Vous êtes sur la page 1sur 387

HISTOIRE

DE
L’ARMÉE
ALLEMANDE
HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE
(1918-1946)
i

L’effondrement (1918-1919).
II

La discorde (1919-1925).
III

L’essor (1925-1937).
IV
L’expansion (1937-1938).
V
Les épreuves de force (1938-1939).
VI
L’apogée (1939-1942).
v11

Le tournant (1942-1943).
v111

Le reflux (1943-1944).
IX
L’agonie (1944-1945).
X

Le jugement (1945-2946).
BENOIST- CH IN

HISTOIRE
DE
L'ARMÉE
ALLEMANDE
I
L'EFFONDREMENT
(1918-1919)
Avec 6 cartss

EDITIONS ALBIN MICHEL


22, RUB HUYGBENB
PARIS
IL A ÉTÉ TIRÉ DE
L’ N HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE u:
110 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DU MARAIS,
DONT CENT NUMÉROTÉS D E 1 A 100
ET DIX EXEMPLAIRES H O R S COMMERCE,
NUMÉROTÉS H. C. I. A H. C. X,
LE NUMÉRO JUSTIFICATIF D E C H A Q U E ÇÉRIE
S E TROUVANT EN TÊTE DU DERNIER TOME D E L’OUVRAGE.

D r o k de traduction d de reproduction, resew86 pour lous paya.


0 1936 et 1964 by $,n~noiusALLIINMICHEL.
La Prusse n’est pas un Etat
qui dispose d’une armée; c’est une
armée qui dispose d‘une nation.
MIRABEAU(1788).
Je vous prie de remarquer, Mes-
sieurs, que je ne blâme ni n’ap-
prouve :je raconte.
TALLEYR AND.
L'auteur tient à remercier M. Patrick Humbert-Droz pour raids
qu'il lui a apportée dans la recherche L certains documents.
PREMIÈRE PARTIE

LA FIN DE L
'
- IMPERIAIX
I

DE L’OFFENSIVE DE LUDENDORFF
A LA VICTOIRE DE FOCH

( ( L e 21 mars 1918, à 4 heures du matin, u n bruit de


tonnerre éclate soudainement en France, sur le front qui
s’étend d’Arras à Noyon. C’est l’artillerie alleinande qui
entre en action sur une étendue de 80 kilomètres.
(( Pendant cinq heures elle martèle nos positions, en
anéantit les défenses et les défenseurs, et, prolongeant en
arrière sur une dizaine de kilomètres son œuvre de mort,
empoisonne le terrain de ses projectiles asphyxiants.
(( A 9 heures, 50 divisions ennemies, u n demi-million
d’hommes, protégés par un épais brouillard, se lancent à
l’attaque des tranchées alliées bouleversées.
((Les soldats allemands sont animés d’un élan enthou-
siaste e t d’une confiance absolue. Les armées britanniques
ont à faire face au plus formidable assaut de toute la
guerre 1)

L’écroulement du front oriental consécutif à la révolu-


tion russe a permis à 1’É;tat-Major allemand de concentrer
toutes ses ressources sur le front occidental. L’armée alle-
mande dispose, de ce fait, d’une légère supériorité numé-
rique. Ses chefs entendent utiliser cet avantage sans délai,
afin de briser le front allié avant l’arrivée des contingents
américains.
Abandonnant la (( tactique d’usure )) pour la (( tactique
d’anéantissement n, Ludendorff lance coup sur coup cinq
offensives.

1. Maréchal FOCH,La Seconde Bataik ds la Marne, p. 108.


12 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

Le 21 mars, le 9 avril, le 27 mai, le 9 juin, les vagues


grises déferlent l’une après l’autre sur la France. Mais
toutes, après une avance plus ou moins grande, finissent
par être endiguées, grâce à l’héroïsme de nos soldats.
Entre-temps, les troupes américaines débarquent au
Havre, à Cherbourg, à Brest, à Saint-Nazaire, à Bordeaux.
Le l e r avril 1918 ils sont 70.000. E n juin, ils sont 310.000,
au l e r juillet ils sont 450.000. 80 divisions sont promises
pour avril 1919, 100 divisions pour juillet de la même
année...
Ludendorff tente alors sa cinquième offensive. Elle n’est,
dans son esprit, qu’une diversion destinée à préparer une
sixième offensive dans les Flandres, dont les préparatifs
sont déjà très poussés. L’attaque se déclenche le 15 juil-
let 1918. Elle est brisée net par une contre-offensive alliée
partie de la forêt de Villers-Cotterêts. E n quinze jours,
l’ennemi est rejeté sur la Vesle, - 30.000 prisonniers,
6.000 canons, 200 lance-mines, 300 mitrailleuses, sont cap-
turés. Dès le 18 juillet, l’initiative passe entre nos mains. A
partir de ce jour, le Grand Quartier Général allemand a
perdu la partie.
Le 24 juillet, le maréchal Foch considère le moment
venu, pour les Alliés, de passer à leur tour à l’offensive.
La première attaque est exécutée le 8 août. Son succès
dépasse les espérances. n: Jour de deuil pour l’armée alle-
mande D, écrit Ludendorff. a Notre premier grand malheur D,
ajoute Hindenburg.
La deuxième commence le 20 août. A la fin du mois, nos
troupes atteignent Arras-Péronne-Soissons. Au milieu de
septembre, l’ennemi est ramené sur la ligne Hindenburg.
La troisième opération, confiée aux Américains, a pour
but de réduire le saillant de Saint-Mihiel.
Désormais, l’offensive générale peut s’étendre de la mer
du Nord jusqu’à la Meuse. Entre le 26 et le 28 septembre,
la tempête se déchaîne sur un front de 810 kilomètres. Le
choc est rude. L’ennemi cède partout.
Le 15 octobre, les armées alliées ont enfoncé la ligne
Hindenburg. La 1’0 armée américaine est maîtresse de
l’Argonne.
Le 19 octobre, le Haut-Commandement allié fixe comme
LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 13
objectifs : Bruxelles, la Meuse, Sedan. Les troupes de l’En-
tente y débouchent aux premiers jours de novembre. Devant
elles, l’ennemi, protégé par des troupes encore fortement
constituées en artillerie e t en mitrailleuses, cède de plus en
plus de terrain. Va-t-il s’arrêter e t se retrancher sur les
Hauts-de-Meuse?
La fougue de nos troupes ne lui en laisse pas le temps.
Le 5 novembre, l’armée allemande entame un mouvement
de retraite générale. (( En avant! Au Rhin! s’écrie le maréchal
Foch, tel est notre mot d’ordre, car, la barrière du Rhin une
fois conquise, l’Allemagne sera à la merci des Alliés D...
4 4

Que se passe-t-il, pendant ce temps, du côté allemand?


Depuis 1917, les esprits commencent à s’inquiéter de la
longueur des hostilités. Que signifient ces fronts immobili-
sés, ces opérations stagnantes et cette victoire toujours pro-
mise, mais qui semble reculer dans un avenir incertain? Le
19 juillet, les partis majoritaires du Reichstag ont adopté,
par 212 voix contre 126, une résolution en faveur d’une paix
négociée, basée sur la renonciation à toute annexion. Ce
vote est un symptôme : il indique un fléchissement dans la
volonté des parlementaires.
Vers le même moment, la lourde machine de guerre alle-
mande donne ses premiers signes d’usure. Certes, ce n’est
pas encore grand-chose. Mais elle ne fonctionne plus avec la
même puissance, ni la même régularité qu’auparavant. Les
rouages ne mordent plus les uns dans les autres avec cette
précision infaillible qui faisait son orgueil. Les liens de
confiance e t d’obéissance absolue qui rattachaient le soldat
à ses chefs commencent à se relâcher.
Par une sorte d’ultimatum adressé à l’Empereur, - ils
l’ont mis en demeure de choisir entre eux et lui - Hin-
denburg e t Ludendorff ont obtenu le départ de Bethmann-
Hollweg. L’homme au (( chiffon de papier 1) était considéré
par le Parlement comme un obstacle à la paix, par l’État-
Major comme trop docile aux suggestions des partis. Pour
finir, le Kronprinz lui a porté le coup de grâce en disant Q
14 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDB

une délégation de membres du Reichstag : N Jetez-le donc


dehors I. 1)
L’Empereur désigne Michaëlis pour lui succéder. Sa nomi-
nation a lieu sans la collaboration du Reichstag. Ce sera
son dernier acte politique. Mais le nouveau Chancelier
s’avère incapable de dominer la situation. I1 est bientôt
remplacé par le comte Hertling, qui ne se montre guère
plus capable que son prédécesseur.
Au début de 1918, la tension s’accroît entre le G. Q. G.
e t l’intérieur. Malgré la guerre sous-marine, le blocus anglais
se resserre. Les matières premières se raréfient et les popu-
lations des villes souffrent du manque de vivres.
Au front, l’armée, grossie de toutes les divisions dispo-
nibles ramenées de Russie, se bat avec vaillance. Les offen-
sives de printemps ont ranimé les courages. Ne dit-on pas
que les réserves alliées touchent à leur fin? Encore un der-
nier coup, et ce sera la victoire : les hommes harassés pour-
ront rentrer dans leurs foyers.
Mais l’offensive exige des efforts considérables qui épui-
sent les troupes. Les combats meurtriers les déciment.
Les jeunes recrues inexpérimentées périssent par milliers.
L’usure du matériel augmente de jour en jour.
Ni le 21 mars, ni le 9 avril, ni le 27 mai, ni le 9 juin les
divisions allemandes ne réussissent à enfoncer le front allié.
Vers cette époque, Hindenburg écrit à sa famille : (( Ce ne
sera pas ma faute si la guerre ne se termine pas favorable-
ment pour nous. )) La faute de qui, alors? De Ludendorff,
dont les coups de boutoir incohérents n’ont abouti qu’à
une dangereuse extension du front? Du Chancelier, dont
le manque d’énergie paralyse toutes les initiatives? Pas de
l’armée, à coup sûr, car les soldats allemands continuent à
se battre avec un courage indéniable.
Cependant, le Grand État-Major n’ignore pas l’arrivée
des contingents américains (que l’on cache encore à l’arrière),
ni ce que signifie cet apport de troupes fraîches qui vont se
jeter bientôt dans la mêlée. E t lorsque le 18 juillet l’initia-
tive des opérations passe du côté des Alliés, les généraux

1. ERZBERGER,
Souvenirs, p. 315. a Werfen Sie dach den Mann im Reiclwtug
herausl D
LA FIN DE L ’ A R M ~ E I M P ~ R I A L E 15
allemands savent qu’ils n’ont plus aucune chance de gagner
la guerre.
Mais s’ils savent que la victoire leur échappe, ils ne se
résignent pas encore à l’idée de la défaite. Plus exactement,
ils n’entrevoient nullement le désastre qui les attend. A
leur avis, il s’agit de sonder l’état d‘esprit des Alliés tout
en poursuivant le combat. La paix, pensent-ils, peut encore
être conclue dans des conditions pas trop désavantageuses.
Ne tiennent-ils pas en gage la Belgique et un nombre impor-
t a n t de départements français? La ligne Hindenburg demeure
une position très forte, qui servira éventuellement de ligne
de repli. L’armée pourra s’y retrancher en attendant le
moment de reprendre l’offensive. Cette erreur d’apprécia-
tion montre à quel point ils sont éloignés de la réalité.
Le 8 août, l’armée allemande enregistre son premier
revers grave. Les yeux commencent à se dessiller. Le
14 août, un Conseil de la couronne est convoqué à Spa.
L’Empereur, Hindenburg, Ludendorff en sont les princi-
paux protagonistes. Mais l’Empereur a renoncé depuis
longtemps à la direction des affaires militaires. Les déci-
sions stratégiques reposent presque exclusivement entre
les mains d’Hindenburg et de Ludendorff.
Qui sont ces deux hommes? Tous deux sont d’anciens
cadets, tous deux sont brevetés d’état-major, tous deux
sont nés à l’est de l’Elbe. Monarchistes convaincus, ils pour-
suivent un but identique : travailler à la grandeur de leur
pays. Mais combien leur caractère est différent! Depuis la
bataille de Tannenberg, une sourde rivalité les divise.
Ludendorff accuse Hindenburg dans le fond de son cœur -
bientôt il l’accusera ouvertement, et avec quelle violence!
- de lui avoir volé ses lauriers. Ludendorff, qui a refusé
le titre de second Commandant en chef, mais a fait ajouter
son grade de premier Quartier-Maître Général la curieuse
mention : (( Agissant sur sa propre responsabilité », mit
eigener Veranttvortung, est un tempérament éruptif, enclin
aux coups de tête et aux impulsions irraisonnées. Certains
ne lui marchanderont pas le génie. D’autres le .blâmeront
d’être instable et de manquer de suite dans les idées. (( Luden-
dorff, écrit Delbrück, ne sait jamais ce qu’il veut. I1 oscille
sans cesse entre deux tendances contraires. I1 veut rem-
16 HISTOIRE D E L’ARYSEALLEMANDE
porter la victoire, mais néglige de concentrer toutes ses
forces à l’endroit décisif. I1 ne veut porter que des coups
...
partiels mais ne discerne pas l’endroit où il y a le plus de
chances de l’emporter. Pourquoi Ludendorff continua-t-il
encore ses attaques meurtrières, quand le succès insuffisant
de sa première offensive ne lui eut montré que trop mani-
festement la vanité de son entreprise?... I1 comptait que,
sous de nouveaux coups, le front ennemi pourrait s’effon-
drer (( à l’occasion D. Acceptons donc ce mot et disons que
Ludendorff fut un stratège d’occasion l. 1)
Appréciation injuste. Car ce N stratège d’occasion N a des
idées d’envergure, très en avance sur celles de son milieu
e t de son temps. Son ambition est de réaliser la nation
armée. Dès avant 1914, étant chef de la Section des effectifs
a u Grand État-Major, il est entré en conflit avec le ministre
de la Guerre pour avoir réclamé la création de trois corps
d’armée de réserve supplémentaires. L’Empereur a refusé,
craignant que le Reichstag ne le suive pas dans cette voie.
Grave erreur. Car, lors de la première bataille de la Marne,
l’absence de ces trois corps d’armée s’est fait lourdement
sentir 2.
Pendant la guerre, Ludendorff a travaillé de toutes ses
forces à militariser la nation, à insumer une discipline de
fer a u x ouvriers des usines, à galvaniser toutes les forces
du pays pour la lutte décisive. C’est lui qui a fait rafler
en masse les populations belges, pour les contraindre à
travailler dans les arsenaux westphaliens. I1 a demandé
l’application d’un vaste programme économique - dit
(( plan Hindenburg D, à cause du prestige qui s’attache à ce

nom - destiné à transformer l’Allemagne en un immense


camp retranché, et semble avoir repris à son compte la
formule de Frédéric-Guillaume Ier : (( La Prusse n’est pas
u n a t a t ; c’est le quartier général d’une armée. )) Champion
du pangermanisme, il pense que la guerre n’est pas au ser-
vice de la politique, mais que la politique doit être a u ser-
1. Dr Hans D E L B R ~ CLudendorff
K, peint par lui-même, p. 125.
2. a Si nous avions vraiment eu le service militaire obligatoire, écrit le Major
Stein, et de ce fait plusieurs corps d’armée de plus en 1914, le repli de la Marne
n’aurait pas eu lieu, nous aurions &rasé la France sans coup férir, et aurions pu
dicter la paix dès 1915. B (Schafft ein Hearf p. 8). Lord Kitchener et le Maréchal
Haig partageaient cette opinion.
LA FIN DE ~ ‘ A R M ~IMPÉRIALB
E 17
vice de la guerre. Et par politique, il entend en bloc, sans
discrimination, avec une pointe de mépris u tout ce que
font les civils 1).
Tout autre est Hindenburg.
Le Maréchal Foch, tout en vantant la bravoure des sol-
dats allemands, a qualifié la stratégie allemande de (( stra-
tégie de bume »,mais cette épithète s’applique au Maréchal
bien plus qu’à son Quartier-Maître Général. Le vieux bison
germanique possède, en effet, une qualité maîtresse : celle
de faire face aux événements avec un calme imperturbable.
Aucune émotion ne se reflète sur son visage, ni dans ses
gestes. Son existence, réglée depuis sa jeunesse, n’a pour
ainsi dire jamais varié. Il se couche toujours à la même
heure, et, même aux moments les plus tragiques, l’insomnie
lui est inconnue. Sa stature majestueuse, sa tête massive, ses
épaules puissamment équarries, son tempérament impassible,
tout en lui dégage une impression de force et de sécurité.
I1 provoque la confiance et l’obtient sans peine. I1 est
impénétrable, mais jamais énigmatique. Les Allemands lui
ont élevé depuis peu d’énormes statues de bois dans les-
quelles on peut enfoncer un clou pour une modeste obole,
versée aux caisses des mutilés de guerre. I1 semble que
chacun de ces clous ait créé un lien mystique entre le peuple
allemand et lui. La nation l’idolâtre. Elle sent en lui une
robustesse paternelle qui la rassure. I1 est un des dieux
tutélaires de la patrie, descendu d’un Walhalla de légende.
E t lorsque, à la fin de 1914, l’administration des Postes
reçoit un paquet libellé N A l’homme le plus populaire
d’Allemagne », elle n’hésite pas une seconde et l’envoie
directement au vainqueur de Tannenberg.
Ses amis le décrivent comme un homme d’intelligence
moyenne, mais doué d’un caractère excellent, modeste, d’un
abord facile, conscient de ses‘ devoirs et bienveillant envers
ses subordonnés. A l’encontre de Ludendorff qui est iras-
cible et cassant, Hindenburg est affable, réfléchi et adoré
de ses troupes. Sa courtoisie est légendaire (elle le fera
même taxer de servilité). Dans le désarroi complet qui va
s’emparer des dirigeants, Hindenburg est le seul qui donne
au peuple l’impression de résister à la tourmente. Le front
épais tourné vers la tempête, il reste inébranlable à l’heure
I 2
18 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

où tout s’effondre. E t peut-être les Allemands pensent-ils à


lui lorsqu’ils entonnent le dimanche le cantique de Luther :
(( C’est un rempart que notre Dieu. n

Son prestige est tel qu’il éclipse celui de l’Empereur -


et l’Empereur ne le lui pardonne pas. (( Où que m’aient
conduit mes pas au cours de ma carrière, dira plus tard le
Maréchal, je me suis toujours senti un vieux Prussien, ein
Altpreusse. )) Cette phrase, pour qui sait la lire, est une pro-
fession de foi monarchiste. I1 n’a qu’un maître, l’Empereur;
qu’une famille, la dynastie; qu’une patrie, l’armée. Mais
est-ce sa faute si, auprès de ce colosse impavide, 1’Empe-
reur paraît un être désinvolte et impressionnable, sujet à des
crises de nervosité excessive et si toute sa personne revêt un
caractère clinquant et théâtral? Certes, il sait tenir ses audi-
teurs sous le charme, soit qu’il se lance dans des monologues
étincelants, soit qu’il les déconcerte par des répliques inat-
tendues. Mais le Maréchal, qui parle peu e t à qui t o u t e
ironie est inconnue, sait trouver en quelques mots la for-
mule qui porte et qui rassure, celle que le peuple espère,
que le soldat attend. C’est vers lui que se tournent d’instinct
les regards et les cœurs. I1 est le monarque de l’Allemagne
bien avant que l’Empereur ait abdiqué.
t
* +
(( A la conférence de Spa, écrit Ludendorff, la direction

militaire suprême fit comprendre sans équivoque possible


aux dirigeants politiques de l’Empire 1, que la guerre ne
pouvait plus être gagnée par les armes et que tout ce qu’on
pouvait faire, était de tenir l’ennemi en échec par une
stratégie défensive. L’Empereur conclut qu’il fallait guetter
le moment favorable pour se mettre d’accord avec les
Alliés. Hindenburg croyait encore qu’il lui serait possible
de tenir le front français et d’imposer sa volonté h l’en-
nemi 2. ))
Mais aucune initiative n’est prise par le gouvernement
ni par le G. Q. G., si ce n’est la création d’une Commission
1 . En l’occurrence, au secrétaire d’État von IIintzc, délégué de la Chancellerie
auprès du G . Q . G.
2. LUDENDORFF, La Deuziérne Bataille de la Marne, p. 166.
L A F I N D E L ’ A R M ~ E IMPÉRIALE 19
de propagande destinée à masquer à l’arrière la situation
du front.
Pendant ce temps, l’offensive des Alliés prend chaque
jour plus d’extension. Le 13 septembre, les troupes alle-
mandes sont refoulées sur la ligne Hindenburg. Le même
jour, un envoyé de l’empereur Charles fait savoir que
l’Autriche est décidée à demander la paix. L’alliance austro-
allemande est virtuellement rompue. Le 26 septembre, la
Bulgarie dépose les armes. Les troupes allemandes en Tur-
quie sont coupées de leurs bases et privées de tout espoir
de retour. Le gouvernement, affolé, réclame la présence de
l’Empereur à Berlin. Guillaume I I quitte Spa e t se rend
dans la capitale.
Entre le 20 et le 30 septembre, le G. Q. G. allemand fait
parvenir au Cabinet des nouvelles de plus en plus alar-
mantes. (( Les troupes tiennent encore, mais nul ne peut
savoir ce qui se passera demain ... )) (( Le front peut être
percé d’un moment à l’autre ... ))
Mais que fait donc le gouvernement? Absolument rien.
I1 sent qu’il n’a ni la confiance de 1’Etat-Major, ni celle
du Reichstag. Le 28 septembre, Ludendorff, de plus en
plus nerveux, fait pression sur lui pour obtenir un armistice
immédiat. I1 espère provoquer ainsi la démission du chan-
celier Hertling et la formation d’un nouveau Cabinet, où les
principales fractions du Reichstag seront représentées.
Certains polémistes ont tenté d’expliquer l’attitude de
Ludendorff en assurant qu’il avait cédé à un mouvement
de panique. D’autres ont vu dans son intervention une
manœuvre machiavélique : il aurait voulu provoquer la
révolution pour pouvoir se décharger sur elle du soin de
liquider une situation sans issue e t l’accuser ensuite d’avoir
provoqué la défaite l. Ce serait accorder au Quartier-Maître
Général une prescience que personne ne possédait à cette
époque. I1 semble plutôt que Ludendorff ait souhaité la
1. Le général Morgan va encore plus loin, puisqu’il prétend que le Haut Com-
mandement se réjouissait de l’avènement i Berlin d’un gouvernement révolu-
tionnaire a qui prendrait sur lui toute l’odieuse responsabilité de signer l’armistice,
acte que lui-même ainsi que le Kaiser pourraient répudier par la suite, quand les
gouvernements allies auraient démobilisé >I (cité par John W . W H E E L E R - B E r i r i E m
dans La Drame de L’Armée albrnarule, p. 31). Une telle hypothèse paraît haçar-
deuse. C’eût été vraiment pousser trop loin la politique du pire.
20 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

création d’une sorte de Comité de Salut public, semblable


à celui de nos conventionnels en 1793. En permettant a u
nouveau Cabinet de s’appuyer sur une majorité parlemen-
taire solide, il comptait que la nation entière se dresserait
pour la défense du territoire. (( Empoignez-moi le peuple!
Remettez-le d’aplomb! n s’est-il écrié au cours d’une séance
du Cabinet de guerre l. Mais il manquait à l’Allemagne
un Danton, un Gambetta. A-t-il espéré former avec Hin-
denburg une sorte de (( Duumvirat 1) qui réaliserait un cer-
tain nombre de réformes constitutionnelles et ferait (( la
révolution par en haut )),pour couper l’herbe sous le pied
au mécontentement des masses? Ce n’est pas impossible.
Mais il n’en fut pas question. Les événements glissèrent
sur une pente qui déjoua tous ses calculs.
Le 29 septembre, Hindenburg télégraphie à Berlin : (( La
situation empire quotidiennement et peut contraindre le
Grand Quartier Général à de graves décisions. Chaque jour
que l’on perd coûte la vie à des milliers de braves soldats. 1)
Le 5 octobre, le prince Max de Bade succède au chance-
lier Hertling. Le soir même une première note, rédigée
d’après un brouillon de Ludendorff, est envoyée au prési-
dent Wilson, lui demandant de ((négocier une paix basée
sur ses 14 points ».Trois jours plus tard, Wilson fait sonder
le gouvernement allemand pour savoir s’il accepterait ces
points comme base d’un traité ». Le 12, le prince Max donne
l’assurance que (( son objet, en entamant les discussions,
consiste simplement à se mettre d’accord sur les détails d’ap-
plication pratiques ». Le 14, Wilson ajoute à ses exigences
(c l’instauration d’un gouvernement démocratique et repré-
sentatif à Berlin ».Le Chancelier ayant accepté, le président
Wilson informe le prince Max de Bade (( qu’il est désormais
disposé à discuter les termes de l’armistice avec les gouver-
nements alliés ».
Mais tandis que s’effectue cet échange de notes, la situation
militaire s’est aggravée. Le 15, les armées alliées ont enfoncé
la ligne Hindenburg, A ce moment, le désastre apparaît clai-
rement au Commandement en chef. Pourtant l’armée tient
encore, ce qui peut sembler un prodige étant donné la
1. Cet espoir était d’ailleurs partagé par un certain nombre de dirigeants alle-
mands, notamment par Rathenau.
LA F I N DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 21
fougue des attaques françaises, les pertes effroyables, le
ravitaillement déficient et la démoralisation inévitable qui
accompagne la retraite. Par pelotons de plus en plus clair-
semés, les hommes continuent à servir leur mitrailleuse.
La figure terreuse, les traits hagards, n’ayant pas dormi
depuis plusieurs jours, ils tirent avec une rage froide e t
désespérée. Ils savent que tout est perdu e t que plus rien
n’a de sens. Mais ils ne réfléchissent plus. Ils ont dépassé ce
stade. Le seul réflexe qui subsiste en eux c’est la pression
du doigt sur la gâchette, c’est le geste de faire feu.
Le 23 octobre, le président Wilson rappelle que (( si les
Alliés doivent traiter avec les militaires et les puissances
monarchiques et autocratiques, ce ne sont pas des négo-
ciations de paix qu’ils demanderont, mais une capitulation
pure e t simple ». Le lendemain, 24 octobre, Hindenburg
adresse une proclamation à l’armée : (( La réponse de Wilson
exige la capitulation militaire : elle est donc inacceptable
pour nous autres soldats. 1)
Cela signifie, en d’autres termes, que l a poursuite des négo-
ciations ne regarde plus le G. Q. G . I.
Le 26 octobre, quand il voit que la situation est perdue
et que le prince Max de Bade n’arrive pas à galvaniser ((

le pays N, Ludendorff cède 5 un mouvement de rage impuis-


sante. Son impopularité est à son comble. Son prestige est
gravement atteint. Le prince Max de Bade exige son renvoi.
L’Empereur le convoque au château de Bellevue, lui fait
comprendre qu’il n’a plus besoin de ses services et le congé-
die sans ajouter u n mot de remerciement. Hindenburg,
fatigué de ses foucades, ne fait rien pour le retenir. Luden-
dorff est ulcéré. A Spa, le 14 août, ils étaient encore trois.
Maintenant, ils sont deux : l’Empereur e t Hindenburg. Le
Quartier-Maître Général se détache du Maréchal. Une ran-
cune épouvantable l’étrangle. Ce jour-là, un duel impla-
cable commence entre lui et Hindenburg, un duel qui va se
poursuivre à travers tout l’après-guerre. Ces deux hommes,
qui incarnent deux aspects opposés du militarisme prussien,
vont s’affronter impitoyablement jusqu’à ce que l’un des
1. II en éprouve même une certaine satisfaction. a Nous nous sentîmes gran-
dement soulagés, écrit le prince Max de Bade, de ce que l‘Armée n’aurait pas Q
se présenter devant Foch. D (Mirnoires, II, p. 305).
22 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

deux meure. Ludendorff se jettera à corps perdu dans les


complots et les coups d’État : putsch de Kapp en 1919,
putsch de Munich en 1923. I1 ne pardonnera jamais à Hin-
denburg son serment à la Constitution. I1 ne le verra que
deux ou trois fois au cours des années qui vont suivre. Lors
de l’inauguration du monument commémoratif de Tannen-
berg, Ludendorff y sera parce qu’il ne peut pas faire autre-
ment. Mais il se tiendra à l’écart, dans un isolement farouche
et évitera d’adresser la parole à son ancien compagnon
d’armes. Lorsque le Maréchal mourra, en août 1934, et que
la nation lui fera des funérailles grandioses, Ludendorff se
fera remarquer par son absence : même au bord de la tombe
il ne se réconciliera pas.
L’Empereur ne se sent plus en sûreté à Berlin où règne
une atmosphère de méfiance et d’angoisse. (( Afin de remer-
cier ses hommes pour leurs cxploits surhumains »,il retourne
à l’armée, c’est-à-dire à 1’Etat-Major. Là, parmi ses pala-
dins, il se croit à l’abri des menaces et des intrigues. I1
cherche instinctivement à s’abriter derriére le Maréchal -
qu’il n’aime guère - car l’autorité du Maréchal augmente
dans la proportion où la sienne diminue. On a longtemps
cru que le Grand Quartier Général l’avait appelé. I1 n’en
est rien. Son arrivée à Spa embarrasse grandement les
généraux. Si Guillaume I I doit abdiquer, faudra-t-il donc
que ce soit eux qui lui arrachent cette décision? De plus,
son départ de Berlin aggrave la situation, car elle coupe un
des liens qui relient l’État-Major à la Chancellerie.
A l’arrière, des voix s’élèvent de plus en plus nombreuses
pour réclamer l’abdication de l’Empereur. Le prince Max
de Bade ne voit qu’une solution : que Guillaume II renonce
spontanément à- la couronne, a i a n t que cette mesure
lui soit imposée par les Alliés. Mais 1’Empereur se cram-
ponne. Ne comprend-il pas la situation, ou feint-il de l’igno-
rer?
Le l e r novembre, le ministre prussien Drews vient à Spa
pour expliquer au Kaiser la nécessité d’une abdication
volontaire. L’Empereur frémit sous l’outrage. Pour donner
une leçon à ce civil impudent, il appelle Hindenburg et lui
fait répondre, par la voix du Maréchal, (( que si l’Empereur
abandonne l’armée, celle-ci se transformera en une meute
LA FIN DE L’ARMBE IMP~RIALE 23
de pillards e t de brigands »,- ce qui n’est guère flatteur
pour les soldats du front.
Le même jour arrive à Spa le général Grœner, nommé
Grand Quartier-Maître Général en remplacement de Luden-
dorff l. C’est un technicien expérimenté, u n spécialiste des
chemins de fer. Dès le début de sa carrière, en- 1897, il a
été affecté à la section ferroviaire du Grand Etat-Major,
cette section qui, (( comme le cœur dans l’organisme humain,
a pour fonction de remplir de sang les artères du corps
stratégique n. I1 y a longuement médité les enseignements
de Moltke et de Schlieffen sur le rôle des transports dans la
stratégie moderne e t est arrivé à la conclusion que là où ((

les trains ne roulent plus, la conduite de la guerre s’arrête


d’elle-même ».Nommé chef de ce service en 1912, c’est lui
qui a établi e t exécuté le plan de mobilisation qui a consisté
à transporter en quinze jours, sur les frontières de l’Est e t
de l’Ouest 3 millions d’hommes et 850.000 chevaux, ce qui
a exigé plus de 29.000 convois. I1 a construit pendant la
guerre tout un réseau de voies ferrées derrière les différents
fronts - en Flandre, en Lorraine, dans le Palatinat, en
Prusse-Orientale, en Pologne, dans les Balkans et jusqu’en
Asie Mineure. (( Les lignes stratégiques de Grœner, écrit le
colonel von Velsen, ont joué dans la guerre mondiale le
même rôle que les terrassiers romains dans les expéditions
de César, ou le service des ponts e t chaussées dans les cam-
pagnes napoléoniennes 4. ))

C’est grâce à lui qu’ont été effectuées l’offensive de 1914


jusqu’à la bataille de la Marne, la première campagne de
Prusse-Orientale avec les batailles de Gumbinnen e t de
Tannenberg, l’offensive d’automne en Pologne, la campagne
d’hiver en Mazurie, l’offensive de Gorlice en mai 1915,
l’extension de l’avance allemande jusqu’à Brest-Litowsk,
la seconde campagne de Prusse-Orientale jusqu’à la Dwina
e t la petite Bérésina, les deux offensives de Serbie e t de
Roumanie, les attaques contre Riga e t contre l’Italie, enfin
1. On avait songé un moment au général von Seeckt, mais le prince Max de
Bade avait préféré le général Grœner.
2. Lieutenant-général Ernst KABISCH,Grœner, p. 16.
3 . GRENER, L a Guerre mondiale et ses problémes, Berlin, 1920.
4 . SCHWARTE, Histoire de la guerre de 1914-1918, I r e partie : L’Organisation
technique des opérations militaires.
24 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

l’organisation de la grande bataille de France en 1918. Dic-


tateur absolu des voies de communication de fer, de terre e t
d’eau, son rayon d’action s’étend d’Anvers à Brest-Litowsk,
de Flandre en Lithuanie, de Courlande en Palestine et jus-
qu’à Bagdad.
Le 26 mai 1916, il est affecté au Service de ravitaillement
de guerre. Ici aussi les transports jouent un rôle primordial.
Mais un mot imprudent dit à Stinnes au cours d’une conver-
sation l’a fait tomber en disgrâce et il a été envoyé sur le
front russe, à Kiev, où il est devenu le chef d’état-major du
groupe d’armées commandées par le maréchal von Eichhorn.
Lorsque Ludendorff tombe en disgrâce à son tour, c’est à
Grœner que l’on fait appel pour reprendre sa place. C’est
un esprit clairvoyant., méthodique et précis. Pourtant, mal-
gré l’ampleur des services qu’il a rendus à sa patrie, les
Junkers ne le considèrent pas comme un des leurs. I1 est né
Wurtembergeois. C’est un Allemand du Sud. I1 appartient à
une province qui n’a pris aucune part à l’essor historique
de la Prusse. E t inversement, pour lui qui a consacré trente
ans de sa vie à l’étude des problèmes techniques, le lien
mystique qui unit les Junkers à 1’Etat reste un mystère
impénétrable.
Grœner, qui revient d’Ukraine, ne connaît guère la situa-
tion sur le front occidental et n’a encore qu’une notion
confuse de ce qui se passe en Allemagne. I1 redoute le pire 2.
Mais peut-il entrer dès son arrivée en conflit avec ses supé-
rieurs? Ceux-ci continuent à afficher un optimisme de com-
mande. Grœner se borne donc à adopter le point de vue du
Maréchal. II déclare que les ministres qui réclament l’abdi-
cation de l’Empereur sont des fous (( qui ont perdu la vue
et l’entendement 1).

1. ci Nous devrons nous considérer comme satisfaits, d i t Grœner, si la guerre


se termine par une partie blanche ( r d einern Remis). L’important est d’y prépa-
rer i temps notre stratégie et noire politique. u Stinnes ne se montra pas convaincu.
I1 quitta la pièce en disant (I Grœner ; s Ludendorff vaincra! II Grœner lui répon-
dit sur le seuil : Ludendorfl ne vaincra pas! u 11 est probable que Stinnes rap-
11

porta ces paroles au Grand Quartier-Maitre général. (Ernst KABISCH, Grœner,


p. 53.)
2. Depuis 1917, il a prévu que l’échec des opérations militaires entraînerait la
révolution en Allemagne. E t il a vu de trop près la propagande intense faite par
les Bolchéviks sur le front oriental pour ne pas redouter que les unités ramenées
de Russie sur le front français ne précipitent la désagrégation de l’armée.
LA FIN D E L ’ A R M É E I M P ~ R I A L E 25
Mais la situation de Guillaume I I lui paraît irrémédia-
blement compromise. Seule une action d’éclat pourrait lui
rendre un peu de popularité. I1 suggère au Kaiser - par
l’entremise de son aide de camp le général von Plessen -
de se rendre en première ligne pour y terminer la guerre à
la tête de ses soldats. (( I1 ne s’agit pas, cette fois-ci, d’une
parade ou d’une remise de décorations, précise Grœner, il
faut que Sa Majesté s’expose au feu de l’ennemi : si 1’Em-
pereur est tué, il ne peut y avoir pour lui de fin plus glo-
rieuse; et s’il est blessé, un revirement de l’opinion s’effec-
tuera en sa faveur l . N L’adjudant général von Plessen est
indigné de cette façon de voir et répond avec hauteur :
- Vous voulez donc attenter aux jours de Sa Majesté?
L’Empereur, mis au courant de ce projet, s’y montre
réfractaire. I1 trouve ce rôle (( absurde et mélodramatique ».
D’ailleurs, sa mort ne changerait rien à la situation. I1 ne
comprend pas que ce geste, si romantique soit-il, le grandi-
rait devant l’histoire, et assurerait peut-être l’avenir de sa
dynastie.
Le 4 novembre, le prince Max de Bade appelle d’urgence
le général Grœner à Berlin. Tandis que ce dernier discute
avec les (( politiciens I), Hindenburg lance, le 5 novembre,
un nouvel ordre du jour déclarant que ((l’armée reste
inconditionnellement fidèle à l’Empereur et que pour elle
la question de son abdication ne se pose pas ».
C’est peut-être vrai pour l’armée, mais pas pour la marine.
Car le 3 novembre, 20.000 matelots appartenant à la i r e et
à la 3e escadre, placées sous les ordres de l’amiral von
Hipper, se sont mutinés à Kiel. Le 4 , les équipages du
Konig, du Kronprinz-Wilhelm, du Kurfürst, du Thüringen,
de l’Helgoland et du Markgraf ont hissé le drapeau rouge
au sommet de leurs bâtiments. Les chauffeurs refusent de
servir aux chaudières et vident les foyers. Des marins
occupent les passerelles, détruisent les circuits électriques,
sabotent les machines, éteignent les feux de position, démo-
lissent les ancres et les projecteurs, conspuent les officiers.
Les ordres ne sont plus exécutés. Les équipages grondent
et profèrent des menaces, disant : (( A présent nous prenons
1. HPRZFELD, Die deulsche Sosial-Demokratie wid die Auflosung der Einheitsfront
im Weifkriege, Leipzig, 1928. Cité par KABISCE,Grœmr, p. 60.
26 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

nous-mêmes notre destin en mains l. 1) Le 5 novembre, les


vaisseaux rebelles arrivent devant Lübeck. Quelques centai-
nes de matelots descendent à terre, se ruent vers les casernes,
désarment les sentinelles, arrachent les épaulettes des ofi-
ciers et pillent les arsenaux. Le soir, ils sont maîtres de la
ville. Le G novembre, la révolte a gagné Altona, Brême e t
Wilhelmshaven. De là, elle déferle sur toute l’Allemagne.
Les matelots révoltés constituent des Brigades de Fer ))
qui marchent sur Hambourg, Cologne, Berlin, Francfort,
Stuttgart, Magdebourg et Leipzig, où le tocsin de la révo-
lution sonne à toute volée 2.
Le prince Max de Bade a reçu le 5 novembre une der-
nière note du président Wilson le priant (( d’envoyer au
maréchal Foch des représentants accrédités du gouverne-
ment allemand pour qu’il leur fasse connaître les conditions
de l’armistice ».Le général Grœner est d’avis qu’il ne faut
pas attendre plus longtemps, mais il lutte pour obtenir que
cette mission ne soit pas confiée à un officier.
Le 6 novembre, le prince Max de Bade convoque le député
Matthias Erzberger, chef du parti du Centre, et le charge
de se rendre auprès du Haut-Commandement français,
accompagné du général von Giindel, délégué du G. Q. G.
allemand. Mais le représentant du ministère des Affaires
étrangères déconseille à Erzberger d’emmener le général
von Gündel avec lui, sous prétexte que cet officier n’est
pas indiqué pour une pareille mission )I. Ce sera le général
von Winterfeld, ancien attaché militaire à Paris, qui par-
tira avec Erzberger pour Compiègne, choisi p a r la Chan-
cellerie 3. En ce qui le concerne, le Haut-Commandement alle-
m a n d ne désignera personne pour le représenter officiellement
a u x négociations.
Le jeudi 7 novembre, quand le général Grœner rentre de
1 . Kapitan zur See a. D. von WALDEYER-HARTZ, Die Meuferei der Hochseeflotfe,
p. 28. Sur les détails de la révolte de la marine de guerre allemande, cf. également
Hans KUTSCRER, Admiralsrebellion oder Mafrosenretalte? (p. 53-76) ; Bernhard
RAUSW,A m Springquell der deulschen Reralufion : Die Kieler Matrosen-Erhebung.
2 . Les revendications des marins sont les suivantes : abdication immédiate
du Kaiser, amnistie, armistice, paix, droit de vote. D (SCHEIDEMANN, L’Efion-
drement, p. ?13.)
3. ERZBERGER, Souvenirs de guerre, p. 375-376. Encore le général von Winter-
feld démissionnera-t-il au début de février 1919, pour ne plus être mélé a la suite
des négociations.
LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 27
Berlin à Spa, ses illusions sont dissipées. I1 sait ce qui se
passe à l’intérieur du pays et sait aussi que l’armée ne peut
plus tenir que jusqu’à la fin de la semaine. Les divisions de
Foch sont à Bruxelles, sur la Meuse, à Sedan; samedi, au
plus tard, elles pénétreront en territoire allemand.
Au matin du 8 novembre, le prince Max de Bade supplie
par téléphone les représentants civils du gouvernement qui
se trouvent à Spa d’obtenir l’abdication de l’Empereur.
Mais le Kaiser demeure sourd à leurs objurgations, et le
Maréchal le soutient toujours.
Pourtant, à force d’arguments, Grœner a fini par ébranler
Hindenburg. La colère des généraux se retourne contre lui.
Pourquoi se mêle-t-il d’une affaire qui ne le concerne pas?
Ne pouvait-il laisser l’armée en dehors du conflit?
L’Empereur et le Kronprinz menacent le Quartier-Maitre
Général de le faire passer devant un conseil de discipline.
Hindenburg s’y oppose : l’heure est trop grave pour que
l’on s’attarde à des querelles de personnes. A la dernière
minute, il sauve Grœner de la disgrâce.
Dans la nuit, la Direction suprême des armées a convo-
qué cinquante généraux qui commandent sur le front. Qu’ils
viennent à Spa e t disent la vérité à l’Empereur!
Le 9 novembre, dans le petit jour gris du matin, ils
arrivent les uns après les autres et sont immédiatement
introduits dans le bureau du Quartier-hlaître Général. Grœ-
ner leur explique ce qui se passe en Allemagne et leur
dépeint la situation sous les couleurs les plus sombres. Un
Conseil de soldats s’est constitué dans la section radio-télé-
graphique du Commandement suprême. Une violente eff er-
vescence règne dans les étapes. En Alsace, certaines unités
arborent déjà le drapeau rouge. Les chemins de fer, les
télégraphes, les entrepôts de munitions, les ponts sur le
Rhin sont aux mains des révolutionnaires. Grœner apprend
en outre aux généraux stupéfaits que, le 7 novembre, le
roi de Bavière a dû fuir sa résidence et que les extrémistes
se sont rendus maîtres de Munich. Leur révèle-t-il que depuis
le 6 novembre un parlementaire est en route pour Com-
piègne, afin de demander aux Alliés leurs conditions d’ar-
mistice? C’est probable. Mais ce qu’il ne leur dit pas -
parce qu’il ne le sait pas encore - c’est que le prince Max
28 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

de Bade est sur le point de démissionner, épuisé par les


soucis de cette dernière semaine. Avant que la journée
soit écoulée, il aura chargé Ebert de former le nouveau
Cabinet e t Philip Scheidemann, (( à l’improviste, pour ainsi
dire, niais comme il était naturel à un social-démocrate »,
aura proclamé la République d’une fenêtre du palais du
Reichstag l .
Les généraux sont atterrés. Ils ont l’impression que l’ar-
mée est prise entre deux feux. A la première question :
(( Si l’Empereur se mettait à la tête de ses troupes pour

rentrer en Allemagne et y restaurer son autorité, aurait-il


quelques chances de succès? )) 23 généraux répondent par
la négative, 15 par le doute, un seul par l’affirmative. A la
seconde question : (( La troupe consentirait-elle à prendre
les armes contre les bolchevistes de l’intérieur? )) 8 répondent
non, 19 que la chose est douteuse, 12 que l’opération serait
encore possible 2.
Le colonel Heye dresse un procès-verbal de la délibération
et le porte à l’Empereur. La colère du Kaiser e t celle du
Kronprinz ne connaissent plus de bornes. Ils accusent
Grœner de haute trahison : non seulement il a convoqué les
généraux sans l’assentiment de Sa Majesté, mais il les a
démoralisés par ses discours pessimistes. I1 les a reçus à
jeun, ce qui explique leur mauvais moral 3. Enfin, il a
communiqué le rapport à l’Empereur, avant même que
toutes les réponses aient été données.
L’Empereur s’emporte. Veut-on vraiment qu’il abdique?
Peut-il croire que ce soient justement ses généraux qui
l‘exigent? Alors, le général comte von der Schulenburg se
lève. Son aïeul était lieutenant-général sous Frédéric II.
Lui-même est chef d’État-Major du groupe d’armées Deuts-
cher Kronprinz. I1 proteste avec indignation contre le vent

1 . SCHEIDEIANN, L’Eflondrpment, p. 194. On l’a blimé ensuite de cet acte.


car c’était à la Constituante de décider de la forme du régime. II s’en défendra,
lors du procès qui lui sera i,itenté A Munich, en octobre-décembre 1925, en ai%
mant n que ni lui, ni ses collègues n’avaient voulu ni préparé la révolution, qu’ils
auraient volontiers accepté illax de Bade comme Régent du Reich, et mdme le
prince Auguste-Guillaume (le plus jeune fils du Kaiser) comme Régent en Prusse *.
2. E. O. VOLKHANN, Lo Révolufion nlbrnande, p. 46
3. Après un Lon déjeuner, affirmr le Kronprinz, e t le cigare à la bouche,
l’atmosphère aurait été tout autre. D
LA FIN DE L’ARMER IMPÉRIALE 29
de défaitisme qui soume à Spa. I1 assure que les officiers du
front tiennent leurs hommes bien en main e t sont prêts à
suivre l’Empereur où qu’il les conduise.
Ce témoignage de loyalisme rassure le Kaiser.
- Dans ces conditions, déclare-t-il, il n’y a qu’à pour-
suivre la guerre ...
Mais le maréchal Hindenburg, qui connaît son caractère
impulsif et versatile, le conjure (( de ne pas prendre une
décision qui, bien que conforme à ses propres désirs, lui
semble, après mûre réflexion, d’une exécution impossible )I.
Ayant prononcé ces mots, Hindenburg se tait. E n tant
qu’officier prussien, il ne peut en dire davantage.
Le général Grœner s’impatiente de ces tergiversations
qui lui semblent inspirées par un formalisme périmé. Chaque
minute qui s’écoule rapproche le Reich de la catastrophe.
II ne comprend pas le sens caché du discours de Schulen-
burg, ni le silence de Hindenburg. Pressé par les nécessités
de l’heure, il déclare brutalement (( que l’armée n’est plus
derrière Sa Majesté et que le serment au drapeau n’est plus
qu’un vain mot ».
Cette affirmation éclate comme un coup de tonnerre.
Toute équivoque est dissipée. Les généraux se regardent
atterrés. Ce que vient de dire Groener est la stricte vérité. Y
en a-t-il u n seul pour en douter, dans le cercle de ceux qui
discutent en ce moment à Spa? Non, sans doute 2. Mais il
fallait un Wurtembergeois, un (( démocrate de l’Allemagne
du Sud I), pour prononcer ces paroles blasphématoires, pour
porter une main impie sur un des mystères les plus sacrés
de la Prusse.
Dans ce dernier combat de la guerre, qui se livre au fond
des âmes, les officiers prussiens ont la consolation de se
dire qu’eux au moins n’ont pas flanché. Aucun des leurs
n’a demandé l’abdication de l’Empereur. Pourtant, le Kaiser

1. Der Fnhrteneid isf mir cine Idee. On lui a bcaucoup reproché cette parole
par la suilc. I1 s’est justifié en disant (1 qu’il n’entendait nullement exprimer un
jugement de principe sur le serment au drapeau, mais énonccr un avis objectif
sur la réalit6 d’une situation sur laquelle on voulait h tout prix fermer les yeux
dans l’entourage de l’Empereur B.
2. Le roi Guillaume dc IVurternberg a noté i ce sujet dans son journal : 8 En
réalité, Crwner avait raison, mais il aurait dû dire au Maréchal : Prenez un Prus-
sien pour dire ces choses. D
30 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE
se résigne. Puisque le roi de Bavière e t le roi de Saxe se sont
enfuis, puisque le prince de Bade insiste pour qu’il suive
leur exemple, puisqu’un sujet du roi Guillaume de Wur-
temberg ne craint pas de dire que (( le serment a u drapeau
n’est plus qu’un vain mot D, l’Empereur se retirera. Ce n’est
pas lui qui abdique : ce sont les princes confédérés qui
l’abandonnent. Le lien forgé par Bismarck au lendemain
de la victoire, se dissout de lui-même à la veille de la défaite.
L’Empereur renonce désormais à :’Empire.
Mais pas à la Prusse! Malgré l’intervention de Grœner, le
mythe national est resté intact. Le général von der Schu-
lenburg et l’adjudant-général von Plessen maintiennent que
Guillaume de Hohenzollern, roi de par la grâce de Dieu, ne
peut en aucun cas déposer la couronne. Qu’il abdique, en
t a n t qu’empereur, puisque les circonstances l’exigent. Mais
qu’il reste roi en Prusse l.
Le Maréchal se range à cette façon de voir. I1 conseille
au Kaiser de se retirer provisoirement en Hollande. I1
assumera pendant ce temps la responsabilité des opéra-
tions, et ce avec d’autant plus de calme qu’il saura son
souverain à l’abri du danger 2.

1. Sur la différence juridique entre ces deux titres, voir plus loin, chap. XI,
p. 163, note 1.
2. Guillaume II ne renoncera i ses droits sur la couronne de Prusse que le
28 novembre 1918, sous la pression de l’Angleterre qui menace de réclamer son
extradition ti la Hollande, s‘il ne signe pas un acte d’abdication dénué de toute
équivoque. Voici les termes de cet acte :

Par la présente, je renonce pour toujours à mes droits sur la couronne de Prusse
et auz droits c o n m e s à la couronne impériale. J e délie en même temps low les f o n c
tionmires de l’empire allemand et de Prusse, de même que tous les oficiers, SOUS-
officiers et soldats de la marine et de l’armée prussiennes et des contingents des Élak
conft;dérés, d u serment de fidélité qu’ils m’ont preté, comme à leur Empereur-roi et
chef supr~?me.
J’attends d’eux, jusqu’à ce que soit faite la nouvelle organisation de l‘Empire,
qu’ils aident ceux qui détiennent effectivement le pouvoir en Allemagne à protéger
le peuple contre les dangers menaçants de l’anarchie, de la famine et de la domina-
tion étrangére.
Fait en original, signé de notre propre main avec le sceau impérial.
Amerongen, le 28 novembre 1918.
GUILLAUME.
Remarquons que l’Empereur ordonne i ses ofriciers d’aider ceux qui détiennent
eflectivement le pouvoir en Allemagne, non le nouveau gouvernement allemand. La
nuance est capitale. Car aux yeux de Guillaume II, le détenteur eiïectif du pou-
voir n’est pas Ebert : c’est Hindenburg.
LA FIN D E L ’ A R M É E I M P É R I A L E 31
Jusqu’au dernier moment, l’Empereur a cru que les choses
prendraient une autre tournure. I1 a espéré un miracle,
mais le miracle n’a pas eu lieu. I1 resterait bien encore.
Mais il sent que ses généraux sont fidèles à un principe,
plus qu’à sa personne. Ce n’est pas sans dépit - ni sans
rancune - qu’il remet le pouvoir suprême à Hindenburg,
dont la haute stature soutient, pour quelques heures encore,
l’édifice du Reich, qui semble prêt à s’écrouler. h p r k un
dernier coup de téléphone de Berlin, il se résout à l’inévi-
table : le lendemain, il aura franchi la frontière hollandaise
( I O novembre).
Le 14 août, ils étaient trois. A la fin octobre, ils n’étaient
plus que deux. A présent, Hindenburg est seul. Le vent
soume en rafale et déracine les arbres, les uns après les
autres. Mais lui est toujours debout. Une responsabilité
écrasante pèse sur les épaules de cet homme de soixante et
onze ans : mettre fin aux hostilités, sauver l’armée, empê-
cher la guerre civile. C’est une sorte de régent sans régence,
de monarque sans couronne. L’Empereur, en partant, lui a
remis le pouvoir, mais ce pouvoir il n’en connaît ni la soli-
dité ni l’étendue. La fuite du Kaiser n’est pour lui q u ’ u n
interrègne : il pense qu’un jour viendra où il se tiendra
devant son souverain et devra lui rendre compte de la
façon dont il a géré le bien qui lui a été confié. I1 reste
le vassal des Hohenzollern, le témoin irrécusable de la
grandeur prussienne : les consignes restent les mêmes
que par le passé. La présence ou l’absence du Roi n’y sau-
raient rien changer.

+ +

Entre-temps Erzberger, président de la Commission alle-


mande de l’armistice e t la délégation qui l’accompagne sont
arrivés au carrefour de Rethondes, dans la forêt de Coin-
piègne. Le vendredi 8 novembre, à 9 heures du matin, ils
sont reçus par le maréchal Foch dans son wagon-salon. Le
commandant en chef des armées alliées est entouré de
l’amiral britannique sir Rosslyn Wemyss, du général Wey-
gand et de l’amiral Hope. Le hlaréchal donne l’ordre à son
chef d’État-Major de lire aux Allemands les conditions de
32 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

l’armistice : (( Evacuation de la Belgique, de la France, de


l’Alsace-Lorraine... Qvacuation de la rive gauche du Rhin
et des têtes de pont de Cologne, de Coblence, de Mayence
et de Kehl ... Livraison de 5.000 canons, 25.000 mitrailleuses,
3.000 mortiers de tranchée, 5.000 locomotives, 150.000 wa-
gons, 1.700 avions, 5.000 camions ... Livraison de 100 sous-
marins, 8 croiseurs légers, 6 cuirassés... Les autres unités
seront désarmées et gardées sous surveillance ... Maintien
du 1)locus... Renonciation aux colonies africaines ... ))
Fini, le r6ve de l’hégémonie allemande. L’heure du règle-
ment de comptes a sonné.
Les Allemands s’effrayent de la dureté de ces condi-
tions l. Ce que réclament les Alliés équivaut à une capitu-
lation totale. Le général von Winterfeld demande des
atténuations. Erzberger supplie qu’on lui accorde une pro-
longation du délai de réponse : il ne peut pas accepter ces
conditions sans en référer à son gouvernement.
Le maréchal Foch répond que le délai de soixante-douze
heures a été fixé par les gouvernements alliés e t qu’il ne lui
appartient pas de le modifier. Ce délai doit expirer le lundi
11 novembre, à 11heures du matin.
Le 8 novembre, à 1 heure de l’après-midi, Erzberger
charge le capitaine von Helldorf de porter le texte des
conditions au G. Q. G. allemand. Celui-ci part en une course
éperdue, car il craint de n’être pas de retour à temps. Mais
il lui faut attendre cinq heures avant de pouvoir franchir
les lignes. Les soldats allemands tirent sans arrêt, comme
des forcenés, sans remarquer le drapeau blanc attaché à
l’auto du parlementaire, ni les sonneries du clairon alle-
mand, posté sur le marchepied de la voiture. Enfin, Hell-
dorf décide de ne plus attendre et de franchir coûte que
coûte la ligne de feu z. Lorsqu’il parvient aux tranchées
allemandes, il est stupéfait du spectacle qui s’offre à ses
yeux : il n’y a plus que quelques mitrailleuses dispersées
sur le terrain, et un mince rideau d’hommes qui s’efforcent
désespérément de tenir tête aux troupes françaises 3.

1. La maréchal Foch lui-méme croyait qu’ils ne les accepteraient pas. (Géné-


ral JIOIIDACQ, La Vérifé sur l ’ h m i s f i c e , p. 309, 331).
2. Voir IC récit du licutcnant HENGY,dans Paris-Soir, d u 9 novembre 1935.
3. Lc l c r novcmbrc, Ics Allemnnds n’avaient plus que 31 divisions de réserve,
L A FIN D E L’ARMÉE I M P É R I A L E 33
Le samedi e t le dimanche se passent en une attente épui-
sante. Des conversations particulières s’engagent entre les
membres de la délégation allemande, le général Weygand
et l’amiral Hope. Les Allemands cherchent toujours à obte-
nir une atténuation des conditions. Ce qui les inquiète,
surtout, c’est la livraison des mitrailleuses et des camions.
- Vous ne comprenez donc pas, s’écrie Erzberger au
cours de la discussion, qu’en nous enlevant tous moyens de
nous défendre contre le bolchevisme, vous nous perdez et
vous vous perdez aussi; vous y passerez à votre tour!
Lorsque Erzberger a quitté Berlin, les premiers rapports
venaient d’arriver de Kiel : la révolution couvait; son esplo-
sion était imminente. I1 ne sait pas quelle extension elle a
prise depuis lors. Les Alliés, mal renseignés, ne le savent
pas davantage.
Mais les nouvelles commencent à filtrer à travers les pays
neutres. On apprend que le Kaiser a abdiqué, que le Kron-
prinz a renoncé au trône, qu’un nouveau gouvernement
populaire s’est formé en Allemagne.
Le dimanche 10 novembre, après déjeuner, les ouvriers
français qui réparent une avarie survenue au train spécial
montrent au délégué allemand la manchette de leurs jour-
naux : on y confirme la nouvelle de l’abdication de 1’Em-
pereur. Erzberger devine que des événements très graves
se passent dans son pays. Mais il ne sait pas si l’Allemagne
est encore un empire ou si la république a été proclamée.
Vers 6 heures du soir, le général Weygand remet à la
délégation allemande une note lui rappelant que le délai
de réponse expire le lendemain matin à 11 heures. Le gou-
vernement allemand ne donne toujours aucun signe de vie.
Enfin arrive, à 8 heures, un radiotélégramme chiffré du
maréchal Hindenburg :
dont 5 fraîches. Le 11 novembre ils n’en avaient plus que 71, dont 2 fraîches,
à opposer aux 100 divisions, dont 60 fraîches, que possédaient les Alliés. (Chiffres
cités par le général MORDACQ, La Vérité sur l’Armistice, p. 105).
Le 7 novembre, lorsque Erzberger traverse les lignes our aller signer l‘ar-
mistice, il rencontre le général allemand commandant I’ {tat-Major cantonné B
Trelon. Celui-ci loue vivement la valeur de ses troupes : a Depuis six semaines
mes soldats se battent sans répit. Une division n‘a plus que 349 hommes, une
autre 437. L’attitude de cette troupe réduite est admirable. Y (ERZBERGER, Sou-
venirs, p. 377. Voir également les chiffres cités par CAMENAD’ALMEIDA, L’Armte
aiiémande avant et pendant lo guerre de 1914-1918, p. 323 e t suiv.).
I a
34 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

LE C H E F D ’É T A T - M AJ O R G É N É R A L D E L’ARMÉE AU M I N I S T R E
PRUSSIEN DE LA G U E R R EET A L A COMMISSIONALLEMANDE
DE L’ARMISTICE :
On devra s’efforcer d‘obtenir un adoucissement des conditions
de l‘armistice sur les points suivants :prolongation des délais,
pas de zones neutres en Rhénanie, moins de wagons, blocus, pri-
sonniers.
Si l‘on ne parvenait pas à obtenir des conditions moins rigou-
reuses, il faitdrait conclure tout de même.
Si l’on refusait un accord sur les points un, quatre, cinq, six,
huit, neuf, il faudrait deoer une protestation enflammée et en
appeler à Wilson.
Prière de presser le gouvernement de prendre une décision
dans ce sens.

A 10 h. 30 arrive une nouvelle dépêche en clair : (( Le


gouvernement allemand accepte les conditions de l’armis-
tice qui lui ont été posées le 8 novembre. n Cette dépêche
se termine par ces mots Reichskanzler Schluss 1.
L’officier-interprète demande à Erzberger si (( Schluss ))
est le nom du nouveau Chancelier et (( qui est ce Monsieur
que ni l’État-Major français ni le gouvernement de Paris
ne connaissent? ))
Erzberger lui explique que (( Schluss )) veut dire (( point
final )) e t ajoute N qu’effectivement ce sera le point final
pour le Chancelier ».
I1 ignore que, depuis la veille, il n’y a plus de Chancelier
en Allemagne et que le 9 novembre, à midi, le prince Max
de Bade a démissionné. Quelques heures auparavant, Ebert
lui a suggéré de ceindre la couronne impériale laissée vacante
par le départ de Guillaume II, - ce qui aurait peut-être
changé le cours de l’histoire. Mais Max de Bade s’est récusé.
I1 a préféré remettre le pouvoir à Ebert, en le chargeant de
former le nouveau Cabinet. N’y étant pas parvenu, Ebert
1. Le général MORDACQ(La Vérig sur Z’Armistice) intervertit l’heure d’arrivée
de ces deux télégrammes. Pourtant c’est Erzberger qui semble avoir raison. Il
paraît vraisemblable que le télégramme acceptant purement et simplement les
conditions posées le 8, a dû être postérieur A celui où un certain nombre de ces
conditions se trouvaient encore discutées. Ce décalage d’heure s’explique par le
temps que les secrétaires allemands ont dû mettre à transcrire en clair le pre-
mier télégramme chiffré, tandis que le second, rédigé en clair, a dû être immé-
diatement remis aux autorités alliées.
2. ERZBERGER, Souvenirs, p. 384-385.
LA FIN DE L ’ A R M I ~ E IMPÉRIALE 35
a dû démissionner à son tour, le soir même. Depuis lors,
toute l’ancienne hiérarchie est dissoute, tous les organes
du pouvoir anéantis. I1 n’y a plus ni souverain, ni parle-
ment, ni ministres. C’est (( le peuple )) qui règne, c’est-à-dire
le prolétariat révolutionnaire, dont les répondants sont les
Conseils berlinois d’ouvriers et de soldats. Ceux-ci se sont
constitués spontanément et ont remis le pouvoir exécutif
à un directoire de six membres l, le (( Conseil des Com-
missaires du Peuple »,dont Ebert a assumé la présidence.
De sorte que ce télégramme signé (( le Chancelier »,au soir
du 10 novembre, et en vertu duquel Erzberger va accepter les
conditions des Alliés, n’a, à strictement parler, aucune valeur
légale. Pour être valable, il devrait être signé soit par Hin-
denburg, en tant que commandant en chef des armées
allemandes, soit par Ebert, en tant que président du Conseil
des Commissaires du Peuple 2.
Le 11 novembre, à 2 h. 5 du matin, Erzberger fait savoir
au maréchal Foch qu’il est prêt à entrer en séance pour
conclure l’armistice. La séance est ouverte à 2 h. 15. Le
texte est lu et arrêté article par article. A 5 h. 5, l’accord
est fait sur la rédaction définitive. A 5 h. 10 l’armistice est
signé.
A 11 heures du matin, les hostilités sont suspendues sur
l’ensemble du front. Les canons se taisent. Les derniers
coups de feu s’espacent. E t avant qu’éclatent les pre-
miers accents de la Marseillaise, un silence de mort se
répand dans les tranchées.
1. Trois u Socialistes majoritaires n - Ebert, Scheidemann et Landsberg - et
trois u Indépendants n - Haase, Dittmann et Barth.
2. C’est seulement le lendemain (11 novembre),, qu’Erzberger apprit, par des
oficiers venus de Spa, que cette dépêche avait éte envoyée par le Grand État-
Major.
II

LES FORCES EN PRESENCE


AU LENDEMAIN DE L’ARMISTICE

Lorsque le clairon de l’armistice sonne Cessez le feu, au


matin du 11 novembre 1918, quelles sont les forces en pré-
sence? Les Alliés n’ont plus devant eux une Allemagne
unie, comme elle l’était jusqu’ici. L’Empire n’existe plus,
la République n’existe pas encore. Des forces confuses
s’agitent et vont lutter entre elles pour s’emparer du pou-
voir. On peut les répartir en quatre groupes distincts :
l’armée, l’État-Major, le gouvernement de Berlin, les révo-
lutionnaires. Entre eux, la bourgeoisie, amorphe et comme
frappée de stupeur, hésite, indécise, et ne sait à qui se
rallier.
Ces groupes, quel esprit les anime? Que représentent-ils
pour le pays? Quelles sont, enfin, leurs positions respec-
tives?
L’armée a déposé les armes. Les combattants du front
ont tellement lutté que les choses se déroulent devant
leurs yeux avec l’aspect brumeux et irréel que leur confé-
rent l’insomnie et la fièvre. Ils se sont battus jusqu’à la
fin et sont brisés de fatigue. De la guerre, ils ne savent
qu’une chose : elle est finie.
Au contraire de nos hommes, pour qui (( demain se pré-
sente comme la libération, au milieu des larmes de joie et
des acclamations de toutes les provinces séparées de la
mère patrie depuis l’arrivée de l’envahisseur, - le soldat
allemand, lui, se réveille d’un affreux cauchemar et ne
trouve dans sa tête qu’un vide angoissant. Que sera demain?
I1 l’ignore. I1 n’a qu’une idée, mais celle-là le tient comme
une obsession : rentrer chez lui, retrouver sa maison, oublier
LA FIN D E L’ARMBE IMPBRIALE 37
ces quatre années chargées à la fois de trop d’espoirs e t de
trop de désillusions.
A-t-il gagné la guerre? Assurément pas. Ces derniers mois
lui ont bien montré de quel côté étaient les vainqueurs. La
retraite incessante, les munitions qui n’arrivent pas, les
effectifs qui fondent, les vivres qui se raréfient, le matériel
qui s’use e t n’est pas remplacé sont des indices trop nets
pour qu’il puisse s’y tromper. Mais est-il vaincu? Sur ce
point, il hésite. La défaite, il y a souvent réfléchi au cours
de ses nuits de veille. I1 se l’est représentée comme une
déchéance, un sentiment de honte, une aggravation de ses
maux. Pourquoi donnerait-on sa vie, si la défaite n’était
pas pire que la mort? Or, il s’est battu jusqu’à l’extrême
limite de ses forces et, lorsqu’il dépose ses armes, il ne
ressent aucun remords : il exécute un ordre, le dernier de la
guerre. Loin de représenter un accroissement de souffrances,
la cessation des hostilités marque la fin de son calvaire. Si
ses chefs n’étaient pas là pour l’en empêcher, il fraterniserait
volontiers avec les hommes d’en face, que cinquante-deux
mois de souffrances communes ont rendus plus proches de
lui que ses compatriotes de l’arrière. Déshabitué depuis
longtemps à penser par lui-même, les idées et les choses se
brouillent dans sa tête. Qu’on ne lui parle pas d’hier, qu’on
ne lui ,parle pas de demain. Seul l’instant présent compte.
E t ce présent est rempli par deux sentiments également
impérieux : la satisfaction du devoir accompli et le besoin
de sommeil.
t
r *

Tout autre est la situation de l’fitat-Major. Le Haut-


Commandement se rend parfaitement compte de la débâcle
e t possède tous les éléments nécessaires pour en mesurer
l’étendue. Mais si l’armistice marque pour lui la fin des
hostilités, il ne marque nullement la fin de la lutte. A peine
la guerre contre les Alliés est-elle terminée qu’une tâche
nouvelle commence : vaincre les ennemis de l’intérieur,
écraser la révolution, empêcher le pays de glisser à l’abîme.
Pour cette lutte, dont l’enjeu est d’une gravité exception-
nelle, 1’Etat-Major doit mettre tous les atouts de son c6té.
38 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

Le passé, déjà, lui en assure de formidables. Dès avant


la guerre, il jouissait d’une autonomie pour ainsi dire
complète. Son pouvoir n’était limité que par celui de la
Couronne. Aucune autorité supérieure ne contrôlait ses
actes 1. Dans les États démocratiques, toutes les affaires
militaires relèvent de la compétence du ministère de la
Guerre. Mais pas en Prusse. Du jour où la constitution du
Landtag a permis de craindre l’immixtion des civils dans les
questions de l’armée, le Roi a libéré l’État-Major de la
tutelle du ministère. L’armée a pris en main ses propres
destinées et n’a plus eu de comptes à rendre qu’au seul
souverain. Après 1871, quand la Prusse a imposé son hégé-
monie aux princes du Bund, la situation est restée inchan-
gée. Le ministre de la Guerre n’est que l’intendant de
l’État-Major, chargé de faire savoir au Parlement - et de
faire voter par lui - le montant des crédits nécessaires à
l’armée.
Or, si l’État-Major ne devait, avant la guerre, aucun
compte au Reichstag impérial, à bien plus forte raison n’en
doit-il pas à présent au Reichstag démocratique qui a chassé
les Hohenzollern, trahi la Constitution et favorisé l’éclosion
du mouvement révolutionnaire z. I1 n’a jamais reconnu
d’autre maître que l’Empereur. Depuis que celui-ci a quitté
le pays, le Haut-Commandement allemand ne relève plus
que de lui-même, c’est-à-dire du Maréchal Hindenburg.
A ces atouts, d’ordre historique, viennent s’en ajouter
d’autres, d’ordre psychologique. L’État-Major est convaincu
que l’Allemagne ne s’accommodera jamais de la démocratie,
e t qu’elle préférera toujours la puissance à la liberté. Or,
cette puissance, aucun parlement ne la lui apportera jamais.
Le passé de la plupart des partis qui le composent est
jalonné de grèves et de révoltes qui donnent à leur pouvoir
un caractère douteux. Tous leurs avantages ont été conquis
au détriment de l’autorité. Tandis que l’État-Major, lui,
s’enorgueillit d’un passé glorieux. Trois guerres successives
- contre le Danemark, contre l’Autriche, contre la France
- lui ont donné la réputation d’être invincible. Von Schlief-
1. En dehors des questions budgétaires.
2. Le chef du Parti extrémiste, Karl Liebknecht, condamné à une peine de prison
pour menées défaitistes, ne venait4 pas d’être amnistié huit jours auparavant?
LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 39
fen n’a-t-il pas écrit, avant 1914, que le Haut-Commande-
ment allemand détenait (( le secret de la victoire n? Secret
technique? Sans doute, mais plus encore secret moral et
religieux. Le Grand État-Major est l’incarnation terrestre
(( du Dieu qui n’abandonne jamais aucun Prussien 1).

Par suite de l’abdication du Kaiser, son indépendance est


sortie grandie de la tourmente. Mais son prestige ? C’est lui,
à présent, qu’il va falloir protéger. I1 importe pour l’État-
Major de persuader aux autres - et de se persuader à
lui-même - que le (( secret de la victoire )) est resté entre
ses mains. Matériellement et psychologiquement il va s’ef-
forcer de minimiser la portée de sa défaite. La responsabilité
de la débâcle, il la rejettera sur d’autres - sur les civiIs, sur
les démocrates, sur le gouvernement de Berlin. D’ailleurs
les événements ne sont-ils pas là pour lui donner raison?
Ce n’est pas lui qui a entamé les négociations avec les
Alliés, - c’est le prince Max de Bade. Ce n’est pas lui qui a
signé le télégramme acceptant leurs conditions, - c’est le ((

Chancelier D. Ce n’est pas lui qui a conclu la convention


d’armistice, - c’est Erzberger. Enfin ce n’est même pas
lui qui a demandé l’abdication du Kaiser,- c’est le Cabinet
de Berlin. Tel que nous l’avons vu à Spa, au matin du
9 novembre, tel il restera au cours des semaines qui vont
suivre : les généraux se grouperont plus étroitement que
jamais autour du Maréchal Hindenburg; c’est le seul dont
ils accepteront les ordres,.parce que c’est le seul, en l’ab-
sence du souverain, dont ils reconnaissent l’autorité. Quels
que puissent être les problèmes de l’avenir, une tâche
immédiate les requiert tout entiers : ramener les troupes
en Allemagne pour conjurer la catastrophe et sauver l’armée
pour sauver le pays.

* *
Pour le gouvernement de Berlin, par contre, la défaite
représente en même temps une victoire. L’abdication de
l’Empereur couronne les vœux des partis de gauche. Le
9 novembre marque pour eux l’aboutissement d’une lutte
acharnée contre Bismarck, contre Bülow, contre Bethmann-
Hollweg, contre tous les Chanceliers qui se sont succédé au
40 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

gouvernement. C’est le triomphe des libéraux de 1848 sur


les Hohenzollern, la revanche de la petite bourgeoisie sur
l’aristocratie militaire. Ceci explique en partie la hâte des
socialistes à renverser le Cabinet, à chasser Guillaume II,
à conclure la paix l. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est
réformer la Constitution, convaincus que l’avènement de
la démocratie assurera au pays une longue ère de bonheur
et de prospérité. Tous les autres problèmes leur semblent
secondaires à côté de cet acte solennel qui confirmera leur
autorité. Ils ne voient pas qu’une République, enveloppée
dès sa naissance dans les langes de la défaite, est irrémédia-
blement vouée à l’impopularité. Ils ne se rendent pas
compte qu’ils vont se heurter bientôt à une impossibilité
absolue : persuader la nation allemande que la fondation
de la République a été non point un jour de deuil, mais un
jour de gloire qu’il faut fêter avec enthousiasme et sans
arrière-pensée.
Ils comptent sur le temps pour effacer les ombres du
tableau. Mais le temps ne fera que les accentuer. D’ailleurs
le gouvernement de Berlin est lui-même très divisé. Tiraillé
entre les socialistes majoritaires et les Indépendants, il est
réduit à une impuissance totale, et doit adopter, pour se
faire tolérer, le titre révolutionnaire de (( Conseil des Com-
missaires du Peuple ». Ce n’est là qu’une façade. Dès que
la vague rouge sera passée, le gouvernement prendra un
aspect plus bourgeois. Les élections du 19 janvier 1919
révéleront la désunion profonde du pays. Elles créeront
une Assemblée absolument hétérogène, où des sociaux-
démocrates siégeront à côté de catholiques, de pangerma-
nistes e t de représentants de l’industrie lourde. Son ambi-
tion sera de substituer à l’Allemagne impériale et militaire
une Allemagne nouvelle, socialiste et technique. Mais une
grande partie de ses élus sera secrètement à la dévotion du
grand capital. Où le gouvernement trouvera-t-il, dans ces
conditions, la cohésion, la vigueur et le désintéressement

1. Depuis la déclaration de Wilson du 23 octobre, Spartakistes e t Indépen-


dants ne cessent de répéter, par la voix de Liebknecht, d‘Haase et de Rosa Luxem-
burg, u que seule la présence de l’Empereur et des généraux empéche 1’Alle-
magne d’obtenir une paix équitable n. Sitôt qu’ils auront disparu, a les Alliés
passeront l’éponge Bur le passé u.
LA FI N DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 41
nécessaires pour surmonter les dificultés des années qui
vont venir?
Courageusement, mais imprudemment, il a assumé la
responsabilité de négocier avec l’ennemi e t de conclure
l’armistice. C’est lui qui signera, dans quelques mois, le
traité de Versailles. I1 compte sur la reconnaissance du
peuple auquel il a apporté la paix et une Constitution
libérale. Mais le peuple, qu’il acculera au désespoir par
l’inflation et le chômage, ne verra bientôt en lui que l’arti-
san de son déshonneur.
t
c +

Restent les révolutionnaires. Au lendemain de l’armis-


tice, ceux-ci sont, en fait, les maîtres de l’Allemagne. Ils se
présentent à nous sous deux aspects différents : les Conseils
de soldats et le Parti Socialiste indépendant.
Les Conseils de soldats, copiés sur le modèle des Soviets,
se sont constitués spontanément aux premiers jours de
novembre. Encore inconnus à la fin d’octobre, on en compte
plus de dix mille une quinzaine de j o u r s plus tard.
La structure de ces Conseils est relativement simple e t
trahit, en plein chaos, le goût inné de l’Allemand pour la
hiérarchie. D’abord chaque régiment élit un Conseil de
caserne. Puis l’ensemble des Conseils de caserne cantonnés
dans la même ville élit un Conseil de garnison. Enfin chaque
Conseil de garnison envoie des délégués a u ministère de la
Guerre à Berlin (ou à Munich, pqur la Bavière). La même
procédure est adoptée dans les Etats-Majors de brigades,
de divisions et de corps d’armée ainsi que dans les usines
militarisées. L’ensemble de ces délégués constitue le I( Congrès
des Conseils d’ouvriers et de soldats du Reich I), à la tête
duquel se trouve un bureau de vingt-sept membres nommé
(( Comité central )) ou Zenlralrat. C’est ce Comité qui a
remis le pouvoir exécutif à un Directoire de six membres
nommé (( Conseil des Commissaires du Peuple I), dont Ebert
a assumé la présidence au soir du 9 novembre.
Révolutionnaires de fait, puisqu’ils ont supplanté par
la force l’ancienne hiérarchie impériale, les Conseils de sol-
dats ne sont cependant pas tous révolutionnaires de ten-
42 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

dance, - e t c’est là une des anomalies de la révolution


allemande. De par leur structure à trois échelons, calquée
sur celle de l’armée, ils sont constitués suivant un schéma
géographique plutôt que politique. Des éléments très diffé-
rents les composent, puisque leurs membres sont élus non
d’après leurs opinions mais d’après les régiments et les
garnisons dont ils font partie. C’est ce qui explique leur
opportunisme et leurs différences de réaction, selon qu’ils
représentent des unités du front, des unités des étapes, ou
des unités de l’arrière.
Les socialistes indépendants (ou U. S. P. D.) dont l’aile
marchante prendra bientôt le nom de (( Spartakus )) 1 sont
infiniment plus radicaux que la plupart des Conseils de
soldats. Ils représentent un groupement politique conscient
des buts qu’il poursuit, même s’il ne voit pas très clairement
le moyen d’y parvenir. Ce parti est issu, en avril 1917, d’une
scission avec le groupe socialiste du Reichstag dont il cons-
tituait l’extrême gauche 2. Son passé est donc récent. Mais
ses chefs, guidés par l’exemple de Lénine et de la révolution
russe sont animés d’une ardeur enthousiaste. Leur tactique
va consister à fournir des meneurs aux Conseils de soldats
et à les entraîner dans leur sillage. Leur ennemi mortel n’est
pas t a n t le gouvernement de Berlin, a u sein duquel ils ont
réussi à introduire quelques-uns de !eus amis, que le
Grand État-Major. Car ils servent l’un et l’autre deux
mystiques inconciliables : au dogme de la déification de
l’État incarné par les officiers, ils opposent le rêve de la
fraternité prolétarienne.
En cette matinée de novembre où le tocsin sonne à toute
volée, ils s’attendent à voir tomber les frontières, à voir
tous les peuples d’Europe échanger le baiser de paix. Pour
eux, le 11 novembre n’est ni une victoire ni une défaite :
ce n’est rien de moins que l’aube des temps nouveaux.
1. I1 y aura alors les Spartakistes et les Indépendants, dont les chefs respeo
tifs seront Liebknecht et Ledebour. Seules des nuances de doctrine sépareront
ces deux groupes qui marcheront presque constamment la main dans la main.
2. A ce moment, Haase, Dittmann et Barth avaient refusé de s‘associer plus
longtemps a la politique adoptée par les Socialistes en 1914, et selon laquelle les
Sociaux-démocrates avaient décidé de soutenir le gouvernement impérial et de
voter les crédits militaires pour la guerre. Ils avaient entraîné avec eux une mino-
rité de dkputés, qui avaient alora constitué le parti des I Socialistes indépendants D,
(V. S. P. D.) par opposition avec les a Socialistes majoritaires D (ou S. P. D.).
LA FIN D E L’ARMBE IMPSRIALE 43
Leur doctrine est un amalgame confus d’idéalisme roman-
tique e t de matérialisme marxiste, un mélange d’ (( Hymne
à la joie 1) e t de théories communistes. Le régime qu’ils
rêvent d’instaurer a pour premier objectif la liquidation de
toutes les féodalités, militaire e t industrielle, financière e t
agraire.
Leurs chefs - Liebknecht, Ledebour e t Rosa Luxem-
burg à Berlin, Kurt Eisner, Toller et Landauer à Munich -
sont sans doute inspirés par un idéal élevé. Mais ils sont
totalement dépourvus d’expérience politique. Kurt Eisner
arrive de Galicie et Liebknecht sort de prison. La plupart
des chefs du mouvement sont juifs et n’ont aucune attache
avec la terre allemande. Ce sont des intellectuels cosmopo-
lites, des poètes échevelés dont la parole va déchaîner les
pires instincts de la foule. Leur passage au pouvoir va révé-
ler leur impuissance. En moins de deux mois ils auront
*. ’ -1édiablemen-t discrédité leur cause e t plongé l’Allemagne
dans une sanglante anarchie. Pourtant leur fin tragique, si
elle ne fait pas excuser leurs faiblesses, inspire malgré tout
la pitié. Si la révolution allemande a manqué de chefs, du
moins, grâce à eux, n’a-t-elle pas manqué de martyrs.

Quelle est, maintenant, la position respective de chacun


des groupes en présence?
L’armée hésite entre la fidélité à l’État-Major et I’adhé-
sion aux mots d’ordre des Conseils de soldats. La propagande
révolutionnaire ne s’est encore infiltrée que superficiellement
dans les unités du front. Pour l’instant les régiments s’en
tiennent à l’obéissance traditionnelle. Le lien entre les
officiers et les hommes de troupe n’est pas encore rompu.
L’État-Major est pris entre les Alliés, dont il doit exécuter
les conditions, et le gouvernement de Berlin. Les uns et les
autres menacent son autorité. Mais, obligé de s’incliner
devant la volonté des vainqueurs, rien ne le retient d’agir
contre les (( ennemis de l’intérieur ».
Le gouvernement de Berlin est pris entre 1’Etat-Major e t
les révolutionnaires, qui risquent de le balayer pour ins-
44 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

taurer leur dictature : dictature militaire ou dictature du


prolétariat. I1 est contraint de louvoyer pour sauvegarder
sa position.
Enfin, les révolutionnaires! qui réclament (( tout le pou-
voir pour les Conseils d’ouvriers e t de soldats »,s’efforcent
de dissocier les troupes du corps des officiers afin de para-
lyser le Grand État-Major. Ils restent, avec l’armée, la
grande inconnue du lendemain.
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que la situation
soit confuse, ni que les Alliés soient désorientés par le spec-
tacle qui s’offre à eux. On ne s’étonnera pas non plus que
l’idée de défaite ne s’impose au peuple allemand que d’une
façon fragmentaire e t que chacun de ces groupes en rejette
la responsabilité sur d’autres.
On a déclaré qu’en continuant la guerre e t en signant
l’armistice à Berlin, on aurait changé cette situation de
fond en comble et obligé l’Allemagne (( à s’incliner dc-
son destin ».C’est possible. Mais ce n’est pas sûr. Le général
Mordacq 1 e t le général américain Bliss l’ont soutenu dès
novembre 1918. D’autres l’ont contesté z. Le 9 novembre, à
Senlis, au cours d’un entretien avec le maréchal Foch, Cle-
menceau a demandé au Commandant en chef des armées
alliées u si lui, militaire, ne voyait aucun inconvénient
aucune faute politique ou stratégique à accorder l’armistice
aux Allemands N. E t le Maréchal a répondu sans hésiter :
(( J e n ’ y vois que des avantages; continuer la lut,te plus

longtemps serait jouer gros jeu. Ce serait peut-&re cin-


quante mille ou cent mille Français de plus que nous ferions
tuer, sans compter les Alliés, pour des résultats bien pro-
1. Général MORDACQ,Les Légendes de la Grande Guerre, p. 163.
2. Le maréchal Foch, notamment, a exprimé son avis sur la question avec
une grande lucidiié. a L’armistice, déclare-t-il en substance, révéla combien les
buis de guerre des Alliés étaient différents. Par les conditions imposées aux Alle-
mands Q Reihondes, l’Angleterre avait obtenu tout ce qu’elle désirait : la livrai-
son de la flotte et la remise des colonies allemanùes. Elle pouvait presque se désin-
ieresscr des négociations de paix. La France, qui ne faisait la guerre que pour la
gagner, avait également atteint son but : libérer son territoire. Mais il lui fallait
encore assurer sa sécurité, en obtenant du traité de paix le a bouclier du Rhin D .
Seuls, les Américains étaient dhçus. Leurs généraux n’avaient pas récolté les lau
riers qu’ils espéraient. De plus, les États-Unis auraient voulu prolonger les hosti-
lités pour accroître leur rôle e t justirier ainsi la part prépondérante qu’ils eomp-
iaient prendre dans la reconstruction économique de 1’Eumpe. s Cet avis du
maréchal Foch semble clore la discussion.
LA FIN D E L ’ A R M ~ E I M P ~ R I A L E 45
lilématiques. J e me le reprocherais toute ma vie. I1 y a eu,
hélas! assez de sang versé. Cela sufit. ))
Quelles que soient les erreurs que la France ait pu com-
mettre par la suite, le fait de n’avoir pas prolongé la guerre
un jour de plus qu’il n’était nécessaire reste inscrit à son
actif.
Seulement, si ce n’était pas une faute de conclure l’ar-
mistice le 11 novembre, c’en était une, à coup sûr, de le
conclure avec une délégation de civils désignés par le gou-
vernement de Berlin, e t non avec des niilitaires délégués
par le Grand État-Major. Tous les peuples sont plus sen-
sibles aux images bien frappées qu’aux idées abstraites, et
le peuple allemand ne fait pas exception à la règle. D’autre
part., plus une situation est confuse, plus il faut lui donner
(( de la physionomie D. Si le maréchal Hindenburg était venu

remettre lui-même son épée au maréchal Foch, - comme


Napoléon III fut contraint de le faire à l’égard de Guil-
laume Ier au lendemain de Sedan, - nul doute que 1’Alle-
magne n’eût compris qu’elle était militairement vaincue.
E n acceptant de négocier avec le seul Erzberger, les Alliés
accordaient à l’État-Major une immunité inespérée e t obli-
geaient la jeune République allemande à assumer, à elle
seule, tout le poids de la défaite. Ils ont donné eux-memes
la première impulsion à la légende du (( coup de poignard ».
t
+ r

On a déjà tant écrit sur cette légende, qu’il sufit de l’évo-


quer ici en quelques mots. On sait comment elle est née :
pour conserver à 1’Etat-Major sa réputation d’invincibilité
les partis réactionnaires ont affirmé que jamais l’Allemagne
n’aurait été vaincue si les sociaux-démocrates n’avaient poi-
gnardé l’armée dans le dos. A les entendre, la défaite mili-
taire aurait été la conséquence de l’effondrement civil. Les
sociaux-démocrates et les communistes ont rétorqué que la
Monarchie, par son aveuglement, avait creusé elle-même sa
tombe, que le blocus anglais avait affamé les populations
et que l’effondrement politique n’avait été que la consé-
quence de la défaite militaire.
Dans ce débat, les défenseurs de l’une e t l’autre thèse ont
46 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

tort, parce qu’ils ne défendent tous qu’une vérité partielle.


Sur ce point, l’homme qui se rapproche le plus de la réalité,
c’est Ludendorff lorsqu’il dit, le 17 octobre 1918 : (( Le
mauvais moral est d’abord venu de l’intérieur et a atteint
l’armée; mais j’ai parfaitement conscience qu’inversement,
le moral que les permissionnaires apportaient à l’intérieur
était détestable l. 1)
Croire que l’armée puisse être vaincue sans que l’arrière
n’en subisse les répercussions immédiates, c’est s’imaginer
la défaite sous la forme désuète des tableaux de bataille de
l’ancien régime. L’armée vaincue se rend et messieurs les
officiers regagnent leurs châteaux. (( Quand le Roi a perdu
une campagne, le premier devoir des civils est de feindre de
l’ignorer »,dit un des rescrits de Frédéric-Guillaume III.
.Mais de nos jours, avec la part que la nation prend à la
défense du pays, la défaite militaire entraîne automatique-
ment l’effondrement du régime 2. Le relâchement des forces
morales à l’intérieur entraîne un fléchissement parallèle du
front. Ces deux phénomènes sont si intimement liés qu’il
est impossible de les dissocier après coup. Les divisions
qui fondent, les arsenaux qui se mettent en grève, la
flotte qui se mutine, le peuple qui se soulève sont des
aspects différents d’une chose unique. E t cette chose, quoi
qu’on dise, s’appe!le la défaite.
Cela, le Grand Etat-Major refuse de l’admettre, et peut-
&re, dans une certaine mesure, ne le comprend-il pas.
Comment est-ce possible? Interrogeons l’histoire.
Pour Moltke et Bismarck, la guerre n’était qu’un moyen
de mener à bien un plan politique mûrement réfléchi. Le
recours aux armes n’avait lieu qu’après une longue prépa-
ration diplomatique et lorsque la situation était assez favo-
rable pour permettre à 1’Etat-Major d’agir avec le maximum
de puissance et d’efficacité.
Tandis que, pour Guillaume I I et Bethmann-Hollweg,
la guerre a été une tentative désespérée pour échapper à

1. Cité pal’ SCBEIDEMINN, L’~flOdrI‘meBl,p. 21?.


2. Ce fut le cas en France en 1871, en Rus+? en 1917 en Allemagne en 1918,
en Turquie en 1923, en France en 1940 et de nouveau en Allemagne en 1945.
Bismarck avait d6ji prévu, en 1880, que les peuples auraient a une tendance tou-
jours plus marquée ?I rendre leur régime responsable de leur défaite N.
L A FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 47
une faillite politique dont l’échéance ne pouvait être indé-
finiment retardée. Elle leur a été imposée, - mais par leur
propre faute. Nous ne pouvions plus attendre
(( )),écrit
Betlimann-Hollweg.
Cette étroite filiation entre la politique e t la guerre se
présente également sous un second aspect. Celui que Clau-
sewitz a formulé dans sa théorie de la guerre absolue, par
opposition à la guerre de manœuvre pratiquée par Louis XIV
et Frédéric II. (( Plus la politique d’un pays sera forte e t
vaste, écrit Clausewitz, plus elle englobera tout, e t plus
la guerre qu’elle engendrera portera les mêmes caractères.
Ce phénomène conduira, par étapes, à la guerre absolue.
Supposons qa’une guerre de cette nature naisse d’une
situation politique déjà compromise et ne remporte pas
immédiatement le succès attendu : elle ne tardera pas
à prendre des dimensions imprévisibles et échappera au
contrôle de ceux qui la dirigent. Ce jour-là, elle cessera
d’être un instrument au service de la politique pour devenir
une force N en soi »,une fatalité obscure. On ne pourra pas
plus l’endiguer qu’un raz de marée : de la guerre absolue
naîtra la défaite absolue.
On comprend à présent le raisonnement de l’Êtat-Major.
Seul pourrait être considéré comme responsable de la défaite
celui qui aurait tenu en main et coordonné toutes les forces
de la nation. N’était-ce pas, dès avant 1914, le rôle qu’am-
bitionnait le Haut-Commandement? Sans doute. Mais la
débâcle le rend soudain beaucoup plus modeste. I1 ne veut
plus connaître que l’aspect purement militaire de la situa-
tion. A l’en croire, sa compétence se bornait exclusivement
aux questions de tactique et de stratégie. Ni la politique ni
l’économie n’étaient de son ressort. I1 n’a été qu’un rouage
dans une vaste machine, - un rouage qui tournait encore
quand la machine s’est arrêtée. Puisque le front n’a pas été
brisé, l’honneur du Haut-Commandement est sauf. L’armée
n’a pas été vaincue, elle a simplement déposé les armes. Si
l’arrière a flanché, ce n’est pas sa faute.
Par malheur, cette argumentation ne cadre pas avec les
faits, car nul en Allemagne - pas même l’Empereur - ne
détenait en 1918 un pouvoir comparable à celui de l’État-
Major. Celui-ci était investi d’une quadruple dictature.
48 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

D’abord, la dictature d u commandement militaire. Depuis


la disgrâce de Falkenhayn, le Kaiser ne faisait que ratifier
les décisions de Hindenburg e t de Ludendorff.
Puis, la dictature intérieure, exercée par l’entremise des
commandants des Régions (Stelloertretende Generalkommun-
dos). Ceux-ci étaient placés, de par la Constitution, sous
l’autorité du Chancelier. Mais les chefs militaires s’étaient
fait remettre chacun dans sa région, dès la déclaration de
guerre, toutes les attributions du gouvernement civil. De ce
fait, c’est à eux qu’incombaient la sûreté, la censure, la
surveillance des partis politiques et les arrestations pré-
ventives, bref tout ce qui pouvait influer sur le moral de la
nation.
Ensuite, la dictature économique. Celle-ci découlait de la
création d’un certain nombre d’ofices techniques : Kriegs-
Ernührungsamt (Ofice de ravitaillement de guerre), Kriegs-
RohstofjPabteiZung (Office des matières premières), Arbeitsamt
(Ofice de la main-d’œuvre), W u f e n und Munitionsbeschuf-
fungsamt (Service des armes et munitions), etc., coordonnés
en 1916 en un Oberstes Kriegsamt (Ofice suprême de guerre)
placé sous les ordres du général Grœner, et destiné à grouper
entre les mains du Grand État-Major toutes les forces
économiques du pays.
Enfin, couronnant cette pyramide de pouvoirs, 1’Etat-
Major exerçait une dictature politique dont l’ampleur nous
est attestée par le chancelier Bethmann-Hollweg, lorsqu’il
écrit dans ses mémoires qu’il n’y avait guère de question
politique dans laquelle Ludendorff et la Direction suprême
des Armées ne tinssent, non seulement à dire leur mot,
mais à imposer leur décision 1).
Lorsque l’État-Major cherche rétroactivement à mini-
miser ses prérogatives, pour ne conserver que celles qui ont
trait à l’armée, il ne saurait anéantir du même coup tous
les décrets et les témoignages qui prouvent que cette thèse
n’est pas conforme à la réalité.
Mais, en politique, une vérité qui n’est défendue par per-
sonne n’a guère de chance de prévaloir sur un mot d’ordre
tendancieux propagé par un parti puissant. Chacun des
groupes que nous avons décrits plus haut croyait détenir
sa vérité sur les causes profondes de la débâcle. Elle était
LA FIN D E L’ARMÉE IMPÉRIALE 49
son drapeau e t sa justification. E n triomphant, chaque
parti voulait assurer le triomphe de sa conception.
Mais, tandis que les partis républicains ne pouvaient
effacer la nature peu glorieuse des événements qui les
avaient portés au pouvoir, l’État-Major a proclamé sans
cesse : N Nous n’avons pas été battus! N Vrais ou faux, ces
mots sonnaient comme une fanfare aux oreilles allemandes.
Au langage de la raison humiliée, le corps des osciers
opposait celui de la fierté nationale. Faut-il s’étonner qu’il
ait fini par être le plus fort?

I
III

L E HAUT-COMMANDEMENT ALLEMAND
REMPORTE TROIS AVANTAGES

(( Le Reich, et Berlin en particulier, écrit Scheidemann,

furent, pendant les premières semaines qui suivirent l’eff on-


drement, une véritable maison de fous. Tout un peuple
échappé à la terrible sujétion de la guerre ne savait, dans
son premier vertige, que faire de la liberté. I1 n’y avait
aucune compétence administrative qui fût nette et indis-
cutée : la coexistence des anciennes autorités et des Conseils
de soldats provoquait une confusion inextricable. La
façon dont la révolution avait éclaté, non pas en un point
central mais à différents endroits de la périphérie, expli-
quait en outre le caractère vacillant des nouveaux pou-
voirs l. ))
Cette confusion politique et administrative n’était que le
reflet de l’anarchie qui régnait dans les rues. Voici le tableau
saisissant qu’en trace la princesse Blücher, une Américaine,
dans son journal intime, à la date du 9 novembre : A tra-
vers les masses compactes de la foule en mouvement, de
grands camions militaires, bondés de soldats et de matelots
brandissant des drapeaux rouges et poussant des cris féroces,
se frayent un chemin, leurs occupants cherchant évidem-
ment à exciter les grévistes à la violence. Ce qui me paraît
caractéristique, ce sont les autos bondées de jeunes gens en
uniformes gris ou en’ vêtements civils, portant des fusils
chargés, ornés de petits drapeaux rouges. Ces jeunes gens
quittent constamment leurs sièges pour obliger les soldats
et les officiers à arracher leurs insignes, e t s’en chargent

1. SCEEIDEMANN,
L’Efloruirement, p. 235.
LA F I N D E L’ARMBE IMPBRIALE 51
eux-mêmes lorsqu’ils s’y refusent. La plupart sont des
adolescents de seize à dix-huit ans qui semblent jouir
immensément du pouvoir mis soudain entre leurs mains.
Ils grimacent sur le marchepied des autos grises comme des
écoliers en escapade, ce qui ne les empêche pas de faire
beaucoup de mal dans le courant de la journée, car il va de
soi que quelques officiers refusent de leur obéir. Des effusions
de sang, la mort même s’ensuivent. Car ces jeunes gens ne
reculent devant aucune violence, et je crois que presque tout
le sang répandu est la conséquence de la liberté sans frein
qu’on leur a soudain octroyée.
u E n deux heures, environ deux cents de ces grands
camions ont dû passer sous nos fenêtres. A chaque minute,
la vue de tant de forces élémentaires brusquement lâchées
en liberté devient plus alarmante. Nous avons dû, natu-
rellement, baisser tous nos volets de fer et verrouiller les
portes de la maison, ne gardant qu’une fenêtre ouverte
pour observer ce qui se passe. ))
Devant ce débordement de forces populaires, Ebert a dû
renoncer à former un Cabinet suivant la procédure habi-
tuelle. Comme nous l’avons vu, il s’est fait remettre le
pouvoir par le Comité central des Conseils de soldats et
d’ouvriers, actuellement maîtres de la capitale l. Le nou-
veau gouvernement dont il assume la présidence prend le
titre de N Conseil des Commissaires du Peuple II, non par
conviction intime, mais sous la pression des événements.
Le soir du 9 novembre, les (( Commissaires du Peuple ))
s’installent dans le palais de la Wilhelmstrasse qui abri-
tait, la veille encore, les bureaux de la Chancellerie. Dans
ce Conseil, - dont Liebknecht a été évincé, - Ebert prend
l’Intérieur et les Affaires militaires, Haase les Affaires étran-
gères, Landsberg les Finances, Dittmann diverses attri-
butions, Barth la Politique sociale, et Scheidemann 1’Infor-
mation. Mais dès son arrivée au pouvoir, le Conseil des
Commissaires du Peuple se heurte à la complexité du SYS-
tème administratif allemand. La plupart des ministres

1. Pour l’État-Major, Ebert est it le Chancelier ut désigné par le prince Max


de Rade. Pour les révolutionnaires, il est le u Commissaire d u Peuple a mandat6
par le Comité central. Cette dualité explique - en partie - l’ambiguïté de sa
politique au cours des premien mois de la révolution.
52 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

prussiens sont restés en fonctions l. Aucun des (( Commis-


saires du Peuple )) n’a donc la gestion indépendante de son
département. D’une part son autorité est limitée par le
ministre prussien à l’égard duquel il n’a qu’un rôle de
(( contrôleur adjoint ».De l’autre, il doit rendre compte de

ses actes au Comité central des Conseils d’ouvriers et de


soldats, de qui il détient le pouvoir exécutif. Au-dessus de
lui, il y a les cadres rigides de l’ancienne administration
impériale; au-dessous, les forces houleuses de la révo-
lution.
Pour l’instant celle-ci triomphe, et ils doivent la ménager.
A travers toute l’Allemagne, à l’arrière et dans les étapes,
dans les casernes, dans les usines, dans les écoles, dans les
mairies, les Conseils d’ouvriers e t de soldats siègent et
délibèrent. Ils s’enivrent de discours et de proclamations.
Tout à leurs projets d’avenir et d’émancipation sociale, ils
oublient les nécessités de l’heure e t ne songent nullement
aux Alliés.
Mais Ebert, lui, ne les oublie pas. Tandis que les autres
Commissaires parlementent, il travaille e t agit. Il se demande
avec angoisse, comment il arrêtera la chute, comment il
réalisera l’État démocratique pour lequel il a lutté toute sa
vie. Ne va-t-il pas être débordé a u moment d’atteindre le
but?
E n cet instant de péril extrême, sa pensée se tourne tout
naturellement vers l’armée. Quelle va être l’attitude du
corps des officiers? Vont-ils continuer à servir, maintenant
que la monarchie est dissoute? Seul le Maréchal est capable
de maintenir la discipline dans leurs rangs. Si les Conseils
de soldats parvenaient à rompre les derniers liens qui sub-
sistent entre les officiers et la troupe, ne détruiraient-ils pas,
du même coup, le dernier corps organisé qui subsiste en
Allemagne?
Le seul contact qui existe à cette heure entre l’État-Major
et le gouvernement, est le fil téléphonique secret qui relie le
bureau du général Grœner à celui d’Ebert z. Au soir du 9 no-
vembre, une conversation s’engage entre Spa et Berlin. Non
sans appréhension, le Haut Commandement s’enquiert des
1. En particulier le génhal von Scheuch, ministre de la Guerre.
2. Cf. E. O. VOLKMANN, La R&olutwn allemands, p. 55.
LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 53
dispositions d’Ebert, et Ebert voudrait connaître les inten-
tions du Haut-Commandement.
Le général Grœner lui fait savoir que le Maréchal Hin-
denburg restera à la tête de l’armée jusqu’à ce que la troupe
soit rentrée au pays, ,en bon ordre et en toute discipline.
Cette décision, (( qui n’implique nullement la reconnaissance
du gouvernement actuel, a été prise en vertu des instruc-
tions de Sa Majesté ». En remettant au Maréchal le com-
mandement suprême de l’armée, le Kaiser lui a intimé l’ordre
de demeurer en service. En conséquence, le Maréchal a
enjoint aux officiers de suivre son exemple et de continuer
à exécuter leurs consignes, sans rien y retrancher. Le Haut-
Commandement fera savoir aux troupes, par voie d’ordon-
nance, qu’il n’entend se prêter ni à de nouvelles effusions de
sang ni à une guerre civile. S’il se met d’accord avec le
nouveau gouvernement, c’est uniquement pour éviter une
catastrophe et veiller à la tranquillité et à la sécurité du
pays.
- Et qu’attendez-vous de nous? demande Ebert qui se
doute bien que ces propositions ne vont pas sans contre-
parties.
- Le Feld-Maréchal attend du gouvernement du Reich
qu’il donne son appui au corps des officiers pour le maintien
de la discipline et de l’ordre dans l’armée. I1 entend que le
ravitaillement de la troupe soit assuré par tous les moyens
et que l’on s’oppose à toute perturbation du trafic ferro-
...
viaire
La voix s’arrête un instant, hésitante, comme si elle
cherchait ses mots.
- Est-ce tout? demande Ebert.
- L e corps des officiers entend également que le gou-
vernement du Reich combatte le bolchevisme et il se met
à sa disposition à cet effet.
Après une courte pause, Ebert répond :
- Veuillez transmettre au Feld-Maréchal les remercie-
ments du gouvernement.
Le président des (( Commissaires du Peuple respire. Sa
situation est moins précaire. Mais, à Spa, on trouve ce
remerciement insuffisant. On voudrait quelque chose de
plus précis, un document que l’on puisse montrer aux
54 EISTOIRE DE L’ARYÉE ALLEMANDE

soldats. ,,lors, Ebert adresse au Markchal le té1 :gramme


suivant :
Au Maréchal Hindenburg.
Nous vous demandons de donner les ordres nécessaires à toutes
les armées en campagne pour que le calme et l’ordre le plus rigou-
reux soient observés e n toute circonstance. 9 conséquent, les
ordres des supérieurs devront être exicutés strbctement jusqu’à la
démobilisation. La mise e n congé de tout membre de l‘armée ne
s’effectuera que sur l’ordre de ses supérieurs hiérarchiques. Les
supérieurs devront conserver leurs armes et les insignes de leur
rang. Là où des Conseils de soldats se seront formés, ils devront
seconder sans réserve les oficiers, afin de maintenir l‘ordre et la
discipline.
Signé : EBERT, SCHEIDEMANN,
DITTMANN, BARTHl.
LANDSBERG,

Ainsi s’effectue, quelques heures à peine après l’abdica-


tion de l’Empereur et avant même qu’il ait franchi la fron-
tière hollandaise, le premier acte politique de l’Allemagne
nouvelle : l’alliance du G. Q. G. e t du gouvernement civil,
sous forme d’un accord secret entre Grœner et Ebert, sanc-
tionné par le Maréchal Hindenburg. Saisissant raccourci des
années qui vont suivre!
Dès le premier abord, l’État-Major parle en maître : il
exige du gouvernement qu’il le protège contre l’ingérence
des Conseils de soldats. En échange, il lui propose son appui
pour le débarrasser des éléments extrémistes qui ont contri-
bué à le porter au pouvoir z.
Ces conditions, les (( Commissaires du Peuple D s’em-
pressent d’y souscrire. Nul d’entre eux ne songe que le
premier acte d’un gouvernement authentiquement révolu-
tionnaire serait d’obliger Hindenburg à prêter serment à la
République et de le faire arrêter s’il s’y refusait. Ils sont
prêts à accepter n’importe quel compromis, pourvu que le
Maréchal reste à la tête des armées.

1 . Seul Iïaase n’a pas signé.


2. s Le but de notre alliance, dira plus tard Grœner, était de combattre la
révolution sans merci, de rbtablir un gouvernement légal, de fournir Q ce gou-
vernement un appui militaire et de convoqiicr une Assemblée nationale. (Dépo-
sition au procés de Munich, octobre-décembre 1925).
LA FIN DE L ’ A R Y ~ E I M P ~ R I A L E 55

* *
A présent, Ies délégués des Conseils de soldats peuvent
venir : l’fitat-Major ne les craint plus.
Leur arrivée ne tarde guère. Le 10 novembre au matin,
un groupe de sept membres se présente à Spa : ce sont les
délégués de tous les Conseils de soldats de l’armée auprès
du Commandement suprême.
Le lieutenant-colonel Faupel, qui les reçoit, les conduit
devant une grande carte murale où sont figurés les deux
millions de soldats stationnés à €’ouest du Rhin et groupés
par armées, corps d’armée, divisions et brigades. I1 leur
montre des réseaux de voies ferrées, des plans de gares,
d’embranchements, de régulatrices; des statistiques de maté-
riel roulant, de wagons, de locomotives. Puis il leur montre
les quelques ponts du Rhin - de Cologne à Kehl - par
où cette formidable masse d‘hommes doit passer, e t où elle
viendra s’écraser si la retraite ne s’effectue pas dans un
ordre mathématique. Que l’armée se désorganise, et c’est à
peine si quelques centaines de mille hommes en réchappe-
ront. Le reste sera fait prisonnier par les Alliés. Les délégués
des Conseils sont-ils prêts à assumer la responsabilité d’un
tel désastre? S’estiment-ils vraiment en droit, à cette heure
désespérée, de venir brouiller le travail des officiers par
un contrôle intempestif, eux dont la compétence dépasse
à peine l’étroit secteur d’une escouade ou d’une compa-
gnie?
Les délégués restent muets devant les cartes où s’entre-
lacent des lignes rouges, vertes, bleues, noires. Ils entre-
voient pour la première fois l’incroyable complexité de la
technique moderne et s’aperçoivent qu’un monde nouveau
ne s’improvise pas en un jour. L’un d’eux déclare (( qu’il ne
s’agit pas de ces affaires-là, que l’on pourrait à la rigueur
abaqdonner aux officiers; que c’est de la politique dont ils
sont’ responsables, e t qu ils ne toléreront pas que l’on
empiète sur leurs droits ».
Le lieutenant-colonel Faupel leur demande alors s’ils
ignorent que le Maréchal Hindenburg a conclu un accord
avec le gouvernement de Berlin. Ils en demandent confir-
56 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

mation. Le colonel leur lit le télégramme d’Ebert. Les


délégués des Conseils ne trouvent rien à répliquer, puisque
le gouvernement qui a envoyé cet ordre est l’émanation du
Comité central des Conseils de soldats. Techniquement et
politiquement, ils sont réduits au silence.
Sur ces entrefaites, le lieutenant-colonel Faupel leur sug-
gère - non sans une pointe d’ironie - (( de remplir un
office spécial auprès du Haut-Commandement en collabo-
rant avec les oficiers d’État-Major et en exhortant les
soldats a u calme et à l’obéissance 1 ».
Les délégués se consultent. Ils acceptent cette solution
qui flatte leur amour-propre tout en masquant leur échec.
Le lendemain, les régiments du front sont inondés de tracts
émanant du Conseil de soldats. On y invite les troupes à
rentrer en bon ordre dans leurs foyers et à obéir à leurs
officiers comme par le passé. Les soldats du front sont quelque
peu surpris. Est-ce bien là le langage des comités révolution-
naires? Mais que leur importe, après tout! Ils n’ont qu’une
idée, quitter l’horreur des tranchées et rentrer chez eux. Ils
accueillent avec satisfaction tout ce qui facilite leur retour.
Ce qui a sauvé l’État-Major, en ces journées critiques de
novembre, c’est qu’il avait une tâche technique à remplir
qu’aucun autre organisme ne pouvait exécuter à sa place.
I1 a marqué un point sur le gouvernement de Berlin. I1
vient d’en marquer un autre sur les Conseils révolution-
naires. Dans quelques jours il remportera un troisième avan-
tage. Et cette fois-ci, ce sont les Alliés qui lui en fourniront
l’occasion.
r +

L’armistice conclu le 11 novembre n’a été consenti que


pour une durée de trente jours. Bientôt il faut songer à le
1. Ce fait a été diversement interprété par les écrivains de droite et de gauche.
L’ordre, dans tous les Conseils de soldats,était si grand, écrit E. I.udwig, quc Hin-
denburg donna l’ordre de les soutenir. D (Ifindenburp, p 209.) Le coloncl Rcinhard
affirme, de son côté : E La direction suprême des armees donna l’ordre de consti-
tuer des Conseils de soldats. D (1918-1919, p. 26.) La suite de notre exposé mon-
trera combien ces interprétations sont tendancieuses. E n réalité, il n’était @re
possible A l’État-Major d’agir autrement qu’il ne l’a fait : sa politique consistait
B neutraliser les Conseils de d d a t s en paralysant leur action et en restreignant
progressivement leur pouvoir.
LA FIN D E L’ARMBE IMP~RIALE 57
prolonger. Le 7 décembre arrive au Grand Quartier Général,
transféré depuis peu à Homburg, puis à Cassel, un télé-
gramme du maréchal Foch invitant le Haut-Commandement
allemand à désigner des plénipotentiaires pour discuter avec
lui les modalités d’une prolongation. Erzberger, qui est tou-
jours président de la Commission allemande d’armistice, fait
remarquer au maréchal Hindenburg la différence qui existe
entre cette seconde invitation et la première, adressée le
5 novembre par le président Wilson au prince Max de Bade.
A cette date, c’était le cabinet de Berlin qui avait désigné
les plénipotentiaires, sans l’intervention du Haut-Comman-
dement. Cette nouvelle dépêche indique-t-elle que les Alliés
n’entendent pas reconnaître le gouvernement actuel? Pour-
tant, l’Allemagne est dans l’obligation de conclure la paix
au plus tôt. Attendre que la révolution soit rentrée dans son
lit e t qu’un nouveau gouvernement ait été formé est impos-
sible. I1 faut donc que les anciens plénipotentiaires pour-
suivent leur tâche. Tout ce que l’on peut envisager, c’est de
faire remplacer leurs mandats, signés par le prince Max de
Bade, par des pouvoirs nouveaux délivrés par le I-Iaut-Com-
mandement.
Cette éventualité ne sourit guère à l’État-Major. Va-t-il
être directement mêlé aux négociations de l’armistice? Sera-
t-il mis en demeure de prendre ses responsabilités et de sor-
tir de son rôle de simple agent d’exécution? I1 commence par
remettre en cause les bases mêmes de la Convention et par
élaborer un programme de revendications inacceptables pour
les Alliés : suppression des têtes de pont et de la zone neutre,
liberté de trafic entre les territoires occupés et non occupés,
réduction de l’armée d’occupation, restitution des prison-
niers de guerre, cessation immédiate du blocus ...
Le 10 décembre, la nouvelle Commission d’armistice se
met en route pour Trèves, OU elle doit rencontrer le maréchal
Foch. La délégation comprend une quinzaine de membres,
dont un certain nombre d’officiers représentant le G. Q. G.
allemand. Elle s’installe à l’Hôtel de la Poste, sous la sur-
veillance étroite des troupes américaines. Deux jours se
passent sans nouvelles des Alliés. Soudain, le 12 décembre,
le maréchal Foch fait savoir à Erzberger (( qu’il ne recevra
dans son wagon-salon que les quatre plénipotentiaires qui,
58 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

le 8 novembre, à Rethondes, avaient présenté les pleins pou-


voirs du gouvernement allemand ».
Erzberger et les trois autres délégués qui l’accompagnaient
à Compiègne se rendent donc à la gare. Les négociations
commencent aussitat, (( fréquemment interrompues par le
bruit des trains qui passent D. Le soir du 13 décembre, elles
aboutissent à un accord. Une nouvelle convention est signée,
prolongeant l’armistice jusqu’au 11 janvier.
A quels mobiles a obéi le maréchal Foch en n’accep-
tant de recevoir que les quatre plénipotentiaires présents à
Rethondes? A-t-il voulu amoindrir le prestige du G. Q. G.
ennemi, en refusant de négocier avec lui? A-t-il craint
qu’ayant à donner des ordres aux autorités civiles pour
l’exécution de certaines clauses non militaires de l’armis-
tice, le Grand Quartier Général ne soit amené à se considérer
comme une sorte de super-gouvernement, intronisé par les
Alliés, et décidé à garder le pouvoir une fois les négociations
terminées? A-t-il trouvé plus commode de conserver les
mêmes interlocuteurs, ou s’est-il incliné, plus simplement,
devant des instructions venues de Paris? Cette dernière hypo-
thèse paraît la plus vraisemblable. Mais les événements
devaient prouver combien ces calculs étaient faux. Ce n’est
pas en négociant avec l’État-Major et en l’obligeant à prendre
sa part de la défaite que l’on aurait accru son prestige : on
l’aurait obligé par là à s’avouer vaincu.
C’est en le laissant délibérément à l’écart, en lui permet-
t a n t d’afirmer après coup qu’il n’aurait jamais accepté les
conditions des Alliés, qu’il a gardé intact ce prestige qui était
son plus grand atout avec sa compétence technique. C’était
renouveler l’erreur de Rethondes, mais en plus grave. Car
cette fois-ci cette décision ne pouvait se justifier par le désir
de faire cesser l’effusion de sang ou par le manque d’infor-
mations sur ce qui se passait en Allemagne.
E n outre, c’était la dernière fois où l’État-Major allemand
pouvait être obligé de s’incliner devant ses vainqueurs.
IV

LE RETOUR DES ARMEES DE L’OUEST

Mais, entre Rethondes et Trèves, un mois s’est écoulé


- un mois pendant lequel l’État-Major a accompli une tâche
dont la réalisation semble tenir du prodige quand on songe
à la brièveté des délais qui lui étaient accordés et au désordre
qui règne à l’intérieur du pays : ramener les armées alle-
mandes de l’ouest dans leurs casernements d’origine.
Comment cette manœuvre s’est-elle effectuée?
Sitôt l’armistice conclu, l’armée grise s’ébranle. Tournant
le dos à l’occident, près de deux millions d’hommes se
mettent en marche, abandonnant des centaines de canons
e t de mitrailleuses le long des routes ou sur leurs dernières
positions de combat, conformément aux stipulations de la
Convention d’armistice. Douze heures avant le moment pres-
crit, toutes les armées allemandes de l’ouest sont en mouve-
ment; le réseau ininterrompu d’hommes, de matériel, de
cantonnements e t de parcs, tendu à se rompre entre Anvers
e t Bâle, recule e t se Gmantèle. Les voies qui conduisent au
Rhin se couvrent d’uniformes gris, de chevaux, de camions,
qui défilent le long des routes, en convois interminables.
(( Pareilles à de gigantesques chenilles, écrit un témoin

oculaire, les colonnes sans fin rampent, tantôt distendues,


tantôt rawssées, d’un mouvement qui ne cesse ni jour ni
nuit. Pour chacun de ces hommes, l’heure est calculée, le
lieu est fixé vers où il se hâte, où il mangera, où il dormira.
La moindre erreur des chefs dans l’ordonnance de la marche,
la plus infime inexactitude de la troupe se payeraient par
des heures d’attente pour des milliers d e soldats, par des
60 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

veilles, par la faim. Jamais horloge aux rouages humains n’a


marché avec une si merveilleuse exactitude.
(( Les chemins sont raides qui franchissent le Venn, l’Eifel

et le Hunsrück. Péniblement, les chevaux amaigris tirent les


chariots pesamment chargés, trébuchent, tombent. Pénible-
ment, les hommes avancent, les membres ankylosés par la
vie des tranchées. Ils portent leurs fusils désormais inutiles,
soutiennent leurs camarades dont les pieds sont ensanglan-
tés l. )) Ce tableau, qui rappelle l’époque des grandes migra-
tions, s’étend sur un front de plus de cinq cents kilomètres
et dure, jour après jour, jusqu’à la fin du mois.
Certes, l’État-Major peut être fier du résultat : trois cent
soixante heures après la conclusion de l’armistice, les terri-
toires envahis sont complètement libérés. (( L’immense armée
s’est repliée méthodiquement avec une régularité de machine.
L’ordre, la discipline, le respect envers les supérieurs se coiiti-
nuaient dans cette masse en mouvement, comme par une
sorte de force acquise 2. ))
Qui, en Allemagne, à cette époque, aurait pu réaliser u n
pareil tour de force, en dehors de l’État-Major 3? Le gouver-
nement central? Les révolutionnaires? Devant ce triomphe
de la technique et de l’autorité sur l’esprit de désordre e t
d‘indiscipline, le corps des officiers retrouve son ancienne
confiance en lui-meme. Sans doute a-t-il été aidé : d’abord
par le temps doux et ensoleillé (c’est l’été de la Saint-Mar-
tin) qui a permis de couvrir de longues étapes. Ensuite par la
compétence du général Grœner, dont l’expérience en matière
de chemins de fer a rendu des services inestimables. Enfin,
par les Conseils de soldats de l’armée qui collaborent loyale-
ment avec les autorités militaires. Mais le corps des oficiers
sent bien que la gloire de cette manœuvre lui revient en
propre. Psychologiquement, cette retraite impeccable équi-
vaut à une victoire. L’exaltation le gagne à la vue de ces
divisions qui défilent en bon ordre, de ces trains qui se suc-
1. E. O . VOLKMANN, La Rérolufion allemande, p. 62.
2. Paul GENTIZON,L’Armée allemande a p r k la défaite, p. 20.
3 . I Je poussai un soupir de soulagement, écrit Erzberger, lorsqu‘en décembre
1918 le Grand Quartier GOnéral m’informa que toute l’armée allemande avait fran-
chi le Rhin sans encombre et que pas une seule formation n’avait été faite prison-
ni& par l’ennemi. Le résultat, qui dépaasaii nos attenta, était dû à la prévoyance
et à la maîtrise du Grand Quartier Générai. 8 (Souvenirs, p. 391).
LA FIN DE L’ARMBE IMPÉRIALE 61
cèdent à la cadence prévue. I1 se sent le dépositaire d’une
force irrésistible : l’ordre qu’il a réussi à imposer à l’armée,
il saura bien, à son tour, l’imposer à l’Allemagne...

+ +

Tandis que la retraite s’effectue ponctuellement, par un


contraste frappant la situation à Berlin devient de plus cn
plus chaotique. Deux organismes rivaux se disputent le pou-
voir : le (( Conseil des Commissaires du Peuple )) et le (( Comité
central )) des Conseils d’ouvriers et de soldats. Ce dernier
fonctionne comme une sorte de parlement révolutionnaire et
vote des motions chaque jour plus incendiaires. Par ailleurs,
le Conseil des (( Commissaires du Peuple )) est loin de repré-
senter un groupe homogène. Comme nous l’avons dit plus
haut, il est divisé en deux clans : une droite représentée par
Ebert, Landsberg e t Scheidemann; une gauche représentée
par Barth, Dittmann e t Haase. La droite est en relations
constantes avec le Grand État-Major, la gauche avec le
Comité central des Conseils de soldats. De sorte que si les
(( Commissaires du Peuple )) pouvaient donner libre cours à

leurs sentiments intimes, ils s’entre-dévoreraient. C’est dans


cette atmosphère de haine et de passions surchauffées qu’ils
délibèrent, discutent, parlementent et légifèrent.
A l’armée, par contre, les dificultés de la retraite ont res-
serré les liens entre le Grand gtat-Major et le Conseil de
soldats du Commandement suprême l. Le Conseil est flatté
du rôle qu’on lui a confié, et se prête volontiers à sa tâche
d’intermédiaire entre les officiers et la troupe. 11 subit de
plus en plus l’emprise des autorités militaires e t s’indigne
des appels à l’insubordination lancés par le Comité central
de Berlin.
Certains contingents mutinés n’ont-ils pas déboulonné les
rails des voies ferrées à l’arrière des troupes, empêchant ainsi
l’arrivée des vivres? Un insqant, le désordre semhle devoir
s’emparer des régiments. L’Etat-Major redoute que l’armée
ne se disloque avant d’avoir atteint le Rhin. I1 deniande au
I.C’est une délégation de ce Conseil qui il éié recue i Spa par le lirutciiaiit-
colonel Faupel, au matin du 10 novembre.
62 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

corps des officiers de faire un suprême effort pour conjurer


ce péril.
Le Conseil de soldats du Commandement suprême, vou-
lant flétrir lui aussi les menées extrémistes et marquer sa
volonté de collaboration, publie, le 17 novembre, la circu-
laire suivante :
Camarades des Armées de l‘ouest!
Maintenez l’ordre et la discipline dans vos rangs pendant
toute la durée de la retraite! Avant tout, il est indispensable de
ne pas entraver la marche des chemins de fer, de garder intacts
les trains de vivres et les dépôts, de ne pas détériorer les armes et
le matériel. Partout où des camarades sans scrupules agiraient
à l’encontre de ces instructions, les Conseils de soldats de l’Ar-
mée devront intervenir avec vigueur. Seules des sanctions très
sévères sont à même de réprimer ces pratiques criminelles.
Surpris de constater ces bonnes dispositions, l’État-Major
s’enhardit. Puisque le Conseil de soldats est si docile, pour-
quoi ne pas essayer d’exercer par son entremise une pression
politique sur le pays? On se débarrasserait ainsi du Comité
central de Berlin, - peut-être même de la gauche du Conseil
des Commissaires du Peuple, dont les revendications théo-
riques paralysent les efforts plus (( constructifs D d’Ebert et
de Scheidemann.
Le 19 novembre, le Conseil de soldats remet à l’État-
Major une note destinée à être communiquée à Ebert. I1
s’y élève contre la dictature d’une minorité extrémiste e t
demande que l’on réunisse sans délai l’Assemblée nationale.
Cette note est transmise aux troupes, d’où parviennent aus-
sitôt d’innombrables télégrammes d’approbation.
Ce succès donne au Haut-Commandement l’impression
qu’il est en train de reconquérir sa suprématie et qu’il lui
sera facile de venir à bout des révolutionnaires. I1 ne se rend
pas compte que la plupart des télégrammes émanent d’ofil-
ciers. I1 ignore l’état d’esprit des populations de l’arrière et
méconnaît l’ampleur du mouvement qui balaye l’Allemagne.
Pas plus que la défaite, l’idée de l’effondrement ne parvient
à s’imposer à son esprit. I1 croit le péril conjuré et pense
pouvoir imposer sa volonté à ses adversaires. Grave erreur,
dont il ne tardera pas à se repentir ...
LA FIN DE L’ARMÉE I M P ~ R I A L E 63
Le 20 novembre, 1’Etat-Major fait savoir que les drapeaux
rouges doivent disparaître de l’armée et que l’on punira les
récalcitrants. Berlin en est informé. Cette décision provoque
des discussions orageuses au sein du Cabinet.
Le 22 novembre, le Conseil de soldats du G. Q . G. s’aper-
çoit tout à coup qu’il a été manœuvré. I1 exige que la troupe
soit investie du droit de désigner et de destituer elle-même
ses chefs:On apaise le différend, et l’ultimatum du Conseil
de soldats est retiré. Mais officiers et hommes de troupe
se regardent avec méfiance : la confiance d’antan ne renaîtra
plus.
L’État-Major,. qui a démasqué ses batteries trop tôt, vou-
drait faire oublier cet incident. Pour créer une diversion,
il lance l’idée d’une grande proclamation politique, dans
laquelle on marquera l’opposition unanime de l’armée contre
les agissements du Comité central de Berlin. Le Conseil
hésite et, finalement, accepte. Le 25 novembre, il lance des
convocations pour un congrès national qui se tiendra à Ems
le l e * décembre, et auquel participeront des délégués de tous
les Conseils de soldats du front.
*
+ +
Pendant ce temps, le général Grœner négocie avec Ebert,
par l’intermédiaire du colonel Hæften, représentant du Com-
mandement suprême auprès du Conseil des Commissaires du
Peuple.
Les autorités militaires ont élaboré un plan qu’elles
comptent faire adopter par le Congrès d’Ems. Ce plan pré-
voit les points suivants :
10 Convocation immédiate d u Reichstag avec mission de pré-
parer une Constitution provisoire dont la mise a u point définitive
sera confiée à l‘Assemblée nationale.
20 Suppression des Conseils d’ouvriers et de soldats, et réta-
blissement intégral de l’autorité. et d u pouvoir des oÆciers.
30 Livraison de toutes les armes qui se trouvent entre les mains
de la population civile. Dissolution des formations révolution-
naires dans les dépôts. Caction sera conduite par le Commande-
nient suprême de l’armée I.
1. On remarquera la position prédominante de I’etat-Major des cette &poque,
et son r61e sinon ezéC<.ci/ du moins d’agent inspirateur :c’est lui qui a fixé le pro-
64 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Ebert, lié depuis le 9 novembre au soir par sa communi-


cation téléphonique avec le général Grœner, et dont l’al-
liance secrète avec 1’Etat-Major fait à la fois la force et la
faiblesse, est d’accord en principe avec ce programme. Mais
il recommande la prudence. L’Etat-Major ne doit à aucun
prix accroître la méfiance des Conseils de soldats. Ebert
redoute l’issue du Congrès d’Ems, car il a appris que son
collègue Barth - qui appartient à l’aile gauche du Conseil
des Commissaires du Peuple - doit y prendre la parole
pour plaider la cause du Comité central de Berlin.
Grœner voit tout à coup le danger de la manœuvre qu’il
a lui-même préconisée. Mais il est trop tard pour faire
machine arrière. Les mouvements de l’opinion populaire ne
se commandent pas comme des camions ou des locomotives.
La seule issue est de préparer l’atmosphère du Congrès en
faisant quelques concessions aux Conseils de soldats.
Le 28 novembre, l’État-Major lève les sanctions contre le
port de l’insigne rouge. I1 déclare en outre que les Conseils
de soldats sont (( les représentants de la volonté du peuple
et les détenteurs du pouvoir politique D. Mais cette mesure
aboutit au résultat contraire à celui- qu’il escomptait. La
troupe y voit une capitulation de 1’Etat-Major devant les
Conseils de soldats. C’est le premier succès que les révolu-
tionnaires remportent sur le Haut-Commandement.
Telle est I’atmosph‘ère dans laquelle s’ouvre le Congrès
d’Ems. Au début, tout semble se passer conformément aux
vœux de l’État-Major. On y prononce des discours favo-
rables au gouvernement d’Ebert et flétrissant les menées
extrémistes du Comité central. La partie semble gagnée et il
ne reste plus qu’à mettre aux voix une résolution conforme.
A ce moment précis, Barth, qui arrive de Berlin, monte
à la tribune. I1 déclare aux soldats qu’ils sont mal informés,
qu’ils ne sont que des jouets entre les mains du Haut-Com-
mandement. Ne voient-ils pas qu’on se sert d’eux pour des
fins antirévolutionnaires? On les a trompés sciemment :

gramme sur la hase duquel Erzberger discutera avec Foch à Trèves. C‘est lui qui
manœuvre le Conseil de soldats du G . Q. G. contre le Comité central de Berlin.
C’est lui enfin qui propose a Ebert, président des u Commissaircu du Peiiple I!,
un plan d‘action commune contre les révolutionnaires. Pourtant sa présence n’ap-
paraît nulle part : il n‘est représenté ni 1 Trèves, ni a Ems, ni B Berlin.
LA FIN D E L’ARMÉE IMPÉRIALE 65
l’ordre règne à Berlin. La plus cordiale entente préside aux
relations des Commissaires du Peuple et du Comité central.
Si les soldats ne veulent pas le croire sur parole, qu’ils
viennent dans la capitale. Ils y seront reçus à bras ouverts,
Le Congrès des Conseils du Reich les accueillera à ses
séances et ils pourront prendre part à ses délibérations. Le
temps est révolu où seuls les gradés avaient droit à la
parole ...
Ces déclarations - qui dépeignent la situation sous un
jour fallacieux et passent soigneusement sous silence les
conflits qui opposent la droite et la gauche des Commissaires
du Peuple - font une impression profonde sur les soldats
du front. L’étincelle révolutionnaire se propage de groupe
en groupe. On pose les jalons d’un élargissement des compé-
tences des Conseils de soldats, qui dépasse de beaucoup les
limites que le gouvernement leur a assignées dans son télé-
gramme du 9 novembre. Le vote de défiance à l’égard du
Comité central est oublié. A sa place, on décide d’envoyer
à Berlin des représentants des soldats.
L’État-Major mesure soudain la gravité de la situation.
C’est l’autorité même des ofliciers qui est mise en question.
La crise de confiance latente qui couve depuis des mois
entre les gradés e t la troupe se précise. Du même coup, la
possibilité de juguler la révolution par l’armée semble
repoussée à une date indéterminée...

+ +

Pendant ce temps, la retraite se poursuit toujours. Les


ponts du Rhin vibrent sous le pas ininterrompu des troupes,
sous la trépidation des camions, sous le piétinement des
chevaux.
Impassibles, les flots du fleuve, qui a vu passer les légions
de César et les hordes d’Attila, roulent vers l’océan. De
Cologne à Kehl, les colonnes, divisées en minces rubans
gris, regagnent leur pays. Les vieilles cités impériales -
Worms, Spire, Francfort - émergent de la brume et haussent
vers le ciel les tours de leurs antiques cathédrales.
L’immense vague humaine qui revient du front et déferle
sur le pays, se gonfle à chaque étape de toutes les troupes de
I 5
66 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

l’arrière et de celles qui étaient cantonnées sur la rive gauche


du Rhin. Le l e r décembre, les Alliés pénètrent en Allemagne.
Le Maréchal Hindenburg, qui a transféré son quartier géné-
ral à Cassel, occupe à présent le château de Wilhelmshohe
où Jérôme Bonaparte installa sa Cour lorsqu’il était roi de
Westphalie et où Bismarck fit interner Napoléon III au
lendemain de Sedan. Partout le passé vient se superposer
au présent. Si les hommes savaient lire les signes, ils per-
draient courage ...
Mais l’heure est moins que jamais propice à la rêverie.
Pour tous - qu’il s’agisse de l’État-Major, des Commis-
saires du Peuple ou des révolutionnaires - la rentrée des
troupes à Berlin marque un tournant décisif. Comment
l’armée va-t-elle se comporter à l’égard des populations
civiles? Va-t-elle résister à la propagande extrémiste? Va-
t-elle au contraire aller grossir les forces d‘anarchie? Pour
le Haut-Commandement, toute la question est de savoir
s’il réussira à maintenir l’ordre à l’intérieur des régiments.
Mais pour Liebknecht, Haase et les chefs extrémistes,
la situation n’est pas moins angoissante. Avec l’approche
de l’armée, c’est le sort de la révolution qui va se jouer.
Si 1’Etat-Major réussit au dernier moment à galvaniser ses
troupes, il balayera les Conseils d’ouvriers e t de soldats.
Tout espoir d’instaurer la dictature du prolétariat sera
définitivement perdu. I1 s’agit de mettre à profit le dernier
délai qui reste pour armer les populations et renforcer les
milices rouges.
Celles-ci, composées indistinctement de socialistes majo-
ritaires et d’Indépendants, se sont constituées dès les pre-
miers jours de la révolution. Divisés en I 4 dépôts, forts
chacun de 600 à 1.500 hommes, les bataillons républicains
ou Republikanische Soldatenwehren montent la garde devant
les édifices publics et assurent le service des patrouilles
dans les rues de Berlin. Des brassards et des cocardes rouges
les distinguent des soldats de l’armée impériale. Ils sont
commandés par un comité de cinq membres, élu par la
troupe.
Un 15e dépôt de ces milices est constitué par des compa-
gnies de marins venus de Kiel - 1.300 hommes en tout -
ceux-là mêmes qui ont déclenché la révolution a u matin
LA FIN D E L’ARMÉE IMPÉRIALE 67
du 3 novembre. Sous le nom de Division de la Marine populaire
(VolAsmarine-Division), ils occupent le palais impérial, la
Chambre des députés de Prusse, la Reichsbank, e t les halls
d’exposition de Moabit. Commandés par deus meneurs
énergiques, Radtlte et Dorrenbach, ils se considèrent comme
le fer de lance de la révolution.
Simultanément, l’ancien député Eichhorn, connu pour
ses opinions révolutionnaires, a créé, à la Direction de la
Police, une Garde de Sûreté, ou Sicherheitswache, qui s’em-
ploie A maintenir la liaison entre les matelots de Dorrenbach
et les différents dépôts de la milice rouge.
Très vite, Liebknecht et ses amis, - rassemblés sous le
nom de Spartakus, le chef de la révolte des esclaves au
rer siècle de notre ère, - ont vu le parti qu’ils pouvaient
tirer de ces groupes armés. Par une propagande habile, ils
ont réussi à y acquérir la majorité e t à en évincer peu à peu
les socialistes majoritaires.
Ceux-ci, voyant leur échapper le commandement des
milices, et craignant de devenir la proie des formations
qu’ils ont eux-mêmes créées, demandent des armes au gou-
vernement central e t constituent une nouvelle troupe de
protection, la RepuLlikanische Schutztruppe, qui établit ses
quartiers au Reichstag e t à 1’Ecole supérieure de pyro-
technie. Ses effectifs, qui s’élèvent à environ 4.000 hommes
répartis en deux bataillons, se distinguent des miliciens
spartakistes par des brassards rouge et noir. Malheureu-
sement, le commandement de cette troupe est des plus
défectueux, car il est scindé en deux : une direction m i l i -
taire confiée au colonel Grautoff, e t une direction technique
confiée aux socialistes Franz Liebe e t Arthur Raumeister,
de sorte que des dissensions ne tardent pas à s’élever entre
ces deux (( directions )) rivales.
I1 existe encore à Berlin quelques formations autonomes,
- qui ne relèvent que de leurs chefs, - tels le K o m m a n d o
Kaiserhof, fort de 200 hommes commandés par l’avia-
teur Rrüssow, et la troupe d’assaut Bachmann, forte de
100 hommes, casernée au Mossehaim. Comment cette pous-
sière de petits groupes armés va-t-elle se comporter à l’égard
des divisions qui rentrent du front? Verra-t-on, dès le pre-
mier choc, jaillir l’étincelle d’où naîtra la guerre civile?
68 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Quant à Ebert, il se trouve pris entre les deux fronts adver-


ses. Son sort est lié à celui des officiers. S’ils parviennent
à rétablir l’ordre, il est sauvé. S’ils échouent, il n’aura qu’à
disparaître. Jamais les Indépendants ne lui pardonneront
son alliance avec l’État-Major. La victoire, ou la défaite,
tient pour lui dansles heures qui viennent. I1 s’est engagé,
depuis le 9 novembre, dans une voie sans retour. Sa posi-
tion, au sein du Conseil des Commissaires du Peuple, est de
plus en plus précaire. Ses communications téléphoniques
sont interceptées, des espions du Comité central épient
ses moindres gestes et décachettent ses télégrammes.
La méfiance de ses collègues de gauche s’accroît de jour
en jour. Que diraient-ils, s’ils savaient qu’un fil télépho-
nique secret relie son bureau à celui du général Grœner à
Wilhelmshohe, et que tous les soirs, une fois la besogne
officielle terminée, il s’enferme à clé dans son bureau et
communique pendant un quart d’heure avec le Grand État-
Major? La tâche du président des Commissaires du Peuple
excède parfois les forces humaines. I1 est à bout de nerfs,
torturé de soucis et d’inquiétudes. Seule la voix calme de
Grœner l’exhorte à la patience. Les deux hommes se parlent
longuement, à cœur ouvert. Ce quart d’heure, auquel Ebert
ne renonce presque jamais, ranime son courage et l’incite à
mener la lutte jusqu’au bout. Étrange spectacle, en vérité,
que ce chef d’un gouvernement révolutionnaire qu’un ofi-
cier monarchiste encourage et rassure!

r i

Dès les premiers jpurs de décembre, la situation a telle-


ment empiré que 1’Etat-Major se rend compte de l’impos-
sibilité d’appliquer le plan élaboré par Ebert et le colonel
Hæften à la veille du Congrès d’Ems. I1 lui en propose un
autre, par l’entremise du major von Harbou. 11 n’y est plus
question de convoquer le Reichstag et d’agir par les voies
légales. Seul un recours à la force peut sauver la situation.
Le 5 décembre, neuf divisions se dirigeront vers la capi-
tale, venant de l’ouest, du sud et de l’est. Elles pénétre-
ront dans la ville par tranches successives entre le 10 et le
21 décembre. C’est dans ce délai que l’on procédera (( au
LA FIN D E L’ARMEE IMP~RIALE 69
désarmement de la population, à l’élimination des déser-
teurs et des éléments indésirables qui se trouvent dans les
casernes, - il faut entendre par là les Conseils de soldats,
- au raffermissement du prestige des officiers et à l’organi-
sation des troupes de volontaires ».
Ebert est visiblement effrayé par ce projet. Le major von
Harbou a beau lui expliquer que les soldats veulent être
rentrés dans leurs foyers pour Noël, qu’il sera trop tard
pour agir quand les troupes seront démobilisées, que le coup
de force doit donc avoir lieu entre le 12 et le 24 décembre,
- il veut éviter‘à tout prix une effusion de sang et préîére-
rait reprendre sa liberté d’action. Ne s’est-il pas trop engagé
ii l’égard des militaires? I1 a contracté une hypothèque dont
il voudrait pouvoir se libérer. Mais déjà il sent peser sur lui
la lourde main de l’État-Major.
Celui-ci ne lâche pas facilement prise. Le major von Har-
bou rentre à Wilhelmshohe, où il décrit l’indécision d’Ebert
et supplie le Haut-Commandement de faire une dernière
tentative pour vaincre ses scrupules. Le 8 décembre, le
Maréchal adresse à Ebert une lettre qui est à la fois un
avertissement et une semonce. I1 lui rappelle que s i le ((

9 novembre, le corps des officiers s’est m i s à sa disposition,


c’était avec l a conviction que son dévouement et sa fidélité l u i
vaudraient la reconnaissance de la patrie et l’appui d u nou-
veau gouvernement. Or son autorité se trouve chaque j o u r p l u s
ébranlée. O n ne pourra se rendre maître des événements qu’à
la condition de rétablir par tous les moyens le prestige des
officiers et d’expulser les Conseils de soldats de la troupe D.
En conséquence, le Maréchal demande : 10 la convocation
immédiate de l’Assemblée nationale; 20 que toutes les affaires
soient traitées exclusivement par le gouvernement et les corps
administratifs légaux (c’est-à-dire par le ministère et pas
par le Comité central); 30 que les Conseils d’ouvriers et de
soldats n’aient p l u s qu’un rôle strictement consultatif.
La lettre du Maréchal se termine par ces mots :
C‘est entre vos mains que repose le sort du peuple allemand.
C’est de votre détermination que dépend le relèvement du peuple
allemand. Je vous souhaite l’inergie nécessaire pour agir avec
décision et ferveur.
HINDENBURG.
70 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

Mais comme au moment du Congrès d’Ems, et avec ce


goût du fait accompli qui fait à la fois sa force et sa faiblesse,
l’État-Major va tout compromettre par une hâte intem-
pestive.
Au moment même où Ebert reçoit cette lettre, les Commis-
saires du Peuple de l’aile gauche du Cabinet apprennent
par le Comité central qu’une première tranche de troupes
- que l’on n’attendait que pour le surlendemain - vient
d’arriver dans les faubourgs occidentaux de Berlin et qu’un
commandement spécial a été constitué sous les ordres du
général Lequis.
Barth triomphe : cette fois-ci, il tient la preuve de la
(( trahison n d’Ebert. I1 est impossible que celui-ci n’ait pas

été informé de l’arrivée des troupes. Pourquoi n’en a-t-il


rien dit au Conseil des Commissaires du Peuple? D’accord
avec le Comité central, Barth lance une proclamation exi-
geant (c que l’on ne laisse pénétrer à Berlin que les régi-
ments qui font partie de la garnison métropolitaine, qu’on
réduise au minimum le transport des munitions et que
l’entrée des troupes soit retardée de vingt-quatre heures,
afin de laisser au Comité central le temps de les endoctri-
ner ».
Ébranlé par les accusations dont il ne cesse d’être l’objet,
Ebert ne résiste que faiblement à cet assaut en règle et finit
par se ranger à l’avis de Barth. E n apprenant cette volte-
face, le général Grœner se rend auprès du Maréchal. Déci-
dément Ebert manque de caractère. Tous les projets échoue-
ront si l’on s’appuie sur lui. Le Grand Quartier Général ne
devrait-il pas se transférer à Berlin, pour prendre lui-même
en main la direction des opérations?
Malheureusement, les événements qui se passent dans
la capitale ne sont qu’une faible partie du mouvement révo-
lutionnaire. I1 y a la Bavière, qui fait mine de proclamer son
indépendance. I1 y a la Rhénanie, qui menace d’en faire
autant. I1 y a les frontières orientales qui sont ouvertes à
l’ennemi. I1 y a la Posnanie, où les habitants viennent de
constituer une Diète polonaise. I1 y a Kiel, où Noske a dû
faire proclamer l’état de siège pour mettre un terme aux
exactions des Conseils de matelots. I1 y a les Alliés qui sont
installés depuis la veille sur la rive gauche du Rhin et dont
LA FIN D E L ’ A R M É E I M P ~ R I A L E 71
il faut satisfaire les demandes, sinon l’armistice ne sera pas
prolongé. Enfin il y a Erzberger qui est en route pour Trèves
afin de reprendre les négociations avec le maréchal Foch.
Si les incidents de Berlin tournent mal - et tout repose
s u r une inconnue, l’esprit des soldats d u front - Liebknecht
instaurera vraisemblablement une dictat,ure rouge. Si le
Commandement suprême se trouve prisonnier des Sparta-
kistes, ce sera une catastrophe : il lui deviendra impossible
de poursuivre sa tâche dans le reste du pays. A aucun prix,
il ne doit s’exposer à ce risque. Car le Commandement
suprême en la personne de Hindenburg, et l’État-Major avec
le corps des officiers, sont les derniers bastions de l’ordre, les
derniers défenseurs de l’unité allemande.
Le Maréchal partage entièrement ce point de vue. S’il va
à Berlin, les événements le pousseront à instaurer une dic-
tature militaire. Or cette solution ne doit être- envisagée
qu’en tout dernier recours. Mieux vaut que 1’Etat-Major
reste à Wilhelmshohe. Fidèle à sa méthode, il agira par
personne interposée.
Le général Lequis reçoit donc l’ordre d’agir de sa propre
autorité, selon les instructions établies par le Commandement
suprême. I l ne devra tenir compte ni des directives d u gou-
vernement, ni de celles que pourrait lui donner le ministère
de la Guerre. Il relève exclusivement d u G . Q. G . , c’est-à-dire
d u Maréchal.
Cette décision est des plus graves. Pourtant, le général
Grœner ne veut pas rompre avec Ebert sans l’avoir mis en
garde contre les dangers de son attitude. D’accord avec le
Maréchal, il envoie à Berlin son conseiller politique, le major
von Schleicher. Celui-ci est chargé de faire savoir à Ebert
que l’ère des tergiversations est close. S’il continue à s’in-
cliner devant les oukases inadmissibles du Comité central,
le Maréchal se verra dans l’obligation de reprendre sa liberté.
I1 considère le Comité (( comme le pire ennemi de la
nation I), e t usera pour le combattre (( de tous les moyens
dont il dispose ».
Or c’est là, justement, ce qu’Ebert veut éviter. Par son
coup de téléphone du 9 novembre, il n’a pas seulement
voulu lier le gouvernement à l’État-Major, mais lier 1’Etat-
Major à la République. Si l’armée sort victorieuse de sa
72 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

lutte contre les Spartakistes, elle conservera le pouvoir.


Le Cabinet sera balayé et, avec lui, tout espoir d’instaurer
un régime démocratique.
Le 9 décembre Ebert réunit les Commissaires du Peuple.
Von Schleicher assiste aux délibérations. I1 n’a pas de peine
a convaincre Ebert de la nécessité d’une action immédiate.
Mais une question épineuse se pose : celle du désarmement.
L’État-Major voudrait que l’armée désarmât la population
civile 1; le Comité central voudrait que les ouvriers désar-
massent les soldats. Les deux thèses s’affrontent au sein
du Cabinet, respectivement défendues par Schleicher et
Barth. Mais l’un des deux partis est plus pressé que l’autre :
c’est 1’Etat-Major. Car chaque heure qui passe diminue la
cohésion des troupes et accroît d’autant les chances des
révolutionnaires.
Ebert propose un moyen terme : le désarmement obli-
gatoire des civils est adopté en principe. Un décret est
rédigé, aux termes duquel tout port d’arme sans pièce jus-
tificative sera passible de sanctions 2. Toutefois l’exécution
de cet ordre sera confiée non point aux autorités du Reich,
mais aux gouvernements des Pays. De sorte que la popu-
lation de la capitale ne sera pas désarmée par le général
Lequis, mais par Wels, le commandant de la place, ami
d’Ebert et assermenté au nouveau gouvernement.
Cette formule rend en réalité tout désarmement illusoire,
et les officiers de l’État-Major ne s’y trompent pas. Ils sont
indignés en apprenant la (( dérobade d’Ebert. Ils parlent
de démissionner en bloc, de laisser les forces de la révolu-
tion s’entre-dévorer elles-mêmes. Un vent de découragement
passe sur le Haut-Commandement. Le général von Çeeckt,
dont l’avenir mettra en lumière le sang-froid e t la pondéra-
tion, a toutes les peines du monde à calmer les esprits.
Finalement, son point de vue triomphe. L’important n’est-il
pas que les troupes du front pénètrent en bon ordre à
Berlin, et non pas bras dessus, bras dessous, avec les révolu-
tionnaires? Pour le reste, on s’en remettra au général Lequis.

1. Voir ERzeEncEn, Souvenirs, p. 392.


2. Schleicher avait demandé la peine de mort, mais les Commissaircs du Peuple
n’avaient pas voulu aller jusque-là Ils s’étaient bornés :? promulguer une amende
de mille marks e t cinq ans de prison.
LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 73
Von Schleicher et la plupart de ses collègues finissent
par se rallier à la proposition d’Ebert. L’État-Major s’en-
gage à ne rien faire avant que les régiments soient rentrés
dans leurs quartiers. Le gouvernement, de son c&té, exhor-
tera la population au calme et empêchera toute collision
entre l’armée impériale et les milices révolutionnaires. De
cette façon, le défilé militaire pourra s’effectuer sans inci-
dents.

4 4

AU matin du 11 décembre - exactement un mois après


la conclusion de l’armistice - les troupes font leur entrée
à Berlin sous un ciel couleur de plomb l. La foule, nerveuse
et inquiète, s’est massée des deux côtés de l’artère princi-
pale, 1’Unter den Linden, qui va du palais impérial à la porte
de Brandebourg. Les spectateurs s’entassent aux balcons
et aux fenêtres, pour voir défiler les régiments. Des camelots
passent et repassent, vendant des journaux et des insignes
révolutionnaires. Soudain la foule s’immobilise : une fan-
fare a retenti du côté de la porte de Brandebourg. Des
clameurs s’élèvent, s’enflent et finissent par remplir toute
l’avenue d’un grondement continu. Voici les combattants.
D’abord des officiers à cheval. Puis viennent les rangs
pressés de l’ancienne Garde impériale et des différents régi-
ments d’honneur, célèbres dans l’Allemagne entière. Les sol-
dats sont rasés de frais, mais leur face sévère ne s’éclaire
d’aucun sourire. Leurs traits sont tirés et leurs regards sont
empreints d’une lassitude affreuse. Ils ont eu beau fourbir
leurs équipements, astiquer leurs ceinturons et leurs bottes,
leur pas a quelque chose de funèbre et de découragé. Les
fanions de soie ct d’or aux armes des régiments ont été rem-
placés par le drapeau national, en toile écrue, dont la hampe
n’est qu’une simple perche fraîchement écorcée. Tous, ofi-
ciers et soldats, ont leur casque couronné de chêne. Les
mitrailleuses elles-mêmes disparaissent sous les guirlandes
de feuillage. Çà et là, des femmes se glissent entre les rangs,

1. Voir GENTIZON,La Révolution allemande, p. 124. L‘auteur était, à cette


époque, correspondant du Temps 9 Berlin.
74 HISTOIRE DE L ’ A R M É E ALLEMANDE

empoignant le bras, qui d’un ami, pui d’un mari, tandis que
les enfants emboîtent le pas à côte de leurs pères.
Les acclamations, un instant calmées, reprennent de plus
belle : voici les uhlans à cheval, lance en main, raides sur
leurs selles comme au temps des parades impériales. Quelques
pièces de leur équipement ont été remises à neuf. Leurs mon-
tures au poil luisant caracolent comme jadis. Les officiers
portent la croix de fer e t toutes leurs décorations. L’un
d’eux fait un signe : la musique à cheval entonne gravement
le Deutschland über alles. L’hymne national retentit, sou-
tenu par les cors, les trompettes e t les tambours. Les civils
se découvrent, les officiers saluent.
Parvenus à la hauteur de la porte de Brandebourg, que
surmonte le quadrige de la victoire, les soldats de la Garde
sont reçus par Ebert. I1 les accueille avec ces mots :
- J e vous salue, vous qu’aucun ennemi n’a vaincus sur
les champs de bataille!
Les soldats n’écoutent pas ce civil qui leur décerne un
brevet d’héroïsme que, d’ailleurs, ils ne lui demandaient pas.
Pourquoi n’était-il pas au front avec eux? I1 aurait appris
5 ses dépens ce qu’est un champ de bataille. Mais les officiers
dressent l’oreille. Serait-il donc vrai qu’ils n’ont pas été bat-
tus? La retraite ne serait-elle vraiment due qu’à l’effondre-
ment de l’arrière? Si le chef du gouvernement le proclame
lui-même, comment ne pas le croire?
Pourquoi Ebert prononce-t-il, à ce moment, ces paroles
fatidiques? Ne voit-il pas qu’il met la défaite d u côté de la
révolution, que par cette seule phrase - qui n’a d’autre
but à ses yeux que de ménager la susceptibilité de l’armée
- il absout l’État-Major e t condamne la République?
Cependant quelques groupes, rassemblés le long des trot-
toirs, ne participent pas à la satisfaction générale : ce sont
les matelots de la Division civique, avec leurs cols bleus e t
leurs bérets à rubans. Ils portent leurs fusils à la bretelle,
le canon tourné vers le sol, et font les cent pas devant le
palais impérial. Ils opposent à la tenue impeccable des o f i -
ciers une attitude cynique e t volontairement débraillée. La
colère gronde en eux. Sans doute flairent-ils, avec le retour
des troupes, le danger d’un coup de force, d’une contre-révo-
lution ...
LA FIN D E L'ARM$E IMPÉRIALE 75
Le lendemain et le surlendemain, les régiments qui rentrent

1"
défilent devant une foule apathiqu et résignée. Ce n'est plus
le cortège presque triomphal de a veille, mais la marche
morne et silencieuse d'une troupd en retraite. Les chants,
les fanfares e t les acclamations ne^ sont plus là pour donner
le change. Dans la buée humide' e t froide des soirées de
décembre, les défilés se déroulent - avec la démarche haras-
sée des bêtes et des hommes, les fusils tenus à la diable, le
grincement des essieux et les cris sourds des conducteurs
- dans l'indifférence absolue de la capitale.
Un à un, les derniers contingents regagnent leurs casernes.
La retraite est terminée. La démobilisation commence.
Y

LA DÉMOBILISATIOPU’
,

E T L E CONGRÈS DES CONSEILS DE SOLDATS


DU 16 DÉCEMBRE 1918

Si la retraite a été un succès pour l’État-Major, la démo-


bilisation va s’achever,. pour lui, en défaite. L’armée jus-
qu’ici si docile et si disciplinée, malgré les appels à l’in-
subordination des Conseils de soldats, va échapper à son
contrôle. La méfiance, qui s’installe depuis des mois entre
officiers et hommes de troupe, va se transformer de part et
d’autre en une haine aiguë. Tous les liens de la camaraderie
et de la hiérarchie vont se déchirer. A quoi peut-on attribuer
cet échec de l’État-Major?
D’abord à sa méconnaissance de la psychologie indivi-
duelle. Pour lui, le soldat n’est qu’un rouage dans une gigan-
tesque machine. I1 n’a pas à penser par lui-même : d’autres
s’en chargent pour lui. Dès qu’il cesse de se soumettre, dès
qu’il fait intervenir ses sentiments personnels, il commet un
délit qui mérite d’être châtié.
Ensuite, à sa méconnaissance de la psychologie collective.
Habitué à commander et à être obéi sur-le-champ, il n’a
aucune notion de la lenteur avec laquelle une idée s’im-
plante dans un cerveau, de la rapidité avec laquelle une pas-
sion s’empare d’une foule. Persuader, convaincre, gagner les
esprits ne sont pas son affaire. I1 vit dans un monde où les
sonneries de trompette remplacent les discours. Mais marne
s’il avait le talent de rallier et de séduire, cette façon d’agir
lui semblerait indigne. Elle signifierait à ses yeux la néga-
tion de son autorité.
Une autre faiblesse du Haut-Commandement est sa convic-
tion que les règles de la stratégie s’appliquent à la conduite
LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 77
de l’État. I1 croit toujours qu’il s’agit de surprendre l’en-
nemi, de bousculer ses .prévisions, de prendre ses positions
d’assaut. I1 semble ignorer l’immense inconnue que repré-
sentent les réactions psychologiques de la masse et ne laisse
jamais aux événements le temps de mûrir. Plus d’une fois,
nous le verrons compromettre sa cause par une précipitation
inexplicable. Par contre, chaque fois qu’il temporisera, il
remportera la victoire. Mais les temporisateurs sont rares
parmi les membres de l’État-Major. C’est en cela que Hin-
denburg et Seeckt se distinguent de leurs collègues. Ce trait
de caractère les rendra parfois suspects à leur entourage.
Pourquoi s’abaisser à négocier, .quand on est fait pour die-
ter ses volontés? Cette conception trop rigide des relations
humaines, exclusivement fondées sur les rapports de supé-
rieurs à subordonnés, amène 1’Etat-Major à compliquer sa
tâche. Ses efforts pour empêcher la démobilisation de l’ar-
mée vont avoir un résultat diamétralement contraire à celui
qu’il escompte: ils vont exaspérer la troupe et hâter sa dis-
solution.
Quant à l’esprit du simple soldat, tel qu’il se manifeste
a u cours des journées de décembre 1918, il est facile à
comprendre.
Depuis quelque temps déjà, le combattant du front a
senti s’éveiller des doutes sur la légitimité d’une guerre que
ses supérieurs lui avaient affirmé devoir être ((fraîche et
joyeuse n. Au cours de quatre années de tranchées, il a
commencé à entrevoir une réalité nouvelle, que les bulletins
et les proclamations lui avaient soigneusement cachée. Mais
cette pensée indépendante qu’il sent s’éveiller en lui, n’est-
elle pas une trahison? Un trouble inconnu s’empare de son
esprit. I1 en vient à se demander où est son devoir. (( Le
tumulte joyeux des premiers mois s’était tu, écrit l’un d’eux,
étouffé par une angoisse mortelle. Le temps vint où chacun
avait à lutter entre l’instinct de la conservation et les injonc-
tions du devoir. Toujours, lorsque la mort rôdait, quelque
chose d’indistinct cherchait à se révolter et prenait les appa-
rences de la raison pour s’imposer au corps affaibli... Un
dur combat s’engageait, fait de tiraillements contradictoires,
et seule résistait encore une dernière étincelle de conscience. ))
Celui qui écrit ces lignes est le fantassin de I r e classe Adolf
78 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Hitler, du 16e régiment d’infanterie bavaroise I1 est vrai


qu’il ajoute : (( Ce n’était là que de la lâcheté, et chez moi
le sentiment du devoir ne tarda pas à reprendre le dessus. n
Mais pour d’autres, ce conflit douloureux aboutit à la ruine
irrémédiable de tout ce en quoi ils ont cru. A la place de la
confiance ancienne, il n’y a plus qu’un vide affreux, un
mélange de nihilisme, de lassitude et d’écœurement.
Ni la conclusion précipitée de l’armistice, ni les marches
harassantes du retour n’ont laissé au soldat le temps de la
réflexion. Son expérience du front, il la rapporte chez lui
intacte. La retraite s’est effectuée à une cadence accélérée,
à travers des territoires ennemis ou évacués. Arrivé dans
ses cantonnements, le mouvement s’arrête. Le soldat est
accueilli par sa famille, par ses amis. I1 devient aussitôt la
proie de la propagande révolutionnaire. On lui explique tout
ce qui s’est passé depuis le début de novembre. I1 voit de
longs cortèges parcourir les rues, le drapeau rouge en tête
e t chantant l’hymne des temps nouveaux :
Frères, en avant vers le soleil et la liberte’!

Ces paroles réveillent en lui des aspirations immenses. I1


revoit son agonie du front, sa mitrailleuse posée contre un
parapet de cadavres. Sa passivité fait place à un sentiment
de révolte. I1 en a assez d’être un héros. Ses officiers lui appa-
raissent soudain comme des bourreaux, la caserne comme
une prison. I1 n’a que trop longtemps servi les ambitions de
ses chefs! I1 n’a plus qu’une idée : dépouiller l’uniforme et
se réintégrer à la vie civile. L’approche des fêtes de Noël
accroît encore son impatience. Ne parle-t-on pas de mainte-
nir certaines classes sous les drapeaux, pour les diriger vers
les frontières de l’est? Si on ne le démobilise pas tout de
suite, il partira de lui-même. Les soldats des villes et des
usines iront grossir les Conseils d’ouvriers et de soldats. Ceux
des campagnes retourneront à leurs fermes pour chercher
l’oubli de leurs souffrances dans les travaux des champs ...
Mais l’fitat-Major ne l’entend pas ainsi. Pour les officiers
une tâche prime toutes les autres : restaurer l’ordre en Alle-

1. Mein Kampf, vol. I, p. 181.


LA FIN DE L ’ A R M ~ EIMPÉRIALE 79
magne. E t ils s’indignent de voir que leurs hommes sont si
las qu’ils n’en comprennent ni l’urgence, ni la nécessité.
*
* *
Le 12 décembre, deux divisions se trouvant au complet à
Berlin, le général Lequis décide de procéder à l’exécution
de son programme. I1 commence par promulguer, de sa
propre autorité, une série d’ordonnances ayant pour objet
l’organisation d’un corps de volontaires.
Le même jour, sous l’influence de Barth et d’Haase, le
Conseil des Commissaires du Peuple riposte en publiant un
décret relatif à la formation d’une Garde civique républi-
caine l, dont les sections permettront a u gouvernement de
se libérer de la tutelle de l’État-Major z.
Chaque section se composera de 10 centuries3. Les volon-
taires devront faire une période d’essai de vingt et un jours
à la suite de laquelle les plus capables s’engageront pour une
période de six mois, renouvelable de trois mois en trois mois.
Tous les chefs élus doivent d’abord montrer leur aptitude
au commandement : aussi leur élection devra-t-elle être rati-
1. Ou Freiwillige Volkswehr.
2. Voici les dispositions principales de ce décret, qui s’inspire de la plus pure
doctrine socialiste :
Berlin, 12 ddcembre 1918.
I . - Une Garde cicique sera constitute d a m le but d‘assurer l’ordre et la s é m i t e
publique.
I I . - Les pourvirs nécessaires à la création des unit& de cette Garde seront acror-
dés exclusivement par le Conseil des Cornmissaires d u Peuple. C’est également lui
qui déridera d u nombre et des eflectils de ces uni*.
I I I . - L a Garde civique dépend exclusitament du Conseil des Commissaires du
Peuple. Elle est assermentée ù la République socialiste et démocratique.
IV. - L a Garde civique est unipement composée de telontaires. Elle e.vt constituée
en dehors des cadres de l’armée. LW rkglemenis d‘administration et de police seront
établis ullérieurement.
V. - Lcs roiontaires élisent eux-mêmes leurs chefs, à raison de 1 chef et de 3 chefs
de colonne par groupe de 100 telontaires. Chaque groupe de 100 tolontaires forme
une CpnturiP (Hundertschaft). Plusieurs centuries forment une section (Abteilung).
Chaque section élit u n chef de secfion et un état-major. U n conseil de confiance torrné
de 5 telontaires leur est adjoint.
V I - Tout telontaire en service s’engage à obéir ù ses chefs ilus.
VI1 à X . -Dispositions annexes.
Le Conseil des Commissaires du Peuple :
ERERT,HAASE.
3. Pour l’instant on prbvoit la création de 11 sections (soit 110 centuries), soit
11.000 hommes.
80 EISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

fiée par la troupe au bout d’une période de quinze jours.


Malgré le chômage intense qui sévit dans la capitale, ce
décret se heurte à l’indifférence générale. I1 semble que la
grande majorité du prolétariat ne se soucie guère de s’as-
sermenter à un gouvernement qui risque d’être balayé du
jour au lendemain. Seul un ancien officier d’Etat-Major, le
commandant Meyn, réussit à grand-peine à constituer un
groupe de 5 centuries, bien disciplinées et entraînées au
combat des rues l. Encore n’y parvient-il qu’en n’appliquant
pas les dispositions du décret relatives à l’élection des chefs.
Le général Lequis sourit en voyant cet échec des efforts
gouvernementaux. L’impuissance du Cabinet à se doter lui-
même d’une force de protection l’encourage à persévérer
dans ses projets. I1 invite les matelots de la Division de la
marine populaire, casernés au palais impérial et dans le Mar-
stall à vider les lieux. Mais Radtke et Dorrenbach ne sont
nullement enclins à se laisser évincer. Ils commencent par
déclarer qu’ils ne quitteront le château et ne réduiront la
Division à 600 hommes que moyennant le versement d’une
indemnité de 120.000 marks. Ces exigences sont acceptées
par les Commissaires du Peuple.
Enhardi par ce succès, Dorrenbach se met en liaison avec
Eichhorn, le chef des Gardes de Sûreté spartakistes, et avec
le a Grand Conseil de la Marine de Wilhelmshafen qui a
constitué lui-même un (( Parlement suprême et autonome
pour toutes les questions navales n composé de 53 délégués,
siégeant à Berlin 3. Après quoi, s’étant fait traiter de (( dégon-
flé »,il se ravise et décide de rester a u château, c en vertu
d’une ordonnance du gouvernement D. Laquelle? Nul ne
saurait le dire ...
Alors le général Lequis, obéissant aux instructions secrètes
du G. Q. G . , décide d’agir par-dessus la tête des Commis-
saires du Peuple et d’expulser les matelots par la force. I1
convoque ses officiers et leur demande si leurs hommes tire-
ront au commandement. Les officiers sont sceptiques. Ils
déclarent que les soldats n’obéiront que si Ebert lui-même

1. Ce corps, rattaché le 4 janvier 1919 aux Chasseurs volontaires du général


Maercker, scra la cellule initiale de la future a Police de sûreté de Berlin D.
2. On appelle ainsi les écuries impériales attenant au palais.
3. NOSICE,Von Kiel bis K a p p , p. 47.
LA FIN D E L ’ A R M ~ E IMPÉRIALE 81
leur en donne l’ordre. La rage dans le cœur, le général Lequis
se voit obligé de différer l’opération.

+ +
Pendant ce temps, le désarmement de la population,
réclamé par von Schleicher au Conseil de Cabinet du
9 décembre, ne s’effectue pas. Le Commandant de la Place,
Wels, ne peut faire appliquer le décret prohibant le port
d’armes pour les civils. Ce sont au contraire les civils qui
désarment les militaires.
Sitôt arrivées à Berlin, les divisions se disloquent. Le jour
de leur entrée à Potsdam, les hommes du l e r régiment de la
Garde lynchent les membres du Conseil du bataillon de dépôt
et tous ceux qui arborent le brassard rouge. Mais le lende-
main, les Conseils de soldats, reprenant l’avantage, forcent
le commandant du régiment à donner sa démission.
Gagnés par la contagion, un à un, les régiments passent
à la révolution. Lorsque les officiers en uniforme traversent
la ville, ils ont le plus grand mal à éviter les horions de la
foule. Des hommes cocardés de rouge foncent sur eux, leur
arrachant leurs épaulettes, leur revolver et les insignes de
leurs casquettes. S’ils font mine de se défendre, le sang coule
sur la chaussée.
Arrivées dans leurs dépôts, toutes les unités veulent être
démobilisées sur-le-champ. Mais comment rapatrier deux
millions d’hommes en huit jours? On commence par ren-
voyer dans leurs foyers les ressortissants d’Alsace-Lorraine
e t du Palatinat. On licencie les cheminots, les mineurs,
les employés des bureaux de bienfaisance et de ravitaille-
ment. Cependant l’impatience des troupes s’accroît de jour
en jour. Les Bavarois, cantonnés à l’extrême nord, près de
Wesel, réclament leur rapatriement immédiat, à travers le
grand mouvement de troupes qui s’opère d’ouest en est. Les
contingents qui se trouvent en Thuringe et en Silésie ne
veulent pas être démobilisés par unités, mais par classes,
les soldats les plus âgés partant les premiers. L’État-Major
s’y oppose désespérément car cela complique terriblement sa
tâche. Finalement, il lui faut céder’.
1. Le colonel Reinbard, qui attribue pour sa part l’initiative de cette mesure
1 6
82 HISTOIRE DE L’ARMÉE A L L E M A N D E

En ce pays, où tout est poussé à l’extrême, le chaos de


la démobilisation fait un pendant sinistre à l’ordre dans
lequel s’est effectuée la retraite. Les commandants de garni-
son font savoir qu’ils n’ont plus de personnel sanitaire, ni
de cuisiniers, ni de secrétaires. Les uns sont partis d’eux-
mêmes, les autres refusent de faire leur service. Les chefs
des camps de prisonniers déclarent qu’ils n’ont plus de sol-
dats pour assurer la garde de centaines de milliers de pri-
sonniers russes. Les vivres manquent également. On craint
que les prisonniers ne se répandent dans le pays, pillant et
saccageant tout. Les scènes de violences se font de plus en
plus nombreuses.
Le gouvernement a recours aux derniers expédients : il
promet une allocation supplémentaire de trois marks aux
soldats qui consentiront à rester en service. Les heures de
garde, considérées comme un travail supplémentaire, don-
neront droit à un mark en plus. Les derniers régiments qui
subsistent se transforment en mercenaires.
Sous la pression croissante des événements, l’atat-Major
se résigne à voir se liquéfier ses troupes. Sauver à tout prix
le corps des oficiers, -tel est le point sur lequel il va concen-
trer ses efforts.
t
* +
Les Spartakistes sentent qu’ils gagnent du terrain. Encore
quelques jours, et ils seront maîtres de l’Allemagne. Ils
décident de profiter du prochain Congrès des Conseils de
soldats pour porter le coup de grâce au corps des oficiers.
Le Congrès s’ouvre le 16 décembre à Berlin l . Les élé-
à l’État-Major, déclare qu’elle fut la cause principale de la dislocation de l’armée :
a Le fait de licencier les anciennes classes en premier et de maintenir les jeunes
fut une erreur fatale. Les officiers restèrent impuissants devant les jeunes recrues,
gagnées par les idées révolutionnaires. La présence d’hommes plus âgés aurait
amorti bien des conflits. D (1918-1919, p. 37).
1. Comme l’ancien Reichstag s’est dissous de lui-même et que l’Assemblée Natio-
nale n’est pas encore élue, le Congrés des Conseils de soldats représente, à cette
date, le seul parlement qui existe en Allemagne. Y prennent part plusieurs cen-
taines de délégués régionaux et tous ICs membres les plus influents du Comité
central, entre autres le capitaine von Beerfeld, le lieutenant Waltz, - deux ofli-
ciers passés dans le camp de la révolution, - Richard Muller et Ledebour. Lieb-
knecht et Rosa Luxemburg, par contre, n’ont pas éié élus. (Voir SCBEIDEMANN
L’Efiondrernent, p. 239).
LA FIN D E L’ARMÉE IMPÉRIALE 83
ments extrémistes commencent par demander la destitu-
tion de Hindenburg.
Ce n’était pas la première fois que l’on réclamait sa tête.
Dès le début de novembre, à l’instigation de l’Empereur, le
Conseiller de légation von Lersrier avait téléphoné de Spa au
prince Max de Bade, pour lui suggérer de remplacer Hin-
denburg par le général von Gallwitz. Mais le Chancelier
n’avait pas osé (( priver l’Allemagne de la figure paternelle
du hlaréchal »,et Hindenburg était resté en fonctions.
Ce que le gouvernement impérial n’a pas pu obtenir, le
Congrès des Conseils ne l’obtient pas davantage. La frac-
tion modérée fait valoir que le départ du Maréchal augmen-
terait encore le chaos existant et qu’il vaut mieux attendre
l a fin & la démobilisation.
Le Congrès ratifie alors une décision prise dès la fin de
novembre par le Comité central : il décrète la dissolution
des Écoles de Cadets l.
Cette mesure atteint les oficiers au plus profond d’eux-
mêmes. C’est dans ces Écoles que les meilleurs d’entre eux
ont été élevés, c’est là qu’ils ont noué leurs premiers liens
de camaraderie et porté leur premier uniforme. C’est là
qu’ils ont appris l’histoire de la Prusse et senti s’éveiller
leurs premières ambitions d’adolescents.
Cette nouvelle les blesse d’autant plus cruellement que
l’École a résisté jusqu’ici à toutes les tentatives de ce genre.
Elle est demeurée, contre vents et marées, le sanctuaire du
militarisme prussien. Les officiers qui réorganisèrent l’ar-
mée après le désastre de 1806, avaient voulu en modifier les
statuts pour substituer à l’orgueil de caste l’esprit d’émula-
tion scientifique. Mais leurs efforts se brisèrent contre une
volonté plus forte que la leur : l’École des Cadets subsista
telle que l’avait fondée Frédéric II.
La révolution de 1848 l’avait stigmatisée comme étant
(( la principale ennemie de la nation ».L’Assemblée nationale

de Francfort décida de la dissoudre. Le roi Frédéric-Guil-


laume IV, (( qui n’avait rien d’un soldat I), se vit contraint
de promulguer une ordonnance de réforme. Mais le corps
1. Les Cadets étaient élevés dans huit Ecoles préparatoires et une École supé-
rieure ou HauplkadelbnaBslalt. Celle-ci avait été transférée de Berlin h Lichter
feld, le l e r juillet 1878.
84 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

des Cadets, plus royaliste que le roi, n’accepta pas la défaite.


L’ordonnance de réforme ne fut jamais appliquée l. L ’ É ~ ~ I ~
ne s’ouvrit pas (( à toutes les classes de la nation ».
E n 1860, une troisième et dernière tentative avait eu lieu.
Le Landtag de Prusse, composé d’une majorité libérale,
refusa les crédits nécessaires à l’École. Guillaume Ier, soutenu
par Bismarck, préleva les fonds sur sa cassette personnelle
- et passa outre.
On comprend, dans ces conditions, qu’en face des officiers
de réserve ou de leurs collègues sortis du rang, les Cadets
aient formé un clan à part, (( une guilde régie par ses lois
propres, ses ordonnances et ses coutumes 1) dont la volonté
prédominait dans les États-Majors et dans tous les corps de
troupes. Leur mission était de dresser l’armée comme ils
avaient été dressés eux-mêmes. Et l’armée à son tour dres-
sait la nation.
En promulguant la dissolution des Écoles de Cadets, le
Comité central a imposé du premier coup ce que ni les par-
lements ni les rois n’ont jamais pu obtenir. Désormais, la
scission est consommée entre le corps des officiers et 1’Alle-
magne révolutionnaire.
Mais ce n’est pas encore assez. Voulant en finir à tout
jamais avec l’esprit militariste, Barth, parlant au nom de
la minorité extrémiste, demande que l’on entreprenne sans
tarder ce qui aurait dû être le premier acte de la révolution :
la suppression pure et simple du corps des officiers. Ceux-ci
voient dans cette mesure, une manœuvre inspirée par une
volonté délibérée de destruction. Ils écument de rage. Habi-
lement, Ebert réussit à écarter une décision immédiate (( afin
de laisser au gouvernement le temps d’étudier la question ».
A ce moment un groupe de soldats, vêtus de haillons et
portant des pancartes, fait irruption dans la salle. La plu-
part d’entre eux se sont barbouillé la figure de boue et de
peinture grise pour faire un effet plus saisissant. En leur
nom, Dorrenbach, le chef de la Division de la Marine civique,

1. On se contenta de remplacer le roulement de tambour qui marquait le réveil


par une sonnette, I ce qui semblait plus libéral D. Mais les Cadets aîïectèrent de
ne pas l’entendre. I1 fallait les tirer du lit a a coups de rapiere D. Quelques mois
plus tard, on rétablit le tambour.
2. La définition est de Clausewitz.
LA FIN D E L’ARMSEI M P ~ R I A L E 85
réclame u le désarmement immédiat des oficiers et des
troupes du front, la suppression de tous les insignes de grade
e t la remise du commandement des troupes à un Conseil
suprême des soldats ».
Les congressistes se lèvent et l’acclament. Un tumulte
effrayant se déchaîne. Le président suspend la séance
et remet les délibérations au lendemain.
Mais le lendemain Lampl, délégué des socialistes indépen-
dants de Hambourg, reprend les principales revendications de
Dorrenbach et les soumet à l’Assemblée sous la forme sui-
vante :
ioLe Commandement suprême de l‘armée et de la marine sera
confié aux Commissaires du Peuple et au Comité central. Dans
les garnisons, le commandement sera remis aux Conseils locaux
d‘ouvriers et de soldats.
20 Pour marquer symboliquement l‘anéantissement du milita-
risme et la suppression de l’obéissance cadavérique (Kadaver-
gehorsamkeit), tous les insignes de grade seront abolis et le port
d‘armes prohibé e n dehors d u service.
30 Les Conseils de soldats seront responsables de la tenue des
troupes et d u maintien de la discipline.
40 Il n’y a plus de supérieurs en dehors d u service.
50 Les soldats désigneront eux-mêmes leurs chefs.
60 Les anciens officiers ayant conservé la confiance de la
majorité de leurs troupes pourront être réélus.
70 L a suppression de l‘armée permanente et la création de la
garde civique seront accélérées.
Ces sept points, dits (( de Hambourg »,sont adoptés à une
écrasante majorité.
Pour la politique d’Ebert, c’est un coup terrible. On lui
demande en même temps de dissoudre 1’Etat-Major e t de
créer de toutes pièces une armée nouvelle, avec, pour seuls
cadres, les Conseils de soldats! Tâche matériellement et mora-
lement impossible.
Le 19 décembre, un vent de plus en plus violent soume
sur l’assemblée révolutionnaire. I1 s’agit d’élire un nouveau
Comité central. Dès le début de la séance, les Indépendants
demandent que celui-ci n’ait pas seulement pour tâche de
contrôler l’action des Commissaires du Peuple, mais inter-
vienne directement dans l’élaboration des décrets et des lois.
86 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

Ebert parvient à faire repousser cette proposition. E n signe


de protestation, les Indépendants quittent la salle du Congrès
au moment de l’élection du Comité. Sans perdre son sang-
froid, Ebert fait procéder quand même au vote, de sorte
que le nouveau Comité central se trouve recruté parmi ses
partisans. Luttant d’arrache-pied, il obtient également que
la date des élections pour l’Assemblée nationale soit fixée à
trente jours de là, c’est-à-dire au 19 janvier 1919. Après
quoi il dissout le Congrès.
Les délégués se dispersent en manifestant leur méconten-
tement. Mais Ebert respire. I1 a réussi, de justesse, à éviter
.
l’irrémédiable..
t
i +

Le major von Harbou communique immédiatement ces


résultats à Cassel. Le général Grœner se rend auprès du
Maréchal et le met au courant de la situation.
- Jamais, répond celui-ci, je n’accepterai d’arracher moi-
même les épaulettes que je porte depuis ma jeunesse ni
de rendre l’épée avec laquelle j’ai servi mon roi et ma patrie
dans trois guerres.
Cette fois-ci les officiers ont le dos au mur. Les troupes
ont échappé à leur autorité. Mais ils ne peuvent accepter,
sans se déshonorer, les décisions des révolutionnaires. Ils
préfèrent mourir plutôt que de renoncer aux insignes qui
sont les derniers symboles de leur autorité.
Le Maréchal ordonne au général Grœner d’appeler Berlin
a u téléphone.
- Dites à M. Ebert que je ‘n’accepte pas la décision du
Congrès touchant le droit de commandement du corps des
officiers. J e la considère comme une rupture des engagements
pris aux premiers jours de la révolution. J e ne reconnais
aucune valeur légale à cet arrêté qui empiète sur une déci-
sion réservée à l’Assemblée nationale.
Ebert demande au général Grœner de ne rien précipiter
avant d’avoir épuisé toutes les chances de conciliation. I1
cherche à gagner du temps pour atteindre la date des élec-
tions : une fois doublé le cap du 19 janvier, le gouvernement
aura une base légale qui renforcera son pouvoir.
LA F I N D E L’ARMÉE IMPÉRIALE 87
- Ce n’est pas nous, répond Grœner,. qui avons provo-
qué ce conflit, et ce n’est pas à nous qu’il appartient de le
résoudre.
Ebert supplie Grœner de ne pas déclencher la guerre
civile. Au premier coup de feu, le gouvernement sera balayé.
Ensuite, il deviendfa impossible d’endiguer le chaos. Est-ce
là ce que désire 1’Etat-Major?
- Nous avons pris nos décisions, réplique Grœner, elles
sont irrévocables. Pour le Maréchal,. pour tout 1’Etat-Major
et pour moi-même, c’est une question de vie ou de mort.
Ce langage place Ebert dans une situation désespérée, car
elle ne lui laisse aucune marge de manœuvre. I1 voit s’ap-
procher avec angoisse la catastrophe qu’il s’efforce d’éviter
depuis le 9 novembre. I1 supplie Grœner de ne pas se livrer
à un acte inconsidéré. Comme celui-ci demeure inflexible, il
lui demande de venir le voir à Berlin.
Grœner s’y refuse. I1 n’a plus aucune confiance dans les
Commissaires du Peuple. Le 9 décembre, déjà, il a envoyé
von Schleicher à la séance du Cabinet. Le gouvernement
s’était engagé à désarmer les populations civiles. Depuis lors
qu’a-t-il fait? Rien, ou presque rien. Grœner en a assez de
toutes ces tergiversations.
E n désespoir de cause, Ebert lui propose de convoquer
cette fois-ci, non point les Commissaires du Peuple, mais le
Comité central lui-même. I1 se fait fort d‘obtenir de ses délé-
gués le désaveu formel des décisions prises au cours du
Congrès de Berlin. Que peut-il faire de plus?
Le général Grœner reste sceptique. Trop de temps a déjà
été perdu en palabres inutiles. On ne viendra à bout des
Spartakistes que par la force. Ebert le conjure de lui faire
confiance une dernière fois. Si cette négociation échoue, alors
il s’inclinera devant les décisions de l’État-Major.
Grœner finit par accepter la proposition d’Ebert. Qu’il
réunisse le Comité central, s’il croit pouvoir en obtenir quoi
que ce soit. Pour sa part, il ne se fait plus aucune illusion :
son instinct l’avertit qu’un choc sanglant est inévitable.
*
i i

Le 20 décembre, le général Grœner arrive dans la capitale,


accompagné d u major von Schleicher. Fidèle à sa promesse,
88 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

Ebert a convoqué pour le même jour des délégués du Comité


central.
Le général commence par faire un exposé détaillé de la
situation. I1 dépeint en traits saisissants la dispersion pro-
gressive de‘s troupes de l’ouest et les dangers qui menacent
les frontières de l’est, en raison de l’effervescence qui règne
dans les provinces baltes et polonaises. Choisir ce moment
pour rompre les derniers liens qui rattachent les officiers à
leurs soldats serait le pire des crimes : ce serait provoquer
une catastrophe dont le pays ne se relèverait plus.
Ebert appuie vigoureusement les déclarations du géné-
ral : si le Commandement suprême est mis dans l’obligation
de se démettre, il ne faudra plus songer à une démobilisa-
tion méthodique. Si la Commission d’armistice démissionne,
comme elle menace de le faire, l’Allemagne sera à la merci
des Alliés. Scheidemann reconnaît, à son tour, que la mise
en vigueur des décisions du Congrès (( entraînerait les consé-
quences les plus graves D.
Les délégués du Comité central émettent timidement
quelques objections. Comme lors de l’arrivée à Spa du
premier Conseil de soldats, on les réduit au silence à
coups d’arguments techniques. Ils finissent par reconnaître
que les résolutions du Congrès sont difficilement appli-
cables (( mais qu’il faudrait néanmoins en retenir quelque
chose n.
Sur ces entrefaites, Barth, que l’on n’a pas averti de l’ou-
verture de la séance, arrive au moment où on ne l’attendait
plus. Sa colère éclate. I1 exige que les décisions du Congrès
soient appliquées intégralement. Dittmann reprend courage
et affirme que si le Comité central se ralliait aux proposi-
tions du général Grœner, il signerait son propre arrêt de
mort, et le gouvernement aussi. Les Conseils d’ouvriers et
de soldats ne toléreront pas que le Comité central et le gou-
vernement reviennent de leur propre chef sur les plus impor-
tantes décisions du Congrès 1).
Malgré cette intervention passionnée, les délégués du
Comité central hésitent et se taisent. Ebert profite de ce
moment de flottement pour déclarer que (( le gouvernement
ne peut appliquer telle quelle la résolution du Congrès concer-
nant la démobilisation des unités du front et de la marine,
LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 89
Quant aux autres points du programme, le Cabinet établira
sous peu leurs modalités d’exécution )).
Par cette manceuvre de la dernière heure, Ebert espère
avoir conjuré l’issue fatale. E n réalité, il ne l’a retardée que
de quelques heures. Car, tandis que Grœner et von Schlei-
cher retournent à Cassel, Barth et Dittmann, indignés par
la mollesse du Comité central, vont ameuter les Conseils, en
criant h la trahison.
Leur démarche ne tarde pas à porter ses fruits. A travers
tout Berlin les milices se rassemblent, les civils s’arment,
les Gardes de sûreté sont mis en état d’alerte. La nouvelle
que l’État-Major prépare un coup de force se répand comme
une traînée de poudre.
Le surlendemain matin, 23 décembre, les matelots de la
Division populaire font irruption dans le bureau du Chance-
lier et, comme celui-ci refuse de leur verser les quatre-vingt
mille marks qu’ils lui réclament SOUS un prétexte fallacieux,
Dorrenbach donne à ses hommes l’ordre de cerner la Chan-
cellerie, d’en bloquer les issues et d’empêcher toutes les
communications avec l’extérieur.
Le gouvernement du Reich est prisonnier des révolution-
naires! Ebert a peine à maîtriser son agitation. C’est l’échec
définitif de toute sa politique. Le 9 novembre, au soir de
son accession au gouvernement, le 30 novembre, à la veille
du Congrès d’Ems, le 9 décembre, au moment de la rentrée
des troupes à Berlin, le 16 décembre, au Congrès des Conseils
d’ouvriers e t de soldats, il s’est efforcé de négocier, de tem-
poriser, d’empêcher un affrontement sanglant entre l’armée
et le peuple.
Si l’on interrogeait les révolutionnaires, ils répondraient
qu’à chacune de ces dates Ebert a trahi la révolution. Si
l’on interrogeait l’État-Major, il répondrait qu’à chacune de
ces dates il a trahi l’armée. Jour après jour, il a vu l’étau
se resserrer autour de lui. Ce qui l’a soutenu, au cours de
ces semaines douloureuses, c’est l’espoir de mener son pays
à travers ces récifs, sans verser dans l’extrémisme ni dans
la réaction, jusqu’au jour ob il sera doté d’une Constitution
démocratique.
Mais à présent, il n’en peut plus e t se résigne à l’inévi-
table. Son rôle d’arbitre est terminé. 11 est contraint d’opter
90 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

pour l’un des deux partis en présence. Lequel va-t-il choisir?


Lentement, il décroche son téléphone secret et se met en
communication avec Cassel. C’est von Schleicher qui lui
répond.
- Monsieur le Major, lui dit Ebert, le gouvernement est
prisonnier. Vous m’avez toujours dit que, si de tels événe-
ments se produisaient, vous viendriez à notre secours. Ce
moment est venu.
- J e vais prendre immédiatement. les dispositions néces-
saires, répond von Schleicher, pour que les troupes de
confiance du général Lequis, casernées à Potsdam, marchent
sur Berlin pour vous délivrer.
C’est l’instant que l’État-Major attend avec impatience
depuis son retour de Spa. Balayés les parlements, les conseils,
les comités! La révolution entre dans sa phase aiguë. Elle
devient ce qu’elle est en réalitb, depuis les premiers jours de
novembre : un duel entre les officiers monarchistes et les
marins révolutionnaires.
VI

LE COMBAT DEVANT LE CHATEAU DE BERLIN


ET LA DISSOLUTION DE L’ARRIÉE IMPÉRIALE

Tandis qu’Ebert communique avec Cassel, à l’aide de


sa ligne secrète, Dorrenbach a donné l’alarme au reste de la
Division des matelots. I1 a demandé des renforts au préfet
de police Eichhorn e t s’est rendu avec cette troupe devant
le bureau de Wels, qui exerce les fonctions de Commandant
de la Place. Au même moment, une auto blindée remplie de
soldats fidèles au gouvernement débouche devant la Kom-
mandantur. Des coups de feu éclatent. Les premières vic-
times tombent.
Rendus furieux par la vue du sang de leurs camarades,
les matelots se ruent dans le bureau de Wels et saccagent
tout. Ils s’emparent du Commandant de la Place, ainsi que
de son officier d’ordonnance et de son chef d’Etat-hlajor.
Les trois hommes sont emmenés comme otages dans le
Marstall attenant au palais impérial. Au premier acte de
violence du gouvernement, ils seront fusillés. Puis Dorren-
bach, apaisé par ce coup d’audace, consent à retirer le
cordon de marins qui encercle la Chancellerie.
Ebert téléphone aussitôt à Potsdam au major von Har-
bou, pour l’informer que le gouvernement est de nouveau
libre et qu’il n’a plus besoin du secours de l’armée. Le major
lui répond que ((le général Lequis n’en a pas moins l’in-
tention de dissoudre la Division des matelots, en recourant
à la force ».Ebert fait remarquer que le gouvernement n’a
donné aucun ordre à cet effet, et exige que le général Lequis
renonce à ce projet. Harbou rétorque (( que le Commande-
ment suprême de l’armée engage l’action à ses risques et
92 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

périls et de sa propre initiative. Si le gouvernement donnait


des instructions contraires, il n’en tiendrait pas compte D.
Vers 15 heures, plusieurs escadrons de la Garde quittent
Potsdam et se mettent en route pour Berlin. A 17 heures,
les premiers pelotons arrivent dans la capitale.
A 20 h. 20, Dorrenbach fait de nouveau irruption dans
le bureau d’Ebert, à la tête d’un fort contingent de marins
armés. I1 exige le retrait immédiat des troupes du général
Lequis, (( sans quoi il y aura du grabuge ».
Mais les hommes du général Lequis les ont devancés:
un escadron de la Garde montée a pris position à la faveur
de l’obscurité aux alentours de la Chancellerie. Au moment
où un détachement armé veut pénétrer dans l’édifice, il se
heurte à un barrage de marins. Barth, qui se trouve par
hasard sur l’esplanade, se précipite vers le commandant de
la troupe et lui donne l’ordre de faire demi-tour. Celui-ci
l’écarte brutalement. I1 n’entend recevoir d’ordres que
d’Ebert lui-même. Barth se précipite en toute hâte à la
Kommandantur, puis à la Chancellerie, pour mettre Ebert
au courant de ce qui se passe.
Celui-ci convoque immédiatement une délégation de mate-
lots. I1 leur promet d’obtenir le retrait des troupes du géné-
ral Lequis, à condition qu’ils ne tirent pas et gardent le
calme. Puis il fait venir quelques officiers et leur déclare
que le conflit avec les marins est liquidé et qu’ils peuvent
rentrer à Potsdam.
Les officiers ont l’impression qu’Ebert se paie leur tête.
L’un d’eux déclare (( qu’il faut en finir une fois pour toutes
avec cette racaille ». Ebert parvient à grand-peine à les
calmer. Mais devant le palais, la situation se tend de plus
en plus. Soldats et marins se dévisagent, l’arme au poing,
prêts à s’entre-tuer.
Courageusement, Ebert vient s’interposer entre les deux
groupes hostiles et les harangue du haut de son automobile.
I1 leur dit que le sang a déjà sufisamment coulé, qu’il faut
éviter à tout prix un massacre. Les officiers froncent les sour-
cils en entendant ces mots. Qu’est-ce que la vie d’une poi-
gnée de rebelles, quand tout l’avenir du pays est en jeu?
Mais pour Ebert, qui n’est pas un foudre de guerre mais un
brave ouvrier sellier de Francfort, l’idée de voir tomber
LA FIN D E L ’ A R M ~ E IMPÉRIALE 93
des Allemands sous des balles allemandes le déchire d’autant
plus qu’il se dit que c’est lui qui a déclenché cette lutte fra-
tricide en faisant imprudemment appel au général Lequis.
L’horreur de la situation prête à ses paroles l’accent d’une
conviction émouvante. Sa réputation d’honnête homme en
sortira gra-ndie. Mais il se discrédite définitivement aux
yeux de 1’Etat-Major. Parmi les huées et les quolibets, sol-
dats et marins remett,ent l’arme à la bretelle et s’éloignent
par petits groupes. Ebert retourne à la Chancellerie.
Entre-temps, le major von Harbou s’est plaint au G. Q. G.
de la (( faiblesse inqualifiable d’Ebert II. Grœner appelle
Ebert au téléphone et donne libre cours à son mécontente-
ment :
- Le Maréchal et moi sommes à bout de patience, lui
dit-il. Avec cette persistance à toujours négocier, vous brisez
la combativité des dernières troupes fidèles.
Ebert s’efforce de lui faire comprendre que le problème
dépasse le simple point de vue militaire. I1 se heurte à une
fin de non-recevoir catégorique.
- J e regrette, répond Grœner, de ne plus pouvoir vous
suivre sur ce terrain. Le Maréchal e t moi sommes décidés
à procéder au désarmement et à la liquidation de la Division
de la Marine. Nous veillerons à ce que ce plan soit exécuté.
Désormais, les événements roulent sur une pente où nul
ne pourra les arrêter.
A 22 h. 30, le général Lequis prend ses dispositions pour
occuper Berlin. Toute résistance armée, qu’il s’agisse de
matelots ou d’éléments séditieux, doit être réduite par les
armes. Après les sommations d’usage, les soldats tireront à
vue, sans hésiter.
A 2 heures du matin l, le capitaine Pabst, de l’État-
Major de la division de la Garde à cheval, qui forme le
noyau des troupes de choc, fait savoir à ses hommes - au
nombre de 800 - que l’attaque du château et du Marstall
commencera à l’aube. Mais après avoir procédé à l’appel
nominal, il craint que sa troupe ne soit pas assez nombreuse
pour lutter contre les marins qui sont près de 1.500. I1
téléphone au général Lequis pour demander des renforts.

1. Le 24 décembre.
94 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

Le général lui répond qu’il n’a pas sous la main sufisam-


ment de troupes et qu’il a peur d’affaiblir le moral de
la Garde en y incorporant des éléments étrangers. Par
ailleurs, ses propres effectifs sont à peine suffisants pour
maintenir l’ordre en ville et désarmer les bandes de fac-
tieux qui y circulent en nombre croissant. C’est une
semaine plus tôt qu’il aurait fallu agir. Maintenant il est
trop tard. Que Pabst trouve le moyen de régler cette affaire
tout seul, à la tête d’une poignée d’officiers et de soldats
résolus.
A 3 heures du matin, Ledebour, membre du Comité cen-
tral et chef des Indépendants, parvient jusqu’à Dorrenbach
et le supplie de relâcher Wels et ses deux autres otages,
déjà fort malmenés par les matelots. Dorrenbach, peu ras-
suré par le va-et-vient des troupes qui s’effectue devant le
château et qui croit les effectifs de Pabst beaucoup plus
élevés qu’ils ne le sont en réalité, y consent. I1 demande, en
échange, que le gouvernement fasse retirer le cordon de
mitrailleuses qui cerne le palais. Ledebour le lui promet.
Se fiant à sa parole, Dorrenbach donne l’ordre de remettre
en liberté Wels et les deux officiers de la Kommandantur.
Ledebour se rend à la Chancellerie pour faire part à Ebert
de l’heureuse issue de sa négociation. Mais la fatalité s’en
mêle : il n’arrive pas à ie joindre.
A 7 h. 30, l’aube se lève. Conformément aux instructions
de Pabst, un lieutenant de la Garde s’avance vers le châ-
teau et fait savoir que si les matelots ne capitulent pas
sans conditions d’ici dix minutes, les troupes du général
Lequis ouvriront le feu.
Les matelots poussent un rugissement de colère. La
démarche de Ledebour n’était-elle donc qu’une trahison
de plus? Puisqu’ils ont libéré Wels, que vient-on leur récla-
mer? En rendant leurs otages, ils se sont dessaisis impru-
demment de leur gage le plus sûr. Ils demandent de toute
urgence la communication avec Kiel. Indigné, le secrétaire
général du Conseil des matelots de la Baltique promet de
leur envoyer mille hommes de renfort. Mais ceux-ci ne
pourront arriver que dans l’après-midi. I1 les exhorte donc
à tenir jusque-là.
A 7 h. 40, le délai prescrit par le capitaine Pabst est
LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 95
écoulé. Le premier coup de canon éclate. Le bombardement
du château commence.
t
* *
A travers le tourbillon d’événements qui se succèdent
depuis le début de l’automne, à travers le chaos grandissant
qui submerge le pays, une logique implacable guide l’en-
chaînement des faits vers ce conflit qui met aux prises la
dernière poignée d’officiers fidèles à 1’Etat-Major et la Divi-
sion des marins révolutionnaires.
Coup sur coup, le canon tonne. Bientôt une large brèche
s’ouvre dans la façade du château. Le palais est pris d’assaut.
Les matelots se retranchent dans le Marstall où la lutte se
poursuit, plus acharnée que jamais.
Mais les assiégés ne tardent pas à s’apercevoir qu’ils ne
pourront résister très longtemps ?I l’artillerie de l’adver-
saire. Leurs munitions s’épuisent. Malgré leurs positions
plus favorables, leurs pertes sont considérables. Des cris e t
des râles s’élèvent de sous les pans de murs effondrés. Ils
n’ont rien pour panser leurs blessés, tandis que les soldats
atteints sont immédiatement transportés dans des ambu-
lances. E n outre, ils n’ont pas mangé depuis la veille. Tenir
jusqu’à l’après-midi? I1 n’y faut pas songer l . A 9 h. 30, la
mort dans l’âme, une délégation de cols bleus s’avance vers
le poste de commandement des officiers de cavalerie, pour
annoncer que la Division de Fer est prête à se rendre. Le
drapeau blanc est hissé sur le Marstall. Une suspension
d’armes de vingt minutes est accordée aux marins pour
leur permettre de rassembler leurs armes e t d’évacuer leurs
blessés.
Mais à ce moment, les événements prennent une tour-
nure imprévue. Alertée par la canonnade, une foule énorme
accourt sur le lieu du combat. Elle débouche de tous les
côtés à la fois, de l’unter den Linden et du canal de la Sprée,
de l’dlexanderplatz et de la Kaiserstrasse. A travers tout

1. Pas plus qu’il ne faut compter sur les renforts promis. En apprenant ce qui
se passe h Berlin, Koske, le gouverneur de Kiel, a fait la tournée des dépôts, pour
obtenir des Conseils la promesse a qu’ils n’apporteront aucune aide aux marins
révoltés contre le gouvernement n. (NOSKE,Von Kiel bis Kapp, p. 54).
96 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Berlin la nouvelle se répand que les officiers se préparent à


massacrer les marins, et qu’ils ont déclenché un coup de
force pour rétablir la monarchie. La multitude s’avance
comme un raz de marée et vient se heurter au barrage de
soldats placé par le général Lequis pour interdire les accès
du château. On houspille les cavaliers; on leur demande
s’ils n’ont pas honte de faire cause commune avec les offi-
ciers contre le peuple. Quelques-uns hésitent et sont rapide-
ment débordés. D’autres jettent leur fusil, ou sont aussitôt
désarmés par les manifestants. E n un clin d’mil le barrage
est rompu et la foule se précipite en hurlant dans le dos
des cavaliers de la Garde, postés devant le Marstall.
Brusquement, un ((halte!n strident retentit. Faisant demi-
tour, des sous-lieutenants ont retourné leurs mitrailleuses
pour les pointer sur la foule. Le visage crispé, le genou
à terre, le doigt sur la détente, ils n’attendent qu’un mou-
vement pour ouvrir le feu.
Un groupe de matelots traverse à ce moment la place
pour porter leurs offres de reddition au capitaine Pabst.
S’apercevant tout à coup que la situation a changé, ils ren-
trent précipitamment dans le Marstall, amènent le pavillon
blanc qui flotte sur le toit, repoussent les officiers qui ont
pénétré dans le palais et rouvrent le feu sur la troupe.
Malgré le bruit de la canonnade, Ebert est resté à la
Chancellerie. I1 est pâle comme un mort. Si les officiers
échouent, sa carrière est brisée. Pourtant il n’ose pas espérer
leur victoire, car il sait bien de quel prix il faudra la payer.
A 10 heures, un émissaire du général Lequis entre en
coup de vent dans son bureau. I1 annonce que les troupes
de Pabst vont être broyées entre les matelots et la foule
déchaînée, que les gardes d’Eichhorn sont de plus en plus
nombreux, que toute la capitale est en état d’insurrec-
tion et que les victimes se chiffreront par milliers, si l’on
ne trouve pas le moyen d’arrêter le combat.
Barth et Dittmann triomphent. Mais il n’y a pas une
minute à perdre. Puisque le général Lequis s’avoue lui-même
vaincu, il importe à tout prix d’empêcher un massacre.
Ebert donne l’ordre de cesser le feu. I1 est 10 h. 15. Par un
revirement imprévu, c’est lui qui sauve les dernières troupes
du général Lequis, - de ce même général qui lui déclarait
LA FI N DE L’ARMÉE IMPÉRIALE 97
orgueilleusement, vingt-quatre heures plus tôt, que le
Haut-Commandement était décidé à agir de sa propre
initiative, à ses risques et périls, sans tenir aucun compte
des ordres du gouvernement! 1)
C’est par miracle que les officiers arrivent à se retirer
sains et saufs de leurs positions de combat. La foule en
fureur voudrait les lyncher sur place. Les matelots, en
revanche, sont portés en triomphe. Ce sont eux les grands
vainqueurs de la journée. Ils s’érigent en garde prétorienne
de la révolution. Leur division sera rattachée aux forces de
la Kommandantur sous le titre de (( Troupe de protectior
de la République )), et officiellement reconnue par le gou-
vernement.
Après cette défaite cuisante, les troupes et l’État-Major
du général Lequis n’ont plus qu’à disparaître. Leur main-
tien à Berlin est devenu impossible. La seule tentative
entreprise par le Haut-Commandement pour engager la
lutte. contre la révolution a échoué. Le corps des officiers
a succombé sous le nombre. Vers midi, le major von
Harbou téléphone à Cassel pour mettre le G. Q. G. au cou-
rant du désastre. Le Haut-Commandement se résout à dis-
soudre le quartier général de Lequis. Grœner réunit les
officiers pour leur communiquer la triste nouvelle.
Les officiers l’écoutent le front baissé, le visage mortelle-
ment pâle. Les uns pleurent, les autres brisent leur épée
dans un mouvement de colère. Puisque tout est fini, à quoi
bon s’opposer plus longtemps à l’adversité? Le Comman-
dement suprême n’a qu’à se dissoudre lui aussi. Humiliés et
bafoués, les officiers rentreront chez eux pour se consacrer
dorénavant à leurs affaires de famille...
Mais le major von Schleicher les admoneste avec vigueur.
I1 les adjure de ne pas succomber au découragement.
- Vous voulez rentrer chez vous? leur dit-il. Soit. J e
comprends votre état d’esprit. Mais dites-vous que VOUS
n’en demeurez pas moins aux ordres du Haut-Commande-
ment, Celui-ci doit poursuivre son œuvre,quoi qu’il advienne.
I1 ne s’agit ni de rétablir la monarchie, ni de servir la Répu-
blique, mais de restaurer l’État dont vous êtes les serviteurs.
Aujourd’hui, celui-ci est ébranlé jusque dans ses fondements.
Mais tôt ou tard nous finirons par reprendre le pouvoir. I1
I 7
98 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE
suffit qu’une poignée d’hommes résolus n’abandonne jamais
la lutte pour,que cette cellule infime donne naissance à un
nouveau Reich ...
Jamais encore, les officiers n’ont entendu un pareil lan-
gage, qui fait table rase du passé et du présent pour les
inviter à tourner leurs regards vers l’avenir. Malgré leur
accablement, ils reprennent espoir. Un à un, ils se redres-
sent et se mettent au garde-à-vous. Comme au matin du
9 novembre, généraux et officiers d’état-major resteront
fidèles à leur serment : ils formeront le derner carré autour
du Maréchal Hindenburg.

c c

En cette nuit de Noël où la foule recueillie défile, à la


lueur des torches, devant les soixante-dix catafalques des
marins tombés au cours du combat devant le palais impé-
rial il ne subsiste plus que trois groupes, sur les quatre qui
s’affrontaient au lendemain de l’armistice : les révolution-
naires, le gouvernement central et l’État-Major.
Dans t o u t le pays, les révolutionnaires triomphent et le
drapeau rouge flotte sur les principaux édifices de Berlin. Au
cours des journées suivantes, ils vont s’emparer, l’un après
l’autre, de tous les leviers de commande. Le 24 décembre
1918 inaugure la phase culminante de leur pouvoir.
Le gouvernement central est virtuellement prisonnier des
révolutionnaires et ne peut plus s’opposer à la dictature de
la rue.
Le Grand État-Major lui aussi est réduit à l’impuissance.
Les’rares unités qui lui sont demeurées fidèles sont dissé-
minées à travers le pays. Du corps des officiers qui faisait
l’orgueil de la Prusse, il ne subsiste que quelques centaines
de volontaires isolés.
Quant à l’armée impériale, qui comptait encore plusieurs
millions d’hommes le l e r novembre 1918, - celle-ci n’existe
plus.
DEUXIÈME PARTIE

LA REICHSWEHR PROVISOIRE
EMPECHE LA DISLOCATION DU PAYS
VI1

L’INTERVENTION DE NOSKE

Au lendemain de Noël 1918, tandis que les révolution-


naires s’abandonnent à l’ivresse de leur victoire, l’anarchie
s’installe à demeure dans les rues de Berlin.
(( La gigantesque armée impériale a disparu de la surface

de la terre l . 1) Mais elle a laissé après elle des séquelles


affreuses : une multitude de soldats en haillons, tenaillés par
le froid et par la faim, qui cherchent un refuge dans les
hôpitaux, dans les casernes, dans les ambulances munici-
pales et jusque dans les prisons. Ils vendent leurs pièces
d’équipement, étalent leurs blessures pour apitoyer les pas-
sants et font chanter des orgues de Barbarie en demandant
l’aumône. Ce sont eux qu’Ebert a reçus à la porte de Bran-
debourg en leur disant : (( J e VOUS salue, vous qui rentrez
invaincus des champs de bataille! )) Impatients de secouer
la tutelle des officiers, ils n’ont pas voulu attendre leur feuille
de démobilisation. A présent ils errent à travers les villes,
sans nourriture et sans logement, à la recherche d’un emploi
ou d’un quignon de pain.
Mais le travail est rare, les vivres peu abondants, et ces
milliers de chômeurs ne savent que faire de leur oisiveté.
Aussi passent-ils la majeure partie de leur temps dans les
réunions publiques, où au moins l’on a chaud. La plupart
d’entre eux, pour tromper leur faim, vont grossir les rangs
des manifestants spartakistes. Mêlés aux civils, ils prennent
part aux cortèges interminables que les chefs des Indépen-
dants promènent à travers la ville et qui remplissent la capi-

1. SCREIDEYANN.
L’Eflonàrement, p. 237.
102 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

tale de leurs clameurs monotones : (( A bas Ebert e t Schei-


demann! Vive Liebknecht et Ledebour! ))
A chaque coin de rue, des groupes de Gardes spartakistes
ont installé des mitrailleuses. A tout instant les balles cré-
pitent, les grenades explosent. I1 faut raser les murs pour
éviter la fusillade. Puis les coups de feu s’espacent. Une
colonne de manifestants défile avec des pancartes et un dol-
man d’officier maculé de sang, brandi au bout d’une perche.
Dès que le cortège est passé, les coups de feu reprennent.
Les (( Commissaires du Peuple 1) sont pris comme dans une
nasse. Non seulement ils ne peuvent pas quitter la Chancel-
lerie, de peur d’être lynchés, mais ils ne peuvent transmettre
leurs ordres au reste du pays, car la Poste, les télégraphes,
les chemins de fer sont entre les mains des Conseils rouges.
Ils ne peuvent même pas s’adresser à la population de Berlin,
car la plupart des journaux et des imprimeries ont été pris
d’assaut par les révolutionnaires, qui occupent les bureaux
du Vorwürts l, du Berliner Tageblatt, de l’Agence Wolff, etc.
Un millier de membres du Parti Socialiste ont eu beau se
masser dans la Wilhelmstrasse et aux abords de la Chancelle-
rie,.pour protéger (( leurs )) ministres et empêcher les Spar-
takistes de parvenir jusqu’à eux, Liebknecht n’en débouche
pas moins un jour devant le bureau où ils siègent, à la tête
d’une meute de fanatiques qui tendent le poing à travers les
grilles du palais et crient : u Ce sont eux les traîtres, les
sociaux-patriotes! Nous pourrions dès aujourd’hui les enfu-
mer dans leur tanière! 1)
Sans doute le pourraient-ils. Ils ont tout ce qu’il faut pour
cela : la presse, les transports, la majorité des Conseils de
soldats. 11 y a assez d’hommes dans les rues pour mettre
rapidement sur pied les éléments d’une Armée rouge. Pour-
quoi n’en font-ils rien? De Spandau à Neukolln, la foule
n’attend qu’un signe pour se mettre enfin en marche, pour
instaurer, comme en Russie, la dictature du prolétariat. Elle
n’attend qu’un mot d’ordre pour substituer à l’ère trouble
d’Ebert-Kerensky l’ère lumineuse de Liebknecht-Lénine.
Mais Ebert est plus que Kerensky, et Liebknecht beau-

1. Le Vorwffrta6tait l’organe principal du Parti Socialiste et, pa^ conséquent,


du gouvernement.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 103
coup moins que Lénine. De sorte que l’on assiste, le 6 jan-
vier, à un spectacle confondant.
(( Ce que l’on vit ce jour-là à Berlin, écrit la Rote Fahne 1,

fut probablement la plus grande manifestation prolétarienne


de l’histoire. Nous ne croyons pas que le monde ait jamais
vu, même en Russie, une démonstration collective de cette
envergure. De la statue de Roland jusqu’à la colonne de la
Victoire, les prolétaires étaient massés, au coude à coude.
Leur multitude s’enfonçait jusque dans le Tiergarten. Ils
avaient apporté leurs armes et brandissaient des drapeaux
rouges. Ils étaient prêts à tout faire, à tout donner, même
leur vie. C’était une armée de deux cent mille hommes, telle
qu’aucun Ludendorff n’en avait jamais commandé.
(( Alors se passa une chose inouïe. Les masses piétinaient,

dans le froid e t la brume, depuis 9 heures du matin. E t les


chefs étaient assis on ne savait où, et délibéraient. La brume
s’épaississait et les masses attendaient toujours. Midi vint,
le froid et la faim augmentèrent. Les masses étaient malades
d’impatience : elles réclamaient un acte, un mot, pour cal-
mer leur attente. Mais nul ne savait lequel : car les chefs
délibéraient.
a La brume devint plus dense et la nuit commença à tom-
ber. Tristement, les hommes rentrèrent chez eux. Ils avaient
voulu de grandes choses et n’avaient abouti à rien : car les
chefs délibéraient. Ceux-ci avaient siégé d’abord au Marstall,
puis à la Direction de la Police, où ils avaient repris leurs
délibérations. Dehors, les prolétaires se tenaient sur 1’Alexan-
derplatqle fusil à la main, avec des mitrailleuses lourdes e t
légères. Dans la préfecture même on fourbissait les armes.
Des matelots montaient Ia garde à tous les angles des corri-
dors. Les antichambres grouillaient de soldats, de marins,
d’ouvriers. Et, derrière les portes closes, les chefs délibé-
raient. Ils siégèrent pendant toute la soirée,et siégèrent pen-
dant toute la nuit. Ils siégeaient encore le lendemain lorsque
l’aube se leva. De nouveau la foule vint se masser le long de
la Sieges-Allee, et les chefs siégeaient toujours : ils délibé-
raient, délibéraient, délibéraient à en perdre connaissance...
(( Non! ces masses n’étaient pas mûres pour prendre le

1. L’organe du Parti Spartakiste (6 janvier 1920).


104 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

pouvoir, sans quoi, de leur propre chef, elles auraient mis


quelques hommes résolus à leur tête. Non point des bavards,
mais des hommes d’action. E t leur premier acte révolution-
naire aurait été de faire irruption dans la Direction de la
Police, pour obliger les chefs à mettre fin, une fois pour
toutes, à leur verbiage inutile ))
Pendant ce temps, sans perdre un jour, sans perdre une
heure, les adversaires de la révolution -agissent e t prennent
des décisions. Comme toujours, c’est 1’Etat-Major qui donne
l’impulsion; et cette fois-ci il a trouvé l’homme qui répond
à ses désirs : le bûcheron brandebourgeois Gustav Noske,
le u gouverneur )) de Kiel.

La deuxième phase de la révolution s’ouvre d’une façon


presque identique à la première. Comme a u soir d u
9 novembre, Ebert téléphone au général Grœner pour lui
demander son appui.
Mais les deux hommes qui se parlent ont beaucoup changé
au cours des dernières semaines. Ebert se rend compte, à
présent, que son indecision ne mène qu’à la faillite, que sa
tendance innée à l’arbitrage et à la négociation n’a cessé de
renforcer le pouvoir de ses adversaires. Maintenant que l’ir-
réparable est arrivé, force lui est de convenir que la mort
de mille, voire de dix mille hommes vaut mieux que la ruine
du peuple tout entier. A ses yeux le triomphe du Sparta-
kisme équivaudrait à l’instauration définitive du pillage et
de l’anarchie. Aussi se tourne-t-il de nouveau vers le Grand
État-Major.
Mais Grœner, lui aussi, a tiré la leçon des événements. I1
a vu fondre entre ses mains ses derniers effectifs. Il a vu le
découragement gagner le corps des officiers. Il ne sous-estime
plus la force de la révolution. I1 sait que la reconquête d u
pouvoir sera une œuvre de longue haleine. I1 ne veut pas
se dessaisir de ses derniers atouts. I1 ne fera donner les
quelques bataillons qui lui restent que lorsque la situation

1. Cit6 par NOSKE, Von Kiel bis Kapp, p. 69.


LA REICHSWEHR PROVISOIRE 105
sera éclaircie et qu’il aura la certitude de gagner la partie.
Agir autrement serait un suicide.
Contrairement à ce qui s’est passé le soir du 9 novembre,
c’est Ebert, cette fois-ci, qui supplie Grœner d’engager la
lutte contre les extrémistes et c’est Grœner qui refuse son
appui aux a Commissaires du Peuple D. I1 fait comprendre à
Ebert que son concours ne pourra lui être assuré que lorsque
le Cabinet aura éliminé Barth, Dittmann et Haase, c’est-
à-dire ceux de ses membres qui sont de connivence avec
les révolutionnaires.
Au fond, cette exigence ne déplaît nullement à Ebert, car
l’aile gauche du Cabinet n’a cessé de lui créer des dificultés
depuis son arrivée au pouvoir. Mais par qui les remplacer?
Ebert suggère trois socialistes, Lœbe, Wissel et Noske. Grœ-
ner connaît ce dernier qui lui a été recommandé par ses
collègues de l’Amirauté. Les initiatives qu’il a prises à Kiel
ont attiré son attention : Noske n’y a-t-il pas rapidement
rétabli l’ordre? N’a-t-il pas su créer, en plein chaos, une
(( Brigade de Fer )) de seize cents hommes qui lui sont entiè-

rement dévoués? N’est-ce pas lui, enfin, qui a empêché le


Grand Conseil de la Marine d’envoyer des renforts à Dor-
renbach, au matin du 24 décembre?
Le Quartier-Maître général approuve cette nomination. Le
27 décembre, Noske est convoqué à Berlin. Sans perdre un
instant il saute dans une auto et se rend dans la capitale.
Par une manœuvre habile, Barth, Dittmann et Haase sont
mis dans l’obligation de donner leur démission. Ils sont rem-
placés aussitôt par Noske et Wissel. Lœbe s’est récusé au
dernier moment : les dangers d’invasion qui menacent les
provinces orientales rendent sa présence indispensable en
Silésie. Le nouveau gouvernement aura donc cinq membres
au lieu de six.
Ce remaniement, en apparence insignifiant, est en réalité
capital. D’abord parce qu’il confère au Cabinet une homo-
généit? qu’il n’avait pas auparavant. Ensuite parce qu’en
I’axant moins à gquche, il va permettre aux classes moyennes
de se rallier à l u i .
Mais pour 1’Etat-Major, la transformation du Cabinet n’est
pas non plus sans avantage, car elle va provoquer une scis-
sion dans les forces révolutionnaires. Les éléments extré-
106 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

mistes resteront fidèles au communisme, c’est-à-dire à Lieb-


knecht et au Parti Spartakiste. Les modérés opteront pour
le socialisme, c’est-à-dire pour Ebert et le gouvernement.
L’existence de ces deux groupes antagonistes va permettre
aux militaires de se servir de l’un pour écraser l’autre.
Enfin, le remaniement introduit a u sein du Cabinet
l’homme qui servira le mieux les visées de l’État-Major :
c’est Noske. Grâce à sa forte personnalité, il y occupera
bientôt une place prépondérante.
Ebert conservera la présidence; Scheidemann, l’Informa-
tion et la Politique sociale; Landsberg les Finances; Wissel
recevra diverses attributions. Noske, pour sa part, se verra
confier le département de la Défense nationale. Ebert se
rend bien compte qu’une action vigoureuse s’impose. Mais
il sent qu’il n’est plus l’homme de la situation, car il a perdu
beaucoup de son crédit a u x yeux de 1’Êtat-Major. En outre,
son tempérament conciliant répugne à la répression. E n se
déchargeant sur Noske de toutes les questions militaires, il
pourra consacrer tout son temps aux tâches qu’il préfère :
les Affaires étrangères et l’élaboration de la Constitution.
Dès son arrivée dans la capitale, Noske a dit avec sim-
plicité : (( Vous pouvez compter sur moi pour rétablir l’ordre
à Berlin. 1) Lorsqu’on lui a demandé - non sans appréhen-
sion, car on craint qu’il ne refuse, - d’accepter le départe-
ment de l a Défense nationale, il a répondu, sans hausser la
voix : a D’accord! I1 faut bien que l’un d’entre nous fasse
l’office de bourreau l.
Les officiers sont surpris d’entendre un langage aussi éner-
gique dans la bouche d’un parlementaire. Quel est donc cet
homme, presque inconnu la veille, dont les gestes et les paro-
les tranchent si favorablement sur ceux de ses collègues?
t
+.
Fils d’ouvrier, et ouvrier lui-même, Noske est né en 1868
à Brandebourg, au cœur des Marches prussiennes. Vannier
comme son père, il devient successivement bûcheron, gar-
çon boucher, ouvrier sur bois, e t c’est en t a n t que tel qu’il
1. Textuellement : a Einer mua8 der Bluthund werden I, a l’un d’entre nous
doit devenir le chien sanguinaire. B
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 107
entreprend à dix-huit ans son tour d’Allemagne, de Bran-
debourg à Halle et de Francfort à Liegnitz. Ce sont là des
métiers oii il faut savoir cogner dur, et, partout où il passe,
Noske laisse la réputation de n’avoir pas son pareil dans
l’art d’abattre un arbre ou d’équarrir un bœuf. Son éduca-
tion ne s’est pas faite par les livres, mais à coups de hache
et de varlope. Le robuste sang paysan qui circule dans ses
veines et les travaux de force auxquels il s’est livré durant
son adolescence lui ont donné une musculature peu com-
mune. C’est un homme de la forêt, osseux, fruste et compact,
(( semblable à ces vieux Germains vêtus de peaux de bêtes,

qui tranchaient tout différend par la force du poing I ».


Grand et légèrement voûté, les traits de son visage se dis-
simulent derrière des lunettes d’or et une grosse moustache
tombante. Ces attributs (( démocratiques N lui donnent l’ap-
parence d’un professeur, d’un intellectuel. Mais ils ne sont
qu’un masque. I1 sufirait de les retirer pour voir apparaître
le type même d’un de ces grenadiers poméraniens que Fré-
déric I I aimait tant et dont il savait s’attacher les services
par un dosage savant de cajoleries et de coups de bâton.
Les duretés de son existence de travailleur manuel l’ont
porté très tôt vers la social-démocratie. Studieux et tenace,
comme la plupart des autodidactes, Noske est devenu à
vingt-huit ans rédacteur du journal socialiste de sa ville
natale. Puis il a occupé un poste identique à Kenigsberg et,
quelques années plus tard, celui de rédacteur en chef à la
Volkstimme de Chemnitz, au cœur d’une région peuplée
presque exclusivement de mineurs et de cheminots.
En 1906, sa vie a pris un tournant nouveau. Élu député
au Reichstag, il siège à l’aile droite du Parti Socialiste et, se
spécialise rapidement dans les questions militaires et navales.
Pendant la guerre il joue, grâce à cette position, le rôle
d’intermédiaire entre le parti militaire et la social-démocra-
tie. I1 n’obtiendra jamais un gradesupérieur à celui de sergent,
ce qui ne l’empêchera pas d’être chargé de nombreuses mis-
sions de confiance, et le crédit dont il jouit auprès du Haut-
Commandement est si grand qu’on l’autorise à visiter les
chantiers de la ligne Hindenburg. De 1914 à 1918, on le

1. Pad GUNTIZON,
L‘Armée allemande apr& lo &/aite, p. 36.
108 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

trouve successivement en Belgique, où il assiste au bom-


bardement d’Anvers, en Pologne, en Courlande et, dans
l’Adriatique, à Pola et à Cattaro. Le reste du temps, il le
passe dans les tranchées, partageant les fatigues et l’ordinaire
de ses hommes. C’est au cours de ces années qu’il apprend à
connaître la psychologie du troupier et acquiert une vive
admiration pour le corps des officiers.
Lorsque la révolte des matelots éclate à Kiel, c’est lui
que le prince Max de Bade charge d’y rétablir l’ordre. I1
arrive le 5 novembre dans une garnison où flotte le drapeau
rouge, ou l’arsenal et les forts sont aux mains des rebelles.
Le 6, il se fait nommer gouverneur de la Place. Le jour
même, il fait aEcher en ville une proclamation : port
d’armes, patrouilles, service de garde, rapports avec les
supérieurs, tout y est minutieusement réglé. Une semaine
plus tard, le calme est rétabli.
Ce succès inespéré le met en évidence. Le gouvernement
l’appelle à Berlin. Son accession au pouvoir! sans changer
ses méthodes, lui donnera des moyens d’action accrus.
Tandis qu’Ebert procédera à coups de décrets, c’est à
coups de hache que Noske va s’attaquer à l’anarchie. Sa
réponse, le jour de sa nomination au ministère de la Défense
nationale : (r 11 faut que l’un de nous fasse l’office de
bourreau )I, n’est pas un mot en l’air, mais un programme
dont il va poursuivre l’exécution avec une froide ténacité.
Chargé par Ebert de défendre la République, et par
l’État-Major d’étouffer la révolution, il va se faire seconder
par des officiers monarchistes, mis à sa disposition par le
Haut-Commandement. Plus tard, on lui reprochera d’avoir
subi leur influence et de s’être asservi à la cause de la contre-
révolution. Tenant tête à ses détracteurs, il leur répondra
sans se troubler :
- A l’heure où le pouvoir était partout entre les mains
des sous-officiers et des soldats, qu’on me montre un seul
chef digne de ce nom qui soit sorti de leurs rangs? Pour ma
part - et pour notre plus grand malheur - je ne l’ai pas
trouvé. Force m’a donc &téde recourir aux officiers. C’était
dans la nature des choses. Certes, beaucoup d’entre eux
étaient monarchistes : mais quand on veut construire une
maison, il faut faire appel aux gens du bâtiment. Entre un
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 109
mauvais oficier socialiste et un bon officier conservateur, -
m’en blâme qui voudra - j’ai choisi le second.
Cette option indique où vont ses préférences. Mais ce qu’il ne
dit pas, c’est combien il est flatté d’être servi par des géné-
raux et par des Excellences de l’ancien régime. I1 prend
pour chef dè Cabinet le major von Gilsa, qui appartient à
l’une des plus anciennes familles de Hesse. Ses collaborateurs
immédiats s’appelleront von Liittwitz, von Lettow-Vorbeck,
von Hammerstein, von Stockhausen, von Dohna. Quelle
pointe d’orgueil ne sent-on pas percer dans cette phrase
qu’il rugit un jour à la tribune d’un meeting socialiste :
- Oui, c’est exact! J e suis allé chercher un à un les
anciens oficiers et les anciens fonctionnaires, battus e t
couverts de crachats, et c’est avec eux que j’ai évité le pire.
C’est le porteur d’un des noms allemands les plus illustres
qui, au péril de sa vie, a volé et rassemblé pour mon compte
les fusils et les mitrailleuses destinés à mes premiers voion-
taires. Vous v o u l ~ zsavoir son nom? C’est un comte de
Bismarck. Si VOUS l’aviez pris sur le fait, vous l’auriez fusillé.
E t vous voudriez que J’oublie le concours que ces oficiers-là
m’ont apporté alors que je combattais pour le salut du
pays? Le Parti Social-démocrate n’a pas le droit d’écarter
de moi les hommes dont j’ai besoin pour mener à bien la
tâche que lui-même m’a confiée!
On voit par là que Noske possède aussi des qualités de
tribun. Paul Gentizon, qui a assisté à ses interventions à
l’Assemblée de Weimar, nous en a tracé un portrait haut
en couleurs. II nous le montre, nullement intimidé par les
cris de ((menteur! assassin! N qui fusent sur les bancs de
l’extrême gauche, et poursuivant imperturbablement son
exposé, (( enflant seulement sa grosse voix et tapant de
ses poings énormes sur la tribune pour mieux souligner ses
arguments ».
Une revue berlinoise,Die Weltbühne, l’a dépeint comme une
force de la nature : I1 parle sans élégance, d’une manière
((

simple et directe, mais cependant avec une autorité et une


conviction telles qu’il emporte l’adhésion de son auditoire ... I1
paraît assener coup sur coup, comme s’il abattait un arbre. N

1. Paul GBNTIZON,
op. cif., p. 35.
110 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

Certes, on ne peut dénier à Noske le courage, ni une sorte de


laconisme tranchant - celui-là même du travailleur de force
qui se méfie des beaux parleurs. Ces qualités se retrouvent
jusque dans ses mémoires : nets, précis, totalement dénués
de prétentions littéraires, ils n’ont ni le ton avantageux des
souvenirs d’Erzberger, ni les euphémismes hypocrites du
journal de Scheidemann, ni la sentimentalité paterne des
écrits d’Ebert. (( I1 parlait comme la hache D, a dit Robes-
pierre de Saint-Just. Ici encore c’est l’image qui convient.
Faut-il s’étonner que Noske soit devenu rapidement
l’homme le plus haï d’Allemagne? Faut-il blâmer ses adver-
saires de le représenter en tablier de boucher et les mains
dégouttantes de sang? (( Au Prince nouveau, a écrit Machia-
vel, il est dificile d’éviter le nom de cruel parce que les
nouveaux Etats sont fort périlleux. D E t il ajoute que l’idéal
pour le Prince est d’être aimé et haï, a mais pour ce qu’il
est difficile que les deux soient ensemble, il est beaucoup
plus sûr de se faire craindre qu’aimer ».
Tout cela serait parfait si Noske était un prince; mais il
ne l’est pas, et c’est là o h son personnage prend un carac-
tère ambigu. Si l’antinomie qui oppose les principes démo-
cratiques dont il se targue et l’esprit militariste qu’il sert a
efiieuré son esprit, elle ne lui a en tout cas jamais causé de
troubles de conscience. Fils et petit-fils d’ouvriers et de
paysans, il n’hésite pas à faire couler le sang des prolétaires,
et sa récompense est sufisante quand il peut déclarer (( que
les plus grands noms d’Allemagne )) l’ont aidé dans cette
tâche. Ne voit-il donc pas que ces offciers dont il s’est fait
l’auxiliaire ne le considéreront jamais comme un des leurs?
Quand son étoile déclinera, les militaires, eux aussi, se
détourneront de lui. Pourtant ce sont eux qui conserve-
ront le bénéfice de ses actes. C’est à la Reichswehr que
reviendra la gloire d’avoir sauvé le pays. Lui, il restera
dans l’histoire comme le fossoyeur de la révolution.
Tel est l’homme que l’fitat-Major a désigné pour le secon-
der dans ses desseins. Lorsque l’on examine son esprit de
décision et son talent d’organisateur, on ne peut manquer
de reconnaître que le Haut-Commandement avait su choisir
un partenaire à sa taille. Son énergie dépassait de loin
celle des autres membres du Cabinet. Quant à sa brutalité,
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 111
tout excessive qu’elle nous paraisse, il serait injuste de la
condamner sans faire la part des événements. (( Quand un
grand pays révolutionnaire lutte à la fois contre les factions
intérieures armées et contre le monde, a dit Jaurès en par-
lant des Conventionnels de 1793, quand la moindre hésita-
tion ou la moindre faute peuvent compromettre pour des
siècles l’ordre nouveau, ceux qui dirigent cette entreprise
immense n’ont pas le temps de rallier les dissidents, de
convaincre leurs adversaires ... I1 faut qu’ils combattent,
qu’ils agissent et pour garder intacte leur force d’action,
ils demandent à la mort de faire autour d’eux l’unanimité
immédiate dont ils ont besoin. D
Malgré les différences d’époque, de caractère et de doc-
trine, ce parallèle est justifié par l’identité des situations.
Mais à l’encontre des Conventionnels français, Noske n’était
pas ce qu’il paraissait être : il croyait avoir subjugué l’armée,
alors qu’il était subjugué par elle. II se comportait en dic-
tateur et ?’était qu’un éxécutant.
VI11

NAISSANCE DES PREMIERS CORPS FRANCS

(( Si je voulais faire quelque chose de positif pour le réta-


blissement de l’ordre à Berlin, écrit Noske, il me fallait
d’abord entrer rapidement en contact avec les soldats pour
les reprendre en main. A la Chancellerie, j’étais handicapé
par les séances de Cabinet et les réceptions de délégations.
Tous les malheurs de mes collègues, au cours de ces deux
derniers mois, provenaient de ce qu’ils avaient trop peu
fréquenté les casernes l. ))
Dès son entrée en scène, Noske se montre tel qu’il est :
un homme de plein air, actif et dynamique, que l’atmos-
phère des bureaux paralyse. Fidèle à son programme, il
commence par se rendre, seul et sans armes, au foyer des
troupes spartakistes, c’est-à-dire au Marstall où logent les
matelots de la Division de la Marine populaire.
Noske - on le devine - y est fraîchement accueilli. Les
marins sont encore ulcérés par la mort de leurs camarades.
Mais le nouveau Commissaire de la Défense nationale ne se
laisse pas démonter. I1 demande à parler à Dorrenbach. Ce
qu’il a à lui dire est très simple : il veillera à ce que doré-
navant des incidents comme le bombardement du château
ne se renouvellent plus. E n revanche, il exige que les
matelots exécutent ses ordres; d’ailleurs, bon gré mal gré,
il saura les y obliger. Cette première démarche, qui a pour
but d’intimider les troupes révolutionnaires, ne manque
pas de crânerie.
Malheureusement, Dorrenbach est absent. Noske revient

1. NOBYB,Von Kiel bis Kapp, p. 65.


L A REICHSWEHR P ROVIS OIRE 113
à la Chancellerie sans avoir pu le voir, mais non sans avoir dis-
cuté familièrement avec quelques-uns des matelots. (( C’étaient
de braves garçons, écrivit-il plus tard, que l’on avait sim-
plement pris à rebrousse-poil. )) S’ils avaient su qu’à ce
moment-là ils tenaient à leur merci leur adversaire le plus
redoutable, ils se seraient peut-être montrés moins accom-
modants!
Revenu à la Chancellerie, Noske, d’accord avec le Grand
État-Major, élabore un programme de réorganisation mili-
taire et administrative, qu’il se propose d’appliquer dans
les plus brefs délais.
Tout d’abord les ministères prussiens sont remaniés.
Hirsch remplace Heine à l’Intérieur. Le comte Brockdorf-
Rantzau remplace Solf aux Affaires étrangères, et le colonel
wurtembergeois Walter Reinhardt, qui a rempli pendant la
guerre les fonctions de chef d’État-Major d’armée, rem-
place le général Scheuch à la Guerre l.
Un remaniement parallèle a lieu dans les postes impor-
tants de l’armée. A la demande du colonel Reinhardt, le
général von Lüttwitz, commandant de l’ancien IIIe corps,
est nommé commandant en chef des troupes de Berlin, en
remplacement du général Lequis, mis en disponibilité. Est-ce
au moins un homme ouvert et compréhensif, que les Commis-
saires du Peuple ont chargé de commander les troupes de la
capitale? Nullement. Le général von Lüttwitz est un oficier
((

de vieille souche, et ses conceptions sont restées celles d’un


contemporain de Guillaume Ier. Ses opinions sont aux anti-
podes de celles de Noske. Aristocrate et royaliste des pieds
à la tête, il ressent une aversion profonde pour les idées
libérales. Ennemi de toute politique, son seul désir est de
commander de nouveau une troupe (( comme en août 1914 ».
Avec un entêtement maladif, il voudrait sauver la patrie
par un coup d’éclat à la York. Mais il y a un monde entre
York e t lui. 1) Qui donc le dépeint ainsi? Un homme de
gauche, un révolutionnaire? Non. C’est le général Mærcker 3,

1. De même que le remaniement du 28 décembre a éliminé certaines frictions


au sein du Cabinet, cette nouvelle répartition des ministères prussiens met fin
aux désaccords qui opposaient les Commissaires du Peuple aux dirigeants char-
gés d‘exécuter leurs ordres en Prusse.
2. MA~RCKER,Vom Reichsheer zw Reichawehr, p. 66-67.

I
8
114 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

un homme de sa caste, lui-même monarchiste e t militariste


convaincu. Aussi pouvons-nous accepter ce portrait comme
un témoignage véridique.
Le général Grœner désigne ensuite les majors von Stock-
hausen et von Hammerstein pour succéder au major von
Harbou, l’ancien chef d’gtat-Major du général Lequis. Le
lieutenant général von Hoffmann devient chef de la divi-
sion de la Garde montée. Le major von Stephani reçoit le
commandement d’un régiment composé de diverses unités
de la garnison de Potsdam. D’autres nominations moins
importantes sont également décidées. Enfin l’on change un
certain nombre de hauts fonctionnaires de l’administration
municipale.
Le directeur de la Police, Eichhorn, accusé d’avoir fourni
deux cents hommes de renfort aux matelots de la Division
civique, est destitué. I1 est remplacé par Eugen Ernst, en
qui Noske a toute confiance.
Le remplacement d’Otto Wels à la Kommandantur ne
s’effectue pas sans incidents. Le général Scheuch avait tout
d’abord désigné le colonel Wilhelm Reinhard, du 4erégiment
de la Garde 2. Mais cet oficier n’ayant pas réussi à s’impo-
ser au Conseil de soldats de la Kommandantur, Noske se
rabat sur Anton Fischer, l’ancien adjoint de Wels. A son
tour, celui-ci est obligé de céder la place à l’adjudant Kla-
wunde, l’ancien chef du Conseil de garnison de Potsdam S.
I1 en résulte une situation des plus confuses, et des rivalités
de compétences qui paralysent totalement le travail de la
Kommandantur.
Dès les premiers jours de janvier, grâce à la poigne de
Noske et au concours du G. Q. G., la plupart des nouveaux
titulaires sont entrés en fonctions. Ayant placé des hommes
sûrs à tous les postes de commande, Noske peut se consa-
crer enfin à la question des effectifs.
Le 4 janvier au matin, à la demande du général von

1. Qu’il ne aut pas confondre avec le major général Max Hoffmann, chef
d’lhat-Major du prince Léopold d e Bavière e t signataire du traité de Brest-
Litowsk.
2..Qu’il ne faut pas confondre avec le colonel Walter Reinhardt, ministre
de la Guerre.
3. II Je ne sais pas comment cet homme se trouva là D, écrit NOSICEdans sea
Mérnoirea (p. 64).
LA R E I C H S W E H R PROVISOIRE 115
Lüttwitz, Ebert e t Noske se rendent au camp de Zossen,
situé à cinquante kilomètres au sud-ouest de Berlin, afin
d’y inspecter les volontaires réunis par le général Mærcker.
Les deux membres du gouvernement sont stupéfaits de se
trouver de nouveau (( devant de vrais soldats ». Ils passent
en revue les bataillons alignés sous la neige Les hommes
présentent les armes, comme au temps de l’Empereur. Les
compagnies défilent dans un ordre impeccable et les musiques
militaires font retentir leurs fanfares, auxquelles l’air froid
de janvier ajoute un éclat mordant.
D’où vient cette troupe, surgie comme par miracle au
lendemain de la dissolution de l’armée impériale? Qui est
ce général Mzrcker, qui a réussi ce tour de force : grouper
autour de lui plusieurs milliers de volontaires, recrutés un
par un en pleine période d’anarchie?

+ +

Camarades,
déclare-t-il à ses hommes le jour où il les rassemble pour la
première fois,
J e suis un vieux soldat. Pendant trente-quatre a m j’ai servi
fidèlement trois Empereurs. J’ai combuttu el répandu mon sang
pour eux dans cinq guerres et sur trois continents. Des senti-
ments que l’on a mis en pratique pendant irente-quatre ans ne
peuvent pas se rejeter comme une vieille défroque. Quiconque
agirait ainsi serait vil et méprisable. Aujourd‘hui encore j’aime
et je respecte Guillaume I I autant qu’il y a trente-quatre ans
lorsque j’ai prêté serment à la dynastie. Mais à présent il n’est
plus mon Empereur, ni mon Seigneur de guerre. L e gouverne-
ment d’Ebert lui a succédé, et celui-ci se trouve dans une situa-
tion critique ...
I l y a cent six ans, lorsque la Prusse se trouva aussi humiliée
et bafouée que le Reich l‘est aujourd’hui, des Chasseurs se ras-
semblèrent volontairement à Breslau, autour d u major von Lüt-
zow. C’est avec eux que Lützow entreprit son audacieuse équipée.
En formant u n corps de Chasseurs volontaires, c’est une troupe
semblable que j’ai voulu créer ...
1. C’est la première fois dans les annales de la Prusse que des militaires sont
pass& en revue par des civils.
116 HISTOIRE DE L’ARMÉE A L L E M A N D E

Ce langage dépeint à merveille le caractère de l’ancien


commandant de la 214e division d’infanterie, et l’on devine
sans peine quels ont été ses sentiments lorsqu’il a vu s’écrou-
ler un à un tous les soutiens de l’Empire. (( J e ne pensai à
rien, écrit-il dans ses Mémoires, aussi longtemps que je me
trouvai en territoire ennemi. C’est seulement en remettant
le pied sur le sol de ma patrie, que je mesurai l’étendue
du désastre : j’en fus littéralement anéanti I. ))
Le premier, peut-être, des généraux du front, Mærcker a
prévu la dissolution de l’armée impériale. I1 a pensé aussitôt
à lui substituer une vaste milice composée de bourgeois et
de paysans, groupés autour du drapeau pour le rétablisse-
ment de l’ordre. Mais ce que lui apprend un groupe d’ofi-
ciers du Grand État-Major, au cours d’une conférence tenue
le 6 décembre au palais épiscopal de Paderborn, l’amène
à modifier ses plans. Devant le péril bolchévique et les
menaces qui pèsent sur les provinces de l’est, il décide de
créer, au sein de sa division, un corps de volontaires
capable de lutter à la fois contre les ennemis de l’intérieur
et d’assurer la protection des frontières orientales.
Si Mærcker veut y parvenir, il n’a pas une heure à perdre,
car ses unités commencent déjà à se disloquer. Depuis la
veille, un régiment d’infanterie et l’artillerie de campagne
de sa division ont été dirigés vers leurs centres de démohili-
sation. Aussi convoque-t-il le soir même les membres de son
État-Major et leur demande s’ils veulent l’aider à réaliser
son projet. A l’unanimité, les officiers lui promettent leur
concours. (( J e me mis aussitôt à l’œuvre, écrit Mærcker,
pour extraire de ma 214e division d’infanterie un corps franc
que je me proposais d’offrir au gouvernement du Reich. 1)
Le 12 décembre, Mærclter soumet à son supérieur hiérar-
chique, le lieutenant-général von Morgen, commandant le
XIVe corps d’armée de réserve, un mémoire exposant ses
idées sur la création de ce corps franc 2.
Mærcker y démontre que ces unités nouvelles doivent dif-
1. MERCKER,op. cif., p. 42.
2. L’idée était dans l’air à cette époque et il n’est pas impossible que d’autres
l’aient eue en même temps que IC général Macrcker. I1 se peut même que d’autres
embryons de corps francs aient surgi avant le sien, notapment dans le Tyrol et
dans les pays baltes. Mais il n’en reste pas moins vrai que le génbral Macrcker
fut le premier à donner h sa troupe de volontaires une structure et une pbysio-
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 117
férer de celles de l’ancienne armée, non seulement par leur
composition mais par leur esprit. I1 s’agit d’y maintenir la
discipline traditionnelle, tout en y instaurant des liens nou-
veaux entre hommes de troupe et gradés.
I1 ressort des expériences qu’il a recueillies au cours de
la retraite, que des (( hommes de confiance )) raisonnables
peuvent seconder efficacement les oficiers dans le main-
tien de la discipline tout en les déchargeant d’une foule de
besognes administratives : ravitaillement, inspection et entre-
tien des casernements, réquisition de vivres, contrôle du
matériel, etc. Aussi, le général Mærcker décide-t-il de trans-
férer à des (( Conseils d’hommes de confiance )), élus par la
troupe, tout ce qui concerne les cantines et l’approvisionne-
ment, la comptabilité, les bibliothèques e t le matériel de
sport.
Le régime des punitions et les sanctions disciplinaires ont
également besoin d’être revisés. Tous les hommes de troupe
seront désormais investis du droit de porter plainte. Leurs
réclamations seront recueillies e t transmises par les Conseils
de confiance.
Le général von Morgen demande au général Mærcker de lui
soumettre un projet de règlement détaillé. Le 14 décembre,
deux jours après la publication de l’ordonnance gouverne-
mentale relative à la création des Gardes civiques, Mærcker
rédige un N Premier Ordre constitutif 1) tendant à la créa-
tion d’un corps de Chasseurs volontaires, ou Freiwilliges
Landesjügerkorps. I1 est intéressant de rapprocher cet Ordre
du décret du 12 décembre2, d’abord parce qu’on y saisit sur
le vif le contraste de deux langages e t de deux méthodes;
ensuite parce que cet ordre servira de canevas à la future
loi sur la Reichswehr provisoire, qui sera promulguée par
l’Assemblée nationale de Weimar, le G mars 1919.

nomie originales. C’est pour cela qu’il peut être considéré comme le véritable
promoteur du système.
1. Crundlegender Belehl, no 1.
2. Voir plus haut, p. 79, note 2.
118 HISTOIRE DE L’ARYBE ALLEMANDE

État-Major de Division, Salzkotten (Westphalie),


le 14 décembre 1918.
10 But. - Le corps des Chasseurs volontaires est créé pour
le maintien de l’ordre a l’intérieur et la défense des frontières
du Reich.
20 Constitution. - Le corps des Chasseurs est composé exclu-
sivement de volontaires.
30 Discipline. - La valeur combative d’une troupe ne peut
se manifester dans toute sa force que si chacun de ses membres
obéit rigoureusement à ses chefs. Ce principe s’applique tout
particulièrement aux corps de volontaires. Pour cela, une dis-
cipline d’airain est nécessaire. Elle est la condition indispen-
sable du succès et un bienfait pour chacun. La discipline doit
se fonder sur l’obéissance joyeuse et librement consentie.
40 Hommes de confiance. - Ceux-ci doivent être un lien
entre gradés et subalternes. Ils secondent les gradés dans le
maintien de la discipline, et soumettent aux chefs les désirs
et les réclamations de la troupe. Plus une troupe est noble,
plus elle est intimement liée à ses chefs et moins les hommes de
confiance ont l’occasion d’intervenir. Les hommes de confiance
s’acquittent des fonctions suivantes :
a ) Ils administrent les biens privés de la troupe, conjoin-
tement avec le trésorier;
b) Ils doivent être consultés par les chefs pour les ques-
tions concernant la subsistance, les permissions et en géné-
ral tout ce qui concerne le bien-être matériel de la troupe;
c) Ils doivent se charger des réclamations de leurs cama-
rades lorsque ceux-ci ont à se plaindre de leurs supérieurs;
d ) Ils servent d’arbitres dans les Conseils de guerre.
Afin de ne pas nuire 5 la discipline, les hommes de confiance
ne doivent en aucun cas outrepasser les limites de leur pou-
voir. Ils n’ont aucune autorité en ce qui concerne le comman-
dement.
50 Sanctions disciplinaires. - Les punitions ne doivent être
infligées que par les commandants de compagnie ou de bat-
terie, en montant. Un délai minimum de trois heures est pres-
crit entre le moment où la faute est commise et celui où la
peine est prononcée. Les punitions consistant en heures d’exer-
cice supplémentaires (Strafezerzieren) sont abolies.
Le chef d’un corps de volontaires ne doit jamais infliger
une punition susceptible de froisser un homme dans son hon-
neur. Pour le reste, le règlement disciplinaire de l’armée est
maintenu.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 119
60 a ) Quiconque se livre au pillage sera condamné à mort.
b ) Seront renvoyés avec un blâme du corps des Chas-
seurs :
10 Ceux qui font preuve de lâcheté dans leur service.
20 Ceux qui volent.
30 Ceux qui détériorent volontairement, jettent ou vendent
des objets appartenant à l’État.
Ils seront soumis en outre aux peines prévues par le Code
militaire actuellement en vigueur.
70 La troupe a le droit de proposer pour le grade d’oficier
tout Chasseur ayant accompli des actes d’héroïsme.
80 Quiconque a à se plaindre de ses supérieurs doit prendre
conseil des hommes de confiance de sa compagnie ou de sa
batterie. Si les hommes de confiance confirment le motif de
la plainte, l’intéressé a le droit d’adresser lui-même sa plainte
à son chef de compagnie ou de batterie, ou, si c’est d’eux
qu’il a se plaindre, à I’olricier le plus ancien après eux.
90 Marques extérieures de respect. - Le respect envers les
chefs est marqué extérieurement par le salut militaire. Tout
soldat faisant partie du corps des Chasseurs est tenu de saluer
ses supérieurs hiérarchiques. Tout gradé est tenu de rendre
le salut.
MIERCKER.

Le général von Morgen transmet cet Ordre constitutif 1)


((

a u Grand État-Major, qui le ratifie sans y apporter de modi-


fications. Le fait qu’un chef isolé pouvait se permettre de
((

modifier les règlements disciplinaires de l’armée, écrit Mær-


cker, prouve combien l’autorité du Haut-Commandement
était diminuée. N
Dans l’esprit de son créateur, le corps des Chasseurs est
destiné avant tout à la guerre civile. I1 s’agit donc d’en faire
un instrument adapté à cette fin.
Le problème le plus délicat est celui des cadres. Quels
officiers peuvent convenir à une troupe chargée de missions
de cette nature? Seuls des gradés très aimés de leurs hommes
et les tenant hien en main sauront se faire obéir dans les
moments critiques. Mais il faut aussi qu’ils soient doués
d’une patience à toute épreuve e t d’un sens psychologique
aigu pour empêcher leurs hommes de perdre le contrôle de
leurs nerfs e t de tirer dans la foule avant d’en avoir reçu.
l’ordre.
120 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Les officiers d’avant guerre sont, pour la plupart, morts


ou mutilés. Les jeunes sous-lieutenants, n’ayant aucune expé-
rience de la nature humaine, n’ont pas toujours le don de se
faire aimer de leurs hommes. Ils savent mieux mourir que
commander, e t il leur est souvent dificile de s’imposer à
des sous-officiers et à des soldats qui ont à leur actif plu-
sieurs années de front.
Les officiers qui déclarent d’emblée (( n’avoir aucune pré-
vention contre le nouveau régime )) sont également à écar-
ter. Mærcker estime qu’il ne saurait se fier à des hommes
qui changent aussi facilement d’opinion politique. I1 n’y a
pas assez longtemps que l’Empereur les a déliés de leur sep-
ment pour que cette volte-face ne soit pas entachée d’op-
portunisme. Rien ne prouve qu’ils ne lui feront pas faux
bond à la première dificulté.
Aussi le général Mrercker décide-t-il de ne pas confier de
postes d’autorité à de jeunes ofliciers, mais de remettre le
commandement des bataillons à des officiers supérieurs, celui
des compagnies ou des batteries à des capitaines. Pour les
plus petites unités (escouades et pelotons), les sergents et
les adjudants mûris par leur séjour dans les tranchées de
première ligne lui fournissent exactement le type d’homme
dont il a besoin.
La structure des unités fait, elle aussi, l’objet d’une étude
approfondie. Puisque le but des corps francs n’est pas le
même que celui de l’armée impériale, il n’y a pas lieu de
conserver l’ancienne répartition des armes. En temps de
paix, les différentes armes ne se rejoignaient qu’à l’échelon
de la division. Infanterie, cavalerie et artillerie étaient sou-
vent casernées dans des localités différentes et ne se connais-
saient pas, d’où une grande difiiculté de coordination pour
le Haut-Commandement. (Ce manque de souplesse dans la
liaison des différentes armes demeura, pendant toute la
guerre, le point faible de la tactique allemande.)
(( E n prévision des combats que nous aurions à livrer à

l’intérieur du pays, écrit Mærcker, je décidai de créer un


grand nombre de petites formations mixtes. J e ne voulais
pas être obligé de les improviser sur le moment même. J e
poussai donc mes observations jusqu’à leurs conclusions
ultimes. E n adjoignant à chaque compagnie une section de
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 121
mitrailleuses lourdes e t une section de lance-mines, je les
rendis à même d’affronter victorieusement toutes les éven-
tualités de la guerre civile. D Ces formations mixtes seront
renforcées suivant les besoins par une batterie d’artillerie e t
un escadron de cavalerie. Les batteries d’artillerie seront
accompagnées à leur tour par une section de mitrailleuses
lourdes qui leur permettra de faire de l’autodéfense, a u cas
où elles seraient coupées du reste de la troupe.
Enfin une tactique spéciale est prévue pour chaque cas
particulier : occupation de gares e t de régulatrices, protec-
tion des dépôts de matériel e t de munitions, police des ports,
défense d’édifices publics, nettoyage des rues e t des places,
prise d’assaut des bâtiments. Plus tard, Mærcker demandera
& Noske de modifier le règlement des sommations, afin de
pouvoir maintenir la foule à distance et éviter des collisions
déplorables, comme celle qui était survenue lors de la lutte
devant le palais impérial.
Le 22 décembre 1918, le général Mærcker publie les Condi-
tions d’admission dans le corps des Chasseurs volontaires :

10 Des volontaires de toutes les classes de recrutement


peuvent s’enrôler dans le corps des Chasseurs, pourvu que
leur instruction militaire soit achevée.
20 Officiers,fonctiorinaires e t sous-ofliciers reçoivent la solde
correspondant a leur grade. Les Chasseurs reçoivent une solde
mensuelle de 30 Mks. Chaque homme est nourri et logé. SOUS-
orriciers e t Chasseurs sont en outre habillés e t équipés.
30 Tous les menibres du corps des Chasseurs reçoivent une
prime supplémentaire de 5 lllks par jour. Ces sommes ne sont
pas payées pendant la durée des punitions ou celle des séjours
à l’hôpital (sauf par suite de blessures contractées en service).
40 Les allocations aux familles sont maintenues.
50 Le temps de service dans le corps des Chasseurs compte
pour les retraites et les pensions a u même titre que le temps
de service dans l’armée.
60 En quittant le corps, chaque volontaire touche une prime
de libération de 50 hllis, plus 15 hlks d’argent de route, ainsi
qu’un costume neuf, s’il ne l’a pas déjà touché auparavant.
70 Tout membre du corps des Chasseurs s’engage pour une
durée de trente jours. I1 ne peut quitter le corps sans donner

1. Bedingungen für den Eintriü in den Freiwilligen Landeejdgerkorps.


122 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

un préavis de quinze jours. S’il n’a pas donné son préavis le


15 du mois, son engagement est renouvelé automatiquement
pour la durée du mois suivant. Cette disposition ne porte pas
atteinte aux cas d’exclusion immédiate prévus par le 7 de
l’Ordre constitutif no 1.
80 Toutes les questions subsidiaires seront réglées par le
Gouvernement provisoire du chancelier Ebert, et ultérieure-
ment par le gouvernement constitué par l’Assemblée natio-
nale.
MÆRCKER.

Une question.épineuse est celle du serment. On propose


au général Mærcker d’assermenter sa troupe (( au gouver-
nement Ebert-Haase ».(( Impossible, répond Mærcker, Haase
est un antimilitariste notoire, jamais je n’accepterai de lui
prêter serment l. n C’est seulement le 17 décembre que le
Grand État-Major transmet la formule qu’il désire voir adop-
ter : (( J e jure par écrit de servir loyalement le gouverne-
ment provisoire du chancelier Ebert, jusqu’à ce que 1’Assem-
blée nationale ait constitué un gouvernement définitif.
Dès lors, il n’y a plus qu’à intensifier le recrutement des
volontaires. Comme ces corps organiques qui émettent, avant
de mourir, des parcelles vivantes chargées d’assurer la sur-
vie de l’espèce, nous allons voir l’armée impériale donner
naissance à une série de petites unités autonomes, destinées
à reprendre sa succession. Ces corps francs, en se groupant,
constitueront la Reichswehr provisoire, d’où naîtra la Reichs-
wehr de métier, d’où naîtra la Wehrmacht nationale ... Ainsi
les étapes du redressement militaire allemand s’enchaîneront
les unes aux autres, sans aucune solution de continuité.
Le travail de mise sur pied est entrepris sans délai. Afin
de pouvoir travailler en toute tranquillité, l’État-Major des
Chasseurs établit ses quartiers dans le couvent des Francis-
caines de Salzkotten, en Westphalie.
Quelques jours après la publication de son (( Ordre consti-
tutif »,Mærcker peut déjà passer en revue sa première sec-
tion. Elle se compose de trois compagnies d’infanterie e t

1. On se souvient que Haase n’avait pas signe le télégramme adressb le


9 novembre au marbchal Hindenburg par les Commissaires du Peupla.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 123
d’une batterie d’artillerie l . Cette section, casernée dans les
villages de Wever, Nordborchen et Kirchborchen, est confiée
au major Anders et au capitaine Menge.
L’amux de nombreux artilleurs permet ensuite au général
Mmcker de créer une réserve d’artillerie de deux batteries.
La I r e 2, commandée par le capitaine Metscher, s’installe à
Tudorf. La 2‘3 3, commandée par le lieutenant Fürguth, éta-
blit ses quartiers à Upsprunge.
Mais si les volontaires accourent, l’habillement et l’équi-
pement laissent beaucoup à désirer. La 214e division d’in-
fanterie, qui est demeurée en première ligne depuis le mois
d’avril, est rentrée en Allemagne dans un état de délabre-
ment total. A son retour elle a trouvé ses dépôts pillés par
les révolutionnaires. On signale au général Mærcker qu’il
pourra se procurer des armes dans le dépôt d’artillerie de
Münster, du matériel d’habillement à Hanovre, des muni-
tions à Neheim. Mais lorsqu’il y arrive, il ne trouve des
armes et des munitions qu’en quantité dérisoire. L’État-
Major de la 17e armée, en dissolution à Geseke, l’autorise à
prélever du matériel roulant dans le parc de son train des
équipages. Mærcker s’y rend en toute hâte, mais il est déjà
trop tard : (( Un spectacle désolant s’offrit à ma vue, é c r i t 4
dans ses Mémoires, camions, canons, fourgons de munitions,
prolonges d’artillerie, gisaient éparpillés et sans aucune sur-
veillance. I1 y avait là pour plusieurs millions de matériel
en vrac. Tout était rouillé, brisé, inutilisable, les essieux
étaient tordus, les plaques de cuivre enlevées et vendues, les
roues cassées, les caissons défoncés ... D
La situation est un peu meilleureau camp de Senne. Mais
le Conseil de soldats de Münster, un des plus révolution-
naires d’Allemagne, s’oppose à toute réquisition de matériel.
Ne sachant que faire, Mærcker téléphone à Berlin et se
met en communication avec M. Baake, sous-secrétaire d’État
à la Chancellerie :

1. La 1” compagnie était issue du 50e régiment d’infanterie: la 28 compagnie,


du 35V régiment d’infanterie; la 3e compagnie, de la I r e batterie de lance-mines.
La batterie d’artillrrie était issue des 23e et l l g e régiments d‘artillerie à pied.
2. Issue du 500e régiment d’artillerie de campagne.
3. Issue du 265e régiment d’artillerie de campagne et du 77e régiment d’artil-
lerie à pied.
124 HISTOIRE D E L’ARMESE ALLEMANDE

- Vos troupes sont-elles constituées en centuries?


demande-t-il au général.
- Non, répond Mærcker.
- Vous n’avez donc pas lu l’ordonnance du 12 décembre?
- Si, répond Mmcker, mais il est impossible de former
une troupe disciplinée sur cette base.
- Alors débrouillez-vous comme vous l’entendrez, lui dit
M. Baake en raccrochant le récepteur.
Le général Maercker est fixé : il ne doit compter s u r aucun
appui de ce côté. u Ce qui n’empêcha pas, ajoute-t-il avec
humour, que lorsque quelques jours plus tard le gouver-
nement se trouva abandonné de tous e t assiégé dans ses
bureaux, c’est à ma troupe qu’il fit appel pour protéger
hi. Baake. 1)
Le général Mzrcker aura-t-il plus de chance du côté des
autorités militaires? Malgré leurs exhortations, les régiments
en dissolution à Paderborn refusent eux aussi de lui prêter
leur concours. Le 5e régiment d’artillerie à pied ne donnera
pas un fourgon et le 1 4 e hussards ne fournira pas un cheval.
Aussi l’équipement du corps franc n’avance-t-il que lente-
ment.
En dépit de toutes ces dificultés, le général Mzrcker ne se
décourage pas. A la demande du Haut-Commandement, trois
généraux lui sont adjoints pour le recrutement des volon-
taires : le général Haase, le général von Reitzenstein et le
général Wilkens.
Aussi, les effectifs de la petite troupe ne cessent-ils d’aug-
menter. Le noyau initial des Chasseurs, recrutés au sein de
la 214e division, se grossit une premiére fois, le 15 décembre,
de t o u s les volontaires recrutés dans le secteur du XIVe corps
d’armée, et une deuxième fois le 20 décembre, de tous les
volontaires recrutés dans le secteur de la 17e armée. Le
24 décembre, à l’heure où le capitaine Pabst et ses officiers
succombent à Berlin devant le palais impérial, le général
Macrcker rassemble ses Chasseurs e t leur dit ce qu’il attend
d’eux. Les volontaires, au nombre de quatre mille environ,
l’acclament longuement.
Le 26 décembre, après l’échec du général Lequis, le gou-
vernement d’Ebert, craignant d’être balayé par les Sparta-
kistes qui assiègent la Chancellerie, demande au Grand e t a t -
LA REICHSWEHR P R O V I S O I R E 125
Major de mettre le corps des Chasseurs à la disposition du
général von Lüttwitz qui vient d’être nommé commandant
des troupes de Berlin. Le général Mzrcker reçoit, en consé-
quence, l’ordre de diriger ses sections vers la capitale. Un
chapitre nouveau commence dans l’histoire du corps franc.
Le 28 décembre, la Ire, la IIIe et la IVe section se mettent
en marche, suivies par la batterie Metscher et par l’État-
Major des Chasseurs.
La IIe section reste provisoirement à Salzkotten avec le
major Mayernitz et le capitaine Essich, chargés de pour-
suivre le recrutement. Ce groupe rejoindra le gros des Chas-
seurs au camp de Zossen, le 9 janvier 1919.
(( La concentration de tous les volontaires à Zossen, écrit

Mærcker, représenta un grand avantage pour le corps. I1


permit de travailler d’arrache-pied à compléter l’équipement
de la troupe. )) Sans doute les Chasseurs sont-ils encore’insuffi-
samment armés. Mais le pire, en plein hiver, est l’absence de
manteaux. Situation d’autant plus humiliante que des déser-
teurs, qui ont fait main basse sur les magasins d’habillement,
se promènent dans les rues de Berlin avec des dolmans neufs,
tandis que les volontaires restent privés du strict nécessaire.
(( J e fis appel au général von Lüttwitz, raconte Mærcker;

il me répondit qu’il ne pouvait pas me fournir ce que je


désirais, et me conseilla de m’adresser au ministère de la
Guerre. J’allai voir le ministre personnellement. Celui-ci,
après s’être renseigné auprès des différents services, me
déclara qu’il lui était matériellement impossible de me don-
ner satisfaction. )) Ainsi, le l e r janvier 1919, ni le gouver-
neur militaire de Berlin ni le ministre de la Guerre de Prusse,
n’étaient en mesure d’habiller quatre mille soldats! Heureu-
sement, le général Mærcker finit par découvrir, aux environs
de Zossen, un dépôt d’habillement qui n’a pas été pillé. I1
réussit enfin à équiper ses hommes.
Au cours des journées suivantes, un certain nombre de
petites unités indépendantes arrivent à Zossen, parmi les-
quelles se trouvent les cinq centuries du major Meyn l.
Celles-ci sont incorporées aux Chasseurs dont elles forme-
ront dorénavant la Ve section.

1. Voir plus haut, chap. v, p. 80.


126 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE
Telle est la troupe qui défile au matin du 4 janvier 1919,
devant Ebert et Noske émerveillés de se trouver de nou-
veau (( devant de vrais soldats D. Elle est l’acuvre d’un seul
homme, qui l’a conçue, recrutée et équipée avec une intelli-
gence et une ténacité sans pareilles. Grâce à elle, le général
Mærcker - commandant obscur d’une division d’infanterie
du front, qu’aucune action d’éclat ne signala pendant la
guerre mondiale - va inscrire son nom dans les annales de
son pays.
Une fois la revue terminée, les Commissaires du Peuple
retournent à Berlin. Mais au moment de quitter Zossen,
Noske se penche vers Ebert e t lui dit d’une voix grave :
- Sois tranquille : à présent t u vas voir que la roue va
tourner I...

1. MAZRCKER,op. cif., p. 64. a Sei ruhigl JefJ wird alles besser gehenl
IX

LES CORPS FRANCS RECONQUIÈRENT BERLIN

Lorsque Noske rentre à Berlin, il a le choix entre deux


lignes d’action possibles : poursuivre la politique militaire
du Cabinet telle qu’elle se trouve définie par le décret du
12 décembre; ou bien rompre avec cette méthode et sou-
tenir les officiers qui s’efforcent, comme le général Maercker,
de constituer des corps francs.
Adopter l a première voie, c’est imposer le principe de
l’élection des chefs et accroître le pouvoir des Conseils de
soldats. Adopter la seconde, c’est imposer le principe de
l’autorité des officiers et accroître le pouvoir des milieux
militaires. L’une et l’autre de ces solutions risquent d’avoir
pour le pays des conséquences incalculables. Selon le choix
auquel s’arrêtera le ministre de la Défense nationale, l’Aile-
magne s’orientera vers l’anarchie ou vers la contre-révolu-
tion.
A vrai dire, entre ces deux lignes de conduite, Noske
n’hésite guère. Tout le pousse à opter pour la seconde solu-
tion : son tempérament personnel, les conseils de son entou-
rage et les expériences qu’il a lui-même recueillies à Kiel.
f(J’ai appris dès ce moment-là, dira-t-il plus tard au colonel
Reinhard, qu’une troupe ne saurait subsister sans disci-
pline, ni sanctions 1. )) Le principe de l’élection des chefs
est une chimère qui méconnaît les réflexes les plus élémen-
taires de la nature humaine. L’adopter c’est précipiter le
pays à l’abîme. S’il subsistait le moindre doute à cet égard
l’impuissance des Conseils de soldats sufirait à le dissiper.
1. Colonel REINHARD,
1918-1919, p. 84.
128 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Noske décide donc d‘encourager la création de corps


francs, convaincu qu’ils sont, jusqu’à nouvel ordre, la for-
mule la mieux adaptée aux nécessités de l’heure. Ses efforts
vont tendre à en susciter le plus grand nombre possible
et à les grouper sous les ordres du général von Lüttwitz.
Pour accomplir cette tâche, Noske a besoin de tout son
temps et de toute son énergie. Voulant avoir ses coudées
franches, il demande à ses collègues de lui remettre les
pleins pouvoirs militaires pour la région des Marches. Ceux-ci
lui sont conférés au matin du 6 janvier l.
Dorénavant, Noske se trouve investi d’un pouvoir pro-
prement dictatorial. I1 pourra prendre ses décisions en pleine
conformité de vues avec le Grand État-Major, sans attendre
la ratification du gouvernement civil. (( Jamais je ne lus le
texte des pouvoirs qui me furent conférés; quant au décret
me nommant Commandant en chef, il ne me fut jamais
communiqué »,écrit Noske d a r s ses souvenirs. Mais l’ancien
gouverneur de Kiel n’est pas homme à s’embarrasser de
pareils détails. Il n’a jamais vu le texte spécifiant la nature
et l’étendue de ses pouvoirs militaires? Tant mieux. .I1
pourra donc les considérer comme étant illimités.
t
i *

Le 6 janvier, vers midi, Noske, accompagné d’un capi-


taine en civil quitte la Chancellerie et se rend à pied aux
bureaux de l’ancien Etat-Major impérial, situés place de la
République, l’ancienne place Royale que l’on vient de
débaptiser. Le trajet n’est guère aisé, car les rues sont
noires de moride. u A plusieurs reprises, écrit Noske 2, je
me heurtai à des cortèges de manifestants, à la porte de
Brandebourg, au Tiergarten et devant le palais de 1’Etat-
Major. Un grand nombre d’hommes armés accompagnaient
la foule. Plusieurs camions, chargés de mitrailleuses, étaient
rassemblés au pied de la colonne de la Victoire. Poliment,
je demandai que l’on me laissât passer, prétextant que
j’avais une course urgente à faire. On me fit place de bon
I.Le général Grener avait d’abord songé à confier ce r8le au général von Hoff-
mann, mais Ebert et Scheidemann s’y étaient opposés.
2. Nosua, Von K i $ bia Kapp, p. 69.
LA REICHSWEHR P R O V I S O I R E 129
gré. Si la foule avait eu des chefs déterminés e t lucides à la
place de hâbleurs, ce jour-lh, à midi, elle aurait été maîtresse
de Berlin. ))
Arrivé à l’État-Major, Noske y retrouve les comman-
dants von Hammerstein e t von Stockhausen qui seront
dorénavant ses conseillers techniques. Mais ici, pas plus
qu’à la Chancellerie, il ne sera possible de travailler tran-
quillement. E n bas, la foule hurle e t tend les poings vers le
bâtiment qui symbolise la tutelle exécrée des Seigneurs
de la Guerre ».Si les révolutionnaires décident de prendre
l’immeuble d’assaut, on ne pourra leur opposer aucune
résistance.
Noske e t ses oficiers passent rapidement en revue les pos-
sibilités qui s’offrent à eux : armer deux ou trois cents
hommes et les faire avancer jusqu’au Jardin zoologique de
Charlottenburg pour disperser la foule? Ils seront écrasés
avant d’y arriver. Quitter Berlin et n’agir que lorsque l’on
aura regroupé des forces sufisantes pour être assuré du
succès? Cette dernière solution est adoptée à l’unanimité.
Noske transporte donc ses quartiers à la Luisenstift de
Dahlem, - un pensionnat de jeunes filles situé à la péri-
phérie de Berlin, - très facile à défendre en raison de sa
position isolée. La protection du bâtiment sera assurée par
une compagnie appartenant à la IIIe section des Chasseurs.
A 15 heures, le Commissaire à la Défense nationale se
présente à la directrice e t lui notifie que sa maison est
réquisitionnée par l’autorité militaire. Les élèves étant en
vacances, l’installation peut commencer immédiatement.
Une heure plus tard, les couloirs e t les escaliers reten-
tissent d’un bruit de bottes e t des coups de marteau de la
section du génie qui pose des lignes téléphoniques. Les
chambres et les dortoirs se remplissent de soldats affairés.
Noske choisit comme bureau une salle de classe. Une table,
un téléphone vissé sur une planchette, un petit lit de pen-
sionnaire dans l’angle de la pièce, et son quartier général
est installé.
Impossible de dormir, cette nuit-là, car à chaque instant
il faut donner des signatures, transmettre des ordres, prendre
des communications verbales ou téléphoniques. Le mardi
matin, dès la première heure, la maison ressemble à une
I 9
130 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

fourmilière. Des volontaires amuent d‘un peu partout pour


se faire enrôler. La plupart ont apporté leur fusil avec eux.
Des camions se succèdent, remplis de mitrailleuses et de
mortiers qui sont rapidement montés et mis en batterie.
Des autos, des motocyclettes et des véhicules de toutes
sortes sont (( réquisitionnés )) dans les casernes, et amenés à
Dahlem, où ils forment bientôt un parc imposant. On ins-
talle même, dans un champ voisin, une station de T. S. F.
En moins de trois jours, le pensionnat de jeunes filles est
transformé en forteresse.
Noske met ces journGes à profit pour dresser son plan
d’action et faire le recensement des forces dont il dispose.
I1 y a d’abord, à Dahlem même, une compagnie de la
IIIe section des Chasseurs, dont les effectifs augmentent de
jour en jour.
Puis il y a le gros des Chasseurs volontaires, commandés
par le général Mærcker, dont les diverses sections occupent
les positions suivantes : les sections I et I V sont à Zossen,
la section I I à Niedermarsberg en Westphalie, où elle est
restée en arrière pour assurer le recrutement de réserves :
les sections I I I et V, commandées respectivement par le
major Lucius et le major Meyn, ont été poussées en avant
à Gross-Lichterfelde, afin d’avoir des forces à proximité
immédiate de Berlin.
D’ailleurs, l’exemple du général Mærcker n’a pas tardé à
être suivi, car depuis le 25 décembre, un certain nombre
d’officiers se sont efforcés, eux aussi, de constituer des
corps autonomes.
I1 y a tout d’abord le colonel Wilhelm Reinhard, l’ancien
commandant du 4e régiment de la Garde Celui-ci a publié
le 26 décembre un appel pour la formation d’un corps franc,
auquel ont immédiatement répondu un certain nombre d’an-
ciens sous-officiers de son régiment. Ce premier noyau s’est
installé dans la caserne occupée, avant la guerre, par le
4e régiment de la Garde. Officiers et sous-officiers télégra-
phient à leurs camarades du front pour les exhorter à venir
combattre à leurs côtés. Quelques jours plus tard, le nou-
veau corps franc compte 600 hommes.
1. Qu’il ne faut pas confondre avec le colonel Walter Reinhardt, qui occupe les
fonctions de ministre de la Guerre en Prusse.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 131
Aux premiers jours de janvier, le colonel Reinhard divise
sa troupe en deux groupes : le premier, composé de deux
compagnies de 150 hommes commandées par l’adjudant
Suppe, assure la protection de la Chancellerie et du minis-
têre des Affaires étrangères. Le second, - deux compagnies
de 150 hommes également, - est envoyé à Moabit pour y
protéger la caserne. Le 8 janvier, les effectifs de la troupe
atteignent 900 hommes. Ce sont presque tous des soldats
démobilisés qui ont fait la guerre dans la Garde et qui ont
voulu reprendre du service dans le corps franc issu de leur
ancien régiment.
Afin de renforcer cette trpupe d’élite, le général von
Lüttwitz lui adjoint le corps franc du major von Stephani,
formé des débris d’un certain nombre de régiments apparte-
nant à la garnison de Potsdam. Celui-ci se transporte aussitôt
à Moabit, où il se met à la disposition du colonel Reinhard l.
Il y a également le corps des Tirailleurs volontaires com-
mandé par le général von Raeder 2; la division de la Garde
montée, commandée par le général von Hoffmann; le corps
franc de la 17e division d’infanterie, commandé par le
général Held; le corps franc de la 31e division d’infanterie,
commandée par le général von Wissel; enfin, le corps franc
du général von Hülsen.
Pour augmenter ces effectifs, Noske fait venir de Kiel sa
propre (( Brigade de Fer »,forte de 1.600 hommes, com-
mandée par le colonel von Kohden. C’est en vain que les
cheminots veulent s’opposer A son transport. Dans la nuit
du 9 au 10 janvier, elle s’installe dans six villages des
Marches, Le 10 au matin, Noske va la passer en revue
dans ses nouveaux cantonnements. I1 en profite pour tenir
une conférence avec les officiers de marine qui comman-
dent les différentes sections de la troupe.
L’arrivée de la Brigade de Fer porte à huit le nombre des
groupes armés dont dispose le Commissaire de la Défense
nationale 3.
1. En mars, les effectifs de ce corps franc atteindront ceux d’une brigade, grâce
à l’adjonction d‘éléments ayant appartenu autrefois à la Garde impériale.
2. Le corps des Tirailleura est composé de la section Stobbe, de la section
Gerstenberg et de la section de la Garde von Neufville.
3. I1 existe également a Berlin, outre certaines milices restées favorables au
gouvernement, !e régiment Liebe, constitue dès les premiers jours de décembre,
132 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

Comme bien l’on pense, tous ces préparatifs ne sont pas


passés inaperçus des Spartakistes. Ceux-ci s’efforcent fiévreu-
sement de mettre sur pied une armée rouge susceptible de
faire échec aux contingents de Noske. Le Comité révolu-
tionnaire a établi son Quartier Général au Marstall, sous la
protection de la (( Division de la Marine populaire ».Là, on
se croirait en pleine mobilisation : (( Dans la cour, on traîne
des armes et des pièces d’équipement, on en fait des mon-
ceaux énormes e t on les distribue aux civils qui amuent e t
refluent sans arrêt. Des autos pétaradent, on harnache des
chevaux, des femmes en costume d’infirmière équipent des
ambulances. I1 s’agit pour les révolutionnaires de rattraper
en quelques heures les mois qu’ils ont perdus l . )) Mais au
moment décisif, il leur manquera l’essentiel : des cadres
disciplinés e t un plan méthodique.
Pourtant le bruit court que Dorrenbach a réussi à rallier
à la révolution la garnison de Spandau, restée neutre jus-
qu’ici. Les Spartakistes disposeraient ainsi de plusieurs
régiments armés, de deux mille mitrailleuses e t de vingt
canons. La garnison de Francfort se serait mise en marche
pour se joindre à eux.
Noske, qui a résisté jusqu’ici aux appels de ses collègues
qui le pressaient d’entamer les opérations, se rend compte,
en apprenant cette nouvelle, qu’il n’a plus une minute à
perdre. La garnison de Spandau risque de le prendre de
flanc au moment où il fera son entrée dans la capitale. I1
faut écarter ce péril, avant l’arrivée des troupes révolu-
tionnaires de Francfort.
Noske étudie la carte de Berlin. Deux points lui paraissent
particulièrement importants : Spandau justement, où se
trouve,nt les vastes ateliers de la manutention militaire, et
les alentours de la Belle-Allianceplatz où sont groupés les
immeubles des grands journaux de Berlin. Armes matériel-
les et armes intellectuelles ne doivent pas rester aux mains
des insurgés, - d’autant moins que le gouvernement a
besoin de la presse pour préparer les élections à l’Assemblée

et caserné au Rcichstag. Mais, incertain de sa valeur combative, Noske préfère


ne pas l’inclure dans son plün d‘opérations. II ne jouera qu‘un rdle insignifiant
dans la recoiiquute de Berlin.
1. E. O. VOLKMNN, La Rédutwn allemande, p. 153.
LA REICHSWEHR P R O V I S O I R E 133
nationale, dont la date reste fixée au 19 janvier. C’est donc
sur ces deux points que Noske décide de faire porter son
action.

+ +

La première étape de la reconquête de Berlin est confiée


au corps franc du colonel Reinhard. Un détachement de
volontaires, commandé par le lieutenant von Kessel, se
met en marche pour Spandau, afin de s’emparer de l’hôtel
de ville. Celui-ci est pris d’assaut après un court bombarde-
ment. I1 y a des morts et des blessés. Tous les Spartakistes
qui s’y trouvent sont faits prisonniers et transférés à la
prison centrale de Berlin. Mais la troupe qui les escorte les
fusille en cours de route, sous prétexte qu’ils ont tenté de
s’évader.
Simultanément, une autre action s’engage contre le quar-
tier des journaux. Cette fois-ci, l’attaque est confiée au
major von Stephani. Il quitte la caserne de Moabit dans
la nuit du 10 au 11 janvier, et s’installe avec ses troupes
sur la Belle-Allianceplatz et dans les rues avoisinantes. A la
faveur de l’obscurité, il met en batterie ses howitzers et ses
lance-mines. Le 11 janvier à l’aube, les Berlinois sont
réveillés par le feu roulant des canons. Le tonnerre des
explosions, décuplé par les façades de pierre, est proprement
assourdissant. Les éléments spartakistes qui occupent l’im-
meuble du V o r w ï r t s répondent par une fusillade nourrie.
Les mitrailleuses crépitent aux fenêtres. Les éclats de
mitraille ricochent contre les pavés de la rue. Des passants
s’affaissent sur la chaussée. On traîne les blessés dans les
maisons.
Bientôt les obus ont ouvert une brèche dans la façade de
l’immeuble. Deux maisons sont éventrées. Le feu des insur-
gés s’arrête. Une demi-douzaine de révolutionnaires se pré-
cipitent dans la rue en agitant des mouchoirs blancs. Des
soldats les amènent de force dans la cour d’une caserne de
dragons, située à proximité. Puis retentit une détonation
sèche : six cadavres s’effondrent au pied d’un mur écla-
boussé de sang.
Maintenant la troupe d’assaut s’avance en rasant les
134 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ EALLEMANDE

façades, des grenades à la main. Une fois arrivés devant


l‘entrée du Vorwarts, les soldats font irruption à l’intérieur
du bâtiment Les révolutionnaires lèvent les mains et sup-
plient qu’on les épargne. Le major von Stephani demande
trois fois au colonel Reinhard ce qu’il doit faire des pri-
sonniers. Par trois fois Reinhard lui donne l’ordre de les
fusiller sur-le-champ. Stephani ne peut se résoudre à abattre
froidement trois cents hommes désarmés. Tandis qu’il hésite,
un groupe d’ouvriers spartakistes s’élance dans le bâtiment
pour délivrer leurs camarades. Une partie d’entre eux réussit
à s’échapper. Les autres capitulent. Ils seront traduits
devant le Conseil de Guerre. L’un après l’autre les sièges
des organes de presse sont repris par les troupes du colonel
Reinhard.

+ +

Tandis que cette scène se déroule aux alentours de la


Alte- Jacobstrasse, la deuxième phase de l’action commence
dans les quartiers de l’ouest. Le 11janvier 1919, - un mois
jour pour jour, après le retour de l’armée impériale, Noske
entre à Berlin à la tête de ses corps francs. Mais comme ce
spectacle est différent des parades auxquelles sont accoutu-
més les Berlinois!
Dans le demi-jour pluvieux de cette matinée d’hiver,
c’est une troupe de guerre, forte de trois mille hommes, qui
s’avance à travers la capitale. A sa tête marche un civil, au
visage calme, mais dur : c’est Noske. A côté de lui se tient
le colonel Deetjen. A leur suite viennent des formations
d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, et pour finir une sec-
tion de chars d’assaut. Cette troupe est constituée par les
IIIe et Ve sections de Chasseurs, par trois escadrons de la
Division de la Garde montée, et-par la Brigade de Fer de
Kiel.
La colonne grise, venant de Lichterfeld s’avance vers la
porte de Brandebourg, à travers la Potsdamer, Ia Leipziger,
et la Wilhelmstrasse. Les soldats avancent prudemment, car
à chaque coin de rue, ils craignent d’être fauchés par les
1. Au sujet de l’assaut du Vorwüru, cf. Hans yon KESSEL,Hunàganoten und
Rote Fahnen, p. 159-197.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 135
rafales des mitrailleuses. Mais aucun coup de feu ne retentit.
Les rues sont désertes. Un silence de mort plane sur la capi-
tale, interrompu de temps à autre par la rumeur des canons
qui tirent sur la Belle-Allianceplatz. D’abord timidement,
puis de plus en plus nombreux, les bourgeois apparaissent
sur le seuil de leurs portes et saluent les soldats au passage.
Après avoir traversé Berlin, la colonne se disloque. La
Brigade de Fer de Kiel s’installe à Moabit, tandis que les
sections I I I e t V des Chasseurs et les escadrons de la Garde
montée retournent respectivement à Lichterfeld et à Zehlen-
dorf.
A la même heure, les Tirailleurs du général von Raeder,
le gros de la Garde montée, les sections I et I I des Chas-
seurs du général Mærcker convergent vers les localités situées
au sud et à l’ouest de Berlin, e t se déploient le long d’une
ligne qui va de Bückow à Zehlendorf, en passant par Marien-
felde, Lichtenrade et Tempelhof.
Dans la nuit du 11 au 12, l’assaut est donné au dernier
bastion de la résistance spartakiste : la Direction de la Police
où Eichhorn, destitué par le gohvernement, a réussi à réoc-
cuper ses bureaux par la force. Le sergent-major Schulze
mène l’attaque à la tête d’une compagnie de Fusiliers de la
Garde. Des miliciens rouges luttent désespérément à l’inté-
rieur du bâtiment. Les obus traversent l’immeuble de part
en part. Tout un pan de la façade s’écroule. Les scènes du
Vorwürts se renouvellent. Après deux heures de combat, la
Direction de la Police est prise d’assaut, Ses occupants sont
pourchassés de bureau en bureau et abattus sans merci dans
les corridors, dans les ascenseurs et jusque dans les caves.
t
* *
Maintenant qu’au centre de Berlin les principaux foyers
d’insurrection sont tombés, que la Brigade de Fer de Noske
s’est solidement retranchée à Moabit, qu’au sud et à l’ouest
une ceinture de troupes cerne les abords de la capitale, Noske
peut passer à la troisième étape de son plan : l’occupation
des quartiers situés au sud de la Sprée.
Le 13 janvier, le Commissaire à la Guerre fait parvenir
aux généraux commandant les divers corps francs un ordre
A Quartier générai des Spartakistes
0 Quartier général de Noske
0 Corps-franc du Colonel Reinhard
L 1" étape de la reconquête
2*ZEétape -ii -
Biii) 3 9 "étape -II -
Secteurs d'occupation des corps-francs :
+nOuu*Q.G.du Go'Maercker +t@t+Q.G.du Galvan Held

LA BATAILLE DE
N (janvier 1919).
138 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

secret assignant à chacun d’eux un secteur d’occupation par-


ticulier. Six groupes doivent prendre part à cette opération,
dont le but est d’isoler le sud de Berlin, des quartiers ouvriers
situés au nord de la ville. Le plan d’opérations est le suivant :
10 Le corps des Chasseurs, commandé par le général Mær-
ckcr occupera la partie la plus importante de Berlin, située
entre la Jerusalemerstrasse et la Werderstrasse (y compris le
Marstall) d’une part, et le Tiergarten de l’autre. C’est dans ce
quartier que se trouvent le château impérial et la plupart
des ministéres.
20 La 1Xvision de la Garde montée, commandée par le géné-
ral von IIoffmann occupera le secteur situé à gauche de celui
des Chasseurs, entre la Sprée, le Reichstag, le chemin de fer
de ceinture et la Potsdamerplatz.
30 Les Tirailleurs volontaires commandés par le général von
Rœder, occuperont le secteur situé à droite de celui des Chas-
seurs, entre la Sprée, la Werderstrasse, la Jerusalemerstrasse
e t le pont de Waterloo.
40 Les volontaires de la 1 7 e Division d’infanterie, comman-
dés par le gériéral von Held, occuperont le secteur de Neukolln
et de Tempelhof, depuis le canal de la Landwehr jusqu’au
canal de ïeltow,
50 Les volontaires de la 31e Division d’infanterie, comman-
dés par le général von Wissel, occuperont le secteur situé entre
le canal de la Landwehr, le canal de Neukolln, la Lohmollen-
platz et la Sprée.
Go Le corps franc du général von Hülsen occupera, au sud
de la Sprée, le secteur limité à l’est par celui de la Division
de la Garde montée, et à l’ouest par la commune de Span-
dau et la Havel. Ce corps occupera en outre Schmargendorf,
Grunewald, Zehlendorf, Schlachtensee et Wannsee.
Une fois ces positions atteintes, les chefs des corps francs
installeront leurs quartiers généraux aux endroits suivants :
le général Mærcker dans le palais d u Kronprinz, à côté de
la Kommandantur; le général von Hoffmann, à l’hôtel Eden,
près du Jardin zoologique; le général von Rœder, à l’école
Victoria, dans la Neanderstrasse; le général von Held, dans
l’hôtel de ville de Neukolln; le général von Wissel dans la
caserne du bataillon des téléphonistes, près du parc de Trep-
tow; enfin le général von Hülsen au château de Charlotten-
burg.
LA R E I C E S W E H R PROVISOIRE 139
Quant au général von Lüttwitz, celui-ci restera au quar-
tier général de Dahlcm, afin de coordonner les mouvements
des différentes unités.
L’action se déclenche à l’aube du 15 janvier. Au moment
où les Chasseurs traversent le champ d’aviation de Tem-
pelhof, ils sont passés en revue par le général von Lüttwitz.
Puis ils se divisent en trois colonnes :
La première se dirige vers le palais impérial, à travers la
Essener, la Alte-Jacob et la Jerusalemerstrasse. Elle assure
la protection du château, du musée et de l’université.
La deuxième se dirige vers la gare de la Friedrichstrasse
à travers la Belle-Allianceplatz e t la Friedrichstrasse.
La troisième se dirige vers le quartier des ministères, à
travers la Grosse Behrenstrasse et la Wilhelmstrasse.
Les unités avancent partout sans rencontrer de résis-
tance. Les principaux points stratégiques sont immédia-
tement occupés, notamment le central téléphonique de
Tempelhof-Word, e t le central télégraphique de la Franzo-
sischestrasse.
Au fur et à mesure que les troupes atteignent leurs objec-
tifs, elles se déploient en tirailleurs e t s’engouffrent dans les
maisons. Mais à tous les carrefours e t sur les places, on dis-
pose des mitraillcuses, pr8tes à tirer à la première alerte.
Des chars patrouillent ii travers les rues et dans la fente
des meurtrières, on voit luire l’acier poli des canons.
Le soir, au moindre attroupement, u n camion blindé sur-
git de la pénombre et inonde brusquement la chaussée d’une
clarté aveuglante. Le rayon de son projecteur balaye la
façade des maisons. Aux fenêtres et aux balcons on voit
briller les canons des mitrailleuses pointées vers la terre,
sur la tête de la foule. Pris de panique, les groupes s’en-
fuient de tous côtés.
Le 15 janvier, à minuit, les troupes gouvernementales sont
maîtresses de Berlin.
t
* *
(( Le cauchemar qui pesait sur la ville est dissipé )), écrit

Noske. Mais pour les Spartakistes, le cauchemar commence.


Ils sont traqués comme du gibier de quartier en quartier,
140 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

refoulés vers les cours des immeubles et fusillés par groupes de


quinze ou de vingt. Une véritable chasse à l’homme s’établit
dans la ville. Ceux que l’on recherche le plus activement, ce
sont naturellement les chefs : Rosa Luxemburg et Liebknecht.
I1 y a quelques jours à peine, celui-ci était à l’apogée de
sa carrière. Porté par une houle d’acclamations, il haran-
guait les ouvriers du haut d’une fenêtre du Marstall ou dans
les avenues de la capitale. A présent, un mandat d’arrêt a
été lancé contre lui : le voici contraint de fuir de maison en
maison, talonné sans répit par des soldats et des policiers.
Depuis le 12 janvier, il n’a plus donné signe de vie et ses
amis commencent à redouter le pire. Pour les rassurer, il
envoie, de la retraite où il se cache, un article à la Rote
Fahne, l’organe de son Parti :
(( Où sommes-nous? Mystère! écrit-il. Mais nous ne sommes

pas battus. Même s’ils nous jettent dans les fers, nous sommes
là, nous demeurons 11i. E t la v i c t o i r e s e r a pour nous. Car
Spartakus, c’est le feu de l’esprit, c’est l’âme et le cœur,
c’est la volonté e t l’acte de la révolution du prolétariat.
Spartakus, c’est toute la misère et le désir de bonheur, car
Spartakus c’est le socialisme et la révolution universelle. Le
calvaire de la classe ouvrière allemande n’est point encore
à son terme, mais le jour de la délivrance approche. ))
Ce sera le dernier article qu’il écrira, son testament poli-
tique. Car le 15 janvier au soir, Liebknecht et Rosa Luxem-
burg sont découverts à Wilmersdorf et amenés sous escorte
à l’hôtel Eden, qui abrite le Quartier Général de la Garde
montée. Après un bref interrogatoire, on décide de les
conduire à la prison de Moabit.
Liebknecht est emmené le premier. Au moment où il sort
de l’hôtel, le soldat Otto Runge, placé en sentinelle devant
la porte, lui assène deux formidables coups de crosse sur
la tête. Ensanglanté, Liebknecht s’effondre dans la voi-
ture où on le transporte. Arrivé au Tiergarten, le chef du
détachement fait stopper l’auto. I1 fait descendre Lieb-
knecht et lui ordonne de poursuivre le chemin à pied. Pré-
textant une tentative de fuite, on l’abat à coups de revolver.
Le chef de l’escorte, le lieutenant von Pflugk-Hartung, remet
le cadavre au poste de secours le plus proche, en déclarant
que c’est celui d’un inconnu.
LA REICHSWEHR P R OVI S OI R E 141
Quelques instants plus tard, Rosa Luxemburg quitte à
son tour l’hôtel Eden. Le soldat Runge ne l’épargne pas
davantage. On la traîne à demi morte dans une voiture.
L’auto démarre. A quelques mètres de là, une balle, tirée à
bout portant, fracasse la tête de la malheureuse. Le chef du
détachement, le lieutenant Vogel, fait jeter son cadavre dans
le canal de la Landwehr. On ne le retrouva que quelques
mois plus tard.
Lorsque Scheidemann apprit la nouvelle de l’assassinat,
il n’était pas à Berlin, ayant jugé plus prudent de se mettre
en sécurité. Il se trouvait à Wilhelmshohe, où il s’était rendu
( ( à la demande du général Grœner, pour discuter avec lui
différentes questions de service ».I1 rentra à Berlin par train
spécial, le 17 janvier, et trouva la capitale en proie à une
émotion extrême, provoquée par la disparition des deux
chefs spartakistes et par les détails affreux que l’on appre-
nait peu à peu sur les circonstances de leur mort. J e ne
puis que répéter, écrit-il dans ses Mémoires l , ce que je décla-
rai à l’hôtel de ville de Cassel, sous la première impression
du moment : je regrette sincèrement ces deux morts, et cela
pour de bonnes raisons. Quotidiennement, les deux victimes
ont appelé le peuple aux armes afin de renverser le gouver-
nement. E t voici que leur propre tactique les a frappés
eux-mêmes. ))
On pensera ce que l’on voudra de cette déclaration hypo-
crite. Mais les regrets de Scheidemann ne devaient pas être
bien vifs, puisque le soin de mener l’enquête sur les circons-
tances du drame fut confié, par le gouvernement dont il
faisait partie, au tribunal de la Division de la Garde, à
laquelle appartenaient les meurtriers et qu’aucun d’entre
eux ne fut condamné 2.
Rosa Luxemburg avait-elle prévu ces choses, lorsqu’elle
écrivait à Sonia Liebknecht, de sa prison de Breslau : (( J’ai
l’impression que cette grande maison de fous dans laquelle
nous vivons se transformera un jour, comme par un coup
de baguette magique, en quelque chose d’incommensurable-
...
ment grand et d’héroïque Mais il faudra que nous traver-
1. ÇCHEIDEMANN, L’Eflondrernent, p. 262.
2. Seul, Otto Runge fut condamné a deux ans de prison. Tous les autres furent
acquittés.
142 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

sions auparavant une période remplie des pires souffrances


humaines. L’essentiel est de savoir tout prendre, les boule-
versements sociaux comme les événements de la vie privée,
calmement, généreusement et avec un très doux sourire 1. 1)

+ +

Les journées qui suivent sont consacrées par les chefs des
corps francs à une revision de leur armement et à une
redistribution des effectifs. Le corps des Chasseurs s’est aug-
menté, depuis peu, de tant de nouvelles recrues que le géné-
ral Maercker se voit dans l’obligation de le scinder en deux :
la Ire brigade (composée des Ire, IIe et IIIe sections) est
placée sous le commandement du colonel von Reitzenstein.
La 2e brigade (Ive, Ve et V I e sections) est confiée d’abord
au colonel Nigmann, qui s’est distingué, en 1905,en Afrique
orientale, puis a u colonel von Frankenberg, ancien chef
d’État-Major sur le front français. L’arrivée d’une batterie
supplémentaire (issue du 44e régiment d’artillerie de réserve)
permet une répartition plus homogène des canons. Enfin
une escadrille d’avions, qui a été formée à Paderborn par le
capitaine Crocker, est transférée au camp d’aviation de
Potsdam.
Des remaniements similaires ont lieu au sein du régiment
Reinhard, de la Division de la Garde montée et des Tirail-
leurs du général von Raeder.
Pendant ce temps, le désarmement des populations civiles
continue. Les maisons sont visitées de fond en comble et
les habitants obligés de remettre leurs armes. Un cordon de
sentinelles, postées sur les ponts de la Sprée, arrête les pas-
sants, les fouille et leur fait subir un interrogatoire serré.
Mais ces mesures ne donnent pas les résultats escomptés.
a Nous ne récupérâmes que très peu d’armes I), avoue le géné-
ral Mærcker. Par contre, le séjour dans la capitale ne tarde
pas à avoir une influence démoralisante sur la troupe. A
force de perquisitionner dans les immeubles sordides où s’en-
tassent des familles entières, les volontaires, appartenant
en majorité à des milieux provinciaux ou campagnards,

1. Rosa LUXEMBURG,
Leîtrss à Sonia Liebknecht, p. 31.
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 143
découvrent avec stupeur la misère des ouvriers. Ils s’aper-
çoivent que leur révolte n’est pas dictée uniquement par la
haine et l’envie, comme on a cherché à le leur faire croire.
Malgré l’effort des chefs, la disciplme se relâche. On voit
des Chasseurs fraterniser avec les matelots de la Division
populaire. Certaines escouades, casernées à l’université, ont
saccagé les salles qui leur servent de dortoirs. Les généraux
s’inquiètent de ces symptômes alarmants. Les corps francs
vont-ils se dissoudre à leur tour, comme les régiments impé-
riaux, lors de leur rentrée dans la capitale? Ce serait, cette
fois-ci, un désastre irréparable, car les corps francs, une fois
dissous, ne se reformeront plus.
Aussi Noske et le général Maxcker décident-ils de retirer
les troupes de Berlin. Puisque l’ordre semble rétabli, mieux
vaut les encaserner aux alentours de la ville. I1 sufira de
maintenir le régiment Reinhard dans la caserne de Moabit.
Le 23 et le 24 janvier, les Chasseurs se retirent dans la zone
limitée par le chemin de fer de ceinture au nord, la ligne
Berlin-Trebbin à l’est, la route Mahlow-Teltow au sud, et
les lacs de la Havel à l’ouest. Là, ils seront à l’abri de la
contagion spartakiste.
Pourtant Noske a tort de croire que l’ordre est rétabli.
Le calme qui règne à Berlin n’est qu’apparent. Le feu couve
sous la cendre ...
X

L’ASSEMBLEE NATIONALE
ET L’ORGANISATION DE L’ARMÉE NOUVELLE

Le 19 janvier, s’ouvre à Paris la Conférence de la Paix. Le


même jour se déroulent à Berlin les élections pour 1’Assem-
blée Nationale. Celles-ci ont lieu conformément aux décrets
des 18 et 30 novembre 1918, c’est-à-dire en vertu de déci-
sions prises, de leur propre autorité, par les Commissaires
((

du Peuple ».On s’étonne que les extrémistes du Comité cen-


tral n’aient pas protesté, dès cette date, contre une mesure
si manifestement destinée à les dépouiller de leurs préroga-
tives.
Peut-être ont-ils cru que les élections confirmeraient leur
pouvoir? Ils s’aperçoivent à présent que le vote aura lieu
dans de tout autres conditions qu’ils ne l’avaient espéré.
Les troupes de Noske ont reconquis Berlin. Les Indépen-
dants sont délogés des journaux e t de la Direction de la
Police. Les chefs du Parti Spartakiste, Liebknecht et Rosa
Luxemburg, ont été tués. Ledebour est en prison. La bour-
geoisie, rassurée par l’intervention des corps francs, voit
dans les élections un moyen de prendre sa revanche sur les
Spartakistes. Le remaniement du Cabinet l’a déjà fait sortir
de sa torpeur. La journée du 19 janvier la réveille tout à
fait et consomme sa victoire sur les partis de gauche.
Elle la consomme même trop, au gré du gouvernement.
Car sur 421 sièges, 165 seulement reviennent aux socialistes.
Ils n’ont donc pas la majorité. Les Indépendants, .pour leur
part, ne recueillent que 22 sièges. Eux qui dominaient le
pays quinze jours auparavant, ils ne formeront plus que
5 y, de l’Assemblée. Les vainqueurs de la journée sont les
démocrates (75 sièges), le centre (ou parti chrétien populaire,
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 145
91 sièges), le parti national allemand (22 sièges, autant que
les Indépendants), et le parti populiste ultra-réactionnaire
(38 sièges); 9 sièges vont à des candidats isolés.
Le résultat de ce vote est une grosse déception pour
Ebert et Scheidemann. Ils croyaient remporter la majorité
absolue, et voici qu’ils ne sont qu’une minorité, puissante
sans doute, mais pas assez forte pour s’opposer à une coali-
tion du centre et de la droite. Que faire? Une alliance avec
les Indépendants est devenue impossible; ils devront donc
rechercher l’appui des démocrates, quitte à renoncer à
quelques-uns des points essentiels de leur programme.
Mais si les résultats des élections inquiètent Ebert et
Scheidemann, ils sont au contraire très rassurants pour
Noske. Que cherche-t-il? A faire approuver sa politique de
force contre les Spartakistes, à réorganiser l’armée, à vaincre
une opposition sourde qui commence à poindre contre lui
au sein du Parti Socialiste, où sa docilité envers les généraux
provoque de sérieuses réserves. La composition de 1’Assem-
blée, nettement orientée plus à droite que le Cabinet, lui
permettra de trouver des alliés jusque dans le camp des
conservateurs. P a r ailleurs, le Cabinet sent que son princi-
pal atout à l’égard du centre et de la droite est Noske, avec
sa politique nationale et sa politique antimarxiste. Ebert
et Scheidemann s’en serviront comme d’un bouclier pour
parer aux attaques de leurs adversaires. La réorganisation
de l’armée deviendra, de ce fait, une plate-forme commune
autour de laquelle pourront se retrouver tous les partis.
Noske déconseille à ses collègues de laisser l’Assemblée
Nationale siéger à Berlin. Malgré la présence des corps
francs, une effervescence insolite continue à y régner.
Qu’arriverait-il si les Spartakistes cernaient le palais du
Reichstag e t faisaient prisonniers les délégués? Les Com-
missaires du Peuple ont-ils oublié l’irruption de Dorrenbach
et de ses marins au Congrès du 16 décembre? I1 faut éviter
à tout prix le retour de pareils incidents. Noske suggère de
réunir l’Assemblée à Weimar, alléguant (( qu’il serait difi-
cile, à Berlin, de la protéger par des baïonnettes pendant
toute la durée des délibérations ». I1 n’a aucune peine à
faire prévaloir son point de vue, qui coïncide avec les vœux
des €?,tats de l’Allemagne du Sud.
I 10
146 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Le général Mærcker - dont la IIIe section de Chasseurs


a déjà protégé le quartier général de Noske à Dahlem -
est chargé d’assurer la sécurité de l’Assemblée Nationale.
Le 30 janvier 1919, un premier échelon de 2 officiers et de
120 Chasseurs est envoyé en avant-garde à Weimar pour
y préparer les cantonnements de la troupe. Aussitôt, les
Conseils de soldats des XIe et XVe corps, réunis à Eisenach,
protestent contre l’intrusion en Thuringe de corps francs
(( étrangers au Pays ». Ils proposent d’assurer eux-mêmes

la protection de l’Assemblée, à l’aide de milices locales.


A peine débarqués à Weimar, 20 Chasseurs sont désar-
més par la population. (( On s’aperçut alors, écrit non sans
ironie le général Mærcker, que Weimar n’était nullement
la calme petite cité des Muses, où l’Assemblée pourrait
siéger en toute tranquillité l. )) Ces symptômes sont d’autant
plus inquiétants que la ville d’Erfurt, située non loin de là,
possède un arsenal important, dont presque tous les ouvriers
sont affiliés au Parti Indépendant. En cas d’insurrection,
les révolutionnaires pourraient disposer immédiatement de
12.000 hommes et de 90.000 fusils.
Le gouvernement va-t-il s’incliner devant ces menaces?
Non. Du l e r au 3 février, le gros des Chasseurs se transporte
en Thuringe, à raison de quatre convois par jour. Arrivé à
Weimar, le général Mærcker convoque à l’hôtel Erbprinz,
où il est descendu, deux délégués des Conseils de soldats e t
deux députés du Pays. I1 leur fait remarquer que le désar-
mement de ses fourriers équivaut à un acte de mutinerie, e t
qu’il exercera des représailles impitoyables si de pareils
incidents se renouvellent. Ces paroles énergiques font l’effet
désiré. Le conflit s’apaise comme par enchantement.
Les Chasseurs - dont le nombre est porté à 7.000 hommes
par l’adjonction de certains éléments loyalistes de la garni-
son de Weimar - s’installent tout autour de la ville. La
Ire brigade occupe le secteur situé au nord et à l’est; la
2 e brigade, le secteur situé au sud et à l’ouest. Toutes les
routes et les lignes de chemins de fer convergeant vers
Weimar sont barrées par des postes de contrôle. La sécurité
de la ville est assurée par une batterie d’artillerie et trois

1. MXRCKER, Vom Reichsheer ZUT R e i c h e h r , p. 89.


L A REICHSWEHR PROVISOIRE 147
compagnies, qui occupent respectivement la gare, le théâtre
et la Poste. Maintenant que tout est calme, les délégués
peuvent arriver.
Le gouvernement d’Ebert donnera la valeur d’un sym-
bole au fait qu’il a choisi Weimar, et non Berlin, pour y
réunir le Parlement : c’est la rupture avec Potsdam, le
retour aux traditions idéalistes et libérales de Gœthe. Cette
affirmation est doublement tendancieuse. D’abord parce
qu’il n’est pas certain que Gœthe ait été un libéral. Certaines
de ses déclarations donneraient plutôt à penser le contraire;
ensuite parce que ce choix a été dicté par des raisons où
l’idéalisme n’a aucune part. E n réalité, si l’Assemblée se
rend à Weimar c’est pour y siéger à l’abri de la foule berli-
noise, sous la protection rassurante des mitrailleuses de
Mærcker.
* *
(( 6 février 1919! Les drapeaux et les cloches balancent leur

tumulte dans la ville fanée que la neige a repeinte. Der erste


Tag. C’est le premier jour de l’Allemagne républicaine. Les
représentants de la nation défilent devant une compagnie
de la IIe section des Chasseurs qui rend les honneurs en
tenue de parade. Le cortège entre dans le théâtre de la
Résidence, redoré à neuf, où quelques jours auparayant, en
un spectacle de gala, Iphigénie faisait reculer les Erynnies
acharnées à perdre le malheureux Oreste, délicate allusion
au rôle de l’Assemblée, destinée à chasser d’Allemagne les
furies de la révolution l. N Les députés s’installent à l’or-
chestre et au balcon, tandis que le président du gouverne-
ment et les délégués des Pays prennent place sur la scène.
A peine distingue-t-on deux ou trois uniformes. Des cor-
beilles de tulipes et d’œillets remplacent les drapeaux.
Ebert s’avance, très digne, dans sa redingote noire. I1
incarne la petite bourgeoisie allemande SOUS son aspect
le plus typique, (( avec son amour inné de la tranquillité et
de l’ordre, sa force physique, sa lourdeur sans génie, mais
aussi sa patience, sa malléabilité et son application z ) ~ .
1. Jules RAIS,L’Assemblée Nationale »,L’Europe nouvelle, no8 du 8 mars et
du 5 avril 1919.
2. Mœller van den BRUCK, Le Troisième Reich, p. 195.
148 HISTOIRE DE L’ARYÉE ALLEMANDE

C’est le jour qu’il a attendu toute sa vie. Mais une note


discordante semble gâcher son plaisir : on a apporté du
Reichstag le fauteuil présidentiel, en satin vert broché d’or,
que surmonte - symbole fâcheux - l’ancienne aigle impé-
riale.
Cette mise en scène, mi-pompeuse mi-familière, ne trompe
d’ailleurs personne. Malgré la bonhomie d’Ebert, l’Allemagne
n’a pas encore pris son parti d’être gouvernée par un civil.
Les interruptions qui hacheront son discours inaugural ne
tarderont pas à le démontrer. C’est d’ailleurs un discours
N solennel et têtu, agressif mais atone »,où s’enchaînent -
déjà! - tous les lieux communs de la rhétorique parlemen-
taire.
- C’en est fini, affirme-t-il, avec les anciens rois et les
princes régnant de par la grâce de Dieu!
- C’est ce que nous verrons! ricanent les réactionnaires.
- La défaite n’est pas fille de la révolution ...
- De qui alors? s’exclament les monarchistes.
-- Le militarisme s’est écroulé et ne se relèvera plus ...
- C’est vous-même qui le relevez! s’écrient les Indépen-
dants.
Sa péroraison ne recueille qu’une approbation mitigée.
Après lui, l’ancien président Fehrenbach prononce une
profession de foi pangermaniste, qui est mieux accueillie.
Puis c’est le tour de Scheidemann, (( l’incarnation vivante
de l’équivoque allemande1 II, l’homme qui a proclamé la
république (( à l’improviste I), mais qui n’en affirmait pas
moins, en janvier 1918, que (( le 4 août 1914 avait été le
plus beau jour de sa vie 3 ».Son discours se termine par un
grand mouvement d’éloquence :
-Place à tout ce qui monte des profondeurs et tend
vers la lumière!
Mais qu’est-ce qui tend vers la lumière, dans cette assem-
blée hétérogène, où prédominent les éléments bourgeois et
conservateurs? Toute autre chose, à coup sûr, que ne se
l’imagine Scheidemann, et chacun des délégués peut applau-
dir cette phrase en lui prêtant un sens conforme à ses désirs.
1. Jules RAIS,L‘Europe nouvelh, 8 mars 1919.
2. SCHEIDEMANN, L’Eflondrenient, p. 19h.
3. Major STEIN,Schafit ein tiserl, p 9.
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 149
Certes, il ne faudrait pas chercher à Weimar l’atmos-
phère frémissante de nos Assemblées nationales de 1759 et
de 1571. Tous les partis présents sont ceux de l’ancien
Reichstag l. Les mêmes hommes les dirigent, et l’effondre-
ment du régime n’a modifié en rien leur état d’esprit. La
République allemande n’est (( qu’une monarchie à laquelle
on a retiré ses emblèmes, une monarchie parvenue à son
suprême degré d’abaissement D.
L’extrême droite a pour porte-parole l’ancien sous-secré-
taire d’État von Delbrück; celui-ci commence par prononcer
l’éloge de Guillaume II. I1 se porte garant de la lucidité de
son maître :
- L’Empereur voyait clair, s’écrie-t-il, et il aurait su
tirer la leçon des événements.
Le centre catholique affirme à son tour que la révolution
a été fâcheuse, - inutile, ajoutent les démocrates, et voilà
le sentiment des 174 députés installés dans la majorité
contre les 165 socialistes. Pourtant, n’est-ce pas à la révo-
lution qu’ils doivent. de siéger à Weimar? Le Centre ne
s’embarrasse pas pour si peu.
- A notre avis, déclare le député Grœber, porte-parole
du parti chrétien-populaire, tout pouvoir vient de Dieu,
qu’il soit républicain ou monarchiste.
Ce qui signifie : (( Rendons à Ebert ce qui revient au
Kaiser. n
Les démocrates, par la voix de Naumann, exposent ensuite
un programme dont le Berliner Tageblatt, l’organe de la
grosse industrie, célébrera le lendemain (( l’esthétique puis-
sante et la psychologie délicate )).
- Que voulons-nous? proclame-t-il. A l’extérieur, l’éga-
lité des Puissances dans la sainte alliance des peuples; à
l’intérieur, l’égalité des citoyens dans cette forte unité
allemande qui s’esquissait déjà le 4 août 1914!
Son discours se termine par un appel (( aux frères alle-
mands d’Alsace, de Bohême et d’Autriche ».De défaite, il
1. a Si la représentation proportionnelle avait été en usage en 1912, et si la
géographie électorale n’avait pas faussé le fonctionnement du suffrage universel,
l’Assemblée de Weimar aurait connu une répartition de sièges presque identique
Q celle del’ancien Reichstag. Y (William MARTIN, Le Journal de Ce& du 3 février
1919.)
2. Mceller van den BRUCKLe Troisièrns Reich, p. 281.
150 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

n’est pas question. Si l’on ne savait pas que, d’un bout à


l’autre du pays, le mécontentement gronde au sein des dix
mille Conseils de soldats, que du 9 novembre 1918 au
28 février 1919 on ne comptera que seize jours sans grève
dans la Ruhr, que le trafic des chemins de fer a diininuéde
moitié et que la famine est imminente, on croirait presque
que la révolution n’a jamais existé.
En face de cette opposition qui jette brutalement le
masque, les socialistes vont-ils au moins relever le défi, et
proclamer hautement l’avènement des temps nouveaux?
Ils n’y songent même pas. Que ce soit par opportunisme ou
par pusillanimité, ils se cantonnent prudemment dans la
position défensive qui trahit une conscience troublée. Ils
semblent tout surpris de se trouver au banc du gouverne-
ment, e t voudraient presque se faire pardonner d’avoir pris
le pouvoir.
La vérité est qu’ils manquent totalement de foi révolu-
tionnaire. Ce sont des petits bourgeois timoréis et dociles,
qui haïssent la révolution, - le mot est d’Ebert lui-même,
- e t qui se sentent genés d’en avoir tiré un si grand profit.
Telle est l’ambiance de l’Assemblée nationale qui fonde
la République allemande, élève Ebert à la présidence, Schei-
demann à la Chancellerie, et institue le premier Cabinet du
nouveau régime au sein duquel Noslte, cessant de s’appeler
Commissaire du Peuple à la Défense nationale, portera
désormais le titre de ministre de la Reichswehr.

4 4

Les premiers travaux de l’Assemblée sont consacrés à


la Constitution. Dès le paragraphe II, on y lit que la S O U -
veraineté appartient (( au peuple allemand dans sa tota-
lité ».Mais lorsqu’il s’agit de définir la forme de cette sou-
veraineté, le Dr Preuss, jurisconsulte, chargé par Ebert de
rédiger la Charte de l’Allemagne nouvelle, déconseille for-
mellement l’emploi du mot République et préconise le mot
Reich, d’origine mystique e t médiévale l . Quant au contenu
1. I1 s’attache à ce mot de Reich, explique le Dr Preuss, des traditions plu-
sieurs fois séculaires et tout le désir d’unification nationale du peuple allemand
morcelé. Renoncer à ce mot, qui exprime une unité durement conquise et réalisée
L A R EI CH S WEHR P R OVI S O1R E 151
exact de ce terme, la Constitution ne le définit pas, et pour
cause : il ne se rapporte pas à un objet concret, mais à une
aspiration séculaire d u peuple allemand, dont la formule
juridique et territoriale reste encore à définir.
Puis 011 passe à la question du drapeau : ici, malgré les
assauts de la droite, les socialistes se montrent irréductibles.
Ils ne veulent à aucun prix de l’ancien emblibme impérial
noir, blanc, rouge. Les conservateurs voudraient le main-
tenir. Ne sont-ce pas les couleurs sous lesquelles les troupes
allemandes ont tenu tête victorieusement, pendant cin-
quante niois, aux armées du monde entier? Le Dr Preuss
propose le drapeau noir, rouge et or - ((noir comme le
clergé, rouge comme les marxistes, or comme la haute
finance D, interjette un député monarchiste. Scheidemann
(qui semble toujours à la recherche d’une justification) sou-
ligne que c’est aussi la bannière de 1848, le symbole de la
(( plus grande Allemagne », le souvenir des temps glorieux
où l’Autriche faisait partie de la Confédération. Le drapeau
noir, rouge et or est finalement adopté.
Le 25 février, l’Assemblée aborde la discussion des dispo-
sitions constitutioiinelles relatives à l’armée. Les Indépen-
dants se cabrent. Ils dénoncent le ton (( wilhelminien )) des
ordonnances de Noske et évoquent (( l’esprit de conquête ))
qui a provoqué l’effondrement du pays.
- Quoi! s’écrie Noske, Haase parle encore de guerre de
conquête, quand il est absolument établi que l’Allemagne
n’a combattu que pour défendre sa vie?
Après cette apostrophe fulminante, qui lui vaut l’appro-
bation de tous les partis, le ministre de la Défense demande
à l’Assemblée de formuler le rôle qui sera dévolu à la nou-
velle armée.
- Défense du pays! crie M. Assmann, du parti populaire,
député de Prusse-Orientale.
-- Protection et ordre pour la Patrie! réclame M. Grœ-
ner, député du centre.
-Ordre et sécurité! répliquent M. Siehr et les démo-
crates.
à la suite de tant d’épreuves et de déceptions, serait blesser inutilement et sans
raison des sentiments profondément enracinés dans 1’8me populaire. II (Séance
du 24 février).
152 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

Reprenant et ramassant tous ces vœux en une formule


unique, Noske conclut :
- La sécurité des frontières et l’ordre dans le pays!
Tel sera le rôle assigiié à la future Reichswehr. I1 ne reste
plus qu’à lui donner son statut légal.
t
+ c

Mais Noske n’a pas attendu la convocation de I’Assem-


blée nationale pour amorcer son programme de réorganisa-
tion militaire. Dès le 6 janvier 1919, il a publié une première
proclamation, demandant aux hommes valides de s’engager
pour le rétablissement de l’ordre e t la défense des frontières.
Aussitôt on a vu s’ouvrir, dans chaque rue de Berlin tant
soit peu fréquentée, des magasins aux vitrines bariolées d’af-
fiches e t portant pour enseignes : (( Centre d’engagement
pour volontaires ou Bureau de recrutement ».On y invite
)) ((

les passants à s’inscrire dans des corps qui portent soit le


nom d’anciens régiments de l’armée impériale, soit le nom
de chefs réputés qui commanderont la troupe, soit le nom
des localités où ces corps sont recrutés : brigade Ehrhardt,
corps Lettow-Vorbeck, corps von Dohna, corps von Hülsen,
corps von Oven, corps von Epp, corps de Halle, corps de
Magdebourg, corps de Rossbach, corps de Gorlitz, etc.
Chacune de ces formations a une affiche spéciale e t des
milliers de tracts distribués dans les rues indiquent pour tel
ou tel corps le nombre de conducteurs, de musiciens, de télé-
graphistes, de pontonniers dont on a besoin. Des sous-ofi-
ciers bénévoles président au recrutement, dont tous les fils
convergent à l’hôtel Eden, le Quartier Général de la Garde
montée.
Paul Gentizon qui a pénétré dans cet édifice, grâce aux
bons offices du baron von Schenk, nous en donne une des-
cription pittoresque : (( Les différents services étaient réunis
à l’étage supérieur de l’hôtel, protégé, jusque dans les corri-
dors, par des barricades en planches, garnies de fil de fer
barbelé. Dans les chambres, de jeunes ofhiers nous reçoivent
cérémonieusement. Les saluts raides, les claquements de
talons, tout le formalisme de la discipline prussienne qui
n’osait pas encore se manifester au grand jour, se poursui-
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 153
vait là, entre quatre murs, comme si l’on eût craint d’en
perdre la tradition l . 1)
Dans toutes les viiles d’Allemagne, des organismes simi-
laires se constituent. Des milliers de petits réduits fortifiés,
protégés par des caisses de grenades et des réseaux de bar-
belé, se sont établis dans des casernes désaffectées, dans
des hôtels, voire dans des appartements privés, transformés
pour la circonstance en véritables blockhaus. Dans l’ombre
des volets clos, derrière lesquels pointent les canons des
mitrailleuses, des ordres brefs circulent, des estafettes vont
et viennent, et les listes tenues à jour par les agents recru-
teurs s’allongent de jour en jour. Par groupes de cinq
ou de six, les officiers de l’ancien régime drainent les forces
vives du pays et les amalgament avec les anciennes orga-
nisations militaires.
Simultanément, une multitude de petites annonces fleu-
rissent dans les journaux :
LES HUSSARDS B R U N S demandent des volontaires pour la
défense des frontières : notre province natale silésienne est
gravement menacée. Seule la collaboration énergique de cha-
cun de vous peut nous protéger de l’invasion étrangère. Qui-
conque aime les chevaux, e t préfére à l’anarchie la discipline
e t la justice les plus strictes, doit s’engager immédiatement
dans le glorieux 4e régiment de Hussards bruns.
Signé :VON AULOCK, chef d’escadron
e t Führer d u régiment.

HOMMES F I D È L E S A L A P A T R I E A L L E M A N D E ! La Patrie est


en danger. Quiconque v e u t empêcher que nos provinces de
l’est nous soient arrachées par la force doit s’engager dans le
corps franc de la forteresse de Thorn. Bons salaires e t nour-
riture assurée. Indemnité quotidienne : 5 marks. Conditions :
Instruction militaire complète, papiers de démobilisation en
règle, bonne discipline, opinions patriotiques e t fidèles a u
gouvernement.

EN A V A N T L E S HUSSARDS
! Les Hussards de Cassel-Hesse-
Hombourg vont renaître. Uniformes comme p a r le passé,

1. Paul GENTIZON, L’Armée aUemande après lo dkfoite (1920), p. 50.


154 HISTOIRE D E L’ARM$E ALLEMANDE

avec, en plus, brindilles de sapin brodées sur fond vert, cols


Attila, et tête de mort sur la casquette.
Signé : V O N LEPEN,major,
commandant d u régiment.

Les appels de cette nature se multiplient quotidiennement :


LE 25e B A T A I L L O N D U G É N I E appelle à lui tous les vieux
((cols noirs 1) ayant fait leur scrvice. Yenez tous aux corps
francs hessois. Bureau de recrutement Seligenstadt (Mess?),
rue Steinheim, près de la tour.
LE C O R P S D E S V O L O N T A I R E S D’HULSENdemande des artil-
leurs pour l’artillerie .i pied et de campagne, des soldats dii
génie et des grenadiers, des tailleurs, des cordonniers, des
charrons, des maréchaux-ferrants. Bureau de recrutement,
Francfort-sur-le-Main, Marienstrasse 10 1.

Les premiers à répondre sont naturellement les officiers et


sous-officiers démobilisés, brusquement rendus à la vie civile
et qui ne peuvent se résigner à l’inaction (( quand le pays
entier n’est qu’un cri de détresse et ressemble à une ville
livrée au pillage * D. Puis viennent des étudiants, des fonc-
tionnaires, des jeunes gens de familles bourgeoises. Mais
parmi la foule des chômeurs en haillons qui circulent dans
les rues de Berlin, beaucoup se laissent tenter par l’appât
d’une solde e t d’une nourriture assurées.
Car les avantages offerts aux volontaires ne sont pas négli-
geables : à une indemnité journalière allant de 5 à 10 marks,
selon qu’il s’agit de service à l’intérieur du pays ou aux fron-
tières, vient s’ajouter une prime mensuelle de 30 marks, pou-
vant s’élever jusqu’à 50 marks pour les soldats de Ire classe et
les caporaux. Deux cents grammes de viande et 75 grammes
de beurre leur sont garantis chaque jour. Les allocations aux
familles sont maintenues, e t le temps de service effectué
dans les corps francs compte pour les retraites ouvrières et

1. Pour tout ce qui concerne les corps francs, leur nomenclature et leur histoire.
consulter Edgar von SCHMIDT-PAULI, Ceschichle der Freikorps (Stuttgart, 1936,
p. 353-369) et surtout l’ouvrage monumental d’Ernst von SALOMON, D Q Buch
~
w m deutschen Freikorps Kdmpfer (Berlin, 1938).
2. Major STEIN, Schafit ein Hscrl, p. 21.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 155
paysannes. A l’issue de leur période d’engagement, les volon-
taires toucheront les indemnités accordées à tous les mili-
taires démobilisés. Les officiers ont droit à une indemnité
journalière de 5 marks, qui vient s’ajouter à leur solde de
campagne.
I1 est évident, dans ces conditions, que les corps francs
se trouvent bientôt composés d’éléments les plus divers. A
côté de patriotes et d’anciens combattants du front, on y
rencontre beaucoup d’individus douteux qui n’ont repris du
service que pour échapper à la misère, (c des éléments spar-
takistes et violents dit Noske, ou des fainéants sans efi-
)), ((

cacité militaire )I, - bref des indésirables qu’il s’agit d’ex-


pulser au plus tôt.
Si l’on veut améliorer le niveau de la troupe et la débar-
rasser de toute rouille soviétique )), une première mesure
((

s’impose. Les formations qui ne donnent pas satisfaction à


leurs chefs, qui cherchent à rétablir les Conseils de soldats
au sein des corps francs ou qui semblent se laisser gangrener
par le spartakisme, sont immédiatement dissoutes. Toute vel-
léité d’insubordination est sévèrement réprimée. Les batail-
lons de volontaires doivent mettre au service de la Répu-
blique une discipline semblable à celle qui régnait dans les
anciens régiments impériaux. L’esprit d’une armée réside
((

dans ses officiers D, disait Frédéric II, et Noske ne l’ignore


pas. Mais pour rendre a u x gradés leur ancienne autorité sur
leurs hommes il faut leur restituer un droit de commande-
ment absolu.
C’est à cette préoccupation que répond l’ordonnance gou-
vernementale du 19 janvier 1919, qui réglemente le nombre,
la structure et les attributions des Conseils de soldats.
10 Le Commandement suprarnr appartient a u Conseil des
Commissaires du Peuple, élu par le Coniitb central de la Répu-
blique socialiste allemande
20 Le Conseil des Commissaires du Peuple délègue le droit
de commandement au ministre de la Guerre de Prusse. auquel
est adjoint un sous-secrétaire d’État
30 Le ministre de la Guerre est responsable vis-&-vis d u
Conseil des Commissaires d u Peuple. Tous les services mili-
taires de Prusse et du Reich sont placés sous ses ordres. Tous
les individus e t les organismes faisant partie de l’armée (y
156 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

compris les Conseils de soldats) sont tenus de lui obéir stric-


tement
40 Dans les unités constituées et les formations, le droit de
commandement appartient exclusivement aux chefs. Ceux-ci
sont responsables de leurs actes vis-à-vis de leurs supérieurs hié-
rarchiques immédiats, et vis-à-vis du gouvernement du Reich.
50 Des Conseils de soldats seront élus dans les régiments,
les bataillons autonomes et les formations similaires.
60 Un Conseil de soldats du corps est délégué auprks de
chaque commandant général (Ceneralkommando). Sa compé-
tence s’étend à tout le secteur du corps.
70 Un Conseil de soldats de garnison sera élu dans toutes les
localités où se trouvent réunies plusieurs unités, ou formations.
80 11 pourra être tenu compte, provisoirement, des diffé-
rents modes d’élection et de composition des Conseils de sol-
dats locaux, mais sans que cette dérogation puisse porter
atteinte aux principes énoncés dans les 5s 4 à 7.
90 La nomination des chefs est la prérogative exclusive du
ministre de la Guerre.
100 Les Conseils de soldats ne sont pas autorisés à déposer
ou à évincer des chefs, de leur propre autorité
110 Les Conseils de soldats ne sont pas autorisés :
a) à s’immiscer dans les affaires militaires dépendant
d’autres services que les leurs;
b) à se mêler de l’administration civile;
c) à échanger directement des pièces écrites même
dans le cadre de leurs attributions militaires.
Les directives, ordres ou circulaires émis par les Conseils,
de leur propre autorité, n’ont aucune valeur légale.
120 Chaque soldat, chef ou sous-chef, qu’il soit officier, sous-
oficier ou homme de troupe, doit une obéissance absolue à la
République. Tout individu faisant partie de l’armée qui refuse
d’exécuter les ordres émanant soit directement du gouverne-
ment, soit du ministre de la Guerre, soit de ses supérieurs
hiérarchiques, est passible de sanctions.
Berlin, le 19 janvier 1919.
EBERT NOSKE
REINHARDT GOHRE
(ministre de la Guerre) (sous-secrétaire d’État).
Cette ordonnance - dont le ton diffère singulièrement de
celui du décret d u 12 décembre 1918 - n’a pas seulement
1. Voir plue haut chap. v, p 79, note 2
LA REICHSWEHR P R O V I S O I R E 157
pour objet de restreindre les attributions des Conseils de
soldats en les cantonnant dans un rôle strictement technique
e t consultatif. Elle tend à éliminer les anciens Conseils, élus
au début de la révolution. Ceux-ci, en effet, n’ont plus
aucune raison d’être, puisque les régiments dont ils sont
issus sont dispersés ou dissous.
(( Cette ordonnance, écrit Noske, déchaîna une tempête

d’indignation. Ce fut, d’un bout à l’autre du pays, un tollé


général. II Le Conseil de soldats du III@corps d’armée, réuni
en toute hâte à Kottbus, déclare que Noske est un nouveau
Ludendorff , l’accuse d’ébranler les fondements de la révo-
lution, demande sa destitution immédiate et envoie aux
dépôts d’artillerie de province l’ordre de cesser toute four-
niture de munitions aux troupes contre-révolutionnaires. Le
Conseil du VIIe corps d’armée, réuni à Münster, affirme s’en
tenir aux sept points de Hambourg, votés par le Congrès du
16 décembre, et déclare que l’ordonnance de Noske est illé- ((

gale et irrecevable ». Le Conseil de la garnison de Hanovre,


fort de 800 membres, élève une protestation véhémente contre
(1 le rétablissement de la tyrannie des oficiers II e t exige l’arrêt
immédiat du recrutement des volontaires. Le Conseil des
soldats de la Garde vote une motion affirmant que (( l’activité
de Noske est une insulte à la dignité du soldat allemand 1) et
que la méfiance des Conseils de soldats à son égard est
((

totale n Dans toutes les garnisons de l’est, à Konigsberg, à


Thorn et à Allenstein, la fureur est à son comble.
Mais Noske n’est pas homme à se laisser désarçonner par
une campagne d’intimidation de cette nature, et les considé-
rations sur la légalité ou l’illégalité de ses ordonnances le
laissent parfaitement indifférent. L’attitude des Conseils est,
à ses yeux, à la fois ridicule e t périmée. Son ordonnance est
datée du 19 janvier. Or, depuis le 19 janvier, les Conseils
ne détiennent plus le pouvoir, puisque c’est ce jour-là qu’ont
eu lieu les élections pour l’Assemblée nationale. C’est au
parlement de Weimar - e t non plus au Comité central
- qu’il appartient dorénavant de ratifier ses décisions. Le
paragraphe I de son rescrit n’est plus qu’une clause de style.
S’il subsistait le moindre doute à cet égard, la motion, votée
le 20 janvier par le Comité central lui-même, sufirait à le
dissiper :
158 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Comptant que l’Assemblée nationale saura imposer sa souve-


raineté au pays, le Comité central remet entre ses mains le pou-
voir qu’il détient du Congrès des Conseils d’ouvriers et de sol-
dats, et forme le vœu que ses travaux soient couronnés de succès
pour le bonheur et le salut du peuple allemand tout entier.
MAX COHEN. HERMANN MULLER.

C’est, en somme, l’évolution contraire à celle de la révo-


lution russe : en janvier 1918, les Bolchéviks ont empêché
l’Assemblée constituante de siéger et ont provoqué sa disso-
lution parce qu’ils s’y trouvaient en minorité. En Allemagne,
le Comité central remet ses pouvoirs à l’Assemblée nationale
et s’incline devant elle. Acte gros de conséquences. Car en
se dépouillant lui-même de toutes ses prérogatives, le Comité
central a enlevé toute base légale aux Comités locaux.
Aussi, Noske poursuit-il sans désemparer la réalisation de
son programme. D’innombrables corps francs ont jailli de
terre depuis le début de l’année. Mais leurs effectifs sont
variables, leur caractère mal défini et ils ne possèdent aucun
lien entre eux. Certaines troupes comptent 200 hommes,
d’autres 600, d’autres 1.500. I1 n’y a ni cavalerie, ni artille-
rie, ni génie, en dehors des formations groupées sous le
commandement du général von Lüttwitz. I1 importe à pré-
sent d’amalgamer toutes ces formations, de les fondre en un
ensemble cohérent et de les doter d’une armature solide.
Pour cela les initiatives individuelles ne suffisent pas. Noske
a besoin d’une loi qui engage tous les Pays d’empire. Et
cette loi, c’est à l’Assemblée nationale qu’il va la demander.

* I

Mais il ne l’obtiendra pas sans peine.


M. Schœpflin, rapporteur socialiste de la loi militaire,
commence par exposer la thèse du gouvernement. Ressusci-
ter l’armée impériale? I1 n’y faut pas songer. (( La ruine éco-
nomique, musculaire et spirituelle de l’Allemagne empêche
une conscription étendue que les Alliés, par ailleurs, ne tolé-
reraient pas l . )) En outre, la conscription ramènerait dans
les casernes tous les éléments spartakistes ou simplement
1. Jules RAW, L‘Europe nouvelle, n o du 1 2 e v d 1919, p. 703-704.
L A R E I C H S W E H R PROVISOIRE 159
douteux que l’on a eu t a n t de peine à en éliminer. Tandis
que le système du volontariat permet un premier filtrage
de la nation.
Certes, ce n’est pas la formule idéale. Une amère néces-
((

sité, une cruelle ironie imposent à l’État, qui possédait autre-


fois la plus puissante armée du monde, ce système de raco-
lage qui rappelle les méthodes de l’absolutisme prussien ».
Mais il ne s’agit, en somme, que de mesures temporaires,
dont la validité expirera le 31 mars 1920. Les négociations
de paix, d’autres facteurs encore, détermineront le volume
des effectifs. L’essentiel est de donner aux corps francs l’arma-
ture qui leur manque. 40.000 officiers ont été tués à la guerre.
Le reste est outragé ou dégradé par la révolution. Les casernes
sont devenues d’innommables porcheries n. Le matériel a
((

besoin d’être entièrement renouvelé. Enfin les circonstances


sont particulièrement dramatiques : outre les dangers d’inva-
sion l’est, la Rhénanie avec Dorteii, la Bavière avec Kurt
Eisrier, la Saxe avec Fleissner, sont sur le point de procla-
mer leur indépendance. Si l’on veut sauver l’unité du Reich,
il faut mettre au plus tôt entre les mains du gouvernement
un instrument qui lui permette d’agir avec eficacité.
La droite n’accepte pas ce point de vue sans discussion.
Pour elle, la création de l’armée nouvelle est une cruelle
déception, car elle donne un caractère définitif h la dissolu-
tion de l’armée impériale. En outre, les indemnités offertes
aux volontaires lui paraissent trop élevées. 300.000 hommes
répartis en 24 brigades - comme le propose Noske - coû-
teront 6 milliards de marks, alors qu’une armée triple ne
coûtait avant la guerre que 1 milliard 200 millions. La ((

République est toujours plus onéreuse que la Monarchie! ))


interjette un député réactionnaire. M . Assmann précise la
position du parti populiste en affirmant qu’il regrette les
((

troupes de l’ancienne école I), et n’a aucune confiance dans


des lieutenants formés en six semaines, - die Sechswochen
Leutnants. Mais il est cependant heureux (( de voir que la
social-démocratie en vient, elle aussi, à reconnaître l’utilité
du militarisme et la nécessité de posséder une armée forte-
ment constituée )). É t a n t donné la gravité de la situation et
le caractère provisoire de la loi, la droite votera donc le
texte qu’on lui propose.
160 HISTOIRE DE L’ABYÉE ALLEMANDE

L’extrême gauche prend à son tour la parole.


C’est à dessein, déclare M. Henke, député indépendant de
Brême, que Noske fait planer sur l’Assemblée le spectre d’un
péril exterieur. Mais où est-il, ce péril? Ni les Russes, ni les
Polonais, ni les Tchèques ne songent à envahir l’Allemagne.
Le but non avoué de la nouvelle armée est d’écraser la révolu-
tion spartakiste. L’engagement des volontaires est une escro-
querie. Noske fait appel (( aux hommes de bonne volonté n
pour défendre les provinces orientales? Une fois leur enga-
gement signé, il les fera tirer contre les ouvriers de Brême,
de Munich, de Berlin. Par ailleurs, la loi ne précise pas le
montant des effectifs. Combien d’hommes comportera la nou-
velle armée? 100.000, 300.000, 500.000? La droite a fait
remarquer combien les volontaires sont onéreux. Faudra-t-il
que la classe ouvrière succombe sous le poids des impôts,
pour subvenir aux frais des Excellences et de leurs Etats-
Majors?
Noske réplique qu’il est impossible de fixer par décret les
effectifs d’une troupe basée sur le volontariat. Mais l’offen-
sive de la gauche reprend de plus belle à l’occasion du mode
de nomination des officiers. Elle accuse Noske de concéder
au président du Reich des pouvoirs exorbitants l.
- Vous rejetez l’élection des supérieurs, s’écrie Henke,
et vous anéantissez les Conseils de soldats par une politique
de caste, où le souci de l’officier licencié prime sur celui de
l’ouvrier en chômage!
Accusation plus grave encore : les volontaires enrôlés par
le sergent Noske au nom de la République sont remis ensuite
à la discrétion du Grand Etat-Major, dont le chef - comme
chacun le sait - est le maréchal Hindenburg. Or, Hinden-
burg n’a jamais reconnu le nouveau régime. Bien plus : il
n’a cessé de braver le gouvernement et de proclamer impu-
nément sa foi royaliste. Le serment des volontaires est
recueilli par des oficiers revêtus de l’ancien uniforme et
qui portent fièrement les décorations qui leur ont été
décernées par Guillaume II.
Mais ces dénonciations véhémentes n’impressionnent guère
l’Assemblée. Que Noske soit d’accord avec le Grand État-
1. En vertu des articles 46, 47 et 48 de la Constitution. Voir plus loin chap. XI,
p. 166 et 167.
LA R E I C H S W E H R PROVISOIRE 161
Major, en quoi cela troublerait-il les députés du centre e t
de la droite? N’est-ce pas justement pour cela qu’ils lui
font confiance?
Les socialistes, en revanche, sont beaucoup plus embar-
rassés. Leurs thèses, en matière militaire, ont été définies
dans le programme d’Erfurt. Celui-ci tend à la militarisation
de la nation, par la création d’un système de milices for-
mées de conscrits recrutés pour des périodes de courte durée.
Dix jours auparavant, Scheidemanr. n’a-t-il pas afirmé
que ce point du programme restait la pierre d’angle de la
social-démocratie? Faut-il qu’elle l’abandonne à sou tour,
pour adopter le principe d’une armée de mercenaires, qui
évoque les bandes de lansquenets de la guerre de Trente
Ans? Faudra-t-il que l’accession au pouvoir des partis pro-
gressistes marque, pour l’Allemagne, le retour à un système
que l’administration de Guillaume I I avait déjà dépassé?
Noske.explique que le monde, à peine sorti de la guerre,
essaye trois types différents d’organisation militaire. Les
armées nationales, basées sur la conscription; c’est la for-
mule en vigueur en France et en Italie. Les armées de classe,
ou Gardes rouges, auxquelles leurs promoteurs bolchéviques
ou spartakistes cherchent à donner le caractère de milices
internationales. Enfin, les armées de métier, composées de
yolontaires à long terme, adoptées par l’Angleterre et les
Etats-Unis. C’est à ce dernier type d’armée que l’Allemagne
est obligée de recourir. Celui-ci présente d’ailleurs d’indé-
niables avantages : il fournit à la nation des cadres tout
préparés pour le jour oil le gouvernement décrétera la levée
en masse. Mais il comporte aussi des inconvénients graves
- et cela le ministre de la Guerre se garde de le dire. Une
armée constituée suivant ce principe a toujours tendance à
former un E t a t dans l’Etat, à fomenter des coups de force e t à
imposer sa tutelle au gouvernement civil. Elle peut devenir
un instrument redoutable entre les mains d’un Etat-Major
convaincu, selon la formule du général von Lüttwitz, (( que
la collaboration de l’armée à la reconstruction de l’État,
loin de se limiter aux questions militaires, doit s’étendre à
toutes les décisions du gouvernement ».
Les rapporteurs de la loi soulignent qu’ils ont cherché à
atténuer son caractère réactionnaire en adjoignant aux dis-
1 I1
162 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

positions principales un certain nombre de mesures.qu’on croi-


rait inspirées des idkologies de gauche,- mais qui sont emprun-
tées en réalité à l’Ordre constitutif des Chasseurs, établi par
le général Mærcker avec l’approbation de l’État-Major l.
D’abord le projet prévoit, au sein des régiments, la créa-
tion de (( Conseils d’hommes de confiance ».Puis il accorde
une grande place à l’éducation physique et abolit les anciens
châtiments corporels. Enfin il laisse à chaque soldat sa
qualité d’électeur et son droit de vote. De toutes les inno-
vations contenues dans la loi, c’est la seule qui ait été
imposée par les Socialistes 2.
Noske s’excuse d’avoir recours au système périmé du
volontariat. Ce n’est pas à lui qu’en incombe la faute, mais
à la dureté des temps.
- Sitôt que nous aurons obtenu une paix acceptable,
ajoute-t-il, sitôt que nous serons sortis de cette période
d’abaissement, nous nous rapprocherons d u grand idéal de
la nation armée, qui s’impose à la démocratie dans le domaine
militaire.
Malgré ces paroles destinées à apaiser ses inquiétudes, le
Parti Sbcialisie décide de s’abstenir. I1 ne votera donc pas
le projet du gouvernement. Quant au Cabinet, - alarmé
malgré tout par l’effervescence qui règne depuis le 19 jan-
vier au sein des Conseils de soldats, - il laissera l’initiative
du vote aux Démocrates, au Centre et aux partis nationa-
listes. Si le pays se cabre, il pourra priitendre ensuite qu’on
lui a forcé la main. En d’autres termes le premier gouver-
nement républicain d’Allemagne - qui n’en est pas à une
équivoque près - se fait donner par les monarchistes et la
Droite le texte dont il a besoin pour réorganiser l’armée.
Le projet de loi que MM. Grceber, député du centre, von
Payer, ancien vice-chancelier du cabinet Hertling, et Niesser,
font adopter en deuxième lecture, le 25 février, n’en reste
pas moins un texte gouvernemental. C’est de lui que naîtra
la Loi sur la Reichswehr provisoire, signée par Ebert, Noske
et Reinhardt, et promulguée par l’tlsçeniblée, le 6 mars 1919,
trois mois avant la signature du traité de paix.
1. Voir plus haut, chap. VIII, p. 118.
2 C’est aussi la seule qui soit néfaste, car elle réintroduit la politique au sein
de l’armée, sous prétexte de faire contrepoids à l’autorité des officiers.
XI

LA LOI DU 6 MARS 1.919


SUR LA REICHSWEHR PROVISOIRE

(( L’état social et politique d’une nation, a dit Fustel de

Coulanges, est toujours en rapport avec la nature et la


composition de ses armées l . D Renversant cette proposition
on peut dire que la structure et la composition d’une armée
sont toujours un reflet exact de l’état social et politique de
la nat.ion dont elle émane. La loi du 6 mars 1919 sur la
Reichswehr provisoire n’échappe pas à la règle. Elle est une
image fidèle de l’Allemagne à cette époque, avec son mélange
d’aspirations démocratiques et de tendances réactionnaires.
Libre aux députés des partis de droite de s’exprimer à
la tribune de l’Assemblée nationale dans un langage qui n’a
pas changé depuis 1914! L’eflondrement de l’Empire et la
révolution n’en ont pas moins infligé une secousse profonde
au pays. I1 sufit de comparer la Constitution de 1919 à
celle de 1871 pour mesurer la distance parcourue depuis la
fin des hostilités et pour voir que ce qui s’est modifié, ce
n’est pas seulement le règlement interieur de l’armée : c’est
la position de l’armée au sein de 1’Etat.
*
+ +
E n vertu de l’article 1.1 de la Constitution de 1871, le
roi de Prusse assumait, sous le titre d’ (( Empereur alle-
mand 2 n, la présidence de la Confédération germanique.
1. FUSTEL DE COULANGES,La Cité antique, p. 327.
2. Ce titre se rapportait uniquement i la situation juridique de celui qui le
portait. Par opposition aux titres qui marquent un droit de propriété (fierrschafts-
164 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

Grâce au cumul des fonctions de roi de Prusse et de pré-


sident de la Confédération, l’Empereur allemand était investi
d’un pouvoir personnel beaucoup plus considérable que la
plupart des autres souverains européens.
Ce pouvoir, l’Empereur-Roi l’exerçait par l’entremise du
Chancelier de la Confédération, ou Chancelier d’Empire,
nommé par l’Empereur et relevant directement de lui.
De même que le président de la Confédération cumulait
les titres de roi de Prusse et d’Empereur allemand, le Chan-
celier était à la fois, en Prusse, le président du Conseil des
ministres, et, pour l’Empire, le chef des Ofices impériaux.
Ceux-ci étaient au nombre de huit : Office des Affaires
étrangères, de l’Intérieur, de la Justice, du Trésor, des
Postes et Télégraphes, des Chemins de fer, de la Marine
marchande, et des Colonies, dirigés respectivement par un
sous-secrétaire d’Etat. Mais il n’existait pas d’Ofjlce impé-
rial de la Guerre. Le chef suprême de l’armée était 1’Empe-
peur. Sa prérogative capitale, celle à laquelle il tenait par-
dessus tout, c’était le Haut-Commandement, car l’Empire
wilhelminien était, par excellence, une puissance militaire.
L’Empereur exerçait ce Haut-Commandement, en tant
que chef de l’armée impériale, par l’entremise d’un chef
d’État-Major Général; et en tant que chef de l’armée prus-
sienne, par celle du ministre de la Guerre de Prusse qui était
toujours un général. Chef d’État-Major Général et ministre
de la Guerre étaient nommés directement par l’Empereur,
et ne relevaient que de lui; de sorte que la direction de
l’armée échappait totalement au contrôle des Assemblées
parlementaires. C’est l’Empereur qui nommait les officiers
et leur faisait prêter serment, non point à la Constitution,
mais à sa personne. C’était lui qui les révoquait, s’il y avait
lieu.
L’Empereur devait veiller à l’organisation, à la forma-
tion, à l’armement, au commandement et à l’instruction
des troupes. C’était lui qui passait les inspections, dbsignait
les garnisons, et ordonnait la mobilisation. Le droit de

titel), c’était essentiellement un titre de fonction (Arntstitel). C’est pourquoi le


Kaiser, à la veille du 11 novembre, avait pu renoncer au titre d’Empereur alle-
mand, sans se dépouiller pour cela du titre de Roi de Prusse. Le premier lui était
d6volu de par le choix des princes. Le second lui appartenait de droit divin.
L A R E I C H S W E H R PROVISOIRE 165
construire des forteresses lui était dévolu sur toute l’éten-
due du territoire. Toutes les troupes étaient tenues d’obéir
sans restriction à ses ordres.
Pourtant les souverains confédérés, - c’est-à-dire les rois
de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg, - tout en se pliant
au joug de Bismarck, avaient tenu à conserver un sem-
blant d’autonomie. De ce fait, l’armée allemande ét,ait restée
divisée en quatre contingents.
Le contingent prussien, - le plus important des quatre
puisqu’il comprenait,, outre celui de la Prusse, celui des
vingt-deux autres États de l’Allemagne du Nord, - dépen-
dait du ministre de la Guerre prussien, résidant à Berlin.
I1 était commandé par des officiers qui prêtaient, tous ser-
ment au roi de Prusse, en tant que chef du contingent
prussien, et à l’Empereur, en t a n t que chef suprême de
l’armée allemande.
Les deux contingents de Saxe e t de Wurtemberg étaient
administrks respectivement par les ministres de la Guerre
saxon et wurtembergeois, résidant à Dresde et à Stuttgart.
Ils étaient directement subordonnés à l’Empereur, qui nom-
mait les généraux e t les commandants de places fortes,
mais sur la présentation des souverains de chacun de ces
États.
Enfin le contingent bavarois formait une portion dis-
tincte de l’armée allemande, placée sous la souveraineté du
roi de Bavière et administrée par le ministre de la Guerre
bavarois, résidant à Munich. L’Empereur ne possédait pas
le droit de nommer les officiers de ce contingent et il n’en
prenait le commandement qu’en cas de guerre, au jour de
la mobilisation.
Ces quatre contingents avaient gardé leurs drapeaux
nationaux, leurs cocardes, leurs devises et leurs couleurs
distinctives. En outre, il n’existait. aucune garnison prus-
sienne en territoire wurtembergeois, saxon et bavarois. Le
recrutement des troupes s’effectuait exclusivement à I’inté-
rieur de chaque pays l .

i. Voir le dépliant V, à La fin du volume.


166 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

+ *
La Constitution de 1919 va modifier complètement cet‘
état de choses. E n créant une armée unique pour l’ensemble
du Reich, elle va supprimer les quatre contingents des
États confédérés. En soumettant cette armée au contrôle
du Parlement, elle va lui retirer la (( splendide autonomie N
dont elle s’enorg~eillissaitjusque-là.
Le chef de l’Etat, ou président du Reich, est le chef
suprême de l’armée allemande (art. 46). I1 nomme et relève
les officiers de leurs fonctions (art. 47). Comme autrefois
l’Empereur, ses actes et ses décrets ont besoin, pour être
valides, d’être contresignés par le Chancelier du Reich ou
par le ministre compétent (art. 50).
hlais le Chancelier n’est plus nommé par le chef de l’atat.
I1 est élu à la majorité par les députés du Reichstag, auxquels
il doit rendre compte de ses actes. Un vote de méfiance
entraîne sa démission et celle du Cabinet. Le chef de l’État
ne peut donc disposer de l’armée qu’avec l’assentiment du
Parlement. Enfin, lesmerribres de l’armée ne sont plus asser-
mentés au chef de l’Etat, mais à la Constitution (art. 176).
La puissance du président du Reich est donc beaucoup
plus restreinte que celle dont jouissait l’Empereur. Cepen-
dant la nouvelle Constitution lui confère un certain nombre
de prérogatives que l’Empereur ne possédait pas.
Tout d’abord, le droit exclusif de légiférer, en ce qui
concerne l’armée, est transféré des Pays au Reich (art. 6,
9 4 ) et l’organisation de l’armée est réglée d’une façon uni-
forme pour toute l’Allemagne (art. 79). Les contingents
bavarois, saxons et wurtembergeois disparaissent, pour faire
place à une seule armée qui prend le nom de Reichswehr.
Les ministères de la Guerre de Prusse, de Bavière, de Saxe
et de Wurtemberg sont remplacés par un ministère unique,
dit ministère de la Reichswehr, établi à Berlin et dont
l’autorité s’étend à tout le territoire. Le ministre de la
Reichswehr fait partie du Conseil des ministres qui siège
sous la présidence du Chancelier du Reich.
Enfin - reflet de l’époque troublée où elle fut conçue e t
rédigée - la Constitution contient un article spécial, l’ar-
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 167
ticle 48, qu’il importe de citer en entier parce qu’il confère
au président du Reich le droit d’instaurer à tout moment
une dictature militairel :
Lorsqu’un Pays ne remplit pas les obligations qui lui incombent
a u x termes de la Constitution d u Reich, ou des lois d u Reich,
le président d u Reich peut l’y contraindre en employant la force
armée.
Lorsque la sécurité et l’ordre public d u Reich sont gravement
troublés ou mis en péril, le président du Reich peut prendre les
mesures nécessaires a u rétablissement de l’ordre, et intervenir au
besoin en employant la force armée.

On voit par là qu’en ce qui concerne l’armée, la Consti-


tution de Weimar parachève et simplifie l’édifice ébauché,
un demi-siècle auparavant, .par Bismarck. Elle dote enfin
l’bllemagrie d’une armée unique, dirigée et administrée par
un ministère unique. Mais, contrairement à la pensée direc-
trice de Bismarck, elle la place sous le contrôle des autorités
civiles.

+ +
Voyons à présent en quoi consiste la structure interne
de cette armée, telle qu’elle découle de la loi du 6 mars 1919.
Le paragraphe I de la loi indique les buts dans lesquels
a été créée la Reichswehr provisoire a :
10 La protection des frontières.
20 L’exécution des ordres d u gouvernement.
30 L e maintien de l’ordre à l’intérieur d u pays.
La Reichswehr est soumise aux lois qui régissent les autres
organisations de 1’Etat. Elle est commandée par un générai,
qui dépend du ministre de la Reichswehr et fait fonction de
chef d’État-Major.
Le paragraphe II pose les bases du recrutement : c’est le
I.Reichsgesetzbinft, 1919, 1,110 152, p. 1392 (14 Août 1919). Ce droit, 1’Empe-
reur ne le possédait pas. L’armée prussienne ne pouvait en aucun cas intervenir
dans les affaires des h a t s confédérés, à moins d’y être expressément appelée par
le gouvernement dudit État. Encore cette opération requérait-elle, auparavant,
l‘assentiment du Bundesrat.
2. Son nom de Reichswehr (force de défense du Reich) est en lui-même tout
un programme.
168 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

volontariat. Tout citoyen âgé de dix-sept ans et apte a u


service, peut faire partie de la Reichswehr,. quelles que soient
sa situation sociale, sa profession e t ses opinions politiques 1.
Les officiers sont choisis en premier lieu parmi ceux (( qui
se sont montrés adroits et expérimentés dans leurs rapports
avec la troupe pendant la guerre, et se sont battus vaillam-
ment sur le front D. Une ordonnance complémentaire assi-
mile à cette catégorie les officiers des corps francs.
Cependant, la carrière d’officier pourra également être bri-
guée par les sous-officiers e t les soldats qui s’en montreront
dignes. Les conditions que doivent remplir les aspirants sont
les suivantes :
a ) ils doivent subir un examen d’officier portant sur leurs
connaissances militaires;
b ) ils doivent avoir acquis la confiance de leurs subordon-
nés et de leurs supérieurs. Cette condition est laissée à l’ap-
préciation du chef de bataillon;
c) après avoir subi leur examen d’officier, ils doivent faire
preuve de leur aptitude au commandement, en servant pen-
dant quatre semaines au moins dans la troupe;
d ) certaines dérogations sont admises en faveur des jeunes
gens qui ont fréquenté six classes dans une école secondaire.
Ceux-ci sont admis à subir l’examen sans autre formalité.
Ceux qui ne remplissent pas cette condition devront suivre
un cours scolaire de six semaines destiné à prouver qu’ils
ont reçu une bonne instruction 2.
Le ministre d e la Reichswehr nomme les chefs de batail-
lon et les officiers supérieurs sur proposition des Komman-
dos, c’est-à-dire des chefs placés à la tête des différentes
Régions militaires. Le président du Reich nomme les géné-
raux.
Les paragraphes suivants réglementent le recrutement
et s’efforcent d’empêcher l’enrôlement (( d’éléments indési-
rables ». Les soldats suspects de partager les opinions de
l’extrême gauche sont systématiquement écartés. De m&me

i. A vrai dire, cette dernière disposition ne sera jamais appliauée aii pied de
la lettre. On en verra de multiples exemples par la suite.
2. De là, la dénomination de Lieutenants de six semaines, 1 l’égard desquels
M. Açsmann, député réactionnaire, exprimait son peu de confiance à la tribuna
de l’Assemblée de Weimar.
L A R E I C H S W E H R PROVISOIRE 169
les Israélites, dont plusieurs ont joué un rôle important
dans les troubles de Berlin et de Munich. Enfin les déser-
teurs des régiments impériaux ne sont pas admis daris les
nouvelles formations.
Certaines unités sont même particulièrement rigoureuses
dans leur choix et les volontaires v sont triés sur le volet.
Ainsi se forment certaines compagnies d’élite, dites (( compa-
gnies de fer »,dans lesquelles ne sont admis que d’anciens
cadets, des sous-officiers rengagés, des étudiants et des élèves
des écoles secondaires
L e s effectifs e t la durée des engagements restent à dessein
dans le vague, étant donné le caractère provisoire de la loi.
Ces points seront précisés après la signature du traité de
paix. Pour l’instant, les engagements sont contractés pour
une durée de s i s ou neuf ans. Mais la loi du 6 mars 1919
prévoit toute une série de dérogations en vertu desquelles
les volontaires peuvent résilier leurs contrats, et les chefs,
congédier les (( mauvais éléments )) pour insubordination ou
indiscipline 2.
La formule de serment adoptée est la suivante : (( J e m’en-
gage à me conduire comme un soldat brave e t pénCtré du
sentiment de l’honneur, & consacrer toutes mes forces à
chaque moment e t en tout lieu à la défense du Reich alle-
mand, à protéger le gouvernement établi par le peuple et à
obéir à mes supérieurs. ))

Le Code de législation militaire est profondément remanié.


Jusqu’au 25 avril 1917, l’armée allemande était régie par le
Code pénal militaire (Militurstrafgesetzbiich) d u 20 juin 1872,
dont les dispositions étaient particulièrcment sévères. Dans
l’armée impériale, le soldat était soumis à une discipline
rigoureuse, sans même posséder le droit de réclamer contre
les sanctions dont il était l’objet. Tout homme frappé d’une

1. Ces dispositions restrictives,le choix des chefs parmi les ofiiciers du front -
donc parmi les membres de l’ancienne armée impériale, le caractère nettement
bourgeois et paysan des recrues ne tarderont pas à faire de la Reichswehr une
citadelle de l’esprit réactionnaire. En 1913, le corps des oficierç comptait 22 %
d’aristocrates. En 1921, il en comptera 23 yo et ce chiffre augmentera au cours
des années suivantes.
2. Le traité de Versailles obligera les engagements à <tre de douze ans effectifs
pour la troupe et de vingt-cinq ans pour les oficiers, et supprimera les clauses d’an-
nulation de contrat.
170 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

peine disciplinaire ne pouvait exercer son droit de plainte


qu’après avoir purgé sa peine. Désormais c’est avant la mise
à exécution de la sanction que l’homme aura le droit d’en
appeler à ses supérieurs.
Parallèlement à cette modernisation de la législation pénale,
le Règlement d’exercice se trouve, lui aussi, transformé e t
simplifié. La Ausbildungsvorschrift für die Fusstruppen, qui
a remplacé pendant la guerre 1’Exerzier Reglement du l e r sep-
tembre 1888 est supplantée à son tour par un Manuel de
service, d’où se trouvent éliminées toute une série d’obliga-
tions humiliantes pour l’homme de troupe l.

* *
Mais à côté de transformations apportées à des disposi-
tions préexistantes, la loi du 6 mars 1919 contient aussi un
certain nombre d’éléments nouveaux, qui la distinguent des
lois militaires qui l’ont précédée en Allemagne. Ces innova-
tions sont dues,. presque toutes, à l’initiative du général
Mærcker. I1 s’agit de la création des Conseils d’hommes de
confiance, des Commissaires de sport, et enfin des Écoles à
l’usage des sous-officiers e t hommes de troupe. Leur but est
d’élever progressivement le niveau physique, intellectuel e t
moral des membres de la nouvelle armée.
Le rapporteur socialiste de la loi a tenu à souligner l’im-
portance qu’il convenait d’attribuer aux sports, dans l’or-
ganisation de la Reichswehr. Mais la loi laissait primitive-
ment le soldat libre ou non de participer aux compétitions
athlétiques. Le général Mærcker veut aller beaucoup plus
loin, et ses suggestions amèneront le gouvernement à ren-
forcer la loi, sur ce point, par une série d’ordonnances complé-
mentaires. Selon Mærcker, la longueur du temps de service
doit permettre à la Reichswehr de former chaque année un
contingent de deux à trois mille professeurs de culture phy-
sique qui se placeront comme moniteurs dans les écoles e t
les universités et serviront de trait d’union entre l’armée et
la jeunesse du pays. Ils seront des agents de propagande de
1. Par exemple, l‘obligation pour le soldat de ne pouvoir s’entretenir, même
familièrement, avec un officier, sans rester au garde-à-vous; la défense de lui
adresser la parole autrement qu‘a la troisième personne, etc.
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 171
premier ordre et contribueront à entretenir l’esprit militaire
au sein de la nation.
Dès le 14 février 1919, le gouvernement prescrit la for-
mation, à l’intérieur de chaque bataillon, de Commissions
sportives (Ausschüsse für Leibesiibicngen) composées de trois
à sept membres (officiers, sous-officiers et soldats), dont le
b u t est de veiller à l’hygiène de la troupe, d’organiser des
réunions sportives et de servir de conseillers techniques pour
l’installation des terrains d’exercice et de jeux. Ces comités
choisissent en outre, au sein des régiments, les jeunes ofi-
ciers, sous-officiers et soldats susceptibles de recevoir une
instruction physique plus poussée. Lorsque l’ordre sera réta-
bli dans le pays, cinq écoles d’athlétisme seront créées à
Torgau, Witterberg, Halle, Weimar e t Altenburg. Chacune
de ces écoles recevra cent quarante militaires (sans distinc-
tion de grades) qui suivront un cours de six semaines, donné
par des professionnels. A l’issue de ce cours, les jeunes gens
retourneront dans leurs régiments respectifs, où ils serviront
de moniteurs de culture physique au reste de la troupe.
I1 est intéressant de connaître les Directives pour l’activité
sportive de la troupe, rédigées par le général Mærcker à l’usage
de ces moniteurs. Celles-ci sont basées sur les principes sui-
vants : éveiller l’intérêt sportif de tous les membres de l’ar-
mée; développer l’esprit d’équipe, de discipline et de cama-
raderie; accroître la cohésion morale de la troupe. Pour cela,
il faut :
10 Accorder une place de choix aux compétitions collectives.
20 Obliger les équipes ri rgaliser des moyennes honorables.
30 Inciter chaque homme à pratiquer plusieurs sports.
40 N e ;amuis perdre de vue que le but de l’éducation physique
est la préparation au combat armé.

Cette signification nouvelle donnée à la culture physique


prendra, avec les années, une extensioii toujours plus grande.
Toute la jeunesse allemande d’après guerre finira par s’adon-
ner aux sports avec passion, si bien qu’il sera bientôt presque
impossible de dire où finit la culture physique et où com-
mence le service armé...
172 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

t
* *

Parallèlement au développement physique de la troupe,


un des soucis du général Mærcker est d’intensifier l’instruc-
tion intellectuelle de l’armée. I1 ne faut pas que les soldats
et les sous-officiers de la Reichswehr, une fois terminé leur
temps de service, en soient réduits à accepter n’importe
quelle besogne ou deviennent des demi-soldes inutilisables
pour la nation. Leur passage dans l’armée doit en faire des
citoyens d’élite, non des déclassés.
Certes, il ne s’agit pas d’en faire des intellectuels ou des
érudits, mais des hommes doués d’une solide éducation pra-
tique et connaissant - du moins dans ses grandes lignes
- l’histoire politique et militaire de leur pays l.
A cet effet, la création de quatre écoles d’un type diffé-
rent est prévue dans chaque garnison :
l o Une école secondaire, dont les cours correspondent à
ceux de nos lycées, e t destinée aux élèves ayant déjà une
instruction assez poussée.
20 Une école d’aspirants (Militiirwarterschule) à l’usage
des sous-officiers désirant briguer, après dix à douze ans de
service, un poste dans les administrations de 1’Etat.
30 Une école primaire supérieure pour les sous-officiers
rengagés.
40 Une école de perfectionnement technique, ouverte à
tous les hommes de troupe.
(( Ce dernier type d’école, écrit le général Mærcker, était

ma création préférée. J e voulais que chaque volontaire


- qu’il fût ouvrier, paysan ou employé de commerce - pût
profiter de son temps de service pour se perfectionner, soit
dans le métier qu’il avait exercé jusque-là, soit dans celui
qu’il comptait pratiquer à l’expiration de son contrat d’en-
gagement. Ces cours avaient pour but. de tenir les hommes
au courant des progrès techniques réalisés dans leur profes-
sion. n
1. Scharnhorst, le grand réformateur de l’armée prussienne en 1808, avait déjà
donné les directives suivantes pour le recrutement des cadres : a En temps de
paix, tenir compte avant tout du savoir et de la distinction, pour l’admission
au rang d’oficier; en temps de guerre, rechercher plutôt l’extrême bravoure et
une grande ouverture d’esprit. B (Ordre du Jour fondamentcd du 3 août 1808).
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 173
E n septembre 1919, il y aura, pour le seul corps des Chas-
seurs, 2.500 volontaires inscrits à ces écoles. Le corps ensei-
gnant comprendra, à la même époque, 25 professeurs pour
les écoles secondaires; 4 recteurs e t 31 professeurs pour les
écoles appartenant aux trois autres catégories.
Ce système inauguré en marge de la loi du 6 mars, à la
seule intention des Chasseurs volontaires, finira par s’étendre
à toute la Reichswehr.

+ +

Reste à examiner l’institution nouvelle des hommes de


confiance.
Leur structure est calquée sur celle des Conseils de sol-
dats, qui sont, comme nous l’avons vu, à plusieurs degrés :
Conseils de caserne, de garnison, de corps d’armée et Conseil
du Reich, culminant dans les vingt-sept membres du Comité
central. I1 en va de même pour les Conseils d’hommes de
confiance. Ceux-ci sont élus par la troupe pour une durée
de six mois à raison de trois par compagnie (un sous-officier
et deux soldats). Conseils de compagnie, de bataillon, de
régiment et de brigade forment les échelons d’une pyra-
mide au sommet de laquelle se trouvent les trois hommes
de confiance délégués par les Conseils de brigade auprès
du ministre de la Reichswehr. Mais là s’arrête leur ressem-
blance avec les Conseils révolutionnaires, car le décret qui
les concerne a soin de préciser d’une façon minutieuse l’éten-
due de leurs attributions.
Leur b u t exclusif est de servir d’agents de liaison entre
les gradés et la troupe, de favoriser la camaraderie et les
bons rapports entre les soldats. Ils doivent s’enquérir de
leurs besoins, solliciter leurs confidences et transmettre leurs
doléances. A côté de ces obligations d’ordre moral, les hommes
de confiance doivent surveiller l’ordinaire, vérifier l’usage
des sommes mises à la disposition de l’intendance et s’oc-
cuper du fonctionnement des cantines. Tout ce qui concerne
l’ordre, la propreté des réfectoires, l’entretien des casernes
e t les logements est de leur ressort. Là se limitent leurs
droits. Car tout au contraire du Conseil de soldats qui faisait
figure de dictateur, le Conseil de confiance n’est nullement
174 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

habilité à donner un ordre quelconque. L’instruction mi&


taire, la nomination des officiers, le droit au commandement
restent entièrement en dehors de ses attributions.
(( En somme, écrit Paul Gentizon, les Vertrauensleute ne

sont plus qu’un pâle reflet de ce système soviétique qui,


pendant des mois, sapa l’autorité de l’officier allemand. n Et
il ajoute : (( L’organisation des hommes de confiance favorise
l’émancipation du soldat en tant que personnalité respon-
sable... Elle est une assurance contre toute tentative pour
perpétuer l’ancien esprit prussien au sein de la nouvelle
armée. )) Et là, il se trompe. Mais saurait-on lui en tenir
rigueur, quand toute une partie de l’Allemagne s’y est trom-
pée elle aussi?
En effet, la création des hommes de confiance n’a nulle-
ment pour but (( de sauvegarder et, de consolider une des
conquêtes essentielles de la révolution »,comme Noske vou-
drait le faire croire, mais d’annihiler l’autorité des Conseils
de soldats en dressant en face d’eux un organisme qui, tout
en leur étant apparenté,.procède en réalité d’un esprit tout
différent. Cela, les réactionnaires qui votent la loi le pres-
sentent très vite, et les Indépendants ne vont pas tarder à
l’apprendre à leurs dépens.
On peut se demander comment il se fait que l’État-Major
ait accepté sans modification la loi du 6 mars 1919 dont
certaines dispositions étaient si contraires à celles de l’ar-
mée impériale. Beaucoup de raisons lui ont dicté son atti-
tude. Mais il en est une, semble-t-il, qui l’a emporté sur
toutes les autres.
C’est la nécessité. L’armée impériale est dissoute. Le corps
des officiers s’en va en lambeaux. Le Reich est sans défense,
le gouvernement sans autorité, l’Assemblée sans pouvoir.
Si l’État-Major s’oppose à la nouvelle armée et refuse son
concours au gouvernement, il abandonnera le pays à son
destin et risquera d’être balayé lui-même par la tourmente.
Déjà, au lendemain des combats de Noël, il s’est vu à deux
doigts de sa perte. Depuis lors, il a compris qu’il fallait
faire la part du feu. Sans doute l’instrument qu’on lui offre
n’est-il pas idéal. Bien des dispositions de la loi, parfaites sur
le papier, s’avéreront, à la longue, impraticables ou inop-
portunes. Mais c’est un instrument quand même. Les offi-
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 175
ciers ne voient qu’une chose : on leur rend une armée. Ils
se disent que sa physionomie dépendra d’eux beaucoup plus
que de la loi qui l’a instituée. Aussi adoptent-ils la Reichs-
wehr provisoire, sans enthousiasme certes, mais avec l’es-
poir de lui insuffler leur esprit e t de la rendre, avec le temps,
plus conforme à leurs désirs.
t
+ +

Une fois la loi votée, il s’agit de la mettre à exécution.


Or, entre la rédaction d’un texte de cette nature et sa mise
en vigueur, il y a toute la différence qui existe entre le plan
d’une maison e t la maison achevée. Il faut mettre sur
pied tous ces bataillons, ces régiments et ces brigades qui
n’existent encore que sur le papier. I1 faut remplir les cadres
prévus, équiper les hommes, reconstituer le matériel, passer
du schéma abstrait à la réalité concrète. Si le gouvernement
dispose d’un texte lui permettant de créer une armée, l’ar-
mée proprement dite il iie l’a pas encore. Ce sera le travail
des semaines qui vont venir.
Tout d’abord, les trois ministères de la Guerre de Bavière,
de Saxe et de Wurtemberg sont privés de tout droit de
commandement e t d’initiative, et transformés en simples
organes administratifs régionaux (Reichswehrbefehlstellen).
L’ensemble de leurs pouvoirs est transféré au ministère de la
Guerre de Prusse, qui centralise les affaires militaires, en
attendant que le nouveau ministère de la Reichswehr soit
constitué
Puis le Reich, - exception faite des territoires occupés
par les Alliés e t des provinces ressortissant au Grenzschutu-
Ost, - est divisé en deux Régions militaires dénommées
Gruppenkommandos a. Le Gruppenkommando I , confié au
général von Lüttwitz, comprend l’Allemagne du Nord e t
de l’Est. Le Gruppenkommando I I comprendra l’Allemagne

1. Celui-ci n’existe encore qu’i l’état embryonnaire. Il ne comprend que le


ministre (Noske), ses deux adjoints (les majors von IIammerstein et von Stockhau-
sen), son Cabinet particulier et un État-Major restreint. Lorsque ses services
seront définitivement organisés, le ministère de la Guerre de Prusse lui trans-
mettra ses attributions et retombera, comme les autres ministères de la Guerre,
au rang de Reieliswehrbefehlstelk.
2. Voir le dépliant VI, à la fin du volume.
176 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

du Sud et de l’ouest. Mais la Bavière ayant rompu toutes


relations avec Berlin, il n’est pas question d’y installer des
troupes pour le moment.
Les milliers de petits organismes autonomes, servant de
bureaux de recrutement et dont l’activité a permis à d’in-
nombrables corps francs de jaillir de terre au cours des
premiers mois de l’année, subissent un regroupement. Les
Bezirkskommandos, - vestiges de l’administration impé-
riale - sont dissous, et rattachés aux circonscriptions admi-
nistratives nouvelles des Wehrkreise.
Peu à peu, les troupes de volontaires s’amalgament et
perdent leurs dénominations individuelles. Les corps francs
s’organisent en brigades et reçoivent des numéros qui se
suivent sans interruption - de I à XXIV - à travers
toute l’armée.
De même que nous avons vu les anciennes unités impé-
riales émettre au mois de décembre 1918 des petites for-
mations indépendantes qui seront, en beaucoup d’endroits,
les cellules initiales des corps francs, nous voyons à présent
les corps francs s’intégrer à leur tour dans la Reichswehr
et se fondre dans les cadres de l’armée nouvelle. C’est ainsi
que le corps des Chasseurs volontaires du général Mærcker
devient la XVIe brigade de la Reichswehr; le corps franc de
la Garde, commandé par le colonel Reinhard, la XVe bri-
gade; le corps franc du général von Hülsen, la IIIe brigade;
le corps de tirailleurs bavarois, commandé par le colonel
von Epp, la XXIe brigade, et ainsi de suite.
Filiation plus étroite encore qu’on ne le pense, car en
passant de l’armée impériale aux corps francs, et des corps
francs à la Reichswehr, les (( compagnies de tradition )) ou
Stammtruppabteilungen ont conservé, dans plus d’un cas,
les fanions, les insignes et les archives des unités auxquelles
elles ont appartenu avant la révolution. Elles les trans-
mettent, en y entrant, aux régiments nouveaux, de sorte
que ceux-ci se trouvent les héritiers directs des régiments
d’1ssous.
Ces survivances de l’ancien régime, le gouvernement répu-
blicain aurait pu les briser..Mais loin de s’y opposer, Noske
e t ses collaborateurs de 1’Etat-Major se sont appliqués, au
contraire, à maintenir ou à faire revivre tous les souvenirs
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 177
susceptibles de créer un lien entre l’armée de 1919 et celle
de 1914.
Le choix des garnisons est significatif à cet égard : les
24 brigades de la Reichswehr correspondent, quant à leur
nombre, aux 24 corps d’armée impériaux. Or elles vont
être affectées très souvent aux mêmes régions et aux mêmes
villes. La IIIe brigade de la Reichswehr s’installe à Berlin,
siège de l’ancien IIIe corps d’armée impérial. La VIIe bri-
gade de la Reichswehr, en Westphalie, correspond à l’ancien
VIIe corps, également en Westphalie. La Xe brigade reprend,
à Hanovre, la succession du Xe corps l. Fin mai 1919,
lorsque le gouvernement révolutionnaire de Munich aura
été balayé, le même système sera instauré en Bavière. Le
Kommando sera divisé, comme autrefois, en trois régions,
correspondant aux trois corps d’armée qui composaient
l’armée bavaroise, au temps de Louis III. La première
comprendra la XXIe brigade de la Reichswehr, avec Munich
comme siège; la seconde, la XXIIIe brigade, avec Würzburg;
la troisième, la XXlVe brigade, avec Nuremberg.
La même fidélité envers le passé se retrouve dans l’affec-
tation des officiers et des hommes de troupe : ceux-ci sont
versés, autant que possible, dans les régiments issus de
ceux dans lesquels ils ont combattu pendant la guerre. Ils
y retrouvent leurs camarades de front, leurs drapeaux et
ceux d’entre leurs chefs qui n’ont pas été tués. Ici encore il
n’y a aucune rupture entre le présent et le passé.
On comprend, dans ces conditions, que les autorités mili-
taires aient veillé au recrutement avec un soin jaloux.
Repoussant délibérément l’incorporation des milices locales,
- (( à 10.000 miliciens mal entraînés et mal commandés, je
préfère 2.000 soldats bien disciplinés »,s’écrie Noske à la
tribune de l’Assemblée de Weimar, - c’est aux anciens
combattants, aux paysans, à la jeunesse des universités
que le gouvernement adresse des appels vibrants. L’exemple
de 1806 est dans toutes les mémoires et les engagés volon-

1. Il va sans dire qu’il y a des exceptions : ainsi, la XVIe brigade de la Reichs-


wehr, cantonnée en Thuringe, porte le numéro du XVIe corps d’armée, stationné
avant la guerre h Metz. I1 en va de mQme pour tous les corps d’armée dont les
garnisons se trouvaient avant la guerre en Alsace, dans la Sarre et sur la rive
gauche du Rhin, devenue zone occupée
1 12
178 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ ALLEMANDE

taires amuent, de plus en plus nombreux. Les adolescents


de dix-huit ans, à peine libérés par l’armistice, reprennent
leurs havresacs et bouclent leurs ceinturons. Les clairons
retentissent de nouveau dans les cours des casernes, les
bataillons se complètent, les régiments retrouvent leurs
anciens effectifs.
Mais les débris informes de l’armée impériale continuent
à traîner dans les villes et dans les dépôts : des soldats en
chômage, des sous-officiers sans emploi qui, plutôt que de
reprendre du service, préfèrent discuter dans les meetings
ou mendier dans les rues avec leurs vareuses défraîchies,
leurs casquettes cocardées de rouge et leurs pantalons éli-
més. I1 faut établir une distinction très nette entre les
volontaires de la nouvelle armée e t les soldats démobilisés
de l’ancienne armée impériale.
Le 5 mai 1919, une ordonnance du gouvernement fixe
dans les moindres détails les nouveaux uniformes de la
Reichswehr Tenue d’exercice, tenue de campagne, tenue
de ville, tenue de parade, tout y est prévu : forme et couleur
des bottes, des insignes, des boutons et des parements.
L’ancienne couleur feldgrau est maintenue, ainsi que le
casque de guerre, pour bien montrer que la Reichswehr
est toujours en campagne, e t qu’il y règne l’ancienne soli-
darite du front. Les casquettes s’ornent d’une cocarde aux
couleurs du Reich, encerclée d’une couronne de chêne. Sur
les manches, un chiffre brodé dans un ovale indique le
numéro du régiment. Les insignes des gradés comportent,
pour les sous-officiers, une rangée de chevrons sur la partie
supérieure de la manche, et, pour les officiers, de un à six
galons sur l’avant-bras. Les épaulettes, par contre, ont été
supprimées.
Les officiers sont classés en deux catégories : les officiers
de troupe e t les fonctionnaires militaires. Ces derniers
comprennent les membres de l’État-Major et de 1’Inten-
dance (trésoriers-payeurs, juges militaires, officiers de ravi-
taillement. e t d’habillement, fourriers).
Les différentes armes se distinguent par la couleur des
passepoils : blanc pour l’infanterie, jaune pour la cavalerie,
1. Die deulsche Reichswehr, d’après les ordonnances du 5 mai 1919 (Francfort,
1919).
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 179
rouge pour l’artillerie, bleu pour les services sanitaires, noir
pour le génie, amarante pour l’état-major.
N Dès avril, écrit Paul Gentizon, qui a assisté à la résurrec-
tion de l’armée allemande, l’aveiilissement des soldats, si
sensible à la fin de 1918, a disparu. Les sentinelles qui
s’alignent le long de la Wilhelmstrasse ont de nouveau une
attitude impeccable avec leur uniforme feldgrau flambant
neuf et leurs buffleteries bien graissées, leurs manches à
parements, leurs cols brodés e t leurs galons d’argent ))
E n décembre 1918, à la veille des combats de Noël, le
ministre de la Guerre de Prusse était dans l’impossibilité
d’équiper les 4.000 Chasseurs du général Mærcker. Six mois
plus tard, en juin 1929, l’Allemagne dispose d’une armée
nouvelle, forte de 400.000 hommes *, rompus au maniement
des armes et confiants en leurs chefs.
1. Paul GENTIZON,L’Armée allemanàe après la défaite, p. 60.
2. Chiffre citk par N n ç K E , dans ses Mémoires. E. O. VOLKYANN,
dans la Deutsche
Rundschau d’avril 1935, p. 2, dit même 450.000, mais ce chiffre doit comprendre
les contingents revenus da la Baltique en décembre 1919.
XII

LES CORPS FRANCS


RETABLESENT L’ORDRE EN PRUSSE

I. - Brême, Mülheim, Halle.


Ce résultat serait déjà surprenant en temps normal. I1
l’est encore bien davantage quand on songe que la réor-
ganisation de l’armée s’est effectuée dans un pays livré
aux convulsions de la guerre civile et dont différentes pro-
vinces sont en train de faire sécession. De plus, toute une
partie de la population est farouchement. hostile aux projets
du gouvernement et résolue à les combattre par tous les
moyens.
Pour commencer, la nouvelle Reichswehr n’est pas l’ar-
mée du Reich, mais l’armée de la Prusse l. Moins encore :
c’est l’armée du gouvernement prussien. Car la Bairière
arrête et jette en prison les agents recruteurs de Noske et
défend aux Bavarois de s’engager dans l’armée nouvelle.
L a Saxe déchire à son tour la convention militaire qui la lie
à la Prusse depuis 1867 e t procède à la création d’une armée
rouge autonome. Le Brunswick e t le Wurtemberg s’op-
posent à l’application des décrets de Weimar. A Reuss, les
troupes de la Reichswehr, qui viennent s’installer en gar-
nison, sont reçues à coups de carabine. I1 faut donc que la
Prusse, qui détient le pouvoir exécutif en Allemagne, en
vertu de la Constitution de 1871, s’en tire par ses propres
forces 2. Toute l’œuvre des deux derniers siècles est à refaire :
il faut recommencer pas à pas l’unification de l’Empire.
Or, cet Empire est en pleine déliquescence. Près de cinq ans
1. a Sie ist nicht eine Reichswehr, sondern eine Preussenwehr D, écrit le major
Stein.
2. Major STEIN,Schaft ein H w r l Berlin, 1919, p. 25.
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 181
de guerre et trois mois de révolution l’ont transformé en un
chaos indescriptible, en un océan battu par la tempête,
I dont les vagues menacent de balayer les derniers vestiges
de l’ordre social. A l’effondrement politique et militaire
de novembre 1918 succède, au printemps de 1919, l’effon-
drement économique et financier.
A Berlin, où Noske a cru étouffer les soubresauts du
spartakisme, l’agitation recommence. I1 faut renforcer les
effectifs dans le quartier des journaux. Aux grèves de la
Ruhr répondent celles de la Haute-Silésie; aux désordres
de Leipzig, ceux de Brunswick, d’Essen et de Magdebourg,
où les communistes ouvrent les portes des prisons et lâchent
dans la ville tous les détenus de droit commun. A Ham-
bourg, le syndicat des armateurs et le syndicat des marins
sont en lutte ouverte, paralysant les transports et le ravi-
taillement du pays.
A la défaite et à la révolution viennent s’ajouter la misère
et la famine. Le chômage fait sa première apparition. En
janvier, rien qu’à Berlin, on compte 180.000 chômeurs. En
février, il y en a 240.000. E n mars, 560.000. En avril, plus
d’un million. Combien y en a-t-il dans le Reich entier? Nul
ne le sait. Étant donné la cherté des vivres, les allocations
quotidiennes ne suffisent pas à les nourrir. I1 n’y a plus de
matières premières et guère de transports. Les wagons sont
hors d’usage. Les navires n’offrent plus qu’un tonnage réduit
limité à la Baltique, car le blocus continue. Le reste est au
service des gouvernements alliés
Ceux-ci se déclarèrent prêts à lever le blocus. Mais com-
ment payer les vivres que fournira l’Amérique? (( Seul un
travail acharné peut encore nous sauver, écrit Wissel dans
le Vorwürts a, sinon notre ruine sera irrémédiable. 1) Or,
c’est le moment que les syndicats choisissent pour multi-
plier les grèves. Les grévistes vont grossir le nombre déjà
impressionnant des chômeurs. La terre est en friche, les
chantiers et les houillères sont abandonnés. (( Si cette situa-
1. Voir ERZBERGER, Souvenirs de Guerre, p. 407-409. La commission Hoover
et la Croix-Rouge de Genève s’efforcent de parer à la situation : mais elles doivent
envoyer des vivres non seulement en Allemagne, mais en Autriche, en Pologne,
en Serbie, et leurs moyens n’y suilisent pas.
2. Numéro du 2 février 1919. Voir également, au sujet du chômage, Arbeitslo-
sigkeit und Preishohe, dans la Cazeüa de Francfort, du 8 février 1919.
182 EISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

tion se prolonge, écrit Rathenau, les cités seront bientôt


désertes, les routes défoncées, les forêts déboisées, les mois-
sons compromises, les ports, les chemins de fer, les canaux à
l’abandon ... Les villes allemandes ne seront pas détruites,
mais ne consisteront plus qu’en constructions à demi rui-
nées, encore habitées en partie par des créatures misé-
rables l. ))
Comment conjurer la catastrophe? Par l’emprunt? Mais
qui souscrira? Par l’impôt? Mais qui le paiera? Déjà les
contribuables refusent tout subside à un gouvernement en
lequel ils n’ont pas confiance. De tous les coins du pays,
lorsqu’ils regardent vers Weimar, les jeunes Allemands qui
représentent les forces vives de la nation n’y voient que des
vieillards exsangues et des partis sclérosés; ils n’aperçoivent
qu’un gouvernement voué à l’équivoque et au mensonge.
(( Regarde autour de toi, écrit Rathenau dans son A p p e l à

la jeunesse allemande, dans ces parlements, ces ministères,


...
ces universités et partout je demande, découragé : Où
sont les hommes? 1)
Pourtant, les hommes ne manquent pas dans le pays.
Il y a tout d’abord ces soldats du front, dont nous avons
décrit le retour dans la capitale, et dont Ernst von Salomon
nous trace de son côté ce portrait saisissant : (( Leurs yeux
disparaissaient dans l’ombre projetée par le rebord de leur
casque, enfoncés dans des trous sombres, gris, aigus. Ces
yeux ne regardaient ni à droite ni à gauche. Ils restaient
fixés devant eux, comme fascinés par un but terrifiant,
comme s’ils épiaient les choses du fond de leurs abris boueux
et de leurs tranchées, par-delà le parapet de terre éventrée.
Ils ne proféraient pas un mot. O Dieu, quel aspect ils avaient,
ces hommes! Ces visages émaciés, impassibles sous leurs
casques, ces membres osseux, ces uniformes terreux et
déchiquetés! Ils avançaient à pas lents, et autour d’eux se
creusait un vide infini 2. )) Pour ces hommes-là, l’Allemagne
n’est pas seulement un pays en révolution; c’est un bûcher
où se consument toutes les conceptions sociales de l’occident.
Du fond de leur conscience remonte le cri d’angoisse, la
1. RATHENAU, Leüre ouverte au colonel House (citée par Harry KESSLER,
Rathe-
nau, p. 214).
2. Ernst von SALOMON, Les Réprouuds, p. 25.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 183
question sans réponse des générations sacrifiées : A quoi
bon ma vie? A quoi bon toute vie? S’ils s’engagent dans
les corps francs, une fois les premières semaines de lassitude
passées, ce n’est peut-être pas t a n t par patriotisme que par
mépris pour tout ce qui les entoure, pour ceux qui les
acclament comme pour ceux qui les bafouent. Les uns
espèrent retrouver dans les formations nouvelles la vie
aventureuse qu’ils ont connue au front; les autres, cette
hauteur d’âme qu’ils ont goûtée dans les tranchées et pour
laquelle l’arrière ne leur offre aucune compensation. Ils ont
pris racine dans la guerre, et y restent enracinés. Ils raménent
avec eux une sorte d’exaltation funèbre où se combinent le
désespoir, le goût de la violence e t une soif d’héroïsme sans
emploi.
E n face d’eux, la classe ouvrière, faute de trouver d’autres
moyens de subsistance, se nourrit d’espoirs grandioses et
exaltés. Elle sent l’heure venue de récolter les fruits d’un
siècle de luttes contre les résistances patronales, de par-
faire les conquêtes sociales qui l’ont libérée peu à peu des
heures de labeur écrasantes, de l’avilissement des disciplines
mécaniques, de la rapacité des égoïsmes individuels. Elle
rêve d’une humanité régénérée, d’une vie à laquelle serait
rendue sa dignité, d’une évasion hors de l’humiliation du
travail à la chaîne, des salaires de famine et des taudis où
l’esprit se dégrade aussi vite que le corps. Les Indépendants
qui dressent le bilan des ruines civiles en face du tableau
des gloires militaires, sont les seuls à avoir secoué la tutelle
du passé. Ils voudraient instaurer un monde nouveau. Mais
ils n’ont encore atteint aucun de leurs objectifs e t déjà, ils
sentent le pouvoir leur glisser des mains. Les élections du
19janvier ont renversé à leur détriment la représentation par-
lementaire. Ils n’ont qu’une vingtaine de sièges à l’Assemblée
de Weimar, 15 en Saxe, 4 en Wurtemberg, 1 en Hesse.
Aussi attendent-ils le salut de l’Est. Ils appellent de tous
leurs vœux l’arrivée de l’armée soviétique, qui se met len-
tement en marche pour venir à leur secours. Déjà, elle
déferle sur la Baltique, sur la Pologne, sur la Volhynie. Si
elle enfonce le front allemand qui recule en se défendant
encore, si elle disperse les volontaires lettons d’Ulmanis et
les légionnaires polonais de Pilsudski, elle parviendra jus-
184 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

qu’à Berlin. Ce sera la rencontre de deux cultures, de deux


histoires, de deux mondes ... L’incendie qui gronde à Vienne,
à Budapest, à Munich, balayera les frontières et embrasera
le continent.
D’un côté, les anciens combattants; de l’autre, la classe
ouvrière - comment ces deux forces antagonistes ne se
heurteraient-elles pas?
t
i +

Partout se lèvent les signes avant-coureurs de la tempête.


Une agitation croissante, provoquée par l’ordonnance du
19 janvier l, se manifeste dans les Conseils de caserne, de
garnison et de corps d’armée. Le mécontentement est
encore accru par l’attitude équivoque du Comité central.
A quel mobile a-t-il obéi en remettant ses pouvoirs à
1’Assemhlée de Weimar? A une pression du gouvernement?
A un manque de perspicacité politique? I1 est diEcile de le
dire. Toujours est-il que les conséquences de cet acte, qui
fait le jeu de Noske et de la contre-révolution, n’échappent
pas aux Indépendants. Dès le lendemain de cette démis-
sion, la Freiheit, organe du parti spartakiste, pousse un cri
d’alarme :
Camarades !
En capitulant devant l’dssenzblée de Weimar, le Comité cen-
tral a consommé sa trahison envers les Conseils d’ouvriers et de
soldats.
I l s’est dessaisi, de sa propre autorité, d u pouvoir qui h i a
été confié.
Par cet acte inqualifiable, le Comité central a oulrepassé son
mandat. Ses décisions et ses ordres sont donc entuchés de niclliié.
I l f a u t réunir sans délai un nouveau Congrés des Conseils
d’ouvriers et de soldats, afin d’élire u n nouveau Cohité central.

C’est le seul moyen de sauver la révolution menacée.


Mais pour atteindre ce but, les Spartakistes ne se fient plus
uniquement aux Conseils de soldats. Ils comptent sur deux
armes beaucoup plus efficaces : la grève générale, qui accu-
1. Voir plus haut, chap. x, p. 155.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 185
lera la nation à la famine, et la guerre civile, qui contraindra
le gouvernement à leur céder le pouvoir.
Telle est l’atmosphère chargée d’orage au milieu de
laquelle éclate, en Allemagne, la seconde révolution. La pre-
mière avait commencé sous la forme d’un duel entre l’État-
Major et les Conseils de soldats. La seconde se déclenche
SOUS la forme d’un affrontement sanglant entre les corps
francs et les ouvriers spartakistes.
t
+ +

Tandis que l’Allemagne entière, plongée dans l’angoisse


et la fièvre, vit dans l’attente d’un conflit qui paraît inéluc-
table, le général von Lüttwitz fait savoir à Noske dès la
fin du mois de janvier qu’il dispose de forces sufisantes
pour tenter une incursion en province. I1 lui conseille de
ne pas se laisser surprendre par les événements mais de les
devancer par une attaque brusquée.
Bien que les effectifs des corps francs soient encore très
modestes, Noske décide de frapper un premier coup à
Brême. Une raison impérieuse pousse l’ancien gouverneur
de Kiel à agir tout d’abord dans la région côtière. Brême
et Hambourg forment la (( porte océane )) de l’Allemagne.
C’est par là - et par là seulement - que peut s’effectuer
le ravitaillement du pays. Parer à la famine est la tâche la
plus urgente. La première expédition de Noske sera ((la
campagne des vivres ».
Or, des désordres graves viennent d’éclater à Brême.
Depuis le 10 janvier, les éléments extrémistes y ont instauré
une dictature à peine déguisée. La caisse du Parti Socialiste
a été pillée à plusieurs reprises et le journal du Parti, saisi
par les Indépendants. Les banques sont l’objet d’attaques
à main armée. En rentrant du front, le régiment de Brême
a été reçu à coups de mitrailleuses et les soldats ont été
désarmés dans les cours des casernes. Les chantiers et les
docks de la Weser sont entourés de barricades e t de fils de
fer barbelés; les quais sont surveillés par des pelotons de la
milice rouge, de sorte que les fonctionnaires du port seraient
massacrés s’ils reprenaient le travail. Tandis que le pays
meurt lentement d’inanition, les navires de vivres de la
186 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

commission Hoover attendent que la grève cesse pour pou-


voir être déchargés.
Noske décide d’envoyer à Brême la division Gerstenberg,
une des trois sections du corps franc du général von Rœder,
- à laquelle il adjoint la Brigade de Fer de Kiel. Fusiliers
et marins, -en tout 3.500 hommes, - se mettent en marche
dans les derniers jours de janvier.
La nouvelle de leur départ déchaîne la fureur du Conseil
de soldats du IXe corps, installé à Altona. Brême fait par-
tie de cette circonscription militaire. Le Conseil de sol-
dats du IXe corps prétend en conséquence que c’est à lui
qu’appartient toute initiative dans cette région. Le pré-
sident du Conseil de soldats télégraphie à Noske pour lui
dire a qu’il considère l’intrusion des troupes gouvernemen-
tales sur son territoire comme une déclaration de guerre,
e t qu’il mobilisera contre elles toutes les forces dont il dis-
pose ».
Noske n’en refuse pas moins de revenir sur sa décision.
Pourtant, des nouvelles alarmantes parviennent des villes
côtières. Ewers, le délégué de Hambourg à la conférence des
Conseils de corps, déclare que 40.000 ouvriers hambour-
geois s’arment pour défendre N les conquêtes dela Révolu-
tion )). Des représailles terribles auront lieu si la division
de Gerstenherg tente de pénétrer dans la ville : au premier
coup de feu, les milices ouvrières feront sauter tous les
ponts e t les navires chargés de vivres.
Le Conseil de soldats de Cuxhaven publie de son côté une
proclamation, annonçant que des formations de renfort
sont en marche vers Brême et que 30.000 dockers s’arment
pour prêter main-forte à leurs camarades.
Le 2 février, Noske est informé qu’une délégation de sol-
dats et d’ouvriers est en route pour Berlin afin de tenter
une suprême démarche auprès de lui et le dissuader de
s’emparer de Brême par la force. Une conférence a lieu le
soir même au palais de la Chancellerie. Hambourgeois et
Altoniens exposent les mesures qu’ils comptent prendre
pour briser l’action du gouvernement.
Voulant empêcher que le conflit ne dégénère en massacre,
ils soumettent à Noske une proposition transactionnelle :
les habitants de Brême déposeront leurs armes e t les remet-
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 187
tront au Conseil de soldats du IXe corps. Celui-ci sera
chargé de rétablir l’ordre dans la ville.
Pendant que les Hambourgeois délibèrent, on apporte
à Noske une dépêche annonçant que 150.000 mineurs de la
Ruhr se mettront en grève si l’expédition contre Brême
n’est pas décommandée sur-le-champ. Noske met la dépêche
dans sa poche et ne laisse rien transparaître de son émotion.
Mais il sait, dès ce moment, qu’il n’a plus d’autre choix que
le recours aux armes. (( J’arrivai à la conclusion, écrit-il
dans ses Mémoires l, que si l’ordre n’était pas immédiate-
ment rétabli à Brême, le gouvernement pourrait se considé-
rer comme perdu, car personne n’aurait plus le moindre
respect pour lui. Mieux valait courir tous les risques que
de subir cet outrage. N
Noske repousse donc la proposition des Hambourgeois.
Jouant son va-tout, il leur pose l’ultimatlim suivant :
l o Démission immédiate du Conseil des Commissaires du
Peuple de Brême e t création, dans les vingt-quatre heures,
d’un nouveau Conseil basé sur le résultat des élections pour
l’Assemblée nationale.
20 La population sera désarmée par les soins du nouveau
Conseil qui remettra les armes ainsi récupérées à la division
Gerstenberg. Les troupes gouvernementales ne renonceront à
occuper la ville que si toutes ces conditioris sont ponctuellc-
ment remplies.
Le lendemain, les délégués de Brême e t de Hambourg
font parvenir à Noske des contrepropositions, inacceptables
pour le gouvernement z. Elles conféreraient une autorité
accrue aux Conseils de soldats et annuleraient d’un seul
coup toute la politique de Noske à leur égard. Ce sera donc
la guerre civile.
1. NOSKE,Mémoires, p: 82.
2. Les contrepropositions des déléguh étaient les auivantes :
10 Démission du Conseil local. Création d’un nouveau Conseil, basé sur le
résultat des élections pour le Congrès des Conseils d’ouvriers et de soldats du
1 6 décembre 1918.
20 Les ouvriers armés remettront leurs armes aux troupes de renfort arrivant
de Bremerhaven et de Hambourg. Celles-ci assureront l’ordre i Brême e t y orga-
niseront des gardes de sûreté. La division Gerstenberg s’engage à rester sur ses
positions et à ne pas empècher l’arrivée des forces armées de Bremerhaven e t
de Hambourg. Une fois celles-ci rendues dans leurs casernements, la division Gers-
tenberg retournera à Berlin.
188 HISTOIRE D E L’ARM$E ALLEMANDE

Le 2 février, le Vorwarts annonce en gros caractères :


(( Brême à la veille de la décision ». Le 3 février : (( On se b a t
à Brême 1). Le 5 février : Brême occupé par les troupes d u
((

gouvernement ». (( D’un côté des barricades, des mitrail-


leuses aux fenêtres, écrit Jules Rais l, de l’autre des brigades
de marins, des automobiles blindées, des minenwerfer. Entre
les deux, cent morts, trois cents blessés. 1) Tel est le bilan
de ces tristes journées.
Quarante-huit heures après être passée à l’attaque, la divi-
sion Gerstenberg est maîtresse de la ville. Le Conseil des
Commissaires d u Peuple est destitué. Une municipalité
bourgeoise le remplace. Les chefs de l’insurrection prennent
la fuite. Le matelot Kuhnte, qui s’est proclamé lui-même pré-
sident de la République autonome d’Oldenbourg, est arrêté.
Les troupes de renfort de Bremerhaven et de Hambourg,
infiniment moins nombreuses qu’on ne l’avait affirmé, sont
refoulées vers la campagne et dispersées à coups de mitrail-
leuses. Le travail reprend dans les docks. Les navires de
l’Entente pourront être déchargés.
Une vague de découragement passe sur la région. Bre-
merhaven, Wilhelmshaven et Cuxhaven se soumettent sans
dificulté. Hambourg capitule à la dernière minute, malgré
les efforts désespérés des Indépendants. Le calme se rétablit
peu à peu dans le Nord-Ouest de l’Allemagne.
Le résultat de l’expédition consolide la position du gou-
vernement. De plus, il confirme la valeur combative des
corps francs, qui viennent de remporter leur première vic-
toire. L’Écho de Hambourg écrit le 6 février : (( Les consé-
quences de ces journées se feront lourdement sentir. Encore
quelques victoires comme celles-ci et le corps des officiers
ainsi que la réaction aristocratique et bourgeoise auront ce
qu’ils désirent : un instrument pleinement conscient de son
efficacité. ))
Mais à peine l’opération de Brême est-elle terminée, que
la grève éclate en Westphalie et dans la Ruhr. Les cent cin-
quante mille mineurs ont mis leur menace à exécution. Un à
un les hauts fourneaux s’éteignent. Les ouvriers se croisent
les bras sur les carreaux des mines. Les livraisons de coke

1. L‘Europe muveile, 1919, p. 414.


L A REICHSWEHR PROVISOIRE 189
e t de houille sont suspendues. La deuxième expédition de
Noske sera la (( campagne du charbon )I.

1 +

A vrai dire, l’agitation qui règne dans le bassin westpha-


lien remonte aux premiers jours de la révolution. Dès le
début de janvier, tous les Conseils d’ouvriers de la région
se sont réunis à Essen pour procéder à la socialisation de
l’industrie houillère. Ils ont nommé à cet effet une com-
mission de neuf membres. Composée en majeure partie
d’Indépendants, celle-ci ne tarde pas à voter l’expropriation
des mines.
Le gouvernement essaie de parer au danger en décla-
rant qu’il s’emploie, lui aussi, à faire progresser la sociali-
sation, mais qu’une œuvre de cette envergure ne peut
s’effectuer que par étapes. La première sera la (( démocrati-
sation du régime industriel ». L’Assemblée de Weimar,
assure Scheidemann, prépare deux lois l, ainsi qu’un code
ouvrier qui établira le droit de coalition, la capacité des
syndicats, e t l’intervention des Conseils de conciliation
(( ))

et des (( Conseils d’usine )) en t a n t qu’ (( organes cons-


titutionnels du travail ».
Les syndicats socialistes et les fédérations de mineurs
accueillent ces promesses avec satisfaction. Mais les Indé-
pendants ne s’en contentent pas. Ils savent ce que valent
ces (( organismes mixtes »,destinés à aiguiller les revendica-
tions ouvrières sur une voie de garage. Ils se retirent du
Congrès d’Essen en accusant les syndicats majoritaires de
trahir le prolétariat.
Dès lors, une lutte sourde s’engage entre Socialistes et
Indépendants autour des carreaux de mines e t jusqu’au
fond des puits. L’extraction de la houiile baisse de jour en
jour 2. Des rixes quotidiennes éclatent entre travailleurs
1. Elles seront promulguées le 23 mars 1919. La premiere est une loi générale
sur la socialisation des entreprises. La seconde concerne les houillères et institue
le Conseil du Charbon du Reich. II ne peut étre question de nous y attarder ici,
ces questions étant en dehors du cadre de cette étude. On pourra se référer uti-
lement a l’iniéressant ouvrage de Marcel TARDY, Le Prohlrhe de la Socialisation
e n Allemagne (Société d’Études et d‘Informations économiques).
2. On estime b quatre millions et demi de tonnes la diminution de l’extraction
pendant la période de désordres. (NOSXE,Mémoires, p. 126).
190 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

volontaires et piquets de grève. Les actes de violence e t de


sabotage se multiplient.
La situation est déjà extrêmement tendue, lorsque l’on
apprend, coup sur coup, la préparation et l’issue de l’expé-
dition de Brême. Le bruit court que les magnats de l’indus-
trie houillière, craignant de perdre leurs mines, ont mis des
subsides à la disposition de Noske pour organiser une expé-
dition punitive en Westphalie. Ces nouvelles se répandent
comme une traînée de poudre. Dès le 6 février, les Sparta-
kisses proclament la grève générale.
Le Conseil de soldats du VIIe corps d’armée, stationné à
Münster, fait cause conimune avec les Indépendants e t s’ar-
roge le droit de commandement dans le bassin de la Ruhr.
Noske charge aussitôt le général von Watter, l’ancien
commandant du VIIe corps d’armée, de dissoudre le Conseil
de soldats et d’emprisonner les meneurs. Le 11 février, le
général donne l’ordre au capitaine Lichtschlag e t à son
corps franc de cerner la salle où siège le Conseil, d’exiger la
démission de tous ses membres et de fus iller les récalcitrants.
Mais les delégués se soumettent sans dificulté e t le capitaine
von Lichtschlag leur laisse la vie sauve. Le même jour un
nouveau Conseil est constitué, composé d’éléments fidèles
au gouvernement.
Spartakistes et communistes voient dans cette mesure
(( une atteinte à la souveraineté des Conseils de soldats ».

Puisque le gouvernement leur a déclaré la guerre, les Indé-


pendants relèveront le défi : réunis à Mülheim, dans la
Ruhr, les chefs extrémistes proclament l’avènement d’une
république indépendante du Nord-Ouest, à laquelle seront
annexés ultérieurement le Brunswick e t les régions côtières.
Les premiers actes du nouveau gouvernement consistent à
interdire les livraisons de charbon au Reich e t à multiplier
les appels en faveur de la grève générale.
Noske ordonne immédiatement aux deux brigades de
fusiliers cantonnés à Brême de se rendre à Mülheim. A cette
troupe de deux niille volontaires viennent se joindre les
sept cent cinquante hommes du corps franc Lichtschlag.
Les Indépendants organisent en toute hâte une armée
rouge qui se porte au-devant des (( Gardes blancs )) de Noske.
Des collisions sanglantes o n t lieu à Hervest-Dorten e t à
LA REICHSWEHR P R O V I S O I R E 191
Bottrop, où l’hatel de ville est bombardé par les rebelles.
Une partie des troupes gouvernemmtales - pour la plu-
part des adolescents cle dix-huit à vingt ans - est désar-
mée. Les volontaires qui se trouvent à l’intérieur de I’édi-
fice sont lynchés par 1ii foule e t achevés i~ coups de crosse.
Exaspérés par l’arrivée des fusiliers de Rr&me, les Indé-
pendants annoncent qu’ils inonderont les puits, plutôt que
de capituler. Ce serait pour l’Allemagne une catastrophe
irréparable, car il faudrait des années pour remettre les
houillères en état. Scheidemann demande que (( l’on fasse
un exemple ». Mais l’accord est loin d’être parfait parmi les
Spartakistes. Les socialistes sabotent les réunions et para-
lysent l’action des insurgés. Enfin, la pénurie de vivres
prend des proportions dramatiques. La plupart des ouvriers
sont las de poursuivre une lutte dont ils sont les premières
victimes Les volontés fléchissent, la résistance faiblit.
C’est le moment que choisit le quartier général de Münster
pour proposer un arrangement amiable. Le général von
Watter, qui ne manque ni de sang-froid ni de psychologie,
comprend qu’il ne faut pas se montrer trop exigeant. I1
demande simplement aux ouvriers de reprendre le travail,
de déposer les armes et de renoncer à tout nouvel acte de
violence ou de sabotage.
Une Assemblée populaire, qui réunit à Essen des délégués
de tous les Conseils d’ouvriers et de soldats, accepte ces
conditions. Résignés, les porions reforment leurs équipes,
les hauts fourneaux se rallument et l’on entend de nouveau
le sifflement des trains qui transportent le charbon vers
l’intérieur du Reich.

+ +

Le pays va-t-il enfin connaître un peu de repos? Non


pas. Car à peine l’incendie est-il maîtrisé en Westphalie
qu’il éclate, plus violent encore, dans les districts miniers
du centre.
A Gotha, une partie du bataillon qui s’y trouve caserné
a refusé d’obéir à un ordre de marche. Pour faire respecter
1 . Le total des salaires perdus par les grévistes s’élève pour cette période b
quatre-vingt-dix-sept millions et demi de marks. (NOSKE,op. c i f . , p. 126).
192 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

l’autorité du Haut-Commandement, le gouvernement s’est


vu contraint d’envoyer des renforts dans la ville. Dès leur
arrivée, ceux-ci ont été attaqués par des ouvriers sparta-
kistes. Un manifestant a été blessé au cours d’une échauf-
fourée. Aussitôt la grève se déclenche. Comme à Mülheim,
la municipalité de Gotha s‘érige en Ville libre et proclame
son indépendance.
Mais les désordres de Gotha ne sont qu’épisodiques. Le
centre du mouvement d’insurrection est à Halle, où des
ouvriers de la région, qui appartiennent en grande majorité
au parti Indépendant, ont formé un Conseil révolutionnaire,
au sein duquel l’extrémiste Killian exerce une dictature
quasi absolue. Sur ses ordres, les agents de la police sont
désarmés et leurs armes distribuées à la population civile,
la presse soumise à une censure draconienne, les personna-
lités soupçonnées de visées réactionnaires, arrêtées et moles-
tées sans pitié.
Le Conseil d’ouvriers et de soldats ordonne la création
de milices rouges, placées sous le commandement du lieu-
tenant Ferchlandt, un ancien oficier condamné pendant la
guerre pour une affaire de droit commun. En dispute cons-
tante avec le Conseil de soldats, car il a un caractère
exécrable, Ferchlandt finit par se constituer une garde per-
sonnelle, composée en majeure partie de marins déserteurs.
Pour compliquer encore la situation, il existe à Halle un
important dépôt d’armes comprenant 50.000 fusils, 1 million
de cartouches et 30 mitrailleuses. Redoutant que les artil-
leurs qui le gardent ne se servent de ce matériel pour déclen-
cher un coup de force contre la municipalité communiste,
le Conseil de soldats accélère l’armement des milices rouges
et des marins de Ferchlandt.
Le 25 février, les Conseils d’ouvriers, réunis en séance
plénière, décrètent la grève générale dans tout le district
minier. Les cheminots de la Direction de Halle se joignent
au mouvement. Ils emprisonnent les fonctionnaires des
chemins de fer et les mettent dans l’impossibilité d’assurer
leur service. Tout trafic est a d t é . Les communications
sont coupées entre Weimar et Berlin.
Le lendemain, 26 février, les éléments bourgeois se livrent
à une contre-grève, dans l’espoir de briser la tyrannie des
L A REICHSWEHR P R O V I S O I R E 193
Indépendants. Les fonctionnaires des Postes, des adminis-
trations communales et municipales, presque tous les maîtres
d’école et les médecins se croisent les bras. La plupart des
magasins ferment. Les journaux sont suspendus. I1 n’y a
plus de lumière, plus de ravitaillement, plus de services
sanitaires.
Cette fois-ci, c’en est trop. Noske convoque le général
Mærcker et le charge de rétablir l’ordre avec son corps de
Chasseurs. (( Cette mission était d’autant plus dificile à
accomplir, écrit le général Mærcker, que le temps pressait
et que la grève générale m’enlevait tout moyen de me
renseigner sur la situation. J e ne pus même pas me procurer
un plan de la cité. J e ne connaissais pas les chefs de l’in-
surrection. J e n’avais aucune donnée précise concernant
l’état d’esprit de la garnison. Pouvais-je compter sur son
appui ou me serait-elle hostile? J’étais à cet égard dans une
incertitude absolue, et ce fut, pour ainsi dire, les yeux ban-
dés que je dus procéder à l’occupation de la ville. ))
Sachant que la moindre fausse manœuvre peut avoir des
conséquences graves, le général Mærcker décide de confier
cette mission délicate à sa I r e brigade de Chasseurs, comman-
dée par le colonel von Reitzenstein Forte de 3.500 hommes
environ, cette brigade d’élite est composée de trois sec-
tions. Elle se met en route à l’aube du l e r mars, et atteint les
faubourgs de Halle à 11 h. 30.
Le général Mrercker aurait voulu occuper la ville par sur-
prise. Mais des grévistes ont fait dérailler le train transpor-
tant la IIIe section, de sorte qu’elle n’arrivera que dans
l’après-midi. E n conséquence, il doit se contenter de faire
occuper la caserne des artilleurs, le dépôt de munitions et la
gare par la Ire section, tandis que la IIe se rend à la Charlot-
tenschule où se trouvent casernés les marins de Ferchlandt.
Cette première phase des opérations s’effectue sans difii-
culté : les artilleurs accueillent chaleureusement les Chas-
seurs et mettent à leur disposition toutes les munitions du
dépôt. Quant aux marins de Ferchlandt, ils se rendent sans
combattre, de sorte que Mærcker peut espérer terminer
l’affaire sans effusion de sang.
2 . C’est elle qui assurait l’ordre, jusqu’ici, dans le secteur situé au nord et B
l’est de Weimar.
I 13
194 HISTOIRE D E L ’ A R M I ~ E ALLEMANDE

Mais plus ses troupes se rapprochent du centre de la


ville, et plus les rues sont encombrées de manifestants.
Mærcker convoque pour 16 heures, à l’hôtel de ville, les
autorités municipales et les représentants des Conseils d’ou-
vriers et de soldats. I1 envoie, en avant-garde, un premier
échelon armé de 20 mitrailleuses, afin d’assurerla protectiondu
Rathaus. Celui-ci est désarmé en cours de route par la foule
qui devient de plus en plus houleuse. Les insurgés brisent les
casques des hommes, renversent et pillent les fourgons trans-
portant les mitrailleuses, détellent et emmènent les chevaux.
Les deux officiers qui commandent le détachement, les lieu-
tenants Hirsch et Schmidt, sont lynchés. Leurs corps, affreu-
sement mutilés, sont jetés dans la Saale.
Lorsque le général Mærcker veut se rendre à son tour à
l’hôtel de ville, il est presque écharpé par les manifestants.
I1 n’a que le temps de se réfugier dans l’hôtel des Postes, où
la foule déchaînée l’assiège pendant une heure. Enfin, la
IIIe section arrive à la rescousse. Après avoir dispersé les
émeutiers au pas de charge, elle réussit à délivrer le général,
et le ramène à la Charlottenschule, vers laquelle les mani-
festants se ruent en saccageant tout sur leur passage.
Les révolutionnaires s’installent dans le théâtre municipal
d’où ils prennent la Poste sous un feu roulant de mousque-
tons et de mitrailleuses. Toute la nuit, la fusillade fait rage.
La place du Marché, la Ulrichstrasse et la Steinstrasse sont
noires de monde : ce sont des civils, des membres de la
milice rouge e t des soldats démobilisés de l’ancien 36e régi-
ment d’infanterie, dont les vagues hurlantes viennent défer-
ler contre les murs des casernes où se sont retranchés les
Chasseurs.
A l’aube, la situation s’aggrave encore. Plusieurs cen-
taines de magasins ont été pillés, des vitrines défoncées,
des bâtiments publics incendiés. Des collisions sanglantes
surviennent entre pillards et patrouilles de Chasseurs. A
tous les coins de rues, les mitrailleuses crépitent.
Malgré ces scènes de violence, le général Mærcker ne peut
se résoudre à ouvrir le feu sur ses compatriotes. I1 cherche
à négocier avec le Conseil de soldats. Celui-ci, croyant avoir
gagné la partie, se dérobe à tout contact et se montre intrai-
table.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 195
Vers midi, le lieutenant-colonel von Klüwer, détaché
comme observateur par le Grand État-Major, a voulu se
mêler à la foule pour se rendre compte de l’état d’esprit
de la population. Habillé en civil, il est descendu dans la
rue. Par malheur, il a été reconnu, malmené e t traduit
devant un Conseil de soldats qui ordonne son emprisonne-
ment. Au moment où on veut le conduire à la prison, la
foule l’arrache à ses geôliers et le roue de coups. I1 a la
mâchoire fracassée et plusieurs côtes enfoncées. Par deux
fois, il réussit à s’enfuir e t cherche à se réfugier sous une
porte cochère. La populace le découvre, le traîne, pantelant,
jusqu’au pont de la Saale et le jette dans la rivière du haut
du parapet. Malgré ses blessures, le malheureux s’efforce
de se sauver à la nage. Seule sa tête ensanglantée émerge
de l’eau. Mais chaque fois qu’il est sur le point d’atteindre
la berge, la foule massée sur les deux rives le repousse à
coups de pied. Finalement, un soldat de la milice rouge
l’achève à coups de revolver.
E n apprenant les détails de cette scène, le général Mercker
se rend compte qu’il n’a que trop temporisé. Ni la patience
ni les négociations ne mèneront à rien. A 17 heures, il
ordonne à ses hommes de faire évacuer les rues. L’état de
siège est proclamé. Quibonque sera pris l’arme à la main
sera fusillé sur-le-champ.
Pour assurer l’exécution de la loi martiale, chacune des
trois sections de Chasseurs occupe un district de la ville.
Cinq cents pillards sont arrêtés et traduits en Conseil de
Guerre. Le total des victimes s’élève à 29 morts e t 67 blessés
du côté de la population civile; à 7 morts et 20 blessés du
côté des Chasseurs. Mais aux alentours de 23 heures, l’ordre
est enfin rétabli.
Le 3 mars, les éléments bourgeois renoncent à leur contre-
grève. Le 5, les employés des Postes, des télégraphes e t des
services d’éclairage reprennent le travail. Les journaux
reparaissent. La ville, quoique encore mal remise du choc
qu’elle a reçu, fait une ovation à son libérateur.
Afin d’empêcher le retour de pareils événements, le géné-
ral Mærcker ordonne la dissolution des milices rouges et le
désarmement de la population. Les formations révolution-
naires sont remplacées par un corps franc dit (( de Halle »,
196 HISTOIRE D E L’ARMT?E ALLEMANDE

commandé par des officiers appartenant à l’État-Major de


la I r e brigade de Chasseurs. Quatre jours après sa création,
ce corps franc compte déjà trois compagnies d’infanterie e t
une section d’artillerie
Le mouvement de grève qui progressait dans le district
minier se ralentit et reflue. Le 7 mars, voyant l’inutilité
de leurs efforts et peu confiants dans le résultat d’une insur-
rection partielle, les -Indépendants acceptent les conditions
du gouvernement. Eclairés par les échecs qu’ils viennent
de subir à Brême et en Wesphalie, ils savent que la province
n’est pas capable d’assurer le triomphe de la révolution :
la décision suprême ne peut venir que de Berlin.
1. Parallèlement au corps franc de Halle, le général Mamker crée : 10 un régi-
ment de Garde (Wachtregirnent Halle n . s.) formé d’éléments pris parmi l‘an-
cienne Se division d’infanterie; 20 une milice municipale (Stüdtische Srhutztruppe)
ouverte à tous les habitants et commandée par des éléments pris parmi les trois
sectiona de Chasseurs.
XI11

LES CORPS FRANCS


HÉTABLISSENT L’ORDRE E N PRUSSE

II. - La semaine sanglante de Berlin.


Brême, Mülheim, Halle : trois succès pour l’Assemblée
nationale. Mais plus encore, trois succès pour le Haut-Com-
mandement. Derrière ces poignées d’hommes résolus,
commandés par Gerstenberg, Lichtschlag ou le général
Mærcker, l’Allemagne sent la présence de Reinhardt, de
Lüttwitz et de Grœner. Rien n’indique que l’impulsion
directrice vienne de Cassel plutôt que de Weimar l, Mais
l’opinion publique ne s’y trompe pas : elle reconnaît dans
ces offensives fulgurantes, menées de main de maître, le
style incisif et précis de l’État-Major. 3.500 hommes à
Brême, 2.750 à Mülheim, 3.000 à Halle ont s u f i pour mater
des foules vingt fois supérieures en nombre.
Pour les révolutionnaires, par contre, Brême, Mülheim,
Halle sont trois échecs graves dont il faut tirer la leçon.
Écartelée par les rivalités qui opposent Socialistes et Indé-
pendants, la classe ouvrière ne peut espérer vaincre qu’en
rassemblant toutes ses forces. Elle ne doit pas les épuiser en
opérations de détail. C’est de Berlin que partent tous les fils
de l’administration d’Empire. C’est donc à Berlin qu’il faut
instaurer d’abord la dictature du prolétariat.
Un second enseignement que les Spartakistes ont tiré

1. Le lieutenant-colonel von Kliiwer, qui trouva la mort à Halle, était a délé-


gué du G. Q. G. auprès du général Mærcker n. On voit donc qu’il existait des
liens étroits entre les corps francs et le Grand État-Major. Par ailleurs, le lieu-
tenant-général Kabisch écrit : a Le rétablissement progressif de l’autorité gouver-
nementale se fit grâce a l’intervention active du G. Q. G. D (Crœner, p. 74).
198 HISTOIRE DE L’ARMÉE A L L E M A N D E

des événements récents, c’est qu’ils ont été battus partout


où ils sont entrés en’collision avec la troupe. E n s’efforçant
d’imiter la tactique militaire sans en avoir les moyens, la
révolution fait fausse route. I1 ne faut pas affronter les
corps francs sur un terrain où, étant les mieux armés, ils
seront nécessairement les maîtres. L’instrument par excel-
lence de la classe ouvrière est, et reste la grève. Elle seule
est appropriée à une stratégie de masses. Mais’ une grève,
pour réussir, exige, outre le nombre, une discipline d’airain.
Elle ne doit dégénérer à aucun prix en émeutes qui four-
niraient aux troupes gouvernementales un prétexte pour
ouvrir le feu.
Tel est le sens de la proclamation publiée, au matin du
3 mars, dans la Rote Fahne de Berlin :
Ouvriers! Camarades prolétaires!
Debout pour le nouveau combat e n faveur de la Révolution!
Suspendez tout travail! Demeurez dans vos usines afin de ne
pas être expulsés de vos ateliers! Rassembler-vous dans vos
fabriques! Ralliez les hésitants et les retardataires! N e vous lais-
sez pas entraîner à de nouvelles fusillades! Noske n’attend qu’elles
pour provoquer un nouveau bain de sang!
Restez groupés dans vos exploitations, afin d’être constamment
prêts à l’action!
Nos mots d’ordre sont les suivants :
Une discipline absolue!
U n sang-froid à toute épreuve!
U n calme imperturbable!
Mais aussi une volonte’ de fer!
Debout pour la lutte?
Debout pour la grève générale!
A bas Ebert-Scheidemann-Noske! A bas les traîtres et les
assassins !
A bas l’Assemblée nationale!
Tout le pouvoir a u x Conseils d‘ouvriers!

Mais peut-on demander à des centaines de mille hommes,


tenaillés par la faim et exaspérés par la mort de leurs cama-
rades, de se croiser les bras sans rien dire e t d’accepter en
silence toutes les provocations? Dans la capitale enfiévrée
où les fusils partent tout seuls, faut-il s’étonner si des
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 199
bagarres éclatent e t si les grévistes deviennent de plus en
plus dificiles à contenir?
Peut-être serait-ce possible s’il n’y avait que deux fronts :
celui des grévistes et celui des corps francs. Mais entre les
deux, un troisième groupe, formé par les milices rouges e t
la Division de la hlarine, vient semer le désordre et compli-
quer la tâche du Comité de grève.
Pourquoi agissent-ils ainsi? La raison en est simple. En
recourant à la grève, les ouvriers ont brandi leur arme la
pIus efficace. Mais ses effets ne se font sentir qu’à longue
échéance. Or, les miliciens rouges et les marins ne peuvent
attendre jusque-là. Ils sont pris à la gorge. Ils savent que le
gouvernement s’apprête à les dissoudre et que la loi sur la
Reichswehr signifie leur arrêt de mort. I1 leur faut donc
agir vite, pour devancer le vote du Parlement et s’opposer,
fût-ce par la force, à toute tentative de dissolution l. Inca-
pables de juger la situation dans son ensemble, ils sont
aveuglés par leur haine contre le corps des ofhiers. Ils ne
voient pas qu’en provoquant les troupes du gouvernement,
ils font le jeu de leurs adversaires et exposent toute la classe
ouvrière à des représailles sanglantes.
t
+ +

Inquiet de la tension nouvelle qui se manifeste à Berlin,


Noske revient précipitamment de Weimar dans la nuit du
l e r au 2 mars et tient une conférence secrète avec les auto-
rités militaires. Les rapports sur l’état d’esprit des troupes
sont excellents. Le général von Lüttwitz est formel : si une
insurrection éclate, il se fait fort de la réprimer.
Le 2 mars, toutes les troupes sont mises en état d’alerte.
Les formations de volontaires, encasernées dans la banlieue
depuis la fin de janvier, reçoivent l’ordre de se tenir prêtes
1. Un simple examen des dates est significatif. Le projet de loi sur la Reichs-
wehr provisoire est adopté par 1’Assemblée le 25 fëvrier. Le l e r mars, un bntail-
ion de Gardes civiques, caserné z i la Direction de la Police, est dissous. En
part,ant, Ics Gardes déclarent I qu’ils ne tarderont pas i revenir et quc, ce jour-lit,
ils ne lâcheront pas le bâtiment aussi facilement n. (Die Berliner SpartnkiLsri>iri<hp,
!bf. Neumann, Berlin, 1919, p. 3 ) . Le 3 mars, la grève générale est décrétée. Les
désordres se déclenchent le 4. Noske fera valoir l’imminence du péril pour obtenir
que la loi militaire soit promulguée le 6 mars, c’est-à-dire quarante-huit heures
plus tard.
200 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

à marcher sur la capitale a u premier commandement. Le


3 mars, a u matin, les Conseils d’ouvriers de Berlin pro-
clament la grève générale. En réponse, le gouvernement
remet à Noske le pouvoir exécutif dans les districts de
Berlin, Spandau, Teltow et Niederbarnim. Comme le ministre
de la Guerre possède déjà - depuis le 6 janvier - le com-
mandement suprême dans la région des Marches, il est donc
investi d’un pouvoir absolu.
Noske proclame aussitôt l’état de siège à Berlin et dans les
environs. Tous les attroupements sur la voie publique sont
interdits. Le trafic est réduit a u strict minimum. Les jour-
naux extrémistes sont suspendus. Tous les individus qui se
livreront à des actes de violence ou au pillage seront traduits
devant une Cour martiale.
Noske n’attend plus qu’un prétexte ’pour ouvrir les hos-
tilités. I1 n’attendra pas longtemps. Car dans la nuit du
3 au 4 mars, certains éléments douteux de la population
saccagent des magasins dans les quartiers d u centre. Des
bagarres éclatent en plusieurs endroits. Le bruit court
qu’une trentaine de Commissariats de Police ont été pris
d’assaut par les révolutionnaires. Les ordres de Noske se
trouvent donc violés. Le ministre de la Reichswehr peut
passer aux actes l.
C’est en vain que les révolutionnaires essaient de mini-
miser ces incidents. Dans la séance du mardi 4 mars, Richard
Muller, président des Conseils d’ouvriers de Berlin, a beau
se désolidariser d’avec les pillards et les fauteurs de troubles,
en déclarant (( que la grève n’a rien à voir avec les combats
des rues, et que les émeutes sont dues à des repris de justice
qui portent le plus grand tort à la classe ouvrière 2 I); le

1. Ces bagarres, Ics a-t-il provoquées? C’est peu probable. La vérité sur les
troubles demars est diIïicile démêler. Les sources utilisées ici sont : l o les Mémoires
D dii général von L ~ T T W I T Z ;
de NOSKE;20 les Lllériroires d u colonel R E I N H A Ret
30 une brochure publiée par la Freiheil, intitulée La Vérité sur les troubles de Ber-
lin (sans nom d’auteur), exposant la thèse des rbvolutionnaires; 40 une brochure
P ubliée par la maison Neumann, intituléo Lea Troubles Spartakistesde mars (1919)
également sans nom d’autcur), exposant la thèse du gouvernement; 5 0 le compte
rendu sténographique du procès du lieutenant Marloh; 6 O les collections d u V o r
u-ærls, du Berliner Tageblall, de la Kreuzzeitung et de la Gazette de Francfort.
2. Au cours d‘unc conlércnce faite aux délégués de la presse, le capitaine von
Moyzysowicz, de l‘État-Major du général von Lüttwitz, confirma ce fait en décla-
rant : a I1 faut établir une distinction tr&snette entre la grève générale e t l’in-
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 201
Comité exécutif du Parti Spartakiste a beau publier un
tract exhortant les ouvriers au calme et soulignant que les
bagarres de la nuit ont été provoquées (( par des éléments
incontrôlés, appartenant à des formations armées n’ayant
aucun lien avec le comité de grève n; Noske reste inflexible :
il ne fera aucune distinction entre grévistes et insurgés.
Le 4 mars, au matin, une partie des corps francs encasernés
aux environs de Berlin occupe le faubourg de Sparidau où
se trouve un important dépôt de mitrailleuses. Le bataillon
de pionniers rouges qui assure la garde du dépôt est dis-
sous. Les premiers coups de feu éclatent à cette occasion
entre troupes gouvernementales et révolutionnaires. Ainsi
commence la semaine sanglante de Berlin, phase culmi-
nante de la deuxième révolution.
Le même jour, dans l’après-midi, une foule énorme se
masse sur I’ Alexanderplatz, devant la Direction de la Police.
Des nouvelles alarmantes circulent de groupe en groupe.
On apprend que les troupes gouvernementales ont occupé
Spandau et que les premières victimes sont tombées. Sur
ces entrefaites, un détachement de volontaires appartenant
au corps franc Reinhard veut traverser la place. Ils sont
arrêtés et molestés. L’officier qui commande le détache-
ment est arraché du siège de sa voiture, jeté à terre, piétiné,
et dépouillé de son uniforme. Le torse à moitié nu et le
visage ruisselant de sang, il parvient à se réfugier dans la
Direction de la Police, vers laquelle sont également refoulés
les restes du détachement.
Ivres de rage, les soldats du corps franc veulent se frayer
une issue et faire évacuer la place. Ils s’élancent hors du
bâtiment, le fusil à la main et, après les somniations d’usage,
ouvrent Ie feu sur les manifestants. Les cris des blessés et
les râles des agonisants sont bientôt recouverts par les hurle-
ments de la foule, qui se rue vers la Direction de la Police,
pour tout mettre à feu et à sang. Craignant d’être débordé,
le commandant du détachement fait charger les assaillants
par une section de chars d’assaut. Crachant le feu par
toutes leurs ouvertures, les lourdes masses d’acier entrent
dans la foule. C’est une boucherie effroyable. Incapable de
surrection. Les chefs et les membres du Parti indépendant étaient hostiles aux
émeutes. Mais la grève n’en a pas moins déclenché l’insurrection. s
202 HISTOIRE DE L’ARM&E ALLEMANDE

se défendre contre le blindage des tanks, la foule reflue et se


disperse, en emportant ses morts e t ses blessés.
Quelques heures plus tard, le calme est rétabli dans ce
quartier. Vingt individus pris en train de commettre des
actes de pillage sont arrêtés et remis aux autorités mili-
taires. Un bataillon de soldats, commandé par le capitaine
Marks, du Grand État-Major, est chargé d’occuper la Direc-
tion de la Police.

* *
Le mercredi 5 mars, la situation s’aggrave. Une section de
la Division de la Marine populaire, cantonnée dans les halls
d’exposition de la gare de Lehrt, a reçu l’ordre de se dis-
soudre. Exaspérés par cette mesure, les matelots envoient,
dès 8 heures du matin, une délégation à la Direction de la
Police, pour exiger le retrait des troupes gouvernementales.
Les marins déclarent que le seul moyen d’éviter de nouveaux
accrochages est de leur confier la garde du bâtiment. Le
capitaine Marks se met en rapport avec l’État-Major du
général von Lüttwitz et demande des instructions. I1 reçoit
l’ordre de répondre par un refus catégorique. A la sortie,
le quartier-maître Kloppel, très aimé de ses camarades, est
mortellement frappé dans le dos par une balle de revolver,
tirée de l’intérieur de la Direction de la Police. Hasard ou
provocation? Nul ne le saura jamais. Mais cet incident porte
tt son comble l’exaspération des matelots et va contribuer
h donner aux collisions des jours suivants une ampleur et
une acuité inconnues jusqu’ici.
A la même heure, le corps franc du général von Lütt-
witz, composé de l’Alexander-Ersatz-Regiment, du régiment
A u g u s t a et de plusieurs autres formations, fait son entrée
dans la capitale, venant de Zehlendorf. I1 s’installe dans
les écoles et les bâtiments publics situés aux environs de
l’hlexanderplatz. Dans l’après-midi, des sections de matelots
toujours plus nombreuses viennent se mêler aux manifestants
qui s’ameutent de nouveau devant la Direction de la Police.
Toute la nuit la foule assiège le bâtiment où se trouve
enfermé le détachement du capitaine Marks. Toute la nuit,
les soldats du gouvernement font feu sur les manifestants.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 203
Mais la foule grossit d’heure en heure : les marins de Dor-
renbach distribuent aux civils les armes et les munitions
accumulées dans le Marstall e t le Volksmarinehaus, les deux
citadelles de l’insurrection.
Le jeudi 6 mars va décider du sort de la révolution.
Dès le lever du jour, le corps franc de Lüttwitz entre en
action. La brigade du colonel Reinhard et d’autres forma-
tions armées prennent position sur l’Enckeplatz, d’où ils
essayent d’envoyer des renforts au capitaine Marks, cerné
depuis la veille et dont la résistance commence à faiblir.
Hommes et mitrailleuses sont chargés sur trois camions,
précédés d’un char d’assaut. Mais la colonne ne parvient
pas à enfoncer les barricades, élevées par les matelots dans
les rues avoisinantes.
Devant l’inutilité de cette tentative, le colonel Reinhard
donne l’ordre à ses hommes de procéder à un assaut en
règle. Les scènes du front se renouvellent au cœur de la
capitale. A 14 h. 30, une section d’infanterie et une batterie
d’artillerie lourde réussissent à se frayer un passage à travers
le Spittelmarkt. D’autres troupes, commandées par le colonel
von Kohden et le capitaine von Specht s’avancent, venant
du nord et du sud. A 15 heures l’attaque est déclenchée
de tous les côtés à la fois. Les voltigeurs de la section
Henschkel, placés en première ligne, et les officiers qui
commandent les troupes gouvernementales sont animés
d’une détermination farouche : ils sont résolus à laver
l’humiliation que leur ont infligée les matelots, lors des
combats de Noël.
Le premier objectif des soldats de la Garde est de déloger
les marins des bouches du métropolitain, o u ils se sont
retranchés. La station de l’hlexanderplatz est prise sous
le feu des canons et des lance-mines, postés en batterie sur
la place du marché de Werder. Obus et torpilles s’abattent
en rafales sur la chaussée, y creusant de vastes entonnoirs.
Bientôt les insurgés sont obligés d’évacuer leur position et
de chercher un refuge dans les immeubles avoisinants. Les
troupes gouvernementales s’élancent a u pas de charge et
parviennent à dégager la Direction de la Police, fortement
1. C’est le jour où l’hssembléc de Weimar vote la loi sur la Rcichswebr provi-
Boire.
204 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

endommagée par le bombardement. Une cinquantaine de


Spartakistes, qui avaient réussi à en forcer l’entrée au
cours de la matinée, sont capturés e t désarmés.
Mais au moment où les troupes du colonel Reinhard se
sont élancées à travers l’hlexanderplatz, elles ont dû essuyer
une fusillade nourrie, partie du Marstall. Cette attaque de
flanc a été exécutée par un groupe de I 5 0 Gardes rouges
retranchés dans les écuries du palais impérial. Le colonel
Reinhard fait aussitôt pointer ses canons sur le Marstall.
Trois obus de gros calibre éclatent en pleine façade, causant
des dégâts importants. Peu après, les miliciens déposent les
armes et hissent le drapeau blanc. A 15 h. 30 le Marstall
est entre les mains des troupes gouvernementales.
La première citadelle de l’insurrection est tombée. Reste
à prendre le Volksmarinehaus où des marins se sont barri-
cadés depuis l’aube et qu’ils ont transformé en une véritable
forteresse. Les abords sont défendus par une double rangée
de chevaux de frise et de fils de fer barbelés. La position
semble imprenable. Le commandement militaire la fait
attaquer par une escadrille d’avions de bombardement. Les
explosions des torpilles ébranlent tout le quartier. Mais
les matelots tiennent toujours. Une seconde attaque se
déclenche : celle-ci est effectuée à l’aide de howitzers e t de
lance-mines. Les barricades sont enfoncées e t les assiégés
refoulés de leurs positions avancées. Une troisième attaque,
menée à l’arme blanche, triomphe enfin de leur résistance : le
Volksmarinehaus est pris d’assaut par les régiments gouver-
nementaux. On y trouve 2 canons de campagne, 126 mitrail-
leuses, plus de 4.000 fusils et plusieurs centaines de revol-
vers.
Cependant, les Spartakistes n’abandonnent pas la partie.
Tandis que s’effectuent ces deux actions latérales, la lutte
continue dans les rues qui avoisinent I’Alexanderplatz. Les
révolutionnaires ne reculent que pas à pas, défendant avec
acharnement chaque pouce de terrain. Grimpés sur le toit
des immeubles, ils y installent des nids de mitrailleuses
avec lesquelles ils balaient les rues des alentours, abattant
sans distinction des passants inoffensifs et les soldats qui
montent à l’assaut des maisons.
La nuit tombe. Sans cesser de tirer, les Spartakistes
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 205
refluent lentement vers l’est, en direction du faubourg de
Lichtenberg. La vigueur de leur défense endigue la pro-
gression des volontaires de Reinhard e t laisse le temps aux
miliciens rouges d’édifier dans la Frankfurterstrasse e t dans
l’allée du même nom des postes de combat e t des points
d’appui solides. Les grilles du parc sont arrachées e t plan-
tées en travers de la promenade. Des fils de fer barbelés
hérissent la chaussée. A tous les carrefours, des rouleaux
compresseurs et des camions renversés viennent encore ren-
forcer ces travaux de défense. Des groupes de Spartakistes
obligent les habitants des immeubles à leur montrer le
chemin des toits, où ils installent des mitrailleuses. Toute
la nuit, les Berlinois entendent sous leurs fenêtres le crépi-
tement de la fusillade et le hurlement des blessés.

+ +

Pendant toute la journée du lendemain, 7 mars, la lutte


continue, sans grandes modifications. Vers 18 heures, une
sorte de trêve s’établit de part et d’autre des barricades.
Les coups de feu s’espacent; les adversaires exténués se
dévisagent en silence.
Le 8 mars au matin, le Comité de grève donne l’ordre
aux ouvriers de reprendre le travail. La résistance passive
a échoué par la faute des pillards et des miliciens rouges.
A quoi bon poursuivre une action qui a dévié de son but
initial et dont la continuation aura pour seul effet d’accroître
le nombre des victimes? Par ailleurs, l’atmosphère est à
la détente. L’opinion publique, excédée de tous ces actes
de violence, commence à trouver que le gouvernement
abuse des mesures de répression. Puisque le calme est réta-
bli dans le centre de la capitale, puisque les Conseils d’ou-
vriers ont suspendu la grève, pourquoi s’obstiner dans une
lutte fratricide qui ensanglante le pays?
Cette soif d’apaisement inquiète l’État-Major, qui ne
veut pas se contenter d’une demi-victoire. Noske va-t-il
adopter la tactique d’Ebert, et se mettre à louvoyer entre
le Haut-Commandement et les révolutionnaires? Un dernier
foyer d’insurrection subsiste encore : c’est Lichtenberg, où
206 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

la terreur règne depuis le 6 mars. C’est là que les insurgés


ont leurs dépôts d’armes et de munitions. Les Spartakistes
y ont pris d’assaut la Direction de la Police locale, la poste
et la gare. Les habitants de ce faubourg, complètement
coupés de la capitale, sont privés d’eau, de gaz, d’électricité
e t de vivres. Peut-on les abandonner aux violences des
révolutionnaires? Si l’on suspend les hostilités, tous les
sacrifices des jours précédents auront été vains, toute
l’œuvre entreprise sera réduite à néant. I1 faudrait qu’un
événement nouveau vienne secouer l’opinion publique, gal-
vaniser le gouvernement et le contraindre aux actes ...
Mais Noske n’a nullement l’intention de s’arrêter en che-
min. I1 n’a pas besoin, non plus, que les militaires lui forcent
la main. Une fausse nouvelle, née on ne sait comment, mais
habilement propagée, va lui servir de prétexte pour reprendre
l’offensive.
On est inquiet, depuis quarante-huit heures, sur le sort
de la garnison de Lichtenberg, composée de volontaires et
d’agents de police qui ont dû subir, depuis quarante-huit
heures, l’assaut de bandes de Spartakistes, très supérieures
en nombre. Or, dans la matinée du 9 mars, un haut fonc-
tionnaire militaire téléphone à la rédaction de la Berliner
Zeitung a m Mittag pour l’informer (( que la Direction de la
Police de Lichtenberg a été prise d’assaut par les révolution-
naires, et que tous les occupants - au nombre de soixante-
dix - ont été sauvagement massacrés ». Le rédacteur en
chef ne veut pas publier une nouvelle aussi grave sans en
avoir la confirmation. I1 reçoit quelques instants plus tard
un second coup de téléphone, émanant du ministère de l’In-
térieur, gui lui confirme la nouvelle et le prie de la publier
sans délai, - même s’il faut sortir pour cela une édition spé-
ciale I. La Berliner Zeitung répand aussitôt la nouvelle qui
suscite partout une fureur et une consternation compréhen-
sibles.

1. Le nom de la première personne qui téléphona au B. 2. am M i f f a g n’a pu


être identifié. Le second coup de téléphone fut donné parie conseiller Doyé, chef
du service de la Sûreté au ministere de l’Intérieur, qui déclara qu’il tenait la
nouvelle du a Commandement en chef de la Police B . (Oberkonrmando der
Schuïzmannschaft). (La Vérité sur le8 cornbal8 cies rue8 de Berlin, en 1919,p. 15).
La plupart des journaux berlinois furent alertés d’une façon similaire.
LA REICESWEHR PROVISOIRE 207
Le soir et le lendemain matin, toute l a presse déchaînée
s’indigne des atrocités des Spartakistes. Noske profite de
cette vague de réprobation pour faire afficher en ville la
proclamation suivante :
L a bestialité et la sauvagerie des Spartakistes qui luttent contre
nous m’obligent ù donner l’ordre suivant : toute personne prise
l‘arme ù la main dans la lutte contre le gouvernement sera fusil-
Zée sans jugement I.

Ce décret est encore aggravé par un ordre du jour de la


Division de la Garde montée, déclarant que (( tout individu,
au domicile duquel on trouvera des armes, devra être fusillé
sur place ».
Ces décrets vont permettre à la troupe d’exercer des repré-
sailles impitoyables 3. Or la vérité est qu’à Lichtenberg, c i n q
agents de la police ont été tués au cours d’une bagarre 4.
Quant au massacre imputé aux Spartakistes, il n’a j a m a i s
eu lieu. Noske n’a donc pas tort de reconnaître, dans son
discours du 13 mars à l’Assemblée nationale, que l’incident
de Lichtenberg a été démesurément grossi. I1 le répétera
dans ses Mémoires, parus en 1920 5. Mais ces rectifications
ne seront livrées au public que lorsque tout sera consommé ...

+ +

Le dimanche 9 mars, au matin, les troupes du gouverne-


ment se déploient en tirailleurs autour du faubourg de Lich-
tenberg. Cette localité doit être attaquée du nord, de l’ouest
et du sud par les corps francs du général von Rœder, du
1. Le Vorwürfs, organe de Scheidemann, déclare que le décret de Noske aest
la seule réplique possible a u x atrocités de Lichtenberg ».La relation entre les
deux faits se trouve donc clairement établie.
2. Ce n’est donc plus Z‘usage, mais la simple détention d’armes, qui est passible
de la peine de mort. C’est la mesure que l’État-Jfajor voulait appliquer d2s le
9 décembre 1918. (Voir plus haut, chap. IV, p. 72, note 2).
3. Voici le décompte des victimes de la loi martiale pour certains quartiers d e
Berlin : le 9 mars, 125. Le 10 mars, plus de 100. Le 11 mars, 29. Le 13 mars, 34
dans la Kopenickerstrasse, 5 i Lichtenberg, 7 i Neukdln. Une statistique exacte
n’a pas pu être Btablie pour l’ensemble de la capitale. (La T’Crité, etc., p. 26. Ces
chiffres sont conformes a u x communiqués publiés par les divers journaux).
4. Chiffre cité par M. Ziethen, maire de Lichtenberg, dans son rapport olïiciel
sur les événements en question.
5. XOSKE,Von Kiel bis Kapp, p. 108.
208 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

général von Hülsen et du capitaine Ehrhardt, tandis que la


brigade Reinhard, traversant le nord de Berlin, établira un
barrage à l’est du Friedrichshain. De ce fait, toutes les ave-
nues venant de Weissensee, Hohenschonhausen, Friedrich-
felde, Treptow, et Neukolln sont coupées. A 16 heures,
après une violente canonnade, les groupes de volontaires
s’élancent de tous les côtés à la fois et parviennent jus-
qu’à la hauteur de la Warschauerstrasse. Le lendemain,
10 mars, à l’aube, ils reprennent l’offensive, pilonnent les
travaux de défense des Spartakistes sous un feu roulant
d’artillerie et obligent les défenseurs à abandonner leurs
positions. Peu après, la Direction de la Police et la Poste
sont évacuées.
Afin de mettre un terme à l’effusion de sang, les autorités
municipales s’efforcent de trouver un terrain d’entente. Les
révolutionnaires proposent : l o un cessez-le-feu immédiat;
20 la formation d’une garde de sûreté (Sicherheitswehr) for-
mée d’éléments pris dans toutes les classes de la société, et
qui restera en liaison avec le Conseil de soldats local; 30 la
livraison des armes détenues par la population civile et
la remise de celles-ci à la Sicherheitswehr; 40 une fois la
Sicherheitswehr formée, les troupes du gouvernement se reti-
reront; 50 les perquisitions en vue de la remise des armes
seront effectuées par la Sicherheitswehr; 60 le gouvernement
libérera les prisonniers faits par ses troupes.
Le maire de Lichtenberg, M. Ziethen, est d’accord pour
accepter ces propositions’. Mais Noske y oppose un veto
catégorique : (( Rendez-vous sans conditions, déclare-t-il,
sinon je ne réponds pas de l’issue de la journée. ))
Aussitôt les hostilités reprennent avec une violence redou-
blée. Un bataillon de volontaires appartenant au corps franc
du général von Hülsen parvient à faire irruption dans la
ville et occupe un certain nombre de points stratégiques. Le
soir, 200 cadavres jonchent la chaussée.
Le mardi 11 mars, la lutte continue autour des barricades.
Mais tandis que Lichtenberg est le théâtre de ces événe-
ments sanglants, une scène de carnage se déroule à Berlin,
plus atroce que toutes celles qui ont eu lieu jusqu’ici. Ce
1. Ce sont, i peu prés, les conditions posées à Noçke, au début de février, par
le Conseil de soldats de BrBme. (Voir plus haut, p. 187, note 2).
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 209
jour-là, un rappel de soIde doit &re payé à certaines sec-
tions de la Division de la Marine l. On sait que les matelots
-se présenteront, pour toucher cette prime, aux bureaux de
la Trésorerie, située au no 32 de la Franzosischestrasse. Le
général von Lüttwitz y envoie le lieutenant Marloh avec un
détachement, pour s’emparer des marins au fur e t à mesure
de leur arrivée a.
Au début de la matinée, les marins se rendent par petits
groupes à la Trésorerie. Ils sont presque tous sans armes 8 e t
ne se doutent nullement du piège qui leur est tendu. Ils se
présentent à l’entrée de la Trésorerie par groupes de trois
ou de quatre, et sont reçus, dès qu’ils en ont franchi le seuil,
par le commandement de :(( Haut les mains! n. On les pousse
ensuite dans des pièces obscures, où sont postées des mitrail-
leuses prêtes à tirer.
Les matelots protestent contre ce guet-apens. On leur
conseille de (( la boucler D, sans quoi 2 s seront exécutés. Sans
cesse, de nouveaux arrivants sont poussés dans la salle, de
sorte que le total des prisonniers atteint bientôt 250.
Craignant d’être débordé par le nombre croissant des
matelots, Marloh téléphone au colonel Reinhard pour deman-
der des renforts. Le colonel Reinhard dit a u lieutenant
Schroter :
- Allez trouver Marloh et enjoignez-lui d’employer la
manière forte. Qu’il se souvienne de Lichtenberg où 70 agents
de police ont été fusillés par les Spartakistes.
Schroter fait savoir à Marloh que l’État-Major lui ordonne
de procéder à une répression énergique. Mais ce dernier
hésite. I1 téléphone une seconde fois au Quartier Général de
Reinhard et réitère d’une façon pressante sa demande de

1. Le colonel REINHARDécrit dans ses Mémoires (1918-1919, p. 104) que ce


rappel de soldo n’était qu’un prétexte pour masquer la reconstitution des sections
de matelots dissoutes les jours précédents. Mais il ne produit aucun document I
l’appui de ses dires.
2. Les détails de cet épisode sont empruntés a u x comptes rendus sténogra-
phiques du procès du lieutenant Marloh (audiences du 5 au 10 décembre 1919).
II faut dire, à la décharge du principal inculpé, que le lieutenant Marloh était
un grand mutilé de guerre, qu’il avait perdu un bras au front, et que, depuis
ce jour, il ne semblait plus maitre de ses nerfs. (Voir NOSKE,Von K i d bis Kapp,
p. 111).
3. Ceux qui portent des revolvers ont une autorisation en règle de la Komrnan-
daniv.
1 It
210 H I S T O I R E D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

renforts. Le lieutenant von Kessel charge alors le sous-lieu-


tenant Wehmeyer de dire à hIarloh L( que le colonel Reinhard
est très mécontent de la mollesse dont il fait preuve à l’égard
des matelots; qu’il fasse largement usage de ses armes, quitte
en fusiller 150 si c’est nécessaire ».
Marloh n’a plus qu’à exécuter les ordres. Entre midi e t
une heure, il fait défiler devant lui les 250 prisonniers et en
choisit 24 au hasard l, qu’il fait descendre dans la cour, par
un escalier de service.
Puis, le lieutenant Marloh les fait masser dans un angle
d u bâtiment, donne & l’adjudant-chef Penther l’ordre de les
abattre à coups de niitrailleuses. Oii entend un commande-
ment bref, suivi d’un fracas assourdissant. Les 24 corps s’ef-
fondrent les uns sur les autres et ne forment bientBt plus
qu’une bouillie méconnaissable. Les murs de la cour sont
éclahoussés de sang et de lambeaux de chair. bien que tous
les marins soient morts, les mitrailleuses tirent toujours, car
nul ne songe à donner l’ordre de cesser le feu. Un s o u s - 0 6 -
cier qui assiste & cette exécution fond en larmes et déclare
que, bien qu’il ait combattu sur plusieurs fronts, il n’a
jamais rien v u d’aussi abominable.
IVoske lui-même reconnaît, dans ses Mémoires, que ce car-
nage ne peut s’expliquer que par l’atmosphère saturée de
((

sang )) qui régnait à Berlin à cette époque 2. Ce sera, fort


heureusement, le dernier épisode de cctte semaine tragique.
Car, tandis que cette scène de sauvagerie se déroule au
c e n r de la capitale, la résistance des Spartakistes faiblit
dans les quartiers du nord, du sud-est et de l’ouest. L’une
après l’autre, les barricades sont évacuées par leurs défen-
seurs, qui s’enfuient en abandonnant leurs armes sur leurs
positions. Seul un dernier îlot de résistance subsiste à Lich-
tenberg où 4.000 hommes - sur les 10.000 insurgés des jours
précédents - tiennent encore tête aux troupes gouverne-
mentales.
Le 12 mars, au matin, un petit corps de volontaires par-
vient à forcer l’entrée du bâtiment où siège le Grand Conseil

1. Marloh avoua lui-même, au cours du procés qui lui fut intenté par la suite,
qu’il avoit l’intention d’en fusiller 80 ou 100. U n capitaine (dont on ne sait pas
le nom) intervint i temps pour l’en empêcher.
2. NOSKE,o p . cit., p. 110.
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 211
d’ouvriers de Berlin. Le Conseil est dissous et la salle des
séances occupée par la troupe. La dernière citadelle du Spar-
takisme est tombée.
Dans le courant de l’après-midi, le calme se rétablit peu
à peu dans tous les faubourgs de la capitale. Si nom-
breux soient-ils, les revolvers et les mitrailleuses ne peuvent
pas l’emporter sur les canons et les tanks. La Division de
la Marine populaire est anéantie. Dorrenbach s’enfuit à
Brunswick l. Les derniers insurgés de Lichtenberg se sou-
mettent et déposent les armes.
Le 13 mars, la deuxième révolution berlinoise est défini-
tivement écrasée.
Une semaine à peine après le vote de la loi qui lui confère
une existence légale, l’armée nouvelle a remporté une vic-
toire décisive.
Le même jour, Noske monte à la tribune de l’Assemblée
de Weimar et annonce, au milieu d’un tonnerre d’applau-
dissements, que la Reichswehr a triomphé des formations
spartakistes.
- Pendant une semaine, dit-il, la bataille a fait rage
dans toute son horreur. J e puis vous dire aujourd’hui que
l’insurrection est écrasée.
Douze cents morts 2, plus de dix mille blessés, tel est,
pour la seule région de Berlin, le bilan de cette semaine tra-
gique. Mais peut-être le nombre des victimes aurait-il
été encore plus grand, si les troupes nationales n’étaient
pas intervenues à temps. Car la vague d’anarchie aurait
submergé la capitale et se serait étendue ensuite à l’ensemble
du pays. Seule, une action énergique pouvait écarter ce péril.
Aussi n’est-ce pas sans raison que Noske a pu écrire : (( Pour
ma part, j’ai conscience d’avoir accompli mon devoir. J e ne
crains pas le jugement de la postérité 3. n

1. I1 ne tardera pas B être assassiné. ArrEté à Eisenach le 1 2 mai 1919, il sera


entendu par le procureur de la République le 17 mai. A l’issue de cette audience,
il sera grikvement blessé par le brigadier Tamwhik, chef du poste de police d’Ei-
senach, sous prétexte qu’il a tenté de s’enfuir tandis qu’on le ramenait en prison.
Transporté d’urgence à l’hôpital de la Charité, il y succombera quelques heures
plus tard.
2. Ce chiffre ne comprend que les victimes civiles. Quant aux blessés, le Berli-
ner Tageblalf estime leur nombre a plus de dix mille.
3. NOSKE,o p . cit., p. 110.
212 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

1 4

Ce jugement, ce n’est pas à nous de le prononcer. Aujour-


d’hui encore il est impossible de dire si cette répression
féroce était inévitable ou non. Paut-il l’imputer au carac-
tère de Noske ou à la nature des événements? Ceux-ci étaient
d‘une violence e t d‘une confusion extrêmes et il fallait un
singulier courage pour oser les affronter. D’autant plus qu’au
départ, tous les atouts semblaient être du côté des révolu-
tionnaires.
Presque tous les théoriciens du communisme d’avant
guerre ont cru que la révolution sociale du xxe siècle parti-
rait du prolétariat allemand. Et quand on examine l’orga-
nisation, la puissance et la discipline de la classe ouvrière
allemande, on voit qu’elle détenait en 1919 tous les éléments
de la victoire. Elle devait triompher, et elle a été vaincue.
Si l’on s’en tient strictement au point de vue matériel,
les raisons de cet échec demeurent impénétrables. I1 faut
donc admettre que d’autres éléments sont venus s’y sur-
ajouter, - des facteurs inoraux et psychologiques, - e t que
ce sont eux, en définitive, qui ont infléchi peu à peu le fléau
de la balance.
Lorsque l’on passe en revue les événements de cette
époque, on est frappé de voir combien les révolutionnaires
allemands ont réagi différemment des révolutionnaires fran-
çais ou russes. Ces matelots de la Division populaire qui
tiennent Noske à leur merci, mais ne le font pas prisonnier;
ces Spartakistes qui arrachent les épaulettes des officiers en
haine du militarisme, mais ne peuvent se résigner à quitter
eux-mêmes l’uniforme, rendent tous un hommage indirect
à la fonction de soldat. Ils ont gardé, au fond d’eux-mêmes,
et souvent à leur insu, un goût instinctif pour la discipline
e t l’autorité.
C’est cet instinct qui fait la force du prolétariat allemand,
mais c’est aussi ce qui le paralyse sur le plan de l’action
individuelle.
Fort bien, répondra-t-on. Mais la révolution n’est-elle pas
faite, surtout, d’ (( actions collectives n? Comment expliquer,
alors, l’incapacité ou l’inertie des groupements révolution-
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 213
naires allemands? Pour le comprendre, il sufit de jeter un
coup d’œil sur la composition des Conseils de soldats. Le
capitaine Fell, qui a étudié la question à fond l, a constaté
que la psychologie des Conseils était très différente, selon
qu’il s’agissait de Conseils constitués par des unités de pre-,
mière ligne, de Conseils appartenant à la zone des armées,
ou de Conseils de l’arrière 2.
Mais à quelque catégorie que l’on eût affaire, on y trou-
vait toujours :
10 Un faible pourcentage d’agitateurs, animés de ten-
dances extrémistes, qui cherchaient à recruter des adhé-
rents pour leur parti;
20 Un certain nombre d’esprits chimériques et de beaux
parleurs comme on en rencontre dans tous les cafés de
province, heureux d’avoir un auditoire devant lequel expo-
ser leurs projets de réformes universelles;
30 Une grande majorité de u profiteurs de la révolution »,
auxquels l’avenir du pays était aussi indifférent que la
forme du régime, pyurvu qu’on leur laissât leurs avantages
matériels. Ceux-là etaient prêts à toutes les compromissions
plutôt que de renoncer à une situation qui, bien que peu
brillante, en faisait des privilégiés par rapport au reste de
la population.
Tout autre est l’esprit qui règne au sein des groupements
spartakistes. Ceux-ci ont une doctrine et une conscience
de classe beaucoup plus développées que le reste de la popu-
lation. Que demandent-ils, sinon la suppression du capi-
talisme et l’abolition d’une société formée d’une minorité
d’exploiteurs et d’une majorité d’exploités? Comment se
fait-il, alors, qu’une sorte de complexe de culpabilité semble
paralyser tous leurs actes et qu’ils ne paraissent pas convain-
cus du bien-fondé de leurs revendications?
C’est que, pour réussir, une révolution ne doit pas se
borner à satisfaire des besoins matériels, si légitimes

1. Capitaine Hans Wilhelm FELL,Soldatenrûfe Oder i’crfrauensleufe? Kohla


Veriag, Leipzig, 1920.
2. Les Conseils du fmnt étaient démoraliabs par la longueur d’une lutte de
jour en jour plus désespérée. Les Conseils d’étapes étaient ulcérés par les trai-
tementS.de faveur accordés aux oficiers par rapport aux hommes de troupe.
Les Conseils de l’arrière étaient révoltés par l‘exemple des u profiteurs de guerre I
et le relâchement moral de la population civile.
214 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

soient-ils. I1 faut que les éléments révolutionnaires qui


accèdent au pouvoir soient capables d’instaurer un nouvel
ordre social e t de susciter autour d’eux une grande vague
d’enthousiasme.
Or, la révolution allemande de 1918-1919 n’offre pas ce
caractère. Elle n’est pas un phénomène primaire et déter-
minant, mais un phénomène secondaire, déterminé par un
événement plus vaste, qui la déborde de toutes parts. Le
9 novembre 1918 n’a pas marqué eii Allemagne l’avènement
d u prolétariat, mais l’effondrement du régime impérial.
C’est lui dont nous entendons l’écroulement à travers les
émeutes et les combats des rues; c’est lui dont les échos se
répercutent, au cours des mois suivants, comme un long
roulement de tonnerre.
Pour assumer le gouvernement, les Spartakistes auraient
dû se placer sur le terrain national : or leur doctrine le leur
interdisait. Ils auraient dû galvaniser le pays pour la lutte
contre l’étranger : or c’est de l’étranger qu’ils attendaient
le salut. Partout où ils s’emparent du pouvoir, nous voyons
les villes proclamer leur indépendance, les provinces se
désagréger, le pays tomber en lambeaux. Partout où ils
interviennent, ils accroissent l’anarchie e t précipitent la
décomposition de l’Empire. Pouvaient-ils, dans ces condi-
tions, enflammer l’enthousiasme du pays?
u La révolution, a dit Napoléon, est une idée qui a trouvé
des baïonnettes. )) La révolution allemande n’était qu’une
aspiration confuse. Et elle s’est heurtée à des canons.
XIV

LE RETOUR DES ARMÉES DE L’EST


ET LA DÉLIMITATION DE LA POLOGNE

Au cours des chapitres précédents, nous avons vu le


Grand État-Major allemand invoquer à plusieurs reprises la
(( défense des frontières de l’est »,pour justifier le recrute-

ment des volontaires et l’envoi de troupes en Posnanie et


en Silésie. Mais de quelles frontiéres s’agit-il? De celles de
1914, ou de celles imposées aux Russes en 1915, par le traité
de Brest-Litowsk? Pas de celles de 1919, à coup sûr. Car
a u monierit oil nous en sommes, les limites de la Pologne
nouvelle ne sont pas encore fixées.
Une équivoque plane, de ce fait, sur toute cette région
de l’Europe. Car, pour le Haut Commandement allemand
qui pense toujours aux frontières de 1914, tel mouvement
d’insurrection apparaît comme une rébellion passible de
sanctions sévères; tandis que pour les Polonais, qui pensent
aux frontières nouvelles, elle n’est que la reprise de posses-
sion d’une province qui leur a été promise par les Alliés.
Pour comprendre pleinement la complexité de la situation,
il faut remonter à la signature d u traité de Brest-Litowsk
(3 mars 1918).

* *
Dès le début de 1918, l’écroulement de l’empire des Tsars
a mis la Russie dans l’obligation de conclure une paix
séparée avec l’Allemagne.
P a r le traité de Brest-Litowsk, la Russie a renoncé for-
mellement à la Pologne, à la Lithuanie, à la Courlande,
à l’Esthonie, à la Livonie, et a autorisé l’Ukraine à se cons-
216 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

tituer en fitat indépendant. Elle se trouve ainsi chassée de


la Baltique et de la mer Noire. Toute l’œuvre de Pierre le
Grand et de Catherine I I paraît anéantie l .
Afin de diviser les forces des Bolcheviks, les Empires
centraux se sont empressés de reconnaître l’indépendance
de l’Ukraine. Un traité séparé a été conclu entre la déléga-
tion austro-allemande et les délégués ukrainiens, spéciale-
ment envoyés à cet effet par la Rada de Kiev.
Sitôt ce traité signé, les Empires centraux ont instauré
un véritable protectorat militaire sur l’Ukraine, sous pré-
texte de (( porter secours à leurs nouveaux alliés )) 2.
En réalité, les desseins allemands sont d’une tout autre
envergure. Repris soudain par l’ivresse du Drang nach Osten,
que l’effondrement des armées tsaristes a réveillée en eux.,
ils rêvent de se frayer un chemin vers la Mésopotamie et
l’Arabie, vers Bakou et la Perse et, pour cela, de conserver
définitivement l’Ukraine entre leurs mains. Le général Grœ-
ner n’a-t-il pas déclaré, tout récemment encore, (( qu’aussi
longtemps que l’Angleterre bloquait l’expansion de 1’Alle-
magne en Occident, son intérêt vital l’obligeait à se tourner
vers l’Ukraine et les Indes D?
Que le Grand État-Major allemand puisse échafauder des
projets pareils au printemps de 1918, montre combien son opti-
mismeest grandet combienilsesent peu menacé parla défaite ...
1 . Présenté à Trotsky par M. von Kühlmann et le général Hoffmann, l’ulti-
matum allemand a provoqué la consternation dans la délégation soviétique. Radek
a été jusqu’à envisager l’arrestation de Lénine pour empêcher la signature de ce
amonstrueux traité D. Mais Trotsky - qui pense que ce O diktat impérialiste D
sera bientôt annulé par le déclenchement de la révolution prolétarienne en Alle-
magne - se récrie que a ce serait le commencement de la fin, que les masses ne
comprendraient pas et que la confusion qui s’ensuivrait permettrait aux Blancs
d’écraser définitivement les Rouges D.
Apres plusieurs séances orageuses, tenues i l’Institut Smolny de Pétrograd et
au cours desquelles Lénine a menacé de donner sa démi~sion,la thèse de la i~ paix
immédiate 1 a fini par l’emporter grâce aux votes de Trotsky, Sverdlov, Sokol-
nikov, Staline, Vladimir Smirnov et Zinoviev, contre ceux d’ouritsky, Lomov,
Boukharine, Ioffé, Krestinsky et Djerdjinsky, soit à 1 voix de majorité (celle de
Lénine). (Cf. Victor SEHGE,Vie et Mort de Trotsky, p. 125).
2. u Les Ukrainiens avaient fait appel à notre aide, écrit le général Hoffmann.
Accéder à cette demande était une nécessité logique. Ayant conclu un traité avec
le gouvernement ukrainien, nous devious faire le nécessaire pour que ce traité
fût exécuth. D (Mémoirss et Ecrits, vol. II! p. 227).
3. Note du général Arz, chef d’Gtat-Malor général autrichien au comte Burian,
ministre des Affaires étrangères a Vienne, le 13 juin 1918. (DieDsutscke Okkupa-
iion der Ukraine, Ceheirndokurnenfe, Strasbourg, 1937, p. 79-80).
218 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Or c’est bien un programme de ce genre qu’il semble vou-


loir réaliser. Le 28 mars, les troupes allemandes se sont mises
en marche le long des lignes de chemin de fer, bientôt suivies
par les divisions autrichiennes. Tandis que Kiev tombe
dans la zone d’influence allemande, les Autrichiens s’em-
parent d’Odessa et du réseau de voies ferrées qui convergent
vers cette ville. Durant les semaines qui suivent, la marche
se poursuit à travers toute l’Ukraine jusqu’à la lisière de
la steppe du Don.
Le 4 avril, la Crimée se trouve occupée en totalité et le
colonel von Kress est envoyé à Tiflis avec deux compagnies
d’infanterie, pour s’assurer de la ligne de chemin de fer
Bakou-Tiflis-Batoum qui dessert le bassin pétrolifère du
Caucase. ‘La garnison allemande de Tiflis marque la limite
extrême de la pénétration germanique.
Le 5 mai, les Cosaques du Don se placent sous la protec-
tion des Empires centraux. Ils leur demandent de les libérer
de la tutelle moscovite. Mais le général Hoffmann s’y refuse.
(( I1 fallait bien mettre un terme à notre avance »,écrit-il

dans ses Mémoires -en attendant que des conditions plus


favorables permettent de la reprendre.
A la même époque, le Commandement en chef des armées
de l’Est, ou Oberbefehlshaber-Ost, s’est transporté à Kowno.
Quant au général Grœner - tombé en disgrâce par suite
de son différend avec Ludendorff - il s’est installé à
Kiev, afin d’y créer un Office commercial germano-ukrai-
nien, destiné à drainer vers Berlin et Vienne les immenses
réserves de blé dissimulées dans les greniers de la Russie
méridionale.
Aux termes du traité de Brest-Litowsk, l’Ukraine doit
fournir un million de tonnes de blé aux Empires centraux.
Mais les paysans russes se montrent récalcitrants. I1 faut
souvent avoir recours aux réquisitions à main armée.
Pour faciliter leur tâche, les autorités militaires alle-
mandes créent un gouvernement autonome ukrainien, dont
ils remettent la direction à l’hetman Pawel Skoropadsky 3.
Celui-ci leur restera fidèle jusqu’à la fin de l’occupation.
1. Général Max HOFFMANN, Mémoires et Écrits,vol. I, p. 195.
2. Voir plus haut, p. 24 note 1.
3. Cf. BENOI~T-MCCEIN, L’UkraiM, Paris, 1961, p. 51.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 219
Peu à peu, le calme renaît sur le front oriental, inter-
rompu de temps à autre par des escarmouches locales entre
soldats allemands et tirailleurs soviétiques. Ludendorff en
profite pour retirer l’une après l’autre les attributions
politiques et militaires de 1’Oberbefehlshaber-Ost, dont le
maintien est devenu pour ainsi dire superflu.

E n août 1918, lorsque le chef du Grand État-Major alle-


mand déploie la carte de l’Europe orientale, que voit-il?
Tout d’abord, la Pologne prussienne, ou Posnanie, incor-
porée à la Prusse depuis 1772 et administrée par des fonc-
tionnaires du Reich, auxquels est adjoint un gouverneur
militaire établi à Posen, le général von Bock und Polack.
Puis la Pologne russe, conquise en 1915, et où le général
von Beseler, gouverneur militaire de Varsovie, maintient
l’ordre avec l’aide d’un (( Conseil de Régence N polonais et
de 38 bataillons de Landsturm.
Enfin, plus à l’est, la large bande de terrain arrachée aux
Bolchéviks en février 1918 et que protège un mince cordon
de troupes, - 500.000 hommes environ, dont 200.000 en
Ukraine, - qui s’étire de la Baltique au Caucase
Quant à une Pologne indépendante, il n’en est pas encore
question. Le (( Conseil de Régence »,instauré à Varsovie
est entièrement SOUS la coupe des autorités allemandes,
Les légions polonaises sont emprisonnées ou dissoutes, et
Joseph Pilsudski, le créateur des brigades de Strzelecky et
du P. O. W. 2, le vainqueur de Kielce et de Kostiuchnowka,
est enfermé derrière les murs épais de la citadelle de Mag-
debourg.

1. Ces troupes se divisent en trois groupes : au nord, de la Baltique à Vilna,


la 8e armée, commandée par le général von Below; a u centre, de Vilna A Kiev,
la 10e armée, commandée par le général von Falkenhayn; au sud, du Dniepr au
Caucase, le groupe d’armées de Kiev, commandé, jusqu’a son assassinat, par le
Maréchal von Eiclihorn.
2. Pobka organizaeja wojskowa, ou Organisation militaire polonaise. Cette asso-
ciation secrète, travaillant a l’arrière des différentsfronts e t dont l’activité s’éten-
dait A toutes les parties de la Pologne, avait pour objectifs de recruter des volon-
taires pour les légions et de tenir Pilsudski au courant de l’état d’esprit des
populations.
220 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

t
* *
A l’est, les Empires centraux ont donc atteint - e t
même dépassé - leurs objectifs essentiels. Mais jamais
triomphe n’aura été plus fragile ni plus éphémère. Dans
quelques mois, l’Allemagne s’effondrera à son tour.
Voyant approcher la débâcle et sachant, depuis le
6 novembre, que l’Allemagne v a être obligée de capituler
sur la base des 14 points de Wilson, - dont le 13e promet
l’indépendance à la Pologne1, - le prince Max de Bade
s’empresse de libérer Pilsudski. Le 9 novembre au matin,
deux officiers en civil, le comte Harry Kessler, oficier de
la Garde impériale et le D* Schultze, bras droit du général
von Beseler, gouverneur de Varsovie, se présentent à la
prison de Magdebourg, pénètrent dans sa cellule et annoncent
au chef du P. O. W. qu’il est libre. Une auto les attend
pour les conduire à Berlin. Surpris par cette libération
inattendue, Pilsudski demande à ses deux visiteurs pour-
quoi ils sont en civil. Embarrassés, ceux-ci finissent par lui
avouer que c’est par mesure de prudence, car les révolu-
tionnaires sont maîtres de la ville.
Les trois hommes se rendent incognito à Berlin, où les
Allemands s’efforcent de rallier Pilsudski à leur cause. Ils le
prient de s’abstenir de toute manifestation hostile à 1’Alle-
magne, .peut-être même de renoncer à revendiquer la Pos-
nanie pour le nouvel É t a t polonais 2. Mais Pilsudski, en
technicien de l’insurrection armée, a jugé la situation d’un
coup d’œil. Si on l’a libéré in extremis, si on a multiplié les
prévenances à son égard, c’est que les Empires centraux
ont perdu la guerre. Ce n’est donc pas le moment de leur faire
des concessions. Tandis que l’ancien commandant de la

I. Un État polonais indépetdant devra ttre érige, coniprenant tous ks territoires


habit68 p i r des populations i)idiscutablement polonaises. U n libre accès à ka mer
devra lui être msurP.
2. Aucun détail n’a transpiré de ces conversations. On en est donc rhduit, sur
ce point, ii des conjectures. Mais le télégramme du 23 octobre, adressé par le
Conseil ds Régence polonais au prince hlax de Bade et la réponse de ce d-ernier
permettent de penser que les propositions qui furent faites à Pilsudski durent
être à peu près celles que nous indiquons ici. (Voir Paul BARTEL, Pilsudski,
p. 161).
LA REICHSWEBR PROVISOIRE 221
1” brigade polonaise et Ie comte Kessler sont assis à la table
d’un café de l’unter den Linden, des colonnes de mani-
festants défilent en brandissant des drapeaux rouges et l’on
apprend, coup sur coup, l’abdication de Guillaume I I et la
démissiondu prince Max de Bade. Pilsudski n’a que le temps
de sauter dans le train qui doit le conduire à Varsovie.
I1 y arrive le lendemain. Porté en triomphe, il doit se
montrer plusieurs fois à la foule qui l’ovationne. Le Conseil
de Régence, libéré de la tutelle allemande, lui remet le
commandement militaire et le nomme ministre de la Défense
nationale.
Sitat entré en fonctions, le premier soin de Pilsudski est
d’obtenir le désarmement et le licenciement des troupes
allemandes d’occupation 1. Mais doit-il négocier avec son
vieil ennemi, le général von Beseler, le gouverneur mili-
taire de Varsovie, ou avec les Conseils de soldats, - avec
les forces d’hier ou avec celles de demain? D’instinct, l’an-
cien agitateur du Parti Socialiste polonais pencherait
plutôt pour la seconde solution. Mais le rythme des événe-
ments ne cesse de s’accélérer et l’attitude de von Beseler va
trancher le dilemme.
Car dans la nuit du 10 novembre, craignant d’être écrasé
entre la révolution allemande qui grandit d’heure en heure,
et le P. O. W. polonais qui commence à désarmer les offi-
ciers d’occupation, von Beseler s’enfuit précipitamment de
Varsovie. I1 prend le bateau jusqu’à Thorn et réussit à

1. Depuis le début de la guerre, une légion polonaise composée de trois bri-


gades et placée sous le commandement de Joseph Pilsudski (qui portait offcielle-
ment le titre de commandant de la I r e brigade) avait combattu contre les forces
tsaristes dans le cadre de l’armée austro-hongroise. Aprés l’annonce de la créa-
tion d’un État satellite polonais par les Empires centraux ( 5 novembre 1916), ces
derniera s’étaient efforcés de drainer les ressources humaines de la Pologne (russe)
en créant une armée polonaise, qu’ils comptaient utiliser pour leurs propres buts
de guerre. L’effondrement du régime tsariste survenu l’année suivante et la renon-
ciation à la Pologne par Kerensky (30 mars 1917), avaient réduit ces espoirs B
néant, car l‘autre camp offrait à présent plus de chances aux Polonais. Le 15 février
1918, aprbsla paix de Brest-Litowsk, la dernière unité polonaise - la 2e brigade -
changea de camp en Bukovine et passa du côté des Alliés. Cette volte-face ne fut
nullement provoquée par les légionnaires eux-mêmes mais par la force des choses
[et la volonté de Pilsudski, qui fut arréié par les Allemands et interné à Magde-
bourg]. (Cf. HITLERS LAGIBESPRECHUNGEN, p. 255, note 1 ) .
Ce revirement, que Ludeudorff n’avait pas prévu, resta gravé dans le mémoire
de Hitler. I1 devait avoir, par la suite, une incidence directe sur la politique alle-
mande dana ler tomitoires d e l’est.
222 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

franchir la frontière sans être reconnu. Cette fuite symbolise


l’écroulement de tout un système.
Dès lors, Pilsudski n’a plus qu’un interlocuteur pos-
sible : les Conseils de soldats allemands. Le lendemain,
11 novembre, il convoque leurs délégués et leur pose l’ulti-
matum suivant : (( L’évacuation aura lieu sur mes ordres et
non sur ceux des Conseils révolutionnaires. Tout le matériel
des chemins de fer et l’armement resteront en Pologne.
La direction de toutes les voies ferrées, y compris celles
de Varsovie-Mlawa, Varsovie-Kalicz, Varsovie-Czestochowa,
sera immédiatement remise aux autorités polonaises. Les
unités encore armées partiront avec leurs armes, mais sous
la réserve expresse qu’elles remettront aux délégués du
P. O. W., aux dernières stations frontières, tout le matériel
de guerre qu’elles auront emporté avec elles. Entre-temps,
la garde des casernes, des dépôts de vivres, d’armes et
d’avions, sera assurée en commun par les troupes polonaises
et allemandes. )) Impatients de rentrer dans leurs foyers, les
Allemands s’empressent d’accepter ces conditions. Moins
de quarante-huit heures après sa libération de Magdebourg,
Pilsudski est devenu le (( protecteur )) des troupes allemandes
de Pologne qui se montent à 80.000 hommes, dont 30.000
pour la seule garnison de Varsovie.
Dès le 12 novembre, l’évacuation des troupes d’occupa-
tion commence. Elle se poursuit les jours suivants, sous le
contrôle du P. O. W. Le départ des garnisons s’effectue
sans encombre, mais en cours de route, des incidents de
plus en plus violents marquent le passage des régiments
allemands.
Car les délégués des Conseils de soldats, Domke et Him-
melreich, qui ont accepté, le 11 novembre, les conditions de
Pilsudski et notamment celles relatives à la reddition des
armes, n’ont pas osé en informer les oficiers des corps de
troupe. Ceux-ci ignorent qu’ils vont être obligés de remettre
leurs fusils et leurs mitrailleuses aux autorités polonaises,
avant de franchir les frontières. En sorte que, lorsque le
moment vient d’exécuter cette clause de l’accord, les ofi-
ciers croient qu’on leur a tendu un piège et défendent à
leurs hommes de se laisser désarmer.
Du coup, des fusillades éclatent de part et d’autre, Polo-
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 223
nais et Allemands s’accusant réciproquement de duplicité,
c’est ainsi que les 3e e t 4e compagnies de Landsturm de
Schroda, qu’accompagne une section de dragons de réserve,
refusent de monter dans les trains contrôlés par le P. O. W.
et décident de traverser tout le territoire polonais à pied, de
Lansk à Pabianice. E n cours de route, ils sont attirés dans
une embuscade aux environs de Seriadz. Les Allemands réus-
sissent à se dégager, prennent des otages et menacent de
mettre le feu à la ville, au premier coup de fusil tiré par les
habitants. Les Polonais s’inclinent. Mais à Blaski, la foule
hostile exige la remise des armes. Les dragons abaissent
leurs lances et chargent les manifestants. Quelques jours
plus tard, ils rejoignent leur bataillon de dépôt cantonné à
Frauenstadt, sans rien avoir abandonné de leurs armes ou
de leurs bagages. Mais ils ont laissé derrière eux un long
sillage de colère, qui se retourne contre les autres colonnes
en voie d’évacuation.
*
* *
Le 14 novembre, le Conseil de Régence installé à Varsovie
démissionne et remet le pouvoir à Pilsudski. Celui-ci forme
un gouvernement socialiste, dont il confie la présidence à
M. Moraczewski.
Simultanément, un N Conseil suprême polonais se consti-
tue à Posen, la capitale de la province prussienne de Pos-
nanie. I1 est présidé par le commandant Lange et M. Rze-
pecki. Le drapeau amarante et blanc est hissé, à côté du
drapeau rouge, sur les principaux édifices de la ville. Fou
de colère, le général von Bock, commandant de la place,
fait mander en toute hâte, du camp de Warthe, un régiment
d’aspirants allemands. Mais les jeunes élèves officiers, hous-
pillés par la population et paralysés par les Conseils de sol-
dats de la garnison, renoncent à rétablir l’ordre et demandent
à regagner leur cantonnement. De fausses nouvelles font
croire que des légionnaires polonais, partis de Varsovie, sont
en marche pour Posen. Le général von Bock ordonne de
brûler tous les drapeaux et les étendards d u Ve corps d’ar-
mée prussien, pour éviter qu’ils ne tombent aux mains de
l’ennemi.
224 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ ~ E
ALLEMANDE

Le (( Conseil suprême polonais )) de Posen fait savoir aux


Conseils d’ouvriers e t de soldats allemands qu’il est prêt à
collaborer avec eux, à condition qu’on lui donne des voix
aux assemblées. Les Conseils acceptent. Les Polonais s’in-
filtrent ainsi dans les organisations révolutionnaires alle-
mandes. (( Ils constituent des Gardes civiques d’où les Alle-
mands sont exclus. Ils dissolvent les régiments des garnisons
en licenciant ou en écartant les soldats allemands, tout en
s’abritant derrière mille prétextes pour maintenir sous les
drapeaux les recrues d’origine polonaise l. )) La rage au cœur,
les autorités militaires allemandes assistent, impuissantes, à
cette collusion des éléments extrémistes avec leurs ennemis
de la veille.
*
* i

Le Grand État-Major allemand se trouve, à présent, devant


une situation presque inextricable. Les trois zones décrites
plus haut subsistent toujours. Mais elles tendent à devenir
indépendantes les unes des autres et à échapper à son
contrôle. I1 doit donc faire face à trois problèmes distincts
qui se commandent les uns les autres tout en exigeant
chacun une solution différente.
D’abord il y a la question de Posnanie. Sur ce point, le
G. Q. G . n’éprouve aucune hésitation. 11 doit empêcher à
tout pris qu’une province rattachée à l’Empire depuis 1772,
e t qu’il considère - à tort ou à raison - comme entière-
ment assimilée (n’est-ce pas à Posen que sont nés Hinden-
burg et Ludendorff?), soit arrachée au Reich et livrée à
l’étranger. L’œuvre des Conseils de soldats de Posnanie, qui
pactisent avec l’ennemi, est, à ses yeux, une trahison plus
grave encore que celle des Conseils de l’intérieur.
Puis il y a la question de Pologne. Celle-ci est plus déli-
cate. Sur ce point, le G. Q. G. allemand a toujours pensé
(( qu’il ne pouvait y avoir pour l’Allemagne de d_anger plus

grand que l’existence d’un g t a t polonais, si cet E t a t devait


jouir d’une indépendance prolongée a ». I1 s’agit donc non
1. E. O. VoLxxanN, La RBtoiution allemande, p. 79. Voir plus loin, p. 226,
note 1.
Pade-
2. Ces paroles sont du maréchal Hindenburg (citdes par Charles PAILLIPS,
rewski, New York, 1934, p. 363).
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 225
seulement d’empêcher cet E t a t de se constituer, mais de le
maintenir à terre, pour garder une porte ouverte sur la
Russie, - cette Russie destinée (( à jouer un rôle immense
dans le grand avenir de la nation germanique ».Mais une
intervention directe est impossible pour le moment. Les
Alliés ne la toléreraient pas. I1 faut donc rester sur l’expec-
tative et modeler sa conduite sur deux facteurs inconnus :
l’attitude de Pilsudski à l’égard de l’Allemagne, et I’atti-
tude des Alliés à l’égard de Pilsudski.
Reste le problème russe. Tout en renonçant à maintenir
ses conquêtes de 1918, le G. Q. G. est d’avis qu’il faudrait
conserver une large bande de terrain à l’est des frontières
de 1914, pour protéger la Prusse-Orientale contre les
incursions des Bolcheviks, et qui pourra servir un jour de
tremplin pour une nouvelle offenssive. E n outre, s’il faut
abandonner la Pologne, pourquoi ne pas chercher des
compensations du côté de la Baltique? Nul traité ne fixant
le statut de la Lithuanie et de la Lettonie, rien n’em-
pêche l’Allemagne de conserver la Courlande et Riga.
Mais cet aspect de la question est relégué a u second plan
par un problème technique et militaire beaucoup plus
urgent : il s’agit de ramener sains et saufs en Allemagne les
quelque cinq cent mille hommes qui continuent à monter la
garde de la Baltique à la mer Noire. Or, en s’emparant des
voies ferrées polonaises et en prenant sous sa tutelle les trou-
pes allemandes d’occupation, Pilsudski a mis l’armée du
général von Falkenhayn et le groupe d’armées de Kiev
du Maréchal von Eichhorn dans une position critique.
Elles sont pour ainsi dire coupées de leur ligne de retraite.
Leur situation est d’autant plus périlleuse, que la nouvelle
de l’effondrement allemand à l’ouest a redonné courage
aux formations soviétiques, qui assaillent les détachements
allemands en groupes de plus en plus compacts.
Quand on examine les textes qui régissent le statut de
l’est européen à cette époque, on voit qu’ils sont très vagues
et se prêtent aux interprétations les plus diverses. Entre le
traité de Brest-Litowsk que les Alliés ne reconnaissent pas,
le 13e point de Wilson qui préconise la création d’une Pologne
1. Discours prononcé, en 1920, par Erzberger devant la Commission des Affaires
Btrangères du Reichstag.
1 15
226 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE

indépendante mais sans préciser ses limites, et la convention


d’armistice qui prescrit l’évacuation des territoires occupés
mais sans fixer de délais, le G. Q. G. allemand, quoique bridé
dans son indépendance, dispose encore d’une certaine liberté
de manœuvre.
Ce qui complique sa tâche, c’est que chacun de ces pro-
blèmes exige d’être traité sur un rythme différent. Pour
Posen, une intervention immédiate s’impose. Pour la Pologne,
la sagesse commande de rester sur l’expectative. Pour la
Russie, enfin, il s’agit de ramener les troupes le plus lente-
ment possible. D’abord pour conserver tout ce que l’on
pourra des territoires conquis. Ensuite, pour retarder l’arri-
vée des troupes soviétiques qui ne tarderaient pas à déferler
sur l’Allemagne si rien n’était fait pour endiguer leur avance.
Malheureusement, cette tactique offre un double inconvé-
nient : à trop ralentir le mouvement on risque une disloca-
tion générale des régiments subsistants, et on laisse à la
Pologne le temps de se consolider.
Absorbé par les problèmes écrasants que pose la retraite
des armées de l’ouest et l’évacuation de la rive gauche du
Rhin, préoccupé en outre de garder un contact étroit avec
le gouvernement de Berlin, le G. Q. G. allemand institue
un commandement spécial, ou Grenzschîitz-Ost, qu’il charge
de régler toutes les questions relatives aux frontières orien-
tales.

* +
La plus urgente, à coup sûr, est la question de Posnanie.
Mais à Berlin, nul ne sait exactement ce qui s’y passe. Des
rapports contradictoires, émanant des autorités allemandes
de Posen, aflluent au ministère de l’Intérieur. Désirant être
mieux renseigné, Ebert charge M. Iielmuth von Gerlach,
sous-secrétaire d’gtat, de se rendre sur place pour y faire
une enquête.
Le 20 novembre, M. von Gerlach arrive à Posen l. I1 rend
visite a u général von Bock et interroge tour à tour l’0ber-
1. Toutes ces données sont empruntées à la brochure de M. von GERLACH.
Der Zusammenbrueh unaerer Polenpolitik, Berlin, 1920, rédigée sur la base de son
Rapport officiel.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 227
prnsident e t le Regierungsprnsident allemands, le nouveau
maire polonais, le Conseil d’ouvriers et de soldats allemands,
le Comité de ravitaillement mixte et le Conseil suprême polo-
nais. De l’avis unanime, la situation, fort troublée au cours
de la semaine précédente, tend à se stabiliser. Un accord est
intervenu entre autorités polonaises et allemandes pour assu-
rer le maintien de l’ordre.
I,e Conseil suprême polonais cherche à obtenir de M. von
Gerlach des précisions concernant la délimitation des fron-
tières. Mais le sous-secrétaire d’État se récuse : cette ques-
tion n’est pas de son ressort : elle dépend des Alliés. I1
demande toutefois à ses interlocuteurs de ne pas brusquer
les choses et de maintenir le statu quo jusqu’à ce que la
Conférence de Paris ait fait connaître ses décisions. Le
Conseil suprême y consent, à condition que le gouvernement
de B e r l i n promette de n e p a s envoyer ci P o s e n des troupes
élrangéres à l a province.
Au moment de regagner son train, M. von Gerlach reçoit
la visite d’un oficier de la Konzmandantur Celui-ci est visi-
blement ému par une nouvelle qu’il vient d’apprendre. Selon
une source bien informée, Berlin s’apprêterait à envoyer
pliisieurs régiments à Posen pour reconquérir la province.
L’oficier conjure hi. von Gerlach de faire pression sur le
gouvernement pour l’amener à renoncer à ce projet insensé.
Si ces unités sont dEjà en route, il faut les arrêter coûte que
coûte, car leur arrivée ne manquera pas de provoquer des
incidents sanglants. Ce sera la fin de la collaboration ger-
mano-polonaise.
Rentré à Berlin, M. von Gerlach fait un long exposé devant
le Conseil des Commissaires du Peuple. I1 explique qu’à l’ef-
fervescence des premiers jours a succédé une période de
détente et qu’il n’y a plus, à proprement parler, (( d’insurrec-
tion 1) en Posnanie. M. von Gerlach préconise une politique
de conciliation e t déconseille formellement toute interven-
tion armée. Celle-ci aurait pour effet de mettre la Posnanie
à feu et à sang. Alors, ce ne sera plus une poignée de batail-
lons, mais trente à quarante mille hommes qu’il faudra pour
rétablir l’ordre. Les Commissaires du Peuple lui donnent
1. Probablement le capitaine Anders, u11oficier d’origine polonaise attaché 21
l’État-Major du général von Bock.
228 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

pleinement raison. Le 23 novembre, d’accord avec Ebert,


M.von Gerlach télégraphie au Conseil suprême polonais pour
lui confirmer qu’aucun régiment nouveau ne sera envoyé
dans les provinces de l’est.
Mais le Grand État-Major se cabre en apprenant la chose.
La pusillanimité du gouvernement civil lui paraît friser la
trahison. La province de Posen est prussieiine et le demeu-
rera l. Aucun pouce du territoire allemand ne sera cédé à
l’ennemi. La collaboration germano-polonaise est un crime
inespiable : on ne négocie pas avec des traîtres et des
mutins.
Le Grand État-Major ne se rend pas compte combien ce
langage est déplacé. I1 veut toujours poursuivre une poli-
tique de force, sans voir que la situation ne le lui permet
plus. I1 invoque à son appui la Convention d’armistice : en
spécifiant que les armées allemandes de l’est (( se retire-
raient derrière les frontières de 1914 »,les Alliés n’ont-ils
pas marqué implicitement leur intention de laisser la Pos-
nanie à la Prusse 2 ? hl. von Gerlach a beau répondre que
le 13e point de Wilson est formel et que la majeure partie
de la Posnanie fera certainement retour à la Pologne, le
G. Q. G. ne veut pas en démordre. Grisé par le succès de la
retraite des armées de l’ouest, il est empli d’une confiance
inéhrarilable en lui-même. C’est l’époque ou il entame la
lutte contre les Conseils de soldats, interdit le port de l’in-
signe rouge à l’intérieur de l’armée et prépare le Congrès
d’Ems, malgré les conseils d’Ebert. Il adopte vis-à-vis des
provinces de l’est la même attitude intransigeante que vis-
à-vis des révolutionnaires. Avec un dédain souverain des
contingences politiques, il va transformer la révolte latente
en insurrection armée.
Le 24 novembre, à l’insu d u gouvernement de Berlin, le
maréchal Hindenburg envoie aux Commandants de division
e t de corps d’armée l’ordre secret de constituer des troupes de
volontaires (( pour assurer la défense des Marches de ï E s t ».

1. 8 Die Provinz Posen ist und bleibt Deictnch. I


2. a L’armistice de Compiègne, remarque t r b s justement l’écrivain polonais
Zygmunt Wieliczka, passait sous silence la question des territoires de I’cst et
laissait dans la grande masse l’impression que ceux-ci nous échapperaient peut-
être. i )
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 229
Ces formations seront détachées de l’armée impériale et pla-
cées sous le commandement du Grenzschutz-Ost. Quelques
jours plus tard, les premiers volontaires arrivent dans les
provinces orientales.
Les Polonais de Posnanie voient dans cette manœuvre une
preuve éclatante de la duplicité allemande. Ils ne peuvent
faire de distinction entre le gouvernement de Berlin, qui a
pris des engagements formels mais ne peut les imposer au
Haut-Commandement, e t l’État-Major, qui n’a pris aucun
engagement e t s’arroge le droit d’agir à sa guise. Ils ne
savent pas qu’une véritable dyarchie s’est instaurée en Alle-
magne, à tous les échelons du pouvoir.
Alarmés par l’affiux des troupes qui se concentrent à la
frontière silésienne, les Posnaniens se sentent déliés de tout
engagement e t décident de procéder à des élections géné-
rales. Celles-ci se déroulent dans le plus grand secret. L’opé-
ration est si bien camouflée que le Cabinet de Berlin n’en est
averti que huit jours après le scrutin. Une Diète polonaise,
légalement élue, se réunit à Posen du 3 au 6 décembre. Elle
fera désormais figure de gouvernement autonome, édictant
des lois, instituant un impôt national et procédant ouver-
tement à la création de milices l.
1. Voici le récit que nous donne, de ces événements, M. K. RZEPECKI, chef d u
Conscil suprèmc de Posen, dans son ouvrage intitulé : Le Soulèvement de décembre
I918 il I’osen :
a Le lieutenant Rybka fit des patrouilles dans les casernes. visita les forts,
neutralisa l’artillerie allemande à Solatsch au moyen d’une résolution. La situa-
tion était dangcreuze car, selon Ics rapports olficicls, il pouvait y avoir encore
environ 12.000 soldats allemands en garnison 1 Posen ct aux alcntours.
a Le 16 décembre, nous possédions déjh 546 fusils dans les salles de garde et,
en outre, heaucoup de membres des milices avaient leurs propres armes, qu’ils
tenaient cachées depuis quelque temps déjl. Le 18 déccmbre, les stations sani-
taires étaient maintenues e t organisées. 5.000 bulletins portant l’ordre de se
joindre aux milices avaient été remis h la population civile par les chefs de compa-
gnie, comme si l’on avait prévu que ces renforts seraient hientôt nécessaires.
IC Le 23 décembre, IC commandant Lange déclara que nous disposions de 130 ofi-
cicrs et de 2.000 hommes arm&, prlts lrépondre au premier appel. On s’occupait
activement de rassembler des armes. On achetait, 011 rallait toutes celles que l’on
pouvait découvrir. Chaque organisation s‘empara par des ruses ou des coups de
main de cellcs qui se trouvaient dans les casernes et les dépôts.
I( L’influence et l’autorité d u Consoil de soldats allemand diminuaient de jour
en jour. Le pouvoir passait graduellement et automatiquement entre les mains
d u Conseil suprcme ct d u Conseil populaire de la ville de Posen. E n outre, depuis
la mi-décembre, les Polonais détenaient la majorité au sein du Conseil de soldats.
Le pouvoir échappait donc aux Allcxrands avec une rapidité constamment
accrue n. (Cité par M. A. LESSNER,dans sa brochure : Der Abfdl Poasns,
Dantzig, 1933, p. 12 e t 13).
230 HISTOIRE D E L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

Les ressortissants allemands et les officiers de la garnison


ripostent, le 12 décembre, en organisant une journée alle-
mande n. Six mille soldats appartenant à diverses unités du
V e corps d’armée prussien, prennent part au cortège qui
parcourt les rues de la ville en chantant le Deutschland über
alles. Le conflit germano-polonais entre dans sa phase aiguë.
*
* r

A la menace allemande qui pèse sur Posen, fait pendant


la menace soviétique qui pèse sur Varsovie. Car, tandis
que le maréchal Hindenburg dresse les plans d’une expé-
dition militaire destinée à rétablir l’autorité du Reich en
Posnanie, Trotsky soumet au Conseil supérieur de la Guerre,
réuni à Pétrograd, les grandes lignes d’une offensive destinée
à balayer les légions de Pilsudski. Cette campagne est, à
ses yeux, u le chaînon qui reliera la Révolution d’octobre à
la révolution de toute l’Europe occidentale I), la revanche
des Soviets sur l’humiliation de Brest-Litowsk. Ce sera la
première croisade prolétarienne contre les puissances capita-
listes de l’Occident. Le projet est adopté le 18 novembre 1918.
Quelques jours plus tard, 1’U. R. S. S. commence à concen-
trer ses forces. Les préparatifs seront si activement poussés
que les divisions rouges pourront se mettre en marche
dès le printemps de 1919.
Pour Pilsudski, comme on le voit, la tâche n’est pas facile.
La Pologne est comme une île qui surgit de l’Océan et risque
à chaque instant d’être balayée par une lame de fond. Elle
ne dispose que d’une trentaine de mille hommes pour pro-
téger ses frontières fragiles, qu’aucun accord international
n’a encore sanctionnées. E n outre, elle est attaquée de tous
les côtés à la fois : au nord, par les Lithuaniens qui veulent
garder Vilno; au sud, par les Tchèques qui cherchent à
occuper certaines parties de la Silésie et le comté de Tes-
chen; au sud-est par les Ukrainiens qui se sont emparés
de Lwow et ont proclamé une N République indépendante
de l’Ukraine occidentale D. Aussi Pilsudski ne voit-il pas
sans appréhension se préciser, à l’est, la menace supplé-
mentaire d’une invasion bolchevique.
Malgré tous ses efforts pour mettre sur pied une armée
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 231
sufisantel, le chef du P. O. W. craint d’être débordé. I1
adresse un appel pressant au Comité national polonais de
Paris, et demande qu’on lui envoie le corps expéditionnaire
du général Haller, qui s’est constitué en France, sous l’égide
des Alliés 2.
Presque en même temps, le Comité national de Paris reçoit
un appel de la Diète de Posen. Les Posnaniens demandent
qu’on les délivre, non seulement de la tutelle allemande,
mais aussi d u Cabinet socialiste de Varsovie, instauré par
Pilsudski. Ils menacent de proclamer un E t a t indépendant
si on ne leur donne pas satisfaction.
Les plénipotentiaires de l’Entente sont consternés. Avant
même que la Pologne ait reçu une existence légale, va-t-elle
, se scinder en deux? Va-t-elle perdre sa voix à la Conférence
de la Paix, par suite d‘une double représentation populaire?
Le colonel House, bras droit du président Wilson, pense
qu’à moins d’une intervention immédiate, la cause polo-
naise risque d’être perdue. I1 demande à Paderewski de se
rendre à Varsovie, en tant que porte-parole du Comité
national de Paris e t d’accord avec la Diète de Posen, afin
d’y constituer un Cabinet de coalition. Paderewski accepte.
Mais derrière le but officiel de sa mission, - sauver l’unité
polonaise,-il y a un but secret: se débarrasser de Pilsudski.

r r

Le 19 décembre 1918, Paderewski s’embarque sur le croi-


seur britannique Concord, traverse la Baltique, escorté d’un
groupe d’officiers anglais commandés par le colonel Wade,
e t débarque à Dantzig, malgré les protestations des auto-

1. A la fin du mois de novembre 1918, grâce aux efforts d u P. O. W. qui sert


d‘organisme recruteur a u x trois brigades de Stzelecky libérées des camps d’in-
ternement où les autorités austro-allemandes les avaient fait emprisonner, a u x
divisions de Dowbor-Musnicki, de Michaëlis, de Pulawy, etc., Pilsudski dispose de
24 bataillons d’infanterie, de 5 batteries d’artillerie, et de 3 escadrons de cavale-
rie, équipés avec les armes et les munitions laissees dans les dépôts par les Conseils
de soldats allemands. Deux mois plus tard, les effectifs de la nouvelle armée
atteignent 150.000 hommes. Le nombre des bataillons d’infanterie passe de 24
à 110. Celui des batteries d’artillerie, de 5 à 85. Celui des escadrons de cavalerie,
de 3 à 70. 11 y a aussi 2 ou 3 escadrilles d‘aviation et une série d’unités techniques.
2. Sea effectifs, recrutés en France, en Amérique et en Italie s’élevaient à
100.000 hommes environ, équipéa et annés aux frais du gouvernement américain.
232 HISTOIRE DE L’ARYBE ALLEMANDE

rités d u port. De là, il se rend directement à Posen, où on


h i prépare une réception triomphale. Prévenu de son arri-
vée, le général von Bock envoie un officier d’ordonnance
à sa rencontre pour lui signifier que le gouvernement du
Reich lui interdit de pénétrer en territoire allemand.
Le colonel Wade explique que Paderewski se rend à Posen
en qualité de membre d’une mission militaire anglaise et
avec l’approbation de la Commission allemande d’armistice.
L’officier répond qu’il doit y avoir erreur, que les autorités
allemandes n’ont reçu aucune notification à ce sujet, e t
qu’il considère l’intrusion de Paderewski sur le territoire
prussien comme une violation du droit des gens.
Paderewski n’en poursuit pas moins sa route e t arrive
le 25 décembre à Posen. Toute la ville est pavoisée de dra-
peaux polonais, français, anglais et américains. L’envoyé du
Comité national de Paris passe en revue les milices polonaises
et reçoit les souhaits de bienvenue de la municipalité.
Les unités du Ve corps d’armée prussien contemplent le
déroulement des événements avec une colère grandissante.
Une délégation des oficiers du 60 régiment de grenadiers
se rend auprès du chef de la police e t exige que l’on enlève
les drapeaux alliés. I1 se heurte à un refus. Une heure plus
tard, les grenadiers se répandent à travers la ville, arrachant
e t déchirant tous les emblèmes étrangers qu’ils trouvent
sur leur passage. Les Polonais ont peine à contenir leur
exaspération. Des officiers anglais se rendent à la Komman-
dantur et protestent avec énergie contre l’outrage fait aux
couleurs britanniques. Ils demandent a u général von Bock
d’intervenir immédiatement pour faire cesser ce scandale.
Le général von Bock fait répondre par u n oficier d’ordon-
nance que cela lui est impossible, car, a u point où en sont
les choses, ni les Conseils de soldats ni le corps des officiers
ne lui obéissent plus. Pour couper court à la discussion, son
chef d’Etat-Major, le général von Schimmelpfennig déclare
u qu’après tout Posen est en territoire prussien et qu’on ne
saurait y tolérer des drapeaux ennemis ».
Paderewski s’est installé au Bazar-Hôtel. Une procession
de plusieurs milliers d’enfants l, se dirige vers l’hatel en
1. Phillips, dans son livre suc Paderewski, aasure qu’ils étaient 10.000. Ce
chiffre paraît très exagéré.
LA REICHSWEHR P R O V I S O I R E 233
chantant. La foule essaie de disloquer le cortège. Brus-
quement, un détachement du Ge grenadiers fait irruption
par une rue latérale. Des coups de feu crépitent. Les
premières victimes tombent. E n quelques minutes toute la
ville est en état d’insurrection.
Un groupe de soldats alleinands,.qui s’est retranché dans
la Direction de la Police, située vis-à-vis du Bazar-Hôtel,
prend le logement de Paderewski sous un feu nourri de
mitrailleuses. Pendant trois jours, la bataille fait rage dans
les rues de Posen. Les victimes se chiffrent par centaines.
Les Allemands semblent maîtres de la ville. Mais des volon-
taires polonais réussissent à prendre d’assaut les dépôts de
munitions allemands, après avoir bâillonné les sentinelles
qui les gardaient, et font main basse sur toutes les armes qui
s’y trouvent. Après quoi, ils retournent au centre de la ville,
établissent leur P. C. à l’hôtel où s’est installé Paderewski,
postent des mitrailleuses à toutes les fenêtres et hissent le
drapeau amarante et blanc sur le toit de l’immeuble.
La nouvelle des émeutes de Posen se répand comme une
traînée de poudre à travers toute la province. Dans les
villes e t les villages, des groupes de jeunes activistes polo-
nais chassent à coups de grenade les garnisons prussiennes.
Le 26 décembre, la ville de Gnesen (Gniezno) tombe entre
leurs mains. Le 27, on annonce à Paderewski que plusieurs
autres localités sont prises. Les autorités polonaises s’ef-
forcent de modérer l’ardeur des insurgés, craignant que
l’extension des troubles ne desserve Paderewski auprès des
dirigeants de l’Entente.
Le 28 au soir, le drapeau amarante et blanc flotte sur la
Kommandantur de Posen. Les Conseils polonais et alle-
mand, les Conseils d’ouvriers e t de soldats, le général en
chef et le gouverneur de la province se réunissent pour
élaborer un programme commun, susceptible de ramener
le calme en ville. On décide de proclamer l’état de siège à
Posen, de désarmer et d’évacuer les officiers allemands. Le
général von Bock proteste contre cette mesure unilatérale.
Pour marquer son désaccord avec les autorités civiles, il
publie un ordre du jour invitant soldats polonais et soldats
allemands à rester dans leurs cantonnements e t à déposer
les armes.
234 HISTOIRE DE L’ARYÉE ALLEMANDE

+ +

Le 30 décembre, M. Ernst, ministre prussien d e l’Inté-


rieur e t M. Gohre, sous-secrétaire d ’ e t a t au ministère de la
Guerre, arrivent à Posen, en qualité de délégués d u gou-
vernement allemand. Les Polonais demandent i’évacuation
immédiate du Ge régiment de grenadiers. On le leur accorde.
Voici d’après M. Rzepecki’, dans quelles conditions s’eff ec-
tua cette évacuation :
A son retour du front français, au début de décembre, le
60 régiment de grenadiers de Kleist comptait 3.000 hommes.
Après les premiers combats et la défaite du régiment dans
le bâtiment de la police, il n’en restait plus que la moitié.
Les hommes désertaient les uns après les autres, craignant
des représailles sanglantes de la part des Polonais. Aussi, lors
de la conférence tenue dans l’après-midi du 30 décembre à
l’Hôtel de Ville avec les délégués du gouvernement de Berlin,
le commandant du régiment, le colonel Grussdorf, déclara
qu’il ne pouvait plus se porter garant de ses hommes et adopta
une attitude conciliante. Le commandant (polonais) de la ville,
Maciaszek, conclut avec le commandant du régiment un accord
écrit et donna au camarade Wiese l’ordre d’évacuer la caserne
du 6e grenadiers. Le régiment dut laisser sur place 12 mitrail-
leuses, 67 caisses de munitions et 80 fusils, mais il emporta le
reste.
Le lendemain, de très bonne heure, Ciazinski, accompagné
de 10 hommes et de quelques cavaliers polonais, escorta le
6e grenadiers à la gare, ainsi que la 2‘3 compagnie de Land-
wehr de Lazarus ... Nous regrettions les fusils et les munitions
qu’ils emportaient avec eux, et qui nous échappaient, de sorte
que la 3e compagnie des milices de sécurité (P. O. W.) barra
la route des Allemands à la station d’Eisenmühle et leur
enleva les munitions superflues; malheureusement elle leur
laissa leurs fusils, et c’est ainsi qu’ils repartirent pour Stettin,
en passant par Kreuz.
Le même jour, le camp de Warthe, centre permanent de
la garnison de Posen, tomba entre nos mains. Simultanément
Przyjemski s’empara, avec 16 hommes, de la nouvelle caserne
du train des équipages, où se trouvaient 2 bataillons de troupes

1. Citd par A, lassas^, D a Abfaü Pwmu.


LA REICHSWEHR P R OVI S OI R E 235
de chemin de fer allemandes. Ces troupes lui remirent la
caserne, les chevaux, et, épouvantées par la tournure des évé-
nements, partirent à leur tour pour rejoindre leur patrie.
Au cours des journées suivantes, les troupes du Reich,
se sentant abandonnées par leur propre gouvernement, se
laissent désarmer par les Polonais, ou se dispersent d’elles-
mêmes. Seule, la IVe section d’aviateurs de Lawica refuse
de se rendre et se barricade dans sa caserne. Elle est forcée
de capituler le 4 janvier, au moment où les Polonais, très
supérieurs en nombre, prennent d’assaut ses cantonnements.
Deux jours plus tard, à titre de représailles, une esca-
drille de bombardement partie de Francfort-sur-l’Oder lance
un chapelet de bombes sur la caserne des aviateurs, occupée
par les Polonais.
Le Conseil suprême fait saisir comme otage le général
von Bock. Il est traîné en plein jour jusqu’à la citadelle.
Mais ce n’est plus qu’une épave. Les émotions des dernières
semaines l’ont brisé. Vers la fin de janvier, il est relâché
e t renvoyé en Allemagne.
Comment se fait-il que le Grand Otat-Major, si arrogant
un mois plus tôt, ne soit pas intervenu? Comment se fait-il
qu’il n’ait pas mis en marche les troupes qu’il a concentrées
à la frontière silésienne et prussienne? C’est que la période
comprise entre le 24 décembre 1918 e t le 7 janvier 1919
correspond au moment où son abaissement est le plus grand.
L’armée impériale est dissoute. Le général Lequis vient
d’essuyer à Berlin l’échec des combats de Noël. Le corps des
officiers n’est plus qu’une poignée d’hommes démoralisés
que seules les exhortations du major von Schleicher ont
réussi à maintenir groupés autour du maréchal Hinden-
burg 1. La révolution spartakiste est maîtresse de 1’Alle-
magne.
z
4 4

S’étant mis d’accord avec les membres de la Diète polo-


naise sur le principe d’un gouvernement national, Pade-
rewski quitte Posen le l e r janvier 1919 et se rend à Varsovie,
1. Voir plus haut p. 97.
236 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

où il s’installe le soir même à l’hôtel Bristol. La population


lui fait un accueil royal. Pourtant il n’a guère le temps
d’écouter les ovations et les discours, car il doit rendre
visite à Pilsudski. L’avenir du pays dépend du résultat de
leur entrevue.
La rencontre a lieu le lendemain matin et, dès les pre-
miers mots, c’est le choc de deux personnalités absolument
dissemblables. Le Galicien et le Lithuanien, l’artiste à la
crinière de lion e t l’homme d’action aux cheveux en brosse,
le national-démocrate et le socialiste s’affrontent et ne par-
viennent à s’accorder sur rien. Aucun argument ne peut
entamer le granit dont est fait l’ancien chef du P. O. W.
Orgueilleux et intraitable, il a gravi pas à pas tous les
échelons du pouvoir, et ce pouvoir il n’entend le partager
avec personne. Aussi repousse-t-il, d’un geste autoritaire,
toutes les (( suggestions )) d u Comité national de Paris.
Déçu e t irrité, Paderewski revient à l’hôtel Bristol. Là, des
émissaires secrets du parti national-démocrate lui apprennent
qu’un coup de force est en préparation : Pilsudski doit être
renversé dans la nuit du 4 au 5 janvier. Sollicité de prendre
part au complot, Paderewski hésite, et finalement se récuse.
I1 se bornera au rôle de simple spectateur. I1 part pour
Cracovie, à l’heure où les conjurés font arrêter le chef
d’état-major de Pilsudski, le général Szepticki. Grâce au
sang-froid de ce dernier, le coup d’Êtat échoue piteuse-
ment. Pilsudski le liquide d’une façon paternelle, e t traite
toute cette affaire comme un enfantillage. Mais il a montré
à ses adversaires que son pouvoir était inébranlable e t qu’il
était inutile de chercher à gouverner sans lui.
Lorsque Paderewski revient à Varsovie, il a tiré la leçon
de cet événement. I1 a mesuré l’immense popularité de
Pilsudski et sait que son prestige est trop profondément
enraciné dans le cœur des Polonais, pour qu’on puisse
songer à l’écarter du gouvernement. I1 est déjà le Dziadek,
le (( grand-père 1) légendaire, dont on raconte les exploits,
le soir, autour des feux.
Pilsudski, de son côté, a mesuré le danger que ces que-
relles intestines font courir à la Pologne. Sans doute a-t-il
creusé, avec son épée, les fondations de 1’Êtat nouveau.
Mais il ne peut terminer l’édifice ébauché sans le concours
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 237
des Alliés. Une seconde entrevue a lieu. Les deux hommes
décident de conjuguer leur action pour servir leur pays.
Pilsudski charge Paderewski de former un nouveau minis-
tère. Celui-ci est constitué le 17 janvier 1919. C’est un
Cabinet où les trois parties de la Pologne se trouvent repré-
sentées. Paderewski y occupe les fonctions de président d u
Conseil et de ministre des Affaires étrangères.
Désormais le danger d’une double représentation polo-
naise à la Conférence de la Paix se trouve écarté. Le len-
demain, 18 janvier, Paderewski rentre à Paris.
*
+ *
Pendant ce temps, à Berlin, les événements se sont pré-
cipités. Les Indépendants ont été expulsés du Conseil des
Commissaires du Peuple. Noske a été chargé de la défense
nationale. Un vaste remaniement administratif a eu lieu.
Les ministres de la Guerre, de l’Intérieur et des Affaires
étrangères ont été remplacés. M. von Gerlach, directeur
des affaires polonaises au ministère de l’Intérieur, a donné
sa démission. Le sous-secrétaire d’gtat Heinrichs lui suc-
cède. C’est un fonctionnaire de l’ancienne école, rogue et
cassant, partisan résolu des solutions de force. Les corps
francs du général von Lüttwitz ont reconquis Berlin. Koske
a su donner une ampleur inattendue à l’enrôlement des
volontaires : une armée nouvelle est en train de se consti-
tuer.
L’État-Major allemand n’en demande pas davantage
pour redresser la tête. A peine une lueur d’espoir lui est-elle
rendue, qu’il retrouve aussitôt son ancienne arrogance. Lui-
même n’a pas changé : seul, l’instrument de son pouvoir
s’est brisé entre ses mains. Ce qu’il n’a pu réaliser avec
l’ancienne armée impériale, il espère l’accomplir avec les
corps francs de la Reichswehr.
Malgré les incidents de Posen, le gouvernement d’Ebert
s’est efforcé jusque-là de rester en contact avec les autorités
polonaises afin de fixer, grâce à un accord amiable, la ligne
des nouvelles frontières.
De nouvelles frontières? Que signifient ces mots? L’État-
Major ne saurait les admettre. I1 fait rompre les pourparlers.
238 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

I1 exige que les Polonais déposent les armes dans toute la


Posnanie e t rétablissent le drapeau allemand sur tous les
édifices. C’est seulement après qu’il consentira à discuter
avec eux. Ne voit-il pas oii le mène son intransigeance?
Considérant que Noske e t le général von Lüttwitz sont
suffisamment maîtres de la situation pour pouvoir réprimer
les troubles de Berlin, e t que le général Maercker dispose de
forces assez nombreuses pour assurer la police à Weimar,
le Grand État-Major décide de se rapprocher des frontières
orientales. Le 10 février, il transfère ses quartiers généraux
de Cassel à Kolberg et commence aussitôt ses préparatifs
d’intervention armée. Son plan consiste, semble-t-il, à prendre
la Posnanie dans une pince formée par deux groupes de
corps francs opérant séparément,. Le Groupe Nord, com-
mandé par le général Otto von Below l, partant de Thorn
e t de Bromberg, marchera en direction de Gnesen, après
avoir occupé Schubin, Znin, Labischin e t Zlotnik, afin de
couper la partie septentrionale de la province du reste de la
Posnanie2. Le Groupe Sud, commandé par le général von
dem Borne, partant de Haute-Silésie, remontera vers le
nord après avoir occupé Kalisz, Szczypiorno, Ostrowo, Kro-
toschin, Adelnau e t Schildberg 3. Les deux groupes opére-
ront leur jonction à Posen, après avoir désarmé toutes les
milices polonaises qu’ils auront rencontrées en cours de
route.
Prenant hardiment l’offensive, le Groupe Nord commence
par s’emparer de Culmsee. I1 y a six morts et vingt blessés
du côté polonais. Dès le 2 février, la ville est replacée sous
le contrôle des autorités allemandes. Ce point stratégique
est des plus importants pour la campagne qui se prépare,
car il commande le nœud de voies ferrées Thorn-Graudenz-
Dantzig, Thorn-Bromberg e t Thorn-Allenstein 4. Pendant
les journées qui suivent Heimatschutz, Regrostkompanien
1. Le commandant de l’ancien Ie’ corps d’armée de réserve.
2. Voir TO>IACZEUSKI, Les Combais pour la Ketze (Walki O Notec), Verlag der
Katholischen Druckerei A. G. in I’osen, Posen. 1930. Cet ouvrage a été rédigé
sur la base des documents de I’Archiv des hisiorischen Relerais des D . O . K . V I I
in Posen.
3. Voir Zygmunt WIELICZKA. De la Prosna ri Rawitsch (Cod Prosny PO Rawicz),
Verlage des M’ojewodscliaftçinstituis in Posen, Posen, 1931.
4. Voir Ernst BAS DOW et Paul CORRENS, Schicksalslunden. Unvergesslichea aua
schweren Tagen in Posen und W e s t p u s e n , R . von Decker Verlag, Berlin, 2925.
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 239
(Reserve- Grenzschutz-Ost) et bataillons de Landsturm se
concentrent en bordure des Marches de l’Est l. Le maréchal
Hindenburg adresse un appel solennel à ces troupes. I1 y
évoque l’offensive victorieuse de 1914 et exhorte les volon-
taires à combattre avec la même ardeur que leurs aînés.
Peut-être rêve-t-il déjà d’un nouveau Tannenberg...
Mais Paderewski, rentré à Paris, pousse un cri d’alarme z.
Le 16 février, le maréchal Foch convoque i Trèves la Com-
mission d’armistice et exige purement et simplement, au
nom des Alliés, (( l’arrêt de l’offensive allemande contre les
Polonais, en Posnanie, en Prusse Occidentale et en Haute-
Silésie D. Puis, il trace autour de la Pologne une ligne de
démarcation que les troupes allemandes ne devront franchir
sous aucun prétexte et qui restera en vigueur jusqu’à ce
que le traité de paix ait fixé les frontières définitives 3. Quant
aux unités qui se trouveraient à l’intérieur de cette zone
interdite, elles devront en être retirées, immédiatement et
sans délai.
La nouvelle, transmise par Erzberger à l’Assemblée de
Weimar, y éclate comme un coup de tonnerre. Le gouver-
nement est atterré. Le comte Brockdorff-Rantzau, ministre
des Affaires étrangères de Prusse, déclare à Ebert qu’il vaut
mieux ne pas prolonger l’armistice, plutôt que d’accepter
des conditions aussi humiliantes. Mais que faire? Un refus
entraînera immanquablement l’entrée des troupes alliées en
Westphalie, à Francfort, à Weimar, à Berlin. Par son atti-
tude inconsidérée e t son manque de sens politique, le G. Q. G.
a mis le gouvernement d’Empire dans une situation drama-
tique : il l’a obligé à accepter une ligne de démarcation
beaucoup plus défavorable que celle qu’il aurait obtenue
par voie de négociations directes 4. Pourtant, comme à
1. Le 15 février, le G. Q. G. allemand adresse une proclamation i tous les
(I

Saxons susceptibles de porter les armes t) (An das gesnrnte wehrfijhige Sachsen-
calk), pour qu’ils s’enrûlent dans les formations de volontaires d u Grenzscliulz-Ost.
2. Dés le 1 5 janvier 1919, hlgr Dalbor, évêque de Gnesen et Posen, avait lancé
un appel au maréchal Foch, le conjurant de mettre fin a u x incursions des Hei-
rnnlschützen allemands.
3. Cette ligne passe par : Cross-Neudorf, Schubin, Exin, Samotschin, Kolmar,
Czarnikau, Biala, Birnbaum, Bentschen, Wollstein, Lissa et Rawitsch.
4. a Les exigences relatives h l‘évacuation de la Posnanie et de la Haute-Silésie
étaient d’une portée tellement énorme, écrit ERZBERGER dans ses Mémoires
(p. 441), que je refusai de négocier a ce sujet sans i’approbation de l’Assemblée
Nationale. Avant m o n départ, j’avais prié plusieurs ministres prussiens de tra-
240 HISTOIRE D E L’ARYÉE ALLEMANDE

Rethondes le 11 novembre 1918, comme à Trèves le


10 décembre, le Haut-Commandement militaire ne sera pas
placé devant ses responsabilités. Ce sera le gouvernement
civil qui devra endosser les conséquences de ses actes, c’est
sur le Parlement que rejaillira l’impopularité du règlement.
L’Assemblée nationale, consultée sur la question, finit par
se prononcer pour la signature, après un débat de plusieurs
heures l . Le 20 février, l’Allemagne s’incline devant l’ulti-
matum des Alliés.
.t
* *
Si le veto de Foch met un terme aux visées de l’État-
Major sur la Pologne, il complique singulièrement le retour
des armées allemandes, jalonnées de la Baltique à la mer
Noire.
Aux premiers jours de la retraite, en novembre 1918, le
Haut-Commandement a donné l’ordre à l’oberbefehlshaber-
Ost de ramener les troupes le plus lentement possible. A pré-
sent, cette lenteur se retourne contre ceux qui l’ont comman-
dée, car tout transit par la Pologne est désormais impossible.
I1 faudra donc que les unités de l’Ukraine et de Kiev effec-
tuent un immense mouvement tournant et regagnent leurs
dépôts en passant par la Courlande, la Lithuanie et la Prusse-
Orientale, ce qui allonge leur parcours de plusieurs milliers
de kilomètres. Déjà le général von Falkenhayn, commandant
en chef de la 10e armée, a publié un ordre du jour enjoi-
gnant à ses hommes de (( tenir encore trois mois pour per-
mettre à leurs camarades du Caucase et du Don de regagner
leur patrie D.
Mais la retraite, qui s’est accomplie dans un ordre impec-
cable sur le front occidental, s’effectue dans de tout autres
conditions sur le front oriental. Les routes sont gelées ou

vailler à la conclusion d’un accord amiable avec lea Polonais. On m’avait répondu :
a La Prusse ne négocie pas avec des mutins. D J e fis remarquer qu’il serait bien
plus désagréable d’encourir des mesures de contrainte de la part de l’ennemi
et de se voir arracher plus de concessions que par une entente directe. Mes craintes
n’étaient que trop fondées II. On voit que le point de vue d’Erzberger corrobore
l a thèse de M. von Gerlach.
1. Pour obliger l’État-Major à respecter cette décision, les Socialistes décident
de couper tous subsides aux corps francs de l’est.
LIMITES
PROVISOIRES D E LA POLOGNE
établies par l’ultimatum allié du 20 février 1919.
I 16
242 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

transformées en fondrières, et les chemins de fer complète-


ment désorganisés 1. Chaque locomotive, chaque wagon
n’est obtenu qu’au prix de menaces OU de supplications
infinies. Près de Rostov-sur-le-Don, tout un bataillon se
laisse désarmer sans résistance par une poignée de Bolché-
viks, (( dont la plupart n’ont d’autres armes que des fourches
et des gourdins ». Le lendemain, tous les officiers sont mas-
sacrés et les hommes chassés à travers des champs de neige,
aprés avoir été dépouillés de leurs uniformes.
La population, jusqu’alors soumise, se fait chaque jour
plus insolente e t plus hostile. La Rada d’Ukraine a été dis-
soute par l’hetman Skoropadski. Celui-ci est renversé à son
tour par Petlioura, chef du parti national ukrainien. I1 déclare
qu’il ne laissera partir aucun Allemand, mais les contraindra
à resFer, pour défendre les frontières ukrainiennes contre les
attaques des Moscovites.
En dépit de ces menaces, que Petlioura est d’ailleurs bien
incapable de mettre à exécution, le gros des troupes alle-
mandes a évacué la Crimée et l’Ukraine au début de jan-
vier. Seul reste encore en arriére le groupe d’armées de
Kiev, qui se trouve au pouvoir du Directoire ukrainien.
A Kharkov, le commandement général tient encore tête à
l’ennemi avec le dernier état-major de division. I1 ne reste
plus que 5.000 soldats allemands à évacuer. Ce sont les der-
niers bataillons, les dernières batteries. Encore deux ou trois
jours et ils seront sauvés...
Mais le 3 janvier 1919, des trains remplis de Gardes rouges
se dirigent vers Kharkov. Les troupes de sécurité allemandes
les laissent passer sans leur opposer de résistance. Les sol-
dats de la garnison fraternisent avec les révolutionnaires,
arrachent les épaulettes et les insignes de leurs officiers. Ne
pouvant supporter plus longtemps ce spectacle, le général
qui commande la troupe veut se mettre en marche pour
regagner l’Allemagne à pied, au cœur de l’hiver ...
Ainsi s’amincit de jour en jour le frêle cordon de troupes
qui relie la Baltique à la mer Noire. En un long piétinement
monotone, poursuivi pendant des semaines sous les rafales
de neige, les bataillons qui ne se disloquent pas d’eux-mêmes
1. Voir : Die Rückkehr des Ostheeres, N e w Preussische Zeitung, 24 janvier 1919.
2. E. O. VOLKMANN, La Rdvolution allemande, p. 95.
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 243
remontent vers le nord. Ils sont relevés en cours de route par
les volontaires polonais. E n février, le général Rydz-Smigly
occupe la ville de Kowel; en mars, le général Listowski,
celle de Brest-Litowsk; les Allemands évacuent Grodno le
28 avril.
La retraite des troupes allemandes est immédiatement
mise à profit par l’État-Major soviétique. Les divisions rouges
de Trotsky, de Boudienny, de Toukhatchevsky et de Staline
se rapprochent graduellement du territoire polonais. Déjà
des engagements ont lieu entre légionnaires du P. O. W. et
cavaliers bolchéviques. Une deuxième fois, Pilsudski appelle
à l’aide et demande qu’on lui envoie d’urgence l’armée du
général Haller.
Après plusieurs journées de négociations ardues entre le
général Nudant et la Commission allemande d’armistice,
le maréchal Foch et Erzberger se mettent d’accord pour
convoyer les divisions polonaises par voie de terre à travers
l’Allemagne centrale, moyennant certaines garanties rela-
tives à la durée des transports, aux frais, et à la sécurité
des populations civiles.
Entre le 7 et le 15 avril, l’armée du général Haller, forte
de 100.000 hommes, retourne dans sa patrie, et va grossir
les effectifs de Pilsudski. Ceux-ci atteindront 900.000 hommes
à la fin de l’année. C’est cette armée qui soutiendra le choc
des divisions soviétiques. Après une lutte acharnée au cours
de laquelle le général Weygand jouera un rôle de premier
plan, elle les mettra en déroute le 16 août 1920, lors de la
bataille de Varsovie, - la Marne polonaise.

+ +

L’ultimatum du maréchal Foch, l’arrivée du général Hal-


ler en Pologne et le reflux vers la Baltique des dernières
armées allemandes ont brisé le rêve séculaire de l’expansion
germanique dans l’Est. C’est en vain que le Grand Etat-
Major tentera de conserver la Lettonie et la Lithuaniel.
Mais l’image des greniers regorgeant de blé de la Petite-Rus-
Sie, l’attirance de ces territoires immenses ouverts à l’énergie

1. Voir vol. II : L’Équipbe allemande dans les provinces baltes.


244 HISTOIRE D E L’ARMkE ALLEMANDE

des pionniers germaniques et le souvenir de l’époque héroïque


où les régiments allemands s’échelonnaient à travers tout le
continent jusqu’aux contreforts du Caucase, n’en continue-
ront pas moins de hanter sa pensée ...
Cependant, il arrive, dans l’histoire, qu’un échec porte en
lui des avantages inattendus. S’il ne s’était pas heurté au
veto des Alliés, le Haut-Commandement allemand aurait
sans doute commis la faute de se lancer dans une aventure
oii ne l’attendait, en fin de compte, qu’une longue série de
déboires. Obligé de renoncer à l’offensive polonaise, le Grand
État-Major va pouvoir consacrer toutes ses forces à lutter
contre la révolution à l’intérieur de l’Allemagne. Ce qu’il a
perdu du côté de Posen, il va le regagner du côté de la
Bavière et de la Saxe. La tâche qui s’impose à lui, main-
tenant que la fixation des frontières de l’est échappe à son
autorité, est infiniment plus importante qu’il n’y paraît au
premier abord. I1 s’agit de rétablir l’ordre à Magdebourg et
à Brunswick, d’empêcher le séparatisme bavarois de devenir
une réalité, d’enrayer la sécession de toute l’Allemagne
du Sud : il s’agit, en un mot, de sauver l’unité du Reich.
xv

LA REICHSWEHR SAUVE L’UNITÉ DU REICH

I. - Magdebourg, Brunswick.
Les premières missions assignées par Noske aux corps
francs ont consisté à rétablir l’ordre à Brême et à Mülheim,
à Halle e t à Berlin. Ces opérations se sont déroulées dans le
cadre de la Prusse, ou plus exactement à l’intérieur des États
de la Confédération du Nord. A présent, la Reichswehr va
étendre son activité à l’ensemble du Reich. Plus sûre de ses
moyens e t plus forte en effectifs, elle va entamer la lutte
contre les gouyernements séparatistes qui ont pris le pou-
voir dans les Etats du Sud.
De ce fait, les corps francs voient grandir et se préciser
le rôle qui leur incombe. Ce qu’ils apportent désormais aux
provinces qu’ils traversent, ce n’est plus seulement l’ordre et
la sécurité. C’est un principe plus élevé, d’ordre historique et
moral. C’est l’idée de l’unité et de l’indivisibilité de l’Empire.
Cette idée dont la Reichswehr va se faire le porte-drapeau
trouvera son expression la plus complète dans les expéditions
entreprises contre la Bavière et la Saxe. Mais elle commence
déjà à prendre corps dans les opérations dirigées contre Mag-
debourg e t Brunswick.

+ +

A Magdebourg, deux gouvernements hostiles se disputent


le pouvoir : un cabinet socialiste, de tendance modérée, et le
Conseil de soldats du IVe corps d’armée, de tendance extré-
miste. Ce dernier s’appuie sur une milice de 400 hommes et
sur ùn (( Régiment de garde »,ou Wachtregiment, composé
d’une majorité d’Indépendants, encadrés par des matelots.
246 HISTOIRE DE L’ARM$E ALLEMANDE

Les effectifs de cette troupe s’élèvent à 1.500 hommes,


répartis en deux bataillons.
Le 2 avril 1919, Brandeis,le président du Conseil de sol-
dats du IVe corps, décide d’un commun accord avec les
Conseils de soldats des XVIe et XXIe corps l, de destituer
tous les officiers et les fonctionnaires, de se désolidariser du
gouvernement du Reich, de rompre avec Berlin, de procla-
mer une République rouge indépendante et de conclure une
alliance avec la Russie et la Hongrie soviétique.
Effrayés par cette perspective, les socialistes de Magde-
bourg envoient une délégation à Noske pour le supplier de
venir à leur secours. Ils s’engagent à créer une milice compo-
sée d’anciens sous-officiers d’active, qui assurera la garde des
bâtim.ents publics. Noske leur promet l’appui des troupes
gouvernementales. Mais il insiste pour qu’ils se montrent
plus énergiques et fassent, de leur côté, (( un effort construc-
tif ».
Stimulés par les paroles du ministre de la Reichswehr, les
socialistes de Magdebourg passent d’un extrême à l’autre :
ils font arrêter Brandeis et ses deux adjoints, Kegel e t Vol-
ker. Tous trois sont transférés à Berlin pour y être jugés.
Les Indépendants ripostent aussitôt en proclamant la grève
générale. Le travail est suspendu dans les usines Krupp et
Wolff, situées dans le faubourg ouvrier de Buchau.
Dühring et Artelt, les chefs des matelots,- qui jouent ici
le même rôle que Radtke et Dorrenbach à Berlin -, estiment
plus prudent de s’assurer des otages. Ils arrêtent, coup sur
coup, le ministre du Reich Landsberg - de passage à Mag-
debourg 2, - le général von Kleist, ancien commandant du
IVe corps, le capitaine von Einem et cinq autres oficiers.
Le même jour, les dépôts de munitions de la citadelle et
du Kommandantenwerder sont pillés. Les huit cents fusils
ainsi dérobés sont distribués aux formations révolutionnaires.
Les entrepôts de vivres sont également mis à sac, sans que
le Wachtregiment fasse rien pour s’y opposer.

1. Avant 1914, les sièges des XVIe et XXIe corps étaient Metz et Sarrebruck.
Du fait du retour de la Lorraine A la France et de l’occupation de la Sarre, ils
avaient 8 6 transférks à Magdebourg.
2. Landsberg avait occupé successivement, dans le Cabinet d’empire, les minir
tàres des Finances et de la Justice.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 247
Mais le lendemain, d‘anciens sous-officiers, appartenant au
26e régiment d’infanterie, constituent un premier embryon
de corps franc, sous le commandement du lieutenant Elste.
Le 8 avril, dans l’après-midi, ils occupent la citadelle, la
gare e t la Poste centrale. La foule, à laquelle se sont mêlées
quelques escouades de marins, cherche à les en déloger.
L,es manifestants sont repoussés à coups de grenades. A la
m6me heure, des bagarres éclatent autour du journal socia-
liste, la Vollsstirnrne, également défendu par une poignée de
sous-officiers. L’atmosphère devient de plus en plus orageuse.
Les extrémistes menacent de fusiller leurs otages.
La nouvelle de l’arrestation du ministre Landsberg et du
général von Kleist parvient à Berlin dans la nuit du 7 au
8 avril. E n apprenant la chose, Noslte bondit. Nulle part
ailleurs, les extrémistes n’ont fait montre d’une pareille
audace.
- Jamais je ne tolérerai de tels agissements! rugit-il en
martelant son bureau de ses poings énormes. Jamais je n’ac-
cepterai la dislocation du Reich!
11 prend sa plume et rédige un ultimatum à l’adresse du
Conseil de soldats du IVe corps, par lequel il lui intime
l’ordre de libérer séance tenante Landsberg et les autres
otages. Mais comme il prévoit que ce message n’aura aucun
effet s’il n’est pas appuyé par une démonstration de force, il
convoque le général Mmcker, lui prescrit de marcher immé-
diatement sur Magdebourg, et lui remet à cet effet les ins-
tructions suivantes :
10 Libérer le ministre et les oficiers emprisonnés.
20 1)ésarmer la I I ~ i r g c v v d i r .
30 ïransformer le Wachtreginient e t dissoudre la section de
matelots.
40 Appliquer dans t o u t e sa rigueur l’Ordonnance du ministre
de la Guerre d u I 9 janvier 1919 1.
50 Arrêter les individus ayant pris part B I’emprisonneincnt
du ministre e t des oliiciers, ainsi que tous les fauteurs de
troubles et les criminels 2.
1. Voir plus haut, chap. x, p. 15; e t 156.
2. Q.uc1iIurs bernaines aupa~”vmit,Iri Indépendants avaient ouvert les portes
des prisons, libérant indistincteiiient détenus politiques et condamnés de droit
commun.
248 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

Durant la nuit du 8 avril, Macrcker dresse son plan d’opé-


rations. Halle e t Weimar devant rester occupés, il ne dis-
pose que de la IIe et de la Ve section de Chasseurs. Pour
renforcer ses effectifs, il crée line section spéciale, placée
sous le commandement du major Hasper. Puis il demande
au Gruppenkommando du général von Lüttwitz de mettre le
train blindé no 3 à sa disposition.
Le 9 avril, à 1 heure du matin, les troupes se mettent
en route pour Magdebourg. L’état-major des Chasseurs, la
IIe e t la Ve section y arrivent à l’aube, et débarquent sans
incident dans la gare centrale, occupée depuis la veille par
une partie d’un corps franc constitué sur place par quelques
sous-officiers du IVe corps. La section Hasper, retardée par
un embarras ferroviaire, n’arrive que dans l’après-midi. Selon
sa méthode habituelle, Mzrcker assigne à chaque section
une zone bien délimitée : la IIe section occupera le sud,
la Ve section le centre, et la section Hasper le nord de la
ville.
E n voyant débarquer ces troupes, les membres du gouver-
nement socialiste prennent peur. Ce sont pourtant eux qui
ont demandé à NoSke de venir à leur secours! hlais au
moment de franchir le Rubicon, ils hésitent e t tergiversent,
effrayés par les conséquences de leur appel à l’aide. Ils sup-
plient le général Mærcker de surseoir à l’occupation de la
ville, sous prétexte qu’une démonstration imposante doit
avoir lieu ce matin-là sur la place de la Cathédrale. Rim-
cker s’y refuse : les troupes sont déjà en marche, il est trop
t a r d pour les arrêter.
Dès leur descente de train, les sections se dirigent vers
leurs districts respectifs. Avec des roulements de tambours
et des’sonneries de trompettes, des pelotons de Chasseurs
annoncent, à tous les carrefours, que l’état de siège est pro-
clamé. Les établissements publics doivent être fermés avant
10 heures. Les attroupements sont interdits. Tout contre-
venant sera traduit devant la Cour martiale.
Les points stratégiques les plus importants de la zone
affectée à la IIe section sont la gare centrale, la Poste,
l’État-Major du IVe corps e t le palais du gouvernement,
situé sur la place de la Cathédrale. La Poste e t l’État-Major
sont rapidement occupés. Mais lorsque le reste de la IIe sec-
LA REICHSWEHR P R O V I S O I R E 249
tion, commandée par le major Mayernitz, débouche sur la
place de la Cathédrale, elle se heurte à une foule compacte
de cinq à six mille manifestants.
Surpris par cette rencontre et troublés par leur infério-
rité numérique, les Chasseurs se groupent, l’arme au pied,
devant le palais du gouvernement. Aussitôt, la foule se rue
sur eux en hurlant. Les soldats sont injuriés et bousculés.
Craignant d’être débordé, le major Mayernitz fait disposer
les mitrailleuses en batterie, tout en interdisant aux soldats
d’en faire usage jusqu’à nouvel ordre. Puis, il envoie un
parlementaire aux manifestants, pour leur dire qu’il autorise
les orateurs à terminer leurs discours, à condition qu’ils
soient brefs.
La foule reflue alors vers l’autre bout de la place, où le
matelot Artelt harangue les assistants et les conjure de rester
en grève jusqu’à ce que Brandeis et ses adjoints aient été
remis en liberté. Dès qu’il a fini de parler la foule se disperse,
à l’exception d’un millier de manifestants qui se retournent
contre la troupe avec une violence redoublée. Une centaine
d’individus particulièrement excités commencent à enfoncer
les portes du palais du gouvernement e t se livrent à des
voies de fait sur les Chasseurs. Alors le major Mayernitz
perd patience. I1 ordonne à ses hommes de mettre baïon-
nette au canon et de charger la foule. Une mêlée furieuse
s’ensuit. Exaspérés par les sévices dont ils ont été victimes,
quelques Chasseurs ouvrent le feu sur les manifestants.
Des hurlements de douleur s’élèvent de la foule. Pris de
panique, les révolutionnaires s’enfuient de tous côtés. Quel-
ques instants plus tard la place est évacuée.
Du côté des civils, il y a sept morts et trente blessés.
Du côté des Chasseurs, personne n’est gravement atteint.
Mais la troupe est nerveuse. Elle sent que ses chefs l’ont
exposée à des risques inutiles e t qu’il s’en est fallu de peu
qu’elle n’ait été submergée. (( J’avais commis une erreur,
avoue le général Mærcker, en soumettant mes hommes à
une trop dure épreuve, à seule fin de ménager la vie de
quelques émeutiers. Cette erreur, je me promis de ne pas
la renouveler l. ))

1. GénBrai M ~ R C K E RVont
, Kawsrhasr aw Reichswehr, p. 189.
250 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Tandis que ces scènes se déroulent dans le district de la


IIe section, la Ve section, qui a reçu la mission d’occuper
le centre de la ville, envoie l’ordre au Wachtregiment de lui
livrer ses armes, de libérer ses otages et d’évacuer ses quar-
tiers avant 10 heures du matin. Le (( Régiment de Gardes
se soumet sans résistance. A 11 heures, l’infanterie de la
section s’installe dans la caserne hlark, la batterie d’artillerie
dans la caserne de Magdebourg, et l’escadron de cavalerie
dans le manège. La section Hasper, qui arrive quelques
heures plus tard, occupe le nord de la ville et assure la
garde des entrepôts de vivres situés dans le port fluvial.
A titre de renfort, le Kommando Lüttwitz envoie à Magde-
bourg le corps franc de Gorlitz, nommé d’après la ville de
Silésie où il a été constitué, et commandé par le lieutenant-
colonel Faupel l. Celui-ci vient s’installer dans les quartiers
du nord, tandis que la section Hasper se replie vers les
quartiers de l’est et occupe les casernes situées de l’autre
côté de l’Elbe.
Maintenant que le calme est rétabli, les otages libérés a,
le Wachtregiment, la Biirgerwehr et les escouades de mate-
lots dissous, il s’agit de passer à la deuxième partie du pro-
gramme : l’application de l’ordonnance du 19 janvier et la
création de formations de volontaires, destinées à maintenir
l’ordre après le départ des Chasseurs.
A cet effet, le général Marclter fait constituer par le
Generalkommando un (( Regiment Magdebourg »,composé de
trois bataillons chargés d’assurer l’ordre dans chacun des
trois districts d’occupation. Puis il le renforce par l’adjonc-
tion d’une Einwohnerwehr, formée elle aussi de trois sec-
tions, dont les chefs doivent rester en liaison constante avec
les commandants des trois districts.
Ce plan est mis en exécution entre le 10 et le 13 avril.
L’état de siège est levé. Sauf quelques bagarres locales, la
population reste paisible. Les Chasseurs vont-ils enfin pou-
voir prendre du repos? Nullement. (( A peine notre tâche

1. C’est cet officier qui a reçu à Spa, le 10 novembre 1918, les premiers délé-
gués des Conseils de soldats (voir plus haut p. 55).
2. Au dernier moment, les extrémistes avaient cherché A enlever le ministre
Landsberg en auto, pour le conduire à Brunswick. Mais la voiture avait été arrê-
tee et le ministre relâché.
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 251
était-elle terminée, écrit Maercker, qu’un péril nouveau faisait
planer son ombre sur nos têtes. Le 10 avril, au matin,
deux avions brunswickois sont apparus au-dessus de Mag-
dehourg et ont lancé des tracts révolutionnaires sur la ville.
Le même jour, des appels de plus en plus pressants sont
parvenus de diverses localités du Brunswick, où les extré-
mistes molestent les ouvriers qui ont repris le travail.
Le 12 avril, le ministre de la Guerre de Saxe, M. Neu-
ring, a été assassiné à Dresde par une troupe de mutilés
de guerre spartakistes. Noske envoie aussitôt au général
Mærcker l’ordre de marcher sur Brunswick, tandis que le
corps franc de Gorlitz se dirige sur Dresde.
Le 14 avril, dans la matinée, les Chasseurs sont passés
en revue par le général von Kleist. Sac au dos e t drapeaux
déployés, les troupes défilent en tenue de campagne devant
l’ancien commandant du IVe corps. Le lendemain, au petit
jour, les premiers trains militaires les emmènent vers leur
destination nouvelle.
*
* 1

Ainsi, jour après jour, les combats se succèdent. A peine


l’ordre est-il rétabli dans une ville, que la présence des corps
francs est requise ailleurs.
Car Brunswick, oii le ferment de la révolution a été
apporté, dès le 7 novembre 1918, par une brigade de mate-
lots venus de Kiel, s’est tranformée rapidement en une cita-
delle du Spartakisme. Un gouvernement extrémiste s’y est
constitué, sous la présidence d’un ancien apprenti tailleur
nommé Merges; une laveuse de vaisselle, Mme Fassliauer,
a été promue à la dignité de Commissaire du Peuple aux
sciences et aux beaux-arts. E n quelques semaines, la ville
est devenue le refuge de tous les Spartakistes en fuite et
des agitateurs recherchés par la police. C’est là qu’Eichhorn
et Dorrenbach ont cherché asile après l’échec de l’insurrec-
tion de Berlin.
Les Indépendants y ont pris le pouvoir dans la seconde
quinzaine de novembre, sans se heurter à aucune opposi-
tion sérieuse. Sans doute les troupes de la garnison - en
particulier le 92e régiment d’infanterie et le 4.78 hussards
252 HISTOIRE D E L’ARMÉE A L L E M A N D E

- ont-elles refusé de s’incliner devant les ordres du Conseil


de soldats. Mais, violant délibérément la Convention militaire
de 1867, le Directoire communiste a promulgué leur disso-
lution (28 décembre 1918). Afin de procéder à leur démobi-
lisation en règle, il a fallu que le G. Q. G. les retire du Bruns-
wick.
Dès lors, les extrémistes ont été maîtres de la place. Leur
premier souci a été de créer des milices révolutionnaires. Cel-
les-ci se composent d’une Volkstvehr et d’une Division de la
Marine populaire (Volksmarinedivision), qui ont établi leurs
quartiers dans le palais ducal et dans la caserne des hussards.
E n outre, le Conseil a fait armer une partie de la population
ouvrière. Toutes ces formations dépendent d’un Oberkom-
mando spécial, et leurs chefs proclament ouvertement qu’elles
sont le premier embryon d’une puissante Armée rouge, desti-
née à balayer les corps francs et à supplanter la Reichswehr.
Astreints à l’exercice quotidien et à une discipline sévère,
les membres de ces milices sont, en outre, redoutablement
armés. Une ordonnance du’19 novembre 1918 a transféré
la gestion de tout le matériel de guerre de l’ancienne armée
impériale à un Office administratif créé spécialement à cet
effet, le Reichsveru~ertungsanit. Violant délibérément cette
ordonnance, -- comme il a déjà enfreint la Convention mili-
taire, - le Conseil d’ouvriers e t de soldats s’est arrogé le
droit de disposer à sa guise de tout le matériel de guerre
entreposé”sur son territoire. C’est ainsi qu’il s’est emparé,
malgré les protestations du général commandant le Xe corps
d’armée, d’une quantité énorme d’armes e t de munitions
(entre autres 25 canons a u dépôt d’artillerie de Wolfenbüttel)
et les a répartis entre les diverses formations révolutionnaires.
A l’instigation de Merges, la grève générale est proclamée
le 21 janvier. Au début de février, Mme Fasshauer, estimant
sans doute que ses attributions dépassent ses capacités
dépissionne du Conseil des Commissaires du Peuple. Un mois
plus tard, Merges la suit dans sa retraite. Le Directoire est
remplacé par un nouveau gouvernement, formé de Socialistes
e t d’Indépendants. Deux extrémistes, Sepp &ter et Eckardt
y occupent les ministères de l’Intérieur e t de la Défense.
Malgré la présence d’éléments plus modérés au sein du
Cabinet, celui-ci ne fait rien pour empêcher le Conseil de
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 253
soldats d’édicter des mesures de plus en plus radicales. Ce
dernier décide de rompre avec Berlin et d’aG1ier le Bruns-
wick à la Troisième Internationale. Puis il interdit le recru-
tement de volontaires pour les corps francs et spécialement
pour le Grenzschutz-Ost. I1 ordonne d’emprisonner, pour
haute trahison, tous les agents recruteurs opérant pour le
compte de la Prusse. Enfin, il fait occuper les lignes de
chemin de fer et procède au désarmement de tous les trains
militaires qui traversent le Brunswick. De ce fait, les milices
rouges brunçwickoises prennent l’aspect (( d’armements auto-
nomes dirigés contre le Reich )) l.
La situation, déjà tendue, s’aggrave encore le 9 avril,
lorsque le Conseil d’ouvriers décide d’étendre la grève aux
chemins de fer. Aussitôt, les cheminots cessent le travail
dans les deux gares principales de Brunswick. Le IO, le mou-
vement, faisant tache d’huile, atteint Helmstedt, Wolfen-
büttel, Schoppenstedt et Schoningen. Le 11, des pelotons
de miliciens rouges occupent la gare très importante d’Holz-
minden, coupant les lignes Paderborn-Soest et Arnsberg-
Hagen. Le 12, les mêmes scènes se renouvellent à Vorwohle
et Jerxheim. Le Brunswick ne reçoit pius aucun train de
vivres ni de charbon. Les communic&sns sont interrompues
entre l’Allemagne centrale et la Ruhr. Cinq mille wagons
de marchandises s’entassent à Ia Direction des chemins de
fer de Magdebourg, embouteillant la gare des marchandises
et paralysant tout trafic. I1 n’y a plus une heure à perdre,
si l’on veut éviter la catastrophe ...
t
+ +

Ce même jour, - 12 avril, - Noske envoie au général


Mærcker l’ordre de marcher sur Brunswick. Les consignes
qu’il lui donne sont plus larges qu’à Magdebourg e t offrent
un caractère politique plus accusé. I1 devra :
10 Rétablir l’ordre dans les affaires militaires.
20 Déposer le gouvernement existant.
30 Créer un gouvernement nouveau.
40 Dissoudre le Conseil d’ouvriers et de soldats.
1. Mémorandum de Noske au g8néraJ Mmcker.
254 HISTOIRE D E L’ARMÉB ALLEMANDE

Afin de ne pas donner l’éveil aux formations révolution-


naires, l’ordre de marche et les préparatifs de l’expédition
devront être tenus secrets. Mærcker aurait préféré claironner
son arrivée, convaincu que bien des réfugiés spartakistes
prendraient la fuite à la nouvelle de son approche. Mais il
n’est pas homme à discuter les ordres qu’on lui donne, et
se soumet aux instructions du ministre de la Reichswehr.
E n revanche, il demande l’autorisation de faire proclamer
immédiatement l’état de siège dans tout N l’État libre N de
Brunswick. Cette autorisation lui est accordée.
L’action débute, le 14 avril, par un raid du train blindé
sur Borssum. I1 y a 7 morts et 8 blessés du côté sparta-
kiste, 1 mort et 4 blessés du côté des Chasseurs. Le 15 avril,
le major Meyn, commandant la Ve section des Chasseurs,
occupe Helmstedt après un combat acharné. I1 y a 7 blessés
du côté spartakiste. Les Chasseurs font 70 prisonniers. La
ligne de chemin de fer Helmstedt-Magdebourg est dégagée
dans le courant de l’après-midi. A la même heure, des avions
appartenant à l’escadrille du capitaine Crocker jettent des
tracts sur Brunswick et y proclament l’état de siège, avant
même que les troupes de Mærcker y aient pénétré.
Du coup, les Spartakistes commencent à prendre peur.
Sepp (Erter qui détient le ministère de l’Intérieur téléphone
a u général Mærcker pour l’informer que le travail a repris
dans les usines et lui demander de surseoir à l’entrée des
troupes. I1 propose d’envoyer le lendemain - 16 avril - des
délégués à Magdebourg, pour négocier avec lui. Mais Max-
cker-qui a été, plus d’une fois, l’objet de sollicitations
semblables - sait à quoi s’en tenir. I1 fait répondre à (Erter
qu’il ne peut plus être question de négociations. Quant aux
instructions qu’il a reçues du gouvernement d’Empire, si les
Brunswickois désirent les connaître, ils n’ont qu’à venir eux-
mêmes à Helmstedt pour en prendre connaissance.
Déconcertés par ce langage auquel ils ne sont plus habi-
tués, les députés Antrick, Sepp (Erter et Eckardt arrivent
le 16, dans la matinée, à la gare d’Helmstedt, où se trouve
le poste de commandement du major Meyn. Ils demandent
à prendre connaissance des intentions du général Mærcker.

1. Cette escadrille faisait partie du corps des Chasseurs.


LA REICHSWEHR PROVISOIRE 255
Le major Meyn les reçoit dans son bureau e t leur lit ce
texte :
Agissant en complet accord avec le gouvernement du Reich,
je compte prendre les mesures suivantes, en vue d’assurer
l’exécution de la mission qui ni’a été confiée :
10 La population devra être désarmée, conformément à
l’ordre dont je publierai ultérieurement les modalités d’appli-
cation;
20 La Division de la marine populaire et la Volkswehr seront
dissoutes. Les membres de ces formations qui ne sont pas de
nationalité brunswickoise seront expulsés du pays. A la place
de ces formations il en sera créé d’autres, conformément à mes
instructions;
30 u ) J e déposerai le gouvernement actuel. J’établirai un
nouveau gouvernement conforme à la répartition des
sièges dans le parlement du pays;
b ) Je dissoudrai le Conseil d’ouvriers du Brunswick;
c) Merges, (Erter, Eckardt et le hussard Çchutz, prési-
dent du Conseil de soldats, seront mis en arrestation pré-
ventive, en attendant qu’une décision ait été prise concer-
nant leur mise en jugement.
L’ampleur des sanctions militaires me sera dictée par
l’attitude du gouvernement actuel et par celle de la popula-
tion de l’gtat libre de 13ruiiswick.
Magdebourg, le 16 avril 1919.
MÆRCKER.
Atterrés, les délégués se dévisagent en silence. Ils ne
peuvent croire que le gouvernement de Berlin ait remis au
général Maxcker des pouvoirs aussi étendus. Le comman-
dant en chef des Chasseurs doit sûrement bluffer! I1 est
impossible qu’Ebert lui ait permis de s’im-miscer pareille-
ment dans la représentation politique d’un E t a t confédéré ...
Après s’être concertés entre eux, ils déclarent au major M-eyn
(( qu’une violation aussi flagrante des lois qui régissent 1’Etat

libre de Brunswick leur paraît inconcevable ».


Le major Meyn leur répond d’une voix calme que le sang
coulera si le gouvernement ne se soumet pas sans discussion
aux ordres du général Mærcker. I1 conseille à CErter e t à
Eckardt de céder, plutôt que de s’opposer par la force à
l’arrivée du corps expéditionnaire. I1 leur demande de faire
rentrer dans les maisons toutes les patrouilles de la Volks-
256 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

wehr et d’interdire a u x matelots de se montrer dans les rues.


I1 exige en outre que les casernes soient évacuées par les
milices révolutionnaires, afin de laisser la place aux troupes
du Reich.
Les délégués se concertent et ne savent quel parti prendre,
Tandis qu’ils délibèrent, le grondement d’un train rompt le
silence qui règne dans la gare depuis la proclamation de la
grève générale : c’est le premier convoi de Chasseurs qui
roule vers Brunswick. D’autres trains lui succèdent, à une
cadence régulière. L’acier des canons et des mitrailleuses
brille dans l’entrebâillement des portières.
Peu rassurés par ce spectacle, les délégués promettent au
major Meyn de satisfaire ses exigences (( dans la mesure du
possible D. (( En rentrant chez eux, écrit le général Mærcker,
les parlementaires purent se rendre compte que l’opération
contre le Brunswick était déjà commencée. )I
Sitôt les délégués partis, le général Mærcker se met secrè-
tement en communication avec les anciens sous-oficiers d’ac-
tive du 9 3 régiment d’infanterie et du 17e hussards. I1 leur
demande de poser un ultimatum à la Division de la Marine
et à la Volkswehr, donnant deux heures à ces formations
pour évacuer le palais ducal et les casernes. I1 leur recom-
mande également de faire en sorte que les sentinelles de la
Volkswehr soient retirées et remplacées par des agents de
police ou des sous-oficiers. Ces instructions sont exécutées
ponctuellement, sans provoquer d’incidents. Mærcker s’est
ménagé ainsi un appui dans la place.
(( Tous les renseignements qui m’étaient parvenus depuis le

début d’avril, écrit-il, me laissaient prévoir que Brunswick


m’opposerait une résistance farouche. Aussi mon devoir était-
il de prendre toutes les précautions nécessaires pour écraser
cette résistance aussi rapidement et aussi complètement que
possible. Mon impression fut confirmée lorsqu’on me remit
un plan de la ville sur lequel étaient marqués les importants
travaux de défense édifiés par les révolutionnaires. ))
t
r +

Avant de passer à l’action, le général Mærcker recense une


dernière fois les forces dont il dispose. Comme le général
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 257
von Roder, venant de Berlin, arrive à Magdebourg avec une
partie de son corps de Tirailleurs, Mærcker peut retirer de
Magdebourg les IIe et Ve sections de Chasseurs ainsi que la
section Hasper. Il fait venir de Halle la IIIe section, dont
il grossit les effectifs à l’aide d’éléments prélevés sur les
réserves du camp de Senne. Mais même ainsi renforcées, ces
quatre sections seront-elles suEsantes pour assurer le succès
de l’entreprise? Mrercker craint que non. Aussi préfère-t-il
demander à Noske des renforts supplémentaires.
Le ministre de la Reichswehr transmet sa demande au
Gruppenkommando Lüttwitz, qui lui envoie la brigade des
Tirailleurs montés no II, commandée par le colonel Magnis,
et la 2e brigade de la marine du corps franc de Lettow-
Vorbeck, commandée par le capitaine de corvette Ehrhardt 1.
A ces formations d’élite viennent s’ajouter plusieurs groupes
de volontaires issus des anciens régiments du Xe corps et
placés sous les ordres des majors Pflugrath et Moldenauer.
Pour pouvoir faire avancer toutes ces troupes en même
temps, le général Mærcker les dispose en cercle, à huit kilo-
mètres environ autour de Brunswick. A l’heure fixée, elles
se mettront simultanément en marche et pénétreront dans
la ville par le nord, par le sud et par l’est,
Dans la nuit du 16 au 17 avril, les troupes se rendent
dans les localités qui leur ont été assignées, et occupent rapi-
dement leurs positions de départ. Cette première manœuvre
s’effectue dans un ordre parfait.
Jamais plan stratégique n’a été plus minutieusement pré-
paré. Toutes les éventualités ont été prévues; chaque unité,
chaque homme, est à sa place. Les oficiers passent une
dernière inspection, tandis que les soldats trompent la
fièvre de l’attente en fourbissant leurs baïonnettes et en
graissant leurs fusils. Demain sera pour tous une journée
décisive. Aussi n’est-ce pas sans une certaine angoisse qu’ils
voient poindre les premières lueurs du jour.
Une aube resplendissante se lève. A 9 h. 30, le général
Mærcker donne le signal de l’attaque. Baïonnette a u canon,
les soldats bondissent en avant. Les troupes ont reçu l’ordre
de briser toute résistance en faisant usage des moyens les
1 . C’est la fameuse brigade Ehrhardt qui fera tant parler d’elle plus tard A
Berlin et en Haute-Silésie (voir vol. II).
I 17
258 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

plus appropriés. Quiconque s’oppose à leur avance sera passé


par les armes. Fusils, mitrailleuses et lance-mines sont char-
gés ...
Alors survient un coup de théâtre proprement miraculeux.
Faut-il l’attribuer à la clarté radieuse de cette première jour-
née de printemps, à l’approche de Pâques ou à l’allure mar-
tiale des volontaires? La résistance attendue ne se produit
pas. Bien au contraire. Une foule d’abord émue, puis déli-
rante de joie s’avance au-devant des Chasseurs de Mærcker
et des marins d’Ehrhardt. Canons et lance-mines, mitrail-
leuses et baïonnettes se couvrent rapidement de primevères
et de bleuets, de jonquilles et de coquelicots. Des ovations
éclatent sur le passage des troupes. Les rues se pavoisent
d’une mer de drapeaux aux anciennes couleurs impériales,
les cloches sonnent à toute volée et une foule de plusieurs
milliers de personnes accompagne les sections jusqu’à leurs
casernes, en chantant le Deutschland über alles.
Pendant les journées suivantes, la population reste calme.
Comme on ne signale aucune velléité de révolte, le général
Mærcker décide d’organiser une parade, pour montrer a u x
habitants du Brunswick la puissance d u Reich et lui faire
toucher du doigt la différence qui existe entre ses troupes
et celles du gouvernement révolutionnaire.
La cérémonie a lieu le dimanche de Pâques. Tandis que
les cloches sonnent à toute volée, annonçant la fête de la
résurrection, les troupes défilent, musique en tête, devant
une assistance énorme, massée autour de l’obélisque et de la
Lowenhalle. K La foule était si dense, écrit le général Mær-
cker, que je pouvais à peine avancer, et que mon cheval dis-
paraissait sous une avalanche de fleurs l. )) Tout d’abord
marche la section Pflugrath, récemment constituée, avec son
fanion portant un étalon blanc cabré. Puis viennent la bri-
gade des Tirailleurs montés, la brigade Ehrhardt et enfin
les quatre sections de Chasseurs.
Tout l’après-midi, la population en liesse fête ses libé-
rateurs. Cette journée mémorable, qui s’achève par des
chants d’allégresse, semble un rayon de lumière déchirant les
ténèbres.

1. MBRCKER,op. ci:., p. 217.


LA REICHSWEHR P R OVI S OI R E 259

*
* *
Une fois ces heures d’exaltation passées, il s’agit de
remettre de l’ordre dans les affaires du pays. Sepp &ter et
Eckardt, sentant la partie perdue, viennent se constituer
prisonniers. (( J e jugeai opportun, déclare le général Mær-
cker, de leur rendre leur détention aussi légère que possible. ))
Quant à Dorrenbach, il reste introuvable. Eichhorn pour sa
part s’est enfui en avion.
Mais si la population de Brunswick a reçu les corps francs
avec enthousiasme et si les milices révolutionnaires se sont
soumises sans combattre, il n’en va pas de même des élé-
ments gouvernementaux. Pour incroyable que cela paraisse,
ceux-ci adressent à Noske un télégramme de protestation,
dénonçant le caractère illégal de l’intervention de Mærcker.
Cette accusation mérite qu’on s’y arrête, car malgré les
apparences, elle est juridiquement fondée. E n avril 1919, la
Constitution de Weimar, bien qu’esquissée dans ses grandes
lignes, n’est pas encore votée l, Ses clauses, et en particulier
l’article 48 qui donne au gouvernement du Reich (( le droit
d’intervenir par les armes dans les pays faisant partie de la
Confédération afin d’y rétablir l’ordre 2 »,ne sont pas encore
entrées en vigueur. Seule a donc force de loi l’ancienne
Constitution de 1871, aux termes de laquelle toute inter-
vention de la Prusse exige, a u préalable, l’assentiment du
Bundesrat. Or le Bundesrat n’existe plus depuis novembre
1918. I1 est donc impossible de le convoquer. (( On se trou-
vait, écrit Mærcker, devant cette situation paradoxale : le
gouvernement du Reich n’avait aucun moyen légal de châ-
tier les Etats qui mettaient en péril la sécurité de l‘Empire.
Pour justifier son action, le Reich ne pouvait invoquer que
l’instinct de conservation. n
Mais si Noske a violé la Constitution, est-ce bien a u x
extrémistes de le lui reprocher? N’ont-ils pas violé, les pre-
miers, la convention de 18677 Enfin n’y a-t-il pas quelque
ironie à voir des révolutionnaires invoquer la constitution
impériale?
1. Elle ne sera ratifiée que le 11 août 1919.
2. Voir plus haut chap. XI, p. 167.
260 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Aussi Maercker coupe-t-il court à ces récriminations en


déclarant que si les partis politiques ne se mettent pas d’ac-
cord pour constituer à bref délai un nouveau cabinet, il
instaurera purement et simplement une dictature militaire.
Les dirigeants politiques ne se le font pas dire deux fois :
l’opposition se dissipe comme par enchantement. Quelques
jours plus tard un gouvernement provisoire est constitué SOUS
la présidence d’un socialiste, le Dr Jasper. I1 assumera le
pouvoir jusqu’au 24 avril, date à laquelle le Parlement local
nommera un cabinet définitif.
Tandis que se poursuivent ces négociations politiques,
Mærcker procède activement à la réorganisation militaire. I1
crée tout d’abord - comme à Halle et à Magdebourg - un
régiment des Chasseurs du Brunswick (Jügerregiment Brauns-
chweig) dont les règlements s’inspirent de la loi du 6 mars sur
la Reichswehr provisoire. Ce régiment, constitué par une
compagnie de sous-officiers, un escadron du 17e hussards et
une batterie empruntée au 26e régiment d’artillerie de cam-
pagne, est placé sous le commandement d u colonel comte
Schulenburg.
L’ordre se rétablit progressivement, pendant les journées
qui suivent. Le trafic des chemins de fer reprend sa cadence
normale. La grève cesse dans les usines. A part quelques
échauffourées vite réprimées à Blankenburg, à Braunlage et
à Holzminden, le calme règne à Brunswick et aux environs.
L’état de siège est levé. Afin de ne pas donner à la popu-
lation l’impression de vivre dans une ville occupée, le
général Mærcker retire ses troupes l’une après l’autre. La
Ve section retourne à Helmstedt, la IIle section se replie
dans le district de Wattenbüttel-Wendeburg-CElper-Volken-
rode. La section Hasper s’installe à Wolfenbüttel. Seule la
IIe section, commandée par le major Mayernitz, demeure en
ville, pour y assurer le service d’ordre en liaison avec le régi-
ment de Brunswick.
D’ailleurs ce n’est plus à Brunswick que se passent les évé-
nements les plus importants, mais en Bavière. C’est l’heure
où Noske prépare l‘expédition de Munich. Les troupes qui
doivent prendre part à la nouvelle u action exécutive se
concentrent en Thuringe, sous le commandement du général
von Oven. Brigade Ehrhardt e t brigade des Tirailleurs mon-
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 261
tés quittent Brunswick le 23 et le 25 avril, pour se diriger
vers la frontière bavaroise. Ils y retrouvent le corps franc
de Gorlitz, qui revient de Dresde.
Durant la semaine qui va du 26 avril au 3 mai, toute
l’Allemagne retient son soume et tourne les yeux vers la
Bavière. Les autres opérations militaires s’arrêtent, comme
suspendues a u résultat de la marche sur Munich. C’est sur
les bords de l’Isar que se joue à présent la partie décisive.
C’est de l’issue de l’expédition bavaroise que dépend l’ave-
nir du Reich.
XVI

LA REICHSWEHR SAUVE L’UNITÉ DU REICH

II. - Munich.
Que se passe-t-il donc à Munich, pour plonger ainsi l’,Alle-
magne dans un tel état d’anxiété? Se peut-il que les événe-
ments y soient d’une gravité si exceptionnelle? C’est ce que
nous allons examiner à présent. Mais pour saisir plus exac-
tement l’ampleur des forces de désagrégation qui travail-
lent l’Allemagne du Sud, il faut d’abord se remémorer la
nature des liens qui rattachaient, depuis 1871, la Bavière
à la Prusse.
*
* +
Lorsqu’au lendemain de Sedan, Bismarck voulut pro fi-
ter de la victoire pour sceller l’unité allemande, il ne put
décider le roi de Prusse à ceindre lui-même la couronne
impériale. Guillaume Ier reculait devant un acte dont il
appréhendait les conséquences. I1 fallut donc que la cou-
ronne lui soit offerte par les princes de la Confédération.
Or, le premier de ces princes était Louis I I de Bavière, de
la dynastie des Wittelsbach.
Mais si le roi de Prusse hésitait à ceindre la couronne, le
roi de Bavière répugnait à la lui offrir. Pour l’y amener, le
Chancelier de Fer dut recourir à une manœuvre diploma-
tique, qui atteste la fertilité et la souplesse de son génie. I1
promit à Louis I I de récompenser son initiative généreuse
par un certain nombre d’avantages qui seraient inscrits
dans la nouvelle Constitution. Si le roi de Bavière s’obstinait
dans son refus, Bismarck ne lui en tiendrait pas rigueur.
Mais il 136 verrait obligé de faire offrir la couronne à Guil-
LA REICHSWEHR P R OVI S OI R E 263
laume Ier par le roi de Wurtemberg, et c’est lui qui recueille-
rait alors tous les bénéfices de l’opération.
Louis II se montra longtemps récalcitrant. K Croyez-vous
qu’il soit agréable d’être avalé? )) répondait-il d’un ton
boudeur aux démarches de ses conseillers. Mais les flatteries
de Bismarck et son habileté à jouer des rivalités dynas-
tiques finirent par triompher des résistances royaleS.Redou-
t a n t de laisser échapper les avantages qu’on lui offrait,
Louis II se résigna à subir la tutelle prussienne. Le 16 juil-
let 1871, une fois la campagne terminée, les armées du Sud
firent leur entrée triomphale à Munich. (( Le Roi chevau-
chait en tête du cortège, mais Frédéric de Prusse était h sa
droite, et c’était Frédéric le chef, le vainqueur; c’est à
Frédéric qu’allaient en réalité les acclamations. A son visage
maussade, à son front chargé de colère, il fut aisé de voir
que Louis I I était blessé l . 1)
Pourtant, les privilèges consentis à la Bavière par Bis-
marck étaient loin d’être négligeables. Ils laissaient aux Wit-
telsbach une autonomie, qui, pour être limitée, n’en était
pas moins réelle. Ils devaient hériter de la couronne impé-
riale à l’extinction de la dynastie des Hohenzollern. Le
Landtag et les organes de gouvernement bavarois étaient
maintenus dans leur intégrité, sauf en ce qui concernait les
chemins de fer et les Postes. L’armée gardait son indépen-
dance. Aucun régiment prussien n’avait le droit de péné-
trer en territoire bavarois. Les deux corps d’armée bavarois
conservaient leurs numéros d’ordre, leurs uniformes et leurs
garnisons z. Le roi de Bavière détenait seul le droit de
nommer les officiers. Enfin le commandement suprême de
l’armée n’était transféré à l’empereur d’Allemagne qu’en
cas de déclaration de guerre, le jour o~ était signé le décret
de mobilisation 3.
Après la déposition et la mort tragique de Louis II, sur-

1. Jacques BAINVILLE, Louis I I de Baviére, ]i,dit. Tallandier, p. 138. On lira


avec intérêt la pénétrante analyse que J. Bainville nous donne - p. 122 à 141
- de la manœuvre diplomatique de Bismarck.
2. Voir le dépliant V, h la fin du présent volume. Le IIIe corps d’armée bava-
rois fut créé uliérieurement ( l e r avril 1900).
3. Nous avons vu plus haut (chap. XI, p. 163 et s.) les dktails de la Constitu-
tion impériale de 1871. Des trois armées du sud (Saxe, Wurtemberg, Bavière),
l’armée bavaroise était incontestablement la moins a absorbée B p a r la Prusse.
264 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

venue en 1886, le pouvoir était passé a u Prince-régent


Luitpold, puis à son fils, qui était monté sur le trône en
191.3, sous le nom de Louis III. Champion des idées pan-
germanistes, il rêvait, comme les Hohenzollern, d’une (( plus
grande Allemagne D, dont les conquêtes lui permettraient
d’agrandir son royaume. SOUSson impulsion, la Bavière
oublia sa rancune à l’égard de la Prusse. Les vieilles
querelles dynastiques et confessionnelles furent enterrées. Le
pays connut une ère de prospérité. L’armée, régulièrement
inspectée par des missions militaires prussiennes, gagna
rapidement en valeur e t en discipline. Aussi fut-ce avec
un enthousiasme débordant qu’en août 1914 les régiments
bavarois partirent pour la première fois en guerre sous le
commandement de l’Empereur allemand, convaincus que la
campagne se terminerait - comme en 1871 - par une
victoire éclatante des armées germaniques.
Mais les événements devaient leur infliger un démenti
sanglant. La guerre se prolongea au-delà de toute attente
avec son cortège de deuils, de privations e t de misères. Le
blocus se resserra. Les vivres se raréfièrent. Saigné à blanc
par quatre années de luttes meurtrières, le peuple bavarois
commença à s’interroger. N’aurait4 pas fait un marché de
dupe en liant ses destinées à celles de l’Empire3 La Bavière
rendit la Prusse responsable de sa ruine. Elle se souvint de
ses querelles avec les princes de l’Allemagne du Nord.
Travaillée en sous-main par une poignée de polémistes et de
poètes 1, l’opinion publique se révolta contre une guerre
désormais sans issue. Une fermentation inquiétante se mani-
festa dans les campagnes et dans les villes. La famine fut
bientôt a u x portes de Munich et, avec elle, les signes avant-
coureurs de la débâcle.
Voici venir les jours sombres de novembre 1918. L’édifice
impérial se lézarde et s’eff ondre, ensevelissant sous ses
décombres l’œuvre orgueilleuse de Bismarck. A peine les
premières mutineries ont-elles éclaté à Kiel, à peine les
premiers Conseils de soldats se sont-ils formés à Munich,
que les princes, pris de panique, désertent et s’enfuient.
Guillaume II dépose la couronne et franchit la frontière

1. Kurt Eisner, Jaff6, le professeur Fœrater, Gustav Landauer, Ernet Toller, eto.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 265
hollandaise; le prince Henri, frère de l’Empereur, s’attache
un brassard rouge a u bras et disparaît; le Kronprinz Ruprecht
de Bavière, abandonnant ses troupes, saute dans l’auto
à fanion rouge du Conseil des soldats de Bruxelles, et
Ludendorff, le visage dissimulé derrière une paire de lunet-
tes noires, s’envole sur un avion privé à destination de
la Suède.
E n quelques heures, les trônes sont renversés, les gou-
vernements dissous. A Munich, le pouvoir tombe entre les
mains du peuple, avant même qu’il l’ait brigué. Que va-t-il
en faire? I1 ne le sait pas encore. Où sont ses nouveaux
chefs? I1 ne les connaît qu’à peine. Mais dans la foule qui
encombre les rues et qui parcourt la ville en agitant des
milliers de drapeaux rouges, un sentiment très ancien se
fait jour, s’enfle, prend voix et se mêle au grondement des
cloches qui sonnent le tocsin : u Los von Berlin! n - u Sépa-
rons-nous de Berlin ... ))

* *
C’est à Kiel et à Munich que la révolution a éclaté : c’est
de ces deux pôles qu’elle est partie pour submerger le pays,
sous une double forme militaire et idéologique. Car à l’heure
où les marins de la Baltique désarment leurs officiers et se
répandent à travers l’Allemagne, on assiste, sur les bords
de l’Isar, à une levée de boucliers, fomentée, par des intel-
lectuels.
Le 7 novembre 1918, une grqnde démonstration en faveur
de la paix est organisée à Munich par les partis de gauche.
Vers 14 heures, 150.000 personnes, hommes, femmes et
enfants, conduits par un paysan aveugle du nom de Gan-
dorfer, se massent sur la Theresienwiese, au pied de la statue
de la Bavaria. 2.000 à 3.000 soldats - hommes d’étape et
permissionnaires - se sont joints au cortège. Une vingtaine
de meneurs socialistes prennent la parole sur des estrades
de fortune, dressées tous les vingt mètres. n D’instinct -
car aucun plan n’a été conçu - les soldats se réunissent
autour de l’orateur dont les discours sont les plus viru-
lents. C’est Kurt Eisner, un agitateur d’extrême gauche
récemment libéré de prison où il a été incarcéré pour propa-
266 HISTOIRE DE L’ARM9E ALLEMANDE

gande défaitiste1. Eisner voit rapidement le parti qu’il peut


tirer de la situation. Laissant ses camarades dérouler leurs
lieux communs sur la nécessité de transformer les institu-
tions sociales,’il lance a u x soldats les mots d’ordre suivants :
- Répandez-vous en ville, occupez les casernes, emparez-
vous des armes et des munitions, débauchez le reste des
troupes et rendez-vous maîtres du gouvernement!
Tandis que la foule se disloque et rentre chez elle, les
soldats commencent à exécuter les instructions d’Eisner.
A l’école Guldein, transformée en caserne, les émeutiers
enfoncent les portes et débauchent le corps de garde. Même
scène, à 17 heures, à la Türkenkaserne. Les soldats enfoncent
les grilles du palais de la Résidence. Les grenadiers de la
Garde passent du côté des manifestants. Dans les casernes
des l e r e t 2e régiments d’infanterie, les fantassins s’em-
pressent de se joindre à leurs camarades et quittent leurs
quartiers en emportant armes e t munitions. A la tombée de
la nuit, les soldats reviennent en foule à la brasserie Mathœ-
ser, où Kurt Eisner leur adresse une harangue enflammée.
Le premier Conseil d’ouvriers et de soldats se forme sous sa
présidence. C’est l’embryon du futur c Comité central révo-
lutionnaire bavarois n. S’érigeant en dictateur, Eisner mul-
tiplie ses directives. La gare centrale est occupée. Tous les
officiers et 1es.soldats qui se promènent en ville sont inter-
pellés e t invités à retirer de leur casquette la cocarde aux
couleurs allemandes pour la remplacer par une cocarde
rouge. Des patrouilles de volontaires sillonnent les rues,
intimant aux commerçants l’ordre de fermer leurs boutiques.
Bâtiments publics, Postes e t théâtres sont barricadés, Le
service des tramways est arrêté.
Dans le palais du Landtag, désert à cette heure, Kurt
Eisner constitue le premier gouvernement de la République
socialiste bavaroise. I1 se compose de huit membres : Auer,
Timm et Rosshaupter, trois socialistes, prennent respecti-
vement les ministères de l’Intérieur, de la Justice et des
Affaires militaires (le titre de ministre de la Guerre a été
aboli). Les autres postes vont à des Indépendants : Unter-
leitner, un jeune serrurier de vingt-huit ans, devient ministre
1. Cf. Paul GENTIZON, La Révolution aliemands, Paris, 1919, p. 22 et 23. Paul
G e n t w n , envoyé spécial du Temps, fut le témoin oculaire des scènes qu’il décrit.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 267
des Travaux publics; Hoffmann, un instituteur, ministre
de l’Instruction publique; Jaffé, ancien professeur à l’École
de Commerce, ministre des Finances. Frauendorfer, seul
représentant d’un parti bourgeois, est chargé des Voies
et Communications. Eisner se réserve la présidence et les
Affaires étrangères.
Placide et débonnaire, Louis I I I ne peut croire à la gra-
vité de la situation. I1 connaît son bon peuple et ses empor-
tements. I1 pense que ses sujets se calmeront, une fois la
vague de colère passée. Mais il apprend coup sur coup
les progrès de l’émeute et la défection de ses régiments.
Lorsqu’il veut faire renforcer les sentinelles du château,
on lui fait savoir qu’il n’y a plus à Munich aucune troupe
disposée à faire feu sur les rebelles. Alarmé par les cris
menaçants d’un groupe de manifestants qui a réussi à faire
effraction dans la cour intérieure du palais, Louis I I I sen-
. tant ses jours en danger, se décide enfin à quitter sa capi-
tale. Quelques instants plus tard, deux automobiles, tous
phares éteints, emportent le vieux monarque et ses filles
vers une destination inconnue l. De sorte que le 8 novembre,
à l’aube, les Munichois abasourdis peuvent lire la proclama-
tion suivante, affichée sur les murs de la ville :

Citoyens,
Après cette longue guerre d’extermination et pour reconstruire
un noirvel Etat, le peuple a renversé le pouvoir civil et militaire
et s’est emparé du gotrvernenient. L’autorité supérieure appar-
tient désormais a u Conseil des ouvriers, soldats et paysans, choisi
par le peuple; il fonctionnera provisoirement jusqu’à ce que la
représentation définitive ait été fixée. Ce Conseil a tous les pou-
voirs, législatifs et exécutifs. Toute la gurnison s’est mise à la
disposition du gouvernement républicain. L e commandement de
la Place et la direction de la Police se trouvent sous nos ordres.
La dynastie des Wittelsbach est dépose‘e.
Vive la République!
Pour le Conseil des ouvriers et soldats :
KURTEISNER.

1. On le retrouva, quatre j o m plus tard, au château d ’ A d , dans le Tyrol


autrichien,
268 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Vingt-quatre heures après la démonstration de la There-


sienwiese, la révolution triomphe dans toute la Bavière.
(( Le changement de régime n’a coûté que 18 marks, dira

plus tard Kurt Eisner. C’est tout ce que j’avais en poche,


le 7 novembre, lorsque, par un coup d’audace, j’ai renversé
les Wittelsbach. 1)
+
* +
Singulier personnage, en vérité, que ce petit publiciste
galicien, (( qui a réussi en un jour ce tour de force fantastique
de s’imposer, lui fils d’Israël, comme chef de la catholique
Bavière B! D’où vient-il? Que veut-il? Si on le demandait
aux ouvriers et aux soldats des Conseils, ils seraient sans
doute bien en peine de le dire. Mais les intellectuels un
peu bohèmes et les écrivains d’avant-garde qui foisonnent à
Munich savent, eux, qu’Eisner est né à Berlin le 24 mai 1867a,
qu’il a été tour à tour essayiste, poète, critique théâtral,
polémiste e t agitateur politique et qu’il a pris une part
active dans l’organisation des grèves qui se sont déclenchées
en janvier 1918. Jeté en prison, il en a profité pour réunir
en volume quelques-uns de ses essais inédits, sous ce titre
prometteur : Les Rêves du Prophète.
Prophète? Nul doute qu’Eisner se considère comme tel.
Mais c’est un prophète inquiétant, dont les visions sont
traversées d’accès de rage, de professions de foi humani-
taires et de tirades apocalyptiques. Ses ennemis redoutent
sa verve caustique, car il ne ménage rien, ni les hommes ni
les idées. (( Poésie, a r t dramatique, critique, philosophie,
écrit Paul Gentizon, il n’est aucun domaine de l’esprit dans
lequel il ne promène sa pensée curieuse et inquiète, toujours
attiré à l’excès par le goût des nouvelles formules. Cette
dernière caractéristique se retrouve jusque dans sa politique,
où ses idées sont toujours d’une hardiesse extrême, parfois
aussi paradoxales et fantaisistes, souvent même frisant
1. Paul GENTIZON, op. cit., p. 64.
2. On a prétendu que son vrai nom était Salomon Kutchinsky, et qu’il était
d’origine russe. A ma connaissance, ces assertions n’ont pas été prouvées. Mais
il n’en est pas moins étrange de voir Eisner répondre h ses accusateurs : a J’ap-
partiens à une bonne famille berlinoise II,lui qui fut un des premiers à lancer le
cri de guerre : a Los $an Berlinl D .
LA REICHSWEER PROVISOIRE 269
l’anarchie 1.1) Il se plaît à passer en revue tous les dirigeants
de l’Allemagne nouvelle, les démolissant à tour de rdle, et
concluant dans un soupir qui en dit long sur ses aspira-
tions secrètes : Q Hélas, que n’y a-t-il un Clemenceau en
Allemagne!
Voilà pour le moral. Mais le physique, hélas, n’est guère
plus engageant. Petit, débile, le teint cireux, le visage
mangé par une barbe embroussaillée, les yeux dissimulés
derrière des lunettes en fer, les cheveux gris tombant en
désordre sur ses épaules et la tête recouverte d’une calotte
crasseuse, Eisner apparaît, à ceux qui l’ont visité dans le
palais somptueux où il a installé ses bureaux, comme (( un
vieillard frêle et minable, un Shylock en redingote lustrée 1).
Le décor au milieu duquel il travaille, bavarde, gaticule et
vaticine est un fidèle reflet de son désordre intérieur :
(( Des actes diplomatiques, des parchemins, des proclama-

tions révolutionnaires, des télégrammes même encombrent


tables et fauteuils, dans un pêle-mêle d’arrière-boutique, et
c’est A peine s’il tente de cacher à l’indiscrétion des journa-
listes qui l’assiègent, les documents les plus compromet-
tants. Bien mieux, dans son désir de rompre définitivement
avec le passé, Eisner offre lui-même à leur curiosité les pièces
qui concernent sa propre politique. Voulez-vous le télé-
gramme envoyé aujourd’hui au gouvernement de Berlin?
Le voici. Voulez-vous l’ordre du jour du prochain Conseil
des ministres? Le voilà ... Parfois quelque visiteur pressé,
impatient d’attendre, pénètre tout de go dans le premier
bureau, où travaillent, en fumant des cigarettes et en man-
geant des sandwiches, dans un tohu-bohu de chaises et de
tables encombrées de journaux et d’afiches, quelques jeunes
gens et jeunes filles, secrétaires, dactylographes, copistes
du tribun ... Car aucune méthode, aucune organisation ne
semble présider au fonctionnement de ce curieux minis-
tère. )) Tel est le tableau que nous en trace Gentizon. Mais
il ajoute, - et pour être équitable il faut citer aussi ce pas-
sage : ’« Malgré la fantaisie qui semble dicter ses décisions,
sa personnalité est un tel foyer de vie, qu’elle impose; sa
force est toute dans ses convictions profondes, dans sa sin-

1. Pad GENTIZON,op. cit., p. 57.


270 HISTOIRE DE L’ARMI~E ALLEMANDE

cérité, sa franchise absolues. Voilà pourquoi, malgré son


ignorance de la pratique des affaires et son dédain des
formes, il reste encore, pour le peuple bavarois, le vivant
symbole de la révolution. I1 en fut le protagoniste et il en
reste l’âme. Avec son visage amaigri, sillonné par ces rides
...
profondes que creusent les pensées obstinées il fait songer
à quelque mage oriental, ou mieux, à ces artistes vieux
style des cabarets littéraires l. B
Sans doute, doit-il à son tempérament d’apôtre et à son
désintéressement absolu l’ascendant qu’il exerce sur les
extrémistes munichois. Ses succès, sans cela, ne s’explique-
raient guère. Ses discours grandiloquents, où foisonnent les
lieux communs, l’ont désigné d’emblée à l’attention de ses
concitoyens. Ils retrouvent quelque chose de leur propre
romantisme dans cette voix nasillarde qui accuse et qui
bafoue. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’en temps
normal, un tel homme ne serait jamais arrivé au pouvoir.
I1 est une de ces figures hybrides, comme l’histoire en
enfante dans ses périodes de chaos, une apparition surgie
de quelque Walpurgis politique pour lancer l’anathème a u
cadavre du IIe Reich.
t
* +
Une fois les extrémistes maîtres de .l’Allemagne du Sud,
les Conseils d’ouvriers et de soldats s’y multiplient comme
des champignons. Un peu partout s’improvisent des milices
rouges et des Gardes de sécurité. La bourgeoisie apeurée se
terre et laisse aller les choses. L’heure de son intervention
n’a pas encore sonné.
Enivré par la puissance qui lui est subitement échue, et
encensé par des commensaux qui vantent son idéalisme et
sa perspicacité, Eisner veut faire ce qu’il appelle (( de la
grande politique N. Le 16 novembre, le professeur Fœrster,
qu’il a nommé ambassadeur de Bavière à Berne, lui adresse
une note dans laquelle il l’informe de (( l’effet moral extraor-
dinaire produit sur les Alliés par son attitude courageuse ».
Mr. Herron, un pacifiste américain, laisse entendre au groupe

1. Paul GBNTIZON,op. cit., p. 61-62.


LA REICHSWEHR PROVISOIRE 271
Fœrster-Eisner, (( que les chefs du gouvernement révolution-
naire bavarois seraient bien inspirés et s’attacheraient les
faveurs du président Wilson s’ils entraient les premiers dans
la voie d’un aveu complet e t public de la culpabilité e t des
crimes du gouvernement allemand ».
Eisner accueille favorablement cette suggestion qui flatte
à la fois son amour-propre et sa haine de Guillaume II. Peut-
être pense-t-il qu’un (( aveu loyal et repentant )) lui vaudra
la reconnaissance indéfectible des vainqueurs? Toujours est-il
que, le 24 novembre, il publie une série de documents sur les
origines de la guerre, extraits des archives secrètes du minis-
tère bavarois des Affaires étrangères. Ces pièces, qui émanent
du Cabinet du comte Lerchenfeld, confirment d’une façon
éclatante la thèse de la culpabilité de I’AIlemagne 2.
Une vague de réprobation soulève l’Allemagne contre Eis-
ner. L’opinion publique l’accuse d’avoir fait plus de tort à
son pays, par ce seul geste, que tous les révolutionnaires
réunis. Mais Eisner ne se trouble pas pour si peu. I1 se pré-
pare à porter bien d’autres coups au gouvernement de Ber-
lin et poursuit, imperturbable, sa (( grande politique ».
Le 25 novembre a lieu, à Berlin, une conférence des pre-
miers ministres du Reich. Eisner y assiste. Dès l’ouverture
de la séance, il se lance dans une violente diatribe contre le
Cabinet d’Empire. Afin de saper l’autorité d’Ebert et des
socialistes, il s’efforce de créer un (( Directoire des États
confédérés du sud n (Bavière, Saxe, Bade, Wurtemberg)
dont il dirigera la politique extérieure. I1 compte ainsi
porter le coup de grâce à la (( réaction berlinoise )) et obtenir
la destitution d’Erzberger, de Solf et de Scheidemann.
Ebert est pleinement conscient de la gravité de cette
menace. Un bloc composé de la Bavière, du Wurtemberg et
du pays de Bade, liés à l’Autriche et peut-être à la Hongrie,
formerait un ensemble parfaitement viable. Aussi propose-
t-il, pour écarter ce danger, de rapprocher la date des élec-
tions. Son but est de réunir, le plus tôt possible, une Assem-
blée constituante qui englobera, sans exception, tous les États
du Reich. Sa proposition est adoptée à une forte majorité.
1. E. O. VOLKMANN, La Rétolution allemande, p. 76.
2. Malheureusement ces documents ont ét6 mutilés et tronqués pour les rendre
plus accablants.
272 HISTOIRE DE L’ARY$B ALLEMANDE

Déçu e t aigri, Eisner reprend le chemin de Munich. Le


lendemain, 26 novembre, il adresse à Ebert une note où il
renouvelle sous forme d’ultimatum ses exigences de la veille.
Avant même que le Chancelier ait eu le temps de lui répondre,
Eisner suspend les relations entre la République bavaroise
et le ministère allemand des Affaires étrangères. La rupture
diplomatique avec Berlin est consommée.
*
* *
Rentré sur les bords de l’Isar, Eisner retrouve une situa-
tion moins favorable qu’il ne le pensait. Porté au pouvoir
par les éléments extrémistes de la garnison, une partie du
prolétariat et les Conseils révolutionnaires, il n’a pu s’y
maintenir que grâce à la passivité de la bourgeoisie. Or la
publication des documents Lerchenfeld e t la rupture bru-
tale avec la Wilhelmstrasse ont fortement blessé le senti-
ment national. Le prestige du tribun en est ébranlé.
Mais Eisner n’a cure des critiques qu’on lui adresse. I1 ne
sent pas le vide qui se creuse autour de lui. Le regard rivé
sur (( le règne de lumière, de beauté et de raison 1) qu’il rêve
d’instaurer en Bavière, il n’entend pas les murmures gran-
dissants de l’opposition. I1 ajoute à ses initiatives malen-
contreuses une décision qui achève d’exaspérer ses adver-
saires : il s’oppose à la convocation de l’Assemblée nationale
sous prétexte u qu’elle équivaudrait à une mainmise de
l’étranger 1 D.
Du coup, sa situation devient franchement mauvaise. Tra-
vaillées par les membres socialistes du Cabinet, - Auer en
particulier, - les classes moyennes protestent (( contre le
fait qu’une seule classe, (le prolétariat) et dans cette
classe un seul groupe (celui d’Eisner), s’arrogent. le droit
de tout décider tandis que les autres couches de la popu-
lation sont systématiquement tenues à l’écart )). Des colli-
sions ont lieu entre Gardes révolutionnaires et étudiants. Le
drapeau rouge est arraché du palais de la Résidence.
Dans la nuit du l e r au 2 décembre, la situation devient
si grave que le professeur Fcerster, revenu en toute hâte de

1. C’està-dire de la Pmse.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 273
Berne, préfère se désolidariser publiquement de son chef
hiérarchique. Dans un article reproduit par toute la presse
bavaroise, il en appelle ouvertement (( à la conscience des
Conseils d’ouvriers et de soldats »,et préconise a la collabo-
ration de tous ».La position d’Eisner est d’autant plus déli-
cate que, dans quelques jours, les premiers régiments du
front vont arriver à Munich, et que, pas plus qu’à Berlin,
nul ne sait comment les soldats vont se comporter à l’égard
de la révolution. L’agitation va-t-elle dégénérer en émeutes?
Mis en minorité a u sein du Cabinet et sommé par Auer de
se soumettre ou de se démettre, Eisner se rallie, à contre-
cœur, a u point de vue des socialistes. Le 3 décembre, des
affiches placardées dans toute la ville annoncent que le gou-
vernement s’est prononcé à l’unanimité (( contre les méthodes
terroristes et pour la prompte convocation d’une Assemblée
nationale ».C’est une victoire pour Auer et pour l’aile droite
du Cabinet.
Mais cette (( capitulation )) provoque la fureur des extré-
mistes. Les plus violents d’entre eux sont les Gardes rouges,
groupés autour d’un jeune intellectuel anarchiste, Erich
Mühsam, et l’inévitable Division de matelots venus de Kiel,
commandée par un ancien aviateur de la marine, Rudolf
Eglhofer.
Inquiets des progrès croissants de la contre-révolution, et
inspirés par l’exemple de leurs émules berlinois, Eglhofer e t
Mühsam décident de passer aux actes avant qu’il soit trop
tard.
Dans la nuit du 7 décembre ils se livrent, de leur propre
chef, à une tentative de coup de force. Accompagnés de
quatre cents hommes armés, ils envahissent les salles de
rédaction des principaux journaux munichois et déclarent
vouloir instaurer la dictature du prolétariat. Eisner, réveillé
a u milieu de la nuit, s’habille en toute hâte et se rend sur
les lieux pour calmer les esprits et s’opposer aux violences.
Impressionnés par sa crânerie, les Gardes rouges se rendent
alors chez Auer, au ministère de l’Intérieur dont ils forcent
les portes. Au milieu des cris et des huées, ils exigent que
le ministre leur remette sa démission. Sous la menace des
revolvers, Auer se voit contraint de signer la déclaration
suivante : (( Dans la nuit d u 7 décembre, j’ai été assailli
I ia
274 HISTOIRE D E L’ARMI?E ALLEMANDE

par quatre cents hommes armés, et j’ai été mis en demeure


de renoncer à ma charge. Cédant à la violence, je déclare
donner ma démission de ministre de l’Intérieur. ))
Alors les troupes restées fidèles au gouvernement sautent
dans des camions et foncent à toute allure vers le ministère
de l’Intérieur. Elles escaladent les escaliers quatre à quatre,
font irruption dans le bureau d’Auer, dispersent les extré-
mistes et finissent par rester maîtresses de la situation. Le
putsch a échoué. Auer demeure en fonctions. Les extré-
mistes de gauche en sont pour leur peine.
Mais à l’agitation de gauche succède à présent l’agitation
de droite. Ce sont d’abord les catholiques, effrayés par la
réforme de l’enseignement religieux et par la séparation de
l’Église et de l’État, instituées par le nouveau régime. Puis
l’antisémitisme s’en mêle, et les étudiants viennent conspuer
(( le démon d’Israël )) jusque sous le balcon de la présidence,

aux cris de : A bas les étrangers! Eisner au poteau! Nous


((

voylons un Bavarois!
Ecœuré par la sottise et l’ingratitude de ses contempo-
((

rains »,Eisner conçoit alors le projet d’en appeler directe-


ment au public et de présenter lui-même la défense de ses
idées. Mais où? Par le truchement de la presse? Devant le
Comité central? Au Conseil des ministres? Nullement. I1
organise dans un grand théâtre de Munich un gala artistique,
musical et littéraire, où il paraît sur la scène entre une exé-
cution de l’ouverture de Léonore, de Beethoven et un
impromptu de Gœthe.
I1 y est accueilli par des bordées d’injures. On le traite de
(( bouffon sinistre », de Judas, de pantin. Le tumulte dure

pendant près d’une demi-heure. Sans se démonter, Eisner


attend que l’orage se calme. Puis il développe longuement
ses vues sur l’éducation du peuple, sous forme d’une confé-
rence intitulée : (( L’École et la Démocratie ».La séance se
clôt par un hymne, Der Gesang der Volker (Le Chant des
peuples), composé par Eisner lui-même sur l’air d’un can-
tique hollandais. (( Les nations enfin réconciliées y célèbrent
les temps nouveaux de liberté et de justice n et la foule
gagnée par le lyrisme de celui qu’elle vient de conspuer,
reprend en chœur le final :
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 275
O Welt, werde froh!
O Monde, réjouis-toi!

Pourtant, en cette seconde quinzaine de décembre 1918,


le monde, et particulièrement l’Allemagne, n’ont guère lieu
de se réjouir. Le chaos matériel et moral grandit de jour en
jour.
Le 16 décembre s’ouvre à Berlin le congrès des Conseils
de soldats du Reich l. Le poète Ernst Toller, vice-président
du Comité central de Munich! y représente les Conseils de
soldats bavarois, Plein d’illusions généreuses, il supplie les
chefs de la révolution allemande (( de faire enfin preuve de
volonté et d’indiquer une voie claire à ceux qui ont mis leur
confiance en eux ».Hélas, en fait de voie claire, les séances
ne donnent que l’image du désordre et de la confusion. (( Le
Congrès renonce de plein gré au pouvoir, ce don inespéré de
la révolution. Les Conseils abdiquent. Ils abandonnent le
destin de la République au résultat hasardeux d’élections
douteuses ... Ils permettent aux Commissaires d u Peuple de
gouverner en dehors de leur contrôle et indépendamment de
leur volonté 2. ))

Décidément, Eisner a raison : on ne doit rien attendre des


Prussiens, (( irrémédiablement voués au militarisme e t à la
réaction )I. Une seule solution s’impose : que les Conseils de
soldats bavarois se désolidarisent du Comité central de Ber-
lin. Déjà la rupture diplomatique est consommée. Ce sera
la deuxième étape sur la voie de la scission complète...
A la fin du mois de décembre, Auer,.qui croit le moment
venu de donner un coup de barre à droite, déclenche le pre-
mier assaut contre les Indépendants 3. I1 déclare en pleine
Assemblée du Landtag (( qu’il est temps de mettre un frein
au pouvoir des Conseils d’ouvriers et de soldats )I. Puis il
propose la création d’une Garde civique, ou Bürgerwehr,
dans laquelle les officiers de l’ancienne armée impériale seront
invités à s’enrôler.
Sur les bancs des Indépendants, le tumulte est à son
1. Voir plus haut, chap. v, p. 82 à 85.
2. Ernst TOLLER. Eine Jugerd in Deutschland, p. 133.
3. On peut dire qu’il joue le même rôle que Scheidemann dans le cabinet d’Em-
pire. I1 cherche A en expulser les Indépendants a u bénéfice des Socialistes. Le
duel Auer-Eianer fait pendant, en Bavière, a u duel Scheidemann-Haase en Prusse.
216 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

comble. Eisner e t les extrémistes réclament la destitu-


tion d’Auer, coupable u d’avoir trahi une seconde fois la
révolution 1). Mais Auer a pour lui la majorité de 1’Assem-
blée. Au moment de faire acte d’autorité, Eisner s’aperçoit
- mais trop tard - qu’il ne représente plus rien. Désar-
çonné par cette révélation, il tergiverse, bafouille, e t fina-
lement perd pied. Avec un certain manque de dignité, il
cherche à se mettre dans les bonnes grâces d’Auer en pre-
nant sa défense et en revendiquant « l e droit de faire des
bêtises, même pour ceux qui occupent un siège ministériel 1).
Les socialistes haussent les épaules devant cette palinodie.
Les soldats e t les ouvriers protestent. Est-ce là le fier lan-
gage d’un tribun? Eisner s’efforce alors de flatter ses anciens
collaborateurs. I1 appelle les Conseils (( la couronne de son
espérance, les joyaux de sa création D. I1 déclare que c’est
sur eux que reposeront les assises de l’etat futur. Mais per-
sonne ne l’écoute plus.
Sentant le terrain se dérober SOUS ses pas, Eisner cherche
à gagner du temps. I1 espère que les élections rétabliront son
prestige, - ces élections qu’il a jadis si âprement combat-
tues. Elles ont lieu le 15 janvier e t lui enlèvent d’un coup
ses dernières illusions. En six semaines, Eisner a péussi à
dresser tout le monde contre lui. Dans les 32 circonscriptions
où il s’est présenté, il est partout battu. Sur les 180 députés
élus, il ne compte que 3 partisans. Sa carrière est finie. I1
n’a plus qu’à disparaître ...
A moins qu’Auer, le vainqueur de la journée, ne consente
à le prendre dans son Cabinet? Humblement, ((il supplie
son adversaire de le prendre avec lui dans le nouveau gou-
vernement. Les divergences d‘opinion qui les ont séparés jus-
qu’ici ne sauraient constituer un obstacle à leur collabora-
tion a )). Auer lui tourne froidement le dos. Spectacle navrant :
malgré la risée que déchaîne chacune de ses paroles, Eisner
se cramponne encore. I1 ne peut se résoudre à abandonner
le pouvoir. I1 se souvient du jour où 150.000 auditeurs l’ac-
clamaient sur la Theresienwiese, où la foule reprenait en
chœur son hymne à la Liberté ...
Le 21 février, enfin, il se résigne à l’inévitable. Un peu
1. Le jour du meurtre de Liebknecht et de Rosa Luxemburg à Berlin.
2. E. A VOLKUANN op cil, p 164.
LA REICHSWEHR PROVISOIRB 277
après 9 h. 30, il sort de son palais pour porter sa démission
à Auer. Remâchant la péroraison de son discours d’adieu, il
traverse les quelque cent mètres qui séparent le ministère
des Affaires étrangères du bâtiment du Landtag. A 9 h. 45,
un jeune lieutenant d’un régiment d’infanterie de la Garde,
le comte Arco-Valley, bondit sur la chaussée et décharge
son revolver à bout portant sur le dictateur déchu. Atteint
à la tête, le ministre-président s’effondre dans une mare de
sang e t expire aussitôt. Quelques secondes plus tard, le ser-
vice d’ordre se rue sur l’assassin, le désarme, l’assomme à
coups de crosse et l’entraîne, à moitié inanimé, vers la pri-
son municipale.
La nouvelle de l’assassinat d’Eisner se répand à travers
Munich où elle cause partout un sentiment de stupéfaction.
Puis, une fois le premier instant de saisissement passé, une
clameur formidable s’élève des quartiers ouvriers. Les cloches
sonnent à toute volée, les drapeaux sont mis en berne, des
camions chargés d’hommes en armes parcourent la ville
en hurlant. Une foule déchaînée se rassemble devant le
palais du Landtag, enfonce les portes mal gardées, envahit
l’hémicycle et escalade les gradins des tribunes, tandis que
les soldats de la Garde civique s’enfuient dans les couloirs
ou se blottissent contre les murs.
Au banc du gouvernement, Auer, d’une voix étranglée,
prononce l’oraison funèbre d’Eisner. I1 retrace la carrière
du tribun assassiné, flétrissant le geste criminel qui vient
d’endeuiller la Bavière. Alors se déroule une scène inouïe,
comme il ne s’en produit qu’aux moments les plus drama-
tiques de l’histoire. A peine Auer a-t-il terminé son discours
que les portes du Landtag s’ouvrent. D’un pas lourd et
traînant, un garçon boucher du nom d’Aloïs Lindner s’avance
jusqu’à la tribune ministérielle, appuie son browning sur la
balustrade et tire deux fois sur Auer, qui s’effondre, griève-
ment atteint. D’autres balles siment, tuant le député &sel
et blessant le conseiller ministériel Gareis. La salle pétrifiée
d’horreur assiste, sans un geste, à cette scène hallucinante.
Puis, de son même pas traînant, Lindner regagne la porte,
sans proférer un mot. Au moment où il va la franchir, un
commandant se précipite sur lui et cherche à le maîtriser,
mais le jeune homme l’abat d’une balle. Des coups de feu
278 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

crépitent, tirés du haut de la tribune. On crie aux gardes :


((Arrêtez l’assassin! )) Les soldats restent cloués sur place.
Lindner quitte la salle et disparaît au-dehors. La scène n’a
duré en tout qu’une vingtaine de secondes
Le même jour, le Comité central décrète l’état de siège et
la grève générale dans toute la Bavière. Les journaux sont
suspendus. L’Université ferme ses portes. On emprisonne
comme otages une quantité d’officiers, de nobles, de bour-
geois influents. Ce qu’Eisner n’a pu faire de son vivant, -
l’unité du prolétariat bavarois, - les coups de feu d’Arco-
Valley le réalisent en quelques heures. Le petit juif galicien,
aux cheveux mal peignés, au lorgnon de fer et à la barbe
hirsute est oublié : on ne le voit plus que sous les traits d’un
martyr de la révolution. On le compare à Lincoln, à Robes-
pierre, à Napoléon. Celui que l’on bafouait quelques jours
auparavant devient l’objet d’un culte. Sur l’emplacement
où il est tombé, on élève un trophée de baïonnettes, de
drapeaux rouges et de couronnes de fleurs, devant lequel
tous les passants sont invités à se découvrir. Son corps est
veillé, nuit et jour, par une garde d’honneur. Puis rvlunich
fait à son (( libérateur 1) des funérailles nationales.
*
r r

Ainsi se font et se défont les mythes. Mais la réalité obéit


à d’autres lois. Le sang appelle le sang. Une seconde révolu-
tion se prépare, plus tragique que tout ce que la Bavière a
connu jusqu’ici.
Pour commencer, deux groupes hostiles se disputent l’hé-
ritage d’Eisner : le gouvernement constitué à la place du
cabinet Auer et composé principalement de socialistes parmi
lesquels figurent MM. Hoffmann, Schneppenhorst et le
1. Selon Noske, cet attentat n’aurait pas Bté la conséquence d u meurtre d’Eis-
ner, mais un acte organisé par lui-même avant sa mort. Sentant la partie perdue,
Eisner aurait voulu se débarrasser d’Auer, pour reprendre le pouvoir et gou-
verner avec l’appui du Comité révolutionnaire. Les soldats de la Garde civique
auraient été soudoyés pour ne pas intervenir et le public des tribunes aurait été
composé principalement d’éléments extrémistes. C‘est ce qui expliquerait sa pas-
sivité devant le geste de Lindner.
Quoique plausible, cette thèse n’a jamais été confirmée. Par ailleurs, elle laisse
bien des points dans l’obscurité. Si Eisner avait été l’instigateur du complot
a u r a i t 4 ét6 apporter, le matin même, sa démission A Auer?
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 279
Dr Neurath; d’autre part, ’le Comité central révolutionnaire
dont les principaux animateurs sont Toller, Mühsam (l’au-
teur du coup de force manqué du 7 décembre), Gustav
Landauer e t Eglhofer.
Ne disposant d’aucune force armée, à l’exception de
quelques bataillons loyalistes de la garnison, le gouverne-
ment Hoffmann est obligé de louvoyer et d’accepter la
tutelle des Conseils de soldats. Ceux-ci exigent (( que la
révolution sociale succède enfin à la révolution politique n.
Ils imposent au gouvernement la création d’une Commission
chargée de procéder à la socialisation de la presse, de l’in-
dustrie et des propriétés agraires. Leurs revendications,
chaque jour plus exorbitantes, tendent à l’instauration d’un
régime calqué sur celui des Soviets.
C’est l’heure où, d’un bout à l’autre de l’Allemagne,
Spartakistes et Conseils de soldats entament la lutte suprême
contre Noske et ses corps francs. C’est l’heure où, à Weimar,
l’Assemblée nationale discute le texte de la loi militaire et
où tombent, par centaines, les victimes de la (( semaine
sanglante de Berlin D.
Le 20 mars, Bela Kun instaure en Hongrie la Dictature
des Conseils, donnant une impulsion nouvelle aux idées
communistes. Toute l’Europe danubienne est en feu. S’éten-
dant vers l’ouest, le mouvement gagne Vienne et la Bavière
méridionale.
Entre le l e r e t le 3 avril, les Conseils d’ouvriers d’Augs-
bourg, las des éternelles (( résolutions )) votées par les socia-
listes, envoient des délégués à Munich pour exiger la créa-
tion d’une (( République des Conseils )). Le gouvernement
Hoffmann, trop faible pour s’y opposer, y acquiesce en
apparence, afin de ne pas être éliminé de l’arène politique.
Mais le Conseil d’Augsbourg exige des garanties formelles :
dictature illimitée du prolétariat, alliance avec la Russie e t
la Hongrie soviétiques, scission complète avec Berlin e t
Weimar, formation d’une Armée rouge. Fidèles à leur tac-
tique habituelle, les socialistes essayent de louvoyer e t de
gagner du temps. Ils envoient à Augsbourg une réponse
dilatoire. Mais la vague extrémiste les submerge. Tandis
1. Voir plus haut, chap. XIIJ.
2. Raferepullik. C’est la traduction littérale de u République des Soviets 8 .
280 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMÀNDE
que les politiciens discutent, le peuple agit. Les 4 et 5 avril,
le mouvement gagne Würzburg, Fürth, Aschaff enburg, Lin-
dau et Hof. Dans la nuit du 6 au 7 avril, la (( République
des Conseils )) est proclamée à Munich.
L’idée séparatiste progresse à pas de géant. C’est a u x
cris de (( Los von Berlin! 1) que s’était formé le cabinet
d’Eisner. C’est aux cris de (( Los v o n Reich! )) que se consti-
t u e le nouveau Conseil des Commissaires du peuple. Ernst
Toller prend la présidence d u Comité exécutif. Sylvio Gsell
devient commissaire aux Finances, le Dr Lipp commissaire
aux Affaires étrangères, Gustav Landauer commissaire à
l’Instruction publique. Mühsam et le Dr Wadler-Krakau
occupent d’autres postes moins importants. Hoffmann et
les membres de son Cabinet quittent précipitamment Munich
et se réfugient à Bamberg, où ils instaurent un contre-
gouvernement socialiste.
Une avalanche de tracts, de décrets, de manifestes et de
proclamations de plus en plus incendiaires s’abat sur la
Bavière. Tandis que le peuple meurt de faim et que les
paysans refusent de ravitailler les villes, l’impuissance, l’ir-
réalisme et enfin la démence s’installent a u pouvoir sous le
masque de l’idéologie.
Toller e t Mühsam commencent par établir les principes
de l’art nouveau. Celui-ci doit régénérer la conscience indi-
viduelle et transformer toutes les manifestations du génie
humain : urbanisme, sculpture, littérature, peinture et jour-
nalisme. (( Le monde doit fleurir comme une patrie où cha-
cun peut faire sa moisson. ))
Puis Landauer réforme le régime de l’instruction et de
l’éducation. I1 déclare que (( chacun travaillera désormais
à sa guise. Toute contrainte est abolie, toute règle juridique
considérée comme nulle et non avenue. Tout citoyen âgé
de dix-huit ans a accès, de plein droit, aux cours de l’Uni-
versité. L’enseignement de l’histoire, cette ennemie de la
civilisation, est définitivement supprimé ».
Un autre Commissaire du Peuple s’occupe de redistribuer
les logements, proportionnellement aux têtes d’habitants.
Un autre encore décrète la refonte intégrale d u système
fiscal. Mais c’est le Commissariat des Affaires étrangères
qui bat, sans conteste, tous les records de l’absurde.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 281
Un des premiers actes du Dr Lipp - qui veut, lui aussi,
faire (( de la grande politique 1) - est de couper définitive-
ment les ponts avec la Prusse. I1 télégraphie à l’ambassadeur
de Bavière à Berlin :
Comme l’opus primum sed non ultimum de M. Preuss 1 ne
pourra jamais lier la Bavière, puisqu’il m’est impossible de
renoncer aux privilèges (Reseroatrechte) de la Bavière, achetés
au prix du sang bavarois répandu à Worth et à Sedan, je
vous prie de présenter immédiatement votre lettre de rappel
au comte Brockdorf-Rantzau.
Mis en appétit par cette décision (( véritablement histo-
rique »,le Dr Lipp adresse un second télégramme, cette
fois-ci au pape Benoît XV :
Prolétariat Haute-Bavière heureusement uni. Socialistes,
plus Indépendants, plus Communistes, rivés à coups de mar-
teau et d’accord avec paysans. Bourgeoisie libérale complète-
ment désarmée en tant qu’agent de la Prusse. Déserteur Hoff-
mann s’est enfui à Bamberg après avoir emporté la clé des
lavabos de mon ministère. La politique prussienne, dont Hoff-
mann est le manœuvrier, vise à nous couper du Nord, de Ber-
lin, de Leipzig, de Nuremberg et du district houiller. En outre,
il nous rend suspects à l’Entente en nous faisant passer pour
des pillards et des bourreaux. Cependant, les mains de gorille
de Noske ruissellent de sang... Nous voulons la paix perpé-
tuelle. Emmanuel Kant, De la p a i s éternelle, 1795, thèses 2 à 5.
La Prusse veut l’armistice pour préparer une guerre de repré-
sailles 2.
Enfin, le Dr Lipp adresse le message suivant à son col-
lègue, le commissaire aux Transports de la République des
Conseils :
Mon cher confrère, j’ai déclaré la guerre au Wurtemberg e t
à la Suisse, parce que ces cochons ne m’ont pas prêté sur-
le-champ601ocomotives. J e suis certain de la victoire. D’ailleurs
je vais adresser une supplique au Pape, que je connais person-
nellement, pour qu’il bénisse nos armes 3.
1. La Constitution de Weimar. Cité par TOLLER, Eine Jugend in Deufschland,
p. 150.
2. Cité par E. O. VOLKMANN, La Rétolution allemande, p. 180.
3. Cité par NOSKE,Von Kiel bir Kapp, p. 136.
282 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

Cette fois-ci la mesure est comble, même en République


des Conseils. Perplexes, les employés de la Poste apportent
à Toller une copie de ces télégrammes. Toller se rend au
ministère des Affaires étrangères. Le Dr-Lipp - qui avait
déjà donné autrefois des signes d’aliénation mentale - est
devenu subitement fou. Toller lui présente une lettre de
démission. I1 la signe en disant d’une voix triste : (( Que
n’aurais-je fait pour la révolution! 1) Mais l’après-midi, il
revient au ministère et recommence à rédiger des dépêches
incohérentes. Deux infirmiers le ramènent de force à son
domicile.

i i

Malheureusement pour elle, la République des Conseils a


des ennemis plus dangereux que la folie du Dr Lipp. Car
tandis que, de Bamberg, le gouvernement Hoffmann négocie
avec la garnison de Munich pour tenter de mettre un terme
aux excès des Commissaires du Peuple, un nouveau groupe
d’extrémistes, resté jusqu’ici dans l’ombre, cherche à pro-
fiter du désarroi général pour tirer le pouvoir à lui. A sa tête
se trouvent trois terroristes russes - Léviné, Axelrod e t
Lewien - envoyés en Bavière par les soins de 1’Internatio-
nale communiste, pour galvaniser les extrémistes bavarois
et intensifier le recrutement des milices rouges. Fanatiques
et dénués de tout scrupule, ils estiment que la République
des Conseils a fait la preuve de son incapacité et qu’il est
temps de la remplacer par un mouvement plus (( élémen-
taire )). A l’ère des idéologies doit succéder l’ère de la loi
martiale; aux discours des intellectuels, la salve des pelotons
d’exécution.
Installés en permanence à la brasserie Mathæser, d’où
Eisner était parti pour renverser les Wittelsbach, les (( Russes))
- car c’est sous ce nom qu’on les désigne à Munich -
commencent par décréter, une fois de plus, la grève géné-
rale. Puis, appliquant la tactique qui a si bien réussi à
Trotsky à la veille de la Révolution d’octobre, ils incitent
les ouvriers à désarmer les régiments de la garnison e t à se
désolidariser des Commissaires du Peuple.
Comment, dans ces conditions, la République des Conseils
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 283
pourrait-elle se maintenir? (( L’insuffisance de ses chefs, l’op-
position du parti communiste, la discorde qui règne parmi
les socialistes, la désorganisation de l’administration, la
pénurie croissante des vivres, le désarroi des soldats, tous
ces éléments vont contribuer à provoquer sa chute
A l’instar de leur maître, les émules d’Eisner ont voulu
édifier un empire dans les nuages; et voici que, de nouveau,
le sol se dérobe sous leurs pas.
Dans la nuit du 11 au 12 avril, en apprenant que les
ouvriers s’apprêtent à les désarmer, les soldats de la garni-
son se mettent sur le pied de guerre. Les officiers ordonnent
aux hommes de creuser des tranchées. A la première approche
des révolutionnaires, la troupe ouvrira le feu sur les mani-
festcnts. Simultanément, le gouvernement Hoffmann réussit
à se rallier les Gardes républicains restés neutres jusque-là.
Aux premières heures du jour, les formations contre-révo-
lutionnaires s’emparent presque sans combat, de la gare,
du palais du Landtag, et des principaux édifices du gou-
vernement. Le 12 avril, a u matin, elles sont maîtresses de la
ville. Mühsam, Wadler-Krakau, le Dr Lipp sont arrêtés et
transférés à Bamberg pour y être jugés.
Mais les ouvriers révolutionnaires se refusent à aban-
donner Munich à leurs adversaires. Ils se rassemblent en
masse sur la Theresienwiese, où les rejoignent les miliciens
rouges. Puis ils retournent vers le centre de la ville : le vrai
combat commence. Très supérieurs en nombre, les (( rouges ))
ne tardent pas à marquer l’avantage. Ils reprennent d’assaut
le Landtag, la gare et les différents bâtiments occupés par
les (( blancs »,les obligeant à battre en retraite vers le nord.
Seule une compagnie de Gardes républicains lutte encore
dans le Luitpoldgymnasium. Toller, à la tête d’une poignée
d’hommes résolus, prend l’école d’assaut. Les troupes se
rendent. Le dernier foyer de résistance contre-révolution-
naire est brisé.
Croyant que tous les membres de l’ancien Comité exécutif

1. Ernst TOLLER, Eine Jicgend in Deutschland, p. 133.


2 . Republikanische Schutzlruppr. Ces formations, en majorité socialistes, saétaient
formées spontanément aux premiers jours de la révolution. Auer avait essayé de
les transformer en Bürgerwehr, aux derniers jours de décembre 1918. 11 est impos-
sible d’en connaître exactement la structure et le nombre.
284 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

ont été arrêtés, les Conseils se réunissent pour élire un nou-


veau Comité révolutionnaire. Les communistes y détiennent
tous les leviers de commande. Ce sera le quatrième gouver-
nement bavarois en l’espace de cinq mois.

Comment la transmission des pouvoirs s’est-elle effectuée?


I1 semble impossible de le savoir. Vouloir apporter de la
clarté dans une situation aussi confuse serait trahir la
réalité. L’arrestation des Commissaires, la réunion des
Conseils, la déroute des blancs, la création du nouveau
Directoire, tous ces événements se sont effectués presque à
la même heure, dans une atmosphère de tumulte et d’anar-
chie qui a grandement facilité la manœuvre des (( Russes 1).
Même Toller, dans ses Mémoires 1, ne parvient qu’à confir-
mer notre impression de chaos. Quoi qu’il en soit, deux
choses sont certaines : c’est que les vainqueurs de la journée
sont Léviné, Axelrod e t Lewien, e t que leur arrivée au
pouvoir va provoquer une recrudescence de terreur.
Pour commencer, les Russes s’érigent en instance révolu-
tionnaire suprême e t s’installent princièrement (comme ils le
disent eux-mêmes) dans le palais des Wittelsbach. A Lan-
dauer, qui lui offre sa collaboration, Léviné oppose un silence
méprisant. Eglhofer, un des chefs de la mutinerie de Kiel,
est nommé gouverneur militaire de Munich et commandant
en chef de l’Armée rouge. Quant à Toller, - arrêté le 9 au
soir sur l’ordre de Léviné, relâché quelques heures plus
tard par une troupe de Gardes républicains 2, arrêté de
nouveau le 13 par Lewien et relâché une seconde fois, - il
est évincé de la ((haute direction )) des affaires. Mais, par
égard pour sa popularité, on lui confie le Commandement
militaire suprême du (( secteur nord du front de combat 1).
Les jours qui suivent comptent, pour la Bavière, parmi
les plus sombres de son histoire. Tandis que la détresse des
1. Ernst TOLLER, op. cit., p. 153 ti 164.
2. Id., ibid., p. 156.
3. Le terme de front de combat D n’est pas tout à fait exact. 11 s’agit, en réa-
(I

lité, du district situé au nord de Munich, que l’on s’attend à voir attaque par les
troupes contre-révolutionnaires du gouvernement Hoffmann.
LA REICHSWEHR P R O V I S O I R E 285
populations est à son comble, que les paysans s’opposent,
l’arme à la main, à toute réquisition de lait et de farine, que
les salves crépitent dans les cours des prisons et que
les cadavres des victimes pourrissent en plein air en atten-
dant que leurs familles viennent les réclamer, les (( Dicta-
teurs )) se conduisent comme en pays conquis, et ménent au
palais royal une existence fastueuse: Dans les salons de la
Résidence, c’est un va-et-vient incessant d’aventuriers et
d’élégantes, de dactylos en robes de bal et d’énergumènes
débraillés. Le champagne coule à flots, et les scènes d’orgie
se prolongent jusqu’à I’aube.
Toutes ces dépenses sont portées au compte de l’État.
Eglhofer se distingue par le luxe dont il s’entoure. I1 s’est
constitué une garde du corps personnelle - formée de deux
compagnies de 350 hommes chacune - qui ne recule devant
aucune exaction. Le jour où elle fracture les caveaux de la
succursale munichoise de la Reichsbank, Eglhofer s’adjuge
la part du lion et distribue à (( son personnel 1) des coupures
de 1.000 marks. On est loin des projets de (( régénération
humaine », élaborés par Kurt Eisner et ses disciples.
Est-il surprenant qu’à ce train les coffres de 1’Etat soient
bientôt vides? Le commissaire préposé aux finances, un
employé de banque de vingt-cinq ans nommé Manner, chargé
de pour.voir à la rentrée des fonds, a recours aux grands
moyens : il fait fonctionner la planche à billets. Le problème
est résolu : désormais, chaque soldat de l’armée rouge pourra
être millionnaire...
Aussi les effectifs grossissent-ils rapidement l. Les hauts
salaires et les bons de nourriture ne sont pas à dédaignes,
en ces temps de disette. L’Armée rouge compte bientôt près
de 20.000 hommes, équipés grâce aux stocks réquisitionnés
dans les casernes 3. Les milices bourgeoises sont désarmées

1. On enrôle même des anciens prisonniers russes, libérés des camps d’interne.
ment et qui sont passés au communisme.
2. Les hommes touchent 25 marks par jour. Les sous-officiers 1.000 marks par
mois, plus une o. indemnité n (Handgeld) de 3.000 marks. Les gradés 3.000 marks
par mois plus une indemnité pouvant aller jusqu’à 15.000 marks. On calcule que
l’armée rouge coûte 500.000 marks par jour au gouvernement (Berliner Tageblalt,
26 avril 1919, édition du matin).
3. Principalement aux dépôts du 7 e régiment d’artillerie de campagne et du
1er régiment d’infanterie.
286 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

et dissoutes. Défense leur est faite de se reconstituer, sous


peine de mort.
Qui donc délivrera Munich de ce cauchemar? fipuisée par
les émeutes e t les coups d’État successifs, la Bavière méri-
dionale n’a plus la force de réagir.

r i

Pendant ce temps, le président Hoffmann et son gou-


vernement, installés à Bamberg depuis l’avènement de la
République des Conseils, ont chargé un oficier bavarois
du nom de Schneppenhorst de créer une armée de volontaires,
e t invitent le peuple à s’y enrôler; mais leur appel ne sus-
cite qu’un enthousiasme mitigé, de sorte que le recrute-
ment ne progresse qu’avec lenteur.
Au bout de quelques jours, les forces de Schneppenhorst
ne dépassent guère quelques milliers d’hommes, mal équi-
pés, mal armés et insufisamment encadrés. Encore n’est-on
pas certain qu’ils consentent à marcher contre les commu-
nistes de Munich. Ne sachant plus que faire, Hoffmann se
met en rapport avec Stuttgart et BerIin, et demande à
Noske de lui venir en aide l. Mais Noske ne se fait pas d’illu-
sions. Il a maté la révolution à Kiel, à Brême, à Halle et à
Berlin. 11 ne sous-estime pas la force de l’adversaire. I1 sait
que pour chasser les extrémistes de Munich, il faudra une
opération de grande envergure, et cette opération, il ne veut
la tenter qu’à condition d’avoir tous les atouts en main. I1
propose à Hoffmann de lui envoyer pour commencer le
corps franc du colonel von Epp, constitué à Ohrdruf, en
Thuringe, sur le modèle des Chasseurs de Mærcker. Par la
suite on adjoindrait, à ce premier noyau,. quelques brigades
de la Reichswehr prélevées sur le contingent wurtember-
geois.
Mais le particularisme de Hoffmann s’insurge à l’idée de
laisser pénétrer en Bavière des troupes étrangères au pays.
I1 craint que l’arrivée du premier régiment prussien ne suscite
une vague de colère qui dressera la population tout entière
contre lui. En outre, ce serait renoncer aux fameux N droits
1. I1 semble qu’Hoffmann n’nit pensé à ce moment qu’à une aide purement
matérielle : des armes, des munitions et des crédits financiers.
LA R E I C H S W E H R P R O V I S O I R E 287
réservés »,inscrits à la demande de Louis II dans la Cons-
titution de 1871. Plutôt que d’accepter c e t t t ingérencc ,le
la Prusse, mieux vaut que la Bavière s’en tire par ses propres
moyens.
Hoffmann télégraphie donc à Noslce pour le prier de
surseoir à son projet. (( L’entrée du corps franc de von
Epp en Bavière, déclare-t-il, est inopportune pour des rai-
sons de politique intérieure. )) Noske n’insiste pas. I1 ne veut
pas intervenir sans avoir l’accord formel du président Hoff-
mann et sans être appelé par lui, pour ne pas encourir une
seconde fois l’accusation d’iliégalitL portée à son encontre
par les révolutionnaires brunswickois. D’ailleurs, il sait trop
bien que le temps joue en sa faveur, et que ce qu’on lui refuse
aujourd’hui, on le lui demandera demain.
Cependant, des nouvelles de plus en plus alarmantes par-
viennent de Munich. Ne dit-on pas que les Russes s’ap- (( ))

prêtent à former un bloc austro-hungaro-bavarois, auquel


l’Autriche viendra s’incorporer quand la révolution commu-
niste aura triomphé à Vienne? C’est la vieille menace
d’Eisner qui réapparaît. Epouvanté par cette perspective,
le cabinet socialiste de Bamberg se prononce pour une
intervention immédiate, mais tout en maintenant son veto
à une intervedion de la Prusse. C’est donc avec les maigres
forces dont il dispose, que l’état-major de Hoffmann se met
en marche pour affronter l’Armée rouge.

+ +

Dès que l’on apprend, à Munich, que l’Armée blanche a ))


((

est en route vers le sud, on assiste, dans la capitale bava-


roise, à un branle-bas général. Le Directoire communiste
redouble d’activité. Tous les moyens de transport sont
réquisitionnés. Des camions et des autos drapés de calicot
rouge parcourent les rues en proclamant la levée en masse.
Une zone de défense est établie autour de la ville. Les
1. Resercutrechîe.
2. I1 va sans dire que l’armée de Hoffmann n’est pas à proprement parler une
armée a blanche D, puisqu’elle est à la solde d’un gouvernement socialiste. C’est
plutôt u blanche et bleue D qu’il faudrait dire, d’après la couleur des brassards
portés par les volontaires de Bamberg. (Blanc et bleu sont les couleurs nationales
bavaroises).
288 HISTOIRE D E L’ARM~SE ALLEMANDE

casernes, les bâtiments publics e t le couvent des Capucins


sont armés de mitrailleuses et de lance-mines. Les vingt
mille hommes de l’Armée rouge se mettent sur le pied de
guerre. Tous ne sont pas animés de la même ardeur comba-
tive. Mais dans le nombre se trouvent plusieurs milliers de
communistes, prêts à donner leur vie pour la victoire du
prolétariat. C’est avec eux qu’Eglhofer et Toller forment
leurs troupes de choc. Un détachement de la milice rouge
reste à Munich, pour y assurer le maintien de l’ordre.
Toller se rend au (( front n de combat, c’est-à-dire vers
Freising et Dachau, déjà occupés par les avant-gardes
ennemies l. Simultanément, l’État-Major des troupes rouges
envoie des parlementaires au gouvernement Hoffmann pour
exiger le retrait des troupes blanches derrière la ligne du
Danube, la libération des Commissaires du peuple arrêtés
le 12 avril et la suspension du blocus de Munich. Deux
heures plus tard, on apprend que les blancs acceptent ces
conditions, sauf en ce qui concerne le retrait des troupes.
Soudain, à 16 heures, les canons de l’Armée rouge se mettent
à bombarder Dachau. L’ordre de tirer a été donné par un
Conseil de soldats inconnu - probablement des provoca-
teurs. Les blancs ripostent par un feu nourri : la bataille est
engagée.
Toller e t un bataillon de volontaires enfoncent les barri-
cades et les chevaux de frise élevés par les blancs sur la
route de Karlsfeld à Dachau. Au même instant, les ouvriers
et les ouvrières de l’arsenal se répandent en ville et se
ruent sur les troupes de Hoffmann. Les femmes sont les
plus acharnées : elles désarment les soldats et les expul-
sent de la ville à coups de pierres. Schneppenhorst s’en-
fuit sur une locomotive.
Les volontaires de Toller - au nombre de 2.000 environ
- occupent Dachau et les localités environnantes, capturant
5 officiers et 36 soldats. Prises de panique, les troupes
blanches se retirent sur Pfaffenhofen. Les rouges ont gagné
la u bataille de Dachau ».Eglhofer envoie à Toller l’ordre
de fusiller les prisonniers. Toller déchire l’ordre. Fidèle à
1. Le gros des forces e blanches I s’était concentré de part et d’autre de la
ligne de chemin de fer Augsbourg-Munich,A trente-cinq kilomètres environ de la
capitale.
LA R E I C H S W E H R P ROVIS OIRE 289
eon idéal, il ne veut pas souiller la victoire par des violences
inutiles.
La nouvelle de la défaite des blancs vole de bouche en
bouche. Toller est porté en triomphe : c’est le héros du
jour. Modestement, il refuse les motions de félicitations
qu’on lui adresse. (( Les vrais vainqueurs »,déclare-t-il, (( sont
les ouvriers e t les soldats des Conseils N.

+ *
On a beaucoup exagéré l’importance militaire de la
bataille de Dachau dont on a fait quelque chose comme un
(( Valmy 1) bavarois. Au point de vue militaire, l’action -

comme on a pu le constater - s’est limitée à peu de chose.


Mais ses répercussions politiques sont considérables. Le
16 avril 1919 marque un tournant dans l’histoire de la
Bavière.
La défaite a anéanti les derniers espoirs de Hoffmann.
I1 s’aperçoit à son corps défendant qu’il ne viendra à bout
des extrémistes qu’avec l’aide de la Prusse.
(( Le gouvernement bavarois devait d’abord se rendre
compte qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort
pour le pays tout entier, avant de se décider à agir d’une
façon radicale l. 1) Maintenant qu’il a fait l’expérience de sa
faiblesse, Hoffmann se tourne une deuxième fois vers Noske
pour lui demander son concours. Noske le lui accorde, mais
aux conditions suivantes :
I1 prendra en personne le commandement suprême, en sa
qualité de ministre de la Défense nationale du Reich.
L’État-Major Général sera fourni par le Kommando von
Lüttwitz, qui dressera le plan des opérations. Enfin, en
tant que doyen d’âge, le général von Oven exercera le com-
mandement effectif des troupes.
Celles-ci seront réparties de la façon suivante :
10 U n contingent prussien2, comprenant entre autres :
a) deux divisions de la Garde, commandées par le lieu-
tenant-général von Friedeburg;
1. NOSKE,Von Kiel bis K a p p , p. 138.
2. Ce contingent est nommé, dans les comptes rendus, I contingent du Reich a.
La Prusse s’identifie, dans cette campagne, à l’Empire.
I 19
290 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

b ) la brigade de tirailleurs montés no II, commandée


par le colonel Magnis;
c) la 2 e brigadc de la marine du corps franc de Let-
tow-Vorbeck, commandée par le capitaine de corvette
Ehrhardt ;
d) le corps franc des tirailleurs bavarois, commandé
par le colonel von Epp l;
e) le corps franc de Gorlitz, commandé par le lieute-
nant-colonel Faupel;
f) un train blindé et une escadrille d’avions.
20 U n contingent wurtembergeois, commandé par le général
Haas.
30 U n contingent bavarois, composé de :
a ) toutes les anciennes formations de l’armée de Bam-
berg,
b ) le corps franc de Souabe, commandé par le major
Hirl 2.

Tous les généraux, y compris les généraux bavarois Haas


et von Mohl, obéiront au général von Oven. Celui-ci recevra
les ordres de Noske par l’intermédiaire du Kommando
von Lüttwitz. Au cas où les instructions lui feraient défaut,
ou ne lui parviendraient pas au cours des opérations, le
général von Oven agira de sa propre autorité, conformé-
ment au plan établi par le major von Hammerstein. I1 ne
recevra aucun ordre du gouvernement bavarois avant d’avoir
repris possession de Munich 3. Enfin, une fois les opérations
terminées, la loi du 6 mars 1919 sur la Reichswehr provi-
soire sera étendue à la Bavière.
Ces conditions équivalent pour Hoffmann à une véritable
capitulation. Elles lui posent un douloureux cas de cons-
cience. Sera-t-il le premier, dans l’histoire de son pays, à
faire pénétrer des contingents prussiens sur le territoire
bavarois? Mais la gravité de la situation ne lui laisse pas le

1. Malgr6 sa dénomination, le Bayerische Schutzenkorps, constitué en Thuringe,


fait partie du fl contingent du Reich s. I1 est composé en grande partie d‘anciens
officiers d’active qui ont repris volontairement d u service comme simples soldats.
2. Le contingent bavarois se grossira, au cours des opérations, d’un certain
nombre de corps francs paysans venus de la Haute-Bavihre : Corps Oberland,
Denk, Schaaf, Werdenfels, etc.
3. Noske craint en effet qu’Hoffmann n’engage a u dernier instant des pourpar-
lers avec les communistes et n’arrête les opérations militaires avant la fin de la
campagne, pour empêcher le contingent prussien d e faire son entrée à Munich.
292 HISTOIRE DE L’ARMkE ALLEMANDE

choix. Après quelques hésitations, il se résout à les accepter 1.


L’heure que le ministre de la Reichswehr attend depuis
si longtemps a enfin sonné. Il n’est plus question de (( droits
réservés n ni de (( privilèges particuliers D. Ce que Bismarck
n’avait pas osé faire après la victoire de 1871, Noske va le
réaliser après la défaite de 1918. Son intervention dans
l’ancien royaume des Wittelsbach va couronner l’œuvre
entreprise par le Chancelier de Fer : elle va aboutir à l’in-
tégration militaire de la Bavière et à la fusion de soncc contin-
gent )) avec l’armée du Reich.
i
4 +

Bavarois et Wurtembergeois se mettent en marche les


premiers. Dès le 27 avril, p,artant d’Augsbourg, ils atteignent
la ligne du Lech et se deploient en demi-cercle à l’ouest
de Munich. Pendant ce temps, le contingent prussien se
concentre en Thuringe, - à Gotha, à Erfurt et à Saalfeld,
- en bordure de la frontière septentrionale de la Bavière.
Les socialistes du Reich eux-mêmes sont effrayés par
l’ampleur et la minutie des préparatifs de Noske. L’expé-
dition prend l’allure d’une véritable campagne militaire.
Une fois l’offensive déclenchée, où s’arrêtera-t-elle? Après
la conquête de Munich, qui empêchera les troupes de refluer
sur Weimar pour en chasser l’Assemblée? Les députés
d’Erfurt protestent (( contre l’intrusion de forces étrangères
sur le territoire de la Thuringe 1). Ils envoient une délégation
à Noske et lui enjoignent de retirer immédiatement ses
unités. Mais Noske a pris sa décision : elle est irrévocable.
I1 n’a pas mobilisé près de 30.000 hommes pour leur donner
au dernier moment l’ordre de rentrer chez eux.
Le 28 avril, les troupes prussiennes franchissent la frontière
bavaroise. Quoique ralentis par la pénurie de locomotives
et de wagons, les convois de Noske roulent vers la Bavière du
Sud.
Alors le Directoire communiste de Munich prend peur à
son tour. Comment l’Armée rouge résisterait-elle à ce raz
de marée? Les dictateurs »,qui prononçaient quelques jours
1. a L’accord sur les modalités de l’action exécutive (Reichsezelrution) ne se
fit pas sans quelques discussions 9 , écrit NOSKE(op. cit., p. 138).
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 293
auparavant des discours incendiaires, n’ont plus qu’une idée :
sauver leur peau et disparaître. Sentant la partie perdue,
Axelrod et Lewien s’enfuient en Autriche, Léviné se cache
sous un faux nom, en se faisant passer pour un étudiant
en chômage.
Eglhofer reste seul pour hériter de la dictature’. I1 ne
voit pas sans mépris la débandade des (( Russes ». Mais s’il
ne comprend rien aux questions politiques, il sait au moins
se battre. Seul avec l’Armée rouge et sa garde du corps, il
tiendra tête à Noske et à ses divisions. La situation est
désespérée? Peut-être. Mais quoi qu’il advienne, il n’aban-
donnera pas ceux qui ont mis leur confiance en lui. I1 est
peut-être un aventurier : mais il n’est pas un lâche.
L’Armée rouge compte en tout 50.000 à 60.000 hommes.
Combien feront défection? La moitié, peut-être, - tous ceux
qui ne se sont engagés que pour toucher des rations. Mais
il reste un noyau de 12.000 hommes éprouvés, décidés à
mourir les armes à la main.
Pour montrer son autorité, Eglhofer commence par donner
l’ordre d’emprisonner une centaine d’otages, pris parmi les
notables de la ville. Puis il fait établir, à 30 kilomètres autour
de Munich, une ceinture de défense qui s’appuie, au nord
sur Freising et Dachau, à l’ouest sur la Würm, 1’Amper et
1’Ammersee, au sud sur Starnberg et Rosenheim.
t
* *
Le plan stratégique de Noske consiste à encercler Munich
et à s’emparer de la ville par une manœuvre concentrique.
Sitôt débarqués, les régiments de la Reichswehr prennent
position dans les secteurs prévus par l’État-Major. Puis, jour
après jour, malgré la défense acharnée des rouges, le cercle
se resserre avec la régularité d’une machine. Le 28 avril,
la ligne de la Glon est franchie par les Bavarois. Le 29,
les troupes contre-révolutionnaires s’emparent de Freising et
d’Erding, de Wasserburg et de Gars. Le même jour, Starn-
berg, - défendu par 200 communistes et 150 Gardes rouges,

1. Toller avait été mis à l’écart quelques jours auparavant. Son succès à Dachau
avait porté ombrage à l’amour-propre des a dictateurs n.
294 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

- est enlevé de haute lutte par les Wurtembergeois. Vingt


et un communistes sont capturés et fusillés sur place.
Le 30 au matin, Schongau, Kaufbeuren et Kempten tom-
bent aux mains des blancs. Quelques heures plus tard, c’est
le tour de Steinberg et d’bmpfing. Poussant une pointe en
avant, les divisions du général von Oven dépassent large-
ment Freising et se retranchent à 15 kilomètres au nord de
la capitale. Dans l’après-midi, les avant-postes de Noske,
faisant un nouveau bond en avant, atteignent Hohenschaft-
larn, Bruck, Olching, Alling, Oberschleissheim et Ismaning.
Les corps francs vonEpp, Oberland et Werdenfels se font
remarquer par leur ardeur combative. Seul Dachau tient
encore et riposte à l’adversaire par un feu roulant d’artille-
rie. Puis, faute de munitions, les coups de canon s’espacent.
Dachau est pris d’assaut par le corps franc de Gorlitz.
A la tombée de la nuit, les troupes de Noske sont aux
portes de Munich.
En ville, l’approche des blancs a semé la panique dans
les rangs des révolutionnaires. Malgré ses efforts, Eglhofer
sent le pouvoir lui échapper. Ses partisans commencent à
faire défection. Les Conseils de soldats dépêchent des parle-
mentaires à Hoffmann. Le président refuse de négocier avec
eux. D’ailleurs, même s’il acceptait leurs conditions, le géné-
ral von Oven n’hésiterait pas à passer outre.
Alors une sorte de frénésie collective s’empare des Conseils.
On apprend que, la veille au soir, un Garde rouge, nommé
Seidl, a pris sur lui de fusiller tous les otages enfermés au
Luitpoldgymnasium. Deux par deux, les détenus ont été
poussés à coups de crosse contre un mur et sauvagement
abattus. Une dizaine de cadavres s’entassent déjà au fond de
la cour. En apprenant la chose, Toller s’est précipité pour
arrêter le massacre. Pénétrant dans les caves, il a réussi à
délivrer un certain nombre de condamnés. Mais à la vue des
corps déchiquetés des victimes, il a perdu les nerfs et s’est
enfui chez des amis.
Révoltés par ce carnage et enhardis parl’arrivée imminente
des blancs, les bourgeois, depuis longtemps opprimés par
les extrémistes, se rassemblent au centre de la ville. D’un
mouvement spontané, des groupes d’anciens officiers et d’étu-
diants enlèvent d’assaut la Feldherrnhalle, le palais de la
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 295
Résidence et les principaux bâtiments du gouvernement,
abattant tous ceux qu’ils rencontrent sur leur passage. Toute
la nuit, le ciel de Munich est strié d’éclairs, taiidis que le
vent apporte des faubourgs le grondement de la canonnade.
Eglhofer est rentré à l’aube au ministère de la Guerre.
Le jour qui se lève verra la fin de la dictature des Conseils.
Assis à son bureau, l’ancien commandant en chef de l’armée
communiste songe qu’il n’a plus que quelques heures à vivre.
Tous l’ont abandonné : les (( Russes »,les Gardes rouges et
sa milice personnelle. A présent, il est seul. Soudain, il
entend dans le couloir un bruit de pas qui se rapprochent.
Vient-on déjà pour l’arrêter? La porte s’ouvre. Un matelot
de vingt ans, qui lui a servi de garde du corps, entre dans
la pièce. Calmement, il détache son ceinturon, met dans ses
poches les deux grenades à main posées sur le bureau et
s’assied à côté de son chef.
- Que comptes-tu faire? lui demande Eglhofer.
- Rester ici, répond l’adolescent.
C’est le dernier camarade.

* *

Vers la même heure, les troupes de Noske font leur entrée


à Munich. Le quartier des ministères est occupé sans combat,
car la plupart des édifices publics ont été évacués par les
Gardes rouges au cours de la nuit. Mais lorsque les troupes
débouchent sur la place du Stachus, elles sont reçues par
un feu nourri de mitrailleuses. Des combats sanglants se
déchaînent dans les quartiers du nord et de l’est. Longtemps,
la bataille fait rage autour du palais de Justice et de la
gare centrale. De part et d’autre, on se sert d’artillerie et
de lance-mines. La nuit tombante n’apporte aucun répit à
la fureur des combattants.
Le lendemain, 2 mai, la bataille dure toujours. Des
colonnes serrées de soldats appartenant au contingent prus-
sien s’élancent à l’assaut du centre de la ville, brisant tout
sur leur passage. Dans la soirée, la brasserie Mathœser, qui
a servi depuis le 7 novembre, de quartier général aux révo-
lutionnaires, est u nettoyée n par une compagnie de sapeurs,
296 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

armés de lance-flammes. Peu après, la gare centrale tombe


aux mains des assaillants.
Alors c’est dans tout Munich une répression sanglante.
La fureur des troupes blanches ne connaît pas de bornes.
Voulant venger les otages exécutés la veille, les soldats de
Noske massacrent tous les communistes qui leur tombent
sous l a main. Des centaines de Gardes rouges sont fusillés
sans jugement. On évalue à sept cents le nombre des vic-
times qui périssent au cours de ces journées. Et, parmi eux,
il y a naturellement beaucoup d’innocents : c’est ainsi que
l’on exécute vingt-neuf ouvriers catholiques qui n’ont pris
aucune part à la révolution.
Les chefs ne sont pas mieux traités que les hommes :
Eglhofer est arrêté et fusillé. Landauer, retrouvé à Gross-
Hadern où il séjourne depuis quelque temps auprès de la
veuve de Kurt Eisner, est traîné en prison et assommé à
coups de crosse par des hommes appartenant au détachement
du comte de Gagern. Gandorfer, le chef aveugle de la
révolte paysanne, Léviné, d’autres encore subissent le même
sort I. Quant à Toller, sa tête est mise à prix. Dénoncé
et reconnu dans la retraite où il se cache, il est traduit
devant la Cour martiale et condamné à cinq ans de forteresse.
La population de Munich commence à trouver que ces
représailles vont trop loin. L’ère des violences ne sera-t-elle
jamais close? Le sentiment national s’inquiète. Un mouve-
ment d’hostilité se dessine à l’égard des troupes (( étran-
gères D. Des affiches, placardées en ville, dénoncent les excès
de certains régiments prussiens. I1 faut que le général von
Mohl, commandant en chef du contingent bavarois, exhorte
la population au calme et lui rappelle les (( services éminents
rendus à la Bavière par les troupes du Reich n. Malgré
ces paroles apaisantes, le mécontentement persiste. I1 est
temps que les régiments prussiens se retirent de Munich ...
* *
Mais, avant de retirer ses troupes, Noske réclame le salaire
de son intervention. I1 a rétabli l’ordre; c’est à Hoffmann,
à présent, de tenir ses engagements.
1. Léviné passera en jugement le 4 juin et sera fusillé deux heures plus tard.
2. Voir le Berliner Tageblatt du 4 mai 1919.
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 297
Dès le 3 mai, le siège du gouvernement bavarois est
ramené de Bamberg à Munich. Un des premiers soins du
président Hoffmann est de procéder, par décret, à la disso-
lution de l’ancienne armée royale. Tous les hommes et les
oficiers qui en ont fait partie sont licenciés à la date du
30 avril. Puis il fait adopter par son gouvernement la loi
sur la Reichwehr, malgré les protestations véhémentes de
Schneppenhorst et d’un certain major Paulus l.
Désormais, il n’y aura plus de ministère de la Guerre
bavarois. Les formations stationnées à Munich, à Nurem-
berg et à Würzburg seront incorporées à l’armée nationale
et porteront le numéro des brigades de la Reichswehr. Elles
seront directement rattachées au Gruppen’rommando II, rési-
dant à Cassel, lequel dépend à son tour du ministère de la
Reichswehr de Berlin. Les hommes ne seront plus assermen-
tés au chef de l’État bavarois, mais au président du Reich
et à la Constitution d’Empire. Une seule concession sera
faite au particularisme national : les effectifs des brigades
bavaroises de la Reichswehr seront exclusivement recrutés
à l’intérieur du pays 2.
A partir de ce moment, les liens qui unissent la Bavière
au reste de l’Allemagne ne cesseront de se resserrer. Sans
doute le sentiment national bavarois n’est-il pas mort. L’au-
tonomisme connaîtra encore certains regains de popularité et
dans quelques années, des soubresauts violents ensanglan-
teront de nouveau les rues de Munich 3. Mais l’idée d’un
É t a t indépendant ira en s’affaiblissant, et perdra peu à peu
son dynamisme et sa raison d’être.
Alors que les révolutionnaires, qui se posaient en cham-
pions des idées (( avancées »,s’efforçaient de revenir à un
état antérieur à 1866, la Reichswehr, elle, a travaillé dans
le sens de l’unification nationale, en opérant la fusion mili-
taire de la Bavière e t du Reich.

1. Ceux-ci semblent n’avoir pas été au courant des engagements pris par
Hoffmann envers Noske. Ils se rendirent même à Berlin pour tâcher d’obtenir
une formule transactionnelle. I1 va sans dire que leur démarche se heurta à un
refus.
2. suivant le principe des ~andesmannschaf~en, voir vol. 11, chap. vIII.
3. Voir au volume II, le chapitre relatif au putsch de Hitler en 1923.
XVII

LA REICHSWEHR SAUVE L’UNITÉ DU REICH

III. - Dresde,Leipzig.
Pour ramener tout le reste de l’Allemagne du Sud au res-
pect de la Constitution de Weimar et étouffer les derniers
foyers de séparatisme, il n’y a plus qu’à étendre à la Saxe
le succès de l’action exécutive bavaroise.
Cette mission, c’est le général Mærcker qui va en être
chargé. Mais la conquête de la Saxe, exécutée par le corps
des Chasseurs, - qui s’appelle à présent la XVIe brigade de
la Reichswehr, - n’offre pas un caractère aussi dramatique
que la marche sur Munich. Nous nous contenterons donc
d’en retracer les épisodes les plus saillants.
t
+ i

Dès avant la guerre, la Saxe, pays de grosse industrie et


de population très dense, était réputée pour ses tendances
sociales avancées. Le (( Royaume rouge »,comme on l’appe-
lait, était à l’avant-garde du mouvement syndical allemand
et les organisations ouvrières y étaient plus puissantes
qu’ailleurs. Aussi la Saxe ne pouvait-elle manquer d’offrir
un terrain d’élection à l’agitation révolutionnaire l.
Dès le 7 novembre, deux Conseils d’ouvriers se forment
à Dresde, l’un, composé exclusivement de socialistes, l’autre
de socialistes et d’Indépendants. Le 10 novembre, ces deux
Conseils fusionnent. Les Conseils de Leipzig et de Chemnitz
1. Militairs en Prusse, intellectuelle en Bavière, la révolution prend en Saxe
(comme en Westphalie) un caractère syndical. Ainsi le caractère particulier des
pays transparaît jusque dans la forme de leurs révolutions.
L A REICHSWEHR PROVISOIRE 299
suivent leur exemple. La révolution saxonne est commencée.
Le même jour, le roi Frédéric-Auguste III est chassé du
trône, la dynastie des Wettin est déposée et le Cabinet
royal remplacé par un gouvernement de ministres d’État.
A partir de ce moment, le Conseil d’ouvriers et de soldats
cherche, par tous les moyens, à tirer le pouvoir à lui et à
paralyser l’action du gouvernement. I1 ne tarde d’ailleurs
pas à provoquer sa chute. Les ministres démissionnent et
sont remplacés par un Conseil des Commissaires du Peuple,
formé de trois socialistes : MM. Gradnauer, Buch et Schwarz,
et de trois Indépendants : MM. Lipinski, Fritz Geyer et
Fleissner.
Au début de janvier 1919, l’armée saxonne est dissoute.
Quinze jours plus tard, on procède aux élections. Celles-ci
donnent une forte majorité aux extrémistes. A Leipzig,
ville de 620.000 habitants, 145.000 voix vont aux Indépen-
dants, 58.000 aux socialistes, 109.000 aux démocrates et
24.000 aux divers partis de droite.
Grisés par ce succès, les Spartakistes intensifient le recru-
tement des milices rouges. Kurt Geyer, le fils du Commis-
saire du Peuple Fritz Geyer, se crée, sous le nom de Sections
d’assaut indépendantes (Unabhüngige Sprengtrupps), une
sorte de garde du corps personnelle, dont il se sert princi-
palement pour exécuter des coups de main et troubler les
réunions des partis modérés. De son côté, le Conseil d’ou-
vriers et de soldats procède à la constitution d’un régiment
de sécurité, ou Sicherheitsregiment.
Le 26 février, Leipzig se joint au mouvement de grève
générale parti de Halle, et dont nous avons vu la vague
déferler successivement sur Magdebourg e t Brunswick. Pour-
tant, les ouvriers ne cessent le travail qu’à contrecœur. En
ce temps de pénurie de vivres et de vie chère, il leur est
dur de renoncer à leurs salaires, aussi maigres soient-ils. Les
travailleurs volontaires s’élèvent à 84 yo dans certaines
exploitations. Mais ils sont chassés de leurs ateliers par
des pelotons de Gardes rouges.
L’impopularité de la grève ne tarde pas à rejaillir sur les
dirigeants du mouvement. Les ouvriers les accusent d’ac-
croître leur misère et leur demandent de leur payer des
indemnités de chômage. Or, les caisses de secours sont
300 HISTOIRE DE L’ARMEB ALLEMANDE

vides. Le Conseil d’ouvriers se trouve placé devant une


pénible alternative : renoncer à la grève, ou obliger les
ouvriers à mourir de faim. Kurt Geyer décide alors de recou-
rir aux grands moyens. Accompagné de 10 soldats du (( Régi-
ment de sécurité »,il fait irruption dans la mairic de Leipzig
et contraint le bourgmestre à lui remettre 400.000 marks
en espèces, sous la menace du revolver. Malheureusement
Hein, un des camarades de Geyer, s’approprie une partie
des fonds a u cours de leur transport et la dépense le soir
même en joyeuse compagnie.
Le 10 mars, la grève s’effondre d’elle-même. Malgré les
exhortations enflammées du Comité de grève, les ouvriers
reprennent le travail. L’échec du mouvement ne fait qu’exas-
pérer les éléments extrémistes. Geyer prend la tête des
mécontents. I1 convoque en Assemblée plénière le grand
Conseil d’ouvriers et de soldats et propose de nommer un
Directoire de cinq membres, investis de pouvoirs dictato-
riaux.
Ni les anciennes troupes de la garnison ni les éléments
modérés n’opposent la moindre résistance aux décisions
du Conseil. La bourgeoisie s’incline devant l’inévitable.
((On avait trop longtemps négligé de constituer des corps
francs en Saxe, écrit le général Mærcker, de sorte que ce
pays, incapable de rétablir la situation par lui-même, ne
pouvait plus attendre son salut que de l’extérieur. 1)
Le 12 avril, à Dresde, plusieurs milliers de mutilés de
guerre spartakistes font une démonstration devant le minis-
tère de la Guerre pour protester cont.re une réduction de
leurs pensions. Une délégation de six membres est reçue
par le ministre, M. Neuring. Mais celui-ci refuse d’engager
la discussion avec l’un d’entre eux, qui est un agitateur
notoire. Sur la place, la foule s’impatiente de la longueur
des négociations. Soudain, un coup de feu retentit au pre-
mier étage du ministère. La foule déchaînée envahit le
bâtiment, désarme le corps de garde et fait irruption dans
le bureau du ministre. Une douzaine de manifestants s’em-
parent de M. Neuring et le traînent au-dehors. Ils l’ont déjà
à moitié lynché, lorsqu’une voix s’écrie : (( Jetez-le donc à
l’eau, le chien! 1) La populace entraîne le ministre qui perd
abondamment son sang jusqu’à 1’Augustusbrücke et le jette
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 301
dans l’Elbe, du haut du parapet. Dans un effort désespéré,
le malheureux cherche à rejoindre la rive à la nage. Un
manifestant l’abat à coups de revolver au moment où il va
y atteindre. C’est la réédition de l’assassinat du lieutenant-
colonel von Klüwer à Halle.
Révolté par cette scène de violence, mais trop faible pour
châtier lui-même les coupables, le gouvernement de Saxe
demande à Noske de lui prêter main-forte. Le 14 avril, le
corps franc de Gorlitz, commandé par le lieutenant-colonel
Faupel, est détaché de Magdebourg et envoyé à Dresde
pour y rétablir l’ordre. Le gouvernement fait proclamer
l’état de siège dans tout le pays. Mais comment une troupe
de 1.400 hommes pourrait-elle avoir raison de plusieurs
milliers d’insurgés? La disproportion est trop grande entre
les forces du lieutenant-colonel Faupel, e t celles dont dis-
pose le Grand Conseil d’ouvriers et de soldats. La popula-
tion ouvrière viole ouvertement les interdictions découlant
de l’état de siège, et les ordres du gouvernement saxon ne
sont pas exécutés. Devant la gravité de la situation, le
lieutenant-colonel Faupel conseille de limiter l’état de siège
à la seule ville de Dresde, et demande que l’on charge le
général Mærcker d’une (( action exécutive N de grande enver-
gure.
Lorsque les extrémistes apprennent que (( les Noskes ))
vont venir et que le général Mærcker sera chargé de l’expé-
dition, leur indignation ne connaît plus de bornes. Le Direc-
toire des Cinq se réunit en toute hâte. Kurt Geyer demande
que l’on décrète immédiatement la grève générale, - mais
une grève plus efficace que celle de février, - pour empêcher
l’arrivée des formations contre-révolutionnaires. Lipinski,
par contre, conseille de préparer l’ordre de grève, mais d’en
différer l’application jusqu’à l’arrivée des corps francs. La
majorité du Directoire se rallie à ce point de vue.
Pourtant, les journées s’écoulent et les Chasseurs de
Mærcker n’apparaissent toujours pas. Le corps franc de
Gorlitz a quitté Dresde, pour se joindre aux forces du
général von Oven qui marchent sur Munich. Rassuré par
ce départ, le Conseil d’ouvriers et de soldats pense que
Maercker a renoncé à son expédition, car il a peur d’engager
la lutte avec les révolutionnaires saxons. Trois jours, une
302 HISTOIRE D E L’ARMhE ALLEMANDE

semaine se passent. Tout danger semble écarté. Le 10 mai,


au soir, le Directoire des Cinq décommande officiellement
l’ordre de grève...
Cinq heures plus tard, Leipzig est occupée par vingt
mille hommes en armes. Le général Mærcker est au cœur
de la place.
t
+ +
Si les Leipzigois sont stupéfaits, en se réveillant le 11 mai,
de trouver leur ville transformée en un camp militaire, les
Chasseurs, de leur côté, ne s’attendaient pas à effectuer
cette opération aussi tôt, ni aussi vite. Après les dures
semaines écoulées, ils espéraient jouir d’un peu de repos et
réorganiser leurs unités stationnées en Thuringe orientale.
Le 8 mai, l’État-Major de la brigade devait retourner à
Weimar. Mais brusquement, le 6, le général Mærcker a été
convoqué à Berlin et, le 7, il a reçu de Noske l’ordre de
marcher sur Leipzig.
Aucune opération n’a été décidée ni organisée aussi vite.
I1 a fallu tout improviser en quelques heures. Mais la rapi-
dité de cette improvisation ne fait que souligner les dons
exceptionnels du général Mærcker. Par l’économie des
moyens et la précision des mouvements, celui-ci fait preuve,
dans l’expédition de Leipzig, d’une véritable virtuosité.
Semblable à un organe qui s’adapte progressivement à sa
fonction, le corps des Chasseurs s’est perfectionné et mis
au point grâce à l’expérience acquise au cours des dernières
semaines.
Quelles sont, à Leipzig, les forces en présence? D’un
côté, il y a le Régiment de sécurité constitué par Kurt Geyer,
dont on peut évaluer les effectifs à 2.500 hommes, et une
Division de Fer, forte de 400 hommes, composée, comme
toujours, de marins venus de Kiel. De plus, 20.000 fusils
ont été distribués aux ouvriers communistes.
De l’autre, il y a, en tout et pour tout, 150 hommes du
bataillon de Chasseurs saxons, ou Sachsisches Grenzjiiger-
bataillon. Le général Mærcker ne doit donc compter que
sur lui-même.
Grâce à l’accroissement constant de ses effectifs, le com-
mandant en chef des Chasseurs dispose, à cette époque, de
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 303
6 sections à effectifs pleins, d’une section d’artillerie lourde,
d’une batterie de défense antiaérienne et d’un train blindé.
Le général von Lüttwitz lui adjoint :
u ) le régiment von Oven du corps franc d’Hülsen (appar-
tenant à la 3e brigade de la Reichswehr);
b) la division de la Garde de Neufville, appartenant au
corps des Tirailleurs volontaires (Lundesschützenkorps);
c ) la I r e brigade de Chasseurs saxons (Süchsische Grenzjü-
gerbrigude), commandée par le major-général von Oldershau-
sen.
d ) 3 trains blindés, 2 colonnes d’automobiles blindées et
1 section de tanks.

(( Ces troupes, fait remarquer laconiquement le général

Mærcker, étaient suffisantes pour triompher de toutes les


résistances. 1)
Noske voudrait que les Chasseurs fassent leur entrée à
Leipzig avec tambours et trompettes. Mais Mærcker préfère
agir par surprise. Cette tactique ne lui a que trop bien réussi
à Brunswick. L‘opération s’effectue donc dans le plus grand
secret. Des ordres de marche fictifs sont donnés aux diverses
unités. Les Commissaires de gare reçoivent des instructions
pour ne rien laisser transpirer du mouvement des troupes.
(( Les employés des chemins de fer, écrit le général Mærcker,

ne connaissaient même pas la destination des convois. N


Ni les officiers, ni les soldats ne savent où on les mène. Seuls,
le commandant en chef et son état-major connaissent le
plan de campagne et le but de l’expédition.
Les Chasseurs arrivent à Leipzig dans la nuit du 10 mai.
Ils débarquent en même temps dans toutes les gares de la
ville et des environs, pour obliger l’adversaire à éparpiller
ses forces.
L’entrée des troupes a lieu dans la matinée du 11 mai,
par un soleil éclatant. Elle s’effectue sans incident. Le
régiment de sécurité, encerclé dans la caserne du roi Georges,
se rend sans combattre. Seule une section de la Division
de Neufville est obligée de faire usage de ses armes. I1 y a
deux blessés du côté des civils. Tel est, pour tout Leipzig,
le bilan de cette journée.
304 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ B ALLEMANDE

+ *
Surpris par l’arrivée inattendue des Chasseurs, les extré-
mistes leipzigois cherchent à se ressaisir. Dès le lendemain,
12 mai, Kurt Geyer s’efforce de reconquérir le pouvoir en
déclenchant la grève. Soixante usines sidérurgiques sur les
191 que comprend la région ferment leurs portes. I1 faut
prendre des mesures très strictes pour étouffer dans l’œuf
ce nouveau mouvement d’insurrection. Les troupes reçoivent
l’ordre de protéger les ouvriers qui acceptent de reprendre
volontairement le travail. Tous les agitateurs et les distribu-
teurs de tracts sont arrêtés. Le régiment von Oven est
chargé d’occuper l’usine à gaz et d’en assurer le fonctionne-
ment. Cette opération s’effectue au cours des journées sui-
vantes, avec l’aide de la section du génie du corps des
Tirailleurs de la Garde montée, envoyée spécialement de
Berlin.
Dès le 13 mai, le colonel von Oven - qu’il ne faut pas
confondre avec le général du même nom qui a commandé
l’expédition de Munich - peut annoncer que le travail a
repris dans tout son secteur. Le 15, la grève est virtuellement
terminée.
Le 18 mai, au matin, le général Mærcker organise une
parade dans le quartier résidentiel. A sa demande, le géné-
ral von Leuthold, ancien commandant du XIXe corps,
passe en revue les troupes. D’abord marchent les Chasseurs
saxons, puis viennent les Grenadiers de la garde de Neuf-
ville; les Chasseurs de Mærcker ferment le cortège, qui se
déroule devant une foule aussi nombreuse qu’enthousiaste.
((Après le cauchemar de ces dernières semaines, écrit le
général Mærcker (et l’on remarquera la fierté qui perce
à travers ces lignes), on vit se déployer de nouveau comme
un reflet de la force et de la discipline de l’ancienne armée.
Les trompettes sonnaient, les drapeaux claquaient au vent.
I1 y avait encore des soldats en Allemagne! ))
L‘échec du dernier mouvement de grève a brisé la résis-
tance des révolutionnaires. Le calme qui règne en ville
permet au général Mærcker de diminuer l’effectif des troupes
d’occupation. Le 18 mai, immédiatement après la parade,
LA REICHSWEHR PROVISOIRE 305
la IVe section de Chasseurs et le train blindé no 54 repartent
pour Eisenach. Le régiment von Oven quitte Leipzig le
même jour. Le 21 mai, le train blindé no 21 remonte vers le
nord, pour assurer la défense des frontières de l’est, où
subsiste, malgré l’ultimatum de Foch, une certaine effer-
vescence, tandis que la I r e brigade des Chasseurs saxons
est remplacée par deux bataillons de la 2e brigade.
Désormais, les Chasseurs peuvent considérer leur tâche
comme terminée. L’autorité du gouvernement du Reich
est rétablie en Saxe.
La population civile a été désarmée;le Régiment de sécu-
rité a été dissous; à la place des diverses formations révo-
lutionnaires, un bataillon de Volkswehr et des compagnies
de protection, formées de volontaires à court terme, sont
en train de se constituer l. Elles sufiiront bientôt pour
assurer l’ordre dans le pays.
Afin d’accélérer la formation de ces milices, le général
Marcker prononce, le 24 mai, un grand discours dans 1’Aula
de l’université de Leipzig. Mais le commandant en chef des
Chasseurs n’y parle pas seulement de questions de recrute-
ment. Par-dessus la tête des étudiants leipzigois, il s’adresse
à la jeunesse universitaire d’Allemagne. Brossant à grands
traits un tableau dü pays tel qu’il se présente après cinq
mois de révolution, il compare le rale joué, durant cette
période, par les différentes classes de la population.
(( Pendant mes cinq mois d’activité en Allemagne centrale,

déclare le général Mærcker, j’ai acquis peu d’estime pour les


capacités d’organisation de la bourgeoisie allemande, tandis
que j’ai pu me former une très haute opinion de celles de
1. La création de ces Einwohnerwehren, qui se constituent à cette époque d’un
bout 4 l’autre de l‘Allemagne, est particulièrement significative. Quoique les
méthodes de formation diffèrent selon les garnisons, les renseignements que nous
donne le général Mrercker sur I’Einwohnerwehr de Leipzig nous permettent de
nous faire une idée de la structure de ces unités mi-civiles, mi-militaires.
L’fitat-Major des Chasseurs procéde d’abord à la création d‘un régiment de volon-
taires 4 court terme, ou Zeitfreiwiilige Regiment, qui compte déjà 2.100 hommes
le 27 mai. Placé SOUS le commandement du colonel Nicolai, il est divisé en quatre
bataillons (A, B, C, D) qui correspondent aux quatre quartiers de la ville. Les
compagnies et les sections correspondent aux arrondissements et a u x rues.
Parallèlement, et comme 4 l’abri du Zeiifreiwillige Regiment, se constitue
I’Einwohnerwehr proprement dite. La ville est divisée à cet effet en 100 districts.
Chaque district est chargé de constituer une compagnie de 100 hommes. Cette
milice demeure en liaison constante avec le Zeitjreiwillige Regiment.
I 20
306 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

la classe ouvrière. En raison de sa structure homogène et de


l’unité de ses objectifs politiques et économiques, celle-ci est
évidemment plus facile à diriger que la bourgeoisie, très
divisée dans ses opinions et dans ses conditions de vie. A la
classe ouvrière bien organisée, disciplinée et prête à tous les
sacrifices, s’oppose presque partout une bourgeoisie totale-
ment désorganisée, écartelée entre quatre ou cinq partis
antagonistes, et peu disposée à se sacrifier aux intérêts de la
patrie. Alors que la classe ouvrière, hostile au gouvernement, a
produit une pléiade de chefs résolus, dans vingt villes de l’Alle-
magne centrale où j’ai eu à intervenir, je n’ai pas rencontré
un seul chef digne de ce nom, parmi les milieux bourgeois1.n
Après avoir rendu cet hommage à ses adversaires de
la veille, le général Mærcker flétrit l’apathie des classes
moyennes. Qu’ont-elles fait pour lutter contre l’effondre-
ment du pays, pour endiguer la marée montante du commu-
nisme, pour enrayer et extirper les divers séparatismes? Rien,
ou presque rien. La bourgeoisie s’est réfugiée dans des (( que-
relles allemandes )) qui ont complètement épuisé ses forces
combatives. Pour le reste, elle s’en est remise entièrement
aux corps francs, comptant sur leur intervention pour mettre
un terme à ses maux.
Ce sont donc les corps francs - et eux seuls - qui ont
rétabli partout la situation. Ce sont eux, dirigés par l’État-
Major, qui ont reconquis Berlin,.qui ont débloqué les ports
de Brême et de Hambourg, qui ont arrêté les grèves en
Westphalie, à Gotha et à Halle, qui ont assuré la protection
du Parlement de Weimar et des frontières de l’est. Ce sont
eux qui ont écrasé les séparatismes brunswickois, bavarois
et saxon. Partout sur leur passage, ils ont dissous les milices
révolutionnaires, installé des garnisons nouvelles et créé des
régiments locaux, assez forts pour empêcher le retour de
l’anarchie. En quelques mois, leurs chefs ont fait surgir du
néant une armée de quatre cent mille volontaires, destinée
à remplacer l’ancienne armée impériale...
E t soudain, tout cet énorme effort vient buter contre les
clauses du traité de Versailles.
1. Général MERCKER, Vom Kaiserheer zur Reichswehr, p. 256-257.
2. En français dans le texte. Le général Mrereker veut sans doute parler de ce.
que nous appelons a des querelles d’Allemands B .
TROISIÈME PARTIE

LE TRAITE DE VERSAILLES
ET LA DISSOLUTION
DE LA REICHSWEHR PROVISOIRE
XVIII

LA CONFÉRENCE DE PARIS.

CLAUSES MILITA IRES


DU TRAITE DE VERSAILLES

La Conférence de la Paix s’est ouverte à Paris le 19 jan-


vier 1919. I1 ne peut être question ici d’entrer dans le détail
des négociations diplomatiques, ni d’analyser les conflits
nationaux et les rivalités de personnes qui rendaient singu-
lièrement ardue la tâche des plénipotentiaires. Bornons-nous
2i citer, en guise de toile de fond, ces lignes évocatrices du
Journal d’Harold Nicolson, secrétaire d’ambassade attaché
à la délégation britannique :
(( Si j’avais à esquisser le film de la conférence en me ser-

vant de mes propres impressions, écrit-il, le résultat serait


à peu près le suivant : Pendant tout le film courrait un
thème continu qui serait le bruit du chariot ailé du temps;
incessant, répété aussi serait le thème des journaux - dont
les manchettes hurlaient contre les bavards de Paris, exi-
geaient la démobilisation : Get the boys back! et aussi les
millions d’affamés de l’Europe centrale, les queues de pri-
sonniers piétinant derrière les fils de fer barbelés, les flammes
du communisme montant tantôt de Munich et tantôt de
Budapest. A travers le grondement et le roulement constants
de ce thème du temps percerait la dissonance plus aiguë
d’autres sons : le cliquetis, pareil à celui des mitrailleuses,
d’un million de machines à écrire; l’incessant piaillement des
téléphones; la trépidation des motocyclettes ; le ronflement
des aéroplanes; la voix froide des interprètes : Le délégué des
États-Unis constate qu’ilne peut se ranger...; l’éclat des trom-
dettes; le tonnerre du canon des Invalides; le bruissement
310 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE
des dossiers; et, à travers tout cela, le bruit des pas précipi-
tés, tantôt répercuté par le plancher d’une galerie de minis-
tère, tantôt amorti par l’épais tapis d’Aubusson d‘un salon
surchauffé l. 1) Et l’auteur de Peacemaking ajoute un peu
plus loin :
Nous étions épuisés et surchargés de travail. Nous conti-
nuions à murmurer nos vieilles formules, dans l’espoir qu’elles
avaient encore quelque rapport avec nos actes. I1 y avait de
courts moments où nous nous disions à nous-mêmes : u Ceci
est injuste... )) I1 y avait de longs moments où nous nous
disions à nous-mêmes : (( Plutôt un mauvais traité aujour-
d’hui qu’un bon dans quatre mois... )) Sous la pression de
la controverse, sous la poussée du temps, nous perdions tout
contact avec l’étoile qui nous avait guidés.. Pendant les inter-
ludes, la poussière retombait un peu; la machine s’arrêtait
et nous observions, avec un regret fatigué, que cette étoile
elle-même pâlissait dans le ciel. I1 faut aboutir! )) nous
((

criait-on, et nous retournions au fracas e t à la confusion de


nos compromis. Nous désirions encore ardemment maintenir
nos principes intacts... I1 était déjà bien trop tard. 1)
En 1815, au lendemain des guerres napoléoniennes, les
représentants des Puissances victorieuses, réunis au Congrès
de Vienne, s’étaient efforcés de rétablir un équilibre euro-
péen qui avait fait ses preuves puisqu’il avait duré un demi-
siècle. Talleyrand, Metternich, Stein et Castlereagh y étaient
parvenus, non parce qu’ils étaient dénués d’ambitions
rivales, mais parce qu’ils possédaient en commun une
certaine conception de la société. Depuis lors, l’Europe
s’était dramatiquement divisée. Sur quoi pouvaient s’en-
tendre un jacobin comme Clemenceau, un monarchiste libé-
ral comme Lloyd George et un pur idéologue comme Wilson?
Le Français voulait imposer à l’Allemagne une (( paix car-
thaginoise )) qui, à défaut de sa destruction, la maintiendrait
pour toujours dans une position d’infériorité. L’Anglais pen-
chait pour une (( paix modérée )) qui permettrait à 1’Alle-
magne de retrouver rapidement sa place dans le concert des
nations et de faire contrepoids à la suprématie française.
Quant à l’Américain, c’était un rêveur qui ne connaissait
1. Harold NICOLSON,Peacemaking, cité par André MAUROIS,LQRevue de Paris,
15 septembre 1935, p. 246.
LE TRAITÉ DE VERSAILLES 311
rien à l’Europe. I1 était intimement convaincu que (( tous
les peuples étaient pacifiques par essence e t qu’il sufisait
de leur imposer des institutions démocratiques pour que la
paix soit assurée ».
Comment leur confrontation autour d’une table verte
aurait-elle pu donner naissance à autre chose qu’à des débats
orageux, à des semaines de discussions remplies d’illusions,
d’erreurs et de marchandages de toutes sortes? La Sainte-
Alliance avait été engendrée par une Europe homogène. Le
traité de Versailles allait être le fruit d’un monde écartelé.
Certes, il serait tentant de poursuivre ce tableau et de
montrer les délégués des nations victorieuses découpant à
leur guise la carte du continent, sans tenir aucun compte
des leçons de l’histoire, des réalités ethniques et même des
principes dont ils s’étaient eux-mêmes réclamés. Mais outre
que tout - ou presque tout - a déjà été dit sur ce sujet,
nous aurons l’occasion d’en mesurer maintes fois les consé-
quences au cours de cet ouvrage. Bornons-nous donc, pour
l’instant, à examiner les clauses militaires du Traité.

* *
Après avoir tenu les premières réunions plénières, les plé-
nipotentiaires représentant les quatre grandes puissances
alliées - Clemenceau, Wilson, Lloyd George et Orlando
- se mettent d’accord pour créer un Comité spécial, chargé
de rédiger les clauses militaires, navales et aériennes du
Traité 2. Dans l’esprit de lord Balfour, - inspirateur de ce
Comité, - ces clauses devraient être présentées immédiate-
ment à l’Allemagne, car plus le temps passe et moins 1’Alle-
magne sera disposée à les accepter. Mais cette procédure est
repoussée à la demande de Clemenceau. Le délégué de la
France ne veut pas que les clauses militaires fassent l’objet
d’un arrangem-ent séparé et demande qu’elles soient incor-
porées à l’ensemble du Traité.

1. Robert INGRIM, HiUers glücklichster Tag, Stuttgart, 1962, p. 20.


2. Le principe fondamental de l’accord concernant les armements était inclus
dans le 4 e point du président Wilson : Des garanties forinelles seroiil données el
reçues, auz lurrnes desquelles les arinernenls seront rédirik au plus bas niveau cnmpa-
l i b k avec la sécurité i d r i e w e des pays.
312 HISTOIRE D E L’ARMEE ALLEMANDE
Dès la mi-février, le Comité militaire se met au travail.
Mais très rapidement il se heurte à des divergences de points
de vue presque irréductibles. Déjà, lors de la conclusion de
l’armistice, les Alliés avaient découvert que leurs buts de
guerre ne coïncidaient pas. Maintenant, ils s’aperçoivent que
leurs conceptions relatives au désarmement de l’Allemagne
sont radicalement différentes. Délégués français et anglais ne
sont d’accord ni sur la méthode, ni sur les effectifs, ni sur
les délais. Et les uns comme les autres sont décidés à faire
prévaloir leur point de vue.
La délégation militaire anglaise, que dirigent le Field-
marshal sir Henri Wilson et le major général sir William
Thwaites, considère qu’une des conditions essentielles du
traité de paix doit être la suppression de la (( conscription »,
c’est-à-dire du service militaire obligatoire. Elle veut doter
l’Allemagne d’une armée de métier, calquée sur le modèle
de l’armée britannique. Elle se fonde sur la thèse qu’une
armée de métier est toujours moins agressive qu’une armée
nationale. Avec le temps, ses officiers finissent par s’endor-
mir dans la routine et deviennent de simples fonctionnaires
militaires, n’ayant aucune envie de se lancer dans des aven-
tures inconsidérées.
La délégation française, à la tête de laquelle siège le maré-
chal Foch, soutient en revanche que, pour u n pays comme
l’Allemagne, de tous les systèmes possibles c’est le volonta-
riat à long terme qui offre le plus de dangers. Dès le l e r jan-
vier 1919, dans une note adressée au gouvernement français,
Foch appuyait sa thèse sur des arguments convaincants :
(( La Prusse, déclarait-il, a toujours eu une armée d’un

effectif supérieur à celui qui correspondait à la population


du pays. Par là, elle s’assurait bientôt dans les Puissances
européennes un rang très supérieur à celui que lui assignaient
ses moyens naturels. Toutes les classes, toutes les ressources,
toutes les associations comme tous les individus étaient dis-
ciplinés et centralisés. )) D’où la nécessité de changer la forme
du gouvernement. K Maïs une rhpublique, ajoutait-il (et l’ave-
nir devait montrer combien il avait raison), bâtie sur les
mêmes principes de centralisation du pouvoir et de milita-
risme, prenant en main l’ensemble de l’Allemagne, .présen-
tera tout autant de dangers et constituera une aussi redou-
LE TRAITE D E VERSAILLES 313
table menace pour la paix. Elle est facile à réaliser dans un
pays imbu de l’esprit prussien, des méthodes prussiennes,
des doctrines militaristes et où règnent encore en maître,
par le tempérament comme par la tradition, le principe
d’autorité, le besoin de centralisation. Bien plus, l’Allemagne
républicaine, libérée des entraves que l’existence des petites
principautés occasionnait incontestablement à l’Empire, a
chance de trouver un surcroît de forces dans son unité para-
chevée. ))
Aussi importe-t-il avant tout d’empêcher que la nouvelle
armée allemande ne serve de refuge aux survivants de l’an-
cienne armée impériale. Il ne faut à aucun prix qu’elle soit
une armée de caste, rigide et fermée, mais une armée démo-
cratique, largement ouverte à toutes les classes de la société,
bref, une armée de miliciens à effectifs constamment renou-
velés et où les éléments de gauche finiront par noyer sous
leur nombre les éléments réactionnaires 2. Objectera-t-on que
le fait de donner une instruction militaire - fût-elle rudi-
mentaire - à un grand nombre d’Allemands, n’est pas sans
danger, en raison de la psychologie de la jeunesse germa-
nique? Peut-être. Mais, tout compte fait, ce danger est
infiniment moins grand que celui qui résulterait d’une armée
de ,métier redevenant rapidement la citadelle de l’esprit
prussien, s’identifiant avec l’Allemagne traditionnelle e t
finissant par dicter ses conditions au gouvernement.
Les Anglais s’élèvent contre cette manière de voir. Ils
considèrent le système du service à courtes périodes comme
un suicide. En outre, ils sont profondément convaincus que
la meilleure méthode est, et ne peut être, que la méthode
britannique. Ils tiennent, vis-à-vis de leur opinion publique,
à l’imposer à l’Allemagne. Une fois ce premier pas accompli,
ils espèrent amener progressivement le reste du continent
à s’aligner sur elle 3. Mais Foch, jetant dans la balance le
1. Les périodes pourraient étre de six mois ou d’un an.
2. Ce point de vue se rapproche singulièrement du système militaire préconisé
par les Socialistes allemands dans leur programme d‘Erfurt. Nul doute qu’il aurait
l’adhésion des Partis républicains allemands.
3. Envisageant la possibilith d’un réveil militariste dans l’avenir, le Tim-
bcrit, le 12 mars 1919 :
a Contre de tels plans, des restrictions militaires artificielles n’oflrent qu’une
garantie limitée et très temporaire. En fait, la seule garantie de paix qui soit
sûre, c’est la volonté du peuple et le pouvoir de l’imposer. La restriction de I’w-
314 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

poids de son autorité, finit par l’emporter. Le 3 mars, il


présente au Conseil suprême des conditions militaires basées
sur le service obligatoire à court terme l. Les effectifs
maxima accordés à l’Allemagne seront de 200.000 hom-
mes, répartis en 15 divisions d’infanterie et 5 divisions de
cavalerie. Les Anglais ne peuvent s’opposer à la remise de
ce rapport, mais ils y joignent, en annexe, une note résu-
mant leurs objections.
Cependant, fait étrange, c’est la délégation française au
Conseil suprême qui va faire obstacle au projet de Foch.
Clemenceau déclare (( que cette question est trop importante
pour être traitée en l’absence de Lloyd George n. Comme le
Premier britannique est retenu au Pays de Galles par sa
campagne électorale 2, la discussion du projet est différée jus-
qu’à son retour.
Le surlendemain, 5 mars, Lloyd George est revenu à Paris.
Comme il fallait s’y attendre, il fait siennes les objections
de Thwaites et de Wilson et proteste contre le principe du
service militaire à court terme. De plus, il sait quelle sourde
rivalité divise Clemenceau et Foch, et il va en jouer avec
sa virtuosité coutumière. Depuis l’armistice, Clemenceau
semble, en effet, préoccupé de restreindre le rôle du Maré-
mée et Z‘abolition de la conscription donnent aux Allemands le pouvoir d’imposer
la paix à leur gouvernement, s‘ils le veulent. Voilà la vraie valeur de l’abolition
de la conscription en Allemagne. D
Citons également ce passage d’un article du New Statesman, d u 15 mam :
a La fin de la conscription en Allemagne supprimera toute chance de la voir
subsister en Angleterre et aux États-Unis. Quant à la France et à l’Italie, cela
fournira aux classes ouvrières un levier irrésistible pour en demander I’abolition
chez eux également. D
Notons cependant que tous les Anglais ne partageaient pas cette manière de
voir. u Le War Office avait élaboré, pour le soumettre a u Conseil suprême, un
projet bien étudié basé sur le service obligatoire 8, nous dit sir Henry WILSON
dans ses Mémoires (p. 496). Lloyd George écrivit alors une lettre furieuse à Wins-
ton Churchill, le blâmant de préparer un plan sans le tenir a u courant.
1. Pour tout ce qui concerne la chronologie des négociations, on pourra se
référer à la monumentale Hisinire de la Conférence de Paria, par H. W. V. TEH-
PERLEY, Londres, 1920, vol. II, section I.
2. Au cours de cette campagne Lloyd George fera a ses électeurs des promesses
qui limiteront considérahlernent sa liberté d’action. A Bristol, notamment, il
n’hésitera pas à dire : a Nous nous proposons d’exiger que l’Allemagne supporte
tous les frais de la guerre D, ce qui était contraire au principe wilsonien d‘une
paix sans indemnités, ni annexions. Le ton général de cette campagne est donné
par cette aarmation d’Eric Geddes, dans un discours prononcé au Guildhall de
Cambridge : a Nous presserons l’orange jusqu’à ce que ses pépins crient! I)
(TANSILL, Back Door to war, p. 12).
LE TRAITE D E VERSAILLES 315
chall. I1 est décidé à ne pas tolérer l’ingérence des militaires,
même dans les questions qui sont manifestement de leur
ressort. Maintenant que la guerre est gagnée, le Maréchal
n’est plus à ses yeux qu’un conseiller technique, un agent
d’exécution. Le traité de Versailles doit être, avant tout,
(( œuvre civile ».

Les Anglais n’ont subi le commandement de Foch que


sous la contrainte des événements 2. Ce n’est pas sans déplai-
sir qu’ils ont vu un Field-Marshal britannique exécuter les
ordres d’un Maréchal de France. Eux aussi estiment qu’il
est temps de (( faire rentrer Foch dans le rang ». Ils ont, en
outre, deux raisons majeures de vouloir diminuer son pres-
tige : d’abord la position qu’il a prise vis-à-vis de l’occupa-
tion de la rive gauche du Rhin3; ensuite son attachement
au maintien du service obligatoire en Allemagne.
Lloyd George voit dans la proposition de Foch non pas
l’opinion réaliste d’un soldat, mais la manœuvre chargée
d’arrière-pensées d’un homme politique. (( Foch savait,
écrit-il, que les délégations britannique et américaine consi-
déraient le désarmement allemand comme un simple pré-
lude au désarmement général. Si l’armée allemande était
réduite à une petite force, tout juste adaptée aux besoins
d’une Allemagne dépouillée de son Empire [colonial], alors
il n’y aurait aucune excuse pour maintenir une gigantesque
armée en France ... I1 [Foch] ne pouvait envisager de gaieté
de c e u r la perspective de démanteler l’armée française, à
l’édification de laquelle il avait consacré le meilleur de sa
vie, qui était pour lui un motif d’orgueil et qu’il considérait
à la fois comme le meilleur agent de sécurité et la gloire
suprême de son pays. Son idée était de maintenir en Alle-
magne une armée, pas assez nombreuse ni assez puissante
pour attaquer la France, mais assez grande cependant pour
1. Dés les préliminaires de l’armistice, Clemenceau a fait comprendre à Foch
a que l’établissement ries conditions à imposer aux Allemands ne lui incombe
pas, mais aux chefs de gouvernement D. Ces conditions seront discutées en Conseil
de Cabinet. Lorsque Foch demande à y assister, Clemenceau le lui refuse, allé-
guant que ce serait contraire à la Constitution.
2. Voir CLEMENCEAU, Grandeurs et Misères d’une victoire, chap. II : L’unité
de commandement, p. 21.
3. Les Anglais appréhendaient que la France devienne maîtresse du bassin
minier rhéno-westphalien, ce qui lui permettrait de concurrencer victorieusement
l’industrie britannique.
316 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

justifier le recrutement de forces qui donneraient à la France


une prépondérance indiscutée en Europe, avec un excédent
pour les besoins de son immense empire d’outre-mer l. n De
sorte que la discussion qui s’engage sous le couvert du désar-
mement vise moins la diminution des forces allemandes que
l’affaiblissement de la suprématie militaire française.
Foch, par contre, craint avant tout que le Reich ne main-
tienne l’intégrité et la solidité de ses cadres (ce qui allait
être, justement; la préoccupation essentielle de von Seeckt)
et cite h l’appui de sa thèse la formule du maréchal Bugeaud,
affirmant (( qu’une armée de moutons commandée par un
lion est plus redoutable qu’une armée de lions commandée
par un âne ».La masse des recrues lui fait moins peur que
l’existence d’un corps d’officiers actifs et disciplinés. Alors
que la d.élégation anglaise veut affaiblir l’armée allemande
à la base, Foch, lui, veut frapper à la tête. (( L’infériorité
de la machine de combat allemande, ajoute Lloyd George,
devait être obtenue, selon le Maréchal, en maintenant le
service obligatoire, mais en limitant le nombre des conscrits
à 200.000, afin de supprimer la formation d’un corps nom-
breux d‘officiers et de sous-officiers. La création d’un état-
major devait être découragée. L’équipement devait en être
restreint et médiocre (scant and stingy) a. 1)
La divergence des points de vue entre Foch et les délé-
gués britanniques est donc totale. Elle est encore aggravée
par le fait que Clemenceau n’appuie que faiblement les thèses
du Maréchal - pour des raisons qui tiennent de la méfiance
que les dirigeants civils français éprouvent traditionnelle-
ment pour les militaires. Mais les Anglais savent que,
quels que puissent être ses sentiments personnels, jamais
Clemenceau ne tolérera une attaque directe contre le Com-
mandant en chef des armées alliées. Pour arriver à leurs
fins, ils ont recours à une manœuvre habile, en reprenant

1. David LLOYDGEORGE, The Truih about the Peace Treaties, Londres, 1938,
vol. I, p. 587. II faut remarquer à ce sujet que, comme l‘Angleterre n’envisageait
nullement de diminuer sa marine, et que c’est elle qui s’était attribué la part du
lion dans l’empire colonial allemand, l’armée française était la seule force SUS-
ceptible de mettre en question son hégémonie mondiale.
2. David LLOYDGEORGE, op. cit., vol. I, p. 590. Toute la discussion, telle
qu’elle est relatée par le Premier britannique, merite d’être lue attentivement
(p. 591-596).
LE TRAIT& DE VERSAILLES 317
à leur compte l’argument que Clemenceau a avancé lui-
même à la veille de l’armistice. Lloyd George déclare donc
que la question du service obligatoire est une affaire poli-
tique plutôt que militaire, dont la décision incombe aux
chefs de gouvernement ». Le président du Conseil français
est agréablement surpris de voir la délégation anglaise
abonder dans ses vues. Il n’a pas si souvent l’occasion d’être
d’accord avec elle l.
Le 7 mars, en séance plénière, le Premier britannique
propose, et fait adopter avec l’appui de Clemenceau 2, une
résolution suivant laquelle les clauses militaires, navales et
aériennes seront basées sur le principe du volontariat à long
terme, c’est-à-dire sur l’armée de métier. Le Comité militaire
est chargé de dresser un nouveau projet (( conforme à la
résolution du Conseil suprême 1). La thèse anglaise a triom-
phé. Cette décision va avoir une portée incalculable : elle va
doter la jeune république allemande d’une armée monar-
chique, qui sera perpétuellement à la recherche d’un (( sou-
verain ».
Le maréchal Foch s’incline devant cette décision et le
Comité militaire reprend ses travaux. Mais cette fois-ci,
les e x p e r t s français refusent d’entériner le chiffre de
200.000 hommes, accordés à l’Allemagne dans le projet pré-
cédent. Ce chiffre avait fait l’objet de longues discussions.
On avait parlé, tout d’abord, de 500.000 hommes, et la
délégation militaire britannique avait été d’avis que 1’Alle-
magne devrait $tre autorisée à conserver 400.000 hommes,
ne fût-ce que temporairement. En définitive le chiffre de
200.000 hommes n’avait été accepté par Foch que parce que
son projet était basé sur le service obligatoire à court terme.
I1 considère le volontariat à long terme comme une menace
directe pour la sécurité de la France. Force lui est, à présent,
d’en accepter le principe. Mais il cherchera à en pallier les
effets en ramenant les effectifs autorisés au niveau le plus
bas. Après des négociations laborieuses, le Comité militaire
finit par s’arrêter au chiffre de 140.000 hommes. Ce nouveau
1. Parlant de l’ensemble de ses rapports avec Lloyd George, CLEMENCEAU écrit
(Grandeurs et Misères d’une victoire, p. PO) : a En de périlleux débats, jamais deux
hommes ne parurent plus près de s’entre-dévorer. n
2. W i f hthe support of Clemenceau ( H . W. V. TEMPERLEY, Histoire da la Confé-
rence de Paris, vol. II, p. 129).
318 HISTOIRE DE L’ARMEE ALLEMANDE

projet est soumis, le 10 mars, à l’approbation du Conseil


suprême.
Les Français, écrit H. W. V. Temperley, n’étaient toujours
pas satisfaits et déclarèrent que cette force était encore trop
grande. )) Peut-être nos délégués ne se montreraient-ils pas
aussi exigeants s’ils n’avaient vu avec quelle rapidité l’Al-
lemagne avait reconstitué une nouvelle armée e t si la Reichs-
wehr provisoire n’avait pas tant fait parler d’elle. Quoi qu’il
en soit, Lloyd George finit par se ranger à l’avis de Clemen-
ceau. Le chiffre définitif est donc ramené à 100.000 hommes,
répartis en 7 divisions d’infanterie et 3 divisions de cavale-
rie. Le reste du projet est incorporé au traité, après avoir
subi quelques remaniements de détail. Le 17 mars, plusieurs
retouches y sont encore apportées : les 4.000 officiers devront
être compris dans le chiffre total de 100.000 hommes. Enfin,
dans le courant du mois d’avril, on y ajoute les articles 172
et 179, relatifs à la fabrication des explosifs et à l’interdic-
tion faite aux nationaux allemands de s’enrôler dans les
armées étrangères.
Le 5 mai, en séance plénière, les clauses militaires passent
en dernière lecture devant le Conseil suprême. Jusqu’au der-
nier moment, Foch a espéré que le principe de l’armée de
métier ne serait pas maintenu. I1 a abaissé progressivement
le chiffre des effectifs dans l’espoir d’amener les Anglais à
revenir sur leur décision. I1 a cru également que la durée
de l’occupation de la rive gauche du Rhin serait prolongée.
Maintenant il se rend compte qu’il n’en sera rien et ne peut
s’empêcher de laisser déborder son amertume. En phrases
brèves, mais solennelles, il avertit la France de tous les
déboires que ce Traité lui vaudra (( en raison de l’imprécision
et de l’insuffisance de son contenu ». Dans quinze ans au
plus tard la France devra évacuer la Rhénanie. Qu’est-ce
qui assurera alors sa sécurité? Quant à la limitation des
effectifs, elle n’est qu’une illusion. Le traité de Versailles
renouvelle sur ce point l’erreur de Tilsitt, qui a abouti aux
désastres de 1813.
Une fois la séance terminée, Clemenceau s’approche de
Foch et laisse éclater son mécontentement :
- Pourquoi, monsieur le Maréchal, avez-vous fait cette
scène en public?
LE TRAITB DE VERSAILLES 319
Foch se Iève et lui répond très calmement, en tourmentant
sa moustache :
- Pour libérer ma conscience l.
A présent, le dernier orage est passé. Le 7 mai, les condi-
tions de paix sont remises solennellement, dans la Galerie
des Glaces, à la délégation allemande composée du comte
Brockdorff-Rantzau, ministre des Affaires étrangères, des
ministres Landsberg et Giesgerts, de M. Leinert, président
de la Diète prussienne, du professeur Schücking et bu Dr Mel-
chior. Le général von Seeckt, délégué du Grand Etat-Major
allemand, est resté à l’hôtel des Réservoirs. La remise des
conditions de paix est, elle aussi, (( œuvre civile n.

+ +

Ces conditions occupent toute la cinquième partie du Traité


et sont divisées en cinq sections. La première est relative
à l’armée de terre, la deuxième à la marine, la troisième
à l’aviation, la quatrième aux Commissions interalliées de
contrôle et la cinquième aux clauses juridiques. Le tout est
précédé d’un court préambule, rédigé comme suit :
En vue de rendre possible la préparation d’une limitation
générale des armements de toutes les nations, l’Allemagne s’en-
gage à observer strictement les clauses militaires, navales e t
aériennes ci-après stipulées.
La Ire SECTION (clauses militaires) se subdivise en quatre
chapitres.
Le le* Chapitre est relatif aux effectifs et à l’encadrement
de l’armée allemande. Dans un délai de trois mois au plus
tard, l’armée allemande ne devra comprendre que 7 divi-
sions d’infanterie et 3 divisions de cavalwie. Dès ce moment
la totalité des effectifs de (( l’armée des Etats qui constituent
l’Allemagne )) ne devra pas dépasser 100.000 hommes, offi-
ciers compris. L’effectif total des officiers, y compris le per-
sonnel des Etats-Majors, ne devra pas dépasser 4.000. Les
divisions ne pourront être encadrées que par deux États-
Majors de corps d’armée. Ces Etats-Majors comprendront au
maximum 60 officiers et 300 hommes. L’effectif d’une divi-

1. Voir Harold NICOLSON,


Revue de Paris, 15 septembre 1935, p. 269.
320 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

sion d’infanterie sera de 410 ofhiers et 10.830 hommes.


L’effectif d’une division de cavalerie sera de 275 officiers et
5.250 hommes. Le maintien ou la constitution de forces dif-
féremment groupées ou d’autres organes de commandement
ou de préparation à la guerre sont interdits Le Grand
fitat-Major allemand et toutes autres formations similaires
seront dissous et ne pourront être reconstitués sous aucune
forme (art. 160).
Le Chapitre II est relatif à l’armement, aux munitions et
au matériel. Jusqu’à l’époque où l’Allemagne pourra être
admise comme membre de la Société des Nations, l’armée
allemande ne devra pas disposer de plus de 84.000 fusils,
18.000 carabines, 792 mitrailleuses lourdes, 1.134 mitrail-
leuses légères, 63 minenwerfer moyens, 189 minenwerfer
légers, 204 pièces d’artillerie de 77 et 84 howitzers de 105,
sauf un complément facultatif qui pourra atteindre, au maxi-
mum, 1/25 des armes à feu et 1/50 pour les canons 2, et
sera exclusivement destiné à pourvoir aux remplacements
nécessaires (art. 164).
Les stocks d e munitions maxima autorisés s o n t d e
40.800.000 cartouches pour les fusils et les carabines,
15.508.000 cartouches pour les mitrailleuses lourdes et légères,
25.200 coups pour les minenwerfer moyens, 151.200 coups
pour les minenwerfer légers, 204.000 obus pour les pièces
de 77 et 67.200 obus pour les howitzers de 105. Le gouver-
nement allemand devra entreposer ces stocks dans des lieux
dont il donnera notification aux gouvernements des princi-
pales Puissances alliées et associées. I1 lui est interdit de
constituer aucun autre stock, dépôt ou réserve de muni-
tions (art. 166).
Le nombre et le calibre des canons constituant l’arme-
ment des ouvrages fortifiés, forteresses et places fortes que
l’Allemagne est autorisée à conserver, devront être notifiés
aux Puissances alliées. Leur approvisionnement sera ramené
et maintenu à 1.500 coups par pièce pour les calibres de 105

I . Ce paragraphe, que renforce l’article 177, a pour but d’interdire, et par consé-
quent de rendre illégales, toutes les associations paramilitaires comme les Ein-
wohnenvehren et les Zeitfreiwiliigs.
2. L’ensemble de l’armée allemande disposera donc en tout de 5 canons de
rechange.
LE TRAIT& DE VERSAILLES 321
et plus petits; à 500 coups par pièce pour les calibres supé-
rieurs (art. 167).
La fabrication des armes, des munitions et du matériel
de guerre quel qu’il soit, ne pourra être effectuée que dans
les usines et fabriques dont l’emplacement sera porté à la
connaissance et soumis à l’approbation des gouvernements
alliés. Tous les autres établissements ayant pour objet la
fabrication, la préparation, I’emmagasinement des armes, les
arsenaux et les dépôts de munitions seront supprimés. Leur
personnel sera licencié (art. 168).
Tout l’excédent d’armes, de munitions et de matériel de
guerre existant en Allemagne en sus des quantités autori-
sées, sera livré aux gouvernements alliés pour être détruit
ou mis hors d’usage. Cette livraison aura lieu sur tels points
du territoire allemand qui seront déterminés par lesdits gou-
vernements (art. 169). L’importation en Allemagne et l’ex-
portation à l’étranger des armes, munitions et matériel de
guerre de quelque nature que ce soit sont strictement prohi-
bées (art. 170). L’emploi, la fabrication et l’importation de
gaz asphyxiants ou toxiques sont prohibés. Sont également
prohibées la fabrication et l’importation des automobiles
blindées et des chars (art. 171).
Le Chapitre I I I est relatif au recrutement et à l’instruc-
tion des militaires. Tout service militaire obligatoire sera
aboli en Allemagne. L’armée allemande ne pourra être consti-
tuée et recrutée que par voie d’engagements volontaires
(art. 173). L’engagement des sous-oficiers et soldats devra
être de douze années consécutives. La proportion des hommes
quittant le service pour quelque cause que ce soit avant l’ex-
piration du terme de leur engagement, ne devra pas dépas-
ser chaque année 5 % de la totalité des effectifs fixés par
le Traité 1 (art. 174). Les officiers maintenus dans l’ar-
mée devront contracter l’engagement de servir au moins
jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans. Les officiers nouvelle-
ment nommés devront contracter l’engagement de servir

1. Cette disposition a pour but d’empêcher les dirigeants militaires allemands


d’avoir recoure a un systéme analogue a celui des I permissionnaires instruits *
(dit Krürnpersystern) grâce auquel Scharnhorst trompa en 1811 la vigilance de
Napoléon. (Voir au volume I I du présent ouvrage, le chapitre consacré à 1’Esprif
de la Rsichawehr).
I 21
322 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

effectivement pendant vingt-cinq années continues. Les off-


ciers ayant précédemment appartenu à des formations quel-
conques de l’armée‘ et qui n’entreront pas dans l’armée
nouvelle ne devront participer à aucun exercice militaire
théorique ou pratique, et ne seront soumis à aucune obliga-
tion militaire quelconque (art. 175).
I1 ne subsistera en Allemagne que le nombre d’écoles mili-
taires strictement nécessaires au recrutement des oficiers
des unités autorisées. En conséquence, toutes les Académies
de guerre ou institutions similaires en Allemagne, ainsi que
les différentes écoles militaires d’officiers, d’élèves oficiers,
de Cadets, de sous-officiers ou d’élèves sous-oficiers seront
supprimées (art. 176). Les établissements d’enseignement,
les universités, les sociétés d’anciens militaires, les associa-
tions de tir, sportives ou de tourisme et, d’une manière
générale, les associations de toute nature, quel que soit l’âge
de leurs membres, ne devront s’occuper d’aucune question
militaire. I1 leur sera notamment interdit d’instruire ou
d’exercer leurs adhérents à l’emploi des armes de guerre.
Ces sociétés, associations, étal>lissements d’enseignement et
universités, ne devront avoir aucun lien avec les ministères
de la guerre, ni avec aucune autre autorité militaire (art. 177).
Toutes mesures de mobilisation, ou tendant à la mobilisa-
tion sont interdites (art. 178). L’Allemagne s’engage à n’ac-
créditer en aucun pays étranger aucune mission militaire,
navale ou aéronautique. Elle s’engage en outre à prendre les
mesures appropriées pour empêcher les nationaux allemands
de quitter son territoire pour s’enrôler dans i’armée, la flotte
ou l’aviation d’aucune Puissance étrangère ou pour prê-
ter leur concours à l’instruction militaire d’un autre pays
(art. 179).
Le Chapitre I V est relatif aux fortifications. Tous les
ouvrages fortifiés, forteresses ou places fortes situés en ter-
ritoire allemand à l’ouest d’une ligne tracée à cinquante
kilomètres à l’est du Rhin seront désarmés e t démantelés.
Toutes les forteresses situées dans la zone occupée par les
troupes alliées devront être démantelées dans les délais qui
seront fixés ultérieurement par le Haut-Commandement allié.

1. C’est-h-dire les anciens officiera de l’armée impériale.


LE TRAITÉ DE VERSAILLES 323
La construction de toute nouvelle fortification, quelles qu’en
soient la nature ou l’importance, est interdite (art. 180).
LA IIe SECTION a trait aux clauses navales; la IIIe SEC-
TION à l’aéronautique.
Les forces militaires de l’Allemagne ne devront compor-
ter aucune aviation militaire ni navale. Aucun ballon diri-
geable ne sera conservé (art. 198).Jusqu’à la complète éva-
cuation du territoire allemand par les troupes alliées, les
avions des puissances alliées auront en Allemagne liberté de
passage à travers les airs, liberté de transit et d’atterrissage
(art 200). Tout le matériel de l’aéronautique militaire e t
navale devra être livré aux puissances alliées. Cette livrai-
son devra être effectuée dans tels lieux que désigneront les-
dits gouvernements. Dans ce matériel, seront compris les
avions et hydravions complets, les ballons dirigeables en
état de vol, les appareils pour la fabrication de l’hydrogène,
les moteurs d’aéronef, les cellules, l’armement, les munitions,
les instruments de bord, les appareils de T. S. F., de photo-
graphie et de cinématographie utilisés par l’aéronautique,
les pièces détachées se rapportant à chacune des catégories
qui précèdent. Le matériel ci-dessus visé ne devra pas être
déplacé sans une autorisation spéciale desdits gouverne-
ments (art 202).
La IVe SECTION a trait aux Commissions interalliées de
contrôle. Toutes les clauses militaires, navales et aéronau-
tiques contenues dans le Traité seront exécutées par 1’Alle-
magne sous le contrôle de Commissions interalliées spécia-
lement nommées à cet effet (art. 203). Celles-ci installeront
leurs services au siège du gouvernement central allemand.
Elles auront la faculté, aussi souvent qu’elles le jugeront
utile, de se rendre sur tout point du territoire allemand ou
d’y envoyer des Sous-Commissions ou des délégués (art. 205).
Le gouvernement allemand devra donner aux Commissions
interalliées de contrôle et à leurs membres, toutes facilités
nécessaires à l’accomplissement de leur tâche. I1 devra fournir
aux dites commissions tous les renseignements ou documents
demandés. I1 lui appartiendra en outre de fournir à ses frais,
tant en personnel qu’en matériel, les moyens d’effectuer
les livraisons, destructions, démantèlements, démolitions et
mises hors d’usage prévus par le traité (art. 206). L’entre-
324 HISTOIRB DB L’ARMÉE ALLEMANDE

tien et les frais des commissions de contrôle, ainsi que les


dépenses occasionnées par leur fonctionnement, seront sup-
portés par l’Allemagne (art. 207).
La Ve SECTION a trait aux dispositions juridiques. Dans
un délai de trois mois, la législation allemande devra avoir
été modifiée en conformité avec les stipulations ci-dessus
énumérées (art. 211).
Aux clauses militaires proprement dites, viennent s’ajou-
ter un certain nombre d’autres dispositions, destinées à en
renforcer les effets. Ce sont les a Garanties d’exécution D,
énumérées dans la partie XVI du Traité.
La SECTION 1 a trait à l’Europe occidentale.
A titre de garantie d’exécution, les territoires allemands
situés à l’ouest du Rhin, ainsi que les têtes de pont de
Cologne, de Coblence, de Mayence et de Kehl, seront occu-
pés par les Alliés pendant une période de quinze années, à
compter de la mise en vigueur du Traité (art. 248). Si les
conditions du Traité sont fidèlement observées par 1’Alle-
magne, ces territoires seront progressivement évacués : la
première zone, au bout de cinq ans, la seconde au bout de
dix ans, la troisième au bout de quinze ans. Si, à ce moment,
les garanties contre une agression non provoquée de 1’Alle-
magne ne sont pas considérées comme sufisantes par les Alliés,
la durée de l’occupation pourra être prolongée (art. 429).
Dans le cas où, soit pendant l’occupation, soit après l’ex-
piration des quinze années ci-dessus prévues, l’Allemagne
refuserait d’observer tout ou partie des obligations résultant
pour elle du Traité, tout ou partie des zones spécifiées dans
l’article 429 seraient immédiatement occupées de nouveau
par les forces alliées (art. 430). Toutefois, si l’Allemagne
satisfait à tous les engagements découlant du Traité, l’éva-
cuation des territoires occupés pourra être avancée (art. 431).
La SECTION II a trait à l’Europe orientale.
L’Allemagne reconnaît définitivement l’abrogation du
traité de Brest-Litowsk. Toutes les troupes allemandes qui se
trouvent actuellement dans les provinces baltes et en Lithua-
nie retourneront à l’intérieur des frontières de l’Allemagne,
aussitôt que les gouvernements des principales Puissances
alliées jugeront le moment propice, eu égard à la situation
intérieure desdits territoires (art. 433).
LE TRAIT$ DE VERSAILLES 325
Enfin des plébiscites seront organisés dans la Sarre (art.
449)’ en Haute-Silésie (art.a),à Allenstein (art. 95) et au
Schleswig (art. 109).

e 4

Lorsque le général von Seeckt prend connaissance de ces


clauses, il est atterré. I1 voit, dans cette accumulation de
paragraphes, a la volonté de détruire l’Allemagne elle-même,
à travers la destruction de son armée ». I1 connaît l’histoire
de son pays et sait quels liens étroits ont toujours uni sa struc-
ture sociale à son armature militaire. I1 craint qu’une fois
brisée la charpente d’acier qui soutenait l’Etat, celui-ci ne
puisse plus se relever de sa chute. Ce qu’il redoute, à tra-
vers la réduction des effectifs et l’abolition du service obli-
gatoire, ce n’est pas seulement la déchéance politique et
économique, mais (( le déchirement et la dissolution de la
na tion ».
Pourtant, les civils faisant partie de la délégation alle-
mande (Brockdorff-Rantzau mis à part) acceptent les clauses
militaires sans trop de difficulté. Pour eux, une armée puis-
sante risquerait d’être un obstacle sérieux à la consolida-
tion du régime nouveau qu’ils représentent. Les stipulations
des Alliés les débarrassent d’un adversaire inquiétant, sans
les obliger à engager la lutte avec lui. Aussi se borne- -ils
à demander quelques modifications de détail.
La première, présentée par la délégation allemande dans
sa note du 29 mai, est relative aux Commissions inter-
alliées de contrôle. Les Allemands considèrent l’ingérence de
ces Commissions comme une atteinte à leur souveraineté
nationale. Ils proposent que l’Allemagne procède elle-même
à son désarmement (( en vue de contribuer à l’instauration
d’une ère nouvelle de justice et de paix ». Les Alliés s’y
refusent. Le désarmement de l’Allemagne doit être contralé
et ce contrôle doit être accepté inconditionnellement. C’est
un devoir sacré qui doit précéder le désarmement général a n.
La seconde demande allemande a trait aux délais d’exé-
cution. Trois mois sont accordés à l’Allemagne pour ramener
1. GénBiai von SEECKT,ta Reichswehr, p. 9 et I O .
2. H. W.V. TBXPXRLEY, Histoire ds la Con/&ew de Paru, vol. II, p. 302-303.
326 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

son armée au niveau de 100.000 hommes, livrer son maté-


riel de guerre, démanteler ses forteresses et modifier sa légis-
lation. Cette tâche, déjà dificile à accomplir aussi rapidement
en temps normal, est irréalisable dans un pays où la guerre
civile, à peine éteinte, peut se rallumer d’un jour à l’autre,
où l’autorité du gouvernement central est précaire et où,
la veille encore, la révolution grondait à Berlin, à Dresde
et à Munich. Ni les effectifs ni les cadres de la Reichswehr pro-
visoire ne sont exactement recensés. Enfin, toutes les troupes
du front russe ne sont pas encore rentrées : 40.000 hommes
environ continuent à se battre dans les provinces baltes,
autour de Riga et de Libau, sous le commandement du
général von der Goltz l.
Les délégués allemands font valoir que, si le délai de trois
mois n’est pas prolongé, des troubles graves pourront en
résulter pour l’Allemagne et le gouvernement d’Ebert ris-
quera d’être balayé. (( Cet argument parut raisonnable, écrit
H. W. V. Temperley, d’autant plus que l’on ne savait pas exac-
tement combien de temps s’écoulerait encore avant la rati-
fication finale du Traité. II La délégation militaire britan-
nique -qui, appartenant à un pays sans frontière commune
avec l’Allemagne, juge ces choses avec plus de détachement
que les Français - suggère que la réduction des effectifs
s’effectue par paliers.
Adoptant le point de vue anglais, le Conseil suprême per-
met que la réduction de l’armée se fasse progressivement.
Les effectifs seront donc ramenés à 200.000 hommes dans
les trois mois qui suivront la mise en vigueur du Traité
(art. 163), puis à 100.000 hommes à la date du 31 mars
1920 (art. 160) 2.

1. Voir, au volume I1 du présent ouvrage, les chapitres relatifs à l’équipée


allemande dans les provinces baltes.
2. Cette décision devait avoir des répercussions inattendues. Au moment oii
l’article 160 avait été rédigé (avril-mai 1919), on pensait que le Traité entrerait
en vigueur au cours de l’été. Or, il ne devait entrer en vigueur que le 1 0 janvier
1920. De ce fait, l’article 163 autorisait l‘Allemagne à garder 200.000 hommes
jusqu’au 10 avril 1920 (c’est-à-dire trois mois après la mise en vigueur du Traité).
Mais l’article 160 lui interdisait d’en avoir plus de 100.000 à dater d u 31 mars
1920. Pour sortir de ce dilemme, il fallut conclure de nouveaux arrangements
avec le Reich.
Le 18 février 1920, Lloyd George, en sa qualité de président d u Conseil suprême,
fit savoir a u Reich que les Alliés avaient décidé de permettre que les effectifs
LE TRAITÉ D E VERSAILLES 327
Une fois ces modifications consenties et quelques retouches
de détail apportées à l’article 180 l , les clauses militaires
sont acceptées (( sans autre objection D par la délégation
allemande.
t
i *

Ce n’est pas le lieu de blâmer ici a le manque de préci-


sion et les insuffisances )) du Traité de Versailles, pour repren-
dre une formule chère au maréchal Foch. Rien n’est plus facile
que de se livrer à ce que Clemenceau appelait (( les critiques
de l’escalier ». (( Chacun sait, écrivait-il avec son ironie habi-
tuelle, que les critiques après coup ont le principal avantage
de nous mettre en état de prévoir ce qui est arrivé. Cela
rend la discussion plus aisée z. ))
Mais s’il est à la portée de tout le monde de prévoir ce
qui est arrivé, le rôle des dirigeants n’est-il pas de prévoir ce
qui arrivera?
Si l’époque est révolue où il valait la peine de critiquer
telle ou telle disposition du Traité, ce qui frappe surtout
l’esprit, avec le recul du temps, c’est ce qui, dans le Traité,
a contribué malgré tout à façonner l’avenir - souvent à l’en-
contre des intentions de ses promoteurs. De même que les
conditions rigoureuses imposées par Napoléon à la Prusse
en 1808 ont été le ressort le plus puissant de la libération
nationale de 1812, de même, qui peut afirmer que l’Allemagne
aurait connu un redressement aussi rapide si le traité de
Versailles avait été différent? Les victoires et les défaites,
les alliances et les pactes s’inscrivent en fin de compte sur
l’épiderme de l’histoire; ils y laissent souvent des cicatrices
douloureuses; mais il faut savoir déceler, sous cette enveloppe

allemands fussent réduits i 200.000 hommes B la date du 10 avril 1920 (en vertu
de l’article 163) e t h 100.000 i< la dale du 10 juillet 1920.
Ce délai supplémentaire, qui laissait un hattement de quinze mois entre le
moment ou les Allemands eurent connaissance des clauses militaires et la date
de leur mise i exécution effective, permit nux autorités allemandes de dissimuler
de grandes quantités d’armes et de munitions, dont elles se servirent pour armer
les Einrvohnrrwehren et les associations illégales, au f u r et ti mesure qu’elles désar-
maicnt la Reichswehr pro, isoire.
1. u Le système des ouvrages fortifiés du sud et de l’est de l’Allemagne sera
conservé dans son état actuel n.
2. CLEMENCEAU, Grandeurs et Misères d’une victoire, p. 213.
328 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

extérieure, le courant profond OUse forme et se poursuit la


destinée des peuples.
Cent fois, au cours de cet ouvrage, nous aurons l’occa-
sion de voir combien certaines mesures, conçues à l’origine
pour maintenir le Reich dans un état d’impuissance et d’in-
fériorité, ont servi au contraire de levier à son redressement.
Qu’il nous suffise, avant de clore ce chapitre, d’en signaler
un qui devait jouer, par la suite, un rôle de première impor-
tance.
Avant la guerre de 1914-1918, l’armée allemande compor-
tait encore quatre contingents. Nous avons indiqué plus haut1
dans quelles relations ils se trouvaient les uns par rapport
aux autres. Leur unification était en voie d’accomplisse-
ment, mais n’était pas encore entièrement réalisée. Cinq ans
de luttes en commun et de fraternité d’armes avaient con-
tribué à cimenter entre elles les unités recrutées dans les
différents pays du Reich. Cependant cette unité n’avait pas
encore trouvé sa formule légale. Ce fut la loi du 6 mars 1919
sur la Reichswehr provisoire qui créa pour la première fois
une armée commune à l’Allemagne tout entière.
Les plénipotentiaires de la conférence de Paris -dont cer-
tains soutenaient en sous-main les mouvements séparatistes
- auraient pu exiger le retour pur et simple aux conditions
d’avant 1914. Ils auraient pu imposer le maintien des quatre
contingents et des quatre ministères de la guerre, en accen-
tuant encore leur indépendance respective. Une telle décision
aurait trouvé une certaine résonance au sein d’une fraction
importante de la population allemande, déchirée à cette
époque, entre les deux tendances contradictoires de l’auto-
nomie régionale et de la centralisation z. Mais ils n’en firent

1. Voir p. 165 et 166.


2. Bien des localités étaient hostiles à l’instauration de garnisons pour la nou-
velle armée. Nous avons vu l’accueil réservé fait par la population bavaroise aux
troupes a étrangères s d u général von Mœhl. Le général MICRCKERécrit de son
c8té (Vom Kaiscrheer zur Reichswehr, p. 300) : a Certaines villes protestèrent
énergiquement contre l’établissement de garnisons de la Reichswehr ... La résis-
tance fut particulièrement vive dans la principauté de Reuss, dont le gouverne-
ment indépendant, présidé par le baron von Brandenstein, s’opposa catégorique-
ment à tout stationnement de régiments de l’armée nouvelle. II ne fallut rien
moins que le télégramme suivant du ministre de la Reichswehr au gouvernement
prussien : a I1 ne peut être question de faire certaines concessions, concernant le
casernement des troupes dans certaines régions d u Reich. Le ministre d e la Reichs-
LE TRAITÉ D E VERSAILLES 329
rien. Par la formule employée en tête des clauses militaires
du Traité, spécifiant qu? celles-ci s’appliqueraient uniformé-
ment (( à l’armée des Etats qui constituent l’Allemagne »,
ils ratifièrent à leur i n s u l’unité militaire allemande l. Parmi
tant de paragraphes destinés à limiter et à endiguer la force
germanique, ils lui fournirent le germe d’où naîtrait une
force nouvelle, plus grande que toutes celles qu’elle avait
connues dans le passé. Le temps aidant, et au prix d’un
effort indomptable, les chaînes qui enserraient le Reich allaient
être brisées. Les limitations éphémères allaient disparaître
les unes après les autres, et au terme de ce long travail de
libération, seul subsisterait ce bien inestimable : l’unité de
l’armée, cadre et promesse de la future unité nationale.

wehr exige en conséquence que les troupes stationnées sur le territoire de Reuss
soient bien accueillies. a
1. ci Bismarck avait vécu dans la terreur que le Reich qu’il avait créé ne pro-
voquat une coalition européenne qui essaynt de le détruire; mais il n’avait jamais
imaginé, comme le fait remarquer amèrement Bainville, qu’il se trouverait une
coalition assez stupide pour employer sa victoire a parfaire l’unité allemande D.
(John W. WHEELER-BENNETT, Le Drame de l’Armée demande, p. 49).
XIX

LA SIGNATURE DU TRAITÉ DE PAIX

I. - Le duel Erzberger-Scheidemann.
Lorsque les clauses du traité sont connues en Allemagne, ce
n’est, d’un bout à l’autre du Reich, qu’un cri de colère et de
désespoir. (( La révélation des conditions de paix, écrit le géné-
ral Mærcker l, frappa comme la foudre tous ceux qui étaient
capables d’en saisir la portée. D Où sont les déclarations de
Wilson sur une paix (( sans indemnité ni annexions I)? Où
sont ses promesses sur le (( libre droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes D? Où sont les 14 points dont le prince Max de
Bade avait pensé qu’ils serviraient de cadre à un règlement
général, et sur la base desquels il avait accepté de déposer
les armes? (( L’incroyable est arrivé, s’écrie M. Fehrenbach,
président de l’Assemblée nationale. Nos ennemis nous présen-
tent un traité qui surpasse en dureté tout ce qu’auraient pu
imaginer nos plus grands pessimistes! N L’opinion publique,
tenue dans l’ignorance de ce qui se passe à Versailles, et
qui a presque oublié qu’il doit y avoir un traité de Paix,
découvre soudain la vérité. Elle s’insurge devant ce docu-
ment sans équivalent dans l’histoire, où les clauses morales
et financières, militaires et territoriales s’enchaînent et se
complètent comme les attendus d’un verdict. L’ampleur
de la catastrophe se fait jour dans les esprits. Qu’était-ce
que l’armistice? Une suspension d’armes conclue par une
poignée de plénipotentiaires dans la clairière d’une forêt, la
cessation des combats, la fuite de l’Empereur. Tous ces
événements s’étaient passés en dehors du pays - à Spa et
à Rethondes - et la nation, dont l’attention était accapa-
rée par la guerre civile et la révolution, n’y avait pas prêté
I . MBRCKER, Vom Kaiserheer zw Reichswehr, p. 284.
LE TRAIT$ DE VERSAILLES 331
suffisamment attention. Les militants extrémistes n’avaient
cessé de lui répéter : N Que l’Empereur et sa clique s’en
aillent, et les Alliés nous accorderont une paix équitable!
Elle les avait crus sur parole. Guillaume II était parti.
L’affaire était donc réglée ... Le cauchemar se dissipait, une
ère nouvelle allait naître. Même les incidents les plus dra-
matiques de ces journées s’auréolaient d’une espérance indé-
finissable ...
Mais à présent, c’est bien la défaite, la défaite inexorable
avec son cortège de servitudes et d’humiliations. Une
indemnité à payer dont le montant n’est pas encore fixé
et dont le paiement s’étendra sur plusieurs générations l,
la perte de la Posnanie, de la Silésie et de la Prusse occi-
dentale,. le territoire de l’Empire coupé en deux tronçons
par le corridor de Dantzig, la réduction de l’armée à cent
mille hommes, la dissolution du Grand fitat-Major et la
livraison des coupables, la perte des colonies africaines et
asiatiques 2 sont des exigences trop claires pour que l’on
puisse s’y tromper. Pour la première fois, l’Allemagne
mesure l’étendue de sa chute. Si l’on ne savait pas ce qui
est arrivé depuis, on serait tenté d’écrire qu’elle est par-
venue au point le plus bas de sa courbe historique.
Un vent de panique souffle sur le pays. Partout, dans les
États-Majors, dans les ministères, dans les couloirs du Par-
lement, des groupes anxieux se forment et s’interrogent.
Que faire? Signer? Ne pas signer? En l’espace d’une mati-
née, les hommes d’Etat changent vingt fois d’avis, passant
alternativement de la résistance hautaine à l’abattement
le plus profond. Les idées les plus folles se font jour. Aban-
donner l’occident et se jeter dans les bras de la Russie
1. E n vertu de l’article 231 du Traité, <I tous les dommages de guerre causés
dans tous les pays n devaient Ctre payes par l’Allemagne. Le montant de ces
dommages f u t fixé par la Commission des Réparations, le 24 janvier 1921, P
212 milliards de marks-or, payabIes en quarante-deux ans. Ce chiffre astrono-
mique fut obtenu en aioutant le mût de la guerre aux réparaiions proprement
dites. I1 provoqua une protestation très vive de John Foster Dulies, conseiller
juridique de la Délégation américaine P la Commission des Réparations. Le pré-
sident Wilson lui-mCme fut obligé de convenir que cette exigence était ineompa-
tible avec les engagements pris envers le pri:rce M a x de Bade, antérieurement à la
signature de l‘armistice et ne correspondail en rien à ce qu’on avait permis ù 1’Alle-
magne d’espérer. (The intinrate papers 01 Colonel House, IV, p. 343).
2. La valeur des colonies allemandes, estimée à Y milliards de dollars, n’était
pas déduite du montant des réparations.
332 HISTOIRE DE L ’ A R M ~ E ALLEMANDE

soviétique, - renoncer à l’Empire pour sauver la Prusse,


- déclencher une troisième révolution ou décréter la levée
en masse, - toutes ces éventualités sont envisagées tour à
tour. A peine une solution est-elle adoptée qu’elle est aban-
donnée, puis reprise, puis abandonnée de nouveau.
Du matin au soir, et souvent tard dans la nuit, les réu-
nions et les consultations se suivent sans apporter de lumière :
réunions de partis, réunions du Cabinet, réunions de l’As-
semblée. C’est un va-et-vient continuel entre le Parlement
et les ministères# ponctué par des conseils de g u e r e où sont
convoqués tour à tour les membres du Grand Etat-Major,
les chefs de la Reichswehr et les gouverneurs militaires des
Pays. Et tandis que les délibérations et les conférences se
succèdent, entrecoupées de revirements et de coups de
théâtre, les jours passent, la fièvre monte et l’heure de
l’échéance se rapproche inexorablement.
Les Indépendants sont divisés. Les uns refusent de signer
un traité (( qui fera du prolétariat allemand l’esclave du
capitalisme occidental ». Les autres pensent, avec Haase,
((que le fait de signer le Traité n’a aucune importance,
puisque la révolution mondiale imminente ne tardera pas
à en faire un chiffon de papier de plus ».Brockdorff-Rantzau
répond, au nom de la délégation allemande de Versailles,
(( que l’ère des chiffons de papier est close, que le monde ne

peut guérir que si les contrats sont respectés de part e t


d’autre et qu’un simple chiffon de papier ne portera jamais
sa signature 1). Scheîdeinann, au nom du Parti Socialiste,
déclare sans ambages que les conditions des Alliés sont
(( inacceptables ».Le Centre est plus réservé. Mais les démo-

crates l’approuvent : quoi qu’il advienne ils voteront contre


la ratification. Quant aux partis de droite, ils fulminent
contre les Alliés et dénoncent la veulerie du gouvernement
fédéral. Ils veulent rompre les négociations et fomenter un
soulèvement dans les provinces de l’est, ce qui permettra
de conserver la Silésie et la Prusse Occidentale. Mais le plus
radical de tous est peut-être Rathenau, dont l’avis est
empreint d’un pessimisme amer :
(( Que faire? é c r i t 4 dans la revue Die Zukunft. Essayer
1. BROCKDORFF-RANTZAU, Documanb, p. 135.
LE TRASTB DE VERSAILLES 333
d’obtenir des adoucissements. Si on ne les obtient pas, il
faudra que le comte Brockdorff-Rantzau présente aux gou-
vernements ennemis le décret de dissolution de l’Assemblée
nationale, ainsi que la démission collective du président et
des ministres, et qu’il invite les Alliés à prendre le pouvoir
en Allemagne et à assumer sans délais tous les droits sou-
verains de l’gtat allemand. Ainsi incomberait à nos ennemis
la responsabilité de la paix, de l’administration et de toutes
les actions de l’Allemagne; et ils auront, devant le monde,
devant l’histoire et devant leurs propres peuples, le devoir
de se charger du destin de soixante millions d’individus.
Ce serait là un fait sans précédent, la chute inouïe d’un
État, mais ce serait en même temps un parti compatible
avec l’honneur et la conscience. Pour le reste, il faudra s’en
remettre aux droits imprescriptibles de l’humanité et à la
marche des événements l. D
De cette masse d’opinions confuses se dégage un senti-
ment d’hostilité très net à l’égard de la ratification.
Le 12 mai, l’Assemblée nationale se réunit en séance extra-
ordinaire dans l’Aula de l’université de Berlin. C’est dans
cet amphithéâtre que Fichte, cent ans auparavant, a lancé
son fameux appel à la nation allemande pour l’exhorter à
secouer le joug de Napoléon. Cette réunion a pour but de
donner une forme solennelle à l’indignation du peuple alle-
mand et jamais l’Assemblée nationale n’a fait preuve d’une
telle unanimité. Pendant cinq heures d’affilée, des hommes
et des femmes appartenant à toutes les classes de la société
et à tous les partis du Parlement donnent libre cours à
leurs sentiments de douleur et de révolte. Scheidemann
expose le point de vue du gouvernement :
- Les clauses du Traité, s’écrie-t-il, sont inacceptables
pour l’Allemagne! Quelle main pourrait, sans se flétrir,
s’engager - et nous avec elle - dans de pareilles chaînes?
D’autres orateurs abondent dans son sens. Mais c’est
M. Fehrenbach, le président de l’Assemblée qui trouve,
dans son discours de clature, les accents les plus boulever-
sants. Debout sous le portrait de Fichte, il lance cet aver-
tissement pathétique aux Alliés :

1. Comte Harry KEanmn, R&MU, p. 216.


334 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

- Songez à vos enfants et à vos petits-enfants! Car les


souffrances engendrées par ce Traité auront pour résultat
de créer en Allemagne une génération dont la seule volonté,
depuis sa naissance, sera de briser les chaînes de l’escla-
vage qui lui auront été imposées!
Ce discours fait sur la foule une impression plus profonde
que ceux de tous les orateurs qui l’ont précédé. (( C’est
Dieu même qui l’inspirait à cette heure, écrira Stresemann,
et qui lui faisait dire ce qu’éprouvaient tous les cœurs
allemands. n Ses paroles, dont la péroraison est couverte
par les accents du Deutschland über alles, font de cet ins-
tant (( quelque chose d’inoubliable ».
Encouragé dans sa résistance par les déclarations des
orateurs et par le vote de confiance que vient de lui accorder
le Parlement, le cabinet d’Empire décide de soumettre des
contrepropositions aux Alliés 2. Si celles-ci ne sont pas
1. Gustav S m E s E m A N N , Von der Revolution bis zum Frieden con Versaiüea,
Berlin, 1919, p. 170-171.
2. Ces contrepropositions furent remises aux Alliés, avec une lettre d’envoi,
le 29 mai 1919. L’argumentation allemande était la suivante : a Par l‘échange
d e notes survenu entre le président Wilson et le prince Max de Bade a u cours
du mois d’octobre 1918 (voir plus haut chap. xer, p. 20), un engagement a été
pris, un pnctum de contrahendo, valable a u point de vue d u droit international.
E n vertu d e cet engagement, l’Allemagne a déposé les armes le 11 novembre
1918, sur la base des 14 points définis par le président Wilson dans son Message
au Congrès américain du 8 janvier 1918 et dans ses proclamations subséquentes,
notamment son discours du 27 septembre 1918.
Selon les principes énoncés dans ces divers discours, la paix devait être conclue
sur la base du libre droit des peuples à disposer d‘eux-mêmes, et les termes du
traité devaient être discutés par tous, sans discrimination entre vainqueurs et
vaincus. Imposer à l’Allemagne un traité différent des principes admis de part
et d’autre, équivaudrait donc Q une violation du pacte conclu antérieurement
à l’armistice. Or il n’y a pour ainsi dire pas une seule clause d u traité qui cadre
avec les principes préalablement convenus. n
Le 16 juin 1919,les Alliés répondirent qu’un pacte avait bien été conclu avant
l’armistice, mais que ce pacte ne reposait pas uniquement sur les 14 points d e
Wilson tels qu’ils avaient été formulés dans l’adresse a u Congrés du 8 janvier
1918 et dans le discours du 27 septembre 1918, mais sur ces 14 points sensible-
ment modifiés par les Alliés dans leur mémorandum du 4 novembre, - mémo-
randum porté en temps utile à la connaissance de l’Allemagne.
La délégation allemande, ajoutait la réponse des Alliés, déclare trouver à
présent des contradictions entre les bases admises pour les négociations d e paix
et le Traité de paix lui-même ... Une comparaison entre les deux textes prouve
que ces contradictions n’existent pas. D
a En réalité, écrit Harold Temperley, qui consacre uqe cinquantaine de pages
à l’analyse minutieuse de ces divergences d’interprétation, les difficultés étaient
surtout dues aux deux faits suivants : 10 il n’existait pas de tribunal susceptible
d’arbitrer un différend d e cette nature; 20 un des principes fondamentaux des
bases admises pour les négociations de paix (tait qu’il y aurait une p a t de jw-
LE TRAITÉ D E VERSAILLES 335
acceptées, Scheidemann est résolu à rejeter le Traité. Mais
dans ce cas, il faut prévoir que les Polonais tenteront de
s’emparer par les armes de la Prusse Occidentale et de la
Haute-Silésie qui leur ont été promises par les Alliés.
E n conséquence, M. Horsing, Commissaire du Reich en
Silésie, se rend secrètement à Kœnigsberg auprès de M. Win-
nig, Commissaire de la Prusse Occidentale et Orientale, et
lui fait part confidentiellement des intentions du gouver-
nement. I1 s’agit de préparer un (( soulèvement populaire 1)
contre la Pologne. Les autorités militaires de Prusse et de
Silésie recevront les instructions nécessaires par les soins
du ministre de la Guerre de Prusse, le colonel Reinhardt.
Cependant, pour des raisons d’ordre politique, le gouver-
nement tient à rester à l’écart du soulèvement. L’initiative
du mouvement appartiendra aux deux Commissaires. Quant
au plan stratégique, celui-ci prévoit la couverture de la
Haute-Silésie, tandis que deux armées marcheront sur Posen,
l’une venant du nord et l’autre du sud. C’est, en somme, la
reprise de l’offensive orientale projetée par Hindenburg et
arrêtée, en février 1919, par l’ultimatum de Foch 2.
Erzberger, que sa qualité de président de la Commission
allemande de l’armistice met en contact constant avec le Maré-
chal Hindenburg, ne voit pas sans appréhension ces prépara-
tifs belliqueux. Jadis annexionniste et militariste notoire,
l’ancien chef de la propagande allemande à l’étranger a beau-
coup évolué depuis 1914. Lui qui écrivait à cette époque
au général von Falkenhayn : (( I1 ne faut pas s’inquiéter de
porter atteinte au droit des peuples ni de violer les lois de
l’humanité 3 )), lui qui affirmait que (( si l’on trouvait un
tice. Or la définition et l’extension de ZB justice o n t toujours Até une des ques-
tions les plus controversées en matière de jurisprudence. Les juristes les plus
éminents de différentes époques et des différents pays ont émis sur ce point des
opinions très diverses. Il est encore trop tôt pour formuler un avis définitif s u r
cette question : il faut s’en remettre a u jugement de la postérité n. (Histoirede
la Corifërerrce de la I’ui.~,vol. II, p. 254). Cette discussion a son importance, car
toute la validité du traité de Versailles en dépend. C’est pourquoi cette argumen-
tation sera reprise par Hitler, dans sa note d u 31 mars 1936 (point VI, 8 a). Charles
Callan Tansill n’hésite pas, pour sa part, ?I qualifier l’opération des Alliés de
a véritable escroquerie morale Y. (Back Door to war, p. 10-11). II est vrai qu’il
ajoute : n Wilson n’avait aucune idée claire de la signification réelle de ses 14 p0ints.r
1. C’est-&-dire le général von Below e t le général von dem Borne.
2. Voir plus haut, chap. XIV, p. 239.
3. Lettre d u 17 septembre 1914.
336 HISTOIRE DE L’ARYÉE ALLEMANDE

moyen d‘anéantir la ville de Londres tout entière, il y


aurait plus d’humanité à l’employer qu’à laisser couler sur
le champ de bataille le sang d’un seul soldat prussien D, lui
qui exultait en apprenant l’invention des lance-flammes, ce
(( couronnement du génie technique allemand n, il a appris,

depuis lors, à parler un autre langage. La thèse de la non-


signature lui paraît une absurdité. I1 est convaincu que les
Alliés repousseront les contrepropositions allemandes et
que le Reich devra s’incliner, bon gré mal gré, devant la
volopté des vainqueurs. En cela, on ne peut que lui donner
raison. Mais on ne s’en étonne pas moins de voir l’activité
qu’il va déployer au cours des journées suivantes pour
venir à bout de l’opposition de ses adversaires 2.
On dirait que la ratification du Traité est son affaire per-
sonnelle, tant il met d’acharnement à la faire aboutir. (( I1
fallait, écrit Maurice Muret, qu’un Allemand guidât 1’Alle-
magne sur le chemin de la capitulation s ~ et , c’est à cela
qu’Erzberger va s’employer avec un zèle inlassable, circon-
venant les uns, ébranlant les autres et profitant de la
démission de Scheidemann pour se hisser au pouvoir. A
quels mobiles obéit-il? A un amour de son pays poussé jus-
qu’au sacrifice? A la volonté d’épargner à l’Allemagne
un désastre irréversible, ou au désir de jouer un rôle histo-
rique? Quoi qu’il en soit, on reste confondu devant ses efforts
pour lier son nom à la ratification du Traité, sans voir que
chacun de ses gestes accroît la haine de ses ennemis, pue
chacune de ses paroles scelle son arrêt de mort. (( Aujourd hui
nous avons besoin de vous, mais demain, nous vous jette-
rons dehors », lui crie Naumann, le chef des pangerma-
nistes. La prophétie ne devait pas tarder à se réaliser 4,
Par une tactique adroite, Erzberger va s’efforcer d e
contourner les obstacles un à un : d’abord au sein du Cabi-
1. Article paru dans le Tag, le 21 octobre 1914.
2. H. W. V. Temperley dit de lui : Les adroites manœuvres d’Erzberger
vinrent à bout des résistances de l’Allemagne. Mais cela n’offrait aucune garantie
d’exécution. Son intelligence, son ambition et son caractère peu scrupuleux en
faisaient un adversaire dangereux. n (Histoire de L Confçrenca de Paris, p. 116).
3. Préface aux hlérnoira d’EnzneRcan, Paris, 1921, p. XIV.
4. Erzberger sera assassiné dam la Forét-Noire, le 6 août 1921, par Heinrich
Tdlessen, un étudiant affilié à une association nationaliste. ArrCté dans la zone
française d’Allemagne en 1946, Tillessen sera jugé et condamné par un tribunai
demand pour un cRme commis viw-cinq ans plui tôt.
LE TRAIT^ DE VERSAILLES 337
net, ensuite à l’intérieur des partis, enfin devant Ie Parle-
ment. Et son premier souci va être de démontrer à Schei-
demann les dangers de sa politique de résistance.
(( J’avais l’impression, écrit Erzberger dans ses Mémoires 1,

que la plupart des ministres penchaient pour la non-ratifi-


cation. Ce symptôme, d’autres encore, m’amenèrent à exa-
miner par le détail toutes les raisons qui militaient pour ou
contre la signature du Traité... Au cours d’un entretien que
j’eus à la fin mai avec Scheidemann, je lui déclarai que je
n’arrivais absolument pas à comprendre le point de vue
de ceux qui s’opposaient à la ratification. J e lui expliquai
les raisons sur lesquelles se fondait mon opinion et nous
convînmes que je les résumerais dans un rapport spécial.
J e remis ce rapport, sous le sceau du secret, aux seuls
membres du Cabinet et au président du Reich. E n même
temps j’insistai pour que le Cabinet se prononçât rapide-
ment, sans attendre l’ultimatum à court terme que nos
adversaires ne tarderaient pas à nous envoyer. ))
Voici les grandes lignes de ce rapport :

I. - SI LA PAIXEST SIGNÉE.
a) Conséquences en politique extérieure :
- L’état de guerre cessera.
- Le blocus sera supprimé.
- Les frontières s’ouvriront, nous recevrons de nouveau
des vivres et des matières premières.
- Les prisonniers de guerre rentreront.
-La Pologne sera obligée de renoncer à ses intentions
offensives.
- L’unité du Reich sera maintenue.
b) Conséquences en politique intérieure :
- Les charges fiscales seront très lourdes, mais le travail
pourra être repris.
- Le bolchévisme perdra sa force d’attraction.
- Le gouvernement actuel se maintiendra, selon toute
vraisemblance, au pouvoir.
-Les milieux de droite et une partie de la bourgeoisie
libérale déclencheront une lutte acharnée contre le gouver-
nement. I1 n’est pas impossible qu’il y ait un coup de force

1. ERZBERGER,
op. oit., p. 423-424.
I 22
338 HISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

militaire. Ce coup de force partira probablement de l’est *.


- I1 y a lieu de compter que tout l’est s’opposera par
les armes à l’exécution du traité de Paix. De l’est, on
essayera de provoquer un mouvement général contre le
gouvernement. hiais ce mouvement fera sans doute long
feu, étant donné le désir de paix qui est celui de la grande
majorité du pays.

II. - SI LA PAIXN’EST PAS SIGNÉE.

a) Conséquences en politique extérieure :


- L’état de guerre reprendra, trois jours sans doute après
la dénonciation de l’armistice.
- Tous les Alliés, y compris les Américains, avanceront
sur un large front allant au moins jusqu’i une ligne paral-
lèle au Rhin, passant par Cassel.
- Le bassin de la Ruhr, en particulier, sera occupé.
- En outre, suivant certaines informations, les Alliés
auraient l’intention de constituer un corridor de Francfort
jusqu’à Prague, afin de séparer l’Allemagne du Nord de
l’Allemagne du Sud.
-Le blocus sera renforcé. I1 n’y aura plus de matières
premières.
- Étant donné l’état de guerre, les habitants susceptibles
de porter les armes pourront être emmenés en captivité.
-Le reste de la population, dans la vaste étendue des
territoires occupés, sera traité suivant le droit de la guerre;
il faudra s’attendre aux pires représailles de la part des
Alliés 2.
- A l’est, les Polonais envahiront notre territoire.
b) Conséquences en politique intérieure :
-Disette générale de vivres, de marchandises et de
matières premières.
- Des frontières de l’Allemagne, les populations de l’est
et de l’ouest reflueront vers l’intérieur du pays, provoquant
une aggravation formidable de la pénurie de vivres.
- L’occupation du bassin de la Ruhr arrêtera tout ravi-
taillement de charbon.
- Ce sera l’extension du bolchévisme.
1. I1 semble qu’Erzbergerait prévu par 18 le putsch de Kapp (voir, au volume II
du présent ouvrage, les chapitres relatifs à ce coup d’État).
2. Ce document, on le voit, est rédigé pour faire le maximum d’impression
sur le Cabinet : ici, la lumière, là, les ténèbres, Si l’on signe, l’espérance. Si l’on
ne signe pas, le chaos.
LE TRAITE DE VERSAILLES 339
- Les pillages, les meurtres et les attentats seront à l’ordre
du jour.
- Les services publics ne pourront plus fonctionner,
n’ayant plus aucune autorité et ne pouvant plus recevoir
d’instructions d’en haut.
- Le manque de vivres et d’objets de première nécessité
provoquera une ascension verticale des prix, avec, comme
corollaire, une dépréciation complète de la monnaie.
- Par crainte du terrorisme, de nombreux éléments bour-
geois se jetteront, comme en Russie, dans les bras de l’ex-
trême gauche. Les autres iront rejoindre le camp de la
droite.
- On assistera à une guerre civile sanglante, principale-
ment A Berlin et dans les grandes agglomérations.
- L’EMPIREALLEMAND SE DÉSAGRÉGERA.
,Brièvement résumées, les conséquences d’une avance des
troupes alliées seraient les suivantes :
10 L a ruine d u Heich, sa dislocation en États séparés et la
haine des États séparés contre la Prusse, à laquelle on attribuera
la responsabilitè de la catastrophe de l’Allemagne, rendroni cette
scission définitive.
20 A plus ou moins brève échéance, le gouvernement sera quand
même obligé de conclure la paix. Mais elle sera conclue par les
États séparés et non plus par le Reich. Quant aux États séparés
on .leur imposera l’obligation de ne plus se réunir pour former
u n tout. Cette paix sera encore pire que la paix actuelle.
30 Le gouvernement actuel sera renversé : Indépendants et
communistes prendront le pouvoir. LA REICHSWEHR S E R A DIS-
SOUTE. Ce sera le chaos dans toute l’Allemagne1.

c
.+
A la demande d’Erzberger, le Cabinet se réunit en séance
secrète les 3 et 4 juin, (( pour examiner les conséquences
probables d‘un refus, en prenant comme base les termes de
son mémorandum ». Mais malgré le caractère dramatique
des prédictions d’Erzberger, celui-ci est encore le seul à pré-
coniser la signature. En face du désastre qu’entraînerait un
rejet, il s’efforce de minimiser les charges qui résulteront de
la ratification.
1. Citd d’après SCEEIDBMANN, L’Eflondrement, p. 269-273.
2. SCEBIDBYAUN, op. ci&, p. 269.
340 EISTOIRE D E L’ARMÉE ALLEMANDE

- I1 faut signer, afirme-t-il, tout en protestant que l’on


cède à la force.
- I1 n’est pas honn@te,lui fait-on remarquer, de souscrire
à des engagements que l’on sait ne pas pouvoir tenir.
- J e ne vois pas ce qu’il y a de déshonnête à cela,
rétorque Erzberger. Si l’on vous ligote et qu’on vous force,
SOUS la menace du revolver, à signer l’engagement de grim-
per à la lune en quarante-huit heures, quel homme, pour
sauver sa vie, refuserait de signer? I1 en est exactement de
même pour le traité de Paix.
-Ce sera la guerre civile, objecte-t-on de divers côtés.
- Mais non, répond Erzberger. Les Alliés ne nous
demandent qu’un engagement de pure forme. Une fois cet
apaisement donné, ils nous feront des concessions l. Ce qu’on
signe sous la contrainte n’engage nullement notre bonne foi 2.
A la fin de la séance, Erzberger est parvenu à rompre
l’unanimité du Cabinet. Deux ministres socialistes, ébranlés
par son argumentation, se rallient à son point de vue. E n
conséquence, le Cabinet se sépare sans prendre de décision.
Celle-ci sera laissée aux différents partis qui constituent la
majorité.
Les jours suivants, la discussion s’engage au sein des frac-
tions parlementaires, et c’est sur ce terrain qu’Erzberger va
poursuivre son offensive. Le parti du Centre, dont il est un
des chefs, aborde, dès le 13 juin, l’examen de la situation.
La discussion se prolonge durant des journées entières. D’une
façon générale, les députés sont convaincus - même s’ils
n’osent pas encore le dire - que toute résistance militaire
est impossible. (( Déjà, écrit Erzberger, la grande majorité
de la fraction était d’avis que, sous certaines conditions, en
particulier moyennant une protestation solennelle, la signa-
ture de la paix pouvait être envisagée. Au sein du Comité
directeur du Parti, je 6s triompher la thèse selon laquelle
il était possible de signer le Traité, à condition d‘en éliminer
les clauses (( morales »,incompatibles avec l’honneur de l’Al-
lemagne 8. Un accord fut bientôt conclu mr ces bases avec

1. Voir E. V. VOLKMANN, La Révolution allemands, p. 223.


2. ERZBERGER, Mdrnoirw, p. u 8 .
3. Ce sont, outre le paragraphe par lequel I’Aiiemagne reconnatt être seule
LE TRAITÉ D E VERSAILLES 341
les socialistes. Quant aux démocrates, ils persévérèrent dans
leur refus l. D
Cet accord a pour effet de rallier à la thèse de la signa-
ture toute une fraction des social-démocrates. Scheidemann
croit encore disposer de la majorité de son Parti, mais l’habile
stratégie d’Erzberger a miné le terrain sous ses pas. Bientôt,
il est obligé de constater que seuls vingt membres de son
groupe le soutiennent encore. Peu à peu, les arguments
d’Erzberger font leur chemin dans les esprits. L’idée de la
ratification gagne lentement du terrain ...
Le lendemain, 17 juin, on apprend que les Alliés repoussent
les contrepropositions allemandes. I1 ne reste donc que
cinq jours au gouvernement du Reich pour signer le Traité,
sans quoi ce sera la reprise immédiate de la guerre.

responsable de la guerre, les quatre paragraphes contenus dans la partie VI1


du traité (Sanctions) :
Art. 227 : Les Puissances alliées et associees mettront en accusation publique
Guillaume II de Holienzollerii, ex-Empereur d‘Allemagne, pour offense suprême
contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités. Un tribunal spé-
...
cial sera constitué pour juger l’accusé Ce tribunal déterminera la peine qu’il
estimera devoir Ctre appliquée.
Art. 228 :Le gouvernement allemand reconnaît aux Puissances alliées et asso-
ciées la liberté de traduire devant lcurs tribunaux militaires les personnes accusées
d’avoir commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre.
Le gouvernement allemand devra livrer aux Puissances alliées et associées, ou
à celle d’entre elles qui lui en adressera la requAte, toutes les personnes accusées
d’avoir commis un acte contraire aux lois et coutumes de la guerre.
Art. 229 :Les auteurs d’actes contre les ressortissants d’une des Puissances
alliées et associées seront traduits devant les tribiinaux militaires de cette Puis-
sance.
A r t . 230 : Le gouvernement allemand s’engage j. fournir tous les documents
et renseignements, de quelque nature que ce soit, dont la production serait jugée
nécessaire pour la connaissance complète des faits incriminés, la recherche des
coupables et l’appréeiarion exacte des responsabilités.
1. ERZBERGER, op. cil., p. 429.
xx

LA SIGNATURE DU TRAITE DE PAIX

II. - Le duel Grœner-Reinhardt.


Tandis que ces discussions se poursuivent à Weimar, le
Grand État-Major allemand n’est pas resté inactif. Mis au
courant des conditions de paix des Alliés par le général von
Seeckt, le général Grœner, lui aussi, voit arriver la débâcle.
I1 ne pense pas que les Alliés reviennent sur leurs déci-
sions. I1 ne croit pas non plus - comme le prétend Erzber-
ger - qu’ils se contenteront d’un engagement de pure forme.
Mais son devoir est de garder son sang-froid, pour éviter le
pire. I1 a appris les projets de Winnig et du colonel Reinhardt,
relatifs à un soulèvement populaire dans l’est. I1 sait que
ce plan a recueilli l’adhésion de la plupart des généraux et
des chefs de la Reichswehr. Mais ce plan, il ne l’approuve
pas. I1 est convaincu que l’Allemagne n’est pas en mesure
de repousser le Traité. Abandonner la Rhénanie et la Bavière,
pour conserver les Marches de l’est et les provinces baltes,
lui paraît un geste irréfléchi, stratégiquement inexécutable
et politiquement dangereux. Ce n’est pas à l’est, mais à
l’ouest que se jouera la partie décisive. Dans les journées
difficiles qui vont venir, ce qu’il faut sauver avant tout, c’est
l’unité du Reich.
Pourtant, Grœner prévoit qu’il n’imposera son point de vue
à ses collègues, qu’à condition de l’étayer par une argumen-
tation irréfutable. Penché sur ses cartes et sur ses tableaux
d’effectifs,le Quartier-Maître Général dresse un tableau minu-
tieux de la situation. I1 base son travail sur le fait qu’en
cas de refus du Traité, l’Allemagne aura devant elle toutes
les armées de l’Entente et, dans son dos, l’armée polonaise
reconstituée. Pour pouvoir résister à l’ouest, il faudrait
LE TRAIT^ D E VERSAILLES . 343
d’abord être libéré à l’est. Or une campagne de grand style
sera nécessaire pour écraser les divisions polonaises. Encore
celle-ci ne pourra-t-elle réussir qu’à condition d’y engager
trois cent cinquante mille hommes, c’est-à-dire la presque
totalité des forces dont dispose l’Allemagne. I1 ne restera plus
que des contingents insignifiants pour s’opposer à l’avance
des troupes de l’Entente, stationnées sur le Rhin. Inutile
d’espérer les arrêter sur la ligne de la Weser. L’Elbe elle-
même n’offrira qu’une protection illusoire, car son embou-
chure et sa source pourront être facilement tournées, l’une
par les escadres britanniques, l’autre par une armée de terre
passant par la Tchécoslovaquie. Les soldats alliés entreront
à Weimar, à Berlin, à Dresde, à Dantzig, tandis que les forces
allemandes seront fixées entre le Bug et la Vistule.
Grœner doute que le peuple allemand soit assez uni pour
reprendre les armes et lui fournir, dans un sursaut de patrio-
tisme, le million de combattants dont il aurait alors besoin.
Quant à miser sur une révolution chez les Alliés ou sur une
désagrégation de l’Entente, Grœner est bien trop raisonnable
pour fonder son plan sur une hypothèse aussi fragile.
Cependant, devant la gravité de la situation, le Quartier-
Maître Général ne veut pas se fier uniquement à son juge-
ment personnel. I1 charge ses meilleurs officiers d’état-major
de procéder à une enquête approfondie dans les différentes
provinces du Reich, et de lui fournir des éclaircissements sur
les cinq points suivants :
10 Pourrait-on gagner la majorité de la population à une
reprise des hostilités?
20 La population serait-elle prête à combattre pour défendre
sa patrie locale?
30 Pourrait-on compter sur un vaste contingent de volontaires?
40 Quelle résistance la population offrirait-elle à l‘occupation
ennemie?
50 Des insurrections seraient-elles à craindre en. cas de reprise
des hostilités?

Les réponses à la première question sont partout néga-


tives. La population est épuisée et ne veut à aucun prix
reprendre les armes.
Sur la deuxième question, les avis sont partagés. A l’est,
344 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

notamment, les paysans semblent décidés à vendre chère-


ment leur peau. Mais il ne faut pas compter sur un vaste
afflux de volontaires : presque tous les éléments prêts à
reprendre les armes se sont déjà engagés dans les unitésde
la Reichswehr.
Les réponses à la quatrième question ne sont guère plus
encourageantes. I1 semble que l’indiff érence nationale ait
atteint son point culminant. Le peuple paraît prêt à toutes
les concessions, pourvu qu’on le laisse en paix et qu’on lui
donne suffisamment à manger.
Quant à la cinquième question, - relative aux insurrec-
tions possibles, - des désordres graves sont à prévoir dans
toutes les grandes villes et dans les régions industrielles.
Les extrémistes profiteront de la situation pour tenter de
reprendre le pouvoir. Si l’on refuse les conditions de paix,
il faudra donc lutter, non seulement contre les ennemis de
l’extérieur, mais aussi contre l’ennemi intérieur.
A présent, l’opinion de Grœner est arrêtée et il n’en démor-
dra plus. Le 16 juin, dans la soirée, il fait part a u maréchal
Hindenburg des résultats de son enquête.
Celùi-ci l‘écoute d’un air grave et lui demande, après u n
long silence :
- Ne devrait-on pas, malgré tout, en appeler aux oficiers
et demander à une minorité de citoyens de se sacrifier pour
sauver l’honneur national?
- Le sens d’un tel geste, répond Grœner, ne serait pas
compris par la grande masse du peuple allemand. On crierait
à une rébellion des officiers, à la contre-révolution. L’issue
malheureuse d‘une telle entreprise entraînerait la chute
immédiate de l’Empire. Les Alliés, déçus dans leurs espoirs
de paix, se montreraient impitoyables. Le corps des officiers
serait balayé le premier, et le nom de l’Allemagne serait rayé
de la carte du mondel.
Longtemps, le Maréchal médite ces paroles. Une lutte vio-
lente se livre au fond de lui. Lorsque Guillaume 11 l’a quitté
et qu’il s’est trouvé seul à la tête des armées allemandes,
ses consignes étaient claires, sa tâche bien définie : il s’agis-
sait de déposer les armes, de ramener les troupes dans leurs

1. Voir E. O. VOLKUANN,
La Rdvolution allemande, p. 228.
LE TRAITÉ DE VERSAILLES 345
foyers, de rétablir l’ordre intérieur et d’endiguer le chaos.
C’était une mission technique, écrasante sans doute, mais oii
la discussion ne portait que sur le choix des moyens. A pré-
sent les choses se passent sur un tout autre plan : celui de
sa conscience. On lui demande de choisir pour son peuple
entre deux voies également obscures.
Sans ajouter un mot, le Maréchal se retire. Lui que n’ont
pu ébranler ni l’échec de l’offensive d’avril, ni les journées
de novembre, ni les combats de Noël, pour la première fois
de sa vie il ne peut trouver le sommeil. Longtemps on l’en-
tend marcher de long en large dans sa chambre. Enfin, aux
premières heures du matin, il appelle son Quartier-Maître
Général et lui dit d’une voix sourde :
- J e suis d’accord avec vous sur le fond de la question,
et je ne crains pas de le proclamer ouvertement. Mais je ne
puis me départir des convictions qui m’ont lié durant toute
ma carrière. J e vous prie donc de remettre cette dédaration
au gouvernement du Reich :
G . Q. G., le 17 juin 1919.
En cas de reprise des hostilités, nous sommes militairement
en mesure, à l’est, de reconquérir la province de Posen et de
maintenir nos frontières. A l‘ouest, dans le cas d’une attaque
sérieuse de nos ennemis, nous ne pouvons guère compter sur une
victoire, en raison de la supériorité numérique de l’Entente et de
la possibilité d’un enveloppement sur nos deux ailes.
A u s s i , une issue favorable de l’opération d’enseni hle est-elle
fort problématique, mais je dois, en tant que soldat, préférer une
défaite honorable à une paix honteuse.
VON HINDENBURG.
t
r +

Le même jour (17 juin), le Quartier-Maître Générdl est


convoqué à Weimar pour y exposer le point de vue de l’État-
Major. I1 emporte avec lui la déclaration du Maréchal. Le
18 juin, dans l’après-midi, il a une entrevue avec le colonel
Reinhardt, ministre de la Guerre de Prusse. Dès les premiers
mots, les deux hommes constatent leur désaccord absolu l.
1. Situation paradoxale : Grœner et Reinhardt qui s’affrontent sont tous deux
346 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

Reinhardt ne nie pas qu’en cas de refus de signer, il sera


impossible de sauver l’unité du Reich. Mais il pense que la
scission de l’Allemagne du sud et de l’ouest ne sera qu’un
épisode éphémère. Le plus important est de sauver les pro-
vinces de l’est, berceau de l’fitat prussien.
Grœner le contredit avec violence : si on laisse démem-
brer le Reich, qui peut assurer qu’il retrouvera jamais son
unité perdue? Ce n’est pas la Prusse qu’il importe de sauver
avant tout : c’est l’unité de l’Empire.
Le ministre de la Guerre demande alors à Grœner si le
Haut-Commandement allemand serait disposé, même au cas
où l’Assemblée nationale accepterait le Traité, de prendre
la tête d’un mouvement d‘insurrection dans l’est l.
Grœner est profondément choqué par cette proposition.
Son refus est catégorique.
- Si le gouvernement ratifie le Traité, répond-il, ni moi,
ni le Haut-Commandement que je représente ne prendrons
part au soulèvement. Toutefois, si l’Assemblée repousse le
Traité et que les hostilités reprennent, le Haut-Commande-
ment assumera la direction des opérations militaires, en tant
qu’orgune d u gouvernement, même s’il estime que la partie
est perdue d‘avance.
Les deux interlocuteurs se quittent dans une atmosphère
d’hostilité. Quelques heures plus tard, Grœner a une entre-
vue avec Noske, au château du Belvédère. I1 lui répète, mot
pour mot, ce qu’il vient de dire au colonel Reinhardt, et lui
remet son mémorandum, ainsi que la déclaration de Hinden-
burg. Le ministre de la Reichswehr est d‘accord avec Grœner
sur tous les points essentiels. Ses renseignements recoupent
ceux du Quartier-Maître Général; lui non plus ne croit pas
à la possibilité d’une résistance.
Dans la nuit du 18 au 19 juin, le cabinet d’Empire se
réunit sous la présidence d‘Ebert. Les ministres ont sous les
yeux, comme base de discussion, le rapport politique d’Erz-
berger et la note stratég.ique de Grœner. Une fois de plus,
on examine toutes les raisons qui militent pour et contre la

originaires du Wurtcmberg. Mais de par les fonctions qu’il occupe, Reinhardt s’est
complètement identifié A l’esprit prussien.
1. Ce que Reinhardt demande à Grœner n’est rien de moins, en somme, que
de se désolidariser du gouvernement si celui-ci accepte de signer le Traité.
LE TRAIT^^ D E VERSAILLES 347
ratification, mais sans aboutir à aucun résultat. On procède au
vote : huit ministres votent contre la signature et six pour.
Bien qu’Ebert sympathise avec les adversaires de la ratifica-
tion, il estime qu’une majorité de deux voix n’est pas sufisante
pour assumer la responsabilité d’une décision aussi grave.
Puisque les ministres ne parviennent pas à se mettre d’ac-
cord, il faut trouver une instance supérieure pour les dépar-
tager. Ce ne peut être le Parlement, lui-même très divisé.
Ce sera donc l’État-Major, - puisque l’État-Major, en tout
état de cause, est l’arbitre de la situation.
*
C C

Comme à Spa, le 9 novembre, le Grand Conseil de Guerre


se réunit à Weimar, au matin du 19 juin. Pour la première
fois dans l’histoire de la Prusse, le Roi ne le préside pas.
Mais tous les généraux convoqués ont répondu à l’appel,
comme à la veille de l’armistice. Ce sont les grands prêtres de
la nation, ceux vers lesquels les dirigeants civils se tournent
dans les moments de crise, comme vers les dépositaires des
traditions nationales. I1 y a là le ministre de la Reichswehr,
le ministre de la Guerre de Prusse, le Quartier-Maître Géné-
ral représentant le Maréchal; tous les principaux généraux
commandants des corps d’armée du centre et de l’est du
Reich, les gouverneurs militaires de la Bavière, de la Saxe
et du Wurtemberg; le chef de l’amirauté; le général von
Below; le général von Lossberg, chef d’État-Major Général
de l’armée du Sud; le colonel Heye, chef d’fitat-Major Géné-
ral de l’armée du Nord; le général Mærcker, d’autres encore...
Grcener ne voit pas sans inquiétude cette réunion des
chefs militaires. I1 craint que ce Conseil de Guerre ne ren-
force la position des oficiers hostiles à la ratification et ne
les encourage dans leur projet de soulèvement à l’est.
Dès l’ouverture de la séance, la plupart des généraux qui
détiennent un commandement dans les provinces orientales
se prononcent en faveur de la thèse de Reinhardt. Pour eux,
les rois de Prusse ont fait fausse route en briguant la SUC-
cession des Empereurs germaniques L’avenir de la Prusse
1. C’était déjh l’avis de Guillaume Ier et de l’État-Major, à la veille de la fon-
dation de l’Empire allemand, en 1871 : a Non fils est de toute son âme pour le
348 HISTOIRE D E L’ARMBE ALLEMANDE

n’est pas en Bavière et sur le Rhin, mais sur les rives de la


Baltique, à Kœnigsberg et à Riga. L‘Allemagne, vaincue ù
l’ouest ne l’a pas été à l’est. De quel droit les Alliés fixe-
raient-ils ses frontières orientales? Le Traité de Brest-
Litowsk lui ouvre des perspectives immenses. Va-t-on y
renoncer, d’un seul trait de plume? Que le Reich se dissolve,
puisque l’Allemagne n’a pas suffisamment de troupes pour
le défendre en entier. Quant à la Prusse, elle restera intacte
e t opposera une résistance farouche aux exigences des
Alliés.. .
Noske prend alors la parole et conjure les généraux de
peser longuement leurs décisions avant de créer I’irrémé-
diable. Le ministre de la Défense est convaincu, pour sa
part, que la reprise des hostilités signifierait la perte de
toute l’Allemagne du sud, de la Rhénanie, peut-être même
du Hanovre. Des grèves et des émeutes seraient à prévoir
en Allemagne centrale. Dans l’est, la situation serait plus
complexe. Si l’on assistait à un vaste soulèvement, porté
par un élan irrésistible, il ne ferait évidemment rien pour
s’y opposer. Mais il ne croit pas sage de tabler sur un mou-
vement, de cette nature.
- La situation intérieure du Reich, poursuit-il, est des
plus graves. La démission du Cabinet est à peu près certaine,
car Scheidemann e t une partie des ministres sont opposés
à la ratification. On me demande de prendre la tête d’un
nouveau Cabinet où, tout en gardant le ministère de la
Reichswehr, je serais investi de pouvoirs dictatoriaux. Ce
Cabinet, je ne puis le former qu’à condition d’être sûr que les
officiers me soutiennent. Certains pessimistes affirment que, si
le Traité est signé, les chefs militaires refuseront toute colla-
boration avec le gouvernement. J e crois mieux connaître
la psychologie des officiers. Ces craintes, je ne les partage pas!
Ces paroles de Noske impressionnent les généraux. Ils
n’en applaudissent pas moins une intervention de Reinhardt,
qui affirme que (( le corps des officiers ne peut en aucun cas
souscrire a u x clauses morales du Traité l. Si le gouverne-

nouvel état de choses, dbclara le Roi à Bismarck, tandis que moi, je n’y tiens
pas le moins du monde. Je ne tiens qu’a la Prusse. D
1. I1 s’agit de celles qui ont trait à la livraison de Guillaume II et des a crimi-
nels de guerre n.
LE TRAIT& DE VERSAILLES 349
ment et l’Assemblée nationale ne tenaient pas compte de
ce refus, tous les officiers sensés seraient obligés de se
démettre et les autres seraient rejetés dans le camp de
l’opposition ».
Grœner, qui a gardé jusqu’ici le silence, a suivi l’exposé
de Noske avec un soulagement croissant. I1 en a déduit
que le futur président du Conseil prendra la responsabilité
de signer le Traité, à l’exclusion des (( clauses morales ».
Le moment lui semble donc venu de jeter dans la balance
l’avis du Commandement suprême. Tel nous l’avons vu
au matin du 9 novembre 1918, tel nous le retrouvons le
19 juin 1919. L’homme n’a pas changé. C’est toujours le
technicien réaliste et lucide qui refuse de se laisser entraîner
dans des combinaisons hasardeuses et de baser ses actes
sur les réactions du sentiment. Lui qui n’a pas craint, à la
veille de l’armistice, de déclarer que (( le serment au dra-
peau n’était plus qu’un vain mot )) pour ramener la dis-
cussion sur le terrain des faits, c’est en termes presque
identiques qu’il va s’efforcer de grouper tous les officiers
derrière Noske.
- Ce qui prime tout, à cette heure, déclare-t-il d’une
voix vibrante, c’est le maintien de l’unité du Reich. Or
cette unité n’a d’autre garant que l’unité du corps des
officiers. C’est pourquoi tous les officiers, sans exception,
ont le devoir de se grouper derrière le ministre de la Reichs-
wehr. Pour sa part, le Haut-Commandement est décidé à
faire cause commune avec lui, quoi qu’il advienne.
Galvanisés par les accents du Quartier-Maître Général,
les officiers en viennent à prêter une sorte de serment de
fidélité à Noske. D’un commun accord, les généraux e t
le chef de l’amirauté lui expriment leur confiance. N’est-il
pas l’homme qui a reconstitué l’armée au lendemain des
combats de Noël? N’est-ce pas lui qui a fait voter par
l’Assemblée la loi du 6 mars sur la Reichswehr provisoire?
N’est-ce pas lui, enfin, qui a pris en main la direction des opé-
rations, quand l’Allemagne glissait à l’abîme? Toutefois, les
généraux spécifient que l’acceptation du Traité, expurgé des
((clauses morales »,marque l’ultime limite de leurs concessions.

1. E. O. VOLKMANN,
op. ci;., p. 251.
350 HISTOIRE DE L’ARMBE ALLEMANDE

A ce moment, Noske est appelé au-dehors. Mais le colo-


nel Reinhardt n’a pas suivi sans irritation la tournure du
débat. Profitant de l’absence de Noske pour reprendre en
main le fil de la discussion, il évoque à nouveau le problème
de l’est. Le ministre prussien de la Guerre cherche visible-
ment à provoquer un revirement dans l’esprit des généraux,
en invoquant les grands mots de prestige et d’honneur.
- Signer le Traité, même expurgé des clauses morales,
affirme-t-il, serait un acte de lâcheté, un compromis désho-
norant. Vous en éprouveriez un remords qui vous hanterait
toute votre vie. La voie qu’on vous propose de suivre est
équivoque et fangeuse. Nos aïeux préféraient les actes nets
et éclatants. Ils n’auraient jamais mis en balance l’avenir
de la Prusse et l’unité du Reich. Ils auraient renoncé au
Reich, pyur conserver la Prusse!
Les genéraux von Below et von Lossberg approuvent
(( ces paroles viriles ». Ils assurent que si le gouvernement

donne l’ordre à leurs troupes d’évacuer les territoires attri-


bués à la Pologne, celles-ci ne l’exécuteront pas. Ils laissent
entendre qu’ils souhaiteraient voir le Haut-Commandement
prendre la tête d’une insurrection armée.
Le général Grœner a peine à maîtriser sa colère. I1 tient à
dissiper toute équivoque sur ce point. Jamais le Haut-
Commandement ne s’associera à un mouvement d‘insurrec-
tion local, qu’il réprouve au même titre que tous les autres
séparatismes. I1 n’est pas venu au Conseil pour prendre
part à une conspiration. Les chefs militaires doivent se
soumettre sans discussion aux décisions des chefs politiques.
Avant de se lancer dans une aventure pareille, encore fau-
drait-il s’assurer que les députés prussiens au Reichstag
et au Landtag de Prusse soient bien décidés à la pousser
jusqu’au bout, c’est-à-dire à se détacher du Reich et à
proclamer un É t a t indépendant. Dans ce cas, mais dans ce
cas seulement, les chefs militaires pourraient réaliser leur
projet en tant qu’organes d’exécution d’un nouveau gouverne-
ment.
La discussion devient de plus en plus dramatique.
- Croire que les généraux puissent assumer eux-mêmes
la direction politique d’un pareil mouvement est une folie,
s’écrie Grœner, et je tiens à vous avertir des dangers aux-
LE TRAITB DE VERSAILLES 351
quels vous vous exposeriez. Au point de vue du droit civil,
comme au point de vue du droit des gens, vous vous mettriez
dans la catégorie des rebelles. L’Entente vous considérera
et vous traitera comme tels.
Puis il ajoute, d’une voix plus calme :
- Une conférence des personnalités influentes des régions
de l’est est prévue pour ce soir. Patientez jusque-là ...
Patienter? Mais il y a longtemps que la décision des offi-
ciers est prise. Qu’attendraient-ils encore? L’adjuration
pathétique de Grœner ne rencontre qu’un silence glacial.
Comme à Spa, le général wurtembergeois se heurte à la
mystique particulière de ses collègues prussiens. Quelque effort
qu’il fasse, il n’arrive pas à les convaincre. Aveuglés par le
mirage d’une révolte à l’est, les généraux demeurent insen-
sibles aux arguments de Grœner. Ils mettent leur ultime
espoir en Noske, convaincus qu’ils le persuaderont de
prendre leur tête, de proclamer la dictature et de déchaîner
l’insurrection.
t
+ *
Dans l’après-midi du 19 juin, le Cabinet d’Empire reçoit
les déclarations des différents gouvernements provinciaux.
La grande majorité des Lander penche pour la ratification.
Le président du Conseil de Saxe estime que la non-accepta-
tion équivaudrait à un suicide. Le président du Conseil de
Wurtemberg déclare que l’avance des Alliés signifierait la
fin du Reich. Le président du Conseil de Bade certifie
que 85 à 90 % de la population désire la signature. Le
ministre de Hesse cite un pourcentage encore plus élevé.
Après les remous sanglants de ces dernières semaines, le
peuple n’aspire qu’à panser ses blessures, à oublier le passé.
Puisque la guerre est perdue, il n’y a qu’à s’incliner. Seules
la Prusse et les villes hanséatiques (Brême, Hambourg et
Lübeck) sont d’un avis contraire.
La réunion des chefs politiques et militaires des pro-
vinces de l’est a lieu dans la soirée. Heine, ministre prussien
de l’Intérieur, préside les débats. Les rapports qui amuent
de tous côtés confirment l’enquête de Grœner et les décla-
1. Voir plus haut, p. 343 e t auiv.
352 HISTOIRE DE L’ARMSE ALLEMANDE

rations des chefs des Lander. Horsing, député de Haute-


Silésie, prévient que sa province est lasse de guerroyer. Si
l’on repousse le Traité, toutes les mesures seront prises pour
protéger la frontière. Mais il ne faut pas compter sur une
reprise des combats. hfême son de cloche à Dantzig, où il
ne saurait être question d‘un soulèvement populaire. Des
renseignements similaires parviennent de toutes les régions
de Prusse.
Malgré ces démentis, le colonel Reinhardt et les généraux
maintiennent leur point de vue de la matinée.
- Si le gouvernement accepte le Traité, répète le général
von Lossberg, les troupes de l’armée du nord prendront
d’elles-mêmes l’offensive et les officiers s’associeront au
mouvement pour que les hommes ne soient pas privés de
chefs.
- I1 en va de même dans l’armée du sud, souligne le
colonel Heye.
Heine s’élève avec violence contre ces paroles.
- Depuis quand les officiers règlent-ils leur conduite sur
celle de leurs hommes? s’écrie-t-il. Les généraux obéissent-
ils à leurs troupes ou aux ordres du gouvernement? On a
prétendu que la Prusse voulait se constituer en État indé-
pendant? C’est faux. Toute velléité de ce genre doit être
considérée comme un crime, et tous ceux qui y prendront
part, comme des hors-la-loi l.
Mais les généraux restent irréductibles. Le peuple consi-
dère (( qu’il n’y a qu’à s’incliner n? Qu’à cela ne tienne.
Pour sa part, le corps des ofhiers ne s’inclinera jamais. Les
chefs militaires se considèrent au-dessus des décisions du
Parlement, au-dessus, même, des volontés de la nation. Le
Traité de Versailles pourra réduire leur nombre. I1 ne chan-
gera pas leur esprit. Leur position est prise. Elle dictera leur
attitude pendant les semaines qui vont venir.
+ *
Dans la nuit du 19 au 20 juin, le Cabinet se réunit pour
procéder à un dernier examen de la situation. Toutes les
1. Cf. l’exposé dbtaiflé d’E. O. VOLKMANN (op. cit., p, 230 à 234) ainsi que
les Mémoires des principaux protagonistes : Hindenburg, Grainer, Noske, Mærcker
e t Reinhardt. A quelques dhtaile prb, toutei lei VCW~OM concordent.
LE TRAITÉ D E VERSAILLES 353
tentatives faites au cours de la journée pour amener les
militaires à composition se sont avérées infructueuses. I1 en
va de même des négociations parlementaires. Les partis,
loin de se rapprocher, divergent de plus en plus. Les démo-
crates restent sur leurs positions. Seuls les socialistes et les
députés du Centre semblent acquis à la ratification.
Le Cabinet se trouve devant une situation désespérée.
S’il signe le Traité, il risque de déchaîner la guerre civile.
Mais s’il ne le signe pas, ce sera la guerre, tout court.
Quant à Noske, sa position est plus tragique encore. 11
est investi de la confiance des oficiers. 11 est le seul homme
en Allemagne qui puisse encore empêcher la révolte mili-
taire. I1 est le dernier lien qui subsiste entre l’armée et
l’État. Mais pour garder la confiance des généraux, il doit
refuser de signer; il doit opter pour la Prusse et renoncer
au Reich. Cela revient à détruire de ses propres mains toute
l’œuvre qu’il a accomplie depuis son accession au pouvoir,
à agir comme ces séparatistes qu’il a tant combattus.
N’est-ce pas au nom de l’unité du Reich qu’il a donné aux
corps francs, puis à la Reichswehr provisoire, l’ordre d’interve-
nir en Thuringe e t au Brunswick, en Saxe et en Bavière? Com-
ment justifier un tel revirement devant l’opinion du pays?
Exaspéré par ces discussions qui n’en finissent pas, Schei-
demann décide d‘y mettre un terme en portant la démission
du Cabinet au président Ebert. L’Allemagne est sans gou-
vernement. Et l’ultiniatum des Alliés expire dans trois
jours. Erzberger est affolé. 11 se sent pris à son propre piège.
I1 a tout fait pour arriver à ce résultat. E t voici qu’il se
trouve devant un vide effrayant qui lui donne le vertige.
Toute la nuit des conversations fiévreuses ont lieu entre
les fractions parlementaires. A qui va-t-on confier le soin
de former le nouveau gouvernement? A Erzberger? I1 s’est
rendu antipathique à tous par ses manœuvres insidieuses
et sa façon de revenir sans cesse à la charge. Au comte
Bernstorff? A Dernburg? Noske est évidemment l’homme
tout désigné. Mais il semble qu’Ebert redoute de lui remettre
le pouvoir. Le prestige dont il jouit auprès des officiers fera
de lui le maître incontesté du pays. S’il instaurait la dicta-
ture, il balayerait le Parlement. Ce serait la fin de la Répu-
blique allemande.Ce n’est pas pour en arriver à ce résultat
I 23
354 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

paradoxal qu’Ebert a lutté depuis les premiers jours de la


révolution, pour doter son pays d’une Constitution démo-
cratique et empêcher les militaires de faire un coup
d’éclat. Après beaucoup d’hésitations, il finit par charger
Bauer de former un Cabinet (( rouge et noir D, c’est-à-dire
composé de sept socialistes et de quatre membres du Centre.
Noske y conserve le ministère de la Reichswehr, Hermann
Müller prend les Affaires étrangères, le Dr Bell les Trans-
ports. Erzberger, poussé par ses collègues du Centre, reçoit
le poste de Vice-Chancelier et le portefeuille des Finances.
(( J e commençai par me récuser, écrit le président de la Com-

mission allemande de l’armistice, mais ,mes répugnances


cédèrent devant le souci de l’intérêt national l.
Le lendemain, 21 juin, le nouveau Cabinet se présente
devant le Parlement. C’est à n’en pas douter un ministère
de ratification. Alors les démissions commencent à pleuvoir.
Brockdorff -Rantzau, le premier, déclare (( qu’en acceptant
la présidence de la délégation allemande à Versailles, il a
espéré obtenir pour son pays des conditions de paix hono-
rables. Puisqu’il n’y est pas parvenu, il ne lui reste plus
qu’à se démettre de ses fonctions ».De son côté, le colonel
Reinhard, commandant la XVe brigade de la Reichswehr,
déclare (c qu’il ne peut rester plus longtemps au service du
gouvernement ». Les lettres de ce genre s’accumulent
dans les ministères. La débâcle commence.

+ *
A la même heure, un soleil radieux se lève sur la baie
de Scapa Flow 4, où la flotte allemande est prisonnière des
Anglais depuis le 21 novembre 1918. L’escadre britannique,
commandée par l’amiral Freemantle, quitte la rade et se
dirige vers le large, pour effectuer des exercices de tir.
Sachant que le traité de Paix va être signé d’un momer,t
à l’autre, le commandant en chef des forces navales alle-

1. ERZBERGER, Mémoires, p. 433.


2. BROCKDORFF-RANTZAU, Documenta, p. 183.
3. REINHARD, 1918-2919, p. 110. il devait la reprendre quelques jours plus
tard.
4. Au nord de l’Écosse, dans les îles Orcades.
LE TRAIT$ D E VERSAILLES 355
mandes, l’amiral von Reuter, décide de profiter de cette
circonstance inespérée. I1 ordonne secrètement aux équipages
restés 3. bord, d’ouvrir les vannes, les écoutilles et les tubes
des lance-torpilles. Puis il fait hisser le pavillon allemand
au mât des vaisseaux de guerre.
Soudain, un vacarme assourdissant s’élève. Les cloches
d‘alarme sonnent, les sirènes mugissent, les hommes mettent
les embarcations à l’eau. E t devant les Anglais stupéfaits,
le bateau-amiral Friedrich der Grosse commence à s’enfoncer
lentement dans les flots. A 12 h. 16, son énorme étrave
d’acier se soulève et coule à pic.
L’escadre anglaise abandonne les .manœuvres et revient
à toute vapeur vers la rade. Mais il est trop tard. L’un après
l’autre, les cuirassés K6nig-Albert, Kronprinz-Wilhelm, Kai-
ser, Prinz-Regent-Luitpold sombrent dans un bouillonnement
d‘écume. Puis c’est le tour des croiseurs de bataille, Moltke,
Seydlitz, Von-der-Tann, et de tous les autres navires : 5 croi-
seurs légers, 10 vaisseaux de ligne, 46 torpilleurs - 70 bâti-
ments en tout.
A 5 heures, l’Océan se referme sur le dernier survivant,le
croiseur Hindenburg.
L’orgueilleuse flotte allemande repose au fond des mers.
XXI

LA SIGNATURE DU TRAITE DE P A I X

III. - La débâcle.
Le dimanche 22 juin, le nouveau Cabinet se réunit pour
rédiger la déclaration ministérielle. Les ministres se mettent
d’accord sur le texte suivant : (( L‘Assemblée nationale est
prête à signer le Traité, sans cependant reconnaître par là
que le peuple allemand est responsable de la guerre, et sans
prendre d’engagement au sujet des articles 227 à 230 l.
Les deux partis de la majorité proposent la motion sui-
vante : (( L‘Assemblée nationale approuve l’attitude du
gouvernement en ce qui concerne la question de la signa-
ture de la paix. ))
Mais en faisant le pointage des voix, on’s’aperçoit que,
sans les Indépendants, la motion n’est pas sûre d’obtenir
la majorité. Or, les Indépendants sont pour une signature
inconditionnelle. Ils trouvent que la motion élaborée par les
socialistes et le Centre n’est pas assez souple pour laisser a u
gouvernement toute latitude à l’égard des Alliés. Ils pro-
posent de lui substituer la formule suivante : (( L’Assemblée
nationale approuve la signature du Traité. ))
La droite et les démocrates protestent. On vote au milieu
d’un brouhaha indescriptible. Finalement, le texte des Indé-
pendants est adopté par 237 voix contre 138 et 5 abstentions.
Entre-temps, le chancelier Bauer a fait savoir à l’Entente
que l’Allemagne était prête à signer le Traité, à condition
que l’on en supprime les (( clauses morales )) e t que l’on
accorde au gouvernement du Reich un délai supplémen-
taire de quarante-huit heures.

I . Voir plua haut, chap. XIX, p. 940, note 3.


LE TRAIT^ DE VERSAILLES 357
Quelques jours auparavant, Lloyd George, influencé par
George V qui s’émeut de voir un souverain passer en Haute
Cour, penchait pour la conciliation. Craignant que 1’Alle-
magne refusât de signer, et mesurant avec effroi les consé-
quences de ce refus, il était prêt à intervenir pour qu’on lui
accordât des conditions plus douces. Mais la tragédie de
Scapa Flow a complètement retourné l’opinion anglaise, qui
réclame à présent un châtiment exemplaire e t s’impatiente
des retards apportés à la signature du Traité. De plus, les
drapeaux français pris en 1870 ont été brûlés à Berlin, sur
la place du château. Aussi, la réponse des Alliés ne se
fait-elle pas attendre : ceux-ci font savoir au gouvernement
du Reich que sa requête est rejetée. Ils lui rappellent que
l’ultimatum expire le 23 juin à 19 heures. u Les Puissances
alliées et associées, dit la note en terminant, tiennent à
déclarer, d’une façon formelle, que c’est là leur dernier mot. D
A partir de ce moment, les événements se précipitent. 11
semble qu’un cyclone passe sur l’hllemagne. Tous les diri-
geants - députés, ministres, sous-secrétaires d’État - sont
pris dans la tourmente. Rares sont ceux qui conservent le
contrôle de leurs actes.
Dans la nuit du 22 au 23 juin, Noske décide qu’il lui est
impossible de ratifier le Traité sans conditions. Les officiers
ont raison : il faut suivre l’exemple de l’amiral von Reuter
à Scapa Flow. Mieux vaut que le Reich se démembre plutôt
que de capituler.
Le 23 juin, aux premières heures de la matinée, Noske
fait venir le général Mærcker, pour savoir comment la Reichs-
wehr se comportera à l’égard d’une signature inconditionnelle.
Le commandant en chef des Chasseurs se rend au château
du Belvédère, où il remet à Noske la déclaration suivante :
En tant que general prussien, il m’est impossible de continuer
à servir un gouvernement qui reconnaît la culpabilité de l‘Alle-
magne et livre à l’ennemi mon ancien Chef de guerre. La plus
grande partie du corps des officiers partage mes sentiments, ainsi
que la majorité des sous-officiers et des soldats du corps des
Chasseurs.
Noske prend ce message e t le lit sans rien dire.
E n sortant, le général Mærcker croise le comte Brock-
358 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

dorff-Rantzau dans la cour du château. Celui-ci lui dit qu’il


est plus opposé que jamais à la ratification. Mccrcker apprend
également que son chef, le général von Lüttwitz, vient d’ex-
primer par téléphone un avis identique. Ces nouvelles le
décident à tenter, in extremis, une ultime démarche auprès
de Noske, pour l’adjurer de se désolidariser du gouverne-
ment, de prendre le pouvoir et de ne pas trahir la confiance
que les ofhiers ont mise en lui. Ici, laissons la parole au
général Mærcker lui-même :
(( J e retournai donc chez le ministre, écrit-il, accompagné,

cette fois-ci, de son chef d’État-Major, le major von Gilsa,


et du capitaine Jacobsen. J e lui décrivis à grands traits
la situation de l’Allemagne telle qu’elle m’apparaissait et
le conjurai, avec les phrases les plus brûlantes que put
m’inspirer la gravité du moment, de prendre les destinées
du pays entre ses mains robustes, de se proclamer dictateur
e t de rejeter le Traité. J e lui assurai que la Reichswehr se
rangerait derrière lui comme un seul homme.
((Tout d’abord, le ministre ne me répondit pas. Mais il
était si ému par le tragique de la situation que ses yeux se
remplirent de larmes. I1 frappa du poing sur la table et
s’écria : (( Général! Moi aussi, j’en ai assez de toutes ces
saloperies! )) Puis il me serra la main, en la secouant
d’une façon convulsive.
(( J’interprétai cette poignée de main comme un acquies-

cement tacite. J’en conclus que l’esprit militaire avait fait


taire, chez lui, les scrupules du civil, qu’il était décidé à
prendre la tête de l’armée et à instaurer une dictature.
(( J e quittai le château avec cette certitude. C’est elle qui

me poussa à outrepasser. délibérément les limites de mes


fonctions et à me rendre auprès des chefs du parti Démo-
crate et du Centre, pour les mettre au courant de la situa-
tion l. ))
On imagine sans peine l’effet de la démarche de Mærcker
sur les parlementaires affolés. Les uns applaudissent ses
paroles énergiques, les autres crient à la trahison. Erzberger
se rend immédiatement au château pour demander des expli-
cations à Noske.

1. MBRCKER, Da l’armde irnpçiala d la Reichswehr, p. 288.


LE TRAITSDE VERSAILLES 359
Le ministre de la Reichswehr confirme à Erzberger qu’il
a l’intention de porter sa démission à Ebert. Erzberger prie
Noske de venir renouveler sa déclaration devant la fraction
du Centre et de prendre l’entière responsabilité de tout ce
qui s’ensuivra. Noske y consent et suit Erzberger au Par-
lement.
Lorsque les députés du Centre apprennent le revirement
de Noske, ils refusent, par 58 voix contre 14, de voter pour
la ratification. Erzberger est atterré: toute son œuvre va-t-elle
s’écrouler à la dernière minute? I1 se précipite chez Ebert,
et lui demande ce qu’il compte faire. Mesure-t-il toute l’hor-
reur de la situation? Il est midi. Dans sept heures l’ultima-
tum expire. Or, il n’y a plus aucun gouvernement capable
de prendre le pouvoir en Allemagne. Avant que le jour
s’achève, ce sera la reprise des hostilités, la révolte des ofi-
ciers, l’insurrection des Spartakistes...
Ebert se recueille un instant. Puis il décroche le récepteur
de son téléphone et se met en communication avec Kolberg.
Comme toutes les démocraties lorsqu’elles se sentent per-
dues, la République allemande se tourne vers un militaire.
Le Président demande à parler au maréchal Hindenburg.
C’est le général Grœner qui répond à l’appareil.
Ebert lui décrit la confusion qui règne à Weimar et solli-
cite l’avis du Commandant en chef. Mais à cette seconde
suprême où tout est en suspens, le vainqueur de Tannenberg
se dérobe. I1 tire sa montre et regarde l’heure. I1 est 15 h. 45.
- Je n’ai plus rien à faire ici, dit-il au Grand Quartier-
Maître Général. Vous pouvez donner notre réponse au Pré-
sident tout aussi bien que moi
En d’autres termes, il laisse à Grœner seul la responsa-
bilité de la réponse.
Péniblement, quoique d’une voix ferme et en appuyant
sur chaque mot, celui-ci se résout enfin à dire :
- Non point en qualité de Premier Quartier-Maître Géné-
ral, mais en t a n t qu’Allemand qui considère avec lucidité l’en-
semble de la situation, S’estime qu’il est de mon devoir, mon-
sieur le Président du Reich, de vous donner le conseil suivant :
1. C’est la rkbdition de la sckne du 9 novembre i Spa oh Hindenburg s’est
rbfugib dans un mutisme hautain, plutôt que de révéler a l’Empereur la gravité
de la situation (voir plus haut, p. 29).
360 HISTOIRE DE L’ARMSE
ALLEMANDE

(( Malgré des avantages éphémères dans l’est, la reprise de

la lutte ne permet pas de compter sur un succès final. E n


conséquence, la paix doit être conclue, aux conditions fixées
par l’ennemi.
(( J’estime qu’il est nécessaire que le ministre de la Défense

nationale prenne en main la conduite du peuple et assume


la responsabilité de la conclusion de la paix. Que Noske,
dans une proclamation publique, demande à chaque soldat
de rester à son poste et d’accomplir son devoir pour le salut
de la Patrie.
(( C‘est à cette seule condition qu’il peut espérer se voir

soutenu par l’armée, en évitant l’insurrection au-dedans, et


des luttes vaines au-dehors. ))
La communication est terminée. Quelques instants plus
tard, Hindenburg rentre dans le bureau de Grœner et trouve
le Quartier-Maltre Général en proie à un accablement pro-
fond.
- Vous &tes chargé d’un bien lourd fardeau, lui dit-il
laconiquement. Se rend-il compte que ce fardeau, c’était à
lui de l’assumer?
* *
Devant la communication de Grœner et sur les instances
pressantes d’Ebert, Noske décide de retirer sa démission.
Encouragés par son exemple, les ministres se ressaisissent.
Le Cabinet n’a plus qu’à se représenter devant le Parlement.
Mais où trouver une majorité pour ratifier le Traité sans
conditions? Erzberger se rend au Centre, chez les démocrates,
chez les socialistes; il se prodigue, insinue, flatte et menace.
I1 fait demander à l’opposition, par Ebert, si elle est prête
à former un nouveau Cabinet, à refuser de signer la paix,
à rouvrir les hostilités. Mais la droite n’a guère envie de
prendre le pouvoir en ce moment. Elle préfère (( reconnaître
les motifs patriotiques qui inspirent les partisans de la signa-
ture ».Mis au courant de la déclaration de Grœner, les partis
finissent par se mettre d‘accord sur la proposition suivante :
(( Le président de l’Assemblée se bornera à demander a u x

députés si le gouvernement est toujours autorisé à signer le


Traité. )) Grâce à ce texte ambigu, la crise est évitée. Le
cabinet Bauer est de nouveau en selle.
RÉPARTITION DES XXIV CORPS D’ARMÉE D E L’ARMÉE IMPÉRIALE (avant novembre 1918).
A Camps militaires.
Zone occupée p a r l e s alliés.
Zone interdite aux troupes alZemandes
en vertu de l'ultimatum du 2OFeIr1919.

= Zone ressortissant au GrenzscAütz-Ost .


€tats aissidents ayantproc~amé~eur
autonomir

SITUATION
MILITAIRE D E L'ALLEMAGNE (à la date du 6 mars 1919).
LE TRAITA DE VERSAILLES 361
Au début de l’après-midi, le gouvernement se présente
devant le Parlement. L’atmosphère est houleuse. Les natio-
nalistes insistent pour un vote nominal. Le président leur
dit : (( Le parti national allemand prend-il la responsabilité
de retarder encore la décision, en exigeant un vote nominal? 1)
Ce n’est qu’un cri dans toute la Chambre : (( I1 est mainte-
nant 16 heures. A 19 heures, les ennemis seront en marche! ))
Alors un vent de folie soume sur le Parlement. C’est une
débandade générale. Pris de panique, un groupe de députés
se ruent vers la sortie. L’un d’eux remplit le hall de ses
clameurs terrifiées : Mon auto? ou est mon auto? J e veux
partir tout de suite. Les aviateurs français seront ici d’un
instant à l’autre l. 1) Des scènes du même genre se déroulent
dans les couloirs. L’hémicycle se vide au milieu d’un brou-
haha indescriptible.
A 17 heures 15, le président Ebert télégraphie à la déléga-
tion allemande à Versailles pour l’informer que le gouver-
nement du Reich est prêt à souscrire aux conditions de paix.
L’acceptation allemande est portée à Clemenceau par
M. von Haniel, dix-neuf minutes seulement avant l’expira-
tion des délais prescrits. Jusqu’à la dernière seconde, Lloyd
George a cru que les Allemands ne signeraient pas. Clemen-
ceau lui tend la dépêche et se penchant à son oreille, lui dit
laconiquement : (( Voilà! ».
A 19 heures, l’ultimatum prend fin. Les trois millions de
soldats stationnés sur le Rhin, qui s’apprêtaient à franchir
le fleuve, remettent l’arme au pied.
i r

Le Traité est accepté. La guerre est conjurée. Mais les


ministres n’ont pas achevé leur tâche. Une effervescence
incroyable règne dans les États-Majors. Toute la nuit, Noske
se pose la question angoissante : (( Que va faire l’armée? n
Le lendemain 24 juin est la journée des réunions, des
ordres du jour et des proclamations. I1 s’agit de reprendre
les troupes en main et d’empêcher les officiers de mettre
leur menace à exécution.
i. ERZBERGER,
Mémoires, p. 437.
2. Déclaration de Lloyd George à Hitler, au cours d‘une visite faite à I’Ober-
salzberg en 1936. (HITLER,Libres Propos, II, p. 307).
362 HISTOIRE DE L’ARM$E ALLEMANDE

Dans la matinée, une réunion des chefs de la Reichswehr


se tient à Berlin. Les commandants de régiment, de brigade,
de division et de corps d’armée, les chefs des corps francs,
le colonel Reinhard, commandant de la XVe brigade, le
général von Lüttwitz, gouverneur militaire de Berlin, le gou-
verneur du Brandebourg, une foule de généraux, se pressent
dans le bureau de Noske.
Le ministre de la Reichswehr leur expose les motifs qui
l’ont inspiré. En restant au pouvoir et en acceptant de rati-
fier le Traité, il n’a fait qu’obéir aux intérêts supérieurs de la
Patrie. Faisant appel à leur sentiment de la discipline et de
l’honneur, il demande aux généraux de suivre son exemple
et leur lit la proclamation qu’il se propose d’adresser le jour
même à la Reichswehr :
Au cours de ces derniers mois, r a i partagé les souffrances et
les dangers de la troupe, dans un esprit de parfaite camaraderie.,.
A l‘heure la plus sombre que le peuple allemand ait jamais
connue, j e fais appel à la loyauté de chaque chef et de chaque
homme pour qu’il reste à mes côtés. La détresse de notre peuple
m’interdit d’abandonner le drapeau et de déserter mon poste. M a i s
j e ne puis rester en fonctions que s i tous les hommes, qui ont
fait preuve, jusqu’ici, d’un magnifique esprit d’abnégation et de
sacrifice, demeurent auprès de moi.
Camarades! L’Allemagne et le peuple allemand ne peuvent
se passer de vous. Aidez notre peuple à se relever de sa misère
et de sa honte! Guidez-le vers un avenir meilleur!

Que peuvent répondre des officiers à des arguments de


cette nature? (( En faisant appel à nos sentiments patrio-
tiques, écrit le colonel Reinhard l, ce socialiste nous a fait
tomber les armes des mains. D L’un après l’autre, les géné-
raux déclarent qu’ils resteront à leur poste. Mais ce n’est
plus le gouvernement qu’ils servent, - ce gouvernement de
traîtres et de lâches, - c’est le ministre de la Reichswehr.
A la même heure, Ebert s’adresse au corps des Chasseurs :
Soldats! leur dit-il, le gouvernement et le parlement sont pla-
cés devant une décision tragique, h n t il n’existe pas d‘équivalent
dans l’Histoire. M a i s l’Allemagne ne doit pas périr. Nous ne
1. Colonel REINISARD,
1918-1919, p. l î l .
LE TRAITSDE VERSAILLES 363
devons pas, et nous ne pouvons pas douter des destinées de l’Al-
lemagne. Nous jurons donc solennellement, moi a u nom du gou-
vernement, et vous au nom de vos camarades, de ne pas aban-
donner notre patrie, mais de lutter ensemble contre L‘adversité!

Déçu par l’inutilité de sa démarche auprès de Noske,


mais ne voulant pas donner à ses troupes l’exemple de l’in-
subordination, le général Mærcker s’incline à son tour.
Le même jour, le général von Below, commandant en chef de
l’armée du nord, fait savoir à ses troupes qu’il ne faut p a s
songer à défendre p a r les armes les territoires revendiqués p a r
les Alliés, et qu’il obéira aux ordres du Commandement suprême.
Le lendemain 25 juin, le général von dem Borne, comman-
dant en chef de l’armée du sud, déclare, dans un télégramme
a u gouvernement du Reich, que seules la détresse de la patrie
et les répercussions désastreuses qu’entraînerait une démission
collective des chefs, ont amené les officiers à renoncer, pour
le moment, à exécuter leur projet. Ils resteront fidèles à la
patrie et la préserveront d’une catastrophe intérieure. M a i s
le corps des officiers a perdu confiance e n un gouvernement
q u i a infligé u n e telle honte à l’armée et a u peuple.
La menace d’une sédition militaire se trouve donc écartée.
Mais elle n’est pas éliminée : son échéance est simplement
remise à plus tard.
Le même soir (25 juin), le gouvernement du Reich reçoit
la lettre de démission du maréchal Hindenburg. Ne voulant
pas être mis à la retraite d’office par une décision des Alliés,
le commandant en chef des armées allemandes préfère pren-
dre les devants. Sa lettre est à la fois un ordre du jour, une
exhortation à l’union et un adieu solennel u aux troupes
qu’il a eu l’honneur de commander sous trois Empereurs 1) :

Le désir de me retirer dans la vie privée, écrit le Maréchal,


sera compris de tous, étant donné mon grand âge ... J’ai exprimé
récemment mon sentiment au gouvernement. E n ma qualité de
soldat, j’aurais préféré une mort honorable à une paix honteuse.
Que chacun pense ce qu’il voudra des événements. Mais qu’il
n’oublie jamais que le bien de la patrie doit rester l’unique mobile
de ses actes. Notre peuple est encore m e y c é de graves dangers.
.La possibilité de sauvegarder notre paix rntérieure et de revenir
d une période de travail fécond, dépend essentieUement de la
364 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

solidité de notre armée. E n conséquenceyle maintien de cette soli-


dité doit être notre premier devoir. Quelque peine que vous en
éprouviez, vos opinions personnelles doivent passer au second
plan. Ce n’est qu’au prix d’un travail inlassable, exécuté d‘un
cœur unanime, que l‘on pourra réussir à tirer notre pauvre Alle-
magne de sa déchéance, pour la conduire vers des temps meilleurs.
Salut à vous! Je ne vous oublierai jamais.
HINDENBURG.
Ebert accepte sa démission. I1 répond au Maréchal en
lui exprimant (( la reconnaissance impérissable du peuple alle-
mand ».

Le 28 juin, le traité de Paix est signé dans la Galerie des


Glaces, à Versailles.
Le surlendemain (30 juin), le Cabinet établit les moda-
lités de liquidation de l‘armée. E n vertu de l‘article 160 du
Traité, le G. Q. G. est dissous. Le général Grœner est nommé
chef du Kommando de Kolberg à titre temporaire.
Sapé à sa base par le Congrès des Conseils de soldats du
16 décembre 1918 l, l’édifice militaire allemand est main-
tenant découronné de son faîte. Ni le Grand État-Major,
dont les origines remontent à 1655, ni l’Académie de Guerre,
cette pépinière de stratèges et de maréchaux fondée par
Clausewitz en 1810, n’existent plus. La colonne vertébrale
de l’Empire est brisée.
Mais, par une ordonnance du 5 juillet, -
c’est-à-dire cinq
jours plus tard, - le gouvernement crée un organisme nou-
veau, la (( Commission préparatoire de l’armée de paix z. n
Le général von Seeckt en est nommé président. A part lui,
la Commission comprend huit officiers ayant tous servi en
première ligne ou dans les États-Majors du front. Aucun
fonctionnaire civil n’en fera jamais partie. Cyest le premier
embryon d’un nouvel fitat-Major.
Certes, en acceptant ce poste, le général von Seeckt sait
1. On se souvient que ce Conseil avait promulgué la dissolution des ficolei
de Cadets (voir plus haut, chap. v, p. 83).
2. Vorkommisswn für dan Fricàenshmr. Son but est double : pr6parer l’armhe
de mdtier et organiser dbnnitivement le3 services du m i n i e t h de la Reichswehr.
LE TRAIT& DE VERSAILLES 365
qu’il assume une tâche presque surhumaine, une tâche pour
l’exécution de laquelle il aura à lutter à la fois contre les
Alliés et contre son propre gouvernement. Le relèvement
militaire de l’Allemagne ne s’effectuera pas en un jour. Mais
qu’importe? Les difficultés ne sont pas pour amoindrir son
courage. Il est armé de patience et de ténacité. S’il succombe,
un autre viendra prendre sa place.
D’ailleurs, neuf mois doivent encore s’écouler avant que
l’armée allemande soit réduite à cent mille hommes, neuf
mois pendant lesquels bien des événements peuvent sur-
venir.. .
Et il pense : (( Un tremblement de terre peut changer la
forme d’un volcan. I1 ne saurait modifier la nature du feu
qui y brûle. 1)

FIN D U T O M E P R E M I E R
TAB= DES MATmRES
DU TOME PREMIER

24
TABLE DES CARTES

I. - Bataille de Berlin (janvier 1919). . . . . 136-137


II. - Positions extrêmes atteintes par les armées
allemandes de l’est. . . . . . . . . . . . 217
III. - Limites provisoires de la Pologne, établies par
l’ultimatum allié du 20 février 1919 . . . . 241
IV. - Encerclement de Munich (avril 1919). . . . . 291
V. - Répartition des 24 corps de l’Armée impériale
(avant novembre 1918). . . . . dépliant, p. 360
VI. - Situation militaire de l’Allemagne à la date du
. .
6 mars 1919. . . . . . . . dépliant, p. 361
PREMIÈRE PARTIE

LA FIN DE L’ARMÉE IMPÉRIALE

I. - D e l‘offensive de Ludendorff à la victoire de Foch. 11


Ludendorff déclenche cinq offensives (21 mars 1918) (11).
Arrivée des troupes américaines en France (12). Foch -
-
prend l’offensive (8 août) (12).- Inquiétude du Haut-Com-
mandement allemand (14). - Portrait de Ludendorff (15). -
-
Portrait de Hindenburg (17). Conférence dela Couronne à
Spa (14 août) (18). - La ligne Hindenburg est enfoncée
(13 sept.) (19). - L’Autriche dépose les armes (19). - Ten-
tatives de Ludendorff pour renverser le gouvernement (19).
- Échange de notes entre le Haut-Commandement allemand
(21).-
-
e t les Ailiés (20). Déclaration du président Wilson (23 oct.)
Guillaume I I congédie Ludendorff (21). - L’Empe-
-
(ler nov.) (23).- Portrait de Grmner (23).
matelots à Kiel (3-4 nov.) (25). -
-
reur retourne à Spa (22). Arrivée de Grœner au G. Q. G.
Révolte des
Le prince Max de Bade
envoie Erzberger à Compibgne (5 nov.) (26). - Max de Bade
essaye d’obtenir l’abdication de Guillaume 11 (8 nov.)(27).
Réunion des généraux B Spa (9 nov.)(27). -- -
a Le serment
au drapeau n’est plus qu’un vain mot D (29). L’Empe-
reur renonce à l’Empire (30). - I1 part pour la Hollande
(10 nov.) (31). - Erzberger reçoit les conditions d’armistice
B Rethondes (8 nov.) (31). - Elles sont portées à la connais-
sance du Haut-Commandement allemand (32). - Hinden-
burg demande des adoucissements (34). - Le gouvernement
allemand accepte les conditions d’armistice (34). - Reichs-
kanzler Schluss D (34). - Signature de l’armistice à Rethon-
des (11 nov.) (35).

II. - Les forces en présence au lendemain de l’armistice. 36

Grand État-Major (37). -


-
É t a t d’esprit des combattants du front (36). Situation du
Le gouvernement de Berlin (39).
- -
Socialistes e t Indépendants (42). Les Spartakistes (43).
372 HISTOIRE D E L ' A R M ~ R ALLEMANDE

- La légende du a coup de poignard P (45). - Le Haut-Com-


mandement e s t 4 responsable de la défaite? (47).
du H au t-Commandement (48).
- Pouvoir8

II I. - Le Haut-Commandement allemand remporte trois


avantages. .................................... 50
L'anarchie s'installe & Berlin (50).- Formation du a Conseil
-
des Commissaires du peuple n (51). Ebert, président (51).
- Le fil téléphonique secret (52). - Entretien Grœner-Ebert
(9 nov.) (53). - Accord Grœner-Ebert (53). - Arrivée des
délégués des Conseils de soldats à Spa (10 nov.) (55). - Ils
conferent avec le lieutenant-colonel Faupel (55).- Les dB1é-
-
gués acceptent de collaborer avec les offlciers (56). Néces-
sité de prolonger l'armistice (57). - Entrevue Erzberger-
Foch & Trêves (10 déc.) (57). - Foch refuse de recevoir les
représentants de l'État-Major allemand (57).

IV. - Le retour des armées de l'ouest ............... 59


Les colonnes grises s'ébranlent (59). - Une retraite métho-
dique (60). -Proclamation du Conseil de soldats du Comman-
dement suprême (17 nov.) (62). - L'gtat-Major démasque
-
trop tôt ses batteries (20 nov.) (62). Plan du Haut-Comman-
dement (63). -Le Congrèsd'Ems (lerdéc.) (64). -LeG. Q. G.
allemand s'installe à Cassel (66). - L'approche de l'armée du
front inquiéte les extrémistes (66). - Effervescence à Ber-
lin (67).- Le Haut-Commandement songe à un coup de force
(5 déc.) (68). -Avertissement de Hindenburg à Ebert (8 déc.)
(69).- Situation dimcile d'Ebert (70).- Conférence Ebert-
von Schleicher (9 déc.) (71). - Retour des troupes & Berlin
(11 déc.) (73). - La dernière parade {74). - Ebert salue
-
1. lea soldats invaincus B (74). Fin de la retraite (75).

V. - La démobilisation et le Congrès des Conseils de


soldats du 16 décembre 1918. .................... 76
La démobilisation s'effectue en désordre (76). - Le général
Lequis veut passer à l'action (12 déc.) (79). - Décret insti-
tuant les a Gardes civiques D (12 déc.) (79). - Les régiments
-
se disloquent (81). Congres des Conseils de soldats & Berlin
(16 déc.) (82). - Les sept points de Hambourg a (85).
(I

Indignation de Hindenburg (86). -Arrivée de Grœner & Ber-


-
-
lin (20 déc.) (87). Entretien orageux entre Grœner e t Ebert
-
(88). Le gouvernement est prisonnier des marins insurgés
-
('23 déc.) (89). Ebert demande l'aide de l'armée (SO).
TABLE DES MATIÈRES 373
VI. - Le combat devant le château de Berlin et la disso-
lution de l‘armée impériale.. ..................... 91
Ebert s’efforce d’bviter un heurt sanglant (91).- Insolence
croissante des matelots rouges (92). - Ebert s’interpose
entre les matelots e t la troupe (92). - Le capitaine Pabst
attaque le chateau (24 déc.) (94). - Le canon gronde (95). -
Colbre de la foule (95). - Pabst risque d’être écrasé entre la
foule e t les matelots (96). - Le général Lequis appelle Ebert
-
ti l’aide (96). -
Cessation du combat (97). Les omciers ont
perdu la partie (97). - Désespoir des oillciers (97). - Exhor-
tations de von Schleicher (97). -Les Spartakistes triomphent
(98). - L’armée impériale se dissout d’elle-même (98).

DEUXrÈME PARTIE

LA REICHSWEHR PROVISOIRE
EMPÉCHE LA DISLOCATION DU PAYS

VII. - L’inîervention de Noske. ................... 101


Indécision des forces révolutionnaires (102).-Manifestation
-
de masse à Berlin (6 janv. 1919) (103). Ebert demande une
deuxibme fois l’appui de l’État-Major (104). - L’État-Major
pose ses conditions (105). - Arrivée de Noske à Berlin (105).
- Remaniement du Cabinet (105). - Noske, ministre de la
Défense nationale (106). - Portrait de Noske (106).

VIII. - Naissance des premiers corps francs.. ....... 112


Noske se rend au Q. G. des matelots (112). - Remaniement
du Cabinet prussien (113). - Le général von Lüttwitz est
nommé commandant militaire de Berlin (113). - Noske
passe une inspection au camp de Zossen (4 janv.) (115). -
Premier appel du général Mærcker (115). - Naissance du
premier corps franc (116). - Ordre constitutif du a Corps de
Chasseurs volontaires (118). - Structure e t esprit de ce
corps (119). - Conditions d’admission des volontaires (121).
- Résultats obtenus par le général Mærcker (122). -Satis-
faction de Noske (126).

I X . - Les corps francs reconquièrent Berlin. ........ 127


Noske reçoit les pleins pouvoirs dans les Marches (128). -
I1 place le Corps des Chasseurs sous l’autorité de Lllttwitz
374 HISTOIRE DE L'ARMÉE ALLEMANDE

(128) - Il s'installe à Dahlem (129). - I1 fait le recense-


ment de ses forces (130). - Le corps franc de Reinhard (131).
- Le corps franc von Rœder (131). - Réaction des matelots
rouges (132). - Noske établit le plan de reconquête de Ber-
lin (132). -Reprise de l'hôtel de ville de Spandau (133). -
Combats sur la Belle-Allianceplatz (133). - Reconquête du
quartier des journaux (10-11 janv.) (134). - La Direction de
-
la Police est prise d'assaut (135). Les troupes gouverne-
mentales sont.ma1tresses de Berlin (15 janv.) (135). - Assas-
-
sinats de Liebknecht e t de Rosa Luxembourg (140). Remise
en ordre des armements e t des effectifs (142).

X. - L'Assemblée nationale et l'organisation de l'ar-


mée nouvelle.. ................................. 144
Les élections du 19 janvier 1919 (144). L'Assemblée décide
de siéger t~ Weimar (145). - Ouverture de l'Assemblée
(6 févr.) (147). - La Constitution (150). - Les corps francs se
multiplient (152). -Ordonnance du 19 janvier 1919 limitant
les pouvoirs des Conseils de soldats (155). - Abdication du
Comité central des Conseils d'ouvriers e t de soldats (20 janv.)
(157). - Discussion de la loi militaire (158). - La loi est
adoptée par l'Assemblée (6 mars) (162).

XI. - L a loi du 6 mars 1919 sur la Reichswehr prooi-


roire.. ........................................ 163
Dispositions militaires de la Constitution de 1871 (165). -
Dispositions militaires de la Constitution de 1919 (166). -
Buts de la Reichswehr provisoire (167). - Effectifs e t durée
des engagements (169). - Formule de serment (169). -
Code de législation militaire (169). - Règlement du service
(170). - Commissions sportives (171). - Liaison avec la
jeunesse (171). -- Écoles (172). - Conseils d'hommes de
confiance (173). - Création du Grenzschütz-Ost e t des Grup-
penkommandos (175). - La Reichswehr continue l'armée
impériale (176). - Les Compagnies de tradition (176). -
L'implantation des garnisons (177). - L'armée allemande
renaît de ses cendres (179).

XII. - Les corps francs rétablissent l'ordre en Prusse :


I. Brême, Miilheim, Halle ...................... 180
-
Le chômage augmente (181). Désespoir des combattants
du front (182).- Exaltation de la classe ouvrière (183).- Les
Spartakistes protestent contre la démission du Comité cen-
- -
tral (184). La campagne dee vivres (185). Interven-
TABLE DES MATIÈRES 375
tions armées à Brême et à Altona (186). - Combats i t Brême
-
(3-5 févr.) (188). Grèves en Westphalie et dans la Ruhr
(189). - La campagne du charbon (190). - Interventions
-
armées à Mühlheim et à Bottrop (190). L’armée mattresse
de la Westphalie (191). - Troubles à Gotha (191). - Mær-
cker occupe Halle par surprise ( l e r mars) (193). -Combats
sanglants à Halle (194).- Halle est libérée des Spartakistes
(5 mars) (196).

XIII. - Les corps francs rétablissent l’ordre en Prusse :


II. L a semaine sanglante de Berlin.. .............. 197
-
Berlin, dernier espoir des Spartakistes (197). Proclama-
tion des ouvriers (3 mars) (198). - Signes avant-coureurs de
l’orage (199). - Noske proclame l’état de siège à Berlin
(200). - Combats sanglants sur 1‘Alexanderplatz ( 4 mars)
(201). - Le Marstall et le Volksmarinehaus sont pris d’as-
saut (204). - Proclamation de Noske (9 mars) (207). -
Répression sanglante à Lichtenberg (9 mars) (207). - Exé-
cution sommaire de marins (11 mars) (209). - Dissolution du
Grand Conseil d’ouvriers de Berlin (12 mars) (211). - La
révolution berlinoise est matée (13mars) (211). -Faiblesse et
contradictions de la révolution allemande (212).

XIV. - L a défense des frontières de l’est et la délimita-


tion de la Pologne.. ............................ 215
-
Où sont les frontières de l’est? (215). Le traité de Brest-
Litowsk et la conquête de l’Ukraine (févr. 1918) (215). -
Posnanie, Pologne russe et Russie occidentale (219). - Libé-
ration de Pilsudski (9 nov. 1918) (220). - Pilsudski assiste
au début de la révolution à Berlin (221). - Pilsudski rentre
à Varsovie (221). - Il se met en rapport avec les Conseils de
soldats allemands (222). - Pilsudski, chef de l’État polonais
(14 nov. 1918) (223). - Situation inextricable des Allemands
(224). - Mission de M. von Gerlach (226). - Rapport de
M. von Gerlach (227). - Nervosité du Grand État-Major
-
(228). Le G. Q. G. allemand envoie secrètement des troupes
à l’est (228). - Élections secrètes polonaises (3-6 déc. 1918)
(229). - Le conflit entre dans une phase aiguë (230). - Posi-
tion difficile de Pilsudski (230). - I1 demande à Paris qu’on
lui envoie l’armée du général Haller (231). - Paderewski se
-
rend en Pologne (19 déc. 1918) (231). I1 arrive à Posen
-
(232). - Contre-manifestation allemande (232). Êvacua-
tion des troupes allemandes (234). - Paderewski se rend à
-
Varsovie (235). - I1 se heurte à Pilsudski (236). Tentative
de coup de force contre Pilsudski (236). -Accord Pade-
-
rewski-Pilsudski (237). Paderewski est nommé président
376 HISTOIRE DE L'ARMÉE ALLEMANDE

du Conseil (237).
-
- Le G. Q. G. allemand se transporte B
Kolberg (238). Projet allemand de contre-offensive (238).
- Ultimatum des Alliés (16ievr. 1919)(239).- Le retour des
-
troupes allemandes de Russie (240). L'armée du général
Haller arrive en Pologne (243).- Le rêve d'un empire alle-
mand de l'est survit à la défaite (244).

XV. - La Reichswehr sauve I'unité du Reich :I. Mag-


debourg, Brunswick.. ........................... 245
Troubles à Magdebourg (245).- Noske charge le général
-
Mærcker d'intervenir (7-8avril 1919)( 247). L' a operation
-
exécutive D du Corps des Chasseurs (248). Les Chasseurs
-
risquent d'être débordés (249). Rétablissement de la situa-
-
tion (250). Mærcker, maître de Magdebourg (250). -
Troubles à Brunswick (251).- Discipline des milices r h o -
-
lutionnaires (252). Noske charge Mærcker d'intervenir B
- -
Brunswick (12avril) (253). Ses instructions (253). L'en-
-
trevue Meyn-Sepp (Erter (254). L'ultimatum de Mærcker
-
(16 avril) (255). Les Chasseurs s'emparent de Brunswick
-
(17avril) (257). La !oule les ovationne (258).- La parade
-
sous les fleurs (258). Protestations du gouvernement bruns-
-
wickois (259).- Mærcker passe outre (260). Les Chas-
seurs, maîtres de Brunswick (24 avril) (260).

XVI. - La Reichswehr sauve I'unité du Reich : II.


Munich ....................................... 262
-
Bismarck e t Louis II de Bavihre (262). Union de la Bavière
e t de la Prusse (263).- Le règne de Louis III (264).- Les
-
déceptions de la guerre (264). E Los von Berlin! B (265).-
La révolution des idéologues (265).- Démonstration monstre
-
à la Theresienwiese (7 nov. 1918) (265). Apparition de
- -
Kurt Eisner (265). Fuite de Louis III (267). Proclama-
-
tion de la République bavaroise (8 nov.) (267). Portrait de
-
Kurt Eisner (268). La grande politique n (270). Les -
-
archives du comte Lerchenfeld (271). Conférence à Berlin
des Premiers ministres du Reich (25 nov.) (271).- Rupture
-
entre Munich e t Berlin (26 nov.) (271). Excès des extré-
mistes (273).-- Eisner voit décroître sa popularité (274). -
Le a festival Eisner D (274).- I O monde, réjouis-toil D (275).
- Toller se rend à Berlin (16déc.) (275).- Il en revient désil-
lusionné (275).- Les Indépendants bavarois dénoncent la
a trahison D d'huer (275).- Assassinat d'Eisner (21 févr.
-
1919) (277).-. Attentat contre Auer (277). Apothéose
-
d'Eisner (278). Instauration du gouvernement Hoffmann
-
(278).- L'idée séparatiste progresse (280). Le gouverne-
-
ment Hoffmann se réfugie à Bamberg (280). La politique
TABLE DES MATIARES 377
extravagante du Dr Lipp (281).-Toller le fait interner
-
(282). Le triiimvirat Léviné, Axelrod, Lewien (282). -
L'anarchie est totale (284).- La dictature des a Russes D
-
(285). Hoffmann appelle Noske à l'aide (286).- Noske
-
prépare une a action exécutive D (286). Hoffmann prend
peur (286).- Toller occupe Dachau (288).- Hoffmann se
-
tourne de nouveau vers Noske (289). Noske constitue le
a corps d'intervention D (289).- I1 pose ses conditions (290).
-Les forces du général von Oven se mettent en marche
(27avril 1919)(292).- Le Directoire communiste prend peur
- -
ti son tour (292). Fuite des Russes (293). Avance des
-
forces de la Reichswehr (293). Le dernier camarade (295).
- Lee troupes de Noske font leur ent& ti Munich (101 mai)
(295).- Répression sanglante (296).- Le siège du gouver-
nement bavarois est ramené de Bamberg ti Munich (3 mai)
(297).- Les troupes de Noske se retirent (297).- Les liens
sont reiorgés entre la Bavière e t la Prusse (297).

XVII. - La Reichswehr sauve Z'unité du Reich ; III.


Dresde,L&pzig. ................................ 298
La Saxe a rouge D en proie à la grève générale (298).- La
dynastie des Wettin est déposée (299).- La grève s'effondre
-
(300).- Manifestations spartakistes (300). M. Neuring est
lynché par la foule (12avril) (300).- Intervention du corps
franc de Gürlitz (14avril) (301).- Insuffisance numérique
du corps franc (301). - Noske donne à Mærcker l'ordre d'in-
tervenir (301).- Action fulgurante de Mærcker (302).-
-
Occupation de Leipzig (10mai) (302). Kurt Geyer essaye
de reconquérir le pouvoir (304).- Inutilité de ses efforts
(304).- Défilé victorieux de Mærcker (18 mai) (304). -
-
Mærcker dresse le bilan de son activité (305). La Reichs-
wehr provisoire a sauvé l'unité du Reich (306).

TROISI&ME PARTIE

LE TRAITE
DE VERSAILLES
ET LA DISSOLUTION
DE LA REICHSWEHR PROVISOIRE

XVIII. - La Conférence de Paris. Clauses militaires


du traité de Versailles.. ......................... 309
Ouverture de la Conférence de Paris (19janv. 1919)(309).
Opposition des thèses irançaise et a n g l a h (312). --
La
378 HISTOIRE DE L’ARMÉE ALLEMANDE

France veut la coriscription à court terme; les Anglais, l’armée


demétier(312).- Fochintervient (3mars) (314). -Désaccord
sur les effectifs (316). - Conflit Foch-Clemenceau (318). -
Cinquième partie du traité de Versailles (319). - Effectifs et
encadrement (319). - Armement et munitions (320). -
Recrutement et instruction (321). - Fortifications (322). -
Commissions de contrôle (323). - Dispositions juridiques
(324). - Garanties d’exécution (324). - Occupation des ter-
ritoires rhénans (324). - Têtes de pont et zone démilitarisée
(324). - Durée de l’occupation (324).-Abrogation du traité
de Brest-Litowsk (324). - Plébiscites en Sarre, à Allenstein
et en Haute-Silésie (325). - Contrepropositions allemandes
(29 mai) (325). -- Modifications consenties par les Alliés
(326). - Critique du traité de Versailles (327). - Le
Traité, ciment de l’unité militaire allemande (329).

XIX. - L a signature du traité de Paix : 1. Le duel


Erzberger-Scheidemann ......................... 330
Stupeur des dirigeants allemands (330).- Un vent de panique
soume sur l’Allemagne (331). - Que faire? (331). - Opi-
nion de Rathenau (332). - Cérémonie solennelle l’Uni-
versité de Berlin (12 mai) (333). - Préparation d’un
soulèvement général à l’est (335). - Campagne d’Erzberger
en faveur de la ratification (335). - Rapport d’Erzberger aux
membres du Cabinet (337). - Réunions secrètes du Cabinet
(3-4 juin) (339). -. Argumentation d’Erzberger (340). - Les
Alliés repoussent les contrepropositions allemandes (17 juin)
(341). - L’Allemagne a cinq jours pour signer (341).

XX. - L a signature d u traité de Paix : II. Le duel


Grœner-Reinhardt ........................... 342
Grœner désapprouve le plan Reinhardt (342). - Enquête de
Grœner (343). - Grœner informe Hindenburg des résultats
de l’enquête (16 juin) (344). - Déclaration de Hindenburg
(17 juin) (345). -- Entrevue Grœner-Reinhardt (18 juin)
(345). - Réunion du Cabinet d’Empire (18-19 juin) (346).
Grand Conseil de Guerre à Weimar (19 juin) (347). - Oppo-
-
sition des officiers aux thèses de Grœner (347). - Interven-
tion de Noske (3481. - Appel pathétique de Grœner (349). -
Faut-il renoncer au Reich pour conserver la Prusse? (348).
Grœner s’insurge contre ce point de vue (349). - Déclara-
-
-
tions des gouverneurs de provinces (19 juin) (351). Réu-
nion des chefs militaires et politiques des provinces de l’est
(351). - Pessimisme général (352). - Nouvelle réunion du
Cabinet (19-20 juin) (352). - Situation dramatique de Noske
(353).- Démission de Scheidemann (353). - Constitution
TABLE DES MATIÈRES 379
du Cabinet Bauer (21juin) (354).-Démissions de Brockdorff
Rantzau et de Reinhardt (354). -La flotte allemande se
saborde à Scapa-Flow (354).

XXI. - L a signature d u traité de Paix : III. La


débâcle ........................................ 356
Le nouveau Cabinet se réunit (22 juin) (356). -Vote de
l’Assemblée (356). - Le principe de la signature l’emporte
(356). - Les délais expirent le 23 juin à 19 heures (357). -
Noske consulte Mærcker (23 juin) (357). - Mærcker hostile
à la signature (357). - SiiprGme démarche de Mærcker auprès
de Noske (358). - Revirement de Noske (359). - Ebert
téléphone à Hindenburg (359).- Hindenburgse dérobe (359).
- I1 laisse à Grœner le soin de répondre (359). - Noske retire
-
sa démission (360). Acceptation finale de l’Assemblée
(360). - Débandade générale (361). - Ebert informe les
Alliés que le Reich est prêt A signer (361). - Réunions et
proclamations (24 juin) (361). - Noske s’adresse aux offi-
ciers (362). - Ebert s’adresse aux Chasseurs de Mærcker
(362). - Déclarations des généraux von Below et von dem
Borne (363). - Démission du Maréchal Hindenburg (25 juin)
(363). - Signature du traité de Paix, A Versailles (28 juin)
(364). - Ordonnance du 5 juillet relative à la création de
a l’armée du temps de paix B (364).

TABLEDES CARTES.. . . . . . . . .. . . . .. .. . , , . ... . . . . . 367


ACHEVÉ D’IMPRIMER
- LE 2 N A R S 1964 -
PA R L ’ I M P R I M E R I E F L O C H
A MAYESNE (FRANCE)

(5973)
xuniÉRo D’EDITION : 3527
D ~ P O TLEGAL : ler TRIMESTRE 1964

Vous aimerez peut-être aussi