante
de l’ancien chef d’État-Major de Joffre l’a vivement impres-
sionné 2. Depuis son retour en Allemagne, il ne tarit pas
d’éloges sur son compte, alors qu’Hitler le considère comme
un homme faible et pusillanime 3. E n revanche, le Führer
prend pour argent comptant les vantardises de Mussolini.
I1 croit que l’armée italienne serait capable de tenir tête à
une coalition franco-britannique, alors que de l’avis de tous,
le Duce n’est qu’un colosse aux pieds d’argile qui n’aurait
jamais conquis l’Abyssinie sans le concours de Badoglio.
Enfin, - e t c’est le principal grief qu’il fait à Hitler -
Beck est convaincu que jamais Londres et Paris ne laisse-
ront toucher à l’Autriche ni à la Tchécoslovaquie sans
réagir avec la dernière violence 4. I1 faudrait être fou pour
s’imaginer que le miracle de la réoccupation de la rive
gauche du Rhin se reproduira une deuxième fois.
Profondément alarmé par ce qu’il vient d’apprendre, Beck
rédige un contre-mémorandum à l’intention du général von
Fritsch, dans lequel il s’emploie à riéfuter, l’une après l’autre,
toutes les thèses du Führer 5.
1. L’Allemagne, déclare Beck, n’est pas en mesure d’affronter IC risque d’une
guerre en Europe centrale. Son armée n’est matériellement pas capable de sup-
porter une guerre quelle qu’elle soit, ni actirelle.ment, ni avant longtenips. it (Hans
ROTHFELS, Die ùeiitsche Opposition gegen Hitler, p. 63.)
2. Le général Beck s’était rendu à Paris du 16 a u 20 juin 1937, accompagné
par le commandant Speidel, SOUS le prétexte oficiel de visiter 1’Expositioii intcr-
nationale. I1 avait eu, à cette occasion, quatre entretiens avec IC général Gamelin
qu’il a dépeint de la fayon suivante dans son rapport olriciel : CI II m’a fait unc
impression extraordinairement jeune e t fraiche. 11 a l’csprit clair, précis, niili-
taire, et possède une vaste culture générale. I1 parle peu c t sait défendre son
point de vue. Son comportement physique est également remarquable. (Lage-
besprecliungen, p. 609, note 3.) Au cours de ces entretiens, Beck aurait dit à Çame-
lin : I< Quel dommage que nous ne puissions pas conclure u n accord entre nos
deux Armées! N
3. u A son retour de Paris, remarque sarcastiquement Hitler, Beck dodelinait
de la tête quand il parlait de Gamelin. Moi j’ai dit : u J e ne le crois même pas
II très malin. S’il avait eu du génie, il ne serait pas resté spectateur, tandis que
a je réarmais. B (Lagebesprechungen, p. 603-604. Cf. Hitler parle ri ses généra ux...,
p . 252).
4. II Toute intervention en Autriche empôchera une restauration des Habsbourg
et déclenchera la guerre, estime Beck, et, en cas de guerre, l’Allemagne devra
compter sur la France e t la Tchécoslovaquie comme ennemis n a 1; sur l’Angle-
terre, la Belgique et la Russie comme ennemies no 2; sur la Pologne et la Litua-
nie comme ennemies no 3. D (Wolfgang FCERSTER, Generaloberst Ludwig Beck,
Munich, 1953, p. 62.)
5. Comme pour le Protocole Hossbach, nous puisons la substance de ce contre-
320 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

Le problème de l’espace? (( Que i’hllemagne occupe une


place a u centre de l’Europe n’est pas un fait nouveau, écrit-il.
I1 en a été ainsi depuis le début de son histoire. Mais a u
cours des mille dernières années, les populations du conti-
nent se sont tellement cristallisées qu’il est impossible d’en
modifier la répartition sans provoquer un ébranlement dont
nul ne saurait prévoir ni l’ampleur ni la durée. C’est pour-
quoi 1’011 ne peut établir aucun parallèle entre les projets
européens d’Hitler et les conquêtes territoriales réalisées
en Afrique et en Asie, par l’Italie et le Japon l. Peut-être
quelques rectifications de détail sont-elles possibles. Encore
ne faut-il pas qu’elles remettent en péril l’unité et l’inté-
grité du noyau racial allemand z. D
L’autarcie? (( Nul doute qu’elle ne soit qu’un pis-aller
et ne saurait représenter une solution définitive. Toutefois,
s’il faut opter entre les risques que comporte une extension
de l’espace vital, et une participation plus large au commerce
mondial, la seconde solution est de beaucoup préférable 3.
Elle seule peut empêcher le peuple allemand de dépérir len-
tement 4.
(( Que la France e t l’Angleterre soient hostiles à tout
accroissement de la puissance allemande est évident 5. Mais
mémorandum dans A. von RIBBENTROP, Verschworung gegen den Frieden, p. 82-84
(12 novembre 1937).
1. C’cst la un point de vue purement occidental. Les populations de l a Chine
n’étaient pas moins denscs que celles de l’Europe.
2. Comme on le voit, Hitler c t Beck raisonnent d e façon diamétralement oppo-
sée. Pour le chcf d’État-Major Générai, le u noyau racial allemand II n’est pas
en danger, c t une guerre ne pourrait que compromettre son existence. Pour le
Führer, ce u noyau racial I ) est la victime d’une érosion lente mais irrémédiable.
Une guerre est le seul moyen d’assurer son avenir.
3. On retrouve ici une des thèscs favorites de M. GcErdclcr, auquel I3eck emprun-
tait ses conceptions économiques. Un des principaux griefs formulés par I’oppo-
sition était qu’IIitlcr s’ingéniait a isoler l’Allemagne en déchirant, l’un après
l’autre, tous les liens avec le monde extérieur que Strescmannet Brüning s’étaient
efforcés de retisser, afin de la réintroduire dans le u concert des nations u.
4. Beck ne dit pas cornnient accroître cette participation, étant donné les bar-
riéres douaniAres c t le protectionnisme d e l’époque. I1 oublie également que la
volonté de l’Allemagne de s’adjuger une part plus grande du commerce mondial
avait été une des raisons pour lesquelles l’Angleterre était entrée en guerre contre
elle en 1914.
5. M. François-Poncet avait fait remarquer peu auparavant ?I M. von Neu-
rath, que la formation d’un bloc d e quatre-vingts millions d’Allemands au centre
d e l’Europe serait difficilement tolérée par la France. Churchill, de Eon c6té,
avait déclaré à Ribbentrop : Si l’Allemagne devient trop forte, elle sera de nou-
veau écrasée comme en 1914. D Ribbentrop ayant répondu : u Cette fois-ci, ce
sera plus difficile, ear nous avons des amis u, Churchill avait rétorqué : a Oh! en
fin de compte, nous Bavons assez bien les mettre de notre côté. n (RiaBmTRoP,
Mémoires, p. 97.)
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~REICH 321
doit-on considérer cette hostilité comme irréductible, étant
donné le peu d’efforts qui ont été faits jusqu’ici pour la dis-
siper l? Ne serait-il pas plus sage, avant de recourir a u x
armes, d’épuiser toutes les possibilités de conciliation 2 ? Cela
placerait l’Allemagne dans une situation bien meilleure, a u
cas OU une rupture surviendrait ultérieurement.
(( Certes, l’Empire britannique n’est pas éternel, mais il

est prématuré de spéculer dès à présent sur son déclin. I1


paraît infiniment plus probable que l’Angleterre demeurera
longtemps encore, à côté de l’Amérique, un des facteurs
déterminants de la politique mondiale. Tant qu’il en sera
ainsi, elle ne sera jamais seule, mais trouvera toujours des
alliés pour la soutenir.
(( Les considérations relatives à l’Angleterre et à la France

sont beaucoup trop sommaires. La puissance russe, elle non


plus, n’est pas examinée avec assez d’attention.
(( I1 est historiquement faux de prétendre que les guerres

menées par Bismarck contre l’Autriche e t la France aient


comporté des risques énormes. Elles s’inscrivent, a u con-
traire, parmi les opérations les plus minutieusement prépa-
rées qu’ait entreprises cet homme d’État. C’est pourquoi elles
ont été couronnées de succès 3. I1 est absurde de vouloir
établir un parallèle entre elles et la situation présente.
N L’ordre chronologique établi entre les trois cas envisa-
gés est également fallacieux, parce qu’on n’y tient compte
que des facteurs connus. Or, si l’on songe à tous ceux qui
interviennent dans cette affaire, on s’aperçoit que les incon-
nues sont beaucoup plus nombreuses.
(( Cas I : l’aflirmation selon laquelle le problème de l’es-

pace allemand doit être réglé au plus tard en 1943-1945 est


d’autant plus choquante q-u’elle est insuffisamment motivée.
Ce n’est pas a u chef de l’Etat, mais au x hommes dont c’est
le métier, d’analyser et de définir la situation militaire 4.

1. Hitler, pour sa part, considère avoir fait le maximum en renonçant solen-


nellement à l’Alsace-Lorraine e t en acceptant de limiter sa flotte à 35 % de la
flotte britannique.
2. La négociation engagée à Genéve, pour obtenir 1’ u égalité des droits n, s’est
poursuivie pendant des années sans aucun résultat.
3. Ce n’est pas parce qu‘une opération est couronnée de succès qu’elle n’a
pas comporté de risques, remarque Çündermann, sinon, on ne comprendrait pas
pourquoi la guerre contre l’Autriche avait soulevé une si grande anxihté à Ber-
lin, que le Roi de Prusse avait menacé d‘abdiquer, si les choses tournaient mal. n
(RIBBENTROP, Verschworung gegerb den Frieden, p. 87.)
4. C’est l‘argument que Moltke opposait déjà B Bismarck.
IV 21
322 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

(( Cas I I :il est to u t à fait improbable que la France soit

déchirée par des troubles sociaux assez graves pour para-


lyser son armée. Raisonner ainsi, c’est prendre ses désirs
pour des réalités.
(( C a s I I I :même en cas de conflit avec l’Italie, la France

disposera toujours de forces sufisantes pour tenir 1’Alle-


magne en échec.
(( C’est surestimer l’Autriche et la Tchécoslovaquie que.de

les considérer comme des pays dont l’agriculture est excé-


dentaire. Dans le meilleur des cas, el1,es n’apporteront qu’une
amélioration minime au potentiel agricole et aux réserves de
matières premières du Reich.
(( La situation militaire résultant d’une incorporation éven-

tuelle de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie exigerait une


étude plus approfondie.
(( Quant aux problèmes posés par l’Autriche et la Tché-

coslovaquie elles-mêmes, il serait évidemment souhaitable


de les régler à la faveur d’une occasion opportune. Le plus
sage serait de s’y préparer par des réflexions et des études
préliminaires, conçues et poursuivies dans les limites du pos-
sible l. Mais toutes les considérations relatives à des objec-
tifs plus lointains nécessiteraient une étude infiniment plus
poussée que ne le permettent les données du présent procès-
verbal 2. ))
Telles sont les conclusions du Chef d’État-Major Général.
Depuis lors, le Protocole Hossbach a fait l’objet de polé-
miques passionnées. I1 a été évoqué à maintes reprises a u x
procès de Nuremberg. (( C’est un document cynique et révéla-
teur, écrit M. von Papen, où la guerre est représentée comme
u n e nécessité inéluctable, et où l’on a même fixé les dates
approximatives des interventions militaires en Autriche et
en Tchécoslovaquie 3. 1) D’autres ont estimé au contraire
qu’une fois mis à part les passages relatifs à d’éventuelles
opérations en 1943-1945, l’essentiel de ce document consiste
à rechercher les conditions dans lesquelles l’Allemagne pour-

1. Bismarck avait déjà dit que I la politique était l’art du possible n. Cette
formule avait le don d’exaspérer Hitler. N Pour un géant, a v a i t 4 coutume de
répondre, les limites du possible ne sont pas les mêmes que pour un nain. Les
pleutres s’empareront toujours de cette définition pour excuser leur lâcheté. En
réalité, la politique est l’art de rendre possible l‘impossible, et celui qui n’en
est pas capable n’a qu’à laisser la place à d’autres. 3
2. Mémorandum du général Beck a u général von Fritsch, 12 novembre 1937.
3. Von PAPEN,Mémoires, p. 265.
PRÉLUDE A L’EXPANSION DU I I I ~REICH 323
rait régler les problèmes autrichien et tchèque, sans encourir
les risques d’une conflagration générale. (( La seule conclu-
sion solide que l’on puisse en tirer, écrit l’historien anglais
A. J. P. Taylor, est qu’Hitler comptait sur un tour imprévu
des choses [des troubles sociaux en France, une guerre en
Méditerranée] pour assurer le succès de sa politique étran-
gère ... I1 n’avait aucun plan précis, aucune directive concrète
pour 1937-1938.Ou s’il en avait une, elle consistait à attendre
la suite des événements 2. ))
Comme on le voit, les opinions sur ce point diffèrent du
tout au tout. Pourtant les textes disent clairement ce qu’ils
veulent dire, à condition de ne pas y introduire des juge-
ments fondés sur des événements ultérieurs. Mais un fait
saute aux yeux, qui semble n’avoir frappé aucun des com-
mentateurs : Hitler et Beck commettent tous deux la même
erreur en passant sous silence l’énorme puissance indus-
trielle des États-Unis et sa capacité à se transformer rapi-
dement en potentiel militaire.

* +
Beck a beaucoup d’amis parmi les cadres supérieurs de
l’Armée e t de la Wilhelmstrasse. I1 travaille en liai-
son étroite avec l’amiral Canaris, qui dirige tous les
services de contre-espionnage et de renseignements de la
Wehrmacht 3. I1 est également très lié avec M. Gœrdeler, le
bourgmestre de Leipzig, un des chefs de file de l’opposition
antinazie, qui exerce sur lui un grand ascendant intellectuel.
I1 a des entretiens fréquents avec M. von Weizsacker, le
Sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, avec M. von
Bülow, avec M. von Hassel, ambassadeur à Rome, e t
certains autres diplomates de carrière qui se livrent à une
opposition plus ou moins larvée 4. Sans aller jusqu’à leur
divulguer tout ce qu’il vient d’apprendre, il les sonde habi-
1. A twist of fortune.
2. A. J. P. TAYLOR, The origins of f 6 e second World War, p. 182.
3. I1 a truffé ses services d’agents de l’opposition.
4. C’est pour échapper à cette opposition que Ribbentrop a dii constituer un
u Bureau u spécial, en marge du ministère. Lorsque celui-ci a é t é constitué, Erich
Kordt a été nommé agent de liaison entre le Bureau Ribbentrop e t la Wilhelm-
strasse. A cette occasion, Bülow lui a donné les instructions suivantes : Y Ne
rectifiez par les erreurs de Ribbentrop. Laissez-lui suffisamment de corde pour
se pendre lui-meme. )I (ROTHFELÇ, Die Deutsche Opposition gegen Hitler, Krefeld,
1951, p. 69.)
324 HISTOIRE DE L’ARMI~E ALLEMANDE

lement et arrive à la conclusion que (( si le peuple allemand,


profondément épris de paix, connaissait les plans d’Hitler
dans leur intégralité -au lieu d’en être informé par tranches,
au fur et à mesure de leur réalisation - il les repousserait
avec horreur et se révolterait 1 D.
Mais comment l’y amener? Comment briser l’envoûtement
qu’Hitler exerce sur les esprits? Tous les moyens d’infor-
mation - les journaux, les périodiques, l’édition et la radio
- sont entre les mains du Parti, et l’opinion, dans son
immense majorité, est favorable au Führer. Même un anti-
nazi notoire comme Hans Rothfels reconnaît (( qu’à cette
époque, ni une insurrection armée, ni une révolution à bar-
ricades, ni un soulèvement populaire, ni aucune autre forme
de rébellion spontanée, n’avaient la moindre chance de
succès. Pas même une révolution venue d’en haut, e t
déclenchée soit par une conjuration surgie de l’intérieur du
régime, soit par des membres de la haute société ou. de
l’Administration D.
Alors agir par la Wehrmacht? C’est plus facile à dire qu’à
faire, car depuis l’avènement du IIIe Reich l’armée a beau-
coup changé 3. Le grand tournant a été marqué par le réta-
blissement du service obligatoire.
De 1920 à 1935, la Reichswehr a coloré l’esprit de la
nation. Mais à partir de 1935, la tendance s’est inversée.
En s’engouffrant dans les casernes, la nation s’est mise à
colorer l’esprit de l’armée.
Le général Beck et ses collègues du Grand État-Major
l’avaient d’ailleurs prévu, et c’est pourquoi ils s’étaient mon-
trés irréductiblement hostiles à toute forme de conscription.
Ils avaient invoqué les motifs les plus divers pour en retarder
1. a Si la politique du régime s’avérait résolument belliciste, écrit Hans Hoth-
fels, il deviendrait facile de renverser le gouvernement. Les différents groupes
de conjurés, qui avaient pris contact les uns avec les autres dès 1937, étaient
...
d’accord sur ce point Beck et ses conscillers du Service de renseignements esti-
maient que si le peuple allemand était informé des risques de guerre que lui faisait
courir le Führer, la fascination magique qu’il exerrait sur les esprits s’évanoui-
rait d’un seul coup. II (Op. cit., p. 72.)
2. ROTHFELS, O p . cit., p. 71.
3. En réalité, cette transformation avait commencé avanf la prise de pouvoir
par les Nationaux-socialistes, par suite des mesures prises pour éviter le vieil-
lissement des cadres. Sur les 3.718 officiers autorisés par le traité de Versailles,
220 avaient été licenciés en 1927-1928 et, depuis lors, 170 avaient été mis chaque
année en congé. Ils avaient presque toujours été remplacés par des éléments
bourgeois. (Cf. HOSSBACH, Die Eniwickelung de8 Oberliefehls über das Heei in
Brandenburg, Preussen und im Deutsclien Reich w n 1655 bis 1945, Würzburg,
1957, p. 135.)
P R É L U D E A L’EXPANSION DU I I I ~REICH 325
l’application : les risques de complications internationales, le
manque de casernements, la pénurie d’instructeurs, l’insu&-
sance du matériel. E n réalité, leur obstruction était dictée par
un tout autre motif : la crainte de voir l’armée submergée par
des éléments nouveaux, dont l’amux ne pouvait que ruiner
l’esprit de caste qui était à leurs yeux le dernier rempart
que l’on pût opposer aux infiltrations nationales-socialistes 1.
A présent cette évolution est à peu près consommée. La
Luftwaffe et la Kriegsmarine, ces deux créations du nouveau
régime, sont si fortement imprégnées d’esprit nazi que l’op-
position n’y trouve aucun terrain d’action 2.
Reste l’armée de terre. Mais là encore, les choses ont
beaucoup évolué. La très grande majorité des officiers de
troupe s’est ralliée avec enthousiasme au nouveau régime 3.
Du coup, l’esprit monarchique et traditionaliste de la
(( vieille armée prussienne )) a dû se réfugier dans le Grand

État-Major, ce dernier bastion du conservatisme, où il n’est


plus guère représenté que par les officiers les plus âgés.
Au début de 1938, ceux-ci décident de se réunir à inter-
valles réguliers pour tenir des séances d’information, et
confronter leurs points de vue. A vrai dire, ces réunions
sont surtout consacrées à critiquer le gouvernement
et à regretter (( le beau temps de la Reichswehr de
métier 1). La plupart de ceux qui y participent estiment
qu’Hitler est en train de faire fausse route. Pour eux,
l’ennemi no 1 de l’Allemagne n’est pas la Russie, mais la
Pologne. Ils ont été désagréablement surpris, en 1934, par la
signature du pacte de non-agression entre Hitler et Pilsudski.
Leur préférence serait allée à une alliance germano-russe
qui aurait permis de prendre la Pologne à revers et de régler
les problèmes de Dantzig e t du ((corridor Ce n’est d’ailleurs
pas le seul aspect de la politique hitlérienne qu’ils désap-
prouvent. Non qu’ils blâment sonracisme ou son caractère tota-
l. ROTHPELS, Ibid.
2. u Canaris était le seul amiral parmi les conjurés, mais on ne peut pas le
considérer comme u n représentant typique de l’officier de marine. N ( ROTHFELS,
o p . cil., p. 79-80.)
3. Lors de la prestation d u serment personnel à Hitler, aucun des oficiers
de la Reichswehr ne s’y est refusé. Les raisons du ralliement sont diverses : fidé-
lit6 a u serment @té; conviction que l’armée doit servir l’fitat, quelle que soit
la forme temporaire de soc Gouvernement; esprit de discipline; adhésion sincère a u
rkgime qui a sauvé le pays du chamage e t du communisme. a Le réarmement,
j e l’approuvais, dira Blomberg a u x procès de Nuremberg. Tous les ofliciers parta-
geaient ma manière de voir e t n’avaient aucune raison de faire de l’opposition
Hitler, puisque les résultats obtenus étaient conformes à leurs vœux. a
326 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

litaire. Mais ils reprochent au Führer la façon dont il gaspille


son matériel le plus moderne en Espagne l; ses efforts pour
accroître la tension en Méditerranée; les liens de plus en plus
étroits qu’il semble vouloir contracter avec Mussolini; enfin la
politique de rapprochement idéologique qu’il poursuit à
l’égard du Japon, au détriment de l’amitié traditionnelle
avec la Chine2.
Le fait que le général von Fritsch assiste à ces réunions
leur donne un certain éclat et encourage les généraux fron-
deurs dans leur opposition, car chacun connaît son indépen-
dance d’esprit et la très grande réserve qu’il a toujours mani-
festée à l’égard du Parti.
Simultanément, certains milieux réactionnaires reprennent
leur agitation. Le 12 janvier 1938,la presse étrangère annonce
que cent dix officiers monarchistes se sont réunis à Stolp,
pour fêter l’anniversaire de Guillaume II. A l’issue du ban-
quet, ils ont proclamé le Kronprinz Empereur d’Allemagne.
Sans doute n’est-ce là qu’un geste symbolique. Mais il n’en
révèle pas moins un certain état d’esprit.
Enhardis par les approbations qui leur viennent de divers
côtés, les généraux de l’opposition estiment le moment venu
d’élever eux aussi la voix. Ils se rendent en délégation chez
le Maréchal von Blomberg pour lui demander de trans-
mettre leurs doléances au Führer :
- La politique poursuivie par le Chancelier nous inquiète
au plus haut point, lui disent-ils, et nous comptons sur vous
pour le ramener à des vues plus saines. La confiance qu’il
1. Ce sont des avions Junkers-52 qui ont transporté les premieres troupes de
Franco d u Maroc espagnol à Séville. Depuis lors, Hitler a envoyé en Espagne
la a Légion Condor D, commandée par le général Sperrle (chef d’État-Major :
colonel von Richthofen). Elle comprend 2 groupes de chasse de 4 escadrilles d e
hleserschmidi-109, 2 groupes de chasse de 2 escadrilles de Heimkel-51; 1 groupe
de reconnaissance de 3 escadrilles de Heinckel e t de Dornier-i7; 4 groupes de
bombardement de 3 escadrilles de Ileinckel-ill e t de Junker-52; les escadrilles
de chasse e t de reconnaissance comprennent 9 appareils, celles de bombardement
12. Le personnel s’élève B 6.500 hommes. L’ensemble est complété par des bat-
teries antiaériennes e t antichars. La Légion Condor est appuyée par le Corps
blindé du général Thoma, qui comprend 4 bataillons à 3 compagnies, avec 15 chars
légers par compagnie p h 8 30 compagnies antichars équipées chacune de 6 canons
de 37 millimétres. (Cf. LIDDELL-HART, The Other Side of the H U ; Hugh THOMAS,
La Guerre d’Espagne, p. 520; TOYNBEE, Surcey, 1938, vol. I, p. 358.)
Peu aprbs, ces forces ont été complétées par le Gruppe Nordsee, composé de
spécialistes de l’artillerie, des sapes et des transmissions. Deux cuirassés,le Deutsch-
land et l’tldmiral Schcer, basés à Ibiza dans les Baléares, soutiennent l’action
de la Légion Condor e t du Corps blindé Thoma.
2. Les services de l’gtat-Major n’ont pas du tout apprécié le retrait de la mis-
sion militaire d e m a n d e d e Nankin.
P R É L U D E A L’EXPANSION DU I I I ~REICH 327
vous témoigne vous en fait un devoir. N’est-ce pas ainsi
que tous les chefs de la Reichswehr ont agi dans le passé,
chaque fois qu’une décision grave s’est imposée au pays?
Inspirez-vous de l’exemple de vos prédécesseurs. VOUSen
sortirez grandi aux yeux de la nation ...
Blomberg connaît ce langage. Lui aussi a fait carrière dans
la Reichswehr de métier. S’il refuse de l’employer, c’est parce
qu’il sait d’avance qu’il ne sera pas écouté.
- Messieurs, leur répond-il d’un ton sec, la Wehrmacht
n’a pas à s’aventurer sur ce terrain. Sa mission consiste à
exécuter les ordres qu’on lui transmet, non à les discuter.
Nous ne sommes plus au temps où la Reichswehr pouvait se
permettre de régenter le Chancelier. Suivez mon conseil :
retournez à votre travail et ne vous mêlez pas de poli-
tique.
Les généraux sont indignés par cette fin de non-recevoir.
Ils déplorent la docilité de Blomberg envers le régime, sa
façon de courber l’échine devant les volontés du dictateur.
Tant pis pour lui! I1 n’est pas inamovible. Puisqu’il refuse de
jouer le rôle de Reinhardt et de Seeckt, il connaîtra le sort
de Heye et de Grcener l.
A dater de ce jour, ils épient chacune de ses paroles, cha-
cun de ses actes, dans l’intention de le faire tomber au premier
faux pas. Leur résolution est encouragée par le fait que son
successeur normal ne peut être que le général von Fritsch
qui, lui, a conservé son franc-parler et toute sa force de
caractère.
Il va sans dire qu’Hitler est au courant de tous ces agisse-
ments. Himmler l’a informé de la démarche des généraux,
ainsi que du malaise qui règne dans les hautes sphères de
l’armée.
Au temps oii il était encore écolier à Linz, Hitler avait
attribué toutes les qualités aux officiers prussiens. Les
membres du Grand État-Major lui semblaient détenir
effectivement (( le secret de la victoire ». Mais cette
auréole a pâli depuis qu’il les a vus de près. Le mépris
qu’il leur voue est à la mesure de sa désillusion. I1 a pris
en grippe ces généraux guindés et suffisants, qu’il faut
pousser l’épée dans les reins pour les forcer à faire la
guerre. I1 trouve inconcevable qu’un chef d’État-Major Géné-

1. Voir vol. III, p. 57.


328 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

ral préfère à une décision par les armes (( une participation


accrue a u commerce mondial ». I1 ne peut tolérer - lui
l’homme du peuple - leurs préjugés de hobereaux. (( Ils
ont reçu depuis des générations une éducation radicalement
fausse, dira-t-il à Gœbbels, et nous en voyons aujourd’hui
les tristes résultats l. N (( I1 y a longtemps que ces messieurs
en pantalons à double bande amarante ont trahi, oublié
et vendu les enseignements de Moltke et de Schlieffen D,
déclarera-t-il plus tard a u gauleiter Hans Franck. (( Cette
caste de Junkers présomptueux n’est en réalité qu’un ramas-
sis de têtes creuses, de velléitaires et de trublions stériles ...
J e me suis bien trompé sur leur compte ... Ils n’ont pas une
seule idée e t croient tout savoir... Le Grand Etat-Major est
la dernière franc-maçonnerie que je n’ai pas dissoute 3. 1)
I1 lui sufit de penser à eux pour que son sang s’échauffe.
Lorsqu’il a réalisé après dix ans de lutte, sa promesse de
(( rendre la nation à l’armée et l’armée à la nation 4 I), ils ne

lui en ont su aucun gré. Lorsqu’il leur a restitué les deux


instruments de leur puissance - la conscription e t le réar-
mement - au lieu de l’en remercier, ils n’ont cessé de gémir
sur le surcroît de travail que cela leur infligeait e t l’ont cons-
tamment supplié de (( modérer son allure 5 ». Comment ne
comprennent-ils pas que la rapidité est u n des facteurs pri-
mordiaux du succès et que jamais le Reich n’atteindra ses
objectifs s’il ne profite pas de la dispersion et de l’inatten-
tion du monde?
Croient-ils que les autres pays demeurent les bras croi-
sés s? Ignorent-ils qu’ils renforcent, eux aussi, leurs moyens
de défense? Dans quelques années, ils seront puissamment
armés e t toutes les frontières de l’Europe seront hérissées de
fortifications. Alors, il sera trop tard pour s’ouvrir un che-

1. Joseph G ~ B B E L SJournal,
, p. 255.
2. Les brevetés d’État-Major portaient sur leurs pantalons deux bandes verti-
cales de cette couleur.
3. DI Hans FRANCK, Im Angesicht des Galgem, Munich, 1953, p. 243.
4. Devant le tribunal qui l’a jugé, en 1923, au lendemain du putsch manqué
de Munich. (Voir vol. II, p. 316.)
5. Voir vol. III, p. 240.
6. Staline ne laissera pas l’Armée rouge dans l’état de faiblesse où l’ont plongée
les purges. L a France a déjà adopté le service de deux ans et renforce activement
s a ligne Maginot. La Tchécoslovaquie fortifie ses frontières. La Pologne a décidé
d e doubler ses effectifs. Le gouvernement anglais prévoit de consacrer quinze
cents millions de livres sterling à son réarmement, au cours des cinq années A
venir.
PRÉLUDE A L’EXPANSION D U I I I ~REICH 329
min vers l‘est, et l’Allemagne aura manqué sa dernière chance
historique : devenir la clé de voûte d’un Empire européen,
capable d’équilibrer l’Amérique et l’Asie...
Mais les génér: ix sont effrayés par l’ampleur de cette
tâche. Tout ce qu’ils trouvent à lui répondre est qu’il
s’expose (( à des risques énormes )) et que ses hypothèses sont
(( insuffisamment motivées I)...

Quand donc ouvriront-ils les yeux? Ne leur a-t-il pas


constamment démontré - et tout récemment encore lors
du rétablissement de la conscription et de la remilitarisa-
tion de la Rhénanie - qu’il possédait un instinct infaillible,
une sorte de sixième sens qui lui permettait d’y voir plus
clair qu’eux? I1 en vient à penser que leurs objections ne
servent qu’à masquer cette triste vérité : les généraux alle-
mands répugnent à se battre!
Encore traumatisés par les souvenirs de 1918, l’idée de
reprendre les armes les remplit d’effroi. E n en faisant (( la
Garde prétorienne de la tranquillité I), la République de
Weimar les a émasculés. Elle leur a fait perdre de vue leur
fonction véritable, (( qui ne consiste pas à matraquer des
manifestants ou à briser des grèves sur le front intérieur,
mais à moissonner les victoires sur les champs de bataille
extérieurs 1 ».
Le 5 novembre 1937, il a réuni les chefs suprêmes de la
Wehrmacht au Palais de la Chancellerie. I1 s’attendait à les
voir accueillir ses projets avec un sursaut d’enthousiasme. Ne
leur proposait-il pas de se couvrir de lauriers dans une opé-
ration incomparablement plus glorieuse que toutes celles que
l’Allemagne avait entreprises dans le passé et qui serait, en
quelque sorte, le couronnement de son histoire? Quelle a été
leur réaction? Un silence réprobateur.. ,
Voilà qu’ils tiennent à présent des conciliabules secrets,
dans l’espoir de le faire revenir sur ses décisions. Ils vou-
draient s’arroger le droit de régenter sa politique, alors qu’ils
ne sont, à tout prendre, qu’un syndicat de généraux vaincus!
Le croient-ils, par hasard, plus malléable que Staline sous pré-
texte qu’il s’est toujours refusé à briser leurs traditions? 11
en vient à regretter la (( nuit des longs couteaux I), où il leur
a sacrifié l’aile gauche de son Parti.
Depuis ce jour, les généraux de l’fitat-Major se méfient

1. Adoif HITLER,L’Expansion du I I I e Reich, p. 98-99.


330 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

d’Hitler, et Hitler a perdu confiance dans ses généraux. I1


a voulu les associer à !’élaboration de ses plans, mais ils
ne l’ont pas suivi. I1 ne s’exposera pas deux fois à la même
déconvenue. Puisqu’ils refusent de l’écouter et critiquent
ses projets, sa décision est prise. Il ne les convoquera plus :
il les révoquera.
XIX

HITLER REMANIE LE HAUT-COMMANDEMENT


( 4 février 1938)

C’est le Maréchal von Blomberg qui va faire éclater la


crise qui couve sous la cendre depuis plusieurs semaines. A
la mi-janvier 1938, il vient annoncer au Führer son inten-
tion d’épouser Mlle Eva Grühn, une jeune dactylo du
ministère de la Guerre.
- Mais, ajoute-t-il avec une nuance d’inquiétude, je dois
vous prévenir que ma fiancée n’est pas du même milieu que
moi. Elle est d’extraction modeste et certains considéreront
sans doute cette union comme une mésalliance ...
Le Führer bondit en entendant ces mots.
- J’en ai assez de toutes ces histoires de caste et de milieu
social! déclare-t-il. Dans le IIIe Reich, ces préjugés n’ont
plus cours. N’importe quelle jeune fille allemande peut
épouser un Feldmaréchal, pourvu qu’elle soit physiquement
et moralement irréprochable...
Pour bien marquer son approbation, Hitler assiste au
mariage en qualité de témoin. L’autre témoin est Gœring.
Quelques jours plus tard, les Services de renseignements
de la Wehrmacht font parvenir à la Chancellerie un dossier
d’où il ressort que la Maréchale von Blomberg est une demoi-
selle de petite vertu, qui a déjà eu plusieurs fois maille à par-
tir avec la police. Sur ces entrefaites, une délégation de
généraux vient dire au Führer que (( le Maréchal von Blom-
berg a perdu la confiance de l’armée, et qu’il doit se
démettre 1).
Hitler est au comble de l’exaspération. Blomberg n’a pas
1. La même démarche avait été faite auprès du Maréchal Hindenburg, lorsque
Grœner avait eu un enfant illégitime. (Voir vol. III, p. 57.)
332 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

pu ignorer le passé de sa fiancée! Non seulement il a surpris


sa bonne foi, mais il l’a compromis publiquement en lui
demandant d’être témoin à son mariage ...
- Après la conduite inqualifiable du premier Maréchal du
IIIe Reich, rugit-il, je dois m’attendre à tout...
Que Blomberg ne puisse plus rester en place est évident.
Cependant, il ne saurait être question de le remplacer par
Fritsch, dont Hitler sait à quel point il lui est hostile l.
Mais la police du Parti tient à montrer qu’elle est aussi
bien renseignée que la police militaire 2. Heydrich, le chef du
Sicherheits-Hauptamt, tire de ses armoires un dossier au
nom de Fritsch selon lequel le Commandant en chef aurait
des mœurs spéciales et serait en butte aux chantages d’un
dangereux repris de justice.
Cette f o i s 4 c’en est trop! Hitler convoque Fritsch à la
Chancellerie, le confronte avec ses accusateurs en présence
de Gœring et exige sa démission immédiate. Fritsch, livide,
proteste avec véhémence contre les accusations dont il est
l’objet e t demande à se disculper devant un tribunal mili-
taire.
Hitler, excédé, charge le général Keitel de régler l’affaire.
Le chef du Wehrmachtsamt prévient le général Fritsch qu’il
a t o r t de s’obstiner, qu’il se trompe s’il croit pouvoir comp-
ter sur le soutien de l’armée. Hitler le cassera et per-
sonne ne dira rien. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il prenne
les devants, en donnant lui-même sa démission? E n échange,
Keitel lui promet qu’il aura toute latitude de défendre son
honneur devant ses pairs. Fritsch, à bout de nerfs, finit par
y consentir.
Un tribunal est constitué, dont les débats dureront plu-

1. a Hitler n’éprouvait depuis longtemps aucune sympathie pour lui, écrit


Wolfgang Fœrster, mais il avait dissimulé ses sentiments aussi longtemps qu’il
en avait eu besoin pour la reconstruction de l’Armée. Maintenant que ce travail
lui paraissait achevé, il pensait pouvoir écarter sans inconvénient u n homme
qu’il savait hostile à son programme extérieur. 1) (Ludwig Beck, p. 85.)
2. A l’intérieur de l’armée, Fritsch s’était fait beaucoup d’ennemis par ses
manieres cassantes. Les attaques contre lui ne venaient cependant pas dc Blom-
berg, mais d’un de ses adjoints, le gknéral von Reichenau, qui avait l’oreille du
Führer et espérait devenir le Commandant en chef de l’armée. (Cf. F ~ R S T E R ,
op. cit., p. 85.) m Fritsch était un célibataire endurci, écrit de son c8té Peter Kleist.
11 vivait très retiré e t on ne le rencontrait guère dans les salons berlinois. Avec
sa tête ronde émergeant d’un col étroitement boutonné, son monocle vissé dans
l’orbite de son a d gauche, sa voix de fausset, son attitude rogue e t hautaine,
il appartenait à ce type d’officier prussien dont ii est difficile d e faire un héros
populaire. D (Auch Du war& dabei, p. 168.)
PRELUDE A L’EXPANSION D U I I I ~REICH 333
sieurs semaines. Finalement, l’innocence de Fritsch éclatera
au grand jour. Ses défenseurs réussiront à démontrer que
les accusations portées contre lui visaient un homonyme,
le capitaine de cavalerie von F r i s c h , qui n’a aucun rapport
avec le Commandant en chef. Réhabilité, Fritsch sera réin-
tégré dans l’armée et nommé colonel honoraire du 12e régi-
ment d’artillerie
Mais toutes ces tractations se passent dans le plus grand
secret. Le public n’en connaîtra les détails que beaucoup
plus tard. Pour l’instant, il doit se contenter de lire dans
les journaux les deux lettres qu’Hitler adresse à Blomberg
e t à Fritsch, pour prendre acte de leur démission :
Depuis 1936, écrit-il à Blomberg, date à laquelle la souverai-
neté d u Reich e n matière militaire et territoriale a été entière-
ment rétablie, vous m’avez souvent prié de vous décharger d’un
service dont les obligations représentaient une dure épreuve pour
votre santé. A l’expiration de la cinquième année de la résurrec-
tion de notre peuple et de son Armée, je veux maintenant donner
satisfaction a u désir que vous m’avez exprimé àplusieurs reprises.
L e 30 janvier 1933, e n tant que premier oficier d u nouveau
Reich, vous avez prêté devant moi, Monsieur le Feldmaréchal,
serment de fidélité au régime national-socialiste. Pendant cinq
ans, vous êtes resté inébranlablement fidèle à vos convictions.
Durant cettd période, une réorganisation militaire s’est accom-
plie qui est sans précédent dans l’histoire allemande. Votre n o m
restera lié pour toujours à la réalisation de cette œuvre.
En m o n n o m et a u n o m d u peuple allemand, je vous renou-
velle e n cette heure, l‘expression de ma profonde reconnaissance.
La seconde lettre, adressée à von Fritsch, est beaucoup
plus froide et marque la différence des rapports existant entre
les deux hommes :
Etant donné votre santé ébranlée, vous avez été obligé de me
prier de vous relever de vos fonctions. Comme le séjour que VOUS
avez fait récemment dans le M i d i n’a p a s eu le résultat espéré,
l’ai résolu de donner une suite favorable à votre requête. J e mets
à profit votre sortie de l’Armée active, pour souligner vos mérites
éminents au service de la reconstruction de l’Armée. Votre n o m
restera attaché à l’histoire de cette rénovation et au renforcement
de l‘Armée allemande entre mars 1935 et février 1938.
1. Hitler lui écrira, à ce moment, pour lui dire que u son acquittement lui
cause un grand soulagement B. (Cf. Peter KLEIST, Auch Du warst dabei, p. 170.)
2. II s’agit du congé auquel Fritsch a fait allusion à la fin de la conférence
du 5 novembre 1937. (Voir plus haut, p. 315.)
334 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

C’est tout. Mais Hitler profite de l’occasion pour vider


l’abcès à fond. Le jour OUles journaux reproduisent ces deux
lettres, le public apprend la mise à la retraite de sept
généraux de l’Armée de terre1 et de six généraux de l’Armée
de l’air 2. Tous conservent cependant le droit de porter
l’uniforme, ce qui prouve qu’ils n’ont commis aucune infrac-
tion à l’honneur militaire.
Comme on le voit, le remaniement du Haut-Commande-
ment, décrété par Hitler à la suite de la démission du Maré-
chal von Blomberg, n’a aucune commune mesure avec la
purge sanglante infligée par Staline aux cadres de l’Armée
rouge, à la suite du procès du Maréchal Toukhatchevsky.
Les deux dictateurs sont pourtant aussi autoritaires l’un
que l’autre. Mais ils se trouvent en quelque sorte dans une
situation inverse, dont ils ne peuvent, ni l’un ni l’autre,
faire é t a t ouvertement. Staline veut se débarrasser de géné-
raux qui s’efforcent de l’entraîner dans une guerre préven-
tive dont il ne veut entendre parler à aucun prix. Hitler
veut écarter ceux qui répugnent à envisager un conflit
qu’il considère comme inévitable. De plus, l’Armée rouge
est née d’une rupture systématique avec le passé, tandis
qu’en Allemagne le fil des traditions militaires n’a jamais
été rompu. Malgré les critiques acerbes qu’il adresse au
Grand État-Major, Hitler se gardera d’y porter atteinte.
I1 déplacera les hommes, mais conservera l’institution.

Maintenant que les postes de Ministre de la Guerre et de


Commandant en chef de l’Armée de terre sont devenus
vacants, chacun se demande qui succédera au Maréchal von
Blomberg et au général von Fritsch.
Le général von Rundstedt soutient la candidature du
général Beck, mais Hitler a un haut-le-corps en entendant
I . Parmi ceux-ci figurent le général Ritter von Leeb, commandant le Grup-
penkommando II (Cassel); le général Lutz, commandant en chef des Troupes
rapides (Divisions cuirassées); le général von Kleist, commandant le Wehrkreis V i i i
(Breslau); le général Kress von Kressenstein, commandant le Wehrkreis XII
(Wiesbaden): le général von Pogrell, inspecteur de la cavalerie e t le général von
Niebelschütz, inspecteur des ficoles militaires.
2. Le général Wachenfeld, de l’État-Major de l’air; le général Halm, comman-
d a n t le Luffkreis I V (Münster); le général Kaupisch, commandant le Lujfkreis II
(Berlin); les généraux Wilberg, Karlewski et Niehoff.
PRÉLUDE A L’EXPANSION DU I I I ~REICH 335
prononcer son nom. Beck? L’homme qu’il considère comme
son adversaire déclaré? I1 n’en saurait être question! D’ail-
leurs, il a déjà fait son choix. Le successeur de Blomberg
sera le général Keitel l. Celui-ci jouera auprès de lui le rôle
de Représentant personnel et de Conseiller permanent pour
les affaires militaires2. Quant au Commandement en chef
de la Wehrmacht, Hitler a décidé de l’exercer lui-même.
Le 4 février 1938,un décret, qui entre immédiatement en
vigueur, officialise la nouvelle structure du Haut-Comman-
dement :

L e Commandement suprême de toutes les forces armées sera


désormais exercé directement par moi.
La Direction centrale des Forces armées (Wehrmachtsamt) telle
.qu’elle existait jusqu’à présent, passe avec ses tâches propres
sous m o n commandement direct et constituera m o n &tat-Major
militaire. Elle prendra le n o m d’0berkommando de la Wehr-
macht 3.
L e Chef d’État-Major de 1’0berkommando de la Wehrmacht
sera le chef du Wehrmachtsamt et aura le titre de Chef de
l‘Oberkommando de la Wehrmacht. Il aura le rang de Ministre
d u Reich4.
L’Oberkommando de la Wehrmacht est chargé de la gestion
du ministère de la Guerre. Son chef exerce e n mon nom les pou-
voirs dévolus jusqu’ici a u Ministre de la Guerre.
En temps de paix, l’oberkommando de la Wehrmacht assure,
dans tous les domaines, la préparation unitaire de la défense d u
Reich, conformément à mes instructions
Berlin, le 4 février 1938.
ADOLFHITLER, Chancelier et Reichsführer;
Dr L A M m E R s , Chef de la Chancellerie d u Reich;
KEITEL,Che/ de l‘0berkommando de la Wehrmacht.

1. Selon le général Jodl, c’est le maréchal von Blomberg qui lui a suggéré ce
choix.
2. Né en ,1882, le général Wilhelm Keitel a fait la guerre de 1914-1918 comme
capitaine d’artillerie. De 1920 à 1922, il a été professeur à l’École de cavalerie.
Sauf pendant des commandements temporaires exercés a Bréme et à Potsdam,
Keitel a fait toute sa carrière au ministère de la Guerre. En 1935, il a été nommé
chef du Wehrmachtsamt en remplacement du général von Reichenau.
3. A ce titre, l’ûberkommando der Wehrmacht (O. I<. W.) a sous son autorité
le Commandement en chef de l’Armée de terre (Oberkommando des Heeres ou
O. K. H.), le Commandement en chef de la Marine de guerre (Oberkommnndo
der Kriegsnmrine ou O. I<. M.) e t le Commandement en chef de l’Armée de l’air
(Oberkommando der Luftwafe ou O. K. L.).
4. Mais pas de ministre de IQ Guerre. Keitel n’exercera ces fonctions qu’au
nom du Führer. Ses attributions sont donc réduites par rapport B celles de Blom-
berg.
336 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

Ce décret, reproduit le même jour dans toute la presse


allemande, est suivi d’une longue liste de promotions e t de
mutations. A travers elle, on voit apparaître au sommet de
la hiérarchie, les noms des hommes qui joueront un rôle de
premier plan au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Le général Walther von Brauchitsch, Commandant le
Gruppenkommando IV (Leipzig), est nommé Commandant
en chef de l’Armée de terre ( O . K. H.), en remplacement d u
général von Fritsch 1. Le général von Reichenau, qui com-
mande le Wehrkreis V I I (Munich) remplace le général von
Brauchitsch à la tête du Gruppenkommando IV (Leipzig).
Le général List, Commandant le Wehrkreis IV (Dresde) est
promu chef du Gruppenkommando I I (Cassel), en remplace-
ment du général Ritter von Leeb. Le général von Schwedler,
ancien chef du Service d u personnel au ministère de la Guerre
est promu Commandant du Wehrkreis IV (Dresde) à la place
du général List. Le général Becker remplace le général Liese
- auquel il servait jusqu’ici d’adjoint - à la tête du Ser-
vice des armements 2. Le général Carl Heinrich von Stulpna-
gel, Commandant la 30e division devient Second Grand
Quartier-Maître Général (le général von Manstein demeurant
Premier Grand Quartier-Maître Général, en attendant de
prendre le commandement de la division de Liegnitz). Le
général von Wietersheim, ancien chef du Bureau des opéra-
tions, se voit placé à la tête du XIVe corps d’armée en forma-
tion à Würzburg, ce qui portera à quarante-deux le nombre
de divisions dont l’armée allemande disposera en temps de
paix.
Mais il est une nomination qui passe un peu inaperçue
au milieu des autres, et qui n’en est pas moins d’une impor-
tance capitale : c’est celle du général Heinz Guderian. Le
Commandant de la 2e division blindée est promu Comman-
dant du XVIe corps d’armée motorisé, c’est-à-dire chef
de l’ensemble des troupes cuirassées du Reich 3. Celles-ci
comprennent à cette époque :

1. Né en 1881, le général von Brauchitsch est entré au Grand État-Major


en 1913, avec le grade de capitaine. En 1933, il a remplacé le général von Blom-
berg comme commandant du Wehrkreis I (Kœnigsberg). En 1937, il a Été nommé
chef du Gruppenlrornrnando IV nouvellement créé à Leipzig.
2. Voir vol. III, p. 165.
3. Son chef d’État-Major est le colonel Paulus, aie type même de l’officier
intelligent, consciencieux, travailleur, imaginatif e t plein de talent m. (Général
Heinz GUDERIAN, Panzer Leader, Londres, 1952, p. 49.)
PRÉLUDE A L’EXPANSION DU I I I ~REICH 337
La Ire Panzerdivision (général Rudolf Schmidt),
La ZZe P a n z e r d i v i s i o n (général Veiel),
L a I l l e P a n z e r d i v i s i o n (général Geyr von Schweppen-
burg).
Hitler prescrit à Guderian d’accélérer au maximum la
mise sur pied de sept nouvelles Panzerdivisionen, afin de
porter à dix le nombre des divisions blindées de la Wehr-
macht.
Simultanément, le Führer réorganise le ministère de l’Air.
Trois nouveaux postes y sont créés :
I. - L e chef de la Défense aérienne (général Rüdel).
II. - L’inspecteur général de l’Aéronautique (général Kühl).
III. - L e chef de 1’Ofice ministériel (général Bodenschatz).
Les six Luftlcreise existants sont groupés en trois L u f t w a f -
f e n g r u p p e n , correspondant aux G r u p p e n k o m m a n d o s de l’ar-
mée de terre. Ce sont :
I. - L e groupe est (Berlin) : général Kesselring.
II. - L e groupe ouest (Brunswick) : général Felmy.
III. - Le groupe sud (Munich) : général Sperrle 2.
Enfin le général Gcering - qui assume à la fois le Com-
mandement en chef de l’Armée de l’air et la direction du Plan
de quatre ans - est nommé Feldmaréchal. Éta n t le seul à
porter ce titres, il aura le pas sur tous les autres militaires d u
Reich.

+ +

Mais là ne s’arrêtent pas les transformations apportées aux


organismes directeurs du gouvernement. Hitler profite de
ce remaniement pour placer des membres du Parti à la tête
de deux ministères clés -l’Économie nationale et les Affaires
étrangères - qui étaient dirigés jusque-là par le Dr Schacht
et le baron von Neurath.
Le ministère de l’Économie est confié au-Dr Funck, qui
exerçait les fonctions de Sous-secrétaire d’Etat auprès d u
Dr Gœbbels 4. Le ministère des Affaires étrangères passe entre

1. I : Koenigsberg; II : Berlin; III : Dresde; IV : Münster; V : Munich; VI : Kiel.


2. L’ancien chef de la e Légion Condor Y qui a participé, en Espagne, aux opé-
rations du général Franco.
3. Blomberg est démissionnaire, et Keitel n‘est que colonel-général.
4. Le D‘ Schacht reste à la disposition du gouvernement, en tant qu’expert
financier.
IV 22
338 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

les mains de M. Joachim von Ribbentrop, ambassadeur à


Londres l. Ces mouvements sont généralement bien accueillis
dans les milieux militaires e t industriels %.Seuls, quelques
diplomates étrangers s’inquiètent de la mise à l’écart de
M. von Neurath et estiment que l’arrivée de M.von Ribben-
trop à la Wilhelmstrasse imprimera à la politique extérieure
allemande u un caractère plus radical e t par là même, plus
dangereux ».
Les remous, en fin de compte, se limitent à peu de chose.
I1 a sufi de déplacer une centaine de personnes pour que se
dissipe en fumée une crise dont certains prédisaient qu’elle
sonnerait le glas du régime.
En procédant à la refonte du Haut-Commandement, le
maître du IIIe Reich n’a pas seulement voulu u supprinier
l’écran des généraux frondeurs qui le séparait de l’armée,
comme on écarte un rideau de broussailles ».I1 a voulu
resserrer les liens entre l’Armée, I’Êconomie et les Affaires
étrangères, afin de coordonner plus étroitement leur acti-
vité.
Assuré, dès lors, de pouvoir manier à sa guise l’ins-
trument militaire le plus puissant du continent, rien
n’empêche plus Hitler de passer aux actes. Avant six
semaines, ce sera chose faite : les blindés de Guderian feront
leur entrée à Vienne.

1. M. von Neurath est nommé Vice-président du Conseil privé. M. von Dirk-


sen, ambassadeur du Reich à Tokyo, remplace M. von Ribbentrop à Londres.
M. von Hassel, ambassadeur du Reich B Rome, e t M. von Papen sont rappelés.
Toutefois, M. von Papen n’est pas t.emplacé. II continue à gérer l’ambassade
du Reich à Vienne.
2. Au lendemain du 30 janvier 1933, M. Krupp, Président en exercice du
Reichstarband der Deutschen Indusfrie, qui groupe fous les grands industriels a l l e
mands, a félicité le Führer pour sa prise du pouvoir, au nom de l’ensemble den
membres de son association. L’hvolution de la situation politique, a-t-il affirmé,
(I

réalise les vœux que moi-même e t le Comité Directeur avons formés depuis long-
temps. I Quand il sera arrêté en 1945, son opinion n’aura guère varié, puisqu’il
répondra en ces termes à l’officier américain chargé de l’interroger : u Nous avions
besoin d’être menés par une main forte et dure. Celle d’Hitler l’était. Après des
années passées sous sa conduite, nous nous sentions fous bien plus à l’aise. Nous
voulions un système qui fonctionnât bien et qui nous donnât la possibilité de
travailler tranquillement. I)
3. Leftre de Prenfice Gilbert, charge d’affaires américain à Berlin, d M. Cordell
Hull, 11 février 1938.
4. Jacques P R ~ V O T ~ È Paris-Midi,
RD, 7 février 1938.
TROIS I ÈME PARTIE

L'INCORPORATION
DE L'AUTRICHE AU nEICH
xx

LES ANTÉCÉDENTS HISTORIQUES :

I. - Ascension et déclin du Saint-Empire.


(( Un arrêt bienheureux du destin m’a fait naître à Brau-

nau-sur-l’Inn, à la frontière de deux États allemands dont


la réunion nous apparaît, à nous autres de la génération mon-
tante, comme l’œuvre que nous devons accomplir par tous
les moyens ... L’Autriche, quoi qu’il advienne, doit revenir au
Reich, pour la simple raison que tous les hommes d’un même
sang doivent appartenir à la même patrie. C’est pourquoi la
petite ville frontière de Braunau m’apparaît comme le sym-
bole d’une grande mission1 »,- ces lignes de M e i n Kampf
nous confirment que, dès son jeune âge, Hitler a considéré le
rattachement de l’Autriche au Reich comme un des prin-
cipes fondamentaux de sa future activité politique. A ce
titre, l’Anschluss peut être considéré comme un point de
départ, un commencement. I1 inaugure la série des épreuves
de force par lesquelles Hitler imposera une modification si
profonde à l’équilibre de l’Europe centrale qu’on peut
y voir le premier pas vers la conflagration qui ne tardera
pas à embraser le continent.
Mais ce serait en restreindre considérablement la portée
que de ne pas y voir aussi l’aboutissement de la lutte sécu-
laire qui se sont livrée la Prusse et l’Autriche pour la
prééminence au sein du Corps germanique. Les Pays alle-
mands d’Autriche avaient fait partie du Reich pendant près
d’un millénaire. Séparés de lui par Napoléon, refoulés hors
de son orbite par Bismarck, amputés par le traité de Ver-
sailles de leurs prolongements tchèques, magyars e t balka-
1. La ville de Braunau a appartenu longtemps à la Bavière. Elle n’a été rat-
tachke à l’Autriche qu‘en 1778, par le traité de Teschen.
342 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

niques, ils aspiraient à y retourner et il est possible que,


même sans Hitler, ils y seraient parvenus.
Le geste du fondateur du IIIe Reich, franchissant à la
tête de ses blindés la frontière austro-allemande s’inscrit donc
dans une double perspective : celle d‘une décision person-
nelle, prise par lui dans sa jeunesse et qu’il était décidé à
réaliser coûte que coûte; celle aussi d‘une longue évolution
historique sans laquelle son intervention n’aurait pas été
couronnée de succès.
t
i *

Depuis sa fondation, qui remonte à 896, l’Empire germa-


nique a été constamment morcelé en une mosaïque de terri-
toires, en une poussière d’États dont chaque chef s’est long-
temps considéré comme (( souverain et pape chez lui D. Chacun
d’eux disposait du droit de battre monnaie, de rendre la
justice, de lever ses propres troupes, de faire la paix et la
guerre, et d’entretenir librement des relations diplomatiques
avec l’étranger. Les Allemands ont donné à cette organisa-
tion particulière le nom de Kleinstauterei, mot difficile à tra-
duire en français. (( Particularisme dit trop peu, remarque
très justement Pierre Gaxotte. C’est l’émiettement conso-
lidé, constitutionnel, le foisonnement et le règne du petit
dans le domaine politique l. D
Le (( règne du petit », d’abord imposé par les circons-
tances, puis délibérément voulu et entretenu comme tel 2,
- on ne saurait mieux qualifier cet état de choses. Trois
cents souverainetés indépendantes prétendent toutes régner
à titre égal, à côté de quatre mille seigneuries et de presque
autant d’abbayes et de Maîtrises d’ordre, auxquelles il faut
ajouter trois mille villes libres, qui se sont érigées en autant
de républiques autonomes 3. (( Suivez de l’œil, si vous pou-
Ifistoire de I‘AUernagne, II, p. 7.
1. Pierre GAXOTTE,
2. Au X V I I I ~siècle, Rousseau ira jusqu’à affirmer que u le petit fitat est celui
où se développent le mieux l a liberté e t la vertu n.
3. II va sans dire que ces chiffres changent d’année en année. Une liste établie
en 1495 pour les convocations à la Dibte témoigne déjh d‘une certaine concen-
tration. Elle n’en fait pas moins mention de trois cent cinquante territoires dépen-
dant immédiatement de l’Empereur, ce qui signifie qu’en plus de cent trente
princes, il existait alors deux cent vingt comtes, seigneurs, villes e t chevaliers
qui avaient réussi à s’approprier une e souveraineté territoriale II plus ou moins
étendue. plus ou moins réelle ... Une anarchie à forme monarchique, voilà peut-
être le nom qui conviendrait A cet être politique extraordinaire, composé d e par-
tie8 qui ne font pas un.tout, sans capitale, sans pouvoir centrai, sans législation
n i administration communes D. (GAXOITE, op. cit., I, p. 269.)
L’INCORPORATION DE L’AUTRICEE AU REICH 343
vez les démêler sur la carte, les configurations bizarres de
ces innombrables États, enchevêtrés les uns dans les autres
par les accidents les plus divers de conquête et de succes-
sion D, écrit le duc de Broglie. (( Gravez dans votre cerveau,
par un effort de mémoire, toutes les dénominations dont se
paraient ces potentats ou ces magistrats de toutes les tailles :
rois, ducs, archiducs, comtes palatins, évêques, margraves,
burgraves, landgraves - variété de titres qui correspon-
daient à toutes les formes politiques qu’une société peut revê-
tir, depuis la monarchie pure à Vienne et à Berlin, jusqu’à
l’autorité ecclésiastique à Mayence et à Cologne e t à la
liberté républicaine dans les villes impériales. ))
E n fait, la (( nation )) germani-que est totalement dépour-
vue d’expression politique. L’Etat n’a point d’existence
réelle. La majesté archaïque des formules et des emblèmes
impériaux contraste d’une façon pénible avec la faiblesse
du souverain. Investi d’une autorité qui se veut universelle
puisqu’il se proclame l’héritier des Césars, revêtu lors de son
couronnement de toutes les splendeurs de la pompe médié-
vale, l’Empereur ne dispose, en fait, que de droits extrême-
ment réduits. C’est moins un empereur que le président d’une
fédération de souverains. I1 ne possède pas de capitale, mais
seulement des châteaux. I1 octroie des titres honorifiques
et des bénéfices; il perçoit de minimes droits de Chancelle-
rie, un impôt sur les Juifs et quelques subsides désuets l.
I1 a sous ses ordres une (( armée impériale )) forte en prin-
cipe de 40.000 hommes, mais dont les effectifs ne dépasse-
ront jamais 20.000 hommes et dont le caractère hétéroclite
reflète la bigarrure de son domaine. Non seulement chaque
régiment et chaque compagnie sont formés de contingents
fournis par plusieurs États, qui veillent jalousement au rnain-
tien de leur armement et de leurs uniformes individuels, mais
il arrive que dans une même compagnie, le capitaine soit
nommé par un comte, le premier lieutenant par une ville,
le second par un chef d’ordre religieux, au besoin même par
une abbesse 2. La compétence de la Haute Cour impériale
est réduite aux différends mesquins qui opposent les princes
1. Au total 14.000 florins par an. Somme dérisoire qui expliquera pourquoi
les Empereurs seront toujours endettés et ne pourront compter que sur les revenus
de leurs fiefs penonneir.
2. Cf. Constantin de GRÜNWALD, Stein, p. 15.
3. Le Reichrkammergericht qui siège auccassivement à Francfort, à Spirc et
à Wetzlar.
344 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

entre eux. La Diète est tombée dans un discrédit complet.


L‘élection de l’Empereur s’y réduit de plus en plus à une
simple formalité. (( Est-il encore permis de parler d’unité
nationale, demande Constantin de Grünwald, en présence de
ces innombrables souverains qui tirent chacun de leur côté
e t ne rêvent que d’agrandissements territoriaux a u détri-
ment de leurs voisins 2? ))
Du fait qu’aucune armature nationale, qu’aucun système
d’institutions n’englobe la totalité de la nation, on serait
tenté d’en conclure qu’une (( nation allemande 1) n’existe pas.
Ce serait commettre une erreur. Elle existe, sous-jacente au
morcellement territorial et se manifeste par une aspiration
tenace et lancinante à l’unité S.
Pour la première fois, en 1273, la couronne du Saint-
Empire a été dévolue à Rodolphe Ier, un prince de la Maison
de Habsbourg. Celui-ci en a profité pour faire occuper
Vienne par les contingents impériaux et pour renforcer son
emprise sur ses fiefs personnels : l’archiduché d’Autriche,
les duchés de Styrie, de Carinthie, de Carniole et le comté du
Tyrol. Ayant octroyé à ses fils des droits héréditaires sur ces
domaines, il s’est appuyé sur eux pour tenter de restaurer
le pouvoir impérial. Mais n’ayant pu aller à Rome pour se
faire couronner par le Pape (et empêché de ce fait de faire
proclamer son fils aîné (( Roi des Romains D), la couronne
impériale lui a glissé des mains, pour passer successivement
entre celles des Maisons de Nassau, de Bavière et de Luxem-
bourg.
Elle n’est revenue aux Habsbourg qu’en 143S4, pour ne
plus en sortir jusqu’en 1806. Cependant, la Réforme a ral-
lié au protestantisme un certain nombre de princes de la
Diète. Les sécularisations qui l’ont suivie et l’ascension
rapide de l’Électeur de Brandebourg ont accru leur influence.
1. o u Reichstag. Elle n’avait pas non plus de siège fixe, mais se réunissait,
selon les circonstances, à Francfort, à Cologne, à Worms, à Spire, à Augsbourg,
ailleurs encore...
2. Constantin de G R ~ N W A LiDb i, d .
3. (1 La communauté de race e t de langue, remarque Grunwald, formait mal-
gré tout un lien indestructible entre cette agglomération de millions d’hommes.
L’idée impériale elle-mi.me restait vivante dans les masses, malgré les apparences
contraires. 11 s’agissait là d’un rêve plutôt que d’une réalité politique : rêve d’un
Empereur dont le cœur serait une source de droit et de justice n; rêve d’un
Empire dont la constitution idéale concilierait les principes contradictoires de
l’unité e t du particularisme. JI (Op.cit., p. 16.)
4. Par suite de 1’Blection d’Albert II, fils du duc d‘Autriche e t de Jeanne-
Sophie de Bavière.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 345
Ainsi s’est formée peu à peu une Allemagne du Nord, luthé-
rienne e t calviniste, en face d’une Allemagne du Sud, catho-
lique e t ultramontaine. Cette transformation progressive du
Corps germanique porte en elle, à plus ou moins longue
échéance, la condamnation de l’Autriche. Refoulés peu à
peu en marge de l’Empire, les Habsbourg s’en sont consolés
en tournant leurs regards vers le sud et le sud-est de l’Eu-
rope. Ils ont porté un intérêt croissant à l’Adriatique, à la
Hongrie et aux Balkans, constamment menacés par les inva-
sions turques.
Les traités de Westphalie, conclus en 1648, ont encore
accentué cette tendance. Non qu’ils aient accru le morcel-
lement de l’Allemagne, comme on l’a prétendu à tort. Mais
en proclamant le principe de la Landeshoheit, ils ont ren-
forcé la souveraineté de chacun des princes et diminué d’au-
tant le pouvoir impérial. E n 1645, Ferdinand I I I a dû se
résigner au plus grave des abandons : jusque-là, il a toujours
soutenu que ses ambassadeurs parlaient au nom de l’Empire
entier. Désormais, il est contraint d’accepter que les députés
de tous les (( Ordres 1) représentés à la Diète - électeurs,
princes, chefs de territoire, villes libres - participent aux
délibérations. (( C’est consentir à l’avance à la ruine et au
démembrement de l’autorité impériale l. N Dans toutes les
questions intéressant le Corps germanique, l’Empereur n’a
plus aucun pouvoir propre. N Qu’il s’agisse de la paix ou de
la guerre, des troupes ou des lois, toutes les décisions sont
désormais soumises à la ratification de la Diète, laquelle est
réduite à une égale impuissance 2. n
Luther, le premier, a réveillé l’âme de la nation alle-
mande, en opposant une foi rénovée à l’esprit de particu-
larisme e t de dispersion. I1 s’est adressé directement à elle
en termes brûlants, l’adjurant de prendre conscience de
sonunité, et répétant sans cesse que l’Allemagne était (( la
Nation par excellence ». Ce n’était pas pour les princes
ni pour les humanistes, mais pour les habitants des plus
humbles chaumières qu’il avait traduit la Bible, faisant
naître en eux le sentiment que la communauté de langue
serait le principe autour duquel prendrait corps leur future
unité politique 3. MalheureuLement, les résultats auxquels
1. GAXOTTE,op. cit., I, p. 512.
2. I D . , ibid., I, p. 515.
3. En 1861, Dollinger écrivait déjà : u Luther fut le plus grand des Allemands
346 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

il a abouti ont été contraires à ce qu’il avait espéré :


l’Allemagne était sortie de la Réforme plus déchirée que
jamais. Aux rivalités princières étaient venues s’ajouter
les dissensions sanglantes nées du schisme religieux.
Un siècle et demi plus tard, Leibniz devait reprendre la
croisade pour l’unité, mais en fondant son action sur de
tout autres principes. Esprit universel, inspiré par la philo-
sophie des Lumières, patriote obstinément attaché à l’idée
du Saint-Empire, il n’avait cessé de dénoncer les forces
centrifuges qui menaçaient de le disloquer. Aux princes, il
avait prêché l’union, l’économie, le désintéressement et la
concorde. A l’Empereur, il avait recommandé l’établisse-
ment d’une seule monnaie, l‘instauration d’un système
unique de poids e t mesures et l’abolition de toutes les douanes
intérieures. Mais cet ancêtre de nos technocrates modernes
avait une vue trop optimiste des choses. I1 ne savait pas
que les nations ne s’enfantent pas par un acte de raison,
mais qu’il y faut un tourbillon de passion, de sang et de
larmes. Ses exhortations venaient ou trop t ô t ou trop tard.
Le Saint-Empire n’était plus qu’une forme vide qu’aucun
appel au passé ne suffirait à ranimer.
Ce n’était d’ailleurs pas un sursaut intérieur, ni une
réforme administrative qui allaient jeter à bas ce vieil
édifice vermoulu. C’était le soume embrasé de la Révolu-
tion française, propagé à travers l’Europe par les armées
de Napoléon.
A la suite du traité de Lunéville (9 février 1801)’ Fran-
çois II avait dû consentir (( à ce que la République fran-
çaise possédât désormais, en toute propriété et souveraineté,
les pays et domaines situés sur la rive gauche du Rhin1 »,et à
convenir que (( l’Empire donnerait aux princes hérêditaires
dépossédés un dédommagement pris dans le sein dudit
Empire ». L’adjectif (( héréditaire 1) excluait les ecclésias-
tiques et c’est à leurs dépens qu’allait s’effectuer le Recès
de 1803, dont on a dit que ((jamais l’Allemagne n’avait
...
de son époque A ceux de nos jours, il apparaît comme le héros en qui la nation
s’est incarde en ses traits distinctifs. n Dix-sept ans plus tat, Henri Heine expli-
quait aux lecteurs de la Revue des &ux Mondes :a Luther ne fut pas seulement
le plus grand homme, mais l’homme le plus Allemand qui se soit manifesté dans
nos annales. a Et Treitschke : a Luther a émancipé l’Allemagne. I1 a pénétré de
son soume l’État et la société, la iamiiie et la science...; il Q don& un corps à
l’être intérieur de la nation. n
1. Le fleuve devenait ainsi la frontière entre la France et l’Allemagne, depuis
sa sortie des territoires helvétiques jusqu’h son entde en territoire batave.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICRE AU REICH 347
subi une secousse aussi forte, ni une simplification aussi
radicale D. Toutes les principautés ecclésiastiques furent
supprimées sauf une, l’électorat de Mayence, réduit à ses
possessions de la rive droite du Rhin2. Les villes libres
furent ramenées de 51 à 6 3. il ne resta plus que 82 terri-
toires e t le nombre des Électeurs fut fixé à 10, dont 4 nou-
veaux4. La majorité appartint désormais aux protestants, qui
l’emportaient déjà au Collège des Princes par 70 voix
contre 54.
Mais ce n’était là qu’une première secousse. Une seconde
allait suivre, plus radicale encore. A l’automne de 1805,
Napoléon sacré depuis un an Empereur des Français 5 ,
avait quitté les Tuileries, décidé à briser (( cette odieuse
Maison d’Autriche ». Après avoir franchi le Rhin et obligé
le général Mack à capituler à Ulm (20 octobre), il avait
foncé sur Vienne où il était entré vingt-trois jours plus
tard. La ville était comme morte. L’Empereur François II
l’avait quittée pour se réfugier à Olmütz. Napoléon l’y
poursuivit à marches forcées et l’écrasa à six kilomètres
à l’ouest d’Austerlitz (2 décembre). Le soir même, Fran-
çois II demanda une entrevue au vainqueur. La paix fut
signée trois semaines plus tard (26 décembre 1805). Par le
traité de Presbourg, l’Autriche dut céder à la France l’Istrie,
la Dalmatie et Venise.
Elle dut remettre également au Wurtemberg les domai-
nes qu’elle conservait en Souabe, et à la Bavière, le Tyrol,
le Vorarlberg et l’évêché de Trente. C’était le début d’un
immense remaniement qui allait aboutir, le 6 août 1806,
à la disparition du Saint-Empire.
Ce jour-là, François II rompit le dernier lien qui l’unissait
au Corps germanique. (( Convaincu de l’impossibilité de
remplir plus longtemps mes devoirs de chef de l’Empire,
déclara-t-il, je renonce à une couronne qui n’a de prix, à
mes yeux, que pour autant que j’inspirc une pleine confiance
aux Électeurs, aux Princes et aux Etats allemands. )) I1
délia ceux-ci de leurs devoirs envers lui. Mais en même temps,
il réunit ses (( possessions d’Empire D- la Bohême, la Moravie,
1. GAXOTTE,Op. cit., II, p. 134.
2. Aschaffenbourg.
3. Lübeck, Brême, Hambourg, Augsbourg, Nuremberg et Francfort.
4. Mayence, Brandebourg, Saxe, Bavière, Hanovre, Bohême, Salzbourg, Bade,
Wurtemberg et Hesse-Cassel.
5. Le 18 mai 1804.
348 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

la Styrie e t la Carinthie - à son archiduché d’Autriche, e t


décida de régner désormais sur eux, en tan t qu’Empereur
héréditaire, sous le nom de François Ier. Sirnultanément, les
ducs de Wurtemberg et de Bavière furent élevés à la dignité
de rois, et le margrave de Bade à celui de grand-duc.
Ainsi s’effondra, après neuf siècles d’existence, le Saint-
Empire romain de la Nation germanique, qui avait rempli
l’histoire européenne de sa splendeur et de ses misères, de
ses querelles e t de son fracas.
XXI

LES ANTECEDENTS HISTORIQUES

II. - L’ascension de la Prusse et la dislocation


de l’Empire austro-hongrois.

La défaite de l’Autriche et l’effondrement du Saint-Empire


avaient laissé le Corps germanique dans un tel état d’impuis-
sance et de désarroi qu’il ne pouvait qu’inciter Napoléon
à intervenir plus profondément encore dans les affaires alle-
mandes. Le 12 juillet 1806, celui-ci constitua une K Confédé-
ration du Rhin »,comprenant les Etats du Sud et de l’Ouest l.
Leurs intérêts communs devaient être traités à Francfort,
dans une Diète composée d’un collège de rois et d’un collège
de princes z. Renforcée par un réseau d’alliances matrimo-
niales 3, la Confédération reconnut Napoléon comme (( Pro-
tecteur )) et se déclara l’alliée de la France 4. Simultané-
ment (22 juillet), afin de barrer la route à une résurrection
éventuelle de la puissance autrichienne, le vainqueur d’Aus-
1. Bavière, Wurtemberg, Bade, Hesse-Darmstadt, Berg, Nassau, Arenberg,
Ratisbonne e t quelques petites principautés sauvées de la débâcle, seize en tout. Res-
tèrent en dehors la Hesse-Cassel, les duchés de Thuringe, d’Oldenbourg, le Bruns-
wick, les principautés d’Anhalt, de Lippe e t de Reuss, le Mecklembourg, la Saxe
e t la Prusse.
2. Ils ne devaient jamais se réunir.
3. Une des filles du roi de Bavière épousa Eugène de Beauharnais, fils adoptif
de Napoléon e t Vice-Roi d’Italie; Catherine de Wurtemberg épousa Jérôme Bona-
parte, frère de l’Empereur et Roi de Westphalie; le prince héritier de Bade épousa
Stéphanie de Beauharnais, cousine de l’Impératrice Joséphine: le grand-duché
de Berg fut attribué à Murat, époux de Caroline, la plus jeune sœur de Napoléon.
4. La Confédération mit un contingent de 63.000 hommes (sur7 millions d’habi-
tants) à la disposition de son a Protecteur u. En échange, celui-ci en promit 200.000
Dour la défense de ses alliés D. a Cette transaction. écrivit Tallevrand à NaDoiéon
le 13 juillet 1806, est la plus étonnante que le monde ait vue depuis cinq siècles.
Elle entraîne la dissolution d‘un antique empire e t en complète un autre q u i
a, dans le génie de son fondateur, un garant de sa durée. D
350 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

terlitz invita la Prusse à former une Confédération avec les


É t a t s du Nord et fit miroiter à ses yeux la possibilité d’en
prendre la tête, par l’attribution de la couronne impériale.
Mais toutes ces transformations avaient été trop rapides
pour les esprits. Loin de satisfaire les patriotes allemands,
elles leur apparurent comme une intrusion intolérable, un
défi que l’honneur exigeait de relever. Au mois d’août 1806,
un libraire de Nuremberg d u nom de Johann-Philip Palm
publia une brochure très violente, intitulée l’Allemagne dans
sa plus profonde humiliation. La réaction française fut immé-
diate : Palm fut passé par les armes sur la place du marché
de la petite ville de Braunau - celle-là même où Hitler
devait voir le jour quatre-vingt-trois ans plus tard.
Cette exécution souleva une vive indignation parmi les
étudiants de Leipzig et de Halle. Palm devint le premier
martyr de la cause nationale. L’agitation gagna Berlin e t
les milieux de la Cour, lorsqu’on y apprit que Napoléon
s’apprêtait à restituer le Hanovre à l’Angleterre l. Affolé,
le Roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III mobilisa son armée
et adressa un ultimatum insolent à Napoléon, dans lequel
il le sommait d’évacuer toute l’Allemagne et de renoncer
purement et simplement à la Confédération d u Rhin 2.
Alors, Napoléon décida de l’abattre. Comme devait le dire
plus tard Henri Heine, (( il souffla sur la Prusse et la Prusse
cessa d’exister ». En moins d’une semaine (11-17 octobre
1806), les forces de Frédéric-Guillaume I I I furent anéanties
sur les champs de bataille de Saalfeld, d’Iéna et d’Auer-
staedt. Les maréchaux de la Grande Armée s’emparèrent avec
une rapidité fulgurante de toutes les forteresses prussienness.
Blücher capitula à Lübeck, n’ayant plus de pain ni de muni-
tions. Napoléon entra à Berlin en triomphateur et y ins-
talla une administration française. Ayant perdu son armée,
sa capitale et son gouvernement, le Roi de Prusse, suivi
de la Reine Louise et d’une poignée de fidèles, s’élança dans
une fuite éperdue vers les confins de son royaume. Le monde
n’avait encore jamais assisté à une débâcle pareille.
De ce fait, les patriotes allemands se trouvèrent placés
1. L’Électeur de Hanovre avait reçu la couronne d‘Angleterre en 1714,
devenant ainsi le fondateur de la dynastie actuelle.
2. En mCme temps son aide de camp, le général Rüchel, déclarait à la garnison
de Potsdam que l’armée de Sa Majesté pouvait produire aisément plusieurs géné-
raux égaux à Herr von Buonaparte B.
3. Magdebourg, Spûndau, Stettin, Küstrin e t Hameln.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE A U R E I C H 351
devant une situation entièrement nouvelle. Napoléon avait
fait, en quelque sorte, table rase du passé. L’ancien Empire
avait cessé d’exister et il ne pouvait être question de le res-
susciter. C’est alors qu’un petit groupe d’hommes, boule-
versés par la détresse de leur pays, se jurèrent de faire
renaître l’idée de l’unité nationale sous une forme mieux
adaptée a ux nécessités du temps. Allant plus loin encore,
ils estimèrent que l’instrument de cette unification natio-
nale ne pouvait plus être l’Autriche, mais la Prusse.
Projet véritablement insensé quand on songe aux cir-
constances dans lesquelles il est né! Pourtant sa réalisation
devait être favorisée par les erreurs commises par Napoléon
lui-même et par l’ébranlement incroyable qu’il avait donné
aux esprits. (( Car A’apoléon, écrit très justement Albert
Sorel, agglomère et façonne l’argile du Saint-Empire... I1
tire les Allemands de leur torpeur et les oblige à voir plus
loin que leurs petits territoires. Par le service militaire, ‘il
leur apprend à se connaître, à s’assembler, à vivre côte à
côte. P a r sa propagande, par son exemple, par le heurt for-
midable de ses armées, par ses éclatantes sonneries de clai-
ron, il les oblige à s’échapper de leurs maisons et à courir
les routes. I1 croyait, en supprimant tan t de frontières,
n’ouvrir que le chemin des casernes; il ouvre celui de la
Patrie. Et sur ce corps arraché à la léthargie, passe le soume
de l’âme l. n
t
* *
C’est en effet un grand soufile d’enthousiasme et de patrio-
tisme qu’une pléiade de poètes, de penseurs et de savants
va faire passer sur le pays, préparant ainsi la voie aux guerres
de libération. Ces hommes s’appellent Schlegel, Adam Mül-
ler, Korner, Uhland, Arndt, Humbolt, Fichte et Hegel,
pour n’en citer que quelques-uns. Grâce à eux, le bouillonne-
ment des esprits ne sera pas inférieur à la grandeur des
événements. Pour diverse qu’ait été leur activité, elle peut
se résumer dans ce cri qui retentira de nouveau cent vingt
ans plus tard sur les collines du Harz, de la Bavière e t de la
Thuringe : (( Allemagne, réveille-toi 2! ))
1. Albert SOREL,L’Europe et Za Révolution française.
2. PI On ne peut comprendre le soulèvement de l’Allemagne en 1823, écrit
Constantin de Grünwald, qu’en l’envisageant comme le résultat d’un vaste mou-
352 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

C’est Fichte qui a posé les bases philosophiques de ce mou-


vement dans ses Discours à la Nation allemande, prononcés
devant les étudiants de l’université de Berlin du 13décembre
1807 au 20 mars 1808 1. Ce faisant, il n’a pas seulement for-
mulé les principes du nationalisme allemand : il en a fixé les
traits d‘une façon indélébile.
Conception mystique et volontariste de l’Histoire; exal-
tation de l’individu, de la race et de la nation germaniques;
valeur unificatrice accordée à la langue; rejet systématique
des influences étrangères - et surtout - répudiation de la
notion de monarchie universelle considérée comme res-
ponsable des (( malheurs allemands »,tels sont les thèmes
fondamentaux de l’enseignement fichtéen. I1 s’oppose par là,
trait pour trait, non seulement au caractère multinational
du Saint-Empire, mais aux principes égalitaires de la Révo-
lution française. Alors que les Jacobins voulaient (( apporter
le bonheur à l’ensemble du genre humain n1 Fichte convie
ses auditeurs à prendre conscience du fait qu’ils forment une
communauté différente de toutes celles qui l’entourent. Car
la nature n’a que faire de l’égalité. Sa grande loi consiste à
accentuer les caractères spécifiques de chaque peuple, pour
lui permettre de prendre sa place dans la vaste pyramide de
l’humanité.
Aujourd’hui, l’Allemagne est réduite en poussière, elle
ressemble à une immense vallée de Josaphat. Mais tout cela
peut changer du jour au lendemain. (( Notre vie spirituelle
et les liens de notre vie nationale peuvent être aussi desséchés
et dispersés que les ossements du Prophète I), proclame
Fichte, (( le souffle vivifiant de l’Esprit n’a rien perdu de sa
force. I1 saisira les ossements morts de notre Corps national;
il les rassemblera et les appellera à une vie nouvelle ».
Le but avoué des Discours à la Nation allemande est de
rendre courage aux vaincus, de les aider à surmonter leur
abaissement temporaire en leur donnant une haute idée des
forces qui sommeillent en eux. (( J e vois poindre l’aurore
d’un monde nouveau »,déclare leur auteur. (( Elle projette son
reflet sur les sommets des montagnes e t annonce le jour qui
se lève. 1) Mais Fichte n’est pas le seul à parler ainsi : ses

vement d’idées : idées philosophiques, sociales e t littéraires. On ne soulignera


jamais assez l’importance de ce mouvement, dont on a encore ressenti les effets
en 1870, en 1914 e t jusqu’en 1933. I (Stein, p. 238.)
1. C‘est-&-dire en pleine occupation française.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 353
exhortations sont soutenues et amplifiées par tout un groupe
d’écrivains, dont les paroles et les écrits semblent faire écho
aux siens.
Adam Müller proclame que l’État doit donner satisfac-
tion (( à tous les besoins physiques et spirituels d’une nation ))
et que la guerre (( tient à l’essence même de l’État, auquel
elle apporte ses contours, sa forme et sa personnalité ».
Wilhelm von Humboldt recommande la création d’une Alle-
magne forte e t indépendante (( car seule une nation puissante
peut donner libre cours à ses forces spirituelles ». Ernst-
Moritz Arndt insiste sur (( les bienfaits d’une liaison étroite
entre le peuple et l’État n et place au sommet des valeurs
morales, le sentiment patriotique et les vertus guerrières.
Friedrich-Ludwig J ah n s’érige en prophète fanatique d u
Deutschtum e t du Volkstum, acquérant ainsi une influence
inégalée sur les esprits. Hegel voit dans l’État, non une
institution juridique, mais (( l’absolu sur terre, le divin
réalisé ».A travers une multitude de pamphlets e t de dis-
cours, la Prusse apparaît comme (( la Terre promise des
patriotes, la championne prédestinée de l’unité à venir ».
(( Tel est, dans ses grandes lignes, nous dit Constantin de

Grünwald, le courant d’idées auquel est soumise la jeunesse


allemande pendant toutes les années qui précèdent 1813.
On lui dit que l’ancien Empire germanique est mort, mais
qu’il est possible - et même indispensable - de le recons-
tituer sous une forme nouvelle. L’idée impériale, jadis persi-
flée, revient à l’honneur. Les malheurs qui frappent leur
nation sous le joug de l’oppresseur sont expliqués comme une
épreuve destinée à purifier son âme et à la rendre prête
aux plus sublimes sacrifices sur l’autel de la Patrie. E t c’est
ainsi que naît, dans un milieu de penseurs e t de poètes ...
l’idée moderne de l’unité allemande l . . .))

* *
Pourtant, cette unité rêvée par les penseurs et les poètes
n’aurait jamais été (( qu’une patrie dans les nuages )) si-elle
n’avait pas trouvé, dans le baron de Stein, un homme d’Etat
1. Cf. G R ~ N W A L D , ci.!., p. 245-246. u La régénération de la Prusse, écrit
op.
d e son côté Renan, eut une solidité que ne saurait donner la simple vanité
patriotique. Elle eut une base morale; elle fut fondée sur l’idée du devoir, sur la
fierté que donne le malheur noblement supporté. u (La Réloforme intellectuel& et
morale.)
IV 23
354 HISTOIRE DE L ’ A R L I ~ EALLEMANDE

décidé à la faire descendre sur terre, et en Blücher e t York,


Scharnhorst et Gneisenau, des généraux capables de la
mettre au service d’une résurrection militaire.
Prolongeant l’effort des universitaires, des sociétéssecrétes’
transmettent l’ébranlement des esprits aux milieux popu-
laires et bourgeois. Des réseaux se forment 2, des ligues se
constituent, les dépôts d’armes clandestins se multiplient,
signes annonciateurs de la résistance armée. Le major Schill
en Westphalie, Brunswick à Dresde, Lutzow en Silésie,
constituent les premiers corps francs dans une atmosphère
d’exaltation proprement indescriptible. L’intensité à laquelle
est porté ce sentiment nous est attestée par l’allocution de
Lutzow aux volontaires de son unité, lors de la bénédiction
de leurs drapeaux. (( Dieu lui-même, s’écrie-t-il, a allumé ce
feu qui nous indique la voie du combat et de la victoire ...
La guerre que nous allons faire n’est pas du genre de celle
qui occupe les têtes couronnées : c’est une Croisade, une
guerre sacrée... Lève-toi, mon peuple, les bûchers flam-
boyants sont allumés : la lumière de la liberté nous apparaît
au nord, dans tout son éclat! n Un spectateur français,
témoin de cette étrange veillée d’armes, déclare qu’il a
cru assister (( à la grand-messe de la nation D.
Au début de 1813, les éyénements se précipitent. La
retraite de Russie, la défection de York, l’arrivée de Stein à
Konigsberg, rapprochent l’heure d u soulèvement général.
Le 17 mars, à Breslau, Frédéric-Guillaume I I I proclame la
levée en masse et invite le peuple à s’armer (( pour livrer le
dernier combat décisif pour son existence ». I1 mobilise la
Landwehr et la Landsturm, organisées dans le plus grand
secret par Scharnhorst, fixe leur rôle et leurs attributions 3,
et institue l’ordre de la Croix de fer 4 destiné à récompenser

1. Tel le Tugendbund ou u Liglie de la Vertu u, les a Frères initiés de l’Asie I,


les a Philadelphcs n, la u Burschenschaft B, etc. Les centres de résistance les plus
actifs sont Breslau, Halle, Iéna, Hambourg e t Kcenigsberg, où se sont réfugies
Frédéric-Guillaume III e t les débris de sa Cour.
2. Stein lui-merne faisait partie du réseau N KOnigin Luise D.
3. u II s’agit de tenir l’ennemi constamment en haleine, de le détruire isolé
ou en troupe, précise IC rescrit royal. Les hommes de l a LandSturm ne porteront
aucun uniforme, pour ne pas ne faire reconnaître. A l’approche de l’ennemi, les
habitants doivent évacuer les villages, se réfugier dans les bois, emporter les
farines, vider les tonneaux, brîder les moulins et les bateaux, combler les sources,
couper les ponts, puiçqu’il en coûte moins de rebâtir un village que de nourrir
l’ennemi. n C’est ce que l’on appellera, plus tard, la tactique de la II terre brîilée D,
dont les Russes avaient donné I’exemple par l’incendie de Moscou.
4. La croix elle-même, desside par Schinlcel (l’architecte de la porte de Bran-
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 355
ceux qui se distingueront au cours de la prochaine campagne.
Le peuple lui répond par un élan unanime. Dans les
églises, les pasteurs prêchent l’appel au combat. Dans les
lycées, les élèves des classes supérieures s’enrôlent, institu-
teurs en tête. Berlin, à lui seul, donne 370 lycéens volon-
taires. I1 en va de même à Halle. Les jeunes gens accourent
du royaume de Westphalie, pour combattre sous le drapeau
de leur ancien souverain. Avant même de rejoindre leurs
unités, les paysans se réunissent dans les granges, où ils
s’exercent pendant la nuit au maniement des armes. Ils
offrent au gouvernement du drap, de la toile et de l’argent.
Les nobles fournissent des chevaux équipés et du fourrage.
Les jeunes filles pauvres font don de leurs cheveux; les
femmes mariées déposent leurs anneaux d’or e t les rem-
placent par des anneaux de fer. Les familles aisées portent
leur vaisselle d’argent à la fonte et en versent le montant
aux bureaux du Trésor.
Toutes ces initiatives privées K produisent des merveilles ».
La seule ville de Berlin fournit 9.000 volontaires en trois
jours; la province de Prusse en arme 43,000. E n quelques
semaines, on lève 95.000 recrues, 10.000 chasseurs volon-
taires, 120.000 miliciens de la Landwehr - e n to u t
271.000 hommes, effort gigantesque, supérieur à celui
qu’avait fourni la France au temps de la Convention. E t les
cadres pour cette nouvelle armée sont déjà prêts : ce sont
les 30.000 Krümpers instruits par Scharnhorst, selon
le plan qu’il a élaboré dès le lendemain de la défaite. Telles
sont les forces à la tête desquelles la Prusse se jette dans la
mêlée z...
Les victoires remportées par Napoléon à Lützen e t à
Bautzen semblent ralentir, un instant, la marche du des-
tin. Mais à Leipzig, la Grande Armée est écrasée sous le
nombre et contrainte à une retraite précipitée vers la France.
Après la (( bataille des Nations I), le sort de l’Empire napoléo-
nien est scellé. Blücher passe le Rhin le l e r janvier 1814.
Trois mois plus tard (31 mars), les régiments prussiens font

debourg), restera jusqu’en 1871 l’emblème de l’armée prussienne, en attendant


de devenir celle de I’Armée impériale, de la Reichswehr, de la Wehrmacht e t enfin
de la Bundeswehr actuelle (1963).
1. On appelle ainsi des soldats licenciés, après avoir fait un stage dans les
troupes réguliéres. Ils forment, de ce fait, des cadres t o u t pr8parés.
2. Cf. GNEISENAU,Denlischriften zum VolksaufYtarul von 1811.
356 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

leur entrée à Paris, accompagnés des forces coalisées de


l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie.

* *
Napoléon s’est écroulé. Stein va-t-il pouvoir enfin réaliser
l’unité allemande? I1 sait que c’est le vœu unanime de la
nation et que celui qui accomplira cette œuvre sera salué
comme un héros. (( J e n’ai qu’une patrie, c’est l’Allemagne »,
ne cesse-t-il de proclamer depuis 1812. Mais l’unification de
l’Allemagne, telle qu’il la conçoit l , est incompatible avec la
souveraineté des princes germaniques. Pour édifier un nou-
veau Reich, il faudrait renverser une trentaine de dynasties.
Or, Stein le peut d’autant moins que, sous couvert de la
Sainte-Alliance, les princes allemands relèvent la tête, - ces
princes pour lesquels il éprouve le plus profond mépris z.
Beaucoup de ses contemporains professent la même opi-
nion. (( Toute l’Allemagne attend un libérateur, un sauveur »,
écrit à cette époque le comte Grœben à Gneisenau. Si ce
héros national pouvait en même temps faire tomber les rois
et les princes, et agir comme un chef unique, le peuple trou-
verait sa régénération et serait absous de toutes ses fautes. ))
Quant à l’archiduc Charles de Habsbourg3, il va jusqu’à
affirmer : ((L’Allemagne ne pourra être unie que par u n
homme qui n’est pas né prince! n
Mais l’époque n’est pas encore mûre pour une solution
aussi radicale4. Entre Stein qui veut aller de l’avant, e t
1. a I1 faut remplacer la souveraineté de 36 despotes par l’ancienne suzeraineté
territoriale de l‘Empereur e t priver les princes du droit de guerre e t de paix pour
le transférer à la Diète e t A l’Empereur. Celui-ci devra être investi du pouvoir
exécutif, de la haute surveillance sur les Tribunaux de justice, sur la perception
des impôts e t sur les institutions militaires. Le pouvoir législatif devra lui appar-
tenir, conjointement avec la Diète. n (Proposilions de Stein au Tsar Alexanàre le’,
en août 1813.)
2. u Nous avons ici, à Francfort, toute une canaille princière, aussi ridicule que
méprisable et méprisée 3, é c r i t 4 à sa femme le 27 novembre 1813. Mais les Prin-
ces auraient-ils toutes les vertus, Stein ne les hairait pas moins, car il voit en
eux les responsables du particularisme e t de la division. a Or, la division de l’Al-
lemagne en de nombreux petits États impuissants, écrit-il, a privé la nation
de tout sentiment de dignité e t d’indépendance; elle a détourné sa pensée des
grands i n t é r b nationaux pour la porter sur de petites préoccupations locales;
elle a favorisé l a passion des titres honorifiques, l a vanité e t l’esprit d’intrigue
qui se donne librement carrike dans les innombrables petites Cours. D
3. L’Archiduc Charles avait été chargé par l a Cour de Vienne de coordon-
ner l’action des mouvements de résistance allemands e t s’était constamment
heurté à l’apathie des princes.
4. Pour la plupart des dirigeants de l’époque, l a victoire de 1815 n’avait pas
L’INCORPORATION DE L’AUTRICEE AU REICH 357
Metternich, qui veut ressusciter le passé, le duel est par
trop inégal. Fidèle à la politique traditionnelle de la Russie,
qui consiste à repousser les pays germaniques vers l’occi-
dent, le Tsar Alexandre Ier enlève le duché de Pologne à la
Prusse et lui fait attribuer, en compensation, la Westphalie
e t les Provinces rhénanes l. Sur le plan de l’agrandisse-
ment de la Prusse, le travail de Stein n’aura pas été vain.
Mais sur le plan de l’unification du Reich ses efforts se
soldent par un échec total. Car Metternich profite des cir-
constances pour barrer à la Prusse toute extension vers le
sud et tenter de rendre à l’Autriche son ancienne influence
sur le Corps germanique.
L’Acte final du Congrès de Vienne, signé le 9 juin 1815,
consacre la création d’une nouvelle Confédération germa-
nique. Elle se compose de trente-six princes souverains et de
quatre villes libres z. Leurs délégués se réuniront périodique-
ment à Francfort. D’un commun accord - quoique avec
plus ou moins d’empressement - les princes décident de
remettre la Présidence de la Confédération à l’Empereur
d’Autriche.
Alors le Corps germanique retourne à son particularisme
et à sa somnolence. Après la grande flambée de 1813, les
esprits s’endorment, l’immobilisme triomphe. Aucune des
promesses faites aux peuples à l’heure du péril, ne sera
tenue. Le grand rêve romantique de l’unité allemande s’éva-
nouira en fumée, au point que Goethe vieillissant pourra
répéter à Eckermann ce qu’il écrivait à Zelter vingt ans
auparavant : (( Quand j’entends parler d’un Tout que l’on
dit perdu, comme personne en Allemagne n’a jamais vu ce
Tout et s’en est encore moins soucié, je me sens pris d’impa-
tience quand on m’en parle et je dois faire un effort pour
dissimuler mon irritation afin de ne pas paraître égoïste et
grossier 3. ))
été celle d’une nation sur une autre, mais le triomphe de la royauté de droit
divin sur le jacobinisme révolutionnaire. I1 devait nécessairement en résulter une
longue période de réaction.
1. Donnant ainsi à l a Prusse, pour la premiere fois, une frontière commune
avec la France.
2. Francfort et les trois villes hanséatiques- Brême, Hambourg, Lübeck. A tra-
vers le flux e t le reflux des événements, une tendance reste constante: la d i m i n u -
tion du n o m b r e des territoires. On comptait 3.000 États e t autant de villes libres,
a u moyen âge; 82 États e t 6 villes libres, en 1803; 36 &tats e t 4 villes libres en
1815, e t ces nombres allaient diminuer encore au cours du X I X ~siècle.
3. Lettre 6 ZeUer, d u 17 juillet 1807. E t ailleurs : n Les Allemands n’ont aucune
ville, ni même aucun pays dont on puisse dire vraiment : ici, c’est l’Allemagne D.
358 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

E n parlant ainsi, Gœthe, prince de l’esprit, calque son


attitude sur celle des princes de droit divin l. Eux aussi
s’imaginent que rien ne viendra plus troubler leur quiétude
retrouvée, et que Metternich a créé un état de choses défi-
nitif. Mais ils se trompent 2. Ils ont oublié la commotion
formidable donnée à l’Europe par la Révolution de 1789.
Ils se souviennent à peine que la bataille de Leipzig a été
appelée (( la bataille des Nations »,et non (( la bataille des
Rois ».Enfin, ils ignorent que de nouveaux soulèvements se
préparent qui auront, comme les précédents, leur point de
départ à Paris ...
*
* *
(( Les peuples ont eu trop de part au x sacrifices, écrit

Custine, pour redevenir étrangers à leurs propres intérêts


et laisser les princes disposer d’eux à leur guise. )) Le 24
février 1848, la capitale de la France se hérisse de barri-
cades. Lamartine proclame la République. Louis-Philippe
abdique e t se réfugie en Angleterre. Les Parisiens croient
que cette commotion n’intéresse qu’eux. Mais son retentis-
sement se propage comme une traînée de poudre à travers
toute l’Europe. Pour la première fois dans l’histoire euro-
péenne, un mouvement révolutionnaire prend un caractère
international. L’insurrection se déchaîne en Italie, en Alle-
magne, en Autriche, en Pologne, en Hongrie.
Le 13 mars, des émeutes éclatent à Vienne. Réveillé en
sursaut par les hurlements de la foule, Metternich n’a que
le temps de sauter de son lit et de s’enfuir, pour ne plus
revenir. Toute son œuvre est par terre. Non seulement la
Sainte-Alliance est morte, mais les peuples d‘Autriche eux-
mêmes cherchent à s’émanciper. L’entraînement, qui a gagné
de proche en proche toutes les (( nationalités )) de l’Empire 3,

1. E t notamment sur celle de Charles-Auguste de Saxe-Weimar.


2. Stein, lui, ne s’y trompait pas. a Nous avons encore affaire avec une géné-
ration habituée aux formes monarchiques et bureaucratiques a, é c r i t 4 à Gneisenau
au début de 1831, c’est-+dire quelques mois avant sa mort. e Mais une autre géné-
ration se lève. Elle pénétre tous les canaux de la vie publique; elle se forme sous
l’influence de l’histoire moderne, des journaux, des pamphlets politiques; elle
prend conscience d‘elle-même. Elle est animée de forces juvéniles, d’ambitions,
...
do jalousies, assoiffée d’action Le feu des passions politiques couve soua la cendre
de l’Europe entière. Mieux vaudrait diriger ce feu, au lieu de laisser libre cou=
1 M force destructrice. a
8. Tchèques, Croates, Hongrois, Polonais de Galicie, etc.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 359
est si irrésistible qu’on peut croire un moment à une prompte
désagrégation de la monarchie des Habsbourg.
L’Allemagne, elle aussi, est durement secouée. Des troubles
éclatent à Düsseldorf, à Cologne, à Konigsberg, à Breslau.
A Dresde, Richard Wagner fait le coup de feu avec Bakou-
nine. A Stuttgart, le grand-duc de Bade prend le chemin de
l’exil. A Munich, Louis Ier abdique en faveur de son fils
aîné Maximilien. Mais c’est à Berlin sans conteste que la
situation est la plus grave : des collisions sanglantes ont eu
lieu entre la troupe et les manifestants, faisant environ deux
cents morts parmi les insurgés.
Pour calmer les esprits, Frédéric-Guillaume IV doit se
montrer à la foule, portant au bras, non les couleurs prus-
siennes, mais un bandeau noir-rouge-or, aux couleurs du
Reich. Le 21 mars, une proclamation est affichée sur les
murs de la capitale. Elle s’adresse non plus seulement aux
Prussiens, mais c à la Nation allemande ».Elle annonce que
le Roi de Prusse (( vient de se placer, pour le salut de l’Alle-
magne, à la tête de la grande patrie commune 1) e t se termine
par ces mots : (( Gloire et bénédiction au Prince constitu-
tionnel, au Chef de l’ensemble du peuple allemand, au nou-
veau Roi de la Nation allemande libre et régénérée! n
Le 18 mai, un Parlement National Constituant se réunit à
Francfort aux cris de (( Ein VoEk, ein Reich! 1) ((( Un peuple,
un Empire! n). Parmi ses 600 délégués, venus de tous les pays
allemands, on compte 120 députés de l’Autriche e t de la
Bohême allemande. Leurs premières décisions consistent à
élire un président 1, à déclarer la Diète de la Confédération
dissoute, à hisser le drapeau noir-rouge-or sur l’église Saint-
Paul où ils tiennent leurs assises, et à proclamer la naissance
d’un Reich un e t indivisible ».Pendant plusieurs jours, les
orateurs se succèdent à la tribune, déversant sur l’assis-
tance des flots d’éloquence où ils invoquent le (( principe
des nationalités 1) et le (( libre droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes ». Ces déclarations soulèvent une immense
vague d’enthousiasme, comparable à celle que l’on avait vue
en France dans les premiers jours de 1789. Après quoi, vou-
lant faire acte d’autorité, l’Assemblée ordonne aux troupes
fédérales de lui prêter serment. Elle transforme théorique-
ment les princes en préfets héréditaires, élève l’Archiduc

1. Le baron Henri de G i g m i .
360 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Jean (un frère de François II connu pour ses opinions libé-


rales) au rang de Reichsoerweser l, e t somme le gouverne-
ment autrichien de (: choisir entre son exclusion de l’Empire
et la renonciation à la souveraineté sur tous les pays non
germaniques de la couronne des Habsbourg ».
Cette fois-ci, l’Assemblée a surestimé ses forces. Car tan-
dis qu’elle gaspillait son temps en discours échevelés,
Vienne s’est ressaisie. L’Autriche a trouvé dans le prince de
Schwarzenberg un digne successeur de Metternich 2. Moins
diplomate que son prédécesseur, mais beaucoup plus éner-
gique, il a commencé par appeler le Tsar Nicolas II à la
rescousse. Avec l’aide des troupes russes, il a écrasé dans le
sang la révolution hongroise 3. Après quoi, il a pu se retour-
ner du côté du Main, pour signifier à l’Assemblée de Franc-
fort (( qu’il n’acceptait, ni ne reconnaissait aucune de ses
décisions ».
Cette sentence éclate comme u n coup de tonnerre sur la
tête des députés. Enivrés de rhétorique, ils n’avaient pas
imaginé que l’on p û t contester leur autorité. Encore moins
que l’on pût leur lancer un pareil défi. Ils s’aperçoivent tout
à coup qu’ils légifèrent dans le vide, qu’ils ne disposent
d’aucune troupe capable de les protéger. A l’euphorie des
premiers jours succède un complet désarroi. Que faire pour
sauver leur œuvre en danger? Se transformer en Convention
e t décréter la levée en masse pour faire la guerre, non a u
peuple autrichien, mais au Cabinet viennois? Une partie

1. Vicaire du Reich.
2. Moins connu en France que Metternich, le prince Félix von Schwarzenberg
n’en est pas moins un des plus grands hommes d’État autrichiens. Son action
s’inspire de conceptions politiques t i & vastes. Lui aussi veut forger un a Reich D
unique de 70 millions d’habitants. Mais, contrairement à l’Assemblée nationale de
Francfort qui compte y parvenir en soumettant l‘Autriche à la domination de la
Prusse, Schwarzenberg entend y arriver en soumettant la Prusse à l’hégémonie
autrichienne, afin que ce bloc germanique, enfin constitué, permette au Gouverne-
ment de Vienne de poursuivre sa politique d’expansion dans les pays danubiens.
C‘est, à ses yeux, la seule manière d’éviter que les Russes ne se rendent maîtres de
cette région cruciale et -partant de là-ne fassent irruption au cœur de l’Europe.
L‘évolution récente des événements a donné à ses thèses un regain d‘actualité,
3. a -4l’appel de Kossuth, tes patriotes hongrois avaient proclamé I’indépen-
dance de leur pays et la déchéance des Habsbourg. Mais grâce à l’intervention
des armées russes, envoyées par le Tsar Nicolas pour leur prêter main-forte, les
Autrichiens en étaient venus à bout. Prise entre les armées autrichienne et russe,
...
l a Hongrie avait succombé Les chefs de la révolte, Kossuth e t Dembinski, ainsi
qu’un certain nombre de généraux polonais qui s’étaient associés à leur cause,
passèrent le Danube à Widdin et se jetèrent dans les bras des Turcs. D (TOCQIJE-
VXLLE, Souvenirs, p. 259 et 233.) C‘est à la suite de cette intervention que les
libéraux nommèrent Nicolas II a ia gendarme de l’Europe n.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 361
de l’Assemblée le propose. Mais l’autre prend peur, se récrie
que c’est impossible, que le Parlement se couvrirait de
ridicule si la masse ne le suivait pas. Alors, demander la
protection d’un Hohenzollern et se mettre à l’abri des baïon-
nettes prussiennes? Cette solution, plus réaliste, recueille
l’approbation de la majorité l. En conséquence, une déléga-
tion de parlementaires, présidée par M. Simpson, se rend à
Berlin pour offrir la couronne impériale à Frédéric-Guil-
laume IV.
Stein est mort depuis dix-huit ans. Le grand rêve de sa
vie va-t-il enfin se réaliser? Pas encore. Contre toute attente,
le Roi Frédéric-Guillaume décline cet honneur. (( J e ne veux
pas ceindre une couronne fabriquée dans la boue »,répond-il
d’un ton cassant à ses visiteurs abasourdis z .
Quels motifs l’ont amené à formuler ce refus? Le manque
de confiance en lui-même 3? Le pressentiment obscur que le
nœud gordien du dualisme allemand ne pourra plus être
tranché que par l’épée 4 ? La crainte de défier ouvertement
l’Autriche e t d’être entraîné, de ce fait, dans des complica-
tions sans fin avec la France et la Russie 5? Une répulsion
compréhensible à recevoir la couronne d’une Assemblée de
beaux parleurs impuissants et discrédités? Tous ces facteurs
se sont combinés pour lui dicter sa conduite. Mais il en est un
autre, bien plus fort, qui s’est imposé à son esprit : la crainte
de voir la Prusse se dissoudre dans un Reich où ses préroga-
tives ne seraient plus celles d’un monarque de droit divin. (( E n
acceptant la couronne impériale »,déclare-t-il, je risque de ((

me déshonorer en anéantissant la Prusse, cette magnifique


création de Dieu, e t en la soumettant aux décrets d’une Assem-
blée qui ne tient aucun compte des nécessités suprêmes e t

1. P a r 290 voix contre 140.


2. Ceux-ci se demandent s’il est en possession de toutes ses facultés. Ils n’ont
pas tort, puisqu’il sera déposé en 1858 pour débilité mentale.
3. A ceux qui veulent le pousser à une solution énergique, il répond : (1 Vous
auriez d û adresser vos paroles à Frédéric le Grand : il aurait été votre homme;
pas moi. n
4. u Celui qui veut gouverner l’Allemagne doit la conquérir, dira-t-il un jour.
Les méthodes de M. von Gagern ne valent rien. I C’était aussi l’avis du Pape,
qui en avait fait part au prince de Hohenlohe.
5. Le Tsar Nicolas Ier avait déclaré à l’ambassadeur de France, M. de Lamori-
cière : a Si l’unité de l’Allemagne, que vous ne désirez sans doute pas plus que moi,
venait à se faire, il faudrait encore pour l a manier un homme capable de ce que
Napoléon lui-même n’a pu exécuter, et, si cet homme se rencontrait, si cette
masse en armes devenait menaçante, ce serait notre affaire, à voua e t à moi. D
(TOCQUEVILLE, Souvenirs, p. 227-228.)
362 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

héréditaires de la patrie l. )) I1 ne veut pas devenir Empereur


R par la grâce de l’émeute )) e t le fait comprendre clairement
à ses interlocuteurs. Les parlementaires francfortois n’ont
plus qu’à retourner d’où ils viennent. La révolution qui
devait faire l’unité allemande est manquée ...
Alors, la répression militaire se déchaîne. Les grenadiers
prussiens interviennent en Saxe et au Palatinat. A Dresde,
à Leipzig, à Stuttgart, à Karlsruhe, les derniers soubresauts
du mouvement national sont impitoyablement écrasés. Et
tandis que les révolutionnaires, traqués de ville en ville
cherchent asile en Suisse, à Londres ou à Paris, le Parlement
de Francfort réduit à une centaine de membres, se réfugie à
Heidelberg, où il est dispersé par la troupe. C’est la dernière
déception, le naufrage final..,
Dans toute l’Allemagne, la réaction triomphe 2. Schwar-
zenberg en profite pour rétablir l’ordre ancien. Les princes
remontent sur leurs trônes raffermis. La Confédération ger-
manique est remise en place, telle qu’elle existait en 1815.
Seule modification perceptible : sa présidence passe de Fer-
dinand Ier au jeune François-Joseph 3.
Mais ( ( l a folle entreprise de 1848-1849 »,comme on l’a
appelée, n’en a pas moins mis en lumière un certain nombre de
faits. Elle a révélé que lorsque l’influence des princes était
mise à l’écart et que les peuples allemands 4 pouvaient s’ex-
primer librement, ceux-ci manifestaient une nette préférence
pour la Prusse. Ensuite, il est devenu évident que l’unité
allemande ne se réalisera pas par la voie parlementaire,
mais par la force des armes. Enfin, chacun se rend compte
qu’une lutte acharnée pour la prééminence a u sein du Corps
germanique est désormais inévitable entre Vienne et Berlin.

* *
L’Allemagne des penseurs et des poètes a échoué en 1815.
L’Allemagne des professeurs et des avocats a fait naufrage
1. Renoncer à un Reich livre à des forces incontrôlables pour préserver la
Prusse, - le Grand État-Major allemand aura le même réflexe a la veille de la
signature du traité de Versailles. (Voir vol. I, p. 345-347.)
2. On peut même dire dans toute l’Europe, avec Wrangel A Berlin, Windisch-
graetz à Vienne et Cavaignac à Paris.
3. L’Empereur Ferdinand Ier ayant abdiqué le 2 décembre 1848, Françoia-
Joseph lui a succédé avec les titres de Roi de Bohême, Roi de Hongrie et Archi-
duc d’Autriche.
6. Ou du moins leun déléguds Clus.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 363
en 1849. Une nouvelle tentative va être faite, à présent, par
l’Allemagne des généraux et des maîtres de forge. Elle sera
conduite par un homme cynique et brutal, mais doué d’un
génie politique exceptionnel : Otto von Bismarck. A l’exté-
rieur, il fera preuve de souplesse et de diplomatie. Mais à
l’intérieur, il résoudra le problème (( par le fer et par le sang »,
comme il le déclarera sans ambages au Landtag de Prusse
E n lui-même, Bismarck n’est pas moins réactionnaire que
ses antagonistes autrichiens. Mais il est servi par une
volonté.de fer, et bénéficie du fait que la Prusse est en
pleine expansion, alors que les forces de l’Autriche com-
mencent à décliner 2.
Pendant un temps, les deux pays s’observent e t évitent
de s’affronter. Mais leur rivalité est trop évidente pour que
la paix soit autre chose qu’une trêve.
Le premier à sortir de sa réserve est Frédéric-Guillaume IV.
Une fois les mouvements révolutionnaires écrasés, celui-ci
a l’idée surprenante de se faire offrir par les princes le
trône qu’il a refusé de recevoir du Parlement de Francfort.
I1 leur propose de former avec lui une Grande Union alle-
mande qui englobera à la fois l’Empire d’Autriche et l’Empire
allemand. Effrayés par tan t d’appétit, la Bavière et le
Wurtemberg s’y refusent. Quant au Hanovre et à la Saxe,
qui ont déjà donné leur consentement, la pression de Vienne
les oblige à le retirer. Force est donc à Frédéric-Guillaume
de se rabattre sur une Union restreinte, groupant un certain
nombre de petits États de l’Allemagne du Nord. Cette Fédé-
ration sera dotée d’un Parlement commun qui siégera à
Erfurt (mars-avril 1850).

I. Discour.9 d u 29 septembre 1862. I1 a ddjà affirmé, quelque temps aupara-


vant, a qu’il ne fallait pas redouter les grandes crises, car celles-ci forment l a
température nécessaire à la croissance de la Prusse D (1854).
2. 8 Si la pensée de l’unité allemande était légitime, écrit Renan, il était Iégi-
time aussi que cette unité se fit par la Prusse. Les tentatives parlementaires d e
Francfort ayant échoué, il ne restait que l’hégémonie de l’Autriche ou de l a Prusse.
L‘Autriche renferme trop de Slaves, elle est trop antipathique à l’Allemagne
protestante, elle a trop manqué durant des siècles à ses devoirs de puissance
dirigeante en Allemagne pour qu’elle pût 6tre de nouveau appelée à jouer un
rôle de ce genre. Si jamais, a u contraire, il y eut une vocation historique bien
marquée, ce fut celle de la Prusse depuis Frédéric le Grand. I1 ne pouvait échap-
per A un esprit sagace que la Prusse était le centre d’un tourbillon ethnique
nouveau, qu’elle jouait pour la nationalité allemande du nord IC r61a du cmur dam
I’crnbrpn, sauf à être plus tard absorbée par l’Allemagne qu’elle aurait faite
elle-même (comme le Piémont par l’Italie). Un homme se trouva pour s’emparer
d e toutes ces tendances latentes, pour les représenter e t leur donner, avec
364 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Déjà les délégués du Parlement d’Erfurt s’efforcent de


mettre sur pied une Constitution plus acceptable pour la
Prusse que celle de Francfort, lorsque l’Autriche réagit avec
une vigueur inattendue. Schwarzenberg convoque l’ancienne
Diète et somme le roi de Prusse de dissoudre sans délai
1’Union restreinte. Effrayépar les menaces dont est assorti l’ul-
timatum, le gouvernement de Berlin dépêche M. de. Man-
teuffel à Olmütz, où se trouve Schwarzenberg. Manteuffel
accepte, sans même les discuter, toutes les conditions posées
par le ministre autrichien (28 novembre 1850).
La (( reculade d’Olmütz n est vivement ressentie par la
population prussienne. Sa fierté se cabre. Les passions natio-
nalistes se déchaînent de plus belle lorsqu’on apprend que
le prince autrichien, escorté d’une suite nombreuse, s’est
installé en grand seigneur à l’hostellerie d’Olmütz, tandis
que l’envoyé de Frédéric-Guillaume IV, relégué dans les
communs, a dû faire antichambre pendant plusieurs jours
en compagnie de deux laquais. Pour que nul ne l’ignore,
Schwarzenberg déclare à son entourage :
- Oui! J’ai voulu infliger à la Prusse une humiliation dont
elle se souviendra!
A Berlin, le peuple écume et réclame la guerre. Contre
toute attente, Bismarck prêche la modération. C’est qu’il
veut gagner du temps. I1 est de ces tempéraments (( qui
pardonnent a u destin qui les fait attendre, jamais a u x
hommes qui les obligent à reculer ».Mais au fond de lui-
même s’amasse contre l’Autriche une colère terrible - une
colère qui ne cessera de grandir avec les années.
- L’œuvre de Francfort n’est qu’une anarchie organisée,
rugit-il. I1 est inadmissible que la pimpante frégate prus-
sienne demeure enchaînée au vaisseau pourri de l’Autriche ...
La monarchie autrichienne est fort peu allemande. Elle ferait
mieux de transplanter son centre de gravité à Budapest,
plutôt que de courir après le rêve d‘une hégémonie
germanique que nous lui contestons formellement, et qui
ne lui appartient à aucun titre ...
I1 n’aura de cesse que lorsqu’il aura vengé l’affront d’01-
mütz. Dès à présent, il fourbit ses armes, dans l’attente
d‘une revanche qu’il veut rapide et implacable. (( Nous mar-
une énergie Bans &gale, une pleine réalisation. D C‘était Bismarck. (La Réforme
inicaeciueüe et morab.)
1. Constantin de Grihwaid.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICEE AU REICH 365
cherons sur les pieds de l’Autriche, déclare-t-il sans se don-
ner la peine de masquer sa pensée, et ce jour-là, croyez-moi,
nous irons vite e t loin »...
Mais les conditions de la victoire ne sont pas encore réu-
nies. Autant Schwarzenberg est énergique, autant Frédéric-
Guillaume est indécis, et l’Autriche paraît encore une puis-
sance redoutable.
Pourtant, les uns après les autres, ces obstacles vont tom-
ber, Schwarzenberg meurt le 5 avril 1852. Le comte
Thun, qui lui succède, n’est que (( l’ombre de son maître ».
E n 1858, Frédéric-Guillaume IV est déposé pour débi-
lité mentale l. I1 est remplacé par son frère Frédéric-Guil-
laume Louis - le futur Guillaume Ier - qui fera preuve
d’un caractère pondéré et réaliste. Quant à l’Empereur Fran-
çois-Joseph, il est battu par Napoléon I I I à Magenta e t à
Solférino (juin 1859), ce qui dissipe le prestige qui auréolait
les armées autrichiennes.
La route est-elle enfin libre? Pas encore. Le plus impor-
t a n t reste encore à faire : s’assurer les bonnes grâces de la
Russie e t obtenir la neutralité bienveillante d e la France.
L’entente avec la Russie sera réalisée - comme si sou-
vent dans le passé - au détriment de la Pologne. Pour se
mettre dans les bonnes grâces de Napoléon III, Bismarck
le courtise à Biarritz, le flatte à Saint-Cloud e t obtient, à
défaut d’un accord formel, la certitude qu’il ne cherchera
pas à contrecarrer ses projets a.
Ayant ainsi isolé l’Autriche, il n’attend plus qu’une
occasion pour lui porter le coup de grâce. L’affaire d u
Schleswig-Holstein et les prétentions élevées sur ces
États par le duc d’hugustenborg lui en fourniront le
prétexte. C’est une affaire très compliquée, dont Palmers-
ton dira plus tard : (( I1 n’y a eu que trois personnes pour
la connaître à fond : un professeur danois qu’elle a rendu
fou; le Prince consort qui est mort et moi, qui ai tout
oublié. D I1 omettait Bismarck qui n’en ignorait aucun aspect

1. I1 a donné à plusieurs reprises des signes de déséquilibre inquiétants.


2. Napoléon III avait inspiré à Edmond About une brochure dans laquelle
on pouvait lire : u L’Empereur est le champion de l’agglomération, de la concen-
...
tration des peuples morcelés Que l’Allemagne s’unisse, la France n’a pas de
vœu plus ardent, ni plus cher ... Une -4llemagne autrichienne menacerait l’équi-
libre européen. Une Allemagne prussienne avec trente-deux millions d’habitants
n’alarmera personne II (1860).
3. Le Prince Albert, époux de la Reine Victoria.
366 EISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

e t savait tout les avantages que la Prusse pouvait en


tirer.
Comme l’Autriche fait de nouveau mine de vouloir ravaler
la Prusse à un rang subalterne et porte l’affaire devant la
Diète, Bismarck y dépose une motion (( invitant les repré-
sentants de la Nation allemande à reviser les statuts de la
Confédération et à en exclure l’Autriche N (mars-avril 1866).
Simultanément (8 avril), il signe avec l’Italie une alliance
militaire offensive et défensive, destinée (( à abattre dans les
trois mois la monarchie des Habsbourg ».
Du coup, la situation se tend d’une façon dangereuse.
Dans toutes les capitales européennes, on estime que la
guerre ne pourra plus être évitée. Pour tenter de sauver
la paix, Napoléon I I I prononce le 6 mai un discours à
Auxerre dans lequel il propose la réunion d’un Congrès (( pour
mettre fin aux litiges qui troublent l’Europe ».Mais l’Au-
triche n’accepte d’y prendre part qu’avec des réserves qui en
empêchent la convocation. Bismarck est enchanté. Sans
perdre un instant, il va voir le Roi Guillaume -qui éprouve
quelques scrupules à l’idée de déclencher ce qui lui apparaît
encore comme (( une guerre fratricide )), -et le persuade que
l’heure a enfin sonné de trancher le problème allemand par les
armes. Après une semaine d’entretiens orageux, où il doit
triompher de la triple opposition du souverain, de la Cour et
de la Reine Augusta - il finit par l’emporter. La mobilisa-
tion est décidée. L’Autriche en fait autant et demande à
la Diète son appui militaire. Le Hanovre, la Saxe, la Bavière
se rangent à ses côtés.
Durant toute cette période, Bismarck a vécu dans une
tension inimaginable, toujours sur la brèche, travaillant de
jour et de nuit, n’admettant que personne ne le supplée,
rédigeant lui-même les dépêches, provoquant les incidents,
exploitant les faiblesses et (( faisant tout converger à la réa-
lisation d’un plan unique avec une persévérance et une
audace qui n’ont jamais été surpassées ».
Soudain, sa tension tombe, car il sait qu’il a atteint son
but. L’Autriche est à sa merci et, conformément à sa pro-
messe, il ira u vite et loin ».
Les opérations débutent en juin 1866. La Prusse les mène
avec une rapidité foudroyante. Helmuth von Moltke, chef
1. Déclarafion du Roi Guihume, le 28 février 1866.
2. ROTHAN (cité par G R ~ N W A L DBismarck,
, p. 187).
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU R E I C H 367
d’État-Major Général depuis 1857, a donné à son armée
une puissance de feu quatre à cinq fois supérieure à
celIe de François-Joseph l. Les observateurs sont stupé-
faits par sa cohésion et sa mobilité. Bismarck, .qui fait
flèche de tout bois, favorise la création d’une Légion hon-
groise, d’un Corps de volontaires des Allemands de Bohême z.
Mais avant même que ces formations aient eu le temps de
se constituer, l’armée hanovrienne doit capituler à Lan-
gensalza, l’armée bavaroise est dispersée à Kissingen et
l’armée autrichienne est taillée en pièces à Sadowa, une
petite ville de Bohême située à quinze kilomètres au nord-
ouest de Kœniggraetz (3 juillet 1866) 3. On avait dit au
cours des guerres napoléoniennes que l’Autriche (( était tou-
jours en retard d’une année, d’une armée et d’une idée. ))
Cette fois-ci son retard dépasse un demi-siècle.
Durant ces journées fébriles, Bismarck a vécu dans la
hantise d’une intervention de la France qui l’aurait frustré des
fruits de sa victoire 4. Semblable à ces sismographes qui enre-
gistrent les moindres frémissements de l’écorce terrestre, son
esprit perçoit toutes les oscillations de la situation interna-
tionale. Sans doute, le 3 juin, Napoléon I I I a-t-il encore répété
au Ministre de Prusse à Paris N que l’Autriche portait seule la
responsabilité de la guerre e t que le Roi Guillaume pouvait
être assuré de sa neutralité bienveillante ». Mais est-on
janiais sûr de rien, avec l’homme énigmatique qui règne aux
Tuileries? Sollicité par les Ministres de Saxe, de Hesse e t

I. a La supériorité de l’armée prussienne se manifeste à tous les degrés de la


hiérarchie, constate le colonel Stoffel, attaché militaire français à Berlin. J’ai été
surpris d e rencontrer un aussi grand nombre d’oficiers instruits, srrieux e t dis-
tingués. Ils ont d u goût pour le métier et le connaissent à Coiid... Le corps des
sous-oficiers est excellent ... le service obligntoire augmente l’intelligence et la
valeur morale de l’armée de toutes les intclligcnces e t valeurs morales indivi-
duelles ... C’est vraiment le peuple en armes. n (Rapport du 8 septembre 1866.)
2. C’est la première fois que les Sudètes apparaissent sur la &ne. Robert
Morier écrit à ce sujet à Lady Salisbury, le 7 juillet 18G6 : a Au cours de la deuxième
semaine de la guerre, j‘ai entendu la phrase : Dieu veuille que la Prusse nous
annexe, répétée par des hommes de la plus haute importance avec tant d ’ a m e r
tume et de sérieux que je puis prévoir de nouveaux désastres e t catastrophes
qui proviendront d’un fort mouvement de rattachement au colosse du Nord. I1
faut noter que ce désir étrange provient surtout d’Allemands de BohCme e t de
Moravie qui ont été touchés par la politique fédéraliste de Vienne e t qui craignent,
non sans raison, de devenir les porteurs d’eau d’une nationalité tchèque renais-
rantc. n
3. Parmi les jeunes oficiers qui font leur prcmiére charge à Sadowa, on relève
le nom du lieutenant Paul von Hindenburg.
4. Déclarations de Bismarck, en 1874, devant le Reichstag.
5 . Cf. GAXOTTE, Histoire de l’Allemagne, II, p. 232.
368 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

de Bavière, ne vient-il pas de décréter la mobilisation, et de


masser 50.000 hommes sur le Rhin? Après quoi, tout aussi
brusquement, il passe de la menace à la conciliation l. Au
lendemain de Sadowa, il adresse au Roi de Prusse un télé-
gramme de félicitations dans lequel il le congratule de ses
victoires tout en proposant ses bons ofices aux belligérants.
Pour donner plus de poids à ses paroles, il chargeBenedetti2 de
se rendre au Grand Quartier Général prussien afin d’y expli-
quer (( qu’un refus des propositions françaises serait vivement
ressenti et entraînerait les conséquences les plus graves ».
Voici venue la confrontation qu’a toujours redoutée Bis-
marck! Son entrevue nocturne avec Benedetti dans une
petite maison abandonnée de Moravie est un des instants
les plus dramatiques de sa carrière. Toutes les combinaisons
qu’il a si astucieusement échafaudées vont-elles s’écrouler au
dernier instant?
Non. Car il dispose depuis l’avant-veille d’un atout capital :
entre le moment où Napoléon III a envoyé son télégramme
au Roi ( 4 jirillet) et celui où Benedetti apparaît devant lui
(11-12 juillet), le comte von der Goltz, Ministre de Prusse
à Paris, a réussi le tour de force de faire accepter par 1’Em-
pereur des Français le principe de la contigu’ité des terri-
toires annexés par la Prusse et la création d’une Confédé-
ration des États du Nord, avec la ligne du Main comme
frontière méridionale. C’est plus que n’espérait Bismarck.
Dans ces conditions, qu’a-t-il à faire de mieux que d’accep-
ter les propositions de Benedetti? Tendre l’arc davantage
équivaudrait à le briser ...
Mais Moltke et son État-Major ne l’entendent pas ainsi.
Après avoir occupé Prague et Iglau, les armées prusiennes
dévalent vers le sud et s’apprêtent à faire une entrée
triomphale à Vienne. Or, cette descente sur Vienne,
Bismarck est décidé à l’arrêter à tout prix. Son but n’est
pas la destruction de l’Autriche, mais son éviction de
la Confédération germanique. Maintenant que cet objectif
est atteint, la guerre n’a plus de sens. A ceux qui lui pro-
posent de marcher sur la capitale autrichienne, Bismarck
n’hésite pas à répondre avec une ironie cinglante : (( Fort
bien! Et pourquoi pas sur Constantinople? Nous pourrions
1. Son revirement provient de ce qu’il ne dispose plus que de 100.000 hommes,
après le désastre d u Mexique, ce qui est insufisant pour lui assurer le succès.
2. L’ambassadeur de France à Berlin.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 369
abandonner ainsi la Prusse à ses destinées, e t fonder un
nouvel Empire de Byzance ... D
Mais il sera contraint de livrer un combat épuisant
avant de faire prévaloir son opinion. Pour obtenir la
guerre, il a dû se dresser seul contre toute la nation; pour
imposer la paix, il devra se dresser seul contre une armée
victorieuse.
I1 y parviendra quand même. Après une lutte haras-
sante contre les généraux, contre ses collègues du ministère,
contre le Roi Guillaume, contre sa famille elle-même l, qui
le mènera jusqu’au bord de l’effondrement nerveux 2, il réus-
sit à convaincre le Roi de la justesse de son point de vue S.
Dès lors, il a gagné sur toute la ligne, e t une simple sus-
pension des hostilités suffira &frayer le chemin à une récon-
ciliation avec l’Autriche.
La paix préliminaire, signée à Nikolsburg, le 26 juillet,
devient définitive par le traité de Prague (23 août 1866).
Les conditions qu’obtient Bismarck sont si favorables qu’on
se demande ce qu’une prolongation de la guerre lui aurait
rapporté de plus 4. L’ancienne Confédération germanique est
dissoute. La Prusse annexe les duchés du Schleswig e t du
Holstein, le Hanovre, Nassau, la Hesse électorale et Franc-
fort. Elle reçoit, en outre, une forte indemnité. Tous les
États situés en deçà du Main, au nombre de 21, forment
avec elle le Norddeutscher Bund ou Confédération de l’Al-
lemagne du Nord, dont le Roi de Prusse devient Président
héréditaire 5. Les troupes de ces États sont placées sous son
commandement direct.

1. a J e serais moi-même désolée, écrit Johanna de Bismarck à son confident


...
Keuden, si nous ne devions pas faire notre entrée à Vienne Mes jeunes fils fré-
missent B l’idée que leur papa puisse user de trop de clémence à l’égard de nos
ennemis. D
2. Hohenlohe note dans son Journal le 28 juin 1869 : rBismarck m’a dit :
a J e n’ai jamais vécu des journées aussi terribles. Tout le monde, a u Quartier
u Général, me considérait comme u n traître. J’ai eu parfois, a u Conseil, de telles
(Iscènes que je sortais en claquant les portes, me jetais sur mon lit e t hurlais
acomme un chien. D Car ce hobereau poméranien à l’aspect granitique est en
réalité un paquet de nerfs.
3. Celui-ci, a vrai dire, s’y résigne plus qu’il ne s’y rallie. a Si nous ne pouvons
obtenir du vaincu ce que l’armée e t le pays Btaient en droit d’espérer, note-t-il
en marge d u rapport de Bismarck, il ne reste a u vainqueur qu’à s’arrêter devant
les portes de Vienne e t de s’en remettre a u jugement de l a postérité. B
4. Même les généraux les plus belliqueux s’en rendent compte, e t cessent de
le critiquer.
5. I1 est assisté dans cette tâche par un Chancelier (qui est naturellement Bis-
marck), un Conseil fédérai e t un Reichstag élu au suffrage universel.
IV 24
370 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Mais il y a mieux. Le 18 août, Bismarck reçoit les


délégués des É t ats du Sud avec une condescendance hau-
taine (K On aurait dit Attila recevant les envoyés de Théo-
doric »,affirmera un témoin). I1 leur révèle la médiation
française e t leur apprend qu’en compensation des agran-
dissements de la Prusse, Napoléon III a manifesté le désir
de s’approprier une partie des provinces rhénanes. Croyant
la patrie allemande en danger, les délégués du grand-duché
de Bade, de la Bavière et du Wurtemberg s’empressent de
conclure avec la Prusse des alliances militaires secrètes. (( On
a voulu ériger la ligne d u Main comme un mur entre nous
et l’Allemagne méridionale, écrit Bismarck à von der Goltz.
E n réalité ce n’est pas un mur, mais plutôt une grille à
travers laquelle le courant national trouve irrésistiblement
sa voie l... ))
t
+ +

L’élimination de l’Autriche des affaires allemandes est


consommée. Mais l’Allemagne n’est pas encore unifiée pour
aut a nt 2. La Confédération de l’Allemagne du Nord n’est
elle-même qu’une ébauche. Pour rendre définitives les
alliances provisoires contractées par la Prusse avec les
Éta t s du Sud, Bismarck estime qu’il faut opérer à chaud,
en dressant la nation entière contre un ennemi extérieur.
u Une guerre avec la France, écrira-t-il plus tard, était la
seule méthode pour combler l’abîme creusé au cours de l’his-
toire entre le Sud et le Nord de la patrie ... La nation ne
pouvait être cimentée que par une colère commune 3. ))
L’encre du traité de Prague est à peine sèche, que Bis-
marck commence ses manœuvres pour isoler la France. E t
on doit reconnaître que Napoléon III fera tout ce qu’il faut
pour lui faciliter la tâche.
Dès le lsndemain de Sadowa, l’Empereur des Français a
présenté à Bismarck ce que le Chancelier de Fer a appelé

1. Dépêche de Bismarck au comte &>onder Goltz, du 15 mars 1867.


2. La dignité nouvelle de Chancelier du Bund a été conférée à Bismarck après
l’entrée en vigucur de la nouvelle Constitution (lei juillet 1867). Mais il n’en
demeure pas moins u suspendu comme un météore dans le cosmos de l’Allemagne
septentrionale, sans aucune attache avec les corps environnants n. (Lettre de Robert
Morier à Lord Slnnley, du 31 mars 1868.)
3. C’est la deuxième fois, au cours du siécle, que la France jouera, à l’égard
de l’Allemagne, le r81e de catalyseur.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICIIE AU R E I C H 371
dédaigneusement une note d’aubergiste ». I1 a formulé le
désir de réviser les frontières de 1815, c’est-à-dire d’annexer
Mayence et les territoires bavarois de la rive gauche du
Rhin. Bismarck lui a fait répondre qu’il se targuait d’être
Prussien avant tout, mais (( que la nation entière se soulè-
verait contre lui, s’il consentait à aliéner un pouce de terri-
toire allemand l ».
Cependant, il est trop habile pour repousser d’emblée les
prétentions de l’Empereur. E n termes vagues, il laisse
entendre qu’il ne serait pas opposé à ce que la France
reçoive (( des compensations légitimes »,- à condition
qu’elle tournât ses regards ailleurs.
Puisqu’il ne saurait être question du Palatinat, pourquoi
ne pas chercher du côté de la Belgique? La France a garanti
son indépendance et sa neutralité. Mais la Belgique est un
État, ce n’est pas une nationalité. La morale sera donc
sauve. Comme Bismarck fait mine de s’intéresser à ce pro-
jet, Benedetti commet l’imprudence de lui remettre un
projet de traité en cinq articles, rédigé de sa propre main.
Celui-ci prévoit l’entrée des troupes françaises en Belgique
et l’incorporation du Royaume à l’Empire français (à l’excep-
tion d’Anvers). Bismarck n’a rien de plus pressé que de
communiquer ce document à toutes les Chancelleries, où il
soulève immédiatement une colère unanime.
Après le plan rhénan, le plan belge doit être abandonné.
Napoléon songe alors à annexer le Luxembourg, qui a été
placé sous la souveraineté du Roi de Hollande depuis la
dissolution de la Confédération germanique. Une fois de plus,
Bismarck feint d’encourager cette initiative. Mais il s’ar-
range pour se faire interpeller au Reichstag au sujet de
(( cette vieille terre allemande que l’on s’apprête à arracher

à la mère patrie ».S’appuyant sur les passions patriotiques


qu’a déchaînées cette interpellation, il (( déconseille )) au
gouvernement hollandais de donner suite à ce projet.
Mais la Hollande n’a pas attendu ce conseil pour faire
savoir qu’elle est irréductiblement hostile à ce projet. Pour
la troisième fois en un an, la France sort de la négociation
humiliée e t les mains vides.
Bismarck choisit ce moment pour rendre public le traité
1. a Si nous nous engagions sous ces fourches Caudines, écrit Bismarck à von
der Goltz, si nous conseritions à céder des terres prussiennes ou allemandes, nous
mettrions en danger l’existence même du trône. a
372 HISTOIRE DE L’ARMSE
ALLEMANDE

militaire secret, conclu le 21 août 1866 entre la Bavière


e t la Prusse, e t multiplie les provocations dans l’espoir d e
faire perdre son sang-froid au gouvernement de Paris. La
candidature du prince Léopold de Hohenzollern-Sigmarin-
gen au trône d’Espagne et la dépêche d’Ems seront les
banderilles finales qui achèveront d’exaspérer l’amour-propre
français. A bout de patience, Napoléon I I I fonce, tête bais-
sée, dans le piège que lui a tendu Bismarck. Le 17 juillet
1870, il déclare la guerre à la Prusse.
C’est exactement ce que souhaitait le Chancelier de Fer.
I1 aura ainsi la guerre qu’il désire, sans avoir eu besoin de la
déclarer, et lorsque les armées prussiennes, commandées par
Moltke, pénètrent en territoire français, elles entraînent dans
leur sillage celles de la Bavière, de la Saxe, de la Hesse, du
Wurtemberg, du Mecklembourg et du grand-duché de Bade,
c’est-à-dire celles de tous les Pays allemands à l’exception
de l’Autriche l.
Sauf en quelques rencontres secondaires, elles sont partout
victorieuses. Le Maréchal Bazaine se laisse enfermer dans
Metz, qui capitule le 27 octobre. Napoléon III et Mac-Mahon
se mettent à la tête de la dernière armée française réunie à
Châlons, mais ils sont repoussés dans les Ardennes et enve-
loppés à Sedan. Le 2 septembre, Napoléon I I I capitule à
son tour. I1 est fait prisonnier et emmené à Wilhelmshohe.
Le 4, en apprenant que (( les armées de l’Empereur n ont
été écrasées, le Corps législatif, réfugié à Bordeaux, proclame
la déchéance de la famille Bonaparte et l’avènement de
la République. Un gouvernement provisoire se constitue.
Paris est investi. Gambetta refuse de s’avouer vaincu,
galvanise les énergies e t décrète la levée en masse. Les
hostilités s’en trouveront prolongées de quatre mois. Mais
cette résistance héroïque ne changera rien au résultat
final.
Par les préliminaires de Versailles (26 février 1871) 2, la
France se voit contrainte de céder l’Alsace et le Pays mes-
sin, soit trois départements et 1.500.000 habitants. Elle doit
payer en outre une indemnité de 5 milliards de francs-or

1. Le Cabinet de Vienne songe, un moment, entrer en guerre contre la Prusse


et à profiter des circonstances pour prendre sa revanche sur Sadowa. Mais cette
éventualité est abandonnée devant le déroulement rapide des opérations mili-
taires.
2. ConCmés par le traité de Franctort ( I O mai 1871).
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 373
- somme astronomique pour l’époque - dont le versement
est garanti par l’occupation des provinces d u Nord e t de
l’Est. Mais Bismarck se gardera d’annexer purement e t sim-
plement l’Alsace e t la Lorraine à la Prusse : il les érigera en
Reichsland - ou Terre d’Empire - faisant d’elles la pierre
angulaire d’un nouvel Empire allemand.
Sans doute Bismarck n’est-il pas fâché d’avoir humilié
et affaibli la France. Mais ce n’était pas là son objectif
essentiel. E n provoquant la guerre, il a voulu avant
tout rendre indissolubles les liens, encore très lâches, qui
unissent les É t a t s d u Sud à la Confédération de l’Alle-
magne du Nord.
n Certes, écrit Constantin de Grünwald, l’union nationale
a été plébiscitée par l’élan incomparable qui a entraîné
l’Allemagne entière au lendemain de la déclaration de guerre
par la France. Certes, c’est le Roi de Prusse qui a commandé
en chef les armées accourues de tous les coins de la Germa-
nie et c’est l’État-Major prussien, présidé par Moltke, qui a
élaboré le plan des opérations stratégiques exécutées en
commun... )) Mais cette combinaison, par laquelle tous les
peuples de l’Allemagne ont confié la direction de leurs des-
tins à la couronne de Prusse, est appelée à se dissoudre,
une fois la guerre terminée. I1 s’agit de la transformer en u n
état de choses définitif l.
Telle est la tâche, à laquelle Bismarck s’attelle immédiate-
ment, dans le petit hôtel particulier qu’il occupe 12, rue de
Provence, à Versailles, à proximité d u Grand Quartier Géné-
ral. Labeur bien plus ardu qu’il ne l’avait imaginé, car non
seulement Louis I I de Bavière marque la plus grande répu-
gnance à se laisser (( absorber I), mais le Roi Guillaume lui-
même a, devant la couronne qu’on lui propose, le même
Mouvement de recul que son frère Frédéric-Guillaume IV,
en 1849 3. Bismarck, dont les nerfs sont à bout, doit s’entre-
1. Exprimée en termes juridiques, l’opération se ramène à un élargissement
des cadres de l a Confédération de l’Allemagne du Nord par l’inclusion du grand-
duché de Hesse et des trois États méridionaux - Bade, Wurtemberg, Bavière
- e t à un remplacement du Bundespruesidium par un Empereur héréditaire, un
Kaiser, symbole vivant de l’unité nationale.
2. Au Landtag de Bavière, le 21 janvier 1871, 48 députés contre 102 repous-
seront encore le principe du rattachement à l’Empire allemand.
3. Ses réticences sont encore augmentées par le fait qu’une délégation d u
Reichstag vient i Versailles pour l’exhorter à 6 donner une consécration définitive
à l’œuvre unificatrice I).Cette délégation est présidée par le même M. Simpson
qui a déjà offert, sans succès, a u nom du Parlement de Francfort, la cou-
ronne impériale à Frédéric-Guillaume IV. I< Recevoir ce joyau des maim d‘un
374 HISTOIRE D E C’ARMBE ALLEMANDE

mettre à chaque instant pour amortir les susceptibilités,


trouver des compensations au x uns et aux autres, e t
triompher des réticences de son propre souverain l.
Finalement, pour couper court au x discussions que sou-
lève le nouveau titre impérial, il recourt à un stratagème
ingénieux. Ce seront les princes eux-mêmes qui offriront
(( spontanément N la couronne à Guillaume Ier, par la voix

du grand-duc de Bade. A l’issue de la cérémonie d’investi-


ture, celui-ci poussera un vivat en l’honneur de 1’ (( Empereur
Guillaume »,sans préciser s’il s’agit d’un Empereur d’Alle-
magne ou d’un Empereur des Allemands.
Les dernières dificultés étant ainsi levées, la cérémonie
peut avoir lieu. Elle se déroule en grande pompe le 18 jan-
vier 1871, dans la Galerie des Glaces du palais de Versailles.
Des millions d’Allemands se sont enthousiasmés devant
les reproductions en couleur du tableau officiel, représen-
tan t cette grande scène historique qui se gravera, en traits de
feu, dans la mémoire des Français. Ils ont admiré (( toutes
ces épées levées devant l’Empereur, tous ces officiers accla-
mant leur nouveau souverain, tous ces cuirassiers géants
montant une garde impassible devant le trône e t Bismarck,
sur l’avant-scène, en grand uniforme de cuirassier blanc, la
proclamation en main, contemplant son maître avec u n
orgueil satisfait ». Aucun d’entre eux ne semble s’être
étonné de ce que la nation allemande était complètement
absente d’une cérémonie destinée à sceller son destin.
L’assistance est en effet, presque exclusivement militaire :
(( On se croirait non dans le vieux château des rois de France,

mais dans un de ces camps armés où les légionnaires romains


hissaient sur leurs boucliers un nouveau César. )) Des déta-
chements de la Garde prussienne font la haie sur les marches
de l’escalier de marbre. Dans la Galerie des Glaces, sont mas-
sés des sous-officiers et des soldats décorés de la Croix de
fer, auxquels se sont joints tous les officiers disponibles de la
Juif et d’un libéral, écrit Grünwald, c’était plus qu’on ne pouvait en demander
au vieux combattant de Waterloo. u Bismarck - qui songeait à convoquer le
Reichstag tout entier à Versailles - a toutes les peines du monde à éviter un
esclandre e t à écarter les députés de la solennité qui se prépare, car la fondation
du IIe Reich (1 ne doit apparaître en aucun cas comme étant l’œuvre des civils s.
1. ii Cette naissance impériale a été très pénible, écrit Bismarck à sa femme.
En ces moments-là, les rois ont des envies bizarres, comme les femmes enceintes.
En ma qualité d’accoucheur, j’ai éprouvé à plusieurs reprises le désir de me trans-
former en bombe et d’éclater, rien que pour voir l’édifice s’écrouler en morceaux. a
2. Constantin de G R ~ N W A L DBismarck,
, p. 254 e t S.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 375
garnison versaillaise. Sur une estrade élevée dans le Salon
de la Guerre, d’autres officiers sont rangés avec les drapeaux
de leurs régiments. Un autel, orné de la Crois de fer, et
dressé devant la fenêtre centrale, un pasteur protestant
ainsi qu’un groupe de quarante princes régnants, tous en
grand uniforme, avec leurs casques empanachés, complètent
le tableau.
Lorsque le pasteur a fini de célébrer le culte, Bismarck
s’avance pour lire, non une adresse au Roi, mais une (( Pro-
clamation au peuple allemand »,qu’il débite d’une voix
terne et monotone (( comme s’il s’agissait d’un simple papier
d’affaires ». Après toutes les intrigues qu’il a dû déjouer,
toutes les rivalités qu’il a dû surmonter, le Chancelier n’a
aucune envie de se montrer aimable. Cette lecture termi-
née, le grand-duc de Bade pousse le (( vivat 1) convenu,
aussitôt recouvert par les acclamations.
Après quoi, le nouvel Empereur descend de son estrade et se
dirige à pas lents vers la sortie. I1 s’avance entre d e u s ran-
gées de drapeaux qui s’inclinent devant lui avec un froisse-
ment soyeux, salue les rois et les grands-ducs qui sont deve-
nus ses vassaux, félicite ses généraux et distribue des tapes
amicales sur les épaules de ses vétérans, dont les poitrines
s’ornent de décorations gagnées dans deux guerres victo-
rieuses. Mais - épilogue inattendu de cette journée sans
précédent - arrivé à la hauteur de Bismarck, il détourne
les yeux et passe devant 1.u; comme s’il ne l’apercevait pas.
I1 n’a pas un mot, pas un regard, pas une poignée de main
pour celui auquel il doit son élévation à la dignité impériale.
Jamais aucun monarque n’a illustré d’une façon plus écla-
tante l’adage bien connu sur l’ingratitude des rois z...
t
* *
Après 1871, l’Allemagne connaît un essor économique
prodigieux. Elle compte à présent plus de soixante millions
d’habitants. Favorisée par (( la rosée des milliards français D,
les usines jaillissent de terre, les routes s’élargissent, les che-
mins de fer et les canaux se multiplient. Cette prospérité fait
1. Témoignage du Kronprinz Frbdéric.
2. Au coups du banquet de gala qui suit la cérémonie, le Roi, enfin calmé,
lèvera son verre en l’honneur de l’homme qu’il vient de mortifier si cruellement
quelques heures auparavant. Mais ce ne sera pour Bismarck qu’une maigre
consolation.
376 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

plus pour cimenter son unité que toutes les lois sociales
votées par le Reichstag. Bismarck, nommé prince par Guil-
laume Ier et élevé par lui à la dignité de Chancelier d’Em-
pire, assiste avec satisfaction à cet épanouissement de son
œuvre.
Mais pour ce diplomate-né, le maintien de l’équilibre
européen est au moins aussi important que la prospérité
intérieure. Après avoir expulsé l’Autriche de la Confédé-
ration et avoir fondé le I I e Reich, cet homme de guerre
qui, au fond n’a jamais été un soldat s’est transformé
soudain en homme de paix l. Lui qui ne trouvait jadis
pas de mots assez cinglants pour stigmatiser l’Autriche, il
est devenu, à la surprise de tous, un austrophile convaincu.
A ceux qui le pressent de parachever l’unité germanique en
arrachant les provinces allemandes à la monarchie des
Habsbourg, il répond d’un ton rogue : (( I1 n’y a que des
fous pour parler ainsi et je me garderai bien de les écouter.
Si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer z... 1)
Nombreuses sont les raisons qui le poussent à parler ainsi.
D’abord, sa répulsion à incorporer au Reich, à prédo-
minance protestante, des populations qui augmenteraient
le pourcentage des catholiques. Ensuite, sa conviction que
les Allemands disséminés à travers le bassin danubien 3 ont
une tâche plus importante à remplir ((q u e de fournir des
recrues aux armées de Guillaume Ier4. )) Les Allemands
1. a A mon âge, dira-t-il le 18 avril 1 8 ï 2 à M. de Gontaut-Biron, ambassadeur
de France, je ne puis désirer d’autre gloire que celle de procurer à mon pays
quelques années de repos, de calme, de bien-Che, de lui procurer, en un mot,
non pas du bruit, mais du bonheur. u De toute évidence, Bismarck ne se rend pas
compte que pour forger l’unité de I’Allemagne il a déchiré pour longtemps l’unité
d e l’Europe. La guerre de 18ï0 a ancré la notion de revanche dans la grande masse
des Français qui voient désormais, en l’Allemagne, l’ennemie héréditaire.
2. u L’inclusion de l’Autriche allemande, avec ses Tchèques e t ses Slovènes,
dans la confédération septentrionale équivaudrait à la dissolution de celle-ci B,
écrira Bismarck dès le 29 juillet 1850 au général von Çchwcinitz, ambassadeur
à Vienne. K J e ne puis imaginer des rapports organiques avec les lambeaux d’une
...
monarchie autrichienne tombant cn désagrégation 11 sufit d’imaginer Vienne,
devenue une ville provinciale à la frontière d’un Empire allcmand, pour voir
à quel point u n tel projet est irréalisable. D E t il répétera à M. de Saint-Vallier,
l e 1 4 novembre 1879 : Pour notre propre vie, il faut que l’Autriche subsiste. I )
I(

(Cf. H. von SBRJK, UGterreich i n der dcutschen Ceschichle, hîunich, 1943, et D e u t s c h


Einheit, Munich, 1933-1942.)
3. On en compte 12 millions, dont 10 en Autriche, 2 en Hongrie e t environ
200.000 en Croatie.
4. Beaucoup d’Autrichiens, e t notamment la petite bourgeoisie, partageaient
à cette époque l’opinion de Bismarck. Ils préféraient se trouver à la tGte de dix
nations,.plutôt que d’être soumis & l’hégémonie de la Prusse. Foncièrement catho-
liques, ils n’éprouvaient aucune envie de s’incorporer à u n Reich protestant.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 377
d’Autriche, en particulier, lui semblent destinés à servir de
ciment à l’Empire des Habsbourg et à étendre ainsi le
rayonnement de l’influence allemande jusqu’aux bouches
du Danube. Enfin, il entend que l’alliance autrichienne
serve de contrepoids à l’alliance russe. Si l’Autriche dispa-
raissait, Berlin se trouverait en tête à tête avec Saint-
Pétersbourg. Tandis qu’en exerçant un contrôle sur la
politique viennoise, il peut tout à la fois endiguer les
progrès du panslavisme et freiner les visées autrichiennes
sur les Balkans.
Telle est la politique d’équilibre qu’il poursuit jusqu’en
1888. Mais au cours de cette année cruciale, qui voit succes-
sivement la mort de Guillaume Ier (9 mars), le court inter-
règne de Frédéric III ( I O mars-I5 juin) et l’accession au
trane de Guillaume II, le décor change et des protagonistes
nouveaux entrent en scène. Autant Guillaume Ier était
affable e t pondéré, autant son petit-fils est impulsif e t mala-
droit. Non seulement il prend ses distances à l’égard de
la Russie, mais il encourage les Autrichiens à se montrer
toujours plus agressifs à l’égard des pays d u sud-est euro-
péen. C’est en vain que Bismarck le met en garde contre
les dangers de cette politique. Guillaume II refuse d’écouter
ses conseils. En désaccord sur tous les points, les deux
hommes finissent par se heurter d’une façon dramatique, et
comme aucun des deux ne veut céder, Bismarck se résigne
à donner sa démission (17 mars 1890). N Le Roi de Prusse,
déclare-t-il en quittant la Wilhelmstrasse, aura désormais
toute latitude pour gouverner seul. ))
On ne tardera pas à en percevoir les effets. Car tandis que
l’Allemagne renforce son unité, l’Autriche glisse sur la pente
de la désagrégation. Déjà des craquements sinistres s’y font
entendre. La montée du germanisme, prôné par Berlin, a
provoqué une montée parallèle d u slavisme, soutenu par
Saint-Pétersbourg l. Celui-ci trouve u n adjuvant précieux
dans les nationalismes locaux et dans le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, invoqué pour la première fois, lors
de la révolution de 1848. Des Comités secrets, qui travaillent
(Cf. Walter SCHNEEFUSS,
(Esierreich, Zerfall und Werden eines Staates, Leipzig,
1937, p. 52.)
1. La double montée du germanisme e t du slavisme est si étroitement syn-
chronisée qu’on dirait qu’ils prennent appui l’un sur l’autre, comme deux frbres
ennemis. Toute prise de conscience nationale des Germains suscite, par contre-
coup, u n accroissement de la prise de conscience nationale des Slaves.
378 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

à l’émancipation de leurs pays respectifs se constituent en


Bohême, en Croatie, en Galicie, en Bukovine. Et tandis qu’une
fermentation dangereuse se manifeste dans toutes les pro-
vinces non allemandes de la Monarchie, le gouvernement de
Vienne hésite sur la conduite à suivre : doit-il donner à
l’Empire un caractère unitaire, à prédominance germanique,
ou en faire une monarchie fédérative, à caractère multina-
tional? C’est là un problème qui se pose à beaucoup d’Autri-
chiens, mais dont Guillaume II ne mesure aucunement la
portée. P a r ses encouragements irréfléchis et ses outrances
verbales il incite l’Autriche-Hongrie à pratiquer une poli-
tique d‘expansion dont elle n’a pas les moyens e t la pousse
dans une direction où elle ne peut que faire naufrage ...
Déjà en 1886, lors de la crise bulgare, il n’a pas hésité à
dire au chargé d’affaires Tavera : N Allez-y, ne nous deman-
dez pas notre permission, nous ne vous abandonnerons pas! ))
E n 1889, il répète à François-Joseph : u Quelle que soit la
raison de votre mobilisation, que ce soit à l’occasion de la
Bulgarie ou pour une t o u t autre cause, le jour de votre
mobilisation sera le jour de la nôtre! 1)
L’annexion par l’Autriche de la Bosnie-Herzégovine
(octobre 1908), est célébrée à Berlin comme (( une victoire
allemande ». Mais elle remplit l’Europe d’inquiétude e t
de perplexité. La Serbie humiliée, la Russie offensée, la
France indignée - jusqu’où les Empires centraux comptent-
ils mener ce jeu dangereux?
Sourd aux conseils de prudence que lui prodiguent le
Chancelier von Bülow et certains membres plus clairvoyants
de son entourage, Guillaume II, qui a voué à l’Autriche
K une amitié de Paladin n, déclare qu’il lui prêtera en toutes
circonstances un soutien inconditionnel. (( C’est maintenant
ou jamais! écrit-il à François-Joseph en octobre 1913. I1 faut
remettre une bonne fois de l’ordre et du calme dans les Bal-
kans. Vous pouvez être sûr que je serai derrière vous e t
que je suis prêt à tirer l’épée, si c’est nécessaire. )) E n
décembre de la même année, il renouvelle cette promesse au
Ministre d’Autriche à Munich : u La décision définitive dans
le Sud-Est européen, lui déclare-t-il, doit tô t ou tard rendre
nécessaire une sérieuse passe d’armes; et nous autres Alle-
mands, sommes avec vous et derrière vous. 1) Comment ne
1. Lors de la visite à Berlin du général Beck, le chef d’Etat-Major Général
autrichien.
380 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

voit-il pas qu’en prenant des engagements aussi formels, il


met littéralement l’Allemagne à la remorque de l’Autriche,
et se laisse entraîner dans un engrenage fatal? Lorsqu’il
voudra reprendre sa liberté d’action, il sera trop tard ...
L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo
le 28 juin 1914 est l’étincelle qui mettra le feu a u x
poudres. Sûr de l’appui allemand, le Gouvernement vien-
nois adresse à Belgrade un ultimatum dont les conditions
sont draconiennes. Épouvanté, le Gouvernement serbe les
accepte toutes, à l’exclusion d’une seule, qu’il considère
comme incompatible avec sa dignité l.
Malgré cette attitude conciliante de la Serbie - qui aurait
dû ouvrir la porte à des négociations -l’Autriche lui déclare
la guerre, le 28 juillet. Le lendemain, le Tsar Nicolas II
mobilise les douze corps d’armée russes qui font face à la
Galicie. Le Chancelier du Reich, M. de Bethmann-Hollweg,
a un mouvement d’effroi devant l’abîme qui s’ouvre brus-
quement devant lui. Le 30, au matin, il charge son ambas-
sadeur à Vienne de faire savoir au comte Berchtold que
(( si l’Allemagne est prête à faire honneur à ses engagements,

elle n’entend pas se laisser entraîner à ka légère dans une


conflagration mondiale ».Mais les généraux du Grand État-
Major allemand le pressent d’agir. (( La guerre, lui dit
Moltke 3, est l’ultime moyen de sauver l’Autriche. N Ne
voulant pas s’exposer au reproche d’avoir (( lâché )) son allié
dans un moment aussi critique, il annule le soir même les
instructions qu’il a envoyées à son ambassadeur.
A la même heure, la Russie parachève ses préparatifs
militaires. L’Allemagne et la France décrètent la mobilisa-
tion générale. Dans une suprême tentative pour sauver la
paix, l’Angleterre propose sa médiation. Reprenant la tac-
tique absurde qui a causé sa perte à la veille de Sadowa 4,
l’Autriche la refuse. La Première Guerre mondiale ne peut
plus être évitée 5.
1. I1 s’agit de la participation de la police autrichienne à la recherche des
complices de Princip, et à la répression des mouvements u subversifs sur le
JI

territoire serbe.
2. Le ministre des Affaires étrangères autrichien.
3. Le neveu du Commandant en ehet de la guerre de 1870.
4. Voir plus haut, p. 366.
5. u Par mauvais calcul, par excès de confiance, par griserie, par fatalisme,
par l’usage irréfléchi de la menace (trop souvent couronné de succès), par sou-
mission de la politique à de prétendus avantages militaires, l’Allemagne est deve-
nue esclave de cette guerre de coalition, dont le cauchemar troublait les nuits
de Bismarck. 1i (GAXOTTE, op. ci#., II, p. 341.)
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 381
Les hostilités se déclenchent le 4 août 1914. Ni Guil-
laume II ni François- Joseph ne prévoient où elles les mène-
ront. Car de même que les campagnes napoléoniennes ont
entraîné l’effondrement du Saint-Empire, la guerre de 1914-
1918 provoquera la dislocation de l’Empire austro-hongrois.
XXII

NAISSANCE ET VICISSITUDES
DE LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE
FÉDÉRALE AUTRICHIENNE
(16 octobre 1918-27 juillet 1927)

Lorsque l’Europe émerge enfin de la tourmente, l’Empire


austro-hongrois a cessé d’exister. Les Habsbourg ont été
évincés du trône. La révolution gronde à Vienne et à
Budapest, où le comte Stürgkh et le comte Tisza ont été
assassinés. Sabotages et attentats se multiplient, teignant de
sang le beau Danube bleu.
A vrai dire, la Monarchie bicéphale n’a pas été écrasée :
elle a littéralement fait explosion. Les forces centrifuges
qui la travaillaient obscurément depuis le début du siècle
se manifestent au grand jour. De l’édifice orgueilleux qui
groupait dans son sein deux États, onze peuples et dix-neuf
Pays différents, il ne reste que les morceaux d’un puzzle
disloqué. Chacun de ces groupes ethniques s’emploie à
consommer un désastre qui lui vaudra l’indépendance.
Polonais, Tchèques, Slovaques, Ruthènes, Roumains, Slo-
vènes, Serbes, Croates, Monténégrins bouillonnent et off rent
l’image d’une douzaine d’insurrections imbriquées les unes
dans les autres. Car à peine libérés, certains de ces élé-
ments en viennent immédiatement aux mains : Polonais
contre Ukrainiens, Slovaques contre Hongrois, Ruthènes

1. L’ancien Président d u Conseil a été abattu par Frédéric Adler, un des diri-
geants de l’aile gauche d u Parti social-démocrate, II pour démontrer aux masses
ouvrières que son Parti était irrréductiblement hostile à la monarchie n.
2. Le chef traditionnel de l’aristocratie magyare a été exécuté pour accélérer
la rupture entre l’Autriche e t la Hongrie. Son assassinat ouvre l a voie a u sou-
lèvement marxiste de Béla Kun.
L’INCORPORATION DE L’AUTRPCHE A U REICH 383
contre Slovaques, Croates contre Dalmates. Sur ces règle-
ments de comptes entre nationalités se greffent les rivali-
tés idéologiques. Rien qu’à Vienne, quatre partis opposés se
disputent le pouvoir : les Sociaux-démocrates, les Chrétiens-
sociaux, l’Union nationale et l’Union agraire. E n bref, c’est
le chaos, un chaos sanglant sur lequel se profilent les
spectres du chômage et de la misère.
- Où est notre Empereur? Où est notre patrie? se
demandent avec angoisse les soldats autrichiens qui n’ont
assisté que de loin à la dislocation intérieure.
Non seulement François-Joseph est mort, mais son suc-
cesseur l’Empereur Charles a pris le chemin de l’exil. Quant
à leur patrie, pour laquelle ils n’ont cessé de combattre dans
les Dolomites, dans les Balkans, en Galicie e t en Bukovine,
elle est devenue méconnaissable. Des drapeaux rouge-blanc-
rouge flottent sur les édifices publics, où ils ont pris la place
de l’ancien étendard impérial jaune et noir. Au lieu des
régiments pimpants qui défilaient aux sons de la marche
de Radetsky, on ne voit que des colonnes de manifestants
qui avancent le poing tendu, en hurlant l’Internationale. Tous
les cadres sont brisés, toutes les institutions dissoutes. A la
place de l’ancien Empire a surgi une nouvelle République.
Ses dirigeants poussent si loin le désir de se désolidariser du
passé qu’ils ne se reconnaissent plus aucun lien avec les ves-
tiges de l’Armée impériale, qui refluent en désordre vers le
cœur du pays. A sa place, ils ont constitué hâtivement une
sorte de milice populaire, la Volkswehr, où sont entrés pêle-
mêle des bourgeois, des ouvriers, des agitateurs syndicalistes
e t beaucoup d’éléments douteux. Ceux-ci font rapidement
comprendre aux combattants du front qu’on n’a plus besoin
d’eux, qu’ils n’ont qu’à disparaître au plus vite, ainsi que
toutes les traditions pour lesquelles ils se sont battus.
Les officiers soiit houspillés, malmenés, dégradés; on leur
arrache les épaulettes; on leur crache à la figure. Contrai-
rement à ce qui se passe à la même époque en Allemagne,
aucun cheî d’État ne vient leur dire qu’ils sont des (( héros
invaincus D.
Les anciens combattants écarquillent les yeux. Hâves e t
amaigris par quatre années de lutte 2, ils sentent grandir,
au fond de leur poitrine, un vide désespéré. S’ils ne retrou-
1. Voir vol. I, p. 74.
2. Dont la dernière a été particulièrement pénible.
384 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

vaient pas les leurs, au seuil de leurs maisons - jeunes filles


aux nattes blondes et garçons en culotte de cuir - ils
ne reconnaîtraient plus leur pays ...
Que s’est-il donc passé?
*
* *
Le 16 octobre 1918, sentant venir la débâcle, l’Empereur
Charles a publié un Manifeste, par lequel il a proclamé
son intention de doter la Monarchie austro-hongroise d’une
structure fédérale l. Son projet, encore assez vague, consiste
à répartir ses territoires en quatre groupes : l o une partie
allemande, comprenant l’Autriche proprement dite et la
région des Sudètes; 20 une partie tchèque; 30 une partie
(( illyrienne I), englobant tous les Slaves du sud 2; 40 un
N Royaume d’Halicz )) pour tous les Ukrainiens de Galicie
orientale. Trieste recevra un statut spécial, selon le vœu de
ses populations. Quant aux Polonais de Galicie occidentale,
ils seront dégagés des liens de la Fédération, au même titre
que les Italiens de l’Istrie et du Trentin.
Pour élaborer cette nouvelle Constitution, l’Empereur
Charles a invité les députés du Parlement de Vienne à se
grouper selon leurs affinités ethniques et à se constituer en
Comités nationaux 3. E n agissant ainsi, il espère couper
l’herbe sous le pied des Alliés et devancer leurs exigences à
la future Conférence de la Paix. Mais il a sous-estimé deux
facteurs qui vont faire de son rescrit le point de départ
d’une dislocation générale.
Le premier est l’opposition irréductible des Magyars. Avec
une obstination inexplicable, ceux-ci persistent à croire que

1. (I Conformément à la volonté de ses pduples a, disait le rescrit impérial,


al’Autriche doit devenir un É t a t fédérai, dans lequel chaque groupe ethnique cons-
tituera un É t a t autonome sur ie territoire quiiui est propre. Ce projet ne préjuge
en rien le rattachement des territoires polonais d’Autriche à un É t a t polonais
indépendant. B Cette dernièrc phrase se référait à la déclaration du 15 novembre
1916, par laquelle l’Allemagne e t l’Autriche-Hongrie s’étaient engagées, sitôt la
guerre terminée, à ériger l a Pologne russe en Royaume indépendant, auquel serait
adjointe la Galicie occidentale.
2. On désignait sous ce vocable les Croates, les Slovènes e t les Serbes.
3. Ainsi était né u n a Comité national tchèque a, sous la présidence des députés
Kramar e t Klofatsch, qui acceptait de demeurer dans le cadre de l a monarchie,
à condition que le nouvel É t a t groupât u toutes les terres de.la Couronne de saint
Wenceslas, telles qu’elles existaient en 1620, avant la bataille de la Montagne
Blanche n. Les Ukrainiens de Galicie orientale avaient constitué également un
Comité national, sous la préaidenCe d e M. Zatkovic.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 385
la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe s’arrêtera
aux portes de la Hongrie. Ils s’imaginent que les événements
en cours ne porteront aucune atteinte (( à l’intégrité du pays
de la Couronne de saint Etienne )) et s’apprêtent à défendre,
avec un acharnement farouche, un principe qui n’est plus
qu’un mythe révolu 2. Aussi approuvent-ils bruyamment le
rescrit impérial, p m r toutes les parties de l’Empire esté-
rieures à la Hongrie : mais ils dénient catégoriquement au
Cabinet de Vienne le droit de l’appliquer à l’intérieur de
leur propre territoire. Non seulement ils refusent de faire
la moindre concession aux peuples qui leur sont directe-
ment assujettis - Slaves du sud, Roumains, Slovaques et
Ruthènes - mais lorsque le Cabinet de Vienne fait mine
de passer outre, ils menacent de suspendre leurs envois de
vivres à l’Autriche 3. Dès lors, tout espoir d’appliquer le
rescrit impérial doit être abandonné.
Le second facteur provient du fait que l’Autriche n’est
pas seulement le siège d’une dislocation intérieure : d’autres
forces centrifuges travaillent à son démembrement. Ce sont
les divers N Comités nationaux )) polonais 4, tchécoslovaque 5,
I.Les Habsbourg eux-mêmes avaient dû s’engager sous serment à respecter
cette intégrité lorsqu’ils s’étaient fait couronner rois de Hongrie.
2. On voit s’affronter ici, d‘une façon tragique, l’esprit fédéral des Autrichiens
e t l’es rit unitaire des Hongrois.
3. &entualité d’autant plus grave que la Hongrie est le grenier de l’Empire,
e t que Vienne est déjà a u bord de la disette.
4. Constitué en marge des Légions polonaises de Pilsudski, un Comité national
polonais s’est formé à Paris, d’ahord sous la présidence de hf. Roman Dmowski,
puis du pianiste Ignace Paderewski. II a été reconnu par les Alliés à l’automne
de 1917, comme représentation ofEcielle du futur É t a t polonais indépendant. Un
d e ses premiers soins a été de mettre sur pied un corps de volontaires, dont l’or-
ganisation a été confiée au général Hailer. Farouchement hostile a u Conseil de
Régence polonais, instauré à Varsovie par les Empires centraux, ce Comité
entretiendra des relations tendues avec Pilsudski, le fondateur d u P. O. W.
(Organisation militaire polonaise).
5 . U n Comité national tchéque s’est constitué sous la présidence du député
Masaryk. Celui-ci s’est enfui d’Autriche en 1915 e t a gagné les c tats-Unis où
+

il a commencé à grouper les Tchéques vivant en Amérique, avec l’approbation


du Président Wilson. De là, le Comité national tcliéque s’est transporté à Paris,
où le DI Bends est devenu son secrétaire général. Deux personnalités d’origine
slovaque - M. Osusky e t le général Stefanik - s’y sont ralliées au nom de leurs
compatriotes, après avoir obtenu la promesse que la Slovaquie jouirait d’une
large autonomie au sein du nouvel État. Ainsi s‘est constituée une représentation
unique pour les diverses fractions ethniques de la future République tchécoslo-
vaque. Un corps de volontaires a Bté mis sur pied dans la région de Cognac. Un
autre s’est formé en Russie, par le regroupement des nombreux transfuges de
l’Armée austro-hongroise. Le Comité a été oficiellement reconnu par la France
le 30 juin 1918, par l’Angleterre l e 9 a o û t e t par l’Italie le 13 octobre. Lord Balfour
a déclaré à l’ambassadeur d’Italie à Londres : a La reconnaissance de l a Tchém-
Slovaquie signifie la destruction de l’Autriche-Hongrie. a
IV 25
386 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

croate 1 et slovène 2 qui se sont constitués à l’étranger sous


l’égide des Alliés et qui se livrent à une surenchère systé-
matique par rapport aux Comités intérieurs 3. Bénéficiant
d’amitiés puissantes à Paris, à Londres et ? Washington, ils
n’entendent pas se contenter du statut d’Etats autonomes,
institués dans le cadre d’une quelconque fédération. Ils sont
résolus à briser tous les liens qui les rattachent aux Habs-
bourg. Ce qu’ils veulent, c’est la scission, la rupture e t
l’indépendance complète - quels que puissent en être les
conséquences et le prix.
Les Alliés ont reconnu aux Présidents de ces Comités natio-
naux la qualité de chefs de leurs futurs pays respectifs. Ils
leur ont consenti des emprunts. Ils ont équipé leurs légions
e t ont conféré à leurs ethnies la qualité (( d‘États associés ».
Mais lorsque l’Empereur Charles, croyant avoir lâché s u a -
samment de lest pour satisfaire le désir d’émancipation de
ses peuples, s’est adressé au Président Wilson pour l’infor-
mer qu’il était prêt à conclure une paix basée sur ses
quatorze points, les chefs des Comités nationaux ont pris
peur. Benès s’est précipité au Quai d’Orsay pour demander
si les Alliés tiendraient jusqu’au bout les promesses qu’ils
leur avaient faites. Philippe Berthelot s’est empressé de le
rassurer :
- Ne craignez rien, lui a-t-il dit, les forces qui sont actuel-
lement à l’œuvre échappent à tout contrôle humain *.
La réponse des Alliés a donc été négative : l’Empire des
Habsbourg doit disparaître à jamais.
Le 26 octobre, Guillaume II a accepté la démission de

1. Des étudiants croates, établis à Paris, o n t fondé en 1915 u n Comité national


croate, présidé par M. Trumbitch.
2. Un Comité des Slaves d u sud s’est fondé à Londres sous la présidence d e
M. Korochetz, d’origine slovène. Simultanément, un corps de vingt mille volon-
taires serbes, croates e t slovènes a été constitué sous le commandement d u géné-
rai Zivkovitch. Il a été envoyé sur le front de Salonique e t mis à la disposition
du général Franchet d‘Esperey. Le 20 juillet 1917, une conférence s’est tenue à
Corfou, a u terme de laquelle le président du Conseil serbe, M. Patchitch, est devenu
le chef dudit Comité. P a r le a Pacte de Corfou n, Serbes, Croates e t Slovènes ont
accepté de constituer sous le nom de Yougoslavie, un É t a t fédéral unique dont
les destinées seraient confiées à la dynastie des Karageorgevitch.
3. II en résulte des conflits parfois aigus entre u Comité d u dedans n e t N Comité
du dehors n. C’est le cas notamment en Pologne, entre Paderewski e t Pilsudski
(voir vol. I, p. 230 e t s.), e t en Bohème entre Benès e t Kramar. Pour éviter une
double représentation, qui risquerait d’être fatale aux nouveaux États en f o r
mation, les Comités fusionnent à la dernière minute. C’est ainsi que Masaryk
e t Benés l’emportent à Prague, tandis que Pilsudski remporte à Varsovie.
4. Walter SCENEEFUSS, (Fsterreich, p. 45.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 387
Ludendorff l. Ce départ a donné à penser que la défaite était
imminente. Les Alliés ayant fait savoir qu’ils entendaient
traiter séparément avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie,
le comte Andrassy a adressé, dès le lendemain, une nouvelle
note au Président Wilson pour l’informer que le gouvernement
austro-hongrois était non seulement d’accord pour reconnaître
(( les droits spéciaux de la Tchécoslovaquie et de la Yougo-

slavie »,mais qu’il était également prêt à déposer les armes


sans attendre le résultat des autres négociations (27 octobre).
Cette note, rendue publique le 28 octobre, a soulevé
dans toute l’Allemagne une tempête d’indignation. Ainsi
donc, après avoir entraîné le Reich dans la guerre, les
Habsbourg se préparent à signer une paix séparée? Ils
s’apprêtent à trahir leurs frères d’armes à l’heure de leur
suprême détresse 2 ? E n apprenant cette nouvelle, beaucoup
d’officiers autrichiens se sentent déshonorés. Ils fondent en
larmes et brisent leurs épées. A dater de ce moment, l’alliance
austro-allemande a vécu. Les régiments des deux nations qui
ont lutté côte à côte, commencent à échanger des regards
hostiles.
Sur ce, les Alliés annoncent qu’ils ne traiteront qu’avec
une Autriche séparée de la Hongrie. C’est briser également
tous les liens qui unissent ces deux pays depuis 1386.
L’Autriche doit mourir : mais elle doit mourir seule...
Pendant ce temps, les populations non allemandes de
l’Empire sont passées à l’action. A Prague, le Comité
nationaI présidé par le Dr Raschin, a proclamé l’avènement
de la République et s’est emparé de la totalité du pouvoir
exécutif.
A Agram (Zagreb), le Commandant militaire a fait savoir
au Comité national des Slaves du sud qu’il se plaçait sous
son autorité. M. Sarkotitsch, gouverneur de la Bosnie, a
suivi son exemple. Le 30 octobre, pour devancer une muti-
nerie prévue pour le lendemain, l’Empereur a donné l’ordre à
l’amiral Horthy de remettre au Comité d’hgram les unités
de la flotte austro-hongroise réfugiées dans les ports de
Fiume et de Cattaro 3. Déjà les troupes serbes ont fait leur
1. Voir vol. I, p. 21.
2. L‘Empereur n’a jamais eu cette intention. Mais il est dans la situation
tragique où tous les artes d’un homme se retournent contre lui.
3. Au cours de ce transfert, le vaisseau-amiral autrichien fut atteint par la
torpille d’un sous-marin italien e t coula avec son nouveau commandant, le capi-
taine Vucovic. Le nom de ce cuirassé prend, en la circonstance, un caractère
388 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

entrée à Sarajevo, à Neusatz, à Peterwardein, à Sombor.


Appelées par les Slovènes, elles marchent sur Laibach
(Ljubljana).
Dans le Nord, la situation n’est pas moins chaotique. La
Galicie occidentale a été remise à un (( Comité de liquidi-
tion )) polonais, qui est entré simultanément en conflit avec les
Ukrainiens et avec le Conseil de Régence polonais, installé à
Varsovie. M. Daszinski a constitué une (( République auto-
nome de la Pologne du Sud », tandis qu’en Posnanie, un autre
Comité national s’est formé sous la présidence de Korfanty.
Pour mettre un terme à leur rivalité, Pilsudski a dû cons-
tituer un (( Gouvernement unique de la Grande Pologne »,
dont il a confié la direction à M. Daszinski. Mais le problème
n’est pas résolu pour autant, car ce gouvernement n’est
pas reconnu par le Comité national polonais de Paris.
A Prague, en revanche, les deux Comités nationaux -
celui de Prague et celui de Paris - ont fini par se mettre
d’accord. Masaryk a été nommé Président de la République
tchécoslovaque, tandis que Benès et le général Stéphanik sont
entrés dans un cabinet de coalition formé par M. Kramar.
Le l e r novembre, les Ruthènes à leur tour se séparent de
l’Autriche. Ils fondent à Lemberg (Lwow) une (( République
ukrainienne de l’Ouest »,qui entre aussitôt en conflit avec
les Polonais. Le 4 novembre, la Bukovine est remise au
Comité national roumain qui proclame l’avènement d’une
Grande Roumanie, en accord avec le Comité national de
Transylvanie (Siebenbürgen).
Mais c’est en Hongrie que la situation est de loin la plus
confuse. L’archiduc Joseph, qui avait été chargé de procéder
à la réorganisation de l’Armée hongroise, s’est vu contraint
de passer le pouvoir au comte Karolyi l, lequel a fondé aussi-
t ô t un (( Comité national magyar ». Ne sachant plus à
qui obéir, les régiments se débandent et se livrent au
pillage. Pour tenter d’apaiser la foule déchaînée, Karolyi
lui promet de (( balayer le pouvoir des aristocrates )) et de
constituer un gouvernement populaire, exclusivement hon-
grois. Puis il se tourne vers le chef de la Maison de Habsbourg

symbolique. I1 s’appelait Viribm Unitis (Avec des forces unies). Or c’était jus-
tement l’union des forces austro-hongroises qui était en train de se dissoudre.
1. II a tout d‘abord demandé A l’Empereur Charles la permission de réprimer
l’insurrection naissante à l’aide de troupes bosniaques et de certains régiments
sûrs. La réponse de Vienne avait été si évasive qu’il y avait renoncé.
390 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

et lui demande de le délier de son serment à la Couronne.


L’Empereur Charles, dont l’autorité s’amenuise de jour en
jour, s’incline devant cette mise en demeure. La Hon-
grie, de ce fait, devient indépendante. Deux heures plus
tard, le nouveau ministre de la Guerre rappelle du front
toutes les troupes hongroises, sous prétexte qu’elles n’ont
plus à défendre que leur propre patrie. Au démembrement
territorial s’ajoute la dislocation militaire ...
Malgré les coups réitérés qui s’abattent sur lui, 1’Empe-
reur Charles s’efforce encore de tenir tête à l’ouragan. Rien
ne l’a préparé à un drame de cette envergure. Mais le cou-
rage et l’abnégation avec lesquels il y fait face imposent le
respect.
D’ailleurs, son calvaire ne fait que commencer. Le
2 novembre, le général Weber lui transmet les conditions
d’armistice des Alliés : elles équivalent à une capitulation
pure et simple et n’ont plus aucun rapport avec les quatorze
points de Wilson. Le Conseil de la Couronne qui les examine
dans la nuit du 2 au 3, les déclare inacceptables. Mais que
peuvent faire un Empereur sans Empire, et un Haut-Com-
mandement sans Armée? I1 ne leur reste qu’à s’incliner
devant les exigences du vainqueur. Le 3 novembre au
matin, le général Weber est autorisé à signer l’armistice. Le
même jour, le général Arz donne l’ordre à toutes les troupes
de déposer les armes. C’est alors que les Italiens, profitant
du désarroi général, se précipitent à travers les lignes autri-
chiennes et s’emparent sans coup férir d‘un butin énorme e t
de 300.000 prisonniers l. Cet ultime désastre - auquel per-
sonne ne pouvait s’attendre - prive le régime impérial de
ses derniers défenseurs.
La débâcle de l’Autriche a contribué à accélérer l’effon-
drement de l’Allemagne. Le 9 novembre, Scheidemann a
proclamé la République à Berlin. Guillaume II s’est réfugié
en Hollande. Tous les princes allemands se terrent, ou ont
pris la fuite. Mais l’Empereur Charles refuse de suivre leur
exemple. Demeuré à Schœnbrunn avec l’Impératrice Zita,
il proclame hautement qu’il n’abdiquera jamais.
Pourtant son règne touche à sa fin. Le 12 novembre,
l’Assemblée nationale autrichienne proclame la République
e t porte au pouvoir le Dr Renner, un Social-démocrate.

1. Sur la batailla de Vittorio Veneto, voir plus haut, p. 91, note 1.


L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 391
Pour éviter une déposition qui paraît désormais inéluctable,
l’Empereur a signé la veille au soir un dernier rescrit dans
lequel il déclare (( renoncer à toute participation aux affaires
gouvernementales et reconnaître d’avance la Constitution
que se donnera le peuple autrichien. ))
Après quoi, il se retire dans son château d‘Eckartsau a.

+ *
Le départ de l’Empereur va-t-il entraîner la dislocation de
l’Autriche proprement dite? On peut le croire un moment,
car le Tyrol déclare que, n’étant lié aux pays autrichiens que
par la Pragmatique Sanction 3 - c’est-à-dire par un lien
personnel avec le chef de la Maison de Habsbourg - aucun
lien ne le rattache plus aux autres Liinder. Mais après vingt-
quatre heures de flottement, ce Pays se ressaisit. I1 se
rallie finalement à la République autrichienne, dont l’As-
semblée nationale est en train d’établir la Constitution.
Mais que peut la malheureuse petite République fédé-
rale, avec ses 6.710.000 habitants, dont près d’un tiers
sont concentrés dans la seule ville de Vienne 4 ? Faite
pour être la capitale d’un Empire de 57 millions d’âmes,
cette ville est disproportionnée au territoire qui lui reste.
Amputée de la Bohême industrielle et de la Hongrie agri-
cole, privée de tout débouché sur la mer, coupée de ses
prolongements danubiens et balkaniques, l’Autriche réduite
à elle-même, ne peut que végéter misérablement. Toute
extension lui étant interdite du côté du sud-est, force lui est
de chercher son salut dans une autre direction.
Durant tout le x ~ x esiècle, les rivalités dynastiques entre
Habsbourg et Hohenzollern l’ont empêchée de fusionner avec
l’Allemagne. A présent, cet obstacle n’existe plus. Habsbourg
et Hohenzollern ont été détrônés. La République a été pro-
clamée à Berlin comme à Vienne. Des gouvernements socia-
listes y exercent le pouvoir et, sur l’ensemble du Reich ne
1. Sur les instances de l’Impératrice Zita e t de Mgr Seipel.
2. II le quittera, dans l’après-midi d u 24 mars 1919, pour se réfugier en Suisse,
au château de Prangins. De là, il se rendra à Madère oii il mourra danî le dénue-
ment IC plus tota1,le l e 1 avril 1922. ( P o u r tout ce qui & trait A la fin de l’Empire
austro-hongrois, voir comte A. POLZEn-HoDiTZ, L’Empereur Charles et la mission
hisloripe de l‘Autriche, Paris, 1934.)
3. Acte promulgué en 1719 par l’Empereur Charles VI, en vue d‘harmoniser
les régles successorales en Autriche avec celles de la Hongrie.
4. On compte, en 1918, 1.865.000 Viennois, contre 2.031.000 e n 1910.
392 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

flotte plus l’emblême noir-blanc-rouge de l’Empire bismar-


ckien, mais le drapeau noir-rouge-or de 1848. Lassalle n’a-t-il
pas prédit, en 1859, que (( le jour où l’Italie et la Hongrie
deviendraient indépendantes, douze millions d’Autrichiens
seraient rendus à la nation allemande I)? Le moment
n’est-il pas venu de réaliser cette prédiction?
C’est alors que le peuple autrichien, du fond de sa détresse,
sent remonter en lui avec une force irrésistible, le sentiment
de son appartenance au Corps germanique. Cet élan est si
puissant que, dès leur première séance, les parlementaires
chargés de rédiger la nouvelle Constitution adoptent à l’una-
nimité la résolution suivante (12 novembre 1918) 2 :
L’Autriche allemande est une République démocratique. Tous
les pouvoirs y sont exercés par le peuple. L’Autriche est partie
intégrante de la République allemande 3.
Le lendemain, 13 novembre, le Dr Karl Renner, qui
assume les fonctions de chef d u Gouvernement provisoire,
justifie en termes émus l’adoption de cette loi :
(( Notre grand peuple a sombré dans la détresse e t le malheur,

déclare-t-il, ...notre grand peuple allemand qui s’est toujours


enorgueilli d’être nommé le peuple des penseurs et des poètes.
Mais à cette heure précise où il serait commode, facile, voire
même séduisant de présenter une note à part, pour tenter
d’arracher quelques avantages à nos ennemis, notre peuple
ne veut reconnaître qu’une chose, dans toutes ses régions :
c’est que l’Allemagne et l’Autriche ne forment qu’une seule
race et une seule communauté liée par le destin4. ))
1. G R ~ N W A LOp.
O . cit., p. 312.
2. Que l’on remarque bien cette date : l’Autriche a signé l’armistice le
3 novembre; l’Allemagne, le 11. La résolution se situe donc vingt-quatre heures
après Rethondes, au moment oii la courbe de l’histoire allemande semble avoir
atteint son point le plus bas.
3. Documents des proch de Nuremhrg, t. XV, p. 633.
4. Huit jours plus tard (21 novembre 191S), l’Assemblée nationale provisoire
adopte une seconde résoliition qui confirme la première e t l’étend à tous les t e r
ritoires de l’ancienne monarchie habités par des populations de longue allemande :
a L‘État autrichien allemand (Der Deutsch-Esterreichischer Staat 1 y lit-on, reven-
dique la soutaraineM sur tout le terriînire peuplé par les Allemands et particulière-
ment sur le pays des Sudètes. L’État autrichien-allemand s’opposera & toute anneaion,
par d’autres nations, de territoires peuplée de paysans, douc3rier.s et de bourgeois
allemands. n (Id., ibid.).
a A la vérité, écrit Walter Schneefuss, il n’était guère pensable que ces terri-
toires pussent être incorporés à l’Autriche, ne serait-ce qu’en raison de leur dis-
persion géographique. Mais on tenait à les revendiquer pour leur permettre d’ob-
tenir de meilleures conditions d’existence - l’auto-administration, par exemple
- au cas où ils seraient attribués A l a Tchécoslovaquie. I (Op. cil., p. 102.)
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 393
Ce vœu est entendu par les dirigeants de l’Allemagne nou-
velle. Le 6 février 1919, à la séance inaugurale de 1’Assem-
blée de Weimar, Scheidemann termine son discours d’ou-
verture par un appel vibrant (( aux frères de Bohême et
d’Autriche ».I1 fait adopter par la majorité le drapeau noir-
rouge-or (( parce qu’il est le symbole de la plus grande Alle-
magne, le souvenir des temps glorieux où l’Autriche faisait
partie de l a Confédération », et conclut au milieu d’un
tonnerre d’applaudissements :
- Puisse le temps être proche où nos frères autrichiens
reviendront prendre leur place au sein de la grande commu-
nauté germanique !
Mais les (( frères autrichiens 1) le veulent-ils réellement?
N’est-ce pas un désir exclusif des socialistes viennois? Pour
que nul ne puisse le prétendre, M. Renner fait procéder
à des élections générales. La nouvelle Assemblée nationale
qui en est issue, se réunit en séance solennelle le 2 mars 1919.
Elle proclame à la quasi-unanimité, - car pour une fois
dans son histoire tous les partis sont d’accord3 --,.q:e
(( l’Autriche doit être considérée comme faisant partie inte-

grante du Reich allemand ».De ce fait, la déclaration du


12 novembre 1918 prend force de loi. Le même jour, Otto
Bauer signe un traité d’Anschluss austro-allemand en bonne
et due forme, avec le comte de Brockdorf-Rantzau, ministre
des Affaires étrangères du Reich 4.
Le 11 août 1919, les députés du Reichstag allemand
prennent acte de ces diverses déclarations et insèrent dans
la Constitution de Weimar un article 61 qui spécifie :
L’Autriche allemande sera dotée au sein du Reichstag d’une
représentation proportionnelle au chiffre de sa population, le jour
où son rattachement au Reich sera devenu effectif.

Cet article 61 est conforme au désir des milieux les plus


divers de droite et de gauche, puisque à la même époque 5 ,
un jeune homme du nom d’Engelbert Dollfuss entonne le
Deutschland über alles à la séance finale du Congrès estu-
1. Voir vol. I, p. 151.
2. Documents des proc& de Nuremberg, ibid.
3. A l’exception d’une demi-douzaine de députés monarchistes.
4. Son texte sera conservé aux Archives de la Wilhelmstrasse.
5. 1920. Dollfuss était alors le doyen du groupement d’étudiants a Franco-
Bavaria ), auquel il avait adhéré avant la guerre de 1914 (Gordon SHEPHERD,
Engelbert Doll~uss,p. 47-48.)
394 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

diantin de Ratisbonne et approuve l’exclusion des Juifs


des organisations de jeunesse catholiques autrichiennes; que
le D* Schober - un autre futur Chancelier - milite pour
le rattachement au Reich dans le Parti pangermaniste de
1’« Union nationale )) et que le lieutenant-maréchal Bardolff,
le chef du (( Club allemand »,proclame sans ambages : (( Dans
le désarroi profond provoqué par la chute de la Monarchie,
un seul pôle demeure : à savoir que nous ne sommes plus
Autrichiens, mais Autrichiens-Allemands. L a fin de l‘an-
cienne Monarchie nous a enfin libérés du cauchemar d u
dualisme et de la querelle des nationalités. Pour beaucoup
d’entre nous, c’est une consolation dans notre malheur de
nous dire que puisque nous ne pouvons plus être habsbour-
geois sous les couleurs jaune et noir, nous pouvons au moins
être Allemands sous les couleurs noir-rouge-or 1. 1)
Mais les Alliés ne l’entendent nullement de cette oreille.
Laisser l’Allemagne s’incorporer l’.Autriche aboutirait à ce
résultat paradoxal : elle sortirait vaincue de la guerre plus
grande qu’elle n’y était entrée 2. Si les Yougoslaves e t les
Hongrois n’y voient guère d’inconvénient 3, les Tchèques
y sont farouchement hostiles 4. Pour dissiper toute équi-
voque, M. Stephen Pichon, ministre français des Affaires
étrangères, a déjà déclaré le 19 décembre 1918, à la tribune
du Palais-Bourbon, que (( la France ne tolérera jamais que
l’Autriche fasse partie de l’Allemagne, fût-ce sous la forme
déguisée d’une union douanière ».
L’avertissement est net. Aussi, lorsque la délégation autri-
chienne arrive, le 14 mai 1919 à Saint-Germain-en-Laye 5,
1. SHEPHERD, op. cit., p. 49.
2. Le princc de Uiilow avait prévu cette éventualité. a Même si nous perdons
la guerre, avait-il dit en 1916, nous gagnerons quand même la partie, puisque
nous anncxerons l’Autriche. n (cité par \Vladimir n‘OR>imsoN,Le Temps,30 avril
1938.) M. René Dumaine, ambassadeur de France à Vienne, disait à peu prés
la m i h e chose sous une forme diErente lorsqu’il afirmait, en quittant Vienne
le l e r aoDt 1914 : a Mon succcsscur ici nc sera plus qu’un consul général. P
3. Yougoslaves e t Hongrois y voient une mesure qui consolidera leur indépen-
dance, car elle empêchera toute résurrection de la monarchie austro-hongroise.
4. Les Tchéques, qui s’apprêtent à incorporer les territoires sudètes pcuplés
d’Allemands, craignent Q juste titre que le rattachement de l’Autriche à I’Alle-
magne n’entraîne, à plus ou moins brève échéance, la dislocation de l a Tchéco-
slovaquie.
5. Elle est constituée par le Chancelier Renner, les députés Gürtlsr e t Schœn-
bauer e t de toute une équipe d’experts e t de conseillers parmi lesquels figurent
le géographe Sieger e t l’ancien Président du Conseil de l‘Empereur Charles, le
DI Lammasch. Les Autrichiens espérent que la qualité de leurs experts leur per-
mettra d’engager des négociations orales avec les Alliés. Mais cet espoir est déçu :
seul est autorisé l’échange de notes.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 395
cette interdiction lui est-elle immédiatement signifiée. Non
seulement l’Autriche n’est pas autorisée à se joindre au
Reich, mais elle doit cesser de s’appeler l’Autriche (( alle-
mande ».Cette décision lui est communiquée au nom du
Comité des Cinq, chargé par le Conseil suprême de rédiger
les clauses du Traité de Paix avec l’Autriche et qui se
compose de Lord Baljour (Grande-Bretagne), Stephen Pichon
(France), Lansing (Etats-Unis), Sonnino (Italie) et Makino
(Japon).
Le Chancelier Renner élève une protestation enflammée
contre ce qu’il appelle (( un incroyable déni de justice ». I1
s’étonne que le délégué américain se soit associé ((à une mesure
qui viole si ouvertement les quatorze points de Wilson n. Mais
quand il évoque le libre droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes et demande pourquoi son pays est exclu du béné-
fice d’un principe que l’on a appliqué si libéralement aux
Tchèques, aux Slovaques, aux Ruthènes, aux Croates, aux
Slovènes ainsi qu’aux Roumains habitant à l’intérieur de la
Hongrie, on lui répond sèchement (( que ce droit ne saurait en
aucun cas s’étendre aux vaincus e t qu’ainsi en a disposé la
volonté des vainqueurs D. Comme M. Renner fait remarquer
que ni les Slovaques, ni les Croates, ni les Ruthènes n’ont
gagné la guerre, Lord Balfour lui retire la parole. Les délé-
gués autrichiens doivent signer - sans rien y modifier - un
document où la formule comminatoire : (( Les Alliés déclarent
et l’Autriche accepte ... )) revient comme un leitmotiv.
Pour donner un caractère irrévocable à cette interdiction,
l’article 88 du traité de Saint-Germain est rédigé dans les
termes suivants :
L’indépendance de l’Autriche est inaliénable, si ce n’est avec
le consentement du Conseil de la Société des Nations.
L’Autriche s’engage, en conséquence, à s’abstenir de tout acte
de nature à compromettre, directement ou indirectement, son
indépendance.

Ces dispositions sont encore renforcées par une série de


mesures annexes. Le 22 septembre, l’Allemagne est mise
en demeure d’abroger l’article 61 de sa Constitution l. Le
21 octobre, l’Autriche doit enlever de la sienne la phrase :
u L’Autriche fait partie intégrante du Reich allemand. 1) Enfin
1. Protocols de Versailk, du 22 septembre 1919.
396 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

le 16 décembre, le Conseil suprême adopte la résolution sui-


vante :
Désireuses d‘assurer l‘existence de l‘Autriche à l’intérieur des
frontières qui l u i sont assignées, et décidées à faire respecter les
clauses d u traité de Saint-Germain, les Puissances alliées et
associées déclarent qu’elles s’opposeront résolument à toute ten-
tative de nature à porter atteinte, dwectement o u indirectement, à
l‘intégrité d u territoire autrichien, a u x stipulations de l‘article 88
d u traité de Saint-Germain, o u à l’indépendance politique o u
économique de l’Autriche.

A l’heure où tant de peuples accèdent à leur indépendance,


l’Autriche, elle, est littéralement rivée à la sienne. Peu d e
voix s’élèvent pour protester contre cette inégalité de trai-
tement. Seul dans la presse française, Léon Blum exprimera
dans quelque temps son opinion à ce sujet, en des termes
qui témoignent de sa grande liberté d’esprit :
Qu’une affinité naturelle faite de causes multiples entraîne la
petite Autriche d‘aujourd’hui vers l’Allemagne, écrit-il, nul ne
peut l e nier et l‘Anschluss se place assurément dans les perspec-
tives de l’Histoire. Mais ramenons aussi l’événement à son
exacte proportion. La minuscule Autriche d’à présent n’a plus
rien de comparable avec l’ancienne Monarchie austro-hongroise...
S o n incorporation a u Reich allemand ne l u i rendrait même p a s
l‘équivalent e n territoire et e n population de ce que les traités de
...
p a i x l u i ont enlevé o u repris Elle ne pourrait porter ombrage
à personne et ne serait plus que l‘expression d u m o m s contes-
table de tous les droits : le droit &un pays à disposer de lui-
même 1.
* *
Lorsque les conditions du traité de Saint-Germain sont
connues à Vienne, elles y causent u n sentiment d‘accable-
ment.
Dans l’espoir de démontrer au Conseil de la S.D.N. que
l’Anschluss correspond à un vœu profond de la nation, le
Gouvernement organise une série de référendums sur une
base régionale. La première a lieu dans le Tyrol, le 24 avril
1921. 145.302 personnes votent pour le rattachement, et
1.805 contre 2.
1. LB Populaire, 24 mars 1931.
2. Documenta des proch ds Nwembag, t. XV, p. 36Q
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 397
L’opération doit se répéter trois mois plus tard, dans la
province de Salzbourg et en Haute-Autriche. Mais les You-
goslaves ayant menacé d’occuper la Carinthie si la consul-
tation avait lieu, le Gouvernement doit y renoncer. Le traité
d’Anschluss signé par Otto Bauer et Brokdorf-Rantzau 1
restera enterré dans les archives des deux Chancelleries,
Toutefois, un référendum organisé à Salzbourg, le 18 mai
1921 par des associations privées, donne 98.546 voix pour
le rattachement et 877 contre 2.
Cette fois-ci, les Alliés perdent patience. Ils font savoir
au Gouvernement viennois qu’ils ne toléreront plus ce genre
de (( sondages 1). Et comme le pays a un pressant besoin
d’argent, le Gouvernement fédéral s’inclinera en silence.
La seule consolation qui restera aux Autrichiens sera d’ap-
poser, quatre ans plus tard, sur la façade extérieure du
Rathausbogen de Salzbourg, une plaque faisant état du
nombre de voix recueillies et portant l’inscription suivante :
(( Ce mémorial a été érigé ici, en l’été de 1925, dans un invin-

cible espoir de retour 3.


(( J’ai vécu le plébiscite dans le Tyrol, écrira plus tard le

Chancelier Schuschnigg dans ses Mémoires. J’ai dépouillé


moi-même les scrutins. La signification politique du résultat
obtenu ne pouvait échapper à personne. Un aFgument s’im-
posait désormais aux dirigeants du pays. Un E t a t sans idéal
patriotique, sans ferme volonté de vivre, ne pouvait subsister
longtemps. L’Autriche, telle qu’elle était alors, privée du
sens de son existence, ne pouvait aucunement remplir sa
mission historique 4... ))
*
.1

Le traité de Saint-Germain, signé le 10 septembre 1919,


entre en vigueur le 18 juillet 1920 5, inaugurant une longue
période de misère, de crises financières et de spasmes
1. Voir plus haut, p. 393.
2. Documents des procès de Nuremberg, ibid.
3. Cette plaque a été arrachée en 1945, sans que l’on puisse préciser si son
enlèvement a eu lieu A la suite d’une pression russe ou d‘une démarche américaine.
4. Kurt von SCHUSCHNIGG, Autriche, m a Patrie ..., p. 53.
5. Au lendemain de sa ratification p a r le Parlement viennois. Le décalage
entre ces deux dates s’explique par la nécessite d’attendre la signature du traité
de Trianon avec l a Hongrie e t l a fixation définitive des frontières des a É t d t s
8uccesseurs I de la Monarchie habsbourgeoise, notamment celles de la Tchéco-
slovaquie e t de la Yougoslavie.
398 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

sociaux. L’inflation, le chômage, le manque de mati$res pre-


mières accusent le caractére inviable du nouvel Etat, car
son économie n’est pas moins mutilée que son territoire. Les
lignes de chemin de fer ne sont plus que des tronçons irren-
tables. Les filatures, installées dans le bassin viennois, sont
coupées de leurs usines de tissage qui se trouvent en Bohême.
L’industrie électromécanique a perdu ses débouchés danu-
biens, car les Hongrois se sont mis à construire leurs propres
fabriques d’appareillage électrique. Le déficit budgétaire
s’élève à 5 milliards de couronnes. Près de 800.000 chômeurs
cherchent du travail, tandis que le pain et la viande attei-
gnent des prix astronomiques. Enfin des milliers de fonc-
tionnaires de langue allemande, qui étaient disséminés jus-
qu’ici à travers l’ancienne Monarchie, refluent vers Vienne, ou
il faut les réintégrer à l’administration fédérale pour laquelle
ils représentent une surcharge écrasante. Que l’on imagine
l’Angleterre, brusquement amputée de tous ses Dominions :
sa situation serait encore enviable, comparée à celle de l’Au-
triche l. Vraiment, les Autrichiens ne savent plus pourquoi
ils vivent ...
Aussi voit-on de longues files de sans-travail piétiner
devant les soupes populaires. La classe ouvrière reçoit encore
quelques subsides -du moins aussi longtemps que ses repré-
sentants sont au pouvoir. Mais la bourgeoisie est complète-
ment ruinée. D’anciens officiers en sont réduits à mendier
leur pain dans la rue. Le spectacle qu’offre l’Autriche, durant
les premières années de l’après-guerre, est peut-être moins
spectaculaire que celui de l’Allemagne, parce que tout y est
empreint de discrétion et de réserve. Mais on y découvre une
foule de détresses individuelles, qui n’en sont que plus poi-
gnantes pour être pudiquement cachées, et le nombre de
suicides y dépasse de loin celui des autres pays occidentaux,
dont la population est pourtant quatre ou cinq fois supé-
rieure.
Au lendemain de l’effondrement de l’Empire, les Sociaux-
démocrates se sont emparés de tous les leviers de commande.
Mais contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne 2, la
Social-démocratie autrichienne ne s’est pas scindée en deux.

1 . Déclaration du Cllancelier Renner.


2. OU, à la suite de la scission survenue en avril 1917, l’aile gauche du Parti
socialiste s’est séparée de l’aile droite (majoritaire) pour former, avec les Commu-
nistes, le Parti Socialiste indépendant. (Voir vol. I, p. 42.)
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 399
Ses chefs, le Dr Seitz et le Di Renner - qui occupent res-
pectivement les fonctions de Bourgmestre de Vienne et de
Chancelier fédéral - ont réussi à maintenir dans leur obé-
dience l’aile gauche extrémiste l, évitant ainsi la formation
d’un Parti communiste autrichien. Il en est résulté un socia-
lisme très (( rouge D - la (( IIe Internationale et demie »,
comme l’a appelée Otto Bauer - dont l’élément moteur a
été les syndicats.
Cet (( Austromarxisme )) s’est signalé par quelques réussites
spectaculaires, notamment dans le domaine des logements
ouvriers 2. E n revanche, il s’est avéré incapable d’apporter
le moindre remède au marasme économique et financier.
Réduite à la mendicité, l’Autriche a dû recourir sans cesse
à l’emprunt extérieur. Elle est devenue ainsi de plus en plus
tributaire de la Haute Finance internationale. E t chaque
fois qu’elle a dû faire appel à son secours - soit directement,
soit par le truchement de la Société des Nations - ses créan-
ciers en ont profité pour resserrer encore ses chaînesa.
Pourtant, à partir de 1920, une évolution se dessine. Le
Parti social-chrétien 4, relégué jusque-là au second plan, com-
mence à prendre le pas sur les Sociaux-démocrates. Devenu
le groupe le plus nombreux du Parlement, quoique ne dispo-
sant pas à lui seul de la majorité absolue, il ne peut gouverner
qu’avec le soutien des Socialistes. I1 n’en revendique pas
moins la direction des affaires. Des hommes nouveaux appa-
1. Dirigée par Friedrich Adler e t Otto Bauer.
2. Sous l’impulsion d’Hugo Breitner, un architecte communisant, d’immenses
bâtiments, pouvant loger jusqu’à 20.000 ouvriers, o n t été construits à Vienne.
Ces u grands ensembles >I comprenaient, outre les logements, une école, une cli-
nique, u n cinéma, un établissement de bains, des jardins d’enfants, une pou-
ponnière et un supermarché. Ces réalisations étaient très en avance sur toutes
les autres constructions de leur époque.
3. Lors de l‘emprunt consenti par la S. D. N., le 4 octobre 1922, les Alliés
imposent I l’Autriche ia signature d’un Protocole contenant des engagements
supplémentaires, dont voici la teneur :
u Les Gouvernements de Grande-Bretagne, de France, d’Italie et de Tchécoslovaquie
confirment solennellement leur volonté de sauvegarder l‘indépendance politique, l‘in-
tégrité territoriale et la souveraineté de l’A utriche.
II E n contrepartie, l’Autriche s’engage à ne rien aliéner de son indépendance, confor-
mément <i l’article 88 du traité de Saint-Germain. Elle s’absiieruira de toute négo-
ciation et de foule obligation économique ou financière de naiure à cornpromellre,
directement ou indirectement son indépendance. n
Ce Protocole rend la Société des Nations garante du traité de Saint-Germain.
I1 ne sera donc plus question, pour elle, d’en modifier les termes. E n vertu de
cet engagement, l‘Autriche reçoit de l’Angleterre un prét d e 2.250.000 livres
sterling. La S. D. N. se voit conférer le contrôle total des Finances autrichiennes.
4 . Celui-ci recrute sa clientèle, moins parmi les ouvriers des villes, q u e parmi
les paysans et les villageois.
400 HISTOIRE D E L ’ A R Y ~ ~ E
ALLEMANDE

raissent ainsi sur le devant de la scène. Mgr Seipel remplace


le Chancelier Renner. Un Cabinet clérical succède à un gou-
vernement marxiste.
Imbu d’une haute idée de sa mission a, adversaire résolu
du rattachement à l’Allemagne, impatient de la tutelle que
voudraient lui imposer les partis de gauche dont il ne par-
tage aucune des idées, Mgr Seipel s’est assigné un pro-
gramme politique relativement simple : consolider la posi-
tion de l’Autriche en inspirant confiance aux Puissances
étrangères, seules capables de lui fournir les capitaux dont
elle a besoin et répudier, pour cela, toute collusion avec les
(( Austromarxistes ».

Comme il fallait s’y attendre, cette politique le met rapi-


dement en conflit avec le Parlement. Et comme le chômage
persiste, que le prix de la vie ne cesse de monter, que les
syndicats chrétiens mènent la vie de plus en plus dure aux syn-
dicats ((indépendants 3 et que les ouvriers s’aperçoivent qu’on
cherche à leur arracher, l’un après l’autre, les quelques avan-
tages que leur a valus la révolution, ils font preuve d’une
nervosité croissante. Des brimades maladroites achèvent de
les exaspérer. La situation devient de plus en plus tendue.
Et soudain, c’est l’incident stupide qui va faire basculer le
régime.
Aux derniers jours de juin 1927, des membres d’une asso-
ciation d’anciens combattants ont ouvert le feu sur un groupe
d’ouvriers qui rentraient d’un meeting en chantant des
refrains révolutionnaires. On a relevé un mort et plusieurs
blessés. Déférés devant les tribunaux, les agresseurs ont été
acquittés, sous prétexte qu’ils se trouvaient en état de Iégi-

1. Sa venue au pouvoir est saluée avec enthousiasme par les milieux catho-
liques. u Un seul homme était capable de ressusciter l’Autriche, écrit Schuschnigg,
un seul homme devait et pouvait le faire en dépit des trihulations de l’époque,
de la structure politique de l’État, des querelles des partis, de la menace du bol-
chévisme, du désespoir qui r é p a i t dans tous les milieux de la population e t des
doutes que l’on avait sur la vie ou la mort d u Pays : ce sauveur était Seipel. D
(Autriche, ma Patrie..., p. 54.)
2. a Nous autres Autrichiens, écrit à cette époque Mgr Seipel à Mgr Frind,
étions investis d’une mission spéciale dans l’Est européen, à l’égard des Slaves,
des Magyars, etc. L’avons-nous perdue ou non? Si nous l’avons perdue, il ne
nous reste plus qu’à retourner a u Reich, pour former une pmvince à cûté des
autres, sous la domination de la Prusse, parce que Dieu n’a plus rien d’autre
à faire avec nous. Ce qui nous adviendra finalement, je l’ignore. Mais toutes les
fibres de mon cœur souhaitent que mon peuple n’ait pas perdu sa vocation, OU
que le Tout-puissant la lui rende. n
3. C’est le nom que portaient, en Autriche, les syndicats marxistes.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 401
time défense. Cette décision a provoqué une vive colère dans
les milieux ouvriers.
Le 15 juillet, au matin, l’drbeiter Zeitung, organe du Parti
socialiste, publie un appel très violent, invitant tous les tra-
vailleurs à organiser une manifestation de masse devant le
Palais de Justice.
Quelques mois plus t ô t , cet appel n’aurait été suivi que
par quelques centaines de personnes. A la surprise de tous,
les usines de la banlieue viennoise se vident et des mil-
liers de manifestants marchent vers le centre de la ville.
Croyant avoir encore ses troupes en main, le Dr Seitz, Bourg-
mestre socialiste de Vienne, demande à M. Schober, le Préfet
de police, de lui laisser carte blanche. I1 se fait fort, par sa seule
éloquence, de calmer les manifestants, à condition toutefois
que la police n’intervienne pas. M. Schober commet l’erreur
de le croire. I1 ignore que les manifestants sont au
comble de l’exaspération et que M. Seitz a perdu toute
autorité sur eux. Dès que M. Seitz commence à les haran-
guer, sa voix est recouverte par des huées. L’atmosphère
devient de plus en plus orageuse. Surpris par cette réaction,
M. Seitz perd pied e t renonce à se faire entendre. A ce
moment, des éléments incontrôlés font irruption dans le
Palais de Justice, le saccagent de fond en comble et y mettent
le feu. Bientôt le bâtiment n’est plus qu’un énorme brasier.
Lorsque la police intervient, il est trop tard. La foule
déchaînée se retourne contre elle. Craignant d’être débordé, le
service d’ordre fait usage de ses armes : une vingtaine de
victimes s’écroulent sur la chaussée.
Convaincus que M. Seitz leur a tendu un piège, les ouvriers
reviennent le lendemain, pour mettre à sac le siège du Parti
socialiste. Otto Bauer ne parvient à les en empêcher qu’en
détournant leur colère sur le Préfet de police. Les manifes-
tants se ruent alors sur la Préfecture, qui a été rapidement
entourée de fils de fer barbelés. Ils l’assiègent pendant des
heures en tendant le poing et en traitant M. Schober de
(( bourreau de la classe ouvrière n.

Lorsque le calme renaît, Mgr Seipel tient enfin le prétexte


qu’il attend pour écraser la Social-démocratie autrichienne.
Le 27 juillet, un débat orageux s’ouvre devant le Parle-
ment. Hués par les députés de droite, les chefs des partis
de gauche ripostent en attaquant le Gouvernement. Per-
dant patience, Mgr Seipel leur lance l’apostrophe célèbre :
IV 26
402 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

-Votre arrogance n’est plus de mise! Vous vous &es


révoltés le 15 juillet e t vous avez perdu. Maintenant, l‘heure
est venue de faire pénitence ’.
- Monsieur le Curé, réplique le Dr Seitz d’une voix étran-
glée par la colère, vous pouvez infliger une pénitence à de
vieilles dévotes dans votre confessionnal! Vous ne pouvez pas
mettre en pénitence la classe ouvrière autrichienne!
Ces paroles s’entrecroisent, rapides et acérées comme des
coups de rapière. Toute la haine accumulée depuis près de
dix ans entre Catholiques et Marxistes y éclate. Mais aussi
rapide qu’elle soit, cette altercation aura des conséquences
incalculables. Elle consomme la rupture entre (( Rouges )) et
(( Noirs ».Aucune tentative de paix ne les réconciliera plus.

A dater de ce jour, aucun gouvernement de coalition ne


sera plus possible. Privés du soutien des Socialistes, les
Chrétiens-sociaux n’ont plus la majorité et le Parlement,
réduit à l’impuissance, est incapable d’assurer la bonne
marche des affaires 2. Aussi Mgr Seipel ne gouvernera-t-il
plus en s’appuyant sur lui mais en cherchant, en dehors
de lui, l’appui de la Heimwehr.
1. Jeizt rnüsst Ihr btissenf
2. Contrairement a u Parlement d e Weimar, l’Assemblée autrichienne n’est pas
exposée à l’émiettement et à la dispersion : elle est vouée i la sclérose et à la
stagnation. 90 yo de la population se rend aux urnes, mais le même nombre d e
voix va toujours aux mêmes partis. Les ouvriers votent régulièrement socialiste
e t les paysans, chrétien-social. Aucun déport d e voix ne permet le moindre renou-
veau.
XXIII

LE PARLEMENT AUTRICHIEN SE SUICIDE


(27 juillet 1927-15 mars 1933)

On s’est longtemps demandé lequel des partis autrichiens


avait été le premier à se constituer une milice armée, trans-
portant ainsi dans la rue des querelles qui s’étaient dérou-
lées jusque-là dans l’enceinte du Parlement. Nous savons
aujourd’hui que ce fut le Parti.soeia1-démocrate, par la créa-
tion de la Ligue de défense républicaine, ou Republikanischer
Schutzbund 1. Mais ici, l’ordre chronologique importe peu, car
ce phénomène correspondait à l’esprit du temps. Au moment
où les Marxistes organisaient partout des Milices prolé-
tariennes, où Mussolini faisait surgir ses bataillons de Che-
mises noires, où Hitler multipliait ses Sections d’assaut et
où l’Allemagne se couvrait de formations armées 2, il eût été
étrange que l’Autriche ait échappé à la contagion. Là, comme
ailleurs, l’apparition de (( Groupes de Défense )) a été pro-
voquée par les conditions psychologiques et sociales de
l’après-guerre et par les limitations militaires imposées par
les traités de paix.
Au lendemain de la défaite, le nouveau gouvernement
fédéral autrichien avait espéré échapper au paiement de
réparations en rompant systématiquement avec le passé. I1
avait déclaré n’être pour rien dans le déclenchement des
hostilités, ni dans la demande d’armistice - dont il rejetait
exclusivement la responsabilité sur l’Empereur. I1 avait
poussé les choses si loin qu’il avait répudié toute obligation
1. Le Schutzbund a été organisé par le major-général Theodor Korner, sou8 le
contrôle politique de Julius Deutsch.
2. Voir vol. III ; Intrigues autour de quatre armées, p. 32 et S.
404 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

envers les soldats de l’ancienne Armée impériale, qui avaient


combattu pendant quatre ans sous la bannière des Habs-
bourg. A la place des vieux régiments disloqués par la
débâcle, dont les officiers avaient vu les drapeaux traînés
dans la boue, il avait improvisé rapidement une Volkswehr,
qu’il avait considérée comme le noyau d’une future armée
républicaine. Celle-ci avait lutté courageusement contre les
Yougoslaves, qui avaient voulu envahir la Carinthie. Elle
avait combattu les Italiens, qui s’étaient installés dans le
Trentin et le Tyrol d u Sud. Mais de même que le traité
de Versailles était venu stopper d’un seul coup l’essor de la
Reichswehr provisoire, le traité de Saint-Germain avait mis
une fin brutale à la Volkswehr. L’Autriche s’était vu doter
d’une petite armée de métier, dont les effectifs ne devaient
pas dépasser 20.000 hommes l. De ce fait, un grand nombre
de jeunes gens, qui auraient embrassé normalement la car-
rière des armes, s’étaient trouvés sans emploi. Et comme le
chômage sévissait à l’état endémique, il leur avait été
impossible de se reclasser dans la vie civile.
Le veto opposé par les vainqueurs à tout développement
de l’Armée fédérale avait incité les autorités autrichiennes
à dissimuler le plus d’armes possible, pour les soustraire
aux investigations des Commissions de contrôle. Ainsi
s’étaient constitués une quantité de petits dépôts clandes-
tins, dont le Gouvernement connaissait d’autant mieux
l’existence qu’il comptait s’en servir pour armer la popu-
lation, au cas où la République se trouverait en danger.
Tout s’était passé sans accroc jusqu’au jour où les Socia-
listes avaient rompu avec les Chrétiens-sociaux. A partir
de ce moment, les deux partis s’étaient livré une guérilla
acharnée, pour s’assurer le monopole de cet armement
clandestin. Les fusils et les mitrailleuses s’étaient mis à
(( voyager D. Ils disparaissaient d’un endroit pour apparaître

à un autre. Les extrémistes de gauche avaient profité de


ces déplacements pour en détourner une grande partie. Le
résultat fut celui auquel on pouvait s’attendre : bientôt le
Gouvernement perdit tout contrôle sur ces armements.
Mais s’ils étaient perdus pour le Gouvernement, ils ne

1. 30.000, en y incluant la geiidarmerie. Les Alliés avaient estimé que c’était


largem~ntsufisant pour un pays dont l’indépendance n’était pas assurée par
ses propres moyens, mais par la garantie des vainqueurs.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 405
l’étaient pas pour tout le monde. Lorsque les Sociaux-démo-
crates s’étaient vu brutalement évincer du pouvoir, le géné-
ral Korner s’en était servi pour armer les premières unités
du Schutzbund. Les éléments de droite avaient immédia-
tement réagi, en constituant leurs propres Groupes d’auto-
défense : la Heimwehr du général Hülgerthl et du prince
Ernst-Rüdiger Starhemberg, le Heimatschutz du major Fey,
les Compagnies d’assaut de l’0stmark ou O . S. S. du
Dr Kurt von Schuschnigg, le Freiheitsbund, les Christliche
Turnerschaften 9, d’autres encore...
Au lendemain de la séance orageuse du Parlement qui
avait consommé la rupture entre Socialistes et Chrétiens-
sociaux, c’est sur ces formations que Mgr Seipel avait décidé
de s’appuyer, et notamment sur la plus forte d’entre elles : la
Heimwehr de Starhemberg.
t
I I

Qui est donc ce prince, dont le nom commence à défrayer


la chronique des journaux?
Beau et séduisant comme une vedette de cinéma, ce jeune
homme est l’héritier d’un des plus grands noms d’Autriche.
La noblesse de sa famille est si ancienne, qu’une princesse
Starhemberg a pu s’écrier, avant la guerre,à une réception
de la Cour :
-Les Habsbourg ne seront jamais que des parvenus.
Tandis que nous...
Athlétique et sportif, aimant par-dessus tout la bagarre e t
l’aventure, Ernst-Rüdiger porte dans ses veines le sang du
fameux Starhemberg qui sauva Vienne des assauts des Turcs
en 1683. Descendant d’une longue lignée de Maîtres de
Camp et de Maréchaux de Cour, il semble l’incarnation
1. A l’origine, la Heimwehr avait été constituée en Carinthie par des volontaires,
à la tête desquels le général Hülgerth avait repoussé, en 1919, une tentative des
Yougoslaves pour s’emparer de cette province. Par la suite, des sections s’étaient
fondées à l’échelon des Pays, notamment a u Tyrol (sous le commandement du
Dr Steidle), en Styrie (D‘ Pfriemer) e t en Haute-Autriche (prince Starhemberg).
E n septembre 1930, le Dr Pfriemer s’était soudain déclaré a le Messie qu‘atten-
dait l’Autriche n e t avait poussé l a Heimwehr à tenter un coup de force, a pour en
finir avec le gâchis parlementaire e t démocratique n. Cette affaire avait échoué
lamentablement, par suite de l’indifférence de la population. Après cet échec, une
réorganisation avait eu lieu. L a Heimwehr se constitua sur le plan fédéral e t sa
direction passa entre les mains du prince Starhemberg.
2. Ostmærckische Sturm-Scharen.
3. Ou Sociétés chrétiennes de gymnastique.
406 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

typique de ces hommes de guerre autrichiens héroïques et


frivoles, dont toute la vie s’écoulait entre le feu roulant
de la mousqueterie et les bals de la Hofburg. D’autant
plus que lui-même n’a pas voulu être en reste, par rapport
à ses ancêtres.
Invinciblement attiré par tous les lieux où l’on se bat,
il a servi pendant la guerre dans un bataillon de chasseurs
alpins, mais l’armistice ne l’a pas amené à déposer les armes.
On le retrouve en Westphalie en 1920, où il lutte contre les
Spartakistes dans le corps des tirailleurs bavarois du général
von Epp l. L’année suivante, il apparaît en Silésie, où il
participe à la conquête de 1’Annaberg avec le corps franc
Oberland. Quand Hitler tente le putsch de Munich, en 1923,
il marche en t a n t que membre du Kampfbund de Rœhm
dans les rangs de ceux qui affrontent le feu de la police, dans
le défilé de la Residenzstrasse 2. C’est lui qui aide Gœring
blessé à franchir les cols des Alpes e t lui fournit les moyens
de se réfugier en Italie 3.
L’échec du putsch de Munich lui ayant rendu sa liberté,
il s’empresse de transporter son activité en Autriche. Là,
dans les hautes vallées du Tyrol et du Vorarlberg, il se met
à recruter une armée pour son propre compte. Rassembler
autour de lui des hommes robustes et courageux ne lui est pas
dificile : il n’a qu’à parcourir ses domaines où, depuis des
siècles, les paysans se battent et travaillent pour sa famille.
Ce sera son apport personnel à la Heimwehr. Au départ,
il équipe, loge et nourrit tout ce monde, car les Starhemberg
sont très riches. Mais entretenir une armée privée est une
opération coûteuse: elle engloutit les revenus de ses dix-
sept châteaux.
Qu’importe? La vie n’a d’intérêt que si l’on peut se
battre. Condottiere dans l’âme, le jeune prince Starhemberg
ne respire à l’aise que dans l’atmosphère romantique des
complots et des coups d’État. Est-ce à dire qu’il soit une
réplique autrichienne du capitaine Rœhm? Nullement. Sans
doute aspire-t-il lui aussi à conquérir le pouvoir. Mais autant
Rœhm est fruste et plébéien, autant Starhemberg est racé.

1. Voir vol. II, p. 117.


2. Voir vol. II, p. 309. Le fait que Starhemberg appartienne a u Knmplbund
e t non à la N. S. D. A. P. est significatif. Ses opinions politiques l’apparentent
davantage a u x u Casques d’Acier n qu’au Parti nazi.
3. Voir vol. II, p. 117, note 1.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 407
I1 y a entre eux toute la distance qui sépare un reître d’un
aristocrate, un soldat de fortune d’un grand seigneur féodal.
Tout autre est le major Emil Fey, qui entreprend vers la
même époque de constituer les premières unités du Mei-
matschutz. Cet ancien officier légitimiste semble n’avoir
aucune ambition personnelle. Ses seuls objectifs - c’est du
moins ce qu’il assure - consistent à maintenir l’ordre e t
à briser la dictature des syndicats marxistes.
Quant à Kurt von Schuschnigg, il est aussi différent de
Starhemberg que de Fey. Né à Riva en 1897, c’est un homme
froid et timide que son teint pâle, son lorgnon et son main-
tien modeste feraient prendre volontiers pour un professeur.
Fils de général, très attaché à sa particule qui lui a permis
de prendre rang dans ce qu’on appelait jadis à Vienne la
(( deuxième société D, il appartient à cette catégorie de fonc-

tionnaires ponctuels et scrupuleux qui ont assuré, depuis


le règne de Joseph II, le bon fonctionnement de la bureau-
cratie impériale. I1 s’est fait remarquer au siège de Pola par
son calme et son sang-froid. Mais nu9 ne le croirait destiné
à une carrière exceptionnelle, si l’on n’apercevait, de temps
à autre, on ne sait quoi de tendu et de passionné dans son
regard, qui exprime ce qu’il porte de meilleur en lui : un
désintéressement total et une fidélité à toute épreuve envers
sa patrie.
A partir de 1930, la vie politique autrichienne prend une
coloration nouvelle. Tandis que le Parlement viennois s’en-
fonce dans l’impuissance, les villes de province e t les cam-
pagnes s’éveillent de leur torpeur. Comme en Allemagne, où
l’on assiste à la montée du National-socialisme, les rues sont
sillonnées par des colonnes en marche, dont les emblèmes e t
les uniformes servent à désigner l’appartenance politique.
E n 1928, le docteur Wilhelm Miklas a été élu Président
de la République. L’année suivante, Mgr Seipel, atteint d’une
grave maladie, a dû renoncer, sinon à la vie politique, du
moins à la direction des affaires. M. Johannes Schober, qui
lui succède, est un de ces hommes malchanceux à qui rien
ne semble réussir 1. I1 conclut un traité d’amitié et d’arbi-
trage avec l’Italie. Mais à peine l’a-t-il signé,. que l’horizon
est assombri par une aggravation de la situation financière,

1. O n se souvient qu’il remplissait les fonctions de Préfet de Police 1014 des


émeutes de jiiillot 1927, qui avaient provoqué l’incendie du Palais de Justice.
408 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

due au krach retentissant de la Boden Kredit Anstalt 1.


Afin d’en pallier les effets, il se tourne vers le Dr Curtius,
ministre des Affaires étrangères du Reich, dans l’espoir de
mettre sur pied une union douanière avec l’Allemagne. Mais
la France et l’Italie s’y opposent formellement, en invo-
quant l’article 88 du traité de Saint-Germain. Ce projet,
comme beaucoup d’autres, doit être abandonné 2. Déçu,
Johannes Schober quitte la scène politique. Lorsque Engel-
bert Dollfuss le remplace à la Chancellerie (21 mai 1932),
l’héritage qu’il recueille est proprement catastrophique.
La crise financière atteint des proportions inouïes. La
Banque fédérale a dû demander un mo,ratoire. Le Gouverne-
ment s’est vu contraint de procéder à une nouvelle dévalua-
tion. Les exportations ont baissé de 60 %. Le déficit du
budget dépasse 6 milliards de couronnes. La production
agricole a diminué de moitié par rapport à l’avant-guerre.
Le nombre des chômeurs inscrits s’élève à 406.000. Quant
au peuple, déchiré entre l’attirance de l’Allemagne et la
fidélité à l’Autriche, il est aussi malade que les partis poli-
tiques. Dollfuss ne se fait donc pas d’illusions sur les difi-
cultés qui l’attendent, mais c’est avec un optimisme invin-
cible qu’il s’apprête à les affronter. Si grande est la confiance
qu’il inspire à son entourage que Mgr Seipel déclare à son
infirmière en apprenant sa nomination : (( Ma Sœur, à pré-
sent le monde va guérir 3! ))
Né le 4 octobre 1892, à Texing, en Basse-Autriche, dans
la région que l’on appelle (( le berceau vert de la nation »,
Dollfuss a hérité de ses ancêtres paysans une vitalité peu
commune, un robuste bon sens et un parler dru et savou-
reux qui est un des secrets de sa réussite. I1 attire et séduit
par son tempérament chaleureux, bien qu’on soit surpris,
tout d’abord, par le contraste qu’offrent sa petite taille et sa
voix de stentor. Lorsqu’il s’est présenté en août 1914 devant
le Conseil de révision, la toise a accusé Im. 51, et il a dû
se hausser sur la pointe des pieds pour être admis dans
l’Armée. Nul doute que ce handicap physique ne lui cause
beaucoup d’amertume, mais il s’en tire en faisant de l’hu-
mour à ses dépens et c’est d’une plume allègre qu’il envoie,
1. Le Crédit Foncier Autrichien, dont la faillite entraîne la ruine d’innom-
brables petits propriétaires terriens.
2. CI. Paul SCHMIDT, Siafi8t au/ dipbniatischer Bühne, p. 226-227.
3. Gordon SHEPHERD, Engelbert Dollfuss,p. 115.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 409
quelques mois plus tard, sa photographie à sa logeuse avec
la dédicace suivante : (( En souvenir du plus petit Cadet de
Sa Majesté l. ))
Après s’être battu vaillamment sur le front italien, il a
repris, une fois la guerre finie, ses études de droit à l’Uni-
versité de Vienne. Disciple de Karl Lueger, qui avait déjà
fait une forte impression sur Hitler2, il s’est imposé très
vite à ses concitoyens par sa connaissance approfondie des
problèmes paysans. A partir de ce moment, sa carrière a été
aussi brillante que rapide. Devenu un expert de classe inter-
nationale pour tout ce qui touche aux questions agricoles,
il a été nommé administrateur des Chemins de fer fédéraux,
où ses talents lui ont valu l’admiration et l’estime de tous.
C’est là où le Président Miklas est venu le chercher pour le
charger de constituer un nouveau gouvernement, dans lequel
Schuschnigg reçoit le poste de Ministre de la Justice, Vau-
goin, celui de la Défense nationale et !e L a n d e s h a u p t m a n n
Rintelen, ceux de l’Intérieur et de I’Education nationale.
(( Le Chat botté s’est installé au bureau de Metternich! ))
déclarent avec un sourire sarcastique, les milieux de l’oppo-
sition.
Car l’opposition le guette et prédit sa chute prochaine.
Le Parlement avec lequel il doit gouverner n’est pas seule-
ment divisé : il est ingouvernable. I1 se compose de 66 Chré-
tiens-sociaux, 10 membres de l’Union nationale (panger-
manistes), 9 représentants de la Ligue agraire (libéraux),
8 députés de la H e i m w e h r et 72 Sociaux-démocrates. Le
parti de Dollfuss n’y détient pas la majorité. ForCe lui est
donc de se chercher des alliés. Mais où les trouver? Doll-
fuss comnience par se tourner vers les Sociaux-démocrates.
Ceux-ci lui opposent une fin de non-recevoir catégorique.
Ils veulent, non pas une coalition, mais de nouvelles élec-
tions. Plus grave encore est le refus des membres de l’Union
nationale qui savent que Dollfuss est hostile à l’Anschluss
depuis que l’Allemagne n’est plus gouvernée par des catho-
liques. Le nouveau Chancelier n’a donc pas d’autre choix
que de faire appel aux 8 députés de la Heimwehr. Ceux-ci
1. Id., p. 32.
2. Hitler avait été très frappe par la personnalité du maire de Vienne, lors de
son séjour dans la capitale autrichienne entre 1909 et 1913. a C’était le plus grand
bourgmestre de tous les temps, devait-il écrire plus tard dans Mein Knrnpf. Si le
Dr Karl Lueger avait vécu en Allemagne, il aurait compté parmi les esprits les
plus éminents de notre peuple. P (Voir vol. II., p. 240.)
410 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

sont décidés à lui faire payer chèrement leur concours 1.


Et même ainsi, il ne dispose que df deux voix de plus que les
Sociaux-démocrates 2.. .
Depuis bientôt dix ans que les Chrétiens-sociaux sont a u
pouvoir, ceux-ci ont cru y être in:,tallés pour toujours. Mais
voilà que la montée des éléments de droite 3, et l’apparition
en force d’un Parti national-socialiste autrichien 4, ont
commencé à grignoter leur majorité parlementaire. Cette
évolution qui s’est accentuée à partir de 1932, a suscité
chez eux une véritable psychose d’angoisse. Ne sachant plus
que faire pour endiguer la vague nationaliste, Dollfuss prend
alors une décision très grave, quf va peser lourdement sur
les destinées de son pays. Mgr Seipel a rompu avec la Social-
démocratie; lui, il rompra avec la démocratie tout court.
Des événements inattendus vont lui en fournir le moyen.
La crise financière dans laquelle SI? débat l’Autriche l’oblige,
une fois de plus, à recourir à l’emprunt. La Société des
Nations lui consent une ouverturc! de crédits, mais assortie
de conditions qui remettent à dix ans toute possibilité
d’union douanière avec l’Allemagne. Le 18 août 1932, l’As-
semblée doit se prononcer sur 1’ad.option de l’emprunt. Les
députés de l’Union nationale s’y montrent irréductiblement
hostiles. Dollfuss défend avec brio la politique de son gou-
vernement.Malgré tous ses efforts. il ne l’emporte que d’une
voix 6. Encore ne l’obtient-il que parce que Mgr Seipel, alité
depuis plusieurs semaines, est k rusquement décédé. S’il
avait été encore dans sa maison de santé, son suppléant
élu en toute hâte n’aurait pas pu voter à sa place. Dollfuss
aurait été renversé et de nouvelles élections seraient deve-
nues inévitables.

1. Ceux-ci exigent, outre les postes qu’ils détiennent déjà dans le Cabinet, que
le major Fey soit nommé Sous-secrétaire d‘État à l a Sécurité, avec des pouvoirs
discrétionnaires sur la police.
2. Chrétiens-sociaux : 66 + Heimwehr : 8 := 74 députés. Les Sociaux-démo-
crates en comptent 72. La seule garantie de durbe que possède le Cabinet Dollfuss
est l’impossibilité pour l’Union nationale e t la L:gue agraire d e former une coalition
avec les Marxistes.
3. Notamment 1’ K Union nationale n, de tendance pangermaniste.
4. Des élections aux Diètes provinciales (Candtage) de Vienne, de Basse-
Autriche e t de l a province de Salzbourg ont lieu le 24 avril 1932. Pour la pre-
mière fois, les Nationaux-socialistes y rempcztent des succès marqués, aux
dépens des partis bourgeois.
5. Les voix se répartissent d e la façon suivante : pour Dollfuss, 66 Chrétiens-
aociaux, 9 Ligue agraire e t 8 Heimwehr = 83. Contre DoUfuss, 72 Sociaux-démo-
crates et 10 Union nationale = 82.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE A U REICH 411
Le 30 août, le Conseil fédéral s’oppose à son tour à la
ratification de l’emprunt. L’Assemblée nationale doit confir-
mer sa décision 2. Cette fois-ci, Dollfuss l’emporte par deux
voix, mais seulement parce que l’ex-Chancelier Schober est
mort onze jours plus t ô t . En tant que membre de l’Union
nationale, Schober aurait voté contre. Son successeur vote
pour.
Le 21 octobre, les Sociaux-démocrates déposent une motion
dans laquelle ils demandent que de nouvelles élections aient
lieu à la fin du mois de novembre 3. Dollfuss fait l’impossible
pour s’y opposer. I1 commence par obtenir que la consulta-
tion populaire soit repoussée au printemps de 1933. Mais sur
le fond du débat, il essuie une défaite : malgré ses objurga-
tions, le principe des élections est adopté par 83 voix contre
73.
Sur ces entrefaites, Hitler accède au pouvoir le 30 jan-
vier 1933. De 19 heures à 1 heure du matin, une gigantesque
retraite aux flambeaux déroule son serpent de feu à travers
les rues de Berlin 4. A Vienne, Dollfuss voit approcher la
date des élections avec une anxiété accrue. Que donne-
ront-elles dans de pareilles circonstances? Ne vaudrait-il
pas mieux les annuler? Mais comment les annuler sans
dissoudre le Parlement?
A ces questions, apparemment sans réponse, le Parle-
ment viennois va répondre lui-même - en se suicidant.
Le l e r mars, les cheminots autrichiens déclenchent une
grève générale. Le 4 mars - veille du jour où ont lieu, en
Allemagne, de nouvelles élections qui vaudront aux Nazis
un succès triomphal 5 , - on se dispute, à l’Assemblée
viennoise, sur (( la légalité du référendum par lequel le
Gouvernement désire soumettre à l’approbation du peuple,
la nouvelle réglementation à appliquer aux cheminots ».

1. Le Corps législatif autrichien se composait de deux Chambres : lo I’Assem-


blée nationale, élue au suffrage universel; Y un Conseil fédéral, composé par les
représentants des sept Pays D membres de Iû FédErûtion. Chaque Paye est
(I

doté en plus d’une Diète provinciale, ou Landtag, ayant à sa tdte un Lnndavhaript-


rnann.
2. En vertu de la disposition constitutionnelle désignée sous le nom de Hehar-
run gsbesehluss.
3. Du fait que I’Assemhlée nationale a décidé de se dissoudre à cette date depuis
le mois de mai 1932.
4. Voir vol. III, p. 85-86.
5. Ils recueillent 17.300.000 voix et 288 sièges au Reichstag. (Voir vol. III,
p. 97-98.)
412 HISTOIRE DE L’ARM~X ALLEMANDE

Alors survient une série d’incidents sans précédent dans


les annales parlementaires.
Une motion de censure déposée par l’Union nationale est
adoptée par 81 voix contre 80. Cette fois-ci, Dollfuss est
en minorité. Mais après le dépouillement du scrutin, on
informe le Président de l’Assemblée, - qui n’est autre que
l’ancien Chancelier Renner - qu’on a trouvé dans les urnes
deux bulletins portant le même nom. (I1 s’agit d’un de ses
amis, appartenant au Parti social-démocrate.) P a r contre,
on ne trouve pas le bulletin d’un autre député social-démo-
crate présent dans la salle, et qui affirme avoir voté en faveur
de la motion.
- I1 y a là une erreur regrettable, déclare M. Renner,
mais elle n’a guère d’importance, puisqu’elle ne modifie en
rien le résultat du scrutin ...
Les Chrétiens-sociaux protestent avec véhémence.
- Gredin! Canaille! Traître! Bolchévik! Tu veux faire
profiter ton Parti d‘une irrégularité flagrante ...
Les vociférations augmentent. Piqué au vif, le Dr Renner
répond :
- Puisqu’il en est ainsi, je me démets de mes fonctions.
La Présidence passe de ce fait au premier Vice-président,
le Dr Ramek. C’est un Chrétien-social. I1 s’efforce pendant
plusieurs minutes d’obtenir le silence. N’y parvenant pas,
il donne à son tour sa démission. La présidence passe au
deuxième Vice-président, le Dr Straffner, de l’Union natio-
nale. Ne réussissant pas davantage à dominer le tumulte, et
comme hypnotisé par l’exemple de ses prédécesseurs, il
donne lui aussi sa démission. Après quoi, perdant complète-
ment la tête, il oublie de clore la séance. I1 n’y a pas de
troisième Vice-président. Une situation invraisemblable se
trouve ainsi créée, que n’ont prévue ni le règlement de l’As-
semblée, ni la Constitution.
Dollfuss, virtuellement renversé, voit immédiatement le
parti qu’il peut tirer de cet imbroglio. Le 7 mars, au matin,
tous les Autrichiens peuvent lire l’affiche suivante placar-
dée sur les mairies et les édifices publics :

Citoyens!
L’Assemblée législative de la République autrichienne s’est
mise d’elle-même hors d’état d‘exercer ses fonctions. Cette situa-
tion provient du fait que les trois Présidents ont remis leur
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 413
démission à la suite de divergences d‘opinion graves sur la
légitimité d’un référendum, examiné au cours de la siance d u
4 mars.
C e cas n’est prévu ni dans la Constitution, ni dans le Règle-
ment. Il existe donc actuellement une crise aiguë d u Parlement.
L e Gouvernement n’entend pas que le P a y s soit privé, d‘une
façon durable, d’une représentation nationale effective, capable
de servir le B i e n commun.
Toutefois, la direction de l’État ne réside pas exclusivement
dans le Législatif. Elle réside également dans la personne d u
chef de 1’Etat et dans le Gouvernement.
En conséquence, le Gouvernement légalement nommé par le
Président de la Confédération demeure e n fonctions. Il n’est
touché e n rien par la crise parlementaire qui a été provoquée
e n dehors de lui. Il n’y a aucune crise de l’État.

Cette argumentation est spécieusel, mais les extravagances


ne sont pas terminées pour autant. S’apercevant soudain de
la bourde qu’il a commise, M. Straffner s’efforce de faire
machine arrière. Puisqu’il n’a pas clos la séance, celle-ci
est encore ouverte. Puisqu’il n’existe pas de troisième Vice-
président, sa démission est nulle et non avenue. Se fondant
sur ce raisonnement fragile, il invite les députés à revenir
au Parlement le 15 mars, à 15 heures, pour reprendre la
suite des débats. Par là, il espère prouver que les institu-
tions parlementaires fonctionnent encore et enlever tout
fondement au manifeste gouvernemental. Son geste est une
déclaration de guerre à Dollfuss.
Mais le 15 mars, seuls les députés de l’opposition se rendent
à la convocation de Straffner. Ils arrivent au Parlement par
petits groupes, aux alentours de 13 heures.
Vers 14 heures, deux cents policiers en civil envahissent
l’Assemblée et se dirigent vers la salle des séances, pour en
bloquer les accès. Pour les en empêcher, tous les députés
présents se ruent vers l’hémicycle et y occupent leurs places.
M. Straffner est du nombre. Ayant procédé à l’appel nominal,
1. a L’argumentation à laquelle Dollfuss a recours [dans son manifeste du 7 malg
19331, écrit Gordon Shepherd, n’aurait jamais pu êtreinvoquée dans une démocratie
fonctionnant normalement, et cela prouve, une fois de plus, combien le Parlement
&ait devenu étranger à la nation ... Pour justifier son action, Dollfuss s’empare
d’un rescrit pris en 1917 par l’ancienne Monarchie, qui l’investissait des pleins
pouvoirs économiques pour lui permettre de tenir durant la dernière phase de
la guerre. E n appliquant ce texte A une situation pour laquelle il n’était pas fait,
Dollfuss s’est livré à un véritable tour de passe-passe constitutionnel, ce qu’aucun
observateur objectif ne peut contester aujourd’hui. 1 (Engelbert DolL/~as,p. 133.)
414 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMAND E

il constate que le quorum est atteint et que rien n’empêche


l’Assemblée de délibérer valablement. Il déclare que le
gouvernement Dollfuss est renversé. Mais il commet à ce
moment deux fautes incompréhensibles. D’abord, il parle à
l’Assemblée de sa place de député, au lieu d’occuper le
siège présidentiel. Ensuite, au lieu d’attendre 15 heures, il
proclame la séance ouverte à 14 h. 30. A 14 h. 40, il la
déclare close. I1 a complètement oublié que l’ensemble des
députés était convoqué pour 15 heures ...
Cette fois-ci, Dollfuss a gagné la partie. Ces scènes
incroyables ont tellement discrédité le Parlement, que le
Chancelier n’a aucune peine à le mettre hors de jeu. I1 fait
occuper le palais de l’Assemblée par la police et fait éva-
cuer les lieux. Désormais, aucun représentant du peuple n’y
siégera plus. Sans tirer un coup de feu, sans prononcer un
seul discours, Dollfuss s’est emparé de la totalité du pouvoir.
Hitler s’est annexé le Reichstag en le submergeant de ses
députés. Dollfuss s’est débarrassé de l’Assemblée en la
vidant des siens.
Deux dictatures se dressent maintenant face à face :
à Berlin, celle du Chancelier Hitler ; à Vienne celle du
Chancelier Dollfuss.
Et, pour la première fois dans l’Histoire, les deux hommes
sont Autrichiens.
XXIV

LA DICTATURE DE DOLLFUSS

I. - La lutte contre les Marxistes.


(15 mars 1933-15 février 1934)
(( Dictateur par surprise », telle est la manchette sous
laquelle les journaux de gauche annoncent l’événement. Cha-
cun se demande si Dollfuss a un plan et, le cas échéant, en
quoi il consiste. Va-t-il profiter des circonstances pour faire
élire une nouvelle Chambre? Ou bien, va-t-Pl mettre le Par-
lement définitivement en vacances et orienter l’Autriche
vers un régime autoritaire?
A vrai dire, Dollfuss hésite encore sur la voie à suivre l.
Cependant, le 4 avril suivant, présidant à Villach une mani-
festation paysanne, il s’écrie à la fin d’un discours improvisé :
(( Le Parlement autrichien s’est suicidé et nul ne peut dire

quand il sera autorisé à reprendre ses activités malsaines! n


Ces paroles soulèvent u n enthousiasme indescriptible, une
ovation qui se prolonge pendant plusieurs minutes. En cet ((

instant précis, j’ai senti le doigt de Dieu! )) confiera-t-il à


Oscar Helmer, un jeune chef socialiste, qu’il rencontre dans
le train qui le ramène à Vienne 2.
Au doigt de Dieu va s’ajouter la main de Mussolini. Le
Duce, qui entretient avec Dollfuss des relations très anii-
cales 3, n’est pas avare de conseils. I1 lui arrive même de
1. Certains observateurs estiment que Dollfuss hésite parce qu’il n’a pas encore
pleinement mesuré la portée du Manbfeste gouvernemental du 7 mars. I1 songe à
conserver les deux Chambres, en transformant le Bundesrat en Conseil des Pays et
des Corporations chargé de légiférer en matière éccnomique, et en cantonnant
l’Assemblée nationale dans les affaires -politiques
- et culturelles.
2. Cf. SHEPHERD, op. cit., p. 135.
3. L e 19 août 1933, il sera son hôte personnel A Riccione; le 17 mars 1934, il
signera avec lui les Protocoles de Rome. (Voir plus haut, p. 102, note 1.)
416 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

les formuler avec beaucoup d’insistance l. I1 explique lon-


guement à Dollfuss que la démocratie parlementaire a vécu,
qu’il est temps de la remplacer par d’autres formules et
qu’il ne pourra résister à Hitler qu’à condition de concentrer
tous les pouvoirs entre ses mains 2. Qu’il tienne tête vigou-
reusement au Dictateur de Berlin! Qu’a-t-il à redouter? Si
une guerre éclatait, l’Italie le soutiendrait avec toutes les
forces dont elle dispose. Mussolini va jusqu’à lui faire
miroiter, en cas de conflit : un agrandissement territorial,
obtenu par l’annexion d’une partie de la Bavière du Sud
et de la Moravie tchécoslovaque 3...
Ces encouragements sont loin de déplaire au Chancelier.
I1 estime que l’appui inconditionnel de l’Italie est suffisant
pour tenir l’Allemagne en échec et qu’un changement de
Constitution s’impose. (I1 est décidé, à présent, de la rema-
nier de fond en comble.) Mais il n’entend pas qu’on le bous-
cule: il veut choisir lui-même les moyens et le moment.
C’est pourquoi il élude les propositions de Mussolini, quand
celui-ci lui suggère d’accroître les pouvoirs de Starhemberg
et de la Heimwehr 4.
Sans doute veut-il lui faire comprendre par là qu’il ne se
considère pas comme un instrument entre ses mains, qu’il
entend suivre sa propre route et qu’il est aussi fier d’être
le Chancelier d’Autriche, que le Duce d’être le Chef du
Gouvernement romain. Mais en agissant ainsi, Dollfuss
commet une grave erreur. I1 se croit encore l’arbitre de
la situation, alors qu’il ne l’est plus. Par suite de la mise à
l’écart du Parlement, les groupes armés d’autodéfense -
1. Comme en témoigne la correspondance échangée entre les deux chefs de
Gouvernement.
2. u Durant toute cette période, écrit M. von Papen, Mussolini ne cessait de
peser sur le Cabinet de Vienne. Ce fut sur sa suggestion que les ministres envi-
sagèrent d’accroître les effectifs de l’Armée en lui adjoignant la Heimwehr comme
formation de réserve. D (Mémoires, p. 256.)
3. Le générai Roatta se rendra peu après à Salzbourg, pour y conférer secrète-
ment avec le général Jansa, Commandant en chef de l’Armée autrichienne. Un
pian de fortification de la frontière austro-bavaroise sera dressé. La construction
de quelques casemates sera même entreprise. Par ailleurs, Mussolini restitue à
l’Autriche une partie du matériel militaire autrichien, pris par les troupes ita-
liennes à l’Armée impériale, lors de la bataille de Vittorio Veneto. (Cf. SHEPHERD,
op. cit., p. 251.)
4. u Mussolini songeait même, h i t von Papen, à faire du prince Starhemberg
une sorte de Régent, suivant l’exemple de l’amiral Horthy en Hongrie. N (Mémoires,
p. 256.) Starhemberg avait fait plusieurs visites au Duce et avait rapporté de Rome
des subventions considérables, pourl’aider à assurer le financement de la Heimwehr.
Tout en restant personnellement très attaché à Dollfuss, Mussolini voyait en
Starhemberg une a carte de rechange I, au cas où Dollfuss lui ferait faux bond.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICEE AU REICH 417
qui n’occupaient à l’origine qu’une positoin périphérique
-se sont insinués au cœur du Gouvernement. Le prince
Starhemberg, qui commande la Heimwehr, a réussi à évincer
M. Rintelen du ministère de l’Intérieur, et le major Fey qui
commande le Heimatschutz, a pris sous son contrôle les
services de la Police. Sans que Dollfuss le sache encore,
il est leur prisonnier. I1 hésite sur la voie à suivre? Qu’à
cela ne tienne! Eux, savent parfaitement où ils veulent en
venir. Participer au gouvernement ne leur sufit déjà plus.
Ils ambitionnent d’exercer la totalité du pouvoir, - quitte
à se le disputer ensuite.
Mais l’heure n’est pas encore venue où Fey et Starhem-
berg se dresseront l’un contre l’autre. Pour l’instant, ils
marchent la main dans la main, car ils poursuivent le même
objectif : éliminer le Chancelier. Ont-ils élaboré en com-
mun un plan pour y parvenir? Rien ne permet de l’affirmer.
Mais tout se passe comme s’ils avaient décidé de le pousser
en avant, l’épée dans les reins, pour mieux provoquer sa
chute. Tandis que Starhemberg accélérera l’édification de
l’État fasciste autrichien - rôle dont il pense qu’il lui
vaudra les préférences de Mussolini - Fey multipliera
les provocations envers la classe ouvrière, qu’il amènera
ainsi au bord de l’insurrection. Devant l’imminence du
péril, Dollfuss sera bien obligé de réagir. Ou il se dérobera,
et sera discrédité. Ou il dirigera lui-même la répression,
et fera couler le sang de ses compatriotes. Ce jour-là, son
prestige sera sérieusement entamé et il ne représentera plus
un obstacle sur leur route.
E t il faut reconnaître que le Chancelier ne fait rien pour les
en empêcher. Plus encore : certains traits de son caractère
semblent leur faciliter la tâche. Peu de gens savent que
sa petite taille lui donne un complexe d’infériorité qu’il
compense, à son insu, par un autoritarisme excessif. L’idée
qu’on pourrait lui forcer la main lui est intolérable. Mais
en même temps, il n’ose pas dire ((non »,à ceux qui le
poussent aux solutions extrêmes. Ce n’est pas qu’il les
préfère, mais il craint toujours d’être dépassé par l’un
de ses collègues. A ce train, le Gouvernement se trouve
bientôt lancé sur une pente dangereuse. Plus le temps
passe et plus Dollfuss s’appuie sur Fey, sans se rendre
compte que le chef du Heimatschutz l’entraîne à sa perte, e t
qu’il devra expier seul les conséquences de ses actes.
IV 27
418 HISTOIRE DE L’ARM$E ALLEMANDE

Ainsi se noue une tragédie proprement autrichienne au


sein d’une situation internationale de plus en plus tendue.
Car tandis que Dollfuss, Fey et Starhemberg s’escriment sur
le devant de la scène, l’ombre d’Hitler grandit à l’arrière-
plan. Du haut de sa terrasse de Berchstesgaden il tend ses
regards vers l’Autriche, sur laquelle il exerce une pression
toujours accrue.

+ +
Dès le lendemain de la mise en vacances du Parlement, le
conflit entre Sociaux-démocrates et Chrétiens-sociaux se
transforme en une lutte à mort entre le Schutzbund républi-
cain e t la Heimwehr nationaliste l. Le 16 mars, M. Stumpf,
Landeshauptmann du Tyrol, interdit le Schutzbund dans sa
province. M. Seitz, Bourgmestre de Vienne, riposte en décré-
tan t la dissolution de la Heimwehr dans la capitale. Le soir
même, le Gouvernement annule son décret. La Heimwehr
reste intacte. En revanche, le Gouvernement interdit le
Schutzbund sur tout l’ensemble du territoire (31 mars) 2.
Mais ce ne sont encore que des escarmouches prélimi-
naires.. .
Le 11mai, Dollfuss interdit les élections qui devaient avoir
lieu avant la fin du mois 3. Le 20 mai, il fonde le (( Front
patriotique N destiné à devenir le Parti unique du nouveau
régime. Cette organisation prend pour emblème la croix
potencée. Les anciennes formations politiques n’ont plus
qu’à s’y incorporer ou à disparaître.
Comme elles se refusent à le faire de plein gré, Dollfuss
les dissout les unes après les autres. Le 26 mai, il interdit le
Parti communiste 4. Le 19 juin, c’est au tour du Parti natio-
nal-socialiste autrichien. Le même jour, 1.142 militants nazis
sont arrêtés, dont 387 fonctionnaires de 1’Etat et 81 bourg-

I. La Heimwehr dispose de l’appui du Gouvernement et d u soutien de l’Italie;


le Srhutzbund, que dirigent Otto Bauer et Julius Deutsch, est financé par les
Syndicats lihres et par le Gouvernement tchécoslovaque.
2. Celui-ci prend alors le nom d‘ûrdnerwehr et prétend n’être qu’un organisme
destiné A assurer le service d‘ordre dans les réunions publiques. I1 va sans dire
que cette opération de camouflage ne ti’oinpe personne.
3. C‘est la dernière décision adoptée par le Parlement, par 53 voix contre 73,
le 21 octobre 1932. (Voir plus haut, p. 421.)
4. Dollfuss n’ose pas encore s’atlaquer de front a u Parti social-démocrate. Le
Parti communiste n’est qu’une petite fraction dissidente qui s’est constituée sur
son aile gauche, sous la pression des événements.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 419
mestres. Au Congrès du Parti chrétien-social qui se tient
à Vienne du 9 au 12 septembre, Dollfuss prend une décision
lourde de conséquences : pour démontrer la confiance qu’il
porte au major Fey, il fait savoir qu’il a décidé de l’élever au
rang de Vice-Chancelier et de ministre de la Sécurité publique1.
Aussitôt, la politique gouvernementale se durcit. Qua-
rante-huit heures après son entrée en fonctions, Fey fait
signer à Dollfuss une ordonnance autorisant le ministre de
l’Intérieur - c’est-à-dire Starhemberg - à mettre les oppo-
sants en résidence forcée et créant à cet effet des camps
d’internement administratif (23 septembre). Durant les
semaines qui suivent, Fey multiplie les perquisitions aux
sièges des Syndicats e t des Organisations ouvrières. (( La
révolution autrichienne est en marche; rien ne l’arrêtera
plus »,déclare-t-il le 15 octobre, à une réunion de cadres
d u Heimatschutz. Enfin, le l e r janvier 1934, il obtient du
Chancelier la suppression des Directions des Chambres syn-
dicales élues par les ouvriers, et leur remplacement par des
Commissions administratives, nommées par le Gouverne-
ment 3.
Cette mise en tutelle apparaît à la classe ouvrière comme
une provocation. Le 19 janvier 1934, le journal socialiste
Der Ruf der Freiheit (l’Appel de la Liberté) décide de relever
le défi e t réplique à cette mesure par cette déclaration :

La classe ouvrière autrichienne a manifesté maintes fois, par


la voix du Parti social-démocrate et des Syndicats libres qui sont
ses porte-parole officiels, sa volonté irrévocable de recourir à la
grève générale dans les quatre cas suivants :
10 Si le Gouvernement fédéral chassait la municipalité de
Vienne, y plaçait un Commissaire fédéral, ou restreignait de
quelque façon que ce soit sa liberté d’action;

1. Fey passe ainsi par-dessus la tète de Starhemberg, qui n’est quo Ministre
de l’Intérieur et se voit enlever les Services de sécurité. Cela ne contribue pas
à aniéliorer leurs rapports. D’autant plus que Fey joue, auprès de Starhemberg,
le rôle de démon tentateur. Il l’incite ti déc!enchrr u n putsch et à s’engager dans
la voie de l’illégalité. Mais Starhemberg, qui llaire la provocation, s’y refuse.
s U n putsch est irréalisable dans ce pays! Y lui répond-il avec hauteur.
2. Notamment à Wœllensdorf et à Messendorf, près de Graz.
3. E n guise de compensation, le Gouvernement offre aux dirigeants des Syn-
dicats libres u n tiers des sièges dans les nouveaux Syndicats unitaires en voie
de constitution, et la Présidence des Chambres provinciales de Linz e t de Vienne.
Mais les Syndicats libres refusent. Otto Rauer declare : R Les Syndicats unitaires
sont des outils d’oppression de la classe ouvrière. Les Syndicats libres les répu-
dient formellement,.. D
420 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

20 Si le Gouvernement fédéral dissolvait le Parti social-


démocrate ou interdisait son activité ;
30 Si le Gouvernement fédéral dissolvait les Syndicats
ouvriers ou prétendait les mettre a u p a s ;
40 S i le Gouvernement fédéral imposait a u P a y s une nouvelle
Constitution, e n recourant à la force.
L a classe ouvrière considérera chacun de ces actes comme
un casus belli. Dans chacun d‘entre eux, sans autre préavis,
elle aura recours à la grève générale.
M a i s qu’on ne s’y trompe pas! Aujourd’hui la grève générale
mène irrémédiablement à une décision par les armes, c’est-à-dire
à la guerre civilel.

La tension devient si grande que les Puissances occiden-


tales s’en émeuvent 2. Le 2 février 1934, les ministres de
France e t d’Angleterre font part au Chancelier des appré-
hensions de leurs gouvernements. Dollfuss, qui les reçoit
dans son bureau du Ballhausplatz 3, est de fort méchante
humeur. Il leur montre des documents compromettants saisis
par la police à la suite de perquisitions aux sièges des Syn-
dicats. Comme ses interlocuteurs lui demandent de ne pas
pousser les choses a u pire, il clôt l’entretien par ces mots
chargés de menace :
- J e regrette de ne pas pouvoir vous suivre sur ce ter-
rain. J’ai décidé d’en finir une fois pour toutes avec les
agissements de la Social-démocratie!

+ +

Pendant ce temps, le prince Starhemberg a imprimé une


activité accrue aux sections provinciales de la H e i m w e h r .
Le jour même où les ministres de France et d’Angleterre font
part de leurs inquiétudes au Chancelier Dollfuss, la brigade
du Tyrol marche sur Innsbruck. Elle exige le retrait du gou-
vernement local, issu d’élections démocratiques, et son
remplacement par un gouvernement plus (( énergique ».
M. Stumpf, Landeshauptmann d u Tyrol, s’incline devant
la. force e t désigne un nouveau gouvernement. Enhardie

1. Der nu/ der Freiheif, numéro du 19 janvier 1934. Cité par Wolf BERTRAM,
dans Lo Guerre ciri& en Autriche, Paris, 1934.
2. Elles ont été alertées à Paris par fa S. F. 1. O. et la C. G. T.; à Londres par
le Labour Party e t les Traùe Unions.
3. Nom du bâtiment qui abrite le ministère des Affaires étrangères autrichien.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 421
par ce succès, la Heimwehr organise le 6 février une marche
sur Graz, la capitale de la Styrie et, le 7, une marche sur
Linz, la capitale de la Haute-Autriche. Est-ce la répétition
générale d’une offensive sur Vienne?
La nervosité grandit dans les milieux ouvriers. D’autant
plus que Fey, sentant approcher l’heure du choc décisif,
ordonne à ses policiers de redoubler d’activité e t de mettre
rapidement la main sur tous les dépôts d’armes. I1 ne se
passe pas de jour sans que des stocks clandestins apparte-
nant au Schutzbund soient découverts et saisis. Ces raids,
qui coïncident avec la mobilisation de la Heimwehr, exas-
pèrent les travailleurs et leur font craindre le pire,
- D’une part, se disent-ils, le Gouvernement encourage
les provocations de la Heimwehr; de l’autre, il perqui-
sitionne chez nous et nous retire nos armes. N’est-ce pas
la preuve qu’il s’apprête à nous attaquer et veut nous
mettre dans l’incapacité de nous défendre? Devons-nous
rester les bras croisés devant cette menace et nous laisser
mener à l’abattoir comme des moutons?
M. Seitz prévient Dollfuss qu’il a tort de jouer avec le feu,
que la classe ouvrière ne retiendra bientôt plus sa colère, que
les troupes commencent à échapper au contrôle de leurs
chefs.. .
Pour prouver que les admonestations du Maire de Vienne
ne l’impressionnent pas plus que les démarches des diplo-
mates alliés n’ont intimidé Dollfuss, Fey retire à M. Seitz
ses pouvoirs en matière de sécurité, pour les transférer au
Préfet de police ( I O février). Cette fois-ci, la coupe est
pleine. Cette décision correspond à un des quatre u casus
belli 1) énumérés par l’Appel de la Liberté. Désormais, une
explosion ne pourra plus être évitée.
Le 11 février, la police viennoise intercepte un télégramme
adressé au commandant du Schutzbund de Linz :
(( Ernst et Anna malades. Remettre entreprise. D
Fey y voit la preuve que les Sociaux-démocrates s’apprê-
tent à déclencher l’insurrection. Le même jour, il déclare
aux unités de la Heimwehr rassemblées à Lang-Entzers-
dorf, aux environs de Vienne :
((Demain, nous nous mettrons au travail et ce travail nous
l’accomplirons à fond, pour le salut de la Patrie! D
422 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

I1 termine sa harangue par cette phrases sibylline :

N Les déclarations que m’a faites hier et avant-hier le Chan-


celier Dollfuss m’ont donné la conviction qu’il est entièrement
avec nous. ))
Fey ne saurait mieux révéler qu’il agit de son propre
chef.. .
t
+ +

A l’aube du 12 février, un détachement de la police, pof-


tant un ordre de réquisition signé du major Fey, se pre-
sente au siège du Schutzbund de Linz et exige qu’on lui
remette toutes les armes qui s’y trouvent. Richard Ber-
naschek, le responsable local d u Schutzbund s’y refuse 1.
Comme les policiers font mine de vouloir défoncer les portes
de l’immeuble, il donne l’ordre à ses militants de s’y oppo-
ser par la force. Des coups de feu crépitent. Les premières
victimes tombent.
- Le sang coule à Linz! La police a ouvert le feu sur nos
camarades!
Cette nouvelle se répand rapidement à travers le pays,
soulevant partout l’indignation et la colère. Lorsqu’elle
parvient à Vienne, les ouvriers de la Centrale électrique
cessent le travail. Privés de courant, tous les tramways
de la capitale s’immobilisent sur place. C’est le signal
convenu pour le début de l’insurrection. Une demi-heure
plus tard, des colonnes de poids lourds, chargés de militants
armés du Schutzbund, s’élancent en grondant le long des
avenues de banlieue qui convergent vers le centre de la
capitale. Au cœur de la ville, les camions de l’armée e t de la
police jaillissent de leurs casernes. Les sirènes hurlent. Le
tocsin sonne. E n quelques instants, Vienne se hérisse de
chevaux de frise et de barricades.
Le Gouvernement a immédiatement proclamé l’état de
siège e t la loi martiale. L’armée a occupé la Mairie, la Poste,
les Ministères e t a disposé des mitrailleuses aux principaux’
carrefours de la ville. Les explosions se succèdent sur la
Ballhausplatz e t sur le Ring. Mais très vite, les combats se
concentrent autour des grands ensembles construits par
1. Ce n’est pas par hasard que Fey a commencé sea op4rations par Linz. Ber-
nalchek at le chef de l’aile gauche du Schutzbund.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 423
Hugo Breitner : la cité Karl Marx et le complexe de Flo-
ridsdorf. La cuirasse de béton qui recouvre ces bâtiments
est si épaisse qu’elle les rend capables de soutenir un
siège. De l’un d’eux, situé en bordure d’une gare, les insurgés
tiennent sous leur feu les lignes de chemin de fer par où
passe presque tout le ravitaillement de la capitale.
Mais s’agit-il vraiment d’un mouvement révolutionnaire?
Non. C’est l’ultime sursaut d’une masse d’hommes désem-
parés, qui n’ont pas su trouver des chefs capables de les
défendre.
Julius Deutsch, qui s’intitule (( Responsable politique du
Schutzbund 1) a été oficier d’artillerie pendant la guerre. Mais
nul n’a jamais pris ses talents militaires au sérieux. D’em-
blée, il va faire preuve d’une incompétence totale. Chacun
sait que la première chose à faire, dans une insurrection, est
d’occuper les bâtiments publics, les gares, les centrales
téléphoniques, les immeubles des journaux et les stations
de radio. Or, Deutsch donne à ses troupes l’ordre de se
retrancher dans leurs cités ouvrières et de ne pas en sortir.
C’est tout juste s’il charge quelques commandos d’élever des
barricades dans les rues avoisinantes.
Puisque les insurgés se sont enfermés chez eux, le Gou-
vernement ne pourrait-il se contenter de les assiéger e t
d’attendre qu’ils capitulent lorsqu’ils auront épuisé leurs
vivres? Dollfuss y songe un instant. Mais Fey lui fait valoir
que ce serait très dangereux :
- Les insurgés ont accumulé d’énormes provisions dans
leurs caves, h i dit-il, de quoi soutenir un siège de plusieurs
semaines. Or, on signale déjà des échauffourées à Graz, à
Linz, et dans la plupart des régions industrielles1. Si nous
attendons, la rébellion s’étendra à l’Autriche entière. De
plus, toute temporisation sera interprétée comme un signe
de faiblesse ...
C’est là un argument auquel Dollfuss ne peut pas résister.
- Vous avez raison, répond-il à Fey. I1 faut employer
les grands moyens et s’emparer rapidement des centres de
1. C‘est exact. A Linz, tous les membres du Schutzbend se sont soulevés à l’appel
de Bernaschek. Ils ont occupé la gare et d’autrespositions clés dela ville. I1 faudra
vingt-quatre heures de combat pour les en déloger.
Dans le bassin industriel de Styrie, la situation est si grave que le prince Starhem-
berg devra s’y précipiter, à la tête d’une forte colonne motorisée de IaHeimwehr,
pour prêter main-forte aux troupes gouvernementales. (Cf. SHEPHERD,Op. cit.
p. 173.)
424 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

résistance, quitte à les prendre d’assaut les uns après les


autres.
C’est Fey, ministre de la Police e t Starhemberg, ministre
de l’Intérieur qui commandent les opérations. Ils les mène-
ront jusqu’au bout avec une rigueur implacable.
Le Schutzbund compte environ 73.500 hommes 1. E n face
d’eux, le Gouvernement dispose des 30.000 soldats de l’Armée
fédérale, auxquels il faut ajouter 15.000 hommes de la Gen-
darmerie e t de la Police et environ 25.000 membres armés
de la Heimwehr 2. Toutes les armes seront utilisées. Non
seulement les mousquetons, les fusils et les mitrailleuses,
mais les grenades, les chars et même les canons. Des bat-
teries d’artillerie prennent position devant les maisons
ouvrières e t tirent sur elles de plein fouet. Les obus ouvrent
des brèches dans les façades, à travers lesquelles se ruent
des escouades de fantassins3. On assiste alors à des corps
à corps sauvages dans les couloirs des bâtiments. Au cours
d’un même après-midi,la cité Karl Marx et le centre de
Floridsdorf sont pris, perdus, bombardés et repris. Embus-
qués dans les angles des corridors, dans l’embrasure des
portes, dans les escaliers et jusque dans les lavabos, dont
les fenêtres étroites font ofice de meurtrières, les combat-
tants du Schutzbund se défendent avec frénésie 4. Ils se
disent qu’il faut tenir coûte que coûte, en attendant l’insur-
rection qui viendra les délivrer...
Mais l’insurrection tan t espérée ne vient pas. Au lieu de
soutenir l’action des combattants, la grande masse des tra-
vailleurs demeure les bras croisés 5. A soixante kilomètres au

1. Ces effectifs se décomposent comme suit : A Vienne, 17.500 hommes Ikgère-


ment armés, &partis en 45 bataillons d’infanterie, soutenus par des sections de
motocyclistes, de camions, e t d e bateaux servant s i la navigation sur le Danube.
Dans ia province de Bmse-Autriche qui entoure l a capitale, 23.000 hommes répartis
en 60 bataillons. E n Styrie, plus de 25.000 hommes répartis en 25 bataillons. En
Iiaute-Autriche, 8.000 hommes, répartis en 20 bataillons. (Chiffres officiels, publiés
en 1934 par le Gouvernement fédéral, et confirmds par Julius Deutsch, Commandant
du Schutzbund.)
2 . Dont 8.000 hommes puissamment armés e t répartis en quatre régiments,
constituant la section viennoise du Weimafschutz du major Fey.
3. L’armée fera savoir par la suite qu’elle n’a utilisé que des canons Iégers
e t qu’elle a fait enlever les détonateurs des obus. Ceux-ci ont fracassé les murs,
mais n’ont pas explosé, sans quoi l’on eût assisté à u n véritable carnage.
4. Cf. Wolf BEnmAY, La Guerre civile en Autriche (Paris, 1934); Les Mcmbrcd
d u Schutzbiind nous parlent des comb& de ficrier (8ditions du Secours Rouge
international): Otto B A U E RDer
, Au/stand der (Esierreichische Arbeiter (Prague,
1934).
5. Alors que le Schutzknd se soulève, les syndicats restent inertes.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 425
sud-ouest de Vienne se trouve le centre industriel de Wiener-
Neustadt, une des citadelles de l’bustromarxisme. (( Patience,
se disent les membres du Schutzbund, les ouvriers de Wiener-
Neustadt doivent être en train de marcher sur Vienne. Ils
ne tarderont pas à arriver ici! )) Mais à Wiener-Neustadt,
personne ne bouge. La ville reste aussi calme que si la
répression en cours ne la concernait pas. Les assiégés ont
beau lutter à un contre dix, la grande masse des travail-
leurs ne vient pas à leur secours C’est en cela que- réside
la défaite de la Social-démocratie autrichienne. Epuisée
par t a nt d’années de privations et de misère, la classe
ouvrière a perdu confiance en ses chefs et ne réagit plus 2...
Cependant, les combattants du Schutzbund refusent de
s’avouer vaincus. Les combats se poursuivent, toujours aussi
acharnés, durant les journées des 13 et 14 février. Le 14 au
matin, Dollfuss lance un suprême appel aux insurgés. I1
promet l’impunité à tous ceux qui se rendront avant le 15, à
midi. Passé ce délai, aucun pardon ne sera plus accordé.
Mais avant même que cet ultimatum ne soit expiré, Otto
Bauer et Julius Deutsch se seront mis à l’abri. Abandon-
nant leurs hommes à leurs postes de combat, ils ont franchi
nuitamment la frontière tchécoslovaque S.
A l’aube du 15 février, les insurgés sont physiquement et
moralement brisés. Les munitions qui s’épuisent, la défection
de leurs chefs, les renforts qui n’arrivent pas, tout leur
démontre que la partie est perdue. Au cours de la matinée,
la Heimwehr enlève d’assaut les derniers îlots de résistance.
A midi, Ie Gouvernement est maître de la situation,

1. Beaucoup d’entre eux se disent : (I Puisque nous possédons des formations


armées, nous n’avons aucune raison de combattre à leur place. n Mais la plupart
pensent : Tout cela ne sert plus A rien. I1 est trop tard. C’est beaucoup plus
(I

tat qu’il aurait fallu réagir. D


2. Un des théoriciens de I’Austromarxisme, le Dr Leichtner, avait prévenu le
Comité directeur du Parti social-dbmocrate qu’il faisait fausse route er. consti-
tuant une milice armée. a Pourquoi iaire cette concession à nos adversaires? D lui
avait-il demandé. a La force du prolétariat réside dans le nombre. Sa victoire ne
peut résulter que de la prise de possession des positions clés dans l’administration,
combinée avec la gréve générale et l‘insurrection. Si vous constituez des groupes
d’auto-défense, ceux-ci seront incapables de tenir tête à l’armée réguliére et
la classe ouvrière se déchargera sur eux du soin de mencr le combat. (Der
Knnipf, juin 1933.)
3. De Rrunn, en Moravie, Otto Bauer continuera A envoyer des ordres de
combat enflammés aux ouvriers autrichiens. Mais ceux-ci ne seront guère écoutés.
Les ouvriers se scinderont alors en deux groupes. La majorité demeurera Social-
démocrate: une minorité d’extrEme gauche constituera le groupe des Socialislea
rtWidioBnaircs.
426 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Lorsqu’on dresse le bilan de ces journées tragiques,


on s’aperçoit que le nombre des victimes est très élevé :
128 morts et 409 blessés, du côté des forces gouvernemen-
tales 193 morts et 300 blessés, du côté des insurgés 2.
Avant même que leurs dépouilles ne soient enterrées, une
répression terrible s’abat sur les Sociaux-démocrates. Leur
Parti est interdit. Les Syndicats libres sont dissous et tous
leurs biens confisqués. M. Seitz et tous les autres adminis-
trateurs socialistes de la municipalité sont révoqués. Qua-
torze chefs du Schutzbund sont condamnés à mort. Trois
d’entre eux seront pendus dans la cour de la prison de
Vienne 3. Un grand nombre de militants sont incarcérés ou
envoyés dans des camps de concentration 4. D’autres réus-
sissent à s’enfuir et se réfugient à l’étranger.
La classe ouvrière autrichienne est assommée.. Désormais,
elle ne participera plus à la vie politique du pays. Inerte e t
passive, elle ne sera plus qu’un corps mort que les gouver-
nements successifs traîneront comme u n boulet.
Dès le 19 février, Dollfuss comprend que les choses ont
été poussées trop loin. I1 esquisse quelques gestes de conci-
liation envers les travailleurs. II leur propose un compromis
sur le statut des Syndicats. Mais son appel se heurte à un
silence de mort ... Entre la classe ouvrière et lui, il y a un
fossé de sang, un fossé trop large pour pouvoir être comblé
par des phrases.
Les journées de février n’ont d’ailleurs pas eu que des
conséquences intérieures. Lorsqu’on a appris à l’étranger que
l’armée tirait à coups de canon sur les cités ouvrières, ce
n’a été, dans toute la presse, qu’un long cri d’horreur. Com-

1. Bien que le gros des combats ait été livré par l’armée, la Heimwehr a des
pertes beaucoup plus fortes que les siennes. Elle en profitera plus tard pour pré-
tendre que l‘armée a fait preuve de mollesse. E n réalité les pertes de l a Heimweiu
proviennent de ce qu’elle est moins bien armée que les unités régulières.
2. Chiflres cités par SCHUSCHNIGG ...
dans Autriche, mu Patrie Le correspondant
du Temps ic Vienne cite le chiffre de 417 morts (pour toute l’Autriche) e t 1.000
B 2.000 blessés. 11 est possible que beaucoup d’ouvriers blessks n’aient pas figuré
sur les statistiques gouvernementales, e t qu’ils aient préféré se faire soigner p a r
des moyens de fortune, plutôt que de se faire connaître e t être livrés aux autorités.
3. Procès-verbal de I’aumônicr catholique de la prison de Vienne. (Dus Schwurze
Korps, 14 avril 1938.)
4. Les camps d‘internement, créés par le décret-loi d u 23 septembre 1933 pour
la durée d’un an, seront rendus permanents par la loi du 29 septembre 1934.
Le régime y est si dur que Mme Vandervelde, épouse du chef socialiste beige,
qui visite les prisons autrichiennes en qualité de déléguée de 1û Ligue interna-
tionale des Droits de l’Homme, s’en verra refuser l’accès e n juin 1935.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 427
ment le Chancelier a-t-il pu se livrer à une répression
aussi sauvage?
Sans doute la vérité est-elle plus nuancée. Mais l’homme
de la rue ne peut la deviner. Comment connaîtrait-il les
forces invisibles qui ont mis Dollfuss au pied du mur e t
l’ont acculé à ces actes irréparables? I1 ne voit plus en lui
qu’un (( bourreau fasciste »,un (( suppôt de la réaction ».
On se souvient tout à coup qu’il a chanté le Deutschland
über alles au Congrès de Ratisbonne e t qu’il a voulu exclure
les Juifs des corporations d’étudiants. Du coup, les milieux
de gauche se désintéressent de l’Autriche. Ce n’est plus à
leurs yeux qu’un pays dominé par les Jésuites et les policiers,
qui ne parviendra jamais à trouver son équilibre intérieur.
Sa survie mérite-t-elle tan t de dépenses et d’efforts?
Si Hitler l’annexe, il ne détruira certes plus un bastion de
la démocratie. E t si deux fascismes rivaux veulent s’entre-
dévorer autour de cette proie, le plus sage, à tout prendre,
n’est-il pas de les laisser faire?
xxv

LA DICTATURE DE DOLLFUSS

II. - La lutte contre les Hitlériens.


(15 février 1934-25 juillet 1935)
Au lendemain de l’insurrection viennoise, la cote de Doll-
fuss atteint son niveau le plus bas. Mais contrairement à
ce qu’espéraient Fey e t Starhemberg, la diminution de sa
popularité ne leur profitera pas. Les bénéficiaires de l’opé-
ration seront les Nationaux-socialistes.
Plus que jamais, Hitler est décidé à incorporer l’Autriche
au Reich. Mais il sait qu’il lui est impossible d’opérer à
chaud, en envahissant le pays. Ce serait déclencher une
intervention des Puissances garantes l. I1 préfère appliquer
à son pays natal la méthode qui lui a déjà réussi en
Allemagne : se rallier le plus possible de suffrages par l’agi-
tation politique et les démonstrations de masse; emporter
la majorité des sièges au Parlement; hisser au pouvoir un
Chancelier fédéral qui proclamera l’union de l’Autriche et
de l’Allemagne (( par l’intérieur D, c’est-à-dire en invoquant
le libre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. I1 semble
peu probable que les Puissances étrangères puissent s’op-
poser à un (( Anschluss )) réalisé dans ces conditions.
Mais pour pouvoir employer cette méthode, encore faut-il
qu’il y ait des élections 2. Du fait que Dollfuss a interdit
toute consultation populaire (11 mai 1933) et a dissous le
1. La France, l’Angleterre, 1’Italie et la Tchécoslovaquie.
2. Et mEme des élections fréquemment renouvelées. En Allemagne, Hitler s’est
arrangé pour provoquer une série de crises qui ont obligé le Présirlent du Reich
21 dissoudre le Reichstag et à recourir aux urnes le 14 septembre 1930, le 31 juil-
let 1932, le 6 novembre 1932 e t le 5 mars 1933. (Voir vol. III, le tableau p. 98).
En Autriche, Hitler ne le peut pas.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 429
Parti national-socialiste (19 juin 1933) 1, la conquête du
pouvoir devient beaucoup plus ardue 2. I1 faudrait commen-
cer par renverser Dollfuss et le remplacer par un homme qui
lèverait ces interdictions et rendrait son activité normale a u
Parlement. Mais comme les voies légales sont interdites aux
Nazis, il ne leur reste d’autre choix que le recours à la force.
Jusqu’ici, toute tentative de ce genre était vouée à l’échec.
I1 n’en va plus de même, maintenant que Dollfuss s’est
aliéné la classe ouvrière. Qu’un groupe politique quelconque
cherche à le renverser, aucun travailleur ne lèvera plus
un doigt pour le défendre. A ce titre, on peut dire que
les journées de février 1934 ouvrent aux Nationaux-socia-
listes des possibilités d’action qu’ils ne possédaient pas
auparavant.
Hitler n’est pas le dernier à s’en apercevoir. Au moment
où sa préoccupation majeure est de (( réintégrer le monde
ouvrier à la communauté nationale 3 »,où il prend des mesures
spectaculaires pour résorber le chômage en Allemagne, où il
charge le Dr Ley de créer le (( Front du Travail n et la (( Force
par la Joie »,Dollfuss met les ouvriers autrichiens au ban
de la nation et fait tirer à boulets rouges sur leurs cités
ouvrières! Le contraste est trop grand pour passer inaperçu.
- J e suis convaincu que les ouvriers autrichiens se ral-
lieront à la cause d u National-socialisme, déclare-t-il le
16 février au correspondant du Daily Mail, ne serait-ce que
par une réaction naturelle contre les sévices dont ils sont
l’objet de la part de leur Gouvernement 4.
Pour faciliter cette évolution, il interdit à tous les Nazis
autrichiens de participer à la répression contre les milieux
de gauche et fait procéder à des collectes en faveur des

1. Lorsque nous parlons ici du u Parti national-socialiste n, il s’agit évidemment


du Parti national-socialiste autrichien. Pour éviter toute confusion, le Parti natio-
nal-socialiste allemand sera désigné par le sigle N. S. D. A. F. (National-So&-
Zistische Deiibche Arbeiter Parlai).
2. u I1 ne fait pas de doute, pour quiconque connaît l’évolution de la situation
en Allemagne, remarque un ohservateur, que l’avhement des Nazis en Autriche
aurait été encore plus rapide que dans la République de Weimar, si Dollfuss
avait conservé la Constitution démocratique. n
3. Voir vol. III, p. 244 e t S.
4 . Daily Mail, numéro du 17 février 1934. Pour le reste, Hitler raisonne de
la façon suivante : II Les Socialistes sont anticléricaux; donc ils finiront par mar-
cher avec nous. Les oficiers sont exaspérés contre Dollfuss; donc ils seront heu-
reux d’entrer dans la nouvelle Wehrmacht, qui, par son ampleur même, leur
apportera des possibilités d’avancement dont ils ne peuvent réver dans l’armée
autrichienne. I)
430 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

familles des ouvriers internés. (( Exploitant la situation à


fond, il encourage les Nationaux-socialistes à conjuguer leurs
efforts avec ceux des Sociaux-démocrates pour faire aboutir
un programme commun dont les revendications principales
pourraient être les suivantes : levée des interdictions qui
frappent leurs partis respectifs; suppression des mesures
d’exception; élections générales l. ))
Jusqu’ici, la classe ouvrière autrichienne s’est montrée
assez peu perméable à la propagande nazie. Mais, comme
l’a dit Bertrand de Jouvenel, les intentions pèsent moins que
les situations. Frappés des mêmes interdits, exposés aux
mêmes représailles, les deux partis sont amenés à lutter côte à
côte. La clandestinité à laquelle ils sont condamnés finit par
créer entre eux une solidarité de combat. C’est là un fait
auquel tous les mots d’ordre lancés par les chefs marxistes
réfugiés à Prague et à Londres ne pourront rien changer.
Cette collusion est justement ce que Dollfuss redoute le
plus, car nul ne peut savoir jusqu’où vont ses ramifications,
ni les complicités dont elle dispose.
Celles-ci sont déjà beaucoup plus étendues qu’on ne le
suppose, puisque le fils du major Fey, le fils de Vera Fug-
ger a et deux des fils du Président Miklas font déjà partie des
S. A.; que le conseiller Steinhaüsl, chef de la police crimi-
nelle de Vienne et le commandant de la Section de choc de
la police fédérale sont secrètement inscrits au Parti nazi;
qu’enfin deux mille policiers en activité font partie du
Schtvarze Korps, un groupement clandestin affilié aux S. S.
Aussi Dollfuss va-t-il redoubler d’efforts pour tenter de
briser cette coalition tentaculaire. Ce faisant, il aboutira
au résultat opposé : à force de multiplier les arrestations,
il transformera une collaboration assez lâche, imposée par
les événements, en une alliance cimentée par une haine
commune.
t
r i

Dès 1929, divers groupuscules nationaux-socialistes se sont


constitués en Autriche. Mais leurs effectifs sont faibles e t
1. a C‘était, comme le remarque O t t o Skorzeny, une plate-forme essentielle-
ment démocratique, tendant au rétablissement de la légalité républicaine. D (Cf.
Lebe gefdhrlith, p. 35.)
2. Descendante des illustres banquiers d’Augsbourg, Vera Fugger, devenue
comtesse Czernin par son premier mariage, epousera en secondes noces le Chan-
celier Schuschnigg.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 431
leurs chefs très divisés, car chacun d’eux prétend s’ériger en
u Führer )) national. Ces querelles de personnes paralysent le
recrutement. Décidé à mettre un terme à cet état de choses,
qui cause un préjudice grave à l’extension du Mouvement,
Hitler a commencé par unifier tous ces groupes pour en faire
la (( Section autrichienne 1) de la N. S. D. A. P. Après quoi,
en juillet 1931, il a placé à leur tête le Dr Thé0 Habicht,
un ressortissant allemand domicilié en Autriche, auquel il a
donné le titre d’ (( Inspecteur du Parti pour la province de
V‘ienne ».
Aussi longtemps que la N. S. D. A, P. n’a pas conquis le
pouvoir en Allemagne, Habicht s’est tenu dans une prudente
réserve. Mais à partir de janvier 1933, l’arrivée d’Hitler à
la Chancellerie et plus encore l’entrée en vigueur de la loi
garantissant l’unité du Parti et de l’État l, lui ont permis
de sortir de l’ombre et de bénéficier de moyens d’action
beaucoup plus efficaces. Nommé attaché de presse à la
Légation d’Allemagne à Vienne - dont le chef, le Dr Rieth,
a reçu l’ordre de fermer les yeux sur ses activités clandes-
tines - il a pu intensifier le recrutement de ses réseaux
avec d’autant plus de facilité qu’il était protégé par l’im-
munité diplomatique.
Aussitôt, les sections du Parti national-socialiste autri-
chien se sont multipliées et étoffées. Une M Légion autri-
chienne )) s’est constituée. Ses membres, qui seront bientat
15.000, reçoivent tout ce dont ils ont besoin par l’entre-
mise de la Direction munichoise de la N. S. D. A. P. : des
subsides, des tracts, du matériel de propagande, des faux
papiers, des armes, des uniformes et même des pains de
plastic, dont ils se servent pour faire sauter les ponts de
chemin de fer e t endommager les bâtiments publics. Un
énorme trafic clandestin s’effectue ainsi à travers la fron-
tière. Des commandos de plastiqueurs vont faire des stages
à Munich, où des techniciens de la Reichswehr les ins-
truisent dans le maniement des explosifs.
Le premier à s’alarmer de cet état de choses est Mussolini.
Expert en coups d’État, il voit bien que cette agitation est
trop méthodique pour ne pas être orchestrée, et que son
chef d’orchestre se trouve en Allemagne. Ces bombes qui
explosent, ces ponts qui sautent, ces attentats qui se multi-

1. Promulguée le le‘ décembre 1933. (Voir vol. III, p. 112.)


432 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

plient ont pour lui un sens très clair : ils ne sont que le
prélude d’une action beaucoup plus vaste. Cette perspective
l’inquiète d’autant plus qu’il est convaincu, comme le chef
du Gouvernement viennois, que (( le jour où les Allemands
déjeuneront à Innsbruck, ils dîneront à Milan ».Aussi croit-il
de son devoir d’attirer son attention sur la gravité du péril.
- Prenez garde! lui dit-il. Ne vous laissez pas déborder!
Prenez dès à présent toutes les mesures qui s’imposent pour
juguler cette agitation ...
Dollfuss ne demande pas mieux. Mais comment faire? I1 a
essayé à plusieurs reprises de nouer des contacts avec les
dirigeants du Reich, pour définir avec eux les bases d’un
m o d u s vivendi. I1 l’a tenté par l’entremise de Schuschnigg l,
de Souvitch 2, de Buresch, d’autres encore S. I1 s’est heurté
chaque fois à une fin de non-recevoir.
Alors la répression? Ce n’est guère plus aisé, car l‘inter-
diction du Parti national-socialiste autrichien a amené ses
membres à se réfugier dans la clandestinité. Depuis lors,
les activistes nazis demeurent insaisissables. Chaque fois
que la police veut s’emparer d’un dépôt d’armes, grenades
et mitrailleuses disparaissent comme par enchantement.
Chaque fois qu’elle veut arrêter un militant notoire, il se
réfugie de l’autre côté de la frontière. De plus, les nerfs du
Chancelier sont mis à rude épreuve par la campagne de déni-
grement dont il est quotidiennement l’objet. Non content
de lui avoir épinglé le surnom de Millimetternich »,Gœb-
((

bels le vilipende jour après jour dans ses journaux et le


dépeint comme un nabot, grotesque et prétentieux, comme
un apprenti sorcier qui ne va pas tarder à mordre la pous-
sière. Cela finit par créer une atmosphère oii les armes
partent toutes seules ...
L’homme sur lequel les Nazis comptent pour remplacer
Dollfuss au Ballhausplatz n’est d’ailleurs pas Habicht. Leur
choix s’est porté sur un autre personnage d’une tout a u tr e
envergure. C’est M. von Rintelen, l’ancien Landeshaupt-
m a n n de Styrie, que Starhemberg a évincé du ministère de

1. Le 31 octobre 1933, Schuschnigg a eu un long entretien avec Rudolf Hess


qui n’a donné aucun résultat.
2. Le 3 décembre 1933, au cours d’un voyage à Berlin, le Sous-secrétaire d’État
italien aux Affaires étrangères a tenté de nouer un lien entre Vienne e t Berlin.
(1L’Autriche a trop peu d’importance, lui a répondu Hitler, pour qu’on lui per-
mette de troubler les relations germano-italiennes. D Les choses en sont restées là.
3. Notamment par MM. Langroth e t Foppa, deux députés de l’Union nationale.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 433
l’Intérieur e t que Dollfuss a nommé depuis peu Ministre
plénipotentiaire à Rome l. Beaucoup d’Autrichiens, qu’ils
soient Nazis ou non, le considèrent comme un candidat tout
désigné à la Chancellerie 2. C’est dire que les Nationaux-
socialistes disposent en sa personne d’un atout considérable.
Mais beaucoup d’autres facteurs contribuent à renforcer
en eux la certitude de la victoire finale. D’abord le fait
qu’Hitler a conquis le pouvoir à Berlin et qu’ils se sentent
épaulés, depuis lors, par des millions de camarades allemands.
Ensuite, par la discipline qu’ils ont su donner à leur propre
organisation, face à l’opportunisme croissant des organisa-
tions adverses. Enfin, par la conviction d’être les champions
d’une grande cause, à laquelle le Corps germanique aspire
depuis des siècles : l’unification du Reich, de la Baltique à
la Leitha.
Une chose, en revanche, leur demeure inexplicable. Pour-
quoi Hitler tarde-t-il tan t à régler l’affaire autrichienne?
Les militants qui lui rendent visite à Munich ou à Berchtes-
gaden racontent à leur retour que le Führer n’a pas l’air
pressé. Lorsqu’on lui parle de l’Autriche, il répond d’un ton
évasif :
- Le fruit n’est pas encore mûr. I1 faut savoir attendre ...
A quoi attribuer cette attitude négative? Le Führer ignore-
t-il la situation qui règne à Vienne? Est-il mal informé de la
faiblesse du régime, de la dureté de la répression, du bouil-
lonnement des esprits?
Plongés dans le romantisme enivrant de l’action directe,
les jeunes militants autrichiens ne voient que l’immédiat.
Ils jugent le problème du rattachement de l’Autriche au
Reich du seul point de vue local, sans penser un instant à ses
prolongements internationaux. Si Hitler temporise, c’est que
toutes les conditions de succès ne sont pas encore réunies.
Avant de se lancer dans une aventure aussi périlleuse, il
lui faut rétablir le service obligatoire, remilitariser la Rhéna-
nie, construire des fortifications le long de ses frontières
occidentales e t - surtout - détacher l’Italie du camp des
démocraties. Aussi préfère-t-il s’en tenir au mémorandum
secret que M. von Bulow a adressé en son nom, le 9 avril
1934, à tous les diplomates allemands en poste à l’étranger :
1. Le seul fait d’avoir chargé M. von Rintelen de le représenter dans la capitale
italienne prouve à quel point Dollfuss a confiance en lui.
2. Lui aussi, du reste, car il est ambitieux.
1v 28
434 HISTOIRE D E L’ARMkE ALLEMANDE

(( Il est clair, y lit-on, que l‘Allemagne n’est pas en mesure,

pour l’instant, de régler l’affaire autrichienne dans le sens alle-


m a d 1 . Toute tentative de ce genre se briserait contre la résis-
tance des Puissances européennes de la Petite-Entente. Dans ces
conditions, notre seul désir, en ce qui concerne l‘Autriche, est de
laisser aux choses suffisamment de ieu pour que puisse se pour-
suivre l’évolution naturelle s. ))
Tout cela, les militants de base l’ignorent. Ils en viennent à
penser qu’Hitler a les mains liées, qu’il ne peut pas exprimer
ouvertement sa pensée. (( C’est à nous, se disent-ils, de prendre
les devants et de placer le maître du IIIe Reich devant le
...
fait accompli )) Aussi multiplient-ils les coups de main et
les attentats, auxquels la police autrichienne répond par
des arrestations massives. Et, fait étonnant : alors que les
dirigeants de Berlin se montrent réfractaires, la section
munichoise de la N. S. b. A. P. les encourage par tous les
moyens ...
L‘Autriche va-t-elle au-devant d‘une nouvelle explosion?
La plupart des gens commencent à le craindre, lorsque le
11 juillet 1934, sans aucune explication, Dollfuss enlève à
Fey les Services de sécurité pour les confier à M. von Kar-
winsky et ramène le chef du Heimatschutz au rang insigni-
fiant de Ministre sans portefeuille. La nouvelle fait sensation
t a n t elle est inattendue. Chacun se demande la raison de
dette disgrâce. Certaines personnes vont jusqu’à insinuer
que Starhemberg - qui s’est brouillé récemment avec Fey
- a transmis au Chancelier un dossier compromettant d’où
il ressort que son Vice-Chancelier serait en collusion secrète
avec les activistes nazis ...
Toujours est-il que cette destitution provoque un certain
flottement au sein de la police. Ses agents ne savent plus à
quelles consignes obéir. D’autant plus que M. Skubl, le
nouveau Préfet de police de Vienne, qui leur donne l’ordre
de réprimer les menées nazies (( avec la dernière énergie »,
est lui-même un partisan déclaré de l’Anschluss! Comment
s’y retrouver dans toutes ces attitudes contradictoires?
Si grand est le désarroi qui règne dans les milieux de la
Heimwehr, de l’Armée et de la Police 3, que les Nazis autri-
chiens décident d’en profiter pour jouer leur va-tout.
1. C’est-A-dire par l’Anschluss.
2. Documents on German Foreign Policy, série C , vol. II, no 459.
3. Un grand nombre de fonctionnaires de la Police, dont le colonel Steinhaiisl
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 435

*
+ +

Le 16 juillet 1934, une réunion secrète a lieu au domicile


munichois de The0 Habicht. A l’exception d’un seul, tous
les Gauleiter autrichiens, réfugiés en Bavière, y assistent. Le
Standartenführer Glass leur soumet un projet audacieux. I1
consiste à s’emparer d’un seul coup du Gouvernement fédé-
ral et de mettre Dollfuss dans l’obligation de céder la place
à Rintelen. Une fois investi des fonctions de Chancelier, ce
dernier rétablira la légalité républicaine et procédera à de
nouvelles élections. Après quoi, un référendum sera organisé
pour permettre au peuple autrichien de se prononcer pour
ou contre le rattachement à l’Allemagne. Nul doute que
l’Anschluss ne soit voté à une forte majorité. Ce plan ayant
été unanimement approuvé, Glass est chargé d’en fixer les
modalités d’exécution.
Sitôt la séance levée, Habicht s’envole pour Rome, afin
de mettre Rintelen au courant de la conjuration. Rintelen,
qui est à la veille de prendre ses vacances, avance son départ
de quelques jours. I1 se rend à Vienne, où il arrive dans la
matinée du 23.
Entre-temps, Glass, Otto von Wachter et le D* Wey-
denhammer - un des adjoints de Habicht - ont mis leur
plan au point. Le coup de force comportera trois actions
simultanées :
10 Cent cinquante hommes environ, appartenant au régi-
ment no 89 de la S. S. clandestine viennoise, revêtus d’uni-
formes de l’Armée fédérale, feront irruption dans le Palais
de la Chancellerie durant une séance du Conseil des Ministres.
Ils mettront Dollfuss et tous ses collaborateurs en état d’ar-
restation. Après quoi, avec le concours du Dr Rintelen, ils
procéderont à la formation d’un nouveau Cabinet.
20 Un groupe de quinze hommes, commandé par Hans
Domes, s’emparera de l’immeuble de la Radio. I1 annoncera
la démission du Gouvernement Dollfuss et l’avènement d u
Gouvernement Rintelen. En même temps,- il diffusera des
ordres destinés à paralyser l’appareil de 1’Etat et à jeter la

sont secrétement inscrits au Parti nazi. Des ofliciers, de plus en plus nombreux,
dont le général Glaise-Horstenau, sont favorables i1’Anschluss. Enfin, le prince
Starhemberg lui-même, cherche à renouer des liens personnels avec le Reich, qu’il
regrette soudain d’avoir négligé au bénéfice de l’Italie.
436 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

confusion dans les formations paramilitaires. Certains de


ces ordres, rédigés en langage convenu, donneront le signal
de l’insurrection dans toutes les provinces.
30 Un troisième groupe se rendra à Velden, au bord du
lac de Wœrth, où le Président Miklas prend ses vacances. I1
s’assurera de sa personne e t l’immobilisera sur place, pour
l’empêcher d’intervenir dans le cours des événements.
L’action est prévue pour le matin du 24. Le Chancelier
Dollfuss ne se doute de rien I. Tout est prêt : les tenues mili-
taires, les armes e t les camions, lorsque Rintelen apprend,
à la dernière minute2, que le Conseil des Ministres a été
remis au lendemain. Toute l’affaire doit donc être retardée
de vingt-quatre heures.
Ce délai va avoir des conséquences imprévues. Car un
inspecteur de police du nom de Johann Dobler, qui appar-
tient également à la Standurte 89, et qui a été mobilisé parmi
ceux qui doivent s’emparer de la Chancellerie, est soudain
saisi de remords. Aux premières heures du 25 juillet, il
divulgue toute l’affaire au colonel Ernst Mayer, le comman-
dant du 5e régiment de la Heimwehr viennoise. Celui-ci en
informe aussitôt Fey. Le chef de la Heimatschutz procède
aux vérifications nécessaires S. Aucun doute n’est permis :
un coup de force nazi va avoir lieu incessamment.
Pour Fey, cette nouvelle est un trait de lumière, un arrêt
providentiel. Le Président Miklas n’est pas à Vienne,
mais à Velden. Le prince Starhemberg - son rival exécré
- n’est pas en Autriche, mais au Lido. 11 a donc les coudées
franches. S’il écrase lui-même le putsch avec les forces dont
il dispose, il sera non seulement le héros du jour, mais l’ar-
bitre de la situation. I1 lui sera alors facile de reprendre, d’un
seul coup, tous les pouvoirs dont Dollfuss vient de le dépouil-
ler.
I1 est 10 heures du matin. Le Conseil des Ministres doit

1. I1 passe le week-end du 20-21 juillet chez un ami d’enfance, le conseiller


Rischanek. Celui-ci possède une belle villa au bord du Mattsee. Dollfuss y a fait
venir un professeur de natation e t apprend 21 nager, en prévision du séjour qu’il
doit faire incessamment dans la propriété de Mussolini à Riccione, au bord de
l’Adriatique, où sa femme e t ses deux enfants sont déjà installés.
2. Au cours d’une conversation avec M. Buresch, le ministre de la Justice.
3. Fey charge son aide de camp, le major-général Wrabel de se rendre a u Cafe
(I Zentral n où Mayer a convoqué Dobler. Wrabel écoute le récit de Dobler avec un

certain scepticisme. I1 faudra, pour le convaincre, que ce dernier lui montre les
ordres écrits, prescrivant à la S. S. Standarte 89, d e se rassembler le jour méme, à
12 h. 15, à la Siebensterngasse.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 437
se réunir à 11 heures. Cependant, Fey se garde d’alerter
l’Armée ou la Police. I1 emploie les soixante-dix minutes qui
suivent à mobiliser les unités de son Heimatschutzl. C’est
seulement après qu’il se rend à la Chancellerie. Pendant ce
temps, les conjurés, rassemblés dans un gymnase de la Sie-
bensterngasse situé à cinq cents mètres du Palais gouverne-
mental, sont en train de revêtir leurs uniformes d’emprunt
et de monter dans leurs camions ...
* +
A 11 heures, le Conseil des Ministres se réunit au Palais
de Ballhausplatz, sous la présidence de Dollfuss. Lorsque
Fey y arrive, les délibérations sont commencées. Interrom-
pant les débats, Fey prend Dollfuss à part et lui annonce, en
mots brefs, qu’un coup de force nazi va se déclencher d’un
moment à l’autre. Dollfuss secoue la tête, d’un air incrédule.
Mais son instinct paysan l’incite à la prudence. Revenant
dans la salle du Conseil, il fait part à ses collaborateursde
la nouvelle qu’il vient d’apprendre.
- J e ne sais pas jusqu’à quel point ces rumeurs sont
fondées, leur dit-il, mais je trouve plus sage de lever la séance.
Que chacun de vous regagne son ministère e t y attende mes
instructions. J e vous ferai savoir quand nous pourrons
reprendre nos délibérations...
Visiblement impressionnés, les ministres se retirent en
toute hâte. 11 ne reste plus au Ballhausplatz, en dehors du
Chancelier, que Fey, M. von Karwinsky, nouveau Secr-étaire
d’État à la Sécurité, le général Zehner, Secrétaire d’Etat à
la Défense nationale, et le major-général Wrabel.
11 est 12 h. 30. Le téléphone sonne sur le bureau duChance-
lier. C’est Anton Marek, un des deux policiers que Fey a
postés il y a une heure dans la Siebensterngasse, pour obser-
ver ce qui s’y passe.
- Les camions viennent de quitter le Gymnase! I1 n’y a
plus une minute à perdre, s’écrie-t-il d’une voix haletante 2.
Au même moment, il est arrêté par un groupe d’acti-
vistes nazis.
1. Gordon SHEPHERD, Engelbert Dollfuss, p. 297. Dans ses propres déclarations,
Fey s’est montré extraordinairement discret sur son emploi du temps, entre
10 heures et midi, le 25 juillet 1934.
2. C’est le troisiéme message que Marek transmet à la Chancellerie depuis i l h. 45,
sans que personne y ait prêté la moindre attention.
438 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Cette fois-ci, M. von Karwinsky se décide à réagir. A


12 h. 35, il donne l’ordre au Préfet de police de boucler le
quartier du Ballhausplatz et d’envoyer des détachements
armés à la Siebensterngasse et à la Chancellerie. Mais cet
ordre trop tardif, retransmis avec lenteur, ne sera exécuté
que lorsque la tragédie sera consommée.
Presque au même moment, les camions transportant les
cent cinquante-quatre hommes de la Standarte 89 débouchent
en trombe devant le portail principal de la Chancellerie l.
La grille est ouverte, car on procède justement à la relève de
la garde. Les conjurés sautent à terre. Comme la garde ne
se compose que d’un détachement d’honneur dépourvu de
munitions, elle est rapidement maîtrisée. Après quoi les
S. S., camouflés en soldats réguliers, traversent la cour au
pas de charge e t se ruent, l’arme au poing, dans tous les
corps du bâtiment, qu’ils occupent en quelques minutes sans
rencontrer de résistance.
En entendant ce vacarme insolite, Karwinsky saisit Doll-
fuss par le bras et l’entraîne précipitamment à travers le
Salon des Colonnes pour le mener au troisième étage e t le
cacher dans un débarras. Mais à ce moment apparaît Hed-
visek, l’huissier personnel du Chancelier, qui connaît par-
faitement les lieux.
- Pas par là! leur dit-il. Par la salle du Congrès! Un esca-
lier en colimaçon y mène aux Archives. De là, un couloir
conduit à une sortie de secours, qui permet de rejoindre
directement la Minoritenplatz ...
Dollfuss, Fey, Wrabel et Karwinsky emboîtent le pas à
Hedvisek. Mais lorsqu’ils arrivent devant la porte en ques-
tion, ils la trouvent verrouillée. Force leur est de rebrousser
chemin.
Entre-temps, les assaillants se sont divisés en plusieurs
groupes. L’un d’eux, commandé par Otto Planetta, est
arrivé au premier étage. Ayant trouvé le bureau du Chancelier
vide, il a suivi une galerie très sombre qui mène à la salle d u
Congrès. I1 y débouche au moment précis où Hedvisek, Doll-
fuss e t les trois hommes qui l’accompagnent s’apprêtent à la
traverser. La salle est brillamment éclairée. Ebloui par le

1. Les conjurés ont mis exactement trente-huit minutes pour se rassembler


dans le Gymnase, endosser leurs faux uniformes, monter en camion e t franchir !r,
distance qui sépare la Siebensterngasse de l’entrée de la Chancellerie.
2. Le général Zehner est parti quelques minutes plus t 6 t pour alerter les troupes.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE A U R E I C H 439
contraste, Planetta voit soudain s’avancer vers lui un groupe
de cinq hommes, dont trois portent des uniformes de la
Heimwehr.
- Haut les mains! s’écrie-t-il.
Fey, Karwinsky et Wrabel obtempèrent. Mais un person-
nage en civil, qui se trouve au second rang, les écarte e t
s’avance vers Planetta pour lui parler. Se croyant atta-
qué, Planetta brandit son revolver l. Deux coups de feu
éclatent. Le civil s’écroule. La première balle lui a traversé
le cou; la seconde s’est logée dans la colonne vertébrale.
Planetta se penche sur lui et s’aperçoit à ce moment que le
corps qui gît à terre est celui du Chancelier Dollfuss.
Fey, Karwinsky et Wrabel sont collés au mur, les mains
en l’air, tandis que deux hommes transportent le Chancelier
agonisant dans son bureau et le déposent sur un sofa. Ils
cherchent fébrilement du coton et des bandes pour lui faire
un pansement de fortune. Mais en vain. I1 y a de tout, dans
la Chancellerie, sauf une trousse de secours z4..

t
+ +

Depuis midi trente, quinze hommes en civil sont rassem-


blés dans la Johannesstrasse, devant un cinéma situé à
côté de la Raoag, l’immeuble qui abrite la radio autrichienne.
Ce sont les membres du groupe commandé par Hans Domes,
dont la mission consiste à s’emparer de la station émettrice.
A 12 h. 40, Domes apparaît. I1 franchit le portail de la Raoag
d’un air décidé. Les quinze hommes le suivent et s’engouffrent
dans un rez-de-chaussée très mal éclairé. Soudain, comme
s’ils les attendaient, trois policiers jaillissent de l’ombre.
- Halte! Ne bougez pas! leur crient-ils en braquant
leurs revolvers sur eux.
Les quinze hommes les ceinturent. Des coups de feu cré-
pitent. L’un des policiers s’écroule, mortellement blessé.
Domes fait harricader l’entrée de l’immeuble en poussant
devant la porte les meubles du concierge. Au loin, l’on entend
mugir les sirènes des premiers cars de police. Les camions
1. Les S. S. ont reçu l’ordre de ne se servir de leurs armes qu’à la dernière
extrémité et même dans ce cas, de ne tirer que dans les jambes.
2. Cf. Gordon SEEPHERD, EngelbertDollluss, p. 305 et s.; Erich KERNOpfergang
eines Volkes, p. 86 et s.; Livre Brun autrichien sur la mort de Dollfuss; Weyderiharn-
rnersbericht, Holzweberpapiere et Archives oficielles de la Police fédérale autrichienne,
contenant les dépositions complètes des témoins et des meurtriers.
440 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

s’arrêtent à l’entrée de la Johannesstrasse. E n quelques


secondes, la Ravag est cernée. Des mitrailleuses sont rapide-
ment mises en position et ouvrent le feu sur l’immeuble.
Tandis que les rafales se succèdent, brisant les vitres et
écaillant le plâtre des murs, Domes et ses hommes font
irruption dans la salle d’émission et obligent le speaker de
service à lire devant le micro le communiqué suivant :
- Le Chancelier Dollfuss a donné sa démission. Le Dr Rin-
telen a été chargé de former le nouveau gouvernement ...
A ce moment, Domes se trouble et ne sait plus quoi dire.
Prenant soudain conscience de la situation dans laquelle il
se trouve, il oublie d’ajouter que des élections libres
auront lieu dans toute l’Autriche, le 12 août suivant.
Le vacarme devient assourdissant. Les gens hurlent, les
sirènes mugissent, les rafales de mitrailleuses s’intensifient.
Une bataille rangée se livre à l’intérieur de l’immeuble.
Ferstl, un acteur connu qui se trouve par hasard sur les
lieux, est transpercé par les balles ainsi que Czermak, un
chauffeur de la Ravag. Les studios commencent à flamber.
Un nuage de fumée obscurcit la Johannesstrasse.
La radio de Munich, qui a entendu le message, le retrans-
met en ajoutant que (( le peuple autrichien s’est soulevé
contre ses oppresseurs )). Mais en même temps, une deuxième
chaîne de la radio autrichienne, située dans la Schelling-
strasse, commence à diffuser sur la même longueur d’ondes
un programme de musique légère, entrecoupé de communi-
qués gouvernementaux.
Les Autrichiens à l’écoute ne savent plus que penser en
entendant ce vacarme infernal où les cris de douleur, le
hurlement des sirènes et les rafales de mitrailleuses se
détachent sur un fond de valses viennoises ...
* *
Tandis que la Ravag brûle, des scènes dramatiques se
déroulent à la Chancellerie. Toujours étendu sur son sofa,
Dollfuss agonise. Les conjurés se pressent autour de lui.
- Laissez-moi au moins mourir en paix, les supplie-t-il.
Mais les activistes veulent lui extorquer à tout prix une
déclaration, affirmant qu’il remet tous ses pouvoirs au Dr Rin-
telen. Le Chancelier, qui perd abondamment son sang, est
à la torture. Peut-être, en ce moment, souffre-t-il moins de
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 441
sa blessure que de l’échec de ses ambitions :il a voulu refaire
à l’Autriche une âme unanime. Les événements de la journée
lui prouvent combien elle est déchirée ...
- Tout le monde a été si bon pour moi ... Pourquoi êtes-
vous si cruels? demande-t-il à ses assassins,
- Et vous, pourquoi refusez-vous de remettre le pouvoir
aux Nationaux-socialistes?
- Mes enfants, il y a des choses que vous ne pouvez pas
comprendre.,.
Désespérant d’en tirer davantage, les conjurés vont cher-
cher Fey, qui est toujours prisonnier dans la salle du Congrès.
Deux hommes le conduisent dans le bureau du Chancelier.
Fey s’approche du sofa et se penche sur le moribond. D’une
voix à-peine audible, Dollfuss lui murmure :
- Evitez toute effusion de sang... il faut faire la paix avec
Rintelen l...
Puis il rend le dernier soupir. I1 est 15 h. 45.
A présent, le Palais de la Chancellerie est cerné par d’im-
portants contingents de l’Armée et de la Police. Tout le
quartier du Ballhausplatz ressemble à un camp retranché.
Des automitrailleuses patrouillent sur le Ring. Pourtant les
forces gouvernementales hésitent à prendre le bâtiment d’as-
saut. Elles se bornent à en bloquer hermétiquement les
issues, car elles savent que Dollfuss est entre les mains
des conjurés. Elles le croient encore vivant et craignent de
provoquer sa mort si elles passent à l’attaque.
Planetta, Holzweber et les cent cinquante hommes de la
Standarte 89 sont complètement désemparés. Puisque Doll-
fuss est décédé sans transmettre ses pouvoirs à Rintelen, il
est clair que le putsch a échoué. Après s’être rapidement
concertés, ils se déclarent prêts .à déposer les armes, à condi-
tion qu’on leur permette de quitter libremcnt le Ballhaus-
platz et qu’on les autorise à gagner SOUS escorte la frontière
bavaroise. Sinon ils se défendront jusqu’au bout, et la ten-
tative de coup de force se terminera par un bain de sang.
Effrayé par cette éventualité, Fey leur promet la vie sauve.
- J e vous en donne ma parole de soldat, dit-il à Holz-
weber, que vous pourrez vous retirer librement.

1. Du moins est-ce le récit que le chef du Heirnatsrhutz fera, quelques instants


plus tard à Karwinsky et à Wrabel. Car deux témoins qui se trouvaient à ce
moment dans le bureau du Chancelier - les Oberwachmeister Greifîeneder et Mes-
singer - assureront que Dollfuss est mort en murmurant le nom de Schuschnigg.
442 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

*
+ +
Entre-temps, Schuschnigg et les autres membres du Gou-
vernement qui ont quitté la Chancellerie à la demande de
Dollfuss, se sont installés au ministère de la ‘Défense natio-
nale. I1 y a là MM. Stockinger, Neustadter-Stürmer, Berger-
Waldenegg e t Buresch. Le général Zehner, ministre de la
Défense, est venu les rejoindre. Un de leurs premiers soucis
a été de se mettre en rapport avec le Président Miklas. Celui-
ci est toujours libre de ses mouvements, car le troisième
commando chargé de s’assurer de sa personne, a été arrêté
dès son arrivée à Velden. Le Président charge Schuschnigg
de prendre la direction de l’Exécutif, jusqu’à ce que le Chan-
celier Dollfuss ait pu être délivré.
Schuschnigg estime que le plus urgent est de se saisir
du Dr Rintelen. Le K Chevalier noir de Styrie n, comme on
l’appelle, est à l’Hôte1 Impérial où il attend avec impa-
tience des nouvelles du putsch, en compagnie de MM. von
Wiichter e t Weydenhammer. Soudain, on lui annonce la
visite du Dr Funder, le rédacteur en chef de la Reichs-
post, accompagné du capitaine Radosch. Rintelen n’a que
le temps de pousser Wachter et Weydenhammer dans une
chambre contiguë, lorsque Funder et Radosch entrent, avant
même d’être annoncés. Les deux hommes viennent de la
part de Schuschnigg. Ils lui apprennent que le putsch a
échoué, que le Président Miklas est libre et qu’il a chargé
Schuschnigg de prendre en main la direction des affaires.
Celui-ci lui demande instamment de venir au ministère de
la Défense, pour négocier avec lui la reddition des rebelles.
Rintelen hésite. Funder insiste, alléguant que son refus
risque d’entraîner une effusion de sang. Finalement, Rintelen
accepte de se rendre au ministère. I1 y est accueilli par
M. Stockinger, ministre du Commerce, qui le traite de misé-
rable et lui exprime tout son mépris.
- Comment avez-vous pu trahir Dollfuss d’une manière
aussi infâme, s’écrie-t-il, lui qui vous avait donné ta n t de
preuves de sa confiance?
Comprenant qu’il est tombé dans un piège, Rintelen
veut faire demi-tour, mais il est trop tard. I1 est poussé manu
militari dans le bureau de Schuschnigg où celui-ci lui
enjoint de ne pas quitter la pièce e t d’y attendre la déci-
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 443
sion du Conseil des Ministres qui doit statuer sur son sort.
Le Conseil décide de le faire arrêter et de le déférer aux tri-
bunaux. Mais lorsque Schuschnigg revient dans son bureau
pour lui notifier cette décision, il trouve Rintelen gisant
à terre dans une flaque de sang. Se sentant perdu, l’ancien
ministre plénipotentiaire à Rome s’est tiré une balle dans la
tête durant les délibérations. Mais l’arme a dévié. Comme
il respire encore, on le fait transporter d’urgence à l’hôpital
le plus prochel.
Avec la disparition de Rintelen, c’est la pièce maîtresse
de la conspiration qui s’écroule. I1 n’y a plus désormais qu’à
obtenir la reddition des cent cinquante conjurés encerclés
dans la Chancellerie.

Fey qui ignore encore ce qui est arrivé à Rintelen, vient


justement d’obtenir de Holzweber la permission de commu-
niquer par téléphone avec ses collègues du ministère 2.
Ayant réussi à avoir le Dr Neustadter-Stürmer au bout
du fil, il l’informe que Dollfuss est mortellement blessé et
qu’en raison de la gravité de la situation, il a donné sa
parole d’honneur aux insurgés qu’ils pourraient se retirer
librement s’ils déposaient les armes.
Au bout de quelques instants, Neustadter-Stürmer le rap-
pelle.
- J’ai consulté mes collègues, répond-il. Nous regrettons
de ne pouvoir avaliser votre promesse, car nous considérons
qu’elle vous a été extorquée par la violence.
Atterré, Fey transmet à Holzweber la réponse du Cabi-
net. Le chef des insurgés devient pâle de colère. I1 semble
qu’un massacre général ne puisse plus être évité. En proie
1. I1 finira par s’en remettre e t sera déféré à la Haute Cour qui le condamnera
?I vingt-cinq ans de réclusion. Hitler lui ouvrira les portes de sa prison lorsqu’il
arrivera i Vienne en mars 1938. 11 lui arrivera alors la pire chose qui puisse advenir
& u n ambitieux d e son espéce : son nom sombrera définitivement dans l’oubli.
2. Selon certains témoins, Holzweber lui aurait offert, en échange de sa média-
tion, le poste de ministre de la Sécurité dans le futur gouvernement Rintelen. Fey
aurait alors demandé quelle serait l’étendue de ses pouvoirs. Holzweber lui ayant
déclaré que la totalité de la Heimivehr. des S . A., des S. S., de la Police et de la
Gendarmerie serait placée sous son autorité, il aurait accepté cette proposition.
(Témoignage de Lehrer qui se trouvait à &té de Holzweber durant ce dialogue.)
Quels motifs ont pu inspirer Fey à cet instant? L‘espoir de reconquérir les pouvoirs
dont Dollfuss l‘avait dépouillé? Le désir d’inspirer confiance aux conjurés, pour
les amener ti déposer les armes? S u r ce point, toutes les hypothèses sont permises.
444 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

à une nervosité croissante, Holzweber et quelques S. S.


poussent Fey vers le balcon sous la menace d u revolver,
pour qu’il négocie leur sortie avec les autorités présentes.
M. Neustadter-Stürmer e t le général Zehner sont accourus
sur les lieux.
Après quelques minutes de dialogue, M. Neustadter-Stür-
mer, qui espère peut-être sauver in extremis le Chancelier
Dollfuss, finit par déclarer :
- Voici la décision finale du Gouvernement : si le Palais
de la Chancellerie et le Ballhausplatz sont évacués sans
effusion de sang, nous garantissons à tous les insurgés qu’ils
pourront se retirer librement et seront autorisés à gagner
la frontière bavaroise. Dans le cas contraire, le Palais de la
Chancellerie sera réduit par ’la force. Nous passerons à l’at-
taque dans vingt minutes,
Holzweber est perplexe. I1 ne songe plus qu’à assurer la
retraite de ses camarades. Mais peut-il se fier à la parole
de Neustadter-Stürmer? Ne sachant quel parti prendre, il
se rend dans une pièce voisine e t téléphone au Dr Rieth, le
Ministre plénipotentiaire du Reich à Vienne. I1 le supplie
de venir immédiatement au Ballhausplatz, pour servir de
garant aux engagements conclus.
Après quelques moments d’hésitation, Rieth cède aux
instances de Holzweber. Sans doute ne voit-il qu’une chose :
sa présence sauvera u n certain nombre de vies humaines.
Mais en accourant au Ballhausplatz, il compromet irrémé-
diablement le Reich aux yeux du monde entier. Jusqu’ici,
l’on pouvait dire que le putsch était une affaire intérieure
autrichienne. Désormais, on ne le pourra plus. Son interven-
tion en faveur des conjurés va convaincre l’opinion mondiale
que Berlin a armé la main des meurtriers,..
A présent, Holzweber consent à déposer les armes e t à
faire ouvrir les portes de la Chancellerie. Membres de la
Heimwehr, soldats et policiers s’engouffrent dans le bâtiment.
Leur fureur éclate en apercevant le cadavre du Chancelier.
I1 n’est plus question de laisser sortir librement les insurgés.
Ceux-ci s’écrient qu’on leur a manqué de parole e t veulent
reprendre leurs armes. Mais les soldats et les policiers les
réduisent au silence à coups de crosse, les maîtrisent e t les
conduisent à la caserne des Marocains, où ils sont incarcérés.
Vers la fin de l’après-midi, après plusieurs heures d’un
combat acharné, les détachements de la Police e t de la
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 445
Heimwehr qui assiègent la Raoag, ont fini par s’emparer de
l’immeuble de la Radio. Pourchassés d’un étage à l’autre,
Domes e t ses quinze hommes, dont plusieurs sont blessés,
se sont rendus, pour ne pas périr asphyxiés par la fumée.
A 20 heures, le Gouvernement fédéral fait diffuser le com-
muniqué suivant :

((Vers midi, un groupe de terroristes armés a tenté de


s’emparer du Palais de la Chancellerie. La vigilance du Gou-
vernement a déjoué cette tentative de coup de force. Le calme
règne à Vienne. Le Gouvernement est maître de la situation u.

C’est vrai en ce qui concerne la capitale, mais pas la


province. Car en Styrie, en Carinthie, à Salzbourg et en
Haute-Autriche, des combats très violents se poursuivent
entre troupes fédérales et unités de la S. A., qui se sont
soulevées en entendant l’appel de la radio viennoise.
E n Styrie e t en Carinthie, notamment, les Nazis ont rem-
porté des succès marqués. Ils se sont emparés de Judenburg,
d’Eisenerz, de Vordenberg, de Trofaiach, d’Ils et de Kind-
berg, où ils ont désarmé les formations d u Heirnatschutz e t
de la gendarmerie. A Leoben et à Donauwitz, une lutte très
vive met aux prises unités régulières et formations d’insur-
gés. A Graz, les S. A., commandés par le Standartenführer
Lebanek, ont tenté de s’emparer du camp d’internement de
Messendorf. Au col de Pyhrn, aux limites de la Styrie et de
la Haute-Autriche, un groupe de 150 S. A., composé prin-
cipalement de paysans et d’ouvriers forestiers, s’est retranché
dans la montagne où il résiste aux assauts des troupes
fédérales. Dans la province de Salzbourg, 200 activistes
nazis occupent la petite ville de Lamprechtshausen, où ils
attendent de pied ferme l’arrivée des forces régulières:
Mais, par suite de l’effondrement du putsch à Vienne, ces
sursauts sont inévitablement condamnés à l’échec. Ils n’en
sont que plus violents, car les Nazis se défendent avec
l’énergie du désespoir. Ces combats, qui dureront jusqu’au
28 juillet, feront 78 morts et 165 blessés du côté de l’Exécutif;
plus de 400 morts et 800 blessés du côté des insurgés’.
Comprenant enfin que tout est perdu, des milliers de mili-
tants s’enfuient de l’autre côté de la frontière ...

1. Chiffres officiels publiés par le Gouvernement autrichien.


446 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

+ +

Le 26 juillet, à 3 heures du matin, les 150 hommes de la


S. S. Standarte 89, qui sont toujours incarcérés dans la salle
de gymnastique de la caserne des Marocains, sont réveillés
en sursaut. Une lueur d’espoir s’allume dans leurs yeux. Le
Gouvernement fédéral va-t-il tenir sa promesse en les fai-
sant conduire à la frontière bavaroise l ? Mais le Dr Skubl,
préfet de Police, dissipe rapidement cette dernière illusion,
I1 fait aligner les prisonniers au garde-à-vous et somme le
meurtrier de Dollfuss de se faire connaître. La seule réponse
qu’il obtienne est un silence de mort. Décontenancé, M. Skubl
se retire. Plusieurs heures s’écoulent, dans une attente angois-
sée.
Vers 14 heures, un fonctionnaire de la Police escorté d’un
peloton d’hommes en armes pénètre dans le gymnase e t
réclame, une fois de plus, le nom du meurtrier. Comme per-
sonne ne bronche, le policier s’écrie :
- Puisque vous ne voulez pas être raisonnables, j’ai à
vous communiquer ceci : si le meurtrier ne se dénonce pas
immédiatement lui-même, j’ai reçu l’ordre de décimer votre
troupe, c’est-à-dire de faire fusiller u n homme sur dix, choisi
au hasard. Vous avez trois minutes pour réfléchir ...
Le front baissé, les 150 hommes demeurent toujours silen-
cieux. Deux camarades ont saisi Planetta par son ceinturon
pour l’empêcher de sortir du rang.
-C’est bien! E n avant marche! commande le policier.
C’est vous qui l’aurez voulu ...
A ce moment, Planetta s’arrache aux mains de ses cama-
rades :
- J’ai une déclaration à faire, dit-il d’une voix calme.
I1 est aussitôt conduit dans un bureau voisin. Lorsqu’il
revient, quelques minutes plus tard pour chercher ses affaires,
il a les menottes aux poings. Ses camarades se précipitent
vers lui pour lui faire leurs adieux, mais les policiers les
repoussent.

1. Par la suite, le Gouvernement fédéral affirmera qu’il n’avait pas à tenir un


engagement pris a un moment oii il croyait Dollfuss encore vivant. Mais Fey assu-
rera que M. Neustadter-Stürmer était déjà informé du décès du Chancelier, los-
qu’il avait promis aux insurgés qu‘ils auraient la vie sauve.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 447
- En arrière! s’écrient-ils. Nous n’avons pas de temps à
perdre ...
Tandis qu’ils l’emmènent, les hommes du commando font
la haie sur son passage e t le saluent, le bras tendu, sans pro-
noncer un mot.
Les conjurés sont traduits devant le Landgericht II e t
rapidement jugés. Le 31 juillet, Otto Planetta et Franz
Holzweber sont condamnés à mort par pendaison. L’exécu-
tion a lieu trois heures plus tard, dans une arrière-cour de
la prison. C’est un réduit sinistre, entouré de murs si hauts
que le jour n’y pénètre qu’à peine.
Au pied du gibet, Planetta déclare qu’il n’a jamais eu
l’intention de tuer Dollfuss et qu’il n’a tiré que parce qu’il
s’est cru l’objet d’une agression.
Le suivant à mourir est Hans Domes, qui a commandé
l’attaque de l’immeuble de la Radio. Deux jeunes membres
du Schutzbund marxiste, Joseph Ger1 e t Rudolf Ansbock,
sont pendus le même jour, parce qu’on a découvert chez eux
un stock d’explosifs.
Le 30 août, Erich Wohlrab, Joseph Hackl, Franz Leeb
et Ludwig Maitzen sont exécutés à leur tour. Quelques jours
plus tard, Ernst Feike, Friedrich Wurnig, Franz Unter-
berger, Franz Saureis, Franz Ebner e t Rudolf Ebner - pour
la plupart d’anciens policiers ralliés au Parti nazi -subissent
le même sort. Tous meurent en criant :
- Vive le peuple allemand! Heil Hitler l!
Les autres condamnés à mort, au nombre de soixante,
sont graciés et leur peine commuée en travaux forcés à per-
pétuité.
*
* *
La mort tragique de Dollfuss a fait remonter d’un seul
coup son prestige et l’a paré aux yeux du monde de l’auréole
du martyre2. Oubliés son paternalisme dévot, ses hésitations,
ses sautes d’humeur et même la répression sanglante qu’il a
infligée à la classe ouvrière. La balle qui l’a tué en a fait le

1. Procès-verbal de l’aumbnier catholique qui assista les suppliciés durant leurs


derniers instants.
2. u Dollfuss symbolisera toujours, écrit Gordon Shepherd, une certaine maniare
autrichienne de penser et de vivre. II aura transmis l’âme de l’ancien Empire, que
ses ennemis méprisaient, à la nouvelle République, que ses ennemis avaient ins-
taurée. B (Op.cit., p. 337.)
448 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

symbole même du combattant antifasciste. La République


autrichienne cherchait un héros : elle l’a enfin trouvé.
- La mort de Dollfuss, déclare Schuschnigg, est compa-
rable au sacrifice de Winkelried, qui a saisi à pleins bras les
lances de l’ennemi pour les enfoncer dans sa propre poitrine.
Starhemberg, rentré précipitamment à Vienne prononce
son oraison funèbre, au pied du catafalque :
- L a mort héroïque de Dollfuss, proclame-t-il, rend la
vie à l’Autriche. Sa mort équivaut à une bataille gagnée. Sa
mort assure l’indépendance et la liberté de notre patrie ...
Honneur insigne, réservé jusque-là aux seuls membres de
la Maison de Habsbourg, les portes de la crypte des Capucins,
qui étaient restées fermées depuis l’inhumation de François-
Joseph, s’ouvrent pour accueillir la dépouille mortelle. Son
lourd cercueil de bronze, frappé aux armes d’Autriche, y
est déposé aux sons de la Symphonie héroïque de Beetho-
ven. Reproduit à des milliers d’exemplaires, son masque
mortuaire présidera désormais à toutes les cérémonies 0%-
cielles. Mais, démentant douloureusement l’optimisme des
discours, ses traits immobiles, pétrifiés par la mort, leur
donneront le caractère d’une veillée funèbre.
Vienne est atterrée en apprenant, coup sur coup, la tenta-
tive de putsch, son avortement, et la disparition du dicta-
teur. Une atmosphère d’angoisse règne sur la capitale.
Chacun sent qu’une page vient d’être tournée dans l’histoire
de l’Autriche. De quoi demain sera-t-il fait? Surtout - oui,
surtout - qui va recueillir la succession du défunt?
Si le public s’interroge à ce sujet, deux hommes se posent
la même question avec un intérêt passionné : c’est Fey et
Starhemberg. Tous deux sont arrivés au seuil du pouvoir.
Tous deux sont à couteaux tirés 2. S’ils ne saisissent pas cette
occasion unique pour réaliser leurs ambitions, peut-être ne
les réaliseront-ils jamais. E t tous deux le savent...
Aussi les journées, et plus encore les nuits qui suivent,
prennent-elles l’aspect d’une véritable veillée d’armes. L’ar-
mée est sur le pied de guerre. La Chancellerie a été entourée
de fils de fer barbelés pour empêcher l‘un des deux rivaux de
1. Fey a donné l’ordre de l’arrêter lors de son arrivée à l’aérodrome d’Aspern,
mais Starhemberg a échappé aux policiers chargés de s’assurer de sa personne.
Nul doute que le chef du Heimatschufz n’ait voulu se débarrasser d’un concurrent
dangereux, en prevision du règlement de comptes qui se prépare.
2. Fey ne pardonne pas à Starhemberg de l’avoir dénoncé à Dollfuss, et Starhem-
berg ne pardonne pas à Fey d’avoir voulu le faire arrêter à son arrivée à Vienne.
L’INCORPORATION DE L’AUTRIGHE AU REICH 449
s’y installer par la force. Membres de la Heimwehr et membres
du Heimatschutz, qui ne se distinguent les uns des autres que
par la couleur de leurs écussons - verts pour la Heimwehr,
bleus pour le Heirnatschutz - sont mobilisés dans leurs
casernes, prêts à marcher sur la Présidence au premier
signal, pour hisser leurs chefs respectifs au pouvoir.
Fey et Starhemberg, ces deux soldats valeureux qui ont
combattu autrefois sous le même étendard, vont-ils s’entre-
déchirer autour d’un héritage précaire? Vont-ils donner à
leurs troupes l’ordre d’ouvrir le feu, plongeant ainsi l’Au-
triche dans de nouvelles convulsions?
Durant la nuit du 29 au 30 juillet, la tension atteint son
point culminant. Le pays retient son soume et s’attend
au pire, lorsqu’il apprend au matin du 30 avec un soupir de
soulagement, que le nouveau gouvernement est enfin cons-
titué : Schuschnigg a été nommé Chancelier, Starhemberg
Vive-Chancelier et Fey, Ministre de l’Intérieur, mais sans
que ses pouvoirs s’étendent à la Police ...
A la dernière seconde, la sagesse du Président Miklas a
sauvé l’Autriche d’un désastre.

IV 29
XXVI

LE DUEL SCHUSCHNIGG-HITLER

I. - D e l‘accession au pouvoir à l’Accord du 11 jui2let 1936.

Hitler se trouve à Bayreuth, dans une loge du Festspielhaus


où il assiste à une représentation de l’Or du Rhin en compa-
gnie de Gœring, de Gœbbels et de Hess, lorsqu’on lui apporte
une dépêche. I1 l’ouvre et apprend avec stupeur que Dollfuss
a été assassiné et que Rieth est intervenu pour assurer la
sauvegarde des meurtriers l. Quelques instants plus tard,
un second message l’informe que Mussolini a mobilisé cinq
divisions à la frontière du Brenner et que celles-ci ont
reçu l’ordre de marcher sur Vienne, au cas oii des forces
allemandes pénétreraient en Autriche 2. Bientôt arrive un
troisième message annonçant que la Yougoslavie a renforcé
son dispositif frontalier, face à la Styrie et à la Carinthie,
pour s’emparer de ces provinces avant que l’Italie ne les
occupe. Le Führer est atterré. Mais très vite, son saisisse-
ment fait place à la colère. 11 crie, il hurle, il tempête,

1. A 14 h. 30, Hitler a reçu un message de Vienne lui annonçant qu’un putsch


venait d e se déclencher e t que Dollfuss, Karwinsky e t Fey étaient prisonniers
dans l a Chancellerie. Fidèle à sa tactique du moment, qui consiste à laisser
l’Autriche amijoterdans son jus D, il a voulu considérer ce coup de force comme
une affaire purement autrichienne, e t a tenu B marquer qu’il s’en dbsintéressait
ostensiblement en se rendant a u théâtre.
2. La nouvelle du putsch a été connue à Rome à 1 6 heures. Mussolini a immédia-
tement fait distribuer leurs munitions de guerre aux formations italiennes station-
nées le long de l a frontière et a donné l’ordre à cinq divisions de faire mouvement
vera le Brenner. E n même temps, il a adressé au prince Starhemberg le télégramme
suivant : a L‘indépendance de [‘Autriche est un principe que l’Italie a déjà défendu
dans le passé. Dans les temps troubus qui s’annoncent, l‘Italie la &fendra avec plus
d’achwnement encore. n
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 451
il fulmine. C’est une des plus terribles explosions de rage
que son entourage ait jamais vues.
Qu’ont fait les Nazis viennois? Ils ont tué Dollfuss? I1
ne va pas verser une larme sur un homme dont plus d’une
fois il a lui-même souhaité la disparition. Mais en assassi-
nant le Chancelier autrichien, ils l’ont impliqué aux yeux du
monde dans un complot affreux, ils ont retardé l’An-
schluss de plusieurs années, - si tant est qu’ils ne l’aient
pas rendu définitivement impossible. S’il bouge, les forces
italiennes se mettront en mouvement, entraînant dans leur
sillage les armées françaises. La Yougoslavie, la Tchécoslo-
vaquie, la Pologne suivront leur exemple. L’Angleterre,
qu’elle le veuille ou non, sera entraînée dans le conflit. Et
qu’a-t-il à leur opposer? La Reichswehr est en pleine trans-
formation, mais le service militaire obligatoire n’est pas encore
rétabli. La Rhénanie non plus n’est pas encore remilitarisée,
de sorte que tout son flanc droit est exposé aux représailles.
Dans quarante-huit heures, les troupes françaises peuvent
occuper la Ruhr. Et cela, à cause des agissements d’une poi-
gnée d’exaltés...
Plus d’une fois dans le passé, ses détracteurs ont opposé
à sa volonté d’incorporer l’Autriche au Reich, l’attitude
+e Bismarck après Sadowa. Lorsque Moltke e t le Grand
Etat-Major prussien avaient voulu marcher sur Vienne, le
Chancelier de Fer les en avait empêchés, en arguant que la
Prusse n’avait que faire de l’Autriche. (( L’annexion de
l’Autriche à la Prusse est une chimère, ajoutait-il. Un
ministre prussien qui viendrait me parler d’étendre les
frontières du Reich jusqu’à la Leitha, me fournirait par
là même la preuve de son incapacité ... Si les provinces alle-
mandes de l’Autriche voulaient s’unir à nous de force, je
serais prêt, pour ma part, à entrer en guerre contre elles l! ))
A ces observations, Hitler répondait invariablement :
- Bismarck n’était pas infaillible. De plus, il ne s’agit pas
de copier servilement ce qu’il a fait à son époque; il faut se
demander ce qu’il ferait, s’il vivait aujourd’hui.
Mais qui peut dire comment Bismarck rdagirait devant des
circonstances pareilles?
Bien qu’Hitler soit toujours au comble de la colère, son
cerveau travaille avec rapidité. Déjà il a fixé sa ligne de

1. Déclarations faites à l’écrivain hongrois Maurus Jokar, an 1874.


452 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

conduite : elle consiste à rentrer ses griffes, à se faire modeste


en attendant des jours meilleurs. Dure épreuve pour un
homme habitué à tout faire plier devant lui! Et quelle humi-
liation que de devoir rester impassible tandis que la répres-
sion s’abat sur ses meilleurs partisans ...
Mais rester impassible n’est pas suffisant. Encore faut-il
empêcher que la situation ne s’aggrave et sauver ce qui
peut l’être de ses plans en déroute. Un seul homme en
est capable : c’est von Papen. Ce gentilhomme conser-
vateur n’est pas seulement un excellent diplomate : c’est
un catholique fervent qui a négocié en 1933 le Concor-
dat avec le Vatican. I1 est donc tout désigné pour
représenter le Reich à Vienne. Mais acceptera-t-il de
reprendre du service, après la façon humiliante dont on l’a
traité et le massacre de ses collaborateurs durant la nuit
du 30 juin l?
M. von Papen se trouve à Berlin, où il est en train de
déménager son mobilier. Dégoûté de la politique, il compte
se retirer définitivement en Sarre, dans sa propriété de
Wallerfangen. Toujours au comble de l’agitation, Hitler
l’appelle au téléphone.
- Monsieur von Papen, lui dit-il, il faut que vous partiez
immédiatement pour Vienne. Vous m’entendez : il le faut.
La situation y est épouvantable. Vous ne pouvez pas
refuser ...
- Après ce qui s’est passé entre nous, je ne comprends
pas bien votre offre, lui répond von Papen. En quoi la situa-
tion est-elle si épouvantable?
- Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé?
- J’ignore tout. J e rentre de la campagne ...
E n mots brefs, Hitler le met au courant des événements.
- Rieth, affirme-t-il, s’est conduit d’une façon incroyable.
Sans doute serai-je obligé de le faire passer en Cour martiale.
C’est un nouveau Sarajevo! Vous seul êtes capable de répa-
rer un pareil gâchis!
Papen est abasourdi. Malgré le ton bouleversé du Führer,
il hésite à accepter cette nouvelle mission.
- J e comprends vos hésitations,. poursuit Hitler d’une
voix rauque, mais la situation est si alarmante que je fais
appel à votre patriotisme. J e vous demande instamment de

1. Voir vol. III, p. 200-201.


L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 453
venir me rejoindre à Bayreuth. J e donne l’ordre à mon avion
personnel d’aller vous chercher à Berlin.
Après quelques instants de réflexion, Papen y consent.
Le lendemain matin l, vers 8 heures, il s’envole de Tempel-
hof, en compagnie de son fils et de ses deux assistants per-
sonnels, M. von Ketteler et le comte Kageneck.
Durant son voyage, il a le temps de jeter un coup d’œil
sur la presse étrangère. A Paris, à Rome, à Londres, à
New York, les journaux écument. N Cette lecture, écrit-il, jus-
tifiait mes pires appréhensions. L’univers entier était ‘una-
nime, non seulement à considérer Hitler et l’Allemagne comme
responsables du crime, mais à approuver les concentra-
tions de troupes italiennes sur le Brenner. Les gouverne-
ments des Puissances victorieuses se concertaient sur les
mesures susceptibles de sauvegarder l’indépendance autri-
chienne et de forcer l’Allemagne à respecter ses obligations
internationales. Hitler n’avait certes pas exagéré en décri-
vant la situation comme extrêmement grave 2. ))
Von Papen estime que la première chose à faire est d’em-
pêcher que les liens entre l’Allemagne et le monde extérieur ne
soient brisés, car. cette rupture entraînerait des conséquences
incalculables. 11 ne s’agit nullement de sauver le prestige
d’Hitler. I1 s’agit d’empêcher l’Europe de sombrer dans un
nouveau conflit. Cette tâche mérite qu’il la fasse passer
avant ses sentiments personnels. I1 se résout donc à accep-
ter la mission qu’on lui propose. Mais il posera ses condi-
tions. Si Hitler les repousse, il rentrera chez lui. Papen les
griffonne rapidement sur une feuille de papier :

10 Habicht sera immédiatement destitué. Tout contact sera


rompu avec les Nationaux-socialistes autrichiens;
20 L’union des deux pays doit résulter d’une évolution pro-
gressive; tout recours à la force doit donc être exclu 3;

1. C’est-&-dire le 26 juillet.
2. Franz von PAPEN,Mémoires, p. 246-247.
3. Remarquons-le bien : von Papen n’est nullement oppos6 à l’Anschluss qu’il
considère comme l’aboutissement de l’histoire germanique. 11 entend seulement
qu’il s’effectue, non par un affrontement violent au niveau des Partis, mais par
u n consentement mutuel, au niveau des &tats. I1 s’est exprimé très clairement à ce
sujet : u On n’a deja versé que trop de sang dans les luttes fratricides entre
Autrichiens et Allemands. I1 faut abandonner l’idée d‘obtenir cette union par
la force. J e m’efforcerai de faire sortir la question germano-autrichienne du
domaine gouverné par les Puissances étrangbres e t les Organismes internationaux.
Le facteur décisif de l’évolution devrait être le désir librement exprimé des deux
454 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

30 M a mission sera terminée dès que des relations normales


auront été rétablies entre l’Autriche ét l’Allemagne. Pour souli-
gner le caractère temporaire de mes fonctions, j e serai nomme‘,
non pas ambassadeur, mais (( Ministre en mission spéciale n;
40 Je ne dépendrai pas du ministère des Affaires étrangères,
mais du Führer personnellement. Néanmoins, je ferai parvenir
à M . von Neurath une copie de mes rapports au Chancelier.

C’est avec ce projet en main q u’il se rend auprès d’Hitler.


Celui-ci se cabre en en prenant connaissance.
- L a première de vos conditions est déjà inacceptable,
déclare-t-il sèchement. E n révoquant Habicht, j’aurai l’air
d’avouer ouvertement notre participation à l’attentat!
- Dans ce cas, choisissez entre lui et moi, réplique von
Papen. D’ailleurs, que vous le révoquiez ou non, cela revient
au même : l’étranger impute déjà le crime au Parti national-
socialiste.
La discussion, très serrée, se prolonge pendant deux heures.
Sans cesse, Hitler s’efforce d’éluder cette décision.
- J e destituerai Habicht plus tard, mais pas tout de
suite, répète-t-il d’un ton rogue.
Mais Papen ne se contente pas de promesses lointaines.
Pour bien marquer que sa décision est irrévocable, il exige
que Habicht soit convoqué sur-le-champ. De guerre lasse,
Hitler le fait venir à Bayreuth, le tance vertement et le
révoque‘. Une fois ce point réglé, les autres ne soulèvent
guère de difficultés. Le Führer accepte les conditions de
von Papen et signe personnellement son ordre de mission.
Ce document est contresigné par Hindenburg, le 28 juillet.
Ce sera le dernier acte officiel au bas duquel le vieux Maré-
chal apposera sa signature.
- Est-ce vraiment ce que Papen désire? demande-t-il
dans un soupir.
Quelques jours plus tard, Papen s’envole pour Vienne 2.
nations intéressées, surtout de la part de l’Autriche. Peu à peu, les grandes Puis-
sances seront bien obligées d’admettre qu’il s’agit d’un problème exclusivement
germanique. n (Mdmoires, p. 249.)
1. I1 le remplace par M. Anton Rheinthaler, auquel succédera peu après le
capitaine Leopold.
2. On s’est étonné de voir von Papen accepter de servir l’homme qui avait
fait assassiner, le 30 juin, son chef de Cabinet, le conseiller von Bose e t se8
amis Edgar Jung et Walther Schotte. On lui a reproché d’avoir succombé
B son goût des honneurs. Von Papen répondra à ces accusations en ces termes :
e En acceptant ma nomination à Vienne, j’avais au moins déchargé ma eons-
cience, filt-ce aux dépens de mon prestige personnel. Quant à l’accusation,
formulée ultérieurement, d‘avoir cédé à mon amour den fonctions olficielles,
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 455
Lorsqu’il arrive dans la capitale autrichienne, la ville est
encore sous le coup des événements qu’elle vient de vivre.
La journée est maussade et pluvieuse. Sur son trajet, les
rues, barrées par la police, sont tristes, désertes, comme à
l’abandon. La présentation de ses lettres de créance se
déroule dans une atmosphère sinistre. Le Ballhausplatz est
hérissé de mitrailleuses et le célèbre palais, qui a abrité le
Congrès de 1815, paraît désaffecté. Dans le salon où il est
reçu, un masque mortuaire de Dollfuss plus grand que
nature et les paupières baissées, semble ignorer sa présence.
L’allocution de bienvenue qu’il prononce est écoutée dans
un silence glacial et ne reçoit aucune réponse. u J e compris
alors, écrit Papen, que je m’étais assigné une tâche presque
surhumaine ... La situation intérieure de l’Autriche était
absolument chaotique. Dans ces conditions, je jugeai pré-
férable de ne pas montrer trop d’empressement pour ma
mission, et me retirai discrètement jusqu’au mois d’octobre
dans ma propriété de Wallerfangen l. D
Les relations diplomatiques entre Vienne et Berlin ne sont
pas rompues. I1 serait téméraire, pour le moment, d’en
demander davantage.. .
+ +

D’autant plus que Kurt von Schuschnigg, le nouveau


Chancelier autrichien, se trouve lui aussi devant une tâche
dificile. L’héritage que lui a légué Dollfuss est loin d’être
enviable.
E n faisant l’analyse de la situation, Schuschnigg a bien
été obligé de s’apercevoir qu’en dehors de l’Italie, personne
n’est venu au secours de l’Autriche. Ni les Puissances occi-
dentales, ni la Hongrie, ni la Tchécoslovaquie n’ont bougé.
Certes, elles ont élevé des protestations, mais aucune d’elles
n’a mobilisé un seul bataillon. Quant à la Yougoslavie, si
elle a renforcé son dispositif le long de la frontière, cela n’a
pas été pour protéger l’Autriche, mais pour se prémunir
contre certaines visées annexionnistes prêtées au gouverne-
ment italien 2. Schuschnigg en a tiré une conclusion amère :
je ne puis guère la prendre au sérieux. Après avoir été Chancelier d’Allemagne,
j’acceptais le poste de Ministre à une Légation de second ordre. Pouvait-on vrai-
ment me reprocher d’agir par ambition? D (Mérnoircs, p. 249.)
1. Von PAPEN,Mémoires, p. 252-253.
2. Les relations entre Rome et Belgrade étaient dei plun mauvaises et 1’0s
456 HISTOIRE DE L’ARM$E ALLEMANDE

si une nouvelle crise survenait, l’Autriche serait seule.


Comment échapper à cet isolement? E n maintenant, évi-
demment, l’amitié austro-italienne qui a été la pierre
d’angle de la politique de Dollfuss. Mais aussi en renouant
des liens avec les Puissances occidentales, pour ne pas lais-
ser à Mussolini l’impression que l’avenir de l’Autriche repose
entre ses mains.
Quelques semaines à peine après son accession au pouvoir,
Schuschnigg se rend à Florence pour s’entretenir avec le
Duce. Mais Schuschnigg n’est pas Dollfuss et le maître de
l’Italie fasciste s’en rend compte au premier coup d’œil.
Chaleureux, spontané, doué d’une gaîté pétulante, Dollfuss
avait su gagner le cœur du dictateur romagnol. Mais il
n’en va pas de même en ce qui concerne son successeur.
Bien au contraire. Son visage blême, sa voix fluette et
sa timidité naturelle provoquent chez Mussolini un sentiment
de malaise. ((C’est un animal à sang froid, une anguille, un
sacristain, mais sûrement pas un chef, ni un entraîneur
d’hommes »,dit-il à Ciano au soir de cette rencontre. I1 lui
trouve un tempérament lymphatique, un teint de fos-
soyeur. (( Avec un personnage pareil à la tête de l’Autriche,
Dieu sait où nous allons! )) Pour voir sa réaction, il l’in-
vite aux grandes manœuvres de Lombardie. Schuschnigg
se récuse en objectant (( que ce ne serait guère convenable
pour le chef d’un pays désarmé ». Mussolini s’esclaffe en
rapportant ces mots à son entourage. C’est bien ce qu’il pen-
sait : Schuschnigg n’a aucun goût pour les choses militaires.
Son mépris s’en trouve accru. Les deux hommes se quittent
avec une froideur marquée.
Après quoi, au lieu de rentrer à Vienne, Schuschnigg
décide de prendre quelques jours de vacances sur la Côte
d’Azur. Mussolini comprend immédiatement ce que cela
signifie : le Chancelier autrichien voudrait échapper à sa
tutelle en cherchant à se rapprocher des Puissances occiden-
tales.
Sans doute Schuschnigg espère-t-il qu’on l’invitera à Paris.
Mais, malgré les démarches de son ambassadeur, aucun
appel ne vient, aucun contact ne se noue. Les démocraties
n’ont guère de sympathie pour son régime, que Léon Blum
qualifiera bientôt de (( totalitarisme hypocrite ».Lorsque,
tenait pour certain qu’en cas de conflit italo-yougoslave, chacun des deux pays
s’efforcerait d‘occuper le premier la Carinthie autrichienne.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 457
dans peu de temps, l’Autriche aura refusé de s’associer aux
sanctions contre l’Italie l, Londres et Paris la considéreront
comme un satellite de Rome et la traiteront comme telle.
De toute évidence, l’Autriche ne les intéresse que dans la
mesure où elle peut servir de pomme de discorde entre
Mussolini et Hitler.
Le bilan de ce voyage est donc négatif. Schuschnigg a
suscité la méfiance du Duce, sans se rapprocher pour autant
des démocraties occidentales.

* l

Aura-t-il plus de succès en politique intérieure? Là aussi,


la situation est des plus embrouillées. L’Autriche est en
pleine mutation. Dollfuss a entrepris une foule de réformes,
mais sa mort prématurée a tout laissé en plan. Le 20 mai 1933
il a posé les bases du K Front patriotique D; le le* mai 1934,
il a promulgué une nouvelle Constitution, mais il n’a pas
vécu assez longtemps pour les faire fonctionner. De ce
fait, la politique autrichienne est restée dominée par le
Heimatschutz et la Heimwehr qui sont, en réalité, les maîtres
du pays. C’est sous leur pression que le Président Miklas a
dû remettre le pouvoir non au seul Schuschnigg, comme il
l’aurait désiré, mais à un Triumvirat composé de Schusch-
nigg, de Starhemberg et de Fey. Compromis fragile, qui ne
saurait durer.. .
Schuschnigg a observé de près l’activité de la Heimwehr.
I1 se refuse d’être son prisonnier, comme l’a été Dollfuss.
I1 a parfaitement compris qu’il ne gouvernerait jamais
l’Autriche, s’il ne commençait par se débarrasser des milices
prétoriennes.
A l’étonnement général, ce petit homme modeste et effacé
va réussir là où des personnalités plus éclatantes se seraient
peut-être brisées. C’est que derrière une timidité de façade,
cet éIèye des Jésuites est doué d’une ténacité froide e t calcula-
trice. Elevé dans l’entourage de Mgr Seipel, il en a hérité un
ensemble de convictions politiques et religieuses qu’il s’est
donné pour mission de défendre jusqu’à la mort. I1 s’est
juré de (( donner à la République une âme impériale 1).
Cette passion intellectuelle est le secret de sa force. Elle lui
inspire un courage plus grand qu’on ne l’aurait cru.
1. Voir plus haut, p. 157.
458 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

P a r une série de manœuvres astucieuses, il parvient, le


27 octobre 1935, à expulser Fey du Gouvernement. (( Voilà
enfin un jour à marquer d’une pierre blanche! 1) se disent
la plupart des gens, qui ont fini par considérer Fey comme
un intrigant.
I1 ne reste plus au pouvoir que Schuschnigg et Starhem-
berg. Mais leurs relations ne tardent pas à s’envenimer. Pour
Starhemberg, qui a englouti une partie de sa fortune dans le
financement de la Heimwehr, la politique est un sport qu’il
pratique en dilettante, au même titre que l’équitation, le
tennis et le vol à voile. De plus, il est tombé amoureux d’une
actrice de cinéma, Norah Gregor, et n’a pas le temps de
satisfaire toutes ses passions à la fois. Pour se ménager des
loisirs, il s’est déchargé d’une bonne partie de sa besogne
sur Schuschnigg. Le Chancelier n’y verrait aucun inconvé-
nient, si seulement Starhemberg se désintéressait complè-
tement des affaires. Mais aux moments les plus inopportuns,
il fait irruption dans son bureau en brandissant un pro-
gramme de réformes plus ou moins improvisé, dont il exige,
d’un ton hautain, l’application immédiate. Ces manières
cavalières irritent au plus haut point Schuschnigg, pour qui
la politique est une occupation sérieuse.
Starhemberg a traité tout d’abord le nouveau Chancelier
en quantité négligeable. (c Qu’aurais-je à craindre, s’est-il
dit,. de ce petit fonctionnaire ponctuel e t méticuleux? 1)
Mais la façon dont Schuschnigg a réussi à évincer Fey, lui
met soudain la puce à l’oreille. Serait-il un adversaire plus
dangereux qu’il ne le pensait? Lorsqu’il comprend enfin à
qui il a affaire, il est trop tard. Schuschnigg a marqué
trop d’avantages sur lui.
Sentant le pouvoir lui échapper, Starhemberg cherche
à parer au danger en pratiquant une politique personnelle.
Puisque Mussolini éprouve de la sympathie pour lui, a u
point de le considérer comme le meilleur candidat possible
à une éventuelle (( Régence )) autrichienne; puisque Schusch-
nigg et le Duce ne se sont guère entendus lors de leur
récente entrevue à Florence, pourquoi ne pas en profiter
pour amener Mussolini à le soutenir, de préférence à son
rival?
E n s’engageant dans cette voie, Starhemberg démontre
qu’il ne suffit pas de porter un grand nom pour être doué
d’un grand sens politique. Car au cours des derniers mois,
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 459
la situation a changé. Mussolini a gagné la bataille des sanc-
tions; il a achevé la conquête de l’Abyssinie et est en train
d’amorcer son virage en direction de l’Allemagne. Le front
de Stresa est démantelé; les Protocoles de Rome ne sont plus
qu’un souvenir. Ce n’est pas assez de dire qu’il éprouve moins
d’intérêt pour l’indépendance autrichienne : elle le gêne
dans la mesure où elle contrarie la formation de l’Axe. Du
moment qu’Hitler et Mussolini ont décidé de s’entendre, la
pomme de discorde qui les séparait doit disparaître 1. Et
avec elle, tous ceux qui s’ingénient à dresser des obstacles
sur le chemin qui mène à l’alliance des deux dictateurs.
Le 12 mai 1936, sans en aviser Schuschnigg, Starhemberg
adresse un télégramme au chef du gouvernement italien,
pour le féliciter de la prise d’bddis-Abéba :
J e vous félicite, lui dit-il, pour la splendide et glorieuse vic-
toire des armes fascistes sur la harharie, pour la victoire de l’es-
prit fasciste sur la mauvaise f o i et l’hypocrisie tlirnocratiques,
pour la victoire de la discipline et de l’esprit de sacrifice fascistes
sur les mensonges diinocratiques.

Mussolini sourit en lisant ces lignes. Il a beau être sensible


aux compliments, ceux-ci sont un peu lourds pour son épi-
derme latin. Derrière ces flagorneries, il discerne immédia-
tement les arrière-pensées du Prince. S i Starhemberg a
cru le mettre dans son jeu en le couvrant de fleurs, il se
trompe. Le Duce y voit une excellente occasion de se
débarrasser de lui. La nuit même, il envoie le message sui-
vant à Schuschnigg :
J e suppose qu’en m’adressant son télégramme de félicitations,
le Prince Starhemberg a voulu se ménager une belle sortie.
L’invite est trop claire pour que Schuschnigg la laisse pas-
ser. Dès le lendemain matin, il convoque Starhemberg à la
Chancellerie, lui notifie sa destitution e t fait publier dans
la presse le communiqué suivant :
L’ancien Vice-Chancelier Ernst-Rüdiger Starhemberg a quitté
le Gouvernement, p a r suite de divergences graves avec le Chan-
celier fédéral.
1. a L’Autriche était un obstacle A l’amitié germano-italienne, écrit Guido Zer-
natto. A partir du moment oii Mussolini opta pour l’amitié allemande, cet
obstacle devait, de facon ou d’autre, disparaitre de la routs. 8 (Cundids, 12 octobre
1938.)
460 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Le coup est si brutal et Starhemberg s’y attend si peu,


qu’il en est abasourdi. Jamais il n’avait imaginé que Mus-
s>lini e t Schuschnigg pussent lui jouer un tour pareil.
Ecœuré par la politique, il lâche brusquement la rampe et se
retire dans un de ses châteaux, pour se consacrer tout entier
à son idylle avec Norah Gregor.
Désormais Schuschnigg a la voie libre. Rien ne l’empêche
plus d’agir à sa guise. Le 13 mai, il remanie son ministère, e t
nomme M. Guido Schmidt ministre des Affaires étrangères,
en remplacement du baron von Berger-Waldenegg. Le
10 octobre, il prononce la dissolution de la Heimwehr, d u
Heimatschutz e t de toutes les autres formations paramili-
taires. Déjà décapitées par la mise à l’écart de leurs chefs
respectifs, celles-ci s’inclinent en silence2. Schuschnigg prend
personnellement la présidence du (( Front patriotique )), dont il
confie le Secrétariat général à un de ses hommes de confiance,
M. Guido Zernatto. Enfin, il charge le Dr Ender, ancien
Landeshauptmann d u Vorarlberg, de donner sa forme défi-
nitive à la Constitution. Celle-ci sera non point totalitaire
et fasciste, mais autoritaire et chrétienne. Elle se fondera non
point sur la divinisation de l’Etat, mais sur les Encycliques
pontificales Rerum novarum et Quadragesimo Anno. Ce
faisant, Schuschnigg s’éloigne d’Hitler et de Mussolini, pour
s’inspirer plutôt de l’exemple de Salazar S.
Ayant ainsi N normalisé )) les structures de l’État, Schusch-
nigg peut se consacrer à l’œuvre qui lui tient le plus à cœur :
redonner à l’Autriche une vocation historique parce que c’est
le seul moyen de lui permettre de résister aux forces cen-
trifuges qui la travaillent et aux pressions dont elle est
l’objet 4.

1. Guido Schmidt occupait jusque-lA le poste de chef de Cabinet du Président


Miklas.
2. u Ces mesures ne provoquèrent qu’une émotion superficielle n, note von
PAPENdans ses Mdrnoires (p. 263).
3. Celui-ci vient de promulguer, le 19 mar3 1933, une nouvelle Constitution
portugaise. dans laquelle on trouve pour la premiére fois cette distinction fon-
damentale : a Notre É t a t ne saurait aucunement se fonder sur une des formes
de Césarisme adoptées plus ou moins ouvertement par quelques autres régimes
apparus à la suite du déclin du lib8ralisme. Notre Constitution se prévaut de
l’autorité e t non du totalitarisme, qui subordonne tout, les hommes e t les choses,
à un particularisme de nation ou de race, en se donnant comme u n être omni-
potent qui possède en soi son commencement e t sa fin e t qui domine toutes les
manifestations individuelles e t collectives. B (Principes et Insfitutioms de L’État
nouveau portugais, Lisbonne, 1935, p. 22.)
4. C‘est là encore u n héritage de Mgr Seipel. Voir plus haut, p. 400.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 461
Certes, le chef du Front patriotique se garde de contester
le caractère allemand des populations autrichiennes. Mais il
ne veut à aucun prix qu’elles s’incorporent à un Reich
national-socialiste. N’y a-t-il pas là une contradiction mani-
feste?
-Nullement, répond Schuschnigg. En affirmant que l’unité
du Reich réside dans l’unité de race et de langue des popu-
lations qui le composent, Hitler a adultéré et trahi son esprit.
. Le Reich n’est ni raciste ni païen, mais chrétien et univer-
saliste. Le dépouiller de ces caractères pour en faire une
nationalité comme les autres est une aberration. Défendre
à tout prix l’indépendance de mon pays n’est donc nulle-
ment me faire le champion d u particularisme. C’est sauve-
garder l’esprit authentique du Reich, cet esprit qui a trouvé
son dernier refuge en Autriche. Vienne ne peut gagner son
combat contre Berlin, qu’à condition de le mener au nom du
germanisme intégral l.
Cette conception d’un Reich mystique et supranational,
rayonnant sur l’Europe en vertu de son génie, a sans
doute sa grandeur 2. C’est à elle que le règne des Othons et
des Hohenstaufen a dû son prestige. Elle a permis au Saint-
Empire d’abriter sous son manteau une foule de peuples
disparates durant tout le moyen âge. Mais elle ne tient aucun
compte d’un certain nombre de facteurs qui ont bouleversé
de fond en comble la vie politique européenne depuis l’époque
de Charles Quint : la Réforme luthérienne, la révolution fran-
çaise, les guerres de Napoléon, la révolution de 1848, l’ascen-
sion de la Prusse et le réveil des nationalités. Du fait qu’elle
tient pour négligeables les aspirations des masses, elle n’est

1. I Je comprends fort bien u, a dit Schuschnigg, dans un discours prononcé le


8 mai 1933 à l’occasion du Congrès organisé à Salzbourg par le Parti chrétien-
social, 11 que nos frères d u Reich réclament avec conviction le retour de leurs colo-
nies. Mais je tiens A les prévenir que l‘Autriche n’est pas une colonie et ne le
sera jamais. Pas seulement parce que les cœurs e t les esprits s’insurgent contre
une pareille idée, mais parce que des réflexions très concrètes nous ont amené
B l a conviction que quelqu’un, au sein de l‘espace germanique, doit vivre pour
la pensée allemande aufhenfique et gbbaale, afin d’assurer sa pérennité. D E t il
ajoutera, dans son discours du 24 février 1938 : u La seule chose qui rende notre
vie digne d’être vécue et lui donne sa valeur humaine, c’est la loi primordiale de
l’harmonie de notre culture. Au sein de cette culture se fondent sans se heurter
l’humanisme e t le classicisme, le nationalisme allemand e t l’esprit chrétien de
l’occident. Bon Allemand e t loyal Autrichien, partout e t toujours, tel est le prin-
cipe que le Gouvernement fédéral a choisi comme loi suprîrme e t qui inspirera
chacun de ses actes. n
2. Elle rejoint, par certains côtés, les thèses énoncées par von Papen dans son
discours de Marburg. (Voir vol. III, p. 186.)
462 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

qu’une construction de l’esprit, une sublimation anachro-


nique. Schuschnigg refuse de l’admettre. La suite des évé-
nements lui en infligera la démonstration.

Sur ces entrefaites, M.von Papen est revenu à Vienne, où il


s’est efforcé de nouer quelques contacts avec le gouverne-
ment fédéral. Le 11juillet 1935, il a remis à M. von Berger-
Waldenegg un projet de Convention, tendant à (( normaliser ))
les relations austro-allemandes. Il lui a présenté ce texte
comme une étude personnelle. Mais lorsque son interlocuteur
lui a demandé si son gouvernement l’avait autorisé à négo-
cier sur la base de ces propositions, il s’est borné à lui
répondre que Berlin ne les ignorait pas l.
- E n ma qualité de Ministre, a répliqué Berger d‘un ton
évasif, je ne puis prendre officiellement connaissance d‘une
opinion privée. Mais je transmettrai volontiers ce document
à mes experts.
Durant les deux mois suivants, von Papen n’en a plus
entendu parler. Devant le peu d’empressement manifesté
par le gouvernement autrichien, il a estimé que l’affaire
n’était pas encore mûre et a jugé opportun de se Cantonner
dans une réserve discrète 2.
Le printemps de 1936 semble annoncer le dégel. La façon
spontanée dont le Président Miklas lui a adressé ses vœux
à l’occasion du l e r mais, la détente qui se dessine dans la
situation internationale, le départ de Fey et de Starhem-
berg coïncidant avec la nomination de Guido Schmidt au
ministère des Affaires étrangères, tous ces faits semblent lui

1. a Comme j e ne pouvais prévoir quel usage Berger allait faire d e ce texte,


j e voulais être certain qu’il ne le rejetterait pas, avant d e lui apprendre que j’en
avais arrêté les termes en plein accord avec Hitler. D (Von PAPEN, Mémoires,
p. 257.)
2. Certains prétendent que cette discrétion lui était imposée par l’hostilité des
milieux viennois. N Les deux premiéres années de l’activité d e von Papen à Vienne,
écrit Guido Zernatto, n’avaient été pour lui ni agréables ni riches en succés. L a
société viennoise ainsi que le Corps diplomatique se montrecent très réservés dans
leurs relations avec l’ambassadeur extraordinaire allemand ... P a r ailleurs, les
milieux d u Parti national-socialiste d‘Autriche suivaient son activité avec méfiance
e t portèrent plainte, à diverses reprises, contre lui à Berlin. * (Candide, 12 octobre
1938.)
3. Le l e r mai était devenu la fête nationale allemande.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICBE AU REICH 463
apporter des possibilités d’ouverture qu’il ne possédait pas
auparavant.
Le 18 mai 1936 l, Papen réussit à avoir un premier entre-
tien confidentiel avec Schuschnigg. Le Chancelier lui déclare
qu’en échange d’une promesse de non-ingérence de la part
des Nationaux-socialistes allemands, il accepterait de lais-
ser entrer dans le Front patriotique certains membres de
1’ (( Opposition nationale D. I1 va sans dire que cette faveur
ne serait accordée qu’à des hommes prêts à reconnaître le
principe de l’indépendance autrichienne. Mais il ne s’oppo-
serait plus, d’une façon aussi catégorique, à une éventuelle
union de l’Autriche et du Reich. Celle-ci pourrait être envi-
sagée pour plus tard, (( lorsque la situation internationale se
serait éclaircie ». (( Cette dernière remarque était impor-
tante, écrit M. von Papen. Elle montrait que le Chancelier
autrichien admettait le principe de l’unification, tout au
moins en t a nt qu’objectif ultérieur 2. ))
A quoi faut-il attribuer ce revirement inattendu? Ce n’est
pas à Vienne, mais à Rome qu’il faut chercher la réponse.
Moins de deux mois auparavant (23mars 1936)’ Mussolini
a invité les chefs de gouvernement des pays signataires des
Protocoles de 1934 - c’est-à-dire les représentants de l’Au-
triche e t de la Hongrie - à venir conférer avec lui dans la
capitale italienne. I1 leur a fait admettre que le meilleur
moyen de développer leurs relations avec les autres pays
danubiens serait de recourir à des accords bilatéraux3. C’est
l’aveu à peine déguisé que des pourparlers sont en cours
entre Berlin et Rome. Mais il ne s’arrête pas là : il profite de
la présence de Schuschnigg à Rome pour lui donner ( ( u n
conseil amical )) : qu’il fasse preuve de bonne volonté à l’égard
de l’Allemagne et trouve le moyen d’établir un modus vivendi
avec le Reich! Pour lui faciliter la tâche, il ira jusqu’à s’entre-
mettre auprès d’Hitler, pour lui demander de ne pas se
montrer trop exigeant 4.
Guido Schmidt, qui pense que l’évolution de la politique
italienne rend l’Anschluss inévitable à plus ou moins longue
échéance, estime le moment venu de renoncer à l’immobi-
lisme. I1 sort de son tiroir le projet d’accord que M. von

I . C’est-&dire cinq jours après le remaniement du Cabinet.


2. Von PAPEN,Mémoires, p. 261.
3. Communiqué officiel du 23 mars 1936.
4. Cf. Guido ZERNATTO,Caridide, 12 octobre 1938.
464 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Papen a soumis, quelques mois plus tô t à M. von Berger e t


demande à l’envoyé du Reich s’il estime que ces proposi-
tions auraient encore une chance d’être agréées par Berlin.
M. von Papen s’empresse de répondre par l’affirmative.
Dès le lendemain, les deux hommes se revoient pour
rédiger un projet d’accord. Les négociations se pour-
suivent durant tout le mois de juin. Au début de juillet, le
texte final est établi. A Berlin, seuls Hitler, Neurath e t le
ministre d’Autriche Tauschitz, sont dans le secret. A Vienne,
hormis les membres du Cabinet et l’ambassadeur d’ Italie,
M. Salata, personne n’a la moindre idée du coup de théâtre
qui se prépare. Aussi le Protocole austro-allemand fait-il
l’effet d’une bombe, lorsqu’il est signé au Ballhausplatz, le
11 juillet 1936.
La Déclaration conjointe qui lui sert de préambule est,
à elle seule, hautement significative :

Convaincus d’apporter une contribution précieuse à l’ensemble


des progrès réalisés e n Europe e n vue d u maintien de la p a i x ,
et estimant servir ainsi, de la façon la meilleure, les intérêts
multiples et réciproques des deux États allemands, les Gouver-
nements d u Reich allemand et de l’État fédéral autrichien ont
décidé de rendre à leurs relations une forme normale et amicale 1.
Ils ont déclaré à cette occasion :
I . - D a n s l’esprit des déclarations faites p a r le Führer et
Chancelier d u Reich le 21 m a i 1935, le Gouvernement d u Reich
allemand reconnaît la pleine et entière souveraineté de l’État
autrichien.
I I . - Chacun des deux Gouvernements considère le régime
politique intérieur existant dans l’autre pays, y compris la ques-
tion d u National-socialisme autrichien, comme une affaire inté-
rieure sur laquelle il n’exercera aucune influence, ni directement
ni indirectement.
I I I . - La politique d u Gouvernement fédéral autrichien, vis-
à-vis d u Reich allemand, s’inspirera toujours, e n général comme
e n particulier, de l’idée fondamentale que l’Autriche se considère
comme un État allemand. C e point ne modifie e n rien les Pro-
tocoles de Rome de 1934, ni les Protocoles additionnels de 1936,
n o n plus que les relations de l’Autriche avec l’Italie et la Hongrie,
e n tant que cosignataires de ces Protocoles.
Considérant que la détente souhaitée de part et d‘autre n’est
réalisable que sous certaines conditions que doivent remplir les

1. On retrouve ici les termes mêmes d’une des conditions posées par von Papen
à Hitler, lors de l’entrevue de Bayreuth. (Voir plus haut, p. 454.)
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 465
gouvernements des deux pays, le Gouvernement d u Reich et le
Gouvernement fédéral autrichien vont répondre à ces nécessités
p a r une série de mesures particulières.
VON PAPEN,SCHUSCHNIGG.

Ce Protocole est suivi d’une série de dispositions annexes


relatives au st a t ut des Allemands du Reich en Autriche
et à celui des ressortissants autrichiens dans le Reich; aux
relations culturelles et au statut de la presse; aux relations
économiques; aux insignes, aux hymnes nationaux, au tou-
risme e t à la politique étrangère. Parmi cet ensemble de
mesures, Ies plus importantes figurent au paragraphe 9,
qui stipule :

L e Chancelier fédéral autrichien se déclare disposé :


I . - A accorder une large amnistie politique, qui s’étendra
a u x personnes n o n encore jugées ou frappees de sanctions admi-
nistratives.
I I . - A faire appel à la collaboration politique de représen-
tants de ce qu’il est convenu d‘appeler I’ N Opposition nationale n
e n Autriche, afin de favoriser un apaisement véritable. Il s’agira
de personnalités jouissant de la confiance personnelle d u Chan-
celier féde’ral et dont il se riserve le choix. Celles-ci participeront
à la vie politique autrichienne, conformément à un p l a n dont
elles seront convenues d’avance avec le Chancelier fédéral.

u La réaction de l’étranger fut partout très favorable,


écrit M. von Papen. Tous les journaux, même ceux de Paris,
se félicitèrent de voir que, deux ans seulement après la mort
de Dollfuss, l’Allemagne reconnaissait l’indépendance de
l’Autriche. Le problème de l’unification des deux pays deve-
nait ainsi une question d’évolution progressive, en quelque
sorte une affaire de famille entre deux peuples germa-
niques 1. ))
S’il se rappelle l’atmosphère sinistre dans laquelle il a
remis ses lettres de créance au Ballhausplatz, l’envoyé
extraordinaire du Reich a tout lieu de se féliciter.

1. Von PAPEN,Mémoires, p. 262.

30
XXVII

LE DUEL SCHUSCHNIGG-HITLER

II. - D e l‘Accord du 11 juillet 1936


à l‘ultimatum du 12 février 1938.

L’accord du 11 juillet 1936 inaugure, entre le Reich et


l’Autriche, une période de détente. L’amnistie promise par
Schuschnigg est rapidement promulguée. Au cours des
semaines qui suivent, 15.583 détenus politiques sont libérés.
Seuls, 40 inculpés de droit commun sont retenus pour être
jugés. Hitler, de son côté, reçoit à Berchtesgaden le chef des
Nationaux-socialistes autrichiens, le capitaine Leopold l.
- I1 faut prendre ce nouvel accord très au sérieux, lui
dit-il. Les Nationaux-socialistes autrichiens doivent faire
preuve d’une discipline exemplaire et considérer l’Anschluss
comme un problème interne, dont la solution ne peut être
trouvée que dans le cadre de négociations poursuivies entre
Berlin et Vienne 2.
Mais les frictions et les heurts ne tardent pas à recommen-
cer parce que chacune des deux Parties interprète la Conven-
tion dans un sens opposé. Pour Schuschnigg, elle ferme la
porte à toute tentative d’Anschluss 3. Pour Hitler, elle en
est le commencement.
1. Ancien oilicier autrichien, expulsé de l’armée pour ses opinions pro-nazies,
le capitaine Leopold a remplacé M. Rheinthaler à la tête du Parti national-socialiste
autrichien. Il va sans dire que l’accord du 11 juillet ne lui plaît nullement.
2. Cf. Von PAPEN, op. cit., p. 262-263.
3. a Quand j‘ai moi-même présenté au peuple autrichien la Convention d u
11 juillet 1936 qui, destinée à préparer la paix, contenait le8 principes qui rendaient
la paiz possible )I,dira le Chancelier Schuschnigg le 24 février 1938, a j e me suis
référé à mon discours d u 29 mai 1935, dans lequel j e m’étais exprimé en ces
termes : l’Autriche n’a jamais autorisé, e t n’autorisera jamais que l’on élbve le
moindre doute, aussi longtemps que nous vivrons, sur le fait qu’elle qrofesse
d’être un É t a t allemand. A cela, alors comme aujourd‘hui, j e n’ai rien à ajouter.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 467
Mais là ne s’arrêtent pas les divergences de points de vue.
Le paragraphe 1 du Préambule spécifie que le *Gouverne-
ment du Reich reconnaît la souveraineté de 1’Etat autri-
chien d a n s l’esprit des déclarations faites par le Führer le
21 m a i 1935.Que signifient ces mots? Pour le savoir, il faut se
reporter a u discours qu’Hitler a prononcé, ce jour-là, devant
les députés du Reichstag.
(( L’Allemagne, leur a-t-il dit, n’a pas l’intention, et encore

moins la volonté de s’immiscer dans les affaires intérieures de


l’Autriche, de l’annexer ou de se la rattacher. Mais étant donné
le sentiment élémentaire de solidarité qui résulte de communes
origines nationales, le peuple et le gouvernement allemands
désirent tout naturellement que le droit des peuples à dispo-
ser d’eux-mêmes ne soit pas seulement reconnu aux peuples
étrangers, mais aussi - en tous lieux et en t o u s temps - au
peuple allemand lui-même. E n ce qui me concerne,. je suis
intimement convaincu qu’il n’existe pas de régime qui ne soit
voué à disparaître s’il n’est pas enraciné dans le peuple, s’il
n’émane pas de lui et n’est pas l’expression de ses aspirations
profondes. 1)
Ce qui revient à dire : il faut que le peuple autrichien,
ligoté e t bâillonné par les traités de paix, retrouve sa
liberté d’expression pour pouvoir dire s’il veut, ou non, être
rattaché a u Reich. E n attendant ce jour, tous les gouverne-
ments qui se succèdent à Vienne - y compris le Gouverne-
ment Schuschnigg - ne détiennent qu’un pouvoir factice
puisqu’il n’est pas fondé sur u n consensus populaire. Dans
le dialogue qui va s’instaurer entre les deux Chanceliers
- celui de Ber!in e t celui de Vienne - Schuschnigg parlera
toiijours de 1’Etn~autrichien e t Hitler d u peuple allemand,
car pour iiii i7Etat aut richien n’est qu’une construction
arbitraire imposée, contre sa volonté, à une fraction d e la
communaii té ger irianique .
Le paragraphe 3, lui aussi, repose sur une équivoque. I1
stipule u que la politique d u Gouvernement fédéral autri-
chien s’inspirera en toutes choses d u fait fondamental que
l’Autriche se considère comme un É t a t allemand ». Mais qui
définira cc que doit être u la politique d’un État allemand »?
Schuschnigg estime que c’est lui, en tan t que représentant
authentique du germanisme intégral 1. Mais en ta n t que
chef de soixante-dix inillions d’Allemands, Hitler consi-
1. a A h einziger Reprdsentant des auihentiachen geaamtdeutuchen Cedankens n.
468 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

dère que ce droit lui revient sans contestation possible. De


sorte que chaque fois que Schuschnigg s’écartera de ses
vues, le Chancelier du Reich l’accusera d’avoir violé l’Accord
du 11 juillet 1936. Si l’on ajoute à cela que Schuschnigg
remettra sans cesse à plus tard la collaboration promise avec
les membres de l’opposition nationale, on ne s’étonnera qu’à
moitié de voir les dirigeants du IIIe Reich éprouver à son
égard une irritation croissante. I1 en naîtra une situation de
plus en plus tendue, et l’on passera ainsi, comme le dit Guido
Zernatto, u des considérations aux vœux, des vœux a u x
exigences, des exigences aux menaces, et finalement aux
faits contre lesquels personne ne sera plus en mesure de
résister 1).
* *
Assez imprudemment, c’est Schuschnigg qui ouvrira les
hostilités. A la fin du mois de novembre 1936, il prononce à
Klagenfurth un important discours dans lequel il déclare
que le Front patriotique a trois ennemis mortels : le Commu-
nisme, le défaitisme et le National-socialisme. (( E n consé-
quence, ajoute-t-il, il faut considérer les Nazis autrichiens
comme les ennemis jurés du gouvernement e t du peuple. ))
Survenant au lendemain d’un voyage que Guido Schmidt
vient d’effectuer en Allemagne et au cours duquel il a eu
avec Hitler et Goering des entretiens qu’il a qualifiés lui-
même de (( très satisfaisants »,la déclaration de Schuschnigg
tombe à un mauvais moment. Qui l’a incité à prononcer
ces mots? Est-ce la Curie romaine qui prépare l’Encyclique
Mit brennender Sorgel et qui a exigé que le Chancelier
fédéral prenne ouvertement position sur ce sujet brûlant?
Toujours est-il que le résultat ne se fait pas longtemps
attendre.
Vingt-quatre heures plus tard, M. von Neurath charge
M. von Papen de faire part de son étonnement au Chancelier
autrichien. N M. Schuschnigg croit-il réellement, demande
Neurath, qu’il peut continuer à persécuter les Nationaux-
socialistes autrichiens, tout en feignant de se mettre d’accord
avec le Reich sur une politique commune? 11 Le ministre des
Affaires étrangères du Reich, qui doit venir dans quelques
jours à Vienne, pour rendre sa visite à Guido Schmidt,
1. L’Encyclique Mit brennender Sorge verra le jour le 14 mars 1937. Elle
contiendra une condamnation explicite du racisme.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 469
décommande son voyage en déclarant qu’il ne saurait plus
en être question.
Von Papen est sur des charbons ardents, mais il estime
plus prudent de laisser passer l’orage. Au début de février
1937, il revient à la charge et réussit à persuader Neurath de
rendre, malgré tout, sa visite à Guido Schmidt. I1 attend
de grands résultats de ces contacts personnels. Mais une
fois de plus, les choses vont se dérouler autrement qu’il ne
l’avait prévu.
Neurath arrive à Vienne le 22 février au matin. Les
Nazis viennois ont décidé de profiter de sa venue pour orga-
niser une manifestation monstre en faveur de l’Anschluss.
Au moment où le cortège s’engage dans la Mariahilferstrasse,
les voitures des deux diplomates sont submergées par des
milliers d’hommes et de femmes qui hurlent en chœur :
- Heil Deutschland! Heil Hitler!
Le service d’ordre est complètement débordé, si bien que
les voitures ne peuvent avancer qu’au pas. Comme la police
ne veut pas faire usage de ses matraques devant des visi-
teurs étrangers, il n’y a aucun incident à déplorer. Mais
Schuschnigg, qui était venu accueillir Neurath à la gare, est
ulcéré. Plus pâle encore que d’habitude, il regagne directe-
ment la Chancellerie.
Les entretiens entre les deux hommes d’État, qui ont
lieu l’après-midi, se déroulent dans une atmosphère déten-
due que von Papen juge ((très prometteuse ». Mais le
lendemain, une contre-manifestation organisée par Schusch-
nigg va réduire à néant tous les espoirs de l’ambassadeur.
Une heure avant le départ de Neurath, Papen apprend
que toutes les artères menant à la gare sont noires de
monde. Schuschnigg a voulu montrer au ministre des
Affaires étrangères du Reich qu’il n’y a pas que des Nazis à
Vienne. Le Front patriotique a été mobilisé et la police a
reçu l’ordre de refouler impitoyablement tous ceux qui
manifesteraient des sentiments pro-allemands. Tout per-

1. II n’y a qu’un seul accrochage : c’est lorsque Schuschnigg kvoque la p08-


sibilité d’une restauration des Habsbourg. Neurath reconnait que c’est une affaire
purement autrichienne. Mais il attire l’attention de son interlocuteur sur les compli-
cations internationales qu’entraînerait un tel geste, et déclare que Berlin ne sau-
rait admettre une solution précipitée dans ce sens. (Inutile de dire que Berlin
y est résolument hostile.) Schuschnigg louvoie, refuse de s’engager 4. demander
l’agrément allemand, mais promet de ne rien faire sana consulter préalablement
le Gouvernement du Reich.
470 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

met de penser qu’il y aura des bagarres, peut-être même des


échauffourées sanglantes ...
Papen suggère à Neurath de quitter Vienne par une gare
de banlieue e t d’éviter, pour s’y rendre, le trajet officiel.
Mais Neurath s’y refuse.
- J e n’ai pas l’intention de me sauver par l’escalier de
service réplique-t-il. J’aurais l’air de céder à la pression de
la rue!
Papen est consterné. I1 maudit autant l’obstination de
Neurath que la mise en scène de Schuschnigg. Finalement,
les deux diplomates partent pour la gare, à travers une
foule considérable qui hurle :
- Heil Schuschnigg! Heil msterreich! A bas Hitler!
I1 n’y a, fort heureusement, aucun incident grave à déplorer.
Schuschnigg paraît très satisfait du résultat. (( Quant à moi,
écrit von Papen, j’essayai assez mélancoliquement d’évaluer
les conséquences de cette affaire l. ))
i
* *
Un mois à peine après le voyage de Neurath, Mussolini
invite Schuschnigg à venir le voir à Venise (17 avril). Durant
toute la conférence, le comte Ciano fait étalage de ses rela-
tions amicales avec les dirigeants du IIIe Reich.
- Les Nazis sont des gens sérieux, solides, compréhen-
sifs, répète-t-il à plusieurs reprises. J e m’entends très bien
avec eux. Pourquoi n’en faites-vous pas autant?
Comme par hasard, un paquebot appartenant à l’organisa-
tion (( La Force par la Joie )), qui effectue une croisière dans
l’Adriatique avec plusieurs centaines d’ouvriers allemands à
bord, fait escale au Lido. Mussolini interrompt les conversa-
tions pour aller le visiter. I1 en revient enthousiasmé. Les
journaux italiens accordent plus de place à lavisite du paque-
bot qu’à celle du Chancelier autrichien. Pourtant, le Duce
s’est montré plus aimable qu’à Florence. Schuschnigg repart
avec l’impression d’avoir gagné du terrain dans son esprit.
Mais ce n’est qu’une illusion. I1 n’a pas encore quitté le sol
de l’Italie que son attaché de presse lui apporte une dépêche
de la Légation d’Autriche à Rome. Le Giornale d’Italia a
publié un long commentaire de Virginio Gayda sur la confé-

1. Von PAPEN,Mémoirw, p. 266-267.


L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 471
rence qui vient de prendre fin. I1 y déclare que Mussolini
(( a conseillé à son hôte de faire entrer des Nationaux-socia-

listes dans son Gouvernement n.


Furieux, Schuschnigg charge le ministre d’Autriche à
Rome de se rendre au Palais Chigi pour démentir ce propos.
On lui répond que l’article incriminé ne reflète que l’opi-
nion de son auteur. Mais le lendemain, le Messager0 repro-
duit la nouvelle sous une forme encore plus affirmative.
Elle fait sensation. Dans toutes les salles de rédaction du
monde, on se demande si Mussolini n’a pas décidé de sacri-
fier l’Autriche sur l’autel de l’amitié germano-italienne. Loin
d’apaiser les esprits, le ministère de la Propagande jette de
l’huile sur le feu, en déclarant aux journalistes étrangers que
(( puisque la majorité des Autrichiens est déjà probablement

nazie, le plus sage serait que Schuschnigg s’entende avec


Hitler )I.
Schuschnigg est fou de colère. I1 accuse Ciano de félonie.
E t puis, soudain, il se rappelle la façon dont le Duce a
évincé le prince Starhemberg? parce qu’il était un obstacle
entre Hitler et lui. Va-t-il lui réserver un traitement simi-
laire?
Inquiet, il envoie Guido Schmidt à Londres e t à Paris,
pour tenter de trouver des appuis du côté des Puissances
occidentales. Mais cette démarche ne réussit pas mieux que
son séjour sur la Côte d’Azur. A Londres, les Anglais trouvent
Schmidt insignifiant. A Paris, on retire de certains de ses
propos, l’impression que l’Autriche n’attache guère de
prix à une garantie française, maintenant que le pouvoir y
est exercé par un gouvernement de Front populaire.
Quoi qu’il fasse, Schuschnigg sent le terrain se rétrécir
autour de lui. E t les relations austro-allemandes ne cessent
de se détériorer ...
*
* *
Sitôt après la visite de Neurath à Vienne, Papen a insisté
auprès de Schuschnigg pour qu’il donne enfin un commence-
ment d’exécution à la partie de l’Accord du 11juillet 1936
relative à la collaboration avec l’Opposition nationale
- Ne vous rendez-vous pas compte, lui dit-il, que chaque
retard apporté à la réalisation de vos promesses ne fait
1. II a’agit du paragraphe 9, Art. II. (Voir plus haut, p. 465.)
472 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

qu’accroître l’irritation des Nazis autrichiens? Ne voyant rien


venir, ceux-ci ont beau jeu de crier à la trahison e t n’en sont
que plus tentés de recourir à l’action directe. C’est là un dan-
ger que tout commande d’éviter ...
Voulant gagner d u temps, Schuschnigg a créé, à la fin
du mois de février, u n Comité de sept membres, choisis
parmi les chefs de file de l’Opposition nationale. Leur rôle
consiste (( à désigner à son attention des candidats suscep-
tibles d’être admis dans le Front patriotique M.Simultané-
ment, il élève le Dr Seyss-Inquart au rang de Secrétaire
d’État et le charge de servir d’agent de liaison entre le Cabi-
net e t les groupes de l’opposition.
Comme Schuschnigg, Seyss- Inquart est un jeune avocat
de talent. Catholique pratiquant, ayant milité dans les
rangs du Front patriotique, il est un partisan convaincu de
la (( Grande Allemagne »,tout en n’appartenant pas au Parti
nazi autrichien. Modeste, éloquent, d’allure distinguée, il est
le type d’Autrichien tolérant et cultivé que Schuschnigg
affectionne particulièrement l . I1 éprouve à son égard les
mêmes sentiments qu’Hindenburg pour Papen. Or, par
un parallélisme étrange, les événements vont amener Seyss-
Inquart à jouer auprès de Schuschnigg le même rôle que
Papen auprès d’Hindenburg. C’est lui qui introduira Hitler
dans la place. E t cela - pour comble d’ironie - sous les
regards effarés de Papen en personne.
Dès sa formation, la direction du Comité des Sept
a été prise en main par le capitaine Leopold, qu’Hitler a
nommé Landesleiter de la N. S. D. A. P. pour l’Autriche z.
Celui-ci a installé ses bureaux dans un immeuble de la Tein-
faltstrasse, que les Viennois appellent ironiquement la
(( Maison Brune n de l’Autriche 3. Or, Leopold a une bête
noire : c’est von Papen. I1 ne lui pardonne pas d’avoir retiré
le problème de l’Anschluss des mains des Nazis autrichiens,
1. L’ambassadeur d’Allemagne a lui aussi beaucoup de sympathie pour Seyss-
Inquart. N La création par Schuschnigg du Comité des Sept, écrit-il dans ses
Mémoires, me permit enfin d’étudier de plus prés les personnalités autrichiennes
favorables a u principe de l’Anschluss. Parmi elles, le seul groupe utilisable, à
mon sens, était celui que formaient quelques hommes de premier plan restés en
...
dehors du mouvement nazi clandestin Un des principaux membres de cette
fraction était le DI Seyss-Inquart, un avocat de tendances conservatrices et
catholique pratiquant D (p. 269).
2. E n remplacement d’Habicht, révoqué par Hitler après le meurtre de Doll-
fuss. (Voir plus haut, p. 466.)
3. Allusion à la (1 Maison Brune n de Munich, qui sert de Quartier Général a u
Parti national-socialiste allemand.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 473
pour le mettre entre celles des deux gouvernements. A
ses yeux, le Protocole du 11 juillet est un acte de trahison.
Entouré de jeunes gens turbulents et dynamiques, il rêve de
réaliser l’Anschluss à sa façon, qui n’est pas - comme bien
l’on pense - celle de l’ambassadeur.
Au mois de mai, la police autrichienne fait une descente
dans les bureaux de la Teinfaltstrasse. Elle y saisit une masse
de documents compromettants qui démontrent que, malgré
les engagements pris de part et d’autre, les liens entre le
Parti nazi autrichien et la N. S. D. A. P. allemande n’ont
jamais été rompus et que des subsides, des armes, des tracts
et des explosifs continuent à lui parvenir à travers la fron-
tière bavaroise. Non seulement la Légion autrichienne n’a pas
été dissoute, mais un certain nombre d’unités de S. A. e t de
S. S. sont venues la renforcer. Un procès-verbal secret révèle
que le général von Reichenau a été désigné comme futur
Commandant en chef de l’Armée autrichienne l .
Au cours de la perquisition, la police met la main sur
un dossier particulièrement croustillant. I1 indique que Leo-
pold e t ses acolytes préparent un nouveau putsch. Une ving-
taine de membres du Parti nazi clandestin, camouflés en
Légitimistes, feront irruption dans la Légation d’Allemagne,
où ils assassineront M. von Papen. Lorsque Dollfuss a été
tué, Hitler a été paralysé, parce qu’il s’agissait d’une affaire
intérieure autrichienne. Cette fois-ci les choses se passeront
différemment. Lorsque le Führer apprendra que son propre
ambassadeur a été assassiné par des Légitimistes autri-
chiens, il tiendra un casus belli qui lui permettra de faire inter-
venir la Wehrmacht.
Du coup, Schuschnigg possède tout un faisceau de preuves,
qui confirment la permanence et l’ampleur des ingérences
allemandes. I1 s’écrie que les autorités du Reich violent
outrageusement l’Accord du 11 juillet et que sa patience est
à bout. I1 fait arrêter l’ingénieur Tavs, qui sert d’adjoint à
Leopold. Mais il n’ose pas toucher à Leopold lui-même.
I1 faudra que Papen lui-même exige des sanctions
contre lui. Au terme d’une discussion orageuse, où Leo-
pold l’accusera d’avoir encouragé Schuschnigg à ne pas
appliquer les clauses de la Convention de juillet par son
1. A la fin de 1934, celle-ci s’élevait à 30.000 hommes environ; l’aviation dis-
posait de 65 appareils, dont 40 avions d’instruction. (SCHUSCHNIGG, Autriche,
ma Patrie...,p. 247.)
474 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

hostilité systématique au Parti nazi, von Papen lui inter-


dira l’accès de sa Légation. Puis il demandera à Hitler de le
révoquer sans délai. A son grand étonnement, le Führer y
consentira sans peine. N J e suppose que, même pour lui, écrit
von Papen, Leopold faisait par trop figure d’éléphant
dans un magasin de porcelaines. D
Schuschnigg profite de ces incidents pour rompre tout
contact avec les représentants de l’opposition nationale e t
suspendre l’admission de nouveaux membres au sein du
Front patriotique. I1 espère opposer ainsi un barrage au
National-socialisme. Mais ce barrage est dérisoire. Déjà la
marée monte, qui le fait craquer de toutes parts ...

+ *

Les résultats du plébiscite de la Sarre, où 90’8 % des


votants se sont prononcés en faveur du retour à l’Allemagne
(13 janvier 1935), la remilitarisation de la rive gauche du
Rhin (7 mars 1936) et surtout les succès spectaculaires rem-
portés par les dirigeants du IIIe Reich dans la lutte contre
le chômage ont fortement impressionné l’opinion autri-
chienne. Sans se rallier pour autant au National-socialisme,
des éléments toujours plus nombreux du prolétariat autri-
chien regardent avec envie les ouvriers allemands et estiment
que seul l’Anschluss pourrait résoudre leurs propres pro-
blèmes. On assiste de ce fait à une mobilisation des esprits
qui commence à déborder les limites où Schuschnigg voudrait
les contenir. Une effervescence grandissante est signalée à
Graz, à Linz, à Salzbourg, dans beaucoup d’autres villes l.
E t comme la fièvre monte, les incidents se multiplient.
Le l e * mai, fête nationale du Reich, les ressortissants
allemands résidant en Autriche sont autorisés à pavoiser
aux couleurs de leur pays. Dans une petite ville de Styrie
du nom de Pinkafeld, un jeune lieutenant de l’armée autri-
chienne remarque un drapeau à croix gammée flottant sur
le toit d’une maison. Avisant un sous-officier et deux

1. Elle est entretenue, d’une part, par les militants nazis lihérés par l’amnistie,
de l’autre par un afflux de a touristes a allemands, choisis pour leur talent de
propagandistes.
2. Leur nombre s’&lèveh 40.000 environ et comme ils parlent la même langue,
il est difficile de les distinguer de la population autochtone.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE A U REICH 475
hommes, il leur donne l’ordre d’arracher immédiatement
cet emblème, ce qu’ils font en fracturant la porte de l’im-
meuble l.
Quelques heures plus tard, la colonie allemande de Vienne
remet à von Papen une protestation indignée contre (( cet
outrage a u drapeau national )) z. Le lendemain, I’ambassa-
deur est convoqué de toute urgence à Berlin. I1 s’y rend
séance tenante 3. Mais comme on lui fait faire antichambre
pendant deux jours sans le recevoir, il finit par perdre
patience e t envoie une lettre de démission à Hitler 4. Vingt
minutes plus tard, il est convoqué à la Chancellerie. I1 y
trouve le Führer dans un état d’agitation extrême, le visage
écarlate, en train d’arpenter le grand salon de l’ancien
palais de Bismarck.
- C’est scandaleux! s’écrie-t-il. Ces gens-là croient-ils
donc qu’ils pourront continuer à insulter impunément un
grand pays comme l’Allemagne? Ils ont traîné notre drapeau
dans la boue! Cette fois-ci, la mesure est comble!
Papen comprend qu’Hitler a dû recevoir du Gauleiter
Bohle un rapport dans lequel l’affaire lui a été présentée
sous un jour tendancieux. I1 le laisse vitupérer un moment.
Puis, lorsqu’il commence à retrouver son calme, il lui dit
d’un ton ferme :
-L’incident du drapeau, p.rovoqué par le manque de
jugement d’un petit lieutenant inconnu, n’est pas imputable
au Gouvernement de Vienne. I1 sera donc très facile de le
régler. Mais en l’exploitant comme un mauvais prétexte pour
prendre des mesures de rétorsion envers l’Autriche, vous
commettriez une violation de notre accord personnel. Si vous
cherchez un représentant qui soit prêt à fomenter des inci-
dents de ce genre et à les grossir au. poirit de vous (( obliger 1)

1. v Cet oficier, écrit von Papen, soupçonné de sympathies pronazies, venait


d’être affecté, par mesure disciplinaire, a In garnison très réduite de cette petite
localité et on l’avait averti qu’a la moindre incartade il serait chassé de l‘armée.
I1 fut donc heureux de pouvoir se créer un alibi. n (MémoireS, p . 267.)
2. La colonie allemande ne relevait pas de l’ambassadeur mais du Gauleiter
Bohle, chef de 1’ a Organisation des Allemands à l’étranger n.
3. I1 est inquiet car, en 1914, il a assisté ii Tampico à un incident du même
genre qui a amené le Président Wilson A déclarer la guerre au Mexique. II pense
qu’un prétexte qui a été assez bon pour Wilson, l’est certainement aussi pour
Hitler.
4 . u Le 2 mai, vous m’avez contoqué de toute urgence. Voilà quarante-huit heures
que j’attends le moment de ceus entretenir de l’incident de Pinkafcld. Comme W U J M
m’avez pas r e p , je dois en conclure que j’ai perdu votre confiance. Par conséquent, je
reus prie d’accepter ma démission immédiate. n (Mémoires, p. 267.)
476 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

à envahir l’Autriche, vous trouverez, j’en suis certain, sufi-


samment d’imbéciles pour jouer ce rôle. E n ce qui me
concerne, je vous prie de considérer ma mission comme ter-
minée.
C’est alors à Hitler de calmer von Papen :
-Mais non, mais non! lui dit-il en le reconduisant au
perron. Vous avez parfaitement raison. J e vous demande de
retourner à Vienne et de régler cette affaire dans le sens que
vous venez de m’indiquer l.
Mais à peine cet incident est-il clos 2, qu’il en surgit un
autre. Au mois de juillet, une manifestation groupant un
certain nombre d’anciens combattants des deux pays a lieu
dans la petite ville de Wels. Invité à prendre la parole au
cours de la fête, von Papen est tout d’abord enchanté de
constater l’enthousiasme avec lequel la foule applaudit le
défilé des délégations envoyées par les régiments allemands
et autrichiens qui ont combattu côte à côte pendant la
guerre de 14-18. Mais les choses se gâtent au moment où la
fanfare entonne l’hymne autrichien. I1 se trouve que les deux
hymnes nationaux allemand et autrichien se chantent sur la
même mélodie, le choral ample et grave composé par Haydn.
Seules les paroles diffèrent. Or, dès les premiers accords, la
foule, dressée dans un seul élan, entonne : ((Deutschland,
Deutschland über alles! 1) Les organisateurs sont terrible-
ment g?nés. Que va-t-on penser à Vienne3? Pour ne pas
accroître leur embarras, von Papen abrège son discours e t
quitte rapidement la tribune, sous prétexte que ses fonc-
tions le rappellent à Munich.
Lorsqu’il arrive quelques heures plus tard dans la capi-
tale bavaroise, il est accueilli par un Hitler visiblement hors
de lui.
-Alors? lui demande-t-il d’une voix étranglée par la
colère, que s’est-il passé encore à Wels? Des policiers armés
tirent à présent sur nos compatriotes? C’est proprement
scandaleux!

1. a Je le quittai épuisé, note von Papen, quoique grandement soulagé. D


2. Schuschnigg accepte d‘envoyer une lettre d‘excuses au ministère des Affaires
étrangères du Reich et de publier dans la presse un communiqué désavouant le
lieutenant autrichien, ValTaire est liquidée en dix minutes.
3. u Cette foule n’était pas composée exclusivement de Nazis, fait remarquer
von Papen. Son enthousiasme lors du défilé des contingents allemands avait été
sincère, aussi déplaisant que cela pût paraître au Gouvernement de Vienne. a
(Op. fit., p. 270.)
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 477
Papen croit tomber des nues et répond qu’il n’a rien v u
de pareil. Mais quelques minutes plus tard, on l’informe
qu’après son départ de Wels, la police autrichienne a voulu
disperser la foule à coups de crosse. Des bagarres ont éclaté
au cours desquelles quelques fusils sont partis (( tout seuls ».
Une fois encore, von Papen réussit à éviter le pire. Mais ses
nerfs sont à bout et il commence à se demander si la mission
qu’il a assumée n’est pas au-dessus de ses forces ...
t
+ *

Pourtant, ces incidents sont peu de chose comparés à


ceux qui se préparent.
Un mois avant l’affaire de Wels, Gœring a invité Guido
Schmidt à venir le voir dans sa propriété de Karinhall.
Avant de s’y rendre, le ministre autrichien des Affaires
étrangères a préféré laisser aux passions le temps de s’apaiser.
Lorsqu’il arrive à Karinhall au début de septembre, il
trouve un Gœring sombre, nerveux, intraitable. Au cours
de l’entretien, il suggère au Maréchal d’avoir une entrevue
personnelle avec Schuschnigg, par exemple au cours d’une
partie de chasse qu’il organiserait à cette intention. Plongé
dans ses pensées, Goering ne répond pas. Mais le 11 no-
vembre, il adresse une lettre à Schmidt, où il revient sur
sa proposition. Toutefois, il y déclare qu’il ne pourrait
accepter une rencontre de ce genre que si elle devait aboutir
à des résultats concrets. Parmi ceux-ci, Goering énumère :
10 u n e intégration très poussée des d e u x a r m é e s ; 20 l a
conclusion d ’ u n trait6 de commerce; 30 u n e u n i o n financière
et douanière l. Comme le Feldmaréchal n’a pas pu s’aven-
turer sur ce terrain de sa propre initiative, il est clair que
sa lettre lui a été inspirée par le Führer.
Pour l’instant, l’affaire n’a pas de suite, car des nuées
d’orage s’amoncellent au-dessus du Reich. Le 5 novembre,
Hitler a réuni un Conseil de guerre à la Chancellerie pour
exposer à ses généraux les grandes lignes de sa politique 2.
Le 30 janvier, la réunion du Reichstag destinée à commé-
morer le cinquième anniversaire de la prise du pouvoir, est

1. Lettre de Gœring à Guido Schmidt, le 11 novembre 1937. Documents des


Procès de Nuremberg.
2. Voir plus haut, p. 305 e t S..
478 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

décommandée. C’est le signe que quelque chose de grave se


prépare.
Soudain, la crise éclate. Le 4 février, on apprend coup sur
coup qu’Hitler a remanié le Grand État-Major, qu’il a
révoqué Blomberg et Fritsch, qu’il a pris lui-même le com-
mandement de la Wehrmacht l, que Joachim von Ribbentrop
succède à Neurath, que M. von Dirksen est nommé ambas-
sadeur à Londres, et que M. von Hassel, ambassadeur à
Rome, est limogé 2.
Le même jour, von Papen, qui se trouve dans son bureau
à la Légation de Vienne, est alerté par la sonnerie du télé-
phone. I1 décroche l’écouteur et reconnaît la voix de M. Lam-
mers, le secrétaire général de la Chancellerie de Berlin.
- Le Führer m’a chargé de vous informer que votre mis-
sion est terminée, lui dit-il. J e tenais à vous en avertir avant
que vous 1’ appreniez par les journaux.
- Pouvez-vous m’indiquer, au moins, les raisons de cette
disgrâce? demande-t-il. J’ai vu le Führer il y a quinze jours.
I1 ne m’en a pas soufflé mot...
- J e regrette de ne pouvoir vous en dire davantage,
répond Lammers en raccrochant l’appareil.
Papen sent soudain son courage l’abandonner. L’arrivée
de Ribbentrop à la Wilhelmstrasse lui paraît de mauvais
augure. Le Führer ne va-t-il pas en profiter pour imprimer
un cours plus brutal à sa politique? Dans ce cas, tous ses
efforts auront été vains. Certes, sa position n’a pas toujours
été enviable entre les crises de colère d’Hitler, les dérobades
de Schuschnigg et les provocations du Parti nazi autrichien.
Mais il demeure convaincu que sa politique de conciliation,
telle qu’elle s’est concrétisée dans l’Accord du 11 juillet
1936, est la seule raisonnable. L’abandonner serait exposer
les deux peuples à un affrontement sanglant. C’est cette
conviction - et non on ne sait quel goût immodéré pour les
honneurs officiels - qui lui a donné la force de persévérer
dans sa tâche, malgré les avanies et les humiliations dont
on n’a cessé de l’abreuver. S’il quitte la Légation d’Autriche,
que va-t-il se passer? Surtout, quelles peuvent être les inten-
tions cachées du Führer?
Pour tenter de le savoir, Papen décide de se rendre à
Berchtesgaden. Le 6 février, il arrive au Berghof où il trouve
1. Voir plus haut, p. 335.
2. Voir plus haut, p. 337.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 479
un Hitler morose et distrait. Le Führer, qui n’a pas dormi de
la nuit, semble incapable de fixer sa pensée. I1 vient d’écarter
la fronde des généraux, mais cette opération l’a laissé déçu
et amer. I1 en a retiré l’impression qu’il ne pouvait se fier à
personne. Par ailleurs, les relations austro-allemandes se
détériorent de jour en jour. Certes, de 1934 à 1936, Papen
a effectué un rétablissement spectaculaire. Mais depuis
lors, que de reculs, que d’atermoiements...
Ces retards impatientent d’autant plus Hitler que mainte-
nant le temps presse! Londres est en train d’esquisser un
rapprochement avec Rome l. Cette perspective l’inquiète
d’autant plus que l’accord de l’Italie est indispensable à
la réalisation de l’Anschluss. Si Mussolini, tout en réitérant
ses protestations d’amitié, allait virer de bord à la dernière
minute pour rejoindre le camp des démocraties? Une résur-
rection du front de Stresa porterait un coup fatal à sa
politique autrichienne...
Perdu dans ses pensées, Hitler semble avoir oublié la pré-
sence de Papen. Revenant brusquement sur terre, il se
tourne vers lui, et explique que sa révocation n’est nulle-
ment une disgrâce.
- J e ne suis pas venu pour me plaindre, ni pour briguer
un autre poste, lui répond l’ambassadeur. J’ai des choses
autrement importantes à vous dire. Mon successeur va se
trouver dans une position dificile. J’ai eu bien du mal à
créer une base de confiance mutuelle et il m’est pénible de
quitter mon poste au moment où j’avais l’impression de
toucher au but. Depuis le mois de décembre, Schuschnigg

1. Le 28 mai 1937, Neville Chamberlain a succédé à Baldwin. Immédiatement,


la diplomatie britannique a changé de cap. Tournant le dos à la sécurité collec-
tive e t à la politique des sanctions, le nouveau Cabinet s’est donné pour mission
de rétablir des relations amicales avec l’Italie. Chamberlain pousse les choses
avec tant d’ardeur, qu’Eden démissionne des Affaires étrangéres en signe de pro-
testation (21 février 1938). Lord Halifax le remplace. Le but de la Grande-Bre-
tagne est d’arriver à diviser l’Axe avant qu’il ne soit consolidé. Elle est prêta
pour cela à payer le prix fort, c’est-à-dire à reconnaître le nouvel Empire romain
et la conquète de l’Abyssinie, dans le cadre d’un réglement général.
Mais les Italiens sont-ils disposés à saisir la main que leur tend l’Angleterre?
Tout permet de le penser. Le 18 février, Dino Grandi, ambassadeur d’Italie &
Londres, afirmera à Eden: u J e vous jure qu‘il n’y a pas le moindre accord sur L‘Au-
triche entre Z’Allemagne et M U S . Mais comment pouvons-nous faire monter des troupes
our le Brenner, si w u s étes toujours nos ennemis en puissance? a Le lendemain, Ciano
fera savoir à Lord Perth, ambassadeur de Grande-Bretagne à Rome, qu’il a donne
des instructions à Grandi pour qu’il presse l‘ouverture des conversations en a pré-
vision d’drvhementp pouvant survenir d’un moment à l‘autre ».(Cf. Keith FEILINO.
The Life of Neville Chamberlain, p. 332, 337, 338.)
480 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

a manifesté à plusieurs reprises le désir de vous rencontrer.


J’ai encouragé cette idée l. Aujourd’hui, je serais heureux
de terminer ma carrière officielle en vous recommandant
d’accepter cette entrevue, avant de recourir à d’autres
moyens ...
Tandis que Papen lui parle, Hitler s’est ressaisi. Son
regard s’éclaire, comme s’il apercevait soudain une lueur
à l’horizon. I1 s’empare avec enthousiasme de la propo-
sition de l’ambassadeur :
- Voilà une suggestion excellente! s’écrie-t-il avec viva-
cité, voilà la bonne solution! J e vous demande de retourner
immédiatement à Vienne pour organiser cette entrevue, qui
pourrait avoir lieu d’ici deux ou trois jours. J e serais enchanté
de recevoir Schuschnigg au Berghof et d’examiner avec lui
l’ensemble du problème ...
- Vous oubliez que vous m’avez révoqué, et que j’en ai
informé ofhiellement le Gouvernement autrichien 2!
- Ce détail est secondaire, répond Hitler. J e vous en
prie, Herr von Papen, reprenez votre place à la tête de la
Légation, jusqu’à ce que cette rencontre soit arrangée ...
Autant von Papen était abattu en montant au Berghof,
autant il est souriant lorsqu’il en redescend 3.
Sitôt rentré à Vienne, le 7 février, son premier soin est
de transmettre à Schuschnigg l’invitation d’Hitler. I1 lui
fait valoir que le moment est particulièrement opportun,
que le Führer est déprimé par le conflit qui l’a mis aux
prises avec les chefs de la Wehrmacht et qu’il a besoin d’un
succès personnel, ne fût-il qu’apparent. Par ailleurs, le rem-
placement de Neurath par Ribbentrop et son propre départ
de Vienne vont inaugurer une ère nouvelle dans les rapports
1. u J’avais l’impression, déclarera Guido Schmidt a u cours de son procès, que
la visite à Berchtesgaden était, depuis un certain temps déjà, IC projet préféré
du Chancelier Schuschnigg. Dans nos conversations, Schuschnigg affirma à plu-
sieurs reprises qu’à son sens la meilleure solution serait une discussion directe
avec cet homme [Hitler]. u
2. Dans la matinée du 5 février, écrit Zcrnatto, von Papen se rendit au minis-
(I

tbre des Affaires étrangeres pour faire part de son rappel au Secrétaire d’État,
le DI Schmidt. Schmidt me raconta, le même jour, que von Papen lui avait pro-
duit l’effet d’un vieillard. I1 s’était exprimé, a u sujet de son rappel, en termes
peu courtois, ce qui était compréhensible quand on songe à la façon dont il
lui avait été signifié. u (Candide, 12 octobre 1938.)
3. u Von Papen ... se rendit à Berchtesgaden, écrit Zernatto. Des cercles bien infor-
més avaient supposé qu’il ne lui serait pas possible d’arriver jusqu’à Hitler. On
sc trompait. Hitler le reçut e t le chargea d’une nouvelle e t sensationnelle mission.
Deux jours après son départ, von Papen reparut à Vienne, complètement trans-
formé e t ayant retrouve toute sa bonne humeur. I (ID., ibid.)
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 481
austro-allemands. Que Schuschnigg n’hésite pas à saisir la
perche qu’on lui tend! Qu’il ne repousse pas ce qui est peut-
être l’entrevué de la dernière chance ...
Schuschnigg accepte. I1 n’y met qu’une condition : que
l’entrevue soit tenue rigoureusement secrète. Pour préparer
la conférence, il charge Guido Zernatto d’élaborer, en
accord avec Seyss-Inquart, une liste de (( propositions )) et
de (( concessions )) possibles. Comme il ne s’agit que de ques-
tions intérieures, Guido Schmidt n’est pas convié à parti-
ciper à sa rédaction. I1 ressort de ces Punktationen, comme
on les a appelées par la suite 2, que Schuschnigg est disposé
à faire de Seyss-Inquart l’arbitre de toutes les questions
relatives à l’opposition, e t son intermédiaire pour ces affaires
avec les autorités du Reich. La liste des propositions pré-
voit entre autres l’abolition de la censure, une coordination
plus étroite entre les deux armées, la libération des Nazis
encore emprisonnés. Elle mentionne les noms de plusieurs
personnalités de l’opposition, susceptibles d’être appelées à
siéger dans la haute administration fédérale, provinciale et
communale 3.
L’entrevue a été fixée au 12 février. Mussolini, informé du
projet, a exprimé son approbation. Schmidt en a avisé le
Nonce apostolique, ainsi que les ministres de France et de
Grande-Bretagne 4. I1 leur a présenté l’événement sous son
jour le plus favorable, en leur assurant que les conversa-
tions se dérouleraient dans le cadre de l’Accord du I ljuillet
et que l’indépendance autrichienne en sortirait fortifiée.
Mais Schuschnigg ne peut se défendre d’une secrète appréhen-
sion. Le 11 février, au soir, il fait venir dans son bureau
M. Richard Schmitz, le Bourgmestre de Vienne. I1 lui annonce
qu’il l’a désigné comme son successeur au cas ou il ne revien-
drait pas de Berchtesgaden, et lui dicte ses dernières volontés.
Puis il appelle son premier secrétaire, le baron Frœlichsthal,
et lui demande d’alerter la garnison de Salzbourg, s’il n’était
pas redescendu du Berghof à 18 heures.
1. Le Secrétaire général du Front patriotique.
2. Elles ne seront produites qu’apr8s la guerre, lors du procés intenté à Guido
Schmidt en 1945.
3. a Ces Punkfafionen, écrit von Papen, montrent jusqu’à quel point Zernatto,
le chien de garde de Schuschnigg, et le Chancelier lui-même étaient prêts a faire
des concessions substantielles, sans avoir l’impression pour autant de s’éloigner
de la Convention de Juillet. u (Mdmoires, p. 276.)
4. M. Puaux et Sir Arthur Palairet. u Curieuse façon, remarque en passant
von Papen, d‘assurer le secret rigoureux de l’entrevue. D
IV 31
482 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Le 12 février, à 11heures, von Papen, qui a passé la nuit


à Berchtesgaden l, accueille le Chancelier fédéral à la fron-
tière allemande. Schuschnigg, qui a fait accrocher son wagon
au rapide Vienne-Salzbourg, est accompagné du lieutenant-
colonel Bartl, son aide de camp, et de Guido Schmidt, son
ministre des Affaires étrangères. Les trois hommes paraissent
détendus et d’excellente humeur.
- Le Führer vous attend, dit Papen à Schuschnigg. I1
est dans les meilleures dispositions à votre égard. A propos)
quelques généraux assisteront à l’entretien. J e pense que
vous n’y verrez pas d’inconvénient... Leur arrivée ici est
purement fortuite. Moi-même ne l’ai appris que tout à fait
par hasard.. .
E n t a nt qu’invité, Schuschnigg ne peut évidemment éle-
ver aucune protestation. Mais son visage s’assombrit en
apprenant la présence des militaires. I1 commence à se
demander si ce 12 février sera de tout repos. Une demi-
heure plus tard, il débarque au Berghof. E t aussitôt
le drame éclate, dans toute sa violence.

i +

Escorté de Ribbentrop et de ses aides de camp, Hitler est


venu au-devant de ses hôtes, auxquels il serre la main en
souriant sur le perron de sa maison. I1 porte la veste brune
des Sections d’Assaut et un pantalon noir. Les présentations
faites, il conduit Schuschnigg dans son cabinet de travail,
tandis que Ribbentrop, Guido Schmidt, von Papen et le
lieutenant-colonel Bartl se dirigent vers un petit salon
attenant. Rien d’extraordinaire à cela : c’est le cérémonial
habituel des réceptions au Berghof, où chaque entretien
commence par un tête-à-tête entre Hitler e t son invité
principal.
Mais à peine les portes du bureau se sont-elles refermées,
que tout sourire disparaît du visage du Führer. Schuschnigg
se demande ce qui a pu provoquer une pareille transfor-
mation.
- Quel admirable cabinet de travail! dit-il en guise d’en-
1. A l’hôtel où il a passé la nuit, il a appris par une indiscrétion que Ribbentrop
assistera à la conférence, ainsi que les généraux Keitel, Reichenau et Sperrle.
Cela le chiffonne un peu. Mais il pense que ces derniera ont été convoqués par
Hitler parce qu’il compte aborder avec Schuschnigg le probleme de l’intégration
de l’armée autrichienne à la Wehrmacht.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 483
trée en matière. Quelle vue merveilleuse sur les montagnes!
J e pense que ce décor grandiose a dû servir de cadre à bien
des entrevues historiques l . ..
- Oui, répond le Führer d’un air sombre. C’est ici en effet,
que mûrissent mes pensées ...
Puis soudain, d’un ton rogue :
- Mais nous ne nous sommes pas réunis ici, pour parler
de la jolie vue ou du beau temps ...
- J e tiens d’abord à vous remercier, Monsieur le Chance-
lier, de m’avoir donné l’occasion de cette entrevue, poursuit
Schuschnigg. Avant tout, je voudrais vous assurer que nous
prenons très à cœur l’Accord du 11 juillet 1936. I1 faut tout
mettre en œuvre pour écarter de notre chemin les difficultés
et les malentendus qui en gênent l’application. En ce qui nous
concerne, nous avons fait tout notre possible pour démon-
trer que nous sommes décidés à poursuivre une politique
allemande, conformément à l’esprit et au texte de cet accord.
Alors Hitler bondit.
- Ah! Vous appelez Fa une politique allemande? s’écrie-
t-il dans une sorte de rugissement. Vous avez au contraire
tout fait pour éviter une politique allemande! ... D’ailleurs,
l’Autriche n’a jamais rien fait pour servir le Reich. Toute son
histoire n’est qu’une suite ininterrompue de trahisons envers
le peuple allemand. Mais ce contresens historique doit
trouver aujourd’hui son terme. J e vous le dis, monsieur
Schuschnigg : je suis fermement résolu à en finir une fois
pour toutes! L’Allemagne est une grande Puissance et nul
ne peut, ni ne voudra intervenir si elle met de l’ordre à ses
frontières.
- J e connais vos idées sur l’histoire de l’Autriche, mon-
sieur le Chancelier. Mais vous comprendrez que je sois, à cet
endroit, d’une opinion différente. Pour nous autres, Autri-
chiens, la contribution de l’Autriche à l’histoire allemande
est considérable.
- Elle est égale à zéro! De tout temps, l’Autriche a entravé
nos élans nationaux. Ce fut l’activité essentielle des Habs-
bourg et de l’Église catholique...
-Tout de même, monsieur le Chancelier, plus d’une

1. La conversation ayant eu lieu sans la présence d’un interprète, le seul témoi-


p a g e que l‘on en ait est le procès-verbal rédigé par Schuschnigg lui-mkme, à son
retour de Berchtesgaden. C’est ce document que nous suivons ici, tel qu’il
figure dans les Mémoires du Chancelier fédéral.
484 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

contribution autrichienne est impossible à retrancher du


bilan général de la culture allemande. J e pense, entre autres,
à Beethoven ...
- Vraiment? A ma connaissance, il était rhénan, répond
Hitler avec un sourire sarcastique.
- I1 était Autrichien d’adoption. E n tout cas, nul ne
songerait à contester que Metternich ...
Mais Hitler l’interrompt avec un geste d’impatience.
- J e vous le répète : les choses ne peuvent pas continuer
ainsi! J’ai une mission historique à remplir, et je la rempli-
rai, monsieur Schuschnigg, parce que la Providence m’y a
destiné ... Pensez au chemin que j’ai choisi de suivre! Aujour-
d’hui, il n’y a plus ni partis, ni classes, ni divisions quel-
conques au sein du peuple allemand. Tous veulent la même
chose ... J’ai emprunté la route la plus pénible qu’un Alle-
mand ait jamais dû suivre, et j’ai accompli dans l’histoire
allemande la plus grande tâche qu’il ait été donné à un Alle-
mand d’accomplir ... J e peux me promener n’importe où et
à n’importe quel moment parmi mon peuple, sans être pro-
tégé par la police. Parce que je suis porté par l’amour e t la
confiance du peuple allemand tout entier. J’aurais voulu
que vous puissiez assister à mon récent voyage à Ham-
bourg, ou à celui d’Augsbourg, monsieur Schuschnigg. J e
n’ai eu besoin de la police pour contenir la foule que lorsque
l’enthousiasme l’a déchaînée, mais nullement pour me pro-
téger.
- J e le crois volontiers, monsieur le Chancelier.
- J e pourrais me dire Autrichien, avec encore plus de
droits que vous, monsieur Schuschnigg! Essayez donc d‘or-
ganiser en Autriche un libre plébiscite dans lequel nous
serions candidats l’un contre l’autre, et vous verrez!
- Vous savez bien vous-même, monsieur le Chancelier,
que ce n’est pas possible. Nous devons vivre tous deux. Le
petit à côté du grand. Nous n’avons pas d’autre choix.
C’est pourquoi je vous en prie, monsieur le Chancelier,
exposez-moi vos griefs. Nous ferons tout pour y remédier,
dans la mesure où cela dépend de nous... Nous ne voulons
rien d’autre que vivre et, ce faisant, remplir comme tou-
jours, notre mission allemande en Europe centrale ...
-Vous dites cela, monsieur Schuschnigg. Moi, je vous
dis que je réglerai la prétendue question autrichienne d’une
manière ou d’une autre. Croyez-vous que je ne sache pas que
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU R E I C H 485
vous faites fortifier la frontière autrichienne contre le Reichl?
Schuschnigg a le soume coupé par cette accusation.
- I1 n’en est pas question, répond-il.
- Vous faites creuser de ridicules galeries de mines sous
les ponts e t sous les routes ...
- Si c’était vrai, je le saurais...
- Ne croyez pas qu’il vous soit possible de remuer une
seule pierre en Autriche sans que j’en sois informé dès le
lendemain matin.
- I1 ne peut s’agir, tout au plus que de précautions élé-
mentaires, prises, sur toutes nos frontières, sans distinc-
tion aucune...
- J e n’ai qu’un ordre à donner et, en une nuit, votre gro-
tesque fantôme de frontière sera pulvérisé! Vous ne croyez
tout de même pas que vous puissiez m’arrêter, fût-ce une
demi-heure? Qui sait? Peut-être arriverai-je en une seule
nuit jusqu’à Vienne ... J e fondrai sur vous comme un orage
de printemps ... Alors, vous verrez ce qui vous arrivera. J e
voudrais épargner ce malheur à l’Autriche, car il y aura beau-
coup de victimes. Après les troupes régulières, viendront les
S. A. e t la Légion. Personne ne pourra empêcher les règle-
ments de comptes, pas même moi ...
- J e vais me renseigner et faire cesser tous les travaux
qui auraient pu être entrepris à la frontière, déclare Schusch-
nigg d’une voix étranglée. J e sais naturellement que vous
pouvez entrer en Autriche. Mais monsieur le Chancelier, il y
aura effusion de sang, que nous le voulions ou non. Nous ne
sommes pas seuls au monde. Cela signifiera probablement la
guerre.. .
- C’est très facile à dire, quand on est assis ici, dans un
fauteuil confortable. Mais la guerre, cela représente une somme
immense de sang et de souffrances. Voulez-vous en prendre
la responsabilité, monsieur Schuschnigg? Voulez-vous que
l’Autriche connaisse le sort de l’Espagne? Croyez-moi bien :
personne au monde ne m’empêchera d’accomplir ma volonté.
L’Italie? Avec Mussolini, mes rapports sont parfaitement
clairs : nous sommes alliés. L’Angleterre? Elle ne lèvera

1. Hitler fait allusion à l’accord Mussolini-Dollfuss relatif à la défense en com-


mun de la frontière austro-bavaroise. (Voir plus haut, p. 416.) Il n’en a jamais fait
mention plus tôt, pour ne pas envenimer ses relations avec Mussolini. Maintenant
que le Duce se désintéresse de l’Autriche, il 8e sert de cet argument pour en faire
retomber la responsabilitb sur le seul Cabinet viennois.
486 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

pas le petit doigt pour l’Autriche. A l’endroit même 06 vous


êtes assis, se trouvait, il y a peu de temps, un diplomate
britannique l. Et dehors, devant la fenêtre, étaient rassemblés
des centaines et des centaines d’Autrichiens, hommes,
femmes et enfants, affamés et en loques. E t ils étaient venus
tous, uniquement pour me voir, pour me supplier d’être leur
libérateur, pour me demander de les sauver. Ces gens-là,
je les ai montrés à l’Anglais qui s’est t u et qui est devenu
pensif ... Croyez-moi, vous n’avez rien à attendre de l’An-
gleterre. Et de la France? Oui, il y a trois ans encore, j’ai
couru un risque énorme lorsque j e suis entré en Rhénanie
avec une poignée de bataillons. Si les Français avaient
bougé, nous aurions été obligés de reculer, peut-être de
soixante kilomètres, mais pour finir nous les aurions stoppés.
Maintenant, pour la France, il est trop tard ... J e suis resté
longtemps sans réagir, parce que je croyais que la raison
finirait par l’emporter. Mais il est tout simplement impossible
qu’en Autriche, on jette quelqu’un en prison simplement
parce qu’il chante une chanson qui vous déplaît, ou parce
qu’il crie : (( Heil Hitler! )) La persécution contre les Natio-
naux-socialistes doit cesser, ou bien j’y mettrai bon ordre
moi-même avant peu.
- E n Autriche, monsieur le Chancelier, on ne poursuit
personne à moins qu’il n’ait enfreint les lois ... I1 n’existe pas
actuellement, en Autriche, de persécutions contre les Natio-
naux-socialistes. Et, sans le 25 juillet 1934, nous serions res-
tés en excellents rapports.
- Vous avez raison. J e reconnais que l’ombre de Dollfuss
se dresse entre nous. Mais je vous affirme que j’ignorais tout
de l’attentat et que je ne voulais pas les incidents d’alors.
Croyez-moi, vous avez fait une erreur en exécutant Pla-
netta. Vous en avez fait un martyr.
- Personne, à ce moment-là, n’aurait pu agir autrement.
- J e connais mieux que vous la situation en Autriche.
I1 ne se passe pas de jour que je ne fasse le serment de passer
aux actes...
- Peut-être penseriez -vous autrement si vous étiez sur
place, monsieur le Chancelier, dit Schuschnigg d’une voix
plus basse. Vous connaissez pourtant Vienne?
Hitler prend tout à coup un air rêveur.

i. Lord Halifax (?).


L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 487
- J e l’ai connue, il y a bien longtemps ...
- N’êtes-vous jamais revenu en Autriche, depuis lors,
monsieur le Chancelier?
- Le Gouvernement autrichien m’en a interdit l’entrée.
Une fois, il y a des années, je suis allé nuitamment à Vienne.
E t puis, une autre fois, en secret, sur la tombe de mes parents.
C’est ainsi qu’on me traite ...
Soudain il se redresse et sa voix prend de nouveau un
accent menaçant :
- J e vais vous donner une dernière chance, monsieur
Schuschnigg. Ou bien nous arrivons à nous entendre, ou bien
les événements suivront leur cours. Dimanche prochain, je
dois parler à la nation allemande. Le peuple doit savoir ce qu’il
en est. Réfléchissez bien, monsieur Schuschnigg. J’ai encore
le temps jusqu’à cet après-midi. Prenez ce que je vous dis
à la lettre. J e ne bluffe pas. Mon passé su fit à le prouver. J’ai
atteint tout ce que je voulais et suis peut-être devenu,
en cela, le plus grand Allemand de l’histoire ... J e vous donne
une occasion unique, monsieur Schuschnigg, d’inscrire votre
nom dans la série des grands noms allemands. Ce serait un
acte méritoire e t tout pourrait s’arranger. J e sais qu’on doit
prendre certains ménagements, quand il s’agit de l’Autriche.
Mais j’y veillerai.
- Monsieur le Chancelier, déclare alors Schuschnigg d’une
voix ferme, vous connaissez mes positions fondamentales.
Elles tiennent à la fois de mes convictions personnelles e t
des charges qui me sont propres. Quels sont exactement
vos désirs?
Hitler, le regard fixé devant lui reste un long moment sans
répondre. Puis, avec un geste bref :
- Nous en reparlerons cet après-midi.
t
+ *
Tandis que cette scène se déroule dans le cabinet de tra-
vail d’Hitler, Papen, Ribbentrop et Guido Schmidt se sont
assis autour d’une table basse dans un salon contigu. Au
bout d’un moment, Ribbentrop tire de sa poche u n document
qu’il tend à Schmidt.
- Voici la liste des suggestions allemandes en vue d’un
règlement définitif de la question autrichienne, explique-t-il.
Le Führer les a approuvées et exigera certainement leur
488 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

acceptation. I1 n’y a donc plus qu’à en discuter les modalités


d’application.
Papen est péniblement surpris par cette manière de pro-
céder. Mais sa surprise fait place à la consternation en voyant
l’expression qui se peint sur le visage de Schmidt, tandis
qu’il parcourt le document l. Comme on lui en a soigneuse-
ment caché l’existence, Papen demande à en prendre connais-
sance. Dès les premiers mots, il est atterré. C’est un véri-
table ultimatum, qui n’a plus aucun rapport avec l’Accord
du 11juillet. Les points essentiels en sont les suivantsz :
10 Les deux Gouvernements s’engagent à se consulter sur toute
question de politique étrangère concernant les deux pays.
20 L e Secrétaire d’État Seyss-lnquart sera nommé au poste
de Ministre de l‘Intérieur; il aura la haute m a i n sur toutes les
forces de police et de sécurité.
30 L e Chancelier fédéral accordera au Parti national-socialiste
autrichien le droit d‘exercer une activité légale a u sein d u Front
patriotique et de tous les autres organismes politiques et admi-
nistratifs de la République fédérale.
40 U n e amnistie générale sera accordée à toutes les personnes
arrêtées e n raison de leur activité nationale-socialiste. L e Gou-
vernement autrichien n’édictera plus aucune mesure susceptible
d’entraver leur activité.
50 Les Nationaux-socialistes autrichiens bénéficieront d u même
traitement que les autres ressortissants d u pays, ence qui concerne
les pensions, les rentes et les retraites.
60 Toute discrimination économique à l’égard des Nationaux-
socialistes sera abolie.
70 L’exécution des paragraphes de la Convention relatifs à la
presse sera assurée par la révocation d u ministre Ludwig et d u
colonel A d a m , Commissaire fédéral. Ce secteur sera confié au
Dr W o l f .
80 Les relations entre les forces armées allemandes et autri-
chiennes seront réglées comme suit :
f . Guido Schmidt est très frappé de constater que les exigences du Führer
offrent une certaine analogie avec les Punktalionen rédigées par S e p - I n q u a r t
e t Zernatto avant leur départ de Vienne. Toutes les exigences présentées à
Berchtesgaden étaient basées sur ce document malencontreux I), dira-t-il au cours
de son procbs. Nous savons aujourd‘hui qu’Hitler en avait connu la teneur par
l’entremise d‘un certain Mühlmann, du Cabinet de Seyss-Inquart. Mühlmann les
avait apportées à Berchtesgaden dans la nuit du 11 a u 12 février, de sorte que le
Fuhrer était exactement informé des concessions maxima que ses interlocuteurs
autrichiens étaient disposés à faire.
Ni Schmidt (qui n’avait pas participé à s a rédaction), ni von Papen ne connais-
saient la teneur de ce document. D‘oii leur surprise.
2 . Protocole Keppler. Documents de Nuremberg, pièces 2941295 d u 12 février
1938. No 1282/244, 187-191. Série D.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 489
a) le ministre fédéral Glaise-Horstenau sera nommé Ministre
de la Guerre, e n remplacement d u général Jansa;
b) il sera procédé à des échanges réguliers d’officiers (100 offi-
ciers pour commencer);
c ) il sera procédé à des consultations d’Etat-Major;
d) des contacts personnels et techniques seront organisés.
90 Toute discrimination au point de vue militaire à l’égard
des Nationaux-socialistes sera abolie.
100 Afin de préparer sans retard l’unification économique des
deux pays, le D r Fischbœck sera nommé Ministre des Finances.
I l 0 L e Gouvernement allemand reconnaît que le DI Seyss-
Inquart, futur Ministre de l’Intérieur, sera seul responsable de
l’exécution des mesures relatives a u x Nationaux-socialistes figu-
rant dans ce Protocole. L e Gouvernement d u Reich prendra les
dispositions nécessaires pour empêcher toute intervention des
chefs d u Parti national-socialiste d’Allemagne dans les Affaires
internes de l‘Autriche.
Toutes ces mesures devront avoir été exécutées avant le 15 février.

Guido Schmidt proteste contre ces conditions draco-


niennes. I1 demande à von Papen s’il trouve ce document
compatible avec les assurances qu’il lui a données avant
son départ pour Berchtesgaden 1. Terriblement gêné, Papen
soutient Schmidt contre Ribbentrop - ce que Ribbentrop
ne lui pardonnera pas - et fait remarquer qu’en vertu de la
Constitution autrichienne de 1934, c’est le Président de la
République, e t non le chef du Gouvernement, qui nommeet
révoque les ministres. La conversation prend alors une tour-
nure confuse. Elle est interrompue par l’entrée d’un aide de
camp, qui vient annoncer que le déjeuner est servi.
Le repas réunit, autour d’une grande table, Hitler, Schusch-
nigg, Ribbentrop, Papen, Schmidt, le lieutenant-colonel
Bartl, le général Keitel, chef de 1’0berkommando de la
Wehrmacht, le général von Reichenau, commandant le
Wehrkreis 1/11 d e Munich et le général Sperrle, qui a com-
mandé la Légion Condor en Espagne et qui occupe depuis
quelques jours les fonctions de commandant des Forces

1. u I1 s’agit d’une conversation traitant de tous les motifs de friction survenus


depuis l’accord de juillet 1936 et du renforcement de ce dernier n, lui a assuré von
...
Papen. u I1 s’agit de montrer que cet accord est toujours en vigueur Si jamais la
conversation se portait sur des sujets différents, ce ne serait en aucun cas au
désavantage de l’Autriche, ou au détriment de son Gouvernement. Dans le cas le
plus défavorable, on ne fera aucun progrès et la situation restera inchangée. B
(SCEUSCHNIGG, Autriche, ma Patrie...)
490 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

aériennes en Bavière l. Le Führer paraît de nouveau rassé-


réné. Schuschnigg, lui, est très pâle. I1 a les traits crispés et
ne peut réprimer un léger mouvement de recul lorsqu’on lui
présente les généraux, notamment le général von Reiche-
nau, dont un des documents saisis à la Teinfaltstrasse lui
a appris qu’il était déjà désigné comme futur commandant
en chef de l’Armée autrichienne.
Durant le déjeuner, la conversation se Cantonne dans des
sujets d’ordre général : la guerre d’Espagne, un nouveau
modèle d’avion, les derniers potins politiques ...Les généraux
gardent une attitude réservée.
A 14 heures, Hitler se retire et demande qu’on l’attende
avant de reprendre les conversations. Schuschnigg en profite
pour s’entretenir avec Schmidt et lui faire un compte rendu
rapide de sa séance du matin. Les deux hommes sont
d’accord pour considérer les conditions posées par Hitler
comme une véritable mise en tutelle du Gouvernement
autrichien, puisque l’Armée, la Police, les Finances et la
Presse échapperont désormais à son contrôle.
Après une attente assez longue, Schuschnigg est de nouveau
introduit chez Hitler. Celui-ci parcourt son bureau en long
et en large, en proie à une excitation intense :
- J e me suis décidé à faire une toute dernière tentative,
lui dit-il. Voilà le projet. I1 n’y aura pas de négociations. J e
n’y changerai pas une virgule. Ou bien vous signez; ou bien
toute autre considération est superflue et nous n’aurons
abouti à rien. J e prendrai alors mes décisions dans le courant
de la nuit.
C’est à ce moment que la tension atteint son paroxysme.
- J e connais déjà le contenu du projet, répond Schusch-
nigg en rassemblant toute son énergie, et ne peux rien faire
de plus que d’en prendre connaissance. J e suis même prêt
à le signer 2. Seulement, je tiens à vous prévenir, monsieur le
Chancelier, que cette signature ne vous avancera à rien.
D’après notre Constitution, c’est la plus haute autorité de
l’État, c’est-à-dire le Président de la République, qui nomme
1. ‘I1 a été promu à ce poste, lors du remaniement du 4 février. (Voir plus haut
p. 337.)
2. On a blâmé Schuschnigg, par la suite, de s’être incliné devant les exigences
d’Hitler et de ne pas lui avoir opposé unnon catégorique. On oublie qu‘il n’avait
A cette époque guère plus de 18 % de la population avec lui et que sur ces 18 %,
un quart à peine était disposé à défendre l‘indépendance de l’Autriche par les
armes. (Déclaration du Dr Kernmayer à l'auteur.)
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 491
et révoque les membres du Gouvernement ... De même, l’am-
nistie est une prérogative présidentielle. Ma signature veut
seulement dire ceci : que je m’engage à soumettre l’accord au
Président Miklas et que je me déclare prêt à le faire appli-
quer s’il l’accepte.
Une ombre menaçante passe sur le visage d’Hitler.
- Alors, vous devez ...
- J e dois vous avertir en outre que je ne peux prendre
aucune garantie concernant les délais d’exécution, ajoute
Schuschnigg.
- Vous devez absolument ...
- J e ne le puis.
Rouge de colère, Hitler interrompt la discussion.
- Veuillez vous retirer, dit-il à Schuschnigg. J e VOUS ferai
rappeler tout à l’heure.
Puis, il ouvre une porte et on l’entend crier :
- Général Keitel! Où est Keitel? Dites-lui de venir immé-
diatement!
Keitel se précipite dans le bureau où les deux hommes
s’enferment.
- A vos ordres, mon Führer! déclare le général. Quelles
sont vos instructions?
- I1 n’y a pas d’instructions, répond Hitler avec un large
sourire.
.._ J e voulais simplement m’assurer que vous étiez
ici L.
Une demi-heure plus tard, Hitler fait rappeler Schusch-
nigg.
-- Pour la première fois de ma vie, je me suis décidé à
revenir sur une décision prise, lui dit-il. Seulement, je vous
le répète, c’est mon ultime concession. J e vous donne trois
jours pour faire accepter cet accord. Passé ce délai ...
Hitler fait un geste vague qui semble vouloir dire : advienne
que pourra ...
i z

Pendant ce temps, les heures s’écoulent. Toute l’Autriche


est plongée dans l’anxiété car les radios étrangères ont
diffusé la nouvelle de l’entrevue, à leur émission de midi.
Vers 3 heures, le Telegraf l’a confirmée, en ajoutant que,
seIon le colonel Adam, porte-parole officiel de la Chan-
1. Témoignage de Keitel, au pro& de Nuremberg.
492 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

cellerie autrichienne, les conversations se déroulaient dans


une atmosphère amicale. Une heure plus tard, l’édition d u
journal a été saisie. Puis, une série de rumeurs incontrôlées
se sont mises à circuler en ville, annonçant que les entre-
tiens avaient pris soudain une tournure dramatique. Depuis
lors, plus rien. Le baron Frœhlichsthal se promène nerveu-
sement de long en large dans son bureau, la montre à la
main. I1 a reçu l’ordre d’alerter la garnison de Salzbourg,
si le Chancelier fédéral n’était pas revenu à 18 heures. I1
est 17 h. 55. A Vienne, les téléphones du ministère de 1’Infor-
mation carillonnent sans interruption. Ce sont les corres-
pondants de presse qui demandent des nouvelles. On ne peut
que leur répondre la formule stéréotypée :
- Non, toujours rien. Nous espérons. Oui, rappelez u n
peu plus tard ...
Le Chancelier Schuschnigg sait que si, dans quelques
minutes, il ne donne pas signe de vie, l’alarme sera donnée
au pays, et, par conséquent à l’Europe entière. S’il n’en
donne pas, c’est qu’il se trouve dans l’impossibilité matérielle
de le faire. Alors, que s’est-il produit? Le Front patriotique
est alerté. La division de Salzbourg prend ses dispositions de
combat l...
A 18 heures arrive enfin u n message téléphonique du
lieutenant-colonel Bartl. I1 fait savoir d’un ton laconique
que (( les négociations continuent ». I1 faut donc patienter
encore pour en savoir davantage ...
*
r i

A Berchtesgaden, le texte de l’ultimatum a été remis a u


secrétariat du Führer pour être mis au net, car Schuschnigg
et Guido Schmidt ont obtenu, in extremis, quelques modifi-
cations de détail 2. Enfin, le texte est prêt. Hitler est visi-
blement satisfait des résultats de sa journée. Sa tension est
tombée e t c’est sur un ton amical qu’il poursuit la conver-
sation avec Schuschnigg et Guido Schmidt.
- Si nous sommes d’accord, leur dit-il, on pourra considé-
1. Guido ZERNATTO,L ’ E n f r e t w Hifier-Schuschnigg, Candide, 19 octobre 1938.
2. M. Fischbœck, au lieu d’être nommé Ministre, sera simplement chargé de
mission; le général Bœhm sera nommé Commandant en chef et non Glaise-
Horstenau; les oficiers autrichiens et allemands seront échangés en deux groupes
de 50,au lieu d h n groupe de 100; le capitaine Leopold et l’ingénieur Taw, compro-
mis dans I’aiTaire de la Teinfaltstrasse, seront refoul6e vers l’Allemagne.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 493
rer l’affaire autrichienne comme réglée. On n’en reparlera pas
avant cinq ans. D’ici là, le mcnde en aura vu bien d’autres ...
- Croyez-vous, monsieur le Chancelier, à une évolu-
tion pacifique de la situation internationale? lui demande
Schuschnigg.
- Si l’on m’écoutait, répond Hitler, la paix serait assu-
rée. Seulement, on ne m’écoute pas. J’aurais aimé épargner
une nouvelle guerre au monde. Si l’on ne me croit pas, je
ne sais si on pourra l’éviter.
- Pour l’instant, remarque Schuschnigg, il semble que
l’on s’oriente plutôt vers une détente. L’Angleterre baisse le
ton et l’Italie, bien plus qu’avant, est devenue un facteur
militaire d’importance...
-L’Italie mérite le respect! déclare Hitler d’un ton
péremptoire. Elle a de bons aviateurs et d’excellents sous-
mariniers ... Quant à moi, je viens de remanier le comman-
dement de la Wehrmacht. A l’automne, tous les généraux de
plus de soixante ans auront été mis à la retraite. Nous avons
rattrapé la France dans tous les domaines. En ce qui concerne
les chars, l’aviation, l’artillerie et la motorisation de l’ar-
tillerie, c’est nous qui sommes en tête. La nouvelle Wehr-
macht est superbe. I1 serait sans excuse et indigne de l’his-
toire allemande, de ne pas se servir d’un instrument pareil ...
La reconstruction de notre marine se poursuit également. Si
nous tombons d’accord, je voudrais vous inviter au prin-
temps, vous et l’amiral Horthy, au lancement d’un nouveau
croiseur. I1 doit s’appeler le Tegethoff, en souvenir de l’an-
cienne marine autrichienne l...
Puis Hitler se tourne vers von Papen :
-Aux heures décisives de 1933, lui dit-il, vous avez
sauvé le Reich de l’abîme, en rendant possible le 30 janvier S.
Je n’oublierai jamais que sans vous, monsieur von Papen,
nous aurions tous sombré dans le communisme.
I1 ne reste plus qu’à rédiger le communiqué final. Schusch-
nigg insiste pour qu’on y inclue, sous une forme OU SOUS
une autre, une référence à l’Accord du 11 juillet 1936. Ce
serait une façon de faire confirmer par Hitler son intention
de respecter l’indépendance de l’Autriche. Mais le chef du
IIIe Reich s’y refuse catégoriquement.
- Non! dit-il d’un ton cassant. Nous dirons simplement :
1. Ce bateau s’appellera finalement le P r i m Eugen.
2. Allusion B la prise du pouvoir par le Gouvernement hitlérien.
494 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

wAujourd’hui a eu lieu au Berghof une conférence entre le


Führer-Chancelier d u Reich et le Chancelier d’Autriche. B
C’est tout! J e dirai le reste dans mon prochain discours au
Reichstag. J’y introduirai un commentaire amical pour
l’Autriche. J e présenterai notre rencontre comme une contri-
bution importante à la paix entre nos deux pays. Rien ne
vous empêche d’en faire autant de votre côté.
Les documents définitifs sont apportés par un secrétaire.
Hitler, Schuschnigg, Ribbentrop et Guido Schmidt y apposent
leurs signatures.
I1 est 22 h. 40. Les montagnes de l’obersalzberg qui
flamboyaient tout à l’heure sous le soleil couchant, se
sont éteintes peu à peu, submergées par la nuit. A travers
la grande baie vitrée, on ne voit plus scintiller que leslumières
de quelques villages.
Schuschnigg, Guido Schmidt et von Papen prennent congé
du Führer. Le compte rendu du Chancelier fédéral se ter-
mine par cette phrase laconique :
(( Le Chancelier du Reich voulut nous retenir à souper.

Nous refusâmes. ))
XXVIII

LE DUEL SCHUSCHNIGG-SEYSS-INQUART

I. - D u retour de Berchtesgaden à l’annonce d u plébiscite.


(13 février-10 m a r s 1938)
Vers 23 heures, von Papen reconduit Schuschnigg et Guido
Schmidt à Salzbourg. Durant tout le trajet, le Chancelier
fédéral ne desserre pas les dents. I1 est éreinté et ne peut se
défendre du sentiment d’avoir été attiré dans un guet-apens.
Dès son arrivée à Vienne, il réunit ses collaborateurs à la
Chancellerie et leur fait un récit détaillé de sa visite à Hitler.
- Jamais encore, a u cours de l’histoire, leur dit-il, un
chef de gouvernement n’a parlé sur un ton pareil à un autre
chef de gouvernement! Glaise-Horstenau m’a dit un jour :
u Hitler n’est pas un homme politique, c’est un prophète ... ))
J e sais à présent ce que Glaise-Horstenau entend par un
prophète
Schuschnigg est convaincu que le 12 février n’a été qu’une
répétition générale, et que les divisions allemandes, déjà
massées à la frontière, sont prêtes à envahir le territoire
autrichien z,
De son bureau, il se rend chez le Président Miklas pour lui

1. Cuido Z m N A T T o , L‘Entrevite’de Berchtesgaden, Candide, 19 octobre 1938.


Glaise-Horstcnau avait vu Hitler quelque temps auparavant. Le Führer lui avait
dit : y. Regardez-moi! J e suis le chef d’un pays de plus de 70 millions d’habitants
e t on m’interdit de me rendre sur la tombe de mes parents! 1Jne telle situation
ne peut se prolonger. II faut unifier l’Europe, avant que la Russie ne soit prête
A se lancer à l’assaut d u monde occidental. Pourquoi suis-je forcé d’agir comme
je le fais? Parce que tout le monde est aveugle, parce que personne ne veut
voir le danger. Si j’échoue, l’Europe sera perdue. Y
2. La presence des généraux à Berchtesgadcn et le téte-à-téte IIitler-I<eitel
l’ont fortement impressionné. En réalité, ces préparatifs militaires sont fictifs.
Ils relévent de ce que l’on appelle aujourd’hui la u guerre froide JI.
496 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

soumettre les exigences d u Führer. E n en prenant connais-


sance, le Président pousse un gémissement :
- L’amnistie? Passe encore, déclare-t-il. Mais remettre
les Services de sécurité et de police à Seyss-Inquart?
Jamais je ne consentirai à une pareille abdication!
- Alors que faire? demande Schuschnigg.
- Alerter Mussolini et adresser un S. O. S. aux Puissances
occidentales. Après toutes les déclarations qu’elles ont faites,
elles ne peuvent rester impassibles devant des événements
pareils!
Mais Guido Schmidt qui se souvient de ses voyages à
Londres e t à Paris, est plus sceptique sur la nature de
leurs réactions.
- Attendons toujours leur réponse avant de nous pro-
noncer, conclut le Président.
Hitler est rentré à Berlin dans la journée du 13. É ta n t
sans nouvelles de Vienne, il fait demander à von Papen
comment les choses se passent.
- Schuschnigg se heurte à une forte résistance de la part
du Président Miklas, répond l’ambassadeur, mais il espère la
surmonter dans les heures qui viennent l.
Au reçu de ce message, Hitler convoque le général Keitel.
- Tout compte fait, lui dit-il, je retiens votre idée d’exer-
cer une pression accrue sur le Cabinet viennois. Prenez les
dispositions nécessaires, conformément au plan dont nous
nous sommes entretenus.
Le chef de l’O. K.*W. adresse immédiatement les instruc-
tions suivantes à 1’Etat-Major de l’Armée :
Ripandre nouvelles fausses, mais plausibles, susceptibles de
faire croire à des préparatifs militaires conire l’Autriche 2.

Le soir même, les Services de renseignements allemands


annoncent que toutes les permissions ont été suspendues dans
le ressort du W e h r k r e i s VZZ (Munich), qu’un grand nombre de
wagons se trouvent concentrés dans les gares de triage de
Munich, d’Augsbourg et de Ratisbonne, que la police a été
renforcée le long de la frontière germano-autrichienne e t
que des manœuvres d’unités de montagne vont avoir lieu
incessamment dans les Alpes bavaroises.
1 . TéUgramme de M. von Papen au Chancelier d u Reich, le 14 février 1938.
2. Procès de Nuremberg, P.S.-2995, et Journal d u gèndral Jodl, ibid., P.S.-1780.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 497
Quand ces informations parviennent à Mussolini, il en
déduit que la crise autrichienne est entrée dans sa phase
aiguë. I1 prie M. Salata, le ministre d’Italie à Vienne (qu’il
vient de remplacer par un chargé d’affaires plus jeune e t
moins expérimenté), de regagner immédiatement son ancien
poste. Dès son arrivée, M. Salata se met en rapport avec les
représentants de la France et de la Grande-Bretagne et leur
demande leur opinion sur la situation. M. Puauxet Sir Arthur
Palairet lui avouent qu’ils ne savent plus que penser. Avant
de partir pour Berchtesgaden, Guido Schmidt leur a dit que
l’entrevue se présentait sous des auspices favorables e t qu’il
n’en attendait que du bien pour son pays. Le 12, dans l’après-
midi, le Telegraf a reproduit les déclarations du colonel
Adam, porte-parole officiel du Gouvernement autrichien,
assurant que les conversations se poursuivaient dans une
ambiance amicale l. Le 13, dans la soirée, Guido Zernatto
a affirmé publiquement que l’entrevue de Berchtesgaden
avait été pour Schuschnigg (( un incontestable succès per-
sonnel 2 ».E t voilà que Schuschnigg vient leur annoncer
que l’entrevue a été un désastre et que l’Autriche est au
bord de l’abîme? Comment démêler le vrai d u faux dans
ces affirmations contradictoires?
En plein accord avec les ministres de France et d’Angle-
terre, M. Salata va trouver le Président Miklas et lui donne
le conseil d’accepter les conditions d’Hitler.
- L’essentiel est de gagner du temps, lui dit-il. Dans
deux mois, les négociations anglo-italiennes auront abouti ’.
La situation sera alors si profondément modifiée qu’Hitler
ne pourra plus renouveler son ultimatum.
Schuschnigg hoche la tête. Deux mois! Pourra-t-il tenir
aussi longtemps avec une armée hésitante, une police noyau-
tée par l’opposition e t un Parti national-socialiste de plus
en plus remuant? Hitler lui a donné jusqu’au 15 février
pour accepter ses conditions. Dans vingt-quatre heures, les
1. Voir plus haut, p. 491-492.
2. Guido ZERNATTO,Déclaration faite à la radio autrichienne, le 13 février à
18 heures.
3. Voir plus haut, p. 479. De toute évidence, Mussolini ne s’est pas résigné à
perdre son inlluence prepondérante en Autriche. A la dernière minute, il se demande
si l’attitude conciliante adoptée par I’Angleterrc ne lui permettrait pas de conser-
ver l’Abyssinie, tout en continuant à jouer le ride d’arbitre dans les pays danu-
biens. Mais l’Angleterre n’ira pas assez vite, de crainte d’avoir l’air de so jeter
dans ses bras. Elle ne reconnaîtra la conquîrte dc l’Abyssinie que le 16 avril 1938,
c’est-à-dire trois jours trop tard.
1v 32
498 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ B ALLEMANDE

divisions allemandes risquent de se mettre en marche. Ne


trouvant aucun appui auprès des Puissances étrangères, il
se rend chez le Président Miklas et le convainc qu’il n’y a rien
d’autre à faire qu’à s’incliner.
Le 15 février, l’amnistie est promulguée. Le même jour,
on annonce le remaniement du Cabinet. Seyss-Inquart est
nommé ministre de l’Intérieur et de la Police. Toutefois,
pour ne pas lui laisser la bride sur le cou, le Président
Miklas lui adjoint le colonel Skubl, qui occupe depuis
bientôt quatre ans les fonctions de Préfet de Police 1.
Dès le lendemain, Seyss-Inquart se rend à Berlin pour y
conférer av.ec Hitler. Afin d’éviter to u t malentendu, il veut
lui exposer la façon dont il entend s’acquitter de sa tâche.
I1 a dressé, à cet effet, un programme en vingt-cinq points.
- J e compte me tenir strictement sur le terrain d’une
Autriche autonome et indépendante, déclare-t-il au Führer.
Cela signifie que j’entends rester dans le cadre de la Consti-
tution, respecter la légalité, écarter tout acte de violence e t
orienter l’Autriche vers une libre expression de sa volonté.
J e ne veux jouer en aucun cas le rôle de cheval de Troie d’un
nouveau Kulturkampf 2. Ma présence au Gouvernement doit
garantir au Chancelier Schuschnigg, qu’aucune des deux
Parties ne s’écartera de la voie évolutive, et ne cherchera à
imposer sa solution par la force 3.
Hitler incline la tête en signe d’acquiescement. E n réalité,
il n’a encore aucune opinion précise sur la façon dont se réa-
lisera.1’Anschluss. S’agira-t-il d’une Union personnelle, dans
laquelle il deviendra simultanément le chef du IIIe Reich
e t le chef de l‘État autrichien? L’Autriche s’incorporera-

1. C’est lui qui a écrasé le putsch national-socialiste de 1934, lors de la mort


‘de Dollfuss. a Schuschnigg, écrit von Papen, hésitait tout naturellement à confier
les Forces de sécurité à un homme capable de s‘en servir pour appuyer l’agitation
extrémiste dans le pays. I1 est à remarquer que rien de tel ne devait se produire.
L e colonel Skubl, chef de la Police viennoise e t confident de Schuschnigg, conserva
ses fonctions [même aprèa l’Anschluss] et, selon ses propres déclarations à Nurem-
berg, n’eut jamais à se plaindre, d‘une immixtion quelconque [de la part de
Seyss-Inquart]. u (Mémoires, p. 280.) M. Eugène LennhofY, par contre, assure qu’il
était secrètement d‘accord avec les Nationaux-socialistes, a u point de tolérer une
SS Standarie Polizei W i e n A l’intérieur de sa propre police. (The last five houro
of Austria, Londres, 1938, p. 65 e t S.)
2. Allusion à la lutte engagée par Bismarck contre les catholiques allemands.
3. Ce programme ressort de notes sténographiées par Seps-Inquart sur le dos
d’une enveloppe a u cours de l’entretien, e t dictées ensuite à une secrétaire. (Dépo-
sition de Seyss-Inquart au Procèa de Nuremberg, cornpies rendus sidnographiques,
XV, p. 631 e t s.)
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 499
t-elle au Reich par voie fédérative? Ou bien le Parti natio-
nal-socialiste autrichien finira-t-il par l’emporter?
- Peu importent vos vingt-cinq points, répond-il après un
moment de réflexion. Les événements eux-mêmes se charge-
ront de nous tracer la voie. L’essentiel est que l’Autriche
se rallie au Reich, en vertu du fait qu’Autrichiens et Alle-
mands font partie de la même communauté historique.
D’ailleurs, j’ai chargé le Dr Wilhelm Keppler l, un de mes
hommes de confiance, de rester en contact permanent avec
vous. C’est lui qui assurera la liaison entre vos services e t
la Chancellerie 2.
* +
Le dimanche 20 février, - comme il en avait avisé
Schuschnigg, - Hitler prononce un grand discours devant
le Reichstag :
Dix millions d’Allemands, déclare-t-il, vivent dans deux
((

des États qui bordent nos frontières 4. Jusqu’en 1866 5 , ils


étaient unis par un lien de Droit public à l’ensemble du peuple
allemand.
De 1914 à 1918, ils ont combattu côte à côte avec les
((

soldats allemands. Contre leur volonté, les traités de paix les


ont empêchés de s’unir au Reich. Ce fait, à lui seul, est sufi-
saniment douloureux. Mais il y a un point sur lequel ne doit
subsister aucun doute : cette séparation, imposée par le Droit
international, ne saurait priver ces populations des droits qui
résultent de leur appartenance raciale. J’entends par 18 que
le droit sacré des peuples B disposer d’eux-mêmes, qui nous
a été solennellement garanti par les quatorze points du Pré-
sident Wilson comme condition préalable à la conclusion de
1. Le DI Wilhelm Kcppler est un des premiers industriels qui aient adhéré à
la N. S. D. A. P. II porte, à ce titre, l’insigne d’or du Parti. II a dirigé pendant
un temps la section V du ministère de l’Économie du Reich. C‘est pourquoi Hitler
l’a pris comme conseiller spécial pour les Affaires économiques. A partir de 1936,
il l’a chargé de surveiller l’exécution des Accords du 11 juillet et de contrôler
l’activité du Parti national-socialiste autrichien. I1 fera bientôt la navette entre
Berlin e t Vienne, où il jouera le rôle d’Eminence grise.
2. A partir du moment où la liaison Keppler-Seyss-Inquart est Btablie. M. von
Papen (qui n’est d’ailleurs plus accrédité à Vienne) disparaît de la scène. I1 n’exer-
cera aucune influence sur la suite des événements, auxquels il assistera en simple
spectateur.
3. Cette séance remplace celle qui devait avoir lieu le 30 janvier e t qui a 6th
décommandée à la derniére minute, à cause de la crise du Haut-Commandement.
(Voir plus haut, p. 334.)
4. L’Autriche e t la Tchécoslovaquie.
5. C‘est-à-dire jusqu’à Sadowa.
500 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

l’armistice, ne peut être considéré comme inexistant, unique-


ment parce qu’il s’agit d’Allemands.
(( Aussi longtemps que l’Allemagne était impuissante et

sans défense, elle a dû tolérer que des multitudes d’Allemands


soient molestés à ses frontières. Mais de même que l’Angle-
terre fait respecter ses intérêts dans le monde entier, l’AI-
lemagne d’aujourd’hui saura défendre et faire respecter les
siens.
Au premier rang des intérêts du Reich allemand, il faut
placer la protection de ses compatriotes qui, vivant au-
delà de ses frontières, ne peuvent s’assurer par eux-mêmes
la liberté humaine, politique et idéologique à laquelle ils ont
droit.
N ... J e suis heureux de pouvoir vous annoncer que, ces jours
derniers, une réconciliation a pu avoir lieu avec le pays qui,
pour de multiples raisons, est particulièrement cher à nos
cœurs. Ce n’est pas seulement le même peuple, c’est avant
tout une longue histoire et une civilisation communes qui
unissent le Reich et l’Autriche allemande. Les difficultés qui
étaient survenues dans l’application de l’Accord du 11 juillet
rendaient nécessaire un effort pour écarter les malentendus e t
les obstacles qui s’opposaient à une réconciliation définitive.
Car il était clair qu’une situation devenue intolérable ne pou-
vait qu’engendrer à la longue, qu’on le vouldt ou non, des
conditions susceptibles de mener à la pire des catastrophes.
I1 arrive alors souvent que les hommes n’aient plus le pouvoir
d’arrêter le destin sur la pente où les ont lancés l’incurie et
la bêtise humaines.
u J’ai donc invité le Chancelier fédéral autrichien à venir
me voir. J’ai été heureux de constater qu’il partageait mes
vues. La pensée et l’intention qui présidaient à cette rencontre
étaient d’amener une détente, en donnant à la partie du peuple
allemand d’Autriche qui se réclame du National-socialisme,
des droits égaux à ceux qui sont reconnus aux autres citoyens,
dans le cadre des lois existanfes.
(( En même temps, nous nous sommes efforcés de réaliser
une grande œuvre d’apaisement en promulguant une amnistie
générale et en ’etant les bases d’une meilleure compréhension
B
entre les deux tats, au moyen d’une collaboration plus étroite
dans les domaines de la politique, des relations personnelles
e t de l’économie. Toutes ces dispositions ont été prises dans
le cadre de l’Accord du 11 juillet, dont elles sont le complé-
ment.
(( J e voudrais, en ce lieu et devant le peuple allemand,

exprimer ma gratitude sincère au Chancelier autrichien pour


la grande compréhension et la chaleureuse bonne volonté dont
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 501
il a fait preuve en acceptant mon invitation e t en s’efforçant,
avec moi, de trouver une solution qui est autant dans l’intérêt
des deux atats que dans celui du peuple allemand t o u t
entier, de ce peuple allemand dont nous sommes tous les fils,
quels que soient les pays qui nous ont vus naître.
u En agissant ainsi, je suis intimement convaincu que nous
avons apporté une contribution précieuse à la paix euro-
péenne. ))

Schuschnigg croit tomber des nues en entendant Hitler


déclarer que ses vues correspondent aux siennes e t que c’est
animé des mêmes intentions qu’il s’est rendu à Berchtesga-
den. Mais peut-il les démentir? Peut-il même lui en faire
grief? Le Führer ne l’a-t-il pas prévenu au moment de
prendre congé, qu’il introduirait un commentaire favorable
à l’Autriche dans son discours du Reichstag? (( J e présenterai
notre rencontre comme une contribution importante à la
paix entre nos deux pays, lui a-t-il dit. Rien ne vous empêche
d’en faire autant, de votre côté 1. )) Sur le moment, Schusch-
nigg a su gré à Hitler de parler ainsi. II y a v u un désir de
ménager son amour-propre, une volonté de ne pas étaler
son humiliation au grand jour. A présent, il s’aperçoit que
cette présentation des faits est la plus dangereuse de toutes.
Peut-il contredire les paroles conciliantes du Führer sans
paraître animé d’intentions agressives? En outre, elle
rassure les Chancelleries étrangères. Schuschnigg exagère,
se dit-on à Downing Street, au Quai d’Orsay et au Palais
Ch!gi. Pourquoi vient-il se poser devant nous en victime,
puisque nous savons à présent, qu’il a fait preuve d’une
(( bonne volonté chaleureuse )) à l’égard du Führer?

Quatre jours plus tard (24 février), le Chancelier fédéral


monte à la tribune de la Diète autrichienne pour répondre
an discours d’Hitler. Revêtu de la tenue noire du Front
patriotique, il parle pendant plus de deux heures e t sans
doute voudrait-il que son appel galvanise ses compatriotes.
Mais, réduit à la défensive, ses accents trahissent sa détresse
intérieure.
I1 commence par expliquer la raison de pure forme qui a
motivé la convocation de la Diète : la nécessité de présenter
son Cabinet remanié. E t très vite, il aborde la question qui
lui tient le plus à cœur : celle de l’indépendance autrichienne.
1. Voir plus haut, p. 495.
502 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

I1 déclare que tous les membres du nouveau Gouvernement


fédéral, sans exception aucune l, ont juré de rester fidèles à la
Constitution e t de conjuguer leurs forces pour sauvegarder
l’indépendance de leur pays.
Schuschnigg passe ensuite à l’Accord de Berchtesgaden.
Revenant sur le récent discours d’Hitler, il souligne que le
Führer a déclaré que l’Accord du 12 février 1938 n’était
qu’un complément de la Convention du 11 juillet 1936.
(( C’est là, affirme Schuschnigg, un fait important, sur
lequel les deux Parties contractantes sont pleinement d’ac-
=.
cord Cela signifie, comme l’a confirmé le Chancelier alle-
mand, que le gouvernement du Reich reconnaît la souve-
raineté de l’fitat fédéral autrichien et n’entend pas y porter
atteinte. 1)
Après quoi, Schuschnigg passe rapidement en revue les
circonstances qui l’ont amené à se rendre à Berchtesgaden :
la création du Comité des Sept, les tentatives réitéréesdes
Nationaux-socialistes autrichiens pour lui forcer la main,
enfin l’échec de toutes les tentatives de conciliation. Aussi
espère-t-il que la nouvelle Convention réalisera tous les
espoirs que les deux chefs de Gouvernement mettent en
elle.
- La Paix allemande, poursuit-il, si vous me permettez
d’appeler ainsi la nouvelle Convention, vient à nouveau
ouvrir une voie de ralliement à tous ceux qui se réclament
des idées nationales-socialistes, à condition que leur profes-
sion de foi s’accompagne d‘une acceptation claire et sans
équivoque de notre Constitution et des principes fondamen-
taux du Front patriotique 3.
Cette évocation de la Constitution de 1934 lui fournit
l’occasion de rendre un hommage vibrant a u Chancelier
Dollfuss, (( qui est mort pour que vive une Autriche indépen-
dante e t libre, allemande et chrétienDe, autoritaire et cor-
porative.
(( Mais une Autriche indépendante est-elle viable? pour-

1. Y compris Seyss-Inquart.
2. On se rappelle que Schuschnigg avait demandé que cette formule figurât
dans le communiqué final. Hitler n’y était opposé, craignant sans doute qu’une
référence à l’Accord du 11 juillet 1936 ne fournisse au Président Miklas un pré-
texte pour ne pas entériner les accords nouveaux. Maintenant que toutes ,es
conditions ont été acceptées, Hitler ne craint plus de faire cette concession au
Chancelier fédéral.
3. Schuschnigg sait bien que c’est impossible, car les principes du National-
socialisme et ceux du Front patriotique sont absolument incompatibles.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 503
suit-il. Assurément. Grâce à u n immense effort de réorgani-
sation, la structure économique d u pays a été modifiée de
fond en comble. Après deux dévaluations successives 1, la
monnaie a été stabilisée. La misère recule, le chômage dimi-
nue. I1 n’est pas exagéré de dire qu’une nouvelle Autriche
pointe à l’horizon z. ))
A partir d e ce moment, le to n s’élève, et c’est d’une voix
pathétique que le chef d u gouvernement autrichien s’écrie :
Nous savons très bien que nous sommes allés jusqu’à
((

l’extrême limite des concessions, la limite au-delà de laquelle


il est écrit, d’une façon claire et irrévocable : Juspu’ici mais
pas plus loin. Nous n’avons pas craint d’aller aussi loin, parce
que nous faisons confiance à la parole e t à la personne du
Führer e t Chancelier qui préside avec tant de succès aux des-
tinees du Grand Reich allemand e t parce que nous avons
décidé de suivre, à ses côtés, la route qui mène au bien de la
patrie autrichienne et de l’ensemble du peuple allemand. ))
E t soudain, comme u n cri de désespoir qu’il ne peut plus
refréner, sa péroraison semble démentir toutes ses paroles
précédentes :
N C’est pourquoi, s’écrie-t-il,je vous convie tous à vous unir
autour du drapeau de notre patrie et a clamer avec moi notre
volonté de demeurer libres a t indépendants! J e mets ma
confiance en Dieu qui ne nous abandonnera pas. Mais dites-
vous bien que Dieu ne vient e n aide qu’à ceux qui sont résolus
ilutter juçqu’à l’épuisement de leurs forces e t à tendre toute
leur volonté vers un objectif unique. Pour nous, cet objectif
ne saurait être que l’Autriche! Rouge-blanc-rouge! Jusqu’à la
mort! D
C’est le chant d u cygne! se disent beaucoup d’butri-
chiens en fermant leur poste d e radio.
1. En 1922 et en 1932, lors de l‘emprunt dit (1 de Lausanne D.
2. 6 Dix-huit ans s’étaient écoulés depuis la fin de la guerre, écrit un obser-
vateur. Au prix d‘elforts considérables, l’Autriche avait réformé toute son éco-
nomie, pour l’adapter A sa nouvelle situation. La monnaie avait été stabilisée et,
après le krach du Boden Kredit Ans!all, l’Autriche s’était dotée d’industries 00-
rissantes dans le domaine de l’élevage, des produits laitiers et du sucre. Les routes
e t les chemins de ter avaient été modernisés. Des lignes entière$ avaient été élec-
trifiées, @ce à la construction d e puissantes stations hydro-électriques. A l’exemple
de la Suisse, l’Autriche était devenue un pays touristique. A l’aide de nouvelles
conceptions commerciales, les liens qui reliaient I’iconomie autrichienne à celles
des États successeurs, et que le traité de Saint-Germain avait rompus, avaient
été renoués. II n’était donc pas faux de déclarer qu’au bout du tunnel, on voyait
se profiler une nouvelle Autriche.
504 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Car à l’heure même OU Schuschnigg clame sa foi en l’indé-


pendance autrichienne, vingt mille Nazis viennois envahissent
le centre de la capitale. Après avoir arraché le drapeau autri-
chien du toit de l’Hôte1 de Ville, ils hissent à sa place un dra-
peau à croix gammée.
E t contrairement à ce qui se serait passé quelques semaines
auparavant, la police n’intervient pas pour les en empêcher.

r i
Le même jour, des soulèvements similaires sont signalés
en Haute-Autriche e t en Styrie. A Graz, les Nationaux-socia-
listes sont pratiquement maîtres de la rue. Ils y défilent en
chantant le Horst Wessel Lied et la villé est submergée de
drapeaux hitlériens l. De toute évidence, Schuschnigg finira
par être balayé par cette lame de fond, parce que sa base
populaire est trop étroite et sa légitimité contestable 2.
Ses références constantes à la Constitution de 1934 et l’évo-
cation du (( sacrifice héroïque du Chancelier Dollfuss )) ne
suffisent pas à galvaniser le patriotisme autrichien. Si
Schuschnigg veut donner au pays le choc psychologique qui
le rendra à lui-même, il n’a qu’un seul moyen : rappeler les
Habsbourg.
Tel est du moins le raisonnement des milieux légitimistes.
Ceux-ci ont incité, le 17 février, l’archiduc Otto à écrire au
Chancelier. Depuis la mort de son père 3, celui-ci se considère
comme le souverain légitime de l’Autriche * et c’est à ce
titre qu’il s’adresse à Schuschnigg, pour lui donner les
conseils suivants 5 :
10 Pour résister aux menaces d’un voisin beaucoup plus puis-
sant, nous ne pouvons trouver de secours qu’auprès des Puis-
sances occidentales.
1. Graz, dic Sladt der Volkserhebung, Éditions Ley Kam, Graz, septembre 1938.
2. Ni Schuschnigg, ni le Front patriotique n’ont jamais a conquis D le peuple
autrichien. Le Chancelier n’a pas été porté au pouvoir par les suffrages popu-
laires. I1 a été Inommé D par le Président Miklas. Quant à la Constitution, elle
n’a jamais été ratifiée a u sens propre du terme.
3. Survenue à Madère le ler avril 1922.
4. Rappelons que l’Empereur Charles n’avait jamais abdiqué. (Voir plus haut
p. 390.) I1 s’était borné à déclarer, le II novembre 1918, u qu’il renonçait à toute
participation à la direction des affaires autrichiennes 1). E n revanche par la
déclaration d e Tihany des 29-30 octobre 1921, il avait affirmé a qu’il ne renon-
cerait jamais a u trbne de Hongrie, auquel le liait son serment à la Couronne P.
5 . Né le 20 novembre 1912, l’archiduc Otto a vingt-cinq ans. Sa jeunesse e t
son inexpérience expliquent le ton protecteur d e cette lettre. Mais elles n’excusent
pan i‘irdalisme de se8 conseillers.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU REICH 505
20 Ces efforts de rapprochement, pour lesquels je suis disposé
à vous prêter m o n concours, doivent nécessairement rester secrets.
30 Faites personnellement toutes vos démarches et ne confiez
p a s cette tûche à votre ministre des Affaires étrangères, Guido
Schmidt, e n qui je n’ai aucune confiance, car ses sentiments
proallemands sont de notoriété publique I.
40 Consacrez toutes vos forces au réarmement et faites passer
cet objectif avant toutes les autres dépenses, s i urgentes soient-
elles z.
50 Votre politique intérieure doit tendre à apaiser la gauche,
à condition que, de leur côté, les travailleurs se montrent patriotes.
60 T a n t que vous serez e n fonctions, ne faites aucune nouvelle
concession à l’Allemagne.
70 Avertissez-moi immédiatement si l’Allemagne profère de
nouvelles menaces ou formule d‘autres exigences.
80 Si vous vous sentez incapable de résister à la pression exer-
cée soit par les Allemands soit par nos propres nationalistes par-
tisans de l’Anschluss, je vous prie instamment de me trans-
mettre les fonctions de Chancelier.
90 J e ne demande p a s le rétablissement immédiat d u trône et
préfère exercer les simples fonctions de Chancelier qui ont, a u
point de vue constitutionnel, la même portGe que la restauration
e n fait de la Monarchie3.

Cette lettre est signée a Otto, I. R. n ce qui signifie I m p e -


rator R e x . Hélas!, son signataire, qui vit en exil depuis
bientôt dix ans n’a qu’une notion lointaine des dificultés
qui assaillent le Chancelier autrichien.
Chercher un appui auprès des Puissances occidentales?
Schuschnigg en a fait plusieurs fois la tentative 4. La der-
nière en date, qui remonte à quelques jours, s’est ‘avérée
plus décevante encore que les autres.
Restaurer les Habsbourg? Ce serait provoquer une levée
de boucliers non seulement en Allemagne mais dans tous
les Eta t s successeurs de la Monarchie danubienne. Les Alle-
1. L’archiduc Otto a été fâcheusement impressionné par les déclarations opti-
mistes de Guido Schmidt, à la veille de l’entrevue de Berchtesgaden.
2. L e réarmement est une œuvre de longue haleine, qui ne saurait porter
reméde à la situation.
3. On trouvera le texte intégral de la lettre d’Otto de Habsbourg au Chan-
celier Schuschnigg dans & Journal du 15 janvier 1939.
4. E n été 1934, il s’est rendu sur la Côte d’Azur, immédiatement après sa
première entrevue avec Mussolini, pour tenter de nouer des liens avec Londres
e t Paris. (Voir plus haut, p. 456.) E n 1935, il a fait un voyage éclair dans les
capitales occidentales, oii on lui a recommandé avant tout d e ne pas restaurer
les Habsbourg. En 1937, il a envoyé Guido Schmidt 4. Paris e t Londres, d’où
il est revenu les mains vides. (Voir plus haut, p. 471.)
506 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

mands y sont irréductiblement opposés l. Ils ont même


préparé un plan d’invasion de l’Autriche pour le cas où cette
éventualité se réaliserait 2. Les Hongrois y sont farouche-
ment hostiles 3. Les Tchèques ne veulent en entendre parler
à aucun prix parce qu’ils sont convaincus qu’une fois instal-
lée à Vienne, la Maison de Habsbourg élèvera immédiatement
des prétentions sur Prague et la Bohême4. Le gouverne-
ment de Belgrade ne peut même pas en supporter l’idée,
t a n t il est persuadé qu’une restauration entraînerait la
dislocation du royaume serbo-croate 5. Lors de la réunion
de l’Assemblée de la S. D. N. en septembre 1934, Barthou
a dit à Schuschnigg : (( Surtout ne restaurez pas les Habs-
bourg6! )) et en décembre 1935, au cours d’un bref séjour
à Paris, Laval, agissant en t a n t que porte-parole de Benès,
lui a demandé de renoncer solennellement à tout projet de
ce genre 7. I1 est donc permis de penser qu’agir comme le
préconise l’archiduc Otto, loin de sauver l’Autriche, la
conduirait à sa perte.
C’est pourquoi, le 2 mars, Schuschnigg prend sa plume
pour répondre en ces termes au Prétendant :
Je regrette infiniment de ne pas avoir réussi à transmettre à
Votre Majesté, d’une façon assez convaincante pour lui en faire
admettre l’exactitude, mes vues et mes convictions base’es sur une
1. Schiischnigg en a parlé à Neurath lors de sa visite à Vienne, en février 1937.
C’est le seul point qui ait provoqué un accrochage sérieux entre les deux interlo-
cuteurs. (Voir plus haut, p. 469, note 1.)
2. Le a Plan olio m.
3. Lors de la tentative d e restauration en Hongrie, en mars 1921, le Régent
Horthy a expulsé l’Empereur Charles du pays, après l’avoir fait interner a u
château d e Tihany. Depuis lors (juin 1936),le baron von M’iesener, chef du Parti
légitimiste autrichien, a déclaré au nom des Habsbourg que ceux-ci renonçaient
à la Couronne de Hongrie comme à toute prétention sur les territoires des États
successeurs. Mais personne n’a pris cette déclaration a u sérieux.
4. a E n Europe centrale, la Tchécoslovaquie a trois buts clairement définis
sur lesquels elle était e t reste inébranlable, intransigeante, intraitable : elle est
contre toute révision territoriale; elle est contre l’Anschluss; elle est contre la
restauration des Habsbourg, sous quelque forme que ce soit. n (Déclaration de
Benès, Ministre des Affaires éirang4rcs de TcMcoslovquie, le 2 juillet 1934, devant
Ir Chambre des députes et le Sénat.) Voir également la déclaration parallèle de
M. Stoyadinovitch, Ministre des Affaires étrangères d e Yougoslavie. Benès y
reviendra longuement dans son livre : Une nouvelle p h e de la lutte pour l’équi-
libre européen, Prague, 1934, p. 54.
5. Les Croates, eux, supportaient mal I’hégémonie tyrannique exercée par les
Serbes, i l’intérieur du royaume (l’assassinat du Roi Alexandre par un oustachi
Croate en 1934 en est la preuve) et auraient préféré revenir au régime paterna-
liste des Habsbourg.
6. Kurt von Scausc~~vicc, Autriche, ma Patrie...,Paris, 1938, p. 232.
’ . ID., Requiem pow l‘Autriche, Paris, 1947, p. 203-204.
1
L’INCORPORATION D E L’AUTRICRE AU REICH 507
appréciation exacte de la situation intérieure et extérieure. J e
prie instamment Votre Majesté de me croire lorsque j e lui dis
que l’enjeu, à présent, est d’une importance capitale; que tout
peut-être est e n jeu et qu’une tentative de restauration - que ce
soit au cours des années qui viennent ou d’un avenir p l u s ou
moins rapproché - signifierait, avec une certitude absolue, la
ruine de l’Autriche.
J e n’ai pas besoin d‘ajouter que je serais heureux qu’il e n fût
autrement, mais j e ne p u i s que conjurer Votre Majesté de m e
croire : c’est a i n s i l .

Quant à remettre les fonctions de Chancelier à Otto de


Habsbourg, cette solution offrirait tous les désavantages
d’une restauration, sans apporter au Gouvernement l’assise
populaire qui lui fait défaut 2. Puisque cette voie est impra-
ticable, il faut en trouver une autre ...
C’est alors qu’en désespoir de cause, Schuschnigg recourt
à un ultime moyen pour barres la route à l’Anschluss.
Convaincu que 70 de ses compatriotes veulent rester indé-
pendants 3, PI décide d’organiser un plébiscitc où il invitera
tous les Autrichiens à se prononcer eux-mêmes sur leur sort.
Ce faisant, il compte battre Hitler sur son propre terrain e t
avec ses propres armes 4.
Mais en agissant ainsi, il sonnera le glas de l’Autriche
indépendante. Car pour Hitler, ce dernier geste sera le
suprême défi.

I . Réponse d u Chancelier Schuschnigg à l’archiduc Oft0 en date du 2 mar3 1938,


le Journal, 15 janvier 1939. Schuschnigg ajoute ces lignes qui prennent aujour-
d’hui un caractère prophétique: u L’idée dynastique me semblerait frappée de mort
ai eue ne pouvait acheter une restauration éphémère, ou mZrne rnonientanérnenl ita-
blie, qu’au prix d‘une enusion de sang el d’un recours à l’ilranger. J’ni la conviction
prolonde que cela scellerait d u rnéme coup le destin de l’Autriche. G’mt pourquoi
même si - ce dont Dieu nous garde1 - u n contrecoup historique dcvnit se produire
et si 1’Autrichs devait céder à In violence contre laquelle elle a s i longtemps et si opi-
nidtrement résisté, mieux vaudrait encore qu’il en fkf ainsi, sans que ln d!jnnslie
s’y frouwil entrainée. Car nlême darw ce cas, l’heure de la rburrection finirait par
ronner, avec un remaniement total de l‘Europe. Que cela ne puisse être prévu que
comme la conséquence d’une nouvelle guerre mondiale, c’est là un fait infiniment
tragique. mais hilas, vroisemblable. D
2. n Les Habsbourg? N disait volontiers le Prince Starhemberg, I( certes personne
ne montera sur les barricades pour se battre contre eux. Mais personne non plus
ne se battra pour eux. a
3. Ce seul chiffre démontre combien Schuschnigg se trompe sur t’état d’esprit
de la grande majorité de ses compatriotes.
4. Selon von Papen, cette idée lui aurait C t i inspirée par le Ministre de France
P Vienne, M. Puaux. D’autres, par M. Schmitz, le Bourgmestre de Vienne.
508 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

*
* *
Le 3 mars, Schuschnigg réunit les délégués ouvriers des
Comités d’entreprise de la région viennoise pour leur faire
part de ses intentions. I1 leur expose les raisons qui l’ont
incité à recourir à un plébiscite et leur demande de faire voter
leurs troupes dans le sens désiré par le Çouvernement.
C’est le moment que les Sociaux-démocrates attendent
depuis quatre ans, - depuis les journées sanglantes de
février 1934 où Dollfuss a fait bombarder leurs maisons à
coups de canon. Schuschnigg a besoin de leur concours?
Fort bien! Mais qu’il le paie. A leurs yeux, le plébiscite n’a
d’intérêt que s’il marque le retour à la démocratie. Finis le
régime autoritaire, la Constitution corporative, les Syndi-
cats uniques et le Front patriotique! Tout l’héritage de Doll-
fuss doit être liquidé. Les ouvriers réclament le rétablisse-
ment des Syndicats libres, le droit d’avoir leurs propres
journaux, la liberté de réunion, des élections générales l.
- Vous nous demandez d’oublier le passé et de combattre
avec vous pour l’indépendance, lui disent-ils. Nous ne deman-
dons pas mieux. Mais commencez par nous enlever nos
chaînes. On ne peut pas se battre quand on est enchaîné!
Très vite, les tendances d’extrême gauche prennent le
dessus dans la discussion. Alors que les Socialistes luttent
pied à pied pour obtenir des contreparties, les Communistes
trouvent ce débat inutile. Ils sont prêts à apporter à Schusch-
nigg un soutien inconditionnel, car ils savent qu’au lendemain
du plébiscite, toutes les structures existantes seront balayées.
Alors, à quoi bon s’attarder sur des détails 2 1
Schuschnigg est effrayé par l’ampleur de leurs revendica-
tions. Hitler l‘a saisi à la gorge sur le plan extérieur. Voici que
les militants syndicaux en font autant sur le plan intérieur.
Accepter l’Anschluss aurait été trahir son idéal patriotique.
Mais pactiser avec le Marxisme serait renier ses convictions

1. On trouvera un compte rendu détaillé de ces discussions dans Joseph Bur-


TINCEB, Le Précédent autrichien, Paris, 1956, et dans Eugène LENNHOFF, The
IBst five hotus of Austria, Londres, 1938, p. 54 e t B.
2. Moscou a donné l’ordre à ses militanis d’infliger coûte que coûte une défaite
aux Nazis et de prendre, à Vienne, leur revanche sur leur &crasementà Berlin.
On assistera de ce fait à un spectacle étrange, dont la propagande hitlérienne
sera prompte à tirer profit: en dehors du Front patriotique, les seuls à faire ouver-
tement campagne en faveur du plébiscite seront les militants communistes.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 509
religieuses. Ni le clergé autrichien ni le Vatican ne le lui
pardonneraient. Aussi se borne-t-il à leur tenir des propos
dilatoires. Déçus, les militants socialistes se retirent pour
délibérer.
Ils délibéreront à Floridsdorf les 5 et 6 mars et finiront
par se mettre d’accord sur un programme minimum1. Le
8, un Comité ouvrier entamera les négociations avec M. Rott,
le Secrétaire d’État dont dépendent les (( Communautés d u
travail au sein du Front patriotique. Mais ni ce jour-là
ni le lendemain, ils n’arriveront à triompher des réticences
gouvernementales 2. Le 9 mars au soir, se rendant compte de
l’inutilité de leurs efforts, les délégués ouvriers se réunissent
(( dans une atmosphère déprimée n. Ne sachant plus que faire,

ils décident de laisser à leurs troupes le soin de voter comme


elles l’entendent.. .
Pendant ce temps, les Nationaux-socialistes s’enhardis-
sent de plus en plus. Informés des clauses de l’Accord
de Berchtesgaden et sachant que la police a reçu l’ordre de
ne pas entraver leur activité, ils sortent de leur clandes-
tinité e t se conduisent comme s’ils étaient déjà les maîtres
du pays. A Graz, à Linz, à Salzbourg, à Klagenfurt, ce sont
eux qui font la loi. Arborant des tenues neuves, S. A. et
S. S. défilent en colonnes par huit à travers des rues pavoi-
sées de drapeaux à croix gammée. Seyss-Inquart s’en
émeut, car il craint de les voir passer spontanément aux
actes. I1 se précipite à Graz, pour voir le Brigadeführer
Uiberreither, chef des S. A. de Styrie, et lui demander de
calmer l’ardeur de ses troupes.
- Vous savez bien que ce n’est pas en partant de la Styrie
que vous pourrez conquérir l’Autriche, lui dit-il. J e vous
en conjure, ne compliquez pas ma tâche par de semblables
manifestations! Elle est déjà assez difficile comme cela ...
Une heure plus tard, uniformes et drapeaux ont disparu
comme par enchantement. Graz a repris sa physionomie
1. Celui-ci est basé sur les revendications suivantes : 10 droit pour les ouvriers
de professer leurs opinions socialistes et de développer leur activité politique dans
la mEme mesure que les Nazis; 2 0 élections libres pour la nomination des diri-
geants de la Ligue syndicale; 30 autorisation de publier u n journal quotidien;
40 obtention de garanties sulïisantes concernant 1’ ii orientation sociale B du Gou-
vernement.
2. Certains dirigeants du Front patriotique, effrayés par la perspective d’un
accord, ont fait valoir à Schuschnigg que les chefs socialistes ne représentaient
plus rien, qu’ils avaient perdu depuis longtemps toute autorité sur leurs troupes
e t que leur consentir la moindre concession serait faire un marché de dupe.
510 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

habituelle. On n’y rencontre plus dans les rues que des


promeneurs inoffensifs. Mais une pareille démonstration de
discipline a quelque chose d’effrayant.
- Vous voyez que mes hommes m’obéissent a u doigt e t à
l’œil! déclare Uiberreither avec fierté. Mais ne me demandez
pas de recommencer deux fois une pareille opération!
Le 5 mars, Seyss-Inquart se rend à Linz, où plusieurs
milliers de S. A. l’accueillent en tenue de combat. I1 y pro-
nonce un discours, dans lequel il les supplie de faire preuve
de patience et de calme. E n revanche, il les autorise à pavoi-
ser, à défiler, à crier : N Heil Hitler! N et leur annonce qu’en
application des accords de Berchtesgaden, le temps est proche
où ils entreront dans tous les organes du gouververne-
ment. Ses paroles sont saluées par une ovation formidable.
Le même jour, le Df Keppler arrive de Berlin avec une
note de la Wilhelmstrasse. Revenant SUP les concessions de
dernière minute faites par Hitler au Berghof l, le Gouverne-
ment allemand exige la nomination de M. Fischbœck a u
ministère des Finances et le maintien à cent du nombre des
officiers échangés.
*
+ +
C’est la goutte d’eau qui v a faire déborder le vase. Depuis
le 12 février, la police ne réagit plus, car, à partir de cette
date, aucune sanction n’a été prise contre les fauteurs de
désordres. Les derniers détenus politiques ont été relâchés
et on a donné a u x chefs du Service de sécurité l’ordre de
ne pas intervenir, même en cas de troubles graves. Une
partie des fonctionnaires des services administratifs, finan-
ciers et scolaires refuse d’obéir à Schuschnigg et en appelle
par-dessus sa tête, à Seyss-Inquart. Une inquiétude gran-
dissante règne dans les milieux économiques et dans les
hautes sphères ecclésiastiques. Le Front patriotique sombre
dans le découragement, car ceux d’entre ses membres qui
sont demeurés fidèles au Gouvernement n’y ont plus droit
à la parole. Battu en brèche de toutes parts, le régime est
en train de se désagréger *.
Comprenant qu’il n’a plus un moment à perdre, Schusch-
nigg décide de brusquer les choses. Le mercredi 9 mars, il se
1. Voir plus haut, p. 492, note 2.
2. ScauscnNioo, Autriche, ma Patrie ..., p. 90 e t a.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 511
rend à Innsbruck, la capitale d u Tyrol, où les Nationaux-
socialistes sont encore en minorité. Là, dans son pays natal
où sa popularité est grande, il prononce à l’Hôtel de Ville
une allocution dont tous les gouvernements d u monde sai-
sissent immédiatement l’importance :
J’ai tenu, déclare-t-il, à ce que chacun de vous, en pleine
((

conscience de son devoir et de la gravité de l’heure, puisse


proclamer sa volonté de demeurer indépendant devant Dieu,
devant le monde et devant le peuple allemand tout entier!
J’ai décidé, en conséquence, d’organiser un plébiscite. I1
aura lieu dans tout le pays, dimanche prochain, 13 mars.
J e suis certain qu’à l’appel de votre Gouvernement, vous
((

voterez d’un cœur unanime pour une Autriche libre et alle-


mande, indépendante et sociale, chrétienne et unie! Vous vote-
rez pour la paix, pour le travail e t pour que jouissent de droits
égaux tous ceux qui se réclament du peuple e t de la Patrie! D

Mais en fixant a u dimanche suivant la date d u référen-


dum e t en réservant au Front patriotique le soin de contrô-
ler les opérations, Schuschnigg a commis une série de fautes
dont ses adversaires seront prompts à tirer avantage. Com-
ment organiser en soixante-douze heures une consultation
aussi grave ? Aucune élection n’ayant eu lieu depuis
1932 2, aucune liste électorale à jour n’existe dans tout le
pays. Au point de vue juridique, les objections ne sont pas
moins sérieuses. Le projet de référendum n’a pas été contre-
signé par l’ensemble des ministres, comme l’exige l’article 65
de la Constitution. I1 a été décrété par le Front patriotique,
qui sera seul habilité à en surveiller le déroulement et à
en proclamer les résultats. N’auront le droit d’y prendre part
que les citoyens âgés de plus de vingt-quatre ans 3. Enfin
le règlement établi par M. Zernatto 4 contient u n certain
nombre d’anomalies dont le moins que l’on puisse dire est
qu’elles donneront a u plébiscite un caractère douteux :
1. Seuls dans chaque ville importante, le chef de district et le chef local du
Front patriotique ont été mis au courant l’avant-vrille, pour leur permettre de
prendre certaines dispositions préparatoires. Mais rien n’a cncore &té fait.
2. Les derniercs élections ont eu licu, le 24 avril 1932. pour Ics Luridslags provin-
ciaux. Aucune élection pour l’Assemblée nationale n’a eu lieu depuis 1923,
Dollîuss les ayant toutes interdites, le 11 mai 1933. (Voir plus haut, p. 418.)
3. M. Schniitz, Bourgmestre de Vienne, a m h c élev& cette liniilc à vingt-
cinq ans révolus, de sorte que l’on votera différemment dans la capitale et en
province.
4. Le Secrétaire général du Front patriotique.
512 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

l o Seuls les membres d u Front patriotique auront le droit de


se tenir dans les bureaux de vote, pendant la durée d u scrutin.
20 Comme il n’existe plus nulle part de listes ni de cartes
d’électeurs, chacun pourra voter e n présentant une pièce quel-
conque précisant son identité : quittance de loyer, certificat de
travail, livret de famille, livret de caisse d’épargne, cartes de
membres d u Front patriotique ou de la Ligue agraire, titre de
permission, etc. O n pourra même voter sans être m u n i d’aucune
pièce d’identité, à condition d’être connu d’un des membres d u
bureau. L e fait de dresser une liste des personnes ayant voté est
laissé à la discrétion des gouverneurs de Province.
30 I l n’y aura, dans les bureaux de vote, que des bulletins
marqués N oui ».Quiconque voudra voter (( n o n )) devra apporter
de chez l u i un bulletin d u même format que les bulletins oeciels,
et portant le mot (( n o n )) écrit de sa propre main.
40 L e vote sera public. Toutefois, si un votant e n exprime le
désir, il l u i sera remis une enveloppe dans laquelle il pourra
glisser son bulletin l.

Cela revient à dire que chacun pourra voter autant de


fois qu’il possède de pièces d’identité (à la seule condition de
changer de bureau de vote), et que s’il demande une enve-
loppe pour y glisser son bulletin, il se dénoncera lui-même
comme ayarit voté (( non 1). Or, toute la presse gouvernemen-
tale répète à l’envi : u Quiconque votera non se rendra
coupable de haute trahison. ))
Avant de prononcer son allocution, Schuschnigg e n , a
fait porter une copie à Mussolini; celle-ci lui a été remise le
7 mars à midi, par le colonel Liebitsky, attaché militaire
autrichien à Rome. E n la lisant, le Duce a esquissé un
geste de stupeur, tan t la décision de Schuschnigg lui paraît
insensée :
- E un errore! C’est une erreur! s’écrie-t-il en secouant
la tête. I1 fallait gagner dutemps, et non précipiterles choses ...
Dites au Chancelier qu’il manie une bombe qui va lui écla-
ter entre les mains! Si le résultat est moyen, il ne sera pas
probant; et s’il est excellent, on dira qu’il a été truqué 3...

1. Kurzbericllt, Herausgegeben irn Aufiraga des Akadcmisclcen Austauscluiienstes,


no 6 , 28 mars 1938, p.. 66.
2. Dès 1934, Mussolini s’est montré opposé à tout plébiscite en Autriche. Mais
Schuschnigg l’a oublié. Il s’en console en arguant a qu‘il ne s’agit pas d‘un plé-
biscite proprement dit, mais d’une déclaration solennelle, d e l’adhésion à une
formule, dont Mussolini ne connaît d’ailleurs pas les termes n.
3. Mussolini estime que Schuschnigg n’a plus grand monde derrière lui. I1
partage e n cela l’opinion d‘Hitler, qui a assuré, quelques jours auparavant, à
L’IN COR PORA TION D E L’AUTRICHE AU REICH 513
Mais Schuschnigg, toujours convaincu que le référendum
lui vaudra une majorité substantiellel, fait répondre à Musso-
lini que ses dispositions sont prises et qu’il est trop tard
pour en changer.
- Alors, déclare Mussolini, l’Autriche ne m’intéresse
plus ...
*
* *

A la Chancellerie de Berlin, c’est le branle-bas de combat.


Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, Hitler n’a
pas explosé de colère en apprenant que Schuschnigg organi-
sait un plébiscite 2. I1 s’est contenté de sourire. Mais son
regard s’est chargé d’une expression implacable. Cette fois-ci,
toute discussion est superflue : ou bien Schuschnigg sera
jeté terre e t le plébiscite n’aura pas lieu; ou bien les troupes
alleiriandes seront h Vienne avant le 13 mars.
Durant la nuit du 9 au 10, Hitler téléphone & Gœring pour
lui faire part de sa décision :
- C’est un défi intolérable! lui dit-il. Ce plébiscite ne doit
avoir lieu à aucun prix! E n agissant comme il l’a fait, Schusch-
nigg a déchiré tous nos accords! le 12 février, à Berchtes-
gaden, j’avais voulu lui laisser une dernière chance. I1 ne
l’a pas compris. Tant pis pour lui ...
Cornme Bismarck, IIitler est de ces homines (( qui par-
donnent i la nécessité qui les oblige à attendre, mais
jamais à un individu qui prétend les faire reculer ». Le
10 mars, 11 heures, il convoque le général Beck, chef
~

i’ambnssadcur (I’Aiigleterro : Le Chancclicr fëdi.r:il IIC s‘appuie quc sur 15 &:


((

dc la popiilaiioii. 11
1 . I I espé.ie ri.g:igiicr ics sulfrügcs dus ouvrievs vi. conipti: îcrmeincrit sur un
vote massif des p y s m s , dont le sort s’est grandcrncnt anitiliori? Ü I I cours des
deriiii,i.os ariiitks. .?I.Rciilicr, ICc1ii.î i l r s p:imûns chri,iirns-soçi;iuu c t (;ou\ crnour
LI,,la Ilasse-.lui riche, (.I tri-s optiinistc.. (t 1,e I)16liwitc, ,l&cl:ire-i-il, sera u n
t,riomphe pour IC Gou\-i:rricmciit. 1,n ninjoriit‘; 6cr;is;intc dcs paysans est p o u r
I‘iiidi,pcridancr. Si je demandais i mes coiiiptriritci di: Basse-Autriche dc mar-
cher s i i r Vieiiiir. 100.000 gaillards résolus, vcnus 411, i i i i i sculc province, apparai-
traient en quclrprs heurcs sur la Fiiiig. n (Eugihr: I , L N N I I « ~ F , The last five hours
of Auskia, p. (i!t.)
2. IIitler en a été iiiîornié a c w J le discours d’Innsbruck. Deux fuites se sont
produites : l’une, émanant d u Front patriotique dans l a soirtie d u 8 mars; la
seconde, d o Ici srcrÿtairc de Zcrnaito iians lii inntinkc du 3. Ides Nacis üutriciiieiie
se >.ont rniprcssés d’en informer I;i ~~l~ancclleric da Uerlin. Iiillcr v Eq:i.~. allusioii
<I:iiis son discours au Itciclistag di^ IS m u s .
3 . ./ouivia1 (le ./ocil.
IV 33
514 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

d’État-Major Général, pour étudier avec lui les disposi-


tions à prendre l. L’entretien dure jusqu’à 13 heures, en
présence des généraux Keitel, Manstein a et Jodl.
- J’ai décidé d’en finir une fois pour toutes avec le pro-
blème autrichien, dit-il à Beck. Veuillez me soumettre vos
suggestions pour l’invasion de l’Autriche, au cas où cette
opération deviendrait inévitable.
Un an plus tôt, le maréchal von Blomberg a donné h l’État-
Major l’ordre de dresser des plans à cet effet. Deux hypo-
thèses ont été envisagées :
I. - Celle où l’Allemagne devrait faire face à une réaction
française, en procédant rS des opérations défensives le long de
sa frontière occidentale, et en masquant ses frontières polonaise
et tchèque (PLAN ROUGE).
II. - Celle où l’Allemagne serait entraînée dans une guerre
sur deux fronts, contre la France et la Tchécoslovaquie (PLAN
VERT).

Le 24 juin 1937, une troisième hypothèse est venue s’ajou-


ter aux deux précédentes :
III. - Celle où l’Allemagne verrait les perspectives d’An-
schluss déjouées par une tentative de restauration des Habsbourg
et serait contrainte de recourir uux armes pour obliger le Gou-
vernement autrichien à renoncer à ce projet (PLANOTTO) 3.

Dès le 20 mai 1937, le général Beck a mis Hitler en garde


contre les risques que comportait l’exécution du Plan Otto
e t n’a pas caché qu’il y était résolument opposé. (( Compte
tenu de la répartition des forces en Europe, lui a-t-il écrit,
il est inconcevable qu’une guerre puisse être circonscrite à
deux pays. Intervenir militairement pour empêcher une
restauration des Habsbourg - étant donné ce que je sais
de l’Armée autrichienne - signifiera la guerre entre l’Au-
1. Ce rôle aurait dû incomber ai1 gbnéral von Brauchitsch, promu Commandant
en chcf des forces terrestres le 4 février 1938. Mais il est en tournée d’inspection
en Thuringe.
2. Bicn qu’il vienne d’htre nommé Commandant de la division de Liegnitz,
le général von Manstein exerce encore les fonctions de Premier QuartierMaître
Général,,jusqu’à ce que son successeur soit au courant. (Voir plus haut, p. 336.)
3. o. Bien que les efforts d’Hitler, après lo meurtre de Dollfuss, aient tendu à
réaliser I’incorporation de l’Autriche au Reich par la voie pacifique, en déve-
loppant le Mouvement national-socialiste dans le pays voisin, il ne lui paraissait
pas exclu de voir ses desseins brusquement contrecarrés par une restauration des
Habsbourg. II (Wolfgang F E n s r E H , Generaloberst LiLdwig Beck, p. 61.)
L’INCORPORATION D E L’AUTI1ICHE A U R E I C H 515
triche e t nous. Il faut prévoir, dans cc cas, que nous aurons
à lutter également contre la France et la Tchécoslovaquie en
tant qu’ennemies no 1; contre l’Angleterre, la Belgique et la
Russie, en t a nt qu’ennemies no 2; contre la Pologne e t la
Lituanie, en t a nt qu’ennemies no 3. J e ne dispose pas d’in-
formations sufisantes pour préjuger l’attitude des autres
Puissances l. n
Mais Hitler l’arrête d’un geste de la niairi.
- J e vous ai déjà dit et répété que vos craintes sont
vaines, lui répond-il en frappant du poing sur la tablc. II
n’y a pas lieu de redouter une intervention Etrangkre.
Ni l’Angleterre, ni la France, ni la Tchécoslovaquie nc
bougeront. Veuillez donc vous dispenser de commentaircs
superflus e t bornez-vous à exécuter mes ordres : préparez
l’exécution du Plan Otto qui s’applique parfaitement à la
situation actuelle z.
Le général Beck lui fait alors remarquer que l’exécution
du Plan Otto exige la mise en œuvre d’une division blindée
et des VIIIe e t XIIIe corps d’armée bavarois 3. Or, rien n’a
encore été prévu pour leur mobilisation. Le chef d’État-
Major général a pris sur lui, en effet, de ne pas faire étudier
les modalités d’exécution de ce plan, convaincu qu’une res-
tauration des Habsbourg n’était guère probable 4.
Hitler est hors de lui. Quand donc les ghnéraux cesseront-
ils de faire de la politique? Est-il, oui ou non, le Chef
suprême de la Wehrmacht? Au moment où il a besoin
d’agir d’une façon fulgurante, on lui annonce que rien n’est
prêt, et que tout est à improviser à la dernière minute!
- Arrangez-vous comme vous voudrez, mais nos troupes
doivent être à Vienne le samedi 12 mars! s’écrie-1-il.
- Si l’on veut qu’elles aient le temps de se concentrer à

1. Nole du 20 ridai 1937, citée par Woligaiig I ~ i i ; n s r m ,f J p . (it., p. 62. ii J’aus


la possibilité d’exprimer ma pensée pendant au moins i:iiiil bonnrs ininiitcs »,
dira Beck ii scs iniiriics.
2. I1 senible qu’Hitler ait pris cette décision SUL‘ It! conscil du gbiibral J o d l .
3. Au 10’ avril 1938, la Wehrmacht comprend 2’1 divisions d’iriE;iritcrie, ’I divi-
aion blindée au complet (et 2 autres en formation), 1 division d’iiitaiitcric d e
montagne, 1 division de cavalerie, 10 autres divisions d’irifanteric sont en train
d’Ctre mises sur pied. (Déclarations du maréchal Keitel au I’rocès de .Vurernhir:,
IMT, vol. X, p. 653 et s.)
4 . Wolfgang F a n s T E n , op. cit., p. 53. i(Ce travail n’avait pas ét& f i t , dCcla-
rcra le maréchal von Manstein à Nuremberg, parco q i i c la directii>n politiqiie
[du Reich] ne nous l’avait jamais demanité d’une facoii I i J i i i i r 4 I < , .
1)
516 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

la frontière, fait remarquer Keitel en consultant sa montre,


il f a u t que les ordres partent ce soir même, avant 18 heures.
- E h bien, faites le nécessaire! ordonne Hitler, d’un
ton sans réplique.
Keitel, Beck et Manstein se retirent à la Bendlerstrasse
et-se mettent immédiatement a u travail. Tous les services de
1’Etat-Major sont mis sous pression pour rattraper le temps
perdu. Vers 15 h. 30, les grandes lignes d u Plan sont
tracées. I1 n’y a plus qu’à le faire approuver par le Führer.
A 16 heures, le général Beck convoque le général Gude-
rian l . 11 lui révèle qu’Hitler a décidé de procéder à l’hnsch-
luss e t qu’un certain nombre d’unités vont recevoir à bref
délai leurs ordres de marche.
- I1 va falloir que vous repreniez le commandement de
votre ancienne division blindée, ajoute-t-il.
- Ce sera blessant pour le général Veiel qui vient de m’y
succéder e t que je considère comme un oficier hautement
qualifié ...
- J e tiens pourtant à ce que ce soit vous qui preniez le
commandement des unités motorisées engagées dans l’opé-
ration.
- Dans ces conditions, le mieux ne serait-il pas de mobi-
liser le XVIe corps blindé tout entier, en ajoutant une autre
unité i la 2e Panzerdivision?
Le général Beck approuve cette idée et décide de €aire
appel à la division de Wuffen S. S. Adolf Hitler z. I1 termine
l’entretien en disant d’un air résigné :
- Après tout, si l’Anschluss doit se réaliser, il faut recon-
naître que le moment est particulièrement bien choisi ...
Guderian retourne à son bureau et donne l’ordre de pro-
céder à la mobilisation de ces unités. Vers 20 heures, Beck
le rappelle au Grand Quartier Général. Entre 21 et 22 heures,
il lui donne l’ordre de mettre la 2e division blindée et la
division de S. S. Adolf Hitler en éta.t d’alerte e t de les ras-
sembler aux environs de Passau 3. I1 l’informe en même
temps que l’ensemble des troupes désignées pour prendre
part à l’opération sera placé sous le commandement d u
1. L‘ancien Commandant de la ?e division blindée a 6 t é proinu Commandant
diiXVIc corps blindé le 4 fëvrier. (Voir plus liaut, p. 336.)
?. CcLte unit6 sert de Garrlc pcrsoiiiielle au Yü1iro:r. C’est pourquoi elle e s t
gi iicraleiriitiit di?sigiiée sous la nvm de Leibslarulnrti! A d d / H i t h .
3. I’ossitu, sitiiCc sur IC Daiiu h , est la dciiii6i.e ville bavaroise avant la froii-
i i h auiriçliieiiiic.
L’INCORPORATION D E L ’ A U T R I C H E AU R E I C H 517
général von Bock. L’ordre de marche prévu est le suivant :
les unités motorisées de Guderian franchiront la frontière à
Passau, en direction de Linz; un deuxième groupe, rassem-
blé plus au sud et comprenant des divisions d’infanterie,
traversera l’Inn, en direction de Salzbourg; enfin un troi-
sième groupe pénètrera au Tyrol, en direction d’Innsbruck,
et marchera sans désemparer jusqu’à la frontière italienne.
Entre 23 heures et minuit, Guderian alerte par téléphone
la 23’ Panzerdivision. Puis il a un court entretien avec Sepp
Dietrich, le commandant de la Leibstandarte Adolf Hitler.
Toutes ces formations doivent se rendre immédiatement à
Passau. Pour la Leibstandarte, cela ne pose pas de problème.
Mais il n’en va pas de même pour la 2 e division blindée dont
une partie des officiers est & Trèves, en voyage d’entraîne-
ment. I1 faut commencer par les ramener en voiture & Würz-
burg l. Malgré cette complication, les unités peuvent se
mettre en marche à l’heure prescrite. La concentration doit
se faire avec d’autant plus de célérité que les distances à
parcourir sont considérables : il y a 412 kilomètres de
Würzburg à Passau auxquels il faut ajouter les 275 kilo-
mètres qui séparent Passau de Vienne. La Leibstandarte, elle,
qui part de Berlin, a plus de 500 kilomètres à accomplir pour
venir rejoindre la 2e Panzerdivision à Passau.
(( Avant de me quitter, écrit Guderian, Sepp Dietrich
m’informa qu’il allait voir Hitler. I1 m’apparut alors que si
l’Anschluss pouvait se dérouler sans combat, les deux pays
y trouveraient une raison de se réjouir. I1 me sembla donc
utile, pour souligner nos sentiments amicaux, de pavoiser
nos chars et de les décorer de verdure. J e priai Sepp Dietrich
de demander au Führer s’il approuvait mon idée. Une demi-
heure plus tard, il me rappelait au téléphone pour me dire
qu’Hitler était d’accord 2. ))
*
+ *
A Vienne non plus, la journée n’a pas été inactive. Ren-
tré très t ô t d’Innsbruck, Schuschnigg s’est rendu directe-
ment à la Chancellerie où règne une animation joyeuse. Son
bureau ressemble & une ruche en plein travail. Ce ne sont,
dans les couloirs, qu’allées et venues de secrétaires, d’esta-
1. Lieu de garnison de la 2e division blindéc.
2. Heinz GUDERIAN,Panzer Leader, p. 50.
518 HISTOIRE D E L ’ A R M É E A L L E M A N D E

fettes, de dirigeants d u Front patriotique. Le Chancelier a


chargé un de ses hommes de confiance d’organiser une col-
lecte en faveur du plébiscite. Dès 9 heures, les dons affluent
au Ballhausplatz, apportés par des personnes appartenant
aux milieux les plus divers : des dames de l’aristocratie, des
anciens fonctionnaires en retraite, des représentants de la
haute finance juive, mais aussi des femmes de charge e t des
chômeurs. Le tout s’effectue dans une atmosphère de gaieté
insouciante comme s’il s’agissait, non de préparer un référen-
dum, mais d’organiser u n bal.
Schuschnigg est plein d’optimisme. Hitler lui a dit à
Berchtesgaden : (( Essayez donc de faire u n plébiscite où
nous serions candidats l’un contre l’autre, et vous verrez le
résultat! )) I1 a relevé le défi, et il a l’impression de voir
affiuer vers lui toutes les forces vives d u pays ...
Entouré d’un groupe de secrétaires, il se livre, pour la
dernière fois, au pointage des voix sur lesquelles il peut
compter. Au temps où il était au pouvoir, le Parti social-
démocrate totalisait près de 1.200.000 membres. I1 doit bien
en rester 800.000. Les Légitimistes, a u dire de M. Wiesener,
s’élèvent à 1.225.000. Rien qu’à Vienne, il y a 300.000 Juifs,
plus les 500.000 Autrichiens qui leur sont apparentés, ou
qui descendent de Juifs convertis au catholicisme. Enfin,
il y a la grande masse des paysans qui sont les clients fidèles
d u Parti chrétien-social. Que peuvent, contre cela, les quelque
200.000 à 300.000 Nazis groupés principalement en Styrie
et en Haute-Autriche? M. Reither, le chef du Mouvement
agraire, n’a pas to rt d’affirmer que le plébiscite sera un
triomphe pour les partisans de l’indépendance...
Tandis que le Chancelier Schuschnigg se livre à ces cal-
culs, M. Guido Zernatto, Secrétaire général d u Front patrio-
tique, reçoit la visite de Seyss-Inquart et de son adjoint le
Dr Hugo Jury, qui préside le Comité des Sept l. Les deux
hommes viennent protester solennellement contre les condi-
tions dans lesquelles doit avoir lieu le plébiscite. Ils annoncent
à Zernatto que les Nationaux-socialistes se sont soulevés à
Linz, à Innsbruck e t à Eisenstedt, où quelques collisions ont
eii lieu avec la police. A Graz, où l’armée a installé des
initrailleuses sur la Bismarckplatz et où la gendarmerie
s’efforce en vain de dégager les rues, les S. A. se sont rendus
1. II a pris la succession du capitaine Leopold, expulsé d’Autriche i la suite
de l’entrevue de Berchtesgaden. (Voir phis haut, p. 492, note 2.)
L’INCORPORATION D E L ’ A U T R I C H E AU R E I C H 519
maîtres de la Mairie aux cris de : (( Plutôt morts que rouge-
blanc-rouge l! )) e t : (( Un peuple, un Reich, un Führer! ))
MM. Seyss-Inquart e t J u r y sont très émus, parce qu’en
venant a u Ballhausplatz, ils ont croisé ilne colonne de camions
décorés de drapeaux rouges portant le marteau e t la fau-
cille, et chargés d’ouvriers qui criaient en tendant le poing:
(( Votez oui! Pour la liberté e t la déniocratie! A bas Hitler!

Vive Moscou! ))
Est-il vrai, comme ils l’ont entendu dire, que le Chancelier
ait passé un accord avec les Communistes et qu’il soit prêt %
constituer avec eux un gouvernement de Front populaire 2 ?
Est-il exact qu’il ait autorisé les Marxistes i imprimer leurs
propres tracts et que le Bourgmestre de Vienne, M. Schmitz,
soit en train de leur distribuer des armes?
Le Secrétaire général s’emploie à les rassurer. I1 leur afirme
que ces rumeurs sont dénuées de tout fondement e t que la
scène dont ils ont été témoins en venant au ministère, ne peut
trtre que le fait d’agents provocateurs.
- Croyez-moi, leur dit-il d’un ton conciliant, la consulta-
tion prévue n’est nullement dirigée contre les Nationaux-
socialistes. Elle constitue simplement un nouvel acte de foi
dans le programme du Front patriotique.. . Faites-moi
confiance : je trouverai bien une formule grâce à laquelle les
Nationaux-socialistes pourront prendre part, e u s aussi, au
référendum 3.
Mais ni Seyss-Inquart ni le Dr Ju ry ne sont convaincus
par les arguments de M. Zernatto. Ils quittent son bureau,
plus méfiants que jamais ...
Vers midi, un motocycliste apporte % M. Zernatto un
message de Seyss-Inquart. Après sa visite au ministère,
celui-ci a pris contact avec les milieux de l’opposition et a
été effrayé de voir l’exaspération qui y règne. I1 a tenu i
en faire part au Secrétaire général. Le contenu de sa lettre
paraît si grave à Zernatto,. qu’il se rend immédiatement
chez le Chancelier pour le lui communiquer.
Schuschnigg a reçu la même lettre quelques instants aupa-
1. Lielier Tot nls Rot-Wriss-Hot/ II Allusioii A 1:i rlernii.ir ili ira se du discours
I(

prononcé le 24 février par le Chancelier autrichieii. (Voir plus haut, p. 503.)


2. Kous avons vu plus haut qu’il n’en était rien, mais quc les Communistes
avaient décidé de lui accorder leur soutien inconditionnel. (Voir plus haut, p. 508.)
I I est à présumer quc Schuschnigg sc passerait. volontiers de r r s alliés compro-
mettants.
3. Ciuido ZERNATTO, Sclritscknigg pri]ion: Zi: pZéDiscilr, Cundidr, ?Ci octobre 1938.
520 HISTOIRE DE L’ARMCE ALLEMANDE

ravant. Seyss-Inquart lui fait savoir (( que les Nationaux-


socialistes n’acceptent pas u n plébiscite décrété, organisé e t
contrôlé par le seul Front patriotique. Ils le déclarent illé-
gal e t exigent qu’il soit remis à une date ultérieure, pour
permettre d’en modifier les modalités d’exécution ».
Schuschnigg prend sa plume et répond sèchement : (( J’ai
prie des engagements envers le peuple autrichien. J’entends
les respecter. N
r r

Entre-temps, des comptes rendus de la scène qui avait


alarmé Seyss-Inquart et J u r y sont parvenus ii Berlin. Après
un silence de vingt-quatre heures, la presse allemande du
soir les publie en gros titres :
- L e s Communistes viennois s’apprêtent à déclencher la
grève générale!
- A Vienne, des ressortissants allemands ont été cruellement
molestés!
- La Tchécoslovaquie fournit des armes à la populace rouge
de Vienne, pour préparer un soulèvement bolchéviste imminent!
- La population allemande d’Autriche est dans un état
d’effervescence indescriptible! O n s’attend à des troubles graves
pour demain!
- L a décision de Schuschnigg peut avoir des conséquences
tragiques!
Ces manchettes sensationnelles déclenchent dans toute
l’Allemagne une forte poussée de fièvre. Celle-ci n’est nulle-
ment calmée par un communiqué laconique, publié peu après
par la Chancellerie viennoise :
Les N a z i s ont demandé la remise d u plébiscite à une date
iiltérieure. L e Chancelier fédéral s’y est catégoriquement ref usé.

Que la presse du Reich fulmine contre lui n’étonne nulle-


ment Schuschnigg. Cette explosion de colère ne traduit-elle
pas le désarroi des dirigeants allemands?
Mais voici que d’autres dépêches viennent s’accumuler
sur sa table, qui font naître en lui des sentiments très dif-
férents :
- Des localités situées sur l i i Jrontière bavaroise aiinoncent
l’arrivée d’importants contingents de troupes allemandes.
L ’ I N C O R P O R A T I O N D E L’AUTRICHE AU REICH 521
- Iles transports de troupes ont &té observés sur les routes
conduisant de M u n i c h à la frontière autrichienne.
- Nos agents de renseignements de M u n i c h nous signalent
de grands rassemblements de troupes e n ville, ainsi que la irans-
formation d’écoles e n casernes provisoires.
-Des troupes motorisées sont arrivées à Passau. D’après un
renseignement sûr, quarante mille véliicules militaires sont atten-
dits dans le courant de la joirrnée et de la nuit.
- L a situation est trBs tendue dans toutes les provinces. Dans
certaines parties de la Styrie et duns des centres inportanis de
Haute-iiutriche, on .s’attend a u sabotage des préparatifs d u plé-
biscite I.

Ces nouvelles font perdre à Schuschnigg beaucoup de


son assurance. E n fixant le plébiscite à une date très rappro-
chée, il a cru devancer toute réaction allemande. E t si Hitler
allait se montrer encore plus rapide que lui? Pour arriver
au 13 mars, il lui faut gagner trois jours - trois longs jours
durant lesquels il sera éminemment vulnérable. Pour fran-
chir ce délai, il n’y a qu’un moyen : demander aux Puis-
sances étrangères d’exercer sur Berlin une pression suffisante
pour immobiliser la Wehrmacht durant cette période critique.
Pour cela, il lance un suprême appel à Londres et à Paris.
Mais il y a longtemps que Londres a rayé l’Autriche de ses
tablettes. Depuis 1916, un mémorandum du Foreign Office a
défini clairement son opinion à ce sujet :
U n e Prusse victorieuse, I/ lit-on, absorbera de plus e n plus
l’Autriche dans son orbitz politique et écononzique. Un.e Prusse
vaincue sera également e n mesure de persuader l’Autriche que
son seul avenir réside dans u n amalgarne p l u s étroit des deux
P”?P 2.
Depuis lors, presque tous les hommes d’État britanniques
- depuis Lloyd George jusqu’à Chamberlain en passant par
Mac Donald, Sir John Simon, Eden et Halifax - ont fini
par considérer que l’Anschluss était inévitable et qu’il ne
valait pas la peine de faire la guerre K pour empêcher un
pays allemand de s’unir à un autre pays allemand 3~).Puis-
1. Cf. Guido ZERNATTO,Que Dieu protige Z’AutricI~~.‘
CuiUlirZ~,2 uovembre 1 3 3 8 .
2. Cité par Lloyd GEORGE, The Yricth about the peace treaties, p. 42-43.
3. En ce qui concernait la Grande-Bretagne, écrit Keith Feiling, Lloyd George
avait eu parfaitement raison de déclarer, en 1936, que les Anglais ne se mêle-
raient jamais de la querelle autrichienne. Durant des années, aucun gouverne-
ment britannique n’avait nié que, sous une forme ou une autre, une union plus
522 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

qu’ils ne s’y sont pas opposés plus tôt, autrement qu’en


paroles, vont-ils le faire maintenant où toute leur atten-
tion est accaparée par l’Espagne et la Méditerranée? Assu-
rément pas.
Aussi lorsque Schuschnigg charge le ministre d’Autriche
à Londres, le baron von Frankenstein, d’arracher de Dow-
ning Street la promesse d’une intervention armée, le Gou-
vernement britannique se dérobe à tout entretien. La seule
chose que le ministre parvienne à obtenir, en revenant à
la charge, est une fin de non-recevoir polie, mais catégorique.
Alors, Paris? E n général, lorsque la France était placée
devant des demandes de ce genre, elle avait l’habitude de se
retrancher derrière le gouvernement italien. Mais cette fois-ci,
la situation est très différente. Depuis le 8 mars, le Cabinet
français présidé par Camille Chautemps est en dificulté
devant le Parlement. I1 a demandé les pleins pouvoirs (( en
vue de procéder à un assainissement économique et finan-
cier D. Le 10 mars, à la séance du matin, - c’est-à-dire le
jour même - redoutant à la fois un vote défavorable e t
l’obligation de prendre position dans l’affaire autrichienne,
Chautemps est descendu de la tribune et a fait signe aux
autres membres du Gouvernement de le suivre. I1 n’a pas
été mis en minorité : il s’est renversé lui-même. La séance
n’a duré que quarante minutes. Résultat : au moment où se
joue le sort de l’Europe centrale, la France est plongée dans
une crise ministérielle. (( L’Europe nous interroge, écrit Ana-
tole de Monzie, et il n’y a personne au téléphone l... ))
Devant le double silence français et britannique, Schusch-
nigg se sent soudain pris de vertige. Devra-t-il tenir tête à
Hitler avec les seules forces dont il dispose? Dans la soirée,
il rappelle, par radio, les réservistes de la classe 15 2, donne
l’ordre de consigner toutes les troupes dans leurs casernes
et mobilise la Milice du Front patriotique. E n entendant ce

étroite entre 1’Allomagne e t l’Autriche fût inévitable, e t nous avions été ample-
ment avertis, récemment, que cette échéance était proche ... E n bref, nous nous
en lavions les mains, sauf à (lhirer qu’une solution raisonnable soit atteinte par des
moyens raisonnablrs. n (The Life of Neville Chamberlain, p. 3’tl.)
1. C’est une illustration frappante de la pensée de Tocqueville : Les démocra-
tics n’ayant, le plua souvent, que des idéeatrès confuses et très errodea sur les affaires
edérieures, ignorant toujours le véritable des forces des adversaires et &me des
leurs, ne résolvent guère lea questions d u dehors que par des raisons d u dedans. n
(Souvenirs, p. 225.)
3. En Autriche (comme cn Allemagne), les classes sont désignées par In date
de naissance des recrues. E n France, nous dirions la classe 1935.
L’INCORPORATION D R L ’ A U T R I C H E AU R E I C H 523
message, certains membres de la Heimwehr et du Ileiinnt-
schutz revêtent leurs anciens uniformes. Starhemberg est à
Hollywood avec Norah Gregor. Mais le major Fey se présente
au Ballhausplatz et vient se mettre à la disposition du Chan-
celier. Quels ont été les sentiments de Schuschnigg en le
voyant reparaître dans son bureau? S’est-il dit que la situa-
t i o n devait être vraiment gravc, pour qu’il fasse taire son
ressentiment l? Ou bien a-t-il pensé : (( Voila un revenant
qu’attire moins le plébiscite que l’odeur de la guerre civile?
Hélas! IJn nouveau coup l’attend avant que la journée
s’achève. Vers 23 h. 20, le colonel Adam, chef des Services
(le presse, l’informe que le Dr Jury, l’adjoint de Seyss-
Inqiiart, vient de publier dans les W i e n e r N e u e s t e n Nachrich-
t e n un appel à la population, l’invitant en termes très violents
k boycotter le plébiscite. Cette nouvelle porte à son comble la
nervosité des milieux officiels. Schuschnigg donne l’ordre de
saisir immédiatement le journal. Mais il est trop tard : les
éditions de province sont dkjà parties et la distribution aux
abonnés a commencé en ville. Est-ce le signe avant-cou-
reur d’une insurrection?
Ce soir-là, Vienne s’endort dans une atmosphère angois-
sée. Tout le monde pressent que la journée du lendemain
verra se dérouler des événements dramatiques.

1. Fey a prkparé u n e déclaration qui doit paraître dans le Telegraf, le len-


demain 12 mars. Comme le Heirnntschuiz n’existe plus, y dit-il, il m’est impos-
sible de parler au nom de tous scs membres. Le Dr Schusclinigg a dissous le
Ilrirnatschutz. Ce faisant, il n’a pas seulement détruit une puissante formation
combattante; il a aussi arracIi8 son arme la plus eiEcace drs mains du Gou-
vernement. Si ii: Iieininlschrrtz était. rest6 sous man cninm;indurncnt et avait 618
autorisé à se di:velopper, il aurait pu atre l’arme la plus ericace contre l’ennemi
du dedans et du dehors. La douleur que nous n causite la rupture d e nos liens
de carnuradcric, sur l’ordre du Gouverneniciit, est encore Eraîche. Toutefois, eo
n’est pas le ninment (IC I’évoqiirr... Nous voterons oiti. 1) (Eiiginc LENNIIOFF,
7’he inst five 1loiir.s of i î f c s f i i n , p. 154.)
XSIX

LE DUEL SCHUSCHNIGG-SEYSS-INQUART

II. - La journée des ultimatums.


(11 mars 1938)
Lorsque les Viennois se réveillent, au matin du ven-
dredi 11mars, le ciel retentit du vrombissement des avions.
Des appareils autrichiens, marqués de cocardes rouge-blanc-
rouge, déversent sur la ville des millions de tracts invitant
la population à voter u oui )) le surlendemain. Mais en même
temps, les rues se remplissent d’une foule houleuse, compacte,
comme chargée d’orage. De quart d’heure en quart d’heure,
la radio lance des mots d’ordre en faveur du plébiscite. La
circulation a été interdite sur le Ballhausplatz. Mais dans
toutes les rues avoisinantes, des fourmilières humaines sont
en mouvement. Sans rien savoir de précis, chacun a le sen-
timent d’être à la veille de quelque chose d’extraordinaire,
d’un cataclysine. I1 peut suffire d’une allumette enflammée
pour mettre le feu aux poudres. Les gens se pressent et se
bousculent avec cette seule pensée en tête. Ils attendent
l’événement, l’événement unique qui va venir, qui ne peut
pas ne pas venir. D’innombrables renseignements, transmis
par téléphone à la Chancellerie, confirment l’impression
qu’une explosion est imminente. A la Chancellerie même, on
n’arrive qu’avec peine à conserver son calme
Le Chancelier a convoqué dans son bureau - celui-là
même où Dollfuss a été assassiné - plusieurs membres du
Cabinet et quelques hautes personnalités politiques. Ce sont
les ministres Pernter, Raab et Schmidt; le Secrétaire d’État

1. Cf. Guido ZERNATTO,Que Dieu protige Z’ilutricliel Candide, 2 novembre 1938.


L’INCORPORATION D E L ’ A U T R I C H E AU REICH 525
à la Défense, M. Zehner; le Secrétaire d’État à la Sécurité,
le colonel Skubl; le maire de Vienne Richard Schmitz;
M . Reither, le chef des Paysans; M. Stocking, le directeur
général des Chemins de fer et M. Staud, le président des
Syndicats chrétiens.
Depuis 5 h. 30, Schuschnigg est averti quc la frontière
allemande de Salzbourg est hermétiquement fermée, .que
les douaniers ont été retirés e t la circulation ferroviaire
interrompue. Les troupes gouvernementales envoyées à
Graz pour réprimer le soulèvement nazi - un hataillon de
chasseurs et un bataillon de gendarmerie mobile - se sont
heurtées à des colonnes de jeunes gens et de jeunes filles qui
ont niarché à leur rencontre en chantant le Deutschland über
alles. Les soldats n’ont pas osé ouvrir le feu sur cette jeu-
nesse désarmée,. qui chante une mélodie qui est celle de
l’hymne autrichien. Pendant ce temps la foule, qui s’attend
à chaque instant h entendre crépiter la fusillade, parcourt les
rues de la ville e n proie une agitation folle et en criant :
(( IIeil .Hitler! )I I1 en va h peu près de même h Linz, à Salz-

bourg, à Innsbruck, k Eisenstedt, à Klagenfurt où l’armée


commence à fraterniser avec les manifestants.
Par ailleurs, les chefs syndicalistes, réunis la veille a u soir
au café Meteor, o n t décidé à l’unanimité d’organiser une
contre-manifestation ouvrière. Déjà des files de camions
décorés de la faucille et du marteau sont apparues sur le
King, chargés de militants qui hurlent : (( Vive la Liberté!
Vive Moscou! 1) I1 faut que la police les stoppe ininiédiate-
ment, de crainte qu’elles ne fourriissent !i Hitler un prétexte
supplitmentaire pour intervenir.
Schuschnigg a prié le Dr Jury de venir le voir à 9 heures.
I1 entend lui demander des esplications sur son appel au
boycott, paru le matin même dans les W i e n e r Neuesten
L\rrLchrichten. Ilès les premiers m o t s , l’enlreticii prend un tour
orageux, qui montre à quel point les nerfs dcs d eu s interlo-
cuteurs sont tendiis.
- Pourquoi avez-vous pris publiquement position contre
le référendum? lui demande Schuschnigg d’un ion cassant.
- Parce que ma conscience me le commandait, répond
M. Jury. Vous savez aussi bien que moi, que les conditions
dans lesquelles doil se dCroulcr la consultatioii sont arbi-
t,raires et illégales. Vous vous appretcz k coiniiicttre le pire
des criines : il ne f a u t pas tricher avec le destin d’un peuple ...
526 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

- J e vous interdis formellement de ...


- Qui vous a donné ce conseil, monsieur le Chancelier?
Tout allait bien; et maintenant, avec ce référendum, tout est
perdu.. .
- Personne ne m’a conseillé! J’en porte seul la responsa-
bilité et ne la crains d’aucune manière.
- Nous savons bien qu’on vous y a poussé! Croyez-moi,
ce sont de mauvais conseillers que le Bourgmestre Schmitz
et les autres ...
- Sachez que personne ne m’a poussé, et surtout pas IC
Bourgmestre Schmitz ... Laissez-le en dehors du débat. I1 n’a
rien à voir ici. S’il y a eu contrainte, elle a été due à vos
propres amis. Ils ont tellement dépassé la mesure qu’il n’y
avait plus d’autre issue possible. J e porte la responsabilité
unique et exclusive de cette décision. I1 ne s’agit de rien
d’autre que d’un acte d’allégeance à la Constitution ...
Qu’avez-vous à redire à la formule proposée?
- I1 n’y est pas question d’un É t a t autoritaire l . . .
- Mais cela va de soi ...
- Alors, pourquoi ne pas le dire?
- J e suis prêt, si vous le voulez, à l’ajouter à la formule ...
- Maintenant, il est trop tard ...
Schuschnigg se prend la tête entre les mains et réfléchit
un long moment. Puis il ajoute, d’une voix sourde :
- J e suis prêt à modifier la formule. J e suis même prêt k
modifier certaines dispositions du règlement. E n revanche,
je vous demande de faire une nouvelle déclaration, annulant
votre appel a u boycott et disant à vos gens que tout est
arrangé.
- I1 faudrait que vous en parliez à M. Seyss-Inquart ...
- Vous refusez?
- Oui.
- Alors, j’exige votre démission.
- J e ne suis que l’adjoint de M. Seyss-Inquart. C’est à lui
de me la demander.
- Bien. J e vais faire le nécessaire.
Tandis que M. Ju ry se retire, Schuschnigg téléphone à
Seyss-Inquart, mais celui-ci est absent. I1 est allé à l’aéro-

1. De toute évidence, hl. Jury croit q u e cette omission cache un piège, quo
Schuschnigg a passé un accord secrct avec los syndicats e t leur a proinis da réla-
blir les libertés diniocratiques, s’ils votent selon ses désirs.
L’IN COR PORAT ION D E L’AUT RICHE AU REICH 527
drome d’Aspern pour y accueillir le général Glaise-Horste-
nau l.
Le directeur des Archives de l’État-Major revient d’Alle-
magne, oii il a été faire une tournée de conférences. I1 a été
épouvanté de constater l’état de tension et de surexcitation
qui y règne.
- J e ne sais pas ce qui se passe ici, mais là-bas, tout le
monde est déchaîné! déclare-t-il à sa descente d’avion.
- Venez le dire vous-même a u Chancelier, répond Seyss-
Inquart en l’entraînant vers sa voiture.
Vers 10 heures, Seyss- Inquart et Glaise-Horstenau arrivenl
au Ballhausplatz. Le général décrit à Schuschnigg l’atmos-
phère dans laquelle il a laissé le Reich. A en juger par l’indi-
gnation de tous ceux qu’il a rencontrés, Hitler doit être dans
un ét a t de fureur indescriptible.
- J e n’y comprends rien! dit Schuschnigg. J’ai pourtant
bien le droit d’organiser u n plébiscite 2! Ce faisant, je ne
m’écarte en rien des points stipulés - expressis verbrs -
dans l’accord de Berchtesgaden...
- Écoutez-moi, monsieur le Chancelier! supplie Glaise-
Horstenau. Ces arguties ne sont plus de mise. Songez a u x
forces que vous allez déchaîner. Vous ne pouvez pas laisser le

1. Ancien colonel dans l’Armée impériale e t royale austro-hongroise, attaché,


à l’État-Major e t chargé durant la guerre de 14-18 de la rbùaction d u eommu-
niqué officiel, Glaise-Horstenau est né, comme Hitler, A Braunîu-sur-l’Inn. I1
a été longtemps un fidèle a supporter u des Iiabsbourg et un catholique militant.
Au cour3 d’un voyage à Berlin, il s’est r6veillé, un beau mntin, ardeiit Natiorinl-
socialiste. I1 a joué un rôle important dans la rédaction des Accords du 11 juil-
let 1936... Schuschnigg l’a pris, à cettc époque, dans son Cabinet, coinme premier
représentant nazi. Jusqu’aux accords d u 1 2 février, Glaise-Horstenau s’est acquitt;i
de ses fonctions avec beaucoup de modération. (Cf. Eugène LENNHOPF, vp. cit.,
p. 49.)
2. L’argumentation juridique du Chancelier fédéral est l a suivante : l’article 65
de la Constitution a prévu un référendum limité aux cas où un conflit éclaterait
entre le pouvoir législatif e t le Gouvernement, ou bien entre ce dernier et IC 1’r.i-
sident de la République. On ne saurait I’iiivoqucr cil la circoiistaiice. Mais ci1
vertu de l’article 93, le Chancelier fixe la politique isuivre. C’cst en lui que r4sidc
le caractére autoritaire de la Constitution. Cet article a troiivé son applicatioii
dans la Loi sur le Front patriotique, dont Ir (;hancelier cst Ir? c h 4 . I1 rst donc
possible au Chancelier d’ordonner, quand il lui plaît, un réforenduni :I propos
dc la politique suivic, en particulier pour la conuacrcr. I1 est possible d’eu res-
treindre les elïets aux seuls membres du Front patriotique. &lais on pcut aussi
l’étendre sans distinction A tous les citoyens. Point n’est besoin d’une nouvelle
loi, puisque le résultat n’a en aucun cas une valeur législative. Le caractère normd
e t le bien-fondé du plébircite, au regard de la Constitutioii, o n t é t é constatés
par des spécialistes. (Le plan consistant a c enregistrer publiquemont l’opinioii
des membres du Front patriotiquo u remonte au Chancelicr Dollfuss.) ( C f . Sciru-
S C E N I G C , ACltriCk!, rLU piab‘ie ..., p. 121,)
528 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

plébiscite se dérouler dans des conditions pareilles! Le sang


va couler! Remettez-le à plus tard!
- J’ai déjà accepté d’en modifier le règlement, répond le
Chancelier. J e l’ai affirmé à l’instant au Dr Jury. Mais reculer
la date est impossible. J’ai juré solennellement devant le
peuple que le plébiscite aurait lieu dimanche prochain. 3e
ne peux pas me déjuger.
Schuschnigg a demandé aux personnalités qu’il a convo-
quées de ne pas quitter la Chancellerie, afin de pouvoir les
appeler en consultation. Pendant qu’il recevait ses visiteurs,
ceux-ci se sont retirés dans le Salon des Colonnes. Schusch-
nigg les prie de revenir dans son bureau pour les mettre a u
courant de sa conversation avec Seyss-Inquart. Ils s’ap-
prêtent à rédiger une réponse aux objections formulées par
le ministre de l’Intérieur, lorsqu’un peu après midi le baron
Frœhlichsthal, premier secrétaire du Chancelier, lui apporte
une lettre du Dr Seyss-Inquart qui modifie la situation du
tout au tout.
Cette lettre n’émane plus du seul ministre de l’Intérieur.
Elle porte la double signature de Seyss-Inquart et de Glaise-
Horstenau e t est adressée au Chancelier au nom de tous les ((

membres du Cabinet appartenant à l’opposition nationale ».


C’est un véritable ultimatum. Les signataires commencent
par dénoncer le caractère anticonstitutionnel du plébiscite.
Puis ils posent au Chancelier les conditions suivantes :
10 U n nouveau plébiscite sera organisé dans u n délai de quatre
seniuines; il sera conforme ù l’article 65 de la Constitution.
20 L e ministre Seyss-Inquart sera chargé de sa préparation
technique.
30 Chaque Commission électorale comprendra u n représentant
des Nationaux-socialistes.
40 La possibilité de se livrer ù la propagande électorale sera
reconnue ù tous et, par consiquent, aussi aux Nationaux-socia-
1istes.
50 En cas de refus des conditions précitées, les ministres et
fonctionnaires de l‘opposition se verront obligés de donner leur
démission et déclineront toute responsabilité dans la suite des
évinements.
60 Ces conditions doivent être acceptées aujourd’hui même,
a v m t 13 heures =.
1. C’cst-a-dire dc h1h.i. Scyss-Iriquart, Glaise-Horstenau, Jury, Fischbœck, etc.
2. Lî. Guido ZERNATTO,Que Dieu proiège L‘Autriche! ibid. : (( J’avais envoyé
une lcitre au Dr Schuschnigg, dira Seyss-Inquart au cours de son procés, dans
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 529
Le Chancelier communique cette lettre aux personnalités
et aux ministres présents dans son bureau. Elle les frappe de
stupeur. Va-t-on au-devant d’une scission du Cabinet?
Seyss-lnquart exige que ses conditions soient acceptées
avant 13 heures. Le Chancelier a donc moins d’une heure
pour rédiger une réponse.
- Trois possibilités s’offrent à nous, déclare Schuschnigg :
(( 10 Rejeter purement et simplement cet ultimatum;
accepter la démission de Seyss-Inquart et des ministres de
l’opposition nationale et dénoncer l’Accord de Berchtes-
gaden en faisant connaître au monde les raisons qui justi-
fient cette prise de position. 11 en résultera un combat au
couteau à l’intérieur du pays, cumulant avec une interven-
tion militaire du Reich;
((20 Accepter les conditions posées. Dans ce cas, un reina-
niement du Cabinet, entraînant mon retrait, deviendra iné-
vitable;
(( 30 Choisir une voie moyenne, qui consiste à faire des

contre-propositions conciliantes afin de gagner du temps l. n


Une discussion animée s’engage sur ces trois points. A
13 heures, Seyss-lnquart arrive à la Chancellerie, toujours
accompagné par Glaise-Horstenau, pour savoir si leurs condi-
tions ont été acceptées. Des huissiers les prient d’attendre
dans la salle du Conseil, tandis que les délibérations se pour-
suivent dans le bureau d u Chancelier. Schuschnigg charge
MM. Zernatto e t Schmidt d’aller les voir, pour les prier de
patienter e t leur deinander de prolonger d’une heure les
délais fixés pour la réponse.
- J’ai déjà fait l’impossible pour obtenir une prolonga-
tion, répond Seyss- Inquart. J e n’ai réussi qu’avec peine
à obtenir que l’heure limite soit reportée de 10 heures à
13 heures.
- Votre façon d’agir est inqualifiable! rétorque Zernatto.
Vous rendez-vous compte des responsabilités que vous assu-
laquelle j e l u i faisais part de la position que j’avais prise à l’égard du plébiscite,
et cela dans un sens négatif. La raison essentielle était l’impossibilité d e n garan-
tir l a régularité, parce qu’il ne s’agissait pas d’un véritable plébiscite légal, dans le
sens stipulé par les lois de 1’Etat. De plus, ce plébiscite n’avait pas été décidé par
le Conseil des hîinistres, niais par le Parti, qui en aurait aussi assuré l’exécution.
hla proposition tendait i obtenir un ajournement de eo plébiscite et à faire pro-
céder à des élections normales, avec toutes les garanties légales d’usage en matière
~ >Procis
d’élections. II ( L ) É p ~ s i t iau ~ de .Vurentbo.g, Coirr ples r e ~ ~ d stériographiques,
i~s
X\-,p. 632-638.)
I.Guido Z E H N A I I O ,Ibid.
IV 3 fi
530 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

mez? Votre intransigeance peut avoir des conséquences incal-


culables.. .
- J e regrette, répond Seyss-Inquart, mais je ne suis plus
maître des événements. La décision incombe maintenant a u
Parti.
Zernatto et Schmidt le supplient de se mettre en contact
avec ses dirigeants pour obtenir un délai de grâce. Seyss se
rend au téléphone et revient au bout d’un moment en annon-
çant qu’il a obtenu un délai supplémentaire d’une heure.
Schmidt et Zernatto retournent dans le bureau du Chan-
celier, pour lui faire part de cette nouvelle. Mais dans l’in-
tervalle, les personnalités réunies dans le bureau du Chan-
celier ont fini par se mettre d’accord. Conformément aux
vœux de Schuschnigg, elles ont opté pour la troisième éven-
tualité : les contre-propositions conciliantes. Le scrutin aura
lieu le 13 mars, comme convenu. Mais (( on tiendra compte
de certaines observations d‘ordre technique, formulées dans
la lettre de l’opposition ». Schuschnigg charge Schmidt et
Zernatto d’aller le dire à Seyss-Inquart.
- J e ne puis discuter de ces réserves, leur répond Seyss-
Inquart avec raideur. J e suis seulement habilité à recevoir
l’acceptation totale et inconditionnelle des exigences énu-
mérées dans ma lettre.
Effrayés, Schmidt et Zernatto reviennent chez le Chance-
lier pour lui communiquer cette réponse. Des trois éventua-
lités envisagées, il n’en reste plus que deux : l’acceptation
ou le refus. Toutes deux signifient le départ de Schu-
schnigg.
Tandis que se succèdent ces allées et venues, de nom-
breuses personnalités sont accourues aux nouvelles. Elles
se bousculent dans l’antichambre du bureau du Chancelier,
où les chapeaux et les manteaux s’empilent sur les tables.
Tout le monde s’agite et parle en même temps. On entend
exprimer les opinions les plus contradictoires.
- Prenons exemple sur la Belgique en 1914, dit l’un. Elle
n’a ressuscité que parce qu’elle s’est battue ...
- I1 faut lancer un appel aux masses, conseille un autre.
Il faut ordonner à l’armée de tirer, il faut nous défendre
coûte que coûte...
- Non! Mieux vaut ameuter l’opinion mondiale et l’ap-
peler à notre secours! opine un troisième. Paris, Londres, les
grandes Puissances ne peuvent pas assister, sans réagir, à
L’INCORPORATION D E L ’AUTRICHE AU R E I C H 531
un assassinat perpétré au cœur de l’Europe! Aujourd’hui
c’est nous. Demain, à qui le tour?
Dans le brouhaha général, on entend prononcer les mots :
u Société des Nations D, (( Protocoles de Rome »,i( Italie n...
Tout le monde est d’accord : il faut faire quelque chose.
Mais quoi? Nul n’est capable de le dire ...
Pendant ce temps, le délai supplémentaire accordé par
Seyss- Inquart s’est écoulé. Zernatto lui demande de retélé-
phoner au Parti. Cette fois-ci, Seyss s’y refuse.
- Vous devez pourtant comprendre qu’une décision aussi
grave ne peut pas être prise en quelques minutes!
- Inutile d’insister, répond Seyss. Désormais, le pouvoir
de décision est ailleurs.
- Où donc? demande Zernatto, interloqué.
- A Berlin!
Ce mot éclaire la situation d’un jour entièrement nou-
veau. Ainsi donc, le Reich se trouve derrière l’ultimatum
de l’opposition!
Schmidt e t Zernatto en sont comme assommés.
-Dans ces conditions, appelez Berlin, disent-ils au ministre
de l’Intérieur d’une voix blanche. I1 est indispensable d’y
voir clair, de connaître la vérité.
Après quelques instants d’hésitation, Seyss- Inquart se
décide à appeler Berlin.
Dix minutes plus tard, il revient de la cabine télépho-
nique, un papier à la main. I1 est très pâle.
- Alors? lui demandent-ils.
- J’ai eu Gœring au bout du fil. Celui-ci s’est absenté
quelques secondes pour consulter le Führer. Puis, il est
revenu pour me dicter sa réponse. I1 m’a dit : N Transmet-
tez textuellement ceci à Schuschnigg :

c La riponse faite par le Chancelier fèdiral est considérie


comme un refus de l’ultimatum. I l faut donc que le D‘ Schu-
schnigg SC démette. L e B’ S e p s - I n q u a r t doit être chargè de lu
formation d u nouveau Gouvernement. Les Nationaic.T-socialistcs
doivent y détenir la majoritè des portefeuilles. L e plibiscite serih
dècommandè. U n nouveau rifirenduin sera organisé dans wit>
quinzaine de jours, sur le modèle de celui qui a eu lieu dans la
Sarre. N o u s attendons la riponse dans une heibre. S i nous rie
recevons p a s de nouvelles d a m les dèlais prescrits, nous considé-
rerons que vous avez èté m i s dans l’impossihiliti J e télèphoner.
D a n s ce cas, nous agirons en consèquence. ))
532 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Les trois hommes se regardent, pétrifiés.


- Voulez-vous transmettre ce papier au Chancelier?
demande Seyss- Inquart à ses interlocuteurs.
- Ah, non! répondent presque en même temps Zernatto
et Schmidt. C’est votre affaire!
Seyss-Inquart a l’air très contrarié. I1 est de plus en plus
pâle.
- Après tout, dit-il d’un ton résigné, je ne joue ici que le
rôle d’un simple standardiste. J e ne puis que transmettre
ce message, sans rien y changer ...
Seyss- Inquart entre dans le bureau de Schuschnigg et lui
tend le papier. Le Chancelier le parcourt rapidement e t
blêmit.
-Une telle décision me dépasse, dit-il. J e dois la sou-
mettre au Chef de l’État.

* +

Dehors la foule est de plus en plus dense. Tout le centre de


la ville est noir de monde. Les gens attendent. Ils attendent
on ne sait quoi. Ils vont et viennent sur le Ring en masses
bouillonnantes, semblables au ressac d’une mer fouettée par
le vent. Le bureau des Chemins de fer allemands, qui occupe
le rez-de-chaussée de l’hôtel Bristol, a exposé dans savitrine
un gigantesque portrait d’Hitler. Des groupes de manifes-
tants - de très jeunes gens pour la plupart - fendent la
foule et déposent des gerbes de fleurs au pied de l’effigie.
Certains d’entre eux se tiennent immobiles devant le por-
trait, comme plongés dans une sorte de transe. Ils semblent
cloués a u sol, incapables de s’arracher à la vue de l’irnage
et de son encadrement de fleurs. Lorsque la police leur
ordonne de circuler, ils reforment des cortèges qui vont e t
viennent à travers la Karntnerstrasse en criant : (( A bas
Schuschnigg! A bas les Juifs! Un peuple, un Reich, un
Führer! ))
Bientôt les Nazis ont complètement bloqué la rue, e t la
situation devient de plus en plus chaotique. Retenus par
des cordons de police, les Nationaux-socialistes font des col-
lectes sur le Neuerniarkt, dans la Tegethoffstrasse, aux
alentours de l’opéra. A certains endroits, la police reste
passive; à d’autres, elle charge la foule. Des cars de l’armée
patrouillent lentement au milieu de la cohue. Les alentours
L ’ I N C O R P O R A T I O N D E L ’ A U T R I C R E AU R E I C H 533
du Ballhausplatz, le siège du Front patriotique, le bâtiment
de la Radio sont protégés par des mitrailleuses l.
Lorsque Schuschnigg arrive chez le Président Miklas,
celui-ci lui tend un communiqué que vient de publier le
D. N . B . a :
Les autorités d u Reich tiennent ri démentir, comme étant dénués
de tout fondement, les bruits suivant lesquels le Gouvernement
allemand aurait adressé u n ultimatum d Vienne. I l ne s’agit
que de différends entre le Gouvernement et les Nationaux-socia-
listes autrichiens, différends auxquels le Gouvernement allemand
ne se mêlera pas, aiassi longtemps qu’il n’y aura pas été OB;-
ciellement invité.

Le Président Miklas fait ressortir au Chancelier combien ce


communiqué est différent du texte que vient de lui remettre
Seyss-Inquart 3. On ne lui enlèvera pas de l’idée que Seyss-
Inquart se livre à un chantage.
- Nous n’allons tout de même pas nous laisser intimider
par un petit bout de papier dont rien ne nous garantit l’au-
thenticité, déclare-t-il. Avant de faire quoi que ce soit, il
faut demander des éclaircissements à Berlin, par la voie
diplomatique.. .
Un peu rassuré par le calme du Président, Schuschnigg
se demande s’il ne serait pas possible, après tout, de recou-
rir à une résistance armée. De retour à la Chancellerie, il
convoque M. Zehner, le Secrétaire d’État à la Défense,
M. Skubl, Secrétaire d’État à la Sécurité et le Maréchal-
lieutenant Hülgerth, chef de la Milice du Front patriotique.
- Puis-je compter sur la police et sur l’armée? leur
demande-t-il.
- Les troupes autrichiennes ne sont pas concentrées à la
frontière comme l’armée allemande; elles se trouvent dis-
persées dans tout le pays, répond M. Zehner. De ce fait,
leur résistance offrira peu de chances de succès. I1 faut pré-
voir que les troubles intérieurs immobiliseront non seulement
la police mais une partie de l’armée; que des ponts et des
voies ferrées sauteront, ce qui rendra encore plus difficiles
les mouvements de troupes dispersées. I1 est trop tard pour

1. Eugène LERNIIOFF, o p . cil., p. 31, 62.


2. Beufscher Nachrichien Biiro, l’agence télégaphique oflicielle du Reich.
3. Guido ZSRNATTO,Que Dieu protège l’Autriche1 Ibid.
534 H I S T O I R E D E L’ARMÉE ALLEMANDE

lever des troupes auxiliaires de volontaires. Si le Reich nous


attaque, l’affaire sera réglée en quelques heures.
- Et la police?
- J e ne puis rien vous garantir, répond le colonel Skubl,
en raison du nombre de policiers et d’officiers qui viennent
d’être amnistiés et dont les sentiments sont loin d’être favo-
rables au régime.
- E n tout cas, la Milice patriotique est à vos ordres,
déclare Hülgerth d’une voix ferme. Elle est prête à tout.,.
sauf à une action contre l’Allemagne...
Au même moment, un messager apporte un télégramme
annonçant que 200.000 soldats allemands sont massés à la
frontière autrichienne.
Les deux Secrétaires d’État se regardent en silence. Au
bout d’un moment, ils conseillent au Chancelier de céder.
E n quittant son bureau, leur visage est pâle comme un
linceul l .
Puisque toute résistance est impossible, Schuschnigg se
résigne à l’inévitable. I1 convoque Guido Zernatto, secré-
taire général du Front patriotique, et le Dr Hans Pernter,
ministre de l’Information, pour leur annoncer qu’il a décidé
de décommander le plébiscite.
- Quels motifs devons-nous invoquer? lui demandent-ils.
- Pour l’extérieur, la nécessité technique d’en retarder
la date; pour l’intérieur, un ultimatum non déguisé d’Hitler,
répond Schuschnigg.
Puis il fait venir Seyss-Inquart et Glaise-Horstenau et leur
déclare :
- Veuillez faire savoir à Gœring que, vu la situation inté-
rieure, je m’incline devant ses exigences. Le référendum du
13 mars n’aura pas lieu.
I1 est environ 16 heures. Après la tension ininterrompue
à laquelle il a été soumis depuis le début de la matinée,
Schuschnigg éprouve soudain comme une sensation de sou-
lagement. Mais cette impression ne sera pas de longue durée ...
Seyss-Inquart et Glaise-Horstenau se sont précipités au
téléphone. Ils reviennent un quart d’heure plus tard. Seyss-
Inquart a les larmes aux yeux. Glaise-Horstenau n’est pas
moins ému. Le ministre de l’Intérieur tend au Chancelier
une feuille de bloc-notes : c’est un nouvel ultimatum.

1. Guido ZERNATTO,Op. cit.


L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AIT REICH 535
k situation ne peut être surivée, déclare Gceriiig, que .si le
(( J

Choncelier se retire imrnédiutenient, et s i , dons les deux heures,


le Dr Seyss-Inquart est noninié Chancelier ci sa place. Si M . Seyss-
Inquart n’est pas nommé ù 18 h. 30, une heure plus tard, c’est-
à-dire ù 19 h. 30, l‘armée allcrnande enirera e n Autriche. Cette
fois-ci la décision est irrévocablr. N

Schuschnigg a peine h réprimer un cri de douleur. I1 a


beau se débattre, il sent d’heure en heure le garrot allemand
se resserrer autour de sa gorge. Dans un ultime réflexe de
défense, il décroche son récepteur et demande le Palais de
Venise.
Au bout d’un instant, une voix anonyme le rappelle pour
lui dire :
- Le Palais de Venise ne répond pas.
Le Chancelier est plus pâle que jamais. Pour la première
fois, il s’aperçoit combien il est seul. Seul à l’extérieur, et
peut-être plus seul encore à l’intérieur du pays. I1 a perdu
successivement tous ses appuis étrangers et a fait basculer
dans l’opposition des fractions toujours plus considérables
de la population l. I1 n’a plus rien en main, plus rien dont
il soit sûr : ni l’Armée, ni la Police, pas même la Milice
patriotique ...
Considérant que tout effort est désormais inutile, il se rend
chez le Président Miklas, pour lui remettre sa démission.

+ +

Lorsqu’il arrive chez le Président, il le trouve dans u n é ta t


d‘agitation extrême. N’ayant pas suivi, heure par heure, les
péripéties de la journée, il n’a qu’une idée confuse de ce
qui se passe. I1 consent à ce que le plébiscite soit remis à une
date ultérieure. (I1 a toujours soupçonné que le référen-
dum était une erreur.) En revanche, il refuse catégori-
quement d’accepter la démission de Schuschnigg, e t encore
plus de nommer Seyss-Inquart h sa place.

1 . Les Sociaux-démocrates, par son refus de rétablir un régime démocratique;


les Nationaux-socialistes, par son hostilitE de principe ; l’Opposition nationale,
par son entêtement à maintenir le plébiscite; les L6gitimistes. par le veto qu’il
a opposé à une restauration des Habsbourg; les volontaires de l n Iieimwehr e t
du Heimatscliutz par aes ordres de dissolution. Qunnt au Front patriotique, CO
n’est pan un instrument de oombat mais une association hétérogène, A Inqiielle
beaucoup d’Autrichiens n’ont adhbré que par opportunisme.
536 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

- Ah, non! déclare-t-il. Cela jamais! Je ne veux pas trahir


les devoirs de ma charge!
I1 s’ensuit une discussion animée entre Schuschnigg et lui,
au cours de laquelle le Chancelier lui expose les raisons qui
commandent son retrait.
Tandis que ce débat se poursuit, un fonctionnaire d u
ministère des Affaires étrangères apporte un message de
Rome, qui vient d’être déchiffré :

Le Gouvernement italien tient ci faire savoir, pour le cas où


on le consulterait, qu’il ne peut donner aucun conseil dans la
situation présente l.

I1 faut donc abandonner définitivement tout espoir en une


intervention de 1’Italie. Et peut-être cela vaut-il mieux ainsi.
Car étant donné l’évolution de la situation, une simple mon-
tée de troupes vers le Brenner ne servirait plus à rien. Les
divisions italiennes seraient dans l’obligation d’occuper le
pays. Or, tout permet de penser que, dans ce cas, le peuple
autrichien se joindrait comme u n seul homme à la Wehr-
macht, p?ur repousser l’envahisseur italien 2. Par une
suprême ironie du sort, Schuschnigg en est venu à ne plus
désirer ce qui était, il y a peu de temps encore, son espoir
suprême...
Le Président Miklas fait appeler Seyss- Inquart et lui
demande d’un ton sévère de justifier son attitude au cours
de la journée. Le ministre de l’Intérieur lui répond qu’il n’a
fait que demander l’ajournement d u plébiscite. Pour le
reste, il s’est borné à subir la pression des circonstances e t
rend compte de ses coups de téléphone successifs avec Berlin.
Tout cela est exact. Mais Miklas refuse de le croire. I1
soupçonne Seyss- Inquart d’avoir monté toute cette affaire
pour prendre la place de Schuschnigg et satisfaire ses ambi-
tions personnelles ...
1. Kurt von SCTIUSCHNIGG, Autriche, ma Patrie ..., p. 108.
2. u En fait, que pourrions-nous faire? D a noté Cioiio dans son Journal à la
date du 23 février.a Au premier coup de fusi1,chaque Autrichien, sans exception,
fera bloc avec les Allemands contre nous. IJ (Journal, 1937-1938, p. 79.) Schu-
schnigg en est convenu lui-méme au cours d’un entretien avec IC Ministre italien
des Affaires étrangères. Depuis 1937, il rst tomhé d’accord avec Seyss-Inquart
pour rcconnoître u que l’entrée cn guerre d e s troupes allcmandcs en Autrichci
ne pourrait être ralentie que par les ovations de la fouie n. (Dépmition de S e p -
Inquart el Observation do son avocat, le D* Sieinbauer, au Procès da Nursmberg,
mrnple rendu d’audience, XV, p. 631-658.)
L’INCORPORATION D E I . ’ . ~ U T R I C A E \I: REICH 537
A 17 h. 26 nc comprenant pas pourquoi lcs choses t,raî-
nent en longueur, Gcering rappelle Seyss- Inquart au té16-
phone.
-Alors, lui demande le Maréchal, ça y est? Vous êtes
Chancelier?
SEYSS-INQUART. - Non. J’ai seulement conseillé à Miklas
de me désigner. Mais je le connais! I1 lui faut toujours trois
ou quatre heures pour se décider! Pour le rcste, nous avons
donné aux S. S. e t a u x S.A. des instruction9 pour assurer
l’ordre.
G~RING -. Ça ne va pas! Mais ça ne va pas du tout!
La machine est lancée, maintenant, vous comprenez? Ecou-
tez-moi bien : il faut dire à Miklas qu’à moins de vous
remettre iminédiateinenl tous les pouvoirs, - je répète,
immédiatement - et de nommer les ministres ...
S E Y s s - I N Q u A R T . - J e m’excuse de vous interrompre,
monsieur le Maréchal, mais voici Mühlmann 1 qui revient à
l’instant de la Présidence. Voulez-vous qu’il vous fasse son
rapport?
GBRING.- Oui. Passez-le-moi.
M ~ H L M A N- N . Le Président fédéral refuse toujours [de
nommer Seyss- Inquart] et demande que l’Allemagne agisse
officiellement, par la voie diplomatique z. NOUS,c’est-à-dire
trois émissaires nationaux-socialistes avons voulu lui
parler, pour lui suggérer de faire la scule chose qui reste à
faire, c’est-à-dire de s’incliner. I1 ne nous a même pas
reçus. J’en conclus qu’il n’est pas sur le point de céder.
GCERING. - Ah bon! Passez-moi Seyss-Inquart. Allô?
Voici mes instructions : retournez de ce pas chez Miklas et,
pour bien lui montrer que nous ne plaisantons pas, faites-vous
accompagner par le général Muff, notre attaché militaire à
Vienne. Muff lui exposera que si notre ultimatum n’est pas
accepté sur-le-champ, nos troupes, qui sont déjà concentrées
le long de la frontière, se mettront en marche cette nuit.
Alors, l’Autriche aura cessé d’exister. Si Miklas ne veut pas
en arriver là, il faut que nous ayons, avant 19 h. 30, confirma-
1. C’rst le membre du Cabinet de Scyss-Inquart qui :I apport6 les Punkiatio-
~n i Berchtesgaden, dans la nuit du 1.1 BU 12 fovrier. (Voir plus haut, p. 4 8 8 ,
notc 1.)
2. C’est précisément cc que 10 Gouvernement ;ilIrinanil I I C vcui faiw i niii:iin
prix: pour III* pas iitiswr, enlrc les mains dii c h d l i t ! i ’ f i l a t a i i l ~ i r i i i iiinc
~ ~ ,irace
inoterielle de 1’ultim:itum.
3. Autrichiens.
538 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

tion de votre nomination au poste de Chancelier. C’est bien


entendu, n’est-ce pas? 19 h. 30, dernier délai l!
Seyss-Inquart retourne au Palais présidentiel, accom-
pagné du général Muff. L’attaché militaire allemand confirme
au Président Miklas les termes de l’ultimatum de Gœring.
I1 précise que si Seyss-Inquart n’est pas nommé immédia-
tement Chancelier, 200.000 soldats allemands pénétreront
en Autriche à 19 h. 30. DU coup, les yeux dc Miklas se
dessillent.
- C’est abominable! s’écrie-t-il. J e céderai à la violence,
je tomberai par la violence, mais je ne ferai pas ce que vous
exigez de moi!
Schuschnigg s’efforce de le calmer. I1 insiste pour qu’il
nomme sans tarder Seyss-Inquart.
- N’attendons pas que la rue nous force la main ...
- J e veux bien faire un effort, répond Miklas. J e ferai
appel au président de la Cour des comptes, le Dr Otto Ender,
et je nommerai Seyss-Inquart Vice-Chancelier, en faisant
entrer un certain nombre de Nationaux-socialistes dans le
Cabinet 2.
Mais, M. Ender, sollicité, se récuse. I1 ne se sent pas de
taille à prendre le pouvoir dans un moment aussi dramatique.
Quant à Seyss-Inquart, il doute que Berlin se satisfasse de
cette combinaison bâtarde.
-C’est affreux! crie Miklas. Donnez-moi au moins le
nom d’un général, capable de prendre le Gouvernement en
main!
- J e ne crois pas à la possibilité d’une telle solution,
répond Schuschnigg.
Comme le Président insiste, il prononce le nom du général
von Schilhavsky, Inspecteur général de l’Armée. Quelques
instants plus tard, celui-ci est introduit dans le bureau.
Schuschnigg lui demande s’il est disposé à former un nouveau
Cabinet.
. - Non, répond Schilhavsky. J e suis trop âgé pour cela.
D’ailleurs, je ne suis qu’un soldat, pas un politicien. Le
mieux que je puisse faire est de rester à la tête de l’armée.
- Croyez-moi, monsieur le Président, insiste Schuschnigg,

1. Cette conversation téléphonique- ainsi que les suivantes - a été prise en


iténo par lea services d’écoute de la Liiftwaffo. (Documents de Nuremberg, P. S.
2949 XXXI, p. 362.)
2. Gutdo ZEANATTO,Op. cfl.
L’INCORPORATION
DE L’AUTRICKE
AIJ REICK 539
il n’y a pas d’autre solution que la nomination de Seyss-
Inquart.
- Alors, vous aussi?
- J e n’y peux rien ...
- On m’abandonne! On me laisse tout seul, à l’heure la
plus difficile! gémit le Président.
Des minutes précieuses se perdent en discussions stériles.
A 18 h. 28, Goering rappelle le Dr Keppler :
GCERING. - Dites-moi où est Muff?
KEPPLER. - I1 vient de revenir. J e lui ai parlé. I1 a pu
voir Miklas, mais sans aucun succès. Celui-ci a refusé encore
une fois. Catégoriquement!
GCERING. - Alors que Seyss-Inquart le destitue! I1 n’a
qu’à mobiliser les S.S.De mon côté, je vais alerter la Wehr-
macht : d’ici cinq minutes,jnos avant-gardes franchiront la
frontière...
A ce moment, un incident technique interrompt la com-
munication. Quelques minutes plus tard, elle est rétablie.
GERING.- Allô! C’est vous Keppler?
WEESENMEYER. - Non. Ici Weesenmeyer, chargé de mis-
sion des Affaires étrangères du Reich. Keppler est reparti
chez le Chancelier fédéral.
GCERING. - Vous voulez dire chez le Président?
WEESENMEYER. - Non. Chez le Chancelier. Cela revient
au même. Le Président et le Chancelier sont ensemble.
GCERING. - Tant pis, je vais rester en ligne. Mais il va
falloir presser le mouvement. I1 nous reste exactement trois
minutes.
Une brève attente. Keppler reparaît.
KEPPLER. - Allô! C’est vous, monsieur le Maréchal? J e
suis retourné auprès du Président : il ne veut toujours rien
entendre.
GCERING. - Ah vraiment? E h bien! dites à Seyss-Inquart
qu’il m’appelle dès son retour.
KEPPLER. - Si vous voulez bien attendre une seconde,
monsieur le Maréchal, le voici qui arrive. J e vous le passe.
GCERING. - Alors? Où en êtes-vous?
SEYÇÇ-INQUART. - Au point mort. Le Président fédéral
reste sur ses positions. Toujours pas de décision ...
1. On se souvient que le DI Wilhelm Keppler a été chargé, par Hitler, de faire
la liaison cntre Seyss-Inquart et la Chancellerie d a Berlin, (Voir plu8 haut, p, 499).
I1 est arrivO do Berlin le matin même, par a ~ ~ o n .
540 HISTOIRE D E L’ARRIÉE ALLEMANDE

GERING. - Mais vous pensez qu’il prendra une décision


d‘ici quelques minutes?
SEYSS-INQUART. -
Ma foi, il est toujours en conférence
avec le Chancelier, mais je ne pense pas que la conversation
puisse se prolonger au-delà de cinq minutes. Dix, tout au
plus ...
GERING. - Dans ce cas, ie vais encore patienter. Dix
I ”

minutes, cela peut encore aller. A vrai dire, j’outrepasse


déjà les instructions [que j’ai reçues]. Maintenant, si au
bout de ces dix minutes, Miklas s’entête encore, vous
prendrez le pouvoir. C’est bien entendu, n’est-ce pas?
SEYSS-INQUART. - Bien sûr. S’il le faut, nous agirons.
-
GCERING. Parfait. Rappelez-moi toujours en priorité
absolue, n’est-ce pas I?
Pendant ce temps, Schuschnigg a fini par triompher des
résistances du Président. A bout d’arguments, celui-ci a
apposé sa signature au bas du décret suivant :
Conformément à l’article 86 de la Constitution de 1934, j e
vous relève, sur votre demande, des fonctions de Chancelier fédé-
ral ainsi que de celles de Ministre de la Défense d u Territoire.
En outre, toujours conformément à l’article 86 de la Constitu-
tion de 1934, je relève de leurs fonctions tous les autres membres
d u Gouvernement fédéral, ainsi que l’ensemble des Secrétaires
d’État.
Vienne, le 11 mars 1938,
MIKLAÇ,SCHUSCHNIGG.

Mais avant de rendre public son acte de démission, le


Président demande au Chancelier de faire une déclaration
à la radio pour expliquer au peuple autrichien les raisons
de son départ. Schuschnigg rentre rapidement à la Chancel-
lerie pour rédiger son message.
E n arrivant à son bureau, il constate que les issues n’en
sont plus gardées. N’importe qui peut y entrer et en sortir à
sa guise. A l’intérieur, il n’y a plus d’huissiers ni de plantons,
et il en va de même dans tous les autres bâtiments officiels.
Tout l’appareil de 1’Etat est en train de s’écrouler ...
- Maintenant j’ai compris, se dit-il avec un sourire crispé.
C’est l’invasion. Elle ne commence pas à la frontière, par
l’armée, mais au Ballhausplatz, par la police z...
1. Documents de Nuremberg, XXXI, p. 362-363.
2. Kurt von SCHUSCHNIGG, Autriche, ma Patrie ..., p. 110,
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE A U REICH 541
Ne voyant toujours rien venir, Gœring commence à s’éner-
ver. A 19 h. 57, il rappelle encore une fois Seyss-Inquart.
GERING.- Mais enfin, où en sommes-nous?
SEYSS-INQUART. - Le Chancelier Schuschnigg va annon-
cer à la radio que le Gouvernement du Reich a adressé un
ultimatum à la République fédérale. D’autre part, le Gouver-
nement autrichien s’est démis de ses fonctions. Le général
Schilhavsky, commandant en chef de l’armée, a consigné les
troupes dans leurs quartiers. Ces messieurs estiment qu’ils
ne peuvent qu’attendre l’invasion.
GCERING. - Si je comprends bien, a u lieu de vous nom-
mer Chancelier, on vous a révoqué? Vous n’êtes plus ministre?
SEYSS-INQUART. - Ce n’est pas t o u t à fait cela. Personne
n’a été révoqué. Le Gouvernenient s’est en quelque sorte
retiré des affaires. On laisse les choses suivre leur cours, avec
cette arrière-pensée : nous verrons bien si les Allemands
osent nous envahir.
GERING.- Dans ce cas, tan t pis. J e vais donner à l’armée
l’ordre de se mettre en marche et d’occuper le territoire autri-
chien. Vous, de votre côté, arrangez-vous pour prendre immé-
diatement le pouvoir. Avant tout, avertissez les ministres,
les généraux, bref l’ensemble des dirigeants, que tout individu
qui nous opposera une résistance directe ou indirecte sera jus-
ticiable de la Cour martiale. J e précise : des Cours martiales
de nos troupes, qui, évidemment, sont considérées comme
étant en campagne. Est-ce bien clair? Parfait. Cette mise en
garde concerne iriêtne le Président fédéral. E n refusant de
vous nonimer Chancelier, il nous résiste, n’est-ce pas?
SEYSS-~NC:UAHT. - Assurément.
GIXRING. - Donc, to u t est réglé. Vous voici investi offi-
ciellement. Heil Hitler l!
Dans son bureau de la Chancellerie, Schuschnigg a fini
de rédiger le texte de son message. A cet instant précis,
un motocycliste lui apporte une dépêche provenant d’un
poste de police frontalier. Elle annonce que l’entrée des
troupes allemandes a commencé 2.
Schuschnigg n’a que le temps de se précipiter à la radio
où il prononce l’allocution suivante :

1. Docuinenk de Sureinberg, S X X I , p. 3611.


2 . Déposiiion de Seriss-Inquart a u Procéa do Xrirrniherg, I b i d . Par la suite, il
a c i c iinpossiblc de troiivcr unc coiifiri~i~itinnùe c e t t e ïausrc ii»uvelle, duc
semble-t-il i I’allolenieiil g6iiCral.
542 HISTOIRE DE L’ARMÉE A L L E M A N D E

(( La journée d’aujourd’hui a placé le Gouvernement autri-

chien devant une situation décisive et lourde de conséquences.


M. le Président de la République m’a chargé de mettre le
peuple autrichien au courant des événements.
((Le Gouvernement du Reich allemand a remis au Prési-
dent fédéral un ultimatum le sommant, dans des délais pres-
crits, de nommer Chancelier un candidat de son choix et de
constituer un gouvernement conforme à ses désirs, faute de
quoi les troupes allemandes envahiraient le pays à l’heure où
je vous parle.
((J’affirme devant le monde que les nouvelles répandues en
Autriche, assurant que les ouvriers auraient fomenté des
troubles, que le sang coulerait à flots, que le Gouverne-
ment ne serait pas maître de la situation et qu’il serait inca-
pable de maintenir l’ordre par ses propres moyens, sont fausses
de A jusqu’à Z.
((M. le Président de la République m’a chargé de faire
savoir au peuple autrichien que nous cédions à la force. Ne
voulant à aucun prix, fût-ce en cette heure cruciale, faire
couler le sang allemand, nous avons donné l’ordre à l’Arméc,
au cas où l’invasion aurait lieu, de se retirer sans opposer de
résistance à l’envahisseur et d’attendre les décisions qui seront
prises dans les heures qui viennent.
(( Le Président de la République a confié le commandement

de l’Armée au général Çchilhavsky. C’est par lui que les ordres


parviendront désormais à notre Wehrmacht.
((J e prends congé à cette heure du peuple autrichien en
lui adressant la parole allemande qui exprime le vœu le plus
ardent de mon cœur : que Dieu protège l’Autriche! ))

Le Président Miklas estime que la démission d e Schusch-


nigg a d û être bien accueillie à Berlin, car l’invasion annon-
cée pour 19 h. 30, n’a pas eu lieu. N’étant plus sous cette
menace, il veut se donner le temps de la réflexion. Schusch-
nigg n’est plus Chancelier. C’est u n point acquis. Mais il
refuse toujours d e nommer Seyss-Inquart à sa place. De ce
fait, l’Autriche se trouve sans gouvernement. Personne ne
sait plus ni à qui, ni à quelles consignes obéir ...
I1 est 20 h. 30. Redoutant que les tergiversations d u
Président Miklas ne provoquent in fine la catastrophe qui
n’a été évitée que d e justesse durant toute la journée, e t
alarmé par sa dernière conversation téléphonique avec Gœ-
ring, Seyss-Inquart lit à la radio le communiqué suivant :
((Hommes et Femmes d’Autriche! Mes compatriotes alle-
mands!
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 543
((Étant donné les événements de cette journée et en prévi-
sion de ceux qui nous attendent,. je tiens à rappeler que
j’exerce toujours les fonctions de Ministre de l’Intérieur et de
la Sécurité et, qu’à ce titre, je demeure responsable du main-
tien de l’ordre dans ce pays.
J e demande à tous de faire preuve d‘une discipline exem-
((

plaire, dans les heures e t les journées qui viennent. Si des


démonstrations ont lieu, elles ne doivent en aucun cas prendre
un caractère explosif. J e demande aux Formations de sécurité
nationales-socialistes d’y veiller tout particulièrement et d’agir
dans ce sens sur l’esprit de leurs camarades. Je compte sur
elles pour obéir sans défaillance aux ordres de l’Exécutif, et
pour soutenir ses efforts eii cette heure décisive.
Je rappelle formellement qu’aucune résistance ne doit être
((

opposée à l’avance des troupes allemandes, qui peut survenir


d’un moment à l’autre, pas même de la part des agents du
Pouvoir exécutif, dont le devoir essentiel consiste à maintenir
l’ordre dans le Pays.
Tenez bon! Restez unis! De votre attitude dépend l’avenir
((

du Pays 1! ))
t
* *
La foule continue à obstruer to u t le centre d e la capitale.
Elle a entendu les déclarations faites successivement à la
radio par Schuschnigg e t Seyss-Inquart, e t attend d’un
moment à l’autre, l’arrivée des troupes allemandes. Mais
alors que les partisans de Schuschnigg prennent peur e t se
terrent, les éléments favorables à l’Anschluss donnent libre
cours à leur satisfaction 2. Des drapeaux à croix gammée
flottent sur l’Hôte1 d e Ville, sur la Préfecture d e Police,
ainsi que sur les principaux édifices de la ville, sans qu’au-

1. Certains auteurs ont prétendu qu’cri agissant ainsi, Seyss-Inquarl s’était rendu
coupable d’une usurpation de pouvoir, car il n’était plus qu’un individu privt,
depuis la signature, par le Président hlikias, du décret relevant tous les ministres
de leurs fonctions. C’est une erreur. Au point de vue juridique, Seyss-Inquart
était dans l a position d’un ministre appartenant à un Cabinet ilémissioiinaire C L
chargé, en tant que tel, d’assurer le maintien de l’ordre jusqu’à la nomiiiatioii
de son successeur. En enjoignant aux ageiits du Pouvoir exécutif dc ne pas oppo-
ser de résistance aux troupes allemandes, il ne faisait que répéter les consignca
déjà données par Schuschnigg.
2. R Jeudi soir n, Bcrit le correspondant du Temps à Vienne, K la capitale autri-
chienne était encore caractérisée par la propagande du Front patriotique en vuo
du plébiscite du 13 mars. Ce soir, c‘est une ville nouvelle e t transformée qui 6e
présente A I’observaieur. C’est le trioniphe du Mouvement natioiial-socinliste qui
se manifeste partout. Les partisans du Front patriotique, atterrés par I’évolutioii
brutale des événeinents, ont abandonilé la rue, où les Nazis rkgneiit en maîtres. 11
(Le Temps, .13 mars 1935.)
544 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

cun policier n’intervienne pour les en enlever l. Les


bruits les plus sensationnels volent de bouche en bouche :
(( I1 paraît que Rudolf Hess et Himmler sont déjà arrivés 2! ))

(( Le Bourgmestre Schmitz e t Schuschnigg auraient été


arrêtés 3! 1)
Tandis que la nuit tombe, la marée humaine continue à
déferler sur la Heldenplatz et sur le Ring. Mais l’ambiance
qui s’en dégage n’est plus la même. Fiévreuse dans la mati-
née, chargée d’électricité et prête à faire explosion vers la
fin de l’après-midi, elle paraît se détendre, comme si toutes
les émotions de la journée - la peur, l’inquiétude, la colère,
l’impatience - devaient trouver leur solution dans une flam-
bée de joie. Des cortèges se forment. Ils parcourent en bon
ordre les grandes artères de la capitale, marchant en rangs
de sept ou de huit. Dans la foule qui les applaudit, on
remarque une forte proportion de femmes. Ils sont conduits
par des jeunes gens, portant des banderoles où se lit cette
inscription :(( V i e n n e souhaite l a bienvenue à ses libérateurs! ))
Ils défilent devant les ministères où des détachements de
police ont repris leur garde 4. Les manifestants n’en croient
pas leurs yeux : tous les policiers portent à présent des bras-
sards à croix gammée! A la foule qui les acclame, ils répon-
dent : u H e i l Hitler! ))
Des manifestants enthousiastes ont arraché les panneaux
où s’étalaient, il y a quelques heures encore, les portraits
du Chancelier Schuschnigg et les appels du Front patrio-
tique. Les affiches sont lacérées, les panneaux de bois mis
en pièces. Certains en emportent des morceaux chez eux
pour se chauffer.
Devant la Chancellerie fédérale, que cernent depuis peu
des formations de S. A. et de S. S. autrichiens 6 , une mul-
titude particulièrement dense ne cesse de crier en chœur :
1. Kurt von S GI~ W S CHNIGG, Autrirhe, ina Patrie ..., p. 116.
2. Himmler est effectivement le premier chef nazi qui arrivera B Vienne, dans
la nuit du 11 aii 12 mars.
3. C’est vrai en ce qui concerne JI. Schmitz. Celui-ci a refusé de laisser désar-
mer la Garde municipale, e t a remis son mandat à la disposition d e Seyss-Inquart.
I1 est remplacé, durant la nuit, par le vice-bourgmestre Labr, un ancien combat-
tant, qui prend immédiatement la direction de la mairie.
4. Quarante hommes ont reçu l’ordre d’occuper la Chancellerie. Ils connaissent
parfaitement les lieux, car certains d’entre eux ont participé a u coup de farce
du 5 juillet 1934, qui a coûté la vie a u Chancelier Dollfuss.
5. Selon certains, leur nombre s’klèrerait, à &O00 S. A. e t 800 S. S. Nais ce
cliiiïrc paraît trop élevé. Ils ont été mis en place par le L)r Rainer, membre influent
du ParLi nazi autrichien. (Cf. Le 7‘eiwps, 1:) mars 1938.)
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE A U REICH 545
((Vive l’Autriche nouvelle! Seyss-Inquart au balcon! 1)
Et soudain apparaît, venant du centre de la ville, une
extraordinaire retraite aux flambeaux. Elle est composée de
véhicules automobiles les plus hétéroclites : autos privées
modernes e t anciennes, autocars, camions, side-cars, moto-
cyclettes, voitures de livraison, le tout orné de drapeaux
nazis et illuminé de torches.
Au bâtiment de la radio, les gens les plus divers défilent
devant le micro pour faire acte d’allégeance à l’Autriche
nationale-socialiste. L’un d’eux s’écrie :
- Après mille ans d’histoire, le jour est enfin venu où
est né un seul peuple allemand 1!
t
+ +

Pourtant, la crise est encore loin d’être dénouée. L’Au-


triche ne peut pas rester sans gouvernement. Installés dans
un salon de la Chancellerie, le Dr Keppler et Seyss-Inquart
s’emploient fébrilement à établir la liste du nouveau Cabi-
net qu’ils comptent présenter aussi rapidement que possible
a u Président Miklas.
Mais la discussion s’éternise. Inquiet de voir les délais se
prolonger sans pouvoir fournir à Berlin une réponse défi-
nitive, Keppler rappelle Gœring à 20 h. 48.
KEPPLER. - Le Président Miklas maintient toujours son
veto, mais il n’a pu empêcher le gouvernement Schuschnigg
de démissionner. Seyss-Inquart vient de parler à la radio :
seul de tous les ministres, il reste en fonctions e t assure
l’expédition des affaires courantes. L’ancien Gouvernement
a ordonné à l’armée de n’opposer aucune résistance.
GERING.- Le principal, si Seyss-Inquart assume tous les
pouvoirs gouvernementaux, c’est qu’il fasse occuper immé-
diatement toutes les stations de radio.
KEPPLER. - J e vous téléphone [du siège] d u Gouverne-
ment 2.
GERING.- Bien. C’est cela. Vous êtes au Gouvernement.
1. Le Temps, 13 m a n 1935.
2. A cette époque, les conversations téléphoniques n’étaient pas enregistrées par
des magnétophones, mais notées au vol par des sténographes. »e ce fait, les feuilles
d’écoute contiennent parfois de petites erreurs matérielles de transcription. Nous
avons pris la liberté de les rectifier là où elles présentaient des non-sens ou de6
anomalies, pour les rendre conformes au contexte. C’est ainsi par exemple que
Gmririg dit à Keppler : a VOO(LS étes le goutarncmerit D, ce qui n’a aucun sens.
IV 35
546 HISTOIRE DE L’ARMÉEALLEMANDE
Écoutez bien. I1 faudrait que Seyss-Inquart nous envoie le
télégramme suivant. Prenez note :
u Après la démission d u Gouvernement Schuschnigg, le Gou-
vernement provisoire autrichien considère qu’il est de son devoir
d’établir la paix et l’ordre en Autriche et envoie au Gouverne-
ment allemand la requête urgente de le soutenir dans sa tâche
et de l’aider ci éviter toute effusion de sang. Dans ce but, il
demande au Gouvernement allemand d’envoyer des troupes alle-
mandes aussitôt que possible. n

KEPPLER.- Bien. Les S.A. et les S.S. patrouillent déjà


dans les rues. Mais to u t est calme ...
GBRING.- Alors nos troupes pourraient franchir la fron-
tière aujourd’hui même?
KEPPLER.- Oui.
GERING.- E h bien, qu’il envoie le télégramme aussitôt
que possible.
KEPPLER.- Bien. Adressez le télégramme à Seyss-
Inquart, à la Chancellerie fédérale l.
GERING.- Non. Montrez-lui, s’il vous plaît, le texte d u
télégramme [que je viens de vous dicter] e t dites-lui que
...
nous lui demandons I1 n’a même pas besoin d’envoyer le
télégramme 2. Tout ce qu’il doit faire est de dire qu’il est
d’accord.
KEPPLER.- Oui.
GIERING.- Appelez-moi, soit chez le Führer, soit à mon
domicile particulier. Bonne chance! Heil Hitler 3!
Seyss-Inquart a passé sa journée à remettre des ultima-
tums à Schuschnigg et à Miklas. A présent, c’est son tour
d’en recevoir un. Quand Keppler lui apporte le message de
Gcering, il proteste et refuse absolument de faire appel aux
troupes allemandes. D’abord, il n’entend pas constituer u n
Gouvernement provisoire, mais u n Cabinet légal. Ensuite
- fort heureusement - la situation est calme 4. Tous ses
efforts ont pour objet d’écarter l’invasion, afin de conserver
à l’Anschluss un caractère constitutionnel. I1 a donné des
instructions pour que l’on n’oppose aucune résistance a u x

1. Manifestement, Kepplcr n’a pas bien compris.


2. Puisque Gœring en a le texte sous les yeux.
3 . Documenta du Procès de Nuremberg, P.S.-2943, vol. XXXI, p. 354-384.
4. Les seuls incidents signalés se ramènent à quelques échauffourées. I1 n’y a
aucune. victime.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE AU R E I C H 547
unités de la Wehrmacht. I1 n’ira pas au-delà, et s’empresse
de le faire savoir à Schuschnigg, qui est toujours avec le
Président, dans la salle du Conseil l.
Que s’est-il passé alors? Ici, comme bien souvent, 1’His-
toire pose plus d’énigmes que l’historien ne peut en résoudre.
Seyss-Inquart se défendra toujours d’avoir appelé les troupes
allemandes 2. S’est-il mal exprimé? Y a-t-il eu un malen-
tendu entre Keppler (qui est un peu sourd) et lui? Keppler
a-t-il voulu (( doubler )) son interlocuteur, p.lutôt que de
déchaîner la colère du Maréchal? Toujours est-il que lorsque
à 21 h. 54, M. Dietrich, chef des Services de presse du Reich,
l’appelle au téléphone, les services d’écoute de la Luîtwaffe
enregistrent le dialogue suivant :
DIETRICH. - J’ai besoin d’urgence du télégramme.
KEPPLER.- Dites au Generalfeldmarschall que Seyss-
Inquart est d’accord.
DIETRICH. - C’est merveilleux! Merci.
KEPPLER. - Écoutez la radio. On y donnera des nou-
velles.
DIETRICH.- Quel poste?
KEPPLER. - Vienne.
DIETRICH. - Donc Seyss-Inquart est d’accord?
KEPPLER. - Jawohl 4!
E n conséquence, le texte du télégramme dicté par Gœring
paraîtra le lendemain dans toute la presse allemande 5 , et
c’est convaincus d’avoir été appelés par les autorités autri-
chiennes que les soldats de la Wehrmacht se mettront en
marche 6 . , .
* *
Dans la salle du Conseil, Schuschnigg, Seyss-Inquart et
ses amis sont rassemblés, une fois de plus, autour du Pré-
1. I( Seyss-Inquart mc fait part qu’il n’a pas I’inicntion d’accéder i ce désir [de
Gœring] car une tranquillité totale rbgne cn Autriche. D (SCHUSCHNIGG, Autriche,
ma Patrie ..., p. 116.) Fort curieusement, cet acto d’indépendance contribuera à
lever les derniers scrupules de Miklas.
2. Ddposition de Se!/ss-Inquart ai< Procès de Nureinberg, Compte rendu d‘audience,
10 décembre 1945, document PS-31i25.
3. Gœring.
4. Documenta de Nuremberg, PS.-2919,XXXI, p . 354-383.
5. Avec l’indication de source 2 579.
6. L’opération ne pose d’ailleurs aucun probkmc Q leurs yeux. L’intervention
de la Wehrmacht dans un N Pays n allemand leur parait lo prolongement naturel
dcs Actions exi-cutivcs D effectuées par IC général Marcker en Saxe, à Brunswick
(I

et en RaviEre. (Voir vol. I, p. 2i5-298.)


548 EIsTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

sident Miklas. (( Et une fois de plus, écrit Schuschnigg, nous


discutons les motifs urgents qui imposent la nomination de
Seyss-Inquart. Finalement, le Président cède e t signe la
liste ... On la complétera et on prêtera serment demain l. D
Seyss-Inquart remercie chaleureusement Schuschnigg pour
le soutien qu’il lui a apporté et offre de le raccompagner
en voiture.
- Où voulez-vous vous rendre? lui demande-t-il. Dans
une ambassade? Celle de Hongrie, par exemple, qui se trouve
juste en face? Cela vous épargnera la traversée de la ville ...
- Non, répond Schuschnigg, je préfère rentrer chez moi.
- Entendu, réplique Seyss-Inquart. J e passerai vous voir
demain. Naturellement, l’aide de camp et la voiture restent
à votre disposition 2.
A 23 h. 14, le communiqué suivant est diffusé par la radio :
Cédant à la pression de la situation intérieure, le Président
de la République a nommé Chancelier fédéral M . Seyss-Inquart,
Ministre de l‘Intérieur et de la Sécurité.

A 1h. 15, le major Klausner annonce à la radio :

C’est avec une émotion profonde que je proclame, en cette


((

heure solennelle : l’Autriche est devenue libre! Elle est Natio-


nale-socialiste! Porté au pouvoir par la confiance du peuple
entier, un nouveau gouvernement est formé. I1 se mettra à
l’œuvre, dès demain, pour procurer à tous du pain et du
travail.
Une fois de plus, un soulèvement national-socialiste s’est
déroulé dans la discipline la plus stricte ... Nous saluons avec
reconnaissance et amour notre Führer Adolf Hitler, sur la
patrie duquel flottent victorieusement les drapeaux à croix
gammée. Nous saluons également avec respect et gratitude les
membres du Mouvement, morts pour l’Autriche. Leur sacrifice
a trouvé aujourd’hui sa suprême récompense.
Notre but est atteint :
((

Un peuple! Un Reich! Un Führer!


((

Heil Hitler! 1)
((

Quelques instants plus tard, M. Anton Rheintaler, nou-


veau ministre de l’Agriculture, prononce l’allocution sui-
vante :
Autriche, ma Patrie ..., p. 116.
1. Kurt von SCEIJSCENIGG,
2. ID., ibid., p. 117.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 549
Hommes e t Femmes nationaux-socialistes!
((

I1 est rare que Vienne ait connu une explosion d’enthou-


((

siasme comparable à celle d’aujourd’hui. La prise du pouvoir


par le National-socialisme, dont nous avons si souvent rêvé,
est accomplie. A dater de ce jour, une ère nouvelle, celle de
la communauté de destin avec l’Allemagne, commence pour
l’Autriche! Vive le Grand Reich allemand! Heil Hitler! N

Après quoi M. Seyss-Inquart, qui ignore tout du message


de Keppler à Gœring e t qui espère encore que l’invasion
allemande pourra être évitée, donne lecture de la liste du
nouveau Gouvernement :

(( S u r proposition d u Chancelier Seyss- Inquart, le Président

de la République fédérale a nommé les ministres suivants :


Vice-Chancelier : Edmund Glaise-Horstenau (National-socia-
liste),
Justice :Franz Huebner (National-socialiste),
Affaires étrangères : Wilhelm Wolff (Opposition nationale),
Instruction publique :Oswald Menghin (Opposition nationale),
Prévoyance sociale : Hugo Jury (National-socialiste),
Agriculture : Anton Rheintaler (National-socialiste I),
Commerce et Transports : Hans Fischbœck (Opposition natio-
nale),
Finances : Rudolf Neumayer (maintenu 2),
Secrétaire d’État à la Sécurité :Colonel Michael Skubl ( m a i n -
tenu) et I’Oberführer Ernst Kaltenbrunner s,
Secrétaire d’État ài l’orientation et à la Propagande : Major
Hubert Klausner (National-socialiste).

A présent, la tension est brusquement tombée. La ville a


retrouvé son calme. Après cette journée de fièvre, les Vien-
nois sont allés se coucher. On n’entend plus, dans les rues,
qu’un martèlement unique : c’est le pas des Sections d’As-
saut nazies e t des escouades de la Police fédérale, qui effec-
tuent en commun les rondes de sécurité.

1. On se souvient que M. Rheintaler avait succédé à Habicht, à la tête du Parti


National-socialiste autrichien, au lendemain de l’assassinat du Chancelier Dollfuss.
(Voir plus haut, p. 454, note 1.)
2. Le maintien du DI Neumayer aux Finances et du colonel Skubl à la Sécurité,
ainsi que le choix d e deux catholiques (MM. Wolff et Neumayer) pour les Affaires
étrangeres et les Finances ont été faits pour rassurer le Préaident Miklas.
3. En plaçant le général d e S. S. Kaltenbrunner, un des chefs des Services
d e secUrité du Reich, aupréa du général Skubl, Hitler agit comme Miklas, loraqu’il
a place la colonel Skubl auprès de Seyii-Inquart. (Voir plus haut, p. 498.)
550 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

* *
A Berlin, en revanche, l’agitation n’a cessé de croître.
Depuis le début de l’après-midi, la Chancellerie est plongée
dans l’atmosphère des grands jours. C’est un mélange de
gravité e t d’activité intense. Au cours de la matinée, Hitler
a adressé à la Wehrmacht sa Directive n o 1 :

Berlin, le 11 mars 1938.


L e chef suprême de la Wehrmacht.
Sujet : OPÉRATION OTTO.
TRÈS SECRET

I. - J’envisage, a u cas où tous les autres moyens se révéle-


ratent inopérants, d’envahir l’Autriche avec des forces armées
pour y rétablir un ordre de choses conforme à la Constitution,
et prévenir de nouveaux actes de violence à l’égard de la popu-
lation allemande.
I I . - J’assume personnellement le Commandement de l’en-
semble des opérations.
Selon mes instructions :
LE COMMANDEMENT E N C H E F D E L’ARMÉE assurera les opé-
rations sur terre, avec la 8’3Armée, dans la composition et avec
les effectifs prescrits par moi, en liaison avec les détachements
de la Luftwaffe, de la S. S. et de la Police indiquée dans l’An-
nese ci-jointe.
LE COMMANDEMENT EN CHEF D E LA LUFTWAFFE assurera
les opérations aériennes, avec les forces proposées p a r moi.
I I I . - Missions :
a ) FORCES
TERRESTRES.
L’entrée e n Autriche s’effectuera selon le p l a n q u i m’a été sou-
mis. L’objectif de l‘Armée est tout d’abord l’occupation de la
Haute-Autriche, de Salzbourg, de la Basse-Autriche, la main-
mise rapide sur V i e n n e et le verrouillage de la frontière austro-
tchèque.
6 ) LUFTWAFFE.
L a Luftwaffe doit faire des démonstrations et lancer d u maté-
riel d e propagande, occuper les aérodromes autrichiens pour assu-
rer l’atterrissage de renforts, soutenir l’action de l’Armée selon
ses besoins et ses demandes, et tenir prêtes certaines unités de
combat e n vue de missions spéciales.
IV. - Les forces terrestres et aériennes prévues pour l’opé-
ration doivent être pr8tes à entrer e n actron, le 12 mars à 12 heures
au p l u s tard. J e m e réserve de f i e r moi-même l’heure d u fran-
chissement et du survol de la frontière.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE A U R E I C H 551
V. - L’attitude de la troupe doit s’inspirer d u fait que nous
n e venons p a s faire la guerre ci un peuple frère. I l est dans
notre intérêt que l’ensemble de l’opération se déroule sans inci-
dents violents, sous la forme d’une entrée pacifique, souhaitée
par la population. En conséquence, tout acte de provocation doit
être évité. S i l’on se heurtait néanmoins à des îlots de résistance,
ceux-ci devraient être brisés par les armes avec la dernière
vigueur. Les unités autrichiennes qui se rendront, passeront
immédiatement sous le commandement allemand.
VI. - Jusqu’à nouvel ordre, aucune mesure de sécurité n’est
à prendre a u x frontières séparant l’illlemugne des autres E‘tats I.
ADOLFHITLER
2.

C’est le premier ordre qu’Hitler donne à l’Armée alle-


mande, en t a nt que Commandant en chef 3. Aussi n’est-ce pas
sans émotion qu’il repose la plume après l’avoir signé.
A partir de ce moment, il sera d’ailleurs dans un état
d’excitation qui ne cessera de croître, au f u r et à mesure
que la journée s’avancera. Voilà plusieurs années qu’il attend
ce moment, et il se sent sur le point de toucher au but!
Jamais il n’a éprouvé une pareille émotion, ni lors de la
prise du pouvoir, ni lors de la réoccupation de la Rhénanie.
Enfermé dans l’ancienne Chancellerie de Bismarck, il se fait
apporter heure par heure des rapports sur la situation e t
suit, avec une attention aiguë, le déroulement des événe-
ments.
A 20 h. 45, au moment où il apprend que le Président
Miklas refuse de nommer Seyss- Inquart Chancelier 4, il décide
1. Cette disposition - la plus audacieuse de toutes -
est celle qui causait le
plus d’appréhensions au général Beck. Convaincu, comme nous l’avons vu, que
la France et la Tchécoslovaquie ne laisseraient pas toucher à l’Autriche sani
intervenir, il estimait une folie de marcher sur Vienne sana établir le moindre
dispositif de défense le long des frontibes franco-allemande e t germano-tchèque.
2. Documenîa de Nuremberg, C-102, XXXIV, 336-337.
3. Rappelons qu’Hitler n’exerce le commandement suprBme de la Wehrmacht
que depuis le décret d u 4 février 1938.(Voir plus haut, p. 335.) Les ordres relatifs à
la remilitarisation d e la rive gauche du Rhin avaient été signés par Rlomberg.
4. I1 est important de situer exactement l’envoi de cette Directive. Elle a lieu :
10 Une heure un quart après que Schuschnigg a prononcé son message d‘adieu
à la radio, prescrivant aux troupes autrichiennes de ne pas s’opposer à l’entrée
des troupes allemandes (19 h. 30).
30 Trois minutes- avant la conversation tbléphonique Keppler-Gcering où ce der-
nier dictera le télégramme à Seyss-Inquart lui demandant de faire appel aux
Forces allemandes (20 h. 48).
30 Une heure et onze minutes avanî la conversation Dietrich-Keppler où ce der-
nier afnrmera : Seyss-Inquart est d’accord I (21 h. 54). Ce n’est donc pas cette
(I

dernière phrase qui a déclenché l’invasion: elle était dbcidée dans l’esprit d’Hitler
depuis l’annonce du pibbiecite.
552 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

de brusquer les choses et adresse à la Wehrmacht sa Direc-


tive no 2 :
- Berlin, 11 mars 1938, 20 h. 45.
T R È S SECRET.
Commandement suprême de la Wehrmacht.
Sujet : OPÉRATION OTTO.
I . - Les exigences de l‘ultimatum allemand a u Gouverne-
ment autrichien n’ont pas été remplies.
I I . - Les Forces armées autrichiennes ont reçu l’ordre de se
retirer devant les troupes allemandes et d’éviter les combats. Le
Gouvernement autrichien n’est plus maître de ses actes.
I I I . - Pour éviter toute effusion de sang dans les villes autri-
chiennes, l’entrée des Forces allemandes e n Autriche commencera,
conformément à m a Directive no 1,le 12 mars, a u lever du jour.
1V. - J e compte que les objectifs fixés seront atteints le plus
rapidement possible, e n utilisant à fond la totalité de nos forces.
ADOLFH I T L E R .
J[odl] W[arlimont] l.

Durant l’après-midi, Hitler a reçu des nouvelles de Rib-


bentrop 2. Celui-ci est à Londres, OUNeville Chamberlain l’a
retenu à déjeuner. Le repas s’est déroulé dans une atmosphère
très cordiale. Le Premier Ministre n’a pas eu l’air particu-
lièrement affecté par les nouvelles provenant de Vienne 3.
Sans doute, Lord Halifax a-t-il dit à l’ancien ambassadeur
du Reich que (( toute action appuyée par la menace d’un
recours à la force était une méthode intolérable ».Mais l’ef-
fet de cette déclaration a été considérablement amoindri par
l’amabilité avec laquelle Chamberlain lui a assuré (( qu’un
sérieux travail de rapprochement anglo-allemand pourrait
&re entrepris sitôt que cette déplaisante affaire aurait été
liquidée 4 ».En tout état de cause, il serait bien difficile aux
ministres anglais d’expliquer à leur opinion publique pour-
quoi l’incorporation de l’Autriche au Reich, que tous les
1 . Documents de Nuremberg, C-182, XXXIV, p. 774-775.
2. Nommé Ministre des Affaires étrangères du Reich le I février 1938, Rib-
bentrop est retourné à Londres pour présenter des lettres de rappel. Chamber-
lain en a profité pour lui offrir un déjeuner d‘adieu.
3. Quelques semaines auparavant, Eden a dit à Ribbentrop : a Le peuple
anglais admet volontiers qu’une connexion plus étroite entre l’Allemagne et l’Au-
triche s’établira t8t ou tard. 3 (Rapport de M . yon Ribbentrop à M . von A’eurath,
2 décembre 1937. German Foreign Policy, séries D., I., nos 31 et 33.)
6. RIBBENTROP, Mémorandum du 11 mar8 1938, Archiva dipiomatiquac alle-
ma&, serie D., n 4 150 e t 151.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 553
partis politiques autrichiens ont souhaitée tour à tour l ,
cesse brusquement d’être désirable au moment où elle se
réalise. Aucune réaction inquiétante n’est donc à redouter
de ce côté 2. L’Angleterre se bornera à élever une protesta-
tion verbale 3.
A Paris, le pouvoir est toujours en vacances. Chargé depuis
la veille de constituer un nouveau ministère, Léon Blum se
heurte à des dificultés imprévues. Le Cabinet sortant -dont
l’action se limite à l’expédition des affaires courantes - a
cependant décidé de prendre (( certaines précautions mili-
taires ». Yvon Delbos s’est tourné vers le Gouvernement
italien, pour lui demander s’il existait une possibilité de
coopération entre la France et l’Italie, au sujet de l’Autriche.
Rome a répondu sèchement (( qu’aucune possibilité de ce
genre n’existait pour le moment )). Daladier propose alors
de rappeler une ou deux classes de réservistes, (( à condition,
toutefois, que l’Angleterre approuve cette mesure D. Mais
Londres ne l’approuvant pas, aucun réserviste n’est rappelé.
Comme les Tchèques manifestent quelque nervosité,
Gœring fait venir M. Mastny, le représentant de Benès à
Berlin, et lui donne sa parole (( que la Tchécoslovaquie n’a
aucune raison d’éprouver le moindre motif d’inquiétude ».
Le Gouvernement de Prague fait répondre aussitôt qu’il
ne mobilisera pas. Rassuré par l’absence de toute concen-
tration de troupes à sa frontière 5, il se dit qu’après
tout, mieux vaut encore voir Hitler à Vienne que les Habs-
bourg ...
Reste l’Italie. Hitler n’ignore pas que depuis l’annonce du
plébiscite, Mussolini a décidé d’abandonner Schuschnigg à
son sort. Mais il se demande s’il ne se ravisera pas à la

1. Les Sociaux-démocrates en 1919, les Chrétiens-sociaux en 1931, l’Opposition


nationale en 1938...
2. Lord Halifax télégraphie le même jour à Sir Arthur Palairet, Ministre de
Grande-Bretagne à Vienne : a Le Gouvernement de Sa Maieste? ne prendra pas la res-
ponsabilitd de donner au Gouvernernent autrichien un conseil suscepti ble de l’entraî-
ner daru des difficultis accrues. n (Halifax à Palairet, 11 mars 1938. British Foreign
Policy, third series, I, no 2 5 . ) Quant à Neville Henderson, ambassadeur d’An-
gleterre à Berlin, il conviendra que Schuschnigg a agi avec une précipitation folle.
(Henderson à Halifax, ibid., no 46.)
3. Keith FEILING, The Life of Neville Chamberlain, p. 341.
4 . Dépêche Reuter, de Paris, 11 mars 1938.
5. Détail curieux : Nous avons vu que ce que le général Beck désapprouvait
dans le Plan Otto, c’est l’absence de toute couverture militaire sur les fron-
tières franco-allemande et germano-tchéqiie. Or c’est justement cette absenae
qui va faciliter l’opération.
554 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

dernière minute, et ne peut se défendre d’une certaine


appréhension1. Aussi a-t-il dépêché à Rome, par avion
spécial, le prince Philippe de Hesse 2, porteur du message
suivant à l’intention du chef du Gouvernement italien :

Duce,

Étant donné m a responsabilité, e n tant que Führer et Chan-


celier d u Reich allemand, e n m a qualité aussi de fils de ce p a y s
[l‘Autriche], je ne p u i s demeurer plus longtemps passif e n pré-
sence des événements.
J e suis désormais résolu à rétablir l’ordre dans m o n p a y s
natal et à permettre a u peuple de décider de son destin, selon son
jugement, d’une manière nette, claire et évidente.
De quelque manière qu’un plébiscite ait lieu, je désire donner
solennellement à Votre Excellence, e n sa qualité de Duce de
l’Italie fasciste, les assurances suivantes :
10 Voyez uniquement dans cette décision une mesure de légi-
time déjense nationale, et par conséquent une action que tout
autre accomplirait de la même manière 6 m a place, pour p e u
qu’il soit doué de caractère.
20 D a n s un moment critique pour l’Italie3, je vous a i prouvé
la constance inébranlable de m a sympathie. Soyez assuré qu’à
l’avenir m o n attitude à votre égard ne changera jamais.
30 Quelles que soient les conséquences des évènements à venir,
r a i tracé une frontière bien déterminée entre I‘dllemagne et la
France 4. J’en trace une, maintenant, d‘une façon tout aussi
déterminée entre l’Italie et nous : c’est le Brenner 6.
Cette décision ne sera jamais ni contestée ni révoquée. J e ne.

1. Ce en quoi il n’a peut-être pas tout à fait tort. II semble, en effet, que Mus-
iolini ait été sollicité dans ce sens. E Lorsque le drame autrichien arriva au oin-
quième acte D, dira le Duce, le 17 mare, dans un dirrcouru à la Chambre ita-
lienne, # les adversaires mondiaux du fascisme crurent que l’occasion était enfin
venue de dresser l’un contre l’autre les deux régimes totalitaires pour briser
leur solidarité par un choc qui aurait été - nous le disons aux pacifistes de pro-
fession - ie prélude d’une nouvelle guerre mondiale. Ce calcul des démocraties,
des Loges et de la IIIe Internationale était faux. Un tel espoir était non seule-
ment puéril mais injurieux, parce qu’il jetait une ombre sur notre caractère et
sur notre intelligence politique. P (Cf. Le Temps, 18 mars 1938, p. 2.)
2. Époux de la princesse Mafalda d’Italie, le prince de Hesse est le gendre du
Roi Victor-Emmanuel III.
3. Les sanctions.
4. Allusion à la renonciation solennelle du Reich à toute revendication sur
l’Alsace-Lorraine. (Voir vol. III, p. 258.)
5. Cette phrase signifie que le Reich renonce à revendiquer le Trentin (et le
Tyrol du Sud), remis à l’Italie par le traité de Versailles. Ces engagements résultent
de la volonte d’Hitler de a tirer un trait sur la politique d’inoursion vers le sud
et vers l’ouest de l’Europe, pratiquée par les Habsbourg e t lei empereurs du
I“Reich D.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE A U R E I C H 555
l’ai p a s prise e n 1938, niais tout de suite après la fin de la
guerre mondiale et je n’en a i jamais fait mystère...
Des évènements sont survenus auxquels nous ne nous atten-
dions pas. Personne n’a e u vent de la dernière démarche de
M . Schuschnigg, p a s même ses collègues d u gouvernement, et
j’avais toujours espéré, jusqu’aujourd’hui, que peut-être, a u
dernier moment, une autre solution serait possible.
Toujours amicalement 9 vous.
ADOLFHITLER 1.

Maintenant, il attend, avec une impatience fébrile, la


réaction de Mussolini à ce message.
A 22 h. 25, le téléphone de la Chancellerie sonne. C’est le
prince de Hesse qui appelle de Rome.
HESSE.- J e reviens à l’instant du Palais de Venise. Le
Duce a accepté toute l’affaire de façon très amicale. I1 vous
envoie ses amitiés. On l’a informé de l’affaire d’Autriche.
C’est Schuschnigg qui lui en a donné des nouvelles. I1 a dit
à ce moment-là que c’était complètement impossible, que ce
serait du (( bluff D et qu’une chose semblable ne pouvait être
faite. On lui a dit que, malheureusement, c’était fait et que
cela ne pouvait être changé. Alors Mussolini a dit que l’Au-
triche ne l’intéressait plus.
HITLER. - Alors, s’il vous plaît, dites à Mussolini que je
n’oublierai jamais cela.
HESSE.- Oui, mon Führer.
HITLER. - Jamais, jamais, jamais, quoi qu’il arrive; j e
suis toujours prêt à conclure un accord tout à fait différent
avec lui.
HESSE.- Oui, mon Führer, je le lui ai dit également.
-
HITLER. Aussitôt que l’affaire de l’Autriche aura été
réglée, je serai prêt à l’accompagner dans le bonheur e t le
malheur, peu importe.
HESSE.- O$ mon Führer.
HITLER. - Ecoutez. J e conclurai n’importe quel accord.
J e ne crains plus désormais la terrible position qui aurait
été la nôtre, militairement, au cas où nous serions entrés en
conflit. Vous pouvez lui dire que je le remercie vivement et
que jamais, jamais, je n’oublierai cela 2.
1. Dokurnente der DeutPchen Politik, t. VI, Partie I, p. 135, piéce 24 a.
2. Plus tard, Hitler fera toujours taire les critiques formulées par son entou-
rage à l’encontre de Musaolini, en disant : a Rappelez-vour oe qu’il a fait au
moment de I’Anichlusa! I
556 H I S T O I R E D E L’ARMEE ALLEMANDE

HESSE.- Oui, mon Führer.


- J e ne l’oublierai jamais, quoi qu’il arrive. Si
HITLER.
jamais il a besoin d‘une aide, ou s’il est devant u n danger,
il peut être convaincu que je tiendrai bon auprès de lui,
quoi qu’il arrive, même si le monde entier est contre lui!
-
HESSE. Oui, mon Führer!
L’exaltation de ce dialogue révèle l’intensité de sa joie.
Hitler exulte. Le rêve de sa jeunesse va pouvoir prendre
corps. I1 en avait toujours été convaincu. Mais jamais il
n’avait imaginé qu’il se réaliserait à la faveur d’un concours
de circonstances aussi extraordinaire : Rome est consentante.
Londres s’en lave les mains. Paris se tait ...
Maintenant, il peut foncer : il sait que l’Autriche est à lui.
XXX

LA MARCHE SUR VIENNE

(12 mars 1938)


Aux premières heures du jour, les Viennois sont réveillés,
comme la veille, par le grondement des avions. Un véritable
carrousel aérien se déroule au-dessus de leurs têtes. Mais
cette fois-ci, ce ne sont plus des appareils autrichiens, por-
t a n t sur leurs ailes des cocardes rouge-blanc-rouge. Ce sont
des bombardiers de la Wehrmacht, sur lesquels se dessine
une croix noire, cernée de blanc l . Ils déversent sur la ville
des tonnes de tracts sur lesquels on peut lire :

(( L’Allemagne nationale-socialiste salue son nouveau terri-

toire, l’Autriche nationale-socialiste et son nouveau Gouverne-


ment, e n une union sincère et indissoluble s. ))

Au même moment, Hitler, qui se trouve toujours à la


Chancellerie de Berlin, signe la proclamation suivante :

(( Depuis ce matin, les soldats de la Wehrmacht allemande sont

e n marche. Ils ont franchi partout les frontières germano-auiri-


chiennes.
S u r terre, les unités blindées, les divisions d’infanterie et les
formations de S . S.; dans le ciel, les escadres de la Luftwaffe
- appelées par le Gouvernement national-socialiste de V i e n n e
1. A 2 h. 10 du matin, pour tenter de a rattraper n les choses à la dernière
seconde, Seyss-Inquart a fait téléphoner à Hitler pour lui demander de décom-
mander l’invasion. Réveillé par Gœring, le Führer a fait répondre qu’il était trop
tard.
2. Télégraninze de la LCgaiion üméricainc n Vierim au Uépartenieiii d’Étai,
12 mars 1938. Docunicnts de Ki~reniberg,no 50, iM.USA, i s / & 292.
558 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

lui-même - garantissent désormais au peuple autrichien qu’il


sera appelé, dans les délais les p l u s brefs, à se prononcer sur son
avenir et à, façonner son destin, au moyen d’un véritable réfé-
rendum. M a i s derrière ces formations se dresse la volonté iné-
branlable de toute la nation germanique.
Moi-même, Führer et Chancelier d u peuple allemand, je serai
heureux de fouler de nouveau, e n tant que citoyen libre, le sol
de ce p a y s qui est aussi ma patrie.
Que le monde le constate :le peuple allemand d’Autriche vit,
e n ces journées, des heures d’émotion et de joie indicibles.
I l voit dans les frères accourus à son secours des sauveurs
venus le tirer de sa détresse!
V i v e le Reich allemand naiional-socialiste!
V i v e l’Autriche allemande nationale-socialiste!))

Puis, laissant à Gœbbels le soin de lire cette proclamation


à la radio de midi, Hitler monte en avion et s’envole vers
Munich, d’où il se rendra en voiture à la frontière autri-
chienne.
t
* *
Au lever du jour 2, les barriéres frontalières ont été levées
e t les unités d‘infanterie de la 8e armée se sont mises en
marche. Seule, la 2e division blindée est en retard sur
l’horaire. Malgré tous les efforts du général Veiel, elle n’a
pu se mettre en route qu’à 9 heures S. Son avant-garde
est constituée par les 5 e et 7e bataillons de reconnais-
sance blindés 4 et par le 2’3 bataillon de fusiliers motocy-
clistes 5. Cette colonne avancée traverse rapidement Linz
e t poursuit sa route vers Sankt-Polten,
A 9 h. 12, le général Guderian franchit à son tour la fron-
tière avec le gros de sa Panzerdivision. La Leibstandarte
Adolf-Hitler, qui a accompli durant la nuit tout le trajet
de Berlin à Passau, ferme la marche. Les drapeaux et les
guirlandes de verdure qui décorent les chars font l’effet
escompté. (( La population se rend compte que nous venons
en amis, écrit Guderian, et nous accueille partout avec des
1. Hitler s’appuie sur la communication téléphonique do Keppler au DI Dietrich
(11 mars, 21 h. 54).
2. E n exécution de la Directive no 2.
3. Le général Veiel est arrivé à Passau i minuit, avec sa division. Le mou-
vement a été si précipité qu’il n’est même pas muni d’une carte d’Autriche. I1
a fallu que Guderian lui fournisse un guide Bædccker de la région.
4. Bataillons de Kornwestheim e t de Munich.
5. Bataillon de Kissingen.
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE A U REICH 559
transports d’allégresse. Des anciens combattants de la guerre
de 14-18, qui ont épinglé leurs décorations sur les revers de
leur veston, font la haie le long de la route et nous saluent
au passage. A chaque halte, les chars sont submergés de
fleurs. On offre aux soldats des bonbons et des cigarettes.
On les embrasse, on les étreint. Des femmes leur baisent
les mains en pleurant de joie. Aucun incident ne dépare
cette journée que t an t de personnes ont attendue depuis des
années, des deux côtés de la frontière l. )) La 2 e division
blindée avance sans encombre sur la route de Linz, oii elle
arrive vers midi2. Là, après s’être présenté aux autorités
municipales, Guderian fait une courte halte pour déjeuner.
A 13 heures, au moment OUil s’apprête à quitter Linz pour
Sankt-Polten, il rencontre Himmler. Le chef des S. S. est
accompagné par Seyss-Inquart, Glaise-Horstenau et Hueb-
ner. Les nouveaux ministres autrichiens - qui ont prêté
serment au Président Miklas au début de la matinée - sont
arrivés de Vienne par avion. Ils annoncent à Guderian
qu’Hitler doit faire son entrée à Linz vers 15 heures e t lui
demandent de faire dégager les routes menant à la ville et
à la place du Marché. E n conséquence, Guderian ordonne à
son avant-garde de s’arrêter à Sankt-Polten, tandis qu’il
prend les dispositions nécessaires, en collaboration avec les
troupes autrichiennes de la garnison 3.
A la même heure 4 , les premiers détachements motorisés
de la 8e armée, qui ont traversé le Tyrol, sont arrivés à la
frontière italienne. I1 s’agit d’un régiment d’infanterie de
montagne. Son commandant se présente au chef du poste-
frontière italien. Des compagnies d’honneur se déploient
de part et d’autre de la frontière. Après s’être salués
avec leurs épées, les deux oficiers se donnent l’acco-
lade. Après quoi, le drapeau à croix gammée est hissé sur
le versant autrichien du col du Brenner. Plus rien ne sépare
le nouvel Empire germanique du nouvel Empire italien 5 .
A 15 h. 50, Hitler franchit la frontière austro-allemande
à Braunau, sa ville natale. I1 est suivi d’un cortège impo-

1. Heinz GUDERIAN, Panzer Leader, p. 51-52.


2. Son avance est cependant ralentie par le inauvais état de la chaussée, rendue
glissante par la neige fondue qui fait patiner les rhenilles.
3. Ceiles-ci ont demandé spontanément i participer au service d’ordre.
4. 13 heurcs.
5. La même scene se déroulera, le 23 mars, i la îrontiére austro-yougoslave
et A la frontiére austro-hongroise.
560 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

sant comprenant entre autres, les aides de camp détachés


auprès de lui par la S. A., la S. S. et la Wehrmacht, le D* Die-
trich, chef des Services de presse du Reich, le général Keitel,
chef de 1’0berkommando de la Wehrmacht, e t le gauleiter
Bürckel qui a organisé, en 1935, le plébiscite dans la Sarre.
Après une courte halte devant sa maison natale, - où il ne
pénètre pas, mais sur laquelle il jette u n regard ému - Hitler
donne l’ordre au cortège de poursuivre sa route en direc-
tion de Linz. La longue file de voitures composée de vingt-
trois automobiles et de treize camions de police est accla-
mée, t out le long du parcours, par des milliers de paysans
accourus des villages voisins.
La nuit tombe lorsque le cortège arrive à l’entrée de Linz.
Le général Guderian est venu à sa rencontre. Hitler lui serre
longuement la main. Puis toujours suivi de son escorte, il se
dirige vers le centre de la ville où la population lui fait un
accueil triomphal. Plus de 60.000 personnes se pressent sur
la place du Marché, beaucoup trop exiguë pour contenir une
pareille foule. Le Chancelier fédéral Seyss-Inquart, le Vice-
Chancelier Glaise-Horstenau, M.Huebner, ministre de la Jus-
tice e t M. Eigruber, Landesleiter pour la Haute-Autriche d u
Parti national-socialiste autrichien, lui souhaitent la bienve-
nue. Après les présentations d’usage, Seyss- Inquart demande
au Chancelier si - pour marquer qu’il s’agit non d’une
conquête, mais d’une fusion - des troupes autrichiennes ne
pourraient pas faire simultanément leur entrée en Allemagne.
- Voilà une excellente idée! répond Hitler, qui se tourne
vers Keitel e t lui donne des instructions à cet effet l. Puis
le groupe pénètre dans l’Hôte1 de Ville.
Quelques instants plus tard, Hitler toujours entouré des
ministres autrichiens, auxquels se sont joints Keitel, Himm-
ler e t Guderian, paraît a u balcon, tandis que la foule
déchaînée hurle pendant des minutes entières : (( Heil Sieg!
Heil Sieg! Un peuple, u n Reich, un Führer! 1)
Ayant enfin réussi à imposer le silence, le Chancelier Seyss-
Inquart prend le premier la parole :
Le temps est venu, déclare-t-il, où, malgré le Traité de Paix,
((

malgré la malveillance e t l’incompréhension du monde entier,


1. Le lendemain, des formations autrichiennes, revêtues de leurs uniformes,
feront effectivement leur entrée à Munich, à Berlin, à Dresde et à Stuttgart.
(Diposition de Seps-Inquari au Procès de Nuremberg, 10 juin 1946, vol. XV,
p. 631-658.)
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 561
des Allemands se sont de nouveau retrouvés définitivement
avec des Allemands.
Aujourd’hui, le peuple allemand tout entier se trouve
((

réuni unanimement et pour toujours, afin de partager, comme


un seul peuple, toutes les souffrances et toutes les luttes.
Le chemin qu’il a fallu parcourir a été dur. Il a exigé bien
((

des sacrifices. Il a passé par la plus effroyable défaite qu’ait


subie le peuple allemand, mais préciskment de cette défaite
a jailli l’idée de la communauté du sang, de la conscience du
peuple vivant, l’idée du National-socialisme.
Vous, mon Führer, vous avez appris à connaître la détresse
((

des peuples. C’est de cette connaissance qu’a surgi en vous


la grande idée de mettre tout en œuvre pour faire sortir le
peuple allemand de la plus grave de ses défaites. Vous l’avez
réalisée...
Pour ma part, en tant que Chancelier fédéral de la Répu-
((

blique autrichienne, je déclare mi1 et non avenu l’article 88


du traité de Saint-Germain l . ))

Un long rugissement s’élève de la foule. Des femmes s’éva-


nouissent, tant l’assistance est serrée. Alors Hitler parle à
son tour :
Si la Providence m’a fait partir de la petite ville autri-
((

chienne où je suis né, pour me faire accéder à la direction du


Reich, déclare-t-il, c’est qu’elle m’avait chargé d’une mission,
et cette mission ne pouvait être que de rendre ma chère Patrie
au Reich allemand. J’ai vécu et lutté pour elle. Je l’ai rem-
plie aujourd’hui. Vous en êtes les témoins et les garants. 1)

Puis faisant allusion à u n nouveau plébiscite, le Führer


ajoute :
Je ne sais pas encore quel jour vous serez convoqués.
((

J’espère que ce sera bientôt. Vous aurez alors à faire une pro-
fession de foi et je crois que, devant tout le peuple a!lemand,
je pourrai montrer ma Patrie avec fierté. Ce résultat devra
prouver au monde que, désormais, toutes les tentatives pour
diviser ce peuple sont vaines.
Toute I’bliemagrie est prête, comme VOUS, h apporter sa
((

contribution au pcuple allemand.


Voici des soldats allemands qui accourent de toutes les
((

r6gions du Reich. \-oyez en eux dcs hommes prêts à lutter


avec une conviction poussée jusqu’au sacrifice, pour l’unité
1 . Sur I’ariide 88 d u traité de Saint-Gerinmi, voir plus liaut, p. 395.
IV 36
562 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

de notre grand peuple allemand et de notre Reich, pour sa


force et pour sa grandeur.
a Vive l’Allemagne! 1)
Ce discours est haché d’acclamations interminables.
(( Jamais, écrit Guderian, ni avant, ni depuis lors, je n’ai vu

un enthousiasme comparable à celui dont j’ai été témoin


durant ces heures 1. )) Hitler est littéralement terrassé par
l’émotion. Des larmes coulent sur ses joues. Goering, qui a
écouté son discours par la radio, téléphone à Londres, pour
demander à Ribbentrop s’il l’a entendu.
- Non, répond Ribbentrop.
- Quel dommage! lui dit Goering. C’est le discours le plus
émouvant qu’il ait jamais prononcé. I1 a été très bref. Lui
qui maîtrise pourtant le verbe comme aucun autre, pouvait
à peine parler. I1 n’a dit que peu de chose, mais on sentait
que ses mots jaillissaient d’une âme bouleversée. I1 m’a rap-
pelé peu après pour me dire : (( Goering, vous ne pouvez pas
savoir, je ne savais pas moi-même, combien ma patrie était
belle 2. 1)
Quant au journaliste anglais Ward Price, qui accompagne
le cortège en t a n t que correspondant spécial du Daily Mail, il
ne peut s’empêcher de prononcer une courte allocution pour
féliciter le peuple autrichien de vivre une heure pareille.
Après avoir rendu visite aux blessés des récentes échauf-
fourées - il n’y en a guère eu à Linz, mais le Parti compte
2.000 morts et plus de 13.000 blessés depuis 1933 - Hitler
donne l’ordre d’élever des monuments commémoratifs aux
victimes, portant l’inscription :
V o u s avez q u a n d même v a i n c u !
C’est la reproduction de la phrase qu’il a prononcée après
la prise du pouvoir, et qui a été gravée sur les cercueils

1. Heinz GUDERIAN, op. cit., p. 52. M. von Papen écrit de son caté : u Les
iiistoriens qui parlent encore du viol Y de l’Autriche feraient bien d’étudier les
(I

dépêches de presse de cette Lpoque, non seulement celles publiées dans IC Reich,
mais surtout celles des correspondants étrangers. Méme les journalistes les plus
pessimistes e t les plus hostiles ne pouvaient nier l’enthousiasme que déchaîna
la marche des troupes allemandes vcrs Vienne. Enthousiasme qui animait éga-
lement des milliers de gens fidèles à leur gouvernement. Les liens du sang e t dix
siècles d’histoire commune se révélaient plus puissants que les manœuvres poli-
tiques. Ces faits n’excusent certainement pas les méthodes hitlériennes, mais ils
prouvent le manque de perspicacité de tous ceux qui, dcpuis 1918, avaient tout
lait pour emprcher l’union des deux pays. )) (Mémoires, p. 284.)
2 . Docunieiifs de Siirernherg, P.S.-2949, X S S I , p. 338-384.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICIIE AU R E I C H 563
des dix-sept militants tués au cours du putsch manqué de
Munich, en 1923.
Puis il se retire à l’ancien palais de l’archiduc Charles,
transformé en hôtel l, pour prendre un peu de repos. Mais
jusqu’à l’aube, la foule continuera à défiler dans les rues,
où la neige commence à tomber lentement.
t
* *
A 21 heures, Guderian e t la 2e division blindée ont quitté
Linz pour Sankt-Polten, où ils sont arrivés à 23 h. 45. Ils
y ont rejoint la colonne avancée qui les attend depuis
13 heures. Laissant a u général Veiel le soin de le suivre avec
le gros de la division, Guderian prend la tête de l’avant-
garde. Progressant à travers les bourrasques de neige, il
fonce sur Vienne où il arrive à minuit 54.
A l’heure où il fait son entrée dans la capitale autrichienne,
la neige a cessé de tomber. Malgré le mauvais temps, une
grande retraite a ux flambeaux vient de prendre fin 2. Les
rues sont encore pleines de promeneurs. L’apparition des
premiers soldats allemands y fait sensation. Précédée par une
musique militaire autrichienne, l’avant-garde de la Wehr-
macht défile devant l’Opéra au milieu des acclamations. Les
barrages hâtivement établis par le service d’ordre craquent
sous la poussée des spectateurs. Certains soldats allemands
sont enlevés par la foule et portés en triomphe; les boutons
de la capote de Guderian sont arrachés par des manifestants
enthousiastes, qui les emportent comme souvenirs.
C’est seulement à 2 h. 30, que les trois bataillons d’avant-
garde arrivent enfin à la caserne du Rennweg, où ils sont
accueillis par une compagnie d’honneur du 3e régiment
d’infanterie de Vienne, drapeau et musique en tête.
Les équipages sont fourbus, mais Guderian est enchanté.
C’est la première fois qu’une division blindée a été mise à
l’épreuve dans sa totalité, et il trouve les résultats tout à
fait satisfaisants. Le nombre des chars demeurés en panne
n’a pas atteint 30 yo3, chiffre qui lui paraît faible si l’on
tient compte des facteurs suivants :
1. L’hLtel Weinziger, oil des appartements lui ont été pr6parés.
2. Elle avait pour olijet, dans l’esprit des Viennois, d’accueillir les lrouprs
allemandes, dont on attendait I’arrivke dans le courant de I’aprAs-midi.
3. I1 s’agit de pannes sans gravité, qui seront réparées en moins de quaranla-
huit heures. u Toutefois, ajoute Guderian, ce chiffre parut élevé i ceux qui ne
connaissaient ricn aux chars, e t notamment au général von Bock. Une fois la
564 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

10 Les troupes n’étaient nullement préparées à cette opé-


ration. Elles n’avaient commencé leur entraînement qu’au
début de mars - soit dix jours auparavant - et personne
n’avait prévu qu’une opération effectuée à l’échelon de la
division aurait lieu aussi t ô t .
20 Le commandement non plus n’était pas préparé. Une
partie des officiers était absente. L’opération avait été déclen-
chée sur l’initiative d’Hitler, et tout avait dû être improvisé
à la dernière minute.
30 La marche sur Vienne avait obligé la 2e division blin-
dée à parcourir 690 kilomètres e t la Leibstandarte Adolf-
Hitler environ 985 kilomètres en quarante-huit heures, et
cela par un temps exécrable, à travers unterrain montagneux.
Seul, le ravitaillement en essence s’est avéré défec-
tue uxl . Aussi, dressant le bilan de cette opération, le chef
du XVIe corps cuirassé conclut-il ce chapitre de ses Mémoi-
res sur cette note optimiste :
((Cette marche nous avait appris que nos conceptions
théoriques sur les possibilités opérationnelles des chars
étaient justifiées; qu’il était possible de faire avancer plus
d’une division à la fois sur la même chaussée; que nous
n’avions pas commis de fautes dans la structure, ni dans la
doctrine d’emploi de nos corps motorisés et que nous étions
dans la bonne voie. E n somme, l’ensemble de nos tâches
avait été accompli d’une façon satisfaisante z. ))
parade ierminée, notre jeune Eorce blindée €ut soumise à de sévères critiques de
la part de certains milieux. On y prétendit que les chars avaient fait la preuve
de leur incapacité à effectuer une avance longue e t soutenue. En réalité, les points
critiquables étaient ailleurs. B (Panzer Leader, p. 53.)
1. Cette déficience nous amena à prendre certaines précautions p a r i a suite. u
(Id., p. 54.)
2. GUDERIAN,Id., p. 54. Certains commentateurs, e t notamment Churchill,
ont prétendu, probablement sur la foi d e rapports tendancieux émanant des
attachés militaires britannique e t tchèque à Vienne, que la marche sur
Vienne avait été un fiasco, que 75 % des chars étaient tombés en panne,
que l’arrivée d’Hitler dans la capitale autrichienne avait été retardée par des
embouteillages monstres e t que le Führer avait exprimé son mécontentement à
son entourage en termes proprement injurieux.
Ces erreurs - largement difîusées - étaient d’autant plus regrettables qu’elles
devaient ancrer les dirigeants des Puissances occidentales dans la conviction que
la Wehrmacht n’était pas en mesure d’anronter un conflit sérieux. E n France,
notamment, les adversaires des divisions hlindées y virent une confirmation de
leurs theses sur l’inefficacité des grandes unites mécanisées.
En réalité, l’arrivée tardive de la Z e division blindée à Vienne était due, non
à des déficiences techniques, mais a son arrèt prolongé à Linz, ordonné par Hitler
lui-même. Quaiit aux motifs qui ont poussé ce dernier à différer de quarante-huit
Iicures son riiirée 5 i’ieiinc, ils sont d’un autre ordrc, comme nous le verrons plus
loin.
XXXI

L’ANSCHLUSS
( 1 3 mars-10 avril 1938)

Le 13 mars au matin, par un soleil radieux qui tranche


sur le temps maussade et brumeux de la veille, Hitler et les
ministres autrichiens se réunissent de nouveau pour signer
les documents qui rendront effective l’incorporation de
l’Autriche au Reich.
L’opération se déroule en deux temps. Tout d’abord
Seyss-Inquart et ses collègues autrichiens apposent leur
signature au bas d’une (( Loi constitutionnelle fédérale )) qui
déclare :
ARTICLE - L’Autriche est u n P a y s d u Reich alle-
PREMIER.
mand.
ART.2. - U n plébiscite libre et secret, pour tous les hommes
et les femmes d’Autriche âgés de plus de vingt ans, aura lieu le
dimanche 10 avril 1938 sur la fusion avec le Reich allemand.
ART. 3. - L e résultat d u plébiscite sera acquis à la majo-
rité absolue des suffrages exprimés.
ART. 4 . - Les dispositions nécessaires à l’exécution de la
présente L o i constitutionnelle fddérale seront prises par voie d’or-
donnances.
ART.5 . - Cette L o i constitutionnelle fédérale entre e n vigueur
le jour de sa proclamation.
Signé : SEYSS-INQUART,Chancelier fédéral.
GLAISE-HORSTENAU, Vice-Chancelier.
HUEBNER, Ministre de la Justice l.
Puis Hitler signe à son tour une (( Loi allemande sur le
retour de l’Autriche au Reich allemand ».
1. Les autres membres du Gouvernement autrichien, demeurés à Vienne, y
apposeront leur signature au coups de la journée.
566 HISTOIRE DE L’ARMÉE A L L E M A N D E

ARTICLE PREMIER. - L a L o i constitutionnelle fédérale sur le


retour de l’Autriche au Reich allemand, adoptée par le Gouver-
nement fédéral autrichien le 13 mars 1938, devient loi allemande
d u Reich.

I Ici est inséré le texte de la loi autrichienne. I


ART.2. - La législation actuellement e n vigueur e n Autriche
demeure inchangée jusqu’à nouvel ordre. Les lois e n vigueur
dans le Reich seront introduites e n Autriche soit par ordonnance
d u Führer-Chancelier, soit par un ministre d u Reich ayant reçu
de l u i les pouvoirs nécessaires ù cet effet.
ART. 3. - L e Ministre de l’Intérieur d u Reich est habilité ù
prendre, d’accord avec les ministres intéressés d u Gouvernement
allemand, les ordonnances juridiques et administratives néces-
saires ù l’application et a u complètement de la présente Loi.
L i n z , le 13 mars 1938.
ADOLFHITLERl.
Aussitôt terminé l’échange des signatures, Seyss- Inquart
e t ses collègues repartent pour Vienne, afin de faire promul-
guer la Loi d’Anschluss. Celle-ci ne se borne pas à incorporer
l’Autriche au Reich; elle fait d’Hitler le chef d’État c o m m u n
des deux pays. C’est seulement lorsqu’il sera investi de cette
dignité - c’est-à-dire après la promulgation de la loi -qu’il
fera son entrée dans l’ancienne capitale des Habsbourg.

+ ‘ I

Le reste de la matinée, Hitler le consacre à deux visites


privées qui lui tiennent particulièrement à cœur et qu’il
s’était juré de faire, avant toutes autres, le jour où il remet-
trait les pieds en Autriche. Pour commencer, il se fait
conduire à Leonding, à quatre kilomètres de Linz, au petit
cimetière de campagne où reposent ses parents. I1 s’y rend
seul, sans aides de camp, sans généraux, sans escorte, pour
mieux se recueillir à l’écart du tumulte et des acclamations.
La pierre tombale et la croix très simple sous lesquelles
1. A la signature du Führer viendront s’ajouter, le lendemain, celles de
MM. Frick, ministre de l’Intérieur du Reich, Ribbentrop, ministre des Affaires
étrangeres et Rudolf Hess, adjoint du Führer. (Reichsgesetzblatt, 1938, I, p. 237,
no 21.)
L ’ I N C O R P O R A T I O N D E L ’ A U T R I C H E AU R E I C H 567
reposent Aloïs Hitler et Clara Pœltz sont recouvertes de
gerbes et de couronnes cravatées aux couleurs du Reich,
Hitler a apporté avec lui quelques roses, qu’il dépose sur la
dalle. Puis, il reste un long moment immobile, plongé dans
une méditation profonde. Que dirait le modeste douanier de
François-Joseph qui voulait faire de son fils un petit fonc-
tionnaire autrichien, en le voyant revenir à son pays natal
à la tête de ses propres formations blindées et investi d’un
pouvoir absolu sur soixante-quinze millions d’Allemands?
Après s’être recueilli sur la tombe de ses parents, Hitler
va rendre visite au Dr Leopold Pœtsch, son ancien profes-
seur d’histoire au collège de Linz, le seul de ses maîtres pour
lequel il ait éprouvé un respect affectueux l . Près de qua-
rante ans se sont écoulés depuis l’époque où il suivait ses
cours,. quarante ans chargés de tan t d’événements que la
mémoire humaine a peine à les retenir. Pœtsch est à présent
un vieillard à cheveux blancs. Quelle réaction a-t-il eue en
voyant entrer chez lui son ancien élève, devenu depuis lors
un des hommes dont dépend le sort du continent? Lui a-t-il
rappelé que l’unité du Reich était aussi un rêve autrichien,
que Joseph II et Schwarzenberg avaient caressé en leur
temps? Ou bien, passant en revue les étapes d’une unité
reforgée à partir de l’Allemagne du Nord, l’a-t-il félicité
d’avoir mené à son terme l’œuvre amorcée par Stein et
Bismarck?
Hitler n’a jamais révélé ce que Pœtsch lui a dit, mais des
témoins qui l’ont vu sortir de sa maison affirment qu’il avait
le visage bouleversé. Toutes les conjectures à ce sujet sont
donc permises. Mais une chose paraît certaine : jamais
autant qu’à ce moment, Hitler ne s’est senti investi d’une
mission providentielle. Cette idée le hantait depuis long-
temps déjà, mais ce qui n’était qu’un pressentiment obscur
est devenu une certitude. A dater de ce jour, il se sentira
emporté par une force irrationnelle qu’il ne contrôlera plus,
et qui finira par imprégner chacune de ses pensées, chacun
de ses actes.
1 *

Les ministres autrichiens sont arrivés à Vienne au début


de l’après-midi. Sitôt rentré dans la capitale, Seyss-Inquart
Voir vol. II, p. 229.
I.
568 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

s’est présenté chez le Président Miklas pour lui communiquer


la Loi d’Anschluss et lui faire comprendre que son rdle est
désormais terminé. L’Autriche, étant devenue une province
du Reich, ne saurait conserver à sa tête un Président de
République.
Si étrange que cela paraisse, Miklas ne semble nulle-
ment en avoir pris conscience. Depuis le début de la crise,
il s’est rendu chaque matin à son bureau pour expédier
les affaires courantes, comme si rien ne devait être changé
h sa routine habituelle.
Seyss-Inquart a toutes les peines du monde à lui faire
admettre qu’il doit se retirer et qu’une page est tournée dans
l’histoire de l’Autriche. Ce brave homme, dont le principal
mérite est d’être le père de quatorze enfants, est visiblement
dépassé par les événements. I1 faut que sa famille elle-même
intervienne. Finalement, il se résigne à l’inévitable et adresse,
en fin de journée, une lettre à Seyss-Inquart par laquelle il
se démet officiellement de ses fonctions. E n vertu du para-
graphe l e r de l’article 77 de la Constitution, ses attributions
passent automatiquement au Chancelier l.
Seyss- Inquart cumule ainsi toutes les fonctions publiques,
celles de Chef du gouvernement et celles de Chef de l’fitat.
C’est à ce double titre qu’il paraît, à 20 h. 30, au balcon
de la Chancellerie fédérale pour proclamer la Loi d’Ans-
chluss. Conformément à son article 5, celle-ci entre immé-
diatement en vigueur.
Presque à la même heure, Goebbels réunit à Berlin tous
les représentants de la presse pour leur donner lecture de la
Loi allemande (( sur le retour de l’Autriche au Reich 1).
Dès lors, Hitler est devenu Chef de l’État autrichien à
la place de Seyss-Inquart et c’est à ce titre qu’il appose sa
signature a u bas des deux décrets suivants :
I
L e Gouvernement fédéral autrichien a décidé l a r i u n i o n de
l’Autriche avec le Reich allemand. L e Gouvernement d u Reich a
entériné cette décision pur une loi promulguée aujourd’hui.
En conséquence, le Führer-Chancelier, commandant suprême
de l’Armée, décide :
1. Sur la légalité de cette passation de pouvoirs, cf. Dr Friedrich W I M V E R ,
Die Legalitat der nationalsozialistischen Machtiibernahrne i n CEsterreich. Bddiner
Borsen-Zeilung, 22 avril 1938.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 569
10 L‘Armée fédérale autrichienne passe aujourd’hui sous nion
commandement, comme partie intégrante de l’Armée allemande,
20 J e nomme le général von Bock, Commandant de la 8 e armée.
Commandant de l’ensemble des Forces allemandes à l’intérieur
des frontières autrichiennes.
30 T o u s les membres de l’ancienne Armée fédérale autrichienne
devront immédiatement prêter serment à m a personne, e n tant
que Commandant suprême.
40 L e général von Bock est chargé de prendre immédiatement
les ordonnances nécessaires,

10 J e charge M . Bürckel, Gauleiter d u Palatinat, de réorga-


niser le Parti national-socialiste e n Autriche.
20 En qualité de chef d u Parti national-socialiste e n Autriche,
le Gauleiter Bürckel est charge de la préparation d u plébiscite.
30 J’ai donné a u Gauleiter Bürckel les pleins pouvoirs pour
prendre ou ordonner toutes les mesures nécessaires, pour l’exécu-
tion d u mandat qui lui est confié.

Après quoi, il ordonne à ses aides de camp de préparer son


entrée à Vienne l.
t
* *
Entre-temps, Himmler, Kaltenbrunner et le colonel Skubl
se sont mis au travail. Durant la nuit du 12 au 13 mars, les
brigades spéciales de la Gestapo et de la police autrichienne
procèdent à de nombreuses arrestations. Celles-ci atteignent
surtout les chefs du Schutzbzcnd socialiste, les cadres supé-
rieurs de la Heimtvehr, les Juifs qui avaient un rôle politique
ou une fonction publique, des Communistes, des Monar-
chistes, des militants chrétiens-sociaux, des franc-maçons,
des dirigeants des organisations de jeunesse du Front patrio-
tique. Dans la seule ville de Vienne, 76.000 arrestations sont
opérées en quelques heures z. Deux jours plus tard, un pre-
mier convoi quittera la gare de l’Ouest pour Dachau, emme-
nant 165 fonctionnaires, parmi lesquels figurent certains
1. L’ajournement de l’entrée à Vienne du Führer n’avait d’autre explication
que le retard intervenu dans le règlement de la quesiion présidentielle, écrit le
Temps. Ce règlement est accompli : c’est la démission. Queiqucs minutes aprés,
l’Anschluss était proclamé. a (Numéro du 15 mars 1938, p. 2.)
2. Chiffres donnés par IC Dr Steinbauer, avocat de Çeyss-Inquart, au procès
de Nuremberg. Shepherd estime à 90.000, le nombre des personnes arrêtées
dans toute l’Autriche.
570 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

anciens ministres comme MM. Figl, Hurdes et Gero. D’autres


fournées suivront ...
Le Président Miklas est invité à ne pas quitter son domicile
e t à se tenir à la disposition des autorités l. Le prince Star-
hemberg, de passage à Vienne, est appréhendé au moment
où il s’apprêtait à sauter dans un train. Le Bourgmestre
Schmitz est incarcéré. L’ex-Chancelier Schuschnigg est gardé
à vue à l’hôtel Métropole. Sa détention ne sera cependant
pas trop rigoureuse, semble-t-il, puisqu’il pourra y rédiger
ses Mémoires et épouser la comtesse Czernin. Mais il n’en
ira pas de même pour beaucoup d’autres internés.
Parmi les personnalités arrêtées figurent l’archiduc Max
e t le prince de Hohenberg, fils morganatiques de l’archiduc
François-Ferdinand, assassiné à Sarajevo; la princesse Fanny
Starhemberg, mère de l’ancien Vice-Chancelier; les quatre
frères Schiffmann, propriétaires de la grande maison de nou-
veautés de Vienne; le banquier Louis de Rothschild2; les
financiers Krupnik e t Sigismond Bosel, dont les fortunes sont
confisquées; M. Reither, chef des Organisations paysannes;
M.Perntner, ancien ministre de l’Information; M. Dannberg,
député socialiste; M. Holriegel, publiciste, et toute la rédac-
tion du journal Telegraf 3. E n revanche, le professeur Freud,
qui est prié de rester chez lui, n’est pas autrement inquiété.
Dans les milieux antinazis, chacun cherche désespéré-
ment à se mettre à l’abri. Spectacle lugubre : des files
d’attente se pressent aux portes des ambassades, dans
l’espoir d’obtenir des visas pour l’étranger. Beaucoup de
ceux qui n’y parviennent pas préfèrent se suicider plutôt
que de rester à Vienne. Mme Dollfuss, la veuve de l’an-
cien Chancelier, s’enfuit précipitamment à Bratislava, en
Tchécoslovaquie. Elle emmène avec elle son fils, qui s’est
cassé récemment la jambe, et qu’il faut transporter en
civière. MM. Zernatto, ancien Secrétaire général du Front
patriotique, et Stockinger, ancien ministre du Commerce, se
réfugient en Hongrie. Le prince Lœwenstein et le comte

1. I1 continuera à toucher sa pension de Président et conservera sa villa au


bord du lac de Wœrth. Ce traitement de faveur lui sera accordé par suite de
l’activité de deux de ses fils, qui ont milité depuis 1935 dans les rangs du Parti
national-socialiste autrichien.
2. Il sera libéré peu après, sur l’intervention du duc de Windsor.
3. A Graz, on signale l’arrestation du professeur Lœwy, titulaire du prix Nobel;
de M. Stepan, ancien gouverneur de Styrie; du comte Ferrari, directeur de la
Sûreté et de son adjoint M. Krainer.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 571
Coudenhove-Kalergi, fondateur du Mouvement Pan-euro-
péen, prennent eux aussi le chemin de l’exil.
C’est sur une déroute affreuse que s’achève pour eux le
jour où devait avoir lieu le plébiscite annoncé par Schu-
schnigg.
+ +

Au matin du 14 mars, M. Seyss-Inquart nomme un Natio-


nal-socialiste, le Dr Neubacher, Bourgmestre de Vienne.
Deux autres membres du Parti, le Dr Richter et M. KoCik,
chef des S. A. autrichiens, deviennent Vice-bourgmestres.
M. von Ribbentrop arrive de Londres en avion spécial.
M. Wolff, ministre des Affaires étrangères autrichien, démis-
sionne et lui transmet ses fonctions.
D’heure en heure, la fièvre monte en ville, où les haut-
parleurs diffusent des chants patriotiques et annoncent, à
intervalles irréguliers, l’arrivée imminente du Führer.
Celui-ci a quitté Linz à 10 h. 45. Mais l’avance du cortège
est constamment retardée par les haltes forcées qu’il doit
faire pour répondre aux souhaits de bienvenue des popula-
tions massées tout le long de la route.
L’attente, en se prolongeant, devient intolérable. Enfin, à
17 h. 5 , une douzaine d’auto-mitrailleuses apparaissent sur le
Ring. Elles précèdent immédiatement la grosse Mercedes
noire du Führer et les voitures de sa suite. Les cloches de
la cathédrale Saint-Étienne se mettent à sonner tandis qu’une
immense clameur s’élève de la foule qui ne s’arrête pas de
hurler : (( HeiE Hitler! Heil Sieg! )) Debout à côté du chauf-
feur, Hitler, vêtu d’une vareuse kaki, salue le bras tendu.
Arrivé à la place Schwarzenberg, il passe en revue la compa-
gnie d’honneur de la Garde autrichienne et les troupes d’élite
allemandes. Puis il rentre à l’hôtel Impérial, où il a choisi
de résider
La foule se rue alors en direction de l’hôtel et réclame
avec insistance son apparition au balcon. Hitler, qui a pris
froid la veille durant sa visite au cimetière de Linz et qui
sait que le lendemain sera pour lui une journée très fati-
gante, voudrait l’éviter. Mais les acclamations continuent
1. II a refusé de s’installer à la Hofburg ou au château du Belvédère, comme
on le lui a proposé. I1 a fait réquisitionner l‘hôtel Impérial, dont le propriétaire
juif a été arrête, et dont tout le personnel a été remplacé par des membres de
la S. A. et de la S. S.
572 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

à déferler avec une telle frénésie qu’il ne peut s’y dérober.


Finalement, à 18 heures, il apparaît quelques instants sur
le balcon, salue en tendant les deux bras et rentre dans son
appartement.
Malgré les efforts du service d’ordre, la foule refuse dese
disperser. Elle grossit toujours et, bientôt, plusieurs centaines
de milliers de personnes sont massées dans la Karntner-
strasse e t aux alentours de l’hôtel Impérial. Hitler comprend
alors qu’elles ne s’en iront pas avant qu’il ne leur ait parlé.
A 19 h. 30, les haut-parleurs annoncent que le Führer-Chan-
celier va prononcer quelques mots. C’est alors une ruée géné-
rale, au cours de laquelle plusieurs femmes sont piétinées.
Quelques instants plus tard, encadrée par la lueur aveuglante
des projecteurs, la mince silhouette d’Hitler reparaît au
balcon. I1 déclare :
(( Mes camarades allemands,
(( L’émotion qui vous étreint, je l’ai ressentie moi-même
d’une façon intense durant ces cinq derniers jours. Nous vivons
actuellement un tournant d’une importance mondiale dans
l’histoire de notre pays. Ce que vous avez éprouvé, ce ne sont
pas seulement deux millions de Viennois qui le ressentent;
c’est tout un peuple de soixante-quinze millions d’âmes.
(( Nous faisons le serment, quoi qu’il arrive, que personne

ne brisera ni ne démembrera le Reich allemand, tel qu’il


existe aujourd’hui. Ni les menaces, ni les violences, ni la misère
ne pourront briser le ciment de notre unité! ))

Durant toute la journée, la prestation de serment des


autorités militaires et des soldats s’est poursuivie dans les
casernes et les bureaux des états-majors. A 20 heures, toutes
les forces autrichiennes sont assermentées au Führer 1.
Pendant ce temps, des unités armées de plus en plus nom-
breuses amuent vers la capitale, OU elles doivent participer
à la grande parade du lendemain. Des troupes appartenant
aux formations les plus diverses défilent en chantant dans
les rues. Les Viennois, qui n’ont jamais vu un pareil
déploiement de forces depuis la fin de la guerre mondiale,
contemplent les soldats et le matériel allemand avec un
mélange d’admiration et de stupeur. Le déploiement massif
1. La formule de aerment est la même que pour la Wehrmacht. (Voir vol. III,
p. 212-213.)
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 573
et croissant de la force allemande dépasse tout ce qu’ils
pouvaient imaginer. Malgré les précautions prises par les
orateurs officiels, ils ne peuvent s’empêcher de penser que
la (( fusion )) ressemble, par bien des côtés, à une (( conquête ».

C’est au cœur de la capitale autrichienne, dans un décor


qui évoque quelques-uns des souvenirs les plus prestigieux
de son histoire, que se dérouleront les scènes culminantes
du lendemain.
Au matin du 15 mars, Seyss-Inquart reçoit Hitler dans
l’aile nouvelle de la Hofburg avec les honneurs réservés aux
souverains. I1 lui présente ses collaborateurs et les hauts
dignitaires de 1’Etat. Puis le Führer et sa suite prennent
place sur le balcon surmonté de l’aigle bicéphale qui domine
la Heldenplatz. Devant eux se déploie la plus grande espla-
nade de la ville. Elle est couverte d’une multitude énorme
de soldats, de S. A., de S. S. et de civils. Deux statues
équestres monumentales s’y font face :celles du prince Eugène
et de l’archiduc Charles. Leur lourde masse de bronze dis-
paraît sous les grappes de spectateurs, des jeunes gens pour
la plupart, qui se sont hissés jusqu’à leur sommet. De longues
banderoles à croix gammée pendent à toutes les croisées
du palais.
Seyss-Inquart ouvre la cérémonie par une allocution de
bienvenue. Puis Hitler prend la parole, d’une voix plus
rauque encore que d’habitude, car il est enroué :
((Hommes et femmes allemands, dit-il, en quelques jours
s’est effectué, au sein de la communauté allemande, un revi-
rement dont seules les générations futures mesureront toute
la portée. ))

11 évoque ensuite la inission de l’Autriche, (( qui n’est pas


- comme l’a prétendu un chef légitimiste - de s’opposer
à la constitution d’un grand Reich allemand, ni de bloquer
l’expansion de la nation germanique )).

((Je proclame donc la nouvelle mission de CP pay$, pour-


suit-il. La plus ancienne Marche de l’Allemagne sera desor-
mais le plus jeune bastion dc la riation allemande. ))
574 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Hitler remercie ensuite tous ceux qui l’ont aidé dans l’ac-
complissement de sa tâche, notamment Seyss- Inquart, qu’il
ne désigne plus sous le nom de (( Chancelier D, mais sous
celui de (( Statthalter du Reich en Autriche n. Peu à peu il
s’échauffe, sa voix s’enfle, et c’est d‘un ton vibrant qu’il
déclare :
En tant que Führer-Chancelier du Reich et de la Nation
((

germanique,j’annonce, devant l’histoire, l’entrée de ma Patrie


dans le Reich allemand. D

Après quoi, salués par une ovation interminable, Hitler et


sa suite prennent place devant le grand portail du Palais
impérial, où une estrade a été dressée face au monument de
l’Impératrice Marie-Thérèse. La foule a envahi les arbres, les
grilles du palais, les bancs des allées; des grappes humaines
pendent aux réverbères e t aux balcons des maisons. A inter-
valles réguliers, la multitude scande des slogans lancés à
tue-tête : (( Un peuple, un Reich, un Führer! )) - Nous
remercions notre Führer! n
A 14 heures précises, la grande parade commence. Elle est
ouverte par le défilé de trois cents avions de la Luftwaffe.
Puis passent à vive allure les automitrailleuses, l’artillerie
de campagne, l’artillerie lourde motorisée, les batteries de
D. C. A. et environ vingt chars de la 2 e division blindée,
dont le fracas assourdissant fait trembler les immeubles du
Ring. Les troupes se composent d’effectifs venus de Prusse,
du Wurtemberg, de Bavière et aussi d’Autriche.
Le général von Bock vient en tête, précédé par un pelo-
ton de cavalerie. Le nouveau Commandant des forces mili-
taires sur tout le territoire autrichien s’avance à cheval. I1
est grand et svelte, dans son manteau feldgrau à parements
écarlates, et porte sur sa poitrine la Croix de Fer de Ire classe.
Le lieutenant-maréchal Bayer, le général Schilhavsky, le
général Stumpfl, commandant la division de Vienne, et les
membres de l’État-Major autrichien le suivent, en grande
tenue de parade, avec toutes leurs décorations.
Puis viennent des contingents de toutes les armes : fan-
tassins, cavaliers, pionniers, artilleurs. Le régiment Her-
mann-Gœring, en uniforme gris acier, est particulièrement
applaudi. La Leibstandarte Adolf-Hitler, toute en noir,
1. Keichsstaühalter iiir a&~r&-h.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 575
avec ses baudriers, ses ceinturons et ses gants blancs à cris-
pin, termine le défilé.
Le Führer salue la foule d’un geste large et se retire. Elle
ne le reverra plus avant plusieurs semaines.
Hitler consacre la fin de l’après-midi à prendre connais-
sance des télégrammes de félicitations qui ailuent à l’hôtel
Impérial l, à donner ses instructions à ses collaborateurs
- notamment au général von Bock et au Gauleiter Bür-
ckel, - à remettre l’insigne d’or du Parti à M. von Papen
et à recevoir la visite d u cardinal Innitzer, archevêque de
Vienne. Celui-ci lui exprime (( la joie profonde que lui cause
la réunion de l’Autriche à l’Allemagne )) et l’assure que les
catholiques autrichiens contribueront de tout leur cœur à
l’édification du Reich germanique 2. Ce sera le dernier événe-
ment marquant de son séjour à Vienne.
Dès le lendemain 16 mars, le Führer quitte la capitale
autrichienne pour Berlin, où il arrive vers 17 heures. I1 y
est accueilli par une foule en délire, qui s’est massée, sur
plusieurs kilomètres, des deux côtés de la route menant de
l’aérodrome de Tempelhof à la Chancellerie. La Wilhelm-
strasse est noire de monde. Réclamé à grands cris par des
dizaines de milliers de Berlinois, il est contraint de se mon-
trer au balcon et de prononcer quelques mots :
(( J e suis heureux, dit-il, que le destin m’ait choisi pour
accomplir cette grande union du peuple allemand. Notre nou-
velle communauté ne sera plus jamais détruite. Ceux qui n’en
sont pas encore convaincus en auront la confirmation défi-
nitive le 10 avril. L’Allemagne est devenue la Grande Alle-
magne et elle le restera. Le peuple t o u t entier y veillera, de
l’est à l’ouest, e t du sud jusqu’ici, à Berlin. 1)

Puis, en dépit des ovations de la foule qui se prolongent jus-


qu’à minuit, il ne reparaît pas et les haut-parleurs annoncent
que le Führer ne parlera plus.
1. Notamment des iélbgrammes de Mussolini, du prince Konoye, président
du Conseil japonais, de l’amiral Horthy, régent de Hongrie, etc.
2. Cornniunipi du (ID. A’. D . JI, 15 mars 1938.
XXXII

MUSSOLINI ET HITLER DIALOGUENT


PAR-DESSUS LES ALPES
(17-18 mars 1938)

C’est Mussolini, à présent, qui v a prendre la parole devant


la Chambre des faisceaux e t des corporations,. pour expli-
quer à ses compatriotes les raisons de sa non-intervention
(17 mars).
Après avoir brossé rapidement l’histoire des relations aus-
tro-italiennes depuis le traité d e Saint-Germain, il explique
que, bien que persécuté par la H e i m w e h r , le Heimatschutz
e t la Police, le Mouvement national-socialiste autrichien s’est
développé avec une rapidité impressionnante, grâce à sa
communauté d’idées avec les Nazis du Reich e t à l’essor
militaire e t politique de l’Allemagne. A partir d e ce moment,
l’Italie a conseillé à l’Autriche de se rapprocher de 1’Alle-
magne parce que c’était une absurdité historique, politique
e t morale, pour u n E t a t qui se proclamait allemand, de
prendre systématiquement le contre-pied de l’Allemagne.

(( Au cours de ma rencontre avec Schuschnigg en avril 1937,


poursuit le Duce, j’ai fait clairement comprendre au Chance-
lier que l’indépendance de l’Autriche était une question qui
regardait au premier chef les Autrichiens eux-mêmes. Les
Accords du 1 2 février 1938 représentaient une tentative de
solution par voie de compromis, qui aurait peut - être retardé
la solution finale. Puis vinrent les discours d’Hitler, celui de
M. Schuschnigg et l’idée d’un plébiscite improvisé.
(( Un émissaire du Chancelier Schuschnigg m’a demandé,
pour la première fois, le 7 mars, à midi, ce que je pensais
de ce plébiscite.
(( Je lui ai répondu, de la façon la plus catégorique, qu’il
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 577
commettait une erreur, qu’il maniait un engin qui allait explo-
ser entre ses mains. Il serait de mauvais goût de me vanter,
aujourd’hui, de cette prévision trop facile.
N Dans certains milieux plus ou moins ofliciels d’au-dell des
Alpes, on me demande pourquoi nous ne sommes pas inter-
venus. Nous répondons que nous n’avons jamais contracté
d’engagement à cet égard, ni directement, ni indirectement,
ni verbalement, ni par écrit. L’Autriche ne noils a jamais
demandé d’intervenir par les armcs pour défendrc sa propre
indépendance.
(( Un gouvernement qui a besoin d’une aide militaire étraii-
gère pour le défendre contre son propre peuple, n’est plus
digne d’exister. Ce qui se passe en Autriche est la preuve que
le peuple autrichien aspirait profondément à l’Anschluss.
N A tous les arguments empreints d’un certain nationalisme
que l’on voudra nous opposer, nous répondroiis que lorsqu’uri
événement est fatal, mieux vaut qu’il se produisc avec vous
que malgré vous ou, pire encore, coiitre vous. ))

Mussolini établit ensuite un parallèle entre la création de


l’unité italienne depuis 1859 et la création de l’unité alle-
inande à partir de 1870. Dans un autre discours, qu’il pro-
noncera à Gênes quelques jours plus tard l, il reviendra sur
ce thème en afirmant que :
l’Italie fasciste ne pouvait assumer indéfinimerit la tâche
[(

dure et inutile qui fut celle de la vieille Autriche des Habs-


bourg et de Metternich, d’empêcher les nations d’aller vers
leur unité.

Mais, quoi qu’en dise Mussolini, ses paroles trahissent u n


sentiment d’amertume trop évident pour ne pas être perçu
par ses compatriotes. I1 y a plus qu’une nuance entre Célé-
brer la victoire d’un ami e t s’incliner devant u n fait inéluc-
table. L e Duce, qui redoutait le voisinage d’une Allemagne
désarmée, voit s’installer à ses frontières un Reich plus puis-
sant que jamais. Chacun se rend bien compte que l’Italie
a perdu d’importantes positions en Europe centrale e t que
son influence dans les Balkans ne sera plus jamais ce qu’elle
était auparavant. Pour compenser cette perte d e prestige,
pénible pour son amour-propre, il ne lui reste qu’à mettre
l’accent sur la vocation africaine de l’Italie, e t à reprendre à
son compte la déclaration d e Bismarck : (( L’empire de la
1. Le 14 mai 1935.
IV 37
578 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Méditerranée appartient incontestablement à l’Italie, qui


possède dans cette mer des côtes deux fois plus étendues que
celles de la France. Marseille, Toulon, ne peuvent soutenir
la comparaison avec Gênes, Livourne, Naples, Palerme,
Ancône, Venise et Trieste. L’empire de la Méditerranée doit
être la grande pensée constante de l’Italie, l’objectif de ses
ministres, le but fondamental de son gouvernement l. ))
Par la force des choses, Mare Nostrum va devenir le prin-
cipal mot d’ordre du Gouvernement fasciste, qui ne tardera
pas à réclamer, par la voix de Ciano, Nice, la Savoie, la Corse
et la Tunisie ...
Ainsi, le rattachement de l’Autriche au Reich, loin de
porter atteinte à l’Axe Rome-Berlin, élargit le fossé entre
Rome et Paris.
* *
Le, lendemain 18 mars 2 20 11. 5. Hitler prononce un grand
discours devant le Reichstag. Comme Mussolini, il commence
par retracer l’enchaînement des événements qui ont conduit
à l’Anschluss :
(( Quelle Puissance au monde, demande-t-il, peut tolérer que
l’on maltraite impunément à ses frontières des inillions de
membres de son peuple et de son État? I1 y a des moments
où il est impossible à une nation, digne dc ce nom, de conti-
nuer à contempler ce spectacle sans perdre patience.
c C’est pourquoi je me suis décidé à provoquer l’entrevue
de Berchtesgaden avec l’ex-Chancelier Schuschnigg... J e lui
ai tendu la main dans mon discours du 20 mai. Mais sa pre-
mière réponse a été pour la refuser 2. E n même temps, il s’est
mis à exécuter d’une façon de plus en plus réticente les cnga-
gements qu’il avait contractés à mon égard.
(( Le 8 mars, nous eûmes connaissance des premières ruiiieurs
da t i ve s au plébiscite envisagé. Elles semblaient si incroyables
que nous les crûmes sans fondement. Hélas, dès le mercredi
soir [9 mars], nous dûmes nous rendre à l’évidence : un atten-
t a t se préparait non seulement contre l’Accord contracté, mais
aussi contre la majorité du peuple autrichien 3.
1. Lettre adressée en avril 1868 par le Chancelier Bismarck à l’ambassadeur
allemand à Florence, pour qu’elle soit communiquée à Mazzini. (CE. Le T e i n p ,
18 août 1938.)
2. Allusion a u discours prononcé par Schuschnigg le 24 fsvrier e t se tcrininant
par ces mots : c Rouge-blanc-rouge jusqu’à la mort! II
3. Deux fuites s’étaient produites : l’une a u Front patriotique, daos la soiree
d u 8; l’autre, par la secrétaire de Zernatto, dans la matinkc du 9. Les Nazis autri-
chiens en avaient prévenu immédiatement Berlin.
L ’ I N C O R P O R A l I O N D E L ’ A U T R I C H E A U REICH 579
((M. Schuschnigg, qui savait parfaitement qu’il ii’était sou-
tenu que par une petite fraction de la population, essayait,
par une fraude électorale sans précédent, de se créer la jus-
tification morale qui lui permettrait de briser ouvertement les
engagements qu’il avait souscrits. I1 voulait se faire octroyer
un mandat grâce auquel il lui aurait été loisible d’opprimer
encore, et plus brutalement, la majorité écrasante du peuple
allemand d’Autriche.
((Ce parjure et cette imposture ne pouvaient aboutir qu’à
une révolte. Seul un insensé, frappé d’aveuglement, pouvait
espérer condamner au silence la majorité du peuple et fonder
juridiquement, devant le monde, son régime illégal.
((Cette révolte, dont personne IIC pouvait douter et qui se
inaiiifesta aussitôt l, aurait conduit à un liouveau massacre,
cette fois-ci effroyable, car lorsque les flammes des passions
commencent à surgir d’une iniquité permanente, l’expérience
criseigne qu’elles iie peuvent être éteintes que par 1c sang.
((J e me décidai alors à mettre fin aiix violences faites ima
Patrie. Aussi ai-je donné l’ordre de prendre les mesurcs appro-
priées pour épargner à l’Autriche le sort de 1’Espagrie. L’ul-
timatum, au sujet duquel le monde s’est mis I~rusqueriieiiti
se plaindre, consistait en réalité dans l’allirniatioii catégoriqiit:
que l’Allemagne ne tolérerait plus que ses compatriotes conti-
nuent à être opprimés. C’était prévenir [le Gouverneiricnl
autrichien] que s’obstiner dans cette voie ne pouvait incner
qu’à une effusion de sang.
((Ce qui prouve la justesse de cette attitude, c’est I C fait
que dans l’espace de trois jours, alors que s’accomplissait
l’intervention vraiment indispensable, tout, le pays est venu
im a rencontre sans qu’un seul coup de fcu ait. é t é tiré et
sans qu’une seule victime soit tombée ... En agissant comrnc
jc l’ai fait, j’ai probablement sauvé des dizaiiics d c milliers
de vics liuiriaincs ...
((Je suis heurcux d’êtrc dcvciiii riiaiiilciiaiil l’cxécuteur dc
la inissioii historique suprêrric : c~cllcqui coiisistait raiiieii~r
mes coiiipatriotes dans la graiidc c~oiiiiniiiiautéiiatioriale. Ma
décision est appuyée mainteriarit par soisaritc-quirizc rriiIlions
tl’hliemands. Elle est protégk c n O U L I Y par I’arrriéc allc-
rriaiide. ))

Hitler regrette ensuite l’attitude des démocraties (( q u i


ont fait preuve d’une inconipréhension totale 2 l’égard d’un
acte q u i a inis fin & u n état de tension intolérable en Europe
centrale n. Il remercie la Pologne (( pour 3011 attitude cor-
1. -illusion ùux soukrcrricrits dc G I ~ cLi IIL L i i i ~ (Voir plus Ii,iiit, p. 504 )
580 ~ I S T O I ~DEB L‘ARMÉE A L L I E M A N D Ë

recte et pleine de compréhension )); la Hongrie pour sa (( cha-


leureuse approbation D; la Yougoslavie, pour (( ses décla-
rations empreintes d’une sincère cordialité », ainsi qu’un
certain nombre d’Etats pour (( la neutralité sincère qu’ils ont
observée durant la crise. )) Confirmant ses déclarations anté-
rieures relatives au tracé des frontières,.qu’il déclare (( défi-
nitivement fixées, t a n t du côté de l’Italie que du côté de la
France », il remercie tout particulièrement Mussolini e t
répète qu’il n’oubliera jamais son attitude amicale. Enfin,
il déclare que le référendum prévu pour1’Autriche s’étendra à
l’ensemble du Reich (( afin que se prononcent, non pas seu-
lement six millions et demi, mais soixante-quinze inillions
d’Allemands, sur un événement qui a été leur aspiration
séculaire : la fondation d’un Grand Reich embrassant la
totalité de la nation germanique ».
Au moinent où Hitler se rassied, Gœring prend la parole,
en t a n t que Président du Reichstag, pour lire aux députés
l’ordonnance suivante :

I
Aniiné d u dèsir de donner au peuple allemand l’occasion de
faire profession de foi e n son ensemble ù l‘égard d u Reich natio-
nal grand-allemand créé p a r la réunion de l’Autriche et d u
Reich, j’ordonne qu’en p l u s d u plébiscite dans le p a y s d’Au-
triche, u n autre plébiscite ait lieu dans le reste d u Reich a u sujet
de la réunion de l’Autriche a u Reich allemand, accomplie le
13 mars 1938.
En même temps, je dissous le Reichstag ci dater d u 9 avril
1939, afin de permettre ù nos compatriotes allemands d‘Autriche
d’être représentés au sein d u Reichstag grand-allemand.

II
Le plébiscite et les élections a u Reichstag national graiid-
allemand auront lieu le dimariche 10 avril 1938.
Signé : ADOLF HITLER,
Führer et Chancelier du Reich.
FRICK,
Ministre de l’Intérieur du Reich.

La séance est levée au milieu d’une tempête d’acclama-


tions.
XXXIII

L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE
AU REICH.
(18 mars-IO avril 1938)

Pendant ce temps, décrets et ordonnances pleuvent sur


l’Autriche. Ils ont pour objet d’aligner toutes ses institu-
tions sur celles de l’Allemagne. Aux deux décrets signés par
Hitler Linz, relatifs à l’intégration de l’armée e t à l’orga-
nisation du plébiscite l, sont venus s’en ajouter cinq autres,
qu’il a signés à Vienne. Ils portent sur la prestation de ser-
ment des fonctionnaires civils 2, sur l’introduction de la légis-
lation allemande en Autriche 3, sur la nomination d’un
Reichstatthalter 4, sur la transformation du Gouvernement
fédéral autrichien en un gouvernement de Land 6 , et sur la
fusion de la Police et de la Gendarmerie autrichiennes avec
celles du Reich 6.
Au cours de l’escale qu’il a faite à Munich, durant son
retour de Vienne, Hitler a signé un sixième décret prévoyant
que l’extension du Plan de quatre ans à1’Autriche incombe au
ministre de l’Intérieur du Reich, mais qu’un Commissaire

1. Voir plus haut, p. 568-569.


2. Reichsgesetzblaft, 15 mars 1938, I, p. ? 4 j , no 25.
3. Id., p. 247, no 26.
4 . Id., p. 248, no 25. ii Au cours de la cbrémonie publique d u 15 mars, déclare
S e p - I n q u a r t , j e f u s présenté sous le titre de Reichstattholler pour l’Autriche.
Hitler me confia l’administration civile, tandis que toutes les questions politiques
dcraient être traitées par le Gauleiter Bürckol. 3
5. Id., p. 249, no 25.
6. Ce train d’ordonnances est complété par un décret du général Beck incor-
porant l’État-Major autrichien à celui de la Wehrmacht (D. A’. E., 17 mars); par
iin décret d’Himmler rétablissant le S. S. Obernhsclmitt Ghterreiclr (D. A’. B.,
14 mars) e t par un décret du Dr Wolff, supprimant toute In représentation diplo-
matique autrichienne d l’étranger. (D.A‘. B., 14 mars.)
582 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

spécial résidant à Vienne sera chargé de veiller à son ex&


cution2. Puis c’est, le 17 mars, iin décret sur l’introduction
du Reichsmark en Autriche et un décret relatif à la fusion
de la Banque nationale autrichienne et de la Reichsbank 3.
Enfin, le 19 mars, un décret transfère au Reich l’adminis-
tration autrichienne des Chemins de fer, des Postes et des
Télécommunications 4. L’un après l’autre, tous les minis-
tères sont transférés à Berlin.
Pour les jeunes, qui n’ont d’autres souvenirs que le chô-
mage et la miskre, ces mesures n’offrent rien de choquant, au
contraire. Ils y voient la promesse d’un avenir meilleur. Mais
nombre d’Autrichiens plus âgés o n t le soume coupé en voyant
la rapidité avec laquelle le Reich les (( met au pas 1). La rai-
deur et la sufisance des fonctionnaires prussiens conviennent
mal à la gaîté insouciante d u tempérament viennois. Ce
n’est pas sans un serrement de cœur qu’ils voient leur pays
dont les fastes ont contribué à la gloire de l’occident, cesser
d’être un tout pour devenir - sous le vocable d’Ostmark, ou
Marche de l’Est, - un simple fragment de l’Allemagne.
Désormais la vieille cité impériale de Marie-Thérèse e t de
Joseph I I ne sera plus (( la salle de bal de l’Europe D mais un
simple chef-lieu de province, dont les destins se décideront
ailleurs. On a dit aux Autrichiens que les deux pays vou-
laient partager les mêmes souffrances, les mêmes combats...
Quelles souffrances, quels combats l’avenir leur tient-il donc
en réserve?
Toutes ces pensées s’inscrivent sur u n fond d‘amertume
ou de mélancolie. Seyss-Inquart, relégué au second plan, n’a
plus grand-chose à dire. C’est Bürckel qui décide, qui tranche,
qui régente tout. L’espèce de désenchantement qui semble
gagner les esprits, après la joie délirante des premiers jours,
ne va-t-il pas influer sur le résultat du plébiscite? I1 ne iau-
drait à aucun prix que le pourcentage des (( oui )) soit plus
faible que dans la Sarre...
Deux secteurs de l’opinion semblent particulièrement
névralgiques : les Catholiques et les Sociaux-démocrates.
S’ils allaient boycotter le plébiscite d’Hitler, comme les

1. ReidubsaicflragtPr für û?.sisferreiclr.


2. Reichsgesefzblaft, 16 mars 1938, I, p. 249-250,no 25.
3. Id., 17 mars 1938, I, p. 254.
4. Id., 19 mars 1938, I, p. 261.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE A U REICH 583
Nationaux-socialistes s’étaient, préparés k boycotter le plé-
biscite de Schuschnigg?
A vrai dire, en ce qui concerne les Catholiques, Bürcltel
n’est pas trop inquiet, car il a reçu, dès le 18 mars, la lettre
suivante du cardinal Innitzer, Archevêque de Vienne :

Monsieur le Gaitleiter,
Veitillrz troiicw ci-joint une dicIaration de I’&pisropat autri-
chien. 1 7 0 1 1 F poiirrrz constater qne Noics, Eviques, avons rempli
librement r t scrns artccine contrainte notre desoir national. J e
s u i s certain que cette déclaraiion sera le point de depart d’une
collaboration fructueuse.
Actec l’assurance de ma trés hante considération.
Heil Uitler!
Th. Cardinal I N R I ~ Z E R .

A cette lettre est joint le document suivant :


PRÉ A h l B U L E

A la suite de délibérations approiondies, NOUS, &’oêques d’Ail-


iriche, conscients d u fait que l’aspiration séculaire de notre peuple
ri s’unir dans nn Grand Reich des Allemands a trouvé sa réali-
sation de nos joicrs, avons décidg d’adresser le Mandement sui-
vant à tous nos Fidèles.
N o u s le faisons avec d’autant moins d’inquiétude que le Gau-
leiter Bürckel, chargé par le Führer de l’organisation d u plé-
biscite e n Autriche, nous a exposé les grandes lignes de sa
politique, qui s’inspire du précepte suivant : K Rendez à Dieu
ce qiti est ri Dieu, ù César ce qui est à César. n
T’ienne, le 21 mars 1938.

D k Ci. A R A T I 0 N S O T. I:N V C L L C

Avec une conviction sincère et e n ioute liberté d’esprit, Noiis


soussignés, 8vêques des Diocèses autrichiens, tenons à déclarer
ce qui suit, & l’occasion des grands événements historiques sur-
venus e n Autriche allemande :
N o u s reconnaissons volontiers que le Mouvement national-
socialiste a accompli et accomplit chaque jour des réalisations
remarquables, tant dans le domaine de l a reconstruction écono-
mique et populaire que dans celui de sa politique sociale en
faveicr d u Reich et d u peuple allemands, notamment e n ce qui
concerne ICs couches les plus déshe‘ritèes de la population. NOUP
sommes c.‘,ualrmentconvaincus que l’action dic Moiivemeni natio-
584 HISTOIRE DE L’ARMÉE A L L E M A N D E

nal-socialiste a pour effet d’écarter de nous l’muvre destructrice


d u Bolchévisme athée.
Les Évêques accompagnent de leurs v œ u x les plus fervents le
développement de cette action dans l’avenir et le feront savoir à
leurs ouailles.
Le jour d u référendum, N o u s , Évêques, considérons naturel-
lement comme notre devoir national de nous prononcer, e n tant
qu’Allemands, e n faveur d u Reich allemand, et nous attendons
de tous les chrétiens croyants qu’ils sachent, e u x aussi, ce qu’ils
doivent à leur peuple.
V i e n n e , le 18 mars 1938.
Signé : TH. INNITZER,Cardinal-Archevêque de Vienne.
ADAMHEFTER, Prince-Évêque de Klagenfurt.
FERD.PAWLIKOWSKI, Prince-Évêque de Sankt Polten.
MICHAELMEMELAUER, Évêque de Saeckau-Graz.
S. WAITZ,Prince-Archevêque de Salzbourg.
JORANNES MARIA GFOLLNER, Évêque de Linz.

Ce Mandement épiscopal sera lu en chaire dans toutes les


églises d’Autriche, le dimanche 27 mars l. Avec une recom-
mandation pareille, le ralliement des Catholiques est à peu
près assuré.
Le Consistoire de l’Église évangélique a pris lui aussi une
attitude très favorable. Dès le 13 mars, il a lancé l’appel sui-
vant à tous les membres de sa Communauté :
L‘Église évangélique de l’Autriche allemande se rallie, avec
une joie unanime et sincère, au grand événement historique qui
ramène le peuple allemand d‘Autriche dans le sein de la commu-
nauté de destin d u Grand Reich allemand.
N o u s croyons fermement que cette heure a été bénie par Dieu.
Après des années de combat, nous réaffirmons noire volonté
de servir fidèlement notre peuple et de revenir dans le giron
de l’Église évangélique allemande, qui est l‘Église mère de la
Réforme allemande et dont rien ne nous séparera plus.
Les surintendants d u Consistoire :
BEYER,EDER,HEINZELMANN,
ZWERNE,MANN2.

Restent les Sociaux-démocrates et les milieux de gauche.


Quelle attitude vont-ils adopter? Le dernier doute à ce sujet

1. D . N . B., 28 mars 1938.


2. Après quoi le Consistoire autrichien a voté, h l’unanimité, sa fusion avec
l’Église évangélique allemande. ( D . N . E., 14 mars 1938.)
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 585
est levé le 2 avril. Ce jour-là, le N e u e s W i e n e r Blatt publie une
interview du Dr Renner, dans laquelle il declare :
(( En tant que Social-démocrate et - à. ce titre -de défenseur
d u Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes; e n tant que pre-
mier Chancelier fédéral de l’Autriche allemande; enfin e n tant
qiie Président d~ In dr’lr‘gntion nittrichienne ri In C‘onférence dr
i n Pair d~ Saint-CPrmoin, jr cwtowi :( oiti )) a u r6ffrrendim l.

Une pareille prise de position entraîne presque automn-


quement le ralliement des électeurs de gauche. Désormais
le Gauleiter Bürckel est assuré du succès.
Le 3 avril, le Führer inaugure la campagne pour le réfé-
rendum en prononçant un discours à Graz. Les 5 e t 7 avril,
il parle à Linz e t à Innsbruck. Sa tournée se termine à
Vienne, le 9 avril. Ce jour-là, à midi, to u t le trafic est sus-
pendu pendant cent vingt secondes sur la totalité du terri-
toire de l’Allemagne et de l’Autriche. De Konigsberg à
Sarrebruck e t de Hambourg à Klagenfurt, les trains, les
tramways, les automobiles s’arrêtent, pendant que sonnent
à toute volée les cloches des églises, annonçant la nais-
sance prochaine du Reich grand-allemand. Les machines
s’arrêtent de tourner dans les usines, tandis que les
ouvriers se rendent à leurs lieux de rassemblement, pour
écouter le dernier discours du Chancelier avant l’ouverture
des bureaux de vote.
Le Führer commence par marquer ce en quoi il diffère
des hommes qui l’ont précédé à la Chancellerie d u Reich :
(( Ceux-ci ont palabré pendant plus de dix ans, déclare-t-il.
Moi, de simple citoyen qui voulait devenir entrepreneur de
bâtiments et qui ne s’était jamais occupé de politique, j’ai
fait en dix-neuf ans la Grande Allemagne. En cinq ans, j’ai
fait du peuple allemand humilié, qui marchait la tête basse,
un peuple qui a le droit de porter la tête haute ... Enfin, au
terme de la cinquième année, me voici parmi vous, à Vienne!
Ce faisant, je n’ai pas violé le droit; je n’ai fait que briser
l’injustice...
(1 Si l’étranger s’imagine qu’il pourra nous remettre à genoux,
il se trompe. Car s’il le faut, je mobiliserai tous mes savants,
tous mes inventeurs et tout le travail du peuple allemand.
1. Documenta de Nuremberg, NEU-130, SEI-32, XL, p. 523. Celte déclaration
n’empêchera pas l’Assemblée fédérale (formée par la réunion du Conseil national
et du Conseil fédéral) d’élire M. Renner premier président de In IIc République
autrichienne, le 20 décembre 1945.
586 HISTOIRE DE L’ARMÉE A L L E M A N D E

L‘Éiat que j’ai créé subsistera. En cinq ans, nous sommes


passés de l’état de peuple humilié et asservi à celui de Puis-
sance mondiale. E t cette Allemagne d’aujourd’hui est mon
œuvre personnelle. ))
A ce moment, ses paroles sont coupées par une rafale
d’applaudissements.
((Pourquoi ai-je occupé l’Autriche? poursuit-il l o r s q u ~IP
tumulte s’est cdmi.. Cinq raisons m’y ont poussé :
u 3 0 Parce que l’Autriche est un Pays allemand doni les
Iiabitonts sont Allemands et qiii firent longtemps partie d’iin
Reich allemand.
((20 Parce qu’à la longue l’Autriche, telle que l’avait faitc
I C traité de Saint-Germain, était inviable.
((30 Parce que le peuple autrichien ne voulait pas rester
séparé du Reich et que seules les démocraties s’opposaient à
l’union.
((40 Parce que l’Autriche est ma patrie.
u 50 Parce que je suis plus capable de gouverner l’Autriche
qur les Chanceliers qui m’ont précédé.
((Oui! J’ai prouvé que j’en suis plus capable que les naliots
qui ont tenté d’anéantir ce pays. Se souviendra-t-on seiile-
mrnt de leur nom, dans cent ans? Assurément pas! Tandi5
que mon nom à. moi restera gravé dans l’histoire comme
celui d’un grand fils de ce pays. C’est la volonté de Dieu
qui s’est accomplie, lorsque, étant gamin, je sui5 parti pour
le Reich et en suis devenu le Fuhrer-Chancelier, afin de
pouvoir ramener ma patrie dans le giron de l’Allemagne. S’il
en avait été autrement, on aurait pu douter de la Providence.
Mais il existe un destin dont nous sommes tous les instru-
ments. Dieu m’a fait la grâce de pouvoir incorporer l’Autriche
à l’Allemagne, le jour où le Chancelier Schuschnigg trahit
l’accord que j’avais conclu avec lui.
((Autrichiens! Le rôle que vous jouez aujourd’hui n’est pas
celui d’humiliés, car c’est moi, Adolf Hitler, qui vous ramène
au bercail. J e sais le prix que vous devez payer pour redevenir
Allemands. C’est pourquoi j’ai voulu que l’incorporation de
l’Autriche à l’Allemagne soit consignée dans un document
solennel. Ce document, ce n’est pas moi qui le signerai. Ce
sera le peuple allemand tout entier.
((E t maintenant, tous aux urnes! J’ai lutté pendant des
années pour conquérir l’Allemagne, afin de vous ouvrir les
portes du retour. Où est celui qui refuserait de mettre sa
signature au bas de ce Testament sacré? Peuple allemand
lève-toi et signe! Et tiens solidement dans tes mains le d o n
qiic t u vas recevoir! ))
L’IN COR PORAT ION D E L ’AUTRICHE A U REICH 587
La foule applaudit, & tout rompre, jiisqu’au moment oii
les acclamations sont interrompues par les accents du caii-
tique : (( Herr! Mach uns frei ... n - (( Seigneur, fais-nous
libres 1) - que les inasses entonnent avec une gravité émue.
Au même instant, toutes les cloches des églises se remettent
à sonner l.
*
* *
Le plébiscite a lieu le lendeinain, 10 avril. Les rbsultatç
dépassent les espérances du Führer lui-même 2.
On compte 99,08 yo de (( oui N en Allemagne, et 90,75 yo
en Autriche 3.
L’Anschluss est ratifié 4.

1. Georges BLUN,Le Plkbiscite de la Grande Allemagne, Le Journal, 10 avril


1938.
2. e Les résultats en Autriche et dans le reste du Reich dépassent toutes mes
espérances! n (Lettre d‘Hitler au Gnirleiter Bürckol, le 1 1 avril 1938.)
3. D~I:OÏMPTF D E S VOIS :

I’ortr l’rnsenzlle du Reich ( A i i i i , i r l i . ~comprise) :


l~lccleursinscrits . . . . 49.546.950
Nombre de v n l n n i i . . . 49.31fi791
i( Oui I). . . . . . . . . ’i8.789.269
O Non )I. . . . . . . . . 652.280
.....
llulletins nuls. -r
1~342
Poicr lrs Reuls Pays d’Autriche :
lilecteurs inscrits . . . . 4.300.177
Nombre de votanii . . . 4.284.79,s
I( Oui P I . . . . . . . . . 4.273.884
(1 Non ». . . . . . . . . 9.852
.....
Bulletins nuls. 559
4. La France et l’Angleterre n’en ont même pas attendu les résultats pour
reconnaître de facto l’incorporation de l’Autriche au Reich (2 avril 2938).
L E VOYAGE D’HITLER A ROME
(3-10 mai 1938)

A l’issue du séjour qu’il a fait à Berlin en septembre 1937,


Mussolini a invité Hitler à lui rendre sa visite à Rome. Main-
tenant que l’Anschluss est accompli, le Führer accepte l’invi-
tation du Duce. Son voyage en Italie prolonge en quelque
sorte son entrée en Autriche, comme celui du Duce en Alle-
magne a fait suite à la conquête de l’Abyssinie. La symétrie
qui s’établit ainsi entre ces deux déplacements - la montée
du dictateur italien vers le nord et la descente du dictateur
allemand vers le sud - contribue à souligner leur caractère
symbolique.
Partis de Berlin le 2 mai à 16 h. 44, les deux trains spé-
ciaux transportant Hitler et sa suite arrivent au Brenner
le 3 mai, à 8 heures du matin. I1 fait un temps radieux. La
gare-frontière a été décorée de drapeaux italiens et allemands
qui palpitent dans la brise. Des deux côtés de la voie se
dressent quatre grandes colonnes portant des aigles romai-
nes. Hitler descend de son wagon, tandis que la fanfare
des Carabiniers royaux entonne les hymnes nationaux.
S. A. R. le duc de Pistoia e t M. Starace, Secrétaire général
du Parti fasciste, lui souhaitent la bienvenue a u nom du
Roi-Empereur Victor-Emmanuel, e t de Mussolini. C’est la
première fois dans l’histoire qu’un chef d’État allemand
passe directement du sol de sa nation à celui de l’Italie,
sans être obligé de traverser un autre e t a t . Un quart

1. En font partie, Rudolf Hess, Gmbbels, Himmler, le général Keitel, Ribhen-


trop, Dietrich, chef des services de presse et de nombreuses autres personnalités
dirigeantes du IIIe Reich.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 589
d’heure plus tard, les trains se remettent en marche. Ils
descendent la vallée de l’Adige, en direction de Bolzano,
Trente e t Vérone.
Mais qui sont ces groupes d’hommes et de femmes voilées
de noir qui regardent passer le convoi avec une réproba-
tion muette? Ce sont les Allemands du Tyrol du Sud, que les
traités de paix ont enlevés à l’Autriche et qui ne se sont
jamais consolés d’être rattachés à l’Italie. L’Anschluss a
fait naître en eux de grandes espérances. Le bruit a même
couru, au lendemain de l’entrée d’Hitler à Vienne, que Mus-
solini les rendrait à leur patrie d’origine. Le démenti formel
du Gouvernement italien, e t le communiqué du Gouverne-
ment allemand assimilant ceux qui feraient courir ces bruits
& des agents provocateurs, ont détruit leurs derniers espoirs.
Ils se savent sacrifiés aux exigences de l’Axe et tiennent à
en exprimer leur douleur par cette manifestation silencieuse.
Hitler détourne les yeux,.pour ne pas voir ce spectacle.
Mais à Vérone, les acclamations reprennent. Elles ne cesse-
ront plus, durant t ou t le reste du parcours. Le convoi tra-
verse successivement Bologne, Prato, Valdarno, Pontassieve,
Chiusi, Cortone e t Orvieto. Le jour tombe lorsqu’il entre
dans la campagne romaine, où les lumières d’innombrables
villages scintillent dans le crépuscule. Enfin, voici Rome.
Le train entre très lentement dans la gare d’Ostie, où il
s’arrête à 20 h. 30. Hitler saute rapidement d u wagon. I1
porte sur sa vareuse brune, l’insigne de caporal d’honneur
de la Milice fasciste et à son côté le poignard réglementaire
que Mussolini lui a donnés lors de son voyage à Berlin. Le
Koi Victor-Emmanuel I I I s’avance vers lui. I1 a revetu
l’uniforme de premier Maréchal de l’Empire. Un peu en
retrait, se tiennent Mussolini, le comte Ciano, le maréchal
Badoglio, le maréchal de Bono, le maréchal Graziani e t les
principaux hiérarques de l’État, de l’Armée e t du Parti.
Plus loin encore, c’est un groupe de diplomates formé,
- choix significatif, - par les représentants du Japon, de
l’Espagne franquiste, de la Yougoslavie, de la Hongrie et
du Mandchoukouo.
Après s’être entretenu quelques instants avec eux, Hitler
prend place dans la calèche royale, à côté du Roi-Empe-
peur. Le cortège se forme. I1 est précédé de quatretrompettes-
majors e t de piqueurs en livrée rouge et en culotte blanche.
Puis viennent dix carrosses d’apparat, suivis par un peloton
590 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

de Cuirassiers de la Garde, sabre au clair. Le Duce, qui ne


participe pas au cortège pour des raisons de protocolel,
retourne directement au Palais de Venise.
Le cortège se dirige tout d’abord vers l’avenue Adolf-
Hitler, baptisée ainsi depuis la veille. Arrivé devant la pyra-
mide de Cestius, il s’arrête au milieu de l’esplanade où a été
dressée une petite estrade. Les hautes murailles de Marc
Aurèle, qui bordent la place, sont surmontées par des cen-
taines de torches. Hitler y est reçu par le prince Colonna,
gouverneur de Rome, et les conseillers du Capitole qui l’in-
vitent à franchir le seuil de la Ville éternelle.
Jusqu’à la dernière minute, des milliers d’ouvriers ont
travaillé jour et nuit, sous la direction d’une foule d’ingé-
nieurs, d’architectes et d’artistes, pour mener à bien les
préparatifs extraordinaires du grand événement. Dans tous
les domaines, les organisateurs fascistes n’ont pas voulu
paraître inférieurs à ceux du IIIe Reich.
Depuis la gare d’Ostie jusqu’au Quirinal, c’est-à-dire sur
un parcours de cinq kilomètres, des décorations de tout
genre e t d’une ampleur gigantesque - pylônes de licteurs,
croix gammées, oriflammes, aigles aux ailes éployées, dra-
peaux aux couleurs allemandes et italiennes - foisonnent
de chaque côté des avenues. Depuis le milieu de l’après-midi,
toute l’activité de la ville a été absorbée par la manifesta-
tion. Des unités d’infanterie, de cavalerie, du génie, casquées
et baïonnette au canon, forment la haie. Derrière elles sont
venus se masser des enfants des écoles, des Ballilas, des
Avant-guardistes, les associations de Volontaires de guerre,
les délégations d’Anciens Combattants, les membres des Cor-
porations, les organisations du Parti et finalement des
spectateurs accourus des quartiers périphériques e t des
environs. Dans l’ensemble du royaume, la journée a été
déclarée fête nationale. Des centaines de milliers de badauds,
assoiffés de spectacles comme toutes les foules latines,
s’amassent le long du parcours, envahissent les pelouses du
Palatin et forment des grappes compactes sur les balcons
e t sur les toits.
Au moment où le cortège quitte la pyramide de Cestius,
les trompettes sonnent et des milliers de Balillas roulent du
tambour. Ce tumulte assourdissant est dominé par le fracas
1. 11 ii’est que Chcf du Gouvernement, alors qu’Hitler, en tant que Cheî d’fitdt,
doit Gtre reçu par le souverain.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU R E I C H 591
d’une salve de cent u n coups de canon. A l’embouchure du
Viale Africa, le cortège est salué par des détachements de
troupes coloniales à cheval, spahis de Cyrénaïque, d’Éry-
thrée e t de Tripolitaine. Le Führer promène ses regards tout
autour de lui, enchanté par la splendeur romaine. Et voilà
que cinq fontaines colorées en bleu font jaillir vers le ciel
leurs panaches d’écume.
Une fois dépassée la Piazza di Porta Capena, où des bat-
teries d’artillerie montée entourent l’obélisque d’Axoum, le
cortège s’engage dans la Via dei Trionfi. Les flammes, qui
montent des trépieds de bronze qui bordent l’avenue, creu-
sent comme un grand sillage de lumière au bout duquel appa-
raît l’Arc de Constantin, baigné dans une clarté d’argent qui
accuse les contours de ses colonnes et de ses bas-reliefs.
Le cortège passe lentement SOUS l’Arc de Triomphe e t
débouche sur la place d u Colisée où s’entasse une foule
énorme. Alors, c’est l’apothéose.
(( Au moment o ù le train est entré en gare, écrit Louis

Gillet, une fusée a jailli de la cuve du Colisée. Les projec-


teurs se sont éteints, transformant le monument en une
masse pesante e t noire. E t soudain, à l’approche du cortège,
de tous les côtés de l’énorme cylindre, comme par tous les
hublots d’un navire qui ferait feu de toutes parts, lâchant
toutes ses bordées h la fois, mille foyers allument mille
feux de Bengale. Tout un embrasement de fournaise s’em-
pare soudain de la gigantesque épave, de la grandiose car-
casse t out entière changée en une fusée rouge et or. Toutes
les surfaces, toutes les arcades qui, tout à l’heure, étaient
dessinées en clair sur le fond sombre se détachent en noir
sur un fond flamboyant. L’immense machine n’est plus qu’un
château de flammes, une aurore boréale, prenant tour ii tour
toutes les teintes du fer rougi au feu que l’on bat sur l’en-
clume. Tout s’enveloppe bientôt de fumée, coinme un cra-
tère. On dirait un immense déroulement de braise, un théâtre
de feu l. ))
Tandis que le Colisée semble brûler comme un volcan, la
ville entière s’embrase à son tour. Si les éclairs striant le
ciel au-dessus du Reichssportfeld ont donné à la visite de
Mussolini à Berlin l’ambiance d’une nuit de Walpurgis, l’em-
brasement romain donne à celle d’Hitler le caractère d’un

1. Paris-Soir, 5 mai 1938.


592 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

incendie néronien. Le Palatin, les Forums, le Capitole étin-


cellent de mille feux. Arcs de triomphe, voûtes des basiliques,
colonnades, pilastres, frontons de temples, tous les vestiges
d’une histoire deux fois millénaire, caressés de lueurs écla-
tantes, semblent participer comme des fantômes vivants de
la Rome des Césars, à la manifestation en l’honneur des
deux dictateurs modernes. Jamais démonstration politique
n’a eu un décor plus grandiose et plus saisissant l.
A mesure que le cortège avance, la foule agite des milliers
de petits drapeaux portant les faisceaux ou la croix gam-
mée. Le cri : a Duce! Duce! )) alterne avec celui d’ (( Hitler!
Hitler! )) Des groupes d’Allemands lancent parfois en cadence
des (( Heil! )) plus rauques. Sur le passage de la daumont
royale où le Führer ne cesse de saluer à la romaine, les
détachements de troupes présentent les armes tour à tour.
Les musiques font retentir des marches militaires, les
canons tonnent. Le cortège s’avance ainsi jusqu’au Palais
du Quirinal.
Sitôt après son arrivée, le Führer, accompagné du sou-
verain, se montre au balcon du palais. La place, qui regorge
d’une foule immense, l’acclame pendant de longues minutes.
(( Au cours des âges, écrit le correspondant du Temps,

Rome a offert de magnifiques spectacles en l’honneur de


l’arrivée de ses hôtes les plus illustres. Les chroniqueurs nous
ont laissé des récits étonnants de l’entrée de Charles VI11
en 1494 et de Charles Quint en 1536, dans la Ville tternelle.
L’hommage rendu par Rome, en 1938, au chef de 1’Etat alle-
mand restera également dans l’histoire comme un des plus
sensationnels ... C’est la première fois depuis son unité que
l’Italie accueille un chef d’État étranger avec des démons-
trations aussi extraordinaires, avec un tel déploiement de
masses, un tel concours de population z. ))
Le lendemain 4 mai, Hitler se rend avec Mussolini à l’aéro-
drome de Centocelle, pour assister à une manifestation des
Jeunesses fascistes. Vu du haut des tribunes, le spectacle
est impressionnant. Sur la plaine, 50.000 jeunes gens en
uniforme - (( Jeunesses fascistes 1) et N Avant-guardistes »-
sont groupés en une seule phalange.
Les évolutions et les exercices d’ensemble sont irrépro-
chables : élan vital, simultanéité, précision, rien n’y manque.
1. L e Temps, 5 mai 1938.
2. Id., 5 mai 1938.
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 593
A plusieurs reprises, le Führer applaudit. Le Duce est rayon-
nant. D’un geste, il fait signe aux autres ministres allemands
de venir admirer à ses côtés la jeunesse italienne. La mani-
festation se termine par une charge générale de cette masse
d’adolescents, qui se précipitent tous ensemble vers le podium
comme pour le prendre d’assaut et s’arrêtent net à son pied,
pour acclamer les deux dictateurs.
A son retour de Centocelle, le Führer reçoit la colonie
allemande à la Basilique de Maxence. Puis, il retourne au
Palais du Quirinal, pour assister à un grand dîner de gala
qui lui est offert par le Roi. Le banquet auquel prennent
part la Reine, la princesse Mafalda de Hesse, la princesse
Marie de Savoie e t les membres les plus marquants de l’aris-
tocratie romaine prend fin à 22 h. 15. Un quart d’heure
plus tard, Hitler et sa suite montent dans le train spécial
qui les emmène à Naples, où de grandes manœuvres navales
ont été organisées pour le lendemain.
*
* *
Mussolini est très satisfait et n e s’en cache pas. Non point
t a n t parce que les cérémonies se déroulent sans le moindre
accroc et démontrent que le (( fascisme a triomphé du lais-
ser-aller italien »,mais plus encore parce qu’il vient de rem-
porter une série de victoires qui compensent, dans son esprit,
l’humiliation autrichienne. E n ces journées de mai 1938, son
régime est à son zénith. Non seulement il a mené à bien
la campagne d’Abyssinie et s’est tiré sans dommages de la
bataille des sanctions, mais Eden, son ennemi mortel, a dG
démissionner; Franco, qu’il a soutenu depuis le début de son
soulèvement, est sur le point de gagner la guerre d’Espagne
et l’Angleterre vient de conclure avec l’Italie un accord qui
équivaut à une reconnaissance du nouvel Empire romain
1. L’Accord dit (1 de Piques u (16 avril 1938) comprend : l o le Protocole avec ses
huit instruments annexes; Z0 des accords complémentaires, sous forme d’échauge
de lettres; 30 un accord d e IC bon voisinage 11.
u L’Accord qui vient d’étre signé n, écrit le correspondant du Temps à Rome,
il est un instrument complet en ce sens que, débordant le cadre de la blédiierranér-,

il Asout toutes les questions que l’affaire d‘Éthiopie et, dans une certaine mesure
celle d‘Espagne, ont soulevées entre Londres et Rome. I1 comporte, de ce fait,
une zone de rayonnement plus étendue que le gentlemen’s agresment de janvier
1Y3T. I1 va den Canaries à Bab el-Mandeb et de Palestine au Kenya. e’est-à-dire
d e l’océan Atlantique i l’océan Indien et de l’.hie Mineure à l’Afrique-Êqua-
toiiale ... Si le genfZer?teri‘srLgreertrent iiitttessait l’Italie >nCdilerrnraépriire, l’Accord
qui vient d’btre sigiié coiicernc l’Italie h p i r i u k . I) ( L c ï’o/i[~, 19 avril 1938.)
IV 38
594 H f S T O I R E D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Du coup, la tension est tombée en Méditerranée. Seule la


France est absente. Entraînée à contrecœur dans la querelle
genevoise, elle y reste engluée, alors que l’Angleterre a su
s’en dégager à temps.
A 10 h. 5, le train, à bord duquel le Führer et sa suite ont
passé la nuit, arrive en gare de Mergellina, où les attendent
le Roi et le prince de Piémont, ainsi que les ministres Ciano
e t Alfieril. Leur arrivée est saluée par le roulement de
quatre cents tambours, la sonnerie de six cents clairons et
une salve de vingt et un coups de canon. Le soleil a dissipé
la brume matinale e t brille maintenant de tout son éclat.
La baie de Naples se déploie pour la première fois SOUS les
yeux d’Hitler qui ne peut retenir un geste d’admiration.
Tandis que les voitures roulent le long de la promenade
Carraciolo qui borde la mer, il se tourne à plusieurs reprises
vers le Vésuve, que couronne un léger panache de fumée.
Arrivés a u débarcadère, une vedette automobile prend i
bon bord le Führer, le Roi et le prince de Piémont, e t 5e
dirige aussitbt vers le cuirassé Conte di Cavour, saluée a u
passage par les acclamations des matelots. Le souverain, IC
prince e t le Führer-Chancelier sont reçus à la coupée par IC
Duce, en sa qualité de ministre de la Marine. (I1 est arrivé
de Rome à 1 heure d u matin.) A ses côtés se tient l’amiral
Riccardi, qui commande la manœuvre. Les suites des deux
chefs d’État prennent place à bord du Julio Cesare.
A 11 heures, les cuirassés lèvent l’ancre. Le Cavour prend
la tête de la colonne, suivi du Julio Cesare. Puis toute la pre-
mière escadre se met en ligne de file. Elle se compose de six
croiseurs, de douze contre-torpilleurs, de seize torpillcurs, de
quatre-vingt-dix sous-marins, de vingt-neuf vedettes rapides
et d’un certain nombre d‘escorteurs. Cette imposante masse
d’acier s’achemine lentement d’abord, puis rapidement vers
le large. Déjà elle a dépassé les rochers de Capri, lorsque
b’avance vers elle une deuxième escadre, cornniandée par
l’amiral Pini, qui a quitté Gaëte au x premières heures d u
jour. Celle-ci comprend douze croiseurs, onze escorteurs,
quatre contre-torpilleurs et quelques bâtiments divers. Elle
se confond avec la première e t ce sont alors deux cent un
navires qui défilent, en deux colonnes, de part et d’autre
du Julio Cesare e t du Cavour.
1 ( . h i detieiiiieiit respectivement les poi teleuilles des Affuiics etraiigeiw e t
de 1 üiicntatioii iiationaie.
L’INCORPORAïION DE L’AUïRICHE AU REICH 595
Après ce défilé ont lieu des exercices de tir e t une attaque
de contre-torpilleurs. Tandis que le Cavour évolue à toute
vitesse, les contre-torpilleurs foncent sur lui, et passent dans
un bouillonnement d’écume it vingt mètres de son étrave.
hlais le clou de la journée est l’immersion simultanée de
quatre-vingt-six sous-marins.
I1 s’agit de plus des trois quarts de la flotte sous-marine
italienne, qui en comprend cent six. Les bâtiments sont
alignés, à courte distance les uns des autres. Soudain, sur
un signal, ils plongent tous à la fois e t disparaissent dans
un remous d’écume.
On sait combien cette maneuvre présente de difhultés,
de dangers même et, si elle 11e dure quc cinq niinutes, ce
sont cinq minutes d’appréhension, o n pourrait presque dire
d’angoisse. Le champ visuel d’un périscope est très limité.
11 sufrirait d’une légère erreur de direction 011 d’un acci-
dent de matériel, d’une panne de courant électrique, mêiiie
minime, pcmr qu’une catastrophe SC produise.. .
Mais voici que les étraves des quatre-vingt-six sous-marins
reparaissent à la même seconde. Les coques ruisselantes
émergent des eaux. Des hommes bondissent hors des tou-
relles e t tirent, avec un ensemble parfait, quatre-vingt-six
coups de canon, tandis que les hydravions de la marine,
catapultés du Fiume e t du Zara, passent e t repassent au-des-
sus d’eux dans un grondement de tonnerre.
Le Führer est très impressionné. I1 l’est plus encore lorsque
le Duce lui annonce que 200.000 tonnes de navires nouveaux
vont &re mises en chantier avant la fin de l’année et qu’en
1941, l’Italie disposera de 600.000 tonnes de bâtiments de
guerre, dont les plus anciens n’auront pas plus de douze
ans d’âge.
- Avant la guerre de 14-18, lui dit-il, la flottc italienne
était largement inférieure à celle de toutes les autres Puis-
sances; aujourd’hui, il n’en va plus de inéme. J’ai décidé de
faire de l’Italie une Puissance navale de tout premier rang ’.
En fin d’après-midi, l’escadre rejoint la côte sous un cou-
cher de Eoleil qui remplit toute la baie d'use clarté vermeille

1. u Sous couvert de ca slogan du Duse 11. Qcrit René Maine, B Ea w l e u r des


iiiorinrs de guerre établit, era t e m p de p a i r , la liiérarehie i.érllr enire ks nations, la
niarine italienne, qui itnit, de 300.000 toniioa PII 1 9 1 5 , i l atteint 3RG.000 tonnes
en 1335 e t 430.000 tonnes aii 19‘ jürivier 193P. En i 941, clle arrivera i 600.000 tun-
ries. n (il qui lu IILW Iutirwr? I->uris-Soir, 5 f6vriîr 1938.)
596 HISTOIRE DE L’ARBIÉE
ALLEMANDE

et fait scintiller les vitres aux fenêtres de la ville. Desvedettes


déposent les invités à terre.
A 20 heures, un dîner leur est offert par le prince de Pié-
mont, dans la galerie d’Hercule du Palais royal. Hitler y
entre le premier ayant à son bras la princesse Marie-José.
Pour clore cette journée, une représentation d’Aida a lieu
au théâtre San Carlo. (( Mais, avoue PaulSchmidt, l’interprète
du Führer, aussi somptueuse qu’ait été la mise en scène,
l’opéra de Verdi nous parut sans éclat, auprès de tout ce que
nous venions d’entendre et de voir l . D

+ +

Le train spécial transportant le Führer et sa suite est reii-


tré à Rome le 6 mai, à 9 heures du matin. Accueilli à son
arrivée avec le cérémonial habituel, Hitler est conduit direc-
tement à la Via dei Trionfi pour assister à une grande parade
militaire 2. Durant près de trois heures, 30.000 hommes
comportant des contingents de toutes les armes, 400 canons,
200 mortiers e t 400 chars défilent devant la tribune offi-
cielle. (Mussolini a voulu effacer par là l’impression fâcheuse
laissée a u maréchal von Blomberg par les grandes manœuvres
de Civitavecchia, auxquelles le ministre de la Guerre du
Reich avait assisté en juin 1937.) Malheureusement, le
mauvais temps oblige les organisateurs à remettre au
lendemain les manœuvres de l’Armée de l’air, qui devaient
avoir lieu à l’aérodrome de Furbara. Aussi le reste de la
journée est-il relativement peu chargé. Son programnic
consiste en une visite à l’exposition de la Romanité, une
réception au Capitole et une grande manifestation de
chants et de danses folkloriques dans les jardins de la villa
Borghèse.
Le lendemain Hitler assiste aux manœuvres aériennes,
prévues pour la veille 3. Mais malgré leur intérêt, l ’ a t t e n h n
du public se porte avant tout sur la réception e t le dîner

1. l’nul S C H ~ U DStatist
T, auf diploriialiachcr Bührie, p. 386.
2. (I Non contente de se forger une flotte relativement énorme, l’Italie ii’a pas
in6iiagB BeB efforts au point de vue terrestre. Son armée do terre, qui comptait
X35.000 hommes en 1930, en reunit 550.000 en 1938, auxquels peuvent #’ajouter
:Lutant de Chemises iioires, formant la hiitice fasciste. 11 ( i b i i é ~ f a i N e ,ii qui in
i l l e r laiine?)
3. On estime, à cette époqiir, que la force aérieuiie de l’Italie s’&vc i 2.3JCi appa-
reils, contre 2.000 à l’Angleterre c t 1.500 eiiviron i la Fraiicc. ( l b i i l . )
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 597
d’apparat que le Duce offre a u Führer, dans le grand salon
des Batailles d u Palais d e Venise. C’est avec une curiosité
impatiente que les journalistes attendent les deux discours
que doivent y prononcer les chefs de l’Italie fasciste e t d e
l’Allemagne nazie.
Entouré de flambeaux e t la façade décorée de guirlandes
de lauriers, le Palais de Venise offre u n aspect superbe. Mais
les toasts échangés n’apportent guère de révélations. A la
place de la proclamation d’alliance, à laquelle on s’attendait,
le Duce s’en tient a u x généralités. 11 souligne le parallélisnie
qui existe entre l’histoire d e l’Allemagne e t celle de l’Italie.
Toutes deux ont réalisé leur unité au cours du x~xesiècle.
Toutes deux demandent à présent un équilibre européen qui
tienne compte des facteurs de force qu’elles représentent.
I1 vante la parenté idéologique qui unit les deux régimes e t
réaffirme la solidité de l’Axe Rome-Berlin :
((L’Italie fasciste, déclare-t-il, iie connaît qu’une seule loi
morale dans l’amitié : celle que je me suis plu h rappeler
devant le peuple allemand au Champ de Mai. C’est à cette
loi qu’a obéi, qu’obéit et qu’obéira encore la collaboration
entre l’Allemagne nationale-socialiste et l’Italie fasciste. Les
prémices et les objectifs de cette collaboration, coiisacrée par
l’Axe Berlin-Rome, nous les avons constamment et ouverte-
ment réaffirmés...
((Führer! J’ai encore présent il’esprit le spectacle admi-
rable de travail, de paix et de force qu’à l’automne dernier
votre pays m’a offert, votre pays renouvelé par vous dans ses
vertus fondamentales de discipline, de courage e t de tériacitl
qui font la grandeur des peuples... ))

La réponse d’Hitler offre plus d’intérêt :


c Depuis la première fois où les Romains et les Germains se
sont rencontrés dans l’Histoire, affirme-t-il, deux mille ans se
sont écoulés. Ici, sur ce sol le plus glorieux de notre huma-
nité, je ressens le caractère tragique d’un destin qui négligea
jadis de tracer une frontière nette et définie entre deus races
si nobles et si douées.
(( Des souffrances inconcevables en ont résulté pour de nom-
breuses générations. Aujourd’hui, plus de deux mille ans lu$
tard, grâce à votre œuvre historique, Renito Mussolini, l ’ i t a t
romain se relève de la poussière de ses traditions, pour renaître
h la vie. Au nord de votre pays, un nouvel Empire germanique
s’est formé, lui aussi. Profitant des ieqons et de l’expérience
598 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

que nous fournissent deux mille ans d’histoire, nous deux,


q u i sommes devenus i présent des voisins, nous voiiloni
reconnaître cette frontière naturelle que la Providence e t
l’Histoire ont tracée entre nos peuples.
((C’est mon inébranlable volonté, c’est mon legs au peuple
allemand, de considérer comme intangible la frontière des
Alpes que la nature a dressée entre nous deux. Je sais qu’ainsi
iin avenir fPcond s’ouvrira pour Romp et pour la Germanie ... ))

Le lendemain soir, une dernière cérémonie se déroule


au Stade Mussolini en présence d’une foule d e plus de
100.000 spectateurs. Les deux dictateurs y sont reçus par des
porteurs de torches, au fracas insensé de 4.000 trompettes.
Ils y assistent à diverses compétitions sportives, puis à une
représentation d u deuxième acte de Lohengrin. Après quoi,
c’est le départ pour Florence, les ultimes poignées de main,
et la remontée des trains spéciaux vers le Brenner. Les
convois franchissent la frontière germano-italienne durant
la nuit, de sorte que leurs voyageurs ignoreront l’affliction
provoquée par le discours d u Palais de Venise parmi les
populations allemandes du Tyrol du Sud.

* .

Quant à Hitler, qui rentre d’Italie gorgé de défilés, de


fanfares e t de salves d’artillerie, est-il satisfait de sa visite?
Certes, il a été sensible à la magnificence du décor e t à l’ac-
cueil que lui a ménagé le gouvernement italien. Mais des
ombres ont obscurci certains aspects de son voyage.
Au point de vue politique, les résultats sont plutôt déce-
vants.
E n renonçant solennellement au Trentin et a u Tyrol d u
Sud, Hitler pense avoir fait à Mussolini une concession de
prix. S’il avait voulu les prendre, le Duce croit-il qu’il aurait
été de taille à l’en empêcher? Les démocraties ne seraient pas
plus venues à son secours, que lui-même n’est allé au secours
de l’Autriche. Mais Mussolini voit les choses sous un jour
différent : il ne considère pas comme une concession le fait
de ne pas lui disputer u n territoire qu’il possède déjà. Hitler
a contracté envers lui une dette de reconnaissance. Cette
dette, il doit s’en acquitter d’une autre façon : en ne portant
aucune atteinte aux intérêts de l’Italie dans les pays danu-
L’INCORPORATION D E L’AUTRICHE AU REICH 599
hiens. Or, Hitler s‘est montré très évasif quand le Duce a
abordé ce sujet a u cours de leurs conversations...
L’objectif majeur de Mussolini n’est pas de se lier à la
seule Allemagne mais d’entrer de plain-pied dans le (( concert
européen ». Ce que l’on convient d’appeler l’équilibre d u
continent a été assuré depuis le Congrès de Vienne par trois
Puissances dominantes, qui ont passé leur temps à jouer à
deux contre un : France-Angleterre contre l’Allemagne;
Angleterre-Allemagne contre la France et - plus rarement
- France-Allemagne contre l’Angleterre l. I1 voudrait trans-
former ce triangle en une combinaison à quatre, où l’Italie
aurait autant de poids et d’importance que ses autres parte-
naires. S’il a donné à son pays une puissance militaire accrue,
s’il a bandé toutes ses énergies pour conquérir un Empire en
Afrique, ce n’est pas simplement pour s’étendre et s’enrichir;
c’est pour lui permettre de pratiquer enfin une politique
indépendante, de n’être plus à la remorque de personne 2,
Tenant 1’ (( Axe )) dans une main, dans l’autre 1’ (( Accord de
Pâques 3))) il aspire à pratiquer entre Londres e t Berlin,
entre la mer et le continent, entre l’Europe e t l’Afrique,
une politique d’équilibre qui assurera sa liberté. Pour arriver
à ce résultat, il compte s’appuyer sur l’Allemagne, non s’y
assujettir.
Aussi, lorsque Ribbentrop a cherché une occasion, entre
deux défilés, pour présenter à Ciano un traité d’alliance en
bonne et due forme, ce dernier s’y est dérobé en alléguant
(( que l’amitié germano-italienne était sufisainment marquée

aux yeux du monde, pour ne pas avoir besoin d’être consi-


gnée sur un papier ». Comme Ribbentrop est revenu à la
charge avec une insistance un peu lourde, les deux ministres
des Affaires étrangères ont échangé des propos aigres-doux.
Excédé, Ciano a fini par glisser le papier dans sa poche.
Mais il y a répondu le surlendemain par un contre-projet si
vague, qu’il équivaut à une fin de non-recevoir. Si le
but du voyage était de transformer l’Axe en alliance, Hitler
n’y a pas réussi.
Un autre aspect de son voyage lui laisse un souvenir amer :

1. Cf. Karl Anton Prim ROHAN,Heisse Eisen, p. 16 et S.


2. L’Italie n’a pu obtenir la Tripolitaine qu’avec la permission de la France.
Elle a failli succomber dans la conquête de l’Abyssinie pour avoir voulu passer
outre au tab de l’Angleterre.
3. Voir plus haut, p. 593.
600 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

c’est l’attitude résolument hostile des milieux pontificaux.


Soit qu’il n’ait pas voulu le recevoir, soit qu’il ait été affecté
par le fait que le Führer-Chancelier - malgré le Concordat
-n’ait pas présenté de demande d’audience, Pie X I est
parti précipitamment pour Castel-Gandolfo, où il a déclaré :
- On ne peut pas ne pas trouver hors de lieu et de propos
le fait que Rome ait arboré les insignes d’une croix qui n’est
pas celle du Christ, le jour de la fête de la Sainte-Croix.
On prétend même que le Saint-Père a pleuré en appre-
nant l’accueil fait au Führer par la population romaine. Les
musées du Vatican ont été fermés jusqu’au lendemain de
son départ, pour éviter d’y voir circuler des visiteurs arbo-
rant des brassards à croix gammée et aucun des bâtiments
relevant de l’administration vaticane n’a été pavoisé. L’Os-
servatore Romano a gardé un silence absolu sur le voyage.
Non seulement il n’a pas imprimé une seule fois le nom
d’Hitler, mais il a rappelé que le racisme était une doctrine
N absurde et pernicieuse N.Hitler a visité le château Saint-
Ange. Mais il a dû se contenter d’admirer de loin la basili-
que de Saint-Pierre, comme s’il y avait entre lui et elle un
fossé invisible qu’il lui était interdit de franchir.
Enfin, Hitler a été exaspéré par l’aspect vétuste et décré-
pit de l’aristocratie romaine et c’est en termes caustiques
qu’il en évoquera la figure, lorsqu’il en reparlera plus tard
à ses familiers :
- Tout ce monde-là est insupportable, faux, hypocrite,
menteur, leur dira-t-il. J’ai été salué à la gare par le duc de
Pistoia, un vrai dégénéré. A côté de lui, se tenait un autre
duc, pas moins dégénéré. Un amiral avait l’air d‘un crapaud
de cour, faux jeton et menteur. TOUS,même Ciano, parlaient
avec mépris de cette ridicule mascarade. Lorsque je sortais
avec la Cour, j’étais juché sur un carrosse de carnaval, mal
suspendu et qui traînait lamentablement. Les moins mal
étaient les Carabiniers qui nous accompagnaient. (( I1 y a
(( quelque espoir, m’a dit le Duce, que la Cour découvre, dans

(( cinquante ans, que le moteur à explosion existe ... )) Le

corps des officiers appartient, lui aussi, à ce monde fossilisé.


...
Les officiers n’ont aucun contact avec le peuple Lors de
la parade à Rome, le premier rang était occupé par de
vieilles biques desséchées, replâtrées, et outrageusement
décolletées, avec un crucifix qui pendait entre leurs seins
flétris, Les généraux étaient au deuxième rang. Pourquoi
L’INCORPORATION DE L’AUTRICHE A U REICH GO1
étaler cette misère humaine? ... Peut-être le Duce a-t-il
déclenché sa révolution u n an trop tôt. I1 aurait dîi lai+
ser les Rouges exteqminer l’aristocratie. I1 serait devenu
ensuite le chef de 1’Etat. L’abcès aurait &tédébridé I... ))
I1 plaint Mussolini, pour toutes les couleuvres qu’il doit
avaler e t ne pardonne pas au Roi de le traiter avec candes-
cendance. I1 trouve inadmissible qu’il ne lui accorde qu’une
place de second plan dans certaines cérémonies, alors qu’il
lui doit tout. La façon dont il n évincé le Duce d u eort&gc~,
lors de l’entrée à Rome, ne l’a pas seulement indigné :
elle lui a donné beaucoup à réfléchir. Victor-Emmanuel ne
lui inspire aucune confiance, et il se deinande si Mussolini
ne ferait pas bien de s’en méfier ...
Mais le Führer ne peut s’abandonner longtemps h ces
pensées moroses, car déjù une effervescence dangereuse se
manifeste en Tchécoslovaquie.
TARLE DES CARTES

I. - L’expansion japonaise en Mandchourie e t en


Chine (1904-1939) . . . . . . . . . . 40-41
II. - Plans d’expansion de l’État-Major nippon
(1936) . . . . . . . . . . . . . . . . 59
III. - L’Empire italien (1912-1935) . . . . . . . 89
IV. -- TA conquête de l’Éthiopie (1935-1936) . . . 122
V. -Offensives blanches (1918-1920). . . . . . 223
VI. -- Contre-offensives des Rouges (1929-1921) . . 227
VII. - Extension di1 germanisme dans l’Est euro-
péen . . . . . . . . . . . . . . . 280-281
V I I I . - L’Empire austro-hongrois avant 1914. . . . 379
IS.-- Dislocation de l’Empire aiisiro-hongrois a p r h
191K. . . . . . . . . . . . . . . . . 389
TABLE DES IMATIEFCES
DU TOME QUATRIBME
PREMIÈRE PARTIE
LE MONDE EN 1937

1. -- Le Japon clevieiit utie Puissance ttiondiale. . . .. . 11


L’8re des surprises eoninience ( I I). - Projets d’expansioii
russes en Mandchourie (12). - Inquiétude du Japon (13).
- Le Japon écrase la Chine (1894) (13). - Le traité de Shi-
monoseki (13). - La rétrocession du Liao-tung (14). - Les
Russes avancent vers le golfe de Petchili (14). - Le chemin
de fer de l’Est chinois (15). - La révolte des Boxers (1900)
(IS). - Inquiétude de l’Angleterre (16). -L’alliaiice anglo-
japonaise (1902) (17). - La guerre russo-japonaise (1904)
(18). - Port-Arthur et Tsoushima (1905) (18). - Interven-
tion de Théodore Roosevelt (19). - Le traité de Portsmouth
(1905) (19). - Le Japon annexe la Corée (1910) (19). - Le
Japon devient une Puissance mondiale (19).

II. - Naissance de l’antagonisme américano-nippon. . . . LO


Le Japon entre en guerre aux côtés des Alliés (1914) (20).
- Le Japon évince l’Allemagne du Pacifique (20). - Le
Japon adresse vingt et une demandes au gouvernement chi-
nois (1915) (21). - Réaction américaine (22). - Position de
Wilson (22). - Protestation de Bryan (1915) (23). - La
politique de (1 non-reconnaissance II (23). - Embarras de la
France et de l’Angleterre (23). - Tension à la Conference de
la Paix (1919) (24). - Le Japon quitte la Conférence (24).
- La Conférence navale de Washington (1921) (25). - La
parité 5-5-3 (25). - L’Oriental Ecclusi»n Act (1922) (26).
- Indignation de hl. Hanihara (26). - i\vertissemeiit de
M. Hughes au sénateur Lodge (27). - L’antagonisme améri-
Cano-nippon s’aggrave (27).

III. - La conquête de la Mandchourie. . . . . . . . . . 28


Le Japon cherche un d6bouché en Asie (28). - La Chine
s’enfonce dans le chaos (29). - Mort du Maréchal Tchang
‘lso-lin (29). - Révolte chinoise en Maiidchourie (30). -
Avérienient du Mandchoukouo (1932) (30). - Pou-Yi, Enipe-
608 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

reur du Mandchoukouo (30). - Un empire bâti autour d’un


chemin de fer (31). - DBveloppement économique (31). -
Statistiques de l’expansion industrielle (34). -
Un grand
u complexe II industriel (35).

IV. - L e Japon s’attire l’inimitié de 1’U. R . S. S., de I’Anté-


rique, de l’Angleterre et de la Chine . . . . . . . . . . 35
Remontée de l’influence russe en Asie (35). - Difficultés de
Tchang Kaï-chek (36). - Intransigeance de M. Stimson (37).
- Observations de M. Matsuoka (38). - Intervention de la
S. D. N. (39). - Condamnation du Japon a Genève (39).
- Le rapport Lytton (39). - Le Japon se retire de la
S. D. N. (42). - Le Japon annexe le Jéhol (43). - Colère
des Anglais (43). -Attitude modérée de M. Cordell Hull (43).
- Franklin Roosevelt arrive A. la Maison-Blanche (1933) (43).
- Le Japon forge une u doctrine de Monroe D pour 1’Asic (44).
- M . Hirota dénonce le traité naval de Washington (45).
- Le réarmement japonais sur nier (45). - Nous vivons
sur un volcan JI (46).

V. - Les Samouraïs à l’assaut d u Dieu-Enzpereur. . . . . 47


L’ctat-Major nippon (47). - Visite d u prince Ito Bis-
marck (1875) (47). - La nouvelle Constitution japonaise
(48). - L’armée e t l’Empereur (48). - Succès militaires;
échecs politiques (49). - L’esprit du Bushido (50). - Proli-
fération de clubs nationalistes (51). - Complots e t attentats
terroristes (54). - Le rôle de l’armée (54).- Le clan Choshu
et le clan Satsuma (55). - Armée e t Marine (56). - Les
principes de la défense nationale (56). - Cassure entre
les éléments de base e t 1’lZtat-Major (57). - Le Kodo-Ha et
le Tosei-Ha (58). - Assassinat du général Nagata (60). -
Proces d’Aïzawn (61). - La Garde impériale se mutine (63).
-- Coup de force du capitaine Nonaka (63). - Tokyo en
état de siège (65). - Négociations avec les insurgés (67).
- Le coup d’État s’effondre (68). - Victoire du Tosei-Ha
(69). - L’ère de Showa (70).

VI. - L a conquête ck lu Chine arndne le Japon à se rappro-


cher du Reich . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
L’incident du pont Marco-Polo (1937) (72). - L’armée du
Kouan-tung ouvre les hostilités (72). - La trave de Tangku
est déchirée (72). - Les armées japonaises déferlent sur la
Chine (73). - Prise de Pékin (73). - Prise de ShanghaI et
de Tsing-tao (73). - Le Japon contrôle un cinquième du ter-
ritoire chinois (74). - Le discours de quarantaine du Prési-
dent Roosevelt (1937) (74). - Émoi A Berlin, a Rome et
Tokyo (75). - La Conférence de Bruxelles (1937) (77). -
TABLE D E S MATIÈRES 609
Conversations Oshima-Ribbentrop (77). - Le Pacte anti-
Komintern (78). - Inquiétude au Kremlin (79).- Le Japon
se plaint de l’attitude allemande (79). - Mission du général
von Seeckt en Chine (80). - La politique de M. von Neu-
rath (81). - Propositions allemandes pour régler le conflit
sino-japonais (81). - Refus des belligérants (Si). - Inter-
vention de M. von Ribbentrop (82). - Hitler favorable au
Japon (82). - La voie est libre a une alliance germano-
nippone (83).

VII. - L’Italie tourne ses regards vers 1’AIrique. . . . . 84


Début des aspirations impériales de l’Italie (84). -- L’Italie
s’installe en Erythrée (85). - Le traité d’Ucciali (1889) (85).
- Le désastre d’Adoua (1896) (86). - Convention secrète
franco-italienne (1900) (87). - La Conférence d’Algésiras
(1906) (87). - La convention italo-russe de Racconigi (1909)
(88). - La conquête de la Tripolitaine (1912) (88). - En
1914, l’Italie reste neutre (88).- Le traité de Londres (1915)
(90).-Les Accords de Saint-Jean-de-Maurienne (1917) (90).
- L’Italie entre en guerre (90). - Revers italiens s u r l’Isonzo
(90). - D’Annunzio à Fiume (91). - Déception italienne à
la Conférence de la Paix (91). - Retrait de la délégation
italienne (91). - Le partage des colonies allemandes (81).
- L’Italie fait un complexe de frustration (92).- I l e s portes
de l’Afrique se sont refermées (92). - Accession d e Musso-
lini au pouvoir (1922) (93). - L’.4ngleterre révise sa poli-
tique étiiiopiennc (93). - Échange d e lettres Mussolini-Sir
I<onald Graham (93). - Mécontentement de la France (83).
- Traité d’amitié italo-éthiopien (1928) (93). - Besoin d’ex-
pansion de l’Italie (94). - Courbe démographique et émi-
gration (94). - Attrait de l’Éthiopie (94). - La c délicate
équation éthiopienne B (94). - Risques croissants de conflit
(95). - L’incident d’Oual-Oual (1934) (95). - L’Empereur
d’Éthiopie demande l’arbitrage de la S. D. N. (96). - L’Ita-
lie refuse (96). - L’Italie devant la menace d’unc condam-
nation (97).

VIII. -Des Accords de Rome a u (( Front )) de Siresu. . . . O8


Intervention de Pierre Laval (98). - Vocation africaine et
mission européenne de l’Italie (98). - Le Duce a Locarno
(99). - Veto italien aq projet d’union douanière austro-alle-
mand (1931) (99). - Arrivée d’Hitler au pouvoir (99). -
Déclaration anglo-franco-italienne sur l’Autriche ( 1934) (99).
- Entrevue Hitler-Mussolini à Venise (100). - Rapports
tendus entre les deux dictateurs (102). -Pacte consultatif
italo-austro-hongrois de Rome (102). - Point de vue de
Laval (103). - Quand il y a un incendie, on fait la chaîne ... 1)
((

(103). - Entretiens Laval-Mussolini à Rome (1935) (104).


- Accord sur la Tunisie (105). - Pacte consultatif franco-
IV 39
610 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

italien (105). - Réception au Palais Farnèse (106). - Les


Accords Badoglio-Gamelin (106).-Satisfaction B Paris (106).
- Inquiétude à Berlin (107). - Colère B Londres (108).
-
Visite de Sir John Simon à Berlin (1935) (109). L’Autriche
-
moins importante que la Belgique (110).
-
-
Communiqué
anglais du 3 février 1935 (111). La Conférence de Stresa
(111).- Commentaire de Sir Robert Vansittart (112). -
Équivoques e t malentendus (113). - Mussolini croit avoir
carte blanche en Abyssinie (113). - Une victoire aux yeux
bandés (114).

IX.- La conquête de -!’Abyssinie . . . . . . . . . . . 115


Préparatifs militaires (115). - Avertissement de l’Amirauté
britannique (116). - Optimisme de Mussolini (116).- Confi-
guration de l’Abyssinie (117). - Structure de l’armée du
Négus (117). - Composition du Corps ex éditionnaire ita-
lien (118). - Deux voies de pénétration : grythrée e t Soma-
lie (118). - Dispositif italien (119). - Dispositif éthiopien
(119). - Dimcultés logistiques (120). - Début des hostilités
(120). - L’offensive dans le Nord (120). - Prise de Makallé
e t du Tembien meridional (120). - Le général de Bono est
relevé de son commandement (122). - Le Maréchal Badoglio
devient Commandant en chef (122). - Cette décision boule-
verse l’économie de la guerre (122). - Une guerre euro-
([

péenne dans un cadre africain D (123). - Difficultés du ter-


rain (123). - Première offense de Graziani (124). - La
frontière du Kenya verrouillée (125). - Toute menace est
écartée de Mogadiscio (125). - Reprise des hostilités sur le
front nord (126). - La route d’Addis-Abéba paraît enfin
ouverte (128). - Soulagement Q Rome (128). - Badoglio
calme l’ardeur de Mussolini (128). - Conquête de 1’Amba
Uork (129). - Expédition de la colonne Starace aux sources
du Nil (130). - Occupation de Gondar (131). - Arrivée au
lac Tana (131). - La renaissance de l’Empire romain (132).
- La bataille d’Ascianghi (133). - Pertes abyssines (134).
- La Garde impériale décimée (134). - Fuite du Négus
(134). - Les Italiens à 310 kilomètres d’Addis-Abéba (134).
-
- Deuxiéme offensive de Graziani (134). Prise de Gadre-
-
bare e t de Narandab (135). Marche de Badoglio sur Addis-
Abéba (136). - Dispositif de la colonne blindée (137). - La
Marche de la volonté de fer B (139). - La colonne arrive
-
devant Addis-Abéba (139). Saccage de la ville par les indi-
gènes (139).
-
- Les Italiens entrent dans la capitale (140).
Graziani occupe Harrar (140). - Graziani e t Badoglio
opèrent leur jonction (140). - L’Éthiopie est italienne (140).

X. - La querelle des sanctions. . . . . . . . . . . . . 141


Mussolini livre un combat harassant (141). - L’Éthiopie
renouvelle son appel A la Ligue (141). - La S. D. N. déclare
qu’Oual-Oual est en territoire abyssin (142). - Le délégué
T A R LE D E S 111AT1 È R E S 611
italien quitte Genève (142). - Polémique italo-anglaise (142).
- Baldwin, Premier ministre (143). - Sir Samuel Hoare
au Foreign Ofice (143).
de la S. D. N. (143).
-
-
Eden, ministre chargé des affaires
La rivalité Eden-Hoare (143). -
Caractère de Hoare (144). - Caractère d’Eden (144). -
Entrevue Eden-Mussolini (146). - Mussolini lui fait les
cornes (147). - Eden, défenseur de l’idéologie genevoise
(147). - Réunion du Comité des Cinq (147). - Mussolini
repousse les propositions du Comité des Cinq (148).- Contre-
propositions de Mussolini (148). - Les Anglais les rejettent
(149). - Les États-Unis invoquent le Pacte Briand-Kellogg
(149). - Menaces de sanctions américaines (150). - Inquié-
tude de M . Long (150). - La politique de Laval (150). -
Question de Sir Samuel Hoare (151). - Réponse de Laval
(151). - Les Accords de Stresa en ruines (151). - L’encer-
clement de l’Italie (151).-Mussolini décidé à aller de l‘avant
(152). - Indignation de l’Angleterre (153). - L’Église angli-
cane e t les Travaillistes encouragent Eden (153). - Le
Conseil de la S. D. N. déclare l’Italie a É t a t agresseur N (154).
- -
Préparatiis de sanctions (154). Laval n’a qu’une marge
de manœuvre étroite (155). - Le Comité de Coordination
veut étendre I’embargo au charbon, au cuivre, au coton e t
au pétrole (156).- Discours menaçant de Cordell Hull (156).
- Les sanctions entrent en vigueur (157). - Elles ne s’ap-
pliquent pas au pétrole (157). - Une victoire de Laval (157).
- Hitler surveille l’évolution des événements (157). - Le
Reich offre sa collaboration à l’Italie (158). - L’Italie l’ac-
cepte (158). - Situation critique de Mussolini (159). - La
crise financière italienne (159). - Mussolini refuse de céder
(159). - Laval lance sa manœuvre de conciliation (160). -
Entretiens Saint-Quentin-Peterson (160).-Entretien Lavai-
Édouard VI11 (160). - Visite de Sir Samuel Hoare à Paris
(161).- Propositions de Laval (161). - Plan Laval-Hoare
-
(162). - Baldwin accepte le plan (162). Sir Samuel Hoare
se rend à Zuoz (163). - Conseil des Ministres B Paris (163).
- Mécontentement d’Herriot (163). - Laval se rend &
Genève (163). - Préambule du texte de l’Accord (163).-
Sir Samuel Hoare se casse le nez (164). - Le Plan Laval-
Hoare est divulgué par la presse (164). - Fureur de la
presse anglaise (164). - Laval rentre à Paris (165). - Tem-
pête aux Communes (165). - Baldwin lâche Hoare (165).
- Démission de Sir Samuel Hoare (165). - Colbre de la
presse italienne (166). - Réunion du Grand Conseil fasciste
(166). - Discours du Duce à Pontinia (166). - Discours
d’Herriot à Montbéliard (166). - Démission d’Herriot (167).
- Laval repart pour Genkve (167). - Anthony Eden au
Foreign Omce (167). - Tempête au Palais-Bourbon (168).
- Démission de Laval (168). - Sa dernihe lettre à Musso-
lini (168). - Flandin succede a Laval (169). - Visite de
M. Bova Scoppa à Flandin (169). - Eden veut renforcer
les sanctions (169). - Flandin s’y refuse (169). - Surprise
d’Eden (169). - Le renforcement des sanctions remis à plus
612 H I S T O I R E D E L’ARMEE A L L E M A N D E

tard (169). - Hitler réoccupe la rive gauche d u Rhin (170).


- Réunion de la S. D. N. au Palais Saint-James (170).
- L’Allemagne ne subit qu’une condamnation platonique
(170). - La S. D. N. perd la face (171). - La situation
internationale évolue (171). - Le baron Aloïsi reparaît à
Genève (171). - Nouvelles propositions italiennes (172). -
Proposition conciliante de Paul-Boncour (172). - a Le vent
a tourné u (172). - Pessimisme d’Eden (173).

XI. - Mussolini se tourne vers Hitler. ......... 174


-
L’Empire est proclamé à Rome (174). Badoglio est nommé
duc d’Addis-Abeba (174). - Le Négus se réfugie en Pales-
tine (174). - I1 pleure son royaume perdu (174). I1 -
demande à la S. D. N. de ne pas reconnaître l’Empire ita-
lien (174). - La S. D. N. se dérobe (174). - Londres e t
Washington relèvent le défi (175). - Le gouvernement bri-
tannique amorce le tournant (175). -Discours de Chamber-
lain au 11 Club 1900 II (176).- Eden demande la levée des .
sanctions contre l’Italie (176). - Commentaires de la presse
britannique (176). -Semonce de Churchill (176). -Mussolini
tire la leçon des événements (177). - Entrevue Mussolini-
Bertrand de Jouvenel (178). - Mussolini fait des avances au
gouvernement français (178). - M. Blum les repousse (179).
-- Les dés sont jetés (179). - Discours virulents du Duce
(179). - Visite du Comte Ciano à Berlin e t Q Berchtesgaden
(179). - Discours du Duce a Milan (180). - Visite de G e -
ring à Rome (180). - 11 L’Anschluss est inévitable (180).JI

-
- Silence de Mussolini (180). Discours de Mussolini B
Palerme (181). - Voyage de Mussolini en Allemagne (182).
Réception & Munich (182). - Arrivée à Berlin (184). - Les
deux trains roulent côte & côte (184). - Réunion monstre
au Maifeld (185).- Discours d’Hitler (185). - Discours de
Mussolini (186).-Une nuit de Walpurgis (187). -Les éclairs
forgent l’Axe (187). - L’Italie adhère au Pacte anti-Komin-
tern (187). - Le triangle Berlin-Rome-Tokyo se prépare
(188).

XII. - Staline écrase l’opposition politique. ..... . . 189


Trotsky ne succède pas à Lénine (189). - La G troïka p
Zinoviev, Kamenev, Staline (189). - Aversion de Lénine
pour Staline (190). - L e testament de Lénine (191). - Por-
trait de Trotsky (192). - Portrait de Staline (194). -Le
heurt des caractères et le heurt des idéologies (195). - (1 Révo-
lution permanente 11 ou u Édification du socialisme dans un
seul pays n? (195). - Staline s’attaque au trotskysme (196).
-
- Les XlIe et XII16 Congrès du Parti (197). Trotsky est
relevé de ses fonctions (197). - Le XIVe Congrès du Parti
(197). - Discours de Zinoviev (198). - Zinoviev est mis
en minorité (199). - Zinoviev privé de la Présidence du
TABLE DES MATIÈRES 613
Soviet de Leningrad (199). - Staline se tourne contre Kaine-
nev (199). - Kamenev privé de la PrPsidence du Soviet de
hloscou (199). - Discours de Trotsky au Comité central
(199). - Trotsky et Zinoviev sont exclus du Parti (200).
- Le dixième anniversaire de la Révolution d’octobre
(200). - Le XVe Congrès du Parti (201). - Arrestation de
Trotsky (202). -- Trotsky est, deport6 dans le Kazakstan
oriental (202). -- Trotsky inculpé d’activité anti-révolu-
tionnaire (203). - Trotsky déporté en Turquie (203). -
Son exil à l’île des Princes (203). - Le problème paysan
(204). - La N. E. P. et les koulaks (204).-La collectivisation
des terres (205). - Aveux de Staline à Churchill (205). -
(1 Ralentir le pas, c’est rester en arrière (206). - Transfor-
))

formation de 1’U. R. S. S. sous Staline (206). - Ivan le Ter-


rible et Pierre le Grand (207). - Une crise de confiance
s’insinue dans le Parti (207). - Assassinat de Serge Kirov
(207). - Un rival possible? (208). - Staline embrasse
son cadavre (208). - Le signal de la répression (209).-Sta-
line rédige la procédure à appliquer aux procès (209). -
Arrestations, emprisonnements, déportations (209). - Le
procès du ci Centre terroriste trotskyste-zinovieviste D (210).
- Les vipères lnbriques 1) (210). - Le procès du 11 Centre
((

antisoviétique trotskyste 1) (210). - Des rites d’exorcisme


(211). - Radek prononce les noms du général Poutna e t du
maréchal Toukhatchevsky (211). - L’armée est menacée
(212). - Comment va-t-elle réagir? (212).

XIII. - La guerre civile et l’offensive contre la Pologne .. . 213


Contraste entre l’Armée rouge et l’Armée allemande (213).
- Les Gardes rouges (213). - Le Parti crée un Comité mili-
taire révolutionnaire (213). - Trotsky en prend la direc-
tion (213). - Lénine précipite la désagrégation de l’Armée
tsariste (214). - Le décret du 28 janvier 1918, créant l’Ar-
mée rouge des ouvriers et des paysans (214).- Signature du
))

traité de Brest-Litovsk (214). - Désagrégation de l’Empire


des tsars (214). - Les décrets de Trotsky (215). - Une salve
de coups de canon (215). - Les problèmes du recrutement
))

(215). - Trotsky enrôle les ofilciers tsaristes (216). - Pro-


testations de Zinoviev (216). - ,( Les officierssont des traîtres
en puissance (216). - Autonomie des Armées (216). - Les
))

ofilciers ne seront que des conseillers spécialisés (216). -


L’instruction militaire obligatoire (217). - Une nouvelle
armée prolétarienne surgit (217). - Création de la Tchéka
(217). - Commissaires, Spefs et Tchékistes (218). - Les
Blancs se regroupent (218). -Répartition des forces blanches
(219).- L’Armée rouge n’est pas au point (220). - Trotsky
ordonne de mettre en œuvre la tactique de la (1 terre brùlée
(221). - Les Blancs convergent vers Petrograd et Moscou
(221). - Staline demande le renvoi des Spets (221).- Trotsky
s’y oppose (222). - La situation des Rouges empire (222).
- Les Blancs arrivent aux portes de Petrograd (224). -
614 H I S T O I R E D E L ’ARMÉE A L L E M A N D E

Trotsky galvanise l’Armée rouge (.224). - Remaniement


du Haut-Commandement (224). - La puissance de la cava-
lerie (225). - Fautes commises par les Blancs (225). -
Les
Rouges déclenchent une série de contre-offensives (225).
- Petrograd est dégagé (226). - Krasnov lève le siege de
Tsaritsyne (226).- Mort de l’amiral Koltchak (228). - Les
Blancs refluent vers le Kouban (228). - Le général Wrangel
remplace Denikine (228). - La campagne de Crimée (229).
- Les volontaires blancs sont évacués sur Salonique (229).
- Un nouvel adversaire se présente : Pilsudski (230).
- Accord Pilsudski-Petlioura (230). - Offensive polono-
ukrainienne sur Kiev (230). - Contre-offensive des Rouges
(231). - Toukhatchevsky,Boudienny e t Staline (231).- La
ruée vers l’occident (231). - Situation critique de Pilsudski
(231). - ii Ne nous laissez pas périr! 11 (232). - Conditions
de l’aide alliée (232). - Pilsudski passe une nuit drama-
tique (233). - I1 s’incline devant l’ultimatum allié (233).
- Les Alliés entament des négociations avec Moscou (234).-
Le Kremlin fait la sourde oreille (234). - Toukhatchevsky
fonce sur Varsovie (234). - Clemenceau envoie le génbral
Weygand à Varsovie (234). - Faute grave des Russes (234).
- Entêtement de Staline (235). - La revue du 15 août
(235). - L’armée polonaise se place sous la protection de la
Vierge (235). - Les Polonais reprennent l’offensive (236).
- Toukhatchevsky se replie (236). - La retraite tourne Q
la débâcle (236).-La ii Marne polonaise ns’acheve en triomphe
(236). - Les frontiéres orientales de la Pologne (236). - Le
traité de Riga (237). - Le grand vaincu de la campagne de
Pologne : Trotsky (237). - Staline tire la leçon des événe-
ments (237).

XIV. - Reconstitution et essor de l’Armée rouge. .. ... 238


É t a t lamentable de l’Armée rouge, au sortir de la guerre
civile (238). - Discussion autour de la nouvelle armée
(239). - Trotsky défend les milices territoriales (239). -
Doctrine des jeunes Spets (239). - Trotsky est évincé par
Staline (240). - Toukhatchevsky, artisan de la renais-
sance militaire (240). - Carrière de Toukhatchevsky (240).
- La prison d’Ingolstadt (241). - Un nouveau Bonaparte?
(242). - I1 est nommé colonel (242). - Son premier ordre
du jour (242). - Son rôle durant la guerre civile (243). -
I1
est partisan d’une guerre préventive (244). - Ses séjours
Q Berlin (244). - Rétablissement des hiérarchies (245). -
Augmentation des effectifs (245). -
Formation de batail-
lons blindés (245). - Formation de parachutistes (246). -
Les grandes manœuvres de 1935 (246). - Staline nomme
cinq maréchaux (246). - Toukhatchevsky est le plus jeune
(246). - L’Armée rouge intervient dans la politique (247).
- Inquiétude de Staline (248). - Trotsky dénonce le bona-
partisme des généraux (248).- Staline se méfie de Toukha-
tchevsky (248). - Toukhatchevsky représente Staline aux
TABLE DES MATIEREF, 615
obsèques de George V (249). - Séjour de Toukhatchevsky a
Londres (249). - I1 parle des plans d’armement de l’Armée
rouge (249). - I1 divulgue ses plans stratégiques (250). -
Son séjour B Paris (250).-Conférence de la rue de Grenelle
(251). - Entretien Toukhatchevsky-Gamelin (251). -
Toukhatchevsky rentre découragé en U. R. S. S. (252).
- Son discours à la rénnion du Soviet suprême (252).- I1
provoque la colère de Staline (253). - Staline opposé à la
guerre préventive (254). - Staline craint un coup de force
militaire (255). - I1 décide d’abattre Toukhatchevsky
(255). - Staline veut les preuves du complot (256).

XV. - Staline décapite le Haut-Commandement soviétique. . 257


Nadejda Vassilievna Plevitskaya (257). - Elle rencontre
le colonel Skobline (257). - LR retraite de Crimée (258). -
Skobline se réfugie à Paris (258). - La R . O . V. S. (258).
- Le général de Miller (258). - Skobline veut éliminer
Miller (259). - Benès reçoit un premier rapport (259. -
Benès reçoit un second rapport (260). - I1 est &branlé(260).
- v Un mot échappé a M . Trautmannsdorf 11 (260). -
M. Mastny adresse un rapport à Benès (261). - Benès pré-
vient Staline (261).- Déclaration de Benès(261).-Déclara-
tion de Léon Blum (262). - Opinion de Churchill (262). -
Staline a la preuve du complot (263). - L’énigme desrela-
tions Skobline-Heydrich (263). - Démenti du général
Spalcke (264). - Staline fait inculper ’i’oukhatclievsky de
trahison (265). - Vorochilov s’incline (265). - Disgrâce de
Toukhatchevsky (266). - Le procés des généraux (267). --
Suicide de Gamarnik (268). -- L’exécution des juges (269,.
-La grande épuration (269).- L’Armée rouge est décapitée
(270). - Procés de Boukharinc, Rykov, etc. (271). - Opi-
nion de Khrouchtchev (271). - Discours de hlelthliss au
XVIII9 Congrès du Parti (272).

DEUXIÈME PARTIE

PRELUDE A L’EXPASSION DU l I I e REICH

XVI. -Hitler dresse les plans d’un (( Milleniurn D germa-


nique.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . , . 275
L’état du monde en 1937 (275). - Les projets d’Hitler
(276). -Le peuple e t l’espace (277).- I.? droit A la vie (277).
- La compensation du sang versé (278). - L’absurdité des
frontiéres allemandes de 1914 (278). - Les erreurs de Guil-
laume I I (279). - Le problhme de l’émigration (279). -
616 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

Dangers d’une politique coloniale (282). - (1 Notre avenir est


sur l’eau a (282). - Un mensonge e t une absurdité (282).
- Choisir entre l’Armée et la Flotte (283). - Le danger
d’encerclement (284). - Deux alliés souhaitables : 1’Angle-
terre e t l’Italie (284). - Admiration d’Hitler pour l’Angle-
-
terre (285). Premiere partie du programme hitlérien (286).
- Ramener au sein du Reich les populations de race aile-
mande (286). - La politique des grands espaces (287). -
0 û trouver 500.000 km* de plus? (288). - La vocation de
l’Allemagne est à l’est (289). - Hitler évoque le futur
Empire allemand de l’Est (289). - L’expansion vers l’est,
nécessité vitale et historique (292). - Mille années de gran-
deur e t de prospérité (292). - Le prophète d’un Paradis
allemand (292). - Les millénaristes du moyen âge (293).
- Anabaptistes et Taborites (293). - De Joachim de Fiore
A Rosenberg (295). - Un manichéisme politique (296). - Le
salut des Aryens (296). - Caractère eschatologique du com-
niunisme (296). - Le u Grand Soir (296). - Engels e t Tho-
)J

mas Munzer (296). - Le Manifeste communiste, Évangile


des temps nouveaux (297). - Le manichéisme stalinien
(297).-Le Paradis des Travailleurs (298).-Le messianisme
juif (298). - Abraham e t Moïse (299). - La prophétie dc
Daniel (299). - Israel maître de la Terre (299).- Une per-
sécution séculaire (299).- La Diaspora (300). - Conditions
de vie inhumaines imposées aux Juifs (300). - L’heure de
l’émancipation (301). - Ascension spectaculaire des Juifs
-
(301). Une histoire imprégnée de surhumanité (301).-Les
mouvements révolutionnaires modernes (302).- L’instinct de
conservation (302). - Le combat contre l’Allemagne (303).
- Deux catégories de conflits (303). - La guerre classique
e t la guerre d’extermination (303). - Prédiction de Sir
Robert Vansittart (304).

XVII. - La Conférence militaire secrète du 5 novembre


1937.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
Hitler convoque les membres du Haut-Commandement
allemand à la Chancellerie (305). - La politique à long
terme du Reich (305). - Régler le problème de l’espace
allemand (306). - Peut-on remplacer l’expansion spatiale
par l’autarcie économique? (306). - Peut-on la remplacer
par une participation accrue au commerce mondial? (306).
- Déclin de l’Empire britannique (309). - Le recours a la
force (309). - Les trois cas possibles (309). - Tension en
Méditerranée (313). - Objections de Blomberg (314). -
Objections de Fritsch (315). - Objections de Neurath (315).
- Observation de Gering (315).
XVIII. - L‘opposition des généruux . . . . . . . . . . 347
Consternation du général von Fritsch et du colonel Hossbacli
(317). - Hossbach rédige un prochs-verbal pour le général
TABLE DES M A T I È R E S 617
Beck ( 3 1 7 ) . - Attitude réactionnaire du Grand État-Major
allemand (318). - Hostilité du général Beck (318). - Les
entretiens avec le général Gamelin (319). - Beck rédige u n
mémoire pour le général von Fritsch (319). - I1 réfute les
théses du Führer (319). - Opinions divergentes sur le c Pro-
tocole D Hossbach (322). - L’opposition militaire e t diplo-
matique (323). - Comment briser l’envoùtement qu’exerce
Hitler? ( 3 2 4 ) . - Une révolte n’a aucune chance de succès
(324). - Évolution psychologique de l’Armée ( 3 2 4 ) . - Le
Grand État-Major, dernier bastion du conservatisme (325).
- Reproches des vieux généraux (326). - Les conférences
d’information ( 3 2 6 ) . - Démarche des généraux auprès de
))

Blomberg ( 3 2 6 ) . - Fin de non-recevoir de Blomberg ( 3 2 6 ) .


- Hitler commence & mépriser les militaires de carrière ( 3 2 7 ) .
- u Ils ont trahi les enseignements de Moltke1 1) ( 3 2 8 ) . - Des
oficiers qui ont peur de la guerre! ( 3 2 9 ) . - La crise est in&
vitable (330).

XIX. - Hitler remanie le Haut-Commandement ( 4 février


1938). . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . 331
Le mariage du Maréchal von Blomberg ( 3 3 1 ) . - Colére
d’Hitler (332). - Accusations portées contre le général von
Fritsch ( 3 3 2 ) . - Démission de Blomberg ( 3 3 3 ) . - Renvoi de
lqritsch (333). - IIitler prend lui-même le commandement
de la Wehrmacht ( 3 3 6 ) . - Le décret du 4 février 1938 ( 3 3 5 ) .
- Mutations e t licenciements (336). - Ascension de Braii-
çhitscli e t de Guderian (336). - Accélération de la créa-
tion des divisions blindées (337). - Remaniement dans la
structure de la Luftwaffe ( 3 3 7 ) . - Remaniement ministériel
( 3 3 7 ) . - Ribbentrop succéde Ci M. von Neurath ( 3 3 7 ) . - Le
Dr Funck succéde au Dr Schacht ( 3 3 7 ) . - Les remous sont
insignifiants (338). - Coordination plus étroite de l’Armée,
de la Politique etrangArc et de l’Économie ( 3 3 8 ) . -- IIitlei.
va passer aux actes (338).

TROISIÈME PARTIE
L’lNCORPORATION DE L’hUTRICIiE
AU REICH

XX. -- Les antécédents historiyiies :


I. - Ascensionet déclin duSaint-Empire . . . . . . 341
(1 Un arrêt bienheureux du destin ... )) (341). - Les debuts dii
Saint-Empire (342). - L’émiettement territorial ( 3 4 2 ) . - Ide
regne du petit B ( 3 4 2 ) . - Les pouvoirs de l’Empereur (343).
- La co~roiinepasse aux Habsbourg (1273) ( 3 4 1 ) . --- Les
I 1. ‘10
618 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

traités de Westphalie (1648) (345). - Luther (345). - Leib-


niz (346).- Napoléon (346).- Le traité de Lunéville (1801)
(346).- Le Recès de 1803 (346). - Austerlitz (1805) (347).
- Le trait6 de Presbourg (347). - Effondrement du Saint-
Empire (348).
XXI. - Les antécédents historiques :
II. - L’ascension de la Prusse e t la dislocation d e
l’Empire austro-hongrois ... .. . . . . . . .. 349
La Confédération du Rhin (1806) (349). - Exécution de
Palm à Braunau (350). - Ultimatum de Frédéric-Guil-
laume I I I (350). - Napoléon écrase la Prusse (1806) (350).
- Naissance du nationalisme allemand (351). - Fichte,
Humboldt, Arndt e t Hegel (352). - Le baron de Stein (353).
- Blücher e t York, Scharnhorst e t Gneisenau (354). - La
((levée en masse 1) (354). - Landuiehr e t LandSturm (354).
- La bataille des nations (1813) (355). - Les Alliés font
leur entrée à Paris (1814) (355). - Stein e t Metternich (356).
- L’Allemagne retourne au particularisme (357). - Le
Congrès de Vienne rétablit la Confédération germanique
(357). - Opinion de Gœthe (357). - La révolution de 1848
(358). - Fuite de Metternich (358). - Troubles en Bavière,
tw Saxe e t en Prusse (359). - Le Parlement de Francfort
(359). - Le drapeau noir-rouge-or (359). - Le libre droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes (359). - R Un peuple,
un Reich1 (359). - Représentation des Autrichiens et des
))

Allemands de Bohême (359). - Une immense vague d’en-


thousiasme (360). - Schwarzenberg écrase la révolution hon-
groise (360). - I1 ne reconnaît pas les décisions du Parlement
de Francfort (360). - Le Parlement de Francfort offre la
couronne impériale au Roi de Prusse (361). - Refus de Fré-
déric-Guillaume IV (361). - Raisons de ce refus (361). -
Écroulement du Parlement de Francfort (362). - La réac-
tion se déchaîne (362). - Otto von Bismarck. - La Grande
((

Union allemande n (363). - L’ Union restreinte JI (363).


((

- Schwarzenberg humilie la Prusse à Olmütz (364). - Mort


de Schwarzenberg (1852) (365). - Bismarck isole l’Autriche
(365). - L’affaire du Schleswig-Holstein (365). - La Prusse
déclare la guerre à l’Allemagne (1866) (366). - Activité
fébrile de Bismarck (366). - Légion hongroise e t volontaires
de Bohême (367). - Sadowa (367). - Entrevue Bismarck-
Benedetti (368). - Traité de Prague (1866) (369). - La
Confédération des États de l’Allemagne du Nord (369).
- Alliance secrète avec les États du Sud (370). - La 11 note
d’aubergiste n (371). - Bismarck isole la France (371). - La
dépêche d’Ems (372). - La guerre franco-prussienne (1870)
(372). - Défaites françaises (372). - Capitulation de Napo-
léon I I I (372). - Préliminaires de Versailles (372). - Bis-
marck forge l’unité allemande (373). - La cérémonie de la
Galerie ries Glaces (374). - Ingratitude de Guillaume I e r
(375). - Essor économique de I’hllemagne (375). - Bis-
TABLE D E S MATIÈHES 619
marck poursuit une politique d’équilibre (376). - Mort de
Guillaume I e r (377). - Avènement de Guillaume I I (377).
- Conflit entre Guillaume I I e t Bismarck (377). - Démis-
sion de Bismarck (1890) (377). - Signes avant-coureurs de
désagrégation en Autriche (377). - Guillaume I I soutient
l’Autriche (378). - L’annexion de la Bosnie-Herzégovine
(1908) (378).- Assassinat de François-Ferdinand a Sarajevo
(380). - Ultimatum autrichien a la Serbie (380). - Début
de la Première Guerre mondiale (381).

XXII. - Naissance et vicissitudes de la première Hépu-


Mique fédérale autrichienne (16 octobre 1918-27 juil-
let 1927) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 382
La Monarchie bicéphale fait littéralement explosion (382).
- Il ne reste qu’un puzzle disloqué (382). - Réglements de
comptes entre nationalités (382). -Rivalités des Partis poli-
tiques (383). - Le retour des combattants du front (383).
- L’Empereur Charles publie un Manifeste (16 octobre 1918)
(384). - Opposition des Magyars (384). - Les N Comités
nationaux n (385). - Les Comités nationaux a l’étranger
(386). - Entretien Benés-Berthelot (386). - Rupture des
liens entre l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne (387). - Rup-
ture des liens entre l’Autriche et la Hongrie (387). - Situa-
tion chaotique à Zagreb, à Prague e t à Budapest (387).
- Le calvaire de l’Empereur Charles (390). - Le Dr Reii-
lier proclame la République (390). - L’Empereur Charles se
retire à Eckartsau (391). - L’Autriche se tourne vers 1’Alle-
magne (392). - Déclaration du DI Renner (392). - Réac-
tion à Weimar (393). - Déclaration de Scheidemann (393).
- Le drapeau noir-rouge-or (393). - Le traité d’Anschluss
Otto Bauer-Brockdorf-Rantzau (393). - Opposition des
Alliés (394). - Le traité de Saint-Germain-en-Laye (395).
- Décision du Comité des Cinq (395). - Protestation dii
Chancelier Renner (395). - J.’article 88 du traité (396).
- Mesures annexes (395). - Résolution du Conseil suprême
(396). - L’Autriche rivée a son indépendance (396). - Opi-
nion de Léon Blum (396). - Accablement A Vienne (396).
- Consultations dans le Tyrol e t à Salzbourg (396). - Les
Alliés perdent patience (397). - Opinion de Schuschnigg
(397). - Le traité de Saiiit-Germain entre en vigueur (397).
- Déficit, inflation e t chômage (398). - Les Sociaux-démo-
crates au pouvoir (398). - Ascension du Parti social-chré-
tien (399). - Mgr Seipel remplace Renner (400). - Émeute
à Vienne (401). - L’incendie du Palais de Justice (401).
- Mgr Seipel rompt avec la Social-démocratie (402).

XXIII. - Le Parlement autrichien se suicide (27 juillet-


1927-15 mars 1933). . . . . . . . . . . . . . . . . 403
Création des groupes d’aiiladéfense (403). - 1.3 Volksiuehr
(404). - Le SçhLztzbund socialiste (405). - La ffeiiriwclir
620 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

(405). - Le prince Starhemberg (405). - Le major Fey


(407). - Schuschnigg (407). - Mgr Seipel renonce à la poli-
tique (407). - M. Schober devient Chancelier (407). - Avè-
-
nement d’Engelbert Dollfus (408). Ses origines paysannes
(408). - Sa carrière (409). - ii Le chat botté II (409). - Le
Parti chrétien-social n’a plus que deux voix de majorité
(409).- Dollfuss se tourne vers la Heirnwehr (409).- Mon-
tée rapide du Parti national-socialiste autrichien (410). -
L’emprunt accordé par la S. D. N. (410). - Hitler arrive au
pouvoir A Berlin (411). - Crise au Parlement autrichien
(411). - Une cascade de démissions (412). - Proclamation
de Dollfuss (7 mars 1933) (412). - Dollfuss fait occuper le
Parlement (413). - Hitler e t Dollfuss face à face (414).
- Tous deux sont Autrichiens (414).

XXIV. - La dictature de Dollfuss.


I. - La l u t t e contre les Marxistes (15 m a r s 1933-
15 février 1934) . . . . . . . . . . . . . . . . . 415
Dollfuss dictateur (415). - R Le doigt de Dieu u (415). - La
main de Mussolini (415). - Politique personnelle de Fey e t
de Starhemberg (417). - Fey engage la lutte avec le Schutz-
bund (418). - Réaction violente des Syndicats (419). -
Starhemberg mobilise la Heimwehr (420). - Fey passe à I’at-
taque (421). - Le sang coule à Linz (422). - Insurrection
armée du Schutzbund (422). - Vienne en état de siége (422).
- Incapacité de Julius Deutsch (423). - ii I1 faut employer
les grands moyens u (423). - Les combats dans la cité Karl
Marx et à Floridsdorf (424). - L’Armée tire à coups de
canon sur les ouvriers (424). - La classe ouvriére ne bouge
pas (425). - La révolte est matée (425). - Une répression
brutale (426). - Le prestige de Dollfuss est en baisse (427).

XXV. - La dictature de Dollfuss :


II. - La l u t t e contre les Hitlériens (15 février 1934-
25 juillet 1935). . . . . . . . . . . . . . . . . . 428
Hitler décidé à réaliser l’Anschluss (428). - Pénétration
nationale-socialiste en Autriche (430). - Habicht devierit
chef du Parti national-socialiste autrichien (431). - Conseils
de Mussolini à Dollfuss (432). -- M. von Rintelen (432).
- Hitler temporise (433). - u Le fruit n’est pas encore miir
(433). - Dollfuss destitue Fey (434). - Les Nationaux-
socialistes autrichiens décident de placer Hitler devant le
fait accompli (434). - Le plan du Siandarienführer Glass
(435). - Rintelen rentre à Vienne (435). - Les préparatifs
du putsch (436). - Le plan de Fey (436). - Les ministres
se réunissent au Ballhausplatz (437). - Le Ballhauçplatz
envahi par les conjurés (438). - Le Chancelier Dollfuss est
rnortellement blessé (439). - Hans Domes s’empare de la
TABLE D E S M A T I È R E S 621
Rauag (439). - Cris d’agonie e t valses viennoises (440).
- Dollfuss agonise (440). - cc Faites la paix avec Rinte-
len ... n (441). - Dollfuss rend le dernier soupir (441). - Les
conjurés sont bloqués au Ballhausplatz (441). - Fey leur
promet la vie sauve (441). - Schuschnigg prend la direction
des affaires (442). - I1 s’empare de Rintelen (442). - Ten-
tative de suicide de Rintelen (443). - Pourparlers au Ball-
hausplatz (444). - Promesses de Neustadter-Stürmer (444).
- Holzweber fait appel à Rieth (444). - Son intervention
signe le forfait (444). - Les troupes font irruption dans la
Chancellerie (444). - Les conjurés sont arrêtés (444). -
II Nous avons été trahis! y (444). - Les forces de l’ordre

reconquiérent la Rauag (445). - Le calme renaît L Vienne


(445). - Durs combats en province (445). - Planetta se
dénonce (446). - Exécution des conjurés nazis (447). - La
mort de Dollfuss fait remonter son prestige (447). - Dis-
cours de Schuschnigg (448). - Discours de Starhemberg
(448). - Les funérailles nationales (448). - Rivalité Fey-
Starhemberg (448). - Le Heirnafschutz et la H e i m w e h r face
h face (448). - Qui va recueillir la succession de Dollfuss?
(448). - Une veillée d’armes (448). - Heimwehr et H e i m a f -
schrzrz prêts à en venir aux mains (449). - Schuschnigg est
nommé Chancelier (449). - La sagesse di] Président Miklas
sauve l’Autriche d’un désastre (449).

XXVI. - Le duel Schuschnigg-Hitler :


I. - D e l’accession au pouvoir à l’Accord du 11 juil-
let1936. .
. . . ..
. ... .
. .... . . . . 450
Hitler assiste à une representation de l’Or du R h i n à Bayreuth
(450).- Sa colbre en apprenant les événements (450).- Que
ferait Bismarck? (451).- Hitler téléphone à von Papen (452).
- Conditions posées par von Papen (453).- Habicht est des-
titué (454). - Papen s’envole pour Vienne (454). - Accueil
glacial de la capitale autrichienne (455). - L’Autriche est
seule (455). - Entrevue Schuschnigg-Mussolini à Florence
(456). - Mussolini éprouve peu de sympathie pour le nou-
veau Chancelier autrichien (456). - Schuschnigg prend des
vacances sur la CBte d’Azur (456).- Indifférence de Londres
e t de Paris (456). - La politique intérieure de Schuschnigg
(457).- Un homme timide mais tenace (457).- Schuschnigg
expulse Fey du Gouvernement (458).- Les relations s’enve-
niment entre Schuschnigg et Starhemberg (458). - Télé-
gramme de Starhemberg a Mussolini (459). - Télégramme
de Mussolini à Schuschnigg (459). - Schuschnigg destitue
Starhemberg (459). - Starhemberg lâche la rampe (460).
-Schuschnigg dissout la Hriiniuerh et le Heimatschufz (460).
-- I1 fonde le Front patriotique (460). - Une Constitution
autoritaire e t chrétienne (160). - Les Encycliques pontifi-
cales (460).- L’exemple de Salazar (460).- Guido Zernatto
devient secrétaire général du Front patriotiqiie (460). -
622 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

Remaniement ministériel (460). - Guido Schmidt devient


Ministre des Affaires étrangères (460). - Un Reich supraiia-
tional (461). - Hitler a trahi l’esprit de l’Allemagne (461).
- Retour au moyen âge (461). - Le représentant du germa-
nisme intégral (461). - Une sublimation anachronique (462).
- M. von Papen revient à Vienne (462). - Projet d’accord
soumis à M. von Berger (462). - Peu d’empressement du
Gouvernement autrichien à y donner suite (462).- Le dégel
de 1936 (462). - Schuschnigg admet l’Anschluss N pour pliis
tard P (463). - Mussolini favorable aux accords bilatéraux
(463). - Entretiens von Papen-Guido Schmidt (464). -
IXclaration aiistro-allemande du 1 1 juillet 1936 (464). - Dis-
positions annexes (465). - Réaction favorable de l’étranger
(465).

XXVII. - Le duel Schuschnigg-Hitler :


II. - De l’Accord d u 11 juillet 1936 à l’ultimatum du
12 février 1938. . . . . . . . . . . . . . . . . . 466
L’Accord inaugure une période de détente (466).- Interpré-
tations divergentes de l’accord (466). - Discours d’Hitler au
Reichstag du 21 mai 1935 (467). - L’État autrichien u
n’existe pas (467). - Définition d’une politique allemande u
(467). - Schuschnigg retarde l’entrée de membres de l’oppo-
sition nationale dans son Gouvernement (468). - Irritation
des Nazis autrichiens (468). - Schuschnigg rouvre les hosti-
lités (468). - Le discours de Klagenfurt11(468). - Von Neu-
rath décommande son voyage à Vienne (469). - Von Papen
revient A la charge (469). - Voyage de Neurath à Vienne
(469). - Manifestation proallemande (469). - Entretiens
Neurath-Schuschnigg (469).- Contre-manifestation antialle-
mande (469).- Mussolini invite Schuschnigg à venir le voir à
Venise (470). - a Nos amis allemands D (470). - La visite
d’un paquebot allemand (470). - 11 Entendez-vous donc avec
Hitler! P (471). - Mécontentement de Schuschnigg (471).
-Déclaration de Dino Alfleri (471).-Mussolini a-t-il décidé
de sacrifier l’Autriche (471). - Voyage de Guido Schmidt à
Londres e t à Paris (471). - Résultats négatifs de ce voyage
(471). - Von Papen presse Schuschnigg de tenir ses pro-
messes (471). - Montée du Dr Seyss-Inquart (472). - Le
capitaine Leopold prend en main la direction du Comité des
Sept (472). - Descente de police à la Teinfaltstrasse (473).
- Un dossier croustillant (473). - Le plan d’un nouveau
Putsch (473). - Entretien orageux von Papen-Leopold (473).
- Leopold est révoqué (474). - Les résultats du plébiscite
dans la Sarre (474). -L’incident de Pinkafeid (474).-Colère
d’Hitler (475). - Papen arrange les choses (475). - Incident
de Wels (476). - La fouie entonne le u Deutschland über
alles (476). - La police disperse la foule à coups de crosse
-
(477). Lettre de Goering à Guido Schmidt (477). - Rema-
niement diplomatique e t militaire Berlin (478). - Papen
ci23
a p p r e n d q u e sa mission est terminée (478). - P a p e n se rend it
Berchtesgaden (478). -- I1 suggère iI H i t l e r d e recevoir Scliu-
schnigg (479). - H i t l e r a c c e p t e a v e c e n t h o u s i a s m e (480). -
Von P a p e n r e t o u r n e à Vienne p o u r e n informer Schuschnigg
(480). - Schuschnigg accepte d e se r e n d r e a Berchtesgaden
(481). - Mussolini l ’ a p p r o u v e (481). - Appréhensions d e
Schuschnigg (481). - Schuschnigg a r r i v e i Berchtesxadcn
(482). -- Le d r a m e éclate (482). - Premier e n t r e t i e n Hitler-
Schuschnigg (482). Coiiférence P a p e n - R i b b e n t r o p - G u i d o
S c h m i d t (487). - T e r m e s de l ’ u l t i m a t u m :illemand (488).
- P r o t e s t a t i o n s de Guiilo Scliinidt (489). - Em1i:irras de v o n
P a p e n (489). - L e tli.jeiiiicr a v e c les g e n é r a u s (489).
Deusitarne eiitretien Ilitler-Schuschnigg (400). -- H i t l c r
a p p e l l e K e i t e l (491). - Rnxiétl. e n A u t r i c h e (491). - ‘ïroi-
sièrne e n t r e t i e n Hitler-Schusclinigg=Giiido S c h m i d t (492).
- P a s d e c o m m u n i q u é officiel (494). -- Schuschnigg e t sa
suite q u i t t e n t le Berghof ( 4 9 i ) .

XXVIII. - Le duel Schuschnigg-Seps-Inquart :


I. - Du retour de B e r c h t e s g a d e n il ’ a n n o n c e du plé-
b i s c i t e (13 février-10 mars 1938) . . . . . . . . . . 495

Schuschnigg rend c o m p t e d e l‘entreviic A ÇCS collkgiies (495).


- Résistance d u P r é s i d c n t hliklas ($196). - - H i t l e r f a i t
r é p a n d r e de fausses nouvelles r e l a t i v e s à des p
d’invasion (496). - Mussolini conseille :lu 1 W s i d e n t
s’incliner (497). - il I1 f a u t gagner dii t e m p s I) (497). - Mildas
s’iiiclinc (408). - Seyss-Iiiquart est nommi: Ministre d c l’In-
r i e u r (498). - Seyss-1nqii;irt se rend iI Berlin (498). - Son
e n t r e t i e n avec H i t l e r (498). - - Le Dr K e p p l e r nonimc lioniine
d e liaison e n t r e Berlin e t Vienne (499). - Uiscours d ’ l l i t l e r
a u R e i c h s t a g ( 2 0 février) (499). - S t u p é f a c t i o n d e Scliu-
schnigg (501). - Réponse (le Schuschnigg d e v a n t la
a u t r i c h i e n n e (24 février )(SO1). - CI Rouge-blanc-rouge, jus-
qu’à 1:r m o r t ! u (503).- Soulèvements e n H a u t e - A u t r i c h e e t
e n Stypie (504). -- linut-il r e s t a u r e r les Habshourg? (504).
- L e t t r e d ’ O t t o de H a b s b o u r g à Schuschnigg (504). - Oppo-
sitions tchèques, hongroises, yougoslaves e t allemandes (506).
- Réponse d e Schuschnigg à l ’ a r c h i d u c O t t o (506).- Schu-
schnigg décide d’organiser u n plébiscite (507).-Négociations
e n t r e Schuschnigg e t les chefs ouvriers (508). - Ceux-ci
d e m a n d e n t II la l i q u i d a t i o n d e l’héritage de Dollfuss u (508).
- Les communistes seuls favorables (508). - Délibérations
d e s chefs syndicalistes à Floridsdorf (5-6 niors) (509). - Ils
d é c i d e n t d e laisser leurs t r o u p e s v o t e r c o m m e elles i’en-
t e n d e n t (509). - L ’ a g i t a t i o n nazie redouble de violence (509).
- S e y s s - I n q u a r t se r e n d à Graz p o u r la calmer (509). -
K e p p l e r a r r i v e d e Berlin (510).- Schuschnigg décide de ùrus-
q u e r les choses (510). - L e discours d ’ I n n s b r u c k (9 m a r s )
(511). - Conditions d a n s lesquelles se déroulera le plébis-
cite, 511.- O p p o s i t i o n d e Mussolini (512). - v E u n errorel
(512).- Schuschnigg f a i t r é p o n d r e à Mussolini q u e se6 déci-
624 H I S T O I R E D E L’ARMÉE ALLEMANDE

sions sont prises (513). - i c L’Autriche ne m’intéresse plus u


(513). - Branle-bas de combat à la Chancellerie de Berlin
(513). - Hitler téléphone B Gmring (513). - I1 convoque
le général Beck (513). - Plan rouge, Plan vert et Plan Otto
(514). - Avertissements du général Beck (515). - Colère
d’Hitler : rien n’est prêt! (515). - Beck remet à Guderian le
commandement des unités blindées (516). - Guderian
demande qu’on y joigne la S. S. Leibsiandarle Adolf Hitler
(516). - Mobilisation des unités (516). - Entretien Gude-
rian-Sepp Dietrich (517). -La journée à Vienne(517).-Pré-
paratifs du plébiscite (517). - Optimisme de Schuschnigg
(518). - Pointage des voix (518). - Guido Zernatto reçoit la
visite de Seyss-Inquart e t du Dr Jury (518). - Soulèvement
des Nazis à Linz, à Innsbruck e t a Eisenstedt (518). - Zer-
natto porte le contenu du message de Seyss-Inquart à Schu-
schnigg (519). - Schuschnigg demeure inébranlable (520).
- Manchettes sensationnelles de la presse allemande (520).
- Annonce de concentrations de troupes allemandes à la
frontiére (520). - Schuschnigg doit gagner trois jours (521).
- Position de l’Angleterre (521). - Démarches infructueuses
du baron von Frankenstein (522). - Silence de la France
(522). - Démission de Chautemps (522). - c( L’Europe nous
interroge, et il n’y a personne au téléphone! D (522). - Décla-
ration du Di Jury au Wiener Neuesten Nachrichten (523).
- Vienne s’endort dans une atmosphere angoissée (523).

XXIX. - Le duel Schuschnigg-Seyss-Inquart:


II. - La journée des u l t i m a t u m s (Il
m a r s 1938). . 524
Une matinée fiévreuse (524). - Schuschnigg convoque des
personnalités politiques (524). - La irontiere austro-alle-
mande est fermée (525). - Manifestations nazies (525). -
-
Démonstration marxiste (525). Schuschnigg exige la démis-
sion du DI Jury (525). - Seyss-inquart va accueillir le géné-
ral Glaise-Horstenau à l’aérodrome d’hspern (526). - I1
l’emmène chez Schuschnigg (527). - Entretien Schuschnigg-
Glaise-Horstenau (527). - Lettres de Seyss-Inquart e t de
Glaise-Horstenau (528). - Délibérations à la Chancellerie
(529). - Schuschnigg demande une prolongation de I’ulti-
matum (529). - Dialogue Zernatto-Seyss-Inquart (529). -
Seyss-Inquart se retranche derrière le Parti (530). - I1 refuse
les c( réserves D de Schuschnigg (530). - Désarroi à la Chan-
cellerie (530).- Seyss-Inquart appelle Berlin au téléphone
(531). - Premier entretien téléphonique Seyss-Inquart-
Goering (531). -Conditions de Goering (531). - u Que Schu-
schnigg se retire LI (531). - Schuschnigg se rend chez le
Président Miklas (532).-Physionomie de la rue (532).-Com-
muniqué rassurant du D. N. B. (533). - Miklas consulte les
militaires (533). - Schuschnigg consulte la Milice patriotique
(534). - Aucune résistance n’est possible (534). - Schu-
schnigg se résigne &décommanderl e plébiscite (534). - NOU-
vel ultimatum de Goering (534). - a Le Palais de Venise ne
TABLE DES MATIÈRES 625
répond pas 1) ( 5 3 5 ) . - Schuschnigg est seul ( 5 3 5 ) . - I1 se rend
chez le Président Miklas pour lui remettre sa démission ( 5 3 5 ) .
- Miklas la refuse ( 5 3 5 ) . - Communiqué laconique du Gou-
vernement italien ( 5 3 6 ) . -- Miklas demande à Seyss-Inquart
de justifier son attitude (536). - Deuxième entret.ien télé-
phonique Gœring-Seyss-Iriqiiart ( 1 7 11. 2 6 ) ( 5 3 7 ) . - Témoi-
gnage du général Muff ( 5 3 8 ) . - M. Eiider e t le général Schil-
havsky se récusent ( 5 3 8 ) . - Schuschnigg insiste pour que
Miklas nomme Seyss-Inqiiart ( 5 3 9 ) . - On me laisse tout
seul1 D ( 5 3 9 ) . - Conversation téléphonique Gceriiig-Keppler
(18 h. 28) 1539). - Miklas accepte la démission de Schii-
sclinigg ( 5 4 0 ) . - I1 relève de leurs fonctions tous les membres
du Gouvernement (540). - Les ministères ne sont plusgardés
(540). - Troisième entretien téléphonique Gcering-Seyss-In-
quart (19 h. 57) (541).-Allocution de Schuschnigg à la radio
(542).- Miklas refuse toujours de nommer Seyss-Inquart Chan-
celier (542). - Allocution de Seyss-Inquart à la radio ( 5 4 3 ) .-
Atmosphère de Vienne à la nuit tombante (543). - Deuxième
conversation téléphonique Keppler-Gœring ( 2 0 h. 4 8 ) ( 5 4 5 ) .
- Le télégramme fatal ( 5 4 6 ) . - Conversation téléphonique
Keppler-Dietrich (21 h. 5 4 ) (547). - Jaruohl! 81 (547). -
hliklas nomme Seyss-Inquart Chancelier ( 5 4 8 ) . - Commu-
niqué officiel ( 2 3 h. 14) ( 5 4 8 ) . - Allocution du major Klaus-
ner à la radio ( I h. 15) (548). - Allocution de M. Rheinthaler
( 5 4 9 ) . - Constitution du nouveau Cabinet ( 5 4 9 ) . - Seyss-
Inquart Chancelier ( 5 4 9 ) . - La tension tombe à Vienne ( 5 4 9 ) .
- Activité croissante à Berlin ( 5 5 0 ) . - Hitler adresse à la
Wehrmacht la Directive n o I ( 5 5 0 ) . - Hitler adresse à la
Wehrmacht la Directive no 2 (20 11. 4 5 ) ( 5 5 2 ) . - Entretien
Ribbentrop-Neville Chamberlain à Londres ( 5 5 2 ) . -- Mesures
de mobilisation préconisées par M. Yvon Delbos ( 5 5 3 ) . -
L’Angleterre les désapprouve (553). - Entretien Gcering-
Mastny à Berlin ( 5 5 3 . ) - Message d’Hitler au Duce ( 5 5 4 ) .
- Entretien téléphonique Hitler-Philippe de Hesse ( 2 2 h. 2 5 )
(555). - Joie d’Hitler (555). - Hitler peut foncer ( 5 5 6 ) .

XXX. - La marche sur Vienne (12 mars 1938) . . . . . 557


Tracts allemands sur Vienne (557). - Hitler signe une pro-
clamation ( 5 5 7 ) . - I1 s’envole pour Munich ( 5 5 8 ) . - Les
troupes allemandes se mettent en marche ( 5 5 8 ) . - Guderian
franchit la frontière (558). - La 28 division blindee arrive
à Linz (559). - Les troupes allemandes arrivent à la
frontibre du Brenner ( 5 5 9 ) . - Hitler franchit la frontière
austro-allemande à Braunau ( 5 5 9 ) . - Le cortCge officiel
arrive à Linz (560). - Discours de Seyss-Inquart ( 5 6 0 ) . -
Discours d’Hitler (561). - Entretien téléphonique Hibben-
trop-Gœring (562). - ii J e ne savais pas moi-même combien
ma patrie était belle u (562). - Guderian arrive à Vienne
(563). - Défilé de la 2 e division blindée ( 5 6 3 ) . - Commen-
taires de Guderian ( 5 6 4 ) . - Opinion de Churchill ( J 6 l ) . - Sa-
tisfaction de Guderian (564).
626 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

XXXI. - L’Anschluss (13 mars-IO avril 1938). . . . 565


La a Loi constitutionnelle D rattachant l’Autriche au Reich
(565). - I( Loi allemande I sur le retour de l’Autriche au Reich
(566). - Visite d’Hitler au cimetière de Leonding (566). -
Visite & son ancien professeur d’histoire, le Dr Pœtsch (567).
- Démission du Président Miklas (568). - Seyss-Inquart
Chef de l’État (568). - Seyss-Inquart proclame la Loi d’Ans-
schluss (568). - Ordonnance relative & la fusion des deux
armées (569). - Ordonnance relative à l’organisation d’un
plébiscite (569). - Arrestations massives dans toute l’Au-
triche (569). - Les files d’attente devant les ambassades
étrangères (570). - Personnalités arrêtées (570). - M. Neu-
bacher, bourgmestre de Vienne (571). - Entrée d’Hitler a
Vienne (571). - I1 apparaft au balcon de l’hatel Impérial
(571). - Allocution d’Hitler (572). - La prestation de ser-
ment se poursuit (572). - Seyss-Inquart reçoit Hitler à la
Hofburg (573). - Çeyss-Inquart devient Statthalter du
Reich (574). - Discours d’Hitler a la Hofburg (574).- (t J’an-
nonce devant l’histoire... B (574). - La grande parade (574).
- Télégrammes de félicitations (575). - Visite du cardinal
Tnnitzer (575). - Hitler quitte Vienne pour Berlin (575).
- Accueil délirant à Tempelhof (575). - Allocution a u
balcon de la Chancellerie (575).

XXXII, - Mussolini et Hitler dialoguent par-dessus les


Alpes (17-18 mars 1938). . . . . . . . . . . . . 576
Dissours de Mussolini A la Chambre des Faisceaux et des
Corporations (17 mars) (576). - Amertume cachée de Musso-
lini (577). - Le fossé s’élargit entre l’Italie et la France (575).
- Discours d’Hitler au Reichstag (18 mars) (578). - Gœring
annonce un plébiscite dans tout l’ensemble du Reich (580).

XXXIII. -L’incorporation de Z’Aictriche au Reich (18 mars-


10 avril 1938). . . . . . . . . . . . . . . . . . 581
L‘Autriche mise au pas u (581). - Intégration des adminis-
E(

trations e t des ministères (581). - Amertume e t mélancolie


(582). - Le Gauleiter Bürckel prépare le plébiscite (582).
-
- Déclaration des cardinaux autrichiens (583). Déclara-
tion du Consistoire protestant (584). - Déclaration de l’an-
cien Chancelier Renner (585). - Le Führer inaugure la cam-
pagne pour le référendum (3 avril) (585). - Discours d’Hitler
& Vienne (9 avril) (585). - Résultats du plébiscite (587).

XXXIV, - Le voyage d’Hitler d Rome (3-10 m a i 1938) .. 588


-
Le train du Fuhrer arrive au Brenner (588). Deuil des popu-
lations du Tyrol du Sud (589).-Arrivée à Rome (589).-Cor-
tège à travers la Ville éternelle (590). -
Arrivée au Quirinal
T A B L E DES MA’l‘IkRES 62 7
(692). - Démonstration des Jeunesses Fascistes à Centocelle
(592). - Réception de la colonie allemande à la Basilique de
Maxence (593). - Dîner de gala au Quirinal (593). - Satis-
faction de Mussolini (593). - L’Accord de Pâques (593). -
Arrivée i Naples (594). - La revue navale (594). - Pro-
gramme naval de Mussolini (595). - Dîner & la Galerie d’Her-
cule du Palais Royal (596). - Défilé militaire dans la V i a
dei Trionfi (596).- Réception au Capitole (596).- Dîner au
Palais de Venise (596). - Allocution de Mussolini (597).
- Réponse d’IIitler (597). - (1 La frontiere d u Brenner est
intangible! H (598). - Dbpart pour Florence (593). - Retour
en Allemagne (598). - Ciano a refusé le projet d’alliance
(599). - Désapprobation de Pie XI (600). - Réflexions
caustiques d’IIitier sur l’aristocratie romaine (600). - MUS-
solini devrait se méfier de Victor-Emmanuel I I I (601).

TABLEDES CARTES. . . . . . . . . . . . . . . . . . GO3


ACH E V É D ’ I M P R I M E R
- L E 8 J U I N 1964 -
PAR L’IMPRIMERIE FLOCH
A MAYENNE (FRANCE)

(59i7)

I V U M É R O D’ÉDITION : X 6 ( i
D E P Û T LÉGAL : 2e T R I M E S T R E 1964

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