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HISTOIRE

DE
L’ARMÉE
ALLEMANDE
HISTOIRE DE L'ARMÉE ALLEMANDE

(1918-1946)

V O L U M E S PARUS

L'effondrement ( 1 918-1919 ) .

II

L a discorde (1919-1925).

III

L'essor (1925-1937).

IV

L'expansion (1937-1938).

Les épreuves de force ( 1 9 3 8 ) .

PROCHAIN VOLUME A PARAITRE :

VI
Le défi (1939)
BENOIST-MÉCHIN

HISTOIRE
DE

L’ARMÉE
ALLEMANDE
V
LES ÉPREUVES DE FORCE
1938
Avec 8 cartes
et un graphique

ÉDITIONS ALBIN MICHEL


22, R U E HUYGHENS
PARIS
IL A ÉTÉ TIRE DE
L’ HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE D
((

110 E X E M P L A I R E S S U R VÉLIN D U MARAIS,


DONT C E N T NUMÉROTÉS D E 1 A 100
ET DIX EXEMPLAIRES HORS COMMERCE,
NUMÉROTÉS H. C. I. A H. C. X.
LE NUMÉRO JUSTIFICATIF D E CHAQUE SÉRIE
SE TROUVANT E N TÊTE D U DERNIER TOME DE L’OUVRAGE.

DroifJde traduction el de reproduction rhcnt% pour (owpays.


8 & ~ T I O N S ALBIN MICHEL, 1965.
D’un œil tranquille, nous consi-
dérons les progrès de sa puis-
sance et chacun, j e pense, ima-
gine gagner pour soi le temps
qu’un autre met à périr.
DEMOSTHÈNE.
PREMIÈRE PARTIE

LA FONDATION
DE LA TCHECOSLOVAQUIE
I

LA BOHEME AVANT 1914

Avec ses montagnes recouvertes de forêts épaisses, ses


vallées OG bondissent des torrents écumants, ses églises
ciselées comme des pièces d’orfèvrerie et ses villages
ombragés de tilleuls centenaires qui répandent autour
d’eux une douce odeur de miel, la Bohême est une contrée
si belle que ses habitants l’ont souvent appelée (( le joyau
de l’Europe ». Depuis que nous en sommes séparés par
le rideau de fer, nous avons tendance à la ranger parmi
les pays de l’Est, mais rien n’est plus faux. Vingt siècles
d’histoire attestent que la Bohême n’est pas seulement
située au cœur du continent, mais au confluent de tous les
courants qui l’agitent.
Selon l‘époque et l’angle où on le considère, ce quadrilatère
ceinturé de montagnes sur trois côtés et s’ouvrant, sur le
quatrième, vers la plaine hongroise, apparaît tantôt comme
un coin enfoncé dans le flanc droit de l’Allemagne dont il
menace l’unité et les centres vitaux; tantôt comme un refuge
du slavisme, dangereusement enserré entre la Silésie et l’Au-
triche, ces deux avancées du germanisme vers l’est, qui
semblent vouloir se refermer sur lui pour l’engloutir.
C’est ici que s’est stabilisée la ligne de démarcation entre
Germains et Slaves, depuis les temps reculés où Marcomans
et Baïuvares endiguèrent l’avance des Avares et des Wendes.
Comme toutes les terres d’affrontement, la Bohême a connu
des périodes de crise et de rupture, des révoltes et des répres-
sions peut-être plus sanglantes et plus forcenées qu’ailleurs,
parce que la diversité des sangs y portait plus rapidement
12 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

les passions à l’incandescence. (Qu’il sufise de rappeler les


terribles guerres hussites, menées par Jean Ziska durant le
premier tiers du xve siècle et la défenestration des conseil-
lers de Mathias II de Habsbourg, survenue au Hradjin, le
23 mai 1618.) Mais elle a aussi bénéficié de longues années
de paix où ses forces antagonistes, au lieu de s’entre-déchirer,
se sont arc-boutées les unes aux autres pour la hausser vers
un niveau de civilisation supérieur.
Grâce à ces périodes heureuses, la Cour des rois de Bohême
devint un haut lieu de culture, d’architecture et de poésie.
C’est ainsi que Prague fut dotée en 1348 de la première
Université allemande dont le rayonnement s’étendit sur
toute l’Europe centrale et que grandit, sur les rives de la
Moldau, une capitale si belle qu’on l’appela la N ville dorée n,
en hommage à sa profusion d’églises gothiques, de chapelles
jésuites et de palais baroques, sur la façade desquels semble
passer un souffle venu directement de Rome.
Fait significatif, c’est en Bohême et en Moravie que se
sont déroulées toutes les grandes actions militaires qui o n t
contribué à façonner le destin de l‘Europe centrale : bataille
de la Montagne Blanche (8 novembre 1620),oir les armées
impériales de Ferdinand II écrasèrent les forces protestantes
du comte de Thurn et imposèrent au pays l’esprit de la
Contre-Réforme 3; siège de Prague (6 mai 1757), où Fré-
déric II battit les armées du Prince Charles de Lorraine et
confirma l’ascension de la Maison de Brandebourg; bataille
d’Austerlitz (2 décembre 1805) où Napoléon brisa les der-
niers liens qui unissaient les Habsbourg au Saint Empire 4;

1. Jean de Trosnow, dit ZiSka ou (I le Borgne D prit la tête de la résistance tchéque


après la mort de Jean Huss, brûlé vif en 1415 sur l’ordre du Concile de Constance.
11 remporta la bataille d’Anska sur les Impériaux, mais finit par &re écrasé et
mourut en 1424. Les guerres hussites, qui durèrent jusqu’en 1471, furent m a r
quées par des massacres e t des scènes de férocité inouïes. Le pays en sortit exsangue
e t dévasté. 11 fallut des années d’efforts aux Habsbourg pour rendre au pays son
ancienne prospérité.
2. Fondée par l’Empereur Charles I V de Luxembourg, l’Université de Prague
a t t i r a à elle une foule de lettrés, de pobtes, d’alchimistes et de savants, notamment
le célèbre astronome danois Tycho-Brahè. Son disciple Képler lui succéda dans les
fonctions d’astronome officiel de Rodolphe II.
3. A la suite de cette défaite, Ferdinand I I fit décapiter à Prague vingt-sept
chefs de la révolte, la fleur de l’aristocratie slave du pays. I1 fit transférer les biens
des révoltés aux nobles restés fidèles A sa cause e t ordonna à tous les protes-
tants de quitter le puys (1627). Deux mille familles,hit-on, durent s’expatrier
pour s’établir en Saxe. Depuis lors les Tchéques considérent la bataille de la
Montagne Blanche comme un désastre national.
4. Voir vol. IV, p. 247 e t a.
LA FONDATION D E L A TCAÉCOSLOVAQUIE 13
bataille de Sadowa (3 juillet 1866) l, où Bismarck exclut
l’Autriche de la Confédération germanique.
Riche de tant de contrastes politiques et religieux, raciaux
et linguistiques, la Bohême a servi de berceau à une foule
de personnalités marquantes. Elle a donné à l’Église saint
Venceslas et saint Jean Népomucène; au camp de la Réforme
Jean Huss et Komensky 2; au monde germanique des chefs
militaires comme Wallenstein et Radetsky; un poète délicat
comme Rainer-Maria Rilke et un esprit tourmenté et vision-
naire comme Franz Kafka au monde slave, des hommes
politiques comme Palacky, HavliEek, Rasin et Masaryk;
des musiciens comme Smetana et Dvorak; des poètes comme
Kollar, Celakovsky et Erden; des historiens comme Tomek
e t Pekai., pour ne citer que les plus connus d’entre eux.
On voit donc que le Prince Charles-Antoine de Rohan n’a
pas tort d’écrire que (( la Bohême n’est pas seulement
une terre historique, c’est-à-dire une terre oii s’est faite
beaucoup d’histoire, mais un foyer d’où ont rayonné des
courants spirituels importants 6 N.
Après avoir été gouvernée successivement par les Przé-
myslides, les princes de la Maison de Luxembourg et les
Jagellons, la Bohême passa en 1526 aux mains des Habs-
bourg, qui devaient la conserver pendant près de quatre cents
ans. Au début, leur domination se réduisit à une union per-
sonnelle. Le royaume était un agrégat composite, formé de
ce qu’on appelait les Pays de la Couronne de saint Vences-
las D. Ceux-ci comprenaient, outre le duché de Lusace, l a
Bohême proprement dite, la Moravie et la Silésie. Cha-
cune de ces terres avait sa propre Assemblée. I1 n’existait
entre elles aucun autre lien que la personne du souverain.
Rodolphe II leur avait octroyé en 1609 des Lettres de Majesté
qui donnaient au protestantisme une existence légale, reti-
1. ( F u Koniggratz). Voir vol. IV, p. 367 et s.
2. BvBque de l’Union dcs Frères moraves, Komensky ou Comenius dut quitter
la l3ohCnie en 1628, lorsque le catholicisme y fut décrété seule religion olficielle. La
Uible dite a de KraliEe n, traduite par les Frères moraves (1579-1593) marqua
I’avènemcnt du tchèque comme langue littéraire nationale.
3. De son vrai nom Albrecht von Waldstein, né à Hermanic en 1583, assassiné
à Eger en 1634. I1 fut un des protagonistes de la guerre de Trente Ans.
4. Bien que Tchèque et Israélite, ayant fait ses études à Prague, Kafka a écrit
toute son œuvre en allemand.
5. Karl-Anton Prinz ROSIAN,Heiaae Eisen. Urn die U n d e r der BOhmiacher
Krone, p. 113. C’est en Bohême, en effet, qu’ont pris corps pour la première fois Io
Nationalisme linguistique, le Pangermanisme, le Panslavisine e t le National-
socialisme.
14 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

raient au Roi la surveillance des églises, de l’université e t


des écoles pour la confier au x Diètes, proclamaient -la liberté
de conscience et des cultes et instituaient u n certain
nombre de (( Défenseurs »,désignés également par les Diètes,
dont le rôle consistait à assurer le respect des Lettres de
Majesté l.
Durant près de six cents ans, le caractère supra-national
des monarques qui ceignirent la couronne de Bohême leur
permit de jouer le rôle d’arbitres e t de conciliateurs entre
les différents groupes ethniques et religieux qui se parta-
geaient le pays. Mais cet équilibre toujours précaire était
difficile à maintenir. I1 ne survécut pas longtemps à la ruine
des principes universalistes qui avaient fait la cohésion
et la grandeur du moyen âge. Au lendemain de la bataille
de la Montagne Blanche, Ferdinand II de Habsbourg fit
jeter au feu les Lettres de Majesté et décréta le catholicisme
seule religion officielle (1627). I1 enleva l’université de
Prague et, d’une façon générale, tout l’enseignement a u
contrale des Diètes pour les remettre aux Jésuites. UR siècle
et demi plus tard, Joseph I I instituait un Code civil, dont le
but était de réaliser l’unité absolue de langue et de civilisa-
tion des différentes (( nations )) incluses dans les frontières de
sa monarchie2. I1 déclara l’allemand langue officielle de 1’Em-
pire, reléguant ainsi le tchèque au rang d‘idiome subalterne.
Bien que tempérée, sur le plan religieux, par l’gdit de Tolé-
rance de 1781, cette tentative de germanisation e u t des
conséquences néfastes. Elle provoqua une reviviscence du
nationalisme tchèque e t amena les Slaves de Bohême à
prendre une conscience plus vive de leur parenté avec les
populations non germaniques de l’Empire S. Mais ce n’était
encore qu’un ébranlement léger. Ce fut surtout après les
guerres de Libération de 1813 et le réveil des nationalités
qui accompagna la révolution de 1848, que l’antagonisme
germano-tchèque prit une tournure nouvelle et se manifesta
sous une forme de plus en plus accentuée.

1. Faisant suite à la Bulle d’Or, promulguée par Charles I V de Luxembourg en


1356, qui faisait du Roi de Bohême le premier des filecteurs laïcs de l’Empire,
les Lettres de Majesi4 étaient en quelque sorte la Charte fondamentale des libertés
bohémiennes.
2. Cette mesure d’ a unification n lui valut les applaudissements des Encyclo-
qédistes français, qui ignoraient tout de la complexité ethnique des pays de
1 Europe centrale.
3. Slovhnes, Croates, Polonais, Slovaques et Ruthènes.
L A F O N D A T I O N D E LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 15

Durant la première quinzaine de mars 1848, les Chancelle-


ries européennes apprirent avec stupeur que des émeutes
avaient éclaté à Vienne,. que le Cabinet autrichien avait été
renversé e t que Metternich avait dû quitter précipitamment
son palais du Ballhausplatz pour ne pas être écharpé par
la foule l. La flambée révolutionnaire, jaillie des pavés de
Paris, s’était communiquée non seulement à Vienne, mais
à Berlin, à Dresde, à Stuttgart et à Munich. Elle avait pris
en cours de route une violence telle qu’elle risquait de
disloquer l’Empire austro-hongrois.
Les peuples placés sous le sceptre des Habsbourg avaient
vite saisi l’occasion que leur apportaient ces événements.
Les Croates s’étaient réunis en Assemblée nationale à
Karlovitz. Kossuth et Dembinski avaient déclenché une
insurrection à Budapest. Garibaldi avait suscité une vive
effervescenee dans le Milanais. Croates, Slovènes, Ita-
liens e t Hongrois réclamaient à grands cris leur émanci-
pation.
Les Tchèques n’étaient pas restés en arrière dans cette
course à la liberté. Dès le 11 mars, ils s’étaient réunis en
Congrès au Wenzelsbad de Prague et avaient adressé une
pétition à l’Empereur Ferdinand Ier, dans laquelle ils récla-
maient le rétablissement intégral de leurs (( Droits histo-
riques 2 ».Leurs revendications portaient essentiellement sur
les quatre points suivants : 1 0 Union administrative des
différents pays composant la Bohême (Bohême, Moravie
e t Silésie); 20 institution d’une Diète commune, siégeant
alternativement à Prague et à Brünn (Brno)3; 30 égalité des
langues tchèque et allemande dans l’administration et dans

1. u Aucune autre ville d’Europe n’est restée aussi longtemps que Vienne sous
le signe de larévolutionu, écrit klclmut Sündermann ,u: et aucune autren’a été, jus-
qu’en novembre 1848, le théâtre de coiillits spirituels et matériels plus violents. Si
l’on s’en tenait aux barricades, nux combats de rues, aux sièges et aux fusillades,
Vienne apparaîtrait comme le centre du mouvement révolutionnaire européen de
cette époque. Nulle part ailleurs n’a coulé autarit de sang. ~(L)as
drille Heich, p. 88.)
2. La revendication des (1 Droits historiques de la Couronne de Bohême repose
I)

sur I’allirmation que celle-ci les a conservés juridiquemcnt intacts, lorsqu’elle s’est
unie, en 1526, aux autres u: Pays u gouvernés par la Maison de Habsbourg.
3. Comme la Bohrme comprenait environ trois millionri d’Allemands et six mii-
lions de Tchèques, ces derniers auraient ùéteiiu la majorité au sein du Parlement
unique.
16 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

l’enseignement sur toute l’étendue du territoire; 40 obli-


gation pour tous les fonctionnaires de connaître ces deux
langues.
Résolument opposée à toute réforme de ce genre, la mino-
rité germanique avait réagi avec vigueur. Quelques semaines
plus tard, les délégués de cent villes allemandes de Bohême
s’étaient réunis en congrès à Teplitz-Schonau, sous la prési-
dence de M. Strache, bourgmestre de Tetschen e t avaient
adopté à main levée la motion suivante : (( Nous nous oppo-
sons formellement à la création d‘une seule Diète bilingue
pour l’ensemble de la Bohême et répudions la fusion des
groupes ethniques qui résulte du maintien des anciennes
frontières historiques. Celles-ci sont un reliquat du passé
qu’il faut liquider au plus vite. A leur place, nous deman-
dons : 10 le droit de nous administrer nous-mêmes, par
l’instauration de Conseils communaux, élus au suffrage
direct et universel; 20 la suppression de la représentation
par Pays, telle qu’elle existe actuellement au Parlement de
Vienne; 30 son remplacement par une représentation de
Districts d’Empire (Reichskreise), respectant scrupuleuse-
ment les frontières linguistiques et directement rattachés
au Pouvoir central. )) Un mois plus tard, l’Union générale
des Allemands de Bohême envoyait une adresse au ministre
de la Justice à Vienne dans laquelle ses membres récla-
maient l’établissement d’une séparation rigoureuse entre
districts allemands et districts tchèques l. C’était la première
fois que les Allemands de Bohême formulaient une telle reven-
dication et le Cabinet viennois crut pouvoir l’ignorer.
Mais les choses n’allaient pas en demeurer là.
Le 30 mars 1848, un ((Parlement préparatoire Grand Alle-
mand s’était réuni à Mannheim. Son président, M. Soiron,
y avait annoncé la convocation imminente, à Francfort,
d’une Assemblée constituante à laquelle tous les cc Pays ))
appartenant ou ayant appartenu à l’Empire germanique
seraient invités à envoyer des délégués. Du Schleswig à la
Styrie du Sud, cette nouvelle avait suscité u n enthousiasme
extraordinaire. Mais - fait significatif -
alors que les
représentants de tous les Pays de langue allemande avaient
afflué aux bords du Main, les Tchèques avaient répondu par
1. Cf. Hans KREBS,Karnpf in BBhrnen, p. 19-20. C’est pourquoi Hans Krebs
appelle le Congrés de Wenzelsbad a la première Assemblée du peuple ailemalid de
Bohême I).
L A FONDATION DE L A TCHÉCOJLOVAQUIE 17
un non possumus catégorique. Dans une lettre adressée le
il avril 1848 au Président Soiron l, leur porte-parole Fran-
tisek Palackf 2 avait justifié leur abstention en des termes
qui prennent aujourd’hui un caractère prophétique :
u Vous savez »,lui écrivit-il, (( quelle Puissance colossale
occupe la portion orientale de notre continent e t vous savez
aussi que son pouvoir ne cesse de grandir d’année en année.
Inattaquable du dedans, elle prend une attitude chaque
jour plus menaçante à l’égard de ses voisins 3 et tend à
s’ériger en Monarchie universelle. C’est là u n mal incommen-
surable, une calamité sans nom... Ce danger est d’autant
plus inquiétant que tout le Sud-Est de l’Europe est occupé par
un certain nombre de peuples, dont aucun n’est assez fort
pour lui tenir tête isolément. Ceux-ci ne seront à même de faire
échec aux ambitions tsaristes que s’ils se réunissent sous le
sceptre des Habsbourg. C’est pourquoi il serait criminel
d’affaiblir l’Autriche ... En vérité, si l’Etat impérial autri-
chien n’existait pas, il faudrait se hâter de le créer, dans
l’intérêt de l’Europe et de l’humanité tout entière... Ima-
ginez la monarchie austro-hongroise démembrée en une
poussière de républiques! Comme cela faciliterait la péné-
tration russe en Europe, et quel formidable tremplin cela
représenterait pour l’établissement de son hégémonie sur le
continent! C’est pourquoi nous ne devons jamais permettre
à Vienne de tomber au rang de chef-lieu de province et s’il
s’y rencontre des gens assez fous pour préférer avoir Francfort
pour capitale, on ne peut que s’écrier : (( Seigneur, pardon-
((nez-leur, car ils ne savent ce qu’il font ! ))

Ce n’est donc pas vers Francfort, mais vers Vienne que


1. Lettre reproduite dans Die Furche, numéro du 26 juin 1948.
2. Peu de temps auparavant, Palacki avait publié une Histoire du Peuple
tchèque qui avait eu un grand retentissement dans les milieux slavophiles de
Bohême. Cherchant à donner à ses compatriotes une interprétation philosophique
de leur passé, il leur avait dépeint leur histoire comme (( un martyre permanent,
provoqué par leur lutte séculaire contre les Germains n.
3. Palack9 fait allusion à la mainmise des Russes sur la Pologne et aux visées
non déguisées du Gouvernement de Saint-Pétersbourg sur la Galicie, la Ruthénie,
la Bessarabie et la Dobroudja.
4. a Si Vienne ne veut pas se trouver un jour aux frontières de la Russie,
écrh ait à la même époque Julius Frobel, il faut qu’elle devienne le centre d’un
système d’États fédérés, qui doit s’étendre des bouches du Rhin aux bouches du
Danube. I K. A. ROHAN,VoP und Sfaat,Sudetendeutscher Eriieherbrief, juillet
1963, p. 5.1 a Notre époque D, remarque de son cbté Helmut Sündermann, a pu
constater que les peuples danubiens ont été plus heureux sous le sceptre de
Vienne, qu‘auparavant sous la domination des Sultans, ou qu’aujourd’hui sous
celle de Moscou. 8 (Dus dritte Reich, 1964, p. 84.)
Y 2
18 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

Palackf tourne ses regards (( comme vers le seul centre


capable d‘apporter à son peuple l’espérance et la paix n.
Que prépare-t-on au x bords du Main? L’unité de la nation
allemande? C’est là une entreprise qui ne concerne nulle-
ment les Tchèques et à laquelle ils ne peuvent s’associer
d’aucune façon. (( Le monde entier sait bien »,poursuit Pala-
ckyI (( que les Empereurs allemands n’ont jamais rien eu à
faire, en tant que tels, avec le peuple de Bohême e t qu’ils
n’ont jamais exercé dans ce pays, ni le pouvoir législatif,
ni le pouvoir judiciaire, ni même le pouvoir exécutif. Les
liens tissés par l’histoire entre l’Allemagne e t la Bohême
n’ont jamais été des rapports directs de peuple à peuple,
mais de simples relations de souverain à souverain... 1)
Le refus formulé par Palackf reflète si fidèlement le sen-
timent de ses compatriotes que, lorsque l’Assemblée cons-
tituante allemande se réunit le 18 mai sous les voûtes de la
Paulskirche de Francfort, on y voit cent trente délégués
venus de l’Empire des Habsbourg. Ils y réprésentent toutes
les populations germaniques de la Double-Monarchie l.
Mais les districts slaves de la Bohême n’y envoient personne2.
Pourtant, Palackf ne se fait aucune illusion sur la
force réelle de l’Autriche. I1 sait bien qu’elle n’est pas de
taille à endiguer l’avance du colosse russe, à moins de se
transformer profondément. (( Si Metternich est tombé I),
affirme-t-il, (( ce n’est pas tan t parce qu’il a été le pire ennemi
de la liberté, que parce qu’il a été irréductiblement hostile
à toutes les nationalités slaves incluses dans la Monarchie. n
L’Autriche a fait fausse route depuis la bataille de la Mon-
tagne Blanche. Qu’elle change de voie! Qu’elle abandonne
la centralisation abusive inaugurée par Joseph II! Qu’elle
renonce à imposer la tutelle de 13 millions d’Allemands à
ses 40 millions de sujets non germaniques! E n devenant
un É t a t fédératif et multinational et en assumant la défense
de toutes les populations slaves réparties à l’est de l’Europe :
Tchèques, Slovaques, Croates, Slovènes, Serbes, Polonais
de Galicie, Ruthènes, etc., elle deviendra un pôle d’attrac-
tion assez fort pour attirer la Pologne elle-même dans

1. On y verra siéger, entre autres, M. Strache, qui a présidé le Congrès de Wen-


zelsbad, et qui fera entériner par ses collégues la motion qu’il y a fait voter.
2. Comme son disciple Rieger, Palackf irait jusqu’a préconiser a une scission
entre la Bohême allemande et la Bohême slave, si cette solution était pratiquement
réalisable D. (KREBS,Op. cit., p. 20.)
L A FONDATION D E LA TCHÉCOSLOVAQUIE 19
non orbite et l’arracher ainsi aux griffes de la Russie ...
Pour lui montrer la voie, Palacky - (( Slave de corps et
d’âme )I - convoque à Prague, face à l’Assemblée ger-
manique de Francfort, un Congrès des peuples slaves oii
accourent 340 délégués venus de sept pays différents (2 juin).
C’est la première manifestation (( slaviste 1) de l’histoire.
Son gendre Rieger, - qui sera pendant cinquante ans le
maître à penser des nationalistes tchèques - expose à see
auditeurs les grandes lignes de cette doctrine qui, s’adressant
à des peuples en majorité catholiques l , est très nettement
tournée contre la Russie orthodoxe et policière de Nicolas Ier.
Mais si les délégués tchèques sont absents de Francfort -
de sorte que la Bohême n’y est que partiellement repré-
sentée - les délégués de la Pologne russe font défaut à
Prague, de sorte que la représentation des pays slaves n’y
est que fragmentaire 2. Les travaux du Congrès seront d’ail-
leurs bientôt interrompus par l’insurrection dite (( de la
Pentecôte )) (12 juin 1848). Tout comme le rêve d’une Alle-
magne unifiée, le projet d’une grande Confédération aus-
tro-slave s’évanouira en fumée. Après une courte période
d’euphorie, Congrès de Prague et Parlement de Francfort
feront tous deux naufrage, balayés par la vague de répres-
sion qui s’abattra sur l’Europe.
Car à l’heure même où Rieger s’adresse à ses ((frères
opprimés de Bohême et de Galicie 1) pour les inviter à s’unir,
François- Joseph succède à Ferdinand Ier. Sous l’influence
de Schwarzenberg, le jeune Empereur réagit tout autrement
que ne l’avait espéré Palacky. Au lieu d‘opposer une barrière
d’États slaves indépendants au x ambitions tsaristes, il fait
àppel à Nicolas Ier pour l’aider à noyer dans le sang la
révolution hongroise. Simultanément, les forces du Roi de
Prusse interviennent en Saxe, au Palatinat, au Wurtemberg
et dans le Grand-Duché de Bade pour mater les insurrec-
tions qui y ont éclaté. Enfin, le Prince de Windischgrætz
est chargé de rétablir l’ordre en Bohême et en Hongrie,
tâche dont il s’acquitte avec une scrupuleuse énergie.
Au début de 1849, la réaction a triomphé partout. La
1. Notamment les Polonais de Galicie.
2. Depuis l’insurrection de 1830, une sorte de u rideau de fer )) s’est abattu autour
de la Pologne. Les Russes n’ont évidemment aucune envie de voir des délégués
polonais se rendre à un ,Congres dont l’esprit leur est hostile. Les Polonais, de
leur côté, hésitent à s’exposer aux représailles de la police tsariste, qui a déporté
beaucoup des leurs dans les bagnes de Sibérie.
20 HISTOIRE DE L’ARMkB ALLEMANDE

a folle entreprise B de 1848 se iolde par un fiasco total. Elle


a brisé pour la première fois l’unité de la BohBme, du fait
que les délégués des Districts allemands se sont rendus au
Parlement de Francfort et les délégués des Districts slaves,
au Congrès de Prague. Mais elle ne laisse pas derrière elle
que des espoirs déçus. A travers les soulèvements populaires
et le bouillonnement des esprits, elle a permis d‘entrevoir
le profil d’un Reich Grand-Allemand, au sein duquel seraient
réunis tous les pays de souche germanique. E t elle a réveillé,
au sein des populations slaves, une aspiration à l’indépen-
dance que celles-ci n’oublieront plus.
t
+.
Après avoir failli sombrer dans la tourmente, le Gouverne-
ment de Vienne s’est ressaisi. I1 a maintenant à sa tête un
jeune souverain aimable et bienveillant. François-Joseph
pourrait donc envisager l’avenir avec optimisme. Mais ses
ministres, au lieu de tirer la leçon des événements en procé-
dant à une refonte des institutions impériales, se conten-
tent de rétablir l’ordre ancien, en remettant au pas les
nationalités récalcitrantes.
A peine les derniers foyers d‘incendie sont-ils éteints, que
Stadion dissout le Parlement et dote la Monarchie d’une
nouvelle Constitution, qui ne tient aucun compte des revendi-
cations linguistiques des peuples (1849).Sans doute contient-
elle un paragraphe 5 qui proclame l’égalité des Volkerstümme,
c’est-à-dire des souches ethniques qui constituent l’Empire,
et assure-t-elle que toutes les langues usitées dans chaque Pays
jouiront de droits égaux à l’école, dans l’administration et
dans les divers domaines de la vie publique. Mais ce n’est
qu’une clause de style qui ne sera jamais appliquée. Quelques
semaines plus tard, revenant sur cette déclaration, le Cabinet
autrichien décide que u si les Vclkerstümme sont égaux, l’al-
lemand n’en est pas moins placé au-dessus d‘eux »,et il se
fonde sur ce principe pour germaniser complètement l’ad-
ministration, l’école, la justice e t l’armée. Le 31 décembre
1851, faisant un pas de plus, le Gouvernement de Vienne
remplace la Constitution de Stadion par un (( Statut orga-
nique D dans lequel le paragraphe 5 ne figure plus e t qui
proclame l’allemand obligatoire dans tous les domaines de
la vie publique.
L A FONDATION DE L A T C H ~ C O S L O V A Q U I E 21
Mécontentes, les populations slaves de Bohême s’insurgent
contre un état de choses si contraire à ce qu’elles avaient
espéré. Pour les calmer, le Gouvernement leur accorde la
permission de se servir de la langue tchèque dans certaines
formalités de la vie privée : actes de naissance, de baptême,
de mariage, de décès, etc. Mais même cette concession
modeste ne sera pas respectée. Le 26 février 1861, Schmer-
ling, qui a succédé à Stadion, promulgue une nouvelle
Constitution. Celle-ci institue un parlement central ou
Reichsrat: dont les membres seront élus par les députés des
Diètes provinciales. Sous une façade démocratique, ce sys-
tème équivaut en fait à un renforcement de la centralisa-
tion, car les députés des Diètes provinciales ne représen-
tent pas le peuple, mais les classes dirigeantes -c’est-à-dire
les Allemands. Rieger, le fidèle lieutenant de Palacky,
dénonce cette injustice en termes véhéments.
- (( Comment se fait-il)), s’exclame-t-il à la tribune d u
Reichsrat, (( que la ville allemande de Reichenberg, qui ne
compte que 19.000 habitants, dispose de 3 députés, alors
que Prague n’en a que IO? Comment accorder la moindre
confiance à une Assemblée composée d’une façon aussi arbi-
traire et qui ne correspond en rien à la physionomie des
populations? Vous voulez bâillonner les Tchèques? Malheur
à vous le jour où ils élèveront la voix et où vous ne serez
glus en mesure de les réduire au silence!
Mais ni le Gouvernement central, ni le bureau du Parle-
ment ne tiennent compte de ses objurgations, de sorte
qu’après plusieurs semaines de discussions inutiles, tous les
députés tchèques quittent l’hémicycle, en guise de protesta-
tion (juin 1863).
Cet incident, qui aurait dû provoquer une émotion consi-
dérable, passe presque inaperçu car l’attention de l’Europe
est accaparée par bien d’autres problèmes. E n Prusse, Bis-
marck a pris en main la direction des affaires et, depuis
lors, les relations entre Berlin et Vienne n’ont cessé de se
détériorer. Voulant s’assurer le loyalisme des populations non
allemandes de l’Empire, en prévision d’un conflit austro-
prussien qui lui paraît inévitable, François-Joseph appelle
Belcredi au pouvoir, pour pratiquer une politique de
décentralisation. E n 1865, ce dernier promulgue une loi
prescrivant l’égalité des deux langues dans l’enseignement,
l’obligation pour les élèves des gymnases tchèques de
22 HISTOIRE DE L’ARMÉE A L L E M A N D E

connaître l’allemand et, réciproquement, pour ceux des


gymnases allemands d’apprendre le tchèque.
C’est alors aux Allemands de manifester leur indignation
contre ce qu’ils appellent la (( langue forcée ».Ils considèrent
le tchèque comme un patois arriéré, que nul ne comprend
en dehors des frontières de la Bohême et craignent que sa
diffusion ne nuise à leur prépondérance politique e t cultu-
relle l.
La guerre austro-prussienne, qui éclate sur ces entrefaites
(juin 1866), vient élargir encore le fossé qui sépare Alle-
mands et Tchèques. Ne va-t-elle pas entraîner la disparition
de l’Empire des Habsbourg? Si l’Autriche écrasée était
absorbée par la Prusse, Tchèques, Serbes et Magyars pro-
clameraient leur indépendance. Quel serait alors le sort des
Allemands de Bohême? Malgré la position privilégiée qu’ils
occupent dans ce pays, il n’y forment qu’une minorité e t
ne peuvent y maintenir leur prédominance qu’en s’appuyant
sur Vienne. Passablement effrayés par cette perspective
peu rassurante e t par le réveil des nationalités qui en
résultera, certains d’entre eux demandent à Bismarck de les
incorporer à la Prusse et vont jusqu’à lever un (( Corps
franc des Allemands de Bohême )) qu’ils mettent à la dis-
position du général von Moltke. (( Au cours de la deuxième
semaine de la guerre »,écrit un observateur anglais qui se
trouve à cette époque à Prague, (( j’ai entendu la phrase:
D i e u veuille que la Prusse nous annexe! répétée par des
hommes de la plus haute importance avec ta n t d’amertume
e t de sérieux, que je prévois de nouveaux désastres et de
nouvelles convulsions qui naîtront de ce fort mouvement
de rattachement au colosse du nord. I1 faut noter que ce
désir étrange provient surtout d’Allemands de Bohême et
de Moravie qui se sont sentis touchés par la politique fédé-
raliste de Vienne e t qui craignent, non sans raison, de deve-
nir les porteurs d’eau d’une nationalité tchèque renais-
sante 2. ))
Mais Bismarck n’entend nullement être le fossoyeur de
1. rl’instauration du bilinguisme en Bohême»,répondent-ils, a serait justifiée si
les deux populations étaient mélangées sur toute la superficie du territoire. Or, ce
n’est pas le cas. Sauf à Prague et dans quelques villes de l’intérieur, elles forment
deux entités distinctes, séparées par une frontière linguistique clairement délimitée.
Apprendre l’allemand aux Tchèques les avantage. Nous obliger à apprendre 1s
tchèque n’est qu’une perte de temps. I
2. LGure de Robert Morier à Lady Salisbury, 8 septembre 1866.
LA FONDATION DE LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 23
l’Autriche1. I1 veut simplement l’exclure des affaires de
l’Allemagne du nord. Une fois ce résultat atteint, il ne lui
infligera aucune humiliation supplémentaire. Contrairement
à ce que l’on aurait pu croire, l’Empire austro-hongrois
continuera d’exister. Les Allemands de Bohême en seront
pour leur frayeur. Mais leurs appels à la Prusse - qui ont
frisé la sécession - ont indisposé la Maison de Habs-
bourg, alors que les Tchèques - qui n’avaient aucune
raison de souhaiter un accroissement de la puissance alle-
mande - ont fait preuve à l’égard de la dynastie d’un loya-
lisme inattendu. Pour éphémère qu’il soit, ce chassé-croisé
n’est pas fait, lui non plus, pour faciliter la coexistence ...
t
* I

Malgré les conditions modérées du Traité de Prague


(23 août 1866), les victoires remportées par les armées prus-
siennes ont porté un coup sensible au prestige impérial.
L’autorité du Cabinet autrichien en sort diminuée. Pourtant,
ce ne sont pas les Tchèques qui en tireront parti : ce sont
les Hongrois.
Moins d’un an après Sadowa, ceux-ci obtiennent du Gou-
vernement impérial une déclaration solennelle proclamant
tc le caractère inviolable des terres de la Couronne de saint
Étienne )) et confiant virtuellement aux Magyars le soin de
gouverner toutes les populations de l’Empire situées à l’est
de la Leitha 2. A cette proclamation sont attachés un grand
nombre d’avantages politiques et administratifs. La Hon-
grie reçoit un gouvernement particulier. Seuls des diplo-
mates d’origine hongroise seront accrédités à Berlin en
tant qu’ambassadeurs d’Autriche-Hongrie. Enfin, le magyar
est élevé au rang de langue ofhielle du Pays de la cou-
ronne de saint Étienne. D’unitaire, la Monarchie est deve-
nue dualiste.
Stimulés par cet exemple, les Tchèques revendiquent aus-

1. Comme Palackf, il estime que a si l’Autriche n’existait pas, il faudrait I’inven-


ter D. (Voir vol. IV, p. 376.) Seulement, contrairement à Paiackf - qui voudrait
que l’Autriche se libère de la tutelle allemande pour se mettre à la tête d’une Confé-
dération slave, - Bismarck nouhaite qu’elle subsiste pour assurer la pénétration
du germanisme dans les pays danubiens.
2. A vrai dire, cette disposition n’est pas expressément formulée dans le a Com-
promis LI de 1867, mais c’est l’interprétation que lui donneront les Hongrois et
l’esprit dans lequel ils l’appliqueront par la suite.
24 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

sitôt des droits similaires pour les (( terres de la Couronne


de saint Venceslas ».Outre le rétablissement des (( Libertés
de la Bohême n telles qu’elles existaient avant la suppression
des Lettres de Majesté, e t la reconnaissance officielle de la
langue tchèque, ils expriment le désir de voir François-
Joseph se faire couronner à Prague, comme c’était la cou-
tume autrefois.
Fait extraordinaire : François-Joseph décide de répondre
favorablement à cet appel. I1 projette de conférer solen-
nellement h la Bohême des droits analogues à ceux qu’il
vient d’accorder à la Hongrie. Quelles raisons le poussent à
s’engager dans cette voie? Le désir de considérer la situa-
tion intérieure de l’Empire face à une Allemagne dont
l e pouvoir a encore grandi, depuis les victoires qu’elle a
remportées sur la. France en 1871? Les conseils de Hohen-
wart, le nouveau chef d u Gouvernement autrichien, qui a
pris une position très nette en faveur des nationalitks? Tou-
jours est-il que l’Empereur, à qui la Diète de Prague a
adressé à deux reprises de nouvelles demandes d’autono-
mie, promet de lui donner rapidement satisfaction. Nous
rappelant la situation indépendante qui f u t autrefois celle
de la Couronne de saint Venceslas »,déclare le rescrit impé-
rial du’ 12 septembre 1871, (( et pleinement conscient de la
gloire et de la puissance que cette couronne a apportées à
Nous-même e t à Nos ancêtres; Nous rappelant en outre
la fidélité avec laquelle la population des Pays tchèques a
constamment soutenu Notre trône, Nous reconnaissons volon-
tiers les droits de ce Royaume e t sommes disposé à confirmer
cette reconnaissance dans le serment que Nous prêterons
lors de Notre couronnement (Kronungseid). N
Voilà un langage nouveau! Les Tchèques n’en reviennent
pas. Se pourrait-il que leurs aspirations se réalisent enfin?
On serait d‘autant plus tenté de le croire que, pPur bien
montrer l’importance qu’il attache au rescrit impérial,
François-Joseph invite la Diète de Prague à préparer une
Constitution spéciale pour la Bohême.
Hélas! A peine connue, cette nouvelle soulève un tollé
général. Les Magyars ne veulent admettre à aucun p r i x que
la Monarchie subisse un changement de structure l, ni que
1. L’opposition irréductible des Magyars B toute nouvelle modification structu-
relle de l’Empire tient au fait que I’Etat hongrois contient lui aussi plusieurs
-
minorités à l’intérieur de ses frontières Slovaques, Ruthènee, Roumains, S e r
LA FONDATION D E LA TCH ~ CO S LO VAQ U I E . 25
Prague puisse jouir de droits comparables aux leurs 1. La
noblesse polonaise, qui déteste les Tchèques, est jalouse de
la moindre faveur qui pourrait leur être accordée. Les Alle-.
mands s’insurgent contre la reconstitution d’un Royaume
de Bohême, où ils ne seraient plus qu’une minorité. Bref,
Polonais, Allemands et Hongrois submergent le Conseil de
la Couronne d’un flot de requêtes où ils supplient 1’Em-
pereur ne pas donner de suite à son projet.
Comme si cette levée de boucliers n’était pas suffisante,
l’Empereur Guillaume Ier fait également pression sur Fran-
çois-Joseph, pour l’amener à renoncer c( à cette initiative
malencontreuse ». Découragé par tant d’obstacles dressés
sur sa route, François-Joseph s’incline devant l’avis de ses
conseillers. I1 renvoie Hohenwart, dissout ‘la Diète de Prague
et nomme Auersperg à la tête du Cabinet impérial. Du coup,
les partisans de l’intégration relèvent la tête et les persécu-
tions contre les nationalités recommencent de plus belle.
Tous les projets d’autonomie concernant la Bohême sont
remis sine die.
L’aigle autrichienne a deux têtes : elle n’en aura jamais
trois.
+ +

Ce régime de douche écossaise, loin de calmer les esprits,


ne fait qu’exaspérer les antagonismes raciaux. Que la Bohême
a changé depuis ces temps médiévaux où le principe des
nationalités n’existait pas encore et où les troubadours alle-
mands et tchèques rivalisaient d’invention poétique sous les
voûtes étoilées du Hradjin! Qu’elle est loin l’époque où
Mozart roulait en chaise de poste vers Prague pour y trouver
bes, Croates Slovènes - et qu’il n’entend nullement leur accorder I’auto-
nomie. E n tant que défenseurs acharnés du statu quo, le comte Coloman Tisza,
le a roi non couronné de Hongrie D (1830-1902) e t son fils Étienne Tisza
(1861-1918), joueront un r61e néfaste en empêchant toute solution du problème
des nationalités.
1. La Bohême avait appartenu à l’Empire avant la Hongrie. II était donc n o r
mal que les hsbitants des a Pays de la Couronne de saint Venceslas I voulussent
jouir des mêmes droits que ceux des I Pays de la Couronne de saint Étienne B.
hlais c’était là, justement, ce que les Hongrois ne pouvaient tolérer. Pour défendre
leur point de vue, ils trouvaient dans les Allemands des alliés naturels, puisque
ceux-ci s’inquiétaient aussi de la montée des Slaves. L’amitié germano-hongroise
était fondée sur le principe que rien ne devait être changé à la Constitution de I’Empire
à moins que ce ne fût pour y accroître les avantages déjà détenu par les Hongrois
et les AUemands. Dans ces questions, Berlin se trouvait toujours aux côtés de
Budapest et encourageait les Hongrois dans leur intransigeance.
26 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

la gloire, où Beethoven et Stein s’y réfugiaient pour échapper


à la police de Napoléon, où Gœthe se promenait d’un air
méditatif sous les ombrages de Carlsbad! Qu’est devenue la
rose merveilleuse dont les racines étaient à Vienne et dont
le cœur s’épanouissait sur les bords de la Moldau? Les
chants se sont tus dans la cathédrale Saint-Guy et un
silence pesant est tombé sur le pays. Dans les villes, comme
dans les villages, un malaise grandissant s’est insinué
dans les esprits. Ce qui n’était qu’une fissure à la fin du
X V I I I ~ siècle est devenu une brèche qui ne cessera de
s’élargir.
De part et d’autre de cette ligne de démarcation invisible,
les deux communautés se dévisagent avec méfiance et
réagissent d’une façon opposée aux fluctuations de la poli-
tique européenne. Elles le font par instinct, mais aussi par
défi.
C’est ainsi que les péripéties de la guerre franco-allemande
de 1870 ont été suivies, enBohême, avec un intérêt passionné.
A chaque défaite française. les Tchèques ont envoyé à Paris
des télégrammes de condoléances. A chaque victoire prus-
sienne, les Allemands ont pavoisé. A l’annonce de la capi-
tulation de Sedan, leur enthousiasme s’est manifesté par
des cortèges et des retraites aux flambeaux, car ils y ont
vu la confirmation de la supériorité germanique. Jamais ils
ne pardonneront aux Habsbourg de n’avoir pas participé
à une campagne destinée à reforger l’unité de la Nation ger-
manique. (( C’est ici que le cœur de la Grande Allemagne
a battu avec le plus de force! n proclamera le poète Hammer-
ling, dans une ode dédiée à ses (( Frères victorieux ».
Sept ans plus tard, lorsque la Russie engage les hostilités
contre la Turquie, les Tchèques descendent dans la rue pour
manifester leur joie. A la grande colère des Allemands, ils
saluent chaque succès russe comme une victoire du slavisme,
comme un jalon qui les rapproche du jour de leur libération.
Durant le siège de Plevna 1, ils se réunissent dans les églises
pour réciter des prières et font sonner les cloches pour fêter
la signature du Traité de San Stefano 2. Mais lorsque le
Congrès de Berlin annule d’un trait de plume toutes les

1. Où les troupes russes du général Todleben sont retenues pendant six mois
par les trouper turques d’Osman Pacha (20 juillet-10 décembre 1877).
2 Signé le 3 mara 1878, le traité de San Stefano consacrait la prépondérance
r u m iur la Turquie et lea Balkam.
L A FONDATION D E LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 27
conquêtes de la Russie et l’oblige à ramener ses armées sur
leurs positions de départ, leur déception n’a pas de bornes.
Blessés et humiliés, ils se replient sur eux-mêmes dans un
mutisme douloureux.
Comment les deux populations parviendraient-elles à
s’entendre? Devenues en quelque sorte allergiques l’une à
l’autre, leur coexistence pose des problèmes de plus en plus
dificiles à résoudre. E n butte à la jalousie des Magyars, à
l’hostilité des Polonais et à l’animosité des Allemands, les
Tchèques s’interrogent sur leur avenir au sein de l’Empire
austro-hongrois. Ils ont une tendance naturelle à se serrer
les coudes, et chacun de leurs durcissements entraîne un
durcissement parallèle dans le camp adverse.
Lorsqu’en 1879, le comte Taaffe succède à Auersperg e t
réussit, par des prodiges de souplesse, à amener les députés
tchèques à reprendre leur place au Parlement, c’est a u tour
des députés allemands de quitter l’hémicycle, en protestant
bruyamment contre (( cette capitulation imméritée )).Lors-
qu’en 1882, le Gouvernement autrichien autorise la fon-
dation d’une Université tchèque à Prague, suivie à brève
échéance par l’ouverture de deux établissements d’enseigne-
ment supérieur et d’un grand nombre d’écoles secon-
daires où les cours sont donnés dans la langue du pays, la
colère des Allemands atteint une telle violence que Taaffe
est contraint de démissionner.
Pires encore sont les difficultés auxquelles se heurte son
successeur Badeni. D’origine polonaise, celui-ci publie en
1897 une ordonnance donnant à la langue tchèque, en
Bohême, la même place qu’à l’allemand. Aussitôt, une
tempête d’indignation s’élève dans les districts germani-
ques. A Eger, à Aussig, à Teplitz, à Komotau, les habi-
tants se réunissent aux cris de : (( Mort à Badeni! )) et
mettent tout en œuvre pour provoquer sa chute.
Ces tentatives avortées n’ont guère profité aux Tchèques.
Mais elles ont convaincu les Allemands qu’ils finiront par
perdre la partie s’ils ne défendent pas eux-mêmes ((leur
terre, leur langue et leur droit à la vie )L Ils se sentent lente-
ment grignotés par les Tchèques et réduits à la défensive l.
1. Un exemple frappant de la lutte menée par les Tchèques pour démanteler la
frontière linguistique nous est fourni par ce que le journal Cas, de Masaryk, a appelé
E la conquête de Budweis u. En 1872, les Tchèques y ont fondé une Union scolaire.

Huit ans plus tard, les Allemands y constituaient encore la moitié de la pnpula-
28 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

C’est pourquoi les plus extrémistes d’entre eux ont créé en


1882 le Mouvement national-pangermaniste 8, dont ils ont
confié la direction à Georg Ritter von Schonerer. Celui-ci
prend pour devise u Ein Volk, ein Reich! )), p?ane le rattache-
ment à la Prusse de toutes les populations allemandes
d‘Autriche et de Bohême et entame ouvertement la lutte
contre les Habsbourg, incapables de défendre les éléments
germaniques contre la marée montante et irrésistible des
Slaves i.
Aux élections de 1901, le Parti pangermaniste remporte
en Bohême un succès éclatant. I1 recueille la majorité des
sièges dans les deux tiers des circonscriptions allemandes.
Mais son déclin est aussi rapide que son ascension et l’his-
torien n’aurait guère de raison de s’y attarder, si Hitler ne
l’avait fréquenté au temps de sa jeunesse et ne nous disait,
dans Mein Kampf, le rôle capital joué par Schtinerer dans
la formation de sa pensée S.
En 1909, on voit naître également, à Aussig, un (( Parti
ouvrier allemand D de tendances racistes et socialisantes 4.
Celui-ci réclame la séparation radicale des Allemands e t des
Tchèques, par la création de deux régions administratives
distinctes. La l e r décembre 1918, il prendra le nom de
a Parti national-socialiste ouvrier allemand 6 D, précédant
ainsi de dix-huit mois le Mouvement hitlérien 6.

* +
Face à cette montée de l’extrémisme allemand, les nationa-
listes tchèques estiment nécessaire de donner à leur lutte
tion. Vera 1890, la première maison de la place du Marché tombe entre lea mains
des Tchèques, qui saluent la prise de ce bastion comme une victoire. En 1910, les
Allemands ne représenteront plus qu’un tiers de la population de la ville, et en
1921, ipeine un sixième. Au terme de cinquante ans d’une lutte sourde, maia
tenace, Budweis sera devenue BudejoviEe.
1. L’année même où est fondée l’Université tcheque de Prague.
2. AlMeutsche Bewegung.
3. Voir vol. II, p. 240.
4. Le a Parti ouvrier allemand n, ou Vlilkische Arbeiter Pwtei, est né de la
fusion d’un certain nombre de groupes politiques, notamment le Deutschnationakr
Arbeiter Bund de Franko Stein, et le Deutschpolitische Arbeiterverein in (Esterreich
de Hans Knirsch. Ses chefs seront - avec Knirsch - Ferdinand Ertl, Rudolf
Yung, Walter Riehl, Gottfried Fahrner, Ferdinand Seidl, Prayon, Müller, Rogel-
b6ck et Krebs. (CI. Hans KREBS,Karnpf in Bahmen, p. 40-41.)
5. Deutsch-Naïionale Sozialistische Arbeiter Pa& ou D. N. S. A. P.
6. C’est seulement le 30 avril 1920 qu’Hitler donnera au Deufsche Arbeiïu
Partei, le nom de National-Sozialistische Deutsche Arbeiter Partei, ou N. S. D. A. P.
La ressemblance est trop frappante pour ne pas avoir été voulue.
LA FONDATION DE LA TCHE~COSLOVAQUIP 29
un caractère plus radical, Palacky est mort en 1876, e t les
jeunes générations, dont les chefs de file s’appellent à pré-
sent Krama? et RaSin, ont sur beaucoup de points une optique
différente de la sienne. Ils ne croient plus, comme lui, que
a la Bohême doive servir d’arche entre la civilisation germa-
nique et la civilisation slave 1 D; ils ne voient plus en Vienne
u le seul centre capable d’apporter à leur peuple l’espérance
et la paix ». Depuis la dérobade de François-Joseph, au len-
demain du rescrit impérial du 12 septembre 1871, et son
refus de rétablir les (( Droits historiques n de la Bohême,
ils n’ont plus aucune confiance dans le Gouvernement
autrichien. Aussi détournent-ils de plus en plus leurs
regards de la Hofburg, pour chercher des appuis ailleurs
- à Saint-Pétersbourg et à Paris.
Pour Paris, cela se conçoit sans peine. La France n’a-t-elle
pas été à l’origine de la révolution de 18487 N’a-t-elle pas
proclamé la première le (( libre droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes I)? Mais Saint-Pétersbourg? Cette citadelle de
l’impérialisme que Palacky dénonçait comme N une source
de calamités sans nom I)?
Oui. Car la Russie a beaucoup évolué depuis l’époque où
Nicolas Ie* écrasait dans le sang l’insurrection hongroise.
Alexandre II (1855-1881) a imprimé à son gouvernement
une orientation plus libérale. Il a aboli le servage et les
châtiments corporels. I1 a réformé l’instruction primaire et
secondaire, multiplié les universités et amorcé une réforme
agraire, en autorisant le transfert des terres aux paysans.
Alexandre I I I (1881-1894), quoique moins libéral que son
père, a conclu un traité avec la République française, destiné
à endiguer la puissance de l’Allemagne. Après lui, Nicolas II
a introduit le système parlementaire dans ses fitats, en ins-
tituant la Douma. Bloquée par les Japonais en Extrême-
Orient, contenue par les Anglais en Turquie, en Perse et
en Afghanistan, la Russie n’en est que plus portée à s’inté-
resser à l’Europe. Retournant à son profit les thèses du

1. Cinq ans après sa mort, les conceptions des nationalistes tchèques avaient
chan& à tel point que PekaF pouvait écrire : s Tout ce que nous incluons dans le
mot de culture nous a été apporté de l’étranger. Lorsque nous regardons autour de nous,
tout ce que nous croyons et faisons a été influencé par l‘étranger ou m u s a été direete-
ment donné par lui ... Toute éducation au nationalisme doit consister à n o w faire
comprendre que l’Allemand a fait de nous l’ennemi irréductible des Allemands. Plus
encore, qu’il MUS a lui-même poussb à rivaliser avec lui, pour égaler son pouwir, ses
privil2ga et aa prééminence. a (Ls 8ens da l’histoire îch4que.)
30 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMAN D E

panslavisme, elle s’efforce de placer sous son égide toutes les


populations slaves de l’Est et du Sud-Est européen. Pour y
parvenir, elle relègue au second plan ses visées expansion-
nistes e t se pose en championne de toutes les minorités
opprimées. Si l’on ajoute à cela qu’après la révolution man-
quée de 1905, une foule d’agitateurs réfugiés à l’étran-
ger annoncent comme imminent l’avènement d’une Russie
N démocratique et fraternelle », on comprendra que tous
ceux qui luttent pour l’émancipation du peuple tchèque
éprouvent beaucoup moins de méfiance à son égard que les
hommes de la génération de 1848.
Reprenant l’exemple de Palackf, mais en le transposant
sur une base nouvelle, le Dr Kramai. convoque à Prague u n
second Congrès des peuples slaves (1908). Cette fois-ci, la
réussite est éclatante. Tous les peuples slaves y accourent,
à l’exception des Polonais l. Mais les assises du mouvement
ne sont plus les mêmes. Aux parlementaires e t aux idéo-
logues mieux faits pour prononcer des discours à la Diète
ou au Reichsrat que pour pratiquer l’action directe, se sont
substitués les Sokols 2. Ces associations de gymnastique,
fondées à Prague en 1862 par le philosophe tchèque Tyas et
son beau-frère J. Fügner 3, se sont distinguées dès leur
création par leur caractère panslaviste, leur opposition aux
Habsbourg et leur ardeur patriotique. Leur succès a été si
grand que les autres pays slaves n’ont pas tardé à les imiter.
C’est ainsi que des groupements similaires sont apparus en
1863 à Ljubljana, chez les Slovènes; en 1867 à Lwow, chez
les Polonais de Galicie; en 1874 à Zagreb, chez les Croates;
en 1882 à Belgrade, chez les Serbes. Leur essor a été si
rapide qu’en 1908 on compte 800 associations de Sokols
en Bohême, totalisant 75.000 membres; 150 en Galicie,
avec 20.000 membres; 162 en Posnanie, avec 6.000 membres;
1. Favorables au panslavisme, SOUE la forme antirusse où l’avait conçu Palackg,
les Polonais se sont considérablement refroidis, depuis que ce mouvement s’est
placé sous l’égide de Saint-Pétersbourg. Pour les Tchèques, exposés aux empié-
tements du germanisme, le panslavisme à direction russe représente une garantie
pour leur existence nationale. Pour les Polonais, soumis tI la tutelle des Tsars, il
prend l’aspect d’une trahison. (Cf. Boris CELOVSKY,Das Münchener Abkommen,
p. 73.) Cette diflérence d’optique sera le début d’un antagonisme polono-tchèque,
qui ira sans cesse en s’accentuant.
2. Sokol en tchbque veut dire (I faucon a et, par extension, a héros D.
3. Fügner, un Allemand de Bohême marié tI une Tchèque, s’est manifestement
inspiré des Turnerschuffen, organisées en Prusse par Friedrich-Ludwig Jahn sous
l’occupation napoléonienne, en vue de fournir des cadres aux futures armées de
Libération.
LA FONDATION D E L A T C E ~ C O S L O V A Q U I E 31
32 en Slovénie, avec 2.500 membres et 50 en Croatie, avec
6.500 membres l. Ces associations sportives ne servent pas
seulement de trait d’union entre leurs pays respectifs. Elles
font des déplacements à l’étranger, au cours desquels elles
se livrent à une propagande intense en faveur de leurs compa-
triotes 2. Enfin, par leur contact permanent avec la jeunesse
estudiantine, elles impriment aux mouvements d’émancipa-
tion nationale un élan révolutionnaire inconnu j usque-là.
Le 20 juillet 1912, jour où les Sokols tiennent leur premier
grand Congrès panslave, les habitants de Prague découvrent
avec surprise l’ampleur qu’a prise cette organisation. Une
tribune, décorée aux couleurs tchèques bleu-blanc-rouge (et
non aux couleurs noir et or du drapeau autrichien) a été
érigée à l’endroit même où vingt-sept membres de la noblesse
tchèque ont été décapités au lendemain de la bataille de
la Montagne Blanche. Les invités d’honneur, parmi lesquels
figurent des représentants de la France et de la Russie, y
prennent place aux côtés des notabilités locales. 17.000 Sokols
originaires de Bohême, de Russie, d’Ukraine, de Slovénie,
de Croatie et de Lusace ainsi que des délégations venues
d’outre-mer et notamment des États-Unis s, défilent devant
eux dans un ordre si impeccable que le général russe Kara-
vajew ne peut s’empêcher de s’exclamer :
- (c C’est là une armée à laquelle il ne manque que .des
canons! ))
La journée, placée sous le signe de l’amitié tchéco-franco-
russe, se termine par l’inauguration d’un monument à
Palackf, au cours de laquelle plusieurs orateurs prononcent
des discours véhéments contre l’Autriche et l’Allemagne et
appellent de leurs vœux u les temps désormais prochains,
où tous les peuples slaves de l’Europe recouvreront leur
liberté D.
1. Waiter SCANEEFUSS, Deutsch-Bohrnen, p. 36.
2. En 1871, une délégation de Sokols s’est rendue à Nancy où sa venue a fait
sensation. Survenant au lendemain de la défaite, sa visite a posé les premiers jalons
de l’amitié franco-tchèque, qui trouvera bientôt un de ses plus ardents défenseurs
dans la personne du professeur Ernest Denis.
3. Où il existe une nombreuse colonie d‘immigrés tchèques, notamment à Chicago.
En revanche, les Hongrois ont interdit aux Slovaques de participer à la fête et les
Polonais se sont abstenus d’y paraître, en raison de la tension polono-tchèque qui
règne dans l’ancien Comté de Teschen.
32 HISTOIRE DE L’ARMSEALLEMANDE

*,
I1 va sans dire que le Gouvernement de Vienne observe
la montée des Sokols avec beaucoup moins d’enthousiasme
que le général Karavajew. I1 a fermé complaisamment les
yeux sur le Congrès de Prague pour ne pas provoquer des
incidents qui auraient eu des répercussions fâcheuses au-delà
des frontières. Mais il se repent amèrement d’avoir laissé
s’ouvrir une Université tchèque à Prague. La Faculté des
Sciences en particulier, -
où une chaire d’histoire e t de
sociologie a été confiée au professeur Masaryk -, est devenue
une sorte de club révolutionnaire où se retrouve toute la
jeunesse progressiste du pays l. Si le Cabinet impérial a cru
que ces concessions amèneraient une détente, il s’est lourde-
ment trompé. Venues trop tard, elles ont été interprétées
par les Tchèques comme un aveu de faiblesse. Ceux-ci en
ont conclu que seule la violence était payante. Il ne se
passe pour ainsi dire plus de jour sans que l’on ait à déplorer
des collisions, parfois sanglantes, entre étudiants des deux
communautés, des saccages de magasins allemands et des
excès de toutes sortes. Sabotages et attentats se multi-
plient d’une façon si inquiétante durant le second semestre
de 1912, qu’en 1913 le Cabinet autrichien se voit contraint
de dissoudre la Diète et de confier l’administration de la
Bohême à une Commission présidée par le Statthalter 2.
Le pays se trouve ainsi placé sous tutelle, ou plus exac-
tement u sous conseil judiciaire ».
Cette f o i s 4 les (( Jeunes Tchèques )) parlent de courir
aux armes et de déclencher une insurrection. I1 fa u t toute
l’autorité de Kramai: et le sang-froid de Masaryk pour les
ramener à la raison et les empêcher de fournir aux Alle-
mands un prétexte pour se livrer à des représailles mas-
sives. Mais la situation n’en reste pas moins extrêmement
tendue. I1 suffirait d’une étincelle pour mettre le feu aux
poudres.
Cette étincelle jaillira. Mais pas à Prague : en Bosnie 4. Le

1. Notamment Samal, Sychrava et Edouard Benès.


2. Le prince de Thun-Hohenstein.
3. AWEREACH. Cité par MERCIER, La Formation de E%tat tchdcosiuvaque,p. 53.
4. Cette province slave, occupée par les Turcs jusqu’en 1878, a été annexée B
l’Autriche en 1908.
LA FONDATION DE LA T C H X ~ O S L O V A Q U I E 33
28 j u h 1914, l’archiduc François-Ferdinand, héritier pré-
somptif du trône, et son épouse morganatique, Sophie Cho-
tek, duchesse de Hohenberg, font leur entrée solennelle à
Sarajevo l. La date, très mal choisie, fait figure de provoca-
tion, car le 28 juin est l’anniversaire de la bataille de Kosovo,
qui représente pour les Serbes une humiliation nationale
comparable à la bataille de la Montagne Blanche pour les
Tchèques 2.
Sur le passage de l’archiduc, quatre jeunes activistes appar-
tenant à l’organisation patriotique Mlada Bosna (la Jeune
Bosnie) le guettent pour l’assassiner 3. Tous ont fait d’avance
lesacrifice de leur vie. Au moment où le cortège ralentit
pour s’engager dans une courbe, un cinquième conjuré du
nom de Gavrilo Princip saute sur le marchepied de la voi-
ture de tête, décharge à bout portant son revolver sur ses
occupants et abat François-Ferdinand ainsi que son épouse.
Ce crime est d’autant plus absurde que la duchesse de
Hohenberg appartenait à la petite noblesse tchèque 4; que
l’archiduc héritier, loin d’être hostile aux Slaves, leur mani-
festait une chaude sympathie; qu’il voulait les rallier à la
couronne des Habsbourg e t n’attendait que son accession
au trône pour mettre fin à la Constitution dualiste de
1867, et lui substituer un régime fédéral plus conforme à la
complexité ethnique de l’Empire 6.
1. A l’occasion des grandes manœuvres qui doivent se dérouler cette année-l2t
en Bosnie.
2. Le 28 juin 1389, les Serbes, écrasés par les Ottomans dans la plaine de Ko-
sovo, perdirent leur indépendance et ne la récupérèrent qu’en 1878.
3. Filiale d’une organisation serbe appelée tantôt a l’Unité ou la Mort D, tantôt
(I la Main Noire D, la Mlada Bosna est une association secrète fondée en 1911,

dont l’objet est de réunir au royaume de Serbie, les Slaves vivant dans le sud de
l’Autriche-Hongrie et ceux de la Macédoine. Elle est composée principalement
d’officiers d’active et de membres des Sokols; elle a accès aux arsenaux serbes,
dans lesquels elle puise tout le matériel dont elle a besoin; elle reçoit les fonds nkcer-
saires à son activité directement des caisses de l’armée; enfin, elle est placée nouü
le commandement immédiat du chef du Service de contre-espionnage de l’État-
Major serbe, le colonel Dimitrijévitch. C’est Dimitrijévitch qui, personnellement,
a décidé et organisé l’attentat de Sarajevo. Son subordonné, le major Tankositch,
officier de carrière lui aussi, a été chargé de recruter les exécutants, de leur fournir
les armes et les fonds nécessaires ainsi que de leur procurer la filière qui leur apermis
de se rendre sur le territoire austro-hongrois, sans attirer l’attention deli autorités
chargées de protéger l’archiduc et son épouse. (Cf. Michel DACIER, UnprobUme qui
reskobscur :ICs origine8 de la guerre de 1914,ficri&de Paris, octobre 1964, p. 5 et 6.)
4. Cf. Maurice MURET,L‘Archiduc François-Ferdinand, p. 68 et s.
5. C’est ce que ne voulaient à aucun prix lea tenants du panslavisme, dont la
politique avait pour but la création d’États indépendants et homogènes. Malgr6
son jeune âge (19 ans), Princip ne l’ignorait pas, puisqu’il déclarera, au cours de
aon interrogatoire : E n tant que souverain, il [François-Ferdinand] aurait réalisé
(I

certaines idées et certaines réformes qui nous auraient barré la route. D


Y 3
34 H I S T O I R E D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Mais cet attentat, né d’une tension austro-serbe provo-


quée à la fois par l’aveuglement de l’Autriche et par une
campagne d’excitation encouragée par la Russie l, aura des
conséquences beaucoup plus vastes que ne peut le prévoir
son auteur2. Pour Princip, il signifie que l’ère des demi-
mesures est close e t que les minorités ne reculeront plus
devant rien pour conquérir leur liberté. Pour le monde, il
ouvre largement la porte à la violence.
t
* *
Le 23 juillet, l’Autriche adresse un ultimatum à la Serbie.
Le 28, elle lui déclare la guerre. Le lendemain, en apprenant
que les Autrichiens ont bombardé Belgrade, la Russie annonce
qu’elle a mobilisé les douze corps d’armée qui font face
à la Galicie. (En réalité, cette mobilisation avait commencé
douze jours plus tôt.) Alors, un tourbillon de folie semble
s’abattre sur le continent. Dans la nuit du 31 juillet au
l e r août, Guillaume II lance deux ultimatums : l’un à la
Russie, lui donnant douze heures pour arrêter sa mobili-
sation; l’autre à la France, l’enjoignant de rester neutre
en cas de conflit germano-russe.
Le 1er août, à 15 h. 45,la France décrète la mobilisation
générale. A 19 heures, l’Allemagne déclare la guerre à la
Russie. Le 3, M. von Schœn, ambassadeur de Guillaume II à
Paris, remet à M. Bienvenu-Martin -qui remplace par inté-
rim M. Viviani - la déclaration de guerre de l’Allemagne.
Le 4, à 8 h. 2, les premiers soldats allemands franchissent
la frontière de la Belgique. Le Roi Albert Ier dénonce immé-
1. a Ce que le roi Pierre a dit au génhral de Sancy représente la pensée de
tout le peuple serbe n, déclare M. Descos, ministre de France à Belgrade, dans
une dépêche au Quai d‘Orsay en date du 26 novembre 1912. I La guerre balka-
nique entraîne nécessairement pour conséquence un cataclysme autrichien et la
seule alternative est de savoir s’il convient de le déchaîner à l’heure actuelle ou
de le retenir encore quelques années... I1 va sans dire que, sans les excitations
venues de Russie, jamais la tension austro-serbe n’aurait atteint son état actuel.
Les Serbes sont certains qu’en cas de conflit, la Russie tout entière se IPvera contre
l’Autriche pour défendre la Scrbie, pivot de la luttecornmengante entre le germanisme
et le slavisme. n
2 . A Budapest, les Hongrois accueillent la mort de François-Ferdinand a comme
la fin d’un cauchemar II. (POLZER-HODITZ, L’Empereur Charles, p. 64-65.) A Ber-
lin, on ne cache pas sa satisfaction. A Saint-Pétersbourg on jubile. Mais c’est
p e u t - h e en Bohémc que la réaction est la plus vive. Les Allemands poussent des
cris de joie. A Brünn, o ù les Sokois tiennent ce jour-là leur réunion annuelle, les
Tchèques forment des cortèges et se répandent à travers la ville en acclamant
frénétiqucment le nom du meurtrier. (Hans KREBS, Kampf inBohmen, p. 46.)
L A FONDATION D E LA TCAÉCOSLOVAQUIE 35
diatement cette agression et fait appel ((àune action militaire
commune ». Le même jour, à minuit, la Grande-Bretagne
déclare la guerre à l’Allemagne. (( Ce soir-là D, écrit Lloyd
George, (( il me semblait être un homme vivant sur une pla-
nète arrachée soudain i son orbite et projetée follement
vers l’inconnu. 1)
Le 6 août, les troupes de Nicolas II ayant franchi les
frontières de la Galicie, l’Autriche déclare à son tour la
guerre à la Russie. Au terme d’une réaction en chaîne qui
a échappé au contrôle des gouvernements, la France, l’Angle-
terre et la Russie se trouvent en guerre avec l’Allemagne et
l’Autriche-Hongrie. Six semaines après l’attentat de Sara-
jevo, l’Europe est en feu.
II

L’ODYÇSÉE DES LEGIONNAIRES TCHÈQUES


A TRAVERS LA SIBfiRIE
(1914-1919)

Le déclenchement des hostilités place les nationalistes


tchèques devant un dilemme angoissant. Militairement, la
Bohême est dans le camp de l’Allemagne e t de l’Autriche.
Moralement, ses sympathies vont à la Russie, à la France
et aux États-Unis l. Que doivent faire ceux qui veulent la
mener à l’indépendance? Lutter aux côtés des Habsbourg
qu’ils exècrent, ou prendre parti pour les Alliés? Avant
de se prononcer, il faudrait savoir qui gagnera l a guerre.
En 1914, il est encore trop tô t pour le dire 2. Quelles que
soient leurs préférences, les dirigeants tchèques doivent tenir
compte des réalités,.
Or, ces réalités sont dures. Comme dans tous les pays
belligérants la loi martiale a été proclamée. Tous les hom-
mes de 20 à 45 ans ont été mobilisés. Les éléments les
plus jeunes et les plus dynamiques de la nation ont été
envoyés sur le front russe. Prague, du point de vue poli-
tique, ressemble à un désert 3.
Le 3 août 1914, le grand-duc Nicolas, Commandant en
chef des armées tsaristes, a publié u n manifeste invitant
toutes les populations slaves de la Double-Monarchie à se
soulever contre leurs oppresseurs*. Mais cet appel n’a été
1. L’AmArique est encore neutre. Mais la colonie tchèque aux États-Unis est
nombreuse et prospère. Elle a puissamment contribué au financement des Sokols,
et ses relations avec son pays d’origine sont restées très vivaces.
2. A cette époque, la balance semble plutôt pencher en faveur des Empires
centraux.
3. T. G. MASARYK,La Rhwrection d’un État, Paris, 1930, p. 4.
4. Cent ans plus tôt (mars 1813), Kutusov avait lancé un appel similaire a à
toutes les populations germaniques D, les invitant à secouer le joug de Napoléon
LA FONDATION DE L A T C H ~ ~ C O S L O V A Q U I E 37
suivi nulle part. E n Bohême, notamment, les masses sont
demeurées loyales. Les activistes de l’opposition n’ont ni
armes, ni moyens financiers, ni chef généralement reconnu.
Ce qui reste des partis politiques n’est pas prêt à l’événement l.
De plus, les ,porte-parole du nationalisme tchèque sont
divisés. Tous souhaitent que la guerre modifie la situation,
mais leurs opinions diffèrent quant aux moyens d’y par-
venir. Les uns a estiment qu’il faut profiter des difficultés
que les hostilités apporteront inévitablement à l’Autriche
pour l’obliger à reconnaître les (( droits historiques n de la
Bohême et lui arracher le statut d’État autonome, sans
briser pour autant le cadre de la Monarchie 3. Les autres 4,
plus radicaux, voient dans l’Autriche-Hongrie un édifice
vermoulu que la guerre ne manquera pas de jeter à bas,
et dont il faut par conséquent précipiter la ruine 5. Ceux-ci
sont convaincus que les Tchèques ne jouiront vraiment de
leur indépendance que dans un État dégagé de tout lien
avec la Monarchie. Ils fondent leur conviction sur les réac-
tions anti-autrichiennes des colonies tchèques à l’étranger 6
e t sur le peu d’empressement manifesté par leurs compa-
triotes à se battre sous le drapeau noir et or des Habsbourg ’.
et menaçant les Princes de perdre leurs domaines, s’ils ne se joignaient pas à
l’insurrection.
1. Jaroslav PAPOUSEK, La Lulte pour l’indépendance du peuple tcMcoslovque,
Prague, 1928, p. 11, 12.
2. Notamment MM. KramarE, Klofatsch, Sméral, Stransky et Kalina.
3. a Sauf rares exceptions, la politique tchèque comptait avec l’existence de
l’Empire des Habsbourg et se montrait prête à conclure avec lui un compromis
durable, dans l’espoir de voir la nation tchécoslovaque y prendre une position
susceptible de lui faire exercer une action décisive sur ses destinées. D (PAPOU~EK,
Op. cit., p. 7.)
4. Au premier rang desquels figurent Thomas Masaryk, professeur A l’Université
de Prague et président du groupe progressiste tchèque au Reichsrat de Vienne,
]Édouard Benès, Samal, Dürich et Sychrava.
5 . Il fallait que l’opposition à l’Autriche devînt une opposition effective, une
opposition pour tout de bon, une opposition à mort. I) (MASARYK, Op. cit., p. 5.)
6. Dès le 27 juillet, les Tchèques de Paris ont arraché le drapeau de l‘ambassade
d’Autriche. Le même jour, les Tchèques de Chicago ont défilé aux cris de a A bas
les Habsbourg! n Le 3 août, les Tchèques de Londres ont tenu un meeting à Hyde
Park, où ils ont réclamé le démembrement de l’Autriche-Hongrie. Mais si la réac-
tion est la même, ces différents groupes ont des conceptions très différentes,
quant à l’avenir de leur nation. Les colonies française et américaine voudraient
une République démocratique et parlementaire. La colonie anglaise souhaiterait
une Monarchie constitutionnelle, dont le chef serait un prince d’un des pays de
l’Entente. La colonie russe aspire à la restauration du royaume de BohBme, sous
l’égide d’un Romanov.
7. a Nos soldats tchèques, en quittant Prague, manifestaient leurs sentiments
anti-autrichiens; les nouvelles qu‘on recevait de l’armée annonçaient des refus
d’obéissance et même des rébellions. Bientôt, on entendit parler de mesures
38 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Mais Vienne, où le pouvoir est passé aux mains des mili-


taires, n’entend tolérer aucun mouvement séditieux. Dès les
premiers jours de la guerre, Klofatsch, le chef du parti
socialiste tchèque, a été arrêté. Peu après, Scheiner l, le chef
des Sokols, Rasin et Kramarc connaissent le même sort 2.
La police procède à des arrestations massives. Les dispo-
sitions de la loi martiale sont renforcées. Enfin, tous les
journaux de l’opposition sont interdits 3. Ces mesures,
qui réduisent les nationalistes tchèques au silence, portent
un coup sensible à la résistance intérieure 4.
Résolus à poursuivre leur activité coûte que coûte 5, Masa-
ryk et Benès s’efforcent de lui donner un caractère clandes-
tin. Ils fondent une organisation secrète -la Mafia - dont
le rôle consistera à alimenter un service d’information, et à
prendre des contacts avec l’étranger 6. Mais soit que cette
tâche n’ait donné que des résultats décevants, soit qu’il ait
estimé qu’il accomplirait une besogne plus utile au-delà des
frontières, Masaryk part pour l’Italie le 17 décembre 1914 ’,
laissant à Benès le soin de poursuivre le travail intérieur 8.

Op.cit.,
rigoureuses prises par l’autorité militaire, voire d’exécutions. D (MASARYK,
P’i?)Scheincr était un des défenseurs les plus ardents de la tendance russophile,
dont Masaryk nous dit : u Ils avaient un programme slave maximum, mais peu
clair : après la victoire russe, dont ils ne doutaient pas, il se formerait un grand
Empjre slave; les petites nations slaves SC rattacheraient à la Russie. D’après ce
que 1 on me rapporta alors, la majorité des russophiles se contentait d’une tentante
analogie avec le système planétaire : autour du soleil - la Russie - devaient
tourner les planètes - les nations slaves. Une partie des russophiles désirait une
espèce d’autonomie dans uno fédération russe, un grand-duc quelconque serait
Gouverneur général à Prague. a (MASARYK, Op. cit., p. 17.)
2. Traduit devant les tribunaux, KramarE sera condamné à mort en 1916.
Mais François-Joseph fera surseoir à son exécution. II préfère le conserver comme
otage, pour pouvoir exercer une pression sur la population.
3. Notamment le Nase Doba (Notre Temps) et le &s (l’Époque) de MAsAnYh-,
le CeSke Slow (la Parole tchèque) et le Samostatnost (l’Indépendance).
4. De plus, le repli des armées du grand-duc Nicolas qui avaient cnvahi la
Galicie en septembre 1914 et que les Tchèques s’apprdtaient à accueillir en libé-
rateurs, a fait passer sur la Bohême une grande vague de découragement.
5. a Notre lutte n’était pas moins importante que celle des Combattants deDieu u,
déclarera plus tard Masaryk dans un article où il identifiera le combat des patriotes
tchèques de 1914-1915 à celui des guerriers hussites du temps de J a n ZiSka. (Voir
plus haut, p. 12, n. I.)
6. Avec Seton Watson et Wickham Steed, rédacteur politique du Times à
Londres; avec le professeur Ernest Denis, à Paris; avec M. Stepina, leader du
Cornit6 tchéco-slave (Ceskoslovansky Pomoeny Vybor) à Chicago.
7. L’Italie était encore neutre.
8. a Cette détermination ne fut pas facile à prendreu, écrit Masaryk. a La résolu-
tion dont il s’agissait là était définitive; je le savais et je le sentais, mais il était
clair pour moi qu’à cc grand moment nous ne pouvions pas rester passifs Puis- ...
qu’il nous était impossible de nous dresser contre l’Autriche à I’inthieur, c’est à
LA FONDATION D E L A TCHÉCOSLOVAQUIE 39
Par malheur, Benès est trop connu de la police pour ne
pas être soumis à une surveillance sévère. Obligé de changer
sans cesse de domicile, prévenu par des amis qu’il est à la
veille d’être arrêté, il remet la direction de la Mafia à son
adjoint Samàl e t franchit, sous une fausse identité, la fron-
tière bavaroise ( l e r septembre 1915). Le lendemain, il arrive
en Suisse, où il reprend contact avec Masaryk. Quinze jours
plus tard (17 septembre) les deux hommes s’installent à
Londres et à Paris 1, où ils fondent un (( Comité national des
provinces tchèques D, en accord avec le député Dürich 2
et un jeune savant slovaque du nom de Milan Stéfanik3.
Du fait que la résistance intérieure a été décapitée à
Prague 4, Masaryk, Benès et Stéfanik deviennent les seuls
porte-parole des Tchèques et des Slovaques dans le camp
des Alliés 5. Pourtant, l’accueil qu’ils trouvent à Paris est
loin d’être aussi chaleureux qu’ils l’avaient espéré 6.
La majorité des Français ignore totalement les problèmes de
l’Europe centrale 7. Les Tchèques leur sont beaucoup moins
l’étranger que nous devions le faire. La tâche principale serait d’y gagner des
sympathies à notre peuple et A son programme national, d’entrer en rapport avec
les hommes politiques et les gouvernements alliés, d’organiser l’unité de tactique
de toutes nos colonies et, surtout, d’organiser une armée avec les prisonniers origi-
naires de chez nous. n (La Résurrection d’un &at, p. 37.)
1. aEn 1915 D, écrit Masaryk, p: Paris était le centre de l’action militaire, Londres,
celui de l’action politique ... J e pris donc la décision de vivre à Londres, en allant
de temps en temps a Paris ... De Paris, M. Benès viendrait régulièrement à Londres ...
Paris et Londres formèrent donc pour nous un centre unique d’action politique. I
(Op. cit., p. 82.)
2. II a réussi, lui aussi, à franchir la frontiére, en mai 1915.
3. Né en 1880 près de Myjava, en Slovaquie, Milan Ratislav Stéfanik a fait ses
études à l’Université de Prague où il a passé, en 1904, un doctorat de philosophie.
Venu à Paris vers 1906, il a été nommé assistant ti l’observatoire de Meudon,
pour le compte duquel il a accompli de nombreuses missions scientifiques en
Afrique, en Amérique et en Océanie. Naturalisé Français et mobilisé dans I’infan-
terie dès les premiers jours de la guerre, il a été promu lieutenant en 1915. Son
adhésion au r Conseil national 2 aura une grande importance. D’abord, parce
qu’il servira de trait d’union entrc Tchèques et Slovaques; ensuite parce que sa
qualité d‘oflicier français facilitera ses rapports avec les. milieux militaires de
l’Entente.
4. Par suite de l’incarcération de KramarE, de Klofatsch et de RaSin.
5. Masaryk devient Président du Comité; Dürich, Vice-président; Benès,
Secrétaire général. Quant à Stéfanik, il sera chargé des questions militaires.
6. Benès s’en plaint amèrement. n Notre position politique à Paris était pré-
cairen, écrit de son côté Ma8aryk.n Les Français eux-mêmes savaient peu de chose
de nous, presque uniquement ce que nous avions pu leur en dire, et nos moyens
étaient faibles. Le Parlement de Vienne ne siégeait pas et, par suite, on n’entendait
pas une seule voix tchèque... Les journaux autrichiens, hongrois et allemands fai-
saient le silence s u r notre action. Dans le Temps de Paris, on avait mCme pu voir
une petite note peu favorable à notre cause. II (Op. cit., p. 82.)
7. it J e m’imaginais que le terrain de Paris avait été, avant la guerre, mieux
préparé par Prague qu’il ne l’était en réalité Y, écrit Masaryk. (Op. cit., p. 47.)
40 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

connus que les Polonais ou les Serbes et, en 1915, le Gouver-


nement français hésite à inscrire le démembrement de l’Au-
triche parmi ses buts de guerre 1. Aussi n’est-ce pas aux bords
de la Seine que le mouvement d‘indépendance tchèque
prendra son essor. C’est derrière le front russe, enUkraine
et en Volhynie, que débutera ce qui nous apparaît, aujour-
d’hui encore - malgré tous les événements survenus dans
-
l’intervalle comme une des équipées les plus extraordinaires
de ce siècle.

Pourquoi en Russie plutôt qu’ailleurs? D’abord parce que


les colonies tchèques de Kiev, de Moscou et de Pétrograd
sont beaucoup plus nombreuses que celles d e Londres ou-
de Paris. Ensuite, parce que la Bohême n’est pas une incon-
nue pour les dirigeants tsaristes : ils ont même des idées
très précises concernant son avenir *. Enfin, parce que les
régiments autrichiens, dans lesquels les soldats tchèques
ont été mobilisés, ont presque tous été envoyés sur le front
oriental 3.
Or,dès le mois d‘août 1914, un certain nombre de soldats
tchèques franchissent la ligne de feu et se présentent aux
avant-postes russes en brandissant leurs cartes de membres
des Sokols. La seule vue de ces papiers leur assure un accueil

Pour éclairer l’opinion, il fonde un journal, le c‘eskosbuenska SamoskJnosf (1’Indé-


pendance tchécoslovaque) dont il confie la rédaction à M. Sychrava, et une revue,
la Nalion tchèque, dont le premier directeur est Ernest Denis.
1. a Au début de la guerres, écrit Jaroslav PapouBek,sla Francen’était pas inté-
ressée par la destruction de l’Empire austro-hongrois. I (Op. cit., p. 20.) Elle
n’avait pas renoncé à l’espoir de signer une paix séparée avec l’Autriche, éven-
tualité qui remplissait de crainte Benès et Masaryk. a Chez les Alliés n, 6crit ce
dernier, a on imputait un peu trop exclusivement toute la responsahilité à 1’Alle-
magne. On ne voyait pas l’Autriche sous le même jour, car on ne se battait pas
directement contre elle. Mais une grande part de responsabilité lui incombait. D
(LQRdsurrection d’un l?tdt, p. 73.)
2. Le 15 septembre 1914, recevant MM. Buchanan et Paléologue, ambassadeurs
de Grande-Bretagne et de France à Pétrograd, M. Sazonov, ministre russe des
Affaires étrangères, leur déclare que l’Autriche-Hongrie, après la guerre, doit cons-
tituer e une triple monarchie, composée de l’Empire autrichien, du Royaume de
Bohême et du Royaume de Hongrie n. Le même jour, s’adressant à une dépu-
tation de TchZques et de Slovaques, il leur affirme a que la restauration du
Royaume de Bohême répond aux desseins du Gouvernement russe B. Enfin, le
17 septembre, recevant la même délégation, le Tsar lui promet que les vœux
des Tchèques se réaliseront a par la restauration du Royaume de Bohême, sous
un membre de la famille des Romanov B.
3. I1 y en a très peu sur le front aerbe, et par un seul iur le front occidental.
LA FONDATION DE L A TCEÉCOSLOVAQUIE 41
amical, car ils équivalent à un brevet de slavisme et d’aus-
trophobie.
Favorablement impressionné par cet amux de déserteurs
- que les autorités tsaristes attribuent au manifeste du
grand-duc Nicolas 1, - le gouvernement $e Pétrograd auto-
rise la création d’un bataillon de volontaires tchèques, sous
le nom de Druzina (20 août 1914). Pourtant, les 800 hommes
qui le composent ne’ sont pas recrutés parmi les déserteurs
de l’armée autrichienne. Seuls ont le droit d’en faire partie
les Tchèques établis depuis quelque temps déjà en Volhynie,
ou que la déclaration de guerre a surpris en territoire russe 2.
Durant les derniers mois de 1914, et surtout à partir de
mars 1915, les désertions se multiplient. Des compagnies
et des bataillons entiers des I l e , 28e, 36e, 42e, 81e et 91e régi-
ments d’infanterie autrichiens passent du côté russe avec
armes et bagages. Le 3 avril, le 28e régiment d’infanterie de
Prague en fait autant au col de Dukla3. Le recul des armées
tsaristes, durant l’été de 1915, accroît encore le nombre
des prisonniers tchèques. Bientôt, plus de 25.000 d’entre
eux se trouvent parqués derrière les barbelés russes.
Entre-temps (7 mars 1915), les membres des colonies
tchèques de Pétrograd et de Moscou se sont groupés pour
fonder (( l’Union des Tchèques et des Slovaques de Russie ».
Les chefs de cette organisation entreprennent aussitôt des
démarches auprès du Gouvernemmt de Pétrograd pour
obtenir la création d’une armée tchèque autonome, qui se
battra aux côtés des Russes contre les Empires centraux.
Pourquoi ne pas la constituer en libérant les prisonniers de
guerre et en les incorporant à la Druzina? Sazonov, le ministre
des Affaires étrangères, paraît assez favorable à une formule
1. Voir plus haut, p. 36. En réalité, la plupart des soldats tchéques, mobilisés
A contrecœur, n’avaient aucune envie de se battre pour- ou contre- qui que ce soit.
2. Le 14 septembre 1914, le gouvernement français a accordé aux Tchèques
résidant en France, le droit de s’enrôler dans la Légion étrangère e t d’y constituer
une compagnie spéciale. Celle-ci se distinguera en 1915, aux combats de La Tar-
gette et de Neuville-Saint-Waast. Mais la colonie tchèque en France est peu nom-
breuse. A la différence de ce qui se pasee en Russie, on ne fait pas de prisonniers
tchèques sur le front occidental, de sorte que cette compagnie, loin de pouvoir se
développer, est condamnée à disparaître, faute de pouvoir renouveler ses effectifs.
3. Dans les Carpatbei. Cette défection provoque une brèche si large dans le
dispositif autrichien que si le Commandement russe avait su en profiter, il aurait
pu pénétrer jusqu’au cœur de la Hongrie.
4. La création de e l’Union des Tchèques de Russie B précède donc de huit mois
la création du Comité national de Paris (14 novembre 1915).On est en droit de se
demander si ce n’est pas la crainte d’être devancés par les Russes qui a incité
Masaryk et Benès à précipiter leur départ de Prague.
42 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

de ce genre. Mais le Grand État-Major russe est beaucoup


plus réticent. I1 n’a aucune confiance dans les déserteurs
tchèques et répète volontiers que (( qui a trahi une fois,
trahira toujours ».I1 faut que le Tsar intervienne en personne
pour forcer la décision. Le 13 janvier 1916, la Druzina est
transformée en un régiment de Chasseurs.-Quelques semaines
plus tard, l’amux de volontaires est tel, que le régim.ent
devient une brigade. Mais 1’Etat-Major russe met des condi-
tions sévères à son développement. Tous les cadres supé-
rieurs, la plupart des cadres subalternes et la langue de com-
mandement demeureront russes. Les volontaires tchèques
seront tenus à l’écart des secteurs névralgiques du front l.
Ils ne recevront qu’un armement léger et ne seront employés
qu’à des missions de reconnaissance 2.
Devant ces restrictions, qui trahissent un mauvais vouloir
évident, les dirigeants de l’Union des Tchèques reviennent
à la charge. Ils déclenchent une campagne de presse en
faveur de la constitution d’une (( véritable armée tchèque
distincte de l’armée tsariste ». Cette fois-ci leurs efforts
semblent devoir être couronnés de succès car, le 21 avril
1916, le Tsar consent à la mise en liberté des (( prisonniers
slaves », dant les organisations tchèques et slovaques de
Russie se porteront garantes. Deux mois plus tard, sur le vu
d’un rapport favorable du ministre de la Guerre Chouvaiev,
il se prononce pour la création d’une armée tchèque et slovaque.
Mais aucune de ces promesses ne sera tenue.
D’abord par la faute de l’Union des Tchèques elle-même 3,
dont les exigences indisposent les membres du Cabinet
impérial 4. Ensuite, pour des raisons de politique intérieure.
1. On les maintient en Ukraine et en Bessarabie.
2. C’est au cours d’une de ces reconnaissances, couronnées de succès, que le
lieutenant Sirovy, qui commande un détachement tchèque, se fait remarquer par
sa bravoure.
3. Non contente d’avoir obtenu l’autorisation de former une armée tchécoslo-
vaque a distincte u , l’Union des Tchèques demande à présent des moyens financiers
nécessaires à son entretien et une déclaration publique du Gouvernement russe,
promettant d’accorder l’indépendance au futur État tchèque.
4. Le Gouvernement russe repousse catégoriquement ces demandes en souli-
gnant qu’elles sont contraires, u non seulement au droit international, mais encore
aux buts de guerre de la Russie o. Simultanément, la tsarine Alexandra Feodo-
rovna (née Alix de Hesse) d nt l’influence ne cesse de croître dans les milieux de
ia Cour, exerce une pression L è s vive sur son mari pour l’amener à revenir sur sa
décision. u Vous avez tort de vous fier aux Tchèquesu, lui dit-elle. 11 Ces gens ont
déjà trahi leur Empereur. Ils VOUS trahiront aussi, et finiront par nous amener la
révolution. 1) II va sans dire que ces propos, rapportés aux Tchèques, provoquent
leur colère. Ils engagent aussitôt une violente campagne contre la Tsarine, qu’ils
accusent de trahir la Russie au profit des Allemands.
LA FONDATION DE LA TCFIÉCOSLOVAQUIE 43
Depuis février 1916, Stürmer a succédé à Gorémilrine
comme Président du Conseil. E n juillet, il remplace égale-
ment Sazonov aux Affaires étrangères. Le nouveau gouver-
nement adopte une ligne politique très différente de celle
de son prédécesseur l. I1 considère avec une inquiétude crois-
sante l’activité du Comité national tchèque de Paris. Masa-
ryk, en particulier, ne lui inspire aucune confiance2. 41
connaît ses tendances révolutionnaires, son (( occidentalisme ))
et sa volonté de faire du nouvel État tchèque une répu-
blique démocratique sur le modèle français ou américain.
Or, en ce qui le concerne, Stürmer n’a nullement renoncé
à donner au problème tchèque une (( solution slave )) qui
fera de la Bohême un satellite de la Russie 3. Aussi exerce-t-il
une pression croissante sur l’Union de Pétrograd pour l’obliger
à rompre les relations avec le Comité de Paris.
Ces craintes conduisent 1’Etat-Major tsariste à pratiquer
une véritable politique d’obstruction à l’égard des Tchèques.
Au cours de l’été de 1916, le recrutement des volontaires
est suspendu, sous prétexte que le départ des prisonniers
- qui ont été transformés pour la plupart en travailleurs
agricoles - compromettrait la moisson. Puis la brigade
tchèque est scindée en deux. Une moitié est incorporée à
un (( Corps de complément ukrainien D, stationné à Kiev;
l’autre, à une (( Légion serbe »,en voie de formation à l’ar-
rière du front roumain. Enfin, l’Union des Tchèques et des
Slovaques de Russie est (( invitée 1) à se transformer en un
((Conseil national D, qui ne recevra ses directives que du
gouvernement de Saint-Pétersbourg.
Benès et Masaryk en sont consternés. L’unité des Tchèques
à l’étranger va-t-elle être brisée? Le Comité national de
Paris imagine immédiatement une parade. Puisque la Russie
ne sait que faire des milliers de déserteurs tchèques qui se

1 . C’est l’époque où l’influence de Raspoutine devient considérable. u De cette


Russie-là D, écrit Masaryk, u ni les Alliés ne pouvaient attendre de concours, ni
nous-mêmes d’appui politique. a (Op. cit., p. 153.)
2. u J’étais trop socialiste pour mes adversaires a, écrira plus tard Masaryk, (1 et
je n’ignorais pas la boutade qui circulait dans les milieux tchèques de Paris, sclon
laquelle le jour où les Russes entreraient A Prague, le premier pendu serait moi. II
E t il ajoute : (1 De toutes les décisions que j’ai prises, celle dont je me suis leplus
félicité fut de refuser de jouer sur la seule carte russe tout l’avenir de mon pays. a
3. I1 redoute également que les nouveaux États nationaux à créer, en cas de
victoire alliée, ne deviennent des instruments dociles entre les mains de l’Occident
et que la France, l’Angleterre et l’Amérique, poussées par Masaryk, ne s’en servent
pour endiguer l’expansionnisme russe en Europe orientale et dans les Balkans.
44 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

sont réfugiés chez elle, qu’elle les envoie en France! Le


Gouvernement français les prendra en charge. Il les équipera,
les armera et les dirigera sur le front occidental, où ils
contribueront à la victoire finale
Pour amener les autorités tsaristes à accepter ce plan,
Masaryk dépêche Dürich et Stéfanik à Pétrograd (août 1916).
Mais les milieux gouvernementaux russes accueillent leur
proposition avec une froideur telle que le Conseil national
estime plus prudent d’ajourner les négociations 2. Stéfanik,
qui a été promu commandant depuis quelques semaines,
fait l’impossible pour éviter une rupture. I1 multiplie les
contacts en marge de la conférence et paraît sur le point
d’y réussir, lorsque Dürich se range au point de vue des
Russes S. I1 accepte que le problème de la Bohême reçoive
une (( solution slave n et prend ouvertement position contre
les thèses de Masaryk. Du coup le Comité national de Paris
renonce à son projet. Trop tard! La scission est consommée
entre les deux Conseils nationaux. Les Tchèques auront
désormais une double représentation à l’étranger : l’une,
monarchiste, à Pétrograd; l’autre, républicaine, à Paris,
I1 ne reste plus à Stéfanik qu’à prendre le chemin du
retour. Passant par la Roumanie, ’il s’arrête quelques jours
à Jassy, juste le temps de conclure avec le Gouvernement
roumain un accord aux termes duquel trois cents émigrés
tchèques regagneront la France, où ils serviront à recom-
pléter la compagnie de la Légion étrangère, décimée par
les combats de 1915-1916 4. Ce sera le seul résultat positif
de cette mission malheureuse.

+ +
Voilà deux ans et demi que les Tchèques travaillent à la
dislocation de l’Autriche. Mais ce sera la Russie qui s’effon-
1. Dans le courant du mois de juillet, le gouvernement français a consenti à la
création d’une armée tchécoslovaque autonome en France. I1 a chargé Stéfanik
d’en établir les modalités, d’accord avec le général Janin, détaché depuis peu par
le Haut Commandement français auprès du G. Q. G. russe.
2. Masaryk a évité de se rendre lui-même en Russie, sachant qu’il n’y est pas
persona grata et ne voulant pas risquer, par sa présence, de provoquer une dispute
qui aurait des répercussions sur les relations interalliées.
...
3. a Le député Dürich avait de bonnes manières, parlait français et russe mais,
politiquement, il n’était pas à la hauteur des circonstances. II tenait pour le
tsarisme, et surtout pour l’orthodoxie, comme beaucoup de nos russophiles qui
attendaient leur salut de la Russie. a (MASARYK, Op. cit., p. 58.)
6. Voir plus haut, p. 41, note 2.
LA FONDATION DE LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 45
drera en premier. 1917 arrive. Grèves, actes de sabotage
et d’insubordination, occupations de casernes e t de bâti-
ments publics, saccages de commissariats de police se mul-
tiplient sur tout le territoire. Redoutant un effondrement
du front oriental, les représentants de l’Entente exercent
une pression accrue sur l’État-Major tsariste. Ils l’adjurent
de ranimer les énergies, de faire flèche de tout bois, d’auto-
riser enfin l’enrôlement des prisonniers tchèques. Devant
leur insistance, le général Gourko adresse le message suivant
au Commandant Stéfanik :

17 janvier 1917
Vow êtes prié de constituer un Comité, composé d’un petit
nombre de personnalités tchèques. Son rôle consistera à recruter,
en cas de besoin, des volontaires parmi nos prisonniers de guerre;
à former avec eux des unités militaires tchèques et slovaques et à
organiser des équipes d’ouvriers dans les usines travaillant pour
la Déjense nationale I.

Ce sera un des derniers gestes du régime agonisant, car


avant six semaines, il sera balayé. Le 27 février (12 mars)
une insurrection générale éclate à Pétrograd. Dans la nuit du
27 au 28, Nicolas II est détrôné. Un gouvernement composé de
membres du Parti constitutionnel démocratique2 et de Socia-
listes révolutionnaires se constitue sous la présidence du prince
Lvov. Goutchkovy devient ministre de la Guerre; Kérensky,
ministre de la Justice; Milioukov, ministre des Affaires
étrangères. Un de ses premiers soins, en arrivant au pou-
voir, est de déclarer que la Russie renonce à toute prétention
sur la Bohême et que le nouveau gouvernement u est favo-
rable à la création d’un fitat tchécoslovaque indépendant n
(24 mars) S. Quelques jours plus tard, toute la famille impé-
riale est mise en état d’arrestation et internée a u palais de
Tsarskoïe-Selo (2 avril).
Alors les événements se précipitent. Hommes, paysages
et situations changent du jour au lendemain, emportés
par un tourbillon de fer, de feu et de sang.
1. STEIDLER, Die Tschechadwakische Bewegung in Russlanà, p. 25.
2. Dont le sigle est en russe K. D., d’où le nom de II Cadets n sous lequel on lea
désignera par la suite.
3. Depuis mai 1916, Milioukov, Masaryk et Benès s’étaient mis d’accord sur la
politique à suivre à l’égard de l’Autriche. (Cf. MASARYK,
La Résurredion d’un État
p. 127.)
46 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

L’écroulement du tsarisme et l’avknement du gouverne-


ment Lvov-Kérensky-Milioukov - comble les vœux du
Comité tchèque de Paris. Dorénavant, il ne sera plus ques-
tion d’une (( solution slave )) pour la Bohême. Maintenant
que Nicolas II et sa dynastie sont déchus, qui songerait
à placer la couronne de saint Venceslas sur la tête d’un
Romanov? Par voie de conséquence, l’Union des Tchèques
de Russie élimine de son sein monarchistes et conservateurs,
pour les remplacer par des éléments plus progressistes. Cette
transformation facilitera le rapprochement entre les deux
organisations de Pétrograd et de Paris. Enfin, la victoire
de la démocratie en Russie apporte un appoint décisif aux
thèses de Masaryk1. Celui-ci a toujours soutenu que la
Tchécoslovaquie devait être une république démocratique 2.
L’éviction de ses rivaux asqure le triomphe de sa tendance.
Non seulement la première révolution russe accroît le poids
de la démocratie dans le monde, mais l’effondrement des
Romanov semble préfigurer celui des Habsbourg. Aussi
Masaryk s’empresse-t-il d’adresser des télégrammes de féli-
citation aux membres du nouveau gouvernement, dont quel-
ques-uns, au demeurant, sont ses amis personnels 3.
Rien ne s’oppose désormais à l’enrôlement des prison-
niers tchèques dans des unités combattantes. Le 6 avril
1917, sur les instances de Milioukov, le Gouvernement pro-
visoire approuve les (( Règles pour l‘organisation d’une Armée
tchécoslovaque en Russie D. S’évadant de leurs barbelés
ou de leurs commandos agricoles, les volontaires affluent
aux centres de recrutement. Le 26 juin, leur nombre s’élève
à 15.000, ce qui permet au général Doukhonine de trans-
former la brigade tchèque en une division.
Mais cette cascade d‘événements n’a pas arrêté les opéra-
tions militaires. Profitant du désarroi qui règne à l’arrière

1. a Personnellement D, écrit Masaryk, u je n’avais eu avec la Russie officielle que


des rapports déplaisants. I1 y avait longtemps que j’étais à l’index. Par contre,
j’avais des amis dans tous les partis progressistes. u (La Résurrection d’un État,
p. 146.)
2. Masaryk voit dans la démocratie non seulement l’aboutissement de toute
l’histoire tchèque depuis Jean Huss, mais u ta forme politique de l’Humanité D.
(Op. cit., p. 488.)
3. Notamment Milioukov et Rodzianko.
L A FONDATION D E LA TCHÉCOSLOVAQUIE 47
du front russe, les armées austro-allemandes ont repris
l’offensive. Elles progressent tout le long d’une ligne allant
du golfe de Finlande à la mer Noire l. Kérensky et le général
Kornilov - le nouveau commandant en chef - ont espéré
que l’éviction du Tsar et l’instaura tion d’un gouvernement
plus libéral galvaniseraient la nation et déclencheraient chez
elle un grand sursaut patriotique. Les chefs des missions
alliés l’adjurent d’intensifier la guerre, de proclamer la levée
en masse, de se constituer en (( Comité de Salut public ».
Mais l’euphorie de mars est vite retombée. Le grondement
des troupes mécontentes, qui réclament (( la paix, du pain
et des terres )I, commence à couvrir la voix du Gouverne-
ment provisoire.
Pour redonner courage à la population en lui montrant
qu’il est prêt à recourir aux solutions les plus énergiques,
le Grand Etat-Major russe décide de jeter dans la fournaise
toutes les troupes qui lui restent, y compris la division
tchèque. Celle-ci est engagée dans le secteur de Zborov 2.
La bataille qui débute dans la deuxième quinzaine de juin
1917, est une des plus violentes qu’ait connues le front orien-
tal. Pendant trois jours, les positions austro-allemandes sont
pilonnées par l’artillerie russe. Le 18 juin (2 juillet), les
formations tchèques s’élancent à l’assaut. Elles se battent
avec frénésie, car chacun des hommes qui les composent
sait qu’il sera fusillé s’il est fait prisonnier. Pour com-
mencer, toutes leurs attaques sont couronnées de succès.
Les éléments avancés des 35e et 70e régiments d’infanterie
reculent en désordre. Les Tchèques se voient déjà faisant
leur entrée victorieuse à Prague. Kérensky est si satisfait
de ce succès qu’il vient lui-même au front pour féliciter les
troupes. I1 décide de créer une médaille spéciale pour commé-
morer cette victoire et déclare que tous les régiments qui
y ont participé auront le droit de s’intituler (( Régiments
du 18 juin 3 II.
Mais après un premier moment de surprise, les Austro-Hon-
grois se sont ressaisis. Seuls, leurs avant-postes ont été enta-
més. Beaucoup plus aguerris que les transfuges tchèques -
1. Au nord, les troupes du général Hoiïmann marchent sur Reval. Au centre,
les armées du maréchal von Eichhorn s’approchent de Minsk. Au sud, les divisions
autrichiennes du général Arz progressent entre le Dniestr et le Bug.
2. A I‘ouest de Tarnopol.
3. Général Constantin W. SAKHAROV, Die Tschechischen Legionen in Sibirien,
p. 30.
48 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

qui n’ont pour ainsi dire pas combattu depuis le début des
hostilités - ils reprennent l’offensive et ne tardent pas à
les rejeter sur leurs positions de départ. Démoralisés par
cet échec et par l’insuffisance du ravitaillement, certains
régiments russes se débandent ou déposent les armes1. Ne
se sentant plus soutenus, les bataillons tchèques perdent
pied à leur tour. Aux alentours du 25 juin (9 juillet), la
bataille de Zborov se transforme en désastre. Craignant
d’être encerclés 2, les Tchèques refluent précipitamment sur
Tarnopol. Sans doute ont-ils fait de leur mieux pour briser
les lignes ennemies. Mais les officiers russes garderont l’im-
pression que leur décrochage prématuré a compromis toute
l’affaire. (( Sans la défection des Tchèques »,se disent-ils,
(( nous aurions rejeté les Autrichiens au-delà de Lemberg a! ))

Arrivées à Kiev, les unités tchèques se regroupent. Au


cours de leur retraite à travers la plaine ukrainienne elles
ont vu amuer vers elles nombre de leurs compatriotes, aux;
yeux desquels elles apparaissent comme des lieux de refuge,
seuls capables de les protéger contre le désordre grandis-
sant. Le volume des enrôlements est si considérable que
le 17 juillet, le général Broussilov autorise la création d’une
deuxième division. Durant les semaines qui suivent, l’affiux
de volontaires augmente encore, si bien qu’une troisième
division vient se joindre aux deux précédentes. Enfin,
le 9 octobre, le général Doukhonine annonce que les forces
tchèques en Russie constituent un Corps d’armée indépen-
dant de 42.000 hommes.
La formation de l’armée tchèque paraît donc en bonne
voie, lorsque la Russie subit une nouvelle série de commo-
tions.
* *
Ecœuré par la faiblesse du Gouvernement et par
l’anarchie qui règne sur les arrières de l’armée, Kornilov
réunit autour de lui quelques régiments d’élite e t marche
1. Le nombre des désertions est si élevé que le général Kornilov doit rétablir la
peine de mort pour les punir. (Celle-ci avait été supprimée par le gouvernement
révolutionnaire.)
2. Les Tchhques ont beau être incorporés à 1’Armée tsariste, ils sont, pour les
Austro-Allemands, des francs-tireurs que les lois de la guerre permettent de
passer par les armes sans jugement.
3. Constantin W. SAKHAROV, Op. cif., p. 28.
4. Oh des milliers de prisonniers tcheques sont occupés à rentrer les blb.
LA FONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE 49
sur Pétrograd, dans l’intention d’y instaurer une dictature
militaire l. Kérensky réagit en constituant un Directoire
de cinq membres, composé de Cadets et de Socialistes
modérés. I1 réussit à bloquer sur place la tentative de Korni-
lov et le destitue de son commandement2. Mais, ce faisant,
il a brisé les reins à l’armée et a frayé la voie à ses pires
ennemis : les Bolchéviks, qui ont constitué partout des
(( Soviets d’ouvriers et de soldats 1) au sein desquels leurs

partisans détiennent la majorité. Quelques jours plus tard


(fin octobre 1917), la deuxième révolution éclate. Le Soviet
de Pétrograd se rend maître de la capitale et porte au pouvoir
Lénine et Trotsky. Kérensky est balayé. Bourgeois et Socia-
listes modérés quittent la capitale en toute hâte et tentent
de se regrouper dans la région de Samara.
Que vont devenir les Tchèques? Privés du jour au len-
demain de l’appui des partis qui les ont soutenus jusque-là,
ils se sentent tout à coup comme suspendus dans le vide.
Doivent-ils prendre position contre les Bolchéviks ou colla-
borer avec eux? L’Union des Tchèques de Russie neleur
est d’aucun conseil, car la colonie de Pétrograd est en désac-
cord avec celle de Kiev. La première est plutôt progressiste;
la seconde, conservatrice 4. I1 en résulte une situation si
confuse que lorsque les forces rouges, très supérieures en
nombre, pénètrent en Ukraine sous la direction de Moura-
viev, les Tchèques n’ont d’autre choix que de signer avec
elles un accord garantissant leur rapatriement, en échange de
leur neutralité 6. Mais, ailleurs, ils aident Antonov-Ovséienko
à lutter contre les Blancs, en lui remettant spontanément

1. a Onreconnut vite derrière luii, écrit John Reed,a le poing ganté de fer de la
bourgeoisie, prêt à s’abattre sur la révolution. D (Di2 j o u r s qui ébranlèrent le monde,
p. 11.)
2. Kornilov sera abattu peu après par un Conseil de soldats révoltés.
3. Ou Menchéviks, de a Minimalistes I appelés ainsi par opposition avec les
Bolchétiks, ou a Maximalistes B, représentant l’aile gauche du mouvement révo-
lutionnaire.
4. s Des désaccords surgirent entre la colonie de Pétrograd (plutôt progressiste)
et celle de Kiev (surtout conservatrice), puis entre nos compatriotes de Kiev eux-
mêmes. I1 se créa dans cette ville l’extraordinaire Ceskoslovemko Jednoia (Union
tchécoslovaque) qui se mit à dénoncer tout le monde, en particulier moi-même et
...
mon soi-disant occidentalisme. Ces dénonciations trouvaient audience auprès
de bien des gens, même au ministére des Affaires étrangdres. (Op. cit., p- 168.)
5. Devant l’évolution de la situation (l’Ukraine a proclamé son indépendance
le 24 janvier 1918 et les forces soviétiques de Mouraviev approchent de Kiev), le
Commandant de la 2’ division tchèque engage des pourparlers de neutralité avec
les troupes rouges. Le 31 janvier 1918, un accord est conclu à Jagotin. 11 est
complété, le l o r février, par une clause indiquant que cette Convention n’est BOU-
v 4
50 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

leurs armes l. Cette fois-ci, ce n’est pas l’unité de la repré-


sentation politique qui se trouve en danger : c’est l’unité
d’action des formations armées elles-mêmes 2...
Au moment où la confusion est à son comble, un nouveau
coup de théâtre vient encore tout bouleverser. Le 3 mars
1918, Trotsky signe le Traité de Brest-Litovsk avec une
délégation austro-turco-allemande composée du comte Czer-
nin, de Talaat Pacha, du général Hoffmann e t de M. von
Kühlmann. Ce traité ne se borne pas à mettre fin aux hosti-
lités entre le Gouvernement soviétique et les Empires cen-
traux : il ouvre largement tout l’ouest de la Russie aux
troupes austro-allemandes. Celles-ci pénètrent en Courlande,
en Lituanie, en Estonie, en Ukraine. Quinze jours plus
tard, elles font leur cntrée à Kiev. Le 4 avril, toute la Crimée
est entre leurs mains. Un des principaux objectifs de guerre
allemand est atteint ...
Pour éviter d’être faits prisonniers, les Tchèques sont
obligés de se replier vers l’est. Leur nombre s’élève à présent
à près de 50.000. Une sourde colère étreint le cœur de ces
hommes, dont les colonnes se fraient péniblement un che-
min vers la Volga. (( Les Bolchéviks nous ont trahis! Ils ont
pactisé avec les Allemands! N Ce long cri d’indignation se
propage d’un bataillon à l’autre. Quelle situation insensée!
Pour les Russes, le Traité de Brest-Litovsk met un terme

mise à aucun délai de dénonciation et qu’elle s’étend à toutes les formations tché-
coslovaques.
Le 8 février, l’armée bolchéviste occupe Kiev. Les négociations sont aussitôt
reprises pour régler les rapports entre troupes soviétiques et troupes tchécoslo-
vaques. Elles prennent fin, le 10 février, par la reconnaissance de la ncu-
tralité armée des troupes tchécoslovaques par le général Mouraviev. Cet accord est
confirmé par Kocjubinski, Secrétaire soviétique pour les Affaires militaires en
Ukraine.
Main le 18 mars, les Soviets changent d‘attitude. Ils s’opposent au départ des
Tchécoslovaquespour Omsk, car ils craignent que leurs formations ne fassent cause
commune avec Séménov et les Japonais. Enfin, une nouvelle autorisation de
départ est donnée à Penza, le 26 man,avec l’accord de Staline. (Cf. BENÈS,
Mémoires de guerre, p. 175 et s.) Ce qui n’empêchera pas Mouraviev d’être rap-
pelé à Kazan et exécuté, un mois plus tard, par un Commissaire politique pour
avoir conclu l‘accord du 10 février.
1. SAKHAROV, Op. cit., p. 31.
2. On risque de voir certains régiments tchéques, demeurés neutres, ouvrir
le feu sur d‘autres unités tchèques, ralliées au communisme. Par ailleurs,
nous dit le général Sakharov, en certains endroits où les unités tchèques sont
laisdes à elles-mêmes, elles remettent leurs armes aux Bolchéviks. D’autres, en
revanche, où sont demeurés des cadres tsaristes, s’y opposent. I1 en résulte une
série d‘échauffourées entre Tchèques e t Bolchéviks. (DieTschechischen Legionen
in Sibiriw, p. 32.)
LA FONDATION D E LA TCHÉCOSLOVAQUIE 51
à la guerre. Mais pas pour les Tchèques, puisque la France,
l’Angleterre et les États-Unis poursuivent le combat. Une
fois de plus, ils se demandent ce qu’ils doivent faire et
comment ils se tireront de ce sombre imbroglio l.
Pour rendre la situation plus dramatique encore, Trotsky,
se fondant sur une des clauses du Traité de Brest-Litovsk,
exige que tous les combattants tchèques soient immédiate-
ment désarmés et parqués dans des camps, en attendant
d’être renvoyés dans leur pays d‘origine. Pour les Tchèques,
cette décision équivaut à un arrêt de mort 2. Quelques unités,
prises de panique, acceptent de livrer leurs armes. Mais
les autres s’y refusent avec l’énergie du désespoir. L’ul-
timatum de Trotsky va-t-il déclencher une guerre entre
Tchèques e t Bolchéviks? (( Ce fut, déclarera plus tard Masa-
ryk, un de ces instants critiques comme nous en avons
connu beaucoup. 1)
Au point de vue du droit international, les combattants
tchèques sont à proprement parler, une armée sans État,
puisque la Tchécoslovaquie n’existe pas encore. Les Russes
les considèrent comme un corps étranger qui ne relève de
personne; les Autrichiens, comme un ramassis de traîtres,
passibles de la peine capitale. Et sans doute n’auraient-ils
pas eu d’autre choix que de se fondre dans l’Armée rouge
ou’ d’être massacrés, si Masaryk n’était intervenu pour
leur épargner cette fin tragique.
Le président du Conseil national tchèque de Paris se
trouve en Russie depuis mai 1917. Sitôt le Tsar renversé,
il s’est rendu à Pétrograd pour se mettre en rapport avec
Milioukov. Au cours de son voyage, il a rencontré tous les
chefs des missions militaires alliées détachés auprès du Haut
Commandement russe : le général Niessel, le général Knox, le
général Berthelot et surtout le général Janin, plus parti-
culièrement chargé des questions concernant les unités
tchèques. I1 a assisté à la tentative du coup d’État de Kor-
nilov, à la chute de Kérensky, à l’écrasement des Menchéviks,
à l’avènement des Soviets. Masaryk n’a jamais eu aucune
sympathie pour le régime tsariste et encore moins pour les

4 . Leur désarroi est encore aggravé


assassiné à Mohilev.
-- - le fait que
par - le général
- Doukhonine a été
K ,Lutfe pour l’indépendance d u peuple tchécoslovaque,^ p. 66-
2. Cf. P A P O U ~ ELa
67. Cette exigence a été formulée, semble-t-il, la demande de M. von Mubach,
nouvel ambaËsadeur d’Allemagne à Moscou.
52 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Russes blancs qui veulent le ressusciter l. Mais il ne désire


pas non plus que ses compatriotes succombent à la propa-
gande bolchéviste, ni qu’ils ramènent le communisme à
Prague le jour où ils y reviendront 2. D’un coup d‘œil, il
mesure les dangers de la situation3 et trouve les moyens
d’y parer avec une Iucidité et une hardiesse qui témoignent
de ses qualités d‘homme d’État. D’accord avec Stéfanik 4,
il édicte une série de mesures qui assureront le salut
de ses compatriotes :
10 Les combattants tchèques, y compris tous les prisonniers de
guerre se réclamant de cette nationalité, porteront désormais le
nom de N Légionnaires 5 u.
20 Toutes leurs forces devront être consacrées exclusivement &
leur nouvel État.
30 Ils observeront une stricte neutralité d a m les combats qui
opposent Russes blancs et Russes rouges.
40 Les Légionnaires resteront armés, Ils se procureront tout le
matériel supplémentaire dont ils pourraient avoir besoin en fai-
sant main basse sur les dépôts de l‘ancienne armée tsariste
50 Tous les cadres russes seront progressivement éliminés et
remplacés par des Tchèques, pour donner a u x Légions u n carac-
tère cohérent et homogène.
60 Les Tchèques s’efforceront de regagner le front français
dans les plus brefs délais et par la voie la plus courte.
70 L‘Armée tchèque fera désormais partie intégrante de l‘Armée
1. a I1 était nécessaire que cette Sodome et Gomorrhe du tsarisme disparût
dans le fer et dans le soufre D, écrit Masaryk. (Op. cit., p. 156.)
2. Si cela arrivait, Masaryk aurait perdu la partie et ne serait, devant l’his-
toire, qu’un Kérensky tchécoslovaque. Or déjà, des agitateurs tchèques, envoyés
par le Soviet bolchéviste de Kiev, s’efforcent d‘amener leurs camarades à quitter
leurs unités pour s’enrdler dans l’Armée rouge (MASARYK,Op. cit., p. 192). Par
ailleurs, les Tchèques c o d u n i s t e s ont constitué leur propre Comité. Ils ont
fondé un journal, le Pionnier, et occupé par la force les locaux du Comité national
Moscou. Ils s’érigent en seuls représentants légaux des combattants tchèques
et pdtendent monopoliser leurs relations avec les autorités soviétiques. (Cf.
P A P O ~ EOp.
K , cit.,,p. 69.)
3. Mon principal souci était de ne pas nous laisser entrainer dans le chaos
militaire russe et de maintenir la cohésion de notre armée. I (Zd.,p. 184.)
4. Récemment élevé au rang de général de brigade.
5. Ce nom n’avait encore jamais été utilisé en Russie.
6. a Grâce à la débâcle de l’armée russe et à la décomposition générale de la
Russie, nousjphmes, sans autre forme, nous munir de matériel en le prcnont dans
les magasinn nrilitaires russes qui, d’ailleurs, auraient été sans cela tout simplcmcnt
pillés. Jusqu’à un certain point, nous usâmes de la tactique du /ait accompli; ii
était presque impossible de négocier avec Ica autorités, tant était grande I’incer-
titude générale, e t quotidiens les changements dans le personnel dirigeant.
(MASARYK,Op. cil., p. 184.)
LA FONDATION D E LA TCHBCOSLOVAQUIE 53
française 1. Toute attaque dont elle serait l’objet sera considérée
comme une agression envers les Puissances alliées.
80 Pour bien marquer cet état de choses, les Légions dépendront
directement d’une Commission franco-anglo-tchèque présidée par
le général Janin. L’Angleterre y sera représentée par le général
Knox, et les Tchèques par le général Stéfanik2.

E n exécution du paragraphe 5, les officiers russes sont pro-


gressivement éliminés3 et remplacés par des cadres tchèques4,
à la tête desquels figurent le général Tchetchek s, le général
Sirovy et le général Gayda. Mais lorsqu’on veut procéder
au rapatriement des Légions, le commandement interallié
se heurte à des dificultés insurmontables. Impossible d’em-
prunter la route de Mourmansk, car l’océan Glacial est
infesté de sous-marins allemands et les convois seraient cou-
lés avant d’arriver à destination 7, La route de la mer Noire
leur est également fermée, car la présence des Allemands
à Rostov et à Tiflis leur en interdit l’accès 8. Une seule
voie leur reste ouverte : celle du Transsibérien g. Pour retour-
ner dans leur patrie, iIs devront se frayer un chemin jusqu’à
l’océan Pacifique, en longeant la voie ferrée qui relie Kazan
1. .Le 7 février 1918, un arrêté signé par Clemenceau et Benès proclame : a Le
Co?p tchdmkwaque en Russi5 jail parlie inugrania de l‘Armée française. n
2. Le 7 mai 1918, Masaryk adresse aux Légionnaires tchèques la proclamation
suivante :a Aussi longteqnps que vous serez en Russie, gardez une stricte neutralité
dans les luttes intérieures des partis : seuls sont nos ennemis le peuple et le parti
slaves qui s’allient ouvertement à l’ennemi. B En employant cette formule, Masaryk
pense aux complications possibles non seulement avec les Russes, mais avec cer-
taines tendances chez les Ukrainiens et les Polonais. (LaRésurraiion d’un&at,
p. 281.)
3. Ce ne sera pas possible partout, car les Tchèques manquent de cadres. C’est
ainsi que les colonels russes Stepanov, Bogoslavski, Ushakov et le général Die-
terichs continueront à exercer des commandements au sein de la Légion. (Cf.
SAKHAROV, Op. cit., p. 37 et 48-49.)
4. a La plupart de ces hommes n, remarque Sakharov, a n’étaient pas choisis
pour leur capacité militaire, mais pour leur loyalisme à l’égard du Conseil natio-
nal de Paris. I ) (Op. cit., p. 32.)
5. Un ancien oficier de carrière.
6. Simple soldat, promu directement lieutenant, puis général, Sirovy a attiré
l’attention sur lui en 1916 par na bravoure au cours d’une mission de recoyinais-
sance. (Voir plus haut, p. 42, note 2.)
7. Masaryk tient à conserver les Légions intactes, car il voit en elles l’embryon
de la future armée nationale tchèque.
8. Voir vol. I, carte p. 217.
9. Par l’accord dit a de Penza n, conclu le 26 mars 1918 (voir plus haut p. 50),
les autorités soviétiques autorisent le mouvement des Légions tchécoslovaques
vers l’est. Mais elles stipulent (I que le corps d’armée tchèque ne se déplacera
pas en tant qu’unité militaire, mais à titre de convoi de libres citoyens, empor-
tant avec eux une certaine quantité d’armei en vue de se défendre contre les
attaques des contre-r&voiutionnaireiD. ( P A P O ~ B IOp.C , cil., p. 67.)
54 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

à Vladivostok. Cet itinéraire les obligera à parcourir plus


de huit mille kilomètres à travers la Sibérie, l’Asie centrale,
la Mandchourie et les Provinces maritimes. Ils devront y
faire face à des événements encore plus dramatiques que
tous ceux qu’ils ont eu à affronter jusqu’ici. C’est pourquoi
les historiens tchèques ne tariront pas d‘éloges à leur égard
e t compareront leur aventure à l’Anabase de Xénophon.
t
r r

Lentement, les divisions tchèques se mettent en marche


vers l’Oural. Bientôt elles arrivent à Samara, où se sont
regroupés les représentants des partis modérés, chassés de
Pétrograd par la révolution bolchéviste Déjà leurs avant-
gardes ont effectué une première poussée le long du Transsi-
bérien, lorsqu’elles reçoivent, de Paris, l’ordre de s’arrêter et
de faire demi-tour,
D’où provient ce revirement? Du fait que les offensives
déclenchées par Ludendorff sur le front occidental 2 causent
de graves appréhensions au Haut-Commandement allié. Les
Allemands, qui ont déjà prélevé 40 divisions sur le front
de Russie, disposent d’une légère supériorité numérique.
S’ils en prélevaient encore pour renforcer leurs divisions
dans l’Artois et dans les Flandres, les lignes franco-britan-
niques risqueraient d‘être enfoncées. Pour les en empêcher,
le Conseil suprême,interallié a décidé de constituer un nou-
veau front sur la Volga, à l’aide des divisions tchèques et de
toutes les unités russes stationnées en Sibérie, qui n’ont
pas encore subi la contagion révolutionnaire. A cet effet,
Anglais, Français et Japonais lancent au x populations la
proclamation suivante :
Patriotes russes!
Groupez-vous autour de votre drapeau national! Courez aux
armes! Chassez vos ennemis les Allemands et leurs valets, les
Bolchéviks! Défendez chaque pouce de votre territoire! Jamais
la souveraineté de la Russie ne sera contestée 3!
Encouragées par cet appel et plus encore par l’annonce
que deux armées alliées volent à leur secours - une armée
1. Voir plus haut, p. 49.
2. Voir vol. I, p. 11-12.
3. Constantin SAKHAROV, Op. cit., p. 39.
L A FONDATION D E L A TCHÉCOSLOVAQUIE 55
française partie de VoIogda et une armée japonaise remon-
tant de Vladivostok - les formations russes et tchèques
repartent en avant 2. Elles s’emparent d’Oufa, de Busuluk,
de Syzran, de Simbirsk, de Schvalynsk et de Volsk, sans
beaucoup de peine d’ailleurs, car les petits contingents de
Gardes rouges qui s’y sont installés ne sont pas de taille
à leur tenir tête. Le 7 août, elles chassent les Bolchéviks de
Kazan, où se trouve entreposé le trésor des Tsars. Lingots
d’or, sacs de monnaie et liasses de billets de banque, repré-
sentant une valeur de plusieurs milliards de roubles, sont
chargés sur cinq wagons et acheminés vers l’est, où ils ser-
viront à financer le mouvement contre-révolutionnaire. A
la suite de ce succès, le général Sirovy est promu division-
naire et le général Tchetchek, commandant en chef du front
de la Volga. Les Tchèques sont fêtés partout comme des libé-
rateurs. Pour les remercier de leur concours, les Russes
leur remettent un train blindé capturé aux Rouges, qui leur
permettra d’établir la liaison entre leurs différents éche-
lons 3.
- Les Blancs sont victorieux! Les Rouges sont en
déroute! Cette nouvelle se propage tout le long du Trans-
sibérien, où elle déchaîne un enthousiasme indescriptible.
Croyant le régime bolchévique déjà moribond, les Blancs
se concentrent autour de la ligne de chemin de fer, où ils
occupent Iékaterinburg, Tchéliabinsk, Omsk, Krasnoiarsk et
Irkoutsk. Mais leurs forces ne sont ni homogènes ni coor-
données. A Samara, où Tchetchek a établi son Quartier
Général, le pouvoir est exercé par un Comité socialiste-
révolutionnaire; à Ouralsk et à Orenburg,, par des régiments
de Cosaques; à Iékaterinburg, par des delegués de l’indus-
trie minière; à Omsk, par un gouvernement autonome sibé-
rien; à Tchita, par les Cosaques de l’hetman Semjonov.
1. A la demande des Américains, les Japonais ont occupé Vladivostok et le
tronçon du Transsibérien allant jusqu’à Tchita. Mais ils n’iront jamais plus loin.
Quant à l’armée française de Vologda, elle n’a jamais existé que dans l‘imagination
des propagandistes. II ne peut s’agir, tout au plus, que du petit corps expédition-
naire débarqué à Arkhangelsk, et’qui n’en bougera pas.
2. a Le commandant français Guinet insista pour que fût maintenu un front
sur la Volga, dans l’attente de secoura d’une armée alliée imaginaire venant de
Vologda. E t nos compatriotes crurent qu’un front tchéco-russe de la Volga mar-
quait la reprise de la lutte contrc les Allemands et les Autrichiens. D (MASARYK,
La Résurrection d’un Éiat, p. 282.)
3. DBs ce moment, les Tchéques ont installé un chapelet de petits postes avan-
cés le long du Transsibérien, notamment à Tcheliabinsk, Omsk, Krasnoiarsk,
Irkoutsk et Khabarovsk.
PSRIPLE DES LEGIONS TCEÈQI
b
b

M O N G O L I E

Armée Sibérienne
i Gai Gayda )

de
(G!'Hanshin,puisSakharov)
-
-1-

o~a*.a
LesRwes
LesBlancs
IYmarç 1919

Les Rouges,lSavrii 1919


UDPU
ad

IIIIIIIIIIIIII
Batailles
Ligne de retraite de
l'Armée de Koltchak
Ligne de retralte
Attaques des Blancs des Tchèques
Armée d'0renburg
(Hetman Dutov) +-----.Retraite des Rouges -cc Chemins-de-fer

TRAVERS LA SIBBRIE(1918-1919)
58 HISTOIRE DE L’ARM$E ALLEMANDE

Même Kharbine et Vladivostok ont des administrations


particulières l.
Afin de mettre del’ordre dans cette situation anarchique et
coiffer ces diverses tendances par un gouvernement unique,
Menchéviks, Socialistes-révolutionnaires et représentants des
partis nationaux se réunissent en Congrès à Oufa (septembre
1918). Ils élisent un Directoire de cinq membres, dont font
partie deux amis de Kérensky, Avksentief et Tchernov. Ce
Directoire nomme à son tour un ministère d’Union natio-
nale dans lequel l’amiral Koltchak assume les fonctions de
ministre de la Guerre et de la Marine.
Mais t,andis que les Blancs se regroupent en Sibérie, les
Rouges ne snnt pas restés inactifs. Sous l’impulsion de
Trotsky, une nouvelle armée révolutionnaire est en train
de surgir de terre 2. Celle-ci fait son apparition sur le front
au cours de l’été de 1918. Le 9 septembre, elle reprend
Kazan. Ne voyant arriver ni l’Armée japonaise, ni l’Armée
française fantôme dont on leur avait promis l’appui, les forces
russo-tchèques sentent passer sur elles une vague de décou-
ragement S. Comment pourraient-elles résister à un ennemi
dix fois supérieur en nombre? Le front de l’Oural se disloque
rapidement. Après Kazan et Simbirsk, Volsk, Schvalynsk
et Syzran sont reperdus en quelques jours. Le 15 octobre,
les Tchèques abandonnent la ligne Samara-Oufa 4. (( Pour-
quoi nous battons-nous? )) se demandent-ils avec angoisse
(( notre seul objectif est la ligne du chemin de fer S. D

Perdus dans l’immensité des steppes, n’ayant aucune


nouvelle du Conseil national de Paris - qu’ils ont pourtant
reconnu comme leur Gouvernement légal, - les Légion-
naires commencent à échapper au contrôle de leurs officiers
et se mettent à piller les villages qu’ils traversent. A ceux
d’entre leurs chefs qui leur en font le reproche, ils se bornent
à répondre par des haussements d’épaules. Tant de maisons
sont abandonnées! Rien n’appartient plus à personne et tout
ce qui est laissé en arrière sera pris par les Rouges ... D’ail-
leurs, Masaryk ne leur a-t-il pas dit qu’ils pourraient se pro-
1. Constantin SAXEAROV, Op. cit., p. 41.
2 . Voir vol. IV, p. 215 et s.
3. e Le moral des Tchéquer est tombé à zéro *, déclare un témoin oculaire, le
capitaine W. Golotchek.
4. Les parlementaires réunis à Oufa se replient sur Omsk.
5. Alexandre KOTOMKIN, Uber die TschechoskwakischenLegionürc in Sibirien,
1918 bir 1920. Errinnerungen und Dokumenk, p. i l .
LA FONDATION DE LA T C H ~ ~ C O S L O V A Q U I E 59
curer tout ce dont ils auraient besoin, en faisant main basse
sur les dépôts de l’ancienne armée tsariste l ?
Au début, les populations civiles n’y avaient vu qu’un
moindre mal. (( Prenez tout ce que vous voudrez, disaient-
elles aux Légionnaires, mais aidez-nous à nous débarrasser
de la peste bolchévique! )) A présent, leurs déprédations
prennent de telles proportions que les chefs de corps sont
submergés par les réclamations. Le colonel SveE, dont le
régiment s’est signalé par l’ampleur de ses exactions, ras-
semble ses hommes et les adjure (( de ne pas devenir le déshon-
neur de leur nation)). Pour toute réponse, les soldats le
conspuent. Comme le colonel SveC s’emporte et menace de
les punir, un des Légionnaires s’approche de lui et lui
crache au visage. Les autres l’applaudissent.
- (( A bas les officiers! )) s’écrient-ils. (( Nous en avons
assez d’être commandés par des bourgeois! Nommons nous-
mêmes nos chefs, comme c’est l’usage dans l’Armée rouge! ))
Désespéré, le colonel SveE retourne à son poste de com-
mandement et se tire une balle dans la tête 2. I1 est enterré
le lendemain sous un ciel gris et pluvieux. Un groupe de
Légionnaires lui rend les derniers honneurs. Mais cet inci-
dent tragique ne met pas fin au brigandage. Durant les
semaines qui suivent, pillages e t actes d’insubordination se
multiplient d’une façon inquiétante. Comment une armée
résisterait-elle à l’anarchie, quand un empire entier se décom-
pose autour d’elle?

r r

Le 11 novembre 1918, l’armistice est signé sur le front


occidental. Du coup, les Tchèques n’ont plus aucune
raison de se battre. L’indépendance de leur pays vient
d’être proclamée. Ils ne songent qu’à une chose : rentrer
dans leurs foyers. Partout où ils sont au contact des
Rouges, ils décrochent systématiquement et se replient vers
l’est. Pour accélérer leur retraite, ils s’emparent de plusieurs
1. Voir plus haut, p. 52, note 6.
2. Masaryk lui-même est obligé de reconnaître les faits : a Je ne voudrais ni ne
pourrais défendre tout ce qui se fit dans les Legions après m o n départ de Russie I ,
écrit-il, dansses Mémoires. (LaRésurrection d’un État,p. 281,282.) Mais il attribue
au suicide du colonel SveC une action purificatrice D dont on cherche en vain
la trace...
60 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

centaines de locomotives et de vingt mille wagons 1. Ils y


entassent tout le butin qu’ils ont raflé en cours de route et
s’apprêtent à se frayer par la force un chemin jusqu’à Vladi-
vostok.
Mais leurs convois qui roulent vers l’est se heurtent à
d’autres convois qui viennent en sens inverse. Comme le
Transsibérien est à voie unique, à l’exception des embran-
chements où les trains peuvent se croiser, il en résulte une
série d’embouteillages qui empêchent l’arrivée des muni-
tions et des renforts dont les Russes blancs ont le plus pres-
sant besoin. Car si les Tchèques, pour leur part, se désinté-
ressent de la lutte, eux sont plus que jamais résolus à la
poursuivre.. .
Koltchak, qui a installé son Quartier Général à Omsk, se
trouve placé, de ce fait, dans une situation dramatique. A
l’ouest, les forces rouges ne cessent de progresser. Enca-
drées par des agents de la Tchéka, elles avancent en incen-
diant les villages et en massacrant les populations. A l’est,
des agitateurs communistes sont apparus dans la région
d’Irkoutsk. Au centre, le désordre prend des proportions
effrayantes. Paralysé dans ses mouvements, par les entraves
que les Tchèques apportent au trafic ferroviaire, contre-
carré dans ses décisions par les tergiversations du Directoire,
Koltchak sent qu’il ne tardera pas à être écrasé s’il ne fait
rien pour rétablir son autorité. Dans la nuit du 18 novembre
1918 2, il donne l’ordre d’arrêter les membres du Directoire,
dissout l’Assemblée, fait jeter en prison quelques députés
récalcitrants et se fait proclamer par l’Armée blanche
u Régent et Gouvernant suprême de toutes les Russies ».
Ce nouveau coup d’État ne surprend pas les Tchèques.
Ils en ont vu tan t d’autres! Mais il les inquiète, car ils
craignent d’être enrôlés de force dans les unités de l’Armée
blanche. Dans la nuit du 19 novembre, quelques-uns de
leurs régiments se préparent à marcher sur Omsk dans
l’intention de renverser Koltchak. Mais la tentative avorte.
L’Amiral adopte une attitude conciliante à l’égard des
mutins, car il ne peut lutter à la fois contre les Tchèques
et les Bolchéviks. De plus, il ne veut pas se créer des

1. Comme les Tchèques sont environ cinquante mille, cela fait moins de trois
légionnaires par wagon. Le reste est occupé par les marchandises a réquisitionnées 1.
2. C‘est-&dire sept jours après l’armistice de Rethondes.
LA FONDATION DE LA TCEÉCOSLOVAQUIE 61
complications avec les Alliés l. Faisant de nécessité vertu,
il convoque le général Sirovy à son Quartier Général et
s’efforce de trouver avec lui un terrain d’entente.
- (( Pourquoi les Tchèques, les Russes blancs et les Japo-
nais - qui occupent déjà un tronçon du Transsibérien -
ne conjoindraient-ils pas leurs forces pour abattre les
Rouges? B lui suggère-t-il. (( Les Bolchéviks représentent une
menace pour le monde entier. S’ils gagnent, ils ne feront
qu’une bouchée de votre pays ... Quelle gloire ne serait pas
la vôtre, mon cher général, si vous rentriez à Prague à la
tête d’une armée victorieuse ... 1)
Sirovy est un homme dur et tout d’une pièce. Avec son
front bas et son œil droit recouvert par un bandeau de taf-
fetas noir, il offre une ressemblance étrange avec Jean
ZiSka, dit (( le Borgne D, qui comyanda les guerriers hussites
au temps des guerres de religion. Comme lui, il est méfiant,
réaliste et obstiné. Jamais on ne l’a vu céder à la flatterie.
Promu général avant d’avoir atteint la quarantaine, il jouit
d’un grand prestige parmi les Légionnaires parce qu’il s’est
toujours refusé à les engager dans des aventures et qu’il ne
s’est jamais écarté de la plus stricte neutralité. I1 sait en
outre que la politique des Alliés envers les Communistes est
en train de changer, et que, le 10 avril précédent, Masaryk a
conseillé à Wilson de s’entendre avec eux a. Ce n’est pas à
présent qu’il va modifier sa conduite. Aussi repousse-t-il
sans ménagement les propositions de Koltchak.
- (( Aussi longtemps que j’aurai mon mot à dire »,lui
répond-il d’un ton cassant, (( aucun Tchèque ne participera
à la croisade antibolchévique! 1)
*
+ +

Entre-temps, les nouvelles du coup d’État de Koltchak


sont parvenues en Occident. Masaryk et Benès s’en sont
1. I1 n’ignore pas que les divisions tchkques sont sous la protection de l’Entente.
2. MEMORANDUMD E M A S A R Y K A U PRÉSIDENT W I L S O N , T O K Y O , 10 avril 1918 :
a Les Alliés devraient reconnaltre le Gouvernement bolchéuiste de facto (il est inutih
de discuter sur la reconnaissance de jure)... Si les Alliés sont en bons termes avec les
Bolchévisles, ils pourront drfoirde l’influence sur eux. Les Allemands les ont reconnus
(en concluant la p i x avec eux). Je connais les côlés faibles des Bolchévistes, niais je
connais aussi ceuz des autres partis - ils ne sont ni meilleurs ni plus capables... Le
mouvement monarchiste est faible; les N i é s ne doivent pas les soutenir. Les Cadets
et les Socialistes-r~tolutionnaircs s’organisent contre les Bolchévistes; je n’attend8
de ces partis aucun succès d’importance.
62 HISSOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

vivement émus. Ils ont dépêché le général Janin et le


général Stéfanik à Omsk, pour savoir ce qui s’y passe. Les
deux hommes y arrivent aux alentours du 15 novembre.
Stéfanik a trente-huit ans. C’est un homme encore paré
de toutes les séductions de la jeunesse, incapable d’un calcul
mesquin mais trop enclin, p,ar là même, à prêter aux autres
des motifs aussi désintéresses que les siens. (( I1 menait son
action plutôt en apôtre qu’en diplomate et qu’en soldat »,
nous dit Masaryk, qui ajoute : (( Nous l’appelions volontiers
le petit drotar - du nom de ces montagnards slovaques de
la région de Zilina qui sillonnaient autrefois l’Europe cen-
trale comme raccommodeurs de faïence et de porcelaine l. 1)
Mais c’est un drotar qui a parcouru tous les fronts et visité
presque tous les ministères alliés avant d’être l’hôte de plu-
sieurs souverains. D’opinions plus conservatrices que Benès
et Masaryk, il semble avoir espéré, au fond de lui-même,
que les Russes blancs finiraient par l’emporter sur les Rouges.
Aussi est-il consterné par la désorganisation qui règne sur
le front de Sibérie. Non seulement elle lui fait perdre toute
confiance dans les capacités offensives de l’armée de Kol-
tchak, mais l’indiscipline dont font preuve certaines unités
de Légionnaires lui cause les plus graves appréhensions, Les
divisions tchèques vont-elles se désagréger avant d’avoir
rejoint leur patrie?
Convaincu que ce relâchement ne provient pas t a n t des
hommes que des querelles qui opposent les officiers de troupe
aux Commissaires politiques, il dissout, de sa propre autorité,
le Comité tchèque local et rappelle à tous - depuis les chefs
du grade le plus élevé jusqu’aux simples soldats - qu’ils
font partie intégrante de l’Armée française et doivent obéir,
à ce titre, aux ordres du général Janin 2.
Pauvre Stéfanik! Non seulement ses recommandations
resteront lettre morte, mais elles lui vaudront la double
inimitié des officiers et des Commissaires. Les premiers sup-
portent mal qu’on les subordonne à un étranger; les seconds
qu’on les dépouille de leurs prérogatives. Ils adressent à
Masaryk un télégramme indigné, où ils dépeignent ses ini-

1. MASARYK,Op. cif., p. 111.


2. a En politique, écrit Masaryk, il [Stéfanik] n’avait pas toujours le sens de
la situation ... En Sibérie même, il manqua de clairvoyance en ne se rendant pas
compte de la véritable situation de l’armée, et par une connaissance insufisante
de nos compatriotes et des Russes, Koltchak, par exemple. (Op.cit., p. 112.)
LA FONDATION D E LA TCHÉCOSLOVAQUIE 63
tiatives sous un jour tendancieux. Ne sachant plus qui
croire, Masaryk rappelle Stéfanik en Occident, pour qu’il
s’explique sur son attitude et lui fournisse un rapport cir-
constancié sur la situation. Stéfanik a le visage sombre en
remontant dans son avion. Est-il désabusé par ce qu’il vient
de voir ‘3 Songe-t-il aux dificultés qui attendent sa patrie?
Ou bien pressent-il obscurément qu’il ne la reverra plus?
Toutes ces questions demeureront sans réponse car, durant
son voyage de retour, son avion sera abattu accidentelle-
ment par une batterie de D. C. A. tchèque, au moment où
il survolera le territoire de sa Slovaquie natale (4 mai 1919).
Les circonstances de sa mort ne seront jamais élucidées.
(( C’était un idéaliste », dira Benès en guise d’oraison
funèbre.
Demeuré seul en Sibérie, le général Janin se trouve placé
devant une tâche, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle
exigerait une énergie surhumaine. Or, c’est loin d’être le cas.
Le chef de la Mission militaire alliée est un homme de peu
d’envergure, qui se laissera rapidement déborder par les évé-
nements. Lorsque le général Lébédef, chef d’Etat-Major de
Koltchak, demande que les Tchèques évacuent leurs wagons
pour désencombrer les voies et s’installent dans des maisons
construites en bordure du chemin de fer, les Légionnaires
s’y refusent en termes catégoriques et déclarent qu’ils défen-
dront leurs wagons jusqu’à la dernière cartouche 2. Pour éviter
un incident, le général Janin prend parti pour eux et oblige
l’État-Major russe à renoncer à son projet. Les Tchèques
demeureront donc dans leurs tjepluschki et le trafic sur
le Transsibérien restera paralysé ...
La situation de Koltchak semble donc bien compromise
lorsque paraît soudain, sur le devant de la scène, un person-
nage extravagant lus pittoresque encore que le prince Ber-
:
mondt-Awaloff 4 :*est le général Radola Gayda.

1. a Avant de repartir D, nous dit le générai Constantin Sakharov, (I il nous confia


[c’est-à-dire aux Russes] que son séjour en Sibérie avait dissipé ses dernières
illusions. D (Die Tschechischen Legionen in Sibirien, p. 56.)
2. Ils ne veulent pas se séparer du butin qui y est entassé.
3. On appelle ainsi, en Russie, les wagons militaires chauffés, faits pour assurer
le transport de quarante hommes ou de huit chevaux.
4. Voir vol. II, p. 39.
64 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

t
+ +

Ancien étudiant tchèque en pharmacie, Rudolf Geidl -car


tel est son vrai nom -a été mobilisé en 1914 comme caporal-
infirmier dans l’Armée autrichienne. Fait prisonnier par les
Monténégrins en 1915, il s’est évadé de son camp après avoir
détruit ses papiers d’identité et s’est enrôlé comme oficier
de santé dans l’Armée monténégrine, où il a exercé les fonc-
tions de médecin militaire, jusqu’à l’effondrement d u Monté-
négrc en 1916. Après quoi, ayant décidé de poursuivre sa
carrière aventureuse en Russie, il s’est embarqué clandes-
tinement sur un cargo qui l’a amené à Odessa. Arrivé
en Ukraine, il est entré - toujours sous son faux nom -
dans la brigade tchèque, avec le grade de capitaine d’État-
Major. A partir de ce moment, il a gravi rapidement tous
les échelons de la hiérarchie. On le retrouve, peu après, com-
mandant du 7 e régiment d’infanterie, puis commandant de
la 2 e division. Le Comité national de Paris l’a nommé général,
bien que Stéfanik ait exigé son expulsion de l’armée, au cours
de sa visite à Omsk Nul ne sait au juste qui il est, ni d’où
il vient. Mais une chose est certaine : ce personnage haut
en couleur est un mégalomane dangereux.
Le général Sakharov, qui l’a rencontré à plusieurs reprises,
et notamment en octobre 1918 à Iékaterinburg nous en
trace le portrait suivant : c( C’était un jeune homme blond
de taille moyenne, dont le visage étroit avait la pâleur d’un
masque de cire. Deux sillons profonds encadraient sa bouche.
Ses yeux durs, presque incolores, donnaient à sa physionomie
une expression de rapacité. Sa voix fluette contrastait avec
son élocution hachée. I1 posait manifestement au chef de
guerre et au héros 2.
Les opinions de Gayda ne sont pas moins accusées que ses
traits. (( E n ce moment, le peuple russe n’a que faire du par-
1. En 1917, lors de son séjour à Kiev, Gayda avait été inculpé d’escroquerie et
déféré à un Tribunal militaire. Mais l’affaire avait été étouffée. Elle avait cependant
laissé sufisamment de traces pour que Stéfanik puisse invoquer u des raisons de
moralité et de politique générale n pour justifier sa demande de radiation, et pour
que les Münchener Neuesten Nachrichden puissent publier, dans leurs numéros des
25 et 26 janvier 1928, des articles intitulés: II Quand un escroc devient Che] d’dtat-
major général D (Der Hochstapkr als Generalstabschef) sans jamais recevoir de
démenti.
2. Général Constantin SAKHAROV, Op. cit., p. 55. Voir égaiement FrantiSek
KURP~RST, Radola Gaida, Legenda Skuletpost, Rudoll Gajdl, Prague, 1926.
L A FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 65
lementarisme, déclare-t-il au général Sakharov, dès leur
première entrevue. J’ai traversé deux fois la Russie et la
Sibérie. J’ai pu constater, au cours de mes déplacements,
que tout le monde était las de la révolution et que chacun
aspirait à l’ordre e t à la tranquillité. A mon avis, le régime
qui convient le mieux à la Russie est une bonne monarchie
constitutionnelle. Mais il est encore trop t ô t pour l’instaurer.
E n attendant, la seule solution possible est une dictature
militaire. J e soutiendrais volontiers, avec mes régiments, le
général russe capable de l’imposer l. ))
Avec un pareil programme, l’ancien étudiant en pharmacie
ne peut être qu’à couteaux tirés avec le Comité tchèque
local 2. De plus, il a une bête noire : c’est le général Sirovy.
I1 le hait, non seulement en raison de ses opinions politiques,
mais à cause de sa popularité. En toutes choses, Gayda veut
être le premier. C’est pourquoi il prend toujours le contre-
pied de son rival. Puisque Sirovy veut tenir les Légions à
l’écart des combats, il sera pour leur intervention. Puisque
Sirovy veut rester neutre, il prendra parti pour Koltchak.
De tous les officiers tchèques, il est le seul à lui envoyer
un télégramme de félicitation, au lendemain de son coup
de force.
L’ancien Commandant en chef de la flotte russe de la
mer Noire est dans une situation trop critique pour ne pas
accepter tous les concours, d’où qu’ils viennent. Tempéra-
ment sensible et généreux qui lutte comme un paladin
(( pour Dieu et pour le Tsar D, il est agréablement surpris de

trouver un Tchèque qui le comprenne. Mais son romantisme


incurable lui masque la réalité et l’empêche de juger correc-
tement les hommes. Pour finir, ce n’est pas son incapacité
qui le perdra - comme on l’a prétendu à tort - mais sa
trop grande bonté.
Au début de 1919, il invite Gayda à son Quartier Général
et lui fait part de ses intentions.
- (( Nous ne pouvons pas reculer indéfiniment D, lui dit-il.
(( L’heure est venue de regrouper toutes nos forces, pour les

lancer dans un suprême assaut contre les Bolchéviks. Si nous


attendons l’été, il sera trop tard. J’ai donc décidé d’agir au

1. Constantin SAKHAROV, Op. cit., p. 55.


2. Celui-ci a repris ses activités aussitôt aprés le départ de Stéfanik. Ses membres
principaux sont Bogdan Pawlu, ancien délégué du Comité auprès du Directoire
d’Omsk, le D*GirSa, Parteidel, Médek et Blagosch.
V 5
66 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

printemps prochain. Dans ce but, je suis en train de constituer


trois armées : 10 l’Armée de Sibérie; 20 l’Armée de l’Ouest,
dont je compte confier le commandement au général Hans-
chin; 30 l’Armée d’orenburg, qui se regroupe actuellement
sous les ordres de l’hetman Dutov. Adossées à l’Oural, elles
prendront l’offensive en direction de Samara. Après quoi,
elles fonceront vers l’occident, pour libérer Nidjni-Novgorod
et Moscou. N
Gayda écoute l’Amiral avec attention. I1 multiplie les
marques d’approbation, le flatte et s’insinue dans ses bonnes
grâces.
- (( Amiral D, lui répond-il sur un ton enthousiaste, (( vous
êtes l’homme providentiel qu’attend la Russie! Vous pouvez
compter sur mon dévouement absolu ... N
Koltchak est ravi de trouver un auditeur aussi compré-
hensif.
- «. Pour vous prouver toute la confiance que je mets
en vous )), poursuit l’Amiral, (( je vous offre le commande-
ment de l’Armée de Sibérie... D
Gayda lui-même n’en croit pas ses oreilles.
- (( Vous me faites beaucoup d’honneur ... Après tout, je

ne dis pas non... Mais vos compatriotes m’obéiront-ils? ))


- (( J e donnerai des ordres en conséquence)), répond Kol-

tchak d’un ton assuré, (( et je vous adjoindrai, comme chef


d’État-Major le général Dieterichs l. ))
Gayda accepte avec l’empressement que l’on devine ...
*
+ *
Aux premiers jours de mars 1919, les armées russes se
déploient le long de la ligne prévue pour l’offensive. Au nord,
l’Armée de Sibérie, commandée par le général Gayda,
occupe le secteur compris entre Perm et Glasov. Au centre,
l’Armée de l’Ouest (général Hanschin) prend position devant
Oufa. Au sud, l’Armée d’orenburg (hetman Dutov) se
masse entre Orsk et Orenburg2. Koltchak se rend à Iékate-
rinburg, accompagné du général Sakharov, pour inspecter
les troupes de l’Armée de Sibérie. Gayda les attend sur le
1. Le général Dieterichs a succédé au général Doukhonine après l’assassinat de ce
dernier à Mohilev (voir plus haut, p. 51, note 1). Lors de son voyage en Russie,
Masaryk l’a nommé chef d’État-Major de la Légion, en raisondeses opinions pio-
tchèques. C’était un fidèle serviteur de l’Entente D , noua dit-il. Gayda n’a donc
(I

aucune raison de le récuser.


2. Voir la carte, p. 56-57.
L A F O N D A T I O N D E L A TCHl!2CO6LOVAQUIE 67
quai de la gare. I1 a un air hautain et suffisant. L’hymne
russe retentit. Une compagnie d’honneur présente les armes.
Le cortège traverse la gare et débouche sur la grand-place.
Quelle n’est pas la stupeur de Koltchak et de Sakharov en y
apercevant un escadron de cavalerie, dont les hommes sont
revêtus d’une tenue extravagante. Ils portent le dolman à
brandebourgs des Tcherkesses et sont affublés du caftan
généralement réservé aux choristes régimentaires.
- ((A quelle arme appartient ce détachement? )) demande
Sakharov à Gayda, étonné par l’aspect de ces figurants
d’opérette.
- (( C’est mon escorte personnelle D, répond laconique-
ment Gayda.
- (( Quel uniforme étrange! )) ne peut s’empêcher de
remarquer Sakharov. (( Est-ce vous qui l’avez inventé?
- (( Du tout, mon général )), répliqua Gayda, (( c’est un
uniforme historique. 1)
- (( Comment cela? ))
- (( Tous les grands personnages de Russie, votre Tsar par
exemple et le grand-duc Nicolas, ne se déplaçaient jamais
sans leur escorte caucasienne. J’ai pensé qu’il m’en fallait
une, à moi aussi, pour le j o u r où je ferai mon entrée solen-
nelle à Moscou ... ))
La stupeur de Sakharov s’accroît encore lorsqu’il passe en
revue les troupes de choc qui constituent les réserves de
l’Armée de Sibérie. Un bataillon, en particulier, attire son
attention. I1 porte des épaulettes brunes sur lesquelles se
détachent les lettres «B. B. I. G. 6 . ».
- (( Que signifient ces lettres? )) s’enquiert Sakharov.
Gayda garde un mutisme dédaigneux. Un oficier d’ordon-
nance répond à sa place :
- (( Elles signifient Bataillon Immortel du Général
Gayda‘. ))
Sakharov en a le soume coupé. Mais où les choses se
corsent, c’est lorsqu’on en vient à discuter les modalités de
l’offensive. E n pleine conférence, Gayda exige d’être nommé
commandant en chef de l’ensemble du front, et que le
général Hanshin et l’hetman Dutov soient placés sous ses
ordres. Koltchak se récrie que c’est impossible. Mais comme
Gayda menace de se retirer s’il n’obtient pas gain de cause,

1. Constantin SAKHAROV,
Op. cif., p. 68-70.
68 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

l’Amiral consent à ce qu’il exerce le commandement de


l’Armée de l’Ouest, mais en limitant ses attributions aux
questions opérationnelles.
Décision malencontreuse s’il en fut, car Gayda e t ’ les
généraux russes envisagent la bataille sous des angles dia-
métralement différents. Alors que les Russes n’ont qu’une
idée : délivrer Moscou de l’emprise des Soviets, Gayda veut
marcher vers le nord pour opérer sa jonction avec le corps
expéditionnaire allié, stationné à Arkhangelsk.
- (( Pourquoi vous laisser enfermer en Sibérie, comme un
loup dans sa tanière? )) demande-t-il à Koltchak. (( Faites plu-
t ô t une percée en direction de la mer. C’est par là que vous
pourrez recevoir des vivres, des munitions et des renforts.
Après quoi, vous aurez toute latitude de marcher sur Lénin-
grad et Moscou )) ...
I1 est possible que ce plan soit le plus judicieux. Mais
Koltchak redoute que Gayda ne l’ait choisi parce qu’il lui
permettrait de quitter la Russie. Gayda, de son côté, com-
mence à se demander si l’Amiral Koltchak est bien le grand
stratège qu’il avait imaginé. Les deux hommes se séparent
dans une atmosphère tendue.
Le résultat de ces divergences ne tarde pas à se manifester.
Gayda ayant publié une proclamation injurieuse pour les
Russes, Koltchak ordonne au général Sakharov de rendre
son autonomie opérationnelle à l’Armée de l’Ouest. Lorsque
l’offensive se déclenche, les trois armées attaquent suivant
des axes différents. Gayda - fidèle à son plan - marche
vers le nord-ouest, en direction d’Arkhangelsk; l’Armée de
l’Ouest avance en direction de Bogoulma, tandis que l’Armée
d’Orenbug effectue un mouvement tournant vers Busuluk l.
Tout d’abord, les choses se passent relativement bien. Les
Rouges sont déconcertés par la vigueur de l’attaque, ce qui
permet à l’Armée de l’Ouest de progresser de quelque quatre
cents kilomètres en direction de Moscou. Mais vers le 15 avril,
une brèche dangereuse s’ouvre entre l’armée du général
Gayda et celle du général Hanshin. Les forces rouges s’y
engouffrent. Le désordre s’empare des Blancs, qui craignent
d’être tournés. Pour accroître encore la confusion, le u Ba-
taillon Immortel du Général Gayda n passe avec armes et
bagages d u côté des Bolchéviks. Bientôt le désordre se trans-

1. Voir la carte p. 56-57.


LA FONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE 69
forme en débandade. Demeuré seul à son P. C., Gayda hurle
des ordres incohérents et accuse les Russes d’être à l’origine
de cette débâcle. Les Russes ripostent que la responsabilité
en incombe exclusivement aux Tchèques. Comme à Sborov
et à Kazan’, ils ont décroché trop tôt. Ah! les généraux
de Nicolas I I avaient bien raison de dire que qui a trahi
une fois, trahira toute sa vie! La querelle s’envenime à tel
point que Koltchak est obligé d’intervenir. Poyr éloigner
Gayda du front, il lui assigne un poste dans son Etat-Major
et lui cherche un remplaçant. Ivre de rage, Gayda menace
de provoquer une mutinerie parmi ses troupes, si le Régent
persiste dans ses intentions. Alors Koltchak, perdant enfin
patience, le destitue de son commandement et l’expulse de
l’armée. Ulcéré, Gayda monte dans son train spécial, invoque
la protection du général Janin et s’enfuit jusqu’à Vladivostok.
Arrivé là, il tente de fomenter un soulèvement communiste,
pour se venger de l’humiliation que lui a infligée l’Amiral. Mais
sa tentative est rapidement étouffée. Arrêté par un groupe
d’officiers russes blancs, il est giflé en public et définitive-
ment disqualifié. I1 ne reparaîtra plus sur le front de Sibérie2.
Sirovy triomphe : son rival est évincé. Mais pour Koltchak,
la bataille de l’Oural se termine par un désastre. Perm ,est
perdue sans combat, ainsi que toute la flottille fluviale
de la Volga. Talonnés par les Rouges, les Blancs refluent
vers l’est. Aux alentours du 15 juin, ils réussissent à se
regrouper sur la ligne Iékaterinburg-Tchéliabinsk-Troïtsk.A
Tchéliabinsk, les combats sont d’une rare violence. La ville
change plusieurs fois de mains avant d’être capturée par
les Rouges. Par mesure de précaution, Koltchak quitte Omsk
et transfère son Quartier Général à Tomsk.
1. Voir plus haut, p. 48 et p. 58.
2. Lorsque Gayda rentrera à Prague, en 1919, il y recevra un accueil mitigé de
la part de ses compatriotes. Ne sachant comment se débarrasser de ce personnage
encombrant (qu’il n’ose cependant pas attaquer de front), le Gouvernement tché-
coslovaque l’enverra à Paris, pour y parfaire son instruction militaire en sui-
vant les cours de l’École de Guerre. Excipant de son titrede Commandant d’armée,
Gayda refusera de s’asseoir parmi les autres élèves et exigera qu’un fautcuil spécial
soit install6 pour lui, à côté de la tribune du professeur. Sa morgue et son igno-
rance provoqueronrla réflexion suivante du maréchal Foch : a J e me demande
à quoi ont pensé les Tchèques, en nous envoyant un oiseau pareil. I De retour
d Prague, Gayda sera peu à peu bliminé de l’armée. Se consacrant alors aux
I affaires a, il sera compromis dans une histoire douteuse de livraison de secrets
industriels d dea agents soviétiques. II sera inculpé devant les tribunaux, maiil le
Gouvernement tchèque interviendra pour Btouffer l’affaire. Après quoi Gayda
ne fera plus parler de lui jusqu’au 18 mars 1938, date à laquelle Gayda invi-
tera ses compatriotes à collaborer avec les Allemands.
70 H I S T O I R E D E L’ARMÉE ALLEMANDE

D’où provient la supériorité dont font soudain preuve les


Bolchéviks? Elle tient au fait qu’ils sont commandés, depuis
peu, par un chef plein d’allant : le général Toukhatchevsky.
I1 y a un an l, celui-ci a lancé à ses troupes l’ordre du jour
fameux, qui rappelle les proclamations de Bonaparte à
l’Armée d’Italie :
(( Camarades, quel est notre but? Couper aux contre-révolu-

tionnaires la route des plaines fertiles de la Sibérie. Pour cela,


il faut marcher de l’avant sans tarder. Il faut prendre l’offensive.
Le moindre retard est un pas vers la mort =! u

Sans perdre un instant, Toiikhatchevsky fonce en direc-


tion du fleuve Tobol. Bientôt les avant-gardes de la 5e Armée
rouge atteignent Tobolsk et Ichim. Mais la 3e Armée blanche,
que commande à présent le général Sakharov 3, leur oppose
une résistance farouche. Elle sait que si elle cède, la Sibérie
sera perdde et avec elle tout espoir de renverser le régime
soviétique. Aussi se défend-elle avec acharnement, infligeant
à l’ennemi des pertes sévères. Peu à peu, les assauts des
Rouges mollissent. A court de munitions e t littéralement
épuisés, ceux-ci finissent par se replier derrière le fleuve
Tobol4. (( Si seulement nous avions pu disposer à ce moment-
là, de 10.000 Légionnaires tchèques, sur les quelque 50.000
qui se trouvaient sur place et qui nous regardaient faire en
se croisant les bras I), écrit Sakharov, (( le destin du monde
aurait été changé. N
Mais l’effondrement du front de l’Oural a sonné le glas
de la collaboration militaire russo-tchèque. Effrayé par l’ini-
tiative du général Gayda 5 , Masaryk a envoyé à Omsk une
1. Le 8 juin (918.
2. Voir vol. IV, p. 242.
3. Elle est constituée par le regroupement des éléments subsistant de 1’Armke
de Sibérie et de l’Armée de l’Ouest. L’Armée d‘orenburg a été refoulée ver8 le
sud-est, en direction de la mer d’Aral.
4. M. TOUKHATCHEVSKY, Kurgan-Omsk,Moscou, 1926, p. 74.
5. Ainsi que par les rapports que lui adressent MM. Pawlu et Girsa, dénonçant
le caractère réactionnaire, voire la germanophilie de l’amiral Koltchak. En ce qui
concerne cette dernière accusation, que l’on retrouve dans les dépêches du générai
Janin, il semble qu’elle ait été mise en circulation par Sirovy, à la suite de l’entre-
tien OU Koltchak lui a pari6 d’une croisade germano-russo-japonaise pour Bcraser
les Bolchéviks.
L A FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 71
délégation présidée par le sénateur Krejci l, pour notifier
à l’Amiral Koltchak que les Tchèques ne participeront plus
à aucun combat 2. En même temps, le général Janin et le
général Sirovy prennent les dispositions nécessaires pour
accélérer leur rapatriement. Sans s’arrêter aux protestations
des agents du Transsibérien, ils font aiguiller sur des voies
de garage les quelques trains russes qui circulent encore,
pour donner la priorité aux convois de Légionnaires.
A partir d’octobre 1919, les relations russo-tchèques sont
pratiquement rompues et Koltchak se trouve dans une
situation désespérée ...
t
+.i

Une plaine immense qui se déploie sur des milliers de


kilomètres; un sol qui se couvre chaque année d’une épaisse
toison de céréales; plus au nord, des forêts sombres et impé-
nétrables dont la superficie représente plusieurs fois celle
de l’Europe occidentale; au sud, des montagnes géantes,
étrangement déchiquetées, couronnées de cimes où la voix
humaine n’a encore jamais retenti et coupées de ravins au
fond desquels sommeillent d’énormes gisements de métaux
et de pierres précieuses, de pétrole et de charbon, telle
est la Sibérie, cette terre bénie, comblée de richesses de
toutes sortes.
Mais tout change quand arrive la fin de l’automne, car
l’hiver sibérien est très long et très rigoureux. Durant cinq
mois de l’année - du commencement de novembre au début
d’avril - la Sibérie s’endort sous un épais manteau de
neige. Le vent soume par rafales et le thermomètre tombe à
trente degrés au-dessous de zéro. Tel est le décor grandiose
et désolé dans lequel va se dérouler le dernier acte du drame3.
L’arrêt des forces bolchéviques derrière le fleuve Tobol a
été bref : juste le temps de reprendre souffle et de recevoir
des renforts. A la fin d’octobre, la 5’3 Armée rouge, dont les
effectifs ont été doublés, reprend l’offensive en directior.

1. F. V. KREJEI,U SibirskeArrnaùy, Prague, 1922. KrejEi était membre du Parti


social-démocrate tchéque et comme tel fonciérement hostile aux Russes blancs.
2. a Leur rôle n’est pas de replacer un Tsar sur le trône de Russie, mais de
défendre la République dans leur propre pays n, écrit KrejEi dans un de ses mémo-
ranr‘uins. Sur ce point - comme sur beaucoup d’autres - il partageait les idées
de Masaryk et de Sirovy.
3. SAKIXAROV, Op. ci#., p. 58.
72 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

de l’est, et cette fois-ci elle a tôt fait de percer le front


ennemi. Le 3 novembre 1919, elle s’empare de Tobolsk; le 15,
elle fait son entrée à Omsk, ayant progressé en moyenne de
trente kilomètres par jour.
Tandis que les bataillons de Toukhatchevsky s’enfoncent
toujours plus profondément en Sibérie centrale, la retraite
de l’Armée blanche prend des allures de catastrophe, car
elle s’accompagne d’un exode massif des populations. Affolés
par l’approche des Rouges et ne se sentant plus défendus
par rien, des centaines de milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants qui redoutent de tomber vivants aux mains de la
Tchéka, s’enfuient à travers la plaine, à pied, à cheval, en
carriole, en traîneau, sous une petite neige fine qui tombe
sans discontinuer. Leurs longues colonnes grises n’émergent
de la brume que pour y replonger aussitôt. Les gares reten-
tissent de râles et de gémissements. Ce sont les milliers de
blessés e t d’agonisants que l’on abandonne à leur sort, car
il n’y a ni médecins, ni infirmiers, ni médicaments. Seules,
dans cette débâcle affreuse, les divisions tchèques constituent
un noyau compact et dur. S’avançant comme des brise-
glaces à travers la cohue, elles tentent désespérément de
s’ouvrir un chemin vers la mer et progressent en massacrant
tous les prisonniers de guerre allemands, autrichiens et hon-
grois qu’elles rencontrent sur leur route. Car si pour elles la
guerre est terminée, elles n’en considèrent pas moins les
ressortissants de ces pays comme leurs ennemis de toujours,
avec lesquels elles ont un compte séculaire à régler l.
Comme si la situation n’était pas suffisamment chaotique,
on apprend tout à coup qu’un gouvernement communiste a
pris le pouvoir à Irkoutsk, bloquant toute retraite vers Vla-
divostok e t séparant les forces de Koltchak de celles de
l’hetman Semjonov qui occupent, au-delà d’Irkoutsk, le
tronçon de la voie ferrée reliant Tchita à Kharbine.
Cernée de toutes parts, l’Armée blanche est à présent au
bord de l’effondrement. Tout lui fait défaut : les vivres, les

1. 14 mai 1918 :Incident de Tchéliabinsk où un prisonnier hongrois est mas-


sacré par un groupe deLégionnaires. 5-12 juillet 1918: Massacre de vingt Hongroic
au camp de Nikolsk-Oussourisk. 30 juillet I918 :Massacre de colons allemands à
Orenburg et Samara; mamacre de cinq Sudètes à Kansk. Début d‘octobre 1918 :
Massacre d’un groupe de musiciens sudètes 1 Khabarowsk, dont les corps nont
jetés dans le fleuve Amour. 1919: Assassinat de travailleurs agricoles hongrois en
Sibérie, et notamment à Krasnoiarsk. 29-30 juillet 1919 :Massacre de prisonnien
hongrois à Wojeny, Gomdok, etc. (Rapporls de lo Croix Rouge inlernatiomfe.)
LA FONDATION DE L A TCH$COSLOVAQUIE 73
armes, les moyens de transport. Les Tchèques ont tout
accaparé 1. Si leur sang se met à bouillir, chaque fois qu’ils
rencontrent des prisonniers autrichiens, hongrois ou alle-
mands, c’est avec une rage impuissante que les Russes
blancs regardent passer leurs convois, lourdement chargés
des vivres e t du matériel qui leur font si cruellement défaut.
Ils font part à Koltchak de leur indignation. Non contents
de déserter le champ de bataille, les Tchèques mettent la
Russie au pillage! Furieux, Koltchak donne l’ordre &e faire
arrêter leurs trains par tous les moyens possibles, (( quitte à
faire sauter le tunnel qu’ils doivent emprunter ». E n même
temps, il télégraphie à l’hetman Semjonov de ne laisser
passer aucun convoi de Légionnaires sans avoir contrôlé
soigneuhement leurs bagages.
En prenant ces décisions, Koltchak a signé son arrêt de
mort, car elles portent à son comble l’hostilité des Tchèques
envers les Russes blancs. Voilà cinq ans que ces paysans
têtus et réalistes ont quitté leur pays. Ils ont été précipités
dans un tourbillon ininterrompu de batailles, de révolutions,
d’armistices e t de coups de force. Ils ont accumulé, en cours
de route, une foule d’objets hétéroclites 3 qui représentent
pour eux une fortune e t qu’ils sont bien décidés à emporter
chez eux4. Aussi sont-ils résolus à abattre sur place quiconque
tentera de les en déposséder. ( ( L e conflit est désormais
ouvert entre Koltchak et ‘nous)),écrit KrejCi à Masaryk. (( C’est
pourquoi il faut constituer en Sibérie un nouveau gouver-
nement, appuyé par les éléments de gauche et capable de
1. u On ne peut pas dire que nos troupes soient fatiguées*, écrit Alexandre
Kotomkin. Elles n’ont jamais été dans un meilleur état physique et nous ferions
L(

un beau cadeau à la République en les ramenant intactes, car elles constituent


12 régiments d’infanterie, 2 régiments de cavalerie, 3 régiments d‘artillerie avec
un matériel de premier ordre et des stocks d’armes pléthoriques, ainsi que 12.000 des
meilleurs chevaux de Sibérie achetés à vil prix. Soldats et officiers sont bien ins-
truits, les États-Majors connaissent leur affaire. Bref, tout est pour IC mieux. #
( Uber die Tchechoslotnkischen Legionen in Sibirien, 1919 bis 1920. Erinnerungen
und Dolturnente, p. 66.)
2. Le long du lac Baïkal.
3. Des pneus, du matériel d’imprimerie, des machines-outils, des machines à
coudre, des faux, des charrues, des machines agricoles, du sucre, du thé, du linge.
Tout n’a d’ailleurs pas été volé : une partie de ce matériel a été acheté à bon
compte par l’Intendance de la Légion, grâce aux fonds mis à sa disposition par les
Gouvernements alliés. Les soldats, en effet, ne touchent pas la totalité de leur
solde. Une fraction est retenue et versée i une # Banque coopérative des Légion-
naires I, qui réalisera ainsi pour leur compte de8 achats fructueux, car beaucoup
de civils russes qui quittent leurs villages, préfèrent liquider leurs biens plutôt
que de les laisser tomber aux mains des Bolchéviks.
4. Ils considèrent ce butin comme le juste dédommagement de leurs peinei.
74 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

rassurer les chefs socialistes et révolutionnaires. C’est à quoi


le Dr Girsa s’emploie depuis quelque temps à Irkoutsk 1, ))
Obligé de reculer sans cesse sous la pression des divisions
de Toukhatchevsky, Koltchak va bientôt se heurter aux
Comités communistes qui se sont emparés du pouvoir à
Irkoutsk et à Goloustnoje. Sans doute regrette-t-il, à ce
moment, de n’avoir pas suivi le conseil de Gayda et d’avoir
empêché ses armées de remonter vers la mer Blanche. A
présent, il est bel et bien enfermé (( comme un loup dans sa
tanière ».D’autant plus que les ordres qu’il a donnés d’arrê-
ter les convois tchèques ont eu pour seul résultat de créer un
embouteillage monstre à Taïga z. Ce n’est, sur plusieurs
kilomètres qu’un enchevêtrement inextricable de wagons et
de locomotives, qui ne peuvent plus aller ni en avant ni en
arrière.
Littéralement aux abois, Koltchak se tourne vers le
général Janin et le supplie d’user de son autorité pour freiner
l’avance des Rouges.
- (( C’est impossible »,lui répond Janin, (( on ne peut pas
endiguer un raz de marée. J e suis même dans l’obligation
de vous dire que je ne garantis plus votre sécurité, si vous
vous obstinez à rester à Tomsk. J e vous conseille vivement
de vous replier plus à l’est. ))
Koltchak commet alors une erreur qui va lui être fatale 3.
Se fiant aux conseils de Janin, il se sépare de son armée.
Après avoir fait dégager une voie en couchant sur le talus
tous les véhicules qui l’encombren:, il part pour Krasnoïarsk
avec sa garde personnelle et son Etat-Major, dans un convoi
composé de quatre trains et d’une rame de cinq wagons
contenant le trésor des Tsars.
En apprenant le départ de Koltchak, les restes des régi-

1. F. W. K R E J ~U, sibirske Armady, Prague, 1922, p. 178.


2. La station de Taïga est un nœud ferroviaire oii la ligne venant de Tomsk
rejoint la vsic principale. n Seuls, Ics premiers trains avaient réussi à passer, en
direction du lac Baïkal n, écrit le journal Diel0 Xossii, de Tokyo, (no 14). a Tous les
autres étaient restés bloqués. Beaucoup d’entre eux contenaient des vieillards,
des îernmea e t des malades, dont la plupart furent massacrés par les Rouges. Le
reste succomba au froid et au typhus. Rares furent ceux qui réussirent à se tirer
de cet enfer. D’un côté, arrivaient les Bolchéviks; de l’autre, la mort les attendait
dans les forêts immenses et glacées de la Sibérie. Quoi qu’ils fissent, ils ne pou-
vaient échapper à leur sort. B
3. Les Russes blancs rejettent la faute sur les Tchèques; KrejEi et Steidler
sur le général Janin. (Die Tschechoslovakischc Bwegrtng in Russland, p. 103.)
Celui-ci aurait déclaré à Koltchak qu’une fois parvenu dans la zone contrdlée
I(

par les Japonais, il n’aurait plus rien à craindre B.


L A FONDATION D E L A TCAÉCOSLOVAQUIE 75
ments blancs, déjà passablement disloqués, rompent avec
les Rouges et se replient précipitamment vers l’est, afin de
ne pas perdre le contact avec leur chef. De ce fait, l’arrière-
garde se trouve constituée par une division polonaise et un
régiment serbe, dont nul ne sait au juste comment ils sont
arrivés là. Les avant-gardes rouges les font prisonniers 1.
C’est alors aux Tchèques de former l’arrière-garde et de
se trouver au contact des Bolchéviks. Le 11 janvier 1920,
ils envoient des parlementaires à l’État-Major de la 5 e Armée
rouge, pour demander qu’on les laisse partir sans les inquié-
ter. Mais les Rouges ne l’entendent pas ainsi. Enivrés par
la capture des Polonais et des Serbes, ils posent à l’Armée
tchèque des conditions draconiennes :

10 Toute évacuation vers l’est sera immdiatement stoppée;


20 Les Tchèques livreront la totalité de leurs armes et de leur
matériel;
30 Toute l‘armie tchèque sera faite prisonnière;
40 Elle sera transportée vers l’ouest, sous garde soviétique 2.

Ce n’est, parmi les Tchèques, qu’un seul cri d’indignation.


Ils protestent, ils déclarent que ces conditions sont inaccep-
tables. Aussitct l’artillerie rouge ouvre le feu sur eux.
Pour les Légionnaires, l’hostilité des Bolchéviks est la
déception suprême. Ils croyaient se les êirc conciliés par
leur neutralité. Ils s’aperçoivent tout à coup qu’il n’en est
rien, que les chefs soviétiques n’entendent faire aucune
différence entre eux et les Russes blancs. Voilà ce que leur
a valu l’intervention de Gayda! Ils réalisent avec horreur
qu’ils sont tout aussi encerclés que Koltchak. Mais alors coin-
ment franchiront-ils la zone rouge d’Irkoutsk? Ne vont-ils
pas se heurter, là aussi, à un barrage? Pour se tirer de ce
guêpier, il n’y a qu’une solution : livrer Koltchak aux Rouges,
ainsi que son trésor. Sa tête et les lingots du Tsar seront le
prix de leur passage 3...
1. Le colonel Boldirev estime que les Tchèques les ont livrés aux Rouges, a car
Tchèques et Polonais ne pouvaient pas se sentir n. Steidler écrit, pour sa part :
a Poloiiais et Serbes se rendirent sans combattre à un petit détachement de Bol-
chéviks. D
2. I1 semble que ces conditions aient été rédigées par Frounzé, ComGs8aire
politique à la 58 Armée rouge.
3. Des nbgociations dans ce sens sont immédiatement entreprises par M. Bla-
gosch, un des membres du Comité tchèque local. L’argument dont il se servira plus
tard pour justifier son action est que Koltchak était devenu notre ennemi en
76 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ALLEMANDE

z
* *
Jusqu’ici, les Tchèques n’ont rien fait pour arrêter les
cinq trains de Koltchak. Mais à Krasnoïarsk, le convoi est
tronçonné. Les Tchèques immobilisent les trois trains conte-
nant la garde de l’Amiral. Seuls sont autorisés à poursuivre
leur route, celui qui transporte Koltchak lui-même e t les
cinq wagons contenant le trésor impérial.
Lorsque les deux trains approchent de la station de
Nichne-Udinsk, un camion disposé en travers de la voie les
oblige à s’arrêter. Ils sont immédiatement cernés par un
détachement de Tchèques, armés de mitrailleuses. L’Amiral
interdit à sa petite escorte de réagir avant qu’il ait pu
prendre contact avec le général Janin. I1 cherche à joindre
le chef de la Mission alliée par télégraphe. Mais en vain.
Janin s’est replié sur Vladivostok, car la situation à Irkoutsk
est devenue intenable.
Finalement, les appels de Koltchak parviennent au chef
de la Mission alliée.
- (( Résignez-vous à l’inévitable D, lui répond ce dernier.
(( Placez-vous sous la protection des Tchèques! Si vous vous

y refusiez, je serais obligé de décliner toute responsabilité


quant à la suite des événements. J e vous rappelle que la
protection tchèque est elle-même garantie par les Puis-
sances Cie l’Entente. ))
Pour confirmer ce fait, cinq drapeaux - français, anglais,
américain, japonais et tchécoslovaque - sont hissés sur
le wagon de Koltchak. Rassuré par les déclarations de Janin,
l’Amiral accepte la protection des Tchèques. Les derniers
soldats fusses blancs qui gardaient les couloirs de son wagon
sont retirés et remplacés par des Légionnaires.
Lentement, le train se remet en marche. Arrivé à Tche-
remchovo, quelques formations bolchéviques, constituées par
des ouvriers travaillant dans les mines de charbon, attaquent
le convoi pour s’emparer des wagons contenant le stock d’or.
Les Tchèques règlent l’incident par un compromis : ils incor-
porent un certain nombre de Gardes rouges aux troupes de
surveillance.
E n approchaiit d’Irkoutsk, le commandant tchèque chargé
donnant l’ordre de faire sauter es tunnels que noun devions emprunter. Cette déei-
sion équivaiait à un acte de guerre.
LA FONDATION DE LA TCEÉCOSLOVAQUIE 77
de la sécurité du train est pris de scrupules. Il s’approche de
quelques officiers russes de la suite de l’Amiral et leur dit à
voix basse :
- (r Sauvez-vous vite! on vous a tendu un piège! Votre
situation est désespérée! D
- (( Quel danger nous menace? )) demandent les Russes
étonnés. (( Notre sécurité n’est-elle pas garantie par les gou-
vernements alliés? ))
Le commandant tchèque garde un mutisme inquiétant.
La nuit se passe dans l’angoisse.
Le lendemain, 5 février 1920, au moment où le train entre
en gare d’Irkoutsk, il est aiguillé sur une voie de garage.
Koltchak aperçoit un convoi japonais stationné non loin de
là, sur une voie parallèle. I!y dépêche son aide de camp, le
lieutenant Trubtchaninov, pour appeler à l’aide. Mais les
Tchèques l’empêchent de traverser le quai, de sorte que
Trubtchaninov doit rebrousser chemin sans avoir accompli
sa mission. A quelques mètres de distance, les Japonais vont
et viennent, sans se douter de rien. Ils ignorent la tragédie
qui se déroule sous leurs yeux et sont convaincus que l’Amiral
est en parfaite sécurité.
A 16 heures, un officier tchèque pénètre dans le compar-
timent de Koltchak. I1 l’informe que la décision a été prise
de le livrer au Comité révolutionnaire d’Irkoutsk.
- (( Mais de quel droit? )) demande Koltchak d’une voix
étranglée.
- (( J’en ai reçu l’ordre du général Sirovy!
- (( C’est impossible! )) s’écrie Koltchak. (( Le général Janin
s’est porté garant de ma sécurité. Sinon que signifieraient
les cinq drapeaux alliés hissés sur mon wagon? ))
L’oficier tchèque baisse les yeux et garde un silence
embarrassé.
- (( Ainsi, les Alliés m’ont trahi! )) gémit l’Amiral en s’aff a-
lant sur sa banquette l. (( Nous avons été abandonnés... ))
A 19 heures, un représentant du Gouvernement révolu-
tionnaire d’Irkoutsk fait irruption dans le compartiment,
suivi d’une demi-douzaine de Gardes rouges. Il met Koltchak
1. Témoignage du lieutenht Trubtchaninov. a Mieux vaut ne pas trop insister
sur ce qui se passaensuiteB,écrît Sir Samuel Hoare, qui venait d’effectuer, à cette
époque, une mission d’observation en Sibérie pour le compte du Gouvernement
anglais, Icar un onicierallié, bien que non britannique, remit Koltchak aux Tchèques
ainsi que son trbsor. Les Tchèques les livrèrent aux Bolchéviks. Le dénouement
h i t fatal. B (The Fourth Seal, Londres, p. 304-305.)
78 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMAND=

e t les oficiers qui l’accompagnent en état d’arrestation e t


les conduit sous escorte à la prison municipale. Le lendemain
matin, Koltchak est inculpé de haute trahison devant le
Tribunal du Peuple l.
Presque à la même heure, une délégation tchèque et une
délégation bolchévique, réunies dans la salle d’attente de la
petite gare de Kuitun, concluent un accord portant sur la
livraison des wagons d’or et sur le libre passage des divisions
tchèques à travers le territoire d’Irkoutsk. Son paragraphe 5
spécifie :
Les régiments tchèques confient l’Amiral Koltchak et ceux
d‘entre ses partisans qui ont été arrêtés par le Comité révolution-
naire d’Irkoutsk à la garde des Forces soviétiques. Ils s’engagent
à ne s’immiscer d‘aucune façon dans les dècisions que les auto-
rités soviétiques estimeront devoir prendre à l‘égard des dits
prisonniers 2.
Quant au chargement d’or, quatre wagons sur cinq sont
remis contre reçu aux représentants du Comité révolution-
naire. Le cinquième, rempli de sacs contenant des pièces de
5 roubles a été pillé durant la nuit, avec la complicité des
sentinelles tchèques chargées d’en assurer la garde. Ainsi
disparaissent 200 quintaux d’or, représentant environ 20 mil-
lions de roubles.
*
+ +
La nouvelle de l’arrestation de l’Amiral s’est répandue
dans toute la région comme une traînée de poudre. A Tchita,
1. M. KrejCi, délégué du Comité national tchèque en Sibérie, apporte sur ces
événements les précisions suivantes : a La Centrale politique d’hkouisk exigea
du général Janin, sous la pression de commandos révolutionnaires bolchéviks, la
livraison de Koltchak. Se résignant à l’inévitable, le général Janin donna des ordres
en conséquence. Lorsque le train de l’Amiral entra en gare d’hokentjevsk,
Blagosch, plénipotentiaire du Gouvernement tchèque à Irkoutsk, convoqua à son
bureau A. B. Kosminsky, représentant du Gouvernement révolutionnaire, pour
négocier avec lui la livraison de Koltchak. Vers 18 heures, les deux hommes se
rendirent à la gare, où les prisonniers étaient gardés à vue par une troupe de sur-
veillance mixte russo-tchèque. Le commandant du train, le Tchèque Krawak,
demanda à Kosminsky sous quelle forme devait s’effectuer la remise des prison-
niers. I1 lui fut répondu que le sort de l’amiral Koltchak serait réglé par une Com-
mission composée de membres de la Centrale politique e t de l’État-Major de
l’Armée rouge. Cette Commission remettrait ensuite Koltchak à la Commission
compétente de la Tcheka la plus proche. La Commission précitée apparut à la gare
à 19 heures. Sur l’ordre de son chef, l’ancien Régent de Russie fut conduit soua
escorte à la prison municipale où il fut placé en haute surveillance. Y (LI Sibirske
Armady, Prague, 1922, p. 244.)
2. Saimnov, Der Kampf um den Ural und una Sibirien, p. 310 e t s.
L A FONDATION DE L A TCAÉCOSLOVAQUIE 79
l’hetman Semjonov dépêche à Irkoutsk un commando placé
SOUS les ordres du général Skipétrov. A Krasnoïarsk et à
Kansk, les débris de l’Armée blanche commandés par le
général Sakharov, se ruent en direction d’Irkoutsk, dans
l’espoir de sauver leur chef. Durant toute la nuit, cosaques
et fantassins foncent à toute allure à travers les rafales de
neige, talonnés par la crainte d’arriver trop tard. Presque
au même moment, Smirnov, le tout-puissant Commissaire
du Peuple pour les affaires sibériennes, télégraphie au Comité
révolutionnaire d’Irkoutsk pour lui ordonner de surseoir au
jugement de Koltchak et de le transférer à Moscou, où le
Soviet suprême a l’intention de lui faire un procès à grand
spectacle.
Mais les Tchèques ne tiennent nullement à voir Koltchak
comparaître devant un tribunal, où il pourra prendre le
monde à témoin des conditions dans lesquelles il a été livré à
ses ennemis. Ils se rendent auprès du Comité révolutionnaire
et le pressent de (( liquider 1) les prisonniers, avant que leurs
partisans ne viennent les délivrer. Déjà, la nouvelle que des
forces blanches volent à leur secours a provoqué une effer-
vescence dangereuse parmi la population. A tout moment,
Skipétrov et Sakharov peuvent faire irruption dans la ville.
Alors, les Tchèques ne pourront plus répondre de rien ...
Ces craintes ne sont pas injustifiées. Le lendemain, aux
premières heures du jour, les avant-gardes de Sakharov sont
arrivées à la station d’Inokentjevsk, à quelques kilomètres
au nord-ouest d’Irkoutsk. Elles s’apprêtent à marcher sur
la ville, quand elles reçoivent un message du commandant
de la 2 e division tchèque leur disant : (( Nous ferons cause
commune avec les Rouges et nous nous battrons contre
vous, si vous avancez encore d’un pas! A l’est les Tchèques
))

ont arrêté le général Skipétrov. Après avoir désarmé ses


troupes et pillé son wagon blindé, ils ont fait main, basse
sur les 8 millions de roubles que Semjonov lui avait
confiés pour fomenter un soulèvement dans la population
civile.
Mais même s’ils avaient été victorieux, Skipétrov et Sakha-
rov seraient arrivés trop tard. Aux premières heures du jour,
Koltchak et les membres de sa suite ont été passés par les
armes. On a entendu s’élever dans la cour de la prison les
cris de (( Vive la Russie! Vive le Tsar! 1) suivis du claquement
sec de plusieurs feux de peloton. De larges flaques de sang
80 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

ont maculé la neige. Avec Koltchak s’est écroulé u n monde’


qu’on ne reverra plus (7 février 1920) ...

Lorsqu’ils apprennent que leur chef a été exécuté, les


généraux de l’Armée blanche sentent fléchir leur courage.
Dans le courant de l’après-midi, ils tiennent un Conseil de
guerre. Que décider? Où aller? De qui attendre du secours?
Un rapide examen de la situation fait ressortir que les unités
d’infanterie n’ont plus que dix à qûinze cartouches par
homme, que l’artillerie a totalement épuisé ses munitions.
L‘épuisement des corps n’a d’égal que le désarroi des âmes.
On voit des soldats avancer en titubant le long de la ligne
de chemin de fer et se coucher dans la neige, pour neplus se
relever. Les gares sont assaillies par les foules hagardes,
auxquelles se sont mêlées des bandes de maraudeurs. Les
voies ferrées ne sont pas seulement obstruées par le matériel
roulant. Elles sont bordées de monceaux de cadavres, raidis
par le froid. Tout cela forme, au crépuscule, un spectacle
hallucinant.
Après s’être concertés, les généraux conviennent qu’il n’y
a plus qu’une solution : tenter de rejoindre coûte que coûte
les forces de l’hetman Semjonov. Mais comme il est impas-
sible de passer par Irkoutsk, force est de contourner la ville
à la faveur de l‘obscurité e t de filer vers le sud, à travers le
lac Baïkal, que recouvre en cette saison une épaisse couche
de glace.
Alors, dans le soir qui tombe, c’est une fuite éperdue, un
sauve-qui-peut général. Par milliers, des petits traîneaux
s’élancent sur la carapace glacée, emportant les débris de
l’armée en déroute. Désespérés, les officiers lèvent les mains
vers le ciel. Ils invoquent les mânes de l’Empereur auquel
ils ont tout sacrifié. Ils le supplient de descendre vers eux
pour leur porter secours, de ne pas les abandonner à l’heure
de leur suprême détresse. Mais du ciel silencieux ne des-
cend que la nuit ...
Le lendemain, les derniers vestiges de l’Armée blanche se
sont volatilisés. Et la surface du lac, indifférente au tour-
ment des hommes, scintille sous un soleil pâle comme si rien
ne s’était passé.
L A FONDATION DE L A TCRÉCOSLOVAQUIE 81

+ +

Pour les Russes blancs, la tragédie sibérienne est consom-


mée. Pour les Tchèques, le dernier obstacle est levé sur la
chemin du retour. Le temps de conclure un accord avec le
Comité révolutionnaire l, e t la 2 e division tchèque quitte
Irkoutsk à la fin de février. Avant d’évacuer la ville, elle
s’approprie tout l’or de la Caisse municipale, où elle trouve,
outre une masse de billets de 1.000 roubles, des titres, des
billets de loterie e t des actions de 5.000 roubles de la Banque
de Russie qu’elle entasse en vrac dans ses wagons. Joints
aux quintaux d’or (( prélevés n sur le trésor des Tsars et aux
8 millions de roubles pris au général Skipétrov, ces fonds
- ou du moins ce qu’il en reste - iront grossir les réserves
de la (( Banque des Légionnaires D.

+ +

E n arrivant en Mandchourie, les combattants tchèques


poussent un soupir de soulagement. Quel contraste avec
l’enfer qu’ils viennent de quitter! Ici la vie est calme, les
populations vaquent paisiblement à leurs travaux, les Japo-
nais contrôlent la zone neutre qui borde, des deux c6tés,
le chemin de fer de l’Est chinois. De plus, le printemps
approche. Les premières fleurs apparaissent e t l’air est
imprégné d’une douceur inaccoutumée. Les poches bourrées
de roubles, les soldats se répandent sur le marché de Khar-
bine e t achètent tout ce qu’ils y trouvent : des batteries de
cuisine, des machines à coudre, des phonographes, des coton-
nades, des soieries, des bijoux. Etonnés par cet amux de

I.Aux termes de cet accord, les Tchèques s’engagent : l o A désarmer les for-
maiiom blanches qu’ils rencontreraient sur leur rouk; 20 A respecter une. distance
minima entre les derniers &aim tChéguc-8 et lu premiers trains rouge#; 3. A laiaser
toui Is matériel ferroviaire en bon &at; 40 A coüuborcr a m les Rougu pow touà ce
r. wnccrne le transport du courrier, des armes et de CWtUiM agents politique. C’est
insi que seront transportés Vilensky, le chef des opérations militaires contre
l’hetman Semjonov (qui deviendra Commissaire pour toute la province de Baika-
lie), et Kerasnostchekov-Tobelsohn,le futur président de la République soviétique
d’Extrême-Orient. (Cf. A. J. GUTTMANN,Gibd A’ikolaietrkaia Amurc, Berlin,
1924, p. 75.)
2. Son capital, qui s’élève A soixante-dix millions de couronnes, est form&en pai‘
tie par les subventions des Alliés, en partie par les retenues effectuées sur la solde
des Combattants. En échange, ceux-ci Pont devenu# acticnnaireo de la Banque.
(Voir plus haut, p. 73, note 3.)
v 6
82 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

pièces d’or qu’ils prennent pour de la fausse monnaie, les


négociants chinois commencent par les refuser. Les autorités
alliées doivent faire placarder une ordonnance pour les
obliger à les accepter. Le résultat de cette mesure se fait
rapidement sentir : tandis que les boutiques des changeurs
sont assaillies par des groupes de soldats qui veulent échan-
ger coûte que coûte leur or et leurs roubles contre des yens e t
des dollars, les prix montent d’une façon vertigineuse e t le
cours de l’or s’effondre à la Bourse de Kharbine l.
Dans les premiers jours de mars, les Légionnaires arrivent
à Vladivostok. Ils poussent des cris de joie en voyant se
déployer à l’horizon la mer du Japon, que beaucoup d’entre
eux pensaient ne jamais atteindre! Les voici enfin parvenus
au terme de leurs tribulations. Amarrés aux quais, des paque-
bots les attendent pour les ramener dans leurs foyers.
L’embarquement s’effectue sous la direction du Dr Rage.
Mais bien que l’opération ait été méthodiquement préparée 2,
les autorités du port sont prises de court par l’énorme butin
que les combattants ramènent avec eux. Les Alliés ont mis
vingt-neuf navires à leur disposition. C’est loin d’être su%-
sants. Pour permettre aux hommes et aux cadres d’emporter
tous leurs bagages, la Légion devra acheter elle-même un
bateau - qu’elle baptisera la Légia - et l’Intendance
tchèque devra affréter douze cargos supplémentaires.
C’est sur cette véritable armada que s’embarqueront, par
tranches successives 67.819 passagers, dont 53.455 soldats
e t 3.004 officiers 4. Le Roma lèvera l’ancre le premier, dans
la nuit du 15 janvier 1919. D’autres départs suivront à inter-
valles rapprochés. Le l e r mai un bateau américain, le Presi-
dent Grant, prendra la mer avec 5.500 soldats. I1 ne restera
plus alors que 16.000 Légionnaires à Vladivostok, qui
s’embarqueront au cours des journées suivantes. Le dernier
1. A. N. POGRBBEZKIJ, GoMumLauf und Banknoten im Fernen Ooten WUhrend
der Perwde des Krieges und der Revolution (1914-1921), Harburg, 1924.
2. Avant même d’arriver à Vladivostok, les hommes ont reçu leurs passeports,
leurs feuilles de route et ont passé une visite sanitaire. (Cf. Dr R. RAGE,Evakuab,
Prague, 1923.)
3. Cette flotte comprend le Roma (italien); le Madras (anglais); ‘le Mainau
(français); le Sheridan, le Nankin, l’Archer, le Hefiron (américains), auxquels il
faut ajouter 12 autres bateaux amhicains, 7 bateaux japonais, 1 bateau chinois
et 2 bateaux russes. (Cf. colonel VERGÉ,Avec les Tchécoslovaques, Annexe IV,
p. 198.)
4. Le reliquat se décompose comme suit : prisonniers de guerre (tchèques non
combattants), 6.714; femmes, 1.716; enfants, 714; ressortissants étrangers, 2.027
divers, 189. (Dr R. ME, Evakuate, p. 13-20.)
L A FONDATION DE L A T C H ~ C O S L O V A Q U I E 83
transport sera effectué par le premier bateau tchécoslovaque :
la Légia, acheté par la Banque des Légionnaires et qui
assurera plus tard les relations de la Tchécoslovaquie avec
l’Extrême-Orient.
Les Légionnaires sont répartis en deux contingents. Les
premiers regagneront la Bohème en passant par l’océan
Indien, le canal de Suez, Trieste e t l’Autriche. Les autres
traverseront l’océan Pacifique e t rentreront par Honolulu,
Vancouver et San Francisco, après avoir effectué le tour
de la terre.

4 4

L’ (( Anabase n des Légionnaires tchèques est terminée.


Mais des récits de leur aventure les ont précédés dans leur
pays et ils rentrent auréolés d’une véritable légende. Oubliées
leurs volte-face, leur indiscipline et leurs exactions. Loin
de leur en faire grief, on n’y voit plus qu’un témoignage du
génie pratique de la race1. Non seulement les écrivains et
les journalistes les glorifient, mais tous les partis politiques
leur tressent des couronnes, car ils ont besoin de leur appui z.
E t il faut reconnaître que cet enthousiasme est justifié.
Les Légions ont été, durant quatre ans, un drapeau que le
Comité national de Paris a brandi avec fierté, un formidable
argument de propagande qu’il n’a cessé d’invoquer. Com-
ment pourrait-on refuser l’indépendance à un peuple dont
les fils ont mis tant d’obstination à rejoindre leur patrie?
A ce titre - e t bien qu’ils n’aient pris part à aucune des
batailles décisives de la guerre - ces petits groupes d’hommes
cheminant à travers l’immensité du continent asiatique, ont
rendu à leur nation un service inestimable. Leur robustesse,
leur endurance e t leur ténacité, jointes à la façon dont ils
ont su déjouer les pièges et les embûches, ont démontré aux
yeux du monde, le caractère indomptable du peuple tchèque

1. La formule est de Benés.


2. M. Klofatsch, chef du Parti socialiste tchèque, écrira dans une Letfre a m
Ugionnaires datée du 14 juin 1919 : a Vous vous dressez, immenses, devant le monde
qui vous admire parce que vos actes sont devenus une Ugende et qu’ils ddpasserct
toutes les prouesses accomplies par les hommes depuis Héroùote jusqu’à nos jours.
Que pèsent aupres des vôtres tous les noms qui remplissent les manuels d’histoire?
NOUSne sommes p a s seulement fiers de vous, nous vous aimons1 Vous serez les
&haleurs et les guides de la Nation, n (F. V . KREJEI,U Sibirske Armadu, Prague,
1922, p. 29-30.)
84 HISTOIRE DE L’ARHBE ALLEMANDE

e> sa capacité de se gouverner lui-même. C’est pourquoi


Edouard Benès aura raison d’écrire :u L’action des Légion-
naires a puissamment contribué au succès de nos négo-
...
ciations Elle nous a permis d’obtenir, à la Conférence de la
Paix, bien plus que nous ne pouvions l’espérer au début du
conflit l. ))
1. Edvard BENPS,Der Aufstand der h’alionen, p. a43 et 345.
III

L’CEUVRE DU CONSEIL NATIONAL TCHÈQUE


DE PARIS

Tandis que les Légionnaires se frayaient péniblement un


chemin à travers la Sibérie, Masaryk, Benès, Stéfanik et
leurs collaborateurs immédiats ne sont pas demeurés inac-
tifs. On reste confondu devant l’ampleur de la tâche qu’ils
ont accomplie à la tête du Conseil national de Paris. Eux
aussi ont eu à affronter une mer d’indifférence, d’incompré-
hension et de préjugés hostiles. Mais au lieu d’être cinquante
mille, ils n’étaient qu’une poignée ...
I1 est rare, dans l’histoire, qu’un si petit groupe d’hommes
soit parvenu, en si peu de temps, à de si grands résultats.
Sans doute ont-ils bénéficié rapidement du soutien des
Alliés. Mais plus encore qu’aux circonstances, leur succès
a été dû à leur intelligence e t à leur habileté. Partout où ils
sont passés, ils ont su se rallier des sympathies actives, s’en
servir pour se faire entendre des hommes d’Etat en place
e t exercer finalement sur la politique internationale une
influence disproportionnée avec leur importance réelle. On
a dit qu’ils avaient été u les maîtres à penser de l’Entente n
durant la Première Guerre mondiale et que, sans eux, la
dislocation des Empires centraux n’aurait probablement pas
été poussée jusqu’à son terme. Les documents de cette
époque démontrent que c’est vrai. Succès surprenant quand
on songe à la faiblesse des moyens dont ils disposaient à
.
l’origine..
Lorsque Masaryk, Benès, Dürich e t quelques autres
viennent s’installer à Londres et à Paris, que représentent-ils
au juste? A peu près rien. Ils sont totalement inconnus du
public occidental. A l’exception de Masaryk, aucun n’a der-
86 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

rière lui une carrière politique l. Ils n’ont à leur disposition


que des fonds dérisoires et aucun organe de presse. Enfin
leur nom ne suscite que peu d’écho chez leurs compatriotes,
pour qui les représentants authentiques de l’opposition
nationale demeurent KramarE, Scheiner, KlofaC e t Ragin.
Quant aux Tchèques disséminés en France, en Belgique e t
en Angleterre2, quel est leur statut légal? En tant que citoyens
autrichiens, ils sont considérés comme les ressortissants d’un
pays ennemi. Leurs biens sont séquestrés et leurs personnes
soumises à des mesures de surveillance.
Le premier souci des représentants tchèques à l’étranger
consiste à dissiper les préventions des autorités alliées à leur
égard, à faire lever les mesures restrictives qui les frappent,
à leur permettre de retrouver leur liberté de mouvement et
la disposition de leurs biens. Cet objectif initial sera atteint
par paliers.
Le premier pays à s’engager dans cette voie est la Russie.
Non seulement le Gouvernement de Pétrograd ne considère
pas les ressortissants tchèques et slovaques installés sur son
territoire comme des ennemis, mais il leur permet de s’en-
gager dans un bataillon de volontaires et les autorise, le
7 mars 1915, à constituer une U n i o n nationale 3.
Paris n’a pas manqué de suivre cet exemple. Le 14 sep-
tembre 1914, M. Millerand, ministre de la Guerre, a admis
qu’une section de volontaires tchèques soit formée au sein
de la Légion étrangère. Quinze jours plus tard (2 octobre), le
ministère de l’Intérieur a accordé aux Tchèques résidant en
France le même statut qu’aux ressortissants des Nations
alliées 4.
1. e J’étais le seul député tchéque, ce qui me contrariait I, écrit Masaryk, acar en
Occident on attache plus d’importance à un député qu’à un professeur. Ma carte
de visite portait : Prof. T. G. Masaryk, député tchèque, Président du Groupe pro-
gressiste tchèque au Parlement de Vienne. B (LaRésurrection d‘un État, p. 43.)
2. L’Italie et les États-Unis étant encore neutres, les colonies tchéques y sont
libres, mais n’en sont pas moins tenues à une certaine réserve. La colonie italienne
eat peu nombreuse. Mais les colonies tchèques et slovaques d’Amérique forment
des communautés riches et influentes, notamment à New York, à Chicago, à
Detroit, à Cleveland, à Pittsburgh et à Philadelphie. Elles contribueront puissam-
ment, par l‘envoi de fonds, A l’essor du Conseil national de Paris.
3. L’Union des Tchèqws de Russie tient son premier congrès à Moscou du 7
au 11 mars 1915.
4. a Dès le début de la guerre, Stéfanik, qui avait la nationalité française, avait
insisté auprès d’un de ses amis, fonctionnaire de la Police parisienne, pour que
les Tchèques, les Slovaques et les Slaves en général ne fussent pas oficiellement
Considérés comme des Autrichiens et pussent bénéficier des avantages accordés
aux citoyens des pays alliés. B (IIIAsARYK, Op. cif., p. 108.)
LA FONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE 87
L’Angleterre a été plus lente à se décider l. C’est seule-
inent le 19 octobre 1915, c’est-à-dire plus d’un an après le
début des hostilités, que M. Asquith a pris des mesures
d’assouplissement envers les Tchèques, résidant en Grande-
Bretagne et dans l’Empire (Canada, Australie et Afrique du
Sud). Simultanément, une U n i o n centrale des associations
tchèques e n Suisse s’est constituée à Berne et une Asrsocia-
tion nationale tchèque d’Amérique s’est fondée aux Etats-
Unis3. Les Tchèques de Serbie, de Hollande et d’Italie se
sont organisés de la même façon, de sorte qu’en moins
d’un an, un véritable réseau de groupements nationaux
s’est trouvé constitué dans tous les principaux pays neu-
tres ou belligérants 4. Mais ces groupes, surgis spontané-
ment pour la défense de leurs .intérêts, n’ont aucune cohé-
sion. (( Toutes nos colonies, écrit Masaryk, étaient divisées
en partis et en fractions; chacune avait ui: caractère parti-
culier selon le pays où elle vivait ... I1 n’existait aucun lien
entre elles, ni chef reconnu, ni journal servant d’organe
central, ni programme d’action commun. Du fait de la géo-
graphie, notre colonie russe avait plusieurs centres : la dis-
tance entre Pétersbourg, Moscou et Kiev suffisait à empêcher
toute unité entre nos compatriotes. En Amérique, pour la
même raison, New York, Chicago, Cleveland e t d’autres
villes formaient chacune un monde à part 5. D
Coordonner l’activité de tous ces groupuscules, les rallier
à un programme commun, les coiffer enfin par un organisme
central, capable de les représenter auprès des gouvernements
alliés, telle va être la première tdche à laquelle se consacre-
ront Benès et Masaryk. Elle exigera plus d’une année d’efforts
e t aboutira le 14 novembre 1915, à la création d’un Conseil

1. Sans doute parce que la colonie tchèque y est insignifiante. Si Masaryka décid6
de s’installer sur les bords de la Tamise c’est parce qu’il considére l’Angleterre
comme la cheville ouvrière de la coalition.
2. Le 4 janvier 1915.
3. L’Associafion nationale tchdqus d’Amérique a tenu ion premier congrba à
Cleveland, le 13 janvier 1915.
4. a Partout, nos compatriotes avaient compris ce qu’ils devaient faire I),Ccrit
Masaryk. a Partout, ils avaient spontanément entrepris de créer des associations
politiques et des formations militaires. D (La Résurrection d’un État, p. 56.)
5. MASARYK,Op. cit., p. 57,8446.L’auteur ajoute: I II est inutile d’exposer ici
dans les détails les conflits qui divisaient certaines colonies. En Russie, l’opposition
entre les deux tendances conservatrice et progressiste eut plus d’importance [que
partout ailleurs]; la révolution de 1917 mit les conservateurs A l’arrière-plan et
da ce fait, l’unité finit par Be rétablir, bien qu’imparfaitement. D Nous avons dbjà
fait allusion à ces divergences à propos de l’affaire Dürich. (Voir plus haut, p. 44.)
88 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

national tchèque de P a r i s , dont Masaryk assumera la prési-


dence e t dont Benès deviendra le Secrétaire général. Ce
Conseil sera presque immédiatement reconnu par les colonies
tchèques de Suisse, de Hollande, d’Angleterre, de France,
des Etats-Unis et de l’Afrique du Sud. La présence de Milan
Stéfanik au Comité central e t l’adhésion de Stefan Osusky l,
au cours de l’été 1916, faciliteront le ralliement des colonies
slovaques d’Amérique 2.
Le 20 mars 1917 3, la brigade de Légionnaires constituée
en Russie proclame (( la création de l’État tchécoslovaque
e t reconnaît le Conseil national de Paris comme gouverne-
ment provisoire, avecMasaryk comme (( dictateur4)).Le 12mai
de la même année, le Congrès de Kiev crée la Section du
Conseil national pour l a R u s s i e (Odbocka). Celle-ci se sub-
stitue à tous les organismes similaires fondés au début de la
guerre sous l‘égide du Gouvernement russe et qui s’étaient
signalés par leur attachement au tsarisme. Malgré les
menaces de scission e t une opposition parfois violente de la
part de certaines personnalités 6, les tendances pro-occiden-
tales et démocratiques de Masaryk ont fini par l’emporter 7.
*
r r

La (( reconnaissance )) du Conseil national par les Légion-


naires de Russie e t par les diverses communautés de la D i a s -
pora tchèque représente une première victoire, celle qui
rendra toutes les autres possibles. Elle permet à Masaryk
de se présenter aux Alliés comme le porte-parole de ses
compatriotes et lui confère une représentativité qui lui man-
quait jusqu’ici. Mais elle ne sufit pas, à elle seule, à assurer
la réalisation des aspirations tchèques e t slovaques. Encore
faut-il que le Conseil national soit (( reconnu n comme tel par
les gouvernements de l’Entente. C’est à quoi Masaryk e t

1. Un des leaders de la colonie slovaque d‘Amérique.


2. Les Slovaques de Hongrie continueront, pour leur part, à reconnaître pour
chef M. Shrobar.
3. C’est-&dire au lendemain du déclenchement de la première révolution russe
et de l’accession au pouvoir du Gouvernement Lvov-Milioukov-Kérensky.
4. MASARYK,La Résurrection d’un État, p. 90.
5. Voir plus haut, p. 49, note 4.
6. Notamment MM. Dürich, Horsky et KoniEek. Pour finir, Dürich sera exclu
du Conseil national.
7. I Ici aussi, écrit Masaryk, la révolution rume nous fut d’un grand secoum. D
(Op. cit., p. 87.)
L A FONDATION D E LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 89
Benès se sont employés dès leur arrivée à Londres e t à Paris.
Et il faut reconnaître qu’ils se sont acquittés de cette tâche
avec un sens aigu de la propagande, une ténacité inlassable
e t une grande habileté diplomatique l.
a I1 va de soi, écrit Masaryk, que partout, nous cherchâmes
à entrer aussitôt que possible en relation avec les Gouverne-
ments et surtout avec les ministères des Affaires étrangères;
en outre, nous devions établir partout notre liaison avec les
diplomates de l’Entente. Mais là encore, il fallait du choix
...
e t de la méthode Partout, j e fis la connaissance de ceux,
parmi les principaux fonctionnaires des ministères, qui
avaient de l‘influence et connaissaient la situation. Souvent,
fious fûmes aidés par des gens de second plan, avocats, ban-
quiers, prêtres, qui avaient leurs entrées amicales chez les
hommes d’Etat et les politiques dirigeants z. Tous ces ))

efforts sont puissamment épaulés par les milieux maçon-


niques et juifs 3, ce qui explique leur diffusion rapide dans
l’opinion internationale.

1. a Nousgagnâmes à notre cause les journaux étrangersl, écrit Masaryk, a par


des discussions avec leurs rédacteurs et leuis propriétaires, et par des collabora-
tions : j’écrivis moi-même de nombreux articles. L’interview était aussi un moyen
utile. Partout nous créâmes des bureaux de presse, en vue d’être en rapport avec
les journaux e t les agences et de répandre nos informations. Je citerai en parti-
culier le Czech Press Bureau, créé en Angleterre à la fin de 1916, et le Slav Press
Bureau, fondé en Amérique au printemps de 1917.B (Op. cit., p. 93.) A ces agences,
relevant directement du Conseil national, il convient d’ajouter La Nalion tchèque
d’Ernest DENIS,Le Monde slave, The h’ew Europe de Seton WATSON, les articles
du colonel FEYLLR dans la Revue militaire suisse, le Journal de Genève, les articles
de Jules SAUERWEIN dans Le Matin, ceux de Wickham STEEDdans le Times, etc.
2. MASARYK,La Résurrection d’un État, p. 91-92.Parmi les personnalités mar-
quantes ayant apporté une aide précieuse à ia cause de i’indépendance tchèque,
Masaryk cite en France M. Pichon, ministre des Affaires étrangères; M. Deschanel,
président de la Chambre; M. Leygues, président de la Commission des Affaires
étrangéres; M. Philippe Berthelot, Secrétaire général du Quai d’Orsay; Mme Boas
de Jouvenel; Mlle Louise Weiss; MM. Gauvain, Fournol, de Quirielle, Boutroux,
Chéradame, etc. En Angleterre : M. Kerr, secrétaire de Lloyd George; Sir Samuel
Hoare;’M. Whyte, ami de M. Seton Watson; Lord Northcliffe; M. Garvin, de
l’Observer, le DI Dillon; M. Harold Williams, M. Hyndman, M. Charles Sarolea, etc.
Aux États-Unis : M. Lansing, M.Lodge, le colonel House, le professeur Herron, etc.
3. Les francs-maçons étaient les ennemis déclarés du cléricalisme autrichien
e t reprenaient volontiers à son égard la formule de Voltaire : a Écrasez l’infâme! D
a Quant aux Juifs, nous dit Masaryk, ils n’avaient pas oublié l’affaire Hilsner ni
d’autres choses encore. u (Op. cit., p. 94.) Rappelons qu’en 1899, Masaryk avait
entrepris une campagne de presse en faveur du Juif Hilsner, accuse du meurtre
d’une chrétienne, et s’était dressé avec vigueur contre la légende du crime rituel.
a Comme partout, écrit-il, j’eus en Amérique l’appui des Juifs ...
Parmi ceux-ci, j e
nommerai M. Brandeis, juge A la Cour suprême, originaire de Bohême. II connais-
sait bien le Président Wilson dont il avait la confiance. A New York, l’un des chefs
sionistes était M. Mack. J e Fis aussi la connaissance personnelle de M. Sokolov,
leader influent du sionisme. E n Amérique, comme en Europe, les Juifs ont une
90 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Mais malgré tous ces concours -intéressés ou bénévoles -


la tâche que se sont assignée les chefs du Conseil national
n’en demeure pas moins ardue. Pour réussir, leur activité
doit s’exercer simultanément sur deux plans : 10 inciter les
dirigeants de l’Entente à ratifier les aspirations à la liberté
des peuples tchèque et slovaque; 20 les convaincre que cet
objectif ne peut être atteint qu’à travers le démembrement
de l’Empire austro-hongrois.
C’est ce deuxième aspect de leur activité qui exige de leur
part les plus grands efforts, car à Paris comme à Londres, il
existe - au moins jusqu’à la fin de 1917 - une forte ten-
dance austrophile et magyarophile. (( Nous avions à lui livrer
la bataille décisive, écrit Masaryk, car le préjugé autrichien,
en Europe et en Amérique, ne pouvait être vaincu d’un seul
coup 1. n A cette époque, en effet, toute une partie de l’opi-
nion répugne à envisager un bouleversement aussi radical et
considère que le maintien de l’Empire austro-hongrois offre
une double garantie contre l’expansion de l’Allemagne et la
balkanisation de l’Europe centrale. D’où la nécessité, pour
les dirigeants tchèques, de combattre sans relâche ces points
de vue. E t comme il faut du temps pour permettre à leurs
thèses de mûrir dans les esprits, ils souhaitent une guerre
longue - quel qu’en soit le prix 2.
C’est pourquoi l’un des premiers actes publics de Masaryk
consiste à publier un Manifeste anti-autrichien (14 novembre
1915)) dans lequel il proclame que (( le peuple tchèque est en
guerre ouverte contre la Monarchie des Habsbourg et ne
déposera les armes que lorsqu’elle aura cessé d’exister 1).
C’est aussi pourquoi rien n’alarme davantage les dirigeants
du Conseil national que les tentatives de paix séparée, entre-
prises par l’Empereur Charles en mars 1917. Si ces négo-
ciations aboutissent, elles abrégeront la durée du conflit et
épargneront la vie à des milliers de combattants. Mais n’em-
pêcheront-elles pas, du même coup, le démembrement de
grande inlluence dans la presse : il nous fut très précieux de ne pas avoir cette
grande puissance contre nous. 1) (h Résurrection d’un État, p. 244.)
1. MASARYK,Op. cit., p. 104.
2. a II importait avant tout de faire comprendre aux Alliés que le démembro-
ment de l’Empire des Habsbourg était le but principal de la guerre mondiale, écrit
Masaryk. l a i s cela demandait du temps. Je redoutai longtemps qu’une p e r m
courte ne nous laissât pas des délais suffisants pour y parvenir. n
3. Simultanément, Benès fait puattre chez Delagrave, à Paris, un ouvrage
intitule : Détruisez l’Autriche-Hongrie1 Lc marïyre de la Tchécosbvaquis d travers
las &Mea.
LA FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 91
l’Autriche l ? (( Etant donné cette situation, écrit Jaroslav
PapouIek, secrétaire personnel de Masaryk, l’un des devoirs
capitaux de l’action tchécoslovaque à l’étranger fut de para-
lyser ces tentatives de paix séparée, en révélant en détail à
l’opinion publique occidentale la duplicité de l’Empire habs-
bourgeois a... Ce n’était pas là une tâche aisée, ni attrayante.
Elle consistait à ruiner tout espoir en une fin prochaine des
souffrances de la guerre. Cela risquait de faire paraître les
Tchèques désireux de prolonger la catastrophe mondiale
pour leurs seuls buts spéciaux, légitimes certes, mais trop
particuliers. Si l’on considère en outre que la destruction de
l’Autriche-Hongrie, à laquelle travaillaient les Tchécoslo-
vaques, semblait une entreprise au-dessus des forces des
Alliés, on aura une idée de la tâche assumée par le Conseil
national. Celui-ci s’en acquitta avec la réflexion et le calme
voulus 3. n
Comme on le voit, les dirigeants du Conseil national n’ont
pas fait preuve de moins d’obstination dans la poursuite de
leurs buts politiques, que les Légionnaires tchèques dans
leur retraite à travers la Sibérie. Si l’on songe qu’ils ont
contribué à créer une atmosphère favorable au déclenche-
ment de la première révolution russe 4 ; qu’ils se sont employés
à faire échouer les tentatives de paix séparée de l’Empereur
Charles; qu’ils ont accéléré la consolidation du régime bol-
chéviste en Russie 6 e t qu’ils ont persuadé Wilson d’inscrire
I. La première l e t r e de l’Empereur Charles, adressée le 24 mars 1917 à son beau-
frère, le prince Sixte de Bourbon-Parme, posait naturellement comme acquis le
niaintien de l’intégrité territoriale de la Illonarchis. Par la suite (15-20 décembre
.1917),de nouveaux entretiens avaient eu lieu à Genéve, sur l’instigation de Lloyd
George, entre le comte Mensdorff e t M. Smuts, à qui le Premier britannique avait
adjoint son secrétaire Philip Kerr, le futur Lord Lothian.
Smuts avait déclaré à Mensdorff E que l’opinion anglaise n’était pas encore mûre
pour un échange de vues avec l’Allemagne, mais que le Foreign Ofice n’en enta-
merait que plus volontiers des pourparlers avec l’Autriche-Hongrie, dont aucun
Anglais ne souhaitait la destruction. Au contraire : on songeait cdantirrs, sur le8
bords de la Tamise, à un agrandissementdr 1’Ernpire des Habsbourg, car l’effondre-
ment de la Russie avait rompu l’équilibre en Europe centrale et orientale au béné-
fire de l’Allemagne, à tel point que seule une Autriche puissante semblait capable
de lui faire contrepoids. D (GLAISE-HORSTENAU, Die Katastrophe, p. $59 et s.)
2. L’argument mis en avant par les Tcheques pour discréditer l’Empereur
Charles sera le suivant : a Comment accorder la moindre confiance à un souverain
capable de trahir aussi ignominieusement son meilleur allié (c’est-à-dire 1’Alle-
magne)? D
3. Jaroslav PAPOUSEK, La Lutte pour l’Indépendance d u peuple
.~ tchécoslocsaqur,
Prague, 1928, p, 43.
4. Par leurs attaques insidieuses contre Stürmer et la Tsarine Maria Féodo-
rovna, voir plus haut, p. 42, n. 4.
5. Plir la livraison de l’amiral Koltchak a u Comité révolutionnairc d’Irkoutsk.
92 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

parmi ses buts de guerre l‘instauration d’une République


tchécoslovaque indépendante, on mesurera mieux l’influence
- visible ou occulte - qu’ils ont exercée sur le cours de la
première guerre mondiale, et l’on ne trouvera nullement
exagérée l’affirmation selon laquelle (( il est rare, dans l’his-
toire, de voir un si petit groupe d’hommes parvenir, en
si peu de temps, à de si grands résultats D.

Mais n’anticipons pas sur les événements.


Le premier succès remporté par Masaryk dans le domaine
de la diplomatie internationale se situe le 3 février 1916, date
à laquelle Aristide Briand, Président du Conseil, le reçoit en
audience au Quai d’Orsay. J e présentai à M. Briand une
((

carte de l’Europe, raconte Masaryk, et lui exposai ma vue


de la guerre, montrant que la condition d’une reconstruction
de l’Europe et d’un véritable affaiblissement de l’Allemagne
était le démembrement de l’Autriche en ses diverses parties
naturelles et historiques. J e fus très bref et me bornai, pour
ainsi dire, à quelques formules. M.Briand, qui est un bon
cerveau français, vit immédiatement clair dans l’affaire 1;
il x c e p t a notre plan et promit de l’appliquer 2. 9) Cette prise
de position-la première en son genre- cause une véri-
table sensation dans toutes les chancelleries européennes S.
Simultanément, Stéfanik multiplie les démarches auprès
des services de la rue Saint-Dominique, pour obtenir la
création d’unités combattantes, composées de volontaires
tchèques et slovaques. Durant les mois qui suivent, une série
de conventions et de décrets sont signés à cet effet 4. ils
1. Cette entrevue avait été soigneusement préparée par Stéfanik et par Phi-
lippe Berthelot.
2. MASARYK, Op. cit., p. 103.
3. c Cet exposé porta non seulement à Paris, mais aussi dans les autres pays
alliés D, souligne Masaryk. aJe n’aagère pas en disant que notre plan de démembre
ment de l’Autriche fournit à l’Entente un progumme positif. 11 ne suffisait pas de
...
vaincre les Empires centraux I1 fallait réorganiser l’Europe centrale, et même
l’Europe tout entiére. Mon entretien avec M. Briand fit de l’effet à Londres et y
...
renforça notre position Nous sdmes faire valoir, dans tous lea journaux, un si
grand succès. N (Op. cit., p. 103-104.)
4. Mai-juin-juillet 1916 : L a France consent en principe à la création d’une
Armée tchécoslovaque autonome en France et charge Çtéfanik de négocier, d’accord
avec le général Janin, la question du transport des volontaires tchécoslovaques de
Russie, en France. 13 juin 1917 :Convention entre M. Albert Thomas, ministre
de l’Armement, et le professeur Masaryk pour l’envoi en France de 30.000 priaon-
LA FONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE 93
aboutissent, le 19 décembre 1917, à un arrêté aux termes
duquel le Gouvernement français s’engage A prendre en
charge toutes les Légions tchécoslovaques 1.
L‘Angleterre suit le mouvement avec un certain retard,
mais elle le suit quand même. Le 19 octobre 1915, le roi
George V a adressé au professeur Masaryk un télégramme
dans lequel il a affirmé (( ses ardentes sympathies pour les
aspirations nationales du peuple tchèque ».Les termes de ce
message sont encore mesurés et on y cherche en vain le nom
des Slovaques. Mais au cours de l’année 1916, l’amitié anglo-
tchèque se renforce si bien que, lorsque le 21 décembre le
Président Wilson remet un questionnaire aux Alliés, (( pour
s’enquérir des conditions de paix des Etats de l’Entente »,
Rome, Londres et Paris répondent d’un commun accord
u qu’une de leurs principales conditions est la libération des
Italiens, des Slaves, des Roumains et des Tchécoslovaques de
la domination étrangère )) (10 janvier 1917).
(( Cette réponse, écrit Masaryk - qui en eut connaissance

au cours d’un de ses voyages en Russie, -fit grand effet dans


toutes nos colonies e t renforça encore notre position. Ce qui
fit le plus d’effet, ce fut de nous y voir, nous autres Tchèques
e t Slovaques, expressément nommés. .. )) Pourtant leur nom
a bien failli ne pas y figurer. Seules les interventions réitérées
de M. Benès ont réussi à écarter ce danger. «De la lecture du
texte, poursuit Masaryk, je conclus que le mot Tchécoslovaque
avait eté ajouté à une phrase déjà prête, qui demandait,
sous une forme générale, la libération des Slaves. Ce fait me
fut confirmé par la suite. M. Benès avait réussi à obtenir des
informations sur la réponse que préparaient les Alliés. I1
était entré aussitôt en pourparlers avec M. Berthelot et avec
d’autres personnes, mais s’était heurté à d’assez grandes
difficultés, car les Alliés hésitaient encore à détruire entière-

niers tchèques internks en Russie. (C’est le premier traité conclu par un État avec
le Conseil national.) 17 miit :Premier accord du Conseil national avec le gouver-
nement français, relatif a la création d’une Armée tchécoslovaque en France.
19 décembre : Décret préliminaire sur la création de l’Armée tchécoslovaque en
France. 7 fkorier 1918 :Convention Benès-Clemenceau, sur la création de ïArmée
tchécoslovaque en France, etc.
1. En vertu de ces dispositions, l’Armée tchèque, tout en faisant partie d’une
armée alliée, demeure autonome, en ce Bens qu’elle n’est soumise, politiquement,
qu’au Conseil national. (Cf.M A S A R Y K ,Op. ci;., p. 286.)
2. Grâce aux efforts conjugués de M. Asquith, de Lord Northciiffe, de M. Phi-
lip Kerr, secrdtaire de Lloyd George, et de M. Baliour, ministre des Affaires
étrangères,
94 HISTOIRB DB L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

ment l’Autriche-Hongrie e t à promettre d’une façon ferme


leur libération aux petites nations. De vive voix et par des
mémorandums, M. Benès avait insisté pour que cette pro-
messe fût faite, afin d’apporter un encouragement à la révolte
des nations opprimées e t il avait demandé, en particulier, que
les Tchèques e t les Slovaques fussent expressément nommés.
I1 avait gagné à cette idée des personnalités influentes
.
(notamment M. Leygues, président de la Commission des
Affaires étrangères) e t avait également obtenu que MM. Tar-
dieu et Sauerwein publiassent, le 3 janvier, deux articles
dans Le Temps, et Le Matin, rappelant les promesses que
...
M. Briand m’avait faites l’année précédente Finalement, le
ministre français des Affaires étrangères avait donné satis-
faction à M. Benès l. ))
L’alerte a été chaude. Mais tout s’est bien terminé. Quant
au mot (( Tchécoslovaque D - qui apparaît ainsi pour la pre-
mière fois dans un document officiel -il a lui-même son
histoire. (( Trois termes avaient été proposés, nous dit Masa-
ryk. Libération de la Bohême, de la Nation tchèque e t des
Tchécoslovaques. Ce dernier fut adopté à la suite d’une
conférence entre Benès, Stéfanik e t Osusky 2. ))

+ +
Le 6 avril 1917, les États-Unis entrent en guerre contre les
Empires centraux. Leur intervention aux côtés des Alliés
marque u n tournant décisif dans le déroulement des hosti-
lités. Jusqu’ici, on pouvait nourrir des doutes sur l’issue du
conflit. Désormais, il paraît impossible que l’Allemagne et
l’Autriche-Hongrie puissent en sortir victorieuses.
Du coup, les colonies tchèques e t slovaques résidant aux
États-Unis peuvent se départir de la réserve que leur impo-
sait la neutralité américaine e t soutenir beaucoup plus
vigoureusement la cause de leurs compatriotes. Avantage
non négligeable pour Benès et Masaryk. Mais c’est surtout à
partir de 1918 que les événements se précipitent et que le
Conseil national commence à recueillir le fruit de ses efforts.
Du 9 au 12 avril se tient à Rome un (( Congrès des peuples
opprimés d’Autriche-Hongrie ».On y rencontre des Serbes, des
Croates, des Slovènes, des Roumains, des Polonais de Galicie,
1. MASARYK,Op. cit., p. 138-139.
2. Id., ilid.
LA FONDATION DE LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 95
des Tchèques et des Slovaques l. Tous réclament la reconnais-
sance de leur indépendance et jurent de ne pas cesser le
combat avant de l’avoir obtenue. Quinze jours plus tard,
c’est-à-dire le 21 avril, le Gouvernement italien signe, avec
les représentants du Conseil national, un accord portant sur
la formation d’une armée tchécoslovaque en Italie 2. Le
22 mai, Clemenceau promet à Benès que (( le moment venu,
la France reconnaîtra le droit de la nation tchécoslovaque à
l’indépendance ». Le même jour, lord Robert Cecil fait une
déclaration similaire, au nom du Gouvernement britannique.
Le surlendemain, 24 mai, au cours d’une cérémonie solen-
nelle, Stéfanik remet leurs drapeaux aux premières unités
de l’armée tchécoslovaque en formation en Italie 3. A cette
occasion, M. Orlando, Président du Conseil italien, le prince
Colonna, maire de Rome et M. Page, ambassadeur des Etats-
Unis, prononcent des discours où ils exhortent les Légion-
naires tchèques (( à lutter jusqu’au bout pour la libération
de leur patrie n.
Après tant de mois d’incertitude, d’hésitation et d’an-
goisse, l’optimisme règne dans le camp des Alliés. L’échec
des offensives de Ludendorff au printemps de 1918, l’arrivée
accélérée des renforts américains, les craquements sympto-
matiques qui se font entendre dans le camp des Empires cen-
traux, tout annonce que la guerre sera bientôt terminée.
Cette perspective incite les dirigeants tchèques à redoubler
d’efforts pour obtenir des Alliés une reconnaissance explicite
et asseoir solidement leur position internationale, avant que
ne s’ouvrent les pourparlers de paix.
Le 3 juin, sur les instances de Masaryk, le Gouvernement
britannique déclare (( qu’il est disposé à reconnaître le
Conseil national comme Organe dirigeant du Mouvement
tchécoslovaque ainsi que de l’armée qui se bat aux côtés de
l’Entente 4 ~ ) Pendant
. ce temps, Benès met tous les fers au feu
pour obtenir du Gouvernement français une prise de position
encore plus catégorique. L’accord se fait, durant la première
quinzaine de juin, sur la teneur de la déclaration ainsi que sur
1. Seuls les Ruthènes ne sont pas représentés.
2. Accord Orlando-Stéfanik. II sera complété et élargi par un second accord, en
date du 30 juin 1918.
3. Ses effectifs grossissent rapidement grâce aux transfuges qui franchissent le
front aiitrichien. Comme en Russie, des compagnies entières abandonnent l’Armée
austro-hongroise pour se ranger dans le camp de l’Entente.
4. Accord Balfour-Benès.
96 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

les circonstances dans lesquelles elle sera rendue publique. La


date retenue est le 29 juin 1918. Ce jour-là, à l’occasion de la
remise du drapeau du 21e. régiment de Chasseurs tchécoslo-
vaques, M. Pichon, ministre des Affaires étrangères, adresse
à M. Benès une lettre qui ne se borne pas à reconnaître le
Conseil national (( comme Gérant suprême de tous les intérêts
de la nation »...Elle déclare en outre qu’il est (( la base d u
futur Gouvernement tchécoslovaque )) et promet que le
Gouvernement français s’emploiera à faire valoir les aspira-
tions du peuple tchécoslovaque à l’indépendance dans ses fron-
tières historiques ».Le lendemain, 30 juin, MM. Poincaré,
Pichon, Leygues et Lebrun assistent à une prise d’armes
solennelle, au cours de laquelle le Président de la Répu-
blique prononce un grand discours dans lequel il motive la
décision de la France, au double point de vue historique e t
politique.
(( Quand on lit attentivement ce document, écrit Jaroslav

PapouSek, on peut dire que le 29 juin fut le jour du triomphe


tchécoslovaque. La parole décisive prononcée ce jour-là par la
France, touchant le sort de notre peuple était d’un caractère
tel que l’on pouvait s’attendre, à bon droit, à voir les autres
Puissances alliées faire des déclarations analogues 2. ))
C’est en effet ce qui se passe. Le même jour, à Londres,
M.Balfour prend acte par télégramme de la déclaration de
M. Pichon; à Rome, Orlando signe une seconde convention
militaire avec Stéfanik e t déclare au Parlement qae cet
(( accord équivaut à la reconnaissance du Conseil national

tchécoslovaque comme gouvernement de fait 1). Le 2 juillet,


M. Lansing, Secrétaire d’Etat américain, affirme (( que tous
les membres de la race slave devront être entièrement libérés
du joug austro-hongrois D.

r *

Ces diverses déclarations confèrent au Conseil national une


autorité qu’il ne possédait pas auparavant. Mais un point
reste fragile dans l’édifice que Masaryk et Benès sont en

1. Jaroslav PAPOU~EK, La Lutte pour l’indépendance du peuple tch&w8lowrquc,


p. 76. Cette promesse sera renouvelée et confirmée le 23 septembre, par une Conven-
tion aux termes de laquelle le Gouvernement français a s’engage en iwur dc lo
créalion d’un &al tchécosiowque dana se8 frontières hielorquea s.
2. Jaroslav PAPOU~EK, Op. cit., p. 76.
LA BONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQUIS 97
train de construire : ce sont leurs rapports avec les Slovaques
et les Ruthènes, qu’ils ont l’intention d’incorporer à leur
nouvel Etat.
Comme les populations elles-mêmes sont encore incluses
dans la Hongrie (où aucun membre du Conseil national de
Paris ne peut s’aventurer sous peine de se faire arrêter), Masa-
ryk part pour les Etats-Unis, afin de conclure des accords
avec les chefs des colonies slovaques et ruthènes d’Amérique.
u Ceux des chefs slovaques qui réfléchissaient, écrit Masa-
ryk, comprenaient qu’ils ne tireraient rien d’une simple
autonomie territoriale et voyaient clairement qu’une action
isolée des Slovaques pour l’indépendance se terminerait par
un fiasco... J’avais pu montrer aux Slovaques combien ils
étaient inconnus du monde politique et à quel échec nous
conduirait une action séparée. D’une Slovaquie indépen-
dante, il ne pouvait être sérieusement question; la seule
possibilité eût été d’obtenir l’autonomie slovaque dans le
cadre de la Hongrie. Mais, dans les circonstances données,
cela même était impossible l. I1 ne restait donc que l’unité
tche‘coslovaque 2. n
Réunis en conférence à Pittsburgh (Pennsylvanie), Masaryk
et les chefs de l’émigration slovaque examinent la façon dont
cette union pourrait se réaliser. Avant de s’engager plus
avant, $9 demandent à Masaryk de leur promettre que le
nouvel Etat respectera leur autonomie, leur langue et leur
personnalité ethnique. Pour les rassurer, Masaryk invoque
ses sentiments proslovaques 3. I1 souligne le prestige dont
jouit le Comité national de Paris, comparé avec leur impuis-
sance e t leur obscurité, fait valoir les promesses qu’il a reçues
des Alliés et leur affirme que le nouvel Etat sera doté d’une
structure fédérale. En tant que membres de la Fédération,
les Slovaques auront leur propre Diète, leurs écoles e t leurs
tribunaux. Nul ne leur contestera l’usage de leur langue, ni
le droit de s’administrer eux-mêmes.
Sur ces bases, un accord est signé à Pittsburgh, le 30 mai.
( ( J e signai cet Accord sans hésitation, déclarera plus tard
1. Dans l’espiit de Masaryk, la Hongrie doit être démembrb au même titre
que l’Autriche.
2. MASARYK, La Résurrection d’un État, p. 237.
3. a Les Slovaques et lea Tchéques savaient que j’avais toujouni été pour la
Slovaquie. Slovaque par mes origines et mes traditions, c’est en Slovaque que je
mmü, e t nolt seulement j’ai toujours &téun ardent ami de la Slovaquie, mais je n’ai
jamais censé de travailler pour elle. B (Op. cit., p. 238.)
P 7
98 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

Masaryk, car ce n’était qu’une convention locale entre


Tchèques et Slovaques d’Amérique. Les signataires étaient
tous, à l’exception de deux, citoyens américains l... )) Le
paragraphe final de l’accord spécifie d’ailleurs u que les
détails pratiques de l’union seront fixés ultérieurement, par
les représentants légaux du peuple slovaque ».
Parallèlemept à ces négociations, Masaryk profite de son
séjour aux Etats-Unis pour resserrer les contacts avec
M. Zatkovic, le porte-parole de l’émigration ruthène. Mais
contrairement aux Slovaques, qui n’ont qu’une alternative :
rester sous la férule des Magyars ou se joindre aux Tchèques,
les Ruthènes? qui ne forment pas par eux-mêmes une entité
complète, mais sont un fragment du peuple ukrainien, voient
s’offrir à eux plusieurs solutions : s’associer à la Tchéco-
slovaquie, se rattacher à la Bucovine et à la Galicie orien-
tale, ou encore faire retour j3 l’Ukraine proprement dite, si
celle-ci obtient le statut d’Etat indépendant 2. Aussi, leurs
délégués se montrent-ils plus exigeants que les Slovaques
sur le chapitre de l’autonomie. Ils n’acceptent de se rallier
à la Tchécoslovaquie que si aucune autre voie ne leur est
ouverte. De plus, ils considèrent que tout accord à ce
sujet ne pourra être définitif que lorsqu’il aura été ratifié
par les populations elles-mêmes.
Masaryk, qui a besoin de leur concours, leur fait valoir
qu’une solution sûre vaut mieux que des hypothèses hasar-
deuses. I1 doute fort que l’Ukraine obtienne son indépen-
dance. Berthelot l’a prévenu que la Galicie occidentale ira à
la Pologne, et la Bucovine à la Roumanie. Aussi prend-il,
à l’égard des Ruthènes, les engagements les plus formels
concernant leur Diète, leurs écoles, e t le droit de s’admi-
nistrer eux-mêmes. Ayant réussi à dissiper les préventions
de ses interlocuteurs, il finit par conclure avec eux le Traité
de Homestead (27 juillet 1 9 1 8 ) .
*
i l

Si, pour les Slovaques, l’Accord de Pittsburgh répond à une


nécessité vitale, pour les Ruthènes, celui de Homestead n’est
1. Op. cit., p. 236.
2. Une lutte implacable est engagée à ce sujet entre Kiev et Moscou. Mais
Masaryk, qui a été récemment en Ukraine, ne croit pas que les Ukrainiens puissent
l’emporter à la longue sur les assauts suecessiis des Armées rouges et des Légions
do Pilsudski.
LA FO N D A TI O N D E L A TCH ÉCO S LO VAQ U I E 99
en somme qu’un pis-aller. Mais quelle que soit la valeur
intrinsèque de ces pactes, leur signature n’en représente
pas moins un grand succès pour Masaryk. Désormais, il peut
se présenter aux dirigeants de l’Entente comme le porte-
parole c o m m u n des Tchèques, des Slovaques e t des Ruthènes.
A son retour en Europe, il s’appuie sur cet argument pour
faire franchir un pas de plus au Conseil national, en passant
de la reconnaissance de fuit, à la reconnaissance de droit.
Cette fois-ci, c’est l’Angleterre qui prend les devants. Le
9 août, M. Balfour publie la déclaration suivante, au nom du
Gouvernement britannique :
Depuis le début de la guerre, la Nation tchécoslovaque s’est
opposée à l’ennemi commun par tous les moyens e n son pouvoir.
Les Tchécoslovaques ont créé une armée importante, qui combat
sur irois fronts et qui s’efforce de contenir l’invasion allemande
en Russie et e n Sibérie I.
Tenant compte de l’ampleur de cet effort pour obtenir l’indé-
pendance, la Grande-Bretagne considère les Tchécoslovaques
comme une Nation alliée et reconnaît l’ensemble des trois armées
tchkcoslovaques comme une armée alliée et combattante, e n état
de guerre régulier contre l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne.
La Grande-Bretagne reconnaît aussi les droits d u Conseil
national qui, e n tant que fide’i-commissaire d u futur Gouverne-
ment tchicoslovaque, possède le pouvoir suprême sur cette armée
alliée et combaitante 3.
1. Ce n’est pas tout à fait exact. Depuis la bataille de Zborov (juin 1917), les
Légionnaires tchèques de Russie n’ont plus croisé le ier avec les Autrichiens ou les
Allemands. Par ailleurs, aucune armée allemande n’a jamais avancé jusqu’en
Sibérie. Les Tchèques qui s’y trouvent luttent alternativement contre les Bol-
cbéviks et les Russes blancs. Mais personne, en Occident, n’est au courant de cette
situation. La propagande tchèque a donc toute latitude de présenter les événe-
ments SOUS leur jour le plus favorable.
2. Trusiee.
3. Le travail accompli par Stéfanik sur le pian militaire est aussi impressionnant
que celui de Benès, s u r le plan diplomatique. E n août 1918, le Conseil national
dispose effectivement de trois armées, réparties de la façon suivante :

Armée de France. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Armée de R u s s i e . 92.000 hommes
12.000 hommes
Armée d’Italie. ............. 24.000 hommes
Total. ........... 128.000 hommes
A ce nombre de combattants, nous dit Masaryk, viendront s’ajouter 54.000 soldats
des détachements dits terriloriam, formés en Italie en décembre 1918, ce qui por-
tera les effectifs des forces tchkcoslovaques à 182.000 hommes. ( L a Rdsurreclion
d’un Éiat, p. 289.)
Les chiffres indiqués par Masaryk pour les armées de France et d’Italie, ainsi
que pour les détachements territoriaux correspondent à la réalité. E n revanche,
100 EISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE
Le 2 septembre, une déclaration Wilson-Lansing vient
confirmer la prise de position anglaise. Elle reconnaît le
Conseil national comme (( une Puissance belligérante, en
guerre avec les Empires centraux ».
Alors Masaryk Pécide de franchir le pas décisif. Avant de
repartir pour les Etats-Unis, il transforme le Conseil national
en N Gouvernement provisoire tchécoslovaque à Paris 1)
(26 septembre). En tant que président de ce rlouvel orga-
nisme, il nomme Benès, ministre des Affaires étrangères et
Stéfanik, ministre de la Guerre. Le 14 octobre, Benès, agis-
sant en vertu de ses nouvelles fonctions, notifie cette déci-
sion à tous les chefs d’Etat alliés et accrédite auprès d’eux
des représentants diplomatiques.
Le lendemain, 15 octobre, le Gouvernement français
reconnaît de jure le Gouvernement provisoire tchécoslovaque.
L’Angleterre en fait autant l. Durant les journées qui suivent,
télégrammes de félicitations e t actes de reconnaissance
amuent au petit hatel particulier, sis au 28 de la rue Bona-
parte, où le Gouvernement provisoire a établi son Quartier
Général. La Serbie, la Pologne, l’Italie, la Grèce, h Belgique,
le Portugal, le Brésil, le Japon reconnaissent l’un après
l’autre le nouveau gouvernement.
*
4 -

Entre-temps, une série d’événements de première impor-


tance sont venus transformer de fond en comble la physio-
nomie du continent. Le 4 novembre, l’Autriche-Hongrie a
dépose les armes. Le 9, Guillaume II a abdiqué. Le même
jour, la révolution a éclaté à Kiel. Le 11, l’armistice a été
signé sur le front occidental.
La Première Guerre mondiale est terminée. Les Alliés
sont vainqueurs. Mais à l’heure où les canons se taisent e t
où un long cri d’allégresse se propage à travers Ies villes et
les campagnes des pays victorieux, on entend s’élever en
Europe centrale le grondement des foules déchaînées, car
la révolution née à Kiel s’est propagee à Hambourg, à
Dresde, à Berlin, à Munich, à Budapest et à Vienne ...
les effeetifs attribués à 1’ArmBe de Rusnie paraissent un pen (I gonfib D (même
en ajoutant les pertar, que l’on évalue à 3.400 hommes). 11 ne seinblt pas qu’P
aient jamais dépassé 60.000 hommes, si l’on s’en rapporte aux itatktiqueï de8
Légionnaires rapatriér. (Voirplue haut,.q. 182.)
1. M. Baifour avait prdparé cette décimon par 88 déclaration du 1” octobre.
LA FONDATION DE LA TCHSCOSLOVAQUIE101
Masaryk revient en France le 7 décembre, quelques jours
avant que n’y débarque le Président Wilson. Son premier
geste est pour aller remercier ceux qui l’ont le plus
efficacement aidé : Poincaré, Clemenceau, Briand, Pichon,
Philippe Berthelot, Jules Cambon, M. et Mme Henri de Jou-
venel, d’autres encore. Quel chemin il a parcouru depuis son
arrivée sur les bords de la Seine! En septembre 1915, il ne
représentait, avec ses amis, qu’une poignée d’émigrés obs-
curs, obligés de faire antichambre dans les ministères, de
quémander les audiences, de solliciter les appuis. Maintenant
Benès e t lui sont reçus en triomphateurs. C’est eux qu’on
sollicite et que l’on entoure d’égards, car on connaît l’auto-
rité dont ils jouissent dans les Conseils interalliés l. I1 ne lui
reste plus à présent qu’à rentrer à Pragu?, où l’Assemblée
nationale vient de le proclamer Chef de 1’Etat (14 novembre
1918).
Son retour s’effectue à travers l’Italie. Le 15 décembre,
Masaryk arrive à Padoue où il est reçu par Victor-Emmanuel
avec les honneurs dus à un souverain. Les jours suivants,
toujours en présence du Roi, il passe en revue les cavaliers
et les fantassins des deux divisions tchèques rassemblées en
Vénétie, qui ont déjà prêté serment à la nouvelle République.
C’est sur le territoire italien qu’a commencé son exil; c’est là
qu’il va prendre fin. Le 17 décembre, à 15 heures, il quitte
l’Italie, accompagné par un premier détachement de Légion-
naires, placés sous le commandement du général Piccione 2.
Dans le train qui le ramène dans son pays par Udine e t
Villach, Masaryk ne peut s’empêcher de penser à l’activité
intense qu’il a déployée avec ses collaborateurs, au cours des
quatre années qui viennent de s’écouler. Aucun récit, aussi

1. Le 4 novembre, Benès a été invité à participer, sur un pied d’égalité avec


les autres belligérants, à la Conférence du Conseil suprême réunie pour fixer les
conditions de l’armistice. A cette occasion, la délégation tchèque a voulu s’op-
poser & la cessation des hostilités. Elle aurait souhaité que les armées alliées péné-
trassent en Allemagne jusqu’au Rhin, II pour mieux iaire sentir à l’ennemi tout le
poids de sa défaite B. Cette attitude intransigeante a été approuvée par Lloyd
George et Clemenceau. II a fallu que le maréchal Foch jette toute son autorité
dans la balance pour faire adopter l’armistice, en déclarant : a Puisque las Alle-
mands acceptent nos conditions, il serait criminel de prolonger - fût-ce d’un
seul jour - l’effusion de sang. D
2. Le 15 novembre, les échelons avancés des missions militaires française et
anglaise ont étB envoyés à Prague. Le 14 novembre, un premier transport de
Légionnaires a eu lieu d’Italie en Tchécoslovaquie. Quant au général Piccione, il va
commander pendant quelques mois les divisions tcheques chargées du maintien
de l’ordre en Slovaquie méridionale.
102 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

fidèle soit-il», écrit-il dans ses Mémoires, (( ne saurait rendre le


constant travail de notre esprit, la tension nerveuse e t les
émotions au prix desquels nous avions remporté notre suc-
cès politique. Quelles pérégrinations à travers le monde
entier! Que de démarches dans les divers ministères, à Paris,
Londres, Rome, Pétrograd, Washington e t Tokyo! Que de
visites aux personnalités influentes les plus diverses! Que de
mémorandums, de télégrammes, de lettres, d’interventions
en notre faveur, de la part des diplomates alliés et de nos
amis politiques! Que d’interviews, de conférences e t d’ar-
ticles! Mais sans notre propagande à l’étranger, notre travail
diplomatique et le sang de nos Légions, nous n’aurions jamais
conquis la liberté l.
Le 20 décembre, à la tombée du jour, le train arrive à
Oberhaid 2, à la frontière de la Bohême. Alors, terrassés par
l’émotion, Masaryk et les membres de son escorte descendent
de leur wagon e t embrassent en pleurant la terre de leur
patrie retrouvée.
1 . MASARYK,La Résurrection d’un État, p. 290-291.
2. Rapidement baptisé Hornedvoriste.
IV

DE LA RÉSISTANCE INTÉRIEURE
A LA PROCLAMATION DE LA REPUBLIQUE

Dans quel état vont-ils trouver Prague, après plus de


quatre ans d’absence?
Le pays a beaucoup changé depuis leur départ pour
l’étranger. Comme nous l’avons vu, la loi martiale y a été
proclamée. Tous les hommes de plus de vingt ans ont
été mobilisés. Quelques exécutions sommaires ont eu vite
fait de ramener dans le rang ceux qui croyaient pouvoir se
livrer à des menées subversives Sans doute, M. Kra-
m a d , le chef des Socialistes tchèques, a-t-il fondé un
u Comité national )) (Narodny Vybor). Sans doute, d’autres
leaders de l’opposition, tels MM. RaSin, Klofatsch, Svehla
et Scheiner, le chef des (( Sokols », se sont-ils efforcés de
déclencher un mouvement irisurrectionnel. Mais ils ont été
rapidement arrêtés et jetés en prison2. Les Sokols ont été
dissous. Les 2% et 36e régiments d’infanterie, formés en
majorité de jeunes gens recrutés parmi les districts slaves,
ont été disloqués et leurs effectifs répartis entre d’autres
unités (( plus sûres ».Bref, une chape de plomb est tombée
sur le pays.
Pourtant, la population, dans son ensemble, est demeurée
fidèle aux Habsbourg. Elle n’a manifesté aucune hostilité
à leur égard, bien au contraire. Durant les années 1915 et
1916, les déclarations de loyalisme n’ont cessé d’afluer à la
Hofburg. Certes, la plupart de ces messages continuent à
souhaiter (( une restauration des Droits historiques de la
1. Voir plus haut, p. 38.
2. Notamment Kratochvil, exécuté z i Prérov le 23 novembre 1914, et Matejka,
exécuté le 15 ùécembre suivant.
104 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Bohême n. Mais cette éventualité n’est évoquée que comme


une perspective lointaine, qui se réalisera après la victoire
des Empires centraux. Lorsque l’on a célébré, le 2 décembre
1915, le soixante-septième anniversaire de l’avènement de
François- Joseph, tous les maires des communes tchèques,
groupés autour du bourgmestre de Prague, lui ont envoyé
leurs félicitations. Quant au Dr Sméral, député socialiste au
Reichsrat et chef du futur Parti communiste tchécoslovaque,
il a adressé à l’Empereur, au nom de tous les travailleurs
tchèques, (( ses vœux les plus ardents pour la victoire de ses
armes 11.
L’attitude loyaliste de la population est une déception
cruelle pour les membres du Conseil national de Paris, qui
ne cessent d’affirmer à Downing Street et au Quai d‘Orsay
(( que quatre-vingt-quinze pour cent des Tchèques n’ont
qu’un désir : briser les liens odieux qui les attachent aux
Habsbourg ».Les Alliés ne vont-ils pas interpréter ce silence
comme un désaveu? (( L’absence de réaction de la part de
nos compatriotes et le peu d’écho que soulevait chez eux
notre propagande révolutionnaire furent pour nous des coups
très durs »,avouera plus tard Benès.
Mais peu à peu l’atmosphère se transforme sous la pres-
sion des événements. Tandis que la perspective d’une vic-
toire rapide des Empires centraux s’estompe à l’horizon, les
témoignages de loyalisme se raréfient, ou s’expriment avec
plus de réticence. On commence à enregistrer des actes de
sabotage. Au front, les désertions deviennent chaque jour
plus nombreuses. Tous ces signes indiquent que le vent est
en train de tourner.
En octobre 1916, le comte Stürgkh, Président du Conseil,
est assassiné à Vienne par Frédéric Adler, un des membres
du Parti social-démocrate autrichien l. Quatre semaines plus
tard (21 novembre), l’Empereur François-Joseph expire à
son tour, usé par les chagrins, les déceptions et les deuils
d’un règne de soixante-huit années 2. Son petit-neveu, l’ar-
chiduc Charles, lui succède sur le trône. Un chapitre nouveau
s’ouvre dans l’histoire de l’Empire austro-hongrois. Nul ne
sait encore que ce sera le dernier.,.
i. Le fila de Victor Adler, PrCsident de la Social-dCmocratie autrichienne.
(Voir vol. IV, p. 382.) Friedrich Adler reparaîtra Bur la mène politique en
octobre 1918, date à laquelle il deviendra, avec Otto Bauer revenu de Russie,
le chef de l’aile gauche du Parti social-démocrate autrichien.
2. Son accession au trône date de 1848.
LA FONDATION DE L A TCAI~COSLOVAQUIE 105

L’Empereur Charles est un de ces hommes doux, généreux


et pleins de bonne volonté, qui président généralement au
crépuscule des dynasties. I1 est tout disposé à accorder une
plus large autonomie aux «-Pays de la Couronne e t repren-
drait volontiers à son compte la politique qu’aurait sans
doute appliquée l’archiduc François-Ferdinand, s’il n’avait
pas été assassiné à Sarajevo. Mais sa volonté sera-t-elle à
la hauteur des circonstances? Saura-t-il faire échec à la
conjugaison de forces - intérieures et extérieures - qui tra-
vaillent à disloquer la Double-Monarchie?
Son premier geste, en accédant au trône, est de promul-
guer une amnistie générale e t de libérer tous les chefs de
l’opposition incarcérés par François-Joseph, notamment Kra-
m a d , Klofatsch, Scheiner e t Ragin. E n agissant ainsi, il
espère démontrer son désir de coopération. Or, son acte de
clémence - que l’opinion interprète comme un aveu de
faiblesse - a un effet contraire à celui qu’il escomptait.
Lorsque Kramar6 revient à Prague, son arrivée y déchaîne
une explosion d’enthousiasme. A peine sortis de leurs geôles,
les chefs de l’opposition recommencent leur agitation. La
première révolution russe, qui vient de détrôner le Tsar, leur
apporte plus qu’un encouragement : un exemple.
Le Comité national se reconstitue et la Mafia reprend son
activité clandestine I . Du coup, une effervescence grandis-
sante se manifeste dans le pays. Dès le mois de novembre
1916, les députés tchèques du Reichsrat ont décidé de se
regrouper pour donner glus de poids à leurs revendications z.
Six mois plus tard (mai 1917), les écrivains de langue tchèque
se réunissent à leur tour. Ilsrédigentun manifeste dans lequel
ils demandent aux députés du Reichsrat de réclamer avec
plus de vigueur le rétablissement des (( Droits historiques D
de leur pays. Le 14 mai, une déclaration des ouvriers métal-
lurgistes annonce que l’heure de la résignation et de la pas-
sivité est révolue. Enfin, le 27 mai, lors de la réouverture du

1. C‘est par ell que l’opinion tchhque apprendra successivement la formation


des Légions cornfattantes à l’étranger, la création d’une armée autonome en
Ruasie et l’intégration progressive des divisions tch6ques aux forces de l‘Entente.
2. Ainsi naît .le ceaky Sum, ou r bloc tchdque D , formé de toua le.$ députér
tohbques au Reichsrat de Vienne.
106 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Parlement autrichien, que l’Empereur Charles a convoqué


dans un but d’apaisement l, les députés tchèques votent
une motion très violente dans laquelle ils réafirment leur
désir de voir accorder à la Bohême le droit de s’administrer
elle-même.
Pendant ce temps, la situation sociale ne cesse de s’ag-
graver. Le prix de la vie augmente; les vivres se raréfient.
Des grèves se succèdent, provoquées par des demandes de
rajustements de salaires. Les actes de sabotage se multi-
plient dans les usines travaillant pour la Défense nationale.
Les appels de Benès e t de Masaryk commencent à être
entendus.
Lentement, mais sûrement, les forces qui travaillent à la
dislocation de l’Empire s’enhardissent e t gagnent du ter-
rain. Les antagonismes s’accentuent. Le 6 janvier 1918, jour
de l’Epiphanie, les députés tchèques du Reichsrat publient
un nouveau manifeste, qui entrera dans l’histoire sous le nom
de u Déclaration des Trois Rois ». Ils y réclament, d’une
façon impérative, la restaurFtion de l’ancien royaume de
Bohême e t son érection en Etat souverain.
Du coup, les Allemands s’inquiètent. Si l’Empereur
Charles donnait suite à cette réclamation, trois millions et
demi des-leurs ne seraient-ils pas inclus dans les frontières
de cet E tat? Résolus à s’y opposer coûte que coûte, les
députés allemands de Bohême se réunissent sous la pré-
sidence de M. Raphaël Pacher. Parlant au nom des qua-
rante-six circonscriptions électorales qu’ils représentent,
ils demandent (( que les districts germaniques de Bohême
soient érigés en province allemande autonome, distincte
des districts tchèques et jouissant de toutes les prérogatives
d’une terre de la Couronne2 D.Prèsque en même temps, dans
le discours qu’il prononce le 8 février 1918 devant le Congrès
américain, le Président Wilson affirme que N toutes les aspi-
rations nationales bien définies devront recevoir la satisfac-
tion la plus complète, sans perpétuer d’anciens éléments de

I . Le Reichsrat, élu en 1911, n’a plus siégé depuis août 1914.


2. Cette revendication reproduit A peu de choses près, la motion adoptée le
31 août 1848 par les représentants des villes allemandes de Bohême, réunis en
Congrès A Teplitz-Schbnau. (Voir plus haut, p. 16.) Elle fait également écho au
voeu présenté le 19 octobre 1848 au Parlement de Francfort par les délégués de la
Bohême allemande : a Loraqu’un Paya allemand et un Pays non alZemad ont le
mEms souverain, IC Paya allemand doit recevoir une Constitution qui le sépare du
Paya non allemand. 8
L A F O N D A T I O N D E L A TCH ÉCO S LO VAQU I E 107
discorde, ni introduire des antagonismes nouveaux, suscep-
tibles, avec le temps, de rompre la paix de l’Europe et, par
conséquent, du monde ».E n vertu de ce principe, il énonce
un programme en quatorze points, dont le dixième spécifie :
A u x peuples de l‘Autriche-Hongrie, dont nous désirons sau-
((

vegarder la place parmi les nations, devront être données, a u


plus tôt, les plus larges possibilités de développement autonome. 1)
Alors, le Cabinet impérial comprend qu’il est temps de
faire quelque chose. Sortant de sa trop longue inertie, il
décide de donner satisfaction à cette double aspiration à
l’autonomie, formulée à la fois par les Tchèques et les Alle-
mands. La chose est d’autant plus faisable qu’à l’exception
de quelques îlots germaniques, disséminés en territoire slave,
les deux communautés forment des entités ethniques, faciles
à délimiter. Le 21 mai 1918, l’Empereur Charles promulgue
une Ordonnance en vertu de laquelle Allemands et Tchèques
se verront accorder le droit de s’administrer eux-mêmes.
Pour cela, les districts germaniques seront séparés des dis-
tricts slaves par une ligne de démarcation qui épousera
aussi étroitement que possible la frontière linguistique. Cinq
d’entre eux - ceux de Trautenau, Reichenberg, Leitme-
ritz, Eger et Budweis - iront aux Allemands1. Les sept
autres - ceux de Prague, Pilsen, PiSek, Tabor, Caslau,
Koniggratz et Jicin - iront aux Tchèques. Le comte Cou-
denhove, qui a succédé au prince de Thun-Hohenstein
comme Statthalter en Bohême, reçoit l’ordre de mettre
immédiatement à l’étude les modalités d’exécution de ce
plan, qui devra entrer en vigueur au printemps de 1919.
Les députés allemands de Bohême se déclarent satisfaits
de ce règlement. Réunis sous la présidence du Dr Titta, ils
décident de préparer une Constitution pour les cinq districts
appelés à former la future (( Bohême allemande D. Les
Tchèques, eux non plus, ne semblent pas mécontents. SOUS
l’impulsion de Kramarë, le (( Comité national tchèque »,se
transforme en (( Conseil national 2 N et s’apprête à prendre
en main l’administration du territoire qui lui sera dévolu.
Le Conseil national de Paris est consterné en apprenant
1. Il sufira de rectifier quelques limites de district, qui ne correspondent pas
toujours à la frontière linguistique. C’est ainsi qu’une partie du district de Bud-
neis ira au district de PiBek, tandis que l’îlot germanique d’Iglau sera rattaché
au district de Budweis (qui changera de nom).
2. Outre KramarE, qui en assume la présidence, sea membres principaux sont
MM. RaSin, Svehlr, Soukoup et Stribrny.
IO8 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

qu’un autre Conseil national s’est constitué à Prague, qui ne


dépend pas de son autorité et ne peut qu’entrer, tôt ou
tard, en rivalité avec lui. Mais où sa colère déborde, c’est
lorsqu’il apprend que les chefs de la Résistance intérieure
se sont ralliés aux vues du Cabinet de Vienne. Comment

U T R I C H E

SÉPARATION DES DISTRICTS SLAVES ET ALLEMANDS DE


B O H Ê M E , D’APRÈS L’ORDONNANCE IMPÉRIALE DU 21 MAI 1918.

ont-ils pu accepter cette solution bâtarde, qui fera de leur


pays un &tat croupion, amputé de ses régions industrielles
et privé de frontières stratégiques, c’est-à-dire incapable de
se défendre contre ses puissants voisins? Comment ont-ils
pu renoncer à revendiquer la Moravie, où les ressortissants
tchèques représentent la moitié de la population? Enfin,
comment ont-ils pu se contenter de l’autonomie interne,
alors que la victoire des Alliés - qui paraît désormais
certaine -- met l’indépendance totale à portée de leur
main?
Pour empêcher l’application de 1’0ïdannance du 21 mai,
L A FONDATION DE LA TCHfiCOSLOVhQUIE 109
le Conseil national de P ar k a deux moyens à sa disposition :
aggraver au maximum la tension intérieure et se faire recon-
naître au plus tôt, par les dirigeants be l’Entente, comme
le seul gouvernement légal du futur Etat tchécoslovaque.
Aussi ses membres multiplient-ils leurs démarches à Rome, à
Londres, à Paris. Une simple confrontation de dates est signi-
ficative à cet égard. L’Ordonnance de l’Empereur Charles est
du 21 mai 1918. La reconnaissance de la France survient le
29 juin; celle de l’Italie, le 3 juillet; celle de l’Angleterre, le
9 août; celle de l’Amérique, le 2 septembre l. Assurés dès
lors du soutien inconditionnel des Alliés, Benès et Masaryk
peuvent considérer l’avenir avec plus de confiance. Ils se
disent - non sans raison - que les concessions imprudentes
faites au Cabinet impérial par Kramari: et ses amis ne
pèseront pas bien lourd devant la volonté des vainqueurs.

Tandis que Ludendorff déclenche ses ultimes offensives, le


Gouvernement de Vienne décide de procéder à la mise en
place du nouveau système. Peu à peu, dans les districts slaves,
des fonctionnaires tchèques remplacent les fonctionnaires non
tchèques, et reconnaissent l’autorité du Conseil national de
Prague. Afin de contrecarrer une évolution qui risque de conso-
lider le p o p o i r de son rival, le Conseil national de Paris décide
de fomenter des troubles à l’intérieur du pays. L’ancienne
Mafia de Benès entre aussitôt en action. Au début d’octobre,
certains de ses membres organisent à Pisek un putsch destiné
à renverser KramarE et son équipe, considérés comme trop
dociles à l’égard des Habsbourg. Simultanément, elle organise
un meeting monstre à Prague où des milliers d’ouvriers, réunis
sous prétexte de demander des augmentations de salaire,
sillonnent les rues de la ville aux cris de : (( Pîxeorat!
Ppevrat! Révolution! Révolution! n (14 octobre). Mais les
autorités militaires sont sur leurs gardes. La conjuration
de Piiiek est étouffée dans l’œuf, tandis que deux régiments,
composés l’un de soldats hongrois, l’autre de recrues alle-
mandes originaires de l’Egerland, ouvrent le feu sur la foule
et la dispersent rapidement. On compte cinq morts e t une

1. Voir plus haut, p. 96 e t 100.


110 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

centaine de blessés. Mais vingt-quatre heures plus tard,


l’ordre est rétabli.
Cette démonstration de force donne beaucoup à réfléchir
à Kramare et à ses collaborateurs. Libre à ceux qui mènent
leur action de l’étranger de vouloir précipiter le pays dans
un chaos sanglant. Ceux qui vivent, jour après jour, au
milieu des populations, sont tenus à plus de ménage-
ments. ..
*
+ i

Mais si les Empires centraux sont encore capables d’impo-


ser leur volonté en Bohême, ils ne le peuvent plus sur le front
occidental, où leurs armées battent en retraite des Vosges
à la merl.
Le 16 octobre, sentant venir la débâcle, l’Empereur Charles
publie un manifeste dans lequel il annonce son intention de
donner à l’Empire austro-hongrois une structure fédérale.
Ce rescrit, dû à la plume du Dr Lammasch, prévoit la recon-
naissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais
précise (( qu’aucune atteinte ne sera portée à l’intégrité de la
Couronne D.Les députés du Reichsrat sont invités à consti-
tuer, selon leurs affinités ethniques, des (( Conseils nationaux D
afin de rédiger une nouvelle Constitution 2.
Neuf jours plus tôt, le comte Andrassy, ministre des
Affaires étrangères, a fait connaître au Président Wilson, par
l’entremise du Vatican, que l’Autriche-Hongrie était dis-
posée à entamer des pourparlers de paix sur la base des
quatorze points, tels qu’il les a énoncés dans son discours au
Congrès américain du 8 février 1918.
(( Après tout »,se dit-on dans l’entourage de l’Empereur,

(( les propositions de Wilson ne sont pas déraisonnables.


Elles peuvent permettre à l’Autriche-Hongrie de s’en tirer
aux moindres frais. Parmi les quatorze points, seuls les
points 9, I O , 11 e t 13 la concernent directement. Que les
parties du Trentin habitées par des Italiens reviennent à
l’Italie (point 9), rien de plus naturel. (Trieste pourra rece-
voir un statut spécial, conformément aux vœux de sa popu-
lation.) Que la portion de la Galicie occidentale, occupée
1. Voir vol. I, p. 12-13.
2. Voir vol. IV, p. 384.
LA FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 111
depuis des siècles par des populations indéniablement polo-
naises, revienne à la Pologne (point Il), est également nor-
mal. L’Autriche en a déjà convenu en 1916, lorsqu’elle
s’est-engagée, conjointement avec l’Allemagne, à constituer
un Etat polonais indépendant après la fin des hostilités l.
(Un Royaume de Haliczs D pourra être constitué en Galicie
((

orientale, habitée en majorité par des Ruthènes, c’est-à-


dire des Ukrainiens.) Que la Serbie et la Roumanie soient
évacuées (comme l’ex,ige le point 13) est déjà presque
accompli. I1 ne reste donc que le point 10, qui a trait
aux territoires situés au cœur de l’Empire : l’Autriche, la
Bohême et la Hongrie. Que demande le Président des Etats-
Unis? Que ces peuples reçoivent le plus tôt possible les plus
larges possibilités de développement autonome. Pris au pied
de la lettre que signifient ces mots, sinon que l’Empire aus-
tro-hongrois doit se transformer en un Etat fédéral? N’est-ce
pas justement ce que l’Empereur Charles est en train de
faire? Tout bien pesé, cette formule est peut-être le meilleur
moyen d’insufller une vie nouvelle à l’édifice chancelant.
Poursuivre la guerre dans ces conditions ne servirait qu’à
accumuler les ruines et à favoriser l’expansion du commu-
nisme dans tout le bassin danubien )) ...
+ +
Masaryk e t Benès ont déjà affronté bien des périls. Mais
jamais, peut-être, ils n’en ont couru un aussi grand. Si le
Président Wilson acceptait de saisir la main que lui tend
l’Empereur Charles e t entamait des pourparlers de paix sur les
bases précitées, tous leurs efforts seraient réduits à néant 3.
Masaryk le sent si bien, qu’à un moment où sa présence à
Paris serait indispensable, il part précipitamment ppur
Washington. Par l’entremise du colonel House, du sénateur
Lodge, du secrétaire d’Etat Lansing, de M. Herron, il exerce
une influence si forte sur le Président des Etats-Unis, qu’il
l’amène à modifier son point de vue initial 4. Le 18 octobre,
1. Déclaration conioinie auslro-allemande du 16 novembre 1916.
2. Halicz, une petite ville de 12.000 habitants située sur le Dniestr, a donné son
nom à la Galicie. Elle avait été, au moyen âge, la capitale d’un royaume éphémbe.
3. A ce moment, le Président Wilson est si indispensable au succès de la coali-
tion, que les Alliés ne pourraient aller à l’encontre de sa décision. Ils seraient obligés
de n’aligner sur sa politique.
4. I Masaryk exerça une influence décisive sur la rédaction de la réponse du
112 HISTOIRB DE L'AEMBB ALLEMANDE

Wilson répond au comte Andrassy par une note qui équivaut


à une condamnation à mort de l'Autriche-Hongrie :

L e Président considère comme son devoir de faire connaître


a u Gouvernement austro-hongrois qu'il ne peut prendre e n consi-
dération sa proposition du 7 octobre, parce que, depuis le 8 jan-
vier, date à laquelle il a formulé ses u quatorze points P, des évé-
nements de la plus haute importance sont survenus, qui ont
naturellement modifié l'attitude et les responsabilités du Gou-
vernement des États- Unis. Parmi les quatorxe conditions for-
mulées à ce moment, figurait la clause suivante :
a Aux peuples de l'Autriche-Hongrie dont, nous désirons
sauvegarder la place parmi les nations, devra être donné au
plus tôt, la plus large possibiiith d'un développement auto-
nome. B
Depuis lors, le Gouvernement des Etats-Unis a reconnu l'état
de guerre entre hs Tchécoslovaques et les Empires centraux 1; le
Conseil national est de fait un Gouvernernent menant la guerre
et pourvu de I'auiorité nécessaire pour diriger les affaires poli-
tiques et militaires des Tchécoslovaques. L e Gouverncmnt des
États- Unis a égalemenî reconnu de la façon la p l t u large, la Ugi-
timité des aspirations des Yougoslaves à l'indépendance. Le
Président n'est donc plus en mesure d'accepter une simple
u autonomie n comme base de la paix avec ces nations. C'est à
elles, et non à lui, de décider quelles propositions de la part de
l'Autriche-Hongrie peuvent satisfaire leurs conceptions de leurs
droits et de leur sort, en tant que membres de la famille des
nations.

Le même jour, comme pour donner à cette déclaration un


caractère irrévocable et prendre de vitesse le Conseil national
de Prague, Masaryk, qui se trouve encore aux États-Unis,
proclame l'indépendance de la Tchécoslovaquie 2.

Président Wilson II,écrit Walter Schneefuss. (Uhterreich,p. 79.) Masaryk, lui-même,


ne cache pas le rôle qu'il a joué à cette occasion et nous dit dans sea Mémoker
qu'avant de quitter l'Amérique, il alla remercier chaleureusement le Président
des États-Unis a pour la compréhension dont il avait fait preuve à l'égard de sei
arguments et le service inappréciable qu'il avait rendu à aon pays D. (LaRéwreclion
d'un &at, .p. 315.)
1. Allusion à la note Wilson-Lansing, du 2 septembre 1918. (Voir plus h u t ,
p. 100).
2. Déclaration de Woshingfon, 18 octobre 1918. II semble que la réponse améri-
caine ait été communiquée B Masaryk par le SecrCtnire d'gtat Laming, avaet
même d'btre envoyéo à Vienne.
L A FONDATION DE L A T C H ~ C O S L O V A Q U I E 113

4 *

La réponse de Wilson, dont la teneur est connue à Vienne


dans la soirée du 21 octobre, plonge le Cabinet impérial dans
la consternation. E n refusant de traiter avec l’Empereur
Charles e t en laissant aux Tchèques et aux Yougoslaves le
soin de fixer eux-mêmes leurs conditions de paix, elle sonne
le glas de la Monarchie des Habsbourg. Déjà l’avant-veille
(19 octobre), le Conseil national de Prague a répudié formel-
lement. le manifeste impérial du 16 octobre en déclarant
u que les Tchèques ne sauraient en aucun cas se contenter de
l’autonomie, et que seule une indépendance totale est de
nature à les satisfaire ».La formule rituelle relative à N l’inté-
grité de la Couronne )) n’y est plus prononcée Lorsque le
Conseil de la Couronne se réunit le 22 octobre pour examiner
les termes de la note américaine, il arrive à la conclusion
qu’il ne lui reste rien d’autre à faire qu’à procéder lui-même
à la liquidation de l’Empire.
Mais l’Empereur Charles n’a qu’un désir : que cette
liquidation s’effectue sans effusion de sang. Le 23 octobre,
il charge le I>’ Lammasch, Président du Conseil, de prendre
toutes les dispositions nécessaires à cet effet. Le 24, Lam-
masch convoque à Vienne MM.Kramare, Rasin et Tusar, pour
s’entendre avec eux sur la transmission des pouvoirs. Après
s’être mis d’accord sur les modalités de l’opération, il donne
l’ordre aux autorités impériales en Bohême de collaborer
avec les chefs du Conseil national. Tandis que Kramarc se
rend à Genève, pour y rencontrer Benès, et que TuSar reste
à Vienne pour observer la suite des événements, Rasin
retourne à son Quartier Général.
Dans la nuit du 27 au 28 octobre, un coup de téléphone de
Tusar lui apprend qu’Andrassy a accepté toutes les condi-
tions de Wilson, y compris celles qui ont trait aux Tchèques
e t aux Yougoslaves. I1 interprète cette décision comme une
capitulation de la Monarchie e t en informe aussitôt ses col-
lègues du Conseil national. Après une courte délibéracion, ils
décident de passer aux actes.
Aux premières heures du 28 octobre, Anton Svehla et

1. Ils ne peuvent exiger moins, vingt-quatre heures après la déclaration que


vicnt de faire Masaryk.
V 8
114 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

F. Soukoup s’emparent de l’0fice des céréales l, centre


d’approvisionnement de tout le pays
A 11h. 30, le Conseil national se réunit au grand complet.
A midi, Ragin, Svehla et Soukoup font irruption dans le
bureau du comte Coudenhove et le somment de leur remettre
toute l’administration du pays.
Pendant ce temps, M. Scheiner mobilise les Sokols avec
lesquels il prend en main la police, les communications e t
l’administration civile. E n quelques heures, la gare, la Poste,
les ponts et tous les bâtiments publics de Prague sont
occupés. A 19 heures, le Conseil national promulgue la pre-
mière loi de 1’Etat tchécoslovaque :
L’État tchécoslovaque indépendant a vu le jour. Afin d’assurer
la liaison entre l‘ordre juridique ancien et le nouvel état de choses,
le Conseil national, agissant en tant que mandataire chargé
d’exercer la souveraineté de l‘État, décide, a u nom d u peuple
tchèque :
ARTICLEPREMIER. - La forme de l‘État tchécoslovaque sera
déterminée par une Assemblée nationale en accord avec le Conseil
national tchécoslovaque de Paris, tous deux organes de la volonté
unanime de la Nation. Jusque-là, la souverainete de l’État est
ezercée par le Conseil national [de Prague].
ART. 2. - Toutes les lois antérieures d u Pays et de l‘Empire
restent provisoirement e n vigueur.
ART.3. - Toutes les administrations restent en place et conti-
nuent à msurer leurs fonctions.
ART. 4. - Lu présente loi entre en vigueur ce jour même.
ART. 5. - L e Bureau d u Conseil national est chargé de son
exécution.
Signé : SOUKOUP, SROBAR.
Confirmé à Prague, le 28 octobre 1918.
SVEHLA, RASIN, STRIBRNY.

Dans la capitale, dans les villes de moindre importance e t


jusque dans les plus petits villages des districts slaves,
des cadres tchèques - souvent improvisés -
se substi-
‘tuent aux fonctionnaires autrichiens et prêtent immédia-
tement serment au nouveau gouvernement. Bien que rem-
plis d’une rage muette, les commandants de Place et les
chefs des districts militaires obéissent aux ordres qu’ils ont
1. Kriegsgebeidearnt.
LA F O N D A T I O N D E LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 115
reçus du Cabinet de Vienne. Le dernier témoignage de loya-
lisme qu’ils puissent donner à leur Empereur est d’assister,
sans intervenir, à la dissolution de l’Empire. Mais le lende-
main, beaucoup d’entre eux brisent leur épée de désespoir.

i *

Pendant ce temps, les Allemands de Bohême ont pris, eux


aussi, des décisions importantes. Le 23 octobre, leur Conseil
national présidé par le Dr Titta a chargé une commission de
douze membres d’élaborer les textes proclamant leur appar-
tenance à l’Autriche. Mais la rapidité avec laquelle évo-
luent les événements e t la prise du pouvoir à Prague par
MM. Svehla e t RaSin, les poussent à accélérer leur ratta-
chement à Vienne.
Le 29 octobre, les députés du Reichsrat autrichien origi-
naires de la Bohême du Nord érigent leur pays en Land auto-
nome sous le nom de Deutschbohmen, ou Bohême allemande l.
Ils se constituent d’eux-mêmes en Assemblée de Pays (Lan-
desversammlung) et placent à leur tête un gouvernement
local (Landesregierung) dont M. Pacher (Deutsch-national)
et M. Seliger (Social-démocrate) assument respectivement la
présidence et la vice-présidence z.
Le même jour, les députés du Reichsrat originaires de la
Bohême de l’Est, de la Moravie du Nord et de la Silésie autri-
chienne, élèvent leurs circonscriptions au rang de Land auto-
nome sous le nom de Sudetenland, ou Pays des Sudètes 3. Ils
placent à leur tête le député Freissler, qui prend le titre de
Landeshauptmann.
Simultanément, les populations allemandes de la Moravie
du Sud (Südmahren 4) se constituent en Kreis sous la direc-
tion du député Teufel, qui prend le titre de Kreishauptmann
et demande le rattachement de son territoire au Pays de

1. Superficie :14.496 km*. Population :2.229.488 habitants, dont 2.070.428 Alle-


mands, 116.275 Tchèques et 42.775 ressortissants étrangers (Staatsfremde). Villes
principales : Reichenberg, Pilsen, Teplitz, Auçsig. Villes secondaires : Karlsbad,
Marienbad, Eger, Saaz, Dux, Brüx, Komotau, Bohmisch-Leipa, Trautenau.
2. Quelques jours plus tard, M. Pacher est remplacé par M. Rudolf Lodgman
von Auen, qui prend à son tour le titre de Landeshauptmann.
3. Superficie : 6.534 kma. Population :678.880 habitants, dont 643.804 Alle-
mands et 25.028 Tchèques. Ville principale ;Troppau. Villes secondaires: Jagern-
dorf, Freiwaldau, Sternberg, Neutitschein, Mtihrisch-Trübau.
4. Superficie : 1.840 km*. Population : 173.033 habitants, dont 159.263 Alle-
mands et 11.249 Tchèques. Ville principale :Znaïm.
116 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Basse-Autriche l. Les habitants allemands du Bohmerwald


méridional et moyen (un territoire qui s’étire le long de
la frontière austro-bavaroise) se constituent en Bohmer-
waldgaua et demandent leur rattachement au Pays de
Haute-Autriche 3.
Enfin, les trois îlots germaniques de Brünn 4, Olmütz et
Iglau 8 expriment le désir de rester rattachés à l’adminis-
tration viennoise.
Le lendemain, 30 octobre, toutes ces décisions sont of&
ciellement notifiées au Reichsrat de Vienne ’.
+ +

A l’heure où les Tchèques défilent dans les rues de Prague


en chantant des hymnes patriotiques, où l’on déboulonne
les statues de Joseph I I et de Radetsky, où l’on débaptise
la gare François-Joseph pour la nommer gare du Président-
Wilson, OU des groupes de Sokols arrachent les enseignes des
magasins allemands e t font disparaître des bâtiments publics
toutes les inscriptions rappelant l’ancienne administration
impériale, KramarC et Benès se rencontrent à Genève dans
un petit salon de l’hôtel National 8. C’est la première fois,
depuis le début de la guerre, que le chef de la Résistance
intérieure et le représentant de la Résistance à l’étranger se
trouvent face à face. Les deux hommes se connaissent de
longue date. Voilà des années qu’ils luttent pour la même
cause : l’indépendance de leur pays. Pourtant les événements
en ont fait des rivaux, - presque des adversaires. Chacun

1. Capitale :Vienne.
2. Superficie : 3.281 km*. Population : 176.237 Allemands et 6.131 TchPques.
3. Capitale :Linz.
4. Superficie :7 0 km*. Popuhlwn :140.346 habitants, dont 92.761 Allemands
et 45.297 Tchèques.
5. Superficie :42 km’. PopuZation :37.443 habitants, dont 24.628 Allemands et
11.567 Tchèques
6. Superficie :372 km*.Population :48.420 habitants, dont 38.402 Allemands
e t 9.769 Tchdques.
7. Deutachbiihrnen, Sudetenlad, Kreia Südrndhren et Bôhmenvaldgau ont agi
jusqu’ici en ordre dispersé. Mais la pression des événements les oblige à s’unir.
Pour donner plus de poids à leurs revendications, ils décident de se d6signer eux-
mêmes sous le vocable collectif de Sudetendeutscheou Allemands des Sudètes. Ainsi
naît ce mot, r i aura la fortune historique que l’on sait.
8. Kramar est arrivé à Genève le samedi 26 octobre 1918. Benès y arrive le
28 au matin, à l’heure méme où le Conseil national de Prague est en train dc
prendre le pouvoir.
L A FONDATION D E L A T C A ~ C O S L O V A Q U I E 117
des interlocuteurs est conscient de la gravité de l’heure;
mais chacun possède des atouts dont il ne peut se dessaisir.
C’est pourquoi leur confrontation va être dramatique.
E n tant que Président et Secrétaire général du Conseil
national de Paris, Masaryk et Benès ont été reconnus par
toutes les Puissances alliées. Ils apportent avec eux des
subsides1, des armes e t la protection des vainqueurs. Sans
eux, ni la France ni l’Angleterre n’auraient inscrit le démem-
brement de l’Autriche parmi leurs buts de guerre, et Wilson
en serait resté à ses déclarations d’autonomie. Ils ne jouissent
pas seulement du soutien de toutes les colonies tchèques
d’Europe e t d’Amérique : ils ont conclu des, accords avec les
Slovaques et les Ruthènes, qui ont accepté de joindre leur
destin au leur. Ils disposent d’une force armée de plus de
100.000 hommes : les Légions, qui se trouvent en France, en
Italie et en Sibérie. Enfin ils ont reçu, de la pari des diri-
geants de l’Entente, la promesse d’instaurer un E t a t indé-
pendant (( dans les limites historiques de la Nation tchécoslo-
vaque n. De pareils avantages remportés de haute lutte, ne
leur donnent-ils pas le droit de parler en maîtres?
Mais KramarE, lui non plus, n’arrive pas les mains vides.
I1 sait qu’il peut compter sur l’adhésion du peuple, aux yeux
duquel il symbolise la Résistance, bien plus que les exilés de
Londres et de Paris. I1 tient le territoire, les Sokols et l’admi-
nistration du pays. L’évincer du pouvoir est pratiquement
impossible; cela provoquerait à Prague une levée de boucliers.
- cc Si vous voulez prendre le pouvoir à Prague, sans tenir
compte de notre existence, vous serez balayés! )) affirme-t-il
à son interlocuteur.
- (( E t vous, si vous voulez y instaurer un Gouvernement
tchécoslovaque indépendant, sans tenir compte de la volonté
des Alliés, vous serez écrasés »,rétorque Benès.
Après plusieurs heures de discussion, au cours desquelles
le spectre de la guerre civile se profile à l’horizon, chacun des
deux hommes se rend compte qu’il ne peut rien contre
l’autre. Mieux encore : que les circonstances leur com-
mandent de s’accorder. Fort sagement, ils conviennent que
les Conseils nationaux de Prague et de Paris fusionneront,
afin de constituer un gouvernement unique. Celui-ci sera
composé de membres choisis parmi les deux organismes.
1. Lea colonies am6rieaines leur ont vemd der iommei considérables, et le
Gouvernement français leur a consenti un emprunt de 400 millions de francs-or.
118 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Masaryk deviendra Président de la République et KramarE,


Président du Conseil. Benès restera ministre des Affaires
étrangères, tandis que Stéfanik, Klofatsch, Ragin et Svehla se
partageront les portefeuilles de la Défense, de l’Intérieur, de
1’Economie et du Travail. Enfin le groupe des députés
tchèques au Reichsrat - auxquels on adjoindra, pour la
forme, quelques délégués slovaques - se transformera en
Assemblee constituante. Ainsi, tout danger de scission se
trouvera conjuré. Les Tchèques ne seront pas écartelés
entre deux représentations antagonistes l.
Cet accord témoigne d‘une grande maturité politique.
Mais au dernier moment, son application se heurte à une
dificulté imprévue. Les Alliés ont reconnu Masaryk en t a n t
que Che€ d’une nation belligérantea. Si les deux exécutifs
fusionnent et s’il en prend la tête, il faut de toute évidence
que la Tchécoslovaquie entre en guerre contre les Empires
centraux. Or, c’est là une éventualité devant laquelle Kra-
marE recule avec effroi, car elle rompra les accords qu’il a
conclus avec le Dr Lammasch et grâce auxquels la transmis-
sion des pouvoirs a pu s’effectuer jusqu’ici sans trop de
désordres. KramarE fait l’impossible pour démontrer à Benès
combien cette mesure est inopportune. Par malheur, c’est un
point sur lequel Benès ne peut transiger. Si la Tchécoslova-
quie ne se présente pas à la Conférence de la Paix comme une
nation belligérante, sa position en sera considérablement
diminuée.
Aussi est-ce le cœur serré que KramarC rentre à Prague.
La situation qu’il y trouve est bien pire qu’avant son départ.
Des troubles ont éclaté à Bohmisch-Leipa, à Warnsdorf, à
Lobositz, à Bilin. Si les autorités militaires locales ont
accepté de se croiser les bras, il n’en va pas de même de cer-
taines unités du front, qui refluent avec tout leur matériel
de guerre à travers la Bohême. En plusieurs endroits, elles
1. a Renseignée de façon authentique par les documents sur notre activité ID,
écrit Benès, #et voyant les résultats de notre action B l’étranger, la délégation de
Prague tint, de sa propre initiative, ri rendre un hommage particulier à T. G. Masa-
...
ryk Ainsi, le Gouvernement provisoire de Paris, reconnu par les grandes Puis-
sances alliées, reçut la dernière et la plus importante consécration : il fut reconnu
par Prague. L’unité de notre lutte libératrice dans notre pays et A l’étranger était
solennellement assurée et atürmée. C’était le couronnement moral de notre révo-
lution nationale e t juridique. D (Mérnoiru ds guerre, II, p. 384-393.)
2. Les notes françaises du 29 juin et du 15 octobre, leu déclarations anglaises
du 9 août et du 23 octobre et la déclaration américaine du 2 septembre, les décla-
rations italiennes des 3, 21 et 24 octobre, la déclaration ierbs du 24 octobre 1918
ne laissent rubrister aucun doute icet égard.
L A FONDATION D E LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 119
ont ouvert le feu sur les populations qui ont tenté de s’oppo-
ser à leur passagel. Là où il y avait des détachements de
Sokols, ceux-ci ont riposté. Si les collisions de ce genre se
multiplient, la libération du territoire s’achèvera par un
bain de sang2.
Pour compliquer encore les choses, les organisations de
cheminots tchèques, qui se sont emparées du réseau ferro-
viaire, ont suspendu tout trafic avec Vienne, privant la
capitale d’une bonne partie de son ravitaillement. Par ail-
leurs, le comte Coudenhove a refusé catégoriquement de
remettre les districts allemands aux autorités tchèques.
- (( Une telle initiative dépasse mes attributions D, a-t-il
répondu avec fermeté aux membres du Conseil national qui
le lui ont demandé. (( C’est à la Conférence de la Paix qu’il
incombera de fixer le sort de la Bohême allemande. ))
En entendant ces mots, Rasin s’est emporté.
- (( Le Gouvernement tchèque)),a-t-il rétorqué d’une voix
enrouée par la colère, ((dénietoute existence aux cantons alle-
mands et, à plus forte raison, à la Bohême allemande! Pour
nous, cette question est déjà tranchée. Sivous estimez devoir
évoquer leurs noms devant moi, je ne puis que vous opposer
la protestation la plus énergique et compte que ces mots ne
seront plus jamais prononcés ici! 3 n
Mais le comte Coudenhove est demeuré inflexible. Déses-
pérant de le faire revenir sur son refus, Rasin l’a mis
en état d’arrestation et l’a fait garder à vue dans le palais
du Hradjin. Un instant, KramarE songe à le (( défenestrer I),
selon le précédent historique de 1618. Mais réflexion faite, il
préfère s’en abstenir. Un tel acte serait capable de mettre
le feu aux poudres. La situation est déjà assez tendue comme
cela. I1 fait libérer le Statthalter et l’autorise à rentrer chez
lui. En même temps, il donne l’ordre aux cheminots de réta-
blir les relations ferroviaires avec l’Autriche. Ces deux gestes
sont interprétés à Vienne comme un témoignage de bonne
volonté. Puisque les Tchèques s’efforcent de ne pas pousser
les choses au pire, le Cabinet impérial promet d’accélérer le
retrait de toutes les troupes stationnées en Bohême, mais
qui n’appartiennent pas au pays.
1. Notamment des unités de l’armée Mackensen, qui reviennent de Roumanie.
2. A ce moment, le Conseil national de Prague ne dispose que de 6.000 hommes
médiocrement arméa, tandis que le Bohême est encore remplie de troupei austro-
allemande
3. Hûna Kmess, &mpf in Eohmm, p. 95.
120 HISTOIRE D E L’ARMÉE. ALLEMANDE

L’évacuation, commencée au matin du 31 octobre, se pour-


suit durant les journées suivantes. A l’aube du 3 novembre,
les derniers vestiges de 1’Armée impériale quittent leurs
casernes en emportant avec eux leurs étendards. Contrai-
rement à ce que l’on pouvait craindre, leur départ ne
donne lieu à aucun incident.
KramarE respire. Le conflit touche à sa fin. L‘Em-
pire des Habsbourg agonise. S’il parvient à gagner encore
quelques jours, peut-être même quelques heures, l’Autriche-
Hongrie aura cessé d‘exister et toute déclaration de guerre
sera devenue superflue...
E n raisonnant ainsi, KramarE ne se trompe pas. Dans la
nuit du 2 au 3 novembre, le Conseil de la Couronne décide
d’accepter les conditions des Alliés. Le 4,l’hiitriche dépose
les armes l. Le 11, l’Allemagne en fait autant z. Le lende-
main, l’Empereur Charles fait savoir (( qu’il renonce à toute
participation aux affaires gouvernementales )) tandis que les
députés du Reichsrat, réunis en Assemblée nationale, pro-
clament l’avènement de la République et portent au pouvoir
le Dr Renner, qui devient ainsi le premier Chancelier de
l’État fédéral autrichien.
Quarante-huit heures plus tard (14 novembre), 1’Assem-
blée nationale révolutionnaire tchèque, convoquée à Prague
par KramarE, tient sa première séance solennelle dans
l‘ancien Landtag de Bohême 3. Les députés adoptent à main
levée les articles de la nouvelle Constitution, préparée à
l’avance par le Comité national. Après quoi, se conformant
aux stipulations de l’Accord de Genève 4, ils élisent à
l’unanimité Thomas Garrigue Masaryk chef de 1’Etat et
nomment KramarE, Président du Conseil. Benès devient
ministre des Affaires étrangères; RaSin, ministre des
Finances; Svehla, ministre de l’Intérieur; Klofatsch, minis-
tre de la Défense; Stéfanik, ministre de la Guerre 5. Le

1. L’armistice entre les Alliés et l’Autriche-Hongrie est signé à Padoue, à ia


villa Giusti.
2. Dam le wagon-salon du maréchal Foch, à Rethondes.
3. Elle comprend 249 mcmbres, répartis comme suit : 54 Agrariens; 49 Social
démocratea; 40 Démocrates du a Droit d’gtat D; 28 Socialistes tchèques; 24 Catho-
liques; 4 Socialistes centralistes; 1 membre du Parti morave des artisans;
40 membres représentant provisoirement lea Slovaques; 9 non inscrits.
4. Voir plus haut, p. 117-118.
5. Le secteur militaire se trouve ainai scindé en deux : l’autorité de Klo-
fatsch s’étend aux troupes de l’Intérieur et aux Sokols; celle de Stéianik s’étend
aux troupes de I’EzUrieur, c’est-&-dire aux Légions de France, d’Italie e t de
LA FONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE 121
premier gouvernement de la République tchécoslovaque est
constitué l.
*
+ +

Quelques jours auparavant (30 octobre 1918), cent cinq


personnalités slovaques se sont réunies en Assemblée à
Saint-Martin de TurieE 2, pour ratifier l’Accord de Pittsburgh
et proclamer ((leur volonté d‘être rattachés à la nation
tchèque 3 ».Malheureusement, la composition de ce Congrès
est des plus contestables. Si aucun député des Allemands de
Bohême ne siège à l’Assemblée de Prague, aucun député des
Hongrois de Slovaquie ne figure au Congrès de Saint-Martin.
De plus, ni le Parti populaire slovaque, ni les Chrétiens-
sociaux, ni les Sociaux-démocrates slovaques n’y sont
représentés 4. Soixante pour cent des membres de l‘Assem-
blée appartiennent au seul Parti national de Mathias Dula.
Le reste se compose (( d’invités n que l’on a choisis en rai-
son de leurs sympathies protchèques 5.
C’est pourquoi deux autres Congrès se réunissent quelques
jours plus tard, à PreSov et à Kosice, pour protester contre
la décision prise par l’Assemblée de Saint-Martin et exprimer
le vœu que la Slovaquie reste attachée à la Hongrie ».Mais
((

les dirigeants de Prague feront en sorte que le chefs de


l’Entente n’en sachent rien.
En Ruthénie, en revanche, par suite des combats très vio-
lents qui se poursuivent dans les Carpathes, la population
n’est pas en mesure de se prononcer elle-même. C’est donc
l’émigration ruthène d’Amérique qui prendra sur elle de rati-
fier l’Accord de Homestead. Réunis en Congrès à Scranton
Sibérie. Sa mort accidentelle, survenue le 4 mai 1919 et le retour des Légions
mettront fin icette dyarchie.
1. BEN& Mémoires de guerre, II, p. 479.
2. En hongrois Turocz szent Màrton.
3. On se souvient que le dernier paragraphe de l’Accord de Pittsburgh spécifiait
que les modalités pratiques de l’union avec les Tch,$ques a seraient fixées ultérieu-
rement par les représentants Mgaux du peuple slovaque D. (Voir plus haut, p. 97-98.)
4. Alors que la Slovaquie est un pays foncièrement catholique, 1’Assembléene
compte que 15 délégués catholiques, contre 90 protestants.
5. * L’Assemblée n’était nullement le représentant de la nation slovaque, et
encore moins dd la population entière du territoire en question D, afirmera bl. Yvan
de Rakowsky,ancien membre de la Chambre des Députés hongroise.. C’était une
association privée, qui ne comprenait, pour ainri dire, que quelques chefs du
Parti dit e national I, lequel n’avait, à ce moment, que deux sièges au parlement
de Budapest. a (Con/érence faite à Genève, devant l e Congrès intmnaiional pour la
Défense du Droit des peuples, 10 seplenibrs 1921.)
122 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

(Pennsylvanie) le 19 novembre 1918, les délégués ukrainiens


originaires de Ruthénie, ont alors à choisir entre trois
solutions :
10 L’indépendance pure et simple du pays;
20 Son union avec la Galicie orientale et la Bucovine, au sein
de l‘Ukraine;
30 Uns autonomie dans le cadre de Z‘gtat tchécoslovaque.
(( La première solution se trouva immédiatement écartée

comme non viable n, écrit Elie Borschak. (( La seconde ralliait


en principe l’unanimité, mais la situation du moment la
rerdait pratiquement impossible l. Restait l’union avec
l’Etat tchécoslovaque. C’est cette solution qui prévalut 2.1)
Masaryk est en Amérique, lorsque ces nouvelles lui par-
viennent. I1 s’embarque aussitôt pour l’Europe où il arrive
le 7 décembre. Mais la situation qui règne en Bohême est
encore très confuse. Des combats se déroulent dans les Car-
pathes e t en Slovaquie méridionale. Les dirigeants de
l’Entente lui déconseillent de se rendre à Prague avant que
leurs missions militaires aient pu s’y installer 3. C’est pour-
quoi il n’y arrivera que quinze jours plus tard.
Le 21 décembre 1918, à 9 heures du matin, le train prési-
dentiel entre dans la gare Wilson, pavoisée aux couleurs
bleu-blanc-rouge de la nouvelle République. Le temps est
froid, mais ensoleillé. Toutes les usines de la capitale ont
cessé le travail, pour permettre aux ouvriers d’assister à la
cérémonie. Une foule de plus de cinq cent mille personnes se
presse dans les grandes avenues et aux alentours de la gare.
Des grappes de spectateurs s’entassent sur les balcons, sur
les toits, dans les arbres et jusque sur les cheminées qui
dominent les immeubles. Les façades des maisons sont
décorées de feuillages et de fleurs. Les organisations de jeu-
nesse, les syndicats, les Sokols, ont amené leurs fanfares.
Une mer de drapeaux oscille au vent. Rien n’a été négligé
pour faire au Président un accueil triomphal. (( C’est un grand
jour pour Prague I), écrit la presse Iocale, même si l’on songe

1. La guerre sévissait en Ukraine; les Polonais menaçaient la Galicie orientale,


voisine immédiate de la Ruthhie; les Roumains occupaient la Bucovine.
2. l%e BORSCHAK, L’Ukraine d la Confërence de kz Paiz, Paris, 1938, extraits
du Monde nlnve.
3. Notamment une miiiion militaire française, plic8e ooui l’autorité du génhral
Mittelhauaer.
LA FONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQKJIE 123
que notre ville a déjà derrière elle plus de mille ans d’histoire.
Peut-être est-ce le plus grand jour qu’elle ait jamais vécu l...))
Une formidable ovation s’éléve au moment où Masaryk
apparaît sur le perron de la gare. Voilà tant d’années que les
Tchèques attendent cet instant! Les femmes pleurent, les
hommes trépignent e t hurlent de joie. Masaryk prononce
quelques mots de bienvenue. Mais sa voix s’étrangle d’émo-
tion. I1 tire un mouchoir de sa poche, non pour saluer la
foule, mais pour essuyer son lorgnon tout embué de larmes.
Puis il monte en voiture et se rend au Hradjin, au milieu
d’un enthousiasme qui touche au délire.
u Que ressentis-je e t à quoi pensai-je »,écrit-il dans ses
Mémoires, (( tandis que Prague me faisait cet accueil magni-
fique? Etais-je satisfait? Ma joie était-elle grande? En regar-
dant toute cette splendeur, la richesse des couleurs, des cos-
tumes, des drapeaux et des ornements, en répondant à tous
ces saluts amicaux, j’avais toujours présente à mon esprit
la dure tâche qui m’attendait : faire un édifice solide denotre
État restauré. J’étais toujours pris dans la chaîne de ces
pensées lorsque, l’après-midi, au Parlement, je m’engageai
par un serment solennel, sur mon honneur et ma conscience,
à veiller au bien de la République et à observer ses lois 2. ))
Ce que les Tchèques célèbrent au cours de ces journées est
plus que l’accession à l’indépendance : une véritable résur-
rection. Pourtant, beaucoup des leurs manquent encore à
l’appel. C’est seulement dans quelques mois, lorsque les der-
niers Légipnaires auront été rapatriés de Sibérie, que le
Peuple, 1’Etat et l’Armée - ces trois éléments essentiels de
la souveraineté nationale - se trouveront enfin réunis.

1. Prager Tageblatl, 22 décembre 1918.


2. MASARYKLa Résurrection d‘un État p. 377.
V

L’OCCUPATION DU TERRITOIRE
ET LES ÉLECTIONS DE 1919

Cependant, un point capjtal reste encore en suspens :le tracé


des frontières du nouvel Etat. Par une Convention conclue
le 23 octobre 1918 entre MM. Benès e t Pichon, le Gouver-
nement français s’est engagé. à créer (( u n État tchécoslovaque
dans ses frontières historiques ».Mais ces mots sont-vides de
sens. Aucun peuple, e t à plus forte raison aucun E t a t tché-
coslovaque n’ont existé jusqu’ici. On chercherait en vain leur
trace dans les atlas et dans les manuels d’histoire. Ces termes
sont une création du Conseil national de Paris. Alors,
qu’existe-t-il? Au cœur de la Bohême sur le plateau de
Moravie, 6.430.000 Tchèques, placés sous la suzeraineté
des Habsbourg depuis 1526 2; sur le versant méridional des
Beskides e t des monts Tatra, 2.334.000 Slovaques, incorpo-
rés à la Hongrie, depuis le XI^ siècle 3; dans l’espace compris
entre les Carpathes e t la Theiss, 460.000 Ruthènes égale-
ment placés sous la tutelle des Magyars s. Tchèques, Slova-
ques et Ruthènes ont leur physionomie particulière,. qu’ils
sont fermement décidés à faire respecter. E t comme ils ont
été longtemps soumis à des dominations étrangères, ils sont
d’une susceptibilité ombrageuse envers tout ce qui pourrait
porter atteinte à leur langue, à leurs coutumes ou à leurs
traditions ancestrales.
Pourtant ce n’est pas de ce côté que se trouvent les plus

1. Voir plus haut, p. 96.


2. Capitales :Prague (Praha) et Brünn (Brno).
3. Capitale :Presbourg (Bratislava).
4. On les désigne aussi sous le nom d’ukrainiens ou de Russes sub-carpathiques.
.-
5. Ville8 principales Munkacz (Munkacevo), Chust et Uzhorod
L A FONDATION D E L A T C H ~ C O S L O V A Q U I E 125
grands empêchements. C’est en Bohême et en Moravie oh
3.349.000 habitants d’origine germanique refusent obsti-
nément de se laisser gouverner par des Tchèques. Leurs
représentants n’ont cessé de le répéter, aussi bien à Prague,
qu’à Francfort ou à Vienne. Depuis la conclusion de I’armis-
tice, ces prises de position se sont encore durcies. Car, d’une
part, l’Assemblée nationale autrichienne prétend étendre son
autorité à tous les territoires de langue allemande ayant
appartenu à l’ancienne Monarchie l; de l’autre, elle exprime
le vœu de voir l’Autriche tout entière s’incorporer à 1’Alle-
magne (y compris les Allemands de Bohême, de Moravie et
de Silésie) 2. Les dirigeants tchèques se trouvent pIacés, de
ce fait, devant une situation épineuse.
Que les Alliés permettent à l’Autriche de s’intégrer au
Reich paraît exclu, car dans ce cas l’Allemagne sortirait
grandie de sa défaite. Ce n’est pas sans raison que M.Pichon,
ministre français des Affaires étrangères a proclamé, le
29 septembre 1918 à la tribune du Palais-Bourbon (( que les
vainqueurs n’hésiteraient pas à faire usage de la force, pour
empêcher l’Autriche de fusionner avec l’Allemagne ».(I1 ne
sera d’ailleurs pas nécessaire d’en venir à cette extrémité : il
sufira de déclarer que l’Autriche étant indépendante, il lui
est interdit d’aliéner sa liberté.)
Mais le problème est beaucoup plus délicat en ce qui
concerne les Sudètes. En poussant Wilson à exiger que les
peuples assujettis (( reçoivent leur pleine indépendance )) (et
non une simple autonomie), les Tchèques ont placé entre ses

1. D É C L A R A T I O N D E L’ASSEMBL~E NATIONALE PROVISOIRE A U T R I C E I E N N E LE


22 NO VEMBR E I 9 1 8 : a L’Etat fédéral autrichien-allemand (der Deutsch-oesterrei-
chische Bundesstaat) revendique la souveraineté sur tout l e terrifoire peupld par
les Allemands et particulièrement sur le Pays des Sudètes. L’Plat fédéral autrichien
allemand s’opposera à toute annexion par d’autres nations de ierritoires peuplés de
paysans, d‘ouvriers et de bourgeois al1emands.i
2. D É C L A R A T I O N D U D’ RENNER,CIIANCELIER D’AUTRICAE, L E 12 N OV EM BR E
1918 : a Notre peuple, dans toutes ses parties, ne veut reconnaître qu’une chose :c’est
que l’Allemagne et l’Autriche ne forment qu’une seule race et une seule communauté
de destin.
D É C L A R A T I O N DE SCHEIDEMANN, A L’OUVERTURE D U PARLEMENT DE WEIMAR,
LE 6 F ~ V R I E R1919 : a Puisse le temps être proche où nos irères autrichiens reviendront
prendre leur place au sein de la grande communauté germanique.,
PROCLAMATION DE L ’ A S S E M B L É E N AT I O N AL E A UT RI C H I E NN E , L E 2 MARS 1919 :
U. L‘Autriche doit Eîre considérée comme faisant partie intégrante du Reich allemand. u
D~CLARATION DU PARLEMENT DE WEIMAR, LE 11 A O U T 1919 : a L’Autriche alle-
mande 8era dotde, au sein du Reichstag, d’une représentation proportionnelle au
chiflre de sa population, k jour OU son rattachement au Reich seru devenu effectif. D
(Voir vol. IV, p. 392-393.)
126 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

mains une arme à double tranchant. L’indépendance repose


sur le libre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le
Président des Etats-Unis acceptera-t-il que ce droit soit
accordé aux uns et dénié aux autres? Tolérera-t-il que l’on
s’écarte à ce point de ses propres déclarations devant le
Congrès américain? I1 le faudrait pourtant, pensent Benès
e t ses collaborateurs. Car si les Sudèdes étaient rattachés
à Vienne ou à Berlin, -
ou s’ils recevaient seulement le
droit de s’administrer eux-mêmes, - la Tchécoslovaquie
perdrait les quatre cinquièmes de son potentiel économique.
C’est en effet dans les districts allemands, (fortement indus-
trialisés par rapport aux districts slaves à prédominance
agricole) que se trouvent les mines de fer, de houille et de
charbon, de plomb, de mercure, d’argent e t de graphite l.
C’est là que sont concentrées les usines sidérurgiques et
chimiques, les fonderies, les brasseries, les verreries, les
sucreries, les tissages et les filatures. Plus encore : enlever
à la Tchécoslovaquie le rempart de montagnes qui la pro-
tège de trois côtés, serait lui arracher sa cuirasse et la
livrer sans défense aux entreprises de ses ennemis. Si elle
veut assurer son existence et jouer un rôle déterminant dans
les affaires de l’Europe centrale, il lui faut tenir solidement
tout le quadrilatère de Bohême. Et, pour ce faire, elle doit
l’occuper immédiatement, afin de placer la Conférence de
la Paix devant le fait accompli.

i i

Cette occupation commence le 5 novembre 1918, c’est-


à-dire quelques jours après l’effondrement de la Monar-
chie. Son exécution est facilitée par le fait que les Tchèques,
installés à Prague, partent d’une position centrale d’où
les voies ferrées rayonnent dans toutes les directions,
tandis que les Sudètes, qui occupent un territoire périphé-
rique, ne peuvent ni rassembler leurs forces, ni coordonner
leur action. De plus, les Allemands sont convaincus que
cette occupation ne sera que temporaire et que la Confé-
rence de la Paix obligera les Tchèques à évacuer un terri-
toire qui ne leur a jamais appartenu. Enfin, les Tchèques,
1. Ce n’est pas pour rien que la chaine de montagnes qui sert de frontitre entre
la Bohême et la Saxe s’appelle l’Erzgebirge, ou a Monts métallifères D.
LA FONDATION D E LA T C H I ~ C O S L O V A Q U I E 127
soutenus par l’Entente, se considèrent comme faisant partie
du camp des vainqueurs, tandis que les Sudètes, terrassés
par la défaite et abandonnés à eux-mêmes l, en sont réduits
à se défendre avec les seuls moyens du bord.
Déjà la municipalité d’bussig, où des éléments sparta-
kistes ont commencé à piller les dépôts d’armes e t de vivres,
a envoyé un appel à l’aide au Gouvernement saxon qui
siège à Leipzig. Celui-ci a répondu :
- (( Nous ne pouvons rien faire pour vous! Constituez une
Volkswehr et débrouillez-vous avec les éléments que vous
pourrez recruter sur place. ))
La municipalité s’est alors tournée vers le Gouvernement
de Prague pour lui demander de la protéger contre les
exactions des communistes. Démarche imprudente! Car les
dirigeants tchèques en ont immédiatement profité pour faire
occuper la ville (11novembre 1918). Du coup, les territoires
allemands se trouvent scindés en deux, ce qui met les Sudètes
dans l’impossibilité de rassembler leurs forces.
Comme la vieille cité impériale de Reichenberg risque de
subir le même sort, du fait qu’elle est située à proximité
du territoire tchèque, la Landesregierung décide de trans-
I

férer son siège à Teplitz. Les Tchèques attaquent aussitôt


dans cette direction. Au moment où leurs troupes veulent
pénétrer à Brüx, le Dr Hérold, bourgmestre de la ville
qui a constitué rapidement une petite Volkswehr, donne
l’ordre à cette dernière de s’y opposer par les armes (27 no-
vembre). Trois fois de suite, au cours du même après-midi,
la Volkswehr fait reculer les forces tchèques, pourtant quatre
fois supérieures en nombre. C’est seulement le lendemain,
lorsque les Tchèques ont reçu des renforts de tous côtés,
qu’ils parviennent à s’emparer de la localité.
Après quelques journées de repos, les détachements
tchèques repartent de l’avant. Le 3 décembre, ils occupent
Dux; le 5, Saaz; le 7, Teplitz; le 9, Marienbad; le 11, Leitme-
ritz; le 12, Karlsbad; le 13, Tetschen et Bodenbach; le 16,
Komotau et Eger. La veille, les membres de la Landesre-
gierung se sont enfuis à Zittau en Saxe 2. Peu après,
1. L’Assemblée nationale autrichienne a beau voter des motions revendiquant
la souveraineté sur les territoires des Sudètes, elle est bien incapable de les faire
appliquer. Vienne et Berlin se débattent dans des difficultés qui les empêchent de
songer à d’autres qu’à eux-mêmes. La révolution gronde à Munich et à Dresde;
une insurrection polonaise se prépare en Silésie
2. Fort mal accueillis par le Gouvernement révolutionnaire saxon, ils se réfu-
128 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

les troupes tchèques ont fait leur entrée à Reichenberg.


Toute la Bohême allemande est entre leurs mains.
Enhardis par ce succès, qui ne leur a d’ailleurs pas
beaucoup coûté, les Tchèques décident d’étendre leur
occupation aux districts allemands de Moravie et de
Silésie. Entre le 2 et le 15 décembre 1918, ils s’emparent
coup sur coup de Mahrisch-Trübau, de Fulneck, de Neu-
titschein, de Mahrisch-Neustadt et de Sternberg. Le 18,
ils entrent à Troppau. L’administration locale allemande
se dissout d’elle-même. Dans les derniers jours de dé-
cembre, les Tchèques installent des postes de contrôle à
Jagerndorf, à Freudenthal et à Freiwaldau. Totalement
désemparés, les Sudètes n’ont eu le temps ni de s’armer,
ni de réagir l.
En Moravie, l’occupation se heurte par endroits à une
résistance beaucoup plus vive. A Zlabings, à Pracht, à
Misslitz et à Unter-Wisternitz, des collisions sanglantes ont
lieu et même des duels d’artillerie entre groupes de Légion-
naires et éléments de la Volkswehr, sans que l’avance des
Tchèques en soit ralentie pour autant. Deux corps francs
autrichiens, accourus de Vienne pour prêter main-forte à
leurs compatriotes, sont promptement désarmés e t refoulés
vers le sud. Le l e r janvier 1919, Légionnaires et Sokols font
leur entrée à Presbourg (Slovaquie) dont le nom est aussitôt
remplacé par celui de Bratislava.
Tandis que se déroulent ces opérations, les deux divi-
sions de Légionnaires mises sur pied à Padoue ont pénétré
en Slovaquie, pour y soutenir la partie de la population
favorable à l’union et réduire au silence la minorité récal-
citrante. Mais là, les choses se passent d’une tout autre
façon.
Si les petits détachements de Sokols et de Légionnaires
lancés par le Gouvernement de Prague à l’assaut de la

gient à Vienne, où ils demeureront jusqu’au 24 septembre 1919, pour protester


contre a l’occupation illégale de leur pays B.
1. I1 faut noter aussi qu’ils sont déchirés par de graves divergences d’opinion.
Parmi les classes possédantes, beaucoup appréhendent de fusionner avec le Reich,
au moment où la Révolution spartakiste paraît devoir l’emporter. Les Socialistes
estiment qu’un accommodement avec Prague, où siege un gouvernement socialiste,
serait beaucoup plus avantageux pour les populations sudètes. Quant aux couches
rurales, elles ne peuvent se faire à l’idée que la Monarchie autrichienne ait défi-
nitivement disparu, e t reculent devant la perspective d’une désintégration des
terres de l’ancienne Couronne de BohêmsMoravie. (Cf. Boris CBLOVSKY, Dw
MS(nchsnsr Abkommsn, p. 102.)
L A FONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE 129
Bohême allemande ont pu progresser si rapidement, cela
tient à ce qu’ils étaient fortement armés e t avançaient
par surprise dans des régions dégarnies de troupes. I1
n’en va pas de même en Slovaquie, où les divisions tchèques
se heurtent à des unités régulières de l’armée hongroise qui
refusent énergiquement de leur céder le terrain. I1 s’ensuit
une série d’engagements très violents. Face aux Carpathes,
les Hongrois prennent l’offensive le long de la ligne Surany-
Levice-Modry-Kamen-Lucenec. Dans certains secteurs du
front, les Tchèques doivent faire venir de l’artillerie de ren-
fort. Mais les attaques des Hongrois augmentent d’intensité.
Craignant d’être débordés, les Tchèques lancent un appel à
l’aide aux Alliés. Clemenceau envoie alors une note commi-
natoire au Gouvernement de Budapest, le sommant de
mettre un terme aux hostilités et d’évacuer immédiate-
ment la totalité de la Slovaquie (4décembre) l.
Au cours des journées suivantes, une suspension d’armes
est conclue entre les commandants locaux. La rage au cœur,
les Hongrois se retirent au sud d’une ligne de démarcation
tracée par le général Mittelhauser 2.
La cessation des coinbats en Slovaquie méridionale per-
met aux unités tchèques de poursuivre leur marche vers
l’est. Le 12 janvier 1919, les premiers Légionnaires arrivent
à Ushorod, la capitale de la RuthénieS. Quinze jours plus

1. Ci. MASARYK, La Résurrection d‘un Étal, p. 518-519.


2. Elle correspond, à peu près, à la frontiere hungaro-slovaque, telle qu’elle
a été prévue lors des négociations qui ont abouti à l’Accord de Pittsburgh. (Voir
plus haut, p. 97-98.)
3. lis y arrivent en même temps que M. ZatkoviE, leader de la colonie ukrai-
nienne d’Amérique. Celui-ci vient soumettre à l’approbation des populations le
texte des deux accords conclus à Homestead et à Scranton. (Voir plus haut, p. 98
et p. 121-122.)Maisles députés ruthènes, réunis en Assemblée à IJshorod, montrent
peu d’empressement à les entériner. L’union avec la Tchécoslovaquie leur sourit
beaucoup moins qu’une fusion avec la Galicie orientale, la Bucovine, e t l’Ukraine
proprement dite, car ils feraient alors partie d’un pays de 938.000 km’, peuplé
de 42 millions d’habitants. Plus que leurs compatriotes émigrés aux États-
Unis, ils ont peine à renoncer à ce rêve séculaire que les prétentions des Mos-
covites sur l’Ukraine, des Polonais sur la Galicie et des Roumains sur la
Bucovine ont rendu, jusqu’ici, pratiquement irréalisable. Le 18 mam 1919, ils
feront remettre aux Alliés, par l’entremise de la délégation ukrainienne à Paris,
une protestation très vive contre l’occupation de la Bucovine par les troupes rou-
‘maines. Mais les Alliés n’en tiendront aucun compte. Voyant se refermer devant
eux toute possibilité d’extension à l’est, ils opteront finalement pour l’union avec
la Tchécoslovaquie. Pourtant, c’est seulement le 16 mai 1919, c’est-à-dire à la
veille de la signature du Traité de Saint-Germain, que le Conseil national d’Usho-
rod votera le rattachement de la Ruthénie à l‘État tchécoslovaque. II enverra alora
une délégation spéciale à la Conférence de la Paix, pour faire connaître cette déci-
sion aux Alliés. (Elie Bonscmu, L’Ukraine à la Conférence de ia Pa&, p. 137.)
V 9
130 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

tard, de petits détachements armés, encadrés et équipés par


les soins de l’Entente, s’échelonnent le long de la limite
extérieure de tous les territoires revendiqués par le Gouver-
nement de Prague l.

* +
Durant les semaines suivantes, les Allemands de Bohême,
ne sachant plus que faire, se livrent à la résistance passive.
Ils boycottent les magasins tchèques, évitent d’adresser la
parole aux fonctionnaires tchèques et agissent en toutes
choses comme si les Tchèques n’existaient pas. Mais voilà
que survient pour eux une occasion inespérée de manifester
leur état d’esprit, autrement que d’une façon silencieuse
et négative.
Dans les derniers jours de décembre 1918, l’Assemblée
nationale autrichienne, issue de l’ancien Reichsrat, a décidé
de se constituer en Assemblée constituante et de pro-
céder pour cela à des élections générales. La consultation
électorale, qui aura lieu daus le courant de février 1919, doit
s’étendre à toute l‘Autriche,. y compris les districts alle-
mands de Bohême, de Moravie et de Silésie. Que les popu-
lations de ces régions expriment leur volonté de vivre
ensemble par un vote clair et irrécusable! Qu’elles fassent de
ces élections une manifestation éclatante de solidarité ger-
manique! Les Alliés seront bien obligés d’enregistrer le fait ...
Les groupements nationaux sudètes, au premier rang des-
quels figurent le Parti national et le Parti ouvrier national-
socialiste allemand, se mettent aussitôt au travail pour
donner à la consultation le caractère d’un plébiscite. Mais
à cette époque de chômage et de misère, la lutte pour le
pain quotidien l’emporte sur les préoccupations de langue e t
de race. Dès l’ouverture de la campagne, ils ont la douleur de
constater que les éléments d’extrême-gauche e t les syndicats
marxistes refusent de s’associer à leurs efforts. Non contents
de les dénoncer comme les suppôts du militarisme e t de la
réaction, ils invitent leurs adhérents à s’abstenir d’aller aux
urnes 2. Cette attitude ne porte pas seulement un coup fatal
1. Seule les retient d’aller plus loin, la crainte d’annexer un plus grand nombre
de populatious étrangères, ce qui rendrait les Tchhques minorilaires dans leur
propre paya
2. Sur instructions de la 111s Internationale, tous les membres des syndicats
marxistes qui se rendront aux urnes ee verront retirer leur carte, et ne toucheront
LA FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 131
à l’unité du (( Front allemand ». Elle permet aussi aux
Tchèques de passer à la contre-offensive.
Remettant en vigueur l’article 65 de l’ancienne Consti-
tution impériale, qui punit de peines sévères (( tous ceux qui
portent atteinte à l’unité de l’Etat, par leurs actes, leurs
paroles ou leura écrits »,les autorités de Prague font inter-
dire les réunions, lacérer les affiches, saccager les perma-
nences des partis nationaux1 et incarcérer, sous des pré-
textes divers, tous ceux qui participent, de près ou de loin,
à la campagne électorale. Les nationalistes sudètes ont beau
se démener : ils sont contraints, finalement, d’abandonner
la partie. La surveillance policière est si étroite que les
élections ne peuvent avoir lieu. Aucun nouvel élu des Alle;
mands de Bohême ne siégera donc au Parlement de Vienne,
avec lequel., désormais, tous les ponts sont coupés.
Alors, les Allemands commencent à pressentir le sort qui
les attend. (( Les territoires occupés par les Allemands sont
à nous, et resteront à nous! Que les immigrants et les colo-
nistes s’en aillent! »,a déclaré Masaryk lors de son arrivée à
Prague. Se pourrait-il vraiment que cette menace se réalise?
Réduits à l’impuissance, ils sentent retomber sur eux une
lourde chape de plomb. Ils se demandent avec angoisse si
les Tchèques ne vont pas leur faire subir la loi du plus
fort, en attendant de les reléguer au rang de peuple assu-
jetti...
E n un sursaut de désespoir, ils décident de prendre le
monde à témoin de la violence qui leur est faite. Cette fois-ci
la vague est si forte que tous les partis sans exception sont
obligés de s’y rallier. Le 4 mars 1919 arrive: c’est le jour où
la nouvelle Assemblée autrichienne tient sa séance d’ouver-
ture. A l’heure même OU les députés se réunissent au Parle-
ment de Vienne, les machines s’arrêtent, les usines se vident,
les trains s’immobilisent sur tous les territoires allemands de
Bohême et de Moravie. Les mines, les fonderies, les filatures
sont abandonnées. Tous les habitants des villes et des vil-
lages descendent dans la rue. Plus d’un million e t demi
d’hommes, de femmes et d’enfants se rassemblent sur les
places, pour proclamer leur volonté de demeurer Allemands.
Paysans et ouvriers, bourgeois et commerçants s’embras-
plus aucune indemnit6 de chômage. A cette époque, une telle sanction les expose à
mourir de faim.
1. Notamment à Saaz, à Leitmeritz, à Brüx, à Aussig et à Gablonz.
132 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

sent et fraternisent. Jamais la Bohême allemande n’a connu


une pareille unanimité.
Mais cette journée restera gravée en traits sombres dans
la mémoire de ceux qui l’ont vécue. Car les Tchèques
prennent soudain peur devant l’ampleur de la réaction qu’ils
ont eux-mêmes suscitée. A Kaaden, à Sternberg, à Arnau,
à Eger, à Karlsbad, à Mies, ailleurs encore, les Légionnaires
exaspérés ouvrent le feu sur la foule. Des hommes, des
femmes et des enfants s’écroulent sous les balles. Les murs
des hôtels de ville sont éclaboussés de sang. Le lendemain,
quand on fait le décompte des victimes, on constate que
leur nombre s’élève à 53 morts et à plusieurs centaines de
blessés.
La leçon est amère, mais elle sera retenue. Les Allemands
savent à présent que toute résistance est inutile. Ils ont mis
leur confiance dans les promesses du Président Wilson. Les
Tchèques ont mis la leur dans l’emploi de la force. Seule la
Conférence de la Paix dira lesquels ont eu raison ...
t
+ +

Mais les Tchèques s’y présenteraient dans une position


beaucoup plus forte s’ils parvenaient à c normaliser D leurs
rapports avec les populations allemandes et à persuader
l’opinion internationale que celles-ci s’accommodent fort
bien de la présence de leurs troupes. Bien qu’ils exercent
un contrôle rigoureux sur la presse et ne laissent filtrer au-
dehors que le moins de nouvelles possible, ils craignent que
l’hostilité des minorités ne finisse par être connue à l’étranger
et ne provoque des réactions défavorables chez certains diri-
geants de l’Entente. Non pas en France, où Clemenceau, Ber-
thelot et Pichon sont entièrement acquis à la cause tchéco-
slovaque. Mais en Angleterre, où Lloyd George insiste pour
que des plébiscites aient lieu dans la plupart des territoires
contestés a. Qu’arriverait-il si l’on appliquait cette procédure
à toute la Bohême et à la Slovaquie du Sud? Pour prévenir ce
danger, le Gouvernement de Prague décide de recourir à

1. On en trouve la liste nominative dans Walter SCENEEFUSS,Deutsch-Bdhnwn,


Annexe II, p. 169.
9. Notamment au Schleawig, dans la Sarre, en Pruaae orientale (Allenatein) et
en Haute-Siléue.
LA FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 133
une manœuvre habile : il ordonne que des élections commu-
nales aient -eu le 15 juin 1919, dans tous les arrondissements
du nouvel Etat.
A la fin du mois de mai, les représentants des Pays alle-
mands se réunissent à Teplitz-Schonau, pour examiner la
tactique à suivre.
Renversant la position qu’ils avaient prise lors des élec-
tions pour le Parlement de Vienne, les chefs des partis de
droite adjurent leurs compatriotes de s’abstenir de voter :
- (( Ne voyez-vous donc pas que ces élections sont un
piège? n leur disent-ils. (( E n y participant, vous aurez l’air
de reconnaître que les lois de 1’Etat tchécoslovaque s’ap-
pliquent aussi à vous. Les dirigeants de Prague s’empareront
de cet argument pour affirmer que vous vous êtes ralliés à
leur régime, et que vous vous considérez vous-mêmes comme
des citoyens tchécoslovaques. En agissant ainsi, vous vous
dépouillerez de votre droit à l‘autodétermination et rendrez
impossible l’organisation d’un plébiscite. n
Les chefs des partis de gauche sont d’un avis opposé, car
ils espèrent faire élire partout des municipalités marxistes
grâce à l’abstention des électeurs de droite.
- (( Pour notre part »,déclarent-ils par la voix de M. Czer-
mak, le chef du Parti social-démocrate, .(( nous voterons le
15 juin, quels que soient les arguments que l’on puisse
nous opposer l. D
Ne voulant pas laisser le champ libre aux partis de
gauche, les partis nationaux conviennent de présenter eux
aussi des candidats aux élections. Ils ne s’y résignent qu’à
contrecœur, car ils sentent que cette décision sera lourde
de conséquences.
L’avenir ne tarde pas à démontrer combien leurs appréhen-
sions étaient fondées. Les élections ont lieu à la date prévue.
Bien que les Tchèques n’aient recueilli que 8 % des voix dans
certaines communes de Bohême et qu’en Slovaquie méridio-
nale, quatre-vingt-trois personnes aient été tuées ou blessées
par la police au cours des nombreuses manifestations anti-
tchèques qui se sont déroulées pendant la journée, la consul-
tation représente un succès éclatant pour le Gouverne-
ment de Prague. Ce qui lui importait avant tout n’était pas
la répartition des voix, mais Ie fait que I‘ensemble des popu-
1. Cornpk rendu des dhbata du Congrèr de Tepliiz-Schdnau, 31 mai-) juin 1919.
134 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

lations ait voté. Or, aucune ne s’est cantonnée dans une


abstention muette. Désormais, il est en mesure d’affirmer
qu’il n’y a plus, en Tchécoslovaquie, des Tchèques, des Slo-
vaques, des Allemands et des Hongrois, mais quatorze mil-
lions de citoyens égaux devant la loi et que toute tentative
pour modifier cet état de choses serait une immixtion into-
lérable dans les affaires intérieures du pays.
Ayant ainsi mis de son côté tous les atouts possibles, le
Gouvernement tchèque peut aborder sans crainte les négo-
ciations de paix.
LA DERNIÈRE BATAILLE :
LE TRAITÉ DE SAINT-GERMAIN

Le Congrès de la Paix s’est ouvert à Paris, le 19 janvier 1919.


Tandis que Masaryk est rentré à Prague, Benès est resté rue
Bonaparte l, pour surveiller l’horizon et garder le contact
avec les dirigeants de l’Entente. Eien lui en a pris. Car dès
avant l’ouverture de la Conférence (13 décembre 1918)’ le
Gouvernement autrichien a proposé aux Alliés 2, par l’entre-
mise du Gouvernement helvétique, que les territoires contes-
tés - et notamment les districts allemands de Bohême -
soient soumis à un plébiscite, ou que leurs frontières soient
délimitées par un Tribunal d’arbitrage, présidé par un pays
neutre.
Un moment, Wilson a paru favorable à cette procédure,
mais Benès est aussitôt intervenu pour la faire écarter. I1 n’y
a d’ailleurs pas eu beaucoup de peine. Huit jours plus tard
(20 décembre), M. Pichon a repoussé la proposition helvé-
tique en déclarant que l’établissement des frontières des
Etats successeurs de l’Empire austro-hongrois incombait,
non à un Tribunal d’arbitrage, mais à la Confhence de la
Paix elle-même, ajoutant (( que, dans l’intervalle, la Tché-
coslovaquie était en droit d’occuper tout le territoire de la
Bohême, en vertu de la promesse qui lui avait été faite de se
voir reconstituer dans ses frontières historiques D. Comme
le Gouvernement de Vienne a fait observer que le terme
de (( frontières historiques )) était susceptible de recevoir
les interprétations les plus diverses, Benès a obtenu de
4. O& ae trouva le siége de ranci- Conaeii nationaL
2. Réunis à Paris en Conférence interalliée, afin de prbpaier lei travaux de 1.
Conférence de la Paix proprement dite.
136 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMAN D E

Clemenceau qu’il en précise la signification. Le Président


du Conseil français a alors spécifié que ces frontières
comprenaient ((la totalité de la Bohême, de la Moravie e t
de la Silésie autrichienne n. C’était à la fois avaliser l’occu-
pation des cantons allemands et fixer d’avance le sort de.
leurs populations. Transmise à Vienne, cette réponse y a
causé un certain émoi. D’autant plus que le 7 janvier 1919,
l’Angleterre et l’Italie se sont rangées à cette manière de
voir et pue Wilson - tiraillé entre les avis contradictoires
que lui prodigue son entourage et totalement ignorant des
problèmes de l’Europe centrale - a fini, de guerre lasse, par
s’y rallier lui aussi. Un engrenage est ainsi créé, dont la
Conférence ne pourra plus s’évader l.
Ce premier succès, remporté par Benès dans les coulisses
de la Conférence, est suivi, à brève échéance, par une décon-
venue. En invoquant sans cesse l’héroïsme de leurs Légions
et en se faisant reconnaître par les Alliés comme les chefs
d’un pays en guerre avec les Empires centraux, Masaryk e t
Benès oni. cru acquérir le droit de siéger à la table verte de
la Conférence, sur un pied d’égalité avec les autres belligé-
rants. Or, il n’en est rien. Ne voulant pas se laisser submer-
ger par les petites Puissances, les quatre Grands con tituant
le (( Conseil suprême 1) (c’est-à-dire Clemenceau, Lloyd eorge, &
Wilson et Orlando), ont convenu de les tenir à l’écart de
leurs délibérations. Ils ont confié le soin de fixer les fron-
tières de l’Autriche à un K Conseil des Cinq n composé exclu-

1. E t pas seulement un engrenage : l’échclonnement des réponses à cette pre-


mière demande autrichienne éclaire la position respective des gouvernements alliés,
quant aux problèmes de l’Europe centrale.
La France considhre l’extension de son influence dans cette région du continent
comme un facteur important de sa sécurité. Elle décide et va de l’avant, sans se
soucier des réactions des autres Puissances, convaincue que celles-ci finiront par
la suivre.
L’Angieferrea atteint ses buts de guerre essentiels :la destruction de la puissance
navale allemande et l’accroissement de son Empire au Moyen-Orient par l’acquisi-
tion des vastes territoires pétrolifères ayant appartenu à l’Empire ottoman. Los
problèmes de 1’Europe centrale ne l’intéressent que subsidiairement. Elle est donc
prête à y laisser la France avoir ses coudées franches, à condition que son pouvoir
n’y devienne pas exorbitant.
Les États-Unis,tout-puissants durant les derniers mois de la guerre, ont perdu
beaucoup de leur influence depuis la signature des armistices. Leur prestige est en
déclin. Wilson, dont la santé laisse de plus en plus à désirer, est débordé par la
masse de problèmes que pose la rédaction bu Traité de Paix e t à la aolption des-
quels il n’est nullement préparé. Tiraillé en tous sens, excédé par les revendications
perpétuelles des États wccesreun, il en est bientôt réduit à être à la remorque de
nes collègues. Pour finir, il succombera à une thrombose chrébrale et le Congrèa des
États-Unis refusera de ratifier lea traités.
L A FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 137
sivement des ministres $es Affaires étrangères de France, de
Grande-Bretagne, des Etats-Unis, de l’Italie et du Japon.
Ceux-ci ont institué une Commission spéciale pour la
((

Tchécoslovaquie », une (( Commission pour la Pologne »,


toutes deux présidées par Jules Cambon, et une (( Commis-
sion pour les minorités »> présidée par Philippe Berthelot.
Aucune confrontation n’aura lieu entre vainqueurs et vain-
cus. Ils ne se rencontreront que pour la remise des conditions
de paix et leur signature finale. S’ils ont des observations à
fp-muler, ils devront le faire par écrit. Quant aux petits
Etats, ils seront appelés en consultation chaque fois que le
Conseil suprême le jugera nécessaire.
Cette procédure paraît humiliante à la délégation tchéco-
slovaque, que dirigent KramarE, Benès et Osusky l. Ceux-ci se
voyaient déjà dictant leurs volontés aux délégations autri-
chienne et hongroise et leur faisant durement sentir com-
bien les temps étaient changés. I1 leur faut y renoncer. Mais
toute réflexion faite, ils s’aperçoivent que le système adopté
n’offre pas que des inconvénients. Alors que les vaincus
seront réduits au silence, les Tchèques ne subiront aucune
entrave dans l’exposé de leurs points de vue, car ils disposent
d’amis influents dans tous les organismes de la Conférence.
Au Conseil suprême, ils savent pouvoir compter sur l’appui
de Clemenceau. Au Conseil des Cinq, trois voix leur sont
acquises : celles de MM. Pichon, Balfour et Lansing. Dans la
Commission pour l’Autriche, ils sont soutenus par Cambon.
Dans la Commission pour les minorités, ils ont un ardent
défenseur en la personne de Berthelot. Ils seront donc en
mesure de faire prévaloir leurs thèses, même si ce n’est que
par personnes interposées. Seulement, comme ils n’auront
le droit de s’exprimer que par écrit, il en résultera un mon-
ceau de notes et de contre-notes, de protestations et de
mémorandums, parmi lesquels les observateurs auront peine
à se retrouver.

1. Arrivé de Prague dans la première quinzaine de janvier, le Dr KramarC a


pris la tête de la délégation en tant que Président du Conseil tchécoslovaque. Mais
comme il ne connaît personne à Paris, alors que Benès y possède un vaste réseau
de relations, c’est le ministre des Anaires étrangères qui continuera à mener les
négociations.
138 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

z
+ *
Deux documents émergent de cet amas de paperasses.
L’un est le Mémoire remis par Benès à Cambon e t à Ber-
thelot le 5 février 1919, et qui contient l’essentiel des thèses
tchécoslovaques l. L’autre est l’Adresse rédigée à l’intention
du Président Wilson par MM. Lodgman, Seliger et Freissler,
au nom des Sudètes, et présenté au Conseil suprême dans le
courant du mois de juin.
Voici les arguments énoncés dans le Mémoire de
Benès2 :
I. PROAMBULE.
Le problème de base qu’il s’agit de régler est celui de la coha-
bitation des populations slaves et germaniques au sein de l’État
tchécoslovaque. A première vue, ce problème paraît insoluble. E n
réalité, nous croyons être à même de démontrer qu’il est beaucoup
plus facile c i rksoudre qu’on ne le croit.
Il est vrai que quelque trois milliohs d’Allemands vivent sur
le territoire tchécoslovaque. Le Gouvernement tchécoslovaque n’en
demande pas moins que ces populations soient incluses dans les
frontières du nouvel État, au nom du droit des peuples non seu-
lement à disposer d’eux-mêmes, mais à assurer leur survie et à
façonner librement leur propre destin.
II. D O W N É E SSTATISTIQUES.
D’après les statistiques officielles autrichiennes de 1910,
3,512.862 Allemands vivent dans les pays tchécoslovaques, dont :
2.467.724 en Bohême,
719.435 en Moravie et
325.523 en Silésie.
1. Connu xous le nom de Mémoire I I I (car il a été précéd6 de deux autres
mémorandums du même ordre, mais moins développés), ce document, qui com-
porte une quarantaine de pages, est tombé en septembre 1920 entre les mains
des anciens députés allemands de Bohême, qui l’ont publié in exbmo dans le
journal Bohemia, du 10 au 19 octobre 1920.11 a été repris par la suite par Hermann
RASCEHOFER, dans Die TschachoslowakischenDenkachriflen für die Friedenskonfe-
renz cwn Paris 1919-1920 Berlin 1937) et par A. de LAPRADELLE, dans La T c h b
coslor~aquiedo M ü n i d à Lrague. Revue de Droit internalional X X Z I , Paris 1938,
353440. Extrêmement mécontent de la divulgation de ces textes, Benès a qualifié
leur publication (1 d’acte inamical D e t a argué a que la situation en 1937 était très
différente de celle de 1919 et que, dix-huit ans a p r h les Traités de Paix, il les
aurait rédigés autrement n. (Ct. son entretien avec les députés du Parti des Sudètes
le 24 août 1938. Akten ZUI Deutschen Awwdrtigen Politik, II, 398.)
2. Étant donné la longueur de ce Mémorandum, il nous a été impossible d’en
donner ici plus qu’un résumé scrupuleux, mais succinct.
LA FONDATION DE L A T C H ~ C O S L O V A Q U I E 139
En Moravie, les Allemands vivent dispersés et ne forment
nulle part des masses compactes, exclusivement allemandes.
En Silésie, le problème se pose différemment. Les Tchécoslo-
vaques réclament la Silésie autrichienne tout entière parce qu'il
faut que leur État ait une frontière commune aussi longue que
possible avec la Pologne. Il importe que les Allemands ne forment
pas un coin qui séparerait les deux Etats slaves et s'enfoncerait
trop profondément vers le centre de l%tat tchécoslovaque pour ne
pas le menacer.
Il n'y a donc lieu de tenir compte Q U E des Allemands de
Bohême. Ceux-ci, a u nombre de 2.467.724, habitent un territoire
situé le long des frontières septentrionales et occidentales d u pays.
M a i s ils ne forment pas un ensemble homogène; on peut les
répartir e n trois groupes distincts :
a) Le groupe de Cheb-Zatek (Eger-Saaz);
b) L e groupe de Liberet (Reichenberg);
c) Le groupe de la partie sud de la Bohême l.
Au sein de ces trois groupes existent de vastes enclaves de
population tchécoslovaque. Ainsi, par exemple, dans le groupe
de Cheb-Zatek qui est le plus fort et où se trouvent environ I mil-
lion d'Allemands, vivent igalement plus de 300.000 Tchèques.
L e pourcentage de la minorité tchèque atteint donc 30 à 35 yo,
même dans les régions les plus peuplées d'Allemands 2. Dans les
régions minières comme celles de Duchcov et de Teplice, l'élément
tchkque atteint jusqu'à 50 %. Les statistiques officielles autri-
chiennes ont toujours été honieusement f a k i fiées. On pourrait
citer un très grand nombre d'exemples, qui révéleraient les pro-
cédés dont s'est servie l'administration impériale pour abaisser
le chiffre de la population tchécoslovaque dans ces régions et pour
faire croire qu'elles étaient entièrement allemandes.
EN c o N c L U s I o N , il ressort de ces données :
10 Qu'en Bohême, le nombre des Allemands qui s'élève, au
dire des statistiques autrichiennes, à 2.467.724, doit être réduit
de 800.000 à I million, e n raison des falsifications systématiques
auxquelles se sont livrés les recenseurs autrichiens et des pressions
exercées sur la population tchécoslovaque.

I. Le Bohmerwaidgau et le Kreis de la Moravie du Sud.


2. Ces chiffres s'éloignent considérablement des statistiques autrichiennes selon
lesquelles il y avait, en 1910, dans les 36 circonscriptions du Nord-est et du Nord-
ouest de la Bohême, 1.878.000 Allemands pour 122.000 TchBques. La proportion
ne serait donc pas de 70 % contre 30 %, mais de 94 % contre 6 %. Accuab d'avoir
falsifié les statistiques officielles, Benés rhpondra, Ir 13 mai 1921 : (I Ce Mémoran-
dum a été rédigé d la Mte, sw la base d'informdiond insufisantu. Ce n'étai6 d'ail-
leurs qu'un simpk aide-mémoire, auquel il ne faut paa attribuer una importance
magérée. D C'est pourtant ce document qui fixera l'opinion du Conseil suprême.
140 HISTOIRE D E L’ARMSE ALLEMANDE

20 Que partout, dans ces régions, la population tchèque est


étroitement mêlée à la population allemande et qu’il n’existe pour
ainsi dire par de districts véritablement allemands.
30 Que les pepulations allemandes situées le long des frontières
de la Bohême sont réparties e n trois groupes différents n’ayant
entre eux ni communications sufiantes, ni intérêts économiques
communs.
Ces trois groupes ne peuvent former une province autonome,
ne serait-ce qu’en raison de leur position géographique. Ils ne
peuvent par non plus être rattachés à l’Autriche pour la même
raison. S’ils ne restaient pas en Bohême, il faudrait les rattacher
à l’Allemagne. k i a i s cette solution présenterait de très graves
inconvénients et l‘on peut lui opposer une foule d‘arguments
(économiques, stratégiques, politiques, etc.) qui militent tous
en faveur d u maintien de ces régions soi-disant allemandes dans
la République tchécoslovaque.

III. RAISONS
ÉCONOMIQUES.

Deux des groupes allemands de Bohême, celui d u nord et celui


d u nord-ouest, sont particulièrement riches en matières premières
et en industries (métallurgie, textiles, mines, radium etc.). Toutes
ces usines et ces mines entretiennent des relations étroites avec
Prague et le centre de la Bohême, tandis qu’une barrière de mon-
tagnes les sépare de la Silésie prussienne, de la Saxe et de la
Bavière. S i ces régions étaient détachées de la Bohême, non seu-
lement la vie industrielle et économique d u pays s’en trouverait
mutilée, mais ces régions elles-mêmes tomberaient en ruine, la
populalion tchèque avoisinante serait gravement atteinte et la
puissance économique, c’est-à-dire la force vitale de l’État tché-
coslovaque, serait considérablement diminuée.
EN CONCLUSION, les raisons économiques s’opposent à ce que
les régions soi-disant allemandes de la Bohême soient séparées
de la Tchécoslovaquie. Si on le faisait :
10 L’État tchécoslovaque serait durement frappé dans sa vie
économique et menacé de devenir une dépendance de l‘Allemagne.
20 Ces mêmes régions allemandes seraient vouées à la ruine.

IV. RAISONS
STRATÉGIQUES.

L a Bohême forme une entité géographique, admirablement


défendue par les montagnes qui l‘entourent : enlever cette forte-
resse montagneuse a u x Tchèques, c’est permettre a u x Allemands
de s’installer dans la plaine de Bohême, et de disposer leurs
canons à soixante kilomètres de Prague, qui se trouverait alors
dans une situation indéfendable.
L A FONDATION DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE 141

V. RAISONSPOLITIQUES.
I l faut également prendre e n considération le fait que les Alle-
mands de Bohême sont des colons ou des descendants de colons.
Durant des siècles, les différentes Familles régnantes ont appelé
des colons allemands e n Bohême pour augmenter les revenus de
la cassette royale. Plus tard, lorsque les Habsbourg eurent battu
les Tchèques à la Montagne Blanche (1620), ils firent venir un
grand nombre d'Allemands pour germaniser complètement le
pays. Bientôt, seule la langue allemande fut admise. Au X I X e
et au X X e siècle, les Gouvernements viennois ont continué à
agir de la même façon.
A cet effet, ils ont imaginé et propagé par tous les moyens l'idée
qu'il existait une Bohême allemande dont ils avaient fait un
domaine exclusivement réservé aux Allemands. Pour fortifier la
position peu solide des Allemands, ils ont envoyè e n Bohême un
grand nombre de bureaucrates et de gendarmes allemands. Forts
de l'appui d u Gouvernement impérial, les Allemands se sont
livrés à toutes sortes de persécutions contre les Tchèques, ce qui
devait - dans la pensée de Vienne - amener à la longue leur
éviction d u pays et aboutir à sa germanisation totale.
A cette pénétration séculaire, fondée sur la violence et l'arbi-
traire, les Tchèques ont répondu par une lutte de tous les ins-
tants. Pendant les guerres hussites, ils ont réussi à débarrasser
presque complètement la Bohême des Allemands. M a i s cet avantage
a été reperdu a u X V I P siècle, lorsque, les Tchèques ont été vain-
cus par les Habsbourg.
A partir d u X I X e siècle, les Tchèques se sont ressaisis. Malgré
tous les obstacles que leur opposait la dynastie, ils ont fini par
reconquérir presque tout le pays. Des villes soi-disant allemandes
se sont rapidement transformées e n villes tchèques I. Les régions
demeurées allemandes ne sont que le vestige de l'ancienne position
des colons allemands e n Bohême. Cette position est aujourd'hui
en voie de disparition.
Les Tchèques ont rétabli la situation en opposant le principe
de la démocratie à celui de l'autocratie, sur lequel était fondée
l'hégémonie allemande. Il faut se rendre compte que Prague, il
y a soixante ans, avait l'aspect d'une ville allemande; qu'au cours
des vingt dernières années, un nombre considérable de villes alle-
mandes sont tombées aux mains des Tchèques et que ces villes
n'ont aujourd'hui, pour ainsi dire plus un seul habitant allemand.
I l s'est produit, en quelque sorte, une (( colonisation à rebours n.
Il laut ajouter que les Tchèques ont mené cette lutte loyale-
ment, en recourant uniquement aux armes intellectuelles.
1. Nous avoue déjà cité plue haut, le cas de la ville de Budweis (BudejoviEe).
(Voir p. 27 noie 1.)
142 HISTOIRE DE L ’ A R W ~ E ALLEMANDS

Ce mouvement s’est encore intemi@ a u cours des dernières


années, par suite de l‘attrait exercé sur les paysans tchèques par
les possibilités d‘emploi dans les régions industrielles. Il e n est
résulté u n accroissement des échanges commerciaux, mais aussi
un brassage de populations qui a fait des districts tenus jadis
par les Allemands des régiona de plus e n plus mixtes. Si les
régions soi-disant allemandes étaient séparées des régions tchèques,
il en résulterait des crises sociales et économiques graves, peut-
être même des conflits qui opposeraient le nouvel État tchécoslo-
vaque à ses voisins.

VI. LE SORT DES ALLEMANDS


DANS. LA RÉPUBLIQUE
TCHÉ-
COSLOVAQUE.
Il est absolument nécessaire de savoir exactement comment
seront traités les Allemands dans l‘gtat tchécoslovaque. N o n seu-
lement la République tchécoslovaque est disposée à accepter, le cas
échéant, toute loi internationale établie e n faveur des minorités
par la Conférence de la Paix, mais elle est prête 2 devancer une
telle loi en donnant dès à présent a u x Allemands tous les droits
qui leur sont dus.
L a République tchécoslovaque sera un État absolument démo-
cratique; toutes les élections y seront faites a u suffrage universel;
toutes les magistratures y seront accessibles à tous les citoyens;
les langues des minorités y seront admises partout; le droit d‘avoir
ses propres écoles, ses juges et ses tribunaux ne sera jamais
contesté à aucune minorité. Les Allemands auront en Bohême
les mêmes droits que les Tchécoslovaques. L a langue allemande
sera la seconde langue d u pays et l’on n’emploiera jamais aucune
mesure vexatoire contre la partie allemande de la population. En
un mot, le régime sera semblable à celui de la Suisse 1.
(Suit un certain nombre d’articles de journaux e t de décla-
rations émanant d’Allemands de Bohême, qui viennent tous
corroborer les thèses du Gouvernement tchécoslovaque 2.)
EN CONCLUSION, des arguments et des faits que nous venons
de passer en revue, ibrésulte :
1. L’allusion à la Suisse mise à part, on se demande comment Benès peut
concilier ce texte avec celui de la thèse qu’il soutint en 1908 devant l’Académie
de Dijon, lorsque âgé de vingt-quatre ans, il ne prévoyait pas le rôle politique
que lui réservait l’avenir. a En fait, y lit-on, la réconciliation des deux peuples de
la Bohême n’est possible que si tous deux jouissent d‘une complète aubnornie. L’un
doit être séparé de l’autre. La cohabitation pucifique de d e w ou trois peuples différents,
comme c’est le cas en Suisse, exige une longue éralufion hisurique. i) (BEN& Le
Problème autrichien et la question tchéque, Paris, 1908.)
2. Dans sonouvrage intituléDie Tschechosiowakei,paru A Munich en 1925, Hugo
Hassinger passe au crible tous ces témoignages e t les réduit à néant, notamment
une prétendue réunion d’ouvriers à Eger, qui n’a jamais eu lieu. (Op. cit., p. 600-
601.) Mais Hassinger lui-même est sujet à caution en raison de ses prises de position
trop partiales.
LA FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 143
l o Que les Allemands de Bohême ne représentent pas un élé-
ment uni, organisé et conduit vers des buts précis.
20 Qu’ils n’ont pas de chefs jouissant de la confiance de la
population et qu’il n’y existe pas un mouvement populaire d’une
force réelle, autorisé à invoquer le principe du droit des peuples
à disposer d‘eux-mêmes.
30 Que, par contre, ceux parmi les Allemands de Bohême qui
sont actuellement capables d’exprimer une opinion politique
réfléchie, déclarent bon gré mal gré, que les intérêts économiques
poussent les Allemands de Bohême à préférer 1’Etat tchécoslo-
vaque à une Grande Allemagne et que le rattachement de la
Bohême allemande a u Reich est une illusion.

t
+ +

Ce Mémorandum, transmis au Conseil suprême, n’y est


pas accueilli sans réserves par les délégués britanniques et
américains l. Non qu’ils en contestent les arguments relatifs
à 1’Economie et à la Défense. Mais ils s’étonnent de voir
Benès jongler avec des statistiques qui ne concordent pas avec
celles que leur ont fournies leurs propres experts. Où est la
vérité dans toutes ces données contradictoires? Est-il vrai
que les groupes ethniques soient aussi intimement mêlés que
le prétend Benès e t que les positions allemandes y soient
nettement en régression? I1 faut toute l’astuce des délégués
tchèques e t l’autorité de Clemenceau pour imposer ce texte
comme base de règlement final. Excédés par des semaines de
discussions, n’ayant qu’une idée confuse de cette région du
continent où s’affrontent tan t de races, de langues et d’in-
térêts antagonistes, las de chercher sur des cartes des villes
dont ils n’ont jamais entendu parler et que chaque délégation
appelle d’un nom différent, les quatre Grands finissent par
adopter le partage de l’Autriche (( dans l’indifférence d’un
chaud après-midi de printemps N (Nicolaon) 2.
Mais les nouvelles de ce démembrement, qui ont com-
mencé à filtrer en Europe centrale dans les premiers jours
d’avril, n’y sont pas tombées dans une atmosphère d’indif-
férence : elles y ont provoqué un sursaut d’indignation. E t
pas seulement chez les vaincus, mais aussi chez certains Pays
associés.
1. HASSINGER, Die Tscliechoslowakei, p. 326.
2. 12 mai 1919.
144 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

- u Comment! n s’est écrié M.Casimir Dluski, délégué de la


Pologne à la Conférence de la Paix, (( les Alliés veulent inclure
l e comté de Teschen dans les frontières de la Tchécoslova-
quie ‘3 C’est inadmissible! L’ancien duché de Cieszyn a tou-
jours été polonais! Si M. Benès a fourni des statistiques pour
justifier ses thèses, que l’on me permette aussi de faire usage
des miennes! 1)
Et de remettre aussitôt au Conseil des Cinq une note
d’oh il ressort que la population du territoire de Teschen
comportait, en 1910, 233.850 Polonais, 115.604 Tchèques e t
76.916 Allemands, ce qui représente les pourcentages res-
pectifs de 59 %,27 % e t 18 %.
- (( Ces chiffres »,poursuit M. Dluski, (( s’appliquent aux
quatre districts de Frydek, Frysztat, Bielsk et Cieszyn (Tes-
chen). Si l’on écarte le district de Frydek, moins purement
polonais que les autres sur le plan linguistique, on arrive
aux proportions suivantes : Polonais : 76 %; Allemands :
18 y’; Tchèques : 6 yo 2. Et c’est ce pays-là que les Alliés
voudraient remettre aux Tchécoslovaques? n
I1 s’ensuit un échange de télégrammes acerbes entre
Benès, Masaryk et Paderewski. Certains membres de la délé-
gation polonaise seraient peut-être prêts à abandonner cette
pomme de discorde en échange d’une partie de la Silésie
prussienne. Mais Lloyd George ne veut pas en entendre
parler 3 et Pilsudski, qui exerce le pouvoir à Varsovie, s’y
oppose formellement.
- (( Jamais nous ne renoncerons au comté de Teschen! n
répond-il d’un ton rogue.
Les Alliés désemparés hésitent à trancher la question, t a n t
ils craignent de voir cette dispute dégénérer en conflit ouvert.

i +

Entre-temps, la délégation autrichienne est arrivée à


Saint-Germain-en-Laye, où elle a été parquée dans un hôtel
1. Le district minier de Teschen fait partie de la Silésie autrichienne, que Bends
a revendiquée dans son Mémoire III pour des raisons stratégiques.
2. Recensement de 1900. Encore M.Dluski accuse-t-il les autorités autrichiennes,
favorables aux Allemands, d’avoir falsifié ces chiffres au détriment des Polonais.
3. I1 a obtenu, non sans difficulté, qu’un plébiscite soit organisé en Haute-
Silésie e t commence à être agacé par les exigences de Benès. a J e ne me laisserai
pas faire par ces accapareurs ID,d i t 4 un jour à Philip Kerr.
LA FONDATION D E LA T C H ~ C O S L O V A Q U I E 145
entouré de fils de fer barbelés (14 mai 1919).Elle se compose
du Chancelier Renner, des députés Gürtler et Schonbauer,
et d’un état-major d’experts parmi lesquels figurent les
juristes Klein e t Lann, le géographe Sieger, et l’ancien pré-
sident du Conseil impérial, le Dr Lammasch. Elle est accom-
pagnée en outre d’un représentant des Pays sudètes, le
Landeshauptmann Robert Freissler, e t de deux représen-
tants de la Bohême allemande, le Landeshauptmann Rudolf
Lodgman von Auen et son adjoint, M. Seliger.
Le 2 juin, les conditions de paix sont remises à la déléga-
tion autrichienne. Lorsque M. Renner en prend connais-
sance, il proteste avec vigueur. M. Balfour, qui préside
ce jour-là la Commission interalliée, lui retire la parole
et lui signifie que les conditions des vainqueurs sont à
prendre ou à laisser : ceux-ci ne toléreront aucune discus-
sion à leur sujet l.
Atterré, le Chancelier Renner repart le lendemain pour
l’Autriche, afin de conférer avec les chefs des partis de l’As-
semblée nationale. Réunis du 3 au 6 juin à Feldkirch, dans
le Vorarlberg, les Autrichiens se livrent à un premier examen
des conditions de paix.
- (( Ne serait-ce qu’au point de vue juridique, ce traité est
monstrueux »,déclare le Chancelier Renner. (( L’armistice
a été conclu par l’Empereur Charles, le 4 novembre 1918. La
République fédérale autrichienne est née le 12 novembre
suivant. Elle n’a donc jamais été en guerre avec les Alliés.
Elle a répudié toutes les responsabilités assumées par le
régime des Habsbourg, e t s’en est désolidarisée au point de
changer de nom, de devise et de drapeau. Notre Assemblée
nationale est issue de nouvelles élections. E n droit, il
n’y a pas continuité, mais rypture. La République autri-
chienne est, elle aussi,un des Etats successeurs de la Double-
Monarchie. A ce titre, elle demande à être traitée sur un
pied d’égalité avec les autres. .. 1)
- (( Vous ne parviendrez jamais à faire accepter ce point
de vue par les Alliés »,réplique M. Gürtler. (( Les Italiens ne
lâcheront jamais le Tyrol du Sud, ni les Serbes la Carniole,
ni les Tchèques la Moravie méridionale ... D
- Puisqu’il en est ainsi »,suggère un autre député, (( ne
vaudrait-il pas mieux déclarer l’Autriche politiquement

1. Voir vol. IV, p. 395.


Y 10
146 HISTOIRE D E L’AHMÉE ALLEMANDE

et économiquement inviable, et demander aux Alliés de


constituer une Commission de liquidation, qui réglera comme
elle l’entendra tous les problèmes résultant de la dissolution
de l’Empire l? ))
Le Chancelier Renner répugne à une solution aussi radi-
cale, dont il sait bien que la première victime serait le peuple
autrichien. I1 adjure les députés présents de ne pas suc-
comber au découragement. Mais ceux-ci n’arrivent à se mettre
d’accord sur aucune ligne de conduite2. La conférence se
sépare dans le plus grand désarroi ...
*
+ *

La situation est déjà passablement anarchique à Vienne


et à Budapest. Depuis la signature de l’armistice, elle n’a
fait qu’empirer. Mais à présent, toute l’Europe danubienne
paraît glisser à l’abîme, car l’annonce d’une démission pos-
sible du Cabinet autrichien amène chacun à vouloir devancer
l’événement, en durcissant ses positions et en prenant des
gages.
A deux reprises, l’armée roumaine, franchissant la ligne
de l’armistice, puis-la zone neutre qui ia sépare de la Hongrie,
a voulu s’emparer du Banat de Temesvar et marcher sur
Budapest. I1 a fallu que le Conseil suprême exerce une forte
pression sur elle pour la ramener dans ses limites. Puis,
l’armée serbe a voulu en faire autant, dans les provinces du
Sud de la Hongrie. I1 a fallu, là aussi, que les Alliés inter-
viennent.
Le 29 mai, la 4e armée serbe du général JankoviE a franchi
la frontière autrichienne de Carinthie. Trouvant insuffisant
le district styrien de Marburg (Maribor) que les Alliés ont
convenu d‘octroyer à la Yougoslavie, elle marche sur Kla-
genfurth, qu’elle occupe quarante-huit heures plus tard,
après des combats sanglants 3.
1. A cetle époque, Rathenau préconisait une solution similaire en ce qui concer-
nait l’Allemagne. (Voir vol. I, p. 332-333.)
2. Les uns proposent de dissoudre le Gouvernement et l’Assemblée nationale;
les autres demandent que le bassin minier de Mahrisch-Ostrau, en Silésie autri-
chienne, d’où l’Autriche tire tout son charbon, soit neutralisé et placé sous l’auto-
rité d’une Commission internationale.
3. Des hléments du 7 e régiment d’infanterie autrichien et des volontaires,
accourus dt: tous côtés à l’appel du général Htiigertb, s’emploient à enrayerl’avance
des Serbes.
LA FONDATION D E LA T C H É C O S L O V A Q U I E 147
Le 4 juin, les Hongrois se mettent en branle à leur tour.
Rassemblant toutes les forces qu’ils peuvent mobiliser, ils
reprennent leur offensive en direction des Carpathes, que Cle-
menceau avait stoppée par sa note du 4 décembre l . I1 semble
que toute l’Europe centrale soit sur le point de faire explo-
sion.
Alors le Président du Conseil suprême se fâche. Le 7 juin
1919, il adresse au Gouvernement hongrois le télégramme
suivant :

Les Gouvernements alliés et associés sont sur le point de


convoquer le Gouvernement hongrois à Paris, devant la Confé-
rence de la Paix, pour y recevoir communication de leurs vues
concernant les justes frontières de la Hongrie. C’est à ce moment
même que les Hongrois prononcent, contre les Tchécoslovaques,
de violentes attaques non justifiées et envahissent la Slovaquie.
Cependant, les Puissances alliées et associees ont déjà mani-
festé leur ferme volonté de mettre un terme à toutes les hostilités
inutiles, d‘abord e n arrêtant à deux reprises les armées roumaines
qui avaient franchi les limites de l’armistice, puis celles de la
zone neutre et e n les empêchant de continuer leur marche sur
Budapest; ensuite en arrêtant les armées serbe et française sur
le front de la Hongrie.
Dans ces conditions, Is Gouvernement de Budapest est invité
formellement à mettre fin sans délai à ses attaques contre les
Tchécoslovaques, faute de quoi les Gouvernements alliés et asso-
ciés sont absolument décidés à avoir immédiatement recours à des
mesures extrêmes pour contraindre la Hongrie à cesser les hos-
tilitis et à se conformer à la volonté inébranlable qu’ont les Alliés
de faire respecter leurs injonctions 2.
Réponse a u présent téle‘gramme doit être faite dans un délai
de quarante-huit heures.
Signé : CLEMENCEAU ’.
Les Hongrois ne peuvent faire autrement que de s’incliner
devant cet ultimatum. Frémissants de colère, ils évacuent
la Slovaquie du Sud, laissant près de 750.000 des leurs entre
les mains des Tchécoslovaques.
1 . Voir plus haut, p. 129.
2. Le général Berthelot, dont l’État-Major s’est installé à Bucarest, a été invité
e à prendre toutes les dispositions nécessaires pour marcher sur Budapest avec des
éléments de l’armée Franchet d’Esperey, au cas où la Hongrie refuserait de retirer
Bes troupes de Slovaquie D.
3. Dossier K b t r , 17 bis, fol. 223, Fiés.
148 EISTOIRE DE C’ARMÉE ALLEMANDE

Le coup de semonce a été dur. Mais il a eu au moins le


mérite d’épargner à tout le Centre de l‘Europe une série
d’affrontements et de soubresaut8 sanglants.

4 +

Lorsque le Chancelier Renner revient à Saint-Germain, la


délégation autrichienne a perdu beaucoup de ses illusions.
Elle a renoncé à remettre le sort des populations autri-
chiennes entre les mains des vainqueurs en cédant la place
à une Commission de liquidation. Elle 3 renoncé à présenter
la République fédérale comme un (( Etat wccesseur 1) de
l’Empire austro-hongrois. Mais elle n’a pas renoncé loin -
de là! - à réclamer le rattachement des Allemands de
Bohême, de Moravie et de Silésie.
Le 15 juin 1919, le D*Renner adresse une note à la Confé-
rence de la Paix, qui est le contrepied exact du Mémoire III
de Ben& dont pourtant ni lui ni les délégués des Sudètes
ne connaissent la teneur l. I1 n’en est que plus intéressant de
confronter les deux textes, car le Mémorandum du Chance-
lier autrichien semble annoncer tout ce qui se passera au
cours des vingt années à venir :

DBLÉCATION Saint- Germain-en-Laye


DE L’AUTRICBEALLEMANDE 15 j u i n 1919.
N O 304.

A S e n Excellence Monsieur le Président


de la Conférence de la Paix
Georges Clemenceau, Paris.

Monsieur le Président,
J’ai l’honneur de soumettre à Votre Excellence u n Mémoire
ci-joint (Annexe A), élaboré par les représentants des parties
allemandes de la Bohême, de la Moravie et de la Silésie autri-
chienne, afin d’établir l‘injustice dont trois millions et demi
d’Autrichiens allemands sont menacés par les conditions de paix
présentéas à l‘Autriche allemande.

1. Le texte du Mémoire III de Benès ne sera connu des députés sudètes qu’en
septembre 1920, c’est-A-dire seize mois pIus tard. (Voir plua haut, p. 138, note 1.)
LA FONDATION DE LA TCHECOSLOVAQUIE 149
En ce qui concerne l‘avenir des Allemands en Bohême et
dans les régions des Sudètes, les Puissances alliées et associées
sont en train de commettre, à l’égard de la population des dits
territoires et de tous les Autrichiens alleman&, urn flagrante
injustice, ainsi que d’entraîner le peuple tchécoslovaque lui-même
dans une politique aventureuse et catastrophale (sic).
En persistant dans cette voie, les Puissances crderaient, au
centre de l’Europe, un foyer de guerre civile, doni le brasier pour-
rait devenir, pour le monde et pour son essor social, bien plus
dangereux que ne le fut la fermentation continuelle dans les
Balkans.. .
L e tort que l’on fait à l’Autriche allemande crève les yeux.
L’étendue du territoire et le nombre des habitants dont il s’agit
s’élèvent à plus d u double du territoire et de la population de
l’Alsace-Lorraine. Voulant réparer le mal fait à la France en
1870-1871, les Puissances alliées et associées vont créer une
double Alsace. Au moment où elles proclament le libre droit
des peuples à disposer d‘eux-mêmes, elles prononcent l’arrêt de
mort d’une population plus nombreuse que celles d u Danemark
et de la Norvège réunies. Jamais la nation sujette ne pourra
tolérer cette domination; jamais la nation dominante n’arrivera
à se rendre maîtresse de la tâche qui en résultera pour elle.
J’ai cru de mon devoir d‘en avertir solennellement le Conseil
Suprême.
Signé : KARLRENNER,
Président de la Délégation de l’Autriche allemande 1.

L’adresse des délégués de la Bohême allemande e t des


Sudètes annexée à la note du Chancelier Renner, commence
par invoquer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
- principe placé par le Président Wilson à la base de
son programme de paix- et le passage du discours au
Congrès américain, dans lequel il a déclaré : (( Toutes les
aspirations nationales bien définies devront recevoir la satis-
faction la plus complète qui puisse leur être accordée, sans
introduire de nouveaux éléments de discorde ou perpétuer
d’anciens antagonismes, susceptibles, avec le temps, de
rompre la paix de l’Europe et, par conséquent, du monde2. n
1. Bericht über die TQtigkeitder Deutsch-Osterreichischen Delegalion an der Frie-
denskonferenz von St-Germain, Wien, Staatsdruckerei, 1919, I, p. 101-102. La
minute reproduite dans le Bericht présente de Iégbres variantes par rapport à l’ori-
ginal de la note remise à Clemenceau. Nous reproduisons ici le texte original.
2. Discours du Président Wilson au Congrès américain, le 8 fécvier 1918, 5 4.
(Voir plus haut, p. 106.) Alors que la note de M. Renner est adressée à Clemenceau,
le Mémoire annexe est rédigé à l’intention du Président des hats-Unis.
150 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

Le document brosse ensuite, à grands traits, un tableau


ethnographique, historique et économique de la Bohême
(( depuis le jour où cette vieille terre: germanique a été
envahie par les Slaves n. I1 souligne le rôle civilisateur joué
par les Germains, sous les princes des Maisons de Luxem-
bourg et. de Habsbourg, et l’essor prodigieux dont a béné-
ficié le pays postérieurement à la bataille de la Montagne
Blanche. Il souligne que les populations germaniques de la
Bohême ont toujours proclamé leur volonté d’être e t de
rester allemandes, comme en témoigne leur participation à
l’Assemblée nationale de Francfort en 1848, volonté qu’ils
n’ont cessé de confirmer par la suite. Il dénonce la façon
arbitraire dont les Tchèques ont occupé les districts alle-
mands au lendemain de l’armistice du 4 novembre 1918,
et les mesures policières qu’ils ont prises pour réduire les
populations au silence.

Nous sommes convaincus, Monsieur le Président, pouTsuit


le Mémoire, qu’après avoir attentivement étudié ces questcons,
vous ref userez, conformément aux principes énoncés par vous,
de soumettre contre leur gré 3.500.000 Allemands ù l‘État tchèque
et de Les contraindre ù lutter désespérément contre la domination
étrangère dont ils sont menacés. O n ne peut inaugurer l’ère de la
démocratie e n Europe centrale en assujettissant par la force des
armes un peuple de 3.500.000 êtres humains ù un peuple de
6.300.000 habitants. O n ne saurait établir une paix durable e n
Europe e n créant, au sein d u nouvel x t a t tchécoslovaque, un
irrédentisme allemand dont les appels, qui s’adresseraient cons-
tamment ri Vienne et à Berlin, mettraient In p a i x européenne e n
péril.

Le texte confirme ensuite le caractère homogène des dis-


tricts allemands, ce qui permet de tracer une frontière linguis-
tique précise entre les deux communautés slave et germa-
nique et. donne aux revendications des Sudètes le caractère
a d’une aspiration nationale bien définie )). Pour terminer, le
Mémorandum annexe soumet à la Conférence de la Paix la
proposition suivante :

Qu’un plébiscite, effectué commune par commune, soit orga-


nisé dans tous les territoires allemands des Sudètes, sous contrôle
d’un pays neutre, e n l’absence de troupes tchèques et suivant une
LA FONDATION D E LA TCHÉCOSLOVAQUIE 151
procédure à f i e r . I l dira clairement de quel État ces populations
allemandes désirent faire partie.
Dr RUDOLFLODGMAN-AUEN,
Landeshauptmann de la Bohême allemande.
JOSEPH SELIGER,
Landeshauptmann adjoint,
Dr ROBERTFREISSLER,
Landeshauptmann du Pays des Sudètes.
Comte H. OLDOFREDI,
Représentant de la Moravie méridionale
et du District de Neubistritz.
ANTONKLEMENT,
Représentant du Bohmerwaldgau l.
*
+ +

Comme bien l’on pense, la demande de plébiscite contenue


dans ce Mémorandum n’est pas mieux accueillie par Benès
et ses collaborateurs, que la proposition de faire régler les
frontières de l’Autriche par u n tribunal d’arbitrage, trans-
mise six mois auparavant par le Gouvernement helvétique 2.
Mais la délégation tchécoslovaque est sur ses gardes. Elle
oppose à cette note un véritable tir de barrage et obtient du
Conseil suprême qu’il la déclare irrecevable, en faisant valoir
(( que la représentativité de ses signataires est no? seulement

contestable, mais qu’ils n’appartiennent à aucun E t a t officiel-


lement reconnu ».
Cet échec amène le Chancelier Renner à se replier sur
une seconde Iigne de défense. Puisque les quatre Grands ne
veulent tenir aucun compte de ses avertissements, qu’ils
permettent au moins à la Moravie du Sud et au Bohmerwald-
gau de se rattacher à l’Autriche. Cette demande - pourtant
modeste - se heurte à un nouveau refus.
Le 28 juin, la signature du Traité de Versailles, qui fixe
d’une façon irrévocable les nouvelles frontières de 1’Alle-
magne, abolit tout espoir de voir les districts allemands
1. BerichL.., Id., ibid. A ce mémoire est jointe une liste alphabbtique de toutea
les communes allemandes de Bohême.
2. Le 13 décembre 1918. (Voir plu8 haut, p. 135.)
152 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

de Bohême être rattachés au Reich l. Puisqu’il en est ainsi,


à quoi bon continuer à réclamer pour eux le droit de disposer
d’eux-mêmes? Cette question est dépassée. Mieux vaut faire
porte: ses efforts sur le sort qui leur sera réservé, au sein
de 1’Etat tchécoslovaque.
Dans cette intention, le Dr Renner adresse, le 10 juillet,
une nouvelle note au Conseil suprême. I1 y propose que la
Tchécoslovaquie reçoive dès à présent une Constitution
fédérale. Puisque ses représentants ne cessent de répéter
que la République aura un régime calqué sur celui de la
Suisse, qu’ils permettent aux différents groupes ethniques
qui la composent de former des cantons. Que ces cantons
soient autorisés à se grouper selon leurs affinités raciales.
Que le droit d’utiliser leur langue dans tous les actes de la vie
privée et publique, d’avoir leurs écoles, leurs tribunaux
e t leur pleine autonomie administrative leur soit solen-
nellement reconnu 2.
Mais cette proposition connaît le même sort que les précé-
dentes. LIe Conseil suprême répond au Dr Renner, par la
plume de Clemenceau, que (( 1’Etat tchécoslovaque étant
l’héritier de toutes les terres ayant appartenu autrefois à
la Couronne de Bohême, les Alliés estiment que la population
de langue allemande doit rester liée à la population tchèque,
afin de collaborer avec elle au développement de l’Unité
nationale ».I1 y a une ironie cruelle dans cette manière de
river l’une à l’autre deux communautiis qui se haïssent
depuis des siècles.
Le 20 juillet, le Conseil suprême remet à la délégation
autrichienne les conditions de paix définitives e t lui donne
dix jours pour présenter ses observations écrites. Ce délai
est prolongé de sept jours, en date du 30 juillet.
Au matin de son expiration, M. Renneradresseune nouvelle
lettre à Clemenceau :

1. Le trac6 des frontières correspond exactement aux limites historiques qui


séparaient, avant la guerre, l’Empire allemand de l’Empire austro-hongrois, à
l’exception du a Hultschiner Landchen a, un petit territoire de 315 km* et de
48.446 hahitants, arraché par Frédéric II à Marie-Thérèse en 1772, que !’Alle-
magne doit céder à la Tchécoslovaquie.
2. A cette note est annexé un projet de Constitution fédérale en dix points, dont
on trouvera le texte intégral dans Walter SCENEEFUSS, Deulsch-Bohmen, Appen-
dice III, p. ,171-172.
L A FONDATION DE L A TCHÉCOSLOVAQUIE 153

Saint- Germain-en-Laye.
L e 6 août 1919.

Monsieur le Président,
Par la note du 20 juillet, Votre Excellence a bien voulu me
remettre, a u nom du Conseil suprême des Puissances alliées et
associées, le texte des conditions de paix avec l'Autriche.
D'après le texte de ces (( conditions n, il est opposé un refus
formel a u désir du peuple autrichien allemand de vivre libre et
uni. De vastes territoires de la Bohême du Nord,& Pays des
Sudètes, de la Bohême et de la Moravie d u Sud,de la Carinthie
ainsi que le Tyrol au-delà du Brenner, devraient être livrés à
d'autres États et assujettis à d'autres peuples.
Les raisons économiques, politiques et sociales prouvant la
nécessité de l'union des pays allemands de l'ancienne Monarchie
dans un seul et même État, ont été clairement établies par la
délégation soussignée dans ses ccimmunications antérieures. M a i s
ce fut e n vain que nous avons invoqué le principe proclamé par
les Puissances elles-mêmes comme étant leur but de guerre; ce fut
e n vain que nous avons fait valoir le droit des peuples à disposer
de leur sort ...
I l ne nous revient pas d'élever des reproches. Nous ne pouvons
que faire usage du droit de nous plaindre, de décliner la respon-
sabilité d'une pareille décision et d'en abandonner les consé-
quences à l'évolution historique.
Pour la délégation de l'Autriche allemande.
KARLRENNER,
Président l.

Puis ayant soulagé sa conscience, le Chancelier Renner


prend le train pour Vienne, afin de soumettre les conditions
de paix au Parlement autrichien.
t
* *
Lorsque les membres de l'Assemblée prennent connais-
sance des clauses du Traité, ce n'est, dans tout l'hémicycle
qu'un long cri de douleur. Quelle que soit leur nuance poli-
tique, les députés ne parviennent pas à comprendre com-
ment les Alliés ont pu s'écarter à ce point de leurs déclara-
tions antérieures. Adieu les promesses contenues dans les
quatorze points de Wilson, et qui avaient fait passer, sur
1. Berich1 über die Tâtigkeit, etc., Pièce 914, p. 78-79.
154 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMAN D E

l’Europe centrale, un immense frisson d’espérance! Les


députés se demandent s’ils ne sont pas victimes d’un affreux
malentendu. Les intérêts autrichien ont-ils été bien défendus
à Saint-Germain-en-Laye? I1 faut que le Chamelier Renner
leur décrive la lutte qu’il a menée jour après jour,.qu’il leur
lise, l’une après l’autre, ses notes de protestation, pour
leur faire enfin comprendre que rien n’aurait py modifier
l’attitude des Alliés, ni modérer l’appétit des (( Etats suc-
cesseurs )).
- (( NE:pourrait-on lancer un suprême appel à Wilson? ))
demande un député.
- (( Les délégués des Sudètes l’ont déjà tenté )), répond
le Chancelier Renner. (( Cela n’a servi à rien. ))
- (( Alors, ne pourrions-nous pas refuser de signer ce
traité? n
- (( Si l’Allemagne, pourtant beaucoup plus forte que la
petite Autriche, a dû accepter de signer le Traité de Ver-
sailles, croyez-vous que nous puissions repousser le Traité
de Saint-Germain? ))
E n quelques phrases, Renner brosse iin tableau drama-
tique de la situation qui en résulterait. Ce serait purement
et simplement la fin de l’Autriche, car elle serait livrée en
pâture non aux grandes Puissances, mais aux Etats succes-
seurs. Déjà certains milieux tchèques, et notamment M. Kra-
mare, n’ont-ils pas émis la prétention de tailler un (( corridor ))
à travers la Styrie et la Carinthie, pour permettre à la
Tchécoslovaquie d’avoir un débouché sur l’Adriatique? Si
le Traité est repoussé, qui empêchera les Alliés de donner
suite à ce projet 1?
Les députés sont atterrés par cette révélation. Après
plusieurs journées de débats passionnés, ils conviennent
qu’ils n’ont pas d’autre choix que de se résigner à l’inévitable.
Mais avant d’autoriser la délégation autrichienne à apposer
sa signature au bas du Traité, ils tiennent à élever une
ultime protestation. Tard dans la soirée du 5 septembre, ils
confient à la Commission de politique générale le soin d’en
fixer les termes.
Les chefs des différents Pays constituant la République

1. Dès le dCbut de la guerre, des plans de ce genre, émanant de milieux extré-


mistes tchèques, ont été transmis i. Sazonov, par l’entremise du consul de Russie
A Prague et de l’ambassadeur de Russie à Vienne.
LA FONDATION D E L A TCHÉCOSLOVAQTJIE 155
fédérale se réunissent aussitôt dans un bureau attenant à
la salle des séances et rédigent la déclaration suivante :
Vienne, 5 septembre 1919.
C'est aujourd'hui que le Gouvernement et la Représentation d u
peuple autrichien-allemand ont à décider s'ils veulent signer le
Traité de P a i x imposé par les Puissances de l'Entente, Traité
par lequel des Pays allemands des Sudètes, d u Tyrol d u Sud,
et certains territoires allemands de Carinthie, de Styrie et de la
Basse-Autriche seraient livrés à la domination étrangère.
Les représentants des Pays allemands des Sudètes, d u Tyrol,
de la Carinthie, de la Styrie, de la Haute et de la Basse-Autriche
constatent, en cette heure fatale, que les clauses territoriales d u
Traité de P a i x font violence a u droit élémentaire des Nations de
décider d'elles-mêmes et qu'elles portent gravement atteinte a u x
principes ayant servi de base à l'armistice conclu.
Les Représentations nationales renouvellent donc, par-devant
le monde entier, leur protestation solennelle contre cette paix de
contrainte. Unanimes, elles se refusent à reconnaître la distinc-
tion établie par ce Traité entre les nations libres et les nations
serves. Elles déclarent que les trois millions et demi d'Allemands
forcés par u n tel Traité de P a i x à se soumettre à une domination
étrangère persisteront pour tout l'avenir à afirmer leur droit de
disposer librement $eux-mêmes, droit formant actuellement la
seule base possible des Constitutions nationales.
Au nom de tous les Rep-ésentants des Pays :
Pour la Bohême allemande :
Signé : SELIGER,
LODGMAN, LANGENHAN.
Pour la Carinthie :
Dr LEMMISCH, MICHAELPAULITSCH.
Pour la Basse-Autriche :
HAUSER.
Pour la Styrie :
RINTELEN
l.
Pour les pays des Sudètzs :
FREISSLER,
JOKL.
Pour le Tyrol :
SCHRAFFL.
Pour la Moravie allemande méridionale :
OSKARTEUFEL.
1. Celui-là même qui jouera un rôle de premier plan dans le putsch qui coûtera
la vie au Chancelier Dollfuss. (Voir vol. IV, p. 432 e t 5 . )
156 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

Lorsque la séance reprend, aux alentours de minuit, lec-


ture de cette protestation est faite à la tribune de l’Assemblée
oii elle suscite une émotion indescriptible. Certains députés
se couvrent les yeux avec leurs mains pour ne pas laisser
voir qu’ils pleurent. Après quoi, un décret autorisant la
délégation autrichienne à signer le Traité de Paix est mis
aux voix. I1 recueille la majorité.
Quelques parlementaires essayent timidement d’enton-
ner l’hymne national. Mais leur chant s’étrangle dans leur
gorge. L’accablement est si profond qu’ils ne sont suivis par
personne. Le rideau tombe sur une Assemblée totalement
désemparée, dont les membres se dispersent silencieusement
dans la nuit.
t
* *
Le 10 septembre 1919 a lieu la séance de signature du
Traité, dans la grande salle du château de Saint-Germain-en-
Laye. Avant de prendre sa plume, le Dr Renner élève une
dernière fois la voix. Reprenant les arguments contenus
dans sa note du 15 juin 1, il met le Conseil suprême en garde
contre l’erreur tragique qu’il est en train de commettre.
Mais les autres délégations se mettent à parler toutes à la
fois, de sorte que sa protestation est submergée par le
brouhaha général. I1 faut que Clemenceau intervienne pour
rétablir le silence.
Comprenant alors que tout effort est inutile, le Chancelier
Renner appose sa signature au bas du Traité. Puis, se
tournant vers M. Gürtler qui se trouve à ses côtés, il lui dit
d’une voix blanche :
- Les Alliés ne savent pas ce qu’ils font! C’est de là
que sortira la prochaine guerre mondiale 2... N

* *
Mais contrairement à ce que l’on croit généralement, le
Traité de Saint-Germain ne comporte pas que des clauses
relatives à l’Autriche. I1 est assorti d’un traité entre la
République tchécoslovaque et les principales Puissances
1. Voir plus haut, p. 148.
2. Déclaration de M. Gürîkr à l’auteur, on 1925.
LA FONDATION D E L A T C H ~ C O S L O V A Q W I E 157
alliées et associé_es, relatif au traitement des minorités au
sein du nouvel Etat. Ce document est divisé en trois cha-
pitres. Le premier (articles 1 à 9) stipule entre autres :
ART. 2. - L a Tchécoslovaquie s'engage à accorder à tous ses
habitants pleine et entière protection de leur vie et de leur libertk,
sans distinction de naissance, de nationalité, de langage, de race
ou de religion ...
ART. 7. - ... I l ne sera édicté aucune restriction contre le
libre usage par tout ressortissant tchécoslovaque d'une langue
quelconque soit dans les relations privées ou de contmerce, soit en
matière de religion, de presse ou de publication de toute nature,
soit dans les réunions publiques.
Nonobstant l'établissement par le Gouvernement tchtkoslovaque
d'une langue officielle, des facilités appropriées seront données
aux ressortissants tchécoslovaques de langue autre que le tchèque,
pour l'usage de leur langue, soit oralement, soit par écrit devant
les tribunaux ...

Le chapitre I I a trait à la Ruthénie. I1 déclare :


ART. 10. - L a Tchécoslovaquie s'engage à organiser le terri-
toire des Ruthènes a u sud des Carpathes, dans les frontières
f i é e s par les principales Puissances alliées ou associées, sous la
forme d'une unité autonome à l'intérieur de l'État tchécoslovaque,
munie de la plus large autonomie compatible avec l'unité de
l'Etat tchécoslovaque.
ART. 11. - L e territoire des Ruthènes, a u sud des Carpathes
sera doté d'une Diète autonome. Ladite Diète exercera le pouvoir
législatif e n matière de langue, d'instruction et de religion ainsi
que pour les questions d'administration locale et pour toutes
autres questions que les lois de l'État tchécoslovaque lui attribue-
ront. L e Gouverneur des ierritoires des Ruthènes sera nommé par
le Président de la République tchécoslovaque et sera responsable
devant la Diète ruthène.
ART. 12. -Dans la mesure d u possible, les fonctionnaires
d u territoire ruthéne seront choisis parmi les habitants de ce ter-
riioire.
ART. 13. - L a Tchécoslovaquie garantit a u territoire des
Ruthènes une représentation équitable dans l'Assemblée législa-
tive de la République tchécoslovaque, à laquelle ce territoire
enverra des députés. Toutefois ces députés ne jouiront pas d u
droit de vote dans le Parlement tchécoslovaque lorsque y seront
débattues les questions relevant de la Diète ruthène l.
1. C'est-à-dire les questions de langue, d'instruction, de religion et d'adminis-
tration locale. L'importance de cette clause n'apparaîtra quo plus tard.
158 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

ART. 14. -Ida Tchécoslovaquie reconnaît à la Société des


Nations le rôle d’arbitre, en cas de conflit dans les problèmes des
minorités ou en cas de contestation au sujet de l’application des
traités.

Aucun article de ce Traité ne se réfère à la Slovaquie. Fait


d’autant plus grave que Mgr Hlinka -
qui n’a pas parti-
cipé à la négociation du Traité de Pittsburgh - est venu à
Saint-Germain avec une délégation slovaque, pour protes-
ter contre ?ne inclusion trop étroite de ses compatriotes
au nouvel Etat. a Certes »,a-t-il déclaré, (( les Tchèques e t
les Slovaques sont frères. Mais ils ne se connaissent pas et
n’ont encore jamais vécu ensemble1. 1) Allemands, Hon-
grois et Polonais y sont également passés sous silence.
Les Tchèques ont manifesté tout d’abord quelque humeur
devant ce qui leur est apparu comme une immixtion injus-
tifiée dans leurs affaires intérieures. Ces exigences ne ris-
quent-elles pas de restreindre la liberté d’action du Gouver-
nement de Prague? E t puis, est-il nécessaire de formuler
par écrit, ce qui a déjà fait l’objet de tant de promesses
verbales?
Mais Philippe Berthelot leur fait observer que l’accep-
tation de ces clauses est la meilleure façon de dissiper le
malaise qui règne au sein de la délégation britannique.
-(( Croyez-moi »,leur dit-il d’un ton nonchalant, (( un refus
de votre part serait de mauvaise politique. On vous a tout
accordé sur le plan territorial. Acceptez, en échange, ces
concessions minimes. Aucune des minorités n’est expressé-
ment nommée dans ce traité. Les Slovaques? Vous en ferez
ce que vous voudrez. Quant aux Ruthènes, puisque l’au-
tonomie dont on y parle reste subordonnée à l’unité de
I‘Etat, c’est vous, en définitive, qui en fixerez les limites. Si
vous ne prenez pas cet engagement aujourd’hui, craignez
qu’on ne vous en demande davantage par la suite D ...
Benès a l’oreille fine. I1 comprend ce que cela veut dire e t
suit sans rechigner le conseil de Berthelot.

* +
Le 17 octobre 1919, le Traité de Saint-Germain est ratifié
par le Parlement autrichien1. Le 4 juin 1920, le Traité de
1. Paul S I E B E R T Z ,Tschechische
D~~ Gefahr, p. 194. Mgr Hlinka a été éconduit.
LA FONDATION D E LA TCHBCOSLOVAQUIE 159
Trianon est signé avec les Hongrois l. Est-ce enfin la paix?
Pas encore. Car la querelle qui oppose les Polonais et les
Tchèques à propos du comté de Teschen n’a toujours pas
trouvé de solution. Malgré leurs efforts réitérés, les Alliés
n’ont pas réussi à obtenir de Pilsudski qu’il renonce à ce
territoire. A la grande colère de Benès, il continue à le
revendiquer, comme faisant partie intégrante de la Pologne.
De tous les Pays successeurs de la Double-Monarchie, peut-
être la Pologne est-elle le plus insatiable. On dirait (( qu’elle
veut profiter à la fois des victoires de Foch sur les Alle-
mands et de Hindenburg sur les Russes ». Non contente
d’englober à l’ouest la Prusse-occidentale, la Posnanie, une
partie de la Silésie prussienne e t la Galicie, elle veut encore
retrouver, à l’est, ses frontières de 1772 e t s’étendre, sans
solution de continuité, de la Baltique à la mer Noirea. C’est
en vain que le Conseil suprême a adressé à Pilsudski un
télégramme l’invitant à conclure au plus t ô t un armistice
avec les Ukrainiens et menaçant de lui supprimer toute aide
et assistance, s’il continuait à braver les décisions de la
Conférence (27 mai 1919).Le chef du Gouvernement polonais
a repoussé sa proposition 6.
Mais voilà qu’au printemps suivant, la situation se ren-
verse. Les forces ukrainiennes s’étant dissipées comme un

1. Amputée au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, la nouvelle République hongroise


dressera le long de ses nouvelles limites, des poteaux-frontière représentant la carte
du pays entourée d’un fossé de sang et portant ce mot significatif : u Jamaisf n
2. Note de M. Paneyko, chef de la délégation ukrainienne à la Conférence de lo
Paix, à Georges Clemenceau, Président du Conseil suprême, le 22 mai 1919.
3. Le 2 novembre 1918, lors de la discussion des conditions de l’armistice,
M. Pichon avait déclaré : a J e désire insister pour que, dans les territoires évacués
par les Allemands, soient compris tous les territoires qui formaient le Royaume
de Pologne avant le premier partage de 1772. D Par là, M. Pichon attribuait impli-
citement à la Pologne la Podolie, la Volhynie e t la région de Kiev. M. Balfour,
ministre des Affaires étrangères de la Graude-Bretagne, avait répliqué vertement:
a J’ai écouté avec anxiété la proposition de M. Pichon. La Pologne de 1772, dites-
vous, devrait être la Pologne de 19181 Ce n’est pas à cela que nous nous sommes
engagés. Nous nous sommes engagés à reconstituer une Pologne composée unique-
ment de Polonais ... Nous laisserons donc le soin d’étudier cette question à la Confé-
rence de la Paix. B Le colonel House, délégué des Etats-Unis, ayant été de l’avis
de M. Balfour, la proposition de M. Pichon avait été écartée. (Cf. MERIEIX, Lea
fi‘égociations secrètes et 1- quatre armistices, Paris, 1919, p. 247.)
4. Ce faisant, elle risque de s’attirer l’hostilité des Roumains, qui ont déjà
annexé la Bessarabie et qui ont, en outre, des visées sur Odessa e t sur les t e r
ritoires situés entre le Dniestr et le Boug.
5. La soi-disant offensive polonaise au suiet de laquelb VQUS me demandez des
explications eat en réalité une contre-oflenaive,car c’est l‘armée ukrainienne qui m u s
a attaquLés la première. Je ne puis donc w w fournir aucun apaisement d ce suiet.
(Télégramme de Pilsudski à Clemenceau, le 4 juin 1919.)
160 HISTOIRE DE L ’ A R M É E ALLEMANDE

écran de fumée, la Pologne se trouve tout à coup face à face


avec les Russes. Le 15 mai 1920, sept armées rouges et un
corps de cavalerie, placés sous le commandement de Tou-
khatchevsky et de Boudienny, se ruent à l’assaut de I’Occi-
dent. Submergées par cette avalanche de plus de trois
millions d’hommes, les divisions polonaises se replient préci-
pitamment. Grodno tombe le 20 juillet; Bialystock, le 25.
Puis c’est l’abandon de la ligne du Niémen. Encore quelques
jours et la Pologne sera engloutie l...
Pilsudski lance alors un appel de détresse aux Alliés :
- (( Ne nous laissez pas succomber! Venez à notre secours!
L’armée polonaise protège l’Europe entihe contre la marée
bolchévique! B
Simultanément, il envoie M. Grabski, son ministre des
Affaires étrangères, à la Conférence de Spa, pour supplier
l’Entente de lui envoyer des armes et des renforts (IO juil-
let 1920).
C’est le moment qu’attendent Benès et. Masaryk. Puisque
Pilsudski a besoin des Alliés, qu’il commence par se ranger
à leurs conditions. Qu’il accepte la ligne Curzon comme fron-
tière orientale de la Pologne et signe un Protocole, dont le
paragraphe 3 spécifiera :
La Pologne se soumettra aux décisions du Conseil suprême
pour tout ce qui concerne la Galicie orientale, la Haute-Silésie
et le Comté de Teschen a.

C’est seulement après la signature de cet accord que les


Alliés entreprendront des démarches à Moscou, pour deman-
der aux dirigeants du Kremlin de suspendre leur offensive S.
1. Voir vol. IV, p. 231-232.
2. Voir vol. IV, p. 233.
5. Ils interviennent si mollement que les Russes refuseront. On s’explique mal
pourquoi les Alliés tiennent à empêcher les Polonais de pousser leurs frontières
orientales au-delà de la ligne Curzon. Cela tient-il à ce que Masaryk - bien que
nullement communiste - est secrètement favorable à une entente avec les
Soviets? Ce n’est pas impossible, car dès le 10 avril 1918, il a conseillé à Wilson d e
dentendre avec eux. (Voir plus haut, p. 61, note 2.) II a appuyé les Légions qui
ont a liquidé D Koltchak, sapant ainsi à sa hase la résistance des Russes blancs.
Depuis lors, il ne cesse d e prôner un rapprochement avec Moscou. Sur ses instances,
le Président des lhats-Unis a envoyé William Bullitt B Copenhague (décemhre-
janvier 1919),pour y nouer des relations directes avec Litvinov. Le futur ambas-
sadeur dei U. S. A. à Paris est revenu enchanté de sa mission. I1 a assuré a que lea
Soviets ne nourrissaient aucune visée impérialiste et désiraient seulement que les
peuples aient le droit de disposer d‘eux-mêmes D. Sur quoi, Lloyd George a propoi6
qu’une délégation soviétique soit invitee à participer aux travaux la Conférence
L A FONDATION DE LA TCFIÉCOSLOVAQUIE 161
- u C’est un ohantage éhonté! )) rugit Pilsudski. (( Les Alliés
poignardent la Pologne dans le dos, au moment même o ù
elle les protège contre une invasion soviétique! Aucun châ-
timent ne sera suffisant pour punir les Tchèques de cette
félonie! ))
Mais il a beau tempêter : il est pris à la gorge. Dans la
situation où il se trouve, il ne peut que s’incliner.
Le 28 juillet, à l’heure où les Armées rouges intensifient
leurs attaques et où le vent d’est porte la rumeur de leurs
canons jusqu’aux faubourgs de Varsovie, un accord polono-
tchèque, conclu sous l’égide des Alliés, règle le problème
de Teschen par un jugement de Salomon. Une moitié du
territoire, c’est-à-dire les arrondissements agricoles de Bielsk
e t de Cziezyn, demeure à la Pologne. L’autre - qui com-
prend les arrondissements industriels de Frydek et de
Frysztat, où vivent malgré tout 75.000 Polonais - est
rattachée à la Répubilque tchécoslovaque.
Avant de signer l’accord, Paderewski adresse à Mille-
rand, Président de la Conférence des Ambassadeurs, cette
note qui semble faire écho aux avertissements du Chancelier
Renner :
28 juillet 1920.
Monsieur le Président,
La décision prise par la Conférence des Ambassadeurs creuse,
entre les deux peuples, un fossé que rien ne pourra combler. C’est
avec une douleur indicible que j’appose ma signature au bas
d’un document, qui nous arrache u n lambeau de notre peuple q u i
nous est particulièrement cher.
Avant de le faire, je tiens à vous prévenir, Monsieur le Prési-
dent, que, malgré son désir sincère de remplir ses engagements,
aucun Gouvernement polonais ne parviendra jamais à convaincre
notre peuple que le partage qui nous est imposé est conforme à
l’Équité.
PADEREWSKI
l.

Arc-boutée à la Vistule et engagée dans une lutte -à mort


avec un ennemi dix fois supérieur en nombre, toute la
Pologne frémit de colère en apprenant le coup qui vient de
de la Paix, suggestion qui aurait certainement été suivie d’effet, si Clemenceau ne
s’y était opposé de la façon la plus formelle.
1. F. KAHANEK,Benès contra Beck :Reportate a dokumenly,p. 12.Vâclav FIALA,
L a Pologne d’aujourd’hui, p. 118.
V 11
162 H I S T O I R E D E L'ARMÉE ALLEMANDE

lui être porté l. Mais pour Masaryk et Benès, l'annexion de


la partie la plus riche du comté de Teschen marque le
couronnement de leur œuvre : désormais toutes les frontières
de la Tchécoslovaquie sont fixées.

1. Ce partage est peut-être défendable au point de vue ethnique. Cependant,


les conditions dans lrsquelles il a été imposé aux Polonais entretiendront chez eux
une rancune tenace. Ils se jurent de reprendre Teschen à la première occasion.
DEUXIÈME PARTIE

LE RATTACHEMENT DES SUDETES


A U REXCH
VI1

LA (( DEGERMANISATION 1)
DES DISTRICTS ALLEMANDS

Ainsi naît la République tchécoslovaque, É t a t unique


coiffant une mosaïque de nationalités. A l’intérieur de ses
frontières cohabitent, sans se mélanger, 6.727.038Tchèques,
3.122.390 Allemands, 2.010.295 Slovaques, 745.935 Hon-
grois, 459.346 Ruthènes, 180.332 Juifs, 75.656 Polonais e t
238.727 ressortissants d’origine étrangère l. Les Tchèques
à eux seuls, n’y ont pas la majorité 2. Tchèques e t Slo-
vaques réunis y dépassent à peine les deux tiers 3. Plus du
quart de la population est résolument hostile à la structure
unitaire du nouvel É t a t 4. Les experts de la Conférence de
la Paix ont cru ressusciter une nation (( dans ses limites histo-
riques n. E n réalité, ils ont recréé une Autriche-Hongrie en
miniature, avec un noyau racial prédominant 5 et des mino-
rités ethniques, envers lesquelles Masaryk et Benès com-
mettront les mêmes fautes que celles qu’ils n’ont cessé de
reprocher aux Habsbourg.
De plus, la Tchécoslovaquie naît entourée de la haine de
ses voisins : des Autrichiens, qui regrettent leurs compa-
triotes de Bohême; des Polonais, qui réclament l’autre
moitié du comté de Teschen; des Hongrois, qui reven-
diquent les portions méridionales de la Slovaquie et de la
Ruthénie.
1. Recensement de l‘État tchécoslovaque, 1921.
2. Tchèques : 6.627.038. Autres populations 6.877.769.
3. Tchèques et Slovaques réunis : 8.737.333. Autres populations : 4.403.327.
4 . Allemande : 22,36 %; Hongrois : 5,78 %; Polonais : 0,66 %.Total : ?8,74 %.
5 . La seule différence est que ce noyau s était germanique dans l’Empire
L(

austro-hongrois (35 %) et qu’il est slave dans le nouvel État tchécoslovaque


(66 %I*
166 H I S T O I R E D E L ’ A R M É E ALLEMAN D E

On a dit que la Tchécoslovaquie était un porte-avions.


C’est en tout cas un navire qui ne navigue pas sur des eaux
calmes. Pour l’empêcher de se briser contre les récifs, ceux
qui le dirigent choisissent de pratiquer une politique d’uni-
fication qui rappelle les plus mauvais aspects de celle de
Joseph II. Ils y sont amenés par la volonté de contenir
les aspirations centrifuges de toutes ces populations qui
tendent les bras à leurs voisins à travers les frontières.
Ensuite, pour donner satisfaction à l’expansionnisme tchè-
que, cette (( colonisation à rebours n dont Benès a parlé
dans son Mémoire au Conseil suprême et qui n’est pas un
mythe. La poussée démographique des Allemands étant
moins forte que celle des Slaves, ceux-ci réclament plus
d’espace, plus de terres, plus d’écoles et plus de maisons.
Leur montée, qui date de la fin du x ~ x esiècle, a été freinée
par la guerre. Elle reprend de plus belle avec l’accession à
l’indépendance, Maintenant qu’ils tiennent en main tous
les organes du pouvoir - l’armée, la justice, la police,
l’économie - les Tchèques ne comprendraient pas qu’ils
ne soient pas les maîtres, c’est-à-dire, en toutes choses, l’élé-
ment prédominant du pays.
Pour satisfaire ce désir, Masaryk et Benès optent pour
la manière forte. Celle-ci consiste à appliquer $es mesures
sévères d’intégration; à durcir la carapace de 1’Etat tchéco-
slovaque en couvrant ses frontières de fortifications qui les
rendront invulnérables; à augmenter sans cesse son potentiel
militaire, pour transformer peu à peu le pays en arsenal 2.
Car la Tchécoslovaquie ne peut survivre qu’avec l’aide de
la France !j. Pour l’obtenir, elle devra se faire l’auxiliaire
de sa politique, c’est-à-dire être la gardienne vigilante
des traités4 et lui fournir une alliance de revers contre
1. Voir plus haut, p. 141.
2. La Mission militaire française envoyée à Prague en décembre 1918 et qui a
participé en 1919 à la lutte contre les Hongrois, détiendra jusqu’en janvier 1926
tous les postes de commandement importants de l’Armée tchécoslovaque. Elle
demeurera à Prague jusqu’aux Accords de Munich.
3. R La confiance que non seulement les dirigeants tchèques, mais toutes les
couches de la population accordaient aux Puissances occidentales et particulière-
..
ment à la France D, écrit Boris Celovsky, a était illimitée. Ils voyaient en la France
la créatrice e t la garante de leur nouvel État. Les liens politiques contractés ulté-
rieurement avec elle leur paraissaient comme allant de soi. La science, l’art et
l’éducation étaient axés sur la France. Celle-ci apparaissait aux Tchèques comme
un modèle inégalable. B (Dm Münchener Abkommen, p. 59.)
4. C‘est d’ailleurs son intérêt de défendre le statu quo, car la moindre modifica-
tion apportée aux traités risque d’entraîner sa dislocation. u Toute perturbation
locale infligée à la paix en Europe centrale D, dira le Président Hodja à des journa-
LE RATTACHEMENT DES S U D È T E S A U R E I C H 167
168 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

l’Allemagne 1. Dans les eaux toujours mouvantes de l’Eu-


rope centrale, elle sera le pilier inébranlable sur lequel la
France pourra s’appuyer, pour tenir en échec les ambitions
d u Reich.
Peut-être objectera-t-on que les dirigeants tchèques au-
raient pu choisir une autre voie : donner à leur pays une
structure fédérale semblable à celle de la Suisse, conformé-
ment aux promesses qu’ils ont faites aux Alliés 2. M a i s cette
formule a pour corollaire la neutralité3. Or, Benès et ses
collaborateurs ne l’entendent pas ainsi. Ils préfèrent pra-
tiquer une politique de puissance parce que cela flatte leurs
instincts les plus profonds : la haine du germanisme, le désir
d’exercer une influence sur les affaires internationales et un
goût prononcé pour les rôles de premier plan. Ils ont été trop
longtemps les (( maîtres à penser )) de l’Entente pour ne pas
vouloir rester les tuteurs de l’Europe genevoise. Tant que
prédominera le système de la sécurité collective, ils y tien-
dront une place de choix. Lorsque ce système se désagrégera,
toute leur politique se trouvera en porte à faux. Leur
refus de s’adapter à l’évolution des événements les acculera
alors à une situation sans issue. Préjugeant trop de leurs
propres moyens, et persistant à tenir pour négligeables
les contradictions internes qui les minent, ils s’apercevront
trop tard que leur existence n’était assurée que par des
concours extérieurs. Le jour où ceux-ci leur feront défaut et
listes étrangen en mai 1937, u troublera la paix de l’Europe tout entière. n (2 dob
Nasy Prvni Republiky, Prague, 1939, p. 200.) Des déclarations analogues revien-
dront constamment s u r les lèvres des dirigeants tchèques.
1. Ce role était réservé jusqu’ici à la Russie. Mais la Russie étant provisoirement
hors du jeu, il est confié à une chaîne de petits États, dont la Tchécoslovaquie appa-
rait comme le maillon central.
2. Mémoire III de Benès au Conseil Suprême; Traité de Saint-Germain relatif
OUTCminorités. (Voir plus haut, p. 142 et p. 157.)
3. Impossible de faire d’un Etat fédéral l’élément actif d‘une coalition. Si la
Suisse ne s’en était pas tenue à une stricte neutralité sur le plan international, il y a
longtemps qu’elle aurait volé en éclats. Benès a objecté u qu’une Tchécoslovaquie
neutre aurait été rapidement entraînée dans l’orbite de l’Allemagne N. Mais comme
Benès lui-même. dans une conférence faite à l’Université de Chicago au printemps
de 1939 (c’est-A-dire six mois après Munich) a blâmé le Traité de Paix c de n’atoir
pas ienu sufisamment compte du Droit des peuples à disposer d’eux-mérnes n, son
objection perd beaucoup de sa valeur.
4. De 1918 à 1938, Benès a dirigé la politique extérieure de la Tchécoslovaquie,
tant comme ministre des Affaires étrangères (1918-1935) que comme chef de l‘État
après la mort de Masaryk (1935-1938). Du 18 décembre 1935 au ‘29 février 1936,
le ministère des Affaires étrangères tchécoslovaque a été géré par intérim par
le Président Hodja. Le l e ’ mars 1936, Hodja a été remplacé dans ses fonctions
par Kamil Krofta, un des collaborateurs les plus intimcs de BenBs, qui a été long-
temps son secritaire.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 169
où s’écrouleront les traités qui les ont fait naître, ils s’écrou-
leront avec eux.

C t

Le mal dont périra 1’Etat est à son origine même : dans sa


Constitution. Celle-ci a été votée à main levée le 14 novembre
1918 par une Assemblée de députés tchèques non élus l,
en l’absence de tout représentant des minorités nationales.
Aucun délégué des Allemands, des Hongrois ou des Polonais
n’y a pris part. Cette Constitution proclame que la Répu-
blique tchécoslovaque est une démocratie parlementaire, oh
tout le pouvoir émane des partis. Les nationalités n’y sont
pas mentionnées. La majorité du Parlement à laquelle-
appartiennent les membres du Gouvernement - résulte de
la composition des groupes parlementaires. On pourrait croire
que ceux-ci sont l’émanation de l’ensemble de la nation. I1
n’en est rien. Chaque minorité choisit ses candidats parmi
ses compatriotes, qui forment autant de petits groupes d’op-
position. Comme ceux-ci, par définition, n’auront jamais la
majorité, le Gouvernement sera obligatoirement formé par
des représentants de la nationalité la plus forte, c’est-à-dire
par les Tchèquesz. (( T. G. Masaryk, le fondateur de cet État »,
écrit Boris Celovsky, (( définissait la démocratie comme un
régime de discussion. Certes, on discutera beaucoup en Tché-
coslovaquie. Mais ces débats n’auront aucune influence sur le
résultat final : la majorité gouvernementale aura toujours
raison. Sa relève par l’opposition - ce trait caractéristique
de la démocratie parlementaire - ne pourra jamais avoir
lieu. L’opposition sera condamnée à jouer éternellement
le même rôle. L’impossibilité de partager les responsabilités
gouvernementales provoquera une radicalisation progressive
des éléments oppositionnels, qui chercheront de plus en
plus des appuis à l’extérieur. Les partis hongrois se tour-
neront vers Budapest; les polonais, vers Varsovie; les alle-
1. Auxquels on a joint in &remis quelques délégués slovaques, non élus eux
aussi. (Voir plus haut, p. 120, note 3.) Aucun Ruthène n’en fait partie. L’obli-
gation de faire vite, pour ne pas se laisser prendre de court par les négociations
de paix, et la situationconfuse qui régnaita ce moment en Autriche e t en Hongrie,
rendaient d’ailleurs une consultation populaire pratiquement impossible.
2. L’opposition se compose uniquement du Parti communiste unifié, de certains
groupements tchèques d’extrême droite, des Allemands, des Hongrois, des Polo-
nais et - quoique dans une mesure moindre - du Parti populaire slovaque de
Mgr Hlinka.
170 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

mands - c’est-à-dire la Ligue agraire, les Nationalistes, les


Chrétiens-sociaux, les Démocrates et le Parti allemand
national-socialiste ouvrier (D. N. S. A. P.), - vers Vienne,
auprès des formations qui leur sont apparentées; ou encore
auprès d’organisations parapolitiques du Reich, comme la
Ligue pour les Allemands de l’Étranger l. 1) Ce système assu-
rera une grande stabilité au Gouvernement. Mais loin de
favoriser la fusion des groupes ethniques, il exaspérera l’hos-
tilité des minorités envers le gouvernement central.
Ce mal est encore aggravé par la politique de (( déger-
manisation )) pratiquée par le Cabinet de Prague.
L’encre des traités est à peine sèche, que M. Klofatsch,
Ministre de la Défense, fait adopter par la Chambre un statut
des Anciens combattants qui favorise considérablement les
Tchèques. N’a-t-il pas déclaré lui-même que (( les Légion-
naires seraient les guides et les éducateurs de la nation »?
Ainsi leur accorde-t-il des pensions, des indemnités et des
avantages de toutes sortes, alors que tous ceux qui ont
fait la guerre dans l’Armée impériale n’ont droit à aucune
retraite et ne sont même pas autorisés à porter leurs déco-
rations. Considérés comme des suspects, ils n’auront qu’un
seul devoir : celui de se faire oublier. E t comme les régi-
ments allemands de Bohême sont parmi ceux qui ont eu le
plus de pertes *, alors que les Légions n’en ont eu que rela-
tivement peu 6, une telle inégalité de traitement entretient
l’esprit de vindicte chez les uns comme chez les autres 6.
Puis c’est au tour de M. Rasin d’intervenir sur le plan

1. Boris CELOVSKY,Das Münchener Abkommen, p,. 104.


2. Et, en Slovaquie, de a démagyarisation u à 1 égard des Hongrois. Ceux-ci
réagissent avec la passion qui les caractérise. Entre le 30 juin 1920 et le l e r juillet
1921, on compte 28 personnes tuées et 183 grièvement blessées par la police. En
outre, 1.482 personnes sont emprisonnées, dont 1.023 pour les seuls mois d’avril
et de mai 1921.(Yvan de RnKovsKY,Déclaration au COAgrè8 international p o w la
défense du Droit des Peuples, Genève, ler-10 septembre 1921.)
3. Lettre aux Légionnaires du 14 juin 1919. (Voir plus haut, p. 83, n. 2.)
4. En moyenne 30 à 40 morts pourl.OOO habitants, ce qui a pour corollaire un
pourcentage élevé de malades et de grands mutilés.
5. Les statistiques établies au moment du rapatriement des Légions de Sibérie
font état de 3.400 morts. La faiblesse de ce chiffre s’explique par le fait que la
plupart des transfuges tchèques sont restés prisonniers jusqu’en 1917 et n’ont
rejoint les Légions qu’une fois la guerre terminée.
6. Par la suite, les recrues provenant des territoires allemands seront tenues à
l’écart des principales unités combattantes : aviation, chars, artillerie lourde et
bataillons de défense des frontières (GrenzschüfzbataiUonen~.Elles seront traitées
avec une méfiance qui ne désarmera pas. TrL peu d’entre elles accéderont au grade
d’officier dans l’Armée active.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU R E I C H 171
financier. Dès février 1919 - c’est-à-dire avant même que
les frontières de la Tchécoslovaquie n’aient été définitivement
fixées - il a interdit, du jour au lendemain, tout mouve-
ment de capitaux avec l’étranger. Les banques tchèques)
prévenues à temps, ont pu rapatrier leurs fonds. Mais
les autres, non averties et dont la plupart des avoirs sont
bloqués à Vienne, se trouvent placées devant de graves
dificultés de trésorerie. Pour ne pas être obligées de fermer
leurs guichets, elles se tournent vers les banques tchèques
pour leur demander des crédits. Celles-ci leur en accordent.
Mais lorsque vient l’heure du remboursement, elles exigent
que leurs avances soient transformées en participations.
Pa r ce moyen, les Tchèques s’assurent le contrôle de
tout l’appareil bancaire et - par voie de conséquence -
celui de l’industrie l.
C’est là un coup très dur porté au grand capital allemand.
Mais les petits épargnants ne sont pas mieux traités. Au
lendemain de la signature du Traité de Saint-Germain,
l’État tchèque refuse de reconnaître les emprunts de guerre
dont le montant s’élève à sept milliards de couronnes. Les
souscripteurs sont ruinés du jour au lendemain. Cette mesure
atteint surtout les industriels, les petits bourgeois et les fonc-
tionnaires allemands, car les Tchèques, pour leur part,
s’étaient abstenus d’y souscrire. Peu après survient une
réforme fiscale qui favorise les paysans au détriment de
l’industrie et des mines, si bien qu’en 1923, les 56 yo de tous
les impôts de l’État tchécoslovaque seront payés par les
seules régions des Sudètes.
1. Rien n’indique mieux le renversement de la situation bancaire que le tableau
suivant :
CAPITAUX RESPECTIFS DES B A N Q U ~ S
ALLEMANDES ET TCHÈQUES
EN MILLIONS DE C O U R O N N E S T C H È Q U E S .

Années Nationalité Capital Réserves

1914. ......... Banques allemandes


- - 806 6.267
1934. ......... 84 1.330
1914. ......... Banques tchèques 190 1.091
1934. .......... - - 1.200 21.200
172 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ ~ ALLEMANDE
E

Peu à peu, l’État tchèque érige en règle générale de ne


passer aucune commande d’armements aux sociétés alle-
mandes qui n’emploient pas un pourcentage fixé de main-
d‘œuvre tchèque et exige le renvoi de tous les ouvriers non
tchèques appartenant aux partis d’opposition, qualifiés en
l’occurrence (( d’ennemis de l’État D.
E n 1925, le Gouvernement de Prague décide de réduire
les effectifs de l’administration. Les fonctionnaires allemands
sont licenciés les premiers. Lorsque, deux ans plus tard, les
effectifs remontent, toutes les places sont réservées aux
candidats d’origine tchèque 2.
A cet ensemble de mesures destinées à démanteler les posi-
tions allemandes dans la finance, l’industrie et l’appareil de
l’État, s’ajoute une action parallèle dans le domaine agricole.
Le Gouvernement prescrit une vaste réforme agraire aüx
termes de laquelle non seulement les grands domaines doi-
vent être morcelés, mais toutes lesterres acquises par des Alle-
mands depuis la bataille de la Montagne Blanche - c’est-à-
dire postérieurement à 1620 - seront expropriées pour être
remises à des Tchèques. La réforme porte sur 1.750.000 hec-
tares dont seuls 270.000 se trouvent en territoire tchèque.
750.000 hectares sont en territoire de langue allemande et
730.000 dans la partie de la Slovaquie peuplée de Hon-
grois. Les parcelles provenant du morcellement des grands
domaines sont souvent attribuées à d’anciens Légionnaires,
qui viennent s’installer comme exploitants agricoles dans
les zones occupées jusqu‘ici par des minorités.
Ces nouveaux (( colons 1) sont traités par le Gouvernement
avec une sollicitude particulière,. parce qu’il les considère
comme les pionniers de la (( tchéquisation )) du pays. Certains
d’entre eux, totalement incompétents en matière d’agriculture
ou auxquels ont été attribués des lots trop exigus, trouvent
préférable de revendre leurs parcelles aux Allemands. Ceux-
ci sont alors obligés de racheter leurs propres terres, mais à
un prix quatre ou cinq fois supérieur à celui que l’Etat leur

1. Le 28 janvier 1936, un décret du ministre de la Défense, M. Machnik, prescrit


de n’employer que de la main-d’œuvre tchèque et slovaque dans l’industrie des
armements. Ce décret ne fait qu’officialiserun état de fait qui existe déjà depuis
plusieurs années.
2. C‘est ainsi qu’entre 1921 et 1930, dans les seuls secteurs de la Justice, des
Chemins de Fer, des Postes et de l’Enseignement, 33.055 fonctionnaires allemands
sont licenciés et remplacés par 41.314 fonctionnaires tchéques (Statistiques .If-
cieiies de [‘État tchécoslwaque.)
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU REICH 173
a versé. Les autres, qui conservent leurs lots, se voient
puissamment aidés par les services oficiels. L’Etat leur
consent des emprunts à un taux très bas, pour leur permettre
d’acheter des engrais et du matériel. On construit des écoles
tchèques pour leurs enfants. On y place des instituteurs
tchèques car la tchéquisation des terres n’est qu’un pré-
lude à la suppression de la langue. Toutes les villes alle-
mandes sont débaptisées et reçoivent des noms tchèques 2.
Comme les enfants allemands doivent apprendre obligatoi-
rement le tchèque - reconnu comme étant la seule langue
officielle du pays - 1’Etat exerce toutes sortes de pressions
pour obliger leurs parents à les envoyer dans les écoles
tchèques. Celles-ci sont favorisées de bien des façon? :
subventions, modernisation des bâtiments, dons de terrains
de sport et avantages de toute nature 3, alors que les écoles
allemandes, nettement défavorisées, ont beaucoup de peine
à se défendre. Les parents qui refusent malgré tout d’en-
voyer leurs enfants dans les écoles tchèques sont l’objet de
brimades diverses : retrait de la carte de travail, suppres-
sion des allocations Eamiliales et surveillance étroite de la
part des autorités. Car partout où s’implante une école
tchèque, fonctionnaires et gendarmes tchèques viennent
s’installer dans son sillage.
La réforme agraire est suivie par une nationalisation des
forêts. Celles-ci sont presque exclusivement situées aux pour-
tours d u pays. Le personnel forestier - qui se compo-
sait d’Allemands dans une- proportion de 98 % se trouve -
licencié dans les forêts d’Etat et remplacé par du personnel
tchèque 4. Ainsi des éléments de la population slave s’in-
filtrent jusqu’aux frontières.
Toutes ces mesures 5 ont pour objet d’éliminer les popula-
1. I1 arrive que des écoles tchèques soient créées dans des villages purement
allemands, mais où s’est installée une seule famille tchèque.
2. C’est ainsi que Reichenberg devient Liberec; Aussig, Usti; Teplitz, Teplice;
Zaaz, Zatek; Eger, Cheb; Pilsen, Plezit, etc. (Voir carte, p. 167.)
3. Un poste important du budget national est consacré aux subventions à ces
écoles. I1 porte le titre d’Aide aux écoles des minorith. La délégation tchécoslovaque
A la Société des Nations s’en prévaudra pour marquer à quel point le Gouverne-
ment tchèque respecte les clauses du Traité de Saint-Germain. E n réalité, il ne
s’agit nullement d’une aide apportée aux écoles allemandes, polonaises OU hon-
groises, mais a u x écoles rchèquea installées sur les territoires de ces minorités.
4. Ce personnel, souvent improvisé, connaît mal son métier. II se livre à des abat-
tages tellement excessils, que le Gouvernement de Prague doit intervenir pour.
y mettre bon ordre.
5. Auxquelles on pourrait en ajouter bien d’autres, notamment le fait que dani
174 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

tions allemandes, soit en les amenant à s’intégrer aux


Tchèques, soit en obligeant les irréductibles à s’expatrier
Et pourtant, malgré la pression constante exercée par le
Gouvernement de Prague, les Allemands se défendent pied
à pied. Durant les treize années qui suivent la signature du
Traité de Saint-Germain, sur 3.405 communes sudètes,
seules 44 accusent une majorité tchèque au recensement de
1930. Encore les Allemands reconquièrent-ils l a majorité
dans deux d’entre elles, au cours des années suivantes.
Mais dans quel état pitoyable ils y parviennent! Le
moment où leur existence paraît le plus menacée se situe
lors de la terrible dépression de 1931-1935. Comme dans
toutes les crises de ce genre, les régions industrielles sont
beaucoup plus durement touchées que les régions agrico-
les. Ce contraste ressort clairement des indices de chômage :
29 dans les territoires tchèques; 76 dans les territoires
allemands. Lorsqu’une vingtaine d’ouvriers sudètes se
rendent en délégation au ministère du Travail à Prague,
pour demander une distribution plus équitable des indemni-
tés de chômage 2, quel n’est pas leur étonnement d’apercevoir
dans le bureau du ministre, une carte représentant la répar-
tition des langues en Bohême. E n l’examinant de plus près
ils s’aperçoivent de leur erreur : il s’agit d’une carte où les
indices de chômage ont été portés en grisé. La ligne qui
sépare les régions les plus sombres des régions plus claires
correspond exactement à la frontière linguistique. Sur 16 dis-
tricts où le nombre des chômeurs dépasse 10 %,15 sont alle-
mands. Dans l’un d’eux - le district de Graslitz - ce
chiffre atteint 23,6 %, ce qui représente près du quart de la
population.
Dans cette ambiance de tracasseries policières, de misère et
de ruine, comment s’étonner que les suicides s’élèvent dans
des proportions effarantes? On en comptera 20.000 pour
l’ensemble du pays. Le taux tchèque de 3 suicides pour
10.000 habitants est déjà très élevé. Mais que dire des dis-
tricts allemands, où il atteint 7,6 à Reichenberg, 7,9 à
Dauba, 9,7 à Haida, 11,6 à Zwickau. A Auscha, sur 296

tous les mariages mixtes, les enfants sont automatiquement inscrits comme
étant de nationalité tchèque dans les registres de l’état civil.
1. Des mesures similaires sont appliquées aux Hongrois de Slovaquie.
2. Les allocations accordées par le Gouvernement de Prague vont exclusive-
ment aux districts tchèques et slovaques.
LE R A T T A C H E M E N T D E S S UDÈTES A U REICH 175
décès, on compte 44 suicidés, soit un septième du chiffre total.
Parallèlement à cet accroissement du nombre des suicides,
on constate une diminution du taux des naissances et une
augmentation de la mortalité. Lorsqu’une population en
arrive à ce degré d’érosion, il ne lui reste que deux issues :
périr ou se révolter ...
VI11

LA RÉACTION DES SUDÈTES

Le premier à s’insurger contre cet état de choses est le


Landeshuuptmann Lodgman von Auen, celui qui s’est
efforcé en vain d’obtenir l’autonomie des Sudètes à la Confé-
rence de la Paix1. Descendant d’une famille de pasteurs
irlandais qui a émigré en Bohême après avoir lutté pour faire
triompher le (( Horne rule )) dans son pays, Rudolf Lodgnian
est un homme intègre et scrupuleux, pour qui la victoire
finale du Droit ne saurait faire de doute. I1 s’efforce de
grouper les Sudètes en un front unique, car il estime que
c’est la seule façon pour eux d’imposer leur volonté au
Gouvernement de Prague. Mais il n’y réussit que partielle-
ment. S’il obtient l‘appui des éléments du centre et de la
droite avec lesquels il constitue une (( Union parlementaire
allemande »,il ne parvient pas à se rallier durablement les
milieux de gauches. Le l e r juin 1920, il lit devant le Parle-
ment un manifeste qui deviendra l a Charte de ’ce qu’on
appellera plus tard 1’ (( Opposition systématique ». I1 y
proclame, entre autres : (( Aucune des lois édictées par le
Gouvernement tchécoslovaque n’a pour nous de valeur astrei-
...
gnante L’injustice ne saurait se transformer en justice, fût-

1. Voir plus haut, p. 150 et p. 155.


2. DeulschpBrIumentariscfier Verband. Ce cartel, aux liens d’ailleurs assez lâches,
comprend les Nationaux-allemands (Deutscfinationale), les Nationaux-socialistes
(D. N. S. A. P.), le Parti agrarien(allemand), et les Chrétiens-sociaux (allemands).
3. Nous avons déjà évoqué le rôle joué par les Sociaux-démocrates et les Com-
munistes lors des élections pour le Parlement d e Vienne, en février 1919 (voir plus
haut, p. 130), et lorn des élections communales du 15 juin 1919 (voir plus haut,
p. 133). Dès 1920, Ludwig Czech, un des chefs du Parti socialiste (allemand), a
même accepté de faire partie du Gouvernement.
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S A U REICH 177
elle appliquée durant mille années ...Nous ne cesserons jamais
de revendiquer pour notre peuple, le droit de disposer de lui-
même ... La forme de l’État et du Gouvernement [tchécoslo-
vaques] sont des problèmes qui n’ont pas encore trouvé leur
solution ...Ces prises de position sont irrévocables. Elles cons-
tituent le testament que nous léguerons à la postérité I... B
Une telle déclaration n’aurait pu porter ses fruits que si
les députés allemands du Parlement de Prague avaient quitté
l’hémicycle après en avoir donné lecture et avaient refusé
d’y reparaître jusqu’à ce que le Gouvernement tchèque leur
e ût donné satisfaction. C’était trop leur demander. Au
moment où le chef du Gouvernement monte à la Tribune,
Lodgman - reprenant une formule prononcée à propos des
Allemands par Masaryk lui-même : (( Que les colonistes et
les immigrants s’en aillent! )) - donne l’ordre au x membres
de l’Union de quitter la salle. Ceux-ci lui obéissent, ainsi
que les Hongrois. Mais ce n’est qu’un geste sans lendemain.
Quelques jours plus tard, les députés reviennent siéger.
Découragé, Lodgman finit par se retirer de la vie politique
en déclarant : (( Les événements ont démontré que le peuple
sudète, pourtant engagé dans une lutte dont dépendent sa
vie ou sa mort, n’a pas encore compris que l’honnêteté et le
courage de proclamer ouvertement ses opinions valent mieux
que la servilité, l’affairisme et les combinaisons électorales 2.
Les combinaisons électorales fleurissent, en effet, durant
les cinq années qui vont de 1924 à 1929. C’est l’époque de
Locarno, celle où Stresemann domine la politique allemande.
Chacun veut être un Stresemann au petit pied, et s’ima-
gine qu’en (( finassant n il obtiendra le plus de concessions
du Gouvernement de Prague. Morcelés en groupuscules de
plus en plus nombreux, les Sudètes se condamnent eux-
mêmes à l’impuissance. Sans doute, le D. N. P. et le
D. N. S. A. P. 4 continuent-ils à pratiquer une opposition
irréductible, mais leur influence est en régression, tandis que
deux tendances opposées apparaissent, q.ui se rallient un
nombre croissant de suffrages : une première, de caractère
1. Ce manifeste est signé par cinquante-quatre députés et sénateurs. (Cf. Walter
SCHNEEFUSS : Deutsch-Bohmen, Annexe IV, p. 175.j
2. En 1925, Lodgman quitte la Bohême et va s’installer en Allemagne où il
deviendra, aprh la Deuxième Guerre mondiale, le chef des Sudhtes qui ont fui la
Tchécoslovaquie pour échapper au régime communiste de M. Gottwald.
3. Deulschnatiomle Partei.
4. Deuiscike National-Sozialisfische Arbeiier Parfei.
v 12
178 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

(( modéré n, qui estime qu’il n’y a rien à gagner à heurter de

front les autorités de Praguea1; une seconde, plus libérale


encore, qui va jusqu’à préconiser une collaboration étroite
avec le Gouvernement tchécoslovaque a. Lorsque en 1926,
M. Anton Svehla, le nouveau Président du Conseil, invite
M. Mayr-Harting, le chef des Chrétiens sociaux, et M. Spina,
le porte-parole du Parti agrarien, à rejoindre M. Czech au
sein de son Cabinet, cette tendance finit par l’emporter sur
les autres S.
M. Spina estime, en effet, que l’opposition systématique
manque de réalisme et ne peut conduire les Sudètes qu’au
désastre, u A quoi bon nous entêter? )) a-t-il coutume de dire.
((Mieux vaut regarder la réalité en face. Tout le pouvoir est
entre les mains des Tchèques. Ceux-ci sont résolus à l’exer-
cer totalement. Aucune Puissance étrangère ne viendra
à notre secours. Évitons donc un affrontement où nous
sommes vaincus d’avance. Que chacun fasse preuve de sou-
plesse et d’intelligence. Tout individu qui réussira à amé-
liorer ses conditions de vie dans l’État tchécoslovaque en
tirera des avantages qui s’additionneront et dont la somme
finira par profiter à la population allemande tout entière 4. ))
Malheureusement, l’avenir ne tarde pas à démontrer combien
ce raisonnement est fallacieux.
Pour M. Svehla, la participation à son ministère de trois
représentants de la minorité allemande est un avantage pré-
cieux 5. Elle permet de faire croire à l’opinion étrangère que
la question des Sudètes est enfin réglée, que ceux-ci se sont
réconciliés avec le Gouvernement tchécoslovaque et que leur
existence au sein du nouvel $tat ne pose plus aucun pro-
blème. A quoi bon, dans ces conditions leur faire la moindre
concession? R Les Allemands ont beau multiplier les protes-
tations de loyalisme )), se dit-il, (( évoquer la ponctualité avec
laquelle ils s’acquittent de leurs impôts et faire valoir la
discipline avec laquelle les jeunes recrues des districts sudètes
se laissent incorporer dans l’armée nationale, je ne vois aucune
1. Dans ce groupe figurent le Parti agrarien (Bund der Landwirie), le Parti
chrétienaocial et le Parti social-démocrate (Deutsche sozial-demokratische Arbeiter
Pariei).
2. Surtout le Parti agrarien et le Parti chrétien-social.
3. Voir le graphique p. 187.
4. Ci. Walter SCANEBNSS, Op. cit., p. 120.
5. a M. Svehla, plus souple que M. KramarE, pensait tout bas ce que son prédé-
cesseur disait tout haut. ii n’en poursuivait pas moins la même politique d’assi-
milation. a (Cf. ScaNEEFuss, Op. cit., p. 121.)
LE RATTACHEMENT DES S UDÈTES AU REICH 179
raison de leur faire confiance. Leur docilité n’est due qu’à la
peur des gendarmes et des agents fiscaux. Le véritable
loyalisme consisterait à se grouper autour de l’État s’il était
menacé. Or, je sais bien qu’en cas de crise, ils rejoindraient
immédiatement les rangs de nos ennemis. n
La réconciliation entre les deux peuples avortera, parce
qu’une partie de chacun des deux conserve sa vieille inimitié
pour l’autre. D’un côté, les Légionnaires, les Sokols et les
partisans de Kramad, qui ne veulent pas renoncer à la poli-
tique de dégermanisation; de l’autre, toute l’aile droite de
l’opposition, les Ligues nationalistes allemandes et les mili-
tants du Parti national-socialiste qui relusent obstinément
de se laisser (( tchéquiser D.Très vite, les ministres allemands
s’aperçoivent qu’ils ne sont ni assez nombreux, ni assez
écoutés pour imposer leurs vues au Cabinet; pas même pour
obtenir les quelques mesures d’apaisement qui y justifie-
raient leur présence.
Situation d’autant plus délicate, que leur participa-
tion au Gouvernement a déchaîné les passions au sein de
la communauté allemande. Pour M. Spina et ses amis,
les tenants de l’« Opposition systématique )) sont des uto-
pistes et des exaltés, qui sabotent toute tentative de poli-
tique constructive, Pour les membres du D. N. P. e t du
D. N. S. A. P., les chefs des Partis agrarien e t chrétien-
social sont des opportunistes sans scrupules, des traîtres
avérés. Ainsi leur collaboration avec le Gouvernement de
Prague aboutit h ce résultat paradoxal : sans entamer en
rien l’unité d’action des Tchèques, il aggrave les dissensions
entre Allemands.
La situation de MM. Spina et Mayer-Harting devient fran-
chement mauvaise, lorsque à la fin septembre 1933, le Gou-
vernement tchèque décide d’interdire les Partis deutschna-
tional et national-socialiste, en raison de leur collusion avec
les Partis du même nom, qui viennent de prendre le pouvoir
à Berlin l. Pour devancer le décret gouvernemental, le D. N.
P. et le D. N. S. A. P. se dissolvent d’eux-mêmes 2. Leurs
chefs, Hans Krebs et Hans Viererbl, s’enfuient en Alle-
magne, laissant leurs troupes totalement désemparées.
1. Le 30 janvier 1933, Hitler a pris le pouvoir en Allemagne à In tête d’une
coalition formée par les Partis national-socialiste et deutschnntional. (Voir vol. III,
p. 83-84.)
2. Au Congrès de Bodenbach, le 28 septembre 1933.
180 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

La répression qui s’abat alors sur toute une partie de la popu-


lation, le chômage qui s’amplifie d’une façon dramatique e t
la mort inopinée de M. Svehla enlèvent tout crédit aux
ministres allemands. Leurs efforts - pourtant sincères -
pour améliorer le sort de leurs compatriotes, n’ont fait qu’ac-
cumuler les déceptions e t les ruines.
L’avenir apparaît donc sous le jour le plus sombre, lors-
qu’un homme de trente-cinq ans, jusqu’alors inconnu du
public, décide de reprendre la lutte sur de tout autres
bases : c’est Konrad Henlein. Le ler octobre 1933, celui-ci
adresse à ses compatriotes u n appel dont l’accent nouveau
frappe les oreiiles les moins averties :
A tous les Allemands sudètes!
Tous les efforts tentés jusqu’à ce jour pour cimenter les
multiples partis sudètes existants en une formation politique
unique, ont échoué.
Notre peuple est plus pauvre d’une espérance. La faute en
incombe à ceux pour qui les avantages matériels et les pré-
bendes électorales comptent plus que la misère du peuple.
Notre peuple en a assez de ces rivalités égoïstes. I1 ne veut
plus voir se perpétuer les haines entre partis et entre peuples.
I1 aspire à l’édification d’une communauté populaire fondée
sur l’abolition de la lutte des classes et sur la coexistence paci-
fique des différents peuples qui constituent cet Etat.
En cette heure de suprême détresse, j’appelle tous mes
compatriotes, sans distinction de classe ou de parti, à s’unir
dans un vaste mouvement englobant l’ensemble des Allemands
sudètes, dont $ai décidé de prendre la tête.
Cette décision ne m’est pas dictée par l’ambition person-
nelle, mais par l’amour que je porte à mon peuple et à ma
Patrie.
Le Front de la Patrie sudète 1 s’assigne pour but d’unir
tous les Allemands qui vivent dans cet État, qui ont pleine-
ment conscience d’appartenir à la même communauté popu-
laire et qui se réclament des principes de la philosophie chré-
tienne. I1 reconnaît son appartenance à la communauté de
destin et de culture allemands. Sa tâche principale consistera
à assurer la sécurité et le relèvement de notre héritage com-
mun : notre sol, nos organismes culturels, notre économie et
notre droit au travail. I1 exige, dans tous les domaines, une
solution équitable des problèmes sociaux et économiques. I1
considère la sécurité des travailleurs comme une des condi-

1. Suddendeulsche Heimaffront.
LE RATTACHEMENT D E S SIJDÈTES AU REICH 181
tions essentielles de la restauration et du maintien de notre
substance vitale.
Tout en reconnaissant l’État tchécosluvaque, le Front de
la Patrie sudète luttera pour atteindre ses objectifs sur le
terrain que le Destin lui a assigné, en recourant à tous les
moyens autorisés par la loi. Il se réclame des principes essen-
tiels de la démocratie, au premier rang desquels figure
l’égalité des peuples dans le respect de leur personnalité propre
et considère l’application loyale de ces principes comme le
garant le plus sûr du développement harmonieux des peuples
de l’Europe centrale.
Le Front de la Patrie sudète sera constitué sur une base
corporative, afin de mieux défendre les intérêts de tous et
assurer la victoire du bien commun.
Travailleurs, bourgeois et paysans!
Formez les rangs! Que tout votre travail soit consacré au
salut de notre Patrie!
Konrad HENLEIN.
*
* *
Qui est donc cet inconnu, qui semble reprendre à son
compte le testament politique de Lodgman, e t qui s’adresse
à ses compatriotes avec une autorité surprenante pour u n
homme de son âge?
Né le 6 mai 1898 à Maffersdorf, près de Reichenberg,
Conrad Henlein s’est engagé en 1916 dans l’Armée autri-
chienne, où il s’est vite fait remarquer par ses dons d’orga-
nisation, sa bravoure e t son dynamisme. Promu officier à
18 ans, il a été fait prisonnier par les Italiens en 1917 e t
interné dans un camp jusqu’à la fin des hostilités. Après
l’armistice de 1918, il est retourné en Bohême où il est devenu,
pendant un temps, employé de bangue à Gablonz.
Son appel est-il une déclaration de guerre au Gouverne-
ment de Prague? Oui,en ce sens qu’il convie tous les Sudètes
à s’unir pour lui arracher l’autonomie. Non, dans la mesure
où il ne songe pas à les incorporer au Reich. Car Henlein
n’est pas un séparatiste. Son but consiste à rétablir la posi-
tion des Sudètes & tintérieur de l’fitat tchécoslovaque, dont
il reconnaît par ailleurs l’existence e t la légalité l. Mais plus
1. Il voudrait obliger le Gouvernement de Prague à cr6er enfin cette a Suisse
idéale I dont Benès a parlé lui-même à la Conférence de la Paix. (Voir plus haut,
p. 142.)
182 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

intéressant encore est le fait que, douloureusement conscient


du tort fait à ses compatriotes par les rivalités des factions
e t des partis, il est arrivé à la conclusion que, pour pouvoir
être gagné, le combat devait revêtir une forme nouvelle.
Examinant la façon dont les Tchèques s’y étaient pris
pour accéder à l’indépendance, il s’est aperçu que t a n t qu’ils
avaient combattu sur le plan strictement parlementaire, ils
n’avaient récolté que des succès mineurs. Que leurs députés
siégeassent ou non au Reichsrat de Vienne n’avait guère
modifié le cours des événements. C’était seulement lorsque
Tyas e t Fügner avaient fondé les Sokols, que le mouvement
d’émancipation tchèque avait acquis une vigueur sufisante
pour inquiéter les dirigeants de l’Empire austro-hongrois.
Suivant à son tour l’exemple de J ah n e t estimant que ce
qu’il s’agit de sauver n’est pas tel ou tel aspect de l’éventail
politique mais la substance même du peuple sudète, Henlein
groupe autour de lui u n certain nombre d’Associations de
gymnastique, les Sudetendeutsche Turnoerbande, qui gran-
dissent en marge des partis et serviront de tremplin au
(( Front de la Patrie sudète D.

A partir de 1925, Henlein a quitté sa banque pour devenir


professeur de culture physique à Asch. Adversaire irréduc-
tible du libéralisme parlementaire, il répète sans cesse à ses
élèves que les peuples ont besoin d’être conduits par des
hommes à poigne et que l’action l’emporte sur les discus-
sions idéologiques. (( Ce sont les personnalités puissantes, sou-
tenues par le dévouement de minorités fanatiques qui font
l’histoire n, leur dit-il. (( Nous sommes les adversaires déclarés
du libéralisme, même camouflé sous le masque du culte de
la personnalité ... Les hommes veulent être menés d’une
façon virile ... 1) I1 se plaint de l’émiettement des partis poli-
tiques sudètes e t de la pénurie de chefs dignes de ce nom. A
ceux qui lui demandent pourquoi il ne se présente pas aux
élections, il répond sans hésiter : (( Jamais je ne serai parle-
mentaire e t ne tiens pas à l’être. J e suis un homme du
peuple e t entends le rester. Ce sont nos divisions qui per-
mettent à nos adversaires de célébrer leurs plus belles vic-
toires ... I1 est aussi vain d’en gémir, sans rien faire pour y
remédier, que de rêver ou de parler d’une communauté popu-
laire, sans rien entreprendre pour la réaliser l... D

I.Boris CI:LOVSKY,Dan Mùn&cnm Abkommrn, p. 109.


LE R A T T A C H E M E N T D E S S U D È T E S A U REICH 183
Est-ce à dire que Henlein soit fasciste? Sans doute, Nazi?
Assurément pas. Au départ, ses idées se sont inspirées des
doctrines d’0thmar Spann, un sociologue viennois dont la
pensée s’est incarnée dans le Kamerudschaftsbund. Spann et
ses disciples songeaient à la création d’un Ét a t allemand
d’Europe centrale de tendances universalistes, inspiré des
encycliques pontificales Rerum Novarum et, Quadragesimo
anno, dont la structure serait calquée sur 1’Etat corporatif
mussolinien. (A ce titre, il est intéressant de remarquer
qu’en Bohême, l’influence des penseurs viennois était bien
plus forte que celle des idéologues de Munich et de Berlin l . )
Durant l’été de 1933, lorsque Krebs et Viererbl ont
senti que le D. N. S.A. P. allait être dissous, ils lui ont pro-
posé de fonder ensemble un (( Front populaire sudète ».
Mais Henlein a refusé, et lorsque le Parti national-socialiste
a été effectivement interdit il s’est rallié ses troupes, mais
a répudié catégoriquement ses principes et ses chefs. Nom-
breuses sont ses déclarations antinazies et antiséparatistes
durant la période allant de 1925 à 1935, notamment l’in-
terview accordée au journal tchèque VeEer en 1934 3, où il
affirme, entre autres : J e n’ai, et n’ai jamais eu, rien de
commun avec l’Hitlérisme. Le National-socialisme allemand
s’arrête pour nous à la frontière, là même où s’arrête le Front
de la Patrie sudète. Qu’il soit dit clairement et une fois pour
toutes, que nous méprisons de toute notre âme des hommes
comme Krebs et consorts, quine sont que des déserteurs. Un
chef qui fuit devant ses responsabilités n’a droit qu’à notre
mépris. Nous expulserons impitoyablement de nos rangs,
quiconque n’est pas loyal envers l’État tchécoslovaque ou
qui entretient des relations avec une organisation étrangère
hostile à cet É tat 4. )) De pareilles prises de position ne pou-
v3ient être goûtées à Berlin, où Krebs et son équipe avaient
été accueillis à bras ouverts. Sans doute l’adhésion d‘un
nombre toujours plus grand de membres du D. N. S.A. P.
1. Partisan d’un État corporatif et chrétien, Henlein est plus proche do Schusch-
nigg ou de Seisa-Inquart, que de Rosenberg ou de Streicher.
2. Sudetendeutsche Volksfront ; Rilek prétend que Henlein aurait rencontré
Krebs à Rad Elater en janvier 1934, mais les archives du Ministère de l’Intérieur
tchhque sont muettes à cet égard. (Cf. BILEK,Fifth column at work, Londres, 1945,
et CELOVSKY, Op. d., p. 112.)
3. C’est-à-dire à une époque où Hitler était déjà Chancelier du Reich.
4. Ve&r, Prague, 4 août 1934. Cité par Franz TRUPIRT,Die Tchechoalmvakei
fur Europa gcopfert - Vergebend New York, 1938, p.32. Voir également, Cukb
Slooo, Y septembre 1938.
184 HISTOIRE D E L’ARM$E ALLEMANDE

au Front de la Patrie sudète, finira-t-il par donner à son


mouvement une coloration de plus en plus séparatiste. Mais
cela n’aurait pas suffi à modifier les opinions de Henlein, s’il
ne s’était heurté à un concours de circonstances plus fort
que sa volonté et à l’obstination aveugle des dirigeants de
Prague.
Pour curieux que cela paraisse, ce n’est pas à Berlin, mais
à Londres que le chef du Front des Sudètes cherchera tout
d’abord un soutien extérieur. Invité par le Royal Institute of
International Affairs à prononcer une conférence à Chatham
Housel, il traversera la Manche pour la première fois le
9 décembre 1935. Au cours du débat contradictoire qui suit
son exposé, il explique aux Anglais que les Tchèques ont
foulé aux pieds tous les engagements qu’ils ont contractés
envers les minorités et qu’ils ont violé outr.geusement le
Traité de Saint-Germain S. I1 reconnaît volontiers que l’atti-
tude des Sudètes a contribué, pour une part, à envenimer les
relations entre Prague et Berlin. Mais il prend violemment à
partie (( les deux forces mauvaises qui risquent de disloquer
l’Europe centrale : le Pangermanisme et le Panslavisme n.
I1 affirme sur l’honneur qu’il n’est nullement (( un agent local
d’Hitler »,qu’il n’a encore jamais adressé la parole à aucun
membre du Parti nazi, ni à aucun dirigeant du Reich, ce qui est
vrai à cette date 6. I1 ne rencontrera Hitler qu’en août 1936,
1. Hagen croit savoir que cette invitation a été lancée à l’instigation du colonel
Graham Christie, de l’Intelligence Service. II n’est pas exclu que Christie ait agi
d‘accord avec le Cabinet britannique, et notamment avec Vansittart. Son rôle
aurait consisté à inciter Henlein à résoudre le problème des Sudètes par la voie
pacifique, e t & le dissuader d e faire appel à Hitler. (Cf. BARON, D m Geheimnis
des September 1938.)
2. Voir plus haut, p. 157.
3. Boria CELOVSYY, Op. cit., p. 105, qui ajoute :a L’issuevictorieusede la guerre
et la proclamation de l’indépendance avaient accru d’une façon incommensurable,
l‘égoisme national des Tchèques. u En &alité, ceux-ci veulent prendre leur revanche
sur les Allemands.
4. I1 va sans dire que cette attaque contre le Pangermanisme est très mal
accueillie & Berlin. Dans un éditiorial du l’alkiacher Bwbacfiter (l’organe officiel
du Parti), Gmbbels invite Henlein a & ne pas s’occuper de politique étrangère, tout
au moins en ce qui concerne l’Allemagne, car de telles déclarations ne peuvent
susciter que d u mécontentement, même en tenant compte du fait que leur auteur
est un novice dans le domaine de la diplomatie P. La polémique qui s’ensuit est
beaucoup trop vive pour laisser croire à un jeu concerté.
5. Seton Wataon, auquel Henlein réitérera ses déclarations de loyalisme e n v m
1’Etat tchécoslovaque, eitimera qu’il n’y a pan lieu de mettre en doute sa sincérité.
(Mitnich and the Dicbtors, p. 56, e t G . E . R. GEnus, FallenRarlwnr, p. 393 et 8.)
Cette opinion est partagée par SCEIJ~CANIGG ( E i n Rtquicm, p. 293) qui ira jus-
u’à faire uns tentative de rapprochement avec Henlein - par l’entremise de
E -
uido Z w a t t o en vue d’empêcher 1’Anichluss.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 185
lors des jeux Olympiques de Berlin, où celui-ci lui remettra
une médaille d’honneur pour le récompenser de sa contribu-
tion au développement de l’athlétisme et, jusqu’en novembre
1937, Hitier se méfiera de lu il, sans doute sur le vu de
rapports défavorables présentés par Krebs e t ses amis 2.
C’est seulement le 28 mars 1938, c’est-à-dire quinze jours
après l’Anschluss, que Henlein aura son premier entretien
ofhiel avec le Chancelier du Reich 3.
Ce voyage à Londres sera suivi par trois autres en juil-
let 1936, en octobre 1937 et en mai 1938 4. Henlein, dont
la situation aura considérablement grandi dans l’intervalle,
y sera reçu par un grand nombre d’hommes politiques,
notamment Churchill, Vansittart, Harold Nicolson et Archi-
bald Sinclair. I1 leur dépeindra sous un jour dramatique les
mesures de répression prises à l’encontre des Allemands par
le Gouvernement de Prague el: les avertira des risques
d’explosion qui peuvent en résulter.

Si le fait de garder ses distances avec Berlin 5 et de


maintenir ses revendications dans le cadre d’une stricte
autonomie a valu à Henlein la sympathie de ses auditeurs
anglais, elle lui apporte un succès spectaculaire dans son
propre pays, où il multiplie les discours et les tournées de
propagande. Aux élections du 19 mai 1935, le N Front de
la Patrie sudète D - qui a été obligé, quinze jours aupara-
1. Boris CGLOVSKY, Das Münchener Abkommen, p. 117.
2 . Ceux-ci ne pouvaient pas sentir Henlein, qu’ils
présomptueux a.
- qualifiaient
- de a gymnasiaste
~--

3. E n septembre 1936, après ley jeux Olympiques, Henlein a djourné huit jours
à Berlin, oii il a été reçu par certains membres influents du Parti, notamment par
Y.von Tschammer und Osten, Commissaire du Reich pour les Sports. 11 n’est pas
impossible qu’il ait rencontré Hitler à cette occasion, mais la question du ratta-
chement des Sudetes n’a pas dû Ptre évoquée, car les archives officielles du Reich
n’y font aricunemention. L’entretien du 28 mars 1938, en revanche,donne lieu à la
remarque suivante : a Le Führer apprécie les grands succés remportés par Henlein
en Angleterre e t l’a invité à retourner le plus t B t possible à Londres, pour continuer
B y travailler en faveur d’une non-immixtion brhanniquz dans Ics affaires de
Bohême. a ( A k n zui Dcutschm Auewffrtigen Politik, II, 107.)
4. Ce dernier, avec l’approbation et les encouragements du chef du 1110 Reich,
qui a reçu Henlein quelques jours auparavant.
5. a Le Mouvement que je dirige n’est nullrmcnt un rejetom (rppcndagr) du
National-socialisme ou du Fascisme, mais un phénomène authentiquement sudète,
l’expression d’une force qui existe depuis des siècles. D (Interview accordée par
Henlein à O. D. Tolischus, New York Times, 19 novembre 1937.)
186 H I S T O I R E D E L ’ A R M É E ALLEMANDE

vant de changer de nom pour prendre celui de N Parti des


Sudètes n - remporte, malgré ce handicap, 66,7 yo des
suffrages des Allemands de Bohême, tandis que les partis
modérés tombent à 9 , l yo,et les partisans de la collaboration
gouvernementale à 24,2 % z.
Ce succès inattendu - que confirmeront les élections de
juillet 1936 - permet à Henlein de passer à l’offensive 3.
Le l e r mars 1937, se tient à Aussig un grand rassemble-
ment du Parti des Sudètes. Henlein y fait connaître les six
Projets de loi garantissant la protection du Peuple »)
(Volksschutzgesetze), dont il entend obtenirla ratification par
le Parlement de Prague 4. Dans leur ensemble, ces six projets
équivalent à une autonomie totale et doivent entraîner une
refonte profonde des structures de l’État. Leur lecture est
saluée par une tempête d’acclamations. Mais lorsque les
projets sont soumis au Parlement, les députés tchèques les
repoussent, sous prétexte qu’ils sont incompatibles avec la
Constitution.
La fièvre monte aussitôt dans les districts allemands. Cer-
taines personnalités politiques, notamment M. Milan Hodja
le Président du Conseil et M. Beran, Secrétaire général du
Parti agrarien tchèque, font valoir à Benès que la situation
est grave, qu’il serait imprudent de s’obstiner dans une
attitude aussi négative 5. En public, le Président de la Répu-
blique prononce quelques paroles lénifiantes. Mais en privé,
il maintient intégralement son point de vue :
- (( Jamais je ne laisserai porter atteinte aux principes de
l’État national et de la proportionnalité des partis »,déclare-
1. Sudeterdeutsche Partei ou S. d. P. Sur les pressions exercées par le Gouverne-
ment de Prague pour imposer ce changement de nom, voir Karl HAUPTMANN, Die
Sudrtedeutsr-he Presse irn Befreiungskarnpf, Munich, 1940, p. 10 e t 8.
2. Après une faible remontée aux élections du 3 juillet 1936, cette tendance
disparaîtra complétement en 1937, par suite de la conclusion du Pacte d’assistance
tchéco-soviéiique de 1935,dont Benès fera un des piliers de sa politique extérieure.
3. Voir le graphique ci-contre.L’essor rapide du Parti des Sudètes et le déclin
- non moins rapide - des autres partis allemands, rappelle la montée du Parti
national-socialiste en Allemagne. (Voir vol. III, p. 98.) Les deux courbes sont
presque exactement superposables.
4. On en trouvera le texte dans Walter ScaNEEFvss, Drutach-Bühmrn, Annexe 6,
p. 180.
5. D’autant plus qu’une effervescence grandissante s’est emparée des district8
hongrois de la Slovaquie, e t que dans la population slovaque elle-même règne un
sourd mécontentement, dû B l’application d’une politique d’intégration qui ne
tient aucun compte dei aspirations slovaques sur les plana linguistique e t scolaire,
M. osusky, ambeiiadeur de Tchécoslovaquie à Paris, mais Slovaque d’origine, a
mis plusieura fois B e n b en garde contre les dangers de sa politique de centralise-
tion excessive.
-
-
1 1 -
18.4.1920- 15.11.1925 - 12.70.1926 28.10.1923. 19.5.1935 3.ï.1936
1511.1925 12.10.192ô/ 28.10.l929 19.5.193t 1
Mars19.38-
3.7.1936 Mars 1938 22.9.7938 1
90

a5

80

25

70

65

60

55

50

45

40

35

30

25

20

15

10

++*++***+++ Favorables à une participation au gouvernement.


a----- Opposition modérée.
>
-:- Opposition systématique e t Parti des Sudètes iConrad Henlein).

PARTIS
R É P A R T I T I O N DES TENDANCES DES ALLEMANDS
AU S E I N DU PARLEMENT
DE P R A G U E .
188 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

t-il. (( Reconnaître le moindre droit aux minorités en tant que


telles, serait mener la Tchécoslovaquie à la dislocation. N
Rien ne le fera renoncer à sa politique d’assimilation, ni
à sa conception jacobine d’une République ((u n e et indi-
visible n.
- (( E t si votre intransigeance finissait par provoquer
une guerre entre l’Allemagne e t nous? )) lui demande-t-on.
- (( I1 n’en est pas question! 1) répond Benès avec un
haussement d’épaules. a Berlin m’a donné sur ce point les
assurances les plus formelles 1. J e redoute bien moins une
agression du Reich qu’une restauration des Habsbourg à
Vienne. Et même si le Reich voulait montrer les dents, il
reculerait devant les forces conjuguées de la France et de
VU. R. S. S., qui sont liées à nous par des pactes d’assistance
e t dont l’intervention entraînerait automatiquement celle
de l’Angleterre. 1)
Pourtant, M. Hodja, chef du Parti agrarien e t paysan réa-
liste, est loin de partager l’optimisme de Benès. I1 est effrayé
par les signes de désagrégation qui se multiplient, par le
raidissement des minorités, par l’agitation qui grandit sur
toute la périphérie du territoire. De plus, il n’accorde aucune
confiance aux déclarations de Henlein, qu’il considère déjà
comme un agent d’Hitler. Passablement inquiet, il consent
pour la première fois, à le recevoir au Hradjin 2. L’entrevue
a lieu le 16 septembre 1937. Henlein commence par poser
sur la table les (( Projets de lois pour la protection du peuple P,
repoussés par le Parlement. I1 réclame d’une façon impéra-
tive le droit, pour les Sudètes, de s’administrer eux-mêmes
et avertit son interlocuteur des dangers que comporterait
tout retard dans l’application de cette réforme. Déconcerté,
M. Hodja s’en tient à quelques banalités prudentes. I1 déplore
que le Parti des Sudètes n’ait pas accepté de collaborer avec
son gouvernement après les élections de 1935, (( pour contri-
buer à l’essor de notre É t a t commun 3 ». I1 promet, du bout
1. Hitler, dont toute l’attention est accaparée par les affaires d’Autriche et qui
n’a pas l’habitude de mettre tous ses fers au feu à la fois, tient à entretenir a des
relations correctes avec la Tchécoslovaquie 8. Aussi Gmring, hI. von Weizsücker,
Secrétaire d’Etat à la Wilhelmstrasse et M. Eisenlohr, ministre plénipotentiaire
du Reich à Prague, multiplient-ils les d6clarations rassurantes à l’adresse du
Gouvernement tchhque. On en trouve de nombreuses confirmations dans les
Alden zur Deutschen Auswürtigen Poliiik de cette époque.
2 . I1 a refusé de le recevoir jusque-là, BOUS prétexte qu‘il n’est pas parlementairr.
3. M. Hodja reprend en somme la formule de Clemenceau à la Conférence de la
Paix. (Voir plus haut, p. 152.)
LE RATTACIIEMENT D E S S UDÈTES AU R E I C H 189
des lèvres, quelques ajustements de détail et congédie Hen-
lein sans avoir répondu à aucune de ses questions. Lorsque
huit jours plus tard, Henlein lui demande un nouvel entre-
tien, M. Hodja se dérobe sous un prétexte futile.
Ces tergiversations, ces faux-fuyants, ces négociations qui
piétinent, tout contribue à énerver les membres du Parti des
Sudètes et surtout les éléments extrémistes, venus de l’an-
cien D. N. S. A. P., pour qui jamais Henlein ne réussira à
surmonter, à lui seul, l’hostilité de Prague.
- (( C’est une folie »,répètent-ils, (( de vouloir régler par
nos seuls moyens une affaire aussi grave! Nous n’y par-
viendrons jamais sans une intervention du Reich. ))
Pour la première fois, Henlein se sent en perte de vitesse.
Comment les dirigeants de Prague ne comprennent-ils pas
la situation où le mettent leurs refus réitérés? Déjà l’on mur-
mure, dans les rangs du Parti, qu’il est en train de trahir la
cause de ses compatriotes pour sauvegarder sa situation per-
sonnelle. I1 lui sufirait d’adresser un appel à Berlin pour
retrouver tout son prestige. Pourtant, il répugne à franchir
ce pas. Pourquoi? Parce qu’il s’efforce encore de régler le
problème sudète dans le cadre de l’État tchèque et sur la
base de l’autonomie. Le lendemain du jour où il aura
demandé de l’aide à Berlin, il sera trop tard. Hitler exigera
le rattachement des Sudètes au Reich. Cet acte provoquera
un tel ébranlement au centre de l’Europe que nul ne pourra
en prévoir les conséquences, ni la fin...
C’est dans cette atmosphère tendue et chargée de menaces
- car la fièvre a encore monté de plusieurs degrés dans les
districts allemands - qu’éclate le malencontreux incident
de Teplitz-Schonau (14 novembre 1937). Comme pour défier
les minorités, le Gouvernement tchèque a décidé de procéder à
des élections municipales 1, Ce que 1’011pouvait prévoir arrive :
la consultation tourne à l’épreuve de force. Au cours d’un
meeting tenu à Teplitz, l’adjoint de Henlein, K. H. Frank,
perd le contrôle de ses nerfs et attaque violemment le Prési-
dent Benès. La police tchèque l’arrête pour outrages au Chef
de l’État et disperse la réunion à coups de crosse. Aussitat
toute la région entre en ébullition. Ces sévices réveillent le
souvenir, mal assoupi, des fusillades de mars 1919 2. On crie
1. Elles ont été repoussées à plusieurs reprises, par crainte des troubles qu’elles
pourraient susciter.
2. Voir plus haut, p. 132.
190 HISTOIRE DP L’ARMÉE ALLEMANDE

que le Gouvernement tchèque veut saboter les élections. Le


Comité directeur du Parti des Sudètes songe à utiliser l’inci-
dent (( pour régler son compte à Prague d’une façon défini-
tive »,en demandant aux forces du Reich d’intervenir sur-
le-champ.
Henlein, qui sent que le moment n’est pas encore mûr
pour une solution de ce genre, s’efforce par tous les moyens
de calmer les esprits. I1 n’y parvient que moyennant la pro-
messe d’adresser à Benès un véritable ultimatum le mettant
en demeure d’octroyer immédiatement l’autonomie aux
Sudètes. Pour brouiller les cartes, certains éléments extré-
mistes du Partil réussissent à introduire une copie de la lettre
de Henlein en Allemagne. Gœbbels la fait paraître dans les
journaux du Reich, avant même qu’elle soit parvenue entre
les mains de son destinataire. Le Président de la République
tchécoslovaque ne daignera pas y répondre. Mais du coup,
la collusion entre le Parti des Sudètes et les autorités nazies
paraît indiscutable. Benès et Hodja y voient la confirma-
tion de leurs soupçons. L’opinion internationale s’en émeut.
Quant à Henlein, personne n’accorde plus le moindre poids
à ses dénégations, lorsqu’il affirme n’avoir aucune attache
avec le mouvement hitlérien.
Placé dans une situation inextricable - et trop compro-
mis pour pouvoir revenir en arrière - il ne lui reste plus
qu’à franchir le Rubican. Le 19 novembre 1937, il adresse
au Führer et Chancelier du Reich un Rapport secret sur la
politique allemande dans la République tchécoslovaque, qui
est à la fois un appel à l’aide et un acte d’obédience 2.

I
La conception antiallemande, en principe comme en fait, de
la Tch&coslovaquie,et la mentalité foncièrement antiallemande
du peuple tchèque ont pour origine :
10 L’évolution du peuple tchèque durant la période d‘avant-
guerre et son éducation dirigée contre l’Allemagne;
20 L’activité antiallemande de ses chefs Benès et Masaryk
pendant la guerre;

1. Probablement d’anciens militants du D. N. S. A. P. demeurés en liaison avec


Krebs et son groupe, réfugiés à Berlin.
2. Le document ayant environ 7.000 mots, il est impossible d’en donner ici
autre chose que de# extraits.
LE RATTACHEMENT DES S U D È T E S AU REICH 191
30 L a désignation de la Tchécoslovaquie dans les Traités de
versailles et de Saint- Germain comme bastion et comme base
d’opérations des Puissances occidentales, a u cœur de l’espace
vital allemand;
40 La conclusion du pacte tchéco-soviétique;
50 L’alliance de la Tchécoslovaquie avec les puissances et
les milieux qui se situent au-dessus des États et qui sont les
adversaires d u Reich et d u National-socialisme : le catholi-
cisme politique et le Vatican; le judaïsme et la franc-maçon-
nerie; le bolchévisme et le clan des émigrés.
L a lutte sans merci menée par le S. d. P. pour la reconnaissance
des droits des Allemands des Sudètes, sa lutte contre le mensonge
d‘un État national tchèque, sa propagande méthodique à cet
égard, tant e n Tchécoslovaquie qu’à l’étranger I, et notamment la
divulgation par ses soins des u Mémorandums n mensongers de
Benès ont démontré a u monde entier que la Tchécoslovaquie était
antiallemande par définition et par vocation et qu’elle était par
essence, un État vassal de la France.
...........................
Les incidents de Teplitz-Schonau ont fait ressortir que :
10 le Gouvernement tchèque est obligé, pour remplir sa
mission, soit de (( tchécoslovaquiser )) le groupe de race alle-
mande, soit de l’anéantir; mais que, depuis la prise d u pouvoir
e n Allemagne par Hitler, il a opté pour la deuxième solution;
20 que les revendications des groupements tchèques sont
approuvées sans réserves par le Gouvernement tchèque;
30 que le régime tchèque a pour objectif la destruction sys-
tèmatique de la vie économique et sociale d u Germanisme
sudète 2;
40 que la politique culturelle d u Gouvernement tchèque
contraint 16.000 enfants allemands à ne fréquenter que des
écoles tchèques;
50 que la justice tchèque est devenue un instrument de la
politique de destruction antiallemande d u régime;
60 que les Tchèques ont cherché depuis 1918, à accréditer
la fiction d‘une u marche germanisante à population mixte »,
en insérant systématiquement des ressortissants tchèques dans
les blocs de population allemande 3...
Les incidents de Teplitz nous permettent également de consta-
ter que la grande masse a% la population allemande des Sudètes
1. Henlein fait allusion à ses voyages B Londres.
2. Suàeiendeutschlurn. (Voir plus haut, p. 166 et p. 173.)
3. 11 s’agit presque toujoum de groupes d’anciens Légionnaires ou de Sokols.
(Voir plus haut, p. 172.)
192 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

elle-même ne croit plus aujourd‘hui à un accord possible avec le


peuple tchèque, au sein de I‘État tchèque. Les déclarations
suivantes, faites récemment, sont significatives à ce sujet :
L e Président d u Parti tchèque qui est le second e n importance,
le député tchèque social-démocrate Hempel, a déclaré que u ni le
destin des Tchèques, ni celui des Allemands des Sudètes, ne
s’accompliront a u sein de l’État tchèque actuel ».
L e chef de la chancellerie du Président, le D’ Josef Schiessl, a
déclaré le 8 novembre 1937 à une délégation d’avocats allemands
des Sudètes, que (( la conséquence de la politique actuelle était une
lutte sans merci entre les deux camps)).(( Les deux camps»,a-t-il
ajouté, (( se font face et se mesurent d u regard ... C’est un duel
au couteau ... L’esprit héroïque de la jeunesse allemande doit
être brisé à tout prix.
L’éducation et la formation politique des Tchèques, l‘agitation
systématique entretenue contre le Reich et le National-socialisme
ont eu pour résultat que le Tchèque moyen ne croit pas à une
entente avec les Allemands des Sudètes. M a i s tout Tchèque qui
s’est fixé dans le territoire allemand des Sudètes et qui y exerce
son métier ne se comporte pas comme le citoyen d‘un État démo-
cratique, mais comme un pionnier d u peuple tchèque et comme
l‘agent d‘exécution de la germanophobie et de la volonté de des-
truction qui animent‘ les Tchécoslovaques Il voit dans tout
fonctionnaire, voire dans chaque membre d u S. d. P . un repré-
sentant d u National-socialisme et un agent d‘exécution de la
politique d u Reich =...
II
Des informations dignes de foi prouvent que Benès est
résolu à régler la question des Sudètes, dans un sens conforme
à la vocation du peuple et de l‘État tchèques, c’est-à-d wepar
‘ une
destruction radicale d u Germanisme sudète.
L a direction responsable d u S. d. P . estime que la question des
Allemands des Sudètes est entrée, elle aussi, dans une phase
nouvelle, qui exige que les fondements de sa politique soient soumis
à une étude approfondie et que son attitude politique future soit
mise e n harmonie avec la politique d u Reich S... On trouvera dans
les lignes qui suivent l’énumération de questions particulières et
1. On se souvient que les Légionnaires tchèques, progressant à traveis la Russie,
avaient continu6 à massacrer les prisonniers de guerre allemands et hongrois,
même après la conclusion de l’armistice de 1918, a comme s’ils avaient un compte
séculaire à régler avec eux D. (Voir plus haut, p. 72, note 1.) Une telle attitude.
n’était pas faite pour faciliter la coexistence, après leur rapatriement en Bohême.
2. Avant novembre 1937, ce n’était que partiellement exact; à partir de cette
date, ce sera strictement vrai.
3. Celovsky voit dans cette phrase la preuve que aette coordination n’exiitait
pas encore.
LE R A TTA C H EMENT DES S UDÈTES AU REICH 193
d’actualité intéressant la politique raciale des Allemands des
Sudètes et celle du S. d. P., questions auxquelles la peinture dela
situation, offerte par le premier chapitre, peut servir de toile de
fond :
10 L e bloc des Allemands des Sudètes n’est ni une u mino-
rité )) ( a u sens où l’entendent les traités de Versailles et de
Saint-Germain), ni un c groupe racial N (comparable aux
groupes allemands disséminés en Hongrie ou en Rou-
manie) :
a) En Tchécoslovaquie, qui compte six nationalités, le
Germanisme sudète représente u n quart de la population
totale et se place, en raison de son patrimoine culturel,
économique et politique, a u premier rang de ces nationalités;
b ) L e Germanisme sudète installé en Bohême, en Moravie
et en Silésie, a conservé de larges contacts avec le peuple
allemand et est resté en étroite liaison avec lui;
c ) L e Germanisme sudète est aujourd’hui pénétré des
principes du National-socialisme. I l est organisé e n Parti
national-socialiste, basé sur le Führerprinzip ;
d ) L e Germanisme sudète est conscient de sa mission poli-
tique particulière, face à la vocation antiallemande de la
Tchécoslovaquie, et d u rôle que lui ont assigné les Démo-
craties occidentales et l’État bolchévique. I l a la volonté
d‘être l’un des facteurs déterminants de la politique natio-
nale-socialiste du Reich.

20 L a politique que le S . d. P. a suivie jusqu’ici a apporté


la contribution suivante à la réorganisation de l’Europe, dans
un sens conforme a u National-socialisme et à la politique d u
Reich :
a) L e S. d. P. qui groupe plus de 600.000 adhérents est
devenu, d u fait même de la lutte qu’il mène, la preuve écla-
tante de l’iniquité du Traité de Versailles;
b ) Le S. d. P., par sa seule puissance numérique a
réfuté la thèse de la consolidation politique d’un État
tchèque;
c) L e S. d. P . a engagé le Germanisme sudète dans la
lutte contre la politique extérieure antiallemande de la
Tchécoslovaquie;
d ) L e S. d. P . s’est dressé contre le Bolchévisme;
e) L e S. d. P., pyr son activité politique, a évité le
danger d‘une (( tchecoslovaquisation )) des Sudètes et a
inculqué à ce groupe les principes du National-socialisme;
f ) Face c i l’opinion du monde (( démocratique B, le S . d. P .
1. Principe du chef!
V 13
194 HISTOIRE DE L'ARMÉE ALLEMANDE

fournit la preuve que L'Ordre national-socialiste répond à la


nature intime d u peuple allemand, car cet Ordre a été
créé chez les Allemands des Sudètes non seulement e n
pleine indépendance, mais malgré la pression de I'État
tchèque.
30 Le S. d. P. est obligé de camoufler sa foi dans le National-
socialisme comme conception de la oie et comme principe ppli-
tique. En tant que parti inclus dans le système démocrattco-
parlementaire de la Tchécoslovaquie, il a d û se servir de la
terminologie et des méthodes démocratico-parlementaires dans
ses manifestations extérieures, dans ses déclarations orales et
écrites, dans ses démonstrations et dans la Presse, a u Parle-
ment, dans sa propre structure et dans l'organisation du Ger-
manisme sudète. C'est pourquoi il peut paraître ambigu et peu
digne de confiance à certains milieux nor: avertis du Reich I.
Mais cette ambiguïté est inévitable, aussi longtemps que sub-
siste, pour lui, la nécessité d'être un parti légal, car l'existence
d'un tel parti en Tchécoslovaquie présuppose l'adhésion aux
principes démocratiques 2.
L e manque d'unité apparent d u S. d. P. est encore accentué
par le fait que le Parti n'aspire à rien de moins qu'à
l'incorporation a u Reich du territoire des Allemands des
Sudètes, voire même de I'ensemble des territoires compre-
nant la Bohême, la Moravie et la Silésie; mais que, vis-
à-vis de l'extérieur, il doit se déclarer partisan d u maintien
de la Tchécoslovaquie, comme de l'intégrité de ses frontières et
s'efforcer, pour les besoins de sa lutte politique, de faire croire
à la rbalité des buts qu'il affiche à l'intérieur.
Quoique la direction d u S. d. P . ait compris dès l'origine, v u
la somme d'expériences accumulées par le Germanisme sudète
a u cours de son histoire, qu'une entente entre Tchèques et
Allemands est impossible en Tchécoslovaquie, il a fallu que la
première manifestation d'envergure du S. d. P. à Bohmisch-
Leipa e n 1934,fût placée sous le signe officiel de l'entente, et
qu'en 1937, les lois dites de u Protection des minorités 3 n
fussent introduites pour satisfaire apparemment à la demande
d'autonomie des Allemands des Sudètes. C'était ainsi le seul
moyen de mettre les Tchèques dans leur tort a u x yeux du monde
1. Y compris à Hitler lui-même.
2. a Dans ce texten, écrit Laffan, a Henlein se vante de sa propre duplicité. D (The
Crisis over Czechoslovakia, p. 49.) En réalité, il sufit de replacer ce document dans
le contexte du moment pour s'apercevoir qu'il est un long plaidoyer pro domo, où
Henlein s'efforce de convaincre Hitler de sa parfaite orthodoxie nationaleaocia-
liste. Ramené à sa plua simple expression, ce rapport signifie : a Venez à noire
sewurs; faitea-moi confiance et ne MUS fiez ni a m apparences, ni à ce que vow
diront lw autrea. m
3. Les i'olksschutzgaetze du 1" mars 1937. (Voir plus haut, p. 186.)
LE RATTACHEMENT DES S UDÈTES AU REI C H 195
et d’amorcer la propagande en faveur de la question des Alle-
mands des Sudètes auprès des Puissances garantes d u Traité
de Saint-Germain sur les minorités et, avant tout, auprès de
l’Angleterre. C’est dans le même esprit que fut déposée à
l a Société des Nations la plainte des Allemands des Sud2tes
contre le u décret Machnik »,plainte qui avait pour but de
révéler la carence de la S. d. N . dans le règlement des pro-
blèmes concernant les minorités 2.
M a i s le S. d. P. se rend compte aujourd‘hui qu’en raison de
l’évolution décrite dans la première partie de cet exposé, il lui est
de plus en plus dificile de définir u n programme de politique
intérieure qui soit un programme réaliste, susceptible d’être
exécutable a u x yeux d‘observateurs étrangers sérieux et, à
fortiori, à ceux des partisans des Allemands des Sudètes. En
réalité, il est devenu absurde de revendiquer l’autonomie
du territoire allemand des Sudètes, précisément parce que
ce territoire est devenu le rempart et la ceinture fortifiée de
l’État tchécoslovaque. Si ce mur de béton, dressé en terri-
toire allemand, doit subsister comme une donnée intangible
dans l’esprit de l‘opinion européenne il n’en devient que plus
dificile pour le Parti de continuer, dans sa propagande, à
revendiquer l’autonomie.
En conclusion, toute politique en faveur d u Germanisme des
Sudètes présuppose :
10 L a subordination de l’ensemble des associations d’Alle-
mands des Sudètes à la direction politique d u groupe racial;
20 L’unité d u groupe racial ne peut être assurée que par le
S. d. P. et seulement sous la direction de Konrad Henlein 3.

III
L’exposé de la situation et d u problème politique d u Germa-
nisme sudète et du S.d. P . a pour but de démontrer :
10 L’actualité brûlante de la question des Allemands des
Sudètes;
20 L a nécessité de dissocier la question des Allemands des
Sudètes d u problème général racial allemand;

1. Voir plus haut, p. 157.


2. Voir plus haut, p. 172, note 1.
3. En se ralliant tardivement à la thèse du rattachement des Sudètes au Reich
(que Krebs et le N. D. S. A. P. préconisent depuis longtemps), Henlein redoute
que ses prises de position antérieures ne le mettent en mauvaise posture aux yeux
des dirigeants de Berlin et n’incitent à l’écarter au bénéfice de ses rivaux.
196 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

30 L’urgente nécessité d’une discussion entre les chefs du


Reich et les chefs des groupes de la race allemande sur les
principes fondamentaux de la politique future du S . d . P .
Le présent rapport sera complété pa,r des comptes rendus
particuliers 1.

Ce texte marque u n tournant décisif dans les relations


germano-sudètes. A partir de ce moment, on peut dire que
les partisans du rattachement au Reich l’ont emporté sur
les tenants de l’autonomie interne 2.

i *

Le 8 février 1938, quand l’émoi causé par l’incident


de Teplitz s’est un peu apaisé, Benès e t Hodja adressent
des lettres aux chefs des trois partis allemands qui ont
accepté de participer a u Gouvernement 3, pour renouveler
leur contrat de collaboration et leur annoncer qu’ils sont
disposés à leur faire quelques concessions sur le plan linguis-
tique e t culturel. Mais ils réitèrent à cette occasion, avec une
raideur Inopportune, leur volonté formelle de ne reconnaître
ni le principe des nationalités ni celui de l’autonomie, e t de
s’en tenir strictement à la proportionnalité des partis 4. Le
Parti des Sudètes repousse cette proposition et fait res-
sortir, en termes coléreux, l’abîme qui sépare son pro-
gramme du peu que le Gouvernement tchèque est prêt à
concéder.
Effrayé par le ton passionné qu’a pris cette polémique,

1. Archives secrètes de la Wilhelmstrasse, II, p. 32-46. a Une analyseqpprofondie


de ce documentr, écrit Boris Celovsky, fait ressortir un certain nombrë de points :
(L

Henlein y presse Hitler d’intervenir dans la question sudète; il se donne beaucoup


de peine pour persuader Hitler que le Parti des Sudètes est devenu national-socia-
liste e t que la politique suivie jusqu’ici par ce mouvement n’est - vue de I’exté-
rieur - qu’un camouflage de son véritable état d’esprit. II est permis d’en déduire :
10 qu’en novembre 1937, Hitler n’était pas encore convaincu que l’on pouvait
faire confiance à Henlein; 20 que Henlein n’était pas informé des intentions
d’Hitler concernant la Tchécoslovaquie. Cela signifie en outre que la coopération
entre Henlein d’une part, Hitler ou ses services de l’autre, n’existait que depuis
peu de temps ou n’était pas très p0ussée.n ( D mMünchener A bkoommen, p. 116-117.)
2. En d’autres termes, les militants de l’ancien D. N. S. A. P. qui se sont infiltrés
dans le Parti des Sudètes, ont rallié - les circonstances aidant - tout le Mouve-
ment à leurs vues.
3. C’est-à-dire M. Spina (chef du Parti agrarien allemand), M. Mayr-Harting
(chef du Parti chrétien-social) e t M.Czech (chef des Sociaux-démocrates allemands).
4. LeUres d u 18 février 1938, publiées dans le Frankfurter Zeitung, du 20 février
1938.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 197
M. Beran, Secrétaire général du puissant Parti agrarien
tchèque, publie une lettre préconisant (( une attitude plus
compréhensive envers le Parti des Sudètes ».C’est alors aux
Sociaux-démocrates tchèques de se déchaîner. Le fossé
qui sépare les deux communautés s’élargit de plus en
plus.
Pendant ce temps, la population allemande s’énerve. Des
manifestations spontanées ont lieu à Eger, à Reichenberg, à
Aussig, à Komotau pour réclamer l’autonomie, mais aussi
pour protester contre le chômage et la misère. La police
tchèque intervient et matraque la foule. Une vingtaine de
personnes sont blessées. Des perquisitions ont lieu aux per-
manences du Parti. Une cinquantaine de militants, chez qui
on a trouvé des armes, sont déférés aux- tribunaux sous l’in-
culpation d’atteinte à la sécurité de 1’Etat.
Henlein ne sait plus que faire. Doit-il saisir la main que
lui tend Beran et prêcher la conciliation? Ou bien doit-il la
refuser et inviter ses troupes à passer à l’insurrection armée?
Il se rend, le 19 février, chez M. Eisenlohr, ministre du Reich
à Prague,.pour lui demander conseil l. Avant de prendre une
décision, il voudrait au moins être fixé sur les intentions de
Berlin ...
I1 ne tardera pas à l’être. Car le lendemain 20 février,
Hitler monte à la tribune du Reichstag, pour y prononcer
un discours qui éclate sur l’Europe comme un coup de
tonnerre :

(( Dix millions d’Allemands »,déclare-t-il,(( vivent dans deux


des États qui bordent nos frontières. Jusqu’en 1866, ils étaient
unis par un lien de Droit public à l’ensemble du peuple alle-
mand.
(( De 1914 à 1918, ils ont combattu côte à côte avec les soh

dats allemands. Contre leur volonté, les traités de paix les


ont empêchés de s’unir au Reich. Ce fait, à lui seul, est SUE-
samment douloureux. Mais il y a un point sur lequel ne doit
subsister aucun doute : cette séparation, imposée par le Droit
international, ne saurait priver ces populations des droits qui
résultent de leur appartenance raciale. J’entends par là que
le Droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui nous a
été solennellement garanti par les quatorze points du Prési-
dent Wilson comme condition préalable à la conclusion de

1. Entretien Eisenlohr-Henlein, A k k n zur Deuiachen Aurwdrtigen Poiitik, II, 53.


198 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

l’armistice, ne peut être considéré comme inexistant, simple-


ment parce qu’il s’agit d’Allemands.
((Aussi longtemps que l’Allemagne était impuissante et sans
défense, elle a dû tolérer que des multitudes d’Allemands
soient molestés à ses frontières. Mais de même que l’Angle-
terre fait respecter ses intérêts dans le monde entier, 1’Alle-
magne d’aujourd’hui saura défendre et faire respecter les
siens.
((Au premier rang des intérêts du Reich allemand il faut
placer la protection de ses compatriotes qui, vivant au-delà
de ses frontières, ne peuvent s’assurer par eux-mêmes la
liberté humaine, politique et idéologique à laquelle ils ont
droit I... 1)

Ce discours déclenche à Prague une véritable panique.


a Dix millions d’Allemands vivent dans deux des $tats qui
bordent nos frontières! n Nul ne peut s’y tromper. Par-delà
l’Autriche (qui n’a que 6 millions e t demi d’habitants), ces
mots visent directement la Tchécoslovaquie. La Chambre
e t le Sénat tchèques sont immédiatement convoqués. Ils
se réunissent le 4 mars en séance plénière, pour entendre
un discours du Président .Hodja. Répondant a u x paroles
d’Hitler, le chef d u Gouvernement tchécoslovaque proclame :

a Pour la Tchécoslovaquie, il va sans dire - et je suis plei-


nement conscient de la portée de cette déclaration - que ses
frontières sont, et demeureront intangibles! D

L’émotion est si intense dans les milieux dirigeants


tchèques, que Benès se sent obligé, lui aussi, de prendre
position à l’égard des affirmations d’Hitler. Trouvant la
riposte de M. Hodja insuffisamment énergique, il déclare
le surlendemain a u correspondant d u Sunday Times :

(( Nous dénions catégoriquement à tout Êtat, quel qu’il soit,

le droit de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Tché-


coslovaquie... Nous sommes résolus à défendre nos idéaux
démocratiques - idéaux que partagent Paris, Londres et
Washington - ainsi que l’intégrité de notre territoire, même
s’il le faut, les armes à la main 2! II

1. Voir vol. IV, p. 499-500.


2. Sunday Thu,6 mars 1938; Revus da Droit inkvnatioml, XXlI (1938),
p. 589 e t 1.
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU REICH 199
L’appel aux démocraties occidentales y est clairement
formulé et la création d’un front idéologique y est étroite-
ment associée à la défense du territoire. Désormais, la crise
tchécoslovaque est ouverte. Par sa déclaration, Benès l’a
fait passer du plan intérieur au plan international.
Elle n’éclatera cependant pas immédiatement, car Hitler
veut régler auparavant le sort de l’Autriche. C’est sur Vienne
qu’il lancera d’abord ses colonnes blindées. Mais elle n’en
est pas moins là, latente, énorme, et d’autant plus dan-
gereuse que le rapport des forces en Europe s’est complète-
ment inversé depuis la signature du Traité de Paix.
IX

L’EUROPE DE VERSAILLES
S E DÉSAGRÈGE

Un peu moins de vingt ans se sont écoulés depuis la


radieuse matinée de décembre où les paysans tchèques
dansaient autour de leurs tilleuls centenaires et où Masa-
ryk, débarquant à Prague parmi les acclamations de ses
compatriotes, essuyait son lorgnon embué de larmes pour
cacher son émotion - vingt ans durant lesquels la situa-
tion des forces en Europe a subi une transformation
profonde.
E n 1919, l’Allemagne est terrassée. L’Empire austro-hon-
grois n’existe plus. La Russie se débat dans les affres de la
guerre civile. L’Angleterre s’est repliée sur elle-même. Ses
armées sont retournées aux Indes, au Canada, en Australie,.
L’Amérique s’est retirée de l’autre c6té de l’Océan. La
France est donc la seule Puissance à exercer une influence
prédominante sur le continent. A elle incombe la lourde
charge de faire respecter les traités de paix.
Le peut-elle, réduite à ses propres forces, après,la terrible
aaignée qu’elle vient de subir? Cela paraît peu probable. Le
28 juin 1919, elle a signé avec la Grande-Bretagne et les
Etats-Unis des traités d’assistance destinés à la prémunir
contre une nouvelle agression allemande. Mais le Sénat amé-
ricain a refusé de les ratifier l. L’Angleterre redevient insu-
laire; l’Amérique isolationniste. Force est donc à la France
de chercher des alliés de renfort sur le continent. Elle se
tourne, pour cela, vers les pays de l’Europe centrale et
1. DCçue par la tournure prise par la ConfCrence de Paris, l’Amérique se rap-
pellera soudain le testament de Washington qui lui recommandait de ne pas
s'immiscer dans les affaires européennes (no entanglements...).
LE RATTACHEMENT D E S S U D È ~ E SA U R E I C H 201
orientale qu’elle a aidés à accéder à l’indépendance : la
Pologne, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Yougoslavie.
Elle s’efforce d’en faire une digue, capable de s’opposer à la
fois à la marée du bolchévisme et à la remontée du Reich,
sans prêter trop d’attention au fait que toutes les fron-
tières fixées par les traités de Paix, demeurent contestées l.
A cette époque, d’ailleurs, ces antagonismes sont refoulés
à l’arrière-plan. L’obligation pour ces différents pays de sié-
ger côte à côte à Genève après les terribles épreuves qu’ils
viennent de subir, incite les uns à la modération, les autres
au silence.
Conçue à l’origine comme un tribunal international chargé
d’arbitrer les différends pouvant survenir entre ses membres,
la Société des Nations est vite devenue une tribune, où les
représentants des pays vainqueurs, figés dans l’idéologie et
l’illusionnisme, se posent en gardiens vigilants du statu quo.
Durant ses vingt années d’existence, elle a rejeté systéma-
tiquement toutes les propositions tendant à apporter la
moindre modification aux traités 2. Par malheur, ses créa-
teurs ne l’ont dotée d’aucune force qui lui permette de faire
respecter ses décisions 3. C’est aux États qui la composent de
s’en acquitter à sa place. D’où leur propension à conclure
une série de pactes, qui, sous le nom de (( sécurité collective »,
sont destinés en réalité à renforcer leur propre position.

Le premier traité de ce genre conclu par la France après


la guerre est un pacte défensif avec la Pologne, assorti d’une
Convention militaire secrète (1421)4. Tandis que le pacte fait
1 . La Pologne est en mauvais termes avec l’Allemagne (à cause de Dantzig, du
8Corridor P, e t de la Haute-Silésie); avec la Russie (à cause du traité de Riga);
avec la Lituanie (à cause de Vilno); avec la Tchécoslovaquie (à cause du comté de
Teschen); avec les Ukrainiens (à cause de la Galicie orientale). La Roumanie est en
mauvais termes avec la Russie (à cause de la Bessarabie et de la Bucovine);
avec la Hongrie (à cause de la Transylvanie); avec la Bulgarie (à cause de la
Dobroudja). La Yougoslavie est en mauvais termes avec l’Autriche (à cause de la
Carinthie); avec l’Italie (à cause de Fiume e t de la Dalmatie); avec la Hongrie à
cause de sa frontière septentrionale. Quant à la Tchécoslovaquie, inutile de reve-
nir sur ses motifs de conflit avec la Hongrie et la Pologne.
2. a Que le Traité de Versailles n’ait comporté aucune clause permettant une
révision par voie de négociations a été une lacune d’une portée incalculable n,
écrira Sir Nevile Henderson dans ses Mémoires. (Water under the bridges, p. 320.)
3. La seule arme dont elle dispose est a l‘excommunication collective D.
4. Général GAMELIN, Servir, II, p. 466.
202 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

allusion à un agresseur éventuel qui n’est pas expressément


nommé, la Convention prévoit une assistance mutuelle au
cas où la Pologne serait attaquée par l’Allemagne, et une
assistance française, au cas où elle le serait par YU. R. S. S.
Sa valeur est accrue (et non diminuée) par le fait qu’on n’y
trouve aucune référence à la Société des Nations l.
Trois ans plus tard (25 janvier 1924), la France signe un
traité d’amitié avec la Tchécoslovaquie 2, aù’quel les notes
secrètes qui l’accompagnent donnent le caractère d’une
alliance militaire 3.
A l’issue des négociations de la Conférence de Locarno,
Briand aurait bien voulu étendre les garanties du Pacte à ses
alliées de l’est : la Pologne et la Tchécoslovaquie. Mais l’An-
gleterre, i’Allemagne et l’Italie s’y sont formellement refu-
sées 4. Alors, la France, agissant de son propre chef, a
confirmé son pacte avec la Pologne et a signé un nouveau
traité avec la Tchécoslovaquie (16 octobre 1925) S. Celui-ci
ne fait pas partie intégrante du Traité de Locarno, I1 est
1. N’étant pas subordonnée aux procédures lentes e t compliquées de Genève,
l’application de ce traité prend un caractére automatique et immédiat.
2. ART. Ici: a Les Gouvernements de la République française et de la République
tchécoslovaque s’engagent à se concerter sur les questions exthieures de nature à mettre
en danger leur a@curiUet à porter &inte à l‘ordre établi par les traités dc paix dont
ils sont l’un et l‘autre signataires. s
Trois sujets de consultation sont prévus : 1 0 les tentatives de nature à troubler
l’ordre établi par les Traités de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon; 20 un
rattachement de l’Autriche au Reich; 30 une restauration des Habshourg à Vienne
ou des Hohenzollern à Berlin. Ce Traité est donc également destiné à assurer le
maintien des principes démocratiques en Europe centrale.
3. Notes srcrètes des 26 et 31 janvier 1924 échangées par les ministres des Aflairar
étrangères des deux pays, relatives à la coopération militaire. Le général Gamelin en
résume le contenu de la manière suivante : Ces notes précisent que les États-
Majora des deux pays continueront de collaborer, tant en ce qui concerne l’établis-
sement de plans concertés pour parer à une agression dirigée contre l’un des deux
pays par un ennemi commun, qu’en ce qui concerne i’étude des moyens respectifs
d’assistance, au cas où leurs intérêts communs seraient menacés. I (GAMELIN,
Servir, I I , p. 469.)
4. L’Allemagne se contentera de signer un Protocole d’arbitrage avec la Tché-
coslovaquie.
5. ART. l e s : 5 Dam le c m où la Tchécoslovaquie ou la France viendrait à souffrir
d‘un manquement aux engagements intervenus en dats de ce jour entre elles d l‘Alle-
magne en vue du maintien de la paix générale, la France et réciproquement la TchCco-
slovaquie, agiS6ant par application de l‘article 16 du Pacts de la Sociéié des Natwm,
s’engagent à se prêter imméùiatement aide et assistance, si un kl manquement eat
accompagd d’un recours aux armes qui n’aurait pas étd provoqué. Dans le cas o ù le
Conseil de la Société d u A’ations, statuant sur une question portée devant lui confor-
mément auz dits engagements, n’aurait pu rértsair à faire accepter sun rapport p a r
&OW aes mcmbrw aulrw que lea représentants des Parties au différend, &‘où la Tchdco-
alovaquie oula Franco se verrait attaquée sans l’atwir protoqué, la France, ou récipro-
quemeni la Tchécoslovaquie, agissant par l’application de l‘article 15, alinéa 7, d u
Pa& de la Sociéû? des Natwna, lui prêterait immédiatement aide et mshtuncc. I
LE RATTACHEMENT DES S U D È T E S A U REICH 203
simplement annexé au Protocole final de la Conférence et
communiqué, en tan t que tel, à tous les pays qui l’ont
signé l.
L’année suivante (1926), , - la France conclut un traité
d’amitié avec la Roumanie qui, contrairement a u x pactes
franco-tchèques et franco-polonais, est étroitement lié aux
procédures de Genève. Une Convention militaire y est éga-
lement annexée. Mais elle est rédigée en termes très vagues
et se borne à des généralités 2. Enfin, en 1927, la France a
conclu un pacte de non-agression avec la Yougoslavie3.
Ainsi sont nées successivement la (( Petite Entente 1) desti-
née à barrer la route au x révisionnismes allemand, hongrois
et italien, et 1’« Entente balkanique 1) 5, destinée à contenir
les révisionnismes hongrois et bulgare.
Malgré les apparences, ces édifices sont fragiles 6. Sans
doute, les membres de ces organisations - à l’exception de
la Pologne - ne nourrissent-ils aucune ambition territoriale.
Mais plusieurs d’entre eux sont à couteaux tirés et iront
jusqu’à contracter des engagements avec des pays extérieurs
au système, voire avec des @tats qui lui sont ouvertement
hostiles 7. E n outre,le fait que, de tous ces partenaires, seules
la France et la Tchécoslovaquie sont des démocraties parle-
PI Ainsi donc B, remarque Boris Celovsky, n dana le cas ou l‘Allemagne violerait, en
recourant aux armes, les obligations découlant pour elle du Pacte de Locarno, la
France e t la Tchécoslovaquie se prêteraient assistance, dans l’esprit d u Covenant
de Genève. La subordination aux procédures de la Société des Nations ne représente
nullement un obstacle à l’assistance envisagée, tout au plus un retard, lequel se
trouve compensé par le mot immédiatement. n (Das Münchener Abkommen, p. 61.)
1. L’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique et l’Italie.
2. GAMELIN, Servir, II, p. 468.
3. Idem., p. 469.
4 . Tchécoslovaquie,Roumanie, Yougoslavie. Elle débute par le Traité de Belgrade,
conclu le 14 août 1920, entre la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. Celui-ci est
suivi, le 23 avril 1921, par un traité entre la Tchécoslovaquie et la Roumanie, lui-
même complété, le 7 juin 1921, par un traité entre la Roumanie et la Yougoslavie.
Le premier pacte à trois est signé le 3 août 1922. L’alliance est renouvelée le 21 mai
1929.
5 . Grèce, Turquie, Roumanie, YougoSlavis. L’Entente balkanique a été fondée
le 9 février 1934.
6. Le général Gamelin n’a sani doute pas tort de parier du I fatras des Conven-
tions qui ont proliféré à partir de 1919 pour n’aboutir ti aucune réalité B. (Servir,
II, p. 465.)
7. Ce sera le cas du pacte de non-agression conclu entre le Reich et la Pologne, le
26 janvier 1934. De plus, tous ces traités sont dangereusement enchevêtrés. La
France e t la Tchécoslovaquie signeront des pactes d’assistance avec 1‘U. R. S. S.
alors que la Pologne et la Roumanie ont déjà un pacte d’assistance contre la Russie.
(Convention militairc secrèîe du 20 septembre 1922.) Enfin la Tchécoslovaquie, la
Roumanie e t la Yougoslavie sont alliées, non contre I’AUemagne, mais contre la
Hongrie.
204 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

mentaires 1 ne contribue nullement à (( démocratiser le


continent, comme l’avaient espéré Masaryk et Clemenceau.
I1 représente plutôt un facteur d’affaiblissement et de rup-
ture, car il ajoute des disputes idéologiques aux conflits ter-
ritoriaux 2. Comment s’étonner, dans ces conditions, si les
champions du révisionnisme se trouvent bientôt dans une
meilleure posture que les tenants de l’état de choses issu des
Traités de Versailles et de Saint-Germain 3?

Aussi longtemps que l’Allemagne est impuissante et désar-


mée, l’équilibre se maintient -tant bien que mal. Mais avec
son relèvement, les dificultés commencent. Le printemps de
1934 marque un tournant crucial.
Jusquelà - et malgré son réarmement clandestin -
le Reich ne dispose oficiellement que d’une armée de
100.000 hommes, Mais Hitler, qui s’est juré de briser les
chaînes du Traité de Versailles, ne l’entend pas ainsi. Par
un mémorandum en date du 18 décembre 1933,il fait savoir
à Londres et à Paris qu’il se propose ( ( d e transformer la
Reichswehr de métier en une armée de 300.000 hommes
servant à court terme et dotée d’armes défensives, qui lui
seront remises au fur et à mesure de sa transformation ».
Le 22 mars, n’ayant requ aucune réponse, il publie le
budget militaire du Reich pour l‘exercice 1934-1935. Des
dépenses spéciales y sont prévues pour l’augmentation
des effectifs de la Reichswehr, la rénovation du matériel
naval et le commencement de la construction d’une flotte
aérienne 5.
Comme Barthou se récrie que c’est inadmissible, Lord
Tyrrell, ambassadeur de Grande-Bretagne vient le trouver
1. La Roumanie et la Yougoslavie sont des monarchies hérbditaires. L’Au-
triche, avec Dollfuss, la Hongrie, avec Horthy et Gomboes, la Pologne, avec
Pilsudski et Heck, s’orientent vers la dictature.
2. Les tendances prosoviétiques de Benes inquiètent tous ses voisins. Ils v e r
ront bientôt en lui le fourrier du communisme en Europe. E t il est de fait que
depuis 1920,les cheb de l’État tchécoslovaque n’ont ces& d’œuvrer en faveur d’un
rapprochement avec Moscou.
3. Boris CELOVSKY, Dus Münchener Abkommcn, p. 13-14.
4. Ce mémorandum se fonde sur des propositions antérieures, faitea le 16 mars
1933 par Ramsay Macdonald. (Voir vol. III, p. 139 et 148.)
5. Voir vol. III, p. 152.
L E RATTACHEMENT D E S SUDETES AU REICH 205

et lui demande de ne pas se livrer à des décisions préci-


pitées qui compromettraient les efforts de conciliation
poursuivis par le Cabinet britannique.
- ((Les points de vue de Londres, de Rome et de Berlin se
sont beaucoup rapprochés au cours de ces dernières semaines »,
lui dit-il. (( Le Gouvernement de Sa Majesté n’est pas éloigné
de penser qu’une Convention générale sur la limitation des
armements pourra bientôt être envisagée l. D
Londres estime, en effet, que l’Allemagne réarmera quoi
qu’il advienne. Ne vaut-il pas mieux, dans ces conditions,
qu’elle le fasse sous contrôle et dans les limites d’une Conven-
tion acceptée de part et d’autre?
Le 6 avril 1934, un Conseil des Ministres extraordinaire se
réunit à l’Élysée sous la présidence d’Albert Lebrun. Barthou
pose sur la table deux liasses de documents. La première est
le dossier de l’acceptation, la seconde, celui du refus. D’une
voix grave, le ministre des Affaires étrangères français expose
la situation à ses collègues :
-((Nous sommes arrivés à la croisée des chemins.
L’Allemagne s’apprête à déchirer les clauses militaires
du Traité de Versailles. Elle va se doter de croiseurs, de
bombardiers, d’artillerie lourde et de chars. Les Anglais nous
pressent d’y donner notre consentement, en concluant avec
l’Allemagne une Convention générale, qui maintiendra son
réarmement dans certaines limites. Deux voies s’offrent
à nous. Accepter : dans ce cas, toute la politique étrangère
que nous avons suivie depuis 1919 est à réviser. Refuser :
dans ce cas, il nous faut renforcer nos alliances. n
-«Nous avons un traité de non-agression avec YU. R. S. S.»,
fait observer M. Herriot. (( J e l’ai signé le 29 novembre 1932
avec M. Dovgalevski 2. Conclu pour une durée de deux ans,
il vient à expiration le 29 novembre prochain. Pourquoi ne
pas le remplacer par un pacte d’amitié et d’assistance
comportant, de part et d’autre, des engagements plus pré-
cis? Pourquoi ne pas faire entrer ï U . R. S. S. à l’hssem-
blée de Genève et la lier à la Petite Entente, pour en
constituer un bloc assez fort pour faire réfléchir Hitler?

1. Voir vol. III, p. 152.


2. L’ambassadeur de 1’U. R. S. S.à Paris. Ce traité a &téconclu en marge de la
Société des Nations, car 1’U. R. S. S. n’en fait pas encore partie. Elle n’y entrera
que le 17 novembre 1934, c’est-à-dire sept mois plus tard. (Voir vol. III, p. 270-273.)
206 HISTOIRE D E L’ARMAE ALLEMANDE

J e suis sûr que M. Benès ne demanderait pas mieux. Épaulée


par l’Armée rouge, la Tchécoslovaquie serait invincible 1) ...
- (( Sans doute D, répond Marquet. (( Mais par où les
Russes passeront-ils pour lui porter secours? La Tchécoslo-
vaquie et la Russie n’ont pas de frontière commune. 1)
Herriot croit tomber des nues en entendant ces mots.
- a Que me dites-vous là? Pas de frontière commune? 1)
Comme le maire de Lyon se refuse à le croire, M. Mal-
larmé, ministre des P. T. T. va chercher un atlas. Her-
riot doit alors constater que Marquet a raison. Pour
aller au secours de Prague, l’Armée rouge devra traverser
soit la Pologne, soit la Roumanie, soit les deux à la fois.
Même le survol de l’aviation présuppose le consentement
préalable de Varsovie et de Bucarest. I1 s’ensuit une discus-
sion confuse où chacun avance les arguments les plus contra-
dictoires. 13arthou, en ce qui le concerne, pencherait plutôt
pour l’acceptation l . Mais Doumergue, Pétain, Tardieu,
Herriot et Laval sont contre 2. Pétain, pour ne pas se désoli-
dariser de l’Armée 3; Tardieu, par nationalisme; Herriot, par
antifascisme et russophilie; Laval, pour écarter le spectre
d’un nouveau conflit européen 4.
Exceptionnellement, le Conseil des Ministres est invité à
voter. La thèse du refus l’emporte. Le 17 avril, Barthou
adresse une note à l’Angleterre que Vienot appellera (( une
fin de non-recevoir e t u n coup d e trique 6 ». Elle met u n
terme brut al aux négociations e t refroidit les relations entre
Londres et Paris 6.
1. En ce qui concerne Laval, les témoignages sont contradictoires. Selon Louis
Lamoureux, Laval, agacé par une phrase de Doumergue - a La France willern
seule d sa sécurité D - aurait été pour l’acceptation. (MALLET, op. cit., p. 56.) Selon
Marquet, il aurait été contre, a par souci de la paix 1.
2. Cf. EIER R IO T, Jadis, 11, p. 406-420.
3. Le 14 avril, le général Weygand a adressé au Gouvernement une note dans
laquelle il prend nettement position contre l’acceptation. (Commission d’enquéte,
V I , p. 1595.)Nul doute que l’État-Major français n’ait exercé, lui aussi, une forte
pression en faveur du rejet. (Cf. Georges CASTELLANE, Le Réarmement clandestin du
Riich, p. 517.)
4. Marqué dès le début de sa carrière par le Congrés de Stockholm, Laval n’a
jamais CN en la vertu des guerres pour résoudre les conflits entre États. En outre,
selon la formule qu’il énoncera plus tard, il veut a faire la chaîne autour de 1’Alle-
magne B pour la contenir dans ses limites et l’empkher de se lancer dans une aven-
ture qui mettra le feu au continent. (Déclarations de Laval du 16 mars 1939 et du
14 mars 1940.)
5. La note du 17 avril est tout entière de la plume de Barthou. I1 semble qu’il
l’ait regrettée par la suite, comme en témoignent aes flottements à l’Assemblée
de Genéve. Daladier, lui aussi, la considérera comme une erreur.
6. Le refus de la France de poursuivre les négociations en faveur d‘une Conven-
LE R A T T A C H E M E N T D E S S UDÈTES AU REICH 207

+ +

Pour la France, il ne reste qu’à réarmer et à renforcer


ses alliances orientales. Barthou a échafaudé pour cela un
plan ambitieux : il consiste à associer la Russie au système
de la sécurité collective, à faire entrer la Pologne dans la
Petite Entente et à assurer l’inviolabilité de la Pologne et
de la Tchécoslovaquie par une double garantie de 1’Alle-
magne et de 1’U. R. S.S.
I1 part aussitôt faire la tournée des capitales. Le 20 avril
1934, il se rend à Prague et à Varsovie. Benès accueille son
projet avec beaucoup d’empressement. Acquis d’avance à
l’idée d’une alliance avec la Russie, il ne voit que des avan-
tages au projet de (( Locarno de l’Est ».Mais à Varsovie on
se montre infiniment plus réticent. Le Gouvernement polo-
nais vient de signer, trois mois plus t ô t (le 26 janvier 1934),
un pacte de non-agression avec le Reich qui met Dantzig et
la Prusse occidentale à l’abri d’un coup de force. Aussi ne
veut-il rien faire qui puisse déplaire à Berlin. S’entendre avec
la Tchécoslovaquie? Il n’en saurait être question aussi long-
tion générale sur la limitation des armements fera une impression déplorable à
Londres. Sir Samuel Hoare, y verra une politique à courte vue u, Lord Lothian
(I

u un non d’une portée historique fatale D. Mais peut-être est-ce Lloyd George qui
exprime le plus clairement le sentiment de l’Anglais moyen : a Les signataires du
Traité de Versaillesn, dira-t-il le 29 novembre 19348 la Chambre des Communes,
a ont promis solennellement aux Allemands, qu’ils désarmeraient si l’Allemagne pre-
nait les devants. Pendant quatqrze ans, l’Allemagne a attendu que les vainqueurs
tiennent leur promesse. Durant ce temps, une série de ministres foncièrement épris
de la paix ont exercé le pouvoir en Allemagne, des ministres qui n’ont cessé de
supplier les grandes Puissances de tenir enfin leur parole. On s’est moqué d’eux en
concluant une série de pactes, dirigés contre leur pays. Durant ce même laps de
temps, tous les pays - à l’exception de l’Angleterre - ont augmenté leurs arme-
ments et ont consenti des emprunts aux voisins de l’Allemagne, pour leur permettre
de renforcer leur potentiel militaire. Faut-il nous étonner, après cela, si les Alle-
mands ont recouru à la révolution e t se sont insurgés contre cette duperie chro-
nique des grandes Puissances? Jamais l‘Angleterre n‘imposera le désarmement en
Europe, aussi longtemps que subsistera cet état de choses... Que la France ne le
comprenne pas, ne nous oblige pas à la suivre dans une voie qui risque de nous
mener à ULI nouveau conflit mondia1.1
Par ailleurs, Sir Nevile Henderson écrira dans ses Mémoires : a Les Puissances
alliées, sous la direction de Lord Curzon, ont été assez sages, durant la Conférence
tenue à Lausanne en 1922-1923, pour réviser le Traité de Sbvres conclu avec la
Turquie. Elles n’ont malheureusement pas eu le courage d’en faire autant à l’égard
de l’Allemagne. Elles ont préféré se laisser imposer, l’une après l’autre, une série
de révisions unilatérales des clauses du Traité de Paix. u (Water under the Brid-
ges, p. 320.)
1. Par une aberration incompréhensible, au même moment, des décrets du Gou-
vernement réduisent de 20 % nos dépenses militaires.
208 H I S T O I R E D E L’ARMÉE ALLEMAN D E

temps que subsiste la question de Teschen. S’allier avec la


Russie? Le Gouvernement de Varsovie y songe encore moins.
(( On parle beaucoup de solidarité européenne, mais je la
cherche en vain »,avait dit Pilsudski en 1920. Lorsqu’il avait
défendu sa capitale contre les assauts de l’Armée rouge, les
Alliés l’avaient sommé de renoncer à tous les territoires
situés à l’est de la ligne Curzon. Grâce à la victoire qu’il
avait remportée sur les divisions de Toukhatchevski, l’ancien
chef de l’organisation militaire polonaise avait réussi à les
conserver. Ce succès n’avait pas été dû à l’appui des Alliés,
mais au courage de ses Légionnaires. La rage au cœur, la
Russie s’est inclinée devant le verdict des armes Mais elle
n’en continue pas moins à revendiquer ces territoires comme
faisant partie intégrante de YU. R. S. S. Aussi le maréchal
Pilsudski et le colonel Beck, son ministre des Affaires étran-
gères, n’en croient-ils pas leurs oreilles lorsqu’ils entendent
Barthou leur proposer de conclure un pacte avec Moscou
(( pour assurer l’inviolabilité de leurs frontières D, tant ils

sont convaincus qu’une fois entrées en Pologne, les armées


soviétiques n’en sortiront plus 2.
Même son de cloche du côté de la Roumanie. A la faveur
des événements chaotiques de 1919-1921, celle-ci a annexé
la Bessarabie, que Moscou lui réclame comme apparte-
nant à l’Ukraine. Laisser les troupes russes franchir le
Dniestr reviendrait à accepter le démembrement du pays.
Peut-on lui demander un pareil sacrifice, à seule fin d’as-
surer la sécurité de la Tchécoslovaquie? Le Gouvernement
roumain a beau entretenir de bonnes relations avec Prague,
il n’a nullement l’intention d’aller jusque-là.
Déçu par ce double échec, mais nullement découragé, Bar-
thou reprend son bâton de pèlerin et part, le 20 juin 1934,
pour un second voyage en Europe centrale. Son résultat n’est
guère plus encourageant que celui du premier. Sur ces entre-
faites, l’Allemagne fait savoir qu’elle n’entend signer aucun
traité qui l’obligerait à prêter assistance à 1’U. R. S. S. ou à
défendre le régime soviétique s’il était attaqué. Trois jours
plus tard (13 septembre) le Quai d’Orsay reçoit une réponse

I.Ainsi était né le Traité de Riga (18 m a n 1921). (Voir vol. IV, p. 236-237.)
2. Le Gouvernement polonais ne s’oppose pas catégoriquement au projet de
Barthou. Mais il subordonne B tant de clauses restrictives i’adhésion éventuelle
de la Pologne au Pacte orientai, que cela6quivaut à un refus. (Carl BWRCKEARDT:
Ma Mission d Danlzig, p. 22.)
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU REICH 209
également négative de la Pologne, qui décline i’honneur
périlleux de laisser une armée étrangère traverser son terri-
toire, sous quelque prétexte que ce soit l. Tous les antago-
nismes que la France avait cru exorciser par le Traité de
Versailles, resurgissent de cette boîte de Pandore, dès qu’on
en soulève le couvercle. Le N Locarno de l’Est )) s’écroule
avant même d’être né.
La politique de Barthou aboutit à une impasse2. Mais le
ministre français des Affaires étrangères n’aura pas‘le temps
d’en tirer les conclusions, car il sera assassiné à Marseille, le
9 octobre 1934, en allant y accueillir le roi Alexandre II de
Yougoslavie.
*
+ +

Les premiers mots de Pierre Laval? qui lui succède a u


Quai d’Orsay, sont pour annoncer qu’il poursuivra la poli-
tique de son prédécesseur. Mais il la conçoit d’une façon assez
différente. Plus de u Locarno de l’Est )) : le projet était trop
ambitieux. n Soyons plus modestes D, se dit-il. N L’alliance
russe nous est indispensable :commençons par la signer, sans
nous préoccuper des objections de la Petite Entente. Une
fois i’acte accompli, nous trouverons bien un moyen d’y
associer nos autres alliés. )) I1 compte sur ses dons de
persuasion pour convaincre le colonel Beck, sur l’autorité
du roi Carol et l’habileté de Titulesco pour venir à bout de
l’opposition roumaine.
Mais la Russie acceptera-t-elle d’entrer dans cette combi-
naison? Assurément. Staline vit depuis quelque temps dans
la hantise d’un double péril : en Europe, une agression alle-
mande; en Asie, une agression nippone. Devoir faire la guerre
sur deux fronts l’obsède jour e t nuit 3. Pour desserrer cette
étreinte, une seule solution s’impose : rejeter le Japon vers le
Pacifique en accroissant la tension entre Tokyo et Washing-

1. Voir vol. III, p. 269.


2. Les Allemands observent, avec plus d’ironie que d’inquiétude, le périple de
a ce petit homme voûté, qui court de capiî.de en capitale, pour resse&r les bar
reaux de leur cage et placer des serrures partout n -des serrures qu’ils ont la
conviction de pouvoir faire sauter aisément. L’attitude de la Pologne en est un pre-
mier indice. D’autres suivront.
3. Son inquiétude est encore accrue par le rapprochement qui se dessine entre
l’Allemagne et le Japon, et qui aboutira bientijt A la signature du Pacte antikomin-
tern (25 novembre 1936). (Voir val. III, p. 78.)
P 14
210 HISTOIRE D E L ’ A R M É E ALLEMAN D E

ton; rejeter l’Allemagne vers l’ouest en envenimant ses


relations avec les démocraties occidentales. C’est ce qu’a
très bien vu le général Schweisguth au cours de la mission
d’information qu’il a effectuée à Moscou. (( La Russie cher-
che à rejeter vers l’ouest, une tempête qu’elle sent monter
à l’est I), écrit-il dans un rapport au Gouvernement français.
(( Elle ne veut pas être mêlée à la prochaine conflagration

européenne et préférerait de beaucoup que l’orage éclatât


sur la France. Une guerre entre la France et l’Allemagne
aurait non seulement l’avantage de laisser, faute de fron-
tières communes, presque toutes les forces soviétiques en
dehors du conflit, mais encore de faire de 1’U. R. S. S.,
comme les États-Unis en 1918, l’arbitre d’une Europe
épuisée par une lutte que le Maréchal Vorochilov prévoit
sans merci n
Mais pour être à même de jouer ce rôle, il leur faut exercer
une influence sur le déroulement des événements. C’est pour-
quoi 1’U. R. S. S. cherche depuis quelque temps à resserrer
ses liens avec la France e t à s’insinuer dans les affaires de
l’Europe occidentale. P ar la voix de M. Litvinov (son délé-
gué à la Conférence du Désarmement), de M. Potemkine
(son ambassadeur à Paris), et de M.Benès lui-même (qui a
patronné sa candidature à la Société des Nations 2), elle
laisse entendre qu’elle serait disposée à s’associer u à toute
mesure susceptible de consolider la paix D. Aussi s’empres-
se-t-elle de saisir la main que lui tend Laval 3.
Celui-ci n’est pas dupe de ces déclarations pacifiques.
(( Les Soviets veulent un traité pour avoir la guerre. Et moi,

c’est pour l’éviter »,dit-il à un de ses familiers 4. Mais il n’en


entame pas moins les négociations, convaincu que c’est lui
qui aura le dernier mot.
Celles-ci sont plus longues et plus ardues qu’il ne l’avait
prévu. A plusieurs reprises, les pourparlers sont sur le point
d’être rompus, car M. Potemkine insiste pour donner a u
1. Cité par Georges BONNET,dans Les Négociations franco-russes de 1938 et de
1939, La Revue de Paris, 54 (1947), no 11, p. 93-101.
2. Tout comme Masaryk en 1918 (voir plus haut, p. 61, note 2). Benès se fait
l’introducteur de 1’U. R. S. S. dans les affaires d’occident. Litvinov le remerciera
personnellement de ses efforts, dans son discours de réception à la Société des
Nations. (Voir vol. III, p. 272.) Le renforcement de l’amitié entre Prague et MOP-
cou est une des constantes de la politique tchécoslovaque.
3. D’autant plus que le Pacte de non-agression Herriot-Dovgalevski est venu à
expiration le 29 novembre 1934. De ce fait, la Russie se sent isolée.
4. André Guénier. (Cité par Alfred M A L L ~ TLaval,
, I, 55.)
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C H 211
Traité un caractère automatique et pour le compléter par
une Convention militaire qui mettraient la France à la merci
de la Russie l, tandis que Laval veut à tout prix y intro-
duire des clauses restrictives, qui laissent à son pays une
certaine liberté d’appréciation 2. Finalement, le Traité est
signé à Paris, le 2 mai 1935. C’est un pacte d’assis-
tance mutuelle, valable pour cinq ans et complété par un
(( Protocole de signature N qui lie son entrée en vigueur au

constat de l’agression par la Société des Nations 3. Particu-


lièrement important est le paragraphe 4 du Protocole,
car il permet d‘entrevoir clairement les arrière-pensées de
Laval :

Les deux gouvernements, y lit-on, constatent que les négocia-


tions qui viennent d’avoir pour résultat la signature d u présent
Traité ont été engagées, à l’origine, en vue de compléter un
accord de sécurité englobant les pays du nord-est de l’Europe,
à savoir 1’ U.R. S. S., l’Allemagne, la Tchécoslovaquie, la Pologne
et les États baltes voisins de 1’U. R. S. S. 4...
Bien que les circonstances n’aient pas permis jusqu’ici la
conclusion de ces accords, - que les deux Parties continuent à
considérer comme désirables, - il n’en reste pas moins que les
engagements e‘noncés dans le Traité d’assistance franco-sovié-
tique doivent être entendus comme ne devant jouer que dans les
limites de l’accord tripartite antirieurement projeté 6.

1. Ayant reçu en juillet 1935 M. Potemkine, qui vient lui donner l’assurance
que Moscou désirerait voir le pacte complété par une Convention militaire, le
colanel Fabry, alors ministre de la Guerre, atermoie, tout comme Laval, parce
que ni l’un ni l’autre ne veulent dC l’automatisme brutal d’une convention qui
pourrait amener la guerre. Potemkinc ayant insisté et Fabry ayant répliqué que
tout risque de guerre le rendait méfiant, Potemkine avait ajouté, non sans une
pointe d‘insolence : u Pourquoi la guerre nous eiïraierait-elle? 1) (FABRY,J’ni
connu...) Selon Fabry, l’ambassadeur d’U. R. S. S. aurait même ajouté : u La Russie
des Soviets est sortie de la dernière guerre; l’Europe des Soviets sortira de la
prochaine. D II semble cependant peu probable que Potemkine ait exprimé aussi
clairement ses arrière-pensées.
2. a Les collaborateurs diplomatiques de Laval s’efforpient par tous les moyens
de donner au futur pacte un caractére purement formel u, écrira POTEMKINE
(Hisloire de la Diplornafie, I I I , p. 550). Paul Reynaud, de son cgté, n’hésitera pas
à accuser Laval d’avoir vidé le Pacte de son contenu >J, en y introduisant un
(I

rouage destiné à en enrayer le mécanisme (le recours à la S. D. N,). (Conirnisciion


d’enpuéle, VIII, p. 2366.)
3. Voir vol. III, p. 274-275.
4. On voit que Laval n’avait pas entièrement abandonné l’idée d’un i~Locarno
de l’Est D.
5. Cette clause signifie que le Pacte ne joue pas dans le cas ob 1’U. R. S. S. serait
attaquée par une Puissance asiatique - en l’occurrence, le Japon. Les diverses
restrictions que contient le Traité entretiendront, chez les Russes, une psychose
de méfiance.
212 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

* *

Dix jours après la signature de ce Traité, Laval part POUP


MOSCOU,où il arrive le 13 mai. C’est la première fois que le
chef du Gouvernement soviétiquereçoit un ministre d’une
République bourgeoise. L’accueil est fastueux : banquets au
Kremlin, visites aux grandes usines métallurgiques, repré-
sentation du Lac des Cygnes au théâtre Bolchoï jalonnent
trois jours d’entretiens avec Kalinine, Molotov et Staline.
Lors de la visite à la base aérienne de Mounina, où le ministre
français des Affaires étrangères est reçu par le Maréchal
Vorochilov, des formations d’avions de chasse dessinent
dans le ciel les lettres R. F. De chaque avion saute une femme
parachutiste, portant un bouquet de fleurs dont l’ensemble
tricolore est offert à Mme Laval I. Rien n’est négligé pour
convaincre l’envoyé de la France de la puissance militaire
de l’U. R. S. S. Quant aux entretiens avec Staline, ils se
déroulent dans une atmosphère particulièrement cordiale.
Une étonnante photographie nous montre Laval et Staline
assis côte à cate. Tous deux ont le même sourire, mais ils
semblent avoir échangé leurs masques : Staline ressemble à
un Auvergnat et Laval à un Géorgien.
Mais voilà que l’on annonce la mort du Maréchal Pil-
sudski, Varsovie prend le deuil et s’apprête à faire a u vain-
queur de l’Armée rouge des funérailles nationales. Laval
décide de s’y rendre sur le chemin du retour. N’est-ce pas une
occasion toute trouvée de voir le colonel Beck e t de chercher
à connaître le fond de sa pensée? Laval l’a déjà rencontré à
Genève, les 16et 19janvier, mais il n’a pu en tirer que des pro-
pos évasifs. Maintenant qu’il a en poche le Pacte franco-russe,
il pense qu’il lui sera plus facile de le faire sortir de sa réserve.
- (( Prenez garde aux Tchèques! )) a recommandé Pilsudski
à l’annonce des négociations entre Laval et Potemkine. Main-
tenant que le Maréchal est mort, Beck considère cette phrase
comme son testament politique. Lorsque à l’issue des obsèques
Laval cherche à le forcer dans ses derniers retranchements,
il se heurte à un personnage fermé et énigmatique.
-(( M.Benès m’a prié de vous poser une question D, lui dit
Laval. u Au cas où l’Allemagne attaquerait la Tchécoslova-
1. MALLET,Op. cil., I, p. 86.
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU R E I C H 213
quie et où cette agression entraînerait l’intervention de la
France, la Pologne attaquerait-elle la Tchécoslovaquie? ))
- (( E h bien, monsieur le Président »,réplique le colonel

Beck avec une insolente désinvolture, R dites à M.Benès que


je me refuse à répondre à cette question! Telle est la posi-
tion officielle et irrévocable du Gouvernement polonais 1. D
Après quoi, il se livre à une violente diatribe contre le
Gouvernement tchèque. Le moins qu’on puisse en dire est
que ce n’est guère rassurant 2.
Le même jour (16 mai 1935), Benès signe avec Moscou un
pacte d’assistance mutuelle, calqué sur le modèle du traité
français. Aussitôt des incidents violents éclatent à Teschen ;
les Allemands des Sudètes donnent libre cours à leur mécon-
tentement et l’opposition antisoviétique se renforce en Rou-
manie. Mais ce n’est ni à Bucarest ni à Varsovie que les réac-
tions contre le Pacte franco-soviétique sont les plusviolentes :
c’est à Berlin. Hitler fait l’impossible pour empêcher sa
ratification. I1 rappelle sa renonciation à l’Alsace-Lorraine et
répète qu’il n’existe plus aucun litige territorial entre la
France e t l’Allemagne, depuis que la Sarre a fait retour au
Reich 3. Mais ses efforts ne rencontrent aucun écho à Paris 4.
Le 27 février 1936, malgré l’opposition de certains députés
du centre et de la droite 6, le Parlement français ratifie le
Pacte de Moscou. Huit jours plus tard, Hitler occupe la
Rhénanie en coup de foudre 6. Les efforts pour échafauder
un a Locarno de l’Est D, n’ont eu qu’un seul résultat : détruire
le (( Locarno de l’Ouest 7 ».
1. La c o k e des Polonais est encore accrue par les tentatives du Gduvernement
de Prague pour conclure un nouvel accord avec les chefs des partis Sudktes favo-
rables à la collaboration gouvernementale. (Voir plus haut, p. 196.) Ils craignent
que la minorité allemande n’obtienne des avantages qui la favoriseraient au détri-
ment de la minorité polonaise.
2. Interrogé le 14 novembre 1937 par M. Bullitt, ambassadeur des fitats-Unis à
I.
Paris, lo colonel Beck lui fournira à peu pr:s la même réponse. J’ai demandé à
Beck I), écrit-il, II ce que ferait la Pologne si une guerresurvenait entre la France et
l’Allemagne, à la suite d’une agression allemande contre la Tchécoslovaquie. Beck
me répondit que dans le cas hypothétique que j’évoquais...la Pologne ne marche-
rait pas. .. qu’en aucun cas la Pologne ne se laisserait entraîner dans un conflit pour
protéger les satellites de la France en Europe centrale, et surtout pas pour protéger
la Tchécoslovaquie. II (Notede l’Ambassadeur BulliftauSecréiaired’État Cordell HuU,
Paris, 23 novembre 1937, Bullitt, William C / 382-383, Département d’&fat,.‘if s.)
3. Discours du 21 mai 1935. (Voir vol. I I I , p. 276-277.)
4. Voir vol. III, p. 279-283.
5. Notamment MM. Pierre Taittinger, Marcel HAraud, Jean Montigny, P h i l i p p
Henriot e t Jacques Doriot.
6. Voir vol. III, p. 286-290.
7. Une question se pose alors :les traitéa conclus en marge du Pacte de Lobamo
214 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

t
* *
Pendant ce temps, le rapprochement entre Moscou et la
Petite Entente n’a pas progressé d’un pas. Au contraire.
Six semaines à peine après la mort de Pilsudski, le colonel
Beck se rend à Berlin, pour y confirmer le Pacte d e non-
agression germano-polonais conclu par son prédécesseur.
Les conversations portent sur les dispositions pacifiques
du Reich envers la Pologne, sur le problème des frontières
occidentales de ce pays1, sur la lutte contre le péril com-
muniste. Beck repart pour Varsovie enchanté de sa visite a.
I1 est de plus en plus décidé à s’opposer à la Russie et à ne
pas se rapprocher de la Petite Entente. A partir de ce
moment, le but essentiel de sa politique consistera à accé-
lérer la désintégration de la Tchécoslovaquie.
Alarmée par la montée continue d e la force allemande, la
Belgique se retire du système de la sécurité collective et
répudie les obligations découlant du pacte de la Société des
Nations. Le 14 octobre 1936, le roi Léopold III fait savoir
que son pays u suivra désormais une politique exclusive-
ment belge3». Quelques jours plus tard, le Luxembourg
conservent-ils leur validité, malgré l’abolition d u Pacte lui-même? Malgré l’avis
de certains juristes, on cst obligé de répondre : oui. L’Allemagne maintient son
accord d’arbitrage avec Prague. L’Angleterre fait savoir a qu’elle continuera a
respecter les engagements qu‘elle a contractés A Locarno, au cas oir la France
serait victime d’une agression non provoquée, dûment constatée par la Société
des Nations ». Enfin, la France déclare que son traité d’assistance avcc la Tché-
coslovaquie reste en vigueur, malgré la disparition du Pacte de Locarno. Pour
6viter toute ambiguïté a ce sujet, l’État-Major français invoquera, dans ses notes,
le traité d‘assistance de 1924. (Voir plus haut, p. 202.)
1. Le 5 novembre 1937, la Pologne e t l’Allemagne publieront une déclaration
commune sur les minorités. (Sur les négociations e t la rédaction de ce texte, voir
AIrlcn zur Deutsehen Aunvürtigen Politik, V, 1, 2, 6-13, 16, 18.) Toutefois Hitler
refusera d’y inclure la moindre référence A la population de Dantzig.
2. E I1 a souligné d’abord», relate le comte Czembck dans son Journal, a que,
personnellement, ses conversations avec Hitler lui ont fait une excellente impres-
sion. Hitler lui est apparu comme étant absolument sincère. LI ( 9 juillet 1935.)
3. Le Roi fonde sa décision sur les arguments suivants : lo le réarmement de
l’Allemagne, succédant à la militarisation intégrale de l’Italie e t de la Russie;
20 la transformation des méthodes de guerre sous l’influence des progrés tcchniques,
notamment en matière d‘aviation e t de motorisation; 3O la réoccupation de la
Rhénanie et le transport aux frontières belges des bases de depart d’une invasion
allemande éventuelle; 4 O les dissensions intestines de certains États voisins qui
risquent de s’enchevêtrer dans des rivalités de systémes politiques e t sociaux
d’autres Etats. a Tous ces faits, déclare le Roi, soulignent la nécessité de rester en
dehors des, conflits qui pourraient opposer certains de nos voisins. D A la suite de
cette déclaration, le ministère polonais des -4ffaires étrangères informe le Quai
d‘Orsay I que le Traité franco-polonais a perdu pratiquement toute signification 8 .
(TANSILL, Backdwr k w e , p. 326.)
LE R A T T A C H E M E N T D E S S U D È T E S A U R E I C H 215
et les Pays-Bas, proclament leur retour à la neutralité e t
en informent oficiellement Londres et Paris. Peu après,
la Finlande, la Norvège, le Danemark et la Suède suivent leur
exemple l. La Suisse prend ses distances envers l’organisme de
Genève. Les accords de Rome2 et ceux de Stresa 3 ont fondu
comme neige au soleil. La malencontreuse affaire des sanctions
a poussé l’Italie dans les bras de l’Allemagne. (Fait significa-
tif : le jour où l’Assemblée a voté cette mesure 4, Benès prési-
dait la Société des Nations et s’était activement employé à
faire condamner l’Italie. C’est là une injure que Mussolini
n’oubliera pas.) Encouragés par Rome, les révisionnismes
hongrois et bulgares haussent le ton. E n même temps, la
Hongrie se rapproche de l’Allemagne, et la Pologne de la Hon-
grie. Hitler contemple ce chassé-croisé avec une satisfaction
évidente : tout l’édifice de l’Europe genevoise est en train
de craquer.
Effrayé par tant de symptômes défavorables, Chautemps
envoie le général Gamelin à Varsovie, pour tenter de servir
de médiateur entre la Pologne et la Tchécoslovaquie (août
1936). Avant son départ, Benès lui a remis une lettre pour le
général Rydz-Smigly, dans laquelle il le supplie de reconsi-
dérer son refus de conclure un pacte d’assistance avec la
Tchécoslovaquie. Après une lecture rapide, Rydz-Smigly
rend la lettre à Gamelin et lui répond avec hauteur :
- (( A moins d’événements imprévus, la Pologne n’envi-
sage aucune action militaire contre la Tchécoslovaquie.
Prague perd son temps en érigeant des fortifications le long
de notre frontière! n
Au début de septembre, Rydz-Smigly vient à Paris pour
y rendre sa visite au général Gamelin. Chacun l’invite, le
flatte e t le comble de prévenances, dans l’espoir de le faire
revenir sur son refus. Mais avant de quitter Varsovie, le com-
mandant en chef de l’Armée polonaise a dit au colonel
Beck : (( Si le général Gamelin s’avise de vouloir nous fourrer
sur les bras une garantie à la Tchécoslovaquie, il m’entendra
lui dire que c’est inacceptable pour nous. Si on nous pose
la question de savoir ce que nous ferons en cas de guerre
1. Leur retour à la neutralité sera oficialisé par la Déclaration conjointe des
fitats scandinaves du 28 mai 1938. En juillet 1938, la Conférence de Copenhague
les dégagera complètement des obligationa de Genthe.
2. Conclus entre Mussolini et Laval, le 7 janvier 1935. (Voir vol. IV, p. 104-105.)
9. 12 avril 1935. (Voir vol. IV, p. 111-114.)
4. Iloctobre 1935.
216 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie, nous refuserons


de répondre 1. D Dûment endoctriné par son ministre des
Affaires étrangères, Rydz-Smigly ne déviera pas de cette
ligne durant tout son séjour à Paris 2.
t
+ +
C’est trop peu dire que l‘édifice genevois est en train de
craquer : il s’écroule par pans entiers. Les échecs reten-
tissants de la Société des Nations vis-à-vis du Japon, de
l’Italie et de l’Allemagne ont achevé de la discréditer. Pour
tenter d’en sauver les restes, Yvon Delbos, ministre des
Affaires étrangères du Cabinet Chautemps, refait, une fois
de plus, la tournée des capitales (décembre 1937). Son
voyage n’a reçu qu’une approbation réticente de la part
de Downing Street. Le Gouvernement britannique estime
que la France a tort de faire revivre ses alliances orientales.
Ne serait-ce pas plutôt le moment de s’en dégager?
Londres n’a jamais eu confiance dans la solidité de la
Petite Entente. Encore moins maintenant que le Pacte
soviétique l’a à moitié ruinée 3...
La mission de Delbos consiste à renouer des liens d’amitié
entre la France et la Pologne, et à persuader la Roumanie et
la Yougoslavie de s’unir à la Tchécoslovaquie, pour s’opposer
plus efficacement aux ambitions de l’Allemagne et de la Hon-
grie. Mais le ministre français ne se fait guère d’illusions.
Pour brève qu’elle soit, la conversation qu’il a avec M. von
Neurath lors de son passage à Berlin, permet au ministre des
Affaires étrangères du Reich de prendre la mesure de son
~cepticisnie~. Lors de son arrivée dans la capitale polonaise,
la presse officieuse l’accueille par une série d’articles affir-
mant (( que le différend polono-tchèque ne eut être résolu
que par des négociations directes entre rague et Var- 5
1. Comte CEEMBEK,Jownal, 5 a o t t 1936.
2. L’attitude du général Rydz-Smigly est d’autant plus étrange qu’il ne SE lait
aucune illusion sur les sentiments réels de l’Allemagne à l’égard de la Pologne.
Mais c’est un tempérament faible qui semble littéralement envoûté par le colonel
Beck, que chacun considère comme 1’ a homme fort D de la Pologne.
3. Le 28 janvier 1937, le Comité de rédaction du Times estime que a les pactes
conclus avec les Soviets par la France et la Tchécoslovaquie sont incompa~ibles
avec un libre règlement des problèmes politiques européens, e t qu’aucun Anglais
ne souscrira aux engagements découlant de nouveaux accords, aussi longtemps
que subsisteront ces Dactes avec les Bolcheviks D. (Paul SIEBERTZ.
Die Tschechische
Gdahr, p. 214.)
4. Akten ZIY Deuischen Awwürtigen Politik, I, 55; CZEYBEK,Op. cit., 4 décembro
1937.
LF, RATTACHEMENT DES S U D È T E S AU R E I C H 217
sovie ».Delbos n’a peut-être pas des vues politiques très
profondes, mais c’est un homme sensible et fin. I1 comprend
qu’il n’a pas intérêt à se lancer sur ce terrain glissant.
Si les articles de presse ne l’en avaient pas déjà convaincu,
le toast porté par le colonel Beck, au cours du banquet qu’il
lui offre a u Ministère des Affaires étrangères sufirait à
dissiper ses derniers espoirs :
- (( Notre amitié »,déclare Beck, (( a ceci de particulier que
chacun des deux partenaires continue à suivre son propre
chemin et à défendre ses propres intérêts, tout en étant prêt
à examiner, avec la plus grande bienveillance, tous les pro-
blèmes intéressant leur sort commun ».Pour finir, Beck
l’informe que la Pologne a des ambitions coloniales e t lui
demande (( s’il serait d’accord pour faire déporter tous les
Juifs polonais à Madagascar )). L’histoire n’a pas retenu la
réponse du ministre français ...
A Bucarest, l’envoyé de la France n’arrive pas à placer un
mot sur l’adhésion de la Roumanie au Pacte franco-tchèque
et le Parti national paysan - le plus nombreux du Parle-
ment - interdit à ses membres d’assister aux réceptions
offertes en son honneur. Le Gouvernement roumain n’a
manifestement aucune envie de s’engager plus avant avec
un pays dominé par le Front populaire et qui est, de surcroît,
l’allié de la Russie. Si Delbos s’est heurté à Varsovie a u x
spectres de Vilno et de Teschen, il se heurte, à Bucarest,
à ceux de la Bessarabie et de la Dobroudja 4.
A Belgrade, Delbos ne fait que perdre son temps. Tous ses
efforts pour rapprocher la Yougoslavie de la Tchécoslova-
quie se heurtent au refus formel de M. Stoyadinovitch. Le
Président du Conseil yougoslave rentre d’une visite à Rome
où il s’est entretenu longuement avec Mussolini. Le Duce a
attiré son attention sur les risques énormes que courrait son
pays, s’il s’avisait de donner suite aux propositions françaises.
- (( Croyez-moi » y lui a dit le chef du Gouvernement ita-
lien, la (( sécurité collective est devenue synonyme d’insé-
curité collective. A votre place, je refuserais de ramer plus
longtemps sur cette galère. ))
2. Communiqué de l‘Agence polonaise Iskra, du 3 décembre 2937. Léon NO=,
L‘Agrcrswn diemande contre la Pologne : une ambassade à Varsovie, 1935-1939,
p. 114 et 8 .
2. Mondshefte far Auswc4rlige Politik, p. 31 et 8.
3. Boris CELOVSKY,Das Münchehensr Abkummen, p. 90.
4. Enlevbe & la Bulgarie en novembre 1919, par le Traité de Neuilly.
218 HISTOIRE D E L’ARMÉE AL L E M AN D E

Pour bien montrer à Mussolini qu’il a compris son aver-


tissement, le chef du Gouvernement yougoslave fait charger
par la police des groupes d’étudiants progressistes venus
pour acclamer le ministre français l.
De là, Delbos se rend à Prague, où l’on attend sa venue
avec l’impatience que l’on devine. Tandis que son train
roule à travers la plaine hongroise, il dit aux membres de sa
suite : (( Enfin, nous allons arriver chez de véritables amis! n
Dans la capitale de la Bohême, la population lui fait un
accueil enthousiaste. Le 16 décembre 1937, à l’issue d’un
banquet, Delbos prononce un toast ému : (( Nous sommes
liés par tant de liens, nous ressentons les choses d’une façon
si semblable, les formes de nos deux gouvernements sont si
apparentées D, déclare-t-il, (( qu’un Français se sent comme
chez lui en Tchécoslovaquie et qu’un Tchèque se sent comme
chez lui en France! )) Mais dans le silence du Hradjin, il est
bien obligé d’avouer à Benès toute l’étendue de sa déconve-
nue. Le résultat de ses conversations est entièrement négatif.
Benès dissimule sa déception sous un optimisme de façade.
Les deux hommes se quittent les mains vides e t le cœur
lourd. La Petite Entente est brisée et Delbos n’en a même
pas ramassé les morceaux...
- (( J’ai fait ce que l’on peut appeler un excellent voyage)),
déclare-t-il aux journalistes en débarquant à Paris. Acca-
parée par les problèmes de politique intérieure, l’opinion
française le prendra au mot 2; mais l’opinion internationale
n’y comprendra plus rien ...
Pourtant, les esprits avertis voient bien ce qui se passe.
Après s’être rallié l’Italie et avoir absorbé l’Autriche, la
force grandissante de l’Allemagne a neutralisé la Pologne
et a attiré dans son orbite la Hongrie, la Bulgarie e t la You-
goslavie. Pendant ce temps, la France a mécontenté l’Angle-
terre et a perdu la plupart de ses appuis continentaux.
E n ce début de 1938, l’Europe issue du traité de Ver-
sailles, dont la capitale était Genève et qui s’était étendue
1. Et conspuer M. Stoyadinovitch, ce qui n’empêchera pas le Gouvernement
de Belgrade de publier, au lendemain de l’Anschluss, la déclaration suivante :
a La Yougoslavie a foujours éIé l e champion du principe selon lequel iousles éléments
ethniquea d’une nation doivent étre réunis au sein du même &aï. Elle demeure fidèle
à ce principe. Eue entretient dw rapports amicaux avec le Reich. Cefie amitié conti-
nuera à inspirer son altitude, mainlenad qu’rlle esi sa voisine. D (Déclaration O@-
c i d e du 14 mars 1938.)
2. (I En dépit des triste8 enseignements de ee voyage D, Cerit Jean Montigny,
rien ne fut Chang6 dans notre politique extérieure. a (Mémoires, inddits.)
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C B 219
de l’Atlantique à la mer Noire, n’existe plus. Les Puis-
sances révisionnistes ont fini par l’emporter sur celles qui
s’étaient donné pour tâche de maintenir le statu quo. De
ce fait, le continent se trouve coupé verticalement en trois
compartiments : l’Axe Rome-Berlin barre l’accès de l’Eu-
rope centrale aux nations occidentales et le rempart diplo-
matique et militaire dressé par la Pologne et la Roumanie
à l’encontre des Soviets rend une intervention de la Russie
pratiquement impossible l.
Avant même q u e la crise n’entre dans sa phase aiguë, la
France et la Tchécoslovaquie sont isolées.
1. Jean iîfONTiCNY, Mémoires inddiis.
X

HITLER DÉCIDE D’EN FINIR


AVEC LA TCHÉCOSLOVAQUIE

Jusqu’ici, Hitler a laissé la Tchécoslovaquie (( cuire dans


son jus ».Au lieu d’intervenir dans l’affaire des Sudètes,
comme Hans Krebs et les chefs du D. N. S. A. P. le lui
demandent depuis 1933, il a multiplié les déclarations apai-
santes à 1’8gard du Gouvernement de Prague. Lorsqu’il a
dénoncé le Pacte de Locarno (7 mars 1936), il a précisé que
l’accord d’arbitrage germano-tchèque restait en vigueur l. I1
a tenu à souligner, à diverses reprises, combien les relations
entre les deux pays demeu’raient correctes e t quand les
troupes de von Bock e t de Guderian ont pénétré en Autriche,
il n’a concentré aucune force aux frontières de la Bohême 3.
Bien plus, il a chargé Gœring de dire à M. Mastny, le repré-
sentant de Benès à Berlin, (( que la Tchécoslovaquie n’avait
aucune raison d’éprouver le moindre motif d’inquiétude 1).

1. Boris CELOVSKY, Das Münchener Abkommen, p. 61. Berlin confirme la vali-


dité de l’accord pour trois années supplémentaires, c’est-à-dire jusqu’en 1939.
Même après l’Anschluss, Hitler ne le dénoncera pas.
2. A partir de 1936, il a proposé à Benès de signer avec la Tchécoslovaquie un
accord commercial e t même un pacte de non-agression, mais l’affaire n’a pas
eu de suites. (Sur les négociations d e M. Trauttmannsdorff à Prague, voir
vol. IV,.p. 261 et s.; aussi CELOVSKY, Op. cit. p. 88-90.)
3. Voir vol. IV, p. 551-553.
4. Gering renouvellera ces assurances à quatre reprises : le 11 mam 1937 h
23 heures; le 12 mars, peu après 1 heure; le 13 mars, entre 15 et 16 heures; enfin
le même jour, vers 20 heures. C‘est dire toute l’importance qu’Hitler attachait à
ne pas avoir sur les bras u n conflit avec la Tchécoslovaquie au moment OU ses
troupes procédaient h l’occupation de l’Autriche. Pour éviter tout incident, les
unités de la Wehrmacht avaient reçu l’ordre de se tenir éloignées de 15 à 30 kilo-
mètres de la frontière tchécoslovaque. (Fritz BERBER, Die Eiwopaische Politik
1933-1938 im Spiegei der Prager Akten.)
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U R E I C H 221
Du coup, les Tchèques n’ont pas mobilisé, préférant encore
l’Anschluss à une restauration des Habsbourg l.
Pourquoi le chef du IIIe Reich a-t-il adopté cette attitude
si peu en accord avec ses sentiments réels2? Parce que
l’affaire n’était pas mûre et qu’il eût été imprudent de
démasquer ses batteries trop tôt. Durant toute la période
qui va de la conquête du pouvoir à 1938, Hitler prend
le plus grand soin de procéder par étapes, de circonscrire
ses objectifs et de les isoler avant de fondre sur eux 3. I1 a
rétabli le service militaire obligatoire avant d’occuper la
Rhénanie, et a occupé la Rhénanie avant de foncer sur
Vienne,. pour prémunir son flanc droit contre le risque de
représailles françaises. C’est seulement lorsque toutes ces
conditions ont été réunies et qu’il a été sûr que Mussolini
ne réagirait pas, qu’il a renversé Schuschnigg et proclamé
l’Anschluss.
De même, c’est seulement après l’Anschluss qu’il com-
mence à concentrer son attention sur la Tchécoslovaquie.
Maintenant que l’incorporation de l’Autriche a u Reich lui
a donné une frontière commune avec la Hongrie et la You-
goslavie - grâce à Laquelle il peut exercer une pression
accrue sur les autres Etats danubiens 4, - et qu’il sait pou-
voir compter sur la neutralité bienveillante de la Pologne,
il estime le moment venu de lui porter le coup de grâce.
D’autant plus que l’enthousiasme avec lequel il a été
accueilli à Vienne a fait passer un frisson d’espérance sur
toutes les populations germaniques situées au-delà des fron-
tières orientales du Reich. A Iglau et à Reichenberg, à
Dantzig et à Memel, chacun a pensé que le jour était proche
où il serait, lui aussi, a réintégré )) à sa patrie. Le 14 mars
1938, à l’heure où Hitler roulait sur la route de Linz à
1. Voir vol. IV! p. 505-506.
2. Hitler haïssait les Tchèques. II les mettait dans le même sac que les Habs-
bourg, le Vatican, les Sociaux-démocrates e t les Juifs. (Voir Mein Karnpf, p. 55%
562.) a Parier calmement des Tchèques ou de Benès, lui était pratiquement impos-
sible D, nous dit son interprète Paul Schmidt. (Skzfkl aut diplornatischr Bühne,
p. 437.)
3. Certains historiens ont prétendu que le chef du IIIe Reich n’avait pas de
plan préconçu et attendait que les événements lui dictassent sa conduite. Cette
thèse paraît difficilement acceptable. Certes, il a tenu le plus grand compte des
événements, e t Iss événements l’ont servi d’une façon stupéfiante (du moina
pendant la première partie de sa vie). Mais il n’a pu en tirer de si grands avan-
tages que grâce à la minutie de ses préparatifs, à un instinct peu commun des
situations politiques et au fait que ses actes s’enchaînaient suivant un pian
rigoureux.
4. La Roumanie et la Bulgarie.
222 H I S T O I R E D E L’ARWÉE ALLEMANDE

Vienne, Conrad Henlein s’est écrié devant un auditoire


enthousiaste :
u La lutte que nous menons est celle du Droit, de la Vérité
et de la Justice, parce que nous savons que la fidélité envers
le peuple allemand est profondément ancrée dans l’âme et le
cœur des Sudètes. C’est pourquoi nous avons la certitude que
notre lutte sera couronnée de succès 1. B
Mais cette fois-ci, Hitler ne se contentera pas d’annexer
les populations allemandes de Bohême. Le conflit qui oppose
les Sudètes au Gouvernement de Prague servira de couver-
ture à un plan beaucoup plus vaste, dont l’objectif réel est
la destruction de la Tchécoslovaquie. Dans ses projets de
conquête spatiale, qu’Hitler ne révèle que progressivement
à ses collaborateurs, la prochaine étape consiste à déman-
teler ce bastion fortifié qui s’avance dans son flanc gauche et
menace ses centres vitaux 2, à faire sauter ce verrou qui lui
interdit l’accès des pétroles roumains, des blés de l’Ukraine
et - plus encore - des immenses plaines de l’Est, qu’il
voit déjà peuplées de cent millions de Germains S.
*
* L

Ce n’est pas la première fois qu’il évoque ce projet. I1 en


a déjà esquissé les grandes lignes au cours de la conférence
militaire secrète, tenue le 5 novembre 1937 à la Chancel-
lerie de Berlin. Le 21 avril 1938, c’est-à-dire un mois après
l’Anschluss, il convoque le général Keitel, pour le charger
de mettre au point ses modalités d’exécution.
- (( L’idée d’une agression brusquée sur la Tchécoslova-
quie, sans justification ni motif précis, est à rejeter D, lui dit-il.
1 . Cf. Le Temps, 15 mars 1938.
2. Pierre Cot, ministre franTais de l’Air, qui a qualifié le premier la Tchécoslo-
vaquie de u porte-avion des démocraties u, ne cache nullement u que des attaques
combinées-des aviations française et tchèque pourraient détruire rapidement tous
les centres de production allemands P. (interview d o n d e nu New9 Chronicle,
14 juillet 1938.) Hitler ne l’ignore pas : u La capitale du Reich D, écrit-il, u est
située à 190 kilomètres à peine de la frontière tchèque. A même distance, à vol
d’oiseau, se trouvent Weimar et le golfe de Stettin. Cela signifie qu’en partant
de ces frontières, Berlin peut être atteint en moins d’une heure par les avions
modernes. Munich se trouve à la même distance de la frontière tchéque que
Berlin. Des avions militaires tchèques mettraient environ soixante minutes pour
atteindre Munich, quarante minutes pour Nuremberg, trente minutes pour
Ratisbonne; Augsbourg même n’est qu’à 200 kilomètres de la frontière tchèque
et pourrait donc être atteint en moins d‘une heure par les avion9 actuels. v
(L’Expansion du Reich, p. 147-148.)
3. Voir vol. IV, p. 311.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U R E I C H 223
u Une telle manière d’agir provoquerait une réaction hostile de
l’opinion mondiale et risquerait de nous valoir des compli-
cations sérieuses. Une action consécutive à une période de
tension diplomatique, aboutissant à une crise et à la guerre,
n’est pas non plus souhaitable, parce qu’elle nous priverait
de l’effet de surprise et laisserait à l’adversaire le temps de
mettre en place son dispositif de sécurité. La solution la
meilleure consisterait en une attaque éclair, fondée sur un
incident imprévu (par exemple l’assassinat du ministre d’Al-
lemagne à Prague, au cours d’une manifestation antialle-
mande l), qui placerait le Reich devant une provocation
intolérable et fournirait - aux yeux d’une partie, tout au
moins, de l’opinion mondiale - la justification de nos pré-
paratifs militaires 2.
u De ces prémisses, poursuit Hitler, découlent un certain
nombre de conclusions :
10 L a perte de temps inévitable qu’occasionne le transport par
rail du gros des divisions doit être réduit au minimum, pour ne
pas compromettre le déclenchement d‘une attaque éclair au moment
voulu;
20 Des poussées partielles, destinées à briser la ligne de
défense en de nombreux points et dans des directions tactique-
ment avantageuses, devront être effectuées simultanément. Ces
poussées doivent être minutieusement étudiées (connaissance des
rputes, repérage des objectifs, composition des colonnes en fonc-
tcon des missions à remplir);
30 L’attaque devra se faire simultanément par terre et par air.
L e rôle de la Luftwaffe consistera à soutenir l’avance des colonnes
individuelles (par des bombardements en piqué, la neutralisation
des fortifications aux points de pénétration, l‘arrêt des mouve-
ments des réserves, la destruction des signalisations et l’isolement
des garnisons ennemies qui en résultera);
40 Les quatre premiers jours de l’action militaire seront déci-
sifs a u point de vue politique. En l’absence de succès militaires
1. Hitler a-t-il songé à provoquer lui-même un attentat sur la personne de
M. Eisenlohr, ministre d’Allemagne à Prague? Rien ne permet de l’affirmer et
les documents de Nuremberg n’en apportent aucune confirmation. 11 paraît cepen-
dant certain qu’Hitler a pensé à Sarajevo - il le dira lui-même à Keitel lors
d’un entretien qu’il aura avec lui le 10 s.eptembre 1938, au Congrès de Nuremberg
(Documents du tribunal militaire allié, X , 570) - et qu’il s’est souvenu de la
tentative d‘assassinat, préparée à Vienne par M. Léopold contre M. von Papen,
dans l’intention de précipiter une action de la Wehrmacht contre l’Autriche.
(Voir vol. IV, p. 473.)
2. Comme on le voit, Hitler ne songe à aucun moment à régler le problème
des Sudètes par la négociation.
1

224 HISTOIRE D E L’ARMfiE ALLEMANDE

marquants, une crise européenne deviendra inévitable. Il faut


donc que les succès initiaux soient tels, qu’ils convainquent les
Puissances militaires étrangères qu’une tntervention armée eat
sans espoir;
50 Il faudra faire intervenir nos alliés en temps opportunl,
pour démoraliser l’adversaire;
60 Il conviendra d‘utiliser le temps qui s’écoulera ‘entre la
première percée des lignes ennemies et l‘entrée en action d u
gros des troupes,. par l‘avance déterminée et irrésistible d‘une
armée motorisée (par exemple par Pilsen sur Prague);
70 Il conviendra de dissocier les mouvements de transport
prévus par le Plan VERT et le Plan ROUGE. Toutefois, nous
devons être prêts à exécuter à tout moment les opérations pré-
vues dans le Pian ROUGE z.

( ( J e me réserve de fixer moi-même la date où devront


commencer les opérations »,conclut Hitler 3.
*
i *

Rentré à la Bendlerstrasse, Keitel s’empresse j e mettre


ce plan à l’étude. Mais il apparaît très vite à 1’Etat-Major
que ce dispositif gagnerait à être modifié sur certains points.
D’abord - si l’on en croit certaines informations émanant
de 1’Etat-Major de Prague - il n’est pas certain que les
Tchèques se cramponnent à leurs fortifications. Celles-ci ont
été érigées en bordure des frontières, c’est-à-dire dans les
zones peuplées par des minorités hostiles. Dès le déclenche-
ment des hostilités, ces populations se soulèveront et crée-
ront de tels désordres sur leurs arrières, que leur défense
deviendra extrêmement difficile. Plutôt que de se laisser
capturer dans une guerre de position, il est à présumer
que les armées tchèques se replieront vers l’est, dans les
montagnes de Slovaquie. Là, elles pourront prolonger leur
résistance, - surtout si l’aviation russe les soutient et leur
parachute des armes -jusqu’à ce qu’une intervention étran-
*.
gère puisse venir les délivrer On se trouvera, de ce fait,
devant une guerre longue et coûteuse, qui engendrera la
crise européenne qu’il s’agit d’éviter.
1. C’est-&dire la Pologne et la Hongrie.
2. Destinées à parer à l’éventualité d’une intervention française.
3. Procès-verbai de rentretien Hitler-Keikl du 21 avril 1938 (résumé), établi
par le major Çchmundt, aide de camp du Führer, Archives secrètes de la WiUtelm-
strasse, II, pièce 64, p. 133-135.
4. C’est eîlectivement le pian de ]’fitat-Major tchéqus.
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S A U R E I C H 226
De plus, le Plan VERT, établi avant l’Anschluss, ne tient
pas suffisamment compte des possibilités stratégiques nou-
velles apportées à la Wehrmacht par le rattachement de
l’Autriche. Pourquoi ne pas remplacer l’attaque frontale,
matérialisée par l’avance d’une armée motorisée progressant
le long de l’axe Pilsen-Prague, par une offensive en tenaille,
effectuée par deux armées paptant, l’une de la Silésie, l’autre
de la Basse-Autriche, qui ophreraient leur jonction quelque
part entre Brünn et Olmiitz? Cette manière de procéder pro-
posée par le général von Manstein permettrait : 10 de sépa-
rer la Tchéquie de la Slovaquie, ce qui empêcherait les forces
tchécoslovaques de se replier vers l’est; 20 d’encercler toute
l’Armée tchécoslovaque sur le plateau de Bohême, ce qui
la contraindrait à capituler au bout de quelques jours. On
se trouverait ainsi devant une guerre courte, qui placerait
les capitales étrangères devant le fait accompli.
Le 20 mai, Keitel r.emet une lettre à Hitler, dans laquelle
il attire son attention sur ces points :

De nouvelles directives doivent être données, avec effet a u


1938 (début de l’année de mobilisation pour l’armée)
l e r octobre
pour lesquelles vous vous étiez réservé, mon Führer, de formuler
vous-même les principes et les hypothèses politiques.
II est cependant nécessaire, durant la période intérimaire, de
remplacer les directives stratégiques d u Plan V E R T par une
nouvelle version qui tienne compte Q la fois de la situation
créée par l’incorporation de l’Autriche au Reich et des plans,
présumés les plus récents, de VÉtat-Major tchèque1.
Signé : KEITEL.

- (( Rien ne presse »,répond Hitler. (( J e n’ai pas l’inten-


tion de déclencher une action militaire contre la Tchécoslo-
vaquie dans vn proche avenir 2. Seuls pourraient m’amener
à changer d’avis une provocation directe de sa part, une
évolution fatale des circonstances politiques à l’intérieur de
la Tchécoslovaquie, ou encore quelque événement imprévu

-
1. Archives secrètes de ia Wilhel~zslrosse,II, pièce 92, p. 273 et s.
2. Hitler déclare, après l’incorporation de l’Autriche, qu‘il n’est pas pressé
de régler la question tchèque n, écrit Jodl dans son Journal. N II faut d’abord digé-
rer l’Autriche. Néanmoins les préparatifs du Plan V ER T doivent être poursuivis
énergiquement, en tenant compte des transformations apportées à la situation
stratégique par l’incorporation de I’Autxiche. n (Documenis de Nuremberg, XXVIII,
PS-1780.)
Y 15
226 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

survenant en Europe, dont naîtrait une occasion particu-


lièrement favorable, qui ne se représenterait peut-être plus.
(( De toutes façons, les quatre premiers jours des opérations

auront une importance décisive. I1 est essentiel de créer$ans


ce délai une situation stratégique qui démontre aux Etats
ennemis disposés à intervenir, que la position militaire
t:hèque est sans espoir et qui inciterait également ceux des
Etats qui ont des revendications territoriales à formuler
à l’égard de la Tchécoslovaquie à se joindre immédiate-
ment à nous. Dans ces cas, on peut s’attendre à une
intervention de la Hongrie et de la Pologne, surtout si la
France, en raison de l’attitude non équivoque de l’Italie,
est prise de crainte, ou tout au moins d’hésitation, devant
le risque de déclencher une guerre européenne en interve-
nant contre nous. E n revanche, il faut s’attendre, selon toute
vraisemblance, à voir la Russie essayer de secourir mili-
tairement la Tchécoslovaquie. Tout commande donc d’agir
vite, et de forcer la décision le plus rapidement possible. D
Hitler reprend ensuite la plupart des arguments qu’il a
déjà énoncés au cours de son entretien du 21 avril, mais
en y apportant trois adjonctions importantes, relatives aux
rôles des minorités, de l’aviation et de l’économie nationale :
l o Les minorités doivent être instruites à l’avance des mis-
sions qui leur incombent et de la façon dont elles doivent sou-
tenir nos opérations militaires. Elles peuvent aussi influencer
les neutres e n notre faveur.
20 L e gros des forces de la Luftwaffe doit être employé pour
une attaque surprise contre la Tchécoslovaquie. L a frontière doit
être franchie par l’aviation e n même temps que par les unités
de l‘Armée de terre. La Luftwaffe aura pour tâche principale de
détruire les forces aériennes tchèques et leurs bases de ravitaille-
ment dans les délais les plus brefs,afin d’empêcher que ces forces
- et le cas échéant, des forces de secours russes ou françaises -
n’attaquent l’Armée allemande pendant la durée de la mise e n
place et de l’invasion.
L a paralysie de la mobilisation, de la conduite des Affaires
civiles et de la direction des Forces armées, de même que le
retardement de la mise e n place de l’Armée tchèque grâce à des
attaques sur son système de communications, sur les centres de
mobilisation et sur les services d u Gouvernement, contribueront
elles aussi, d‘une façon capitale, a u x premiers succès de l’Armée.
30 Il est important d‘accroître notre potentiel de guerre e n
recueillant des renseignements sur toutes les fabriques tchèques
LE RATTACHENENT DEE SUDÈTES AU REICH 227
travaillant pour la Défense nationale. Celles-ci devront être épar-
gnées - pour autant que le permettront les opérations mili-
taires - et remises en marche aussi rapidement que possible.
On n’usera de représailles envers la population qu’avec mon
assentiment.
u L’intervention de la Wehrmacht pourra être précédée
d’une vaste campagne d’agitation et de propaganden, conclut
Hitler. u Tout doit être prêt à l’avance. Mais je me réserve
de fixer moi-même le jour et l’heure où débuteront les hos-
tilités. D
*
* *
Que s’est-il passé alors? Peut-être ne le saura-t-on jamais.
Toujours est-il que, le 21 mai, Prague annonce que 1’Alle-
magne a mobilisé, que la guerre est imminente e t que le
Gouvernement tchèque a rappelé un certain nombre de
réservistes 1. Cette information sensationnelle est reprise par
la presse du monde entier. La rapidité avec laquelle elle se
répand témoigne de la nervosité générale. L’Ambassade de
France à Berlin reçoit de ses consulats de Leipzig et de
Dresde des renseignements qui semblent donner corps à
cette nouvelle. On constate dans Berlin une circulation
accrue de véhicules transportant des troupes de choc du Parti.
Voulant en avoir le cœur net, le colonel Stehlin, attaché
de l’Air français, se rend à l’aéroport de Tempelhof et monte
dans son avion pour survoler les routes en direction de la
Tchécoslovaquie. De son côté, le général de Geffrier, attaché
militaire français, fait le tour des principales garnisons au
sud de Berlin, d’où pourraient partir des unités appelées à
prendre part aux opérations. En fin d’après-midi, une confé-
rence réunit les attachés militaires et de l’Air de différents
pays amis de la France. E n confrontant leurs observations,
ils parviennent à la conclusion (( que la situation est nor-
male, qu’il n’y a pas de mouvements militaires sur les routes
ou de cantonnements dans les villages et que, dans les villes,
le nombre de soldats rencontrés en tenue de sortie corres-
pond à ce que l’on peut voir en temps ordinaire n.
1. Au soir du 20 mai, IC Conseil des ministres tchécoslovaque a dbidé de
rappeler une classe de réservistes ordinaires (80.000 hommes) et cinq classes de
réservistes appartenant aux (I armes spéciales u (aviation et troupes de sécurité:
47.000 ; milices patriotiques : 24.000; cham e t autres armes spéciales : 25.000),
soit au total 180.000 hommes environ.
2. Paul STEHLIN, Témoignage pour l‘histoire, p. 79, 80.
228 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Mais l‘affolement persiste. E n dépit de ces constatations


rassurantes, l’Ambassade de Grande-Bretagne prépare le
rapatriement des femmes, des enfants et, d’une façon géné-
rale, de tous les citoyens britanniques résidant en Allemagne.
Dans la soirée, une détente s’étant manifestée, les mesures
prévues pour l’évacuation des ressortissants britanniques ne
sont pas appliquées.
Cependant, l’état de nervosité est tel que, le 23 mai, une
nouvelle vague d’informations ranime les inquiétudes. Steh-
lin et Geffrier se livrent à une nouvelle tournée d’inspection.
Ils constatent, une fois de plus, que les routes, les voies fer-
rées et les terrains d’aviation présentent leur aspect habituel.
Des observations recueillies au cours de ces trois journées
d’alerte, le colonel Stehlin conclut : u Les inquiétudes de
nos amis tchécoslovaques, fondées sur une campagne de
presse, se sont traduites par la description d’une situation
militaire qui n’a existé que dans leur imagination 1. D
Comme il ne se passe rigoureusement rien durant les jour-
nées suivantes, la presse antifasciste de Prague, de Paris,
de Londres et de New York publie une série de commen-
taires affirmant u qu’Hitler s’est dégonflé »,que (( la divul-
gation de ses mesures de mobilisation l’a fait reculer »,qu’il
n’est d’ailleurs pas capable de mettre ses menaces à exécution
et que ses déclarations concernant le règlement du pro-
blème des Sudètes u ne sont que du vent ».
Du coup, la presse du Reich écume. Elle déclare que le Gou-
vernement tchèque est d‘une mauvaise foi insigne, elle monte
en épingle ses persécutions contre les populations allemandes
et accuse ses dirigeants d‘être des u fauteurs de guerre n.
Qu’a cherché Benès, en laissant se développer cette cam-
pagne d’excitation? Alerter les Démocraties occidentales?
Amener la France et l’Angleterre à sortir de l’expectative
et à se mettre elles-mêmes dans une ambiance de prémobi-
lisation? Dans ce cas, il a fait une fausse manœuvre qui va
se retourner contre lui.
*
* +

Quand Hitler apprend qu’on l’accuse d’avoir peur et de


n’être pas capable de mettre ses menaces à exécution, son
1. Paul ETEHLIN, Op. cit., p. 80.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 229
sang ne fait qu’un tour. Puisqu’on met sa volonté en doute,
il relèvera le défi l. Jusqu’ici, il hésitait encore. A présent,
il n’hésite plus. Le 28 mai, au soir, il réunit quelques membres
influents du Parti et. leur annonce (( qu’il ne tolérera plus
les provocations tchèques D. Le 30, il convoque Keitel à la
Chancellerie et lui dicte les directives suivantes :
J’ai pris la décision irrévocable d‘écraser la Tchécoslovaquie
par une action militaire dans un proche avenir.
Il appartient à la Direction politique de fixer le moment favo-
rable, d u point de vue politique et militaire.
Une évolution fatale des circonstances à l’intérieur de la Tché-
coslovaquie, ou encore d’autres événements politiques e n Europe,
offrant soudainement une occasion favorable qui pourrait ne plus
se représenter, seraient de nature à accélérer mon intervention 2.
L e choix judicieux et l’exploitation résolue d’un moment favo-
rable sont les meilleures garanties de succès.
A cet effet, les préparatifs doivent commencer immédiatement.
La première tâche de l‘Armée consiste à mettre en action,
simultanément avec l‘attaque de la Luftwaffe, le plus grand
nombre possible de colonnes d‘assaut.
Ces colonnes, organisées en fonction des tâches qui leur sont
assignées, doivent être composées de troupes pouvant être rapi-
dement mises en route e n raison de leur stationnement a u x
abords de la frontière, de leur motorisation et de leur aptitude
spéciale à entrer instantanément en action.
Ces poussées auront pour objectif de pénétrer dans les lignes
fortifiées tchèques en de nombreux points et dans une direction
stratégiquement favorable, afin de les traverser ou de les prendre
à revers. L a coopération avec la population allemande de la
région frontalière des Sudètes, avec les déserteurs de l‘Armée tché-
coslovaque 3, avec les parachutistes et les troupes aéroportées et
avec les unités d u service de sabotage, constituera un facteur
de succès important.
L e gros de l’Armée a le devoir de déjouer le plan dedéfense
tchèque consistant en un repli sur la Slovaquie, de contraindre
l’Armée tchèque au combat, de la vaincre, et d‘occuper rapide-
ment la Bohême et la Moravie. Dans ce but, une poussée a u
cœur de la Tchécoslovaquie devra être faite avec toutes les unités
1. D’autant plus que Londres et Paris n’ont réagi que trés mollement à l’an-
nonce de la mobilisation tchèque. Les a avertissements D tout platoniques pro-
digués par Sir Nevile Henderson ont permis à Hitler u de juger que ni la France
ni la Grande-Bretagne - en dépit du geste de l’Ambassadeur d’Angleterre à Ber-
lin - ne paraissent décidées A risquer une guerre D. (STEHLIN, Op. c k , p. 81.)
2. L’hypothése d’un attentat contre le ministre d u Reich à Prague ne figure
plus parmi les motifs pouvant déclencher une intervention armée.
3. Ce point erit à retenir.
230 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

blindées et motorisées possibles, e n exploitant les premiers succès


des colonnes d‘assaut et les effets de l’action de la Luftwaffe.
L a couverture des arrières, d u côté ouest, doit être limitée en
quantité et en qualité, pour correspondre à l’état actuel de nos
fortifications. J e déciderai, par ordre spécial, si les formations,
affectées à cette couverture, doivent être transportées tout de suite
à la frontière ouest, ou être tenues e n réserve, pour une date
ultérieure.
Des mesures doivent toutefois être prises pour que des déta-
chements de sécurité puissent être transportés à la frontière
ouest, même en cours d’exécution d u Plan VERT. Indépendam-
ment de ces préparatifs, il faut improviser un premier bouclier
de sécurité, en ayant recours a u x ingénieurs et aux formations
d u Service du Travail, actuellement employés à la construction
des fortifications l.
Il sufit que les autres frontières, de même que la Prusse-
Orientale, soient faiblement garnies. Etant donné la situation
politique, il faut prévoir le transport éventuel de tout ou partie
des forces actives de la Prusse-Orientale vers le Reich =.
Rien n’est changé aux directives de la Luftwaffe. Mais la
marine de guerre se voit assigner des tâches plus amples,
et une importance accrue est donnée à l’insurrection des
minorités :

En ce qui concerne la conduite de la marine de guerre, ne


prendre, pour commencer, que les mesures qui paraîtront néces-
saires pour assurer la sécurité e n mer d u Nord et dans la Bal-
tique contre la surprise d‘une intervention d’autres États dans
le conflit. Ces mesures doivent être strictement limitées au mini-
m u n indispensable. L e secret le plus absolu doit être gardé à
leur sujet.
Tous les préparatifs pour le sabotage et l‘insurrection seront
faits par l‘O. K . W . Ils seront effectués conformément aux besoins
des services de la Werhmacht et e n accord avec eux, pour que
leurs effets s’harmonisent, en temps et e n lieu, avec les opérations
menées par I‘Armée et la Luftwaffe.

Keitel transmet ces directives à l’État-Major, avec la


lettre d’accompagnement suivante :

1. Ainsi le dispositif militaire est clair. I1 reflète les conceptions politiquei


d’Hitler : à I‘d,le gros des forces allemandes; à l’ousst, des détachements de
sécurité. A ï C S f , le fer de lance; à l’ouest, le bouclier.
2. Cela signifie : a rien à craindre de l a Pologne 1.
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU R E I C H 231
Berlin, le 30 mai 1938. O K W 42/38
Par ordre du chef suprême de la Wehrmacht, la partie I I ,
section 2 des Directives du 24 juin 1937 (G. Q. G. no 55-37 l)
doit être remplacée par la version ci-jointe.
Son exécution devra être assurée pour le l e r ociobre 1938, au
plus tard.
Des modifications aux autres parties des Directives sont à
privoir dans le courant des prochaines semaines.
Signé : KEITEL.
P. C. C. : ZEI'ïZLER '.
1. Référence au premier Ordre d'étudier les modalités du Plan H O U C E et du
Plan VERT, donné par Hitler le 24 juin 1937. (Voir vol. IV. p. 514.)
2. A r c h i w secrètes de la Wihelnrsirasse, II, pièce 119, p. 213-219.
XI

LA DISLOCATION
DE LA TCHÉCOSLOVAQUIE S’ACCENTUE

Du fait qu’Hitler a déclaré (( qu’une évolution fatale des


circonstances à l’intérieur de la Tchécoslovaquie )) pourrait
l’amener à avancer la date des hostilités, les événements qui
se déroulent à Prague prennent une importance accrue.
Le 13 mars, jour de la proclamation de l’Anschluss, Hen-
lein a adressé à Hitler un télégramme de félicitations qui
se termine par ces mots :
(( Nous luttons, parce qu’il n’y a pour nous qu’une issue : la

victoire 3 . N

Depuis lors, les relations entre Tchèques et Sudètes n’ont


cessé de s’envenimer. Le rattachement de l’Autriche a u
Reich a déchaîné chez les Allemands de Bohême (( un tumulte
d’espérance 2 D. Avec une totale méconnaissance de la situa-
tion politique, ils s’imaginent que leur libération n’est plus
qu’une question de jours 3. Un des adjoints de Henlein,
K.H. Frank 4, les entretient dans cette illusion. I1 estime
qu’il faut battre le fer tan t qu’il est chaud et s’étonne de
l’indécision dont fait preuve le chef du S. d. P. Pourquoi
ne profite-t-il pas des circonstances pour passer à l’insurrec-
tion? C’est. tout juste s’il nel’accuse pas de manquer de carac-
tère. Mais un soulèvement des Sudètes, éclatant à cemoment
I.e Wir kdnapfen, Weil wir siegen rnùsaen.
2. Ein Hoffnungstaurnel.
3. Leur inipatience est encore avivée par le contraste qu’offre leur dénuement
avec la prospérité qui règne à l’intérieur du Reich.
4. Celui-là même qui a été arkêté à Teplitz, lors des élections de novembre 1937.
(Voir plus haut, p. 189.)
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU R E I C H 233
même, renverserait tous les calculs d’Hitler. Ce n’est pas
sans raison que le chef du IIIe Reich a fixé au l e r octobre
la date de son intervention. La Wehrmacht n’est pas prête
et la conjoncture politique n’est pas favorable. I1 lui faut
encore quatre mois pour faire mûrir la crise, quatre mois
durant lesquels il importe de louvoyer, de gagner du temps
et de ne pas se laisser aller à des impulsions irréfléchies.
Aussi Hitler charge-t-il Eisenlohr, le ministre du Reich
à Prague, de ramener à la raison l’adjoint trop bouillon-
nant de Henlein.
- (( C’est moins que jamais le moment de faire des bêti-
ses! 1) dit Eisenlohr à Frank d’un ton comminatoire. ((Actuel-
lement, Berlin estime qu’une détente est nécessaire. Si vous
voulez pouvoir compter sur l’appui du Führer, encore faut-
il commencer par obéir à ses ordres I! ))
Ces paroles font à Frank l’effet d’une douche glacée.
Décontenancé, il se précipite à Berlin pour s’y plaindre de
(( l’attitude inexplicable d’Eisenlohr )) et faire comprendre

aux dirigeants du Reich qu’il n’y a pas une minute à perdre.


I1 y est éconduit et rentre à Prague quarante-huit heures
plus tard, passablement démoralisé 2.
-«La leçon infligée à Frank a été salutaire)),déclare Eisen-
lohr à la Wilhelmstrasse. (( E n le ramenant à une vue plus
réaliste des choses, elle me permettra d’exercer une influence
modératrice sur le Mouvement.
Sur quoi, le ministre du Reich à Prague convoque sépa-
rément Frank et Henlein et leur dicte ses conditions :
10 L a politique et l’action tactique des chefs d u S.d. P. se
conformeront rigoureusement à la politique ètrangère allemande,
dont la ligne leur sera communiquée par la Légation d u Reich;
20 Les discours publics et les interviews à la Presse seront
rèdigès d’un commun accord avec moi;
30 La direction d u Parti renoncera à la ligne intransigeante
qu’il a suivie jusqu’ici, car elle ne peut mener qu’à des compli-
cations. L e Parti établira, d’accord avec moi, une liste graduée
de revendications qui devront être soutenues par une action diplo-
matique parallèle. Les N Lois pour la sauvegarde d u peuple N
et la lutte pour 1‘ (( autonomie territoriale )) devront passer au
second plan;
1. Le rôle d’Eisenlohr n’est pas sans analogle avec celui joui - avec plus de
brio - par M. von Papen A Vienne.
2. La Wilhelmstrasse et i’fitat-Major lui ont fern6 leurs portes. II n’a pu den-
tretenir qu’avec quelquei fonctionnaires subalternes.
234 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

40 A u cas où Henlein souhaiterait connaîire l’avis des auto-


rités compétentes du Reich, avant de prendre des décisions ou
de formuler des déclarations importantes, ces contacts seront pré-
parés et établis par l’entremise de la Légation;
50 Toutes les informations provenant des Sudètes à destina-
tion des services allemands du Reich devront passer par la
Légation;
60 Henlein aura chaque semaine des contacts avec moi et
pourra venir me consulter à Prague, aussi souvent qu’il en
manifestera le désir.

-((A présent »,fait savoir Eisenlohr à Berlin, (( j’estime


tenir solidement le Parti en main. ))
Frank s’insurge devant ces directives, qui représentent
un désavtzu de ses initiatives personnelles. Mais Henlein,
plus politique que lui, comprend qu’il faut laisser à Hitler
le soin d’orchestrer les événements et qu’une action préma-
turée ne serait dans l’intérêt de personne. Aussi limite-t-il
son activité à des manifestations verbales. Le 23 mars, il
lance cette apostrophe à Benès :
- (( Prenez garde! Toute votre politique est fondée sur des
illusions qui ne tarderont pas à s’écrouler! 1)
Le S. d. P. remporte d’ailleurs un succès important au
cours de ces journées fiévreuses. Lors de sa fondation, il
s’est incorporé les troupes du Parti national (D. N. P.) e t
du Parti ouvrier national-socialiste (D. N. S. A. P.), que
les autorités de Prague venaient de dissoudre1. Dans la
semaine qui suit l’Anschluss, il absorbe également le Pa rt i
agrarien et le Parti chrétien-social qui avaient collaboré
jusqu’ici avec le Gouvernement. Cette défection porte un
coup sensible à l’autorité de Benès. Non seulement il ne
reste plus qu’un seul ministre allemand au sein du Cabinet 2,
mais le S. d. P. est devenu le groupe le plus nombreux du
Parlement 8. Quant à Henlein, il a atteint un de ses princi-

I . Voir plus haut, p. 179.


2. MM. Spina et AIayr-Harting s’étant retirés, il n’y reste plus que M. Czech,
le chef du Parti social-démocrate allemand.
3. A la fin mars 1938, sur 71 sièges occupés à la Chambre par des élus alle-
mands, le S. d. P. en détient 55; au S h a t , il en détient 26 sur 37. Le plus grand
parti tchèque (le Parti agraire de M. Hodja) n’en détient que 45. A la même
époque, les Sociaux-démocrates ne disposent que de 11 sièges à la Chambre, et
de 6 au Sénat; les Communistes allemands - qui militent à l’intérieur du Parti
communiste tchèque - de 5 sièges à la Chambre et de 5 au Sénat. (Cf. Kurt
WITT, Wirischaftskrcifte und Wirîachaftupolilik in der Tschechosloc~akei,p. 182.)
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 235
paux objectifs : être le seul porte-parole de la minorité alle-
mande.
Mais si son autorité s’en trouve renforcée, il n’en est pas
moins très embarrassé vis-à-vis de ses troupes. Que doit-il
leur dire? Les consignes de modération données par Eisen-
lohr leur paraissent incompréhensibles, d’autant plus que ni
Henlein ni Frank ne peuvent leur en fournir le motif. Elles
commencent à s’interroger sur l’attitude de leurs chefs. Pour-
quoi les freinent-ils, quand to u t paraît au point pour l’assaut
final? Henlein aura du mal à les retenir pendant qvatre
mois encore. S’il connaissait au moins les intentions de Ber-
lin! Mais sur ce point, Eisenlohr demeure impénétrable l...
Le 19 novembre 1937, Henlein a conclu son Rapport
secret à Hitler en soulignant (( l’urgence d’une discussion
entre les dirigeants du Reich et les chefs de la minorité alle-
mande sur les principes dont devra s’inspirer la future poli-
tique du S. d. P. ».Mais jusqu’ici son appel est demeuré
sans écho. Le 17 mars, il revient à la charge et demande à
Ribbentrop de lui ménager une entrevue avec Hitler, (( car
la situation nouvelle [créée par l’Anschluss] nécessite un
examen en commun de la politique sudète D. I1 assure, dans
son message ((que sa reconnaissance envers le Führer se
traduira par un redoublement d’efforts en faveur de la poli-
tique du Reich Grand-allemand 3 1). Huit jours plus tard,
Eisenlohr lui apporte enfin la réponse tant attendue :
Hitler l’invite à venir conférer avec lui à la Chancellerie de
Berlin. Mais cette entrevue doit demeurer rigoureusement
secrète.
t
* *

La rencontre a lieu le 28 mars 1938. C’est la première fois


qu’Hitler et Henlein se revoient depuis les jeux Olympiques.
Cette fois-ci, les paroles qu’ils échangent n’ont ‘plus trait
a u développement de l’athlétisme, mais à un sujet autre-
ment brûlant :
- I( J’ai l’intention de résoudre le problème tchécoslovaque

à plus ou moins brève échéance)),lui dit Hitler. «C’est pour-


quoi il est indispensable que nous marchions la main dans
1. Pour l’excellente raison qu’il ne les connaît pas.
2. Voir plus haut, p. 196.
3. Documenis de Nuremberg, XXI, PS-2789.
236 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

la main. Le S. d. P. doit poursuivre son travail de désa-


grégation en posant au Gouvernement tchèque des condi-
tions inacceptables. Vous serez responsable jusqu’à nouvel
ordre de la suite des événements. Mais il faut que nos
efforts soient synchronisés. n
- ((Ensomme n, remarque Henlein, (( nous devons toujours
demander à Prague plus qu’il ne peut nous accorder? n
- ((C‘est cela mêmen, répond Hitler, agréablement surpris
par la rapidité d’esprit de soninterlocuteur. D’ailleurs, vous
n’avez rien à craindre. J e suis à vos côtés. Demain, vous
serez mon Statthalter l. n
Le jour suivant, une conférence a lieu à la Wilhelmstrasse,
moins pour donner de nouvelles directives à Henlein, que
pour informer les services allemands de l’accord survenu
entre Hitler et luia, Ribbentrop répète mot pour mot les
consignes du Führer. Un plan de travail est mis au point,
portant sur l’échelonnement des revendications des Sudètes.
Celles-ci sont réparties en trois catégories : 10 les exigences
immédiates; 20 celles qui devront être obtenues avant l’ou-
verture des négociations; 30 celles qui devront être obtenues
en cours de négociations. La suite des événements n’est pas
révélée à Henlein 8. Celui-ci n’en est pas moins très satisfait
du résultat : non seulement Hitlerl’a confirmé dans sa posi-
tion de (( Führer n des Sudètes, mais il dispgse d’arguments
qui lui permettront de rassurer ses subordonnés. Quant à
Ribbentrop, il sort enchanté de cette réunion. (( Nul doute,
écrit-il, que les efforts des Sudètes, ainsi dirigés par nous, ne
finissent par créer une situation grave 4.1)

De retour en Tchécoslovaquie, Henlein invite le Parti des


Sudètes à se réunir en Assemblée générale. Le Congrès, qui
se tient à Karlsbad les 23 et 24 avril, est la plus imposante
1. A k k n zu. Deutachcn Awwdrtigen Politik, II, 107.
2. Y prennent part, outre Ribbentrop et Henlein, trois membres du Comith
directeur du S. d. P. : MM. Frank, Kuenzel et Kreisel; MM. von Mackenzen, von
Weizsacker, Eisenlohr, Twardowski, Altenburg et Erich Kordt, du ministére des
Affaires étrangères, ainsi que I’ObergruppenIührer Lorenz et le Dr Haushofer, de
la VoZkrdeuîuche Mitklstelle. (Ce service sert d’organe de liaison entre les autori-
ths du Reich et les Allemands de l’exthrieur.)
3. 11 continuera donc à ignorer les préparatifs de la Wehrmacht.
4. Joachim VON RIBBENTROP, Zwischen London und Moskau, p. 138.
LE RATTACHEMENT DES EUDÈTBS A U REICH 237
manifestation de masse que le S. d. P. ait encore connue.
Des dizaines de milliers de militants, venus de tous les dis-
tricts allemands, accourent à l’appel de leur chef. A la fin de
son discours de clôture, Henlein donne lecture, au milieu
d’une tempête d’acclamations, d’un programme en huit
points dont il déclare (( qu’il représente le minimum dqnt
puisse se contenter la population allemande n. I1 réclame :

10 L’établissement d’une égalité totale de rang et de droits


entre le groupe allemand et le peuple tchèque;
20 La promotion du groupe allemand des Sudètes au rang
de personnalité juridique, habilitée à défendre elle-même ses
droits;
30 La délimitation et la reconnaissance d’une zone de peu-
plement. germanique.
40 La création d’une administration allemande à l’intérieur
de ce territoire;
50 L’adoption d’une législation destinée à assurer la protec-
tion des ressortissants germaniques établis en dehors de ce
territoire;
60 La réparation des dommages causés aux Sudètes depuis
1918 et, d’une façon générale, de toutes les injustices com-
mises B leur égard;
70 La reconnaissance e t l’application du principe en vertu
duquel il n’y aura que des fonctionnaires allemands t~l’inté-
rieur du territoire allemand;
80 La pleine liberté pour les Sudètes de proclamer leur
appartenance au Germanisme et de se réclamer de l’idéologie
allemande l.
Ce dernier paragraphe, à lui seul, sufit à rendre ces condi-
tions inacceptables pour le Gouvernement de Prague. Point
n’est besoin d’être prophète pour prévoir qu’une province
sudète autonome, régie selon les principes nationaux-socia-
listes, ne restera pas longtemps dans le cadre d’un E t a t
démocratique. A l’unanimité, toute la presse tchèque se
déchaîne contre le (( Programme de Karlsbad n. -u Berlin a
parlé par la bouche de Henlein D, écrit le journal officieux
Lidooé Nooiny. G Ces exigences ont été rédigées à Berlin e t
1. C’est-à-dire nazie. Waiter SCHNEEFUSS, Deutsch-Bdhmen,Annexe VII, p. 185.
2. Voir Christian SIGL,Quellen und Dokumenie. Ein Tatsachenbericht über die
Luge im Sudelendeutschen Cebiei, p. 10 e t S.
238 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

sont officiellement allemandes, au sens propre du terme.


Henlein a tenu un conclave à Berlin avec le chef du Parti
nazi. C’est Hitler qui lui dicte ses paroles. Ses exigences ne
représentent ni le programme maximal, ni le programme
minimal de la minorité allemande. Elles sont purement e t
simplement le programme du I I I @Reich, en matière de
politique étrangère l.
Mais le seul énoncé du programme de Karlsbad a des
conséquences inattendues. I1 ouvre une double crise : a u
sein du Cabinet et au sein du Parlement. M. Czech, le der-
nier ministre allemand, a donné sa démission le 8 avril.
Quand M. Hodja lui demande de reprendre sa place a u sein
du ministère, il s’ y refuse, en alléguant que, bien que Social-
démocrate et adversaire du Nazisme, il ne veut pas s’op-
poser à la demande d’autonomie formulée par ses compa-
triotes 2. Force est de le remplacer par M. JeZek, le chef
du Parti tchèque constitutionnel3. Désormais, tous les Alle-
mands sont dans l’opposition et Prague n’a plus d’autre
interlocuteur que le S. d. P., pour tout ce qui concerne
la minorité germanique. Au Parlement, où l’atmosphère
devient de plus en plus houleuse, les représentants des
minorités polonaise et hongroise, ainsi que les chefs du
Parti populaire slovaque, lisent des déclarations où les aspi-
rations h l’autonomie s’expriment ouvertement 4.
Que peut faire M. Hodja? Plus la situation se tend, plus
sa marge de manœuvre diminue. Après la scission des Alle-
mands, voilà que s’annonce celle des Hongrois et des Slo-
vaques. I1 est clair, désormais, que la solution du problème
sudète n’est plus à Karlsbad ou à Reichenberg, mais à
Londres e t à Berlin. Lors de l’entrevue que Jan Masaryk 5

1. Lidotd ,Vooviny, 27 avril 1938.


2. A vrai dire, sa situation est devenue extrêmement inconfortable, car il est
quotidiennement vilipendé par les milieux sudètes. Le nouveau Président du Parti
social-démocrate, Wenzel Jacksch, essaye de venir à son secours, en déclarant
que le S. d. P., devenu un simple prolongement du Parti nazi, dénature lea reven-
(I

dications Iégitimes des Sudètes n. I1 propose une autonomie politique e t cultu-


relle, oii l’économie servira de lien entre Prague et la minorité allemande. Mais
ce projet ne plaît guère au Parti social-démocrate, qui préfère retirer son soutien
au Gouvernement. (Voir Frankfurfer Zeitung, 22 mai 1938, e t Revue de Droit
interndona2 XXI, 1938, p. 488 e t S. et XXII, 1938, p. 621 e t S.)
3. Narodny Sdruzeni.
4. Documenîa on British Foreign P o l i y , O , 149; Revue de Droit infernafional,
XXII, 1938, p. 622 et si
5. Le fils de l’ancien Président Masaryk, qui occupe le poste d’Ambassadeur
de Tchécoslovaquie à Londres.
LE RATTACHEMENT DES S U D È T E S AU R E I C H 239
a eue le 25 mars avec Sir Samuel Hoare, ce dernier lui a
vivement recommandé (( de ne pas négliger les avantages qui
pourraient résulter d’une négociation ».Sous la pression des
événements, le Gouvernement tchécoslovaque s’est engagé
dans cette voie. Non dans l’espoir d’arriver à un résultat,
mais pour démontrer à Londres que les exigences des Sudètes
rendent toute négociation impossible et amener le Cabinet
britannique à modifier son point de vue. Le 26 avril, M.Hodja
adresse à Downing Street un projet de (( Statut fédéral )) pour
1’Etat tchécoslovaque, dans lequel il prévoit de larges conces-
sions aux minorités, mais refuse le principe de l’autonomie
territoriale.
- (( C’est trop peu et trop tard! )) ironise Konrad Henlein
en prenant connaissance de ce projet. (( C’était il y a vingt
ans, au temps du Chancelier Renner, qu’il fallait proposer
ces choses l! ))
La Grande-Bretagne et la France comprendront-elles enfin
que toute négociation avec les Sudètes est vouée à l’insuc-
cès? Interviendront-elles à Berlin, pour prier les dirigeants
du Reich de modérer les exigences de Henlein et de ses
amis? L’Angleterre et la France interviennent en effet.
Mais pas à Berlin : à Prague z. Le 7 mai, leurs ambassa-
deurs font une démarche commune auprès du Gouvernement
tchèque pour le presser a de rechercher une solution rapide
et pacifique. du problème des Sudètes ».
Une solution rapide et pacifique? M. Hodja ne demande-
rait pas mieux. Mais lorsqu’il soumet son projet de Statut
aux dirigeants du Parti des Sudètes, ceux-ci rompent bru-
talement les pourparlers, en prétextant (( qu’aucune négo-
ciation ne saurait aboutir, dans l’atmosphère de provocation
entretenue par le Gouvernement tchécoslovaque 3 ».Le soir
même, Henlein part (( en vacances )) à l’étranger.
*
+ +
Chacun est persuadé qu’il se rend à Berlin, pour chercher
de nouvelles consignes auprès d’Hitler. I1 passe en effet par
1. Par une note datée du 10 juillet 1919, le Chancelier Renner avait proposé
de doter immédiatement l’État tchécoslovaque d’une Constitution fédérale. Cette
demande avait été rejetée par les Alliés. (Voir plus haut, p. 152.)
2. Intervenir à Berlin serait admettre que la solution du problème est entre
les mains d’Hitler.
3. Revue de Droif international, XXI, 1938, p. 489; Documents on Brifish Foreign
Policy, I, 231, 250.
240 EIETOIBE DE L’ARMÉE ALLEMANDS

la Chancellerie, où il a un long entretien w e e le Führer 1.


Mais le but de son voyage n’est pas Berlin : c’est Londres.
Lorsque Hitler l’apprend, il l’y encourage vivement.
- u Faites tout ce que vous pourrez pour dissuader l’An-
gleterre d’intervenir dans le conflit N, lui dit-il a.
A l’issue de cet entretien, Henlein va voir M. von Weiz-
sacker pour lui expliquer comment il compte s’acquitter de
58 mission. IL M. Henlein niera que- son voyage soit inspiré
par Berlin N, note le Secrétaire d’Etat à la Wilhelmstrasse.
u I1 affirmera que nous n’avons connu le programme de
Karlsbad qu’après sa publication. I1 inqistera surtout sur la
décomposition rapide de la Tchécoslovaquie S. 1)
Henlein arrive le 12 mai sur les bords de la Tamise. A la
demande de Benès, il n’y est reçu par aucun membre du
gouvernement. Mais il voit un certain mmb re do journalistes
e t d’hommes politiques, parmi lesquels Churchill, Arehibald
Sinclair et Sir Robert Vansittart, qui rapporte immhdiate-
ment ces propos à son ministre. Le Secrétaire permanent
du Foreign Ofice voit en lui u un esprit sage e t pondéré, un
apôtre de la conciliation H. Lord Halifax je tient (( pour un
homme de bonne foi, sincèrement désireux de trouver un
règlement rapide au problème dep Sudhtes 5 n. Henlein pousse
le machiavélisme jiisqu’à rendre visite A J a n Masaryk, pour
lui exposer ses points de vue. I1 fait montre de beaucoup de
modération, lui affirme que Berlin n’est pour rien dans sa
visite à Londres, et le convainc si bien de la pureté de ses
intentions que l’Ambassadeur de Tchécosl~vaquieenvoie
une dépêche P son gouvernement,, p u r le su plier de
reprendre au plue t B t la nbgociatign interrompua Henlein r.
1. Journal ds Jodl, 22 mai 1938 : Convematipn gpprofondio du FUgrer evec
K. Henlein. Voir annew. D (L’annexe a disparu.)
2. Akten zw Deutschen A d r t i g e n Politik, I€, 107.
3. Id., II, 155.
4. a I1 m’a dit qu’il avait toujours &é un apôtre de la conciliation D , écrit Sir
Robert Vansittart, a et je me suis empressé de lui assurer que je savais combien
c’était vrai. D (Decynients du BrifiPI( Foreign P p l i ~ ,I, Appendice II.)
5. Halifax se fait même des sowis pour lui : 8 Si certains milieux savaient que
Herr Henlein est disposé à être aussi raisonnable que le font apparaitre ses conver-
sations, il pourrait avoir des ennuis avec ses supporters, et les dirigeants natio-
naux-socialistes [de Bedin] pourraicnt êtra tentés de le durcir, ce qui irait à l’en-
contre de l’&et que noua recherchons. n (Docmen& du British Foreign Policy,
I, 219-220.)
6. a J‘ai l‘impression D, écrit-& 8 que Henlein p 8 f k i t être le Gouverneur d’un
Pays sudètc semi-autonome qu’un nouveau Seiss-Inquart. I Et il ajoute candi-
dement : (i Le seul fait que Henlein soit v m u ici, aans demander la permission
préalable de Berlin, me paraît de bon augure. D
LPRATTACHEIENT DES SUDÈTPS AU R E I C H 241
profite de son séjour en Angleterre pour fonder des ((Bureaux
de Presse n à Londres et à Paris l . Bref, son voyage est, en
tous points, un succès. I1 a persuadé les Anglais que la Tché-
coslovaquie était à la veille de la dislocation, mais qu’il était
encore possible de trouver une solution pacifique aux pro-
blèmes qui la déchirent.
*
* +
Henlein rentre à Prague juste à temps pour participer
aux élections municipales, dont la date a été fixée a u x
dimanches 22,29 mai e t 12 juin. Le Gouvernement tchèque
les a déjà ajournées à plusieurs reprises, par crainte des
incidents qu’elles pourraient provoquer. Mais il n’a pas pu
les reculer davantage, sous peine de montrer qu’il ne res-
pectait pas les principes démocratiques dont il se réclame
à tout instant. Sans doute espère-t-il qu’elles marqueront
un recul du S. d. P. Le moindre fléchissement des voix
lui permettrait de dire que l’étoile de Henlein est en déclin
et que le danger qu’il représente s’estompe à l’horizon ...
Pour provoquer des défections parmi ses partisans, Prague
envoie dans tous les districts allemands des émissaires char-
gés de le discréditer, en assurant qu’il est à la solde des
Allemands, que sa lutte pour l’autonomie n’est qu’un simple
camouflage et que son objectif véritable est le rattachement
au Reich. On s’étonne q u e des hommes aussi avisés que
Hodja et Benès aient pu commettre une pareille bévue, car
il sufit que leurs agents disent du mal de Henlein pour le
rendre populaire aux yeux des Allemands. Loin de le des-
servir, leurs afrirmations font monter sa cote en flèche.
Comment s’étonner ensuite si les élections sont un triomphe
pour le Parti des Sudètes? Dès le premier tour, celui-ci
recueille environ 90 % des voix allemandes. C’est plus qu’une
élection : un véritable plébiscite a. Loin d’être en déclin, la
popularité de Henlein n’a jamais été aussi grande3. I1 profite
1. Le Bureau de Paris n’aura qu’une activité restreinte. Mais celui de Londres
exercera bientôt une influence non négligeable sur la presse et l’opinion britan-
niques, grâce à ses contacts avec le Times, le Daily Mail de Lord Rothermere et
avec certaines personnalités influentes comme Lord Noel-Buxton. Toute la pro-
pagande sudète en Angleterre consistera à établir un parallèle entre la Tchéco-
slovaquie et l’Irlande; entre le Pays des Sudetes et l’Ulster. Cet argument frap-
pera vivement les Anglais.
2. Die Zeit, 14 juin 1938; Documenta du British Forsign Policy, I, 446.
3. Voir le graphique, p. 187.
Y 16
242 EISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

de ce surcroît d’autorité pour renforcer des relations qu’il


a déjà nouées en secret avec le Gouvernement de Budapest
et avec Mgr Hlinka, le chef des autonomistes slovaques.
Après cela, que peut faire le Gouvernement de Prague,
sinon reprendre les négociations là où il les a laissées? Sans
attendre le résultat final des élections, il fait savoir à Hen-
lein et à Frank qu’il est prêt à entamer de nouveaux pour-
parlers. 11 leur annonce qu’il est disposé à leur faire certaines
concessions, mais qu’il refuse de s’écarter de la proportion-
nalité des partis l, ce qui est la négation même du programme
de Karlsbad.
- (( Nous pouvons négocier pendant encore un certain
temps nY leur répond Frank avec colère, ((mais sachez que la
patience des Sudètes a des limites 2! n
Henlein, quant à lui, fait porter la discussion sur la répa-
ration des dommages causés aux Sudètes depuis 1918 3, car
c’est, à ses yeux, le meilleur moyen de mettre les Tchèques
dans leur tort *.Les Tchèques ne l’ignorent pas. C’est pour-
quoi ils n’abordent ce sujet qu’avec beaucoup de réticence ...
Pourtant, le lendemain, à la reprise des pourparlers, les
Tchèques se montrent beaucoup plus accommodants. Ils
vont jusqu’à reconnaître le bien-fondé de certaines revendi-
cations formulées par Henlein. Celui-ci a soudain peur qu’ils
acceptent ses conditions en bloc. Ce serait, pour Hitler,
beaucoup plus gênant qu’une rupture 5. Henlein se préci-
pite chez l’obergruppenführer Lorenz, le chef de la Volks-
deutsche Mittelstelle, p m r prendre son conseil.
- (( Que faire lui demande-t-il, (( si, sous la pression
de l’étranger, les Tchèques faisaient droit, à toutes mes
demandes, exigeant en contrepartie mon entrée dans le
Gouvernement? D

1. Ci. le discours de Benès à Tabor, le 21 mai 1938, où il insiste sur a le carac-


tère intangible de la proportionnalité des partis B et l’interview de M. Hodja à
Paris-Soir, le 27 mai 1938, où le Président du Conseil tchèque revient longuement
sur cette question.
2. Akten zur Deutschen Auswûriigen Poliiik, II, 219.
3. Point 6 du Programme de Karlsbad.
4. E n révélant à l’opinion internationale- qui l’ignore totalement - la sévérité
de leur politique de a dégermanisation a.
5. Le 25 mai, Ward Price.obtient une interview de Henlein, où celui-ci lui
aurait dit : ii J e réclamerai, pour commencer, l’autonomie totale; si Prague refuse,
j’exigerai un plébiscite; si Prague refuse encore, Hitler entreprendra une action
directe. n Cette déclaration, parue dans le Daibj Mail, fait l’effet d’une bombe.
Le S. d. P. proteste immédiatement contre la divulgation de cette a confidence D.
Mais il ne dément pas la matérialité des propos attribués A Henlein.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 243
Les deux hommes restent perplexes. C’est là une éventua-
lité qu’ils n’avaient pas prévue. Finalement, après un temps
de réflexion, Henlein trouve la solution :
- (( Si les Tchèques m’accordent tout ce que je leur de-
mande, je leur répondrai oui. Mais j’exigerai alors qu’ils
changent leur politique étrangère l. E t cela, je suis certain
que Benès ne l’acceptera jamais! 1)
t
i *

Les choses n’iront d’ailleurs pas jusque-là. Car durant les


journées qui suivent, le Gouvernement tchèque se trouvera
aux prises avec un autre problème.
Le 30 mai marque le vingtième anniversaire de l’accord
de Pittsburgh, conclu en 1918 entre le Président Masaryk et
les chefs de l’immigration slovaque aux Etats-Unis 2. Une
délégation de plus de cent Slovaques américains, conduite
par un jeune médecin de Pittsburgh, le Dr Hl’etko, se rend à
Prague pour commémorer cet événement 3. Elle débarque
le 26 mai à Gdynia, en Pologne, apportant avec elle le texte
original de l’accord que la plupart des Slovaques consi-
dèrent comme leur Evangile. Deux délégations venues
de Tchécoslovaquie se rendent au-devant d’elle. L’une -
officielle - est présidée par M. Slavik, l’ambassadeur de
Tchécoslovaquie à Varsovie; l’autre - non officielle - est
conduite par les membres les plus en vue du Parti populaire
slovaque, de tendances autonomistes : le sénateur Buday et
le député Carol Sidor. Les Polonais voient dans ce dualisme
une excellente occasion de manifester leurs sentiments anti-
tchèques. Les (( Amis de la Slovaquie »,une organisation
polonaise, va saluer la délégation américaine à sa descente
de bateau. Son président, le sénateur Gwizdz, prononce un
discours très violent où il qualifie 1’Etat tchécoslovaque de
u fiction )) et dénonce (( les innombrables violations qu’il a infli-
gées au traité de Pittsburgh ».Pris au dépourvu, le Dr Hl’etko
ne sait que répondre. I1 se borne à dire (( qu’il se rend à
Prague, non pour détruire les liens d’amitié entre les Slova-
1. Cela reviendrait à dénoncer les pactes d’assistance avec la France et avec
1’U. R. S. S.
2. Voir plus haut, p. 97.
3 . Sur les péripéties de ce voyage, voir : Documents on Briiish Foreign Policy,
I, 364; F. KAHANEK,Ben& conira Beck, p. 15; Robert NOVAK, Der Künstliche
Staad, p. 296 et s.; Léon NOEL,L’Agression allemande contre la Pologne; une ambas-
sade à Varsovie, p. 61.
244 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

ques e t les Tchèques, mais pour les renforcer)). Ses paroles


sont accueillies par des huées.
A Varsovie, sa situation n’est guère plus enviable. La
délégation de M. Slavik est reçue avec froideur, celle du
sénateur Buday, avec des honneurs exceptionnels. On la
traîne de réceptions en prises d’armes, e t de parades em
banquets. Mais c’est arrivé en Tchécoslovaquie, que le
Dr Hl’etko a l’impression de marcher sur des charbons
ardents. S’étant avisé sur place que la situation étai! très
différente de ce qu’il croyait avant son départ des Etats-
Unis, il s’apercoit qu’il doit tenir la balance égale entre le
parti gouvernemental e t les milieux de l’opposition. Pour
cela, il doit trouver des mots aimables pour Prague, mais
aussi pour Ruzomberck, la résidence de Mgr Hlinka. Malgré
toute sa bonne volonté, ses discours ne satisfont personne
car dans l’un et l’autre camp, les esprits sont très montés.
Le 5 juin, un Congrès de Slovaques se tient à Bratislava..
I1 se déroule tout entier sous le signe de l’autonomie et
adopte, avant de se séparer, une motion réclamant une
refonte de la Constitution l. Les Slovaques favorables au
Gouvernement ripostent le lendemain, en organisant un
rassemblement d e paysans appartenant au Parti agraire.
M. Hodja y prend la parole, pour dénier à Mgr Hlinka le
droit de parler au nom du peuple slovaque 2. Le surlende-
main, on apprend que le Parti populaire slovaque projette
de saisir la Cour internationale de Justice de La Haye
d’une plainte énumérant toutes les violations subies par le
Traité de Pittsburgh 3.
Cette dispute révèle la profondeur du fossé qui s’est creusé
depuis quelque temps entre le Gouvernement de Prague e t
une fraction importante de la population slovaque. I1 con-
firme, dans l’opinion étrangère, l’impession que la Tchéco-
slovaquie est effectivement un u E t a t artificiel 1) voué à
disparaître s’il ne se réforme pas radicalement 4. La marge
de manœuvre dont dispose M. Hodja se rétrécit encore, a u
moment oh il aurait plus que jamais besoin de son entière
liberté d’action.. .
1. On troiivera le texte de cette motion dans Robert NOVAK, Der Künstliche
Staat, p. 312 e t S.
2. Boris CELOVSKY,Das Münchener Abkommen, p. 230.
3. Cf. N u t u p , Organe des Jeunesses slovaques, août 1938.
4 . Kraian, 15 juin 1938.
XII

HITLER DONNE L’ORDRE DE CONSTRUIRE


LA LIGNE SIEGFRIED

- (( J e suis à vos côtés. Demain vous serez mon Statthal-


t e rl ! n C’est par ces mots qu’Hitler a pris congé de Henlein.
Deux mois se sont écoulés depuis lors - deux mois durant
lesquels Hitler n’a pas bougé. Henlein commence à trouver
le temps long. I1 est sur la corde raide et redoute que ses
liens avec Berlin ne finissent par être connus 2.
Hitler n’ignore rien de ses difficultés. Mais il les met à
leur vraie place, qui n’est pas la première. I1 a fixé son inter-
vention au l e r octobre et n’en démordra pas. Il ne donnera
à la Wehrmacht l’ordre de se mettre en marche que lorsqc’il
aura tous les atouts en main. Or, ces atouts - quoi qu’en
pense Henlein - il ne les a pas encore.
Sans doute, la désagrégation intérieure de la Tchécoslo-
vaquie s’est-elle accentuée au cours des derniers mois. Sans
doute, le dernier voyage de Henlein à Londres a-t-il ren-
forcé, chez les Anglais, le désir de voir l’affaire des Sudètes
se régler par voie de négociations. Mais les liens qui unissent
l’Angleterre à la France et la France à la Russie ne sont
pas encore distendus, et t a n t qu’ils ne le seront pas, Urie
réaction française demeure toujours possible. Le plus sûr
moyen de la décourager est d’ériger, de la Suisse à la mer
du Nord, une puissante zone fortifiée le long de la fron-
tière occidentale de l’Allemagne. Ce barrage, qui se pro-
1. Voir plus haut, p. 236.
2. Ce jourli, il ne pourra plus nigocier avec Prague et les dirigeants anglais
auront perdu confiance en lui.
246 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

longera face aux frontières de la Belgique e t de la Hollande,


protégera le flanc droit du Reich en cas de conflit avec la
Tchécoslovaquie, comme la remilitarisation de la Rhénanie
l’a protégé au moment de l’Anschluss. Déjà une première
ligne de fortifications a été construite. Mais elle est encore
insuffisante. 11 faut la renforcer, si l’on veut qu’elle joue
à plein son rôle de dissuasion. C’est pourquoi, le 28 mai l,
Hitler lance l’ordre d’intensifier les travaux, de les échelon-
ner en profondeur e t de les achever dans les délais les plus
brefs.
D’habitude, ce genre de constructions s’effectue dans le
plus grand secret. Cette fois-ci, Hitler donne à cette entre-
prise le maximum de publicité, car il veut impressionner
1’Etat-Major français.

(( J’ai pris le 28 mai des mesures très importantes n, dira-t-il

le 12 septembre au Congrès de Nuremberg. (( Premièrement :


j’ai donné l’ordre de développer considérablement l’Armée et
la Luftwaffe. Deuxièmement : j’ai donné l’ordre de construire
des fortifications à l’ouest.
(( Depuis le 28 mai, la plus grande œuvre de tous les temps,
en matière de fortifications, est en cours. J’ai chargé de son
exécution le Dr Todt, Inspecteur général des travaux du
Reich. J e vais vous donner quelques chiffres à ce sujet.
(( Les travaux de fortification, commencés il y a déjà deux

ans, occupent à présent 278.000 ouvriers, plus un contingent


supplénientaire de 84.000 ouvriers, plus 100.000 hommes du
Service du Travail, plus un certain nombre de bataillons du
Génie et de divisions d’infanterie 2. Sans parler des matériaux
amenés à pied d’œuvre par d’autres moyens de transport, les
Chemins de Fer du Reich y consacrent, à eux seuls, 8.000 wa-
gons par jour. La quantité de gravier utilisée s’élève quo-
tidiennement à plus de 100.000 tonnes.
n: Ces fortifications seront terminées à la fin de cet hiver.
hlais dés à présent leur puissance défensive est pleinement
assurée. Lorsqu’elles seront achevées, elles comprendront au
total 17.000 ouvrages blindés et bétonnés. Derrière cette bar-
rière d’acier et de béton qui comporte trois et, sur certaines

1. C’est probablement ce jourlà qu’Hitler a pris (I la décision irrévocable d’écra-


ser la Tchécoslovaquie D, décision qu’il a communiquée à Keitel le surlendemain,
30 mai. (Voir plus-haut, p. 229.)
2. Exactement 65 bataillons du génie et des divisions prélevées sur les trois
corps d’armée stationnés à l’ouest : le VIE corps,A Münster, le XIIecorps,B Wies-
baden et le Ve corps à Stuttgart.
111111 Limites 8Etats

y/&. Zone formée


/ allemande
Zone de défense
- aérienne d e m a n d e
Ligne Maginot
XiZom.4tres : I
L " '
O 20 40 60 EO 100

/ Resa"~o"/& + I
--
S U I S S E 95
LA Z O N E FORTIFIÉE ÉRIGÉE A U X FRONTIÈRES
OCCIDENTALES D E L'ALLEMAGNE
248 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

parties, quatre lignes de défense, se tient tout le peuple


allemand en armes l. 1)

Le général Bodenschatz, l’adjoint de Gœring, n’a d’ailleurs


pas attendu ce moment pour informer le colonel Stehlin
de la construction du (t Westwall 1).
- (( Vous connaissez les bonnes intentions de l’Allemagne
à l’égard de votre pays et sa volonté d’éviter tout conflit
avec lui n, lui a-t-il dit le 30 juin, à l’issue d’un dîner à l’Am-
bassade de France. (( Le Gouvernement du Reich a voulu
matérialiser ses intentions pacifiques, en établissant une
ligne de défense tout au long de ses frontières, de la mer
du Nord à la Suisse. I1 s’agit essentiellement de nous couvrir
du c6té d.e l’ouest, par une multitude d’abris bétonnés, suffi-
samment résistants pour être protégés contre les plus gros
calibres. Chaque abri aura une garnison d’une vingtaine
d’hommes, dotés d’armes antichars. La zone défendue
sera organisée sur une profondeur de cinquante kilo-
mètres 3. ))
Après avoir donné d’autres détails sur la construction de
la ligne fortifiée et l’importance de la main-d’œuvre qui y est
employée, le général Bodenschatz reprend les arguments
qu’il a invoqués au début de son entretien. I1 affirme que
le Gouvernement allemand a pris cette décision pour assurer
sa liberti: d’action à l’est, en écartant d’abord le danger
tchécoslovaque sur son flanc sud, puis en éliminant le péril
soviétique qui menace toute l’Europe. Ces actions permet-
tront au Reich d’acquérir l’espace vital indispensable à
son existence et à sa prospérité. Quant aux limites que le
Führer assignera à cette entreprise, qui permettra aux
Allemands de disposer des richesses de l’Ukraine, si mal
exploitées et utilisées, il est encore trop tôt pour le dire.
Mais en tout état de cause, l’occident ne devrait pas en
prendre ombrage.
- Nous n’avons aucune sorte d’intention agressive contre
la France)), poursuit Bodenschatz, (( et, bien entendu, nous ne
cherchons en aucun cas ti porter atteinte à la Grande-Bre-
tagne ... La construction d’une zone fortifiée à l’ouest est,
je le répète, la matérialisation de nos dispositions amicales
1. Dircourn de cUfwa du Congds de Nuremhcrg, 12 septembre 1938.
2. Ou a Muraille de I’Outat n.
8. Paul S n z i L I r ï , Témoignage pour l’hiatoire, p. &I.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 249
à l’égard de votre pays. D’ailleurs en quoi la France pour-
rait-elle nous intéresser? La densité de sa population est
comparable à celle de l’Allemagne. Or, c’est un espace éco-
nomique que nous cherchons. Votre mission est africaine.
Vous avez trouvé outre-mer ce que vous jugez nécessaire à
vos besoins. Notre mission, à nous Allemands, est euro-
péenne. E n éliminant le danger soviétique, nous contribuons
à votre sécurité et, du point de vue humain, nous assurons
aux populations que nous aurons associées à nous, un niveau
de vie incomparablement supérieur à celui qu’elles ont
aujourd’hui l . n
E n parlant ainsi, Rodenschatz obéit à la fois à une convic-
tion sincère et aux directives de ses chefs. Ceux-ci veulent
dissuader la France et l’Angleterre d’intervenir en faveur
de la Tchécoslovaquie, en leur faisant toucher du doigt
l’inutilité de l’effort militaire qu’elles pourraient déployer.
I1 est vrai que la zone de défense ne correspond pas encore
à ce qu’affirme Hitler. (I1 ne semble pas que sa construction
puisse être achevée avant l’automne de 1939 I1 est égale-
ment vrai, qu’elle n’aura pas la puissance défensive absolue
que lui attribuent ses constructeurs. Mais il n’en est pas
moins certain qu’elle représentera, dans quelques mois, une
barrière infranchissable aux unités d’infanterie. Même sou-
tenues par des chars d’accompagnement, celles-ci viendront
s’&raser contre ses casemates bétonnées 3. I1 faudrait des
divisions blindées pour percer cette carapace. Or, l’Armée
française n’en a pas 4. I1 faudrait une aviation d’assaut pour
la franchir en la survolant. La France n’en possède pas
davantage 5. L’Armée de l’Air française est virtuellement

1. STEHLIN, Op. cit., p. 82-83.


2. Encore que toute spéculation à ce sujet soit risquée.
3. n Au jour où les Allemands envahiront la Bohême et chercheront à obtenir
d’emblée des succès décisifs D, écrit IC général de Geffrier, attaché militaire français
à Berlin, dans un de ses rapports au ministre de la Guerre, 9 nos armées risqueront
de se trouver engagées dans une véritable guerre de position e t seules les opéra-
tions aériennes seront en mesure de peser d’un poids elfcace dans la bataille
générale. n
4. Elle ne sera dotée des deux premières que le 16 février 1940. (Charles de
GAULLE, Trois Éfudes, avant-propos, p. xxxix.)
5. a Notre production mensuelle d’avions D, dira Paul Reynaud, a est tombée en
1937 de 65 à 35 appareils, tandis que celle de nos voisins montait en flèche : 350
pour l’Allemagne et 200 pour l’Italie. n (La France 4 sauvé Z’Europe, I, p. 437.)
C‘est dire que,si un conflit éclate B ce moment-la, les aviateurs français devront
lutter à 1 contre 10, avec des appareil8 beaucoup moins modernes que ceux de
leura adversaires.
250 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

inexistant.e par rapport à la Luftwaffe l. Et même si ce


n’était pas le cas, la zone de fortifications terrestres sera
bientôt doublée en profondeur par une zone de défense
aérienne, garnie d’escadrilles de chasse et hérissée de batte-
ries de D. C. A. z, qui s’étendra de Wilhelmshafen à Mann-
heim, et de Mannheim à Constance 3. I1 y a là, malgré
tout, de quoi faire réfléchir ...
* *
Vers le début de juillet, Hitler semble avoir acquis la
conviction que la France et l’Angleterre ne bougeront pas.
Le 7 juillet, il réunit à la Chancellerie les généraux Keitel,
et Jodl, pour leur remettre les (( Directives stratégiques
générales »,concernant les opérations qu’il projette :
- (( I1 n’y a aucun danger de guerre préventive contre l’Al-
lemagne, de la part de Puissances étrangères )), leur dit-il. (( Le

1. Au ternie d’une enquête approfondie, au couri de laquelle il a confronté les


sources les plus autorisées, l’économiste Alfred Sauvy est arrivé aux chiffres sui-
vants, concernant le nombre d’avions livrés à l’État :

-
Années
I France
I Allemagne

1937 ........... 450 4.320


1938 ........... 500 6.600

Total ........ 950 10.920

(L’&press, 28 avril 1960.)


On retrouve A peu près la proportion de 1 contre I O , indiquée par Paul Reynaud.
N Au début de 1934 a, écrit de son côté le général von Tippelskirch, E la France,
qui avait été à l’avant-garde de la conquête de l’air, possédait encore la plus forte
aviation du continent. En 1939, elle était tombée au quatrième rang, après 1’Alle-
magne, l’Angleterre et l’Italie. Dès l’été de 1934, la production allemande dépas-
sait celle de la France, qui devait encore fléchir en 1936. N (Kurt VON TIPPELS-
K I R C A , Geschichie des Zweiten Weltkrieges, p. 14-15.)
2. La plus grande proportion des groupes d’aviation de chasse et de batteries
antiaériennes se trouve dans la région rhénane D, écrit le colonel Stehlin. (Témoi-
gnage pour l’histoire, p. 84.)
Gœring estime, de son côté,a quel’aviation qui pourrait agir à partirdela France
et de la Grande-Bretagne, mais surtout des terrains tchbques qui auraient été
préparés à cet effet, ne représente pas un danger pour l’Allemagne, d’abord en
raison de sa faiblesse offensive, ensuite de l’invulnérabilité de l’Allemagne aux
attaques aériennes, grâce à une défense d’une densité inégalée B. (STEELIN, Id., p. 94.)
3. Voir la carte, p. 247.
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU REICH 251
règlement de la question tchèque par une décision que j'au-
rai prise, personnellement et librement, est le but immédiat
de mes pensées. J e suis résolu, à partir du l e r octobre, à
profiter de toute occasion politique qui se présentera pour
atteindre cet objectif. Cependant, je ne me déciderai à mar-
cher contre la Tchécoslovaquie que si j e suis fermement
convaincu - comme je l'ai été lors de l'occupation de la
Rhénanie et de l'entrée en Autriche - que la France ne
bougera pas et, qu'en conséquence, la Grande-Bretagne
n'interviendra pas non plus. Les préparatifs de la Wehrmacht
doivent donc couvrir :

A. - Les préparatifs complets pour l'action contre la Tchéco-


slovaquie (Plan VERT);
B. - L e maintien de l'opération ROUGE (concentration stra-
tégique avec effort principal vers l'ouest);
C. - Des préparatifs spéciaux, destinés à faire face à diverses
éventualités qui pourraient survenir en cours d'exécution du
Plan VERT;
D. -Des mesures préparatoires, pour le cas où le territoire
de l'Allemagne serait soudainement violé par inadvertance ou
dans une intention hostile par une Puissance étrangère.

(( Ces quatre points m'amènent à prescrire les directives

suivantes :
EN CE Q U I CONCERNE LE POINT A :
Les directives données le 30 mai 1938, par l'ordre OKW,
no 42/38l, restent en vigueur.
EN CE QUI CONCERNE LE POINT B :
Puisque même une guerre déclenchée contre nous par les Puis-
sances occidentales doit commencer par la destruction de la
Tchécoslovaquie, les préparatifs d'une guerre avec effort prin-
cipal de l'Armée et de la Lutwaffe contre l'ouest cessent d'avoir
une importance primordiale. Les préparatifs faits à ce jour
e n vue de l'opération ( R O U G E ) doivent néanmoins subsister.
En ce qui concerne l'Armée, les préparatifs d u Plan R O U G E
contribueront à camoufler et à masquer l'autre déploiement stra-
tégique. En ce qui concerne la Luftwaffe, ils serviront d'une part

1. Voir plus haut, p. 231.


252 HISTOIRE DE L'ARMEE ALLEMANDE

de dispositif pour le transport de l'effort principal de l'est vers


l'ouest; de l'autre, de préambule a u x éventualités futures d'une
guerre à l'ouest.
I,? appartiendra a u Commandant en chef de l'Armée de déci-
der daiu quelle mesure le déploiement stratégique ROUGE, pré-
paré par l'O. K . H., devra être porté à la connaissance des
chefs subalternes.
EN CE QUI CONCERNE LE POINT C:
I l est impossible de prdvoir la tournure que prendra la situa-
tion politique a u cours de l'exécution d u P l a n VERT, ou a u
momenl de sa conclusion. Il est donc nécessaire d'ébaucher des
plans théoriques et des combinaisons en prévision de diverses
éventua.lités possibles, afin de ne pas être pris a u dépourvu. Ces
études auront pour objet de répondre a u x questions suivantes :
10 Que devrions-nous faire si - contrairement à nos prévi-
sions -- d'autres États intervenaient malgré tout contre nous,
a u cours de l'exécution d u Plan VERT ?
20 Que faudra-t-il faire lorsque I'Opération VERT sera ter-
minée?
30 Y a-t-it des éventualités susceptibles de se produire indé-
pendamment d u Plan VERT ?
Référence 1) :
a ) La France : Si la France intervient contre nous a u cours
de l'extkution d u Plan VERT, les mesures prévues pour l'Ope-
ration VERT entreront quand même e n vigueur. A cet égard,
il s'agit de tenir fermement les fortifications de l'ouest, jusqu'à
ce que l'achèvement de l'opération VERT nous permette de
récupérer les forces qui y auront été engagées.
b) L'Angleterre : Si la France était soutenue dans son action
par la Grande-Bretagne, cette aide n'influencerait guère, a u
début, les opérations sur terre. L a Luftwaffe, la Marine et l'OKW
(service de l'Économie de guerre, Abwehr, etc.) n'en ont pas
moins le devoir d'établir des prévisions dans leurs sphères res-
pect ives.
c ) L'U. R. S. S. : Parmi les Puissances de l'Europe orien-
tale, la Russie est celle dont l'intervention est la plus probable.
Cette intervention consistera vraisemblablement, a u début, à ren-
forcer l'aviation tchèque et à fournir des armements. Il faut
aussi i-éfléchir attentivement a u x méthodes à employer si la
Russie en arrivait à nous faire la guerre elle-même sur mer
et dans les airs, ou encore s i elle voulait pénétrer dans la
Prusse-Orientale, e n passant par les État:: baltes 1.
d ) La Pologne : S'il arrivait que nous fussions attaqués par
î. La Lettonie et la Lituanie.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 253
la Pologne, nous devrions défendre les fortifications de l’est et de
la Prusse-Orientale avec la Garde-Frontière (Grenzschutz) et
d‘autres formations, jusqu’à ce que la conclusion de l’opération
VERT n o w ait rendu notre liberté de mouvement.

Référence 2) :
Si l‘opération VERT a lieu dès cette année, nous devons être
e n mesure de faire entrer e n action une concentration stratégique
de réserve immédiatement après sa conclusion.
Il sera important d’assurer, avec l‘aide de la Wehrmacht, la
protection des frontières allemandes -y compris les nouvelles -
tout e n gardant à notre disposition le gros de l‘Armée de cam-
pagne et la Luftwaffe.
Nous devrions avoir la possibilité d‘engager, sur tel ou tel
front, toutes les concentrations stratégiques qui auraient été
affectées à la protection des frontières.
Référence 3) :
S i un conflit polono-lituanien venait à éclater l, l‘Allemagne
n’hésiterait pas à occuper le territoire de Memel par une action
brusquée. Les projets relatifs à cette éventualité doivent être basés
sur les directives données le 18 mars 1938 (OKW, no 472138.
Gen. Kommandos, L, la).
EN CE QUI CONCERNE LE POINT D :
Si, e n temps de paix, le territoire de l‘Allemagne est violé
soudainement par surprise et dans une intention hostile, par
une Puissance étrangère, on opposera une résistance armée sans
attendre d‘ordre spécial.
Les chefs des trois Armes doivent donc autoriser leurs comman-
dants compétents à la frontière et sur les côtes à prendre, de leur
propre autorité, s i l’éventualité se produit, toutes les mesures
pécessaires pour résister à l’ennemi.
Toutefois, même si cette éventualité se produit, la frontière du
Reich allemand ne devra e n aucun cas être franchie par nos
troupes ou notre aviation, ni le territoire d’un pays étranger
quelconque être violé sans ordre de m a part.
N e sera pas considéré, sans ordre de m a part, comme une
1. Depuis l’occupation par la Pologne de Ia ville de Vilno en 1920,il n’existait
pas de relations diplomatiques e t consulaires entre la Pologne e t la Lituanie. La
frontière des deux pays ètait demeurée fermée. Le 12 mars 1938, un grave inci-
dent est survenu A la frontière. Le 17, le Gouvernement polonais a envoyé un
ultimatum de quarante-huit heures à la Lituanie, exigeant la reprise de relations
diplomatiques normales. Le même jour, une foule énorme fi’est massée devant le
ministère de la Guerre à Varsovie et a réclamé le maréchal Ridz-Smigly aux cris
de : a Maréchal, conduis-nous à Kowno! D (Kowno est le nom polonais pour Kau-
nas, la capitale de la Lituanie.) Le 19 mars, la Lituanie s’est inclinée. Le conflit
a été évité de justesse. Mais les relations polono-lituaniennes sont restées ten-
dues e t une guerre entre lee deux pays pourrait éclater d‘un moment à l’autre.
254 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

violation d u territoire allemand, le fait pour des sentinelles ou


des patrouilles isolées de franchir la frontière, soit par inadver-
tance, soit accidentellement, soit à la suite dlun excès de zèle
d’un chef subalterne; ni pour I‘aviation de survoler le territoire
par suite d‘une erreur de direction; ni pour les navires de guerre
de pénètrer dans les eaux territoriales allemandes.
(( Les présentes directives )), conclut Hitler, (( ont pour objet

la partie commune de la préparation de la guerre e t les


principes stratégiques généraux applicables à l’ouverture des
hostilités. Elles seront complétées, selon les besoins de chaque
groupe stratégique, par des instructions relatives à des ques-
tions de caractère special et administratif. Quant a u x direc-
tives ayant trait à la conduite de la guerre elle-même, elles
seront données, dans chaque cas, par moi, personnellement l. ))

* *
Lorsqui: ces directives, dûment contresignées par Keitel,
Jodl et Zeitzler, sont transmises à l’État-Major, elles y pro-
voquent un sentiment de stupeur. Habitués à fonctionner
avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie, les experts
de la Beiidlerstrasse sont péniblement surpris par la lec-
ture d’un document qui les frappe autant par ses lacunes
que par s t s contradictions. Ils y voient u n monument d’im-
précision, un travail d’amateur, et ces mots dans leur bouche
équivalent à la pire des condamnations. Comment Hitler
peut-il concilier son affirmation liminaire : J e n e m e déciderai
à marcher contre la Tchécoslovaquie que si j e s u i s fermement
convaincu que la France ne bougera pas D,avec le maintien des
dispositions prévues pour faire face à une guerre à l’ouest?
Comment peut-il lancer toutes ses forces contre la Tchéco-
slovaquie, alors qu’il n’exclut pas la possibilité d’être attaqué
simultanément par la France, l’Angleterre, la Pologne ou
la Russie? N’est-il pas sûr de ce qu’il avance? E t si les faits
démentaient ses prévisions? Des généraux conscients de leurs
responsabilités ont-ils le droit de jouer tout l’avenir de leur
pays sur la prescience d’un individu? Cette seule pensée
suffit à les remplir d’effroi. D’autant plus que ce document
fourmille d’incohérences. Comment assurer la protection
des frontières allemandes, tout e n gardant disponibles le gros
de 1’Armi:e de campagne et la Luftwaffe? Comment établir
1. Archives secrètes de la Wilhdmstraase, II, pièce n o 145, p. 264-268.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES A U R E I C H 255
un plan d‘opérations sérieux, qui tienne compte à la fois
de l’abstention des forces ennemies et de leur entrée en
action? Ces directives qui veulent tout prévoir - jusqu’à
l’excès de zèle d’un caporal inconnu - ne prévoient pas
l’essentiel : ce qui se passera si la France, l’Angleterre et
la Russie attaquent effectivement. Doit-on en conclure
qu’Hitler est résolu à écraser la Tchécoslovaquie quoi qu’il
advienne, même si cela doit déclencher une deuxième
guerre mondiale?
Les chefs de l’O. K. H. se sentent placés devant un ter-
rible cas de conscience. S’ils ont la conviction que ce plan
ne peut mener leur pays qu’au désastre, le devoir ne leur
commande-t-il pas de tout mettre en œuvre pour empêcher
son exécution?
Lorsque, le 15 avril, Hitler se rend à Jüterbog pour assis-
ter à des maneuvres, il n’aperçoit dans son entourage que
des regards inquiets, des visages moroses.
- (( Messieurs 11, dit-il à un groupe de généraux parmi les-
quels se trouvent le général V O R Brauchitsch, commandant
en chef de l’Armée de terre, le général Beck, chef d’Etat-
Major général, le général von Witzleben, commandant le
Wehrkreis III, et le général Thomas, chargé des services éco-
nomiques et de la motorisation de l’Armée, t( l’heure décisive
approche. J e suis inébranlablement résolu à régler le pro-
blème tchèque par la force des armes, et cela dès l’automne
prochain. n
Quelques officiers manifestent leur approbation. Mais les
autres se taisent. D’une façon générale, cette annonce ne
soulève pas l’enthousiasme qu’il escomptait.
Hitler a tout prévu, sauf une chose : que certains
membres de son Etat-Major puissent refuser de le suivre.
C’est pourtant là qu’on en est arrivé.
XII1

LE GENPRAL BECK
CHERCHE A PROVOQUER LA DEMISSION
DES COMMANDANTS D’ARMÉE

A vrai dire, cette opposition n’est pas nouvelle. Sous-


jacente aux événements, elle court comme un fil invisible à
travers toute l’histoire du IIIe Reich. Sans doute est-elle
demeurée circonscrite à un très petit nombre d’individus,
dont l’importance était surtout due aux postes qu’ils occu-
paient. Mais elle n’en exprime pas moins, sous une forme
aiguë, la tragédie intime du Haut Commandement allemand.
Si elle revêt un caractère aussi intensément dramatique, cela
tient à ce qu’elle provient autant du heurt des caractères
que de l’incompatibilité des principes invoqués de part e t
d’autre. I1 convient de l’examiner sous ces différents aspects,
si l’on veut en saisir toute la signification.
*
+ +

Depuis la fondation de la Prusse, !’Armée a toujours occupé


une position particulière dans 1’Etat l, position qu’elle a
réussi à consCrver lorsque la Prusse a pris la tête de l’Empire
allemand. L’Etat-Major de l’Armée - et il ne pouvait s’agir
que de l’Armée de Terre, puisque la Marine et l’Aviation
n’existaient pas encore - s’est considéré non seulement
comme l’instrument de l’unification territoriale, mais comme
1. Rappelons la défmition qu’en donnait Mirabeau, et qui sert d‘exergue au
premier volume du présent ouvrage : a La Prmse n’est pas un État qui disposs
d’une arm&; c‘est une armée qui dispose d’une nation. ~i
2. La marine allemande date de 1890 et l‘aviation de 1914. Après 1935, on
avait coutunie de dire, à Berlin, que l’Armée de Terre était prussienne, la Illorine,
e impériale, et la Luftwafie, nationaie-socialiste.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 257
le tuteur et le directeur de conscience de l’État. Malgré ses
conflits retentissants avec les militaires l, Bismarck avait
tenu à leur conserver leur autonomie, en les plaçant cons-
titutionnellement au-dessus des partis et en les faisant
dépendre directement du Souverain 2. Cette position privi-
légiée, qui les mettait à l’abri du contrôle du Parlement,
avait fini par engendrer chez eux une propension naturelle
à se considérer comme une caste à part, supérieure à toutes
les autres, en qui s’incarnait non la volonté du peuple, mais
le destin historique et mystique de la nation. Une série de
succès éclatants, remportés au cours du X V I I I ~et du X I X ~
siècle 3, avait ancré 1’Etat-Major dans le sentiment de son
infaillibilité. Ses membres étaient convaincus de détenir le
secret de la victoire 1). Sans doute cette certitude n’avait-elle
entamé en rien leur style de vie spartiate, ni la modestie
voulue de leur comportement 4. Mais elle leur avait infusé
une assurance superbe e t une si haute idée de leur mission
historique, qu’ils en étaient venus à considérer comme leur
devoir d’imposer leurs vues au Souverain, dans les cas où
celui-ci se montrerait récalcitrant 5.
C’est ainsi qu’en 1811, ils avaient poussé Frédéric-Guil-
laume III, l’épée dans les reins, à reprendre la lutte contre
Napoléon; qu’en 1848, ils avaient dissuadé Frédéric-Guil-
laume IV de ceindre une couronne que le Parlement de Franc-
fort (( avait ramassée dans la fange )); qu’en 1866, au lende-
main de Sadowa, ils avaient voulu imposer à Guillaume Ier
de poursuivre sa marche victorieuse sur Vienne. I1 avait
fallu toute la ténacité de Bismarck pour les y faire renoncer 7.
1. Voir vol. IV, p. 368 e t 374, note 1.
2. a Faites comme moi D, a dit Bismarck au prince Ito, Ion dela visite que celui-ci
lui a faite en 1875.r Insérez dans votre Constitutionune clause stipulant que votre
Armée dépend uniquement de l’Empereur e t échappe au contrôle d u Parlement
et du Cabinet politique. 11 est essentiel, dans les périodes critiques, que lea forces
militaires ne relévent que du Souverain. D (Voir vol. IV, p. 48.)
3. Guerre de Sept Ans contre la France, l’Autriche et la Russie (1756-1763),
Guerres de Libération contre Napoléon (1811-1815), Guerre contre le Danemark
(1864), Guerre contre l’Autriche (1866). Guerre contre la France (1870-1871).
4. a Plus être, que paraître n - Mehr sein akr scheinen - &ait une des devises
du Grand État-Major.
5. Cette attitude était pourtant dificile à concilier avec I’aflirmation, mille
fois répétée, qu’en Prusse, a les soldats ne faisaient pas de politique n. I1 aurait
sans doute éte plus exact de dire qu’ils ne faisaient qu’une politique : la leur.
6. E La fange a, c’est-à-dire les principes démocratiques.
7. Voir vol. IV, p. 368. a La tâche de l’armée est la destruction des forces enne-
mies D, disait Bismarck. a La désignation et la limitation des objectifs qui doivent
être atteints par la guerre sont et restent, pendant comme avant la guerre, une
tâche politique. 3 Elles relèvent de l’homme d’État, non du soldat.
V 17
258 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

I1 semble que le roi de Prusse en ait conçu un certain dépit


puisque, cinq ans plus tard, dans la Galerie des Glaces,
il avait comblé ses généraux de prévenances et s’était
détourné de Bismarck, comme pour bien montrer à tous
(( qu’il n’était pas un des leurs ».
En 1905, lorsque Schlieffen avait élaboré ses plans de
campagne contre la France, il avait averti l’Empereur que
les forces allemandes seraient insuffisantes pour faire face
à une guerre sur deux fronts, et l’avait (( invité 1) à orienter
sa politique de façon que cette situation ne puisse se pré-
senter 2.
Plus récemment encore, le chef du Grand Etat-Major
s’était arrogé, à deux reprises, le droit de contrarier les volon-
tés du Souverain. Le 31 juillet 1914, à l’heure où Guillaume II
hésitait encore à déclencher la guerre, Moltke avait poussé
Conrad von Hœtzensdorf, le Commandant en chef de l’Ar-
mée autro-hongroise, à se montrer intraitable envers les
Serbes et à mobiliser contre la Russie, ce qui rendait le
conflit pratiquement inévitable 3. Le l e r août, quand Guil-
laume II avait voulu renoncer à marcher sur Paris, pour
lancer toutes ses forces contre l’Armée du Tsar (ce qui lui
aurait probablement permis de gagner la Première Guerre
mondiale), Moltke s’y était formellement opposé en déclarant
que le plan Schlieffen était intangible et que, puisque la
mobilisation générale était en cours, il était impossible de
l’arrêter 4.
Quand la Première Guerre mondiale s’achève et que la
révolution éclate à Kiel et à Berlin, 1’Etat-Major ne comprend
pas ce qui lui arrive. I1 se demande s’il ne doit pas abandonner
le Reich pour conserver la Prusse, à laquelle le rattachent
des liens autrement puissants S. La thèse de l’unité du Reich
l’emporte de justesse ‘3. Mais à travers les (( actions exécu-

1. Voir vol. IV, p. 375.


2. Cf. Gerd BUCHHEIT, Ludwig Beck, ein preussischer General, p. 147.
3. En prenant connaissance des dépêches adressées par Moltke d Conrad von
Hœtzensdorf, le comte Berchtold, ministre des Affaires étrangères de François-
Joseph, n’avait pu s’empêcher de s’écrier : u Mais enfin, qui donc commande à
Berlin ’i t~
4. Le plan établi par Schlieffen prévoyait l’invasion de la Belgique et donnait
la priorité absolue aux opérations d l’ouest. C‘est lui qui provoqua l’entrée en
guerre de l’Angleterre qui - sans la violation de la Belgique - aurait peut-
être hésité.
5. Voir vol. I, p. 347-348.
6. Voir vol. I, p. 349.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U REICH 259
tives 1) de Mærcker et de Seeckt - qui auront effectivement
pour résultat d’épargner au pays une dislocation totale - le
principal souci de 1’Etat-Major est d’assurer sa continuité,
en protégeant les traditions qui le rattachent au passé.
Puisque le Souverain est parti, il tendra tout naturelle-
ment à se substituer à lui. Jamais il n’admettra que le Par-
lement le remplace, ce Parlement devant lequel il ne s’est
jamais incliné; jamais il n’acceptera d’être assujetti au pou-
voir civil, ce pouvoir pour lequel il n’éprouve qu’un dédain
non déguisé l. Gravement traumatisé par la révolution, il
se replie sur lui-même et garde, des journées affreuses où
ses compatriotes eux-mêmes l’ont réduit à l’impuissance, plus
qu’un souvenir douloureux : un effroi persistant.
De 1919 à 1933, les officiers serviront en silence un régime
qu’ils abhorrent et qu’ils sont décidés à renverser à la pre-
mière occasion 2. Le moment où ils se sentent le plus à leur
aise, est celui où le vieux Maréchal Hindenburg revient au
pouvoir, oii il gouverne en s’appuyant sur l’article 48 de la
Constitution3 et où des généraux comme Heye, Hammer-
stein et Schleicher occupent le poste de ministre de la
Reichswehr. Un lien mystique se rétablit ainsi, en marge des
institutions républicaines, entre le corps des officiers, 1’Etat-
Major e t le chef de 1’Etat 4. Lorsque Hitler entre à la Chan-
cellerie porté par les acclamations de dix-sept millions d’élec-
teurs, ils le laissent faire, convaincus que son règne sera de
courte durée et qu’eux-mêmes le remplaceront bientôt à la
tête du pays.
Mais Hitler dure. Non seulement il dure : il accumule les

1. I J e vois l’honneur de la Reichswehr D, dira le général von Seeckt, dans le


(I

fait qu‘elle est absolument imperméable aux idées démocratiques. D


2. (I Quelque chose s’était irrémédiablement brisé chez les oEciers n, nous dit
Wiedemann, a le jour où Grener avait dit que le serment au drapeau n’était plus
qu’un mot vide. Aprés 1918, ils avaient servi à contrecœur un régime qu’ils réprou-
vaient, et pour lequel certains ressentaient même une véritable haine. I1 y avait
quelque chose de malsain et de faux dans cette situation. Les officiers qui se
refusaient en leur for intérieur à prêter serment à la République, tout en
demeurant en place, incarnaient un type d’homme inconnu jusque-là : des soldats
qui servaient non plus par idéal, mais pour de l’argent et pour la considération
que leur valait leur position sociale. D (Der Mann der Feldherr werden woiife,
p. 258-259.)
3. L’article 48, relatif à 1’ Iétat d’exception u, donnait les pleins pouvoirs au
Président du Reich et lui permettait de recourir à la force armée, sans consulta-
tion préalable du Parlement. (Voir vol. I, p. 167, et vol. II, p. 318.)
4. Au mot pr&s, cette situation équivaut ;1 une restauration de la Monarchie.
Elle rend à l’Armée la a situation spéciale D dont elle jouissait au temps des Hohen-
zollern.
260 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

succès. La mort d’Hindenburg supprime le dernier obstacle


qui le séparait encore du pouvoir absolu. Alors, les membres
du Grand Etat-Major s’interrogent. Où les mènera-t-il I?
Retranchés dans leurs bureaux comme dans une citadelle,
ils s’efforcent de ne pas se laisser ébranler par les clameurs
de ses partisans. Certains d’être toujours (( la conscience de
l’Allemagne »,mais figés dans un statisme dont ils ne s’éva-
deront plus, ils guettent le premier faux pas qui leur per-
mettra de le désarçonner. Ce qu’ils connaissent de ses pro-
jets leur paraît insensé. Mais ni le rétablissement du service
obligatoire, ni la réoccupation de la Rhénanie, ni l’annexion
de l’Autriche n’ont provoqué des remous suffisants pour le
faire trébucher. A présent, ils pensent que le veto que les
Puissances étrangères ne manqueront pas d’opposer à toute
tentative pour régler par les armes le sort de la Tchécoslova-
quie, infligera à Hitler l’échec retentissant qui leur permettra
enfin de se débarrasser de lui ...
HitIer, pour sa part, les a toujours ménagés. Convaincu
qu’ils représentent une force irremplaçable et reconnaissant
du rôle de (( mainteneurs de l’unité )) qu’ils ont joué durant
l’ère de Weimar, il s’est constamment refusé de porter
atteinte à leurs prérogatives. Lors du putsch de Munich en
1933, où il s’est heurté à la VIIe division de la Reichswehr,
il a pris soin d’affirmer à ses juges (( qu’il n’est jamais entré
en conflit avec la Reichswehr en tant pue telle, mais seule-
ment avec la VIIe division, elle-même en état de rébellion
contre l‘autorité centrale ».
1. a Les innombrables témoignages recueillis ces jours derniers, e t émanant
soit d’officiers d’gtat-Major, soit d‘officiers de troupe I), écrira Kaltenbrunner à
Bormann le 15 décembre 1944, a donnent une idée très claire de l’idéologie de la
Wehrmacht, telle qu’elle a été systématiquement entretenue dans certains milieux.
Cette idéologie se fonde sur la conviction que la Wehrmacht est, au sein du Reich,
un organisme centré sur lui-même ef n’obéissant qu’à sea propres bis. Cette concep-
tion a une doubIe origine: la position de l’Armée par rapport au Roi, au X I X ~siécle,
et la position de la Reichswehr de 100.000 hommes à l’égard de la République de
Weimar. Dans le premier cas, l’Armée était au-dessus de la politique quotidienne;
dans le second cas, elle était à i’écarf. Sous le régime national-socialiste, la Wehr-
macht a voulu continuer à occuper une position qui lui permette de vivre s selon
ses propres lois a. La prise en main du commandement de la Wehrmacht par le
Führer, c’est-à-dire par un homme n’appartenant pas au corps des officiers, qui
n’avait pas gravi un à un tous les échelons de la hiérarchie e t - pour tout
dire - qui n’était pas uniquement officier, a été ressenti, par une fraction des
militaires, comme une atteinte aux lois spécifiques de la Wehrmacht. D’oh leur
conclusion que les officiers en général, e t l’État-Major en particulier, devaient
exercer un contrôle d’autant plus étroit s u r la conduite de le guerre. (Spit
gdbiid einer Verachdrung, p. 525-526.)
2 Voir vol. II, p. 316.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU R E I C H 261
Lorsque Rœhm et ses Sections d’Assaut ont voulu s’empa-
rer par la force du ministère de la Reichswehr, pour substi-
tuer une armée révolutionnaire aux cadres traditionnels,
Hitler les a arrêtés aux portes de la Bendlerstrasse et leur
a intimé l’ordre de faire demi-tour. Les fusillades qui ont
ensanglanté la nuit du 30 juin 1934 ont montré le sort qu’il
réservait à ceux qui croyaient pouvoir lui forcer la main.
Plus tard, lors du remaniement du Haut Commandement,
au cours duquel il a éliminé Blomberg et Fritsch (4 février
1938), il n’a pas voulu remettre leur succession à Gœring 1.
Il a assumé lui-même le commandement suprême de la
Wehrmacht et a confié à Keitel la direction des Forces
armées; à Brauchitsch, le commandement en chef de l’Armée
de terre. En agissant ainsi, il a voulu écarter l’écran des
généraux frondeurs et établir, avec l’Armée, un contact
direct qu’il n’avait pas auparavant. Lorsqu’on fait allusion,
devant lui, à des faits antérieurs à février 1938, il répond
volontiers : (( C’était l’époque où le large dos de Blomberg
s’interposait encore entre l’Armée et moi 2. 1) Une fois cette
opération terminée, Hitler a cru que les chefs de l’Armée
renonceraient à leur obstruction et exécuteraient docilement
ses ordres. I1 n’en est rien. Voici que l’opposition renaît,
d’autant plus dangereuse que l’heure de la décision approche.
Cette fois-ci, elle gravite autour du général Beck, le Chef
d’Etat-Major général de l’Armée, qui jouit d’un grand pres-
tige auprès de ses collègues en raison de son passé, de ses
fonctions et de sa grande élévation morale.

+ c

Né en 1880 à Biebrich, sur le Rhin, où son père dirigeait


une importante entreprise métallurgique, Ludwig Beck n’a
rien d’un Wallenstein, dont Schiller nous dit : (( L’ambition
l’avait élevé, l’ambition le perdit 3. )) Ce fils de bourgeois
conservateurs a gravi un à un tous les échelons de la hiérar-
chie grâce à la clarté de son intelligence et à son zèle infa-
tigable. Dès 1911, il est dans les États-Majors. Durant

1. Sur le désir manifesté par Cœring de devenir le chef de la Wehrmacht, voir


Fritz Wiedemann, Der Mann der Feldherr werden wolltc, p. 112 e t B.
2. Walter WARLXHONT, I m Iiaicptquartier der Deutschen Wehrniacht, 1939-
1945, p. 26.
3. Cf. Maurice BEAUMONT, La Grande Conjuration contre Hitler, p. 11.
262 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

l’hiver de 1916-1917, il appartient au groupe d’armées du


Kronprinz, où il se lie d’amitié avec le général von der Schu-
lenburg. Après la défaite de 1918, il reste dans la Reichswehr.
Comme Seeckt, il considère que l’Armée doit se tenir à
l’écart de la lutte des partis, si elle veut continuer à jouer
son rôle d’arbitre. Néanmoins, étant colonel à Ulm en 1929-
1930, il s’est entremis -
par esprit de corps - en faveur de
deux jeunes officiers qui se sont livrés dans leurs unités à
une ardente propagande nationale-socialiste. Le général Grœ-
ner a voulu le licencier. I1 en a été empêché par le général
von Hammerstein. Promu général, Beck est nommé comman-
dant du Wehrkreis VI à Münster, puis, en octobre 1933,
chef du (( Truppenamt »,l’une des positions-clés de la Reichs-
wehr de l’époque, celle que l’on réserve aux futurs comman-
dants en chef. Cette fonction, - qui le met en contact avec
tout le personnel de l’Armée e t lui permet de se créer un
vaste réseau de relations - le place au centre de l’activité
militaire allemande. Car le Truppenamt n’est pas un ser-
vice comme les autres : sous le couvert des tâches admi-
nistratives dont il est- officiellement chargé, il est le sanc-
tuaire où le Grand Etat-Major, dissous par le Traité de
Versailles, poursuit son activité à l’abri des regards indis-
crets l.
Lorsque Hitler est devenu Chancelier du Reich, Beck lui
a réservé un accueil favorable. I1 a cru qu’il serait un chan-
celier (( comme les autres »,qui ne s’immiscerait en rien dans
les affaires de l’Armée. Mais les massacres du 30 juin et la
formule de serment imposée à la nouvelle Wehrmacht, qui
exige une obéissance absolue à la personne du Führer (et
non à la nation ou à la patrie, comme c’était le cas aupara-
vant), l’ont vivement choqué. Nommé chef d’Etat-Major
général de l’Armée en 1935, il a collaboré étroitement avec
le général von Fritsch, dont les propos amers l’ont confirmé
dans son pessimisme. Le compte rendu de la conférence mili-
taire secrète du 5 novembre 1937, qui lui a été transmis
par le colonel Hossbach - car le maître du IIIe Reich n’a
pas jugé utile de l’y convier - et, trois mois plus tard, les
accusations calomnieuses dont Hitler s’est servi pour se
débarrasser de Fritsch 2, ont achevé d’en faire un ennemi du

1. Voir vol. II, p. 126-127.


2. Voir vol. IV, p. 331-333.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 263
régime. Convaincu qu’Hitler n’écoutera les conseils de per-
sonne, mais suivra de plus en plus ses impulsions personnelles,
il en vient à considérer qu’il faut le renverser au plus tat,
si l’on ne veut pas qu’il conduise l’Allemagne à l’abime.
Tous ceux qui ont approché Beck vantent sa -droiture
et son sens des responsabilités. Le Secretaire d’Etat von
Weizsacker voit en lui (( Moltke redividus »,et il est vrai qu’il
ressemble étrangement au vainqueur de 1871. L’historien
Friedrich Meinecke assure que sa finesse affable et la qualité
de son intelligence séduisaient tous ceux gui entraient en
rapport avec lui. Le général Speidel, qui l’a accompagné à
Paris lors de la visite qu’il a faite au général Gamelin1, a
été frappé par la sûreté de son coup d’œil et sa puissance
d’analyse. Mais même ses meilleurs amis sont obligés de
convenir que sa lucidité lui interdit les décisions osées. I1
n’entreprend jamais rien, sans avoir tout préparé, soupesé
et consigné par écrit. C’est un esprit méticuleux et bourrelé
de scrupules, (( trop Clausewitz et pas assez Blücher »,comme
le dira Ulrich von Hassel2. Guderian nous en a tracé un
portrait intéressant, car il nous montre combien son caractère
précautionneux se manifestait jusque dans ses conceptions
stratégiques. (( Beck D, nous dit-il, (( était essentiellement un
temporisateur, aussi bien dans le domaine militaire que poli-
tique. I1 était un élément paralysant, partout où il apparais-
sait. I1 prévoyait toujours toutes les diEcultés et prenait
beaucoup de temps à faire la moindre chose. Sa théorie
t a nt vantée de la a défense retardatrice )) était caractéris-
tique de sa façon de penser. Dès avant la Première Guerre
mondiale, nous en avions entendu parler et la Reichswehr
de 100.000 hommes l’avait érigée en principe. Beck l’avait
étendue à tous les échelons de l’Armée, depuis les grandes
unités jusqu’aux sections de tirailleurs. Mais cette façon de
livrer bataille est invariablement marquée par une confusion
extrême et je n’ai jamais vu qu’elle ait donné de bons résul-
tats. Le preuve en est que Fritsch lui-même l’abandonna,
après la création des divisions blindées 3. ))
I.Voir vol. IV, p. 319. (c Depuis qu’ils se sont rencontrés B, dira Paul Reynaud,
01 on dirait que les généraux français et allemands ont signé entre eux un pacte
de non-agression. a
2. L’ambassadeur du Reich à Rome, mis à la retraite le 4 février 1938. Les AIIe-
mands appelaient Blücher Marschall Vow&&, le Maréchal En avant.
3. Général Heinz GUDERIAN, Panzer-Leader, p. 32-33. Et ailleurs : I1 ne
comprenait rien à la technique moderne. Lorsque je lui décrivis, avec lea couleun
264 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

Comment Beck, esprit éminemment statique e t défensif,


pourrait-il s’entendre avec Hitler, chez qui tout est assaut,
offensive et improvisation fougueuse I ? (( Si je m’étais laissé
arrêter dans ma jeunesse par tous ceux qui me prévenaient
que j’entreprenais une tâche impossible »,dira-t-il un jour à
Bormann, (( il est évident que je n’aurais jamais conquis le
pouvoir. J’étais seul, sans amis, sans parti et sans troupes.
Cela paraissait, non pas impossible, mais proprement insensé.
E t pourtant j’y suis parvenu. J’ai fait surgir un nouveau
Reich des décombres de la République. Quand les militaires
auront gagné une bataille comme celle-là, je leur reconnaîtrai
le droit de me donner des leçons! ))
I1 est dificile d’imaginer deux natures plus dissemblables.
Bien que Rhénan, Beck a assimilé toute la rigueur prussienne.
I1 en a adopté non seulement l’éthique, mais le comporte-
ment. L’émotion le fait se refermer sur lui-même et le rend si
impassible qu’il en paraît désincarné. Hitler est un Alle-
mand du sud, bouillonnant et éruptif, dont le visage reflète
tous les orages intérieurs 2. Beck est un théoricien silen-
cieux et réfléchi : Hitler, un orateur dont l’éloquence tor-
rentielle fait délirer les foules et les précipite où il veut
par la seule magie du verbe 3. Beck est le fils d’industriels
aisés,. qui n’ont jamais eu à souffrir du chômage et de
la misere. Hitler est le représentant des classes moyennes,
bafouées, sous-estimées, et ruinées par l’après-guerre, aux-
quelles il a rendu l’espoir, le travail et leur place dans la
nation 4.
les plus vives, les avantages des formations blindées, il se borna à me répondre :
a Non, non! J e ne veux pas de vous; vous êtes trop rapides pour moi! a E t lorsque
je lui fis valoir que la radio permettait d’assurer le commandement des formations,
malgré leur extrême mobilité, il me rétorqua d’un ton sceptique : n Mais voyons!
on ne peut pas livrer une bataille sans tables à cartes, ni téléphone! a (Errin-
nerungen eines Soldaten, p. 20 et 26.)
1. it Les opinions traditionalistes et conservatrices de Beck l’empêchaient
d‘avoir la moindre compréhension pour l’élan et la vitalité du Mouvement national-
socialiste a, dira Johannes Popitz, ancien ministre des Finances de Prusse. (Spie-
gelbild einer VerschwSrung, p. 118.)
2. Le Dr Hans-Dietrich R6hn attribue cette mobilité à une goutte de sang
tchèque, ou plus exactement tzigane, qu’Hitler aurait hérité d’un lointain ancêtre
d‘Europe centrale. (Hitler, die Zerstorung einer Personlichheif, p. 67.)
3. Cette éloi~uence,justement, est suspecte aux militaires. Sans doute peut-elle
modifier l’opinion des masses, mais pas la situation sur un champ de bataille.
a Jamais un discours n’a transformé une défaite en victoire I, pensent-ils. u A la
guerre les choses se révèlent dans leur réalité implacable, une réalité sur laquelle
les mots n’ont aucune prise. a
4. Gustav Noske, ancien bûcheron et premier ministre de la Reichswehr sous
la Republique de Weimar (voir vol. I, p. 106) n’hésitera pas à dire, le 23 août
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C H 265
Si encore il n’y avait entre eux que des contrastes psycho-
logiques! Mais au heurt des caractères, vient s’ajouter un
antagonisme de principe, dû à une conception opposée du
rôle de l’Armée.
Lorsque Hitler a décidé de constituer 1’0. K. W. Beck
a refusé d’y voir autre chose que ((le bureau militaire du
politicien Hitler ». Pourquoi? Parce qu’il estime que le
seul Etat-Major digne de ce nom est l’O. K. H. 3, c’est-à-dire
le Haut Commandement de l’Armée de terre, aux destinées
duquel il préside depuis 1935 et qui est directement issu de
l’ancien Truppenamt.
Est-ce l’ambition qui le fait parler ainsi? Nullement. Beck
est au-dessus de ces considérations personnelles. Son atti-
tude découle d’une série d’analyses qui forment un tout dans
sa pensée.
L’Allemagne est essentiellement une Puissance continen-
tale. C’est pourquoi l’Armée de terre y a occupé de tout temps
une place prépondérante, à laquelle ne sauraient prétendre
la Marine ou l’Aviation. Ces deux dernières armes n’ont
qu’un rôle secondaire : il consiste à soutenir et à prolonger les
opérations terrestres *. Hitler et Beck sont d’accord sur un
point : à savoir que ((l’Arméeest le facteur déterminant de la
politique allemande ».Mais ils en tirent aussitôt des conclu-
sions opposées. Pour Beck, c’est à l’Armée de mener la guerre.
C’est à elle - et non au pouvoir politique - qu’il appar-
tient d’élaborer les plans de campagne et de prendre toutes
les décisions concernant leur exécution. Puisque l’Armée est
l’instrument décisif et ultime - au-delà duquel il n’y a
plus rien - la politique doit s’adapter à ses capacités. E n
d’autres termes, les possibilités de l’Armée imposent à la
politique une limite que celle-Li rie doit jamais outrepasser.
Pour Beck, ce raisonnement a la iraleur d’un axiome et
c’est pourquoi il ne peut pas s’en écarter. Mais pour Hitler il
1944 : a La condition sociale et juridique de l’ouvrier allemand est devenue, pour
l’essentiel, conforme aux vœux que je formulais quand j’étais jeune militant
syndicaliste. u (Spiegelbild einer Verschivorung, p. 296.)
1. L’Oberkommando der Wehrmachf, dont la fonction consiste à coordonner
l’action des trois armes : Terre, Mer et Air. (Voir vol. IV, p. 335.)
2. Peter EOR,Gesprack mit Hnlder, p. 75-78.
3. Oberkommando des Heeres. En allemand, le mot Heer (Armée) sert à désigner
exclusivement l’Armée de terre.
4. Popitz accusera Beck de ne considérer l’aviation que a comme une artillerie
prolongée n, et d’avoir une conception démodée de la stratégie moderne. (Kahn-
brunner Berichte, p. 115 et 117.)
5. Jodl, dans son Journal, attribue cette formule à la fois à Hitler et à Beck.
266 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

est inadniiçsible. Non seulement il aurait pour effet de subor-


donner la politique du Reich aux appréciations restrictives
du chef d’État-Major général, mais il va à l’encontre de ses
convictions les plus intimes. Partie trop tard à la conquête du
monde, ‘la nation allemande ne possède pas l’espace qui
correspond à sa puissance démographique. Comme les pays
étrangers ne lui en feront pas cadeau, il faut qu’elle le
conquière ou qu’elle se résigne à n’être jamais qu’une Puis-
sance secondaire avec, comme corollaire, une descente irré-
médiable vers le dépérissement et la mort. Cependant, il
lui reste une dernière chance d’y échapper : s’ouvrir les
plaines fertiles de la Russie, dont l’exploitation lui assurera
mille ans de travail, de prospérité et de bonheur.
Certes, Hitler ne prétend pas que ce soit une tâche facile.
I1 sait qu’elle exigera des sacrifices considérables et que ses
compatriotes n’y parviendront qu’au prix d’un immense
effort. Mais affirmer que l’Allemagne ne peut pas gagner ce
combat, prétendre qu’elle est incapable de mettre sur pied
l’instrument militaire indispensable à sa survie, c’est douter
de son courage et de ses capacités créatrices. C’est admettre
que la race germanique puisse ne pas être à la hauteur de
la mission que lui a assignée son Créateur. Proposition sacri-
lège, qui ne saurait même pas effleurer son esprit...
Le drame atteint ici son maximum d’envergure. Si Hitler
veut placer, à tous les postes-clés de l’O. K. H., des généraux
qui obéissent aveuglément à ses ordres et qui partagent sa
foi dans la victoire finale du germanisme, c’est parce qu’il
envisage une guerre qu’il est sûr de gagner. Si Beck refuse
de lâcher la barre et s’y cramponne de toutes ses forces,
c’est parce qu’il veut empêcher une guerre dont il est
convaincu qu’elle est perdue d’avance.
*
+ 1

C’est pourquoi le Chef d’État-Major général manifeste une


si vive émotion lorsqu’il apprend, le 22 avril’1938, qu’Hitler
a convoqué Keitel, pour lui notifier son intention d’en finir
avec la Tchécoslovaquie et Ir: charger de mettre au point
un plan d’opérations à cet effet l. Pour Beck, il ne s’agit
nullement de paroles en l’air, ni d’un travail conventionnel
1. Voir plus haut, p. 222. Enfrevuc Hitler-Kehl du 21 avril 1938.
LE R A T T A C H E M E N T D E S SUDÈTES A U REICH 267
comme les États-Majors ont coutume d’en préparer de temps
à autre : c’est la preuve qu’Hitler a décidé de passer aux
actes. Coinme le Führer ne le consulte jamais (ce dont
il est d’ailleurs profondément mortifié), et qu’il n’a avec lui
aucun lien de service1, il ne peut le toucher que par des
rapports écrits, qu’il prie le général von Brauchitsch de bien
vouloir lui remettre 2. Saisissant sa plume, il rédige aussitôt
un Mémoire circonstancié, dans lequel il énumère tous ses
motifs d’inquiétude :
Berlin, le 5 mai 1938.
EXAMEN
DE LA SITUATION ACTUELLE D E L’ALLEMAGNE,
TANT AU POINT DE VUE POLITIQUE QUE MILITAIRE S.

I
10 L’Angleterre et l’Italie viennent de conclure un accord 4
qui libère momentanément la Grande-Bretagne de tout souci
quant à un conflit armé avec l’Italie et écarte la menace qui
planait sur sa liaison maritime la plus courte avec l’océan
Indien et l’Extrême-Orient.
20 L a tournure prise par les opérations japonaises e n Chine 6
a considérablement amoindri la puissance offensive d u Japon.
Ces deux faits soulagent l’Angleterre des préoccupations que
lui causait la défense de ses positions extrême-orientales et l u i
valent une liberté de manœuvre d’autant plus grande en Europe.
I l va sans dire que la Russie est intéressée elle aussi par l’affai-
blissement d u Japon.
30 L a France et l‘Angleterre ont repris contact e n vue de
coordonner leur action contre l‘Allemagne. Elles ont pris l’une
1. Beck ne s’est entretenu personnellement avec Hitler qu’une seule fois dans
aa vie, et pendant cinq minutes : à l‘occasion de la mise au point du plan d’inva-
sion de l’Autriche. Encore cette rencontre n’a-t-elle été due qu’à l’absence inopi-
née du général von Brauchitsch. (Voir vol. IV, p. 513-515.)
2. E n tant que chef de 1’0. K. H. - c’est-à-dire Commandant en chef des
Armées de terre, - le général von Brauchitsch est le supérieur hiérarchique de
Beck, qui occupe, auprès de lui, les fonctions de Chef d’État-Major.
3. Betrachtungen zur gegenwdrtigen mil.-politischen Luge Deutschlands (résumé).
Avant de mourir, Beck a remis tous ses papiers à son ami Wolfgang Fœrster, le
chef du service historique de l’Armée, qui les a publiés en 1953. Nous reproduisons
ici, en le résumant un peu, le texte publié par Ferster, qui ne figure pas dans les
Archives de Nuremberg.
4. I1 s’agit de i’u accord de Pâques n, signé le 16 avril 1938. Conclu trop tard,
cet accord ne devait pas porter tous les fruits qu’en attendait le Gouvernement
britannique. (Voir vol. IV, p. 593.)
5. Depuis novembre 1937, les Japonais se sont enfoncés en Chine. En 1938,
ils en occupent deux millions de kilomètres carres et semblent devoir s’y enliser.
(Voir vol. IV, p. 73-74.)
268 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

et l‘autre, des dispositions pour accélérer leur réarmement. Une


situation se trouve ainsi créée qui ressemble, à plus d’un égard,
à celle qui existait avant 1914.
40 L’,Italie a mis une sourdine à ses aspirations impériales.
Les raisons n’en apparaissent pas clairement, mais cette attitude
pourrait entrainer un relâchement de ses liens avec l‘Allemagne.
50 La Russie doit être considérée comme une ennemie tou-
jours plus irréductible de l’Allemagne. Tout porte à croire que
sa marine et son aviation participeront dès le début à une guerre
contre Is Reich. O n doit également escompter la participation
de ses forces de terre, au cas où la guerre se prolongerait.
60 L’attitude de la Belgique et de la Hollande depend de celle
de la France et de l‘Angleterre. Elles peuvent être amenées à
renoncer à leur neutralité, en cas de guerre longue.
70 A u c u n changement n’est à espérer dans l’attitude réservée
de la Roumanie, de la Yougoslavie et de la Pologne. I l faut
cependant prévoir qu’à la longue, les Puissances ennemies de
1’Allemitgne exerceront sur elles une pression qui les amènera
à prendre parti contre le Reich. Il on va de même e n ce q u i
concerne les Pays baltes.

II
10Les intérêts de l‘Angleterre ne sont pas les mêmes que
ceux des autres Puissances continentales. C’est pourquoi Londres
s’est toujours efforcé jusqu’ici, d’évater une guerre sur le conti-
nent. M a i s une tendance contraire commence à s’y faire jour.
L e réarmement britannique fait des progrès rapides. Les cou-
rants d’opinion antiallemands s’y sont renforcés depuis les
mois dè février et de mars I. Ils tendent à reporter sur l‘Alle-
magne l‘hostilité manifestée jusqu’ici à l‘Italie.
20 L a France, elle aussi, aspire à la paix; ou, pour mieux
dire, elle répugne à la guerre. M a i s cette répugnance a
des limites. L a France s’est toujours unie contre un danger
extérieur. L’Anschluss a été ressenti par beaucoup de milieux
français comme un nouveau Sadowa. A u s s i longtemps qu’elle
existe, la promesse d’assistance donnée par la France à la
Tchécoslovaquie est pour elle une question d’honneur. I l ne
devrait pas être diflcile à un gouvernement solide, d‘y rallier
l’opinion dans sa totulité. La France ne succombera pas au
bolchévisme, bien que ses dificultés intérieures puissent encore
s’aggraver, L’Armée française est intacte et demeure, jusqu’à
nouvel ordre la plus forte d u continent. Les récents entretiens

1. C‘est-à-dire depuis la visite de Schuschnigg A Berchtesgaden et l’entrée des


troupes allemandes à Vienne.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 269
de Daladier à Londres ont renforcé la position et la résolution
d u Gouvernement 1. P l u s que jamais les deux politiques, fran-
çaise et britannique, suivront des chemins parallèles. S i la
France intervient e n faveur de la Tchécoslovaquie, l’Angleterre
se joindra à elle, et cela dès le premier jour.
30 L’effroi que I‘dngleterre et la France éprouvent devant
une guerre susceptible de provoquer des hécatombes humaines,
amènera ces deux pays à rechercher des formules stratégiques
nouvelles (guerre sur mer et dans les airs, opérations terrestres
à objectifs limités, comme la réoccupation de la rive gauche
d u Rhin). L a voix de l’Angleterre jouera un rôle prépondérant
dans le choix de ces formules. Ces deux pays sacrifieront, a u
besoin, la Tchécoslovaquie (comme ce fut le cas pour la Serbie
en 1914), quitte à la rétablir a u terme d’une guerre longue qui
aura bouleversé la physionomie d u continent. Elles jouiront,
pour ce faire, du soutien de l’Amérique, même s i ce soutien se
limite à des livraisons d‘armes, de vivres et de matières premiéres.

III
10 I l est certain que la situation militaire de l’Allemagne
s’est considérablement renforcée, quand o n la compare à l’époque
où elle était condamnée à une impuissance totale. Elle est cepen-
dant moins forte qu’en 1914, parce que toutes les nations suscep-
tibles de prendre position contre elle ont déjà partiellement ou
complètement réarmé. De plus, beaucoup d’années s’écouleront
encore, avant que la Wehrmacht soit prete à faire la guerre.
Située au milieu d u continent, l’Allemagne ne dispose pas
d‘un espace sufisant pour mener victorieusement une guerre
sur terre, sur mer et dans les airs. L a situation économique
est pire qu’en 1917-1918. C‘est une raison supplémentaire pour
ne pas exposer l’Allemagne a u x dangers découlant d’hostilités
prolongées. M a i s nos adversaires considéreront d’emblée tout
conflit européen comme devant être une guerre longue et ils
prendront, dès le début, leurs dispositions à cet effet.
20 Tout espoir est exclu de régler le problème tchèque par les
armes, au cours de cette année, à la faveur d’une abstention
de la France et de l’Angleterre.
A u c u n accord sur la Tchécoslovaquie n’est possible sans
l’agrément de l’Angleterre. S i nous nous attirons l’inimitié de
l‘Angleterre à cause de notre comportement à l’égard de la Tché-
coslovaquie, nous perdons de ce fait une quantité d’avantages
qu’une Angleterre, amicalement disposée envers nous, serait
prête à nous accorder, sinon totalement, d u moins e n partie 2.
1. Noua verrons plus loin ce qu’il en est réellement.
2. I1 semble que Beck veuille faire allusion à la restitution des colonies.
270 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

L’Angleterre s’apprête à jeter son épée dans la balance, si


l‘Allemagne cherche à apporter au problème tchèque une solu-
tion qui soit inacceptable pour elle. Bien que les rapports anglo-
allemands ne soient plus ce qu’ils étaient e n 1914, Londres
s’efforcera de mettre sur pied une coalition plus forte que nous.
Elle pourra disposer, pour cela, de la France et de la Russie.
L’Amérique se joindra à elle, même si elle ne fournit, pour
commencer, qu’une aide matérielle. L’Angleterre dispose tou-
jours d’une puissance formidable, quoi qu’en disent ceux qui
minimisent sa position mondiale. Une fois la guerre déclen-
chée, le seul facteur décisif sera l a force brutale. C‘est se
leurrer .que de croire qu’une aide nous sera apportée pour
des raisons idèologiques.
D u fait que la route de la Russie nous est fermée, nous sommes
e n droit d‘exiger, a u point de vue militaire, qu’en cas de conflit
européen, l’Angleterre ne se trouve pas dans le camp de nos
ennemis. Or, elle s’y trouvera fatalement s i l‘Allemagne cherche
à imposer au problème tchèque une solution qui aille à l’encontre
de sa volonté.

E n d’autres termes, le raisonnement de Beck se ramène


à ceci : la politique poursuivie par Hitler mène infaillible-
ment à la guerre; non pas à une guerre localisée, mais à une
deuxième guerre mondiale, dont l’issue ne peut être que
l’écrasement total du Reich.
11 est certain que ces prédictions finiront par se réaliser;
que la guerre, une fois déclenchée, sera longue et impla-
cable; que l’Allemagne verra se dresser contre elle les forces
coalisées de la France, de l’Angleterre, de l’Amérique et de
la Russie, et qu’au terme de cinq ans d’une lutte effroyable,
la Wehrmacht sera terrassée. A ce titre, on comprend qu’on
ait qualifié ce mémorandum de (( sombre prophétie, annon-
çant tous les malheurs qui allaient s’abattre sur 1’Alle-
magne 1 ». Mais sa lecture n’en provoque pas moins un sen-
timent de malaise, tan t s’y côtoient la vérité et l’erreur.
Le pronostic de Beck est impeccable en ce qui concerne
les échéances lointaines. (Les événements le prouveront.)
Mais son diagnostic est faux en ce qui concerne l’immé-
diat. (Les événements le prouveront aussi.) I1 n’est pas vrai
que l’Armée française soit la plus forte du continent, ni que
la Wehrmacht soit incapable de faire la guerre w a n t de
longues années; il n’est pas vrai que l’Angleterre soit prête

1. Wolfgang F ~ R S T E Generaloberst
R, Ludwig Beck, p. 105.
LE RATTACHEMENT DES SUDETES AU REICH 271
à jeter son épée dans la balance pour défendre la Tchéco-
slovaquie; ni que la Russie soit résolue à intervenir dès la
première phase du conflit; ni que l’Amérique se fasse d’emblée
la pourvoyeuse d’armes de l’occident. Tout cela deviendra
vrai, mais ne l’est pas encore l. Pour l’instant, la France est
dans un état d’impréparation totale; l’Angleterre est disposée
à bien des concessions pour éviter un conflit; Staline, en
proie à des incertitudes graves, cherche le meilleur moyen de
détourner l’orage de la Russie; enfin Roosevelt - quelles
que soient ses préférence intimes - est ligoté par les dis-
positions de la loi de neutralité.
Tout cela, Hitler le sait. Se peut-il que le Chef d’État-
Major général l’ignore? Le Chancelier du Reich ne sous-
estime pas plus que lui le danger d’une guerre sur deux
fronts, ni les risques qu’entraînerait un conflit de longue
durée. S’il multiplie les offres de paix à la France et à l’Angle-
terre, n’est-ce pas pour avoir les mains libres à l’est? S’il
insiste pour que la Wehrmacht vienne à bout de la Tchéco-
slovaquie en quatre jours, n’est-ce pas pour éviter une crise
européenne, qui risquerait de se produire si le conflit se
prolongeait 2? La guerre à laquelle il songe n’est pas une
guerre stagnante, mais une série de percées fulgurantes,
capables de terrasser rapidement l’ennemi. Quant à l’affirma-
tion que l’Allemagne ne possède pas un espace vital sufisant
pour échapper au danger d’encerclement, elle pourrait le
faire sourire. N’est-ce pas ce qu’il ne cesse de proclamer
lui-même et n’est-ce pas la raison fondamentale de sa poli-
tique d’expansion à l’est?
Mais la lecture du rapport de Beck ne le pousse pas à
sourire :. elle met le comble à son exaspération. Comment le
Haut commandement ne comprend-il pas que c’est le
moment d’aller de l’avant, que jamais les circonstances ne
seront plus favorables? On ne déclenche pas la guerre quand
on est prêt à la faire. On la fait lorsqu’il existe un décalage
suffisant entre les forces dont on dispose et celles de l’adver-
saire 3. Quand cette marge de supériorité sera-t-elle plus
grande?
1. Et ne le deviendra nullement par la n force des choses n, mais par la suite
d’erreurs qu’Hitler commettra lui-meme, et que ni Beck ni personne ne peuvent
prévoir en 1938.
2. Voir plus haut, p. 229. Directives du 30 mai 1938, O. K. W., 42/38, 3.
3. a Par principeu, a coutume de dire Hitler, K les généraux ne sont jamais prêts.
Ils veulent des armes toujours plus nombreuses, du personnel toujours mieux
272 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

I1 sufit de regarder l’Europe pour s’apercevoir qu’elle est


militaireinelit à moitié vide. Staline a infligé à l’Armée rouge
une épuration qui n’est pas encore terminée, mais dans
laquelle ont déjà péri 3 maréchaux sur 5, 75 membres du
Conseil supérieur de la guerre sur 80, le Commandant en
chef des Forces navales, les inspecteurs généraux de l’avia-
tion, de I’Ossoaoiachim, des blindés, des troupes aéroportées
et de l’artillerie; 13 commandants d’armée sur 15; 57 com-
mandants de corps d’armée sur 85; 110 commandants de
division sur 195; 220 commandants de brigade sur 406 et
30.000 officiers subalternes, soit environ la moitié des cadres
spécialisés. Une guerre perdue n’aurait pas fait plus de
ravages. Plusieurs années s’écouleront avant que l’Armée
rouge se remette de cette saignée l.
La France? Elle a englouti des milliards dans sa ligne
Maginot. Mais, bien qu’elle ait adopté la loi de deux ans,
les effectifs de son armée d’active ne représentent même
pas la moitié de ceux de la Wehrmacht2. Son Armée de
l’Air, qui ne possède ni bombardiers modernes ni aviation
d’assaut, est si inférieure à la Luftwaffe qu’elle ne saurait
lui disputer la maîtrise de l’air 3. Enfin, elle ne dispose d’au-
cune division blindée 4.
L’Angleterre a fait récemment un effort considérable pour
rattraper son retard dans le domaine du réarmement. Le
7 mars 1938, elle a voté un crédit de 1.500 millions de livres,
qu’elle a consacré en premier lieu à son aviation. Mais celle-ci
n’en est encore qu’au stade préparatoire. Sa première ligne de
défense aérienne, composée de 1.750 appareils, ne sera prête
qu’en mars 1939. Ce chiffre nepourra être portéà 2.370 appa-
reils qu’en mars 1940 s. Sur mer, ses bâtiments de guerre
sont surclassés par les cuirassés récemment sortir des chan-

instruit, du matériel toujours plus perfectionné, afin d’arriver à une supériorité


absolue, qui réduira au minimum les risques inhérents à toute confrontation armée.
Ce faisant, ils prennent l’armée pour une fin en soi, et perdent de vue que son rôle
est d‘assurer la sécurité de la nation. II ne faut jamais que le souci de la prdpara-
twn mililaire vous empdche de saisir l’occasion politique .u
1. Voir vol. IV, p. 269-270.
2. France : 400.000 hommes; Allemagne ; 900.000 hommes. (Général GAME-
LIN, Servir, II, p. 325.)
3. Voir les chifires cités plus haut, p. 249 note 5, et p. 250 note 1 .
4. Le décret créant les deux premières divisions blindées françaises ne sera
signé que le 7 janvier 1940, c’est-à-dire quatre mois après la déclaration de guerre,
et encore avec des restrictions quant à l‘exécution.
5 . Keith FEILING, The Life of Neville Chamberlain, p. 350.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 273
tiers de l’Italie et du Japon l. Les fortifications de Singa-
pour sont loin d’être achevées 2. Sur terre, son armée active
est inférieure à 40.000 hommes S. Elle n’a pas rétabli la
conscription et n’y songe même pas 4.
L’armée tchécoslovaque, elle, est dotée d’un armement
puissant, mais sa puissance combative est compromise par
sa désunion morale. Sur les 13 millions d’habitants que
contient le pays, il n’y en a guère que 7, sur lesquels le
Gouvernement de Prague puisse compter 6. Le quart de ses
effectifs sont recrutés parmi les minorités, qui se révolteront
a u premier coup de canon 6. Quant aux Slovaques, il est
peu probable qu’ils luttent avec beaucoup d’acharnement
pour maintenir un état de choses auquel ils sont de plus en
plus hostiles ’.
E n ce qui concerne la Hongrie, elle est dès à présent dans
le camp de l’Allemagne. Quant à la Pologne et à la Rouma-
nie, tout porte à croire qu’elles préféreront entrer en guerre
contre la Russie,.plutôt que de laisser l’Armée rouge péné-
trer sur leur territoire.
Reste l’Italie. Dotée d’une aviation très moderne et d’une
flotte sous-marine imposante 8, son atout majeur n’est pas
sa valeur militaire, - au sujet de laquelle les avis sont
réservés - mais sa position _géographique. Celle-ci cause
bien des nuits d’insomnie à 1’Etat-Major français. Car si la
France veut se porter au secours de la Tchécoslovaquie, elle
s’exposera à devoir faire la guerre sur le Rhin, sur les Alpes,

1. Sur les programmes de constructions navales des Japonais et des Italie-,


voir vol. IV, p. 45, 108 et 595. Beck se trompe lorsqu’il croit que la tournure
prise par les opérations japonaises en Chine soulage les Anglais de tout souci
concernant la défense de leurs positions en Extrême-Orient. La conquête de la Chine
est menée par l’Armée de terre. Ce qui inquiéte les Anglais, c’est la marine nippone.
Or, celle-ci n’est pas engagée dans les opérations en cours.
2. Voir vol. IV, p. 112, note 2.
3. Keith FEILING, The Life of Neville Chamberlain, p. 261-262.
4. Malgré les demandes réitérées de ]’fitat-Major français.
5. Le noyau tchèque proprement dit, auquel appartiennent la plupart des
cadres de l’Armée, les anciens Légionnaires e t les Sokols. u Les experts militaires
allemands u, note M. Maurice Baumont, I jugeaient que l‘Armée tchécoslovaque,
rongée par les querelles des nationalités, était beaucoup moins forte moralement
que l’Armée polonaise, malgré un armement supérieur. n
6. Dès le début des hostilités, l’Armée tchèque risque de connaître le sort de
l’ancienne Armée autrichienne, où les ressortissants des a nationalités n (et notam-
ment les Tchèques eux-mêmes) ont déserté en masse pour rejoindre le camp
ennemi. Cette fois-ci les transfuges appartiendront aux minorités.
7. Voir plus haut, p. 244.
8. Le nombre de ses avions s’élève à 2.200. (Voir vol. IV, p. 596, note 3.) Quant
à la flotte sous-marine, elle compte 106 aubmeraibles. (Voir vol. IV, p. 595.)
Y IS
274 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

en Méditerranée et en Afrique du Nord, ce qui l’obligera à


disperser dangereusement ses forces déjà insuffisantes.
Le Haut Commandement allemand ne se rend-il donc pas
compte que la situation est exceptionnellement favorable à
l’Allemagne et n’a aucune analogie avec celle d’avant 1914?
Veut-il attendre pour agir, que l’Europe se remplisse de
soldats et de canons? Ou bien, préfère-t-il subir passivement
les événements, jusqu’au jour où une coalition hostile lui
imposera de nouveau sa volonté ?
- (( C’est insensé! )) déclare Hitler. (( Au lieu de me retenir,
mes généraux devraient me supplier d’aller de l’avant! Après
tout, je ne leur demande pas de comprendre mes ordres, mais
de les exécuter! ))
Puis, maîtrisant sa colère, il demande à Brauchitsch :
- (( Combien de personnes ont lu ce rapport? ))

- (( Très peu )), répond Brauchitsch. (( Cinq ou six tout

...
au plus ))
Rassuré par l’idée que le mémoire de Beck n’est connu
que d’un petit cercle d’initiés, Hitler le met de côté avec
un haussement d’épaules.
- (( Ce Beck est toujours le même )), poursuit-il d’un ton

plus calme. (( Un an avant l’Anschluss, cet oiseau de mauvais


augure ne m’a-t-il pas prédit que si je touchais à l’Autriche,
j’aurais à lutter contre la France, la Tchécoslovaquie, l’Angle-
terre, la Belgique, la Russie, la Pologne, la Lituanie, qui
sais-je encore? E h bien, que s’est-il passé 1)
- (( Rien », répond Brauchitsch, qui n’est manifestement
pas à son aise.
- Rappelez-le-lui donc de ma part! )) dit Hitler en le
congédiant 2.
Après quoi, il fait venir le général Keitel pour lui notifier
que sa décision d’écraser la Tchécoslovaquie est irrévocable
et fixer au l e ’ octobre 1938 le jour à partir duquel la Wehr-
macht devra être prête à toute éventualité,
*
4 4

c Clausewitz a raison »,se dit Beck. (( La guerre n’est que la


continuation de la politique par d’autres moyens. Si l’Armée
ne veut pas se trouver engagée dans une guerre qu’elle
I.Note du gdndral Beck du 30 rnui 1937. (Voir vol. IV, p. 515.)
2. Dédarution du gé&ral Schmwidl à l‘auteur.
LE RATTACHEMENT DES STJDÈTES A U REICH 275
réprouve, il faut qu’elle ne cesse jamais d’exercer un contrôle
sur la politique. ))
Reprwant sa plume, il se livre à un nouvel examen de la
situation. Mais il a beau faire et refaire ses calculs, il aboutit
toujours aux mêmes conclusions. I1 est faux de prétendre
que l’Allemagne soit plus forte qu’en 1914. Sa situation éco-
nomique est pire qu’en 1917-1918.Nul ne conteste que le
Führer n’ait remporté de grands succès, de 1933 à 1938.Mais
ceia ne signifie pas que la fortune lui sourira toujours.
Cûntreireinent à ce qu’il imagine, il est impossible de venir
à bout d~ la Tchécoslovaquie en moins de trois semaines. Ce
n’est qrie le quatorzième jour que l’Allemagne pourra com-
mencer h récupérer des forces, pour les transférer sur le front
occidental. Entre-temps, le mince cordon de troupes chargées
de la protéger à l’ouest aura été l’objet d’assauts massifs de la
part de l’Armée française. I1 y résistera d’autant moins que
la construction des fortifications n’est pas assez avancée. La
zone fortifiée sera rapidement enfoncée et le Reich tout
entier, ouvert à l’invasion. Même si la Wehrmacht gagne la
campagne de Bohême, elle n’en perdra pas moins la p e r r e ,
car elle se trouvera devant une coalition composée de la
France, de l’Angleterre, de la Russie et de l’Amérique. Un
conflit déclenché dans de pareilles conditions ne peut se
terminer que par une catastrophe européenne l.
Mais ces observations n’ayant pas eu plus d’effet que les
précédentes 2, Beck décide de recourir aux grands moyens.
Le 16 juillet, il remet au général von Brauchitsch une note
dont voici le préambule :
Le Chef d‘État-Major général a déjà eu l’honneur de VOUS
faire connaître, le 3 juin, en les motivant longuement,.les rai-
sons pour lesquelles il se voit dans l‘obligation de décliner for-
mellement toute responsabilité dans la mise au point et l‘exé-
cution des mesures prescrites par les directives du 30 mai 1938
(O. K . W., Ur 42/38>partie I I , section 2 ) du fait de leur
caractère superficiel et znsufisant, tout au moins en ce qui
concerne l’Armée de terre 3.
Beck reprend et développe ensuite tous les arguments qu’il
a déjà invoqués dans ses écrits précédents. Mais il conclut par
1. Cf. Gert BUCHEEXT, Ludwig Beck, ein preussiseher Gewral, p. 161-144.
2. Hitler a convoqué de nouveau Keitel le 7 juillet, pour lui donner des a direc-
tives générdes D sopplémentaires. (Voir plus haut, p. 250-254.)
3. Gert BUCIiEEIT, op. Ci$,,p. 147-148.
276 EISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

ces mots, qu’il n’a encore jamais employés e t qui sont une
véritable mise en demeure :

En vertu des considérations énoncées ci-dessus et pleinement


conscient de la portée de cet acte, je vous demande instamment
de faire le nécessaire auprès d u Chef suprême de la Wehrmacht,
pour l‘amener à renoncer à ses préparatifs de guerre contre
la Tchécoslovaquie, jusqu’à ce que les conditions militaires
se soient radicalement transformées. J e considère ‘cette entre-
prise comme n’ayant aucune chance de. succès. Cette opinion
est partagée par tous les Grands Quariters-Maîtres Généraux
qui me sont subordonnés et par tous les membres de mon État-
Major qui ont été chargés de préparer et de mener la guerre
contre la Tchécoslovaquie 1.

Brauchitsch reste un moment silencieux. Puis il demande


d’une voix grave :
- (( Qu’entendez-vous par là? n

- I1 faut que tous les chefs supérieurs de la Wehrmacht


se présentent en corps devant Hitler pour le forcer à renoncer
à ses préparatifs de guerre. ))
- (( Et s’il persiste dans ses intentions? N demande Brau-
chitsch.
- a Dans ce cas, ils devront tous lui remettre leur démis-
sion. ))
- u Mais c’est un acte d’insubordination collective que
vous leur demandez de faire! 1) s’exclame Brauchitsch. (( Cela
frise la rebellion! 1)
Beck a prévu cette réaction du Commandant en chef.
Habitué à ne rien laisser au hasard, il a noté sur une feuille
tous les arguments capables de justifier cette démarche. I1
la tend à Brauchitsch qui la lit attentivement :

Il semble que le Führer considère comme inéluctable un rJgle-


ment par les armes d u problème sudète et qu’il soit décidé,
pour cela, d’envahir la Tchécoslovaquie. Il y est poussé par un
entourage d‘irresponsables et d‘extrémistes. En ce qui concerne
I‘attitude de Gœring, les avis sont partagés. Les uns assurent
qu’il a parfaitement compris la gravité de la situation2; les
autres, qu’il joue double jeu, comme lors des affaires Blomberg

1. Gert BWCHHEIT, Id., p. 152.


2. Sur l’attitude de Goering dana cette allaire, voir Fritz WXEDXYIIPN, Dm
Mann dm F&hm wQdsn d t e , p. 112414.
LE RATTACHEMENT DES SUDATES AU R E I C H 277
et Fritsch, et abonde dans le sens d u Führer lorsqu’il est en sa
présence.
C’est donc aux chefs supérieurs de la Wehrmacht qu’il incombe
d’entreprendre cette démarche. Celle-ci est justifiée par le fait que
la Wehrmacht est l’instrument suprême de l’État, pour tout ce
qui concerne la conduite de la guerre.
L’enjeu n’est rien de moins que le sort de la nation. Ces chefs
assumeraient une responsabilité terrible devant l‘histoire, s’ils
n’agissaient pas conformément aux injonctions de leur cons-
cience et de leur expérience rofessionnelle. L e devoir d’obéis-
B
sance s’arrête, pour un sol at, lorsqu’on lui donne un ordre
incompatible avec sa conscience, son savoir et son sens des
responsabilités.
S i les conseils et les avertissements des chefs supérieurs de
la Wehrmacht ne trouvent aucun écho dans des circonstances
pareilles, le droit et le devoir leur prescrivent, devant leur peuple
et devant l’histoire, de se démettre de leurs fonctions. S’ilsagissent
tous ainsi, d’une volonté unanime, ils rendront la guerre impos-
sible. Ce faisant, ils auront épargné le pire à leur patrie.
Dans une époque comme la nôtre, les soldats qui occupent
les échelons supérieurs de la hiérarchie manqueraient de gran-
deur morale et de discernement s’ils se cantonnaient dans le
cadre de leurs tûches militaires et se bornaient a u rôle d’exécu-
tants, sans faire entrer e n ligne de compte leurs responsabilités
envers l’ensemble de leur peuple. Les temps exceptionnels exigent
des actes exceptionnels.
Ceux qui auront le courage d’agir ainsi seront suivis par
&autres hommes, extérieurs à la Wehrmacht, qui occupent des
postes élevés dans 1’Etat. Quiconque reste lucide, ne se laisse
pas abuser par des chiffres erronés et refuse de succomber aux
fumées de l’idéologie, est obligé de convenir que nous ne sommes
pas en mesure de faire la guerre, ni a u point de vue militaire
(commandement, instruction des cadres, matériel), ni a u point
de vue dconomique, ni a u point de vue psychologique.
L‘idée d’une offensive-éclair qui nous mènerait e n deux jours
à Prague est un rêve insensé. Toute l’histoire de la guerre
moderne nous apprend que les attaques brusquées n’ont jamais
donné de résultats durables. Nos préparatifs à l’ouest sont
sufisamment visibles pour inciter nos adversaires à prendre
des mesures préventives contre nous 1.

- N I1 va sans dire »,
ajoute Beck, (( que si cette interven-
tion réussit à empêcher la guerre, elle engendrera de graves
remous à l’intérieur du pays. Les milieux extrémistes clame-

I . Wolfgang F ~ R S T B Gcneraloberd
R, Ludwig Beck, p. 122-123.
278 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

ront partout que les plans du Führer ont été mis en échec
par l’incapacité de la Wehrmacht et de ses chefs. Nous
serons l’objet de diffamations de toutes sortes. I1 faut donc
prévoir que notre démarche entraînera une explication
sérieuse entre la Wehrmacht et la S. S.
(( E n ce qui concerne la date de notre action, tout permet

de penser que les Gouvernements français et anglais adres-


seront des notes au Reich dans le courant de cet été, proba-
blement au mois d’août. Ces notes auront sans doute un carac-
tère conciliant. Mais elles seront suivies, à brève échéance,
par une seconde note, qui aura le caractère d’un ultimatum
et qui ne laissera plus de place à un recul ou à un compromis.
A mon avis, le moment le plus favorable pour faire notre
démarche se situe immédiatement après la réception de la
premiére note 1. n
Brauchitsch connaissait les vues pessimistes de son chef
d’État-Major, mais il ne pensait pas qu’elles le pous-
seraient aussi loin a. I1 est évident que si - du jour au
lendemain - l’ensemble de l’Armée se trouvait privé de
chefs, le déclenchement de la guerre se trouverait impos-
sible. Mais cet acte d’insubordination est sans précédent dans
l’histoire de l’Armée allemande. Même le Conseil de guerre
tenu à Spa, au matin du 9 novembre 1918, où les généraux
avaient conseillé à l’Empereur de renoncer au pouvoir et
où Grœner avait prononcé la phrase fatidique : (( L’Armée
n’est plus derrière Sa Majesté; le serment a u drapeau n’est
plus qu’lin mot vides »,ne saurait lui être comparé, car
l’Allemagne se trouvait alors au terme d’une guerre perdue.
Brauchitsch a beau savoir que les opérations auxquelles songe
Hitler comportent certains risques, il hésite, malgré tout, à
franchir le pas décisif.
Les historiens allemands ont attribué son hésitation aux
causes les plus diverses. Les uns ont affirmé qu’il manquait
de caractère. Les autres, qu’il subissait l’influence de sa
seconde femme, qui était farouchement pro-nazie. D’autres
encore qu’il n’avait pas lu sufisamment Clausewitz. Ces
2 . WOlfgûng F a R ü T E R , o p . &f., p. 123-124.
2. II n’existait pas les mêmes liens de confiance entre Brauchitsch et Beck,
qu’entre Beck et Fritsch. Lorsque Hitler avait confié à Brauchitsch le Commande-
ment en chef de l’Armée de tern, il ne lui avait posé qu’une condition : qu’il
acceptât sans protester le départ du Chef d’8tat-Major général, au cas ob Hitler
jugerait nécessaire de le remplacer.
3. Voir vol. I, p. 27-29.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C H 279
arguments paraissent bien légers, quand on les met en
balance avec la gravité de la situation. Si Brauchitsch hésite
à s’engager dans la voie où veut le pousser Beck, c’est que
rien ne l’a préparé à un acte dont les conséquences lui
paraissent incalculables. I1 n’est pas du tout certain que
l’ensemble des généraux le suive. L’Etat-Major à la rigueur,
mais les commandants d’unités I ? E n ce qui concerne la
Kriegsmarine et la Luftwaffe, ni Ræder ni Gœring ne s’asso-
cieront à cette démarche. Hitler a pour lui les S. S., la Police
et la troupe, où est embrigadée toute la jeunesse du Parti.
Quant à l’opinion publique, bien qu’attachée à la paix, elle
trouvera inconcevable qu’un groupe de généraux se soit
insurgé contre le Führer, à l’heure où il s’apprête à libérer
trois millions et demi d’Allemands de la tutelle des Tchè-
ques. (( Pourquoi aurais-je dû, moi, marcher contre Hitler? n
dira-t-il sept ans plus tard au Tribunal de Nuremberg. (( Le
peuple allemand l’avait élu et était entièrement satisfait de
sa politique victorieuse 2. )) Enfin, Brauchitsch n’est pas
convaincu que les prédictions du Chef d’État-Major général
soient exactes et que l’opération contre Prague mène inévi-
tablement à une guerre générale.
A la grande déception de Beck, il demande à réfléchir ...
t
* +
((Tous les membres de mon État-Major et les Grands
Quartiers-Maîtres Généraux qui me sont subordonnés3 par-
tagent ma façon de voir »,a assuré Beck. (( Ceux qui agiront
1. Fritz Wiedemann, devenu un de% aides de camp d’Hitler aprés avoir été
son capitaine durant la Première Guerre mondiale, estime que non. a A cette
époque D, écrit-il, a la plupart des généraux considéraient Hitler comme un génie
politique, comme un homme auquel la a Fortune I - au sens frédéricien du mot
- souriait dans toutes ses entreprises, comme un chef auquel on pouvait se fier
aveuglément. II y avait une chose dont chaque Boldat le remerciait du fond du
cœur : d’avoir rétabli la souveraineté militaire de l’Allemagne.Nous autres, anciens
combattanta de la Première Guerre mondiale, avions subi comme un affront les
chaînes du Traité de Versailles et Hitler a eu nani doute tout le peuple derrièm
...
lui. le jour où il les a brisées Moi-même aurais attendu ce geste de n’importe
qui, plutbt que de lui, qui avait été l’estafette effacée et un peu bizarre de l’État-
Major du régiment d’infanterie. D (DerM a n n der Feldherr waden w d t e , p. 99.)
2. Cf. Maurice BAUMONT, La Grande Conjuration wntre Hiiier, p. 14. Gœrdeler
lui-même, un des advernains les plus acharnée du régime, est oblig6 de convenir
a que la puissance d’Hitler repose sur une formidable illusion z., mais que a cette
illusion est partagée par 80 % des Allemands D. (Gerhard RITTER,Échec au Dic-
talsur, p. 90.)
3. C‘est-à-dire les généraux Wagner, von Stulpnagel et von Manstein. Ce dernier
a vivement critique devant Beck le désordre qui régnait dans le Haut Commande-
ment. Mais ion attitude envern la conjuration est beaucoup plus nuancée. ((3.
Gcrt BUCHHEIT, Ludwig Beck, p. 77.),
280 HISTOIRE D E L ’ A R M É E ALLEMANDE

ainsi seront suivis par d’autres hommes, extérieurs- à la


Wehrmacht, qyi occupent des postes élevés dans 1’Etat. 1)
Si le Chef d’Etat-Major général s’est exprimé ainsi, c’est
qu’il veut rassurer Brauchitsch en lui prouvant qu’il ne
sera pas seul e t sait pouvoir compter sur un certain nombre
de concours. Le général Adam, qui lui a succédé à la tête
du Truppenamt, le général Thomas, chargé de la motori-
sation de l’Armée, qu’effraie la pénurie des matières pre-
mières 1; le général Heinrich von Stulpnagel, second Grand
Quartier-Maître général; le général von Witzleben, comman-
dant le Wehrkreis III (Berlin); le général Friedrich Olbricht,
chef de 1’Allgemeine Heeresamt; le colonel Oster, des services
de l’Abwehr 2, ne lui ont pas ménagé leur approbation.
Autour de ce cercle de militaires, qui font partie des hautes
sphères de la Bendlerstrasse, d’autres personnalités ne lui
ont pas caché l’inquiétude que leur cause la tournure des
événemerits. Parmi eux figurent le comte Wolf-Heinrich
Helldorf, Obergruppenführer des S. S. et Préfet de Police
de Berlin (qui est en mauvais termes avec Himmler 3);
M. Wagner, Gauleiter de Silésie; le professeur Popitz, ancien
ministre-des Finances de Prusse; M. von Weizsacker, Secré-
taire d’Etat à la Wilhelmstrasse (qui espérait succéder à
Neurath et qui ne pardonne pas à Hitler de lui avoir préféré
Ribbentrop); M. Ulrich von Hassel, ancien ambassadeur à
Rome (qui a été mis à la retraite, à cause de son opposition au
rapprochement germano-italien) ; M. Erich Kordt, Conseiller
de Légation au Bureau Ribbentrop *; enfin - et surtout -
Carl Friedrich Gœrdeler, ancien bourgmestre de Leipzig, que
Gœring a nommé Haut-Commissaire aux Prix 6 et qui se
fera le porte-parole itinérant de l’opposition 3‘.
1. Notamment en ce qui concerne l’essence et le caoutchouc, qu’il faut remplacer
par des produits synthétiques. Thomas, que ses collègues appellent familièrement
(IGeneral Motors D, estime que 80 %des matières premières stratégiques existant dans
le monde sont contrôlés par l’Angleterre, l’Amérique et la Russie. I1 n’a pas oublié
que la campagne entreprise par Mussolini en Éthiopie aurait été arrêtée net, si
la S. d. N. avait voté l’embargo sur les produits pétroliers.
2. Qui a été autrefois son chef d’État-Major à Münster et lui sert toujours
d’agent d’information.
3. Himmler s’en méfie et le fait surveiller, en raison du très grand train de vie
qu’il m h e dans ];.capitale, où il possède quatre appartements.
4. Au sujet des instructions données à Kordt par le Secrétaire d’État von
Bülow, lors de son entrée au Bureau Ribbentrop, voir vol. IV, p. 323, note 4.
5. Gœrdeler profitera largement de la protection de Gœring et des voyages
que le chef du Plan de quatre ans lui demandera de faire à l‘étranger.
6. Gœrdeler se rend à Bruxelles, du 4 au 16 juin 1937, où il est reçu par M. van
Zeeland, Président du Conseil et par le roi Léopold III. Du 18 juin au 15 juillet,
LE RATTACHEMENT DES S U D ~ T E SAU REICH 281
Si Beck s’oppose à la politique d’Hitler parce qu’elle
risque d’imposer à l’Armée des tâches qui excèdent ses
moyens, Gœrdeler, lui, est hostile au régime pour des raisons
économiques. L’Empire germanique de l’Est lui paraît une
utopie. Pour cet administrateur libéral, qui souhaite une
n régénération du syndicalisme I), l’Allemagne ne peut
échapper à son isolement qu’en renonçant à l’autarcie
et en se réintégrant aux grands courants commerciaux du
monde. Ses nombreux voyages à l’étranger l’ont fortifié dans
cette conviction. A Bruxelles, il envisage un plan de mise en
valeur du Congo, a u moyen de sociétés mixtes germano-
belges. A Londres, il plaide pour la restitution à l’Allemagne
de ses anciennes colonies.
C’est là un thème qui ne plaît guère aux oreilles britanniques.
De plus, le bourgmestre de Leipzig indispose ses hôtes par
son assurance et sa loquacité. E n avril 1938, il profite d’une
conférence qu’il a été invité à faire dans un club très fermé
de la capitale, pour critiquer la politique sociale et écono-
mique de l’Angleterre, dénoncer certains retards techniques
de son industrie et blâmer l’orientation unilatérale de son
agriculture, si bien que Lord Stamp, qui a organisé la séance,
ne peut s’empêcher de manifester sa déception.
Aux hommes politiques qu’il rencontre aux bords de la
Tamise, il explique qu’Hitler ne tardera pas à mordre la
poussière, qu’afin d’accélérer sa chute il ne faut faire droit
à aucune de ses revendications, mais que, pour permettre à
ses successeurs de se rendre populaires, il faudra leur accorder
rapidement tout ce que l’on aura refusé à leur prédécesseur.
Lors d’un entretien avec Vansittart, il commence par se livrer
à une critique acerbe du gouvernement du Reich; puis il se
mêle de donner des leçons de politique au Secrétaire perma-
il est en Angleterre, d’où il adresse un premier rapport à Gœring et à Beck. Fin
juillet, il est en Hollande. En août, il traverse la France pour se rendre à Toronto
(Canada), où il est reçu par M. Mackenzie King, le Président du Conseil canadien.
De là, il se rend aux États-Unis,où il a des entretiens avec le Secrétaire d’8tat
Cordell Hull, Summer Welles, l’ancien Président Hoover, M. Morgenthau, ministre
des Finances, M. Stimson, ministre de la Défense, l’économiste Owen Young et
M. WheelerBennett, chez qui il séjourne plusieurs semaines. Enfin, en mars-avril
1938, il ietourne à Londres, où il fait plusieurs conférences. a II est surpre-
nant B, écrit Gerhard Ritter, a que Gœrdeler ait pu réussir à prendre contact aussi
rapidement avec tant de personnalités politiques importantes. On m’assure que
la vive intelligence et la claire &solution de cet ambassadeur d‘une a autre Alle-
magne n ont fait partout une forte impression sur ses interlocuteurs -tout par-
ticuliérement sur Eden et Hull. Ses communications ont dû fortiGer les grander
inquietudes avec lesquelles ils suivaient depuis 1937, la politique aventumue
d’Hitler. n (l?chec au Dicldetu, p. 89.)
282 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

nent du Foreign Office1. Vansittart le prend de haut et


lui montre la porte, en lui disant que ses propos relèvent de
la haute trahison 2.
Pour comble de maladresse, Gœrdeler raconte, au cours
d’une réunion en petit ’comité à la Banque d’Angleterre, qu’il
s’attend pour bientôt à un putsch contre Hitler et qu’il a
déjà pris contact, à cet effet, avec le général von Brau-
chitsch.
Lorsque le bruit de ces propos revient aux oreilles du
Commandant en chef, celui-ci frémit à l’idée qu’Hitler
puisse en être informé. I1 se précipite à la Chancellerie pour
protester de ses bonnes intentions et dissiper les préven-
tions que le Führer pourrait avoir contre lui. Résultat : à
son retour en Allemagne, Gœrdeler est invité à se tenir à
la disposition du Procureur général. Son activité est sou-
mise à une enquête serrée, qui dure plusieurs mois e t
que seule une intervention habile du D*Schacht réussira à
faire interrompre. On comprend, après cela, que Brauchitsch
se sente tenu à la plus extrême réserve ...

i r

Péniblement surpris par l’attitude de son chef, Beck revient


à la charge le 19 juillet 1938. I1 insiste sur la nécessité
d’une démarche des généraux et développe son projet de
(( coup de force légal )) qui libérera le pays de l’emprise des

S . S. et de la tyrannie du Parti :
- (( Si l’on se décide à faire la démarche en question et à
empêcher ainsi le déclenchement d’une guerre »,dit-il à Brau-
chitsch, (( il faut examiner toutes les conséquences politiques
de cet acte. I1 en résultera un affrontement brutal avec
les S. S. et les bonzes du Parti. C’est sans doute la dernière
fois que le destin nous offre l’occasion de libérer la nation
allemande et son Führer du cauchemar d’un régime tché-
kiste qui détruit la santé morale et le bien-être du peuple, et
nous ramènera le communisme. Pour réussir cette opération,
1. Vansittart lui ayant dit qu’il faudrait tmuver a une sorte d’autonomie pour
les Sudétes, dans le cadre de l’État tchèque n, Gœrdeler lui a répondu : a Les
Sudètes sont à la frontière du Reich. I1 serait légitime de les y incorporer. Mais
surtout, suivez une ligne politique claire et ferme, sans quoi vous encouragerez
les appétits pour ce qui n’est pas légitime. II
2. Gœrdeler rapporte lui-même l’entretien dans ses Mémoires. (Cf. Gerhard
RITTER, Échec. au Dictateur, p. 95.)
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U R E I C H 283
un certain nombre de conditions préliminaires sont requises.
Tout d’abord, il ne faut laisser subsister aucun doute sur
le fait que notre action n’est pas dirigée contre Hitler, mais
contre un entourage malfaisant qui le mène à sa perte.
Ensuite,. quelques membres influents, mais honnêtes, du
Parti doivent être mis dans la confidence. I1 faut les informer
de la gravité de la situation et les convaincre de la nécessité
de notre intervention. J e pense au Gauleiter Wagner, à
Breslau, et à Bürckel, à Vienne. Les généraux commandant
les troupes en Silésie et en Autriche seraient tout désignés
pour prendre contact avec eux, par exemple à l’occasion du
prochain Festival d’athlétisme qui doit se dérouler à Breslau.
Rien, dans nos actes, ne doit donner l’impression d’un
complot. E t cependant, il est indispensable que la totalité des
généraux s’associe à notre action et la soutienne jusqu’au
bout, quelles qu’en soient les conséquences. I1 devrait même
être possible de trouver quelques généraux de la Luftwaffe
qui se rallieraient à notre cause. Nos mots d’ordre doivent
être brefs et clairs : Pour le Führer, contre la guerre, contre la
bonzocratie, pour la paix avec l’Eglise! Nous devons exiger
le rétablissement de la liberté d’expression, la suppression
du régime policier, le retour à la légalité, l’arrêt de la cons-
truction de bâtiments somptuaires, l’intensification de la
construction de logements ouvriers, afin de restaurer par-
tout la simplicité et la morale prussiennes 1. ))
Ce que Beck ne dit pas, c’est qu’il a fait dresser un plan
par le général Heinrich von Stulpnagel pour s’emparer par
surprise de la Chancellerie, et qu’il a déjà pris contact, pour
son exécution, avec le général von Witzleben et le comte
Helldorf, qui sont respectivement commandant du II Ie corps
d’armée et Préfet de police de Berlin.
Brauchitsch est sur des charbons ardents 2. Sans doute
partage-t-il l’opinion de son chef d’Etat-Major sur le pha-
risaïsme et la présomption de certains (( bonzes D du régime.
Mais il se demande s’il a bien mesuré les risques de I’opé-
ration. C’est ici que les critiques formulées à l’encontre
d’Hitler par l’ancien chef du Truppenamt se retournent

1 . On se demande, dans ce cas-la, si le comte Helldorf est un partenaire bien


indiqué.
2. Les relations avec Beck lui sont devenues si pénibles que, selon le témoi-
gnage de son officier d’ordonnance, il est pris de tremblements avant chaque
discussion qu‘il doit avoir avec lui. (FERSTER,
Op. tit., p. 121.)
284 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

contre lui. On s’étonne de voir un homme aussi méticuleux


dans l’élaboration de ses plans militaires, faire preuve d’au-
t a n t de légèreté - et pour tout dire, d’amateurisme -
dans la préparation d’un coup d’État. Comment pense-t-il
y associer la totalité des généraux, sans donner à son
action les allures d’une conjuration? Comment l’Armée
affrontera-t-elle l’explication qui s’ensuivra avec la S. S.
et le Parti -explication qui sera certainement redoutable,
car Hitler réagira avec la dernière violence - a u lendemain
du jour OU tous ses chefs auront démissionné? Enfin,
l’affirmation selon laquelle le coup de force n’est pas dirigé
contre Hitler, mais seulement contre son entourage, est
un mythe qu’il sera impossible de maintenir pendant plus
de vingt-quatre heures. Comment réagiront les soldats et les
jeunes officiers, le jour où ils comprendront que le Haut
Commandement s’est rebellé contre (( leur N Führer ’? N’au-
ront-ils pas l’impression d’avoir été dupés et continueront-ils
d’obéir aux ordres de leurs supérieurs? Pour peu que la
Luftwaffe et la Kriegsmarine prennent fait et cause pour
Hitler, ne risque-t-on pas d’assister à une dislocation d e l a
Wehrmacht, p!si à une rupture entre la Wehrmacht e t le
reste de la nation et enfin à un divorce entre l’État-Major
et la troupe? Les seuls bénéficiaires seront les ennemis de
l’Allemagne. Comment s’étonner, dans ces conditions, que
Brauchitsch hésite a u bord de ce Rubicon?
Pour forcer le Commandant en chef dans ses derniers
retranchements, Beck revient une troisième fois à la charge.
- (( Le temps presse »,lui dit-il, le 29 juillet. (( Il faut se
décider. La situation exige que le Commandant en chef,
entouré des commandants d’Armée e t de Groupe d’armées
aille trouver le Führer pour lui signifier clairement que
nous ne sommes prêts, d’aucune façon, à nous lancer dans
une guerre contre la Tchécoslovaquie. Cette impossibilité a
été longuement étudiée par les services compétents. Elle a
déjà fait l’objet de nombreux rapports qui, jusqu’ici, n’ont
été suivis d’aucun effet. Pour simplifier les choses, j’ai
rédigé la formule de déclaration qu’il conviendra de faire

I . s On découvrit qu’on ne pouvait compter our les jeunes offciers pour une
action politique de ce genre a, dira plus tard le général Thomas. (Cdankcn und
Ereigriisse, Sehweizerische Monatshelfe, décembre 1945).
2. Étre e coupée de la nation a est la grande hantise de 1’Armhe. Elle en a trop
aouRert entre 1918 et 1925.
LB RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U R E I CH 285
au Führer et sur laquelle un certain nombre de généraux
se sont déjà mis d’accord. La voici :
L e Commandant e n chef et les chefs supérieurs de l’Armée
regrettent de ne pouvoir assumer la responsabilite‘ de cette guerre,
sans se rendre coupables devant leur peuple et devant l’histoire.
I b ont décidé de se démettre de leurs fonctions, au cas où le
Führer persisterait dans ses intentions.

- (( Mais c’est un véritable ultimatum! s’exclame Brau-


chitsch.
- (( Le ton de cette déclaration ne saurait être trop clair,
ni trop brutal. D
- (( E t quand conviendrait-il, selon vous, de faire cette
démarche? )) demande Brauchitsch.
A ce moment, Beck commet une erreur psychologique
où se retrouvent son caractère temporisateur et son goût
inné pour la (( défense retardatrice D. Au lieu de balayer
les derniers scrupules de Brauchitsch en lui répondant (( tout
de suite n, il lui explique d’un ton calme :
- (( Le mieux serait d’agir à la fin du mois de sep-
tembre, quand l’enthousiasme du Congrès de Nuremberg
se sera dissipé S. ))
Brauchitsch respire. I1 a encore deux mois devant lui.
D’ici là, il aura le temps de prendre contact avec les com-
mandants d’Armée, de savoir ce qu’ils pensent et de s’as-
surer qu’il ne se lance pas seul dans cette aventure hasar-
deuse.
- (( Qu’à cela ne tienne »,réplique Beck. (( Convoquez-les
en conférence. Vous pourrez ainsi vous rendre compte par
vous-même de leur état d’esprit. ))
A son corps défendant, Brauchitsch finit par acquiescer.

+ +
La Conférence a lieu à Berlin, le 4 août 1938, entre le
Festival d’athlétisme de Breslau 3 et les manœuvres de
Jüterbog 4. Tous les commandants d’Armée et de Groupe
1. Plus tard, les membres de l’opposition se plaindront amèrement de son inca-
pacité à prendre lui-mCme une décision. (KalfenbrunnerBerichfe, p. 100.)
2. Le Congrès de Nuremberg doit se tenir du 5 au 12 septembre 1938.
3. 29 juillet-2 août 1938.
4. 15 août 1938.
286 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

d’armées ont été invités à se rendre dans la capitale (( pour


procéder à un examen de la situation politique et mili-
taire ».Mais la discrétion qu’on Ieur a recommandé d’obser-
ver au sujet de cette rencontre, jointe au fait que la réunion
se tient au domicile du Chef d’Etat-Major général et -
non à la Bendlerstrasse - Ieur a fait deviner qu’il s’agit
d’une circonstance exceptionnelle.
Beck les reçoit lui-même à l’entrée de sa maison et les
conduit dans le salon, où se trouve déjà le Commandant
en chef. Une vingtaine de généraux prennent place dans
la pièce. A eux tous, ils représentent le sommet de la hié-
rarchie militaire allemande.
Le Chef d’Etat-Major général prend la parole le premier.
I1 commence par leur lire la partie centrale de son mémoire
du 16 juillet, celle où il analyse le rapport des forces dans
le monde. Ses auditeurs l’écoutent avec une attention sou-
tenue. L’éloquence dépouillée de Beck et la conviction qui
l’anime ne manquent pas leur effet : les généraux sont impres-
sionnés par le sombre tableau qu’il leur brosse de l’impré-
paration de l’Armée et de son incapacité à faire face à une
guerre généralisée. Brauchitsch demande ensuite au général
Adam, le chef de Bureau des opérations, qui a été désigné
pour prendre le commandement du front occidental, de
fournir des renseignements sur l’état d’avancement de la
zone fortifiée.
- (( Le Westwall )I, déclare-t-il, (( est actuellement tout à

fait insunisant, e t le sera longtemps encore. Etant donné la


faiblesse des effectifs consacrés à ce front - 5 divisions
d’active, 4 divisions de réserve et quelques unités de la
Landwehr - notre défense sera rapidement enfoncée.
Vous me direz que je peins les choses sous leur jour le plus
noir. Telle est pourtant la vérité. II
- (( Je partage vos appréhensions. Les effectifs consacrés

au front accidental sont nettement insuffisants »,lui dit Brau-


chitsch l. (( Dans quelques jours, quand vous verrez le Füh-
1. Nous n’avons, sur cette réunion, que le seul témoignage du &néral Adam
rédigé sept ans plus tard, sous forme de déposition devant le Tribunal de Nurem-
b e g . Nous la reproduisons ici, faute de pouvoir la confronter avec aucune autre.
On est cependant en droit de se demander si Adam n’a pas exagéré l’accablement
des généraux. II Nous ne possédons, sur toute cette affaire m, déclare William Shi-
rer, que les déclarations d’une poignée de partisans qui, après la guerre, 6taient
(I

soucieux de prouver leur opposition au National-Socialisme, et ce qu’ils ont dit


et écrit pour leur défense eat souvent contradictoire et déroutant. n (Le Troioiéme
Reich, I, p. 447.)
LE RATTACHEMENT DES SUDETES AU R E I C H 287
rer pour lui faire votre rapport, répétez-lui exactement ce
que vous venez de nous dire. ))
- (( J’en aurai le courage D, répond laconiquement Adam.
Beck se lève et se dirige vers lui.
- (( Adam, je vous félicite »,lui dit-il d’un ton ému en lui
serrant les deux mains.
- (( Messieurs »,déclare alors Brauchitsch, (( vous yenez
d’entendre le point de vue du Haut Commandement. Etant
donné la gravité de la situation, j’estime indispensable que
nous nous parlions à cœur ouvert. Que chacun de vous dise
ce qu’il pense, sans aucune arrière-pensée. 1)
Au dire du général Adam, la plupart des généraux par-
tagent les anxiétés de Beck. Mais le général von Reiche-
nau, qui commande le IV* Groupe d’armées I, s’insurge
contre le pessimisme ambiant :
- K La question de savoir s’il convient ou non de faire la
guerre ne nous regarde pas »,déclare-t-il. (( C’est l’affaire
d u Führer. Nous devons nous en remettre à lui pour choisir
la meilleure solution. 1)
- (( D’autant plus »,ajoute le général Busch, commandant
le VIIIe Corps d’armée de Breslau, ((querien ne saurait nous
délier de notre serment de fidélité. Moi aussi, je connais les
points faibles de l’Armée. Mais je n’en exécuterai pas moins
les ordres du Führer, car toute autre attitude serait un
manquement à la discipline z. N
- (( N’avez-vous pas été récemment au Festival de Bres-
lau? B lui demande Beck, visiblement irrité par son allusion
a u serment S.
I . C‘est un des seuls généraux qui jouisse de la confiance du Führer. I Parmi les
militaires s, a dit plusieurs foin Hitler,. il n’y a guére que Reichenau qui comprenne
ma pensée. m
Fritz Wiedemann ajoute : a II n’y a rien d’étonnant à ce qu’Hitler ait préféré
Reichenau & Beck. Le premier avait pris ardemment fait et cause pour la motori-
sation [de l’Armée]; le second, selon le dire d’Hitler, n’avait cessé de freiner ses
initiatives. D u n e façon générale, Hitler considérait le Grand État-Major comme
un milieu rétrograde, tant au point de vue politique, qu’à celui de la technique
militaire. u (Der Mann der Fddherr werden woüte, p. 252.)
2. Le général Busch commande à Breslau, en Silésie. Quand on voit sa réaction
et qu’on se rappelle que, quelques jours plus tôt, Beck a dit à Brauchitsch que
a le général commandant les troupes de Silésie serait tout désigné pour prendre
contact avec quelques membres influents du Parti, susceptibles de se joindre à
la conjuration B (voir plus haut, p. 283), on voit combien il était mal renseigné
sur l’état d‘esprit des commandants de Corps d’Armée.
3. e Un corollaire de la position apolitique D du soldat D, écrit Kaltenbrunner
à Bormann le 20 août 191t4,a est qu’une fraction du Corps des officiers ne se sent
nullement liée au Führer,ni au Reich national-socialiste. Elle lui a prêté serment
simplement parce qu’il le fallait, comme on a prêt6 serment à la Constitution, au
288 HISTOIRE D E L’ARYBE ALLEMANDE

- u Parfaitement. u
- Y avez-vous parlé au Führer? n
((

- oui.
(( ))

- Lui avez-vous fait part, en toute franchise, de vos


((

observations concernant les points faibles de l’Armée? ))


- (( Non. I1 y avait trop de témoins. J’ai estimé que
le moment n’était pas opportun. J e m’en suis tenu à des
généralités. ))
Alors Beck se lève et lui dit d’un ton sévère-:
- (( Général, vous avez été autrefois oficier d’Etat-Major.
Vous devrjez savoir qu’en tant que tel, le devoir d’un
oficier d’Etat-Major est d’exprimer ouvertement son _opi-
nion, en tout temps et à quiconque, fût-ce au chef de 1’Etat.
I1 est infiniment regrettable que vous ayez omis de le faire. D
Les autres généraux se taisent, profondément gênés. La
dureté de cette semonce leur paraît injustifiée. Pourquoi
Beck parle-t-il ainsi? Où veut-il en venir? Au lieu de leur
remonter le moral, on dirait qu’il s’ingénie à les décourager..,
Tous les généraux ont la plus grande estime pour le Chef
d’Etat-Major général. Mais les interventions de Reichenau
e t de Busch ont troublé l’atmosphère. Elles ont détruit
l’unanimité indispensable à la démarche collective à laquelle
il voulait les amener. Brauchitsch se doutait que les généraux
ne feraient pas bloc derrière lui, qu’ils refuseraient de
présenter leur démission au Führer. A présent, il en est
certain. Du coup, il n’en soume pas mot. Beck attend en
vain qu’il aborde le sujet. I1 ne peut tout de même pas
forcer la main au Commandant en chef! Mais Brauchitsch y
a renoncé. Craint-il que des fuites se produisent et qu’Hitler
en soit prématurément averti? Est$ soulagé d’échapper à
la pression pénible que le Chef d’Etat-Major général n’a
cessé d’exercer sur lui au cours des dernières semaines?
Estime-t-il que cette machination est trop dépourvue de
bases populaires pour pouvoir réussir’? I1se borne à échanger
temps de la République, simplement pow pouww &re oflicier. On n’éprouve aucun
complexe z i l’idée de préter un nouveau serment, si le régime se transforme e t si
la Wehrmacht. tout entière se rallie au nouvel état da chosea. La réponse de
Mme Halder eat caractéristique : M o n mari a rempli non devoir de soldat, SOUS
...
l’État national-socialiste, tout comme auparavant II le ferait aussi après, si un
autre régime lui succédait. Ses liens d‘allégeance envers Hitler ne aont pas plus
profonds qu’envers Ebert. On marche contre celui que l’on nous désigne, comme
étant l’ennemi. B (Spicgelbild c h e r Verschworung, p. 273.)
1. Lee historiens Noses ont longuement insisté sur le caractère réactionnaire
de l’opposition des généraux et sur son manque absolu de basa populaires.
LE RATTACHEMENT DES SUDATES AU REICH 289
quelques paroles aimables avec les généraux présents, les
remercie d‘être venus et lève la séance.
(( E n repartant »,déclarera plus tard le général Adam,
a aucun de nous n’était libéré du poids qui l’oppressait. N

*
i 4

Brauchitsch n’a pas parlé de la démission collectiye et


Beck n’a rien voulu révéler de son projet de coup d’Etat.
Tout est resté au stade de l’intention. Aussi ne faut-i! pas
s’étonner si, au terme de cette journée, le chef d’Etat-
Major Général se sent envahi par un sentiment de tristesse.
I1 a lutté jusqu’à l’extrême limite de ses forces pour imposer
son point de vue. Mais le Commandant en chef n’a pas
voulu jeter son autorité dans la balance. Du coup, tous ses
projets se sont évanouis en fumée.
Pourtant, il conserve encore une lueur d’espoir. Aux
manœuvres de Jüterbog, où il doit se rendre dans onze jours,
Brauchitsch et la plupart des généraux seront réunis autour
d’Hitler. L‘affaire étant strictement militaire, il n’y aura
pas de témoins gênants. Peut-être, à ce moment-là, se déci-
deront-ils à parler?
Beck n’a pas revu Hitler, depuis le jour où le Führer
l’a convoqué à la Chancellerie pour mettre la dernière main
aux plans d’invasion de l’Autriche. Le souvenir de l’apos-
trophe qu’il lui a lancée à cette occasion le brQle encore :
- (( J e vous ai déjà dit et répété que vos craintes sont
injustifiées! )) lui a-t-il affirmé d’un ton cinglant. (( I1 n’y
a pas lieu de redouter une intervention étrangère. Ni
l’Angleterre, ni la France, ni la Tchécoslovaquie ne bouge-
ront. Veuillez donc VOUS dispenser de commentaires super-
flus et bornez-vous à exécuter mes ordres l! ))
Jusqu’ici, Beck n’a connu les intentions du Führer qu’à
travers les rapports de Schmundt et de Keitel. Peut-être
ceux-ci ont-ils mal interprété sa pensée? Mais lorsqu’il entend
tomber les mots suivants de la bouche même d’Hitler :
r Messieurs, l’heure décisive approche. J’ai décidé d’écraser
(Cf. Otto WINZER, Z d l t Jahre Kampf gegen Fascisrnu in Frieden und Krieg,
Berlin, 1955; Walter BARTEL, Deufschland in der Zeit der fnschisfischefa DiktatUr,
1933-1945, Berlin, 1955; D. MELNIKOV: La Conjuration d u 20 juillet 1944. Ldgcnda
el Réalité, 1962; Wiihelm ERSIL,Die Verfdlschung des Charakters der Verochdrung
Yom POsten JuZi 1944 durch die wwtdeustche Geschichtsochreilung.)
1. Voir vol. IV, p. 515.
V 19
290 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

la Tchécoslovaquie par les armes, et cela, dès cet automne »,


il espère que les généraux vont en profiter pour lui donner
leur démission. Lorsqu’il voit les uns l’approuver, les autres
rester muets,il se dit avec amertume qu’ils ont laissé passer
la dernière chance d’éviter Ia guerre. Puisqu’ils n’ont pas
protesté cette fois-ci, jamais ils ne protesteront. Beck sait,
à ce moment, qu’il a perdu la partie.
I1 ne lui reste plus qu’à donner sa démission. Lorsque le
général von Manstein cherche à l’en dissuader l, il lui répond :
u C’est trop tard. ))

+ +
Le 18 août, il adresse au Führer une lettre, dans laquelle il
le prie de le relever de ses fonctions. Hitler, qui n’ignore pas
le rBle qu’il a joué durant ces dernières semaines 2, accepte
avec empressement. Mais comme il ne veut pas que l’étran-
ger devine l’étendue de leur désaccord au moment où la
crise entre dans sa phase culminante, il lui fait demander
par Brauchitsch de ne rendre sa démission officielle qu’à
une date ultérieure, en invoquant (( des raisons de politique
étrangère D. Beck y ayant donné son accord, Hitler lui
confie le commandement de la i r e armée à Wiesbaden e t
désigne pour lui succéder le généra1 HalderS. Le général
Adam est limogé lui aussi, en raison de sa solidarité d’opi-
nion avec le général Beck, .qu’il a exprimée à Hitler a u cours
d’une inspection des fortifications de l’Ouest *.
1. Manstein, qui commande à présent la 18e division à Liegnitz, a été autrefois
Grand Quartier-Maître général. Averti de son découragement, il lui a écrit, le
21 juillet : a Restez à votre poste. Aucun de vos mccesseurs ne jouirait du méme
prestige, ni de la même autorité que vous. L’Armée ne dispose de personne qui
ait votre compétence et v h r e force de caractère, ni qui soit capable de mdtrism
comme vous lea tâches difficiles qui nous attendent. Vous ne m’en voudrez pas
de vous le dire en toute franchise, car voua sentez bien, monsieur le Général, que
ces mots ne me sont pas dictés par une politesse banale, mais par une conviction
profonde. u (Cf. F ~ R S T E Cenerdoberut
R, Ludwig Beck, p. 143.)
2. a Les agissements de Beck étaient connus de longue dater, écrit Kaltenbrunner,
(I et il y a beau temps qu’il aurait été incarcéré, s’il avaii été un civil. m

3. Hitler a tout intérêt A régler l’affaire sana provoquer de remous. Main qu’il
y soit parvenu aussi aisément noua montre combien Beck était peu suivi. (II
semble même qu’un certain nombre de généraux aient accueilli son départ avec
soulagement.) Le public n’en connaîtra la nouvelle que le 31 octobre, c’est-A-dire
un mois aprds la Conférence de Munich. A ce moment, l’ancien Chef d’gtat-Major
général quittera définitivement l’Armée e t Hitler l’élèvera a u grade de colonel-
général, ce qui lui permettra d’agrafer trois étoiles d’or sur l’uniforme qu’il ne
portera plus.
4 . Journal de Jodl, 26-29 août 1938,Doeurnento du Tribunal militaire interna-
fional de Nuremlrrg, XXVIII, PS-1780.
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES AU REICH 291
Le 27août, au matin, Beck passe ses pouvoirs au nouveau
Chef d’Etat-Major général et prend congé de ses collabora-
teurs intimes, des Grands Quartiers-Maîtres généraux et de
ses chefs de service.
(( Lorsque nous entrâmes dans son bureau », écrit le général
Nossbach, (( Beck se tenait debout près d’une fenêtre, immo-
bile, les mains jointes, sans rendre leur salut à ceux qui
défilaient devant lui. Son regard était fixé sur un horizon
lointain et son beau visage, imprégné de spiritualité mais
pâli par l’insomnie, avait une expression presque intempo-
relle. I1 nous tint un petit discours d’un quart d’heure envi-
ron, classique quant à la forme et plein de sagesse, quant
au fond. Son objet était de nous faire comprendre les
efforts qu’il- avait déployés pour sauvegarder l’autonomie
du Grand Etat-Major, tâche que les circonstances ne lui
avaient malheureusement pas permis d’accomplir autant
qu’il l’aurait voulu.
(( Beck avait commencé son discours en nous informant

qu’il nous quittait, I1 le termina en nous remerciant de l’aide


que nous lui avions apportée. J e demeure convaincu que,
parmi ses auditeurs, même le petit nombre de ceux qui
estimaient que son départ était devenu inévitable ont été
impressionnés par la noblesse et la dignité qui se dégageaient
de cet homme, le dernier Chef d’Etat-Major général digne de
ce nom que l’Allemagne ait eu l. ))
I.Général HOSSEACH,
Zwischen Wehrmacht und Hiller, p. 149.
XIV

L’IMPASSE DIPLOMATIQUE
I. - La France constate son impuissance.

Pendant que ces scènes se déroulent à Prague et à Berlin,


que se passe-t-il dans les autres capitales européennes? S’y
prépare-t-on à la guerre? La France dispose-t-elle de forces
suffisantes pour submerger la Wehrmacht par des attaques
massives et pour enfoncer en quelques jours la zone fortifiée
de l’ouest? Enfin, la France et l’Angleterre sont-elles plei-
nement décidées à recourir aux armes, au cas où le Reich
attaquerait la Tchécoslovaquie?
Les déclarations de certains hommes politiques tendraient
à le faire croire. Pourtant, si l’on écarte cet écran verbal pour
plonger le regard dans les zones plus profondes où se prennent
les véritables décisions politiques, on s’aperçoit que la réalité
est très différente. Les problèmes militaires qui se posent à
la France sont d’une grande complexité. Au moment où
les affaires se corsent, le Gouvernement français découvre
avec effroi l’incompatibilité qui existe entre les moyens
dont il dispose e t les obligations qu’il a contractées.
Le 15 mars 1938, le Comité permanent de la Défense natio-
nale se réunit à Paris, à l’Hôtel Matignon, sous la présidence
d’Édouard Daladier, pour étudier l’aide à apporter à la
Tchécoslovaquie, en même temps que les possibilités d’une
intervention en Espagne. Malgré la sécheresse coutumière à
ce genre de documents, le procès-verbal de la réunion laisse
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U REICH 293
clairement apparaître l’absurdité tragique de la situation 1.
Léon Blum, Président du Conseil, ouvre la séance à
18 h. 15 en donnant la parole à Paul-Boncour.
M. PAUL-BONCOUR, ministre des Affaires étrangères. -
a Dans les conversations diplomatiques avec la Grande-Bre-
tagne, nous essayons depuis quelques jours d’obtenir des
Anglais une déclaration au sujet de leur attitude dans le
problème tchécoslovaque. A ces instances, les Anglais
répliquent : ((Vous nous dites que vous vous porterez a u
u secours de la Tchécoslovaquie, mais pratiquement, que
u ferez-vous? ))
(( C’est cette question que je pose aujourd’hui à l’organe

militaire qualifié : le Comité permanent de la Défense


nationale. ))
M. DALADIER, ministre de la Guerre. - (( La France ne
peut apporter, initialement, aucune aide directe à la Tchéco-
slovaquie. La seule qu’elle puisse lui apporter est indirecte :
retenir des troupes allemandes sur ses frontières, en mobili-
sant. Le problème qui se pose est de savoir si, dans ces condi-
tions, il resterait à l’Allemagne assez de forces pour tenter
une action sur la Tchécoslovaquie. ))
LE G É N É R A L GAMELIN, Chef d’État-Major de la Défense
nationale. - La France pourrait renforcer cette action de
fixation en attaquant. Mais comme ces attaques s’applique-
raient à une zone déjà fortifiée, elles nous conduiraient à des
actions de longue durée 2...
u J e ne vois pas quelle aide efficace la Russie pourrait
apporter initialement. Sa mobilisation ne risque-t-elle pas,
a u contraire, de détourner la Pologne et la Roumanie d’en-
trer en action? Le transport de l’armée russe par la seule
1. Sont présents : M . U o n Blum, Président du Conseil; M . Daladier, ministre
de la Défense nationale e t de la Guerre, président du Comité; M . Paul-Boncour,
ministre des Affaires étrangères; M. Campinchi, ministre de la Marine; M . Guy
La Chambre, ministre de l’Air; le Maréchal Péfain, ministre d’État, le général
Gamelin, Chef d’État-Major général de la Défense nationale; M . Alezis U g e r ,
Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères; le ConlrBleur général J a w
met, Secrétaire général du ministère de la Défense nationale et de la Guerre; le
général Colson, Chef d’État-Major de l’Armée; le vice-amiral Darlan, Chef d’État-
Major générai de la Marine; le contre-amiral Tarsro, directeur du Cabinet du
ministre de la Marine; le général Vuillemin, Chef d’État-Major général de l’Armée
de l’Air; le générai Jnmet, Secrétaire général du Conseil supérieur de la Défense
nationale; Ie lieutenant-colonel Lacaille, du Secrétariat général du Conseil supérieur
de la Défense nationaie.
2. Comme on le voit, le g h é r a l Gamelin évite de répondre à la question. En
1946,il précisera qu’à son avis, l’Armée française était incapable d’exécuter une
attaque décisive avant 1941-1942. (Servir, III, p. 33).
294 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

mauvaise voie ferrée roumaine n’est pas à envisager 1. Le


seul secours terrestre possible semble consister dans l’envoi
de troupes motorisées. Encore ce concours est-il très aléa-
toire, en raison de l’état des routes à cette époque de l’année.
E n tout cas, l’eficacité de l’aide russe est conditionnée par
l’attitude de la Pologne et de la Roumanie. ))
M. DALADIER. - Et au point de vue aérien? ))
LE GENERAL VUILLEMIN, Chef d’Êtat-Major général de
l’Armée de l’Air. - (( Du point de vue aérien, l’intervention
russe au profit de la Tchécoslovaquie est très difficile. Tout
d’abord, il faudrait survoler la Pologne et la Roumanie, ce
qui implique qu’elles aient pris position. Pa r ailleurs, il
n’existe en Tchécoslovaquie que très peu de terrains : une
quarantaine,. que l’aviation allemande aurait t ô t fait de
rendre inutilisables z. n
-
M. LÉoN BLUM. (( E n somme, si je résume les exposés
qui viennent d’être faits, nous pouvons fixer, a u prix de
notre mobilisation, des forces allemandes par des opéra-
tions offensives, mais nous ne pouvons pas empêcher une
action sur la Tchécoslovaquie. Nous tenons donc là une
façon concrète de montrer aux Anglais la nécessité pour
eux d’agir à Bucarest et à Bruxelles 3. ))
LE GÉNÉRALGAMELIN. - (( E n ce qui concerne Bruxelles,
on peut envisager la solution d’une manœuvre par la Bel-
gique. Mais elle ne pourrait avoir toute sa puissance que
si nos troupes n’étaient pas retenues, comme il faut s’y
attendre, sur les Alpes et en Afrique du Nord. ))
M. LÉoN BLUM.- (( Comment pourrions-nous intervenir
1. Selon M. Comnène, ministre des Affaires étrangères roumain, il faudrait
vingt jours pour faire traverser la Tchécoslovaquie à une seule division soviétique,
sur la voie unique qui relie les deux pays. Dans l’intervalle, cette voie pourrait
être dbtruitu par l’aviation allemande. Selon M. Kennan, ancien ambassadeur
des États-Unis à Moscou, le délai de passage aurait été encore plus long : trois
mois. (Cf. Alfred FABRE-LUCE, L’Enjeu de la diplomatie, de Munich à nos jours,
Re~,uedesDeusMondes, l e r mars 1963, p. 28.) On a songé un momentà construire
une seconde voie stratégique menant de Tchernovitz à Prague, en passant par la
Ruthénie et la Slovaquie. Mais ce projet a été abandonné pour des raisons
multiples : fibaisde construction très élevés, vu la nature montagneuse du terrain;
nombre considérable de tunnels et d’ouvrages d’art, offrant des cibles faciles
aux équipes de sabotage et à l’aviation allemande; proximité trop grande des
froniiéres méridionales de la Ruthénie et de la Slovaquie, qui aurait exposé la
ligne à des attaques de flanc partant de la Hongrie.
2. C’est pourquoi le général Vuillemin a déjà dit r qu’en cas de conflit avec
l’Allemagne, l’aviation tchkque ne pourrait être d’aucun secours à la France B.
3. En somme, Paris se borne à renvoyer la baile à Londres. A Downing Street
qui demande, : n Que pouvez-vous faire pratiquement? D, le Quai d’Orsay répond :
a Exercez vous-mêmes une pression sur la Roumanie e t sur la Belgique. n
LE R A T T A C H E M E N T D E S SUDÈTES A U R E I C H 295
en Espagne et appuyer un ultimatum de ce genre au Géné-
ral Franco : S i , dans vingt-quatre heures, vous n’avez p a s
renoncé à l’appui des forces étrangères 2, la France reprend
sa liberté d’action et se réserve de prendre elle-même toutes
les mesures d’intervention qu’elle jugera utiles. Ce serait
une manœuvre du même ordre que celle que le Chancelier
Hitler vient de tenter et de réussir en Autriche3. ))
LE G É N É R A L GAMELIN. - (( Les conditions ne sont pas
les mêmes. Nous ne disposons que d’une armée active de
400.000 hommes en France, alors que les Allemands dis-
posent de 900.000 hommes. Si nous voulions jouer un pareil
jeu, il nous faudrait disposer d’un million d’hommes, c’est-
à-dire des forces de couverture ... ))
M. CAMPINCHI, ministre de la Marine. - K Étant donné
la faiblesse de notre aviation, puelle serait la conséquence,
sur la conduite de la guerre, d une maîtrise totale de l’Air
par l’Allemagne? ))
LE G É N É R A L VUILLEMIN. - (( Notre aviation serait anéan-
tie en quinze jours. ))
LE M A R É C H A L PÉTAIN. - (( E n aviation, ce aont moins
les forces initiales que le potentiel de construction qui
compte. Or, ce potentiel, nous ne l’avons pas. 1)
M. GUY LA CHAMBRE,ministre de Z’Air. - (( Le rythme
actuel de notre production est de 40 appareils par mois. I1
sera bientôt de 60. ))
LE M A R É C H A L PÉTAIN. - (( C’est peu, comparé à la pro-
duction de notre principal adversaire éventuel, qu’une esti-
mation modeste chiffre à 250 par mois 4. ))

1. Le matin même, Gabriel Péri a écrit dans Z’HumanitC : II Monsieur le Prési-


dent du Conseil, Monsieur le ministre des Affaires étrangères... vous pouvez aujour-
d‘hui tout sauver ou sacrifier ce qui reste de la sécurité française. Cela dépend de
la résolution que vous prendrez dans quelques heures. Pour parler net, cela dépend
de votre aptitude à sauver dans quelques heures la sécurité française en Espagne,
en employant les moyens qu’il faut. u Blum, qui vit dans la hantise d’une victoire
de Franco, est extrémement sensible aux arguments de ce genre. Par ailleurs. il
craint de décourager la Russie, en ne soutenant pas à fond les révolutionnaires
espagnols. Enfin, il redoute d’étre a lâché u par les députés communistes du Palais-
Bourbon s’il ne donne pas satisfaction aux réclamations du Comité de Barcelone,
ce qui risquerait d‘entraîner la chute de son ministère.
2. C’est-à-dire la a Légion Condor a, fournie par l’Allemagne (10.000 hommes
environ), deux divisions italiennes (une régulière, une de milices fascistes, en tout
50.000 hommes) et les forces navales germano-italiennes stationnées aux Baléares.
3. On ne saisit pas trbs bien le raisonnement de Blum, Hitler n’ayant jamais
adressé un ultimatum à Schuschnigg pour le sommer de renoncer à l’appui de
troupes étrangères.
4. Chiffre exact : 550. Au procés de Riom, Guy La Chambre dhclarera : AU
296 HISTOIRE D E L'ARMÉE ALLEMANDE

M. PAUL-BONCOUR. - (( Quelles seraient les conséquences


d'un succès total du général Franco et de sa collusion avec
l'Allemagne et l'Italie? n
Le général Gamelin donne alors lecture d'une note qu'il
a préparée pour pouvoir répondre à cette question :
Un succès définitif d u Général Franco en Espagne, conjugué
avec les suites de son entente militaire avec le groupe Italie-Alle-
magne, présenterait pour la France, dans le cas d'un conflit avec
ces Puissances, des conséquences d'ordre maritime, aérien et ter-
restre, les premières étant d'une importance capitale.
I. - CONSEQUENCESMARITIMES.
- L'appoint apporté à nos ennemis par la flotte espagnole
serait tout à fait négligeable.
- Par contre, il faudrait compter avec les bases navales dont
disposeraient les Marines ennemies (Le Ferrol, Vigo, Cadix,
Ceuta, Carthagêne, les Baléares, Villa-Cisneros, les Iles Cana-
ries, Fernando Po et la Guinée). Celles-ci constitueraient des
bases d'action pour des forces navales ou aériennes, dont l'objectif
serait la destruction de notre commerce, ainsi que I'attaque de nos
transports de troupes ou d'intirêt national.
Cette menace serait particulièrement dangereuse pour nos
commirnications maritimes en Méditerranée, tant avec l'Afrique
d u Nord qu'avec le Levant; elle affecterait également nos commu-
nications atlantiques (Maroc et Amérique) et nos liaisons impé-
riales à destination des Territoires d'outre-mer, en particulier
de l'A. O. F. et de I'A. E. F.
II. - CONSÉQUENCES AERIENNES.
Des forces aériennes basées en territoire espagnol auraient la
possibrlité d'entreprendre des expéditions puissantes et à bonne
portée :
a) Sur Bordeaux, tout le bassin de la Garonne et notamment
sur Toulouse;
b) Sur toute la partie peuplée et sensible de l'Afrique d u Nord;
c ) Sur toutm nos bases aériennes et maritimes d u bassin occi-
dental de la Méditerranée;
d) Sur nos lignes de communication maritimes de Méditerra-
née occidentale et d'Atlantique oriental 1.
début de 1938, la France avait cinq ans de retard, en ce qui concernait les indus-
Le Produ de Riom, p. 314.)
t r i e s aéronautiques. I! (Paul SOUPIROU,
1. a La menace constante pesant sur nos communications maritimes en Méditer-
ranée et même en Atlantique n, dit également cette note, a transformerait chaque
passage en une véritable opération de vive force... La régularité du trafic sur les
routes impériales serait également en relation directe avec l'importance des moyens
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES AU R E I C E 297

III. - CONSEQUENCESTERRESTRES.
- Possibilités pour nos ennemis de menacer la frontidre pyré-
néenne, sur laquelle il nous faudrait immobiliser des éléments de
défense pour faire face à des troupes italo-allemandss, renforçant
des forces espagnoles.
- Création d’un théâtre d’opérations du Maroc espagnol.
- Éventualité d’opérations en Mauritanie (Rio de Oro) et en
Guinée 1.
Un profond silence succède à la lecture de cette note. I1
est certain qu’elle ouvre, à ceux qui l’ont écoutée, des
perspectives dont ils n’avaient soupçonné ni l’ampleur, ni
la gravité z...
Au bout d’un moment, M. Léger prend la parole.
- a On ne saurait transiger avec cette éventualité. L’An-
gleterre se séparera de nous, si nous abandonnons la non-
intervention sans un élément nouveau 3. n
M. LÉON BLUM.- (( Sans intervenir militairement, ne
pourrait-on pas intensifier l’aide fournie à l’Espagne 4? ))
LE GÉNÉRAL GAMELIN.- (( Cette mesure aurait pour
conséquence de désarmer les forces françaises et pour un
résultat aléatoire, les forces gouvernementales étant tout &
fait inaptes à la manœuvre 6. n
de protection susceptibles de lui être affectés, e t les déroutements considérables
imposés augmenteraient la durée de rotation de nos transports de ravitaillement. D
Un phénomène de même ordre se produirait pour les communications britanniques.
(GAMELIN, Servir, II, p. 330.)
1. Note 1lID.N.
2. a Sans doute y aura-t-il des esprits critiques B, remarque Gamelin dans ses
Mémoires, a pour dire que les militaires voyaient des difficultés Q tout et que ce
sont eux qui ont empêché le Gouvernement d’agir. Mais le rôle des techniciens est
de montrer exactement aux hommes d’État les diNicultés à surmonter, car seuls
ces derniers peuvent fournir les moyens de les résoudre. S’ils ne le faisaient pas, ces
techniciens manqueraient A leur devoir. Et, dans des domaines aussi graves, il
serait impardonnable de se décider à la légére. La guerre, en elle-même, comporte
assez d’aléas, sans qu’on y ajoute l’imprévision et les illusions. a (GAMELIN, Ser-
vir, II, p. 329-331.)
3. A ce moment, l’Angleterre vient d’entamer avec l’Italie des pourparlers qui
aboutiront à I’accord du 16 avril. Les conversations en cours ont trait au renfor-
cement de la non-intervention en Espagne et au retrait des troupes italiennes, en
échange de la reconnaissance, par l’Angleterre, de l’Empire italien d’Éthiopie.
4. C’est-à-dire la livraison d’armes aux troupes gouvernementales et aux Bri-
gades internationales.
5. Alors que l’Armée française dispose elle-même d’un armement innuasant.
6. Les Républicains espagnols viennent de subir défaite sur d6faite. Leur gou-
vernement, réfugié A Barcelone, depuis octobre 1937, est littéralement aux abois.
L’Espagne est coupée en deux et Prieto, à la veille d‘dtre renversé, s’est écrié :
a 11 faut une guerre mondiale pour sauver la République!
298 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E AL L E MAND E

Une discussion confuse s’ensuit sur les moyens diploma-


tiques capables de séparer Franco de l’Allemagne et de
l’Italie. M. Paul-Boncour fait remarquer que même si cette
évolution a lieu, elle prendra beaucoup de temps et que les
problèmes qui se posent à la France sont trop urgents pour
lui permettre d’attendre jusque-là.
- (( E n ce qui concerne la Pologne »,poursuit-il, (( t a n t
que le colonel Beck sera ministre des Affaires étrangères,
non seulement la Tchécoslovaquie n’a pas à attendre son
secours mais il est à craindre que la Pologne ne tente de pro-
fiter d’une action allemande sur cette Puissance. D
M. DALADIER demande alors : a Quelle serait la réaction
de l’Allemagne et de l’Italie, dans le cas où nous inter-
viendrions en Espagne? n
M. L É O N BLUM.- (( Serait-ce pour elles un cccsus belli? D
-
M. LÉGER. (( Sans aucun doute. D
M. PAUL-BONCOUR. - (( Contrairement à ce qu’on aurait
pu penser, l’entente entre l’Allemagne et l’Italie n’a jamais
été plus serrée. n
M. DALADIER. - (( E n somme, une intervention non moti-
vée par des faits nouveaux risquerait de nous laisser seuls
en face de l‘Allemagne et de l’Italie, avec le médiocre secours
d’une Russie lointaine et affaiblie, et sans être du tout assu-
rés du concours de la Grande-Bretagne. ))
M. Léon Blum, Président du Conseil, lève la séance à
20 heures I. Ni lui, ni Paul-Boncour ne sont très à leur aise,
eux qui ont convoqué l’avant-veille a M. Osorio y Gallardo,
ambassadeur d’Espagne, pour lui promettre qu’ils inter-
viendraient en faveur du Gouvernement républicain * et
M. Stefan Osusky, ministre de Tchécoslovaquie à Paris,
pour lui assurer que la France respecterait fidèlement ses
engagements envers son pays ...
1. P R O C È S - V E R B A Lsêancedu
~~~~ Comitédela Ddfensenationab, le 15 mars1938.
Ce texte est demeuré inconnu du public jusqu’en décembre 1946, date à laquelle
le général Gamelin l‘a reproduit dans ses Mémoires. (Servir, II, p. 322-331.)
2. C’est-à-dire avant même de s’être présentés devant les Chambres.
3. Pour ne pas manquer de parole, Blum, passant outre aux avertissements du
général Gamelin, signera le 17 mars un décret occulte (non publié dans i‘Oficir1
e t transmis confidentiellement aux directeurs des douanes intéressés), autorisant
le passage du matériel de guerre et de munitions à la frontihre de Catalogne. Le
volume des expéditions s’élèvera à 25.000 tonnes au cours des semaines suivantes,
ce qui permettra aux Espagnols rouges de prolonger leur résistance d’un an.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U R E I C H 299

*
+ 1

Ainsi donc, la France se trouve placée devant ces pers-


pectives angoissantes : risques d’extension considérable des
théâtres d’opérations si elle intervient en Espagne; possibi-
lités d’action réduites si elle intervient contre l’Allemagne.
Ces possibilités vont se rétrécir encore au cours des pro-
chaines semaines. Le 22 mai, le général Gamelin qui est parti
pour une inspection en Bretagne, est brusq-ment rappelé
à Paris par un coup de téléphone de son Etat-Major. Le
bruit court que l’Allemagne a mobilisé. Benès a rappelé cinq
classes de réservistes. On s’attend d’un moment à l’autre à
ce que le Reich attaque la Tchécoslovaquie 1.
Daladier, qui a succédé le 10 avril à Léon Blum comme
Président du Conseil 2, reçoit le Chef d’Etat-Major général
dans son bureau de la rue Saint-Dominique. M. Georges
Bonnet, nouveau ministre des Affaires étrangères, assiste
à l’entretien.
- (( La situation est grave D, dit Daladier. (( Nous avons

été à deux doigts de la guerre S. Elle a été évitée grâce à


l’attitude de l’Angleterre 4. Mais celle-ci se plaint des Tchéco-
slovaques, qui manquent de souplesse. Von Ribbentrop a dit
à l’ambassadeur britannique : (( Nous voulons un statut
(( indépendant pour les Allemands de Tchécoslovaquie. Si

(( les Tchèques ne veulent pas, nous assurerons nous-mêmes

(( cette indépendance. Si la France s’y oppose, qu’elle nous

(( attaque! 1) La situation générale est d’ailleurs médiocre.

La Pologne ne veut rien savoir : elle occupera Teschen et


1. Sur l’alerte du 21 mai 1938, voir plus haut, p. 227.
2. Le Cabinet Blum a été renversé devant le Sénat le 8 avril. Le Président Lebrun
a fait alors appel à Daladier, dont le Gouvernement est constitué de la façon sui-
vante : Présidence du Conseil, Défense nationale et Guerre : gdouard Daladier;
Vice-présidence d u Conseil : Camille Chauiemps; Affaires étrangéres : Georges
Bonnet; Justice :Paul Reynaud; Intérieur :Albert Sarraut; Marine :César Cam-
pinchi; Air :Guy La Chambre; Finances :Paul Marchandeau; T ~ Q W U Z
publics :
L.-O. Frossard; Agricdture : Henri Queuille; Éducation nationale : Jean Zay;
Travail :Paul Ramadier; Colonies :Georges Mandel; Santé publique :Marc Rucart;
Anciens Combattants : Champetier de Ribes; Marine marchande : L. de Chappe-
delaine; Économie nationale : Raymond Patenôtre.
3. On sait que la nouvelle de la mobilisation allemande, lancée de Prague,
Btait controuvée. (Voir plus haut, p. 228.)
4. Au cours des journées des 21 e t 22 mai, l’ambassadeur de Grande-Bretagne
dest rendu deux fois i la Wilhelmstrasse pour mettre Ribbentrop en garde contre
le danger d’un coup de force. Ribbentrop a pris l’avion pour en rcndre compte à
Hitler, mais la réaction anglaise n’a pas été plus loin.
300 HISTOIRE DE L’ARMSE
ALLEMANDE

s’opposera au passage des Russes. La Roumanie a meilleure


attitude. Mais très mauvais son de cloche du côté de le Bel-
gique. Le ministre des Affaires étrangères a dit à notre
ambassadeur, M. Bargeton : n Nous venons de faire des
a manœuvres à la frontière française pour marquer que, si
a vous entrez chez nous pour soutenir les Tchèques, vous ren-
(( contrerez l’armée belge. 1) Que pouvez-vous faire, dans
cette situation? D
- (( J’attaquerai! n répond Gamelin. Mais devant moi,
j’ai des fortifications et, sans doute, j’aurai rapidement le
gros de l’Armée allemande si la Pologne n’intervient pas, à
moins que la Russie n’entre en jeu. Ce peut donc être une
bataille de longue haleine. Le sort de la Tchécoslovaquie
risque d’être réglé avant que nous ayons obtenu de notre
côté, une décision.
- n I1 faut tout de même maintenir la position de la
France x, déclare Daladier. a Elle est liée à la Tchécoslova-
quie e t obligée d’intervenir 1.
- N Sans doute »,ajoute Georges Bonnet, u mais il ne
faut pas que la Tchécoslovaquie montre une intransigeance
excessive dans la question des populations sudètes 9. ))

1. Sur les engagements de la France, voir plus haut, p. 202 note 3. Georges
Bonnet écrit A ce sujet :a La France était liée à la Tchécoslovaquie par les Accords
de Locarno... Briand lui-même en avait défini et limité la portée. Si la Tchécoslo-
vaquie était l’objet, de la part de i’Allemagne, d’une agression non provoquéc, la
France devait lui apporter une aide et une assistance dont les modalités n’avaient
jamais été dérinies; mus n’étions 1 2 s par aucun accord militairr. E t le Quai d‘Orsay
estimait (7) que, pour tenir nos engagements il nous suffisait de mobiliser quelques
classes afin de retenir sur nos frontières une partie des troupes allemandes. a
(Le Quai d‘Orsay sous trois Républiques, p. 191.) Celovsky ne partage pas cette
manièredevoir. 11 met l’accent sur le Pacte d’assistance de 1924, qui, lui, n’avait
jamais été dénoncé et qui était assorti de dispositions militaires.
2. Jusqli’ici, les Français ignoraient tout des Sudètes, qu’ils croyaient être une
invention de la propagande hitlérienne. Bonnet disposait de meilleures informa-
tions, grace à Anatole de Monzie. a J e réclame en vain au ministère des A5aires
étrangères n, écrit ce dernier, a le texte du mémoire déposé à la Conférence de la
Paix, par le Chancelier autrichien Renner sur le rattachement des Sudètes à la
Tchécoslovaquie. [Reproduit plus haut, p. 149.1 Georges Bonnet, à qui je parie de
ce document, déclare ne pas le posséder dans son dossier - le dossier constitué
par les bureaux. L’idée me vient que je le trouverai à la Bibliothèque Nationale
et c’est ainsi qu’en effet, je peux relire les solennels avertissements donnés le 15 juin
1919 par le Social-démocrate Renner aux accapareurs de l’Europe centrale : LM
..
Puissances alliées sont en train. d’entraher la Tchkcosbvaquie dans une politiqua
...
aventureuse et catastrophique Les Puissances crkeraient au centre de l‘Europe un
foyer de guerre civile dont le brasier pourrait devenir, pour le monde, bien plus dan-
gereux qua nt! le fut la fcrmentatwn continuelle dans IdB Balkans. m Est jointe au
mémoire, un13 protestation motivée, prophétique, établie e t présentée par les
représentants des Pays allemands des Sudètes. N’empêche que, dix-neuf ans plus
tard, on accuse la révolte des Sudètes d‘être une manifestation truquée d’éléments
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTBS AU REICH 301
- u I1 ne faut pas non plus D, opine Gamelin, u que la
Tchécoslovaquie disparaisse de la carte d’Europe centrale.
L‘Allemagne aurait alors les mains libres soit contre la
Pologne, soit contre nous 1. ))
E n attendant, les semaines passent, la tension s’accentue
et la France n’arrive toujours pas à prendre position. L’opi-
nion s’énerve et se divise en deux camps. Les uns sont pour
la guerre. Les autres pour la conciliation. Ces tendances
contraires se manifestent dans la presse, au Parlement et
jusqu’au sein du Cabinet 2.
A quelque temps de là, Gamelin ayant laissé entendre que
les fortifications allemandes réduisaient considérablement
ses possibilités d’off ehsive et que la résistance tchèque serait
de courte durée 8, cette nouvelle provoque l’indignation de
certains milieux parlementaires. Alexis Léger vient trouver
le généralissime et lui dit :
- u I1 ne faut pas que l’on puisse douter de vos inten-
tions. On répète, dans les milieux gouvernementaux que
vous n’avez pas d’autre solution que d‘attaquer par la Lor-
...
raine ))
- u Et par où veut-on que nous attaquions, si nous ne
pouvons pas passer par la Belgique? )) répond Gamelin,
agacé. u Forcer le Rhin, d’ailleurs fortifié, pour aller buter
sur la Forêt-Noire 4 1 1)
I1 faut! ... I1 ne faut pas! ... Ces injonctions traduisent le
désarroi des milieux politiques. Mais quels que soient les
désirs des uns et des autres, la situation militaire reste domi-
née par un certain nombre de facteurs, qui apparaissent de
plus en plus clairement au fur et à mesure que les journées
s’écoulent. Gamelin les résume de la façon suivante, dans
une note destinée au Chef du Gouvernement :

suspeets! Notre ignorance et notre étourderie sont patentes. J e remets les textes
retrouvés au ministre dei Affaires étrangères, que ses services ont, une fois de
plus, essayé d’abuser. D (Ci-devant, p. 18.)
1. Général G A M E L ~ Servir,
N, II, p.,335.
2. Au sein du Cabinet, sont partisans de la conciliation : Georges Bonnet,
Chautemps, Marchandeau, Frossard et Queuille; y sont hostiles : Paul Reynaud,
Mandel, Campinchi, Jean Zay, Champetier de Ribes, de Chappedelaine.
3. Du moins le bruit en a-t-il été rapporté de Londres par Sir Eric Phipps,
Ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris. Gamelin protestera vivement contre
les piopos qu’on lui prête. Mais cette opinion est conforme à ses autres décla-
rations.
6. GnmEmi, Suvir, II, p. 344.
302 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

I . -. Rien à faire sur le Rhin, doublé de la Forêt-Noire. Nous


n’aurions d’espace et des objectifs immédiatement intéressants
que par la Belgique. Or, elle ne nous laissera pas passer et nous
ne péntherons pas sur son territoire sans son consentement, Il ne
reste donc que le secteur compris entre le Rhin et la Moselle. E n
raison de l‘ètroitesse d u terrain entre la Hardt et le Rhin, la zone
favorable est limitée par la Hardt, le Hochwald et le bassin minier
de la Sarre.
L e couloir entre le massif sarrois et le Hochwald n-écessite le
forcement de la Sarre. I l s’agit donc d’une lutte de front entre le
gros des forces françaises et allemandes.
U n calcul rapide montre que l’hypothèse la plus favorable pour
nous est celle de l’égalité initiale des forces :50 à 60 divisions
d’infanterie de part et d’autre.
Évoquant l‘expérience de la guerre 2, p e u t 4 y avoir une déci-
sion rapide, s i nous attaquons les Allemands installés sur la
défensive, avec les fortifications 3.3
Enfin, que se passera-t-il quand les Allemands pourront récu-
pérer une partie de leurs forces engagées contre la Tchécoslo-
vaquie 4.

Pour le savoir Gamelin s’est adressé aux généraux Georges


et Billotte. Voici leur réponse :

il faut retenir d u bilan des forces e n présence que l‘Allemagne


a la possibilité, tout en attaquant la ïchécoslovaquie et e n se
couvrant face à la Pologne, de disposer entre Rhin et Moselle
de forces sensiblement égales aux nôtres, soit une cinquantaine de
divisions, de diverses natures 5. Ces forces s’appuieront sur un
système fortifié de valeur, renforcé depuis un mois et demi. Donc,
o n ne peut prévoir, de ce côté, de décision rapide.
Aprbs l’écrasement de la Tchécoslovaquie, l‘Allemagne pourra
disposer de renforcements possibles, du fait de la formation de
nouvelles unités évaluées à 15 divisions d’infanterie par mois
après le trentième jour. Elle dispose, à cet effet, d‘hommes et de
matériel, sinon de cadres. M a i s de telles unités, de médiocre
valeur, pourraient libérer, sur les fronts passifs, des divisions
de batoille.

1. I1 n’agit de l’égalité des forces terrestres, Gamelin - comme Beck - n’at-


tachant qu’une importance secondaire à l’aviation et aux chars.
2. De 1914. Le Haut Commandement franyais - à quelques rares exceptions
près - reste dominé par les souvenirs de la Première Guerre mondiale.
3. Gamelin ignore qu‘Hitler n’a prévu, pour le front de l‘Ouest, que 5 divi-
sions d’actite et 4 divisions de réserve. (Voir plus haut p. 286.)
4. GAMEL~N, Servir, II, p. 345.
5. Le général Georges surestime, lui aussi, le volume des effectils allemands
consacrés à la défense du front occidental.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICFI 303
Au bout de combien de jours après sa mobilisation la
France serait-elle en mesure de prendre l’offensive? Huit à
dix jours l, si on l’exécute avec les réserves de couverture;
vingt jours, si on l’exécute avec la couverture renforcée a.
Ainsi donc, c’est dans le couloir étroit qui s’allonge entre
le Hochwald et le plateau sarrois que le gros des forces fran-
çaises devra affronter les forces allemandes. I1 ne sera à éga-
lité avec elles (hypothèse la plus favorable) que durant une
quinzaine de jours, après quoi les effectifs allemands s’ac-
croîtront de toutes les divisions libérées par l’écrasement de
la Bohême. Dure épreuve en perspective, pour les combat-
tants français ...
De ce fait, la situation subit un retournement paradoxal :
avant même d’entrer en guerre pour secourir la Tchéco-
slovaquie, l’Armée française demande à l’Armée tchèque de
lui faciliter la tâche, en retenant le plus longtemps possible
le gros des forces allemandes sur le front tchécoslovaque.
Pour cela, Gamelin suggère au général Sirovy de prolonger
au maximum la durée de sa résistance en sacrifiant la
Bohême et en se repliant en direction de l’est, vers les mon-
tagnes de Moravie, où il pourra être finalement recueilli
par les Russes 4.
On imagine sans peine les sentiments du général Sirovy en
recevant ce (( conseil )) qui aura pour effet de faire tomber
aux mains des Allemands, dès le premier jour de la guerre,
les terrains d’aviation, les fortifications, les villes principales,
les nœuds de communication ferroviaires, peut-être même la
capitale. Pourtant, après un terrible débat de conscience, il
accepte ce sacrifice 5. Puisqu’il ne peut faire autrement, il
abandonnera le pays, dans l’espoir de le récupérer plus tard,

1. Gamelin dit sept à huit joura. Georges estime préférable de tabler sur dix.
2. Sur ce délai (quinze à vingt jours), Gamelin et Georges sont d’accord. Le laps
de temps qui sépare la mobilisation de l’offensive est dû à la nécessité de grouper
une très nombreuse artillerie mobile, pour surclasser la puissance de feu des
fortifications du a Westwall s!
3. Nous avons déjà rencontré le général Sirovy, lors de la retraite des Légions
tchèques à travers la Sibérie. (Voir plus haut, p. 53.) Rentré à Prague, Sirovy
est demeuré dans I’ArmBe tchèque, où il a exercé divers commandements avant
de devenir Chef d’Êtat-Major général (jusqu’en 1933) puis Inspecteur général de
l’Armée (de 1934 à 1938).
4. Message du général Gamelin au général Sirovy, Servir, II, pp. 355-356.
a Dur conseil I, écrit Gamelin, a dont nous sentions bien la cruauté. n
5. A vrai dire, l’État-Major tchèque avait déjà envisagé cette possibilité, mais
seulement à titre d’hypothèse. II a espéré jusqu’au dernier moment qu’une déci-
sion rapide sur le front occidental le dispenserait de la mettre à exécution.
304 HISTOIRE DE L’ARYÉE ALLEMANDE

et informe l’fitat-Major français de la décision qu’il a


prise l.
- A Notre situation serait sans doute beaucoup plus avan-
tageuse D, conclut le général Gamelin, u si la Pologne a c c r e
chait sérieusement les forces allemandes, si la Russie atta-
quait la Pologne (au cas où celle-ci ferait cause commune
avec l’Allemagne) 2 ou encore si l’Italie changeait de clan 3. B
Mais qui peut affirmer que ces espoirs se réaliseront? C’est
dire combien l’action de la France est tributaire du soutien
qu’elle rencontrera à Londres, à Washington et à Moscou ...
1. s Le plan de l’État-Major tchécoslovaque, qui nous fut remis le 21 septembre B,
6crit Georges Bonnet, I consistait à battre en retraite dans la montagne pour y
opposer une résistance qui, de l’avis unanime e t malgré ce repli, ne pouvait être
que de courte durée. a (Le Quai d’Oraay soiu trois R&publiqucs, p. ‘208.)
2. Dans ce cas48, la France serait tenue de déclarer amai la guerre à la Russie,
puisque les pactee d’assistance franco-polonais de 1921 et 1925, garantiasent la
Pologne 15 h fois contre une agression de l’Allemagne et contre u n e agression
de 1’U. R.S. S. Voir plus haut, p. 401-202.)
3. CAMEUN,kwir, II, p. 346.
xv

L'IMPASSE DIPLOMATIQUE
II. - L'Angleterre refuse de s'engager sur le continent.

(( Avec Franco en train de gagner la guerre grâce a u concours

des canons allemands et des avions italiens »,écrit Neville


Chamberlain à sa sœur, le 20 mars 1938; (( avec un Gouverne-
ment français e n qui o n ng peut avoir la moindre confiance et
que je soupçonne d'être de mèche avec notre opposition; avec les
Russes e n train de tirer sournoisement toutes les ficelles pour
nous précipiter dans une guerre avec l'Allemagne (nos Servi-
ces Secrets ne passent pas tout leur temps à regarder voler les
mouches) ;et enfin, avec une Allemagne enivrée de triomphes et
suprêmement consciente de sa force, on peut dire, e n effet, que
les perspectives sont plutôt sombres. Devant de pareils problèmes,
être constamment houspillé et pressé de choisir une ligne claire,
nette, audacieuse et de faire preuve de c vrai courage »,tout ce
bavardage ne peut qu'indisposer un homme qui devra assumer lu
responsabilité des conséquences. En fait, le projet de (( Grande
Alliance »,comme l'appelle Churchill, était venu à mon esprit
bien avant qu'il n'en parle l... J e m'en suis ouvert à Halifax et
nous l'avons soumis a u x chefs de l'État-Major et a u x experts d u
Foreign Office. C'est une idée très séduisante. O n serait même
tenté de dire qu'il n'y a rien à lui objecter, jusqu'au moment OU
l'onexamine ses possibilités de réalisation. A partir de ce moment,
sa séduction s'évanouit. I l sufit de jeter un coup d'œil sur la
carte pour se rendre compte que rien de ce que noua pourrions
faire, ni la France ni nous, ne saurait empêcher la Tchécoslova-
quie d'être submergée par les Allemands. L a frontière auiri-
chienne est pratiquement ouverte. Les grandes fabriques d'armes
Skoda, sont à faible distance des aérodromes allemands; toutes
les lignes de chemin de fer passent à travers le territoiredu Reich;
1. Churchill estime que l'Angleterre doit conclure immédiatement une
a Grande Alliance B oRensive et défensive avec la France et la Russie, et alla
hardiment de l'avant.
Y 20
306 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

la Russie est à cent lieues de là. I l est donc impossible d’aider la


Tchécoslovaquie. Vouloir soutenir ce pays ne serait qu’un pré-
texte pour déclarer la guerre à l‘Allemagne. Il ne saurait en être
question, à moins d’avoir une chance raisonnable de la mettre
rapidement à genoux et de cela, j e ne vois aucun indice. J’aL donc
abandonné l’idée de donner des garanties à la Tchécoslovaquie,
ni même à la France, pour lui permettre de tenir les obligations
qu’elle a contractées envers ce pays 1. n

E n écrivant ces lignes, Chamberlain est sûr d’être d’ac-


cord avec la majorité de ses compatriotes. Les Anglais, en
effet, ont sur la Tchécoslovaquie, une vue très différente de
celle des Français. Ce pays n’est, à aucun degré, u n facteur
de leur puissance. I1 les intéresse bien moins que Suez, Malte
ou Gibraltar. Contrairement à la France et à 1’U. R. S. S., le
Gouvernement de Londres a toujours refusé de prendre le
moindre engagement envers lui 2. De plus, la plupart des
Anglais portent sur le Gouvernement de Prague un jugement
sévère, dénué de toute sentimentalité.
Dès les négociations de paix de 1919, la délégation bri-
tannique a été choquée par le caractère artificiel du nouvel
Etat. Lloyd George a bataillé pour que certains territoires
peuplés d’Allemands, notamment les saillants d’Asch et
d’Eger, soient rattachés au Reich et non remis à la Tché-
coslovaquie. I1 s’est heurté à l’opposition de Benès et de
Clemenceau. Depuis lors, les Ang-is ont suivi avec attention
I’évolution du pays. Ils ont vu 1’Etat tchécoslovaque - que
ses fondateurs avaient promis de modeler sur la- Suisse - se
transformer en un E t a t centralisé, puis en un E t a t policier,
et s’efforcer de réprimer par la force tous les conflits qui nais-
sent inévitablement du heurt de deux communautés anta-
gonistes auxquelles on impose de vivre ensemble. Ils ont vu
la récession économique s’abattre sur les districts allemands,
y provoquant un chômage beaucoup plus grand que dans
les districts tchèques, en raison de leur industrialisation
plus poussée. Ils ont constaté que le Gouvernement tchèque
avait dû surseoir aux élections pendant cinq ou six années,
par crainte des troubles graves qui pourraient en résulter.

1. Keith FEILING, The Life of Nevilte Chamberlain, p. 341-348.


2. Au moment du Traité de Locarno, Briand a essayé d’obtenir que l’Angleterre
étende sa garantie aux frontières orientales du Reich (Pologne et Tchécoslova-
quie). L’Angleterre s’y est catégoriquement refusée. Elle n’a jamais voulu s’en-
gager au-delà des frontières françaises et du Rhin.
L E R A T T A C H E M E N T D E S SUDÈTES AU REICH 307
Ils ont vu la police recourir aux moyens extrêmes - les
fusillades, les matraquages et les arrestations massives -
pour empêcher l’opposition de s’exprimer librement. Ils
se sont dit - bien avant l’avènement d’Hitler - que si
l’on ne portait pas remède h cet état de choses, l’Europe
s’orienterait vers une nouvelle guerre de Trente Ans.
Cette opinion a été renforcée par les conférences où
Henlein leur a dépeint la détresse des populations alle-
mandes sous son jour le plus dramatique l, et par le fait
que le Gouvernement tchèque n’a jamais fait le moindre
geste pour se concilier ses voisins. Horthy, le Régent
de Hongrie, ne peut pas les souffrir. Les Polonais, dont
les regards sont fixés sur les charbonnages de Teschen,
déclarent que (( ce ne sont pas des gentlemen 1). Lord
Rothermere s’est livré dans le Daily Mail à une campagne
de presse très violente, où il a affirmé, entre autres, que
(( la Tchécoslovaquie était un pays odieux, les Tchèques

des gredins, et que pas un Anglais n’aurait supporté sans se


révolter les conditions de vie imposées aux Sudètes depuis
près de vingt ans 1).
- (( Ces accusations sont peut-être exagérées D, s’est dit
l’Anglais moyen; mais il faut croire que la situation est
((

pénible, pour que les Slovaques eux-mêmes ne veuillent plus


la supporter. Rien de tout cela ne serait arrivé si les négo-
ciateurs des traités de paix n’avaient pas violé le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, ce principe que les Alliés
avaient inscrit en tête de leurs buts de guerre! n
Après avoir prodigué pendant six ans les avertissements
a u Gouvernement de Prague, le Foreign Ofice s’est lassé.
A la fin de 1937, il a pressé Beiiès de faire de sérieuses conces-
sions aux Sudètes et a obtenu du Quai d’Orsay qu’il
s’associe à sa démarche. Mais les autorités tchèques ont
fait la sourde oreille, sans s’apercevoir qu’elles vivaient
sur un volcan. A présent, la grande majorité des Sudè-
tes est à la veille de l’insurrection et les jeunes acti-
vistes de Henlein, massés au bord des routes en culottes
noires et en bas blancs, attendent avec impatience l’arrivée
1. Le Gouvernement de Prague conteste la réalité des faits. Mais les repor-
tages photographiques sont malheureusement éloquents. On n’y voit que files
de chômeurs devant les soupes populaires, femmes en haillons et maisons sac-
cagées.
2. Le ton de cette campagne de presse ira en s’accentuant. (Voir notamment
le Daily Mail du 6 mai 1938.)
308 HISTOIRE D E L ’ A R M É E ALLEMANDE

des armiies allemandes dont les divisions motorisées, par-


t ant de Vienne et de Breslau, pourraient saisir la Tché-
coslovaquie à la gorge et trancher son artère jugulaire
en un après-midi1.
Devant cette situation, que peut faire l’Angleterre? Se
désintéresser de la question? Ce serait renoncer à son rôle
de grande Puissance. Déclarer la guerre à l’Allemagne?
Non seulement elle est désarmée sur terre et dans les airs,
mais les pays du Commonwealth ne comprendraient pas
qu’elle mette son existence en péril pour assurer la survie
de la Tchécoslovaquie 2. De plus, Hitler a soulevé récem-
ment, avec unr insistance particulière, le problème de la
restitution au Reich de ses anciennes colonies. N J e ne suis
pas pressé D, a-t-il fait dire à Lord Halifax, (( je puis
attendre encore quelques années. Mais la question finira
par se poser tôt ou tard, si l’Allemagne ne trouve aucun
autre débouché pour l’excédent de ses populations. )) Or,
cette revendication paraît autrement redoutable à l’opinion
anglaise, que les ambitions allemandes en Europe centrale.
E n donnant des satisfactions à Hitler sur le continent
européen, elle espère le détourner de ses visées en Afrique
e t en Océanie 3.
Pour toutes ces raisons, Chamberlain a choisi, dès 1937,
la politique suivante : intensifier sa pression sur Prague
pour amener Benès à régler le problème des Sudètes par une’
négociation directe; dissuader Hitler de recourir à la force;
faire comprendre à la France que l’Angleterre ne la
suivra pas, si elle encourage les Tchèques à l’intransigeance
par la promesse d’une intervention armée 4. Une fois définie
cette ligne de conduite, Chamberlain s’y tiendra avec une

.l. Keith FEILING, The Life of Neville Chamberlain, p. 346.


2. I1 sufit de lire la correspondance de M. Mackenzie King, Président du Conseil
canadien, f4:licitant Chamberlain u de ses efforts pour se rapprocher de l’Italie et
de l’Allemagne D, pour se rendre compte que ce n’est pas une affirmation gra-
tuite.
3. Étant donné le peu de cas qu’Hitler faisait des colonies (voir vol. IV, p. 282),
il est permis de penser que ses revendications coloniales n’avaient pas d’autre
but que d‘alarmer l’Angleterre et de la rendre plus u malléable B à l’égard de sa
politique d’expansion à l’est.
4. Depuis son voyage 2i Londres en mars 1936, lors de la remilitarisation de la
rive gauche du Rhin (voir vol. III, p. 293 et s.), Pierre-Étienne Flandin a acquis
la conviction que l’Angleterre ne suivrait pas la France dans sa politique de aou-
tien aux pays de l’Europe centrale. I1 en a conclu que la France devait se replier
sur elle-même et sur son Empire et se désengager des obligations qu’elle avait
contractées au-delà du Rhin.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U R E I C H 309
ténacité inflexible, convaincu qu’en agissant ainsi il défend
à la fois les intérêts britanniques, la morale et la paix.
Durant tout son ministère, Léon Blum s’est efforcé de
faire revenir le Gouvernement anglais sur sa position. Le
15 mars 1938, il l’a pressé de déclarer publiquement qu’il
se trouverait aux côtés de la France, au cas où l’Allemagne
attaquerait la Tchécoslovaquie l .
La réponse de Londres ne s’est pas fait attendre :
Foreign Office, 22 mars 1938.
L e Vicomte Halifax à S i r Eric Phipps, Paris.
:.. Récemment, et e n de nombreuses circonstances, le Gouverne-
ment français a réaffirmé publiquement les obligations qu’il a
contractées envers la Tchécoslovaquie et a assuré qu’elles seraient
tenues, si le besoin s’en faisait sentir.
Les obligations contractées envers la France par le Gouverne-
ment de Sa Majesté - e n dehors de celles qui les lient l‘un à
l‘autre e n tant que membres de la Société des Nations - se
limitent à celles inscrites dans le Traité de Locarno. Ces obli-
gations subsistent, conformément à l’arrangement conclu à
Londres le 19 mars 1936 2, et seront scrupuleusement respec-
tées, au cas où la France serait victime d’une agression non
provoquée de la part de l’Allemagne.
Telles sont les obligations assumées par le Gouvernement de
Sa Majesté... Elles ne sont pas une contribution négligeable au
maintien de la paix e n Europe. M a i s le Gouvernement de Sa
Majesté n’entend rien y ajouter. I l comprend les inquiétudes d u
Gouvernement français et son désir de recevoir des assurances
supplémentaires. Mais il est convaincu que le Gouvernement
français comprendra, de son côté, les raisons qui ont toujours
empêché ce Pays [l’Angleterre] de prendre à l’avance des engage-
ments nouveaux et étendus envers le continent européen.
L e Gouvernement de Sa Majesté a réaffirmé fréquemment ces
temps derniers que, pour des raisons découlant à la fois de sa
politique intérieure et de son association avec les autres membres
du Commonwealth, il lui était impossible d’aliéner par avance
sa liberté de manœuvre et d’assumer e n Europe aucun engage-
1. r M. Paul-Boncour insiste pour que le Gouvernement de Sa Maiesté déclare
publiquement que, si la France prétaif assistance à la Tchécoslovaquie, au cos 012
cette dernière serait attaqude par l’Allemagne, 1‘Angleferrese trouverait à ses cdtds. a
(Télégramme n o 34, R. 2674/162/12 de Sir Eric Phipps au vicomte Halifax,
Documents o n British Foreign Policy, I , n o 81, p . 60.)
2. A la fin de la réunion tenue au Palais Saint James, au lendemain de la réoccu-
pation de la Rhénanie par Hitler, l’Angleterre a renouvelé l’engagement de prêter
assistance à la France, au CBS où celle-ci serait attaquée par l’Allemagne.
310 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

ment uutre que ceux contenus dans k Traité de Locarno et dans


le Pacte de la SociétS des Nations. Comme it l’a déjà dit au Pré-
sident Chautemps et à M . Delbos le 29 novembre dernier, le Gou-
vernement de S a Majesté n’ira certainement pas jusqu’ri déclarer
quelle serait son attitude, s i l‘Allemagne attaquait la Tchécoslo-
vaquie. En conséquence, il n’est pas e n mesure de contracter à
l’avance l‘obligation d’assister la France, dans des cas non cou-
verts par le Traité de Locarno l...
... I l est indéniable que la position militaire de la Tchécoslova-
quie a été sérieusement affaiblie par l’incorporation de l’Autriche
a u Reich. L’absence de fortifications le long de la frontière austro-
tchécoslovaque expose le cœur de la Tchécoslovaqicie 4 une attaque
allemande. Il y a peu d’espoir, toutefois, que des opérations
militaires, entreprises contre l’Allemagne par les deux pays
qui ont contracté des obligations envers la Tchécoslovaquie -
la France et 1‘Union Soviétique - puissent être menées d’une
façon assez rapide et assez efficace pour empêcher l‘occupation
de la Tchécoslovaquie, le jour O& l’Allemagne déciderait de
l’attaquer. En conséquence, la restauration de la Tchécoslovaquie
devrait attendre la conclusion victorieuse de la campagne entre-
prise par ceux qui auraient recouru a u x armes pour la défendre.
En tout cas, il est à présumer que cette guerre serait longue et, s i
le Gouvernement de S a Majesté s’y trouvait engagé, il ne serait
pas en mesure d’y apporter dès le début, une contribution de
nature à lui assurer rapidement une conclusion victorieuse 2...

Cette note, qui définit clairement la position anglaise,


a causé un véritable choc au Gouvernement français.
Lorsque Daladier et Bonnet succèdent à Blum et à Paul-
Boncour ( I O avril 1938), ils espèrent que les dirigeants bri-
tanniques, de tendances conservatrices, se montreront plus
accommodants envers eux qu’envers leurs prédécesseurs du
Front populaire. C’est dans cette intention qu’ils se rendent
à Londres, les 28 et 29 avril. Mais dès leur arrivée sur les
bords de la Tamise, ils constatent que le climat psycholo-
gique n’y est pas le même qu’à Paris et qu’une divergence
de vues fondamentale sépare les deux gouvernements.
- (( Rendez-vous compte qu’il s’agit purement et sim-
plement de supprimer la Tchécoslovaquie de la carte de
l’Europe! )) leur dit Georges Bonnet. (( La Bohême allemande

1. Cela revient à dire : L’Angleterre garantit la sécurité de la France, elle ne


s’engage pas à soutenir sa politique en Europe centrale.
2. Note du vicomte Halifm à Sir Eric Phipps, no 581, C 1933/132/18. Docu-
ments on British Foreign Policy, I, pièce 106, p. 82.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES A U R E I C H 311
serait rattachée au Reich, la province de Teschen serait
donnée à la Pologne, la Hongrie obtiendrait la Slovaquie sous
un statut quelconque d’aytonomie. Quant aux Tchèques, ils
constitueraient un petit Etat que sa faiblesse contraindrait
à rester dans l’orbite germanique. De tels événements sont
à prévoir dans un avenir prochain. La Grande-Bretagne et
la France ne doivent pas se laisser surprendre, une fois de
plus, par une nouvelle violation des traités l !
Daladier appuie ces prévisions pessimistes. Mais les exhor-
tations deBonnet laissent Chamberlain parfaitement froid.
- a Jamais le peuple anglais »,répond-il, (( et encore moins
les Dominions, si attachés à l’idée du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, n’accepteront que le Gouvernement
britannique fasse la guerre pour empêcher qu’un plébiscite
permette à des populations faisant partie de l’Europe d’ex-
primer leur volonté. Si Benès avait accordé un traitement
libéral aux minorités allemandes qu’il a annexées comme -
il s’y était engagé en 1919 -la crise actuelle aurait été
évitée. Mais à ceci s’ajoute une autre considération : l’An-
gleterre a désarmé de 1925 à 1935. Elle vient tout jujte
d’établir de nouveaux programmes d’armement naval et
aérien. C’est seulement lorsqu’ils seront terminés, que l’An-
gleterre sera en état d’affronter un conflit 2. ))

Bonnet et Daladier s’efforcent de convaincre leurs inter-


locuteurs de l’imminence du péril. E n vain. Ceux-ci sont si
fermement ancrés dans leurs positions et la discussion
s’échauffe à tel point, que Chamberlain écrira le lendemain
à un intime : (( Heureusement que rien de cette dispute n’a
transpiré au-dehors et que les journaux n’ont pas su à
quel point nous avons été près d’une rupture avec les
ministres français 3. n
Ne voulant pas quitter Londres sur une cassure aussi
pénible, Bonnet propose un moyen terme :

I. Georges BONNET, Le Quai d’Orsay 86us trois Républiques, p. 191. On trouvera


le procès-verbal des entretiens de Londres reproduit in e,itenso dans Documents
on British Foreign Policy, 1, p. 222.
2. En juillet, lorsque Chamberlain demande à Arthur Robinson, du Supply
Board : a Dans combien de temps serons-nous en mesure d’affronter l’Allemagne,
a forces plus ou moins égales? 8 Robinson lui répond : K Dans un an. a (Keith
FEILING : Op. cit.,p. 350.) Lorsque Daladier demande A Gamelin quand il sera en
mesure de faire, sur terre, une offensive sérieuse, le Commandant en chef lui
répond : a Pa5 avant deux ans, au moins. a (BONNET, Le Quai d‘Orsay doua h i d
Républiques, p. 228.)
3. Keith FEILING, Op. cif., p. 553.
312 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

- (( Le pire peut arriver D, déclare-t-il, N si la France e t

l’Angleterre n’agissent pas solidairement. E n revanche,


l’union des deux pays, si elle s’affirme fortement, pourra
peut-être empêcher Hitler de se jeter sur la Tchécoslova-
quie. Le pays serait alors sauvé, et sans guerre 1) ...
Sans guerre! Ce mot a touché plus vivement la sensibilité
de Chamberlain que tous les arguments précédents.
- (( Nous sommes prêts à tenter avec vous cette expé-
rience »,répond le Premier britannique après un moment
de réflexion. a Si vraiment notre action diplomatique com-
mune peut permettre d’arriver à un arrangement amiable
entre Prague et Berlin, tant mieux! Mais sachez que nous ne
sommes pas tenus d’aller au-delà. D
Telle est la limite extrême de ses concessions, une -
limite qu’il ne franchira à aucun moment de la crise.
*
* *
De retour à Paris, Bonnet rapporte à Stefan Osusky la
teneur de ses entretiens de Londres. I1 ne lui cache pas la
médiocrité de la situation militaire et lui précise que Dala-
dier et lui ont obtenu l’appui anglais, non pour prêter main-
forte à la Tchécoslovaquie e n cas de guerre, mais pour régler
à l’amiable l’affaire des Sudètes. I1 lui demande d’en préve-
nir Benès et d’insister pour que le Gouvernement tchèque
aboutisse à un arrangement aussi rapide que possible. Le
ministre de Tchécoslovaquie à Paris télégraphie le soir même
à Prague, en insistant sur les conseils que vient de lui don-
ner Bonnet (30 avril 1938) l.
Est-ce le reçu de ce message qui a fait germer dans la
tête de Benès l’idée de forcer les démocraties occidentales *
à prendre une position plus énergique envers l’Allemagne,
en répandant la nouvelle de sa mobilisation (20 mai)? On
n’en possède pas la confirmation, mais le rapprochement des
deux dates n’exclut pas cette hypothèse. Les interventions
réitérées de Sir Nevile Henderson à la Wilhelmstrasse et le
départ précipité de Ribbentrop pour Berchtesgaden ont
amené certains journaux à publier des articles assurant que

1. Georgea BONNET,Ls Quai d’ûraay mua trois Ripubliqusa, p. 192.


2. La Franre, surtout. Car BonCs, dûment inform6 par Jan Masaryk, son ambis-
sadeur à Londres, est au courant des intentions des Anglais et ne se fait guère
d’illusions sur l’aide qu’il peut en attendre.
LE R A T T A C H E M E N T DES SUDETES AU REICR 313
si l’Allemagne faisait mine de recourir à la force, l’Angle-
terre et la France marcheraient la main dans la main et
n’hésiteraient pas à lui déclarer la guerre. Ces rumeurs, si
peu conformes aux intentions réelles de Chamberlain, lui
paraissent dangereuses par les espoirs non fondés qu’elles
pourraient susciter. I1 ne peut les démentir publiquement,
sous peine d’affaiblir sa propre position l. Mais il adresse
au Gouvernement français, dans la nuit du 22 au 23 mai,
une note qui ne laisse place à aucune équivoque :
I l est de la plus haute importance, y lit-on, que le Gou-
vernement français n’ait aucune illusion quant à l‘attitude d u
Gouvernement britannique, autant qu’on puisse la prédire e n ce
moment. L e Gouvernement britannique a donné les avertissements
les plus sérieux à Berlin et il faut espérer qu’ils empêcheront le
Gouvernement allemand de prendre des mesures extrêmes. Mais
il serait tout à fait dangereux que le Gouvernement français
s’exagérât la portée de ces avertissements.
Le Gouvernement britannique remplira toujours son enga-
gement de venir à l’aide de la France, si elle est victime d’une
agression non provoquée de la part de l’Allemagne. Dans ce cas,
il emploiera toutes les forces à sa disposition. M a i s si le Gouver-
nement français e n concluait que le Gouvernement britannique
prendrait immédiatement part, avec lui, à une action militaire
conjointe pour préserver la Tchécoslovaquie contre une agression
allemande, il n’est que juste de prévenir le Gouvernement fran-
çais que nos déclarations et nos engagements ne justifient e n
aucune manière une telle supposition.
Le Gouvernement britannique estime que la situation mili-
taire est telle que la France et l’Angleterre, même avec l‘assis-
tance qu’elles pourraient recevoir de la Russie, ne seraient pas
en mesure d’empêcher l‘Allemagne de submerger la Tchécoslova-
quie. L e seul résultat serait une guerre européenne dont l’issue
serait pour le moins extrêmement douteuse.
L e Gouvernement britannique compte absolument, que le
Gouvernement français s’engage à le consulter et à lui donner
2’occusion d’exprimer ses vues avant toute action qui pourrait
rendre su position plus dificile 2.
1. Le Gouvernement anglais se trouve, malgré tout, dans une situation déli-
cate. 11 doit faire trois choses à la fois :retenir Hitler d‘aller de l’avant, freiner la
France et presser Ben& de s’entendre avec les Sudètes. Toutes les notes transmises
durant cette période par les reprbsentants diplomatiques de la Grande-Bretagne
B Berlin, à Prague et à Paris ont pour objet de parvenir à ce triple rbsultat, en
mettait l’accent tantôt sur l’un, tant6t sur l’autre aapect de cette politique.
2. Note du Gouvernement britannique remirs par Sir Eric Phippa, IC 22 mai 1938
d M. Édouard Daladier, et lue par le Président du Conseil français à la Commission
des Affaires étrangères de la Chambre, r6unie en séance 8ecrEte.
314 H I S T O I R E D E L ’ A R M É E ALLEMANDE

- (( I1 convient »,ajoute Sir Eric Phipps, après avoir lu


cette note au Président Daladier, (( de faire un effort consi-
dérable auprès du Gouvernement de Prague, pour lui faire
comprendre la nécessité d’un règlement amiable du pro-
blème des Sudètes. ))
Cette fois-ci encore, comme le 22 mars et le 28 avril, la
position anglaise ne saurait s’exprimer plus clairement,..

i 4

A son retour de Londres, Bonnet a mis Stefan Osusky


au courant de ses pourparlers avec Lord Halifax et Cham-
berlain. A présent, il se tourne vers Varsovie pour connaître
les intentions du Gouvernement polonais. Le 27 mai, il
demande à M.Lukasiewicz, ambassadeur de Pologne à Paris,
quelle serait l’attitude de son gouvernement, si 1’U. R. S. S.
lui demandait l’autorisation de faire passer ses troupes par
le territoire polonais, ou de le faire survoler par ses avions.
- Si 1’U. R. S. S. le tente, ce sera la guerre! )) répond
((

sans hésiter l’ambassadeur de Pologne. (( L’alliance franco-


polonaise ne nous oblige à vous soutenir que si vous êtes
attaqués par l’Allemagne et non dans le cas contraire ... La
Tchécoslovaquie est déjà un Etat mort. Vous avez tort de
vouloir 1:i ressusciter. La seule politique raisonnable consiste
à se résigner à sa dislocation, en réservant à la Pologne une
partie importante de ses territoires, notamment Teschen. 1)
Bonnet est consterné par cette déclaration.
- a Ne pensez-vous pas que la Pologne pourrait un jour
être attaquée par l’Allemagne et subir le même sort? ))
demande-t-il à l’ambassadeur. (( Stresemann lui-même m’a
dit, il y a dix ans, que jamais l’Allemagne n’accepterait la
situation qui lui a eté faite à Dantzig et dans le corridor
polonais. I1 est donc nécessaire que la Pologne entretienne
de bonnes relations avec 1’U. R. S. S. Elle ne peut pas être
brouillée à la fois avec ses deux puissants voisins I!
Mais M. Lukasiewicz refuse d’entrer dans ces vues. Son
intransigeance étonne le ministre français. Celui-ci connaît
l’antipathie des Polonais pour les Tchèques; il sait qu’ils
n’ont pas pardonné le (( coup de poignard de Teschen 1).
Mais t a n t de passion lui paraît déraisonnable. E n parlant

1. Georges BONNET,
Op. c i l . , p. 196.
L E R A T T A C H E M E N T DES S U D È T E S A U REICH 315
comme il le fait, l’ambassadeur exprime-t-il vraiment la
point de vue de son gouvernement?
Pour le savoir, il demande à M. Léon Noël, ambassadeur
de France à Varsovie, d’interroger à ce sujet le colonel
Beck et le maréchal Ridz-Srnigly. M. Noël les voit le
26 mai et le 3 juin. Hélas! Leurs réponses sont tout aussi
négatives que les propos de l’ambassadeur :

(( Ridz-Smigly m’a laissé l‘impression qu’il ne croyait pas à

la possibilité de sauver la Tchécoslovaquie )), écrit Léon Noël


dans son rapport d u 3 juin, (( et que par suite la Pologne devait
garder les mains libres à toute éventualité... E n dehors des cas
prévus par nos accords, nous ne pourrons, à aucun degré, compter
en ce moment sur La Pologne l, ))

Ce que le rapport ne dit pas, c’est l’impatience croissante


des dirigeants polonais, à l’idée que le dépècement de la
Tchécoslovaquie puisse s’accomplir sans eux z.

Pendant ce temps, les négociations entre Prague e t les


Sudètes piétinent. Les pourparlers, menés par Milan Hodja
et Kami1 Krofta pour les Tchèques 3, par Conrad Henlein
et Karl Frank pour la minorité allemande, n’ont encore
abouti à rien. MM. Benès et Hodja ont beau multiplier les
déclarations rassurantes, la discussion est au point mort.
- Que les Allemands finissent par obtenir le droit de
s’administrer eux-mêmes, ne fait aucun doute »,affirme
1. Georges BONNET: De Washington au Quai d’Orsay, p. 140.
2. Le 14 mars 1938, M. Lipski, Ambassadeur de Pologne a Berlin, sugghe
ti son gouvernement d’entrer en pourparlers avec Berlin, afin d’élaborer un plan
commun concernant la Tchécoslovaquie, de crainte d’arriver trop tard si les
dispositions nécessaires ne sont pas prises à temps. (Comte Jean SZEMBECK,
Journal, 14 m a n 1938, p. 292.) Le 13 juin, Lipski cherche à provoquer un entre-
tien avec Gœring, en vue de mettre au point les modalités d’une action commune
contre la Tchécoslovaquie, notamment sous forme de pression économique. (Akten
zur Dcutsche Auswdrtigen Politik, I I , p. 255.) Enfin, les autorités polonaises sou-
tiennent de plus en plus activement les revendications de la minorité hongroise
et du Parti autonomiste slovaque de Mgr Hlinka, auquel - honneur insigne - ils
ont conféré l’ordre Polonia restituta, la plus haute décoration polonaise, le
5 octobre 1937.
3. Le Président du Conseil et le ministre des Affaires étrangères, sur qui
M. Benès s’est déchargé de l’essentiel de la négociation. Ils sont assistés, de temps
à autre, par M. Emil Hacha, le Président d u Conseil d’État. (Oberstu Verwaltungs-
gericht.)
316 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

M. Hodja. a Le seul problème consiste à définir l’étendue de


cette auto-administration, de manière qu’elle satisfasse les
aspirations légitimes des Allemands, sans porter atteinte à
la souveraineté et à l’autorité de 1’Etat ))
C’est là en effet qu’est le nœud du problème. Comment
l’État tchécoslovaque pourrait-il se transformer de fond en
comble, tout en restant ce qu’il est 2?
Le Gouvernement britannique s’impatiente de cette len-
teur. I1 en attribue la cause au fait que la France n’exerce
pas une pression suffisante sur Prague. Lors de la Conférence
de Londres des 28 et 29 avril, Bonnet et Chamberlain ont
convenu de conjuguer leurs actions diplomatiques pour ame-
ner le Gouvernement tchécoslovaque à régler au plus vite le
problème des Sudètes S. Le Premier britannique a considéré
cette suggestion comme un accord formel, grâce auquel la
solidarité franco-britannique a pu être sauvegardée. Or,
il trouve que la France ne l’applique pas avec suffisamment
de vigueur. Convaincu que (( c’est de Londres que doit
venir l’impulsion 4 »,il décide d’intensifier sa pression sur
Benès en poussant le Gouvernement français à lui dire clai-
rement qu’il se verra dans l’obligation de dénoncer les
accords franco-tchèques et de reconsidérer toute sa politi-
que à l’égard de son pays, si les pourparlers avec les Sudètes
n’aboutissent pas rapidement S.
Pour y inciter le Gouvernement français, Lord Halifax
1. Intwview accordée p w M. Hodja au correspondant du a Sunday Tintes I), le
12 juin 1938.
2. a J e suis certain 8 , déclare de son c6té M. Benès, s que nous arriverons
trbs rapidement - peut-être au cours des jours ou des semaines qui viennent
- à trouver une solution équitable et compréhensive aux problèmes des natio-
nalités.. . et qu’ainsi la guerre pourra être évitée. n (Discours prononcé à Prague,
le 30 juin 1938.) Mais la presse officieuse tchèque prend aussitat le contrepied
de ces propos : a Nous ne sommes nullement disposés à assister en spectateurs
passifs au bouleversement de l’État voulu par M. Henlein ~i, écrit le Narodny
Noviny, organe officiel du Parti Narodny Sdruzeni. s Nous le disons crûment et
sans ambages : nous ne croyons pas du tout à la possibilité d’un accord avec
les Allemands de Henlein. Nous connaissons leurs exigences... Nous ne don-
nerons jamais notre approbation à la solution que Henlein et Berlin voudraient
...
nous imposer Nous devons avoir le courage de dire à nos amis les Français et
lea Anglais que leurs efforts échoueront sans espoir, s’ils pensent nous amener à
fairedcs concessions à Berlin. D (Cité par la Frankfurter Zeitung du 2 juillet 1938.)
3. Voir plus haut, p. 312.
4. Keith FEIL~NG : Thc Life oi Nevilla Chamberlain, p. 353.
5. a J e crois désirable D, a écrit M. Basil Newton à Lord Halifax, a qu’une très
forte pression aoit maintenue sur Prague de la part du Reich, comme de l’Angle-
terre et, si possible, de la France. 8 (Documents du British Foreign Policy, I, 124.)
II va même jusqu’à préconiser la neutralisation de la Tchécoslovaquie.(id. p. 134,
140.)
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 317
charge Sir Eric Phipps d’aller voir Georges Bonnet pour
le prier d’envoyer des instructions dans ce sens à M. de La-
croix, ministre de France à Prague. Bonnet ne soulève
aucune objection quant au fond. I1 admet que le représen-
t a n t de la France devra même aller (( un peu plus loin ))
que son collègue britannique l. Mais il préfère que les deux
gouvernements agissent séparément, une démarche com-
mune risquant d’alerter l’opinion et de pousser les Alle-
mands à quelque geste inconsidéré. Halifax approuve cette
manière de procéder 2.
M. Bonnet fait donc venir une nouvelle fois M. Osusky.
I1 lui lit la note anglaise du 22 mai 3 et ne lui cache pas
que les ministres britanniques sont de plus en plus étonnés
de voir Benès mener la négociation avec autant de lenteur.
- (( Les Anglais »,poursuit-il, (( menacent de me retirer
leur appui si Benès tarde plus longtemps à conclure un
accord 4. Qu’il profite de l’accalmie présente pour régler la
question coûte que coûte, par de très larges concessions.
Mais il doit se presser. Parmi les chefs sudètes, plusieurs
restent hostiles à un rattachement pur et simple à 1’Alle-
magne qui les ferait disparaître de la scène politique.
Hâtez-vous de traiter avec eux. I1 n’y a pas une minute à
perdre! N’oubliez pas que l’Angleterre ne nous donne qu’un
appui diplomatique e t qu’elle ne veut prendre aucune
obligation envers vous. en cas de conflit. Or, sans l’appui
anglais, nous ne pouvons rien faire d’efficace pour vous. Ne
vous contentez pas d’envoyer un télégramme. Allez voir
vous-même MM. Benès et ‘Hodja. Expliquez-leur clairement
1. u Par suite des relations spéciales qui unissent la France à la Tchécoslo-
vaquie D, écrit Sir Eric Phipps, <( je suggère que le Gouvernement français
fasse un pas de plus [que nous] et prévienne M. Benès que si, par sa faute, la
chance d’aboutir à un règlement était manquée, le Gouvernement français serait
contraint de réviser sa propre poaition à l’égard de la Tchécoslovaquie. D
(CELOVSKY, Op. cil., p. 258, note 2.)
2 . Boris CELOVSKY, I d . , ibid.
3. Voir plus haut, p. 313.
4. Ce n’est pas la question. Les Anglais lui ont demandé de signifier d Prague
la possibilité d’une dénonciation du Pacte franco-tchèque. Or Bonnet n’en soume
mot, ni dans sa conversation, ni dans son aide-mémoire. 11 y a à cela plusieurs
raisons. D’abord, il n’a pris aucun engagement à ce sujet envers Lord Halifax.
Ensuite, il répugne à brandir cette menace, de crainte de n’être suivi ni par
le Cabinet, ni par le Parlement. Enfin, M. Alexis Léger, Secrétaire général du Quai
d’Orsay, s’oppose, semble-t-il, ti ce que la France soutienne énergiquement ce
désir de l’Angleterre.(Cf. C E L O V S K Ycit., . 259,note 4.) Quant à M. Massigli,
, ~ ~p.
Directeur des Affaires politiques, il trouve navrant u que le Gouvernement français
soit constamment placé dans le sillage de Londres, le gouvernement le plus engagé
s’abritant derrière celui qui l’est le moins n. (Le Figaro, letavril 1964.)
318 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E A L L E M A N D E

la situation. Ne les laissez pas s’endormir dans des illusions


dangereuses l. 1) Pour donner plus de poids à ses paroles,
Bonnet remet un aide-mémoire à Osusky.
Malheureusement, les relations entre Osusky et Benès ne
sont plus ce qu’elles étaient autrefois z. Comme Bonnet craint
que son autorité ne soit pas sufisante pour modifier l’at-
titude du Président de la République, il décide de soutenir
son intervention par une démarche parallèle de M. de La-
croix.
t
* *
Le successeur de Masaryk est un homme obstiné. De plus,
il a une fâcheuse propension à se croire infaillible. A Ber-
trand de .Jouvenel, qu’il a reçu au lendemain de l’Anschluss
et qui a attiré son attention sur le danger auquel est exposé
son pays, il a répondu avec sérénité :
- (( Je suis amplement informé sur les forces allemandes.
Elles sont toutes de façade. Les forces tchèques les tiendront
aisément en respect. Quant à la supériorité française, elle
est tellem.ent immense que vos armées entreront en Alle-
magne sans dificulté. B
Jouvenel est sorti de cet entretien u plus consterné que
convaincu 8 ».Comment Benès peut-il entretenir de pareilles
illusions, lui qui se vante de posséder le meilleur service de
renseignements du monde? Cela tient à ce qu’il n’écoute plus
que ceux qui lui présentent les choses comme il désire qu’elles
soient. Or depuis l’Anschluss, Prague est submergée par un
flot de réfugiés - Communistes4, Sociaux-démocrates, Juifs
1. Georges BONNET, Le Quai d’Orsay sous trois Républiques, p. 197. L‘argu-
mentation de Bonnet se ramène à ceci : a Dépêchez-vous d‘aboutir, sinon la
solidarité franco-britannique ne jouera plus; si les Anglais nous refusent leur
concours, la France ne pourra rien faire pour vous; de ce fait, le Pacte franco-
tcheque sera devenu caduc. D Boris Celovsky remarque h ce propos :
a Le ministre français des Affaires étrangères réussit ce tour de force diplo-
matique : menacer le Gouvernement de Prague de la non-exécution du Pacte
franco-tchèque, sans prononcer une seule fois le nom de ce traité. D (Das Mùn-
chener Abkommen, p. 255.)
2. k t a n t Slovaque, Osusky s’est ému des mesures de centralisation prises par
Benès, - notamment dans le domaine scolaire. I1 a fait, à ce sujet, quelques
observations i\ Benès, qui les a prises en fort mauvaise part. (Voir plus haut,
p. 186, note 5.)
3. Georges BONNET,Le Quai d’Orsay sous trois Républiques, p. 198.
4. Les Communistes considérent la Tchécoslovaquie comme le bastion avancé
<(

du communisme au cœur de l’Europe n et le P. C. tchécoslovaque comme a le fer


de lance de Izi révolution mondiale u. (Déclarafion du député communiste fchèque
KopeEky, le 20 janvier 1936.) Leur action s’appuie sur un grand nombre d’orga-
L E R A T T A C H E M E N T DES S UDÈTES AU R E I C H 319
et Franc-maçons - qui se sont enfuis de Vienne à l’arrivée
des troupes allemandes et qui n’aspirent qu’à une chose : y
rentrer au plus vite. Ceux-ci lui répètent jour après jour
que la puissance d’Hitler n’est qu’un mythe, que le peuple
allemand tout entier aspire à s’en délivrer et qu’il suffira
de lui tenir tête pour provoquer sa chute. Leurs affirma-
tions, qui confirment ses propres espoirs, s’appuient sur
les déclarations analogues faites par des émigrés allemands
installés à Londres, à Paris, à Moscou et à Washington.
- (( Les peuples occidentaux doivent se conjurer à la face
du monde, afin de défendre nos idéaux par la force! )) s’écrie
Emil Ludwig, au cours d’une conférence organisée par le
Parti travailliste.
- N Le moyen de secourir le peuple allemand? )) demande,
de son côté Heinrich Mann. (( C’est simplement de le déli-
vrer d’Hitler et de son régime. Pour l’atteindre, ne vau-
drait-il pas la peine de renoncer pour un temps à un principe
devenu impraticable et désuet? I1 s’agit de l’idée préconçue
de ne pas se mêler des affaires intérieures d’un autre pays ...
Les démocrates désireux de sauvegarder la civilisation n’ont
pas le choix : qu’Hitler disparaisse 2! ))
Thomas Mann, le célèbre écrivain, renchérit en ces
termes :
- (( Aucun peuple, dans le monde actuel, n’est aussi peu
en état de conduire une guerre que le peuple allemand.
D’allié il n’en aurait pas. Pas un dans le monde. C’est le
premier péril, mais non le moindre. Car l’Allemagne serait
nifations et de Ligues marxistes : In Ligue des Libres Penseurs socialistes, la Ligue
contre l’lmpérialismr, la Ligue pour 16 Développement de la Culture prolétarienne,
l’Aide internationale auz Priaonniera & la lutte des classes (qui est une section du
Secours Rouge international), LI Ligue pour le Progrès, la Ligue mondiale pour la
Réforme seruelle, lo FkdCpafw~d a &ludiantr progressistes, la Guilde des Coopéra-
titas de combüf, la Ligue intorltafwnak de8 Femmes contre la Guerre et le Fascisme,
la Nouvelle Fraternité mondiale, etc. Ajoutons que presque tous les chefs de la
Social-démocratie autrichienne, notamment Otto Baucr et Julius Deutsch, se sont
réfugiés en Tchécoslovaquie depuin février 1934 (voir vol. IV, p. 425) ob ils se
livrent à une intense propagande politique.
1. Benes appartient à la Loge Pracda Vitezi, fondée le 26 octobre 1918, et
rattachée au Grand Orient de France. E n 1931, s’est créé le Grand Orient de Tché-
coslovaquie (Veliley Orient Ceskosloransky) qui possède trois loges à Prague, à
Brno e t à Bratislava. En font partie, les Fr. Gottwald, Dragow et Ackermann qui
ont, d’une part, des attaches étroites avec le Grand Orient de France; de l’autre,
avec le Comité exécutif de l’Internationale corninuniste à Xoscou. Leur thèse,
exprimée par Morave& le Grand Maître de la Maçonnerie tchèque, est que Pra-
gue est le chaînon qui relie la France à la Russie soviétique D. (Tazeni 61 Habesi
a calecné moznosti ve Stredni Ecrope, Prague, 1937.)
2. L a Dépêche de Toulouse, 31 mars 1936.
320 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

abandonnée à elle-même. Réduite et humiliée au point de


vue de l’esprit, moralement vidée de sa substance, pleine
d’une profonde méfiance à l’égard de ses chefs tel serait ...
son état d’âme au début de la guerre. Non, cette guerre est
impossible. L’Allemagne ne peut pas la faire, E t si ses diri-
geants ont le moindre bon sens, les assurances qu’ils donnent
au sujet de leur pacifisme ne sont pas ce qu’ils voudraient
faire croire à leurs partisans avec un clin d’œil complice, à
savoir des mensonges d’ordre tactique. Elles viennent de
l’inquiétude qu’ils éprouvent en pensant à cette impossi-
bilité I... D
Si Benès cherche à gagner du temps, c’est qu’il est convaincu
que le temps travaille pour lui, c’est-à-dire pour tous ceux
qui sont hostiles à une solution négociée et qui ne cessent de
dire dans les salles de rédaction, dans les couloirs des Parle-
ments et jusqu’au sein des Cabinets ministériels, que la
guerre est inévitable, que le moment est venu de liquider
l’hitlérisme et d’assurer le triomphe des démocraties. Ayant
expérimenté par lui-même le pouvoir de ces milliers d’agents
visibles ou secrets qui créent les courants d’opinion, et
ayant appelé tous ses amis à la rescousse, il attend avec
confiance la lame de fond qui a renversera la tendance D e t
balayera tous ceux qui hésitent à recourir aux armes. C’est
pourquoi il n’attache pas plus d‘importance à la démarche
française qu’à l’intervention d’Osusky.

+ +
Quand Halifax s’aperçoit que rien n’est changé dans l’at-
titude du gouvernement de Prague, il se demande ce qui se‘
passe. I1 insiste pour voir la note remise par Bonnet à Osusky
et a peine à dissimuler sa mauvaise humeur lorsqu’il en
lit le’contenu. I1 aurait voulu que les Français tiennent aux
Tchèques un langage comminatoire, qu’ils leur mettent le
couteau sur la gorge! Et voilà qu’au lieu d’un ultimatum,
il se trouve en présence d’un texte tout en nuances, où la
rupture éventuelle du Pacte franco-tchèque n’est même pas
évoquée! Déjà les ministres anglais n’éprouvaient pour Bon-
net qu’une sympathie mitigée *. A partir de ce moment, ils
1. In Droit de vivre, Organe de la Ligue internationale contre l‘dntisemitisrne,
19 juin 1937.
2. Keith FEILINO, Ths Life of Neviib Chamberhin, p. 353.
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU R E I C E 321
l’observent avec méfiance. (( S’il n’a pas exercé sur Prague
une pression suffisante »,se disent-ils, (( c’est sans doute qu’il
n’a pas pris nos déclarations suffisamment au sérieux. 1) Dans
ce cas, ils se chargeront de lui faire comprendre qu’il se trompe.
Du 19 au 22 juillet, George V I e t la reine Elizabeth font
leur premier voyage officiel en France. Ils y sont reçus avec
autant de faste que de cordialité. On organise en leur hon-
neur une grande revue militaire. ((( 50.000 soldats défilent
devant le R o i . 600 avions survolent le Palais de Versailles.
Impressionnante démonstration de la force militaire fran-
çaise »,proclament le soir même les journaux de Prague 1.)
Le Président Lebrun convie les souverains britanniques à
un banquet de six cents couverts dans la Galerie des Glaces.
Au cours de l’allocution qu’il prononce à la fin du repas,
George VI célèbre l’Entente Cordiale e t déclare (( qu’il est
impossible de rappeler une période où les relations entre
l’Angleterre et la France aient été plus intimes D. Le public
en déduit que les deux pays marchent la main dans Ia main.
Mais sitôt leurs Majestés reparties, Lord Halifax rappelle
au Gouvernement français que les dispositions du Foreign
Ofice demeurent inchangées.

Dans le courant du mois d’août, le général Vuillemin est


invité à ren-e, à Berlin, la visite que le général Milch,
Secrétaire d’Etat à l’aviation et adjoint de Gœring, lui a
faite à Paris quelques semaines auparavant.
Hitler, qui a tenu à donner beaucoup de publicité à la cons-
truction des fortifications de l’ouest, désire -pour les mêmes
raisons - que l’on montre au chef de l’Armée de l’Air fran-
çaise toute la puissance de la Luftwaffe. Du 17 au 22 août,
on promène le général Vuillemin de bureau d’études en usine,
et de camp d’entraînement en Centre d’essais. Le 18, il se
rend à Doberitz, où il assiste aux évolutions de l’escadre
de chasse Manfred von Richthofen z. E n fin de matinée, on
le conduit à Leipzig, à l’usine où l’on construit le Messer-
schmitt 109.L’après-midi, on lui montre l’usine d’Augsbourg,
où l’on fabrique le bimoteur de chasse Messerschmitt 110.
1. Boris CELOVSKY, Op. c i t . , p. 280.
2. L’héritière des traditions de l’escadrille du même nom, que Gœring a
commandée à la fin de la Premibe Guerre mondiale.
V 21
322 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

La journée du 19 août, passée au Centre d’expériences


tactiques de Barth, au bord de la Baltique, laissera au géné-
ral Vuillemin le souvenir le plus marquant de son voyage.
(( Le déroulement du programme commence au polygone de

Zingst N, nous dit le général Stehlin l, sous forme d’exer-


cices exécutés par un grand nombre d’avions de combat,
de tous les types en service dans les forces aériennes alle-
mandes. Après les bombardements classiques, exécutés par
des formations volant à haute altitude et interceptées à
proximité des objectifs pour les besoins du spectacle, l’opé-
ration se poursuit par des bombardements en piqué, réa-
lisés par une cinquantaine d’avions sur des cibles fixes e t
mobiles ... Cette démonstration de la puissance des inter-
ventions aériennes et du degré d’entraînement tactique de
l’Armée de l’Air allemande se déroule pendant trois heu-
res... Le général Vuillemin, le général d’Astier de la Vigerie
et les officiers qui l’accompagnent ne cachent pas leur éton-
nement 2. n
Lorsque la brise de mer dissipe les nuages de poussière e t
de fumée formés par l’explosion des bombes, les officiers fran-
çais échangent leurs impressions. Malgré certaines réserves
portant sur la vulnérabilité des bombardements en piqué,
ils sont obligés de convenir (( que la masse des avions que
l’Allemagne pourrait mettre en œuvre représente une puis-
sance et une supériorité numérique qu’il n’est plus possible
de comparer à la valeur offensive, et sans doute défensive,
de l’aviation française ».
Le lendemain 20 août est consacré à la visite de l’usine
d’aviation Heinkel, à Oranienburg, près de Berlin. On y
fabrique en grande série le bimoteur de bombardement
Heinkel 111. Le général Milch attire tout particulièrement
l’attention du général Vuillemin sur l’avion dénommé Hein-
kel 100, qui vient de battre le record du monde de vitesse.
Pour terminer, le général Vuillemin est reçu à Karinhall
par le maréchal Gœring. Allant droit au fait, le Commandant
en chef de la Luftwaffe lui pose, à brûle-pourpoint, la ques-
tion cruciale :

1. L’attaché de l’Air français à Berlin, qui accompagne le général Vuillemin


durant sa tournée.
2. Stehlin en déduit que tout ce qu’il a écrit à ce sujet à son ministre n’a
(I

pas été lu avec beaucoup d’attention. m (Témoignage pour l’histoire, p. 90.)


3. Paul STEHLIN, id., ibid., p. 90.
LE RATTACHEMENT DES S UDÈTES A U R E I C H 323
- a Que ferez-vous, si les circonstances nous obligent à
attaquer la Tchécoslovaquie? n
Vuillemin hésite un moment, puis répond :
- (( La France restera fidèle à sa parole! n
Goering paraît surpris. Ce n’est manifestement pas la
réponse qu’il espérait. I1 tente, pendant quelque temps, de
faire revenir Vuillemin sur son affirmation. Mais ses efforts
sont vains : le chef de l’Armée de l’Air française est un
soldat qui ne veut pas se laisser entraîner dans une discus-
sion politique l.
Pourtant, dans la voiture qui le ramène de Karinhall, il
fait part de ses appréhensions à François-Poncet et, avant
de quitter Berlin, il dit au général de Geffrier 2 et a u colonel
Stehlin sa stupeur et son trouble devant tout ce qu’il a vu
et entendu. Encore ne lui a-t-on pas montré les Dorniers l Y ,
les Junkers 52 et les Junkers 88 4, dont l’apparition sur
le front français durant l’hiver de 1939-1940 sera une sur-
prise totale pour nos pilotes de chasse 5.
Rentré à Paris, il va trouver Georges Bonnet et lui dépeint
la situation sous son jour le plus cru :
- (( Si nous avons la guerre »,lui dit-il, (( en quinze jours,
l’aviation française sera anéantie. Je n’ai que deux avions
de modèle récent à opposer à toute la flotte allemande 6 ! ))
Un peu plus tard, il confirmera ce fait à Daladier, en ajou-
tant :
- (( En cas de guerre, je donnerai ma démission de chef
de l’Armée de l’Air en vous demaridant la permission
1. Paul STERLIN, Id., p. 92.
2. L’attaché militaire français à Berlin.
3. Le Junker 62 peut embarquer plus de 40 hommes avec leurs armes. I1 a fait
ses preuves durant la guerre d’Espagne. Une escadrille de 12 Junkers 52, faisant
partie de la Légion Condor, faisant trente à quarante allers et retours par jour, a
transporté ainsi, au milieu de septembre 1936, près de 13.000 hommes, une tonne
et demie de munitions, une centaine de mitrailleuses et des canons de campagne.
(STEHLIN, Op. cit., p. 152-153.)
4. a Le Junker 88 u, écrit Paul Stch!in, a était d’une valeur exceptionnelle pour
l’époque, car il s’agissait d’un bimoteur conçu h la fois pour lo bombardement
classique de nuit et de jour, le bombardement en vol rasant, le bombardement
en piqué, la reconnaissance stratégique et même pour la chasse de nuit. D (Térnoi-
gnage pour l‘histoire, p. 118.)
5. Id., ibid.
6. Les avions allemands volent à une vitesse de 480 à 530 krn à l’heure;la plupart
des avions français ne dépassent pas 350. Le général Vuillemin s’est rendu en Alle-
magne dans un prototype de bombardier dont il n’existe qu’un seul exemplaire.
Son escorte a dû voyager sur un autre avion, beaucoup plus lent, qu‘il a fallu faire
partir en avance pour lui permettre d’arriver à Berlin en même temps que le
Commandant en chef de l‘Armée de l’Air.
324 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

de monter sur un avion pour mourir en allant bombarder


Berlin l ! ))

+ *
De telles déclarations ne sont évidemment pas faites pour
pousser MM. Daladier et Bonnet à l’intransigeance. D’au-
t a nt plus qu’au moment où l’Allemagne fait l’étalage de ses
forces, l’Angleterre semble s’ingénier à leur démontrer sa
faiblesse. Des données recueillies en haut lieu par le général
Lelong 2, il ressort que son armée de terre est pratiquement
inexistante 3, que son aviation ne dispose encore que de quel-
ques centaines d‘avions modernes capables de tenir tête
aux escadrilles allemandes* et que sa flotte ne peut apporter
aucune aide à la France en Méditerranée. Pis encore :
l’Amirauté britannique demande, en cas de guerre, que la
France lui envoie une de ses unités modernes - le Dun-
kerque ou le Strasbourg - pour l’aider à protéger les
convois franco-anglais contre les sous-marins allemands S.
Le 10 septembre, voulant en avoir le cœur net, Bonnet
fait venir Sir Eric Phipps et lui pose la question sui-
vante, cruciale :
- a Jusqu’ici, nous avons espéré avec vous qu’un arran-
gement amiable pourrait intervenir entre les Sudètes et
Prague. ,Qujourd’hui, cet espoir nous est interdit : il faut
regarder la réalité en face. Demain, l’Allemagne peut atta-
quer la ïchécoslovaquie; dans ce cas, la France mobilisera
tout de suite et elle se tournera vers vous en vous disant :
u Nous marchons. Marchez-vous avec nous? Quelle sera la
réponse de la Grande-Bretagne? D E t Georges Bonnet ajoute :
u Si une guerre survient, l’Angleterre et la France seront
trop inti mement associées dans les épreuves comme dans
1. George3 BONNET, Le Quai d’Orsay sous trois Républiques, p. 208-209 : a Nous
avions deux ans de retard sur les Allemands pour l’armée de terre I), écrit-il, e t
cinq ans pour les industries aéronautiques.
2. L’attaché militaire français à Londres.
3. Ses effectifs s’élèvent, en tout, à 230.000 hommes, y compris la réserve
de I’armée régulière et les services de I’arrière. (Rapport du général Lelong d M . Cor-
bin, Ambassudeur de Franceà Londres, 8octobre 1938.) On voit que Joseph Kennedy,
Ambassadeur des États-Unis à Londres n’avait pas tort d’écrire : a Chamberlain
n’aurait pu combattre, même s’il I’avait voulu. B (Fabre-Luce, L’Enjeu de la
dipbmatie, de Munich à nos jours, R e t w des Deux Mondes, ler mars 1963, p. 30.)
4. De l’aveu même de Churchill, la R. A. F. ne possède en tout que cinq esca-
drilles de chasse. (Mémoires de Guerre, I, L‘Orage approche, p. 346-347.)
5. Georges BONNET, De Washington au Quai d’Orsay, p. 229.
LE R A T T A C H E M E N T DES SUDÈTES A U REICH 325
les succès pour que nous ne parlions pas aujourd’hui en
toute franchise. Aussi est-ce moins à l’ambassadeur qu’à l’ami
que je m’adresse en ce moment. D
- (( J e comprends très bien votre question n, répond
Sir Eric Phipps. (( I1 peut être malaisé d’y répondre sans
connaître les circonstances qui pourraient l’ men e r à se poser,
mais votre préoccupation-est légitime et je vais écrire tout
de suite au Secrétaire d’Etat au Foreign Ofice. D
L’ambassadeur de Grande-Bretagne transmet aussitôt
cette demande à son gouvernement. Le 14 septembre, Sir
Eric Phipps apporte à Georges Bonnet la réponse du Gou-
vernement anglais, sous forme d’une lettre personnelle
adressée le 12 septembre par Lord Halifax à l’ambassadeur
de Grande-Bretagne à Paris :

Foreign Ofice, 12 septembre 1938.


M o n cher Phipps,
J’ai reçu hier votre lettre personnelle et confidentielle d u 10 sep-
tembre me transmettant la question que vous a posée Bonnet,
s’adressant non pas à I‘dmbassadeur mais à un ami.
J e me rends naturellement compte de l’importance qu’il y
aurait pour le Gouvernement français à recevoir une réponse
nette à une pareille question mais, ainsi pué vous l’avez fait
remarquer à Bonnet (et je pense, je peux le dire, que votre lan-
gage a été admirable), la question e n elle-même, bien que claire
e n sa forme, ne peut être dissociée des circonstances dans les-
quelles elle pourrait être posée, circonstances qui e n ce moment
sont nécessairement tout à fait hypothétiques.
En outre, dans cette question, il est impossible pour le Gou-
vernement de Sa Majesté de considérer seulement sa propre situa-
tion, d’autant plus que dans toute décisi.on ou.action qu’il: pour-
rait arrêter o u prendre, il engagerait en fait les Dominions.
Leurs gouvernements s’opposeraient très certainement à ce que
leur position fût décidée pour e u x antérieurement à des circons-
tances dont ils désireraient être juges eux-mêmes.
C‘est pourquoi, e n ce moment, la seule réponse que je suis e n
mesure de faire à la question de M . Bonnet est la suivante : alors
que le Gouvernement de S a Majesté ne permettrait jamais que la
sécurité de la France fût menacée, il n’est pas en mesure de four-
nir des précisions sur le caractère de son action future o u sur le

1. Les termes de cette lettre ont é t é pesée et mis au point au cours d’un Conseil
des Ministres britanniques.
326 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E A L L E M A N D E

moment auquel elle serait prise, dans des circonstances qu’il ne


peut prévoir dès à présent.
Sincèrement à vous.
HALIFAX
1.

Puisque l’Angleterre assure qu’elle ne permettra jamais


que la sécurité de la France soit menacée, Bonnet demande
alors :
- (( Quelle aide pouvons-nous attendre de la Grande-
Bretagne sur terre e t dans les airs a u cas où la France serait
elle-même l’objet d’une agression allemande? D
Londres répond :
- (( Deux divisions non motorisées et 150 avions pour les
six premiers mois de la guerre z. n
Bonnet en a le soume coupé. Ainsi donc, en cas de conflit
franco-allemand, l’aide anglaise sur terre serait cinq fois
moindre qu’en 1914!
a Si véritablement M. Bonnet cherchait une excuse pour
abandonner les Tchèques »,écrira plus tard Churchill, (( il
faut admettre qu’il n’avait pas cherché en vain 3. 1)
Alors sur qui compter? Sur 1’U. R. S. S.? Sur l’Amérique?

I. Georges BONNET, Défense de la Pais,I, Annexe III, p. 360-361. Ne voulant


pas se contenter de la lecture de cette lettre, Bonnet prie Phipps de lui en laisser
une copie, p w r pouvoir la montrer aux membres du Gouvernement francais.
Après en avoir demandé l’autorisation au chef du Foreign Office, Phipps y consent.
Halifax aurait sans doute préféré conserver a cette communication un caractère
verbal.
2. Chiffres confirmés par le général Lelong. Celui-ci réduit même le nombre
d’avions à 120. Suivant un tableau remis par M. Guy La Chambre, ministre de
l’Air, à Georges Bonnet, en septembre 1939, la construction mensuelle d’avions
de guerre britannique est de 160 avions, répartis comme suit : 30 avions de
chasse, dont la vitesse est comprise entre 415 et 520 km/heure; 120 avions de
bombardement, d‘une vitesse maximum supérieure à 400 km ; 10 avions de
coopération dont la vitesse maximum est supérieure à 360 km. (UC Déjense de la
Pais, I, Annexe IX, p. 374.)
3. Winston CHURCHILL, Mémoires de Guerre, I. L’Orage approche, p. 304.
a Bien entendu D, écrit Bonnet, a je ne cherchais aucune excuse. J e déplorais au
contraire que nous fussions si mal soutenus par nos alliés anglais. D (Le Quai
d’Orsay sous trois Répuidiqum, p. 207.)
XVI

L’IMPASSE DIPLOMATIQUE

III. - Les gtats-Unis et 1’U. R . S. S. tirent


leur épingle d u jeu.

- (( Voilà du bon travail! )) a déclaré Roosevelt à M. de


Saint-Quentin 1 le 26 mai 1938, en évoquant les démarches
faites quelques jours plus tôt par Sir Nevile Henderson à
la Wilhelmstrasse, lorsque Prague a mobilisé cinq classes
de réservistes 2. (( Ces gens-là [les dictateurs] ne comprennent
que la force! )) Puis iI a répété à plusieurs reprises, en agitant
ses poings fermés comme un boxeur sur le ring : (( C’est
comme cela qu’il faut leur parler 3! ))
Ce langage répond exactement aux sentiments du Pré-
sident des États-Unis. On y trouve son aversion insurmon-
table pour les régimes fascistes, sa conviction que les
mises en garde britanniques ont effectivement impressionné
Hitler, sa confiance un peu naïve dans les déclarations de
la presse et son espoir que Paris et Londres adopteront
une ligne de conduite inflexible dans l’aff aire tchécoslovaque.
Sa certitude que les destins des démocraties sont liés n’est
pas moins évidente, car il ajoute : (( Si la France succombait,
nous sombrerions nous aussi. )) C’est pourquoi les efforts
déployés par Bullitt4 et Georges Bonnet pour amener la

1. L’ambassadeur de France à Washington, où il a succédé à Georges Bonnet.


2. Le 21 mai 1938. (Voir plus haut, p. 227.)
3. Iiapporfs de M .de Saint-Quentin des 26 mai et 18 juin 1938, sur son entretien
avec Roosevelt. ( R o o s e t a h Weg in den Krieg, Geheimdokumenie zur Kriegspolifik
drs i’rdsidenfen der Vereinigfen Staaien, Berlin, 1943, p. 8-9.)
(1. L’ambassadeur des États-Unis à Paris. Bien que foncièrement antifasciste,
h l i i t t estime que la conciliation est inévitable. Les historiographes soviétiques
328 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Maison-Blanche à exercer une pression sur Prague, afin


d’amener Benès à régler rapidement l’affaire des Sudètes,
ne trouvent chez lui aucun écho. Bullitt a beau lui suggérer
d’inviter la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et
l’Italie à se réunir en conférence à La Haye, (( pour trouver
une solution pacifique à leurs différends D; il a beau le sup-
plier de convoquer M.de Saint-Quentin à la Maison-Blanche,
pour lui dire N qu’il espère que la France ne commettra
pas un suicide 1) et lui demander l’autorisation de tenir
le même langage à Daladier l , Roosevelt n’en tient aucun
compte. Le 28 mai, il charge le Secrétaire d’État Cordell
Hull de publier une déclaration rappelant que le Pacte
Briand-Kellogg est toujours en vigueur et affirmant
qu’aucun conflit ne pourrait demeurer localisé. (( Nous ne
pouvons pas fermer les yeux »,déclare Hull, (( sur le fait
que le recours aux hostilités, en quelque lieu que ce soit,
introduirait dans le monde un facteur de troubles généra-
lisés, dont nul ne peut prévoir les conséquences lointaines,
mais dont nous savons qu’il causerait à toutes les nations
des dommages permanents et imprévisibles 3. 1)
P ar malheur, les sympathies personnelles de Roosevelt
sont une chose; les réalités politiques en sont une autre.
Il existe, de ce fait, un décalage dangereux entre les paroles
qu’il peut prononcer et les actes qu’il peut accomplir.
Prêcher la fermeté à ses amis, quand on ne peut leur apporter
aucun secours matériel, c’est se placer rapidement dans une
situation épineuse. Ligoté par une opinion réticente e t par
un Congrès récalcitrant, Roosevelt ne tardera pas à s’en
apercevoir.
Déjà le discours qu’il a prononcé à Chicago le 5 octobre
1937, où il a proposé de mettre en quarantaine ((les pays
[totalitaires] qui violent les traités, bafouent les plus nobles
instincts humains et n’ont aucun respect pour la morale
internationale I) n’a pas rencontré le succès qu’il escomptait.
I1 a amené les isolationnistes à durcir leurs positions 4 et
l’accusent aujourd’hui d’avoir été a un agent d’Hitler 0. On sait !e poids qu’il
convient d’accorder à ce genre d’accusation.
1. Lettre ptrsonnelle de BuUitt au Président Roosevelt. (Foreign Relations of the
United States, 1938, I, p. 505, 512, 526.)
2. Il s’agit du Pacte mettant la guerre a hors la loi a, signé à Paris le 27 août 1928.
3. Cordell HULL.Memoirs, I, p. 583.
4. Ceux-ci n’ont pas de peine à évoquer les désillusions récoltées par la déléga-
tion américaine à la Conférence de la Paix, et répètent que le probléme des Sudétes
ne se poserait pas, si I’on s’en était tenu aux Quatorze Points de Wilson.
LE RATTACHEMENT DES SUDETES AU REICH 329
toute une partie de la presse y a réagi avec aigreur 1. Quant
à Chamberlain, il a exprimé son opinion à ce sujet dans
une lettre à sa sœur: (( J’ai lu le discours de Roosevelt avec
des sentiments mélangés »,lui a-t-il écrit (( car je m’aperçois
que les patients atteints de maladies contagieuses sont aussi
..
fortement armés. Quelque chose cloche dans son analogie.
Lorsque j’ai proposé aux États-Unis de faire une démarche
commune, dès le début de la querelle [sino-japonaise], ils s’y
sont refusés 2. Le meilleur et le plus sûr, avec les Américains,
est de ne jamais en attendre autre chose que des paroles 3. 1)
Quelques semaines plus tard, les États signataires du
Traité des Neuf Puissances se sont réunis à Bruxelles
pour condamner l’agression japonaise contre la Chine (3-24
novembre 1937) 4. Leurs représentants y ont prononcé des
discours enflammés, mais leur verdict final a été rédigé en
termes si vagues qu’il n’a pas permis à Roosevelt d’appliquer
au Japon les sanctions qu’il espérait. Cette attitude négative
a été une grande désillusion pour lui, comme pour ceux
d’entre ses conseillers qui jetaient volontiers de l’huile sur
le feu de son interventionnisme.
Nouveile déconvenue, au début de l’année suivante, et
cette fois-ci fort humiliante pour le Président des États-
Unis. Le 11 janvier 1938, Roosevelt a informé Chamberlain
qu’il projetait de convoquer une conférence internationale
à Washington (( afin de définir les grandes lignes d’une action
commune en faveur de la paix ».C’était un moyen habile
de rassurer les isolationnistes, tout en tirant l’Amérique
de son isolement. Lorsque ce message est arrivé à Downing
Street, Eden était en vacances. Chamberlain a fait la moue
en en prenant connaissance. F,r,gagé dans des négociations
dificiles avec l’Italie, il considère Roosevelt comme un impul-
sif et un brouillon qu’il vaut mieux tenir à l’écart des déli-
cates affaires européennes. Sans attendre le retour d’Eden,
1. Voir vol. IV, p. 76. Le New York Herald Tribune, le Siin de New York, le
Bosfon Herald, le Bosfon Posf, le Chicago Tribune, le Detroit Free Press, le Minnea-
polis Tribune, le Spokesman-Review, le Cafholic World, 1’At.e Maria ont critique
ouvertement ce discours. Le Philadrlphia Inquirer a blâmé II son pacifisme agressif B;
le San Francisco Ezaniiner a conseillé à Roosevclt a de ne pas trop se hausser du
col net le Christian Century, a prédit nqu’une nouvelle guerre mondiale ne profiterait,
en définitive, qu’à Ia Chine et à la Russie 11. (Numéro du 20 octobre 1937, p. 1287-
1288.)
2. Chamberlain fait allusion à ses efforts infructireux pour amener les États-
Unis à s’aligner sur la position zngiaise en Extréme-Orient. (Voir vol. IV, p. 43.)
3. Keith FEILINC,The Life of Neriik Chamlerlain, p. 325.
4. Voir vol. IV, p. 77.
330 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

il a répondu à sa proposition par une fin de non-recevoir 1.


Ce refus a blessé Roosevelt comme un affront personnel.
- (( Si un commissaire de police passe un accord avec
les principaux gangsters de son district »,s’est-il écrié avec
colère, (( et si cet accord a pour effet la cessation des hold-up,
il méritera le nom de grand homme. Mais si les gangsters
ne tiennent pas leur parole, le commissaire de“ police ira
en prison. Certaines gens, à mon avis, se fient trop à leur
chance 2. ))
Eden aura beau protester à son retour contre ce qu’il
considère comme (( une bévue politique monumentale »,il
n’arrivera plus à réparer les pots cassés. Chamberlain s’est
trop engagé sur la voie de la conciliation pour pouvoir
revenir en arrière. Désolé par ce qu’il considère comme
une rupture d’attelage entre Londres et Washington et
effrayé par l’empressement que semble mettre le Cabinet
britannique à se réconcilier avec Mussolini, Eden donne
sa démission. Chamberlain l’accepte. Roosevelt comprend
alors que ses conseils de fermeté arrivent six mois trop
tard.
1. R En ce qui concerne l’Allemagne et l’Italie, notre plan est fondé sur la cons-
tatation que ces deux pays sont à même d’apporter l’un et l’autre une contribu-
tion qui nous rapproche de l’objectif que nous désirons. II est inutile de discuter
la question de savoir si notre contribution est plus grande que la leur ... J e men-
tionne ces faits pour que le Président puisse se rendre compte que sa proposition
risque de compromettre les efforts que nous faisons ici. Il est probable que les Gou-
vernements italien et allemand, auxquels nous aurons à demander des concessions,
n’y consentiront qu’à condition que les sujets traités conservent un caractère limité
e t concret, et ne soient pas noyés dans des problèmes plus vastes que le Président
serait désireux de voir régler dans leur ensemble.
a I1 serait regrettable, à mon avis, qu’une action à laquelle le Président entend
donner un caractère parallèle à la n6tre, compromette les progrès que nous avons
laborieusement accomplis au cours des derniers mois. Ceci m‘amène P me demander
s’il ne serait pas plus sage, pour le Prbsident, de s’abstenir de tout geste, jusqu’à ce
que nous ayons pu mesurer les nouveaux progrès qu’il nous est possible d‘atteindre,
dans la discussion des problèmes que nous avons abordés. n (Lettre du Premier
ministre Chamberlain au Président Roosevelt, le 14 janvier 1938, 740.001264 A.
Dossier confidentiel, PiS. Département d’État .) E n réalité, le désir de Chamberlain
est d’arriver à régler les problPmes de l’Europe au moyen d’une conférence à quatre
-Grande-Bretagne, France, Allemagne et Italie - en en excluant à la fois
-
I’U. R. S. S.. et l& États-Unis.
2. Déclarafion de Roosevelt B J . Cudahy, ministre des États-Unis à Dublin (Lettres,
p. 766). A Chamberlain, Roosevelt répondra sur un ton qui cache mal son dépit :
a Compte tenu des opinions e t considérations avancées par le Premier Miniktre,
je renonce volontiers à faire toute nouvelle proposition, jusqu’à ce que le Gouverne-
ment de Sa Majesté ait pu voir quel progrès il peut faire dans les négociations qu’il
envisage. J’espère qu’il sera assez bon pour me tenir au courant des développements
que pourraient prendre ses négociations directes avec l’Allemagne et l’Italie... D
(Le Président Roosevelt au Premier Ministre Chamberlain, Washington, le 17 jan-
vier 1938, 740.001264 B. Dossier confidentiel, A l S . Département d‘Étal.)
LE R A T T A C H E M E N T D E S SUDÈTES AU R E I C H 331
Non que les Américains éprouvent la moindre sympathie
pour les Puissances de l’Axe. Au contraire 1. Les éditoriaux
de Walter Lippmann, les homélies du cardinal Mundelein 2,
les discours de M. La Guardia3, les campagnes de presse
réclamant le boycott des produits allemands, les manifesta-
tions des dockers new-yorkais conspuant à leur arrivée les
voyageurs du Bremen 4, l’agitation conjuguée des milieux
sionistes et antifascistes contribuent à entretenir une atmo-
sphère de guerre froide, surtout dans la partie orientale
des États-Unis 5. Mais si forte et bien orchestrée que soit
leur propagande, elle n’arrive pas à entamer la vague d’isola-
tionnisme qui déferle sur l’Amérique et dont les chefs de
file les plus écoutés sont le colonel Lindbergh, le général
Pershing, chef de l’dmerican Legion, le sénateur Borah et
l’ancien président Hoover 6.
Sachant que l’Américain moyen n’a aucune envie de se
laisser entraîner dans des aventures, et dCsireux de dresser
des barrières devant les initiatives de la Maison-Blanche,
le Congrès a voté successivement quatre N lois de neutralité D.
L a première, proposée par le sénateur Pittmann au moment
1. E n 1937,62 % des Américains interrogés à ce sujet estimaient que les Etats-
Unis devaient se tenir à l’écart d’un conflit. A la question : N Si l’Angleterre et la
France entraient en guerre contre l’Allemagne et l’Italie, de quel côté iraient vos
sympathies? D posée par le New York Times le 27 juillet 1938, 65 yo des lecteurs
ont répondu u l’Angleterre et la France B; 3 %, a l’Italie et l’Allemagne D; 32 %,
a sans opinion B. A la question : a Les Êtats-Unis pourraient-ils se tenir à l’écart
d‘un conflit entre les Démocraties européennes et les Puissances de l’Axe? P 54 %
répondent que les U. S. A. pourraient rester neutres D; 46 %, 8 qu‘ils seraient
(I

entraînés dans la guerre B. Bien qu’il ne faille accepter ces chiffres qu’avec une cer-
taine prudence, ils semblent refléter assez bien l’opinion américaine de cette époque.
2. L’archevêque de Chicago. On peut se demander comment un peuple intelli-
(I

gent de 60 millions d’habitants accepte de se courber sous la férule d’un misérable


clochard autrichien et de ses acolytes comme Goering et Goebbels, qui leur dictent
chacun de leurs mouvements. x (Déclarafiondu cardinal M u d e l e i n à une réunion
du clergé à Chicago, le 18 mai 1937.)
3. Le maire israélite de New York.
4. A cette occasion, le Syndicat des dockers de New York a publié un tract décla-
rant : a Le Parti communiste invite tous les individus et toutes les Organisations
antifascistes à se grouper pour la défense des Catholiques d‘Allemagne. Tous ceux
qui sont anticommunistes, veulent le fascisme. Tirez la leron des événements. Sub-
mergez les jetées de travailleurs antifascistes! n (Departmenf of State, Press Release,
3 août 1935,p. 104-105.1
5. A tel point que l’ambassadeur des États-Unis à Berlin a cru devoir avertir
Benés personnellement a de ne pas se laisser abuser par le sentiment antiallemand
qui règne en Amérique, surtout sur la cute atlantique, où la Presse contrôlée par
les Juifs a une grande influence. B (Foreign Relations of the Unifed Stales, 1938, I,
p. 540.)
6. Charles Lindbergh et Herbert Hoover ont été reçus successivement par Hitler
à Berchtesgaden. Ils sont revenus de leur voyage profondément impressionnés par
les réalisations du IIIe Reich.
332 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

où a éclaté la guerre d’Éthiopie, a été adoptée le 31 août


1935. Valable pour six mois, elle oblige le Président des
États-Unis à mettre l’embargo sur tout envoi d’armes à
des belligérants, quels qu’ils soient, dès le déclenchement
des hostilités. L a deuxième (29 février 1936), maintient l’obli-
gation de décréter l’embargo sur les armes à destination
de tous les belligérants, mais laisse au Président le droit
de déterminer si l’état de guerre existe ou non. Elle est
valable jusqu’au le* mai 1937. L a troisième (8 janvier 1937),
n’a qu’un but limité : empêcher l’envoi d’armes à l’Espagne.
Mais avant même que la deuxième loi de neutralité ne soit
venue à expiration, le Congrès en a voté une quatrième, le
3 mars 1937. Celle-ci diffère des précédentes, en ce sens
qu’elle est plus stricte et a un caractère permanent. Non
seulement elle oblige le Président, dans le cas de guerre,
à mettre l’embargo sur les armes destinées à des pays belli-
gérants, mais elle contient une clause dite cash and carry,
en vertu de laquelle aucune marchandise américaine destinée
à des pays en guerre ne peut être transportée sur des navires
américainsl. De plus, les États aeheteurs peuvent être
obligés de payer comptant 2.
Cette muraille d’interdictions limite singulièrement les
pouvoirs de Roosevelt e t enlève beaucoup de poids à ses
déclarations. Sans doute peut-il tempêter, fulminer, menacer
e t intimider, au nom de l’énorme potentiel industriel et
financier des États-Unis. Sans doute, peut-il répéter que
a si une conflagration mondiale éclatait quelque part, le jour
viendrait inévitablement où l’Amérique y serait entraînée ».
I1 peut même défier les isolationnistes, en promettant
1. a Certes, le Président Roosevelt n’était pas un partisan enthousiaste du pro-
jet de Loi de neutralité u, écrit Georges Bonnet, u mais il me fit observer que les
amendements déjà votés avaient diminué la portée du texte. a La livraison des
a matiéres yremiéres nécessaires à la fabrication des armes de guerre n’est pas
a défendue nv me dit-il. Il faut seulement que les belligérants les paient comptant
u et en prennent livraison sur place. Cette disposition est tout A l’avantage de l’An-
a gleterre et de la France car elle exclut, en fait, l’Italie et l’Allemagne qui ne
a sont pas niaitresses des mers. Reste la livraison du matériel de guerre lui-même.
a JI est en efïet interdit. Mais c’est un texte qui sera abrogé, quelques mois aprés les
a premiers actes d’hostilité. N J e remerciai le Président de cette promesse. Mais
j’insistai en lui disant que ce mot de a neutralité n était plus dangereux pour nous
que la loi elle-même, et qu’il était un encouragement pour les dictatures. a (h
Ddfense de tu Pais,1936-1940, I, p. 14.)
2. L’application de cette derniére disposition est cependant laissée à I’apprécia-
tion du Président. e Telle était la législation P, écrit J.-B. Durosellc, a qui
privait le pouvoir exécutif de presque toutes les possibilités d’aider une nation
victime d’une agression. D (Histoire diptomatiqiie de 1919 d nos jours, p. 365 et 8.)
LE RATTACHEMENT DES SUDETES AU R E I C H 333
d’aider le Canada s’il était victime d’une agression 1. Mais
il ne peut aller plus loin et passer des paroles aux actes,
sans empiéter sur les droits que le Congrès s’est jalousement
réservés. A cette époque de son histoire, l’Amérique est
encore un géant enchaîné.
On voit par là combien se trompent ceux qui se repré-
sentent les États-Unis comme un formidable arsenal, gofgé
de canons et d’avions prêts à s’élancer vers les démocraties,
le jour où elles déclareront la guerre aux dictatures. C’est
le contraire qui est vrai. L’Amérique, qui n’est pas intervenue
en 1937, n’interviendra ni en 1938, ni en 1939. Elle assistera
sans broncher à l’invasion de la Hollande, de la Belgique
et de la France et ne sortira de sa réserve qu’en 1941,
lorsqu’elle aura été elle-même attaquée par le Japon 2.
C’est pourquoi Georges Bonnet, qui connaît bien l’état
d’esprit qui règne à la Maison-Blanche pour avoir été pendant
un temps ambassadeur à Washington3, ne se fait guère
d’illusions. I1 sait qu’en cas de guerre, l’Amérique ne pourra
apporter aucune aide militaire à la France 4. u Beaucoup de
personnes », écrit-il, (( se sont imaginé que l’Amérique
pourrait jouer un rôle *dansla crise tchécoslovaque. J’étais
très lié avec M. Bullitt - je le suis d’ailleurs toujours -
et il ne m’avait jamais dissimulé son sentiment sur l’action
américaine 6 . )) Mais malgré les dispositions légales qui les
paralysent, les États-Unis tiennent une trop grande place
dans les affaires mondiales pour qu’on puisse les négliger.
Pour bien le marquer, Bonnet décide d’inaugurer avec
Bullitt, le 4 septembre 1938, le monument élevé en Gironde,
à la pointe de Grave, à la mémoire des soldats américains
morts sur le front français en 1918.
Le 29 aoiit, M.Bullitt vient lui lire son projet d’allocution.

1. Discours prononcé à Kingston (Ontario) le 18 août 1938. Lord Halifax l’en


remerciera. Mais ce n’est qu’un geste symbolique. Les isolationnistes l’accepteront
parce qu’ils y verront u une simple application de la Doctrine de Monroe D.
2. A Pearl Harbour, le 7 décembre 1941.
3. De novembre 1936 au 28 juin 1937, date à laquelle il est revenu en France
pour devenir ministre des Finances dans le Cabinet Chautemps.
4. u J e savais très exactement 2 , écrit Georges Bonnet, u que les Etats-Unis ne
pourraient pas, en cas de guerre, nous apporter une aide militaire. Mais je pensais
qu’en affirmant publiquement leur sympathie pour les Démocraties, ils pourraient
faire hésiter Hitler à déclencher l’agression qu’il préméditait. D (Le Quai d’Orsay
.YOUS trois Républiques, p. 201.)
5. Agacé par le régime de douche écossaise auquel le Département d‘État soumet
ses ambassadeurs, Bullitt dira un jour à un de ses amis français, en parlant des
États-Unis : u N’attendez pas trop de ce plésiosaure à cerveau de banane. D
334 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

M. Bonnet le trouve par trop incolore. Pour lui donner


plus d’accent, il demande à l’ambassadeur d’y inclure a u
moins les paroles qu’il a prononcées, un an plus tôt, en pré-
sence de Léon Blum : (( Nous espérons rester hors de la
guerre, mais nous savons bien qu’il est toujours possible
qu’une nation soit assez folle pour nous y entraîner. )) Bullitt
lui répond qu’il doit en référer auparavant au Président des
États-Unis. Pour toute réponse, le Département d’Etat lui
oppose un refus formel.
Bonnet. insiste auprès de l’ambassadeur. Après un échange
de télégrammes aigres-doux avec Washington, Bullitt reçoit
enfin, quarante-huit heures avant la cérémonie, la permission
d’insérer dans son discours une formule un peu atténuée par
rapport à celle dont il s’était servi devant Blum. (( Comme je
le disais le 22 janvier 1937 »,affirme-t-il, (( si un conflit écla-
tait en Europe, personne ne pourrait déclarer, ou prédire si,
oui ou non, Ies États-Unis seraient entraînés dans une telle
guerre. Q,u’on se souvienne de ce qui s’est passé en 1914! D
Ce n’est pas très compromettant. Pourtant Bonnet s’en
réjouit, car il espère que cette allusion à la Première Guerre
mondiale donnera à réfléchir aux dirigeants allemands.
Mais le lendemain, la presse française fait un sort à cette
phrase et affirme ((qu’en cas de conflit, les États-Unis se
trouveraient automatiquement aux côtés de la France 1). Du
coup, le Congrès s’en émeut et la presse isolationniste réagit
avec une vigueur telle, que Roosevelt se voit contraint de
désavouer publiquement son ambassadeur. A sa conférence
de presse du 9 septembre, il déclare sans ambages : u Le
discours de Bullitt ne constitue nullement un engagement
moral de la part des États-Unis envers les Démocraties. I1
n’est pas dans notre intention d e prôner la création de
blocs idéologiques. Inclure les Etats-Unis dans un front
France-Grande-Bretagne contre Hitler est une interpréta-
tion cent pour cent fausse des chroniqueurs politiques 1. ))
Ces mots font sensation2. Du coup, le Quai d’Orsay est
1. II n’existe aucun texte ofiiciel de cette déclaration. Mais les termes dans les-
quels elle a été rapportée par tous les journaux américains se recoupent exacte-
ment. R. de Roussy de Sales, qui se trouvait à ce moment en Amérique, estime
que Roosevelt a agi sous l’effet d’une dépression nerveuse, due à la maladie de son
81s aîné. (L’ Étalution de l’Amérique pendanî la crise européenne, L‘Europe nouvelle,
29 octobre 1938, Supplément.) Mais l’attitude du Président des États-Unis sera
similaire en d’autres occasions.
2. En désavouant Bullitt, Roosevelt dément du même coup son a Discours de
quarantaine n. (Voir vol. IV, p. 76.)
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES AU REICH 335
fixé sur l’attitude américaine; la Wilhelmstrasse aussi,. qui
accueille cette déclaration avec la satisfaction qu’on ima-
gine. Mais ce n’est pas tout.
Une semaine plus tard, Bullitt vient informer Bonnet
que si la guerre éclate, la loi de neutralité entrera imrnédiate-
ment en vigueur. Roosevelt sera obligé de décréter, le jour
même, l’embargo sur les armes. Toutes les livraisons seront
suspendues. La France ne pourra même plus recevoir les
1.200 avions qu’elle a commandés à l’industrie américaine,
pour remédier à la faiblesse de son aviation‘. Ainsi, plus
que jamais, la France est réduite à elle-même. Comment
concilier cet état de choses avec les paroles prononcées
par Paul Reynaud à la tribune de la Chambre, au cours du
débat sur la D5fense nationale qui s’y est déroulé du 26
au 28 février 1938:
La France est-elle faible? La France est-elle seule? ))
a demandé le futur Président du Conseil. Non, Messieurs,
ce n’est pas vrai! La France n’est pas seule. Quelles que
soient les fluctuations de la politique, croyez-vous que la
Pologne ignore que, si la France était écrasée, elle cesserait
de vivre 2? Compteriez-vous pour rien cette belle armée
tchécoslovaque, dont le matériel de guerre est puissant?
Enfin, Messieurs, derrière le gigantesque réarmement britan-
nique, il y a un autre réarmement qui, croyez-moi, est un
conseil de sagesse pour les dictatures : c’est le réarmement
colossal des États-Unis d’Amérique 3.
i( Ainsi, forte par elle-même, la France est forte par ses
amitiés e t par ses alliances. Je vous en prie, Messieurs, connais-
sons la force de la France! ))

Là aussi, il y a loin des paroles aux réalités, comme en


témoigne cette remarque désabusée de Georges Bonnet :
(( Aux questions que nous avions posées dans les diverses

capitales, les réponses étaient toutes également découra-


1. Une premiére commande de 500 appareils a été passée le 5 mai 1938; une
seconde, de 700 appareils, le 27 du mGme mois.
2. a La Pologne n’appartient à aucun bloc idéologique du continent a, déclarera
le colonel Beck à Ward Price le 21 mars 1938, c’est-à-dire moins d‘un mois plus
tard. Nous ne sommes ni des théoriciens, ni des antithéoriciens : nous sommes des
réalistes. Nous voulons vivre en paix avec tous nos voisins et nous pensons avoir
trouvé le meilleur moyen d‘y parvenir. D Boris Celovsky ajoute : a La Pologne avait
reconnu très rapidement l’Empire italien et se distançait ostensiblement du sys-
tème auquel elle devait son existence. n (Das Münchener Abkommen, p. 233-234.)
3 . La production mensuelle d’avions américains est, a cette époque, de 150 appa-
reils, soit 3,5 fois moins que celle de l’Allemagne. (TheAircraft Yearbook /or 1945,
New York, p. 400.)
336 HISTOIRE DE L’ARME~EALLEMANDE

geantes. Beck avait répondu, au nom de la Pologne : (( Nous


((ne nous battrons que contre les Tchèques. 1) M. Van Zeeland,
au nom de la Belgique: (( Si vous franchissez notre frontière,
(( vous vous heurterez à nous 1. D Chamberlain, a u nom de la

Grande-Bretagne : ( ( J e ne puis garantir d’aider la France


a que si elle est attaquée. Et au surplus,. je n’ai à peu près
rien à lui offrir 2. 1) A quoi Roosevelt ajoute, au nom des
etats-Unis : E n cas de guerre, je ne pourrai vous envoyer
a ni u n homme ni un sou 3! ))
Alors, sur qui faire fond? Sur 1’U. R. S. S.?
t
+ +

E n 1924, lorsque Moscou soutenait le droit des peuples


à disposer d’eux-mêmes parce qu’il y voyait un moyen de
disloquer les Etats bourgeois, le Ve Congrès de l’Interna-
tionale communiste, réuni au Kremlin du 17 juin a u 8 juil-
let, a voté les résolutions suivantes :
$0 Le Congrès constate qu’il n’y a pas de nation tchéco-
slovaque. L’État tchécoslovaque comprend, outre la natio-
nalité tchèque, des Slovaques, des Allemands, des Hongrois,
des Ukrainiens et des Polonais;
20 Le Congrès estime nécessaire que le Parti communiste
de Tchécoslovaquie, en ce qui concerne ces minorités natio-
nales, proclame et mette en pratique le droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes, jusques et y compris celui de se
séparer ;
30 Le Parti communiste de Tchécoslovaquie devra soutenir
la lutte des Slovaques pour leur indépendance;
40 Le Congrès estime qu’il est indispensable de renforcer
l’activité communiste parmi les Hongrois des régions annexées
par la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie 4.
Placée à l’avant-garde du révisionnisme, 1’U. R. S. S.
n’avait donc aucune raison de soutenir le Gouvernement de
Prague, au contraire.
Mais depuis lors, beaucoup d’eau a passé sous les ponts.
4. Voir plus haut, p. 300.
2. Voir plus haut, p. 326.
3. Cf. Georges BONNET, Le Quai d’Orsay sous trois Ripublique.?, p. 207. E Y o u
may count on us for everything except troops anà loans. a (Documents on British
Foreign P o i i y , II, 841.)
4. LE Ve CONGRÈSDE L’INTERNATIONALE C a t m u N I s T E , Compte renàu analytique,
Librairie de l’Humanité, Paris, 1924.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C H 337
L’écrasement des révolutions communistes en Hongrie, en
Autriche, en Bavière, en Allemagne et la montée victorieuse
des fascismes à Rome et à Berlin ont amené 1’U. R. S. S.
A modifier sa position. De révisionniste, elle est devenue
championne du statu quo. Depuis la signature du Pacte
d’assistance tchéco-soviétique du 16 mai 1936, elle n’admet
plus que l’on touche à l’État tchécoslovaque, promu sou-
dain au rôle de (( porte-avions des Démocraties )) et de
(( tête-de-pont du marxisme ». E n d’autres termes, il ne
s’agit plus pour elle de se servir des minorités pour disloquer
la Tchécoslovaquie, mais de se servir de la Tchécoslovaquie
pour disloquer l’Europe.
De 1934 à 1938, 1’U. R. S. S. s’est efforcée d’accroître
son influence sur les Pays occidentaux. Au lendemain de
l’Anschluss, elle a estimé le moment venu de constituer un
grand front antiallemand avec la France e t l’Angleterre.
Bien des raisons l’y poussent, au premier rang desquelles
figure le progrès continu de la puissance hitlérienne, qui
menace son existence et risque de compromettre la vic-
toire de la révolution prolétarienne. Mais il en existe une
autre, non moins forte, bien qu’elle ne soit jamais ouverte-
ment évoquée : c’est la crainte de voir les régimes capi-
talistes s’allier avec le Reich pour former un front
commun contre le bolchévisme. Cette éventualité est une
véritable hantise pour les dirigeants du Kremlin. Elle leur
paraît d’autant plus vraisemblable que le fascisme n’est,
à leurs yeux, que ((l a forme la plus condensée du capita-
lisme )) et qu’une collusion entre Nazis et bourgeois nationa-
listes leur paraît dans l’ordre des choses. D’où leur méfiance
invincible envers les fitats européens et leurs efforts pour
empêcher tout rapprochement entre eux1.
Le premier à ouvrir l’offensive diplomatique est Maxime
Litvinov, le Commissaire du peuple soviétique aux Affaires

1. L’historien qui aborde cet aspect de la politique contemporaine ne doit le faire


qu’avec la plus extrême circonspection. Les Russes ont consacré de nombreux
ouvrages à la Conférence de Munich. Mais ceux-ci ne présentent jamais que les
thèses officielles,celles que les dirigeants du Kremlin ont jugé bon de laisser paraître.
Leurs plans de conquéte mondiale n’ysont iamais mentionnéa. u Considérer ces textes
comme des sources irréfutables et interpréter à leur lumière la politique des Soviets
n’est pas faire œuvre d’historien B, écrit Boris Celovsky. a Les archives diplomatiques
du Kremlin n’ont pas été publiées e t tant qu’elles ne le seront pas, nous ignorerons
la teneur exacte des instructions envoyées par le Gouvernement russe à ses ambas-
sadeurs. Mais on peut pallier cette lacune en se référant aux rapports des ambassa-
deurs étrangers ti Moscou et en confrontant les déclarations des principaux person-
V 22
338 HISTOIRE D E L’ARMÉII: A L L E M A N D E

étrangères. Les 15 et 17 mars 1938 - c’est-à-dire qua-


rante-huit heures après l’entrée des troupes allemandes à
Vienne, -- il profite d’une réception donnée a u Kremlin en
l’honneur de l’ambassadeur d’Iran, pour réunir les corres-
pondants de la presse étrangère accrédités à Moscou e t leur
tenir le discours suivant :
- Voilà quatre ans que l’Union Soviétique travaille au
maintien de la paix dans le cadre de la sécurité collective,
quatre ans durant lesquels elle n’a cessé de dénoncer les
dangers d’une attitude passive devant les agresseurs. Le cas
de l’Autriche démontre que nos avertissements, pour justi-
fiés qu’ils aient été, n’ont pas été écoutés. Quand donc
se décidera-t-on à faire échec aux dictatures? Négocier avec
Hitler ne sert absolument à rien, car ses ambitions sont
insatiables. Hier c’était l’Autriche; demain, ce sera la Tché-
coslovaquie. Ces agressions répétées finiront par déclencher
u n nouveau conflit mondial. L’Union Soviétique est disposée,
pour sa part, à examiner avec les autres Puissances, soit
dans le cadre de la Société des Nations, soit en dehors
d’elle, toutes les mesures susceptibles d’assurer la sauve-
garde de la paix1. ))
Les journalistes présents - et notamment M. Choczynski,
correspondant à Moscou de l’Agence polonaise PAT -
posent alors trois questions à M. Litvinov :
10 Si la Tchécoslovaquie était attaquée par l’Allemagne
et si la France venait à son secours, 1’U. R. S. S. en ferait-
elle autant?
20 Si oui, quelle serait la nature de l’aide que lui apporte-
rait la Russie?
30 Cette aide exigerait-elle la création d’un corridor à tra-
vers les territoires de la Pologne e t de la Roumanie?
- (( A votre première questi0.n »,répond Litvinov, ( ( j e
réponds oui, sans hésiter. Mais si la France manquait à
ses engagements, la Russie reprendrait sa liberté d’action
e t appliquerait elle-même l a politique du sauve-qui-peut.
Quant à la nature de notre aide, elle doit être soigneusement

nages du régime avec les théses fondamentales du marxisme-léninisme. B (Cf. D m


Münchener Abkommen, p. 311.)
1. On trouvera le texte complet de cette allocution dans LITVINOV, Against
aggression, p. 114 et s. Voir également Documents on British Foreign Policy, I, p. 90;
Foreign Relations of the United Stales, 1938, I, p. 465; Akten ZUT Deutschen AUP-
w(iriigen Politik, Il,.’p. 92, 96, 127.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 339
discutée. On trouve toujours un chemin, quand on le veut l. I)
Malgré leur banalité apparente, ces réponses du Commis-
saire soviétique aux Affaires étrangères sont pleines d’inté-
rêt. Elles confirment que 1’U. R. S. S. subordonne son
intervention à l’entrée en guerre de la France 2. Quant au
reste, Litvinov préfère ne pas trop en parler, car il prévoit
que la création de couloirs d’accès à travers la Pologne et
la Roumanie se heurtera au veto de Varsovie et de Bucarest.
A l’heure même où Litvinov tient sa conférence de presse
au Kremlin - ce qui laisse supposer un accord préalable -
Léon Blum déclare à la Chambre des Députés :
- (( E n cas de conflit européen, 1’U. R. S. S. se trouvera
certainement aux côtés de la France 3.1)
A Londres, Churchill salue les déclarations de Litvinov
comme un événement de la plus haute importance, le point
de départ d’une (( Grande Alliance 1) anglo-franco-russe, seule
capable de faire échec aux ambitions d’Hitler. 11 va trouver
Chamberlain pour lui faire comprendre que les avances du
Kremlin représentent (( une chance inespérée, un concours
qu’il ne faut laisser échapper à aucun p r ix 4 n.
- (( J e n’ai jamais été un partisan du Communisme »,
déclare-t-il, ((mais je serais prêt à conclure un pacte avec
le diable pour abattre Hitler! ))
Encouragé par ces propos, Litvinov décide de transformer
ses suggestions en offres officielles, qu’il transmet sous forme
de notes diplomatiques au Quai d’Orsay et à Downing Street.
Mais Churchill est dans l’opposition ; Blum quittera le
pouvoir dans une quinzaine de jours (8 avril 1938);Cham-
berlain, quant à lui, est d’une opinion différente. S’il s’efforce
d’&carterl’Amérique des affaires européennes, ce n’est pas
1 . Times, 1 8 mars 1938.
2. A la question posée par M. von Tippelskirch, correspondant du D. N. B. :
c L’U. R. S.S.interviendra-t-elle si la France ne le fait pas? n Litvinov répond par
la négative. La Russie ne veut à aucun prix s’engager la première, tant elle redoute
de n’6tre pas suivie par les Pays occidentaux. Le 5 septembre, M. Fierlinger,
ministre de Tchécoslovaquie à Moscou, dira à 111. Coulondre, ambassadeur de France :
(1 On ne croit pas au Kremlin que la France et l’Angleterre soient prêtes à faire la

guerre pour la Tchécoslovaquie et, dans ces conditions, on juge préférable de se


tenir sur la réserve. I1 y a là un redoutable malentendu qu’il faut se hâter de dissi-
per. (COULONDRE,De Staline à Hitler, Souvenirs de deux ambassades 1936-1939,
p. 157.)
3. Journal officiel de la République française, Débats de la Chambre des Deputes,
1938, no 29.
4. Winston CAURCHILL, Memoirs, The gathering Storm, p. 245 et s. Chamberlain
fait allusion à cette démarche de Churchill dans une lettre à sa sœur. (Voir plus
haut, p. 305.)
340 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

pour laisser s’y immiscer YU. R. S. S., qu’il considère comme


une Puissance semi-asiatique 1.
- Q J e me vois obligé de décliner la proposition sovié-
tique B, déclare-t-il le 24 mars à la Chambre des Commu-
nes, u car le Gouvernement de Sa Majesté estime que la
réunion en conférence d’un certain nombre de Puissances
aurait pour seul effet d’accroître la tension internationale.
J e ne suis pas moins favorable que les autres à une confé-
rence de tous les États européens, mais j’estime que le
moment de la réunir n’est pas encore venu2. ))
Après le rejet pur e t simple des propositions russes par
le Gouvernement du Royaume-Uni et la réception de la
note anglaise du 22 mars 1938 3, le Gouvernement français
ne peut adopter qu’une attitude réservée 4. Washington
repousse également les offres de Litvinov 5.
A Moscou, on attribue ces refus à une arrière-pensée très
précise. Pour Staline le jeu des Puissances occidentales est
clair. I1 a toujours soupçonné les Pays capitalistes de vouloir
isoler 1’U. R. S. S. 6. A présent, il en est sûr. Averti dès le
23 mars, par ses agents secrets, de la teneur négative de la
réponse anglaise, Litvinov réagit avec brutalité. I1 déclare
à M. Davies, ambassadeur des États-Unis :
- (( C’est bien! l’Allemagne engloutira bientôt tout le
continent, mais l’Union Soviétique s’arrangera pour n’en
subir aucun dommage. La France n’a pas confiance dans
1’U. R. S. S.? Qu’à cela ne tienne! 1’U. R. S. S. pour sa
part n’a aucune confiance dans la France’. D
M. Davies est si impressionné par ce langage qu’il en
informe aussitôt son gouvernement, dans un rapport où il
1. Cf. Boris CELOVSKY, Daa Münchener Abkommen, p. 203.
2. H A N S A R D , vol. 333,p. 1406.Le même jour,Lord Halifax remet une note d’une
teneur identique à M. Maïsky, ambassadeur des Soviets à Londres. (Documente du
British Foreign Policy, I, 116.)
3. Voir plus haut, p. 309.
4. Du fait que 1’Angleterre a repoussé les propositions russes, la France n’a
aucun avantage à s’aligner sur les thèses de Moscou car elle risque de perdre, par
IA meme, Is concours de l’Angleterre.
5. Roosevelt qui a déjà suggéré la réunion d‘une conférence, ne peut pas se ral-
lier à un projet de conférence proposé par un a’utre.
6. POTEMKINE, Histoire de la Diplomatie, 111, partie 2, p. 280 et s. A. NEKRITSCB,
D w j m j a igra praviteïstva Chamberlain a i jejo proual, Voprosy istoiii, 1950,
cahier 2, p. 46-73.a Nous ne voulons pas &re isolés dans les affaires internatio-
nales! m s’écrie EA. Trojanovsky à l’inauguration de la Chambre de Commerce
russo-américaine de New York, traduisant ainsi l’angoisse des milieux dirigeants
soviétiques. (Documents on International Affairs, 1938, I, p. 315.)
7. Noie di? ïambaasadeur Davics au Secrétaire d’.@fat Cordell Hull, le 26 mars
1938; Davihs, A b U. S. A. Botschafter in Moekau, Zurich, 1943, p. 224.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 341
évoque la possibilité d’un accord germano-russe 1. Lorsqu’il
le lit, Roosevelt éclate de rire et se demande si Davies n’a
pas perdu la tête.
Les 28 et 29 avril, Daladier e t Bonnet se rendent à Londres,
où ils se mettent d’accord avec Chamberlain sur une autre
politique : celle qui consiste - comme nous l’avons déjà
vu - à exercer une pression directe sur Prague pour
l’amener à céder sur le problème des Sudètes, tout en multi-
pliant les avertissements à l’Allemagne pour la dissuader
de recourir à la force 2.
Aux yeux des Russes, cette manière d’agir ne peut aboutir
qu’à une négociation à Quatre entre la France, l’An-
gleterre, l’Allemagne e t l’Italie, dont ils seront exclus. Si
cette éventualité se réalise, ils se trouveront non seulement
isolés, mais pris comme dans une tenaille entre une Europe
hostile e t un Japon ennemi. Ce danger les effraye à tel
point qu’ils sont résolus à tout mettre en œuvre pour l’éviter.
Le rejet des offres russes inquiète également Benès, qui
charge son homme de confiance, M. Arnost Heidrich, de
se rendre à Sinaïa, en Roumanie, pour sonder les intentions
du roi Carol sur les possibilités de laisser passer les troupes
russes à travers son territoire ( l e r mai).
- « Mon pays ne tolérera jamais le passage des troupes
russes »,répond le roi Carol. (( La ligne de chemin de fer
est à voie unique 3. Le transport d’une seule division pren-
drait plus de huit jours 4. De plus, sous prétexte d’assurer
la protection de leurs bases, les Russes exigeront l’occupa-
tion de larges portions de la Roumanie. Nul ne sait quand
ils les évacueront 6. Toutefois, et bien que la Roumanie ne
puisse autoriser expressément le survol des avions sovié-
tiques, elle fermera les yeux si ceux-ci traversent à haute
altitude son espace aérien 6. D
Benès fait part à Litvinov de cette conversation, dans
1. n Même si clle peut paraître prématurée ID,écrit Davies, II une telle éventualit6
est dans le domaine des choses possibles. n (Op. cit., p. 229 et a.)
2. Voir plus haut, p. 312.
3. Les travaux de dédoublement de la ligne à travers la Bessarabie ont &tésus-
pendus au printemps de 1938.
4. Le général Gamelin, M. Kennan et M. Comnène étaient encore plus pessi-
mistes. (Voir plus haut, p. 294, note 1.)
5. a Quand on regarde ce qui se passe actuellement D, écrira le Times dana
son supplément du 26 avril 1947, n on est forcé de reconnaître que le Couverne-
ment roumain n’avait pas tort. s
6 . Arnost HEIDRICR, Officielni linie cs. zahranitni politiky a Rudolf Beran,
Agarni p l i i i k a , n a 5-6, 1954, p. 5-7.
342 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMA N D E

laquelle il voit une possibilité d’ouverture. Mais le Commis-


saire du peuple aux Affaires étrangères se montre très
pointilleux. La Russie fait les choses correctement ou elle
ne les fait pas : elle n’entreprendra rien sans une autorisation
cn règle, car elle ne veut pas se voir dénoncer comme un
E t a t agresseur par les Pays occidentaux. I1 faut en outre
que cette autorisation s’étende aux forces terrestres, car
le survol de quelques avions ne servirait à rien.
Quelques jours plus tard (9 mai 1938), Georges Bonnet
se rend Genève pour assister à la réunion du Conseil de
la Sociéti: des Nations. I1 y rencontre Litvinov et lui demande
ce qu’il compte faire.
- (( Si la Tchécoslovaquie est attaquée par l’Allemagne »,
lui dit-il, « l a France respectera ses engagements en lui
prêtant main-forte. Mais que fera 1’U. R. S. S.? I1 nous
est indispensable de le savoir à l’avance. ))
- (( Si la France remplit ses obligations, l’Union Sovié-
tique remplira aussi les siennes »,répond une fois de plus
Litvinov. (( Mais à une condition : c’est que la Roumanie
ou la Pologne lui permettent de faire traverser ou de survoler
leur territoire par ses troupes et par ses avions. L’U. R. S . S .
n’interviendra pas sans le consentement explicite de l’un ou
l’autre de ces deux pays, car elle ne se soucie pas de se trouver
en guerre avec eux. Puisque le Gouvernement français a
des traités avec la Roumanie et la Pologne, qu’il fasse les
démarches nécessaires pour obtenir ces autorisations l . ))
Pour ce qui est d’en convaincre la Pologne, Bonnet sait
que c’est peine perdue. Beck, Rydz-Smigly et Lukasiewicz
le lui ont assez répété. Tant que subsistera la pomme
de discorde de Teschen, Prague et Varsovie ne s’entendront
jamais. Mais la Roumanie? Ne se montrera-t-elle pas plus
compréhensive que sa voisine? Hélas! Depuis 1920, daie
à laquelle la Roumanie a annexé la Bessarabie, Bucarest
et Moscou sont à couteaux tirés. Lorsque Georges Bonnet
aborde la question avec M. Comnène2, il se heurte à un
non possumus catégorique.
- (( Aucun gouvernement ràumain D, lui répond-il, (( ne
pourrait accepter le passage des troupes russes sur son terri-
toire. Leur entrée provoquerait celle des Allemands et la Rou-

i. Georges BONNET,
Le Quai d’Orsay sous trois Républiques, p. 193.
2. Le ministre des Affaires étrangères de Roumanie.
L E RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU REICH 343
manie deviendrait aussitôt un vaste champ de bataille 1. ))
Pour Bonnet, cette prise de position équivaut à un refus
définitif. Elle l’étonne d’autant moins qu’il sait qu’elle
correspond au sentiment profond de l’opinion roumaine 2.
Cependant - fait troublant - Litvinov qui rencontre tous
les jours M. Comnène au Palais des N,ations, s’abstient soi-
gneusement de lui poser la question 3.
Tiendrait-il moins qu’il ne le prétend à obtenir le droit
de passage? Cette hypothèse paraît confirmée par l’entretien
que Litvinov a deux jours plus tard (11 mai) avec M. Hei-
drich, l’homme de confiance de Benèa,. Le Commissaire du
peuple aux Affaires étrangères lui dépeint la situation sous
les couleurs les plus sombres :
- (( Aucun doute ne peut subsister quant aux intentions
agressives d’Hitler D, lui dit-il, (( mais nous ne sommes pas
aveugles! L’Occident voudrait se servir d’Hitler pour
abattre Staline, et utiliser Staline pour abattre Hitler. Sachez
que Moscou a su tirer la leçon de la Première Guerre mon-
diale. Alors que la Russie sacrifiait des millions de jeunes
gens, les Puissances occidentales sont restées l’arme au
pied (!). Cette fois-ci, ce seront les Russes qui assisteront en
spectateurs au conflit qui dressera l’Allemagne contre les
Puissances occidentales. Elle n’interviendra que lorsqu’elle
estimera le moment venu d’imposer à tous les belligérants
une paix juste et durable 4. n
- (( Mais alors, vous ne porterez aucune assistance à la
Tchécoslovaquie? lui demande Heidrich avec effroi.
- (( L’U. R. S. S. n’est pas encore tout à fait prête )),
répond Litvinov avec un geste évasif. (( De plus, les réponses
négatives de la Pologne et de la Roumanie la mettent dans
l’impossibilité de venir à son secours 5. 1)
1. Georges BONNET, Id., p. 193.
2. Le 28 février 1938, le Parlement roumain a voté un amendement à la
Constitution de 1923, dont l’article 91 spkcifie : N Aucune troupe armée étrangère
ne peut être admise au service de l‘État et ne peut entrer ou passer sur le territoire
de la Roumanie, qu’en vertu d’une loi. I
3. I I1 devait rester quinze jours à Genève en face de Comnène sans qu’il ait une
fois abordé cette question avec lui. C’est ce que ce dernier a souligné dans son
propre récit. II (Georges BONNET, Le Quai d’Orsay sotid trois Rcpublipues, p. 204.)
4 . En parlant ainsi, Litvinov ne fait que paraphraser le discours prononcé par
Staline le 19 janvier 1925, devant le Comité central du P. C. et qui illustre parfai-
tement sa politique de 1938 : a Si 11 guerre commence, nous n’allons pas nous
croiser les bras. Nous aurons à intervenir, mais à intervenir les derniers. E t nous
interviendrons pour jeter le poids décisif dans la balance, le poids qui pourrait
l’emporter. E (J. V. STALINE, CYuwes, t. VII, hloscau, 1947.)
5. Arnost HEIDRICA, Op. cif.,p. 4. Interrogé plus tard sur les raisons pour les-
344 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Le lendemain, Bonnet revoit Litvinov et lui pose, une


fois de plus, la même question :
- (( Que ferez-vous en cas d’agression contre la Tchéco-
slovaquie? D
Litvinov se borne à répéter ce qu’il a déjà afirmé à
maintes reprises :
- (( Nous interviendrons, si la France intervient elle aussi.
Cependant, la seule solution possible est que nous passions
à travers la Pologne ou la Roumanie. E n t a n t qu’alliée
de ces pays, c’est à la France d’en obtenir l’autorisation.
Au surplus, il serait utile de procéder à des conversations
entre nos deux États-Majors. ))
La perspective de ces conversations n’enchante nullement
Bonnet, car il craint que l’appui militaire des Soviets ne
provoque un retour offensif du Front populaire1. Rentré
à Paris le 20 mai, il ne s’en ouvre pas moins à Daladier.
Le Président du Conseil se montre favorable à la suggestion
soviétique. En conséquence, Bonnet charge M. Coulondre,
ambassadeur de France à Moscou, de faire savoir aux diri-
geants du Kremlin que Paris est disposé à entamer les pour-
parlers. Mais alors se passe un second fait troublant : Lit-
vinov s’arrange pour torpiller les conversations militaires
qu’il a lui-même proposées.
Dès leur premier entretien, au lieu de traiter le problème
posé par une agression allemande contre la Tchécoslovaquie,
le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères évoque
le cas où la Tchécoslovaquie serait attaquée par la Pologne.
En parlant ainsi, il laisse passer pour la première fois le
bout de l’oreille. Derrière l’affaire tchèque se profilent
soudain des revendications russes à l’égard de Varsovie.
Moscou veut prendre sa revanche sur le Traité de Riga S.
Comme Coulondre fait semblant de ne pas comprendre,
Litvinov insiste :
- (( Que ferait la France alliée de la Pologne D, demande-
quelles 1’U. R. S. Ç. n’avait pas prêté assistance à la Tchécoslovaquie en 1938, Sta-
line répondra en invoquant le même argument : t~ Nous avions besoin de gagner du
temps. Même en 1941, l’Armée soviétique s’est montrée très pauvrement équipée
et a fait trè9 mauvaise figure. a (Cité par Georges BONNET,Le Quai d’Orsay
mus trois Rdpubliques, p: 229.)
1. De plus, l’État-Major britannique et l’entourage du général Weygand se
montrent très sceptiques sur la valeur offensive de l’Armée rouge. (Voir vol. IV,
p. 251, note i!.)
2. Voir vol. IV, p. 237, note 1. Le Traité de Riga joue, dans les relations russo-
polonaises, le même r8le que Teschen, dans les relations polono-tchhques.
LE RATTACHEMENT DES SUDETES AU REICH 345
t-il, (( au cas où cette dernière attaquerait la Tchécoslovaquie
et où la Russie, agissant en vertu de l’Article 2 du pacte
d’assistance russo-tchèque, attaquerait la Pologne à son
tour? ))
Surpris par cette question, l’ambassadeur de France
demande à consulter Paris. Interrogé, le Quai d’Orsay
répond en invoquant les clauses du pacte tchéco-soviétique :
- (( L’U. R. S. S. n’est tenue à remplir ses obligations
envers Prague, que si la France remplit les siennes. ))
- Très juste, très juste! n répète Litvinov avec un sou-
rire. (( Mais il y a aussi une autre hypothèse,. dont vous
ne parlez pas. Qu’arriverait-il si les Soviets intervenaient
[contre Varsovie] pour une raison ou pour une autre? La
France bougerait-elle? ))
Cette allusion à un évent.ue1 conflit russo-polonais échappe
à Coulondre, dont toute l’attention e-t accaparée par le
problème tchèque. I1 transmet de nouveau la question à
Paris.
Bonnet se rend bien compte que l’alliance franco-polonaise
a perdu beaucoup de sa valeur 1. Mais de là à la dénoncer
pour faire plaisir aux Soviets, il y a un pas qu’il n’est pas
disposé à franchir. I1 prie M. Coulondre de le faire com-
prendre à Litvinov. Celui-ci y voit une occasion toute
trouvée pour tirer son épingle du jeu. Maintenant qu’il
sait ce qu’il voulait savoir, il se désintéresse du reste, et
s’arrange pour que les conversations entre États-Majors
soient remises sine die.
Ce jeu de cache-cache, où chacun pousse l’autre en avant
et cherche à discerner les arrière-pensées de son interlo-
cuteur sans dévoiler les siennes ne fait guère avancer les
choses. A force de tourner en rond, lai négociation revient
à son point de départ. La solution du problème germano-
tchèque n’est ni à Washington, ni à ]MOSCOU, ni à Paris :
elle est à Londres.
Ce dont Chamberlain, pour sa part, n’avait jamais douté.
1. Le colonel Beck lui a déjà déclaré : a Le Pacte franco-polonais a perdu
toute signification, du fait du Pacte franco-soviétique et du Traité de non-agres-
sion germano-polonais. I (Voir plus haut, p. 314.)
XVII

LA MISSION DE LORD RUNCIMAN A PRAGUE

(3 août-10 septembre 1938)

- u L’on nous répète souvent D, a dit Chamberlain dans


le discours qu’il a prononcé à Scarborough, le 8 avril 1938,
que si nous adoptions une ligne de conduite plus audacieuse,
si nous fixions dès à présent, d’une façon claire e t précise,
les circonstances dans lesquelles nous ferions ou ne ferions
pas la guerre, nous donnerions au monde un avertissement
tel, que grâce à lui la guerre serait évitée. Mais agir ainsi
serait faire u n pari, et non pas un pari dont l’enjeu serait
de l’argent, mais des vies d’hommes, de femmes e t d’enfants
de notre race et de notre sang. J e ne suis pas disposé à faire
un pari de ce genre et, bien que la dure nécessité de la guerre
puisse se présenter à nous dans l’avenir comme elle s’est
déjà présentée dans le passé, je n’y donnerai mon consente-
ment que le jour où j’aurai acquis la conviction qu’il
n’existe iiucun autre moyen de préserver notre liberté 1. ))
Cet amour de la paix, dont on ne saurait mettre en doute
la sincérité, est un des traits de caractère les plus touchants
de Neville Chamberlain. Dans ce terrible imbroglio diploma-
tique, oh la plupart des protagonistes donnent souvent
l’impression de ne se laisser guider que par leurs intérêts
égoïstes, il semble être le seul à ne jamais perdre de vue
les destructions e t les deuils qu’entraînerait une nouvelle
conflagration mondiale. Pour lui, le maintien de la paix est
un bien trop précieux pour ne pas mériter quelques sacri-
fices. E t cela, quoi qu’on en dise, s’inscrit à son actif, bien
1. Neville ~ I i A M D a R L A i N ,The Sfrtrggk /or Peuce, p. 171 e t S.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES A U R E I C H 347
que ses détracteurs y aient vu un mélange d’inexpérience
et de naïveté 1.
Or, depuis le rhois d’avril, les choses n’ont fait aucun pro-
grès. Les conversations franco-polonaises, franco-roumaines
et franco-russes ont abouti à des impasses. Les négociations
entre Tchèques et Sudètes sont au point mort. E n revanche,
chaque jour qui passe rapproche la date fatale à partir de
laquelle une guerre ne pourra plus être évitée. Lorsque le
Congrès de Nuremberg aura eu lieu, que la moisson sera
rentrée, que les fortifications de l’Ouest seront à peu près
terminées et que les recrues de la classe 38 auront achevé
leur instruction, toutes les conditions requises pour une inter-
vention de la Wehrmacht se trouveront réunies. Le Premier
britannique estime, en conséquence, que la crise atteindra son
point culminant aux alentours du 1er octobre - sans savoir
encore qu’Hitler a fixé cette même date pour le commence-
ment des hostilités 2. I1 est donc indispensable de trouver
d’ici là, une solution définitive au problème des Sudètes.
Dès le milieu de juin, Chamberlain et Halifax ont jugé
le moment venu d’envoyer à Prague une personnalité sus-
ceptible de servir d’arbitre entre Benès et Henlein, et de
trancher le différend qui les oppose3. Mais le Gouvernement
tchèque acceptera-t-il cette procédure?
Sur ces entrefaites (17 juillet), le capitaine Wiedemann,
aide de camp du Führer, arrive à Londres 4. Sa venue, effec-
1. Chamberlain est bien moins naïf qu’on ne l’a prétendu, et point n’est besoin
d’avoir la tête faible pour préférer la paix à la guerre. Ayant pris la mesure exacte
de la faiblesse de l’Angleterre, il se dit qu’un arrangement avec Hitler peut écarter
un conflit. S’il ne l’écarte pas, il aura au moins le mérite de ménager a son pays un
répit qui lui permettra de parfaire son réarmement.
2. Ou bien le sait-il déjà? Dans son livre sur Mussolini, Ray Mac Grcgor
Hastie assure que les directives données le 30 mai par Hitler à Keitel (voir plus
haut, p. 229) étaient parfaitement connues des services secrets anglais, ce qui expli-
querait bien des choses.. . (LeJ o u r du Lion, p. 258.)
3. Le 18 juin, Halifax s’en est ouvert pour la première fois à Newton. a Puisqu’on
ne peut rien attendre d’une poursuite des négociations entre Prague et le S. d. P.,
il conviendrait de sonder le terrain pour savoir comment serait accueilli l’envoi
d’un expert britannique indépendant. D Newton a répondu a qu‘il vaudrait mieux
attendre, jusqu’au moment où les négociations tchéco-sudètes seraient effecti-
vement rompues a. Halifax s’est rangé à cette maniére de voir, mais avec réti-
cence, car il estime que le jour oii on en sera arrivé là, il sera trop tard pour inter-
venir.
4. L’invitation adressée à Wiedemann a 6té faite par Halifax, sur les instances
de la princesse de Hohenlohe, secrétaire de Lord Rothermere, de Lady Astor, et
de Lord Ribblesdale, favorables à un rapprochement anglo-allemand. L’entrevue,
en principe, devait rester secrète. Mais la presse en a eu vent, par suite de I’indiscré-
tion d‘un membre du Foreign Offce. Les journaux londoniens ont publié la nouvelle,
en lui donnant l’importance d’un événement mondial.
348 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

tuée à l’insu de Ribbentrop, a pour but de préparer une


visite de Gœring 1. Lord Halifax le reçoit dès le lendemain
à son domicile privé, en présence de Sir Alexander Cadogan,
Sous-secrktaire d’État permanent au Foreign Office. Très
vite, le problème de la visite de Gœring s’estompe au second
plan et les deux interlocuteurs en viennent à parler d‘un
sujet beaucoup plus brûlant : la question tchécoslovaque.
- (( J e suis l’homme qui connaît le mieux Hitler, et depuis

le plus longtemps »,remarque Wiedemann, (( puisque je l’ai


eu sous ines ordres comme caporal, durant la Première
Guerre mondiale. Vous n’en obtiendrez rien par les pressions
ou les menaces. Elles ne font que le durcir et le rendre intrai-
table. Les mises en garde de Sir Nevile Henderson le
21 mai dernier, quand Prague a fait courir le bruit que nous
avions mobilisé, l’ont exaspéré 2. N’espérez pas non plus
séparer l’Italie du Reich : vous y perdez votre temps 3.
Hitler estime que l’Angleterre ne fait aucun effort pour
comprendre la situation de l’Allemagne. Pourtant, il est
favorable à une entente anglo-allemande, mais seulement
lorsque les problèmes d’Europe centrale auront été réglés.
Que ce soit d’une façon ou d’une autre, il est décidé à en
finir avec le problème sudète. I1 a fait preuve jusqu’ici de
beaucoup de patience. Mais n’attendez pas trop, car à force
de tirer sur la corde, elle finira pas casser 4... ))
- N Ne serait-il pas possible »,demande Halifax, (( d’obte-
nir au moins de l’Allemagne une déclaration par laquelle
elle s’engagerait à ne pas recourir à la force? ))
- (( J e ne suis pas autorisé à faire une déclaration de ce

genre 11, répond Wiedemann, (( et je doute qu’on puisse


l’obtenir, du moins dans la situation actuelle. n
- N Elle pourrait servir de préambule à la venue de
Gœring K . , . D
1. Gœring voudrait rendre à Halifax la visite que celui-ci lui a faite quelque
temps auparavant à Karinhal!. I1 estime que sa venue à Londres aurait un effet
bienfaisant sur les relations anglo-allemandes et fraierait la voie à un accord entre
les deux pays,
2. Voir plus haut, p. 228-229.
3. Wiedemann fait allusion aux tractations poursuivies entre Rome et Londres
relatives à I’eotrée en vigueur de l’accord du 16 avril 1938.
4. Avant le départ de Wiedemann pour Londres, Hitler a précis8 exactement ce
qu’il devait dire à Halifax. L’aide de camp ne fait que répéter les paroles de son
chef. (WIEDEMANN, Private Papers, MS. Division, L i b r a y of Congress, Washington
D . C . Box 669-604; aussi : Der Mann der Feiàherr werden woUte, p. 159. Les deux
versions‘ fournies par Wiedemann se recoupent.)
5. En réalii.8 ni Halifax, ni Hitler ne la tiennent pour c actuelle s.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U REICB 349
- (( Plus tard, je ne dis pas non, mais pas à présent ... u
- Quoi qu’il en soit n, assure Halifax en prenant congé
((

de Wiedemann, (( dites à votre Führer que j’espère assister,


avant ma mort, à la réalisation de ce qui est le but d e tous
mes efforts : voir Hitler reçu par le Roi d’Angleterre, e t
être acclamé par la foule londonienne au balcon du Palais
de Buckingham 1. B
Lorsque Wiedemann retourne à Berchtesgaden pour
rendre compte à Hitler des résultats de sa mission, le Führer
se promène dans son parc avec Unity Mitford 2 et le fait
attendre pendant deux heures. Après quoi, il ne lui accorde
que cinq minutes d’entretien, tant l’affaire l’intéresse peu S.
Même la phrase finale de Lord Halifax le laisse indifférent.
I1 est d’ores et déjà convaincu que l’Angleterre n ’ e ~ tpas en
mesure d’intervenir et qu’il est le maître de la situation.
*
4 4

Le voyage de Wiedemann, dont l’importance a été déme-


surément grossie par la presse londonienne, ne mériterait
donc pas qu’on s’y arrête, s’il n’avait eu des conséquences
que personne ne pouvait prévoir. L’aide de camp du Führer
s’est entretenu avec Halifax dans l’après-midi du 18 juillet.
Or,le même jour, à 22 heures, Halifax se met en rapport avec
M. Basil Newton, ministre de Grande-Bretagne en Tchéco-
slovaquie, pour le prier d’informer Benès que le Gouvernement
britannique a l’intention d’envoyer Lord Runciman à Prague,
en qualité de médiateur 4. La visite de Wiedemann n’a pas
1. WiEnsmaNN, Cornpie rendu de mission au Chancelier du Reich. a On entend
souvent dire n, écrira-t-il plus tard, a que le Führer a fait constamment des avances à
l’Angleterre, mais que celle-ci lui a toujours battu froid. Ce n’est pas exact. DBs
le printemps de 1938, les Anglais nous ont donné à entendre : a Des bombes s u r
Prague signifieraient la guerre. Tactique envers les Tchèques : pas de coups de feu;
a étrangler. n (Private Papers, Box 604.)
2 . Unity Mitford est la sœur de Diana Guiness, l’épouse de Sir ûswald Mosley.
Unity e t Diana, qui avaient fait la connaissance d’Hitler à Munich, étaient souvent
invitées à Berchtesgaden, où elles faisaient sensation par leur intelligence e t leur
beauté.
3. Une fois certain que son message a Bté fidèlement transmis, le reste lui est
Bgal. a Quant à moi n, nous dit Wiedemann, u la seule chose que me valut cette
intruaion dans la politique internationale fut l‘hostilité de Ribbentrop. Celui-ci ne
me pardonna jamais d‘avoir fait ce voyage sans l’en informer. I
4. Walter Runciman a représenté le Parti libéral, comme député à la Chambra
des Communes, de 1899 à 1937;il a été ministre de l’Éducation nationale de 1908
à 1911,puis ministre du Commerce de 1931 au 28 mai 1937,date à laquelle il a été
élevh à la Pairie avec le titre de viscount Runciman of Doxforù. A l’issue de sa
mission à Prague, il sera nommé président du Conseil de la Couronne, poste qu’il
occupera jusqu’au 3 septembre 1939.
350 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

été - comme on l’a longtemps cru - à l’origine de cette


mission. Mais elle a contribué à en précipiter le départ.
- (( Vous expliquerez au Président Benès »,dit Halifax
à Newton, (( que vous venez le voir à titre privé pour l’entre-
tenir de cette affaire et vous le presserez fortement à se décla-
...
rer prêt à accepter notre proposition Vous ajouterez que,
s’il apparaissait au Gouvernement de Sa Majesté qu’une
rupture [dans les négociations avec le S. d. P.] devait s’en-
suivre, avec tous les dangers qu’une telle rupture comporte-
rait pour la paix européenne, le Gouvernement de Sa Majesté
ne pourrait s’abstenir de rendre publique sa proposition, en
même temps que la réponse qui y aurait été faite La façon ...
idéale de procéder serait que le Gouvernement tchécoslo-
vaque et les chefs des Sudètes publient un communiqué
conjoint, disant qu’ils ont prié le Gouvernement de Sa
Majesté de désigner une personne qualifiée pour leur servir
d’arbitre et qu’ils accueillent avec satisfaction l’annonce
faite par le Gouvernement de Sa Majesté, à savoir que, don-
nant suite à leur requête, celui-ci a choisi Lord Runciman
pour remplir cet ofice. ))
Benès blêmit en entendant ces mots. Non content de lui
imposer un arbitre qu’il n’a nullement sollicité, Londres
exige qu’il fasse semblant d’avoir lui-même demandé sa
venue! Plus encore : il lui demande d’accueillir avec empres-
sement la nomination de Lord Runciman, auquel on prête,
dans son entourage, des sentiments pro-allemands 1! I1
chancelle sous le coup, perd contenance et ne récupère ses
esprits qu’à la fin de l’entretien 2.
- (( C’est impossible! répond-il d’une voix étranglée
par la colère. Remettre à un étranger le soin de régler le
problème des Sudètes serait porter atteinte à notre souve-
raineté nationale! N
- (( Réfléchissez aux terribles responsabilités que vous
assumeriez, en opposant un refus à la proposition britan-
nique »,fait observer Newton.
- (( J e ne puis vous donner une réponse immédiate »,
répond Benès. (( I1 me faut tout d’abord consulter les Fran-
çais ... n
Mais Paris, consulté, presse vivement Benès d’accepter
1. L’ancien président du Board of Trade a salué avec beaucoup de satisfaction
la signature de l’accord naval anglo-allemand du 18 juin 1936.
2. Basil NEWTON,Compte rendu de mission à Lord Halifax.
LE R A T T A C H E M E N T DES SUDATES AU R E I C H 351
la proposition anglaise. La veille, M. de Lacroix a déjà attiré
son attention sur le fait que (( si des incidents graves écla-
taient entre Tchèques et Sudètes, il deviendrait difficile de
convaincre les Français qu’ils doivent se battre pour les
Tchèques 1. n
Ces deux déclarations, survenant à quelques heures d’in-
tervalle, ne sont pas à proprement parler des ultimatums;
mais la volonté de forcer la main à Benès y apparaît claire-
ment. Pour un homme aussi obstiné et aussi sûr de lui, c’est
plus qu’une surprise douloureuse : le début d’un pilonnage
moral qui ne va cesser de s’intensifier au cours des semai-
nes qui viennent.
Benès arpente son bureau à grands pas, en crispant les
poings.
- (( Non! Non! n répète-t-il. (( Jamais je ne céderai à ce
chantage. Les Anglais menacent de publier ma réponse? E h
bien, qu’ils la publient! ))
Benès sait qu’il peut compter sur l’appui de l’Armée 2.
Mais M. Hodja est d’un avis différent. Le Président du
Conseil estime que la Tchécoslovaquie ne peut pas s’offrir
le luxe de repousser la proposition anglaise et que son refus,
s’il était rendu public, lui ferait perdre l’appui de ses alliés
occidentaux 3. I1 l’explique longuement au Président de la
République et insiste pour qu’il ait un nouvel entretien avec
M. Newton 4 . Benès finit par y acquiescer. I1 revoit le repré-
sentant du Foreign Office et lui dit que la proposition britan-
nique (( n’est pas totalement inacceptable D.
De son côté, M. Hodja fait savoir à M. Newton qu’il va
réunir le Conseil des Ministres et qu’il espère en obtenir une
réponse affirmative. C’est en effet ce qui se passe. Après

1. Documenta on British Foreign Poliy,II, 538.


2. L’Armée est irréductiblement hostile à toute concession. L’organe du Corps
des officiers, le Dustoinické Listy, publiera, le 18 août, un appel à ses membres
rédigé dans ces termes : (1 Rien ne doit être cédé des positions que nous occupons,
qui nous permettent de vivre, d e travailler, de combattre et de nous défendre! D
3. Malgré l’appui soviétique, la politique tchécoslovaque est axée sur les démo-
craties occidentales. Benès n‘a-t-il pas affirmé ii Léon Noël, le 23 avril 1938 : a Vous
le savez ma politique est pro-occidentale; je calque mon attitude sur celle de la
France et de la Grande-Bretagne a? (Léon N o ~ LUne , ambassade à Varsovie 1935-
1939, p. 200.) M. Hodja lui fait valoir qu’une pareille déclaration est inconciliable
avec un refus.
4. Les arguments sur lesquels se fonde M. Hodja sont les suivants : 10 la média-
tion de Lord Runciman peut n’être pas nocive, si elle est contenue dans certaines
limites; 20 elle peut permettre aux Anglais de se rendre compte par eux-mêmes de
l’impossibilité d’arriver à un accord avec les Sudètes.
352 HISTOIRE DE L’ARHÉE ALLEMANDE

plusieurs heures de délibérations, le Cabinet tchèque se rallie


à son point de vue 1.
Le 23 juillet, M. Hodja remet à M. Newton une note où il
commence paru remercier le Gouvernement anglais de sa sol-
licitude)).I1 poursuit en soulignant les efforts faits par Prague
pour trouver au problème des Sudètes une solution hono-
rable, qui u donne satisfaction à la minorité allemande, tout
en tenant compte des intérêts vitaux, de l’unité et de l’inté-
grité du Paya 2 1). La note se termine par ces mots :a Le Gou-
vernement tchécoslovaque accueillera avec satisfaction toute
aide qui lui sera apportée en vue d’atteindre ces objectifs.
Conscient d’agir en plein accord avec les Gouvernements
britannique et français, il prie amicalement le Gouvernement
de Sa Majesté de bien vouloir désigner une personnalité sus-
ceptible de €’aider à surmonter les difficultés qui pourraient
encore se présenter. B
Trois jours plus tard (26 juillet), Chamberlain annonce
officiellement à la Chambre des Communes l’envoi de la
mission Runciman A Prague : u Les négociations entre
Tchèques et Sudètes étant arrivées dans une impasse d’où
rien ne semblait pouvoir les tirer », déclare-t-il, u le Gouverne-
ment de Sa Majesté s’est demandé s’il n’existait pas u n
autre moyen de faciliter un accord entre les deux parties.
En réponse à une requête qui lui a été adressée par le Gou-
vernement tchécoslovaque, il a accepté d’envoyer sur place
une personnalité disposant des qualifications requises pour
servir d’investigateur et de médiateur 8. u
Londres a remporté un sérieux avantage. Halifax s’en
félicite, Quant à Bonnet, il estime que l’affaire des Sudètes
prend, avec la mission Runciman, un aspect nouveau.
u Jusque-là 11, écrit-il, u le Gouvernement de Prague était
maître de ses décisions : il pouvait faire aux minorités les
concessions qu’il jugeait convenables. Désormais, tout est
changé. Le Gouvernement de Prague est pourvu d’un tuteur

I. I1 n’est pas exclu que B e d s en ait éprouvé un certain dépit, car, à partir de ce
moment, ses relations avec M. Hodja prennent un tour nettement inamical. a Un
Tchèque ne se serait pas incliné aussi vite s, d i t 4 B M. Zenkl, le bourgmestre de
Prague, en faiant allusion aux origines slovaques du Président du Conseil.
2. Telles sont les a limites P que M. Hodja veut imposer B la médiation. Elles
rendent le problème pratiquement insoluble.
S. HANSARD, vol. 338, Sp. 2955-2963. Bien qu’ayant consenti à l’envoi de cette
mission, le Gouvernement fr-k préffére ne pas s’y associer. Halifax parle de
l’accord chaleureux (warm a p m e n t ) de Paris. C‘est forom un peu la note.
LE RATTACHEMENT DES SUW%TES A U R E I C H 353
qu’il a a g é é en rsmerciant le Gouvernement britavniqru L
~asollicitude. Certes, théoriquement, le tuteur ne peut donner
que des avis. Mais ceux-ci auront une portée mnsidkrablel. n
t
+ +
Pourtant, c’est à son corps défendant que Benès s’est
rendu à Canossa. Qui croira, malgré toutes les précautions
prises pour en convaincre l’opinion internationale, que Run-
ciman agit en expert u neutre et indépendant )), et non en
représentant du Gouvernement britannique a? Le Gouverne-
ment tchèque ne souhaitait nullement sa venue 3. Les Sudètes
pas davantage, e t Hitler encore moins, qui trouve son inter-
vention parfaitement inutile 4,
Runciman arrive à Prague le 3 août 1938. I1 rend d’abord
visite à Benès et à Hodja, puis il reçoit à son hôtel les
délégués du Parti des Sudètes. Ceux-ci paraissent si désireux
de ne rien laisser dans l’ombre, que leur entretien avec lui
ae poursuit jusqu’à 1 h. % du m a t i d . A première vue,
il a bon espoir d’@river b un résultât. Mais à peine qua-

l . Georges BotwBr, Le Quai d’Orsay mua h u i s Rtpubliquw, p 199.


2. Osiisky ne s’y trompe pas. u En ce qui concerne Aunciyan P, écrit-il h Prague
le l e r août, (i c’est un homme dopt toutes les décisions sont dictées par la raison
d’État britannique. S’il se convainc qu’il est dans l’intérêt de l’Angleterre de sacri-
fier la Tchhcodovaquie, it la sacrifiera aans sournib?. u (Fritz BEPBER, Progar
Akten, p. 144.)
3. Après un vague statut fédéral (Plan I) proposé par M. Hodja (voir plus haut,
p. 239), Benès s’apprêtait à faire voter par le Parlement, te 25 juillet, un u statut der
nationalité8 ~i, au sujet duquel les Sqdètea n’avaient pas été consultés (Plau II). Le
Gouverneiqent angJais a craint que ce vote - trop prestement enlevé pour que les
délégués du S. d. P.aient le temps de formuler des contre-propositioncr- ne pro-
voque la rupture dao négocktioar entre Tchèques et Sudètes. Aussi a-t-il exercé
une forte pression sur Benès pour l’empêcher de donner suite à son projet, qui
aurait placé la minorité allemande devant un fait accompli. (CI. Boris CELOVSKY,
Das Münchener A bkommcn, p. 279, pote 5.)
4. L’accueil & Berlin est des plus froids. Sollicitée de prendre position à l’égard
de la mission, la Wilbelmstrasse s’y refuse, sous prétexte que l’événement a 4té
divulgd par la presse avant d’avoir été porté à sa connaissance. Déçu, Halifax
s’empresse de rectifier ce taux pas en envoyant une lettre d’excuses B Ribbentrop.
Berlin n’ea reste pas moins sur la réserve. Halifax charge alors M. Dirksen (l’am-
bassadeur du Reich à h n d r e 6 , qui passe ses vacances en Allemagne) de remettra
au Führer un message personnel, daw l’espoir de le gagner à la médiation anglaise.
Hitler, informé de l‘existence de ce message, refuse de recevoir Dirksen. L’ambas-
saJeur ne le verra que quelques instaqts au Con 6s de Nuremberg, en compagnie
de Dieckhoff (ambassadeur à Washington) et Wegzek (ambassadeur à Paris), maia
sans pouvoir lui en psrler, La presse allemande reste, elle aussi, sur I’ezpecta-
tive. Elle lait surtout état des difficultés auxqueiles Runciman ne manquera pas
de se heur@r à Prague. Tout cela est de bien mauvaia augure...
5. Boris CELOVSKY,Op. cite,p. 286.
V 23
354 HISTOIRE D E L ’ A R M É E ALLEMANDE

rante-huit heures se sont-elles écoulées, qu’il se rend compte


que sa tâche est proprement inexécutable’. Le 10 août,
il écrit à Lord Halifax : (( Une seule question domine
tout : Hitler veut-il, ou ne veut-il pas la guerre? )) Le 18,
Halifax lui répond par une longue lettre qui montre com-
bien le (( médiateur D est lié au Gouvernement anglais,
malgré les affirmations contraires du Foreign Office :
(( En cas d’échec de votre mission D, lui écrit-il, (( je vous

déconseille de suggérer le moindre compromis. Cela n’aurait


pour effet que d’amener l’une des deux parties à demander
à l’Angleterre d’en garantir l’exécution. Le plus simple dans
ce cas serait, me semble-t-il, de déclarer que la mission
n’a pu aboutir à aucun résultat et qu’elle a décidé, en consé-
quence, de suspendre ses travaux. Mais comme une telle
annonce risquerait de précipiter une action directe de
l’Allemagne, il serait bon de l’assortir d’un appel, suggérant
aux États intéressés de se réunir en conférence pour tenter
de trouver une solution aux problèmes en suspens 2... Finale-
ment, il y aurait aussi un autre moyen de surmonter le
point mort : ce serait de recourir à un plébiscite3. Mais
cette idée ne me sourit guère, malgré l’avis favorable de
Noël-Buxton et du Doyen de Saint-Paul&,parce qu’on ne
sait jamais si un plébiscite évitera ou précipitera une crise.
J e ne l’exclus cependant pas, comme un recours ultime
qui pourrait rapidement devenir actuel. Mais bien que, étant
sur place, vous en soyez évidemment meilleur juge que
moi, les difficultés d’une telle procédure me paraissent tou-
jours très grandes. )) Par là, l’Angleterre qui a constamment
refusé d’étendre sa garantie aux pays de l’Europe de l’Est,
s’engage de plus en plus profondément dans cette partie
du continent.
1. Surtout dans le cadre où M. Hodja veut la maintenir.
2. Dès le début de juin, André François-Poncet a propos6 la réunion d’une
Conférence à Trois, qui aurait pour objet la neutralisation de la Tchécoslovaquie.
Le 22 juillet, Sir Nevile Henderson a fait savoir à Londres a qu’à son avis, la mission
Runciman se solderait par un échec et que mieux vaudrait recourir A une Conférence
à Quatre, en y incluant l’Italie u. (Documents on British Foreign Policy, II, 532).
Le même jour, Sir Alexander Cadogan propose de faire dire à Benès que I s’il ne
s’incline pas, on lui imposera un plébiscite D. (Id., I, 534.)
3. Des hommes politiques anglais, de plus en plus nombreux, se declarent en
faveur d’un plébiscite, de la neutralisation de la Tchécoslovaquie, et d’un arbitrage
rendu par les Grandes Puissances.
4. Dans trois éditoriaux publiés dans le Times du 2 au 4 juin 1938, M. W.R. Mat-
tbcws, Doyen de Saint-Paul, a déclaré : u Dans leur grande majorité, les Sudètes
veulent être incorporés au Reich, ct l’Angleterre, qui a appliqué le principe de
l’autodétermination dans son Commonwealth, sc doit de respecter leur volonté..
LE R A T T A C H E M E N T DES SUDÈTBS A U REICH 355
Durant plusieurs semaines, Lord Runciman continuera à
discuter laborieusement de questions linguistiques et du
statut des fonctionnaires, alors que ces problèmes sont
largement dépassés. Fidèles à la tactique prescrite par
Hitler 1 et que Ribbentrop confirme à Henlein le 18 août 2,
les délégués sudètes s’efforcent de ne jamais rompre les
négociations, tout en exigeant toujours davantage que ce
que peut leur accorder la partie adverse. Dans ce manège,
que Runciman ne semble pas avoir clairement discerné3,
Henlein et Frank se partagent la besogne. Frank, plus
fougueux que son chef, dirige les débats. Henlein, plus
calme, se tient à l’arrière-plan, prêt à désavouer son adjoint
s’il accepte trop de concessions de la part des Tchèques,
mais prêt aussi à intervenir, pour renouer le fil s’il venait à
se rompre 4. Empêtré dans ces discussions stériles, Runci-
man ne peut que chercher à gagner du temps 6...
Voyant que les choses piétinent, Benès décide de reti-
rer les négociations à M. Hodja pour les prendre lui-
même en main 6. Ce faisant, il blesse profondément le Prési-
dent du Conseil qui interprète cette mesure comme un
manque de confiance. Une fissure se dessine ainsi entre
1. Voir plus haut, p . 235-236.
2. Le jour mcme ou Halifax envoie ses instructions à Runciman, Ribbentrop
notifie à Henlein : a C’est moi, désormais, qui suis chargé de définir la tactique
du S. d. P. n
3. Hitler a reçu personnellement Henlein, le 31 juillet, au Festival athlétique
de Breslau auquel ont participé 30.000 Sudètes. I1 en a profité pour lui renou-
veler ses consignes. P a r ailleurs, les délégués du S. d. P. sont en contact per-
manent avec M. Eiseniohr et la Volksdeutsche Miltelstelk. Pourtant, le chef du
S. d. P. continue à jouir de la confiance des Anglais. u Henlein D, écrit Ashton-
Gwatkin à Halifax, le l e r septembre 1938, u est dramatiquement conscient des
lourdes responsabilités qui pèsent sur ses épaules. I1 est convaincu, j’en suis certain,
que la seule base possible de la paix mondiale est une amitié durable entre 1’Alle-
magne et l’Angleterre. A ses yeux, aucune question essentielle ne nous sépare. C’est
un homme simple et honnête qui peut réussir auprès d’Hitler, là ou un plus rusé
échouerait. D
4. Prague voudrait que la rupture vienne des Sudètes; les Sudètes, que la rup-
ture vienne de Prague. Chacun cherche ainsi à mettre Runciman dans son jeu.
Mais les Sudètes eux-mêmes sont divisés. L’aile droite du Parti, représentée
M. Kundt, croit encore qu’il s’agit d’obtenir l’autonomie dans le cadre de:&Y
tchèque, telle qu’elle est définie dans les Huit Points de Carlsbad. L’aile gauche,
au contraire, représentée par Frank, veut la dislocation de l’État tchèque et le
rattachement au Reich. Henlein louvoie habilement entre les deux tendances,
sans démasquer encore ses batteries.
5. D’autant plus que Halifax est convaincu qu’Hitler n’attaquera par la Tchéco-
slovaquie aussi longtemps que Runciman séjournera à Prague.
6. M. Hodja espérait arriver, malgré tout, à un accord. Benès veut démontrer
que tout accord est impossible. On ne peut donc accepter sans réserve la thèse de
Celovsky, selon laquelle Benès souhaitait sincèrement s’entendre avec les Sudètes.
(Dus Münchener Abkomrnen, p. 294.)
356 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

le Président de la République et le chef du Gouvernement,


fissure qui aura bientôt des conséquences tragiques.
Les 24 et 25 août, Benès, qui estime qu’il faut changer
de tactique, tient aux négociateurs sudètes un langage
nouveau.
- (( J e reconnais volontiers mes erreurs du passé D, d i t 4

à MM. Kundt et Sebekovsky. En ce qui me concerne,


j’ai toujours été partisan d û n e entente avec l’Allemagne.
Les obstacles ne sont pas venus de moi, mais des Partis
gouvernementaux tchèques. 1)
- u Pourtant ces Partis n’existaient pas, lors du Traité
de Versailles »,objecte M. Kundt, que ce brusque change-
ment de ton rend encore plus méfiant.
- u Le Traité de Versailles était mauvais, comme tous
ceux qui suivent de trop près une guerre, parce qu’ils sont
influencés par les passions des vainqueurs. ))
- a Et les Mémoires que vous avez remis à la Conférence
de la P a i x l ? n
- u J e n’ai pas été seul à les rédiger. I1 faut se replacer
dans l’atmosphère du moment. .. Bien des fautes ont été
commises de part et d’autre, au cours des vingt dernières
années. Aujourd’hui, la situation est totalement différente D ...
- u Comment expliquez-vous, alors, votre attitude du
21 mai, quand vous avez rappelé cinq classes de réservistes?
Vous avez espéré renverser le régime national-socialiste? B
- K Jamais de la vie! II proteste Benès. (( J e serais un
idiot ou un criminel, si j’avais cru pouvoir renverser le
régime nazi par des mesures de ce genre! Vous êtes très
montés contre moi. Vous avez tort. Les apparences sont
trompeuses. Faites-moi confiance. Vous verrez que tout
finira par s’arranger ... ))
Mais les négociateurs sudètes n’ont pas la moindre envie
de faire confiance à Benès. Loin d’attribuer ses propos à
un désir sincère de parvenir à un accord, ils y voient une
tentative hypocrite pour désarmer leur vigilance. Leur
réponse ne se fait pas attendre. Le lendemain, 26 août, le
Comité directeur du S. d. P. invite tous ses adhérents à
se mettre en état de (( légitime défense 2 ».Comme la circu-

1. Allusion au Mémoire III remis le 5 février 1919 BU Coaoeil S u p r h e . (Voir


plus haut, p. 138.)
2. 6 Aufi‘u/ aber d a Notweiirrecht. n Son texte est largement reproduit par la
presse du Reich, notamment par le Viilkischer B w b a c k du 27 août 1938.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 357
laire est immédiatement saisie par les autorités tchèques,
la fièvre monte encore de plusieurs degrés dans les districts
allemands.
Redoutant le pire, Londres et Paris pressent Benès de
coucher par écrit les concessions qu’il est disposé à faire.
Ainsi naît très rapidement le Plan III, qui est remis aux
négociateurs du S. d. P. le 30 août. Le Président de la
République y fait quelques concessions supplémentaires,
mais sans sortir du cadre de l’unité de l’État. Or il y a
longtemps que ce stade est dépassé. La minorité allemande
ne réclame plus l’autonomie. Seul son rattachement au
Reich est capable de la satisfaire. Le 2 septembre, le Plan III
est repoussé, à la fois par le S. d. P. et par Lord Runciman l.
Le lendemain, 3 septembre, Benès fait revenir MM. Kundt
et Sebekovsky.
- (( Puisque vous repoussez mes propositions n, leur dit-il,
(( écrivez vous-mêmes toutes les exigences de votre Parti.

J e vous promets à l’avance de vous les accorder immédiate-


ment. ))
Comme les négociateurs du S. d. P. hésitent, Benès
ajoute :
- (( Allez-y! Écrivez! ))
Pris de court, Kundt et Sebekovsky se taisent, déconte-
nancés.
- (( C’est bien! Puisque vous ne voulez pas écrire, j’écrirai
moi-même. Dictez vos conditions!
M. Kundt énumère alors les desiderata du Parti 2. C’est
sur la base des notes prises au cours de cet entretien que
le Gouvernement tchèque élabore un nouveau projet : le
Plan IV 3 qui équivaut, à peu de choses près, à l’acceptation
des Huit Points de Carlsbad 4.
Adopté le 5 septembre par le Cabinet tchécoslovaque, i!
est transmis, le 7, aux chefs du S. d. P. Ceux-ci en pren-
nent connaissance avec un embarras manifeste5. Ils ne
I.Les Suddtes le considèrent comme a un désaveu des propos conciliants tenus
par Benès les 24 et 25 août D; Lord Hunciman, a comme le témoignage d’une grave
méconnaissance de la situation D.
2. Interview accordée par Benès à Gedye le 8 octobre 1945. Celovsky estime que
ce récit est a très exagéré D.
3. John WHEELER-BENNETT, Munich, Prologue to Tragedy, p. 90.
4 . Voir plus haut, p. 237. On trouvera une comparaison détailléc des dispositions
du Plan IV et des Huit Points de Carlsbad dans LAFFAN, The Crisis over Czcho-
sbuakia, p. 240 et s.
5. v A mes yeux, comme à ceux des principaux chefs allemands dcs Sudètes D,
358 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

peuvent iwidemment pas repousser de but en blanc un texte


qui donne satisfaction à l’ensemble de leurs revendications.
Mais comme ils savent que son application entraînera à
plus ou moins brève échéance, la dislocation de l’État
tchécoslovaque et qu’ils ne croient pas Benès assez stupide
pour ne pas s’en être aperçu, ils se demandent si c’est un
piège ou si Benès a effectivement décidé de donner une
orientation nouvelle à sa politique.
Dans quelle mesure leurs hésitations sont-elles justi-
fiées? Certaines déclarations, faites après coup par Benès,
tendraient à leur donner raison 1. Mais sur ce point, on en
sera toujours réduit aux conjectures ...
Car lorsque le Plan IV est transmis aux délégués sudètes
(7 septembre), Henlein est absent. I1 est parti depuis la
veille au Congrès de Nuremberg où il est (( l’invité d’honneur
du Führer. Avant qu’il en revienne, les événements auront
pris une tournure dramatique. Les négociations tchéco-
sudètes, temporairement suspendues 2, ne seront pas reprises,
de sorte que le Plan IV ne sera jamais discuté ...
*
+ *
La mission Runciman a définitivement échoué. Lorsque
l’envoyé de Lord Halifax rentre à Londres, il remet au
Foreign Ofice un rapport où il porte un jugement sévère
sur les ‘l’chèques en général et sur le Gouvernement de
Prague, en particulier (16 septembre). Sa condamnation,
qui fait une grosse impression sur les dirigeants britanni-
ques, sera le seul résultat tangible de son séjour en Bohême.
(( Dcpuis une vingtaine d’années », écrit-il, (( ...le régime
tchécoslovaque a été caractérisé par un manque de tact et. de
comprkhension, pur une intolérance mesqume et des distmctions
injustes à un tel point que le ressentiment de la population
écrit Lord Iiunciman dans son Rapport, e ce plan tenait compte de presque toutes
les exigences exposées dans les Huit Points de Carlsbad ... Onaurait dû reprendre
les négociations immédiatement, en partant de ces propositions favorables et
encourageaiites. Mais - j’en suis à peu pres convaincu - justement parce qu’elles
h i e n t si famrabks, eiies ne pouvaient piaire aux éléments extrémistes du Parti. D
(La Bata& pow la Pais, Imprimerie du Temps, Paris, 1938, p. 92.)
I. s Le Plan IV n’avait pas d’autre but que de démasquer Henlein u, affirmera
Benès en octobre 1939 à M. Jaksch, ancien député social-démocrate au Parlement
de Prague.
2. Henlein a convoqué l’Assemblée générale du Parti pour le 15 octobre. Quant
aux négociations, elles doivent reprendre en principe le 13 septembre.
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES A U R E I C H 359
allemande devait inévitablement aboutir à la révolte. Les Alle-
mands des Sudètes estiment aussi que le Gouvernement tchéco-
slovaque leur a dèjà fait de nombreuses promesses et que peu
de chose, sinon rien, en est résulté. U n tel traitement a fait naître
e n eux u n manque de confiance évident dans les hommes d‘État
et les chefs de la nation tchèque... J e crois que, dans Vensemble,
leurs plaintes sont fondées. Tout récemment encore, lors de
mon arrivée pour remplir ma mission, je n’ai constaté aucune
disposition de la part des autorités tchécoslovaques à prendre
des mesures sufisantes pour faire cesser cet état de choses.
(( J e n’ai plus aucun doute que, dans les régions frontalières

entre la Tchécoslovaquie et l’Allemagne où les Allemands des


Sudètes sont en forte majorité, o n devrait les laisser entièrement
libres de décider immédiatement de leur propre sort. Si la cession
d’une partie d u pays est inévitable, comme je le pense, o n ferait
aussi bien d‘agir promptement et sans plus de délais. Il y a
un véritable danger, même de guerre civile, à maintenir l’état
d‘incertitude [actuel]. Il y a donc d’excellentes raisons d’agir
promptement et énergiquement.
A mon avis, toute forme de plébiscite ou de référendum ne
serait qu’une simple formalité pour ce qui est des régions où
les Allemands prédominent. Une grande majorité de cette popu-
lation veut le rattachement à l’Allemagne. L e retard inévitable
qui résulterait d‘un plébiscite ne ferait que soulever les passions
populatres et pourrait avoir des conséquences désastreuses. J e
suis d’avis que ces régions frontalières devraient être immédiate-
ment transférées de la Tchécoslovaquie à l’Allemagne. De plus,
les deux Gouvernements devraient s’entendre sans tarder afin
que cette cession s’effectue d’une façon paisible et prendre les
mesures propres à sauvegarder les intérêts de la population
pendant les opérations de transfert l. n

Ce verdict, bien que tenu secret, ne tarde pas filtrer


dans les milieux dirigeants londoniens, auxquels il enlève
toute envie de soutenir encore les Tchèques. I1 renforce
l’opinion exprimée un mois auparavant par Lord Rothermere
dans une lettre ouverte à Wickham Steed : (( Si vous-même,
ou qui que ce soit, êtes assez fou pour vous imaginer que la
Grande-Bretagne et ses Dominions se battront pour le Gou-
vernement de Prague, vous vous faites de singulières illusions2.~

1. Litre de Lord Runciman au Premier ministre du Royaume-Uni, La Batailla


pour la Pais, Imprimerie du Temps, p. 93, 95. Dans des conversations privées,
Lord Runciman s’exprime d’une façon encore plus dure.
2. Lettre publiée dans le Daily fferald,le 16 août 1938. Surl’opinion britannique
durant l’été de 1938, voir LAFFAN, Crisis over Czechosloca.kio, chap. IV.
360 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Désormais, les jeux sont faits. Chamberlain et Halifax


savent à quoi s’en tenir et M. Dirksen, ambassadeur du
Reich à Londres, n’a pas tort d’écrire : (( On peut compter
sur le consentement des Anglais pour obtenir tout ce qui
peut l’être, à condition de ne pas tirer un seul coup de
feu1. u
1. Akten zur DeLltechm Aunuiirfigen Poütik, II, p. 244. Presque en même temps,
Sir Nevile Henderson déclare à M. Mastny, ministre de Tchécoslovaquie B Berlin :
II Malgr8 toutes ses sympathies, l’Angleterre ne s’engagera pas directement dans
une guerre pour votre pays. a (Pragcr Akten, p. 138.)
XVIII

LA CRISE ENTRE DANS SA PHASE AIGUË


(3-15 septembre 1938)

Depuis six mois, l’Europe vit dans une atmosphère d’orage.


A présent, la tempête va éclater.
Robert Ingrim a relevé parmi les traits d u caractère
d’Hitler (( une capacité extraordinaire de dramatiser les
situations 1 ». Carl Burckhardt a été frappé de son côté par
K son étonnant pouvoir de simplification ». C’est, en effet,
en dramatisant e t en simplifiant les choses qu’Hitler va
s’avancer pour trancher ce nœud gordien.
Ceux qui l’ont vu évoluer en septembre 1938 entre les
récifs également redoutables de la négociation diplomatique
et de l’intervention armée avec la sûreté d’un somnambule
côtoyant un précipice, en ont eu le soume coupé. D’où
tenait-il cette assurance infaillible? Laquelle de ses deux
mains correspondait à ses convictions intimes : celle qui
brandissait la foudre ou celle qui tendait le rameau d’olivier?
A l’époque, la réponse à ces questions n’était pas discer-
nable. Aujourd’hui, nous la connaissons. Hitler disposait
d’un avantage considérable sur tous ses interlocuteurs parce
qu’il souhaitait la guerre et n’était disposé à faire aucune
concession pour l’éviter. Mieux encore : il ne formulait des
exigences que dans l’espoir de les voir refuser.
I1 souhaitait la guerre non pas parce qu’il était fou, mais
parce que, dans son optique particulière, il aurait été fou
de ne pas la vouloir. I1 se dit que jamais les événements ne

1. Voir vol. III, p. 305.


362 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

lui fourniront un meilleur casus belli puisqu’en intervenant


pour libérer les Sudètes, il agira au nom du libre droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes. Son armée, malgré ses
insufisances, est de loin la machine de guerre la plus puis-
sante du continent. L’Armée rouge est en pleine crise - ce
que Staline n’ignore pas - et ni la France ni l’Angle-
terre n’ont rien d’équivalent à lui opposer. Ses alliés ne lui
manquent pas non plus. 11 sait qu’il peut compter sur la
neutralité bienveillante de l’Espagne, sur l’appui de l’Italie,
de la Pologne, de la Hongrie et de la Bulgarie. Au premier
succès de ses armes, la Yougoslavie et la Roumanie bascu-
leront de son côté. Certes, elles n’augmenteront pas son
potentiel militaire, mais elles lui fourniront des matières
premières dont il a besoin et enlèveront à ses adversaires
autant d’appuis moraux. Cette guerre, il est donc sûr de la
gagner et un examen attentif de la situation démontre qu’il
n’a pas tort. Les inquiétudes exprimées par certains de ses
généraux le laissent indifférent, car elles ne sauraient préva-
loir sur le rapport des forces. Or jamais ce rapport ne lui
sera plus favorable 2. Depuis longtemps déjà, Hitler avait
le sentiment que l’Angleterre n’interviendrait pas. Depuis
le voyage de Wiedemann à Londres et l’envoi de la mission
Runciman à Prague, ce sentiment s’est transformé en cer-
titude. D.u coup, la France n’interviendra pas non plus,
et encore moins 1’U. R. S. S., qui subordonne son entrée
en guerre à celle de la France. Alors, que redouterait-il?
Attendre encore un ou deux ans serait s’exposer à un risque
grave : celui que l’Europe réarme dans l’intervalle ...
Hitler a. dit à ses généraux qu’il ne donnerait le signal de
l’attaque que lorsqu’il aurait la certitude que les démocra-
1. 11 en conviendra lui-même quelques années plus tard. (Voir plus haut,
p. 344, n. 1.)
2. e Lorsque le potentiel militaire de l’Allemagne aura atteint son niveau maxi-
mum a, a-t-il dit à ses généraux le 5 novembre 1937, I( lea conditions requises pour
une onensive contre la Tchécoslovaquie seront réunies et, par là même, nous serons
en mesure de régler d’une façon victorieuse le problème de l’espace allemand, m€me
ai l’une ou l’autre des grandes Puissances nous attaque... Mais si, par suite de
l’aversion de l’Angleterre pour une guerre européenne, son désintéressement du
problème de l’Europe ccntraie, ou de l’imminence d’un conflit franco-italien en
Méditerranée, une situation se trouvait créée dans laquelle aucune Puissance, - en
dehors de la Russie - ne serait aux côtés de la Tchécoslovaquie, le Plan VERT
devrait être exécuté a r m t que notre potentiel militaire n’ait atteint son niveau le
plus élevé. D i(Hermann GACKENEOLZ, Reichskanziei, 5 novembre 1937, dins F a t -
gabe für Fritz Hartung, Berlin, 1958,p. 460.) 11 faudra alors que l’Allemagne para-
chève son réarmement tout en livrant bataille r car D, affirme Hitler, e la situation
politique doit l’emprtm sur la préparation militaire 8 .
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U R E I C H 363
ties occidentales ne réagiraient pas 1. A présent, cette certi-
tude est acquise. I1 peut aller de l’avant. Au premier coup
de boutoir, tout l’édifice de l’Europe centrale s’écroulera.
Car son objectif véritable n’est pas l’annexion des Sudètes :
c’est la destruction de la Tchécoslovaquie. Pour importante
qu’elle soit, la libération de la minorité allemande n’a qu’un
intérêt secondaire. C’est un prétexte qui sert à enrober
des ambitions plus vastes 2.

*.*
Le 3 septembre, Hitler’ convoque une nouvelle conférence
militaire au Berghof, pour mettre la dernière main au plan
d’invasion de la Tchecoslovaquie. Y prennent part : le
général Keitel, chef de l’O. K. W., le général von Brauchitsch,
commandant en chef de l’Armée de terre, et le comman-
dant Schmundt. Cette fois, le plan des opérations s’est consi-
dérablement simplifié. On n’y rencontre plus aucune des
alternatives qui figuraient encore dans les directives du
7 juillet 3, et qui avaient si vivement inquiété le général
Beck.
- (( Les unités de campagne se mettront en marche le
28 septembre »,commence par déclarer le général von Brau-
chitsch. (( Dès cette date, elles seront prêtes à entrer en
action. Aussitôt que le jour J sera connu, les unités de
campagne, .pour ménager l’effet de surprise, poursuivront
leurs exercices dans une direction opposée à la frontière
tchèque *... n
- (( Non! D l’interrompt Hitler d’un ton impératif. (( Les
troupes seront rassemblées à deux jours de marche de la fron-
tière. I1 sufit de bien assurer le camouflage des manœuvres.
J e ferai connaître le jour J à l’O. K. W., le 27 septembre à
midi. ))
Le plan d’invasion comporte une triple offensive terrestre,

1. Voir plus haut, p. 251.


2. Lorsque j’arrivai à l’État-Major personnel du Führer n, h i t le général
<(

Walter Warlimont, le général Jodl donna clairement à comprendre au nouveau


venu que j’btais, que le but des préparatifs militaires n’était pas seulement I’incor-
poration des Sudetes au Reich, comme me l’avait donné B penser la lecture de la
presse, mais l’anéantissement total de la Tchécoslovaquie en tant qu’État indé-
pendant. N ( I m fiaupiquartier der Deutscherr Wehrmacht, 1939-1945, p. 33.)
3. Voir plus haut, p. 251-254.
4. Voir carte, p. 365.
364 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

combinée avec une puissante offensive aérienne. Au nord,


la IIe Armée massée en Silésie, dans la région de Glatz,
marchera vers le sud, en direction d’Olmütz et de Brünn
(Brno); au centre, la Xe Armée massée en Bavière, entre
Nuremberg et Weiden, franchira la frontière dans la région
d’Eger (Cheb) et marchera sur Prague, en passant par Pilsen,
Horovib et Beroun; au sud, les XIIe et XIVe Armées
massées en Basse-Autriche, marcheront vers le nord, en
direction de Brünn, où elles feront leur jonction avec la
I Ie Armée.
Les opérations terrestres seront précédées et soutenues
par une attaque foudroyante de la Luftwaffe. Celle-ci sera
effectuée par 2.000 avions, massés aux pourtours de la Tchéco-
slovaquie. Une première vague, exécutée en vol rasant par
des groupes de Dornier 17 et de Heinckel III, détruira dès
le premier jour les objectifs militaires voisins de la frontière
e t les terrains d’aviation. Elle sera suivie par une deuxième
vague de bombardiers en piqué Junkers 87 qui prendront
à partie des objectifs de dimension restreinte, dont la mise
hors d’usage immédiate facilitera l’avance des forces de
terre. Enfin une troisième vague aura pour objectif de pul-
vériser tous les centres stratégiques situés à l’intérieur du
pays. Devant la mise en œuvre de cet ensemble de moyens,
il est à présumer que la résistance tchèque ne sera pas de
bien longue durée ...
Mais une discussion s’élève entre Hitler e t Brauchitsch
sur l’importance du rôle confié à chaque armée. Le Comman-
dant en chef de l’Armée de terre estime que l’accent doit être
mis sur l’opération en tenaille des IIe, XIIe et XIVe Armées,
partant respectivement de Silésie et d’Autriche. Hitler, lui,
pense que la progression de ces armées sera ralentie au
nord, par les fortifications puissantes que les Tchèques ont
dû ériger face à la région de Glatz; au sud, par le mau-
vais état des voies de communication. Aussi préfère-t-il
faire porter le gros de l’effort sur l’Armée du centre
(Xe Armée), en lui adjoignant toutes les divisions blindées
et motorisées disponibles.
Cette disposition bouscule le plan d’opérations prévu par
l’O. K. H. Brauchitsch cherche à s’y opposer. I1 objecte
que ce serait une lourde erreur de confier l’action décisive à
la Xe Armée, en raison de la nature accidentée du terrain,
de l’étroitesse des routes et de l’état d’entraînement insufi-
LE RATTACHEMENT DES SUDÙTES A U REICH 365
sant des divisions motorisées. Mais Hitler refuse de modifier
son point de vue :
- (( Une percée effectuée dans le secteur de la IIe Armée
ne sera pas assez rapide pour que le succès tactique se trans-
forme en succès stratégique. I1 en résultera un piétinement,
une stagnation et, finalement, une hémorragie comparable
à celle de Verdun. Tandis qu’une poussée au centre, dans le
secteur de la Xe Armée,a toutes les chances de réussir. Une
fois la percée faite sur ce point, le front sud s’écroulera de
lui-même. Une seule armée, au cœur de la Bohême, emportera
la décision. ))

Le Führer termine son exposé en ordonnant d’intensifier


les travaux des fortifications de l’ouest, notamment dans les
régions de Sarrebruck et d’Aix-la-Chapelle et de construire
300 à 400 casemates supplémentaires, ce qui représente une
augmentation de 1.600 bouches à feu.
La conférence militaire prend fin assez rapidement, car
Hitler a un emploi du temps très chargé : il lui faut sur-
366 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

veiller les derniers préparatifs du Congrès de Nuremberg,


qui doit s’ouvrir le surlendemain matin.
*
i *

Le Congrès débute aux premières heures du 5 septembre.


C’est le plus vaste rassemblement que l’Allemagne natio-
nale-socialiste ait jamais vu. Le Congrès précédent s’était
intitulé le. (( Congrès du Travail ». Celui-ci est placé sous
l’invocation du (( Reich Grand-Allemand ». Pour symboliser
la réincorporation de l’Autriche & l’Allemagne, les trésors
des Habsbourg ont été apportés de Vienne e t joints à cer-
taines pieces empruntées au trésor d’Aix-la-Chapelle. La
couronne du Saint-Empire et le glaive de Charlemagne scin-
tillent daws une vitrine illuminée, devant laquelle montent
la garde des S. S. de la Leibstandarte Adolf Hitler, en
uniformes noirs et en gants blancs. Et c’est de nouveau le
défilé interminable des organisations de Jeunesse, des for-
mations clu Service du Travail, des Sections d’Assaut et
des Milices noires, au milieu des acclamations d’une foule
de près d‘un million de spectateurs. Les gradins du Zeppe-
linfeld sont pleins à craquer. Le corps diplomatique, les
attachés militaires, navals et de l’Air, ont été amenés par
trains spéciaux. La participatiotl de délégations autrichien-
nes et sudètes, et la présence dans la tribune officielle de
Seiss-Inqiiart et de Conrad Henlein, donnent à la mani-
festation un caractère plus ample encore que les années
précédentes. Plus tendu aussi, car chacun sait qu’on est
à la veilbe d’événements décisifs.
E t, une fois de plus, se déroule ce phénomène étrange
qu’est la communion totale d’une foule et d’un individu.
u C’est à Nuremberg »,écrit Paul Stehlin, l’attaché de l’Air
français, qui n’est pourtant pas suspect de sentiments pro-
nazis, (( que j’ai été le plus étonné, subjugué même à certains
moments par le talent oratoire d’Hitler. J e ne sais pas si
beaucoup d’hommes dans l’histoire ont su retenir l’attention
d’un si grand nombre d’auditeurs pendant une durée de
temps qui était longue, mais ne le paraissait pas, en suscitant
jusqu’au bout un intérêt, une attente et une approbation
qui grandnssaient d’une salve d’applaudissements et d’accla-

I . Voir vol. III, p. 253.


LE RATTACHEMENT DES SUDETES A U REICH 367
mations à la suivante l. )) Grégoire Gafenco, ministre des
Affaires étrangères de Roumanie, note de son côté : (( Lorsque,
à la suite d’une formule ou d’une idée, Hitler s’échauffait
assez pour livrer un peu de lui-même, le son de sa voix et
encore plus le sens de ses paroles, le choix de ses arguments,
l’enchaînement de ses pensées, semblaient se trouver à l’unis-
son d’une force invisible qui l’entourait. 11 devenait alors
un démagogue dans le sens antique du mot : l’homme qui
prête sa voix à la foule et à travers laquelle la foule parle.
Sa personnalité prenait une mystérieuse ampleur, un gronde-
ment indéfiniment prolongé accompagnait son discours, et le
miracle s’accomplissait : derrière lui, on le sentait, il y avait
son double, - un double collectif : la (( masse »,la foule
innombrable, le peuple - et le discours avait l’allure d’une
grande armée en marche ... Si la foule avait eu une seule
voix pour le dire, elle aurait choisi ses arguments, employé
ses formules et parlé comme lui.
(( Ses interlocuteurs les plus réservés n’échappaient pas

à l’emprise de sa force. I1 avait le don d’inspirer à ceux qui


lui résistaient un sentiment d’isolement. Devant le flot
de ses paroles impétueuses qui tendaient à assaillir et à
encercler l’esprit, l’on ne se sentait jamais petit - mais l’on
se sentait seul. On ne parlait pas avec un homme, mais avec
un million d’hommes 2. n

* *
E n plein Congrès de Nuremberg, durant la nuit du 9 a u
10 septembre, Hitler réunit une dernière fois ses généraux
pour s’assurer que tout est prêt pour l’invasion de la Tchéco-
slovaquie et que ses instructions ont été scrupuleusement
suivies. La conférence, commencée à 22 heures, ne se termine
qu’à 3 h. 30 du matin et l’on se demande comment Hitler,
qui a déjà derrière lui une journée harassante et qui doit
présider dans quelques heures de nouveaux défilés, trouve
encore l’énergie de diriger les débats. Sont présents : le
général Keitel, le général von Brauchitsch, le général Halder
qui vient de succéder au général Beck dans les fonctions de
Chef d’Etat-Major général, le commandant Schmundt, le
capitaine Engel et le capitaine von Below.
I. Paul STPHLIN,T6moignoge pour I’hisfoire, p. 54.
2. Grégoire GAFENCO,Derniers Jours de I’Europe, p. 77-78.
368 HISTOIRE DE L’ABMÉB ALLEMANDE

Le général Halder, qui a mis au point le plan des opérations,


prend la parole en premier. Son but est ds convaincre
Hitler qu’il ne faut pas faire porter l’effort principal sur la
Xe A r m k .- camme il la préconise - mais sur I’offeasive
des IIe, XIIe et X I V Armées.
- u L’objeotif à atteindre )), dit-il, K consiste & empêcher
l’Armée tchèque de se retirer en Moravie Pour çela, nous
devons la battre et provoquer une décision rapide. Cet
objectif peut être atteint grâce à uns attaque en tenaille
exécutée dans la direction d’Olmütz et de Brünn, par les IIe
e t XTVe Armées. Mais comme les transports d’Autriche 6x1
Moravie posent des problèmes difficiles, il est nécessaire &
faire porter l’effort principal sur la II0 Armée2. 3)
Halder passe ensuite en revue les arguments qui d i t e n t
en faveur de cette soiution :
- u La Xe Armée fait face à l’embranchement de Pilsen,
qui est solidement fortifié. Les routes sont rnairvaises, Les
chars devront percrer et assurer des têtes de pont a w troupes
qui suivront, ce qui ralentira leur avance. Plusieuw lignes
de défense tchbques qui bénéficient des avantage$ du tep-
rain, retarderont les percées secondairea et permettront $I
l’adversaire de retirer des troupes des sugres secteurs pour
renforcer Ie centre. II vaudrait mieux l’en empêçher, Enfin,
les hauteurs de Bohême 3 qui se dresseront devaat nos troupes
durant la dernière phase de leur avance, favoriseront cette
tactique probable des Tchèques. En revanche, l’offensive
en tenaille sur les arrières permet d’éviter ces hauteurs en
les contournant. L’adversaire ne possbde pas de coneeatça-
tions de forces blindées. Elles sont dispersées e t sa wmposent
d’unités iégêres.
a On objecte que de puissantes défenses s’opposeront à
une avanee rapide de la IIe Armée dm5 le Nord. Un examen
de la situation fait apparaître pue ces obstacles sont beau-
coup moins redoutables qu’on aw ait pu le supposer. Les
faiblesses de l’adversaire dans ce sec*eur ont été rewmues.
Les fortifications ne sont que psstiellement acbvhes. Les
tourelles blindées sont généralement vides. I1 y a de grandes
trouhes. La rivière ûppa n’est pas PD obstacle : e& est

1. C‘est le plan suggén5 p a r le g4néraI Gamelin au g6dral Sirovy et qup Is


ministre tcheque de la Défense a décidé d’appliquer. (Voir plus haut, p. 303.)
2. Voir carte, p. 365.
3. II s’agit des monta Brdy, qui détendent entre Pribram et Becau.
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU REICH 369
franchissable par les chars aussi bien que par l’infanterie.
I1 n’y a pas de forces blindées en face. Freudenthal n’aurait
qu’une garnison de trente-cinq hommes 1. Les forces légères
motorisées, placées par les Tchèques sur le flanc droit, ne
représentent pas un danger. On ne risque donc pas une
stagnation qui nous saignerait à blanc, car les formations
d’arrière-garde pourront être rapidement portées sur les
points où le succès est consommé.
u: Quant aux XIIe et XIVe Armées, elles opéreront
ensemble. Leurs colonnes devront se soutenir réciproque-
ment au cours de leur avance et provoquer l’effondrement
du front. La frontière sud de la Bohême n’est que faiblement
défendue : une division pour cent vingt kilomètres. L’opéra-
tion est donc vouée au succès. Après son avance vers le
nord, la XIIe Armée se tournera vers l’est et foncera sur
Brünn. ))
Mais Hitler refuse de se laisser convaincre e t maintient
intégralement son point de vue :
- (( Depuis le rétablissement du service militaire obli-
gatoire et plus encore, après les événements de mars der-
nier »,réplique-t-il en faisant allusion à l’Anschluss, (( il
est à présumer que l’adversaire a développé ses fortifications
en face de notre IIe Armée. C’est là qu’il nous attend. I1
est obligé de tenir bon sur ce point, faute de quoi il lui est
inutile de garder le reste du front. I1 faut s’attendre à trou-
ver ici les meilleurs régiments e t les meilleures fortifications.
La résistance sur le front de la IIe Armée décidera du sort
de la Tchécoslovaquie. I1 n’est pas douteux que la manœuvre
en tenaille des XIIe et XIVe Armées soit la solution la
plus souhaitable et qu’il faille la réaliser. Mais son succès
est trop aléatoire pour qu’on doive compter uniquement sur
lui. D’autant plus qu’un succès rapide de nos armes est
indispensable, au point de vue politique. A cet égard, la
première semaine sera décisive. Durant ces huit jours, nous
devons nous être assurés des gains de terrain importants. n
En d’autres termes : il faut arriver à Prague le plus vite
possible, pour démontrer à Londres et à Paris qu’ils ont
perdu la partie. Pour cela, il ne faut modifier en rien le plan
prévu e t continuer à donner la priorité à l’action de la
Xe Armée 2.
1. Iialder se fonde sur des renseignements fournis par des espions du S. d. P.
2. Archives secrètes de la Wilhelrnstrasse, II, no 256, p. 421425.
Y 24
370 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Après une discussion portant sur la répartition des divi-


sions blindées et motorisées 1, et sur le renforcement accéléré
des fortifications de l’Ouest 2, la Conférence prend fin dans
une atmosphère déprimée. Quel contraste avec les tempêtes
d’acclamations qui sont montées vers le Führer durant tout
l’a près -midi !
Halder est furieux. Beck lui avait bien dit que le Führer
n’écoutait aucun conseil et ne suivait que ses impulsions
personnelles. Mais il c’avait pas cru que c’était à ce point.
Le nouveau Chef d’Etat-Major général - dont c’est la
première confrontation personnelle avec Hitler - trouve
intolérable sa façon de se mêler des moindres détails
et le droit qu’il s’arroge de fixer lui-même la répartition
des unités entre les différentes armées 3. I1 lui a présenté
un plan minutieusement étudié, e t tout est à refaire 4. I1
s’aperçoit soudain combien Hitler est obstiné et combien
il est difficile de le faire revenir sur une décision, une fois
qu’il l’a prise.
Keitel, lui aussi, est de fort méchante humeur. De retour
à l’O. K. W. il réunit les membres de on Etat-Major e t
\
leur dit : (( J e ne tolérerai plus ici, ni cri ‘ques, ni hésita-
tions, ni défaitisme d’aucune sorte! n
Quant au général Jodl, il note dans son Journal :
(( Le Führer sait fort bien que le commandant en chef de
l‘Armée [Brauchitsch] a demandé aux généraux de le soutenir
dans ses efforts pour lui ouvrir les yeux sur les dangers de
l’aventure OC il veut se lancer 6. C‘est pourquoi la conférence

1. La 2e division blindée pourra atre laissée dans le secteur de la XIVe Armée


où elle servira de fer de lance à la 2ge division motorisée; cependant, les 2e et
13e divisions motorisées seront transférées dans le secteur de la Xe Armée.
2. Auquel sera consacré un contingent supplémentaire de 236.000 hommes
du Service du Travail.
3. a J’avais repris le plan préparé par Manstein, que j’avais modifii. sur plusieurs
points en renforçant la double offensive venant d’Autriche et de Silésie a, écrit
Halder. II Ce nouveau dispositif fut soumis au Führer au cours du Congrès de
Nuremberg. Le général Warlimont a raison de dire que 1’0.K. W. s’abstint d’in-
tervenir. Mais malheureusement pas Hitler! II bouscula la répartition des troupes,
notamment celle des unités blindées. De plus, jusqu’à la dernière minute, il donna
de nouvelles directives concernant l’utilisation des forces aériennes et des forma-
tions de militants du Parti, compromettant ainsi l’unité d u plan d’opérations. a
(Letfre d l’auteur, du 28 juillet 1964.)
4. On s’étonne de voir Halder s’irriter à ce point pour des modifications de détail,
puisqu’il prépare un coup de force, destiné, comme nous le verrons plus loin, à
rendre le plan d’invasion tout entier inexécutable.
5. Allusion à la réunion des généraux qui s’est tenue, le 4 août 1938, au domi-
cile du général Beck. (Voir plus haut, p. 285 et S.)
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 371
tenue à Nuremberg s’est déroulée dans une atmosphère glaciale.
Il est profondément attristant de voir que le Führer a le peuple
entier derrière lui, mais pas les principaux dirigeants de l’Ar-
mée.
u Selon moi, ils ne pourront réparer que par des actes le
tort qu’ils font [au pays] par leur pusillanimité et leur manque
de discipline. C’est le même problème qu’en 1914 I. Il n’y
a qu’une désobéissance dans l‘Armée : celle des généraux. Elle
provient, en fin de compte, de leur présomption. Ils ne peuvent
ni croire ni obéir, parce qu’ils sous-estiment le génie d u Führer.
Ils ne voient toulours e n l u i que le caporal de la Première
Guerre mondiale, et non le plus grand homme d’État que nous
ayons eu depuis Bismarck z. 1)
*
r r

Pendant ce temps, le Congrès de Nuremberg touche à sa


fin e t le monde entier tend l’oreille pour savoir ce que le
Führer dira de la Tchécoslovaquie dans son discours de
clôture.
Le 10 septembre, Benès décide de lui couper l’herbe sous
le pied en prenant la parole avant lui, afin d’amortir le choc
que ses déclarations risquent de donner à l’opinion étran-
gère :
a Par suite de la situation géographique de notre pays n,
déclare le Président de la République tchécoslovaque, celui-ci ((

a dû s’atteler le premier au problème dificile des nationalités.


Dans son Plan IVS, le Gouvernement tchèque a proposé
une solution qui garantit les droits de toutes les nationalités
de la République, proportionnellement à leur nombre. Cela
représente un grand sacrifice pour notre Etat. I1 l’a pourtant
accepté dans l’intérêt de la paix, du règlement pacifique des
litiges européens et comnie un préambule à une collaboration
sincère avec tous ses voisins, notamment avec l’Allemagne.
Le Gouvernement tchécoslovaque a fourni ainsi à l’Europe
et à l’Amérique - pour ne pas parler de l’Angleterre et de la
France - la preuve tangible qu’il est conscient des devoirs
qui lui incombent. Si ces conditions sont remplies, la Répu-
1. Le général Jodl veut dire 1918. II pense à la conférence des généraux qui
n’est tenue à Spa, le 9 novembre, à la veille de I’cffondreinenl du IIe Reich. (Voir
vol. I, p. 27 et s.)
2. Documents d u Tribunal militaire International de Nurem berg, Journal de Jodl,
10, 12, 13 septembre 1938, vol. XV, p. 390, et XXXIV,,p. 335-337. DOC.G-102.
3. Remis le 7 septembre à la délégation du S. d. P., mals qui n‘a pas encore fait
l’objet d’une disoussion entre les deux parties. (Voir plus haut, p. 358.)
372 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

blique tchécoslovaque deviendra un des États les plus beaux,


les plus florissants et les mieux administrés du monde. J’ai
toujours été optimiste, mais je dois dire que mon optimisme
n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui l ! ))
Ce discours ne tarde pas à recevoir sa réponse. Car le
12 septembre, jour de clôture du Congrès, Gœbbels, Gœring
et Hitler lui répliquent, chacun à leur façon. Le ministre de
la Propagande ouvre le feu par une diatribe idéologique, oii
il accuse la Tchécoslovaquie d’être un foyer de subversion
communiste et un danger permanent au centre de l’Europe.
u Benès »,dklare-t-il, N n’a été porté à la présidence que
grâce à l’appoint des voix communistes. Le Bureau de l’Inter-
nationale communiste s’est installé à Prague, avec la bénédic-
tion du Hradjin. I1 y a là une situation, dont on ne saurait
sous-estimer le caractère explosif! B

Gœring reprend ensuite l’attaque, en la personnalisant :


I1 est intolérable n, s’écrie-t-il, (( qu’un petit débris de
((

peuple“ dont on ne sait d’où il vient, s’arroge le droit de


persécuter et d’asservir une population en qui s’incarne une
des plus grandes civilisations de l’histoire! Nous savons que
ces avortonss ne s’y risqueraient pas, s’ils n’y étaient pas
encouragés par Moscou. Derrière leurs agissements, nous dis-
tinguons le masque grimaçant d’une clique judéo-bolchévique.
A cette tentative ridicule pour nous intimider, je voudrais
opposer le mot du Maréchal Roon : u Nous autres Allemands
u avons été de tout temps de bons tireurs, mais nous n’avons
u jamais fait dans nos culottes”! u

Enfin Hitler apparaît au sommet de la tribune de pierre,


salué par une ovation qui dure plus d’un quart d’heure.
Lorsque le silence revient enfin, il commence à parler d’une
voix sourde, qui deviendra de plus en plus rauque au fu r
et à mesure qu’il avancera dans son discours. I1 commence
1. Les journaux de Prague reproduisent ce discours sous le titre : a Confiance
en l’avenir/ n
2. Ein Spli(krw&.
3. Allusion à la petite taille de Benès. La propagande allemande s’est déjA
servie de cet argument, pour ridiculiser le Chancelier Dollfuss.
4 . Gute Schiapser aber niemals Scheisser. Ce discours sufit à réduire à néant les
accusations portées aujourd‘hui contre Benès par les historiens communistes, à
savoir qu’il ai n’était qu’un pion dans le jeu d’Hitler, un complice de ses plans
d’expansion ik l’est B . (Cf. Vaclav KRAL,O Maoary kow, p. 151,156.)
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES A U REICH 373
par énumérer tous les efforts qu’il a faits pour supprimer
les problèmes litigieux qui risquaient de le mettre en conflit
avec les Puissances occidentales. I1 rappelle qu’il a renoncé
a u Tyrol d u Sud pour se concilier l’Italie; qu’il a renoncé à
l’Alsace-Lorraine, pour se concilier la France; qu’il a reconnu
les neutralités belge e t hollandaise; qu’il a limité le tonnage
de sa flotte à 35 % de celle de l’Angleterre, pour se concilier
l’Empire britannique. Puis il annonce la construction des
fortifications de l’Ouest l, qu’il présente comme une contri-
bution à la paix e t la preuve qu’il ne nourrit aucune inten-
tion agressive envers ses voisins occidentaux. Après quoi,
il aborde le problème brûlant :
(( J’en viens maintenant à vous parler de la Tchécoslova-

quie. Le 20 mai dernier, celle-ci a cru nous intimider en pre-


nant des mesures de mobilisation. Je tiens à prévenir que je
frapperai impitoyablement, si une pareille provocation se
renouvelle. M. Benès applique une tactique qui consiste à
dire qu’il veut organiser des négociations sur le modèle gene-
vois. I1 croit qu’il sufit de faire de petits cadeaux à ses inter-
locuteurs, pour les faire tenir tranquilles et démontrer sa
générosité. A présent, en voilà assez! I1 ne s’agit pas de
cadeaux, ni de fleurs de rhétorique : il s’agit de rétablir des
droits qui ont été violés. Ce qu’exigent les Allemands, ce ne
sont pas des phrases, mais le droit de disposer d’eux-mêmes.
J’exige, moi aussi, que cesse l’oppression de trois millions e t
demi d’Allemands en Tchécoslovaquie et qu’à sa place leur
soit reconnu le droit d’autodétermination. Je regretterais que
cette question puisse troubler nos relations avec d’autres
États européens, mais si cela devait arriver, la faute ne saurait
en être imputée à nous seuls! Que le Gouvernement tchéco-
slovaque réunisse les délégués des Sudètes et règle la question
avec eux, d’une façon ou d’une autre. Ma tâche à moi, et
votre tâche à vous, mes chers compatriotes, consiste à veiller
à ce que la justice ne soit pas transformée en injustice. Car
il s’agit de nos frères allemands. Je ne suis nullement disposé
à laisser d’autres hommes d’fitat créer une nouvelle Pales-
tine au cœur de l’espace vital allemand. Les pauvres Arabes
sont désarmés et abandonnés. Mais les Allemands de Tchéco-
slovaquie ne sont ni désarmés ni abandonnés. J e souhaite
qu’on en prenne acte 2! 1)
1. Voir plis haut, p. 246.
2. On trouvera le texte complet de ce discours dans Dokurnente der Deutschen
Polifik, VI, IS. p. 293 e t S.
374 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

* *
L’opinion européenne, qui cherche à se rassurer, trouve
ce discours moins inquiétant qu’on aurait pu le craindre.
Après tout, se dit-on, le chef du IIIe Reich invoque le droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes et affirme que c’est
au Gouvernement tchécoslovaque de régler le problème des
Sudètes. 11 est donc permis d’espérer que la guerre pourra
être écartke l.
Ce qui donne à ce discours un caractère alarmant, ce ne
sont pas les mots qu’il contient : ce sont les événements qui
l’accompagnent. Car depuis la veille, 11septembre, un début
de soulèvement a lieu chez les Sudètes. Tard dans la soirée
du 11 et durant toute la journée du 12, incidents et colli-
sions sanglantes se multiplient 2. On commence à se battre
dans les villages et dans les villes 3. Prague annonce vingt-
trois morts, dont treize Tchèques, et un grand nombre de
blessés. Le 13 septembre, le Gouvernement tchécoslovaque
proclame l’état de siège 4 dans treize districts sudètes.
Le même jour, K. H. Frank, l’adjoint de Henlein, qui est
rentré précipitamment de Nuremberg, préside à Eger une
réunion du Comité directeur du S. d. P. Comme le Gouver-
nement tchèque l’invite à venir à Prague pour reprendre

1. a Le discours de Nuremberg est considéré d’emblée comme une maniiestation


encourageante, diminuant la tension européenne v , écrivent Geneviève Vallette
et Jacques Bouillon. a Les commentateurs ne croient plus possible, dans I’immé-
diat tout au moins, une guerre germano-tchécoslovaque. La plupart émettent l’hy-
pothèse d’un règlement amiable dans les jours suivanb. Le Times approuve l’idée
d‘autodétermination pour les Allemands dc Tchécoslovaquie (13 septembre). Le
Temps met l’accent sur les propos conciliants tenus par Hitler envers les Puissances
occidentales ( 14 septembre). fimile Roche suggère la réunion d‘une Conférence
à Quatre. (La Rdpublique, 13 septembre.) Quant à Léon Blum, il déclare dans le
Populaire, du 13 septembre : a Ce discours n’est ni un diktat ni un ultimatum. I1
n’annonce pas une action de force. II ne la rend pas inévitable... L’invasion mili-
taire de la Tchécoslovaquie semble écartée. Ce que le Chancelier Hitler va tenter
maintenant, c‘est l’infiltration e t la décomposition par le dedans. D (Munich, 1938,
Colleetion Kiosque, Paris, 1964, p. 130-133.)
2. Ces incidents, dira Prague, ont été déclenchés par des agents provocateurs
du S. d. P. C’est probable, car on trouve, à la date du 10 septembre 1935, l’indi-
cation suivante dans les papiers du Secrétaire d‘État von Weizsacker : a Le Parti
des Sudètes a reçu la consigne de provoquer e t de créer des incidents. Ceux-ci
doivent atteindre leur point culminant le mardi 1 3 . (Communiqué
~ du Consulat
[tchbque] de L h d e au Minislére de l’Intérieur, Pro&$ W., Documents de l’accusa-
tion, vol. 3 A, NG-2749.) Mais les populations sudètes sont déjà dans un tel
&at d‘exaspération, qu’il n’en faut pas beaucoup pour mettre le feu aux poudres.
3. Notamment à Teplitz, à Komotau, à Aussig et à Reichenberg.
4. Standreeht.
LE R A T T A C H E M E N T DES SUDETES AU REICH 375
les pourparlers sur le Plan IV l, il téléphone dans la soirée
au Président Hodja,. pour lui dire que le S. d. P. y consent,
mais à cinq conditions :

10 Que. la Police d’État tchèque soit retirée des districts


sudètes;
20 Que les unités de l‘Armée tchèque soient consignées dans
leurs quartiers;
30 Que l‘état de siège soit levé;
40 Que le rétablissement de l’ordre soit confié aux autorités
locales;
50 Que ces mesures soient portées par radio à la connaissance
des populations.

Frank donne six heures au Gouvernement tchèque pour


accepter ces conditions. Passé minuit, il ne répondra plus
de rien.
A 23 heures, M. Hodja décroche son téléphone et fait savoir
à Frank (( que le Gouvernement tchèque accepte de discuter
les termes de l’ultimatum ». Frank dépêche aussitôt à
Prague M. Kundt, le président de la Commission des négocia-
tions du S. d. P. Mais, quelques instants plus tard, il reçoit
des instructions contraires de Henlein. Kundt rappelle donc
M. Hodja pour lui notifier u que les événements survenus
depuis quarante-huit heures ne lui permettent pas de pour-
suivre les conversations, que les délais fixés par l’ultimatum
sont écoulés et qu’en consequence, il a dissous la Commission
de négociation 1). Désormais tous les liens sont rompus
entre les chefs sudètes e t Prague. Les dirigeants du S. d. P.
quittent Eger et se replient à Asch, en bordure de la fron-
tière allemande.
Le 14,le calme tend à se rétablir dans les districts sudètes,
car la répression est sévère et la population, prise de peur,
1. Lorsque le texte du Plan IV a été remis à la délégation sudète, le 7 septembre,
Henlein et Frank étaient partis pour le Congrès de Nuremberg. Les négociations
avaient donc été suspendues. (Voir plus haut, p. 358, n. 2.) La date du 13 sep-
tembre avait été fixée pour leur reprise.
2. a Le 13 septembre au soir D, écrit Lord Runciman dans son Rapport, a M. Hen-
lein refusait cette condition [l’envoyé d’un délégué à Prague] et les négociations
étaient complètement rompues. .. A mon sens, MM. Henlein et Frank doivent
porter la responsabilité de la rupture finale, ainsi que leurs partisans, tant à
l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, qui les incitaient à dea actes extrémistes et
anticonstitutionnels. D Sur la rupture des négociations, voir KROFTA, Z do, p. 316
et e.; Akten zw Deustchen Auswdrtigen Poliiik, II, 466, 467; Documenta on British
Foreign Policy,II, 466-467; Id., II, 860, 869, 871, 880, 888, 889, 891, 892.
376 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ EALLEMANDE

commence à craindre des représailles l. Le 15, Henlein trans-


met la dkclaration suivante a u Comité directeur d u S. d. P.
avec ordre de la diffuser immédiatement en son nom :
a Les membres dirigeants du S. d. P. réunis à Asch, pleine-
ment conscients de leurs responsabilités, proclament à la face
du monde :
((La démocratie tchèque a laissé tomber le masque! Des
femmes et des enfants sans défense, des centaines de morts
et de blessés graves l’accusent! Sous le couvert de slogans
humanitaires, on assassine et on pille! Ce qui se passe aujour-
d’hui, au cœur de l’Europe, ne peut se comparer qu’aux
atrocités commises par les Bolchéviks en Espagne. Les Alle-
mands des Sudètes affirment au monde, par la voix de leurs
chefs, q,u’ils se sont efforcés, jusqu’au dernier moment, de
faire prevaloir une solution pacifique. Mais le Gouvernement
tchèque a repoussé toutes les demandes formulées par Conrad
Henlein. En raison des conditions qui règnent sur le territoire
de l’État tchèque, il est normal que chaque Sudète emploie
tous les moyens dont il dispose, pour mettre sa vie et celle des
siens à l’abri des sévices des hordes pillardes et assassines 2! D
Cette déclaration, diffusée par la radio de Leipzig dans
la matinée du 15 e t reproduite le lendemain par toute la
presse allemande, est interprétée par les populations sudètes
comme un appel à l’exode. Hommes, femmes e t enfants
commencent à empiler leurs affaires dans des voitures, dans
des carrioles ou dans des charrettes à bras. Mais les autorités
tchèques leur interdisent de quitter leurs lieux de résidence
e t les bloquent sur place.
Quelques heures plus tard, Henlein lance à la radio une
nouvelle proclamation :
(( Compatriotes!
u L’entrée en action de mitrailleuses, d’automobiles blindées
et de chars contre la population sudète sans défense, prati-
quée sous les yeux de tous par l’appareil oppressif du Gouver-
nement tchèque, rend définitivement impossible toute coexis-
tence avec lui.
(( Les expériences recueillies au cours de vingt ans de

1. Durant toute la nuit du 13 au 14, elle a attendu en vain l’arrivée des troupes
allemandes.
2. C’est très exagéré. Le calme est à peu près rétabli. On trouve le texte de
cette dbclaration dans Dokumcnte der Deutschen Pdiiik, VI, IS., p. 308.
LE RATTACHEMENT DES S UDÈTES AU R E I C H 377
tyrannie et les sacrifices sanglants de ces dernières années
m’obligent à déclarer :
Nous voulons vivre libres! Nous voulons retrouver la Paix
et le Travail dans notre Patrie! Nous voulons faire retour au
Reich! Que Dieu nous bénisse, nous et notre juste cause l! D
Le même jour, le Gouvernement tchèque lance un mandat
d’arrêt contfe Henlein, sous l’inculpation d’atteintes à la
Sûreté de 1’Etat. Mais Henlein ne risque guère d’être arrêté :
il s’est enfui en Allemagne, avec les principaux chefs de son
Parti. Plusieurs milliers de jeunes gens en état de porter
les armes suivent son exemple. Ils bouclent leurs valises
et franchissent clandestinement la frontière du Reich.

E n apprenant qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre


Henlein, Hitler dit à Ward Price :
- (( Si Henlein est arrêté, c’est moi qui deviendrai le
chef des Sudètes, et nous verrons alors pendant combien
de temps M. Benès continuera à signer ses décrets! Espérons
qu’il ne lancera pas un mandat d’arrêt contre moi 2! ))
Par mesure de rétorsion, il donne l’ordre à M. Eisen-
lohr de rentrer à Berlin et de rendre la représentation diplo-
matique allemande à Prague (( aussi mince que possible )I.
Pendant ce temps, la mécanique militaire allemande se
met en mouvement. Dès la fin du Congrès de Nuremberg,
le colonel Stehlin a adressé au Ministère de l’Air, à Paris,
un rapport qui se termine par cet avertissement : (( Les
pires éventualités sont à envisager et l’appareil militaire
du Reich peut être mis en branle à tout instant * D.
I1 est de fait que les signes caractéristiques du passage
de l’état de paix à l’état de guerre s’accumulent. Un grand
nombre d’officiers de réserve ont été convoqués. Des ordres
d’appel, portés par des policiers sont même venus toucher
les intéressés dans les cinémas de la ville de Cologne. Les
1. I1 semble que durant ces journées, Henlein n’ait eo aucun contact direct
avec les dirigeants du S. d. P. (Cf. Dokurnente zur Deutschen AuJn*b>?igenPolitik,
II, 481.)
2. Dokurnante der Deutschen Politik, VI, I, p. 310 et s.
3. Le Ministre du Reich à Prague en est très affecté. I1 estime que a ce serait le
moment ou jamais de rester sur place n, ce qui prouve qu’il n’était pas au courant
des intentions d’Hitler. (Cf. Akten z L r DeutsrAm Auswbriigen Politik, II, p. 475.)
4. Paul STEALIN, Témoignage pour l’histoire, p. 94.
378 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

mesures prises pour la réquisition de personnel civil et de


véhicules pour les besoins des travaux de fortifications se
multiplient. A Dresde, l’organisation civile de la défense
antiaérienne a entrepris un grand exercice d’alerte, qui s’est
étendu sur plusieurs jours. La ville est restée dans l’obscurité
pendant deux nuits de suite. Une répétition, à une échelle
plus grande, est annoncée pour la deuxième quinzaine de
septembre, A Berlin, on vit dans l’attente d’un exercice de
même nature. (( Les autorités allemandes »,écrit Paul Stehlin,
a manifestant ainsi leur souci de ne rien négliger pour la
préparation de la population civile, chez laquelle ces mesures
ont créé une véritable psychose de guerre 1. ))

* *
Tapi dans son nid d’aigle dans les Alpes bavaroises,
Hitler observe attentivement l’évolution de la situation.
Centre immobile d’un cyclone dont il orchestre lui-même
les principaux éléments, il surveille les allées et venues des
ambassadeurs, étudie les réactions des capitales étrangères,
envoie des directives à ses généraux, se fait tenir au courant
de la situation chez les Sudètes, téléphone des instructions
à Henlein, prescrit des manœuvres de blackout e t contrôle
lui-même la concentration de la Luftwaffe.
Un autre homme observe, lui aussi, la situation : c’est le
général Halder. Le nouveau Chef d’Etat-Major général des
forces terrestres partage les appréhensions de son prédé-
cesseur. Comme Beck, il est convaincu qu’une guerre -quels
que soient ses succès initiaux - ne peut se terminer que
par l’écrasement de l’Allemagne 2. I1 éprouve depuis long-
temps uns violente antipathie pour Hitler, qu’ont encore
accrue lee: interventions du Führer à la Conférence du
10 septembre 3. I1 est écœuré par la soumission dont font
preuve des hommes comme Reichenau, Keitel e t Jodl.
E n revanche, il entretient des relations amicales avec
la plupart des généraux de l’opposition, entre autres le
1. Paul STEEILIN~ ibid., p. 95.
2. a Toute guerre déclenchée par i’dllemagne D, a coutume d’affirmer Beck,
a entraînera immédiatement dans son orbite d’autres États que le pays attaqué.
Cette coalition mondiale écrasera l’Allemagne et finira par la mettre à la merci
du vainqueur. D (Deutschùind in einern kornrnenden Kriege, étude rédigée en
novembre 1938.)
3. Voir plus. haut, p. 369 et 370.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 379
général von Witzleben, le colonel Oster, le général Ollbricht
et le général Hœpner,. qui commande une unité blindée.
Halder est certain qu’Hitler court au désastre. Dans quelques
jours la France, l’Angleterre et la Russie opposeront un veto
formel à ses prétentions sur la Tchécoslovaquie. Son prestige
en sera si gravement atteint que le moment sera venu de le
renverser.
Beck a donné sa démission. Adam a été congédié. Cepen-
dant, la conjuration n’a pas disparu pour autant. A la
suite de Gœrdeler, certains de ses membres - notamment
Ewald von Kleist-Schmenzin et le conseiller d’ambassade
Théodore Kordt - sont allés trouver les Anglais pour
les supplier de tenir bon et d’infliger à Hitler une défaite
cuisante, qui leur permettra de le déboulonner. Mais si
Churchill e t Vansittart les ont écoutés avec intérêt 3, ni
Chamberlain, ni Halifax ne les ont pris au sérieux. Ils
ont vu en eux des aigris, incapables de rien faire par eux-
mêmes, mais prêts à plonger leur pays dans le chaos à seule
fin de satisfaire leur haine du régime Ils attachent si peu
de crédit à leurs déclarations, qu’ils ne jugent même pas
utile d’en informer Paris 5.
Le projet de démission collective des Commandants d’ar-
mée, échafaudé par Beck dans le courant du mois d’août,
a piteusement échoué. I1 exigeait un esprit de Corps que le
Haut Commandement allemand ne possède plus et offrait
l’inconvénient de mettre trop de personnes dans la confi-
dence. Les sondages effectués à Londres n’ont rien donné
non plus 6. Convaincu, comme Retz, que les meilleures
1. Un riche propriétaire foncier de Poméranie.
2. Le frère d’Erich Kordt, du Cabinet de Ribbentrop. Ces deux ennemis du
dgime travaillent a dans l’ombre D. Théodore occupe les fonctions de conseiller
à l’Ambassade de Londres.
3. Ils sont tous deux des adversaires résolus de la politique de conciliation.
4. a J’ai vu l’émissaire allemand a, écrit Chamberlain à Halifax en parlant de
von Kleist. a C’est un adversaire d’Hitler, aveuglé par son inimitié. II me rappelle
les émigrés jacobites de l’époque du roi Guillaume III. I1 n’a qu’une idée : exci-
ter ses amis allemands et les pousser à un putsch. I1 y a certainement beaucoup
à retrancher de ses affirmations. a (Cité par Gerhard RITTER,Échec au Dictateur,
p. 112.) De son côté, Halifax estime que si, par impossible, les conjurés mettaient
leur projet à exécution, les seuls bénéficiaires en seraient les Russes.
5 . Daladier se plaindra plus tard de n’en avoir rien su. (Nouveau Candide,
14-21 septembre 1961.)
6. En dehors d’une lettre d’encouragement donnée par Churchill à Kleist.
(RITTER,op. tit.,p. 112.) ii Pratiquement m, écrit Gerd Buchheit, I: il s’agissait de
forcer la main aux Anglais en les amenant à menacer de déclarer la guerre. I)
(Ludwig Beck, p. 179.) Mais, comme le dira plus tard Joseph Kennedy, I’ambas-
sadeur des États-Unis à Londres, I: les Anglais n’étaient pas assez fous pour ren-
380 HISTOIRE D E L’ARMSE
ALIXMANDE

conjurations sont les plus rapides et les plus ramassées,


Halder en vient à penser que le seul moyen de se débar-
rasser d’Hitler est un coup de force militaire. Qu’une poignée
d’hommes résolus aille de l’avant, qu’ils mettent leurs
collègues devant le fait accompli. Ceux-ci seront alors bien
obligés de les suivre ...
Pour cela, Halder et Witzleben ont conçu un nouveau
plan, dont l’exécution incombera principalement au géné-
ral Brockdorf- Ahlefeld, qui commande la 23e division d’in-
fanterie à Potsdam,et au colonel Paul von Hase, qui com-
mande le 50e régiment d’infanterie à Landsberg-sur-Warthe.
Dès qu’Hitler donnera l’ordre d’attaquer la Tchécoslovaquie,
ces unités marcheront nuitamment sur Berlin et prendront
position aux lisières de la capitale l. Leur mouvement pas-
sera inaperçu parmi les allées e t venues de troupes qui auront
lieu à ce moment-là. A u c b e difficulté n’est à redouter de
la part du comte Helldorf 2, dont l’adjoint, le comte Fritz
von der Schulenburg, fait partie de la conspiration et qui
fournira l’appoint de quelques contingents de police. Enfin
Halder a laissé en Thuringe, à mi-chemin entre Berlin et le
Fichtelgebirge, la formation blindée du général Hœpner 3.
Son rale consistera à empêcher la Leibstandarte Adolf Hitler,
de remonter vers la capitale pour porter secours à son chef.
Sur un signal convenu, des détachements armés encercle-
ront la Chancellerie et s’empareront d’Hitler, qui sera immé-
diatement réduit à l’impuissance et remplacé par le général
Beck. Celui-ci adressera une proclamation au peuple alle-
mand, annonçant qu’Hitler est mort et qu’il a chargé
M. Gœrdeler de former u n nouveau gouvernement ...
t
+ +
Pendant ce temps, la nuit tombe sur Londres. Pourtant
une fenêtre reste éclairée au deuxième étage du 10, Downing
Street. Assis à sa table de travail, Chamberlain réfléchit.

verser leur politique et risquer de perdre une guerre pour les beaux yeux d’une
petite clique de conspirateurs, qui ne possédaient nullement l’importanee qu’ils
s’attribuaient.
4. Halder compte mettre à profit le délai de quarante-huit heures qui s’écoulera
entre le moment où Hitler donnera l’ordre de marche a 1’0. K. H. et celui où les
hostilités se déclencheront effectivement.
2. Le Pdfet de police de Berlin. (Voir plus haut, p. 280.)
3. Lettre du gdnéral Halder à I’auiew, 28 juillet 1964.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 381
Va-t-on laisser le continent glisser à l’abîme, sans faire le
moindre geste pour le retenir? Les Français le pressent de
réunir une Conférence Trois et de lier sa convocation
la déclaration de Lord Runciman. Le colonel Lindbergh lui
a décrit en termes impressionnants la puissance de la Luft-
waffe2. Bonnet aurait dit récemment à Phipps : (( I1 faut
éviter la guerre à tout prix, car ni la France, ni la Grande-
Bretagne ne sont en mesure de l a faire s. )) Sir Nevile
Henderson, qui le tient presque heure par heure au cou-
rant des évenements, multiplie les coups de téléphone
et le supplie de ne pas tomber dans la même erreur que
Sir Edward Grey, dont le silence et l’indécision n’avaient
pas peu contribué à précipiter la guerre de 1914 (( Ecrivez
une lettre personnelle à Hitler »,lui a-t-il dit. (( Expliquez-
lui clairement votre position *... ))
Le 30 août, en rentrant d’une visite au château de Bal-
moral, Chamberlain a eu une idée dont il ne s’est ouvert
aux siens qu’en termes voilés :
(( J e passe mon temps à m e creuser la tête n, a-t-il écrit

à sa sœur le 3 septembre 1938, pour découvrir un moyen


de détourner la catastrophe, si celle-ci devait fondre sur nous.
J’en a i trouvé un, si audacieux et si peu conformiste, qu’il
a presque coupé le souffle à Halifax. M a i s puisque Henderson
estime qu’il serait capable de sauver la situation à la onzième
heure, je ne l’ai pas abandonné, tout en espérant sans cesse
qu’il ne sera pas nécessaire d‘y recourir 5. n

Quelques jours plus tard, il est revenu sur la même idée,


dans une seconde lettre à sa sœur :

u En terminant ma dernière lettre, je me demandais tout ce


qui arriverait avant que je ne te récrive, car je savais que l’heure
approchait - s i elle devait venir. Deux conditions étaient indis-
pensables : que mon projet soit tenté a u moment où les choses
paraîtraient les plus sombres et qu’il soit une surprise complète.
Dans la nuit de mardi’j’ai compris que le moment était venu

1. France, Angleterre et Allemagne (Documents on British Foreign Policy, II,


857, 858, 861). L’Italie n’y figure pas encore.
2. Foreign ReIalwns of the United StQreS, 1938, I, p. 72 et s.
3. Rapport de Sir Eric Phipps A Lord Halifax du 13 septembre 1938. (Docu-
ments on British Foreign Policy, II, 852.)
4 . Documents on British Foreign Policy, II, 839.
5 . Keith FEILING The Life of h’euille Chamberlain, p. 357.
382 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

et que le pas devait être accompli, si je ne voulais pas arriver


trop tard l... 1)
C’est ainsi que, dans la nuit du 13 au 14 septembre,
Chamberlain adresse le message suivant au Chancelier du
Reich :
E n ricison du caractère sans cesse plus critique de la situation,
je propose de venir vous voir immédiatement, afin de tenter de
trouver une solution pacifique. Je viendrai par avion et suis
prêt à ,me mettre en route dès demain. Veuillez m’indiquer le
moment le plus proche et l’endroit où vous pourriez me recevoir.
Je vous serais reconnaissant de me répondre dans les de’lais les
plus rapides.
Neville CHAMBERLAIN
2.

Le Premier ministre prend cette décision sans consulter


personne. I1 n’en informe les autres membres de son Gou-
vernement que le lendemain matin. A-t-il craint, à la
dernière minute, de n’être pas suivi? Dans ce cas, il se
trompe. Ses collègues du Cabinet le félicitent chaleureuse-
ment et approuvent son initiative à l’unanimité.
A Berlin, Ribbentrop et Gœring n’en croient pas leurs
oreilles3. Le Führer répond qu’il sera heureux de recevoir
le Premier ministre. Sous le coup de l’émotion, il songe
à se rendre lui-même à Londres, pour lui épargner les
fatigues du voyage 4. Mais très vite, il se rend compte que
c’est irréalisable. La rencontre aura donc lieu à Berchtes-
gaden, le lendemain 15 septembre.
t
i ?

Ce coup de théâtre renverse tous les projets de Halder et de


Witzleben. Les bras leur en tombent, lorsqu’ils apprennent
que Chamberlain se rend chez le Führer. Ils se sont trompés
d u tout au tout sur la situation politique parce qu’ils ont
mal évalué le rapport des forces militaires. E n ce qui
concerne l’Angleterre, ils n’ont pas compris que son impré-
1. Keith FEILING, Op. cif., p. 363.
2. Id., ibid.
3. Gering exulte parce qu’il est favorable Q la paix; Ribbentrop parce qu’il voit,
dans ce geste, le signe que l’Angleterre acceptera toutes les conditions du Reich.
4 . Lettre da Chamberlain à sa sœur, le 19 septembre 1938. (Keith FDILING,
Op. cit., p. 363-364.) Hitler le dira lui-même a u Premier Ministre. u Cela révèle un
côté de son caractère n, remarquera-t-il, u qui surprendrait bien des gens chez
nous. a Pour étrange que cela paraisse, l’offre de venir à Londres est confirmée
par Ward PIIICEdans Year of Reckoning, p. 253.
LE R A T T A C H E M E N T D E S SUDÈTES A U R E I C H 383
paration l’obligeait à éviter la guerre, ne serait-ce que pour
ne pas être acculée à l’aveu qu’elle ne pouvait pas la faire.
En ce qui concerne la France, ils n’ont pas vu (( que les
mêmes institutions militaires qui l’avaient frappée d‘inertie
totale au moment de l’Anschluss, lui imposaient en sep-
tembre 1938 d’abandonner les Tchèques1 ».Enfin le plan
des conjurés présentait d’étranges lacunes. Halder lui-même
avait toujours affirmé qu’un coup de force avait besoin,
pour réussir : 10 d’une direction claire et résolue; 20 du
consentement des masses à suivre le mouvement; 30 d’un
choix habile e t précis du moment où frapper. Or aucune de
ces conditions ne se trouve remplie 2.
I1 ne reste donc aux conjurés qu’à annuler au plus vite
leurs préparatifs de putsch3 et à en effacer toute trace, de
sorte que nul ne puisse en soupçonner l’existence 4.
- (( Que voulez-vous que nous fassions? 1) déclarera Hal-
der d’un ton résigné. (( Hitler a une chance incroyable!
Tout lui réussit 6... ))
1. Charles D E GAULLE, Mémorandum adressé le 26 juncier 1940 aux généraux
Gamelin, Weygand et Georges, et à M M . Daladier et Reynaud, reproduit dans
Trois Études, Paris, 1945, p. 157.
2. E n ce qui concerne la direction de l’action, Haldcr, Brauchitsch et
Witzleben se rejettent la balle et se montrent aussi irrésolus que Lossow e t
Luttwitz, au moment du putsch de Kapp; en ce qui conccrne l’adhésion des
masses, le général von Witzleben estime que la tentative aurait été liouffée dans
l‘œuf et que jamais les troupes ne se seraient révoltées contre un Hitler victorieux;
en ce qui concerne le choix du moment, celui-ci échappe aux instigateurs du
complot puisqu’il dépend : a ) de la venue d’Hitler à Berlin; b) de la décision
d’une Puissance étrangère dont ils ne sont pas les maîtres. I< Ce qui se passc en
réalité, semble-t-il I, écrit Wheeler-Bennett qui a soumis toute cette affaire à un
examen approfondi, u c’est que les préparatifs en vue d’un putsch n’étaient pas
aussi avancés que les conjurés le prétendirent par la suite; ou bien, que les dits
préparatifs avaient été établis dans un cadre trop rigide pour pouvoir s’adapter
nux exigences du moment. D ( L e Drame de I’Armée allemande, p. 350.)
3. Selon certains, l’affaire n’aurait Bté décommandée que quelques jours plus
tard. Mais des témoins dignes de loi assurent qu’elle fut rcmise sine die dès l’an-
nonce du voyage de Chamberlain B Berchtesgaden. (WHEELER-BENNETT, Op. cit.,
p. 358.)
4 . A la question : u Les conspirateurs auraient-ils d t é srtflisarnment préparés ou
résolus pour frapper, au cas où A l . Chamberlain n’aurait jamais été à Berchtes-
gaden? u, Sir John Wheeler-Bennett répond : I1 n’y a de cela aucune preuve, mais
seulement des afirmations sans consistance. n Et M. François-Poncet, après exa-
men des documents : u Ces afirmations ne méritent aucune créance. u
5. Walter GORLITZ,Der deutsche Generalstab. (Cité dans Der General Quariier-
meister Edward Wagnw, Briefe und Tagebuch, herausgegeben von Elisabeth Wagner,
p. 75.)
XIX

L E VOYAGE DE NEVILLE CHAMBERLAIN


A BERCHTESGADEN

(15 septembre 1938)

Telles sont les conditions dans lesquelles, au matin du


15 septembre, Neville Chamberlain, accompagné par Sir
Horace Wilson, son principal conseiller et par M. William
Strang, chef du Département de l’Europe centrale au Foreign
Office, s’envole vers l’Allemagne pour tenter de sauver la
paix. I1 n’emporte avec lui qu’une petite valise et un para-
pluie. Le temps est exécrable car c’est l’équinoxe d’au-
tomne. I1 pleut. La visibilité est très mauvaise e t le vent
souffle par rafales. Chamberlain a soixante-neuf ans. C’est
la première fois qu’il monte en avion. I1 le fait pour rendre
visite à un homme qu’il n’a encore jamais vu, mais dont
il sait d’avance qu’il n’est pas un interlocuteur commode.
Le Premier ministre de Sa Majest6 a peu d’atouts en main.
Mais il a reçu, la veille au soir, des messages d’approbation
de Lord 13aldwin ainsi que des Gouvernements de 1’Aus-
tralie et du Canada. Enfin, au moment où son avion allait
décoller, une estafette lui a remis ce billet d’Eamon De
Valera, le président de 1’Etat d’Irlande :

u Lorsque vous recevrez ces lignes, vous aurez réussi o u échoué.


Je vous les écris simplement pour que vous sachiez qu’une
personne au moins est absolument convaincue que ce que
vous faites est bien, - quelle qu’en soit l‘issue. Je crois que
vous réirssirez. S i ce ne devait pas être le cas, on vous hlâ-
mera d’être parti. Mais s’arrêter à mi-chemin, c’est-à-dire
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU R E I C H 385
s’abstenir d‘accomplir un acte comportant la plus légère chance
de succès, serait une faute, étant donné l‘enjeu. Si vous échouez,
vous n’aurez pas de remords. Ce que n’importe quel homme
d’affaires n’hésiterait pas à entreprendre, vous êtes certainement
habilité à le faire, vous, entre les mains de qui repose, en ce
moment, le sort de millions d’hommes qui ne peuvent rien pour
eux-mêmes. Que Dieu bénisse vos efforts I! n

En arrivant au-dessus de la vallée du Rhin, l’appareil


est pris dans un orage et durement secoué. Poussé par le
vent qui souille à cent vingt kilomètres à l’heure, il est en
avance sur son horaire et atterrit à Munich un peu après
midi. Chamberlain en descend, immédiatement accueilli par
le sourire stéréotypé de Ribbentrop et par des roulements
de tambour .
Sur la route qui mène de l’aérodrome d’oberwiesenfeld
à la gare de Munich, la foule massée sous la pluie acclame
le messager de la paix »,car la nouvelle de sa venue a été
diffusée le matin même par toutes les radios du monde.
L’interprète Schmidt a l’impression que l’accueil de la popu-
lation munichoise est plus chaud et plus spontané que lors
de la visite de Mussolini 2. A la gare, Chamberlain monte dans
le train spécial qui doit le conduire à Berchtesgaden.
Durant le parcours, qui dure trois heures, le Premier
britannique peut observer, à travers les vitres de son wagon,
un spectacle qui symbolise d’une façon saisissante la situa-
tion du moment. Dans tous les villages que traverse le train
et aux passages à niveau, des groupes de jeunes gens et de
jeunes filles le saluent en criant : (( Heil! n e t en lui tendant
les bras. Mais à l’arrière-plan, sur les routes que longe la
voie ferrée, défilent une quantité de troupes qui se dirigent
vers le nord-est, avec leurs camions, leurs armes et leurs
équipements neufs. Au cours d’un arrêt à Bad-Reichenhall,
un officier remet à Ribbentrop une dépêche que celui-ci
s’empresse de communiquer à Chamberlain : c’est le texte
de la proclamation que Conrad Henlein vient de prononcer
à la radio et qui contient l’affirmation : (( Les Sudètes veulent
faire retour au Reich D C’est la première fois que le Pre-
mier britannique se trouve placé devant cette exigence.

1. Keith FEILINC,
The Life of Neville Chamberlain, p. 364.
Sfatist auf diplornafischer Riihne, p. 395. (Voir vol. IV, p. 184.)
2 . Paul SCHMIDT,
3. Voir plus haut, p. 377.
V 25
386 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

La dernière partie du trajet s’effectue en voiture, le long


d’une route en lacets qui monte à flanc de montagne. Après
une éclaircie, la pluie s’est remise à tomber. Le ciel s’obscur-
cit encore. Des lambeaux de nuages, effilochés par le vent,
s’accrochent aux pentes des Alpes bavaroises. Enfin, les
automobiles s’arrêtent devant le Berghof. Hitler attend son
visiteur à mi-hauteur des marches conduisant à la maison.
I1 a revêtu sa tenue d’apparat : vareuse brune, pantalon
noir et souliers vernis noirs. I1 porte au bras gauche un
brassard rouge à croix gammée. Après avoir demandé à
Chamberlain s’il a bien supporté les fatigues du voyage,
il l’introduit dans le grand salon, où le thé est servi. Au
premier abord, Chamberlain est déçu par l’aspect physique
d’Hitler. I1 le trouve insignifiant et se dit qu’on ne le
reconnaîtrait pas au milieu d’une foule l.
Après avoir échangé quelques propos à bâtons rompus
sur la dimension respective des pièces en Allemagne et en
Angleterre (car Chamberlain a admiré la. grandeur de son
salon), Hitler lui demande d’une façon abrupte2 :
- (( Quelle procédure proposez-vous? Désirez-vous que
deux ou trois personnes assistent à notre entretien? ))
- (( Si vous n’y voyez pas d’inconvénient 1)’ répond Cham-
berlain, (( je préférerais vous parler tête à tête s. ))
Hitler ayant acquiescé, le Führer, le Premier Ministre et
l’interprète Schmidt montent au premier étage. Après avoir
suivi une galerie décorée de tableaux italiens de la Renais-
sance et de marbres antiques, ils entrent dans le salon parti-
culier d’Hitler. C’est une pièce de dimensions moyennes
dépourvue de tout ornement, qui ne contient qu’un poêle,
trois sièges, un canapé et une petite table où sont posées
deux bouteilles d’eau minérale. C’est là qu’Hitler et Cham-

1. Lettre de Chamberlain à sa sreur aînée, le 19 septembre 1938.


2. Nous possédons deux récits de cette entrevue : celui de l’interprète Paul
Ç c n m D T (Statkt auf diplornalischer Bühne, p. 394-399)et celui de Keith FEILINO
(The Life of Neville Chamberlain, p. 36+368), qui se fonde sur la lettre de Cham-
berlain à sa s a w .
3. Cette scene a été combinée à l’avance entre le Secrétaire d’gtat von Weiz-
sacker e t Sir Nevile Henderson. Chamberlain désire, en effet, écarter Ribbentrop
de la conversation car il craint que son arrogance et son manque de tact ne viennent
compliquer les choses. (Cf. Erich KORDT, Nicht nus den Aktpn, p. 359.) L’ancien
ambassadeur du Reich à Londres en est ulcéré. On dirait qu’Hitler veut l’éliminer
de la négociation anglo-allemande. II y a un mois, il a envoyé Wiedemann
Londres, sans l’en informer. Maintenant, il traite directement avec Chamberlain
en dehors de sa présence. I1 se demande s’il n’y faut pas voir le commencement
d’une disgràci:.. .
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU REICH 387
berlain vont s’entretenir durant trois heures. Pendant ce
temps, Ribbentrop - qui ne décolère pas d’être ravalé
au rang d’utilité -restera au rez-de-chaussée, en compagnie
de Sir Horace Wilson e t de William Strang.
D’un ton calme et sans élever la voix, Hitler commence
par énumérer tous les griefs que l’Allemagne a à for-
muler à l’encontre de ses voisins : il évoque tour à tour
le Traité de Versailles, l’impuissance de la Société des Nations
à résoudre les problèmes des minorités, la lutte pour l’éga-
lité des droits, le rejet de ses propositions de réarmement
contrôlé, les barrières économiques imposées à son pays, les
critiques de la presse anglaise envers son régime, enfin les
relations spéciales qui lient le Reich aux pays du Sud-Est
européen.
Tandis qu’il parle, Chamberlain ne le quitte pas des yeux.
Après l’avoir laissé monologuer ’un long moment, il l’inter-
rompt pour lui dire, avec un sourire bienveillant :
- (( J e suis prêt à rechercher avec vous une solution à
tous ces problèmes, à condition qu’il ne soit jamais question
d’un recours à la force ... ))
A ces mots, Hitler sursaute et se redresse brusquement :
- (( Un recours à la force? )) demande-t-il en haussant le
ton. Qui parle d’un recours à la force? C’est M. Benès
((

qui emploie la force contre mes compatriotes des Pays


sudètes l! C’est M. Benès qui a mobilisé au mois de mai, e t
pas moi!
Puis, s’éxcitant de plus en plus :
- (( J e ne me laisserai pas bafouer ainsi plus longtemps!
D’une façon ou d’une autre, je réglerai cette question par
une initiative personnelle, e t dans les délais les plus brefs! ))
D’une façon ou d’une autre? Pour l’interprète Schmidt,
cette formule retentit comme un signal d’alarme. Elle indique
que l’on approche de la zone dangereuse, car dans la bouche
d’Hitler, elle signifie : ou bien vous m’accorderez tout ce
que j’exige, ou bien ce sera la guerre.
Au-dehors, la pluie redouble d’intensité et le vent sime

I. Hitler est encore sous l’effet d’une lettre de Conrad Henlein qui lui a été
remise quelques instants avant l’arrivée de Chamberlain. Le chef du S. d. P.,
évoquant les sévices des Tchèques, parle de trois cents morts et suggère de poser
les conditions suivantes au Premier britannique : Pas de plébiscite; rétrocession
(I

immédiate à l’Allemagne des territoires comportant plus de 50 ?/O d‘Allemands;


occupation de ces territoires dans un délai de vingt-quatre heures. n (Aktm zur
Deuischen Auawffrtigen Politik, II, p. 489.)
388 HISTOIRE D E L’ARMfiE ALLEMANDE

autour de la maison. Chamberlain, qui ne s’est pas départi


jusqu’ici d’une attitude grave e t calme, commence à donner
à son tour des signes de nervosité.
- (( Si je vous ai bien compris I), dit-il, (( vous êtes décidé,

quoi qu’il arrive, à attaquer la Tchécoslovaquie? ))


Hitler ne répond pas. Après quelques secondes de silence,
Chamberlain ajoute :
- (( Si telle est votre intention, pourquoi m’avez-vous

laissé faire tout le chemin pour venir à Berchtesgaden?


Dans ce cas, il vaut mieux que je reparte immédiatement.
Notre entretien n’a plus d’objet. ))
A cet instant, la guerre et la paix ne tiennent plus qu’à un
fil. Mais l’extraordinaire arrive : Hitler recule d’un pas.
- (( Si vous reconnaissez que le problème des Sudètes
peut être résolu sur la base du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes )I, reprend-il d’un ton très calme et avec une
maîtrise de soi qui contraste avec l’excitation dont il a fait
preuve quelques instants auparavant, (( alors rien ne nous
empêche d’examiner dès à présent la manière de traduire
ce principe en actes. ))
Chamberlain va-t-il saisir la balle au bond? Va-t-il s’em-
presser de souscrire au principe de l’autodétermination, qui
est, après tout, conforme à la diplomatie britannique? Mais
non. Soit qu’il ait été irrité par le mouvement d’humeur
manifest(: par Hitler, soit qu’il songe aux dificultés que
risque d’entraîner l’application de ce principe à la Tchéco-
slovaquie, il répond :
- (( Si l’application de ce principe doit se traduire par
l’instaura,tion d’un plébiscite dans les Pays sudètes, les di&-
cultés seront énormes ... ))
Mais Hitler reste silencieux. La menace de rompre l’en-
tretien lui a-t-elle donné à réfléchir?
-((Avant de vous donner une réponse formelle sur la
question de l’autodétermination, il faut que je consulte les
membres de mon Cabinet I), ajoute Chamberlain. (( J e pro-
pose donc que nous interrompions ici notre entretien, que
je retourne immédiatement à Londres pour en réferer
à mes collègues, e t que nous ayons ensuite une nouvelle
rencontre. I)
Une lueur d’inquiétude est passée dans le regard d’Hitler
lorsqu’il a entendu Chamberlain parler d’une interruption des
entretiens. Mais il paraît rassuré lorsque le Premier Ministre
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 389
exprime son intention de revenir le voir. Du coup, l’atmos-
phère se détend e t la conversation se poursuit dans une
ambiance plus amicale. Très habilement, Chamberlain pro-
fite de cette accalmie pour demander à Hitler de ne se livrer,
dans l’intervalle, à aucune agression contre la Tchéco-
slovaquie.
- (( J e vous le promets »,répond Hitler sans hésiter.

(( Mais »,ajoute-t-il après un instant de réflexion, ((je ne

pourrais pas tenir cette promesse, si des incidents nouveaux


venaient modifier la situation. 1)
La conversation prend fin sur ces mots. A 20 heures,
Chamberlain prend congé du Chancelier et redescend à
Berchtesgaden, pour y passer la nuit.
Une fois arrivé au Grand Hôtel, le Premier Ministre
relate en détail les péripéties de son entrevue à Sir Horace
Wilson et à William Strang, auxquels s’est joint Sir Nevile
Henderson, accouru de Berlin dans le courant de l’après-
midi.
- (( J’ai bien fait de venir! )) leur dit Chamberlain. (( La
situation est beaucoup plus critique que je ne l’avais ima-
giné. 1)
Pendant c e temps, et conformément aux usages, Schmidt,
installé dans une chambre contiguë, dicte à une dactylo
un compte rendu de la séance. Henderson viènt voir de
temps en temps si le travail avance, car Chamberlain est
impatient de l’avoir entre les mains. I1 voudrait l’étudier
durant la nuit, pour être à même d’en parler aux autres
membres du Cabinet, dès le lendemain matin.
Soudain, Ribbentrop fait irruption dans la pièce 1.
-((Vous vous croyez toujours Genève, où l’on était
frères et cochons e t où l’on remettait tous les documents
secrets à n’importe qui! )) s’écrie-t-il en s’adressant à Schmidt.
(( Sachez que ces méthodes n’ont plus cours dans 1’Alle-
magne nationale-socialiste! Ces notes sont exclusivement
réservées au Führer. Tenez-vous-le pour dit! ))
C’est sa façon de prendre sa revanche sur son exclusion
de l’après-midi 3. Schmidt doit donc assumer la tâche désa-

Op. eit., p. 399.


1. Paul SCAMIDT,
2. E n français dans le texte.
3. Selon Erich Kordt, Ribbentrop et Hitler se seraient félicités réciproquement,
après le départ de Chamberlain, d‘être restes fidèles à la thèse selon laquelle l’An-
gleterre blulfait. I J’appris peu après de Walter Hewel, l’homme de liaison entre
390 H I S T O I R E D E L’ARMÉE ALLEMANDE

gréable d“a1ler dire à Henderson et à Chamberlain (( qu’il


n’y aura pas de procès-verbal ». Quand Chamberlain, sur-
pris, lui en demande la raison, Schmidt lui répond :
- (( Un, compte rendu écrit enlèverait à la conversation
son caractère personnel d’entretien d’homme à homme. D
Mais cet argument ne convainc nullement le Premier
Ministre. I1 se fâche, tape du pied et réclame avec énergie
le procès-verbal. Voyant qu’il ne l’obtiendra pas, il finit par
déclarer :
- (( Puisqu’il en est ainsi, j’amènerai la prochaine fois
mon propre interprète, ou du moins quelqu’un qui puisse
sténographier les débats. 1)
Le matin suivant, 16 septembre, Chamberlain repart pour
Munich par la route. De là, son avion le ramène directe-
ment à Londres. Son absence n’a pas duré plus de vingt-
quatre heures.
En arrivant à Downing Street, il trouve sur sa table ce
message de Dino Grandi, ambassadeur d’Italie à Londres :
<< Vous avez été humain alors que, malheureusement, la diplo-
matie classique perd trop souvent contact avec I‘humanité. Je
vous souhaite un succès complet dans la tâche que vous avez
entreprise. Bien des dificultés vous attendent encore. Mais vous
avez brisé le mauvais sort et des millions de mères, en Europe
et de par le monde, vous bénissent aujourd’hui 1. n
Rihbenrop et le Führer a, écrit-il, a qu’Hitler continuait à songer à la conqucte
de toute la Tchécoslovaquie et qu’il était absolument certain, à présent, d’atteindre
cc but, avec le consentement implicite de l’Angleterre. 8 (Nicht a u den Aklen,
p. 259.)
1. Keith FI~ILING, Op. cit., p. 364.
xx

LA CRISE ATTEINT SON POINT CULMINANT

(15-22 septembre 1938)

Le même jour, c’est-à-dire le jeudi 15 septembre, avant


même que Chamberlain ne soit rentré de Berchtesgaden, Geor-
ges Bonnet a fait savoir à Londres (( que son Gouvernement
soutiendrait toutes les propositions que le Premier Ministre
pourra faire à Hitler concernant la ’Tchécoslovaquie n.
Simultanément, il adresse un message à M. de Lacroix, le
priant d’avertir Benès (( qu’au cas où l’Allemagne recourrait
à la guerre, il ne serait pas facile au Gouvernement français
d’avoir toute l’opinion derrière lui, si la France n’était pas
attaquée et si elle n’avait pas la certitude d’avoir l’Angleterre
à ses côtés 2 n. Quant au président Daladier - qui ignore
encore la façon dont se sont déroulés les entretiens du Berghof
- il demande à Chamberlain de l’inviter à Londres, pour
faire avec lui le point de la situation 3.
Le 16 au matin, dès son retour dans la capitale britan-
nique, Chamberlain réunit ses collègues du Cabinet et leur
rend compte de son voyage4. I1 leur fait connaître la volonté
exprimée par Hitler d’intervenir par les armes si le problème
sudète n’était pas rapidement réglé sur la base de l’auto-
I. Boris CELOVSKY, Dm Münchener Abkommen, p. 344.
2. Mémoires de Jules Henry, cités par Paul REYNAUD, A u cœur de la mêlés,
1930-1945, p. 664.
3 . Sir Eric Phipps insiste pour que Bonnet soit invité aussi. (Documents on
Brifish Foreign Policy, II, 894, 904, 907, 908.)
4. Chamberlain est gêné par l’absence de procés-verbal. Il insiste à Berlin pour
en obtenir une copie. Ribbentrop finira par lui en envoyer une le 19 septembre,
parce qu’a cette date le ministre des Affaires étrangères du Reich estime que les
conversations de Berchtesgaden sont dépassées.
392 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

déterm--iation. Lord Runciman, qui assiste aux délibérat-Jns


en qualité d’expert, confirme son opinion défavorable du
Gouvernement tchèque, qu’il rend entièrement responsable
de la situation.
- (( &ant donné la tournure prise par les événements n,
affirme-t-il, (( le rattachement des Sudètes me paraît iné-
vitable. Dans ces conditions, le plus sage est que la cession
de leurs territoires ait lieu sans discussion e t dans les
délais les plus brefs n
Ce langage impressionne vivement les membres du Cabinet.
Mais comment effectuer ce transfert sans recourir à un
plébiscite? Jusqu’ici, Chamberlain a voulu éviter cette pro-
cédure, car il se rend bien compte qu’il sera difficile de ne
pas l’étendre ensuite aux autres minorités, voire même aux
autres pays de l’Europe centrale. A présent il s’y résigne,
convaincu qu’il n’y a pas moyen de faire autrement.
Le 17 septembre, M. Benès - encore sous le coup du
voyage de Chamberlain à Berchtesgaden - estime qu’il ne
peut plus maintenir ses positions antérieures2 et qu’il lui
faut lâcher du lest3. I1 fait venir M. de Lacroix et lui
révèle sur le ton de la confidence qu’il a déjà songé, lors
des négociations du Traité de Versailles, à renoncer à certains
u saillants )) peuplés d’une forte majorité allemande. I1 s’agit
de trois territoires d’une superficie totale de 8.000 kilomètres
carrés et comprenant près d’un million d’Allemands. L’un
est situé à l’angle nord-ouest de la Bohême (région d’Eger);
l’autre aii nord-est du quadrilatère (régions d’hussig et de
Reichenberg) ; le troisième en bordure de la frontière silé-
sienne, à proximité de la pointe de Glatz (région de Trop-
pau et de Jagerndorf) 4.
- (( La cession de ces saillants au Reich »,poursuit-il,
(( serait peut-être un moyen de résoudre le problème, sans

I. Voir phis haut, p. 359. Lord Runciman confirmera ce point de vue dans
le Rapport f i i u i l qu’il remettra le 21 septembre à Lord Halifax.
2. L’octroi de l’autonomie dans le cadre de l’État tchèque, sans aucune modifi-
cation de frontière.
3. En outre, il est en désaccord avec son Président d u Conseil, M. Milan Hodja,
qui l’accuse de poursuivre une politique incompatible avec la situation géogra-
phique de la ‘Tchécoslovaquie. Or, M. Hodja est le chef du Parti agraire, l’élément
le plus puissant de la coalition gouvernementale.
4. Benès estime que la minorité allemande se trouvera ramenée ainsi à 1 mil-
lion g?‘ e t ne ‘constituera plus un danger pour l’État tchbque. Comme nous le ver-
rons plus loin, ce chiffre, exact pour la Bohême proprement dite, mais inexact
pour l’ensemble du pays, se retournera contre lui. E n réalité, il restera encore
quelque 2.300.000 Sudètes en Tchécoslovaquie.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 393
porter un coup mortel à l’existence de l’État, car ils se
trouvent en avant de notre ligne fortifiée. Autrefois, cette
opération aurait été facile 1. Aujourd’hui c’est différent,
car j’aurais l’air de céder à un chantage. Quoi qu’il en soit »,
ajoute-t-il en prenant congé du ministre de France, ((j e
ne vous dis tout cela que sous le sceau du secret e t vous
prie instamment de n’en parler à personne 2. )) Après quoi, il
s’empresse de tenir le même langage à M. Newton3.
Croit-il vraiment que Newton et Lacroix respecteront la
consigne? Ne craint-il pas plutôt que, prenant ses recom-
mandations au pied de la lettre, ils ne s’abstiennent de
transmettre cette (( indication 1) à leurs chefs?
On serait tenté de le croire car le même jour (17 sep-
tembre), comme pour donner plus de poids à sa suggestion,
M. Benès dépêche à Paris M. Jaromir NeEas, ministre
de la Santé publique, porteur d’un Mémorandum relatif
à ce projet et d’une carte sur laquelle il a lui-même marqué
au crayon rouge les territoires dont la cession au Reich
pourrait être envisagée. M. NeEas remet ce document à
Léon Blum, qui le transmet immédiatement à Daladier 4.
Celui-ci est stupéfait en en prenant connaissance 5. C’est
un Mémorandum de six feuillets dactylographiés non signés,
mais portant en marge des annotations de la main de Benès
et se terminant par ce post-scriptum autographe : (( J e vous
prie instamment de ne jamais évoquer ce plan en public,
car je serais obligé de le démentir. N’en dites rien non
plus à Osusky, car il ne serait pas d’accord 6. D
1. Benès omet de dire qu’il s’est farouchement opposé en 1919 à une proposition
de Lloyd George, tendant à rattacher les régions d‘dsch, d’Eger et de Reichen-
berg a l’Allemagne.
2. Dans une lettre adressée d M. deLacroix le 20 janvier 1939, c’est-à-dire quatre
mois après Munich, Benès reviendra sur le caractère confidentiel de sa communi-
cation et insistera auprès du ministre de France pour qu’il n’en parle jamais.
Le 1 6 mars 1948, devant la Commission d’enquéte de l’Assemblée nationale,
Lacroix se plaindra amèrement de ce que ce secret ait été violé. (Rapport, II,
p. 266 et s.). On est en droit d’en conclure que, même dix ans plus tard, M. de
Lacroix ignorait la mission que Benès avait confiée le même jour, et sans l’en
prévenir, a hl. NeEas.
3. Docunients on British Foreign Policy, II, 888.
4. Par l’entremise de M. Blumel, ancien directeur de son Cabinet. (Témoignage
de Léon Blum devant la Commission d’enquéte de l’Assemblée nationale, le
30 juillet 1947. Rapport, I, p. 256.)
5 . a E n lisant ce document D, écrit Georges Bonnet, 8 Daladier lève les bras
au ciel et s’exclame : Ah! Si Benès avait négocié avec les chefs sudètes dans un
esprit aussi large, il aurait réussi! D (Le Quai d’Orsay sous trois Républiquee,
p. 211.)
6. Quelques jours après Munich, M. Daladier, accus& d’avoir Itrahi B la Tchéoo-
394 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

Puis, M. NeEas se rend à Londres pour faire la même


démarche auprès du Foreign Office. Dès lors, les chefs des
Gouvernements français et britannique sont avertis que
Benès n’est pas irréductiblement hostile au principe d’une
cession de territoires au Reich. Ce fait jouera un rôle consi-
dérable dans les entretiens franco-anglais qui auront lieu
le lendemain. (( Peut-être aurait-il mieux valu »,dira mélan-
coliquement Daladier en 1947, (( que je n’aie pas reçu ce
document à la veille de mon départ pour Londres l. N Et,
revenant sur cette affaire en 1961, il ajoutera : (( J e fus
extrêmement surpris de cette proposition. N’eût-il pas mieux
valu, au lieu de temporiser pendant plusieurs mois, accorder
une large autonomie aux Allemands des Sudètes dans le
cadre de l’État? Si Benès proposait lui-même de céder au
Reich près d‘un million d’Allemands, n’était-ce pas ouvrir
la voie à des exigences bien plus importantes? J e comprenais,
certes, les difficultés de Benès, le troubIe profond que révélait
cette proposition. Mais comment n’en avait-il pas prévu le
danger 2?»
Slovaquie, répondra au cours d‘une conférence de presse : a Avais-je le droit de
faire couler le sang français pour défendre des territoires auxquels le Gouverne-
ment tchèque lui-même était prêt à renoncer? D Indigné, M. Osusky écrira au
Président du Conseil pour protester contre cette affirmation qu’il considère comme
injurieuse pour son pays. M. Daladier lui demandera alors de venir le voir e t
sortira de son tiroir le Mémoire de Benès, transmis par M. NeEas. M. Osusky
tombera des nues en en prenant connaissance. I1 sera ulcéré par le manque de
confiance que trahissent les termes du post-scriptum, et par le fait que Benès
ait préféré faire remettre ce texte au Gouvernement français par u n émissaire
particulier, plutôt que par la voie diplomatique normale.
1. Déposition devant la Commission d’enquête. Par la suite, le seul reproche que
Blum adressera à Daladier sera de ne pas s’en être strictement tenu à la ligne de
démarcation fixée par Bcnès.
2. Édouard DALADIER, Munich, Ls Nouveau Candide, 7-14 septembre 1961.
Ce document aura, pour son auteur, des conséquences encore bien plus funestes
qu’il ne peut le supposer. E n juin 1940, lors de l’évacuation de Paris, le Gouverne-
ment français l’oubliera au Quai d’Orsay où il tombera aux mains des Allemands,
qui l’enverront à Berlin. E n 1945, lorsque les Russesentreront à leur tour à Berlin,
ils le trouveront dans les Archives de la Wilhelmstrasse d’où ils l’enverront à
Moscou. Entre-temps, Benès, par ses déclarations e t ses écrits, se sera donné la
figure d‘un resistant farouche, d’un champion de I’antigermanisme a qui jamais
n’aurait cédé un pouce du territoire national aux Allemands D. Staline le laissera
dire jusqu’au jour où redevenu Président de la République tchécoslovaque, Benés
manifestera des velléités d’indépendance à l’égard du Kremlin. Staline brandira
alors ce Mémorandum et menacera de le publier, ce qui ruinera la légende d’in-
transigeance que s’est forgée Benès. Durant toute l’année 1947, l’ancien compagnon
de Thomas Masaryk vivra sous ce chantage, dans une angoisse qu’aggraveront
encore deux crises cardiaques et l’évolution de la situation intérieure. Le jour où
Staline formulera des exigences qui dépasseront la mesure, Benès sera acculé au
drame de 1948. J a n Masaryk, ministre des Affaires étrangères se jettera par une
fenêtre du Hiadjin (10 mars). Benès donnera sa démission (7 juin) et mourra,
I lo cœur brisé D, P Sezimovo-Usti (3 septembre).
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 395

* *
Le dimanche 18 septembre, Daladier et Bonnet arrivent
à Downing Street, où ils sont accueillis par Chamberlain
et Halifax. A leurs conseillers habituels se sont joints
Sir John Simon et Sir Samuel Hoare 2. Le Premier Ministre
commence par faire le récit de son entrevue avec Hitler.
- (( Lorsque je suis arrivé à Berchtesgaden »,déclare-t-il,
( ( j e me suis rendu compte que la situation était beaucoup
plus grave que je ne le croyais. Le Führer est décidé à faire
la guerre pour libérer les Sudètes et ne se tiendra pour
satisfait que le jour où tous les Allemands de Tchéco-
slovaquie seront incorporés au Reich. I1 se fonde sur le
libre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe
que nous pouvons difficilement récuser. Hitler entend
libérer les Sudètes de gré ou de force. Si Benès ne les
libère pas, il ira les libérer lui-même. Au moment de nous
séparer, il m’a dit : (( Tout dépend à présent du Gouver-
a nement britannique ...
D
Chamberlain réfléchit un moment, puis il poursuit en ces
termes :
- (( Si nous repoussons cette solution, le Chancelier répli-
quera sans aucun doute en ordonnant à ses armées d’envahir
la Tchécoslovaquie. C’est pourquoi j’ai fini par nie rallier
à l’idée d’un plébiscite qui serait organisé dans les régions
où les Allemands ont recueilli plus de 50 yo des voix aux
récentes élections municipales 1) ...
- (( Un plébiscite est inacceptable pour la Tchécoslovaquie
comme pour la France », réplique vivement Daladier,
(( car il entraînerait la désintégration totale de l’État tchèque.

La France a intérêt au maintien d’une Tchécoslovaquie aussi


forte que possible. De plus, nous avons signé avec ce pays,
des pactes que la morale nous interdit de désavouer. C’est
une illusion de croire qu’Hitler se contentera des Sudètes,
ou même de la Tchécoslovaquie tout entière. Ce qu’il vise
n’est rien de moins que la domination du continent n ...
1. Sir Horace Wilson, William Strang, Sir Alexander Cadogan et Lord Runci-
man.
2. Sir John Simon et Sir Samuel Hoare, respectivement Chancelier de l’&hi-
quier et Ministre de l’Intérieur, font partie du II Cabinet restreint II.Comme il
s’agit d‘obtenir l’adhésion définitive du Gouvernement français au plan anglais,
Chamberlain a estimé utile de les faire venir en renfort.
396 HISTOIRE D E L’ARMSEALLEMANDE
- (( Eii tout cas »,insiste Halifax, (( il est pratiquement

impossible de sauver la Tchécoslovaquie. I1 ne pourrait


y avoir qu’une guerre générale contre l’agresseur et, au
traité de paix qui la terminerait, les frontières de cet É t a t
ne seraient certainement pas tracées comme elles le sont
aujourd’hui. n
La discussion dure pendant tout l’après-midi. Daladier
évoque la possibilité de céder sans plébiscite les (( saillants D
mentionnés par Benès dans son Mémorandum. Mais ce projet
est rapidement écarté comme ne correspondant pas à la
situation, Impossible de faire accepter à Hitler la libération
d’une fraction des Sudètes, au détriment des autres; impos-
sible également de substituer une frontière stratégique à
la frontiére ethnique et linguistique qu’il réclame.
- (( En somme D, remarque Halifax, (( il faut trouver à

ce problème une solution pacifique qui tienne compte à la


fois du désir britannique de restituer les Sudètes au Reich
e t du désir français de ne pas faillir à ses obligations. ))
Le problème se trouve ainsi fort bien circonscrit : mais
formulé en ces termes, il est insoluble. Pourtant, les
ministres présents sont tellement désireux de trouver une
issue qu’ils finiront par y parvenir.
((Puisque Benès consent déjà à restituer un million de
Sudètes au Reich »,se dit Daladier, (( sans doute acceptera-
t-il de faire des concessions plus larges. Nous n’allons tout
de même pas courir le risque d’une guerre mondiale, pour
maintenir un million e t demi de Sudètes à l’intérieur de la
Tchécoslovaquie! D Chamberlain pense, de son côté, que
puisqu’ori a amené le Gouvernement tchèque à accepter
la mission Runciman, à faire semblant d’avoir demandé sa
venue et même à remercier le Gouvernement anglais de sa
sollicitude, il devrait être possible de rééditer la même opé-
ration sur une plus grande échelle, en l’obligeant à céder
de lui-mêmeles Sudètes au Reich. I1 suffira pour cela d’exercer
sur lui une pression encore plus forte. On évitera ainsi la
guerre; les Démocraties sauveront la face et la France ne
sera pas obligée de tenir ses engagements2.
1. a Pour ima part P, écrira Chamberlain à sa sœur le lendemain 19 septembre,
a il m’est absolument indifférent que les Sudètes soient ci l’intérieur du Reich, ou
en dehors, suivant leur désir. a (Keith FBILXNG, The Life of Neville Chamberiain,
p. 367.)
2. Comme le dira Sir Samuel Hoare à Barrington-Ward, du Times : Le princi-
pal souci du Gouvernement de Londres est d‘empêcher que les Français ne rejettent
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES A U R E I C H 397
Daladier finit par se rallier à ce point de vue l . Mais il
demande en contrepartie : 10 que la nouvelle frontière soit
fixée par une Commission internationale, avec participation
tchèque; 20 que l’Angleterre - conjointement avec la France
- garantisse la Tchécoslovaquie nouvelle contre toute agres-
sion non provoquée.
- (( Une telle garantie est contraire aux traditions
britanniques »,répond Chamberlain. Le Gouvernement de
Sa Majesté a toujours répugné à prendre des engagements
de ce genre sur le continent. I1 m’est donc impossible de
vous donner une réponse formelle, sans avoir consulté les
membres du Cabinet. ))
Comme le temps presse et que Daladier insiste car il -
ne voudrait pas quitter Londres sans en rapporter au moins
cette garantie - Chamberlain convoque d’urgence le Conseil.
Les ministres britanniques se réunissent dans une salle
adjacente oii ils délibèrent pendant deux heures 2, - deux
heures mortellement longues pendant lesquelles Daladier et
Bonnet regardent tristement la nuit envahir un assez
pauvre jardin 3.
Enfin Chamberlain et Halifax reparaissent. Leur visage
est souriant.
- (( E n compensation de l’acceptation par la France de
la cession des Pays sudètes au Reich )), déclare le Premier
Ministre, (( l’Angleterre consent à garantir les frontières de
la nouvelle Tchécoslovaquie.
- (( Ces paroles représentent pour nous un grand soulage-
ment )), répond M. Daladier, (( mais comme je vous l’ai déjà
dit, seul le Conseil des Ministres français a le pouvoir de
confirmer l’accord final de la conférence 4. ))
Chamberlain ne peut réprimer un geste de découragement.
I1 croyait tout réglé, et voici qu’un nouvel obstacle se
dresse sur sa route! Combien de temps va-t-on perdre encore
sur les Anglais l’entière responsabilité de l’abandon de la Tchécoslovaquie, encore
qu’ils aient eux-mémes le plus grand intérêt à ce que la question soit tranchée
sans guerre. n
1. a Dans l’isolement OU était la France D, écrit Daladier, a nous nous résignâmes
à la cession des Sudètes, préférable au plébiscite que toutes les minorités auraient
pu réclamer. D (Nouveau Candide, 7-14 septembre 1961.)
2. Manifestement, les ministres anglais hésitent à prendre une décision aussi
grave, qui les engage de plus en plus en Europe centrale. En revanche, ils estiment
nécessaire de donner quelques satisfactions aux Français, pour faciliter leur
ralliement au pian britannique.
3. Id., ibid.
4. Id., ibid.
398 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

en tergiversations de cet ordre l ? Mais Daladier lui explique


qu’il a absolument besoin d’être couvert par l’ensemble du
Cabinet, pour faire accepter à l’opinion française une décision
aussi grave.
- (( Quand pourrai-je avoir, au plus tôt, une réponse défi-
nitive? )) lui demande Chamberlain.
- u J e réunirai le Conseil des Ministres demain matin. ))
répond Daladier. (( Dès qu’il aura terminé ses délibérations,
je vous informerai du résultat, par oui ou par non. 1)
Sur quoi Daladier et Bonnet répartent pour Paris. Ils
ont cédé sur l’essentiel : le transfert des Pays sudètes au
Reich. Mais ils ont quand même remporté trois avantages :
10 ils ont fait écarter toute idée de plébiscite; 2Oils ont
obtenu la garantie anglaise; 30 ils ont fait admettre que la
délimitation de la nouvelle frontière soit l’œuvre d’une
Commission internationale, au sein de laquelle la Tchéco-
slovaquie sera représentée.

i +

Le lundi 19 septembre, $ 10 heures du matin, le Conseil


des Ministres français se réunit à l’Élysée sous la présidence
d’Albert Lebrun. Daladier rend compte, tout d’abord, du
voyage de Chamberlain à Berchtesgaden, puis de la confé-
rence qui s’est tenue la veille à Londres. I1 dépeint sous un
jour dramatique la situation de la France, son imprépa-
ration militaire - surtout dans le domaine de l’aviation
- et souligne l’isolement total dont elle serait menacée si
elle ne se ralliait pas à la solution britannique. Mandel,
ministre des Colonies, demande que le plan franco-anglais
ne soit pas communiqué à Hitler avant d’avoir été accepté
par les Tchèques.
- (( Cela va de soi »,répond Daladier.
- (( J’en prends acte, monsieur le Président »,réplique
Mandel avec un sourire.
- (( E t si les Tchèques refusent? 1) demande Chautemps.
- (( Dans ce cas n, répond Bonnet, (( nous serons obligés
d’interpréter le pacte franco-tchèque ... n
1. Chamberlain a cru manifestement que la seule annonce de la garantie bri-
tannique suffirait à balayer les derniers obstacles. I1 s’aperçoit tout à coup qu’il
n’en est rien. II en est d’autant plus surpris qu’il a la conviction d’avoir sauvé la
mise de la France (autant que celle de l’Angleterre) et s’étonne que les Français
n’aient pas l’air de lui en savoir gré.
LE RATTACUEMENT DES SUDÈTES AU REICH 399
La menace est claire. Mais comme nul n’a envie d’envisager
ce qui se passerait alors, les ministres décident qu’il est pré-
maturé d’examiner la question avant que les Tchèques
aient fourni leur réponse. Après une courte discussion, le
plan franco-anglais est accepté à l’unanimité 1. Le Président
Lebrun lève la séance à midi. A midi douze, Daladier
communique cette décision à Londres.
A 14 heures e t à 15 heures, Londres et Paris remettent au
Gouvernement de Prague deux notes identiques, dans les-
quelles ils lui notifient leur décision commune :

I. Les Gouvernements français et britannique, après avoir


examiné le rapport d u Premier Ministre de Grande-
Bretagne sur sa conversation avec M . Hitler et le compte
rendu de la mission accomplie par Lord Runciman,
sont convaincus de part et d’autre qu’après les éuéne-
ments récents, le point se trouve maintenant atteint où
le maintien ultérieur dans le cadre des frontières de l’État
tchécoslovaque des districts habités principalement par les
Allemands des Sudètes ne peut plus, e n fait, se prolonger
désormais sans mettre e n péril les intérêts de la Tchéco-
slovaquie elle-même et ceux de la p a i x européenne. A la
lumière de ces considérations, les deux Gouvernements
se sont trouvés contraints de conclure que le main-
tien de l a p a i x et la sauvegarde des intérêts vitaux de
l a Tchécoslovaquie ne peuvent être effectivement assu-
rés que si ces districts sont maintenant transférés au Reich.
I I . Ce résultat pourrait être atteint ou par un transfert
direct, ou à la suiie d’un plébiscite. Nous avons conscience
des dificultés que comporte un plébiscite et nous connais-
sons bien les objections que vous avez déjà cpposées à
une telle procédure, particulièrement en ce qui concerne
la possibilité de répercussions d’une grande portée si
l’affaire venait à être traitée sur la base d’un principe
aussi étendu. Pour cette raison, nous supposons, sauf
indication contraire, que vous prèférerez traiter le pro-
blème des Allemands des Sudètes par la méthode d’un
transfert direct, et en considérani l’affaire e n elle-même.
I I I . Les districts à transférer auraient sans doute à com-
prendre les régions qui comportent plus de 50 yo d’kabi-
tarlts allemamis, mais nous avons tout lieu d’espérer

1. Le communiqué, rédigé par Albert Sarraut, i la fin de la sAance, constate


a qu’à i‘urxzniniité, le Consril des Minislres donne son approbation a m solutions
propodes d’accord uvec ie Gouvernenierri britarmigue n. (DALADIEIL, Id., ibid.)
400 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

obtenir par voie de négociation, sous la direction d‘une


Commission internationale qui compterait u n représentant
tchicoslovaque, un ajustement des frontitres là où il pour-
rait être nécessaire. Nous sommes convaincus que le trans-
fert de districts moins dendus sur la base d’un pour-
centage supérieur ne constituerait pas une solution I.
IV. L’organisme international dont il s’agit pourrait aussi
être chargé des questions concernant un échange éventuel
da populations sur la base d‘un droit d’option d a n s u n e
limite de temps déterminée.
V . Nous reconnaissons que s i le Gouvernement tchéco-
slovaque est disposé à accepter les mesures suggérées,
comprenant des modifications matérielles a u x conditions
de l’État, il est justifié à demander des assurances pour
s a sècuritè future.
VI. En conséquence, le Gouvernement de S a Majesté dans le
Royaume-Uni serait prêt, comme contribution à la
pacification de l‘Europe, à participer à une garantie
internationale des nouvelles frontières de l‘État tchéco-
slovaque contre une agression non provoquée. L’une des
principales conditions de cette garantie serait la sauve-
garde de tindépendance de l‘État tchécoslovaque par la
substitution d‘une garantie générale contre toute agression
non provoquée, a u x traités actuellement e n vigueur.
V I I . Les Gouvernements français et britannique reconnaissent
l’un et l‘autre l’étendue d u sacrifice qui est ainsi demandé
a u Gouvernement tchécoslovaque dans l’intérêt de la paix.
Mais, précisément parce que c’est là un intérêt commun
ci l’Europe en général et à la Tchécoslovaquie e n parti-
culier, ils ont jugé qu’il était de leur devoir d‘exposer
f,ranchement et conjointement les conditions essentielles
de la sauvegarde de la paix.
VIII. L,e Premier Ministre doit reprendre ses conversations
avec M . Hitler mercredi a u plus tard et plus tôt si pos-
sible. Nous considérons donc que nous devons vous deman-
der de nous fournir une réponse le plus tôt possible a.
1. Allusion à la cession de a saillants n envisagée dans le Mémorandum remis par
M. N e b s .
2. Georges BONNET, La Ddlense de la P a u , I, p. 264-246, et Documenis on Bri-
f b h Foreign Poliy, II, 937, 956, 961.
Au moment de remettre cette note à Benbs, Newton s’avise qu’elle exclut toute
revendication des minorités polonaise et hongroise et demande à Londres si c’est
bien ainsi qu’il doit l’interpréter. Halifax s’empresse de réparer cette lacune en
déclarant a que la garantie anglaise n’exclut nullement un traitement amical des
autres minorités D. Informé de ce rectificatif, Bonnet déclare y donner son consen-
tement, mais demande que cette déclaration ne soit faite que par le seul ministre
de Grande-Bretagne. (Document8 on Briiid Foreign PoliLa(, II, 940, 946, 955.)
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 401
Comme Chamberlain a l’intention de retourner voir Hitler
le surlendemain, il ajoute à cette note des (( Instructions
complémentaires B que Lord Halifax transmet aussitôt à
M. Newton :
u Je tiens à souligner une fois de plus n, écrit le chef du
Foreign Ofice, qu’il est indispensable que le président Benès
((

nous donne sa réponse ce soir, ou au plus tard &main. La


visite du Premier Ministre à Hitler ne peut être différée au-delà
de mercredi. Il se trouverait dans une position difficile, et la
situation pourrait même devenir désastreuse, s’il était obligé de
s’y rendre sans avoir la réponse de Prague n
Lorsque Bonnet remet le texte de la note franco-anglaise
à Osusky, celui-ci devient blanc comme un linge. Assailli
par les journalistes à sa sortie du Quai d’Orsay, le ministre
de Tchécoslovaquie à Paris se borne à leur répondre :
- (( Vous avez devant vous un homme qui vient d’être
condamné à mort, sans avoir eu le droit de faire entendre
sa défense 2... ))
t
r i

L’unanimité avec laquelle le plan franco-anglais a été


adopté au Conseil des Ministres du 19 septembre a de quoi
surprendre, quand on sait à quel point les esprits sont divisés.
Si Daladier, Bonnet, Chautemps, Queuille, Monzie, Poma-
ret, et Marchandeau sont favorables à une politique de
conciliation, Reynaud, Mandel, Campinchi, Jean Zay, de
Chappedelaine et Champetier de Ribes y sont hostiles et
ne s’en cachent pas3. (Le reste du Cabinet hésite et oscille
au gré d u vent.) Comment expliquer alors l’unité à laquelle
ils sont parvenus? La réponse est simple : elle est toute de
façade. Les uns ont approuvé le plan franco-anglais parce
qu’ils pensent que c’est le seul moyen de sauver la paix; les
autres, parce qu’ils sont convaincus que Prague le repous-
sera et que ce sera la guerre.
La même division se manifeste dans tous les domaines de
1â.vie publique. La ligne de démarcation entre partisans
1. Documents on Bri&h Fore& Policy, II, 938. Ces a Instructions complémen-
hires D, qui fixent un délai très court pour la réponse, donnent i la note le
caractère d’un ultimatum.
2. Frankfurter Zeiiung, 20 septembre 1938.
3. Voir plus haut, p. 301, note 2.
‘I 26
402 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

de la paix et partisans de la guerre passe au travers des Partis,


des Syndicats, de la Presse et les scinde du haut en bas. Elle
ébranle les structures les plus solides du pays : l’Église,
l’université, les grands Corps de l’État. Plus la décision
approche, plus les passions s’exacerbent. Le heurt des opi-
nions se traduit par un tourbillon d’articles, de déclarations
et de prises de position contradictoires.
Une crise latente couve jusqu’au sein du Cabinet. Mandel,
Reynaud et Champetier de Ribes parlent de démissionner
si Daladier laisse porter atteinte à la Tchécoslovaquie l . Sur
quoi, Pomaret et de Monzie vont trouver le Président du
Conseil pour lui dire qu’ils lui retireront leur confiance
s’il cède aux injonctions du (( parti de la guerre 1). A l’exclusion
du Parti communiste, qui obéit aux consignes de MOSCOU,
tous les groupes parlementaires sont écartelés. Au Parti
socialiste, Blum, Zyromsky, Rosenfeld, Louis Lévy sont pour
la guerre; Maurice Paz, Paul Faure, L’Hévéder, Spinasse,
Adrien Marquet sont pour la paix 2. Au Parti radical,
Daladier, Bonnet et de Monzie sont pour la paix; Herriot,
Mandel, Jacques Kayser et Jean Zay sont pour la guerre.
Même &chirement parmi les partis nationaux, où Paul
Reynaud, Louis Marin et Henri de Kerillis sont pour la
guerre, tandis que Pierre-€?tienne Flandin, François Piétri
et Jean Montigny sont pour la paixS.
On voit se nouer ainsi les alliances les plus inattendues.
Blum éprouve plus de sympathie pour Kerillis que pour
Paul Faure, et Montigny se sent plus proche de Marquet que
de Reynaud. On voit les journaux d’un même parti soute-
nir ouvertement des thèses opposées. L’Humanité (Marcel
Cachin), l’Époque (Kerillis), l’Ordre (Émile Buré), l’Europe
nouvelle (Pertinax), l’Aube (Georges Bidault), le Populaire
(Léon Blum) militent pour la guerre. L a République (Émile
Roche), l’Intransigeant, Paris-Soir, le Jour, le Journal, le
Matin, l’Action française, Candide, Gringoire, Je suis par-
tout sont pour la paix, tandis que le Figaro, toujours prudent,
publie simultanément des articles (( bellicistes n de Mauriac

1. Ils ne Ye feront cependant pas. II S’ils m’avaient apporté leur démissionn, dira
Daladier, a je l’aurais acceptée. B
2. (1 Actuellement B, s’écrie Adrien Marquet au cours d ’ u meeting tenu à Bor-
deaux, n il n’y a plus qu’un problème : les hommes politi&es sont-ils du parti de
la paix ou du parti de la guerre? u
3. Cf. Jean MONTIGNY,L a France devra-t-elle faire la guerre pour la Tclréco-
slovaquie? Lettre ouverte a M. le Président de la République, Le Mans, 1938.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU RJUCH 403
et de Duhamel, et des éditoriaux (( conciliants de Wladi-
mir d’Ormesson l .
A Londres aussi, l’opposition s’agite. Libéraux et Tra-
vaillistes organisent des meetings de protestation, submer-
gent le Gouvernement d’un flot de pétitions et envoient des
délégations à Downing Street pour sommer Chamberlain,
d’adopter une ligne de conduite plus ferme. Vansittart (le
propre beau-frère de Chamberlain) se démène dans les cou-
loirs du Foreign Ofice. Eden, qui effectue un voyage aux
États-Unis, condamne en termes sévères la politique du
Premier Ministre. Mais c’est incontestablement Churchill
qui est le plus actif. I1 proteste et prononce une série de
discours dans lesquels il s’efforce par tous les moyens de
dresser l’opinion anglaise contre le Gouvernement de Cham-
berlain et de persuader Benès qu’il ne faut pas céder 2.
Comme ses éclats de voix n’ont pas le succès qu’il espérait
auprès de ses compatriotes 3, il se rend à Paris accompagné
d’Edward Spears 4, pour s’entretenir avec Herriot, Mandel
et Reynaud. Avec son impétuosité coutumière, il morigène
les uns, encourage les autres et distribue à tous des consignes
de résistance, comme s’il était le véritable chef du Gouver-
nement français S. I1 presse Mandel et Reynaud de chasser
Daladier e t Bonnet du pouvoir et de provoquer une crise
en démissionnant. Comme Mandel lui fait valoir que le
Parti radical est très partagé et qu’ils risquent d’être rem-
placés par des partisans de la conciliation, Churchill leur dit :

1. Voir à ce sujet Georges CHAMPEAUX, La Croisade des Ddrnocraties, I. Leo


Origines secrètes de la guerre de 1939-1945, Leciicres lrnnçaises, juin 1957; Genevibve
VALLETTE et Jacques BOUILLON, Munich 1938, Collection Kiosque, Les Faits, La
Presse, L’Opinion; Henri N O G U ~ R EMunich
S, ou la Drôle de Paiz, Paris, 1963.
2. u J’ai toujours pensé 3, écrira-t-il dans ses Mémoires, I que Benès aurait dû
défendre la ligne fartifiée. Une fois le combat commencé - tel était du moins mon
avis à cette époque - la France, dans un élan d’enthousiasme national, se serait
portée B son secours et la Grande-Bretagne se serait ralliée presque entièrement
à la France. (Step by Step, p. 281 et S.)
3. Le Cabinet Chamberlain est bien en selle. Sa politique est approuvée par la
plus grande partie de la nation.
4. Celui-là même qui emmènera le général de Gaulle a Londres: dans son avion,
le 17 juin 1940.
5. u II suffit de parcourir les Mémoires de Churchill D, écrit Bonnet, u pour cons-
tater que - bien qu’il ne fût qu’un leader de l’opposition, - Churchill se consi-
dérait dans cette période comme le Premier d’Angleterre ... et de France. D (Le
Quai d’Orsay sous frois Républiques, p. 218.) Le 21 septembre, Sir Eric Phipps
écrit à Lord Halifax : (L J e crains fort que les deux membres éminents du Parle-
ment britannique qui SC trouvent actuellement à Paris ne soient en train de don-
ner de bien mauvais conseils ti M. Osusky et à certains hommes politiques français. a
(Documents on Briiish Foreign Policy, II, 100.)
404 EISTOIRP DE L’ARMÉE ALLEMANDE

- a Alors, restez au sein du Cabinet, pour torpiller ses


initiatives 1! ))
Stimulé par les conseils a tonifiants n de Churchill, Mandel
décroche son téléphone et appelle Benès à Prague :
- a Vous êtes à la tête d’une nation libre et indépen-
dante 11, lui dit-il. a Ni Paris ni Londres n’ont à vous dicter
votre conduite. Si votre territoire vient à être violé, vous
ne devez pas hésiter une seconde à donner l’ordre à votre
armée, qui y est prête, de défendre votre patrie. Ce faisant,
vous sauverez l’Europe de l’hitlérisme, car je puis vous dire
que si vous tirez le premier coup de canon, l’écho s’en réper-
cutera dans le monde de telle façon que les canons de la
France, de l’Angleterre et aussi ceux de la Russiesoviétique
partiront à leur tour, et tout seuls. Vous serez suivi par
tout le monde et l’Allemagne sera battue dans les six mois
sans Mussolini, et dans les trois mois avec Mussolini 2. ))
Après quoi, il repose son écouteur d’un air soucieux, car
les réponses de Benès lui ont paru dilatoires. Ls Président
de la République tchécoslovaque serait-il résigné au pire?
Reculerait4 devant l’idée d’affronter un conflit?
Au bout d’un moment, le ministre des Colonies reprend
son téléphone et appelle Paul Reynaud. I1 lui fait part de la
conversation qu’il vient d’avoir avec Prague et conclut par
ces mots :
- (( J’ai malgré tout encore l’espoir que Benès m’écoutera

plut8t que Georges Bonnet u

d. Dans ses Mémoires, Churchill évoque ce voyage à Paris, mais en jetant un


voile pudique sur la nature de ses conversations. * Au plus fort de lacrise B, écrit-il,
a j’allai passer deux jours à Paris, pour voir Reynaud et Mandel, qui étaient en
pleine détresse et sur le point de donner leur démission. Ce n’était pas à mon avis
la chose à faire, car leur sacrifice ne pourrait plus modifier le cours des événements
et la perte de ces deux hommes, les plus résolus et les plus capables, ne pouvait
qu’affaiblir lo Gouvernement français. J e me risquai à leur faire connaître mon
opinion. Aprés cette pénible visite, je revins à Londres. a (LaSeconde Guerre mon-
diale, [‘Orage approche, I, I, p. 369.) Sur le voyage de Churchill à Paris, voiraussi
FABRE-LUCE, Hkioire semèie de la Conciliaiion de Munich, p. 56 et s.; André
SIMON (Otto Katz), J’accusef The M a n who betrayed France, p. 192. Celui-ci
assura a qu’un grand nombre de parlementaires et de ministres français rendirent
visite ? Osusky
i ce jour-là, pour l’inciter à la résistance a.
2. I1 va sans dire que cette conversation (et beaucoup d’autres) sont enregistrées
par les services d‘6coute allemands, le câble téléphonique Paris-Prague traversant
de part en part le territoire du Reich. a J’ai tous le^ disques a, dira une semaine
plus tard Hitler à Daladier. (Cf. Pierre DOMINIQUE, Aprèo Munich :veuz-iu vivre
ou mourir? p. 16 et a.; Georges SUAREZ et Guy LABORDE, Agonie de Io Paix,
1935-1939, p . 103, note 1.)
3. Robert BOLLACK, * Au moment de Munich, Mandel et Churchill éfaient d‘ae
card pour engager Ben& d lo résisfance. a (L’Infrmigsanl, 9-10mai 1948.)
LE RATTACHEMENT DES S UDÈTES AU R E I C H 405

.+
Pendant ce temps, les dirigeants du Reich ne sont pas
restés inactifs. Exploitant à fond les incidents survenus dans
les Pays sudètes au cours des journées précédentes’, les
journaux allemands a paraissent les 16, 17 et 18 septembre
avec les manchettes suivantes :
Terribles atrocités des bandits tchèques. - Cet Etat criminel
doit disparaître à j a m a i s . - Sévices bestiaux des Tchèques
à K r u m a u . - U n e véritable chasse à l’homme s’organise à
Eger. - Témoignage de l a terreur sanglante déchaînée par
les Tchèques : 23.000 Sudètes se réfugient e n Allemagne.
- Scènes déchirantes à la frontière de Bohême. - L e s Com-
munistes et les Hussites travaillent la m a i n d a n s la main.
Le 20 septembre, le ton monte encore :
Des femmes enceintes sont piétinées et abattues par la sol-
datesque. - Des femmes et des enfants sont écrasés par des
chars d’assaut! - L e sang des victimes crie vengeance! -
Cela ne peut p l u s durer ainsi!
Ces titres sensationnels reposent sur peu de chose3. Mais,
faits pour chauffer les esprits à blanc, ils y parviennent d’au-
tant plus aisément que nul ne peut en vérifier l’exactitude.
En fait, les districts sudètes sont à peu près calmes. Deux
ou trois exécutions sommaires et plusieurs centaines d’arres-
tations ont réussi à étouffer le début d’insurrection. Les
seuls incidents qu’on y relève sont dus à la fuite d’un grand
nombre d’Allemands, chez qui ces nouvelles ont provoqué
un mouvement de panique et qui s’efforcent de traverser
la frontière pour gagner le Reich.
Mais Hitler ne se contente pas de paroles : il lui faut aussi
des actes. Dès le 17 septembre, Henlein a lancé de Saxe une
nouvelle proclamation :
u Constatant que le Gouvernement tchèque a perdu le
contrôle de la situation et qu’il laisse sa soldatesque se livrer
à des excès sanglants sur une population sans défense, j’an-
1. Voir plus haut, p. 374.
2. Notamment le VBlkischr Beobachfer,l’organe oficiel du Parti nazi.
3. Ils ont ét6 invent&, pour la plupart, par Alfred Ingemar Berndt, un des assis-
tants de Gœbbels au Ministère de la Propagande. Lea diplomates Ctrangeis accré-
dités à Prague pmtestemnt contre le caractère outrancier de ces manchettes
a qui nuisent au crédit de la presse allemande u. (Akien ZUT Deulschen Atm&-
tigen Pdiiik, II, 502, 513-516, 520, 545.)
406 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

nonce la formation d’un Corps franc des Sudètesl, dans lequel


j’invite à s’enrôler tous les réfugiés âgés de 18 à 50 ans. ))

Le but de ce Corps franc sera (( de délivrer le territoire


de la Patrie )) et de coopérer avec l’armée d’invasion. Au
bout de quarante-huit heures, ses effectifs se montent à
40.000 hommes répartis en huit Standarten, ou régiments,
ayant leurs casernes à Dresde, Zwickau, Zittau, Bautzen,
Meissen, Chemnitz, Plauen et Leipzig 2. Leur chef d’Etat-
Major est Hans Krebs, l’ancien chef du D. N. S. A. P. qui
s’est réfugié en Allemagne depuis 1933 S.
Très vite, des détachements armés de cette Légion entre-
prennent des expéditions punitives le long de la frontière,
si bien que le 26 septembre Henlein pourra publier ce
communiqué de victoire : (( Le Corps franc des Sudètes s’est
emparé de 1.500 prisonniers et de 25 mitrailleuses tchèques.
II a infligé des pertes sévères aux terroristes ennemis*. ))
Le 19 septembre, Sebekovsky, député du S. d. P. adresse
une harangue enflammée à des groupes de Sudètes réfugiés
à Dresde, que tous les postes émetteurs du Reich retrans-
mettent aussitôt : Ne perdez pas courage! 1) s’écrie-t-il.
(( L’heure de votre délivrance approche. Ce que les Empereurs

germaniques ont entrepris‘ il y a mille ans, Adolf Hitler


l’achèvera 5! )) Simultanément, Henlein prend contact avec
les autonomistes slovaques et les pousse à réclamer leur
indépendance avec la dernière énergie. Comme les autorités
tchèques ont arrêté un certain nombre d’activistes sudètes,
la police du Reich arrête 150 ressortissants tchèques instal-
lés en Allemagne et annonce que, si les exécutions conti-
nuent ceux-ci serviront d’otages. Ainsi, de jour en jour, la
situation se dégrade et l’antagonisme germano-tchèque prend
un caractère plus aigu.
I . Suàetenàeuisch Freikorps.
2. Cette légion est formée de Sudètes qui ont déserté l’armée tchécoslovaque
et qui, pour une raison ou une autre, sont venus se fixer en Allemagne. Ils sont
encadrés et renforcés par des S. A. et des S. S. allemands. Les membres du Corps
franc sont dotés d’armes prélevées sur les stocks de l’Armée autrichienne. Ils
portent un uniforme spécial composé de bottes noires, d’une culotte noire et d’une
chemise grise. (Le Temps, 16 août 1938.)
3. Voir plus haut, p. 179.
4 . Documents du Tribunal militaire international de Nuremberg, XXV. P. S. 388,
482. Sur l’activité du Corps franc des Sudètes, voir Akten zur Deutschen AuswUr-
figen Polifik, II, 550, 558, 566, 567.
5. Frankfrufer Zeilung, 20 septembre 1938.
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES AU REICR 407

Tandis que la presse allemande se déchaîne et que les


menaces de guerre se multiplient, Hitler surveille la situation
internationale du haut de la terrasse du Berghof. I1 est à peu
près assuré du concours de Mussolini. Non que celui-ci pousse
à la guerre : au contraire. Les problèmes de l’Europe
centrale l’intéressent infiniment moins que ceux du bassin
méditerranéen. Aux alentours de Pâques, il a même caressé
l’espoir de se réconcilier avec l’Angleterre, ce qui lui aurait
permis de poursuivre ses projets d’expansion en Afrique et
dans les Balkans 1. Mais l’hostilité méprisante de la France
et les lenteurs apportées par le Foreign Ofice à l’application
de l’accord du 16 avril lui ont fait perdre patience. De plus,
il tient à maintenir le rôle de (( protecteur n qu’il a assumé
à l’égard de la Hongrie, et doit soutenir, pour cela, les reven-
dications de la minorité hongroise en Slovaquie. Aussi a-t-il
eu une réaction très vive lorsqu’au soir du discours prononcé
par Hitler le 12 septembre à Nuremberg 4, l’Angleterre l’a
prié d’exercer une action modératrice sur le Führer.
- C’est un comble! n s’écrie-t-il. (( M’adresser une pareille
demande après toutes les avanies qu’ils m’ont fait subir!
Cette folie prouve que les Anglais ont complètement perdu
la tête 5 ! ))
Le lendemain, 13 septembre, il a commenté le discours de
Nuremberg dans l’lnformazione diplomatica ‘3. (( Ce discours »,
1. Mussolini, qui voudrait échapper à une alliance militaire trop étroite avec
l’Allemagne, cherche à contrebalancer la politique a verticale a de l’Axe par une
politique a horizontale II : constitution d’un a bloc latin O ( Espagne-France-Italie);
maintien de son influence dans le bassin danubien (accords italo-hongrois); exten-
sion de son influence dans les Balkans (Yougoslavie, Albanie, Bulgarie, Grèce).
I1 a besoin, pour cela, de la neutralité de l’Angleterre.
2. I1 n’y a pas longtemps que Paul-Boncour l’a traité de (1 César de Carnaval II.
De plus, l’opinion française est sensibilisée par les prétentions italiennes sur
Nice, la Corse et la Tunisie.
3. Lorsque Chamberlain a voulu détendre les relations entre l’Angleterre e t
hfussolini et qu’il a fait établir par ses services une note pour le Gouvernement
italien, il l‘a trouvée (1 rédigée dans des termes qui auraient refroidi un ours
polaire D.
4. Voir plus haut, p. 373.
5 . CIANO,Journal, 12 septembre 1938. Le jour mcme, Mussolini a chargé Ciano
de faire savoir à Hitler que II s’il désirait, en ce moment, unc intervention en sa
faveur, il était prêt à faire un pas de plus que dans ses declarations antérieures ».
(Id., ibid.)
6. L’organe officieux du Palais Chigi, o ù Mussolini publie assez souvent des
articles non signés.
408 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

a-t-il déclaré, u apporte une contribution importante à la paix,


en ce sens qu’il clarifie le problème des Sudètes et démontre
que celui-ci ne peut être réglé que sur la base de l’auto-
détermination 1. )) Le 15, il a adressé une lettre ouverte (ano-
nyme) à Lord Runciman dans laquelle il lui a conseillé (( d’or-
ganiser partout des plébiscites, avant que la guerre n’éclate
par la faute d’un État crocodile, d’un État qui a la forme
répugnante d’un intestin 1).
Le 18, le Duce prononce un grand discours à Trieste. Son
langage est plus ferme et plus catégorique que celui qu’il
a employé les jours précédents. I1 réclame des plébiscites pour
toutes les minorités de 1’Etat tchécoslovaque, souligne la nécessité
de résoudre le problème par des voies pacifiques, mais ajoute
que si la guerre est inévitable,il faut qu’elle demeure localisée.
- (( Si elle devait ne pas l’être »,poursuit-il d’un ton

menaçant,, (( que l’on sache que l’Italie y a déjà choisi sa


place! ))
Après quoi, le Duce hausse le ton, tandis que la foule lui
répond par des acclamations de plus en plus nourries :
- (( Jadis nous avons marché sur Rome. Au cours des

années suivantes, notre marche est partie de Rome. Cette


marche n’est pas encore terminée et nul ne l’arrêtera! Etes-
vous prêts à combattre? 1)
-
- u Subito! Subito! crie la foule.
Nos adversaires au-delà des Alpes, qui se cramponnent
encore à des idéologies périmées, ne nous connaissent pas.
11s ne nous connaissent pas parce qu’ils sont trop bêtes pour
être dangereux. Ils ont un quart de siècle de retard sur nous.
Durant ce quart de siècle, l’Italie s’est renforcée à travers
quatre guerres S. C’est la preuve que nous gagnerons aussi les
quatre suivantes! C’est pourquoi à Genève, cinquante-deux
Jhats se sont dressés contre nous, sous la présidence du
chef actuel de la République tchécoslovaque ...
A ce moment, Mussolini est interrompu par une rafale
de coups de siillet.
- (( Vos coups de simet seront entendus dans le monde! ))
La réa.ction de la foule le confirme dans sa décision :

1. R e w e de Droit infernalional XXII, 1938, p. 661 et S.; aussi CIANO,Journal,


13 aeptembre 1938.
2. Dokumente der Deutschm Politik, VI, IS., p. 310 et s.
3. La guerre de Tripolitaine, l a Premiére Guerre mondiale, la campagne d’Abys-
sinie e t la guerre d’Espagne.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 409
Q Si le conflit reste circonscrit à Berlin, à Prague, à Paris
e t à MOSCOU,je resterai neutre)), a-t-il déclaré la veille
à Ciano. (( Mais si l’Angleterre intervient pour généraliser
le conflit et lui donner un caractère idéologique, alors nous
nous y précipiterons. L’Italie et le Fascisme ne peuvent pas
rester neutres D
Pour Hitler, chacun des discours du Duce est une preuve
de loyalisme, et une preuve de loyalisme gratuit 2, puisqu’il
ne lui demande rien. Il ne lui reste plus qu’à s’assurer du
concours de la Hongrie et de la Pologne, pour pue son dis-
positif politico-militaire soit définitivement en place.
Le 20 septembre, une délégation hongroise .composée de
M. Imredy, président du Conseil, de M. de Kanya, ministre
des Affaires étrangères, de M. Pathky, secrétaire d’État; et du
général Keresztès-Fischer, Chef d’État-Major général, arrive
à Berchtesgaden 3. Hitler la reçoit en présence de Ribben-
trop.
- (I La Hongrie a une attitude beaucoup trop flottante,
en cette période de crise)), dit Hitler d’un ton sévère à
M. Imredy. (( I1 est temps qu’elle prenne parti 4 ! Pour ma
part, j’ai décidé de résoudre la quèstion tchèque, même si ce
doit être au prix d’une guerre mondiale. L’Allemagne réclame
la totalité des territoires allemands. J e suis convaincu que
la France et l’Angleterre ne marcheront pas. Si la Hongrie
veut bénéficier de l’opération, elle n’a pas un instant à perdre,

1. Mussolini prend la parole ensuite à Udine (20 septembre) à Bellune et A Padoue


(24 septembre), à Vicence (25 septembre) et à Vérone (26 septembre). I1 y reprend
chaque fois les mêmes arguments. (Mowlshefte für AuswürfigePoiitik,octobre 1938,
p. 965 et S. Voir également : Verhanàlungen zur Losung der Sudefendeutschen
Frage, p. 1 4 . )
2. Filippo ANFUSO, Rom-Berlin i m diplomatkchen Epiegel, p. 73.
3. Hitler a envoyé son avion personnel à Budapest pour la chercher. La veille,
Ciano a eu un entretien avec Imredy. a J e dirai [aux Hongrois et aux Polonais]
de se montrer plus actifs I, note-t-il dans son Journal à la date du 19 septembre.
w 11n’est pas utile que l’Allemagne soit la seule à tirer tous les bénéfices de la situa-
tion actuelle. B Le même jour, bl. Wœrmann, directeur des Affaires politiques à la
Wilhelmstrasse, rédige une note pour Hitler dans laquelle il lui dit : a Bien que
nous soyons surtout intéressés au destin des SudAtes et du reste de la Tchécoslo-
vaquie, nous ne devonspas laisser exclusivement àd’autres [l’Italie et l’Angleterre]
le soin de défendre les revendications polonaises et hongroises. De même que
blussolini, dans son discours de Trieste, a exprimé sa solidarité avec ces pays,
nous devrions trouver nous aussi un moyen de soutenir les aspirations de la
Pologne e t de la Hongrie. n ( A k f e nzur Deutschen Auswürtigen Politik, II, 536.)
4 . Selon M. Gaston Maugras, ministre de France à Budapest, Hitler aurait dit
à la délégation hongroise : a Pour obtenir, il faut demander. Pourquoi vous taisez-
vous? En aucune circonstance je ne laisserai votre pays sans appui. n (Georges
BONNET, h Defense de bJ Pa&, I, p. 255.)
410 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ ~ E
ALLEMANDE

sans quoi je ne serai plus en mesure de défendre ses intérêtsl.


I1 serait préférable, à mon avis, que la Tchécoslovaquie soit
écrasée. I1 est impossible de tolérer plus longtemps la pré-
sence de ce porte-avions au cmur de l’Europe. Que la Hongrie
commence par réclamer un plébiscite dans les territoires
qu’elle revendique. Ensuite, qu’elle refuse de donner sa
garantie aux frontières nouvelles de la Tchécoslovaquie. La
question tchèque sera réglée au plus tard dans trois semaines.
Lorsque je reverrai Chamberlain, je lui exposerai sans amba-
ges le point de vue allemand. A tout prendre, la meil-
leure façon de procéder serait une action militaire. Mais un
danger subsiste : à savoir que les Tchèques acceptent toutes
mes conditions 2. n
Les Hongrois s’étonnent de la hâte que manifeste le
chef du IIIe Reich. Ils ont l’impression qu’Hitler veut
utiliser les Sudètes, comme la Russie s’est servie des Serbes
en 1914. Par ailleurs, une aventure militaire leur paraît
bien risquée en raison du peu d’armements dont dispose
la Honved. Ils se retirent en promettant de faire t o u t leur
possible.. .
A peine la délégation hongroise a-t-elle quitté le Berghof,
que le chef du Protocole y introduit M. Lipski, l’ambassa-
deur de PoIogne à Berlin.
Après Iles salutations d’usage, le Chancelier commence
par lui énumérer ses griefs envers la Tchécoslovaquie. Puis
il en vient à parler de la visite que Chamberlain lui a faite
à Berchtesgaden, le 15 septembre.
(( Il semble que l’annonce de cette visite l’ait tout d’abord

décontenancé D, écrit Lipski dans le compte rendu de l’entre-


tien qu’il rédige pour le colonel Beck, (( mais il ne pouvait
évidemment pas se dispenser de recevoir le Premier
Ministre. I1 a cru qu’il venait lui notifier, d’une façon
solennelle, que l’Angleterre était prête à recourir aux
armes. Auquel cas, il lui aurait répondu qu’il en avait
déjà tenu compte dans ses prévisions. Puis il m’a déclaré

1. Sur les revendications hongroises, voir Joseph ATAY, La Paix en danger.


Le Traité de Trianon, Budapest, 1933.
2 . Compte rendu d’E. Kordt, rédigé sur la base d’une communication télépho-
nique de Berchtesgaden. (Akten zur Beutschen Auswdrtigen Politik, II, 554.) Cette
conversation est capitale. Elle montre qu’Hitler considérait l’acceptation de ses
conditions pais les Tchèques N comme un danger (Ceiafahr)D. Ceux qui s’efforçaient,
à Paris et à Londres, d’inciter le Gouvernement tchèque à repousser le plan
franco-anglais, travaillaient donc - à leur insu -dans le sena désiré par Hitler.
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU REICH 411
qu’il n’existait aucune solution pacifique en dehors de la
cession de tous les territoires allemands au Reich. Toutefois,
une occupation armée des territoires sudètes lui aurait paru
une solution plus claire et plus radicale.
(( Le Chancelier m’a assuré ensuite qu’au cas où toutes

ses conditions seraient acceptées, il ne pourrait s’opposer


à un règlement pacifique - ne serait-ce que par égard pour
sa propre opinion publique - même si une partie du pro-
blème tchèque demeurait en suspens. C’est pourquoi il se
demande, si cette éventualité se réalise, comment régler les
parties du problème intéressant la Hongrie et la Polognel. ))
M. Lipski précise alors à Hitler les desiderata de son Gou-
vernement. Ils consistent : 10 en la récupération du terri-
toire de Teschen; 20 en la création d’une frontière commune
polono-hongroise, ce qui pourrait être obtenu par le ratta-
chement de la Ruthénie à la Hongrie 2.
u En poursuivant l’analyse de la tactique à suivre)),conti-
nue M. Lipski, ((le Chancelier m’a déclaré : 10 si ses pro-
positions sont rejetées par Chamberlain, la situation sera
claire et, comme il l’en a averti, il procédera par les armes
à l’incorporation des Sudètes ; 20 si ses propositions sont
acceptées et si on lui demande de donner des garanties, il
soutiendra que ces garanties ne peuvent être données par
l’Allemagne que si la Pologne, la Hongrie et l’Italie en font
autant ... I1 lui paraît évident que la Pologne et la Hongrie
ne pourront donner ces garanties, avant que le problème
de leurs minorités ne soit résolu ... 30 Le Chancelier m’a
dit d’une façon strictement confidentielle, mais en m’au-
torisant à faire un usage approprié de ses propos, qu’il
avait déclaré, aujourd’hui même, qu’au cas où un conflit
éclaterait entre la Pologne et la Tchécoslovaquie à propos
de Teschen, le Reich serait à nos côtés ... Toutefois, le Chan-
celier nous conseille de ne déclencher notre action que
lorsque ses troupes auront occupé les Monts sudètes, car
la durée de l’opération s’en trouvera raccourcie d’autant.
1. Dokumenfe und Materialien, I, 23.
2. Lipski fonde cette revendication u sur la nécessité d’hriger une barrière plus
solide contre l’expansion russe D. Un an plus tard - c’est-à-dire en 1939 - les
Polonais justifieront leur politique munichoise en disant qu’ils avaient été
contraints d’agir comme ils l’avaient fait u parce que les Puissances occidentales
n’avaient pas compris A temps que l’établissement d’une frontiére commune
polono-hongroise était la meilleure barrière possible contre l’expansion allemande. u
(Boris CELOVSKY,Das Münchener Abkomnien, p. 390, note 1; Florian SOKOLOW,
Polands Policy, Ninefeenth century and after, p. 537 e t S.)
412 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

c Dans la suite de l’entretien, le Chancelier a souligné


avec énergie que la Pologne était un facteur de première
importance, qui protégeait l’Europe contre la Russie. I1
ressort également de ses diverses déclarations : a) qu’il n’a
pas l’intention d’aller au-delà du territoire des Sudètes, mais
qu’il le fera certainement en cas de guerre [..I
j e) qu’après
le règlement de la question sudète, il soulèvera le problème
des colonies; f ) qu’il songeait à régler le problème juif,
d’accord avec la Pologne, la Hongrie et peut-être aussi la
Roumanie, en les transférant dans une colonie. A quoi je
lui ai répondu que s’il trouvait une solution satisfaisante
à ce problème, nous lui érigerions un monument superbe à
Varsovie 1. 1)
Pour finir, Hitler donne à l‘ambassadeur de Pologne
l’assurance que la frontière germano-polonaise ne donnera
jamais lieu à un conflit armé e t qu’il songe simplement à une
autoroute à travers le corridor de Dantzig.
Ces entretiens ne tardent pas à porter leurs fruits. Dès le
lendemain 21 septembre, le colonel Beck adresse trois notes
à Paris, à Londres et à Prague 2. Dans les deux premières,
il attire l’attention des Puissances occidentales sur les
revendications territoriales de la Pologne. Dans la note à
Prague, il dénonce brutalement le traité d’arbitrage polono-
tchèque de 1925. Paris et Londres protestent à Varsovie,
mais leurs avis n’y ont plus beaucoup de poids. (( La France
ne comprend-elle donc pas »,répond avec insolence le Kur-
j e r Warszawski, (( qu’il n’est pas dans son intérêt de ren-
forcer l’Allemagne au détriment de ia Tchécoslovaquie, si
la Pologne n’est pas renforcée elle aussi 3 1 n
Quant au Gouvernement hongrois, il adresse le 22 sep-
tembre une note au Gouvernement de Prague, exigeant
que la minorité hongroise fasse l’objet d’un traitement ana-
logue ’à celui de la minorité allemande.
Et aussitôt de violentes mani£estations antitchèques

1. Ra pelons que le colonel Beck a déjà soulev6 cette question devant Yvon
Delbos. [Voir plus haut, p. 217.) Il était question, dors, de Madagascar.
2. II en informe naturellement 1. Gouvernement allemand. (Aktcn zur Dcutschen
Auswdrtigen Politik, ii, 553;Docuncsn(r on BrifishForeipr %licy, 11,997, KROPTA:
2 dob, p. 337.)
3. Kurjer Warszawski, 22 septembre 1938. Depuis le 18 septembre, la presse
polonaise et notamment la Gazeta Polaka, la Polska Zbrojna et I’ExpreSa Poranny
publient des articles de tGte réclamant I la réparntion du vol de Teachen, commis
par les Tchèques en 1919 P.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U REICH 413
éclatent à Kattowice, dans d’autres villes de Pologne et
dans toute la Hongrie. A Varsovie, la foule défile dans les
rues en criant : (( Vive Hitler 1! B A Budapest, elle en fait
autant en brandissant des pancartes réclamant le rattache-
ment de la Slovaquie du Sud2. Ces démonstrations indiquent
que l’heure de la curée approche...

i l

-Les notes française et anglaise ont été remises à Benès


le lundi 19 septembre, au début de l’après-midis. E n les
lisant, le Président de la République tchécoslovaque est
entré dans une grande agitation.
- (( Ainsi donc »,s’est-il écrié, (( on abandonne la Tché-
coslovaquie! 1)
I1 a attiré l’attention de M.Newton sur l’insuffisance des
garanties promises, ajoutant qu’en tant que chef d’un
É t a t constitutionnel, il lui était impossible de prendre seul
une décision qui engageait la vie du pays et qu’il allait réunir
le Conseil des Ministres 4.
Alors commence une période de cinquante heures qui
compte parmi les plus dramatiques de toute l’histoire de
la Tchécoslovaquie.
Vers 14 heures, les ministres tchécoslovaques s’enferment
au Hradjin et, durant tout l’après-midi du 19, c’est le silence
complet. Rien ne transpire de leurs délibérations.
Ce silence se prolonge pendant toute la nuit du 19 au 20 et
durant la matinée suivante. L’anxiété augmente à Londres
et à Paris. A Prague, M. de Lacroix est dans l’incertitude.
Vers 10 h. 30, l’ambassadeur de Pologne se fait annoncer
au Quai d’Orsay.
- (( J e vous ai apporté une note avant-hier)), déclare
M. Lukasiewicz à Georges Bonnet, (( par laquelle mon Gou-
1. Hubert RIPKA,Munich, before and after, p. 114; F. KAHANEK, Ben& confra
Beck, p. 203 et s.
2. Aklen zur Deuischen Auswdrtigen Politik, II, 560; RIPKA,Op. c i f . , p. 116.
Le même jour, les Partis hongrois de Tchécoslovaquie votent une résolution décla-
rant : ti Nous voulons prendre nous-mêmes notre destin en main, en application
du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. u
3. A 13 heures par M. Newton et à 14 heures par M. de Lacroix (heure de l’Eu-
rope centrale).
4. J’ai cependant l’impression D. écrit Newton, a qu’il est plus enclin à I’ac-
(i

ceptation qu’aurefus et qu’ilcherche, avant tout, un moyen de justifier cette accep-


tation aux yeux de non peuple. n (Boris CELOVSKY, Das Münchener Abkommen,
p. 958.)
414 HISTOIRE D E L’AIIMÉE ALLEMANDE

vernement réclame catégoriquement qu’un plébiscite soit


organisé pour la minorité polonaise de Tchécoslovaquie, au
cas où il en serait organisé un pour la minorité allemande.
J e voudrais savoir quelle suite vous avez donnée à cette
demande‘ ...
- (( Aucune )), lui réplique sèchement Bonnet. G Nous
n’avons pas voulu aborder le problème. Nous avons été
unanimes à trouver votre initiative bien inopportune dans
les circonstances actuelles. Ne compliquez pas une situation
dangereuse en présentant une revendication qui, en raison
de la faible importance de la minorité polonaise, ne saurait
être placée sur le même plan que la question des Sudètes.
Le risque de guerre n’est pas écarté. Attendez l’heure d’une
négociation pacifique! ))
- (( Rien ne peut plus sauver la Tchécoslovaquie)),rétorque

avec hauteur M. Lukasiewicz. (( Dans ces conditions, il est


dans l’intérêt même de la France que la Pologne profite des
circonstances pour reprendre les territoires que les Tchèques
lui ont arrachés, alors qu’elle défendait l’Europe contre
les Bolchéviks. Une Pologne plus grande, alliée aux États
Baltes, à la Hongrie et à la Roumanie, serait pour vous,
à l’est, une auxiliaire précieuse. Elle serait assez puissante
pour tenir tête à son voisin allemand, aussi bien qu’à son
voisin russe! ))
Mais Bonnet a trop de soucis en tête pour s’attarder
h ces chimères. I1 informe M. Léon Noël, ambassadeur
de France à Varsovie, de ce déplorable entretiena. Noël
demande immédiatement une audience au colonel Beck pour
savoir quelle créance accorder aux propos de M. Lukasiewicz.
Hélas! L,e chef du Gouvernement polonais confirme, en les
aggravant, les déclarations de son ambassadeur :
a M . Beck »,
câble Léon Noël à Paris, ((m’adit que son Gou-
vernement restait fidèle à sa ligne de conduite et qu’il se bornait
1. Le 18 cieptcmbre, quelques heures avant son départ pour Londres, M. Luka-
siewicz a remis à M. Bonnet une note réclamant catégoriquement l’organisation
d’un plébiscite pour la minorité polonaise [du district de Teschen]. Faute de quoi
il en résulterait une îension grata entre la Pologne e! la ïchécoslotuquie. Le Gouverne-
ment anglais a reçu le même avertissement. ’« Cette prétention de la Pologne D,
écrit Georges Bonnet, a apportait un argument nouveau à notre these qui consis-
tait à faire écarter par l’Angleterre la solution du plébiscite. D (La Déferne de la
Paix, I, p. 256.)
2. Bonnet en est d’autant plus écœuré que c’est pour avoir fait comprendre B
Litvinov que la France ne dénoncerait pas le pacte franco-polonais que les
négociations franco-russes n’ont abouti B rien. (Voir plus haut, p. 345.)
L E R A T T A C H E M E N T DES S UDÈTES A U R E I C H 415
à suivre le cours des événemeuts. Quand il était question en
Tchécoslovaquie d’autonomie, il demandait l’autonomie pour les
Polonais. O n a parlé de plébiscite, il a réclamé pour e u x un
plébiscite. O n envisage à présent une rectification de frontières :
la Pologne demande à en bénèficier.
( ( D e s propos de M . Beck, mais plus encore de son ton, de
son attitude et de ses réticences même »,conclut l’ambassadeur
de France, (( s’est dégagée pour moi l’impression que le Gouver-
nement polonais envisageait très sérieusement de procéder à
une action militaire dans la région de Teschen l.

Voilà qui n’arrange guère les choses. Pour les compli-


quer encore, le ministre de Hongrie à Paris se fait annoncer
peu après et informe Georges Bonnet que son Gouvernement
s’associe pleinement à la démarche que vient de faire l’am-
bassadeur de Pologne au sujet de Teschen, et qu’il formule des
revendications identiques au nom des minorités hongroises.
- (( Les deux pays », dit-il (( sont résolus à libérer les
populations hongroises et polonaises soumises aux Tchèques,
et se sont mis d’accord pour entreprendre une action com-
mune 2. ))
I1 faut que le ministre français des Affaires étrangères
ait les nerfs solides pour résister à ces assauts sans perdre
patience. D’autant plus qu’il est toujours sans nouvelles de
Prague et se demande ce que cela signifie.
Vers 13 11. 30, on lui apporte enfin un message de M. de
Lacroix, rédigé sur la base des premiers renseignements
qu’il a pu recueillir :
a Le Gouvernement tchécoslovaque », dit-il, (( paraît hésiter
entre deux solutions :o u bien l’acceptation de principe d u plan
franco- britannique avec certaines réserves ;ou bien un recours
au traité d’arbitrage qui a été signe entre l’Allemagne et la
Tchécoslovaquie 3. ))

I1 fait répondre immédiatement à M. de Lacroix qu’un


recours au traité d’arbitrage germano-tchèque serait une
folie. Mais à peine a-t-il fini de rédiger son message que Sir
Eric Phipps arrive a u Quai d’Orsay.
1. Dépêche de M . L h n Noâlau Quai d’Orsay, 20 septembre 1938.
2. Georges BONNET, La Défense de la Paix, 1, p. 254.
3. II s’agit de la Convention d’arbitrage conclue le 16 octobre 1926 entre I’Alle-
magne et la Tchécoslovaquie, laquelle n’a jamais été dénoncée par le Gouvernement
du Reich. (Voir plus haut, p. 213, note 7 et p. 220.)
416 3ISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

-R D’après les renseignements que m’adresse mon Gouver-


nement n, dit-il à Bonnet, u trente divisions allemandes,
parmi lesquelles de nombreuses divisions blindées et moto-
risées, sont concentrées à la frontière tchécoslovaque. ))
- u Nous avons reçu les mêmes informations de Fran-
çois-Poncet n, répond Bonnet. u Notre ambassadeur à Berlin
insiste sur la gravité de la situationf. )I
-((Que font donc les Tchèques? )I
- u J e viens d’apprendre à l’instant a qu’ils hésitent
entre le recours à l’arbitrage et l’acceptation du plan. J’ai
chargé M.de Lacroix d’informer benès que la première solu-
tion serait une folie, car elle signifierait la guerre et qu’il
n’avait pas d’autre voie que l’acceptation. Demandez à
M.Newton de faire immédiatement une démarche semblable,
car j’attends la réponse des Tchèques vers 15 heures. n
Mais à 15 heures, Bonnet n’a toujours rien 3...
A 19 h. 30, on lui apporte un nouveau message de Lacroix :

u Une personne qui peut être bien renseignée4 me dit que


la réponse qui doit nous être remise tout à l’heure serait sinon
négative, du moins inspirée d‘une idée d’atermoiement. On
spéculerait sur la chute du Cabinet français... Cette personne
indique que, d‘après son informateur, un appel très net, adressé
directement par le général Gamelin au général KreiCy 6 serait
le plus efficace. Cet appel exposerait pourquoi est indispensable
l’acceptation intégrale et immédiate de la proposition franco-
anglaise 6. n

Bonnet communique le contenu de ce télégramme à


Daladier, mais tous deux sont d’accord pour n’y donner
aucune suite 7 .
Puis, c’est de nouveau le silence complet. A plusieurs
reprises Daladier, Sir Eric Phipps et diverses personnalités

1. BONNET, Id., ibid.


2. Dans son rapport à Londres, Sir Eric Phipps fait dire à Bonnet : a Je viens
d’apprendre par Osusky... D II semble plutôt que Bonnet se réfère au message
tout récent de Lacroix. (Documents O A Erifish Roreign Policy, II, 967.)
3. A 17 h. 30, Newton fait savoir à Londres qu’il a effectué la démarchedemandée.
4. Benès lui-même, semble-t-il.
5. Le Commandant en chef de l’Armée tchécoslovaque.
6. Georges BONNET, La Défense de la Paiz, I, p. 246-247.
7. Id., ibid. e Nous estimons D, écrit Bonnet, a que le Gouvernement ne peut
demander au généralissime [Gamelin] de prendre à notfe place une responsabilité
politique.
LE RATTACUEMENT D E S S U D È T E S A U R E I C H 417
politiques téléphonent anxieusement à Bonnet pour savoir
quelle réponse a été donnée par les Tchèques. Celui-ci ne
peut que répondre :
- (( J e ne sais toujours rien ... ))
A 20 h. 30, Bonnet commence à devenir nerveux. I1 fait
venir Sir Éric Phipps et lui suggère de faire une démarche
commune auprès de M. Benès :
- (( Nous devrions l’informer I), dit-il à l’ambassadeur
d’Angleterre, (( qu’à moins que sa réponse ne soit une accep-
tation pure e t simple, la France et la Grande-Bretagne se
désintéresseront du sort de la Tchécoslovaquie, au cas où
elle serait attaquée par l’Allemagne 1. ))
Mais cette démarche n’aura pas lieu. Car à 20 heures,
M. Krofta, ministre des Affaires étrangères, remet à
MM. Newton et de Lacroix la réponse du Gouvernement
tchèque. C’est un refus.
- (( Le plan franco-britannique »,leur dit-il, (( n’est pas
de nature à sauver la paix. I1 a été établi sans consulter
le Gouvernement tchécoslovaque. I1 viole la Constitution
de la République et lèse gravement les intérêts stratégiques
et économiques du pays. De plus, tous les Allemands des
Sudètes sont loin de désirer leur rattachement au Reich. La
garantie proposée par les grandes Puissances devrait per-
mettre de trouver une autre solution, qui n’imposerait pas
un sacrifice inacceptable à la Tchécoslovaquie. Le Gouverne-
ment tchèque considère qu’il est toujours possible de régler
le problème des Sudètes à l’intérieur des frontières. I1 estime
préférable, pour cela, de recourir au traité d’arbitrage ger-
mano-tchèque du 16 octobre 1926, qui est toujours en
vigueur. I1 s’engage, dès à présent à en accepter la sentence.
Ce serait une procédure rapide, compatible avec l’honneur
et la dignité de toutes les Puissances intéressées. E n consé-
quence, le Gouvernement tchèque fait appel aux Gouver-
nements français e t britannique pour leur demander de bien
vouloir reconsidérer la question 2. 1)
Que faire? Chamberlain doit se rendre le lendemain auprès
d’Hitler, porteur d’une réponse afirmative, sans quoi ce
sera la guerre. Or, Paris et LFndres n’ont plus que quelques
heures devant eux pour amener le Gouvernement tchèque
1. Docurnenls on British Foreign Policy, II, 973-975.
2. Boris CELOVSKY,Op. cit., p. 360. Docurnenis o n British Foreign Policy, II,
,981, 986, 987. BONNET, La Dkfenqs de la Paie, I, p. 247.
Y 27
418 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMA N D E

à modifier son point de vue. Cela paraît impossible ...


Cependant, vers 21 h. 30, Bonnet est appelé au téléphone
par M. de Lacroix.
- (( J e viens de vous transmettre une réponse du
Gouvernement tchécoslovaque demandant l’application du
traité d’arbitrage », lui dit-il. (( N e la considérez pas
comme définitive. M. Hodja, le président du Conseil tché-
coslovaque vient de m’appeler pour me faire une nouvelle
proposition, très importante, dont je vous rends compte
par un télégramme que vous allez recevoir incessam-
ment. ))
Bonnet prie aussitôt Daladier de venir le retrouver au Quai
d’Orsay. Après une courte attente, c’est-à-dire à 21 h. 50,
le second télégramme de de Lacroix arrive sur la table du
ministre. I1 est tout différent d u message précédent. Voici
ce qu’il contient :

u L e Président d u Conseil vient de m e convoquer 1. D’accord


avec le Président de la République, il m’a déclaré que s i je venais
cette nuit même déclarer à M . Benès qu’en cas de guerre entre
l‘Allemagne et la Tchécoslovaquie à propos des Allemands des
Sudètes, la France, à cause de ses engagements avec L’Angleterre,
ne marcherait pas, le Président de la République prendrait acte
de cette déclaration. L e Président d u Conseil convoquerait immé-
diatement le Cabinet dont tous les membres étaient dès à présent
d’accord avec le Président de la République et avec lui-même
pour s’incliner ...
a Les dirigeants tchécoslovaques ont besoin de cette couverture
pour accepter la proposition franco-anglaise. Ils sont sûrs de
ïarmée, dont les chefs ont déclaré qu’un conflit seul à seul avec

1. Selon M. de Lacroix, ce télégramme aurait été amputé de son préambule,


rédigé comme suit : a M. Hodja me demanda si j’étais certain que la France se
déroberait cn cas de conflit. J e lui répondis que je n’en savais rien et je lui proposai
de télégraphier immédiatement A Paris, pour avoir une réponse ferme. II m’objecta
que cette démarche serait trop longue e t ajouta : I J’admets a priori que la France
ne marchera pas. Si vous pouvez, cette nuit même, obtenir de votre Gouvernement
un télégramme le confirmant, le Président de la République s’inclinera. C’est le
seul moyen de sauver la paix. D - u Or m, poursuit M.de Lacroix, a en examinant les
archivea du Ministére des Affaires étrangères, j’ai constaté que mon télégramme
avait été amputé de la première question de M. Hodja et de ma réponse dubitative ...
J’estime que la mutilation de mon té16gramme est une lourde charge pour le
Gouvernement français, car elle semble indiquer que, sans vouloir l’avouer, il
n’était pas décidé à tenir ses engagements m. (Déclaration de Lacroix en 1948
devant f a Commission d’enquête, Rapport, II, 268.) L’argumentation de M. de La-
croix paraît spécieuse. L’absence du préambule en question ne change rien au sens
du télégramme reproduit par Georges Bonnet dam La Déleme de la Pair, I,
p. 248.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 419
l‘Allemagne serait un suicide. M . Hodja déclare que la démarche
qu’il suggère est le seul moyen de sauver la paix.
(( II désire que tout soit fini avant m i n u i t si possible, ou en

tout cas dans le courant de la nuit. L e Prisident d u Conseil


fera la même communication au ministre d‘Angleterre 1. D

Quelques instants plus tard, Daladier entre dans le


bureau de Georges Bonnet où se trouvent déjà réunis
M. Léger, secrétaire général d u ministère et M. Jules Henry,
directeur du Cabinet du ministre. Les quatre hommes s’en-
tretiennent sur la réponse à faire au télégramme de M. de La-
croix. Ils estiment qu’ils ne peuvent refuser à M. Hodja
la couverture dont il a besoin vis-à-vis de son opinion publi-
que. Bonnet i n s h e auprès de Daladier pour qu’il convoque
le Conseil des Ministres - ne serait-ce que pour éviter les
complications ultérieures. Daladier estime lui aussi que ce
serait souhaitable. Mais comment faire? I1 y a impossibilité
matérielle de réunir le Conseil :le Président de la République
est à Rambouillet et plusieurs ministres sont absents de
Paris. Combien de temps faudra-t-il pour rejoindre les
autres? D’autre part, la réponse doit être donnée très
rapidement, si possible avant minuit : or, il est 11 heures
passées. Durant cette discussion, Bonnet est demandé deux
fois au téléphone. C’est Prague qui appelle pour savoir si la
réponse française est prête.
1. aJ’ai de très bonnes rairons de croire D, téléphone quinze minutes plus tard
M. Newton à Lord Halifax, Y que la réponse qui m’a été remise par le ministre
des Affaires étrangères [Krofta] ne doit pas être considérée comme définitive.
Une solution doit cependant être imposée au Gouvernement tchécoslovaque, car
sans une pression de ce genre, ses membres sont trop engagés pour pouvoir accepter
ce qu’ils savent pourtant êtrenécessaire. Si je peux remettre mercredi 21 septembre
une sorte d‘ultimatum au président Benès, lui-même et son Gouvernement se
sentiront capables de s’incliner devant la force majeure. Mon collègue français
est en train de télégraphier dans le même sens à Paris. D (Documents on British
Foreign P o l i y , II, 979.)
a 11 est certain D, écrit de son côté Georges Bonnet, I( que le Gouvernement
tehécoslovaque ne veut pas avoir l’air de faire à Berlin de plein gré des concessions
que son opinion publique juge excessives. I1 prend une attitude officielle qui con-
siste à demander l’application du traité d’arbitrageavec l’Allemagne. Mais en même
temps, il n’ignore pas l‘extrême gravité de la situation que les chefs de l’Armée
consultés [KreiCy et Sirovy] ont eux-mêmes reconnue. Il s’agit d’éviter a lesuicide
de la Tchécoslovaquie B. I1 est donc prêt, en réalité, à accepter un compromis; mais
le jeu consiste à demander en secret, à la France et à l’Angleterre, de faire sur lui
une pression qui justifiera ainsi, aux yeux de son opinion publique, l’acceptation
du plan franco-anglais et nous en laissera toute la responsabilité. n (LaDéfense de
la Pa&, I, p. 248.) Par la suite, Benés protestera avec indignation contre a l’allé-
gation infâme, selon IaquelIe il aurait demandé à Paris e t à Londres d’exercer une
pression sur lui, pour lui fournir une couverture à l’égard de son opinion publique B.
U t r e de Ben& à M . de Lacroiz, du %O janvier 1939; BENES,Mnichovaké dny, 7 a.)
420 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

- (( Dépêchez-vous »,lui dit-on. (( Le Gouvernement tché-


coslovaque l’attend avec impatience. ))
Daladier, Léger, Jules Henry et Bonnet commencent donc
à rédiger le texte. Chaque phrase est pesée, discutée et cor-
rigée 1. Enfin les instructions sont au point :

(( L a France u, disent-elles, (( d‘accord avec l’Angleterre, a mis

sur pied la seule procédure qu’elle a jugé en fait, dans les cir-
constances actuelles, propre à empêcher l‘entrée des Allemands
e n Tchécoslovaquie. E n repoussant la proposition franco- britan-
nique, le Gouvernement tchèque prend la responsabilité de
déterminer le recours à la force de l’Allemagne. Il rompt p a r
1à même la solidarité franco-britannique qui vient d‘être établie
et enlève d u même coup toute efficacité pratique à une assistance de
la France ... L a Tchécoslovaquie assume donc un risque auquel
nous avons conscience de l’avoir soustraite. Elle doit comprendre
d’elle-même les conclusions que la France est en droit d’en tirer,
si le Gouvernement tchécoslovaque n’accepte pas immédiatement
la proposition franco- britannique 2. 1)

Avant de téléphoner ce message à Prague, Daladier et


Bonnet jugent nécessaire de prévenir le Président de la
République. Bonnet appelle donc M. Lebrun à Rambouillet
e t s’excuse de le réveiller à une heure aussi tardive. I1 lui
explique la situation, lui lit tour à tour le télégramme reçu
de Prague et la réponse que le Gouvernement français se
propose de lui faire.
- u I1 est bien fâcheux de devoir prendre des décisions
aussi précipitées »,remarque M. Lebrun3, (( mais puisque vous
me dites qu’on ne peut faire autrement je vous donne mon
accord. B
1. Daladier et Bonnet ne veulent ni dénoncer le pacte franco-tchèque, ni déclarer
ouvertement u que la France ne marchera pas D de crainte que l’Angleterre ne
s’empare de cet argument pour justifier sa propre abstention et rejeter la respon-
sabilité de l’affaire sur la France. L a réponse française sera donc axée sur rl’inefi-
cacité d’une interveniion française, du fait du refus anglais de s’y associer o.
2. Bonnet lie cette réponse au fait que le Gouvernement tchécoslovaque en
a déjA été informé à plusieurs reprises, et notamment le 16 juillet. (La Uélmse
de la Paix. I, p. 249.) Simultanément, Londres envoie à Prague la réponse suivante :
a Le plan franco-britannique est le seul moyen d’empêcher une attaque allemande
...
qui paraît imminente Si, après un nouvel examen de la situation, le Gouvernement
tchèque se croit tenu de repousser notre proposition, il sera naturellement libre
de prendre toutes les mesures qu’il estimera appropriées pour faire face A la situation
qui en résu1tora.o a II était à peine possible I, note Boris Celovsky,~d’énoncer plus
clairement que l’Angleterre se désintéressait du sort ulthrieur de la Tchécoslo-
vaquie. n (Da8 Münchener Abkonimen, p. 370.)
3. II en prendm, par la suite, de plus précipitées encora...
LE RATTACHEMENT DES S U D È T E S A U R E I C H 421
A O h. 30, les instructions sont remises à M. de Lacroix.
- (( Inspirez-vous-en dans la conversation que vous devez

avoir avec M. Hodja »,lui dit Georges Bonnet, a mais ne


lui laissez aucune note : bornez-vous à répondre verbale-
ment. ))
A 1 h. 30, Sir Eric Phipps apporte au Quai d’Orsay le
texte de la réponse anglaise.
- (( Si Prague maintient sa demande de recourir au traité
d’arbitrage germano-tchécoslovaque »,déclare l’ambassadeur
de Grande-Bretagne, (( une seconde visite du Premier bri-
tannique à M. Hitler deviendra sans objet. C’est pour-
quoi le Gouvernement anglais a prié le Gouvernement
tchécoslovaque de réfléchir sérieusement, et tout de suite,
avant que ne se produisent des événements à l’égard des-
quels il devrait décliner toute responsabilité. ))
Le 21 septembre, vers 2 heures du matin, les ministres
de France et d’Angleterre apportent au Gouvernement tché-
coslovaque la réponse demandée. Celui-ci se réunit aussitat
en Conseil des Ministres. La séance est dramatique. Certains
ministres pleurent. Malgré l’extrême urgence, ils n’arrivent
pas à se décider. Là aussi, le clan des (( durs )) s’oppose au
clan des (( mous ».Malgré les exhortations de M. Hodja (qui
subit lui-même une forte pression de la part de M. Beran)’,
M. Benès paraît tout à coup moins décidé à s’incliner. Les
délibérations se prolongent jusqu’à 6 heures du matin.
Contrairement à toute attente, aucun télégramme de
Prague ne parvient au Quai d’Orsay. A Paris, comme à
Londres, les nerfs sont tendus à l’extrême. Enfin, à 12 h. 30,
M. de Lacroix appelle Georges Bonnet pour l’informer de
la situation.
- (( Le Gouvernement tchécoslovaque n’est plus dans
le même état d’esprit qu’hier soir )), déclare le ministre
de France. (( Les positions se sont raidies. A la suite de coups
de téléphone reçus pendant la nuit, il juge que le Gouverne-
ment français va être obligé de modifier sa position sous la
poussée de l’opinion parlementaire et sera même amené à
démissionner 2. Dans ces conditions, il veut attendre encore
quelques heures avant de donner une réponse définitive.

1. Le Secrétaire général du Parti agraire tchèque, dont M. Hodja est le Président.


2. C‘est le résultat des coups de téléphone de Mandel. Benès croit que Daladier
va être remplacb par Herriot, Bonnet par Reynaud, et que la politique de la France
va se trouver modifiée du tout au tout. I1 a donc intérêt à retarder sa réponse.
422 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

I1 demandera sans doute que votre communication lui soit


remise par écrit, ainsi que l’a fait le ministre de Grande-
Bretagne. ))
- (( D’accord 11, répond Bonnet, mais précisez bien que
notre réponse a été faite à la demande de M. Hodja. 1)
Au début de l’après-midi, Sir Eric Phipps téléphone
personnellement à Bonnet pour lui dire :
- (( Le Gouvernement britannique est très ému du silence
de Prague qui, hier soir encore, pressait les Gouvernements
français et anglais de lui donner une réponse avant minuit.
Pourquoi tant de hâte, si ce n’était pas pour prendre un parti
immédiatement? Ce retard est incompréhensible! I1 serait
dû au bruit répandu dans la capitale tchécoslovaque d’une
démission possible du Gouvernement français l. E n tout
cas, il n’est pas question pour Londres de modifier son atti-
tude. S’il le faut, M. Newton fera une nouvelle démarche,
pour l’affirmer, une fois de plus, à MM. Benès et Hodja! ))
Mais cette intervention ne sera pas nécessaire. A 17 heures,
M. Krofta convoque les ministres de France et d’Angleterre
pour leur remettre la réponse définitive du Gouvernement
tchèque. La voici :
(( Forcé par les circonstances et les instances excessivement

pressantes dont il a été l’objet, et à la suite de la communication


des Gouvernements français et britannique d u 21 septembre
1938, dans laquelle les deux Gouvernements ont exprimé leur
manière de voir a u sujet de l’assistance à la Tchécoslovaquie
si elle refusait d’accepter les propositions franco-britanniques
et serait, de ce fait, attaquée par l’Allemagne, le Gouvernement
tchécoslovaque accepte les propositions françaises et britanniques
avec des sentiments de douleur, en supposant que les deux Gou-
vernements feront tout leur possible pour les faire appliquer avec
toute sauvegarde des intérêts vitaux de l‘État tchécoslovaque.
Il constate avec regret que ces propositions ont été élaborées
Sans consultation d u Gouvernement tchécoslovaque. Regrettant
profondément que sa proposition d’arbitrage n’ait pas été retenue,
il les accepte comme un tout, en soulignant le principe de la
1. II va sans dire que cette éventualité inquiète le Gouvernement britannique.
Alerté par Phipps, Chamberlain y voit une séquelle du voyage de Churchill à Paris.
En fait, au cours de la soirée du 21, Mandel, Reynaud et Champetier de Ribes
viennent trouver Daladier pour lui demander des exp!ications : a E s t 4 exact que
la France ait exercé une pression sur Benès? N’y a-t-il pas là une nouvelle manœuvre
de Bonnet? )I Daladier leur présente le télégramme de de Lacroix. a Oui, il y a eu
pression, mais elle a été sollicitéc. Décontenancés, les trois ministres se retirent
)I

sans rien dire. (Cf. BONNET,La Déferme de la P a h , I, 252.)


LE RATTACHEMENT DES S U D È T E S A U REICH 423
garantie, comme elle est formulée dans la note et e n supposant
que les deux Gouvernements ne toléreront pas l‘invasion alle-
mande sur le territoire tchécoslovaque, qui restera tchécoslovaque
jusqu’au moment où le transfert d u terntoire - après la fixation
de la nouvelle frontière par l a Commission internationale dont
o n parle dans les propositions - pourra être effectué. II est
d’avis que la propositron franco-britannique suppose que tous
les dktails de la réalisation pratique des propositions franco-
britanniques seront fixés d’un commun accord avec le Gouver-
nement tchécoslovaque n

Malgré les considérations dont elle s’entoure et son style


un peu pâteux qui reflète l’ambiance dramatique dans
laquelle elle a été rédigée, cette réponse est une acceptation
du plan franco-britannique. Après les cinquante heures de
tension qu’ils viennent de vivre, Bonnet et Halifax poussent
un soupir de soulagement. La Tchécoslovaquie sera amputée
de 25.000 kmz, de 3 millions d’habitants et - ce qui est
plus grave - de sa zone fortifiée et de la plupart de ses
districts industriels. Certes, ce tribut est lourd. Moins lourd
cependant qu’une deuxième guerre mondiale ...
1. Cette version, transmise par Newton à Londres, est la seule authentique.
(Documenta on Brifish Foreign P d i g , II, 1005.)
XXI

L’ENTREVUE DE GODESBERG

(22-24 septembre 1938)

Chamberlain a déjà dû retarder de vingt-quatre heures


son départ pour l’Allemagne, par suite du temps mis par
les Tchèques à accepter le plan franco-britannique l . I1
ne s’embarque à l’aérodrome de Heston que le 22 sep-
tembre, à 10 heures du matin.
- (( Une solution pacifique de la question tchécoslo-
vaque est la condition préliminaire d’une entente véritable
entre les peuples anglais e t allemand »,dit-il aux journalistes
en montant dans son appareil, ((et cette entente, à son
tour, est indispensable à la consolidation de la paix. La paix
européenne est mon b u t essentiel. J’espère que ce voyage
lui fraiera la voie. n
Cette fois-ci, Hitler a décidé de faire la moitié du chemin
pour diminuer d’autant les fatigues de son visiteur. Le lieu
qu’il a choisi pour cette seconde rencontre est Godesberg,
une petite ville située sur la rive gauche du Rhin, à
quelques kilomètres au sud de Bonn.
L’avion qui amène le Premier britannique atterrit à
Cologne à 12 h. 30. Chamberlain en descend, immédia-
tement accueilli par le sourire stéréotypé de Ribbentrop
et par des roulements de tambour.
Le ministre des Affaires étrangères du Reich conduit le
chef du Gouvernement britannique et sa suite à l’H6tel du
Petersberg, sur la rive droite du fleuve, où des appartements
1. Le Premier Ministre a écrit à Hitler dans la nuit du 20 au 21 septembre,
pour lui demander de reporter leur rendez-vous au lendemain.
LE RATTACHEMENT D E S SUDÈTES AU REICH 425
leur ont été retenus1. Hitler s’est installé sur la rive opposée, à
l’Hôte1 Dreesen, d’où il s’était envolé dans la nuit du 30 juin
1934,pour abattre Rohm et les chefs de S. A. révoltés2. Entre
les deux s’étend I’iihmense coulée du Rhin, large à cet
endroit d’environ quatre cents mètres, festonnée de villages
et de vignobles dorés par le soleil d’un bel après-midi d’été.
A 16 heures, Chamberlain traverse le fleuve e t arrive à
Godesberg. Hitler l’attend sur le seuil de l’hôtel. Avec un
sourire aimable, il lui demande si son voyage s’est bien passé
e t s’il est satisfait de son installation. Puis il le conduit au
premier étage de l’hôtel et l’introduit dans la salle de confé-
rences. C’est une vaste pièce, assez nue, semblable à celles
où se réunissent les conseils d’administration. Elle est meu-
blée d’une longue table entourée de sièges et recouverte d’un
tapis vert. Une grande baie vitrée l’éclaire, à travers laquelle
on aperçoit les ruines du château où campèrent successive-
ment l’Empereur Julien et Théodoric. Mais aucun des assis-
tants ne prête la moindre attention à ces souvenirs his-
toriques.
Le petit groupe s’assied à un bout de la table et la dis-
cussion s’engage immédiatement. Chamberlain - qui n’a
pas oublié l’incident du procès-verbal 3 - a amené avec
lui Sir Ivone Kirkpatrick pour qu’il lui serve de traducteur.
Comme Paul Schmidt, l’interprète du Führer, est également
présent, quatre paires d’yeux, au lieu de trois, enregistre-
ront la scène 4.
Chamberlain prend la parole le premier pour mettre le
Chancelier au courant des entretiens qu’il a eus à Londres.
- (( Vous vous souvenez certainement »,lui dit-il, (( que
je vous avais promis, avant de quitter Berchtesgaden, de
consulter mes collègues du Cabinet sur la possibilité d’appli-
quer aux Sudètes le droit d’autodétermination. Le Gouver-
nement britannique s’est rapidement déclaré d’accord avec
ce principe. Les ministres français, venus à Londres sur
1. Chamberlain est accompagné par Sir Horace Wilson e t par Sir Ivone Kirkpa-
trick. Sir Nevile Henderson est venu les rejoindre.
2. Voir vol. III, p. 193 et s.
3. Voir plus haut, p. 390.
4. I1 existe plusieurs récits de cette entrevue. Celui de Sir Nevile HENDERSON
IFailure of a Miasion, Berlin, 1937-1939, p. 154 et s.), celui de Paul SCEIMIDT
Statist auf Diplomatischer Biïhne, p. 389 et s.), celui de W E I Z ~ C K (Errinne-
rungen, p. 185 et s.), enfin celui de KIRCHER
ER
(Frankfurter Zeitung, 23-24 septembre
1938). Noue avons suivi celui de Paul Schmidt, qui est A la fois le plus complet ct
le plus vivant.
426 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

mon invitation, y ont également donné leur adhésion. Enfin,


j’ai obtenu l’assentiment du Gouvernement tchèque. J’ai
établi avec les ministres français un plan relatif a u transfert
à l’Allemagne des territoires où les Allemands des Sudètes
sont en majorité. I1 pr”moit, jusque dans leurs moindres
détails, les modalités de la cession et jusqu’au tracé des
nouvelles frontières. 1)
Chamberlain explique ensuite comment il voit les choses :
son projet comporte un système compliqué de recensement,
de contrôle et d’échange de populations, qui exigera des
délais assez longs. Pour finir, il évoque la garantie que
l’Angleterre et la France donneront aux nouvelles frontières
de la Tchécoslovaquie et demande au Chancelier de conclure,
a u nom du Reich, un pacte de non-agression avec Prague.
Ayant terminé son exposé, Chamberlain se carre dans
son fauteuil, comme pour mieux jouir de la réponse d’Hitler.
Son visage rayonne de satisfaction. I1 semble dire : (( Avouez
que j’ai fait du beau travail durant ces cinq jours! 1)
- (( J e suis désolé, Monsieur Chamberlain »,répond Hitler
d’un ton presque attristé, ((mais cela ne va pas du tout.
Après les événements de ces derniers jours, il y a là des
choses auxquelles je ne peux plus consentir... 1)
Chamberlain se redresse sur le coup. Le sang lui monte
au visage. Il est à la fois abasourdi par ce refus e t indigné
de voir ses efforts aussi mal récompensés. Des éclairs de
colère passent dans son regard.
- J e ne vous comprends pas! 1) réplique-t-il d’un ton cin-
glant. (( Comment, vous osez dire que cela ne va pas, après tout
le mal que je me suis donné pour faire prévaloir la solution
que vous avez vous-même préconisée à Berchtesgaden?
Hitler esquive le coup. I1 affirme qu’il lui est impossible
de signer un pacte de non-agression avec la Tchécoslova-
quie tant que les revendications polonaises et hongroises
n’auront pas été satisfaites. Puis il critique - mais tou-
jours d’une voix posée - les détails d u système proposé
par Chamberlain.
- (( Tout cela est beaucoup trop long e t trop compliqué »,
déclare-t-il. (( L’occupation dés territoires sudètes doit avoir
lieu immédiatement. n
- (( C’est là une exigence entièrement nouvelle! 1) se récrie
Chamberlain. (( Elle v a beaucoup plus loin que toutes celles
que vous avez formulées à Berchtesgaden! 1)
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU R E I C H 427
Mais Hitler maintient ses positions. I1 continue à exiger
l’occupation immédiate des territoires allemands. Au fur
et à mesure qu’il parle, il s’échauffe. Le ton monte. Ses
critiques contre Benès et les Tchèques se font de plus en
plus violentes. Pendant ce temps, Chamberlain se replie
sur lui-même.
- (( L’oppression que subissent les Sudètes et le régime
de terreur que leur inflige Benès D? poursuit Hitler d’une
voix enrouée, (( interdisent tout délai. J e ne peux pas tolérer
que cette situation se prolonge ... ))
I1 explique alors à Chamberlain comment il envisage,
pour sa part, le règlement du problème : son plan équivaut
à une capitulation sans conditions de la Tchécoslovaquie.
Chamberlain refuse de poursuivre la discussion. I1 donne
des signes de mécontentement de plus en plus vifs et se
retire de l’autre côté du Rhin, dans son hôtel du Petersberg.
Cette première journée se termine sur un désaccord total.
(( Le seul trait de lumière »,écrit Schmidt, (( est qu’une
nouvelle séance est prévue pour le lendemain matin et que,
répondant au vœu formellement exprimé par Chamberlain,
Hitler s’est engagé à ne rien entreprendre contre la Tché-
coslovaquie aussi longtemps que les négociations se pour-
suivront 1. ))
i
+ *

Quelles raisons ont incité Hitler à durcir sa position, par


rapport aux exigences qu’il a formulées à Berchtesgaden?
Elles sont nombreuses e t diverses, mais on les discerne toutes.
D’abord, il ne croit nullement que Chamberlain soit uni-
quement inspiré par u n amour désintéressé de la paix. Ce
sentiment peut lui servir de justification, mais il s’abuse :
jamais l’Angleterre et la France n’agiraient comme elles le
font, si elles étaient suffisamment armées pour lui tenir tête.
Que la France et l’Angleterre ne soient pas en mesure
de faire la guerre ne l’oblige nullement à y renoncer, quant
à lui. Au contraire. Son but est d’écraser la Tchécoslova-
quie, ou tout au moins de l’affaiblir à tel point qu’elle soit
à sa merci. Pourquoi s’en abstiendrait-il? Par respect pour
on ne sait quelle u morale in~ernationale)I? Est-il plus moral
de maintenir à tout prix 1’Etat tchécoslovaque qui a violé
Op. tit.? p. 402.
1. Paul SCHMIDT,
428 HISTOIRE DE L’ARM$E ALLEMANDE

toutes les promesses qu’il a faites en ce qui concerne ses


minorités? Tout cela n’est qu’un reliquat du Traité de Ver-
sailles, ce monceau d’iniquités imposé à l’Allemagne, à une
époque où elle n’était pas en mesure de se défendre. Et
c’est cette paix-là qu’on voudrait lui interdire de transgres-
ser? Que fait-il d’autre, en somme, que de réaliser les vœux
de l’Assemblée nationale de Francfort, en 1848, et de l’As-
semblée constituante de Weimar, en 19197 Ce que les
Tchèques considèrent comme une amputation douloureuse,
apparaît à Hitler comme le rétablissement de l’ordre
naturel et la réparation d’une injustice, à laquelle les Puis-
sances occidentales ne se sont résignées qu’à contrecœur.
Elles ont parlé successivement de a concessions de détail »,
puis K d’autonomie »,puis de a rectification de frontières B,
puis de a retour au Reich »,au fur et à mesure que s’ac-
croissait la tension internationale. Ont-elles cru sincère-
ment qu’on pourrait régler le sort des Sudètes, sans tou-
cher au statut des autres minorités? Dans ce cas, t a n t pis
pour elles: il leur faut à présent regarder la réalité en face ...
a Cela peut conduire à la guerre »,lui dit-on. Mais cette
perspective ne l’effraie nullement. L’idée que la paix est
a morale N en elle-même et que la guerre ne l’est pas, est
un préjugé qu’affectionnent les démocraties vieillissantes.
Un homme comme lui, qui considère toute l’histoire des
communautés humaines comme une lutte sans merci pour
s’assurer une place au soleil et qui voit dans le combat non
seulement une nécessité quotidienne, mais l’exaltation de
tout ce que l’homme contient de meilleur, ne va pas se laisser
entraver par des considérations de ce genre.
Mais il n’agit pas en aveugle, sans savoir où il va. Depuis
le 21 septembre à 11h. 25, il sait que les Tchèques ont accepté
le plan franco-anglais. Ses services d’écoute ont capté la
plupart des messages téléphoniques échangés entre Paris et
Prague. I1 est au courant des instructions envoyées par
Bonnet à Lacroix, mais aussi des conseils de résistance
prodigués par Mandel à Benès. I1 est plus convaincu que
jamais que la France et l’Angleterre ne bougeront pas. Mais
il sait aussi que le Gouvernement tchèque escompte que,
dans les heures qui viennent, le Gouvernement Daladier
sera contraint de démissionner 1 et que la situation politique

1. Peut-Stre aussi le gouvernement Chamberlain. (Cf. FRANÇOIS-PONCET,


De
LE RATTACHEMENT DES SUDATES AU REICH 429
s’en trouvera bouleversée de fond en comble. C’est une
des raisons pour lesquelles il accélère le mouvement e t
exige l’occupation immédiate des territoires sudètes.
Mais ce n’est pas la seule. Même s’il voulait reculer, à
présent, il ne le pourrait plus. Depuis que Mcssolini a exigé
des plébiscites pour toutes les minorités incluses dans l’État
tchécoslovaque, il ne peut pas ne pas les réclamer, lui aussi,
sans paraître en retrait sur le dictateur romain. Cela
reviendrait à lui laisser le privilège de défendre - et de
faire triompher - les revendications des minorités hon-
groise et polonaise.
Tous ces motifs le poussent à augmenter sa mise. Ce fai-
sant, court-il un risque énorme? Pas même. Ou bien on repous-
sera ses exigences, e t la Tchécoslovaquie sera écrasée en
moins d’une semaine; ou bien on les acceptera, et il obtiendra
tout ce qu’il désire sans tirer un seul coup de feu.

l l

Mais nul, si puissant qu’il soit, n’est seul dans le monde


et les choses se passent souvent autrement qu’on ne l’avait
prévu.
Le lendemain matin, 23 septembre, au lieu de venir à
Godesberg comme il avait été convenu, Chamberlain envoie
un message écrit à Hitler. I1 y réfute toutes les propositions
que le Führer a formulées la veille et termine par ces mots :
t( Vous ne semblez pas avoir clairement compris qu’2 m’est
impossible de patronner un plan doni je ne suis pas certain
que les opinions publiques d’Angleterre, de France et d u monde
entier le considéreront comme une application des principes sur
lesquels nous nous sommes déjà mis &accord, lesquels consistent
à régler le problème dans l’ordre et sans recourir à la force ...
S i , comme vous le proposez’ les troupes allemandes envahissent
le terriîoire des Sudètes, il ne restera aucune autre issue a u GOU-
vernement tchèque que de donner l’ordre à ses forces de résister
par les armes. C’est un point sur lequel je n’aipas le moindre
doute 1. u
La lettre, qui commence par la formule : u My dear
Reichskanzler D, conserve malgré tout un ton conciliant.
Versailles à Potsdam, p. 243; Souvenirs d‘une ambassade à Berlin, septembre 1931-
octobre 1934, p. 325.)
1. Paul SCHMIDT, Op. cit., p. 402.
430 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Pourtant elle éclate comme une bombe dans le camp alle-


mand. A l’Hôtel Dreesen, des discussions animées s’en-
gagent entre Hitler e t Ribbentrop, entre Ribbentrop e t
ses conseillers. Pour finir, Hitler dicte une réponse à la
lettre de Chamberlain. I1 y confirme intégralement toutes
ses prises de position :
(( Quand vous me dites, Excellence, que le transfert au Reich

des territoires sudètes est reconnu en principe, je dois malheureu-


sement vous répondre qu’une reconnaissance théorique du même
genre a déjà été donne‘e à l‘Allemagne dans le passé. Souvenez-
vous des Quatorze Points de Wilson, qui ont été outrageusement
violés! Ce qui m’intéresse, Excellence, n’est pas la reconnaissance
de principes, mais uniquement leur réalisation, en sorte que
prenne fin le martyre des Sudètes, victimes de la tyrannie
tchèque, et cela d’une façon qui tienne compte de la dignité
d‘une Grande Puissance ... u

Le texte se poursuit dans le même style sur cinq grandes


feuilles dactylographiées. Comme il est trop tard pour en
établir une traduction anglaise, Schmidt est chargé de l’ap-
porter lui-même à Chamberlain et de le lui traduire de vive
voix.
Entre-temps, la nervosité s’accroît dans les capitales euro-
péennes, car on n’a pas tardé à y apprendre que les négo-
ciations étaient bloquées. Des journalistes de tous les pays
sont accourus aux nouvelles. Une foule de plus en plus
dense se masse sur les berges du fleuve, les regards fixés
sur le bac qui sert à transporter les délégations. Mais le bac
reste immobile. Rien ne passe plus d’une rive à l’autre et
c’est un spectacle étonnant que de voir la foule anxieuse
braquer ses jumelles tour à tour sur l’hôtel surmonté d’un
étendard à croix gammée, où s’est installé le Chancelier
du Reich, et sur celui où réside le Premier Ministre britan-
nique, sur lequel flotte l’Union Jack.
Vers 15 heures, le bac se met enfin en mouvement. I1
transporte M. Schmidt, l’interprète du Führer, qui serre
sous son bras une grande enveloppe brune. Un long murmure
s’élève de la foule, que la distance e t le vent transforment
en soupir. Que contient l’enveloppe? Est-ce un message
de paix ou une déclaration de guerre? Tous les regards
convergent vers l’homme immobile qui traverse le Rhin
sur son petit esquif. On dirait la barque de Caron transpor-
LE RATTACHEMENT DES S UDÈTES A U R E I C H 431
t a nt l’âme des défunts, de la terre des vivants au royaume
des morts ...
Lorsque Schmidt arrive au Petersberg, il est assailli par
une meute de journalistes qui l’attendent sur le perron de
l’hôtel. I1 faut qu’il se fraie un passage à travers leur cohue
pour parvenir jusqu’au salon de Chamberlain.
Le Premier Ministre le reçoit, en présence de Sir Horace
Wilson et de Sir Nevile Henderson. I1 prend la lettre des
mains de Schmidt et la tend à Sir Ivone Kirkpatrick pour
qu’il la lui traduise. Lecture et traduction demandent un
certain temps. Lorsque Schmidt, qui est resté pour fournir
quelques explications complémentaires, redescend dans le
hall, il est littéralement assailli par les correspondants de
presse qui le soumettent â un feu roulant de questions
angoissées :
-
- (( Que se passe-t-il à l’Hôte1 Dreesen? 1) (( Sont-ils
fâchés ou non? O - (( Les négociations vont-elles reprendre? n
- (( Y a-t-il encore une lueur d’espoir? n
Schmidt, toujours figé dans un mutisme impénétrable,
gagne son embarcation et retraverse le Rhin, tandis que le
grondement lointain de la foule se mêle à la rumeur du
fleuve.
Sitôt arrivé à Godesberg, il est introduit chez Hitler. Le
Chancelier vient au-devant de lui, le visage inquiet :
- (( E h bien »,lui demande-t-il, (( qu’a-t-il répondu? Com-
ment a-t-il réagi à mon message? ))
Hitler paraît rassuré quand Schmidt lui apprend que le
Premier britannique ne s’est pas départi de son calme et lui
a dit qu’il répondrait lui-même par écrit, avant la fin de
la journée. Effectivement, une seconde lettre de Chamber-
lain arrive une heure plus tard. Elle est on ne peut plus
bienveillante. (( J e suis disposé D, dit-il, (( à transmettre
au Gouvernement tchécoslovaque, en tan t que médiateur,
les propositions que Votre Excellence m’a faites hier et
qu’elle maintient intégralement. J e vous prie, en consé-
quence, de bien vouloir les formuler par écrit, sous forme de
mémorandum. Sitôt en possession de ce document, je+repar-
tirai pour Londres, afin d’y préparer ma médiation. )) Par
ailleurs il a été convenu, entre Chamberlain et Ribbentrop,
que le Premier Ministre viendrait lui-même à Godesberg
pour recevoir le Mémorandum des mains du Führer.
432 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

4 4

Vers 22 h. 15, le bac refait la navette entre le Petersberg


et l’Hôtel Dreesen. Mais à présent les rives du fleuve sont
désertes. La foule, lasse d’attendre, s’est dispersée dans la
nuit.
La délégation anglaise est au grand complet. Elle est
introduite aussitôt, non plus dans la salle des conférences,
mais dans la petite salle des f&tes de l’hôtel, car du côté
allemand, le nombre des assistants s’est accru lui aussi.
I1 y a là, outre Ribbentrop, le secrétaire d’etat von Weiz-
sacker, le chef des Services juridiques de la Wilhelmstrasse
et plusieurs aides de camp.
La séance s’ouvre un peu avant 23 heures. E t dès les
premiers mots, le désaccord entre les deux délégations éclate
avec une telle violence, que cette confrontation va être
de loin la plus dramatique de toutes.
Tout d’abord, Hitler demande à Schmidt de traduire en
anglais le Mémorandum qu’il a préparé sur la demande du
Premier Ministre. C’est un document relativement bref :

MBMORANDUM

Les rumeurs qui se font d’heure e n heure plus nombreuses


a u sujet d’incidents survenus e n territoire sudète indiquent
que la situation est devenue tout à fait intolérable pour les
Allemands des Sudètes et que, par conséquent, elle compro-
met la p a i x de l’Europe. I l est donc essentiel que la cession
d u territoire consentie par la Tchécoslovaquie s’effectue sans
plus de retard.
Sur la carte ci-annexke, la région allemande des Sudetes
qui doit être cédée est coloriée en rouge. Outre les territoires
il.
qui doivent être occupés, les régions qui doivent aire I‘objet
d‘un plébiscite sont indiquées et coloriées en vert
L a ddimitation définitive de la frontière doit correspondre
a u x vœux des intéressés. Dans ce dessein, les troupes alle-
mandes occuperont la région dessinée sur la carte annexée
comme territoire allemand, sans tenir compte d u fait qu’un
plébiscite peut donner, dans telle ou telle partie de la région
une majorité tchèque, Les armées tchèques occuperont le terri-
l . Voir la carte ci-contre.
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434 H I S T O I R E D E L’ARMÉE ALLEMANDE

toire tchèque, sans égard a u fait que, dans cette région, il peut
se trouver de fortes enclaves habitées par des populations alle-
mandes dont la majorité, lors d u plébiscite, manifestera ses
sentiments nationaux allemands.
En vue d’arriver à une solution immédiate et définitive d u
problème germano-tchèque, le Gouvernement allemand formule
les propositions suivantes :
I. Le retrait des territoires à évacuer (désignés e n rouge sur
la carte annexée), de toutes les forces armées, de lu police,
de la gendarmerie, des douaniers et des gardes-frontières
tchèques, devra commencer le 26 septembre, à 8 heures d u
matin. Ces territoires seront remis à l’Allemagne le 28 sep-
tembre, à la même heure.
II. L e territoire évacué sera cédé dans son état actuel (voir
détails complémentaires à l’appendice).
II I. Le Gouvernement tchécoslovaque licenciera immédiatement
tous les Allemands des Sudètes .en service dans les forces
militaires ou la police en quelque endroit que ce soit d u
territoire de l’État tchèque et leur permettra de rentrer dans
leurs foyers.
IV. Le Gouvernement tchécoslovaque libérera tous les prisonniers
politiques d‘origine allemande.
V. Le Gouvernement allemand convient de permettre la tenue
d‘un plébiscite avant le 25 novembre, a u plus tard, dans
les territoires marqués e n vert, qui seront délimitb d’une
manière plus précise. Une Commmsion germano-tchèque ou
une Commission internationale réglera les modifications à
apporter a u x frontières, à la suite dudit plébiscite.
L e plébiscite sera tenu sur la base de la situation existant
le 28 octobre 1918 I. (Suivent des dispositions relatives à l’or-
ganisation du plébiscite.)

APPENDICE

L a re‘gion allemande des Sudètes évacuée doit être cédée sans


que soient détruits ou rendus d’aucune façon inutilisables les
établissements (usines) militaires, économiques ou commerciaux.
Cela comprend les infrastructures des services aériens et toutes
les stations de T. S . F.
Tout le matériel des services économiques et commerciaux,
1. C‘est-&dire au dernier jour d’existence de la Monarchie austro-hongroise,
B la veille de la proclamation de l’indépendance de la Tchécoslovaquie. (Voir
pius haut, p. 112 et s.)
LE R A T T A C H E M E N T D E S S U D È T E S AU R E I C H 435
surtout le matériel roulant des chemins de fer dans la région
désignée, doit être cédé en bon état. I l en est de même des services
d’utilité publique (usines à gaz, centrales d’énergie, etc.).
Enfin aucun produit alimentaire, aucune marchandise, aucun
animal et aucune matière première, etc., ne seront enlevés de
cette région.

Cette lecture produit sur les Anglais un effet désastreux.


- Mais c’est un ultimatum! 1) s’écrie Chamberlain. Vous
(( ((

employez le langage d’un vainqueur dictant ses conditions


à un vaincu! 1)
- (( C’est un véritable Diktat! 1) renchérit Henderson.
- (( I1 m’est impossible de transmettre un pareil document
au Gouvernement tchèque )), déclare Chamberlain, au comble
de l’agitation. (( Son contenu, et plus encore son ton, provo’
queront un tollé général et seront repoussés avec indigna-
tion par l’opinion publique, même celle des pays neutres!
J e constate avec une tristesse et une déception sans bornes,
monsieur le Chancelier, que vous ne m’aidez d’aucune façon,
dans les efforts que je déploie pour sauvegarder la paix! 1)
Hitler paraît pris de court par la violence de la réaction
anglaise. Réduit à la défensive, il répond d’un ton gêné :
- (( Mais ce n’est pas un ultimatum, c’est un mémoran-
dum! Le mot Mémorandum est écrit en tête du texte ... 1)
Cette réponse pitoyable incite Chamberlain, Wilson et
Henderson à reprendre leurs attaques :
- (( Votre projet est voué à un échec certain, ne serait-ce
qu’en raison de la brièveté des délais prescrits pour l’évacua-
tion. Vous ne laissez que quarante-huit heures aux Tchèques
pour donner les ordres nécessaires, et l’ensemble des terri-
toires doit être évacué en quatre jours! Réfléchissez un
instant aux risques effroyables de l’opération ! Des colli-
sions sanglantes ne manqueront pas de se produire. I1 en
résultera des accrochages entre troupes tchèques e t alle-
mandes. Une guerre européenne s’ensuivra inévitable-
ment. ))
Hitler ne répond rien : la discussion est au point mort.
A ce moment, un des aides de camp d’Hitler entre dans
la pièce et remet au Führer une petite feuille de papier.
Hitler la lit et la tend à Schmidt.
- (( Veuillez lire ce message à M. Chamberlain D, dit-il
d’une voix atone.
436 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Schmidt traduit aussitôt :


- (( Le Président Benès vient de donner par radio l’ordre

de mobilisation générale à toutes les Forces armées tchéco-


slovaques 1. D
Un silence de mort s’abat sur l’assistance. I1 est si total
qu’on entendrait tomber une épingle. u A présent tout est
fini D, se dit Schmidt, (( la guerre est inévitable »,et chacun
des assistants semble avoir la même pensée. Hitler s’est
engagé ne rien entreprendre contre la Tchécoslovaquie,
mais il a toujours ajouté : (( à moins qu’un élément nou-
veau ne vienne modifier la situation ».De plus, il a déclaré
publiquement, dans son discours d e Nuremberg, en faisant
allusion à la mobilisation partielle décrétée par Benès le
20 mai : (( J e n’hésiterai pas à frapper si une pareille provo-
cation se renouvelle! ))
Le silence se prolonge. Chacun retient son soume. Cham-
berlain paraît pétrifié. Tous les yeux, à présent, sont fixés
sur Hitler.
Au bout d’un moment qui paraît interminable, Hitler
dit d’une voix si basse qu’on l’entend à peine :
- a Malgré cette provocation inouïe, je maintiens ma pro-
messe de ne rien entreprendre contre la Tchécoslovaquie
aussi longtemps que les négociations seront en cours, ou
tout au moins aussi longtemps, monsieur Chamberlain, que
vous vous trouverez sur le territoire allemand. 1)
Ces paroles détendent un peu l’espèce de crispation ner-
veuse qui s’était emparée de tous devant l’imminence de la
catastrophe. La conversation reprend, mais sur un ton
assourdi. Hitler se déclare prêt à discuter la question des
délais, que Chamberlain a affirmé être la principale pierre
d’achoppement.
- u P a r égard pour vous, monsieur Chamberlain, j e suis
prêt à prolonger les délais d’évacuation. Vous êtes le premier
homme à qui j’aie jamais fait une concession. J e consens à
reporter au l e r octobre la date limite de l’évacuation »,dit-il
e t il rectifie dans ce sens le texte du Mémorandum. Puis,
11 accepte encore quelques modifications de détail, qui por-
tent moins sur le fond que sur la forme. Après quoi, le texte
est envoyé au secrétariat pour être mis au net.
A partir de ce moment, l’entretien prend un caractère plus
1. Cet ordre a effectivement été donné le 23 septembre à 22 h. 30.
LE R A T T A C H E M E N T D E S S U D È T E S AU R E I C H 437
animé. On dirait que l’annonce de la mobilisation tchèque
a purifié l’atmosphère ...
- (( J’ai apporté à vos efforts en faveur de la paix une
contribution beaucoup plus importante que vous ne le soup-
çonnez », dit Hitler à Chamberlain. (( Les zones dont je
réclame la cession sont bien moins étendues que celles que
j’aurais prises, si j’avais fait la guerre. n
Pour finir, Chamberlain accepte de transmettre le Mémo-
randum au Gouvernement tchèque. Avant de se quitter,
le Chancelier du Reich et le Premier britannique ont un
entretien en tête à tête, au cours duquel Schmidt remarque
tout le prix qu’Hitler attache à l’établissement de bonnes
relations entre l’Allemagne et l’Angleterre.
- (( I1 n’y a auciln motif de friction entre nos deux pays D,
déclare le Führer. (( Nous ne ferons jamais obstacle à la
poursuite de vos intérêts extra-européens. Quant à vous,
vous pouvez nous laisser sans dommage les mains libres sur
le continent, c’est-à-dire dans les pays de l’Europe centrale
e t du sud-est. 1)
C’est la première fois qu’Hitler laisse entrevoir aussi clai-
rement son désir de partager le monde en zones d’influence.
A l’Allemagne les espaces de l’est. A l’Angleterre, la maîtrise
des mers, le Commonwealth et ses prolongements africains
et asiatiques. Au regard de ces perspectives immenses, à
quoi bon se quereller pour quelques arpents de terre situés
en bordure du quadrilatère de Bohême?
A 2 heures du matin, le chef du 1110 Reich et le Premier
Ministre se quittent dans une atmosphère peu près rassé-
rénée.
XXII

L’EUROPE AU BORD DU GOUFFRE

(24-28 septembre 1938)

Le 23 septembre à 22 h. 30, la Tchécoslovaquie a décrété


la mobilisation générale l. E n France, dans la nuit du 23 au
24, tous les réservistes dont les fascicules portent les no8 2
e t 3 - soit environ six cent mille hommes - sont appelés
sous les drapeaux 2. La Belgique convoque certaines caté-
gories de réservistes. La Pologne et la Hongrie sont sur le
pied de guerre. Le 27, l’Angleterre met sa flotte en état
d’alerte. Mussolini mobilise sa marine de guerreSe t concentre
plusieurs divisions face aux Alpes, en Sicile e t en Libye 4.
C’est donc au milieu d’un continent en armes que va se
dérouler le dernier acte du drame.
1. Le ministre de la Guerre a rappelé tous les hommes de 20 à 40 ans. Cela
représente au total 1.500.000 hommes, dont 300.000 Sudétes, 90.000 Hongrois e t
10.000 Polonais. Henlein a immédiatement enjoint aux Sudètes de ne pas obéir
à l’ordre de mobilisation.
2. Des affiches blanches sont apposées à cet effet dans toutes les mairies. D’autres
afiches donnent au Gouvernement le droit de réquisition. Elles provoquent des
attroupements consternés.
3 . Ont été mis sur le pied de guerre : 22 croiseurs et bâtiments de ligne, 114 tor-
pilleurs, 91 sous-marins, 337 mouilleurs de mines et bâtiments légers dont les
équipages totalisent 5.123 oficiers et 84.731 hommes. (CIANO, Discours pronond
devant la Chambre des Faisceaua et des Corporations, le 30 novembre 1938.)
4. Mussolini a tout d’abord signé l’ordre de mobilisation générale. Puis, il l’a
annulé, craignant qu’il ne nuise à sa popularité. Mais il a porté le nombre de
soldats sous les armes de 250.000 à 550.000, grâce aux mesures suivantes : lo mise
sur le pied de guerre des troupes de protection des frontières de l’ouest; 2 O mobi-
lisation de la Défense antiaérienne au Piémont, en Ligurie et le long de la côto
tyrrhéniennr; 30 renforcement des divisions alpines à Cunéo, Turin et Trente;
4 O renforcement des corps d’armée de Turin et d’Alexandrie; 5 O renforcement
des garnisons de Pantelleria, de l’île d’Elbe et des îles de la mer Égée; 6 O ren-
forcement des 208 e t 218 Corps d’Armée stationnés en Libye; 7 O renforcement des
corps d’armée de Sicile et de Sardaigne; 80 ordre à 10.000 hommes de l’Armée
LE RATTACHEMENT D E S Ç U D È T E Ç AU REICH 439
C’est évidemment en Bohême que la tension est la plus
forte. Ah! le Chancelier Renner avait bien raison de dire,
en apposant sa signature au bas du Traité de Saint-Germain,
que les Alliés étaient en train de créer, au centre de l’Eu-
rope, un foyer de discorde dont risquait de sortir une nou-
velle guerre mondiale
Lorsque, dans l’après-midi du 21 septembre, la nouvelle
que le plan franco-anglais a été accepté par le Gouverne-
ment tchèque s’est répandue dans les Pays sudètes, elle y
a déchaîné une explosion d’enthousiasme. Comme à Linz,
à Graz et à Salzbourg à la veille de l’Anschluss 2, la popu-
lation a commencé à se soulever d’elle-même. A Asch, à
Eger e t dans les saillants situés en avant de la ligne fortifiée
où le pourcentage des Allemands dépasse 90 % 3, des éten-
dards à croix gammée sont apparus sur les hôtels de ville et
les églises *, tandis que les habitants se sont mis à décorer
les façades de leurs maisons avec des guirlandes de fleurs
et des drapeaux. Dans la nuit du 21 au 22, des représen-
tants des Sudètes ont proposé au x autorités tchèques locales
de prendre eux-mêmes en main le service de sécurité.
Craignant d’être débordé, Prague a accepté. Les postes
militaires frontaliers, la gendarmerie et les fonctionnaires
des douanes tchèques ont été retirés, à quelques exceptions
près, e t se sont repliés derrière la ligne fortifiée. Le
22 septembre, depuis 2 heures du matin, des membres
du Parti sudète assurent le service d’ordre. Ils portent
l’uniforme du S. d. P., auquel ils ont ajouté des brassards à
croix gammée. Les frontières sont pratiquement ouvertes
et des milliers de Sudètes, qui s’étaient rendus a u Congrès
de Nurembergs, rentrent dans leurs foyers où ils sont accueil-

d’Espagne de se concentrer à Catalayud, pour les ramener en Italie. (CIANO, Id.,


Kurzbericht, 19 décembre 1938, p. 246.)
Ce dispositif est intéressant car il diffère totalement des mesures prises en
juillet 1934, lors de l’assassinat du Chancelier Dollfuss. (Voir vol. IV, p. 450.)
Cette fois-ci les forces italiennes ne sont pas tournées vers le Brenner, mais vers
les Alpes, la Méditerranée, et l’Afrique.
1. Voir plus haut, p. 156.
2. Voir vol. IV, p. 509, 510, 518.
3. Gustav FOCHLER-HANKE, Deutscher Volksboden und Deutscher Volkstum in
der Tschechosloc~akei,carte 1, p. 49.
4. L’emblème allemand à croix gammée était, jusque-là, rigoureusement inter-
dit à l’intérieur des frontières de l’État tchèque.
5. Les jeunes filles Surtout, car la plupart des jeunes gens - qui ne veulent
pas être mobilisés dans l’Armée tchèque - se sont rendus en Saxe pour ~ ‘ e n -
filer dans le Corps franc de Henlein.
440 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

lis par des démonstrations de joie. Après être restés fermés


pendant plusieurs jours, les magasins sont de nouveau
ouverts. Leurs vitrines sont remplies de portraits d’Hitler
e t de Henlein, encadrés de verdure et de fleurs. Des cortèges
parcourent les rces en chantant des hymnes patriotiques e t
le Deutschland über alles. Le Comité directeur du S. d. P.
a lancé une proclamation invitant la population au calme.
Mais quelques accrochages ont lieu entre volontaires du
Corps franc et gendarmes tchèques. Dans la nuit du 22 au
23, une casemate bétonnée tchèque a même ouvert le feu
sur un groupe de soldats allemands qui s’était approché
trop près de la zone fortifiée l.
Quel contraste offrent, avec ces scènes d’allégresse, celles
qui se déroulent au même moment à Prague! L’annonce
de l’acceptation du plan franco-anglais y a soulevé une vague
de colère et de désespoir. Dans l’après-midi du 21 septembre,
une foule de plus en plus houleuse a parcouru les rues de
la capitale en proférant des menaces à l’égard du Gouver-
nement et en conspuant le président Benès. Elle a exige
l’instauration d’une dictature militaire, sous la direction du
général Sirovy. Plusieurs milliers de manifestants se sont
dirigés vers le Hradjin pour appeler à grands cris (( le héros
de l’épopée sibérienne ».Le général Sirovy a dû se montrer
à un balcon pour tenter de les calmer. Après lui, M. Zenkl,
le bourgmestre de Prague, s’est efforcé d’en faire autant.
Mais en vain. Les manifestants ont refusé de se disperser
et, durant toute la nuit, une foule sombre e t fiévreuse a
continué à battre les murs du Hradjin comme une mer en
furie.
Au matin du 22, plus de cent mille personnes se sont
rassemblées devant le Parlement pour réclamer la démission
du Cabinet. Le chef du Parti communiste tchèque, M. Clé-
ment Gottwald 2, a porté les passions .à leur paroxysme,
en faisant appel au patriotisme de chacun : (( Notre patrie
est en danger! D s’est-il écrié. (( Vous ne la sauverez que
par un grand élan d’union nationale 3! 1) M. Ladislav RaSin,
1. L’lnlransigeant, 23 septembre 1938.
2. Après Munich, Gottwald se rbfugiera à Moscou. C‘est lui qui dirigera le coup
d’État communiste de 1948 qui chassera Benès du pouvoir. (Voir plus haut,
p. 394, note 2.) I1 deviendra alors Président de la République tchécoslovaque,
poste qu’il occupera jusqu’en 1953, date à laquelle il mourra au retour des obsèques
de Staline.
3. La participation de nombreux chefs syndicalistes et d’agitateurs du Parti
communiete tchèque aux manifestations du 21-22 septembre est confirmbe par
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU R E I C H 441
le jeune chef du Parti nationaliste Narodné Sdruzené, dont
le père a été assassiné par les Communistes en 1923, lui
a répondu : (( E n cette heure décisive, je ne connais plus
de Partis. J e suis prêt à collaborer avec tous, y compris les
Communistes, pour assurer la défense de notre patrie!
Ceux qui ne sont pas prêts à lutter et à mourir pour elle
ne sont pas dignes de la liberté! 1) Ses paroles sont saluées
par une tempête d’acclamations.
La pression de la rue et des groupes parlementaires de
gauche est si forte que le gouvernement Hodja se voit
contraint de démissionner. Dans la soirée du 22, un nouveau
gouvernement composé de personnalités choisies en dehors
du Parlement se constitue sous la présidence du général
Sirovy l. J1 se présente comme un gouvernement d’union
nationale z. Mais ce n’est qu’une façade. Derrière lui,
M. Hodja reforme un (( Cabinet fantôme », sous prétexte
de (( maintenir la liaison entre le nouveau Gouvernement
et les partis parlementaires ». C’est lui, en réalité, qui
continuera à gouverner, à l’abri des larges épaules du
général Sirovy.
Cette double représentation affaiblit - plus qu’elle ne ren-
force - le Pouvoir exécutif 4. Pourtant la foule s’en déclare
satisfaite. Elle approuve le maintien de M. Hodja et de la
plupartdes ministres sortants à la tête du (( Cabinet fan-
tôme ». Oubliant qu’elle a réclamé leur démission quelques
heures auparavant, elle considère l’affaire comme réglée et

de nombreux témoins. (Cf. Hubert RIPKA,Munich before and after, p. 108 et s.;
G. E. R. GEDYE,Fallen bastions, p. 464 et s . ; Pierre BUK (F. C. Weiskopf), La
Tragédie tchécoslovaque, p. 65 et s.; Akten zur Deutschen Auswürtigen Politik, II,
p. 542.)
1. En font partie : M. Krofta (Aflaires étrangères); M. Kalfuss (Finances); le
DI Stanislav Bukovsky (le chef des Sokols); le D’ Zenkl (bourgmestre de Prague);
M. VavreEka, et deux Slovaques, le Dr I. Karvas e t M. Gernak (qui seront par la
suite, ministres de la République slovaque à Berlin).
2. Selon le Dr Zenkl, deux groupes ont travaillé séparément à la constitution
de ce Cabinet d’Union nationale. Le premier (L. RaSin, J. Stransky, H. Ripka,
P. Zenkl, etc.) aurait voulu transformer le ministère Hodja en gouvernement
d’Union nationale. Le second (le général KrejEy, Hubert Masaryk et l’industriel
Preiss) aurait préféré une sorte de Comité de Salut public, composé uniquement
de militaires. Mais Benès s’y est opposé en cantonnant le général KrejEy dans ses
attributions militaires et en déconseillant aux présidents des partis gouverne-
mentaux d’y donner leur adhésion. (Déclaration d ü Dr Zenkl à Boris Celovsky.)
3. Aprbs avoir exercé le pouvoir pendant vingt années consécutives, les Par-
tis gouvernementaux ne sont pas disposés à s’en dessaisir du jour au lendemain.
4. Mgr Schrameck dira plus tard LI qu’en acceptant cette solution bâtarde,
Benes a conduit son peuple à une nouvelle bataille de la Montagne Blanche D.
(BEN&,,Mnichouské dny, p. 36.)
442 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

tourne sa colère contre les (( traîtres étrangers 1). Plusieurs


ressortissants français e t britapniques sont molestés 1. Les
membres de la Mission militaire française ne peuvent plus
se montrer en uniforme dans la rue. Leur chef, le général
Faucher, envoie sa démission à Paris, pour se mettre à la
disposition de l’Armée tchécoslovaque.
Le même soir, sitat le nouveau Gouvernement en place,
Benès prend la parole à la radio. Son but est manifestement
de rassurer les esprits :
((J’observe sans effroi ni faiblesse l’évolution de la situa-
tion n, déclare-t-il. J e vous l’ai déjà dit : je n’ai jamais
((

eu peur dans toute ma vie. De même, c’est sans peur que


j’envisage aujourd’hui l’avenir de notre État. J’ai un plan
p d t à toute éventualité et ne m’en laisserai détourner par
rien. Nous voulons l’entente avec toutes les grandes nations
du monde. Si l’on parvient à cette entente, à condition,
bien entendu, que ce soit une entente honorable, elle repré-
sentera un avantage pour notre peuple lui aussi. Elle amènera
une entente générale entre l’Angleterre, la France et 1’Alle-
magne, entre l’Allemagne et nous, entre nous et tous les autres
États, y compris ceux de l’Europe de l’Est ... Notre peuple
est raisonnable et réaliste. I1 a toujours réagi comme il le
fallait devant les situations périlleuses et a toujours su dis-
tinguer les moments où il fallait se battre, de ceux où il fallait
négocier. S’il est nécessaire de se battre, nous nous battrons
jusqu’au dernier; mais si la négociation est inévitable, alors
nous négocierons. J e vous le répète : je vois les choses clai-
rement et mon plan est tout prêt 2! ))
Ces paroles sibyllines ne signifient pas grand-chose. Elles
laissent toutes les portes ouvertes e t semblent dictées par
le seul désir de gagner du temps. Mais ce n’est qu’une
apparence. E n réalité, elles se réfèrent à u n plan que Benès
vient d’élaborer en grand secret a u cours des dernières
vingt-quatre heures avec l‘accord, semble-t-il, d u général
Sirovy 3. I1 consiste à rétrocéder le district de Teschen à la
1. a L’amertume est si grande à l’égard de la France a, câble l’attaché de presse
de la Légation allemande, a que plusieurs ressortissants français ont été hous-
pillés dans la rue. II (Akfen z w Deutscheten Auswarfigen Poiitik, II, p. 542.)
2. Revue de Droit infernationd, XXII (1938), p. 706 et s.
3. Depuis le rôle qu’il a joué dans la livraison de l’amiral Koltchak au Comité
révolutionnaire d’Irkoutsk (voir plus haut, p. 77), le général Sirovy a toujours
été bien vu des dirigeants communistes. On est en droit de se demander si son
élévation au poste dc Président du Conseil (en remplacement de M. Hodja) n’a
pas été acceptée par ficriès avec I’arribre-pensée de rassurer Moscou. Son discoura
LE RATTACHEMENT DES S U D È T E S A U R E I C H 443
Pologne, à condition que le Gouvernement de Varsovie auto-
rise le passage des armées soviétiques à travers son territoire’.
Ce pian épouvante MM. Hodja, Beran et les principaux
dirigeants du Parti agraire. Ils ont constaté la montée
croissante du Parti communiste, son activité fiévreuse durant
ces derniers jours et ses efforts pour monopoliser à son
profit les manifestations du 22 juin. Ils ont entendu avec
inquiétude Benès faire allusion à l’entente entre la Tchéco-
slovaquie et (( les Etats de l’Europe de l’Est ».E n leur double
qualité de catholiques et de propriétaires terriens, ils n’ont
aucune envie de voir les avant-gardes soviétiques déboucher
à Prague, car ils pensent que ce sera le premier pas vers
la communisation du pays. Par ailleurs, ils se disent que si
le Gouvernement tchèque accepte de céder spontanément
Teschen aux Polonais, il n’aura plus aucun argument à
opposer aux Sudètes qui réclament leur incorporation au
Reich, ni aux Hongrois de Slovaquie qui demandent leur
retour à la Hongrie. A terme, le plan échafaudé par le
Président de la République précipitera le démembrement
qu’il s’agit d’éviter. Dans l’immédiat, il élargit la brèche
entre Benès et Hodja, entre Hodja et Sirovy. Au moment
où le territoire se disloque, l’Exécutif tchécoslovaque se
désagrège lui aussi.
Pendant ce temps, la mobilisation tchèque bat son plein.
Le 24 septembre, M. Krofta réunit un groupe de diplo-
mates étrangers pour leur dire :
- (( De nouvelles concessions de notre part sont impos-
sibles, maintenant que notre mobilisation est en cours.
Kous avons dépassé le stade dangereux et nous tenons la
situation militaire bien en main. Nous nous attendions hier
à une première attaque de la Luftwaffe, destinée à empêcher
la concentration de nos troupes. Celle-ci n’a pas eu lieu. I1
faut interpréter cette abstention comme un signe de fai-
blesse. Si notre mobilisation se poursuit normalement demain
e t après-demain, 40 divisions tchèques seront prêtes à faire
face aux 80 divisions allemandes 3. 1)
pourrait s’interpréter alors de la façon suivante : a S’il faut se battre, je me
battrai (avec Sirovy); s’il faut négocier, je négocierai (avec Hodja). D
1. II sufit de jeter un regard sur la carte pour voir qu’il est beaucoup plus
facile aux troupes russes, d e passer par la Pologne que par la Roumanie.
2. Devenu ministre des Affaires étrangéres dans le Cabinet Sirovy.
3. Fritz B E R B E R , Europaische Politik, 1933-1938, im Spiegel der Prager Akien,
p. 152.
444 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMAND E

Une heure plus tard, toutes les communications télépho-


niques et ferroviaires sont rompues entre la Tchécoslovaquie
e t l’Allemagne. Telle est l’atmosphère dans laquelle le Gou-
vernement tchèque reçoit des mains de M. Newton le Mémo-
randum de Godesberg 1.
Cette fois-ci, les délibérations sont brèves. Le Mémoran-
dum est rejeté à l’unanimité.
Le lendemain matin 25 septembre, J an Masaryk, ministre
de Tchécoslovaquie à Londres, remet la note suivante à
Lord Halifax :
u Les Gouvernements français et anglais savent fort bien que
nous n’wons accepté le plan dit franco-anglais qu’à la suite
de pressions extrêmes et sous l’effet de la contrainte. Nous n’avons
même pas eu le temps de formuler des observations sur le carac-
tère inexécutable de certaines de ses dispositions. Nous ne l’en
avons pas moins accepté, convaincus qu’il mettait un terme aux
exigences qui nous étaient posées, et parce qu’il ressortait des
pressions franco-anglaises que ces deux Puissances garanti-
raient nos frontières réduites et nous soutiendraient, a u cas où
nous serions traîtreusement attaqués ...
(( L e nouveau Gouvernement tchèque, constitué par le géné-

ral Sirovy, se considère toujours lié par Tacceptution d u plan


franco-anglais, donnée par le Gouvernement précédent.
(c M a i s nous recevons à présent un Mémorandum allemand
qui est e n réalité un ultimatum, comme on en adresse habituelle-
ment à un peuple vaincu et non un projet d’accord prhenté à
un État souverain qui a montré les plus grandes dispositions à
faire des sacrifices e n faveur de la paix. L e Gouvernement de
M . Hitler n’a pas manifesté la moindre disposition de ce genre
en ce qui le concerne.
(( M o n Gouvernement a pris connaissance avec indignation
d u contenu de ce Mémorandum. N o n seulement les propositions
qu’il contient vont beaucoup plus loin que celles d u plan franco-
anglais, mais elles enlèvent toute sécurité à notre existence natio-
nale. Elles exigent que nous abandonnions une grande partie
de notre système fortifié et que nous permettions aux aymèes
allemandes de s’enfoncer profondément dans notre territoire,
sans nous laisser le temps d’organiser le pays sur des bases
nouvelles, ni de prendre aucune autre mesure pour assurer sa
défense. L’acceptation de ce Mémorandum équivaudrait auto-
matiquement à la perte de notre indépendance nationale et éco-
nomique. Toute la procédure relative a u transfert des populations

1. Voir plus haut, p. 432-434.


LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU REICH 445
se transformerait en une Juite éperdue pour tous ceux qui refusent
d’accepter le joug nazi. Ils devraient quitter leurs foyers sans
rien emporter avec eux de leurs affaires personnelles, pas même
leurs vaches, s’il s’agit de populations agricoles.
u M o n Gouvernement tient à déclarer d’une façon solennelle
que, sous leur forme actuelle, les exigences de M . Hitler sont
totalement et absolument inacceptables. M o n Gouvernement se
sent tenu de leur opposer la résistance la plus farouche, ce que
nous ne manquerons pas de faire avec l’aide de Dieu. L a nation
de saint Wenceslas, de Jean Huss et de Thomas Masaryk ne
sera jamais une nation d’esclaves. En cette heure de détresse
suprême, nous comptons sur l’assistance des deux grandes Dèmo-
craties occidentales, dont nous avons suivi les conseils, bien
à l’encontre de notre jugement personnel l. 1)

A présent, on se demande comment on pourrait éviter


la guerre. Des divisions allemandes de plus en plus nom-
breuses se concentrent en Silésie, en Bavière et en Autriche,
tandis que les troupes tchèques montent vers leurs case-
mates blindées.
*
i *

E n rentrant de Godesberg, Chamberlain a atterri à Heston le


24 septembre, un peu après 13heures. Avant de quitter Hitler,
il a refusé de prendre position à l’égard de son Mémorandum
et s’est borné à lui dire qu’il le transmettrait à Prague. Mais
il sait que l’ultime chance d’éviter un conflit n’en réside pas
moins dans son acceptation par le Gouvernement tchèque,
fût-ce - comme il l’espère - sous une forme atténuée. Ce
souci transparaît dans les paroles qu’il adresse aux journa-
listes à sa descente d’avion:
- (( J’ai bon espoir »,leur dit-il, (( que tous les intéressés
poursuivront leurs efforts pour trouver une solution paci-
fique au problème tchécoslovaque, car la paix de l’Europe
en dépend pour notre temps 2. D
E n arrivant à Downing Street, Sir Robert Vansittart le
prévient que l’opinion anglaise est en train de se durcir e t
attire son attention sur un message qui lui a été adressé
par le Congrès juif mondial :
(( Notre devoir est de vous informer de l’anxiété croissante

èprouvèe par des millions de J u i f s e n face des tentatives de


1 . Documents on British Foreign Policy, II, p. 1092.
2. Sunday Times, 25 septembra 1938.
446 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMAN D E

l’Allemagne pour acquérir de nouveaux territoires habités par


des Juijs I.
( ( L e s Juifs d u monde entier n’ont pas oublié le traitement
inhumain infligé aux Juifs de la Sarre et de l’Autriche
(( L’exécutif du Congrès juif mondial nous prie en consé-
quence de n’accepter aucun règlement qui ne sauvegarderait pas
absolument les droits des Juifs S. n

Voilà qui ne rend pas la négociation plus aisée ... Mais il se


fait tard. .Après les journées harassantes qu’il vient de vivre,
Chamberlain a besoin d’un peu de repos. Aussi remet-il
au lendemain toutes les décisions importantes.
Le dimanche 25 septembre, en possession de la réponse
d u Gouvernement tchèque au Mémorandum de Godesberg,
il demande à Daladier et à Bonnet de venir se concerter
avec lui. Puis il convoque le Cabinet restreint et le Conseil
des Ministres, pour faire part à ses collègues des résultats
de son voyage.
Au premier abord, les membres du Gouvernement britan-
nique sont consternés par la lecture du Mémorandum alle-
mand. Ils sont d’avis de le rejeter eux aussi. Chamberlain
leur répond u que la guerre est peut-être devenue inévitable,
mais que rien n’est survenu pour la rendre moins périlleuse
- du point de vue anglais 4 D, I1 informe ses collègues
de l’invitation qu’il a lancée à Daladier et à Bonnet et leur
demande de ne prendre aucune décision irrévocable avant
qu’il les ait vus.
t
* +
A 15 heures, le Conseil des Ministres se réunit à Paris,
a u Palais de l’Élysée. Daladier donne connaissance à ses
collègues du Mémorandum dé Godesberg.

1. Environ 360.000 Juifs, soit 2,7 yo de la population, vivent en Tchécoslo-


vaquie.
2. Peu apriis le rattachement de ces territoires au Reich, les lois raciales pro-
mulguées à Nuremberg le 1 5 septembre 1935 y ont été appliquées. (Voir vol. III,
p. 310.)
3. Résolutkm cotée le 18 septembre 1938 par le Congrès juif mondial. Un mes-
sage identique est adressé au président Daladier. a En 1938 )),dira Chamberlain
à Oswald Pirciw, ministre de la Défense de l’Afrique du Sud, qu’il a chargé d’aller
dire à Hitler qu’un accord anglo-allemand était ce qui lui tenait le plus B cœur,
a les Juifs ont exercé une forte pression sur moi, pour me dissuader d e conclure
aucun arrangement avec le Führer 9. (News Chronicle, 15 janvier 1952.)
4. Keith FEILING, The Life of Nevilla Chamberlain, p. 371.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES A U R E I C H 447
- u C’est une folie de croire que les Tchèques vont céder,
maintenant qu’ils ont mobilisé »,déclare Daladier.
- (( Qu’en dit Benès? N demande Mandel avec anxiété.
- (( Et les Anglais? 1) interjette Sarraut. (I Considèrent-ils,
eux aussi, que le Mémorandum est inacceptable?
- u I1 est encore trop tô t pour le dire. Nous le saurons
tout à l’heure quand nous serons à Londres »,déclare Bonnet.
u E n ce qui me concerne, certains points du Mémorandum me
paraissent inacceptables. Mais d’autres pourraient peut-être
faire l’objet d’une discussion ... 1)
- u Pour ma part »,l’interrompt Daladier, u je ne consen-
tirai jamais à la cession de la zone verte l. D
- u Nous sommes quelques-uns qui ne nous résignons
pas à la guerre! N s’exclame de Monzie, en regardant fixe-
ment Mandel.
Sa remarque soulève un concert de protestations.
- u Quelqu’un ici veut-il la guerre? n
Finalement les ministres se mettent d’accord sur les prin-
cipes suivants : 10 maintien de la Commission internatio-
nale; 20 fixation de dates limites pour sa constitution et
l’achèvement de ses travaux; 30 possibilité pour ladite
Commission de consentir à l’occupation symbolique et pro-
gressive de certaines portions du territoire; 40 refus de
tout plébiscite dans la zone verte.
- u Quelle réponse ferez-vous aux Anglais », demande
de Monzie à Daladier, u si ceux-ci vous interrogent sur l’atti-
tude de la France, au cas où l’Allemagne attaquerait la
Tchécoslovaquie?
- u J e veux bien faire toutes les concessions possibles u,
répond Daladier, u mais devant une agression non provoquée,
nos engagements jouent. J e leur reste fidèle. J e l’ai assez
dit depuis six mois 2. D
La séance est levée aux alentours de 16 heures 8.
1. La zone marquée en vert. sur la carte annexée au Mémorandum de Godes-
berg est celle où Hitler exige l’instauration de plébiscites.(Voir plus haut, p. 433.)
2. Sur le Conseil des Ministres du 25 septembre, voir Jean ZAY, Carnets, p. 11
et s.; Anatole DE MONZIE, Ci-devant, p . 37 et S.
3. Le communiqué suivant est publié à l’issue du Conseil :
a Le Gouvernement a été unanime à approuver les déclarations que le Présideni
du Conseil et le Minisire des Aflaires étrangères se proposent de porter à Londres,
au Goucwnemrnt britannique. I )
448 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

+ i

Vers 17 h. 30, le Président du Conseil et le ministre des


Affaires étrangères s’envolent du Bourget. Le temps est
exécrable. Le vent soume avec violence et la pluie tombe
par rafales. Dans l’avion, le silence des passagers est total.
On n’entend que le grondement des moteurs. Les deux
ministres :se plongent dans leurs dossiers sans dire un mot.
A Croydon, où ils atterrissent à la nuit tombante, quelques
rares curieux qui les attendent malgré la pluie, leur crient
en les voyant : (( Vive la France l! n
A 21 heures, Daladier et Bonnet arrivent au I O , Downing
Street, où ils sont accueillis par le Premier Ministre. A ses
côtés se tiennent Lord Halifax, Sir John Simon, Sir Samuel
Hoare et, un peu en retrait, Sir Horace Wilson, Sir Robert
Vansittart et Sir Alexander Cadogan.
Dés l’ouverture d e la séance, M. Chamberlain relate les
péripéties de son entrevue avec Hitler. I1 conclut en
disant :
- (( J e n’ai pris aucun engagement envers le Chancelier,
sinon de transmettre son Mémorandum au Gouvernement
tchécoslovaque, pour avis, et d’en rendre compte au Gou-
vernement français. ))
Puis il ajoute, après un moment de silence :
- a E t vous, quelle est votre impression? ))
- (( Nous considérons les prétentions nouvelles exposées
par Hitler dans son Mémorandum comme absolument exor-
bitantes n!, répond Daladier sans l’ombre d’une hésitation.
Nous ne pouvons recommander à la Tchécoslovaquie
d’accepter ce projet. D’ailleurs, le Gouvernement de Prague
l’a déjà repoussé. n
- (( E t si l’Allemagne envahit la Tchécoslovaquie à la
suite de ce refus? D demande Chamberlain.
- (( Dans ce cas »,répond Bonnet, (( la France accordera
aussitôt son assistance à Prague. ))
- u Ne pourrait-on envoyer immédiatement sur place la

1. Georges BONNET, La Défense de lo Paix, I, p. 267. C’est la troisième fois que


lea ministres français se rendent à Londres depuis le début de l‘année. Leur pre-
mière visite a eu lieu les 28 et 29 avril (voir plus haut, p. 310 et s.); la seconde,
le 18 septembre (voir plus haut, p. 395 et E.).
LE RATTACHEMENT D E S SUDETES AU REICH 449
Commission internationale, qui a été prévue lors de nos
conversations du 18 septembre? 1) demande Daladier l.
- (( Cette solution n’a aucune chance d’être agréée par
l’Allemagne »,répond Chamberlain.
Après cet échange d’observations très courtes, la partie
diplomatique de la conférence est terminée. Le Gouverne-
ment français et le Gouvernement britannique sont d’accord
pour repousser dans son ensemble le Mémorandum de Godes-
berg. (( Alors )), nous dit Bonnet, (( s’engage une nouvelle et
longue discussion, qui porte uniquement sur les questions
militaires 2. ))
Chamberlain, Sir Samuel Hoare et Sir John Simon qui
parlent tous à la fois, prennent soudain Daladier sous un
feu roulant de questions :
- (( De quels moyens dispose l’armée française pour assis-
ter la Tchécoslovaquie? ))
- (( Quel est votre plan de bataille contre l’Allemagne? D
- (( Votre artillerie lourde est-elle capable de détruire les
lignes fortifiées allemandes? ))
- a: La France peut-elle mettre sur pied un nombre sufi-
sant de divisions d’infanterie, éclairées par une aviation
puissante et équipée d’engins modernes, pour mener une
offensive qui abattra l’Allemagne? n
Daladier, qui n’est pas seulement Président du Conseil,
mais ministre de la Défense nationale et de la Guerre, se
défend pied à pied. I1 répond avec force que la France
tiendra sa parole, qu’elle respectera ses engagements, mais
il ne veut visiblement pas donner à ses interlocuteurs des
précisions qui risqueraient de les décourager. Or les Anglais
sont tenaces. Ils ne se contentent ni d’affirmations en l’air,
ni de données approximatives. Ils veulent savoir exactement
à quoi s’en tenir et reprennent leur interrogatoire au point
où ils l’ont laissé :
- (( La Tchécoslovaquie, nous en sommes certains, sera
écrasée en quelques jours. La France sera alors seule en
face de l’Allemagne. De quels moyens disposera-t-elle pour
la vaincre? 1)
Daladier est sur la sellette. I1 recommence ses explications,
sans parvenir, semble-t-il, à convaincre ses auditeurs. Alors
Chamberlain intervient :
1. Voir plus haut, p. 397.
2. Georges BONNET,La Délense de la Paix, I , p. 268 e t s.
V 29
450 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

- (( J’ai recueilli »,déclare-t-il, (( les informations les plus


alarmantes sur l’état de l’aviation française et sur l’inca-
pacité de vos usines à remplacer les appareils perdus dans
les premiers jours de la guerre. Si une pluie de bombes
s’abat immédiatement sur Paris, sur les aérodromes, sur
les gares, sur les centres ferroviaires, la France se trouvera-
t-elle en mesure de se défendre et de contre-attaquer? ))
Mais le Président du Conseil refuse de s’engager davan-
tage sur le terrain technique. I1 passe à la contre-attaque en
demandant à Chamberlain :
- (( E t vous, monsieur le Premier Ministre, acceptez-vous
le Mémorandum d’Hitler?
- Cc n’est pas à moi 11, répond Chamberiain, (( c’est a u
Gouvernement tchécoslovaque de l’accepter ou de le
rejeter ... ))
- (( Mais alors »,insiste Daladier, (( estimez-vous que la
France doive demeurer passive? ))
- (( Ce n’est pas au Gouvernement britannique qu’il
appartient d’émettre une opinion sur ce que doit faire la
France, c’est au Gouvernement français. ))
La discussion se prolonge ainsi pendant une heure, sans
aucun résultat. Le Premier Ministre commence à donner des
signes de fatigue. I1 demande s’il ne serait pas possible d e
faire venir le général Gamelin. Comme tout le monde
estime que ce serait une bonne idée, on téléphone a u général
1. Elles proviendraient du général Dentz, qui a fait part à Phipps de ses
appréhensions concernant la puissance de la Luftwaffe et I’insuflisance de I’avia-
tion française (Documents on Brifish Foreign Policy, II, 1034), Caillaux de son
côté a fait savoir, le matin même, à l’ambassadeur d’Angleterre, a que la majorité
du Sénat voterait contre la guerre D. (Id., II, 1083.) Phipps a cru pouvoir en
inférer a que la guerre serait très impopulaire en France, à moins que l’agression
allemande rie soit brutale, sanglante e t prolongée par la bravoure de la résistance
tchéque. J’cstime donc D, poursuit-il, a que le Gouvernement de Sa Majesté devrait
prendre conscience de l’extrême danger auquel il s’exposerait en se donnant fût-ce
l’apparence de soutenir ce petit groupe bruyant et corrompu qui milite ici en
faveur de la guerre. Tout ce qui est bien en France est contre la guerre, presque
à tout prix (d’où la gratitude profonde e t pathétique éprouvée à l’égard de notre
Premier Ministre). A moins que nous ne soyons assurés de succès initiaux consi-
dérables, tout le meilleur en France - e t tout le pire - se tourneront contre
nous, pour rious accuser d’avoir poussé les Français à livrer ce qui aurait dû nous
apparaître, dès le début, comme une bataille perdue d’avance. S’engager dans ce
qui sera sans doute le plus grand conflit de l’histoire avec une alliée qui combattra
- si elle ne peut faire autrement -sans yeux (aviation) et sans cœur, doit nous
donner furieusement à réfléchir. On me demandera pourquoi je n’ai pas exprimé
cette opinion plus tôt. J e réporldrai que, jusqu’à la dernière heure, les Français
se sont ancrés dans l’idée que la paix dépendait de la Grande-Bretagne, e t non
d’Hitler. Ils se sont convaincus que si l’Angleterre parlait avec suffisamment de
fermeté à Hitler, celui-ci s’effondrerait D. (id,,II, 1076.)
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES A U R E I C H 451
pour le prier d’être à Londres très tôt le lendemain matin.
Vers 3 heures du matin, Daladier e t Bonnet quittent
enfin Downing Street. Une foule de curieux, de journalistes
e t de photographes les attendent devant la porte. Mais ils
regagnent l’ambassade de France sans faire aucune décla-
ration.
Arrivé à l’ambassade, Bonnet trouve plusieurs télégram-
mes sur sa table. L’un a été envoyé par M. de Lacroix. Le
ministre de France à Prague rapporte en ces termes la con-
versation qu’il a eue avec Benès au matin du 25 septembre :
N L e Président de la République m’a convoqué ce matin à
8 heures. I l avait eu connaissance dans la nuit d u Mémorandum
allemand et de la carte annexe. I l e‘tait a u comble de l’émotion.
De son indignation, qui s’exprimait en phrases hachées, (extrais
les précisions suivantes: M . Benès connaît les dificultes de la
France; il ne veut accroître les dificultés n i pour la France ni
pour l’Angleterre; il maintient avec son Gouvernement l’accep-
tation de la proposition franco-anglaise remise lundi dernier
mais il ne peut aller plus loin. II n’ira pas plus loin. Le pli-
biscite, lui, est inacceptable. C’est u n moyen de disloquer
l’État. Il donnerait lieu a u x troubles les plus graves, le sang
serait versé.
(( M . Benès a conclu e n demandant a u Gouvernement françuis

de declarer à Londres que la France n’admettrait pas ce plan. n


C’est précisément ce que Daladier et Bonnet viennent de
faire.
Après ce premier télégramme, le ministre des Affaires
étrangères en ouvre un second : il émane de M. Albert
Sarraut, ministre de l’Intérieur. Ses services viennent de
s’apercevoir qu’il n’y a pas de masques à gaz à distribuer à
la population parisienne et demande que l’on remédie à
cette lacune en commandant un million de masques à
Londres. Aussitôt consulté, le ministre de la Défense britan-
nique répond qu’il n’en a pas lui-même sufisamment pour la
population londonienne e t qu’il lui est impossible d’en
fournir. (( Ces deux télégrammes n, remarque Georges Bonnet,
(( semblaient illustrer le débat qui s’était poursuivi dans la

nuit entre Daladier et les ministres anglais. Il était évident


que, dans cette crise, nos fins dépassaient de beaucoup
nos moyens 2. D
1, C’est-à-dire le plan franco-anglais.
2. Georges BONNET, Ln Dilense de la Paix, I, p. E O .
452 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Le lendemain matin, MM. Daladier et Bonnet retournent


à Downing Street, accompagnés de M. Corbin ambassadeur
de France et du général Gamelin, qui vient d’arriver. Une
première conférence a lieu entre M. Daladier, le général
Gamelin, M. Neville Chamberlain, Sir Thomas Inskip,
ministre de la Coordination de la Défense britannique e t le
général Gort. Comme elle est uniquement consacrée aux
questions militaires, ni Georges Bonnet ni Lord Halifax
n’y participent.
On comprend aisément l’attitude de Chamberlain. Pour
lui, refuser de patronner le Mémorandum de Godesberg est
une chose ;engager tout l’Empire britannique dans la guerre
en est une autre. Mais il ne peut se maintenir en dehors du
conflit que si la France ne s’y précipite pas, tête baissée. Les
Anglais ont cru tout d’abord, sur la foi des rapports de leur
ambassadeur à Paris l, que le Gouvernement français, con-
scient de son impréparation, se garderait de le faire. (Le
feu roulant de questions auquel ils ont soumis Daladier
n’avait pas d’autre objet que de lui faire toucher du doigt
la différence qui existe entre vouloir faire la guerre et la
faire effectivement.) Mais l’attitude très ferme du Président
du Conseil et les propos non moins fermes que leur tient
le général Gamelin modifient leur optique. Ils se disent
que si l’Allemagne attaque la Tchécoslovaquie, la France
marchera. C’est sans doute une folie, car le conflit s’enga-
gera dans les pires conditions. Mais c’est ainsi. Hitler se
retournera alors contre la France. La sécurité française sera
compromise et cela, l’Angleterre ne pourra pas le tolérer.
Elle sera donc obligée d’intervenir elle aussi. Alors, autant
le faire savoir tout de suite. Non point parce quele Premier
Ministre estime qu’il n’y a pas d’autre issue (il n’a pas
encore perdu tout espoir de faire prévaloir une solution
négociée), mais parce qu’il se dit que l’affirmation claire et
nette de la solidarité franco-britannique est le seul argu-
ment de nature à faire réfléchir Hitler. Aussi déclare-t-il

1. Voir plus haut, p. 450, n. 1.


2. Celui-ci invoque : 1 0 la force de l’infanterie française et de la ligne Magi-
not; 20 les faiblesses allemandes : déficit de cadres, pénurie de matières premières,
inachèvement de la ligne Siegfried; 30 l’impossibilité pour l’Italie de faire une
guerre de iongue durée; 40 la possibilité pour la Tchécoslovaquie de prolonger sa
résistance en tenant bon au nord et au sud de la Moravie, quitte à abandonner
une partie du territoire. (Général GAMELIN, Servir, II, p. 351-352. Conrwsatiorr
avec M. Neville Chamberlain, le 26 septembre 1938.)
LE R A T T A C H E M E N T D E S SUDÈTES AU REICH 453
aux ministres français, après s’être concerté un moment
avec ses collègues :
- N J e comprends parfaitement votre position. J e vais
envoyer Sir Horace Wilson à Berlin, porteur d’un message
personnel pour Hitler dans lequel je ferai connaître au
Chancelier du Reich que le Gouvernement tchécoslovaque
a repoussé son Mémorandum. J e le presserai en même temps
de recourir à la négociation plutôt qu’à la force. S’il s’y
refuse malgré tous mes avertissements, Sir Horace Wilson
lui lira la déclaration suivante : (( Le Gouvernement français
nous a fait connaître qu’il tiendrait pleinement ses obli-
gations, en cas d’attaque allemande contre la Tchécoslova-
quie. Si la France se trouvait entraînée à des hostilités
contre l’Allemagne, en exécution des obligations découlant
des traités, le Royaume-Uni se sentirait tenu de lui venir
en aide 1. D
La délégation française en prend acte avec satisfaction.
Un communiqué annonce au public que l’accord est fait
entre les deux gouvernements et que Sir Horace Wilson
va partir immédiatement pour l’Allemagne. Après avoir
déjeuné à Londres, Daladier et Bonnet reprennent l’avion
pour Paris, où ils atterrissent à 16 h. 30, sous une pluie
battante.
E n arrivant au Quai d’Orsay, le ministre des Affaires
étrangères y trouve une foule de journalistes et de curieux
qui l’attendent dans l’antichambre. A leurs questions angois-
sées, il répond d’un ton las :
- (( J e crains, à présent, que la guerre ne soit inévitable... n
Quelques instants plus tard, Sir Eric Phipps se fait annon-
cer. I1 insiste pour que la France n’engage aucune action
militaire offensive sans s’être concertée préalablement avec
le Gouvernement britannique. Bonnet le lui promet, mais
il profite de l’occasion pour aborder la question de fond :
- (( Le Gouvernement britannique », dit-il à l’ambas-
sadeur, ((nous a fait connaître qu’en cas de guerre, il ne
pourrait mettre à notre,disposition, pendant les six premiers

1. a On voit que la lettre du Premier Ministre définissait sann dquivoque la


position de la France Y, écrit Georges Bonnet. n Quant a l’Angleterre, la formule
employée par M. Chamberlain, bien qu’elle ne signifidf pas que I’Aingleferre était
résolue à entrer en guerre immédiatement contre l’Allemagne au% c8fCs de la France,
était cependant plus ferme que celle dont avait usé jusqu’alors le Gouvernement
britannique. I ( L a Défrnac! de IA Paiz, I, p. 271.)
454 HISTOIRE D E L ’ A R M É E ALLEMAN D E

mois, .q!ie cent cinquante avions e t deux divisions non


motorisees l. Vous connaissez aujourd’hui l’extrême gravité
de la situation. La France est maintenant au bord de la
guerre. Vous trouverez certainement légitime que le Gouver-
nement français vous demande des précisions sur un certain
nombre de points :
(( 10 Si la guerre éclate parce que la France a assisté la

Tchécoslovaquie, le Gouvernement britannique est-il prêt


à décréter immédiatement la mobilisation générale?
20 Est-il décidé à faire voter la conscription?
(( 30 Accepte-t-il que l’Angleterre mette en commun avec

nous toutes ses ressources économiques et financières pour


la conduite de la guerre? D
- c Je ne puis vous donner sur tous ces points aucune
assurance I), ré‘pond Phipps, après avoir réfléchi un long
moment. (( Si nous ne vous promettons,sur terre et dans les
airs, qu’une aide aussi faible, c’est que nous ne pouvons pas
faire davantage 2. ))

* *
- (( J’ai u n plan prêt à toute éventualité »,a dit Benès
à la radio de Prague au soir du 21 septembre, (( et je ne m’en
laisserai détourner par rien S. )) I1 consiste, devant les hési-
tations de Londres e t de Paris, à neutraliser la Pologne et la
Hongrie, avec l’arrière-pensée de faciliter une intervention
soviétique.
Le 26 septembre, M. Ignace Mosciski, Président de la
République polonaise, reçoit une lettre personnelle de Benès,
datée du 224, dans laquelle il lui propose (( le rétablissement
de relations amicales entre leurs deux pays, par un règlement
des litiges frontaliers qui les opposent 6 ».E n d’autres termes,
l e Gouvernement tchécoslovaque serait disposé à restituer
1. Voir plus haut, p. 326.
2 . Georges BONNET, La Ddfense de la Paix, I, p. 272.
3 . Voir plus haut, p. 442.
4 . Le fait que cette lettre est datée du 22, démontre que le plan évoqué par
Benès dans son discours radiodiffusé a bien trait à la Pologne: Le retard dans sa
transmission est dû à ce que le Gouvernement de Prague a voulu sonder tout
d’abord le fils du Président de la République polonaise, qui occupe les fonctions
de chargé d’affaires à Bruxelles, sur les réactions éventuelles de son père. La
réponse de hi. Mosciski junior n’a pas été très encourageante. (Cf. ÇZEMDEK,
Journal, 1933-1939, 25 septembre 1938.)
5 . On trouvera le texte intégral de cette lettre dans BECK,Bernier Rapport,
p. 342 et s.:,BENÈR,Mnichwské dny, p. 71 et s.
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES AU R E I C H 455
le territoire de Teschen à la Pologne, en échange d’une prise
de position (f plus active )) en faveur de Prague Mais Benès
est dans la situation de l’Empereur Charles à la veille de la
dislocation de l’Empire austro-hongrois : plus rien ne peut
lui réussir. Tout comme la mobilisation partielle du 20 fnai
et la proposition de céder les (( saillants allemands n au
Reich 2, cette ultime tentative pour échapper à l’encercle-
ment va se retourner contre lui. Elle vient beaucoup trop
tard pour que les Polonais y consentent.
Pourquoi paieraient-ils d’un prix aussi élev6 - le passage
des troupes russes à travers leur territoire - le transfert
d’une province qu’ils sont sûrs d’obtenir pour rien? Aussi,
M. Mosciski répondit-il à Benès d’une façon polie, mais
froide. II admet qu’un règlement amiable de la question
de Teschen améliorerait sensiblement les relations polono-
tchèques 1)’ mais refuse d’engages la discussion sur le fond.
Quant à M. Lipski, l’ambassadeur de Pologne à Berlin, il
a, le lendemain même, une conférence avec Ribbentrop et
Weizsacker, au cours de laquelle il confirme à ses interlo-
cuteurs que la Pologne reste fidèle à la politique définie dans
sa note du 21 septembre 3 et leur annonce que des troupes
polonaises se concentrent à la frontière tchèque.
A ce moment, 1’U. R. S. S. a un geste inattendu. Le 23 sep-
tembre, M. Potemkine, vice-commissaire du Peuple aux
Affaires étrangères, remet au chargé d’affaires polonais à
Moscou une note dans laquelle il lui dit :
- (( Les concentrations de troupes polonaises à la fron-
tière tchèque semblent indiquer que le Gouvernernent polo-
nais s’apprête à s’emparer d’une partie du territoire tchéco-
slovaque. Jusqu’ici le Gouvernement polonais n’a pas démenti
cette intention. C’est pourquoi le Gouvernement soviétique
se croit tenu d’attirer son attention sur le fait qu’il serait
obligé de dénoncer sans préavis le pacte de non-agression
conclu le 25 juillet 1932.entre 1’U. R. S. S. et la Pologne,
au cas où cette dernière attaquerait la Tchécoslovaquie 4. ))
1. Londres et Paris soutiennent cette proposition, dans l’espoir de voir liquider
ainsi un des loyers de discorde.
2. Suggtrée dans le Mémoire confidentiel, apporté à Paris par Bf. NeEas. (Voir
plus haut, p. 393.)
3. La note du 21 septembre 1938, fixant l’attitude de la Pologne, a été adressée
simultanément à Prague, à Londres et a Paris. Elle a été rédigée a la suite de
l’entrevue que B2. Lipski a eue, le 20, avec Hitler à Berchtesgaden. (Voir plus
haut, p. 410 et s.)
4. Cette déclaration est dans la ligne des propos tenus par M.Litvinov à M. Cou-
456 HISTOIRE D E L ’ A R M i E ALLEMANDE

Le colonel Beck hausse les épaules en lisant ce message,


qui ne porte même pas l’en-tête du ministère : à ses yeux ce
n’est qu’un geste - u n geste de propagande
- (( Las mesures que la Pologne peut être amenée à
prendre pour assurer sa défense »,répond-il, (( relèvent uni-
quement du Gouvernement polonais. Celui-ci ne doit, à ce
sujet, aucune explication à personne. Le Gouvernement
polonais connaît parfaitement le texte des traités qu’il a
signés. )) Réponse volontairement insolente, faite pour tenir
1’U. R. S. S. à distance 2...
Mais les exigences accrues formulées par Hitler dans son
Mémorandum de Godesberg et leur rejet formel par le Gou-
vernement tchécoslovaque ont rendu confiance aux élé-
ments anglais hostiles à la conciliation. Le 26 septembre,
Attlee a adressé une lettre à Chamberlain, l’invitant à tenir
compte de la motion votée le 8 septembre par le Parti
travaillis te, demandant au Gouvernement britannique (( de
constituer un front unique anglo-franco-russe au cas où
l’Allemagne attaquerait la Tchécoslovaquie ».Le même jour,
dans le courant de l’après-midi, Churchill se rend à Downing
Street pour y plaider une fois de plus la cause de la N Grande
Alliance 3 11. Le Premier Ministre le reçoit en présence de
Vansittart et de Halifax. Chamberlain - comme nous
l’avons vu - n’est nullement convaincu de l’efficacité de
cette formule 4. Mais sans doute estime-t-il que dans la
situation du moment, il convient d’exercer la plus grande
pression possible sur Hitler. Aussi laisse-t-il Vansittart
publier dans la soirée un communiqué affirmant que (( si les
Tchèques étaient attaqués, la France marcherait »,et que
(( l’Angleterre et la Russie se trouveraient à ses côtés ».
londre. (Voii. plus haut, p. 345.) Cf. Akten zur Deictsclirn Awwnrtigen i’olitik,
Rapport de M. von der Schulcnburg, II, p. 582.
1. Confidence du coloncl Beck à M. von Moltke, ambnssadcur du Reich à
Varsovie. Beck a tort. Le sens de cette démarche se révélera plus tard.
2. L’U. R. S. S. ne demande d’ailleurs pas mieux. Lorsque, le 30 septembre,
Varsovie adressera un ultimatum en règle a Prague, Moscou ne réagira pas. Il sera
d’ailleurs trop tard. (Boris CELOVSKY, Das Münchener Abkommen, p. 442.)
3. France-Angleterre-U.R.S.S.
4. Voir plus haut, p. 305.
5. Toute une polémique s’est instaurée autour de ce communiqué a u sujet
duquel I’U. II. S. Ç. n’a pas été consultée. II sème un trouble d’autant plus grand
parmi les partisans de la paix, qu’il dément les propos tenus par ailleurs par
Chamberlain. Transmis par M. Comert, chef des services de Presse du Quai d’Or-
say, aux journaux parisiens, ceux-ci alertent Bonnet et lui demandent quelle
créance il convient d’accorder à ce texte. Le Foreign Ofice, interrogé, répond
avec embarras qu’il s’agit a non d‘un communiqué ofhiel, mais d’une infor-
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C H 457
Est-ce à dire que la Russie soit prête à intervenir? Ici,
encore une fois, on ne peut s’avancer qu’avec prudence en
raison de la non-publication des archives du Kremlin. Mais
certains faits irréfutables et les déclarations de Litvinov,
n’en permettent pas moins de se faire une opinion.

t
* *

Après une première phase durant laquelle 1”U. R. S. S.


a défendu le libre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes l,
puis une seconde où elle s’est faite la championne du statu
quo, sa politique étrangère entre à présent dans une troisième
phase : celle du repli tactique. C’est pourquoi il importe de
distinguer soigneusement ses engagements diplomatiques
réels des manifestations auxquelles elle se livre dans un
simple but de propagande a.
Longtemps, Litvinov a espéré faire sortir de la chaudière
tchèque une guerre générale qui ruinerait l’occident et per-
mettrait à la révolution communiste de faire un nouveau
bond en avant. Mais après mûre réflexion, il a abouti à la
conclusion que, malgré tous ses efforts, le conflit n’aurait
pas lieu et que les Démocraties capitalistes finiraient par
s’entendre avec le Reich, sur le dos de la Tchécoslovaquie et
a u détriment de Moscou. Le voyage de Chamberlain à
Berchtesgaden l’a ancré dans cette conviction.
- (( Croyez-moi »,a-t-il déclaré le 16 septembre à Genève,
(( il n’y aura pas de guerre. Ils vendront la Tchécoslovaquie.

J e connais les Chamberlain 3! D


A partir de ce moment, I’U. R. S. S. a commencé à battre
en retraite. Le problème a consisté,pour elle, à le faire sans
perdre la face, c’est-à-dire sans laisser soupçonner aux Partis

mation puisée à une source autorisée D. Finalement, on prétendra qu’il s’agit


sinon d’un faux, du moins d’une initiative personnelle de Vansittart. D’aprês le
récit de CEURCAILL(La Deuzième Guerre mondide, I, 1, p. 376 e t s.) qui assure
que le communiqué a été rédigé E en sa présence par un haut fonctionnaire du
Foreign Oflice I, il semble dificile de croire que ni Halifax ni Chamberlain n’en
aient été informés. Aujourd’hui, cette discussion a perdu beaucoup de son intérêt.
1. Voir plus haut, p. 336.
2. Les trois discours de Litvinov, prononcés à la tribune de la S. d. N. les 21,23
et 24 septembre, e t la rêponse du Maréchal Vorochilov au général Gamelin au
matin d u 26 septembre, appartiennent à cette deuxième catégorie. Quant à Sta-
line, il ne risque pas d’être mis en contradiction avec lui-même, pour la bonne
raison qu’il se confine dans un silence impénétrable.
3. Boris CELOVSKY, Op. cit., p. 375.
458 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

communistes étrangers qu’elle abandonnait sans espoir ceux


qu’elle avait défendus jusque-là si âprement l.
Lorsque le 19 septembre, Benès a posé les deux questions
suivantes à M. Trojanowski : (( 10 si la France remplit ses
obligations, 1’U. R. S. S. en fera-t-elle autant? 20 a u cas
où la France refuserait de remplir ses obligations et où la
Tchécoslovaquie déciderait de résister à l’Allemagne, que
ferait l’Union Soviétique? )) le ministre de 1’U. R. S. S. à
Prague a demandé à consulter Moscou. I1 n’est revenu a u
Hradjin que dans la soirée du 21, pour dire à Benès :
- « A la première question, la réponse est oui.A la seconde,
la position de mon Gouvernement est plus nuancée. I1
estime qu’au cas où la France ne remplirait pas ses obligations
et où l’Allemagne attaquerait la Tchécoslovaquie, cette
dernière devrait déposer immédiatement une plainte devant
le Conseil de la Société des Nations. Au cas où le Conseil
n’aboutirait pas à un vote unanime,l’U. R. S. S. se conten-
terait d’un vote obtenu à la majorité.
Comme .Benès s’est récrié que c’était une procédure beau-
coup trop lente et que la Tchécoslovaquie serait engloutie
avant quela S. d. N. ait eu le temps de se prononcer, M. Tro-
janowski a consulté une deuxième fois son Gouvernement.
Après quoi, il a déclaré :
- (( Que la Tchécoslovaquie dénonce l’agresseur devant
la S. d. N. L’Union Soviétique considérera cette démarche
comme sufisante pour lui permettre d’intervenir 2. D
Benès a-t-il espéré que Moscou lui apporterait une assis-
tance inconditionnelle? Dans ce cas, il s’aperçoit combien il
est loin de compte. Comme il sent que ses tractations avec
les Soviets fournissent des arguments supplémentaires à la
propagande allemande 3, qu’elles effraient tout un secteur
de son opinion publique et que les dirigeants de son État-
Major lui ont fait savoir clairement que, pour la Tchéco-
slovaquie, (( vouloir résister seule à l’Allemagne équivaudrait

1. Ce serait révéler à quel point sa politique étrangère est dominée par Ics inté-
rêts exclusiïs de Moscou.
2. BENES,Mnichovské dny, p. 86 et S.
3. Goebbels commence à presenter le conflit avec Prague comme le début
d’une Croisade antibolchévique.
4. Certains écrivains de gauche notamment Pierre Buk (F. C. Weiskopf) afirment
que les membres du Cabinet appartenant au Parti agraire (Hodja?) auraient été
jusqu’8 menacer Benès a d’ouvrir les frontières aux Allemands, s’il persistait à
faire appel à l’aide soviétique B. (Lo Tragédie tchécoslovaque, p. 25 et s.)
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU REICH 459
à un suicide, même en tenant compte de I’aide que pourrait
lui apporter la Russie »,Benès a opté pour l’acceptation du
plan franco-anglais 2. Le même jour, Litvinov a déclaré à
Genève que (( l’acceptation du plan franco-anglais équivalait
à une dénonciation du pacte tchéco-soviétique ».
Ainsi donc, 1’U. R. S. S. qui a toujours subordonné son
intervention à l’entrée en guerre de la France et à l’autori-
sation préalable de la Pologne et de la Roumanie de laisser
passer ses troupes à travers leur territoire, exige à présent
un vote de la Société des Nations! E t à quel moment l e
fait-elle? Dans l’après-midi du 21 septembre, lorsqu’elle
sait que Prague a déjà virtuellement accepté le plan franco-
anglais 3, ce qui exclut tout recours à l’organisme de Genève.
Cependant, une voie très simple lui est encore ouverte :
c’est de porter elle-même l’affaire devant la Société des
Nations. L’article 11du Pacte de Genève lui en donne toute
latitude 4. Mais Litvinov s’en gardera bien 5.
Durant les jours qui suivent, les journaux soviétiques
prennent une attitude de plus en plus réservée à l’égard
d’un soutien éventuel à la Tchécoslovaquie. Bientôt cette
rubrique disparaît complètement de leurs colonnes 6.
Le 23 septembre, le Commissaire soviétique aux Affaires
étrangères prononce un grand discours devant la 6 e Commis-
sion de la Société des Nations. Fait d’autant plus digne
1. A la suite de cette démarche, le Gouvernement a décidé à l’unanimité quc
la Tchécoslovaquie ne pouvait affronter seule l’Allemagne, même si 1’U. R. S. S.
venait à son secours. (Mackenzie COMPTON, Doctor Benés, Londres, 1946, p. 214.)
2. Plus tard, en écrivant ses Mémoires, M. Benès a présenté les choses sur un
jour un peu différent. A l’en croire, le Gouvernement tchèque n’aurait pas voulu
demander I’aide des Soviets, u pour enlever tout prétexte à Hitler de déclencher
une Croisade anticommuniste qui, survenant au moment où la Russie n’était pas
prête à y faire face, aurait pu porter un coup mortel au régime de Moscou n. Mais
il faut tenir compte du fait que Benès a rédigé ses Mémoires en 1942, à une époque
où il s’efforçait par tous les moyens d‘obtenir de Staline la reconnaissance de son
Gouvernement en exil.
3. Hitler, pour sa part, en a été informé le 21 septembre, dès 11 h. 45 du
matin. (Documents d u Tribunal militaire international de Nuremberg, XXVIII,
PS-1780, p. 387.)
4 . u Il est en outre déclaré que foul membre de la Société des Nations a le droit, à
titre amical, d’attirer l’attention de l’Assemblée d u Conseil sur toute circonstance de
nature à aflectcr les relations internationales et qui menace par suite de troubler la
paix ou la bonne entente entre nations, dont la paix dépend. n
5 . De méme qu’il ne demandera jamais lui-même à la Roumanie l’autorisation
de traverser son territoire. II se bornera à inviter la France à le faire à sa place.
(Déclaration de M . Comnène.)
6 . u Dans la presse, on ne trouve plus un seul niot relatif à un soutien russe à la
Tchécoslovaquie. n (Rapport de M . ton der Schuienburg, amùassadeur du Reich
à Moscou, Akten zur Deutschtn Auswürtigen Politik, II, p. 620.)
460 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

de remarque que la question tchécoslovaque n’est pas ins-


crite à son ordre du jour.
- (( L’Union Soviétique »,déclare-t-il, n’a pris l’enga-
gement de prêter assistance au Gouvernement de Prague
qu’à condition que la France intervienne. Elle n’aurait
aucune obligation envers la Tchécoslovaquie, si la France
assistait en spectatrice indifférente à une agression perpétrée
contre elle. Dans ce cas, 1’U. R. S. S. ne pourrait venir à son
secours qu’en vertu d’une décision qu’elle prendrait elle-
même, ou d’une résolution votée par la Société des Nations.
Mais que personne ne s’y trompe : cette aide ne correspon-
drait nullement à un devoir. Le Gouvernement tchèque n’a
jamais soulevé la question de notre assistance en cas de
non-intervention de la France et l’acceptation du plan
franco-anglais donne moralement au Gouvernement sovié-
tique le droit de considérer le Pacte russo-tchèque comme
caduc. Cependant, je veux bien admettre qu’il soit encore
en vigueur ... 1)
Quelques heures plus tard, à la demande du Foreign
Ofice, les délégués anglais viennent demander à Litvinov
de préciser le sens de ses paroles.
- (( La guerre peut éclater demain )), lui disent-ils. a E n
cas de conflit, quelle aide matérielle 1’U. R. S. S. apporte-
rait-elle à la Tchécoslovaquie? ))
- (( I1 m’est impossible de préciser l’ampleur de notre
mobilisation »,répond Litvinov, (( ni la mesure dans laquelle
notre aviation pourrait lui porter secours 2.
Les délégués britanniques, qui rapportent ces propos à
Londres, terminent leur compte rendu par ces mots désabusés :
- N M. Litvinov est très pessimiste en ce qui concerne
l’avenir 3. n
Que le délégué russe répugne à battre en retraite est
évident 4. Mais qu’il masque son repli derrière un écran de
fumée ne change rien à l’affaire.
1. C‘est inexact. M. Benès a posé très précisément cette question, le 19 sep-
tembre, à M. Trojanowski et celui-ci n’y a répondu qu’après avoir consulté son
Gouvernement. (Voir plus haut, p. 458.)
2. Boris CELOVSKY,Op.cii., p. 442. Voir également les Istwtia du 26 septembre
1938 et la Frankfurter Zeitung du 27. En somme, MOSCOUtient à l’égard de
Londres le même langage que Londres vis-à-vis de Paris. (Voir la réponse de
Phipps à Bonnet p. 454.)
3. a Dans l’esprit de Chamberlain n, écrit Keith FEILINO, a rien de conrtructif
ne ressortait des entretiens avec Litvinov B Genève. II (Op. c i t . , p. 371.)
4. C‘est la faillite de toute la politique de Litvinov. Mais Staline ne veut pas
courir le risque de i e trouver aeul en face de l’Allemagne, une fois la Tchécoslo-
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 461

+ ?

Pendant ce temps, Sir Horace Wilson vole vers Berlin l,


porteur d’un message personnel de Chamberlain pour Hitler 2.
I1 est reçu vers 17 heures à la Chancellerie, en présence de
Ribbentrop. Sir Nevile Henderson et Sir Ivone Kirkpatrick
l’accompagnent.
Schmidt, l’interprète du Führer, commence à traduire la
lettre du Premier britannique : u Le Gouvernement tchéco-
slovaque vient de me faire savoir qu’il repousse comme tota-
lement irrecevables les propositions contenues dans votre
Mémorandum... J e vous l’avais déjà prédit avant de quitter
...
Godesberg Le mieux serait, dans ces conditions, que les
modalités de la cession soient mises au point par des contacts
directs entre Berlin et Prague... ))
Dès la première phrase, le visage d’Hitler s’est rembruni.
Mais lorsqu’il entend parler de contacts directs entre Benès
e t lui, il ne se contient plus.
- (( La poursuite des négociations n’a plus aucun sens! ))
rugit-il en se dirigeant vers la porte de son bureau, sans même
prendre congé des diplomates anglais. Mais soudain, se
rendant compte combien cette sortie précipitée serait outra-
geante, il revient sur ses pas et se maîtrise sufisamment
pour que Schmidt puisse poursuivre la lecture de la lettre.
Mais avant même que cette traduction soit achevée, Hitler
explose littéralement. u Il s’ensuit », nous dit l’interprète
du Führer, (( une des scènes les plus tumultueuses que j’aie
jamais vécues, non que la colère d’Hitler ait eu aucun rap-
port avec les accès de rage hystérique que l’étranger lui a
souvent prêtés par la suite et dont, pour ma part, je n’ai
jamais été témoin, mais la conversation se transforme en
un véritable tohu-bohu S. u Tout le monde parle à la fois;

vaquie écrasée. Même la tension provoquée par le Mémorandum de Godesberg ne


modifiera pas sa ligne de conduite.
1. Wilson a quitté Londres dans la matinée du 26 septembre, aussitbt apris le
départ des ministres français. 11 atterrit à Tempelhof vers 15 h. 30.
2. C‘est le message dont le Premier Ministre a parlé à Daladier et à Bonnet, à
la fin de la conférence franco-britannique des 25 e t 26 septembre. (Voir plus
haut, p. 453.)
3. Paul SCHMIDT, Statist auf diplornafischer Bùhne, p. 408 et s.Hitler est d‘au-
t a n t plus en colère qu’il a appris depuis la veille que l’Angleterre et laFrance ont
donne leur assentiment à la mobilisation tchèque. I1 y voit une preuve de dupli-
cit6, qui lui enlève toute confiance dans les déclarations de Sir Horaco Wilson.
462 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

personne ne s’entend plus. Le Führer lance des impréca-


tions contre Benès et les Tchèques. Wilson est complètement
désarmé devant cet ouragan. Sa voix fluette n’arrive pas à
dominer celle de son interlocuteur, de sorte qu’il a peine à
placer un mot. I1 ne s’en efforce pas moins de calmer Hitler,
mais chacune de ses paroles ne fait qu’augmenter sa colère.
- Le :ter octobre »,affirme Hitler d’une voix tonnante,
(( j’aurai amené les Tchèques où je veux! ))

Finalement, Wilson réussit à lui demander de recevoir


quand même les négociateurs tchèques.
- (( E h bien, soit! répond Hitler. (( J e les recevrai. Mais à
deux conditions : que le Gouvernement tchèque accepte mon
Mémorandum, et qu’il me livre les territoires le l e r octobre.
J’attends sa rkponse avant le 28 septembre à 14 heures. 1)
L’entretien prend fin sur cette phrase menaçante.
Une heure et demie plus tard, Hitler prononce un grand
discours au Palais des Sports à Berlin. La salle, faite pour
contenir vingt-cinq mille spectateurs, est pleine à craquer l.
((La question qui nous préoccupe le plus depuis quelques
semaines »,s’écrie-t-il, est connue de tous. Elle ne s’appelle
((

pas tant la Tchécoslovaquie, que M. Benès! Ce nom résume


à lui seul, tout ce qui remplît des millions d’hommes de déses-
poir, de colère ou d’une résolution fanatique! n
Telle est l’exorde. Avec beaucoup d’habileté, Hitler ne
s’en prend pas au peuple tchèque. I1 concentre ses attaques
sur Benès lui-même, avec une violence telle qu’elle fera
dire à François-Poncet : (( Une pareille prise à partie, aussi
personnelle et aussi coléreuse, est unique dans les annales
de l’histoire contemporaine 2. ))
Hitler passe en revue ses efforts pour,s’entendre avec ses
voisins et cite en exemple sa réconciliation avec la Pologne :
u Maintenant D, poursuit-il, u se dresse devant nous le der-
nier problème que nous ayons à résoudre. C’est la dernière
1. A u moment où Hitler va monter à la tribune, on lui remet le télégramme
suivant de Lord Rothermere : n J e vous ai fourni maintes fois les preuves de mon
amitié pour l’Allemagne et suis convaincu que vous ne m’en voudrez pas si j’en
appelle B vous, avant votre discours de ce soir. La paix et la guerre sont en balance
et je connais comme vous les horreurs de la guerre, car vous n’ignorez pas que
j’ai perdu deux de mes trois fils dans le dernier conflit mondial. Un mot d’espoir
venant de VOUEI,apporterait un soulagement immense à des millions d’hommes. D
(Lord ROTHERMERE, Warnungen unù Propkzeiungen, Zurich, 1939, p. 171 et S.)
2. FRANÇO~S-PONCST, Souvenirs, p. 326.
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU R E I C H 463
revendication territoriale que j’aie à formuler en Europe,
mais c’est une exigence à laquelle je ne puis renoncer et que
je réaliserai, Dieu aidant ... L’État tchèque a été fondé sur
un mensonge, et le père de ce mensonge s’appelle Benès! ))

H i t l e r fait ensuite l’historique d e la Tchécoslovaquie. I1


dénonce la façon d o n t le Gouvernement t c h è q u e à violé le
Traité de Saint-Germain sur les minorités l, les mauvais
traitements qu’il n’a cessé d’infliger à la population alle-
m a n d e et la mobilisation partielle à laquelle il s’est, livré le
21 m a i :

(( A la longue, la France et l’Angleterre s’en sont émues.

Elles ont proposé à la Tchécoslovaquie la seule solution pos-


sible : la libération du territoire allemand et sa restitution a u
Reich. Benès a reconnu lui-même que ces territoires devaient
être cédés. Mais que fait-il? Au lieu de céder les territoires,
il expulse leurs habitants. C’est ici où le jeu s’arrête. Des
régions entières sont dépeuplées, des villages incendiés, les
Allemands délogés à coups de grenades lacrymogènes. Pen-
dant ce temps, M. Benès est à Prague, persuadé qu’il ne peut
rien lui arriver parce qu’il a derrière lui la France et l’An-
gleterre! ))

Hitler évoque alors son Mémorandum :

(( Voilà vingt ans que cela dure, vingt ans durant lesquels

le peuple allemand du Reich a dû assister en spectateur a u


martyre de ses frères sudètes, non qu’il ait jamais accepté
cette situation, mais parce qu’il était sans armes pour les
prot6ger contre leurs bourreaux! A présent, il faut que ce
jeu cesse! J’ai donc exigé que Benès soit mis a u pied du
mur et acculé à la vérité. J’ai exigé que les territoires alle-
mands nous soient remis avant le l e r octobre.
(( A cela je ne puis ajouter que ceci: deux hommes, àprésent,

se trouvent face à face, M. Benès e t moi. Deux hommes, à


vrai dire, très dissemblables. Lorsque les peuples se sont
étreints dans un corps à corps sanglant, M. Benès a cherché
refuge dans les antichambres des ministères, alors que moi,
j’accomplissais mon devoir de soldat dans la boue des tran-
chées. Me voici aujourd’hui devant lui, comme le soldat de
mon peuple. ))

1. Voir plus liaut, p. 157-158.


464 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Après quelques mots chaleureux à l’adresse de Chamberlain,


dont il loue les efforts pour empêcher un conflit, HitIer
ajoute :
u J’ai assuré au Premier Ministre qu’à partir du moment
où le problème tchèque sera réglé, c’est-à-dire lorsque les
Tchèques se seront aussi mis d’accord avec leurs autres mino-
rités, et cela d’une façon pacifique, sans recourir à la violence,
1’lhat tchèque ne m’intéressera plus. J e suis prêt B le lui
garantir. Nous n’avons que faire des Tchèques! Mais je déclare
aussi au peuple allemand qu’en ce qui concerne les Sudètes,
ma patience est à bout. La décision est maintenant entre les
mains de Benès. La paix, ou la guerre! Ou bien il acceptera
mes propositions et accordera enfin la liberté aux Allemands,
ou bien nous irons les libérer nous-mêmes. Que le monde en
prenne acte! En quatre ans et demi de guerre et durant les
longues années de ma lutte politique, personne n’a pu m’accu-
ser d’avoir jamais été un lâche. A présent, je marche à la tête
de mon peuFle comme son premier soldat, et le monde doit
savoir que le peuple qui me suit n’a plus aucun rapport avec
celui de 1918. Si une clique d’intellectuels pourris a pu réussir,
à cette &poque,à lui injecter le poison de la phraséologie démo-
cratique, le peuple allemand d’aujourd’hui en est totalement
immunisé. Ces phrases ne lui font pas plus d’effet que des
piqûres de guêpe. En cette heure, le peuple allemand tout
entier ne fera qu’un avec moi. I1 se rendra compte que ma
volonté est la sienne, que mes actes ne sont que les garants
de son avenir et de sa destinée. C’est pourquoi, je t’en conjure,
ô mon peuple allemand : rassemble-toi derrière moi, les
hommes à côté des hommes, les femmes à côté des femmes,
pour ne plus former avec la mienne qu’une volonté commune.
Que cette volonté soit plus forte que la misère et le péril, car
si elle est plus forte, la misère et le péril seront brisés. Nous
sommes résolus! Que M. Benès choisisse! D
En rentrant à la Chancellerie, Hitler donne l’ordre à
Gœbbels d’axer toute sa propagande sur la personne de
Benès 1. Puis, il enjoint a u général Keitel de mobiliser en
secret cinq divisions supplémentaires et prescrit aux forma-
tions d’assaut de quitter leurs terrains d’exercice pour aller
occuper leurs positions de départ *.
1. DBs le lendemain matin, tous les journaux du Reich tirent B boulets rouges
sur Benas et des réunions de masse sont organisées dans les principales villes d‘Al-
lemagne. On y vitupère le Président de la République tchécoslovaque et l’on y
adresse des motions de loyalisme au Führer. Le 28 septembre, le ton de la
propagande allemande monte encore et atteint une violence inouïe.
2. Les directives adressées par Hitler à 1’0. K. W. prévoient le déclenchement
LE RATTACHEMENT DES SUDATES AU REICH 465
Quelques instants plus tard, on apporte au Führer le
communiqué du Foreign Ofice, diffusé vers 20 heures, assu-
rant que (( si, malgré tous leS.efforts déployés par le Premier
Ministre, l’Allemagne se livrait à une agression contre la
Tchécoslovaquie, la France serait tenue de lui prêter assis-
tance et que, dans ce cas, la Grande-Bretagne et la Russie
seraient à ses côtés ».
Du coup le corps diplomatique? qui estime que la guerre
est inévitable, prend ses dispositions pour assurer le rapa-
triement de ses ressortissants. A Prague, on creuse des
tranchées, on protège les bâtiments publics, on entasse des
sacs de sable devant les légations en prévision d’attaques
aériennes qui peuvent se déclencher d’un moment à l’autre 2.
Toutefois, un peu après minuit -c’est-à-dire quatre heures
après la publication du communiqué du Foreign Office -
Chamberlain prend la parole à la radio anglaise. Le ton de
son allocution offre un contraste surprenant avec celui du
communiqué. Le Premier Ministre remercie le Chancelier
pour les paroles aimables qu’il a eues à son égard, dans son
discours du Sportpalust. I1 rend hommage (( aux efforts qu’il
a déployés, lui aussi, pour sauvegarder la paix D, et termine
en exprimant l’espoir qu’il acceptera les suggestions franco-
britanniques, (( grâce auxquelles les populations sudètes pour-
raient être incorporées au Reich, sans faire couler une goutte
de sang ».Après quoi, il charge Sir Horace Wilson, qui se
trouve toujours à Berlin, d’avoir une nouvelle entrevue avec
lui pour lui dire, de sa part, a que l’Angleterre est prête à
garantir l’exécution des promesses déjà faites par Prague,
à condition que l’Allemagne s’abstienne de recourir à la
force D.
des opérations pour le 30 septembre, le jour J, devant être fixé la veille, à midi.
Toutefois, elles précisent que les mesures de mobilisation doivent être exécutées
en sorte qu’elles ne provoquent pas une aggravation de la situation politique D.
(L

(Pro& W . Documenîs de l’accusation, v. 3 A, NG-3067;Documents du Tribunal


militaire international de Nuremberg, XXV, PS-388, S-484.) En même temps,
Hitler prescrit au Corps franc des Sudètes d’intensifier son activité et lui donne
l’ordre d’occuper certains petits saillants de la Bohème occidentale.
1. I1 s’agit du communiqué rédigé par Vansittart en présence de Churchill.
(Voir plus haut, p. 456.) ’
2. Rapport du chargé d’Affaires allemand à Prague, Akten zur Deutschen Arcs-
wdrtigen Poiitik, II, 640.
3. a Vous effectuerez cette démarche D, précise Chamberlain à Wilson, a sur un
ton plus triste que coléreux - more in sorrow than anger. Vous direz également
qu’à la suite des attaques personnelles formulbes par le Chancelier contre Benès
dans son discours, il me paraît exclu que les Tchèques envoient une délégation
à Berlin.
Y ao
466 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

Le 27 septembre, un peu avant midi, Sir Horace Wilson


retourne à la Chancellerie pour remettre à Hitler le nouveau
message de Chamberlain. I1 commence par féliciter le Führer
du succès spectaculaire que lui a valu son discours du
SportpaZust, lui assure que le Premier Ministre a été très
sensible aux paroles amicales qu’il a eues pour lui e t déclare
que Chamberlain se considère comme personnellement res-
ponsable de l’exécution des promesses tchèques.
Mais Hitler ne prête aucune attention à ses paroles. L’orage
qui gronde en lui depuis la veille ne s’est pas encore apaisé.
- (( Que dois-je dire au Premier Ministre, lors de mon
retour à Londres? H demande Wilson au Chancelier. (( N’y
a-t-il aucun message que je puisse lui transmettre? ))
- u Aucun I), répond Hitler. (( Vous vous borner& à le
remercier de ses efforts. I1 n’y a plus désormais qu’une
seule alternative : ou bien Prague accepte mon Mémoran-
dum, et alors tout va bien; ou il le rejette ... J’attends
...
la réponse demain, avant 14 heures Si elle est négative,
j’entrerai le l e r octobre dans les Pays sudètes, à la tête de
l’Armée allemande. 1)
- (I I1 en résultera un conflit dont nul ne peut prévoir
l’issue »,objecte Wilson. (( La France est prête à remplir
ses obligations envers Prague et l’Angleterre sera tenue de
remplir les siennes envers Paris ... ))
Ces mots du diplomate anglais font renaître la tempête.
- (( Mais je n’ai nullement l’intention d’attaquer la
France! )) s’écrie Hitler en enflant la voix. (( Ce n’est pas
pour rien que j’ai consacré quatre milliards et demi à la
construction des fortifications de l’ouest! I1 est blessant,
à la fin, de voir l’Angleterre préférer la Tchécoslovaquie à
une grande Puissance comme l’Allemagne! Elle ne pouvaït
pourtant pas avoir de meilleur ami que moi. J e l’ai assez
répété dans mes déclarations et mes discours.. n
- (( Tout n’est pas perdu ... »,
insiste Wilson. I1 y a peut-
être encore un moyen de rendre les Tchèques plus mal-
...
léables ))
Mais Hitler ne veut rien entendre. Ce matin-là, il est
impossible d’avoir une conversation raisonnable avec lui.
I1 ne sort de sa bouche que des imprécations et des menaces.
Son ton monte et atteint bientat une violence terrifiante.
Alors, ne sachant plus que faire, Wilson se lève de son
fauteuil et dit, en soulignant chaque mot :
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C H 467
- (( Puisqu’il en est ainsi, je n’ai plus qu’à m’acquitter

de la dernière mission dont m’ait chargé le Premier Ministre.


Elle consiste à vous prévenir officiellement qu’au cas où
la France serait entraînée dans des hostilités contre 1’Alle-
magne, en exécution des obligations découlant des traités,
le Royaume-Uni se sentirait tenu de lui venir en aide l. ))
Schmidt traduit cette phrase avec une lenteur voulue,
pour permettre au Chancelier d’en mesurer toute la portée.
- (( J e prends acte de cette déclaration »,répond Hitler
d’une voix tonitruante. t~ Elle signifie que si la France juge
bon d’attaquer l’Allemagne, l’Angleterre se sentira tenue
de l’attaquer elle aussi. E h bien, soit! Si la France et l’An-
gleterre veulent frapper, qu’elles le fassent! Cela m’est
complètement égal. J e suis prêt à faire face à toutes les
éventualités. La semaine prochaine, nous serons tous en
guerre les uns avec les autres. 1)
Tel est son dernier mot. Wilson prend congé e t se dirige
vers la porte. I1 semble hésiter quelques instants avant d’en
franchir le seuil, comme s’il espérait qu’Hitler le retiendrait,
lui dirait quelque chose...
Mais le Führer reste muet. I1 n’y aura pas d’autre réponse
au message de Chamberlain. La porte se referme. Les dés
sont jetés.
Une heure plus tard, Sir Nevile Henderson adresse le
télégramme suivant au Premier Ministre :
« A présent la situation est limpide. Si demain, 28 septembre,
à 14 heures, les Tchèques n’ont pas accepté le Mémorandum
allemand et s’ils n’ont pas retiré leurs troupes des Pays sudètes,
Hitler proclamera la mobilisation générale et la France en fera
autant. Si la nation britannique veut s’engager dans une guerre,
il ne lui reste riend’autreà faire qu’à s’y préparer activement2. ))
Au reçu de ce message, Chamberlain mobilise la flotte S.

*
+ +
Le même soir, de 18 à 19 heures, un défilé militaire a lieu
à travers les rues de Berlin. Hitler l’a commandé dans un

1. C’est la formule sur laquelle chamberlain et Daladier se sont mis d’accord


à l’issue de la conférence de Londres. (Voir plus haut, p. 453.)
s Brifish Foreign Policy, 11, 1142.
2. ~ o c u n i e n fon
3. Voir plus haut, p. 438.
468 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

but de propagande :il veut montrer la force dont il va bientôt


se servir et stimuler l’ardeur guerrière de ses compatriotes.
La division blindée de Poméranie passe en grondant le long
de la Wilhelmstrasse, où se trouvent l’Ambassade de Grande-
Bretagne et la Chancellerie du Reich. La rue est noire de
monde, car c’est l’heure de sortie des bureaux. Mais la foule
massée sur les trottoirs ne manifeste aucun enthousiasme.
Elle regarde passer les chars avec une stupeur muette, t a n t
elle redoute que cette démonstration ne préfigure la réalité
de demain. Aucun salut n’est lancé aux soldats; aucune
réponse ne vient de la colonne. Le capitaine Wiedemann,
aide de camp du Führer, qui croise le défilé en sortant de
l’hôtel Adlon, en a le cœur serré. Malgré lui, il compare ce
silence aux ovations qui entourèrent le départ de son régi-
ment, en 1914...
Lorsqu’il pénètre dans le grand hall de la Chancellerie,
déjà envahi par les ombres du crépuscule, il ne peut s’em-
pêcher de s’exclamer :
- a Mes enfants! C’est une véritable marche funèbre qui
se déroule au-dehors! D
- (( Chut! )) lui dit son collègue Schaub en lui faisant signe

de se taire. u II est à la fenêtre l! u


Sur le balcon, en effet, Hitler assiste au défilé. La tête
nue, les deux poings enfoncés dans les poches de sa vareuse,
il se penche sur la balustrade. Un groupe de généraux
l’entoure, à distance respectueuse. On voit scintiller dans la
pénombre les broderies dorées de l’amiral Raeder. E n contre-
bas, les visages des spectateurs restent figés. On n’aperçoit
que des fronts soucieux, des bouches closes. Pourquoi ne lan-
cent-ils pas leurs Sieg Heil 1) habituels? La colonne blindée
poursuit sa route dans un grondement de tonnerre. Mais la
foule se tait, comme pour donner à son chef un avertissement
silencieux 2...
Dépité, Hitler rentre dans la Chancellerie et s’enferme dans
son bureau. C’est la première fois, depuis cinq ans, qu’il n’a
pas été acclamé S.
1. Fritz WIEDEMANN, Der M a n n der Feldherr weràen wollte, p. 175 et S.
2. Ce serait le moment où jamais, pour les généraux de l’opposition, de declen-
cher leur coup de force. Hitler est à Berlin. Les Alliés lui ont notifié que ce sera
la guerre, s’il persiste A vouloir envahir la Tchécoslovaquie. La foule parait apeu-
d e par l’imminence d’un conflit. Pourtant, ils n’en font rien. On ne signale pas la
moindre velléité de putsch.
3. Le lendemain, au cours du déjeuner, Gœbbels qui a conservé son franc-par-
ler, dira ouvertement A Hitler ce que les autrea n’oscnt pan lui avouer : a Mon
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C H 469

A l’heure où se déroule ce défilé, Chamberlainreçoit Sir


Horace Wilson, qui vient de rentrer de Berlin. Celui-ci lui
décrit en détail ses deux entrevues avec Hitler e t termine
en citant la dernière phrase du Chancelier : ( ( L a semaine
prochaine, nous serons tous en guerre les uns avec les
autres. D
Chamberlain confronte ces déclarations avec la dernière
dépêche de Sir Nevile Henderson. Elles se recoupent exac-
tement. Toutes ces nouvelles alarmantes qui s’additionnent
les unes aux autres le frappent au plus profond de lui-même.
J a n Masaryk, q u i le voit ce jour-là, le trouve accablé et
terriblement vieilli. Ses joues se sont creusées, sa bouche
est amère, et ses orbites ne sont plus que deux trous d’ombre.
Voilà bientat près d’un a n qu’il s’efforce de conjurer le
désastre. Va-t-il échouer? Malgré sa fatigue et son âge,
il refuse de s’avouer vaincu. I1 poursuivra ses efforts jus-
qu’à la dernière minute.
Son premier geste est pour charger Newton d’un message
personnel pour Benès :
u J e tiens à vous dire n, lui écrit-il, u que d’après les rensei-
gnements actuellement e n possession du Gouvernement de S a
Majesté, les forces allemandes ont reçu l’ordre de franchir la
frontière tchécoslovaque s i demain, à 14 heures, le Gouvernement
tchécoslovaque n’a pas accepté les propositions allemandes. Ceci
aura pour résultat que la Bohême sera submergée. Aucune autre
Puissance, quoi qu’elle fasse, ne pourra épargner ce destin à
votre pays et à votre peuple, et ceci quelle que soit l’issue d’une
guerre éventuelle. L e Gouvernement de Sa Majesté ne veut pas
prendre la responsabilité de vous dire ce que vous devez faire.
M a i s il estime que ces informations doivent vous parvenir immé-
diatement 1. n

Craignant que ce message ne soit pas suffisamment expli-


cite, Chamberlain en envoie un second, que M. Newton
Führer, si vous croyez que le peuple allemand part joyeusement en guerre, vous
vous trompez. Je me trouvais hier soir au milieu de la foule. Loin d’être enthou-
siastes, les gens étaient plut8t moroses et apeurés. Ils ne veulent pas la guerre. D
(Cf. WIEDGYANN, Op. cif., p. 176.)
1. ~ocurnentson Brifish Foreign Policy, II, 1136. a Avertissement terrible, dont
le style officiel et sévère me glace D, écrit Georges BONNET(LaDkfense de la Paiz,
I, p. 279).
470 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

remet à M.Mrofta, une heure et demie plus tard. Le Premier


Ministre y annonce que, tout en n’approuvant pas le Mémo-
randum de Godesberg, il travaille à la mise au point d’un
nouveau plan, fixant un horaire précis pour l’évacuation des
Pays sudètes. (( Ce plan )), affirme-t-il, (( représente le tout
dernier espoir de sauver votre pays Si le Gouvernement
tchécoslovaque refuse de l’accepter, alors il n’y aura plus
qu’une alternative : l’invasion totale ou le démembrement
par la force. Bien qu’un conflit généralisé puisse s’ensuivre,
avec ses pertes de vies humaines et ses destructions incalcu-
lables, il est impossible d’imaginer qu’après ce conflit, e t
quelle qu’en soit l’issue, la Tchécoslovaquie puisse être
rétablie dans ses frontières actuellesa. n E n d’autres termes,
même en cas de guerre victorieuse, les territoires sudètes
devront être cédés à l’Allemagne. Vaut-il la peine, dans ces
conditions, de déclencher une conflagration générale? E t
comment le Gouvernement de Prague peut-il croire que
les Puissances occidentales s’engageront de gaîté de cœur
dans une pareille aventure?
Mais si Hitler refuse de céder, Benès ne veut pas s’incliner
davantage. I1 se borne à répondre à Newton :
- (( Mes efforts pour trouver une solution au problème

sudète ont été surhumains. Ma conscience est tranquille.


Des fautes ont peut-être été commises de part et d’autre.
Mais aucune n’est de nature à justifier une pénalité aussi
lourde. ))
Cette réponse qui laisse présager un nouveau refus, indis-

1. Ce plan est le suivant : lo Le l e r ocfobre, les troupes allemandes occuperont


les territoires d’Asch et d’Eger situés en avant de la ligne fortifiée. 20 Le 3 octobre,
des plénipotentiaires tchécoslovaques, britanniques e t allemands se réuniront
dans une ville sudète. Simultanément, une conférence tripartite fixera les fron-
tières. Si possible, les territoires sudètes seront occupés par la British Legion e t
des détachements symboliques de l’Armée anglaise. 30 Le IO octobre, les troupes
allemandes occuperont la zone délimitée par la Commission internationale. L’en-
semble du territoire devant être cédé à l’Allemagne sera remis au Reich le 31 octobre,
au plus tard. 40 Les plénipotentiaires décideront si, dans certaines zones, il y a lieu
de recourir A des plébiscites ou de procéder à des rectifications de frontières.
5 O Aussitôt que possible, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et la Tché-

1
coslovaquie entameront es négociations en vue d’aboutir à la démobilisation de
l’Armée tchèque, à la ga antie des nouvelles frontières e t a la neutralisation de
la Tchécoslovaquie.
Ce plan est, comme on le voit, un compromis entre le plan franco-anglais, le
point de vue tchécoslovaque et le Mémorandum allemand. On en trouvera le
texte complet dans Documenfs on Briiwh Foreign P o l i y , II, 1140.
2. Documents on Brifiah Foreign P o l i y , II, 1138; Die Eutapaiache Polilik im
Spiegei der Pragw Akten, p. 177.
LE RATTACHEMENT DES SUDETES AU R E I C H 471
pose vivement le Premier Ministre. Combien de temps
Benes va-t-il jouer les irréductibles? C r o it4 pouvoir compter
indéfiniment sur l’aide de l’Empire britannique? Puisqu’il
ne prend pas ses avertissements au sérieux, il va lui faire
sentir toute l’étendue de son erreur. Pour cela, il prononce
t~20 heures un nouveau discours à la radio. C’est un appel
déchirant à la raison e t à la paix, en même temps qu’un
avertissement non déguisé à Prague.
Chamberlain ‘commence par décrire les horreurs de la
guerre. Puis, tout en blâmant l’intransigeance d’Hitler, qu’il
qualifie de c( déraisonnable »,il prend acte du fait que le
Chancelier a déclaré que le retour des Sudètes au Reich
était la dernière revendication territoriale qu’il ait à for-
muler en Europe.
cc Pour ma part D, poursuit-il, ((je suis pret Q tout tenter.
Je n’hésiterais pas à entreprendre un troisième voyage en
Allemagne si je pensais qu’il puisse être de quelque utilité.
I1 est horrible, fantastique, incroyable de penser que nous
sommes en train de creuser des tranchées et d’essayer des
masques à gaz, à cause d’une querelle survenue dans un
pays lointain, entre des gens dont nous ne savons rien 1! ...
J’ai donné tout à l’heure l’ordre de mobilisation à notre flotte,
mais je tiens à préciser que les mesures de défense prises
par le Gouvernement de Sa Majesté ont un caractère stric-
tement préventif ... Quelle que soit notre sympathie pour un
petit peuple aux prises avec un puissant voisin, il n’est pas
question que nous entraînions l’Empire britannique dans la
guerre pour cette seule petite nation. Si nous avions à nous
battre, ce devrait être pour des causes plus importantes ... La
guerre est une chose terrible et nous devons être certains,
avant de nous y engager, que ce sont vraiment des problèmes
essentiels qui sont en jeu. Tant que la guerre n’est pas com-
mencée, l’espoir subsiste de l’empêcher et vous savez que je
travaillerai pour la paix jusqu’au dernier moment. ))
I1 est tard dans la nuit lorsqu’on apporte à Hitler une
traduction de ce discours. Le ton employé par Chamberlain
l’a-t-il touché? Ou bien a-t-il senti que le Premier britan-
1. Cos phrases blessantes pour l’amour-propre des Tchèques, sont écoutées au
IIradjin avec une véritable consternîtioii. A la suite de la publication du commu-
nique du Foreign Ofice, Benès avait cru bon de raidir sa position. I1 s’aperqoit
tout à coup qu’il s’est trompé. I1 interprètc le discours de Chamberlain comme la
preuve que l’Angleterre ne se battra pas pour la Tchécoslovaquie. L’homme de
la rue a la même réaction que lui.
472 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

nique commençait à prendre ses distances à l’égard de


Benès? Toujours est-il qu’il croit bon de lui adresser un
ultime message. I1 y réfute, point par point, les arguments
opposés par les Tchèques à son Mémorandum, fait valoir
qu’au point de vue territorial, il n’y a pas tellement de
différence entre son texte e t le plan franco-anglais, répète
qu’il est prêt à garantir les nouvelles frontières de la Tché-
coslovaquie dès que le problème de toutes les minorités
aura été réglé, et termine par ces mots :
(( A la lumière de ces considérations, je vous laisse le soin

d’appricier s’il convient de poursuivre vos efforts en faveur de


lo paix - efforts dont je tiens une dernière fois à vous remer-
cier sincèrement - afin de déjouer les machinations d u Gouver-
nement de Prague et le ramener à la raison, à la toute dernière
heure’. n

+ +

L’aube du 28 septembre se lève. La paix n’est plus qu’une


petite lampe en train de s’éteindre. Si à 14 heures les pléni-
potentiaires tchèques ne se sont pas présentés à Berlin ...
Mais à quoi bon répéter ce qui a déjà été dit cent fois? Les
délais qui restent sont si courts, e t les chances d’accord si
minimes, qu’il semble impossible que la guerre puisse être
évitée...
Pourtant, au moment où tout semble perdu, une voix
s’élève, à laquelle on ne s’attendait pas. C’est celle de Roose-
velt 2. A 4 heures du matin, il envoie un message à Hitler,
qui lui parvient vers 9 h. 45.
(( Au nom de cent trente millions d’Américains n) écrit le

Président des Etats-Unis, ( ( j e vous adresse le plus pressant


appel pour que vous ne rompiez pas les négociations, mais que
vous recherchiez un règlement pacifique.. . M o n Gouvernement
n’a pat d’engagement politique e n Europe et n’entend assumer
aucune obligation dans la conduite des nqgociations présentes ...
S i vous ne parvenez pas à une entente avec les Tchèques, rien
ne s’oppose à l’élargissement des conversations a u moyen d’une
1. Document3 on British Foreign Policy, II, 1144; Akten ztu Deulschen Auawbr-
figen Polifik, II, 635.
2. Roosevelt a déjà adressé un premier message de paix D à Hitler, le 26 s e p
tembre. à 1 heure du matin. Hitler y a répondu en déclarant a que c’était à
Prague, et non à lui, que le chef de la Maison-Blanche devait adresser ses admo-
neitations.
LE RATTACHEMENT DES SUDETES AU R E I C H 473
Conférence de toutes les nations directement intéressées à la
controverse actuelle ... S i vous consentiez à une solution pacifique
de ce genre, des centaines de milliers d’hommes à travers le
monde reconnaîtraient, j’en ai la conviction?que ce geste de votre
part dépasse les services rendus dans l’histoire de l’humaniti
entière 1. 1)

- (( Cette exhortation »,nous dit Bonnet, (( est accueillie


avec enthousiasme dans le monde entier. En France, toute
la presse, de Léon Blum, socialiste, à Émile Roche, radical
et à Georges Bidault, démocrate chrétien, invite le Gou-
vernement à appuyer les propositions du grand Président 2. n
L’idée d’une conférence (( au sommet 1) apparaît à chacun
comme un trait de lumière, comme l’ultime moyen de conju-
rer le péril.
Mais Hitler s’y prêtera-t-il? Lorsque la veille, à 23 heures,
Sir Nevile Henderson s’est présenté à la Wilhelmstrasse
pour obtenir l’approbation du nouveau plan de Chamber-
lain 8, M. von Weizsacker, après l’avoir lu rapidement,
a fait la moue et ne lui a pas caché qu’il avait peu de

1. Foreign Relations of the United States, 1938, I, p. 675 et s.Rooseta2t Papers,


1938, p. 535 et S.
Plusieurs faits ont incité Roosevelt à envoyer ce message. D’abord un éditorial
du New York Times,publié quelques jours auparavant, où l’on lit : 8 Le Prési-
dent Roosevelt doit suivre le magnifique précédent instauré par M. Neville Cham-
berlain. Il doit en appeler personnellement a u Chancelier Hitler en vue d’une
conférence des chefs européens. En se rendant à Berchtesgadrn, M. Chamberlain
a obtenu l’approbation unanime de son peuple. Connaissant le peuple des États-
Unis e t la sincérité avec laquelle il a travaillé pour l’amitié internationale, nous
pensons que M. Roosevelt serait investi d’un mandat aussi universel. a
Ensuite, un rapport de M. Bullitt lui disant : u J e crois que tous les membres
de notre Gouvernement et tous les fonctionnaires des divers ministères feraient bien
de s’abstenir de toute déclaration laissant entendre que nous estimons que la France
devrait entrer en guerre, à seule fin de maintenir 3.200.000Sudètes sous la domi-
nation de 7 millions de Tchèques. II est parfaitement honorable de pousser une
autre nation à la guerre, quand on est soi-même résolu à y entrer immédiatement
à ses côtés. Mais je ne conçois rien de plus immoral que de l’y pousser, quand on
est résolu à ne pas y participer soi-même. Or. je suis convaincu que le peuple
américain est fermement décidé à ne pas faire la guerre à l’Allemagne. 1i (Foreign
Relations 01 the United States, 1938, I, p. 615 et a.)
Enfin, un message de Georges Bonnet, suggérant au Président des États-Unis
d’inviter l’Allemagne, l’Angleterre, la France, l’Italie et la Pologne à se réunir
en conférence à La Haye. Roosevelt - qui a déjà proposé une confkrence de ce
genre en janvier 1938, mais qui a été éconduit par Chamberlain (voir plus haut,
p. 329-330)- n’a qu’un désir: présider une conférence internationale où il jouera
le rôle d’arbitre suprême de la paix. C’est pourquoi il envoie à Chamberlain, à
Daladier e t à Mussolini une copie du message qu’il adresse à Hitler.
2 . La D&fefcnsede la Paix, I, p. 218.
3. I1 s’agit du plan comportant un horaire pour l’évacuation par les Tchèques
des Pays sudbtes e t désigné, dans les documents anglais, sous le nom de Time
T a b k . (Voir plus haut, p. 470, note I.)
474 AL L E M AN D E
HISTOIRE D E L ’ A R M ~ ~ E

chances d’être agréé. Découragé, l’ambassadeur d’Angle-


terre a téléphoné à Londres, pour conseiller I’adoption
pure et simple du Mémorandum de Godesberg l...
Durant toute la nuit du 27 au 28, le Foreign Ofice e t le
Quai d’Orsay déploient une activité fébrile. Ils s’efforcent
d’utiliser les dernières heures qui leur restent pour mettre
sur pied une combinaison acceptable. Parallèlement à Cham-
berlain, Bonnet échafaude un projet français : il consiste à
céder à l’Allemagne dès le l e r octobre, tous les territoires
prévus par le plan franco-anglais et à mettre immédiatement
en place la Commission internationale. Vers minuit, il se
met en rapport avec François-Poncet et le charge de sou-
mettre ce projet au Führer, le plus rapidement possible. A
partir de ce moment, coups de téléphone e t démarches
s’entrecroisent et se précipitent. A Berlin et à Rome, les
ambassadeurs se relaient, attentifs à saisir la moindre lueur
d’espoir.
A Rome surtout, car c’est vers le Palais de Venise que se
tournent à présent tous les regards. Le seul homme capable
d’arrêter Hitler sur la pente de la guerre n’est-il pas Musso-
lini? Après avoir voulu le tenir en lisière, Lord Perth au nom
de la Grande-Bretagne2 et Roosevelt au nom du peuple
américain 5, le supplient d’intervenir.
A vrai dire, le Duce attendait ce moment avec impatience.
Hitler n’a-t-il pas contracté une dette de reconnaissance
envers lui, le jour où il ne s’est pas opposé à l’Anschluss 4 1
De plus, le Führer, qui a la plus haute estime pour sa pers-
picacité politique, accepte volontiers d’écouter ses conseils.

1. Document8 on British Foreign Policy, II, 1142, 1157, 1172, 1179.


2. Le 27 septembre, Lord Perth, ambassadeur de Grande-Bretagne à Rome, a
suggéré à Londres de faire appel aux bons offces de Mussolini. A 23 heures, le
Foreign Ofice a approuvé cette initiative. Perth s’est rendu alors chez Ciano,
pour lui dire que le Gouvernement anglais a accueillerait avec satisfaction une
intervention de Mussolini auprès d‘Hitler n.
3. Dans la nuit du 27 au 28, Roosevelt a envoyé un message confidentiel au
Duce, pour lui dire que les États-Unis seraient heureux de le voir user de son
influence modératrice sur Hitler et le prier de mettre tout en œuvre pour obtenir
la réunion d’une conférence. Simultanément, M. Cordell Hull, Secrétaire d’État
à la Maison-Blanche a demandé à tous les représentants diplomatiques des États
américains de soutenir les efforts de Roosevelt en faveur de la paix. Des démarches
dans ce sens sont effectuées à Berlin et à Prague par l’Argentine,le Chili, la Colom-
bie, Costa Rica, Cuba, la République Dominicaine, l’Équateur, le Guatemala, le
Mexique, le Nicaragua et Panama. En outre, la Bolivie, le Brésil, Haïti, le Hon-
duras, le Paraguay, le Pérou, la République de Szn Salvador, l’Uruguay et le
Venezuela publient des déclarations approuvant l’action du Président Roosevelt.
4. Voir vol. IV, p. 555-556.
L E R A T T A C H E M E N T D E S SUDÈTES A U R E I C H 475
Mussolini, de son côté, malgré les discours belliqueux qu’il a
prononcés à Trieste e t à Udine1, n’a aucune envie de voir se
déclencher une guerre dans laquelle il serait inévitablement
entraîné - et surtout pas une guerre pour la Tchécoslova-
quie. I1 n’a pas intérêt, non plus, à laisser l’Allemagne
triompher seule par les armes. Ce qu’il veut, c’est apparaître
au monde comme le sauveur de la paix, tout en assurant
la victoire des revendications polonaises et hongroises.
Aussi accepte-t-il sans hésiter le rôle de médiateur.
t
* +

Le premier ambassadeur à se présenter à la Chancellerie


du Reich au matin du 28 septembre, est François-Poncet 2.
I1 apporte avec lui le plan que Georges Bonnet a élaboré au
cours de la nuit et qui va beaucoup plus loin que celui de
Chamberlain S. Une carte d’Etat-Major y est annexée. Très
vite, son entretien avec Hitler prend l’allure d’un duel ora-
toire, d’un corps à corps véhément et passionné pour la paix.
- Vous commettez une erreur tragique, monsieur le
Chancelier, si vous croyez pouvoir circonscrire le conflit à la
Tchécoslovaquie »,lui dit l’ambassadeur de France. c Si vous
attaquez ce pays, vous mettrez toute l’Europe à feu et à
sang. Vous êtes naturellement convaincu que vous gagne-
rez cette guerre, de même que nous croyons être capables
de vous vaincre. Mais pourquoi tenez-vous absolument à
courir ce risque, alors que vous pouvez obtenir tout ce que
vous désirez, sans tirer un seul coup de feu? D
Malgré ces adjurations pathétiques, Hitler ne veut pas
céder. Les sourcils froncés, il recommence à fulminer
contre Benès et affirme qu’il lui est impossible d’atten-
dre plus longtemps. Schmidt, qui assiste à la scène
sans cependant y participer, - car l’ambassadeur de France
parle couramment l’allemand, - est littéralement fas-
ciné par l’extraordinaire maîtrise de soi et le talent diplo-

1. Voir plus haut, p. 408.


2. I1 arrive au moment même où Hitler vient de recevoir le message de Roo-
sevelt.
3. Lea parties du territoire sudGte, que les troupes allemandes seront auto-
risées à occuper immédiatement,, y sont beaucoup plus étendues que dans le
plan anglais. De plus, les modalités d‘évacuation y sont plus simples et plus
rapides.
476 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ ALLEMANDE

matique dont fait preuve François-Poncet. Ses arguments


e t ses réfutations s’enchaînent avec une logique impec-
cable et, bien que son émotion soit intense, il surveille
chacune de ses paroles, car il sait qu’il sufirait d’un mot
de trop pour provoquer la catastrophe. Hitler, de son
c8té, est visiblement impressionné par la façon dont I’m-
bassadeur lui tient tete et par la conviction ardente avec
laquelle il défend son point de vue I1 paraît hésiter.
Schmidt a l’impression très nette, à ce moment, que (( dans
la balance de son esprit, le plateau de la paix commence
à l’emporter imperceptiblement sur le plateau de la
guerre a D.
Mais voilà qu’un aide de camp vient interrompre l’en-
tretien. L’ambassadeur d’Italie demande à voir immédia-
tement Hitler. Le Führer se retire dans une pièce voisine,
accompagné par Schmidt, car M. Attolico ne parle pas
l’allemand. Dès qu’il aperçoit Hitler, l’ambassadeur d’Italie
se précipite vers lui, et lui dit à brûle-pourpoint, sans égard
pour le protocole :
- (( Führer, j’ai un message urgent à vous transmettre
de la part du Duce! 1)
Le visage de l’ambassadeur est rouge. II est essoufllé. Mais
ses yeux pétillants d’intelligence brillent derrière ses grosses
lunettes B monture d’écaille.
- (( Le Gouvernement du Royaume-Uni », poursuit-il
d’une voix haletante, (( vient de faire savoir à Rome, par
l’entremise de son ambassadeur, qu’il accueillerait avec
faveur une médiation du Duce dans la question sudète. I1
assure qu’il n’y a plus que des divergences insignifiantes
entre les points de vue... r)
Puis, après quelques secondes de suspens pour reprendre
haleine, il ajoute :
- (c Quelle que soit votre décision, le Duce m’a chargé
de vous dire que l’Italie fasciste est tout entière à vos côtés.
Cependant, il vous demande de ne pas précipiter vos pré-
paratifs de guerre et de retarder de vingt-quatre heures le
début des opérations. Il s’efforcera d’utiliser ce délai pour

1. a François-Poncet est le seul qui m’ait apporté, ce matin-là, des propositions


faisonnables B, dira plus tard Hitler. a II suffilait de jeter un coup d’œil sur sa
carte, pour se rendra compte qu’elle avait été établie par des militaires qui connaie-
saient bien leur métier. D (SCHMIDT, Statist au! Dipiqm&dw Bühne, p. 411.)
2. P a d SCHMIDT, op. C i t . , p. 411 et 1.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICE 477
trouver les voies et les moyens permettant d’aboutir à un
accord. 1)
Hitler, que les propos de François-Poncet ont déjà ébranlé,
reste songeur devant ce message. On sent que les pensées se
bousculent dans sa tête. I1 est midi. Dans deux heures, les
délais impartis aux Tchèques seront expirés. Chacun retient
son souffle, sachant que le sort de l’Europe va se jouer dans
les secondes qui viennent.
Après un moment de silence, Hitler répond d’une voix
calme :
- (( Dites au Duce que j’accepte sa proposition. N

Tandis qu’Attolico regagne son ambassade pour trans-


mettre cette réponse à Mussolini, Hitler et Schmidt reviennent
dans le grand salon, où François-Poncet s’entretient avec
Ribbentrop en attendant leur retour.
- u Mussolini vient de me demander d’accepter sa média-
tion I), annonce brièvement Hitler, avant de renouer la
conversation avec François-Poncet. Mais on sent que sa pen-
sée est ailleurs. Visiblement, le message de Mussolini l’in-
téresse bien davantage que tout ce que peut lui dire l’am-
bassadeur de France. L’entretien prend fin d’autant plus
rapidement que François-Poncet est pressé lui aussi : il a
hâte de communiquer cette nouvelle au Quai d’Orsay.
A peine l’ambassadeur de France s’est-il retiré, que l’on
annonce Sir Nevile Henderson. I1 est porteur d’un nouveau
message de Chamberlain :
(( Après avoir lu attentivement votre dernière lettre n, lui écrit

le Premier britannique, (( ;’ai acquis la conviction que l’essen-


tiel de vos revendications peut recevoir satisfaction, immédiate-
ment et sans guerre. Je suis prêt à venir sur-le-champ à Berlin
pour m’entretenir avec vous des modalités du transfert, en même
temps qu’avec les représentants de la Tchécoslovaquie, de la
France et de l’Italie. Je me refuse à croire que vous preniez
sur vous la responsabilité de déchaîner une guerre mondiale
qui peut signifier la fin de la civilisation, à seule fin d’éviter
un délai de quelques jours. I)
Lorsque Schmidt a fini de traduire cette lettre, I’ambassa-
deur de Grande-Bretagne expose au Führer en quoi consiste,
dans ses grandes lignes, le nouveau plan britannique l. Mais
Hitler refuse d’engager la discussion.
1. C‘est le plan dont l’essentiel est indiqué plus haut, p. 470,note 1.
478 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

- (( Avant de vous répondre, il faut que je consulte Mus-


solini )), déclare-t-il. (( D’ailleurs, à la requête de mon grand
allié italien, j’ai décidé de retarder de vingt-quatre heures
l’ordre de mobilisation générale. ))
E n entendant ces mots, Henderson pousse un soupir de
soulagement l. I1 est 13 h. 10. L’ultimatum qui devait expi-
rer dans cinquante minutes, est prolongé jusqu’au lende-
main. Bien des choses peuvent encore se passer dans l’in-
tervalle.. .

Au début de l’après-midi, après un entretien avec Neu-


rath 2, Hitler a une longue conversation téléphonique avec
Mussolini. I1 doit l’interrompre un moment pour recevoir
M. Attolico. L’ambassadeur d’Italie lui apporte un second
message du Duce :

(( Führer, je vous remercie d’avoir accepté ma proposition de

retarder la mobilisation de vingt-quatre heures.


a Par la dépêche personnelle qu’il m’a adressée pour me prier
d‘intervenir auprès de vous, M . Chamberlain a porté à ma
connaissance le contenu de la lettre qu’il vous a fait remettre
ce jour même, 28 septembre.
(( Cette lettre, qui sera peut-être publiée et dont je vous trans-

mets le texte à toutes fins utiles, contient des suggestions que i e


crois susceptibles d’être retenues, notamment celle d’un nouveau
voyage de Chamberlain à Berlin pour discuter la question avec

1. A Rome, Lord Perth, qui est resté au Palais Chigi, pour y attendre les nou-
velles, est dans un tel état de tension nerveuse que lorsque Ciano lui annonce que
la mobilisation allemande est retardée de vingt-quatre heures, il part d’un grand
éclat de rire entrecoupé de sanglots et se précipite vers aa voiture pour regagner
son ambassade. (CIANO,Journal politique, 28 septembre 1938.)
2. Selon Fritz Wiedemann, l’entretien avec Neurath aurait eu lieu dans le j a r
din d’hiver de la Chancellerie, aussitat après le départ de François-Poncet. Le
dialogue se serait déroulé de la façon suivante :
-
NEURATH. Mon Führer, vous voulez donc la guerre à tout prix?
HITLER.-- Que vouiez-vous dim par a à tout prix n? Bien sûr que non!
-
NEURATH. Alors tout peut s’arranger. I1 n’y a vraiment plus de raison de
déchaîner une guerre mondiale. Vous avez fixé vous-même la date du t e r octobre
pour la cession des territoires sudètes. Cette date doit naturellement être main-
tenue. Mais vous ne pouvez pas occuper tout le pays en un jour. Alors faites-ie
par étapes. Le projet de Chamberlain, que soutient Mussolini, vous en fournit
le moyen et permettra ainsi d’arriver à un accord. (Der Mann der Feùiherr werden
w l l t e , p. 180-181.)
LE R A T T A C H E M E N T DES S U D È T E S AU R E I C H 479
vous, si vous le désirez, ainsi qu’avec les Français et les Italiens 1.
u Il va sans dire que l’Italie est prête à prendre part à cette
réunion.
(( Je suis convaincu que vous obtiendrez à présent un succès

que j e n’hésite pas à qualifier de grandiose, tant au point de


vue concret qu’à celui de votre prestige dans le monde 2. ))

- « J’accepte le projet de conférence que me propose


Mussolini »,répond Hitler, u mais à condition que le Duce
y assiste personnellement. 1) .
M.Attolico ayant répondu par l’affirmative, Hitler reprend
sa conversation téléphonique avec Rome. Les deux dicta-
teurs se mettent d’accord sur les modalités et le lieu de la
rencontre 3. Après quoi, Hitler raccroche son récepteur et
appelle M. von Weizsacker.
- u Veuillez envoyer des télégrammes à Chamberlain, à
Daladier et à Mussolini »,lui dit-il, u pour les inviter à venir
conférer avec moi demain matin, à Munich. u
*
* *
L‘invitation allemande arrive à Londres dans des condi-
tions qui rehaussent encore le caractère dramatique de
cette journée.
Chamberlain prononce un discours devant la Chambre des
Communes. I1 a pris la parole à 14 h. 55, pour exposer aux
députés toutes les péripéties de la crise. I1 en arrive au
moment où Hitler a déclaré à Sir Horace Wilson: u o u bien
les Tchèques accepteront mes conditions, ou bien ce sera la
guerre; j’attends leur réponse le 28 septembre, avant 14 heu-
res D, lorsque Sir John Simon lui remet une dépêche.
Chamberlain interrompt son discours, la parcourt lentement
des yeux et passe plusieurs fois la main sur son front. Un
instant, il paraît chanceler sous l’émotion. Quelques députés
regardent leur montre : il est 15 h. 40. Comme ils ne savent

1. Comme on le voit, Mussolini écarte d’emblée toute participation des


Tchèques.
2. Discours de Cinno, le 30 novembre 1938, devant ln Chambre des Faisceauz et
des Corporations, Kurzbericht, no’ 21-24, 19 décembre 1938, p. 247.
3. I1 n’est pas impossible que Mussolini ait fait valoir à Hitler qu’il fallait faire
vite, que Roosevelt s’apprêtait à convoquer une conférence dont on ne pourrait
exclure ni les Tchèques ni les Russes et que mieux valait que le Führer lui coupât
l’herbe sous le pied en en convoquant une lui-même. Hitler choisit Munich,
comme étant à mi-distance de Londres et de Rome.
480 EISTOIRE D E L ’ A R M É E ALLEMANDE

pas encore qu’un sursis de vingt-quatre heures a pu être


obtenu - car Chamberlain a été interrompu au moment
précis où il allait arriver à cette phase de son exposé - la
plupart d’entre eux pensent que les hostilités sont déclen-
chées entre le Reich et la Tchécoslovaquie.
Pourtant le Premier Ministre se ressaisit e t poursuit
d’une voix vibrante :
- (( Ce n’est pas tout! J’ai encore quelque chose à commu-
niquer à l’Assemblée. J e viens d’être informé par le Chance-
lier Hitler qu’il m’invitait à le rencontrer demain matin, à
Munich. I1 a également invité MM. Daladier e t Mussolini.
Mussolini a déjà accepté. J’ai tout lieu de penser que M. Dala-
dier en fera autant. J e n’ai pas besoin de vous dire quelle
sera ma rhponse... ))
- (( Dieu bénisse le Premier Ministre! )) crie une voix
dans le fond de la salle.
- J e ne puis en dire davantage n, ajoute Chamberlain
au comble de l’émotion. (( J e suis sûr que l’honorable compa-
gnie ne voudra pas me retenir plus longtemps, pour me per-
mettre d’aller voir ce que je peux tirer de ce dernier effort l. n
Alors une ovation indescriptible s’élève de tous les bancs,
une ovation comme en ont rarement entendu les voûtes
du Palais de Westminster.
Presque à la même heure, M. Potemkine, vice-commis-
saire du Peuple aux Affaires étrangères, s’entretient au
Kremlin avec l’ambassadeur du Reich, M. von der Schu-
lenburg.
-(( Toutes les nations qui auront participé au démem-
brement de la Tchécoslovaquie s’en repentiront un jour I),
lui dit-il avec dépit. a: Bientat ce sera le tour de la Pologne,
avec ses nombreux Allemands’; puis celui de l’Ukraine e t
enfin celui de l’Italie avec le Tyrol du Sud.
(( Pour régler le problème tchécoslovaque, l’Union Sovié-

tique a toujours préconisé la réunion d’une conférence inter-


nationale à laquelle participeraient tous les pays intéressés,
sur le modèle de celle qu’a proposéele Président Roosevelt2.
1. Keith FEILING, The Life of Neville Chamberlain, p. 276. Boris CBLOVSKY,
Daa Miinchenp Abkommen, p. 458.
2. Moscou voit dans la convocation d’une conférence internationale telle que
l’a proposée Roosevelt, l’ultime possibilité de briser son isolement. I1 y donnera
son accord le lendemain matin, 29 septembre, probablement sur les instances de
€’ragwe. Mais il sera trop tard. Daladier, Chamberlain et Mussolini auront déjà
accepté de se rendre à Munich. (Zdenek FIBRLINOBR. Ve elutbüch CRS.Paméti
z druhaho odboje, I, p. 163.)
LE RATTACHEMENT DES S U D È T E S AU R E I C H 481
Mais elle ne peut que réprouver une réunion à Quatre, qui
dictera la paix à l’Europe 1. n
A Prague, l’annonce de la conférence a suscité un mouve-
ment de panique. Les généraux, les chefs des Sokols, les
vétérans de la campagne de Sibérie qui s’apprêtaient à com-
mémorer le vingtième anniversaire de la fondation de la
République viennent supplier Benès de se montrer inflexible
e t de déclarer la guerre à l’Allemagne. Mais Benès s’y refuse 3.
Les Puissances occidentales ne le soutiendraient pas e t une
guerre isolée équivaudrait à un suicide...
Partout ailleurs, en revanche, la nouvelle de la réunion
des Quatre déchaîne une explosion d’enthousiasme. De
Washington, Roosevelt câble à Chamberlain u Good man!
malgré son dépit d’être arrivé trop tard. A Genève, le Conseil
de la S. d. N. se réunit d’urgence, pour approuver une ten-
tative de conciliation dont il lui aurait appartenu de prendre
l’initiative mais dans laquelle il n’est pour rien. A Paris,
Léon Blum écrit : u L’annonce de l’entrevue de Munich a
suscité un immense mouvement de joie et d’espoir. On com-
mettrait une grave erreur si l’on contrariait en quoi que
ce fût cet espoir et cette joie, qui sont en eux-mêmes une
puissance de paix ... La rencontre de Munich, c’est une
brassée de bois jetée dans le foyer sacré, au moment où la
flamme tombait et menaçait de s’éteindre 4... ))
E t jusque tard dans la nuit, des foules considérables mas-
sées à Trafalgar Square et sur la place de Venise, qui crai-
gnaient d’être réveillées le lendemain par le tonnerre des
canons, acclament avec frénésie les noms de Mussolini et
de Chamberlain, et scandent inlassablement :
- u La paix! La paix! La paix! 1) ...
I.A laquelle, de surcroît, personne ne songe à l’inviter. (Aktetr zur Ueirtschen
Auswürtigen Poiitik, II, p. 664-667.)
2. Cette fête devait être célébrée le 23 octobre 1938.
3. Benès usure leur avoir dit : a Une seconde guerre européenne viendra iné-
vitablement. Alors, les Puissances occidentales qui refusent aujourd’hui de se
battre pour la Tchécoslovaquie seront obligées de le faire, dans des conditions
bien pires,et sans la Tchécoslovaquie... P (Mnichouské dny,p. 115 et s.) Mais cela
paraît sujet à caution, les Mémoires de Benès ayant été rédigés en2 942, à un moment
où la Seconde Guerre mondiale était déjà déclenchée.
6. Le Populaire, 29 septembre 1938.

Y 31
XXIII

LA CONFÉRENCE DE MUNICH
(29-30 septembre 1938)

Le 29 septembre, aux premières heures du jour, Hitler


se rend cn train à Kufstein 1 pour y accueillir Mussolini 2.
A 9 h. 30, il monte dans le wagon-salon du Duce e t se met
rapidement d’accord avec lui sur deux points essentiels :
10 I1 ne faut laisser à aucun prix la conférence s’enliser dans
le maquis de la procédure. Elle doit aboutir à une solution
le jour même, sans quoi il recourra aux armes. 20 Quelles
que soient les concessions de détail auxquelles il puisse
consentir, les troupes allemandes devront pénétrer en terri-
toire sudète le l e r octobre 3. C’est une exigence à laquelle
il ne renoncera pas.
Puis les deux dictateurs procèdent à un examen politique
et militaire de la situation. Déployant une carte de l’Europe
orientale sur laquelle la Tchécoslovaquie ne figure plus,
Hitler dBvoilb pour la première fois à Mussolini ses plans
d’expansion à l’est. I1 lui fait comprendre que le règlement
de la question sudète n’est qu’une première étape dans leur
réalisation et que le fait d’avoir accepté la réunion d‘une
conférence ne signifie nullement qu’il y ait renoncé. I1
conclut en disant :
- i( Nous succomberons à l’encerclement, si nous n’atta-
quons pas à temps 4! ))
1. Kufstein était, avant l’Anschluss, la station-frontiére entre la Bavière et
l’Autriche. Hitler a chargé Rudolf Hess d’aller saluer le Duce à la frontière du
Brenner.
2. Le chef du Gouvernement italien a quitté Rome la veille, à 18 heures.
3. Hitler a fixé cette date dès le 30 mai. (Voir plus haut, p. 231.)
4. Filippo ANFUSO,Rom-Berlin im diplomatisthen Spiegel, p. 75 et S.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTEÇ AU REICH 483
Le Duce est à la fois troublé et rassuré par ces déclarations :
troublé, parce qu’il n’a pas envie d’être entraîné dans une
guerre; rassuré parce que ces projets lui prouvent que le
Führer ne nourrit aucune ambition méditerranéenne.
Lorsque les deux trains spéciaux transportant Hitler et
Mussolini arrivent à Munich, les délégations française e t
anglaise les y ont déjà précédés. Daladier est arrivé par
avion à 11 h. 25 1. Chamberlain atterrit une demi-heure
plus tard2. Après avoir passé en revue une compagnie
de la Leibstandarte 4 d o l j Hitler qui leur rend les honneurs,
les deux hommes d’Etat sont conduits par Ribbentrop a u x
hôtels où des appartements leur ont été réservés pour la durée
de la conférence3.
La veille au soir, à 18 h. 45,le Premier Ministre a envoyé
u n message à Benès, l’informant officiellement de la ren-
contre de Munich. Benès a immédiatement répondu : (( J e
vous demande instamment de ne rien décider à Munich
sans que la Tchécoslovaquie ait pu se faire entendre. n
Mais comme il n’a reçu aucune réponse et se rend compte
que les délégués tchèques seront exclus des délibérations,
il a envoyé le 29 au matin, une nouvelle dépêche à Londres
pour spécifier (( que le Gouvernement tchécoslovaque ne
participerait pas à cet-te conférence, bien qu’il soit toujours
prêt à s’associer à une réunion internationale où 1’Alle-
magne, la Tchécoslovaquie et d’autres nations seraient
représentées ». Q

Aussila délégation tchécoslovaque, composée de M. Mastny,


ministre de Tchécoslovaquie à Berlin, et d u Dr Hubert
Masaryk, du ministère des Affaires étrangères de Prague,
n’arrive-t-elle à Munich qu’à 15 heures pour bien marquer
qu’elle entend garder ses distances à l’égard de la discus-
sion. Aucune personnalité ne se dérange pour l’accueillir
à l’aéroport. Une simple voiture de la police la conduit au
1. est accompagné par MM. Alexis Léger, Secrétaire général aux Affaires
étrangères, Rochat, directeur des Affaires d’Europe, Clappier, le directeur de son
Cabinet et un oficier d’ordonnance. Georges Bonnet est resté à Paris.
2. I1 est accompagné par Sir Horace Wilson, W. Malkin, conseiller juridique
du Foreign Offce, W. Strang, Ashton-Gwatkin et Lord Lunglass. Lord Halifax
est resté lui aussi à Londres, de sorte que les deux seuls ministres des Affaires
étrangères B assister à la conférence seront Ribbentrop et Ciano. Un train a amené
de Beriin, au début de la matinée, Sir Nevile Henderson, M.Attolico, M.François-
Poneet et le colonel Stehlin, attaché de l‘Air français.
3. Daladier s’installe à 1’Hael des Quatre-Saisoms; Chamberlain au Regina
Palace Hotel.
4 . Documenta on British Foreign Policy, II, 1209-1220.
484 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Regina Palace ce qui donne au Dr Masaryk l’impression


(( d’être traité comme un suspect, assigné à résidence sur-

veillée N.
Le comte Czaky arrive lui aussi, en tan t qu’observateur
du Gouvernement hongrois. Mais personne n’a le temps de
s’occuper de lui, de sorte qu’il est pris en charge par la délé-
gation italienne 8.
La conférence, convoquée primitivement pour 11 heures,
a dû être retardée. Elle ne s’ouvre qu’à 12 h. 45. Mais en
réalité, elle n’est plus qu’une formalité : toutes les décisions
capitales ont été prises la veille, soit au cours des entretiens
Hitler- Attolico 3, soit lors de la conversation téléphonique
qu’Hitler a eue avec Mussolini, soit encore le matin même,
dans le train qui a amené les deux dictateurs de Kufstein
à Munich.
Les unes après les autres, les délégations étrangères sont
introduites dans le hall du N Führerbau n où sont exposés
tous les étendards des Corps francs et les emblèmes du Parti.
Le siège central du Mouvement national-socialiste est un
vaste bâtiment situé sur la Konigsplatz, juste en face des
deux petits temples à pilastres carrés où reposent dans
des cercueils de bronze, les seize militants nazis tués le
9 novembre 1923, lors de la fusillade devant la Feldherrn-
halle 4.
Six mois plus t ô t , lorsque Hitler a pénétré en Autriche,
il s’est rendu à Linz sur la tombe de ses parents e t chez
son ancien professeur, d’histoire, pour renouer avec ses sou-
venirs d’enfance et de jeunesses. A présent, il n’a qu’à
regarder autour de lui pour se rappeler les débuts de sa
carrière politique. N’est-ce pas à Munich, en effet, dans une
petite brasserie enfumée, qu’il s’est inscrit le 19 septembre
1919 au Parti ouvrier allemand, un groupuscule de six
membres, totalement inconnus à la tête duquel il s’est
élancé à la conquête de l’allemagnee? E t voici que dix-
neuf ans plus tard, presque jour pour jour, devenu Chance-
lier du Reich et Commandant suprême de la Wehrmacht,
il accueille sur le seuil de son bureau, aux côtés du dictateur
1. Compte rendu du D*Hubert Masaryk à son gouvernement,le 30 septembre 1938.
2. Ce qui convient parfaitement à Mussolini.
3. Voir plus haut, p. 47s-479.
4. Voir vol. II, p. 309-311.
5. Voir vol. IV, p. 566567.
6. Voir vol. II, p. 248.
LE RATTACHEMENT DES SUDETES AU REICH 485
romain, les chefs des Gouvernements français et britannique
qu’il a amenés jusque-là pour leur faire connaître sa volonté!
Combien d’hommes peuvent se vanter d’avoir accompli un
chemin pareil?
Daladier, Chamberlain, Mussolini, Alexis Léger, Sir Horace
Wilson, Ribbentrop, Ciano e t l’interprète Schmidt entrent
dans, le bureau d’Hitler e t prennent place sans aucun proto-
cole sur des canapés e t des fauteuils disposés autour d’une
table basse. Chacun des chefs de gouvernement commence
par exposer son point de vue sur la question des Sudètes.
Comme tous tiennent à faire montre de bonne volonté, la
conversation est détendue. Elle ne prend un ton plus âpre
que lorsque Hitler recommence à vitupérer Benès e t les
Tchèques. Mais Daladier le contre avec beaucoup de viva-
cité.
Bien que la. discussion ne prenne à aucun moment un
caractère violent, quelques accrochages ont lieu entre Hitler
e t Chamberlain. E n t a n t qu’ancien ministre des Finances,
le Premier britannique tient à savoir comment 1’Etat tchèque
sera indemnisé pour les bâtiments publics qui se trouvent
dans les territoires devant être cédés à l’Allemagne.
- (( I1 n’y aura aucune indemnité »,rétorque Hitler d’un
ton rogue. (( Ces bâtiments ont été construits soit avant la
guerre, par le Gouvernement autrichien -et je ne sache pas
que Prague l’ait jamais indemnisé -; soit depuis la créa-
tion de la République tchécoslovaque. Dans ce cas, ce sont
les Sudètes qui les ont payés avec leurs impôts... ))
Mais Chamberlain revient à la charge. I1 s’inquiète de ce
qu’il adviendra du bétail. Les vaches resteront-elles sur
place en totalité ou bien pourront-elles être ramenées par-
tiellement en Tchécoslovaquie 1?
- (( Notre temps est vraiment trop précieux pour le
perdre à discuter de pareilles vétilles »,réplique Hitler avec
un geste d’impatience.
Après quoi, le Premier Ministre demande par deux fois
que des représentants du Gouvernement tchèque soient

1. II faut voir dans ces interventions de Chamberlain un écho de la note tchèque


du 25 septembre, dans laquelle le Gouvernement de Prague se plaignait de ce que
les ressortissants tchèques qui se trouveraient inclus dans les territoires sudètes,
mais qui refuseraient d’accepter le régime nazi a devraient quitter leurs foyers
Bans rien emporter de leurs affaires, pas méme leurs vaches s’il s’agit de popu-
lationa agricoles D. (Voir plus haut, p. 445.) Cette plainte a visiblement impres-
sionn6 le Premier Ministre.
486 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

admis à participer aux débats. Mais Hitler s’y oppose en


termes catégoriques.
D’une façon générale, Hitler éprouve plus de sympathie
pour Daladier que pour son homologue britannique. I1 le
trouve à la fois plus simple et plus direct.
- (( J e m’entends très bien avec Daladier »,dira-t-il plus
tard à Mussolini. (( C’est un ancien combattant du front,
comme nous. On peut avoir avec lui une conversation raison-
nable 1. ))
Sur ces entrefaites le Duce tire de sa poche un (( projet
de compromis ».Est-ce un projet italien, comme on l’a cru
longtemps? Nullement. I1 a été rédigé la veille à la Chancel-
lerie de Berlin, par Gœring, Neurath .et Weizsacker, - à
l’insu de Ribbentrop Après l’avoir montré à Hitler, Gœring
l’a transmis à Attolico, qui en a téléphoné le contenu à
Mussolini, au moment où celui-ci s’apprêtait à prendre le
train pour Munich. C’est donc un plan allemand sur lequel
les délégations française et anglaise vont avoir à se prononcer.
I1 reprend presque point par point les conditions de Godes-
berg. Mais aucun des négociateurs présents ne semble s’en
être aperçu.
Daladier (( accueille avec faveur la proposition du Duce,
rédigée dans un esprit objectif et réaliste a D; Chamberlain
l’approuve lui aussi et déclare ((qu’il a envisagé, pour sa
part, une solution tout à fait semblable 1); Sir Nevile Hen-
derson pense (( que Mussolini a présenté comme sienne,
avec beaucoup de doigté, une combinaison des propositions
de Hitler et de celles des Anglo-Français 11; François-Pon-
cet a l’impression que les membres de la conférence tra-
vaillent c( d’après un Mémorandum britannique, rédigé par
Sir Horace Wilson n. A 15 heures, la séance est suspendue
pour permettre aux délégations de déjeuner.
Lorsqu’elle reprend une heure plus tard, le nombre de

1. Paul %EMKIT, Statist auf diplornalischer Bane, p. 414.


2. Schmidt reconnaît ce texte immédiatement car Gœring l’a prié d‘en établir
une version française vingt-quatre heures auparavant. (Cf. Statist auf diplama-
tischer Bühne, p. 415.) II a été rédigé en dehors de Ribbentrop parce que ses
auteurs ont craint que le ministre des Affaires étrangères du Reich - hostile à
la conciliation- n’y insère des clauses qui le rendent inacceptable. (Cf. CELOVSKY,
D m Münchener Abkommen, p. 462, note 1.)
3 . Minuies allemandes de la Conférence.
6. I d .
5 . Sir Navile HENDERSON, Failure of a mission, p. 271.
6. FRAN$;OIS-PONCET, Souvenirs, p. 332.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU R E I C H 487
ceux qui y assistent s’est considérablement accru. Outre les
quatre Grands, Léger, Sir Horace Wilson, Ribbentrop e t
Ciano, il y a là Gœring, François-Poncet, Rochat, Sir Nevile
Henderson, Attolico, le Secrétaire d’Etat von Weizsacker,
des conseillers juridiques, des secrétaires et des aides de
camp. La conversation se poursuit d’une façon très animée,
mais décousue, car personne ne préside et aucun ordre du
jour n’a été établi. Tout le monde parle à la fois. Des petits
groupes se forment dans les embrasures des fenêtres pour
échanger leurs impressions. Hitler a un long aparté avec
Daladier, tandis que Chamberlain dialogue avec Mussolini.
Sur le coup de 21 heures, Hitler invite tous les assistants
à un dîner qui a été préparé dans la grande salle des fêtes
du Führerbau. Mais ni Daladier ni Chamberlain ne sont
d’humeur à banqueter. Ils déclinent cette invitation en
prétextant qu’ils doivent se rendre à leur hôtel pour y
prendre contact avec Londres et Paris. Mussolini et Hitler
dîneront doric seuls avec leurs suites, au bout d’une immense
table scintillante d’orfèvrerie et de cristaux, qui reste à
moitié vide.
Après cette seconde interruption, la séance reprend à
23 heures. I1 n’y a plus qu’à préciser certains points de
détail. A minuit trente, le texte définitif est enfin prêt. I1 dit :

L’Allemagne, le Royaume- U n i , la France et l’Italie, tenant


compte de l’arrangement déjà réalisé e n principe pour la cession
ci l’Allemagne des territoires des Allemands des Sudètes, sont
convenus des dispositions et conditions suivantes réglemen-
tant la dite cession et les mesures qu’elle comporte.
Chacun d’eux, par cet accord, s’engage à accomplir les
de’marches nécessaires pour e n assurer l’exécution.
10 L’évacuation commencera le l e r octobre.
20 L e Royaume-Uni, la France et l’Italie conviennent que
l‘évacuation des territoires en question devra être achevée le
10 octobre, sans qu’aucune des installations existantes ait été
détruite. L e Gouvernement tchécoslovaque aura la responsabilité
d‘effectuer cette évacuation, sans qu’il e n résulte aucun dommage
a u x dites installations.
30 Les conditions de cette évacuation seront déterminées dans
le détail par une Commission internationale composée de repré-
sentants de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la France, de
l’Italie et de la Tchécoslovaquie.
40 L’occupation progressive par les troupes du Reich des
territoires à prédominance allemande commencera le l e r octobre.
488 HISTOIXE DE L ' A R M ~ ALLEMANDE

Les quatre wnes indiquées sur la carte ci-jointe seront occupéea


par les troupes allemandes dans ïordre suivant :
La zone I, les l e 1 et 2 octobre;
La zone II, les 2 et 3 octobre;
La zone I I I , lm 3, 4 et 5 octobre;
La zone IV, les 6 et 7 octobre.
Les autres territoires à prépondérance allemande seront déter-
minés par la Commission internationale et occupés par lea
troupes allemandes, d'ici a u 10 octobre.
50 L a Commission internationale mentionnée a u p a r a g r a p h 3
déterminera les territoires o ù doit être effectué un plébiscite.
Ces territoires seront occupés par des contingents internatio-
naux jusqu'à l'achèvement d u plébiscite. Cette Commission +era
également les conditions dans lesquelles le plébiscite doit être
institué, en prenant pour base les conditions d u plébiscite de la
Sarre. Elle f i e r a , e n outre,, pour l'ouverture d u plébiscite, une
date qui ne pourra être posterleure à la fin de novembre.
G O L a fixation finale des frontières sera établie par la Com-
mission internationale. Cette Commission aura aussi compétence
pour recommander a u x quatre Puissances :Allemagne, Royaume-
Uni, France et Italie; dans certains cas exceptionnels, des modi-
fications de portée restreinte à la détermination strictement
ethnique des zones transférables sans plébiscite.
70 Il y aura un droit d'option permettant d'être inclus dans
les territoires transférés ou d'en être exclu.
Cette option s'exercera dans un délai de six mois à partir de
la date d u présent accord. Une Commission germano-tchéco-
slovaque fixera le détail de cette option, examinera les moyens
de faciliter les échanges de populations et réglera les questions
de principe que susciteront lesdits échanges.
80 Le Gouvernement tchécoslovaque libérera, dans un délai
& quatre semaines à partir de la conclusion d u présent accord,
tous les Allemands des Sudètes appartenant a u x formations
militaires ou de police tchécoslovaques et qui désireront cette
libération.
Dans le même délai, le Gouvernement tchécoslovaque libérera
les prisonniers allemands des Sudètes qui accomplissent des
peines de prison pour délits politiques.
Munich, le 29 septembre 1938.

ANNEXESA L'ACCORD.

ANNEXEI. - Le Gouvernement de S a Majesté d a m le


Royaume- U n i et le Gouvernement français ont conclu l'accord
1. Voir la carte ci-contre.
O

v
490 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

ci-dessw, étant bien entendu qu’ils maintiennent l’offre contenue


dans les propositions franco-britanniques d u 19 septembre
1938, touchant une garantie internationale des nouvelles fron-
tières de l’État tchécoslovaque contre toute agression non provo-
quée 1.
Quand la question des minorités polonaise et hongroise en
Tchécoslovaquie aura été réglée, l’Allemagne et l’Italie, pour
leur art, donneront également une gaiantie à la Tchécoslova-
quie t’
ANN:EXEII. -Les chefs des Gouvernements des quatre Puis-
sances déclarent que le problème des minorités polonaise et
hongroike en Tchécoslovaquie, s’il n’est pas réglé dans les trois
mois par un accord entre les Gouvernements intéressés, fera
l’objet d’une autre réunion des chefs des Gouvernements des
quatre Puissances aujourd’hui rassemblés S.

Tandis que les secrétaires et les interprètes .achèvent de


mettre ce texte au net et le traduisent en quatre langues,
le général Bodenschatz, l’un des aides de camp de Goering,
regarde son bracelet-montre et dit à voix basse au colonel
Stehlin :
- (c Quand on pense que si cet accord n’était pas inter-
venu, à l’heure actuelle nos escadres de Heinckels, de Dor-
niers et de J u n k e r seraient en train de pulvériser sous leurs
bombes les fortifications tchèques et les villes de Bohême a.., n
Le 30 septembre, à 1 h. 30 du matin, l’accord de Munich
est signé. I1 suf it d’en lire le texte pour se rendre compte
que le Führer a gagné sur toute la ligne : l’occupation des
territoires sudètes commencera le l e r octobre; les Tchèques
livreront toutes les installations intactes; les avant-gardes
de la Wehrmacht franchiront la frontière à la date fixée ...
t
+ +
Mais le plus pénible reste encore à faire : informer les
Tchèques de la signature de l’accord. Daladier ayant refusé
de s’en acquitter tout seul, il a été convenu que la démarche
s’effectuerait d‘une façon collective.

1. Voir plus haut, p. 397.


2. C‘est Mussolini qui a tenu, dès Munich, à ce que le problème des minorités
polonaise et hongroise soit expressément évoqué dans le texte de i’accord.
3. Suivent deux Annexes (III et IV) portant sur les compétences et la compo-
sition de la Commission internationale.
4. Paul STEALIN, Témoignage pour l’histoire, p. 106.
LE RATTACHEMENT DES SUDÈTES AU REICH 491
- (( Je vais à u n mourant pour lui apporter l’extrême-
onction »,dit François-Poncet, (( mais je n’ai même pas
d’huile à verser sur ses plaies l. ))
Immobilisés depuis 15 h. 30 à l’hôtel Regina, les deux
représentants d u Gouvernement de Prague attendent de
connaître la sentence qui sera prononcée contre eux. Per-
sonne n’est venu les voir; personne ne les a tenus a u courant
des débats. Vers 19 heureg, M. Ashton-Gwatkin, qui a
appartenu à la mission Runciman et qui fait partie à pré-
sent de la suite de Chamberlain, leur a apporté quelques
renseignements. I1 est revenu à 22 heures, accompagné
d’un fonctionnaire d u Foreign Ofice pour leur apprendre
qu’un accord général était sur le point d’être conclu.
- (( Je ne puis encore vous en donner les détails n, leur
a-t-il dit, (( mais il est beaucoup plus dur que le plan franco-
anglais. ))
MM. Mastny e t Masaryk ont alors protesté, en dépliant
les cartes et les statistiques qu’ils ont apportées avec eux.
- Vous ‘rendez-vous compte », se sont-ils écriés,
(( que si vous acceptez les conditions d’Hitler, quelque
800.000 Tchèques vont se trouver inclus dans les nouvelles
frontières allemandes?
Mais les Anglais sont demeurés indifférents. Les statis-
tiques tchèques ne les intéressent plus ...
Dans la soirée, on a conduit les deux délégués tchéco-
slovaques au Führerbau où on les a fait attendre dans une
pièce voisine de celle où se tient la conférence. A 1h. 35
du matin, Sir Horace Wilson et M. Ashton-Gwatkin sont
venus leur lire les termes de l’accord.
- (( C’est abominable »,a gémi M. Masaryk, (( vous n’allez
tout de même pas ... ))
Mais Sir Horace Wilson est sorti de la pièce sans même
lui laisser le temps de terminer sa phrase. Quant à Ashton-
Gwatkin, il s’est borné à leur dire :
- (( Si vous n’acceptez pas, vous serez obligés de régler
vos affaires tout seuls avec les Allemands. Peut-être les
Français vous le diront-ils avec plus de ménagements, mais
vous pouvez m’en croire : ils partagent nos vues et se désin-
téressent de la question. n
Quelques instants plus tard, les délégués tchèques sont

Op. ci&., p. 419.


1. SCHMIDT,
492 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

introduits dans la salle où s’est tenue la conférence. Daladier,


Chamberlain, Sir Horace Wilson, Alexis Léger et Ashton-
Gwatkin se tiennent debout autour de la table basse. Mus-
solini et Hitler se sont retirés dans un salon contigu. Ils
estiment que cette formalité ne les concerne pas, et que
c’est à la France et à l’Angleterre de prévenir leurs amis.
L’atmosphère est pesante. Les Français sont visible-
ment nerveux. Chamberlain ne cesse de bâiller. Après avoir
prononck une très courte allocution, il remet à M. Mastny
le texte de l’accord, ainsi qu’une carte où sont marqués les
territoires à évacuer.
- Attendez-vous une réponse ou une déclaration de
notre Gouvernement? n lui demande le ministre de Tchéco-
slovaquie à Berlin.
- (( Les quatre hommes d’État ne disposent pas de beau-
coup de temps )), répond Alexis Léger d’un ton brusque.
(( Ils considèrent d’ailleurs l’accord comme accepté. C’est
un jugement sans appel. I1 n’est susceptible d‘aucune modi-
fication 1. ))
Tandis que les délégués tchèques se retirent en silence,
Hitler et Mussolini reviennent dans la pièce pour prendre
congé de Chamberlain et de Daladier. Au moment de se
séparer, le Premier britannique dit au Führer :
- (( Excellence, avant de quitter Munich, je désirerais
avoir un nouvel entretien avec vous. n
Hitler paraît surpris. I1 hésite un instant, puis accepte
avec un sourire. Un rendez-vous est fixé pour 13 h. 30.
Alors la porte du bureau d’Hitler s’ouvre ?A deux battants.
Le Führer échange une dernière poignée de main avec les
chefs des Gouvernements étrangers et descend lentement
l’escalier aux côtés de Mussolini. Une lueur de triomphe
brille dans son regard.
Daladier e t Chamberlain le suivent de près. Ils ont l’air
exténués. Ribbentrop les reconduit jusqu’au portail du
Führerbau. Sur la Konigsplatz, une compagnie d’honneur
présente les armes. Les tambours roulent. Des vivats
s’élèvent de la foule, massée autour des cénotaphes où
reposent les morts du S-novembre.
Les deux hommes d’Etat montent en voiture pour rega-
gner leurs hôtels. Les acclamations montent vers eux durant

1. Compte rendu du DI Hubert Masaryk à son Couvanemsnt.


LE R A T T A C H E M E N T D E S SUDETES A U REICH 493
tout le trajet, car les rues sont noires de monde. La plupart
des Munichois sont restés debout, pour attendre la fin de
la conférence. L’hôtel des Quatre-saisons et le Regina Palace
sont littéralement assiégés. Daladier et Chamberlain doivent
se montrer à leurs balcons pour saluer la foule. Une ovation
interminable salue leur apparition, tandis que des brassées
de fleurs s’amoncellent dans les halls de leurs résidences
respectives 1.

* *

Sitôt rentré dans sa chambre, Chamberlain adresse le


message suivant à M. Newton :

(c Veuillez voir immédiatement le président Benès pour le


presser de ratifier le plan qui a été élaboré aujourd‘hui après
une discussion prolongée, en vue d’éviter un conflit. Vous lui
ferez comprendre que ce n’est plus le moment de discuter. Sa
réponse doit être une acceptation pure et simple 2. D

Le 30 septembre, à 6 heures du matin, le Dr Hencke,


chargé d’affairesd u Reich à Prague, tire le ministre tchèque
des Affaires étrangères de son lit pour lui présenter les
décisions de la conférence. I1 l’informe que la Tchécoslova-
quie est invitée à envoyer trois représentants à la Com-
mission chargée de surveiller l’exécution de l’accord, qui
doit se réunir à Berlin le soir même, à 17 heures.
Aussitôt, Benès, Sirovy et les membres du Cabinet s’en-
ferment au Hradjin pour délibérer. Ils siègent encore à
12 h. 30, lorsque les ministres de France, de Grande-Bre-
tagne et d’Italie se présentent à M. Krofta pour connaître
la réponse du Gouvernement tchécoslovaque.
- a Au nom du Président de la République e t de mon
Gouvernement I), leur déclare le ministre des Affaires étran-
gères, (( je vous informe que nous nous soumettons a u x déci-
sions prises à Munich, sans même nous consulter. Notre
point de vue vous sera transmis par écrit. Pour l’instant,
je n’ai rien à ajouter. Toutefois, je tiens à attirer votre

1. Frankfurter Zeilung, 30 septembre 1938.


2. Documenta on iàritiah Foreign Policy, II, 1225.
494 HISTOIRE D E L ’ A R M É E A L L E M A N D E

attention sur le fait qu’il est indispensable de convaincre le


Gouvernement allemand d’arrêter la campagne d’excitation
qu’il poursuit contre nous par la radio et dans la presse,
sans quoi il sera impossible d’appliquer le programme de
Munich sans effusion de sang. J e ne veux pas me laisser aller
à des récriminations, mais c’est pour nous une catastrophe
que nous n’avions pas méritée. Nous nous soumettons
néanmoins et nous efforcerons d’assurer une vie paisible
à notre peuple ... ))
Comme le ministre de France commence à lui présenter
les condoléances de son Gouvernement, M. Krofta l’ar-
rête :
- cc J e ne sais si vos pays tireront profit des décisions
qu’ils ont prises à Munich )), lui répond-il avec hauteur,
(( mais je sais avec certitude que nous ne serons pas les
derniers. D’autres seront frappés après nous 1! ))
A 16 h. 30, le général KreiEy, Commandant en chef,
s’adresse à l‘Armée tchèque pour lui recommander de rester
disciplinée :

a Officiers, sous-officiers et soldats! Dans une autre époque


de tourmente, vos aînés ont fait preuve d’un courage et d’une
persévérance exemplaires. Imitez leur exemple! N’ajoutez pas
aux malheurs de la patrie en donnant à vos compatriotes
l’image de la discorde ou de l’indiscipline. Gardez confiance
en vos chefs, et exécutez fidèlement les ordres qu’ils vous
donneront dans les heures qui viennent. C’est seulement ainsi
que nous surmonterons cette épreuve. D

A 17 heures, le général Sirovy prend à son tour la parole


à la radio pour adresser un message au peuple tchèque. Son
discours est un appel vibrant à l’union et à l’espoir. Mais il
équivaut, en définitive, à un constat d‘impuissance :

(( Nous ne pouvons que nous incliner )), déclare-t-il, (( tout

en protestant à la face du monde contre le traitement qui


nous est infligé. Nous avons été abandonnés! Nous sommes
seuls! I)

Se rend-il compte qu’il répète, presque mot pour mot, le


1. Prager .Akten, y . 180.
L E RATTACHEMENT D E S S U D È T E S A U REICH 495
cri de détresse de l’amiral Koltchak, lorsqu’il l’a livré au
Comité révolutionnaire d’Irkoutsk I ?
Pourtant la coupe n’est pas encore pleine. Le même soir
à minuit - comme si toutes les vindictes de l’histoire se
réveillaient à la fois - M. Papée, ministre de Pologne à
Prague, remet à M. Krofta un ultimatum sommant le Gou-
vernement tchèque d’évacuer dans les douze heures le
territoire de Teschen, faute de quoi le Gouvernement polo-
nais lui déclarera la guerre.
Au point où il en est, que peut faire le Gouvernement
tchèque, sinon courber le dos sous cette humiliation supplé-
mentaire? L‘occupation de Teschen par les troupes polo-
naises commencera donc le 2 octobre, puisque telle est la
volonté d u colonel Beck ...
Certes, la façon dont les Tchèques ont annexé ce territoire
en 1920 a été loin d’être glorieuse 2. Mais l’ultimatum polo-
nais, survenant à ce moment précis, ressemble trop au coup
de pied de l’âne, pour ne pas provoquer un sentiment de
réprobation S.
*
+ 1

Tandis que ces scènes se déroulent à Prague, Chamber-


lain rend à Hitler la visite dont il avait été convenu avant
son départ du Führerbau 4. L’entretien a lieu au domi-
cile privé d’Hitler, sans autre témoin que l’interprète
Schmidt.
Le Premier Ministre est dans un état de fatigue qui se
traduit, non par de la lassitude, mais par une loqua-
cité fiévreuse. I1 commence par demander au Führer de
se montrer généreux dans l’application des accords de
Munich.
- (( Espérons que les Tchèques seront assez raisonnables
pour ne pas créer d’incidents »,lui dit-il. N S’il en surve-
nait malgré tout, je vous supplie de ne pas bombarder
Prague, car cela ne manquerait pas d’entraîner de terribles
pertes parmi les femmes e t les enfants. N
1. Voir plus haut, p. 77.
2. Voir plus haut, p. 160-161.
3. u A présent, le jour où Hitler attaquera la Pologne, je crierai : Sieg Heilf D
6crit le polémiste anglais King-Hall.
4. Voir plus haut, p. 492.
496 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Hitler est d’une humeur morose qui tranche sur la satis-


faction qu’il manifestait la veille. I1 écoute d’une oreille
distraite Chamberlain lui débiter, pendant plus d’une demi-
heure, des propos décousus sur la guerre d‘Espagne, le
retrait des volontaires italiens et allemands, le désarmement
général, la promotion de la prospérité économique dans le
monde et sur un certain nombre d’autres sujets qui ne
correspondent nullement à ses préoccupations du moment.
Finalement, le Premier Ministre sort de sa serviette une
feuille de papier.
- u J’ai rédigé ce matin cette déclaration n, lui dit-il.
u J’espère que vous voudrez bien la signer avec moi. J’es-
time qu’il serait bon de la rendre publique immédiatement. 3)
Hitler lit le texte que lui tend Chamberlain. C’est un
projet de résolution commune, conçu en ces termes :
N o w , le Führer Chancelier d‘Allemagne et le Premier Ministre
de Grande-Bretagne, à la suite d‘un nouvel entretien qua nous
avons e u aujourd’hui, sommes d’accord pour reconnaître que la
question des relations anglo-allemandes revêt pour les deux pays
et pour l‘Europe une importance primordiale.
Nous considérons l’accord signé hier soir et l‘accord naval
anglo-allemanda comme les symboles d u désir de nos deux
peuples de ne jamais entrer à nouveau e n guerre l’un contre
l’autre.
Nous avons décidé que ce même système de consultation sera
adopté pour traiter toute autre question pouvant intéresser nos
deux pays et nous sommes résolus à poursuivre nos efforts pour
supprimer toutes les causes possibles de désaccord et contribuer
ainsi à maintenir la p a i x e n Europe.
Cette déclaration équivaut à un pacte d’amitié e t de
consultation mutuelle. Hitler prend sa plume e t y appose
sa signature (( moins »,estime Schmidt, N parce qu’il en
attend de grands résultats, que pour faire plaisir au Pre-
mier Ministre 3 n.
Avant de se séparer, Hitler et Chamberlain se serrent
longuement les deux mains. Lorsque le chef du Gouverne-
ment britannique quitte le domicile du Führer, il est rayon-
nant. I1 est convaincu d’avoir sauvé non seulement la paix,
mais l’avenir de la paix.
1. En réalité, l’Accord de Munich a été signé le matin même.
2. Signé le 18 juin 1935. (Voir vol. III, p. 265.)
3. Pad 6 C I < M i D T , Op. cit., p. 417.
XXIV

L’EUROPE AU LENDEMAIN DE MUNICH’

Quelques heures plus tard, c’est-à-dire le 30 septembre


en fin d’après-midi, Chamberlain atterrit à Heston. I1 des-
cend de son appareil en tenant d‘une main son parapluie
e t en brandissant de l’autre un rouleau de papier blanc :
ce sont les Accords de Munich et la déclaration anglo-alle-
mande. Une foule énorme est venue à l’aérodrome de Heath-
row pour accueillir (( le messager volant de la paix ».Rom-
pant les barrages de police, elle se précipite à sa rencontre
en chantant : For he is a jolly good fellow »,e t en lui lan-
((

çant des brassées de fleurs.


Dès sa descente d’avion, un aide de camp remet au Pre-
mier Ministre une lettre du roi George VI, l’invitant à se
rendre directement à Buckingham, car ») lui dit le souve-
rain, (( je voudrais être le premier à vous exprimer mes
félicitations pour le succès de votre mission à Munich n.
Mais la foule est si dense que Chamberlain n’arrive a u
Palais Royal qu’avec beaucoup de retard.
Lorsqu’il revient au I O , Downing Street après sa visite
au roi, plus de vingt mille personnes se sont massées
devant sa résidence et dans les rues avoisinantes. La foule
l’acclame avec tant d’insistance qu’il doit se montrer à une
fenêtre et prononcer quelques mots.
- (( Mes amis ») dit-il d’une voix brisée par la fatigue e t

l’émotion, (( c’est la seconde fois dans notre histoire qu’est


venue d’Allemagne la paix dans l’honneur’. J e suis convaincu
1. Allusion au retour de Disraeli de la Conférence de Berlin, en 1878. Quelques
jour8 plus tard, quand la vague d’enthousiasme sera un peu retombée, Chamber-
lain demandera A la Chambre des Communes a de ne pas attacher trop de poids
0 34
498 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

que je vous rapporte la paix pour notre temps l. Main-


tenant je vous conseille de rentrer chez vous et de dormir
paisiblement 2. ))
Lorsque la foule s’est enfin dispersée et qu’il rentre dans
son bureau, on lui remet un monceau de télégrammes et de
lettres de félicitation arrivées au cours de l’après-midi e t
dont le volume ne cesse d’augmenter d’heure en heure. Ils
proviennent de tous les comtés d u Royaume-Uni, des
membres du Commonwealth e t même des pays neutres.
Lord Weir? qui l‘a accompagné en 1932 à la Conférence
d’Ottawa, lui ecrit :
((Depuis 1919, le monde a été mené le plus souvent dans des
voies néfastes et périlleuses. Vous êtes le premier à avoir ren-
versé le courant et. à l’avoir orienté dans un sens bénéfique ...
Après cette semaine, aucun homme ni aucune nation ne seront
tout à j a i t les mêmes qu’auparavant. Les possibilités de faire le
bien sont devenues considérables, grâce à la foi nouvelle que
vous avez apportée au monde3.
Le Maréchal Smuts, qui sera bientôt Premier Ministre
de l’Afrique du Sud, exprime son approbation en termes
non moins enthousiastes :

a Un grand champion est apparu dans l’arène politique »,


déclare-t-il. (( Que Dieu le bénisse! Le chemin suivi par l’arti-
san de la paix a été dangereux e t ardu. Mais il a agi sans penser
à lui-même, ni à son avenir personnel. I1 a risqué le tout pour
le tout et je pense qu’il a tout gagné 4.

Le député Maxton affirme de son côté :


(( Chamberlain a fait ce que la grande masse des hommes

dans le monde désirait que l’on f î t S. ))

Mais il n’y a pas que des lettres de personnalités mar-


quantes. La plupart d’entre elles émanent d’inconnus, de
I des paroles prononcées sous l’empire de l’émotion, aprèa une longue et épui-
sante journée, où il avait roulé pendant des kilomètres entre deux murailles de
manifestants qui n’avaient cessé de l’acclamer D. (Keith FEILING,The Life of
N e t d e Chumberiuin, p. 381-382.)
1. Peace for our time.
2. Neville C i i A m E R L A I N , The Struggle for Peace, p. 302.
3. Keith FEILING, The Life of Nevilie Chamberlain, p. 379.
4 . Id., ibid.
5. Id., ibià.
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU R E I C H 499
parents dont les fils seraient partis en guerre. Tous débordent
de la même gratitude. A ces messages, souvent écrits d’une
main malhabile, sont joints des fleurs, des poèmes, des
parapluies et des cannes à pêche 1, qui s’entassent dans les
antichambres de Downing Street. L’une de ces lettres dit :
(( La guerre totale est une abomination. C’est pour nous un
soulagement inexprimable de penser que nos enfants ne seront
pas massacrés, mutilés, aveuglés ou rendus fous, comme l‘ont
été leurs pères ou les hommes de ma génération. n
Une dame du nom de Kate Bird, qui a connu le Premier
Ministre dans son enfance, se rappelle par ces lignes à son
bon souvenir :
(( Ce que vous avez tenté de faire m’a remplie d’émotion et de

fierté ... Dire que c’est vous qui avez été choisi pour par1er.à
l’Allemand et lui dire ce qu’il fallait! Puissiez-vous être béni
dans votre vieil âge. Vous ne serez jamais oublié2! ))
Durant les jours qui suivent, c’est par sacs entiers que
les postiers déversent à Downing Street les témoignages de
reconnaissance venus de tous les coins du monde. Chacun
veut remercier Chamberlain, quelle que soit sa condition
sociale ou sa nationalité. (( J e tiens à vous exprimer les
remerciements chaleureux d’un homme auquel le destin a
confié le sort de millions d’autres hemmes n, lui écrit
Léopold III. Cette lettre du roi des Belges est suivie par
une humble carte postale, en provenance de Rome : (( Mon-
sieur Chamberlain, que Dieu bénisse votre tête blanche.
J e suis une mère italienne. N
A Bruxelles, on frappe une médaille d’or à l’effigie de
(( l’Apôtre de la Paix ». De La Haye, des horticulteurs hol-

landais lui envoient leurs plus beaux oignons de tulipes.


D’Athènes, des Grecs lui demandent un morceau de son
parapluie, .pour le placer dans un reliquaire devant l’icône
de leur église. Des municipalités décident de donner son nom
à des rues, (( comme on l’a fait pour Gladstone .)b Un ancien
officier de marine allemand lui écrit : (( J e me sens comme un
condamné à mort qui a été gracié à la dernière minute ...
Mon v a u le plus fervent est que M. Chamberlain sache
1. Tous les Anglais savent que Chamberlain s’adonne avec passion à la pêche
à la truite.
2. Keith FEILING, Op. cit., p. 380.
500 HISTOIRE D E L’ARMSEALLEMANDE

que nous le remercierons et le bénirons durant tout le reste


de notre vie l. D
E n France, la joie n’est pas moins intense qu’en Angle-
terre. Lorsque l’avion de Daladier arrive au-dessus du Bour-
get, le Président du Conseil aperçoit à travers le hublot de
sa cabine, une foule immense qui a envahi le terrain de
l’aérodrome. I1 croit tout d’abord que ce sont des mani-
festants venus pour le lyncher 2. Au général Gamelin qui
l’accueille au pied de la passerelle, il dit d’un air inquiet :
- (( Ce n’est pas brillant, mais j’ai fait tout ce que j’ai
...
pu n
Au même instant, un rugissement de joie s’élève de la
multitude. Daladier est acclamé comme jamais il ne l’a
été. Des femmes se précipitent vers lui en lui tendant leurs
enfants bout de bras pour qu’il les embrasse. Des délé-
gations s’avancent avec des gerbes de fleurs, cravatées de
rubans tricolores et portant l’inscription : N Au sauveur
de la paix. N Les journalistes l’assaillent et le pressent de
dire quelques mots. Après avoir adressé ses remerciements
à Hitler et à Mussolini, il conclut en déclarant :
- (( J e pense qu’à présent, la paix est effectivement
sauvée. )I
Georges Bonnet, auquel s’adresse une partie des accla-
mations, monte à ses côtés dans une voiture découverte.
Mais de l’aéroport au Ministère de la Guerre, plus de cinq
cent mille personnes se sont massées spontanément. La
plupart des ouvriers et des artisans de la banlieue parisienne
ont quitté leur travail. Des drapeaux flottent aux fenêtres.
L’auto doit se frayer un passage à travers une véritable
marée humaine qu’aucun service d’ordre ne songe à cana-
liser. Depuis l’armistice de 1918, jamais on n’a vu un spec-
tacle pareil 3.
Quant au général Gamelin, il est si pressé de regagner
son bureau pour donner les ordres de démobilisation, qu’il
s’en faut de peu que sa voiture à fanion tricolore ne renverse
l’auteur de ce livre, à l’angle de la rue de Solférino e t du
boulevard Saint-Germain.
1. Keith FEILING, Op. cil.
2. Durant la Conférence de Munich, Daladier a fait part à Mussolini de ses
appréhensions. a Mais non, vous verrez n, lui a répondu le Duce, a vous serez
acclamé à votre retour à Paris. P (Édouard DALADIER, Munich, dans Ze Nouveau
Candide, 21-28 septembre 1961.)
3. L ’ i h s f r d o n , 8 octobre 1938.
LE RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU R E I C H 501
Au Conseil des Ministres qui se tient dans la soirée, tous
les membres du Gouvernement se pressent autour de la
table verte de 1’Elysée. Aucun ne formule la moindre cri-
tique, aucun ne pose de question après l’exposé très complet
fait par le Président du Conseil. Le communiqué suivant est
rédigé à l’issue de la séance :
(( M. Albert Lebrun, Président de la République, s’est fait
l‘interprète des sentiments d u pays pour remercier M . Daladier
d u patriotisme éclairé et agissant avec lequel il a rempli la grave
et delicate mission qu’il vient de conduire à bonne fin.
( ( A l‘unanimité, le Conseil s’est associé a u Chef de l’État
pour exprimer à M. Daladier ses félicitations pour l’effort
décisif qu’il a consacré a u x intérêts de la France et de la paix.
(( M. Daladier a remercié e n demandant que M. Georges
Bonnet soit associé a u x témoignages qui lui ont été adressés. ))

Le lendemain, dans toutes les capitales occidentales, l‘en-


thousiasme atteint au délire. Le T i m e s écrit :(( Aucunconqué-
rant, rentrant chez lui après une victoire remportée sur un
champ de bataille, n’est revenu paré de plus de lauriers
que M. Chamberlain à son retour de Munich 1. )) L e M a t i n
exulte : ((Victoire! Victoire! Victoire! La paix est gagnée. Elle
est gagnée contre les tortueux, les vendus et les fous. Elle
est gagnée pour les vieux e t pour les jeunes, pour les mères
et leurs enfants 1) Paris-Soir ne cache pas non plus sa satis-
faction : (( La Paix! La Paix! La Paix! Voilà le mot qui, ce
matin, se lisait dans tous les yeux, sortait joyeusement de
toutes les lèvres. Le monde respire ... Notre Président du
Conseil et notre ministre des Affaires étrangères nous ont
gardé la paix 3... )) Léon Blum écrit dans le Populaire ,-
a Il n’y a pas un homme et pas une fFmme en France pour
refuser à Neville Chamberlain e t à Edouard Daladier leur
juste tribut de gratitude. La guerre est écartée. Le fléau
s’éloigne. On peut reprendre son travail et retrouver son
sommeil. On peut jouir de la beauté d’un soleil d’automne4.1)
La Liberté constate : ( ( A u milieu de l’allégresse générale,
un seul rageur : Moscou! )) - formule que reprend presque
textuellement J e suis partout .-(( Qu’on ne parle surtout pas
1. Times, l o r octobre 1938.
2. Le Malin, l e r octobre 1938.
3. Paris-Soir, 2 octobre 1935.
4. Le Popdaire, l e r octobre 1938.
502 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

d’humiliation ou de défaite de la Francc! I1 n’y a eu à Munich


qu’un seu! vaincu : c’est Moscou 1! 1)
Pierre-Etienne Flandin envoie des télégrammes de félici-
tation à Chamberlain, à Hitler et à Mussolini, pour les louer
d’avoir écarté de l’Europe le fléau de la guerre en faisant
prévaloir une solution négociée a. Un livre d’or, portant la
signature de plus d‘un million de Français reconnaissants
sera remis dans quelques jours à Daladier et à Bonnet.
ParisSoîr et l‘G!i’uvre ouvrent une souscription pour offrir
à Chamberlain - The Lord of Peace - (( une maison de la
paix sur un coin de la terre de France ».Elle recueille, en
quarante-huit heures, plus de 100.000 francs.
Par ailleurs, l’approbation parlementaire ne fait aucun
doute. (( Les hésitants se rallieront à la politique qui a pré-
servé la paix »,affirme Z’Euore. (( Une majorité traduira en
langage parlementaire les acclamations de Paris sur le par-
cours de la voiture ministérielle. )) De fait, la Chambre des
Députés ratifiera, le 5 octobre, les Accords de Munich par
535 voix contre 75 (dont 73 communistes 3) e t 3 absten-
tions. La Société des Nations par la voix de son Président,
le délégué du Pérou, tresse des couronnes à Neville Cham-
berlain et proclame : (( Le nom du Premier Ministre du
Royaume-Uni est béni aujourd’hui dans tous les foyers du
monde 4. n
Dans une allocution adressée aux préfets italiens, Mussolini
fait valoir le rôle qu’il a joué dans le déroulement de la
conférence : (( A Munich I), déclare-t-il, (( pour la première
1. Je SUU partout, 7 octobre 1938. a On a prétendu qu’cn cas de guerre, la
Russie se serait abstenue, tout comme un an plus tard D, écrit Boris Celovsky.
Cette affirmation va trop loin. En 1938, Moscou désirait sincérement une guerre,
qu’elle aurait faite aux côtés des démocraties capitalistes, et cela pour trois rai-
son8 : I O elle n’avait rien à perdre et tout à gagner à une guerre déclenchée dans
ces conditions; 2 O c’est l’occident qui aurait supporté tout le poids du conflit;
30 elle avait reconnu que le Fascisme et le National-socialisme étaient pour elle
des ennemis beaucoup plus dangereux que les Démocraties. Quant au sauvetage
de la Tehéeoslovaquie, c’était le cadet de ses soucis. n (Das Münchemr Abkom-
men, p. 474.)
2. Daladior, pour sa part, recevra au lieu d’un télégramme, l’ordre du jour
voté par le C;omité directeur de l’Alliance démocratique. Par la suite, on ne citera
jamais que le télégramme à Hitler, pour tenter de jeter le discrédit sur l’ancien
Président du Conseil. a Ce télégramme n, répondra Flandin, a n’était pas un télé-
gramme de félicitations pour le démembrement de la Tchécoslovaquie, mais un
télégramme dans lequel j’exprimais le vœu que l’accord des grandes Puissances
continue, pour pouvoir sauvegarder la paix. I
3. Les deux voix supplémentaires sont celles d’Henry de Kérillis, député répu-
blicain national de Neuilly et de Jean Bouhey, député S. F. I. O. de la Côte-d’Or.
4. Journal ofleiel de lo Société des Nalions, vol. XIX (1938), p. 877.
LE R A T T A C H E M E N T DES S UDÈTES AU R E I C H 503
fois depuis 1861, l’Italie a joué un rôle décisif dans un évé-
nement d’une importance mondiale ... Ce qui s’est passé à
Munich est tout simplement colossal. J’emploie ce mot
à dessein. Ce qui s’est passé à Munich marque la fin du
bolchévisme en Europe, la fin de toute influence politique de
la Russie sur le continent... N
Même Roosevelt se déclare satisfait : (( J’ai vécu deux
semaines harassantes n, écrit-il à un ami à la date d u
l e r octobre, (( mais une croisière en mer m’a permis de
récupérer mes forces, malgré u n rhume de cerveau stupide
et prolongé. I1 y a quelques jours encore, je souhaitais tuer
Hitler et m’arracher le nez. Aujourd’hui, je me sens mieux
disposé envers mon nez, e t ne souhaite plus assassiner
Hitler 1. ))
Seuls, quelques isolés expriment des réserves ou de l’in-
quiétude 2. Mais leurs voix sont submergées par l’allégresse
générale ...
t
i *

Deux hommes, cependant, ne dissimulent pas leur mécon-


tentement. L’un d’eux est Hitler, bien qu’il ait été follement
acclamé par la foule berlinoise.
L’encre est à peine sèche au bas des Accords de Munich
qu’il regrette de les avoir signé:. I1 se repent d’avoir accepté
la médiation de Mussolini. Etan t donné la facilité avec
laquelle Chamberlain et Daladier ont accepté ses conditions,
il est convaincu à présent, que même s’il y avait eu la
guerre, la France e t l’Angleterre n’auraient pas marché.
Chamberlain serait-il venu par trois fois en Allemagne et
Roosevelt lui aurait41 envoyé les exhortations que l’on
sait 5, s’il n’avait pas été le plus fort? E n lui imposant la
Conférence de Munich, les chefs des Démocraties l’ont fait
1. F. D. ROOSEVELT, Letters, p. 813 et s.
2. Notamment Emmanuel Mounier (Esprit), Émile Buré (l’ordre), Gabriel M a r
ce1 (Temps prisent), etc. Montherlant voit dans le soulagement général a le témoi-
gnage d’un grave fléchissément de l’énergie nationale a. Quant à Maurice Thorez,
le chef du Parti communiste, il s’écrie le 7 octobre, au cours d’une réunion du
Vél’ d’Hiv : a On se détourne de notre France. .. Les Légionnaires tchèques qui
se sont battus sur le sol de France renvoient leurs décorations. Des savants
[Jolilot-Curie et le professeur Langevin] et des artistes [Picasso et Chagall]
démissionnent de nos institutions nationales. Quelle honte! Quelle humiliation! B
Thorez omet de dire que les personnalités en question appartiennent RU P. C. e t
démissionnent pour obéir aux consignes du Parti.
3. Voir plus haut, p. 472-473.
504 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

tomber dans un piège. Certes, ils ont satisfait toutes ses


revendications concernant les Sudètes, mais ils l’ont empê-
ché de faire son entrée victorieuse à Prague et l’ont frustré
de tous les avantages que la disparition de la Tchécoslova-
quie aurait apportés à la réalisation de ses plans d’expan-
sion à l’est. On lui objectera qu’il se serait heurté aux Russes.
Qui peut l’affirmer? Devant i’abstention de la France et de
l’Angleterre, il y a fort à parier que les Russes n’auraient
pas marché non plus. E t même s’ils l’avaient fait, Hitler
est convaincu qu’il en serait rapidement venu à bout, car
l’Armée rouge ne sera pas en état de soutenir une guerre avant
deux ou trois ans l. Après avoir écrasé Prague, il aurait foncé
sur le Kremlin et tous les problèmes qui se posent à 1’Alle-
magne auraient été réglés d’un seul coup. E n se laissant
embourber dans la négociation, il a fourni aux Tchéques le
temps de mobiliser et a perdu ainsi l’avantage de la surprise.
De plus, en satisfaisant toutes ses exigences, les Anglais
l’ont mis dans l’impossibilité de recourir aux armes. A partir
de ce moment, les Allemands eux-mêmes ne l’auraient pas
compris. Le défilé silencieux du 27 septembre le lui a clai-
rement signifié 2. Le monde croit qu’il a triomphé sur toute
la ligne et ses générauxs’imaginent que tout lui réussit? Quelle
erreur! I1 a l’impression, quant à lui, d’avoir été joués. Sans
doute a-t-il atteint, sans tirer un coup de feu, tous les objectifs
qu’il avait ouvertement proclamés. Mais pas ses buts secrets,
qui étaient l’essentiel. A présent tout est à recommencer...
Or, qui peut affirmer que les choses se présenteront une
seconde fois sous un jour aussi favorable? Les Démocraties
ne vont-elles pas se ressaisir et réarmer? Toutes ces ques-
tions se pressent dans sa tête et c’est pourquoi il était dis-
trait et de mauvaise humeur quand Chamberlain est revenu
le voir pour lui demander de signer la déclaration anglo-
allemande 4. C’est aussi pourquoi il dira à Martin Bormann,
le 14 février 1945 :
1. Décloratwn du général Schmundi à l’aiiieur, en 1942. François-Poncet écrit
...
de son côté : a Toutes les observations que j’ai pu recueillir témoignent que si
l’on avait rompu avec Hitler et coupé court à toute discussion, son orgueil se
serait cabré, qu’il aurait relevé le gant et se serait jeté dans l’aventure envers et
contre tout. n (Souvenirs d’une ambarsade à Berlin, p. 328, 329.)
2. Voir PIUS haut, p. 467-468.
3. François-Poncet estime a qu’Hitler fut profondément déçu. I1 considérait
qu’A Munich, il avait transigé et capitulé D. ( S o u p i r e d’uns ambassade à Berlin,
p. 336.)
4. Voir plus haut, p. 496.
LE RATTACREMENT DES S U D È T E S AU REICH 505
- (( Du point de vue militaire, notre intérêt était que la
guerre commençât un an plus tôt. J’aurais dû en prendre
l’initiative en 1938 au lieu de me la laisser imposer en 1939
puisque, de toute façon, elle était inéluctable. Mais je n’y
puis rien si les Anglais et les Français ont accepté, à Munich,
toutes mes exigences I... 1)
L’autre homme à prendre position contre les Accords de
Munich est Winston Churchill, car il demeure convaincu que
la Russie aurait marché, si la France et l’Angleterre avaient
donné l’exemple, et qu’il aurait été possible de forcer la
main à la Roumanie et à la Hongrie, pour les obliger à lais-
set passer les troupes soviétiques.
- (( J’ai à vous dire aujourd’hui des choses déplaisantes
et impopulaires, des choses que tout le monde refuse de voir
ou cherche à oublier »,déclare-t-il le 5 octobre à la Chambre
des Communes. (( J e ne veux pas seulement parler de la
Tchécoslovaquie ... 11 faut tenir maintenant pour certain
que tous les pays d’Europe centrale et orientale vont tâcher
d’obtenir de la puissance nazie triomphante les meilleures
conditions qu’ils pourront en avoir. Le système d’alliances
avec les pays de l’Europe centrale, sur lequel la France comp-
tait jusqu’à présent pour garantir sa sécurité, a été balayé, et
je ne vois aucun moyen de le reconstituer. La route qui des-
cend la vallée du Danube jusqu’à la mer Noire, la route qui
mène jusqu’en Turquie vient d’être ouverte. E n fait, je
crois que tous ces pays du milieu de l’Europe seront attirés,
l’un après l’autre, dans l’orbite d’un vaste système politique
de force, pplitique non seulement de puissance militaire,
mais de puissafice économique qui rayonne de Berlin Ne ...
cherchons pas à nous aveugler sur ce point : la France et
la Grande-Bretagne viennent de subir un désastre de pre-
mière grandeur. ))

1. Le Testament politique d’Hitler, rccueiUi par Marlin Bormann, Paria, 1959,


p. 87.
xxv

LA WEHRMACHT OCCUPE LES PAYS SUDÈTES

(le’-21 octobre 1938)

Le 1er octobre 1938, au début de la matinée, Hitler signe


un décret ordonnant au général von Brauchitsch d’occuper
les territoires devant être cédés par la Tchécoslovaquie.
Puis il nomme Konrad Henlein Commissaire du Reich pour les
Pays sudètes 1 et spécifie que celui-ci entrera en fonction
dès que la phase purement militaire de l’occupation sera
terminée 2.
Le même jour, à 14 heures, un communiqué de l’O. K. W.
annonce que les premières unités de la Wehrmacht ont fran-
chi les frontières de la Tchécoslovaquie, entre Helfenberg
et Finsterau 3. Descendant des crêtes du Bohmerwald, elles
avancent vers la plaine intérieure de Bohême e t se rappro-
chent de leur premier objectif :le cours supérieur de la Moldau4.
Dès midi, les populations se sont précipitées au-devant de
leurs libérateurs. Elles ont arraché les poteaux-frontières aux

1. Le 28 mars 1938, lors de leur première entrevue à la Chancellerie de Berlin,


Hitler a dit a Henlein : a J e suis à vos c6tés. Demain, vous serez mon Statthalter. I
(Voir plus haut, p. 236.) Hitler tient sa promesse. Henlein également. Le lendemain,
2 octobre, il lance B ses compatriotes une proclamation qui se termine par ces mots :
(I Une fois de plus, nous prouverons au monde que tous les Sudètes se rangent

comme un seul homme derrière Adolf Hitler, le Führer de tous les Allemands. m
2. Dokumcnte und Bcrichte zur deutachen Zeitgeschichte, nom 15-20;20 octobre 1939,
p. 232.
3. Elles vont prendre possession de la zone I, dont l’occupation a été fixée
aux l e ’ et 2 octobre. (Voir la carte, p. 489.)
4. Elles parcourent, en sens inverse, l’itinéraire suivi par les formations tché-
coslovaques en novembre 1918, lorsqu’elles sont parties de Prague pour occuper
les régions périphériques du pays. (Voir plus haut, p. 126 e t s.) Éternels flux e t
reiïux de l’histoire...
LE RATTACHEMENT D E S S UDÈTES AU R E I C H 507
couleurs tchécoslovaques et ont tendu en travers des routes
des banderoles où l’on lit : n: Bienvenue à nos camarades de
l’Armée allemande! 1) ou encore : (( Le sang revient a u sang,
malgré la misère et la mort! D
Mais comme s’ils étaient insensibles aux ovations dont ils
sont l’objet, les fantassins allemands défilent l’arme à la
main et le visage grave. Ils ne sortent pas des rangs pour
saisir les bouquets que leur tendent des groupes de jeunes
filles, car ils ont reçu l’ordre de rester sCir le qui-vive. Au
premier signe de résistance manifesté par les Tchèques, Hitler
a enjoint à 1’0.K. W. de faire ouvrir le feu e t de passer de
l’occupation pacifique à l’exécution du Plan VERT 1. Pour-
t,ant cette journée - comme les suivantes -
se déroulera
sans incident.
Le 3 octobre, Hitler franchit à son tour la frontière germano-
tchèque à Wildenau, en compagnie des avant-gardes du général
von Bock z. I1 s’arrête d’abord à Eger, la ville de Wallenstein,
où il prononce l’allocution suivante :
a Jamais plus ce territoire ne nous sera arraché! La nation
était prête à tirer l’épée pour vous protéger. A présent vous
êtes devenus partie intégrante du Reich e t vous n’hésiterez
pas à tirer l’épée pour le protéger à votre tour 8. ))

Le 4 octobre, il est à Karlsbad, où il affirme :

Une décision inébranlable m’a amené parmi vous. Mais


((

derrière cette décision se tenait la volonté de recourir aux


armes pour vous libérer si c’était nécessaire... J e ne savais pas
par quel moyen je viendrais ici. Mais j’étais certain d’une
chose : c’est que j’y viendrais un jour *... ))

Les autres zones sont occupées, le lendemain et le surlen-


demain, par les armées des généraux von Rundstedt et von
Reichenau. Au cours de leur avance, des unités spéciales de
la Wehrmacht font sauter les casemates, les ponts stratégiques
et tous les ouvrages militaires qu’elles rencontrent sur leur
I . C‘est-à-dire à l’intervention armée. (Documents du Tribunal rniliiaire inter-
national de Nuremberg, PS-388,S-492.)
2. Elles vont occuper la zone III, de beaucoup la plus importante des quatre.
Rappelons que le générai von Bock a commandé les troupes qui ont fait leur
entrée en Autriche. (Voir vol. IV, p. 594.)
.,
8. Dokumente und Berichte.. 20 octobre 1938, p. 231.
B. Id., p. 232.
508 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

route. En huit jours, tout le système fortifié de la Tchécoslo-


vaquie est démantelé
Le 9 octobre, sur l’ordre du Führer, Conrad Henlein charge
son délégué, Karl Hermann Frank, de procéder à la disso-
lution du Corps franc des Sudètes et d’en répartir les effectifs
parmi les organisations du Parti 2.
- (( La tâche du Corps franc est terminée »,dit Henlein
à ses hommes massés pour la dernière fois sur la grande
place de Reichenberg. (( Pourtant le combat continue. Votre
mot d’ordre demeure : à jamais avec Hitler, pour la Grande
Allemagne! 1)
Le lendemain, l’ancien chef du S. d. P. explique à ses compa-
triotes comment s’effectuera l’incorporation des Pays sudètes
au Reich : la Moravie du Sud sera rattachée à l’0stmark
(Autriche), et la partie méridionale de la Bohême allemande
B la Bavière, Quant au reste du territoire, il formera une
seule entité administrative qui portera le nom de Sudetengau.
Le 20 octobre, les nouvelles frontières entre le Reich et
la Tchécoslovaquie ayant été fixées par la Commission inter-
nationale 3, Hitler adresse la lettre suivante au général von
Brauchitsch :
u L’occupation des Territoires sudètes, effectuée par des parties
de l’Armée de Terre, de la Luttwaffe, de la Police, des S.S.et des
S. A . est terminée.
1. Au COUPS d’une tournée d‘inspection dans la zone fortifiée, Hitler et ses
généraux constateront avec effroi la puissance des fortifications tchèques. u As-
t u regardé de près les forteresses tchèques? s demande Sepp Diedrich, le com-
mandant de la Leibstandarfe, au capitaine Wiedemann. II S’il nous avait fallu
les prendre de force, cela nous aurait coûté cher! 1i (Fritz WIEDEMANN, Der Monn
der Feidherr werdcn wolte, p. 185.) (Voir également les depositions des Maréchaux
Keitel et von Manstein au Tribunal de Nuremberg, audiences des 4 avril et 9 août
1946.)
2. Auxquelles un certain nombre d’entre eux appartiennent déjii.
3. Voir carte ci-contre. La Commission internationale, constituée en vertu du
5 3 des Accords de Munich, se compose d’un délégué de l’Allemagne (M.von
Weizsacker), de la Grande-Bretagne (Sir Horace Wilson), de la France (M. Fran-
çois-Poncet), de l’Italie (M. Attolico) et de la Tchécoslovaquie (M. Mastny).
Elle a tenu deux séances durant la journée du 1er octobre. Le 5, elle a fixé les
territoires devant être occupés par les troupes allemandes. Le 13, elle a délimité
(sauf rectifications de détail) les nouvelles frontières entra le Reich et la Tché-
coslovaquie, en se basant sur la frontibre linguistique telle qu’elle s’établissait
au 1“ janvier 1910. La thèse selon laquelle 800.000 Tchèques auraient été
inclus dans les frontières du Reich, est erronée. Elle repose sur le chiffre avance
par M. Mastny, dans l’après-midi du 29 septembre, alors que les nouvelles fron-
tières n’étaient pas encore définies. (Voir plus haut, p. 491.) En réalité, il n’y
avait guère plus de 350.000 Tchèques du côté allemand. Ceux-ci étant très dissé-
minés, la Commission internationale n’a pas jugé utile de procéder à des plébisci-
tes. (Décieion prao à l’unanimifL, en dak du 13 octobre.)
L E RATTACHEMENT D E S S U D È T E S AU R E I C E 509
510 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

u Trois millions et demi d’Allemands placés sous la protection


de ta Wehrmacht, ont fait difinitivement retour au Reich.
u Leur administraiion passera aux mains des autorités civiles
le 21 octobre 1938. En conséquence, j e YOUS décharge, à partir de
ce jour, d u soin d‘exercer le pouvoir exécutif.
u Le peuple allemand tout entier se joint à nos compatriotes
suddtes pour remercier tous ceux qui ont pris part à leur libéra-
tion.
u Adolf HITLER. u

E n réponse à ce message, le général von Brauchitsch adresse


à l’Armée, l’ordre du jour suivant :
( ( L a mission confiée à l’Armée par le Chef suprême de la
Wehrmacht prend fin aujourd’hui.
u Je remercie 1‘Armée du zèle, de la discipline et d u sens du
devoir dont elle a fait preuve durant ces derniers mois.
u Travaillons tous pour le Führer et pour la Patrid
a Le Commandant en chef de l’Armée de Terre )),
u Von BRAUCHITSCH. ))

Le lendemain 21 octobre, une loi officialise la réincorpora-


tion des Sudètes, au Reich1. Le 4 décembre, ont lieu des
a élections complémentaires 1) pour le Reichstag. Elles équi-
valent, en fait, à un référendum. 98,90 yo des voix approu-
vent le rattachement au Reich z. De ce fait, 41 représen-
tants des anciens districts allemands de Tchécoslovaquie
iront siéger au Parlement de Berlin.
L’affaire des Sudètes est réglée. E t cependant, pour la
Bohême, les heures les plus dramatiques sont encore à venir ...

1 . Gme&über dia Wiederveroinigung dsr Sudetsndsutochr Gebiets mit dem Dout-


schon Reich. (Dokumentr und Berichto, 19 décembrr 1938, p. 251.)
2. Décompte des voix :
. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
.
Electeurs inscrits. 2.532.863
Nombre des votants 2.497.604
Nombre des oui a ,
Bulletins nuls
.. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Nombre des (1 non B.
.............
2.464.681
27.427
5.496
Lea membres de la minorité tchèque incluse dans les nouvelles frontières
allemandes n’ont pas été admis a voter. On les a placés devant le choix :
retourner en territoire tchèque ou signer une a déclaration de loyalisme u.
TABLE DES CARTES

I. - Périple des Légions tchèques à travers la


Sibérie............... 56-57
II. - Séparation des districts slaves et allemands
de Bohême, d’après l’ordonnance impériale
du 21 mai 1918 ............ 108
III. - La République tchécoslovaque (1919-1938). 167
IV. - La zone fortifiée des frontières occidentales
de l’Allemagne. . . . . . . . . . . . . 247
V. - Le plan d’invasion de la Tchécoslovaquie . 365
VI. - Carte annexée au mémorandum allemand de
Godesberg (23 septembre 1938). . . . . . 433
VII. - Territoires occupés par les troupes allemandes
(annexe à l’Accord de Munich, 29 septembre
1938). ................ 489
VIII. - Nouvelles frontières germano-tchèques au
............
21 octobre 1938 509

GRAPHIQUE

1. - Répartition des tendances des Partis alle-


mands au sein du Parlement de Prague. . 187
TABLE DES MATmRES
DU TOME CINQUIZME

33
PREMIÈRE P A R T E

LA FONDATION DE EA TCHÉCOSLOVAQUIE

I. - La Bohême avant 1914.. ..................... 11


Le j o y a u de l’Europe ( I I ) . - Une ligne de démarcation
entre Germains e t Slaves (11). - Les guerres hussites (12). -
Prague, h a u t lieu de culture (12). - La bataille de la Mon-
tagne Blanche (1620) (12). - Le berceau de personnalités
m a r q u a n t e s (13). - Les Habsbourg (1516) (13). - Les Lettres
de Majesté (13). - Le Code ciuil de Joseph I I (14). - 1812 e t
1848 (14). - L a révolution de 1848 (15). - Le Congrès d u
Wenzelsbad ( I I m a r s 1948) (15). - Letlre de Palackg a u pré-
sident Soiron (17). - Le Parlement de Francfort (mai 1848)
(18). -- Premier Congrès des peupIes slaves ( 2 juin 1848) (19).
- La réaction triomphe (19). - La Constitution de Sta-
dion (20). - L e a S t a t u t organique n du 31 décembre 1851 (20).
- Protestation de Rieger (21). - Belcredi îait des concessions
(21). - La guerre austro-prussienne (1866) ( 2 2 ) .- Que la
Prusse nous annexe! n (22). - La Monarchie devient dua-
liste (23). - Privilèges accordés aux Hongrois (23). - Le
rescrit impérial d u 12 septembre 1871 (24). - Levée de bou-
cliers a Budapest e t à Berlin (25). - Les temps changent ( 2 5 ) .
-Mozart, Stein e t Beethoven ( 2 6 ) . - Les Allemands de
Bohême e t la guerre franco-allemande de 1870 ( 2 6 ) . - Les
Slaves de Bohême e t la guerre russo-turque de 1877 (26).-
Les réformes d u comte Taafe (1879) (27). - Ritter von Scho-
nerer e t les élections de 1901 (28). - Fondation d u P a r t i
ouvrier allemand (1909) (28). - Réveil d u nationalisme
tchèque (29). - Les Tchèques se tournent vers Saint-
Pétersbourg (29). - Le Dr KramarC convoque le second
CongrBs des peuples slaves (30). - Les Sokols (30). - Pre-
mier Congrès des Sokols (20 juillet 1912) (31). - La Bohême
sous tutelle (32). - Pouvoirs accrus d u S t a t t h a l t e r (32). -
Révolte des 4 J e u n e s Tchèques )) (32). - L’attentat de Sara-
jevo (28 juin 1914 (33). - U l t i m a t u m de l’Autriche à la
Serbie (23 juillet 1914) (34). - La Russie mobilise (34). -
L’Europe en feu (4 août 1914) (34).

II. - L’Odyssée des Légionnaires tchèques à travers la


Sibérie (1914-1919) ........................... 36
Angoisse des nationalistes tchèques (36). - Manifeste du
grand-duc Nicolas ( 3 août 1914) (36). - Le point de vue de
516 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

KramarE (37). - Le point d e vue d e Masaryk (37). - Créa-


tion d e la Mama (38). - Activité clandestine d e Benès (38).
- D é p a r t d e Masaryk pour l’ét.ranger (38). - L a résistance
intérieure est décapitée (39). - Benès s’expatrie ( l e r sep-
tembre 1915) (39). - Fondation d u Comité national d e
-
P a r i s (39). Dürich e t Stéfanik (39). - Accueil mitigé des
Français (40). - Le m o u v e m e n t d’indépendance démarre en
Russie (40). - Des soldats tchèques désertent l’Armée autri-
chienne (40). - Création de la Druzina (20 a o ü t 1914 (41).-
25.000 Tchèques encombrent les camps russes (41). - Sazo-
nov favorable à l a création d’une armée d e volontaires
tchèques (41). - Réticences du Grand État-Major russe (42).
- Le Tsar y donne son assentiment (21 avril 1916) (42). - La
politique a slave 8 de Stürmer (43). - Création d‘un Conseil
n a t i o n a l tchéque e n Russie (43). - Consternation d e Benes
e t de Masaryk (43). - Mission de Stéfanik e t d e Dürich à
Pétrograd ( a o û t 1916) (44). - Volte-face d e Dürich (44). -
Note du général Gourko à Stéfanik (17 janvier 1917) (45). -
La révolution russe d e février 1917 (45). - L e T s a r est
interné à Tsarskoïe-Selo (45). - Le Gouvernement Miliou-
kov (46). - Le général Doukhonine transforme la brigade
tchèque e n division (46). - Kérensky e t Kornilov (47). -
La bat.aille d e Zborov (18 j u i n 1917) (47). - L a bataille
s’achève en désastre (48). - Les forces tchèques se replient s u r
Kiev (48). - L e Corps d’armée tchèque a t t e i n t 42.000 hommes
(48). -- ‘Coup d e force d e Kornilov (49). - La révolution
d’octotire 1917 (49). - Lénine e t Trotsky au pouvoir (49). -
Désarroi des Tchèques (49). - Accord avec Mouraviev (49).
-Le T r a i t é de Brest-Litovsk ( 3 mars 1918) (50). -Avance des
Allemands (50). - Les Tchèques se replient sur l‘Oural (50).
- Trotsky exige leur désarmement (51). - Voyage d e Masa-
r y k e n Russie (51). - Ordonnance d e Masaryk (52). - Les
c o m b a t t a n t s tchèques se transforment e n Légionnaires (52).
- Masaryk leur ordonne de rester neutres (52). - Les cadres
russes sont éliminés (53). - Les Tchèques se replient vers le
Transsibérien (53). - Ils arrivent à l’Oural (54). - Revire-
m e n t des Alliés (54). - Appel a u x N P a t r i o t e s russes (54). -
E n t r é e des Russes blancs A K a z a n (55). - Le trésor des
Tsars (55). - Le Comité socialiste-révolutionnaire de Samara
455). -. Les Blancs se regroupent e n Sibérie (58). - Le front
d e l‘Oural se disloque (58). - Détresse des Tchèques (58). -
u Notre objectif est le chemin d e fer n (58).- Les Tchèques
échappent a u contrôle de leurs omciers (58). - Le pillage
commence (59). - Scènes d’indiscipline (59). - Suicide
du colonel SveE (59). - L’armistice est signé s u r le f r o n t
occidental (11 novembre 1918) (59). - Les Tchèques accé-
lèrent leur retraite (59). - Ils s’emparent de v i n g t mille
wagons (60). - Perturbations d a n s le trafic ferroviaire (60).
- Coup d ’ É t a t d e l‘amiral Koltchak (19 novembre-1918) (60).
- Koltchak a Régent suprême d e t o u t e s les Russies 1) (60). -
Entrevue Koltchak-Sirovy (61). - fi A u c u n T c h é q u e ne parti-
cipera a la croisade antibolchévique )> (61). - Voyage du géné-
ral J a n i n e t d u général Stéfanik ii Omsk (62). - Efîorts d e
TABLE D E S M A T I È R E S 517
Stéfanik pour rétablir la discipline (62). - Mort de Stéfanik
(63). - L a situation de Koltchak est compromise (63). -
Apparition d e Radola G a y d a (63). - Le passé de Rudolf
Geidl (64). - Opinion d u général Sakharov sur G a y d a (64).
- Programme de G a y d a (65). - Rivalité Gayda-Sirovy (65).
- E n t r e v u e Koltchak-Gayda (65). - Koltchak nomme
G a y d a c o m m a n d a n t en chef d e l‘Armée d e Sibérie (66). -
L a revue d’Iékaterinburg (66). - L’ a Immortel Bataillon JI
du général Gayda (67).-Altercation entre Gayda e t Koltchak
(68). - Bataille de l’Oural (68). - Débandade générale (69).
- G a y d a s’enfuit à Vladivostok (69). - Koltchak transfère
son Q . G. d’Omsk à Tomsk (69). - Offensive de Toukha-
tchevsky (70). - Effondrement d u front d e l’Oural (70). -
Plus d e collaboration militaire russo-tchèque (70).- Koltchak
se trouve d a n s une situation désespérée (71). - L’hiver sibé-
rien (71). - Offensive d e la 5e Armée rouge (71). - Tou-
khatchevsky s’enfonce e n Sibérie centrale (72). - Exode des
populations (72). - Les Communistes prennent le pouvoir à
Irkoutsk (72). - L’Armée blanche est cernée (72). - Kol-
tchak donne l’ordre d’arrêter les t r a i n s tchbques (73). - Le
conflit est ouvert entre Koltchak e t les Tchhques (73). -
Embouteillage monstre à Taïga (74). - Koltchak se sépare
d e son armée (74). - Repli des Blancs vers l‘est (75). - Les
Tchbques a u contact des Bolchéviks (75). - Ultimatum des
Rouges ( I l janvier 1920) (75). - La rançon d u passage (75).
- Les Tchèques immobilisent le convoi de Koltchak (76).
- J a n i n conseille à Koltchak de se placer sous la protection
des Tchèques (76). - Le t r a i n de Koltchak arrive à Irkoutsk
(77). - Koltchak livré a u x Rouges p a r Sirovy (77). -
Désespoir de Koltchak (77). - Accord russo-tchèque de Kui-
t u n (78). - Le pillage d u trésor des Tsars (78). - Le général
Skipétrov fonce sur Irkoutsk (79). - Les Tchèques l’ar-
-
r ê t e n t (79). Le général Sakharov arrive à Inokentjevsk
(79). - Koltchak e t sa suite s o n t passés p a r les armes
( 7 février 1920) (80). - Scènes d‘apocalypse le long d u
Transsibérien (80). - L’Armée blanche s’enfuit à travers l e
lac Baïkal (80).- L a 2 e Division tcliéque q u i t t e Irkoutsk (81).
- Les Légionnaires tchèques arrivent e n Mandchourie (81).
- A ï h x d’or à Kharbine (82). - L’embarquement à Vladi-
vostok (82). - L’Armada tchèque (82). - Le retour des
Légionnaires en Europe (82). - L’Anabase des Légionnaires
est terminée (83). - Enthousiasme à Prague (83). - Décla-
rations d e Klofatsch (83). - Déclaration d e Benès (84).

III. - L’œuvre du Conseil national tchèque de Paris.. 85


Activité intense de Masaryk, Ben& e t Stéfanik (85). - Lutte
contre les préventions des Alliés (86). - Une compagnie
tchèque e s t créée d a n s la Légion étrangère (86). - Les
Tchèques résidant e n France reçoivent le s t a t u t d’alliés (86).
- L’Angleterre s u i t le mouvement (87). - Coordination des
colonies tchèques à l’étranger (87). -
L a brigade tchéque de
518 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMAN D E

Russie reconnalt Masaryk comme d i c t a t e u r (88). - Masaryk


multiplie les contacts à Paris, I Londres e t I Washington (89).
- Masaryk e t les Juifs (89). - L a l u t t e contre YAustrophilie
(90). - Le u Manifeste autrichien d e Masaryk a (90). - LL I1
f a u t détruire l’Autriche n (91). - L e s tentatives d e paix sépa-
rée de l’empereur Charles (91). - E n t r e v u e Masaryk-Briand
(3 février 1916) (92). - Stéfanik négocie avec la r u e Saint-
Dominique (92). - Télégramme d e George V -A Masaryk
(93). - Réponse d e l a F r a n c e e t d e l’Angleterre a u prési-
d e n t Wilson (93). - Démarches d e Benès auprès d e Berthe-
l o t (93). - Benès, Stéfanik e t Osusky créent le m o t a Tché-
coslovaquie 8 (94). - Les États-Unis e n t r e n t e n guerre
(6 avril 1917) (94). - Le Congrès des a Peuples opprimés a à
Rome (avril 1917) (94). - L e Gouvernement italien autorise la
création d’une Légion tchèque e n Italie (95). - Déclaration
d e M. Orlando (95). - Le Gouvernement anglais reconnaît le
Conseil n a t i o n a l (95). - Déclaration d e M. Pichon (29 j u i n
1918) (!36). - Déclaration d e M. Balfour (96). - Masaryk
négocie avec les Slovaques (97). - Le T r a i t é de P i t t s b u r g h
(97). - Masaryk négocie avec les R u t h t h e s (98). - L’accord
d e Homestead (27 juillet 1918) (98). - Nouvelle déclaration
de M. Balfour (9 a o û t 1918) (99). - Déclaration Wilson-
Lansing ( 2 septembre 1918) (100). - Le Gouvernement fran-
çais reconnaft de jure le Gouvernement tchécoslovaque
(15 octobre 1918) (100). - La Serbie, la Pologne, l’Italie, l a
Grèce, la Belgique, le Portugal, le Brésil, le J a p o n e n f o n t
a u t a n t (100). - Abdication d e Guillaume I I (9 novembre
1918) (100). - L a Première Guerre mondiale est terminée
(100). --Masaryk revient e n France (7 décembre 1918) (101).
- BenEs e t Masaryk reçus e n triomphateurs à P a r i s (101). -
- L’Assemblée nationale d e Prague proclame Masaryk chef
de l‘État tchécoslovaque (14 novembre 1918) (101). - Départ
de Masaryk pour Prague (17 décembre 1918) (101). - I1
arrive en Bohême (20 décembre 1918) (102).

IV. - D e la résistance inte’rieure à la proclamation de la


République.. , . . .. ... .. . . . . ... . .. . .. ... . .... .. . 103
S i t u a t i o n intérieure d e la Bohême (103). - La population
demeure loyale a u x Habsbourg (103). - L’empereur Charles
libère KramarE, Klofatsch, Scheiner e t RaBin (105). -Le
Comité national se reconstitue (105). - La résistance s’orga-
nise (105). - L a déclaration des LL Trois Rois a (6 janvier
1918) (106). - Déclaration d u président Wilson d e v a n t le
Congrès américain (8 février 1918) (106). - Ordonnance d e
l’Empereur Charles (21 m a i 1918) (107). - Tchèques e t Alle-
m a n d s semblent satisfaits (108). - Rivalité du Comité d e
Paris e t d u Comité de Prague (108). - Le Comité de Paris
s’efforce d’accrottre la tension en Bohême (108). - Les Alliés
reconnaissent le Comité d e Paris (109). - La révolution
tchèque du 14 octobre 1918 (109). - La conjuration de PiSek
est écrasée d a n s l’œuf (109). - Les députés du Reichsrat sont
TABLE D E S M A T I È R E S 519
invités à se constituer en ci Comités n a t i o n a u x u (110). - Les
quatorze points de Wilson ( 1 10). - Intervention de Masaryk
auprès de Wilson (111). - Réponse de Wilson a u comte
Andrassy (18 octobre 1918) (112). - Masaryk proclame l’in-
dépendance de la Tchécoslovaquie (112). - Le Cabinet impé-
rial est consterné (113). - L’empereur Charles prépare la
liquidation de l’Empire austro-hongrois (1 13). - Accord
Lammasch-KramarC (24 octobre 1918) (113). - Le Comité
national de Prague décide de passer aux actes (113). - Le
Conseil national assume le pouvoir (28 octobre 1918) (114).
- L a première loi d u nouvel É t a t tchécoslovaque (114). -
L a relève des fonctionnaires autrichiens par des fonctionnaires
tchèques (115). - Réaction des députés allemands de
Bohême (115). - Deutschbohmen, Sudetenland e t Sudmdhren
(115). - O n déboulonne les s t a t u e s de Joseph I1 e t de
R a d e t s k y (116). - Rivalité Kramart-Benès (116). - L’en-
trevue de Genève (116). - Position d e KramarE (117). -
Position de Benès (117). - Accord KramarE-Benès (117). -
KramarC rentre à Prague (1 18). - Des troubles éclatent ( 1 18).
-Les cheminots tchèques se m e t t e n t en grève (119). -
E n t r e v u e Coudenhove-RaSin ( 1 19). - RaSin arrête Couden-
hove (119). - L’évacuation des garnisons autrichiennes
commence (120). - L’Autriche dépose les,armes (4 novembre
1918) (120). - Le Dr Renner devient chancelier de l ’ É t a t
fédéral autrichien (120). - L’Assemblée nationale tchèque,
réunie p a r K r a m a r t , tient sa première séance (14 novembre
1918) (120). - Thomas Masaryk est proclamé président de
la République tchécoslovaque (120). - K r a m a r t devient
président d u Conseil e t Benès, ministre des Affaires étran-
gères (120). - L’Assemblée slovaque de Saint-Martin de
TurieE (30 octobre 1918) (121). - Congrès de PréSov e t de
Kosice (121). - Des combats se poursuivent en R u t h é n i e
(121). - Le Congrès de Scranton, Pennsylvanie (19 novembre
1918) (121). - Arrivée de Masaryk a Prague (21 décembre
1918) (122). - L a foule lui fait u n accueil délirant (122). -
La résurrection d ’ u n s t a t (123). - Masaryk prête serment à
l a Constitution (123).

V. - L’occupation du territoire et les élections de 1919. 124


Les limites historiques D de l a Tchécoslovaquie (124).
(I -
Ces mots sont vides de sens (124). - Tchèques, Slovaques,
Allemands, Hongrois, Ruthènes e t Polonais (124). - Une
mosarque de races, de langues e t de religions (124). - L’Au-
triche veut s’incorporer au Reich (125). - Les Alliés s’y
opposent (125). - Le problème des Sudètes (125). - Quelle
sera l’attitude des États-Unis? (126). - Régions industrielles
allemandes e t régions agricoles slaves (126). - Prague v e u t
placer l a Conférence d e la P a i x d e v a n t un fait accompli (126).
- L’occupation des districts allemands (126). - Position
centrale des Tchèques, position périphérique des Allemands
(126).-L’appel àl’aide d’Aussig contre les Spartakistes (127).
520 HISTOIRE DE L’ARMEE A L L E M A N D E
- Les Tchèques a t t a q u e n t en direction d e Teplitz
(27 novembre 1918) (127). - Les Tchèques occupent tous
les districts allemands (127). - Occupation d e la Silésie autri-
chienne e t d e l a Moravie (128). - Engagements violents
avec les troupes hongroises (129). -Les Tchèques arrivent e n
Ruthénie (129). - Une délégation ukrainienne arrive & Paris
(129). -. Les Allemands se livrent, à l a résistance passive (130).
- Les élections pour l’Assemblée nationale autrichienne
(130). -- Activité d u P a r t i ouvrier national-socialiste aile-
m a n d (U.N. S. A. P.) (130). - Les Tchèques r e m e t t e n t e n
vigueur l’article 65 d e l’ancienne Constitution autrichienne
(131). -- Les manifestations du 4 mars 1919 (131). - Les
fusillades de K a a d e n (132). - Les Allemands s’en r e m e t t e n t
à la Conférence d e la P a i x (132). -Les Tchhques prescrivent
des élections communales (15 juin 1919) (133). -
Les Partis d e
droite veulent s’abstenir (133). - L e s P a r t i s de gauche décident
d e voter (133). -
L ’ a t t i t u d e des Partis de gauche oblige les
Allemands & voter (133). - Résultat des élections (133). -
Une victoire pour Prague (134).

VI. - L a dernière bataille :le Traité de Saint- Germain. 135


Le Congrès d e la P a i x s’ouvre à Paris (19 janvier 1919) (135).
- Proposition du Gouvernement helvétique (135). Décla-
ration de Clemenceau sur les N frontières historiques B (136).
-
- Le E Conseil des Cinq P (136). - Les a Commissions spé-
ciales D (137). - Le Mamoire no III de Benès (138). - Les
vainqueurs ignorent les problèmes d e l’Europe centrale (143).
- Le mémorandum polonais sur Teschen (144). -Arrivée d e
la délégation autrichienne (144). - Les conditions d e paix
sont remises a u x Autrichiens ( 2 juin 1919) (145). - Le chan-
celier Renner r e p a r t pour l’Autriche (145). - La Conférence
d e Feldkirch (3-6 j u i n 1919) (145). - Situation anarchique
e n Europe centrale (146). - Combats entre Hongrois e t
Roumains (146). - Combats entre Serbes e t Autrichiens e n
Carinthie (146). - Offensive hongroise e n direction des Car-
pathes ( 4 j u i n 1919) (147). - Premier ultimatum d e
Clemenceau a u x Hongrois (7 juin 1919) (147). - Les Hongrois
évacuerit la Slovaquie (147). - Avertissement prophétique
d u chancelier Renner & Clemenceau (15 j u i n 1919) (148). -
Adresse des délégués des Allemands d e Boh&me a u Conseil
sup&mc: (149). - L a demande d e plébiscite est repoussée
(151).-- S i g n a t u r e d u T r a i t é d e v e r s a i l i e s (28 juin 1919) (151).
- Note d u chancelier Renner proposant une Constitution
fédérale pour la Tchécoslovaquie (10 juillet 1919) (152). -
Cette proposition est repoussée (152). - Nouvel avertisse-
m e n t d u Chancelier Renner & Clemenceau (6 a o û t 1919) (153).
- L’Assemblée fédérale autrichienne prend connaissance des
clauses d u T r a i t é d e Saint-Germain (153). - Consternation
générale des députés (154). - Déclaration des chefs des diffé-
r e n t s a Pays n c o n s t i t u a n t l’Autriche fédérale (5 septembre
1919) (155). - Signature d u Traité de Saint-Germain (10 sep-
TABLE D E S M A T I È R E S 521
tembre 1919) (156). - Ultime protestation du chancelier
Renner (156). - Le Traité d e Saint-Germain sur les minorités
(157). - Déclaration de Berthelot (158). - Ratification d u
Traité de Saint-Germain p a r le Parlement autrichien (17 oc-
tobre 1919) (158). - Le Traité entre en vigueur (4 juin 1920)
(158). - La Pologne en danger (159). - Pilsudski lance un
appel à l’aide aux Alliés (160). - Conditions des Alliés (160).
- Douleur de Pilsudski (161). - Règlement de l’affaire d e
Teschen (161). - Protestation de Paderewski (28 juillet
1920) (161). - Les frontibres de la Tchécoslovaquie s o n t
fixées (162).

DEUXIÈME PARTIE

LE RATTACHEMENT DES SUDfiTES


AU REICH

VII. -La (( dégermanisation )) des districts allemands. 165


Naissance de la République tchécoslovaque (165). - L a haine
des pays voisins (166). - Masaryk e t Benbs o p t e n t pour la
manière forte (166). - La Constitution de l ’ É t a t (169). -
Les promesses de fédéralisme s o n t mises au panier (169). -
La politique de a dégermanisation D (170). - Les mesures
discriminatoires contre les anciens c o m b a t t a n t s (170). -
Contre les souscripteurs a u x emprunts de guerre (171). -
Contre les banques (171). - La réforme agraire (172). - Les
anciens Légionnaires s’installent comme colons dans les dis-
tricts allemands (172). - Le systbme scolaire (173). - La
nationalisation des forêts (173). - La crise économique (174).
-,Ch6mage e t suicides (174). - Se révolter ou périr (175).

VIII. - La réaction des Sudètes.. . . . . . . . . . . . . .. . . . . 176


M. Lodgman von Auen e n t a m e la l u t t e (176). - Son testa-
ment politique (176). - Les combinaisons électorales fleu-
rissent (177). - L’opposition systématique (178). - Les
réalistes (178). - Les d e u x peuples ne s e , réconcilient pas
(179). - Hans Krebs e t le D. N. S. A. P . (179). - Dissolution
d u D. N. S. A. P. (179). - Krebs e t Viererbl se réfugient en
Allemagne (179). - Proclamation de Conrad Henlein ( I e r oc-
tobre 1933) (180). - Biographie de Henlein (181). Les-
Associations de gymnastique sudbtes (182). - Henlein n’est
pas nazi (183). - Ralliement d u D. N. S. A. P. a u F r o n t d e
la P a t r i e sudbte (183). - Premier voyage d e Henlein B
Londres (184). - Henlein rencontre Hitler a u x J e u x Olym-
piques de 1936 (185). - Autres voyages de Henlein B Londres
(185). - Les élections d u 19 mai 1935 (185). - Le P a r t i des
v 34
522 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

Sudètes remporte 66,7 yo des suffrages allemands (186). -


Benès poursuit sa politique d’assimilation (188). - M. Hodja
s’enraie (188). - Négociations Henlein-Hodja (188). -
Henlein e n perte de vitesse (189). - L’incident de Teplitz
(189). .- K. H. F r a n k est arrêté (189). - Ultimatum de
Henlein à Benès (190). - Gœbbels le publie en Allemagne
(190). -- R a p p o r t secret de Henlein à Hitler (19 novembre
1937) (190). - Le t o u r n a n t décisif dans les relations germano-
sudètes (196). - Lettres de Benès e t Hodja a u x chefs sudètes
(196). - Beran prêche la conciliation (197). - Discours
d’Hitler a u Reichstag (20 février 1938) (197). - Panique à
Prague (198). - Réponse de Hodja (198). - Déclaration d e
Benès (198). - Hitler marche sur Vienne (199).

IX. - L’Europe de Versailles se désagrège.. . . . . . . . . 200


La France cherche des Alliés sur le continent (200). - La
tribune de la S. d. N. (201). - Genève g a r a n t du statu quo
(201). .- T r a i t é franco-polonais de 1921 (201). - Disputes
en Europe centrale (201). - T r a i t é franco-tchécoslovaque
(25 janvier 1924) (202). - Nouveau traité franco-tchécoslo-
vaque (16 octobre 1925) (202). - T r a i t é franco-roumain (203).
- Le révisionnisme gagne du terrain (204). Le réarme- -
ment du Reich (204). - Le Conseil des Ministres français du
6 avril 1934 (205). - Déclaration d e Barthou (205). - Décla-
ration d’Herriot (205). - La France s’oppose a u réarmement
d e l‘Allemagne (206). - Barthou fait l a tournée des capitales
(207). - La politique d e Barthou d a n s l’impasse (209). -
Assassinat de Barthou (9 octobre 1934) (209). - Laval lui
succède (209). - Négociations Laval-Potemkine (210). - Le
P a c t e franco-soviétique ( 2 mai 1935) (211). - Laval reçu à
Moscou (212). - Laval à Varsovie (213). - Refus du colonel
Beck de défendre la Tchécoslovaquie (213). - Hitler occupe la
Rhénanie (213). - La Pologne signe un pacte d e non-agression
avec l’Allemagne (26 janvier 1934) (214). - La Belgique
proclame sa neutralité (14 octobre 1936) (214). - Voyage du
général Gamelin à Varsovie (215). - Voyage de Rydz-Smigly
à Paris (215). - Yvon Delbos refait l a tournée des capitales
(décembre 1937) (216). - Réticences polonaises (217). -
Réticences roumaines (217). - Avertissements d e Mussolini
à Stoyadinovitch (217). - Delbos bien accueilli à Prague
(218). - I1 révèle à Benès l’étendue de sa déception (218). -
L’Europe coupée e n trois (219). -L a France est isolée (219).

X. - Hitler décide d’en finir avec la Tchécoslovaquie. . 220


Conséquences de l’Anschluss (221). - Les Sudètes a t t e n d e n t
leur libération (221). - Discours d e Conrad Henlein (222).
- Premières directives d’Hitler a u général Keitel (21 avril
1938) (222). -Modifications apportées a u Plan VERT (225).
- La mobilisation tchèque du 21 mai 1938 (227). - Colère
d’Hitler (228). - Hitler décide d’écraser la Tchécoslovaquie
TABLE D E S MATIÈRES 523
(30 mai 1938) (229). - Nouvelles directives à la Wehrmacht
(229). - Hitler attaquera le le’ octobre 1938 (231).

XI. - L a dislocation de la Tchécoslovaquie s’accentue. . 232


Les Sudètes entrent en effervescence (232). - Eisenlohr dicte
ses conditions à Henlein e t à Frank (233). - Nouveau succès
d u S. d. P. (234). - Entrevue Ilenlein-Hitler (28 mars 1938)
(235). - Conférence Henlein-Ribbentrop (236). - Le Congrès
de Karlsbad (23-24 avril 1938) (236). - Les huit points de
Karlsbad (237). - Crise a u sein d u Cabinet tchèque (238). -
Démission des ministres allemands (238). - Entrevue J a n
Masaryk-Sir Samuel Hoare (239). - Second entretien Hitler-
Henlein (240). - Nouveau voyage de Henlein à Londres (240).
- Les Anglais sont favorables a u x Sudètes (240). - Les élec-
tions municipales tchèques (mai-juin 1938) (241). - L e S. d. P.
remporte 90 % des suffrages allemands (241). - Henlein est
plébiscité (241). - Prague renoue la négociation (242). -
Henlein prend contact avec les autonomistes slovaques (242).
- Le vingtième anniversaire du traité de Pittsburgh
(30 mai 1938) (243). - La visite d u Dr Hl’etko (244).
- La Tchécoslovaquie u É t a t artificiel u (244).
XII. - Hitler donne l’ordre de construire la ligne Sieg-
fried ......................................... 245
Hitler fixe son intervention a u l e r octobre 1938 (245). -
I1 décide de construire des fortiflcations à l’ouest (246). -
17.000 ouvrages bétonnés (246). - Conversation Boùenschatz-
Stehlin (248). - Hitler remet à Keitel des a Directives straté-
giques générales B (7 juillet 1938) (250). - É t a t comparatif
des aviations française e t allemande (250). - Les directives
d’Hitler sont transmises a l’État-Major (254). - Inquietude
d u H a u t Commandement allemand (255).

XIII. - L e général Beck cherche à provoquer la démis-


sion des Commandants d’armée.. ................. 256
Position de l’Armée prussienne à l’égard de l ’ É t a t (256). -
1811,1848,1866,1870, 1905,1914 (257). - Marcker e t Seeckt
(259). - Les généraux voudraient retrouver leur indépen-
dance (260). - L a carrihre d u général Beck (261). - Son
caractère (263). - Le mémorandum d u 5 mai 1938 (267). -
La crainte d’une deuxième guerre mondiale (270). - Exaspé-
ration d’Hitler (271). - R a p p o r t des forces en Europe (272).
- Beck décide de recourir a u x grands moyens (275). - La
note d u 16 juillet 1938 (275). - u Que les généraux remettent
leur démission collective! II (276). - Hésitations d u général
Brauchitsch (278). - L’opposition militaire e t politique (280).
- Voyage de Gœrdeler à Londres (avril 1938) (281). - Beck
524 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

revient B la charge (282). - Projet de coup d e force (283). -


Beck se fait plus pressant (29 juillet 1938) (284). - La Confé-
rence militaire d e Berlin (4 a o û t 1938) (285). - Déclaration
d e Beck (286). - Réticences du général Busch (287). - a Que
faites-vous d u serment? Y (287). - Brauchitsch se dérobe
(288). - Les grandes m a n œ u v r e s de J ü t e r b o g (289). -
Démission de Beck (18 a o û t ) (290). - Beck prend congé de
ses collaborateurs (290).

XIV. - L’impasse diplomatique : I. L a France cons-


tate son impuissance. ........................... 292
Le Conseil permanent d e la Défense nationale se réunit à
Matignon (15 mars 1938) (292). - Procès-verbal de la confé-
rence (293). - Pessimisme d u général Vuillemin (295). -
Pessimisme d u général Gamelin (297). - U n seul secteur
d ’ a t t a q u e : la Sarre (301). - Notes des généraux Georges e t
Billotte (302). - Suggestions d e Gamelin a Sirovy (303). -
La France tributaire d e Londres, Washington e t Moscou
(304).

XV. - L’impasse diplomatique :II. L’Angleterre refuse


de s’engager sur le continent. ..................... 305
Opinion d e Chamberlain (305). - A t t i t u d e d e l‘Angleterre
envers l a Tchécoslovaquie (306). - Politique d e Chamber-
lain (308). - L’Angleterre refuse de prendre des engagements
nouveaux e n Europe (309). - Premier voyage d e Daladier e t
Bonnet ii Londres (28-29 avril 1938) (310). - Londres préco-
nise un arrangement amiable entre Berlin e t Prague (312). -
La note anglaise d u 22 mai 1938 (313). - Bonnet met Osusky
a u courant de la situation (314). - Refus d e la Pologne d’ai-
der la Tchécoslovaquie (314). - Varsovie n’a p a s oublié le
coup de poignard de Teschen (314). - Opinion du maréchal
Rydz-Srnigly (315). - Les négociations Hodja-Benès pié-
tinent (315). - Lord Halifax demande à Bonnet d’exercer
une pression s u r Prague (317). - Bonnet s’y refuse (317). -
I1 conseille la modération à Osusky (317). - Mauvaises reia-
tions entre Osusky e t Benès (318). - Obstination de Benès
(318). -. E n t r e t i e n Benès-Bertrand d e Jouvenel (318). -
Propagande des émigrés allemands (319). - Benès e t les
Francs-Maçons (319). - Benès ne donne p a s suite à la
démarche d’Osusky (320). - Voyage des souverains britan-
niques e n France (321). - Les dispositions d u Foreign Ofice
demeurent inchangées (321). - Visite du général Vuillemin à
Berlin (321). - 11 est effrayé par la puissance de la Luftwaffe
(323). -. Bonnet interroge l’Angleterre s u r l a n a t u r e d e son
aide (324).
(325). -A
- Rbponse évasive anglaise (12 septembre 1938)
Bonnet insiste (326). - L’Angleterre offre deux
divisions non motorisées et c e n t cinquante avions (326). -
Opinion d e Churchill (326).
TABLE DES MATIÈRES 525
XVI. - L‘impasse diplomatique : I I I . Les Btats-Unis
R . S. S. tirent leur épingle d u j e u . . . . .
et 1’17. 327 .....
A t t i t u d e belliqueuse de Roosevelt (32:). - Efforts de Bullitt
e t de Saint-Quentin pour le calmer (328). - Chamberlain se
méfie de Roosevelt (329). - u I1 ne f a u t pas attendre des
Américains autre chose q u e des paroles )I (329). - Roosevelt
songe à une conférence internationale (329). - Chamberlain le
rabroue (329). - Colère de Roosevelt (330). - Démission
d’Eden (330). - L’isolationnisme américain (331). - L e
Congrès v o t e q u a t r e a lois de neutralité 11 (331). - L’Amé-
rique enchaînée (333).- Allocution de Bullitt a la Pointe de
Grave (333). - L a presse américaine s’émeut (334). - Roose-
velt désavoue son ambassadeur (334). - Bullitt prévient
Bonnet qu’en cas de guerre l’Amérique ne pourra rien pour
l a France (335). - U n discours de Paul Reynaud (26-28 février
1938) (335). - L’attitude de l a Belgique (336). - Moscou
défend le droit d e s peuples à disposer d’eux-mêmes (1924)
(336). - L’Union Soviétique change son fusil d’épaule (337).
- Elle devient championne d u statu quo (1936) (337). -
Déclaration de Litvinov (15-17 mars 1938) (338). - L’U. R.
S. S. subordonne son intervention à celle de la France (339).
- Propositions de Litvinov à Londres e t a Paris (339). -
Chamberlain les repousse (340). - L a méfiance russe s’accroît
(340). - L e rejet des offres russes inquiète Benès (341). -
E n t r e t i e n entre le roi Carol de Roumanie e t Arnost Heidrich
(341). - L’U. R. S. S. exige l’accord de la Pologne e t de l a
Roumanie (342). - Refus polonais (342). - Refus roumain
(342). - La Russie tire son épingle du jeu (343). - Litvinov
propose des conversations militaires franco-russes (344). -
Entretiens Coulondre-Litvinov (344). - Que fera la France
si 1’U. R. S. S. a t t a q u e l a Pologne7 (344). - Litvinov torpille
les conversations franco-russes (344). - Refus de Bonnet d e
prendre position contre l a Pologne (345). - La solution d u
problème n’est p a s à Moscou mais Londres (345). - Cliam-
berlain n’en a j a m a i s d o u t é (345).

XVII. - La mission de Lord Runciman à Prague


.. . ..
( 3 août-10 septembre 1938). . . . . . . . . . . . . . . . . 346
Discours de Chamberlain à Scarborough (8 avril 1938) (346).
- Chamberlain e t Halifax décident d’envoyer un médiateur
à Prague (347). - Visite d e Wiedemann à Londres (348). -
Londres fait pression sur Benès pour qu’il accepte l a venue
de Lord Runciman (349). - Benes est horrifié (350). -
Hodja réunit le Conseil des Ministres (351). - Le Cabinet
tchbque accepte (352). - Chamberlain annonce le d é p a r t de
Runciman à l a Chambre des Communes (26 juillet 1938) (352).
- Benès s’incline (353). - Arrivée de Lord Runciman à
Prague (3 a o û t 1938) (353). - Premier entretien avec les
chefs sudktes (353). - Lettre de Runciman à Halifax (10 a o d t
1938) (354). - Instructions de Halifax a Runciman (18 a o û t
526 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

1938) (334). - Discussions laborieuses de Runciman (355).


- Benès reprend a Hodja la direction des négociations (355).
- Entretiens de Benès avec K u n d t e t Sebekovsky (24-25 a o û t
1938) (353). - Le S. d. P. se m e t en é t a t de légitime défense
(356). - Le P l a n III de Benès (357). - Nouvel entretien de
Benès avec K u n d t e t Sebekowsky ( 3 septembre 1938) (357).
Les chefs sudbtes repoussent le P l a n III (358). - Le Plan IV
de Benès (358). - Henlein p a r t pour le Congrès de Nuremberg
(358). - Le P l a n IV ne sera jamais discuté (358). Échec de
l a mission Runciman (358). - R a p p o r t de Lord Runciman à
Lord Halifax (16 septembre 1938) (358). - Réaction des
milieux dirigeants britanniques (359).

XVIII. - La crise entre dans sa phase aiguë (3-15 sep-


tembre 1938). .................................. 361
Hitler simplifie e t dramatise la situation (361). - Nouvelle
conférence militaire a u Berghof ( 3 septembre 1938) (363). -
Le plan d’invasion de la Tchécoslovaquie se précise (363). -
A t t a q u e frontale ou opération en tenaille? (365). - L e Congrès
de Nuremberg (5-12 septembre 1938) (366). - Dernière
conférence militaire (9-10 septembre 1938) (367). - Objec-
tions de Halder a u plan d’invasion préconisé par Hitler (368).
- Hitler maintient ses ordres (369). - Mécontentement de
Halder (370). - Observations de Keitel e t de J o d l (370). -
Discours de Benès (10 septembre 1938) (371). - Discours
d’Hitler (12 septembre 1938) (372). - Le Gouvernement de
Prague invite F r a n k & reprendre la discussion du P l a n I V
(374). -- Ultimatum de F r a n k a Prague (375). - Prague
accepte (375). - L’état de siège proclamé par Prague pro-
voque la rupture des négociations (13 septembre 1938) (375).
- Appel radiodiffusé de Henlein (376). - Proclamation de
Henlein à la radio de Leipzig (15 septembre 1938) (376). -
Le Gouvernement tchèque lance un m a n d a t d’arrêt contre
Henlein (377). - Colère d’Hitler (377). - Le général Halder
observe la situation (378). - I1 projette u n coup de force pour
arrêter Hitler (380). - Chamberlain médite à Downing Street
(380). -- I1 cherche un moyen de détourner la catastrophe
(381). -- I1 demande à Hitler de le recevoir (382). - Désarroi
des conjurés militaires allemands (383). - n T o u t réussit A
Hitler! u (383).

XIX. - Le voyage de Neville Chamberlain à Berchtes-


gaden (15 septembre 1938). ..................... 384
Chamberlain s’envole pour Munich (384). - Arrivée à
Munich (385). - La foule l’acclame (385). - Voyage de
Munich a u Berghof (385). - Dialogue avec Hitler (386). -
Le droit des peuples A disposer d’eux-mêmes (388). - Cham-
berlain menace de rompre l’entretien (388). - Inquiétude
d’Hitler (388). - Chamberlain propose de revenir le voir
(389). -- Le Chancelier et le Premier Ministre se séparent
TABLE D E S M A T I È R E S 527
(389). - Entretien d e Chamberlain avec Sir Horace Wilson e t
William S t r a n g (389). - Ribbentrop s’oppose à la rédaction
d’un procés-verbal (389). - Chamberlain rentre à Londres
(390). - Un message d e Dino Grandi (390).

XX. - La crise atteint son point culminant (15-22 sep-


tembre 1938). . . . . . . . . . . , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391
Démarche de Georges Bonnet à Londres (391). - Chamber-
lain convoque le Cabinet britannique e t rend compte d e son
voyage (391). - I1 f a u t que Prague cede les pays sudètes a u
Reich (392). - Benès commence à lacher d u lest (392). - I1
propose d e céder certains a saillants 3 (392). - Benès envoie
M. NeEas à Paris e t à Londres (393). - Conséquences de cette
démarche (394). - Deuxième visite de Daladier e t de Bonnet
à Londres (18 septembre 1938) (395). - Discussion Daladier-
Chamberlain (395). - Daladier demande que l’Angleterre
garantisse, avec la France, les nouvelles frontiéres de la Tché-
coslovaquie (397). -Délibérations d u Cabinet britannique
(397). - L’Angleterre accepte (397). - Daladier soumettra
l’accord a u Conseil des Ministres (397). - Déception de Cham-
berlain (397). - Le Conseil des Ministres français accepte le
plan franco-anglais (398). - Mise en demeure franco-anglaise
à Prague (19 septembre 1938) (399). - Divisions a u sein d u
Cabinet français (401). - Division a u sein de l’opinion fran-
çaise (402). - Partisans d e la guerre et partisans de la conci-
liation (402). - A Londres, l’opposition s’agite (403). -
Voyage d e Churchill à Paris (403). - Entretiens de Churchill
avec Herriot, Mandel e t R e y n a u d (403). - Conseils de Chu&
chill (404). - Mandel téléphone à Benès pour lui conseiller la
fermeté (404). - L a presse allemande se déchaîne (405). -
Nouvelle proclamation de Henlein (17 septembre 1938) (405).
- L a formation d u Corps franc des Sudètes (406). - Discours
de Sebekovsky à Dresde (406). - Henlein pousse les autono-
mistes slovaques à réclamer leur indépendance (406). - Mus-
solini commente le discours d e Nuremberg (407). - Discours
d u Duce à Trieste (18 septembre 1938) (408). - Une déléga-
tion hongroise arrive au Berghof (20 septembre 1938) (409).
- Hitler pousse les Hongrois à réclamer leurs minorités avec
plus d’intransigeance (409). - Entretien Hitler-Lipski (410).
- C o m p t e rendu d e Lipski (410). - Les desiderata de la
Pologne (411). - Les notes polonaises d u 21 septembre 1938
(412). - La note hongroise à Prague d u 22 septembre 1938
(412). - Manifestations anti-tchèques a Varsovie e t Buda-
pest (413). - L a note franco-anglaise est remise à Prague
(413). - L e Gouvernement tchéque s’enferme au Hradjin pour
délibérer (413). - Visite de Lucasiewicz à Bonnet (413). -
Entrevue entre Léon Noël e t le colonel Beck (414). - Premier
message d e Lacroix (415). - Arrivée de Sir Eric Phipps au
Quai d’Orsay (415). - Deuxiéme message de Lacroix (416).
-Silence d u Gouvernement tchèque (416). - Refus d u
Gouvernement tchèque (417). - Troisième message d e
528 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Lacroix : a Ne tenez pas la réponse pour définitive n (418). -


Hodja demande à Londres e t à Paris d’amrmer a qu’ils n e
marcheront p a s n (418). -
Conférence Daladier, Bonnet,
Léger, Henry (419). - Prague appelle Paris a u téléphone
(419). - La réponse française (420). -
Bonnet appelle le
président Lebrun à Rambouillet (420). - Lebrun donne son
accord (420). - Bonnet envoie d e nouvelles instructions B
M. Lacroix (421). - Séance dramatique d u Conseil des
Ministres tchèques (421). - Nouveau silence d e Prague (421).
- L’état des esprits a changé (421). - Prague accepte les
propositions franco-anglaises (422). - I1 consent à céder les
P a y s sudètes a u Reich (422). - B o n n e t e t Halifax poussent
un soupir d e soulagement (423).

XXI. - L’entrevue de Godesberg (22-24 septembre


1938) ........................................ 424
Chamberlain r e p a r t pour l‘Allemagne (424). - Hitler fait l a
moitié du chemin (424). - Le Premier Ministre a t t e r r i t à
Cologne (424). - Arrivée à Godesberg (425). - Chamberlain
expose son point de vue (426). - a Cela ne v a p a s d u t o u t D
(426). -- Hitler exige que l’occupation des territoires sudètes
a i t lieu immédiatement (426). - Indignation d e Chamberlain
(426). -- Hitler maintient se8 positions (427). - Chamber-
lain se retire sur le Petersberg (427). - Motifs d’Hitler (427).
- Message écrit de Chamberlain à Hitler (429). - Réponse
d’Hitler (430). - Le bac traverse le Rhin (430). - Schmidt
remet à Chamberlain la réponse d’Hitler (431). - Réponse d e
Chamberlain (431). - L a délégation anglaise revient B Godes-
berg (432). - Le m é m o r a n d u m d’Hitler (432). - Chamber-
lain refuse d e le t r a n s m e t t r e à Prague (435). - Annonce d e
la mobilisation tchèque (436). - Hitler fait une concession
(436). -- Hitler s’entretient e n t ê t e à t e t e avec Chamberlain
(437). -- L a délégation britannique q u i t t e Godesberg (437).

XXII. - L’Europe a u bord d u gouffre (24-28 septembre


1938 .......................................... 438
L’Europe e n armes (438). -
Enthousiasme d a n s les districts
allemands d e Bohême (439). -
Les membres d u P a r t i des
Sudètes assurent le service d’ordre (439).- Scènes d e colère e t
d e désespoir à Prague (440). -
Plus d e cent. mille personnes
réclament l a démission du gouvernement (440). -
M. Hodja
démissionne (441). - Le général Sirovy constitue un Cabinet
d’Union nationale (441). - Hodja continue à expédier les
affaires (441). - Discours de Benès à la radio ( 2 2 septembre
1938) (442). - L e plan de Benès (442). - A n x i é t é de
MM. Hodja e t Beran (443). - Déclaration d e M. Krofta
(25 septembre 1938) ( 4 4 3 ) . -
Le mémorandum de Godesberg
est remis a u x Tchèques (444). - Le Gouvernement tchèque
le repoiisse (444). - Chamberlain rentre à Londres (24 sep-
tembre 1938) (445). - Message d u Congrès juif mondial (445).
TABLE DES M A T I È R E S 529
- Conseil des Ministres à Paris (446). - Daladier e t Bonnet
p a r t e n t pour Londres (25 septembre 1938) (448). - Daladier
repousse le mémorandum d’Hitler (448). - Daladier est sou-
mis à u n feu roulant de questions (449). - Le général Game-
l i n est appelé e n consultation (450). - Daladier e t Bonnet se
retirent Q l’ambassade d e France (451). - Message d e
Lacroix (451). - Message d e S a r r a u t : pas de masques à gaz1
(451). - Deuxième conférence Daladier-Chamberlain en pré-
sence d e Gamelin (452). - A t t i t u d e ferme du généralissime
(452). - Chamberlain décide d’esvoyer Sir Horace Wilson à
Berlin (453). - Ce que Wilson dira à Hitler (453). - Daladier
e t Bonnet e n prennent acte (453). - Retour des ministres
français Q Paris (453). - Visite de Sir Eric Phipps a u Quai
d’Orsay (453). - Bonnet le m e t a u pied du m u r (454). -
a Quelle aide l’Angleterre peut-elle apporter à la France? n
(454). - Phipps ne p e u t donner aucune assurance (454). -
Message d e Benès à Mosciski (26 septembre 1938) (454). -
Réponse froide d e Mosciski (455). - Visite de Lipski Q Rib-
bentrop (455). - L a Pologne reste fidèle à sa note d u 21 sep-
tembre (455). - Potemkine menace l a Pologne (455). -
Réponse hautaine d u colonel Beck (456). - L e t t r e d’Attlee à
Chamberlain (456). - Intervention d e Churchill à Downing
Street (456). - I1 plaide pour l a a Grande Alliance D (456). -
Le communiqué d e Sir Robert V a n s i t t a r t (456). - Pessi-
misme d e Litvinov (457). - Benès pose deux questions a u
chargé d’affaires soviétique à Prague (458). - Trojanowski
se retranche derrière la S.d. N. (458). - L’État-Major tchèque
fait savoir à Benès que résister seule à l’Allemagne serait
un suicide pour l a Tchécoslovaquie (458). - Litvinov ne
porte pas lui-même l’affaire devant la S. d. N. (459). -
L’article 11 du Pacte de Genève (459). - Discours de Litvi-
nov d e v a n t la 60 Commission de la S. d. N. (459). - Questions
des délégués anglais à Litvinov (460). - Réponses évasives
de Litvinov (460). - Sir Horace Wilson vole vers Berlin (461).
- E n t r e t i e n Hitler-Sir Horace Wilson (461). - Hitler tem-
pête (461). - Wilson demande a u Chancelier de recevoir les
négociateurs tchèques (462). - Hitler leur donne jusqu’au
2 8 septembre pour se présenter (462). - Discours d’Hitler
a u Sportpalast (26 septembre 1938) (462). - II prend Benés
violemment à partie (462). - Hitler donne l’ordre à Keitel de
mobiliser cinq divisions d e plus (464). - On a p p o r t e a u
F ü h r e r le communiqué de V a n s i t t a r t (465). - Le corps diplo-
matique estime la guerre inévitable (465). - Discours noc-
turne de Chamberlain (465). - Le Premier Ministre charge
Sir Horace Wilson d’avoir un second entretien avec Hitler
(465). - L’Angleterre e s t prête Q g a r a n t i r l’exécution des
promesses déjà faites par Prague (465). - Seconde entrevue
Hitler-Sir Horace Wilson (27 septembre 1938) (466). - Hitler
ne v e u t rien entendre (466). - Déclaration de Sir Horace
Wilson (467). - Sir Horace Wilson quitte la Chancellerie
(467). - I A présent la situation est limpide 8 (467). - Déillé
militaire B travers lcs rues de Berlin (27 septembre 1938) (467).
- Réaction angoissée de l a foule (468). - Chamberlain reçoit
530 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Sir Horace Wilson (469). - Le Premier Ministre envoie u n


message à Benès le plaçant devant ses responsabilités (469).
- Second message de Chamberlain a Benès (470). - Benès
demeure inflexible (470). -
Nouveau discours de Chamberlain
à la radia (471). -- u L’Angleterre ne m e t t r a pas son existence
en jeu pour la Tchécoslovaquie n (471). - Ultime message
d’Hitler à Chamberlain (472). - Appel de Roosevelt à Hitler
(28 septembre 1938) (472). -
Le Président des États-Unis
propose une conférence (473). - Activité fébrile à Downing
Street e t a u Quai d’Orsay (474). - Le T i m e Table anglais e t
le plan Bonnet (474). - L’Angleterre e t les États-Unis
demandent à Mussolini d’intervenir en médiateur (474). -
Visite d e François-Poncet à la Chancellerie (28 septembre
1938) (475). - Entretien pathétique François-Poncet-Hitler
(475). - Attolico apporte u n message de Mussolini (476). -
Hitler accepte d e retarder de vingt-quatre heures le d é b u t
des opérations (477). - Nouveau message de Chamberlain à
Hitler (477). - Conversation téléphonique Hitler-Mussolini
(478). - Attolico apporte u n second message d u Duce (478).
- Hitler accepte le principe d’une conférence (479). - Hitler
invite Mussolini, Chamberlain e t Daladier à venir conférer
avec lui à Munich (479). - Chamberlain prononce un discours
d e v a n t la Chambre des Communes (28 septembre 1938) (479).
- L’invitation d’Hitler lui est transmise (480). - I1 en fait
p a r t a u x membres de l’Assemblée (480). - u Dieu bénisse le
Premier Ministre1 n (480). - Satisfaction de Roosevelt (481).
- L a foule acclame Chamberlain e t Mussolini (481).
XXIII.- La Conférence de Munich (29-30 septembre
1938) . ... . . . . . .. . . . . . :. . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . 482
Hitler se rend à Kufstein pour accueillir Mussolini (482). -
Entretien e n t r e les d e u x dictateurs (480). - Chamberlain e t
Daladier arrivent à Munich (483). - Arrivée do la délégation
tchèque (483). - Elle demeure à l’écart de la discussion (483).
- Arrivée d e la délégation hongroise (484). - Première
séance de la Conférence (485). - Que deviendront les
vaches? s (485). - Opinion d’Hitler sur Daladier (486). -
Mussolini propose u n projet de compromis n (486). - C’est
le p l a n . allemand (486). - Chamberlain e t Daladier l’ap-
prouvent (486). - Pause pour l e déjeuner (486). - L a dis-
cussion reprend (487). - L a conversation e s t animée mais
décousue (487). - Hitler invite ses hbtes à dîner (487). -
Chamberlain e t Daladier s’excusent (487). - L e banquet sans
convives (487). - Troisième séance (487). - Le t e x t e de
l’accord e s t mis au point (487). - L’Accord de Munich (487).
L’Annexe I (488). - L’Annexe I I (490). - Réflexion d u
général Bodenschatz (490). - L’Accord e s t signé (490). -
Les Tchèques s o n t informés (490). - Daladier e t Chamber-
lain q u i t t e n t le Führerbau (492). - Ils s o n t acclamés p a r l a
foule miinichoise (492). - Message de Chamberlain à Benès
(493). -. Le Cabinet tchécoslovaque s’incline (493). -
Décla-
TABLE DES MATIÈRES 531
ration de Krofta (493). -
Message radiodiffusé du général
Sirovy (494). -(I Nous sommes seuls1 D (494). - Le cri de

l’amiral Koltchak (495). - L’ultimatum polonais (495). -


Chamberlain a un nouvel entretien en t ê t e à tête avec Hitler
(495). - La déclaration anglo-allemande (496). - Hitler la
signe (496). - Hitler e t Chamberlain se séparent (496).

XXIV. - L’Europe a u lendemain de M u n i c h . . . . . . . . 497


Chamberlain débarque à Heston (30 septembre 1938) (497).
- Il se rend chez le ‘Roi (497). -Ovations à Downing Street
(497). - a La paix pour notre époque (498). - Message de
Y
Lord Weir (498). - Message d u Maréchal Smuts. (498). -
Des milliers de lettres (499). - Daladier arrive a u Bourget
(500). - La foule l’attend (500). - I1 craint d’être lynché
(500). - R e t o u r triomphal à Paris (500). - Le Conseil des
Ministres français vote des félicitations A Daladier e t à Bonnet
(501). - Enthousiasme de la presse (501). - Les Accords de
Munich s o n t ratiflés (502). - Quelques voix expriment des
réserves (503). - Mécontentement d’Hitler (503). -Discours
de Churchill ( 5 octobre 1938) (505).

XXV. - L a Wehrmacht occupe les P a y s sudètes (P-


21 octobre 1938). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 506
Hitler ordonne a u général von Brauchitsch d’occuper les P a y s
sudètes (506). - Les avant-gardes de la W e h r m a c h t fran-
chissent la frontière germano-tchèque (506). - Les popula-
tions se précipitent au-devant des soldats allemands (507). -
Allocution d’Hitler à Eger (507). - Allocution d u F ü h r e r B
Karlsbad (507). - Les zones II, III e t IV sont occupées d a n s
les délais prescrits (507). - T o u t le système fortifié tchéco-
slovaque est démantelé (508). - Conrad Henlein dissout le
Corps franc des Sudètes (508). - Le chef d u S. d. P. explique
comment se fera le rattachement des P a y s sudètes au Reich
(508). - Lettre d’Hitler au général von Brauchitsch (508). -
Réponse d u général von Brauchitsch (510). - Une loi omcia-
lise la réincorporation des Sudètes a u Reich (510). - Les
I élections complémentaires ~i pour le Reichstag ( 4 décembre
1938) (510). - Décompte des voix (510). -L’affaire des
Sudètes est réglée (510).

TABLEDES CARTES .............................. 511


ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 21 OCTOBRE 1965
PAR L’IMPRIMERIE FLOCH
A MAYENNE (FRANCE)

(6373)
NUMÉRO D’ÉDITION :3734
DÉPOT LÉGAL : 4e TRIMESTRE 1965
PRINTED IN FRANCE

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